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André Green

Le psychisme entre anthropologues et psychanalystes. Une


différence d'interprétation
In: L'Homme, 1999, tome 39 n°149. pp. 25-42.

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Green André. Le psychisme entre anthropologues et psychanalystes. Une différence d'interprétation. In: L'Homme, 1999, tome
39 n°149. pp. 25-42.

doi : 10.3406/hom.1999.453499

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1999_num_39_149_453499
?s

Le psychisme

entre anthropologues et psychanalystes

Une différence d'interprétation

André Green

est assurément une question difficile que de savoir si une anthropolog


ie psychanalytique est possible. La difficulté est cependant inégalement
répartie entre psychanalystes et anthropologues. Pour les premiers une
telle question est à peine légitime, tant il leur paraît aller de soi qu'une
anthropologie sans psychanalyse est une anthropologie sans fondement.
Pour les anthropologues, le doute est non seulement permis mais, lorsqu'il
est levé, c'est le plus souvent dans le sens d'une réponse négative.
Toutefois, un nombre restreint d'anthropologues résiste à l'exclusion des
points de vue de la psychanalyse et s'obstine admirablement à poursuivre
un dialogue intermittent, précaire et incertain. L'argument, qui sert de
point de départ à notre réflexion, augure favorablement de nos échanges
après « l'affaissement des grands paradigmes "psychocides" qui dominèr
ent la pensée anthropologique pendant près d'un demi-siècle»1. Il me
paraît important de noter que la rencontre, dont les textes de ce numéro
sont issus, s'est tenue sous le patronage de l'anthropologie officielle, celle
qui a pignon sur rue à la Maison des sciences de l'homme et qui émane
d'associations et de laboratoires reconnus.
Nous voilà donc, anthropologues comme psychanalystes, engagés dans
une discussion qui mérite examen. Dans ce texte, j'envisagerai trois Î2
points : le premier traitera d'une manière limitée du contentieux entre t/j
anthropologues et psychanalystes ; le deuxième tentera de tirer quelques uj
indications d'un matériel sélectionné ; le troisième s'efforcera de dégager QQ
après coup une réflexion sur une méthode possible. JO

1 . Extrait de l'Argument au symposium « Une anthropologie psychanalytique est-elle possible ? » (Paris,


juin 1997).

L'HOMME 149/1999, pp. 25 à 42


Le contentieux entre anthropologues et psychanalystes

Avant de répondre à la question : « Une anthropologie psychanalytique


est-elle possible ? », il est peut-être nécessaire de se demander pourquoi on
la pose. C'est qu'elle ne va pas de soi. Les malentendus sont si considé
rablesqu'ils décourageraient les moindres velléités d'entretenir le débat.
Richard Rechtman (1996) a commis un article sur la question. Son titre,
« Anthropologie et psychanalyse : un débat hors sujet ? », indique la solu
tion à laquelle il s'est rangé. En fait ce point d'interrogation est totalement
superflu car le texte va nous montrer son impertinence. Pour Rechtman,
l'examen de la question doit partir de la participation subjective qui fait
toute la différence entre les approches psychanalytique et anthropolo
gique. Autrement dit, psychanalyse veut dire interprétation subjective du
psychanalyste, alors qu'anthropologie lévi-straussienne signifie rupture
définitive avec la subjectivité de l'auteur. Il ne s'agit pas pour autant de
revenir à Lévy-Bruhl et de troquer la « pensée sauvage » contre la « mental
ité primitive ». Concernant l'affranchissement de l'anthropologue, et tout
particulièrement de Lévi-Strauss, de toute influence subjective, l'avis de
Rechtman relève du vœu pieux. Attester la subjectivité de Lévi-Strauss me
semble aisé. Car il ne s'agit pas tant de savoir si Lévi-Strauss interprète les
mythes amérindiens selon des critères subjectifs qui renverraient à sa pro
blématique inconsciente, ce dont, bien entendu, nous ne savons rien, mais
plutôt de se demander si, entre les différentes options théoriques qui sont
à sa disposition, Lévi-Strauss ne procède pas à un choix personnel en l'a
bsence de toute preuve scientifique avérée, ce qui, pour se vouloir objecti-
viste, n'en est pas pour autant objectif. Si cela était le cas, ses Mythologiques
auraient une valeur de vérité, falsifiable sans doute, mais nous n'aurions
pas à choisir entre son interprétation des mythes et celles d'anthropo
logues comme Edmund Leach, Roger Bastide ou tant d'autres. Notre réf
érence à l'article de Rechtman se justifie par le fait qu'il s'adresse parfois
directement à nous, répondant à notre critique de la pensée de Lévi-
Strauss dans La causalité psychique (1995). Ainsi Rechtman se range-t-il à
l'opinion de Lévi-Strauss qui, dans le « Finale » de L'homme nu, « assimile
la psychanalyse à une forme contemporaine de psychologisme, c'est-à-dire
une psychologie non scientifique, en dénonçant son aveuglement à voul
oir inscrire dans l'inconscient des mécanismes psychologiques relevant
du pulsionnel ou encore du désir, c'est-à-dire selon lui qui dérivent
de l'affect» (Rechtman 1996 : 71). On constate ici le court-circuit que
Rechtman et son maître effectuent régulièrement entre pulsion et affect.
L'affect en effet n'est pas le tout de l'inconscient — la représentation y joue
un rôle au moins aussi important sinon plus - mais il est la cible constante

