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Document de couverture :

Gustave Moreau, Phaeton


Dessin à l'aquarelle, 1878
Propriété du Musée d'Orsay,
conservé au cabinet des dessins du Musée du Louvre à Paris
Ph. © R.M.N.

Maquette de couverture :
Jérôme Lo Monaco

Ce pictogramme mérite une explication. sements d'enseignement supérieur, provo­


Son objet est d'alerter le lecteur sur la quant une baisse brutale des achats de
menace que représente pour l'avenir de livres et de revues, au point que la possi­
l'écrit, particulièrem ent dans le bilité même pour les auteurs de
dom aine de l'édition technique DANGER créer des oeuvres nouvelles et de
e t u n iv e rs ita ire , le d é v e lo p ­ les faire éditer correctement est
pe m e nt m assif du p h o t o c o - aujourd'hui menacée.
p iiia g ® . N ou s ra p p e lo n s d o n c que
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pratique s'est généralisée dans les établis­ Augustins, 7 5 0 0 6 Paris).

© DUNOD, Paris, 1992


© BORDAS, Paris, 1969 pour la première édition
ISBN 2-10-001415-3

Toute représentation ou reproduction, intégrale ou partielle faite sans le consen­


tement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite selon le
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articles L. 122-10 à L. 122-12 du même Code, relatives la reproduction par
reprographie.
PRÉFACE DE LA ONZIÈME ÉDITION

Nous voici donc à l'heure de la 11e édition française de ce


livre. Nous n'avons rien modifié de sa démarche première d'il y a
plus de trente ans et que sont venues préciser, intégrer dans les
avancées successives de l'anthropologie d'un quart de siècle, les
préfaces à la 3e, à la 6e et à la 10e éditions. C'est que ce livre n'a
vu, au cours de trois décennies, qu'afferm ir son audience
méthodologique et heuristique - confirmée par des traductions
en espagnol, en portugais, en italien, en roumain et bientôt en
anglais-. Confirmée au récent colloque de Cerisy-la-Salle (juillet
1991. Annales en cours de publication chez Albin Michel) où
étaient représentées quatorze nations pa r les délégués des
quelque 47 Centres de Recherche sur l'Imaginaire qui ont
essaimé dans les cinq parties du monde à partir du Centre de
Recherche sur l'Imaginaire de Grenoble créé il y a 25 ans...
Certes, depuis notre travail des années 50, bien de nos
conclusions se sont affinées, précisées, nuancées. Il y a 30 ans
nous confondions encore trop - contrairement au précepte de
Descartes - l’ordre de l’exposition et l’ordre de la recherche... Si
nous devions réécrire ce livre, nous supprimerions par exemple
le chevauchement malencontreux entre une répartition - binai­
re » en deux « régimes » - diurne et nocturne - et une classifica­
tion - tertiaire » en trois continents symboliques alors rangés
sous les images de trois groupes des « couleurs » du jeu de tarot :
épée; coupe; demier/bâton... Notre recherche partait du constat
de binarité, notre exposition débouchait au contraire sur les
articulations si fructueuses du ternaire. De même nous ne parti­
rions plus (les structures schizomorphes (ou plus simplement
• héroïques •) et de leurs antithèses que sont - les visages du temps ».
Sacrifiant moins à une préséance encore bien ethnocentrique
qui donne le primat à * la clarté et la distinction », nous com­
mencerions plutôt par ces structures « mystiques », dont les
modèles sont donnés par les ccenesthésies animales les plus
archaïques... Nous en viendrions par là, de façon plus nette, à
PRÉFACE vin
b ien m on trer q u e c h a cu n e d es ca tég o ries d es trois g ra n d es
constellations structurales p eu t être ju g ée négativem ent p a r les
deu x autres et qu e si les • visages du tem ps •sont bien • l ’e n fer »
d e l ’im agin aire schizom orphe, réciproquem ent la * d iairésis *, la
• clarté et la distinction •sont • l'en fer • d e la d u rée con crète d e
toute expérien ce im agin aire du tem ps hu m ain ...
M ais ces rectification s n'infirm ent en rien les thèses prin cipales
d e cet ouvrage, tout au plu s elles séparen t et privilégient • l'ordre
d e l'exposition • su r celu i d e la rech erch e... A près tren te an s
d'u tilisation s heu ristiqu es, n otre livre se veut en co re un bon
rép ertoire d es • g ra n d es .im ages • q u i éc la ir en t l'im a g in a ire
hu m ain , semper et ubique. A ussi est-ce sou s s a p résen tation
in itiale -c e lle d e 1959 - qu e nous redonnons ce travail qu e m es
am is inclin ent à con sidérer com m e « classiqu e •. Et surtout, tel
quel, il occu pe une p la ce bien précise, à la ch arn ière des an n ées
5 0 et 60, dan s le « bassin sém an tiqu e • q u i caractérise su r un
long siècle com m ençant vers les an n ées 1870-80, la dém arch e
im ag in aire p ro fo n d e du XXe siècle. C ette p la c e est celle d'une
p h a s e q u e n ous av on s a p p elée a illeu rs • l'am én ag em en t d es
rives *, c'est-à-dire après les ■ ruissellem ents ■des sym bolism es, le
•p artag e des ea u x - surréaliste, les con flu en ces des dém arches d e
l'im agination et du Nouvel Esprit Scien tifique arm é av ec Einstein,
N iels B oh r et M ax P lan ch d'un ration alism e n ou veau - d on t
l'oeuvre d e B ach elard est sig n ificativ e - après la royauté d e la
psychan alyse et l'im age du p ère m ythique Freud, les rivages d e
cet im m ense cou ran t qu i irrigue toute la sensiblité du XXe siècle
se con stitu en t en d es som m es p h ilo so p h iq u es, d es systèm es
interprétatifs don t il fa u t sign aler, d a n s le d om a in e fra n ç a is,
quelques titres : L'Anthropologie structurale (1958) et La Pensée
sauvage (1 9 6 2 ) d e Cl. Lévi-S trau ss, La Symbolique du Mal
(1 9 6 0 ) d e P. R icceur, La Poétique de la Rêverie (1 9 6 1 ) d e
B achelard, L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn Arabi
(1958) et Terre Céleste et Corps de Résurrection (1961) dH enry
Corbin, Mythes, Rêves et Mystères (19 57 ) d e M ircéa E liade, etc.
Les an n ées 50/60 étaien t bien celles où la construction d'une
• statiqu e • s'im posait, et n os Structures anthropologiques de
l'Imaginaire s'inscrivaient dan s l'élaboration d'une telle statique,
et telles qu 'elles fu r en t et resten t in scrites d a n s cette p h a s e •
d'am énagem ent des rives
B ien entendu u n e telle • statiqu e • a lla it être suivie p a r nous,
tim idem ent d'abord dan s le tem ps vécu et écrit d'un rom ancier,
Sten dhal ( le Décor Mythique de la Chartreuse de Parme,) p a r
un e dyn am iqu e q u i d ev ait se p réciser en co re d an s le volum e
Figures mythiques et visages de l'œuvre...
PRÉFACE IX

Aussi est-ce avec une réelle satisfaction qu e nous voyons notre


éditeur, D unod, rééditer d e con cert av ec notre ■ statiqu e - ce
d ern ier ou vrage (éla b o ré d a n s les a n n ées 75-79) et com b ler
ainsi, dans ce couplage, un fâ ch eu x hiatus entre les application s
■ sta tiq u es ■ d e n o tre g r ille d e le c tu r e a r c b é ty p iq u e e t le
d év elo p p em en t d y n a m iq u e d es • m y tb o c r itiq u es • et d es
• m ytbanalyses ». Reprenant ce qu e nous avions esquissé à p artir
d e l'œuvre d e Stendhal, nous testons u n e m éthode qu i éch ap pe à
la • psychocritique • trop étroitem ent freu d ien n e d e Ch. M auron
et tente d e nim ber la m ytbocritique d'une œ uvre ou d'un seu l
ouvrage, - qu e ce soient ceu x d e pein tres com m e Bosch, Dürer,
G oya ou R ubens ou bien ceu x d 'écriv ain s com m e X av ier d e
Maistre, Sbelley, Zola, B audelaire, Gide, Proust, Hesse, M eyrirtk...
- p a r la m ytbanalyse d e toute une époque.
C'est là l'esquisse d e c e qu e nous développeron s p lu s ta rd
(1982) sous le nom d e ■ topique socio-culturelle • et d e * bassin
sém antique ».

Ja n v ier 1992
PRÉFACE DE LA DIXIÈME ÉDITION

Il y a, certes, toujours satisfaction pour un auteur à voir un de


ses ouvrages atteindre sa 10 e édition - sans com pter les cinq
éditions en langues étrangères - mais cette satisfaction n ’est pas
que d ’amour-propre. E lle tient avant tout à un constat de vérifi­
cations positives de nos hypothèses par l ’épistémologie et la Weltans-
chauung en marche depuis un quart de siècle. Satisfaire à la demande
de quelques centaines de milliers de lecteurs cultivés signifie que les
théories que porte un livre ont pénétré profondém ent - et loin
des modes de surface - la mouvance épistémologique et philoso­
phique de cette fin de siècle.
Certes, bien des découvertes et des pistes scientifiques sont
venues affiner ce que nous étayions alors avec les moyens heuris­
tiques de l ’époque (c ’est-à-dire des années 50 ) : réflexologie,
psychanalyse, psychologie des profondeurs (que la France décou­
vrait laborieusement), et enfin poétique bachelardienne.
Nous avons eu également de nombreuses confirmations empiri­
ques, issues soit en amont, de l'éthologie contemporaine (Spitz,
Kayla, Lorenz, Portmann, etc.), soit en aval d'une psychologie et
d ’une certaine psychologie sociale expérim entales (Y. D urand,
B. Duborgel, Danièle Rocha-Pitta, etc.), soit surtout des « sciences
de la littérature » (S. Vierne, J . Perrin, Ch. Robin, P.G. Sansonnetti,
R. Bourgeois, V. Sachs, G. Bosetti, A. Frasson-Marin, P. Cambronne,
J. Thomas, etc.), mais aussi d ’une sociologie française sortant peu
à peu des torpeurs d ’un néopositivisme étriqué (G. Balandier,
J. Servier, L. V. Thomas, M. Maffesoli, P. Tacussel, F. Pelletier, J.F .
Matteudi, J.P . Sironneau, A. Pessin, etc.), enfin d ’une philosophie
réellement «nouvelle» qui intègre les présupposés de la vision du
monde de notre fin de siècle (J.J. Wunenburger, F. Bonardel, etc.).
Par ailleurs, les travaux d ’Henry Corbin nous révélant les philoso-
phies de l ’imagination créatrice en Islam - spécialement chez Ibn
Arabî, Avicenne, Molla Sadra Shirazi, Sorhawardi - venaient nous
assurer que la Galaxie de l’imaginaire1 que nous explorions alors

1. Cf. La Galaxie de l ’imaginaire. Dérive autour de l ’œ uvre de G. Durand,


collectif dirigé par M. Maffesoli, Paris, Berg international, 1980.
PRÉFACE XII

depuis une vingtaine d ’années était bien le ciel épistémologique


et philosophique qui se levait à la noire aurore de cette fin du
X X e siècle-
Mais surtout ce qui vient conforter cette galaxie ce sont les
avancées des sciences dites exactes : physique théorique et appli­
quée, biologie et enfin mathématiques.
L a thèse générale que nous avancions il y a vingt cinq ans sans
même nous rendre très bien compte alors de son importance, se
trouve amplement confirm èepar tout le courant contemporain de
l ’épistémologie et de la science créatives : derrière les filières expli­
catives de toute l ’anthropologie, et nommément des psychanalyses
et des structuralismes à la mode, il existe des constantes formati-
ves et informatives absolument hétérogènes, irréductibles, récur­
rentes sempiternellement à travers les «différences» de temps, de
moments historiques ou existentiels, de climats culturels. Il y a
donc pour le moins une nature du Sapiens, non faite de formalités
vides, mais du creux de désirs multiples bien que définis, et qui a
« son mot à dire» dans le dialogue pathétique avec les nécessités
objectives, les entropies du temps et de la mort.
A l ’intérieur de ce «grand changement 2 » que vit la science
contemporaine, et où nous retrouvons des paysages épistémologi-
ques, heuristiques et philosophiques familiers, nous pouvons repé­
rer avec intérêt quelques consonances avec le présent livre.
D ’abord la notion de thema pluriel, ou themata, que lance le
physicien de Harvard, Gerald Holton, et par laquelle il caractérise
un climat d ’imagination propre à tel ou tel moment, voire à telle
ou telle individualité scientifique, est très proche de celle de
«schème imaginaire», ou mieux «verbal» que nous mettions en
évidence il y a un quart de siècle, pressentant alors - confirmé en
cela par le sociologue Pitrim Sorokin - que ces themata/schèmes
baignaient plus largement que ne le découvre Holton d ’immenses
zones du savoir et de la sensibilité dans le temps et dans l ’espace.
C ’est cette intuition qui fonde notre conception présente d ’une
«mythanalyse 3 ».
Ces grands espaces/temps absolument déterminants de l ’ima­
ginaire, que nous appelions timidement «régimes», «structures
figuratives», où nous notions ces puissances des images à se grou­
per en «constellations» ou en «essaims», et que nous voudrions
appeler maintenant, si ce livre était à réécrire «bassins sémanti­
ques», c ’est ce que la biologie et la génétique les plus contem po­
raines, celle d ’un Waddington ou d ’un S h eldrak e4 appellent
chréode («chem inem ent nécessaire») - notion que le mathé­

2. Cf. notre intervention au colloque du CNRS - GRECO 130013,


Sorbonne, décembre 1983.
3. Cf. G. Durand, Figures mythiques et visages de l ’oeuvre, Paris, Berg
international, 1979.
4 . Cf. R. Sheldrake, A new science oflife : the Hypothesis o f Formative
Causation, London, Blond and Briggs, 1981.
PR É F A C E xm

maticien R en é Thom reprendra à son compte sous le terme de


« champ morphogénétique 5. Notons au passage que cette notion
de «champ morphogénétique » est retrouvée sous d ’autres noms
par un grand historien français contemporain . Fernand Braudel 6,
malgré des présupposés souvent très classiquement déterministes,
met au jour des notions heuristiques telles que celles - dans le
temps — de « longue durée» et - dans l ’espace — d ’«économ ie/
m onde» qui sont très proches de notre propre conception du
«bassin sémantique».
Un pas de plus est franchi par l ’épistémologie contemporaine,
lorsque la physique quantique contraint le physicien de Londres
David Bohm - cependant parti de présupposés matérialistes - à
« inverser» la vision du monde de la physique élémentariste et à
poser que « l ’interrelation quantique de l ’Univers dans son ensem­
ble est la réalité fondamentale». La physique de pointe substitue
alors à la notion linéaire et élémentariste d ’explication celle d ’im­
plication, retrouvant par là la grande image hermétiste ou celle de
la Naturphilosophie schellingienne, de /’Unus Mundus 7 - image
majeure de toute la philosophie pneumatique qui se dégage de la
notion d'individuation chez Ju ng 8 - et que nous englobions en
ce livre dans l ’ambijieuse intention d ’écrire une «archétypologie
générale» c ’est-à-dire un mundus de l ’imaginaire qui cerne toute
pensée possible y compris la soi-disant objectivité et les mouve­
ments de la raison.
Enfin cette «chréode» générale qui porte le courant épistémo-
logique contemporain et où ce livre nous situe, débouche sur une
révision déchirante de la causalité, c'est-à-dire des form es a priori
où elle se fon de au moins depuis Kant : l ’espace et le temps. Dans
la physique de pointe post-einsteinnienne, comme le note le p h y ­
sicien d'Espagnat 9, le réel est pour le moins «voilé» - Hubert
Reeves, l ’astrophysicien, nous dit que le thema imaginaire de la
physique actuelle est celui d ’un imaginaire d ’action, fût-elle à
distance, et non plus d ’un imaginaire d ’o b jet10.
De ce «voilage» physicien du réel, de cette suppression de la
notion de trajectoire liée à l ’image de l ’objet (les fameuses boules
de billard du cartésianisme) résulte le scandaleux «paradoxe» que
souligne Feynm an, autour duquel gravite toute la mécanique
quantique, et que focalisent les querelles et finalem ent le passage
5. Cf. R. Thom, «Les Racines biologiques du symbolisme», in La Gala­
xie de l ’imaginaire, op. cit.
6. Cf. Le Temps du Monde, Paris, A. Colin, 1979.
7. Cf. M. Cazenave, La Science et l ’âme du monde, Paris, Imago, 1983.
8. Cf. C. G. Jung et W. Pauli, Natur, Erklàrung und Psyché, Walter Verlag.
9. B. d’Espagnat, A la recherche du réel, Paris. Gauthier-Villars, 1980.
10. Cf. H. Reeves, «La Symétrie, une image clef de la physique moder­
ne» in colloque CNRS - GRECO 130056 Savoir rationnel et savoir imagi­
naire, Paris, Sorbonne, 16-17 décembre 1983.
PRÉFACE XIV

au rang de «• paradigme » - grâce aux expériences d'Orsay effec­


tuées par O. Costa de Beauregard ( 1980 -1981 ) - du «paradoxe»
d ’Einstein / Podolsky / Rosen. Nous ne pouvons guère nous éten­
dre ici sur les conséquences de l ’expérimentation que laissait
pressentir celle des «trou s» de Feynm an 1 1 . Disons en philoso­
phe que la vieille notion de causalité — et son support spatio/
temporel - sort dépassée, voire subvertie de cette recherche de
pointe, comme le montre le concept de « non-séparabilité», chez
d ’Espagnat par exemple, finalem ent très proche de la notion
de formative causation de Sheldrake et de celle de «trajet anthro­
pologique» : soit un principe d ’analyse qui peut, avec la même
fiabilité, partir d'un quelconque «bout» d ’un ensemble systémi-
que. Qu’est-ce à dire ? C ’est que dans un univers où les notions de
temps et d'espace ne sont plus des cadres newtoniens, c ’est à la
limite /'effet de l ’ancienne physique qui par sa prise ou sa dona­
tion de form e devient scandaleusement sa propre cause. Tout se
passe - en particulier pour nous, symbologues - comme si la
maturation ou la répétition (les fameuses « redondances») de
l ’effet créaient une fonction causative.
Cette révolution est fondamentale. Disons ici combien nous
l ’avons vue se préparer durant les vingt dernières années dans le
cercle de la Fondation Eranos 12 en Suisse où pendant un demi-
siècle la convergence de pensées comme celles de Schrôdinger, de
Jung, d ’Eliade, de Portmann, de Corbin, a creusé le «bassin séman­
tique» profond où viennent confluer de nos jours tous les courants
véritablement opératifs des sciences de la Nature et de l ’Homme.
Faut-il souligner que cette convergence constitue, en effaçant
les limites conceptuelles entre «la poésie» et la «science», à la
fois une nouvelle approche de connaissance totale ou gnose, que
pressentait la demi-affabulation de Raym ond R u yer 13 , que tente
de cerner la « systém ique» de Jean Charon, et que permettaient
déjà et la complémentarité de Niels Bohr ou de Capra 14 et la
contradictorialité de Lupasco reprise par des penseurs comme
Beigbeder, P. Faÿsse, et J.J. Wunenburger ?
Nous entrons donc, paradoxalement, grâce aux approches du
Nouvel esprit scientifique et de la phénoménologie de l ’imaginaire
de Gaston Bachelard, dans la phase de l ’après-Bachelard l s . Ce
livre, il y a un quart de siècle, explicitait sans en avoir conscience

11. Cf. R. Feynman, La Nature de la physique, trad. fr. Paris, Seuil,


1980; O. Costa de Beauregard, La Physique moderne et les pouvoirs de
l'esprit, entretiens avec M. Cazenave et E. Noël, Paris, Le Hameau, 1981.
12. Cf. notre article «Le Génie du lieu et les heures propices », Eranos
Jahrbuch, n° 50, 1982.
13. Cf. R. Ruyer, La Gnose de Princeton.
14. Cf. F. Capra, Le Tao de la physique, Paris, Tchou.
15. Cf. G. Durand, « Le Grand changement ou l’après-Bachelard », Collo­
que CNRS - GRECO 130056, op. cit.
PRÉFACE XV

ce grand changement. Illustrant par là que l ’effet - dans ce cas


une étude empirique, qui se voulait quasi exhaustive, des articula­
tions de l ’imaginaire - préludait à cette grande confluence de
théories de tous les horizons de la science qui dans leurs form ula­
tions, et souvent leurs formulations mathématiques, apparaissent
comme le support « causal» des recherches empiriques de Jung,
d ’Eliade, de Bachelard et de moi-même.
Nous sommes heureux de voir ces «convergences» entérinées
par le C.N.R.S. qui nous a confié en 1981 la responsabilité d ’un
groupement de recherches coordonnées amplifiant le Centre de
recherche sur l ’imaginaire que nous avions créé il y a dix-sept ans.
La réunion de dix-neuf laboratoires français et étrangers largement
pluridisciplinaires coordonnés pour une première recherche sur
<rChangement de mythe et mythes du changement» permettra
d ’élucider davantage l ’énorme courant de pensée qui est en train
de m odifier profondém ent sous nos y eu x le destin intellectuel et
philosophique de l ’Occident.
Nous republions ce livre tel que le texte en a été fix é dans les
toutes premières éditions. Certes, comme nous venons de l ’écrire,
nous avons conscience que le langage épistémologique se dém ode
en vingt-cinq ans. La présente préface permettra, nous l'espérons,
les raccords conceptuels nécessaires. Nous pensons toujours que
cette somme de réflexion peut encore rendre des services aux
chercheurs en sciences humaines qui veulent se situer résolument
dans ces horizons de la recherche q u ’ont ouvert quatre à cinq
lustres de révolution épistémologique et philosophique.

novembre 1983
PRÉFACE DE LA SIXIÈME ÉDITION

Les thèses que soutenait ce livre il y * tout juste vingt ans,


d l’avant-garde des études promues par la psychanalyse, par le
surréalisme et la phénoménologie bachelardienne, se sont vues
d’année en armée confirmées par le courant de pensée qui marque
le « grand tournant » de civilisation que nous sommes en train
de vivre depuis un quart de siècle.
Les vieux néopositivismes unidimensionnels et totalitaires per­
dent un peu plus chaque jour les débris de leur prestige, minés
par Finstrumentation de la recherche scientifique moderne, autant
que par l’inquiétude et les aspirations des jeunes de notre temps.
Le structuralisme form el, quant d lui, s’est enfermé d jamais
dans le ghetto d’un langage stérile, précieux et souvent ridi­
cule. Et si nos écoles et nos mass médias se font encore fécho de
ces vieilleries, la recherche de pointe a liquidé ces obstacles épis­
témologiques du siècle dernier. Au manifeste du « Nouvel Esprit
Scientifique », lancé il y a quarante-cinq ans, peut de nos jours
faire suite avec pertinence un manifeste du < Nouvel Esprit A n­
thropologique 1 >. Tant de travaux de premier ordre, comme ceux
d’Eliade, de Corbin ou de Dumézil, tant d’épistémologies £ avant-
garde comme celles du systématicien Bertalanffy, du biologiste
François Jacob, du mathématicien Thom *, sont venus préciser la
topique lupascienne qui soutenait notre recherche; tant de pu­
blications de « Nouveaux philosophes », « nouveaux sociologues »,
€ nouveaux psychologues » — comme James Hillman — voire de
« nouveaux théologiens * — comme David L M iller — se sont
dirigés vers les mêmes horizons que découvrait jadis ce livre
q iiil nous portât nécessaire de rééditer pour la sixièm e fois un
ouvrage qui nous semble ne rien avoir perdu de sa valeur heu-

1. Cf. notre livreScience de VHomme et Tradition, le Nouvel Esprit


Anthropologique.
. Circi n°
2 Cf. « Morphologie et Imaginaire » Collectif. 8 & 9 , Lettres
Modernes, 1978.
PRÉFACE xvni

rtstique. Nous-mêm es et nos proches collaborateurs du Centre de


Recherche sur l’Im aginaire n’avons cessé tT élargir et de consolider
en procédures de « m ythocritique » et de « mythanalyse » les
perspectives tracées ici il y a vingt ans *.
Certes ces dernières seraient à com pléter. En particulier nous
aim erions donner à l’éthologie des vingt dernières années le relais
de la réflexologie betcherevienne. Mais Lorenz, Tm bergen ou Port-
mann ne nous paraissent pas fondam entalem ent annuler les travaux
pionniers de l’Ecole de Léningrad. Si toute science se fon de bien
sur « une philosophie du non », la dém arche scientifique n’en
constitue pas moins une trajectoire cohérente dans la gerbe plu­
rielle de son expansion. L’on a trop confondu les visions du m onde
et de l’hom m e, toutes circonstancielles, induites de telle ou telle
étape m éthodologique et fort peu scientifiquem ent hypostasiées,
avec la déontologie commune à toute phase du savoir. Vaut-il le
rép éter? La dém arche, prudemm ent em pirique que nous avons
suivi dans ce livre est aux antipodes d’un système unitaire. Il ne
faut pas confondre systém ique et esprit de système. Loin d e là !
Aussi n’a-t-il jamais été question ici d e « Structure absolue » pas
plus que de tonitruantes révélations de « choses cachées ». N on
pas ! Car toute « structure » im plique par défin ition une relation
entre des élém ents qui sont ses sous-systèmes et cela à l’in fin i et
ce que nous décrivons et classons est bien patent, connu, répété
dans tous les mythes et les poèm es d e l’hum anité « depuis la fon ­
dation du m onde », semper et ubique. C’est que l’éthique du savant
exige la patiente et érudite com pétence tout autant que la
disponibilité d’esprit devant les phénom ènes, c’est-à-dire devant
le m erveilleux im prévu de ce qui « apparaît ». Hors d e cette
double attitude de m odestie cultivée et de liberté d’esprit, il vty
a que charlatanism e et idéologie sectaire. T rop souvent encore
l’incom pétence du charlatan et l’arrogance du sectaire se conju­
guent dans des « somm es » pérem ptoires et hâtives qu’encouragent
à grand renfort de trom pes les nostalgiques de la dictature scien-
tiste.
Mais nous avons la joyeuse certitude que ce ne sont là que
combats d’arrière-garde. N ’en déplaise à M. H om ais le sens de
l’histoire lui aussi n’est plus ce qu’il était ! Une pensée « à contre­
tem ps » a construit loin des lum ières scolastiques l’espérance et
l’esprit du m onde qui vient. Ce livre ne veut avoir que le m é­
rite, pendant un quart de siècle, d’être présent dans la cohorte
victorieuse de ce « gai savoir » !

3. Cf. notre livre Figures mythiques et visages de l'œuvre. De la mythocri-’


tique à la mythanalyse. (1979), Dunod, 1992.
PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION

A u seuil de cette troisième édition d’un ouvrage qui n’est vieux que
de neuf ans, sans rien changer au texte même de notre première
édition qui ne voulait être qu’un modeste répertoire inventorié et classé
des dynamismes imaginaires, nous tenons à dresser un très bref
inventaire épistémologique de l ’état actuel des questions relatives
aux « Structures » et à « U imaginaire ».
En ce qui concerne les premières, malgré toute la publicitéfâcheuse
donnée aux divers « structuralismes », nous dirons que notre position
n’a pas changé, qu’elle s’est trouvée confirmée par les travaux de
Stéphane Lupasco ou de Noam Chomsky 1, et fort peu ébranlée
par certains travaux, remarquables par ailleurs, de la vieille garde
du « structuralisme formel » et jakobsonien 2. Si pour Chomsky
il y a me « grammaire générative » et une sorte d’infrastructure
créationnelle du langage, si pour Lupasco toute structure profonde
est un système « matériel » deforces en tension, pour nous la structure
fondamentale, « archétypique », n’a jamais cessé de tenir compte des
matériaux axiomatiques — donc des « forces » — de l’Imaginaire.
Derrière les formes structurées, qui sont des structures éteintes ou
refroidies, transparaissent fondamentalement les structures pro­
fondes qui sont, comme Bachelard ou Jung le savaient déjà, des
archétypes dynamiques, des « sujets » créateurs. Ce que confirment
de façon éclatante les travaux de N . Chomsky, c’est qu’il y a me
structuration dynamique dans l’intention générale des phrases bien
plus que dans les formes mortes et vides des catégories syntactiques
ou lexicologiques. C’est ce que nous tentions de mettre en évidence,

1 Cf. spécialement S. Lupasco. Qu'est-ce qu’une structure ? Bourgois,


'967. et N. Chomsky, Syntactic Structures, Mouton, 1964; sur Lupasco,
cf. Annexe I. — 2 Cf. A. J. Greimas, L a Sémantique structurale, Larousse,
1966.
PRÉFACE XX

il y a dix ans, sous le titre de nos chapitres terminaux consacrés à


une <cfantastique transcendantale ». Autrement dit, comme nous
aurons l ’occasion de le préciser dans un très prochain ouvrage,
on ne peut parler de « structure » que si les formes quittent le
domaine de l’échange mécanique pour passer à celui de l'usage séman­
tique, que si le structuralisme accepte une fois pour toutes d’être
« figuratif ». Faute de quoi la démarche structuraliste se perd dans
la recherche stérile de ce que Ricaur appelait « le sens d’un non-
sens ».
Uétat de la seconde question — celle relative aux études sur
l'Imaginaire — demeure solidaire de cette réaffirmation d’un
structuralisme « matérialiste » ou « figuratif ». A vrai dire peu
d’ouvrages significatifs sont parus depuis 1960 sur le problème de
l’Imaginaire. Le seul qui se réclame de ce problème est dû à un
psychologue, qui malgré ses qualités incontestables de bon psycho­
logue ne peut discerner la fonction de l’Imaginaire autrement que ne
l ’avait fa it depuis un siècle, et il y a 30 ans déjà avec Sartre, la
philosophie psychologique étroite issue de l’intellectualisme assoda-
tionniste et à travers lui des conceptions bien périmées vieilles comme
Aristote.
Le petit livre de Philippe Malrieu est à cet égard une régression
par rapport aux travaux de Bachelard qu’il critique, de la psycha­
nalyse et des surréalistes. Non seulement l’auteur reprend à son
compte la thèse classique de l’Imaginaire comme mode « prim itif »
de la connaissance scientifique et de l’existence selon autrui (c’est-à-
dire qu’il ne sort pas du complexe de culture de l’Occident chrétien
et technocrate plaçant comme valeurs suprêmes la science de type
physico-chimique et la relation interpersonnelle de type évangélique),
mais encore il se trompe décidément lorsqu'il reproche à Bachelard,
comme à moi-même, le « primat » matériel de l'Imaginaire. E t
lorsque, critiquant « l ’arbitraire » de la classification queje dôme,
il ajoute dans une note, à propos du symbolisme de la croix : « L ’on
pourrait penser aussi à la dominante diairétique, scbi^omorpbe :
la croix indique, comme l ’arbre, l’ascension, et aussi le carrefour,
le choix », le psychologue confond sa propre fantaisie (fonctionnant
en régime polémique et diairétique !) et le contenu positif du symbo­
lisme de la croix ( tel que nous le donnent les recensements scienti­
fiques de l’anthropologie). Pour des milliers et des milliers d'inter­
prétations culturelles de la croix comme « convergence des contraires,
totalisation, centre de l ’Univers », combien le psychologue peut-il
PRÉFACE XXI

aligner de croix, symbole de l’élévation, de choix ? Si la critique


de P. Malrieu reposait sur une analyse anthropologique sérieuse,
il s’apercevrait que lorsque la croix file vers une acception schiço-
morphe elle se déforme et glisse des figures à symétrie ponctuelle
(croix grecque, antique, maya, svastika, etc...) à des défigurations
du cruciforme (croix latine) et à la limite au simple « tau » du
crucifix, au simple poteau ou « est élevé » (mais encore en « ponti-
fe x n) le Christ et où disparait le croisement constitutif de la
structure cruciforme. Tant il est vrai — contre toute manipulation
psychologique tendant à rabaisser l’Imaginaire au niveau d'un
prim itif moyen — que l ’Imaginaire possède une réalité où viennent
se ranger impérieusement les fantaisies du psychologue lui-même.
Ces dernières, pas plus que l ’image de la personne ou de 1‘inter­
personnel, ne sont pas des images privilégiées. C’est toujours faire
preuve de colonialisme intellectuel que de considérer les valeurs privi­
légiées de sa propre culture commt des archétypes normatifs pour
d’autres cultures. Ce qui est seul normatif ce sont ces grands assem­
blages pluriels des images en constellations, en essaims, en poèmes
ou en mythes.
Quant au reproche qui nous a été souventfa it de nous « borner n à la
classification « betcherevierme », il ne tient justement que dans ce
complexe de culture occidentale qui, d’une part se méfie de tout
physiologjsme anthropologique au nom — plus, ou moins avoué —
d’un certain « spiritualisme » vague, fû t-il personnaliste, et qui,
d’autre part veut à tout prix privilégier un axe de déterminations
explicatives et selon le vieil adage aristotélicien « savoir par la
cause ». Or, je le répète, comme il y a S x ans : la réfiexologie vient
se ranger dans les structures du trajet anthropologique, et non l ’inverse.
Le réflexe dominant n’a jamais été pour moi principe d’explication,
tout au plus il a été élément de confirmation, de raccordement aux
très sérieux travaux de l’École de Leningrad.
Enfin ajoutons un mot pour répondre à une dernière critique :
celle qui nous reproche de n’avoir pas tenu compte de la genèse des
images, de l ’histoire. Nous répondrons d’abord que ce livre ne voulait
pas montrer comment les structures se construisent et se trans­
forment. Avant de pouvoir parler de « construction des structures »,
il faut se donner une hypothèse conceptuelle, un lexique opératoire
des structures quitte à le modifier après et par l’opération. Ce livre
ne s’est voulu, nous le répétons, qu’un répertoire commode, et statique,
des grandes constellations imaginaires. E t, se réclamant d un
PRÉFACE XXII

certain structuralisme, il a voulu surtout ne pas mystifier en esca­


motant — comme l'Occident en a coutume — le caractère mythique
(donc passible de la classification imaginaire) de l’histoire. Certes
nous ne confondons pas mythe historique et genèse d’un phénomène.
Mais la genèse échappe à l’histoire et nous réservons à d’autres
travaux l ’étude dynamique — complexe et non linéaire — de la
formation et de la transformation des images, des mythes, des
symboles, et... de l’histoire.
En résumé, comme il y a dix ans, l’Imaginaire — c’est-à-dire
l ’ensemble des images et des relations d’images qui constitue le
capital pensé de / ’ homo sapiens — nous apparaît comme le grand
dénominateur fondamental où viennent se ranger toutes les procédures
de la pensée humaine. L,’Imaginaire est ce carrefour anthropologique
qui permet d’éclairer telle démarche d’une science humaine par
telle autre démarche de telle autre. Car nous contestons plus que
iamais, en cette année 1969, les parcellisations universitaires des
sciences de l ’homme qui, donnant sur le gigantesque problème humain
des vues étroites et partisanes, mutilent la complexité compréhensive
(c’est-à-dire seule source de compréhension possible) des problèmes
posés par le comportement du grand singe nu : / ’ homo sapiens.
Plus que jamais nous réaffirmons que tous les problèmes relatifs à
la signification, donc au symbole et à l’Imaginaire, ne peuvent être
passibles — sans falsification — d’une seule lignée des sciences
humaines. Tout anthropologue, fû t-il psychologue, sociologue ou
psychiatre spécialisé, doit avoir une somme culturelle telle qu’elle
dépasse de beaucoup — par la connaissance des langues, des peuples,
de l ’histoire, des civilisations, etc. — le maigre bagage distribué
par nos Universités sous l’appellation de Diplômes de Psychologie,
de Sociologie, d’Études médicales... Pour pouvoir parler avec compé­
tence de l ’Imaginaire il ne faut pas se fier aux exiguïtés ou aux
caprices de sa propre imagination, mais posséder un répertoire
presque exhaustif de l ’Imaginaire normal et pathologique dans toutes
les couches culturelles que nous proposent l histoire, les mythologies,
l ’ethnologie, la linguistique et les littératures. Là encore nous retrou­
vons notre fidélité matérialiste à ce si fructueux commandement
bachelardien : « L ’image ne peut être étudiée que par l’image... ».
C’est alors seulement que l’on peut honnêtement parler en connais­
sance de cause de l’Imaginaire et en discerner les lois. E t la première
constatation révolutionnaire que l’onfait, avec l’auteur de la Psycha­
nalyse du feu comme avec celui du Manifeste du surréalisme,
PRÉFACE
XXIII
, y
c’est que cet Imaginaire, bien loin d’être l’épiphénoménale « folle du
logis » à laquelle le réduit la très sommaire psychologie classique,
est au contraire la norme fondamentale la «justice suprême », écrit
Breton — auprès de laquelle là continuelle fluctuation du progrès
scientifique apparaît commejtnphénomène anodin et sans signification.
C’est à ces conclusions que nous parvenions il y a neuf ans à là
suite d’une laborieuse compilation qui donna naissance à ce livre.
C’est à ces conclusions que nous restons en 1969. Aussi nous
republions tel quel l’ouvrage édité en I960 puis réédité en 1963,
ne modifiant que VAnnexe n* 2 qui, ajoutée en 1963 et concernant
le parallélisme de nos travaux et de ceux de Lupasco, nous semble
bien devoir être corrigée en son fond. Nous espérons que cette sorte
de « Manuel » de l’Imaginaire rendra les mêmes services que par
le passé aux différents chercheurs qui mettent au centre de leur
préoccupation la fragile grandeur de l ’ homo sapiens.
« So c r a te : — A insi Joue, cbez celui qui ne sait pas, il existe,
concernant telles choses qu’il se troupe ne pas savoir, des pensées
»raies concernant ces choses mêmes qu’il ne sait pas ?
M éno n : — Bien sûr /
So crate : — E t à prisent ces pensées elles tiennent de se lever
en lui, à la fafon d’un rhe... »
Platon, Ménon, 85 c.

« Réduire l'imagination en esclavage, quand bien même il y trait


de ce qu’on appelle grossièrement le bonheur, c’est se dérober à
tout ce qu’on trouve, au fond de soi, de justice suprême. L a seule
imagination me rend compte de ce qui peut être, et c'est assez pour
lever un peu le terrible interdit. Assez Pour V* j* m’abandonne à
elle sans crainte de me tromper... »
A . Breton, Manifeste du Surréalisme.
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

Pages
Les images de quatre sous.
Critique des théories classiques de l’ imagination. —
L’ imaginaire chez Sartre. — La Denkpsychologie. —
Confusion classique de la sémiologie et du séman­
tisme. — Le symbole et l’ homogénéité du signifiant
et du signifié. — La richesse de l’ image .................... 15-27
Le symbole et ses motivations.
Non-linéarité du sémantique. — Critique des classi­
fications symboliques. — Naturalisme de Krappe et
d’ Eliade, matérialisme élémentaire de Bachelard,
sociologisme de Dumézil et Piganiol, évolutionnisme
de Przyluski. — Psychanalyse et refoulement.
La méthode anthropologique. — Refus du « psycho­
logisme » et du « culturalisme ». — Notion de « trajet
anthropologique ». — Motivations sociopètes et socio-
fuges ................................................................................ 27-40
Méthode de convergence et psychologisme méthodologique.
Convergence, analogie et homologie. — Les notions
d’ isomorphisme, de polarisation, de « constellation
d’ images ». — Nécessité du discours. — Le psycholo­
gisme comme simple méthode. — Axiomes dyna­
miques de l’ imaginaire. — Réflexes dominants et
gestes primordiaux. — Les trois réflexes dominants
selon Betcherev et son école. — Dominante posturale,
dominante digestive,. dominante rythmico-sexuelle. —
Motricité et représentation .......................................... 40-51

Intimations anthropologiques, plan et vocabulaire.


L ’environnement technologique. — Le complexe
technologique et objectai. — Les compléments directs
des réflexes dominants : outils et milieu, schèmes affec-
T A B L E DES M A T IÈR E S 4

tifs. — Catégories symboliques et classifications


duméziliennes. — Principe du plan : bipartition et
tripartition.
Le vocabulaire de l’archétypologie : le schime,
l’archétype et le symbole, le mythe, la structure et le
régim e.............................................................................. 51-66

L I V R E P R E M IE R

LE RÉGIME D IU RN E DE L'IM AGE


Le premier régime de l’ imaginaire est celui d’une
antithèse matériellement bien définie ........................... 67-70

P r e m iè r e P a r t i e

Les visages du temps


Chapitre Premier. — L es sym bo les t h é r io m o r p h e s 71-96
Signification du Bestiaire. — Banalité du Bestiaire.
Catégories linguistiques de l’animé et de l’ inanimé.
Critique des thèses psychanalytiques. Motivations
plus profondes que l'Œdipe ......................................... 71-75
Le scb'tme de l'animi. — Diagnostic d’anxiété (Ror-
schach). Le fourmillement. Grouillement et chaos. Le
a Zwang ». Le « complexe de Mazeppa » ..................... 75*78
Le cheval chtonien it infernal. — Les Erinnyes. Le
cauchemar. Le soleil noir et le cheval solaire. Le
cheval aquatique. Le cheval et le tonnerre. Le séman­
tisme hippomorphe. Les symboles bovins, doublets
pré-aryens du symbole hippomorphe. Taureaux
maîtres de l’ouragan et Tarasques. Bestialité et anima­
lité ...................................................................................... 7*-89
L ‘archétype Je l'ogre. — Le mordicant et l’image de la
gueule dévorante. Le loup et la phobie d’Anubis. Le
non. Kronos, Orcus et Ogre. Satanisme cannibalique. 89-96

Chapitre II. — L e s s y m b o l e s n y c t o m o r p h e s ......................... 96-122


Archétype et situation Je ténèbres. — Le « choc noir »
(Rorschach). La dépression hespérienne. La haine de
l’homme noir. Antisémitisme, anticléricalisme.
L ’aveuglement. Le roi déchu. Le double de ténèbres
et le miroir. Tetzcatlipoca ............................................. 9 6-io j
Le symbole Je l ’eau triste. — La stymphalisation. Le
devenir hydrique. L ’archétype du Dragon. Les larmes
et l’ophélisation.
La chevelure et la toilette. Féminisation de l’eau. Le
mythe d’A c té o n ................................................................ io $ -n o
La femme fatale. — La lune noire, les menstrues et la
T A B L E D ES M A T IÈR E S 5

mort. La mère terrible, la sorcière, la « Vamp ». Fémi­


nité et animalité.
L ’araignée et ses rets. Le ver et l’ hydre. Les liens de
la mort. Le sang menstruel et la faute temporelle. Le
mythe de Mousso-Koroni et de Kali. Isomorphisme
nyctomorphc .................................................................... I I O - I 22

Chapitre III. — L es sym bo les c a t a m o r ph es ...................................... II2-I34

L t sch'emt dt la chutt. — Première épiphanie de la


peur. La pesanteur, le vertige. Icare, Tantale, Phaéton,
Mictlantécutli, Tzontémoc. La chute comme punition.
Féminisation de la chute. Sexualisation de la chute.
L ’euphémisme de la chair................................................. 12 2 -12 9
L ’archétype dt la chair. -— Ventre digestif et ventre
sexuel. L ’intestin, l’égout, le labyrinthe, l’enfer intes­
tinal.
Résumé des trois chapitrts. — Isomorphisme des
symboles du temps dévastateur et de la mort. Kronos
hyperbolique .................................................................... I29-I34

D e u x iè m e p a r t ie

Le sceptre et le glaive
Isomorphisme du schème ascensionnel fondé sur le
réflexe postural, de la « vision monarchique » et des

Pratiques purificatrices et symboles de la séparation,


eu de Tarot; figures du glaive et sceptre-blton........ 13 5 -13 8

Chapitre Premier. — L e s s y m b o l e s a s c e n s i o n n e l s ............... 138 -16 2

VtrticalUé et asctnsion. — La verticalité « métaphore


axiomatique ». Pratiques ascensionnelles dans les reli­
gions : l’échelle chamaniste. La montagne sacrée, le
bétyle, kratophanies, données toponymiques du
folklore français. Gorgon, Corbel « pierre » et Corbel
« oiseau » .......................................................................... 13 8 -14 4
L ’ailt et /'angélisme. — Désanimalisation de l’oiseau
par l’aile. L ’alouette, l’aigle, la colombe, la Sophia, le
St-Esprit et l’avion. Volatilité et subtilité alchimique.
L ’ange.
Le Sagittaire, la flèche et l’arc. Symbolisme upani-
shadique de la transcendance ........................................ 1 4 4 -ijo
La somtrairuté ouranitnne. — Gigantisme et puis­
sance. Universalité du Grand Dieu ouranien. « Con­
templation monarchique ». Le Roi et le Père. Virilisa­
tion de la puissance monarchique. Jupiter et Romulus.
Le Souverain guerrier er le juriste. Le roi prêtre
et le roi juriste................................................................ 150 -156
L t cbtf. — Culte universel des crânes, la tête et la
queue. Les cornes et le trophée. Totem et talisman :
T A B L E D ES M A T IÈ R E S 6

vicariance du tabou........................................................ 156-162


Conclusion. — Le symbolisme ascensionnel comme
reconquête d’une puissance perdue. Reconquête par
l’ascension vers un au-delà du temps, par la rapidité du
vol, par la virilité monarchique .................................. 162

Chapitre II. — L es s y m b o le s s p e c t a c u l a i r e s .................................. 162-178


Lumière et soleil. — Isomorphisme banal du ciel et du
lumineux. Dyaus et Divus. Pureté céleste et blancheur.
Le doré et l’azuré.
Le soleil levant-. Les divinités solaires, l’Orient.
Tlalocan et l’ isomorphisme de l’Orient chez les
anciens Mexicains. Le phénix. Couronne et auréole. 162-169
L ’ail et le verbe. — L ’ isomorphisme lumière-vision.
Vision et distance. L ’œil du père, l’œil solaire et oura-
nien. Surdéterminisme de l’œil : « divinités aux mille
yeux ». Le borgne et la « double vue ». Valeur symbo­
lique intellectuelle et morale de l’œil.
Isomorphisme de la lumière et de la parole. Les
Runes. Verbe et « mantra » ; le dhikr. Les « devises »
Bambara.
Conclusion. — Isomorphisme de l’ascension, du lumi­
neux et de la vision. Connaissance à distance par le
verbe et la v u e ................................................................. 169-178

Chapitre III. — L e s s y m b o l e s d i a i r é t i q u e s ......................................... 178-202


Les armes du héros. — Clarté et exigence de distinc­
tion. Isomorphisme des armes et des ftrchétypes ascen­
dants. Le glaive tranchant et Mars viril. Les armes des
héros solaires et des héros chrétiens. Les vainqueurs du
Dragon. « Sociétés d’hommes », ordres de chevalerie.
Epée et armes contondantes. Le problème du héros
lieur. L ’antiphrase des liens : le lieur lié. Compromis et
antiphrase symbolique. L ’arme magique. Athéna et
Arachné. Les armes protectrices : ambivalence de la
cuirasse. Clôture, cloison, muraille et armure ............ 178-191
baptêmes et purifications. — « Armes » spirituelles et
rituelles. Pureté et purification. Le couteau de circon­
cision. La circoncision chez les Bambara. La tonsure.
L ’eau lustrale et la « limpidité ».
Le feu purificateur. Ambivalence du feu. Le feu
« lumière », le feu « oiseau », le feu « parole ». Spiri­
tualisme du feu. L ’air. Le Prâna. « Prânâ-yâma »
comme technique de l’air lustral. Psyché, l’âme.
L ’Éther. Saponides et détergents.
Conclusion. — L ’arsenal diaïrétique.......................... 191-202

Chapitre IV. — R é g im e d iu r n e et stru c tu res s c h iz o -


m o rph es d e l ’im a g in a ir e ..................................................................... 202-215
L ’isomorphisme des images du Régime Diurne.
T A B L E D ES M A T IÈR E S

Extension du Régime Diurne à la Weltanschauung


philosophique et scientifique : Sâmkhya, platonisme,
gnose, cartésianisme. La querelle des cytologistes et
des histologistes ............................................................
Structures schizomorphes et typologie schizoïde.
Le syndrome du glaive. La rationalisme morbide.
La première structure. Le déficit pragmatique. L ’au­
tisme.
La seconde structure. « Spaltung » et abstraction.
Le mur d’airain.
La troisième structure. Le géométrisme morbide.
La gigantisation.
La quatrième structure. L’antithèse. Le conflit avec
le temps. La planification morbide. Immobilité et pétri­
fication.
Conclusion. — Isomorphisme et cohérence schizo-
m orphe............................................................................

