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de la Méditerranée
Cresti Federico. Alger à la période turque. Observations et hypothèses sur sa population et sa structure sociale. In: Revue de
l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°44, 1987. Berbères, une identité en construction. pp. 125-133;
doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1987.2162
https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1987_num_44_1_2162
Federico Cresti
Dans un essai récemment paru dans le Journal of Economie and Social History
of the Orient, D. Ayalon tirait des conclusions négatives quant aux possibilités
d'estimer avec précision la population des pays et des villes de l'Islam médiéval :
« En l'état présent des connaissances les tentatives d'estimer l'importance des
populations dans les pays de l'Islam médiéval devront être reportées pour une très longue
période. La tendance à donner des estimations faibles..., qui peuvent être en harmonie
avec les chiffres des périodes successives, basées sur des données statistiques plus fiables,
devrait être rejetée au moins aussi fermement que la tendance opposée, celle de
proposer des chiffres élevés. Et cela parce que, outre le fait qu'elles n'ont — à l'opposé des
autres — aucun fondement, elles ont l'apparence de la fiabilité.»1.
Doit-on adapter ces conclusions — qui, comme nous l'avons dit, se céfèrent à
la situation de la période médiévale — aux villes d'une époque plus récente : la
période ottomane? Ou bien est-il possible d'esquisser des hypothèses fiables, basées
non pas sur des données statistiques (inexistantes dans la presque totalité des
situations urbaines), mais sur les quelques données offertes par les documents de l'époque
et sur l'observation et l'analyse des espaces physiques de la ville ottomane qui
subsistent encore aujourd'hui? •
A moins de découvertes bouleversantes — - toujours possibles — qui pourraient
sortir de l'exploitation de sources aujourd'hui connues seulement en partie, telles
que les documents des archives ottomanes, c'est cette dernière voie, à mon avis,
que l'on peut suivre, surtout là où l'on dispose de sources «indirectes» en
abondance (même si elles sont parfois confuses) et là où la structure physique de la
ville permet encore aujourd'hui une approche quantitativement et qualitativement
126 I F. Cresti
intéressante : ce qui est le cas dans la plus grande partie des villes musulmanes
du bassin de la Méditerranée. C'est le choix de certains chercheurs qui se sont
penchés sur la question de la population des villes ottomanes, en particulier André
Raymond (1974, 1985) dans ses études sur Le Caire et sur les grandes villes arabes
à l'époque ottomane2.
Dans ses conclusions, André Raymond est amené à rappeler la non-fiabilité des
sources écrites de l'époque (chroniques locales, documents consulaires, récits de
voyage, etc.) et la nécessité d'avoir recours « aux faits de structure urbaine et aux
monuments, comme à autant de signes utilisables pour nous aider à reconstituer
l'histoire de la population» (A. Raymond, 1974, 184).
Au cours de mes recherches portant sur l'histoire urbaine d'Alger avant la période
coloniale3, j'ai été amené à m'intéresser à l'évolution socio-démographique de la
ville, qui en l'état présent des connaissances est assez mal établie. Cette partie de
la recherche est loin d'être terminée : je me bornerai à esquisser ses lignes
fondamentales, m'arrêtant sur quelques points de détail dont le profil a pu être mieux
défini.
Plus récemment, ces données ont été remises en question : par rapport à l'extension
de l'espace bâti de la ville ces valeurs donneraient des densités d'habitants
insoutenables selon certains auteurs (A. Raymond, 1985, 63) : 2 433 habitants à
l'hectare pour le chiffre de 100 000 habitants, et 646 habitants à l'hectare pour 30 000
habitants. Remarquons en passant qu'une densité proche de la plus forte valeur
énoncée ci-dessus a été atteinte à l'époque moderne, autour des années trente de
notre siècle, dans le quartier de la Casbah (R. Lespès, 1930, 523), sous la poussée
de facteurs démographiques et socio-économiques vraisemblablement inconnus à
l'époque ottomane.
pas trop nous impressionner. Si l'on se rapporte à des situations urbaines assez
proches par leur géographie et leur histoire, celles de Tunis et d'Alger par
exemple, la différence de densité — très importante — qui apparaît se justifie en fait
à partir de la confrontation des espaces physiques résiduels appartenant à la même
période.
