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C R I T I Q U E S L I T T É R A I R E S , no 223.
L ' E X I S T E N T I A L I S M E E S T U N H U M A N I S M E , tz" 284
L ' I M A G I N A I R E , no 47.
Q U ' E S T - C E Q U E L A L I T T É R A T U R E ?, no 19.
R É F L E X I O N S S U R L A Q U E S T I O N J U I V E , no 10.
U N T H É A T R E D E S I T U A T I O N S , no 192.

Né le 21 juin 1905 a Paris, Jean-Paul Sartre, avec ses


condisciples de 1'Ecole normale supérieure, critique tres
jeune les valeurs et les traditions de sa classe sociale, la
bourgeoisie. 11 enseigne quelque temps au lycée du Havre,
puis poursuit sa formation philosophique ii 1'Institut francais
de Berlin. Des ses premiers textes philosophiques - L'imagi-
nation (1936), Esquisse d'une théorie des émotions (1939),
L'imaginaire (1940) - apparait l'originalité d'une pensée qui
le conduit a l'existentialisme, dont les theses sont dévelop-
pées dans L'Etre et le néant (1943) et dans L'existentialisme est
un humanisme (1 946).
Sartre s'est surtout fait connaitre du grand public par ses
récits, nouvelles et romans - La nausée (1938), Le mur
(1939), Les chemins de la liberte (1943-1949) - et ses textes de
critique littéraire et politique - Réflexions sur la question
juive (1946), Baudelaire (1947), Saint Genet, comédien et
martyr (1952), Situations (1947-1976), L'Zdiot de la famille
(1972). Son théatre a un plus vaste public encore : Les
mouches ( 1943), Huis clos (1 945), La putain respectueuse
(1946), Les mains sales (1948), Le diable et le bon dieu (1951) ; il
a pu y développer ses idées en en imprégnant ses person-
nages.
Soucieux d'aborder les problemes de son temps, Sartre a
mené jusqu'a la fin de sa vie une intense activité politique
(participation au Tribunal Russell, r e h s du prix Nobel de
, littérature en 1964, direction de La cause du peuple puis de
k Libération). 11 est mort a Paris le 15 avril 1980.
O Éditions Gallimard, 1947, renouvelé en 1975.
Déterminer quelle fut la vocation (destinée choi-
sie, appelée, ¿ i le moins consentie - et non
tout
destin passivement subi) de Charles Baudelaire et,
si la poésie est véhicule d'un message, préciser que1
est, dans le cas envisagé, le contenu le plus large-
ment h u m a i n de ce message. L'intewention d u
philosophe s'avere, ici, distincte autant de celle d u
critique que de celle d u psychologue (médecin o u
non-médecin) comme d u sociologue. Car il ne
s'agira, pour lui, ni de peser a u trébuchet la poésie
baudelairienne (portant sur elle un jugement de
valeur ou s'appliquant ¿i e n offrir une clé) ni
d'analyser, comme on ferait &un phénornene d u
monde physique, la personne d u podte des Fleurs
d u Mal. Tenter, bien a u contraire, de revivre par
l'intérieur a u lieu de n'en considérer que les dehors
(c'est-a-dire: soi-meme l'examinant d u dehors) ce
que fut l'expérience de Baudelaire, prototype quasi
légendaire d u « poete maudit m, et agréer, pour ce
faire, comme base essentielle les confidentes qu'il
nous a liwées sur lui-meme, e n marge de son a u w e
proprement dit, ainsi que les données foumies par
la correspondance avec ses proches, - telle est la
tache que s'est assignée, e n philosophe qu'il est,
l'auteur d u présent ouvrage, dans des bomes indi-
quées suffisamment par le fait que le texte aujour- exemplaire de poete, ajoutant une explication de
d'hui ré-édité ne se donnait, en sa présentation son cm a d'autres - et parfois des plus basses -
premiere, pour rien d~ plus qu'une << introduc- explidations. Pour Sartre, qui a choisi comme fin
tion a un recueil d'Ecrits intimes. Texte dédié tangible a son activité de constmire une philoso-
- il n'est pus vain n o n plus de le noter - a phie de la liberté, il s'agit essentiellement de déga-
quelqu'un dont o n peut obsewer (quelque opinion ger de ce qui est connu d u personnage Baudelaire
qu'on ait de lui-meme et de ses écrits) que son lot sa signification : le choix de lui-meme qu'il a fait
aura, de fait, été jusqu'h présent de se targuer d'etre (&re ceci, ne pus &re cela) comrne le fait tout
un coupable en meme temps qu'un poete et que la homme originellement et d'instant en instant, a u
société l'a, effectivement, tenu dewiere des murs pied d u m u r historiquement défini de sa << situa-
nombre d'années durant. tion D. Te1 ne se laissera pus réduire m2me dans les
Nulle prétention - en cette étude dont les parties conditions les plus dures, te1 autre agira en vaincu
s'ordonnent selon la maniere synthétique d'une dans la facilité; et quant a lui, Baudelaire, si
perspective cavaliere - a rendre compte de ce qu'il l'irnage qu'il nous a léguée est celle d'un etre
y a d'unique dans les proses comme dans les réprouvé et qui fut accablé par la malchance
poemes baudelairiens; nul essai, voué d'avance a injustement, ce n'est pus sans qu'il y ait eu, entre la
l'échec, de réduire a une mesure commune ce qui, mauvaise fortune et lui, une cornplicité. Nous
précisérnent, tire son prix d'etre l'iwéductible; sommes loin, par conséquent, d u Baudelaire vic-
délibérérnent, l'auteur de cette introduction s'arrete time bon pour les biographes pieux o u condescen-
a u seuil lorsqu'il se risque, dans les toutes der- dants et ce n'est pus une vie de saint non plus
nieres pages et a titre d'épreuve de la justesse de sa qu'une description de cas clinique qui nous est
démarche, a u n examen non, certes, de la poésie proposée; bien plutot, l'aventure d'une liberté,
mais de ce qu'il appelle - posant ainsi explicite- retracée dans la mesure nécessairement conjectu-
rnent su limite - le << fait poétique >> baudelairien. rale o& elle peut &re connue d'une autre liberté.
Aucune tentative outrecuidante, n o n plus, pour
démonter des rouages mentatuc - voire physiologi- Aventure qui apparait comme la quete d'une
ques - en ravalant celui qui fait les frais d'une impossible quadrature d u cercle (fusion etre-exis-
telle opération a u rang de chose, de a pauvre » tence, a quoi s'acharne tout poete chacun selon la
chose que l'on regarde e n se donnant a u besoin les voie qui lui est propre). Aventure sans épisodes
gants de quelque commisération si l'on tient a sanglants mais qu'on peut néanmoins regarder
montrer qu'on n'est point tout a fait insensible. cornme appartenant a u tragique, en tant qu'elle a
Pour le phénoménologue de ~ ' E t reet le Néant, pus expressément pour ressort la dualité insumontable
plus qu'il n e saurait s'agir d'écrire, en u n style de d e m pdles, source pour nous - sans rémission
docte o u lyrique, le chapitre Baudelaire >> d'un possible - de trouble et de déchirement. Aventure
idéal manuel littéraire, il n'est question de fourrer a O& - suivant les t e m e s de la conclusion - << le
son tour benoitement les pattes dans une vie choix libre que l'homme fait de soi-meme s'identi-
fie absolument avec ce qu'on appelle sa destinée B Résewé un domaine interdit (celui meme de la
et o u le r6le d u hasard parait inexistant. poésie comme telle, o& le rationalisme n'a que
Abstraction faite de ce qui pourrait etre repris faire) il reste que cette poésie est venue jusqu'd
par d'aucuns quant a la these elle-mime (qui nous comme le produit d'une plume dirigée par une
admet pour principal postulat les idées de l'auteur main et que cette main elle-meme était mue, a
touchant a ce qu'il n o m m e le c h o k origine2 ») travers l'écriture, par la visée qu'un h o m m e faisait
n'y aurait-il pus quelque abus dans cet effort de d'un certain but. A tout individu qui sait lire et
reconstruction rationnelle prenant pour objet un pour qui ce qu'il lit est un motif de réflexion,
poete aussi difficile que le fut Baudelaire a insérer licence entiere doit, évidemment, itre laissée d'ap-
dans un schéma ? Qui plus est, pareille facon de pliquer les ressources de son intelligence a l'éluci-
s'introduire par effraction (si tant est que cela soit dation d'un te2 but. Semblables tentatives - qui
concevable) dans une telle conscience ne serait-elle tendent, e n demiere analyse, a s'éclairer soi-mime
pus, a l'exces, désinvolte a moins qu'elle ne releve, sur sa propre poursuite par une compréhension
tres simplement, d u sacrilege ? plus exacte de ce qu'ont poursuivi certains &tres
Autant vaudrait affirmer de tous les grands privilégiés - ne sont pus des empiétements insul-
poetes qu'ils siegent dans un ciel a part, au-deld de tants. Sauf aux yeux de qui ne s'attacherait qu'd de
Z'humanité, échappant comme par miracle a Ia faibles mysteres incapables de résister a une
condition d'homme a u lieu d'itre des miroirs lumiere plus vive, nulle éclaboussure con-osive n'en
d'élection o u cette condition d'homme, mieux saurait rejaillir sur la poésie waie, dont toute vue
qu'en quiconque, trouve a se refléter. S i grande nouvelle prise sur l'etre humain qui e n fut le
poésie il y a, il sera toujours juste d'interroger ceux support ne peut, pour approximative qu'elle soit
q u i voulurent e n itre les porte-parole et d'essayer de inévitablement, que rendre plus profonde la réso-
pénétrer a u plus secret d'eux-mimes afin de pawe-
nir a se faire une idée plus nette de ce dont ils A l'actif de Sartre - si étranger a la poésie
rivaient e n tant qu'hommes. E t quel autre moyen, (comme il l'avoue lui-meme) et parfois d'une roi-
quand o n cherche cela, que de les aborder sans deur singuliere, c'est le moins qu'on puisse dire,
transe ni balbutiement de religiosité (armé d u envers ceux qui e n sont les tenants passionnés
m a x i m u m de rigueur logique) et d'en user, a la fois, (comme e n fait foi, par exemple, l'exécution som-
avec eux (si jaloux qu'ils puissent &re de leur maire d u surréalisme qui figure dans son essai
singularité) comme s'ils étaient des prochains, Qu'est-ce q u e la littérature ?) - il doit, ici, &re
avec qui l'on se rient de plain-pied ? porté n o n seulement d'avoir s u dégager quelques
L'entreprise de Sartre - a coup sur fort osée - harmoniques pus encore m i s e n relief de l'ceuwe
n e témoigne cependant d'aucune irrévérence baudelairien, mais également d'avoir montré qu'il
I'égard d u génie de BaudeZaire, d'aucune mécon- serait faux de ne voir que guignon n dans une vie
naissance n o n plus (quoi qu'on e n ait pu dire) de qui se découwe, tout compte fait, participer d u
ce que représente, e n lui, de souverain Ia poésie. mythe a u sens le plus élevé, si tant est que le héros
14
111
,
mythique soit un &re en qui la fatalité se conjugue
l
I
avec su volonté et qui semble obliger le sort a lui
1,
11 faconner sa statue.
Michel Leiris

<< 11 n'a pas eu la vie qu'il méritait. De cette


maxime consolante, la vie de Baudelaire semble
une illustration magnifique. 11 ne méritait pas,
certes, cette mere, cette gene perpétuelle, ce
conseil de famille, cette maitresse avaricieuse, ni
cette syphilis - et quoi de plus injuste que sa fin
prématurée? Pourtant, a la réflexion, un doute
surgit : si l'on considere l'homme lui-meme, il
n'est pas sans faille ni, semble-t-il, sans contra-
dictions : ce pervers a adopté une fois pour
toutes la morale la plus banale et la plus rigou-
reuse, ce raffiné fréquente les prostituées les plus
misérables, c'est le gout de la misere qui le
retient aupres du maigre corps de Louchette et
son amour pour << l'affreuse Juive >> est comme
une préfiguration de celui qu'il portera plus tard
A Jeanne Duval ; ce solitaire a une peur affreuse
de la solitude, il ne sort jamais sans compagnon,
il aspire a un foyer, A une vie familiale, cet
apologiste de l'effort est un << aboulique » inca-
pable de s'astreindre A un travail régulier; il a
lancé des invitations au voyage, il a réclamé des
dépaysements, revé de pays inconnus, mais il
hésitait six mois avant de partir pour Honfleur
et l'unique voyage qu'il a fait lui a semblé un
long supplice ; il affiche du mépris et meme de la pension. De cette époque date sti fameuse
haine pour les graves personnages qu'on a char- felure D. Crépet cite a ce sujet une note signifi-
gés de sa tutelle, pourtant il n'a jamais cherché a cative de Buisson : « Baudelaire était une ame
se délivrer d'eux ni manqué une occasion de S