André Green
des attaques de Lévi-Strauss. Peut-on songer sans sourire aux lignes que
Lévi-Strauss lui consacre en prétendant l'expliquer, avec une audace qui
dépasse la prudence des scientifiques, par l'acide lactique ? Qu'on lise - ou ^
relise — Jean-Didier Vincent et sa Biologie des passions (1986). Nous avons
montré ailleurs comment un mathématicien, et non des moindres, René
Thom (1988), avait proposé, avec le concept de prégnance (opposé à celui
de saillance), un modèle de l'affectivité dont il reconnaît sans ambages le
lien au pulsionnel. Mais il en est ainsi des militants de la science : moins
leur discipline a de garantie à offrir aux critères de la scientificité, plus ils
revendiquent haut et fort le droit de prétendre au caractère scientifique de
leurs découvertes. Voilà l'exemple même d'une position affective. Nous ne
nous étendrons pas sur cet exemple. Rappelons l'anathème jeté par
Rechtman (1996 : 70), se faisant ici le porte-parole de Lévi-Strauss, sur le
dialogue psychanalyse-anthropologie : « Question hors sujet, pourrait-on
dire, tant l'espace commun entre les deux disciplines est d'une confon
dantepauvreté, selon l'auteur des mythologiques [sic], et que l'anthropol
ogie et la psychanalyse s'opposent de surcroît sur cette question du sujet
puisque la première l'exclut pour pouvoir accéder à une connaissance
objective, alors que la seconde prétend au contraire distinguer savoir et
vérité au nom d'une nouvelle définition du sujet. »
Remarquons à cette occasion, comme la note 9 de l'article de Rechtman
le précise, que c'est Lacan qui est supposé parler au nom de toute la psy
chanalyse. Et de même, on m'aura reproché de vouloir ramener toute l'a
nthropologie à Claude Lévi-Strauss. Il se trouve que ce sont justement ces
deux auteurs qui ont été placés sous la bannière du structuralisme. Qu'ils
s'en soient défendus eux-mêmes ne change pas grand-chose à l'affaire, et
si Lacan revendique le patronage de Lévi-Strauss, alors que ce dernier se
défend de cet hommage encombrant, il reste qu'une pensée reposant sur
un certain nombre de critères communs réunit ces deux auteurs. Que, de
mon côté, tout en faisant la part belle à Lévi-Strauss, je ne m'en tienne pas
à lui, est prouvé par ma collaboration avec Bernard Juillerat et Maurice
Godelier. J'ai toujours reconnu cette collaboration extrêmement fruc
tueuse de mon côté. Quant à la psychanalyse à laquelle j'appartiens, la
réponse est nettement positive. Rechtman paraît suivre Lévi-Strauss qui
trouve pauvre ce qu'il ne peut entendre. Tant pis, cela n'empêchera pas les
autres de poursuivre leur discussion inter-fécondante. ^
Rechtman me reproche de défendre l'idée que la psychanalyse est vraie 55
et qu'elle est plus pertinente que l'anthropologie structurale pour appré- w
hender le psychisme humain. Il resterait à démontrer que l'anthropologie to
structurale a pour objet le psychisme humain, alors que c'est bien là l'ob- §
jet de la psychanalyse. Ce qui est sûr, c'est que l'anthropologie, celle de ^

Anthropologues et psychanalystes
Lévi-Strauss tout au moins, préfère de beaucoup le concept d'intellect à
celui de psychisme. C'est que l'orientation «vers l'intellect» fournit en
effet de belles occasions de développer des modèles mathématiques et,
comme certains neurobiologistes y inclinent, d'ouvrir des relations entre
intelligence mathématique et neurobiologie moléculaire. Il n'est à cet
égard que de lire les échanges qui forment la matière du dialogue entre
Jean-Pierre Changeux et Alain Connes (1989). Rechtman l'avoue lui-
même : « II semble que Lévi-Strauss pour sa part est convaincu de la com
plémentarité entre le structuralisme et la neurobiologie » (Rechtman
1996: 81)2. « [L]es propriétés logiques que le structuralisme met en
évidence pourraient se rapporter en dernière instance à l'organisation
cérébrale » {ibid. : 82). J'ai toujours été amusé par l'enthousiasme et le pro
sélytisme envers la biologie et plus particulièrement la neurobiologie chez
les grands auteurs représentant des disciplines à qui font défaut les bases
d'un savoir biologique. Hier, ce fut le cas de Jean Piaget, aujourd'hui de
Claude Lévi-Strauss. Le neupsychiatre que j'ai été, élève de Julian De
Ajuriaguerra et d'Henry Hécaen, autorités guère contestées de la connais
sance du cerveau, familiarisé avec la pathologie de cet organe et ses manif
estations cliniques, ne peut réagir à ces propos que de manière critique.
Ces grands esprits regrettent sans doute, a posteriori, d'avoir peut-être
choisi une voie qui les a frustrés de connaissance biologique ou moléc
ulaire. En vérité, on n'en sortira pas à moins de poser clairement la
question des rapports entre le niveau neurobiologique, le niveau socio-
anthropologique et le niveau psychique d'appréhension des phénomènes.
Comme Henri Atlan (1983) l'a montré, on ne peut s'adresser à tous les
niveaux à la fois et il faut reconnaître qu'il nous manque le langage adé
quat pour parler de certains d'entre eux, plus particulièrement de ceux
dont la complexité s'oppose à tout réductionnisme. Qu'il existe une spé
cificité des niveaux biologique et anthropologique ne fait pas de doute.
Mais la question est de savoir s'il existe une causalité psychique spécifique,
bien que celle-ci puisse dépendre en partie des deux autres niveaux. Ainsi,
en dépit des facilités qui relèvent du double sens, le « hors sujet » tracé de
la main du professeur sur la copie du psychanalyste est en plein dans le
sujet et concerne bien les différentes conceptions que l'on peut se faire du
sujet avec tous les prolongements qu'un tel thème appelle et qui mèneront
indéniablement du côté de la problématique du sujet de l'inconscient. Il
faut en finir une fois pour toutes avec les débats évoquant ces querelles de
théologiens qui furent l'objet de l'ironie meurtrière d'un Borges. Le mou-

2. Inévitablement sont ici citées « les dernières recherches suédoises » qui nous annoncent pour bientôt
la conquête définitive du psychisme par la chimie. On attend toujours.

