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Bernard Juillerat

Jacques Galinier
Patrice Bidou

Arguments
In: L'Homme, 1999, tome 39 n°149. pp. 7-23.

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Juillerat Bernard, Galinier Jacques, Bidou Patrice. Arguments. In: L'Homme, 1999, tome 39 n°149. pp. 7-23.

doi : 10.3406/hom.1999.453497

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1999_num_39_149_453497
Arguments

Patrice Bidou, Jacques Galinier, Bernard JuMlerat

%■■* e numéro regroupe la plupart des communications présentées au sym


posium « Une anthropologie psychanalytique est-elle possible ? » qui s'est
tenu à la Maison des sciences de l'homme, à Paris, les 5 et 6 juin 1997,
sous les auspices de l'Association pour la recherche en anthropologie
sociale1. Il s'agissait de donner la parole d'une part à des anthropologues
ayant eu recours, lors de leurs recherches, aux concepts de la psychanalyse,
d'autre part à quelques psychanalystes dont le rôle consistait à commenter
les exposés des ethnologues, mais surtout à défendre leur propres idées sur
la coopération entre les deux disciplines. L'anthropologie psychanalytique
n'est pas nouvelle, elle est contemporaine du fondateur de la psychanalyse.
Il est néanmoins nécessaire de reconsidérer ce que peut être aujourd'hui
une anthropologie d'inspiration psychanalytique, compte tenu des avan
cées tant des travaux ethnologiques de terrain et de la pensée anthropolo
gique en général que de la théorie du psychisme humain. Ce premier
symposium - qui sera suivi d'autres rencontres similaires — n'a pas cherché
à canaliser dans un thème directeur la diversité des objets et des
démarches ; il ne pouvait que faire état d'expériences menées séparément
dans plusieurs sociétés et des interprétations que celles-ci ont suscitées.

La place du psychisme dans les productions culturelles ¡JJ


UJ
II est significatif qu'aux yeux de nombre d'ethnologues la question de <^j
savoir si la psychanalyse a quelque chose à dire en anthropologie appel- l/>
lerait à répondre par oui ou par non. Et devant la crainte que susciterait une q

1. Avec le concours du CNRS, du Laboratoire d'anthropologie sociale et du Laboratoire d'ethnologie et h»


de sociologie comparative de l'Université Paris X-Nanterre. VWJ

L'HOMME 149/ 1999, pp.7à24


réponse affirmative, le recul est immédiat : plutôt assumer un non catégo
riqueque prendre un tel risque, au mieux opposer une fin de non-recevoir
qui ne se remet pas en cause par la réflexion ou la mise à l'épreuve des hypot
hèses. On est parfois amené à déceler sous cette défense une réelle panique
à l'idée que la psychanalyse, la discipline étudiant le psychisme, puisse
envahir l'anthropologie sociale et, du même coup, anéantir plus d'un siècle
de réflexions socio-anthropologiques et de considérations diverses sur la
notion de culture. En outre, l'intruse pourrait non seulement mettre à mal
les acquis récents des sciences sociales, notamment l'expérience capitale et
controversée qu'a été le structuralisme, mais aussi compromettre l'engou
ement — le dernier en date — de ceux qui se sont soudain persuadés que le
fonctionnement du cerveau, voire seulement celui (computationnel ?) de
l'esprit, allait nous apporter les clés, cognitives et comportementales, des
systèmes sociaux et des constructions culturelles.
Certaines raisons de cette réticence ont été relevées ailleurs2. Nous
aimerions revenir ici sur l'une d'entre elles, qui nous paraît être à la source
même du refus de la psychanalyse par les sciences sociales, à savoir l'arg
ument selon lequel une discipline qui porte d'abord sur le psychisme indi
viduel ne saurait expliquer quoi que ce soit de la vie sociale et de l'histoire.
L'erreur consiste à nos yeux à se convaincre que l'individuel (ce qui se
produit chez un sujet) n'a strictement rien à voir avec ce qui relève des
relations et des institutions sociales, qu'il s'agit là de deux domaines
irrévocablement incompatibles. Le seul lien habituellement reconnu est
que tout individu existe dans et par une socioculture particulière, qu'il ne
peut être qu'un produit social. Certes, nul ne contestera cette évidence.
Mais elle ne peut prendre sa pleine signification que si l'on admet simul
tanément que toute culture est le résultat de ce que des générations ont
produit au cours des millénaires. Qui d'autre, hormis des individus vivant
à la fois de leur environnement et des relations qu'ils tissent entre eux,
aurait pu construire les sociétés et y élaborer les valeurs culturelles qu'on y
trouve ? — Dieu ? Une thèse créationniste apparaît en effet comme la seule
autre réponse possible, mais nous ne nous engagerons évidemment pas sur
ce terrain. . . On nous objectera par ailleurs que notre exigence d'un aller-
retour entre le social et l'individuel aboutit à un cercle dont il est imposs
iblede sortir et que, de ce fait, notre entreprise se révèle stérile. Mais c'est
justement en assumant cette circularité, c'est-à-dire en renonçant à toute
forme de causalité entre individu et société (dans un sens ou dans l'autre)
que l'on est conduit à penser le social et le psychique ensemble, à les
mettre en dialogue permanent. Ce que nous nommons, faute d'un

2. Bernard Juillerat, « Anthropologie/psychanalyse : les handicaps d'un dialogue », Journal des


Anthropologues, 1996, 64-65 : 19-31.

