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C R I T I Q U E S L I T T É R A I R E S , no 223.
L ' E X I S T E N T I A L I S M E E S T U N H U M A N I S M E , tz" 284
L ' I M A G I N A I R E , no 47.
Q U ' E S T - C E Q U E L A L I T T É R A T U R E ?, no 19.
R É F L E X I O N S S U R L A Q U E S T I O N J U I V E , no 10.
U N T H É A T R E D E S I T U A T I O N S , no 192.
consciemment et par sa conscience dans le Mal co6me une chose pour mieux pouvoir l'embras-
que Baudelaire donne son adhésion au Bien. ser; mais lorsqu'il s'agit de l'etre qu'on est pour
Pour lui, si l'on met a part de brusques ferveurs, les autres, on se récupérera si l'on peut assimiler
d'ailleurs toutes passageres et inefficaces, la loi la chose a une libre conscience. Cette alternance
morale semble n'etre la que pour se faire violer. paradoxale vient de l'ambiguité de la notion de
11 ne se contente pas de revendiquer orgueilleu- possession. On ne se possede que si l'on se crée et
sement la destinée de Paria : il faut qu'il peche A si l'on se crée, on s'échappe; on ne possede
chaque minute. C'est ici que nos descriptions se jamais qu'une chose ; mais si l'on est chose dans
compliquent par l'intervention d'une dimension le monde on perd cette liberté créatrice qui est le
nouvelle : celle de la liberté. fondement de l'appropriation. Et puis Baude-
C'est que l'attitude de Baudelaire vis-a-vis de laire qui a le sens et le gofit de la liberté a pris
sa singularité n'est pas si simple. En un sens, il peur devant elle lorsqu'il est descendu dans les
réclame d'en jouir comme les Autres peuvent le limbes de sa conscience. 11 a vu qu'elle condui-
faire et cela signifie qu'il veut se tenir en face sait nécessairement A la solitude absolue et A la
d'elle comme en face d'un objet; il souhaite que responsabilité totale. 11 veut fuir cette angoisse
son regard intérieur la fasse naitre comme la de l'homme seul qui se sait responsable sans
blancheur du merle blanc nait sous les yeux des recours du monde, du Bien et du Mal. 11 veut etre
autres merles. 11 faut qu'elle soit la, posée, stable libre, sans doute, mais libre dans le cadre d'un
et tranquille a la manikre d'une essence. Mais, univers tout fait. De meme qu'il s'est arrangé
d'un autre caté, son orgueil ne saurait se satis- pour conquérir une solitude accompagnée et
faire d'une originalité passivement acceptée et consacrée, de meme il tente de se donner une
dont .il ne soit pas l'auteur. 11 veut s'etre fait ce liberté a responsabilité limitée. 11 veut se créer
qu'il est. Et nous l'avons vu, des l'enfance, lui-meme, sans doute, mais te1 que les autres le
assumer rageusement sa « séparation » de peur voient. 11 veut etre cette nature contradictoire :
de la subir. Sans doute, faute de pouvoir attein- une liberté-chose. 11 h i t cette vérité redoutable
dre en lui ce qui le rend irremplaqable, s'est-il que la liberté n'est bornée que par elle-meme, et
adressé aux autres et leur a-t-il demandé de le il cherche a la contenir dans des cadres exté-
constituer autre par leurs jugements. Mais il ne rieurs. 11lui demande tout juste d'etre assez forte
saurait admettre d'etre le pur objet de leurs pour qu'il puisse revendiquer comme son ceuvre
regards. De la meme faqon qu'il voudrait objecti- l'image que les autres ont de lui ; son idéal serait
ver le vague flux de sa vie intime, il tente d'etre sa propre cause, ce qui apaiserait son
d'intérioriser cette chose qu'il est pour autrui en orgueil, et de s'etre produit cependant conformé-
en faisant un libre projet de soi-meme. 11 s'agit ment a un plan divin, ce qui calmerait son
toujours, au fond, du meme effort constant de angoisse et le justifierait d'exister; en un mot il
récupération. Se récupérer, sur le plan de la vie réclame d'etre libre, ce qui suppose qu'il est.
intime, c'est tenter de considérer sa conscience gratuit et injustifiable dans son indépendance
meme - et d'etre consacré, ce qui implique théocratie. 11 ne reste qu'une seule voie a sa
que la société lui impose sa fonction et jusqu'a sa liberté : choisir le Mal. Entendons bien qu'il ne
nature. s'agit pas de cueillir les fruits défendus quoi-
N'affirme pas qui veut sa liberté dans le qu'ils soient défendus, mais parce qu'ils sont
monde de Joseph de Maistre. Les chemins sont défendus. Lorsqu'un homme choisit le crime par
tracés, les buts fixés, les ordres donnés, il n'est intéret en plein accord avec lui-meme, il peut
qu'une seule voie pour l'homme de bien : le &re nuisible ou atroce, mais il ne fait pas
conformisme. Or c'est bien la ce que souhaite véritablement le Mal pour le Mal : il n'y a en lui
Baudelaire : la théocratie ne limite-t-elle pas la nulle désapprobation pour ce qu'il fait. Seuls les
liberté de l'homme a choisir des moyens en vue autres peuvent, du dehors, le juger mauvais;
d'atteindre des fins indiscutées ? mais s'il nous était loisible de nous promener
Mais d'autre part il méprise l'utile et l'action. dans sa conscience, nous n'y trouverions qu'un 3
Or on nomme utile, précisément, tout acte qui jeu de motifs, grossiers peut-etre, mais concor-
dispose des moyens en vue d'atteindre une fin dants. Faire le Mal pour le Mal c'est tres exacte-
préétablie. Baudelaire a trop le sens de la créa- ment faire tout expres le contraire de ce que l'on
tion pour accepter cet humble r6le ouvrier. En ce continue d'affirmer comme le Bien. C'est vouloir
sens, on peut entrevoir ici la signification de sa ce qu'on ne veut pas - puisque l'on continue
vocation poétique : ses poemes sont comme des d'abhorrer les puissances mauvaises - et ne pas
succédanés de la création du Bien, qu'il s'est vouloir ce qu'on veut - puisque le Bien se
interdite. 11s manifestent la gratuité de la définit toujours comme l'objet et la fin de la
conscience, ils sont totalement inutiles, ils affir- volonté profonde. Telle est justement l'attitude
ment a chaque vers ce qu'il nomme lui-meme le de Baudelaire. 11 y a entre ses actes et ceux du
surnaturalisme. Et, en meme temps, ils restent coupable vulgaire la différence qui sépare les
dans l'imaginaire, ils laissent intouchée la ques- rnesses noires de l'athéisme. L'athée ne se soucie
tion de la création premiere et absolue. Ce sont pas de Dieu, parce qu'il a une fois pour toutes
en quelque smte des produits de remplacement, décidé qu'il n'existait pas. Mais le pretre des
chacun représente l'assouvissement symbolique messes noires hait Dieu parce qu'I1 est aimable,
d'un désir de totale autonomie, d'une soif de le bafoue parce qu'I1 est respectable; il met sa
création démiurgique. De cette activité dérivée volonté a nier l'ordre établi, mais, en meme
et comme sournoise, Baudelaire ne saurait pour- temps, il conserve cet ordre et l'affirme plus que
tant se contenter entierement. 11 se trouve donc jamais. Cessat-il un instant de l'affirmer, sa
en cette situation contradictoire : il veut mani- conscience redeviendrait d'accord avec elle-
fester son libre arbitre en n'agissant que pour meme, le Mal d'un seul coup se transformerait
des fins qui soient siennes, mais d'autre part il en Bien, et, dépassant tous les ordres qui n'éma-
veut masquer sa gratuité et limiter sa responsa- neraient pas de lui-meme, il émergerait dans le
bilité en acceptant les fins préétablies de la néant, sans Dieu, sans excuses, avec une respon-
sabilité totale. Or le déchirement qui définit la deux especes de création a responsabilité limitée
« conscience dans le Mal », s'exprime claire- se rejoignent et se fondent, nous possédons, pour
ment dans le texte que nous citions plus haut sur le coup, une fleur du mal. Mais la création
la double postulation : a 11 y a dans tout homme, délibérée du Mal, c'est-a-dire la faute, est accep-
a toute heure, deux postulations simultanées, tation et reconnaissance du Bien; elle lui rend
I'une vers Dieu, I'autre vers Satan. D 11 faut hommage et, en se baptisant elle-meme mau-
entendre, en effet, que ces deux postulations ne vaise, elle avoue qu'elle est relative et dérivée,
sont pas indépendantes - deux forces contraires que, sans le Bien, elle n'existerait pas. Elle
et autonomes appliquées simultanément au concoilrt donc, par un détour, a glorifier la regle.
meme point - mais que l'une est fonction de Mieux encore, elle proclame qu'elle est néant.
l'autre. Pour que la liberté soit vertigineuse, elle Puisque tout ce qui est sert le Bien, le Mal n'est
doit choisir, dans le monde théocratique, d'avoir pas. Comme le dit Claudel : Le pire n'est pas
infiniment tort. Ainsi est-elle unique dans cet toujours sur. Et le coupable a le sentiment que sa
univers tout entier engagé dans le Bien; mais il faute est, a la fois, un défi a l'etre meme et, a la
faut qu'elle adhere entierement au Bien, qu'elle fois, une espieglerie qui, glissant sur l'etre sans
le maintienne et le renforce, pour pouvoir se l'entamer, ne tire pas a conséquence. Le pécheur
jeter dans le Mal. Et celui qui se damne acquiert est un enfant terrible mais le fond est bon et il le
une solitude qui est comme l'image affaiblie de sait. 11 se considere comme le fils prodigue que
la grande solitude de l'homme vraiment libre. 11 son pere ne cessera jamais d'attendre. En refu-
est seul, en effet, tout autant qu'il le veut, pas sant l'Utile, en consacrant ses efforts et ses soins
plus. Le monde reste en ordre, les fins demeurent a cultiver des anomalies sans efficace, et meme
absolues et intangibles, la hiérarchie n'est pas sans véritable existence, il accepte d'etre consi-
bouleversée : qu'il se repente, qu'il cesse de déré comme un adolescent qui joue. C'est meme
vouloir le Mal et tout soudain il sera rétabli dans ce qui lui donne, au sein de ses terreurs, une si
sa dignité. En un certain sens il crée : il fait parfaite sécurité : il joue et on le laisse faire ; en
apparaitre, dans un univers ou chaque élément un mot sa liberté meme, sa liberté pour le mal
se sacrifie pour concourir a la grandeur de lui a été concédée. Sans doute il y a la Damna-
l'ensemble, la singularité, c'est-a-dire la rébel- tion : mais le pécheur souffre tant, il garde, au
lion d'un fragment, d'un détail. Par la, quelque sein de ses fautes, un sentiment si aigu du Bien
chose s'est produit qui n'existait pas aupara- qu'il ne doute pas vraiment d'etre pardonné.
vant, que rien ne peut effacer et qui n'était L'Enfer, c'est bon pour les turpitudes épaisses et
aucunement preparé par l'économie rigoureuse satisfaites, mais l'iime de celui qui veut le mal
du monde : il s'agit d'une oeuvre de luxe, gra- pour le mal est une fleur exquise. Elle serait
tuite et imprévisible. Notons ici le rapport du aussi déplacée dans la tourbe vulgaire des cou-
mal et de la poésie : lorsque, par-dessus le pables qu'une Duchesse a Saint-Lazare, au
marché, la poésie prend le mal pour objet, les milieu des filles. D'ailleurs Baudelaire, qui
appartient a cette aristocratie du Mal, ne croit lorsque la faute mene a la volupté, la volupté
pas assez a Dieu pour redouter sinckrement r
bénéficie de la faute. Elle apparait d'abord
1'Enfer. Pour lui, la damnation est sur cette terre comme élue entre toutes : puisqu'elle est défen-
et elle n'est jamais définitive : c'est le blame due, elle est inutile, c'est un luxe. Mais en outre,
d'Autrui, c'est le regard du général Aupick, c'est comme elle fut recherchée contre l'ordre établi
la lettre de sa mere qu'il traine dans sa poche par une liberté qui se damne pour la faire naitre,
sans l'ouvrir, c'est le conseil de famille, ce sont elle apparait comme l'analogue d'une création.
les bavardages protecteurs d'Ancelle. Mais un Les plaisirs grossiers, simples satisfactions des
jour viendra ou les dettes seront remboursées, ou appétits, nous enchainent a la nature en meme
sa mere p o m a l'absoudre : il ne doute pas de la temps qu'ils nous banalisent. Mais ce que Bau-
rédemption finale. On conqoit a présent qu'il delaire nomme Volupté est d'une r a r e t é
veuille des juges séveres : l'indulgence, la tolé- exquise : puisque le pécheur sera, dans le
rance, la compréhension, en le faisant moins moment qui la suit, plongé dans le remords, elle
coupable, affaibliraien t d'autant sa liberté. le est comme l'instant unique et privilégié de
voila donc pervers. Jules Lemaitre a dit de lui l'engagement. Par elle, il se fait coupable et,
assez jGstement : Comme rien n'égale en inten- tandis qu'il succombe, le regard de ses juges ne
sité et en profondeur les sentiments religieux (a le quitte pas : il peche en public et, pendant qu'il
cause de ce qu'ils peuvent contenir de terreur et connait l'atroce sécurité d'etre mué en objet par
d'amour) on les reprend, on les ravive en soi - et la condamnation morale qu'il mérite, il éprouve
cela, en pleine recherche des sensations les plus la fierté de se sentir créateur et libre. Ce retour
directement condamnées par les croyances d'ou sur soi qui accompagne nécessairement la faute
dérivent ces sentiments. On arrive ainsi a quel- l'empeche de s'enfoncer jusqu'au caeur dans le
que chose de mervkilleusement artificiel... l . » plaisir. Jamais il ne se laisse enliser au point
11 n'y a pas de doute, en effet, que Baudelaire d'en perdre le sens. Mais au contraire, c'est dans
ne prit plaisir a ses fautes. Encore faut-il expli- la volupté la plus apre qu'il se trouve : il est la
quer la nature de ce plaisir. Lorsque Lemaitre tout entier, libre et condamné, créateur et cou-
ajoute en effet que le Baudelairisme est << le pable. Et cette jouissance de lui-meme réalise
supreme dffort de l'épicurisme intellectuel et comme une distance contemplative entre lui et
sentimental D il se trompe completement. 11 ne son plaisir. La volupté baudelairienne est comme
s'agit pas pour Baudelaire d'aviver délibérément retenue, regardée plus encore que ressentie, on
ses plaisirs : il pourrait meme répondre de ne s'y plonge point, on l'effleure, elle est un
bonne foi qu'il les a empoisonnés au contraire. prétexte autant qu'une fin ; la liberté, le remords
Et l'idée meme de la recherche épicurienne du la spiritualisent ; elle est affinée, désubstantiali-
plaisir est la plus éloignée de lui qui soit. Mais sée par le Mal.
1. Jules Lemaitre : Joumal des Ddbats, 1887. Moi, je dis : la volupté unique et supr2me de
l'amour git dans la certitude de faire le mal. - Et recréée par la liberté, du plaisir spiritualisé par
l'homme et la femme savent de naissance que dans le mal. Pour exprimer les choses en termes
le mal se trouve toute volupté. clairs, il a plus de sensualité que de tempéra-
ment. L'homme de tempérament s'oublie dans
Et l'on peut comprendre a présent, mais a l'ivresse des sens ; Baudelaire ne se perd jamais.
présent seulement, ce mot de Baudelaire : L'acte sexuel proprement dit lui fait horreur,
parce qu'il est naturel et brutal et parce qu'il est,
Tout enfant j'ai senti dans mon cceur deux au fond, une communication avec 1'Autre :
sentiments contradictoires, l'howeur de la vie et <( Foutre, c'est aspirer a entrer dans un autre, et
l'extase de la vie. l'artiste ne sort jamais de lui-meme. » Mais il
existe des plaisirs a distance : voir, palper, respi-
Ici encore, il ne faut pas envisager cette hor- rer la chair de la femme. Sans aucun doute, ce
reur et cette extase indépendamment l'une de sont ceux qu'il s'accordait. 11 était voyeur et
l'autre. L'horreur de la vie, c'est l'horreur du fétichiste précisément parce que ces vices alle-
naturel, l'horreur de l'exubérance spontanée de gent la volupté, parce qu'ils réalisent la posses-
la nature, l'horreur aussi des molles limbes sion de loin, symboliquement, pour ainsi dire. Le
vivantes de la conscience. Puis c'est l'adhésion voyeur ne se livre pas; un frisson obsckne et
au conservatisme étriqué de Joseph de Maistre, discret le parcourt tout entier, pendant que, vetu
avec son gout de contraintes et de catégories jusqu'au cou, il contemple une nudité sans la
artificielles. Mais l'extase de la vie nait ensuite, toucher. 11 fait le mal et il le sait; il possede
bien abritée par toutes ces barrieres. C'est ce l'autre a distance et il se garde. Apres cela, il
mélange tout baudelairien de contemplation et importe peu qu'il demandiit l'assouvissement a
de jouissance, ce plaisir spiritualisé qu'il nomme la jouissance solitaire, comme on l'a suggéré, ou
volupté, c'est I'écorniflage prudent du Mal, a ce qu'il nomme, avec une brutalité voulue, la
quand le corps entier reste en arriere et caresse <( fouterie B. Meme dans le coit, il fut demeuré
sans étreindre. On l'a dit impuissant. Et sans un solitaire, un onaniste, car il ne jouissait au
doute la possession physique, trop proche du fond que de son péché. L'essentiel c'est qu'il
plaisir naturel, ne l'attjrait pas particuliere- adorait 6 la vie n, mais la vie enchainée, retenue,
ment. 11 a dit avec mépris de la femme, qu'elle effleurée et que cet amour impur, comme une
« est en rut et veut etre foutue D. Des intellec- fleur du mal, naissait sur l'humus de l'horreur.
tuels de son espece il reconnait que « plus (ils) C'est ainsi que, dans l'ensemble, il a concu le
cultivent les arts, moins ils bandent », ce qui péché, avant tout, sous la fonne de l'érotisme.
peut passer pour un aveu. Mais la vie n'est pas la Les mille autres formes du mal, la trahison, la
nature. Et il avoue dans Mon cceur mis d nu qu'il bassesse, l'envie, la brutalité, l'avarice, tant
a « un gout tres vif de la vie et du plaisir D. C'est- d'autres encore, lui sont demeurées tout a fait
a-dire de la vie décantée, tenue a distance, étrangeres. 11 a choisi un péché somptueux et
aristocratique. Avec ses défauts réels, la paresse et qu'elle se soutient d'elle-meme a I'etre. Nous
et la << procrastination m, il ne plaisante pas du voila renvoyés au mode de présence de la
tout. 11 les hait, il s'en désole : c'est qu'ils se conscience et de la liberté, que nous nommerons
dressent contre sa liberté, non contre des fins existente. Baudelaire ne peut ni ne veut vivre
préétablies. De la meme faqon le masochiste I'etre ou I'existence jusqu'au bout. A peine s'est-il
baisera les pieds d'une prostituée qui le gifle laissé aller a l'un des deux partis qu'il se réfugie
pour de l'argent et tuera peut-etre l'homme qui aussitot dans l'autre. Se sent-il objet - et objet
l'a injurié pour de bon. 11 s'agit d'un jeu qui ne coupable - aux yeux des juges qu'il s'est don-
tire pas Zi conséquence : un jeu avec la vie, un jeu nés, il affirme aussitot contre eux sa liberté, soit
avec le Mal. Mais justement parce que c'est un par des fanfaronnades de vice, soit par un
jeu a vide. Baudelaire s'y plalt ; des actes nuls et remords qui l'enleve d'un coup d'aile au-dessus
stériles, sans postérité, un mal fantome, visé, de sa nature, soit par mille autres ruses que nous
suggéré. plus que réalisé : rien ne fait sentir verrons bientot. Mais s'il aborde alors le terrain
davantage la liberté et la solitude. En meme de la liberté, il prend peur devant sa gratuité,
temps, les droits du Bien ont été sauvegardés : il devant les limites de sa conscience, il se rac-
ne s'est agi que de frissons; on a glissé, on ne croche a un univers tout fait, ou le Bien et le Mal
s'est pas vraiment compromis. Buffon, nous dit- sont donnés d'avance et ou il occupe une place
on, écrivait en manchettes; pareillement, Bau- déterminée. 11 a choisi d'avoir une conscience
delaire mettait des gants pour faire l'amour. perpétuellement déchirée, u n e m a u v a i s e
A partir de la double postulation, le climat conscience. Son insistance a montrer dans
intérieur de Baudelaire devient assez facile a l'homme une dualité perpétuelle, double postu-
décrire : cet homme a toute sa vie, par orgueil et lation, ame et corps, horreur de la vie et extase
rancune, tenté de se faire chose aux yeux des de la vie, traduit l'écartelement de son esprit.
autres et aux siens propres. 11 a souhaité se Parce qu'il a voulu a la fois etre et exister, parce
dresser a l'écart de la grande fete sociale, a la qu'il h i t sans relache l'existence dans l'etre et
maniere d'une statue, définitif, opaque, inassi- l'etre dans l'existence, il n'est qu'une plaie vive
milable. En un mot, nous dirons qu'il a voulu aux levres largement écartées et tous ses actes,
&re - et nous entendrons par la le mode de chacune de ses pensées comportent deux signifi-
présence tetu et rigoureusement défini d'un cations, deux intentions contradictoires qui se
objet. Mais cet &re qu'il voulait faire constater commandent et se détmisent l'une l'autre. 11
aux autres et dont il voulait jouir lui-meme, maintient le Bien pour pouvoir accomplir le Mal
Baudelaire n'efit pas toléré qu'il efit la passivité et, s'il fait le Mal, c'est pour rendre hommage au
et l'inconscience d'un ustensile. 11 veut bien etre Bien. S'il sort de la Norme, c'est pour mieux
un objet mais non pas un pur donné de hasard ; sentir la puissance de la Loi, pour qu'un regard
cette chose sera vraiment sienne, elle se sauvera le juge et le classe malgré lui dans la hiérarchie
si l'on peut établir qu'elle s'est créée elle-meme universelle, mais s'il reconnait explicitement cet
Ordre et ce pouvoir supreme, c'est pour pouvoir qu'il sent, a aucune de ses souffrances, a aucune
y échapper et sentir sa solitude dans le péché. de ses grinqantes voluptés, Baudelaire ne croit
Ces monstres qu'il adore, il y retrouve avant tout tout a fait : c'est peut-etre la sa véritable souf-
les lois impresciiptibles du Monde, au sens ou france. Mais ne nous y trompons pas ; ne pas tout
a l'exception confirme la regle m ; mais il les y a fait croire, ce n'est pas nier ; la mauvaise foi est
trouve bafouées. Rien n'est simple chez lui ; il s'y encore de la foi. 11 faut plut6t concevoir que les
perd et finit par écrire dans le désespoir : a J'ai sentiments de Baudelaire ont une sorte de vide
une ame si singuliere que je ne m'y reconnais pas intérieur. 11 tente par une frénésie perpétuelle,
moi-meme. >> Cette ame singuliere vit dans la par une extraordinaire nervosité, de compenser
mauvaise foi. 11 y a en effet en elle quelque chose leur insuffisance. Mais en vain : ils sonnent
qu'elle se dissimule dans une fuite perpétuelle : creux. 11 rappelle ce psychasthénique qui, s'étant
c'est qu'elle a choisi de ne pas choisir son Bien, convaincu d'avoir un ulcere de l'estomac, se
c'est que sa liberté profonde, renaclant devant roulait par terre, ruisselait de sueur, hurlait et
elle-meme, emprunte au-dehors des principes tremblait : mais la douleur n'y était pas. Si nous
tout faits, précisément parce qu'ils sont tout pouvions écarter le vocabulaire outré dont Bau-
faits. 11 ne faudrait pas croire en effet, comme delaire use pour se décrire, négliger ces mots d'
Lemaitre, que ces complications soient claire- affreux »,de K cauchemar », << d'horreur >> qui
ment et manifestement voulues et que Baude- se rencontrent a toutes les pages des Fleurs'du
laire applique uniquement une technique de Mal, et descendre tout au fond de son c e u r , peut-
l'épicurisme : en ce cas toutes ces ruses seraient etre y trouverions-nous, sous les angoisses et les
vaines, il se connaitrait trop pour se tromper. Le remords, sous le frémissement des nerfs, douce
choix qu'il a fait de lui-meme est bien plus et plus insupportable que les maux les plus
enfoncé en lui. 11 ne le distingue pas parce qu'il pénibles, 1'Indifférence. Non pas une indiffé-
ne fait qu'un avec lui. Mais il ne faut pas non rence languide et provoquée par une insuffisance
plus assimiler une libre élection de cette espece physiologique, mais plutot cette impossibilité
aux obscures chimies que les psychanalystes fonciere de se prendre tout a fait au sérieux qui
relkguent dans l'inconscient. Cette élection de accompagne a l'ordinaire la mauvaise foi. Tous
Baudelaire, c'est su conscience, c'est son projet les traits qui composent son image, il faudra
essentiel. En un sens donc, il en est si pénétré donc les concevoir comme affectés d'un néant
qu'elle est comme sa propre transparence. Elle subtil et secret; et les mots dont nous userons
est la lumiere de son regard et le gout de ses pour le peindre, il faudra éviter d'en &re dupes
pensées. Mais dans ce choix meme il entre car ils évoquent et suggerent beaucoup plus qu'il
l'intention de ne pas se dire, d'embrasser toute n'était ; rappelons-nous, si nous voulons entre-
connaissance et de ne pas se faire connaitre. En voir les paysages lunaires de cette ame désolée,
un mot, ce choix origine1 est originellement de qu'un homme n'est jamais qu'une imposture.