André Green
vement, a-t-on dit, se prouve en marchant, et la preuve du débat entre
anthropologues et psychanalystes est ici notre propos. Mais il est vrai, à ce
que je sache, que je ne connais pas d'anthropologues qui répondent par la 29
négative d'une façon aussi tranchée que Rechtman.
Reprendre le contentieux aujourd'hui, ce n'est certes pas refaire tout le
trajet qui nous sépare de Totem et tabou. Aujourd'hui, la question serait
plutôt celle de la postérité de l'œuvre. On lira avec profit à ce sujet la pré
face de François Gantheret (1993) à la nouvelle édition de Totem et tabou,
ainsi que le numéro de la Revue française de Psychanalyse (1993) consacré
aux différences culturelles3.
Dès 1962, Lévi-Strauss prend fermement position dans le sens que rap
pellera Rechtman, celui de la récusation d'une influence de l'affectivité. Il
se montre, avant la lettre, « cognitiviste ». Pour ma part, je récuse radical
ement l'opposition superficielle (elle existe mais son interprétation n'en
demeure pas moins en surface) entre cognitif et affectif : qu'est une repré
sentation inconsciente, cognitive ou affective ? Il vaut la peine de se remé
morer les options subjectives et idéologiques de l'auteur : « En vérité, les
pulsions et les émotions n'expliquent rien ; elles résultent toujours : soit de
la puissance du corps, soit de l'impuissance de l'esprit. Conséquences dans
les deux cas, elles ne sont jamais des causes. Celles-ci ne peuvent être cher
chées que dans l'organisme, comme seule la biologie sait le faire, ou dans
l'intellect, ce qui est l'unique voie offerte à la psychologie comme à l'ethno
logie » (Lévi-Strauss 1962 : 103).
Claude Lévi-Strauss renvoie à l'organisme et à l'intellect, coiffant psy
chologie et ethnologie. Il semble confondre cerveau et intellect, ignorant
l'existence de deux hémisphères, la distribution des fonctions relatives au
langage, à l'organisation de l'espace, aux praxies et gnosies, à la mémoire,
à la vision, à l'affectivité entre autres, réparties sur divers étages et impli
quant une division entre psychisme sous-cortical et psychisme cortical. Le
moindre des psychiatres n'ignore pas ces leçons tandis que l'anthropologue
s'en réclame abusivement. Je regrette d'avoir à revenir sans cesse à la cr
itique de Lévi-Strauss. On peut considérer que c'est un hommage que je lui
rends, en reconnaissant l'importance qui fut et demeure encore la sienne
dans l'anthropologie contemporaine. Sa position dépasse largement le
champ de l'anthropologie puisqu'on la voit ici s'allier à la neurobiologie la
plus réductionniste et aux sciences cognitives dont certains biologistes ne ^
craignent pas de dénoncer le caractère très discutable. Ils vont même beau- 55
UJ
3. Dans le même numéro, voir les articles d'A. L. Krœber, «Totem et tabou, une psychanalyse ethnolo- ^8
gique » (1920) et «Totem et tabou, Faprès-coup» (1939), ainsi que la contribution de Bernard Juillerat {^
(1993). Relevons au passage cette note dans Le totémisme aujourd'hui (Lévi-Strauss 1962 : 101) : «À la Q
différence de Krœber, notre attitude envers Totem et tabou s'est donc plutôt durcie avec les années : cf. ?
Les structures élémentaires de la parenté [1949], pp. 609-610 [1967 : 562-564]. » VUJ

Anthropologues et psychanalystes
coup plus loin, par la voix de Gérald Edelmann (1992). Il me semble
qu'aujourd'hui certains mythologues, obéissant à un mouvement de mise
en question, comprennent qu'il est illusoire de penser qu'ils peuvent
atteindre le degré zéro de la subjectivité. Mieux vaut reconnaître celle-ci et
l'analyser que de prétendre en être délivré. Qui ne se souvient du travail
de Lucien Sebag (1964) sur l'analyse des rêves d'une Indienne guayaki.
Ayant décidé de se faire raconter les rêves d'une Indienne, celle-ci se prê
tant au jeu avec bonne volonté, quelle n'est pas la surprise de notre anthro
pologue de la voir venir s'installer avec armes et bagages dans sa hutte
après le récit de quelques-uns de ses rêves. Il ne s y attendait guère. Il ne
s'était pas rendu compte qu'il avait engendré un transfert. Appelez cela
comme vous voudrez, pulsion, affect, désir, émotion, sentiment, le fait est
là, l'amour s'était convoqué tout seul au rendez-vous. Toute la cascade du
raisonnement qui va du mythe sans auteur à l'auteur sans sujet aboutit à
la recherche d'une conclusion qui serait celle d'une co-incidence des
objectivités du mythe et de la science. La seule « logique structurale » serait
ici à l'œuvre. Que le mythe ait rapport avec un imaginaire ou un incons
cientde désir est refoulé par Lévi-Strauss au profit de la symbolique struc
turale. La critique du psychologisme tombe à côté. La psychanalyse riest
pas une psychologie. C. S. Peirce l'avait déjà dit, le psychique n'est pas le
psychologique. Faut-il que ce soit lui qui nous le rappelle ? Claude Lévi-
Strauss veut traiter de la « pensée » et franchit allègrement le gouffre entre
la « pensée sauvage » et le « cerveau pensant ». Il se place sous la protection
de cet étendard qui lui tient lieu de manifeste d'autant plus que sa
connaissance du cerveau est fort limitée. Je ne le lui reproche guère car ce
n'est pas moi qui l'oblige à opter pour ce parti pris.
Lorsque j'invoque la pertinence de la psychanalyse, jusques et y compris
dans les rapports du psychisme au cerveau, c'est parce que celle-ci me
semble s'appuyer sur des références qui nous mettent en relation avec ce
qui éclaire les comportements, les attitudes, les croyances, les fantasmes et
les pensées des hommes, que ceux-ci appartiennent aux sociétés dites sau
vages, ou, aussi bien, à la nôtre. Mais ce sont précisément ces références
dont ne veulent ni les neuroscientifiques (dans leur majorité tout au
moins), ni les cognitivistes, ni les structuralistes. Ils préfèrent à ces fonds
boueux la noblesse de l'intellect pur de tout affect.
Rechtman m'accuse d'enterrer le débat en réduisant l'anthropologie à
Lévi-Strauss. Ce n'est pas ma faute s'il ignore mes travaux sur Bernard
Juillerat, dont la filiation avec Roger Bastide est attestée, et mes discus
sionsavec Maurice Godelier, plus ou moins en rupture avec Claude Lévi-
Strauss. Le cas le plus singulier est celui de Jean Pouillon qui réussira, tout
au long de son œuvre, à concilier Sartre, pourtant vilipendé par l'anthro-