L IV R E D EU X IÈM E

LE RÉGIME N O C TU R N E DE L’ IMAGE

« On se fatigue d’être platonicien. » Les dangers de


la caverne. Remplacement de l’antithèse par l’euphé­
misme. Conjugaison de Kronos, d’Eros etdeThanatos.
Renversement des valeurs symboliques. L ’ambiva­
lence d’Eros. Le nouveau régime de l’ image : euphé-
misation de la chute en descente et du gouffre en
coupe. La nuit annonciatrice de l’aube ......................

P r e m iè r e P a r t ie

La descente et la coupe

Chapitre Premier. — L es s y m b o le s d e l ’ i n v e r s i o n . . . . . . .

Expression de l ’euphémisme et antiphrase. — Ambi­


guïté du langage de l’euphémisme. Isomorphisme des
symboles de l’euphémisme : figures féminines, profon­
deur aquatique et tellurique, nourriture, pluriel,
richesse et fécondité.
Inversion et double négation. — Prudence et descente.
Lenteur viscérale. Chaleur cœnesthésique. Euphémi-
sation du ventre sexuel et du ventre digestif. Anti­
phrase et répétition. Le cas du St-Christophe cyno­
céphale. La conversion des valeurs chtoniennes. La
T A B L E D ES M A T IÈ R E S 8
double négation. Double négation et « Verneinung ».
Sémantisme de l’antiphrase ............................................ 225-233
Emboitement et redoublement. — Le complexe de
Jonas. L ’Ogre contre Jonas. Le « Jonas au cube ».
Redoublement de l’avalage. Le grand avaleur Gargan­
tua. Syncrétisme du sens actif et du sens passif. Redou­
blement romanesque et inversion romantique.
Rebroussement surréaliste.
Le « Thème de l’emboîtement ». La gulliverisation.
Poucets, Kobolds, rêveries lilliputiennes. Le « petit
frcre » du folklore haïtien. Poucets et Dactyles. La
puissance du minuscule. Le « Pileus » coiffure légen­
daire du nain. Virilité et gigantisme inversé.
Le poisson, animal gigogne. Emboîtement ichtyo-
morphes dans le « Kalévala ». Osiris et l’oxyrinque.
Ea-Oannès. La sirène Mélusine. Isomorphisme du
poisson dans la mythologie des D o g o n s ..................... * J 3-*47
Hymne à la N uit. —L ’envers du jour. Ambivalence
de û « Nuit obscure ». De saint jean de la Croix i
Novalis. Le lieu du grand repos.
La couleur, euphémisme de la nuit. Prisme* et
gemmes. La teinture et la substance. La palette alchi­
mique. L ’eau épaisse. Le multicolore dans l’auto-
analyse de M. Bonaparte. Le voile d’ Isis et de Mâyà.
Le manteau de la déesse. Le «
Kaunakès ».
La palette mélodique. La musique comme nocturne.
Mescalinisation romantique. Eupnémisation du temps. 247-256
Mater et Materia.
— L ’antiphrase de la femme fatale.
La Grande Mère aquatique. Le lallname « Marna ».
Pression sémantique sur la sémiologie du langage.
La Mère Lousine et l’Aquastcr des alchimistes. Le
mercure protoplaste. La « Stella Maris ». La généa­
logie mélusinienne.
L a Grande Mère tellurique. L ’environnement géné­
ral. Creux de la terre et sources. La patrie. Le sillon
vaginal.
Le culte romantique de la femme. Les « génies fémi­
nins » : Brentano, Novalis et Tieck. Isomorphisme
féminolde chez les poètes romantiques. Poe et Lamar­
tine. La femme et l’onde chez les surréalistes. Les
données de la psycho-pathologie. De l’envers à l’ intime. 256-268

Chapitre II. — L es sym bo les d e l ’ i n t im it é .................................. 269-307

L a tombe et le repos. — Euphémisation de la mort.


Tombes et berceaux. Sarcophage et chrysalide. Le rite
d’inhumation. « Chambres secrètes et belles endor­
mies ». Nécrophilie romantique. La mère et la mort.
La claustration et l’ insularité. L ’antiphrase de la mort. 269-274
La demeure et la coupe. — L ’ isomorphisme des conte­
nants. De « Kusthos » à « Kuatos ». La caverne. La
crypte et la voûte. La maison mère. La demeure
anthropomorphe. La petite maison dans la grande :
T A B L E DES M A T IÈ R E S 9

le coin. Univers contre et univers pour. Le lieu de


l’ intimité.
Le centre paradisiaque. Le lieu saint. Le « Tem-
plum ». Le Bois sacré. Le « Mandala » tantrique.
« Mandala » et psychologie des profondeurs. L ’en­
ceinte carrée et l’enceinte circulaire. L ’ubiquité du
centre.
La nef et la barque. Polyvalence symbolique du
bateau. Le navigateur funèbre. L ’arche. Le Nautilus et
le confort nautique. La nacelle lamartinienne. L ’auto
et la roulotte.
Gulliverisation du contenant. La hotte. Saint
Christophe et saint Nicolas. La coquille. L ’œuf hermé­
tique. L ’œuf cosmique. Le vase. L ’ isomorphisme du
Graal. Coupes et chaudrons liturgiques. Le vase sacré
microcosmique. Le vase et l’estomac. Du contenant
au contenu ........................................ .............................. 274-293
Nourritures et substances. — Le substantialisme ali­
mentaire. La substance comme intimité. L ’amande et
l’ivresse.
Le lait, aliment archétype. Le lait maternel. Les
mamelles mystiques. La déesse polymaste. Cultures et
alimentation. Le lait et le miel. Le breuvage sacré. Le
Soma. Le vin cosmique. Les « eaux de vie ». La
beuverie rituelle et la communion par l’ivresse.
L’or alimentaire. L ’or contre le doré. Le sel, l’or et
le suc. Quintessences chymiques. Le précieux excré­
ment. L ’avarice et le réalisme. Le limon et la boue.
L ’or du Rhin. Régime Nocturne de l’or et Régime Diurne
du glaive. L ’antinomie dumézilienne : Sabins et
Romains.
Ébauche d’un enfer renversé. L ’ indulgence noc­
turne. La nuit n’est pas polémique.............................. 293-307

Chapitre III. — L es s t r u c t u r e s m y s t iq u e s d e l ’ i m a g i n a i r e 307-320

Choix du terme mystique. Structures mystiques et


syndromes glischromorphes.
La première structure : redoublement et persévéra­
tion. Le Rorschach et les types ixoïdes. Persévérance
et « viscosité du thème ». Fidélités de Van Gogh.
La seconde structure : la viscosité des éléments
représentatifs. Le thème du pont chez Van Gogh. Fré­
quence des verbes. Visqueux et cosmique.
La troisième structure : sensorialité des représenta­
tions. L’aptitude intuitive. Lés données du Rorschach.
L ’écriture picturale de Van Gogh comme « réponse
couleur ».
La quatrième structure : minutie et mise en minia­
ture. Microcosmisation littéraire. Van Gogh et « les
petits sujets ». Le « Kwachô ». L ’art du paysage
comme gulliverisation. L ’ « Ikébana ». Le paysage
mystique de la peinture extrême-orientale. Résumé :
les quatre structures. De la coupe au denier .............. 307-320
t a b l e d e s m a t iè r e s 10

D e u x iè m e P a r t ie

Du denier au bâton

Chapitre Premier. — L e s s y m b o l e s c y c l iq u e s ................................... 321-578


La maîtrise du temps. — Maîtrise par répétition, maî­
trise par progrès. Le denier et le bâton. Mythes et
schemes cycliques et progressistes.
Le cycle lunaire. — Redoublement et répétition. Le
calendrier. Le retour annuel. La quadripartition du
calendrier de l’ancien Mexique. Les phases de la lune.
L ’arithmologie. Le trois et le quatre. Divinités plu­
rielles. La triade sacrée. Trinité et tétranité. « Coïnci-
dentia oppositorum ». La bi-unité. Janus.
L ’androgync. Divinités hermaphrodites. Emascula­
tion rituelle. L ’ intégration du négatif. Satan l’ange
noir. Vision cyclique du monde. Le changement........ 321-539
Le drame agro-lunaire. — Cycle végétal et cycle
lunaire. Isomorphisme de la Terre mère et de la lune.
La vertu des simples. La métamorphose végétale.
Universalité de Pastrobiologie.
La passion du Fils. Le Fils et l’androgyne. Le Fils
médiateur. Isomorphisme du médiateur, du messie, du
couple et de la triade selon Lévi-Strauss. Hermès-
Trismégiste. Le produit du mariage chymique.
Mercure et le diable. Le mythe alchimique. Le Deux-
fois né. Confirmation romantique.
L ’ initiation. Les mystères d’ Isis. La mutilation initia­
tique. Déchirement, castration, flagellation. Le Dieu
infirme.
Le Sacrifice. Rituel sacrificiel du dieu du maïs.
Euphémisations carnavalesques. Litote et antiphrase
linguistique. L’essence mercantile du sacrifice. Le
sacrifice, négation double de la mort. Sacrifice et maî­
trise du temps.
L ’orgie. Chaos et déluge. La Fête, l’ isomorphisme
lunaire............................................................................... 339-359
Le bestiaire de la lune. — Euphémisation du bestiaire.
Le dragon et le monstre symboles de totalisation. Le
merveilleux tératologique.
L ’escargot. Universalité du symbolisme spiralé.
L ’ours. Le lièvre et l’agneau. Insectes, crustacés, batra­
ciens et reptiles. La chrysalide. Scarabée et grenouille.
Le symbole ophidien. La mue et « l’ouroboros ». Le
serpent cosmique. Le serpent à plumes. Le « nâga ». Le
maître des eaux et de la fécondité. Le serpent phallique.
La « Kundalinî ». La bête chtonienne. L ’épiphanie
ophidienne du temps .................................................... 559-569
Technologie du cycle. — Atropos et Klotho. Fuseau,
quenouilles et rouets. Le tissu. Epistémologie du
tissulaire. La chaîne et la trame.
L ’archétype de la Roue. Le jeu de paume maya. Le
zodiaque. Swastika et triskélé. Assymétrie axiale et
T A B L E D ES M A T IÈR E S 11

symétrie ponctuelle. Les peintures cosmétiques des


Caduveo. Le plan du village Bororo.
Le joug et le char. Euphémisation de l’attelage. La
mythologie du cercle .................................................... 369-378

Chapitre II. — Du s c h è m e r y t h m iq u e a u m y t h e d u p r o g r è s 378-399


La croix et le feu. — Polysymbolisme de la croix.
Xiuhtecutli le dieu du feu et le symbolisme totalisant
de la croix mexicaine. L ’ « aranî » et la croix. Le feu
Fils de la croix de bois. Vesta. Le feu et la fertilité. Le
briquet à frottement. Baratte et polissoir. Le schème
du va-et-vient.
Rythme technique et rythme sexuel. Le feu et les
« noces chymiques ». Feu et sexualité. Surdétermina­
tion rythmique. Maîtrise du feu et Maître des chan­
sons. Le rythme musical et la sexualité. Le symbolisme
des tambours soudanais. Shiva-Natarâja. Isomor­
phisme mythique de l’objet rituel de Lo-Lang. Du
produit igné au progrès ................................ ........... 378-390
Le sens de l ’arbre. — La bivalence de l’arbre. L ’arbre
de vie. Le bois de l’arbre. Verticalisation de l’arbre.
La colonne. Le chapiteau floral. L ’arbre fils et l’arbre
cosmique. Yaggdrasil et Balanza. L ’arbre anthropo­
morphe.
Les trois arbres et le complexe de Jessé. Cycle et
progressisme. L ’arbre renversé. Le messianisme de
l’a rb r e .............................................................................. 391-399

Chapitre III. — S t r u c t u r e s s y n t h é t iq u e s d e l ’ im a g in a ir e
E T S T Y L E S D E l ’ h i s t o i r e .......................................................................... 399-410
Difficultés : l’analyse détruit la synthèse. Syntonie et
« coincidentia oppositorum ».
La première structure : harmonisation des contraires.
L ’ imagination musicale. Organisation générale des
contrastes. La musique pure comme idéal. La musique
comme victoire sur le temps. L ’esprit de système.
L ’astrobiologie comme philosophie primordiale.
La seconde structure : la dialectique. La loi du
contraste musical. Drame et musique. La forme sonate.
La péripétie théâtrale et romanesque. L ’archétype de
la passion du Fils.
La troisième structure : l’histoire. Rythmique de
l’histoire. L ’hypotypose du passé. Le présent de narra­
tion. L’histoire comme synthèse. Les styles de l’his­
toire • la praxis et la fable. L’Inde et Rome.
La quatrième structure : le progrès. L ’hypotypose
du futur. Romains, Celtes, Mayas et Sémites. Messia­
nisme et alchimie. Maîtrise du temps et accélération
technique de l’histoire. Résumé des quatre structures 399-410

Chapitre IV. — M y t h e s e t S é m a n t i s m e .................................................. 410-433


Récit mythique et symbolisme archétypal. Critique
de la méthode de Lévi-Strauss. Le « mythème » est
T A B L E D ES M A T IÈ R E S 12

au-delà du langage. Epaisseur sémantique du mythe.


La structure comme symptôme plus que comme
forme.
Diachronisme, synchronisme et sémantisme. L ’iso-
topie symbolique seule clef du synchronisme. Le mythe
et la structure rythmique de la musique. Raconter et
répéter............................................................................... 410-418
Exemple emprunté à la thèse de S. Comhaire-
Sylvain. « Maman d'l'eau » et ses variantes. La redon­
dance des épreuves mythiques. L ’inversion nocturne.
La plongée et le voyage mythique. Le thème des petits
contenants. Le thème du contenu alimentaire. Le conte
« Maman d’ l ’eau » comme illustration des structures
mystiques ........................................................................... 418-425
Second exemple : le conte haïtien « Domangage ». La
lutte du Sauveur contre le monstre thériomorphe.
Euphémisations du monstre. Les auxiliaires sotério-
logiques. La révélation du secret. « Domangage »
comme illustration des structures synthétiques.
Caractère ambigu du mythe : intermédiaire entre le
récit épique ou logique et le sémantisme du symbole.
Le mythe, discours non rationnel. Le mythe et le rite.
Le mythe est avant tout agencement synthétique
d’ « essaims » d’ images ................................................. 425-453

LIV R E TRO ISIÈM E

ÉLÉM ENTS
P O U R U N E F A N T A ST IQ U E TR A N SC E N O A N T A LE

Chapitre Premier. — L ’u n iv e r s a l it é d e s a r c h é t y p e s 435-461

Régimes de l’imaginaire, sémantisme des images. De


quelle démarche ontologique ce sémantisme et ses
régimes peuvent-ils être le signe ? Cette philosophie de
l’ imaginaire est une « fantastique transcendantale ».
Objection typologique et objection historique 437-459
Types psychologiques et archétypes. — Non-coïncidence
des typologies (James, Jung) avec les régimes de
l’ image. Confusion du terme « type ». La notion
d’ « atypicalité » en psycho-pathologie. Dichotomie
des créations fantastiques et du caractère biographique.
Types sexuels et régimes archétypaux. Thèse de
l’androgynat : 1’animus féminin et Yanima masculine.
La typologie caractérologique pas plus que celle des
sexes ne rend compte du choix de tel ou tel régime de
l'image ............................................................................. 4Î9'445
Archétypes et pressions historiques. — La pédagogie
T A B L E D ES M A T IÈ R E S
13

événementielle. Localisation des régimes dans l’his­


toire. « Classiques et romantiques » selon Ostwald.
Phases idéalistes et phases réalistes selon G. Michaud.
Explication des phases et des régimes par le refoule­
ment. Le conflit des générations et le conflit des
régimes d’ images.
Explication par la surdétermination et la concor­
dance des courants d’opinion : l’exemple du roman­
tisme.
« Personnalités de base » et ségrégation linguistique.
L ’histoire, le lieu et le moment motivent mais n’expli­
quent pas. Universalité des archétypes ...................... 445-45 5
La fonction fantastique. — Critique de la thèse de
Lacroze : sa partialité, ses contradictions. La fonction
fantastique déborde le refoulement. Critique de la
thèse sémiologique de Barthes. Le monde plénier de
la fantastique, ses rapports avec la création et l’ inven­
tion, son rôle pratique et axiologique ........................ 456-461

Chapitre II. — L ’ e s p a c e , f o r m e a p r io r i d e l a f a n t a s t iq u e 461-480


L ’immédiateté du fantastique. — Contradictions entre
l’immédiateté et la durée concrète. Critique du primat
de la durée et du temps chez Bergson et chez Kant.
L ’impensable durée. Durer, retarder, conserver. La
mémoire contre le temps. La mémoire, département
de la fantastique. Le souvenir d’enfance. Réminiscence
et temps retrouvé. Le rôle euphémique de la fabula­
tion. Les arts comme lutte contre la pourriture et
contre la mort ................................................................. 462-472
L'espace fantastique et l'espace physicien. — Le distan-
cement euphémique. L ’espace euclidien est un espace
imaginaire. L ’espace notre ami ..................................... 472-475
Les propriétés de l ’espace fantastique. — Le triple éta-
gement génétique de l’espace selon Piaget.
Ocularité et topologie. La mescalinisation naturelle.
Profondeur et relations projectives. Le faux pro­
blème de la troisième dimension.
Ubiquité et homogénéité. Du redoublement au non-
temps spatial. Similitudes et égalités, participation et
ambivalence. L ’espace fantastique comme forme
a priori de l’Espérance ................................................... 475-480

Chapitre III. — Le s c h é m a t is m e tr a n sc en d a n ta l d e l ’eu -


p h é m is m e ................................................................................................................ 480-491
Catégories, structures et syntaxe. — Les points cardi­
naux de l’espace fantastique et les catégories structu­
rales. Le rôle de la rhétorique et du discours. La rhéto­
rique comme « schématisme transcendantal » de l’ ima­
ginaire. Le pouvoir de « translatio ». L ’essence de la
rhétorique ; la métaphore et ses modalités : comparai­
son, métonymie, synecdoque, antonomase et cata-
chrèse ............................................................................... 481-485
L ’antithèse et l'hyperbole, schématisme des structures
T A B L E D ES M A T IÈ R E S 14

schizomorphes. Le style du « malgré que ». Dévelop-


fiement d’un exemple psychopathologique. Le lieu de
'hyperbole et de l’antithèse. La catharsis artistique.
Expression, dessin et syntaxe ...................................... 485-4^
L'antiphrase, schématisme des structures mystiques.
La décoration et l’attitude prefectionnante dans les
beaux-arts. La polysémie inversée. L ’antilogie et la
litote. La mise en miniature dans la métonymie et la
synecdoque ....................................................................... 488-490
L ’hypotypose, schématisme des structures synthé­
tiques. La répétition et l’abolition du temps. Rappel
du sens de la musique et de l’histoire. Les variétés de
l’ hypotypose : l’énallage et l’hyperbate. La rhétorique
comme formalisation de la fantastique. Du sémantique
au sémiologique ............................................................ 490-49ï

CONCLUSION

Réhabilitation de la fantastique et de ses domaines.


Ce qui plaît universellement sans concept et ce qui vaut
universellement sans raison. La vérité spécifique du
phénomène humain. L ’honneur des poètes.
Démystification et mythes. L ’exclusive schizo-
morphe de notre temps. Le culte de l’objectivité. L ’an­
tinomie de la démythification. L’ inaliénable poésie.
Pour une pédagogie et une science de la fantastique.
Réalisation symbolique, thérapeutique du rêve éveillé.
Réalisation de la rhétorique et des études littéraires.
L ’ imaginaire comme marque de notre vocation
ontologique. Le cogito euphémique face aux aliéna­
tions. Orphée et Jason .................................................. 493-501

Annexe I. De l ’utilisation en archétypologie de la terminologie de


S. Lupasco....................................................................... 503-505
Annexe II. Tableau de classification isotopique des images.............. 506-507
Index général des ouvrages cités .................................................... 509-522
Index alphabétique I. Thèmes symboliques, archétypaux et mythiques 523-530
Index alphabétique II. Noms propres mythologiques .................... 531-536
INTRODUCTION
« Une anthropologie entendue au sens le plus large, c’est-à-dire
une connaissance de l ’homme associant diverses méthodes et diverses
disciplines, et qui nous révélera un jour les secrets ressorts qui meu­
vent cet hôte, présent sans avoir été convié à nos débats : l ’esprit
humain... »
Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, p. 91.

« Si le document échappe trop souvent à l ’histoire, il ne peut


échapper à la classification. »
A. Leroi-Gourhan, L.’homme et la matière, p. 18.

Les images de « quatre sous »

La pensée occidentale et spécialement la philosophie fran­


çaise a pour constante tradition de dévaluer ontologiquement
l’image et psychologiquement la fonction d’imagination
« maîtresse d’erreur et de fausseté ». On a remarqué 1, à juste
titre, que le vaste mouvement d’idées qui de Socrate, à travers
augustinisme, scolastique, cartésianisme et siècle des lumières,
débouche sur la réflexion de Brunschvicg, de Lévy-Bruhl,
de Lagneau, d’Alain ou de Valéry, a pour conséquence de
« mettre en quarantaine » tout ce qu’il considère comme
vacances de la raison. Pour Brunschvicg toute imagination
— fût-elle platonicienne ! — est « péché contre l’esprit2 ».
Pour Alain, plus tolérant, « les mythes sont des idées à l’état
1 Gusdorf, Mythe et métaphysique, p. 174. — * Brunschvicg, Héritage de
mots, héritage d’idées, p. 98.
IN TR O D U CTIO N 16

naissant », et l’imaginaire est l’enfance de la conscience 1.


On pouvait espérer, semble-t-il, que la psychologie générale
soit plus clémente à la « folle du logis ». Il n’en est rien.
Sartre a montré 2 que les psychologues classiques confondent
l’image avec le doublet mnésique de la perception, meublant
l’esprit de « miniatures » mentales qui ne sont que copies des
choses objectives. A la limite l’imagination est réduite, par les
classiques, à cette frange en deçà du seuil de la sensation, et
que l’on nomme image rémanente ou consécutive. C’est sur
cette conception d’un imaginaire dévalué que fleurit l’asso-
ciationnisme 3, effort louable, certes, pour expliquer les
connexions imaginatives, mais qui a tort de réduire l’imagi­
nation à un puzzle statique et plat, et l’image à un mixte fort
équivoque à mi-chemin entre la solidité de la sensation et
la pureté de l’idée. Bergson 4 a porté le premier des coups
décisifs à l’associationnisme en creusant des dimensions nou­
velles dans le continuum de la conscience. Toutefois Bergson
n’affranchit pas complètement l’image du rôle subalterne
que lui faisait tenir la psychologie classique. Car chez lui
l’imagination se résout en mémoire, en une sorte de compteur
de l’existence, se détraquant dans le désintéressement du rêve,
se régularisant par l’attention perceptive à la vie. Or Sartre
remarque qu’on ne peut confondre l’imaginé et le remémoré.
Et si la mémoire colore bien l’imagination de résidus a poste­
riori, il n’en est pas moins exact qu’il existe une essence
propre à l’imaginaire différenciant la pensée du poète de
celle du chroniqueur ou du mémorialiste. Il y a une faculté
du possible qu’il est nécessaire d’étudier par d’autres moyens
que l’introspection bergsonienne toujours suspecte de régres­
sion. Nous n’insisterons pas davantage sur la solide critique
1 Alain, Vingt leçons sur les beaux arts, 78 leçon, cf. Préliminaires à
la mythologie, p. 89-90 : « E t il est clair que notre mythologie est exacte­
ment copiée sur ces idées d’enfance... » Sur la position des classiques,
cf. Descartes, V Ie Méditation, début; Pascal, Pensées, fragm. 82, édition
Brunschvicg; Malebranche, Entretiens sur la métaphysique, V, § 12,
13 ; cf, J. Bernis, L ’Imagination, chap. I : « Aperçu historique » sur le
problème de l’image. — 2 Sartre, L ’Imagination, p. 115 sq. — 3 Cf.
H. Taine, De l ’Intelligence ; Bain, L ’Esprit et le corps considérés au point
de vue de leur relation; H. Hôffding, Esquisse d’une psychologie fondée sur
l ’expérience. — * Cf. Sartre, op. cit., p. 41 sq. et 58; cf. Bergson, Matière
et Mémoire, chap. I et II, p. 180 sq. ; cf. Lacroze, La fonction de l ’imagina­
tion, p. 46 sq.
IN T R O D U CT IO N 17
que Sartre dirige à la fois contre la théorie classique de l’image
miniature et contre la doctrine bergsonienne de l’image sou­
venir x, reprochant à l’une et à l’autre position de « chosifier »
l’image et de rompre par là le dynamisme de la conscience
en aliénant sa fonction principale qui est de connaître plutôt
que d’être : « Sans doute on a remplacé les lourdes pierres
de Taine par de légers brouillards vivants qui se transforment
sans cesse. Mais ces brouillards n’ont pas cessé pour cela
d’être des choses.. 2 » Il s’agit de se demander maintenant si
L ’Imaginaire de Sartre a tenu les promesses critiques de
L ’Imagination.
Pour éviter de « chosifier » l’image, Sartre préconise la
méthode phénoménologique qui a l’avantage de ne laisser
apparaître du phénomène imaginaire que des intentions
purifiées de toute illusion d’immanence 3. Le premier carac­
tère de l’image que révèle la description phénoménologique
c’est qu’elle est une conscience, par conséquent qu’elle est,
comme toute conscience, avant tout transcendante4. Le
second caractère de l’image qui différencie l’imagination
des autres modes de la conscience, c’est que l’objet imaginé
est donné immédiatement pour ce qu’il est, alors que le savoir
perceptif se forme lentement par approximations et approches
successives. Seul le cube imaginé a d’emblée six faces. Donc
l’observation d’un tel objet par l’imagination ne m’apprend
rien, elle n’est finalement qu’une « quasi-observation5 ».
Il en résulte aussitôt un troisième caractère 6 : la conscience
imageante « pose son objet comme un néant »; le « ne pas
être » serait la catégorie de l’image, ce qui explique son
ultime caractère, c’est-à-dire sa spontanéité 7; l’imagination
boit l’obstacle qu’est l’opacité laborieuse du réel perçu,
et la vacuité totale de la conscience correspond à une totale
spontanéité. C’est donc à une sorte de nirvana intellectuel
que parvient l’analyse de l’imaginaire, ce dernier n’étant plus
qu’une connaissance désabusée, une « pauvreté essentielle ».

1 Cf. Sartre, op. cit., p. 47, 62, 68, 85 sq. — 2 Cf. Sartre, op. cit., p. 69.
— 3 Cf. Sartre, op. cit., p. 146 et L ’Imaginaire, p. 14. — 4 Cf. Sartre,
L ’Imaginaire, p. 16. — 5 Cf. Sartre, op. cit., p. 20. C’est ici la notion de
« travail », chère à Alain, qui vient distinguer le « réel » perceptif de la
paresse ou de l’enfance des images. Cf. Alain, Préliminaires, p. 47*49.
90-91. — 6 Cf. Sartre, op. cit., p. 23. — 7 Cf. Sartre, op. cit., p. 27.
IN T R O D U C T IO N 18

Sartre aura beau, dans les chapitres qui suivent, essayer de


faire un recensement complet de la « famille de l’image 1 »,
il ne pourra empêcher que cette dernière ne soit considérée
comme une bien pauvre parenté mentale et que les trois
parties finales de son ouvrage 2, dans lesquelles il abandonne
d’ailleurs la méthode phénoménologique, ne soient sous-
tendues par le leitmotiv de la « dégradation » du savoir
que représente l’image. Sans cesse reviennent sous la plume
du psychologue des épithètes et appellations dégradantes * :
l’image est une « ombre d’objet » ou encore elle « n’est même
pas un monde de l’irréel », l’image n’est qu’un « objet
fantôme », « sans conséquence »; toutes les qualités de l’ima­
gination ne sont que « néant »; les objets imaginaires sont
« louches »; « vie factice, figée, ralentie, scolastique qui,
pour la plupart des gens n’est qu’un pis aller, c’est elle
précisément qu’un schizophrène désire...4 ». Finalement
cette « pauvreté essentielle » qui constitue l’image et se
manifeste spécialement dans le rêve « ressemble aussi beau­
coup à l’erreur dans le spinozisme 5 » et l’image se retrouve
ainsi « maîtresse d’erreur », comme chez les métaphysiciens
classiques. Bien plus, le rôle de l’image dans la vie psychique
est ravalé à celui d’une possession quasi démoniaque, le
néant prenant une espèce de consistance « magique » par
le caractère « impérieux et enfantin6 » de l’image qui
s’impose avec entêtement à la pensée. Enfin, et d’une façon
absolument paradoxale, Sartre dans sa conclusion semble
subitement démentir le dualisme, qu’il avait soigneusement
pris soin d’établir tout le long de deux cent trente pages,
entre spontanéité imaginaire et effort de connaissance vraie,
et revient à une sorte de monisme du cogito. Bien loin de
tirer les conclusions logiques de la négativité constitutive
de l’image, il se borne à confondre dans une néantisation
générale l’affirmation perceptive ou conceptuelle du monde
tout aussi bien que les fantaisies irréalisantes de l’imagination.
C’est par le processus général de néantisation que se réconci-
IN TRODU CTION

lient conscience du réel et conscience de l’irréel; et l’ouvrage


débouche sur cette banale conclusion : « Cette conscience
libre... qui dépasse le réel en chaque instant, qu’est-ce, en effet,
sinon tout simplement la conscience telle qu’elle se révèle
à elle-même dans le cogito 1? » Cette affirmation est suivie
d’un très contestable post-scriptum constitué par des consi­
dérations esthétiques, dans lequel Sartre reprend la thèse de
l’irréalité de l’art et le thème du ressentiment contre la poésie.
L’auteur de L ’Imaginaire se souvient qu’il a été détracteur de
Baudelaire comme de Camus et de Faulkner 2.
Le mérite incontestable de Sartre a été de faire un effort
pour décrire le fonctionnement spécifique de l’imagination
et pour bien le distinguer — tout au moins dans les deux
cents premières pages de l’ouvrage — du comportement
perceptif ou mnésique. Mais à mesure que progressent les
chapitres, l’image et le rôle de l’imagination semblent se
volatiliser et aboutir en définitive à une totale dévaluation
de l’imaginaire, dévaluation qui ne correspond nullement au
rôle effectif que joue l’image dans le champ des motivations
psychologiques et culturelles. Finalement, la critique que
Sartre adressait aux positions classiques dans L ’Imagination,
leur reprochant de « détruire l’image » et de « faire une théorie
de l’imagination sans images », se retourne contre l’auteur de
L ’Imaginaire. Affirmer, en effet, à la fois que « l’image est
une réalité psychique certaine » et que l’image ne peut jamais
être atteinte par une « induction 3 » des faits d’expérience
concrète, mais par une « expérience privilégiée » dont la
soi-disant phénoménologie psychologique recèle le secret,
nous semble contradictoire. On peut alors se demander
pour quelles raisons, dans ses deux volumes consacrés à
l’imagination, Sartre a manqué à ce point l’image.
D’abord, nous semble-t-il, par une incapacité de l’auteur
de l’essai sur Baudelaire à saisir le rôle général de l’œuvre d’art
et de son support imaginaire. L’art sartrien oscille lui-même
constamment entre le jeu habile et insignifiant de la comédie
de boulevard et la lourde tentative de réintégration totale
du réel, dans laquelle on retrouve un hyper-naturalisme à la

1 Sartre, op. cit., p. 236. — 2 Op. cit., p. 239, sq. Cf. Sartre, Baudelaire
et Situation, T. — 3 Sartre, Imagination, p. 138.
IN T R O D U C T IO N 20

Zola doublé d’une philosophie dans le style de P. Bourget *.


Jamais l’art n’est considéré comme une manifestation origi­
nale d’une fonction psycho-sociale, jamais l’image ou l’œuvre
d’art n’est prise dans son sens plein, mais toujours tenue pour
message d’irréalité. D ’où le caractère souvent inauthentique
de l’œuvre romanesque et théâtrale de Sartre qui tantôt est
un brillant pastiche du théâtre bourgeois ou du roman
américain, tantôt sort pesamment des cadres esthétiques pour
aborder les interminables rivages de la pédante description
phénoménologique. Finalement l’esthétique sartrienne, elle
aussi, est une « quasi-esthétique 2 » et il ne faut pas s’étonner
qu’un auteur fermé à ce point à la poétique ait à ce point
manqué l’essence de l’image.
Mais surtout Sartre nous semble avoir manqué l’imagi­
nation pour avoir voulu se borner à une application restreinte
de la méthode phénoménologique, étriquée par le solipsisme
psychologique. Il semble en effet paradoxal d’avoir tenté
l’étude du phénomène d’imagination sans daigner consulter
le patrimoine imaginaire de l’humanité que constituent la
poésie et la morphologie des religions. L’ouvrage que Sartre
consacre à L ’Imaginaire pourrait fort bien s’intituler « Cons-
cience-de-l’image-chez-Jean-Paul-Sartre ». Par ce psycho­
logisme étroit autant que partial, Sartre pèche contre la
phénoménologie. Car une phénoménologie de l’imaginaire
doit avant tout se prêter avec complaisance aux images et
« suivre le poète jusqu’à l’extrémité de ses images sans réduire
jamais cet extrémisme qui est le phénomène même de l’élan
poétique 3 ». Sartre nous semble avoir confondu réduction
phénoménologique et restriction psychologique due à l’en­
gagement en une étroite et timorée situation donnée et
manquer par là de cette modestie systématique que Bachelard
exige à juste titre du phénoménologue4. Pour pouvoir
« vivre directement les images », encore faut-il que l’imagi­
nation soit assez humble pour daigner faire son plein d’images.
1 Cf. J. Laurent, Paul et Jean-Paul, in Table ronde (février 1950);
cf. également la critique que H. Bonnet fait de l’esthétique utilitaire
et sémiologique de J.-P. Sartre in Roman et poésie, p. 238 sq. — 2 C’est-
à-dire surbordonne l’œuvre d’art à un « engagement » utilitaire qui
en est fort éloigné, répudie les conceptions de l’art pour l’art et même
la genèse de l’art à partir de ses sources anthropologiques : la religion
et la magie. — 3 Bachelard, Poétique de l ’Espace, p. 198. — 4 Op. cit., p. 8.
IN TR O D U CTIO N 21

Car si l’on se refuse à cette primordiale humilité, à cet origi­


naire abandon au phénomène des images, jamais ne pourra
se faire — faute d’élément inducteur — ce « retentissement »
qui est l’amorce même de toute démarche phénoménolo­
gique \ Chez Sartre, très vite une psychologie introspective
l’emporte sur la discipline phénoménologique, sur la volonté
de soumettre à 1’ « expérience de la conscience » le patrimoine
imaginaire de l’humanité. Bien vite la conscience, qui n’est
plus que « résonance » tautologique, s’épuise et, dès la page
soixante-seize, Sartre 2 abandonne délibérément la phéno­
ménologie pour se livrer à d’hypothétiques constructions
explicatives. En réalité même, seules les trente premières
pages de l’ouvrage utilisent la description phénoménologique,
les quarante-six suivantes n’étant constituées que par des
variations sur le même thème descriptif de la « famille de
l’image ».
Il nous semble que l’échec sartrien à décrire un modèle
psychologique de l’imagination ne soit que le cas limite de la
démarche générale d’une certaine psychologie bâtarde de
postulats phénoménologiques et engoncée dans une perspec­
tive métaphysique préconçue. C’est pour cette raison que
nous avons réservé la critique des positions de la Denkpsycho-
logie, positions qui cependant sont antérieures à la thèse
sartrienne, mais qui nous paraissent mettre en évidence, sur
un cas plus nuancé, sur une observation plus limitrophe,
les causes profondes de la dévaluation radicale que Sartre
fait subir à l’imaginaire. Certes il existe des différences
profondes entre la Denkpsychologie et la psychologie de
Sartre. Tandis que chez Sartre, en effet, l’imaginaire n’est
décrit, en définitive, que comme exemple significatif de la
vacuité essentielle de la conscience humaine, chez d’autres
penseurs moins directement obsédés par la métaphysique,
on retrouve une semblable minimisation de l’imagination,
mais cette fois au profit d’une pensée qui, elle, se voudrait
valable, purifiée de la pollution des images 3. Dans cette pers­
1 Op. cit., p. 7. — 2 Sartre, L.'Imaginaire, p. 76, 30, 46. — 3 Cf. Bühler,
Tatsachen und Problème %u einer Psychologie des Denkvorgânge, I, p. 321,
in Arch. f . Ges. Psycho., 1907, p. 321, et Burloud, L a Pensée d’après les
recherches expérimentales de Watt, Messer, bühler, p. 65 sq. ; cf. Binet,
Étude expérimentale de l ’intelligence, p. 309; cf. Binet, La Pensée sans
images (Rev. phil., 1903, I, p. 138).
IN TR O D U CTIO N 22

pective il y a un retour à la chosification de l’image dénoncée


par Sartre. Tandis que chez celui-ci et ses prédécesseurs
associatdonnistes et bergsoniens, l’imaginaire était, au fond,
le symbole de toute pensée : prototype des liaisons mécaniques
chez les associationnistes ou de la totalité mnésique de la
conscience chez Bergson, prototype exemplaire de la néanti­
sation chez Sartre; au contraire, chez les penseurs auxquels
nous faisons maintenant allusion il n’y a minimisation de
l’imagination qu’à la seule fin de privilégier, par antithèse,
les éléments formels de la pensée. Somme toute, les positions
associationnistes, bergsoniennes ou sartriennes tendaient éga­
lement en des sens différents à un monisme de la conscience
psychologique dont l’imaginaire n’était qu’une illustration
didactique. Monisme mécaniste, métaphorique ou néantisant,
peu importe : l’imagination, qu’elle ait été réduite à la percep­
tion affaiblie, le souvenir de la mémoire ou au contraire la
« conscience-de » en général ne se distinguait pas — malgré
les hésitations sartriennes — du courant homogène des phéno­
mènes de conscience. Au contraire, la Denkpsychologie,
dans le prolongement du cartésianisme, se réclame résolu­
ment d’us dualisme. Mais paradoxalement elle s’inspire
explicitement du dualisme de James — et de celui dont fait
quelquefois preuve Bergson 1 — qui sépare le « courant de
conscience », c’est-à-dire la conscience seule valable, du
polypier superficiel des images. Paradoxe, disons-nous, car la
« pensée sans images » chère à la Denkpsychologie semble
morphologiquement se rapprocher davantage des liaisons
formelles des « images-idées » de l’associationnisme que des
richesses floues du courant de conscience. Toutéfois, ce que
Bradley 2 décèle à peu près à la même époque que James,
c’est le primat des éléments transitifs du langage et de la
pensée sur les éléments substantifs et statiques, tandis que
W undt3 distingue de la perception productrice d’images,
l’aperception d’un « sens » intellectuel. Mais c’est surtout
avec Brentano et Husserl 4 que l’activité de l’esprit va être
opposée radicalement aux « contenus » imaginaires et senso­
1 Cf. James, Précis de Psychologie, p. 206, 210, 214. Cf. Bergson. Essai,
p. 6, 8, 68, 127. — 2 Cf. Bradley, Principles of Logic, I, p. 10 sq. — 8 Cf.
Wundt, Uber Ausfrage, p. 81. — 4 Cf. Brentano, Psychologie, p. 17, 27,
38. Cf. Husserl, Idées..., p. 53, 64, 75 sq.
IN TR O D U CTIO N *3

riels. L’« intention » ou acte intellectuel de l’esprit, c’est-à-dire


le sens organisateur des états ou des collections d’états de
conscience, est affirmée comme transcendante à ces états
eux-mêmes. Et Sartre, nous l’avons vu, n’a pas perdu la leçon
de cette transcendance constitutive de la conscience. Dès lors
les psychologues de la Denkpsychologie acceptent, comme
Sartre, la dichotomie métaphysique chère aux classiques entre
conscience formelle et résidu psychologique et « matériel »
de la pensée. Parallèlement à ces conclusions qui séparaient
de nouveau l’activité logique du psychologique, les psy­
chologues de l’École de Würtzbourg vérifiant « sur le ter­
rain de l’introspection expérimentale l’antipsychologisme de
Husserl1 » aboutissaient à des notions psychologiques fort
proches de celle d’« intention », telles que « conscience de
règles », « tensions de conscience », « attitudes de cons­
cience », pensées pures d’images et constitutives du concept.
Le concept étant un « sens » que l’image et le mot peuvent
simplement évoquer mais qui préexiste à l’un comme à l’autre,
l’image n’étant qu’un « empêchement » pour le processus
idéatif.
Dans ces théories intellectualistes, ce qui frappe d’abord
c’est l’équivoque de la conception de l’image, étroitement
empiriste et d’autant plus empiriste qu’on veut la discréditer
afin d’en séparer une pensée purement logique. Ensuite,
ce qui saute aux yeux, c’est l’équivoque des formules et des
notions employées « prenant à la lettre cette expression de
pensée sans images » qui ne peut signifier honnêtement,
écrit Pradines 2, « qu’une pensée non faite d’images, on a
voulu que la pensée ne fût même pas accompagnée d’images...
ce qui conduisait à chercher une pensée incapable de s’exer­
cer... ». L’École de Würtzbourg comme la Denkpsychologie
postule une pensée sans images, uniquement parce que l’image
est de nouveau réduite au doublet rémanent de la sensation
et qu’il va alors de soi que de telles images n’ajoutent rien
au sens des notions abstraites.
Mais surtout la critique générale que l’on peut faire des
théories recensées jusqu’ici, c’est qu’elles minimisent toutes
l’imagination, soit en pervertissant son objet, comme chez
1 Sartre, L ’Imagination, p. 74. — 2 Pradines, Traité de Psychol., II,
2, p. 162.
IN T R O D U CT IO N 24

Bergson où il se résout en résidu mnésique, soit en dépréciant


l’image comme un vulgaire doublet sensoriel préparant ainsi
la voie au nihilisme psychologique de l’imaginaire sartrien.
La psychologie générale, fût-elle timidement phénoménolo­
gique, stérilise la fécondité du phénomène imaginaire en le
rejetant purement et simplement ou alors en le réduisant
à une maladroite esquisse conceptuelle. Or c’est en ce point
qu’il faut avec Bachelard revendiquer pour le philosophe le
droit « à une étude systématique de la représentation 1 »
sans exclusive aucune. Autrement dit, et malgré son étymo­
logie hégélienne, la phénoménologie psychologique a toujours
coupé entre le noumène signifié et le phénomène signifiant,
confondant le plus souvent le rôle de l’image mentale avec
les signes du langage tels que les définit l’école saussurienne 2.
Le grand malentendu de la psychologie de l’imagination,
c’est finalement, chez les successeurs de Husserl et même de
Bergson, d’avoir confondu, à travers le vocabulaire mal
élaboré de l’associationnisme, l’image avec le mot. Sartre 3,
qui cependant avait pris soin d’opposer le signe écrit « bureau
du sous-chef » et le « portrait » de Pierre, arrive peu à peu,
en des chapitres aux titres ambigus, à mésallier l’image avec
la famille sémiologique. Finalement pour Sartre l’image
n’est même pas, comme pour Husserl4, un « remplissement »
nécessaire du signe arbitraire, elle n’est qu’un signe dégradé.
La généalogie de la « famille de l’image » n’est que l’histoire'
d’un louche abâtardissement. Le contraire du sens propre,
le sens figuré, ne peut plus alors qu’être un sens sale. Mais il est
capital de remarquer que dans le langage, si le choix du signe
est insignifiant parce que ce dernier est arbitraire, il n’en va
jamais de même dans le domaine de l’imagination où l’image
— aussi dégradée qu’on puisse la concevoir — est en elle-
même porteuse d’un sens qui n’a pas à être recherché en
dehors de la signification imaginaire. C’est finalement le sens
figuré qui seul est significatif, le soi-disant sens propre n’étant
qu’un cas particulier et mesquin du vaste courant sémantique
qui draine les étymologies. D ’où le nécessaire retour par-delà
la pseudo-phénoménologie sartrienne à une phénoménologie
1 Bachelard, La Philosophie du non, p. 75. — 2 Cf. F. de Saussure,
Cours de linguistique générale, p. 100. — 3 Sartre, Imaginaire, p. 35. —
4 Cité par Sartre, op. cit., p. 46 ; cf. Logische Unters., t. II, ch. 1, t. III, ch. 1.
INTRODU CTION

naïve, préparée par un long désintéressement scientifique 1.


