Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
terrain
revue d'ethnologie de l'Europe
La morale
Nicolas Baumard et Dan Sperber
TEXTE INTÉGRAL
Plus encore que la diversité des pratiques et des croyances d’une société à
l’autre, c’est la diversité des valeurs morales qui jadis rendait si fascinants les récits
des voyageurs et qui, dans le monde de confrontations interculturelles où nous
vivons aujourd’hui, rend si pertinente l’anthropologie. La dimension morale est
omniprésente, et dans la vie sociale, et dans les travaux qui la décrivent.
Paradoxalement, cette omniprésence rend la morale presque invisible dans la
recherche ethnographique : très rares sont les livres, les chapitres ou les articles qui
traitent de la morale comme telle. C’est peut-être que la dimension morale, étant
présente dans la parenté, la politique, l’économie, la religion, les pratiques
culinaires, sexuelles, etc., est suffisamment traitée sous chacune de ces rubriques.
L’idée même d’une ethnographie de la morale doit être examinée de façon critique :
ne reviendrait-elle pas à appliquer à toutes les sociétés humaines une notion
historiquement située, liée à des intérêts philosophiques et des pratiques éducatives
spécifiques à l’Occident ? Peut-on vraiment distinguer dans toutes les sociétés les
normes proprement morales d’autres types de normes, techniques, esthétiques ou
hygiéniques par exemple ? L’existence de divers types de normes n’est guère
contestable. Une même pratique peut relever de plusieurs domaines normatifs à la
fois, ainsi la préparation d’un plat – que l’on pense au film Le Festin de Babette –
peut être jugée d’un point de vue gastronomique (est-ce bon ?), technique (quelle est
la difficulté de la recette ?), prudentiel (les produits ne sont-ils pas avariés ?) et
religieux (n’est-ce pas une incitation au péché ?). Cette diversité de points de vue
normatifs n’implique pas que les normes morales soient un type de normes parmi
d’autres. Après tout, l’obéissance aux normes religieuses et prudentielles, voire
techniques ou gastronomiques, peut être vue comme une affaire de morale.
Quelle est alors l’extension du domaine de la morale, si un tel domaine existe, et
pour lesquels les mêmes valeurs morales peuvent et doivent s’imposer à tous,
partout, et de la même manière. En revanche, il est loin d’être évident que la
variabilité culturelle observée suffise à justifier un relativisme radical selon lequel la
morale n’aurait aucun fondement partagé par tous les humains.
Une anthropologie de la morale doit distinguer les valeurs morales des expressions
publiques de ces valeurs, des justifications où elles sont invoquées et enfin des
comportements qu’elles sont censées guider. Les historiens et les anthropologues
ont montré à quel point les doctrines morales peuvent diverger. Mais les doctrines
sont des institutions qui ni ne reflètent ni ne déterminent de façon simple les
intuitions, les jugements et les comportements de ceux qui y adhèrent comme
l’illustre le « tendez l’autre joue » des Évangiles que bien peu de chrétiens songent à
mettre en pratique. Il n’est pas exclu que ces constructions publiques divergent plus
d’une société à l’autre que les intuitions de leurs membres. Les données
ethnographiques et les expériences psychologiques mettent bien en évidence la
diversité des justifications morales invoquées pour tel ou tel comportement – ici, par
exemple, l’autorité de la foi ou de la loi, là le raisonnement ou l’intuition individuelle
–, mais des formes ou des styles de justification opposés peuvent venir appuyer des
conclusions au fond plus voisines que les arguments invoqués en leur faveur. Enfin,
le degré auquel les valeurs morales, quelles qu’elles soient, guident en pratique les
comportements peut varier d’une société à l’autre beaucoup plus que ces valeurs
elles-mêmes. Que l’on compare par exemple les Amish aux États-Unis, une secte
protestante d’origine germanique dont les communautés vivent à l’écart de la société
globale pour mieux organiser et contrôler le comportement de chacun et maintenir
leur intégrité morale et religieuse, et les Iks, une société du nord du Kenya décrite
par l’ethnologue Colin Turnbull dans laquelle, suite à des déplacements forcés et à
des famines, la solidarité n’existait presque plus.