P. Bidou, J. Galinier, B. Juillerat


meilleur terme, anthropologie psychanalytique porte cependant sur la part
de la culture sédimentée tout au long de l'histoire de l'humanité à partir
de la production psychique des personnes vivant en société plutôt que '
dans l'héritage socioculturel que tout individu reçoit au cours de sa vie.
Cela étant dit, il faut aussi souligner que le travail psychique se manifeste
de manière différente lorsqu'il prend assise dans la vie individuelle ou lors
qu'il est produit dans le cadre de la collectivité, de la société déjà organis
ée, comme lieu d'accueil et d'intégration des individus3.
Pourtant, reconnaître le rôle de l'individu ne suffit pas. Après tout, le
structuralisme a défini la place de l'homme par ce que Claude Lévi-Strauss
appelle l'esprit humain, entité générale, abstraite, hors (du) sujet (cf. infra,
p. 13). On pourrait suggérer que l'intellect, comme élément «froid» de
l'humain, s'applique plutôt à comprendre le monde non humain (la
nature), alors que sa partie «chaude», le psychique, auquel le corps est
étroitement lié, intervient davantage dans les rapports avec les autres. Car
c'est l'homme comme sujet en construction que la psychanalyse réintro
duit dans le discours sur l'individu et la société. L'anthropologie, « étude
de l'homme », a besoin d'intégrer la psychanalyse, « analyse du psy
chisme », tout simplement parce que cette part intérieure de l'homme
qu'est sa vie pulsionnelle et affective, consciente et inconsciente, gouverne
son existence et ses rapports avec les autres de la naissance à la mort, et
qu'il ne saurait y avoir d'anthropologie sans la prise en compte de ce fo
rmidable « système de transformations » intra- et intersubjectif qu'est la vie
d'un individu dans la société. Si l'on admet de voir dans le cerveau l'i
nfrastructure biologique de la pensée et dans les computations de l'esprit la
réalisation structurelle de ces connexions, on est bien obligé de convenir
que le sujet humain, comme être de désirs et d'émotions, est ailleurs.
Il ne s'agit pas pour autant de prétendre substituer en bloc une « causal
ité psychique », individuelle et collective, à une causalité sociohistorique
(ou même structurale). Il y a une conjonction de causalités des product
ions humaines et c'est dans le cadre de cette diversité que nous revendi
quonsune place pour la vie psychique qui, derrière les faits circonstanciels,
sous-tend les agissements des hommes et leurs constructions culturelles.
Même dans le champ de l'histoire en train de se faire, et plus particulièr
ement de la guerre et de ses cruautés, un auteur comme André Green4 sou
ligne l'importance des processus psychiques qui contribuent à ce que la ^
barbarie humaine se répète chaque fois que l'occasion historique et poli- 55
tique le lui permet. La causalité psychique ne fait donc pas concurrence à w
^8
UJ
to
3. Didier Anzieu, « Freud et la mythologie », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1970, 1: 114-145. 3
4. Cf. André Green, La causalité psychique. Entre nature et culture, Paris, Éditions Odile Jacob, 1995.

Arguments
la causalité sociohistorique ; elle éclaire cette dernière en démasquant la
dimension souterraine de la psyché qui ne manque pas de faire retour chez
les individus et les groupes du moment que le « surmoi social » n'est plus
assuré par les institutions. La psychanalyse apporte donc une contribut
ion, insuffisante en soi, mais indispensable à l'explication globale ; elle ne
prétend pas à elle seule fournir une telle explication : « La psychanalyse est
loin de dire tout ce qu'il y aurait à dire de l'objet auquel elle s'applique en
l'occurrence, mais il est important de rappeler que ce qu'elle a à dire, per
sonne d'autre ne peut le dire à sa place. »5
Ce qui est ici revendiqué pour l'histoire au présent est également valable
pour l'analyse des faits de culture. On peut appeler ainsi un ensemble de
signifiants constitué, dans une société donnée, en un objet cohérent dans
sa forme et son contenu (mythe, rite, institution socioreligieuse, représen
tationcosmologique, ensemble de croyances, etc.). C'est d'ailleurs, en
général, à de tels objets culturels que l'approche psychanalytique s'adresse
avec le plus de conviction. Le but recherché est alors de dégager les signi
fications que l'élaboration symbolique s'emploie tant à exprimer qu'à
cacher, et à repérer les mécanismes psychiques qui ont participé à la
construction de l'objet en question. Exprimer et cacher, ou bien exprimer
en cachant, car il y a effectivement une part du sens qui ne peut être dite
que masquée. Cette part d'ombre est la partie refoulée du vécu psychique,
issue d'une censure semblable à celle qui, pour Freud, est opératoire dans
la production onirique6. Il n'est que de rappeler combien les pulsions
incestueuses, parricides ou filicides, par exemple, appartiennent au
refoulé. Seul le mythe, grâce au faux-semblant de la fiction, peut et doit
en parler. La culture s'efforce d'enfouir l'indicible sous différentes strates
de signifiants, dont la plus profonde est à son tour, en tant que product
ion symbolique, objet d'occultation grâce à l'édification du secret cultur
el comme règle sociale (entre hommes et femmes, vieux et jeunes, savants
et ignorants). Des auteurs comme Geza Roheim, Georges Devereux ou
Melford Spiro ont d'ailleurs tenté de définir la culture comme mécanisme
de défense. On sait que sous ce vocable il faut entendre des processus de
l'économie psychique tels que le refoulement, mais aussi (autres moyens
de se débarrasser de tout ce qui ne peut être géré en direct) la projection,
l'idéalisation ou la sublimation. Inutile de préciser que ces mécanismes
n'ont rien de névrotique ; ils sont partie intégrante de l'économie psy
chique normale, individuelle et collective. Le déchiffrement des contenus
culturels demande donc une double approche : identifier les constructions