L’analogon que constitue l’image n’est jamais un signe arbi­
trairement choisi, mais est toujours intrinsèquement motivé,
c’est-à-dire est toujours symbole. C’est finalement parce
qu’elles ont manqué la définition de l’image comme symbole
que les théories précitées ont laissé s’évaporer l’efficacité
de l’imaginaire 2. Et si Sartre voit bien qu’il y a une différence
entre le signe conventionnel, « non positionnel » et qui ne
« donne pas son objet 3 » et l’image, il a le tort de ne voir
dans l’image qu’une dégradation du savoir, qu’une présentation
d’un quasi-objet, et de la renvoyer ainsi à l’insignifiance 4.
D ’autres psychologues se sont heureusement rendus compte
de ce fait capital, c’est que dans le symbole constitutif de
l’image il y a homogénéité du signifiant et du signifié au sein
d’un dynamisme organisateur et que, par là, l’image diffère
totalement de l’arbitraire du signe. Pradines remarque déjà,
malgré quelques restrictions, que la pensée n’a pas d’autre
contenu que l’ordre des images. Si la liberté ne se résout pas
en une chaîne brisée, une chaîne brisée représente cependant
la liberté, est le symbole — c’est-à-dire une hormone du
sens — de la liberté 5. Jung *, à la suite de la psychanalyse,
voit bien également que toute pensée repose sur des images
générales, les archétypes, « schémas ou potentialités fonction­
nelles » qui « façonnent inconsciemment la pensée ». Piaget7
consacre toute la IIIe partie d’un long ouvrage à montrer
sur de concrètes observations la « cohérence fonctionnelle »
de la pensée symbolique et du sens conceptuel, affirmant par
là l’unité et la solidarité de toutes les formes de la représen­
tation. Il montre que l’image joue un rôle de signifiant diffé­
rencié « plus que l’indice, puisqu’il est détaché de l’objet
perçu, mais moins que le signe puisqu’il demeure imitation
de l’objet et donc signe motivé (par opposition au signe verbal
arbitraire) ». Les logiciens mêmes 8, poussant encore plus
loin la critique d’une dichotomie entre le signifiant et le sens,
1 Cf. Bachelard, L a Poétique de l ’espace, p. 3. — 2 Sartre {op. cit.,
p. 148-149) voit bien que l’image est symbole, mais symbole dévalué,
« insuffisant », et devant être dépassé par le concept. — 3 Sartre, op. cit.,
P- 37-39- — 4 Sartre, op. cit., p. 175. — 5 Pradines, Traité-II, 2, p. 47, 160
sq. — 6 Cf. Jung, Types psychol., p. 310 sq. — 7 Cf. Piaget, L a formation
du symbole, p. 172-179, p. 227 sq. — 8 Cf. Gonseth, Mathématiques et
Réalité, p. 10.
IN T R O D U CT IO N 26

ont reconnu qu’il était pratiquement impossible de dissocier


le schéma des liaisons axiomatiques et le contenu intuitif de
la pensée. Enfin Bachelard1 fait reposer sa conception
générale du symbolisme imaginaire sur deux intuitions que
nous ferons nôtres : l’imagination est dynamisme organisa­
teur, et ce dynamisme organisateur est facteur d’homo­
généité dans la représentation. Selon l’épistémologue, bien
loin d’être faculté de « former » des images, l’imagination
est puissance dynamique qui « déforme » les copies pragma­
tiques fournies par la perception, et ce dynamisme réforma­
teur des sensations devient le fondement de la vie psychique
tout entière parce que « les lois de la représentation sont
homogènes », la représentation étant métaphorique à tous
ses niveaux, et puisque tout est métaphorique, « au niveau de
la représentation toutes les métaphores s’égalisent ». Certes
cette « cohérence » entre le sens et le symbole ne veut pas
dire confusion, car cette cohérence peut s’affirmer en une
dialectique. L’unité de la pensée et de ses expressions symbo­
liques se présente comme une constante correction, comme un
perpétuel affinement. Mais une pensée affinée, une pensée de
« cent mille francs » ne peut se passer des images de « quatre
sous 2 » et réciproquement le jaillissement luxuriant des
images, même dans les cas les plus confusionnels, est toujours
enchaîné par une logique, fût-elle une logique appauvrie,
une logique de « quatre sous ». On peut dire que le symbole
n’est pas du domaine de la sémiologie, mais du ressort d’une
sémantique spéciale, c’est-à-dire qu’il possède plus qu’un
sens artificiellement donné, mais détient un essentiel et
spontané pouvoir de retentissement3.
La première conséquence importante de cette définition
du symbole, c’est l’antériorité tant chronologique qu’ontolo­
gique du symbolisme sur toute signifiance audio-visuelle.
C’est ce que le grammairien4 semble avoir bien repéré
lorsqu’il définit la « factivité » comme le caractère commun
de toutes les façons de s’exprimer, « c’est-à-dire d’énoncer
que l’esprit du sujet parlant est le siège d’un phénomène et
1 Bachelard, L ’A ir et les songes, p. 7-9; cf. Philo, du non, p. 75-76; Poé­
tique de l ’espace, p. 7. — 2 Cf. Binet, Année Psychol., t. X V II, 19 11, p. 10.
— 8 Cf. Bachelard, Poétique de l ’espace, p. 6. — 4 Damourette, Des Mots
à la pensée, I, p. 69, 73.
IN T R O D U C T IO N 27
que celui-ci doit réagir sur l’esprit d’un autre être... le cri
est devenu langage quand il a pris une valeur factive ».
Le plan primitif de l’expression, dont le symbole imaginaire
est la face psychologique, c’est le lien affectivo-représentatif
qui relie ùn locuteur et un allocutaire et que les grammairiens
appellent « le plan locutoire » ou encore l’interjectif, plan où
se situe — comme le confirme la psychologie génétique —
le langage de l’enfant. L’évolution au plan délocutoire, c’est-à-
dire à l’expression centrée sur les perceptions et les choses,
est bien plus tardive. C’est ce plan locutoire, plan du symbole
même, qui assure une certaine universalité dans les intentions
du langage d’une espèce donnée, et qui place la structuration
symbolique à la racine de toute pensée. La psychologie patho­
logique de Minkowski1 va même jusqu’à inverser le schéma
classique et sartrien de l’appauvrissement de la pensée par
l’image et, rejoignant la conception des grands romantiques
allemands2 et du surréalisme contemporain3 (que nous
ferons nôtre au cours de cet exposé), considère le passage
de la vie mentale de l’enfant ou du primitif à « l’adulto-
centrisme4 » comme un rétrécissement, un refoulement
progressif du sens des métaphores. C’est ce « sens » des
métaphores, ce grand sémantisme de l’imaginaire qui est la
matrice originelle à partir de laquelle toute pensée rationalisée
et son cortège sémiologique se déploient. C’est donc résolu­
ment dans la perspective symbolique que nous avons voulu
nous placer pour étudier les archétypes fondamentaux de
l’imagination humaine.
Le symbole et ses motivations
Cette sémantique des images entraîne cependant une
seconde conséquence. En effet, en adoptant une telle position
on inverse les habitudes courantes de la psychologie classique
qui étaient soit de calquer l’imagination sur le déroulement
descriptif de toute pensée, soit d’étudier l’imagination à tra­
vers l’optique de la pensée rectifiée, de la pensée logique.
1 Cf. Minkowski, Vers une cosmologie, p. 82. — 2 Cf. Herder, S. W
V III, p. 189; Novalis, Scbrif., III, p. 15, 143, 147; Von Schubert,
Symbolik, p. 24. — 8 Cf. Alquié, Philos, du Surréalisme, p. 173; Breton,
Point dujour, p. 250. — 4 Le néologisme est de Piaget, op. cit., p. 158.
IN T R O D U C T IO N 28

Or rejeter pour l’imaginaire le premier principe saussurien


de l’arbitraire du signe entraîne le rejet du second principe
qui est celui de la « linéarité du signifiant1 ». Le symbole
n’étant plus de nature linguistique ne se déroule plus dans
une seule dimension. Les motivations qui ordonnent les
symboles ne forment donc plus — non seulement de longues
chaînes de raisons — mais même plus de « chaîne » du to u t2.
L’explication linéaire du type déduction logique ou récit
introspectif ne suffit plus à l’étude des motivations sym­
boliques. C’est ce qui fait entendre que la classification sar­
trienne 3 des divers modes de l’imaginaire, qui s’en tient aux
caractères logiques et superficiellement descriptifs des moti­
vations imaginaires, ne recueille que de vaines intentions pau­
vrement baptisées intentions « d’absence », « d’éloigne-
ment », « d’inexistence ». Sartre, cédant une fois de plus à ce
que l’on pourrait appeler l’illusion sémiologique, réfère les
classes de motivation imaginaire aux classes de l’expérience
perceptive ou de la prévention logique. Il ne s’agit de rien
d’autre, pour suppléer au déterminisme de type causal que
l’explication utilise dans les sciences de la nature, que
de trouver une méthode compréhensive des motivations.
Renan4 avait déjà remarqué que la motivation n’avait pas
la rectitude des liaisons « nécessaires », ni le complet arbitraire
des intuitions hasardeuses. La motivation forme une catégorie
massive, si l’on peut dire, de détermination; tels les « signaux »
que Saussure 5 oppose aux signes du langage et qui déjà
1 F. de Saussure, op. cit., p. 103. Déjà, dans la sémantique linguisti­
que la notion de « carrefour » établie par Belin-Milleron (in La réforme de
la Connaissance, p. 10-15, 42>49 s9-) n’implique plus la succession linéaire
du sens des mots, mais la convergence en réseau des significations.
— 2 Idem, p. 103. Nous remplacerons ce terme « chaîne » par celui de
« constellation symbolique ». Cette terminologie nous est suggérée tant
par le terme de « paquet » que Leroi-Gourhan utilise pour caractériser
l’accumulation iconographique de symboles, tant par le terme « d’essaim»
d’images que Soustelle innove pour signifier l’épaisseur sémantique qui
sévit dans le récit mythique lui-même : « Nous ne nous trouvons plus
en présence de longues chaînes de raisons, mais d’une imbrication réci­
proque de tout dans tout à chaque instant. » Soustelle, L a Pensée cosmo­
logique des anciens Mexicains, p. 9. Cf. Leroi-Gourhan, L a Fonction des
signes dans les sanctuaires paléolithiques, op. cit., p. 308. Cf. infra, p. 386.
— 3 Sartre, Imagination, p. 104. — 4Renan, De l ’origine du langage, chap.VI,
p. 147-149. — 5 Saussure, op. cit., p. 103. Ces « complications 8 »
sont formulées mathématiquement par la théorie de l’information;
cf. P. Guiraud, Langage et communication, in. Bull. soc. ling. de Paris, 1954.
IN TR O D U CTIO N 29

présentent « des complications simultanées sur plusieurs


dimensions ». Nous verrons dans la conclusion de ce livre 1
que ce caractère pluridimensionnel, donc « spatial », du monde
symbolique est essentiel. Pour l’instant, ne nous préoccupons
que de méthode et demandons-nous quel est le moyen d’échap­
per à la stérilité de l’explication linéaire sans verser — ce qui
serait un comble ! — dans les élans intuitifs de l’imagination.
La classification des grands symboles de l’imagination sous
des catégories motivantes distinctes présente en effet, du fait
même de la non-linéarité et du sémantisme des images, de
grandes difficultés. Si l’on part des objets bien définis par les
cadres de la logique ustensiütaire comme le faisaient les
classiques « clefs des songes 2 », on verse rapidement, de par
la massivité des motivations, dans une inextricable confusion.
Plus sérieuses nous paraissent être les tentatives pour répartir
les symboles selon les grands centres d’intérêt d’une pensée,
certes perceptive, mais encore toute imprégnée d’attitudes
assimilatrices dans lesquelles les événements perceptifs ne sont
que prétextes à la rêverie imaginaire. Telles sont bien les
classifications les plus profondes d’analystes des motivations
du symbolisme religieux ou de l’imagination littéraire.
Tantôt ils choisissent comme norme classificatrice un ordre
de motivation cosmologique et astral, dans lequel ce sont
les grandes séquences des saisons, des météores et des astres
qui servent d’inducteurs à la fabulation; tantôt ce sont les
éléments d’une physique primitive et sommaire qui, par leurs
qualités sensorielles, polarisent les champs de force dans le
continuum homogène de l’imaginaire. Tantôt enfin on peut
soupçonner les données sociologiques du microgroupe ou
de groupes étendus jusqu’aux confins du groupe linguistique
de fournir des cadres primordiaux aux symboles. Soit que
l’imagination étroitement motivée et par la langue et par les
fonctions sociales se modèle sur ces matrices sociologiques,
soit que des gènes raciaux interviennent assez mystérieuse­
ment pour structurer les ensembles symboliques, distribuant
et les mentalités imaginaires et les rituels religieux, soit encore,
avec une nuance évolutionniste, qu’on tente d’établir une

1 Cf. infra, p. 472 sq. —- 2 Cf. la Symbolik der Traume de Von Schubert,
p. 8-10, et Aeppli, L es rêves et leur interprétation.
in t r o d u c t io n 3°
hiérarchie des grandes formes symboliques et de restaurer
l’unité dans le dualisme bergsonien des Deux Sources, soit
enfin avec la psychanalyse qu’on essaye de trouver une syn­
thèse motivante entre les pulsions d’une libido en évolution
et les pressions refoulantes du microgroupe familial. Ce sont
ces différentes classifications des motivations symboliques qu’il
nous faut critiquer avant que d’établir une ferme méthode.
La plupart des analystes des motivations symboliques, qui
sont des historiens de la religion, se sont arrêtés à une classi­
fication des symboles selon leur parenté plus ou moins nette
avec l’une des grandes épiphanies cosmologiques. C’est ainsi
que Krappe 1 subdivise les mythes et les symboles en deux
groupes : les symboles célestes et les symboles terrestres.
Cinq des premiers chapitres de sa Genèse des mythes sont consa­
crés au ciel, au soleil, à la lune, aux « deux grands luminaires »
et aux étoiles, tandis que les six derniers chapitres s’occupent
des mythes atmosphériques, volcaniques, aquatiques, chto-
niens, cataclysmiques et enfin de l’histoire humaine et de
son symbolisme. Eliade2, dans son remarquable Traité
d’histoire des religions, suit à peu près le même plan de clivage
des hiérophanies, mais avec plus de profondeur parvient à
intégrer les mythes et les symboles cataclysmiques, volca­
niques et atmosphériques dans des catégories plus générales ;
ce qui nous vaut de vastes chapitres consacrés aux rites et
symboles ouraniens, au soleil, à la lune et à la « mystique
lunaire », aux eaux, aux kratophanies et à la terre. Mais, à
partir du septième chapitre3, la pensée du mythologue
semble soudain s’intéresser aux caractères fonctionnels des
hiérophanies et les études des symboles agraires polarisent
autour des fonctions de fécondité, des rites de renouvellement
et des cultes de la fertilité, qui insensiblement conduisent,
dans les derniers chapitres, à méditer sur le Grand Temps
et les mythes de l’Éternel Retour 4. On voit donc que ces
classifications, qui se veulent inspirées par des normes d’adap­
tation au monde objectif, tant sidéral que tellurique et météo­
rologique, semblent irrésistiblement incliner à des considé­
rations moins objectives : dans ses derniers chapitres, Éliade
1 Krappe, Genèse des mythes; cf. table des matières, p. 346 sq. —
2 Mircea Eliade, Traité d ’histoire des religions; cf. table des matières,
p. 402 sq. — 3 Eliade, op. cit., p. 2 11. — 4 Op. cit., p. 315-333.
INTRODU CTION

ramène insensiblement le problème des motivations sur le plan


de l’assimilation des images au drame d’une durée intime
et le détache du positivisme objectif des premiers chapitres,
tandis que Krappe 1 termine assez confusément son livre
par des considérations sur de très « diverses » cosmogonies et
« mythes d’origine » qui, implicitement, le ramènent aussi à
une motivation psychologique des images par l’aperception
toute subjective du temps.
Bachelard 2 nous semble serrer de plus près le problème
en s’apercevant d’emblée que l’assimilation subjective joue un
rôle important dans l’enchaînement des symboles et de leurs
motivations. Il suppose que c’est notre sensibilité qui sert de
médium entre le monde des objets et celui des songes, et s’en
tient aux divisions d’une physique qualitative et de première
instance du type aristotélicien. Ou plutôt il s’arrête à ce que
peut déjà recéler d’objectif une telle physique, et au lieu
d’écrire des monographies sur l’imagination du chaud, du
froid, du sec et de l’humide, il se borne à la théorie des
quatre éléments. Ce sont ces quatre éléments qui vont servir
d’axiomes classificateurs aux si fines études poétiques de
l’épistémologue, car ces « quatre éléments sont les hormones
de l’imagination3 ». Toutefois Bachelard se rend compte
que cette classification des motivations symboliques est, de
par sa symétrie, trop rationnelle, trop objectivement raison­
nable pour démarquer exactement les caprices de la folle du
logis. Avec un très sûr instinct psychologique il rompt donc
cette symétrie quaternaire en écrivant cinq livres, dont deux
sont consacrés aux aspects antithétiques de l’élément terrestre.
Il se rend compte que la matière terrestre est ambiguë,
mollesse de glèbe comme dureté du roc, parce « qu’elle
incite, dit-il, à l’introversion comme à l’extraversion4 ».
Nous ajouterons que, par cette ambiguïté, Bachelard touche
à une règle fondamentale de la motivation symbolique où
tout élément est bivalent, à la fois invitation à la conquête
adaptative comme refus motivant un repli assimilateur.
De même, dans L ’Eau et les rêves5 l’élément aquatique
1 Krappe, op. cit., p. 253, 287, 328. — 2 Cf. Bachelard, L 'A ir et les
songes; Psychanalyse du feu ; L ’Eau et les rêves; La Terre et les rêveries du
repos ; L a Terre et les rêveries de la volonté. — 3 Bachelard, L ’A ir et les
songes, p. 19. — 4 Bachelard, Terre et rêveries de la volonté, p. 9. — 5 Cf.
Bachelard, Eau et rêves p .12 6 , 213.
IN T R O D U C T IO N 32

se divise contre lui-même, l’eau claire n’ayant pas du tout


le même sens que les eaux composées et profondes, l’eau
calme signifiant le contraire de l’eau violente. Il en résulte
que la classification élémentaire ne semble pas faire apparaître
les motifs ultimes qui résoudraient les ambivalences. Recon­
naître explicitement que « les images les plus belles sont
souvent les foyers d’ambivalence 1 », n’est-ce pas finalement
avouer l’échec d’une telle classification? Si la classification
élémentaire est donc inadéquate, elle est d’autre part insuffi­
sante, comme nous avons essayé de le montrer ailleurs 2, car
la perception humaine est riche en tonalités élémentaires bien
plus nombreuses que celles envisagées par la physique aristo­
télicienne. Pour la sensorialité, la glace et la neige ne se
résolvent pas en eau, le feu reste distinct de la lumière, la boue
n’est pas le roc ou le cristal. C’est seulement dans l’ouvrage
capital U air et les songes que Bachelard entrevoit la révolution
copernicienne qui consistera à délaisser les intimations objec­
tives, qui amorcent la trajectoire symbolique, pour ne s’occu­
per que du mouvement de cette trajectoire elle-même.
Il n’en reste pas moins que les très beaux livres consacrés par
Bachelard aux quatre éléments présentent par le principe
même adopté pour la classification, un certain flottement, une
certaine sinuosité dans l’analyse des motivations symboliques,
l’épistémologue et le théoricien du non-cartésianisme sem­
blant paradoxalement se refuser à pénétrer dans la complexité
des motifs et se repliant en une poétique paresseuse sur le
bastion préscientifique de l’aristotélisme.
On peut également, au lieu de chercher des axes de réfé­
rence perceptifs ou cosmiques aux catégories symboliques,
leur découvrir des motivations sociologiques et même philo­
logiques. C’est ce que Dumézil3 et Piganiol4 ont impli­
citement tenté, l’un faisant porter l’accent sur le caractère
fonctionnel et social des motivations du rituel, des mythes
et de la terminologie même, l’autre sur la différence des
mentalités et de symbolismes qui découlent du statut histo­
rique et politique d’occupant ou d’occupé. L’idée centrale de
1 Bachelard, Terre et volonté, p. 10; cf. p. 126. — 2Cf. G.
Durand, Psychanalyse de la neige, in Mercure de France, i, VIII, 1953,
p. 615 sq. — 3 Cf. Dumézil, L.’Héritage indo-européen à Rome.— 4 Cf.
Piganiol, Essai sur les origines de Rome.
IN T R O D U C T IO N 33
la thèse dumézilienne, c’est que les systèmes de représentations
mythiques et l’expression linguistique qui les signalent dépen­
dent dans les sociétés indo-européennes d’une tripartition
fonctionnelle. Chez les Indo-Européens ce serait la subdivi­
sion en trois castes ou en trois ordres : sacerdotal, guerrier,
producteur, qui noyauterait tout le système des représenta­
tions et motiverait le symbolisme tant laïc que religieux.
Mais, outre que cette tripartition n’est pas absolument stable
et admet par exemple une certaine confusion entre la souve­
raineté magico-religieuse d’une part, et la royauté guerrière
de l’autre, comme Dumézil en convient d’ailleurs *, il nous
apparaît que le philologue n’a pas rendu compte des raisons
profondes de la tripartition des castes elles-mêmes. Cette
tripartition et les fonctions qui y sont attachées nous sem­
blent êtrè aussi secondaires dans la motivation symbolique
que les projections naturalistes sur des objets ou éléments
célestes et terrestres telles que nous venons de les critiquer.
Si Dumézil, par exemple, remarque bien la très curieuse
.convergence des mythes et légendes du monde indo-européen
relatives au borgne et au manchot, on aperçoit mal dans la
perspective purement sociologique quelle peut être la liaison
entre ces infirmités, leur symbolisme, et les trois fonctions
sociales fondamentales 2.
Quant à Piganiol, il appelle la motivation historique à la
rescousse de la sociologie. Il remarque avec quelle facilité
mythes, coutumes et symboles dans le monde méditerranéen
se rangent sous deux rubriques sociologiques : tandis que
certaines peuplades pastorales ou certaines couches ethniques
élèvent des autels, rendent un culte au feu mâle, au soleil,
à l’oiseau ou au ciel s, d’autres au contraire mènent une vie
sédentaire de laboureurs, se contentent de pierres frottées
de sang en guise d’autel, invoquent des divinités féminines
et telluriques. Cette ségrégation des mentalités de base serait
due à la survivance des peuplades indigènes « asianiques »
soumises par les envahisseurs indo-européens. Mais la belle
1 Cf. Dumézil, Les Dieux des Germains, p. 36-39. — * Soustelle a bien
montré, à propos des attributs de l’Ouest chez les anciens Mexicains,
l’interaction des éléments géographiques et sociaux et de l’inspiration
purement mythique. Cf. Soustelle, La Pensée cosmolog. des anc. Mexicains,
p. 63. — * Piganiol, op. cit., p. 140.
IN T R O D U C T IO N 34
étude de Piganiol, pas plus que celle de Dumézil, n’explique
l’origine de la sensibilisation des consciences à deux modes de
symbolisme différents, et surtout ne légitime pas les nombreuses
anastomoses qui ont pu se former entre les deux mentalités.
Przyluski, dans son étude La Grande Déesse x, essaie de
rendre compte de ces deux séries de fabulations par un évolu­
tionnisme de la conscience humaine fort voisin de celui impli­
citement contenu dans la thèse de Piganiol. Le symbolisme
de l’imagination religieuse évoluerait normalement des
motivations gravitant autour du culte de la genitrix et de la
fécondité, aux motivations plus élevées faisant entrer en ligne
la contemplation d’un Dieu père. Ce serait par un progrès à
travers trois états de la spiritualité et de la société que l’homme
aurait atteint une conception monothéiste plus ou moins expur­
gée de la luxuriance des images. Il y a dans l’œuvre de
Przyluski une perspective des valeurs assez proche de celle
défendue par Bergson dans Les Deux Sources ; un ensemble
symbolique est dévalué par rapport à un autre, ici le
gynécocentrisme imaginaire par rapport à l’androcentrisme,
comme l’était chez Bergson la religion close, fabulatrice,
mythologique, par rapport à l’ouverture du mysticisme épuré
des chrétiens. Mais tandis que Bergson ne cédait que pour
des raisons axiologiques à la subordination du clos à l’ouvert,
Przyluski unifie décidément2 en un profil évolutionniste
la mentalité symbolique qui progresse de l’ébauche de la
« Déesse mère » à l’accomplissement du « Dieu père ».
Outre que cette hiérarchisation nous paraît entachée à sa
racine par la dévaluation rationaliste de l’imaginaire que nous
avons dénoncée plus haut, nous ne pouvons accepter cette
valorisation a priori d’un système symbolique au détriment
de l’autre, valorisation motivée par des soucis apologétiques
peu compatibles avec une étude scientifique des faits. Et sur­
tout tout postulat évolutionniste et spécialement progressiste
pour expliquer la mise en rapport de systèmes symboliques
nous paraît procéder tautologiquement : les schèmes progres­
sistes étant passibles, eux-mêmes, comme nous le montre­
rons 3, d’une motivation symbolique.

1 Cf. Przyluski, L a Grande Déesse, p. 22 sq. et p. 204. — * Cf. op. cit.,


p. 159. — * Cf. infra, p. 370, 381 sq.
IN T R O D U CT IO N 35

Toutes ces classifications nous semblent pécher par un


positivisme objectif qui tente de motiver les symboles unique­
ment à l’aide de données extrinsèques à la conscience imagi­
nante et sont, dans le fond, obsédées par une explication
ustensilitaire de la sémantique imaginaire. Phénomènes
astraux et météorologiques, « éléments » d’une physique
grossière de première instance, fonctions sociales, institutions
d’ethnies différentes, phases historiques et pressions de
l’histoire, toutes ces explications qui, à la rigueur, peuvent
légitimer telle ou telle adaptation du comportement, de la
perception et des techniques, ne rendent pas compte de
cette puissance fondamentale des symboles qui est de se lier,
par-delà les contradictions naturelles, les éléments inconci­
liables, les cloisonnements sociaux et les ségrégations des
périodes de l’histoire. Il apparaît alors qu’il faille chercher
les catégories motivantes des symboles dans les comporte­
ments élémentaires du psychisme humain, réservant pour plus
tard l’ajustement de ce comportement aux compléments
directs d’objet ou même aux jeux sémiologiques.
C’est à une telle recherche des motivations que semble
s’être arrêtée la psychanalyse, tournant délibérément le dos
aux explications trop rationnelles et linéaires de la psycho­
logie classique ou phénoménologique. Nous ne nous attar­
derons pas, tant ils sont connus, aux postulats de la psycho­
logie de Freud1 pour qui le symbole est motivé par le
« Lustprinzip » qui génétiquement se développe le long des
localisations hiérarchisées du haut en bas de l’axe digestif,
puis se fixe au niveau urinaire et enfin génital. Nous retrou­
verons dans nos démarches l’importance que Freud attache
aux motivations de la libido par les fixations orales, anales,
sexuelles. Toutefois 41 faut faire nôtre la critique que Piaget
adresse au mécanisme même de la fixation, c’est-à-dire au
processus plus ou moins traumatisant du refoulement. Car il
est évident que le symbolisme dans sa richesse dépasse de
beaucoup le mince secteur du refoulé et ne se réduit pas aux
objets rendus tabous par la censure 2. La psychanalyse doit
se débarrasser de l’obsession du refoulement, car il existe,
1 Cf. Freud, La Science des rêves, p. 1 1 3 sq. ; Trois essais sur la sexualité,
p. 80 sq. Cf. Dalbiez, La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne,
I, p. 147; I, p. 197 sq. — * Cf. Piaget, L a Formation du symbole, p. 205.
in t r o d u c t io n 36

comme on peut le constater dans les expériences de rêves


provoqués, tout un symbolisme indépendant du refoulement.
Adler 1, à côté de l’efflorescence symbolique motivée par
le principe du plaisir, fait porter l’accent sur un principe de
puissance, motivation de tout un vaste secteur symbolique
qui se formerait grâce au mécanisme de surcompensation
effaçant graduellement les sentiments d’infériorité éprouvés
dans l’enfance. Nous verrons que cet apport nouveau, à
condition lui-même de ne pas faire preuve d’impérialisme,
peut partiellement s’assimiler à d’autres motivations compen­
satrices de l’imbécillité de l’enfance. Enfin Jung2 nous
montre comment la libido se complique et se métamorphose
sous l’influence de motivations ancestrales. Toute pensée
symbolique étant d’abord prise de conscience de grands
symboles héréditaires, sorte de « germen » psychologique,
objet de la paléopsychologie. Certes on peut d’abord critiquer
l’appel fait à une doctrine de l’hérédité psychique rien moins
que bien établie, mais c’est à l’ensemble de la psychanalyse
que l’on peut faire surtout le reproche d’impérialisme unitaire
et de simplification extrême des motivations : les symboles,
chez Freud, se classent trop facilement selon le schéma de la
bisexualité humaine, et chez Adler selon le schéma de l’agres­
sivité. Il y a là, comme l’a vu Piaget3, un impérialisme du
refoulement qui résout toujours le contenu imaginaire en une
tentative honteuse de tromper la censure. Autrement dit,
l’imagination selon les psychanalystes est résultat d’un conflit
entre les pulsions et leur refoulement social, alors qu’au
contraire elle apparaît la plupart du temps, dans son élan
même, comme résultant d’un accord entre les désirs et les
objets de l’ambiance sociale et naturelle. Bien loin d’être un
produit du refoulement, nous verrons tout au cours de cette
étude que l’imagination est au contraire origine d’un défoule­
ment. Les images ne valent pas par les racines libidineuses
qu’elles cachent, mais par les fleurs poétiques et mythiques
qu’elles révèlent. Comme le dit fort bien Bachelard4,
« pour le psychanalyste l’image poétique a toujours un
1 Cf. Adler, Connaissance de l ’homme, p. 33; cf. H. Orgler, A . Adler
et son œuvre, p. 88, 155 sq. — 2 Cf. Jung, Métamorphoses et symboles de
la libido, p. 25 sq., 45. — 8 Cf. Piaget, op. cit., p. 196, 213. — 4 Bachelard,
Poétique de l ’espace, p. 7, cf. p. 12-13.
IN T R O D U C T IO N 37
contexte. En interprétant l’image il la traduit dans un autre
langage que le logos poétique. Jamais alors, à plus juste
titre, on ne peut dire : traduttore, traditore ».
En résumé on pourrait écrire que toutes les motivations,
tant sociologiques que psychanalytiques proposées pour
faire comprendre les structures ou la genèse du symbolisme,
pèchent trop souvent par une secrète étroitesse métaphy­
sique : les uns voulant réduire le processus motivateur à un
système d’éléments extérieurs à la conscience et exclusifs des
pulsions, les autres s’en tenant exclusivement à des pulsions,
ou, ce qui est pire, au mécanisme réducteur de la censure et
à son produit : le refoulement. C’est dire qu’implicitement
on revient à un schéma explicatif et linéaire dans lequel
on décrit, on raconte l’épopée des Indo-Européens ou les
métamorphoses de la libido, retombant en ce vice fonda­
mental de la psychologie générale que nous dénoncions,
qui est de croire que l’explication rend entièrement compte
d’un phénomène par nature échappant aux normes de la
sémiologie.
Il semble que pour étudier « in concreto » le symbolisme
imaginaire il faille s’engager résolument dans la voie de
l’anthropologie 1 en donnant à ce mot son plein sens actuel
— c’est-à-dire : ensemble des sciences qui étudient l’espèce
homo sapiens — sans jeter a priori d’exclusives et sans opter
pour une ontologie psychologique qui n’est que spiritualisme
camouflé, ou une ontologie culturaliste qui n’est généralement
qu’un masque pour l’attitude sociologiste, l’une et l’autre de
ces attitudes se résolvant en dernière analyse en un intellec­
tualisme sémiologique. Nous voudrions, pour étudier les
motivations symboliques et tenter de donner une classifi­
cation structurale des symboles, rejeter à la fois le projet
cher aux psychologues phénoménologistes et les refoulements
ou intimations sociofuges 2 chères aux sociologues et aux
psychanalystes. Nous voudrions surtout nous libérer défini­
tivement de la querelle qui, périodiquement, dresse les uns

1 Cf. Lévi-Strauss, Anthrop. structurale, p. 91, 319. Cf. Gusdorf,


op. cit., p. 196, 202 : « Il faut, pour atteindre l’homme, passer par
la médiation d’une psychologie et d’une culture. » — 1 Néologisme
utilisé par Heuse, in Éléments de psychol. sociale, p. 3-5.
INTRODUCTION 3*

contre les autres 1 culturalistes et psychologues, et essayer


d’apaiser, en nous plaçant à un point de vue anthropologique
pour lequel « rien d’humain ne doit être étranger », une
polémique néfaste à base de susceptibilités ontologiques,
qui nous semble mutiler deux points de vue méthodolo­
giques également fructueux et légitimes tant qu’ils se can­
tonnent dans la convention méthodologique. Pour cela il faut
nous placer délibérément dans ce que nous appellerons le
trajet anthropologique, c’est-a-dire l’incessant échange qui existe
au niveau de l’imaginaire entre les pulsions subjectives et assimila-
trices et les intimations objectives émanant du milieu cosmique et
social. Cette position écartera de notre recherche les problèmes
d’antériorité ontologique, puisque nous postulerons une fois
pour toutes qu’il y a genèse réciproque 2 qui oscille du geste
pulsionnel à l’environnement matériel et social, et vice versa.
C’est dans cet intervalle, dans ce cheminement réversible
que doit selon nous s’installer l’investigation anthropolo­
gique. Finalement l’imaginaire n’est rien d’autre que ce
trajet dans lequel la représentation de l’objet se laisse assimiler
et modeler par les impératifs pulsionnels du sujet, et dans
lequel réciproquement, comme l’a magistralement montré
Piaget3, les représentations subjectives s’expliquent « par les
accommodations antérieures du sujet » au milieu objectif.
Nous verrons, tout au cours de notre étude, combien la
thèse du grand psychologue se trouve justifiée : non pas que
la pensée symbolique soit anarchique assimilation, mais
toujours assimilation qui se souvient en quelque sorte des
attitudes accommodatrices et qui, si elle « écarte toute
accommodation actuelle », excluant par là « la conscience
du moi et la prise de conscience des mécanismes assimila-
teurs 4 », n’oublie pas cependant les intimations 5 accommo­
datrices qui lui donnent en quelque manière son contenu
1 Cf. A rticles de Lagache et de Friedmann, in Bull, de psychol., i ,
X , io nov. 1956, p. 12, 24; cf. idée très proche de la nôtre chez Piaget
(Épistémologie génétique, I, p. 15) qui réclame une étroite collaboration
entre les méthodes psychogénétiques et les méthodes sociogénétiques.
— 2 Cf. Piaget (Épistémologie génétique, I , p. 36) définit la notion de genèse
réciproque par « l’équilibre mobile » et (p. 37) par la « réversibilité». —
8 Cf. Piaget, Form ation du symbole, p. 219. — 4 Cf. Piaget, op. cit., p. 219.
— 5 Terminologie empruntée à Heuse (op. cit., p. 5) qui distingue
les impératifs bio-psychologiques des intimations sociales.
i n t r o d u c t io n 39

sémantique. On peut dire, en paraphrasant l’équation de


Lewin 1, que le symbole est toujours le produit des impé­
ratifs bio-psychiques par les intimations du milieu. C’est ce
produit que nous avons nommé le trajet anthropologique,
car la réversibilité des termes est le propre du produit comme
du trajet2.
Cette théorie du trajet anthropologique se trouve implicite­
ment contenue dans le livre L ’air et les songes, de Bachelard 3,
ainsi que dans les réflexions de Bastide sur les rapports de la
sociologie et de la psychanalyse 4. Pour Bachelard, les axes
des intentions fondamentales de l’imagination sont les trajets
des gestes principaux de l’animal humain vers son environne­
ment naturel, prolongé directement par les institutions primi­
tives tant technologiques que sociales de 1’homo faber. Mais ce
trajet est réversible : car le milieu élémentaire est révélateur
de l’attitude adoptée devant la dureté, la fluidité ou la brûlure.
On pourrait dire que tout geste appelle sa matière et cherche
son outil, et que toute matière extraite, c’est-à-dire abstraite de
l’environnement cosmique, que n’importe quel ustensile ou
n’importe quel outil est le vestige d’un geste périmé. L’imagi­
nation d’un mouvement réclame, dit Bachelard, l’imagination
d’une matière : « A la description purement cinématique d’un
mouvement... il faut toujours adjoindre la considération
dynamique de la matière travaillée par le mouvement5. »
Cette genèse réciproque du geste et de l’environnement, dont
le symbole est le foyer, a été bien mise en relief par la psycho­
logie sociale américaine : Kardiner 6 inscrit dans les notions
de « primarité » et de « secondarité », balisant l’en-deçà et
l’au-delà de la personnalité de base, le fait que l’individu et
ses pulsions, s’ils reçoivent bien une empreinte normative
du milieu ambiant, communiquent à leur tour, en un effet
« secondaire », des modifications profondes à l’ambiance
matérielle et aux institutions. Et Bastide 7, au terme d’une
minutieuse étude sur les rapports de la libido et du milieu
social, conclut en montrant le rôle pilote que joue la société
1 Cf. Lewin, Principles of Topological Psychology, p. 5. — 2 Cf. Piaget,
Épistémologie, I, p. 37. Cf. Durand, Les Trois niveaux de formation du
symbolisme. — a Cf. Bachelard, dp. cit., p. 300. — 4 Cf. Bastide, Sociologie
et psychanalyse, p. 207, 278. — 6 Bachelard, op. cit., p. 300. — 8 Cf. Kardi­
ner, The individual..., p. 34, 96, 485. — 7 Cf. Bastide, op. cit., p. 278.
INTRODUCTION 40

en fonction de la libido. La pulsion individuelle a toujours


un « lit » social dans lequel elle se coule facilement ou au
contraire contre lequel elle se cabre sur des obstacles, si bien
que « le système projectif de la libido n’est pas une pure
création de l’individu, une mythologie personnelle ». C’est
bien en cette rencontre que se forment ces « complexes de
culture1 » qui viennent relayer les complexes psycho­
analytiques. Ainsi le trajet anthropologique peut indistincte­
ment partir de la culture ou du naturel psychologique,
l’essentiel de la représentation et du symbole étant contenu
entre ces deux bornes réversibles.
Une telle position anthropologique, qui ne veut rien igno­
rer des motivations sociopètes ou sociofuges du symbolisme
et qui dirigera la recherche aussi bien vers la psychanalyse,
les institutions rituelles, le symbolisme religieux, la poésie,
la mythologie, l’iconographie ou la psychologie patholo­
gique, implique une méthodologie que nous allons mainte­
nant élaborer.
Méthode de convergence et psychologisme méthodologique
Pour délimiter les grands axes de ces trajets anthropolo­
giques que constituent les symboles, nous sommes amené à
utiliser la méthode toute pragmatique et toute relativiste 2
de convergence qui tend à repérer de vastes constellations
d’images, constellations à peu près constantes et qui semblent
structurées par un certain isomorphisme des symboles
convergents. Ne voulant pas sacrifier aux préconceptions
métaphysiques, nous sommes obligé de partir d’une enquête
pragmatique qu’il ne faudrait pas confondre avec la méthode
analogique. L’analogie procède par reconnaissance de simili­
tude entre des rapports différents quant à leurs termes, alors
que la convergence retrouve des constellations d’images,
semblables terme à terme dans des domaines différents de
pensée. La convergence est une homologie plutôt qu’une
analogie 3. L’analogie est du type A est à B ce que C est à D,
1 Bachelard, Eaux et rêves, p. 26. — 1 Cf. Piaget, Épistémologie génit.,
I, p. 25. — * Cf. notions d’homologie et de contemporanéité chez
Spengler, Déclin de l ’Occident, I, p. 119 ; cf. également Lévi-Strauss,
Anthrop. struct., p. 98.
INTRODUCTION 41
alors que la convergence serait plutôt du type A est à B ce que
A' est à B'. Là encore nous retrouvons ce caractère de séman-
ricité qui est à la base de tout symbole et qui fait que la
convergence joue davantage sur la matérialité d’éléments
semblables plutôt que sur une simple syntaxe. L’homologie
est équivalence morphologique, ou mieux structurale, plutôt
qu’équivalence fonctionnelle. Si l’on veut une métaphore
pour faire comprendre cette différence, nous dirons que
l’analogie peut se comparer à l’art musical de la fugue,
tandis que la convergence doit être comparée à celui de la
variation thématique. Nous verrons que les symboles cons­
tellent parce qu’ils sont des développements d’un même thème
archétypal, parce qu’ils sont des variations sur un archétype.
C’est cette méthode que laissait entrevoir Bergson1 dans
un article de La Pensée et le mouvant lorsqu’il préconisait pour
l’écrivain philosophe le choix d’images « aussi disparates que
possible » afin, disait-il, que l’on ne s’arrête pas au signe, que
« le signe chasse le signe » jusqu’à la signification et que les
métaphores « s’accumulent intellectuellement pour ne plus
laisser de place qu’à l’intuition du réel ». Toutefois, à travers
cette disparité sémiologique, Bergson s’apercevait qu’il était
nécessaire de conserver un isomorphisme sémantique lorsqu’il
recommandait de faire que les images « exigent toutes de
notre esprit, malgré leurs différences d’aspect, la même espèce
d’attention et, en quelque sorte, le même degré de tension... »,
définissant ainsi de véritables ensembles symboliques. Ce sont
ces ensembles, ces constellations où viennent converger les
images autour de noyaux organisateurs que l’archétypologie
anthropologique doit s’ingénier à déceler à travers toutes les
manifestations humaines de l’imagination. Cette convergence
d’ailleurs a été bien mise en évidence par l’expérimentation.
Desoille2, expérimentant sur les rêves éveillés, remarque
la « cohésion psychique » de certaines images qui, dans les
rêveries, ont tendance à s’anastomoser en constellations.
1 C’est Bergson d’ailleurs qui est promoteur du nom même de cette
méthode lorsqu’ il écrit : « Ces images diverses, empruntées à des ordres
de choses très différents, pourront, par la convergence de leur action,
diriger la conscience sur le point précis où il y a une certaine intuition
à saisir... » (Pensée et Mouvant, p. 210); cf. également méthode de recher­
che des « groupes d’affinités » recommandée par Spengler, L e Déclin
de l ’Occident, I, p. 59. — s Cf. Desoille, Exploration de l ’affectivité, p. 74-
INTRODUCTION 42