tres délicate, tres fine, originale et tendre, qui


subir leurs admonestations paternelles. Est-il s'était felée au premier choc de la vie. >> 11 y
donc si différent de l'existence qu'il a menée ? Et avait, dans son existence, un événement qu'il
s'il avait mérité sa vie ? Si, au contraire des idées n'avait pu supporter : le second maria e de sa
reques, les hommes n'avaient jamais que la vie
qu'ils méritent ? 11 faut y regarder de plus pres.
f
mere. Sur ce sujet, il était inépuisab e et sa
terrible logique se résumait toujours ainsi :
Lorsque son pere mourut, Baudelaire avait six Quand on a un fils comme moi - comme moi
ans, il vivait dans l'adoration de sa mere; fas- était sous-entendu - on ne se remarie pas. »
ciné, entouré d'égards et de soins, il ne savait pas Cette bmsque rupture et le chagrin qui en est
encore qu'il existat comme une personne, mais il résulté l'ont jeté sans transition dans l'existence
se sentait uni au corps et au cceur de sa mere par personnelle. Tout a l'heure encore il était tout
une sorte de participation primitive et mysti- pénétré par la vie unanime et religieuse du
que; il se perdait dans la douce tiédeur de leur couple qu'il formait avec sa mere. Cette vie s'est
amour réciproque; il n'y avait la qu'un foyer, retirée comme une marée, le laissant seul et sec,
qu'une famille, qu'un couple incestueux. il a perdu ses justifications, il découvre dans la
« J'étais toujours vivant en toi, lui écrira-t-il honte qu'il est un, que son existence lui est
plus tard, tu étais uniquement a moi. Tu étais a donnée pour rien. A sa fureur d'avoir été chassé
la fois une idole et un camarade. » se mele un sentiment de déchéance profonde. 11
On ne saurait mieux rendre le caractere sacré écrira dans Mon cmur mis d nu, en pensant A
de cette union : la mere est une idole, l'enfant est cette époque : a Sentiment de solitude, des mon
consacré par l'affection qu'elle lui porte : loin de enfance. Malgré la famille - et au milieu des
se sentir une existence errante, vague et super- camarades, surtout - sentiment de destinée
flue, il se pense comme fils de droit divin. 11 est éternellement solitaire. >> Déja il pense cet isole-
toujours vivant en elle : cela signifie qu'il s'est ment comme une destinée. Cela signifie qu'il ne
mis A l'abri dans un sanctuaire, il n'est, il ne veut se borne pas A le supporter passivement en
&re qu'une émanation de la divinité, une petite formant le souhait qu'il soit temporaire : il s'y
pensée constante de son ame. Et précisément précipite avec rage a u contraire, il s'y enferme
parce qu'il s'absorbe tout entier en un etre qui et, puisqu'on l'y a condamné, il veut du moins
lui parait exister par nécessité et par droit, il est que la condamnation soit définitive. Nous tou-
protégé contre toute inquiétude, il se fond avec chons ici au choix origine1 que Baudelaire a fait
l'absolu, il est justifié. de lui-meme, a cet engagement absolu par quoi
En novembre 1828 cette femme tant aimée se chacun de nous décide dans une situation parti-
remarie a un soldat; Baudelaire est mis en culiere de ce qu'il sera et de ce qu'il est. Délaissé,
I, rejeté, Baudelaire a voulu reprendre a son étonnant qu'elle était maintenant Emily Bas-
l compte cet isolement. 11a revendiqué sa solitude Thornton ... elle se mit a examiner sérieusement
I pour qu'elle lui vienne au moins de lui-meme, ce qu'un te1 fait impliquait... Quelle volonté
pour n'avoir pas a la subir. 11a éprouvé qu'il était avait décidé qu'entre tous ces etres du monde
un autre, par le brusque dévoilement de son elle serait cet etre particulier, Emily, née en telle
existence individuelle, mais en meme temps il a année parmi toutes celles dont le, temps est fait...
affirmé et repris A son compte cette altérité, dans Était-ce elle qui avait choisi ? Etait-ce Dieu ?...
l'humiliation, la rancune et l'orgueil. Désormais, Mais c'etait peut-etre elle qui était Dieu... 11 y
avec un emportement buté et désolé, il s'est fait avait sa famille, un certain nombre de freres et
un autre : un autre que sa mere, avec qui il ne de sceurs desquels elle ne s'était jamais jusqu'a-
faisait qu'un et qui l'a rejeté, un autre que ses lors entierement dissociée : mais maintenant
camarades insouciants et grossiers ; il se sent et qu'elle avait d'une faqon si soudaine acquis le
1 veut se sentir unique jusqu'a l'extreme jouis- sentiment d'etre une personne distincte, ils lui
lI
sance solitaire, unique jusqu'a la terreur. semblaient aussi étrangers que le bateau
ii~ Mais cette expérience du délaissement et de la meme... Elle fut saisie d'une terreur soudaine :
i
séparation n'a pas pour contrepartie positive la est-ce qu'on savait ? Savait-on, c'était la ce
1 découverte de quelque vertu bien particuliere qu'elle voulait dire, qu'elle était un etre particu-
,,/li qui le mette tout de suite hors de pair. Au moins lier, Emily - peut-etre meme Dieu - (pas
1'1
1 ~l( le merle blanc, honni par tous les merles noirs, n'importe quelle petite fille)? Sans qu'elle sut
peut-il se consoler en contemplant, du coin de dire pourquoi, cette idée la terrifiait ... A tout
l'ceil, la blancheur de ses ailes. Les hommes ne prix, cela devait rester secret ...' »
sont jamais des merles blancs. Ce qui habite cet Cette intuition fulgurante est parfaitement
enfant abandonné, c'est le sentiment d'une alté- vide : l'enfant vient d'acquérir la conviction
rité toute formelle : cette expérience meme ne qu'il n'est pas n'importe qui, or il devient préci-
saurait le distinguer d'autrui. Chacun a pu sément n'importe qui en acquérant cette convic-
observer dans son enfance l'apparition fortuite tion. 11 est autre que les autres, cela est sur ; mais
et bouleversante de la conscience de soi. Gide l'a chacun des autres est autre pareillement. 11 a fait
noté dans Si le grain ne meurt ; apres lui, Mme Ma- l'épreuve purement négative de la séparation et
ria Le Hardouin dans La Voile noire. Mais per- son expérience a porté sur la forme universelle
sonne n'en a mieux parlé que Hughes dans Un de la subjectivité, forme stérile que Hegel définit
cyclone ti la Jamaique : << (Emily) avait joué a se par l'égalité Moi = Moi. Que faire d'une décou-
faire une maison dans un recoin, tout a fait a verte qui fait peur et ne paie pas? La plupart se
l'avant du navire... fatiguée de ce jeu, elle mar- hatent de l'oublier. Mais l'enfant qui s'est ren-
chait sans but vers l'arriere, quand il lui vint contré lui-meme dans le désespoir, la fureur et la
tout a coup la pensée fulgurante qu'elle était
elle... Une fois pleinement convaincue de ce fait
jalousie axera toute sa vie sur la méditation est en l'air puisque la différence qui le fonde est
stagnante de sa singularité formelle. << Vous une forme vide et universelle. Pourtant l'enfant
m'avez chassé, dira-t-il a ses parents, vous veut jouir de sa différence; il veut se sentir
m'avez rejeté hors de ce tout parfait ou je me différent de son frere, comme il sent son frere
perdais, vous m'avez condamné a l'existence différent de son pere : il reve d'une unicité dont
séparée. Eh bien, cette existence je la revendique on s'empare par la vue, par le toucher et qui vous
contre vous, a présent. Si vous vouliez plus tard emplit comme un son pur emplit les oreilles. Sa
m'attirer a vous et m'absorber de nouveau, cela pure différence formelle lui parait le symbole
ne serait plus possible car j'ai pris conscience de d'une singularité plus profonde et qui ne fait
moi envers et contre tous... » Et, a ceux qui le qu'un avec ce qu'il est. 11se penche sur lui-meme,
persécutent, aux camarades de college, aux gar- il tente de surprendre son image dans ce fleuve
nements des mes : << Je suis un autre. Un autre gris et calme qui s'écoule a une vitesse toujours
que vous tous qui me faites souffrir. Vous pouvez égale, il épie ses désirs et ses coleres pour
me persécuter dans ma chair, non dans mon surprendre ce fond secret qui est sa nature. Et
" altérité "... >) 11y a, dans cette affirmation, de la
par cette attention qu'il porte sans repos h
revendication et du défi. Un autre : hors d'at- l'écoulement de ses humeurs, il commence h
teinte, parce qu'il est autre, déja presque vengé. devenir pour nous Charles Baudelaire.
11 se préfere a tout parce que tout l'abandonne. L'attitude originelle de Baudelaire est celle
Mais cette préférence, acte défensif avant tout, d'un homme penché. Penché sur soi, comme
.est aussi, sous un certain aspect, une ascese, Narcisse. 11 n'y a point chez lui de conscience
puisqu'elle met l'enfant en présence de sa pure immédiate qui ne soit transpercée par un regard
conscience de lui-meme. Choix héroique et vin- acéré. Pour nous autres, c'est assez de voir
dicatif de l'abstrait, dépouillement désespéré, l'arbre ou la maison ; tout absorbes a les contem-
renonciation et affirmation a la fois, elle porte pler, nous nous oublions nous-memes. Baude-
un nom : c'est l'orgueil. L'orgueil stoicien, l'or- laire est l'homme qui ne s'oublie jamais. 11 se
gueil métaphysique que n'alimentent ni les dis- regarde voir ; il regarde pour se voir regarder ;
tinctions sociales, ni la réussite, ni aucune supé- c'est sa conscience de l'arbre, de la maison qu'il
riorité reconnue, rien enfin de ce monde mais contemple et les choses ne lui apparaissent
qui se pose comme un événement absolu, une qu'au travers d'elle, plus pales, plus petites,
élection a priori sans raison, et se situe bien au- moins touchantes, comme s'il les apercevait a
dessus du terrain ou les échecs pourraient l'abat- travers une lorgnette. Elles ne s'indiquent point
tre et les succes le soutenir. les unes les autres, comme la fleche montre la
Cet orgueil est aussi malheureux qu'il est pur route, comme le signet montre la page, et l'esprit
car il tourne a vide et se nourrit de lui-meme : de Baudelaire ne se perd jamais dans leur
toujours inassouvi, toujours exasperé, il s'épuise dédale. Leur mission immédiate est au contraire
dans l'acte ou il s'affirme ; il ne repose sur rien, il de renvoyer la conscience a soi. << Qu'importe,
écrit-il, ce que peut etre la réalité placée hors de mais il n'assiste qu'au long défilé monotone de
moi, si elle m'a aidé a vivre, a sentir que je suis et ses états. 11 s'en exaspere : il voit si bien ce qui
ce que je suis. » Et dans son art meme, son souci fait la singularité du général Aupick ou de sa
sera de ne les montrer qu'a travers une épaisseur mere, comment n'a-t-il pas la jouissance intime
de conscience humaine, puisqu'il dira dans L'Art de sa propre originalité? C'est qu'il est victime
philosophique : << Qu'est-ce que l'art pur suivant d'une illusion toute naturelle, selon laquelle
la conception moderne ? C'est créer une magie l'intérieur d'un homme se calquerait sur son
suggestive contenant a la fois l'objet et le sujet, extérieur. Cela n'est pas : cette qualité distinc-
le monde extérieur a l'artiste et l'artiste lui- tive qui fait son signalement pour les autres, elle
meme. » En sorte qu'il pourrait fort bien tenir n'a pas de nom dans son langage intérieur, il ne
un Discours sur le peu de réalité de ce monde l'éprouve pas, ne la connait pas. Peut-il se sentir
extérieur. Prétextes, reflets, écrans, les objets ne spirituel, vulgaire ou distingué? Peut-il meme
valent jamais pour eux-memes et n'ont d'autre constater la vivacité et l'étendue de son intelli-
mission que de lui donner l'occasion de se gence ? Elle n'a d'autres bornes qu'elle-meme et,
contempler pendant qu'il les voit. a moins qu'une drogue ne précipite pour un
11 y a une distance originelle de Baudelaire au moment le cours de ses pensées, il est si accou-
monde, qui n'est pas la notre ; entre les objets et tumé a leur rythme, il manque a un te1 point de
lui s'insere toujours une translucidité un peu terme de comparaison qu'il n'en saurait appré-
moite, un peu trop odorante, comme un tremble- cier la vitesse d'écoulement. Quant au détail de
ment d'air chaud, l'été. Et cette conscience ses idées et de ses affections, pressenties, recon-
observée, épiée, qui se sent observée pendant nues avant meme que d'etre apparues, de part en
qu'elle réalise ses opérations coutumieres, perd part transparentes, elles ont pour lui un air de
du meme coup son naturel, comme un enfant qui << déja vu », de trop connu », une familiarité
joue sous l'aeil des adultes. Ce << naturel » que inodore, une saveur de réminiscence. 11 est plein
Baudelaire a tant ha1 et tant regretté, il n'existe de lui-meme, il en déborde mais ce << lui-meme »
pas du tout chez lui : tout est truqué parce que n'est qu'une humeur fade et vitreuse, privée de
tout est inspecté, la moindre humeur, le plus consistance, de résistance, qu'il ne peut ni juger
faible désir naissent regardés, déchiffrés. Et, pour ni observer, sans ombres ni lumieres, une
peu qu'on se rappelle le sens que Hegel donnait conscience babillarde qui se dit elle-meme en
au mot d'immédiat, on comprendra que la sin- longs chuchotements sans qu'on en puisse
gularité profonde de Baudelaire c'est qu'il est jamais presser le débit. 11 adhere trop a soi pour
l'homme sans immédiateté. se conduire et tout a fait se voir; il se voit trop
Mais si cette singularité vaut pour nous qui le pour s'enliser tout a fait et se perdre dans une
voyons du dehors, a lui qui se considere du adhésion muette a sa propre vie.
dedans elle échappe entierement. 11 cherchait sa Ici commence le drame baudelairien : imagi-
n~ture,c'est-a-dire son caractere et son etre, nez le merle blanc devenu aveugle - car la trop
grande clarté réflexive équivaut A la cécité. 11est
hanté par l'idée d'une certaine blancheur éten- Je suis la plaie et le couteau
due sur ses ailes, que tous les merles voient, dont Et la victime et le bourreau.
tous les merles lui parlent et qu'il est le seul A ne
pas connaitre. La fameuse lucidité de Baudelaire Ainsi les supplices qu'il s'inflige miment-ils la
n'est qu'un effort de récupération. 11 s'agit de se possession : ils tendent a faire naitre une chair
recouvrer et - comme la vue est appropriation sous ses doigts, sa propre chair, pour que dans la
- de se voir. Mais pour se voir, il faudrait etre douleur elle se reconnaisse sienne. Faire souffrir
deux. Baudelaire voit ses mains et ses bras, c'est posséder et créer tout autant que détmire.
parce que l'ceil est distinct de la main : mais Le lien qui unit mutuellement la victime et
l'ceil ne peut se voir lui-meme, il se sent, il se vit ; l'inquisiteur est sexuel. Mais il tente vainement
il ne saurait prendre la distance nécessaire pour de transporter dans sa vie intime ce rapport qui
s'apprécier. En vain s'écrie-t-il dans Les Fleurs n'a de sens qu'entre personnes distinctes, de
d u Mal : transformer en couteau la conscience réflexive,
en blessure la conscience réfléchie : d'une cer-
Tete-d-tete sombre et limpide taine facon, elles ne font qu'un; on ne peut
Qu'un c e u r devenu son miroir! s'aimer, n i . se hair, ni se torturer soi-meme :
victime et bourreau s'évanouissent dans l'indis-
Ce tete-A-tete », A peine est-il ébauché qu'il tinction totale, lorsque, par un seul et meme acte
s'évanouit : il n'y a qu'une tete. L'effort de volontaire, l'une réclame et l'autre inflige la
Baudelaire va etre pour pousser A l'extreme cette souffrance. Par un mouvement inverse mais qui
esquisse avortée de dualité qu'est la conscience conspire au meme but, Baudelaire voudra se
réflexive. S'il est lucide, originellement, ce n'est faire sournoisement complice de sa conscience
pas pour se rendre un compte exact de ses fautes, réfléchie aontre sa conscience réflexive : lors-
c'est pour &re deux. Et s'il veut &re deux c'est qu'il cesse de se martyriser, c'est qu'il essaie de
pour r&aliser dans ce couple la possession finale s'étonner lui-meme. 11 feindra une spontanéité
du Moi par le Moi. 11 exaspérera donc sa luci- déconcertante, il fera semblant de s'abandonner
dité : il n'était que son propre témoin, il va aux impulsions les plus gratuites pour se dresser
tenter de devenir son propre bourreau : 1'Heau- soudain devant son propre regard comme un
tontimoroumenos. Car la torture fait naitre un objet opaque et imprévisible, bref comme un
couple étroitement uni dans lequel le bourreau Autre que lui-meme. S'il y parvenait, la besogne
s'approprie la victime. Puisqu'il n'a pas réussi A serait plus qu'a moitié faite : il pourrait jouir de
se voir, du moins se fouillera-t-il comme le soi. Mais, ici encore, il ne fait qu'un avec celui
couteau fouille la plaie, dans l'espoir d'atteindre qu'il veut surprendre. C'est peu de dire qu'il
ces solitudes profondes » qui constituent sa devine son projet avant meme que de le conce-
vraie nature. voir : il prévoit et mesure sa surprise, il court
apres son propre étonnement sans jamais I'at- nouvel avatar : obsédé par l'intuition de sa
teindre. Baudelaire, c'est l'homme qui a choisi singularité formelle, il a compris qu'elle était
de se voir comme s'il était un autre ; sa vie n'est l'apanage de chacun ; il s'est alors engagé dans la
que l'histoire de cet échec. voie de la lucidité pour découvrir sa nature
Car, en dépit des ruses que nous énumérerons singulihre et I'ensemble. des traits qui pouvaient
tout A I'heure et qui ont tissé la figure qu'il a faire de lui le plus irremplaqable des etres : mais
prise a nos yeux pour toujours, il sait bien que ce qu'il a rencontré sur son chemin ce n'est pas
son fameux regard ne fait qu'un avec I'objet son visage particulier, mais les modes indéfinis
regardé, qu'il n'atteindra jamais A une posses- de la conscience universelle. Orgueil, lucidi té,
sion véritable de lui-meme mais seulement A ennui ne font qu'un : en lui et malgré lui, c'est la
cette languissante dégustation qui caractérise la conscience de tous et de chacun qui s'atteint et
connaissance réflexive. 11 s'ennuie, et cet Ennui, se reconnait .
K bizarre affection qui est la source de toutes
Or elle se saisit d'abord dans son entiere
(ses) m,aladies et de tous (ses) misérables gratuité, sans cause et sans but, incréée, injusti-
progres », ce n'est pas un accident, ni, comme il fiable, n'ayant d'autre titre a l'existence que ce
le prétend quelquefois, le fruit de son K incurio- seul fait qu'elle existe déjA. Elle ne saurait
sité » blasée : c'est le K pur ennui de vivre n dont trouver hors d'elle des prétextes, des excuses ou
parle Valéry ; c'est le gout que I'homme a néces- des raisons d'etre, puisque rien ne peut exister
sairement pour lui-meme, la saveur de I'exis- pour elle si d'abord elle n'en prend conscience,
tence. puisque rien n'a d'autre sens que celui qu'elle
veut bien y attacher. De la l'intuition si profonde
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, chez Baudelaire de son inutilité. Nous verrons
Ou git tout un fouillis de modes surannées, un peu plus tard que l'obsession du suicide est
021 les pastels plaintifs et les pdles Boucher, pour lui un moyen de protéger sa vie plutat que
Seuls, respirent l'odeur d'un pavftzm débouché. d'y mettre fin. Mais s'il a pu si souvent envisager
le suicide, c'est qu'il se sentait un homme de
'r Cette odeur délavée, éventée d'un flacon trop :
j, débouché, obsédante pourtant, a peine aperque Je me tue, écrit-il dans sa fameuse lettre de
et doucement, terriblement présente, c'est le
1845, parce que je suis inutile aux autres - et
1 meilleur symbole de l'existence pour-soi de la dangereux a moi-meme.
conscience; aussi I'ennui est-il un sentiment
métaphysique, le paysage intérieur de Baude-
0 laire et la matihre éternelle dont sont faites ses Et il ne faudrait pas croire qu'il se sente inutile
b joies, ses fureurs et ses peines. Et voilA son parce qu'il est un jeune bourgeois sans profes-
I sion, encore entretenu, a vingt-quatre ans, par sa
1. Petits Potmes en prose : Le Joueur gknkreux. Éd. Conard, p. 105.
famille. C'est bien plutdt le contraire : s'il n'a
pas pris de métier, s'il s'est désintéressé par prise est absurde; Beaudelaire a baigné dans
avance de toute entreprise, c'est qu'il a mesuré cette absurdité. Tout d'un coup, pour un rien,
son inutilité radicale. A d'autres époques il une déconvenue, une fatigue, il découvre la
écrira, fierement cette fois : solitude infinie de cette conscience « vaste
comme la mer >> qui est A la fois la conscience et
Etre un homme utile m'a paru toujours quelque sa conscience, il comprend son incapacité de
chose de bien hideux. trouver des bornes, des reperes, des consignes en
dehors d'elle. Alors, il devient flottant, il se laisse
Mais la contradiction vient des sautes d'hu- ballotter par ces vagues monotones; c'est lors-
meur : qu'il s'accuse ou se vante, ce qui compte qu'il est dans un de ces états, qu'il écrit A sa
c'est ce détachement constant et comme origi- mere :
nel. Celui qui veut etre utile a suivi A l'envers le
chemin de Baudelaire : il est venu du monde A la ... ce que je sens, c'est un immense décourage-
conscience, il est parti de quelques solides prin- ment, une sensation d'isolement insupportable...
cipes politiques ou moraux qu'il tient pour une absence totale de désirs, une impossibilité de
absolus et il s'y est soumis d'abord; il ne se trouver un amusement quelconque. Le succes
considere lui-meme, ame et corps, que comme bizawe de mon liwe, et les haines qu'il a soulevées
une certaine chose au milieu des autres, soumise m'ont intéressé un peu de temps, et puis aprks cela
a des regles qu'elle n'a point trouvées par elle- je suis retombél.
meme, comme un moyen de réaliser un certain
ordre. Mais si d'abord on a dégusté jusqu'a la C'est ce qu'il nomme lui-meme sa paresse.
nausée cette conscience sans rime ni raison, qui Quelle ait un aspect pathologique, j'y consens.
doit inventer les lois auxquelles elle veut obéir, Quelle ressemble fortement A certains de ces
l'utilité perd toute signification ; la vie n'est plus troubles que Janet a réunis sous le nom de
qu'un jeu, l'homme doit choisir lui-meme son psychasthénie, je le veux encore. Mais n'oublions
but, sans commandement, sans préavis, sans pas que les malades de Janet, a la faveur de leur
conseil. Et celui qui s'est avisé une fois de cette état, ont souvent des intuitions métaphysiques
vérité qu'il n'y a d'autre fin, en cette vie, que que l'homme normal s'applique A se masquer.
celle qu'on s'est délibérément donnée, il n'a plus Le motif et le sens de cette paresse, c'est que
tellement envie de s'en chercher. Baudelaire ne peut prendre au sérieux >> ses
La vie, écrit Baudelaire, n'a qu'un charme entreprises : il voit trop qu'on n'y trouve jamais
vrai : c'est le charme du Jeu. Mais s'il nous est que ce qu'on y a mis.
indifférent de gagner ou de perdre ? Pour croire Pourtant il faut agir. S'il est, pour une part, le
en une entreprise, il faut y &re jeté d'abord, couteau, le pur regard contemplatif qui voit
s'interroger sur les moyens de la mener A bien,
non sur sa fin. Pour qui réfléchit, toute entre- 1. Lettre du 30 décembre 1857.
défiler au-dessous de lui les flots pressés de la crues elles-memes incapable... (ces ames) incapa-
conscience réfléchie, il est aussi et en meme bles d'accomplir les choses les plus simples et les
temps la plaie, la suite meme de ces flots. Et, si S
plus nécessaires trouvent a une certaine minute un
sa position réflexive est par elle-meme dégoiit de courage de Iuxe pour exécuter les actes les plus
l'action, par en bas, par chacune des petites
consciences éphémeres qu'il réfléchit, il est acte,
absurdes et souvent meme les plus dangereux '.
projet, espoir. Ainsi ne faut-il pas le concevoir Ces actes de l'instant, il les donne nommément
comme un quiétiste, mais plut6t comme une comme des << actes gratuits D . 11s sont fi-anche-
succession infinie d'entreprises instantanées, ment inutiles, ils ont meme souvent un caractere
immédiaiement désarmées par le regard réflexif, destructeur. Et il faut se hater de les accomplir,
comme une mer de projets qui crevent des qu'ils avant le retour du regard qui va tout empoison-
paraissent, comme une perpétuelle attente, un ner. De la ce c6té impérieux et précipité des
perpétuel désir d'etre autre, d'etre ailleurs. Et je lettres a sa mere :
ne parle pas seulement ici de ces expédients
innombrables par quoi il tente nerveusement, Je suis obligé d'aller vite, si vite!
précipi tamment de reculer une échéance,
d'extorquer quelques sous a sa mere, une avance 11 s'emporte contre Ancelle, sa colere est terri-
a Ancelle, mais aussi de ces projets littéraires ble, il écrit cinq lettres a sa mere dans la meme
qu'il traina vingt ans avec soi, pieces de théhtre, journée et une sixieme le lendemain matin. Dans
critiques, Mon cmur mis c i nu, sans jamais en la premiere il ne parle de rien de moins que de le
venir a bout. La forme de sa paresse est parfois la souffleter.
torpeur mais plus souvent une agitation fébrile, Ancelle est un rnisérable queje vais SOUFFLETER
stérile, qui se sait vaine et qu'une lucidité impi- D E V A N T S A F E M M E ET S E S E N F A N T S . J E V A I S LE
toyable empoisonne ; sa correspondance nous le S O U F F L E T E R Ct quatre heures (il est deux heures et
montre comme une fourmi obstinée a grimper demie...)
contre un mur et qui chaque fois retombe et
chaque fois recommence. C'est que personne Les caracteres majuscules sont employés
mieux que lui n'a connu l'inutilité de ses efforts. comme pour graver sa décision dans du marbre,
S'il agit c'est, comme il le dit lui-meme, par tant il a peur qu'elle ne lui coule entre les doigts.
explosion, par secousse, lorsqu'il a pu, pour une Et ses projets sont a si court terme, il se méfie si
minute, tromper sa lucidité. fort du lendemain qu'il se fixe une heure limite
pour les accomplir : a 4 heures ; il prendra tout
Il y a des natures purement contemplatives et juste le temps de courir A Neuilly. Mais A
tout a fait impropres a l'action qui cependant, sous 4 heures, nouveau billet : << Je n'irai pas A
une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent
quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient 1 . Petits Po&rnesen prose : Le Mauvais Vimmer.
Neuilly aujourd'hui ; je consens a attendre avant lui écrire du tout, excepté un mot pour lui dire
de me venger. Le projet demeure, mais déja il qu'on n'a plus besoin de son argent. »
est neutralisé, passé au conditionnel :
Le silence, l'oubli, un anéantissement symbo-
Si je n'obtiens pus une réparation éclatante, je lique d'Ancelle, voilh tout ce qu'il réclame. 11
frapperai Ancelle, je frapperai son fils... parle encore de se venger, mais en termes vagues
et dans un avenir reculé. Neuf jours aprks tout
Encore n'en fait-il mention que dans le post- est fini.
scriptum, sans doute par crainte de paraitre
céder trop vite. Dans la soirée le projet s'atténue Ma lettre d'hier a Ancelle était convenable. La
encore : rdconciliation a été convenable.
11 était revenu chez moi pendant que j'allais chez
J'ai déja consulté deux personnes sur ce que je lui. Je suis tellement las de tous ces cancans que je
devais faire. Frapper un vieillard dans su famille, n'ai pus voulu me donner la peine de vérifier si
c'est bien vilain. - 11 me faut cependant une Ancelle n'était pus venu faire des reproches a ce
réparation; - que ferai-je, si cette réparation n'a Denneval.
pus lieu ? - il faudra - au moins - que j'aille lui Ancelle m'a dit qu'il donnait un démenti forme1
dire devant su femme et su famille ce que je pense A la plupart des propos en question.
de sa conduite. Naturellement, je ne veux pus mettre en balance
sa parole avec celle d'un marchand. Somme toute il
Déja la nécessité d'agir lui semble un fardeau lui reste le tort dont il ne se cowigera jamais, su
trop lourd. Tout a l'heure il voulait terrifier sa curiosité enfantine et provinciale et cette facilité a
mere, il exerqait sur elle un chantage a la jaser avec tout le monde l .
violence : il lui fallait une réparation éclatante
sur-le-champ. A présent il meurt de peur que << la Te1 est le rythme de l'action chez Baudelaire :
réparation n'ait pas lieu B. C'est qu'alors il serait violence hyperbolique dans la conception,
contraint d'agir. Déja toute cette affaire l'en- comme si cette outrance était nécessaire pour lui
nuie; il écrit a la suite du passage que nous donner la force de se réaliser; soudaineté explo-
venons de citer : sive du début de réalisation - et puis tout a
coup la lucidité revient : a quoi bon; il se
Dans que1 embawas m'as-tu plongé, mon Dieu! détourne de son acte qui se décompose rapide-
11 me faut absolument un peu de repos, je ne ment. Ce que son attitude originelle lui interdit,
demande plus que cela. ce sont les entreprises de longue durée ; aussi sa
vie offre-t-elle un aspect haché, heurté en meme
Et, le dimanche matin, il n'est plus question
d'excuse ni de réparation : << 11 faut ne plus rien 1. Cf. Lettres du 27 fkvrier au 9 mars 1858.
temps que monotone ; c'est un perpétuel recom- n'existe pas encore tout A fait : il faut que je le
rnencement et un perpétuel échec sur un fond de construise en ajoutant l'unité au nombre que je
rnorne indifférence et, s'il n'avait daté ses lettres considere. Déja il donne son sens A tous les
a sa rnere, il serait bien difficile de les classer car nombres écrits et pourtant il est au bout d'une
elles se ressemblent toutes. Mais ces projets qu'il opération que je n'ai pas encore faite. Tel, l'infini
ne peut réaliser, actes instantanés ou entreprises baudelairien : c'est ce qui est sans etre donné, ce
continues, ce sont eux qu'il a perpétuellement qui me définit aujourd'hui et qui n'existera
sous les yeux, qui le sollicitent sans cesse, pres- pourtant pas avant demain, c'est le terme
sants et désarmés. S'il a supprimé en lui toute la entrevu, revé, touché presque et pourtant hors
spontanéité de la conscience réfléchie, il n'en d'atteinte, d'un mouvement orienté. Nous ver-
connait que mieux la nature : il sait qu'elle se rons plus tard que Baudelaire, plus qu'A toute
jette hors d'elle-rneme, qu'elle est son propre autre, tient a ces existences suggérées, présentes
dépassement vers une fin. C'est pourquoi il est le et absentes A la fois. Mais il est certain qu'il a
premier, peut-&re, A définir l'homme par son au- reconnu depuis longtemps que cette infinitude
dela. est le lot de la conscience. Dans L'lnvitation au
voyage des Petits Pokmes en prose, il souhaite
Hélas, les vices de l'homme... contiennent la rever, allonger les heures par l'infini des sensa-
preuve (quand ce ne serait que leur infinie expan- tions >>, et dans Le Confiteor il écrit : << 11 est de
sion!) de son godt de l'infini; seulement c'est un certaines sensations délicieuses dont le vague
godt qui se trompe souvent de route... C'est dans n'exclut pas l'intensité : il n'est pas de pointe
cette dépravation du sens de l'infini que git, selon plus acérée que celle de l'infini. >> C'est cette
moi, la raison de tous les excks coupables... 1. détermination du présent par le futur, de l'exis-
tant par ce qui n'est pas encore, qu'il nommera
L'infini, pour lui, n'est pas une immensité insatisfaction >> - nous y reviendrons - et que
donnée et sans bornes, encore qu'il emploie les philosophes appellent aujourd'hui transcen-
quelquefois le mot dans ce sens. C'est tres exac- dance. Personne n'a compris comme lui que
tement ce qui n'est jamais fini, ce qui ne peut pas l'homme est un << &re des lointains l qui se
finir. La série des nombres sera infinie, par définit beaucoup plus par sa fin et le terme de ses
exemple, non par l'existence d'un tres grand projets que par ce qu'on peut connaitre de lui si
nombre que nous nommerions infini, mais par la on le limite au moment qui passe :
possibilité permanente d'ajouter une unité A un
nombre, aussi grand qu'il soit. Ainsi chaque Il y a dans tout homme, a toute heure, detu:
nombre de la série a son au-dela, par rapport postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre
auquel il se définit et se place. Mais cet au-dela vers Satan.
1. Les Paradis artificiels. 1 . Heidegger : Vom Wesen des Grundes.
L'invocation a Dieu, ou spiritualité, est un désir fréquentes appellations bestiales témoignent d'un
de monter en grade; celle de Satan, ou animalité, c8té satanique dans l'amour. Les satans n'ont-ils
est une joie de descendre. pus des formes de betes ? le chameau de Cazotte -
U chameau, diable et femme.
Ainsi l'homme se revele comme une tension
résultant de l'application de deux forces oppo- Cette intuition de notre transcendance et de
sées; et chacune de ces forces poursuit au fond la notre gratuité injustifiable doit &re, du meme
destruction de l'humain, puisque l'une vise coup,,révélatrice de la liberté humaine. Par le
l'ange et l'autre l'animal. Lorque Pascal écrit fait, Baudelaire s'est toujours senti libre. Nous
que << l'homme n'est ni ange ni bete », il le verrons plus tard par quelles ruses il a voulu
concoit comme un certain état statique, une couvrir cette liberté a ses propres yeux; mais
<< nature D intermédiaire. Ici rien de te1 : d'un bout a l'autre de son euvre et de sa
l'homme baudelairien n'est pas un état : c'est correspondance, elle s'affirme, elle éclate malgré
l'interférence de deux mouvements opposés lui. Sans doute n'a-t-il pas connu - pour les
mais également centrifuges dont l'un se porte raisons que nous avons dites - la grande liberté
vers le haut et l'autre vers le bas. Mouvements des constructeurs. Mais il a l'expérience
sans mobile, jaillissements - deux formes de la constante d'une imprévisibilité explosive que
transcendance que nous pourrions nommer, rien ne peut endiguer. En vain multiplie-t-il les
apres Jean Wahl, transascendance et transdes- précautions contre elle, en vain inscrit-il en
cendance. Car cette bestialité de l'homme - majuscules dans ses papiers << les petites
comme son angélisme - il faut l'entendre au maximes pratiques, les regles, les impératifs, les
sens fort : il ne s'agit pas seulement de la trop actes de foi, les formules qui préjugent de l'ave-
fameuse faiblesse charnelle ou de la toute-puis- nir l » : il s'échappe a lui-meme, il sait qu'il ne
sance des bas instincts : Baudelaire ne se borne peut se retenir a rien. Si du moins il se sentait
pas 2i recouvrir d'une image colorée un sermon pour une part mécanisme, il lui serait possible
de moraliste. 11 croit a la Magie et << la postula- de découvrir le levier qui arrete, dévie ou accé-
tion vers Satan » lui parait une opération de lere la machine. Le déterminisme est rassurant :
sorcellerie fort voisine de celle par quoi les celui qui connait par les causes peut agir par les
primitifs revetus d'un masque d'ours, dansant la causes et tout l'effort des moralistes a été jus-
danse de l'ours, se << font ours D . 11s'est d'aillews qu'ici pour nous persuader que nous étions des
exprime tres clairement dans Fusées : pieces montées qui se pouvaient gouverner par
de petits moyens. Baudelaire sait que les ressorts
Minette, minoutte, minouille, rnon chut, rnon et les leviers n'ont rien A faire en son cas ; il n'est
loup, rnon petit singe, grand singe, grand serpent, ni cause ni effet ; contre ce qu'il sera demain il ne
rnon petit ane mélancolique.
De pareils caprices de langue trop répétés, de trop 1 . Blin : Baudelaire, p. 49.
I peut rien aujourd'hui. 11 est libre, cela veut dire n'apparait peut-etre qu'aux yeux des Autres.
qu'il ne peut trouver en lui ni hors de lui aucun Peut-etre faut-il de toute nécessité etre dehors
e recours contre sa liberté. 11se penche sur elle, il a pour en szisir les caracteres. Peut-etre qu'on
le vertige devant ce gouffre : n'est pas pour soi-meme a la maniere d'une
chose. Peut-&re meme qu'on n'est pas du tout :
Au moral comme au physique, j'ai toujours eu la toujours en question, toujours en sursis, peut-
sensation du gouffre, non seulement du gouffre du etre doit-on perpétuellement se faire. Tout l'ef-
sornmeil mais du gouffre de l'action, du rbe, du fort de Baudelaire va etre pour se masquer ces
souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, pensées déplaisantes. Et, puisque sa nature »
du nombre, etc. lui échappe, il va essayer de l'attraper dans les
yeux des autres. Sa bonne foi l'abandonne, il doit
Et il écrit ailleurs : travailler sans cesse a se convaincre, essayer de
se prendre a ses propres yeux; A nos yeux -
Maintenant, j'ai toujours le vertige. mais non aux siens - un trait nouveau de sa
figure apparait : il est l'homme qui, éprouvant le
Baudelaire : l'homme qui se sent un gouffre. plus profondément sa condition d'homme, a le
Orgueil, ennui, vertige : il se voit jusqu'au fond plus passionnément cherché A se la masquer.
d u cceur, incomparable, incommunicable, Pour avoir choisi la lucidité, pour avoir décou-
incréé, absurde, inutile, délaissé dans l'isole- vert malgré lui la gratuité, le délaissement, la
ment le plus total, supportant seul son propre liberté redoutable de la conscience, Baudelaire
fardeau, condamné A justifier tout seul son s'est placé devant une alternative : puisqu'il
existence, et s'échappant sans cesse, glissant n'est pas de principes tout faits auxquels s'accro-
hors de ses propres mains, replié dans 1.acontem- cher, ou bien il lui faudra stagner dans un
plation et, en meme temps, jeté hors de lui en indifférentisme amoral ou bien il inventera lui-
une infinie poursuite, un gouffre sans fond, sans meme le Bien et le Mal. La conscience, parce
parois et sans obscurité, un mystere en pleine qu'elle tire ses lois d'elle-meme, doit se considé-
lumiere, imprévisible et parfaitement connu. rer, selon les termes kantiens, comme législa-
Mais, pour son malheur, son image lui échappe trice de la cité des fins ; elle doit assumer une
encore. 11 cherchait le reflet d'un certain Charles responsabilité totale et créer ses propres valeurs,
Baudelaire, fils de la générale Aupick, poete le sens du monde et de sa propre vie. Et, certes,
endetté, amant de la négresse Duval : son regard l'homme qui déclare que ce qui est créé par
a rencontré la condition humaine. Cette liberté, l'esprit est plus vivant que la matiere » a plus
cette gratuité, ce délaissement qui lui font peur, qu'un autre senti les puissances et la mission de
c'est le lot de tout homme, non le sien particu- la conscience. Avec elle, il l'a fort bien vu,
lier. Sait-on jamais se toucher, se voir? Cette quelque chose jaillit dans le monde qui n'existait
essence fixe et singuliere qu'il recherche, elle pas d'abord : la signification; aussi opere-t-elle
sur tous les plans et perpétuellement une créa- Et c'est ce qui explique en partie l'amour de
tion continue. Baudelaire a attaché un te1 prix A Baudelaire pour l'artifice. Les fards, les parures,
cette production ex nihilo qui caractérise pour les vetements, les lumieres manifestent A ses
lui l'esprit, que l'atonie toute contemplative de sa yeux la véritable grandeur de l'homme : son
vie est traversée de part en part par un élan pouvoir de créer. On sait qu'il a , apres Rétif,
créateur. Ce misanthrope a un humanisme de la Balzac, Sue, fortement contribué A répandre ce
création. 11 admet << trois etres respectables : le que Roger Caillois appelle « le mythe de la
pretre, le guerrier et le pokte. Savoir, tuer et grande ville m. C'est qu'une ville est une création
créer m. On remarquera que destruction et créa- perpétuelle : ses immeubles, ses odeurs, ses
tion font ici un couple : dans les deux cas il y a bruits, son va-et-vient appartiennent au rkgne
production d'événements absolus ; dans les deux humain. Tout y est poésie au sens strict du terme.
cas un homme est A lui tout seul responsable C'est en ce sens que l'émerveillement qui saisit
d'un changement radical dans l'univers. A ce les jeunes gens vers 1920 devant les réclames
couple s'oppose le savoir qui nous ramkne A la Clectriques, l'éclairage au néon, les automobiles,
vie contemplative. On ne saurait mieux marquer est profondément baudelairien. La grande ville
cette complémentarité qui unira toujours pour est le reflet de ce gouffre : la liberté humaine. Et
Baudelaire les puissances magiques de l'esprit A Baudelaire, qui hait l'homme et la << tyrannie de
sa lucidité passive. C'est par la création qu'il la face humaine m, se retrouve humaniste par
définira l'humain, non par l'action. L'action son culte de l'oeuvre humaine.
suppose un déterminisme, elle inskre son effi- Mais, s'il en est ainsi, une conscience lucide et
cace dans la chaine des effets et des causes, elle avant tout éprise de sa puissance démiurgique se
obéit a la nature pour lui commander, elle se doit de créer d'abord le sens qui éclairera pour
soumet A des principes qu'elle a ramassés a elle la totalité du monde. La création absolue,
l'aveuglette et ne remet jamais leur validité en celle dont toutes les autres ne seront que des
question. L'homme d'action est celui qui s'inter- conséquences, c'est celle d'une échelle d e
roge sur les moyens et jamais sur les fins. valeurs. On s'attendrait donc que Baudelaire ait
Personne n'est plus éloigné de l'action que Bau- fait preuve d'une hardiesse nietzschéenne dans
delaire. A la suite du passage que nous venons de la recherche du Bien et du Mal - de son Bien et
citer, il ajoute : c Les autres hommes sont tailla- de son Mal. Or, pour celui qui examine d'un peu
bles et corvéables, faits pour l'écurie, c'est-a-dire pres la vie et les oeuvres du poete, ce qui frappe
pour exercer ce qu'on appelle des professions. n c'est qu'il a requ d'autrui ses notions morales et
Mais la création est pure liberté ; avant elle il n'y qu'il ne les a jamais remises en question. Cela
a rien, elle commence par produire ses propres pourrait se comprendre si Baudelaire avait pris
principes, elle invente avant tout sa fin; par la le parti de l'indifférence et s'il s'était montrt5
elle participe A la gratuité de la conscience; elle d'un laisser-aller épicurien. Mais les principes
est cette gratuité voulue, repensée, érigée en but. moraux qu'il conserve et qu'une éducation
catholique et bourgeoise lui a inculqués ne sont ] sobriété et chasteté, conséquemment la santé, la
pas chez lui de simples survivances, des organes 1 richesse, le génie successif et progressif et la
inutiles e t desséchés. Baudelaire a une vie charité. Age quod agis.
morale intense, il se tord dans le remords, il
s'exhorte chaque jour A mieux faire, il lutte, il Sobriété, chasteté, travail, charité, ces mots
succombe, il est accablé par un sentiment atroce reviennent sans cesse sous sa plume. Mais ils
de culpabilité, au point qu'on a pu se demander n'ont pas de contenu positif, ils ne lui tracent pas
s'il ne portait pas le poids de fautes secretes. une ligne de conduite, ils ne lui permettent pas
M. Crépet, dans son introduction biographique de résoudre les grands problemes des rapports
aux Fleurs du Mal, a observé fort justement : avec autrui et des rapports avec soi. 11s représen-
tent tout simplement une série de défenses
Y a-t-il eu dans sa vie des fautes que le temps rigoureuses et strictement négatives; sobriété :
n'efface point ? C'est peu croyable apres tant d'en- ne pas prendre d'excitants; chasteté : ne pas
qu&tesdont elle a été l'objet. Cependant il se traite retourner chez ces trop accueillantes jeunes
en criminel, se déclare coupable << de tous les femmes dont les adresses figurent dans son
&tés D. 11 se dénonce comme ayant << la notion du carnet; travail : ne pas remettre au lendemain
devoir et de toutes les obligations morales et les ce qu'il peut faire le jour meme ; charité : ne pas
trahissant toujours ». s'irriter, ne pas s'aigrir, ne pas se désintéresser
d'autrui. 11 reconnait d'ailleurs avoir la notion
Non, Baudelaire ne s'est pas chargé de crimes du devoir », c'est-a-dire qu'il envisage la vie
secrets. Ce qu'on peut lui reprocher n'est pas morale sous l'aspect d'une contrainte, d'un mors
pendable : une sécheresse de caeur assez réelle blessant une bouche rétive et jamais d'une
mais non totale, une certaine paresse, l'abus des recherche gémissante ni d'un véritable élan du
stupéfiants, sans doute quelques bizarreries coeur :
sexuelles, des indélicatesses frisant parfois l'es- Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle,
croquerie. S'il s'était une fois seulement décidé a
contester les principes au nom desquels le géné- Du mécréant saisit a plein poing les cheveux,
ral Aupick et Ancelle le condamnaient, il efit été Et dit, le secouant : << Tu connaftras la regle!
délivré. Mais il s'en garde bien : il adopte sans (Car je suis ton bon Ange, entends-tu ?) Je le veux!
discussion la morale de son beau-pere. Les Des impératifs reveches et torturants dont le
fameuses résolutions qu'il prend vers 1862 et
qu'il consigne sous le nom Hygiene, Conduite, contenu est d'une désarmante pauvreté : voila
Méthode, sont d'une navrante puérilité. les valeurs et les rkgles qui ont servi de base a
toute sa vie morale. Lorsque, harcelé par sa mere
Une sagesse a brégée. Toilette, priere, travail... ou par Ancelle il se cabre soudain, ce n'est
Le travail engendre forcément les bonnes meurs, jamais pour leur jeter a la face que leurs vertus
bourgeoises sont atroces et stupides, c'est pour
faire le fanfaron du vice, pour leur clairomer Faut-il vous dire, d vous qui ne l'avez pus plus
qu'il est bien méchant et qu'il pourrait l'etre deviné que les autres, que dans ce lime atroce j'ai
plus encore : mis tout mon coeur, toute ma tendresse, toute ma
religion (travestie), toute ma haine ? 11 est vrai que
Crois-tu donc que, si je le voulais, je ne pourrais j'écrirai le contraire, que je jurerai mes grands
pus te ruiner et jeter tu vieillesse dans la misere ? Ne dieux que c'est un lime d'art pur, de singerie, de
sais-tu pus que j'ai assez de ruse et d'éloquence jonglerie; et je mentirai comme un arracheur de
pour le faire? Mais je me retiens... 1. dents l .
11 ne peut pas ne pas sentir qu'en se plaqant 11 s'est laissé juger, il a accepté ses juges, il
ainsi sur leur propre terrain et en s'y conduisant écrivait meme a 1'Impératrice qu'il << avait été
comme un enfant boudeur, qui frappe du pied, et traité par la Justice avec une courtoisie admira-
renchérit sur ses fautes, il leur donne des gages, ble... » ; mieux encore, il a postulé une réhabili-
il aggrave son cas. Mais il s'obstine : c'est au tation sociale, d'abord la croix, puis 1'Académie.
nom de ces valeurs-la qu'il veut etre absous et il Contre tous ceux qui ont souhaité de libérer les
préfkre etre condamné par elles que blanchi au hommes, contre George Sand, contre Hugo, il a
nom d'une éthique plus large et plus féconde pris le parti de ses bourreaux, d'Ancelle, d'Au-
qu'il devrait inventer lui-meme. Son attitude, pick, des policiers d'Empire, des académiciens ;
pendant le proces, est plus étrange encore. Pas il a réclamé leur fouet, il a demandé qu'on le
une fois il ne tente de défendre le contenu de son contraignit par la terreur a pratiquer les vertus
liure; pas une fois il ne tente d'expliquer aux qu'ils pranent : << Si, quand un homme prend
juges qu'il n'accepte pas la morale des flics et l'habitude de la paresse, de la reverie, de la
des procureurs. 11 la revendique au contraire; fainéantise, au point de renvoyer sans cesse au
c'est sur cette base qu'il va discuter; et, plutot lendemain la chose importante, un autre homme
que de mettre en question le bien-fondé de leurs le réveillait un matin a grands coups de fouet et
interdits, il accepte la honte secrete de mentir le fouettait sans pitié jusqu'a ce que, ne pouvant
sur le sens de son aeuvre. TantGt, en effet, il la travailler par plaisir, celui-ci travaillat par peur,
presente comme un simple divertissement et il cet homme - le fouetteur - ne serait-il pas
réclame, au nom de 1'Art pour l'Art, le droit vraiment son ami, son bienfaiteur ? » 11 efit suffi
d'imiter du dehors les passions sans les ressentir, d'un rien, d'un mouvement d'esprit, d'un simple
et tant6t il la donne pour une aeuvre édifiante regard jeté en face sur ces idoles pour faire
destinée A inspirer l'horreur du vice. C'est neuf tomber soudain ses chaines. 11 ne l'a pas fait, il a
ans plus tard qu'il osera avouer A Ancelle : accepté toute sa vie de juger et de laisser juger
1 . Lettre du 17 mars 1862. 1. Lettre du 18 fevrier 1866.
ses fautes A la mesure commune. Et c'est lui, le analogue, il a choisi autrement, il a voulu avoir
pokte maudit des pieces interdites, qui a écrit un une bonne conscience, il a compris qu'il se
jour : libérerait seulement par l'invention radicale et
gratuite du Bien et du Mal. Pourquoi Baudelaire,
Il a fallu, dans tous les temps et chez toutes les créateur-né et pokte de la création, a-t-il renaclé
nations, des dieux et des prophetes pour enseigner au dernier moment; pourquoi a-t-il usé ses
(la vertu) a Z'humanité animalisde et... Z'homme, forces et son temps a maintenir les normes qui le
seul, ebt été impuissant d la découvrir. faisaient coupable? Comment ne s'est-il pas
indigné contre cette hétéronomie qui condam-
Peut-on imaginer démission plus totale : Bau- nait au départ sa conscience et sa volonté
delaire proclame qu'il n'aurait su découvrir a lui a demeurer pour toujours une mauvaise
tout seul la vertu. 11 n'en est pas de germe en lui, conscience et une mauvaise volonté ?
il n'en connaitrait meme pas le sens, s'il était Revenons cette fameuse différence m.
laissé a lui-meme. Révélée par les prophktes, L'acte créateur ne permet pas d'en jouir : celui
inculquée de force par le fouet des pretres et des qui crée se transporte, durant le temps de la
ministres, cette vertu a pour caractkre principal création, par-dela la singularité dans le ciel pur
d'etre hors du pouvoir des individus. 11s n'au- de la liberté. 11 n'est plus rien : il fait. Sans doute
raient pas pu l'inventer et ils ne peuvent pas la construit-il hors de lui une individualité objec-
mettre en doute : qu'ils se contentent de la tive. Mais lorsqu'il y travaille, elle ne se distin-
recevoir comme une manne céleste. gue pas de lui-meme. Et plus tard il n'y entre
On accusera certainement son éducation chré- plus, il reste en face d'elle comme Moise au seuil
tienne. Et sans doute cette empreinte l'a-t-elle de la terre promise. Nous verrons plus tard que
fortement marqué. Mais voyez le chemin accom- Baudelaire a écrit ses poemes pour retrouver en
pli par cet autre chrétien - protestant, il est vrai eux son image. Mais i1 ne pouvait s'en satisfaire :
- André Gide. Dans le conflit origine1 qui c'est dans sa vie quotidienne qu'il voulait jouir
opposait son anomalie sexuelle a la morale de son altérité. La grande liberté créatrice de
commune, il a pris le parti de celle-la contre valeurs émerge dans le néant : elle lui fait peur.
celle-ci, il a rongé peu a peu, comme un acide, les La contingence, l'injustifiabilité, la gratuité
principes rigoureux qui l'entravaient ; a travers assikgent sans répit celui qui tente de faire surgir
mille rechutes il a marché vers sa morale, il a dans le monde une réalité neuve. Si elle est
fait de son mieux pour inventer une nouvelle absolument nouvelle, en effet, rien ne la récla-
table de la loi. Pourtant l'empreinte chrétienne mait, personne ne l'attendait sur terre et elle
était aussi forte chez lui que chez Baudelaire : demeure de trop, comme son auteur.
mais il voulait se délivrer du Bien des autres ; il C'est au sein du monde établi que Baudelaire
refusaii de se laisser traiter au départ comme affirme sa singularité. 11 l'a posée d'abord contre
une brebis galeuse. A partir d'une situation sa mere et son beau-pere dans un mouvement de
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révolte et de fureur. Mais précisément il s'agit ces grands yeux terribles et doux qui se tournent
d'une révolte, non d'un acte révolutionnaire. Le vers lui. Essence vraie au milieu d'essences
révolutionnaire veut changer le monde, il le vraies, il a sa place dans le monde - une place
dépasse vers l'avenir, vers un ordre de valeurs absolue dans un monde absolu. Tout est plein,
qu'il invente; le révolté a soin de maintenir tout est juste, tout ce qui est devait &re. Baude-
intacts les abus dont il souffre pour pouvoir se laire n'a cessé de regretter ces verts paradis des
révolter contre eux. 11 y a toujours en lui les amours enfantines. 11 a défini le génie comme
éléments d'une mauvaise conscience et comme << l'enfance retrouvée h volonté D. Pour lui << l'en-
un sentiment de culpabilité. 11 ne veut ni fant voit tout en nouveauté; il est toujours ivre ».
détruire ni dépasser mais seulement se dresser Mais il omet de nous dire que cette ivresse est
contre l'ordre. Plus il l'attaque, plus il le respecte d'une espece tres particulikre. Tout est nou-
obscurément; les droits qu'il conteste au grand veauté, en effet, pour l'enfant, mais ce nouveau a
jour, il les conserve dans le plus profond de son déjh été vu, nommé, classé par d'autres : chaque
cczur : s'ils venaient A disparaitre, sa raison objet se présente a lui avec une étiquette; il est
d'etre et sa justification disparaitraient avec éminemment rassurant et sacré puisque le
eux. 11 se retrouverait soudain plongé dans une regard des grandes personnes traine encore des-
gratuité qui lui fait peur. Baudelaire n'a jamais sus. Loin que l'enfant explore des régions incon-
songé A détruire l'idée de famille, bien au nues, il feuillette un album, il recense un herbier,
contraire : on pourrait dire qu'il n'a jamais il fait le tour du propriétaire. C'est de cette
dépassé le stade de l'enfance. sécurité absolue de l'enfance que Baudelaire a la
L'enfant tient ses parents pour des Dieux. nostalgie. Le drame commence lorsque l'enfant
Leurs actes comme leurs jugements sont des grandit, dépasse les parents de la tete et regarde
absolus; ils incarnent la Raison universelle, la par-dessus leur épaule. Or derriere eux il n'y a
loi, le sens et le but du monde. Lorsque ces etres rien : en dépassant ses parents, en les jugeant
divins posent leur regard sur lui, ce regard le peut-&re, il fait l'expérience de sa propre trans-
justifie aussitot jusqu'au coeur meme de son cendance. Son pere et sa mere ont rapetissé ; les
existence; il lui confere un caractere défini et voila, minces et médiocres, injustifiables, injus-
sacré : puisqu'ils ne peuvent se tromper, il est tifiés; ces majestueuses pensées qui reflétaient
comme ils le voient. Aucune hésitation, aucun l'univers tombent au rang d'opinions et d'hu-
doute ne trouvent de place en son Ame : certes il meurs. Du coup le monde est a refaire, toutes les
ne saisit de lui-meme que la succession vague de places et l'ordonnance meme des choses sont
ses humeurs, mais des Dieux se sont faits les contestées et, puisqu'une Raison divine ne le
gardiens de son essence éternelle, il sait qu'elle pense plus, puisque le regard qui le fixait n'est
existe, alors meme qu'il ne peut la connaitre, il plus qu'une petite lumikre parmi d'autres, l'en-
sait que sa vérité n'est pas dans ce qu'il peut fant perd son essence et sa vérité; les humeurs
savoir de lui-meme mais qu'elle se cache dans vagues, les pensées confuses qui lui semblaient
autrefois les reflets brisés de sa réalité métaphy- mieux : c'est que tout le monde, a tout instant, se
sique deviennent tout a coup son unique soucie de lui. La solitude, telle qu'il la concoit,
maniere d'exister. Les devoirs, les rites, les est donc une fonction sociale : le paria est mis au
obligations précises et limitées ont disparu d'un ban de la société, mais précisément parce qu'il
coup. Injustifié, injustifiable, il fait brusquement est l'objet d'un acte social, sa solitude est consa-
l'expérience de sa terrible liberté. Tout est a crée, il est meme nécessaire au bon fonctionne-
commencer : il émerge soudain dans la solitude ment des institutions. Baudelaire réclame sem-
et dans le néant. blablement que l'on consacre sa singularité et
C'est ce dont Baudelaire ne veut a aucun prix. qu'on la revete d'un caractere quasi institution-
Ses parents restent pour lui des idoles haissables nel. Au lieu de lui 6ter toute place dans le monde
- mais des idoles. 11 se pose en face d'eux dans et tout droit a une place, comme la solitude
l'attitude du ressentiment, non de la critique. Et humaine qu'il a entrevue et repoussée, elle le
l'altérité qu'il réclame n'a rien de commun avec situe au contraire, elle lui confere des obliga-
la grande solitude métaphysique qui est le lot de tions et des privileges. Aussi est-ce a ses parents
chacun. La loi de la solitude, en effet, pourrait qu'il va demander de la reconnaitre. Son but
s'exprimer de la sorte : aucun homme ne peut se premier, qui est de les chiitier en leur faisant
décharger sur d'autres hommes du soin de justi- mesurer l'étendue de leur faute, sera atteint
fier son existence. Et c'est précisément ce qui lorsqu'il leur aura fait constater l'abandon ou ils
terrorise Baudelaire. La soli tude lui fai t horreur. l'ont laissé et l'unicité méprisante et méprisée
11 y revient cent fois dans les lettres a sa mere, il dont il s'enorgueillit. C'est a ses parents qu'il
la nomme << atroce », << désespérante ». Asseli- doit faire horreur. Et cette horreur qui saisit les
neau rapporte qu'il ne pouvait demeurer une Dieux devant leur créature sera A la fois leur
heure sans compagnie. Et l'on entend bien qu'il chiitiment et sa consécration. On a eu beau jeu
ne s'agit pas ici de l'isolement physique mais de de lui attribuer un complexe d ' e d i p e mal
cette << émergence dans le néant » qui est le prix liquidé. Mais il importe peu qu'il désirat ou non
de l'unicité. 11 réclame d'etre autre, certes, mais sa mere ; je dirai plut6t qu'il a refusé de liquider
autre parmi les autres ; son altérité dédaigneuse le complexe théologique qui assimile les parents
demeure un lien social avec ceux qu'il méprise, il A des divinités : c'est qu'il lui a fallu, pour
faut qu'ils soient la pour la reconnaitre. C'est ce pouvoir tourner la loi de solitude et trouver chez
dont témoigne ce curieux passage de Fusées : autrui un remede contre la gratuité, conférer aux
<< Quand j'aurai inspiré le dégoiit et l'horreur autres, a de certains autres, un caractere sacré.
universels j'aurai conquis la solitude... >> Eprou- Ce qu'il demande, ce n'est pas l'amitié, ni
ver du dégofit, de l'horreur a l'égard de Baude- l'amour ni des relations d'égal A égal : il n'a pas
laire c'est encore s'occuper de lui. C'est meme eu d'amis, tout au plus quelques confidents
s'en occuper beaucoup ; pensez : de l'horreur ! Et canailles. 11 réclame des juges. Des &res qu'il
si ce dégoiit et cette horreur sont universels, tamt puisse placer délibérément hors de la contin-
gence originelle, qui existent, en un mot, parce regrette l'état du nourrisson, lavé, nourri,
qu'ils ont le droit d'exister et dont les arrets lui habillé par de fortes et belles mains. Et on aura
confkrent A son tour une << nature n stable et raison. Mais cela ne provient pas de je ne sais
sacrée. 11 consent A passer A leurs yeux pour que1 accident mécanique qui aurait arreté son
coupable. Coupable a leurs yeux, c'est-a-dire développement, ni d'un traumatisme qu'on ne
absolument coupable. Mais le coupable a sa peut d'ailleurs prouver. S'il regrette sa petite
fonction dans un univers théocratique. Sa fonc- enfance, c'est qu'on le déchargeait alors du souci
tion et ses droits : il a droit au blame, au d'exister, c'est qu'il était to talement et luxueuse-
chatiment, au repentir. 11 concourt A l'ordre ment objet pour des adultes tendres, grondeurs
universel et sa faute lui confkre une dignité et pleins de sollicitude, c'est qu'il pouvait alors
religieuse, une place a part dans la hiérarchie - et seulement alors - réaliser son reve de se
des etres : il est A l'abri sous un regard indulgent sentir enveloppé tout entier par un regard.
ou courroucé. Relisez plutot La Géante : Mais pour que le jugement qui confere A
Baudelaire sa place dans l'univers soit sans
J'eusse aimé viwe aupr&sd'une jeune géante appel, il faut avant tout que les motifs dont il
Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux. s'inspire soient absolus. Autrement dit, en meme
temps qu'il refuse de contester le caractere sacré
Attirer le regard d'une géante, se voir par les de ses juges, Baudelaire refuse de mettre en
yeux de celle-ci comme un animal domestique, question l'idée du Bien sur laquelle ils fondent
mener l'existence nonchalante, voluptueuse et leurs ardts. S'il doit etre absolument coupable,
perverse d'un chat dans une société aristocrati- si sa singularité doit etre métaphysique, il faut
que oil des géants, des hommes-Dieux ont décidé qu'il y ait un Bien absolu. Pour lui, ce Bien n'est
pour lui et sans lui du sens de l'univers et des fins ni un objet d'amour ni tout a fait un impératif
demieres de sa vie, te1 est son souhait le plus abstrait. 11se confond avec un regard. Un regard
cher ; il voudrait jouir de l'indépendance limitée qui commande et qui condamne. Le poete a
d'une bete de luxe, oisive et inutile, dont les jeux inversé la relation communément admise : pour
sont protégés par le sérieux de ses maitres. Apres lui ce n'est pas la loi qui est premiere, c'est le
cela, bien siir, on relevera des traces de maso- juge. Apres cela le regard qui le transperce, qui
chisme dans cette rWerie ; Baudelaire lui-meme le remet a sa place et qui << l'objective », le grand
la qualifierait de satanique puisqu'il s'agit nom- regard << porteur de Bien et de Mal », est-il celui
mément de s'assimiler a une bete ; et n'est-il pas de sa mkre, du général Aupick ou de Dieu << qui
nécessairement masochiste dans la mesure ou voit tout ? C'est tout un. Dans La Fanfarlo, qui
son besoin de consécration le conduit A recher- parut en 1847, Baudelaire fait profession
cher d'etre un objet pour de grandes consciences d'athéisme. N Comme il avait été dévot avec
séveres? On fera remarquer sans doute que fureur, il était athée avec passion. » 11 parait
Baudelaire, plus encore que celui du chat, donc avoir perdu la foi apres une jeunesse
fervente et mystique. Par la suite il ne semble '
rance du Saul.reur D. C'est qu'il ne s'agit point
pas l'avoir retrouvée sauf pendant sa crise de tant d'etre sauvé que jugé ou plut6t le salut est
1861. Et dans une des toutes dernikres années de dans le jugement meme qui met chacun A sa
sa vie consciente, en 1864, il écrivait A Ancelle : place dans un monde en ordre. Lorsque Baude-
laire s'est plaint de ne pas avoir la foi, c'est
J'exprimerai patiemment toutes les raisons de toujours le témoin et le juge qu'il a regretté :
<< Je désire de tout mon coeur... croire qu'un etre
rnon dégobt du genre humain. Quand je serai
absolument seul, je chercherai une religion... et au extérieur et invisible s'intéresse A ma destinée.
rnornent de la mort, j'abjurerai cette derniere reli- Mais comment faire pour le croire 2 . >> Ce qui lui
gion pour bien montrer rnon dégobt de la sottise manque ce n'est pas l'amour divin ni la grace,
universelle. Vous voyez que je n'ai pus changé. c'est ce regard pur et << extérieur >> qui l'envelop-
perait et le porterait. C'est encore le point de vue
qu'il adopte, dans Mon cceur mis d nu, lorsqu'il
11 semble donc que les critiques catholiques expose cette étrange démonstration de l'exis-
soient bien téméraires, qui le revendiquent pour tence divine : Calcul en faveur de Dieu : Rien
un des leurs. Mais qu'il ait cru ou non importe n'existe sans but. Donc mon existence a un but.
assez peu. S'il ne tenait pas l'existence de Dieu Que1 but ? Je l'ignore. Ce n'est donc pas moi qui
pour une réalité, au moins cette existence était- l'ai marqué. C'est donc quelqu'un plus savant
elle comme un p6le de ses reveries imaginaires. que moi. 11 faut donc prier ce quelqu'un de
11 écrit dans Fusées : m'éclairer. C'est le parti le plus sage. »
On retrouve dans ce passage l'affirmation
Quand meme Dieu n'existerait pus, la Religion obstinée d'un ordre de fins préétabli et Baude-
serait encore sainte et Divine. laire y révkle une fois de plus son désir d'etre
inséré dans cette hiérarchie par le regard d'un
Dieu est le seul etre qui, pour régner, n'ait meme Créateur. Mais ce Dieu sans Charité, ce Dieu de
pus besoin d'exister. justice, qui punit et dont le fouet est béni, qui ne
i
i donne ni n'exige l'Amour, il ne se distingue pas
Ce qui compte plus que l'existence nue, c'est du général Aupick, autre pkre fouettard, qui
donc la nature et les fonctions de cet etre tout- inspirait a son beau-fils une crainte abominable.
puissant. Or il faut noter que le Dieu de Baude- Du général Aupick, on a soutenu sans rire que
laire est terrible. 11 envoie ses anges pour tortu- Baudelaire était amoureux. 11 n'y a meme pas
rer les pécheurs. Sa loi est 1'Ancien Testament. lieu de réfuter de semblables sottises. Mais ce
Entre lui et les hommes, pas d'intercesseur :
Baudelaire parait avoir ignoré le Christ. Jean 1 . Jean Massin : Baudelaire devant la douleur. (Collection a Hier et
demain ID),no 10, p. 19.
Massin lui-meme note << cette tragique igno- 2. Lettre A sa mere du 6 mai 1861.
qui demeure c'est qu'il réclamait cette sévérité faire ma cour l.. » 11 est d'ailleurs sans illusions
dont il s'est plaint toute sa vie. Et le rdle du sur elle : elle est frele et butée, capricieuse,
général a été capital dans le processus d'auto- << fantastique », elle n'a aucun goiit, son carac-
punition dont nous aurons a parler plus loin. Et tere est << a la fois absurde et généreux », elle
il est vrai aussi que le terrible Aupick semble croit aveuglément au premier venu plus qu'a son
s'etre, a sa mort, incarné dans la mere du poete. fils. Mais, peu a peu, Aupick l'a contaminée. Sa
Mais le cas est ici fort complexe. M"' Aupick est sévérité a déteint sur elle et, apres la mort de son
a coup sur le seul etre pour qui Baudelaire ait mari, elle reprend, bien malgré elle, son rdle
jamais éprouvé de la tendresse. Elle reste liée écrasant de justicier. C'est qu'il faut absolument
pour lui a une enfance douce et libre. De temps a un témoin a Baudelaire. Elle n'a pourtant ni la
autre il le lui rappelle mélancoliquement : << 11 y force ni le désir de le chatier, mais il se met a
a eu dans mon enfance une époque d'amour trembler devant cette petite femme insignifiante
passionné pour toi ; écoute et lis sans peur. Je ne qu'il connait par coeur. 11lui avoue en 1860 - il a
t'en ai jamais tant dit. Je me souviens d'une pres de quarante ans : << 11faut que tu apprennes
promenade en fiacre ; tu sortais d'une maison de une chose que probablement tu n'as jamais
santé ou tu avais été reléguée et tu me montras, devinée, c'est que tu m'inspires une tres grande
pour me prouver que tu avais pensé a ton fils, crainte. » 11 n'ose pas lui écrire quand << il n'est
des dessins a la plume que tu avais faits pour pas content de lui » et il traine dans ses poches,
moi. Crois-tu que j'aie une mémoire terrible? pendant des journées entieres, les lettres qu'elle
Plus tard, la place Saint-André-des-Arts et lui envoie sans oser les décacheter : << ... tantdt
Neuilly. De longues promenades. des tendresses par la crainte de tes reproches, tantdt par la peur
perpétuelles! Je me souviens des quais qui d'apprendre sur ta santé des nouvelles affli-
étaient si tristes le soir. Ah! q'a été pour oi le geantes, je n'ose pas décacheter tes lettres.
bon temps des tendresses maternelles... $étais Devant une lettre, je ne suis pas brave... » Ces
toujours vivant en toi; tu étais uniquement a reproches, il sait qu'ils sont injustes, aveugles,
moi. Tu étais a la fois une idole et un cama- inintelligents, qu'elle les lui adresse sous l'in-
rade. » 11 l'a certainement aimée comme une fluence d'Ancelle ou de son voisin d'Honfleur, ou
femme plus encore que comme une mere : lors- d'un curé qu'il déteste. N'importe : ce sont pour
que le général vivait enoore il adorait lui donner lui des condamnations sans appel. 11 l'a investie,
des rendez-vous adulteres, dans les musées. Et, malgré elle, du pouvoir supreme de le juger et
dans la derniere période de sa vie, il lui arrive meme s'il conteste un a un les motifs du juge-
encore d'employer avec elle un ton de galanterie ment, la sentence demeure inébranlée. 11a choisi
charmante et légere : << (A Honfleur.) Je serai, de se jeter, devant elle, dans la situation du
non pas heureux, c'est impossible, mais assez coupable. Ses lettres sont des confessions a la
tranquille pour consacrer toute ma journée au
travail, et toute ma soirée a te divertir et a te 1 . Lettre du 26 mars 1860.
russe; et, comme il sait qu'elle le blame, il meme facon, lorsqu'il a posé sa candidature a
s'ingénie a lui fournir des raisons, il << en llAcadémie,il souhaitait des juges plutdt que des
remet D. Mais surtout il tient a se racheter aux électeurs, puisqu'il entendait que le vote des
yeux de sa mere. Un de ses plus briilants, de ses Immortels f i t sa réhabilitation. Fran~oisPorché
plus constants espoirs c'est qu'il viendra un jour écrit fort justement : << Baudelaire a donc pensé
ou elle réformera solennellement son jugement que s'il parvenait a franchir le seuil de 1'Acadé-
sur lui. A quarante et un ans, pendant sa crise de mie, la suspjcion qui l'entourait cesserait du
dévotion, il prie Dieu de lui << communiquer la meme coup. Evidemment, mais le raisonnement
force nécessaire pour accomplir tous (ses) comportait un cercle vicieux, puisque c'était
devoirs et d'octroyer a (sa) mere une vie assez cette suspicion meme qui 6tait au poete toute
longue pour jouir de (sa) transformation D. Ce chance de succes. >> Irrité par les bavardages
souhait revient souvent dans sa correspondance. d'Ancelle, que sa bonhomie empechait de pren-
On sent qu'il est pour lui d'une importance dre place d a n ~la galerie des juges, Baudelaire
capitale et métaphysique. Cet ultime jugement s'est choisi par coup de tete un autre conseiller,
qu'il attend, c'est une consécration de sa vie. Si un certain M. Jaquotot. 11 s'en déclare ravi :
<< Avec ses airs évaporés et son amour du plaisir
sa mere mourait sans que la cérémonie ait eu
lieu, la vie de Baudelaire serait gachée, elle se il m'apparait comme un homme sage. Au moins
poursuivrait au petit bonheur, elle serait enva- a-t-il le sens des convenances et il l'a bien prouvé
hie soudain par l'affreuse gratuité qu'il repousse dans cet interrogatoire multiplié mais amical
de toutes ses forces. Mais si, au contraire, elle se qu'il m'a fait subir. >> 11 reconnait donc lui-meme
déclarait un jour satisfaite, elle aurait marqué que M. Jaquotot lui parle sur un ton qui lui plait.
de son sceau cette existence tourmentée ; B ude- Or voici comment ce M. Jaquotot s'exprime sur
f
laire aurait fait son salut parce que sa g ande Baudelaire dans une lettre a M"" Aupick :
conscience vague serait entérinée.
Mais cette sévérité qui tantdt se dépouille 11 est fort calmé et je lui ai fait sentir l'inconve-
jusqu'a n'etre plus que le pur regard de Dieu et nance de semblables procédés vis-a-vis d'un ami
tant6t s'incarne dans un général, dans une respecté et ami de su mere; tout en convenant de
femme vieillissante et futile, elle peut prendre ses torts, il a persisté de ne vouloir pus avoir de
aussi d'autres formes. Tantdt ce seront les rapports avec lui... Je crois a su véracité, car il a
magistrats de Napoléon 111, tantdt les membres tout intérgt a se bien conduire et a ne pus vous
de 1'Académie franqaise qui seront revetus d'une induire en erreur ni moi non plus.
dignité inattendue. On a prétendu que Baude-
laire a été surpris par la condamnation des Nous sommes donc forcés de conclure que
Fleurs du Mal; c'est faux : il s'y attendait, ses Baudelaire aimait ce ton discretement protec-
lettres a Poulet-Malassis le prouvent; on pour- teur. Lui-meme d'ailleurs explique a sa mere,
rait meme dire qu'il la recherchait. Et, de la avec une sorte de fatuité, qu'il a été grondé :
Et comme s'il n'avait pas assez de tous ces
M. Jaquotot, dit-il, a commencé par me repro- tuteurs et curateurs, de tous ces gros Messieurs
cher tres vivement ma violence... qui décidaient entre eux de son destin, il élit un
tuteur secret, le plus sévere de tous, Joseph de
Et il ajoute : Maistre, derniere incarnation de 1'Autre. << C'est
lui, dit-il, qui m'a appris a penser. » Pour se
M. Jaquotot m'a demandé si je me soumettrais d sentir tout a fait a l'aise, ne faut-il pas qu'il
une espece de surveillance de su part, au cas o&il se occupe une place désignée dans la hiérarchie
substituerait d Ancelle. Je 'lui ai dit que j'acceptais naturelle et sociale? Ce penseur austere et de
tres volontiers... mauvaise foi lui apprendra les arguments eni-
vrants du conservatisme. Car tout se tient : dans
Et le voila tout heureux d'avoir changé de cette société dont il veut &re l'enfant terrible, il
maitre. Ainsi, tant il est vrai que chacun faconne faut une élite de fouetteurs : En politique, le
son destin a son image, Baudelaire, qui a choisi vrai saint est celui qui fouette et tue le peuple
originellement de vivre en tutelle, a été comblé pour le bien du peuple. » C'est avec un frisson de
par le sort : l'existence de son conseil de famille plaisir sans doute qu'il écrivit cette phrase : car
a été sans doute pour lui la source d'humilia- si le politique tue le peuple au nom du Bien du
tions et d'embarras innombrables - et il l'a tres peuple, voila ce Bien plus siirement mis hors de
sincerement détesté. Mais pour cet amateur de portée. Quelle sécurité, puisqu'il est interdit a la
fouet et de juges, ce tribunal était indispensable, victime d'en décider et que, au sein de ses
il satisfaisait chez lui un besoin. Aussi n'y faut-il souffrances, on lui apprend que c'est pour son
pas . voir un accident malheureux, brisant une Bien - ce Bien qu'elle ignore - qu'elle est en
carriere, mais l'image tres exacte des aspir tions train de mourir ! 11 faut aussi que la hiérarchie la
du poete et comme un organe nécessaire 4son plus rigoureuse soit préétablie et que les fouet-
équilibre. GrAce a lui, il fut toujours a l'attache, teurs s'en fassent les gardiens. 11 faut enfin des
toujours dans les chaines; toute sa vie ces privileges et des anathemes qui ne proviennent
hommes graves et imposants que Kafka efit point de mérites volontairement acquis ou de
nommé des N Messieurs » eurent le droit de lui fautes délibérées mais qui pesent au contraire a
parler sur un ton de sévérité paternelle; il dut priori comme des malédictions. C'est pourquoi
mendier de l'argent comme un étudiant dépen- Baudelaire se proclamera antisémite. La piece
sier, et il n'en recut jamais que grAce a la est montée : Baudelaire y a sa place qui l'attend.
bienveillance de ces nombreux << peres », que la 11 ne sera point fouetteur - car au-dessus des
loi lui avait donnés. 11 fut un éternel mineur, un fouetteurs il y a le vide et la gratuité - mais il se
adolescent vieilli et vécut dans la fureur et la fera - avec quelles délices - le premier des
haine mais sous la garde vigilante et rassurante fouettés.
d'Autrui. Mais, ne l'oublions pas, c'est en faisant le Mal
!
consciemment et par sa conscience dans le Mal comme une chose pour mieux pouvoir l'embras-
que Baudelaire donne son adhésion au Bien. ser; mais lorsqu'il s'agit de l'etre qu'on est pour
Pour lui, si l'on met A part de brusques ferveurs, les autres, on se récupérera si l'on peut assimiler
d'ailleurs toutes passageres et inefficaces, la loi la chose a une libre conscience. Cette alternance
morale semble n'etre la que pour se faire violer. paradoxale vient de l'ambiguité de la notion de
11 ne se contente pas de revendiquer orgueilleu- possession. On ne se possede que si l'on se crée et
sement la destinée de Paria : il faut qu'il peche a si l'on se crée, on s'échappe; on ne possede
chaque minute. C'est ici que nos descriptions se jamais qu'une chose ; mais si l'on est chose dans
compliquent par l'intervention d'une dimension le monde on perd cette liberté créatrice qui est le
nouvelle : celle de la liberté. fondement de l'appropriation. Et puis Baude-
C'est que l'attitude de Baudelaire vis-A-vis de laire qui a le sens et le gout de la liberté a pris
sa singularité n'est pas sisimple. En un sens, il peur devant elle lorsqu'il est descendu dans les
réclame d'en jouir comme les Autres peuvent le limbes de sa conscience. 11 a vu qu'elle condui-
faire et cela signifie qu'il veut se tenir en face sait nécessairement a la solitude absolue et a la
d'elle comme en face d'un objet ; il souhaite que responsabilité totale. 11 veut fuir cette angoisse
son regard intérieur la fasse naitre comme la de l'homme seul qui se sait responsable sans
blancheur du merle blanc nait sous les yeux des recours du monde, du Bien et du Mal. 11veut etre
autres merles. 11 faut qu'elle soit la, posée, stable libre, sans doute, mais libre dans le cadre d'un
et tranquille a la manikre d'une essence. Mais, univers tout fait. De meme qu'il s'est arrangé
d'un autre &té, son orgueil ne saurait se satis- pour conquérir une solitude accompagnée et
faire d'une originalité passivement acceptée et consacrée, de meme il tente de se donner une
dont .il ne soit pas l'auteur. 11 veut s'etre fait ce liberté a responsabilité limitée. 11 veut se créer
qu'il est. Et nous l'avons vu, des l'enfance, lui-meme, sans doute, mais te1 que les autres le
assumer rageusement sa séparation de peur voient. 11 veut &re cette nature contradictoire :
de la subir. Sans doute, faute de pouvoir attein- une liberté-chose. 11 h i t cette vérité redoutable
dre en lui ce qui le rend irremplaqable, s'est-il que la liberté n'est bornée que par elle-meme, et
adressé aux autres et leur a-t-il demandé de le il cherche a la contenir dans des cadres exté-
constituer autre par leurs jugements. Mais il ne rieurs. 11 lui demande tout juste d'etre assez forte
saurait admettre d'etre le pur objet de leurs pour qu'il puisse revendiquer comme son oeuvre
regards. De la meme facon qu'il voudrait objecti- l'image que les autres ont de lui ;son idéal serait
ver le vague flux de sa vie intime, il tente d'etre sa propre cause, ce qui apaiserait son
d'intérioriser cette chose qu'il est pour autrui en orgueil, et de s'etre produit cependant conformé-
en faisant un libre projet de soi-meme. 11 s'agit ment a un plan divin, ce qui calmerait son
toujours, au fond, du meme effort constant de angoisse et le justifierait d'exister; en un mot il
récupération. Se récupérer, sur le plan de la vie réclame d'etre libre, ce qui suppose qu'il est.
intime, c'est tenter de considérer sa conscience gratuit et injustifiable dans son indépendance
0
meme - et d'etre consacrt?, ce qui implique i théocratie. 11 ne reste qu'une seule voie h sa
que la société lui impose sa fonction et jusqu'h sa liberté : choisir le Mal. Entendons bien qu'il ne
nature. s'agit pas de cueillir les fruits défendus quoi-
N'affirme pas qui veut sa liberté dans le qu'ils soient défendus, mais parce qu'ils sont
monde de Joseph de Maistre. Les chemins sont défendus. Lorsqu'un homme choisit le crime par
tracés, les buts fixés, les ordres donnés, il n'est intéret en plein accord avec lui-mGme, il peut
qu'une seule voie pour l'homme de bien : le Gtre nuisible ou atroce, mais il ne fait pas
conformisme. Or c'est bien 1h ce que souhaite véritablement le Mal pour le Mal : il n'y a en lui
Baudelaire : la théocratie ne limite-t-elle pas la nulle désapprobation pour ce qu'il fait. Seuls les
liberté de l'homme a choisir des moyens en vue autres peuvent, du dehors, le juger mauvais;
d'atteindre des fins indiscutées ? mais s'il nous était loisible de nous promener
Mais d'autre part il méprise l'utile et l'action. dans sa conscience, nous n'y trouverions qu'un
Or on nomme utile, précisément, tout acte qui jeu de motifs, grossiers peut-&re, mais concor-
dispose des moyens en vue d'atteindre une fin dants. Faire le Mal pour le Mal c'est tres exacte-
préétablie. Baudelaire a trop le sens de la créa- ment faire tout expres le contraire de ce que l'on
tion pour accepter cet humble r61e ouvrier. En ce continue d'affirmer comme le Bien. C'est vouloir
sens, on peut entrevoir ici la signification.de sa ce qu'on ne veut pas - puisque l'on continue
vocation poétique : ses poemes sont comme des d'abhorrer les puissances mauvaises - et ne pas
succédanés de la création du Bien, qu'il s'est vouloir ce qu'on veut - puisque le Bien se
interdite. 11s manifestent la gratuité de la définit toujours comme l'objet et la fin de la
conscience, ils sont totalement inutiles, ils affir- volonté profonde. Telle est justement l'attitude
ment a chaque vers ce qu'il nomme lui-meme le de Baudelaire. 11 y a entre ses actes et ceux du
surnaturalisme. Et, en meme temps, ils restent coupable vulgaire la différence qui sépare les
dans l'imaginaire, ils laissent intouchée la ques- rnesses noires de l'athéisme. L'athée ne se soucie
tion de la création premiere et absolue. Ce sont pas de Dieu, parce qu'il a une fois pour toutes
en quelque smte des produits de remplacement, décidé qu'il n'existait pas. Mais le pretre des
chacun représente l'assouvissement symbolique messes noires hait Dieu parce qu'I1 est aimable,
d'un désir de totale autonomie, d'une soif de le bafoue parce qu'I1 est respectable; il met sa
création démiurgique. De cette activité dérivée volonté a nier l'ordre établi, mais, en meme
et comme sournoise, Baudelaire ne saurait pour- temps, il conserve cet ordre et l'affirme plus que
tant se contenter entierement. 11 se trouve donc jamais. Cessat-il un instant de l'affirmer, sa
en cette situation contradictoire : il veut mani- conscience redeviendrait d'accord avec elle-
fester son libre arbitre en n'agissant que pour meme, le Mal d'un seul coup se transformerait
des fins qui soient siennes, mais d'autre part il en Bien, et, dépassant tous les ordres qui n'éma-
veut masquer sa gratuité et limiter sa responsa- neraient pas de lui-meme, il émergerait dans le
bilité en acceptant les fins préétablies de la néant, sans Dieu, sans excuses, avec une respon-
L