5. André Green, op. cit., 1995 : 134.


6. Cf. Sigmund Freud, L'interprétation des rêves (1900-1928), Paris, PUF, 1973.

P. Bidou, J. Galinier, B. Juillerat


défensives mais aussi rendre intelligible le « rebut » qui non seulement al
imente l'inconscient des peuples concernés, mais continue de travailler de
l'intérieur de leurs sociétés pour produire du sens.
Pour Freud, le « développement de la civilisation » peut être caractérisé
« au moyen des modifications qu'il fait subir aux éléments fondamentaux
bien connus que sont les instincts des hommes ». « La sublimation des ins
tincts constitue l'un des traits les plus saillants du développement cultur
el. » La sublimation correspond donc à un « renoncement aux pulsions
instinctives », un « renoncement culturel [qui] régit le vaste domaine des
rapports sociaux entre humains »7. Cette régulation sociale de la pulsion
est liée à ce qu'une psychanalyse post-freudienne a nommé la relation
d'objet8. Il n'est pas de notre compétence de nous engager dans cette pro
blématique qui divise toujours les psychanalystes. Néanmoins, l'anthr
opologue est souvent conduit à porter son attention sur ses formes les plus
élémentaires, à savoir les représentations des parents dans les elaborations
culturelles, et plus particulièrement religieuses. Les imagos parentales
(terme introduit par C. G. Jung et repris par la psychanalyse moderne)
jouent un rôle central dans le panthéon de toutes les religions. Les figures
du père et de la mère y construisent souvent, face au sujet, une dialectique
triangulaire qu'il est devenu habituel de qualifier d'« œdipienne ». Cette
double relation fondatrice renvoie à la sexualité infantile et à ses investi
ssements, et notamment à ce que Freud a désigné « premier investissement
d'objet » pour le rapport (pré-œdipien) de l'enfant à la mère (ou au sein).
Le père introduit dans la relation fusionnelle avec la mère sa propre image
qui ne prendra que peu à peu sa place normative et ordonnatrice. Agent
de la séparation nécessaire d'avec le maternel, il est alors second dans ce
scénario familial qui s'organise obligatoirement autour des deux axes de
l'opposition des sexes et de la succession des générations. Mais ces figures
irrécusables de la formation du sujet ne sont plus, une fois symbolisées
dans les représentations collectives, ce qu'elles étaient dans l'enfance ; elles
se transforment dans l'après-coup, se clivent à leur tour, reflets de toutes
sortes de fantasmes, qu'ils soient de fusion, de dévoration, d'inversion ou
d'intrusion. Cependant le corps est à nouveau au centre de la scène. Toute
une part des mythologies, mais aussi des systèmes de parenté, témoigne
d'une combinatoire riche d'images fantasmatiques organisées autour de ce
vécu jamais complètement dépassé et dont les sédiments continuent à ali- ^
menter l'imaginaire adulte, et donc la culture. L'Œdipe se retrouve en 35
conséquence éclaté dans les représentations collectives, chaque société n'en

7. Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (1929), Paris, PUF, 1971 : 46-47. Q
LU
8. Voir, par exemple, Donald W. Winnicott, Jeu et réalité. L'espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975, et ?
Jean Laplanche & J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967. "UJ

Arguments
retenant que certaines facettes. Mais c'est bien sous cette diversité cha
toyante, apparemment irréductible, qu'agit quelque chose qui est de
l'ordre de l'humain universel. Cette dernière notion est cependant à
prendre avec prudence, au risque de susciter l'idée d'une nature humaine
qui serait étroitement liée au biologique. La question reste ouverte : com
ment, afin d'éviter le piège de toute forme de sociobiologisme, enraciner
cet universel dans le travail psychique ? L'ethnologue ne se trouve-t-il pas
justement, dans le travail de terrain et d'analyse de ses matériaux, à la char
nière même de cet écart et de cette conjonction ?

Le fantasme de la toute-puissance de la forme

C'est parce que, d'un côté, il y a du social inscrit au plus profond de l'i
ndividu et que, de l'autre, du psychique apparaît sedimenté dans les construc
tions culturelles, qu'une société et ses institutions existent « comme » des
êtres vivants et que la vie de l'homme non seulement est possible, mais pos
sible seulement là, en société. Peut-on imaginer, par exemple, qu'un objet
aussi labile que le mythe dans une société sans écriture ait quelque chance
de survie, si son tissu narratif n'était formé en partie de fibres en provenance
de l'âme, et si en contrepoint il n'y avait du narratif qui lui fasse écho dans
la psyché ? C'est à ce point que s'inscrivent les prémisses théoriques d'une
anthropologie psychanalytique9, à savoir la détermination de la place du
psychique, de nature nécessairement individuelle, dans la construction des
faits culturels, de facture collective par définition10.
Ces prémisses, que l'on admettra à l'instar d'assertions triviales ou
comme des hypothèses aventureuses, posent de manière urgente deux
problèmes. Le premier concerne la délimitation de l'objet : en effet, peut-
on, ici comme ailleurs11, constituer un objet en dehors des outils concept
uels qui lui confèrent à la fois son intelligibilité et son identité ? Dans
l'affirmative, il n'est pas garanti que des objets repérés de longue date par
l'anthropologie conservent toute leur intégrité. C'est ainsi que le mythe,
dont d'aucuns ont voulu forcer l'autonomie, retrouverait d'une part des
ajointements avec le rite, le rêve, la cosmologie, les théories indigènes de
la conception, etc., tandis que, d'autre part, c'est à l'intérieur même de la
mythologie qu'apparaîtraient des failles, mettant en cause la nature de
corps plein de l'objet12. Le second problème a trait à la relation entre l'in-

9. Peut-être serait-il plus prudent, à ce stade de la recherche, de parler d'une anthropologie Ôl inspira
tionpsychanalytique.
10. La détermination inverse, de la place du culturel dans la psyché, est du ressort de la psychanalyse.
11. C'est en effet en des termes semblables que Laurence Kahn (« Questions à l'anthropologie », in
Psychanalyse et sexualité. Questions aux sciences humaines, Paris, Dunod, 1 996) pose le problème du « fait
psychique » dans un texte qui a été pour nous une source d'inspiration.
12. Patrice Bidou, « La mythologie clivée », L'Homme, 1993, 126-128 : 469-493.