Par exemple les schèmes ascensionnels s’accompagnent


toujours de symboles lumineux, de symboles tels que l’auréole
ou l’œil. Le psychologue a été frappé par le caractère de
rigueur et d’universalité des images liées aux schèmes de
l’ascension ou de la descente et, par comparaison, a retrouvé
les mêmes convergences symboliques dans l’œuvre de Dante.
De même Piganiol1 oppose les constellations rituelles
« pastorales » aux constellations « agricoles » : « Les nomades
tendent vers un monothéisme, ils adorent l’espace azuré,
leur organisation patriarcale leur dicte le culte de Dieu le
père... au contraire les agriculteurs rendent un culte à la
déesse, ont un rituel sacrificiel et voient le culte envahi par
un pullulement d’idoles... » Mais c’est surtout la psychanalyse
littéraire qui nous permet d’esquisser une étude quantitative
et quasi statistique 2 de ce que Baudouin 3 appelle 1’ « iso­
morphisme » ou encore la « polarisation » des images. Dans
la poésie hugolienne par exemple apparaît la polarisation
constante de sept catégories d’images qui semblent bien, par
leur convergence, définir une structure d’imagination. Jour,
clarté, azur, rayon, vision, grandeur, pureté sont isomorphes
et sont le sujet de transformations bien définies : jour pouvant
donner par exemple « lumière » ou encore « éclairer », et par
là rejoindre la clarté qui, elle, se modulera en « éclat »,
« flambeau », « lampe », tandis qu’azur donnera « blanc »,
« aurore », « blond », et que rayon renverra à « soleil »,
« astre », « étoile », que la vision attirera « l’œil » et la gran­
deur se diversifiera en un très riche vocabulaire : « haut »,
« zénith », « devant », « monter », « lever », « immense »,
« cime », « ciel », « front », « Dieu », etc., tandis que la
pureté se métamorphose en « ange ». Baudouin 4 va même

1 Piganiol, op. cit., p. 140; cf. également Jung, Psychol. und Religion,
P- 9- — 2 Nous disons quasi statistique; en effet, comme l’a établi
Lévi-Strauss, la recherche anthropologique et spécialement l’enquête
structuraliste n’a affaire que secondairement aux mathématiques quan­
titatives. Les « modèles mécaniques », dans lesquels on étudie les
connexions structurales sur un cas particulier ou même singulier,
prévalent sur les « modèles statistiques ». Cf. Lévi-Strauss, Anthro­
pologie, p. 315-317. Cf. infra, p. 231, notre étude de l’antiphrase sur
l’exemple singulier de l’icône cynocéphale de saint Christophe. —
3 Baudouin, Psychan. de V . Hugo, p. 202. Nous l’avons écrit dans une
préface, mieux vaudrait dire « isotope ». — 4 Baudoin, op. cit., p. 219.
INTRODUCTION

plus loin et rejoint les beaux travaux de P. Guiraud 1 en


esquissant une statistique des images, soulignant la fréquence
des diverses polarisations : par exemple, sur 736 images,
238 ont trait à la dialectique lumière-ténèbres, 72 aux deux
directions verticales, dont 27 à « grand » et « petit », soit en
tout, dit Baudouin, 337 images « polarisées » sur 736, ce qui
fait à peu près la moitié des images. Certes, dans le présent
travail, étant donné la dispersion anthropologique des
matériaux, il n’était pas question d’utiliser une stricte statis­
tique 2. Nous nous en sommes tenu à une simple approche
permettant de faire émerger, par une méthode que l’on
pourrait taxer de micro-comparative3, des séries, des
ensembles d’images, et nous nous sommes vite aperçu que
ces convergences mettaient en évidence les deux aspects de
la méthode comparative : son aspect statique 4 et son aspect
cinématique, c’est-à-dire que les constellations s’organisaient
en même temps autour d’images de gestes, de schèmes transi­
tifs et également autour de points de condensation symbo­
liques, d’objets privilégiés où viennent cristalliser les sym­
boles.
C’est ici précisément qu’apparaît une des difficultés de
l’enquête anthropologique. Obligatoirement, pour exposer les
1 Cf. P. Guiraud, Langage et versification d'après l ’oeuvre de P . Valéry
et Index du vocabulaire du Symbolisme, 3 fascicules consacrés à Apollinaire,
Mallarmé et Valéry. Cf. Leroi-Gourhan (Répartition et groupement des
anim aux dans l ’A r t pariétal paléolithique, in Bull. Soc. préhistorique fra n ­
çaise, t. L V , fasc. 9, p. 515) qui utilise une stricte méthode statistique
de convergence pour l’étude des figures et des symboles gravés et
peints sur les parois des cavernes. Il aboutit à une répartition binaire
des signes iconographiques axée sur de grands « archétypes » (cf. La
fonction des signes dans les grands sanctuaires paléolithiques, in B u ll. Soc.
préhist. fran ç., t. LV , nos 5-6, p. 318). — 1 Sur l’état « hybride », « inter­
médiaire » de l’enquête anthropologique qui ne manipule que des faits
en « nombre moyen », à égale distance des grands nombres de la statis­
tique et de la singularité du solipsisme introspectif, cf. Lévi-Strauss,
op. cit., p. 350. Cf. P. Sorokin, Social and cultural Dynamics. — 8 Cf.
G. Dumézil, Héritage indo-européen, p. 31-32. — * Cf. Dumézil, op. cit.
p. 36, 41. Contrairement à Lévi-Strauss (op. cit., p. 317), nous pensons
que la méthode comparative n’est pas exclusive des procédés « méca­
niques » d’une typologie ou d’une archétypologie structurale. Certes
la découverte se fait bien sur un seul cas étudié à fond, mais la preuve
peut se faire par la convergence comparative dont le cas privilégié
constitue le modèle exemplaire. C’est cette combinaison des deux métho­
des, structurale et comparative, que nous avons voulu entendre par le
terme de « micro-comparative ».
INTRODUCTION 44

résultats et décrire ces constellations, on est amené à utiliser


le discours. O r le discours a un fil, un vecteur qui vient
s’ajouter aux sens des intuitions premières. Méthodologique-
ment on se voit contraint de réintroduire ce qu’on avait pris
soin d’éliminer ontologiquement : à savoir, un sens progressif
de la description, un sens qui est obligé de choisir un point
de départ soit dans le schème psychologique, soit dans
l’objet culturel. Mais que l’on prenne bien garde à ceci :
si méthodologiquement on est forcé de commencer par un
commencement, cela n’implique absolument pas, en fait,
que ce commencement méthodologique et logique soit onto­
logiquement premier. Nous conserverons donc cette ferme
volonté de « psychanalyse objective 1 » qui nous interdira
de confondre le fil de notre discours ou de notre description
avec le fil de l’ontogenèse et de la phylogenèse des symboles.
Et si nous choisissons délibérément un point de départ
méthodologique « psychologiste », ce n’est absolument pas
pour sacrifier à un psychologisme ontologique. Simplement
il nous est apparu plus commode de partir du psychique
pour descendre vers le culturel. Cette commodité n’étant rien
d’autre que la « simplicité » préconisée par Descartes.
Il nous semble d’abord qu’il s’agisse d’une simple commodité
grammaticale : il est plus facile d’aller du sujet — fût-il sujet
pensant! — aux compléments directs d’objet, puis aux
compléments indirects. Le cogito revêt une portée métho­
dologique exemplaire tout simplement parce qu’il est un
modèle de bon sens grammatical. Le cogito — et l’idéalisme
ou même le psychologisme qu’il implique — n’a de réelle
valeur que s’il se considère comme méthode d’action mentale
et non comme modèle constitutif du réel. C’est Kant qui
complète adéquatement Descartes et non pas Hegel. Le cultu­
ralisme partant d’un pluralisme empirique 2 — c’est-à-dire
du complexe — est toujours plus difficile comme méthode
que le psychologisme. Le psychologisme — et la psychana­
lyse, selon Friedmann lui-même3 — présentent toujours
un point de départ plus simple et un développement plus
« bouclé » sur lui-même, ce qui offre des facilités méthodo­

1 Bachelard, Form. esprit scient., p. 239. — 2 Cf. Piaget, Épist. gén.,


I, p. 25. — 8 G. Friedmann, Psychanalyse et sociologie, in Diogène, n° 14.
in t r o d u c t i o n 45

logiques que n’ont pas les positions culturalistes. La préséance


des impératifs bio-psychologiques sur les intimations sociales
ne sera donc affirmée ici que pour ses commodités méthodo-
logiques. Plus simple, le point de départ psychologique est
également plus général. C’est ce qu’a bien vu l’ethnologue
Lévi-Strauss 1 lorsqu’il constate que la psychologie du tout
petit enfant constitue bien le « fond universel infiniment plus
riche que celui dont dispose chaque société particulière ».
Chaque enfant « apporte en naissant, et sous forme de struc­
tures mentales ébauchées, l’intégralité des moyens dont
l’humanité dispose de toute éternité pour définir ses relations
au monde... » Le milieu culturel peut donc apparaître à la
fois comme une complication, mais surtout comme une
spécification de certaines ébauches psychologiques de
l’enfance, et l’ethnologue trouve l’expression heureuse
lorsqu’il qualifie l’enfant de « social polymorphe ». Poly-
morphie dans laquelle les vocations et les censures culturelles
vont sélectionner les formes d’action et de pensée adéquates
à tel ou tel genre de vie. D’où il résulte que du point de vue
méthodologique on puisse parler d’impératifs naturels,
alors qu’on se contente du terme « intimation » pour caracté­
riser le social2. La nécessité est ici, comme souvent ailleurs,
d’ordre chronologique et non d’ordre ontologique.
C’est dans le domaine psychologique donc qu’il va falloir
découvrir les grands axes d’une classification satisfaisante,
c’est-à-dire capable d’intégrer toutes les constellations que
nous rencontrerons en chemin. Reste à savoir en quel secteur
de la psychologie il faut rechercher ces « métaphores axioma-
tiques 8 ». Bachelard a eu l’intuition que ces métaphores sont
celles indicatives du mouvement. Et très souvent il revient
sur cette théorie qui dépasse et annule la simple classification
substantialiste des ouvrages qu’il a consacrés aux images.
Dans L ’Eau et les rêves à propos d’E. Poë, dans La Terre
et les rêveries du repos, Bachelard précise que « les symboles ne
doivent pas être jugés au point de vue de la forme... mais de
leur force », et il conclut en valorisant à l’extrême l’image
littéraire « plus vive que tout dessin » parce qu’elle transcende

1 Lévi-Strauss, Structures élémentaires de la parenté, p. 120-122. — 1 Cf.


Heuse, op. cit., p. 5. — 3 Bachelard, A ir et songes, p. 18.
INTRODUCTION 46

la forme et qu’elle est « mouvement sans matière 1 ». Cette


façon cinématique de reconsidérer le schéma classificateur
des symboles est confirmée par de nombreux psychologues.
Pour certains 2 la « constance des archétypes » n’est pas
celle d’un point dans l’espace imaginaire, mais celle d’une
« direction »; et de déclarer que ces « réalités dynamiques »
sont les « catégories de la pensée ». Mais c’est surtout
Desoille 3 qui semble relier le plus nettement les « images
motrices » aux modes de représentation visuels et verbaux,
montrant même que cette cinématique symbolique est
dynamiquement mesurable puisque dans les actes mentaux
d’imagination du mouvement il y a une différence de l’ordre
de 15 à 20 % d’avec le métabolisme du repos mental. Ce sont
donc ces « images motrices » que nous pouvons prendre
comme point de départ psychologique d’une classification
des symboles. Reste à savoir dans quel domaine de la motricité
nous trouverons ces « métaphores de base », ces grandes
« catégories vitales 4 » de la représentation.
C’est à la réflexologie betcherevienne 5 que nous emprun­
terons le principe de notre classification et la notion de
« gestes dominants 6 ». Seule la réflexologie nous semble
présenter une possibilité d’étudier ce « système fonctionnel »
qu’est l’appareil nerveux du nouveau-né et en particulier le
cerveau, « ce vieil instrument adapté à des fins bien déter­

1 Bachelard, E au et rêves, p. 16 1; Terre et repos, p. 60. Cf. la notion


de « décor mythique » telle que nous l’utilisons dans notre étude
L e décor mythique de la Chartreuse de Parme. — 2 Cf. Baudoin, De l ’instinct
à l ’esprit, p. 197; cf. p. 60, 63. Cf. Pradine, Traité de psychol., II, 2, p. 5,
et Piaget, Form at, du symb., p. 197. — 8 Cf. Desoille, op. cit., p. 65. —
4 E. Minkowski, L a Schizophrénie, p. 248. — 5 Cf. M. Minkowski,
L ’ état actuel de l ’étude des réflexes; J. Déjerine, Sémiologie du système ner­
veux, chap. IX , « Sémiologie des réflexes », in T raité de Pathologie générale
de Ch. Bouchard, t. V. — 8 Cf. A. Oukhtomsky, in Novoïe v. Reflexo-
loguii (Betcherev), I, p. 24 sq., 31-65. Cf. Betcherev, General Principles
o f Human Reflexology, et Kostyleff, L a Réflexologie, p. 39; cf. également
Tieck (Sam . W'erke, I, p. 354) a eu l’intuition qu’il y avait un rapport
entre les images et les « mimiques instinctives ». Cf. aussi Gusdorf
(op. cit., p. 15) pour qui les structures mythiques sont « adhérentes...
aux vections biologiques constitutives de l’être dans le monde... ».
Cf. Betcherev, L a Psychologie objective, et chez K . Goldstein (L a Struc­
ture de l ’organisme, p. 130-138), une conception molaire du réflexe très
proche de la notion de « dominante ».
INTRODUCTION 47

minées 1 ». La réflexologie du nouveau-né nous paraît mettre


en évidence la trame méthodologique sur laquelle l’expérience
de la vie, les traumatismes physiologiques et psychologiques,
l’adaptation positive ou négative au milieu, viendront broder
leurs motifs et spécifier le « polymorphisme » tant pulsionnel
que social de l’enfance. Les « dominantes réflexes » que
Vedenski, puis Betcherev et son école2 devaient étudier
d’une façon systématique ne sont rien d’autre que les plus
primitifs ensembles sensori-moteurs qui constituent les
systèmes d’ « accommodations » les plus originaires dans
l’ontogenèse et auxquels, d’après la théorie de Piaget3,
devrait se référer toute représentation en basse tension dans
les processus d’assimilation constitutifs du symbolisme. En
étudiant les réflexes primordiaux, Betcherev4, reprenant
les travaux et la terminologie de Oukhtomsky, découvre deux
« dominantes » chez le nouveau-né humain.
La première est une dominante de « position » qui coor­
donne ou inhibe tous les autres réflexes lorsque par exemple
on dresse le corps de l’enfant à la verticale. Elle serait, d’après
Betcherev, liée à la sensibilité statique classiquement localisée
dans les canaux semi-circulaires. Par la suite on a montré 8
que ces réflexes posturaux étaient des comportements supra-
segmentaires liés au système extra-pyramidal, enfin certains
de ces réflexes de redressement sont des réflexes optiques
rattachés à l’intégrité des aires visuelles du cortex. Certes,
il n’est pas dans notre intention de faire passer telles quelles
ces dominantes physiologiques à titre de dominantes de la
représentation symbolique, et Piaget8 a raison de prétendre
que le nouveau-né ou l’enfant « ne tire aucune intuition
généralisée » des attitudes posturales primordiales, mais le
psychologue généticien reconnaît toutefois que la verticalité
et l’horizontalité sont perçues par le très jeune enfant « de
façon privilégiée ». Peu nous importe que ce soit une verti­
calité « physique » et intuitive qui se perçoive plutôt qu’une
claire idée de la verticalité mathématique. Car c’est la topo-

1Jung> —*
Types psychologiques, 310. Kostyleff, op. cit., p. 70. —
* Cf. Piaget, Farm, symb., p. 219. — 4 Betcherev, op. cit., p. 221 sq. —
5 Cf. Morgan, Psycbo. physiologique, t. II, p. 431-435. — * Piaget,. La
Représentation de l'espace..., p. 447.
INTRODUCTION 48

logie de la verticalité qui entre ici en jeu plutôt que ses caracté­
ristiques géométriques. On peut dire que dans une telle
dominante réflexe cumulent Panalogon affectif et Panalogon
kinesthésique de l’image x.
La seconde dominante apparaît encore plus nettement :
dominante de nutrition qui chez les nouveau-nés se manifeste
par les réflexes de succion labiale et d’orientation correspon­
dante de la tête. Ces réflexes sont provoqués, soit par des
stimuli externes, soit par la faim. Déjà, chez le chien,
Oukhtomsky2 avait remarqué une dominante digestive
spécialement dans l’acte de déglutition et dans l’acte de défé­
cation, ayant pour effet de concentrer « les excitations prove­
nant de sources lointaines et de supprimer la capacité des
autres centres de répondre aux excitations directes ». Comme
dans le cas précédent, toutes les réactions étrangères au
réflexe dominant se trouvent retardées ou inhibées. A ces
deux dominantes peuvent s’associer des réactions audio­
visuelles que Betcherev étudie. Si par la suite ces organes
sensoriels peuvent à leur tour, par conditionnement, devenir
des dominantes, il n’en est pas moins vrai, comme le remarque
Kostyleff 3, que la nutrition et la position « sont des réactions
innées de caractère dominant ». La dominante agit toujours
avec un certain impérialisme, elle peut être considérée déjà
comme un principe d’organisation, comme une structure
sensori-motrice.
Quant à une troisième dominante naturelle elle n’a, à vrai
dire, été étudiée que chez l’animal adulte et mâle par J. M.
Oufland 4 dans son article : Une dominante naturelle che% la
grenouille mâle dans le réflexe copulatif Cette dominante se mani­
feste par une concentration des excitations sur le renforcement
de l’étreinte brachiale. Oufland suppose que cette domi­
nante serait d’origine interne, déclenchée par des sécré­
tions hormonales et n’apparaissant qu’en période de rut.
Betcherev 5 affirme de nouveau, d’une façon plus vague,
que le « réflexe sexuel » est une dominante. Malgré le manque

1 Cf. Sartre, Imaginaire, p. 96, 97, 109. Cf. infra, p. 474 sq. — ! Cf. Kos­
tyleff, op. cit., p. 72, 7 j, 79. — 8 Kostyleff, op. cit., p. 34. — 4 J. M. Ou­
fland, in Notioie v. Keflexologuii (Betcherev), p. 80 sq. Cf. Kostyleff,
op. cit., p. 35, 45 sq. — 5 Betcherev, General P rin cipes, p. 118 , 119.
INTRODUCTION 49

de renseignements en ce domaine concernant l’animal humain,


nous pouvons retenir cependant des conclusions d’Oufland
le caractère cyclique et intérieurement motivé de la dominante
copulative. D ’autre part, la psychanalyse nous a habitué à voir
dans la pulsion sexuelle une dominante toute-puissante de la
conduite animale. M organ1 apporte quelques précisions sur
le caractère naturel dominant et cyclique de l’acte copulatif :
« Les schèmes moteurs d’accouplement ne se constituent pas,
écrit-il, grâce à l’expérience, mais... dépendent de la matura­
tion de connexions nerveuses jusqu’alors latentes dans la
structure innée de l’organisme... le comportement de l’accou­
plement apparaît comme tout monté chez divers animaux ».
Et Morgan de conclure qu’il « nous faut admettre que les
schèmes moteurs de l’accouplement sont des organisations
innées », qui dépendent non de localisations nerveuses, mais
de « l’érotisation du système nerveux 2 ».
Mais surtout ce qu’il y a de remarquable, c’est que les moti­
vations hormonales de l’accouplement suivent un cycle et que
l’acte sexuel lui-même, chez les vertébrés supérieurs, est
accompagné de mouvements rythmiques et chez certaines
espèces précédé de véritables danses nuptiales. C’est donc sous
le signe du rythme que se déroule l’acte sexuel. Morgan 3
distingue même trois cycles superposés dans l’activité
sexuelle : le cycle vital qui en réalité est une courbe indivi­
duelle de puissance sexuelle, le cycle saisonnier qui peut inté­
resser la femelle seule ou le mâle seul d’une espèce donnée
ou encore les deux à la fois, enfin les cycles d’oestrus qu’on
ne rencontre que chez la femelle des mammifères. Morgan
souligne d’ailleurs que ces processus cycliques, en parti­
culier l’oestrus, ont de profondes répercussions comporte­
mentales. Chez le chimpanzé, par exemple, le cycle d’oestrus
est l’occasion d’un « renversement » de la hiérarchie sociale
entre les deux sexes et les motivations endocriniennes qui sont
à la base de l’oestrus « modifient un comportement social qui
dépasse par sa portée le simple comportement sexuel ».
Retenons au passage cette instructive extrapolation sociolo­

1 Morgan, op. cit., II, p. 553, 560. Cf. Westermarck, History of


Human Mariage, I, chap. 2, et Havelock Ellis, Sexual Periodicity, I. —
2 Op. cit., p. 562, 563. — 8 Cf. op. cit., p. 566-570.
INTRODUCTION 50

gique d’une incidente purement physiologique et concluons


que cette « dominante sexuelle » apparaît à tous les niveaux
avec des caractères rythmiques sur déterminés. D ’autre part,
si l’on admet les théories du préexercice de Groos x, on peut
dire que de nombreux jeux et exercices de l’enfance présentent
un caractère rythmique, écholalique ou stéréotypé, qui ne
serait qu’une préfiguration chorégraphique en quelque sorte
de l’exercice de la sexualité. Il y aurait en ce sens une intéres­
sante étude à faire sur l’onanisme infantile, préexercice
direct, selon Ju n g 2, de la plénière sexualité. Bien plus,
si nous adoptons l’analyse freudienne des déplacements
génétiques de la libido, nous constatons qu’à son origine
cette rythmique sexuelle est reliée à la rythmique de la succion
et qu’il y a une anastomose fort possible entre la dominante
sexuelle latente dans l’enfance et les rythmes digestifs de la
succion3. Le tétage serait lui aussi préexercice du coït.
Nous verrons que cette liaison génétique de phénomènes
sensori-moteurs élémentaires se trouve au niveau des grands
symboles : les symboles de l’avalage ayant souvent des prolon­
gements sexuels.
Quant à la liaison entre cette motricité primaire et, semble-
t-il, inconsciente, et la représentation, elle ne soulève plus
de difficultés pour la psychologie contemporaine. Dès 1922,
Delmas et Boll4 avaient remarqué le caractère normatif
pour le contenu global de la psyché des grandes propriétés
biologiques primordiales telles que la nutrition, la génération
et la motilité, et Piéron écrivait dans le Nouveau traité de
Psychologie 8 que le « corps entier collabore à la constitution
de l’image », et les « forces constituantes » qu’il place à la
racine de l’organisation des représentations nous semblent
fort proches des « dominantes réflexes ». Piaget146 met en
évidence « que l’on peut suivre d’une façon continue le
passage de l’assimilation et de l’accommodation sensori-
motrice... à l’assimilation et à l’accommodation mentale qui

1 Cf. Groos, Jeux des animaux, p. 305-313. Cf. Griaule, Jeux dogons,
p. 123, 149, 212. — 8 Cf. Jung, Libido, p. 137. — 8 Cf. également article
P. Germain, Musique et psychanalyse, in Kev.franç. depsychanalyse, 1928. —
* Cf. Delmas et Boll, La personnalité humaine, p. 81. — 6 Dumas, Nouv.
Traité de Psycbol., II, p. 38. — 6 Piaget, Format, symb., p. 177.
INTRODUCTION 51

caractérisent les débuts de la représentation », la représen­


tation — et spécialement le symbole — n’étant qu’une imita­
tion intériorisée, et les phénomènes d’imitation se mani­
festant sinon dès le premier mois, du moins systématiquement
dès le sixième où l’imitation du corps propre devient la règle
constante. Enfin non seulement Max 1 a mis en relief la
liaison de la motricité des muscles du langage et de la pensée,
mais Wyczoikowski2 et Jacobson3 ont montré, par des
méthodes mécaniques ou électriques, qu’une motricité
périphérique étendue à de nombreux systèmes musculaires
était en étroit rapport avec la représentation. Sans vouloir
trancher entre les partisans d’une théorie purement centrale
ou ceux d’une théorie largement périphérique du mécanisme
de la symbolisation, prenons comme hypothèse de travail
qu’il existe une étroite concomitance entre les gestes du corps,
les centres nerveux et les représentations symboliques.
En résumé nous pouvons dire que nous admettons les
trois dominantes réflexes, « chaînons intermédiaires entre les
réflexes simples et les réflexes associés », comme matrices
sensori-motrices4 dans lesquelles les représentations vont
naturellement s’intégrer, à plus forte raison si certains
schémas perceptifs viennent cadrer et s’assimiler aux schémas
moteurs primitifs, si les dominantes posturales, d’avalage ou
rythmiques se trouvent en concordance avec les données de
certaines expériences perceptives. C’est à ce niveau que les
grands symboles vont se former par une double motivation
qui va leur donner cet aspect impératif de surdétermination
si caractéristique.

Intimations anthropologiques, plan et vocabulaire.


C’est dans l’environnement technologique humain que nous
allons rechercher un accord entre les réflexes dominants et leur
1 Cf. Max, A n Expérim ental Study o f the M otor Theory o f Conciousncss,
Jour. com. psych., 1935, p. 409-486. Cf. également la notion de « réflexe
sémantique » chez A. Korzybski, Science andSanity, p. 19, 54-58. — * Cf.
Wyczoikowski, A rticle in Psych. R é f . , n° 20, p. 448. — * Cf. Jacobson,
in art. A m éric. Joum . Psych., n° 44, p. 677. — 4 Piaget parle de « matrice?
d’assimilation », Form . symb. che%_ enfant, p. 177.
INTRODUCTION 5*

prolongement ou confirmation culturelle. En termes pavlo­


viens on pourrait dire que l’environnement humain est le
premier conditionnement des dominantes sensori-motrices,
ou en termes piagétiens que le milieu humain est le lieu de la
projection des schèmes d’imitation. Si, comme le veut Lévi-
Strauss 1, ce qui est de l’ordre de la nature et a pour critères
l’universalité et la spontanéité est séparé de ce qui appartient
à la culture, domaine de la particularité, de la relativité et de
la contrainte, il n’en est pas moins nécessaire qu’un accord
se réalise entre la nature et la culture, sous peine de voir le
contenu culturel n’être jamais vécu. La culture valable, c’est-à-
dire celle qui motive la réflexion et la rêverie humaine, est
donc celle qui surdétermine par une espèce de finalité le projet
naturel fourni par les réflexes dominants qui lui tiennent lieu
de tuteur instinctif. Certes les réflexes humains, perdant
comme ceux des grands singes « cette netteté et cette préci­
sion » qu’on trouve chez la plupart des mammifères, sont
capables d’un très large et très varié conditionnement culturel.
Il n’en demeure pas moins que ce conditionnement doit être,
au moins en gros, orienté par la finalité même du réflexe
dominant sous peine de provoquer une crise névrotique
d’inadaptation. Un minimum de convenance est donc exigé
entre la dominante réflexe et l’environnement culturel. Bien
loin que ce soit une censure et un refoulement qui motivent
l’image et donnent sa vigueur au symbole, il semble au
contraire que ce soit un accord entre les pulsions réflexes
du sujet et son milieu qui enracine d’une façon si impé-
rative les grandes images dans la représentation et les leste
d’un bonheur suffisant pour les perpétuer.
Dans cette enquête culturelle nous nous inspirerons
fréquemment des beaux travaux de Leroi-Gourhan 2, non
seulement parce que notre recherche recoupe quelques
grandes classifications technologiques, mais encore parce que
le technologue donne à son étude un caractère prudemment
an-historique : l’histoire des représentations symboliques,
comme celle des outils, est trop fragmentaire pour que l’on
puisse s’en servir sans quelque témérité. Mais « si le document

1 Cf. Lévi-Strauss, op. cit., p. 8, 9, 10. — ! Cf. Leroi-Gourhan,


L ’ Homme et la matière, et Milieu et technique.
INTRODUCTION 53

échappe trop souvent à l’histoire, il ne peut échapper à la


classification 1 ». D ’autre part, de même que Leroi-Gourhan
équilibre les matériaux techniques par des « forces », de même
nous avons à équilibrer les objets symboliques par l’obscure
motivation des mouvements dominants que nous avons
définis. Toutefois, contrairement à certaines nécessités de la
théorie technologique, nous n’accorderons jamais ici une
préséance à la matière sur la force 2. Car rien n’est plus
malléable qu’une matière imaginée alors que les forces
réflexologiques et les pulsions tendancielles restent à peu près
constantes. Leroi-Gourhan part en effet d’une classification
matérielle fort proche de celle que nous avons critiquée
chez Bachelard3. On peut même retrouver une esquisse
de classification élémentaire chez le technologue : la première
catégorie étant bien celle de la terre, matériau des percussions,
lieu des gestes tels que « briser, couper, modeler », la seconde
étant celle du feu qui suscite les gestes de chauffer, de cuire,
fondre, sécher, déformer, la troisième nous est donnée par
l’eau avec les techniques du délayage, de la fonte, du lavage,
etc., enfin le quatrième élément est l’air qui sèche, nettoie,
avive 4. Mais bien vite le technologue 5 énonce une grande
loi qui corrige le matérialisme rigide que laissait pressentir
cette classification élémentaire : « Si la matière commande
inflexiblement la technique, deux matériaux empruntés à
des corps différents mais possédant les mêmes propriétés
physiques générales auront inévitablement la même manu­
facture. » C’est reconnaître que la matière est agie derrière
les caractères conceptuels que révèle la classification aristoté­
licienne, c’est avouer l’importance du geste. Et si le cuivre
et l’écorce ont pour commun instrument de manufacture la
matrice et le percuteur, si le fil de chanvre, de rotin ou de fer
se traite par des procédés identiques c’est, semble-t-il, parce
que l’initiative technique revient au geste, geste qui ne se
soucie pas des catégories d’un matérialisme tout intellectuel

1 L ’Homme et la matière, p. 18. Cf. Lévi-Strauss, Anthropol. struct.,


p. 240, 273. — 2 Cf. Espinas, L e s Origines de la technologie, p. 13, 14. —
s Cf. supra, p. 31 sq. — 4 Cf. Leroi-Gourhan, op. cit., p. 18. Lévi-Strauss
parle fort justement de « l’instabilité logique d’un objet manufacturé »,
cf. L a Pensée sauvage, p. 188. — 5 L ’ Homme et la matière, p. 165 sq.
INTRODUCTION 54

fondé sur des affinités apparentes. Les objets ne sont finale­


ment, comme le note le technologue 1, que des complexes
de tendances, des réseaux de gestes. Un vase n’est que la
matérialisation de la tendance générale à contenir les fluides,
sur laquelle viennent converger les tendances secondaires
du modelage de l’argile ou du découpage du bois ou de
l’écorce : « On a ainsi comme un réseau de tendances secon­
daires qui couvrent de nombreux objets en particularisant
les tendances générales. » Par exemple les tendances à
« contenir », « flotter », « couvrir » particularisées par les
techniques du traitement de l’écorce donnent le vase, le
canot, ou le toit. Si ce vase d’écorce est cousu, il implique
aussitôt un autre clivage possible des tendances : coudre
pour contenir donne le vase d’écorce, tandis que coudre
pour vêtir donne le vêtement de peaux, coudre pour loger,
la maison de planches cousues 2. Cette « double entrée » que
proposent les objets concrets accorde donc une très grande
liberté à l’interprétation technologique des ustensiles. Ce
caractère de polyvalence d’interprétation s’accentuera encore
dans les transpositions imaginaires. Les objets symboliques,
encore plus que les ustensiles, n’étant jamais purs mais
constituant des réseaux où plusieurs dominantes peuvent
s’imbriquer l’arbre par exemple peut être, nous le verrons3,
à la fois symbole du cycle saisonnier, mais aussi de l’ascension
verticale ; le serpent est surdéterminé par l’avalage, 1’ouroboros,
et les thèmes résurrectionnels du renouvellement, de la
renaissance; l’or est à la fois couleur céleste et solaire, mais
aussi quintessence cachée, trésor de l’intimité. Bien plus,
nous constaterons que l’objet symbolique est souvent soumis
à des renversements de sens, ou tout au moins à des redouble­
ments qui aboutissent à des processus de double négation :
tel l’avaleur avalé, l’arbre renversé, la barque-coffre qui
enferme tout en surnageant, le trancheur de liens qui devient
le maître lieur, etç. Cette complexité à la base, cette compli­
cation de l’objet symbolique, justifie notre méthode qui est
de partir des grands gestes réflexologiques pour débrouiller
les réseaux et les nœuds que constituent les fixations et les

1 Op. cit., p. j i o . — 2 Cf. op. cit., p. 540 sq. — s Cf. infra, p. 391 sq.
INTRODUCTION 55

projections sur les objets de l’environnement perceptif1.


Les trois grands gestes qui nous sont donnés par la réflexo­
logie déroulent et orientent la représentation symbolique vers
des matières de prédilection qui n’ont plus qu’un lointain
rapport avec une classification déjà trop rationalisée en
quatre ou cinq éléments. Et selon l’équation qu’établit
Leroi-Gourhan : Force matière = outil2, nous dirons
que chaque geste appelle à la fois une matière et une technique,
suscite un matériau imaginaire et, sinon un outil, du moins
un ustensile. C’est ainsi que le premier geste, la dominante
posturale, exige les matières lumineuses, visuelles et les
techniques de séparation, de purification dont les armes, les
flèches, les glaives sont les fréquents symboles. Le second
geste, lié à la descente digestive, appelle les matières de la
profondeur : l’eau ou la terre caverneuse, suscite les usten­
siles contenants, les coupes et les coffres, et incline aux rêveries
techniques du breuvage ou de l’aliment. Enfin les gestes
rythmiques, dont la sexualité est le modèle naturel accompli,
se projettent sur les rythmes saisonniers et leur cortège astral
en annexant tous les substituts techniques du cycle : la roue
comme le rouet, la baratte comme le briquet, et finalement
surdéterminent tout frottement technologique par la ryth­
mique sexuelle. Notre classification tripartite concorde donc,
entre autres, avec une classification technologique qui discerne
les outils percutants et contondants d’une part, les contenants
et les récipients liés aux techniques du creusement d’autre
part, enfin les grands prolongements techniques de cet outil
si précieux qu’est la roue : les moyens de transport aussi
bien que les industries du textile ou du feu.
On peut également, dans cet environnement technologique
immédiat, réintégrer ce que Piaget 3 appelle les « schèmes
affectifs » et qui ne sont rien d’autre que les rapports, chers
aux psychanalystes, de l’individu et de son milieu humain
primordial. C’est en effet comme une sorte d’outil que le père
1 Lévi-Strauss a insisté sur le caractère non substantif et « épithé-
tique » des grands axiomes de classification de la pensée « sauvage »
(Pensée sauvage, p. 76-79), mais il nous semble aller trop loin dans sa
prudence antiarchétypale lorsqu’il écrit que « le principe d’une classi­
fication ne se postule jamais ». Pour nous les qualificatifs sont a priori
classables. — 2 Leroi-Gourhan, op. cit., p. 331, 332. — 3 Cf. op. cit.,
p. 89, 93, 100. Cf. Piaget, Form. symb., p. 222.
INTRODUCTION

et la mère apparaissent dans l’univers enfantin, non seulement


outils ayant une tonalité affective propre selon leur fonction
psycho-physiologique, mais outils environnés eux-mêmes
d’un cortège d’ustensiles secondaires : dans toutes les cultures
l’enfant passe naturellement du sein maternel aux différents
récipients qui lors du sevrage servent de substituts du sein.
De même si le père apparaît le plus souvent comme obstacle
accapareur de l’outil nourricier qu’est la mère, il est vénéré
en même temps comme une manifestation enviée de la
puissance dont les armes, les instruments de chasse et de
pêche sont les attributs. Nous trouvons donc qu’il est écono­
mique d’intégrer les motivations du milieu familial aux moti­
vations technologiques. Piaget a pris soin de souligner
d’ailleurs que ces « schèmes affectifs » débordaient la démar­
cation de simples schèmes personnels et constituaient déjà
des espèces de catégories cognitives. « Il est évident, écrit le
psychologue 1, que l’inconscient affectif, c’est-à-dire l’aspect
affectif de l’activité des schèmes assimilateurs, n’a rien de
privilégié du point de vue inconscience : seul le halo mystique
qui entoure l’intimité de la personne a pu abuser les psycho­
logues à ce sujet. » Sans aller jusqu’à cette prise de position
contre la psychanalyse et ses motivations personnalistes,
reconnaissons cependant que les personnages parentaux se
laissent singulièrement classer dans les deux premiers
groupes de symboles définis par les réflexes posturaux et
digestifs. Le redressement, l’assiette posturale sera le plus
souvent accompagnée d’un symbolisme du père avec toutes
les harmoniques, tant œdipiennes qu’adlériennes, qu’il peut
comporter, tandis que la femme et la mère se verront annexer
par le symbolisme digestif avec ses harmoniques hédonis-
tiques. Quoi qu’il en soit, la classification que nous proposons
a le privilège d’intégrer, à côté de la technologie, la classifi­
cation sexuelle et parentale que les psychanalystes donnent
le plus souvent aux symboles.
Une remarquable concordance apparaît encore entre les
trois catégories symboliques définies par la réflexologie et les
tripartition et bipartition fonctionnelles telles que les envi­
sagent Piganiol et Dumézil. Il faut bien nous entendre, car
1 Piaget, op. cit., p. 223.
INTRODUCTION 57

l’on pourrait nous accuser d’extrapoler considérablement des


conclusions sociologiques qui ne s’appliquent, chez ces deux
auteurs, qu’aux Indo-Européens ou même rien qu’aux
Romains. Mais si les trois fonctions duméziliennes ou les
deux stratifications fonctionnelles de la Rome antique, selon
Piganiol, ne se retrouvent pas nettement dans d’autres
cultures, c’est simplement parce qu’elles sont sociologique­
ment mal dégagées. Dumézil ne reconnaît-il pas explicite­
ment 1 que c’est parce que les civilisations indo-européennes
ont su discerner et renforcer la tripartition fonctionnelle
qu’elles ont atteint à une suprématie et à un incomparable
équilibre sociologique? Ne peut-on pas concevoir que la
réussite temporelle des civilisations indo-européennes, et de
l’Occident en particulier, est due en grande partie à l’adéqua­
tion harmonieuse, aux grandes périodes de l’histoire, entre
les fonctions sociales et les impératifs bio-psychologiques ? La
différenciation des fonctions puis, au sein de ces fonctions
mêmes, la discrimination de pouvoirs bien définis, comme
par exemple l’exécutif, le législatif et le judiciaire au sein de
la fonction royale, ne seraient-elles pas la marque d’un accord
optimum entre les aspirations bio-psychologiques et les
intimations sociales? Si nous nous permettons d’extrapoler
la tripartition dumézilienne, c’est parce qu’elle nous paraît
converger en de nombreux points avec la répartition psycho­
technologique que nous avons prise comme base de travail.
Bien mieux, cette convergence nous permettra de rendre
compte de certaines liaisons entre rites et symboles des diffé­
rentes fonctions, liaisons restées mystérieuses et inexpliquées
chez Dumézil2.
Il faut signaler cependant que la tripartition réflexologique
ne recouvre pas terme à terme la tripartition dumézilienne : le
premier groupe à dominante posturale subsume, nous le
verrons, les deux premières fonctions sociologiques que sont
la royauté sous ses deux formes et la fonction guerrière, et
c’est la seconde dominante réflexologique qui intègre la
troisième fonction nourricière qu’établit Dumézil. Par contre,
la bipartition sociologique et symbolique chère à Piganiol, et
qui reste très proche des bipartitions habituelles des historiens
1 Dumézil, Indo-Europ., p. 40-47. — * Cf. op. cit., p. 319.
INTRODUCTION 58

de la religion, coïncide pour sa première partie « ouranienne »


avec les constellations de la première dominante réflexe, pour
sa seconde partie « chtonico-lunaire » avec les constellations
polarisées par les deux dernières dominantes réflexes. Comme
le remarque d’ailleurs Dumézilx, la bipartition n’est en rien
contradictoire de la tripartition et n’est « pas gênante pour
l’interprétation fonctionnelle ». Elle ne l’est pas non plus
pour l’analyse structurale.
D ’autre part, la bipartition telle que la conçoit Piganiol2
permet d’étendre légitimement hors du domaine du symbo­
lisme indo-européen le hiatus chtonico-ouranien constaté
par l’historien dans les moeurs et les coutumes romaines, car
« le livre de l’histoire de presque tous les peuples s’ouvre
par le duel du pâtre Abel et du laboureur Caïn 3 ». Et Piganiol4
d’esquisser l’application de ce principe aux Chinois, à l’Afrique
Noire comme aux Sémites. Des travaux aussi divers que ceux
de Dumézil et de Piganiol font toujours apparaître cette fonda­
mentale bipolarité. Quant à Przyluski, nous l’avons déjà
remarqué 5, il s’ingénie à trouver un passage évolutif d’un
terme à l’autre et de justifier ainsi la suprématie d’Abel sur
Caïn. Enfin nous le verrons, la bipartition et la tripartition
coïncident avec le découpage de l’espace sacré tel que Soustelle
l’a repéré chez les anciens Mexicains 6 : aspect polémique et
guerrier des divinités du Nord et du Sud, aspect vainqueur du
soleil levant, de l’Est, aspect mystérieux et involutif de
l’Ouest, enfin rôle médiateur et synthétique du Centre de
l’espace, recouvrent bien les implications des réflexes domi­
nants : polémique et sursum sont à dominante posturale,
involution et nocturne de l’Ouest à dominante digestive,
enfin le Centre semble bien donner la clé rythmique et dialec­
tique de l’équilibre des contraires.
Dès lors nous pouvons établir le principe de notre plan,
qui, tenant compte de ces remarquables convergences de la'
réflexologie, de la technologie et de la sociologie, sera fondé
à la fois sur une vaste bipartition entre deux Régimes du
1 Op. cit., p. 181. — 2 Cf. Piganiol, op. cit., p. 93. Cf. chez Alain,
in Préliminaires, p. 96 sq., 100 sq., 132 sq., une division assez voisine
entre les « religions de la nature » et les « religions de la ville ». — 3 Piga­
niol, op. cit., p. 319. — * Cf. op. cit., p. 322-324. — 5 Cf. supra, p. 34. —
* Cf. Soustelle, op. cit., p. 67 sq. ; cf. infra, p. 481 sq.
INTRODUCTION 59
symbolisme, l’un diurne et l’autre nocturne, et sur la tripartition
réflexologique. Nous avons opté pour une bipartition de
cette classification empirique des convergences archétypales
pour deux raisons : d’abord, comme nous venons de l’indi­
quer, parce que ce double plan à la fois bipartite et tripartite
n’est pas contradictoire et recouvre admirablement les diffé­
rentes motivations anthropologiques auxquelles sont parve­
nus des chercheurs aussi éloignés les uns des autres que
Dumézil, Leroi-Gourhan, Piganiol, Eliade, Krappe ou les
réflexologues et les psychanalystes. Ensuite parce que la
tripartition des dominantes réflexes est fonctionnellement
réduite par la psychanalyse classique à une bipartition;
en effet, la libido dans son évolution génétique valorise et
relie affectivement, d’une façon successive mais continue,
les pulsions digestives et les pulsions sexuelles. Par consé­
quent on peut admettre, au moins méthodologiquement,
qu’il existe une parenté, sinon une filiation, entre dominante
digestive et dominante sexuelle. Or il est de tradition en
Occident — et nous verrons que cette tradition repose sur les
données mêmes de Parchétypologie — de donner aux
« plaisirs du ventre » une affectation plus ou moins ténébreuse
ou du moins nocturne; par conséquent, nous proposons
d’opposer ce « Régime Nocturne » du symbolisme au « Régime
Diurne » structuré par la dominante posturale, ses implica­
tions manuelles et visuelles, et peut-être aussi ses implications
adlériennes d’agressivité. Le « Régime Diurne » concernant la
dominante posturale, la technologie des armes, la sociologie
du souverain mage et guerrier, les rituels de l’élévation et de
la purification; le « Régime Nocturne » se subdivisant en
dominantes digestive et cyclique, la première subsumant les
techniques du contenant et de l’habitat, les valeurs alimen­
taires et digestives, la sociologie matriarcale et nourricière,
la seconde groupant les techniques du cycle, du calendrier
agricole comme de l’industrie textile, les symboles naturels
ou artificiels du retour, les mythes et les drames astro-
biologiques.
Ces deux parties d’analyse dans lesquelles nous avons
groupé, selon la méthode de convergence, les grandes constel­
lations symboliques constituent les deux premiers livres de
notre travail et seront suivies d’un troisième dans lequel nous
INTRODUCTION 60

essayerons de dégager philosophiquement la motivation


générale du symbolisme. N ’oubliant pas en effet que nous
aurons jusque-là écarté systématiquement toute présuppo­
sition ontologique, tant du psychologisme que du cultu­
ralisme, il nous sera alors loisible, sur les résultats de notre
enquête, de constater quelle est la convergence suprême que
viennent dicter les multiples sémantismes contenus dans les
images. Nous rappelons en effet pour conclure que le dévelop­
pement-de cette étude n’a été permis que parce que nous
sommes parti d’une conception symbolique de l’imagination,
c’est-à-dire d’une conception qui postule le sémantisme des
images, le fait qu’elles ne sont pas des signes, mais contiennent
matériellement en quelque sorte leur sens. Or nous pouvons
prétendre qu’en regroupant positivement les images nous
aurons par là condensé leurs sens multiples, ce qui nous per­
mettra d’aborder la théorie du sens suprême de la fonction
symbolique et d’écrire notre troisième livre sur la métaphy­
sique de l’imagination. Avant que d’entreprendre notre
étude, il nous reste cependant à donner, à la lumière de ce qui
vient d’être établi, quelques précisions sur le vocabulaire
que nous comptons employer.
De nombreux auteurs ont en effet, à juste titre, remarqué
l’extrême confusion qui règne dans la trop riche termino­
logie de l’imaginaire : signes, images, symboles, allégories,
emblèmes, archétypes, schémas, schèmes, illustrations, repré­
sentations schématiques, diagrammes et synepsies sont
termes indifféremment employés par les analystes de l’imagi­
naire. Aussi bien Sartre comme Dumas ou Jung1 consa­
crent-ils plusieurs pages à préciser leur vocabulaire. C’est ce
que nous allons tenter à notre tour, aidé en cela par l’ébauche
de classification et de méthodologie que nous venons d’établir.
Nous ne retiendrons que le strict minimum de termes aptes
à éclaircir les analyses que nous allons entreprendre.
Et d’abord nous laisserons de côté tout ce qui n’a trait qu’à
la pure sémiologie. Lorsque nous utiliserons le mot « signe »,
ce ne sera qu’en un sens très général et sans vouloir lui donner
son sens précis d’algorithme arbitraire, de signal contingent