consciemment et par sa conscience dans le Mal co6me une chose pour mieux pouvoir l'embras-
que Baudelaire donne son adhésion au Bien. ser; mais lorsqu'il s'agit de l'etre qu'on est pour
Pour lui, si l'on met a part de brusques ferveurs, les autres, on se récupérera si l'on peut assimiler
d'ailleurs toutes passageres et inefficaces, la loi la chose a une libre conscience. Cette alternance
morale semble n'etre la que pour se faire violer. paradoxale vient de l'ambiguité de la notion de
11 ne se contente pas de revendiquer orgueilleu- possession. On ne se possede que si l'on se crée et
sement la destinée de Paria : il faut qu'il peche A si l'on se crée, on s'échappe; on ne possede
chaque minute. C'est ici que nos descriptions se jamais qu'une chose ; mais si l'on est chose dans
compliquent par l'intervention d'une dimension le monde on perd cette liberté créatrice qui est le
nouvelle : celle de la liberté. fondement de l'appropriation. Et puis Baude-
C'est que l'attitude de Baudelaire vis-a-vis de laire qui a le sens et le gofit de la liberté a pris
sa singularité n'est pas si simple. En un sens, il peur devant elle lorsqu'il est descendu dans les
réclame d'en jouir comme les Autres peuvent le limbes de sa conscience. 11 a vu qu'elle condui-
faire et cela signifie qu'il veut se tenir en face sait nécessairement A la solitude absolue et A la
d'elle comme en face d'un objet; il souhaite que responsabilité totale. 11 veut fuir cette angoisse
son regard intérieur la fasse naitre comme la de l'homme seul qui se sait responsable sans
blancheur du merle blanc nait sous les yeux des recours du monde, du Bien et du Mal. 11 veut etre
autres merles. 11 faut qu'elle soit la, posée, stable libre, sans doute, mais libre dans le cadre d'un
et tranquille a la manikre d'une essence. Mais, univers tout fait. De meme qu'il s'est arrangé
d'un autre caté, son orgueil ne saurait se satis- pour conquérir une solitude accompagnée et
faire d'une originalité passivement acceptée et consacrée, de meme il tente de se donner une
dont .il ne soit pas l'auteur. 11 veut s'etre fait ce liberté a responsabilité limitée. 11 veut se créer
qu'il est. Et nous l'avons vu, des l'enfance, lui-meme, sans doute, mais te1 que les autres le
assumer rageusement sa « séparation » de peur voient. 11 veut etre cette nature contradictoire :
de la subir. Sans doute, faute de pouvoir attein- une liberté-chose. 11 h i t cette vérité redoutable
dre en lui ce qui le rend irremplaqable, s'est-il que la liberté n'est bornée que par elle-meme, et
adressé aux autres et leur a-t-il demandé de le il cherche a la contenir dans des cadres exté-
constituer autre par leurs jugements. Mais il ne rieurs. 11lui demande tout juste d'etre assez forte
saurait admettre d'etre le pur objet de leurs pour qu'il puisse revendiquer comme son ceuvre
regards. De la meme faqon qu'il voudrait objecti- l'image que les autres ont de lui ; son idéal serait
ver le vague flux de sa vie intime, il tente d'etre sa propre cause, ce qui apaiserait son
d'intérioriser cette chose qu'il est pour autrui en orgueil, et de s'etre produit cependant conformé-
en faisant un libre projet de soi-meme. 11 s'agit ment a un plan divin, ce qui calmerait son
toujours, au fond, du meme effort constant de angoisse et le justifierait d'exister; en un mot il
récupération. Se récupérer, sur le plan de la vie réclame d'etre libre, ce qui suppose qu'il est.
intime, c'est tenter de considérer sa conscience gratuit et injustifiable dans son indépendance
meme - et d'etre consacré, ce qui implique théocratie. 11 ne reste qu'une seule voie a sa
que la société lui impose sa fonction et jusqu'a sa liberté : choisir le Mal. Entendons bien qu'il ne
nature. s'agit pas de cueillir les fruits défendus quoi-
N'affirme pas qui veut sa liberté dans le qu'ils soient défendus, mais parce qu'ils sont
monde de Joseph de Maistre. Les chemins sont défendus. Lorsqu'un homme choisit le crime par
tracés, les buts fixés, les ordres donnés, il n'est intéret en plein accord avec lui-meme, il peut
qu'une seule voie pour l'homme de bien : le &re nuisible ou atroce, mais il ne fait pas
conformisme. Or c'est bien la ce que souhaite véritablement le Mal pour le Mal : il n'y a en lui
Baudelaire : la théocratie ne limite-t-elle pas la nulle désapprobation pour ce qu'il fait. Seuls les
liberté de l'homme a choisir des moyens en vue autres peuvent, du dehors, le juger mauvais;
d'atteindre des fins indiscutées ? mais s'il nous était loisible de nous promener
Mais d'autre part il méprise l'utile et l'action. dans sa conscience, nous n'y trouverions qu'un 3
Or on nomme utile, précisément, tout acte qui jeu de motifs, grossiers peut-etre, mais concor-
dispose des moyens en vue d'atteindre une fin dants. Faire le Mal pour le Mal c'est tres exacte-
préétablie. Baudelaire a trop le sens de la créa- ment faire tout expres le contraire de ce que l'on
tion pour accepter cet humble r6le ouvrier. En ce continue d'affirmer comme le Bien. C'est vouloir
sens, on peut entrevoir ici la signification de sa ce qu'on ne veut pas - puisque l'on continue
vocation poétique : ses poemes sont comme des d'abhorrer les puissances mauvaises - et ne pas
succédanés de la création du Bien, qu'il s'est vouloir ce qu'on veut - puisque le Bien se
interdite. 11s manifestent la gratuité de la définit toujours comme l'objet et la fin de la
conscience, ils sont totalement inutiles, ils affir- volonté profonde. Telle est justement l'attitude
ment a chaque vers ce qu'il nomme lui-meme le de Baudelaire. 11 y a entre ses actes et ceux du
surnaturalisme. Et, en meme temps, ils restent coupable vulgaire la différence qui sépare les
dans l'imaginaire, ils laissent intouchée la ques- rnesses noires de l'athéisme. L'athée ne se soucie
tion de la création premiere et absolue. Ce sont pas de Dieu, parce qu'il a une fois pour toutes
en quelque smte des produits de remplacement, décidé qu'il n'existait pas. Mais le pretre des
chacun représente l'assouvissement symbolique messes noires hait Dieu parce qu'I1 est aimable,
d'un désir de totale autonomie, d'une soif de le bafoue parce qu'I1 est respectable; il met sa
création démiurgique. De cette activité dérivée volonté a nier l'ordre établi, mais, en meme
et comme sournoise, Baudelaire ne saurait pour- temps, il conserve cet ordre et l'affirme plus que
tant se contenter entierement. 11 se trouve donc jamais. Cessat-il un instant de l'affirmer, sa
en cette situation contradictoire : il veut mani- conscience redeviendrait d'accord avec elle-
fester son libre arbitre en n'agissant que pour meme, le Mal d'un seul coup se transformerait
des fins qui soient siennes, mais d'autre part il en Bien, et, dépassant tous les ordres qui n'éma-
veut masquer sa gratuité et limiter sa responsa- neraient pas de lui-meme, il émergerait dans le
bilité en acceptant les fins préétablies de la néant, sans Dieu, sans excuses, avec une respon-
sabilité totale. Or le déchirement qui définit la deux especes de création a responsabilité limitée
« conscience dans le Mal », s'exprime claire- se rejoignent et se fondent, nous possédons, pour
ment dans le texte que nous citions plus haut sur le coup, une fleur du mal. Mais la création
la double postulation : a 11 y a dans tout homme, délibérée du Mal, c'est-a-dire la faute, est accep-
a toute heure, deux postulations simultanées, tation et reconnaissance du Bien; elle lui rend
I'une vers Dieu, I'autre vers Satan. D 11 faut hommage et, en se baptisant elle-meme mau-
entendre, en effet, que ces deux postulations ne vaise, elle avoue qu'elle est relative et dérivée,
sont pas indépendantes - deux forces contraires que, sans le Bien, elle n'existerait pas. Elle
et autonomes appliquées simultanément au concoilrt donc, par un détour, a glorifier la regle.
meme point - mais que l'une est fonction de Mieux encore, elle proclame qu'elle est néant.
l'autre. Pour que la liberté soit vertigineuse, elle Puisque tout ce qui est sert le Bien, le Mal n'est
doit choisir, dans le monde théocratique, d'avoir pas. Comme le dit Claudel : Le pire n'est pas
infiniment tort. Ainsi est-elle unique dans cet toujours sur. Et le coupable a le sentiment que sa
univers tout entier engagé dans le Bien; mais il faute est, a la fois, un défi a l'etre meme et, a la
faut qu'elle adhere entierement au Bien, qu'elle fois, une espieglerie qui, glissant sur l'etre sans
le maintienne et le renforce, pour pouvoir se l'entamer, ne tire pas a conséquence. Le pécheur
jeter dans le Mal. Et celui qui se damne acquiert est un enfant terrible mais le fond est bon et il le
une solitude qui est comme l'image affaiblie de sait. 11 se considere comme le fils prodigue que
la grande solitude de l'homme vraiment libre. 11 son pere ne cessera jamais d'attendre. En refu-
est seul, en effet, tout autant qu'il le veut, pas sant l'Utile, en consacrant ses efforts et ses soins
plus. Le monde reste en ordre, les fins demeurent a cultiver des anomalies sans efficace, et meme
absolues et intangibles, la hiérarchie n'est pas sans véritable existence, il accepte d'etre consi-
bouleversée : qu'il se repente, qu'il cesse de déré comme un adolescent qui joue. C'est meme
vouloir le Mal et tout soudain il sera rétabli dans ce qui lui donne, au sein de ses terreurs, une si
sa dignité. En un certain sens il crée : il fait parfaite sécurité : il joue et on le laisse faire ; en
apparaitre, dans un univers ou chaque élément un mot sa liberté meme, sa liberté pour le mal
se sacrifie pour concourir a la grandeur de lui a été concédée. Sans doute il y a la Damna-
l'ensemble, la singularité, c'est-a-dire la rébel- tion : mais le pécheur souffre tant, il garde, au
lion d'un fragment, d'un détail. Par la, quelque sein de ses fautes, un sentiment si aigu du Bien
chose s'est produit qui n'existait pas aupara- qu'il ne doute pas vraiment d'etre pardonné.
vant, que rien ne peut effacer et qui n'était L'Enfer, c'est bon pour les turpitudes épaisses et
aucunement preparé par l'économie rigoureuse satisfaites, mais l'iime de celui qui veut le mal
du monde : il s'agit d'une oeuvre de luxe, gra- pour le mal est une fleur exquise. Elle serait
tuite et imprévisible. Notons ici le rapport du aussi déplacée dans la tourbe vulgaire des cou-
mal et de la poésie : lorsque, par-dessus le pables qu'une Duchesse a Saint-Lazare, au
marché, la poésie prend le mal pour objet, les milieu des filles. D'ailleurs Baudelaire, qui
appartient a cette aristocratie du Mal, ne croit lorsque la faute mene a la volupté, la volupté
pas assez a Dieu pour redouter sinckrement r
bénéficie de la faute. Elle apparait d'abord
1'Enfer. Pour lui, la damnation est sur cette terre comme élue entre toutes : puisqu'elle est défen-
et elle n'est jamais définitive : c'est le blame due, elle est inutile, c'est un luxe. Mais en outre,
d'Autrui, c'est le regard du général Aupick, c'est comme elle fut recherchée contre l'ordre établi
la lettre de sa mere qu'il traine dans sa poche par une liberté qui se damne pour la faire naitre,
sans l'ouvrir, c'est le conseil de famille, ce sont elle apparait comme l'analogue d'une création.
les bavardages protecteurs d'Ancelle. Mais un Les plaisirs grossiers, simples satisfactions des
jour viendra ou les dettes seront remboursées, ou appétits, nous enchainent a la nature en meme
sa mere p o m a l'absoudre : il ne doute pas de la temps qu'ils nous banalisent. Mais ce que Bau-
rédemption finale. On conqoit a présent qu'il delaire nomme Volupté est d'une r a r e t é
veuille des juges séveres : l'indulgence, la tolé- exquise : puisque le pécheur sera, dans le
rance, la compréhension, en le faisant moins moment qui la suit, plongé dans le remords, elle
coupable, affaibliraien t d'autant sa liberté. le est comme l'instant unique et privilégié de
voila donc pervers. Jules Lemaitre a dit de lui l'engagement. Par elle, il se fait coupable et,
assez jGstement : Comme rien n'égale en inten- tandis qu'il succombe, le regard de ses juges ne
sité et en profondeur les sentiments religieux (a le quitte pas : il peche en public et, pendant qu'il
cause de ce qu'ils peuvent contenir de terreur et connait l'atroce sécurité d'etre mué en objet par
d'amour) on les reprend, on les ravive en soi - et la condamnation morale qu'il mérite, il éprouve
cela, en pleine recherche des sensations les plus la fierté de se sentir créateur et libre. Ce retour
directement condamnées par les croyances d'ou sur soi qui accompagne nécessairement la faute
dérivent ces sentiments. On arrive ainsi a quel- l'empeche de s'enfoncer jusqu'au caeur dans le
que chose de mervkilleusement artificiel... l . » plaisir. Jamais il ne se laisse enliser au point
11 n'y a pas de doute, en effet, que Baudelaire d'en perdre le sens. Mais au contraire, c'est dans
ne prit plaisir a ses fautes. Encore faut-il expli- la volupté la plus apre qu'il se trouve : il est la
quer la nature de ce plaisir. Lorsque Lemaitre tout entier, libre et condamné, créateur et cou-
ajoute en effet que le Baudelairisme est << le pable. Et cette jouissance de lui-meme réalise
supreme dffort de l'épicurisme intellectuel et comme une distance contemplative entre lui et
sentimental D il se trompe completement. 11 ne son plaisir. La volupté baudelairienne est comme
s'agit pas pour Baudelaire d'aviver délibérément retenue, regardée plus encore que ressentie, on
ses plaisirs : il pourrait meme répondre de ne s'y plonge point, on l'effleure, elle est un
bonne foi qu'il les a empoisonnés au contraire. prétexte autant qu'une fin ; la liberté, le remords
Et l'idée meme de la recherche épicurienne du la spiritualisent ; elle est affinée, désubstantiali-
plaisir est la plus éloignée de lui qui soit. Mais sée par le Mal.

