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Est-ce que je peux tourner autour de ce que vous avez dit ? Déjà au
départ, la création théâtrale avec le Théâtre du Soleil, articule,
croise des pratiques dont la différence intense est facteur et
producteur - facteur comme on parlerait de facteur d’instruments
de musique - d’une forme d’étrangeté qui ne viendrait pas de
l’extérieur, mais de l’intérieur. J’ai le sentiment, lorsque je travaille
avec Ariane et avec le Théâtre du Soleil, que nous sommes déjà en
train de déplacer, de faire des déplacements, nous nous déplaçons
nous-mêmes les uns vers les autres, puis vers une étrangèreté dont
je ne pourrais pas dire si elle est du dehors ou du dedans. Je crois
qu’il est très important de ne pas couper ou de ne pas opposer. Pour
moi, quand je vais travailler au Théâtre du Soleil, eh bien je vais à
l’étranger. Je vais d’abord à l’étranger de moi-même et à la
rencontre d’un certain nombre de pratiques artistiques ou de
systèmes de vision qui à leur tour, chacun chacune - par exemple la
musique, le travail d’Ariane - sont des mouvements de s’étranger
soi-même. C est vraiment un monde particulier que ce théâtre. En
suis-je ?
Plus tard j’ai suivi sans savoir parce que je n’ai pas compris tout de
suite que cette Asie, qui pouvait apparaître comme réaliste était en
fait le nom de l’autre monde qui est celui du théâtre. Et j’ai obéi à
l’appel, et c’est seulement plus tard que j’ai compris que l’Asie
"réelle", si je peux dire, était porteuse pour le théâtre dans la
mesure où, contrairement à ce qui nous arrive, c’est-à-dire la
mondialisation de l’Europe et des Etats-Unis, de la part américaine
du monde, l’Asie a gardé d’une manière étonnante, son enfance
vieille, sa vieille enfance. Quand vous allez dans les pays, soit sur-
développés comme le Japon, soit sous-développés comme l’Inde,
même si c’est un pays ultramoderne maintenant, tout d’un coup
vous recevez ce que nous avons, nous, au contraire, mis de côté,
mis dans des armoires, oublié, qui est complètement interrompu,
c’est-à-dire il-y-a-trois-mille-ans, c’est-à-dire l’Antiquité-
aujourd’hui. Et cela maintenu en vie au présent - en Inde c’est
évident, il suffit d’y aller. Pour moi l’Inde, c’est une expérience
bouleversante où vous êtes accompagné, vraiment, vous avez à
votre droite et à votre gauche la vie et la mort inséparées, une
mythologie d’une intensité absolument inimaginable qui est
perpétuée par des dieux, par des divinités qui sont là, à table, avec
vous tout le temps ; ça produit des effets qui peuvent être des effets
négatifs, de violence, de brutalité, de cruauté archaïque, en
particulier en Inde, à la place des classes, de la lutte des classes ou
de la lutte des formes sociales occidentales qui donnent la
mondialisation, on a encore les castes qui continuent à fonctionner
d’une manière meurtrière. Mais d’un autre côté, il y a le berceau du
monde, c’est-à-dire vraiment les premières images de l’univers, qui
sont vivantes, qui sont là, qui sont en plus articulées, proférées
d’une manière extraordinairement poétique par les habitants les
plus humbles, puisque les dieux sont à votre table.
Alors on comprend que le théâtre, qui ne peut pas être sans les
dieux, qui a besoin des dieux, de Dieu, trouve ses images, trouve
ses visions dans les pays où ça vit encore. Je vous dis : le Japon
c’est pareil. Vous allez au Japon, un pays qui rivalise avec le plus
avancé de l’Occident dans ses productions technologiques ou
culturelles, et en même temps côte à côte les tissus japonais, les
rites, les temples sont partout. Ce sont des civilisations qui n’ont
pas eu le destin de séparation absolue d’avec les mythes - je
préfère dire les mythes, parce que les religions, en fait, dans ces
pays-là, sont à la fois terriblement puissantes, mais en même temps
tout à fait fantasmatiques, ou terriblement puissantes en Inde ou
l’hindouisme est, comme vous le savez, dans une relation de désir
d’anéantissement avec l’islam. Même chose entre Inde et Pakistan,
c’est à la fois fondateur et destructeur. Mais à l’intérieur de ces
religions vivent des fictions qui sont pleines de rêves, qui arrivent à
intégrer tous les éléments du monde, tout ce qui peut se passer,
aussi bien historiquement que du point de vue de l’inconscient,
même si ce ne sont pas du tout les mêmes catégories que les nôtres,
sur un mode qui poétise le monde. Ça, nous ne l’avons plus du
tout. Ce que nous avons, nous, en Occident, ça n’a aucune poésie,
c’est terrible, c’est du côté du pouvoir, un pouvoir avide, asséché,
insatiable et sans ressource fictionnelle, c’est ce que nous voyons
en politique, et dont seule la psychanalyse si elle existe peut rendre
compte, c’est-à-dire à qui la psychanalyse pourrait encore rendre
un petit peu d’esprit mythologique.
Or Ariane m’avait dit une fois, très vite, ayant une sorte
d’intuition : " Écoute, et si pour nous alléger, nous délester de tout
ce qui serait réaliste, référent, ce n’était pas toi qui écrivais la
pièce ? Tu te rappelles le fameux poète, le vieux poète chinois qui
s’appelle Hsi Xou ? " J’ai éprouvé un moment de bonheur, je me
suis dit : " Alors là, tout va bien. " Si ce n’est pas moi, tout va bien,
c’est l’autre. C’est exactement ce dont on parlait tout à l’heure,
c’est-à-dire l’étranger avec lequel on entretient un rapport
fabuleux, ludique - d’ailleurs, le Théâtre du Soleil avait écrit ça au
début - dans une lettre-circulaire au public. Et depuis ça me
persécute toujours il y a des gens qui n’ont pas compris que le
vieux poète Hsi Xou, c’était quand même Hélène Cixous. Je vois
parfois des papiers qui circulent et qui disent que c’est une
traduction du célèbre poète - ça ne les a pas gênés du tout - ou une
adaptation. Alors les gens cherchent l’origine. " Quelle est la pièce
que vous avez traduite ? " Ca m’énerve un peu quand même.
N’empêche que c’était un coup de génie, parce qu’à ce moment-là
ça m’a donné une liberté extraordinaire.
Et puis découvrir que Eisenstein a été formé par le nô, et que ses
écrits à la fois sur le théâtre, sur le cinéma et sur le nô sont d’une
beauté absolument merveilleuse. Alors on comprend - enfin moi en
tout cas - tout d’un coup, je relisais le cinéma d’Eisenstein à
travers ses écrits bouleversants de génie. Et on comprend qu’une
image gros plan en apparence est en fait comme un petit morceau
de nô, c’est-à-dire qu’elle envoie des effets, elle a une immense
portée dramatique et textuelle - la beauté de ses textes visuels est
empruntée au nô.
Hélène CIXOUS
"La voix étrangère, la plus profonde, la plus antique"
(Extrait d’un entretien réalisé avec François NOUDELMANN
le 6 juin 2002 à Paris)
Rue Descartes, n°37, "L’étranger dans la mondialité", Revue
du College International de Philosophie, PUF, septembre 2002,
pp. 111-119
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