1 Cf. Sartre, Imaginaire, p. 33, 96, 14 1; Dumas, Traité, t. IV , p. 266-


268; Jung, Types psych., p. 491.
INTRODUCTION 6l

d’un signifié. De même nous ne retiendrons pas le terme


« emblème » qui n’est au fond qu’un signe, et bien que
Dumas 1 admette que les emblèmes peuvent parvenir à la vie
symbolique, nous contesterons ce point de vue, et nous
montrerons par exemple que l’emblème christique ne se
transforme pas en symbole de la croix, mais que c’est bien
l’inverse qui se produit. Nous laisserons également de côté
l’allégorie « symbole refroidi » comme le note H egel3,
sémantique desséchée en sémiologie et qui n’a qu’une valeur
de signe conventionnel et académique.
Par contre, nous avons adopté le terme générique de
« schème » que nous avons emprunté à Sartre, Burloud et
Revault d’Allonnes, ces derniers le tenant d’ailleurs de la ter­
minologie kantienne3. Le schème est une généralisation
dynamique et affective de l’image, il constitue la factivité et
la non-substantivité générale de l’imaginaire. Le schème s’ap­
parente à ce que Piaget, après Silberer 4, nomme le « sym­
bole fonctionnel » et à ce que Bachelard 5 appelle « symbole
moteur ». Il fait la jonction, non plus comme le voulait Kant,
entre l’image et le concept, mais entre les gestes inconscients
de la sensori-motricité, entre les dominantes réflexes et les
représentations. Ce sont ces schèmes qui forment le squelette
dynamique, le canevas fonctionnel de l’imagination. La dif­
férence qui existe entre les gestes réflexologiques que nous
avons décrits et les schèmes, est que ces derniers ne sont plus
seulement des engrammes théoriques, mais des trajets incar­
nés dans des représentations concrètes précises; ainsi, au
geste postural correspondent deux schèmes : celui de la ver-
ticalisation ascendante et celui de la division tant visuelle
que manuelle, au geste de l’avalage correspond le schème de
la descente et celui du blottissement dans l’intimité. Selon le
mot de Sartre 6, le schème apparaît bien comme le « pré-
sentificateur » des gestes et des pulsions inconscientes.

1 Cf. Dumas, op. cit., p. 268. — 2 Cf. Hegel, Esthétique (ire leçon),
p. 165. Cf. G. Durand, L ’Occident iconoclaste, in Cahiers intern. de sym­
bolisme, n° 2. — 3 Cf. Kant, Critique Raison pure, I, p. 102; Revault
d’Allonnes, A rt. Rev. phil., sept.-oct. 1920, p. 165; Burloud, Pensée
conceptuelle, p. 105 sq., et Psycho. des tendances, p. 200; Sartre, op. cit.,
p. 137- — 4 Piaget, Form. symbol., p. 178. — 5 Bachelard, Terre et rêverie
du repos, p. 264. — • Sartre, op. cit., p. 137.
INTRODUCTION 62

Les gestes différenciés en schèmes vont au contact de l’en­


vironnement naturel et social déterminer les grands arché­
types, tels à peu près que Jung les a définis 1. Les archétypes
constituent les substantifications des schèmes. Jung emprunte
cette notion à Jakob Burckhardt et en fait le synonyme
« d’image primordiale », d’ « engramme », d’ « image origi­
nelle », de « prototype 2 ». Jung a fort bien mis en évidence
le caractère de trajet anthropologique des archétypes lorsqu’il
écrit : « L’image primordiale doit incontestablement être en
rapport avec certains processus perceptibles de la nature qui
se reproduisent sans cesse et sont toujours actifs, mais d’autre
part il est également indubitable qu’elle se rapporte aussi à
certaines conditions intérieures de la vie de l’esprit et de la
vie en général... » Cet archétype, intermédiaire entre les
schèmes subjectifs et les images fournies par l’environne­
ment perceptif serait « pour parler le langage de Kant, comme
le noumène de l’image que l’intuition perçoit... 3 ». Certes
Jung insiste surtout sur le caractère collectif et inné des images
primordiales, mais sans entrer dans cette métaphysique des
origines et sans adhérer à la croyance en des « sédiments mné-
siques » accumulés au cours de la phylogenèse, nous pouvons
faire nôtre une observation capitale du psychanalyste qui voit
dans ces substantifs symboliques que sont les archétypes « le
stade préliminaire, la zone matricielle de l’idée4 ». Bien
loin de primer l’image, l’idée ne serait que l’engagement prag­
matique de l’archétype imaginaire, dans un contexte histo­
rique et épistémologique donné. Ce qui explique à la fois que
«... l’idée, à cause de sa nature rationnelle, est beaucoup plus
sujette aux modifications de l’élaboration rationnelle qu’in­
fluencent fortement le temps et les circonstances et lui pro­
cure des expressions conformes à l’esprit du m om ent6 ». Ce
qui serait donc donné « ante rem » dans l’idée ce serait son
moule affectivo-représentatif, son motif archétypal; c’est ce
qui explique également que les rationalismes et les démarches
pragmatiques des sciences ne se débarrassent jamais complè­
1 Cf. Jung, Types psych., p. 387, 454 sq. Pour nous, au contraire, les
grands substantifs ne sont que secondaires par rapport aux schèmes
« verbaux ». Cf. G. Durand, Les Trois niveaux deform ation du Symbolisme.
— 2 Jung, op. cit., p. 310. — 8 O p. cit., p. 4 11. — 4 O p. cit., p. 456. —
5 Op. cit., p. 450.
INTRODUCTION 63
tement du halo imaginaire, et que tout rationalisme, tout sys­
tème de raisons porte en lui ses fantasmes propres. Comme le
dit Jung, « les images qui servent de base à des théories scien­
tifiques se tiennent dans les mêmes limites... (que celles qui
inspirent contes et légendes) 1 ». Nous soulignerons donc,
à notre tour, l’importance essentielle des archétypes qui cons­
tituent le point de jonction entre l’imaginaire et les processus
rationnels. Baudouin 2 a insisté sur cette liaison en montrant
qu’il y avait deux connexions possibles entre les images et les
pensées : l’une horizontale qui groupe plusieurs images en
une idée, l’autre verticale dans laquelle une image suscite
plusieurs idées. Selon Baudouin 3, le concept serait consti­
tué par une sorte d’induction archétypale. Toutefois le lan­
gage de ce psychanaliste est mal fixé, confondant très souvent
archétypes et schèmes ou archétypes et simples symboles.
Contrairement à ses affirmations d’ailleurs, il y a une grande
stabilité des archétypes. C’est ainsi qu’aux schèmes de l’as­
cension correspondent immuablement les archétypes du som­
met, du chef, du luminaire, tandis que les schèmes diaïré-
tiques se substantifient en constantes archétypales telles que
le glaive, le rituel baptismal, etc., le schème de la descente
donnera l’archétype du creux, de la nuit, du « Gulliver »,
etc., et le schème du blottissement provoquera tous les arché­
types du giron et de l’intimité. Ce qui différencie précisément
l’archétype du simple symbole, c’est généralement son
manque d’ambivalence, son universalité constante et son
adéquation au schème : la roue, par exemple, est le grand
archétype du schème cyclique, car on ne voit pas quelle autre
signification imaginaire on pourrait lui donner, tandis que le
serpent n’est que le symbole du cycle, symbole fort polyva­
lent comme nous le verrons.
C’est qu’en effet les archétypes se lient à des images très dif­
férenciées par les cultures et dans lesquelles plusieurs schèmes vien­
nent s’imbriquer. On se trouve alors en présence du symbole
au sens strict, symboles qui revêtent d’autant plus d’impor­
tance qu’ils sont riches de sens différents. C’est, comme l’a vu
Sartre 4, une forme inférieure parce que singulière du schème.

1 Jung, op. cit., p. 310 -311. — 2 Cf. Baudouin, De l ’instinct à l ’esprit,


p. 19 1. — 3 Cf. op. cit., p. 197, 200. — 4 Cf. Sartre, op. cit., p. 144.
INTRODUCTION 64

Singularité qui se résout la plupart du temps en celle d’un


« objet sensible », une « illustration » concrète de l’archétype
comme du schème 1. Tandis que l’archétype est sur la voie
de l’idée et de la substantification, le symbole est simplement
sur la voie du substantif, du nom, et même quelquefois du
nom propre : pour un Grec le symbole de la Beauté c’est le
Doryphore de Polyclète. De cet engagement concret, de ce
rapprochement sémiologique, le symbole hérite une extrême
fragilité. Tandis que le schème ascensionnel et l’archétype du
ciel restent immuables, le symbole qui les démarque se trans­
forme d’échelle en flèche volante, en avion supersonique ou
en champion de saut2. On peut dire même qu’en perdant
de sa polyvalence, en se dépouillant, le symbole tend à deve­
nir un simple signe, tend à émigrer du sémantisme au sémio-
logisme : l’archétype de la roue donne le symbolisme de la
croix qui lui-même devient le simple signe de la croix tel qu’il
est utilisé dans l’addition ou la multiplication, simple sigle
ou simple algorithme perdu parmi les signes arbitraires des
alphabets.
Dans le prolongement des schèmes, des archétypes et des
simples symboles on peut retenir le mythe. Nous ne prendrons
pas ce terme dans l’acception restreinte que lui donnent les
ethnologues qui n’en font que l’envers représentatif d’un acte
rituel 3. Nous entendrons par mythe un système dynamique
de symboles, d’archétypes et de schèmes, système dynamique
qui, sous l’impulsion d’un schème, tend à se composer en
récit. Le mythe est déjà une esquisse de rationalisation puis­
qu’il utilise le 61 du discours, dans lequel les symboles se
résolvent en mots et les archétypes en idées. Le mythe expli­
cite un schème ou un groupe de schèmes. De même que
l’archétype promouvait l’idée et que le symbole engendrait le
nom, on peut dire que le mythe promeut la doctrine religieuse,
le système philosophique ou, comme l’a bien vu Bréhier 4,
le récit historique et légendaire. C’est ce qu’enseigne d’une
façon éclatante l’œuvre de Platon dans laquelle la pensée
1 Cf. Dumas, Traité IV, p. 265. Cf. notion de « synthème », in
R. Alleau, De la nature des symboles, p. 17, 38. — a Cf. Baudouin, op. cit.,
p. 200. — 8 Cf. Van der Leeuw, Homme p rim itif et religion , p. 120, et
Gusdorf, op. cit., p. 24. Cf. infra, p. 384, sq. — * Cf. Bréhier, in Rec.
psychol. et morale, 1914, p. 362.
INTRODUCTION 65

rationnelle semble constamment s’éveiller d’un rêve mythique


et quelquefois le regretter. Nous constaterons d’ailleurs que
l’organisation dynamique du mythe correspond souvent à l’or­
ganisation statique que nous avons nommée « constellation
d’images ». La méthode de convergence met en évidence le
même isomorphisme dans la constellation et dans le mythe.
Enfin cet isomorphisme des schèmes, des archétypes et des
symboles au sein des systèmes mythiques ou de constellations
statiques nous amènera à constater l’existence de certains pro­
tocoles normatifs des représentations imaginaires, bien défi­
nis et relativement stables, groupés autour des schèmes ori­
ginels et que nous appellerons structures. Certes, ce dernier
terme est fort ambigu et flottant dans la langue française x.
Toutefois nous pensons avec Lévi-Strauss qu’il peut, à condi­
tion d’être précisé, ajouter à la notion de « forme » conçue
soit comme résidu empirique de première instance, soit comme
abstraction sémiologique et figée 2 résultant d’un processus
inductif. La forme se définit comme un certain arrêt, une cer­
taine fidélité, un certain statisme3. La structure implique
par contre un certain dynamisme transformateur. Le substan­
tif de structure, adjoint à des épithètes à suffixes empruntés
à l’étymologie du mot « forme » et que, faute de mieux, nous
utiliserons métaphoriquement, signifiera simplement deux
choses : premièrement que ces « formes » sont dynamiques,
c’est-à-dire sujettes à transformations par la modification de
l’un de leurs termes, et constituent des « modèles » taxino-
miques et pédagogiques, c’est-à-dire servant commodément à
la classification mais pouvant servir, puisque transformables,
à modifier le champ imaginaire. Deuxièmement, nous rap­
prochant en cela davantage de Radcliffe-Brown que de Lévi-
Strauss 4, ces « modèles » ne sont pas quantitatifs mais

1 Car il traduit à la fois G estalt et A ufbau, c’est-à-dire « forme intui­


tive » et « principe organisateur ». Cf. Goldstein, L a structure de l ’orga­
nisme, p. 18, 24. — * Cf. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, p. 306. —
* Cf. E. Souriau, Pensée vivante et perfection form elle, p. 273. « Maintenir
cette forme à toute aventure, à toute survenance, c’est désormais l’acte
fondamental de cette vie : son nom est aussi Fidélité... » Sur la diffé­
rence entre structure et fonction, cf. Bergson, L es deux sources, p. 1 1 1
et 112 ; Lacroze, Fonction de l ’imagination, p. 1 1 , 12. — * Cf. Radcliffe-
Brown, On Social Structure, p. 4, 6, 10; cf. Lévi-Strauss, op. cit.,
P- 335-
INTRODUCTION 66

symptomatiques, les structures comme les symptômes médi­


caux sont des modèles qui permettent le diagnostic tout autant
que la thérapeutique. Leur aspect mathématique est secon­
daire par rapport à leur groupement en syndromes, aussi ces
structures se décrivent-elles comme des modèles étiologiques
plutôt qu’elles ne se formulent algébriquement. Ces grou­
pements de structures voisines définissent ce que nous appel­
lerons un Régime de l’imaginaire. Nous reviendrons plus loin
sur cette primauté qualitative des structures sémantiques x.
Pour l’instant, contentons-nous de définir une structure
comme une forme transformable, jouant le rôle de proto­
cole motivateur pour tout un groupement d’images, et sus­
ceptible elle-même de groupement en une structure plus
générale que nous nommerons Régime.
Ces régimes n’étant pas des groupements rigides de formes
immuables, nous nous poserons enfin la question de savoir
s’ils sont eux-mêmes motivés par l’ensemble des traits carac-
térologiques ou typologiques de l’individu, ou encore quel
est le rapport qui lie leurs transformations aux pressions his­
toriques et sociales. Une fois reconnue leur relative auto­
nomie — relative car tout a une limite relative dans la com­
plexité des sciences de l’homme — il nous restera à esquisser,
en se fondant sur la réalité archétypale de ces régimes et de
ces structures, une philosophie de l’imaginaire qui s’interroge
sur la forme commune qui intègre ces régimes hétérogènes
et sur la signification fonctionnelle de cette forme de l’ima­
gination et de l’ensemble des structures et des régimes
qu’elle subsume.

1 Cf. infra, p. 414.


LIVRE PREMIER

RÉGIME DIURNE
DE LIMAGE
Sémantiquement parlant, on peut dire qu’il n’y a pas de
lumière sans ténèbres alors que l’inverse n’est pas vrai : la
nuit ayant une existence symbolique autonome. Le Régime
Diurne de l’image se définit donc d’une façon générale comme
le régime de l’antithèse. Ce manichéisme des images diurnes
n’a point échappé à ceux qui ont abordé l’étude approfondie
des poètes de la lumière. Nous avions déjà noté avec Bau­
douin 1 la double polarisation des images hugoliennes autour
de l’antithèse lumière-ténèbres. De même Rougemont 2 s’in­
génie à retrouver le dualisme des métaphores de la nuit et du
jour chez les troubadours, les poètes mystiques du soufisme,
le roman breton dont Tristan et Isolde est une illustration, et
enfin dans la poésie mystique de St-Jean de la Croix. Selon
Rougemont, ce dualisme d’inspiration cathare structurerait
toute la littérature de l’Occident, irrémédiablement platoni­
cienne. De même Guiraud 3 relève excellemment l’importance
des deux mots-clefs les plus fréquents chez Valéry : « pur » et
« ombre » qui forment « le portant du décor poétique ».
« Sémantiquement » ces deux termes « s’opposent et forment
les deux pôles de l’univers valéryen : être et non être...
absence et présence... ordre et désordre ». Et Guiraud remar­
que cette force de polarisation que possèdent ces images
axiomatiques : autour du mot « pur » gravitent « ciel », « or »,
« jour », « soleil », « lumière », « grand », « immense »,
« divin », « dur », « doré »... etc., tandis que près de « l’om­
bre » se tiennent « amour », « secret », « songe », « profond »,
« mystérieux », « seul », « triste »\« pâle », « lourd », « lent »...
Le phonéticien oppose même les sonorités de ces deux termes
« u » ou bien « i » est la plus aiguë des voyelles, tandis que
« on » est la plus grave. L’instinct phonétique du poète, lui
1 Cf. Baudouin, Psychanalyse de V . Hugo, p. 202. Cf. supra, p. 35. —
1 Cf. D. de Rougemont, L ’amour et l ’ Occident, p. 34, 88, 157. Cf.
J. Bédier, Le Romande Tristan et Iseut. — ’ P. Guiraud, op. cit., p. 163.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 70

faisant rechercher par prédilection ces deux sons 1, recoupe


la vocation des images. C’est donc tout naturellement que les
chapitres consacrés au Régime Diurne de l’image se diviseront
en deux grandes parties antithétiques, la première — dont le
sens du titre sera donné par la convergence sémantique elle-
même — étant consacrée au fond des ténèbres sur lequel se
découpe l’éclat victorieux de la lumière, la seconde manifes­
tant la reconquête antithétique et méthodique des volarisa-
tions négatives de la première.

1 Cf. P. Guiraud, Langage et versification d'après l'auvre de P. Valéry,


p. 86. Cf. Reichard, Jakobson et Werth, Language and Synestbesia, in
W'ord, V , n° 2, 1949, p. 226 sq.; cf. Lévi-Strauss, Langage et parenté,
in Antbrop. struct., p. 106 sq.
PREMIÈRE PARTIE

LES VISAGES DU TEMPS


« Temps aux lèvres de lime, en des visages suc­
cessifs, tu t’aiguises, tu deviens fiévreux...
R. C h a r , A une sérénité crispée.

I. LES SYMBOLES THERIOMORPHES


Au premier abord le symbolisme animal paraît être fort
vague parce que trop répandu. Il semble pouvoir renvoyer à
des valorisations tant négatives avec les reptiles, les rats, les
oiseaux nocturnes, que positives avec la colombe, l’agneau et,
en général, les animaux domestiques. Toutefois, malgré cette
difficulté, toute archétypologie doit s’ouvrir sur un Bestiaire
et commencer par une réflexion sur l’universalité et la bana­
lité du Bestiaire.
De toutes les images, en effet, ce sont les images animales
qui sont les plus fréquentes et les plus communes. On peut
dire que rien ne nous est plus familier, dès l’enfance, que les
représentations animales. Même chez le petit citadin occiden­
tal, ours en peluche, chat botté, Mickey, Babar viennent
étrangement véhiculer le message thériomorphe. La moitié
des titres de livres pour l’enfance sont consacrés à l’animal1.
i. Sur 60 livres de la collection enfantine « L.es petits livres d'or »,
éditions « Cocorico » (Paris), 26 portent le nom d’un animal; 28 sur
50 dans la collection « Albums roses », etc.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 72

Dans les rêves d’enfants rapportés par Piagetx, sur une tren­
taine d’observations plus ou moins nettes, neuf se réfèrent à
des rêves d’animaux. Il est remarquable d’ailleurs que les
enfants n’aient jamais vu la plupart des animaux dont ils
rêvent, ni les modèles des images avec lesquelles ils jouent.
De même, on constate qu’il existe toute une mythologie fabu­
leuse des mœurs animales que l’observation directe ne pourra
que contredire. Et cependant la salamandre reste, pour notre
imagination, liée au feu, le renard à la ruse, le serpent continue
à « piquer » malgré le biologiste, le pélican s’ouvre le cœur,
la cigale nous attendrit alors que la gracieuse souris nous
répugne. C’est dire combien cette orientation thériomorphe
de l’imagination forme une couche profonde, que l’expé­
rience ne pourra jamais contredire tant l’imaginaire est réfrac-
taire au démenti expérimental. On pourrait même penser que
l’imagination masque tout ce qui ne la sert pas. Ce qui déclen­
che le lyrisme d’un Fabre, ce ne sont pas des découvertes iné­
dites, mais les approximatives confirmations des légendes
animales. Certains primitifs2, les Kurnaïs d’Australie par
exemple, savent très nettement faire la distinction entre l’ar­
chétype imaginaire et l’animal objet de l’expérience cynégé­
tique. Ils appellent jiak ce dernier, tandis qu’ils réservent le
nom de muk-jiak, « animaux remarquables » aux archétypes
thériomorphes des contes et des légendes. L’animal se pré­
sente donc, en de telles pensées, comme un abstrait spontané,
l’objet d’une assimilation symbolique, ainsi qu’en témoigne
l’universalité et la pluralité de sa présence tant dans une cons­
cience civilisée que dans la mentalité primitive. L’ethnologie
a bien mis en évidence l’archaïsme et l’universalité des sym­
boles thériomorphes qui se manifestent dans le totétisme ou
ses survivances religieuses thériocéphales. La linguistique 3
comparée a également remarqué depuis longtemps que la
répartition des substantifs se fait primitivement selon les caté­
gories de l’animé et de l’inanimé. En nahuatl, en algonquin,
dans les langues dravidiennes et encore dans les langues
slaves, les substantifs se répartissent en genres selon ces caté­

1 Piaget, L a Formation du symbole chez l'enfant, p. 188; cf. Marie


Bonaparte, Psychanalyse et anthropologie, p. 174. — * Cf. Krappe, op. cit.,
p. 37. — * CfT L. Adam, Le Genre dans les diverses tangues.
LES VISAGES DU TEMPS 73

gories primitives. D ’après B r é a l l e neutre des langues indo-


européennes répondrait lui aussi à une primitive division
entre inanimé et genres animés. La répartition des genres
sexui-semblants serait bien plus tardive. Le Bestiaire semble
donc solidement installé tant dans la langue, la mentalité
collective que dans la rêverie individuelle. Il s’agit mainte­
nant de se demander de quel schéma général l’archétype thé-
riomorphe et ses variations symboliques est la projection assi-
milatrice.
Auparavant il nous faut préciser ce point : outre sa signifi­
cation archétypale et générale, l’animal est susceptible d’être
surdéterminé par des caractères particuliers ne se rattachant
pas directement à l’animalité. Par exemple le serpent et l’oi­
seau, dont nous étudierons plus loin 2 les capitales significa­
tions, ne sont pour ainsi dire animaux qu’en deuxième ins­
tance; ce qui prime en eux ce sont les qualités qui ne sont pas
proprement animales : l’enfouissement et le changement de
peau que le serpent partage avec la graine, l’ascension et le
vol que l’oiseau partage avec la flèche. Cet exemple nous
fait toucher une difficulté essentielle de Parchétypologie : l’en­
chevêtrement des motivations qui provoque toujours une
polyvalence sémantique au niveau de l’objet symbolique.
Bochner et Halpern 3 notent justement que, dans l’interpré­
tation du Rorschach, le type de l’animal choisi est aussi signi­
ficatif que le choix de l’animalité comme thème général ; les
interprétations étant différentes lorsqu’il s’agit du choix d ’ani­
maux agressifs reflétant des « sentiments puissants de bestia­
lité et d’agression » ou au contraire lorsqu’il est question d’ani­
maux domestiques. Dans ce chapitre consacré aux symboles
thériomorphes, il s’agit donc d’abord de chercher le sens de
l’abstrait spontané que représente l’archétype animal en géné­
ral et non de se laisser entraîner par telle ou telle implication
particulière.
Il faut d’abord se débarrasser des explications empiristes
qui généralement sont données comme motifs à la zoolâtrie
et à l’imagination thériomorphe. Ces explications essayent de

1 Cf. Bréal, art. in Mém. soc. linguist., Paris, t. VII, p. 545. — a Cf.
infra, p. 143 sq., 363 sq. — * Bochner et Halpern, Application clinique
du test de Rorschach, p. 62 sq.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 74

faire dériver ces dernières de rituels dans lesquels les humains


tiennent le rôle d’animaux. Comme le remarque Krappe 1,
c’est là mettre la charrue avant les bœufs. L’animisme se porte
naturellement vers le symbole animé, c’est-à-dire vers l’animal.
L’homme incline ainsi à l’animalisation de sa pensée et un
échange constant se fait par cette assimilation entre les senti­
ments humains et l’animation de l’animal. Toutefois l’expli­
cation de Krappe reste fort vague, se contentant de jouer sur
l’étymologie du mot animal.
Plus précise prétend être l’explication psychanalytique déve­
loppée par Jung 2 dans Métamorphoses et symboles de la libido.
Le symbole animal serait la figure de la libido sexuelle. Indis­
tinctement « l’oiseau, le poisson, le serpent étaient chez les
anciens des symboles phalliques », écrit Jung. Il ajoute à cette
énumération le contenu presque complet du Bestiaire : tau­
reau, bouc, bélier, sanglier, âne et cheval. Les hiérodules qui
se prostituaient à des boucs, et le Léviathan ou le Béhémoth
du Livre de Job, « attribut phallique du créateur », seraient la
preuve de cette sexualisation de la thériomorphie s. Le Sphynx
constitue le résumé de tous ces symboles sexuels « animal
terrible, dérivé de la m ère4 » et lié au destin incestueux
d’Œdipe. Jung retrace la généalogie du monstre, fils d’Echidna,
elle-même serpentiforme et fille de Gê la mère universelle.
L’animal en général et le Sphynx en particulier seraient « une
masse de libido incestueuse 5 ».
Cette thèse nous apparaît à la fois trop vague quant à l’éla­
boration de son matériau, trop précise et trop limitée quant à
son interprétation. Trop vague parce que Jung collecte sans
ordre, et sans analyse isomorphique ou fonctionnelle, les
données disparates de son énorme culture, mélangeant ani­
maux réels et monstres composites, ne tenant pas compte d’im­
portantes bifurcations fonctionnelles telles que celles qui ins­
pirent le symbolisme de l’oiseau ou du serpent. Mais parallè­
lement à cette confusion, l’interprétation reste trop limitée
par le pan-sexualisme qui vient encore restreindre une obser­
vation clinique uniquement localisée à la personnalité de l’eu­
ropéen contemporain. On n’a pas le droit cependant d’ex­
1 Krappe, op. cit., p. 36. — 2 Jung, op. cit., p. 26; cf. Bastide, op. cit.,
p. 46. — * Jung, op. cit., 173; cf. Job, xxxx, 10. — 4 Jung, op. cit.,
p. 205. — 5 Op. cit., p. 174; cf. P. Grimai, Dictionnaire de mythologie.
LES VISAGES DU TEMPS 75

trapoler dans le temps comme dans l’espace la libido inces­


tueuse. Illégitimité de l’extrapolation dans l’espace parce que
le complexe « est une formation sociale, relative aux diverses
civilisations, aux divers milieux sociaux à l’intérieur d’une
même civilisation1 ». Le complexe est phénomène de culture
dont on ne doit légitimement appliquer la formule explicative
qu’au sein d’une civilisation donnée. Illégitimité également
de l’extrapolation dans le temps puisque la libido incestueuse
n’est qu’une expérience relativement tardive, Freud ayant lui-
même montré que cette libido ne se fixe qu’après de nom­
breuses métamorphoses digestives du principe de plaisir. Il
est donc nécessaire de rattacher l’imagination thériomorphe
à une couche ontogénétique plus primitive que l’Œdipe, et
surtout à une motivation plus universalisable. L’imagination
thériomorphe dépasse de beaucoup, tant dans l’espace que
dans l’ontogénèse, l’ère de la crise œdipienne et la zone de la
bourgeoisie viennoise de la belle époque. Certes, l’Œdipe
venant se couler dans des constellations thériomorphes pré­
existantes peut bien renforcer et orienter ces images vers des
significations tendancieuses, et nous soulignerons à la fin de
ces chapitres consacrés aux Visages du temps les implications
libidineuses et sexuelles que recèle la constellation groupant,
à côté du symbolisme thériomorphe, les symboles de la chute
et du péché. Il n’en est pas moins vrai que le sens premier de
l’image thériomorphe est plus primitif et plus universel que
l’étroite spécification freudienne de la libido. C’est ce sens
primitif qu’il s’agit de déchiffrer, en essayant, contrairement
à Jung, de déceler les impératifs dynamiques d’une telle forme.

L’abstrait spontané de l’animal, tel qu’il se présente à l’ima­


gination sans ses dérivations et ses spécialisations secondaires,
est constitué par un véritable schème : le schème de l’animé.
Pour le tout jeune enfant, comme pour l’animal lui-même,
l’inquiétude est provoquée par le mouvement rapide et indis­
cipliné. Tout animal sauvage, oiseau, poisson ou insecte, est
plus sensible au mouvement qu’à la présence formelle ou
1 R. Bastide, Sociol. et psychan., p. vu , cf. p. 38, 19 1, 194, 207, 278.
LE RÉGIME DIURNE DE L ’iMAGE

matérielle. Le pêcheur de truite sait très bien que seuls ses


gestes trop brusques paraîtront insolites au poisson. Le test
de Rorschach 1 confirme cette parenté dans le psychisme
humain entre l’animal et son mouvement. Généralement, les
pourcentages de réponses animales et de réponses kinesthé-
siques sont inversement proportionnelles, les unes compen­
sant les autres : l’animal n’étant plus que le résidu mort et
stéréotypé de l’attention au mouvement vital. Plus le pourcen­
tage de réponses animales est élevé plus la pensée est vieillie,
rigide, conventionnelle ou envahie par une humeur dépres­
sive. La grande proportion de réponses animales est le signe
d’un blocage de l’anxiété. Mais surtout, lorsque les réponses
kinesthésiques cumulent avec celles d’animaux, on a l’indi­
cation d’un envahissement de la psyché par les appétits les
plus frustes, accident normal chez le jeune enfant, mais qui
chez l’adulte est synonyme d’inadaptation et de régression
aux pulsions les plus archaïques. L’apparition de l’animalité
dans la conscience est donc symptôme d’une dépression de la
personne jusqu’aux marches de l’anxiété. Il nous reste à dis­
tinguer maintenant diverses spécifications dynamiques du
schème de l’animé.
Une des primitives manifestations de Panimalisation est le
fourmillement « image fugitive mais première 2 ». Ne retenons
par l’étymologie française du mot ni le travail des fourmis qui
apparente l’image de ces dernières à celle du serpent fouisseur.
Ne conservons du fourmillement que le schéma de l’agita­
tion, du grouillement. D ali3, dans de nombreuses œuvres,
a relié directement le fourmillement de la fourmi au grouil­
lement de la larve. C’est ce mouvement anarchique qui,
d’emblée, révèle l’animalité à l’imagination et cerne d’une
aura péjorative la multiplicité qui s’agite. C’est à ce schème
péjoratif qu’est lié le Substantif du verbe grouiller, la
larve 4. Pour la conscience commune, tout insecte et toute
vermine est larve. Schlegel rencontre Hugo 5 lorsqu’il voit

1 Cf. Bochner et Halpern, op. cit., p. 6o sq. ; cf. Rorschach, Psycho­


diagnostic, p. 36-38; cf. Bohm, op. cit., I , p. 145; cf. P ia g e t Form at,
sym h., p. 325 sq. — * Bachelard, L a Terre et les rêveries du repos, p. 56, 60.
— * Cf. Film de Dali-Bunuel, L e chien andalou; cf. tableau : L e grand
M asturbateur. — 4 Bachelard, op. cit., p. 77. — 8 Schlegel, Philo, de la
vie, t. I , p. 296; cf. Baudouin, V . Hugo, p. 14 1.
LES VISAGES DU TEMPS 77

dans la sauterelle un assemblage grouillant et pernicieux.


Thème que Hugo ne fait qu’emprunter à VApocalypse où sau­
terelles et grenouilles — ces vieilles plaies d’Egypte! — se
relaient pour symboliser le mal, dirigées par Abaddon « le
destructeur », l’ange de l’abîme 1. De même, le ver est une
image terrifiante, très fréquente chez Hugo, dans laquelle
Baudouin veut voir un monstre phallique complémentaire
du monstre féminoïde qu’est l’araignée. Le serpent, lorsqu’il
n’est considéré que comme mouvement serpentant, c’est-à-
dire comme fugace dynanisme, implique lui aussi une « dis­
eur sivité » répugnante qui rejoint celle des petits mammifères
rapides, souris et rats 2.
Cette répugnance primitive devant l’agitation se rationalise
dans la variante du schème de l’animation que constitue l’ar­
chétype du chaos. Comme le remarque Bachelard, « il n’y a
pas dans la littérature un seul chaos immobile... et au x v n e siè­
cle on voit le mot chaos orthographié cahot 3 ». L’enfer
est toujours imaginé par l’iconographie comme un lieu chao­
tique et agité, en témoignent aussi bien la fresque de la Six-
tine que les représentations infernales de Jehronimus Bosch
ou la Dulle Grief de Breughel. Chez Bosch d’ailleurs l’agita­
tion va de pair avec la métamorphose animale. Le schème de
l’animation accélérée qu’est l’agitation fourmillante, grouil­
lante ou chaotique, semble être une projection assimilatrice
de l’angoisse devant le changement, l’adaptation animale
ne faisant dans la fuite que compenser un changement brusque
par un autre changement brusque. Or, le changement et
l’adaptation ou l’assimilation qu’il motive est la première
expérience du temps. Les premières expériences douloureuses
de l’enfance sont des expériences du changement : que ce soit
la naissance, les brusques manipulations de la sage-femme
puis de la mère, et plus tard le sevrage. Ces changements con­
vergent vers la formation d’un engramme répulsif chez le
nourrisson. On peut dire que le changement est surdéterminé
péjorativement et par le « complexe de Rank », et par le trau­
matisme du sevrage, qui viennent corroborer cette première

1 Cf. Langton, Démonologie, p. 216; Apoc., ix, 3 et 7; xvi, 13. — ! Ba­


chelard, op. cit., p. 270. — s Bachelard, op. cit., p. 270. Cf. P. Ricœur,
Finitude et culpabilité, 11, JLa symbolique du mal, p. 167 sq.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 7»

manifestation de la crainte que Betcherev, comme Maria Mon-


tessori1, ont mis en évidence dans les réactions réflexes du
nouveau-né soumis à de brusques manipulations.
Il faut rapprocher de cette valorisation négative du mouve­
ment brusque, le thème du Mal chez Victor Hugo que Bau­
douin 2 fort justement appelle le « Zwang », la violence qui se
manifeste aussi bien dans la fuite rapide, la poursuite fatale,
l’errance aveugle de Caïn pourchassé, de Napoléon vaincu ou
de Jean Valjean, l’éternel fugitif. Cette image revêt un carac­
tère obsessionnel chez le poète. Selon le psychanaliste 3 il
existerait une racine œdipienne à un tel fantasme et qui se
manifeste dans les poèmes célèbres de La Conscience, Le
Petit roi de Galice et L'Aigle du casque. Certes, une éducation
œdipienne vient comme toujours renforcer de tels schèmes,
mais il n’en est pas moins vrai que ce schème de la fuite
devant le Destin a des racines plus archaïques que la
crainte du père. Baudouin 4 a raison de rattacher ce thème de
l’errance, du Juif errant ou du Maudit, au symbolisme du
cheval qui constitue le noyau même de ce que le psychanalyste
appelle le « complexe de Mazeppa ». C’est la chevauchée
funèbre ou infernale qui structure moralement la fuite et lui
donne ce ton catastrophique que l’on retrouve chez Hugo
comme chez Byron ou chez Gœthe. Le cheval est isomorphe
des ténèbres et de l’enfer :
« Ce sont les noirs chevaux du chariot de l’ombre 5. »
* **
Les poètes ne font que retrouver le grand symbole du che­
val infernal tel qu’il apparaît dans d’innombrables mythes et
légendes6, en liaison soit avec des constellations aquatiques,
soit avec le tonnerre, soit avec les enfers avant d’être annexé
par les mythes solaires. Mais ces quatre constellations, même
la solaire, sont solidaires d’un même thème affectif : l’effroi

1 Betcherev, op. cit., p. 221 sq. Cf. Kostyleff, op. cit., p. 72; Montes-
sori, L ’Enfant, p. 17, 22, 30. — * Baudouin, op. cit., p. 198-199. — * Cf.
op. cit., p. 101. — 4 Cf. op. cit., p. 1 1 3 ; cf. Jung, Libido, p. 183. — 6Hugo,
Légende des siècles, « L ’Aigle du casque ». — * Cf. Malten, Das Pferd im
Toteng/auben (Jabr. deutsch. Archeo. Inst., t. X X IX , 1914), p. 181 sq.
Nous soulignons bien qu’il ne s’agit que d’un symbole.
LES VISAGES DU TEMPS 79

devant la fuite du temps symbolisée par le changement et par


le bruit.
Examinons d’abord le sémantisme si important du cheval
chtonien. Il est la monture de Hadès et de Poséidon. Ce der­
nier, sous forme d’étalon, s’approche de Gaia la Terre Mère,
Déméter Erinnys, et engendre les Errinyes, deux poulains
démons de la mort. Dans une autre leçon de la légende, c’est
le membre viril d’Ouranos, coupé par Kronos le Temps, qui
procrée les deux démons hippomorphes 1. Et nous voyons se
profiler derrière l’étalon infernal une signification sexuelle et
terrifiante à la fois. Le symbole semble à plaisir se multiplier
lui-même dans la légende : c’est dans un gouffre consacré aux
Errinyes que disparaît Erion le cheval d’Adraste. De même
Brimo 2, la déesse phéraïenne de la mort, est figurée sur des
monnaies montée sur un cheval. D ’autres cultures lient encore
de façon plus explicite le cheval, le Mal et la Mort. Dans VApo­
calypse, la Mort chevauche le cheval blafard3; Ahriman,
comme les diables irlandais, enlève ses victimes sur des che­
vaux; chez les Grecs modernes comme chez Eschyle, la mort
a pour monture un noir coursier 4. Le folklore et les traditions
populaires germaniques et anglo-saxonnes ont conservé cette
signification néfaste et macabre du cheval : rêver d’un cheval
est signe de mort prochaine 8.
Il faut examiner de plus près ce démon hippomorphe alle­
mand, la mahrt, dont l’étymologie est comparée par Krappe 6
au vieux slave mora, la sorcière, au vieux russe mora, le spectre,
au polonais mora et au tchèque mura qui ne sont rien d’autre
que notre cauchemar. Enfin, on peut rapprocher de la même
étymologie le mors, mortis latin, le vieil irlandais marah qui
signifie mort, épidémie, le lithuanien maras qui veut dire peste.
Krappe 7 va même jusqu’à expliquer par euphémisation le
- rapprochement étymologique avec les séduisantes « filles de
Mara », personnifications indiennes du désastre et du mal.
Mais c’est surtout Jung 8 qui insiste sur le caractère hippo-