En tant qu'hypothèse de travail — l'état actuel de la recherche ne permettant
pas de tirer de conclusions à ce propos — il me semble que la confrontation même
embryonnaire entre les données documentaires tirées presque totalement des sources
européennes et les données physiques de la ville permet d'affirmer qu'elles ne
présentent pas de très profondes contradictions : en ce sens que la typologie de l'habitat
de l'Alger ottomane aurait pu permettre les densités très élevées de population
postulées par les chiffres avancés par certains auteurs européens à différents moments
de son histoire.
Un élément de variabilité démographique très fort est introduit par une population-
marchandise dont la présence à l'intérieur de la ville était sujette aux vicissitudes
du marché et en même temps aux bouleversements politiques méditerranéens :
les esclaves.
D'après les sources européennes — les seules qui proposent des évaluations
numériques — leur chiffre varie grosso modo de façon parallèle à la courbe de la
population dont nous avons parlé ci-dessus, avec des valeurs très élevées (les plus
élevées) autour de la moitié du xvne siècle. A partir de 1680 environ — l'époque des
bombardements d'Alger par la flotte de Louis XIV et des traités de paix qui
s'ensuivirent — les chiffres proposés par les documents chutent brusquement et se
maintiennent à des valeurs très basses jusqu'au début du XIXe siècle.
Quelques données complémentaires. Entre 1578 et 1684 les chiffres que j'ai
collectés à ce propos varient entre 12 000 et 40 000 esclaves : quantités énormes aux
yeux mêmes des auteurs qui les proposent, et qui cherchent à les justifier des façons
les plus différentes11. La question des esclaves par rapport au thème qui nous
intéresse est encore compliquée du fait de leur répartition entre la ville au sens strict
et le «royaume d'Alger» (ce terme désignant parfois la campagne des environs,
parfois les autres villes de la Régence).
A ce sujet, un seul terme de confrontation paraît être certain durant cette période :
en 1638 les esclaves qui ramaient dans les galères algéroises — et qui donc
résidaient dans la ville — - étaient au moins 3 634, autant que les Vénitiens en
libérèrent après la bataille de la Valone12.
A une époque plus récente, vers la fin de la domination turque à Alger, on
rencontre d'autres données «sûres» : en particulier, les 1 642 esclaves libérés par Lord
Exmouth représentaient la totalité des esclaves chrétiens d'Alger en 1816.
la ville et d'y ouvrir des boutiques, et ils constituèrent — avec les esclaves, les
renégats chrétiens et les Maures d'Espagne — cette population d'immigrés qui
contribua fortement à l'accroissement démographique de la ville au cours des xvr
et xviie siècles.
Les chiffres dont on dispose concernant la population juive varient entre 8 000
et 10 000 personnes au cours du xvne siècle. Pour le xvine, quelques auteurs
arrivent jusqu'à 15 000 13, tandis qu'autour de 1830 on les évaluait à 5 000
personnes14. D'après les témoignages des auteurs européens, c'est parmi la
population juive que se trouvaient les cas de plus haute densité et de concentration
d'habitants : ils n'auraient jamais disposé, dans les quartiers qui leur étaient
réservés, de plus de 180 maisons en tout. Gramaye, qui fut esclave à Alger en 1619,
et qui cite parmi ses informateurs un rabbin, s'émerveille que dans certaines
parties du ghetto inférieur (la «Judea inferiore») plus de 300 personnes habitent la
même maison (J.-B. Gramaye, 1622, 13).
