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Hélène CIXOUS :

Est-ce que je peux tourner autour de ce que vous avez dit ? Déjà au
départ, la création théâtrale avec le Théâtre du Soleil, articule,
croise des pratiques dont la différence intense est facteur et
producteur - facteur comme on parlerait de facteur d’instruments
de musique - d’une forme d’étrangeté qui ne viendrait pas de
l’extérieur, mais de l’intérieur. J’ai le sentiment, lorsque je travaille
avec Ariane et avec le Théâtre du Soleil, que nous sommes déjà en
train de déplacer, de faire des déplacements, nous nous déplaçons
nous-mêmes les uns vers les autres, puis vers une étrangèreté dont
je ne pourrais pas dire si elle est du dehors ou du dedans. Je crois
qu’il est très important de ne pas couper ou de ne pas opposer. Pour
moi, quand je vais travailler au Théâtre du Soleil, eh bien je vais à
l’étranger. Je vais d’abord à l’étranger de moi-même et à la
rencontre d’un certain nombre de pratiques artistiques ou de
systèmes de vision qui à leur tour, chacun chacune - par exemple la
musique, le travail d’Ariane - sont des mouvements de s’étranger
soi-même. C est vraiment un monde particulier que ce théâtre. En
suis-je ?

Tout à l’heure vous avez utilisé les mots intégration et assimilation


qui pour moi retentissent d’une manière extrêmement intense et
conséquente politiquement. Je crois qu’on ne peut pas faire
l’économie de notre rapport à la scène politique en ce moment -
jamais - et plus particulièrement en ce moment. Moi venant
d’Algérie et étant déjà en Algérie à l’origine dans une division,
dans une dissociation, puisque ma famille maternelle venait, en
contraste, d’Allemagne, d’Europe, Nord et Est, j’ai toujours été
extrêmement sensible à ce qu’on appelle dans l’espace français - ce
sont des formes idiomatiques - intégration et assimilation. Sur la
scène politique française, je me suis toujours dit que c’étaient là
des mots lourds, dangereux et pas nécessairement bienfaisants. Je
le sentais quand j’étais petite en Algérie, dans la politique
d’exclusion qui s’appelait intégration ; il faut dire que l’exclusion
s’est souvent appelée intégration. Et puis ça a continué ici. Je suis
toujours mortifiée et je me sens très proche en ce cas des
Algériens, des Beurs, je suis mortifiée par l’impensé autour de ces
termes-là, qu’en même temps je ne peux pas rejeter, puisqu’ils
remontent à une origine dont nous dépendons tous, à la Révolution
française, à la question de la République, etc. Donc une pratique
française de l’encerclement, de l’avalement, de la digestion mal
faite, puisque ça ne marche pas, de tous les éléments - vous avez
utilisé le mot exogène tout à l’heure - enfin tous les éléments
"étrangers" qu’on voudrait faire un, qu’on voudrait assimiler :
voilà l’assimilation - je la pense toujours en termes de digestion
mal faite.

Ça c’est un problème spécifiquement français. Pourquoi est-ce que


j’en parle ? D’abord parce que, encore une fois, nous avons affaire
à ça en permanence ; ensuite parce que la réponse théâtrale est
d’une certaine manière - ou disons l’art du théâtre tel qu’il est
pratiqué, et en particulier au Théâtre du Soleil - est aussi une
réponse, même si ça n’est pas conçu comme tel ou théorisé de cette
manière, à cette espèce de grande scène qui est la scène française
dans la scène universelle, où il y a des pratiques qui, au fond, sont
destructrices, des altérations, des étrangetés, qui ne sont pas des
étrangetés de l’étranger, mais qui sont les nôtres mêmes. Ce sont
ces impropres du propre à quoi nous avons à faire.