1 Cf. op. cit., p. 201. — * Cf. op. cit., p. 197; cf. P. Grimai, D ictionnaire,
article Erinnyes. Ces dernières sont également comparées à des « chien­
nes » qui poursuivent les mortels. — * A po c., V I, 8. — 4 Malten, op. cit.,
p. 126; cf. Eschyle, Agamemnon, V. 1660. — 5 Cf. Krappe, Genèse des
M ythes, p. 228. — • O p. cit., p. 229. — 7 O p. cit., p. 229. — 8 Jung,
Libido, p. 242 sq.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 80

morphe du « cauche-mar » et des succubes nocturnes. Il


motive l’étymologie de cauchemar par calcare latin — qui en
français donne l’expression « cocher la poule », c’est-à-dire à
la fois copuler et fouler aux pieds — et par le vieux haut-alle­
mand mahra qui signifie étalon et vient se confondre avec
l’image de la mort dans le radical aryen mar, mourir. Le psy­
chanalyste note au passage que le mot français mère est très
proche de la racine en question x, suggérant par là que la mère
est le premier ustensile que chevauche l’enfant, et également
que la mère et l’attachement à la mère peuvent revêtir un
aspect terrifiant. Une fois de plus nous ajouterons que le sens
psychanalytique et sexuel de la chevauchée apparaît bien dans
la constellation hippomorphe, mais qu’il vient simplement
surdéterminer le sens plus général qui est celui de véhicule vio­
lent, de coursier dont les foulées dépassent les possibilités
humaines et que Cocteau, avec un très sûr instinct, saura
moderniser, dans son film Orphée, en le transformant en
motocyclettes messagères du Destin.
Krappe 2 ajoute d’ailleurs à l’étymologie en question une
remarque qui abstrait le symbole de toute suggestion cava­
lière : en suisse-allemand more est une injure qui veut dire
truie, et mura en bohémien est l’espèce nocturne de papillon
que nous nommons significativement en français : « Sphynx
tête de mort ». Il s’agit donc bien dans tous les cas du
schème très général d’animation doublé de l’angoisse devant le
changement, le départ sans retour et la mort. Ces significa­
tions viennent polariser en la divinité psychopompe et gar­
dienne des enfers Hécate, déesse de la lune noire et des ténè­
bres, fortement hippomorphe, succube et cauchemar dont
Hésiode 3 fait la patronne des cavaliers, la maîtresse de la
folie, du somnambulisme, des rêves et spécialement de l’Em-
puse, fantôme de l’angoisse nocturne. Plus tard, Hécate sera
confondue dans le panthéon grec avec Artémis, la « déesse
aux chiens ». Toujours au même champ de polarisation né­
faste, Ju n g 4 annexe les Walkyries, femmes centaures qui
enlèvent les âmes. La civière mortuaire est appelée au moyen
1 Cf. op. cit., p. 224. — 2 Krappe, op. cit., p. 251. — * Cité par Jung,
op. cit., p. 349. Cf. P. Grimai, op. cit., article Hécate. « Elle apparaît
aux magiciens et aux sorcières... sous la forme de différents animaux :
jument, chienne, louve, etc. ». — 4 Cf. Jung, op. cit., p. 272.
LES VISAGES DU TEMPS 81

âge « Cheval St-Michel », le cercueil se dit en persan « cheval


de bois », et P. M. Schuhl, après Ch. Picard1, fait de très inté­
ressantes remarques sur le cheval cénotaphe dans l’antiquité
classique. Notons que dans l’Apocalypse le cheval de la mort
présente un remarquable isomorphisme avec le lion et la
gueule du dragon. En effet, les chevaux des anges extermina­
teurs ont des têtes « comme des têtes de lion » et leur pou­
voir réside « dans leur bouche et dans leur queue, celle-ci
semblable à un serpent et pourvue d’une tête, et c’est par elle
qu’ils font le mal...2 ». On voit donc comment s’esquisse sous
le schème de l’animé l’archétype de l’Ogre que nous étudie­
rons tout à l’heure. Pour l’instant, examinons encore les cons­
tellations symboliques qui gravitent autour du symbolisme
hippomorphe.
Malgré les apparences, le cheval solaire se laisse facilement
assimiler au cheval chtonien. Comme nous le constaterons à
propos du signe zodiacal du lion, le soleil n’est pas un arché­
type stable et les intimations climatiques peuvent très souvent
lui donner un net accent péjoratif. Dans les pays tropicaux,
le soleil et son cortège de disette et de sécheresse est néfaste.
Le Surya védique 3, le soleil destructeur, est représenté par un
coursier. Les multiples chevaux solaires de la tradition euro­
péenne conservent plus ou moins euphémisé le caractère
redoutable du Surya védique. Leucippe est un cheval blanc,
ancien dieu solaire, et les Rhodiens sacrifient des chevaux à
Hélios 4. Freyr, le dieu solaire S c a n d in a v e , se voit consacrer
les chevaux, son substitut chrétien saint Etienne est également
protecteur de ces animaux. Josias fait disparaître les chevaux
consacrés au soleil par les rois de Juda 5. Mais ce n’est pas au
soleil en tant que luminaire céleste qu’est lié le symbolisme
hippomorphe, mais au soleil considéré comme redoutable
mouvement temporel. C’est cette motivation par l’itinéraire
qui explique l’indifférente liaison du cheval avec le soleil ou la
lune : les déesses lunaires des Grecs, des Scandinaves, des

1 P. M. Schuhl, L a Fabulation platonicienne, p. 75 ; cf. Ch. Picard,


L e Cénotaplee de M idéa, in Keu. Philolog., 1933, p. 341-354. — * A poc. IX ,
17-19. — 3 R ig V éd., V II, 77; cf. le Soleil guerrier Uitzilopochtli des
anciens Mexicains, Soustelle, op. cit., p. 24, 64. Le Sud est appelé « Uitz-
lampa » : « le côté des épines ». —- 4 Cf. Krappe, op. cit., p. 85. —
5 II R ois, X X III, n .
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 82

Perses voyagent sur des véhicules traînés par des chevaux. Le


cheval est donc symbole du temps puisque lié aux grandes
horloges naturelles. C’est ce qu’illustre admirablement l’Upa-
nishad Brihad-Aranyaka x, dans laquelle le cheval est l’image
même du temps, l’année étant le corps du cheval, le ciel étant
son dos, l’aurore sa. tête. Mais déjà s’introduit dans cette figu­
ration hippomorphe du zodiaque une possible valorisation
positive, à plus forte raison lorsque dans les pays tempérés le
cheval sera lié à Phœbus et perdra peu à peu les sombres va­
leurs négatives qui l’animaient. En cette euphémisation réside
un typique exemple de la vie des symboles qui, sous les pres­
sions culturelles, transmigre et se charge de significations dif­
férentes. Par l’intermédiaire solaire on voit même le cheval
évoluer d’un symbolisme chtonien et funèbre à un pur symbo­
lisme ouranien, jusqu’à devenir le double de l’oiseau dans la
lutte contre le serpent chtonien 2. Mais selon nous, cette évo­
lution euphémisante jusqu’à l’antiphrase n’est due qu’aux
intimations historiques et généralement aux rivalités de deux
peuplements successifs d’une même contrée : les croyances de
l’envahisseur et de l’ennemi ont toujours tendance à être sus­
pectées par l’indigène. Ce renversement symbolique est, nous
le verrons, fort répandu, et dans le cas du cheval il semble
venir d’un impérialisme archétypal ourano-solaire 3 qui peu à
peu convertit bénéfiquement les attributs primitifs attachés
au simple symbolisme du soleil : on passe de la fuite du temps
au soleil néfaste et tropical, puis de la course solaire à une sorte
de triomphe apollinien du soleil tempéré, triomphe auquel le
cheval continue de participer 4. Mais primitivement le cheval
reste le symbole de la fuite du temps, lié au Soleil Noir tel que
nous le retrouverons dans le symbolisme du lion. On peut
donc, en général, assimiler le sémantisme du cheval solaire à
celui du cheval chtonien. Le coursier d’Apollon n’est que
ténèbres domptées.
Le cheval aquatique nous semble également se réduire au
cheval'infemal. Non seulement parce que le même schème de

1 Brihad-Arany. Upan, I, 1. — * Cf. Piganiol, op. cit., p. 108, note 6. —


3 Cf. infra, p. 150. Cf. Soustelle, op. cit., p. 65-66. — 4 Le soleil bienfai­
sant est l’Apollon hyperboréen qui semble avoir été imposé aux cultures
subtropicales et tropicales par les envahisseurs indo-européens.
LES VISAGES DU TEMPS *3

mouvement est suggéré par l’eau courante, les vagues bondis­


santes et le rapide coursier, non seulement parce que s’impose
l’image folklorique de « la grande jument blanche 1 », mais
encore le cheval est associé à l’eau à cause du caractère terri­
fiant et infernal de l’abîme aquatique. Le thème de la chevau­
chée fantastique et aquatique est courant dans le folklore fran­
çais, allemand 2 ou anglo-saxon. On retrouve de semblables
légendes chez les Slaves, les Livoniens comme chez les Per­
sans. Dans le folklore de ces derniers, c’est le roi Sassanide
Yezdeguerd Ier qui est tué par un cheval mystérieux sorti d’un
lac, comme est tué en occident Théodoric l’Ostrogoth 3. En
Islande, c’est le démon hippomorphe « Nennir », frère du
« Nykur » des îles Feroë, et du « Nok » norvégien, frère du
« Kelpi » écossais et du démon des sources de la Senne 4, qui
hante les rivières. Enfin Poséidon donne le ton à toute la sym­
bolique grecque du cheval. Non seulement il prend la forme
de cet animal, mais encore c’est lui qui fait don aux Athéniens
du cheval 5. Poséidon, ne l’oublions pas, est fils de Kronos, il
porte le trident primitivement fait des dents du monstre (nous
soulignerons bientôt cet isomorphisme entre schème de l’ani­
mation et archétype de la gueule dentée). C’est le dieu « sau­
vage, mécontent, perfide 6 ». Il est également le dieu des trem­
blements de terre, ce qui lui donne un aspect infernal. Le
corrélatif celte du Poséidon grec est « Nechtan », démon
qui hante les fontaines, parent étymologique du Neptune
latin 7.
Enfin, dernier avatar, le cheval se voit lié au phénomène
météorologique du tonnerre. Et Pégase, fils de Poséidon,
démon de l’eau, porte les foudres de Jupiter 8. Peut-être faut-il
voir dans cet isomorphisme une confusion, au sein du schème
de l’animation rapide, avec la fulgurance de l’éclair. C’est ce
que Jung laisse entendre à propos des Centaures, divinités du
vent rapide, et d’ajouter tel un freudien, « du vent enragé cou-

1 Cf. Sébillot, Folklore de France, II, p. 10-12. — * Cf. Wolf, Deutsche


Màrchen, p. 351, 580. — 3 Cf. Krappe, op. cit., p. 204. — * Cf. Sébillot,
op. cit., II, p. 207. — 6 Cf. Eliade, op. cit., p. 181. — “ Cf. Eliade, op. cit.,
p. 182. — 7 Cf. Krappe, op. cit., p. 205-206. Cf. P. Grimai, Dictionnaire,
article Poséidon. Ce dernier est le père du cheval Pégase et du cheval
Aréion. — 8 Cf. Krappe, op. cit., p. 169.
LE RÉGIME DIURNE DE L ’iMAGE 84

relit de jupons1 ». D ’autre part, Salomon Reinach 2 a montré


que le roi mythique Tyndare est un ancien dieu chevalier et que
son nom se confond avec le vocable onomatopéïque du ton­
nerre tundere. C’est donc sous l’aspect d’un cheval bruyant et
ombrageux que le folklore, comme le mythe, imagine le ton­
nerre. C’est ce que signifie la croyance populaire prétendant,
lorsqu’il tonne, que « Le Diable ferre son cheval3 ». Nous
retrouverons, à propos du cri animal, cet aspect bruyant
de la thériomorphie. Le galop du cheval est isomorphe du
rugissement léonin, du mugissement de la mer comme celui
des bovidés.
Avant de passer à ce doublet bovin du cheval indo-euro­
péen, récapitulons la convergence du sémantisme hippomor­
phe. Nous avons découvert une remarquable concordance
avec notre propre analyse dans le beau travail de Dontenville
sur la Mythologiefrançaise 4. Ce dernier circonscrit bien les signi­
fications complémentaires que prend le symbole hippomorphe :
d’abord un aspect terrifiant monstrueux, tel le cheval du
métope de Selinonte qui s’élance du col tranché de la Gor­
gone, puis toute une série de valorisations négatives intervien­
nent. Le « Cheval blanc », le cheval sacré des Germains qui de
nos jours en basse Saxe est confondu avec le « Schimmel Rei-
ter », symbole de la catastrophe marine, se manifestant par
l’inondation et la rupture des digues, proche parent de la per­
fide « Blanque jument » du Pas-de-Calais, du « Bian Cheval »
de Celles-sur-Plaine, du « Cheval Malet » vendéen, ou de ce
« Cheval Gauvin » jurassien qui noie dans la Loue5les passants
attardés. Troisièmement Dontenville discerne l’aspect astral
de la « Grant jument » ou du « Bayart » folklorique qui se
déplace d’Est en Ouest en des bonds prodigieux : mythe so­
laire christianisé sous la forme d’un cheval de St-Martin ou de
St-Gildas, dont le sabot se grave un peu partout en France. De
ces empreintes naissent les sources, et l’isomorphisme de
l’astre et de l’eau se trouve constitué : le cheval est à la fois
course solaire et course fluviale. Enfin, et c’est là le point de
concordance le plus intéressant pour notre étude, Donten-
1 Jung, Libido, p. 269. Sur la « celeritas », cf. Dumézil, Mitra-Varuna,
p. 19 sq. — 2 Cf. S. Reinach, Cultes, Mythes, Religions, t. V , p. 124. —
* Cf. Jung, Libido, p. 267, et Horace, Ode, I, 34-37 : « tonantes equos ». —
4Dontenville, Myth.franç., p. 154. — 6Cf. Dontenville, op. cit., p. 156-157.
LES VISAGES DU TEMPS 85

ville 1 observe un renversement dialectique du rôle de Bayart,


semblable à l’euphémisation du cheval solaire que nous avons
discernée. Par une espèce d’antiphrase sentimentale, le cheval
Bayart, démon maléfique des eaux, est invoqué pour le fran­
chissement des rivières. Dontenville 2 donne de ce phénomène
une explication historique et culturelle : l’envahisseur germain,
cavalier et nomade, introduisant le culte du cheval tandis que
le Celte vaincu aurait considéré le cheval du vainqueur comme
un démon maléfique et porteur de mort, les deux valorisations
subsistant par la suite côte à côte. Sans contester le rôle de ces
intimations historiques, nous allons voir et nous confirmerons
plus loin qu’elles jouent un rôle inverse de celui qu’a pressenti
Dontenville dans le renversement des valeurs symboliques,
et qu’il faut chercher des motivations plus impératives et du
domaine psychologique à ces attitudes axiologiques et séman­
tiques si contradictoires. Nous retrouverons bientôt, à propos
du Héros lieur et du Héros coupeur, d’identiques processus de
transformation3. Dès 4 maintenant, relevons les étapes de cette
transformation et signalons que le « Cheval fée », « engendré
par le dragon », du Roman Courtois Renaud de Montauban est
prisonnier du monstre et n’est conquis que de haute lutte par
le héros Maugis qui use pour cela d’abord de procédés magi­
ques, puis d’un combat singulier. La victoire acquise, Maugis
« dérompt les chaînes de Bayart » et ce dernier, dompté,
devient la fidèle monture du bon chevalier, monture bénéfique
qui volera au secours des « Quatre fils Aymon » comme des
Sept Chevaliers. Cette transmutation des valeurs hippomor-
phes — qui, contrairement à la théorie historique de Donten­
ville, est une transmutation dans le sens positif — est symbo-
1 Cf. Dontenville, op. cit., p. 158, cf. p. 168. Dans des contextes
folkloriques amérindiens, américains et africains, où l’aspect thério­
morphe est valorisé très négativement, S. Comhaire-Sylvain (Les
Contes haïtiens) dépiste elle aussi l’insolite valorisation positive du
cheval (II, p. 159-212). Le cheval Domangage du conte haïtien semble
être le type du cheval bénéfique, tantôt sage conseiller, tantôt moyen
magique de locomotion et qui permet à la belle Gamarissel et à son
frère Dianacoué de surmonter toutes les embûches. Malgré cette euphé-
misation de Domangage, ce dernier cependant conserve les caractères
météorologiques traditionnels du cheval mythique démon de l’orage :
« Dianacoué tout le long de la route vidait le ventre du cheval qui avalait
du vent pour remplacer ses entrailles »; cf. op. cit., II, p. 10. — ! Cf.
Dontenville, op. cit., II, p. 156. — 8 Cf. infra, p. 172. — 4 Cf. Renaud de
Montauban, édit. F. Castets, 1906. Cf. Dontenville, op. cit., p. 162-163.
LE RÉGIME DIURNE DE L’IMAGE 86

lisée par le changement de couleur de Bayart1, naturellement


blanc, mais teint en bai pour les besoins de la cause. Nous
voyons donc poindre dans la légende des Quatre fils Aymon le
processus d’euphémisation que nous soulignions à propos du
cheval solaire et que nous retrouverons tout au cours de cette
étude. Le cheval perfide, ombrageux, se transforme en une
monture domptée et docile, attelée au char du héros victo­
rieux. C’est que devant le vainqueur comme devant le temps
il n’y a pas qu’une seule attitude possible. Certes, on peut ré­
résister et héroïquement hypostasier les périls et les maléfices
que l’envahisseur ou le temps fait subir au vaincu. On peut
aussi collaborer. Et l’histoire, bien loin d’être un impératif,
n’est qu’une intimation devant laquelle le choix et la liberté
sont toujours possibles.
Nous nous sommes arrêtés à cet exemple donné par le folklo-
riste pour montrer la remarquable convergence anthropolo­
gique de notre étude avec celle de l’historien de la mythologie
française, mais aussi pour souligner l’extrême complexité,
sans cesse menacée de polyvalences antithétiques, qui règne
au niveau du symbole « stricto sensu », du symbole prêt à
passer, comme nous le disions 2, du plan sémantique à celui de
îa pure sémiologie. Il nous reste pour compléter le symbo­
lisme du cheval à examiner le symbolisme corollaire des bovi­
dés et des autres animaux domestiques.
Les symboles bovins apparaissent comme des doublets pré­
aryens de l’image du cheval3. Le taureau joue le même rôle
imaginaire que le cheval. Le mot sanscrit « ge » présente en-
raccourci l’isomorphisme de l’animal et du bruit, car il signifie
taureau, terre, autant que b ru it4. Si au premier chef le taureau
est chtonien comme le cheval, il est également, comme ce der­
nier, symbole astral, mais plus que ce dernier il est indifférem­

1 Cf. Dontenville, op. cit., p. 165. — 2Cf. supra, p. 54. — * Cf. R. Lowie,
M anuel d'anthrop. culturelle, p. 55-56. Toutefois il semble bien que dès
l’époque paléolithique, le cheval et les bovidés (bœuf, bison) soient
utilisés corrélativement dans l’iconographie des cavernes; bien plus,
Leroi-Gourhan a montré statistiquement que dans les couplages d’ani­
maux sur les parois des cavernes, « le cheval est, par excellence, l’élé­
ment complémentaire des couplages puisqu’il rassemble sept des thèmes
de couplage sur douze » (R épartition et groupement des animaux dans
l ’art pariétal paléolithique), in b u ll. soc. préhist. fran ç ., t. LV, fasc. 9, p. 517.
— * Cf. le chinois « ghen », la terre.
LES VISAGES DU TEMPS 87

ment solaire ou lunaire. Non seulement on trouve des dieux


lunaires à forme taurine bien caractérisée, tels Osiris, ou Sin le
Grand Dieu mésopotamien, mais encore les déesses lunaires
taurocéphales portent entre leurs cornes l’image du soleil1.
Les cornes des bovidés sont le symbole direct des « cornes »
du croissant de lune, morphologie sémantique qui se renforce
par son isomorphisme avec la faux ou la faucille du Temps
Kronos, instrument de mutilation, symbole de la mutilation
de la lune qu’est le croissant, le « quartier » de lune. Comme
le lion, le taureau Nandin 2 est le monstre de Shiva ou de Kali
Durga, c’est-à-dire de la phase du temps destructrice. A tra­
vers la symbolique thériomorphe, l’astre — soleil ou lune —
n’est donc pris que comme symbole du temps, le Surya védi­
que, le Soleil Noir, est aussi appelé « taureau », comme à
Àssur le dieu Taureau est fils du soleil ainsi que Freyr, le
Grand Dieu des Scandinaves 3. Les significations aquatiques
sont les mêmes pour le taureau que pour le cheval : le taureau
des eaux existe en Ecosse, en Allemagne comme dans les Pays
Baltes. Achélaos, dieu de la rivière, a une forme taurine 4;
Poséidon garde la forme asianique du taureau, et c’est sous ce
visage qu’il se manifeste à Phèdre dans la tragédie d’Euripide
ou de Racine 5. C’est par là qu’il faut expliquer le caractère
cornu de nombreux fleuves : le Tibre de Virgile, comme
l’Eridan ou l’Océanos grec sont à tête taurine. Monstre des eaux
furieuses, le taureau a peut-être même étymologie que notre
Tarasque 6. Tarascon donne en effet Tarusco chez Strabon et
Tauruscus chez Ptolémée. « Le taureau en son étymologie
tient peut-être au (mot) tar (qui signifie roche en pré-indo­
européen) de Tarascon...; d’ailleurs en Bretagne, à la Hague,
à Runigon, etc., le monstre est un taureau tout noir sorti de
la roche. » Et Dontenville 7 souligne par là l’isomorphisme
chtonico-aquatique du symbole taurin. Quant au taureau 8 du
tonnerre, rien n’est plus universel que son symbolisme, de
1 Cf. Krappe, op. cit., p. 86. — 2 Cf. H. Zimmer, M ythes et symboles
dans l ’art et la civilisation de l ’Inde, p. 7 1; cf. Krappe, op. cit., p. 82. —
3 Cf. Krappe, op. cit., p. 87. — 4 Cf. P. Grimai, op. cit. : « Il pouvait
revêtir la forme qui lui plaisait : tantôt celle d’un taureau, tantôt celle
d’un dragon ». — 5 Cf. Krappe, op. cit., p. 201. — 6 Cf. Dontenville,
op. cit., p. 135. Cf. L. Dumont, L a Tarasque, p. 105. — 7 Dontenville,
op. cit., p. 138. — 8 Cf. Eliade, Traité, p. 85-8. R ig V éda, II, 34-2; V II,
56-9.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 88

l’Australie actuelle à l’antiquité phénicienne ou védique, on


retrouve toujours le taureau lié au déchaînement atmosphé­
rique. Tel le « bull roarer » des Australiens dont le beugle­
ment est celui de l’ouragan en furie. Prédravidiens et dravi-
diens honorent le taureau de la foudre et Indra — appelé par
les Védas 1 le « taureau de la terre » — est, avec ses auxiliaires
les Maruts, le possesseur de Vajra, la foudre. Toutes les cul­
tures paléo-orientales symbolisent la puissance météorolo-
logique et destructrice par le taureau. Les surnoms sumériens
d’Enlil signifient : « Seigneur des vents et de l’ouragan »,
« Maître de l’ouragan », « Dieu de la corne », dont la parèdre
est Ningalla « la Grande Vache ». Le dieu Min, prototype de
l’Ammon égyptien, est qualifié de taureau et possède la foudre
comme attribut, sa parèdre est la vache Hator, enfin Zeus
tonnant enlève Europe, s’unit à Antiope et tente de violer
Déméter sous la forme d’un taureau fougueux 2.
Nous constatons donc l’étroite parenté du symbolisme tau­
rin et du symbolisme équestre. C’est toujours une angoisse qui
motive l’un et l’autre, et spécialement une angoisse devant
tout changement, devant la fuite du temps comme devant le
« mauvais temps » météorologique. Cette angoisse est surdé­
terminée par tous les périls incidents : la mort, la guerre,
l’inondation, la fuite des astres et des jours, le grondement du
tonnerre et l’ouragan... Son vecteur essentiel est bien le schè­
me de l’animation. Cheval et taureau ne sont que des symbo­
les, culturellement frappants, qui renvoient à l’alerte et à la
fuite de l’animal humain devant l’animé en général. C’est ce
qui explique que ces symboles soient facilement interchan­
geables et qu’ils puissent toujours, dans le Bestiaire, se donner
des substituts culturels ou géographiques. Krappe 3 remarque
que les astres — nous dirons le cours temporel des astres —
prennent de nombreuses formes animales : chien, bélier, san­
glier, tandis qu’Eliade 4 note que Verethragna, PIndra iranien,
apparaît à Zarathoustra indistinctement sous forme d’étalon,
de taureau, de bouc ou de sanglier. En dernière analyse on
peut constater avec Langton 5 que la croyance universelle aux
puissances maléfiques est liée à la valorisation négative du

1 A t. Véda, X II, i, 6. — 2 Cf. Eliade, op. cit., p. 88. — 3 Krappe,


op. cit., p. 87. — 4 Eliade, Traité, p. 84. — 5 Langton, op. cit., p. 229.
LES VISAGES DU TEMPS 89

symbolisme animal. Le spécialiste de la démonologie constate


que de nombreux démons sont des esprits désincarnés d’ani­
maux, spécialement d’animaux redoutés de l’homme, ou
encore des créatures hybrides, mélanges de parties d’animaux
réels. On peut trouver dans l’Ancien Testament plusieurs
traces de cette démonologie thériomorphe 1. La démonolo­
gie sémitique nous donne toutes les variétés de la thériomor-
phie. D ’abord les Se'irim ou démons velus, communs aux
croyances babyloniennes, arabes et hébraïques qui — nous
retrouvons encore une fois les ambivalences signalées par
Dontenville 2 — furent objet d’adoration chez les Assyriens,
les Phéniciens et même les Hébreux. Le sens courant du mot
sair (pluriel se’irim) est, selon Langton 3, bove et étymologi­
quement le « velu ». Azazel, le grand bouc de la tradition cab-
baüstique, était le chef des Se’irim 4. Font cortège à ces démons
velus les Cijjim, « les jappeurs, les crieurs », qui hantent le
désert, puis les Ochim, « les hurleurs », qui peuvent s’apparen­
ter à Ahoû, le chacal assyrien, ou encore aux hibous. Nous
verrons que les autruches, les chacals et les loups sont les
autres incarnations sémitiques des esprits néfastes, mais ces
animaux nous conduisent à examiner une autre implication des
symboles thériomorphes qui vient valoriser encore davantage
dans un sens négatif le schème de l’animation terrifiante et ses
symboles, et barrer la route à l’euphémisation.
** *
Comme l’écrit Bachelard 5, empruntant son vocabulaire aux
alchimistes, on assiste au glissement du schème thériomorphe
vers un symbolisme « mordicant ». Le grouillement anarchi­
que se transforme en agressivité, en sadisme dentaire. Peut-
être est-ce leur caractère adlérien 6 qui rendait les images ani-
1 Isaie, X III, 21, et X X X IV , 14. — 2 Cf. supra, p. 75. — 3 Langton,
op. cit., p. 50. — * Sur Azazel et le Bouc émissaire, cf. Langton, op. cit.,
p. 53 sq. On peut trouver la même thériomorphie démoniaque dans la
mythologie des Indiens Aymara et Kicua, qui ont eux aussi un démon
cheval et vampire « Kiciri », un démon chat, un diable cornu « Ancacu »,
un diable aquatique, etc. Cf. Métraux, Contribution au fo lklo re andin, in
Journ. Soc. Am erican, X X V I, 1934, p. 72-75. — 6 Bachelard, L a terre
et les rêveries du repos, p. 62. — • Cf. Adler, op. cit., cf. p. 52, 150, 163, 176.
Cf. Madeleine Ganz, L a Psychologie d A . A d ler et le développement de
l ’enfant.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 90

maies et les mythes de lutte animale si familiers au jeune en­


fant, compensant ainsi progressivement ses légitimes senti­
ments d’infériorité. Souvent en effet, dans le rêve ou la rêverie
enfantine, l’animal dévorant se métamorphose en justicier.
Mais la plupart du temps l’animalité, après avoir été le symbole
de l’agitation et du changement, endosse plus simplement le
symbolisme de l’agressivité, de la cruauté. Notre chimie scien­
tifique a gardé de son enfance alchimiste le verbe « attaquer ».
Bachelard 1 écrit une très pertinente page sur le Bestiaire
alchimique, montrant comment une chimie de l’hostilité,
grouillante de loups et de lions dévorants, existe parallèle­
ment à la douce chimie de l’affinité et des « Noces Chymiques ».
Par transfert, c’est donc la gueule qui arrive à symboliser
toute l’animalité, qui devient l’archétype dévorant des sym­
boles que nous allons examiner. Remarquons bien un carac­
tère essentiel de ce symbolisme : il s’agit exclusivement de la
gueule armée de dents acérées, prête à broyer et à mordre, et
non de la simple bouche avalante et suceuse qui, elle — nous
le verrons 2 — est l’exacte inversion du présent archétype. Le
schème péjoratif de l’animation se voit, semble-t-il, renforcé
par le traumatisme de la dentition qui coïncide avec les rêve­
ries compensatrices de l’enfance. C’est donc une gueule ter­
rible, sadique et dévastatrice qui constitue la seconde épipha-
nie de l’animalité. Un poète inspiré retrouve naturellement
l’archétype de l’ogre Kronos lorsqu’il prend à la lettre l’ex­
pression figurée « la morsure du temps » et écrit 3 :
« Temps aux lèvres de lime, en des visages successifs, tu
t’aiguises, tu deviens fiévreux. »
Pourrait servir de transition entre le schème de l’animation
et la voracité sadique, le cri animal, mugissement que la gueule
armée vient surdéterminer. Les psychanalistes, dont nous reje­
tons les conclusions trop strictement œdipiennes, voudraient
voir l’origine de la musique primitive, si proche du bruit
« concret », dans l’imitation du beuglement de l’ancêtre toté-
mique 4. Bastide 5 remarque que tous les héros musiciens,
Marsyas, Orphée, Dionysos et Osiris meurent le plus souvent
déchirés par la dent des fauves. Dans l’initiation mithriatique
1 Bachelard, op. cit., p. 62-63; cf. p. 277. — * Cf. infra, p. 233. —
5 R. Char, A une sérénité crispée. — 4Cf. article P. Germain et P. Bugnardin
Kev. franc, psychan., 1928, 1934. — 6 Bastide, op. cit., p. 57.
LES VISAGES DU TEMPS 91

on peut retrouver des rituels de mugissement, et cette initia­


tion est commémorative d’un sacrifice Bachelard 2 montre
comment le cri inhumain est lié à la « bouche » des cavernes, à
la « bouche d’ombre » de la terre, aux voix « caverneuses »
incapables de prononcer de douces voyelles. Enfin, dans l’ex­
ploration expérimentale du rêve, on rencontre des sujets ter­
rorisés par les cris d’êtres semi-animaux qui hurlent, plongés
dans une mare fangeuse 3. C’est donc dans la gueule animale
que viennent se concentrer tous les fantasmes terrifiants de
l’animalité : agitation, manducation agressive, grognements
et rugissements sinistres. Il ne faut donc pas s’étonner si au
Bestiaire de l’imagination certains animaux mieux doués en
agressivité sont évoqués plus fréquemment que d’autres. La
liste des démons sémitiques que nous avions ébauchée à la fin
du précédent paragraphe se prolonge, par exemple, par l’évo­
cation des Benoth Ya'anah, « les filles de la gloutonnerie », qui
pour les Arabes ne seraient que les autruches dont l’estomac
a conservé, en Occident même, une solide réputation; les Sep-
tantes traduisent plus classiquement par « sirènes 4 ». Puis
viennent les Ijjm , les loups, mot issu, selon Langton s, d’une
racine signifiant « hurler », auxquels se joignent tout naturel­
lement les Tannim, les chacals.
C’est le loup qui, pour l’imagination occidentale, est l’ani­
mal féroce par excellence. Craint de toute l’Antiquité et du
Moyen Age, il revient aux temps modernes périodiquement se
réincarner dans une quelconque bête du Gévaudan, et dans les
colonnes de nos journaux il constitue le pendant mythique et
hivernal des serpents de mer estivaux. Le loup est encore au
xxe siècle un symbole enfantin de peur panique, de menace, de
punition. Le « Grand Méchant Loup » vient relayer l’inquié­
tant Ysengrin. Dans une pensée plus évoluée, le loup est assi­
milé aux dieux du trépas et aux génies infernaux. Tel le Mor-
môlyké 6 des Grecs dont le vêtement d’Hadès, fait d’une peau
de loup, est une survivance 7, comme d’ailleurs la peau de loup
1 Cf. Jung, L ibido , p. 90. — 2 Bachelard, R év. repos, p. 194-195. —
* Cf. Desoille, op. cit., p. 94. — * Michée, 1, 8. — 5 Langton, op. cit., p. 51.
— * Cf. Grimai, op. cit., articles Mormô, Mormôlycé. « La louve Mormô-
lycé est comme Mormô un démon féminin dont on menaçait les enfants.
On l’accusait de mordre les enfants méchants... et de les rendre boi­
teux. Elle passait pour être la nourrice de l’Achéron... » — 7 Cf. Krappe,
op. cit., p. 226; cf. O. Gruppe, Griecbische M ytholog., p. 769.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 92

qui revêt le démon de Temèse ou le dieu chtonien gaulois que


César identifie au Dis Pater1 romain. Pour les anciens Etrus­
ques, le dieu de la Mort a des oreilles de loup. Bien significative
de Pisomorphisme que nous examinons présentement est la
consécration romaine du loup, voué au dieu Mars gradinus, au
Mars « agité », qui court, ou encore à Arès, la violence des­
tructrice proche de celle des Maruts, compagnons de Rudra 2.
Dans la tradition nordique les loups symbolisent la mort cos­
mique; ils sont dévoreurs d’astres. Dans les Eddas, ce sont
deux loups Skôll et Hali, fils d’une géante, et également le
loup Fenrir qui pourchassent le soleil et la lune. A la fin du
monde, Fenrir dévorera le soleil, tandis qu’un autre loup,
Managamr, en fera autant de la lune. Cette croyance réapparaît
tant en Asie septentrionale où les Yakoutes expliquent les
phases lunaires par la voracité d’un ours ou d’un loup dévo­
rant, que dans nos campagnes françaises où l’on dit indiffé­
remment qu’un chien « hurle à la lune » ou bien « hurle à la
mort ». En effet, le doublet plus ou moins domestique du loup
est le chien, également symbole du trépas. En témoigne le
panthéon égyptien 3 si riche en figures cynomorphes : Anubis,
le grand dieu psychopompe, est appelé Impou, « celui qui a la
forme d’un chien sauvage », et à Cynopoüs est vénéré comme
dieu des enfers. A Lycopolis, c’est le chacal Oupouahout à qui
échoit ce rôle, tandis que Kenthamenthiou a aussi l’aspect
d’un chien sauvage. Anubis nous renvoie au Cerbère gréco-
indien. Les chiens symbolisent également Hécate *, la lune
noire, la lune « dévorée », quelquefois représentée, comme
Cerbère, sous la forme d’un chien tricéphale. Enfin, du strict
point de vue de la psychologie, Marie Bonaparte 5a bien mon­
tré, dans son auto-analyse, la liaison étroite qui existait entre
la mort — dans ce cas la mère morte — et le loup chtonien
associé au tremblement de terre et finalement à Anubis. Cette
« phobie d’Anubis », plus explicite que la crainte du Grand

1 Cf. Grimai, op. cit., article D is Pater, « Le Père des Richesses, est
un dieu du monde souterrain... de très bonne heure identifié à Pluton... ».
— 8 Cf. Krappe, op. cit., p. 173. — 8 Cf. Gorce et Mortier, H ist. génér.
des religions, I , p. 218. Sur le dieu « chien » des anciens Mexicains :
« Xolotl », qui guide les âmes vers les enfers, cf. Soustelle, op. cit., p. 54.
— 4 Cf. Harding, M ystères de la fem m e, p. 228; cf. Grimai, op. cit.,
article Hécate. — 6 M. Bonaparte, Psych. anthr., p. 96.
LES VISAGES DU TEMPS 95

Méchant Loup, terrorisa l’enfance de la psychanalyste, se


reliant, en cours d’analyse, par un remarquable isomorphisme
au schème de la chute dans la mer et à du sang. Il y a donc
une convergence très nette entre la morsure des canidés et la
crainte du temps destructeur. Kronos apparaît ici avec le
visage d’Anubis, du monstre dévorant le temps humain ou
s’attaquant même aux astres mesureurs du temps.
Le lion, et quelquefois le tigre et le jaguar, remplit dans les
civilisations tropicales et équatoriales 1 à peu près la même
fonction que le loup. On rapproche l’étymologie de leo, de slei,
« déchirer », qu’on retrouve dans le sli^am, « fendre », du vieil
allemand 2. Lié dans le zodiaque au soleil brûlant et à la mort,
il passe pour dévorer ses petits, il est la monture de Durga, il
entre dans la composition de la fameuse image du Sphynx.
Mais c’est dans la Nrisinha - pûrva - tâpaniya Upatiishad et la
Nrisinha - uttara - tâpaniya - Upanishad ou « Upanishad de
l’homme Lion » (sinah signifiant lion) que le roi des animaux
est assimilé à la toute puissance terrible de Vishnou 3 : « Vish­
nou le Terrible, le Tout Puissant, l’immense, flamboie dans
toutes les directions, gloire soit à l’homme-lion effroyable. »
Le Dieu Vishnou est le dieu des avatars, le zodiaque étant ap­
pelé « disque de Vishnou 4 », c’est-à-dire le soleil mesureur du
temps. La racine du mot sinba n’est pas, d’autre part, sans rap­
peler la lune sin, horloge et calendrier par excellence. Le lion
est donc lui aussi un animal terrible, apparenté au Kronos
astral. Krappe 5 nous signale de nombreuses légendes, chez les
Hons comme chez les Boschimans, dans lesquelles le soleil
plus ou moins léonin dévore la lune ; d’autres fois c’est la divi­
nité du tonnerre qui se livre à cette curée. En Croatie chré­
tienne c’est à saint Elie que revient le rôle de mangeur de lune.
Les éclipses sont à peu près universellement considérées
comme des destructions par morsure de l’astre solaire ou

1 Cf. Krappe, op. cit., p. 135-136. — * Cf. Boisacq, Dictionnaire étymo­


logique de la langue grecque. — 9 Cf. Zimmer, op. cit., p. 42. — 4 Cf. Senard,
.Le Zodiaque, p. 148; cf. infra, p. 349. — 6 Cf. Krappe, op. cit., p. n o ,
134. Les anciens Mexicains se représentaient la terre sous forme d’un
être monstrueux aux mâchoires largement ouvertes, Tlaltecutli, « le
Seigneur de la Terre ». C’est lui qui avale le soleil à la tombée du jour
ainsi que le sang des sacrifiés. Il chevauche un gigantesque crocodile,
Cipactli, nageant sur les eaux primordiales. Cf. Soustelle, oc., p. 34.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 94

lunaire. Les Mexicains précolombiens employaient l’expres­


sion tonatiuh qualo et qualo, soit : « dévoration » du soleil
et de la lune. On retrouve les mêmes croyances chez les Caraï­
bes, les Maures; et chez les Indiens Tupi, c’est un jaguar qui
est l’animal dévorant, tandis que pour les Chinois c’est indif­
féremment un chien, un crapaud ou un dragon; chez les Nagas
d’Assam c’est un tigre, et chez les Persans c’est le diable lui-
même qui se livre à ce funeste festin. On voit donc déjà l’am­
bivalence de l’astre dévorant-dévoré venir se cristalliser dans
l’agression thériomorphe du lion ou de l’animal dévorant. Le
soleil est à la fois lion, et dévoré par le lion. C’est ce qui ex­
plique la curieuse expression du Rig l/êda 1 qui qualifie le
soleil de « noir » : Savitri, dieu solaire, est en même temps la
divinité des ténèbres. En Chine on retrouve la même concep­
tion du soleil noir Ho, qui se rattache au principe Yin, à l’élé­
ment nocturne, féminin, humide et paradoxalement lunaire 2.
Nous allons retrouver dans quelques instants cette couleur
morale du désastre. Remarquons pour l’instant que cette
« obscure clarté » du soleil noir, qu’elle soit assimilée à Vish­
nou le Lion ou à Savitri, est dite pasâvita-niveçanah, « celui qui
fait entrer et sortir », c’est-à-dire le grand changement, le
temps 3.
Cet animal dévorant le soleil, ce soleil dévorant et ténébreux
nous semble être proche parent du Kronos grec, symbole de
l’instabilité du temps destructeur, prototype de tous les ogres
du folklore européen. Macrobe nous dit de Kronos qu’il est le
Deus leontocephalus 4. En pays celtique, comme chez les Amé­
rindiens ou les Philistins, le soleil chtonien passe pour anthro­
pophage 5. Dontenville a analysé les caractéristiques de notre
ogre occidental, doublet folklorique du diable. Orco corse ou
bien Ourgon cévenol, « haut comme un mât de navire, la
gueule armée de gnaques de rocher... 6 », Okkerlo des frères
Grimm, Orcon morbihannais, Ougernon de l’ancienne Beau-
caire en face de Tarascon, tous ces avatars sont l’épiphanie
multiforme du grand archétype de l’ogre qu’il faut assimiler,

1 Cf. Eliade, Traité, p. 136; cf. R ig Véda, I, 1115 -5 , et I I , 38-1-6. —


2 Cf. Granet, Pensée chinoise, p. 104, et Tchouang Tseu, C X LIII, p. 383. —
5 Cf. R ig Véda, I, 248, et B r. Upanishad, I, 3-1. — 4 Cité par Jung, Libido ,
p. 270. — 5 Krappe, op. cit., p. 132. — 8 Dontenville, op. cit., p. 117 .
LES VISAGES DU TEMPS 95

selon le folkloriste, à l’Orcus souterrain, à l’Occident avaleur


de soleil*. Cet ogre serait la valorisation négative, « noire »,
comme nous venons de la relever pour Savitri védique et Ho
chinois, de Gargan-Gargantua, le soleil celtique. Il serait le
sens actif d’engloutir, de manger, le père de toutes les Gorgo­
nes habitantes des occidentales Gorgades 2. En soulignant
l’isomorphisme existant entre l’archétype dévorant et le thème
des ténèbres, Dontenville écrit excellemment : « Nous tenons
la nuit, la nuit de la terre et du tombeau en Orcus et l’Ogre...3. »
C’est souvent sous cet aspect ogresque que la déesse Kali est
représentée : avalant goulûment les entrailles de sa victime ou
encore anthropophage et buvant le sang à même un crâne 4,
ses dents sont des crocs hideux. L’iconographie européenne,
spécialement la médiévale, est riche en représentations de cette
« gueule de l’enfer » engloutissant les damnés, et qui rougeoie
encore dans Le Songe de Philippe II du Greco. Quant aux
poètes, beaucoup sont sensibles au satanisme cannibalique.
Pour s’en assurer il n’y a qu’à parcourir la belle étude que
Bachelard consacre à Lautréamont5. Hugo n’échappe pas non
plus à l’obsédante image du mal dévorant. Baudouin 6 se plaît
à recueillir les motifs cannibaliques dans l’œuvre du poète,
motifs incarnés par le personnage de Torquemada. L’analyste
souligne que les complexes de mutilation sont liés chez Hugo
aux thèmes du gouffre, de la gueule et de l’égout. Torquemada,
hanté par l’enfer, dépeint ce dernier comme une gueule muti­
lante, « cratère aux mille dents, bouche ouverte du gouffre... »,
et le sadisme de l’inquisiteur fera du quemadero le doublet ter­
restre de cet enfer ?.
Terreur devant le changement et devant la mort dévorante,
tels nous apparaissent être les deux premiers thèmes négatifs
inspirés par le symbolisme animal. Ces deux thèmes thério­
morphes nous semblent avoir été particulièrement mis en
évidence dans plus de 250 contes et mythes américains, amé­
rindiens, européens et africains analysés par S. Comhaire-Syl-

1 Cf. op. cit., p. 129. — 8 Op. cit., p. 119-120. — 8 Op. cit., p. 126. —
4 Cf. Zimmer, op. cit., p. 202, et figure 68, p. 177; « Kali dévorante »,
p. 204. — 5 Bachelard Lautréamont, p. 10, 20, 27 sq. — * Baudouin,
V. Hugo, p. 7 1. — 7 Baudouin, op. cit., p. 94-95 ; cf. Huguet; Métaphores
et comparaisons dans l ’œuvre de V. Hugo, I, p. 216 sq.
T.F. RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 96

vain 1 et consacrés au mariage néfaste d’un être humain et d’un


être surnaturel. Dans une centaine de cas l’être surnaturel
néfaste est un animal ou un ogre. Dans 5 cas seulement cet
animal est un oiseau, alors que dans 13 cas l’oiseau est un mes­
sager bénéfique. Dans 21 cas le démon est un reptile : cobra,
python, couleuvre ou boa, et dans 28 cas un monstre ogresque :
ogre, loup-garou, ghoul, sorcière ou femme à queue de pois­
son. Dans les 45 autres cas le diable prend généralement l’ap­
parence d’une bête fauve : lion, lionne, hyène, taureau, etc.;
par contre le cheval semble s’euphémiser à la façon du cheval
Bayart dans 17 cas. Toute cette thériomorphie est intégrée
dans des contes et mythes où le motif de la chute et du salut est
particulièrement net. Soit que le démon thériomorphe triom­
phe, soit que ses ruses se déjouent, le thème de la mort et de
l’aventure temporelle et périlleuse reste sous-jacent à tous ces
contes dans lesquels le symbolisme thériomorphe est si appa­
rent. L’animal est donc bien ce qui grouille, ce qui fuit et
qu’on ne peut rattraper, mais aussi c’est ce qui dévore, ce qui
ronge. Tel est l’isomorphisme qui joint chez Dürer le Cavalier
à la Mort et fait peindre à Goya, sur le mur de sa salle à manger,
un atroce Saturne 2 dévorant ses enfants. Il serait bien instruc­
tif de relever chez ce dernier peintre tous les thèmes du
« Zwang » et de la dévorante cruauté. Des Caprices aux Désas­
tres de la Guerre, le peintre espagnol a fait une insurpassable
analyse iconographique de la bestialité, symbole éternel de
Kronos comme de Thanatos. Nous allons voir se superposer
à ce premier visage thériomorphe du temps, le masque téné­
breux que laissait pressentir, dans les constellations étudiées
jusqu’ici, les allusions à la noirceur du soleil et de ses dévas­
tations.