1. Jules Lemaitre : Joumal des Ddbats, 1887. Moi, je dis : la volupté unique et supr2me de
l'amour git dans la certitude de faire le mal. - Et recréée par la liberté, du plaisir spiritualisé par
l'homme et la femme savent de naissance que dans le mal. Pour exprimer les choses en termes
le mal se trouve toute volupté. clairs, il a plus de sensualité que de tempéra-
ment. L'homme de tempérament s'oublie dans
Et l'on peut comprendre a présent, mais a l'ivresse des sens ; Baudelaire ne se perd jamais.
présent seulement, ce mot de Baudelaire : L'acte sexuel proprement dit lui fait horreur,
parce qu'il est naturel et brutal et parce qu'il est,
Tout enfant j'ai senti dans mon cceur deux au fond, une communication avec 1'Autre :
sentiments contradictoires, l'howeur de la vie et <( Foutre, c'est aspirer a entrer dans un autre, et
l'extase de la vie. l'artiste ne sort jamais de lui-meme. » Mais il
existe des plaisirs a distance : voir, palper, respi-
Ici encore, il ne faut pas envisager cette hor- rer la chair de la femme. Sans aucun doute, ce
reur et cette extase indépendamment l'une de sont ceux qu'il s'accordait. 11 était voyeur et
l'autre. L'horreur de la vie, c'est l'horreur du fétichiste précisément parce que ces vices alle-
naturel, l'horreur de l'exubérance spontanée de gent la volupté, parce qu'ils réalisent la posses-
la nature, l'horreur aussi des molles limbes sion de loin, symboliquement, pour ainsi dire. Le
vivantes de la conscience. Puis c'est l'adhésion voyeur ne se livre pas; un frisson obsckne et
au conservatisme étriqué de Joseph de Maistre, discret le parcourt tout entier, pendant que, vetu
avec son gout de contraintes et de catégories jusqu'au cou, il contemple une nudité sans la
artificielles. Mais l'extase de la vie nait ensuite, toucher. 11 fait le mal et il le sait; il possede
bien abritée par toutes ces barrieres. C'est ce l'autre a distance et il se garde. Apres cela, il
mélange tout baudelairien de contemplation et importe peu qu'il demandiit l'assouvissement a
de jouissance, ce plaisir spiritualisé qu'il nomme la jouissance solitaire, comme on l'a suggéré, ou
volupté, c'est I'écorniflage prudent du Mal, a ce qu'il nomme, avec une brutalité voulue, la
quand le corps entier reste en arriere et caresse <( fouterie B. Meme dans le coit, il fut demeuré
sans étreindre. On l'a dit impuissant. Et sans un solitaire, un onaniste, car il ne jouissait au
doute la possession physique, trop proche du fond que de son péché. L'essentiel c'est qu'il
plaisir naturel, ne l'attjrait pas particuliere- adorait 6 la vie n, mais la vie enchainée, retenue,
ment. 11 a dit avec mépris de la femme, qu'elle effleurée et que cet amour impur, comme une
« est en rut et veut etre foutue D. Des intellec- fleur du mal, naissait sur l'humus de l'horreur.
tuels de son espece il reconnait que « plus (ils) C'est ainsi que, dans l'ensemble, il a concu le
cultivent les arts, moins ils bandent », ce qui péché, avant tout, sous la fonne de l'érotisme.
peut passer pour un aveu. Mais la vie n'est pas la Les mille autres formes du mal, la trahison, la
nature. Et il avoue dans Mon cceur mis d nu qu'il bassesse, l'envie, la brutalité, l'avarice, tant
a « un gout tres vif de la vie et du plaisir D. C'est- d'autres encore, lui sont demeurées tout a fait
a-dire de la vie décantée, tenue a distance, étrangeres. 11 a choisi un péché somptueux et
aristocratique. Avec ses défauts réels, la paresse et qu'elle se soutient d'elle-meme a I'etre. Nous
et la << procrastination m, il ne plaisante pas du voila renvoyés au mode de présence de la
tout. 11 les hait, il s'en désole : c'est qu'ils se conscience et de la liberté, que nous nommerons
dressent contre sa liberté, non contre des fins existente. Baudelaire ne peut ni ne veut vivre
préétablies. De la meme faqon le masochiste I'etre ou I'existence jusqu'au bout. A peine s'est-il
baisera les pieds d'une prostituée qui le gifle laissé aller a l'un des deux partis qu'il se réfugie
pour de l'argent et tuera peut-etre l'homme qui aussitot dans l'autre. Se sent-il objet - et objet
l'a injurié pour de bon. 11 s'agit d'un jeu qui ne coupable - aux yeux des juges qu'il s'est don-
tire pas Zi conséquence : un jeu avec la vie, un jeu nés, il affirme aussitot contre eux sa liberté, soit
avec le Mal. Mais justement parce que c'est un par des fanfaronnades de vice, soit par un
jeu a vide. Baudelaire s'y plalt ; des actes nuls et remords qui l'enleve d'un coup d'aile au-dessus
stériles, sans postérité, un mal fantome, visé, de sa nature, soit par mille autres ruses que nous
suggéré. plus que réalisé : rien ne fait sentir verrons bientot. Mais s'il aborde alors le terrain
davantage la liberté et la solitude. En meme de la liberté, il prend peur devant sa gratuité,
temps, les droits du Bien ont été sauvegardés : il devant les limites de sa conscience, il se rac-
ne s'est agi que de frissons; on a glissé, on ne croche a un univers tout fait, ou le Bien et le Mal
s'est pas vraiment compromis. Buffon, nous dit- sont donnés d'avance et ou il occupe une place
on, écrivait en manchettes; pareillement, Bau- déterminée. 11 a choisi d'avoir une conscience
delaire mettait des gants pour faire l'amour. perpétuellement déchirée, u n e m a u v a i s e
A partir de la double postulation, le climat conscience. Son insistance a montrer dans
intérieur de Baudelaire devient assez facile a l'homme une dualité perpétuelle, double postu-
décrire : cet homme a toute sa vie, par orgueil et lation, ame et corps, horreur de la vie et extase
rancune, tenté de se faire chose aux yeux des de la vie, traduit l'écartelement de son esprit.
autres et aux siens propres. 11 a souhaité se Parce qu'il a voulu a la fois etre et exister, parce
dresser a l'écart de la grande fete sociale, a la qu'il h i t sans relache l'existence dans l'etre et
maniere d'une statue, définitif, opaque, inassi- l'etre dans l'existence, il n'est qu'une plaie vive
milable. En un mot, nous dirons qu'il a voulu aux levres largement écartées et tous ses actes,
&re - et nous entendrons par la le mode de chacune de ses pensées comportent deux signifi-
présence tetu et rigoureusement défini d'un cations, deux intentions contradictoires qui se
objet. Mais cet &re qu'il voulait faire constater commandent et se détmisent l'une l'autre. 11
aux autres et dont il voulait jouir lui-meme, maintient le Bien pour pouvoir accomplir le Mal
Baudelaire n'efit pas toléré qu'il efit la passivité et, s'il fait le Mal, c'est pour rendre hommage au
et l'inconscience d'un ustensile. 11 veut bien etre Bien. S'il sort de la Norme, c'est pour mieux
un objet mais non pas un pur donné de hasard ; sentir la puissance de la Loi, pour qu'un regard
cette chose sera vraiment sienne, elle se sauvera le juge et le classe malgré lui dans la hiérarchie
si l'on peut établir qu'elle s'est créée elle-meme universelle, mais s'il reconnait explicitement cet
Ordre et ce pouvoir supreme, c'est pour pouvoir qu'il sent, a aucune de ses souffrances, a aucune
y échapper et sentir sa solitude dans le péché. de ses grinqantes voluptés, Baudelaire ne croit
Ces monstres qu'il adore, il y retrouve avant tout tout a fait : c'est peut-etre la sa véritable souf-
les lois impresciiptibles du Monde, au sens ou france. Mais ne nous y trompons pas ; ne pas tout
a l'exception confirme la regle m ; mais il les y a fait croire, ce n'est pas nier ; la mauvaise foi est
trouve bafouées. Rien n'est simple chez lui ; il s'y encore de la foi. 11 faut plut6t concevoir que les
perd et finit par écrire dans le désespoir : a J'ai sentiments de Baudelaire ont une sorte de vide
une ame si singuliere que je ne m'y reconnais pas intérieur. 11 tente par une frénésie perpétuelle,
moi-meme. >> Cette ame singuliere vit dans la par une extraordinaire nervosité, de compenser
mauvaise foi. 11 y a en effet en elle quelque chose leur insuffisance. Mais en vain : ils sonnent
qu'elle se dissimule dans une fuite perpétuelle : creux. 11 rappelle ce psychasthénique qui, s'étant
c'est qu'elle a choisi de ne pas choisir son Bien, convaincu d'avoir un ulcere de l'estomac, se
c'est que sa liberté profonde, renaclant devant roulait par terre, ruisselait de sueur, hurlait et
elle-meme, emprunte au-dehors des principes tremblait : mais la douleur n'y était pas. Si nous
tout faits, précisément parce qu'ils sont tout pouvions écarter le vocabulaire outré dont Bau-
faits. 11 ne faudrait pas croire en effet, comme delaire use pour se décrire, négliger ces mots d'
Lemaitre, que ces complications soient claire- affreux »,de K cauchemar », << d'horreur >> qui
ment et manifestement voulues et que Baude- se rencontrent a toutes les pages des Fleurs'du
laire applique uniquement une technique de Mal, et descendre tout au fond de son c e u r , peut-
l'épicurisme : en ce cas toutes ces ruses seraient etre y trouverions-nous, sous les angoisses et les
vaines, il se connaitrait trop pour se tromper. Le remords, sous le frémissement des nerfs, douce
choix qu'il a fait de lui-meme est bien plus et plus insupportable que les maux les plus
enfoncé en lui. 11 ne le distingue pas parce qu'il pénibles, 1'Indifférence. Non pas une indiffé-
ne fait qu'un avec lui. Mais il ne faut pas non rence languide et provoquée par une insuffisance
plus assimiler une libre élection de cette espece physiologique, mais plutot cette impossibilité
aux obscures chimies que les psychanalystes fonciere de se prendre tout a fait au sérieux qui
relkguent dans l'inconscient. Cette élection de accompagne a l'ordinaire la mauvaise foi. Tous
Baudelaire, c'est su conscience, c'est son projet les traits qui composent son image, il faudra
essentiel. En un sens donc, il en est si pénétré donc les concevoir comme affectés d'un néant
qu'elle est comme sa propre transparence. Elle subtil et secret; et les mots dont nous userons
est la lumiere de son regard et le gout de ses pour le peindre, il faudra éviter d'en &re dupes
pensées. Mais dans ce choix meme il entre car ils évoquent et suggerent beaucoup plus qu'il
l'intention de ne pas se dire, d'embrasser toute n'était ; rappelons-nous, si nous voulons entre-
connaissance et de ne pas se faire connaitre. En voir les paysages lunaires de cette ame désolée,
un mot, ce choix origine1 est originellement de qu'un homme n'est jamais qu'une imposture.
mauvaise foi. A rien de ce qu'il pense, a rien de ce Ayant opté pour le mal, il a choisi de se sentir
coupable. C'est A travers le remords qu'il réalise il la fuit vers le Bien comme il fuyait le Bien vers
son unicité et sa liberté de pécheur. De toute sa le Mal. Et sans doute, par-dela le péché présent,
vie, le sentiment de sa culpabilité ne le quittera la punition vise-t-elle bien plus profondément,
pas. 11 ne s'agit pas d'une conséquence impor- bien plus obscurément cette Mauvaise Foi qui
tune de son choix : le remords a chez lui une est sa véritable faute, dont il ne veut pas conve-
irnportance fonctionnelle. C'est lui qui fait de nir et que pourtant il cherche a expier. Mais c'est
l'acte un péché; un crime dont on ne se repent vainement qu'il tente de franchir le cercle
pas n'est plus un crime. mais tout au plus une vicieux ou il s'est enfermé : car le bourreau est
malchance. 11 semble meme que, chez lui, le d'aussi mauvaise foi que la victime; le chiiti-
remords ait précédé la faute. A dix-huit ans déjii, ment est une complaisance comme le crime : il
il écrit A sa mere qu'il n'a << pas osé se montrer A vise une faute librement constituée comme faute
M. Aupick dans tout son laid B. 11 s'accuse par référence a des normes toutes faites. La
d'avoir << des défauts A foison et qui ne sont plus premiere et la plus constante de ces peines qu'il
des défauts agréables D. Et tout en se plaignant s'inflige, c'est sans contredit la lucidité. Cette
assez sournoisement des Lasegue chez qui on lucidité, nous en avons vu l'origine : il s'est placé
l'avait mis pensionnaire, il ajoute : << C'est peut- d'emblée sur le plan de la réflexion parce qu'il
etre un bien d'avoir été dénudé et dépoétisé, je voulait saisir son altérité. Mais il en use a présent
comprends mieux ce qui me manquait l . u Par la ccmme d'un fouet. Cette << conscience dans le
suite il ne cessera jamais de s'accuser. Et, bien mal » qu'il vante, elle peut etre parfois déli-
entendu, il est sincere - ou plutot sa mauvaise cieuse, elle est avant tout lancinante comme le
foi est si profonde qu'il n'en est plus le maitre. 11 repentir. Ce regard qu'il dirige sur soi, nous
a une si violente horreur de lui-meme qu'on peut avons vu qu'il l'assimile au regard d'Autrui. 11se
considérer sa vie comme une longue suite de voit ou tente de se voir comme s'il était un autre.
punitions qu'il s'inflige. Par l'auto-punition il se Et, certainement, il est impossible de se voir
rachete et, selon une expression qui lui est chere, vraiment avec les yeux d9Autrui,nous adhérons
il se << rajeunit D. Mais en meme temps il se trop a nous-memes. Mais si nous nous coulons
constitue comme coupable. 11 désarme sa faute dans la robe du juge, si notre conscience
et la consacre pourtant pour l'éternité ; il assi- réflexive mime le dégoiit et l'indignation a
mile son propre jugement sur lui-meme A celui l'égard de la conscience réfléchie, si, pour quali-
d'autrui ; c'est comme s'il prenait un instantané fier celle-ci. elle emprunte a la morale apprise
de sa liberté pécheresse et qu'il la figeiit pour ses notions et ses mesures, nous pouvons nous
l'éternité. Pour l'éternité il es? le plus irrempla- donner un moment l'illusion d'avoir introduit
cable des pécheurs; mais dans ce meme une distance entre le réfléchi et la réflexion. Par
moment, il la dépasse vers une liberté nouvelle, la lucidité auto-punitive, Baudelaire tente de se
constituer en objet devant ses propres yeux. 11
J . Lettre du rnardi 16 juillet 1839. nous explique qu'en outre cette clairvoyance
78
impitoyable, par un tour habile, peut prendre la une punition. Je n'y découvre pas un accident,
figure du rachat : << Cette action ridicule, liiche aucun de ces malheurs dont on peut dire qu'ils
ou vile, dont le souvenir m'a un moment agité sont immérités, inattendus : tout semble lui
est en complete contradiction avec ma vraie renvoyer son image; chaque événement semble
nature, ma nature actuelle et l'énergie meme un chatiment longuement médité. 11 a cherché et
avec laquelle je la contemple, le soin inquisito- trouvé son conseil de famille, cherché et trouvé
la condamnation de ses poemes, son échec A
rial avec lequel je I'analyse et la juge, prouvent I'Académie et ce genre de célébrité irritante qui
mes hautes et divines aptitudes pour la vertu. était si loin de la gloire qu'il revait. 11 s'appli-
Combien trouverait-on dans le monde d'hommes quait a se rendre odieux, pour éloigner et rebu-
aussi habiles our se juger, aussi séveres pour se ter. 11 faisait courir sur lui des bruits propres a
condamner? 'x 11 est vrai qu'il parle ici du l'humilier, en particulier il ne négligea rien pour
h m e u r d'opium. Mais ne nous a-t-il pas dit que
l'ivresse toxique ne produisait pas de modifica- qu'on le crtlt pédéraste. Baudelaire, dit Buis-
son, h t embarqué, comme pilotin, a bord d'un
tions importantes dans la personnalité de I'in- navire marchand qui partait pour 1'Inde. 11
toxiqué. C'est lui, ce fumeur qui se condamne et parlait avec horreur des traitements qu'il avait
s'absout, il est tout baudelairien ce << méca- subis. Et quand on songe a ce que devait etre cet
nisme complexe. Des le moment ou je me adolescent élégant, frele, presque une femme, et
constitue en objet, par la sévérité sociale avec aux m e u r s des marins, il est plus que probable
laquelle je me traite, je deviens le juge du meme qu'il était dans le vrai; nous frémissions en
coup, et la liberté s'échappe de la chose jugée l'entendant. » Le 3 janvier 1865, il écrit de
pour venir imprégner l'accusateur. Ainsi, par
une combinaison nouvelle, Baudedaire tente une Bruxelles a M"' Paul Meurice : J'ai passé ici
pour agent de police (c'est bien fait !)... pour
fois encore de rejoindre l'existence a l'etre. C'est pederaste (c'est moi-meme qui ai répandu ce
lui-meme cette liberté sévere qui échappe a bruit, et o n m'a cru!). » 11 est sans doute A
toute condamnation parce qu'elle n'est rien l'origine de l'echo perfide et sans fondement que
qu'une condamnation et c'est encore lui cet etre rapporte Charles Cousin et selon lequel il aurait
immobilisé dans sa faute que l'on contemple et été chassé du lycée Louis-le-Grand pour homo-
que l'on juge. Dehors et dedans a la fois, objet et sexualité. Mais il ne se prete pas seulement des
témoin pour lui-meme, il introduit en soi l ' e i l vices, il va jusqu'a se donner des ridicules :
des autres pour se saisir comme un autre; et, << Tout autre que lui, dit Asselineau, fut mort des
dans le moment ou il se voit, sa liberté s'affirme, ridicules qu'il se donnait a plaisir, dont les effets
échappe a tous les regards, car elle n'est plus le réjouissaient. 11 y a dans les récits de ceux
rien qu'un regard. Mais il est d'autres punitions. qui l'ont connu je ne sais que1 ton protecteur et
Et meme on pourrait dire que sa vie entiere fut souriant qui semble insupportable au lecteur
d'aujourd'hui et qu'il les amenait A prendre par
1 . Les Paradis artificiels.
ses excentrici tés. Lui-meme écri t dans Fusées : Et je devine, au bruit de son soufflebrutal,
« Quand j'aurais inspiré le dégout et l'horreur Qu'elle a souvent mordu le pain de l'hdpital l .
universels, j'aurais conquis la solitude. n Et,
certes, il faudra trouver a ce désir de dégouter les Le ton du pokme ne laisse pas de doute. En un
autres, plus d'une clé, comme a toutes les atti- sens, bien sur, il rejoint la fiere déclaration de
tudes de Baudelaire. Mais il n'est pas douteux Baudelaire h la fin de sa vie : « Ceux qui m'ont
qu'il faille y voir d'abord une tendance h l'auto- aimé étaient des gens méprisés, je dirais meme
punition. 11 n'est pas jusqu'h sa syphilis dont il méprisables, si je tenais a flatter les honnetes
ne soit l'artisan presque volontaire. Au moins gens. » C'est une confession insolente, un appel
l'a-t-il risquée consciemment dans sa jeunesse, implicite A l'hypocrite lecteur - son semblable,
car il se dit attiré par les prostituées les plus son frere. Mais n'oublions pas qu'il s'agit de
misérables. La crasse, la misere physique, la l'expression d'un fait. Ce qui est sor c'est que
maladie, l'hopital, voilh ce qui le séduit, voila ce Baudelaire, h travers le corps misérable de
qu'il aime en Sarah << l'affreuse Juive D. Louchette, cherche a s'approprier la maladie, les
tares, la hideur ; il veut les prendre sur lui et s'en
Vice beaucoup plus grave, elle porte pemque, charger, non par un mouvement de charité, mais
Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche pour en brfiler sa chair. L'insolence du poeme
[nuque ; exprime la réaction réflexive : plus le corps qui
Ce qui n'empeche pus les baisers amoureux s'abime en de sales voluptés sera souillé, conta-
De pleuvoir sur son front plus pelé qu'un léprem... miné, plus il sera objet de dégout pour Baude-
laire lui-meme, et plus le poete se sentira regard
et liberté, plus son Ame débordera cette guenille
Elle n'a que vingt ans; la gorge déja basse malade. Cette syphilis qui l'a torturé toute sa
Pend de chaque caté comme une calebasse vie, qui l'a mené au gAtisme et a la mort, est-ce
Et pourtant, me trafnant chaque nuit sur son corps trop dire qu'il l'a voulue ?
Ainsi qu'un nouveau-né, je la tete et la mords - Les remarques qui précedent permettent de
comprendre le fameux dolorisme » de Baude-
Et, bien qu'elle n'ait pus souvent meme une obole laire. Les critiques catholiques, Du Bos, Fumet,
Pour se frotter la chair et pour s'oindre I'épaule, Massin, ont jeté beaucoup d'obscurité sur cette
Je la leche en silence, avec plus de feweur question. 11s ont montré par cent citations que
Que Madeleine en feu les deux pieds du Sauveur - Baudelaire revendiquait pour lui la pire souf-
france ; ils ont cité les vers de Bénédiction :
La pauwe créature, au plaisir essoufflée, 1. Vers de jeunesse parus dans La Jeune Frunce et reproduits dans
A de rauques hoquets la poitrine gonflée le Baudelaire d8Eug&neCrépet.
Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Si j'ai le malkeur de viwe encore longtemps, la
Comme un divin remede c2 nos impuretés. dette peut se doubler encore.
Mais ils ne se sont pas demandé si Baudelaire On reconnait ici le theme de la vie perdue,
souffrait pour de vrai. A ce sujet, les témoignages giichée, de l'irrémédiable ainsi que les reproches
de Baizdelaire lui-meme sont assez variés. En irnplicites touchant le conseil de famille.
1861, il écrit a sa mere : L'homme qui a écrit ces lignes doit etre déses-
péré. Or, en la meme année 1860, un mois plus
... Moi, me tuer, c'est absurde, n'est-ce pus ? - tard, il écrit a Poulet-Malassis :
Tu vas donc laisser tu vieille mere toute seule,
diras-tu. - Ma foi! Si je n'en a i pus strictement le Quand vous aurez trouvé un komme qui, libre c2
droit, je crois que la quantité de douleurs que je dix-sept ans, avec un godt excessif des plaisirs,
subis depuis pres de trente ans me rendrait toujours sans famille, entre dans la vie littéraire
excusable. avec 30 000 francs de dettes et au bout de pres de
vingt ans ne les a augmentées que de 10000 et, de
11 a quarante ans a l'époque, il fait donc plus, est fort loin de se szntir abmti, vous me le
remonter le commencement de ses malheurs a sa présenterez et je saluerai en lui mon égal.
dixieme année, ce qui correspond a peu pres a
ces lignes de son autobiographie : << Apres 1830, Cette fois, le ton est satisfait ; cet homme qui se
le college de Lyon, coups, batailles avec les déclare « fort loin de se sentir abruti est bien
professeurs et les camarades, lourdes mélanco- loin de considérer qu'il ne fera rien de sa vie.
lies. » C'est la fameuse K felure >> provoquée par Quant aux dettes, elles étaient présentées, dans
le second mariage de sa mere et la correspon- la lettre d'aoiit, comme s'enflant d'elles-memes
dance abonde en plaintes variées sur son état. par une sorte de malédiction; dans la lettre de
Mais il faut remarquer qu'il s'agit toujours des septembre, on nous apprend que leur accroisse-
lettres a MmeAupick. 11 ne faudrait peut-Stre pas rnent a été contenu dans de séveres limites grace
considérer ces témoignages comme absolument a une intelligente économie. Oii est la vérité ? Ni
sinceres. En tout cas le rapprochement de deux dans un cas ni dans l'autre, évidemment. 11 est
textes comme ceux qui suivent indique assez frappant, en effet, que Baudelaire enfle les dettes
qu'il pouvait changer radicalement d'avis sur sa contractées apres 1843 lorsqu'il s'adresse sa
position selon ses correspondants. Le 21 aoiit mere et les minimise au contraire lorsqu'il écrit
1860, il écrit a sa mere : a Poulet-Malassis. Mais on peut déjh compren-
dre qu'il veut, auprks de M"" Aupick, faire figure
Je mourrai sans avoir rien fait de ma vie. Je de victime. Les lettres qu'il lui écrit sont un
devais vingt mille francs, j'en dois quarante mille. curieux mélange de confessions et de reproches
déguisés. La plupart du temps, le sens en est
peu pres celui-ci : voila dans quelle abjection tu regard, de les dévaloriser sournoisement, par en
m'as fait tomber. Pendant ces vingt années de dessous, de les rendre néfastes sans cependant en
correspondance, il étale inlassablement les diminuer la valeur absolue. 11 se met en état de
memes griefs : le mariage de sa mere, le conseil rancune vis-a-vis du Bien. C'est un processus fré-
de famille. 11 déclare qu'Ancelle << est pour (lui) quent dans l'auto-punition. Alexander cite un
le parfait fléau et qu'il est pour les deux tiers m

' cas analogue : un homme qui souffre d'un amour


dans tous les accidents de (sa) vie D. 11 se plaint secret pour sa mere, se sent coupable vis-a-vis de
de l'éducation qu'il a reque, de l'attitude de sa son pere. 11 se fait punir, alors, par la société,
mere qui n'est jamais << une amie », de la crainte assimilée au pouvoir paternel, pour que les
que lui inspirait son beau-pere. 11 a peur de lui souffrances injustes qu'elle lui inflige diminuent
paraitre heureux. Si, par hasard, il s'est aperqu l'autorité qu'elle a sur lui et, du meme coup, le
que son ton est plus gai, il ajoute aussitdt : rendent moins coupable. Car si le Bien est moins
Tu trouveras cette lettre moins désolée que les bon, le Mal devient moins mauvais. Les souf-
autres. Je ne sais pus d'od le courage m'est revenu : frances dont se plaint Baudelaire sont, pareille-
je n'ai pus lieu cependant de me réjouir de la vie. ment, comme un allégement de sa faute; elles
établissent une sorte de réciprocité entre le
En un mot, son ostentation de souffrance a pécheur et le juge : le pécheur offense le juge,
visiblement un double but. Le premier c'est rilais le juge a fait souffrir injustement le
d'assouvir ses rancunes, il veut donner des pécheur. Elles représentent symboliquement le
r e m o r d s a s a m e r e . Le second est plus dépassement impossible du Bien vers la liberté.
complexe : Mme Aupick représente le juge, le Elles sont des créances de Baudelaire sur l'uni-
Bien. Devant elle, il s'humilie, il recherche a la vers théocratique ou il a choisi de vivre. En ce
fois la condamnation et l'absolution. Mais ce sens, ne sont-elles pas mimées plus encore que
Bien qu'il maintient de force et comme un écran ressenties? Et, sans doute, n'y a-t-il pas tant de
devant lui, il le hait en meme temps qu'il le différence entre un sentiment feint et une affec-
respecte. 11 le hait parce que c'est un frein a sa tion ressentie. Mais il demeure cependant dans
liberté, parce qu'il l'a choisi justement pour etre ces douleurs de r;iauvaise foi une insuffisance
ce frein. Ces normes sont la pour Etre violées ; mais essentielle. Ce sont des fantdmes harcelants, non
en meme temps pour provoquer des remords des réalités ; et ce ne sont pas les événements qui
chez celui qui les viole. Cent fois, il a souhaité en le font naitre, mais les déterminations de la vie
etre délivré; mais ce souhait n'est pas entiere- intérieure. Nourries de brume, elles resteront
ment sincere, puisque, s'il s'en débarrassait, il toujours brumeuses. Et lorsque
perdrait du meme coup les bénéfices de la fouet soudain, Baudelaire, en 1
tutelle. Alors il tente, faute de pouvoir les regar- tuer, il cesse tout coup d
der en face et les faire s'évanouir sous son explique a Ancelle que c'est l'a
87

i
tive de sa situation qui le mene au suicide et non jamais le bonheur, parce qu'il est immoral. En
I
des souffrances qu'il avoue ne pas ressentir. r sorte que le malheur d'une ame, loin d'etre le
11 y a un autre aspect, d'ailleurs, de la douleur i contrecoup des orages extérieurs, vient d'elle
baudelairienne. Elle ne fait qu'un, en effet, avec seule : c'est sa plus rare qualité. Rien ne marque
son orgueil. Qu'il ait choisi originellement de mieux que Baudelaire a choisi de souffrir. La
souffrir et de souffrir plus que tous, l'extraordi- douleur, dit-il, est << la noblesse D . Mais juste-
naire lettre au'il méditait d'écrire a J. Janin et ment parce qu'elle doit &re noble, il ne serait
1 qui demeuraen projet, suffirait a en témoigner : pas convenable - ni conforme au flegme du
dandy - qu'elle prit l'aspect d'une émotion et
Vous &es un homme heureux. Je vous plains, qu'elle s'exprimat par des cris ou des pleurs.
i Monsieur, d'etre si facilement heureu. Faut-il Lorsque Baudelaire nous décrit l'homme dou-
$
qu'un homme soit tombé bus pour se croire heu- loureux selon son coeur, il a soin de reculer le
i r e u !... Ah ! vous &es heureu, Monsieur. Quoi!Si plus loin dans le passé la cause de ses souf-
1 vous disiez : Je suis vertueu, je comprendrais que
cela sous-entend : Je souffre moins qu'un autre.
frances. << L'homme sensible moderne D qui a
toutes ses sympathies et qu'il présente dans Les
Mais non, vous 2tes heureux. Facile d contenter, Paradis artificiels a << un coeur tendre, fatigué par
alors! Je vous plains, et j'estime ma mauvaise le malheur, mais encore pret au rajeunissement ;
humeur plus distinguée que votre béatitude. J'irai nous irons, si vous le voulez bien, jusqu'a admet-
jusque-Id, que je vous demanderai si les spectacles tre des fautes anciennes ... >> Une belle tete
de la terre vous suffisent. Quoi! Jamais vous d'homme, dit-il dans Fusées, contiendra quel-
n'avez eu envie de vous en aller, rien que pour que chose d'ardent et de triste - des besoins
ckanger de spectacle! J'ai de tres sérieuses raisons spirituels, des ambitions ténébreusement refou-
pour plaindre celui qui n'aime pus la mort l . lées -, l'idée d'une insensibilité vengeresse...
enfin (pour que j'aie le courage d'avouer a quel
Ce texte est révélateur. 11 nous enseigne tout point je me sens moderne en esthétique) le
d'abord que la souffrance, pour Baudelaire, n'est malheur D. De la son irrésistible sympathie
pas le remous violent qui suit un choc, une pour les vieilles femmes, ces &res qui ont beau-
catastrophe, mais un état permanent, que rien coup souffert par leurs amants, leurs enfants et
n'est susceptible d'accroitre ou de diminuer. Et aussi par leurs propres fautes D . '

cet état correspond a une sorte de tension psy- Pourquoi ne pas les aimer jeunes, quand elles
chologique; c'est le degr2 de cette tension qui souffrent ? C'est que leurs douleurs se manifes-
permet d'établir une hiérarchie entre les tent alors par des crises désordonnées. Elles sont
hommes. L'homme heureux a perdu la tension vulgaires. Avec le temps un équilibre dans la
de son ame, il est tombé. Baudelaire n'acceptera tristesse succede a ces éclats discontinus. Et c'est
la ce que Baudelaire prise avant tout. Cette
1 . E u w a posthurnes. Edit. J . Crépet, t. 1,223-233. affection qui, plus encore que le nom de douleur,
mériterait celui de mélancolie, manifeste A ses par aucun but, il se perd dans le reve ou, si l'on
yeux comme une prise de conscience de la préfhre, il se prend lui-meme pour fin. L'insatis-
condition humaine. En ce sens, la douleur est faction de Baudelaire dépasse pour dépasser.
l'aspect affectif de la lucidité. << J'irai jusqu'a Elle est douleur parce que rien ne la comble, rien
vous demander si les spectacles de la terre vous ne l'assouvit.
suffisent. » Cette lucidité s'exerqant sur la situa- << N'importe ou ! N'importe ou ! pourvu que ce
tion de l'homme lui révhle son exil. L'homme soit hors de ce monde1. Mais sa déception
souffre parce qu'il est insatisfait. constante ne vient pas de ce que les objets qu'il
L'insatisfaction, voila ce que la douleur baude- rencontre ne correspondent pas a un modele
lairienne est chargée d'exprimer. << L'homme proposé ou de ce qu'ils ne sont pas les instru-
sensible moderne m ne souffre pas pour te1 ou te1 ments qui lui conviennent : puisqu'il les dépasse
motif particulier, mais, en général, parce que A vide, ils le déqoivent simplement parce qu'ils
rien de cette terre ne saurait contenter ses désirs. sont. 11s sont, c'est-A-dire qu'ils se trouvent la
On a voulu voir la un appel vers le ciel. Mais pour qu'on regarde au-dela d'eux. Ainsi la dou-
Baudelaire, nous l'avons vu, n'a jamais eu la leur de Baudelaire est l'exercice a vide de sa
foi, sauf dans une période ou la maladie l'affai- transcendance, en présence du donné. Par la
blissait. L'insatisfaction résulte plutdt de la douleur, il se pose comme n'étant pas de ce
conscience qu'il a tout de suite prise de la monde. C'est une autre forme de sa revanche
transcendance humaine. Quelle que soit la cir- contre le Bien. Dans la mesure, en effet, ou il
constance, que1 que soit le plaisir offert, s'est délibérément soumis a la Regle divine,
l'homme est perpétuellement au-dela, il les paternelle et sociale, le Bien l'enserre et l'écrase,
dépasse vers d'autres buts et finalement vers lui- il git au fond du Bien comme dans un puits. Mais
meme. Seulement, dans la transcendance en sa transcendance le venge : meme écrasé, meme
acte, l'homme emporté dans sa course, jeté dans ballotté par les vagues du Bien, l'homme est
une entreprise A longue échéance, prend a peine toujours autre chose. Seulement, s'il la vivait
garde A la circonstance qu'il dépasse. 11 ne la jusqu'au bout, elle le conduirait a contester ce
méprise pas, il ne s'en déclare pas insatisfait : il Bien lui-meme, a se projeter vers d'autres buts
en use comme d'un moyen, en gardant l'ceil fixé qui seraient vraiment siens. 11 s'y refuse; il en
sur la fin qu'il poursuit. Baudelaire, incapable refrene l'élan positif; il ne veut en vivre que
d'agir et lancé par secousses dans des entreprises l'aspect négatif d'insatisfaction, qui est comme
A court terme qu'il abandonne pour tomber dans une réserve mentale perpétuelle. Par la douleur,
la torpeur, trouve en lui, si j'ose dire, un dépasse- la boucle est bouclée, le systeme se referme.
ment figé. Ce qu'il rencontre sur sa route, il le Baudelaire s'est soumis au Bien pour le violer;
dépasse, cela va de soi et son regard va au-dela et s'il le viole, c'est pour en sentir plus fortement
de ce qu'il voit. Mais ce dépassement n'est plus
qu'un mouvement de principe; il ne se définit 1. Les Paradis artificiels : Anywhere out of the world.
l'emprise, c'est pour etre condamné en son nom, moment meme ou il consent A cet écrasement,
étiqueté, transformé en chose coupable. Mais par brille comme un reproche inexpiable. A ce jeu de
la douleur, il échappe de nouveau a sa condam- « qui perd gagne >> c'est la vaincu qui, en tant que
nation, il se retrouve esprit et liberté. Le jeu est *r vaincu, remporte la victoire. Orgueilleux et
sans risques : il ne conteste pas le Bien, il ne le vaincu, pénétré du sentiment de son unicité en
transcende pas; simplement il ne s'en satisfait face du monde, Baudelaire s'assimile A Satan
pas. 11 n'a meme pas d'inquiétude, il n'envisage dans le secret de son ccieur. Et peut-&re l'orgueil
pas un autre monde avec d'autres normes au- humain n'a-t-il jamais été plus loin que dans ce
dela de celui qu'il connait. 11 vit son insatisfac- cri toujours étouffé, toujours retenu et qui sonne
tion pour elle-meme : le Devoir est le Devoir, cet tout au long de l'oeuvre baudelairienne : « Je suis
univers seul existe avec ses normes. Mais la Satan! >> Mais qu'est-ce, au fond, que Satan
créature qu'il est, en revant d'impossibles éva- sinon le symbole des enfants désobéissants et
sions, affirme par sa perpétuelle mélancolie sa boudeurs qui demandent au regard paternel de
singularité, son droit et sa valeur supreme. 11 n'y les figer dans leur essence singulikre et qui font
a pas de solution et l'on n'en cherche point : le mal dans le cadre du bien pour affirmer leur
simplement on s'enivre de la certitude qu'on singulari té et la faire consacrer ?
vaut mieux que ce monde infini, puisqu'on en est
mécontent. Tout ce qui est devait &re, rien ne Ce 6 portrait >> aura sans doute un peu désu;
pouvait etre que ce qui est : voila le point de nous n'avons jusqu'ici ni tenté d'expliquer ni
départ rassurant. L'homme reve de ce qui ne rneme mentionné les traits les plus manifestes et
pouvait pas &re, de l'irréalisable, du contradic- les plus célebres du caractere que nous préten-
toire': voila ses lettres de noblesse. Voila la dons peindre : l'horreur de la nature, le culte de
spiritualité toute négative par quoi la créature se la froideur m , le dandysme et cette vie A recu-
pose comme un reproche en face de la création et lons qui avance, la tete tournée vers l'arriere, en
la dépasse. Et ce n'est pas par hasard que regardant fuir le temps comme on voit fuir une
Baudelaire voit dans Satan le type accompli de route par le rétroviseur. On aura vainement
la beauté douloureuse. Vaincu, déchu, coupable, cherché quelques éclaircissements sur cette
dénoncé par toute la Nature, au ban de 1'Uni- Beauté si particuliere qu'il a élue et sur le
vers, accablé par le souvenir de la faute inexpia- charme secret qui rend ses poemes inimitables.
ble, dévoré par une ambition inassouvie, trans- Pour beaucoup, en effet, Baudelaire n'est - A
percé par le regard de Dieu qui le fige dans son raison - que l'auteur des Fleurs du Mal, pure-
essence diabolique, contraint d'accepter jus- ment et simplement ; et ils tiennent pour inutile
qu'au fond de son coeur la suprématie du Bien, toute recherche qui ne parviendrait pas a nous
Satan l'emporte encore sur Dieu meme, son rapprocher du « fait poétique >> baudelairien.
maitre et son vainqueur, par sa douleur, par Mais les données du caractere empirique, si ce
cette flamme d'insatisfaction triste qui, dans le sont celles qu'on rencontre d'abord, ne se for-
ment pas les premieres. Elles manifestent la fut pus pour peu de chose dans l'aveuglement
transformation d'une situation par un choix général de cette époque. Si toutefois nous comen-
originel ; elles sont des complications de ce choix tons a en référer simplement au fait visible, a
et, pour tout dire, en chacune d'elles coexistent I'expérience de tous les dges et a la Gazette des
toutes les contradictions qui le déchirent, mais Tribunaux, nous vewons que la nature n'enseigne
renforcées, multipliées par suite de leur contact rien ou presque rien, c'est-a-dire qu'elle contraint
avec la diversité des objets du monde. Le choix I'homme a domzir, a boire, a manger, et a se
que nous avons décrit, ce balancement perpétuel garantir, tant bien que mal, contre les hostilités de
entre l'existence et l'etre, il reste en l'air, nous en l'atmosphkre. C'est elle aussi qui pousse l'homme a
convenons, s'il ne se manifeste a travers une tuer son semblable, a le manger, a le séquestrer, a le
attitude concrete et particuliere envers Jeanne torturer... Le crime, dont l'animal humain a puisé
Duval ou Mme Sabatier, Asselineau ou Barbey le godt dans le ventre de s u mere, est originellement
d'Aurevilly, un chat, la Légion d'honneur ou le naturel. La vertu, au contraire, est artificielle,
poeme que Baudelaire a mis en train. Mais au surnaturelle, puisqu'il a fallu, dans tous les temps
contact de la réalité il se complique a l'infini; et chez toutes les nations, des dieux et des pro-
chaque pensée, chaque humeur, on dirait un phetes pour l'enseigner a l'humanité animalisée et
noeud de viperes tant elles comportent de sens que l'homme, seul, edt été impuissant a la décou-
divers et opposés, tant un meme acte peut etre vri~.Le mal se fait sans effort, naturellement, par
voulu pour des raisons qui se détruisent les unes fatalité; le bien est toujours le produit d'un art l .
les autres. C'est pourquoi il convenait de mettre
au jour le choix baudelairien avant d'examiner Mais ce texte qui parait décisif a la premiere
ses conduites. lecture, est moins convaincant lorsqu'on le relit.
L'aversion de Baudelaire pour la Nature a été Baudelaire y assimile le Mal et la Nature. Et ces
fréquemment soulignée par ses biographes et ses lignes pourraient etre signées du marquis de
critiques. Ordinairement on veut en trouver Sade. Mais pour y ajouter tout a fait foi, il
l'origine dans sa formation chrétienne et dans faudrait avoir oublié que le vrai Mal baudelai-
l'influence qu'exerqa sur lui Joseph de Maistre. rien, le Mal satanique qu'il a cent fois évoqué
L'action de ces facteurs n'est pas niable et c'est dans ses oeuvres, est produit délibéré de la
elle qu'invoque Baudelaire lui-meme lorsqu'il volonté et de 1'Artifice. Si donc il y a un Mal
veut s'expliquer : distingué et un Mal vulgaire, c'est la vulgarité
qui doit faire horreur a notre auteur, non le
La plupart des eweurs relatives au beau naissent crime. Et d'ailleurs la question se complique : si
de la fausse conception du xv~rl"sikcle relative a la la Nature, en plusieurs textes, apparait comme
morale. La nature fut prise dans ce temps-la
comme base, source et type de tout bien et de tout 1 . L'Art romantique : Le Peintre de la vie.modeme. XI : Éloge du
beau possibles. La négation du péché origine1 ne maquillage.
assimilable au péché originel, les passages abon- erreurs, aux injustices e t aux mécanismes
dent, dans les lettres de Baudelaire, ou l'expres- aveugles du Monde naturel. Ce qui distingue cet
sion de K naturel est synonyme de légitime et ordre de la << Cité des fins » que Kant concevait a
de juste. J'en cite un, au hasard, on en trouvera la fin du xme siecle et qu'il opposait lui aussi au
cent autres : strict déterminisme, c'est I'intervention d'un
facteur nouveau : le travail. Ce n'est plus par les
Cette id&, écrit-il le 4 aoilt 1860, dérivait de seules lumieres de la Raison que l'homme
l'intention la plus naturelle et la plus filiale. impose son ordre a 1'Univers ;c'est par le travail
et, singulierement, par le travail industriel. A
11 faut donc conclure Zi une certaine ambiva- l'origine de cet anti-naturalisme, bien plus
lence de la notion de Nature. L'horreur que qu'une doctrine périmée de la grace, il y a la
Baudelaire a d'elle n'est pas si forte qu'il ne révolution industrielle du x x e siecle et l'appari-
puisse l'invoquer pour se justifier ou se défendre. tion du machinisme. Baudelaire est emporté par
A l'examen, nous trouverons dans l'attitude du le courant. Certes, l'ouvrier ne I'intéresse gukre ;
poete des couches de significations tres diverses, mais le travail l'attire car il est comme une
dont la premiere, qui s'exprime dans le texte de pensée imprimée dans la matiere. 11 a toujours
L'Art romantique que nous avons cité, est litté- été tenté par l'idée que les choses sont des
raire et concertée (l'influence de Maistre sur pensées objectivées et comme solidifiées. Ainsi
Baudelaire est surtout de facade : notre auteur pouvait-il s'y mirer. Mais les réalités naturelles
trouvait distingué » de s'en réclamer) et dont n'ont pour lui aucune signification. Elles ne veu-
la derniere, cachée, se laisse seulement pressen- lent rien dire. Et c'est sans doute une des réactions
tir travers les contradictions que nous venons les plus immédiates de son esprit que ce dégoilt et
de mentionner. cet ennui qui le saisissent devant la monotonie
Ce qui parait avoir agi bien plus profondément vague, muette et désordonnée d'un paysage.
sur la pensée de Baudelaire que la lecture des
Soirées de Sakzt-Pétersbourg, c'est le grand cou- Vous me demandez des vers pour votre petit
rant anti-naturaliste qui va de Saint-Simon a volume, des vers sur la Nature, n'est-ce pus? sur
Mallarrné et Huysmans en traversant tout le me les bois, les grands chenes, la verdure, les insectes
siecle. L'action combinée des Saint-Simoniens, - le soleil sans doute ? Mais vous savez bien queje
des Positivistes et de Marx a fait naitre aux suis incapable de m'attendrir sur les végétaux, et
environs de 1848 le reve d'une anti-nature. L'ex- que mon ame est rebelle a cette singuliere religion
pression meme d'anti-nature est de Comte ; dans nouvelie qui aura toujours, ce me semble, pour tout
la correspondance de Marx et dlEngels on trouve &re spirituel, je ne sais quoi de shocking. Je ne
celle d'antiphysis. Les doctrines sont différentes, croirai jamais que llame des Dieux habite dans
mais l'idéal est le meme : il s'agit de l'institution les plantes et, quand bien meme elle y habiterait, je
d'un ordre humain directement opposé aux m'en souciera is médiocrement et considérera is la
mienne comme d'un bien plus haut prix que cel
des légumes sanctifiés l . 1 vague,
L
l'eau suintante, stagnante ou ruisselante,
mais le métal ramassé au fond de la carafe,
humanisé par son récipient. Baudelaire est un