mauvaise foi. A rien de ce qu'il pense, a rien de ce Ayant opté pour le mal, il a choisi de se sentir
coupable. C'est A travers le remords qu'il réalise il la fuit vers le Bien comme il fuyait le Bien vers
son unicité et sa liberté de pécheur. De toute sa le Mal. Et sans doute, par-dela le péché présent,
vie, le sentiment de sa culpabilité ne le quittera la punition vise-t-elle bien plus profondément,
pas. 11 ne s'agit pas d'une conséquence impor- bien plus obscurément cette Mauvaise Foi qui
tune de son choix : le remords a chez lui une est sa véritable faute, dont il ne veut pas conve-
irnportance fonctionnelle. C'est lui qui fait de nir et que pourtant il cherche a expier. Mais c'est
l'acte un péché; un crime dont on ne se repent vainement qu'il tente de franchir le cercle
pas n'est plus un crime. mais tout au plus une vicieux ou il s'est enfermé : car le bourreau est
malchance. 11 semble meme que, chez lui, le d'aussi mauvaise foi que la victime; le chiiti-
remords ait précédé la faute. A dix-huit ans déjii, ment est une complaisance comme le crime : il
il écrit A sa mere qu'il n'a << pas osé se montrer A vise une faute librement constituée comme faute
M. Aupick dans tout son laid B. 11 s'accuse par référence a des normes toutes faites. La
d'avoir << des défauts A foison et qui ne sont plus premiere et la plus constante de ces peines qu'il
des défauts agréables D. Et tout en se plaignant s'inflige, c'est sans contredit la lucidité. Cette
assez sournoisement des Lasegue chez qui on lucidité, nous en avons vu l'origine : il s'est placé
l'avait mis pensionnaire, il ajoute : << C'est peut- d'emblée sur le plan de la réflexion parce qu'il
etre un bien d'avoir été dénudé et dépoétisé, je voulait saisir son altérité. Mais il en use a présent
comprends mieux ce qui me manquait l . u Par la ccmme d'un fouet. Cette << conscience dans le
suite il ne cessera jamais de s'accuser. Et, bien mal » qu'il vante, elle peut etre parfois déli-
entendu, il est sincere - ou plutot sa mauvaise cieuse, elle est avant tout lancinante comme le
foi est si profonde qu'il n'en est plus le maitre. 11 repentir. Ce regard qu'il dirige sur soi, nous
a une si violente horreur de lui-meme qu'on peut avons vu qu'il l'assimile au regard d'Autrui. 11se
considérer sa vie comme une longue suite de voit ou tente de se voir comme s'il était un autre.
punitions qu'il s'inflige. Par l'auto-punition il se Et, certainement, il est impossible de se voir
rachete et, selon une expression qui lui est chere, vraiment avec les yeux d9Autrui,nous adhérons
il se << rajeunit D. Mais en meme temps il se trop a nous-memes. Mais si nous nous coulons
constitue comme coupable. 11 désarme sa faute dans la robe du juge, si notre conscience
et la consacre pourtant pour l'éternité ; il assi- réflexive mime le dégoiit et l'indignation a
mile son propre jugement sur lui-meme A celui l'égard de la conscience réfléchie, si, pour quali-
d'autrui ; c'est comme s'il prenait un instantané fier celle-ci. elle emprunte a la morale apprise
de sa liberté pécheresse et qu'il la figeiit pour ses notions et ses mesures, nous pouvons nous
l'éternité. Pour l'éternité il es? le plus irrempla- donner un moment l'illusion d'avoir introduit
cable des pécheurs; mais dans ce meme une distance entre le réfléchi et la réflexion. Par
moment, il la dépasse vers une liberté nouvelle, la lucidité auto-punitive, Baudelaire tente de se
constituer en objet devant ses propres yeux. 11
J . Lettre du rnardi 16 juillet 1839. nous explique qu'en outre cette clairvoyance
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impitoyable, par un tour habile, peut prendre la une punition. Je n'y découvre pas un accident,
figure du rachat : << Cette action ridicule, liiche aucun de ces malheurs dont on peut dire qu'ils
ou vile, dont le souvenir m'a un moment agité sont immérités, inattendus : tout semble lui
est en complete contradiction avec ma vraie renvoyer son image; chaque événement semble
nature, ma nature actuelle et l'énergie meme un chatiment longuement médité. 11 a cherché et
avec laquelle je la contemple, le soin inquisito- trouvé son conseil de famille, cherché et trouvé
la condamnation de ses poemes, son échec A
rial avec lequel je I'analyse et la juge, prouvent I'Académie et ce genre de célébrité irritante qui
mes hautes et divines aptitudes pour la vertu. était si loin de la gloire qu'il revait. 11 s'appli-
Combien trouverait-on dans le monde d'hommes quait a se rendre odieux, pour éloigner et rebu-
aussi habiles our se juger, aussi séveres pour se ter. 11 faisait courir sur lui des bruits propres a
condamner? 'x 11 est vrai qu'il parle ici du l'humilier, en particulier il ne négligea rien pour
h m e u r d'opium. Mais ne nous a-t-il pas dit que
l'ivresse toxique ne produisait pas de modifica- qu'on le crtlt pédéraste. Baudelaire, dit Buis-
son, h t embarqué, comme pilotin, a bord d'un
tions importantes dans la personnalité de I'in- navire marchand qui partait pour 1'Inde. 11
toxiqué. C'est lui, ce fumeur qui se condamne et parlait avec horreur des traitements qu'il avait
s'absout, il est tout baudelairien ce << méca- subis. Et quand on songe a ce que devait etre cet
nisme complexe. Des le moment ou je me adolescent élégant, frele, presque une femme, et
constitue en objet, par la sévérité sociale avec aux m e u r s des marins, il est plus que probable
laquelle je me traite, je deviens le juge du meme qu'il était dans le vrai; nous frémissions en
coup, et la liberté s'échappe de la chose jugée l'entendant. » Le 3 janvier 1865, il écrit de
pour venir imprégner l'accusateur. Ainsi, par
une combinaison nouvelle, Baudedaire tente une Bruxelles a M"' Paul Meurice : J'ai passé ici
pour agent de police (c'est bien fait !)... pour
fois encore de rejoindre l'existence a l'etre. C'est pederaste (c'est moi-meme qui ai répandu ce
lui-meme cette liberté sévere qui échappe a bruit, et o n m'a cru!). » 11 est sans doute A
toute condamnation parce qu'elle n'est rien l'origine de l'echo perfide et sans fondement que
qu'une condamnation et c'est encore lui cet etre rapporte Charles Cousin et selon lequel il aurait
immobilisé dans sa faute que l'on contemple et été chassé du lycée Louis-le-Grand pour homo-
que l'on juge. Dehors et dedans a la fois, objet et sexualité. Mais il ne se prete pas seulement des
témoin pour lui-meme, il introduit en soi l ' e i l vices, il va jusqu'a se donner des ridicules :
des autres pour se saisir comme un autre; et, << Tout autre que lui, dit Asselineau, fut mort des
dans le moment ou il se voit, sa liberté s'affirme, ridicules qu'il se donnait a plaisir, dont les effets
échappe a tous les regards, car elle n'est plus le réjouissaient. 11 y a dans les récits de ceux
rien qu'un regard. Mais il est d'autres punitions. qui l'ont connu je ne sais que1 ton protecteur et
Et meme on pourrait dire que sa vie entiere fut souriant qui semble insupportable au lecteur
d'aujourd'hui et qu'il les amenait A prendre par
1 . Les Paradis artificiels.
ses excentrici tés. Lui-meme écri t dans Fusées : Et je devine, au bruit de son soufflebrutal,
« Quand j'aurais inspiré le dégout et l'horreur Qu'elle a souvent mordu le pain de l'hdpital l .
universels, j'aurais conquis la solitude. n Et,
certes, il faudra trouver a ce désir de dégouter les Le ton du pokme ne laisse pas de doute. En un
autres, plus d'une clé, comme a toutes les atti- sens, bien sur, il rejoint la fiere déclaration de
tudes de Baudelaire. Mais il n'est pas douteux Baudelaire h la fin de sa vie : « Ceux qui m'ont
qu'il faille y voir d'abord une tendance h l'auto- aimé étaient des gens méprisés, je dirais meme
punition. 11 n'est pas jusqu'h sa syphilis dont il méprisables, si je tenais a flatter les honnetes
ne soit l'artisan presque volontaire. Au moins gens. » C'est une confession insolente, un appel
l'a-t-il risquée consciemment dans sa jeunesse, implicite A l'hypocrite lecteur - son semblable,
car il se dit attiré par les prostituées les plus son frere. Mais n'oublions pas qu'il s'agit de
misérables. La crasse, la misere physique, la l'expression d'un fait. Ce qui est sor c'est que
maladie, l'hopital, voilh ce qui le séduit, voila ce Baudelaire, h travers le corps misérable de
qu'il aime en Sarah << l'affreuse Juive D. Louchette, cherche a s'approprier la maladie, les
tares, la hideur ; il veut les prendre sur lui et s'en
Vice beaucoup plus grave, elle porte pemque, charger, non par un mouvement de charité, mais
Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche pour en brfiler sa chair. L'insolence du poeme
[nuque ; exprime la réaction réflexive : plus le corps qui
Ce qui n'empeche pus les baisers amoureux s'abime en de sales voluptés sera souillé, conta-
De pleuvoir sur son front plus pelé qu'un léprem... miné, plus il sera objet de dégout pour Baude-
laire lui-meme, et plus le poete se sentira regard
et liberté, plus son Ame débordera cette guenille
Elle n'a que vingt ans; la gorge déja basse malade. Cette syphilis qui l'a torturé toute sa
Pend de chaque caté comme une calebasse vie, qui l'a mené au gAtisme et a la mort, est-ce
Et pourtant, me trafnant chaque nuit sur son corps trop dire qu'il l'a voulue ?
Ainsi qu'un nouveau-né, je la tete et la mords - Les remarques qui précedent permettent de
comprendre le fameux dolorisme » de Baude-
Et, bien qu'elle n'ait pus souvent meme une obole laire. Les critiques catholiques, Du Bos, Fumet,
Pour se frotter la chair et pour s'oindre I'épaule, Massin, ont jeté beaucoup d'obscurité sur cette
Je la leche en silence, avec plus de feweur question. 11s ont montré par cent citations que
Que Madeleine en feu les deux pieds du Sauveur - Baudelaire revendiquait pour lui la pire souf-
france ; ils ont cité les vers de Bénédiction :
La pauwe créature, au plaisir essoufflée, 1. Vers de jeunesse parus dans La Jeune Frunce et reproduits dans
A de rauques hoquets la poitrine gonflée le Baudelaire d8Eug&neCrépet.
Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Si j'ai le malkeur de viwe encore longtemps, la
Comme un divin remede c2 nos impuretés. dette peut se doubler encore.
Mais ils ne se sont pas demandé si Baudelaire On reconnait ici le theme de la vie perdue,
souffrait pour de vrai. A ce sujet, les témoignages giichée, de l'irrémédiable ainsi que les reproches
de Baizdelaire lui-meme sont assez variés. En irnplicites touchant le conseil de famille.
1861, il écrit a sa mere : L'homme qui a écrit ces lignes doit etre déses-
péré. Or, en la meme année 1860, un mois plus
... Moi, me tuer, c'est absurde, n'est-ce pus ? - tard, il écrit a Poulet-Malassis :
Tu vas donc laisser tu vieille mere toute seule,
diras-tu. - Ma foi! Si je n'en a i pus strictement le Quand vous aurez trouvé un komme qui, libre c2
droit, je crois que la quantité de douleurs que je dix-sept ans, avec un godt excessif des plaisirs,
subis depuis pres de trente ans me rendrait toujours sans famille, entre dans la vie littéraire
excusable. avec 30 000 francs de dettes et au bout de pres de
vingt ans ne les a augmentées que de 10000 et, de
11 a quarante ans a l'époque, il fait donc plus, est fort loin de se szntir abmti, vous me le
remonter le commencement de ses malheurs a sa présenterez et je saluerai en lui mon égal.
dixieme année, ce qui correspond a peu pres a
ces lignes de son autobiographie : << Apres 1830, Cette fois, le ton est satisfait ; cet homme qui se
le college de Lyon, coups, batailles avec les déclare « fort loin de se sentir abruti est bien
professeurs et les camarades, lourdes mélanco- loin de considérer qu'il ne fera rien de sa vie.
lies. » C'est la fameuse K felure >> provoquée par Quant aux dettes, elles étaient présentées, dans
le second mariage de sa mere et la correspon- la lettre d'aoiit, comme s'enflant d'elles-memes
dance abonde en plaintes variées sur son état. par une sorte de malédiction; dans la lettre de
Mais il faut remarquer qu'il s'agit toujours des septembre, on nous apprend que leur accroisse-
lettres a MmeAupick. 11 ne faudrait peut-Stre pas rnent a été contenu dans de séveres limites grace
considérer ces témoignages comme absolument a une intelligente économie. Oii est la vérité ? Ni
sinceres. En tout cas le rapprochement de deux dans un cas ni dans l'autre, évidemment. 11 est
textes comme ceux qui suivent indique assez frappant, en effet, que Baudelaire enfle les dettes
qu'il pouvait changer radicalement d'avis sur sa contractées apres 1843 lorsqu'il s'adresse sa
position selon ses correspondants. Le 21 aoiit mere et les minimise au contraire lorsqu'il écrit
1860, il écrit a sa mere : a Poulet-Malassis. Mais on peut déjh compren-
dre qu'il veut, auprks de M"" Aupick, faire figure
Je mourrai sans avoir rien fait de ma vie. Je de victime. Les lettres qu'il lui écrit sont un
devais vingt mille francs, j'en dois quarante mille. curieux mélange de confessions et de reproches
déguisés. La plupart du temps, le sens en est
peu pres celui-ci : voila dans quelle abjection tu regard, de les dévaloriser sournoisement, par en
m'as fait tomber. Pendant ces vingt années de dessous, de les rendre néfastes sans cependant en
correspondance, il étale inlassablement les diminuer la valeur absolue. 11 se met en état de
memes griefs : le mariage de sa mere, le conseil rancune vis-a-vis du Bien. C'est un processus fré-
de famille. 11 déclare qu'Ancelle << est pour (lui) quent dans l'auto-punition. Alexander cite un
le parfait fléau et qu'il est pour les deux tiers m
i
tive de sa situation qui le mene au suicide et non jamais le bonheur, parce qu'il est immoral. En
I
des souffrances qu'il avoue ne pas ressentir. r sorte que le malheur d'une ame, loin d'etre le
11 y a un autre aspect, d'ailleurs, de la douleur i contrecoup des orages extérieurs, vient d'elle
baudelairienne. Elle ne fait qu'un, en effet, avec seule : c'est sa plus rare qualité. Rien ne marque
son orgueil. Qu'il ait choisi originellement de mieux que Baudelaire a choisi de souffrir. La
souffrir et de souffrir plus que tous, l'extraordi- douleur, dit-il, est << la noblesse D . Mais juste-
naire lettre au'il méditait d'écrire a J. Janin et ment parce qu'elle doit &re noble, il ne serait
1 qui demeuraen projet, suffirait a en témoigner : pas convenable - ni conforme au flegme du
dandy - qu'elle prit l'aspect d'une émotion et
Vous &es un homme heureux. Je vous plains, qu'elle s'exprimat par des cris ou des pleurs.
i Monsieur, d'etre si facilement heureu. Faut-il Lorsque Baudelaire nous décrit l'homme dou-
$
qu'un homme soit tombé bus pour se croire heu- loureux selon son coeur, il a soin de reculer le
i r e u !... Ah ! vous &es heureu, Monsieur. Quoi!Si plus loin dans le passé la cause de ses souf-
1 vous disiez : Je suis vertueu, je comprendrais que
cela sous-entend : Je souffre moins qu'un autre.
frances. << L'homme sensible moderne D qui a
toutes ses sympathies et qu'il présente dans Les
Mais non, vous 2tes heureux. Facile d contenter, Paradis artificiels a << un coeur tendre, fatigué par
alors! Je vous plains, et j'estime ma mauvaise le malheur, mais encore pret au rajeunissement ;
humeur plus distinguée que votre béatitude. J'irai nous irons, si vous le voulez bien, jusqu'a admet-
jusque-Id, que je vous demanderai si les spectacles tre des fautes anciennes ... >> Une belle tete
de la terre vous suffisent. Quoi! Jamais vous d'homme, dit-il dans Fusées, contiendra quel-
n'avez eu envie de vous en aller, rien que pour que chose d'ardent et de triste - des besoins
ckanger de spectacle! J'ai de tres sérieuses raisons spirituels, des ambitions ténébreusement refou-
pour plaindre celui qui n'aime pus la mort l . lées -, l'idée d'une insensibilité vengeresse...
enfin (pour que j'aie le courage d'avouer a quel
Ce texte est révélateur. 11 nous enseigne tout point je me sens moderne en esthétique) le
d'abord que la souffrance, pour Baudelaire, n'est malheur D. De la son irrésistible sympathie
pas le remous violent qui suit un choc, une pour les vieilles femmes, ces &res qui ont beau-
catastrophe, mais un état permanent, que rien coup souffert par leurs amants, leurs enfants et
n'est susceptible d'accroitre ou de diminuer. Et aussi par leurs propres fautes D . '
cet état correspond a une sorte de tension psy- Pourquoi ne pas les aimer jeunes, quand elles
chologique; c'est le degr2 de cette tension qui souffrent ? C'est que leurs douleurs se manifes-
permet d'établir une hiérarchie entre les tent alors par des crises désordonnées. Elles sont
hommes. L'homme heureux a perdu la tension vulgaires. Avec le temps un équilibre dans la
de son ame, il est tombé. Baudelaire n'acceptera tristesse succede a ces éclats discontinus. Et c'est
la ce que Baudelaire prise avant tout. Cette
1 . E u w a posthurnes. Edit. J . Crépet, t. 1,223-233. affection qui, plus encore que le nom de douleur,
mériterait celui de mélancolie, manifeste A ses par aucun but, il se perd dans le reve ou, si l'on
yeux comme une prise de conscience de la préfhre, il se prend lui-meme pour fin. L'insatis-
condition humaine. En ce sens, la douleur est faction de Baudelaire dépasse pour dépasser.
l'aspect affectif de la lucidité. << J'irai jusqu'a Elle est douleur parce que rien ne la comble, rien
vous demander si les spectacles de la terre vous ne l'assouvit.
suffisent. » Cette lucidité s'exerqant sur la situa- << N'importe ou ! N'importe ou ! pourvu que ce
tion de l'homme lui révhle son exil. L'homme soit hors de ce monde1. Mais sa déception
souffre parce qu'il est insatisfait. constante ne vient pas de ce que les objets qu'il
L'insatisfaction, voila ce que la douleur baude- rencontre ne correspondent pas a un modele
lairienne est chargée d'exprimer. << L'homme proposé ou de ce qu'ils ne sont pas les instru-
sensible moderne m ne souffre pas pour te1 ou te1 ments qui lui conviennent : puisqu'il les dépasse
motif particulier, mais, en général, parce que A vide, ils le déqoivent simplement parce qu'ils
rien de cette terre ne saurait contenter ses désirs. sont. 11s sont, c'est-A-dire qu'ils se trouvent la
On a voulu voir la un appel vers le ciel. Mais pour qu'on regarde au-dela d'eux. Ainsi la dou-
Baudelaire, nous l'avons vu, n'a jamais eu la leur de Baudelaire est l'exercice a vide de sa
foi, sauf dans une période ou la maladie l'affai- transcendance, en présence du donné. Par la
blissait. L'insatisfaction résulte plutdt de la douleur, il se pose comme n'étant pas de ce
conscience qu'il a tout de suite prise de la monde. C'est une autre forme de sa revanche
transcendance humaine. Quelle que soit la cir- contre le Bien. Dans la mesure, en effet, ou il
constance, que1 que soit le plaisir offert, s'est délibérément soumis a la Regle divine,
l'homme est perpétuellement au-dela, il les paternelle et sociale, le Bien l'enserre et l'écrase,
dépasse vers d'autres buts et finalement vers lui- il git au fond du Bien comme dans un puits. Mais
meme. Seulement, dans la transcendance en sa transcendance le venge : meme écrasé, meme
acte, l'homme emporté dans sa course, jeté dans ballotté par les vagues du Bien, l'homme est
une entreprise A longue échéance, prend a peine toujours autre chose. Seulement, s'il la vivait
garde A la circonstance qu'il dépasse. 11 ne la jusqu'au bout, elle le conduirait a contester ce
méprise pas, il ne s'en déclare pas insatisfait : il Bien lui-meme, a se projeter vers d'autres buts
en use comme d'un moyen, en gardant l'ceil fixé qui seraient vraiment siens. 11 s'y refuse; il en
sur la fin qu'il poursuit. Baudelaire, incapable refrene l'élan positif; il ne veut en vivre que
d'agir et lancé par secousses dans des entreprises l'aspect négatif d'insatisfaction, qui est comme
A court terme qu'il abandonne pour tomber dans une réserve mentale perpétuelle. Par la douleur,
la torpeur, trouve en lui, si j'ose dire, un dépasse- la boucle est bouclée, le systeme se referme.
ment figé. Ce qu'il rencontre sur sa route, il le Baudelaire s'est soumis au Bien pour le violer;
dépasse, cela va de soi et son regard va au-dela et s'il le viole, c'est pour en sentir plus fortement
de ce qu'il voit. Mais ce dépassement n'est plus
qu'un mouvement de principe; il ne se définit 1. Les Paradis artificiels : Anywhere out of the world.