II. LES SYMBOLES NYCTOMORPHES


Le poète allemand Tieck 3 nous offre un bel exemple de cet
isomorphisme négatif des symboles animaux, des ténèbres et
du bruit : « J ’eus l’impression que ma chambre était emportée
1 S. Comhaire-Sylvain, Les Contes haïtiens, I e r vol., p. 248 sq.
8 Cf. Malraux, Saturne- — ’ Cité par Béguin, L e rêve che% les romantiques
allemands, II, p. 14°-
LES VISAGES DU TEMPS 97

avec moi dans un espace immense, noir, terrifiant, toutes mes


pensées se heurtaient... une haute barrière s’écroula bruyam­
ment. Devant moi j’aperçus alors une plaine déserte, à perte
de vue ; les rênes me glissèrent des mains, les chevaux empor­
tèrent ma voiture en une course folle, je sentis mes cheveux se
dresser sur ma tête et je me précipitais en hurlant dans
ma chambre... » Beau spécimen de cauchemar dans lequel
l’ambiance terrifiante semble motivée par cet archétype si
important, cet abstrait spontané si négativement valorisé chez
l’homme et que constituent les ténèbres.
Les psycho-diagnosticiens qui utilisent le Rorschach
connaissent bien le « choc noir » provoqué par la présenta­
tion de la planche IV : « Perturbation soudaine des processus
rationnels1 » qui produit une impression disphorique générale.
Le sujet se sent « accablé » par la noirceur de la planche et ne
peut que répéter : « l’obscurité est mon impression dominante...
et une sorte de tristesse 2 » ; le ralentissement dépressif des inter­
prétations accompagne ce sentiment d’abattement. Rorschach3
attribue ces réponses « choc noir » au type dépressif, indo­
lent, et stéréotypé. Oberholzer 4, qui a étudié l’universalité
du choc noir et sa constance, même chez les primitifs de l’Insu-
linde, lui attribue la valeur symptomatique très générale «d’an­
goisse de l’angoisse ». On aurait à faire ici à l’essence pure du
phénomène d’angoisse. Bohm 5 ajoute que ce choc au noir pro­
voque expérimentalement une « angoisse en miniature ». Cette
angoisse serait psychologiquement fondée sur la peur infantile
du noir, symbole d’une crainte fondamentale du risque naturel,
accompagnée d’un sentiment de culpabilité. La valorisation
négative du noir signifierait, selon Mohr 6 : péché, angoisse,
révolte et jugement. Dans les expériences de rêve éveillé on
note de même que les paysages nocturnes sont caractéristiques
des états de dépression. Il est intéressant de remarquer qu’un
choc au noir se produit également dans les expériences de
Desoille 7 : une « image plus sombre », un « personnage vêtu de
noir », un « point noir » émergent subitement dans la séré­
1 Bohm, Traité, I, p. 168; cf. Bochner et Halpen, op. cit., p. 8i sq. —
2 Bochner et Halpen, op. cit., p. 94. — 3 Rorschach, op. cit., p. 20. —
4 Cité par Bohm, op. cit., I, p. 169. — 5 Bohm, op. cit., p. 170. — • Peter
Mohr, in Psychiatrie und Rorschach’schen Formdeut. Versuch, p. 122-133. —
7 Desoille, op. cit., p. 72, 158.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 98

nité des rêveries ascensionnelles, en formant un véritable


contrepoint ténébreux et provoquant un choc émotif pouvant
aller jusqu’à la crise nerveuse x. Ces diverses expériences véri­
fient le bien-fondé de l’expression populaire « se faire des
idées noires », la vision ténébreuse étant toujours une réaction
dépressive. Comme le dit si bien Bachelard2, « une seule
tache noire, intimement complexe, dès qu’elle est rêvée dans
ses profondeurs, suffit à nous mettre en situation de ténèbres ».
Par exemple, l’approche de l’heure crépusculaire a toujours
mis l’âme humaine dans cette situation morale. Que l’on se
rapporte à Lucrèce nous dépeignant en des vers célèbres la
terreur de nos ancêtres à l’approche de la nuit, ou à la tradition
juive lorsque le Talmud nous montre Adam et Eve voyant
« avec terreur la nuit couvrir l’horizon et l’horreur de la mort
envahir les cœurs tremblants 3 ». Cette dépression hespérienne
est d’ailleurs commune aux civilisés, aux sauvages et jusqu’aux
animaux 4. Dans le folklore 6 l’heure de la tombée du jour, ou
encore le minuit sinistre, laisse de nombreuses traces terri­
fiantes : c’est l’heure où les animaux maléfiques et les monstres
infernaux s’emparent des corps et des âmes. Cette imagination
des ténèbres néfastes semble être une donnée première, dou­
blant l’imagination de la lumière et du jour. Les ténèbres noc­
turnes constituent le premier symbole du temps, et chez pres­
que tous les primitifs comme chez les Indo-Européens ou les
Sémites « on compte le temps par nuits et non par jours 6 ».
Nos fêtes nocturnes, la St-Jean, Noël et Pâques, seraient la
survivance des primitifs calendriers nocturnes 7. La nuit noire
apparaît donc comme la substance même du temps. Aux Indes,
le temps se nomme Kala — fort proche parent étymologique
de Kali •— l’un et l’autre signifiant « noir, sombre », et notre
ère séculaire s’appelle présentement le Kali-Yuga, « l’âge des
ténèbres ». Et Eliade de constater que « le temps est noir parce
qu’il est irrationnel, sans pitié 8 ». C’est également pourquoi

1 Desoille, op. cit., p. 159. — * Bachelard, Terre et repos, p. 76. —


3 Cf. Lucrèce, D e N a t., V , 973-974. Cf. également Stace, Theb., IV, 282,
et Manilius, I , 66; Talmud, Avoda Sara, fol. 8 a. — 4 Cf. Krappe, op. cit.,
p. 16 1. — 5 Cf. Sébillot, op. cit., I, p. 143 ; II, p. 132-134. — * Cf. d’Arbois
de Jubainville, L e Cycle mythique irlandais, p. 104. — 7 Eliade, Traité,
p. 143; cf. infra, p. 323 sq. Sur la Saint-Jean, cf. J.-P. Bayard, L e Feu,
chap. X IX , p. 235 sq. — 8 Eliade, op. cit., p. 163.
LES VISAGES DU TEMPS 99

la nuit est sacralisée. La Nyx 1 hellénique comme la Nôtt


Scandinave, traînées dans un char par des coursiers sombres,
ne sont pas de vaines allégories mais de redoutables réalités
mythiques.
C’est ce symbolisme temporel des ténèbres qui assure leur
isomorphisme avec les symboles jusqu’ici étudiés. La nuit
vient ramasser dans sa substance maléfique toutes les valorisa­
tions négatives précédentes. Les ténèbres sont toujours chaos
et grincement de dents, « le sujet lit dans la tache noire (du
Rorschach)... l’agitation désordonnée des larves 2 ». Saint Ber­
nard 3 compare le chaos aux ténèbres infernales, tandis que le
poète Joë Bousquet apostrophe la nuit « vivante et vorace ».
Le bon sens populaire n’appelle-t-il pas l’heure crépusculaire,
l’heure « entre chien et loup »? Nous avons nous-même mon­
tré comment à la noirceur 4 étaient liés l’agitation, l’impureté
et le bruit. Le thème du mugissement, du cri, de la « bouche
d’ombre » est isomorphe des ténèbres, et Bachelard 5 cite
Lawrence pour qui « l’oreille peut entendre plus profondé­
ment que les yeux ne peuvent voir ». L’oreille est alors le sens
de la nuit. Au long de trois pages Bachelard® nous montre
que l’obscurité est amplificatrice du bruit, qu’elle est réso­
nance. Les ténèbres de la caverne retiennent en elles le gro­
gnement de l’ours et le souffle des monstres. Bien plus, les
ténèbres sont l’espace même de toute dynamisation paroxys­
tique, de toute agitation. La noirceur, c’est « l’activité »
même, et toute une infinité de mouvements est déclenchée
par l’illimitation des ténèbres dans lesquelles l’esprit quête
aveuglément le « nigrum, nigrius nigro 7 ».
De cette solidité des liaisons isomorphiques résulte que la
noirceur est toujours valorisée négativement. Le diable est
presque toujours noir ou recèle quelque noirceur. L’antisémi­
tisme n’aurait peut-être pas d’autre source que cette hostilité
naturelle pour les types ethniques sombres. « Les nègres en
Amérique assument aussi une telle fonction de fixation de

1 Cf. Grimai, op. cit., article N yx : « ... elle est fille du Chaos... elle
a sa demeure à l’extrême Ouest. » — * Bachelard, Rêv. repos, p. 76 ; cf.
p. 175. — 3 Cité par M. Davy, op. cit., p. 100. — 4 Cf. G. Durand, article,
in Mercure de France, août 1953. — 5 Bachelard, op. cit., p. 194. — * Cf.
Bachelard, op. cit., p. 27 sq. — 7 Bachelard, op. cit., p. 27.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 100

l’agression des peuples hôtes, dit Otto Fenichell, comme


parmi nous les Tziganes, les Bohémiens... sont chargés à tort
ou à raison de toutes sortes de méfaits. » Il faut rapprocher de
ces remarques le fait qu’Hitler confondait dans sa haine et son
mépris le juif et les peuples « négroïdes ». Nous ajouterons
que s’explique ainsi en Europe la haine immémoriale du Maure,
qui se manifeste de nos jours par la ségrégation spontanée des
Nord-Africains résidant en France 2. Dontenville 3 a bien
remarqué l’assimilation constante des païens et des impies aux
« Sarrasins » par l’opinion publique chrétienne, et cela en des
lieux où l’étendard du prophète n’a jamais flotté. En témoi­
gnent portes et tours sarrasines du pays de Gex et des deux
Savoies. Le Maure devient une espèce de diable, de croquemi-
taine, tant dans les figures grotesques qui ornent les églises
d’Espagne, qu’en Anjou où « le géant Maury se tapit dans un
rocher près d’Angers et guette les bateliers sur le Maine pour
les avaler avec leurs bateaux 4 ». Et nous voyons par-là qu’il
n’y a pas loin de ce Maury à l’ogre. L’ogre comme le diable
étant souvent de poil noir, ou de barbe foncée 5. Il est surtout
remarquable de constater que cette « noirceur » du mal est
admise par les peuplades à peau noire : nous reviendrons plus
loin sur le fait que le Grand Dieu bienfaisant des Bambara,
Faro, a une « tête de femme blanche », alors que le mal Mousso
Koroni « symbolise tout ce qui s’oppose à la lumière : obs­
curité, nuit, sorcellerie 6 ». Nous pouvons ajouter à la même
liste de réprouvés les « jésuites » dont Rosenberg 7 faisait
l’incarnation chrétienne de l’esprit du mal. L’anticléricalisme
populaire s’inspire également en France de la haine du « cor­
beau » et de « l’obscurantisme ». Le théâtre occidental habille
toujours de noir les personnages réprouvés ou antipathiques :
1 Conférence faite à Prague en 1947, citée par M. Bonaparte, Mythes
de guerre, p. 145. Cf. Hilter, Mein Kampf, I, chap. n . — 8 Cf. Baudoin,
Triomphe du héros, p. 230. « Les musulmans sont aux chrétiens ce que
Tfoie est aux Grecs, ce que le redoutable gouifre de l’inconscient est
à la conscience claire. » — 8 Dontenville, op. cit., p. 206. — 4 Donten­
ville, op. cit., p. 209. — 8 Cf. Barbe-Bleue. Il est bien significatif que dans
le thème mythique du « Conjoint animal ou du démon déguisé »
qu’analyse S. Comhaire-Sylvain (op. cit., II, p. 122, 125), le personnage
néfaste prenne indistinctement les traits thériomorphes ou ceux de
Barbe-Bleue : prince turc (basse Bretagne) ou maure (Portugal). —
8 G. Dieterlen, Religion des Bambara, p. 39-40. — 7 Cf. A. Rosenberg,
Le mythe du X X e siècle, p. 20, 43, 47.
LES VISAGES DU TEMPS 1 01

Tartuffe, Basile, Bartholo comme Méphistophélès ou Alceste.


La férocité d’Othello rejoint la perfidie de Basile. Ce sont ces
éléments engrammatiques qui expliquent en grande partie le
succès insensé de l’apologie raciste du Siegfried blanc, géant et
blond, vainqueur du mal et des hommes noirs.
Enfin, les ténèbres entraînant la cécité, nous allons trouver
dans cette lignée isomorphique, plus ou moins renforcée par
les symboles de la mutilation, l’inquiétante figure de l’aveugle.
La symbolique chrétienne nous a transmis le symbolisme dia­
lectique de l’Eglise affrontée à l’aveugle Synagogue, figurée
toujours les yeux bandés x, tant à la façade de Notre-Dame de
Paris que dans le Rubens Le Triomphe de l'Eglise du Musée du
Prado. E. Huguet 2, qui s’est plu à cataloguer les images de
la balafre et de la mutilation chez Victor Hugo, remarque
combien est fréquente la mutilation oculaire ou l’aveuglement.
Telle la remarquable constellation que l’on trouve dans le
poème Dieu : « Sans yeux, sans pieds, sans voix, mordant et
déchiré... » Dans les Travailleurs de la mer ce sont les descrip­
tions de la Jacressarde, des maisons de la cour, qui joignent
l’épithète « borgne » aux épithètes « dartreuse, ridée ». On
constate d’ailleurs que de nombreuses valorisations négatives
sont spontanément ajoutées par la conscience populaire à des
qualificatifs tels que « borgne » ou « aveugle ». Le sens moral
vient sémantiquement doubler le sens propre. C’est pour cette
raison que, dans les légendes comme dans les rêveries de
l’imagination, l’inconscient est toujours représenté sous un
aspect ténébreux, louche ou aveugle 3. Depuis l’Eros-Cupidon
aux yeux bandés, précurseur de nos modernes libido, jusqu’à
ce « Vieux Roi » qui constelle le folklore de tous les pays en
passant par le si célèbre et terrible Œdipe, la partie profonde
de la conscience s’incarne dans le personnage aveugle de la
légende. Leïa 4 a souligné, à juste titre, la tripartition psycho­
logique des personnages de la Gîtâ. A côté du cocher et du
combattant, il y a ce fameux « Roi aveugle », Dhritarâshtra,
symbole de l’inconscient auquel la conscience claire et agile,

1 Cf. M. Davy, op. cit., p. 168. — * Cf. E . Huguet, Mitapb. et compa­


raisons dans l ’autre de V . Hugo, I, chap. V , p. 216. — * Cf. Ch. Baudoin,
L a découverte de la personne, p. 10, 16, 24. — 4 Léïa, Contes defées, p. 13-14»
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 102

le conteur lucide et clairvoyant rapporte le combat d’Arjuna.


Ce personnage effacé de l’épopée indoue est à rapprocher de
tous les « vieux rois » modestes et subalternes qui sommeil­
lent dans la mémoire de nos contes : de La Biche au bois comme
de Riquet à la Houppe, de Cendrillon comme de L ’Oiseau bleu1.
Sans nous cacher l’ambivalence que recouvre la personne
falote du vieux roi, encore toute proche de la majesté et de la
puissance, c’est cependant la caducité, l’aveuglement, l’insi­
gnifiance, voire la folie, qui prévaut ici et qui, aux yeux du
Régime Diurne de l’image, teinte l’inconscient d’une nuance
dégradée, l’assimile à une conscience déchue. Déchue comme
le Roi Lear qui a perdu la puissance parce qu’il a perdu la rai­
son. L’aveuglement comme la caducité est une infirmité de
l’intelligence. Et c’est cet archétype du roi aveugle qui, incon­
sciemment, hantait les penseurs rationalistes dont nous avons
critiqué les interprétations de l’imagination. Les termes
sartriens eux-mêmes : « louche », « folle », « dégradée »,
« pauvre », « fantôme », véhiculaient avec eux ce ton péjora­
tif dont toujours est teintée la cécité qui s’affronte à la clair­
voyance 2. Mais dans nos contes de fée, beaucoup plus que chez
les austères rationalistes, l’ambivalence subsiste : le vieux roi
est constamment prêt à composer avec le jeune héros de
lumière, prince charmant qui épouse la fille du royal vieillard.
Si le caractère de caducité et d’aveuglement est la plupart du
temps valorisé négativement, nous le verrons cependant s’eu-
phémiser et réapparaître avec la solarisation bénéfique des
images. Odhin dans sa toute-puissance reste borgne comme
pour laisser pressentir un mystérieux passé, peu clair, terri­
fiant, propédeutique à la souveraineté. Les poètes viennent
une fois de plus confirmer la psychanalyse des légendes. Tous
ont été sensibles à cet aspect nocturne, aveugle et inquiétant
que revêt la doublure inconsciente de l’âme. Méphistophélès,
le confident ténébreux et le sombre conseiller, est le proto­
type d’une foisonnante lignée de ces « étrangers vêtus de
noir » et qui nous ressemblent « comme un frère ».
De l’ombre qu’a perdue Peter Schlemihl, au roi ou au sou­
verain dont nous entretiennent René Char ou Henri Michaux3
1 Léïa, op. cit., p. 67. — 2 Cf. supra, p. 17. — 8 Cf. AldebertVon
Chamisso, Peter Schlemihl; R. Char, A une sérénité crispée, et H. Michaux,
Mon roi.
LES VISAGES DU TEMPS 103

tous sont sensibles au versant intime, ténébreux et quelquefois


satanique, de la personne, à cette « translucidité aveugle » que
symbolise le miroir, instrument de Psyché, et que perpétue
la tradition picturale de Van Eyck1 à Picasso comme la tradi­
tion littéraire d’Ovide à Wilde ou à Cocteau. Un bel exemple
d’isomorphisme de la mutilation et du miroir nous est fourni
par la mythologie du ténébreux dieu mexicain Tezcatlipoca 2.
Le nom du dieu signifie miroir (te^catl) fumant (popoca) ; c’est-
à-dire miroir fait avec l’obsidienne volcanique, miroir qui
mire le destin du monde. Il n’a qu’une seule jambe et qu’un
seul pied, les autres ayant été dévorés par la terre (ce dieu est
assimilé à la Grande Ourse dont la « queue » disparaît sous
l’horizon pendant une partie de l’année). Mais ce symbolisme
du miroir nous éloigne doucement de celui du vieux roi
aveugle pour introduire une nouvelle variation nyctomorphe :
l’eau en même temps que boisson fut le premier miroir dor­
mant et sombre.
** *

C’est bien sur ce symbole de l’eau hostile, de l’eau noire que


l’on peut le mieux saisir la fragilité des classifications symbo­
liques qui veulent s’en tenir à des références purement objec­
tives. Bachelard lui-même, dans sa remarquable analyse, aban­
donne son principe élémentaire de classification — qui n’était
que prétexte — pour faire valoir des axiomes classificateurs
plus subjectifs. A côté du rire de l’eau, de l’eau claire et
joyeuse des fontaines, il sait faire place à une inquiétante
« stymphaüsation » de l’eau 3. Ce complexe s’est-il formé au
contact de la technique de l’embarcation mortuaire, ou bien la
peur de l’eau a-t-elle une origine archéologique bien déter­
minée, venant du temps où nos primitifs ancêtres associaient
les bourbiers des marécages à l’ombre funeste des forêts?
« L’homme, qui ne peut se passer de l’eau, en est tout de suite
contrarié, l’inondation, si néfaste, est encore accidentelle, mais
le bourbier et le marécage sont permanents et grandissants 4. »

1 Cf. Van Eyck, Portrait d’Amolfini et de sa femme, N. Gallery, Lon­


dres. Cf. Cocteau, Le Sang d’un poète ; cf. O. Wilde, Le Portrait de Dorian
Grey, — ! Cf. Soustelle, op. cit., p. 29. — * Cf. Bachelard, L ’Eau et les
rêves, p. 137. — * Dontenville, op. cit., p. 133.
LE RÉGIME DIURNE DE L ’iMAGE 104

Pour l’instant, sans répondre à ces questions et sans opter


pour ces hypothèses, contentons-nous d’analyser l’aspect
ténébreux de l’eau. Bachelard, reprenant la belle étude de
Marie Bonaparte, a bien montré que la mare tenebrum avait eu
son poète désespéré en Edgar P o ëx. La couleur « d’encre »
se trouve liée, chez ce poète, à une eau mortuaire, toute im­
bibée des terreurs de la nuit, grosse de tout le folklore de la peur
que nous avons jusqu’ici étudié. Comme le dit Bachelard, chez
Poë l’eau est « superlativement mortuaire », elle est doublet
substantiel des ténèbres, elle est la « substance symbolique
de la mort 2 ». L’eau devient même une directe invitation à
mourir, de stymphalique qu’elle était elle « s’ophélise ». Nous
allons nous arrêter quelque peu aux différentes résonances
fantastiques de cette grande épiphanie de la mort.
La première qualité de l’eau sombre est son caractère héra-
klitéen 3. L’eau sombre est « devenir hydrique ». L’eau qui
s’écoule est amère invitation au voyage sans retour : jamais
deux fois l’on ne se baigne dans le même fleuve et les rivières
ne remontent point à leur source. L’eau qui coule est la figure
de l’irrévocable. Bachelard insiste sur ce caractère « fatal » de
l’eau chez le poète américain 4. L’eau est épiphanie du malheur
du temps, elle est clepsydre définitive. Ce devenir est chargé
d’effroi, il est l’expression même de l’effroi5. Dali le peintre a
d’ailleurs retrouvé, en un célèbre tableau ®, cette intuition de
la liquéfaction temporelle en représentant des pendules
« molles » et coulantes comme de l’eau. L’eau nocturne,
comme le laissaient pressentir les affinités isomorphes avec le
cheval ou le taureau est donc le temps. Elle est l’élément miné­
ral qui s’anime avec le plus de facilité. Par là elle est constitu­
tive de cet universel archétype, à la fois thériomorphe et
aquatique, qu’est le Dragon 7.
L’intuition du poète sait lier le monstre universel avec la
mort dans l’épouvantable Chute de la maison d’Usher 8. Le Dra­
1 Cf. Bachelard, op. cit., p. 138; cf. M. Bonaparte; E . Poë, étude
psychanalytique. — 1 Bachelard, op. cit., p. 65, 75-70, 122. Sur le marais,
le cloaque chez Spitteler, cf. Baudouin, Le Triomphe du héros, p. 2 11. —
1 Bachelard, op. cit., p. 79. Fragment 68, Héraklite, cité. — 4 Cf. Bache­
lard, op. cit., p. 66. — 5 Cf. Bachelard, op. cit., p. 140-144. -— • Cf.
S. Dali, Les Pendules molles. — 7 Cf. Eliade, Traité, p. 183; Krappe,
op. cit., p. 330; cf. Granet, Pensée chinoise, p. 135, 356-357. — 8 E . Poë,
Histoires extraordinaires.
LES VISAGES DU TEMPS 105

gon semble résumer symboliquement tous les aspects du


régime nocturne de l’image que nous avons considérés jus­
qu’ici : monstre antédiluvien, bête du tonnerre, fureur de l’eau,
semeur de mort, il est bien comme l’a noté Dontenville une
« création de la peur1 ». Le folkloriste étudie minutieusement
les épiphanies du monstre à travers la toponymie celtique. Le
Dragon a « un nom générique commun à bien des peuples,
dracs du Dauphiné et du Cantal, Drache et Drake germanique,
Wurm ou Warm qui rappelle le grouillement de notre « ver »
et de notre « vermine ». Sans compter les antiques Géryon et
Gorgone, notre Tarasque, taureau aquatique, et le Mâche-
croûte — dont le nom est tout un programme ! — qui hante
le remous de la Guillotière à Lyon ou la Coulobre cachée en
la Fontaine de Vaucluse 2. La morphologie du monstre, celle
d’un gigantesque saurien, palmipède et quelquefois ailé, se
conserve avec une rare constance depuis sa première repré­
sentation iconographique à Noves sur la basse Durance. Le
souvenir du Dragon celtique est très vulgarisé, très tenace :
Tarascon, Provins, Troyes, Poitiers, Reims, Metz, Mons,
Constance, Lyon et Paris ont leurs héros sauroctones et leurs
processions commémoratives. Les gargouilles de nos cathé­
drales perpétuent l’image de cette voracité aquatique. Rien
n’est plus commun que la liaison entre l’archétype saurien et
les symboles vampiriques ou dévorants. Toutes les relations 3
légendaires décrivent avec horreur les exigences alimentaires
du Dragon : à Bordeaux, le monstre dévorait une vierge par
jour, de même qu’à Tarascon et à Poitiers. Cette férocité
aquatique et dévorante va se populariser dans tous les Bes­
tiaires médiévaux sous la forme de fabuleux « coquatrix » et
des innombrables « cocadrilles » et « cocodrilles » de nos
campagnes. Ce Dragon n’est-il pas l’affreuse Echidna 4 de
notre mythologie classique, mi-partie serpent, mi-partie

1 Dontenville, op. cit., p. 134 sq. Cf. F. d’Ayzac, Iconographie du


Dragon (Revue d’A rt Chrétien, 1864), p. 75-95, 169-194, 333-361; cf.
L. Dumont, op. cit., p. 190 sq., 209 sq. — * Dontenville, op. cit., p. 143.
Cf. Dumant, op. cit., p. 155 sq., 164 sq., 197. — 8 Cf. Dontenville,
op. cit., p. 145-153; cf. Granet, Danses et légendes de la Chine ancienne,
II, p. 554. — 4 Cf. Grimai, op. cit., article Echidna. La leçon scythe du
mythe de la « femme-serpente » est un bel exemple d’euphémisation,
comme Mélusine est l’ancêtre éponyme des Lusignan, Scythès, fils
d’Echidna, est l’ancêtre des Scythes.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 106

oiseau palmipède et femme ? Echidna, mère de toutes les hor­


reurs monstrueuses : Chimère, Sphynx, Gorgone, Scylla, Cer­
bère, Lion de Némée, et dans laquelle Jung 1 veut incarner —
puisqu’elle s’accoupla avec son fils le Chien de Geryon pour
enfanter le Sphynx — une « masse de libido incestueuse » et
en faire par-là même le prototype de la Grande Prostituée
apocalyptique. Car dans YApocalypse le Dragon est lié à la
Pécheresse, et rappelle les Rahab, Léviathan, Béhémot et
divers monstres aquatiques de l’Ancien Testament2. Il est
avant tout le « Monstre qui est dans la mer », la « Bête à la
fuite rapide », la « Bête qui monte de la mer 3 ». Sans anticiper
sur les féminisations psychanalytiques du Monstre des eaux
mortuaires, contentons-nous de souligner l’évidence dégagée
par la méthode de convergence. Il semble que le Dragon
existe, psychologiquement parlant, comme porté par les schè­
mes et les archétypes de la bête, de la nuit et de l’eau combi­
nées. Nœud où convergent et s’emmêlent l’animalité vermi-
dienne et grouillante, la voracité féroce, le vacarme des eaux
et du tonnerre, comme l’aspect gluant, écailleux et ténébreux
de « l’eau épaisse ». L’imagination semble construire l’arché­
type du Dragon ou du Sphynx à partir des terreurs fragmen­
taires, des dégoûts, des frayeurs, des répulsions instinctives
comme expérimentées, et finalement le dresser épouvantable,
plus réel que la rivière elle-même, source imaginaire de toutes
les terreurs des ténèbres et des eaux. L’archétype vient résu­
mer et clarifier les sémantismes fragmentaires de tous les sym­
boles secondaires.
Nous nous arrêterons également quelques instants à un
aspect secondaire de l’eau nocturne, et qui peut jouer le rôle
de motivation subalterne : les larmes. Larmes qui peuvent
introduire indirectement au thème de la noyade, comme le
marque bien la boutade de Laerte dans Hamlet : « Tu n’as que
trop d’eau pauvre Ophélie, aussi je m’interdis les pleurs... 4. »
L’eau serait liée aux larmes par un caractère intime, elles
seraient l’une et les autres « la matière du désespoir 5 ».
1 Jung, Libido, p. 174; cf. Berger de Xivrey, Traditions tératologiques,
p. 60 sq., 122 sq. — 2 Apoc., X II, 7-9; haie, LI, 9; Ps., L X X X IX , 10;
Job., X X V I, 12-13, IV, I ;E Zécbiel, X X IX , 2, XXXII,7,etc.Surlaliaison
du Dragon et de la féminité chez K . Spitteler, cf. Baudouin, Le triomphe
du héros, p. 207 sq. — * Cf. haie, X X V II, 1, et Apoc., X X III, 1. —- 4 Cité,
par Bachelard, L ’Eau et les rêves, p. 89. — 6 Bachelard, op. cit., p. 124-125.
LES VISAGES DU TEMPS 107

C’est dans ce contexte de tristesse, dont les larmes sont le signe


physiologique, que s’imaginent fleuves et étangs infernaux.
Le sombre Styx ou l’Achéron sont séjours de tristesse, le
séjour des ombres qui font figure de noyés. L’ophélisation et
la noyade sont de fréquents thèmes de cauchemar. Baudouin 1,
analysant deux rêves de fillettes relatifs à la noyade, remarque
qu’ils sont accompagnés d’un sentiment d’incomplétude qui
se manifeste par des images de mutilation : le « complexe
d’Ophélie » se double d’un « complexe d’Osiris » ou d’ « Or­
phée ». Dans l’imagination rêveuse de la petite fille la poupée
est cassée, écartelée avant d’être précipitée dans l’eau du cau­
chemar. Et la fillette devine l’isomorphisme du Dragon dévo­
rant lorsqu’elle demande : « Comment est-ce que ça fait quand
on se noie ? Est-ce qu’on reste tout entier ? » Cerbère est, nous
le voyons, le voisin immédiat du Cocyte et du Styx, et le
« champ des pleurs » est contigu au fleuve du trépas. C’est ce
qui apparaît maintes fois chez Hugo, pour qui l’intérieur de
la mer, où de nombreux héros finissent leurs jours par brutale
noyade — tels ceux des Travailleurs de la mer et de L'Homme
qui rit — se confond avec le gouffre par excellence : « ruche
d’hydres », « analogue à la nuit », « oceano nox » où les
ébauches de vie, les larves « vaquent aux farouches occupa­
tions de l’om bre...2 ».
Une autre image fréquente, et bien plus importante dans la
constellation de l’eau noire, est la chevelure. Cette dernière va
insensiblement incliner les symboles négatifs que nous étu­
dions vers une féminisation larvée, féminisation qui se verra
définitivement renforcée par cette eau féminine et néfaste par
excellence : le sang menstruel. C’est fort à propos du « com­
plexe d’Ophélie » que Bachelard 3 insiste sur la chevelure
flottante qui peu à peu contamine l’image de l’eau. La crinière
des chevaux de Poséidon n’est pas loin des cheveux d’Ophélie.
Bachelard n’a aucune peine pour nous montrer la vivacité du
symbole ondulant chez les auteurs du xvne siècle, comme chez
Balzac, d’Annunzio ou Poë, ce dernier rêvant d’être noyé dans
1 Cf. Baudouin, Analyse des rêves, p. 89. Cf. le conte Batlaping rap­
porté pat S. Comhaire-Sylvain (op. cit., I, p. 51) dans lequel est décrit
un « enfer aquatique » dont le roi est l’ogre Dimo. — 8 Cf. Baudouin,
V . Hugo, p. 147; cf. Travailleurs de la mer, I, chap. VI. — 8 Bachelard,
Eau et rêves, p. 114.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 108

un « bain de tresses d’Annie 1 ». Nous pourrions ajouter que


c’est le même compositeur qu’inspirent les nattes de Mélisande
ou celles de La Fille aux cheveux de lin, mais aussi les multiples
Reflets dans Veau qui peuplent l’œuvre du chantre de La Mer.
Bachelard souligne, dans une perspective dynamique, que ce
n’est pas la forme de la chevelure qui suscite l’image de l’eau
courante, mais son mouvement. Dès qu’elle ondule la cheve­
lure entraîne l’image aquatique, et vice versa, Il y a donc une
réciprocité dans cet isomorphisme, dont le verbe « onduler »
forme la charnière. L’onde est l’animation intime de l’eau.
C’est aussi la figure du plus vieil hyéroglyphe égyptien que
l’on retrouve également sur des vases néolitiques 2. D’ailleurs,
notons au passage sans y attacher trop de sérieux, que la
notion d’onde dans les sciences physiques, dont le signe est
l’ondulation sinusoïdale, repose sur l’équation de la fréquence
et vient nous rappeler que c’est aussi le temps qui régente les
ondulations en laboratoire. L’onde du physicien n’est qu’une
métaphore trigonométrique. En poésie de même, l’onde de la
chevelure est liée au temps, à ce temps irrévocable qu’est
le passé 3. N ’avons-nous pas en Occident de nombreuses
croyances populaires qui font avec les boucles de la chevelure
des talismans souvenirs ? Si cette temporalisation de la cheve­
lure peut être facilement comprise, soit que le système pileux
et la chevelure constituent la marque de la temporalité et de la
mortalité comme chez les figures d’ancêtres des Bambara 4,
soit au contraire que le temps apparaisse comme le grand
arracheur de cheveux, comme en témoigne la fable de La
Fontaine, leçon occidentale d’un universel apologue 5, il est
toutefois plus difficile de rendre compte d’une façon directe
de la féminisation de la chevelure, car il n’y a qu’en Occident
que la chevelure soit l’apanage du sexe féminin 6.
Avant toutefois de nous engager dans la voie de la vraie
explication, c’est-à-dire de l’isomorphisme qui relie par les
menstrues l’onde et son symbole pileux d’une part et la fémi­
nité de l’autre, il faut nous arrêter à une convergence secon­
daire dans laquelle nous allons retrouver le miroir surdéter­

1 Bachelard, op. cit., p. 115 -117 . — 2 Cf. Eliade, Traité, p. 169. —


3 Cf. Bachelard, op. cit., p. 116 . — 4 Cf. G. Dieterlen, op. cit., p. 66. —
5 Cf. Krappe, op. cit., p. 114 -116 . — * Cf. R. Lowie, op. cit., p. 94.
LES VISAGES DU TEMPS

miné par l’onde et la chevelure Car le miroir non seulement


est procédé de redoublement des images du moi, et par là
symbole du doublet ténébreux de la conscience, mais encore
se lie à la coquetterie. L’eau constituant, semble-t-il, le miroir
originaire. Ce qui nous frappe tout autant que le symbolisme
lunaire dans les images que Bachelard 2 relève chez Joachim
Gasquet ou chez Jules Laforgue, c’est que le reflet dans l’eau
s’accompagne du complexe d’Ophélie. Se mirer c’est déjà un
peu s’ophéliser et participer à la vie des ombres. L’ethnogra­
phie vient une fois de plus confirmer la poésie : chez les Bam­
bara le corps du double humain, le dya, est « l’ombre sur le
sol ou l’image dans l’eau ». Pour remédier au vol toujours
néfaste de son ombre le Bambara a recours au miroir aquati­
que, « il se mire dans l’eau d’une calebasse, puis quand l’image
est nette il la brouille en balançant le récipient, ce qui renvoie
le dja sous la protection de Faro (le dieu bénéfique) 3 ». Or,
la chevelure est liée au miroir dans toute l’iconographie des
« toilettes » de déesses ou de simples mortelles. Le miroir,
chez de nombreux peintres, est élément liquide et inquiétant.
D ’où la fréquence en Occident du thème de Suzanne et les vieil­
lards dans lequel la chevelure défaite se joint au reflet glauque
de l’eau, comme chez Rembrandt qui par quatre fois reprend
ce motif, comme chez Tintoret où s’allient la parure féminine,
la chair, la chevelure précieuse, le miroir et l’onde. Ce thème
nous renvoie à deux mythes de l’antiquité classique 4 auxquels
nous nous arrêterons un instant parce qu’ils soulignent admi­
rablement la force des images mythiques engendrées par la
convergence des schèmes et des archétypes. Le premier de ces
mythes est le moins explicite : c’est celui de Narcisse, frère des
Naïades, poursuivi par Echo, la compagne de Diane, et
auquel ces divinités féminines font subir la métamorphose
mortelle du miroir. Mais c’est surtout dans le mythe d’Actéon
que viennent cristalliser tous les schèmes et les symboles épars
de la féminité nocturne et redoutable. Actéon surprend la toi­

1 Ci. supra, p. 103. — * Cf. Bachelard, Eau et rêves, p. 120-121. —


3 Dieterlen, op. cit., p. 59. — * Cf. P. Grimai, Dictionnaire, articles
Narcisse, Actéon. Le thème du « double » est bien sous-jacent à toute
la légende d’Actéon : le Centaure Chiron façonne une statue à l’image
d’Actéon pour consoler les chiens désespérés d’avoir dévoré leur maître.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE IIO

lette de la déesse qui, les cheveux défaits, se baigne et se mire


dans les eaux profondes d’une grotte ; effrayée par les clameurs
des Nymphes, Artémis la déesse lunaire, métamorphose Actéon
en animal, en cerf, et, maîtresse des chiens, lance la meute à la
curée. Actéon est mis en pièces, lacéré, et ses restes dispersés
sans sépulture donnent naissance à de lamentables ombres qui
hantent les halliers. Ce mythe rassemble et résume tous les
éléments symboliques de la constellation que nous sommes
présentement en train d’étudier. Rien n’y manque : thériomor-
phie dans sa forme fugace et sous sa forme dévorante, eau
profonde, chevelure, toilette féminine, cris, dramatisation
négative, le tout enrobé dans une atmosphère de terreur et de
catastrophe. Il nous reste maintenant à approfondir le rôle
néfaste que nous voyons jouer à la femme des ténèbres, à
l’ondine maléfique qui vient, sous l’aspect de la Loreleï,
relayer par sa féminité ensorcelante le pouvoir attribué jus­
qu’ici à l’animal ravisseur.
** *
Ce qui constitue l’irrémédiable féminité de l’eau, c’est que
la liquidité est l’élément même des menstrues. On peut dire
que l’archétype de l’élément aquatique et néfaste est le sang
menstruel. C’est ce que confirme la liaison fréquente, quoique
insolite au premier abord, de l’eau et de la lune. Eliade 1
explique ce constant isomorphisme d’une part parce que les
eaux sont soumises au flux lunaire, d’autre part parce qu’étant
germinatives elles rejoignent le grand symbole agraire qu’est
la lune. Nous ne retiendrons que la première affirmation : les
eaux sont liées à la lune parce que leur archétype est menstruel,
quant au rôle fécondant des eaux comme de la lune, il n’est
qu’un effet secondaire de cette motivation primordiale. La plu­
part des mythologies confondent les eaux et la lune dans la
même divinité, aussi bien chez les Iroquois, les Mexicains, que
chez les Babyloniens ou dans l’Ardvisûra Anâhita iranienne 2.
Les Maori et les Eskimo, comme les anciens Celtes, connais­

1 Eliade, Traité, p. 145; cf. Bachelard, L ’Eau et tes rêves, p. n i . —


a Cf. Eliade, op. cit., p. 148. Pour les Mexicains, la lune est le fils de
Tlaloc le Dieu des eaux; cf. Soustelle, op. cit., p. 26 sq.
LES VISAGES DU TEMPS III

sent les liaisons existant entre la lune et les mouvements marins.


Le Rig Véda affirme cette solidarité entre la lune et les eaux *.
Mais nous pensons que l’historien des religions 2 a tort de ne
chercher à cet isomorphisme que l’explication cosmologique
courante. Car nous allons voir converger sous le symbolisme
lunaire deux thèmes qui vont réciproquement se surdétermi­
ner et incliner ce symbolisme tout entier vers un aspect
néfaste qu’il ne conserve pas toujours. La lune est indissolu­
blement conjointe à la mort et à la féminité, et c’est par la
féminité qu’elle rejoint le symbolisme aquatique.
En effet, nous aurons l’occasion de revenir longuement sur
ce sujet3, la lune apparaît comme la grande épiphanie dra­
matique du temps. Alors que le soleil reste semblable à lui-
même, sauf lors de rares éclipses, alors qu’il ne s’absente qu’un
court laps de temps du paysage humain, la lune, elle, est un
astre qui croît, décroît, disparaît, un astre capricieux qui sem­
ble soumis à la temporalité et à la mort. Comme le souligne
Eliade 4, c’est grâce à la lune et aux lunaisons que l’on mesure
le temps : la plus ancienne racine indo-aryenne se rapportant
à l’astre nocturne me, qui donne le sanscrit mas, l’avestique
mah, le mena gothique, le mene grec et le mensis latin, veut
également dire mesurer. C’est par cette assimilation au destin
que la « lune noire » est la plupart du temps considérée comme
le premier mort. Pendant trois nuits elle s’efface et disparaît
du ciel, et les folklores imaginent qu’elle est alors engloutie
par le monstre 5. Pour cette raison isomorphe, de nombreuses
divinités lunaires sont chtoniennes et funéraires. Tel serait
le cas de Perséphoné, d’Hermès et de Dionysos. En Anatolie le
dieu lunaire Men est également celui de la mort, de même le
légendaire Kotschei, l’immortel et le malin génie du folklore
russe. La lune est souvent considérée comme le pays des morts
que ce soit chez les Polynésiens Tokalav, chez les Iraniens ou
les Grecs, que ce soit dans l’opinion populaire de l’Occident à
l’époque de Dante 6. Plus remarquable encore du point de vue
de la convergence isomorphe, cette croyance de la population
des Côtes-du-Nord qui veut que la face invisible de la lune
1 Rig Véd., I, 105-1. — 8 Eliade, op. cit., p. 145-148. — 3 Cf. infra,
p. 326 sq. — 1 Eliade, op. cit., p. 142. — 5 Cf. Eliade, op. cit., p. 155;
Krappe, op. cit., p. 116 ; Harding, op. cit., p. 37. — * Cf. Dante, Paradis,
III» 5<5-57-
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 112

recèle une gueule énorme qui sert à aspirer tout le sang versé
sur la terre. Cette lune anthropophage n’est pas rare dans le
folklore européen x. Rien n’est plus redoutable pour le paysan
contemporain que la fameuse « lune rouge » ou « lune rousse »
plus brûlante que le soleil dévorant des tropiques. Lieu de la
mort, signe du temps, il est donc normal de voir attribuer à
la lune, et spécialement à la lune noire, une puissance malé­
fique. Cette maligne influence se recense dans le folklore
indou, grec, arménien, comme chez les Indiens du Brésil.
UÉvangile de saint Matthieu utilise le verbe sélénia^esthaï
« être lunatique » lorsqu’il fait allusion à une possession
démoniaque 2. Pour les Samoyèdes et les Dayak, la lune est le
principe du mal et de la peste, dans l’Inde on la surnomme
« Nirrti », la ruine s. Presque toujours la catastrophe lunaire
est diluviale 4. Si souvent c’est un animal lunaire — une gre­
nouille par exemple — qui dégurgite les eaux du déluge, c’est
que le thème mortel de la lune se marie étroitement à la fémi­
nité.
Car l’isomorphisme de la lune et des eaux est en même
temps une féminisation. C’est le cycle menstruel qui en cons­
titue le moyen terme. La lune est liée aux menstrues, c’est ce
qu’enseigne le folklore universel 6. En France, les menstrues
s’appellent « le moment de la lune », et chez les Maori la
menstruation est la « maladie lunaire ». Très souvent les
déesses lunaires, Diane, Artémis, Hécate, Anaïtis ou Freyja
ont des attributions gynécologiques. Les Indiens d’Amérique
du Nord disent de la lune décroissante qu’elle « a ses règles ».
« Pour l’homme primitif, note Harding 6, le synchronisme
entre le rythme mensuel de la femme et le cycle de la lune
devait sembler la preuve évidente qu’il existait un lien mysté­
rieux entre elles. » Cet isomorphisme de la lune et des mens­
trues se manifeste dans de nombreuses légendes qui font de
la lune ou d’un animal lunaire le premier mari de toutes les
femmes; chez les Eskimo, les jeunes vierges ne regardent
jamais la lune de peur de se trouver enceintes, et en Bretagne
1 Sébillot, Folklore, I, p. 38 sq. — * Matt., IV , 25 j X V II, 15 ; cf.
Ps., X C X I, 6. — * Cf. Krappe, op. cit., p. 119. — 4 Cf. Eliade, op. cit.,
p. 147. — s Krappe, op. cit., p. 105 ; cf. S. Icard, L a Femme pendant la
période menstruelle, p. 261 sq. — • Harding, op. cit,. p. 63; cf. Krappe,
op. cit., p. 108.
LES VISAGES DU TEMPS lli

les filles font de même, de peur de se trouver « lunées 1 ».