André Green
pologue du Collège de France, et Lévi-Strauss dont il fut aussi le proche
collaborateur. Mais Lévi-Strauss lui-même n'est pas à une contradiction
près puisque dans Anthropologie structurale il avouait sa préférence pour •* '
Merleau-Ponty, lequel pourtant à la fin de sa vie manifesta son intérêt à
l'égard de la psychanalyse et alla même jusqu'à proposer le concept de
chair dans la filiation de Malebranche.
Si Lévi-Strauss peut manifester son espièglerie mordante en retrouvant
dans Le chapeau de paille d'Italie le complexe d' Œdipe, je ne vois pas pour
quoi je me priverais de lui rendre la pareille en lui demandant si c'est
l'acide lactique qui rend compte des effusions wagnériennes dont il nous
entretient dans le « Finale » de L'homme nu. Celles-ci concernent l'inceste
frère-sœur, le seul qui trouve grâce à ses yeux puisque, selon son interpré
tation des règles de parenté et d'alliance, ce sont toujours des frères qui
échangent des sœurs. Lévi-Strauss est bien celui qui ne connaît la diffé
rence des générations qu'appliquée à la relation entre la « sœur du frère »
(par ailleurs mère) et son fils, flanquée de part et d'autre de son mari et de
son frère, le frère représentant ici, selon une idée très astucieuse, le groupe
social d'une société sans pères ni ancêtres. D'où, viennent donc les esprits,
et pourquoi troublent-ils la vie des individus et du groupe ?
L'Œdipe n'aura cessé d'obséder Lévi-Strauss qui en parle à tout bout de
champ, on se demande bien pourquoi. Mais cette obsession trouvera sa
solution dans l'organisation cérébrale et la mythologie chimique. Il s'agit
bien là d'un naturalisme naïf, non que le problème ne se pose pas — et le
psychiatre-psychanalyste est mieux placé pour le savoir — mais la solution
est assez mince. Elle passera cependant avec l'argument d'autorité.
Quelques disciples sauveront la mise en affirmant qu'il s'agit là de la méta
physique de Lévi-Strauss que l'on peut sans dommage supprimer de son
œuvre qui gardera néanmoins toute sa valeur. Étrange cette conception
qui isole le résultat des recherches de l'arrière-fond conceptuel médiat et
immédiat qui les inspire. Je conclurai ces remarques sur le mouvement
des idées contemporain en rappelant qu'il n'est guère convenable de
confondre intellect et psychisme, pas plus que d'entretenir l'imprécision
entre l'affect, notion phénoménologique, et le pulsionnel, concept de la
théorie freudienne. En fait, ce qui est court-circuité par Claude Lévi-
Strauss est le riche domaine différencié des représentations. Comme l'a bien
vu Bernard Juillerat (1992, ed., 1995), l'enjeu est ici celui des rapports „,
entre sens et structure. 55
Mais il est vrai que ce serait une erreur de comparer, non pas une tech- w
nique individuelle par essence, la psychanalyse, avec celles qui régissent la «/>
vie collective dont s'occupe l'anthropologie, mais surtout de mettre en §
parallèle le statut de l'individu (et du sujet) dans une société à tradition v£]

Anthropologues et psychanalystes
scripturaire dans l'Occident du XXe siècle avec une société sans écriture
non occidentale. La question que je soulèverai, à titre d'hypothèse et avec
toutes les précautions d'usage, est celle-ci : est-ce que, dans les sociétés
dites sans écriture, le « sujet » ne pourrait être déduit comme n'émanant
pas de la société tout entière, c'est-à-dire du groupe social ? En ce cas, le
psychisme serait ce en quoi chaque individu se reconnaîtrait dans l'e
nsemble constitué par les croyances du groupe. À cet égard, je rappellerai la
notion de « primordial » que j'ai proposée en remplacement de « primitif»
(Green 1992a). Le primordial renverrait au traitement par le groupe des
problèmes relatifs aux liens entre nature et culture : conception, grossesse,
naissance, croissance, vieillesse et mort ; relations au corps, relations de
parenté, relations à la nature, etc.

Deux exemples de collaboration possible


entre anthropologues et psychanalystes

On pourra s'étonner sans doute que je consacre une si grande impor


tance à l'œuvre de Claude Lévi-Strauss, comme l'atteste la part que je lui
ai faite dans mon ouvrage, La causalité psychique, où il occupe le centre de
ma réflexion sur les rapports entre causalité socio-anthropologique et cau
salité psychique, et l'attention que je porte aux échos qui ont été suscités
par ma discussion de ses idées dans l'article de Rechtman. En fait, il faut
bien le reconnaître, la pensée de Claude Lévi-Strauss a dominé les débats
sur la scène culturelle française, même si nul n'ignore que l'anthropologie
ne saurait être limitée à celle-ci, et même si d'autres ont cherché à faire
entendre leur voix et ont dû attendre longtemps avant que leur point de
vue, et dans certains cas leurs objections, puissent être pris en compte.
J'invoquerai en outre l'incidence de l'œuvre de Lévi-Strauss sur la pensée
psychanalytique. Nous avons déjà fait brièvement allusion à l'influence
unilatérale de Lévi-Strauss sur Lacan. Et si l'on a pu penser que pendant
longtemps les références de Lacan ou des lacaniens aux conceptions de
Lévi-Strauss sont restées sans écho de son côté, Lévi-Strauss a enfin rompu
le silence dans La potière jalouse (1985), ne laissant plus aucune illusion à
ceux qui espéraient une rencontre possible.
Entre temps, certains liens se sont noués ou plutôt renoués entre
anthropologues et psychanalystes. On commence maintenant à mieux
connaître la préhistoire de ces relations où les noms de C. G. Seligman et
de W. H. R. Rivers ont ouvert une voie bien vite désertée, sinon aban
donnée. Si, aux États-Unis, le courant de l'anthropologie culturelle a
poursuivi cette réflexion, avec les travaux bien connus de Ruth Benedict,
Ralph Linton et Margaret Mead, on peut dire qu'en France, d'une certaine