P. Bidou, J. Galinier, B. Juillerat


dividuel et le collectif. Ce problème apparaît tellement crucial qu'on le
retrouve en tant que tel en position centrale dans toutes les sociétés de par
le monde. En effet, tant dans leurs pratiques que dans leurs représenta- '■*
tions, les sociétés mettent en œuvre et en scène de manière critique cette
intrication et désintrication entre l'individu et le groupe, et ce principal
ement de deux façons. L'une instaure la collectivité comme le gardien du
système, et l'individu avec ses pulsions et ses désirs comme son élément
subversif, mortifère, et qui à ce titre doit être écarté, banni du champ du
social. L'autre renverse les valeurs en établissant un partage fondé sur un
comportement collectif paresseux, qui entraîne le groupe à sa perte, et, en
contrepoint, la présence d'un individu qui, par sa vigilance et son courage,
s'inscrit en rupture avec le groupe et prévient celui-ci d'une destruction
totale. Dans maintes sociétés ce dernier personnage est identifiable au cha-
mane, au héros ou au poète, et le plus souvent il réunit en lui ces trois
identités et leurs qualités associées. Bref, ici et là, c'est le même partage qui
est en question, mais dans le premier cas l'individu apparaît comme exclus
if du social, et en tant que tel est rejeté hors des frontières du groupe, tan
dis que dans le second l'individu se confond avec l'activité créatrice de
l'humain. Ce qui nous intéresse à ce point est de mettre en correspon
dance ces partages essentiels avec certains modèles théoriques qui traver
sentou ont traversé le champ épistémologique de l'anthropologie. On
pense ici principalement au structuralisme lévi-straussien fondé, avec le
succès que l'on sait, sur le rejet radical de l'individu et des conduites indi
viduelles, et sa détermination constante à maintenir la psychanalyse hors
du champ de l'anthropologie13. Il s'agira d'évaluer ce succès à l'aune de
cette double exclusion.
Si l'on considère les œuvres maîtresses qui s'inscrivent aux deux bouts
de la carrière de Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté et les
Mythologiques, on y repère une constante sous la forme d'une opération
liminaire consistant à épurer l'objet de sa composante individuelle. Pour
ce qui est du premier ouvrage, cela s'est fait pour ainsi dire sans douleur,
puisque par tradition les études dans ce domaine portaient de façon privi
légiée sur les aspects les plus systématiques de la parenté. Lévi-Strauss, en
mettant principalement l'accent sur les constructions formelles régissant le
fonctionnement de la parenté et de l'alliance, aux dépens des attitudes, n'a
pas dérogé à cette orientation générale. En revanche, du côté de la mytho- „,
logie existait un contexte très différent, voire aux antipodes de ce qui pré- 55
valait dans la parenté, car là, avec Tylor, Lang, Frazer, Lévy-Bruhl, c'était w
^8
UJ
13. Nous laissons à d'autres plus compétents, et/ou plus impliqués, le soin d'analyser les tenants et abou- Q
tissants du processus d'exclusion de l'individu sur quoi reposait également la pensée marxiste, bien sœur pf
en cela du structuralisme. kUJ

Arguments
l'irrationnel et l'affectif qui dominaient, tant à l'intérieur de la matière
mythique que dans la relation que les individus d'une société entretien-
nent avec leurs mythes. Il s'agissait donc, en préambule au grand chantier
des Mythologiques, d'aseptiser le champ opératoire en en éliminant l'ind
ividu et les conduites individuelles rebelles aux classifications et « malfai
sants» par rapport au système. Le travail a été réalisé dans un livre de
petite taille mais aux conséquences considérables, Le totémisme aujourd
'hui,qui a consisté essentiellement à mettre le sujet hors jeu, en faisant
basculer la relation verticale — émotionnelle — entre l'individu et son totem
en un système horizontal de relations entre des clans. Il ne restait plus
ensuite qu'à étendre le champ d'application de l'entreprise classificatoire à
la mythologie, en envisageant les mythes comme des systèmes de relations
horizontales — des mythes entre eux et, à l'intérieur des mythes, des él
éments constitutifs entre eux -, sans s'embarrasser du lien vertical que les
membres d'une société entretiennent avec leurs mythes. On remarquera
que c'était précisément sur le terrain du totem, et du tabou, que s'était
joué chez Freud le déplacement de la psychanalyse au domaine culturel,
en introduisant l'individu et la sexualité au cœur des institutions d'une
société. Lévi-Strauss en gardant le totem, c'est-à-dire, encore une fois, le
système des classifications, et en laissant tomber le tabou, auquel se trou
vent accrochées les attitudes et les émotions des individus, plaçait ainsi le
totémisme et la mythologie sur le même registre que la parenté, celui d'un
ensemble constitué d'unités discrètes, dont il ne s'agissait plus qu'à mettre
en évidence la logique interne, son caractère systématique, avec quoi se
confond chez le structuraliste toute la signification.
Après coup, on peut s'interroger sur le formidable succès de l'entreprise
structuraliste, qu'on attribuera, avec Gillian Gillison (cf. infra, pp. 43-52),
à la rencontre d'une période de l'histoire marquée par la plus monstrueuse
défaite qu'ait jamais connue l'humanité, avec une pensée essentiellement
fondée sur l'abolition de l'histoire et l'effacement du sujet du champ de
l'investigation. L'opération d'élimination du sujet, qui dans la néo
langue14 du structuralisme se fait sous couvert du « passage mythique de la
quantité continue à la quantité discrète », a pour point d'appui le mythe
fondateur de la société ojibwa qui revient comme un leitmotiv dans
l'œuvre de Lévi-Strauss15. L'opération risquait d'emporter d'autant plus
l'adhésion qu'elle était implicitement présentée comme épousant de l'in-

14. Il faut à ce sujet lire chez André Green {op. cit., 1995 : 146-155) ces pages sur la création d'une néo
langue et sur la déqualification de l'objet en rapport avec le structuralisme lévi-straussien.
15. Ce mythe occupe une position clé en tant qu'il sert de passerelle méthodologique et épistémologique
entre le totémisme et la mythologie. Cf. Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourdhui, Paris, PUF, 1962 :
27, et Le cru et le cuit. Mythologiques I, Paris, Pion, 1964 : 58-63.