Alors il se trouve que par chance, une série de chances - d’ailleurs


je pense que le théâtre a affaire avec la chance et avec le hasard -,
le Théâtre du Soleil se constitue en permanence, puisqu’il se
reconstitue sans cesse, il se revit, se ranime et se ressource d’une
grande quantité de courants, dont aucun n’est proprement français,
même si, encore une fois, tout ce que je vous dis là est une
observation d’une pratique et pas une mise en place d’une théorie.
Mais je crois que c’est l’essence du théâtre, ça. Je crois que si c’est
de manière si insistante au Théâtre du Soleil, si les facteurs
étrangers, les agents, parmi lesquels les acteurs et ensuite donc, la
visée que vous avez désignée tout à l’heure sur laquelle nous
reviendrons, c’est-à-dire la référence au loin dont on a dit que
c’était l’Orient, si tout cela est ainsi, ce n’est pas parce qu’Ariane,
par exemple, n’est pas proprement française, que je ne le suis pas
non plus, etc., ni Jean-Jacques, le musicien, qui est partiellement
un romanichel. Je crois que c’est le théâtre qui veut ça, c’est que le
théâtre ne peut être que ça, que le théâtre est toujours,
essentiellement, structurellement, définitionnellement - puisque
vous parlez de lieu dans l’espace-lieu de votre revue - à la porte, il
est en banlieue, il est au ban de la ville, il ne peut pas être dedans.
Il ne peut pas non plus être loin. Il est toujours à la sortie, au seuil
et dans une situation intérieure/extérieure, qui se touche
évidemment, de déconstruction de l’enceinte, du rempart. Et pas
autrement ; je veux dire : il n’est qu’ainsi. Et quels que soient les
théâtres les plus grands dans la tradition théâtrale, à partir de quoi
de toute façon le Théâtre du Soleil a toujours travaillé, on
retrouvera toujours ça, c’est-à-dire une déconstruction du rempart.
Les plus belles pièces de Shakespeare sont des déconstructions de
rempart, sont des falaises, des remparts qui s’effondrent. Encore
une fois, tout ce que je vous dis là - c’est ma façon de songer, ou
de me promener dans un après-coup, parce que ça n’est pas
théorisé au Théâtre du Soleil ; c’est vécu.

Pour revenir à Tambours, ça a été une immense surprise pour moi.


Dans l’histoire du travail au Théâtre du Soleil, avec Ariane on a
commencé par Sihanouk - mais il faudrait à chaque fois faire
l’histoire de chaque pièce - chaque fois quand on commence, on
commence comme des enfants. C’est-à-dire qu’on ne sait pas, on a
envie de s’amuser gravement. Et puis arrive quelque chose qui
n’est pas prévu. Sihanouk n’était pas prévu, c’était autre chose qui
était prévu. Chaque fois on a refait la même expérience, de penser
qu’on allait dans une direction, puis d’aller dans une autre
direction, mais si on se retourne - on se dit : "Tiens c’est étrange
quand même." Alors on voit d’abord qu’il y a une sorte de chemin
avec des étapes, et que, bien sûr, il y a une persistance de la
référence à l’Orient. Cet Orient s’appelle Asie pour Ariane. Quant
à moi, quand je suis arrivée là pour travailler, j’avais une culture de
théâtre, mais au fond je n’avais pas du tout de désir particulier.
D’abord j’étais dépassée largement par l’immensité des projets. Et
mes Orients, si je peux dire, étaient intérieurs et ils étaient très loin
de ce que faisait Ariane ; c’était, disons, le plus orienté ou le plus
oriental c’était l’Egypte de Freud. Enfin j’étais complètement du
côté de cet étranger remuant qui est l’inconscient. Et puis, j’ai été
entraînée, poussée, incitée par la pratique d’Ariane qui, elle, venait
d’Asie ; toute jeune elle a été chercher le théâtre en Asie, ou bien le
théâtre l’a appelée, de telle manière qu’elle s’est retrouvée en Asie
à pied, traversant tous les pays pendant plus d’un an, en se disant
qu’il fallait qu’elle obéisse - un petit peu comme dans les quêtes de
Hesse, c’est-à-dire qu’on est obligé d’aller là-bas. Et pour elle,
c’était une évidence.