-
Végétaux, légumes sanctifiés : ces deux mots vrai citadin : pour lui la vraie eau, la vraie
marquent assez le mépris ou il tient l'insigni- lumiere, la vraie chaleur sont celles des villes -
fiance du monde des plantes. 11 a comme une déja des objets d'art, unifiés par une pensée
intuition profonde de cette contingence amorphe maitresse. C'est que le travail leur a conféré une
et obstinée au'est la vie - vrécisément l'envers fonction e t une place dans l a hiérarchie
du travail et il en a horreur parce qu'elle humaine. Une réalité naturelle, lorsqu'elle est
reflete a ses yeux la gratuité de sa propre travaillée et passée au rang d'ustensile, perd son
conscience, qu'il veut se dissimuler a tout prix. injustifiabilité. L'ustensile a une existence de
Citadin, il aime l'objet géométrique, soumis a la droit pour l'homme qui le considere; une
rationalisation humaine ; Schaunard rapporte cal&che,dans la rue, une vitrine existent précisé-
ment comme Baudelaire souhaiterait d'exister,
qu'il disait : << L'eau en liberté m'est insupporta- elles lui offrent l'image de réalités appelées a
ble; je la veux prisonniere, au carcan, dans les l'etre par leur fonction et qui sont apparues pour
murs géométriques d'un quai 2. » Meme sur la combler un vide, sollicitées par ce vide meme
fluidité, il veut que le travail imprime sa marque qu'elles devaient combler. Si l'homme prend
et, faute de pouvoir lui conférer une solidité peiir au sein de la nature, c'est qu'il se sent pris
incompatible avec sa nature, par horreur de son dans une immense existence amorphe et gratuite
affaissement et de sa ductilité vagabonde, il veut qui le transit tout entier de sa gratuité : il n'a
la contenir entre des murailles, il veut la mode- plus sa place nulle part, il est posé sur la terre,
ler géométriquement. 11 me souvient d'un ami sans but, sans raison d'etre comme une bruyere
qui, comme son frere remplissait un verre d'eau ou une touffe de genet. Au milieu des villes, au
au robinet de la cuisine, lui disait : << Tu ne veux contraire, entouré d'objets précis dont l'exis-
pas plutdt de la vraie e a u ? » et allait chercher tence est déterminée par leur r6le et qui sont
une carafe dans le buffet. La vraie eau c'était tous auréolés d'une valeur ou d'un prix, il se
l'eau délimitée et comme repensée par son rassure : ils lui renvoient le reflet de ce qu'il
contenant transparent, et qui, du coup, perdant souhaite &re : une réalité justifiée. Et précisé-
son air échevelé et toutes les souillures dont la ment Baudelaire, dans la mesure ou il se veut
chargeait sa promiscuité avec l'évier, participait chose au milieu du monde de J. de Maistre, reve
a la pureté sphérique et transparente d'une d'exister dans la hiérarchie morale avec une
oeuvre humaine; ce n'était pas l'eau folle, l'eau fonction et une valeur, tout juste comme la
valise de luxe ou l'eau apprivoisée dans les
1. Lettre A F. Desnoyers (1853).
2. Schaunard : Souvenirs. Cite par E . Crépet dans Charles Baude- carafes existent dans la hiérarchie des ustensiles.
laire. Mais avant tout, ce qu'il appelle Nature, c'est
la vie. Ce sont toujours les plantes et les betes produit son effet; quant a l'objet créé, il ne vit
qu'il cite lorsqu'il parle d'elle. L' << impasible point, il est impérissable et inanimé comme une
Nature >> de Vigny, c'est l'ensemble des lois pierre ou une vérité éternelle. Encore ne faut-il
physico-chimiques ; celle de Baudelaire est plus pas créer avec trop d'abondance, sous peine de
insinuante : c'est une grande force tiede et abon- se rapprocher de la Nature. Baudelaire mani-
dante qui pénetre partout. De cette tiédeur feste souvent sa répugnance pour le gros tempé-
moite, de cette abondance, il a horreur. La rament de Hugo. S'il a peu écrit, ce n'est pas
prolificité naturelle, qui tire un meme modele A impuissance : ses poemes lui eussent paru moins
des millions d'exemplaires, ne pouvait que le rares, s'ils n'avaient été le résultat d'actes excep-
heurter dans son amour du rare. Lui aussi peut tionnels de l'esprit. Leur petit nombre, comme
dire : a J'aime ce que jamais on ne verra deux leur perfection, doit souligner leur caractere
fois. >> Et il entend par la faire un éloge de la << surnaturel >> ; Baudelaire a recherché toute sa
stérilité absolue. Ce qu'il ne peut souffrir dans la vie l'infécondité. Et, dans le monde qui l'entoure,
paternité, c'est cette continuité de vie entre le ce sont les formes dures et stériles des minéraux
géniteur et les descendants qui fait que le pre- qui ont trouvé grace a ses yeux. 11 écrit dans les
mier, compromis par les derniers, continue ii Poemes en prose :
vivre en eux d'une vie obscure et humiliée. Cette
éternité biologique lui semble insupportable : Cette ville est au bord de l'eau; on dit qu'elle est
l'homme rare emporte dans la tombe le secret de batie en marbre et que le peuple y a une telle haine
sa fabrication ; il se veut totalement stérile, c'est du végétal qu'il arrache tous les arbres. Voilh un
la seule facon dont il puisse se donner du prix. paysage selon (mon) godt : un paysage fait avec la
Baudelaire a poussé si loin ces sentiments, qu'il lurniere et le rninéral, et le liquide pour les réfzéchir'.
refusait meme la paternité spirituelle : il décrit a
Troubat en 1866, apres une série d'articles Georges Blin dit fort bien qu'il a redoute la
louangeurs de Verlaine : << Ces jeunes gens ne nature comme réservoir de splendeur et de
manquent certes pas de talent, mais que de fécondité (et) lui substitue le monde de son
folies, que d'inexacti tudes ! quelles exagéra- imaginatior. : univers métallique, c'est-A-dire
tions ! que1 manque de précision! Pour dire la froidement stérile et lumineux ».
vérité, ils me font une peur de chien. Je n'aime C'est que le métal et, d'une facon générale, le
rien tant que d'etre seul l . >> La création qu'il minéral lui renvoient l'image de l'esprit. Par
porte aux nues est l'opposé de la parturition. On suite des limites de notre puissance imaginative,
ne s'y compromet pas : sans doute est-ce encore tous ceux qui ont, pour opposer l'esprit A la vie et
une prostitution, mais ici la cause, l'esprit infini au corps, été amenés a s'en former une image
et inépuisable, demeure inaltérée apres avoir non biologique, ont nécessairement eu recours
1 . Lettre du 5 mars 1866. 1. Anywhere out o f the world.
au regne de l'inanimé : lumiere, froid, transpa- monde D. Car la nature en nous, c'est l'opposé du 1
rente, stérilité. De meme que Baudelaire rare et de l'exquis, c'est tout le monde. Manger
retrouve dans les betes immondes » ses mau- comme tout le monde, dormir comme tout le
vaises pensées réalisées et objectivées, le métal monde, faire l'amour comme tout le monde :
le plus brillant, le plus poli, celui qui laisse le
moins de prise, l'acier, lui paraitra toujours
quelle insanité ! Chacun de nous choisit en soi-
meme, parmi ses composantes, celles dont il 1
l'objectivation exacte de sa Pensée en général. dira : c'est moi. Les autres, il les ignore. Baude-
S'il a cette tendresse pour la mer, c'est que c'est laire a choisi de n'etre pas nature, d'etre ce refus
un minéral mobile. Brillante, inaccesible et perpétuel et crispé de son naturel », cette tete
froide, avec ce mouvement pur et comme imma- qui se dresse hors de l'eau et qui regarde monter
tériel, ces formes qui se succedent, ce change- le flot avec un mélange de dédain et d'effroi.
ment sans rien qui change et, parfois, cette Cette sélection arbitraire et libre que nous opé-
transparence, elle offre la meilleure image de rons en nous-memes constitue la plupart du
l'esprit, c'est l'esprit. Ainsi, par haine de la vie, temps ce qu'on nomme notre style de vie D. Si
Baudelaire est amené a choisir dans la matériali- vous consentez a votre corps et si vous vous y
sation pure des symboles de l'immatériel. laissez aller, si vous aimez baigner dans la
Cette énorme fécondité molle, il a surtout fatigue heureuse, les besoins, la sueur et tout ce
horreur de la sentir en soi-meme. Pourtant la qui vous apparente aux autres hommes, si vous
nature est la, les besoins sont la, qui le contrai- avez un humanisme de la nature, vos gestes
gnent » a les assouvir. 11 suffit de relire le texte auront une sorte de rondeur et de générosité, une
que nous citions plus haut, pour voir que c'est aisance abandonnée. Baudelaire déteste l'aban-
avant tout cette contrainte qu'il déteste. Une don. De l'aube au soir, il ne connait pas une
,jeune Russe prenait des excitants lorsqu'elle seconde de laisser-aller. Ses moindres envies, ses
avait envie de dormir : elle ne pouvait consentir élans les plus spontanés sont repris, filtrés, joués
a se laisser envahir par cette sollicitation sour- plus encore que vécus; ils ne passent que lors-
noise et irrésistible, a se noyer tout a coup dans qu'ils sont diiment artificialisés. De la, en partie,
le sommeil, a n'etre plus qu'une bete qui dort. ce culte de la toilette et du vetement, qui doivent
Te1 est Baudelaire : quand il sent monter en lui masquer la nudité trop naturelle, de la ces
la nature, la nature de tout le monde, comme fantaisies qui frisent parfois le ridicule, comme
une inondation, il se crispe et se raidit, il tient la de se peindre les cheveux en vert. L'inspiration
tete hors de l'eau. Ce grand flot bourbeux c'est la meme ne trouve pas griice chez lui. Sans doute il
vulgarité meme : Baudelaire s'irrite de sentir en lui fait confiance en une certaine mesure : << En
lui ces ondes piiteuses qui ressemblent si peu aux art, c'est une chose qui n'est pas assez remar-
subtils agencements dont il reve; il s'irrite sur- quée, la part laissée a la volonté de l'homme est
tout de sentir que cette force irrésistible et bien moins grande qu'on ne le croit. Mais
douceiitre veut le plier a faire comme tout le l'inspiration, c'est encore la nature. Elle vient
quand elle veut et spontanément ; elle ressemble étymologiste, a qui la plupart des langues
aux besoins ; il faut la transformer, la travailler. vivantes étaient aussi familieres que la plupart
Je ne crois pas, déclare-t-il, << qu'au travail pa- des langues mortes, s'enfonqant dans les vocabu-
tient, a la vérité dite en bon franqais et a la magie laires anglais, allemand, italien, espagnol, pour-
du mot juste ». Ainsi devient-elle une simple suivait ... l'expression rebelle, insaisissable et
matiere sur laquelle le poete exerce délibéré- qu'il finissait toujours par créer, si elle ne se
ment les techniques poétiques. Dans cette rage trouvait point dans notre langue. » Ainsi, sans
de trouver le mot juste, que rappelle Léon nier absolument le fait poétique de l'inspiration,
Cladell, il entre beaucoup de comédie et de gofit notre poete reve de lui substituer la technique
pour l'artifice : Des la premiere ligne, que dis- pure. C'est dans l'effort et le travail que ce
je, a la premiere ligne, au premier mot, il fallut paresseux voit l'apanage de l'écrivain, non dans
en découdre! Etait-il bien exact ce mot? Et la spontanéité créatrice. Ce gofit pour la minutie
rendait-il rigoureusement la nuance voulue ? dans l'artifice permet de comprendre qu'il ait
Attention ! ne pas confondre agréable avec aima- passé de si longues heures a corriger un poeme,
ble, accort avec charmant, avenant avec gentil, meme fort ancien et fort éloigné de son humeur,
séduisant avec provocant, gracieux avec amene, plutot que d'en écrire un nouveau. Quand il se
hola ! ces divers termes ne sont pas synonymes : penchait, tout neuf et comme un étranger, sur
ils ont, chacun d'eux, une acception toute parti- une oeuvre déja faite et ou il n'entrait plus,
culiere; ils disent plus ou moins dans le meme quand il connaissait la joie ouvriere de changer
ordre d'idées et non pas identiquement la meme un mot de-ci de-la pour le pur plaisir d'arranger,
cho,se! 11 ne faut jamais, a u grand jamais, c'est alors qu'il se sentait le plus loin de la
employer l'un pour l'autre ... Nous, ouvriers litté- nature, le plus gratuit et - puisque le temps
raires, purement littéraires, nous devons etre l'avait délivré des contraintes de l'émotion et de
précis, nous devons toujours trouver l'expression la circonstance - le plus libre. A l'autre bout de
absolue, ou bien renoncer a tenir la plume et ses préoccupations, tout au bas de l'échelle, c'est
finir gacheurs... Cherchons, cherchons! Si le par l'horreur des besoins naturels qu'on peiit
terme n'existe point, on l'inventera; mais expliquer ce goiit malheureux qu'il affichait
voyons d'abord s'il existe ! Et les dictionnaires pour l'art culinaire ou il n'entendait rien et ses
de notre idiome, empoignés, étaient aussitot interminables discussions avec les gargotiers. 11
compulsés, feuilletés, sondés avec rage, avec fallait qu'il déguisat sa faim; il ne daignait pas
amour... (Puis) intervenaient les lexiques étran- manger pour s'assouvir mais pour apprécier par
gers. On interrogeait le Franqais-Latin et puis le les dents, la langue et le palais, une certaine
Latin-Franqais. Un pourchas sans merci. Néant espece de création poétique. Je parierais qu'il
chez les anciens? aux modernes! Et le tenace préférait les viandes en sauce aux grillades et les
conserves aux légumes frais. Le perpétuel
1 . Cité p a r E. Crépet : Charles Baudelaire. controle qu'il exerqait s u r soi permet de
comprendre qu'il fit sur les gens des impressions d'un caprice bizarre, se mit a crier comme un
contradictoires. L'onction ecclésiastique qu'on enfant gdté : - Je v e n Colombine, rends-moi
lui reconnait fréquemment, résulte chez lui Colombine; rends-la-moi telle qu'elle m'est appa-
d'une surveillance perpétuellement exercée sur rue le soir qu'elle m'a rendu fou, avec son accoutre-
I sa chair; mais son allure étriquée, cassante, ment fantasque et son corsage de saltimbanque!
raide - et qui semble si fort éloignée de la La Fanfarlo, étonnée d'abord, voulut bien se
!t douceur d'un prélat - n'a pas d'autre source. De preter a l'excentricité de l'homme qu'elle avait
toute facon il truque avec la nature, il la sophis- choisi, et l'on sonna Flore... La femme de chambre
3 tique : bénisseur et doucereux lorsqu'elle s'est sortit; quand Cramer, pris d'une nouvelle idée, se
1 assoupie, contracté lorsqu'il la sent se réveiller, pendit a la sonnette et s'écria d'une voix tonnante :
il reste l'homme qui dit non, qui enfouit son - Eh ! n'oubliez pus le rouge!
pauvre corps dans des vetements épais, qui
masque ses pauvres désirs sous un appareil Si rious rapprochons ce texte du célebre pas-
concerté. Je ne suis meme pas sQr que nous ne sage de Mademoiselle Bistouri :
puissions trouver la une des origines des vices << Je voudrais qu'il vint me voir avec sa trousse
baudelairiens. 11 semble que les femmes le trou- et son tablier, meme avec un peu de sang dessus !
blaient surtout lorsqu'elles étaient vetues. 11 ne - Elle dit cela d'un air fort candide, comme un
pouvait supporter leur nudité. 11 se fait gloire homme sensible dirait a une comédienne qu'il
dans Portraits de maz^tresses, << d'etre arrivé aimerait : " Je veux vous voir vetue du costume
depuis longtemps, I'époque climatérique du que vous portiez dans ce fameux r6le que vous
troisieme degré ou la beauté elle-meme ne suffit
plus, si elle n'est assaisonnée par le parfum, la
avez créé "'
», il ne semblera pas douteux que
parure et cEtera D. Cette << époque climatéri- Baudelaire fut fétichiste. N'avoue-t-il pas lui-
que », il semble qu'il y soit entré d'emblée 2i en meme dans Fusées : << Le gout précoce des
juger par un passage de La Fanfarlo, écrit de femmes. Je confondais I'odeur de la fourrure
jeunesse, qui ressemble a une confession : avec I'odeur de la femme. Je me souviens... Enfin
j'aimais ma mere pour son éIégance2. » Les
Samuel vit s'avancer vers lui la nouvelle déesse viandes déguisées, masquées par des sauces
de son cceur, dans la splendeur radieuse et sacrée pleines d'épices, l'eau contenue dans des bassins
de sa nudité. géométriques, la nudité des femmes voilées par
Que1 est l'homme qui ne voudrait, meme au prix des fourrures ou par des vetements de théatre,
de la moitié de ses jours, voir son reve, son wai qui retiennent encore sur eux un peu de parfum,
reve, poser sans voile devant lui, et le fantbme un peu de l'éclat de la rampe, I'inspiration
adoré de son imagination faire tomber un a un
tous les vetements destinés a protéger contre les 1 . Perits Pokmes en prose. Éd. Conard, p. 163.
2. Fusées. Cf. aussi dans le Camet. Ed. Crépet, p. 110, la note sur
yeux du vulgaire? Mais voih que Samuel, pris Agathe.
bridée, corrigée par le labeur : autant d'aspects sacrilege. 11 ment, il se ment lorsqu'il assimile la
de son horreur de la nature et du commun. Nous vertu a la construction artificielle. Pour lui la
voila fort loin de la théorie du péché originel. Et Nature, c'est le Bien transcendant, dans la
lorsque Baudelaire, par horreur du nu, par gout mesure meme ou il devient un donné, une réalité
des voluptés cachées, entrevues, de la titillation qui l'environne et qui s'insinue en lui sans qu'il y
purement cérébrale, exigeait de Jeanne qu'elle ait consenti. Elle manifeste l'ambiguité du Bien,
se vetit pour faire l'amour, on peut &re siir qu'il pure valeur en tant qu'il est sans que je l'aie
ne pensait pas aux Soirées de Saint-Pétersbourg. choisi. Et l'horreur baudelairienne de la Nature
Mais, nous l'avons marqué, la notion de nature se marie avec une attirance profonde. Cette
est chez lui ambivalente. Lorsqu'il plaide sa ambivalence de l'attitude du pokte se retrouve
cause et qu'il veut émouvoir sur ses intentions, il chez tous ceux qui n'ont consenti ni a dépasser
présente ses sentiments comme les plus naturels toutes les Normes par leur choix d'eux-memes ni
et les plus légitimes. Ici sa plume le trahit. Est-il a se soumettre totalement a une Morale exté-
bien vrai qu'il assimile, tout au fond de lui- rieure : soumis au Bien en tant qu'il apparait
meme, la nature au péché? Est-il bien sincere comme un Devoir a réaliser, Baudelaire le
lorsqu'il en fait la source des crimes ? Sans doute rejette et le dédaigne en tant qu'il est une qualité
elle est, avant tout, le conformisme. Mais, préci- donnée de 1'Univers. Et pourtant, c'est le meme
sément pour cela, c'est l'ceuvre de Dieu - ou, si Bien qui est l'un et l'autre, puisque Baudelaire,
l'on préfere, du Bien. La Nature, c'est le premier sans retour possible, a choisi de ne pas le choisir.
mouvement, la spontanéité, l'immédiat, la bonté Ces remarques permettent de comprendre le
directe et sans calcul, c'est surtout la création culte baudelairien de la frigidité. Tout d'abord le
tout entiere, hymne qui monte vers son Créateur. froid c'est lui-meme, stérile, gratuit et pur. En
Si Baudelaire étai: naturel, il se perdrait, sans contraste avec les muqueuses molles et tiedes de
doute, dans la foule, mais, du meme coup, il se la vie, chaque objet froid lui renvoie son image.
sentirait une bonne conscieilce, il accomplirait Un complexe s'est formé chez lui autour de la
sans effort les commandements divins, il serait froideur : elle s'est identifiée au métal poli mais
chez lui, bien a son aise dans le monde. C'est ce aussi a la pierre précieuse. Ce qui est froid, ce
qu'il ne veut pas. 11 hait la Nature et cherche a la sont de grandes étendues plates et sans végéta-
détruire parce qu'elle vient de Dieu, tout comme tion : et ces déserts aplanis ressemblent a la
Satan cherche a saper la création. Par la douleur, surface d'un cube de métal, a la facette d'un
l'insatisfaction et le vice, il cherche a se consti- joyau. Froideur et paleur se confondent. Le blanc
tuer une place a part dans l'univers. 11 ambi- est la couleur du froid, non pas seulement parce
tionne la solitude du maudit et du monstre, du que la neige est blanche, mais surtout parce que
<< contre-nature », précisément parce que la cette absence de couleur manifeste assez bien
Nature est tout, est partout. Et son reve d'arti- l'infécondité et la virginité. C'est pourquoi la
fice ne se distingue nullement de son désir de lune devient I'embleme de la frigidité; cette
pierre précieuse, isolée dans le ciel, tourne vers peut franchir et il lit sa propre froideur dans les
nous ses steppes crayeuses, fait tomber sur la yeux de ses proches. Imaginons-le comme un
terre, pendant les froids de la nuit, une lumiere voyageur qui entre, une nuit d'hiver, dans une
blanche qui tue ce qu'elle éclaire. La lumiere du auberge : il a sur lui toute la glace et toute la
soleil apparait nourrissante; elle est dorée, neige du dehors. 11 voit et pense encore, mais il
épaisse, comme du pain, elle chauffe. La lumiere ne sent plus son corps : il est insensibilisé.
de la lune est assimilable a une eau pure. Par son Par un mouvement fort naturel, Baudelaire
intermédiaire, la transparence - image de la projette sur 1'Autre cette frigidité ou il baigne. Et
lucidité - se rejoint a la frigidité. Ajoutons que c'est ici que le processus se complique, car c'est
la lune, avec sa clarté d'emprunt, et cette opposi- Autrui A présent - cette conscience étrangere
tion constante au soleil qui l'éclaire, est un qui contemple et qui juge - c'est autrui qu'on a
symbole passable du Baudelaire satanique, doté brusquement d'un pouvoir réfrigérant. La
l
éclairé par le Bien et rendant le Mal. C'est lumiere lunaire devient celle du regard. C'est un
I pourquoi, dans cette pureté meme, il demeure regard de Méduse qui fige et pétrifie. Baudelaire
l quelque chose de malsain. Le froid baudelairien ne saurait s'en plaindre : l'office du regard de
est un milieu ou ni les spermatozoides, ni les 1'Autre n'est-il pas de le transformer en chose?
1 bactéries, ni aucun germe de vie ne peuvent Toutyfois, ce sont les femmes seules - et une
1 subsister; c'est a la fois une lumikre blanche et certaihe catégorie de femmes - qu'il a dotées de
I un liquide transparent, assez voisins des limbes cette frigidité. Des hommes, il ne l'eut pas
1
de la conscience, ou se diluent les animalcules et supporté : c'eut été leur reconnaitre une supério-
I
i: les particules solides. C'est la clarté de la lune et rité sur lui. Mais la femme est un animal infé-
rieur, une << latrine » : elle << est en rut et veut
I l'air liquide, c'est cette grande puissance miné-
rale qui nous transit, l'hiver, au sommet des &re foutue » ; elle est l'opposé du dandy. Baude-
montagnes. C'est l'avarice et l'impassibilité. laire peut sans danger en faire l'objet d'un culte ;
1I Fabre-Luce dit fcrt justement, dans Écrit en en aucun cas elle ne deviendra son égale. 11 n'est
l
prison, que la pitié veut toujours réchauffer. En aucunement dupe des pouvoirs dont il la pare.
I ce sens le froid baudelairieii est impitoyable : il Sans doute est-elle pour lui, comme le dit
i glace tout ce qu'il touche. Royere, du << surnaturel vivant » ; mais il sait
ti Comme de juste, Baudelaire mime dans ses bien qu'elle ne représente qu'un prétexte a ses
1/I) attitudes cette force élémentaire. Avec ses amis reves, précisément parce qu'elle est absolument
l il est froid : << beaucoup d'amis, beaucoup de autre et impénétrable. Nous sommes donc ici sur
% gants D. 11 use avec eux d'une politesse cérémo- le plan du jeu; et d'ailleurs Baudelaire n'a
nieuse et glacée. C'est qu'il faut tuer a coup sur jamais rencontré de femme froide. Jeanne ne
1 ces germes de chaude sympathie, ces effluves l'était pas, si l'on en croit le Sed non Satiata; ni
F vivants qui tentent de passer d'eux a lui. 11 Mme Sabatier, a qui il reprochait d'etre << trop
s'entoure dessein d'un no man's Zand que nul ne gaie D. Pour réaliser ses désirs, il fallait qu'il les
!
mit artificiellement en état de froideur. 11 choi- Cette lettre e n dit long : d'abord sur le peu de
sira d'aimer Marie Daubrun parce qu'elle aime sincérité de -Baudelaire. Cet amour passionné
un autre homme. Ainsi, cette femme ardente se qu'il jure ne dura pas plus d'un trimestre,
mettra, au moins dans ses rapports avec lui, sur puisque la m e m e année il commenqait d'adres-
le pied de l'indifférence la plus glacée. On voit ser des billets anonymes et tout aussi passionnés
qu'il e n jouit d'avance, dans la lettre qu'il lui a M m e Sabatier l . 11 s'agit d'un jeu érotique et
écrit e n 1852 : rien de plus. O n s'est beaucoup extasié sur ces
deux amours de Baudelaire. Mais pour qui lit
Un homme qui dit : Je vous aime, et qui prie - d'affilée sa lettre a Marie Daubrun et ses billets a
et une femme qui répond : Vous aimer? m o i ! la Présidente, la répétition de ces adorations
jamais! U n seul a mon amour. Malheur a celui platoniques o f f r e un aspect maniaque. C'est ce
qui viendrait apres lui ; il n'obtiendrait que m o n qui sera d'autant plus manifeste si on se reporte
indifférence et mon mépris ! Et ce meme homme, au fameux poeme : Une nuit que j'étais prks d'une
pour avoir le plaisir de regarder plus longtemps affreuse Juive, qui selon Prarond, remonte a u
dans vos yeux, vous laisse lui parler d'un autre, ne temps de Louchette e t ou Baudelaire, qui ne
parler que de lui, ne vous enflammer que pour lui et connaissait ni Marie ni M m e Sabatier, esquisse
ne penser qu'cf lui. Il est résulté de tous ces aveux déja le theme de la dualité féminine et se montre
u n fait bien singulier, c'est que, pour moi, vous revant, pres d u démon ardent, a l'ange frigide :
n'etes plus simplement une femme que l'on désire, Je me pris a songer, pr&s de ce corps vendu,
mais une femme que l'on aime pour su franchise,
pour su passion, pour sa verdeur, pour su jeunesse A la triste beauté dont mon désir se prive...
et pour sa folie ! Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps...
J'ai beaucoup perdu d ces explications, puisque Si quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort,
vous ave2 été si dkcisive que j'ai di2 me soumettre T u pouvais seulement, O reine des cruelles,
de suite ; mais vous, Madame, vous y avez beau- Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.
coup gagné. Vous m'avez inspiré du respect et une
estime profonde. Soyez toujours ainsi, et gardez-la 1 . Dans le second cas, le processus est le meme : d'abord Baude-
bien, cette passion qui vous rend si belle, et si laire choisit avec soin une femme heureuse, aimée et qui n'est pas
libre. Avec I'une comme avec I'autre, il affecte la plus vive estime
heureuse. pour I'amoureux en titre. L'une comme I'autre, il les adore, u comme
Revenez, je vous en supplie, et je me ferai doux et un chrétien son Dieu ». Mais comme Mme Sabatier lui parait plus
facile et que, aprks tout, elle risque de lui tomber dans les bras, il
modeste dans mes désirs... Je ne vous dis pus que garde l'anonymat. Ainsi peut-il jouir tout a son aise de son idole,
vous me trouverez sans amour... mais soyez tran- I'aimer en secret, Stre comblé par son indifference dédaigneuse. A
quille, vous &es pour moi u n objet de culte et il peine s'est-elle donnée A lui qu'il s'en va : elle ne I'intkresse plus et il
ne peut plus continuer sa comédie. La statue s'est animée, la femme
m'est impossible de vous souiller. froide se réchauffe. 11 semble meme vraisemblable qu'il I'ait man-
quée, compensant ainsi par son impuissance la froideur qui faisait
défaut tout A coup a la Presidente.
11 s'agit donc d'un schéma a priori de la
sensibilité baudelairienne, qui fonctionna long- Quand chez les débauchés l'aube blanche et ver-
temps A vide et qui a su, par la suite, se choisir [meille
des réalisations concretes. La femme froide est Entre en société de l'idéal rongeur,
une incarnation sexuelle du juge : Par l'opération d'un mystere vengeur
Dans la brute assoupie, un unge se réveille.
Quand je fais quelque grosse sottise, je me dis :
Mon Dieu ! si elle le savait ! Quand je fais quelque 11s'agit, on le voit, d'une opération. 11en révele
chose de bien, je me dis : Voilh quelque chose qui le mécanisme dans un autre passage :
me rapproche d'elle - en esprit l .
Ce qui rend la maitresse plus chere, c'est la
Sa froideur manifeste sa pureté : elle est déli- débauche avec d'autres femmes. Ce qu'elle perd en
vrée du péché originel. En meme temps, elle jouissances sensuelles, elle le gagne en adoration.
s'identifie a sa conscience étrangere et signifie La conscience d'avoir besoin de pardon rend
incorruptibilité, impartialité, objectivité. C'est l'homme plus aimable.
en meme temps le regard, ce pur regard d'eau
claire et de neige fondue qui ne s'étonne pas, qui Nous retrouvons la un trait fréquent du plato-
ne souffre ni ne s'irrite, mais qui remet chaque nisme pathologique : le malade qui adore de tres
chose en place, qui pense le monde et Baudelaire loin une femme respectable, appelle son image
dans le monde. 11 est certain que cette frigidité dans les moments ou il se livre aux occupations
tant recherchée mime la sévérité glacée de la les plus basses : lorsqu'il est aux cabinets, lors-
mere qui surprend l'enfant en train de << faire qu'il se lave les parties génitales. Elle apparait
une sottise m. Mais, nous l'avons vu, ce n'est pas alors et le regarde en silence avec des yeux
tant l'amour incestueux de sa mere qui lui fait séveres. Baudelaire entretient cette obsession a
rechercher l'autorité chez les femmes qu'il plaisir : c'est lorsqu'il est couché pres d'une
désire : son besoin d'autorité, au contraire, l'a << affreuse Juive », sale, chauve et vérolée, qu'il
conduit A élire sa mere, avec Marie Daubrun et fait naitre en lui l'image de 1'Ange. L'Ange varie,
la Présidente, comme un juge et un objet de mais quelle que soit la femme qu'il ait choisie
1
désir. 11 écrit de Mme Sabatier que pour remplir ces fonctions, il y a toujours quel-
1 qu'un qui le regarde - sans doute au moment
Rien ne vaut la douceur de son autorité. meme de l'orgasme. En sorte qu'il ne sait plus
s'il appelle cette figure chaste et sévere pour
Et il reconnait que, par un singulier balance- accroitre les plaisirs qu'il prend avec les putains
ment, il pense a elle au sein de la débauche : ou si ses relations rapides avec les filles ne
servent qu'a faire paraitre la femme élue et A le
h 1. Lettre du 18 aoi;! 1857. mettre en contact avec elle. De toute faqon cette
grande forme frigide, muette et immobile, est recherche. 11 s'agit, disions-nous, d'effleurements.
pour lui l'érotisation de la sanction sociale. Elle Telle est bien la jouissance qu'il se promet dans
est comme ces miroirs par quoi certains raffinés la lettre a Marie Daubrun. 11 la désirera en
se font renvoyer l'image de leurs plaisirs : elle silence et son désir l'enveloppera tout entiere a
lui permet de se voir pendant qu'il fait l'amour. distance, sans la marquer, sans meme qu'elle
Mais plus directement encore, il est coupable s'en aperqoive :
de l'aimer puisqu'elle ne l'aime pas. Plus coupa-
ble encore s'il la désire et s'il la souille. Elle Vous ne pouwez empecher mon esprit d'ewer
figure le défendu par sa frigidité meme. Et s'il autour de vos bras, de vos si belles mains, de vos
jure, avec les plus grands serments, de la respec- yeux ou toute votre vie réside, de toute votre
ter, c'est pour que ses désirs soient de plus adorable personne chamelle.
grands crimes. Voici de nouveau la faute et le
sacrilege : la femme est la, elle va travers la Ainsi la froideur de l'objet aimé réalise ce que
piece de cette démarche indolente et majes- Baudelaire cherche a se procurer par tous les
tueuse qu'affectionne Baudelaire et qui, a elle moyens : la solitude du désir. Ce désir qui glisse
seule, signifie l'indifférence et la liberté. Elle sur de belles chairs indifférentes, a distance, qui
ignore Baudelaire ou a peu pres : si elle le, n'est qu'une caresse des yeux, jouit de lui-meme
considere, par aventure, il est quelconque a ses parce qu'il est ignoré, non reconnu. 11 est rigou-
yeux ; il passe a travers son regard reusement stérile : il ne provoque aucun trouble
chez la femme aimée. On connait ce désir
comme passe le veme au travers du soleil. communicatif dont parle Proust a propos de
Swann, qui se manifeste avec tant d'éclat que la
Assis loin d'elle, muet, il se sent insignifiant et femme désirée en reste un instant toute moite et
transparent; un objet. Mais, dans l'instant bouleversée. C'est précisément celui que Baude-
meme ou les yeux de la belle créature le mettent laire abomine : il enfante le trouble, il anime et
a sa place dans le monde que son regard ordonne réchauffe peu a peu la nudité d'abord glacée de
sans passion, il s'échappe, il la désire, il s'en- l'objet désiré ; c'est un désir fécond, communica-
fonce dans le péché. 11 est coupable, i1 est tif et chaud qui s'apparente a la tiede abondance
différent. Les K deux postulations simultanées » naturelle. Celui de Baudelaire est rigoureuse-
remplissent d'un seul coup son ame; il est ment stérile et sans conséquence. Des l'origine il
envahi par la double présence de ces insépara- est maitre de lui, car << la froide majesté de la
bles : le Bien et le Mal. femme stérile » ne peut provoquer qu'un amour
En meme temps, la frigidité de la femme de tete, plus représenté que vécu. 11 s'agit d'une
aimée spiritualise les désirs de Baudelaire et les intention de désir, d'un fantome de désir, plus
i
transforme en << voluptés ,).Nous avons vu que1 que d'une réalité. Et c'est de ce néant secret que
genre de plaisir retenu, allégé par l'esprit, il Baudelaire jouit d'abord : parce qu'il n'en est
i