P. Bidou, J. Galinier, B. Juillerat


térieur le contenu même du mythe, fondant par là l'universalité de la
démarche. Voici le récit :
« [L]es cinq clans "primitifs" remontent à six êtres surnaturels anthropomorphes, sort
is de l'océan pour se mêler aux hommes. L'un d'eux avait les yeux bandés et n'osait
pas regarder les Indiens, bien qu'il parût en avoir grande envie. Incapable de se contrôl
er, il souleva enfin son voile, et son regard tomba sur un homme qui mourut instan
tanément, comme foudroyé. Car, en dépit des dispositions amicales du visiteur, son
regard était trop fort. Ses compagnons l'obligèrent donc à retourner au fond des mers.
Les cinq autres restèrent parmi les Indiens, et leur procurèrent beaucoup de bénédict
ions. Ils sont à l'origine des grands clans ou totems : poisson, grue, plongeon, ours,
orignal ou martre. »

« Pour que les 5 grands clans dont les Ojibwa croient leur société issue
pussent se constituer », écrit Lévi-Strauss à propos de ce mythe, « il fallut
que 6 personnages surnaturels ne fussent plus que 5, et que l'un d'eux fût
chassé »16. L'opération, par son exactitude arithmétique, satisfait profondé
ment le lecteur soucieux de précision et d'ordre. Un lecteur qui, plein de
gratitude, est alors tout prêt, de façon complice, à passer sous silence l'autre
opération, qui, elle, porte non pas entre les termes, mais sur les termes
mêmes, autrement dit à fermer les yeux sur le processus de disparition du
visiteur, avec son visage, son désir d'enfant de voir à tout prix, au moment
de son enregistrement sous la forme d'un chiffre. En faisant entrer dans le
même paradigme un mythe bororo et un mythe tikopia, Lévi-Strauss génér
alise : « Dans tous les cas, par conséquent, un système discret résulte d'une
destruction d'éléments, ou de leur soustraction d'un ensemble primitif», et
dans la même veine : « Dans chaque cas, cette discontinuité est obtenue
par élimination radicale de certaines fractions du continu. »17
C'est à ce point que s'inscrit, en rupture avec la démarche structuraliste,
une anthropologie d'inspiration psychanalytique, qui s'attache radical
ement aux termes et aussi à leurs contenus, autrement dit qui constitue l'i
ndividu en tant que tel, dans son originalité et ses particularités d'être
humain, l'individu dans sa qualité singulière de sujet psychique, comme
partie intégrante et inaliénable de la signification des faits de culture.
Revenons donc à ce mythe ojibwa, et plus précisément sur ce visiteur au
regard « trop fort », dont l'expulsion constitue l'acte autour duquel s'orga
nisetoute la matière mythique. En généralisant de manière abrupte, on
considérera qu'un fait de culture n'est jamais construit, dans sa trame pro
fonde, qu'autour de cet acte d'expulsion aux frontières du groupe de -2
l'homme pulsionnel, ou du pulsionnel dans l'homme18. Et, en effet, cette 8

17. Ibid.
16. Claude: 60-61
Lévi-Strauss,
; nos italiques.
op. cit., 1964: 61. J2
Q
18. Le noyau historique du mythe, écrivait Freud analysant le mythe de Prométhée, concerne une ?
défaite de la vie pulsionnelle. Cité in Didier Anzieu, op. cit., 1970: 126. kUI

Arguments
force irrépressible qui pousse le visiteur à enlever son bandeau, et qui n'est
pas liée à la chose à voir, à un objet situé au dehors, puisque le visiteur est
venu sur terre les yeux bandés, comme un enfant vient au monde, cette
poussée du dedans donc, quelle autre appellation lui donner, sinon, avec
Freud, celle de pulsion ? Disons-le d'emblée, l'anthropologue n'est pas à
l'aise avec cette notion, le psychanalyste non plus d'ailleurs, mais, dans un
cas comme dans l'autre, elle apparaît tellement nécessaire pour com
prendre le matériel, tellement dictée par la composition même de l'objet,
qu'on ne saurait en faire l'économie. De fait, la psychanalyse - mais à quel
titre l'anthropologie serait-elle exempte de cette tâche, aurait-elle renoncé
à cette ambition ? - s' attachant à comprendre les conduites des hommes et
des femmes dans leurs fondements les plus radicaux, ne peut éviter, avec
la notion de pulsion — et la notion contiguë de représentant-représentat
ions de la pulsion -, d'interroger ce lieu « mythique », Freud le concédait,
ce lieu mythique donc, où la pensée et les sentiments, qui sont le propre
de l'humain, s'articulent en profondeur à l'animalité. Et la mythologie
avec ses pseudo-animaux ne traite que de cela.
Encore une fois, dans une approche d'inspiration psychanalytique,
les mots utilisés sont importants. Pour signifier l'action autour de
laquelle s'organisent les matériaux du mythe, nous avons évoqué Y ex
pulsion du visiteur à cause de son regard trop intense. Dans le texte
même du mythe, ses compagnons obligent celui-ci à retourner au fond
des mers. On pourrait également employer le verbe refouler, dans le sens
trivial de reconduire à la frontière un individu indésirable dans un pays.
Quel que soit le verbe utilisé, on remarquera que, dans aucun cas, le
scénario n'entraîne la destruction de l'individu, son élimination radic
ale, ainsi que l'écrit Lévi-Strauss. Au contraire, non seulement celui-ci
continue d'exister — certes au bord extérieur du système des classifica
tions —, mais rien n'indique qu'en exil son désir originaire de voir les
Indiens ait perdu de sa force, et qu'il ne cherche pas à revenir parmi
eux, sans qu'il soit pour autant toujours possible de prévoir sur quel
rivage, sous quel déguisement et à quel moment se fera son retour, car
à l'instar du contrebandier cherchant à déjouer la vigilance du douanier,
l'imagination et la ruse de l'homme sont sans limites quand il s'agit de
satisfaire ses appétits.
C'est ainsi qu'une approche d'inspiration psychanalytique ne saurait
circonscrire son objet à ce qui fait système dans une société, où l'esprit
ne retrouve jamais que ce qu'il y a mis ou retenu de façon sélective.
L'objet comprend aussi intégralement ce qui a été expulsé pour obtenir
localement et de façon superficielle cet effet de système. L'objet est
composé de la terre des institutions dans laquelle vivent les gens cla-