l'emprise, c'est pour etre condamné en son nom, moment meme ou il consent A cet écrasement,
étiqueté, transformé en chose coupable. Mais par brille comme un reproche inexpiable. A ce jeu de
la douleur, il échappe de nouveau a sa condam- « qui perd gagne >> c'est la vaincu qui, en tant que
nation, il se retrouve esprit et liberté. Le jeu est *r vaincu, remporte la victoire. Orgueilleux et
sans risques : il ne conteste pas le Bien, il ne le vaincu, pénétré du sentiment de son unicité en
transcende pas; simplement il ne s'en satisfait face du monde, Baudelaire s'assimile A Satan
pas. 11 n'a meme pas d'inquiétude, il n'envisage dans le secret de son ccieur. Et peut-&re l'orgueil
pas un autre monde avec d'autres normes au- humain n'a-t-il jamais été plus loin que dans ce
dela de celui qu'il connait. 11 vit son insatisfac- cri toujours étouffé, toujours retenu et qui sonne
tion pour elle-meme : le Devoir est le Devoir, cet tout au long de l'oeuvre baudelairienne : « Je suis
univers seul existe avec ses normes. Mais la Satan! >> Mais qu'est-ce, au fond, que Satan
créature qu'il est, en revant d'impossibles éva- sinon le symbole des enfants désobéissants et
sions, affirme par sa perpétuelle mélancolie sa boudeurs qui demandent au regard paternel de
singularité, son droit et sa valeur supreme. 11 n'y les figer dans leur essence singulikre et qui font
a pas de solution et l'on n'en cherche point : le mal dans le cadre du bien pour affirmer leur
simplement on s'enivre de la certitude qu'on singulari té et la faire consacrer ?
vaut mieux que ce monde infini, puisqu'on en est
mécontent. Tout ce qui est devait &re, rien ne Ce 6 portrait >> aura sans doute un peu désu;
pouvait etre que ce qui est : voila le point de nous n'avons jusqu'ici ni tenté d'expliquer ni
départ rassurant. L'homme reve de ce qui ne rneme mentionné les traits les plus manifestes et
pouvait pas &re, de l'irréalisable, du contradic- les plus célebres du caractere que nous préten-
toire': voila ses lettres de noblesse. Voila la dons peindre : l'horreur de la nature, le culte de
spiritualité toute négative par quoi la créature se la froideur m , le dandysme et cette vie A recu-
pose comme un reproche en face de la création et lons qui avance, la tete tournée vers l'arriere, en
la dépasse. Et ce n'est pas par hasard que regardant fuir le temps comme on voit fuir une
Baudelaire voit dans Satan le type accompli de route par le rétroviseur. On aura vainement
la beauté douloureuse. Vaincu, déchu, coupable, cherché quelques éclaircissements sur cette
dénoncé par toute la Nature, au ban de 1'Uni- Beauté si particuliere qu'il a élue et sur le
vers, accablé par le souvenir de la faute inexpia- charme secret qui rend ses poemes inimitables.
ble, dévoré par une ambition inassouvie, trans- Pour beaucoup, en effet, Baudelaire n'est - A
percé par le regard de Dieu qui le fige dans son raison - que l'auteur des Fleurs du Mal, pure-
essence diabolique, contraint d'accepter jus- ment et simplement ; et ils tiennent pour inutile
qu'au fond de son coeur la suprématie du Bien, toute recherche qui ne parviendrait pas a nous
Satan l'emporte encore sur Dieu meme, son rapprocher du « fait poétique >> baudelairien.
maitre et son vainqueur, par sa douleur, par Mais les données du caractere empirique, si ce
cette flamme d'insatisfaction triste qui, dans le sont celles qu'on rencontre d'abord, ne se for-
ment pas les premieres. Elles manifestent la fut pus pour peu de chose dans l'aveuglement
transformation d'une situation par un choix général de cette époque. Si toutefois nous comen-
originel ; elles sont des complications de ce choix tons a en référer simplement au fait visible, a
et, pour tout dire, en chacune d'elles coexistent I'expérience de tous les dges et a la Gazette des
toutes les contradictions qui le déchirent, mais Tribunaux, nous vewons que la nature n'enseigne
renforcées, multipliées par suite de leur contact rien ou presque rien, c'est-a-dire qu'elle contraint
avec la diversité des objets du monde. Le choix I'homme a domzir, a boire, a manger, et a se
que nous avons décrit, ce balancement perpétuel garantir, tant bien que mal, contre les hostilités de
entre l'existence et l'etre, il reste en l'air, nous en l'atmosphkre. C'est elle aussi qui pousse l'homme a
convenons, s'il ne se manifeste a travers une tuer son semblable, a le manger, a le séquestrer, a le
attitude concrete et particuliere envers Jeanne torturer... Le crime, dont l'animal humain a puisé
Duval ou Mme Sabatier, Asselineau ou Barbey le godt dans le ventre de s u mere, est originellement
d'Aurevilly, un chat, la Légion d'honneur ou le naturel. La vertu, au contraire, est artificielle,
poeme que Baudelaire a mis en train. Mais au surnaturelle, puisqu'il a fallu, dans tous les temps
contact de la réalité il se complique a l'infini; et chez toutes les nations, des dieux et des pro-
chaque pensée, chaque humeur, on dirait un phetes pour l'enseigner a l'humanité animalisée et
noeud de viperes tant elles comportent de sens que l'homme, seul, edt été impuissant a la décou-
divers et opposés, tant un meme acte peut etre vri~.Le mal se fait sans effort, naturellement, par
voulu pour des raisons qui se détruisent les unes fatalité; le bien est toujours le produit d'un art l .
les autres. C'est pourquoi il convenait de mettre
au jour le choix baudelairien avant d'examiner Mais ce texte qui parait décisif a la premiere
ses conduites. lecture, est moins convaincant lorsqu'on le relit.
L'aversion de Baudelaire pour la Nature a été Baudelaire y assimile le Mal et la Nature. Et ces
fréquemment soulignée par ses biographes et ses lignes pourraient etre signées du marquis de
critiques. Ordinairement on veut en trouver Sade. Mais pour y ajouter tout a fait foi, il
l'origine dans sa formation chrétienne et dans faudrait avoir oublié que le vrai Mal baudelai-
l'influence qu'exerqa sur lui Joseph de Maistre. rien, le Mal satanique qu'il a cent fois évoqué
L'action de ces facteurs n'est pas niable et c'est dans ses oeuvres, est produit délibéré de la
elle qu'invoque Baudelaire lui-meme lorsqu'il volonté et de 1'Artifice. Si donc il y a un Mal
veut s'expliquer : distingué et un Mal vulgaire, c'est la vulgarité
qui doit faire horreur a notre auteur, non le
La plupart des eweurs relatives au beau naissent crime. Et d'ailleurs la question se complique : si
de la fausse conception du xv~rl"sikcle relative a la la Nature, en plusieurs textes, apparait comme
morale. La nature fut prise dans ce temps-la
comme base, source et type de tout bien et de tout 1 . L'Art romantique : Le Peintre de la vie.modeme. XI : Éloge du
beau possibles. La négation du péché origine1 ne maquillage.
assimilable au péché originel, les passages abon- erreurs, aux injustices e t aux mécanismes
dent, dans les lettres de Baudelaire, ou l'expres- aveugles du Monde naturel. Ce qui distingue cet
sion de K naturel est synonyme de légitime et ordre de la << Cité des fins » que Kant concevait a
de juste. J'en cite un, au hasard, on en trouvera la fin du xme siecle et qu'il opposait lui aussi au
cent autres : strict déterminisme, c'est I'intervention d'un
facteur nouveau : le travail. Ce n'est plus par les
Cette id&, écrit-il le 4 aoilt 1860, dérivait de seules lumieres de la Raison que l'homme
l'intention la plus naturelle et la plus filiale. impose son ordre a 1'Univers ;c'est par le travail
et, singulierement, par le travail industriel. A
11 faut donc conclure Zi une certaine ambiva- l'origine de cet anti-naturalisme, bien plus
lence de la notion de Nature. L'horreur que qu'une doctrine périmée de la grace, il y a la
Baudelaire a d'elle n'est pas si forte qu'il ne révolution industrielle du x x e siecle et l'appari-
puisse l'invoquer pour se justifier ou se défendre. tion du machinisme. Baudelaire est emporté par
A l'examen, nous trouverons dans l'attitude du le courant. Certes, l'ouvrier ne I'intéresse gukre ;
poete des couches de significations tres diverses, mais le travail l'attire car il est comme une
dont la premiere, qui s'exprime dans le texte de pensée imprimée dans la matiere. 11 a toujours
L'Art romantique que nous avons cité, est litté- été tenté par l'idée que les choses sont des
raire et concertée (l'influence de Maistre sur pensées objectivées et comme solidifiées. Ainsi
Baudelaire est surtout de facade : notre auteur pouvait-il s'y mirer. Mais les réalités naturelles
trouvait distingué » de s'en réclamer) et dont n'ont pour lui aucune signification. Elles ne veu-
la derniere, cachée, se laisse seulement pressen- lent rien dire. Et c'est sans doute une des réactions
tir travers les contradictions que nous venons les plus immédiates de son esprit que ce dégoilt et
de mentionner. cet ennui qui le saisissent devant la monotonie
Ce qui parait avoir agi bien plus profondément vague, muette et désordonnée d'un paysage.
sur la pensée de Baudelaire que la lecture des
Soirées de Sakzt-Pétersbourg, c'est le grand cou- Vous me demandez des vers pour votre petit
rant anti-naturaliste qui va de Saint-Simon a volume, des vers sur la Nature, n'est-ce pus? sur
Mallarrné et Huysmans en traversant tout le me les bois, les grands chenes, la verdure, les insectes
siecle. L'action combinée des Saint-Simoniens, - le soleil sans doute ? Mais vous savez bien queje
des Positivistes et de Marx a fait naitre aux suis incapable de m'attendrir sur les végétaux, et
environs de 1848 le reve d'une anti-nature. L'ex- que mon ame est rebelle a cette singuliere religion
pression meme d'anti-nature est de Comte ; dans nouvelie qui aura toujours, ce me semble, pour tout
la correspondance de Marx et dlEngels on trouve &re spirituel, je ne sais quoi de shocking. Je ne
celle d'antiphysis. Les doctrines sont différentes, croirai jamais que llame des Dieux habite dans
mais l'idéal est le meme : il s'agit de l'institution les plantes et, quand bien meme elle y habiterait, je
d'un ordre humain directement opposé aux m'en souciera is médiocrement et considérera is la
mienne comme d'un bien plus haut prix que cel
des légumes sanctifiés l . 1 vague,
L
l'eau suintante, stagnante ou ruisselante,
mais le métal ramassé au fond de la carafe,
humanisé par son récipient. Baudelaire est un
-
Végétaux, légumes sanctifiés : ces deux mots vrai citadin : pour lui la vraie eau, la vraie
marquent assez le mépris ou il tient l'insigni- lumiere, la vraie chaleur sont celles des villes -
fiance du monde des plantes. 11 a comme une déja des objets d'art, unifiés par une pensée
intuition profonde de cette contingence amorphe maitresse. C'est que le travail leur a conféré une
et obstinée au'est la vie - vrécisément l'envers fonction e t une place dans l a hiérarchie
du travail et il en a horreur parce qu'elle humaine. Une réalité naturelle, lorsqu'elle est
reflete a ses yeux la gratuité de sa propre travaillée et passée au rang d'ustensile, perd son
conscience, qu'il veut se dissimuler a tout prix. injustifiabilité. L'ustensile a une existence de
Citadin, il aime l'objet géométrique, soumis a la droit pour l'homme qui le considere; une
rationalisation humaine ; Schaunard rapporte cal&che,dans la rue, une vitrine existent précisé-
ment comme Baudelaire souhaiterait d'exister,
qu'il disait : << L'eau en liberté m'est insupporta- elles lui offrent l'image de réalités appelées a
ble; je la veux prisonniere, au carcan, dans les l'etre par leur fonction et qui sont apparues pour
murs géométriques d'un quai 2. » Meme sur la combler un vide, sollicitées par ce vide meme
fluidité, il veut que le travail imprime sa marque qu'elles devaient combler. Si l'homme prend
et, faute de pouvoir lui conférer une solidité peiir au sein de la nature, c'est qu'il se sent pris
incompatible avec sa nature, par horreur de son dans une immense existence amorphe et gratuite
affaissement et de sa ductilité vagabonde, il veut qui le transit tout entier de sa gratuité : il n'a
la contenir entre des murailles, il veut la mode- plus sa place nulle part, il est posé sur la terre,
ler géométriquement. 11 me souvient d'un ami sans but, sans raison d'etre comme une bruyere
qui, comme son frere remplissait un verre d'eau ou une touffe de genet. Au milieu des villes, au
au robinet de la cuisine, lui disait : << Tu ne veux contraire, entouré d'objets précis dont l'exis-
pas plutdt de la vraie e a u ? » et allait chercher tence est déterminée par leur r6le et qui sont
une carafe dans le buffet. La vraie eau c'était tous auréolés d'une valeur ou d'un prix, il se
l'eau délimitée et comme repensée par son rassure : ils lui renvoient le reflet de ce qu'il
contenant transparent, et qui, du coup, perdant souhaite &re : une réalité justifiée. Et précisé-
son air échevelé et toutes les souillures dont la ment Baudelaire, dans la mesure ou il se veut
chargeait sa promiscuité avec l'évier, participait chose au milieu du monde de J. de Maistre, reve
a la pureté sphérique et transparente d'une d'exister dans la hiérarchie morale avec une
oeuvre humaine; ce n'était pas l'eau folle, l'eau fonction et une valeur, tout juste comme la
valise de luxe ou l'eau apprivoisée dans les
1. Lettre A F. Desnoyers (1853).
2. Schaunard : Souvenirs. Cite par E . Crépet dans Charles Baude- carafes existent dans la hiérarchie des ustensiles.
laire. Mais avant tout, ce qu'il appelle Nature, c'est
la vie. Ce sont toujours les plantes et les betes produit son effet; quant a l'objet créé, il ne vit
qu'il cite lorsqu'il parle d'elle. L' << impasible point, il est impérissable et inanimé comme une
Nature >> de Vigny, c'est l'ensemble des lois pierre ou une vérité éternelle. Encore ne faut-il
physico-chimiques ; celle de Baudelaire est plus pas créer avec trop d'abondance, sous peine de
insinuante : c'est une grande force tiede et abon- se rapprocher de la Nature. Baudelaire mani-
dante qui pénetre partout. De cette tiédeur feste souvent sa répugnance pour le gros tempé-
moite, de cette abondance, il a horreur. La rament de Hugo. S'il a peu écrit, ce n'est pas
prolificité naturelle, qui tire un meme modele A impuissance : ses poemes lui eussent paru moins
des millions d'exemplaires, ne pouvait que le rares, s'ils n'avaient été le résultat d'actes excep-
heurter dans son amour du rare. Lui aussi peut tionnels de l'esprit. Leur petit nombre, comme
dire : a J'aime ce que jamais on ne verra deux leur perfection, doit souligner leur caractere
fois. >> Et il entend par la faire un éloge de la << surnaturel >> ; Baudelaire a recherché toute sa
stérilité absolue. Ce qu'il ne peut souffrir dans la vie l'infécondité. Et, dans le monde qui l'entoure,
paternité, c'est cette continuité de vie entre le ce sont les formes dures et stériles des minéraux
géniteur et les descendants qui fait que le pre- qui ont trouvé grace a ses yeux. 11 écrit dans les
mier, compromis par les derniers, continue ii Poemes en prose :
vivre en eux d'une vie obscure et humiliée. Cette
éternité biologique lui semble insupportable : Cette ville est au bord de l'eau; on dit qu'elle est
l'homme rare emporte dans la tombe le secret de batie en marbre et que le peuple y a une telle haine
sa fabrication ; il se veut totalement stérile, c'est du végétal qu'il arrache tous les arbres. Voilh un
la seule facon dont il puisse se donner du prix. paysage selon (mon) godt : un paysage fait avec la
Baudelaire a poussé si loin ces sentiments, qu'il lurniere et le rninéral, et le liquide pour les réfzéchir'.
refusait meme la paternité spirituelle : il décrit a
Troubat en 1866, apres une série d'articles Georges Blin dit fort bien qu'il a redoute la
louangeurs de Verlaine : << Ces jeunes gens ne nature comme réservoir de splendeur et de
manquent certes pas de talent, mais que de fécondité (et) lui substitue le monde de son
folies, que d'inexacti tudes ! quelles exagéra- imaginatior. : univers métallique, c'est-A-dire
tions ! que1 manque de précision! Pour dire la froidement stérile et lumineux ».
vérité, ils me font une peur de chien. Je n'aime C'est que le métal et, d'une facon générale, le
rien tant que d'etre seul l . >> La création qu'il minéral lui renvoient l'image de l'esprit. Par
porte aux nues est l'opposé de la parturition. On suite des limites de notre puissance imaginative,
ne s'y compromet pas : sans doute est-ce encore tous ceux qui ont, pour opposer l'esprit A la vie et
une prostitution, mais ici la cause, l'esprit infini au corps, été amenés a s'en former une image
et inépuisable, demeure inaltérée apres avoir non biologique, ont nécessairement eu recours
1 . Lettre du 5 mars 1866. 1. Anywhere out o f the world.
au regne de l'inanimé : lumiere, froid, transpa- monde D. Car la nature en nous, c'est l'opposé du 1
rente, stérilité. De meme que Baudelaire rare et de l'exquis, c'est tout le monde. Manger
retrouve dans les betes immondes » ses mau- comme tout le monde, dormir comme tout le
vaises pensées réalisées et objectivées, le métal monde, faire l'amour comme tout le monde :
le plus brillant, le plus poli, celui qui laisse le
moins de prise, l'acier, lui paraitra toujours
quelle insanité ! Chacun de nous choisit en soi-
meme, parmi ses composantes, celles dont il 1
l'objectivation exacte de sa Pensée en général. dira : c'est moi. Les autres, il les ignore. Baude-
S'il a cette tendresse pour la mer, c'est que c'est laire a choisi de n'etre pas nature, d'etre ce refus
un minéral mobile. Brillante, inaccesible et perpétuel et crispé de son naturel », cette tete
froide, avec ce mouvement pur et comme imma- qui se dresse hors de l'eau et qui regarde monter
tériel, ces formes qui se succedent, ce change- le flot avec un mélange de dédain et d'effroi.
ment sans rien qui change et, parfois, cette Cette sélection arbitraire et libre que nous opé-
transparence, elle offre la meilleure image de rons en nous-memes constitue la plupart du
l'esprit, c'est l'esprit. Ainsi, par haine de la vie, temps ce qu'on nomme notre style de vie D. Si
Baudelaire est amené a choisir dans la matériali- vous consentez a votre corps et si vous vous y
sation pure des symboles de l'immatériel. laissez aller, si vous aimez baigner dans la
Cette énorme fécondité molle, il a surtout fatigue heureuse, les besoins, la sueur et tout ce
horreur de la sentir en soi-meme. Pourtant la qui vous apparente aux autres hommes, si vous
nature est la, les besoins sont la, qui le contrai- avez un humanisme de la nature, vos gestes
gnent » a les assouvir. 11 suffit de relire le texte auront une sorte de rondeur et de générosité, une
que nous citions plus haut, pour voir que c'est aisance abandonnée. Baudelaire déteste l'aban-
avant tout cette contrainte qu'il déteste. Une don. De l'aube au soir, il ne connait pas une
,jeune Russe prenait des excitants lorsqu'elle seconde de laisser-aller. Ses moindres envies, ses
avait envie de dormir : elle ne pouvait consentir élans les plus spontanés sont repris, filtrés, joués
a se laisser envahir par cette sollicitation sour- plus encore que vécus; ils ne passent que lors-
noise et irrésistible, a se noyer tout a coup dans qu'ils sont diiment artificialisés. De la, en partie,
le sommeil, a n'etre plus qu'une bete qui dort. ce culte de la toilette et du vetement, qui doivent
Te1 est Baudelaire : quand il sent monter en lui masquer la nudité trop naturelle, de la ces
la nature, la nature de tout le monde, comme fantaisies qui frisent parfois le ridicule, comme
une inondation, il se crispe et se raidit, il tient la de se peindre les cheveux en vert. L'inspiration
tete hors de l'eau. Ce grand flot bourbeux c'est la meme ne trouve pas griice chez lui. Sans doute il
vulgarité meme : Baudelaire s'irrite de sentir en lui fait confiance en une certaine mesure : << En
lui ces ondes piiteuses qui ressemblent si peu aux art, c'est une chose qui n'est pas assez remar-
subtils agencements dont il reve; il s'irrite sur- quée, la part laissée a la volonté de l'homme est
tout de sentir que cette force irrésistible et bien moins grande qu'on ne le croit. Mais
douceiitre veut le plier a faire comme tout le l'inspiration, c'est encore la nature. Elle vient
quand elle veut et spontanément ; elle ressemble étymologiste, a qui la plupart des langues
aux besoins ; il faut la transformer, la travailler. vivantes étaient aussi familieres que la plupart
Je ne crois pas, déclare-t-il, << qu'au travail pa- des langues mortes, s'enfonqant dans les vocabu-
tient, a la vérité dite en bon franqais et a la magie laires anglais, allemand, italien, espagnol, pour-
du mot juste ». Ainsi devient-elle une simple suivait ... l'expression rebelle, insaisissable et
matiere sur laquelle le poete exerce délibéré- qu'il finissait toujours par créer, si elle ne se
ment les techniques poétiques. Dans cette rage trouvait point dans notre langue. » Ainsi, sans
de trouver le mot juste, que rappelle Léon nier absolument le fait poétique de l'inspiration,
Cladell, il entre beaucoup de comédie et de gofit notre poete reve de lui substituer la technique
pour l'artifice : Des la premiere ligne, que dis- pure. C'est dans l'effort et le travail que ce
je, a la premiere ligne, au premier mot, il fallut paresseux voit l'apanage de l'écrivain, non dans
en découdre! Etait-il bien exact ce mot? Et la spontanéité créatrice. Ce gofit pour la minutie
rendait-il rigoureusement la nuance voulue ? dans l'artifice permet de comprendre qu'il ait
Attention ! ne pas confondre agréable avec aima- passé de si longues heures a corriger un poeme,
ble, accort avec charmant, avenant avec gentil, meme fort ancien et fort éloigné de son humeur,
séduisant avec provocant, gracieux avec amene, plutot que d'en écrire un nouveau. Quand il se
hola ! ces divers termes ne sont pas synonymes : penchait, tout neuf et comme un étranger, sur
ils ont, chacun d'eux, une acception toute parti- une oeuvre déja faite et ou il n'entrait plus,
culiere; ils disent plus ou moins dans le meme quand il connaissait la joie ouvriere de changer
ordre d'idées et non pas identiquement la meme un mot de-ci de-la pour le pur plaisir d'arranger,
cho,se! 11 ne faut jamais, a u grand jamais, c'est alors qu'il se sentait le plus loin de la
employer l'un pour l'autre ... Nous, ouvriers litté- nature, le plus gratuit et - puisque le temps
raires, purement littéraires, nous devons etre l'avait délivré des contraintes de l'émotion et de
précis, nous devons toujours trouver l'expression la circonstance - le plus libre. A l'autre bout de
absolue, ou bien renoncer a tenir la plume et ses préoccupations, tout au bas de l'échelle, c'est
finir gacheurs... Cherchons, cherchons! Si le par l'horreur des besoins naturels qu'on peiit
terme n'existe point, on l'inventera; mais expliquer ce goiit malheureux qu'il affichait
voyons d'abord s'il existe ! Et les dictionnaires pour l'art culinaire ou il n'entendait rien et ses
de notre idiome, empoignés, étaient aussitot interminables discussions avec les gargotiers. 11
compulsés, feuilletés, sondés avec rage, avec fallait qu'il déguisat sa faim; il ne daignait pas
amour... (Puis) intervenaient les lexiques étran- manger pour s'assouvir mais pour apprécier par
gers. On interrogeait le Franqais-Latin et puis le les dents, la langue et le palais, une certaine
Latin-Franqais. Un pourchas sans merci. Néant espece de création poétique. Je parierais qu'il
chez les anciens? aux modernes! Et le tenace préférait les viandes en sauce aux grillades et les
conserves aux légumes frais. Le perpétuel
1 . Cité p a r E. Crépet : Charles Baudelaire. controle qu'il exerqait s u r soi permet de
comprendre qu'il fit sur les gens des impressions d'un caprice bizarre, se mit a crier comme un
contradictoires. L'onction ecclésiastique qu'on enfant gdté : - Je v e n Colombine, rends-moi
lui reconnait fréquemment, résulte chez lui Colombine; rends-la-moi telle qu'elle m'est appa-
d'une surveillance perpétuellement exercée sur rue le soir qu'elle m'a rendu fou, avec son accoutre-
I sa chair; mais son allure étriquée, cassante, ment fantasque et son corsage de saltimbanque!