aucunement compromis. Et comme l'objet masochisme de la fiigidité s'accompagne-t-il de


désiré n'en tient aucun compte, ce trouble mimé, sadisme. Juge redouté, la femme fioide est en
joué autant que ressenti, n'engage pas, Baude- outre victime. Si l'acte amoureux, pour Baude-
laire reste seul, enfermé dans son avarice ona- laire, se pratique a trois, si l'idole lui apparait
niste. S'il devait d'ailleurs faire l'amour avec dans le temps qu'il se livre a ses vices en
une de ces beautés inaccessibles - ce qu'il n'a compagnie d une prostituée, ce n'est pas seule-
garde de souhaiter, car il préfere l'irritation ment parce qu'il a besoin d'un contempteur et
nerveuse du désir a son assouvissement - ce d'un témoin sévere : c'est aussi qu'il veut la
serait a la condition expresse qu'elle demeurat bafouer. C'est elle qu'il atteint en pénétrant dans
jusqu'au bout glacée. 11 a écrit : « La femme sa compagne payée. 11 la trompe, il la souille. On
qu'on aime est celle qui ne jouit pas. » 11 aurait dirait que Baudelaire, par l'horreur de l'action
horreur de donner du plaisir : si la statue, au directe sur l'univers, recherche les influences
contraire, reste de marbre, l'acte sexuel est pour magiques, c'est-a-dire a distance, sans doute
ainsi dire neutralisé; Baudelaire n'a eu de rap- parce qu'elles compromettent moins. La femme
port qu'avec soi, il est demeuré aussi solitaire frigide devient alors l'honnete femme dont l'hon-
qu'un enfant qui se masturbe, la volupté qu'il a neteté meme est un peu ridicule et que son mari
ressentie n'a été a la source d'aucun événement trompe avec des filles. C'est ce que laisse enten-
extérieur, il n'a rien donné, il a fait l'amour un dre la curieuse Fanfarlo : ici la fioideur devient
bloc de glace. Pour n'etre pas restée de glace, maladresse, inexpérience, et, lorsque la femme
pour avoir révélé une chair trop sensible, un qui aime s'efforce, pour retenir son mari, a des
tempérament trop généreux, la Présidente, en pratiques amoureuses qui lui répugnent, cette
une seule nuit, a perdu son amant. froideur ne va pas sans obscénité. De la meme
Mais, ici comme pour le N naturel », il y a facon, l'acte sexuel << blanc », la possession a
ambivalence. L'acte sexuel avec la femme frigide vide, a distance presque et sans souillure, de la
représente, certes, le sacrilege, la souillure impo- femme a qui ne jouit pas » se transforme parfois
sée au Bien qui laisse le Bien aussi pur, aussi en un vio1 pur et simple. Comme Mme Aupick,
vierge, aussi impollué qu'auparavant. C'est la comme Marie Daubrun, toutes les héroines de
faute blanche, stérile, sans mémoire et sans effet Baudelaire en aiment un autre D . C'est la
qui s'évanouit dans les airs, au moment meme garantie de leur froideur. Et ce rival heureux est
qu'on la commet, réalisant du meme coup l'éter- paré de toutes les qualités. Dans La Fanfarlo,
nité inaltérable de la loi et l'éternelle jeunesse, M. de Cosmelly est a noble, honnete m , on cite de
l'éternelle disponibilité du pécheur. Mais cette lui << les traits les plus beaux >> ; il a avec tout le
magie blanche de l'amour n'exclut pas une monde un air de commandement a la fois affable
magie noire. Faute de pouvoir dépasser le Bien, et irrésistible D. Dans L'lvrogne, ce projet de
nous l'avons vu, Baudelaire s'ingénie sournoise- pikce qui n'aboutit pas, la femme de l'ivrogne est
ment A le déprécier par en dessous. Aussi le éprise N d'un homme jeune, assez riche, d'une
profession plus élevée ... honnete et admirant sa cette passion sauvage dans un pareil lieu. Ce
vertu D. Dans La Fanfarlo, il en résulte une refus irrite le mari qui attribue cette chasteté A
curieuse intrigue : M"" de Cosmelly, bafouée par l'existence d'une passion adultere ou a la défense
son mari avec la Fanfarlo, est bafouée une d'un amant : " I l faut en finir; cependant je n'en
seconde fois - et sur sa demande - avec la aurai jamais le courage, je ne peux faire cela moi-
meme créature par Baudelaire lui-meme sous le meme. " »
nom de Cramer. Le sujet a peine dissimulé de On sait le reste : il envoie sa femme au bout du
cette nouvelle, c'est l'honnete femme qu'on ridi- chemin, ou est un puits dans lequel elle tombe. I
culise et viole magiquement dans la personne << Si elle échappe, tant mieux; si elle y tombe, c'est
d'une pros ti tuée superbe ; c'est la froideur humi- Dieu qui la condamne. N
liée. Mais, dans L'Ivrogne : << Notre ouvrier sai- On voit la richesse symbolique de ce fan-
sira avec joie le prétexte de sa jalousie surexci- tasme : le crime est prémédité, c'est lui qui
tée, pour se cacher a lui-meme qu'il en veut donne la tonalité générale des rapports entre
surtout a sa femme de sa résignation, de sa Baudelaire, l'ivrogne et sa femme (sa mere,
douceur, de sa patience, de sa vertu. D La haine Marie Daubrun, etc.). Tout ce qui suit est donc
du bien est ici affichée. Elle va pousser au viol sur fond de crime. De sorte que l'attendrisse-
direct; dans la version de 1854 (lettre a Tisse- ment de l'ivrogne est empoisonné des sa nais-
rant), a u dernier moment le meurtre se substitue sance : c'est le sadique pleurant - cas fréquent
au viol d'une maniere assez absurde et comme - sur sa victime. Mais, en outre, Baudelaire-
une couverture : << Voici la scene du crime. Ivrogne aborde la femme froide en lui demandant
Remarquez bien qu'il est déja prémédité. pardon. Le theme amoureux est donc d'abord le
L'homme arrive le premier au rendez-vous. Le theme blanc du masochisme. La phleur et la
lieu a été choisi par lui. Dimanche soir. Route ou maigreur de la femme l'excitent (theme de la
plaine obscure. Dans le lointain, bruits d'orches- frigidité et de << l'affreuse Juive n). On sait que la
tre de bastringue. Paysage sinistre et mélancoli- maigreur parait a Baudelaire << plus obscene »
que des environs de Paris. Scenes d'amour, aussi que l'embonpoint. C'est le moment du passage
tristes que possible entre cet homme et sa au sadisme. L'ivrogne veut violer cette froideur,
femme ; il veut se faire pardonner ; il veut qu'elle la souiller, atteindre dans la femme l'amant plus
lui permette de vivre et de retourner pres d'elle. heureux qui représente la morale. (11 lui a
Jamais il ne l'a trouvée si belle ... 11 s'attendrit de << défendu » de reprendre les rapports sexuels
bonne foi ... 11 en redevient presque amoureux ; il avec son mari.) En meme temps il veut achever
désire, il supplie. La phleur, la maigreur la (viol = meurtre) la décomposition de ce corps
rendent plus intéressante et sont presque des que la maigreur annonce déjh. 11 veut contrain-
excitants. 11 faut que le public devine de quoi il dre cette douceur, cette chasteté a devenir obs-
est question. Malgré que la pauvre femme sente cene. Et il veut prendre cette femme séance
aussi sa vieille affection remuée, elle se refuse a tenante, la, comme la derniere des filles, a ce
120
carrefour (et notons-le : tout habillée - nous ble, puisque, par ailleurs, il a conqu une autre
retrouvons le theme fétichiste de La Fanfarlo). fin : le meurtre indirect, alors que, pour que la
Comme elle refuse, il la tue. Ou plutot, comme il tentation de nécrophilie eut un sens, la présence
n'a pas la force d'accomplir un acte direct, il s'en du cadavre étai t nécessaire. Originellement
remet au hasard et A la magie, du soin de l'en donc, l'ivrogne étranglait ou poignardait sa
débarrasser. (Theme de l'impuissance et de la femme; et la violait ensuite. L'insensibilité, la
stérilité : on n'agit pas soi-meme, on fait agir.) stérilité, la froideur inaccessible de la femme
Le crime vient couvrir le viol A la fois parce qu'il frigide trouvent ici leur sens extreme et leur
t y a équivalence affective entre eux et parce que parfaite réalisation : a la limite la femme froide
1
, Baudelaire a eu peur devant lui-meme; le vio1 c'est le cadavre. C'est en face du cadavre que le
,A est trop précisément érotique, le crime dissimule désir sexuel sera en meme temps le plus criminel
/1 sa charge sexuelle. 11 la tue pour la pénétrer et la et le plus solitaire ; du meme coup, d'ailleurs, le
dégoiit de cette chair morte le pénétrera d'un
11 souiller, pour atteindre le Bien en elle. Mais il
rate cette possession dans le sang et elle meurt néant profond, le rendra plus volontaire, plus
artificiel et, pour ainsi dire, le << refroidira s.
1';
I
derriere lui, dans le noir, d'une mort qu'il a
seulement préparée par des paroles. Ce fantasme Ainsi la frigidité, qui est, a l'origine, stérilisation
a poursuivi longtemps Baudelaire. Ce crime par le froid, trouve enfin son véritable climat qui
r sournois ne le satisfaisait pas entikrement puis- est la mort; et sa figuration oscille, selon que
que Asselineau raconte qu'il en imagina un Baudelaire balance lui-meme entre le maso-
autre : Baudelaire racontait (A Rouvikre) une chisme et le sadisme, du métal lunaire, glacé et
des principales scenes du &le, ou l'ivrogne, incorruptible, au cadavre en train de perdre sa
aprks avoir tué sa femme, éprouvait un retour de chaleur animale. Absence de vie ou destruction
tendresse et l'envie de la violer; la maitresse de de la vie : l'esprit baudelairien tient entre ces
Rouviere se récria contre l'atrocité de la situa- limites extremes.
tion. " Eh! Madame, lui dit Baudelaire, tout le Aprks ces observations, il nous restera peu A
i monde en ferait autant. Et ceux qui ne sont pas dire sur le fameux dandysme de Baudelaire : le
lecteur établit de lui-meme ses liens avec l'anti-
i ainsi sont des originaux l . " »
naturalisme, l'artificialisme et la frigidité. 11
1,l i Peut-etre l'anecdote est-elle antérieure A la
demeure toutefois quelques remarques a faire.
lettre A Tisserant et Baudelaire, par crainte de la
censure théatrale et, sans doute aussi, pour Et tout d'abord Baudelaire a noté lui-meme que
mettre la scene en action, a-t-il déplacé le le dandysme est une morale de l'effort :
moment de la naissance du désir, de facon que la Pour ceux qui en sont a la fois les pretres et les
femme fut encore vivante. Cela est vraisembla-
victimes, toutes les conditions matérielles compli-
1 . Asselineau : Recueil d'anecdotes ( ubliC pour la premiere fois in
quées auxquelles ils se soumettent, depuis la toi-
extenso par E . Crépet) : Charles ~ a u d e E i r e . ; lette iwéprochable a toute heure du jour et de la

122 123
nuit jusqu'atcx tours les plus périlletcx du sport, ne léger sourire de coin. 11 ne souhaite pas qu'on le'
sont qu'une gymnastique propre a fortifier la prenne tout a fait au sérieux.
volonté et a discipliner I'iime l . Mais, plus profondément, ces regles strictes et
vaines représentent son idéal de l'effort et de la
Et il prononce lui-meme a ce sujet le mot de construction. La noblesse e t la grandeur
stoicisme. Ces regles minutieuses et tatillonnes, humaine de Baudelaire viennent en grande par-
il se les impose d'abord pour mettre un frein A tie de son horreur du laisser-aller. La veulerie,
son insondable liberté. Par des obligations l'abandon, la détente lui paraissent des fautes
constamment renouvelées, il se masque son impardonnables. 11 faut se brider, se tenir bien
gouffre : il est d'abord dandy par peur de soi : en main, se concentrer. 11 note, apres Emerson,
c'est l'askesis des Cyniques et de la Stoa. Notons que << le héros est celui-la qui est immuablement
que le dandysme, par sa gratuité, par la libre concentré D . 11 a admiré chez Delacroix : << la
position de valeurs et d'obligations, s'apparente concision et une espece d'intensité sans ostenta-
au choix d'une Morale. 11 semble que, sur ce plan, tion, résultat habituel de la concentration de
Baudelaire ait donné satisfaction a cette trans- toutes les forces spirituelles vers un point
cendance qu'il a découverte en lui des l'origine. donné D. Nous connaissons assez Baudelaire A
Mais c'est une satisfaction truquée. Le' dan- présent p o u r c o m p r e n d r e le sens de ces
dysme n'est que l'image affaiblie du choix maximes : il a eu de naissance, en une époque
absolu de Valeurs inconditionnelles. En fait il se déterministe, l'intuition que la vie spirituelle
tient dans les limites du Bien traditionnel. 11 est n'est pas donnée mais qu'elle se fait ; et sa
gratuit, sans doute, mais il est aussi parfaite- lucidité réflexive lui a permis de formuler l'idéal
ment inoffensif. 11 ne bouleverse aucune des lois de la possession de soi : l'homme est vraiment
établies. 11 se veut inutile et, sans doute, il ne sert lui-meme, dans le bien comme dans le mal, A
pas ; mais il ne nuit pas non plus ; et la classe au l'extreme pointe de la tension. 11 s'agit toujours
pouvoir préférera toujours un dandy a un révolu- du meme effort pour se récupérer avec sa diffé-
tionnaire, de la meme faqon que la bourgeoisie rence D. Se tenir, se brider, c'est faire naitre sous
de Louis-Philippe tolérera plus volontiers les les doigts, sous les brides le soi que l'on veut
outrances de 1'Art pour 1'Art que la littérature posséder. De ce point de vue, le dandysme est un
engagée de Hugo, de Sand et de Pierre Leroux. épisode de l'entreprise perpétuellement avortée
C'est un jeu d'enfant, que les adultes considerent de Baudelaire - Narcisse qui tente de se mirer
avec indulgence ; ce sont des obligations supplé- dans ses propres yeux et d'y attraper son reflet.
mentaires que Baudelaire s'inflige en plus de Lucidité, dandysme, autant de formes que prend
celles que lui impose la Société. 11 en parle avec ce couple << bourreau-victime D ou le bourreau
emphase, avec insolence, mais aussi avec un tente vainement de se détacher de sa victime et
de se retrouver dans les traits bouleversés qu'elle
1 . L'Art romantique :Le Peintre de la vie modeme. IX : le Dandy
<( ». lui livre. L'effort de dédoublement prend ici sa

124
forme la plus nette : etre a soi-meme objet, se apparente contradiction, il prétend, par le dan-
parer, se peindre comme une chiisse, pour pou- dysme, entrer dans une aristocratie tres fermée
voir s'emparer de l'objet, le contempler longue- << d'autant plus difficile a rompre qu'elle sera
ment et s'y fondre. C'est ce qui donne a Baude- basée sur les facultés les plus précieuses, les plus
laire cet aspect perpétuellement tendu : il ne indestructibles et sur les dons célestes que le
connait pas plus le laisser-aller que la sponta- travail et l'argent ne peuvent conférer D. Et le
néité. Rien n'est plus éloigné du vague a l'iime dandysme devient << une institution en dehors
que son spleen : il faut y voir au contraire une des lois, (qui) a des lois rigoureuses auxquelles
insatisfaction virile, un dépassement ardu et sont soumis tous ses sujets D.
volontaire. Blin écrit fort justement : << Le Le caractere collectif de cette institution ne
mérite de Baudelaire est d'avoir donné au doit pas nous abuser. Car, si, d'un caté, Baude-
malaise une résonance plus juste en le dépouil- laire nous la présente comme émanant d'une
lant des formules stagnantes ... La nouveauté est caste, d'autre part il revient a plusieurs reprises
d'avoir présenté l'aspiration comme une " ten- sur le fait que le dandy est un déclassé. En réalité
sion des forces spirituelles ",et non comme une le dandysme baudelairien est une réaction per-
dissolution ... Ce qui pour finir distingue Baude- sonnelle au probleme de la situation sociale de
laire du romantisme c'est ... qu'il transforme le l'écrivain. Au X V I I I ~siecle, l'existence d'une aris-
malaise en principe de conquetel. D Ainsi le tocratie de naissance simplifie tout : l'écrivain
devenir psychique, chez lui, ne peut etre que professionnel, quelle que soit son origine, qu'il
l'opération d'un incessant travail sur soi. Se soit batard, fils d'un coutelier ou d'un président
gener, se contraindre, pour etre toujours au plus a mortier, a des relations directes avec elle, par-
haut degré de la disponibilité : car la disponibi- dessus la bourgeoisie. Pensionné par la noblesse
lité n'est pas, chez lui, l'abandon gidien a l'ins- ou rossé sur son ordre, il est sous sa dépendance
tant, mais une position de combat. Seulement immédiate et tire d'elle ses revenus aussi bien
ces opérations intérieures ne peuvent avoir pour que sa dignité sociale; il est aristocratisé »,
but de mener a bien une entreprise utile ; il faut elle lui communique un peu de son « mana » ; il
qu'elles demeurent gratuites; elles ne doivent participe a son oisiveté et la gloire qu'il vise a
pas non plus conduire a mettre en question la atteindre est un reflet de l'immortalité que
morale théocratique ; il leur faut donc se canton- confere a une famille royale l'hérédité du titre.
ner dans la pure gratuité du dandysme. Lorsque la classe noble s'effondre, l'écrivain est
En outre, le dandysme est un cérémonial, tout étourdi par la chute de ses protecteurs; il
Baudelaire n'a pas manqué d'y insister. C'est, lui faut chercher des justifications nouvelles. Le
dit-il, le culte du moi et il s'en déclare << le pretre commerce qu'il entretenait avec la caste sacrée
et la victime D. Mais, en meme temps et par une des pretres et des nobles le déclassait réellement,
c'est-a-dire qu'il était arraché a la classe bour-
1. Blin : Baudelaire, pp. 81-82. geoise dont il émanait, lavé de ses origines,
nourri par l'aristocratie sans pouvoir cependant son indépendance et renonce A sa supériorité ; il
entrer dans son sein. Dépendant pour son travail fait partie d'une élite, certes. Mais il y a aussi
et sa vie matérielle d'une société supérieure et une élite de médecins, une élite de notaires. La
inaccessible qui, oisive elle-meme et parasitaire, hiérarchie se constitue au sein de la classe selon
rémunérait son labeur par des dons capricieux et l'efficacité sociale ; et la corporation des artistes
sans relation saisissable avec l'ouvrage fait, prend une place secondaire, un peu au-dessus de
plongé cependant par sa famille, ses amitiés et 1'Université.
les modalités de sa vie quotidienne dans le sein C'est ce que la plupart des écrivains ne peu-
d'une bourgeoisie qui avait perdu le pouvoir de vent accepter. Pour un Emile Augier qui remplit
le justifier, il avait pris conscience d'etre a part, c o r r e c t e m e n t son c o n t r a t , combien, a u
en l'air et sans racines, un Ganymede emporté contraire, de mécontents et de révoltés. Que
par les serres de l'aigle ; il se sentait perpétuelle- faire? Personne, bien entendu, n'a l'idée de
ment supérieur a son milieu. Mais, apres la demander sa justification au prolétariat - ce
Révolution, la classe bourgeoise prend elle- qui etit opéré un déclassement aussi réel mais en
m6me le pouvoir. C'est elle, en bonne logique, sens inverse. Personne n'a nQnplus le courage de
qui devrait conférer A l'écrivain sa dignité nou- revendiquer la grande solitude libre, le choix de
velle. Seulement cette opération ne serait possi- soi-meme dans l'angoisse qui seront le lot et le
ble que si celui-ci acceptait de rentrer dans le destin d'un Lautréamont, d'un Rimbaud, d'un
sein de la bourgeoisie. Or il ne saurait en etre Van Gogh. Quelques-uns, comme les Goncourt
question : d'abord deux cents ans de faveur ou Mérimée, rechercheront les faveurs d'une
royale lui ont appris a la mépriser ; mais surtout, aristocratie de parvenus et tenteront, sans satis-
parasite d'une classe parasite, il s'est habitué A faction réelle, de jouer aupres de la noblesse
se considérer comme un clerc, cultivant la pen- napoléonienne le r6le que jouaient leurs prédé-
sée pure et l'art pur. S'il revient a sa classe, sa cesseurs aupres des courtisans de Louis XV.
fonction se modifie radicalement : la bourgeoi- Mais la grande majorité d'entre eux tentera
sie, en effet, si elle est une classe d'oppression, d'opérer un déclassement symbolique. Flaubert,
n'est pas parasitaire ; elle dépouille l'ouvrier, par exemple, tout en menant la vie d'un riche
mais elle travaille avec lui; la création d'une bourgeois de province, pose a priori qu'il
oeuvre d'art a l'intérieur d'une société bour- échappe a la bourgeoisie; il réalise une rupture
geoise devient une prestation de service ; le poete mythique avec sa classe, qui apparait comme
doit offrir son talent a sa classe, comme l'ingé- une image affaiblie des ruptures réelles que
nieur ou l'avocat; il doit l'aider a prendre produisait, au X V I I I ~ siecle, l'introduction de
conscience d'elle-meme et contribuer a dévelop- l'écrivain bourgeois dans le salon de Mme de
per les mythes qui permettent d'opprimer le Lambert, dans l'amitié du duc de Choiseul. Cette
prolétariat. En échange, la société bourgeoise le rupture sera jouée, sans une minute de répit, par
consacrera. Mais il perd au change : il abdique des attitudes symboliques : le vetement, l'ali-
mentation, les mcieurs, les propos et les goQts college A chaque instant de sa vie, comme le
doivent nécessairement mimer une séparation gentilhomme porte partout avec lui et repré-
qui, sans une constante vigilance, risquerait de sente a tous les yeux sa famille et ses ancetres.
passer inaperque. En ce sens, le culte baudelai- Mais l'honneur, dans ce dernier cas, est un lien
rien de la Différence se retrouve chez un Flau- de solidarité organique : le noble a des obliga-
bert ou un Gautier. Mais le déclassement symbo- tions précises et diverses vis-&-visde ses morts et
lique - qui risquerait de conduire a la liberté et de ses rejetons futurs; c'est qu'ils existent par
A la folie - doit s'accompagner d'une intégra- lui, il en a la charge, il peut les ternir ou les
tion tout aussi mythique a une société qui soit redorer. Au contraire, Virgile n'a nul besoin de
comme un rappel de l'aristocratie disparue. Flaubert, sa gloire se passe fort bien de tout
C'est-a-dire que la collectivité ou l'artiste va concours individuel. Dans la société mythique
s'introduire devra retrouver les traits de la que l'écrivain a choisie, chaque membre voisine
classe parasitaire qui le consacrait autrefois et se avec tous les autres sans qu'ils soient engagés
situer résolument, en dehors du cycle produc- dans une action commune. Disons-le : ils sont
tion-consommation, sur le plan de l'activité tous cdte a cate, comme des morts dans un
improductive. Flaubert a choisi de donner la cimetiere ; et il n'y a rien la d'étonnant puisqu'ils
main par-dessus les siecles a Cervantes, Rabe- sont morts. Mais ce college sans obligations
lais, A Virgile; il sait que dans cent ans, dans comble pourtant Flaubert de ses dons : il éleve,
mille ans, d'autres écrivains viendront qui lui en effet, l'activité littéraire au rang de fonction
donneront la main; il les imagine naivement sociale. Ces grands morts, en effet, qui, pour la
comme l'auteur de Don Quichotte, parasite de plupart, ont vécu dans la solitude, l'inquiétude
1,'Espagne monarchiste, comme l'auteur de Gar- et l'étonnement, qui n'arrivaient point a se
gantua, parasite de l'Église, comme l'auteur de penser tout a fait ni comme écrivains ni comme
l'gnéide, parasite de 1'Empire romain; il ne lui artistes et qui sont morts, comme tout un cha-
vient pas a l'esprit que le rdle meme de l'écrivain cun, incertains, on leur confere du dehors -
peut changer au cours des siecles qui viennent ; parce qu'ils sont passés et que leur vie apparait
et avec l'optimisme naif qui accompagne ses comme un destin - ce titre de poete qu'ils
déclarations les plus sombres, il forge une franc- ambitionnaient sans &re siirs de l'avoir atteint
maqonnerie dont il est sur qu'elle a commencé et, au lieu d'y voir le but de leurs efforts, on le
avec le premier homme et finira avec le dernier. conqoit au contraire comme une M vis a tergo »,
Cette société discrete, faite pour la plus grande un caractere. Ce n'est point pour devenir écri-
part de défunts et d'enfants A naitre, est toute vains qu'ils ont écrit : mais parce qu'ils l'étaient
satisfaisante pour l'artiste. Tout d'abord, elle est déja. Des lors qu'on s'assimile a eux et que l'on
construite sur le type de ce que Durkheim vit mythiquement dans leur commerce, on s'as-
nomme la u solidarité mécanique » : en effet, sure de posséder aussi ce caractere : de la sorte,
l'artiste vivant porte en lui et résume tout le les occupations de Flaubert, par exemple, loin
C
l
d'etre le résultat d'un choix gratuit et périlleux, tence est un destin, ses malheurs semblent l'effet
lui apparaissent comme les manifestations de sa d'une prédestination. C'est alors que les ressem-
nature. Mais comme il s'agit en outre d'une blances prennent toute leur valeur : elles font de
société d'élus, d'une association monastique, Poe comme une image au passé de Baudelaire,
cette nature d'écrivain apparait aussi comme quelque chose comme le Jean-Baptiste de ce
l'exercice d'un sacerdoce. Chaque mot que Flau- Christ maudit. Baudelaire se penche sur les
bert trace sur le papier est comme un moment de années profondes, sur cette Amérique lointaine
la communion des Saints. Par lui Virgile, Rabe- et détestée et il découvre soudain son reflet dans
lais, Cervantes se mettent a revivre et continuent les eaux grises du passé. Voilh ce qu'il est. Du
d'écrire avec sa plume; ainsi par la possession coup son existence est consacrée. Différent en
de cette étrange qualité, a la fois prédisposition cela de Flaubert, il n'a point besoin du college
et sacerdoce, nature et fonction sacrée, Flaubert entier des artistes (encore que son poeme Les
est arraché a la classe bourgeoise et plongé dans Phares soit comme un recensement de sa société
une aristocratie parasitaire qui le sanctifie. 11 spirituelle). Individualiste exaspéré, il choisit la
s'est masqué sa gratuité, la liberté injustifiable encore ; et l'élu devient le représentant de l'élite
de son choix; il a remplacé par un college tout entiere. Que les rapports de Baudelaire avec
spirituel la noblesse déchue, il a sauvegardé sa Poe participent eux aussi de la communion des
mission de clerc. Saints, la lecture de la célebre priere de Fusées
Baudelaire, a n'en point douter, a choisi, lui suffirait a le prouver :
aussi, d'entrer a ce college. Cent fois, mille fois,
en ses écrits, il parle du << poete », de K l'ar- Faire tous les matins ma priere a Dieu, réser-
tiste ». 11 s'est fait justifier, consacrer par les voir de toute force et de toute justice, a mon
écrivains du passé. 11 a meme été plus loin pere, a Mariette et a Poe, comme intercesseurs.
puisqu'il a noué des liens d'amitié avec un mort.
Sa longue liaison avec Edgar Poe a pour but Cela signifie que dans I'ame mystique de
profond de le faire accéder a cet ordre mystique. Baudelaire, la communauté laique des artistes a
On a dit qu'il était attiré par les ressemblances pris une valeur profondément religieuse ; elle
troublantes que la vie du poete américain offrait devient une église. Le parasitisme que Baude-
avec la sienne. Cela est vrai. Mais cette identité laire regrette et tente de reconstituer est celui
de destin n'avait d'intéret pour lui que parce que d'une aristocratie ecclésiastique. Et chaque
Poe était mort. Vivant, l'auteur d'Eur&kan'efit été membre de cette aristocratie trouve en un autre
qu'une chair vague comme la sienne : comment membre (ou, selon l'humeur de Baudelaire, en
accoter l'une contre l'autre deux injustifiables tous les autres membres) une image sanctifiée de
gratuitks ? Mort, au contraire, sa figure s'achkve lui-meme et un ange gardien.
et se précise, les noms de poete et de martyr Mais ce college spirituel ne peut satisfaire tout
s'appliquent a lui tout naturellement, son exis- a fait notre auteur. Tout d'abord, par suite de la
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contradiction inhérente a son choix originel, a de parasitisme. Mais elle renchérit sur les condi-
peine a-t-il recu l'étiquette qu'il ambitionne, il tions d'acces a cette association. Les caracteres
en est déja insatisfait. 11 est a la fois et n'est pas essentiels de l'artiste sont exagérés, poussés a la
le Poete ; s'il se voit seul et misérable, écrasé sous limite. L'exercice encore trop utilitaire du
la responsabilité immense de son propre choix, il métier artistique devient le pur cérémonial de la
aspire bien vite a rentrer dans un ordre monasti- toilette, le culte du beau qui produit des oeuvres
que, mais des qu'il est requ dans le couvent qu'il stables et durables se change en amour de
a lui-meme bati, il veut s'en échapper, il refuse l'élégance, parce que l'élégance est éphémere,
de n'y &re plus qu'un moine pareil aux autres. stérile et périssable; l'acte créateur du peintre
D'une certaine facon, l'activité de l'artiste ne lui ou du poete, vidé de sa substance, prend forme
parait pas assez gratuite. 11 y a chez le peintre, d'acte strictement gratuit, au sens gidien, et
chez l'écrivain, une passion de voir et de décrire meme absurde, l'invention esthétique se trans-
qui lui parait encore plébéienne. C'est ce qui forme en mystification; la passion de créer se
ressort manifestement d'un passage de son étude fige en insensibilité. En meme temps, ce gout de
sur Constantin Guys : la mort et de la décadence, par quoi Baudelaire
annonce Barres, et qui accompagne chez lui le
Je vous ai dit queje répugnais a l'appeler un pur culte de l'individualité, le pousse a refuser ce que
artiste, et qu'il se défendait lui-meme de ce titre Flaubert réclame : il ne veut pas d'une société
avec une modestie nuancée de pudeur aristocrati- qui dure autant que l'espece humaine. Pour
que. Je le nommerais volontiers un dandy et qu'elle ait un cachet de rareté et d'unicité, il faut
j'aurais pour cela quelques bonnes raisons ;car le qu'elle soit, au sein meme de l'humanité, vouée a
mot dandy implique une quintessence de caract2re la disparition. C'est pourquoi le dandysme sera
et une intelligence subtile de tout le mécanisme << le dernier éclat d'héroisme dans les déca-
moral de ce monde ;mais, d'un autre cdté, le dandy dences... un soleil couchant B. En un mot, par-
aspire a l'insensibilité et c'est par la que M. Guys, dela la société aristocratique mais séculiere des
qui est dominé, lui, par une passion insatiable, artistes, Baudelaire institue un ordre régulier
celle de voir et de sentir, se détache violemment du représentant la spiritualité pure; et il prétend
dandysme. appartenir aux deux communautés a la fois, la
seconde n'étant d'ailleurs que la quintessence de
Pour qui lit entre les lignes, il est clair que le la premiere. Ainsi, ce solitaire qui redoute la
dandysme représente un idéal plus élevé que la solitude a-t-il réglé la question des rapports
poésie. 11 s'agit d'une société au second degré sociaux en imaginant des relations magiques de
conque sur le modele de la société d'artistes que participation entre des isolés, dont la plupart
Flaubert, Gautier et les théoriciens de 1'Art pour sont morts ; il a créé le parasite des parasites : le
1'Art avaient forgée. A ce modele, elle emprunte dandy parasite du poete, qui est lui-meme para-
les idées de gratuité, de solidarité mécanique et site d'une classe d'oppresseurs; par-dela l'ar-
tiste, qui cherche encore a créer, il a projeté un virilité du dandysme a une sorte de coquetterie
idéal social de stérilité absolue ou le culte du féminine, h un gofit féminin de la parure. Voyez
moi s'identifie a la suppression de soi-meme. cet instantané que nous avons de lui, plus vrai,
C'est pourquoi J. Crépet a pu dire a juste titre plus vivant qu'un portrait : << A pas lents, d'une
que << le suicide est le supreme sacrement du allure un peu dandinée et légerement féminine,
dandysme ».Mieux encore, le dandysme est un Baudelaire traversait le terre-plein de la porte de
<< club de suicidés >> et la vie de chacun de ses Namur; évitant méticuleusement la crotte et,
membres n'est que l'exercice d'un suicide per- s'il pleuvait, sautillant sur la pointe de ses
manent . escarpins vernis dans lesquels il se plaisait a se
Dans quelle mesure Baudelaire a-t-il réalisé mirer. Rasé de frais, les cheveux rejetés en volute
cette tension de l'iime ? dans quelle mesure l'a- derriere l'oreille, un col de chemise mou, d'une
t-il seulement revée ? C'est ce qu'il est difficile de blancheur absolue, dépassant le collet de sa
déterminer. Non qu'il faille mettre en doute son longue houppelande, il avait l'air a la fois d'un
effort constant pour se vetir avec une stricte clergyman et d'un comédien l . »
élégance, pour faire << a toute heure du jour et de Voila qui sent plus le pédéraste que le dandy.
la nuit » une toilette irréprochable. Les ablu- C'est que le dandysme est aussi une défense
tions, d'ailleurs , qui purifient, refroidissent et contre les autres. Avec quelques élus qu'il
rajeunissent devaient avoir pour lui une valeur connait bien, Baudelaire peut jouer le jeu per-
symbolique tres profonde : l'homme bien lavé vers du Bien et du Mal. 11sait dans quelle mesure
reluit comme un minéral au soleil; l'eau qui il peut se preter a leurs jugements, coqueter avec
ruisselle sur un corps détruit le souvenir des leur mépris et comment il lui est a tout instant
fautes passées, tue les vies parasitaires qui s'ac- possible d'échapper d'un coup d'aile, de redeve-
crochent a la peau. Mais je songe plutot a une nir, par-dela l'image qu'il leur laisse entre les
sorte de falsification subtile et perpétuelle de son mains, une liberté qui échappe a tout jugement.
effort. En principe le dandy, ipoitif et guerrier, C'est qu'il a appris leurs principes et leurs
doit avoir une mise et une tenue viriles d'une coutumes. 11 peut les hair ou les craindre : de
aristocratique austérité : a la perfection de la toute facon, avec eux, il se sent a l'aise. Mais les
toilette consiste (aux yeux du dandy) dans la autres, la foule anonyme des autres, qui sont-ils ?
simplicité absolue ». ' 11 n'a aucune familiarité avec eux. Ce sont des
Mais alors que signifient ces cheveux teints, juges en puissance, mais il ignore les regles
ces ongles de femme, ces gants roses, ces longues auxquelles leurs jugements se réferent. La
boucles - tout ce que le vrai dandy, qu'il soit << tyrannie de la face humaine serait moins
Brummel ou Orsay, taxera de mauvais gofit ? 11 y redoutable si, en chacune de ces faces, deux yeux
a chez Baudelaire un passage insensible de la guetteurs n'étaient plantés. 11 y a des yeux
t 1. Art romantique :ibid. 1 . Camille Lemonnier. Cité par Crkpet. Op. cit., p. 166.
partout et, derriere ces yeux, des consciences. Pour le flaneur, en effet, le spectacle de la rue a
Toutes ces consciences le voient, s'emparent de ceci d'agréable que les passants, affairés, butés
lui en silence et le digerent; c'est-A-dire qu'il sur leurs soucis, concentrés sur leurs travaux, ne
demeure au fond des coeurs classé, empaqueté, lui pretent aucune attention. Mais que tout A
avec une étiquette qu'il ignore. Cet homme qui coup un de ces passants releve la tete et l'obser-
passe et qui laisse trainer sur lui un regard vateur est observé a son tour, le chasseur chassé.
indifférent, peut-etre méconnait-il sa fameuse Baudelaire a horreur de se sentir gibier. C'est un
<< différence », peut-etre ne voit-il en lui qu'un supplice pour lui que d'entrer dans un café, dans
bourgeois pareil .aux autres. Et puisque cette un lieu public, parce que, dans ce cas, les regards
différence doit &re reconnue par autrui pour convergent sur la personne qui entre et celle-ci,
exister objectivement, le flaneur indifférent éblouie, mal accoutumée a l'endroit, ne peut se
contribue par son simple regard A la détruire. défendre en regardant ceux qui la regardent. 11 a
Cet autre, au contraire, le tient pour un monstre, la manie de se faire accompagner partout, non
mais comment se prémunir contre ce jugement, pas seulement, comme le croit Asselineau, par
comment affirmer qu'on y échappe, si l'on n'en manie de poete et d'auteur dramatique auquel
connait pas les motifs ? VoilA la véritable prosti- il faut toujours un public »,mais surtout pour se
tution : on appartient A tous. La maxime popu- faire absorber par des yeux connus, par une
laire qui concede au chien le droit de regarder un conscience inoffensive qui l'abritera contre les
éveque a des conséquences terribles, car juste- consciences étrangeres. En un mot, il est affreu-
ment, pour le chien, il n'y . a pas d'éveques. sement timide ; et l'on sait ses avatars de confé-
Dans un spectacle, dans un bal, écrit-il, chacun rencier : il bafouille en lisant, presse son débit de
jouit de tous. » Ainsi le. moindre galopin peut maniere A le rendre inintelligible, garde les yeux
jouir de Baudelaire. 11 est sans défense et nu sous fixés sur ses notes et semble au plus fort de la
les regards. Aussi, par une de ces contradictions souffrance. Son dandysme est la défense de sa
dont nous avons pris l'habitude, Baudelaire, timidité. Sa propreté méticuleuse, la netteté de
l'homme des foules, est aussi celui qui a le plus sa mise sont l'effet d'une vigilance perpétuelle et
peur des foules. Le plaisir que lui donne, en effet, représentent un refus d'etre jamais pris en
le spectacle d'un grand concours de peuple n'est faute : il veut etre impeccable sous les regards.
que l'agrément de regarder. Et celui qui regarde, Et cette impeccabilité physique symbolise l'irré-
chacun peut en faire l'expérience, oublie qu'il prochabilité morale : tout comme le masochiste
peut &re regardé. Cet évanouissement du moi ne se prete aux humiliations que par décret,
dont parle Baudelaire A ce propos n'a rien A voir Baudelaire ne veut pas etre jugé qu'il n'y ait
avec la dilution panthéiste : il ne se perd pas consenti d'abord, c'est-a-dire qu'il n'ait pris ses
dans la foule. Mais, observant sans se croire précautions pour échapper A son gré au juge-
observé, il devient, en face de cet objet mouvant ment. Mais, par un mouvement inverse, la bizar-
et bigarré, une liberté purement contemplative. rerie de son vetement et de sa coiffure qui le
désigne au regard est une affirmation décidée de l'atteint tout entier quoique fictivement. 11 jouit
son unicité. 11 veut étonner pour déconcerter de l'irréalité meme de cette punition ; elle repré-
l'observateur. L'agressivité de sa tenue est pres- sente l'assouvissement symbolique et sans dan-
que un acte; ce défi est presque un regard de ger de son gout du chatiment, elle contribue A
bravade : le rieur qui le considere se sent p r h u diminuer le sentiment de ses fautes. Avec ses
et visé par cette extravagance ; s'il se scandalise proches, Baudelaire s'accuse de fautes réelles
c'est qu'il découvre sur les plis de l'étoffe une parce qu'il sait pouvoir éluder les blames ; avec
pensée aigue qui se tourne vers lui et lui crie : les étrangers, dont il ignore les réactions, il
N Je savais que tu rirais. >> Indigné, il est déjA un s'accuse de fautes irréelles et il échappe A la
peu moins observateur >>, un peu plus condamnation parce qu'il sait n'etre pas coupa-
N observé D. Au moins s'ébahit-il précisément de ble des actes qu'on lui reproche. Sa mise est pour
la faqon dont on voulait qu'il s'ébahit; il est la vue ce que sont ses mensonges pour les
tombé dans un piege ; cette conscience imprévi- oreilles : un péché retentissant et claironné qui
sible et libre qui pouvait fouiller Baudelaire l'enveloppe et le dissimule. En meme temps, il se
jusqu'au cceur, découvrir ses secrets et former penche sur l'image qu'il vient de peindre dans la
sur lui les pensées les plus captieuses, voilA conscience des autres et elle le fascine. Ce dandy
qu'elle est guidée comme par la main et qu'on pervers et excentrique, c'est tout de meme Zui. Le
l'amuse avec la couleur d'un vetement, avec la seul fait de se sentir visé par ces yeux le rend
coupe d'un pantalon. Pendant ce temps, la chair solidaire de tous ses mensonges. 11se voit, il se lit
désarmée du vrai Baudelaire est A l'abri. La dans les yeux des autres et il jouit dans l'irréel de
mythomanie de notre auteur procede exacte- ce portrait imaginaire. Ainsi le remede est-il pire
ment de la meme attitude : elle trace les traits que le mal : par crainte d'etre vu, Baudelaire
d'un Baudelaire étrange et scandaleux sur qui s'impose aux regards. On s'étonne qu'il ait par-
vont s'acharner tous ces témoins bavards. Pédé- fois l'air d'une femme et l'on cherche en lui les
raste, indicateur, mangeur d'enfant, que sais-je ? traces d'une homosexualité qu'il n'a jamais
Mais tant que les comméragcs déchireront le manifestée. Mais il faut se dire que la fémi-
personnage inventé, l'autre demeure a l'abri. nité n vient de la condition, non du sexe. La
Nous retrouvons ici le double aspect de l'auto- femme - la femme bourgeoise - a pour carac-
punition, car c'est avec un profond sentiment de tere essentiel de dépendre profondément de
culpabilité que Baudelaire est dandy. Tout l'opinion. Oisive et entretenue, elle s'impose en
d'abord, en se faisant condamner sur des pieces plaisant, elle se pare pour plaire et son vetement,
truquées, Baudelaire se donne le droit de mépri- son fard la livrent en partie, en partie la dissimu-
ser ses juges et, par suite, de contester leurs lent. Quiconque, parmi les hommes, se trouve-
jugements les mieux fondés. Mais en outre, le rait, par aventure, vivre dans une pareille condi-
blame qu'il encourt par son extravagance, pour tion, endosserait semblablement la féminité.
les crimes qu'il s'impute, est une punition qui Baudelaire est dans ce cas : il ne gagne pas sa vie
1; par un travail, cela signifie que l'argent qui le ces accusations perpétuelles et mensongeres de
l
fait vivre ne rémunere pas un service social pédérastie qu'il porte contre lui-meme. Mais s'il
I
objectivement appréciable, mais dépend essen- a revé qu'il était pris de force, c'était pour
tiellement des jugements qu'on porte sur lui. En contenter sa perversité et ce masochisme dont
meme temps le choix origine1 qu'il a fait de lui- nous savons les raisons. Ce que recouvre le
meme implique un souci extraordinaire et mythe du dandysme, ce n'est pas l'homosexua-
constant de l'opinion. 11 se sait vu, il sent lité, c'est l'exhibitionnisme.
perpétuellement les regards sur lui; il veut Car le dandysme de Baudelaire, avec ses
j:i plaire et déplaire a la fois ; le moindre geste est contraintes féroces et stériles, c'est un mythe, un
16 << pour le public n. Son orgueil s'en afflige, son reve cultivé au jour le jour et qui donne lieu a un
4