Il est possible en outre de partager certaines valeurs tout en évaluant différemment
la façon dont ces valeurs s’appliquent à une situation. Si nous avons des devoirs vis-
à-vis de tout être humain, qui est un être humain dans le sens approprié ? Les fœtus
font-ils partie des êtres humains vis-à-vis desquels nous avons des devoirs ? Certains
pensent qu’un fœtus devient un être pleinement humain avant la naissance, à une
certaine étape de la gestation. Dans d’autres cultures, la qualité de personne
humaine ne s’acquiert que quelque temps après la naissance, de sorte que
l’infanticide précoce n’y est pas condamnable comme meurtre. Partisans et
adversaires de l’avortement peuvent ainsi s’accorder sur l’immoralité du meurtre
tout en s’opposant sur les situations qui en relèvent.
La diversité morale des cultures est incontestable, et le rappel qu’en font les
anthropologues est nécessaire. Cela dit, cette diversité reste encore largement à
tendent à être stabilisées par cette prédisposition. Les normes de l’étiquette du XVIe
siècle prohibant des actions telles que cracher, se moucher ou vomir ont ainsi mieux
survécu que d’autres normes prescrites avec autant de force par Érasme mais ne
s’ancrant dans aucune prédisposition. Cette étude de cas suggère plus généralement
que les travaux sur l’évolution culturelle devraient accorder plus d’attention au rôle
des émotions dans la transmission culturelle.
Jonathan Haidt et Craig Joseph montrent comment des intuitions morales
universelles peuvent, dans des contextes différents et en conjonction avec des
représentations culturelles particulières, engendrer des vertus morales très diverses.
L’esprit humain comporterait plusieurs prédispositions morales ou « modules
moraux », sélectionnés par l’évolution pour résoudre des problèmes récurrents
(souffrance des proches, réciprocité, hiérarchie, hygiène). Mais le fonctionnement de
ces modules dépend des représentations culturellement variables que les individus
se font de la situation. Les mêmes vertus peuvent être déclinées de façons diverses
selon les cultures. Ainsi la loyauté peut être adossée à la réciprocité et s’exercer entre
pairs, ou bien à la hiérarchie et s’exercer vis-à-vis de supérieurs. Il n’y a donc pas
d’incompatibilité, soutiennent Haidt et Joseph, entre la reconnaissance de la
diversité morale des cultures et la recherche d’invariants psychologiques.
Rita Astuti a porté son attention sur les nombreux tabous des Vezos de Madagascar
(ne pas montrer une baleine du doigt, ne pas rire en mangeant du miel). Du dehors,
ces tabous nous semblent arbitraires et étranges, et ils pourraient incarner l’exemple
idéal d’une norme sociale culturellement contingente qui s’impose aux membres
d’une société. Remarquablement, ces tabous apparaissent tout autant arbitraires aux
Vezos eux-mêmes, lesquels acceptent bien volontiers que les autres Malgaches ou les
Européens ne les partagent pas. Ils ne voient pas les tabous comme bons ou mauvais
en eux-mêmes. Ces tabous ont été formulés par les ancêtres, les violer c’est donc à la
fois leur manquer de respect et s’exposer à leurs représailles. Autrement dit, le
respect des tabous est une situation morale tout à fait commune. La preuve en est
qu’il est possible de négocier avec les ancêtres l’abandon d’un tabou en leur
démontrant qu’il est devenu trop lourd à porter pour leurs descendants. L’article
d’Astuti illustre ainsi la façon dont s’articulent, aux yeux mêmes des membres d’une
Référence papier
Référence électronique
Nicolas Baumard
Dan Sperber