raide - et qui semble si fort éloignée de la La Fanfarlo, étonnée d'abord, voulut bien se
!t douceur d'un prélat - n'a pas d'autre source. De preter a l'excentricité de l'homme qu'elle avait
toute facon il truque avec la nature, il la sophis- choisi, et l'on sonna Flore... La femme de chambre
3 tique : bénisseur et doucereux lorsqu'elle s'est sortit; quand Cramer, pris d'une nouvelle idée, se
1 assoupie, contracté lorsqu'il la sent se réveiller, pendit a la sonnette et s'écria d'une voix tonnante :
il reste l'homme qui dit non, qui enfouit son - Eh ! n'oubliez pus le rouge!
pauvre corps dans des vetements épais, qui
masque ses pauvres désirs sous un appareil Si rious rapprochons ce texte du célebre pas-
concerté. Je ne suis meme pas sQr que nous ne sage de Mademoiselle Bistouri :
puissions trouver la une des origines des vices << Je voudrais qu'il vint me voir avec sa trousse
baudelairiens. 11 semble que les femmes le trou- et son tablier, meme avec un peu de sang dessus !
blaient surtout lorsqu'elles étaient vetues. 11 ne - Elle dit cela d'un air fort candide, comme un
pouvait supporter leur nudité. 11 se fait gloire homme sensible dirait a une comédienne qu'il
dans Portraits de maz^tresses, << d'etre arrivé aimerait : " Je veux vous voir vetue du costume
depuis longtemps, I'époque climatérique du que vous portiez dans ce fameux r6le que vous
troisieme degré ou la beauté elle-meme ne suffit
plus, si elle n'est assaisonnée par le parfum, la
avez créé "'
», il ne semblera pas douteux que
parure et cEtera D. Cette << époque climatéri- Baudelaire fut fétichiste. N'avoue-t-il pas lui-
que », il semble qu'il y soit entré d'emblée 2i en meme dans Fusées : << Le gout précoce des
juger par un passage de La Fanfarlo, écrit de femmes. Je confondais I'odeur de la fourrure
jeunesse, qui ressemble a une confession : avec I'odeur de la femme. Je me souviens... Enfin
j'aimais ma mere pour son éIégance2. » Les
Samuel vit s'avancer vers lui la nouvelle déesse viandes déguisées, masquées par des sauces
de son cceur, dans la splendeur radieuse et sacrée pleines d'épices, l'eau contenue dans des bassins
de sa nudité. géométriques, la nudité des femmes voilées par
Que1 est l'homme qui ne voudrait, meme au prix des fourrures ou par des vetements de théatre,
de la moitié de ses jours, voir son reve, son wai qui retiennent encore sur eux un peu de parfum,
reve, poser sans voile devant lui, et le fantbme un peu de l'éclat de la rampe, I'inspiration
adoré de son imagination faire tomber un a un
tous les vetements destinés a protéger contre les 1 . Perits Pokmes en prose. Éd. Conard, p. 163.
2. Fusées. Cf. aussi dans le Camet. Ed. Crépet, p. 110, la note sur
yeux du vulgaire? Mais voih que Samuel, pris Agathe.
bridée, corrigée par le labeur : autant d'aspects sacrilege. 11 ment, il se ment lorsqu'il assimile la
de son horreur de la nature et du commun. Nous vertu a la construction artificielle. Pour lui la
voila fort loin de la théorie du péché originel. Et Nature, c'est le Bien transcendant, dans la
lorsque Baudelaire, par horreur du nu, par gout mesure meme ou il devient un donné, une réalité
des voluptés cachées, entrevues, de la titillation qui l'environne et qui s'insinue en lui sans qu'il y
purement cérébrale, exigeait de Jeanne qu'elle ait consenti. Elle manifeste l'ambiguité du Bien,
se vetit pour faire l'amour, on peut &re siir qu'il pure valeur en tant qu'il est sans que je l'aie
ne pensait pas aux Soirées de Saint-Pétersbourg. choisi. Et l'horreur baudelairienne de la Nature
Mais, nous l'avons marqué, la notion de nature se marie avec une attirance profonde. Cette
est chez lui ambivalente. Lorsqu'il plaide sa ambivalence de l'attitude du pokte se retrouve
cause et qu'il veut émouvoir sur ses intentions, il chez tous ceux qui n'ont consenti ni a dépasser
présente ses sentiments comme les plus naturels toutes les Normes par leur choix d'eux-memes ni
et les plus légitimes. Ici sa plume le trahit. Est-il a se soumettre totalement a une Morale exté-
bien vrai qu'il assimile, tout au fond de lui- rieure : soumis au Bien en tant qu'il apparait
meme, la nature au péché? Est-il bien sincere comme un Devoir a réaliser, Baudelaire le
lorsqu'il en fait la source des crimes ? Sans doute rejette et le dédaigne en tant qu'il est une qualité
elle est, avant tout, le conformisme. Mais, préci- donnée de 1'Univers. Et pourtant, c'est le meme
sément pour cela, c'est l'ceuvre de Dieu - ou, si Bien qui est l'un et l'autre, puisque Baudelaire,
l'on préfere, du Bien. La Nature, c'est le premier sans retour possible, a choisi de ne pas le choisir.
mouvement, la spontanéité, l'immédiat, la bonté Ces remarques permettent de comprendre le
directe et sans calcul, c'est surtout la création culte baudelairien de la frigidité. Tout d'abord le
tout entiere, hymne qui monte vers son Créateur. froid c'est lui-meme, stérile, gratuit et pur. En
Si Baudelaire étai: naturel, il se perdrait, sans contraste avec les muqueuses molles et tiedes de
doute, dans la foule, mais, du meme coup, il se la vie, chaque objet froid lui renvoie son image.
sentirait une bonne conscieilce, il accomplirait Un complexe s'est formé chez lui autour de la
sans effort les commandements divins, il serait froideur : elle s'est identifiée au métal poli mais
chez lui, bien a son aise dans le monde. C'est ce aussi a la pierre précieuse. Ce qui est froid, ce
qu'il ne veut pas. 11 hait la Nature et cherche a la sont de grandes étendues plates et sans végéta-
détruire parce qu'elle vient de Dieu, tout comme tion : et ces déserts aplanis ressemblent a la
Satan cherche a saper la création. Par la douleur, surface d'un cube de métal, a la facette d'un
l'insatisfaction et le vice, il cherche a se consti- joyau. Froideur et paleur se confondent. Le blanc
tuer une place a part dans l'univers. 11 ambi- est la couleur du froid, non pas seulement parce
tionne la solitude du maudit et du monstre, du que la neige est blanche, mais surtout parce que
<< contre-nature », précisément parce que la cette absence de couleur manifeste assez bien
Nature est tout, est partout. Et son reve d'arti- l'infécondité et la virginité. C'est pourquoi la
fice ne se distingue nullement de son désir de lune devient I'embleme de la frigidité; cette
pierre précieuse, isolée dans le ciel, tourne vers peut franchir et il lit sa propre froideur dans les
nous ses steppes crayeuses, fait tomber sur la yeux de ses proches. Imaginons-le comme un
terre, pendant les froids de la nuit, une lumiere voyageur qui entre, une nuit d'hiver, dans une
blanche qui tue ce qu'elle éclaire. La lumiere du auberge : il a sur lui toute la glace et toute la
soleil apparait nourrissante; elle est dorée, neige du dehors. 11 voit et pense encore, mais il
épaisse, comme du pain, elle chauffe. La lumiere ne sent plus son corps : il est insensibilisé.
de la lune est assimilable a une eau pure. Par son Par un mouvement fort naturel, Baudelaire
intermédiaire, la transparence - image de la projette sur 1'Autre cette frigidité ou il baigne. Et
lucidité - se rejoint a la frigidité. Ajoutons que c'est ici que le processus se complique, car c'est
la lune, avec sa clarté d'emprunt, et cette opposi- Autrui A présent - cette conscience étrangere
tion constante au soleil qui l'éclaire, est un qui contemple et qui juge - c'est autrui qu'on a
symbole passable du Baudelaire satanique, doté brusquement d'un pouvoir réfrigérant. La
l
éclairé par le Bien et rendant le Mal. C'est lumiere lunaire devient celle du regard. C'est un
I pourquoi, dans cette pureté meme, il demeure regard de Méduse qui fige et pétrifie. Baudelaire
l quelque chose de malsain. Le froid baudelairien ne saurait s'en plaindre : l'office du regard de
est un milieu ou ni les spermatozoides, ni les 1'Autre n'est-il pas de le transformer en chose?
1 bactéries, ni aucun germe de vie ne peuvent Toutyfois, ce sont les femmes seules - et une
1 subsister; c'est a la fois une lumikre blanche et certaihe catégorie de femmes - qu'il a dotées de
I un liquide transparent, assez voisins des limbes cette frigidité. Des hommes, il ne l'eut pas
1
de la conscience, ou se diluent les animalcules et supporté : c'eut été leur reconnaitre une supério-
I
i: les particules solides. C'est la clarté de la lune et rité sur lui. Mais la femme est un animal infé-
rieur, une << latrine » : elle << est en rut et veut
I l'air liquide, c'est cette grande puissance miné-
rale qui nous transit, l'hiver, au sommet des &re foutue » ; elle est l'opposé du dandy. Baude-
montagnes. C'est l'avarice et l'impassibilité. laire peut sans danger en faire l'objet d'un culte ;
1I Fabre-Luce dit fcrt justement, dans Écrit en en aucun cas elle ne deviendra son égale. 11 n'est
l
prison, que la pitié veut toujours réchauffer. En aucunement dupe des pouvoirs dont il la pare.
I ce sens le froid baudelairieii est impitoyable : il Sans doute est-elle pour lui, comme le dit
i glace tout ce qu'il touche. Royere, du << surnaturel vivant » ; mais il sait
ti Comme de juste, Baudelaire mime dans ses bien qu'elle ne représente qu'un prétexte a ses
1/I) attitudes cette force élémentaire. Avec ses amis reves, précisément parce qu'elle est absolument
l il est froid : << beaucoup d'amis, beaucoup de autre et impénétrable. Nous sommes donc ici sur
% gants D. 11 use avec eux d'une politesse cérémo- le plan du jeu; et d'ailleurs Baudelaire n'a
nieuse et glacée. C'est qu'il faut tuer a coup sur jamais rencontré de femme froide. Jeanne ne
1 ces germes de chaude sympathie, ces effluves l'était pas, si l'on en croit le Sed non Satiata; ni
F vivants qui tentent de passer d'eux a lui. 11 Mme Sabatier, a qui il reprochait d'etre << trop
s'entoure dessein d'un no man's Zand que nul ne gaie D. Pour réaliser ses désirs, il fallait qu'il les
!
mit artificiellement en état de froideur. 11 choi- Cette lettre e n dit long : d'abord sur le peu de
sira d'aimer Marie Daubrun parce qu'elle aime sincérité de -Baudelaire. Cet amour passionné
un autre homme. Ainsi, cette femme ardente se qu'il jure ne dura pas plus d'un trimestre,
mettra, au moins dans ses rapports avec lui, sur puisque la m e m e année il commenqait d'adres-
le pied de l'indifférence la plus glacée. On voit ser des billets anonymes et tout aussi passionnés
qu'il e n jouit d'avance, dans la lettre qu'il lui a M m e Sabatier l . 11 s'agit d'un jeu érotique et
écrit e n 1852 : rien de plus. O n s'est beaucoup extasié sur ces
deux amours de Baudelaire. Mais pour qui lit
Un homme qui dit : Je vous aime, et qui prie - d'affilée sa lettre a Marie Daubrun et ses billets a
et une femme qui répond : Vous aimer? m o i ! la Présidente, la répétition de ces adorations
jamais! U n seul a mon amour. Malheur a celui platoniques o f f r e un aspect maniaque. C'est ce
qui viendrait apres lui ; il n'obtiendrait que m o n qui sera d'autant plus manifeste si on se reporte
indifférence et mon mépris ! Et ce meme homme, au fameux poeme : Une nuit que j'étais prks d'une
pour avoir le plaisir de regarder plus longtemps affreuse Juive, qui selon Prarond, remonte a u
dans vos yeux, vous laisse lui parler d'un autre, ne temps de Louchette e t ou Baudelaire, qui ne
parler que de lui, ne vous enflammer que pour lui et connaissait ni Marie ni M m e Sabatier, esquisse
ne penser qu'cf lui. Il est résulté de tous ces aveux déja le theme de la dualité féminine et se montre
u n fait bien singulier, c'est que, pour moi, vous revant, pres d u démon ardent, a l'ange frigide :
n'etes plus simplement une femme que l'on désire, Je me pris a songer, pr&s de ce corps vendu,
mais une femme que l'on aime pour su franchise,
pour su passion, pour sa verdeur, pour su jeunesse A la triste beauté dont mon désir se prive...
et pour sa folie ! Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps...
J'ai beaucoup perdu d ces explications, puisque Si quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort,
vous ave2 été si dkcisive que j'ai di2 me soumettre T u pouvais seulement, O reine des cruelles,
de suite ; mais vous, Madame, vous y avez beau- Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.
coup gagné. Vous m'avez inspiré du respect et une
estime profonde. Soyez toujours ainsi, et gardez-la 1 . Dans le second cas, le processus est le meme : d'abord Baude-
bien, cette passion qui vous rend si belle, et si laire choisit avec soin une femme heureuse, aimée et qui n'est pas
libre. Avec I'une comme avec I'autre, il affecte la plus vive estime
heureuse. pour I'amoureux en titre. L'une comme I'autre, il les adore, u comme
Revenez, je vous en supplie, et je me ferai doux et un chrétien son Dieu ». Mais comme Mme Sabatier lui parait plus
facile et que, aprks tout, elle risque de lui tomber dans les bras, il
modeste dans mes désirs... Je ne vous dis pus que garde l'anonymat. Ainsi peut-il jouir tout a son aise de son idole,
vous me trouverez sans amour... mais soyez tran- I'aimer en secret, Stre comblé par son indifference dédaigneuse. A
quille, vous &es pour moi u n objet de culte et il peine s'est-elle donnée A lui qu'il s'en va : elle ne I'intkresse plus et il
ne peut plus continuer sa comédie. La statue s'est animée, la femme
m'est impossible de vous souiller. froide se réchauffe. 11 semble meme vraisemblable qu'il I'ait man-
quée, compensant ainsi par son impuissance la froideur qui faisait
défaut tout A coup a la Presidente.
11 s'agit donc d'un schéma a priori de la
sensibilité baudelairienne, qui fonctionna long- Quand chez les débauchés l'aube blanche et ver-
temps A vide et qui a su, par la suite, se choisir [meille
des réalisations concretes. La femme froide est Entre en société de l'idéal rongeur,
une incarnation sexuelle du juge : Par l'opération d'un mystere vengeur
Dans la brute assoupie, un unge se réveille.
Quand je fais quelque grosse sottise, je me dis :
Mon Dieu ! si elle le savait ! Quand je fais quelque 11s'agit, on le voit, d'une opération. 11en révele
chose de bien, je me dis : Voilh quelque chose qui le mécanisme dans un autre passage :
me rapproche d'elle - en esprit l .
Ce qui rend la maitresse plus chere, c'est la
Sa froideur manifeste sa pureté : elle est déli- débauche avec d'autres femmes. Ce qu'elle perd en
vrée du péché originel. En meme temps, elle jouissances sensuelles, elle le gagne en adoration.
s'identifie a sa conscience étrangere et signifie La conscience d'avoir besoin de pardon rend
incorruptibilité, impartialité, objectivité. C'est l'homme plus aimable.
en meme temps le regard, ce pur regard d'eau
claire et de neige fondue qui ne s'étonne pas, qui Nous retrouvons la un trait fréquent du plato-
ne souffre ni ne s'irrite, mais qui remet chaque nisme pathologique : le malade qui adore de tres
chose en place, qui pense le monde et Baudelaire loin une femme respectable, appelle son image
dans le monde. 11 est certain que cette frigidité dans les moments ou il se livre aux occupations
tant recherchée mime la sévérité glacée de la les plus basses : lorsqu'il est aux cabinets, lors-
mere qui surprend l'enfant en train de << faire qu'il se lave les parties génitales. Elle apparait
une sottise m. Mais, nous l'avons vu, ce n'est pas alors et le regarde en silence avec des yeux
tant l'amour incestueux de sa mere qui lui fait séveres. Baudelaire entretient cette obsession a
rechercher l'autorité chez les femmes qu'il plaisir : c'est lorsqu'il est couché pres d'une
désire : son besoin d'autorité, au contraire, l'a << affreuse Juive », sale, chauve et vérolée, qu'il
conduit A élire sa mere, avec Marie Daubrun et fait naitre en lui l'image de 1'Ange. L'Ange varie,
la Présidente, comme un juge et un objet de mais quelle que soit la femme qu'il ait choisie
1
désir. 11 écrit de Mme Sabatier que pour remplir ces fonctions, il y a toujours quel-
1 qu'un qui le regarde - sans doute au moment
Rien ne vaut la douceur de son autorité. meme de l'orgasme. En sorte qu'il ne sait plus
s'il appelle cette figure chaste et sévere pour
Et il reconnait que, par un singulier balance- accroitre les plaisirs qu'il prend avec les putains
ment, il pense a elle au sein de la débauche : ou si ses relations rapides avec les filles ne
servent qu'a faire paraitre la femme élue et A le
h 1. Lettre du 18 aoi;! 1857. mettre en contact avec elle. De toute faqon cette
grande forme frigide, muette et immobile, est recherche. 11 s'agit, disions-nous, d'effleurements.
pour lui l'érotisation de la sanction sociale. Elle Telle est bien la jouissance qu'il se promet dans
est comme ces miroirs par quoi certains raffinés la lettre a Marie Daubrun. 11 la désirera en
se font renvoyer l'image de leurs plaisirs : elle silence et son désir l'enveloppera tout entiere a
lui permet de se voir pendant qu'il fait l'amour. distance, sans la marquer, sans meme qu'elle
Mais plus directement encore, il est coupable s'en aperqoive :
de l'aimer puisqu'elle ne l'aime pas. Plus coupa-
ble encore s'il la désire et s'il la souille. Elle Vous ne pouwez empecher mon esprit d'ewer
figure le défendu par sa frigidité meme. Et s'il autour de vos bras, de vos si belles mains, de vos
jure, avec les plus grands serments, de la respec- yeux ou toute votre vie réside, de toute votre
ter, c'est pour que ses désirs soient de plus adorable personne chamelle.
grands crimes. Voici de nouveau la faute et le
sacrilege : la femme est la, elle va travers la Ainsi la froideur de l'objet aimé réalise ce que
piece de cette démarche indolente et majes- Baudelaire cherche a se procurer par tous les
tueuse qu'affectionne Baudelaire et qui, a elle moyens : la solitude du désir. Ce désir qui glisse
seule, signifie l'indifférence et la liberté. Elle sur de belles chairs indifférentes, a distance, qui
ignore Baudelaire ou a peu pres : si elle le, n'est qu'une caresse des yeux, jouit de lui-meme
considere, par aventure, il est quelconque a ses parce qu'il est ignoré, non reconnu. 11 est rigou-
yeux ; il passe a travers son regard reusement stérile : il ne provoque aucun trouble
chez la femme aimée. On connait ce désir
comme passe le veme au travers du soleil. communicatif dont parle Proust a propos de
Swann, qui se manifeste avec tant d'éclat que la
Assis loin d'elle, muet, il se sent insignifiant et femme désirée en reste un instant toute moite et
transparent; un objet. Mais, dans l'instant bouleversée. C'est précisément celui que Baude-
meme ou les yeux de la belle créature le mettent laire abomine : il enfante le trouble, il anime et
a sa place dans le monde que son regard ordonne réchauffe peu a peu la nudité d'abord glacée de
sans passion, il s'échappe, il la désire, il s'en- l'objet désiré ; c'est un désir fécond, communica-
fonce dans le péché. 11 est coupable, i1 est tif et chaud qui s'apparente a la tiede abondance
différent. Les K deux postulations simultanées » naturelle. Celui de Baudelaire est rigoureuse-
remplissent d'un seul coup son ame; il est ment stérile et sans conséquence. Des l'origine il
envahi par la double présence de ces insépara- est maitre de lui, car << la froide majesté de la
bles : le Bien et le Mal. femme stérile » ne peut provoquer qu'un amour
En meme temps, la frigidité de la femme de tete, plus représenté que vécu. 11 s'agit d'une
aimée spiritualise les désirs de Baudelaire et les intention de désir, d'un fantome de désir, plus
i
transforme en << voluptés ,).Nous avons vu que1 que d'une réalité. Et c'est de ce néant secret que
genre de plaisir retenu, allégé par l'esprit, il Baudelaire jouit d'abord : parce qu'il n'en est
i
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nuit jusqu'atcx tours les plus périlletcx du sport, ne léger sourire de coin. 11 ne souhaite pas qu'on le'
sont qu'une gymnastique propre a fortifier la prenne tout a fait au sérieux.
volonté et a discipliner I'iime l . Mais, plus profondément, ces regles strictes et
vaines représentent son idéal de l'effort et de la
Et il prononce lui-meme a ce sujet le mot de construction. La noblesse e t la grandeur
stoicisme. Ces regles minutieuses et tatillonnes, humaine de Baudelaire viennent en grande par-
il se les impose d'abord pour mettre un frein A tie de son horreur du laisser-aller. La veulerie,
son insondable liberté. Par des obligations l'abandon, la détente lui paraissent des fautes
constamment renouvelées, il se masque son impardonnables. 11 faut se brider, se tenir bien
gouffre : il est d'abord dandy par peur de soi : en main, se concentrer. 11 note, apres Emerson,
c'est l'askesis des Cyniques et de la Stoa. Notons que << le héros est celui-la qui est immuablement
que le dandysme, par sa gratuité, par la libre concentré D . 11 a admiré chez Delacroix : << la
position de valeurs et d'obligations, s'apparente concision et une espece d'intensité sans ostenta-
au choix d'une Morale. 11 semble que, sur ce plan, tion, résultat habituel de la concentration de
Baudelaire ait donné satisfaction a cette trans- toutes les forces spirituelles vers un point
cendance qu'il a découverte en lui des l'origine. donné D. Nous connaissons assez Baudelaire A
Mais c'est une satisfaction truquée. Le' dan- présent p o u r c o m p r e n d r e le sens de ces
dysme n'est que l'image affaiblie du choix maximes : il a eu de naissance, en une époque
absolu de Valeurs inconditionnelles. En fait il se déterministe, l'intuition que la vie spirituelle
tient dans les limites du Bien traditionnel. 11 est n'est pas donnée mais qu'elle se fait ; et sa
gratuit, sans doute, mais il est aussi parfaite- lucidité réflexive lui a permis de formuler l'idéal
ment inoffensif. 11 ne bouleverse aucune des lois de la possession de soi : l'homme est vraiment
établies. 11 se veut inutile et, sans doute, il ne sert lui-meme, dans le bien comme dans le mal, A
pas ; mais il ne nuit pas non plus ; et la classe au l'extreme pointe de la tension. 11 s'agit toujours
pouvoir préférera toujours un dandy a un révolu- du meme effort pour se récupérer avec sa diffé-
tionnaire, de la meme faqon que la bourgeoisie rence D. Se tenir, se brider, c'est faire naitre sous
de Louis-Philippe tolérera plus volontiers les les doigts, sous les brides le soi que l'on veut
outrances de 1'Art pour 1'Art que la littérature posséder. De ce point de vue, le dandysme est un
engagée de Hugo, de Sand et de Pierre Leroux. épisode de l'entreprise perpétuellement avortée
C'est un jeu d'enfant, que les adultes considerent de Baudelaire - Narcisse qui tente de se mirer
avec indulgence ; ce sont des obligations supplé- dans ses propres yeux et d'y attraper son reflet.