fr
9

masochisme s'en réjouit. Quand il sort, paré certain nombre d'actes symboliques, mais dont
comme une chiisse, c'est toute une cérémonie ; il on sait qu'il n'est qu'un reve. Pour Gtre dandy,
l
faut protéger sa toilette, sautiller parmi les d'aprks ce qu'il déclare lui-meme, il faut avoir
I flaques d'eau, sauver tous ces gestes de protec- été élevé dans le luxe, posséder une fortune
l
tion, qui sont un peu ridicules, en leur donnant considérable et vivre dans l'oisiveté. Mais ni
une certaine griice; et le regard est la, qui l'éducation qu'il a reque, ni son oisiveté beso-
l'enveloppe ; pendant qu'il accomplit avec gra- gneuse ne répondent a ces exigences. Déclassé, 1

S?
vité les mille petits actes impotents de son certes, il l'est et il en souffre : il est tombé dans la
c sacerdoce, il se sent pénétré, possédé par autrui : bohkme, il est le fils << qui a mal tourné » de
id
et ce n'est ni par sa prestance et sa force, ni par M"" 1'Ambassadrice. Mais ce déclassement réel
A
les signes extérieurs d'une fonction sociale qu'il ne correspond aucunement a la rupture symboli-
cherche a se défendre, a s'imposer, mais par sa que que le dandy accomplit : Baudelaire ne s'est
parure et par la griice de ses gestes : comment ne pas placé au-dessus de la bourgeoisie, mais au-
serait-il pas femme et pretre a la fois, femme dessous. 11 est entretenu par elle comme l'écri-
comme le prgtre? N'a-t-il pas senti plus qu'un vain du XVIII' siecle l'était par la noblesse. Son
autre et en lui-meme cette liaison du sacerdoce dandysme est un reve de compensation : son
et de la féminéité puisqu'il écrit dans Fusées : orgueil souffre si fort de cette condition humiliée
I
<< De la féminéité de 1'Eglise comme raison de qu'il s'efforce de vivre son déclassement comme
son omnipuissance ? » Mais un homme-femme s'il avait un autre sens : celui d'une désolidarisa- l

n'est pas nécessairement un homosexuel. Cette tion volontaire. Mais, au fond, il ne s'y trompe
passivité d'objet sous les regards, qu'il essaie de pas; et, quand il remarque que Guys a trop de
compenser par une composition soigneuse de ses passion pour &re dandy il sait bien qu'il peut
gestes et de sa mise, il en jouit parfois et peut- s'appliquer a lui-meme ces considérations. 11 est
&re l'a-t-il de temps A autre transformée, dans pokte. Ces ailes de géant qui l'empechent de
ses reves, en une autre passivité : celle de son marcher, ce sont celles du pokte, ce guignon qui
corps sous un désir de miile : de la, sans doute, pese sur lui, c'est celui du poete. Son dandysme,
c'est le souhait stérile d'un au-dela de la I
d'etre, son etre en train d'exister. Et, dans le
poésie ». temps qu'il se mire, il opere sur ses sentiments et
Reste que sa coquetterie, en meme temps
qu'elle est une défense contre les autres, se fait 1
i
ses pensées le meme travail : il les habille, il les
farde pour qu'elles lui paraissent étrangeres tout
l'instrument de ses rapports avec lui-meme. en restant siennes, tout en lui appartenant plus
Baudelaire, a ses propres yeux, n'existe pas étroitement encore, puisqu'il les a faites. 11 ne
assez. Son visage, dans la glace, est trop familier tolere en lui aucune spontanéité : sa lucidité la
pour qu'il le voie ; la succession de ses pensées le transperce aussitot et il se met A jouer le senti-
touche de trop pres pour qu'il la juge. 11 est ment qu'il allait éprouver. Ainsi est-il sur d'etre
investi par lui-meme et pourtant il ne peut pas se son maitre; la création vient de lui; en meme
posséder. Son effort essentiel est donc pour se temps il est l'objet créé. C'est ce que Baudelaire
récupérer. L'image de lui qu'il cherche dans les nomme son tempérament de comédien :
yeux des autres se dérobe sans cesse ; mais il est
peut-etre possible de se voir comme les autres le Étant enfant, je voulais &re tantdt pape, mais
voient. 11 suffirait d'établir une distance, si petite pape militaire, tantat comédien.
fut-elle, entre ses yeux et son image, entre sa Jouissances que je tirais de ces deux hallucina-
lucidité réflexive et sa conscience réfléchie. Le tions.
narcissiste qui veut se désirer, se maquille et se
déguise, puis se plante devant une glace en cet Et il avoue dans La Fanfarlo :
équipage et parvient a dresser a demi un faible
désir qui s'adresse a son apparence trompeuse Fort honnete h o m m e de naissance et quelque
dlalt.érité. Ainsi Baudelaire se pare pour se tra- peu gredin par passe-temps -comédien par tempé-
vestir et ainsi se surprendre; il avoue, dans La rament -, il jouait pour lui-meme et a huis clos
Fanfarlo, qu'il se regarde dans tous les miroirs ; d'incomparables tragédies, o u , pour mieux dire,
c'est qu'il veut s'y clécouvrir te1 qu'il est. Mais le tragi-comédies. Se sentait-il effleuré et chatouillé
souci de sa mise va concilier son désir de se par la gaieté, il fallait se le bien constater, et notre
découvrir du dehors comme une chose avec sa homrne s'exercait a iire aux éclats. Une l a m e lui
haine du donné. Car ce qu'il recherche dans la gemzait-elle a u coin de I'eil a quelque souvenir, il
glace, c'est lui-meme, te1 qu'il s'est composé. allait d su glace se regarder pleurer. S i quelque fille,
L'etre dont il voit le reflet n'est pas une pure dans un acces de jalousie brutale et puérile, lui
passivité étrangere, puisqu'il l'a habillé et fardé faisait une égratignure avec une aiguille ou un
de ses propres mains : c'est l'image de son canif, Samuel se glorifiait e n lui-meme d'un coup
activité. Ainsi Baudelaire tente-t-il, une fois de de couteau, et quand il devait quelques misérables
plus, de lever la contradiction entre son choix vingt mille francs, il s'écriait joyeusement :
d'exister et son choix d'etre : ce personnage que - Que1 triste et lamentable sort que celui d'un
les glaces refletent, c'est son existence en train génie harcelé par un million de dettes!
travestir et d'ordonner. 11 accepte toutes les
Travestir, voila l'occupation favorite de Bau- suggestions de sa conscience spontanée ; simple-
delaire : travestir son cokps, ses sentiments et sa ment, il veut les retravailler un peu, forcant ici,
vie ; il poursuit l'idéal impossible de se créer lui- allégeant la ; -il n'ira pas rire a plein gosier s'il a
meme. 11 ne travaille que pour ne se devoir qu'a envie de pleurer : il pleurera plus wai que nature,
soi : il veut se reprendre, se corriger, comme on voila tout. L'aboutissement de la comédie sera le
corrige un tableau ou un pokme; il veut &re A poeme, qui lui offrira l'image repensée, recréée,
lui-meme son propre pokme et c'est la sa comé- objectivée du sentiment qu'il a éprouvé A demi.
die. Nul n'a plus profondément vécu, dans sa Baudelaire est pur créateur de forme ; Rimbaud
contradiction insurmontable, l'activité créa- crée forme et matiere.
trice. Le créateur n'a-t-il pas pour but, en effet, Ces précautions ne suffisent pas : Baudelaire
de produire sa création comme une émanation, prend tout de suite peur devant son autonomie.
comme la chair de sa chair et ne souhaite-t-il Le dandysme, l'artificialisme et la comédie
pas, en meme temps, que cette partie de lui- visaient a le mettre en possession de lui-meme.
meme se tienne devant lui comme une chose Tout d'un coup l'angoisse le saisit, il abdique, il
étrangkre? Et Baudelaire ne veut-il pas Gtre le ne souhaite plus qu'etre une chose inanimée
créateur radical, puisque c'est sa propre exis- dont les ressorts soient extérieurs. Parfois, c'est
tence qu'il essaie de créer? Mais A cet effort son hérédité physiologique qu'il charge de le
meme il impose sournoisement des limites : soulager de sa liberté :
lorsque Rimbaud tente A son tour de devenir son
propre auteur et qu'il définit sa tentative par son Je suis malade, malade. J'ai un tempérarnent
fameux : « Je est un autre n, il n'hésite pas A exécrable, par la faute de mes parents. Je m'efjci-
opérer une transformation radicale de sa pensée, loche a cause d'en. Voild ce que c'est que d'etre
il entreprend le dérkglement systématique de l'enfant d'une mere de vingt-sept ans et d'un pere de
tous ses sens, il brise cette prétendue nature qu'il soixante-douze. Union disproportionnée, patholo-
tient de sa naissance bourgeoise et qui n'est gique, sénile. Pense donc : quarante-cinq ans de
qu'une coutume; il ne joue pas la comédie, il différence. Tu me dis que tu fais de la physiologie
s'efforce de produire pour de bon des pensées et avec Claude Bernard. Demande donc d ton maftre
des sentiments extraordinaires. Baudelaire, lui, ce qu'il pense du fmit hasarden d'un te1 accouple-
s'arrete en chemin : il prend peur devant cette ment.
solitude totale oh vivre et inventer ne font qu'un,
oh la lucidité réflexive se dilue dans la sponta- On remarquera ce mélange de passion et de
néité réfléchie. Rimbaud ne perd pas son temps précautions : il faut que sa démission, son aban-
A prendre la nature en horreur : il la casse i don total au corps et a l'hérédité soient sanction-
comme une tirelire. Baudelaire ne casse rien du nés par un juge; il s'adresse aussitot A Claude
tout : son travail de créateur est seulement de Bernard. Mais pour que le verdict soit plus
écrasant, il vieillit son pere de dix ans. Ainsi ment le résultat d'impulsions maudites et exté-
pourra-t-il échapper a la malédiction physiologi- rieures. Baudelaire n'est plus qu'un pantin dont
que quand l'envie lui en prendra : la sentence de on tire les ficelles. C'est le repos - le grand repos
l'expert sera terrible, elle lui fera tout juste la de la pierre et des &res inanimés : peu importe
peur qu'il souhaite ressentir; mais cette peur ne au fond qu'il attribue ses actes au Diable ou A
sera pas tout a fait réelle puisque son proces est 1'Hystérie; l'essentiel c'est qu'il n'en soit pas la
instruit sur des pieces qu'il a lui-meme falsifiées. cause mais la victime. Apres cela, notons qu'il a,
Nous retrouvons ici le mécanisme que nous comme de coutume, laissé une porte ouverte : il
avons décrit plus haut : Baudelaire se réserve ne croit pas au Diable.
toujours une issue. En bref, il ne néglige rien pour transformer A
D'autres fois, il a recours au Diable. 11 écrit A ses propres yeux sa vie en destin. Cela n'arrive,
Flaubert en 1860 : Malraux l'a bien montré, qu'au moment de la
mort. Et, disait la sagesse grecque, qui peut se
De tout temps j'ai été obsédé par l'impossibilité dire heureux ou malheureux avant de mourir?
de me rendre compte de certaines actions ou Un geste, un souffle, une pensée peuvent soudain
pensées soudaines de l'homme, sans l'hypothese de changer le sens de tout le passé : telle est la
Z'intervention d'une force méchante, extérieure a condition temporelle de l'homme. Baudelaire a
Iui. horreur de cette responsabilité qui le charge
soudain du fardeau de tout son passé. 11 ne veut
Et, dans les Petits Poemes en prose : pas Gtre soumis a cette loi d'airain qui fait que
notre conduite présente modifie Zi chaque
J'ai été plus d'une fois victime de ces crises et de minute nos actes anciens. Pour que le passé soit
ces élans qui nous autorisent a croire que des définitivement ce qu'il est - inalterable et
démons malicieux se glissent en nous et nous font imperfectible ; pour que le présent meme troque
accomplir, a notre insu, leurs plus absurdes volon- s a verdeur et son inquiétante disponibilité
tés ... l'esprit de mystification... participe beau- contre l'immuabilité des années écoulées, il
coup... de cette humeur, hystérique selon les méde- choisira de considérer sa vie du point de vue de
cins, satanique selon ceux qui pensent un peu la mort, comme si une fin prématurée l'avait
mieux que les médecins, qui nous pousse sans soudain figée ; il feint de s'etre tué et, s'il taquine
résistance vers une foule d'actions dangereuses ou souvent l'idée du suicide, c'est aussi parce
inconvenantes l . qu'elle lui permet d'envisager A chaque instant
qu'il vient .d'arreter sa vie. A chaque instant,
La mystification, les actes gratuits, deux rites vivant encore, il est déjA de l'autre c6té de la
essentiels du dandysme, deviennent brusque- tombe ; il a fait l'opération dont parle Malraux ;
son « irrémédiable existence » est la, sous ses
l . Le Mauvais Vitrier. Éd. Conard, p. 23. yeux comme une destinée ; il peut tirer un trait,
faire la somme; a chaque instant il se met en I
passé, comme dans l'illusion de fausse recon-
position d'écrire des Mémoires de ma vie morte. naissance, meme l'instant qu'il est en train de
Ainsi le libre et fier coupable, le Don Juan des & vivre. Mais si la vie au présent est celle de la
Enfers, le rebelle est-il toujours et au meme spontanéité, de l'imprévisible et de l'inexplica-
moment le poete maudit, la marionnette du ble, la vie au passé est celle des explications, des
Diable, l'enfant pourri et condamné d'un couple enchainements de causes, des raisons. Et Baude-
disproportionné, et surtout la victime crucifiée laire, qui balance entre le sentiment que tout est
d'une fatalité a l'antique. Cette fois, plus per- irréparable et celui que tout peut encore
sonne ne le regarde, et il veut ignorer que c'est commencer, s'arrange a chaque instant pour
son propre regard qui le fige : mais sous la sauter de l'un a l'autre, au mieux de ses intérets.
nouveauté perpétuellement renouvelée de son Car il ne suffit pas de dire qu'il a usé de
Existente, il discerne un? figure fixe et irrémé- subterfuges intellectuels pour donner a sa vie
diable qu'il nomme son Etre : une couleur fanée : il a opéré délibérément une
conversion radicale; il a choisi d'avancer a
Un navire pris dans le pdle reculons, tourné vers le passé, accroupi au fond
Comme en un pikge de cristal de la voiture qui l'emporte et fixant son regard
Cherchant par que1 détroit fatal sur la route qui fuit. Peu d'existences plus
11 est tombé dans cette gedle ... stagnantes que la sienne. Pour lui, a vingt-cinq
ans, les jeux sont faits : tout est arreté, il a couru
Ainsi peut-il, une fois de plus, jouer sur deux sa chance et il a perdu pour toujours. Des 1846, il
tableaux : son sentiment de la liberté lui rend a a dépensé la moitié de sa fortune, écrit la plupart
, tout moment moins insupportable l'inaltérabi- de ses poemes, donné leur forme définitive it ses
lité sans recours de son destin ; mais sa certitude relations avec ses parents, contracté le mal
d'avoir un destin est l'excuse perpétuelle qu'il vénérien qui va lentement le pourrir, rencontré
donne de ses fautes et la ruse qu'il a choisie pour la femme qui pksera comme du plomb sur toutes
alléger le fardeau de son autonomie. Si la mort les heures de sa vie, fait le voyage qui fournira
est partout présente dans son ceuvre, si << plus toute son ceuvre d'images exotiques. 11 y a eu
encore que la vie, elle (le) tient par des liens c o m m e u n e breve f l a m b é e , u n e de c e s
subtils m , c'est d'abord qu'elle est appelée par << secousses » dont il parle si souvent et puis le
son sens aigu de l'unicité : car rien n'est unique feu s'est éteint; il ne lui reste plus qu'a se
que ce qui passe, ce que jamais on ne verra survivre. Bien avant qu'il atteigne la trentaine,
deux fois ». Mais, du seul fait qu'elle doit finir, ses opinions sont faites; il ne fera plus que les
cette existence lui parait déja finie : s'il faut ruminer. On a le cceur serré lorsqu'on lit Fusées
qu'elle s'acheve, peu importe que ce soit demain ou Mon cmur mis d nu : rien de neuf dans ces
plutot qu'aujourd'hui ; le terme est déja la, dans notes rédigées vers la fin de sa vie, rien qu'il n'ait
le moment présent. Et du coup tout semble cent fois dit et mieux dit. Inversement, La
b
Fanfarlo, ceuvre de prime jeunesse, frappe de
stupeur : tout est déja la, les idées et la forme. 1 d'inventer l'avenir. Jean Cassou a montré l'im- '
I mense courant d'idées et d'espoirs qui portait les
Les critiques ont souvent noté la maitrise de cet Franqais vers le futur : apres le xvrre siecle qiii
écrivain de vingt-trois ans. A partir de la il ne "edécouvrait le passé, et le XVIII', qui faisait
fait que se répéter : avec sa mere, ce sont l'inventaire du présent, le XIX' croyait avoir
toujours les memes querelles, les memes dévoilé une nouvelle dimension du temps et du
plaintes, les memes serments, avec ses créan- monde; pour les sociologues, pour les huma-
ciers, toujours les memes luttes, avec Ancelle nistes, pour les industriels qui découvrent la
toujours les memes débats d'argent; il retombe puissance du capital, pour le prolétariat qui
toujours dans les memes fautes et porte sur elles commence a prendre conscience de lui-meme,
les memes condamnations ; au sein du désespoir, pour Marx et pour Flora Tristan, pour Michelet,
il est illuminé par les memes espérances. 11 écrit pour Proudhon et pour George Sand, l'avenir
sur les ceuvres des Autres, il reprend ses anciens existe, c'est lui qui donne son sens au présent,
poemes et les travaille, il s'enchante de mille l'époque actuelle est transitoire, elle ne se
projets littéraires dont les plus anciens remon- comprend vraiment que par rapport a l'ere de
tent a sa jeunesse, il traduit les contes dlEdgar justice sociale qu'elle prépare. On se rend mal
Poe : mais ce créateur ne crée plus ; il rapetasse. compte aujourd'hui de la puissance de ce grand
Cent déménagements et pas un voyage; il n'a fleuve révolutionnaire et réformiste ; aussi
meme pas la force de s'installer a Honfleur; les apprécie-t-on mal la force que Baudelaire dut
événements sociaux glissent sur lui sans le tou- déployer pour nager a contre-courant. S'il se fCit
cher. 11 s'est un peu agité en 1848 : mais il n'a abandonné, il était emporté, contraint d'affir-
manifesté aucun intéret sincere pour la Révolu- mer le Devenir de l'humanité, de chanter le
tion. 11 voulait seulement qu'on mit le feu a la Progres. 11 ne l'a pas voulu : il hait le Progres,
parce que le Progres fait de l'état futur d'un
maison du général Aupick. Au reste il s'est vite systeme la condition profonde et l'explication de
replongé dans ses reves moroses de stagnation son état présent. Le progres c'est le primat de
sociale. 11 se défait plut6t qu'il n'évolue. D'année l'avenir et l'avenir justifie les entreprises a lon-
en année, on le retrouve identique, plus vieux, gue échéance. Baudelaire, qui ne veut rien entre-
simplement, plus sombre, l'esprit moins ample prendre, tourne le dos a l'avenir. Quand il
et moins vif, le corps plus délabré. Et la démence imagine celui de l'humanité, c'est pour lui don-
finale, pour qui l'a suivi pas a pas, apparait ner la forme d'une dissolution fatale : << Le
moins comme un accident que comme l'aboutis- monde va finir. La seule raison pour laquelle il
sement nécessaire de sa déchéance. pourrait durer, c'est qu'il existe. Que cette raison
Cette longue et douloureuse dissolution fut est faible, comparée a toutes celles qui annon-
choisie. Baudelaire a choisi de vivre le temps a
rebours. 11 a vécu a une époque qui venait 1 . Jean Cassou : a 1848 B. in Anatomie des Révolutions (N.R.F.).
cent le contraire, particulierement a celle-ci : neuf et l'explique exactement comme, pour
qu'est-ce que le monde a désormais A faire sous Comte, le supérieur explique et détermine l'infé-
'
le ciel? » Ailleurs il reve a la destruction de rieur. Le finalisme impliqué par la notion de
<< nos races dlOccident D. Quant a son avenir Progres n'a pas disparu chez Baudelaire, bien au
personnel, s'il l'envisage parfois, c'est sous l'as- contraire : mais il est inversé. Dans le rapport
pect d'une catastrophe : progressiste de finalité, c'est la statue future qui
explique et détermine l'ébauche que le sculpteur
Je ne suis pus positivement vieux, écrit-il en faqonne présentement. Chez Baudelaire la statue
décembre 1855, mais je puis le devenir prochaine- est logée dans le passé et c'est du passé qu'elle
ment. explique a ses ruines présentes les grossieres
contrefaqons qui visent a la reproduire. Le sys-
En 1859 il revient a la charge : teme social qui a sa faveur est tel, dans sa
hiérarchie parfaite et rigoureuse, qu'il ne tolere
Si j'allais devenir infirrne, ou sentir mon ceweau pas la moindre amélioration. S'il s'altere, c'est
dépérir avant d'avoir fait tout ce qu'il me semble qu'il se corrompt. Et dans l'individu, pareille-
que je dois et puis faire! ment, la durée ne peut engendrer que la sénilité
et la décomposition. C'est Gebhart, je crois, qui,
Et ailleurs encore : parlant des Romains du ve siecle, les décrivait
errant dans une ville trop grande pour eux et
Il y a... plus grave... que les douleurs physiques, remplie de splendeurs décrépites, de monu-
c'est la peur de voir s'user, péricliter et disparaitre, ments insignes et mystérieux qu'ils ne pouvaient
dans cette horrible existente pleine de secousses, ni comprendre ni refaire et qui témoignaient a
l'admirable faculté poétique, la netteté d'idées et la leurs yeux de l'existence d'ancetres plus savants
puissance d'espérance qui constituent en réalité et plus habiles. Voila, a peu de chose pres, le
mon capital. monde ou Baudelaire a choisi de vivre. 11 s'est
arrangé pour que son présent fut hanté par un
Pour lui, la dimension principale de la tempo- passé qui l'écrasat. 11 ne s'agit pas d'ailleurs -et
ralité c'est le passé. C'est elle qui donne son sens c'est la différence essentielle entre ce sentiment
au présent. Mais ce passé n'est pas une préfigu- et celui du Progres - d'une déchéance continue
ration imparfaite ni non plus l'existence anté- et telle que chaque instant soit inférieur A
rieure d'objets simplement égaux en dignité et en l'instant précédent. Mais ce qui compte plutdt,
puissance a ceux que nous connaissons. Le rap- c'est qu'une forme exquise et inégalable soit
port du présent au passé c'est le Progres a apparue une fois dans les brouillards reculés
rebours : c'est-a-dire que l'ancien détermine le d'une vie ou de l'histoire et que toutes les
entreprises individuelles, toutes les institutions
de la société en soient des images indignes et
coupables. Baudelaire a souffert profondément et tenace que Baudelaire a de lui-meme, avec les
du succes de l'idée de Progres, parce que l'épo- S limbes translucides de la vie intérieure :
que l'arrachai t a la contemplation du passé et lui
tournait de force la tete vers l'avenir. Pour lui, en Je vous assure que les secondes maintenant sont
le tirant ainsi, on lui faisait vivre le temps a fortement et solennellement accentuées et chacune,
rebours, il se sentait aussi maladroit et gené en jaillissant de la pendule, dit : << Je suis la Vie,
dans cette situation qu'un homme qu'on vou- l'insupportable, l'implacable Vie l . »
drait faire marcher a reculons. 11 n 'a trouvé de
repos qu'a partir de 1852 lorsque le Progres a son En un sens, ce que Baudelaire fuit dans le
tour est devenu un reve mort du Passé. Dans la Passé, c'est l'entreprise et le projet, l'instabilité
société piétinante et funebre de l'Empire, toute perpétuelle. Comme les schizophrknes et les
soucieuse de maintenir ou de rétablir, hantée mélancoliques, il justifie son incapacité d'agir en
par des souvenirs de gloire et par de grands se tournant vers le déja vécu, le déja fait, l'irrémé-
espoirs disparus, il a pu mener paisiblement son diable. Mais en un autre sens, il cherche surtout
existence stagnante, il a pu continuer a son aise a se délivrer de soi. Sa lucidité réflexive lui
sa marche lente et chancelante a reculons. 11 révele qu'il existe A la petite semaine, comme
convient d'examiner de plus pres ce << pas- une succession de piiles désirs, d'affections que
séisme » si radical. Nous avons vu qu'il repré- le néant transit, qu'il se connait par cceur et qu'il
lui faut vivre, cependant, goutte goutte. Pour se
sente a l'origine une certaine tentative pour fuir voir non comme il se fait, mais comme les
la liberté : le caractere et le destin sont de Autres, comme Dieu le voient, comme il est, il
grandes apparences sombres qui ne se révelent faudrait saisir enfin sa Nature. Et cette Nature
qu'au passé ; l'homme qui se pense << irritable », est au passé. C e que je suis, c'est ce que j'étais,
se borne, au fond, a constater qu'il s'est souvent puisque ma liberté présente remet toujours en
irrité. Baudelaire s'est tourné vers le passé pour question la nature que j'ai acquise. En meme
limiter la liberté par le caractere. Mais ce choix a temps Baudelaire n'a point choisi de renoncer A
d'autres significations. Baudelaire a horreur de cette conscience lucide qui fait sa dignité et son
sentir le temps couler. 11 lui semble que c'est son unicité. Son souhait le plus cher est d'etre,
sang qui s'écoule : ce temps qui passe, c'est du comme la pierre, la statue, dans le repos tran-
temps perdu, c'est le temps de la paresse et de la quille de l'immuabilité, mais que cette impéné-
veulerie, le temps des mille serments qu'on se trabilité calme, cette permanence, cette adhé-
fait et qu'on ne tient pas, le temps des déménage- sion totale de soi a soi soit précisément conférée
ments, des courses, de cette perpétuelle recher- a sa libre conscience en tant qu'elle est libre et
che d'argent. Mais c'est aussi le temps de l'ennui, en tant qu'elle est conscience. Or le Passé lui
le jaillissement toujours recommencé du Pré-
sent. Et le présent ne fait qu'un avec le gout fade 1 . Petits Poemes en prose :La Chambre double.
offre l'image de cette synthese impossible de désordre transparent : c'est directement a la
l'etre et de l'existence Mon passé c'est moi. Mais réalité du présent qu'il s'attaque. Plus habile et
ce moi est définitif. Ce que j'ai fait il y a six ans, il plus sournois, Baudelaire ne songe pas a nier
y a dix ans, reste fait pour toujours. La explicitement cette réalité, seulement il lui
conscience que j'ai prise de mes fautes, de mes refuse toute valeur. La valeur appartient au
vertus, de mes affections, rien ne l'empechera passé seul parce que le passé e s t ; et si le présent
plus d'etre, massive et irrémédiable, A mon offre quelque apparence de beauté ou de bonté,
horizon, comme cette borne que la voiture qui c'est qu'il l'emprunte au passé, comme la lune
m'emporte a déja dépassée, et qui s'éloigne et se emprunte sa lumiere au soleil. Cette dépendance
contracte indéfiniment sous ma vue. Ce qui es?, morale du présent figure symboliquement une
en effet, c'est que j'ai eu cette conscience : j'ai eu dépendance d'etre, puisque la forme achevée
faim, je me suis irrité, j'ai souffert, j'ai été doit, en bonne logique, précéder ses dégrada-
joyeux ; en chaque cas ce qui constituait le noyau tions. En un mot, il demande au passé d'etre
de mon sentiment, c'était la conscience que j'en l'éternité qui le change en lui-meme; il y a
prenais. Et cette conscience hésitante, si peu confusion radicale, chez lui, entre passé et éter-
sQre de soi, elle avait la responsabilité infinie nité. Le passé n'est-il pas définitif, immuable,
d'elle-meme ; c'est parce que j'en prenais hors d'atteinte ? Ainsi Baudelaire connaitra-t-il
conscience que la faim, que le plaisir existaient. la volupté amere de la décadence, dont il
A présent, je n'en suis plus responsable ou, du communique le gofit, comme un virus, A ses
moins, pas de la meme facon; elle est, la-bas, disciples symbolistes. Vivre c'est tomber ; 11s
une pierre de mon chemin. Et pourtant elle reste présent est une chute ; c'est par le remords et le
conscience. Et, sans doute, ces consciences pétri- regret que Baudelaire a choisi de ressentir ses
fiées ne m'appartiennent pas vraiment, elles ne liens avec le passé. Remords vague, parfois
me sont pas inhérentes comme ma conscience insupportable, parfois délicieux et qui n'est rien
presente est inhérente A soi. Mais Baudelaire a d'autre au fond que le mode d'appréhension
choisi d'etre ce Passé conscient. Ce qu'il néglige, concrete du souvenir. Par lui, il affirme sa
ce qu'il tient pour un moindre &re, c'est son solidarité profonde avec l'homme qu'il fut; et,
sentiment actuel : il le dévalorise dans le dessein du meme coup, il sauvegarde pourtant sa
l
de le rendre moins urgent, moins présent. 11 fait liberté; il est libre parce qu'il est coupable et
du présent un passé diminué pour pouvoir nier que la faute, pour lui, est la manifestation la plus
sa réalité. En cela, il se rapproche un peu d'un fréquente de la liberté. 11 se retourne vers ce
écrivain comme Faulkner, qui s'est détourné passé qu'il es? et qu'il croit avoir souillé; il
pareillement de l'avenir et qui se fait aussi le réalise une appropriation a distance de son
I
contempteur du présent au profit du passé. Mais essence et, du meme coup, il retrouve la joie
, pour Faulkner, le passé se laisse voir A travers le perverse de la faute. Mais cette fois ce n'est pas
présent comme un bloc de diamant A travers un contre la vertu enseignée qu'il peche : c'est
contre lui-meme. Et plus il s'enlise dans le mal, jamais tout a fait la, ni tout a fait visible, il reste
plus il se donne d'occasions de se repentir, plus ! en suspens entre le néant et l'etre par une
i
vivant et plus pressant devient le souvenir de ce discrétion poussée a l'extreme. On peut en jouir,
qu'il a été, plus solide et plus manifeste le lien il ne se dérobe pas : mais cette jouissance
qui l'unit A son essence. contemplative a comme une légereté secrkte;
Mais il faut aller plus loin et découvrir dans ce elle jouit de ne pas jouir assez. 11 va de soi que
rapport au passé l'essentiel de ce que nous cette légereté métaphysique du monde baudelai-
nommerons le fait poétique baudelairien. Chaque rien figure l'existence elle-meme. Quiconque a lu
poete poursuit a sa maniere cette synthese de les admirables vers du Guignon :
l'existence et de l'etre que nous avons reconnue
pour une impossibilité. Leur quete les conduit A Mainte fleur épanche c2 regret
élire certains objets du monde qui leur parais- Son parftim doux comme un secret
sent les symboles les plus parlants de cette Dans les solitudes profondes
réalité ou l'existence et l'etre viendraient se
confondre et a essayer de se les approprier par la a pressenti ce gout de Baudelaire pour ces
contemplation. L'appropriation, nous l'avons étranges objets qui sont comme des affleure-
montré ailleurs, est une tentative d'identifica- ments a l'etre et dont la spiritualité est faite
tion. Ainsi sont-ils amenés A créer par des signes d'absence. Le parfum existe A regret » et ce
de certaines natures ambigues, chatoiement regret meme nous le respirons avec lui, il fuit en
d'existence et d'etre qui les satisfont double- meme temps qu'il se donne, il pénetre dans les
ment : a la fois parce qu'elles sont des essences narines et s'évanouit, fond aussitdt. Pas tout a
objectives et qu'ils peuvent les contempler et fait pourtant : il est la, tenace, il nous frdle. C'est
parce qu'elles procedent d'eux et qu'ils peuvent pour cela - et non, comme l'ont prétendu
s'y retrouver. L'objet que Baudelaire a créé par quelques plaisantins, parce qu'il a l'odorat parti-
une émanation perpétuelle dans ses pokmes et, culierement développé - que Baudelaire a tant
tout aussi bien, par les actes de sa vie, c'est ce aimé les odeurs. L'odeur d'un corps, c'est ce
qu'il a nommé, et que nous nommerons apres corps lui-meme que nous aspirons par la bouche
lui, le spirituel. Le spirituel est le fait poétique et le nez, que nous possédons d'un seul coup,
baudelairien. Le spirituel et un 2tre et qui se comme sa substance la plus secrete et, pour tout
manifeste comme te1 : de l'etre il a l'objectivité, dire, sa nature. L'odeur en moi, c'est la fusion du
la cohésion, la permanence et l'identité. Mais cet corps de l'autre a mon corps. Mais c'est ce corps
etre enferme en lui comme une sorte de retenue, désincarné, vaporisé, resté, certes, tout entier
il n'est pas tout a fait, une discrétion profonde lui-meme, mais devenu esprit volatil. Cette pos-
l'empeche non de se manifester, mais de s'affir- session spiritualisée - Baudelaire I'affectionne
mer A la maniere d'une table ou d'un caillou; il particulierement : bien souvent on a l'impres-
se caractérise par une maniere d'absence, il n'est sion qu'il c respire les femmes plutot qu'il ne
fait l'amour avec elles. Mais les parfums ont l'apparence d'une conscience objectivée : par-
pour lui, en outre, ce pouvoir particulier, tout en fums, lumieres tamisées, musiques lointaines,
se donnant sans réserves, d'évoquer un au-dela autant de petites consciences muettes et don-
inaccessible. 11s sont a la fois les corps et comme nées, a u t a n t d'images aussitot absorbées,
une négation du corps, il y a en eux quelque consommées comme des hosties, de son insaisis-
chose d'insatisfait qui se fond avec le désir qu'a sable existence. 11 a été hanté par le désir de
Baudelaire d'etre perpétuellement ailleurs : palper des pensées devenues choses - ses pro-
pres pensées incarnées :
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, O mon amour! nage sur ton parfkm. J'ai pensé bien souvent que les betes malfai-
santes et dégobtantes n'étaient peut-&re que la
Pour les memes raisons, il préférera l'heure du vivification, corporification, éclosion h la vie
crépuscule, les ciels brouillés de Hollande, les matérielle, des mauvaises pensées de l'homme.
<< jours blancs tiedes et voilés », les M jeunes
corps maladifs », tous les etres, choses.et gens, Ses poemes eux-memes sont des pensées << cor-
qui semblent meurtris, brisés ou qui glissent porifiées », non point seulement parce qu'elles
vers leur fin : les a petites vieilles n et, tout aussi ont pris corps dans les signes, mais surtout parce
bien, la lumiere d'une lampe que le petit jour que chacun d'eux, par son rythme savant, le sens
piilit et qui semble vaciller dans son &re. Par volontairement hésitant, presque effacé qu'il
leur indolente et leur mutisme, les belles donne aux mots, par une griice ineffable aussi,
femmes qui traversent ses poemes évoquent, est une existence retenue, fugace, toute sembla-
elles aussi, je ne sais quelle retenue. Ce sont des ble a une odeur.
adolescentes, d'ailleurs, elles ne sont pas parve- Mais ce qui se rapproche le plus du parfum de
nues a la plénitude de leur épanouissement, et la femme, c'est la signification d'une chose. Un
les vers qui les décrivent savent nous suggérer objet qui a un sens, indique, par-dessus son
qu'elles sont de jeunes animaux nonchalants qui épaule, un autre objet, une situation genérale,
glissent a la surface du sol sans y laisser de l'enfer ou le ciel. La signification, image de la
traces, qui glissent a la surface de la vie, transcendance humaine, est comme un dépasse-
absentes, ennuyées, froides et souriantes, tout ment figé de l'objet par lui-meme. Elle existe
absorbées par de futiles cérémonies. Nous nom- sous nos yeux, mais elle n'est pas vraiment
merons donc spirituel, avec lui, l'etre qui se laisse visible : c'est un sillon dans les airs, une direc-
saisir par les sens et qui ressemble le plus a la tion immobile. Intermédiaire entre la chose
conscience. Tout l'effort de Baudelaire a été pour présente qui la supporte et l'objet absent qu'elle
récupérer s a conscience, pour la posséder désigne, elle retient en elle un peu de celle-la et
comme une chose dans le creux de ses mains et annonce déja celui-ci. Elle n'est jamais tout a
c'est pourquoi il attrape au vol tout ce qui offre fait pure, il y a en elle comme un souvenir des
formes et des couleurs dont elle émane, et oppressant ou, comme dira Heidegger, pour ses
cependant elle se donne comme un etre par-dela amis, ses proches il << ne se réduit pas a ce qu'il
l'etre, elle ne s'étale pas, elle se retient, elle est D. Pourtant le secret est un etre objectif qui
vacille un peu, elle n'est accessible qu'aux sens peut etre révélé par des signes ou qu'une sckne
les plus aigus. Pour Baudelaire dont le spleen muette peut nous laisser surprendre. En un
réclame toujours un << ailleurs », elle est le sym- certain sens, il est bien dehors, devant nous qui
bole meme de l'insatisfaction; une chose qui en sommes les témoins. Mais il se laisse a peine
signifie, c'est une chose insatisfaite. Son sens est deviner, il est suggéré, évoqué, par un air du
l'image de la pensée, il se donne comme une visage, par une attitude, par quelques paroles
existente enlisée dans l'etre. On remarquera que, ambigues. Aussi cet etre qui est la nature pro-
chez Baudelaire, les mots de p a r h m , de pensée fonde de la chose, en est aussi l'essence la plus
et de secret sont a peu pres synonymes : subtile. 11 est a peine ; et toute signification, pour
autant qu'il est ardu de la découvrir, peut passer
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, pour un secret. Voila pourquoi Baudelaire va
D'ou jaillit toute vive une ame qui revient. chercher avec passion les parhms, les secrets de
Mille pensers domaient, chrysalides funebres, toute chose. Voila pourquoi il essaiera d'arra-
Frémissant doucement dans les lourdes ténebres cher leur sens aux couleurs meme, voila pour-
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor1... quoi il écrira de la couleur violette qu'elle
signifie :
Amoire a d o n secrets, pleine de bonnes choses,
De vins, de parfums ...2 . amour contenu, mystérieux, voilé, couleur de
chanoinesse l .
Mainte fleur épanche a regret
Son parftlm doux comme un secret 3. S'il emprunte a Swedenborg l'idée assez vague
des correspondances, ce n'est pas tant qu'il
Si Baudelaire aime tant les secrets, c'est qu'ils adhere a la métaphysique qu'elle implique;
manifestent un perpétuel Au-deld. L'homme qui mais c'est qu'il souhaite trouver en chaque
a son secret ne tient pas tout entier dans son réalité une insatisfaction figée, un appel vers
corps, ni dans la minute présente ;il est ailleurs ; autre chose, une transcendance objectivée ; c'est
on le pressent a voir son insatisfaction et sa mine qu'il désire passer
absente. Allégé par son mystkre, il pese moins
lourdement sur le présent, son &re est moins ... a travers des forgts de symboles
qui l'obsewent avec des regards familiers.
1. Les Fleurs du Mal :Le Flacon.
2 . Ibid., Le Beau Navire.
3 . Ibid., Le Guignon.
Finalement, ces dépassements s'étendront au Et il écrit ailleurs :
monde entier. La totalité d u monde sera signi-
fiante et dans cet ordre hiérarchique d'objets qui C'est cet admirable, cet immortel instinct du
consentent A se perdre pour e n indiquer d'autres, Beau qui nous fait considérer la Tewe et ses
Baudelaire retrouvera son image. L'univers spectacles comme u n apercu, comme une corres-
purement matériel est aussi éloigné de lui qu'il pondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui
est possible ; mais dans l'univers signifiant Bau- est au-dela et que révele la vie, est la preuve la plus
delaire récupere. N'écrit-il pas, dans L'Invitation vivante de notre immortalité. C'est a la fois par la
au voyage des Poemes en prose : poésie et a travers la poésie, par et a travers la
musique, que l'dme entrevoit les splendeurs situées
Dans ce beau pays si calme... ne serais-tu pus dewiere le tombeau; et quand u n poeme exquis
encadrée dans ton analogie et ne pouwais-tu pus te arnene les lamtes au bord des yeux, ces larmes ne
mirer, pour parler comme les mystiques, dans tu sont pus la preuve d'un exces de jouissance, elles
propre cowespondance ? sont bien plutdt le témoignage d'une mélancolie
iwitée, d'une postulation des nerfs, d'une nature
Te1 est le terme des efforts de Baudelaire : exilée dans l'imparfait et qui voudrait s'emparer
s'emparer de soi-meme, dans son éternelle << dif- immédiatement, sur cette teme me"me, d'un paradis
férence », réaliser son Altérité, en s'identifiant révélé. Ainsi le principe de la poésie est strictement
au Monde tout entier. Allégé, évidé, rempli de et simplement l'aspiration humaine vers une
symboles et de signes, ce monde qui l'enveloppe Beauté supérieure et la manifestation de ce prin-
dans son immense totalité, n'est autre que lui- cipe est dans u n enthousiasme, u n enlhement de
m e m e ; et c'est lui-meme que ce Narcisse veut l'dme; enthousiasme tout a fait indépendant de la
étreindre et contempler. Et la beauté elle-meme passion, qui est l'ivresse du c e u r , et de la vérité qui
n'est point une perfection sensuelle contenue est la pdture de la raison. Car la passion est chose
dans les étroites limites d'un cadre, d'un genre naturelle, trop naturelle m2me pour ne pus intro-
poétique, d'un air de musique. Avant tout elle est duire u n ton blessant, discordant dans le domaine
suggestion, c'est-A-dire qu'elle est ce t y p e de la Beauté pure; trop familiere et trop violente
étrange et forgé de réalité, ou l'etre et l'existence pour ne pus scandaliser les purs Désirs, les gra-
se confondent, ou l'existence est objectivée et cieuses Mélancolies, les nobles Désespoirs qui
solidifiée par l'etre, ou l'etre est allégé par habitent les régions sumaturelles de la poésie.
l'existence : s'il admire Constantin Guys c'est
qu'il voit e n lui : Tout Baudelaire est dans ce passage : nous y
retrouvons son horreur de la trop plantureuse
le peintre de la circonstance et de tout ce qu'elle nature, son gout de l'inassouvissement et des
suggere d'étemel.. . voluptés irritantes, son aspiration vers l'au-dela.
Mais ne nous trompons pas sur celle-ci; on a
parlé du platonisme de Baudelaire ou de sa ture. » D'ailleurs la Beauté chez Baudelaire est
mystique. Comme s'il avait désiré se débarrasser toujours particuliere. Ou plutot, ce qui l'enivre
de ses attaches charnelles pour se trouver, A la c'est un certain dosage d'individuel et d'éternité,
maniere du Philosophe décrit dans Le Banquet, ou l'éternité se laisse entrevoir derriere l'indivi-
face a face avec les Idées pures ou le Beau absolu. duel. << Le beau, dit-il, est fait d'un élément
En fait, nous ne trouvons chez lui aucune trace éternel, invariable, dont la quantité est extreme-
de cet effort propre aux Mystiques qui s'accom- ment difficile a déterminer et d'un élément
pagne d'un renoncement total a la terre et d'une relatif, circonstancié qui sera, si l'on veut, tour A
désindividualisation. Si la nostalgie de l'au-dela, tour ou tout ensemble l'époque, la mode, la
l'insatisfaction, le dépassement du réel apparais- morale, la passion. »
sent partout dans son euvre, c'est toujours au Mais si l'on demande avec plus de précision
sein meme de cette réalité qu'il se lamente. Le quelles peuvent bien &re les significations que le
dépassement, pour lui, s'indique, s'esquisse a flaneur, le mangeur de haschisch ou le poete
partir des choses qui l'entourent; il faut meme entrevoient a travers les choses, nous sommes
qu'elles soient la, de toute nécessité, pour qu'il bien obligés de convenir qu'elles ne ressemblent
ait le plaisir de les dépasser. 11 aurait horreur de pas aux idées platoniciennes ou aux formes
monter en plein ciel, en laissant au-dessous de aristotéliciennes. Sans doute Baudelaire a pu
lui les biens de la terre ; ce qu'il lui faut, ce sont écrire : << L'enthousiasme qui s'applique A autre
ces biens memes, mais pour qu'il les méprise, la chose que les abstractions, est un signe de
prison terrestre, pour qu'il se sente perpétuelle- faiblesse et de maladie. » Mais en fait, on ne le
ment sur le point de s'en évader : en un mot voit nulle part se préoccuper de fixer, A partir
l'insatisfaction n'est pas une aspiration véritable d'une nature particuliere, les traits essentiels et
vers l'au-dela mais une certaine maniere d'éclai- abstraits qui la caractérisent. Les a essences »
rer le monde. Pour Baudelaire comme pour lui importent assez peu et la dialectique de
l'épicurien, le monde compte seul, mais ils n'ont Socrate lui est étrangere. Manifestement, ce
pas la m&memaniere de l'accommoder. Dans le qu'il vise A travers telle femme qui passe,
texte que nous venons de citer, la Beauté supé- Dorothée ou la Malabaraise, ce n'est pas la
rieure est cherchée, entrevue a travers la Poésie. férninéité, c'est-a-dire l'ensemble des caracteres
Et c'est précisément la ce qui compte : ce mou- distinctifs de san sexe ; et il pourrait dire comme
vement qui traverse le poeme comme une épée, cet adversaire grec de 1'Académie : Je vois le
qui en émerge vers l'au-dela, mais qui alors, cheval mais non la caballéité. » 11 suffit de relire
ayant rempli sa tache, s'évanouit dans le vide. 11 Les Fleurs du Mal pour comprendre : ce que
s'agit, au fond, d'une ruse pour donner une Ame Baudelaire demande A la signification, ce n'est
aux choses. Le célebre passage de Fusées nous la pas de dépasser l'objet signifiant comme l'uni-
révele en définissant le Beau : << Quelque chose verse1 dépasse l'exemple singulier qui le fonde,
d'un peu vague, laissant carriere a la conjec- mais, comme un mode, d'etre plus léger pour
aller au-dela d'un etre plus dense et plus lourd, universel - et non plus seulement ceiui de sa
comme l'air s'échappe de la terre poreuse et i; conscience - s'offre comme un mode d'etre
pesante, comme l'Ame surtout traverse le corps : entierement conforme a ses souhaits. 11est, parce
qu'il est irrémédiable et pur objet de contempla-
11 est de forts parftlms pour qui toute matidre tion passive ; mais, en meme temps, il est absent,
Est poreuse. O n dirait qu'ils pénetrent le veme l . hors d'atteinte, délicatement fané ; il possede cet
&re fantomal que Baudelaire nomme esvñt et - ~