André Green
manière, l'œuvre de Lévi-Strauss a tordu le cou à cette orientation, non
sans raison à mon avis. Car je ne crois pas que c'était la voie à suivre pour
un avancement mutuellement avantageux des rapports entre anthropo- *3
logues et psychanalystes. Ces dernières années, certains rapprochements se
sont opérés. Je ne parlerai que de mon expérience personnelle et je citerai
essentiellement deux exemples d'un dialogue mutuellement enrichissant
entre anthropologues et psychanalystes.
Le premier résulte d'une collaboration qui dure maintenant depuis une
douzaine d'années avec Bernard Juillerat qui a trouvé dans certaines des
idées que j'avais défendues au séminaire de Lévi-Strauss au Collège de
France en 1976 de quoi nourrir sa réflexion (Green 1977). Je ne puis que
renvoyer à ma contribution à l'étude de Juillerat4. Ce qui m'importe plu
tôt est de rappeler certaines positions fondamentales de Juillerat qui ont
permis notre collaboration. Pour lui le sens détermine la structure et non
l'inverse. On retrouve ici une ligne de clivage importante. À l'époque
triomphante du structuralisme, c'était l'inverse qui était soutenu au point
même qu'avec Chomsky, on avait nourri l'espoir que les structures syn
taxiques permettraient de remplacer plus ou moins complètement la
sémantique. Il est bon de rappeler que Benveniste ne s'est jamais laissé
entraîner sur ce terrain. L'incidence de cette option pour la psychanalyse,
en fait pour la psychanalyse selon Lacan, était importante puisqu'ici
encore le sens ne pouvait émerger que de l'étude de la combinatoire des
signifiants, tout rapport au signifié étant illusoire, un signifié renvoyant
toujours à un autre signifié. Dans la préface à Marcel Mauss, Sociologie et
anthropologie (1950), Lévi-Strauss rappelait que le signifié était toujours
en excès et que le signifiant opérait là une sélection autorisant un trait
ement moins aléatoire. La conception de Lacan, qui connut son heure de
gloire, eut des incidences importantes sur la psychanalyse de l'époque,
établissant une « complicité objective » fondée autour de l'axe Lévi-
Strauss— Lacan, ces deux auteurs avouant leur inclination envers le fo
rmalisme. Les liens à établir pour la psychanalyse entre sexualité et
signification devaient en passer par la linguistique. Ainsi, Lacan a élaboré
son idée de l'inconscient structuré comme un langage et fondé sa théorie
du signifiant qui, nolens volens, tendait à se substituer à la représentation
et faisait fi de ce que j'ai appelé, en 1970, Y hétérogénéité du signifiant en
psychanalyse, conception reprise depuis par plusieurs auteurs, plus parti- ^
culièrement par Julia Kristeva. De même, les idées de Freud quant au 55
complexe d' Œdipe étaient baptisées de Nom du Père. Or, Juillerat venait •*•

Q
ui
t/»
4. Green 1992a: 144-177. On pourra consulter également ma préface «Universalité du complexe p
d'Œdipe » à l'ouvrage de Bernard Juillerat (1991 : 7-29). VW

Anthropologues et psychanalystes
le rappeler, le sens, déterminant de la structure, était lié à la sexualité et à
la reproduction. Juillerat avait été sensible à ma remarque selon laquelle la
sexualité ne pouvait être ramenée à la filiation. J'avais également fait
observer qu'on ne voyait pas comment, dans l'atome de parenté selon
Lévi-Strauss, les relations qui étaient codées, positivement ou négative
ment, entre l'oncle maternel, le père et l'enfant, pouvaient se dispenser
d'un codage, positif ou négatif, entre la mère et l'enfant qui faisait ici l'ob
jetd'une relation étrangement neutre, sinon blanche. Ayant appelé l'a
ttention de Lévi-Strauss sur ce point lors du séminaire où j'exposais ces
observations, il me répondit qu'il fallait bien qu'il nous laissât quelque
chose à nous autres psychanalystes. C'était d'une certaine manière nous
reléguer dans l'ordre de la nature. Juillerat revient donc au rapport entre
sexualité et reproduction : il montre que la reproduction est traitée sur un
mode symbolique et imaginaire avec une grande richesse et qu'elle n'a rien
à voir avec une conception qui tiendrait compte d'une vision « réaliste »
de la reproduction. On peut, en passant, faire la même observation en ce
qui concerne la connaissance de l'anatomie féminine dans les deux siècles
précédents en Occident, dont Thomas Laqueur (1990) a montré de façon
très convaincante que les idées qui circulaient dépendaient moins des
connaissances scientifiques du temps que des imaginaires sociaux. Dans
l'étude de Bernard Juillerat (1992, 1995) sur le rituel Yangis chez les Yafar
de Nouvelle-Guinée, celui-ci souligne que masculin et féminin forment
un couple réuni dans une relation complexe, les deux termes étant anta
gonistes et complémentaires, perpétuellement à la recherche d'un équi
libre précaire constamment remis en question. C'est ce qui m'a permis de
d'
parler en ce cas d'une autre version du complexe Œdipe.
Pour Freud, complexe d' Œdipe et Vaterkomplex étaient synonymes. Ici
nous aurions plutôt affaire à une forme de Mutterkomplex. Je ne puis en
donner toutes les justifications dans les limites de ce texte. Je renvoie à ma
contribution (Green 1992a) dans Shooting the Sun. Peut-on se contenter
de comprendre la sexualité comme un code parmi d'autres, bizarrement
qualifié de psycho-organique, ainsi que le soutient Lévi-Strauss ? En réa
lité, l'analyse de Juillerat montre bien la place tout à fait à part de la sexual
ité,non seulement parce qu'elle est entourée de mystère et de secret, mais
parce qu'elle est fort significativement l'objet d'une exclusion sélective qui
la hausse à un niveau de référence négative ordonnatrice. La sexualité est
en effet tenue par les Yafar comme non codifiable. C'est bien pourquoi elle
n'a pas sa place au village, lieu de l'élaboration sociale du groupe humain
qui y vit. Elle n'intervient qu'en forêt, se réduisant à des pratiques assez
élémentaires, à l'abri des regards. Rappelons que la sexualité entre les
époux est interrompue pendant les premiers mois de la vie de l'enfant,

André Green
comme si elle pouvait nuire à sa survie et à son développement. Toute poss
ibilité de voir ou de surprendre des rapports sexuels en forêt, même acc
identellement, était, il n'y a pas si longtemps encore, très sévèrement punie ^5
— jusqu'à entraîner la peine de mort. De toute manière, il n'est pas bon au
village de trop parler de sexualité ou de s'étendre sur ce sujet. Il règne entre
les sexes de véritables rapports dialectiques au niveau des productions
mythiques et rituelles. La complémentarité masculin-féminin s'articule à
plusieurs autres axes, celui qui oppose surface et profondeur, périphérie et
centralité, renvoyant enfin au rapport vie-mort. La société procède à la
mise en ordre de la sexualité par les règles du mariage et de la parenté, et
par les rituels plus ou moins importants, à fréquence variable selon leur
importance. Mais toujours est à craindre le déchaînement des forces de
mort. Une distribution verticale oppose Maîtres du Ciel et Maîtres de la
Terre (paternels et maternels). Le pénis doit être l'objet d'un raffermisse
ment, comme s'il risquait de mûrir-pourrir prématurément. Je regrette de
ne pouvoir entrer dans le détail des analyses de Juillerat qui sont fonda
mentales pour la psychanalyse. Les hommes, de par leur activité de chasse
se déroulant en forêt, hors du village, et au moyen de l'arc, apparaissent
comme les maîtres de la distance, par rapport au village, au gibier, aux
métaphores du corps maternel. Les relations entre gibier et corps maternel
sont étroites, comme celles entre le lait et les floraisons du cocotier, arbre
à symbolique maternelle. La partie secrète du rituel qui décrit ces relations
montre que les Yafar attendent tout de la mère et se sentent abandonnés
s'ils ne reçoivent rien. Rappelons que les femmes sont censées tout igno
rerde cette partie secrète du rituel. Quant aux phases publiques, elles y
assistent sans y participer, étant supposées ne rien y comprendre. Dans
leur mythe des origines, les Yafar pensent qu'au tout début les femmes
possédaient le pouvoir, jusqu'au jour où les hommes les ont attaquées et
vaincues et se sont emparés de leurs instruments et de leurs rites dont elles
seraient aujourd'hui dépossédées. Leur crainte majeure est que les femmes
se réapproprient ce dont le pouvoir des hommes les aurait privées.
Comme cela est moderne, n'est-ce pas ?
Au niveau du mythe, il n'est évidemment pas question de retrouver ici
quoi que ce soit qui ressemble à celui d' Œdipe, mais combien surprenant
n'est-il pas de rencontrer un mythe en relation avec le rite de l'œuf de
poule sauvage dont l'analyse permet de retrouver des composantes essen- „,
tielles de la structure œdipienne : inceste avec l'épouse du frère aîné, fra- SS
tricide par vengeance, cannibalisme imposé à la femme adultère du w
cadavre de l'amant, suivi chez elle de paralysie puis de l'accouchement des </>
os de l'amant transformés en esprits des sagoutiers. La mère nourrit ses fils, §
les élève, c'est-à-dire les fait croître tandis qu'elle-même décroît. Signalons £]