mentaires que Baudelaire s'inflige en plus de Lucidité, dandysme, autant de formes que prend
celles que lui impose la Société. 11 en parle avec ce couple << bourreau-victime D ou le bourreau
emphase, avec insolence, mais aussi avec un tente vainement de se détacher de sa victime et
de se retrouver dans les traits bouleversés qu'elle
1 . L'Art romantique :Le Peintre de la vie modeme. IX : le Dandy
<( ». lui livre. L'effort de dédoublement prend ici sa
124
forme la plus nette : etre a soi-meme objet, se apparente contradiction, il prétend, par le dan-
parer, se peindre comme une chiisse, pour pou- dysme, entrer dans une aristocratie tres fermée
voir s'emparer de l'objet, le contempler longue- << d'autant plus difficile a rompre qu'elle sera
ment et s'y fondre. C'est ce qui donne a Baude- basée sur les facultés les plus précieuses, les plus
laire cet aspect perpétuellement tendu : il ne indestructibles et sur les dons célestes que le
connait pas plus le laisser-aller que la sponta- travail et l'argent ne peuvent conférer D. Et le
néité. Rien n'est plus éloigné du vague a l'iime dandysme devient << une institution en dehors
que son spleen : il faut y voir au contraire une des lois, (qui) a des lois rigoureuses auxquelles
insatisfaction virile, un dépassement ardu et sont soumis tous ses sujets D.
volontaire. Blin écrit fort justement : << Le Le caractere collectif de cette institution ne
mérite de Baudelaire est d'avoir donné au doit pas nous abuser. Car, si, d'un caté, Baude-
malaise une résonance plus juste en le dépouil- laire nous la présente comme émanant d'une
lant des formules stagnantes ... La nouveauté est caste, d'autre part il revient a plusieurs reprises
d'avoir présenté l'aspiration comme une " ten- sur le fait que le dandy est un déclassé. En réalité
sion des forces spirituelles ",et non comme une le dandysme baudelairien est une réaction per-
dissolution ... Ce qui pour finir distingue Baude- sonnelle au probleme de la situation sociale de
laire du romantisme c'est ... qu'il transforme le l'écrivain. Au X V I I I ~siecle, l'existence d'une aris-
malaise en principe de conquetel. D Ainsi le tocratie de naissance simplifie tout : l'écrivain
devenir psychique, chez lui, ne peut etre que professionnel, quelle que soit son origine, qu'il
l'opération d'un incessant travail sur soi. Se soit batard, fils d'un coutelier ou d'un président
gener, se contraindre, pour etre toujours au plus a mortier, a des relations directes avec elle, par-
haut degré de la disponibilité : car la disponibi- dessus la bourgeoisie. Pensionné par la noblesse
lité n'est pas, chez lui, l'abandon gidien a l'ins- ou rossé sur son ordre, il est sous sa dépendance
tant, mais une position de combat. Seulement immédiate et tire d'elle ses revenus aussi bien
ces opérations intérieures ne peuvent avoir pour que sa dignité sociale; il est aristocratisé »,
but de mener a bien une entreprise utile ; il faut elle lui communique un peu de son « mana » ; il
qu'elles demeurent gratuites; elles ne doivent participe a son oisiveté et la gloire qu'il vise a
pas non plus conduire a mettre en question la atteindre est un reflet de l'immortalité que
morale théocratique ; il leur faut donc se canton- confere a une famille royale l'hérédité du titre.
ner dans la pure gratuité du dandysme. Lorsque la classe noble s'effondre, l'écrivain est
En outre, le dandysme est un cérémonial, tout étourdi par la chute de ses protecteurs; il
Baudelaire n'a pas manqué d'y insister. C'est, lui faut chercher des justifications nouvelles. Le
dit-il, le culte du moi et il s'en déclare << le pretre commerce qu'il entretenait avec la caste sacrée
et la victime D. Mais, en meme temps et par une des pretres et des nobles le déclassait réellement,
c'est-a-dire qu'il était arraché a la classe bour-
1. Blin : Baudelaire, pp. 81-82. geoise dont il émanait, lavé de ses origines,
nourri par l'aristocratie sans pouvoir cependant son indépendance et renonce A sa supériorité ; il
entrer dans son sein. Dépendant pour son travail fait partie d'une élite, certes. Mais il y a aussi
et sa vie matérielle d'une société supérieure et une élite de médecins, une élite de notaires. La
inaccessible qui, oisive elle-meme et parasitaire, hiérarchie se constitue au sein de la classe selon
rémunérait son labeur par des dons capricieux et l'efficacité sociale ; et la corporation des artistes
sans relation saisissable avec l'ouvrage fait, prend une place secondaire, un peu au-dessus de
plongé cependant par sa famille, ses amitiés et 1'Université.
les modalités de sa vie quotidienne dans le sein C'est ce que la plupart des écrivains ne peu-
d'une bourgeoisie qui avait perdu le pouvoir de vent accepter. Pour un Emile Augier qui remplit
le justifier, il avait pris conscience d'etre a part, c o r r e c t e m e n t son c o n t r a t , combien, a u
en l'air et sans racines, un Ganymede emporté contraire, de mécontents et de révoltés. Que
par les serres de l'aigle ; il se sentait perpétuelle- faire? Personne, bien entendu, n'a l'idée de
ment supérieur a son milieu. Mais, apres la demander sa justification au prolétariat - ce
Révolution, la classe bourgeoise prend elle- qui etit opéré un déclassement aussi réel mais en
m6me le pouvoir. C'est elle, en bonne logique, sens inverse. Personne n'a nQnplus le courage de
qui devrait conférer A l'écrivain sa dignité nou- revendiquer la grande solitude libre, le choix de
velle. Seulement cette opération ne serait possi- soi-meme dans l'angoisse qui seront le lot et le
ble que si celui-ci acceptait de rentrer dans le destin d'un Lautréamont, d'un Rimbaud, d'un
sein de la bourgeoisie. Or il ne saurait en etre Van Gogh. Quelques-uns, comme les Goncourt
question : d'abord deux cents ans de faveur ou Mérimée, rechercheront les faveurs d'une
royale lui ont appris a la mépriser ; mais surtout, aristocratie de parvenus et tenteront, sans satis-
parasite d'une classe parasite, il s'est habitué A faction réelle, de jouer aupres de la noblesse
se considérer comme un clerc, cultivant la pen- napoléonienne le r6le que jouaient leurs prédé-
sée pure et l'art pur. S'il revient a sa classe, sa cesseurs aupres des courtisans de Louis XV.
fonction se modifie radicalement : la bourgeoi- Mais la grande majorité d'entre eux tentera
sie, en effet, si elle est une classe d'oppression, d'opérer un déclassement symbolique. Flaubert,
n'est pas parasitaire ; elle dépouille l'ouvrier, par exemple, tout en menant la vie d'un riche
mais elle travaille avec lui; la création d'une bourgeois de province, pose a priori qu'il
oeuvre d'art a l'intérieur d'une société bour- échappe a la bourgeoisie; il réalise une rupture
geoise devient une prestation de service ; le poete mythique avec sa classe, qui apparait comme
doit offrir son talent a sa classe, comme l'ingé- une image affaiblie des ruptures réelles que
nieur ou l'avocat; il doit l'aider a prendre produisait, au X V I I I ~ siecle, l'introduction de
conscience d'elle-meme et contribuer a dévelop- l'écrivain bourgeois dans le salon de Mme de
per les mythes qui permettent d'opprimer le Lambert, dans l'amitié du duc de Choiseul. Cette
prolétariat. En échange, la société bourgeoise le rupture sera jouée, sans une minute de répit, par
consacrera. Mais il perd au change : il abdique des attitudes symboliques : le vetement, l'ali-
mentation, les mcieurs, les propos et les goQts college A chaque instant de sa vie, comme le
doivent nécessairement mimer une séparation gentilhomme porte partout avec lui et repré-
qui, sans une constante vigilance, risquerait de sente a tous les yeux sa famille et ses ancetres.
passer inaperque. En ce sens, le culte baudelai- Mais l'honneur, dans ce dernier cas, est un lien
rien de la Différence se retrouve chez un Flau- de solidarité organique : le noble a des obliga-
bert ou un Gautier. Mais le déclassement symbo- tions précises et diverses vis-&-visde ses morts et
lique - qui risquerait de conduire a la liberté et de ses rejetons futurs; c'est qu'ils existent par
A la folie - doit s'accompagner d'une intégra- lui, il en a la charge, il peut les ternir ou les
tion tout aussi mythique a une société qui soit redorer. Au contraire, Virgile n'a nul besoin de
comme un rappel de l'aristocratie disparue. Flaubert, sa gloire se passe fort bien de tout
C'est-a-dire que la collectivité ou l'artiste va concours individuel. Dans la société mythique
s'introduire devra retrouver les traits de la que l'écrivain a choisie, chaque membre voisine
classe parasitaire qui le consacrait autrefois et se avec tous les autres sans qu'ils soient engagés
situer résolument, en dehors du cycle produc- dans une action commune. Disons-le : ils sont
tion-consommation, sur le plan de l'activité tous cdte a cate, comme des morts dans un
improductive. Flaubert a choisi de donner la cimetiere ; et il n'y a rien la d'étonnant puisqu'ils
main par-dessus les siecles a Cervantes, Rabe- sont morts. Mais ce college sans obligations
lais, A Virgile; il sait que dans cent ans, dans comble pourtant Flaubert de ses dons : il éleve,
mille ans, d'autres écrivains viendront qui lui en effet, l'activité littéraire au rang de fonction
donneront la main; il les imagine naivement sociale. Ces grands morts, en effet, qui, pour la
comme l'auteur de Don Quichotte, parasite de plupart, ont vécu dans la solitude, l'inquiétude
1,'Espagne monarchiste, comme l'auteur de Gar- et l'étonnement, qui n'arrivaient point a se
gantua, parasite de l'Église, comme l'auteur de penser tout a fait ni comme écrivains ni comme
l'gnéide, parasite de 1'Empire romain; il ne lui artistes et qui sont morts, comme tout un cha-
vient pas a l'esprit que le rdle meme de l'écrivain cun, incertains, on leur confere du dehors -
peut changer au cours des siecles qui viennent ; parce qu'ils sont passés et que leur vie apparait
et avec l'optimisme naif qui accompagne ses comme un destin - ce titre de poete qu'ils
déclarations les plus sombres, il forge une franc- ambitionnaient sans &re siirs de l'avoir atteint
maqonnerie dont il est sur qu'elle a commencé et, au lieu d'y voir le but de leurs efforts, on le
avec le premier homme et finira avec le dernier. conqoit au contraire comme une M vis a tergo »,
Cette société discrete, faite pour la plus grande un caractere. Ce n'est point pour devenir écri-
part de défunts et d'enfants A naitre, est toute vains qu'ils ont écrit : mais parce qu'ils l'étaient
satisfaisante pour l'artiste. Tout d'abord, elle est déja. Des lors qu'on s'assimile a eux et que l'on
construite sur le type de ce que Durkheim vit mythiquement dans leur commerce, on s'as-
nomme la u solidarité mécanique » : en effet, sure de posséder aussi ce caractere : de la sorte,
l'artiste vivant porte en lui et résume tout le les occupations de Flaubert, par exemple, loin
C
l
d'etre le résultat d'un choix gratuit et périlleux, tence est un destin, ses malheurs semblent l'effet
lui apparaissent comme les manifestations de sa d'une prédestination. C'est alors que les ressem-
nature. Mais comme il s'agit en outre d'une blances prennent toute leur valeur : elles font de
société d'élus, d'une association monastique, Poe comme une image au passé de Baudelaire,
cette nature d'écrivain apparait aussi comme quelque chose comme le Jean-Baptiste de ce
l'exercice d'un sacerdoce. Chaque mot que Flau- Christ maudit. Baudelaire se penche sur les
bert trace sur le papier est comme un moment de années profondes, sur cette Amérique lointaine
la communion des Saints. Par lui Virgile, Rabe- et détestée et il découvre soudain son reflet dans
lais, Cervantes se mettent a revivre et continuent les eaux grises du passé. Voilh ce qu'il est. Du
d'écrire avec sa plume; ainsi par la possession coup son existence est consacrée. Différent en
de cette étrange qualité, a la fois prédisposition cela de Flaubert, il n'a point besoin du college
et sacerdoce, nature et fonction sacrée, Flaubert entier des artistes (encore que son poeme Les
est arraché a la classe bourgeoise et plongé dans Phares soit comme un recensement de sa société
une aristocratie parasitaire qui le sanctifie. 11 spirituelle). Individualiste exaspéré, il choisit la
s'est masqué sa gratuité, la liberté injustifiable encore ; et l'élu devient le représentant de l'élite
de son choix; il a remplacé par un college tout entiere. Que les rapports de Baudelaire avec
spirituel la noblesse déchue, il a sauvegardé sa Poe participent eux aussi de la communion des
mission de clerc. Saints, la lecture de la célebre priere de Fusées
Baudelaire, a n'en point douter, a choisi, lui suffirait a le prouver :
aussi, d'entrer a ce college. Cent fois, mille fois,
en ses écrits, il parle du << poete », de K l'ar- Faire tous les matins ma priere a Dieu, réser-
tiste ». 11 s'est fait justifier, consacrer par les voir de toute force et de toute justice, a mon
écrivains du passé. 11 a meme été plus loin pere, a Mariette et a Poe, comme intercesseurs.
puisqu'il a noué des liens d'amitié avec un mort.
Sa longue liaison avec Edgar Poe a pour but Cela signifie que dans I'ame mystique de
profond de le faire accéder a cet ordre mystique. Baudelaire, la communauté laique des artistes a
On a dit qu'il était attiré par les ressemblances pris une valeur profondément religieuse ; elle
troublantes que la vie du poete américain offrait devient une église. Le parasitisme que Baude-
avec la sienne. Cela est vrai. Mais cette identité laire regrette et tente de reconstituer est celui
de destin n'avait d'intéret pour lui que parce que d'une aristocratie ecclésiastique. Et chaque
Poe était mort. Vivant, l'auteur d'Eur&kan'efit été membre de cette aristocratie trouve en un autre
qu'une chair vague comme la sienne : comment membre (ou, selon l'humeur de Baudelaire, en
accoter l'une contre l'autre deux injustifiables tous les autres membres) une image sanctifiée de
gratuitks ? Mort, au contraire, sa figure s'achkve lui-meme et un ange gardien.
et se précise, les noms de poete et de martyr Mais ce college spirituel ne peut satisfaire tout
s'appliquent a lui tout naturellement, son exis- a fait notre auteur. Tout d'abord, par suite de la
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contradiction inhérente a son choix originel, a de parasitisme. Mais elle renchérit sur les condi-
peine a-t-il recu l'étiquette qu'il ambitionne, il tions d'acces a cette association. Les caracteres
en est déja insatisfait. 11 est a la fois et n'est pas essentiels de l'artiste sont exagérés, poussés a la
le Poete ; s'il se voit seul et misérable, écrasé sous limite. L'exercice encore trop utilitaire du
la responsabilité immense de son propre choix, il métier artistique devient le pur cérémonial de la
aspire bien vite a rentrer dans un ordre monasti- toilette, le culte du beau qui produit des oeuvres
que, mais des qu'il est requ dans le couvent qu'il stables et durables se change en amour de
a lui-meme bati, il veut s'en échapper, il refuse l'élégance, parce que l'élégance est éphémere,
de n'y &re plus qu'un moine pareil aux autres. stérile et périssable; l'acte créateur du peintre
D'une certaine facon, l'activité de l'artiste ne lui ou du poete, vidé de sa substance, prend forme
parait pas assez gratuite. 11 y a chez le peintre, d'acte strictement gratuit, au sens gidien, et
chez l'écrivain, une passion de voir et de décrire meme absurde, l'invention esthétique se trans-
qui lui parait encore plébéienne. C'est ce qui forme en mystification; la passion de créer se
ressort manifestement d'un passage de son étude fige en insensibilité. En meme temps, ce gout de
sur Constantin Guys : la mort et de la décadence, par quoi Baudelaire
annonce Barres, et qui accompagne chez lui le
Je vous ai dit queje répugnais a l'appeler un pur culte de l'individualité, le pousse a refuser ce que
artiste, et qu'il se défendait lui-meme de ce titre Flaubert réclame : il ne veut pas d'une société
avec une modestie nuancée de pudeur aristocrati- qui dure autant que l'espece humaine. Pour
que. Je le nommerais volontiers un dandy et qu'elle ait un cachet de rareté et d'unicité, il faut
j'aurais pour cela quelques bonnes raisons ;car le qu'elle soit, au sein meme de l'humanité, vouée a
mot dandy implique une quintessence de caract2re la disparition. C'est pourquoi le dandysme sera
et une intelligence subtile de tout le mécanisme << le dernier éclat d'héroisme dans les déca-
moral de ce monde ;mais, d'un autre cdté, le dandy dences... un soleil couchant B. En un mot, par-
aspire a l'insensibilité et c'est par la que M. Guys, dela la société aristocratique mais séculiere des
qui est dominé, lui, par une passion insatiable, artistes, Baudelaire institue un ordre régulier
celle de voir et de sentir, se détache violemment du représentant la spiritualité pure; et il prétend
dandysme. appartenir aux deux communautés a la fois, la
seconde n'étant d'ailleurs que la quintessence de
Pour qui lit entre les lignes, il est clair que le la premiere. Ainsi, ce solitaire qui redoute la
dandysme représente un idéal plus élevé que la solitude a-t-il réglé la question des rapports
poésie. 11 s'agit d'une société au second degré sociaux en imaginant des relations magiques de
conque sur le modele de la société d'artistes que participation entre des isolés, dont la plupart
Flaubert, Gautier et les théoriciens de 1'Art pour sont morts ; il a créé le parasite des parasites : le
1'Art avaient forgée. A ce modele, elle emprunte dandy parasite du poete, qui est lui-meme para-
les idées de gratuité, de solidarité mécanique et site d'une classe d'oppresseurs; par-dela l'ar-
tiste, qui cherche encore a créer, il a projeté un virilité du dandysme a une sorte de coquetterie
idéal social de stérilité absolue ou le culte du féminine, h un gofit féminin de la parure. Voyez
moi s'identifie a la suppression de soi-meme. cet instantané que nous avons de lui, plus vrai,
C'est pourquoi J. Crépet a pu dire a juste titre plus vivant qu'un portrait : << A pas lents, d'une
que << le suicide est le supreme sacrement du allure un peu dandinée et légerement féminine,
dandysme ».Mieux encore, le dandysme est un Baudelaire traversait le terre-plein de la porte de
<< club de suicidés >> et la vie de chacun de ses Namur; évitant méticuleusement la crotte et,
membres n'est que l'exercice d'un suicide per- s'il pleuvait, sautillant sur la pointe de ses
manent . escarpins vernis dans lesquels il se plaisait a se
Dans quelle mesure Baudelaire a-t-il réalisé mirer. Rasé de frais, les cheveux rejetés en volute
cette tension de l'iime ? dans quelle mesure l'a- derriere l'oreille, un col de chemise mou, d'une
t-il seulement revée ? C'est ce qu'il est difficile de blancheur absolue, dépassant le collet de sa
déterminer. Non qu'il faille mettre en doute son longue houppelande, il avait l'air a la fois d'un
effort constant pour se vetir avec une stricte clergyman et d'un comédien l . »
élégance, pour faire << a toute heure du jour et de Voila qui sent plus le pédéraste que le dandy.
la nuit » une toilette irréprochable. Les ablu- C'est que le dandysme est aussi une défense
tions, d'ailleurs , qui purifient, refroidissent et contre les autres. Avec quelques élus qu'il
rajeunissent devaient avoir pour lui une valeur connait bien, Baudelaire peut jouer le jeu per-
symbolique tres profonde : l'homme bien lavé vers du Bien et du Mal. 11sait dans quelle mesure
reluit comme un minéral au soleil; l'eau qui il peut se preter a leurs jugements, coqueter avec
ruisselle sur un corps détruit le souvenir des leur mépris et comment il lui est a tout instant
fautes passées, tue les vies parasitaires qui s'ac- possible d'échapper d'un coup d'aile, de redeve-
crochent a la peau. Mais je songe plutot a une nir, par-dela l'image qu'il leur laisse entre les
sorte de falsification subtile et perpétuelle de son mains, une liberté qui échappe a tout jugement.
effort. En principe le dandy, ipoitif et guerrier, C'est qu'il a appris leurs principes et leurs
doit avoir une mise et une tenue viriles d'une coutumes. 11 peut les hair ou les craindre : de
aristocratique austérité : a la perfection de la toute facon, avec eux, il se sent a l'aise. Mais les
toilette consiste (aux yeux du dandy) dans la autres, la foule anonyme des autres, qui sont-ils ?
simplicité absolue ». ' 11 n'a aucune familiarité avec eux. Ce sont des
Mais alors que signifient ces cheveux teints, juges en puissance, mais il ignore les regles
ces ongles de femme, ces gants roses, ces longues auxquelles leurs jugements se réferent. La
boucles - tout ce que le vrai dandy, qu'il soit << tyrannie de la face humaine serait moins
Brummel ou Orsay, taxera de mauvais gofit ? 11 y redoutable si, en chacune de ces faces, deux yeux
a chez Baudelaire un passage insensible de la guetteurs n'étaient plantés. 11 y a des yeux
t 1. Art romantique :ibid. 1 . Camille Lemonnier. Cité par Crkpet. Op. cit., p. 166.
partout et, derriere ces yeux, des consciences. Pour le flaneur, en effet, le spectacle de la rue a
Toutes ces consciences le voient, s'emparent de ceci d'agréable que les passants, affairés, butés
lui en silence et le digerent; c'est-A-dire qu'il sur leurs soucis, concentrés sur leurs travaux, ne
demeure au fond des coeurs classé, empaqueté, lui pretent aucune attention. Mais que tout A
avec une étiquette qu'il ignore. Cet homme qui coup un de ces passants releve la tete et l'obser-
passe et qui laisse trainer sur lui un regard vateur est observé a son tour, le chasseur chassé.