P. BidouJ. Galinier, B. Juillerat


niques, comme des taxa, et l'océan du pulsionnel qui baigne ses
rivages19. Il comprend chez les Ojibwa, le wigwam, la maison familiale
bâtie au bord de l'eau, et les windigo, géants anthropophages qui cou- '7
rent affamés sur les eaux du lac, ou se dressent sur ses glaces20. Il comp
rend, chez les Tatuyo, la communauté des gens réunie sous le grand
toit de la maloca, et its wati, peuple d'ombres cannibales qui hantent la
nuit les sentiers de la forêt (cf. infra, pp. 73-82). Il comprend, chez les
Yafar, la société des hommes et celle des esprits des morts, partenaires
d'échange des chasseurs, et l'inframonde maternel surpeuplé de fan
tômes désocialisés dans lequel erre le père dévorateur indestructible (cf.
infra, pp. 63-72). Chez les Otomi, il comprend l'espace communauta
ire, ¿"îles montagnes environnantes creusées d'avens profonds où sont
entassées pêle-mêle les générations passées, source d'énergies patho
gènes (cf. infra, pp. 53-62).
Bref, la notion de clivage que Freud attribuait au sujet psychique,
s'applique aussi de plein droit aux matériaux que fournit l'ethnogra
phie. Ce n'est qu'à ce prix — la reconnaissance de la nature essentiell
ement clivée de la réalité individuelle et collective —, qui n'est autre que
le parti pris de la complexité, qu'il est non seulement possible de com
prendre pourquoi les membres d'une société adhèrent à leurs institu
tions,ou les combattent éventuellement, mais surtout de mener à bien,
concurremment avec l'histoire et la sociologie, l'étude de la vie des
hommes et des femmes en société, qui demeure, jusqu'à preuve du
contraire, la tâche impartie à l'anthropologie.

Des métapsychologies indigènes ?

Une observation liminaire, à partir de laquelle la communauté des ethno


logues peut facilement trouver un consensus : le protocole de l'enquête de
terrain depuis Notes and Queries on Anthropology21 n'a guère évolué. Les
grands chapitres du livre de bord de l'observateur sont restés relativement
stables, avec des blocs compacts tels que « parenté», « technologie »,
« structures de l'habitat », etc. D'autres domaines présentent des frontières
plus ténues, à l'instar de celui de la « religion » qui laisse la place insensi
blement, comme un vêtement trop ajusté, un peu défraîchi, à des confit
o
19. Contrairement à la psychanalyse qui situe le lieu du refoulé dans un au dedans par rapport au corps <o
de l'individu, les matériaux ethnographiques montrent que les sociétés indigènes placent généralement le Ul
« refoulé » dans un au dehors par rapport à l'individu et au groupe social : fond des mers, forêt, monde °6
chthonien, montagne, etc. {fl
20. Nicolas Barraud, ms., comm. pers. Q
21. A Committee of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, London, p
Routledge and Kegan Paul, 1874. kUJ

Arguments
gurations telles que « systèmes symboliques », entre autres. Un signe, un
symptôme peut-être, qui oblige à revisiter ces classifications aujourd'hui
'® menacées de pétrification, alors qu'au cours des deux dernières décennies,
l'irruption du corps en tant que modèle de représentation du monde a
bouleversé l'agencement minutieux des matériaux de terrain. C'est lui qui
nous mettra sur la voie de ce que les sociétés ont à dire sur le travail psy
chique dans la culture.
Afin de donner force à notre argumentation, il convient de ne pas
perdre de vue le lecteur, paisiblement installé dans la position du scep
tique radical, qui persiste à croire que l'anthropologue fait fausse route
en introduisant dans son protocole d'enquête certains outils de travail de
la psychanalyse. Notamment, en faisant le deuil du sujet durkheimien,
ancêtre du sujet structuraliste, qui avait le mérite de produire des « repré
sentations » — fiction intellectuelle faite de pièces et de morceaux — géné
rées par un acteur social insaisissable, et dont l'ethnographe s'appliquait
à restituer le « savoir ». Cela sans qu'il ne lui soit réclamé aucun compte
quant à ce travail d'alchimie aboutissant à des énoncés gigognes sur la
culture étudiée, discours rapportés en style indirect, emboîtés les uns
dans les autres, d'une scientificité douteuse22. Et pourtant, ils consti
tuent encore les matériaux de base de toute bonne monographie de ter
rain. Ce lecteur existe, nous l'avons tous rencontré, surtout parmi nos
proches collègues... Mais de quelque côté qu'il se tourne, que découvre-
t-il ? Que les sociétés humaines dépensent une énergie considérable à
édifier des institutions, à rejouer sans trêve des drames rituels, à réciter
de manière lancinante des mythes, des incantations, à submerger l'audi
toire de discours apologétiques, pour décrire le monde tel qu'il est ou
doit être, bref à faire le miel de notre ethnographe scribe. À ce dernier
n'échappera pas le fait que ces sociétés tentent aussi d'évacuer, à leur
périphérie spatio-temporelle, des « résidus », des images mentales non
socialisables, sous forme d'entités démoniaques ou cannibales, venant
hanter des histoires qui dérangent. On les retrouvera au fond d'une
« poubelle », où l'on pourrait découvrir les secrets bien enfouis de la
communauté étudiée, certaines productions psychiques inavouables.
Ces déchets ne sont pas définitivement évacués. Ils sont agités en pe
rmanence, et même font retour dans le quotidien, soit qu'ils aient été sol
licités par des instances qualifiées - les techniciens du rituel, une prêtrise
spécialisée — pour répondre à des situations d'infortune et de malheur,
asseoir ou confirmer un ordre social à travers des rituels d'intronisation,
soit qu'ils reviennent tout à trac là où on ne les attendait pas. Pour se