Anthropologues et psychanalystes
au passage la liberté d'expression du mythe, qui s'autorise toutes ces excur
sions dans l'imaginaire, par opposition au rituel qui se contente d'allusions
minimales au mythe corrélatif. Tandis que le premier donne libre cours à
l'imaginaire, bien qu'il lui imprime une grille de formes, le rite doit
contrôler rigoureusement ces échappées imaginaires, n'y faisant que des
« clins d'œil » très limités. Le but ici n'est plus, à la différence du mythe,
de lâcher la bride au fantasme mais, au contraire, d'obtenir, par la rituali-
sation rigoureusement contrôlée, une action à venir favorable au sort du
groupe. Osons cette formule : le mythe « hystérise » tandis que le rituel
« obsessionnalise ». Il n'est pas jusqu'à la castration strictement phallique
qui soit absente du tableau, remplacée par sa dénégation en faveur d'une
symétrie imaginaire. Ainsi, les Yafar parleront-ils en complément au sang
du vagin d'un sang du pénis, allant même jusqu'à imaginer l'équivalent
chez l'homme de l'hymen féminin que celui-ci perdrait au cours du coït.
On sait que la discussion sur l'origine des mythes et leur relation à l'his
toire est un thème d'infinis débats. A ce propos, les Yafar nous fournissent
des matériaux qui prennent la valeur d'une expérience cruciale où l'on
peut assister à la naissance, au développement, à l'interprétation rétros
pective du passé : c'est le culte du cargo qui offre à l'observation toute la
particularité des productions de l'inconscient où se mêlent différentes
périodes de l'histoire rassemblées au sein d'une organisation thématique
complexe qui rend compte du présent autant que du passé, tandis qu'elle
préfigure l'avenir. On a ici un équivalent collectif de ce que sont les sou
venirs-écran pour l'individu.
Dialogue ne veut pas dire congratulation mutuelle avec un accord sur
tous les points, au contraire celui-ci doit permettre de mieux cerner diffé
rences et divergences. Bernard Juillerat est loin d'être entièrement d'accord
avec toutes les positions des psychanalystes ; il ne manque pas d'en faire
état dans ses écrits où il discute autant leurs positions qu'il se réfère à eux.
Disons au passage que la référence exclusive aux conceptions de Freud
n'est plus de mise dans les échanges. La psychanalyse est enfin reconnue
dans son histoire et son pluralisme.
Le deuxième exemple personnel est celui d'une collaboration plus
récente avec Maurice Godelier. C'est à l'occasion d'une conférence qu'il a
donnée à la Société psychanalytique de Paris le 21 novembre 1993 où j'ai
été sollicité pour être son discutant que notre échange a commencé qui se
poursuit jusqu'à ce jour (Godelier 1996a, 1996b). Je rappelle pour mé
moire certaines de ses idées. La prohibition de l'inceste est le signe d'un
sacrifice de la sexualité pour sauver la société (Godelier 1996b). Il se
démarque donc de la position de Lévi-Strauss qui interprète celle-ci
comme essentiellement vouée à favoriser les échanges (avec des positions

André Green
changeantes concernant l'intuition supposée du désir d'éviter la transmis
sion des tares génétiques). Godelier, quant à lui, ne se contente pas de dire
que les règles permettent la sauvegarde de la société, il affirme qu'elles pro- "*'
duisent de la société. Sur bien des points, il rend compte de certaines
thèses des psychanalystes, tout particulièrement en ce qui concerne la
sexualité. En somme, sur la prohibition de l'inceste, psychanalystes et
anthropologues peuvent encore s'entendre, mais quant au parricide, rien
ne va plus.
Dans une contribution récente à un colloque consacré à son œuvre5, j'ai
tenté de défendre la validité du point de vue psychanalytique liant sol
idairement prohibition de l'inceste et parricide. Je ne reprendrai pas en
détail les arguments qui rendent compte de cette solidarité. Mon inter
prétation du modèle œdipien a soutenu antérieurement la spécificité de la
position maternelle. Je me permets de me citer, défendant la « structure
triangulaire ouverte où la mère occupe la place du maillon central parce
qu'il n'y a qu'elle dans cette tri-polarisation qui entretienne une double
relation charnelle avec le père et avec l'enfant » (Green 1992b : 14 1). Dans
cette définition on relèvera que la mère — femme du père — est la seule à
entretenir une relation sensuelle (asymétrique) avec les deux autres. Un
déplacement de l'accent, ordinairement mis sur le père, du côté de la
femme-mère éclaire les liens entre inceste et parricide. Le désir incestueux
de l'enfant (des deux sexes) est inévitable, se répétant à chaque génération
par la contrainte de la dépendance au corps de la mère de par la prématur
ité du petit d'homme à la naissance. Le parricide en découle forcément,
puisque le père s'interpose comme séparateur, comme obstacle et interdic-
teur d'une jouissance complète. Chez la fille, une étape de plus, le détour
nement de l'objet maternel et le déplacement de l'investissement du côté
du père, compliquera cette évolution accentuant la différence avec le gar
çon. C'est la question de la jouissance du corps maternel qui est en cause
et du droit de jouissance du père sur sa femme. Il n'est donc pas étonnant
que père et société soient réunis dans leur fonction « anti-naturelle ».
Nous ne pouvons ici développer davantage les justifications psychanal
ytiquesde cette position. Nous nous voyons obligé encore une fois de ren
voyer à notre contribution (ibid.). Mais nous tenons à rappeler notre
heureuse rencontre avec certains auteurs. Nous n'en citerons que deux :
Walter Burckert, helléniste et anthropologue qui reconnaît la validité de la ^
thèse de Freud sur le parricide (une raison de plus pour que Jean-Pierre 55
Vernant soit en désaccord affiché avec lui), considérant que certaines acti- w
vités sociales ritualisées comme la chasse, le sacrifice ou la °
guerre, sont le uj
^
Q
5. André Green, « Inceste et parricide en anthropologie et en psychanalyse », in «Horizon de Fanthro- {^
pologie et trajets de Maurice Godelier », Colloque de Cerisy, 1996 (à paraître). VW