indifférent, peut-etre méconnait-il sa fameuse Baudelaire a horreur de se sentir gibier. C'est un
<< différence », peut-etre ne voit-il en lui qu'un supplice pour lui que d'entrer dans un café, dans
bourgeois pareil .aux autres. Et puisque cette un lieu public, parce que, dans ce cas, les regards
différence doit &re reconnue par autrui pour convergent sur la personne qui entre et celle-ci,
exister objectivement, le flaneur indifférent éblouie, mal accoutumée a l'endroit, ne peut se
contribue par son simple regard A la détruire. défendre en regardant ceux qui la regardent. 11 a
Cet autre, au contraire, le tient pour un monstre, la manie de se faire accompagner partout, non
mais comment se prémunir contre ce jugement, pas seulement, comme le croit Asselineau, par
comment affirmer qu'on y échappe, si l'on n'en manie de poete et d'auteur dramatique auquel
connait pas les motifs ? VoilA la véritable prosti- il faut toujours un public »,mais surtout pour se
tution : on appartient A tous. La maxime popu- faire absorber par des yeux connus, par une
laire qui concede au chien le droit de regarder un conscience inoffensive qui l'abritera contre les
éveque a des conséquences terribles, car juste- consciences étrangeres. En un mot, il est affreu-
ment, pour le chien, il n'y . a pas d'éveques. sement timide ; et l'on sait ses avatars de confé-
Dans un spectacle, dans un bal, écrit-il, chacun rencier : il bafouille en lisant, presse son débit de
jouit de tous. » Ainsi le. moindre galopin peut maniere A le rendre inintelligible, garde les yeux
jouir de Baudelaire. 11 est sans défense et nu sous fixés sur ses notes et semble au plus fort de la
les regards. Aussi, par une de ces contradictions souffrance. Son dandysme est la défense de sa
dont nous avons pris l'habitude, Baudelaire, timidité. Sa propreté méticuleuse, la netteté de
l'homme des foules, est aussi celui qui a le plus sa mise sont l'effet d'une vigilance perpétuelle et
peur des foules. Le plaisir que lui donne, en effet, représentent un refus d'etre jamais pris en
le spectacle d'un grand concours de peuple n'est faute : il veut etre impeccable sous les regards.
que l'agrément de regarder. Et celui qui regarde, Et cette impeccabilité physique symbolise l'irré-
chacun peut en faire l'expérience, oublie qu'il prochabilité morale : tout comme le masochiste
peut &re regardé. Cet évanouissement du moi ne se prete aux humiliations que par décret,
dont parle Baudelaire A ce propos n'a rien A voir Baudelaire ne veut pas etre jugé qu'il n'y ait
avec la dilution panthéiste : il ne se perd pas consenti d'abord, c'est-a-dire qu'il n'ait pris ses
dans la foule. Mais, observant sans se croire précautions pour échapper A son gré au juge-
observé, il devient, en face de cet objet mouvant ment. Mais, par un mouvement inverse, la bizar-
et bigarré, une liberté purement contemplative. rerie de son vetement et de sa coiffure qui le
désigne au regard est une affirmation décidée de l'atteint tout entier quoique fictivement. 11 jouit
son unicité. 11 veut étonner pour déconcerter de l'irréalité meme de cette punition ; elle repré-
l'observateur. L'agressivité de sa tenue est pres- sente l'assouvissement symbolique et sans dan-
que un acte; ce défi est presque un regard de ger de son gout du chatiment, elle contribue A
bravade : le rieur qui le considere se sent p r h u diminuer le sentiment de ses fautes. Avec ses
et visé par cette extravagance ; s'il se scandalise proches, Baudelaire s'accuse de fautes réelles
c'est qu'il découvre sur les plis de l'étoffe une parce qu'il sait pouvoir éluder les blames ; avec
pensée aigue qui se tourne vers lui et lui crie : les étrangers, dont il ignore les réactions, il
N Je savais que tu rirais. >> Indigné, il est déjA un s'accuse de fautes irréelles et il échappe A la
peu moins observateur >>, un peu plus condamnation parce qu'il sait n'etre pas coupa-
N observé D. Au moins s'ébahit-il précisément de ble des actes qu'on lui reproche. Sa mise est pour
la faqon dont on voulait qu'il s'ébahit; il est la vue ce que sont ses mensonges pour les
tombé dans un piege ; cette conscience imprévi- oreilles : un péché retentissant et claironné qui
sible et libre qui pouvait fouiller Baudelaire l'enveloppe et le dissimule. En meme temps, il se
jusqu'au cceur, découvrir ses secrets et former penche sur l'image qu'il vient de peindre dans la
sur lui les pensées les plus captieuses, voilA conscience des autres et elle le fascine. Ce dandy
qu'elle est guidée comme par la main et qu'on pervers et excentrique, c'est tout de meme Zui. Le
l'amuse avec la couleur d'un vetement, avec la seul fait de se sentir visé par ces yeux le rend
coupe d'un pantalon. Pendant ce temps, la chair solidaire de tous ses mensonges. 11se voit, il se lit
désarmée du vrai Baudelaire est A l'abri. La dans les yeux des autres et il jouit dans l'irréel de
mythomanie de notre auteur procede exacte- ce portrait imaginaire. Ainsi le remede est-il pire
ment de la meme attitude : elle trace les traits que le mal : par crainte d'etre vu, Baudelaire
d'un Baudelaire étrange et scandaleux sur qui s'impose aux regards. On s'étonne qu'il ait par-
vont s'acharner tous ces témoins bavards. Pédé- fois l'air d'une femme et l'on cherche en lui les
raste, indicateur, mangeur d'enfant, que sais-je ? traces d'une homosexualité qu'il n'a jamais
Mais tant que les comméragcs déchireront le manifestée. Mais il faut se dire que la fémi-
personnage inventé, l'autre demeure a l'abri. nité n vient de la condition, non du sexe. La
Nous retrouvons ici le double aspect de l'auto- femme - la femme bourgeoise - a pour carac-
punition, car c'est avec un profond sentiment de tere essentiel de dépendre profondément de
culpabilité que Baudelaire est dandy. Tout l'opinion. Oisive et entretenue, elle s'impose en
d'abord, en se faisant condamner sur des pieces plaisant, elle se pare pour plaire et son vetement,
truquées, Baudelaire se donne le droit de mépri- son fard la livrent en partie, en partie la dissimu-
ser ses juges et, par suite, de contester leurs lent. Quiconque, parmi les hommes, se trouve-
jugements les mieux fondés. Mais en outre, le rait, par aventure, vivre dans une pareille condi-
blame qu'il encourt par son extravagance, pour tion, endosserait semblablement la féminité.
les crimes qu'il s'impute, est une punition qui Baudelaire est dans ce cas : il ne gagne pas sa vie
1; par un travail, cela signifie que l'argent qui le ces accusations perpétuelles et mensongeres de
l
fait vivre ne rémunere pas un service social pédérastie qu'il porte contre lui-meme. Mais s'il
I
objectivement appréciable, mais dépend essen- a revé qu'il était pris de force, c'était pour
tiellement des jugements qu'on porte sur lui. En contenter sa perversité et ce masochisme dont
meme temps le choix origine1 qu'il a fait de lui- nous savons les raisons. Ce que recouvre le
meme implique un souci extraordinaire et mythe du dandysme, ce n'est pas l'homosexua-
constant de l'opinion. 11 se sait vu, il sent lité, c'est l'exhibitionnisme.
perpétuellement les regards sur lui; il veut Car le dandysme de Baudelaire, avec ses
j:i plaire et déplaire a la fois ; le moindre geste est contraintes féroces et stériles, c'est un mythe, un
16 << pour le public n. Son orgueil s'en afflige, son reve cultivé au jour le jour et qui donne lieu a un
4
fr
9
masochisme s'en réjouit. Quand il sort, paré certain nombre d'actes symboliques, mais dont
comme une chiisse, c'est toute une cérémonie ; il on sait qu'il n'est qu'un reve. Pour Gtre dandy,
l
faut protéger sa toilette, sautiller parmi les d'aprks ce qu'il déclare lui-meme, il faut avoir
I flaques d'eau, sauver tous ces gestes de protec- été élevé dans le luxe, posséder une fortune
l
tion, qui sont un peu ridicules, en leur donnant considérable et vivre dans l'oisiveté. Mais ni
une certaine griice; et le regard est la, qui l'éducation qu'il a reque, ni son oisiveté beso-
l'enveloppe ; pendant qu'il accomplit avec gra- gneuse ne répondent a ces exigences. Déclassé, 1
S?
vité les mille petits actes impotents de son certes, il l'est et il en souffre : il est tombé dans la
c sacerdoce, il se sent pénétré, possédé par autrui : bohkme, il est le fils << qui a mal tourné » de
id
et ce n'est ni par sa prestance et sa force, ni par M"" 1'Ambassadrice. Mais ce déclassement réel
A
les signes extérieurs d'une fonction sociale qu'il ne correspond aucunement a la rupture symboli-
cherche a se défendre, a s'imposer, mais par sa que que le dandy accomplit : Baudelaire ne s'est
parure et par la griice de ses gestes : comment ne pas placé au-dessus de la bourgeoisie, mais au-
serait-il pas femme et pretre a la fois, femme dessous. 11 est entretenu par elle comme l'écri-
comme le prgtre? N'a-t-il pas senti plus qu'un vain du XVIII' siecle l'était par la noblesse. Son
autre et en lui-meme cette liaison du sacerdoce dandysme est un reve de compensation : son
et de la féminéité puisqu'il écrit dans Fusées : orgueil souffre si fort de cette condition humiliée
I
<< De la féminéité de 1'Eglise comme raison de qu'il s'efforce de vivre son déclassement comme
son omnipuissance ? » Mais un homme-femme s'il avait un autre sens : celui d'une désolidarisa- l
n'est pas nécessairement un homosexuel. Cette tion volontaire. Mais, au fond, il ne s'y trompe
passivité d'objet sous les regards, qu'il essaie de pas; et, quand il remarque que Guys a trop de
compenser par une composition soigneuse de ses passion pour &re dandy il sait bien qu'il peut
gestes et de sa mise, il en jouit parfois et peut- s'appliquer a lui-meme ces considérations. 11 est
&re l'a-t-il de temps A autre transformée, dans pokte. Ces ailes de géant qui l'empechent de
ses reves, en une autre passivité : celle de son marcher, ce sont celles du pokte, ce guignon qui
corps sous un désir de miile : de la, sans doute, pese sur lui, c'est celui du poete. Son dandysme,
c'est le souhait stérile d'un au-dela de la I
d'etre, son etre en train d'exister. Et, dans le
poésie ». temps qu'il se mire, il opere sur ses sentiments et
Reste que sa coquetterie, en meme temps
qu'elle est une défense contre les autres, se fait 1
i
ses pensées le meme travail : il les habille, il les
farde pour qu'elles lui paraissent étrangeres tout
l'instrument de ses rapports avec lui-meme. en restant siennes, tout en lui appartenant plus
Baudelaire, a ses propres yeux, n'existe pas étroitement encore, puisqu'il les a faites. 11 ne
assez. Son visage, dans la glace, est trop familier tolere en lui aucune spontanéité : sa lucidité la
pour qu'il le voie ; la succession de ses pensées le transperce aussitot et il se met A jouer le senti-
touche de trop pres pour qu'il la juge. 11 est ment qu'il allait éprouver. Ainsi est-il sur d'etre
investi par lui-meme et pourtant il ne peut pas se son maitre; la création vient de lui; en meme
posséder. Son effort essentiel est donc pour se temps il est l'objet créé. C'est ce que Baudelaire
récupérer. L'image de lui qu'il cherche dans les nomme son tempérament de comédien :
yeux des autres se dérobe sans cesse ; mais il est
peut-etre possible de se voir comme les autres le Étant enfant, je voulais &re tantdt pape, mais
voient. 11 suffirait d'établir une distance, si petite pape militaire, tantat comédien.
fut-elle, entre ses yeux et son image, entre sa Jouissances que je tirais de ces deux hallucina-
lucidité réflexive et sa conscience réfléchie. Le tions.
narcissiste qui veut se désirer, se maquille et se
déguise, puis se plante devant une glace en cet Et il avoue dans La Fanfarlo :
équipage et parvient a dresser a demi un faible
désir qui s'adresse a son apparence trompeuse Fort honnete h o m m e de naissance et quelque
dlalt.érité. Ainsi Baudelaire se pare pour se tra- peu gredin par passe-temps -comédien par tempé-
vestir et ainsi se surprendre; il avoue, dans La rament -, il jouait pour lui-meme et a huis clos
Fanfarlo, qu'il se regarde dans tous les miroirs ; d'incomparables tragédies, o u , pour mieux dire,
c'est qu'il veut s'y clécouvrir te1 qu'il est. Mais le tragi-comédies. Se sentait-il effleuré et chatouillé
souci de sa mise va concilier son désir de se par la gaieté, il fallait se le bien constater, et notre
découvrir du dehors comme une chose avec sa homrne s'exercait a iire aux éclats. Une l a m e lui
haine du donné. Car ce qu'il recherche dans la gemzait-elle a u coin de I'eil a quelque souvenir, il
glace, c'est lui-meme, te1 qu'il s'est composé. allait d su glace se regarder pleurer. S i quelque fille,
L'etre dont il voit le reflet n'est pas une pure dans un acces de jalousie brutale et puérile, lui
passivité étrangere, puisqu'il l'a habillé et fardé faisait une égratignure avec une aiguille ou un
de ses propres mains : c'est l'image de son canif, Samuel se glorifiait e n lui-meme d'un coup
activité. Ainsi Baudelaire tente-t-il, une fois de de couteau, et quand il devait quelques misérables
plus, de lever la contradiction entre son choix vingt mille francs, il s'écriait joyeusement :
d'exister et son choix d'etre : ce personnage que - Que1 triste et lamentable sort que celui d'un
les glaces refletent, c'est son existence en train génie harcelé par un million de dettes!
travestir et d'ordonner. 11 accepte toutes les
Travestir, voila l'occupation favorite de Bau- suggestions de sa conscience spontanée ; simple-
delaire : travestir son cokps, ses sentiments et sa ment, il veut les retravailler un peu, forcant ici,
vie ; il poursuit l'idéal impossible de se créer lui- allégeant la ; -il n'ira pas rire a plein gosier s'il a
meme. 11 ne travaille que pour ne se devoir qu'a envie de pleurer : il pleurera plus wai que nature,
soi : il veut se reprendre, se corriger, comme on voila tout. L'aboutissement de la comédie sera le
corrige un tableau ou un pokme; il veut &re A poeme, qui lui offrira l'image repensée, recréée,
lui-meme son propre pokme et c'est la sa comé- objectivée du sentiment qu'il a éprouvé A demi.
die. Nul n'a plus profondément vécu, dans sa Baudelaire est pur créateur de forme ; Rimbaud
contradiction insurmontable, l'activité créa- crée forme et matiere.
trice. Le créateur n'a-t-il pas pour but, en effet, Ces précautions ne suffisent pas : Baudelaire
de produire sa création comme une émanation, prend tout de suite peur devant son autonomie.
comme la chair de sa chair et ne souhaite-t-il Le dandysme, l'artificialisme et la comédie
pas, en meme temps, que cette partie de lui- visaient a le mettre en possession de lui-meme.
meme se tienne devant lui comme une chose Tout d'un coup l'angoisse le saisit, il abdique, il
étrangkre? Et Baudelaire ne veut-il pas Gtre le ne souhaite plus qu'etre une chose inanimée
créateur radical, puisque c'est sa propre exis- dont les ressorts soient extérieurs. Parfois, c'est
tence qu'il essaie de créer? Mais A cet effort son hérédité physiologique qu'il charge de le
meme il impose sournoisement des limites : soulager de sa liberté :
lorsque Rimbaud tente A son tour de devenir son
propre auteur et qu'il définit sa tentative par son Je suis malade, malade. J'ai un tempérarnent
fameux : « Je est un autre n, il n'hésite pas A exécrable, par la faute de mes parents. Je m'efjci-
opérer une transformation radicale de sa pensée, loche a cause d'en. Voild ce que c'est que d'etre
il entreprend le dérkglement systématique de l'enfant d'une mere de vingt-sept ans et d'un pere de
tous ses sens, il brise cette prétendue nature qu'il soixante-douze. Union disproportionnée, patholo-
tient de sa naissance bourgeoise et qui n'est gique, sénile. Pense donc : quarante-cinq ans de
qu'une coutume; il ne joue pas la comédie, il différence. Tu me dis que tu fais de la physiologie
s'efforce de produire pour de bon des pensées et avec Claude Bernard. Demande donc d ton maftre
des sentiments extraordinaires. Baudelaire, lui, ce qu'il pense du fmit hasarden d'un te1 accouple-
s'arrete en chemin : il prend peur devant cette ment.
solitude totale oh vivre et inventer ne font qu'un,
oh la lucidité réflexive se dilue dans la sponta- On remarquera ce mélange de passion et de
néité réfléchie. Rimbaud ne perd pas son temps précautions : il faut que sa démission, son aban-
A prendre la nature en horreur : il la casse i don total au corps et a l'hérédité soient sanction-
comme une tirelire. Baudelaire ne casse rien du nés par un juge; il s'adresse aussitot A Claude
tout : son travail de créateur est seulement de Bernard. Mais pour que le verdict soit plus
écrasant, il vieillit son pere de dix ans. Ainsi ment le résultat d'impulsions maudites et exté-
pourra-t-il échapper a la malédiction physiologi- rieures. Baudelaire n'est plus qu'un pantin dont
que quand l'envie lui en prendra : la sentence de on tire les ficelles. C'est le repos - le grand repos
l'expert sera terrible, elle lui fera tout juste la de la pierre et des &res inanimés : peu importe
peur qu'il souhaite ressentir; mais cette peur ne au fond qu'il attribue ses actes au Diable ou A
sera pas tout a fait réelle puisque son proces est 1'Hystérie; l'essentiel c'est qu'il n'en soit pas la
instruit sur des pieces qu'il a lui-meme falsifiées. cause mais la victime. Apres cela, notons qu'il a,
Nous retrouvons ici le mécanisme que nous comme de coutume, laissé une porte ouverte : il
avons décrit plus haut : Baudelaire se réserve ne croit pas au Diable.
toujours une issue. En bref, il ne néglige rien pour transformer A
D'autres fois, il a recours au Diable. 11 écrit A ses propres yeux sa vie en destin. Cela n'arrive,
Flaubert en 1860 : Malraux l'a bien montré, qu'au moment de la
mort. Et, disait la sagesse grecque, qui peut se
De tout temps j'ai été obsédé par l'impossibilité dire heureux ou malheureux avant de mourir?
de me rendre compte de certaines actions ou Un geste, un souffle, une pensée peuvent soudain
pensées soudaines de l'homme, sans l'hypothese de changer le sens de tout le passé : telle est la
Z'intervention d'une force méchante, extérieure a condition temporelle de l'homme. Baudelaire a
Iui. horreur de cette responsabilité qui le charge
soudain du fardeau de tout son passé. 11 ne veut
Et, dans les Petits Poemes en prose : pas Gtre soumis a cette loi d'airain qui fait que
notre conduite présente modifie Zi chaque
J'ai été plus d'une fois victime de ces crises et de minute nos actes anciens. Pour que le passé soit
ces élans qui nous autorisent a croire que des définitivement ce qu'il est - inalterable et
démons malicieux se glissent en nous et nous font imperfectible ; pour que le présent meme troque
accomplir, a notre insu, leurs plus absurdes volon- s a verdeur et son inquiétante disponibilité
tés ... l'esprit de mystification... participe beau- contre l'immuabilité des années écoulées, il
coup... de cette humeur, hystérique selon les méde- choisira de considérer sa vie du point de vue de
cins, satanique selon ceux qui pensent un peu la mort, comme si une fin prématurée l'avait
mieux que les médecins, qui nous pousse sans soudain figée ; il feint de s'etre tué et, s'il taquine
résistance vers une foule d'actions dangereuses ou souvent l'idée du suicide, c'est aussi parce
inconvenantes l . qu'elle lui permet d'envisager A chaque instant
qu'il vient .d'arreter sa vie. A chaque instant,
La mystification, les actes gratuits, deux rites vivant encore, il est déjA de l'autre c6té de la
essentiels du dandysme, deviennent brusque- tombe ; il a fait l'opération dont parle Malraux ;
son « irrémédiable existence » est la, sous ses
l . Le Mauvais Vitrier. Éd. Conard, p. 23. yeux comme une destinée ; il peut tirer un trait,
faire la somme; a chaque instant il se met en I
passé, comme dans l'illusion de fausse recon-
position d'écrire des Mémoires de ma vie morte. naissance, meme l'instant qu'il est en train de
Ainsi le libre et fier coupable, le Don Juan des & vivre. Mais si la vie au présent est celle de la
Enfers, le rebelle est-il toujours et au meme spontanéité, de l'imprévisible et de l'inexplica-
moment le poete maudit, la marionnette du ble, la vie au passé est celle des explications, des
Diable, l'enfant pourri et condamné d'un couple enchainements de causes, des raisons. Et Baude-
disproportionné, et surtout la victime crucifiée laire, qui balance entre le sentiment que tout est
d'une fatalité a l'antique. Cette fois, plus per- irréparable et celui que tout peut encore
sonne ne le regarde, et il veut ignorer que c'est commencer, s'arrange a chaque instant pour
son propre regard qui le fige : mais sous la sauter de l'un a l'autre, au mieux de ses intérets.