22. Dan Sperber, Le savoir des anthropologues, Paris, Hermann, 1982 : 15-47.

P. BidouJ. Galinier, B. JuMIerat


défendre contre cette masse énergétique, invisible mais bien présente, les
sociétés élaborent des systèmes défensifs, ne « laissent rien passer ». C'est
la raison pour laquelle le principe de causalité y fonctionne à plein "
régime pour évacuer le doute, l'incertitude. On ne meurt pas impuné
ment, derrière chaque sort se dissimule un agent ou un commanditaire.
D'où cette impérieuse nécessité des acteurs indigènes d'afficher, partout
et toujours, des interprétations qui enserreront, dans une nasse concept
uelle,ce travail psychique dans la culture. Dans cet incessant bavardage
herméneutique sont inscrits les matériaux d'une « métapsychologie indi
gène », au sens de l'ensemble des idées vernaculaires portant sur cette
palpitation, cette vibration souterraine du social, et à laquelle sont accol
ées des entités cosmiques nommées, répertoriées, rangées à l'intérieur
d'échafaudages hiérarchiques. Il y a là, à portée de main, tout un travail
de recension qui peut aller bien au delà de la description des « ontolog
ies » ou « métaphysiques » sauvages, restituées dans des textes devenus
aujourd'hui des classiques de la discipline23.
Ne perdons pas de vue pour autant notre sceptique. Il lui sera sûrement
encore plus désagréable d'accepter que les sociétés prises dans les rets de
l'ethnographe peuvent construire une sorte de montage conceptuel sur
cette agitation souterraine dont elles nous livrent des traces, des éléments
épars. Et, en particulier, qu'elles ont des choses à dire sur Y organisation du
travail psychique qui se joue sur les différents théâtres, publics et privés,
dont elles s'efforcent de limiter les excès, tout en construisant des œuvres
de civilisation. Si ce travail ne connaît jamais de trêve, c'est bien que ces
« résidus » ne sont jamais totalement éliminables. On pourrait au passage
situer sur un continuum, d'un côté les sociétés qui se préviennent contre
tout risque de débordement pulsionnel sur la scène publique, toutes ces
utopies « victoriennes » qui bouchent les fissures du tissu social par un
arsenal de règles et d'interdits ; de l'autre celles qui installent la « poub
elle » au cœur de la vie sociale, en incorporant cette « souillure » dans ses
propres conceptions de l'identité, à travers le langage de la parenté ou
les parodies scatologiques érigées en activités cérémonielles. Une façon
comme une autre de nommer les représentants des pulsions, afin de
contrôler leur présence dans le champ social. Il est donc nécessaire de voir
jusqu'à quel point les sociétés qui nous accueillent décrivent à l'aide de

23. Au passage, on se démarquera du label Ethnopsychoanalyse attaché à l'œuvre de Paul Parin, Fritz to
Morgenthaler, Goldy Parin-Matthèy et de leurs disciples, dont les présupposés théoriques et la pratique Ul
de terrain n'ont rien de commun avec cette approche. Cf. Parin, Paul, Fritz Morgenthaler & Goldy <^3
Parin-Matthèy, Die Weissen denken zuviel. Psychoanalytische Untersuchungen bei den Dogon in Westafrika, JfJ
Feiburg, Atlantis Verlag, 1963. Traduit de l'allemand par Aude Willm sous le titre Les blancs pensent trop. Q
13 entretiens psychanalytiques avec les Dogon, Paris, Payot, 1966 (« Bibliothèque scientifique. Science de ?
l'homme »). V|JJ

Arguments
leur outillage conceptuel ce champ énergétique, qu'elles le nomment
« forces », « esprits », « êtres de la forêt », l'anthropomorphisent ou non.
" Grâce à nos informateurs, c'est bien ce sujet durkheimien que l'on voit
disparaître, nolens volens, pour laisser émerger un autre sujet, celui du
désir, qui s'exprime, violemment ou à bas bruit, à travers les « formations
de l'inconscient ». Là encore, la suspicion narquoise de notre sceptique
montrera qu'il s'agit aussi d'une affaire de vocabulaire. Tant qu'il ne lui
est proposé qu'un florilège d'énoncés en vernaculaire, c'est-à-dire dans un
langage rassurant, fleurant bon l'authenticité, on peut espérer que son
adhésion reste sans faille. Solidement ancrée dans le point de vue emic,
l'argumentation de l'ethnographe ne ferait, semble-t-il, pas problème. Là
où les affaires se gâtent, c'est quand entrent en scène des concepts tels que
« refoulé », « inconscient », « pulsion », « fantasmes originaires » qui sen
tent encore le soufre. Reconnaissons toutefois que, pour passer du point
de vue de la « métapsychologie indigène » à une « anthropologie psycha
nalytique » conforme à la visée programmatique esquissée dans ce texte,
il reste à franchir une véritable muraille épistémique. Aucune société non
occidentale ne pratique la psychanalyse, l'expérience du divan n'ayant
d'équivalent dans aucune culture. De surcroît, les analogies entre analyste
et analysant d'une part, ethnologue et informateur de l'autre, tournent
vite court avant de sombrer dans la caricature, même si quelque chose
de l'ordre du transfert et du contre-transfert se noue et se dénoue dans
l'expérience de terrain.

L'idée que l'on voudrait soutenir serait que le fossé qui sépare les agen
cements conceptuels indigènes et la pensée freudienne n'est peut-être pas
aussi profond qu'il le paraît. On a trop longtemps brocardé l'insularité
d'une pensée élaborée dans le confort feutré du 19 de la Berggasse, si
étrangère à X eidos des sociétés exotiques, alors qu'une enquête de terrain
menée sur la longue durée permet de voir se dessiner, par paliers success
ifs, des passerelles, des analogies, qui autorisent une approche comparat
ive, bien tempérée, des phénomènes « inconscients ». Il va de soi que des
obstacles majeurs se dressent devant une mise en correspondance syst
ématique de ces deux champs épistémiques. D'un côté, la psychanalyse
continue d'élaborer un corps d'hypothèses modulables, en fonction des
avancées de la clinique, remises patiemment sur le métier ; de l'autre,
pour penser quelque chose de l'ordre du psychosexuel, les sociétés visitées
par l'ethnologue mettent en jeu, dans la trivialité de la vie quotidienne ou
lors d'expériences rituelles étourdissantes, des catégories prises dans un
système de pensée totalisant auquel, de manière routinière, il confère une
sorte de cohérence interne, l'élevant au rang de « vision du monde », ce