Plus tard j’ai suivi sans savoir parce que je n’ai pas compris tout de
suite que cette Asie, qui pouvait apparaître comme réaliste était en
fait le nom de l’autre monde qui est celui du théâtre. Et j’ai obéi à
l’appel, et c’est seulement plus tard que j’ai compris que l’Asie
"réelle", si je peux dire, était porteuse pour le théâtre dans la
mesure où, contrairement à ce qui nous arrive, c’est-à-dire la
mondialisation de l’Europe et des Etats-Unis, de la part américaine
du monde, l’Asie a gardé d’une manière étonnante, son enfance
vieille, sa vieille enfance. Quand vous allez dans les pays, soit sur-
développés comme le Japon, soit sous-développés comme l’Inde,
même si c’est un pays ultramoderne maintenant, tout d’un coup
vous recevez ce que nous avons, nous, au contraire, mis de côté,
mis dans des armoires, oublié, qui est complètement interrompu,
c’est-à-dire il-y-a-trois-mille-ans, c’est-à-dire l’Antiquité-
aujourd’hui. Et cela maintenu en vie au présent - en Inde c’est
évident, il suffit d’y aller. Pour moi l’Inde, c’est une expérience
bouleversante où vous êtes accompagné, vraiment, vous avez à
votre droite et à votre gauche la vie et la mort inséparées, une
mythologie d’une intensité absolument inimaginable qui est
perpétuée par des dieux, par des divinités qui sont là, à table, avec
vous tout le temps ; ça produit des effets qui peuvent être des effets
négatifs, de violence, de brutalité, de cruauté archaïque, en
particulier en Inde, à la place des classes, de la lutte des classes ou
de la lutte des formes sociales occidentales qui donnent la
mondialisation, on a encore les castes qui continuent à fonctionner
d’une manière meurtrière. Mais d’un autre côté, il y a le berceau du
monde, c’est-à-dire vraiment les premières images de l’univers, qui
sont vivantes, qui sont là, qui sont en plus articulées, proférées
d’une manière extraordinairement poétique par les habitants les
plus humbles, puisque les dieux sont à votre table.

Ce que Hölderlin cherchait ou ce dont on a tout le temps parlé, ou


ce que la philosophie a évoqué en se référant en particulier à la
Grèce, vous l’avez là-bas vivant tous les jours. Encore une fois,
c’est paradoxal, parce que ça s’accompagne de faits qui peuvent
être négatifs, mais il y a aussi un positif. Ce sont des aubes, des
aurores de l’humanité qui, d’autres part, maintenant en Inde, ont
leurs équivalents modernes. Je pense à la façon dont les Indiens ont
adopté l’informatique, les technologies contemporaines - ils sont
les champions de cela mondialement, d’une certaine manière - ce
sont les autres dieux, mais ce sont des dieux technologiques.

Alors on comprend que le théâtre, qui ne peut pas être sans les
dieux, qui a besoin des dieux, de Dieu, trouve ses images, trouve
ses visions dans les pays où ça vit encore. Je vous dis : le Japon
c’est pareil. Vous allez au Japon, un pays qui rivalise avec le plus
avancé de l’Occident dans ses productions technologiques ou
culturelles, et en même temps côte à côte les tissus japonais, les
rites, les temples sont partout. Ce sont des civilisations qui n’ont
pas eu le destin de séparation absolue d’avec les mythes - je
préfère dire les mythes, parce que les religions, en fait, dans ces
pays-là, sont à la fois terriblement puissantes, mais en même temps
tout à fait fantasmatiques, ou terriblement puissantes en Inde ou
l’hindouisme est, comme vous le savez, dans une relation de désir
d’anéantissement avec l’islam. Même chose entre Inde et Pakistan,
c’est à la fois fondateur et destructeur. Mais à l’intérieur de ces
religions vivent des fictions qui sont pleines de rêves, qui arrivent à
intégrer tous les éléments du monde, tout ce qui peut se passer,
aussi bien historiquement que du point de vue de l’inconscient,
même si ce ne sont pas du tout les mêmes catégories que les nôtres,
sur un mode qui poétise le monde. Ça, nous ne l’avons plus du
tout. Ce que nous avons, nous, en Occident, ça n’a aucune poésie,
c’est terrible, c’est du côté du pouvoir, un pouvoir avide, asséché,
insatiable et sans ressource fictionnelle, c’est ce que nous voyons
en politique, et dont seule la psychanalyse si elle existe peut rendre
compte, c’est-à-dire à qui la psychanalyse pourrait encore rendre
un petit peu d’esprit mythologique.