qui est le seul dont notre poete puisse s'iccom-


Cette impression de la pénétration du solide le moder ; les méditations sur les jouissances
plus dense par une matiere gazeuse, dont l'in- défuntes s'accompagnent de cette irritation, de
consistance fait la spiritualité, est essentielle cette postulation des nerfs, de cet inassouvisse-
chez lui. Ce verre baigné par l'odeur, a la fois net, ment qui lui sont chers. Ii est loin, déja plus
poli, sans mémoire et cependant hanté par une loin que 1'Inde ou la Chine », et pourtant rien
rémanence, traversé par une vapeur, c'est le n'est plus proche : c'est l'etre par-dela l'etre.
symbole le plus clair de la relation qui s'établit
pour lui entre la chose signifiante et la significa- C'est lui le << secret » des vieilles femmes qui ont
tion : or il est bien visible que la chose et son souffert, de ces hommes sombres aux << ambi-
sens sont tous deux singuliers. Cette diaphanéité tions ténébreusement refoulées », de Satan
vitreuse du sens, son caractere spectral et irré- enfin, le seul parmi les Anges qui ait une
médiable nous mettent sur la voie : le sens, c'est mémoire personnelle. Baudelaire l'avoue a plu- ;

le passé. Une chose est signifiante pour Baude- sieurs reprises, l'idéal de l'etre, pour lui, serait
laire lorsqu'elle est poreuse pour un certain un objet existant a u présent avec tous les carac-
passé et qu'elle excite l'esprit a la dépasser vers teres d'un souvenir :
un souvenir. Parfums, ames, pensers, secrets :
autant de mots pour désigner le monde de la Le passé, souhaite-t-il dans L'Art romantique,
mémoire. Charles Du Bos dit avec raison : tout en gardant le piquant d u fantdme, reprendra la
a Pour Baudelaire, il n'y a de profond que le lumidre et le mouvement de la vie et se fera
passé : c'est lui qui a toute chose communique, présent . '
imprime, la troisieme dimension. » Ainsi,
comme nous avons noté la confusion de l'éternel Et, dans Les Fleurs d u Mal :
et du passé, nous pouvons noter a présent la
confusion du passé et du spirituel. Comme celle Charrne profond, magique, dont nous grise
de Bergson, l'czuvre de Baudelaire pourrait s'ap- Dans le présent le passé restauré *.
peler Matidre et Mémoire. C'est que le passé
1. Le Peintre de la vie modane.
1 . Le Flacon. 1 . Les Fleurs du Mal, XXXVIII, 11.
effort pour tirer son épingle du jeu, pour se
Ce serait, en effet, A ses yeux, l'union objective désolidariser; on ne saurait mieux la comparer
de l'etre et de l'existence que, nous l'avons vu, qu'a I'attitude méprisante, angoissée et raidie
ses poemes tentent de réaliser. d'un prisonnier qui, dans une cave inondée, voit
Te1 serait dans ses grandes lignes le portrait de l'eau monter le long de son corps et rejette sa
Baudelaire. Mais la description que nous avons tete en arriere pour que, du moins, la plus noble
tentée présente cette infériorité sur le portrait partie de lui-meme, le siege de la pensée et du
qu'elle est successive au lieu qu'il est simultané. regard, demeure le plus longtemps possible au-
Seule l'intuition d'un visage, d'une conduite dessus du flot bourbeux. Mais cette attitude
pourrait nous faire sentir que les traits mention- stoicienne réalise en meme temps le dédouble-
nés ici l'un apres l'autre sont imbriqués en fait ment que Baudelaire poursuit sur tous les plans ;
dans une synthese indissoluble ou chacun d'eux il se bride, il se freine, il se juge, il est son témoin
exprime a la fois lui-meme et tous les autres. 11 et son bourreau, le couteau qui fouille la plaie et
nous suffirait de voir vivre Baudelaire, fut-ce un le ciseau qui sculpte le marbre. 11 se tend et se
instant, pour que nos remarques éparses s'orga- travaille pour n'etre jamais un donné pour lui-
nisent en une connaissance totalitaire : la per- meme, pour pouvoir assumer a chaque instant la
ception immédiate s'accompagne, en effet, d'une responsabilité de ce qu'il est. En ce sens il serait
compréhension confuse et, pour parler comme bien difficile de distinguer la tension qu'il s'im-
Heidegger, « préontologique », qu'il faut sou- pose de la comédie qu'il se donne A lui-meme.
vent des années pour expliciter et qui contient, Supplice ou lucidité, cette tension apparait, si on
ramassés dans une indifférenciation syncréti- la prend d'un autre biais, comme l'essentiel du
que, les principaux caracteres de l'objet. En dandysme et comme l'ask&sisstoicienne ; et, tout
I'absence de cette compréhension immédiate, en meme temps, elle est horreur de la vie, crainte
nous pouvons du moins pour conclure marquer perpétuelle de se salir et de se compromettre ; la
l'étroite interdépendance de toutes les conduites censure qu'elle exerce sur la spontanéité équi-
et de toutes les affections baudelairiennes, insis- vaut a une stérilisation délibérée. En réprimant
ter sur la faqon dont chaque trait, par une tous ses élans, en se perchant d'un seul coup et
dialectique singuliere, passe » dans les autres pour toujours sur le plan réflexif, Baudelaire a
ou les laisse apercevoir ou les appelle pour se choisi le suicide symbolique ; il se tue A la petite
compléter. Cette tension vaine, aride et comme semaine. Du meme coup elle donne le climat du
K Mal » baudelairien. Car chez lui, le crime est
exaspérée qui constitue son climat intérieur et
qui se marquait, pour ceux qui l'ont connu, dans concerté, accompli délibérément et presque par
la sécheresse coupante de sa voix, dans la nervo- contrainte. Le mal ne correspond nullement A
sité froide de ses gestes, elle est sans doute le l'abandon : c'est un contre-Bien qui doit avoir
résultat de la haine qu'il porte a la nature, hors tous les caracteres du Bien, affectés seulement
de lui et en lui-meme, elle apparait comme un d'un changement de signe. Et puisque le Bien est
effort, exercice, domination sur soi, nous retrou- exaspération insatisfaite. Et cela vient aussi du
verons dans le Mal tous ces caracteres. Ainsi la fait qu'il n'a jamais eu d'autre fin que lui-meme.
<< tension » baudelairienne se sent maudite et se Or, dans le plaisir normal, on jouit de l'objet et
veut telle. De la meme facon, le gout pour les l'on s'oublie, au lieu que dans cette titillation
voluptés retenues que nous dénoncions chez lui, énervante, c'est du désir qu'on jouit, c'est-A-dire
exprime sa haine de l'abandon et, par la, il ne de soi. Et, derechef, a cette vie en porte a faux
fait qu'un avec sa frigidité, sa stérilité, son qu'il a faite sienne, a cet énervement sans repos,
manque radical de charité et de générosité, enfin il confere un autre sens : elle représente l'insatis-
avec la tension meme que nous venons de faction radicale du Dieu déchu. 11 s'en sert alors
décrire : il s'agit de se retrouver maitre de lui- comme d'une arme pour assouvir ses rancunes :
meme au sein des plaisirs ; il faut qu'il sente un a sa mere il se montrera dans ses souffrances;
mors qui le retient en arriere, alors qu'il va mais ces souffrances, si l'on y regarde de pres, ne
s'abandonner A la jouissance; en ce sens, les font qu'un avec ses plaisirs. Maudire le ciel parce
fantasmes qu'il évoque au moment de l'acte qu'on est insatisfait ou choisir l'insatisfaction
sexuel, ses juges, sa mbre, les belles femmes comme sens profond de la volupté, c'est tout un,
froides qui 1observent, sont destines A le sauver l'ambiguité vient seulement d'une légere varia-
dans le temps qu'il va s'abimer dans la pure tion d'attitude par rapport au fait premier. Et
sensation; et son impuissance meme est provo- cette douleur soigneusement cultivée vient le
quée, semble-t-il, par la peur de trop jouir. Mais, servir encore, A titre d'auto-punition, lorsqu'il
d'autre part, sJilse retient dans ses plaisirs, c'est veut prendre sa revanche sur le Bien, par une
aussi que, inassouvi par principe, il a choisi de sorte de dépassement figé, en meme temps
trouver sa volupté dans l'inassouvissement plu- qu'elle lui perniet d'affirmer définitivement son
tdt que dans la possession. La fin qu'il poursuit, altérité. Mais entre son extreme affirmation de
nous le savons, c'est cette étrange image de lui- soi et sa négation de soi ultime il n'y a, de
meme qui serait l'union indissoluble de l'exis- nouveau, pas la moindre différence. Car lorsqu'il
tence et de l'etre. Or elle est hors de prise et il le se nie totalemeiit, il songe A se tuer ; or le suicide,
sait au fond de lui-meme : il croit lJatteindreet il chez lui, n'est pas une aspiration vers le néant
la frdle, mais quand il veut l'étreindre, elle absolu : lorsqu'il se représente qu'il va se suppri-
s'évanouit. 11 voudra donc se persuader A lui- mer, il veut faire disparaitre en lui la nature,
meme, pour se masquer son échec, que l'effleure- qu'il assimile au présent et aux limbes de la
ment furtif est la véritable appropriation et, par conscience. 11 demande a l'idée de suicide ce
une modification généralisée de tous ses désirs, léger secours, cette chiquenaude qui lui permet-
c'est ce frdlement irritant qu'il recherchera dans tra de considérer sa vie comme irrémédiable et
tous les domaines pour se prouver que c'est la accomplie, c'est-a-dire comme un destin éternel
seule possession souhaitable. Ainsi decide-t-il de ou, si l'on préfere, comme un passé clos. 11 voit
confondre l'assouvissement du désir avec son surtout, dans l'acte de mettre fin A ses jours,
1 des poemes baudelairiens. Enfin l'objet qu'il
comme une récupération ultime de son etre :
c'est lui qui tirera le trait, c'est lui, enfin, qui, en
arretant sa vie, la transformera en une essence
1 produit n'est qu'une image de lui-meme, une
restauration dans le présent de sa mémoire, qui
qui sera, A la fois, donnée pour toujours et pour
r
offre l'apparence d'une synthese de l'etre et de
toujours créée par lui-meme. Ainsi se délivrera- l'existence. Et lorsqu'il tente de se l'approprier,
t-il du sentiment insupportable d'etre de trop dans comme il y est encore engagé plus qu'h demi, il
le monde. Seulement, pour jouir des résultats de n'y parvient pas tout a fait, il demeure encore
son suicide, il faut de toute évidence qu'il y inassouvi : ainsi l'objet du désir s'apparie-t-il au
survive. C'est pourquoi baudelaire a choisi de se désir pour constítuer finalement cette totalité
constituer en survivant. Et s'il ne se tue pas d'un raidie, perverse et insatisfaite qui n'est autre que
coup, au moins a-t-il fait en sorte que chacun de Baudelaire lui-meme. On le voit, la négation de
ses actes soit l'équivalent symbolique d'une soi << passe dans D l'affirmation de soi comme
mort qu'il ne peut pas se donner. Frigidité, dans la dialectique hégélienne, le suicide devient
impuissance, stérilité, absence de générosité, un moyen de se perpétuer, la douleur, la fameuse
refus de servir, péché : voila, de nouveau, autant douleur baudelairienne, a la meme structure
d'équivalents du suicide. S'affirmer, pour Bau- intime que la volupté, la création poétique s'ap-
delaire, c'est en effet se poser comme pure parente A la stérilité, toutes ces formes passa-
essence inactive, c'est-a-dire au fond, comme geres, toutes ces attitudes quotidiennes se fon-
une mémoire ; et se nier, c'est vouloir n'etre, une dent les unes dans les autres, apparaissent,
fois pour toutes, que la chaine irrémédiable de s'évanouissent et reparaissent quand on s'en
ses souvenirs. Et la création poétique, qu'il a croyait le plus loin; ce ne sont que les modula-
préférée a toutes les especes de l'action, se tions d'un grand theme primitif qu'elles repro-
rapproche, chez lui, du suicide qu'il ne cesse de duisent avec des tonalités diverses.
ruminer. Elle le séduit d'abord en ce qu'elle lui Ce theme, nous le connaissons, nous ne l'avons
permet d'exercer saiis danger sa liberté. Mais pas perdu de vue un ínstant : c'est le choix
surtout en ce qu'elle s'éloigne de toutes les origine1 que Baudelaire a fait de lui-meme. 11 a
formes du don, qui lui fait horreur. En écrivant choisi d'exister pour lui-meme comme il était
un poeme, il pense ne rien donner aux hommes, pour les autres, il a voulu que sa liberté lui
ou du moins ne leur livrer qu'un objet inutile. 11 appariit comme une nature >> et que l a
ne sert pas, il demeure avare et fermé sur soi, il << nature » que les autres découvraient en lui
ne se compromet pas dans sa création. En meme leur semblat l'émanation meme de sa liberté. A
temps, la contrainte du rythme et du vers partir de la, tout s'éclaire : cette vie misérable
l'oblige a poursuivre sur ce terrain l'askesis qu'il qui nous paraissait aller h vau-l'eau, nous
pratique par la toilette et le dandysme. 11 met en comprenons a présent qu'il l'a tissée avec soin.
forme ses sentiments comme il a mis en forme C'est lui qui a fait en sorte qu'elle ne fiit qu'une
son corps ou ses attitudes. 11 y a un dandysme survie, c'est lui qui l'a encombrée au départ de
ce bric-a-brac volumineux : négresse, dettes, telle est sans doute sa singularité, cette << diffé-
vérole, conseil de famille, qui le genera jusqu'au rence >> qu'il a cherchée jusqu'a la mort et qui ne
bout et jusqu'au bout l'obligera a s'en aller a pouvait paraitre qu'aux yeux des autres : il a été
reculons vers l'avenir, c'est lui qui a inventé ces une expérience en vase clos, quelque chose
belles femmes calmes qui traversent ses années comme l'homunculus du Second Faust, et les
d'ennui, Marie Daubrun, la Présidente. C'est lui circonstances quasi abstraites de l'expérience liii
qui a soigneusement délimité la géographie de ont permis de témoigner avec un éclat inégala-
son existence en décidant de trainer ses miseres ble de cette vérité : le choix libre que l'homme
dans une grande ville, en refusant tous les fait de soi-meme s'identifie absolument avec ce
dépaysements réels, pour mieux poursuivre dans qu'on appelle sa destinée.
sa chambre les évasions imaginaires, c'est lui
qui a remplacé les voyages par les déménage-
ments, en mimant la fuite devant lui-meme par
ses perpétuels changements de résidence, et qui,
blessé a mort, n'a consenti a quitter Paris que
pour une autre cité qui en fut la caricature, lui
encore qui a voulu son demi-échec littéraire et
cet isolement brillant et minable dans le monde
des lettres. Dans cette vie si close, si serrée, il
semble qu'un accident, une intervention du
hasard permettrait de respirer, donnerait un
répit a l'heautontimorournenos. Mais nous y
chercherions en vain une circonstance dont il ne
soit pleinement et lucidement responsable. Cha-
que événement nous renvoie le reflet de cette
totalité indécomposable qu'il fut du premier
jour jusqu'au dernier. 11 a refusé l'expérience,
rien n'est venu du dehors le changer et il n'a rien
appris ; c'est a peine si la mort du général Aupick
a modifié ses relations avec sa mere; pour le
reste, son histoire est celle d'une tres lente et tres
douloureuse décomposition. Te1 il était a vingt
ans, te1 nous le retrouvons a la veille de sa mort :
il est simplement plus sombre, plus nerveux,
moins vif; de son talent, de son admirable
intelligence, il ne reste plus que des souvenirs. Et
Anatomie des révolutions : Fanfarlo (La) : 55, 106, 107,
153.
Art romantique (L') : 48, 94-
96,123,124, 134,136, 166, Fleurs du mal (Les) : 26-28,
167, 171. 45, 54,60,77, 82, 84, 113,
Art philosophique (L') :24. 115, 121, 133, 161, 162,
164, 165,171.
Banquet (Le) : 168. Fusées :38,44,52,56,72,82,
Baudelaire (par G.Blin) : 39, 89,107,110,133,142,151,
126. 154, 165, 168.
Baudelaire devant la dou-
leur : 57. Gargantua : 130.

Camet (de Ch. B.) : 107. Ivrogne (L') (projet de pikce


Charles Baudelaire (par E . de Ch. B.) : 119-123.
Crépet) : 83, 98, 104, 122, Matikre et mémoire :170.
137.
Mon c e u r mis d n u : 19,30,
Correspondance de Baude-
32, 37, 40, 42, 57, 68, 72,
laire :29,31-35,39,46,47, 145, 151.
52,56-62,78,81,84-88,96-
98,100, 112-114, 117, 120, Note autobiographique (de
122, 147,148, 154, 163. Ch. B.) : 84.
Don Quichotte : 130. Euvres posthumes (de Ch.
B.) : 88.
Écrit en prison : 1 10.
Énéide (L') : 130. Paradis artificiels (Les) : 36,
Eur2ka : 132. 80,89,91.
Petits pokmes en prose : 28. Second Faust (Le) : 179.
33, 37, 101. 106, 107, 148. Si le grain ne meurt :20.
157, 166. Soirées de Saint-Pétersbourg
Poésies de jeunesse (de Ch. (Les) :96, 108.
Spleen de Paris (Le) :cf. Petits
Projets de lettre ct Jules Janin pokmes en prose.
(ceuvres posthumes d e Ch.
B.) : 88, 90. Un amour de Swann : 117.
Projets de nouvelies (de Ch. Un cyclone ct la Jamaique :
B.) : 115. 20.21.
Vom Wesen des Grundes (De
Recueil d'anecdotes (par Ch. I'essence du fondement) :
Asselineau) : 122. 37.
Alexander, F. : 87. Blin, G. : 39, 101, 126.
Ancelle, N.-D. : 32-35, 44-47, Brummel, G. B. : 136.
56, 59, 60, 62, 70, 86, 87, Buffon, G. L. Leclerc, comte
152. d e : 74.
Aristote : 169. Buisson, J. : 19, 81.
Asselineau, Ch. : 52, 81, 94,
122, 139. Caillois, R. : 43.
Augier, É. : 129. Cassou, J . : 153.
Aupick, C. (mere de Baude- Cazotte, J . : 39.
laire) : 17-20, 24, 32-34, Cervantes, M. de : 130, 132.
36, 40, 45, 49, 52, 53, 55, Choiseul, E. F., duc de : 129.
57-61, 70, 78, 84-86, 114, Cladel, L. : 104.
119, 121, 143, 147, 152, Claudel, P. : 69.
174, 175, 178. Comte, A. : 96, 155.
Aupick, J . (beau-pkre d e Cousin, Ch. : 81.
Baudelaire) : 18, 24, 44, Crépet, E. : 83, 98, 104, 122,
47, 49, 55, 57-60, 70, 78, 137.
86, 152, 178. Crépet, J. : 19, 44, 88, 107,
136.
Balzac, H. de : 43. Daubrun, M. : 112-114, 117,
Barbey dlAurevilly, J.-A. : 119, 121, 178.
94. Delacroix, E. : 125.
Barres, M. : 134. Denneval : 35.
B a u d e l a i r e , F. ( p e r e d e Desnoyers, F. : 98.
Charles) : 18, 133, 147, Du Bos, Ch. : 83, 170.
148. Durkheim, É. : 130.
Bergson, H. : 170. Duval, J. : 17, 40, 94, 108,
Bernard, C1. : 147, 148. 111, 151.
Emerson, R. W. : 125. Leroux, P. : 124. Mme-) : 94, 111,113, 114, Tisserant, H. : 120, 122.
Engels, F. : 96. Louchette : 17, 83, 113. 118, 178. Tristan, F1. : 153.
Épicure : 43, 70, 76, 168. Louis-Philippe : 124. Sade, D. A. F., marquis de : Troubat. J. : 100.
Eugénie de Montijo, impéra- Louis XV : 129. 95.
trice des Francais : 47. Saint-Simon, C. H., comte Valéry, P. : 28.
Maistre, J. de : 63, 66, 72, 94, de : 96. Van Gogh, V. : 129.
Fabre-Luce, A. : 110. 96, 99. Sand, G. : 47, 124, 153. Verlaine, P. : 100.
Faulkner, W. : 158. Mallarmé, St. : 96. Schaunard : 98. Vigny, A. de : 100.
Flaubert, G. : 129-135, 148. Malraux, A. : 149. Socrate : 169. Virgiie : 130-132.
Fumet, S . : 83. Mariette : 133. Sue, E. : 43.
Marx, K. : 96, 153. Swedenborg, E. : 165.
Gautier, Th. : 130, 134. Massin, J . : 56, 57, 83.
Gebhart, É. : 155. Mérimée, P. : 129.
Gide, A. : 20,48, 126, 134. Meurice (MmePaul) : 8 1.
Goethe, J . W. von : 179. Michelet, J. 153.
Goncourt, E. et J. : 129.
Guys, C. : 134, 143, 166. Napoléon 111 : 60.
Nietzsche, F. : 43.
Hegel, G. W. F. : 20, 24, 177.
Heidegger, M. : 37, 165, 172. Orsay, A.-G., comte d' : 136.
Hughes, R. : 20.
Hugo, V. : 47, 101, 124. Pascal, B. : 38.
Huysmans, J.-K. : 96. Platon : 115, 168, 169.
Poe, E. A. : 132, 133, 152.
Janet, Pierre : 31. Porché, F. : 6 1.
Janin, J . : 88. Poulet-Malassis, A. : 60, 85.
Jaquotot, A. : 60, 62. Prarond, E. : 113.
Présidente (la) : cf. Mme
Kafka, F. : 62. Sabatier.
Kant, E. : 41, 97. Proudhon, J . : 153.
Proust, M. : 117.
Lambert, A. T. de Marguenat
d e Courcelles, marquise Rabelais, F. : 130, 132.
de : 129. Rétif de La Bretonne, N.-E. :
Lasegue (Mmeet M. A.) : 78. 43.
L a u t r é a m o n t , comte de : Rimbaud, A. : 129, 146, 147.
129. Rouvikre, Ph. : 122.
Le Hardouin, M. : 20. Roykre, J . : 111.
Lemaitre, J . : 70, 76.
Lemonnier, C. : 137. Sabatier (Savatier A. J., dite
D U MEME AUTEUR

Aux Éditions Gallirnard


Romans
LA N A U S É E .
L E S C H E M I N S D E LA L I B E R T É , 1 : L ' A G E D E
RAISON.
L E S C H E M I N S D E LA L I B E R T É , 11: L E S U R S I S .
LES C H E M I N S DE L A L I B E R T É , III: L A M O R T
D A N S L'AME.
(EU V R E S R O M A N E S Q U E S (Bibliotheque d e la Pléiade).

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Thédtre
T H É A T R E , 1 : Les mouches - Huis clos - Morts sans
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Littérature
BAUDELAIRE. C A H I E R S POUR U N E MORALE.
CRITIQUES LITTÉRAIRES. C R I T I Q U E D E LA R A I S O N D I A L E C T I Q U E (précédéde
QU'EST-CE Q U E LA LITTÉRATURE? Q U E S T I O N S D E M É T H O D E ) , 1 : Théorie des ensem-
ble~ pratiquas.
S A I N T - G E N E T , C O M É D I E N E T M A R T Y R (Les
CEuvres completes de Jean Genet, tome 1). C R I T I Q U E D E LA R A I S O N D I A L E C T I Q U E , 11 : L'in-
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L E S É C R I T S D E S A R T R E , de Michel Contat et Michel
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L ' I D I O T D E LA F A M I L L E , Gustave Flaubert de 1821 d S I T U A T I O N S P H I L O S O P H I Q U E S (collection Te1 »).
1857, 1, 11 et 111 (nouvelle édition revue et augmentée).
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L E S C A R N E T S D E LA D R O L E D E G U E R R E (no- set et Gérard Rosenthal.
l

vembre 1939-mars 1940).


L ' A F F A I R E H E N R I M A R T I N , textes commentés p a r
L E T T R E S AU C A S T O R e t a quelques autres : Jean-Paul Sartre.
1. 1926-1939.
11. 1940-1963.
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O N A R A I S O N D E S E R É V O L T E R , avec Philippe Gavi
e t Pierre Victor. I
M A L L A R M É ,La lucidité et sa face d'ombre.
ÉCRITS D E J E U N E S S E .
Scénario
S A R T R E , un film réalisé par Alexandre Astruc et Michel
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Contat.
LA R E I N E A L B E M A R L E OU L E D E R N I E R T O U -
RISTE. Entretiens
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Ph ilosoph ie
L ' 1M A G 1N A1R E , Psychologie phénoménologique de I'imagi-
nation.
Entretiens avec Simone de Beauvoir, in LA C É R É M O N I E
D E S A D I E U X de Simone de Beauvoir.

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L ' E T R E E T L E N É A N T , Essai d'ontologie phénoménolo- S A R T R E , I M A G E S D ' U N E V I E , album préparé p a r 1


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gique. L. Sendyk-Siegel, commentaire d e Simone de Beauvoir.
lmpression Bussiere Camedan lmprimeries
a Saint-Amand (Cher),
le 8 mars 19%.
Dép6t Iégal :mars 1996.
1" dép6t Iégal dans la collection : septembre 1988.
Numéro d'imprimeur : 11470.
ISBN 2-07-032493-1 1 Imprime e n France I

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