nouveauté perpétuellement renouvelée de son Car il ne suffit pas de dire qu'il a usé de
Existente, il discerne un? figure fixe et irrémé- subterfuges intellectuels pour donner a sa vie
diable qu'il nomme son Etre : une couleur fanée : il a opéré délibérément une
conversion radicale; il a choisi d'avancer a
Un navire pris dans le pdle reculons, tourné vers le passé, accroupi au fond
Comme en un pikge de cristal de la voiture qui l'emporte et fixant son regard
Cherchant par que1 détroit fatal sur la route qui fuit. Peu d'existences plus
11 est tombé dans cette gedle ... stagnantes que la sienne. Pour lui, a vingt-cinq
ans, les jeux sont faits : tout est arreté, il a couru
Ainsi peut-il, une fois de plus, jouer sur deux sa chance et il a perdu pour toujours. Des 1846, il
tableaux : son sentiment de la liberté lui rend a a dépensé la moitié de sa fortune, écrit la plupart
, tout moment moins insupportable l'inaltérabi- de ses poemes, donné leur forme définitive it ses
lité sans recours de son destin ; mais sa certitude relations avec ses parents, contracté le mal
d'avoir un destin est l'excuse perpétuelle qu'il vénérien qui va lentement le pourrir, rencontré
donne de ses fautes et la ruse qu'il a choisie pour la femme qui pksera comme du plomb sur toutes
alléger le fardeau de son autonomie. Si la mort les heures de sa vie, fait le voyage qui fournira
est partout présente dans son ceuvre, si << plus toute son ceuvre d'images exotiques. 11 y a eu
encore que la vie, elle (le) tient par des liens c o m m e u n e breve f l a m b é e , u n e de c e s
subtils m , c'est d'abord qu'elle est appelée par << secousses » dont il parle si souvent et puis le
son sens aigu de l'unicité : car rien n'est unique feu s'est éteint; il ne lui reste plus qu'a se
que ce qui passe, ce que jamais on ne verra survivre. Bien avant qu'il atteigne la trentaine,
deux fois ». Mais, du seul fait qu'elle doit finir, ses opinions sont faites; il ne fera plus que les
cette existence lui parait déja finie : s'il faut ruminer. On a le cceur serré lorsqu'on lit Fusées
qu'elle s'acheve, peu importe que ce soit demain ou Mon cmur mis d nu : rien de neuf dans ces
plutot qu'aujourd'hui ; le terme est déja la, dans notes rédigées vers la fin de sa vie, rien qu'il n'ait
le moment présent. Et du coup tout semble cent fois dit et mieux dit. Inversement, La
b
Fanfarlo, ceuvre de prime jeunesse, frappe de
stupeur : tout est déja la, les idées et la forme. 1 d'inventer l'avenir. Jean Cassou a montré l'im- '
I mense courant d'idées et d'espoirs qui portait les
Les critiques ont souvent noté la maitrise de cet Franqais vers le futur : apres le xvrre siecle qiii
écrivain de vingt-trois ans. A partir de la il ne "edécouvrait le passé, et le XVIII', qui faisait
fait que se répéter : avec sa mere, ce sont l'inventaire du présent, le XIX' croyait avoir
toujours les memes querelles, les memes dévoilé une nouvelle dimension du temps et du
plaintes, les memes serments, avec ses créan- monde; pour les sociologues, pour les huma-
ciers, toujours les memes luttes, avec Ancelle nistes, pour les industriels qui découvrent la
toujours les memes débats d'argent; il retombe puissance du capital, pour le prolétariat qui
toujours dans les memes fautes et porte sur elles commence a prendre conscience de lui-meme,
les memes condamnations ; au sein du désespoir, pour Marx et pour Flora Tristan, pour Michelet,
il est illuminé par les memes espérances. 11 écrit pour Proudhon et pour George Sand, l'avenir
sur les ceuvres des Autres, il reprend ses anciens existe, c'est lui qui donne son sens au présent,
poemes et les travaille, il s'enchante de mille l'époque actuelle est transitoire, elle ne se
projets littéraires dont les plus anciens remon- comprend vraiment que par rapport a l'ere de
tent a sa jeunesse, il traduit les contes dlEdgar justice sociale qu'elle prépare. On se rend mal
Poe : mais ce créateur ne crée plus ; il rapetasse. compte aujourd'hui de la puissance de ce grand
Cent déménagements et pas un voyage; il n'a fleuve révolutionnaire et réformiste ; aussi
meme pas la force de s'installer a Honfleur; les apprécie-t-on mal la force que Baudelaire dut
événements sociaux glissent sur lui sans le tou- déployer pour nager a contre-courant. S'il se fCit
cher. 11 s'est un peu agité en 1848 : mais il n'a abandonné, il était emporté, contraint d'affir-
manifesté aucun intéret sincere pour la Révolu- mer le Devenir de l'humanité, de chanter le
tion. 11 voulait seulement qu'on mit le feu a la Progres. 11 ne l'a pas voulu : il hait le Progres,
parce que le Progres fait de l'état futur d'un
maison du général Aupick. Au reste il s'est vite systeme la condition profonde et l'explication de
replongé dans ses reves moroses de stagnation son état présent. Le progres c'est le primat de
sociale. 11 se défait plut6t qu'il n'évolue. D'année l'avenir et l'avenir justifie les entreprises a lon-
en année, on le retrouve identique, plus vieux, gue échéance. Baudelaire, qui ne veut rien entre-
simplement, plus sombre, l'esprit moins ample prendre, tourne le dos a l'avenir. Quand il
et moins vif, le corps plus délabré. Et la démence imagine celui de l'humanité, c'est pour lui don-
finale, pour qui l'a suivi pas a pas, apparait ner la forme d'une dissolution fatale : << Le
moins comme un accident que comme l'aboutis- monde va finir. La seule raison pour laquelle il
sement nécessaire de sa déchéance. pourrait durer, c'est qu'il existe. Que cette raison
Cette longue et douloureuse dissolution fut est faible, comparée a toutes celles qui annon-
choisie. Baudelaire a choisi de vivre le temps a
rebours. 11 a vécu a une époque qui venait 1 . Jean Cassou : a 1848 B. in Anatomie des Révolutions (N.R.F.).
cent le contraire, particulierement a celle-ci : neuf et l'explique exactement comme, pour
qu'est-ce que le monde a désormais A faire sous Comte, le supérieur explique et détermine l'infé-
'
le ciel? » Ailleurs il reve a la destruction de rieur. Le finalisme impliqué par la notion de
<< nos races dlOccident D. Quant a son avenir Progres n'a pas disparu chez Baudelaire, bien au
personnel, s'il l'envisage parfois, c'est sous l'as- contraire : mais il est inversé. Dans le rapport
pect d'une catastrophe : progressiste de finalité, c'est la statue future qui
explique et détermine l'ébauche que le sculpteur
Je ne suis pus positivement vieux, écrit-il en faqonne présentement. Chez Baudelaire la statue
décembre 1855, mais je puis le devenir prochaine- est logée dans le passé et c'est du passé qu'elle
ment. explique a ses ruines présentes les grossieres
contrefaqons qui visent a la reproduire. Le sys-
En 1859 il revient a la charge : teme social qui a sa faveur est tel, dans sa
hiérarchie parfaite et rigoureuse, qu'il ne tolere
Si j'allais devenir infirrne, ou sentir mon ceweau pas la moindre amélioration. S'il s'altere, c'est
dépérir avant d'avoir fait tout ce qu'il me semble qu'il se corrompt. Et dans l'individu, pareille-
que je dois et puis faire! ment, la durée ne peut engendrer que la sénilité
et la décomposition. C'est Gebhart, je crois, qui,
Et ailleurs encore : parlant des Romains du ve siecle, les décrivait
errant dans une ville trop grande pour eux et
Il y a... plus grave... que les douleurs physiques, remplie de splendeurs décrépites, de monu-
c'est la peur de voir s'user, péricliter et disparaitre, ments insignes et mystérieux qu'ils ne pouvaient
dans cette horrible existente pleine de secousses, ni comprendre ni refaire et qui témoignaient a
l'admirable faculté poétique, la netteté d'idées et la leurs yeux de l'existence d'ancetres plus savants
puissance d'espérance qui constituent en réalité et plus habiles. Voila, a peu de chose pres, le
mon capital. monde ou Baudelaire a choisi de vivre. 11 s'est
arrangé pour que son présent fut hanté par un
Pour lui, la dimension principale de la tempo- passé qui l'écrasat. 11 ne s'agit pas d'ailleurs -et
ralité c'est le passé. C'est elle qui donne son sens c'est la différence essentielle entre ce sentiment
au présent. Mais ce passé n'est pas une préfigu- et celui du Progres - d'une déchéance continue
ration imparfaite ni non plus l'existence anté- et telle que chaque instant soit inférieur A
rieure d'objets simplement égaux en dignité et en l'instant précédent. Mais ce qui compte plutdt,
puissance a ceux que nous connaissons. Le rap- c'est qu'une forme exquise et inégalable soit
port du présent au passé c'est le Progres a apparue une fois dans les brouillards reculés
rebours : c'est-a-dire que l'ancien détermine le d'une vie ou de l'histoire et que toutes les
entreprises individuelles, toutes les institutions
de la société en soient des images indignes et
coupables. Baudelaire a souffert profondément et tenace que Baudelaire a de lui-meme, avec les
du succes de l'idée de Progres, parce que l'épo- S limbes translucides de la vie intérieure :
que l'arrachai t a la contemplation du passé et lui
tournait de force la tete vers l'avenir. Pour lui, en Je vous assure que les secondes maintenant sont
le tirant ainsi, on lui faisait vivre le temps a fortement et solennellement accentuées et chacune,
rebours, il se sentait aussi maladroit et gené en jaillissant de la pendule, dit : << Je suis la Vie,
dans cette situation qu'un homme qu'on vou- l'insupportable, l'implacable Vie l . »
drait faire marcher a reculons. 11 n 'a trouvé de
repos qu'a partir de 1852 lorsque le Progres a son En un sens, ce que Baudelaire fuit dans le
tour est devenu un reve mort du Passé. Dans la Passé, c'est l'entreprise et le projet, l'instabilité
société piétinante et funebre de l'Empire, toute perpétuelle. Comme les schizophrknes et les
soucieuse de maintenir ou de rétablir, hantée mélancoliques, il justifie son incapacité d'agir en
par des souvenirs de gloire et par de grands se tournant vers le déja vécu, le déja fait, l'irrémé-
espoirs disparus, il a pu mener paisiblement son diable. Mais en un autre sens, il cherche surtout
existence stagnante, il a pu continuer a son aise a se délivrer de soi. Sa lucidité réflexive lui
sa marche lente et chancelante a reculons. 11 révele qu'il existe A la petite semaine, comme
convient d'examiner de plus pres ce << pas- une succession de piiles désirs, d'affections que
séisme » si radical. Nous avons vu qu'il repré- le néant transit, qu'il se connait par cceur et qu'il
lui faut vivre, cependant, goutte goutte. Pour se
sente a l'origine une certaine tentative pour fuir voir non comme il se fait, mais comme les
la liberté : le caractere et le destin sont de Autres, comme Dieu le voient, comme il est, il
grandes apparences sombres qui ne se révelent faudrait saisir enfin sa Nature. Et cette Nature
qu'au passé ; l'homme qui se pense << irritable », est au passé. C e que je suis, c'est ce que j'étais,
se borne, au fond, a constater qu'il s'est souvent puisque ma liberté présente remet toujours en
irrité. Baudelaire s'est tourné vers le passé pour question la nature que j'ai acquise. En meme
limiter la liberté par le caractere. Mais ce choix a temps Baudelaire n'a point choisi de renoncer A
d'autres significations. Baudelaire a horreur de cette conscience lucide qui fait sa dignité et son
sentir le temps couler. 11 lui semble que c'est son unicité. Son souhait le plus cher est d'etre,
sang qui s'écoule : ce temps qui passe, c'est du comme la pierre, la statue, dans le repos tran-
temps perdu, c'est le temps de la paresse et de la quille de l'immuabilité, mais que cette impéné-
veulerie, le temps des mille serments qu'on se trabilité calme, cette permanence, cette adhé-
fait et qu'on ne tient pas, le temps des déménage- sion totale de soi a soi soit précisément conférée
ments, des courses, de cette perpétuelle recher- a sa libre conscience en tant qu'elle est libre et
che d'argent. Mais c'est aussi le temps de l'ennui, en tant qu'elle est conscience. Or le Passé lui
le jaillissement toujours recommencé du Pré-
sent. Et le présent ne fait qu'un avec le gout fade 1 . Petits Poemes en prose :La Chambre double.
offre l'image de cette synthese impossible de désordre transparent : c'est directement a la
l'etre et de l'existence Mon passé c'est moi. Mais réalité du présent qu'il s'attaque. Plus habile et
ce moi est définitif. Ce que j'ai fait il y a six ans, il plus sournois, Baudelaire ne songe pas a nier
y a dix ans, reste fait pour toujours. La explicitement cette réalité, seulement il lui
conscience que j'ai prise de mes fautes, de mes refuse toute valeur. La valeur appartient au
vertus, de mes affections, rien ne l'empechera passé seul parce que le passé e s t ; et si le présent
plus d'etre, massive et irrémédiable, A mon offre quelque apparence de beauté ou de bonté,
horizon, comme cette borne que la voiture qui c'est qu'il l'emprunte au passé, comme la lune
m'emporte a déja dépassée, et qui s'éloigne et se emprunte sa lumiere au soleil. Cette dépendance
contracte indéfiniment sous ma vue. Ce qui es?, morale du présent figure symboliquement une
en effet, c'est que j'ai eu cette conscience : j'ai eu dépendance d'etre, puisque la forme achevée
faim, je me suis irrité, j'ai souffert, j'ai été doit, en bonne logique, précéder ses dégrada-
joyeux ; en chaque cas ce qui constituait le noyau tions. En un mot, il demande au passé d'etre
de mon sentiment, c'était la conscience que j'en l'éternité qui le change en lui-meme; il y a
prenais. Et cette conscience hésitante, si peu confusion radicale, chez lui, entre passé et éter-
sQre de soi, elle avait la responsabilité infinie nité. Le passé n'est-il pas définitif, immuable,
d'elle-meme ; c'est parce que j'en prenais hors d'atteinte ? Ainsi Baudelaire connaitra-t-il
conscience que la faim, que le plaisir existaient. la volupté amere de la décadence, dont il
A présent, je n'en suis plus responsable ou, du communique le gofit, comme un virus, A ses
moins, pas de la meme facon; elle est, la-bas, disciples symbolistes. Vivre c'est tomber ; 11s
une pierre de mon chemin. Et pourtant elle reste présent est une chute ; c'est par le remords et le
conscience. Et, sans doute, ces consciences pétri- regret que Baudelaire a choisi de ressentir ses
fiées ne m'appartiennent pas vraiment, elles ne liens avec le passé. Remords vague, parfois
me sont pas inhérentes comme ma conscience insupportable, parfois délicieux et qui n'est rien
presente est inhérente A soi. Mais Baudelaire a d'autre au fond que le mode d'appréhension
choisi d'etre ce Passé conscient. Ce qu'il néglige, concrete du souvenir. Par lui, il affirme sa
ce qu'il tient pour un moindre &re, c'est son solidarité profonde avec l'homme qu'il fut; et,
sentiment actuel : il le dévalorise dans le dessein du meme coup, il sauvegarde pourtant sa
l
de le rendre moins urgent, moins présent. 11 fait liberté; il est libre parce qu'il est coupable et
du présent un passé diminué pour pouvoir nier que la faute, pour lui, est la manifestation la plus
sa réalité. En cela, il se rapproche un peu d'un fréquente de la liberté. 11 se retourne vers ce
écrivain comme Faulkner, qui s'est détourné passé qu'il es? et qu'il croit avoir souillé; il
pareillement de l'avenir et qui se fait aussi le réalise une appropriation a distance de son
I
contempteur du présent au profit du passé. Mais essence et, du meme coup, il retrouve la joie
, pour Faulkner, le passé se laisse voir A travers le perverse de la faute. Mais cette fois ce n'est pas
présent comme un bloc de diamant A travers un contre la vertu enseignée qu'il peche : c'est
contre lui-meme. Et plus il s'enlise dans le mal, jamais tout a fait la, ni tout a fait visible, il reste
plus il se donne d'occasions de se repentir, plus ! en suspens entre le néant et l'etre par une
i
vivant et plus pressant devient le souvenir de ce discrétion poussée a l'extreme. On peut en jouir,
qu'il a été, plus solide et plus manifeste le lien il ne se dérobe pas : mais cette jouissance
qui l'unit A son essence. contemplative a comme une légereté secrkte;
Mais il faut aller plus loin et découvrir dans ce elle jouit de ne pas jouir assez. 11 va de soi que
rapport au passé l'essentiel de ce que nous cette légereté métaphysique du monde baudelai-
nommerons le fait poétique baudelairien. Chaque rien figure l'existence elle-meme. Quiconque a lu
poete poursuit a sa maniere cette synthese de les admirables vers du Guignon :
l'existence et de l'etre que nous avons reconnue
pour une impossibilité. Leur quete les conduit A Mainte fleur épanche c2 regret
élire certains objets du monde qui leur parais- Son parftim doux comme un secret
sent les symboles les plus parlants de cette Dans les solitudes profondes
réalité ou l'existence et l'etre viendraient se
confondre et a essayer de se les approprier par la a pressenti ce gout de Baudelaire pour ces
contemplation. L'appropriation, nous l'avons étranges objets qui sont comme des affleure-
montré ailleurs, est une tentative d'identifica- ments a l'etre et dont la spiritualité est faite
tion. Ainsi sont-ils amenés A créer par des signes d'absence. Le parfum existe A regret » et ce
de certaines natures ambigues, chatoiement regret meme nous le respirons avec lui, il fuit en
d'existence et d'etre qui les satisfont double- meme temps qu'il se donne, il pénetre dans les
ment : a la fois parce qu'elles sont des essences narines et s'évanouit, fond aussitdt. Pas tout a
objectives et qu'ils peuvent les contempler et fait pourtant : il est la, tenace, il nous frdle. C'est
parce qu'elles procedent d'eux et qu'ils peuvent pour cela - et non, comme l'ont prétendu
s'y retrouver. L'objet que Baudelaire a créé par quelques plaisantins, parce qu'il a l'odorat parti-
une émanation perpétuelle dans ses pokmes et, culierement développé - que Baudelaire a tant
tout aussi bien, par les actes de sa vie, c'est ce aimé les odeurs. L'odeur d'un corps, c'est ce
qu'il a nommé, et que nous nommerons apres corps lui-meme que nous aspirons par la bouche
lui, le spirituel. Le spirituel est le fait poétique et le nez, que nous possédons d'un seul coup,
baudelairien. Le spirituel et un 2tre et qui se comme sa substance la plus secrete et, pour tout
manifeste comme te1 : de l'etre il a l'objectivité, dire, sa nature. L'odeur en moi, c'est la fusion du
la cohésion, la permanence et l'identité. Mais cet corps de l'autre a mon corps. Mais c'est ce corps
etre enferme en lui comme une sorte de retenue, désincarné, vaporisé, resté, certes, tout entier
il n'est pas tout a fait, une discrétion profonde lui-meme, mais devenu esprit volatil. Cette pos-
l'empeche non de se manifester, mais de s'affir- session spiritualisée - Baudelaire I'affectionne
mer A la maniere d'une table ou d'un caillou; il particulierement : bien souvent on a l'impres-
se caractérise par une maniere d'absence, il n'est sion qu'il c respire les femmes plutot qu'il ne
fait l'amour avec elles. Mais les parfums ont l'apparence d'une conscience objectivée : par-
pour lui, en outre, ce pouvoir particulier, tout en fums, lumieres tamisées, musiques lointaines,
se donnant sans réserves, d'évoquer un au-dela autant de petites consciences muettes et don-
inaccessible. 11s sont a la fois les corps et comme nées, a u t a n t d'images aussitot absorbées,
une négation du corps, il y a en eux quelque consommées comme des hosties, de son insaisis-
chose d'insatisfait qui se fond avec le désir qu'a sable existence. 11 a été hanté par le désir de
Baudelaire d'etre perpétuellement ailleurs : palper des pensées devenues choses - ses pro-
pres pensées incarnées :
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, O mon amour! nage sur ton parfkm. J'ai pensé bien souvent que les betes malfai-
santes et dégobtantes n'étaient peut-&re que la
Pour les memes raisons, il préférera l'heure du vivification, corporification, éclosion h la vie
crépuscule, les ciels brouillés de Hollande, les matérielle, des mauvaises pensées de l'homme.
<< jours blancs tiedes et voilés », les M jeunes
corps maladifs », tous les etres, choses.et gens, Ses poemes eux-memes sont des pensées << cor-
qui semblent meurtris, brisés ou qui glissent porifiées », non point seulement parce qu'elles
vers leur fin : les a petites vieilles n et, tout aussi ont pris corps dans les signes, mais surtout parce
bien, la lumiere d'une lampe que le petit jour que chacun d'eux, par son rythme savant, le sens
piilit et qui semble vaciller dans son &re. Par volontairement hésitant, presque effacé qu'il
leur indolente et leur mutisme, les belles donne aux mots, par une griice ineffable aussi,
femmes qui traversent ses poemes évoquent, est une existence retenue, fugace, toute sembla-
elles aussi, je ne sais quelle retenue. Ce sont des ble a une odeur.
adolescentes, d'ailleurs, elles ne sont pas parve- Mais ce qui se rapproche le plus du parfum de
nues a la plénitude de leur épanouissement, et la femme, c'est la signification d'une chose. Un
les vers qui les décrivent savent nous suggérer objet qui a un sens, indique, par-dessus son
qu'elles sont de jeunes animaux nonchalants qui épaule, un autre objet, une situation genérale,
glissent a la surface du sol sans y laisser de l'enfer ou le ciel. La signification, image de la
traces, qui glissent a la surface de la vie, transcendance humaine, est comme un dépasse-
absentes, ennuyées, froides et souriantes, tout ment figé de l'objet par lui-meme. Elle existe
absorbées par de futiles cérémonies. Nous nom- sous nos yeux, mais elle n'est pas vraiment
merons donc spirituel, avec lui, l'etre qui se laisse visible : c'est un sillon dans les airs, une direc-
saisir par les sens et qui ressemble le plus a la tion immobile. Intermédiaire entre la chose
conscience. Tout l'effort de Baudelaire a été pour présente qui la supporte et l'objet absent qu'elle
récupérer s a conscience, pour la posséder désigne, elle retient en elle un peu de celle-la et
comme une chose dans le creux de ses mains et annonce déja celui-ci. Elle n'est jamais tout a
c'est pourquoi il attrape au vol tout ce qui offre fait pure, il y a en elle comme un souvenir des
formes et des couleurs dont elle émane, et oppressant ou, comme dira Heidegger, pour ses
cependant elle se donne comme un etre par-dela amis, ses proches il << ne se réduit pas a ce qu'il
l'etre, elle ne s'étale pas, elle se retient, elle est D. Pourtant le secret est un etre objectif qui
vacille un peu, elle n'est accessible qu'aux sens peut etre révélé par des signes ou qu'une sckne
les plus aigus. Pour Baudelaire dont le spleen muette peut nous laisser surprendre. En un
réclame toujours un << ailleurs », elle est le sym- certain sens, il est bien dehors, devant nous qui
bole meme de l'insatisfaction; une chose qui en sommes les témoins. Mais il se laisse a peine
signifie, c'est une chose insatisfaite. Son sens est deviner, il est suggéré, évoqué, par un air du
l'image de la pensée, il se donne comme une visage, par une attitude, par quelques paroles
existente enlisée dans l'etre. On remarquera que, ambigues. Aussi cet etre qui est la nature pro-
chez Baudelaire, les mots de p a r h m , de pensée fonde de la chose, en est aussi l'essence la plus
et de secret sont a peu pres synonymes : subtile. 11 est a peine ; et toute signification, pour
autant qu'il est ardu de la découvrir, peut passer
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, pour un secret. Voila pourquoi Baudelaire va
D'ou jaillit toute vive une ame qui revient. chercher avec passion les parhms, les secrets de
Mille pensers domaient, chrysalides funebres, toute chose. Voila pourquoi il essaiera d'arra-
Frémissant doucement dans les lourdes ténebres cher leur sens aux couleurs meme, voila pour-
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor1... quoi il écrira de la couleur violette qu'elle
signifie :
Amoire a d o n secrets, pleine de bonnes choses,
De vins, de parfums ...2 . amour contenu, mystérieux, voilé, couleur de
chanoinesse l .
Mainte fleur épanche a regret
Son parftlm doux comme un secret 3. S'il emprunte a Swedenborg l'idée assez vague
des correspondances, ce n'est pas tant qu'il
Si Baudelaire aime tant les secrets, c'est qu'ils adhere a la métaphysique qu'elle implique;
manifestent un perpétuel Au-deld. L'homme qui mais c'est qu'il souhaite trouver en chaque
a son secret ne tient pas tout entier dans son réalité une insatisfaction figée, un appel vers
corps, ni dans la minute présente ;il est ailleurs ; autre chose, une transcendance objectivée ; c'est
on le pressent a voir son insatisfaction et sa mine qu'il désire passer
absente. Allégé par son mystkre, il pese moins
lourdement sur le présent, son &re est moins ... a travers des forgts de symboles
qui l'obsewent avec des regards familiers.
1. Les Fleurs du Mal :Le Flacon.
2 . Ibid., Le Beau Navire.
3 . Ibid., Le Guignon.