Anthropologues et psychanalystes
déplacement des inclinations parricides originaires (Burckert 1983 : 75).
■*" En outre, Sir James Frazer, auteur un peu passé de mode, dans son œuvre
monumentale, The Golden Bough (1987), s' appuyant sur les travaux de C.
G. Seligman, que nous retrouvons ici pas tout à fait par hasard, nous parle
du meurtre du roi divin dans certaines sociétés africaines. Le meurtre du
roi est justifié par le fait que le pouvoir qui se transmet d'un roi à l'autre
prend le relais de l'état de santé, de vigueur et de puissance du roi à sa
mort. Ainsi donc, il importe de le mettre à mort avant que ses pouvoirs,
sexuel autant que magique sur la fécondation et la fertilité, ne commenc
ent à décliner. Tous ont le droit, et même le devoir, de tuer le roi, y com
pris ses fils. Je passerai sous silence les autres exemples donnés par Frazer
qui peuvent se raccorder à celui-là.
J'en viens à ma conclusion provisoire : y a-t-il ou non une causalité
psychique distincte de la causalité anthropologique ? Peut-on court-
circuiter les résonances inconscientes autour de l'imaginaire concernant
la force du roi et la nécessité de la transmission de celle-ci à son succes
seur avant son déclin ? Ne peut-on penser que la justification du parricide
se trouve ici rationalisée pour éviter la castration que le groupe subirait
dans sa totalité, le rendant vulnérable à ses ennemis, alors même qu'on
pourrait l'expliciter par le désir de s'en approprier la puissance et d'en
jouir sans partage. Car le roi est bien une puissance protectrice, c'est indé
niable, mais aussi restrictive et oppressive, ce n'est pas moins incontest
able. La place qu'il occupe est redoutable mais elle ne peut manquer
d'être, aussi, enviable.

Aperçu méthodologique

Pour terminer, et devant nous contenter d'indications schématiques, il


est temps maintenant d'aller au-delà des questions de principe et des argu
ments pour nourrir la controverse. Il me semble qu'au fin fond de nos
échanges se pose la question de l'écoute. Psychanalystes et anthropologues
partent d'une relation qui est par définition orale puisqu'il s'agit surtout
pour les seconds de sociétés sans écriture. On peut donc dire que la ques
tion de l'écoute leur est commune et qu'elle occupe une position centrale.
C'est pourquoi il est difficile d'être crédible quand on hait les voyages et
les explorateurs comme le dit Lévi-Strauss. L'originalité de la communicat
ion orale et de sa réception par l'anthropologue y est perdue au profit des
transcriptions. De même, dans les relations entre psychanalystes et anthro
pologues, il manquera toujours à ceux-ci ce que l'écoute des analysants
suscite chez leur analyste. Entre analystes, on peut encore se comprendre
par identification. Entre analystes et anthropologues, l'identification ren-

André Green
contre inévitablement des limites. Mais comment ne comprendrais- je pas
les intenses relations affectives entre Bernard Juillerat et May Promp, son
cher informateur, à qui Œdipe chasseur est dédié ? Nous psychanalystes *9
appellerions cela le contre-transfert de l'anthropologue. L'anthropologue
n'est pas tenu à la même neutralité que le psychanalyste. Sa reconnaissance
à l'égard de son interlocuteur et l'admiration qu'il peut lui porter ne sau
raient gêner son travail, au contraire. Mais lorsque Juillerat, fidèle à sa pro
messe, ne révèle pas les noms de W. et de B., les divinités paternelle et
maternelle, Maîtres du Ciel et de la Terre, parce que ses informateurs
ont obtenu de lui la promesse de les taire, afin de ne pas provoquer de
catastrophe en les dévoilant, il se sent tenu par son serment, comme
un analyste l'est par le secret professionnel. Bel exemple de probité
anthropologique. Dans les relations interdisciplinaires, il importe que cha
cun écoute le discours tenu à l'intérieur de sa propre discipline comme
s'il s'agissait d'un discours autre, étranger. Dans un autre temps, l'écoute
du matériel du représentant de l'autre discipline lui paraîtra peut-être
plus familière.
Quand un anthropologue expose son expérience de terrain, de quelque
coin de la terre qu'elle vienne, j'éprouve un ensemble de réactions comp
lexes. C'est d'abord un sentiment de familiarité. Ce que j'entends pour
la première fois ne m'est pourtant pas inconnu ; je ne saurais dire en quoi
ni pourquoi. Mais je me sens sollicité, appelé à reconnaître ce que, sans le
connaître, je connais pourtant d'une certaine manière. Puis, au milieu de
l'écoute apparaissent des moments d'illumination à partir de rapports
nouveaux entrevus pour la première fois et qui mériteront réflexion. Ici
commence le travail d'élaboration plus ou moins riche, plus ou moins
fécond, plus ou moins éclairant. Souvent, il faudra plusieurs versions du
produit de la réflexion pour parvenir à un développement vraiment inté
ressant. Il n'est pas rare que l'intérêt d'une telle conception ne soit pas
immédiatement reconnu. J'en ai donné l'exemple avec le temps de latence
qu'il a fallu entre la parution du séminaire sur l'identité, où figurait ma
contribution (Green 1977), et la façon dont celle-ci a inséminé le travail
de Juillerat.
Ce qu'il faut éviter avant tout, c'est le placage d'un système sur l'autre.
Il n'y a jamais correspondance totale entre un ensemble de données psy
chanalytiques et un ensemble de faits et de réflexions anthropologiques. Il ^
faut savoir respecter les différences, les écarts, les dérives et les ressem- 55
blances plus ou moins lâches. w
Une notion fait problème : celle d'universalité. Là-dessus les anthropo- </>
logues sont eux-mêmes divisés. La question n'est pas isolée. Elle se pose §
également en linguistique. Il est prudent actuellement de dire que certains mU