En ce qui concerne les janissaires, la variation de leur nombre d'après les
documents européens paraît aller de 6 000 à 12 000 soldats de garnison durant toute
la période turque. A ce propos — et c'est un cas unique pour Alger, à ma
connaissance — on possède des données très précises et détaillées, tirées de documents
turcs du xvme siècle : nous savons ainsi qu'en 1158 H/ 174 5 J.-C. les effectifs de
Yodjaq qui étaient hébergés dans les huit casernes de la ville se montaient à 1 1 897
militaires, dont 2 575 hors rang15.
Sur d'autres groupes sociaux de la population (renégats, kabyles, maures
d'Espagne, etc.), les données sont plus rares et éparpillées, et ne permettent pas des
confrontations valables d'un document à l'autre.
leur surface avec une approximation acceptable. Encore plus difficile, et aléatoire,
serait la reconstitution de l'extension des espaces de prière pour n'importe quelle
période précédant l'occupation française. Ce raisonnement pourrait ne pas être
dénué de tout fondement dans un seul cas, â mon avis : à l'époque de la
construction, ou de la reconstruction, de la Grande Mosquée qui existe encore aujourd'hui,
pendant la domination almoravide (ve H./xie J.-C). En appliquant les facteurs de
multiplication proposés par Lézine cela correspondrait à une population urbaine
comprise entre 5 000 et 9 000 habitants.
En ce qui concerne les hammam's et les fontaines publiques d'Alger, l'état des
connaissances est le même que pour les mosquées. Malgré cela, en choisissant parmi
les différents nombres de hammam's proposés par les documents à des époques
diverses, on a cru pouvoir avancer des chiffres relatifs à la population qui
concorderaient avec les densités moyennes relevées en d'autres villes arabes de la
dernière période ottomane (A. Raymond, 1974, 188-191).
Annexe 1
Population d'Alger d'après les sources européennes
(dates de référence : la date de visite a été préférée à la date d'édition des ouvrages imprimés)
Annexe 3
Les juifs d'Alger d'après les sources européennes
NOTES
1. «At the present state of our knowledge attempts at estimates of population sizes in the
countries of medieval Islam should be postponed for quite a long time. The inclination to make low
estimates... which might tally with figures of later periods, based on sounder statistical data,
should be rejected at least as firmly as attempts at higher ones. This is because, in addition
to being without foundation like the others, they have the semblance of reliability» (D. Ayalon,
«Regarding population estimates in the countries of Medieval Islam», mJESHO, XXVIII, part 1,
february 1985, 18).
2. A. Raymond, Grandes villes arabes à l'époque ottomane, Paris, 1985, précédé par de nombreuses
études dont nous ne citerons que l'article « Signes urbains et étude de la population des grandes
villes arabes à l'époque ottomane», in Bulletin d'études orientales, 27, 1974, 183-193.
3. Cf. F. Cresti, «Note sullo sviluppo urbano di Algeri dalle origini al periodo turco», in Studi
Magrebini, XII, 1980, 103-125; Id., «Descriptions et iconographie de la ville d'Alger au XVIe
siècle», in Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 34, 1982, 1-22; Id., «Algeri nel
XVII secolo. Documenti iconografici e fonti letterarie», in Studi Magrebini, XVI, 1984.
4. Description de l'Afrique et de l'Espagne par Edrisi, texte arabe et trad, par R. Dozy et M. De
Goeje, 1866; réimpression anastatique, Leyde, 1968, 65. A propos des textes des géographes
musulmans concernant Alger, voir F. Cresti, 1980, 107-112. Le texte de Piri Reis se trouve
dans l'essai de R. Mantran, « La description des côtes de l'Algérie dans le Kitab-i Bahriye de
Piri Reis», in Revue de l'Occident musulman et delà Méditerranée, 15-16, 1973 (Mélanges Le
Tourneau, vol. II), 159-168.
5. La Description de l'Afrique de Jean-Léon l'Africain, dont la rédaction fut terminée en 1526,
parut pour la première fois à Venise en 1550 dans le recueil des «Navigationi e viaggi» de Ramusio.