Alors si je me retourne et que je vois ce que nous avons fait, je


me rends compte que chaque fois, nous avons été chercher nos
métaphores, parce que le théâtre c’est ça, c’est une relance
d’une réflexion sur le politique, mais sous ses formes
métaphoriques, et à chaque fois ça s’est produit du coup
presque nécessairement en passant par cette Asie, dont je veux
bien que ça s’appelle l’Orient, parce que pour moi,
effectivement, l’origine de l’Asie c’est l’Orient, c’est le mien,
celui avec lequel j’ai vécu quand j’étais petite et qui est resté
très proche.

Ce qui s’est passé et ce que je constate, et que je trouve tout à


fait passionnant, c’est qu’au fond nous nous sommes éloignés
de plus en plus - et je m’en réjouis - d’une Asie, qu’il faut
prendre comme mère des métaphores, sous la forme réaliste.
D’ailleurs je suis gênée, je suis menacée par le réalisme - tout le
monde l’est. Quand j’écris, je crains la puissance de réalité des
référents. Et chaque fois que j’ai écrit, je me suis repliée, j’étais
effrayée et menacée par la force de frappe du référent réaliste.
Je n’ai pas voulu aller, par exemple au Cambodge, avant
d’avoir fini d’écrire. Je disais toujours à Ariane : "Si j’y vais,
je ne peux pas écrire. À ce moment-là, je serais envahie par..."
Et j’ai fait la même chose pour L’Indiade. J’étais aussi en repli,
j’ai eu d’énormes difficultés à forer des galeries sous l’Inde -
l’Inde infinie, ce grand pays-monde - pour retrouver un peu de
poésie. Et la dernière fois qu’on s’est mises en route vers le
spectacle à venir, comme Ariane était encore orientée vers
l’Asie et vers l’Inde, j’ai dit : "Je ne veux pas y aller. Je sens
que je ne pourrai plus lutter, résister - enfin mon esprit
poétique, disons, ne pourra plus - parce que je vais à nouveau
prendre trop d’Inde". Et puis heureusement, on a glissé, parce
qu’on glisse, on métonymise - et on s’est tournées, presque
accidentellement, vers une autre étrangeté, c’est-à-dire la
virulence de la nature, les déluges, les signes de destruction
mondiaux qui apparaissent comme des phénomènes naturels,
alors que ce ne sont pas des phénomènes naturels, ce sont des
phénomènes naturels qui sont favorisés, causés, engendrés par
le culturel, par le politique. " Et nous nous sommes tant hâtées
que voici que nous sommes arrivées " à Tambours, vraiment
presque accidentellement, mais ça m’a donné une joie
extraordinaire. Ce qui s’est passé, c’est ceci : il y avait à ce
moment-là des inondations en Chine ; on n’a pas besoin d’aller
en Chine pour voir des inondations, il y en a toujours eu. Mais
en fait, l’inondation en Chine qui existe depuis toujours - ça
fait trois mille ans que la Chine lutte contre des inondations
qu’elle cause -, est devenue tout de suite une figure, ça s’est
concrétisé très vite sous une forme de fable qui dit
simplement : "Voilà une inondation qui va détruire le monde,
rêvons autour de ça." D’abord il y a de ça dans la Bible. Des
inondations qui détruisent l’univers, on en a toujours eues.
C’est même la façon dont les dieux se défendent contre les êtres
humains. Dont ils effacent la mécréation. Pour recommencer
"de plus belle".