Anthropologues et psychanalystes
phénomènes tendent vers l'universalité, sans plus. Et probablement sans
jamais l'atteindre.
La question n'est plus de se demander si une anthropologie psychanaly
tique est possible. Celle-ci existe déjà de manière fermement établie.
L'utilisation des concepts psychanalytiques par certains anthropologues ne
doit pas s'exercer a priori mais plutôt a posteriori. Une fois le matériel
recueilli et pensé, le dossier constitué, l'anthropologue peut alors se laisser
pénétrer par le regard psychanalytique et s'éveiller aux concepts qu'il porte.
Il peut être amené à se dire : ici je vois à l'œuvre la bisexualité, là le refou
lement, là-bas le clivage, ici encore le déplacement, et plus loin la condens
ation,etc. De cette première analyse, il peut sortir quelque chose, surtout
si l'on sollicite l'avis du psychanalyste et qu'une collaboration ouverte peut
s'installer dans le respect mutuel des différences.
En retour, il est juste de rappeler que l'anthropologie et les anthropologues
font réfléchir le psychanalyste. Ses lectures l'aident à mettre en question ses
propres concepts. Ainsi, il n'est pas faux d' affirmer que la psychanalyse éla
bore une conception de la sexualité dépendante du modèle occidental de
celle-ci. La connaissance d'autres civilisations, d'autres pratiques de la sexual
ité et avec elles d'autres croyances qui y sont associées, nous oblige à modif
iernos conceptions les plus solidement ancrées. Mais il restera vrai, et sans
doute universellement, que le rapport de l'homme à son corps et à sa sexual
ité est toujours générateur de fantasmes, individuels et collectifs, imaginaire
à organiser, à remanier, à déguiser, à déplacer, à élaborer secondairement, tout
comme chacun le fait pour le rêve, l'élaboration secondaire donnant un sem
blant de rationalité à un ensemble décousu d'images isolées qui sont à inter
préter par association. Quoi qu'il en soit, le sol commun de l'anthropologie
et de la psychanalyse demeure l'interprétation. Ce n'est pas dire que toutes
deux sont des disciplines herméneutiques comme on veut souvent nous le
faire croire. Une telle désignation ne va pas sans sous-entendus péjoratifs pour
nous reprocher de bâtir sur le sable en nous opposant le béton des théorisa-
tions formelles. Mais ce béton est souvent source d'un écroulement catastr
ophique en cas de tremblement de terre. La marche de la pensée n'échappe pas
toujours au dérobement du sol sous l'effet des glissements de terrain. Qu'il
me soit permis de conclure en continuant à croire que la naissance de la psy
chanalyse a constitué un tel ébranlement que les sciences humaines n'en sont
pas encore revenues. On a voulu échapper à la révolution de la pensée qui s'en
est suivie en prenant la fuite en direction opposée, mettant tout l'espoir en
l'avenir du formalisme. Il ne s'agit peut-être au fond que d'une illusion de
plus si l'on songe, par exemple, à l'extermination des peuples sans écriture, et
même parfois des peuples du Livre, pour des raisons qui invitent à redonner
toute sa place à la « mythologie » de la théorie des pulsions.

André Green
MOTS CLÉS/KEY WORDS : complexe d' Œdipe/ Œdipus complex - inceste/ incest - parricide/
parricide — régicide/ regicide — psychanalyse/pschychoanalysis.

'
41
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1950 Sociologie et anthropologie. Paris, PUF. Odile Jacob-Le Seuil.

RÉSU M É/ABSTRACT

André Green, Le psychisme entre anthropologues André Green, The Psyche Between Anthropolog
et psychanalystes: une différence d'interpréta ists and Psychoanalysts : A Difference of Inter
tion ? — L'auteur examine d'abord rapidement pretation ? — The author briefly reviews the
le contentieux entre anthropologie et psycha quarrel between anthropology and psychana-
nalyseà partir de la discussion des idées qu'il a lysis as formulated in terms that he defended
défendues dans La causalité psychique. Il in La causalité psychique. The supposed
oppose le prétendu objectivisme du structura « objectivism » of Lévi-Strauss's structuralism
lisme de Lévi-Strauss au subjectivisme du psy is contrasted with the « subjectivism » of psy
chanalyste. De nombreux malentendus surgis choanalysis. Several misunderstandings are
à cette occasion sont clarifiés. Mais la psycha cleared up. But psychoanalysis is not a psycho
nalysen'est pas une psychologie et l'intellect ne logy and the intellect should not be confused
saurait être confondu avec le psychique. André with the psyche. The author cites two
Green expose deux exemples de sa collabora examples of his work with anthropologists.
tion avec des anthropologues. En premier lieu First of all, with Bernard Juillerat on the study
avec Bernard Juillerat à partir de son étude sur wherein he discussed the relations between
le rite Yangis des Yafar de Nouvelle-Guinée où meaning and structure in the Yagis ceremony
sont discutés les rapports du sens et de la struc of the Yafar of New Guinea. Secondly, with
ture. Puis avec Maurice Godelier concernant la Maurice Godelier on the reticence that the
réticence de l'anthropologue (dont les posi anthropologist, whose positions on the incest
tions sont très proches de la psychanalyse prohibition lay quite close to that of psychana-
quant à la prohibition de l'inceste) à propos de lysis, had about the Freudian conception of
la conception freudienne du parricide. Sont parricide. On the basis of Walter Burckert's
soulignées les raisons individuelles et collec and James Frazer's studies, emphasis is laid on
tivesde lier solidairement inceste et parricide the individual and collective reasons for bin
en s'appuyant sur les travaux de Walter ding incest and parricide together. The ques
Burckert et de James Frazer. La question de la tion of the possibility for a psychanalytical
possibilité d'une anthropologie psychanaly anthropology can hardly arise now. Such an
tique ne se pose guère plus. Elle est déjà fe anthropology is firmly established and, with a
rmement établie et, avec un peu de chance, little luck, has a promising future.
promise à un bel avenir.

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