Finalement, ces dépassements s'étendront au Et il écrit ailleurs :
monde entier. La totalité d u monde sera signi-
fiante et dans cet ordre hiérarchique d'objets qui C'est cet admirable, cet immortel instinct du
consentent A se perdre pour e n indiquer d'autres, Beau qui nous fait considérer la Tewe et ses
Baudelaire retrouvera son image. L'univers spectacles comme u n apercu, comme une corres-
purement matériel est aussi éloigné de lui qu'il pondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui
est possible ; mais dans l'univers signifiant Bau- est au-dela et que révele la vie, est la preuve la plus
delaire récupere. N'écrit-il pas, dans L'Invitation vivante de notre immortalité. C'est a la fois par la
au voyage des Poemes en prose : poésie et a travers la poésie, par et a travers la
musique, que l'dme entrevoit les splendeurs situées
Dans ce beau pays si calme... ne serais-tu pus dewiere le tombeau; et quand u n poeme exquis
encadrée dans ton analogie et ne pouwais-tu pus te arnene les lamtes au bord des yeux, ces larmes ne
mirer, pour parler comme les mystiques, dans tu sont pus la preuve d'un exces de jouissance, elles
propre cowespondance ? sont bien plutdt le témoignage d'une mélancolie
iwitée, d'une postulation des nerfs, d'une nature
Te1 est le terme des efforts de Baudelaire : exilée dans l'imparfait et qui voudrait s'emparer
s'emparer de soi-meme, dans son éternelle << dif- immédiatement, sur cette teme me"me, d'un paradis
férence », réaliser son Altérité, en s'identifiant révélé. Ainsi le principe de la poésie est strictement
au Monde tout entier. Allégé, évidé, rempli de et simplement l'aspiration humaine vers une
symboles et de signes, ce monde qui l'enveloppe Beauté supérieure et la manifestation de ce prin-
dans son immense totalité, n'est autre que lui- cipe est dans u n enthousiasme, u n enlhement de
m e m e ; et c'est lui-meme que ce Narcisse veut l'dme; enthousiasme tout a fait indépendant de la
étreindre et contempler. Et la beauté elle-meme passion, qui est l'ivresse du c e u r , et de la vérité qui
n'est point une perfection sensuelle contenue est la pdture de la raison. Car la passion est chose
dans les étroites limites d'un cadre, d'un genre naturelle, trop naturelle m2me pour ne pus intro-
poétique, d'un air de musique. Avant tout elle est duire u n ton blessant, discordant dans le domaine
suggestion, c'est-A-dire qu'elle est ce t y p e de la Beauté pure; trop familiere et trop violente
étrange et forgé de réalité, ou l'etre et l'existence pour ne pus scandaliser les purs Désirs, les gra-
se confondent, ou l'existence est objectivée et cieuses Mélancolies, les nobles Désespoirs qui
solidifiée par l'etre, ou l'etre est allégé par habitent les régions sumaturelles de la poésie.
l'existence : s'il admire Constantin Guys c'est
qu'il voit e n lui : Tout Baudelaire est dans ce passage : nous y
retrouvons son horreur de la trop plantureuse
le peintre de la circonstance et de tout ce qu'elle nature, son gout de l'inassouvissement et des
suggere d'étemel.. . voluptés irritantes, son aspiration vers l'au-dela.
Mais ne nous trompons pas sur celle-ci; on a
parlé du platonisme de Baudelaire ou de sa ture. » D'ailleurs la Beauté chez Baudelaire est
mystique. Comme s'il avait désiré se débarrasser toujours particuliere. Ou plutot, ce qui l'enivre
de ses attaches charnelles pour se trouver, A la c'est un certain dosage d'individuel et d'éternité,
maniere du Philosophe décrit dans Le Banquet, ou l'éternité se laisse entrevoir derriere l'indivi-
face a face avec les Idées pures ou le Beau absolu. duel. << Le beau, dit-il, est fait d'un élément
En fait, nous ne trouvons chez lui aucune trace éternel, invariable, dont la quantité est extreme-
de cet effort propre aux Mystiques qui s'accom- ment difficile a déterminer et d'un élément
pagne d'un renoncement total a la terre et d'une relatif, circonstancié qui sera, si l'on veut, tour A
désindividualisation. Si la nostalgie de l'au-dela, tour ou tout ensemble l'époque, la mode, la
l'insatisfaction, le dépassement du réel apparais- morale, la passion. »
sent partout dans son euvre, c'est toujours au Mais si l'on demande avec plus de précision
sein meme de cette réalité qu'il se lamente. Le quelles peuvent bien &re les significations que le
dépassement, pour lui, s'indique, s'esquisse a flaneur, le mangeur de haschisch ou le poete
partir des choses qui l'entourent; il faut meme entrevoient a travers les choses, nous sommes
qu'elles soient la, de toute nécessité, pour qu'il bien obligés de convenir qu'elles ne ressemblent
ait le plaisir de les dépasser. 11 aurait horreur de pas aux idées platoniciennes ou aux formes
monter en plein ciel, en laissant au-dessous de aristotéliciennes. Sans doute Baudelaire a pu
lui les biens de la terre ; ce qu'il lui faut, ce sont écrire : << L'enthousiasme qui s'applique A autre
ces biens memes, mais pour qu'il les méprise, la chose que les abstractions, est un signe de
prison terrestre, pour qu'il se sente perpétuelle- faiblesse et de maladie. » Mais en fait, on ne le
ment sur le point de s'en évader : en un mot voit nulle part se préoccuper de fixer, A partir
l'insatisfaction n'est pas une aspiration véritable d'une nature particuliere, les traits essentiels et
vers l'au-dela mais une certaine maniere d'éclai- abstraits qui la caractérisent. Les a essences »
rer le monde. Pour Baudelaire comme pour lui importent assez peu et la dialectique de
l'épicurien, le monde compte seul, mais ils n'ont Socrate lui est étrangere. Manifestement, ce
pas la m&memaniere de l'accommoder. Dans le qu'il vise A travers telle femme qui passe,
texte que nous venons de citer, la Beauté supé- Dorothée ou la Malabaraise, ce n'est pas la
rieure est cherchée, entrevue a travers la Poésie. férninéité, c'est-a-dire l'ensemble des caracteres
Et c'est précisément la ce qui compte : ce mou- distinctifs de san sexe ; et il pourrait dire comme
vement qui traverse le poeme comme une épée, cet adversaire grec de 1'Académie : Je vois le
qui en émerge vers l'au-dela, mais qui alors, cheval mais non la caballéité. » 11 suffit de relire
ayant rempli sa tache, s'évanouit dans le vide. 11 Les Fleurs du Mal pour comprendre : ce que
s'agit, au fond, d'une ruse pour donner une Ame Baudelaire demande A la signification, ce n'est
aux choses. Le célebre passage de Fusées nous la pas de dépasser l'objet signifiant comme l'uni-
révele en définissant le Beau : << Quelque chose verse1 dépasse l'exemple singulier qui le fonde,
d'un peu vague, laissant carriere a la conjec- mais, comme un mode, d'etre plus léger pour
aller au-dela d'un etre plus dense et plus lourd, universel - et non plus seulement ceiui de sa
comme l'air s'échappe de la terre poreuse et i; conscience - s'offre comme un mode d'etre
pesante, comme l'Ame surtout traverse le corps : entierement conforme a ses souhaits. 11est, parce
qu'il est irrémédiable et pur objet de contempla-
11 est de forts parftlms pour qui toute matidre tion passive ; mais, en meme temps, il est absent,
Est poreuse. O n dirait qu'ils pénetrent le veme l . hors d'atteinte, délicatement fané ; il possede cet
&re fantomal que Baudelaire nomme esvñt et - ~
le passé. Une chose est signifiante pour Baude- sieurs reprises, l'idéal de l'etre, pour lui, serait
laire lorsqu'elle est poreuse pour un certain un objet existant a u présent avec tous les carac-
passé et qu'elle excite l'esprit a la dépasser vers teres d'un souvenir :
un souvenir. Parfums, ames, pensers, secrets :
autant de mots pour désigner le monde de la Le passé, souhaite-t-il dans L'Art romantique,
mémoire. Charles Du Bos dit avec raison : tout en gardant le piquant d u fantdme, reprendra la
a Pour Baudelaire, il n'y a de profond que le lumidre et le mouvement de la vie et se fera
passé : c'est lui qui a toute chose communique, présent . '
imprime, la troisieme dimension. » Ainsi,
comme nous avons noté la confusion de l'éternel Et, dans Les Fleurs d u Mal :
et du passé, nous pouvons noter a présent la
confusion du passé et du spirituel. Comme celle Charrne profond, magique, dont nous grise
de Bergson, l'czuvre de Baudelaire pourrait s'ap- Dans le présent le passé restauré *.
peler Matidre et Mémoire. C'est que le passé
1. Le Peintre de la vie modane.
1 . Le Flacon. 1 . Les Fleurs du Mal, XXXVIII, 11.
effort pour tirer son épingle du jeu, pour se
Ce serait, en effet, A ses yeux, l'union objective désolidariser; on ne saurait mieux la comparer
de l'etre et de l'existence que, nous l'avons vu, qu'a I'attitude méprisante, angoissée et raidie
ses poemes tentent de réaliser. d'un prisonnier qui, dans une cave inondée, voit
Te1 serait dans ses grandes lignes le portrait de l'eau monter le long de son corps et rejette sa
Baudelaire. Mais la description que nous avons tete en arriere pour que, du moins, la plus noble
tentée présente cette infériorité sur le portrait partie de lui-meme, le siege de la pensée et du
qu'elle est successive au lieu qu'il est simultané. regard, demeure le plus longtemps possible au-
Seule l'intuition d'un visage, d'une conduite dessus du flot bourbeux. Mais cette attitude
pourrait nous faire sentir que les traits mention- stoicienne réalise en meme temps le dédouble-
nés ici l'un apres l'autre sont imbriqués en fait ment que Baudelaire poursuit sur tous les plans ;
dans une synthese indissoluble ou chacun d'eux il se bride, il se freine, il se juge, il est son témoin
exprime a la fois lui-meme et tous les autres. 11 et son bourreau, le couteau qui fouille la plaie et
nous suffirait de voir vivre Baudelaire, fut-ce un le ciseau qui sculpte le marbre. 11 se tend et se
instant, pour que nos remarques éparses s'orga- travaille pour n'etre jamais un donné pour lui-
nisent en une connaissance totalitaire : la per- meme, pour pouvoir assumer a chaque instant la
ception immédiate s'accompagne, en effet, d'une responsabilité de ce qu'il est. En ce sens il serait
compréhension confuse et, pour parler comme bien difficile de distinguer la tension qu'il s'im-
Heidegger, « préontologique », qu'il faut sou- pose de la comédie qu'il se donne A lui-meme.
vent des années pour expliciter et qui contient, Supplice ou lucidité, cette tension apparait, si on
ramassés dans une indifférenciation syncréti- la prend d'un autre biais, comme l'essentiel du
que, les principaux caracteres de l'objet. En dandysme et comme l'ask&sisstoicienne ; et, tout
I'absence de cette compréhension immédiate, en meme temps, elle est horreur de la vie, crainte
nous pouvons du moins pour conclure marquer perpétuelle de se salir et de se compromettre ; la
l'étroite interdépendance de toutes les conduites censure qu'elle exerce sur la spontanéité équi-
et de toutes les affections baudelairiennes, insis- vaut a une stérilisation délibérée. En réprimant
ter sur la faqon dont chaque trait, par une tous ses élans, en se perchant d'un seul coup et
dialectique singuliere, passe » dans les autres pour toujours sur le plan réflexif, Baudelaire a
ou les laisse apercevoir ou les appelle pour se choisi le suicide symbolique ; il se tue A la petite
compléter. Cette tension vaine, aride et comme semaine. Du meme coup elle donne le climat du
K Mal » baudelairien. Car chez lui, le crime est
exaspérée qui constitue son climat intérieur et
qui se marquait, pour ceux qui l'ont connu, dans concerté, accompli délibérément et presque par
la sécheresse coupante de sa voix, dans la nervo- contrainte. Le mal ne correspond nullement A
sité froide de ses gestes, elle est sans doute le l'abandon : c'est un contre-Bien qui doit avoir
résultat de la haine qu'il porte a la nature, hors tous les caracteres du Bien, affectés seulement
de lui et en lui-meme, elle apparait comme un d'un changement de signe. Et puisque le Bien est
effort, exercice, domination sur soi, nous retrou- exaspération insatisfaite. Et cela vient aussi du
verons dans le Mal tous ces caracteres. Ainsi la fait qu'il n'a jamais eu d'autre fin que lui-meme.
<< tension » baudelairienne se sent maudite et se Or, dans le plaisir normal, on jouit de l'objet et
veut telle. De la meme facon, le gout pour les l'on s'oublie, au lieu que dans cette titillation
voluptés retenues que nous dénoncions chez lui, énervante, c'est du désir qu'on jouit, c'est-A-dire
exprime sa haine de l'abandon et, par la, il ne de soi. Et, derechef, a cette vie en porte a faux
fait qu'un avec sa frigidité, sa stérilité, son qu'il a faite sienne, a cet énervement sans repos,
manque radical de charité et de générosité, enfin il confere un autre sens : elle représente l'insatis-
avec la tension meme que nous venons de faction radicale du Dieu déchu. 11 s'en sert alors
décrire : il s'agit de se retrouver maitre de lui- comme d'une arme pour assouvir ses rancunes :
meme au sein des plaisirs ; il faut qu'il sente un a sa mere il se montrera dans ses souffrances;
mors qui le retient en arriere, alors qu'il va mais ces souffrances, si l'on y regarde de pres, ne
s'abandonner A la jouissance; en ce sens, les font qu'un avec ses plaisirs. Maudire le ciel parce
fantasmes qu'il évoque au moment de l'acte qu'on est insatisfait ou choisir l'insatisfaction
sexuel, ses juges, sa mbre, les belles femmes comme sens profond de la volupté, c'est tout un,
froides qui 1observent, sont destines A le sauver l'ambiguité vient seulement d'une légere varia-
dans le temps qu'il va s'abimer dans la pure tion d'attitude par rapport au fait premier. Et
sensation; et son impuissance meme est provo- cette douleur soigneusement cultivée vient le
quée, semble-t-il, par la peur de trop jouir. Mais, servir encore, A titre d'auto-punition, lorsqu'il
d'autre part, sJilse retient dans ses plaisirs, c'est veut prendre sa revanche sur le Bien, par une
aussi que, inassouvi par principe, il a choisi de sorte de dépassement figé, en meme temps
trouver sa volupté dans l'inassouvissement plu- qu'elle lui perniet d'affirmer définitivement son
tdt que dans la possession. La fin qu'il poursuit, altérité. Mais entre son extreme affirmation de
nous le savons, c'est cette étrange image de lui- soi et sa négation de soi ultime il n'y a, de
meme qui serait l'union indissoluble de l'exis- nouveau, pas la moindre différence. Car lorsqu'il
tence et de l'etre. Or elle est hors de prise et il le se nie totalemeiit, il songe A se tuer ; or le suicide,
sait au fond de lui-meme : il croit lJatteindreet il chez lui, n'est pas une aspiration vers le néant
la frdle, mais quand il veut l'étreindre, elle absolu : lorsqu'il se représente qu'il va se suppri-
s'évanouit. 11 voudra donc se persuader A lui- mer, il veut faire disparaitre en lui la nature,
meme, pour se masquer son échec, que l'effleure- qu'il assimile au présent et aux limbes de la
ment furtif est la véritable appropriation et, par conscience. 11 demande a l'idée de suicide ce
une modification généralisée de tous ses désirs, léger secours, cette chiquenaude qui lui permet-
c'est ce frdlement irritant qu'il recherchera dans tra de considérer sa vie comme irrémédiable et
tous les domaines pour se prouver que c'est la accomplie, c'est-a-dire comme un destin éternel
seule possession souhaitable. Ainsi decide-t-il de ou, si l'on préfere, comme un passé clos. 11 voit
confondre l'assouvissement du désir avec son surtout, dans l'acte de mettre fin A ses jours,
1 des poemes baudelairiens. Enfin l'objet qu'il
comme une récupération ultime de son etre :
c'est lui qui tirera le trait, c'est lui, enfin, qui, en
arretant sa vie, la transformera en une essence
1 produit n'est qu'une image de lui-meme, une
restauration dans le présent de sa mémoire, qui
qui sera, A la fois, donnée pour toujours et pour
r
offre l'apparence d'une synthese de l'etre et de
toujours créée par lui-meme. Ainsi se délivrera- l'existence. Et lorsqu'il tente de se l'approprier,
t-il du sentiment insupportable d'etre de trop dans comme il y est encore engagé plus qu'h demi, il
le monde. Seulement, pour jouir des résultats de n'y parvient pas tout a fait, il demeure encore
son suicide, il faut de toute évidence qu'il y inassouvi : ainsi l'objet du désir s'apparie-t-il au
survive. C'est pourquoi baudelaire a choisi de se désir pour constítuer finalement cette totalité
constituer en survivant. Et s'il ne se tue pas d'un raidie, perverse et insatisfaite qui n'est autre que
coup, au moins a-t-il fait en sorte que chacun de Baudelaire lui-meme. On le voit, la négation de
ses actes soit l'équivalent symbolique d'une soi << passe dans D l'affirmation de soi comme
mort qu'il ne peut pas se donner. Frigidité, dans la dialectique hégélienne, le suicide devient
impuissance, stérilité, absence de générosité, un moyen de se perpétuer, la douleur, la fameuse
refus de servir, péché : voila, de nouveau, autant douleur baudelairienne, a la meme structure
d'équivalents du suicide. S'affirmer, pour Bau- intime que la volupté, la création poétique s'ap-
delaire, c'est en effet se poser comme pure parente A la stérilité, toutes ces formes passa-
essence inactive, c'est-a-dire au fond, comme geres, toutes ces attitudes quotidiennes se fon-
une mémoire ; et se nier, c'est vouloir n'etre, une dent les unes dans les autres, apparaissent,
fois pour toutes, que la chaine irrémédiable de s'évanouissent et reparaissent quand on s'en
ses souvenirs. Et la création poétique, qu'il a croyait le plus loin; ce ne sont que les modula-
préférée a toutes les especes de l'action, se tions d'un grand theme primitif qu'elles repro-
rapproche, chez lui, du suicide qu'il ne cesse de duisent avec des tonalités diverses.
ruminer. Elle le séduit d'abord en ce qu'elle lui Ce theme, nous le connaissons, nous ne l'avons
permet d'exercer saiis danger sa liberté. Mais pas perdu de vue un ínstant : c'est le choix
surtout en ce qu'elle s'éloigne de toutes les origine1 que Baudelaire a fait de lui-meme. 11 a
formes du don, qui lui fait horreur. En écrivant choisi d'exister pour lui-meme comme il était
un poeme, il pense ne rien donner aux hommes, pour les autres, il a voulu que sa liberté lui
ou du moins ne leur livrer qu'un objet inutile. 11 appariit comme une nature >> et que l a
ne sert pas, il demeure avare et fermé sur soi, il << nature » que les autres découvraient en lui
ne se compromet pas dans sa création. En meme leur semblat l'émanation meme de sa liberté. A
temps, la contrainte du rythme et du vers partir de la, tout s'éclaire : cette vie misérable
l'oblige a poursuivre sur ce terrain l'askesis qu'il qui nous paraissait aller h vau-l'eau, nous
pratique par la toilette et le dandysme. 11 met en comprenons a présent qu'il l'a tissée avec soin.
forme ses sentiments comme il a mis en forme C'est lui qui a fait en sorte qu'elle ne fiit qu'une
son corps ou ses attitudes. 11 y a un dandysme survie, c'est lui qui l'a encombrée au départ de
ce bric-a-brac volumineux : négresse, dettes, telle est sans doute sa singularité, cette << diffé-
vérole, conseil de famille, qui le genera jusqu'au rence >> qu'il a cherchée jusqu'a la mort et qui ne
bout et jusqu'au bout l'obligera a s'en aller a pouvait paraitre qu'aux yeux des autres : il a été
reculons vers l'avenir, c'est lui qui a inventé ces une expérience en vase clos, quelque chose
belles femmes calmes qui traversent ses années comme l'homunculus du Second Faust, et les
d'ennui, Marie Daubrun, la Présidente. C'est lui circonstances quasi abstraites de l'expérience liii
qui a soigneusement délimité la géographie de ont permis de témoigner avec un éclat inégala-
son existence en décidant de trainer ses miseres ble de cette vérité : le choix libre que l'homme
dans une grande ville, en refusant tous les fait de soi-meme s'identifie absolument avec ce
dépaysements réels, pour mieux poursuivre dans qu'on appelle sa destinée.
sa chambre les évasions imaginaires, c'est lui
qui a remplacé les voyages par les déménage-
ments, en mimant la fuite devant lui-meme par
ses perpétuels changements de résidence, et qui,
blessé a mort, n'a consenti a quitter Paris que
pour une autre cité qui en fut la caricature, lui
encore qui a voulu son demi-échec littéraire et
cet isolement brillant et minable dans le monde
des lettres. Dans cette vie si close, si serrée, il
semble qu'un accident, une intervention du
hasard permettrait de respirer, donnerait un
répit a l'heautontimorournenos. Mais nous y
chercherions en vain une circonstance dont il ne
soit pleinement et lucidement responsable. Cha-
que événement nous renvoie le reflet de cette
totalité indécomposable qu'il fut du premier
jour jusqu'au dernier. 11 a refusé l'expérience,
rien n'est venu du dehors le changer et il n'a rien
appris ; c'est a peine si la mort du général Aupick
a modifié ses relations avec sa mere; pour le
reste, son histoire est celle d'une tres lente et tres
douloureuse décomposition. Te1 il était a vingt
ans, te1 nous le retrouvons a la veille de sa mort :
il est simplement plus sombre, plus nerveux,
moins vif; de son talent, de son admirable
intelligence, il ne reste plus que des souvenirs. Et
Anatomie des révolutions : Fanfarlo (La) : 55, 106, 107,
153.
Art romantique (L') : 48, 94-
96,123,124, 134,136, 166, Fleurs du mal (Les) : 26-28,
167, 171. 45, 54,60,77, 82, 84, 113,
Art philosophique (L') :24. 115, 121, 133, 161, 162,
164, 165,171.
Banquet (Le) : 168. Fusées :38,44,52,56,72,82,
Baudelaire (par G.Blin) : 39, 89,107,110,133,142,151,
126. 154, 165, 168.
Baudelaire devant la dou-
leur : 57. Gargantua : 130.
Nouvelles
L E M U R (Le mur - La chambre - Érostrate - Intimité -
L'enfance d'un c h d .
Thédtre
T H É A T R E , 1 : Les mouches - Huis clos - Morts sans
sépulture - La putain respectueuse.
L E S MAINS SALES.
L E DIABLE E T L E B O N DIEU.
K EA N , d'apres Alexandre Dumas.
NEKRASSOV.
L E S S É Q U E S T R É S D'ALTONA.
L E S T R O Y E N N E S , d'apres Euripide.
Littérature
BAUDELAIRE. C A H I E R S POUR U N E MORALE.
CRITIQUES LITTÉRAIRES. C R I T I Q U E D E LA R A I S O N D I A L E C T I Q U E (précédéde
QU'EST-CE Q U E LA LITTÉRATURE? Q U E S T I O N S D E M É T H O D E ) , 1 : Théorie des ensem-
ble~ pratiquas.
S A I N T - G E N E T , C O M É D I E N E T M A R T Y R (Les
CEuvres completes de Jean Genet, tome 1). C R I T I Q U E D E LA R A I S O N D I A L E C T I Q U E , 11 : L'in-
telligibilité de I'Histoire.
L E S MOTS.
Q U E S T I O N S D E M É T H O D E (collection Te1 »).
L E S É C R I T S D E S A R T R E , de Michel Contat et Michel
Rybalka. V É R I T É ET E X I S T E N C E .
L ' I D I O T D E LA F A M I L L E , Gustave Flaubert de 1821 d S I T U A T I O N S P H I L O S O P H I Q U E S (collection Te1 »).
1857, 1, 11 et 111 (nouvelle édition revue et augmentée).
Essais politiques
\
I
PLAIDOYER POUR L E S INTELLECTUELS. 1
RÉFLEXIONS S U R LA QUESTION JUIVE.
I
UN THÉATRE D E S I T U A T I O N S .
E N T R E T I E N S S U R LA P O L I T I Q U E , avec David Rous-
L E S C A R N E T S D E LA D R O L E D E G U E R R E (no- set et Gérard Rosenthal.
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Zconograph ie
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