On ne s’est pas dit ces choses-là, parce que quand on travaille


théâtralement, on travaille uniquement sur des visions, sur des
métaphores, sur des scènes. Et le mécanisme, dont il était
question, et qu’on n’a jamais nommé, c’était le mécanisme
même de l’auto-immunité, tel que dans Foi et Savoir et ailleurs
Derrida l’a développé et à quoi il se réfère de plus en plus,
c’est-à-dire l’autodestruction paradoxale de ses propres
défenses, la destruction de soi dans le mouvement même de la
tentative de protection de soi. Ce que nous voyons tout le
temps. Même ici aujourd’hui, sur les scènes politiques de la
France, toutes les histoires d’élection, ce sont des histoires
d’autodestruction, d’auto-immunité. On court au suicide - et
c’est le mystère. Je me suis toujours posé la question, quand
j’étais petite : "Comment se fait-il que les gens choisissent le
mal donc leur mal au lieu du bien ? " C’est quelque chose qui
attire, qui étrangement est en activité dans l’âme humaine et
qui est terrifiant. On le sait, en amour on le fait. Politiquement
ça prend des proportions gravissimes, ainsi malheureusement
le 11 Septembre et environs est aussi un phénomène de ce
genre, mais on pourrait le traduire. Et c’est ça aussi le théâtre,
c’est traduire, ou qu’il y ait passage entre quelque chose qui
serait mondial, un phénomène qu’on verrait sur grand écran
comme la grande scène politique, et son équivalent dans l’autre
intrigue qui accompagne toujours le grand écran : la même
chose, mais à l’intérieur d’un cercle d’individus, qui se
passerait entre un petit nombre de personnes, soit dans la
structure familiale, soit dans une structure amoureuse, etc. Le
théâtre fonctionne avec deux miroirs qui se renvoient et se
redoublent et qui sont métaphore l’un de l’autre.

Avec Tambours, finalement, ce qui a été merveilleux, c’est qu’on a


- et je dirais par une série de hasards, mais de hasards qui
évidemment viennent d’une longue, longue, longue recherche -
d’une part, on a obéi aux lois du théâtre, on avait donc cette espèce
d’énorme projet mondial, mais d’autre part on s’est débarrassées
de ce qui entrave finalement la création. Ce qui est toujours gênant
- je ne sais pas ce qui va se passer pour le prochain spectacle - c’est
que nous, nous avons des cartes d’identité en nous - Ariane de son
côté, moi de l’autre - des cartes d’identité : des passeports, des
systèmes d’origine qui alourdissent le travail.

Or Ariane m’avait dit une fois, très vite, ayant une sorte
d’intuition : " Écoute, et si pour nous alléger, nous délester de tout
ce qui serait réaliste, référent, ce n’était pas toi qui écrivais la
pièce ? Tu te rappelles le fameux poète, le vieux poète chinois qui
s’appelle Hsi Xou ? " J’ai éprouvé un moment de bonheur, je me
suis dit : " Alors là, tout va bien. " Si ce n’est pas moi, tout va bien,
c’est l’autre. C’est exactement ce dont on parlait tout à l’heure,
c’est-à-dire l’étranger avec lequel on entretient un rapport
fabuleux, ludique - d’ailleurs, le Théâtre du Soleil avait écrit ça au
début - dans une lettre-circulaire au public. Et depuis ça me
persécute toujours il y a des gens qui n’ont pas compris que le
vieux poète Hsi Xou, c’était quand même Hélène Cixous. Je vois
parfois des papiers qui circulent et qui disent que c’est une
traduction du célèbre poète - ça ne les a pas gênés du tout - ou une
adaptation. Alors les gens cherchent l’origine. " Quelle est la pièce
que vous avez traduite ? " Ca m’énerve un peu quand même.
N’empêche que c’était un coup de génie, parce qu’à ce moment-là
ça m’a donné une liberté extraordinaire.