P. Bidou, J. Galinier, B. Juillerat


que ne saurait être en aucune façon la psychanalyse, selon les termes
mêmes de son fondateur. Et pourtant, à y regarder de plus près, ce que
nos interlocuteurs expriment n'ouvre-t-il pas les portes de ce territoire où 2'
se joue cette dialectique du dedans et du dehors, que Freud désignait
comme inneres Ausland, qui se trouve être aussi l'objet privilégié de la
pensée chamanique, où le psychosexuel vient redistribuer les images ment
ales et sur lequel ces sociétés glosent de manière si troublante ? 24 Ce ne
sont pas des théories au sens propre du terme, rétorquera immédiate
ment, et à juste titre, notre sceptique, mais seulement des esquisses
conceptuelles, bardées d'ornements symboliques. Il n'empêche que c'est
bien grâce à elles, au coup par coup, que l'observateur peut tenter la mise
en miroir de certains concepts analytiques et d'éventuels équivalents indi
gènes. On a signalé à titre d'exemple la violence heuristique du concept
de « force » dont on pourrait, à partir d'exégèses locales, pousser le plus
loin possible l'analogie avec celui de « pulsion ». La même opération
pourrait s'appliquer aux notions de « secret », de « savoir » ou d'« inter
dit », tout ce champ de la connaissance par rapport auquel nos informat
eurs nous incitent à conserver une pudique distance... Il existe donc
probablement un espace théorique où viendraient prendre place des
concepts indigènes faisant écho à des rubriques de la métapsychologie.
Mais quelle serait l'utilité d'un tel travail ? N'est-ce pas, une fois encore,
faire subir au matériel ethnographique une distorsion supplémentaire ? Il
va de soi qu'il est hors de question de qualifier aujourd'hui de « freu
diennes » des sociétés néo-guinéennes, par exemple, pas plus que celles
d'Amazonie auraient pu, à une époque, passer pour « structuralistes ». Le
risque est réel, certes, mais que dire de l'entêtement des ethnographes à
refuser toute place, même minime, à la « causalité psychique » dans la cul
ture, si ce n'est à travers un mode d'expression spectaculaire (rituels de
possession, séances thérapeutiques, chamaniques, etc.) ?
Prenons un autre exemple à partir duquel épistémologie indigène et
pensée freudienne entrent en résonance, celui des « visions », question qui
hante les sociétés amérindiennes du Nord au Sud. Il s'agit d'expériences
fugaces, énigmatiques, capables d'entraîner un état de sidération, mais qui
ne sont pas, dans l'instant même, déchiffrables à partir des cadres sociaux
de la connaissance. Une fois remémorées, commentées, articulées à une
exégèse chamanique, elles entraînent divers désordres psychosomatiques ^
(asthénie, catalepsie, etc.). Il y a là tout un champ relevant de 1'« anthropo- 35
logie des émotions », laquelle s'est installée comme une sorte de rempart,
to
LU
Q
24. Jacques Galinier, La moitié du monde. Le corps et le cosmos dans le rituel otomi, Paris, PUF, 1997:
268-274.

Arguments
de glacis bien protégé au service du traitement des affects. Différentes
écoles sont en train de conquérir ce territoire qui ne sera pas ici contesté25.
Cette psychologisation de la démarche ethnographique, pour séduisante
qu'elle soit, répond tardivement à l'intrusion de ce corps mystérieux, celui
des rituels, des mythes, ou de la vie tout simplement, telle qu'elle va. De
plus, elle prend le risque de passer à côté du fait que l'épisode troublant des
« visions » fait sens dans ce que Freud nommerait F« après-coup », quand il
est réorganisé et repris en main par un type de savoir l'inscrivant dans une
temporalité par rapport à laquelle, dans un premier temps, il n'avait pu
trouver sa place. Là encore, il n'est pas question de ramener à une sorte de
moment primitif de la métapsychologie freudienne, des catégories indi
gènes supposées frustes, mal élaborées, encombrées de « scories » cosmol
ogiques, brouillant le décodage de l'activité pulsionnelle. Cela même si,
dans les épisodes de «visions» précités se dessine souvent une dimension
« sexuelle », en tout cas reconnue comme telle in situ, dans la description
des actions auxquelles se retrouvent mêlés les protagonistes. Mais nous
sommes là très loin de donner à penser que, pour nos interlocuteurs, l'idée
de l'irruption d'un affect sexuel dans le présent conférerait du sens à ce qui
n'était qu'énigme. Retenons plutôt de cette démarche le fait que la ques
tion du refoulement individuel se voit traitée au niveau collectif. En vérité,
l'ethnologue — comme le psychanalyste, en attente d'une légitimation de
ses hypothèses en y ajoutant la « preuve par la culture » — est confronté à
un tour de passe-passe où s'entremêlent « refoulement originaire » et
« refoulement » tout court. De ce constat désespérant, l'homme de terrain
peut au moins tirer une leçon. Elle consisterait à se remettre d'une tout
autre manière à l'écoute de ses interlocuteurs indigènes, quitte à en rabattre
sur sa voracité à capter des contenus de savoir. En un mot, plus il se trouve
être la victime (délicieusement consentante) d'un tir de barrage herméneut
ique, d'un jaillissement exubérant de gloses, c'est-à-dire de tout ce qui
excite sa curiosité, apaise son angoisse du « carnet blanc », plus au contraire
il devrait se dire qu'il y a là quelque chose qui a été à un moment donné
arrêté, dévitalisé, lyophilisé, et qu'on vient lui offrir comme « relique »,
sorte d'objet « fétiche » inerte, même s'il est affecté d'une très forte charge
symbolique. S'agit-il de la prise en main, par la communauté, d'un événe
ment privé qui du même coup est violemment éclairé par un discours
public ? Ou bien du même événement qui s'est trouvé agiter quelque chose
d'un refoulé collectif, et qui fait retour dans le champ de l'herméneutique
indigène, c'est-à-dire dans un discours « délicat », « sacré », bref dans du

25- Catherine Lutz & Geoffrey White, « The Anthropology of Emotions », Annual Review of
Anthropology, 1986, 15 : 405-436.

P. Bidou, J. Galinier, B. Juillerat


non-questionnable ? La société, quant à elle, a fait ses choix. Elle dispose
pour cela de repères, trie, évacue, sait reconnaître ce qui est socialisable et
ce qui ne l'est pas, s'efface devant l'action de ses plénipotentiaires, démons,
divinités, ancêtres, avons-nous dit, qui font en quelque sorte le sale travail
à sa place. Mais l'ethnographe, quant à lui, demeure d'une incorrigible
ingénuité, en prenant pour argent comptant tout ce que lui chuchotent ses
informateurs, et s'empresse de le recopier frénétiquement sur ses fiches.
Sans le savoir, il est peut être en train de rédiger les pages de ce qu'il ignore
encore être une « métapsychologie indigène »...

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