Sur Alger, chap. XXVI et XXIX.
6. L'expression est de Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque
de Philippe II, VIe éd., Paris, 1985, tome 2, 203-205.
7. Le premier recensement officiel (1832) donne toutefois une population de 16 000 habitants
seulement. Sur la population de la ville au début de la colonisation cf. R. Lespés, Alger. Étude
de géographie et d'histoire urbaines, Paris, 1930, 493-498. Les études de X. Yacono, «Peut-on
évaluer la population de l'Algérie en 1830?», in Revue africaine, XCVIII, 1954, 277-307, et
de P. Boyer, «L'évolution démographique des populations musulmanes du département d'Alger
(1830/66-1948)», ibidem, 308-353, ne traitent pas cette question, ou d'une façon très marginale.
Dans l'article cité, P. Boyer admet la possibilité d'une population de 100 000 habitants à Alger
au xviie siècle sur la base des documents européens (p. 323).
8. Diego de Haedo, Topografia e Historia general de Argel, Valladolid, 1612, tr. française in Revue
africaine, 1870-1871 (XIV, 1870, pp. 432-433). Sur l'essor économique d'Alger à la fin du xvie
siècle, cf. aussi F. Braudel, 1985, 203-204.
9. A. Sacerdoti (éd.), Africa ovvero Barbaria : relazione al Doge di Venezia suite reggenze di Algeri
e di Tunisi del Dragomanno Gio. Batta Salvago (1625), Padova, 1937.
10. A. Raymond, 1985, 63 : Tunis, 346 h./ha Alep, 327 h./ha; Baghdad, 265 h./ha.
11. J.B. Gramaye, par exemple, qui avance le chiffre de 35 000 esclaves environ, justifie son
Alger à la période turque / 133
hypothèse en calculant qu'au moins 30 000 esclaves sont employés aux travaux agricoles dans
les 14 698 (!) jardins qui entourent la ville (Africae illustratae libri decent, Tornaci Nerviorum,
1622, L. VII, chap. IV, p. 12).
12. H.-D. De Grammont, Histoire d'Alger sous la domination turque (1515-1830), Paris, 1887,
p. 188.
13. Laugier de Tassy (Histoire du Royaume d'Alger, Amsterdam, 1725) et T. Shaw (Travels or
Observations relating to several parts of Barbary and the Levant, Oxford, 1738).
14. P. Boyer, La vie quotidienne à Alger à la veille de l'intervention française, Paris, 1963, 24.
15. J. Deny, «Les registres de solde des Janissaires conservés à la Bibliothèque Nationale d'Alger»,
in Revue africaine, LXI, 1920, p. 36.
16. A. Lézine, «Sur la population des villes africaines», in Antiquités africaines, t. 3, 1969,
pp. 69-82.
17. D'après les estimations de Lézine, chaque fidèle occupe à l'intérieur de la mosquée lors de
la prière un espace de 0,60 x 1,35 mètre carré. Pour évaluer la population globale, Lézine (1969,
80) propose ensuite de multiplier par quatre la valeur obtenue.
18. R. Mantran, Istanbul dans la seconde moitié du XVII* siècle, Paris, 1962, 40, n. 3 (cit. in A.
Raymond, 1985, 187).
19. A. Devoulx, «Les édifices religieux de l'ancien Alger», in Revue africaine, 1862-1870.
20. On obtient le deuxième chiffre en ajoutant le sahn et les riwaq's à la salle de prière. Sur
la Grande Mosquée almoravide d'Alger, cf. L. Golvin, Essai sur l'architecture religieuse
musulmane, t. 4 (L'art hispano-musulman), Paris, 1979, 174-178; F. Cresti, «La Grande Moschea di
Algeri e Parchitettura almoravide del Maghreb», in Islam. Storia e Civiltà, V, 1986, 35-46.