Et du coup, on a coupé les liens avec tout. Par exemple, avec ce


vieux poète Hsi Xou, que tout le monde connaît bien sûr, on n’est
plus obligé d’obéir à l’identité, à l’identification. Donc ce n’est pas
la Chine, ce n’est pas la Corée, ce n’est pas le Japon, ce n’est pas le
XIe siècle, ce n’est pas le XIIIe siècle, ce n’est pas le XVe siècle,
mais on fait semblant. Et ça, c’est l’art du théâtre. " Et si on jouait
à " ? On est dans le comme si pur, qui est la littérature même. Mais
ce comme si, des spectateurs ont voulu l’assigner - or c’est
désassigné, c’est déraciné et ça devient la fable même, mais sans
origine.

Dans le travail, ça a donné des conséquences tout à fait


inattendues. La troupe est partie - tout le monde. Ariane a donné à
chacun une bourse qui permettait d’aller se frotter en Asie, là où ils
voulaient ; les comédiens et les techniciens, les musiciens, tout le
monde est parti en Asie là où ils voulaient ; en Inde, en Corée, en
Chine, à Taiwan. Enfin, ils ont fait comme il leur plaisait pendant
deux mois. Pendant ce temps-là, j’étais exactement de l’autre côté,
c’est-à-dire à Chicago, où j’enseigne. Et je suis allée dans les
livres. Par chance, parce que les Etats-Unis sont beaucoup mieux
fournis, du point de vue des bibliothèques, que nous, j’ai eu accès
tout de suite à ce dont j’avais besoin et facilement. En douce je me
suis reportée au monde du nô - vous savez que c’est une
découverte très récente, que l’Occident a découvert le nô très
récemment, que le nô a été entendu et petit à petit apprivoisé au
début du XXe siècle. Et ce sont les Anglais et les Américains qui
l’ont fait, ça a commencé, à l’Ouest, à soulever aussi bien Yeats
que Pound pour enchanter Britten.

J’avais déjà une connaissance aussi étendue que possible, c’est-à-


dire très limitée parce qu’il y a peu de choses en France, du nô. La
préhistoire de cette connaissance remonte, je le note, à mes
recherches joyciennes - donc il y a quarante ans - au cours
desquelles j’avais lu les traductions de nôs d’Ezra Pound. Et là, j’ai
baigné dans tout ce que les États-Unis ont comme archives dans ce
domaine. (Maintenant on publie beaucoup en France, mais c’est
récent). C’est un matériel absolument merveilleux. J’ai trouvé des
volumes de commentaires linguistiques qui permettent de
comprendre que la linéarité économique apparente du nô, que nous
avons en traduction inévitablement, ressemble beaucoup à quelque
chose qui relève d’une pratique textuelle que nous avons, ici en
France, lorsque nous sommes en texte proprement dit. Je pense aux
pratiques les plus modernes de la langue, qui ont peu cours, que ce
soit aussi bien Proust, Derrida, Rimbaud. Ou Hsi Xou. On a une
tradition polysémante en France qui est très puissante, mais qui est
au fond minoritaire par rapport à la masse de ce qui est publié en "
littérature ". On doit découvrir comment les Japonais entendent du
nô, comment l’économie textuelle est telle que, s’ils ont dix lignes
très resserrées, grâce au travail sur soi de la langue, ça
représenterait, si on le développait et si on rendait tout, cent fois
plus. Comme pour le travail textuel qui est le nôtre. Donc il faut
savoir ça aussi. Cette densité est une densité irradiante.

Et puis découvrir que Eisenstein a été formé par le nô, et que ses
écrits à la fois sur le théâtre, sur le cinéma et sur le nô sont d’une
beauté absolument merveilleuse. Alors on comprend - enfin moi en
tout cas - tout d’un coup, je relisais le cinéma d’Eisenstein à
travers ses écrits bouleversants de génie. Et on comprend qu’une
image gros plan en apparence est en fait comme un petit morceau
de nô, c’est-à-dire qu’elle envoie des effets, elle a une immense
portée dramatique et textuelle - la beauté de ses textes visuels est
empruntée au nô.

Et je me suis mise à écrire en ayant des fils très simples. Mais je


n’ai rien dit de tout ça à Ariane ; je faisais mon travail dans mon
coin. Puis quand je suis rentrée, elle a commencé à répéter avec ce
que j’avais esquissé. Et peu après j’étais encore dans mon coin,
elle m’a dit très vite, dans les quinze jours qui ont suivi : " Tu sais,
on va faire des essais avec des marionnettes". Intérieurement,
j’étais ravie, sans rien dire à nouveau. Et je me suis dit : " c’est
étrange, parce que bien sûr, le nô comme le kabuki ne peuvent se
concevoir que comme marionnette. " Mais au moment où Ariane a
dit ça, on n’était pas du tout équipées pour la marionnette, on était
lourdes, mon texte était trop lourd, il avait trop de mots. C’était
impossible, c’était comme si on s’était dit : " Tiens, tu vois, ce
camion, c’est un papillon. " On n’y arrivait pas du tout.

Il nous a fallu beaucoup, beaucoup de temps, à l’une et l’autre,


pour arriver à cette légèreté qui, du point de vue du travail de la
mise en scène et des acteurs était introuvable tant que le processus
n’avait pas été découvert. On a enfin compris que les comédiens ne
pouvaient pas se transformer en marionnettes eux-mêmes - qu’ils y
arrivaient une minute. C’est l’histoire de la marionnette de Kleist,
ils y arrivaient une minute et puis perdant la grâce en essayant de
répéter ils redevenaient des comédiens. Donc il a fallu pouvoir
penser des choses à quoi on résiste de toutes les manières : par
exemple pour arriver à la forme finale où les marionnettes-
interprétées-par-des-acteurs sont portées par des maronnettistes-
Kyogens, il faut doubler la quantité de comédiens de la troupe.
D’abord on se dit : "Ce n’est pas possible, on n’a pas assez de
comédiens, il faut engager, doubler..." Enfin, des rationalisations
inquiètes et justifiées.
En même temps, même dilemme pour le texte : là il ne fallait pas
du plus, il fallait du moins, du moins, du moins. Du plus, du plus,
du plus de corps transfiguré, du moins, du moins, du moins de
texte. Et tout ça dans la peine, parce que, chaque fois - le théâtre
étant toujours d’abord une pratique - , chaque fois on a une vision
et on se dit : " Non, non, non, il faut arriver là, mais il faut des
fusées qu’on n’a pas." Tout est comme si finalement on avait été en
train de distiller, depuis Sihanouk, la machine du théâtre pour
arriver à l’autre bout du monde, et non pas simplement à quelque
chose qui serait d’une modernité révolutionnaire qu’on n’avait
jamais vue, mais de façon plus apocalyptique à l’essence même du
théâtre. Je me retournai, et me dis : "Quand je pense qu’on avait
déjà une marionnette dans Sihanouk, qui était le père de Sihanouk."
C’était déjà une marionnette, déjà c’était un comédien qui était une
marionnette. Chaque fois qu’on a fait une avancée, qui en même
temps était pour moi la chose la plus bouleversante au monde dans
les pièces, c’était qu’on repassait par l’âme-marionnette de
l’acteur. D’une certaine manière, Gandhi était une marionnette
dans L’Indiade. Dans La Ville parjure on a d’abord essayé de faire
travailler des petits garçons - de vrais petits garçons en chair et en
os - pour représenter les petits garçons morts. Finalement sont
arrivées des marionnettes. Et moi j’en pleurais d’émotion. J’ai
travaillé sans arrêt sur le mystère de la marionnette comme
l’étranger en moi, en vous, qui en même temps est, si on peut dire,
le plus propre de l’homme. Et cette marionnette, elle est à la fois
l’âme, et en même temps elle a une valeur politique qui est infinie.
Déjà Shakespeare le dit, puis tout le monde suit : la tragédie c’est
ça, c’est de découvrir que les êtres humains sont manipulés. Et
qu’ils ont, vus de Dieu(x), la dimension d’une mouche. Le petit et
le grand, voilà le théâtre. Soit qu’on imagine qu’ils sont manipulés
par les dieux chez les Grecs, par le destin, par des puissances
supérieures, soit qu’ils soient eux-mêmes leurs propres
manipulateurs, persécutés de l’intérieur par des "puissances-
autres".
Ainsi allait-on vers "ça" vraiment sans comprendre ce qu’on était
en train de faire. Mais le comble, ça a été que quand Ariane a
trouvé - et c’était triomphal du point de vue de la physique, si je
puis dire - quand elle a trouvé la nécessité d’avoir des porteurs qui
avaient fait tout le tour du monde en venant des kyogen chez les
Japonais, à ce moment-là il y avait quelque chose qui ne marchait
pas : je veux dire que les personnages volaient. Résultat de cette
trouvaille dont vous avez vu encore une trace au cinéma, où en
effet les acteurs étaient délestés de leur poids et atteignaient le vol.
Oui, ils arrivaient à voler - évidemment ce vol était produit par
d’autres, par le relais que vous avez vu. Mais ce qui est beau, c’est
qu’on oublie l’aspect technique du manipulateur - c’est beau aussi
quand on voit du bunraku : des marionnettes petites comme ma
main sont manipulées par des personnages voilés sur scène, qui,
eux, sont énormes, c’est-à-dire grands comme nous. Or on ne voit
plus que l’âme. Ce qu’on voit c’est l’âme. La figure de l’âme.

Et là on s’est cassé la figure ! parce qu’il restait le poids de la voix.


Pendant assez longtemps, des semaines, Ariane a essayé de faire
parler les comédiens comme des marionnettes. Le Marionnette est
une langue inouïe. Une marionnette parle le marionnette. Voilà
qu’il fallait trouver la voix marionnette, le chant de la marionnette,
il fallait une ultime mutation sur laquelle on a buté jusqu’au
moment où, - chacun entraînant l’autre par contrainte, par
nécessité, par urgence - j’ai allégé le texte parce qu’en fait, une
marionnette ne peut pas parler beaucoup. Son souffle est court et
saccadé. Donc je me suis retrouvée amenuisant le texte, tandis que
les acteurs étaient poussés à inventer leurs voix de marionnettes.
Ça a été très problématique : il s’agit d’aller chercher - mais où ? -
la voix étrangère qui est en même temps la voix la plus profonde,
la plus antique.

Voilà un peu l’histoire de cette recherche qui s’est faite à tâtons


tout le temps. Je me suis dit : " à force de voyager nous voilà
arrivés à l’origine."
C’est-à-dire au plus intérieur, au plus intime, au plus primitif qui
est en même temps le plus sophistiqué, le plus raffiné, qui
demande le plus d’humilité - disons que c’est une miniaturisation.
On part de la grandeur nature et on va jusqu’à la miniature qui est
le noyau, le nain sublime du théâtre. Mais ça, on le trouve, comme
je vous disais, dans le noir, à l’aveuglette, c’est-à-dire que ce n’est
pas quelque chose qui a été visé ; c’est quelque chose qu’on trouve
en allant d’erreur en erreur.

Hélène CIXOUS
"La voix étrangère, la plus profonde, la plus antique"
(Extrait d’un entretien réalisé avec François NOUDELMANN
le 6 juin 2002 à Paris)
Rue Descartes, n°37, "L’étranger dans la mondialité", Revue
du College International de Philosophie, PUF, septembre 2002,
pp. 111-119

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