C’est quelquefois le serpent, en tant qu’animal lunaire, qui
passe pour s’accoupler avec les femmes. Cette légende, encore
vivace dans les Abruzzes, était courante chez les anciens si l’on
en croit Plutarque, Pausanias et Dion Cassius 2; elle est univer­
selle car on la retrouve, à quelques variantes près, chez les
Hébreux, les Indous, les Persans, les Hottentots, en Abyssinie
comme au Japon 3. Dans d’autres légendes le sexe de la lune
s’inverse, elle se transforme en belle jeune fille, séductrice par
excellence *. Elle devient la redoutable vierge chasseresse qui
lacère ses amants, et dont les faveurs, comme dans le mythe
d’Endymion, confèrent un sommeil éternel, hors des atteintes
du temps. Déjà dans cette lune menstruelle s’esquisse l’ambi­
valence de l’être « enfant malade et douze fois impur ». Nous
réservons pour plus tard l’étude complète des épiphanies
lunaires euphémisées 5; ne retenons pour l’instant que la sau­
vagerie sanguinaire de la chasseresse, meurtrière des filles de
Léto comme d’Actéon, prototype de la féminité sanglante et
négativement valorisée, archétype de la femme fatale.
C’est à cet isomorphisme qu’il faut rattacher ce symbole que
les psychanalystes relient à une exaspération de l’Œdipe,
l’image de la « Mère Terrible », ogresse que vient fortifier
l’interdit sexuel. Car la misogynie de l’imagination s’introduit
dans la représentation par cette assimilation au temps et à la
mort lunaire 6, des menstrues et des périls de la sexualité. Cette
« Mère Terrible » est le modèle inconscient de toutes les
sorcières, vieilles hideuses et borgnes, fées carabosses qui peu­
plent le folklore et l’iconographie. L’œuvre de Goya, très
misogyne dans son ensemble, fourmille de caricatures de
vieilles décrépites et menaçantes, simples coquettes démodées
et ridicules mais aussi sorcières qui vénèrent « Maître Léonard »
le grand Bouc, et préparent d’abominables cuisines. Quarante
planches sur quatre-vingt-deux de la série des Caprices7
représentent des vieilles femmes caricaturales et des sorcières,
et à la « Maison du Sourd » les hideuses Parques font pendant
à l’ogre Saturne. Léon Cellier a bien noté que le personnage de
1 Saintyves, L es Saints successeurs des dieux, p. 274. — 1 Cités par
Eliade, op. cit., p. 150-151. — 3 Cf. Eliade, op. cit., p. 15 1. — 4 Cf. Krappe,
op. cit., p. 107. — 5 Cf. infra, p. 120 sq. — 6 Cf. Harding, op. cit., p. 63.
— 7 Cf. Les Caprices, édit. Hazan, 1948.
LE RÉGIME DIURNE DE L ’iMAGE 114

Lakmi était chez Lamartine le prototype romantique de la


« Vamp » fatale, qui allie à une apparence charmante une fon­
cière cruauté et une grande dépravation x. L’œuvre de Hugo
est également riche en épiphanies de la « Mère Terrible ».
C’est Guanhuarma des Burgraves que le psychanalyste 2 assi­
mile à la marâtre corse à laquelle le poète était confié dans son
enfance, mais qui reste pour nous le grand archétype collectif
symbole du destin et que Baudouin rapproche très judicieuse­
ment de la Lilith-Isis de la Fin de Satan. Elle est bien celle
qui déclare : « Ananké c’est moi », elle est la goule, l’âme noire
du monde, l’âme du monde et de la mort. « Dans la philoso­
phie de Hugo, la Fatalité vient coïncider avec le Mal, avec la
matière 3. » Et Baudouin souligne le système étymologique
« mater-matrice-materia ». Avant de revenir à ces « eaux
mères » que sont les menstrues, il nous reste à envisager les
manifestations thériomorphes de la goule, de la femme fatale.
Au premier chef on peut constater avec les linguistes 4 que
la répartition des substantifs en genre animé et inanimé, telle
qu’elle existe dans certaines langues primitives, est remplacée
dans d’autres langues par une répartition en genre andrique et
en genre métandrique. Ce dernier genre comprend les choses
inanimées, les animaux des deux sexes et les femmes. La fémi­
nité est donc linguistiquement, chez les Caraïbes et les Iroquois
rejetée du côté de l’animalité, elle est sémantiquement connatu-
relle à l’animal5. De même la mythologie féminise des mons­
tres thériomorphes tels que le Sphynx et les Sirènes. Il n’est pas
inutile de remarquer qu’Ulysse se fait attacher au mât de son
navire pour échapper à la fois au lien mortel des Sirènes, à

1 Cf. L. Cellier, L.’Epopée romantique, p. 176. — 2 Cf. Baudouin,


V . Hugo, p. 132-134. — * Baudouin, op. cit., p. 136. — * Cf. Damourette,
Des mots à la pensée, I, 306 et 308, p. 365-367, et Baudouin, le Triomphe
du héros, p. 208 sq. Leroi-Gourhan (Répartition et groupement des animaux
dans l'art pariétalpaléol., op. cit., p. 521) remarque que « 63 représenta­
tions féminines sur 89, soit plus des 2/3, sont associées à des figures
animales ».r Sur 46 cas d’association, 32 mettent en cause le cheval et
27 le bison, « le groupement normal, représenté par les 2/3 des cas, est
donc figurations féminines-cheval, figurations féminines-bison,
figurations féminines-bison et cheval... ». — 6 Cf. la conception tenace
de l’ infériorité du sexe féminin dans tous les dualismes : pythagoricien,
platonicien, valentinien et gnostique, elkasaïte, etc. Cf. Simone Pétre-
ment, Le Dualisme chez Platon, les Gnostiques et les Manichéens, p. 207,
note 101.
LES VISAGES DU TEMPS ” 5

Charybde et aux mâchoires armées d’une triple rangée de


dents du dragon Scylla. Ces symboles sont l’aspect négatif
extrême de la fatalité plus ou moins inquiétante que person­
nifie par ailleurs Circé, Calypso ou Nausicaa. Circé la magi­
cienne, à mi-chemin entre les sirènes et la charmante Nausicaa,
Circé aux beaux cheveux, maîtresse des chants, des loups et des
lions, n’introduit-elle pas Ulysse aux enfers et ne lui permet-elle
pas de contempler la mère morte, Anticlée ? L,’Odyssée1 tout
entière est une épopée de la victoire sur les périls de l’onde
comme de la féminité. Chez V. Hugo il est un animal néga­
tivement surdéterminé parce que caché dans le noir, féroce,
agile, liant ses proies d’un lien mortel, et qui joue le rôle de la
goule : Varaignée. Cet animal obsède V. Hugo qui va jusqu’à
le dessiner 2. Certes, l’élément phonétique joue un rôle dans
ce choix du symbole : araignée, arachné, est de sonorité voisine
d ’ananké. Mais le thème revient avec tant de constance dans
l’imagination du poète, qu’il faut y voir autre chose qu’un jeu
de mots : dans Le Titan, dans Eviradnus, dans Notre-Dame de
Paris, où Claude Frollo compare la lutte de l’homme contre le
Destin à celle d’une mouche prise dans la toile, dans La fin
de Satan où seule l’antithèse de la mouche est évoquée, le poète
fait appel au petit animal menaçant, qui condense toutes les
forces maléfiques. L’araignée devient même le prototype sur
lequel se forment des personnages anthropomorphes : dans
Les Misérables, c’est tantôt Javert qui joue le rôle d’une arai­
gnée policière, tantôt la gargotte de la Thénardier, « toile où
Cosette était prise et tremblait... 3 », dont la Thénardier, la
marâtre est la clef symbolique. L’araignée réapparaît dans
Masferrer, dans Les Derniersjours d’un condamnéet dans L ’Homme
qui rit, où l’image émerge explicitement de son contexte psy­
chanalytique lorsque Gwynplaine aperçoit au « centre de la
toile, une chose formidable, une femme nue... 4 ». Certes nous
ne donnerons pas à ce symbole l’interprétation narcissique que
lui attribue le psychanalyste pour qui « l’araignée menaçante
au centre de sa toile est par ailleurs un excellent symbole de
l’introversion et du narcisme, cette absorption de l’être par

1 Cf. Baudouin, L e Triomphe du héros, p. 56-50. — 2 Baudouin, V . Hugo


p. 137. Cf. R. Escholier, Victor Hugo artiste, p. 64. — * Cité par Baudouin,
V . Hugo, p. 138. — 4 Cité par Baudouin, op. cit., p. 137.
LE RÉGIME DIURNE DE L ’iMAGE 116

son propre centre...1 ». Nous nous en tiendrons à l’interpré­


tation classique 2 pour laquelle l’araignée « représente le sym­
bole de la mère revêche qui a réussi à emprisonner l’enfant
dans les mailles de son réseau ». Le psychanalyste rapproche
judicieusement cette image où domine « le ventre froid » et
les « pattes velues », suggestion hideuse de l’organe féminin,
de son complément masculin le ver, qui de tout temps a été
lui aussi lié à la déchéance de la chair 3. Bel exemple de
surdétermination ontogénétique d’un symbole de la misogynie
qui semble, nous espérons le montrer, reposer sur des assises
phylogénétiques plus larges. Baudouin remarque également
que l’effroi œdipien de la fuite devant le père et l’attraction
incestueuse pour la mère viennent converger dans le symbole
arachnéen : « Aspect double d’une même fatalité 4. » L’arai­
gnée entrant en composition avec le ver donne l’hydre, « sorte
de ver rayonnant » souvent isomorphe de l’élément féminin
par excellence : la Mer. C’est dans l'hydre géante des Travail­
leurs de la mer, la pieuvre, symbole direct de la fatalité de
l’océan, que la toute-puissance néfaste et féminoïde se mani­
feste 5. La scène du combat avec la pieuvre est l’épisode cen­
tral de ce roman, et Jules Verne reprendra soigneusement
cette image archétypale dans Vingt mille lieues sous les mers,
image toujours active comme le prouve l’impressionnante
séquence que Walt Disney a imaginée dans la transcription
cinématographique de l’œuvre de Jules Verne. La pieuvre, par
ses tentacules, est l’animal liant par excellence. On voit que le
même isomorphisme court à travers les symboles de Scylla, des
sirènes, de l’araignée ou de la pieuvre 8. Et le symbolisme
de la chevelure semble venir renforcer l’image de la féminité
1 Baudouin, op. cit., p. 137. — 2 Cf. Rank, Traumatisme de la nais­
sance, p. 30 sq. Chez les anciens Mexicains l’araignée est l’animal emblème
du dieu de l’Enfer du Nord Mictlantecutli, celui qui porte sur son dos
le « Soleil noir », patron du jour « chien », cinquième seigneur de la
nuit. Cf. Soustelle, op. cit., p. 5 5 sq. Cf. infra, p. 124. Cf. le rôle important
que joue « la Femme-araignée », grand-mère des jumeaux de la guerre,
dans la mythologie Hopi. Cf. Don Talayesva, Soleil Hopi, Appendice A,
p. 425 sq. — 3 Cf. Poème de Hugo, L a chauve-souris, Ce que ait la bouche
d’ombre, L.a rose de l ’infante ; cf. également : Baudelaire, Fleurs du Mal,
L X X III, X X X , etc. — 4 Cf. Baudouin, op. cit., p. 142. — 6 Cf. Baudouin,
op. cit., p. 143. — • Scylla, femme dont le bas-ventre est armé de six
mâchoires de chiens, comme l’Hydre, sont des amplifications mytholo­
giques de la pieuvre. Cf. Grimai, op. cit., articles Scylla, Hydre de Lerne.
Tous ces monstres sont des Dragons pluriels.
LES VISAGES DU TEMPS 117

fatale et thériomorphe. La chevelure n’est pas reliée à l’eau


parce que féminine, mais bien féminisée parce que hyéroglyphe
de l’eau, eau dont le support physiologique est le sang mens­
truel. Mais Varchètypal du lien vient surdéterminer subreptice­
ment la chevelure, car la chevelure est en même temps signe
microcosmique de l’onde et technologiquement le fil naturel
servant à câbler les premiers liens.
Nous retrouverons plus tard 1les images apaisées des rouets
et des quenouilles : les fileuses sont toujours valorisées et les
quenouilles féminisées et liées, dans le folklore, à la sexualité.
La vieille chanson de Remette ou en Dauphiné de Porcheronne,
et une ronde du xvm e siècle :
« met l ’épée au poing, et moi à ma quenouille
et nous nous battrons en duel sur / ’herbette... »
en sont le témoignage. Mais ne nous arrêtons pour l’instant
que sur le produit du filage : le fil, qui est le premier lien artifi­
ciel. Dans l ’Odyssée, déjà le fil est symbole de la destinée hu­
maine 2. Comme dans le contexte mycénien, Eliade 3 rapproche
fort justement le fil, du labyrinthe, ensemble métaphysico-
rituel qui contient l’idée de difficulté, de danger de mort. Le
lien est l’image directe des « attachements » temporels, de la
condition humaine liée à la conscience du temps et à la malé­
diction de la mort. Très souvent dans la pratique du rêve éveil­
lé, le refus de l’ascension, de l’élévation est figuré par une
remarquable constellation : « Liens noirs qui rattachent le
sujet par derrière vers le bas 4 », liens qui peuvent être rempla­
cés par l’enlacement d’un animal, et bien entendu par l’araignée.
Nous reprendrons plus loin le problème, cher à Dumézil
comme à Eliade, de l’utilisation antithétiquement valorisée du
« lieur » et du « tranche-lien 5 ». Ne nous occupons pour l’ins­
tant que du sens fondamental, qui est négatif, du lien et des
divinités lieuses. Eliade conclut que chez Yama et Nirrti, les
deux divinités védiques de la mort, ces « attributs de lieur
sont non seulement importants, mais constitutifs », alors que
Varuna n’est qu’accidentellement un dieu lieur. De même
1 Cf. infra, p. 369 sq. — a Odyssée, VII, 198. — 3 Cf. Eliade, Images et
Symboles, p. 149. Cf. P. Ricœur, op. cit., p. 144, le concept de « serf-
arbitre ». — 1 Cf. Desoille, op. cit., p. 161. — 5 Cf. infra, p. 186, et Eliade,
Images et Symboles, p. 133.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE Il8

Urtra, le démon, est celui qui enchaîne les hommes comme les
éléments : « Les lacets, les cordes, les nœuds caractérisent les
divinités de la mort1. » Ce schème du liage est universel et se
retrouve chez les Iraniens, pour lesquels Ahriman est le
néfaste lieur, chez les Australiens et les Chinois pour lesquels
ce sont respectivement la démone Aranda ou le démon Pauhi
qui occupent cette fonction. Chez les Germains, pour qui le
système rituel de mise à mort est la pendaison, les déesses fu­
néraires hèlent les morts avec une corde 2. 1m Bible enfin est
riche d’allusions diverses aux « liens de la mort3 ». Eliade 4
établit d’ailleurs une importante corrélation étymologique
entre « lier » et « ensorceler » : en turco-tatar bag, bog, signifie
lien et sorcellerie, comme en latinfascinum, le maléfice, est pro­
che parent de fascia, le lien. En sanscrit,jukli, qui signifie atte­
ler, veut dire aussi « pouvoir magique », d’où dérive précisé­
ment le « Yoga ». Nous verrons plus tard que liens et procédés
magiques peuvent être captés, annexés par les puissances béné­
fiques et doter ainsi le symbolisme du lien d’une certaine ambi­
guïté. Cette ambivalence, sur le chemin de l’euphémisation,
est plus spécialement lunaire : les divinités lunaires étant à la
fois facteurs et maîtres de la mort comme des punitions 5. Tel
est le sens du bel hymne d’Ishtar cité par Harding : la déesse
est maîtresse de la catastrophe, elle noue ou elle dénoue le fil
du mal, le fil du destin. Mais cette ambivalence cyclique, cette
élévation du lien symbolique à une puissance « au carré » de
l’imaginaire, nous fait anticiper sur les euphémisations des
symboles terrifiants. Pour l’instant, contentons-nous de l’as­
pect premier du lien et du symbolisme de première instance.
Ce symbolisme est purement négatif : le lien c’est la puissance
magique et néfaste de l’araignée, de la pieuvre et aussi de la
femme fatale et magicienne 6. Il nous reste à examiner, en
reprenant ce thème de la féminité « terrible » comment on
passe, par l’intermédiaire de l’eau néfaste par excellence, le
sang menstruel, des symboles nyctomorphes aux symboles
viscéraux de la chute et de la chair.
1 Eliade, op. cit., p. 134, 138. — 2 Cf. op. cit., p. 138. — * Cf. II,
Samuel, X X II, 6. P s. X V III, 6; CXV I, 3-4; Osée, V II, 12 ; Ézéchiel,
X II, 13 ; X V II, 26; X X III, 3 ; L u c, X III, 16. — * Eliade, op. cit., p. 15 1.
— s Cf. Harding, op. cit., p. 114. — * Sur l’isomorphisme de la chevelure
et des liens, des chaînes, cf. contes chiliens et dominicains rapportés par
S. Comhaire-Sylvain, op. cit., p. 231.
LES VISAGES DU TEMPS ” 9

Le sang menstruel, lié comme nous l’avons dit aux épipha-


nies de la mort lunaire est le symbole parfait de l’eau noire.
Chez la plupart des peuples, le sang menstruel, puis n’importe
quel sang, est tabou. Le Uvitique 1 nous enseigne que le sang
du flux féminin est impur et prescrit minutieusement la
conduite que l’on doit suivre pendant la période menstruelle.
Chez les Bambara le sang menstruel est le témoignage de l’im­
pureté de la Sorcière-Mère primitive Mousso-Koroni et de
l’infécondité momentanée des femmes. C’est « l’interdit prin­
cipal des puissances surnaturelles créatrices et protectrices de
la vie 2 ». Le principe du mal, le rvan^o, a pénétré dans le sang
du genre humain par une circoncision originelle faite par les
dents de l’ogresse Mousso-Koroni. D ’où la nécessité récipro­
que d’un sacrifice sanglant, excision ou circoncision, afin de
débarrasser l’enfant de son wanyo 3. Il est à remarquer que cet
impérialiste tabou a un caractère plus gynécologique que
sexuel : non seulement dans la plupart des peuples les rapports
sexuels sont interdits en période des règles, mais encore il est
interdit de rester dans l’entourage d’une femme réglée. Aux
époques menstruelles on isole les femmes dans les huttes, et
la femme ne doit même pas toucher la nourriture qu’elle
absorbe. De nos jours encore les paysans européens ne permet­
tent pas à une femme « indisposée » de toucher au beurre, au
lait, au vin ou à la viande, de peur que ces aliments ne devien­
nent impropres à la consommation. Des interdits semblables
peuvent être relevés dans La Bible, les lois de Manu ou Le Tal-
mud4. Ce tabou est essentiel, et Harding 5 note que le terme
polynésien tabu ou tapu est apparenté à tapa, qui signifie
« menstrues ». Le fameux Wakan des Dakota signifie égale­
ment « femme indisposée », et le sabbat babylonien aurait
également une origine menstruelle. Le « sabbat6 » était res­
pecté pendant les règles de la?déesse lunaire Ishtar, « le sabbat
n’était observé au début qu’une fois par mois, puis à chaque
partie du cycle lunaire », et sabattu signifierait « mauvais jour
d’Ishtar ». Dans toutes ces pratiques l’accent est mis sur l’évé­
nement gynécologique bien plus que sur une « faute » sexuelle,

1 Lévitique, X V , 19-33. — 2 Dieterlen, op. cit., p. 65. — 3 Dieterlen,


op. cit., p. 64. Cf. infra, p. 191. — 4 Cf. Harding, op. cit., p. 64-66. —
5 Harding, op. cit., p. 70. — * Op. cit., p. 72.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 120

signification qui ne sera donnée que par le schème de la chute.


Le sang menstruel est simplement l’eau néfaste et la féminité
inquiétante qu’il faut éviter ou exorciser par tous les moyens.
De même chez le poète E. Poe, l’eau maternelle et mortuaire
n’est rien d’autre que du sang. Poe lui-même n’écrit-il pas :
« Et ce mot sang, ce mot suprême, ce mot roi, toujours si riche
de mystère, de souffrance et de terreur... cette syllabe vague,
pesante et glacée 1. » C’est cet isomorphisme terrifiant, à domi­
nante féminoïde, qui définit la poétique du sang, poétique du
drame et des maléfices ténébreux, car, comme le note Bache­
lard 2, « le sang n’est jamais heureux ». Et si la « lune rousse »
est si néfaste 3 c’est parce que la lune « a ses règles » et que les
gelées qui en résultent sont « le sang du ciel ». Cette valorisa­
tion excessivement négative du sang serait même, si l’on en
croit l’anecdote célèbre rapportée par James 4, un archétype
collectif, phylogénétiquement inscrit dans le contexte soma-
tique de l’émotion et se manifesterait spontanément avant
toute prise de conscience claire. Sans préjuger de cette origine
quasi-réflexe de la crainte du sang, contentons-nous de conclure
à l’isomorphisme étroit qui relie le sang comme eau sombre à
la féminité et au temps « menstruel ».
L’imagination, grâce à cette constellation, va s’acheminer
insensiblement par le concept de la tache sanglante et de la
souillure vers la nuance morale de la faute que précipitera,
nous le verrons au paragraphe suivant, l’archétype de la
chute. Przyluski5 a établi remarquablement la corrélation
linguistique qui pouvait exister entre Kali ou Kala, divinité de
la mort, et Kâla d’une part, qui signifie « temps, destin »,
kâlaka d’autre part, dérivé de Kâla et signifiant « taché,
souillé » au physique comme au moral. La même famille de
mots sanscrits donnant par ailleurs kalka, saleté, faute, péché,
et kalusa, sale, impur, trouble. De plus kali signifie la « mal­
chance », le côté du dé qui n’a aucun point. C’est ainsi que la
racine préaryenne kal, noir, obscur, se dévide donc philolo­
giquement vers ses composés nyctomorphes. Pour une fois
1 Poe, Aventures de Gordon Pym, p. 47; cf. M. Bonaparte, Ed. Poe,
p. 418. — * Bachelard, Eau et rêves, p. 89. — 8 Cf. supra, p. 112 , et Har­
ding, op. cit., p. 63. — 4 James, Précis, p. 500; cf. article du Mind (1884),
« L a théorie de l ’Émotion ». — 5 Przyluski, Grande déesse, p. 195. Cf.
P. Ricœur, op. cit., p. 39, L e Symbolisme de la tache.
LES VISAGES DU TEMPS 121

sémiologie et sémantisme concordent, retraçant en raccourci


la constellation qui joint les ténèbres au sang telle que nous
venons de la décrire. La déesse Kali est représentée vêtue de
rouge, portant à ses lèvres un crâne plein de sang, debout dans
une barque qui navigue sur une mer sanglante, « divinité
sanguinaire dont les temples ressemblent aujourd’hui à des
abattoirs 1 ». La psychanalyse fait écho à la sémantique reli­
gieuse lorsque Marie Bonaparte 2 écrit : « Combien de fois
n’ai-je pas gémi sous ce cauchemar où la mer, éternel symbole
maternel, me fascinait pour m’engloutir et m’incorporer à elle...
et où le goût salé de l’eau qui m’emplissait la bouche était peut-
être le souvenir inconscient, ineffaçable, du sang fade et salé
qui, lors de mon hémoptysie, avait failli me coûter la vie... »
Enfin, un autre exemple de cet isomorphisme des archétypes
et symboles ténébreux incarnés par la femme néfaste nous est
fourni par le mythe de la Kali des Bambara : Mousso-Koroni,
« la petite vieille femme ». « Elle symbolise, écrit Germaine
Dieterlen 3, tout ce qui s’oppose à la lumière : obscurité, nuit,
sorcellerie. Elle est aussi l’image de la rébellion, du désordre,
de l’impureté. » Et nous voyons en elle la tache, la souillure
se transmuter en chute et en faute, assurant ainsi la jonction
avec les symboles catamorphes que nous allons bientôt étudier.
Femme à la vie désordonnée et agitée, elle n’a pu conserver la
pureté qui venait de Pemba et lui conférait la « tête blanche ».
Elle est l’impureté et l’infidélité qui trahit le démiurge Pemba
et « cessant de coopérer à l’œuvre de création, commence à la
troubler 4 ». Chassée par le créateur elle devient furie, et la
violence sanguinaire de ses actes détermine chez elle l’appari­
tion des premières menstrues. Le Bambara réunit menstrues,
sadisme dentaire et folie néfaste en une saisissante formule,
« le sang est sorti de Mousso-Koroni au moment où elle circon­
cit avec les ongles et les dents 5 ». Dès lors elle pollue tout ce
qu’elle touche et introduit le mal dans l’univers, c’est-à-dire la
souffrance et la mort. On la représente sous les traits d’une

1 Przyluski, op. cit., p. 196; cf. Zimmer, op. cit., p. 202. Il faudrait
également étudier le démon femelle des Sémites Lilith, dont le nom
vient de la racine « lai lah », la nuit, décrit dans la littérature rabbinique
comme portant une longue cheveluie. Cf. Langton, op. cit., p. 56, 82. —
* M. Bonaparte, Psjich. anthr., p. 99. — * Dieterlen, op. cit., p. 16 ; cf.
p. 39. — * Dieterlen, op. cit., p. 18. — 6 Dieterlen, op. cit., p. 18, note 1.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 122

sorcière démente, vieille femme vêtue de haillons, les pieds


chaussés de sandales dépareillées, « qui bat la campagne et
simule la folie ».
Les symboles nyctomorphes sont donc animés en leur tré­
fonds par le schème héraklitéen de l’eau qui fuit, ou de l’eau
dont la profondeur par sa noirceur même nous échappe, du
reflet qui redouble l’image comme l’ombre redouble le corps.
Cette eau noire n’est finalement que le sang, que le mystère
du sang qui fuit dans les veines ou s’échappe avec la vie par la
blessure 1 dont l’aspect menstruel vient encore surdéterminer
la valorisation temporelle. Le sang est redoutable à la fois parce
qu’il est maître de la vie et de la mort, mais aussi parce qu’en
sa féminité il est la première horloge humaine, le premier signe
humain corrélatif du drame lunaire. Nous allons maintenant
assister à une nouvelle surdétermination de la temporalité san­
glante et nocturne par le grand schème de la chute qui trans­
formera le sang féminin et gynécologique en sang sexuel, ou
plus précisément en chair avec ses deux valorisations négatives
possibles : sexuelle et digestive.

III. LES SYMBOLES CATAMORPHES


La troisième grande épiphanie imaginaire de l’angoisse
humaine devant la temporalité nous semble devoir être fournie
par les images dynamiques de la chute. La chute apparaît même
comme la quintessence vécue de toute la dynamique des
ténèbres, et Bachelard 2 a raison de voir dans ce schème cata-
morphe une métaphore réellement axiomatique. Nous cons­
taterons d’ailleurs que cette métaphore est solidaire des sym­
boles des ténèbres et de l’agitation. Même si l’on conteste la
réalité d’engrammes imaginaires préexistants à toute expé­
rience, on est obligé de constater avec Betcherev ou Maria
Montessori3 que le nouveau-né est d’emblée sensibilisé à la
chute : lç changement rapide de position dans le sens de la
chute comme dans le sens du redressement déclenche une
1 Sur la blessure symbole de disharmonie, cf. Jung, Les Types psycho­
logiques, p. 79, et Libido, p. 227, 278, 279, 283. — 8 Bachelard, L ’air et
les songes, p. 105, ii o - m , 120. — 3 Cf. Betcherev, op. cit., p. 72, et
M. Montessori, L ’Enfant, p. 20-22.
LES VISAGES DU TEMPS 123

série réflexe dominante, c’est-à-dire inhibitrice des réflexes


secondaires. Le mouvement trop brusque que la sage-femme
imprime au nouveau-né, les manipulations et les dénivella­
tions brutales qui suivent la naissance, seraient en même temps
que la première expérience de la chute « la première expérience
de la peur 1 ». Il y aurait non seulement une imagination de la
chute, mais une expérience temporelle, existentielle, ce qui fait
écrire à Bachelard que « nous imaginons l’élan vers le haut et
nous connaissons la chute vers le bas 2 ». La chute serait ainsi
du côté du temps vécu. Ce sont les premiers changements déni-
vellants et rapides qui suscitent et fortifient l’engramme du
vertige. Peut-être même, chez certaines peuplades où l’accou­
chement doit être rituellement chute du nouveau-né sur le sol,
se forme dans l’imagination du jeune enfant un renforcement
du traumatisme de Rank, la naissance étant ipso facto associée
à une chute 3. Le rêve éveillé met lui aussi en évidence l’ar­
chaïsme et la constance du schème de la chute dans l’inconscient
humain : les régressions psychiques s’accompagnent fréquem­
ment d’images brutales de la chute, chute valorisée négative-
vement comme cauchemar qui aboutit souvent à la vision de
scènes infernales. Le refus de l’ascension prend l’apparence de
la lourdeur ou de la pesanteur noire, et le patient de Desoille 4
déclare : « J’ai gardé de gros souliers noirs aux pieds, c’est cela
qui m’alourdit. » L’engramme de la chute est en effet renforcé
dès la première enfance par l’épreuve de la pesanteur que l’en­
fant expérimente lors du pénible apprentissage de la marche.
Cette dernière n’est rien d’autre qu’une chute correctement
utilisée comme support de la station droite, et dont l’échec est
sanctionné par des chutes réelles, par des chocs, des blessures
légères qui aggravent le caractère péjoratif de la dominante
réflexe. Pour le bipède vertical que nous sommes, le sens de la
chute et de la pesanteur accompagne toutes nos premières
tentatives autocinétiques et locomotrices. La chute étant d’ail­
leurs reliée, comme le remarque Bachelard s, à la rapidité du
mouvement, à l’accélération comme aux ténèbres, il se pour-
1 Montessori, op. cit., p. 21. — * Bachelard, op. cit., p. 108. — * Cf.
Eliade, Traité, p. 218. Pour les anciens Mexicains, naître c’est descendre
du ciel. Cf. Soustelle, L a Pensée cosmologique des anciens M exicains, p. 1 1 ;
cf. don Talayesva, op. cit., p. 2. — 4 Desoille, Exploration, p. 1 J2. — * Cf.
Bachelard, L a Terre et les rêveries de la volonté, p. 350, 400.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 124

tait qu’elle soit l’expérience douloureuse fondamentale et


constitue pour la conscience la composante dynamique de
toute représentation du mouvement et de la temporalité. La
chute résume et condense les aspects redoutables du temps,
« elle nous fait connaître le temps foudroyant 1 ». Analysant
en lui-même, comme chez Balzac ou Alexandre Dumas, ce
qu’il dénomme le « complexe d’Antée », complexe défini par
le malaise vertigineux que crée l’éloignement d’un point d’ap­
pui stable et terrestre, Bachelard confirme les observations de
Desoille sur le phénomène du vertige. Pour l’un comme pour
l’autre 2, l’inconscient semble d’avance et fonctionnellement
sensibilisé pour recevoir le choc créé par l’image d’une banale
ascension dans un édifice élevé. Pour l’un comme pour l’autre,
le vertige est image inhibitrice de toute ascension, un blocage
psychique et moral qui se traduit par des phénomènes psycho­
physiologiques violents. Le vertige est un rappel brutal de
notre humaine et présente condition terrestre.
De nombreux mythes et légendes mettent l’accent sur l’as­
pect catastrophique de la chute, du vertige, de la pesanteur ou
de l’écrasement. C’est Icare qui tombe, anéanti par le soleil
qu’il a trop voulu approcher et se voit précipité dans la mer,
mythe que retrouvent spontanément les cauchemars de vol
interrompu et de chute dans « l’eau gluante 3 »; c’est Tantale
qui, après avoir osé faire dévorer la chair de son fils Pélops aux
divinités de l’Olympe, est englouti dans le Tartare. C’est Phaé-
ton, fils du soleil, qui, pour avoir usurpé les prérogatives
paternelles, est foudroyé par Zeus, puis précipité sur la dure
terre ; c’est Ixion, Bellérophon et bien d’autres, qui terminent
leurs jours dans la catastrophe de la chute. Avec une nuance,
c’est Atlas, écrasé éternellement par le fardeau terrestre, héros
de la lutte pour la verticalité 4. Un bel isomorphisme catamor-
phe nous est fourni par la mythologie de l’ancien Mexique.
Mictlantécutli, le dieu de l’enfer du Nord (Mictlan), est appelé
T^ontemoc, « celui qui tombe la tête la première » comme le
soleil couchant, le soleil noir. Mictlantécutli est accompagné
de ses animaux familiers : la chouette et l’araignée, il est le
1 Bachelard, op. cit., p. 355. — 2 Bachelard, op. cit., p. 544-346;
Desoille, op. cit., p. 153. — * Cf. Diel, Le Symbolisme dans la mythologie
grecque, p. 64 sq., et M. Bonaparte, Psych., p. 99. — * Cf. Bachelard, p. 361-
366.
LES VISAGES DU TEMPS

patron du jour « chien » de la semaine ainsi que du jour « mort ».


Le Nord, siège des enfers et séjour du soleil « tombé », est
également le pays noir, du froid, de l’hiver 1. Ce thème de la
chute apparaît comme le signe de la punition et se voit multiplié
dans une même culture, c’est ce que nous venons de constater
pour la tradition grecque, c’est ce que l’on peut également
montrer dans la' tradition juive : la chute d’Adam se répète
dans la chute des mauvais anges. Le Livre d’Hénoch2 nous
raconte comment les anges, « séduits par les filles des hommes »,
descendent sur terre, s’unissent avec leurs séductrices et
engendrent d’énormes géants. Ces anges rebelles sont com­
mandés par Azazel et Sémiazas. Rapahël, sur les ordres de
Dieu, punit les transfuges, les écrase sous de lourds rochers
avant de les précipiter à la fin des temps dans un abîme de feu.
L’abîme, leitmotiv de la punition apocalyptique, aurait pour
prototype, selon Langton 3, l’épisode du Bundehesh où l’on
voit Ahriman précipité sur la terre pour avoir tenté de prendre
d’assaut les cieux et sa chute creuser un gouffre qu’habitera à
l’avenir le Prince des Ténèbres. Comme l’ont bien souligné
les ethnologues 4, ce schème de la chute n’est rien d’autre que
le thème du temps néfaste et mortel, moralisé sous forme de
punition. S’introduit dans le contexte physique de la chute
une moralisation et même une psychopathologie de la chute :
dans certaines apocalypses apocryphes la chute est confondue
avec la « possession » par le mal. La chute devient alors l’em­
blème des péchés de fornication, de jalousie, de colère, d’ido­
lâtrie et de meurtre 8. Mais cette moralisation se déroule sur
un fond temporel : le second arbre du jardin d’Eden, dont la
consommation du fruit déterminera la chute, n’est pas celui
de la connaissance comme le prétendent des leçons récentes,
mais celui de la mort. La rivalité entre le serpent, animal lu­
naire, et l’homme semble se réduire dans de nombreuses
légendes à la rivalité d’un élément immortel, régénéré, capable
de faire peau neuve, et de l’homme déchu de son immortalité
primordiale. La méthode comparative nous montre que
le rôle de voleur d’immortalité est tenu également par le
1 Cf. Soustelle, L a Pensée cosmologique des anciens M exicains, p. 5 5-62.
* Hénoch., VI, 1 ; VII, 2 ; IX , ï 1 ; c f. A p o c., IX , 1. — * L a n g t o n , op. cit.,
P- 217. — ‘ C f . K r a p p e , op. cit., p . 287. — 5 C f. L a n g t o n , op. cit., p . 1 4 4 .
J47-
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE

serpent dans l’épopée babylonienne de Gilgamesh ou dans une


légende parasite de celle de Prométhée rapportée par le compi­
lateur Élien 1. Dans de nombreux mythes c’est la lune ou
l’animal lunaire qui trompe le premier homme et troque la
faute et la chute contre l’immortalité de l’homme primordial.
La Mort, chez les Caraïbes comme dans La Bible, est le résultat
direct de la chute 2.
Dans de nombreuses traditions s’ajoute à ce premier résul­
tat catamorphe une autre conséquence qui confirme le carac­
tère antagoniste de la lune néfaste et des aspirations humaines
et qui risque de faire sombrer (comme cela se produit dans le
contexte judéo-chrétien) dans une interprétation purement
sexuelle de la chute. Les menstrues sont en effet souvent consi­
dérées comme les suites secondaires de la chute. On aboutit
ainsi à une féminisation du péché originel qui vient converger
avec la misogynie que laissait transparaître la constellation des
eaux sombres et du sang. La femme, d’impure qu’elle était par
le sang menstruel, devient responsable de la faute originelle.
Dans La Bible 3, quoique le serpent ne provoque pas directe­
ment la menstruation, son intervention n’en détermine pas
moins des conséquences gynécologiques : « Je multiplierai les
souffrances de ta grossesse, tu enfanteras dans la douleur. »
D ’autres traditions 4 sont plus explicites : chez les Algonquins
comme aux Indes, c’est pour expier une faute que les femmes
sont réglées. Cette féminisation de la chute morale se retrouve
dans les traditions amérindiennes comme persanes, esquimau­
des, rhodésiennes ou mélanésiennes, elle nourrit également le
mythe grec de Pandore. Mais il faut bien insister sur le contre­
sens sexuel pouvant résulter de cette féminisation de la chute.
Krappe, après Bayle et Frazer 5, ne fait de cette sexualisation
qu’une leçon tardive due à un théologien moraliste. En effet,
comme nous l’avons remarqué à propos de la féminité lunaire
1 Cité par Krappe, op. cit., p. 288-290. — 8 Cf. Van Genepp, Myth.,
p. 79; Krappe, op. cit., p. 294. — 3 Gen., III, 16. — * Cf. Krappe, op. cit.,
p. 293. — 5 Cités par Krappe, op. cit., p. 297. Pour la plupart des primitifs
la chute ou la catastrophe diluviale est provoquée par une pollution
gynécologique plutôt que par une faute sexuelle. Cf. Métraux, Histoire
du monde..., p. 517, Pour les Matakos le déluge et son démiurge le grand
Python est commandé par la rupture du tabou menstruel de la part d’une
femme qui laisse tomber quelques gouttes de sang impur dans l’eau du
puits.
LES VISAGES DU TEMPS 127

et menstruelle, la symbolisation féminoïde de la chute ne sem­


ble choisie primitivement que pour des raisons de physiologie
gynécologique et non pour des raisons sexuelles. Il y a eu dans
certaines cultures un déplacement du phénomène menstruel à
des considérations de morale sexuelle. On a substitué à la
connaissance de la mort et à la prise de conscience de l’angoisse
temporelle, comme catastrophe fondamentale, le problème
plus anodin de la « connaissance du bien et du mal » qui, peu à
peu, s’est grossièrement sexualisé. Cet infléchissement vers la
sexualité a été introduit à une époque relativement récente,
sous l’influence d’un courant ascétique pessimiste qui semble
venu de l’Inde et s’être répandu dans une grande partie du
Proche-Orient avant que d’atteindre l’Occident. Il se mani­
feste dans l’orphisme, les écrits milésiens, enfin dans le plato­
nisme. L’Église n’aurait fait qu’hériter par saint Augustin de
la phobie sexuelle des Gnostiques et des Manichéens Cette
modification — qui est une banalisation — du schème de la
chute originelle en un thème moral et charnel illustre bien la
double valence de nombreux thèmes psychanalytiques qui
sont à la fois « sub » conscients et à la fois indicatifs d’un « sur »
conscient, qui est une ébauche métaphorique des grandes
conceptions philosophiques. Il est probable par exemple que
l’emblème cosmologique du serpent, dont nous étudierons
en son temps les riches significations 2, lié par son symbolisme
cyclique à la lune et aux menstrues, a été banalisé par sa forme
oblongue facilement assimilée à un thème phallique et pure­
ment sexuel. L’explication mécanique des menstrues comme
viol primordial renforce encore les implications sexuelles de
ce symbole, et l’engramme de la chute se trouve banalisé et
limité à un incident charnel, singularisé, et qui par là s’éloigne
de son sens archétypal primitif touchant à la destinée mortelle
de l’homme. Peut-être faut-il voir dans ce processus une eu-
phémisation de la mort, transférée d’un archétype de type
jungien, donc collectif, à un incident traumatisant de type
freudien, donc purement individuel. La féminisation de la
chute serait en même temps son euphémisation. L’incoercible

1 Cf. Krappe, op. cit., p. 297, et S. Pétrement, op. cit., p. 177» l 84 !


S. Reinach, C .M .R ., III, p. 548-559; R. Berthelot, Astrobiologie, p. 528.
— * Cf. infra, p. 565 sq.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 128

terreur du gouffre se minimiserait en vénielle crainte du coït


et du vagin.
L’euphémisation, constitutive nous le verrons de l’imagina­
tion 1, est un procédé que tous les anthropologues 2 ont
remarqué et dont le cas extrême est l’antiphrase dans laquelle
une représentation est affaiblie en s’affublant du nom ou de
l’attribut de son contraire. En allemand comme en français,
prostituée s’euphémise en « fille » ou en « vierge »; dans la
mythologie grecque les Erinnyes sont remplacées par les Eumé-
nides ; les maladies mortelles ou graves sont universellement
euphémisées, épilepsie, lèpre, variole deviennent « haut mal »,
« beau mal », « bénédiction ». Le mot « mort » lui-même est
remplacé par un foisonnement d’euphémismes, et loin d’être
toujours la camarde, les divinités morticoles se transforment
en belles et séduisantes jeunes filles : filles de Mara séductrices
et danseuses, belle Calypso de la légende d’Ulysse, fées des
légendes nordiques, beau Râvana du Râmâyana 3. Or cette
euphémisation du temps mortel, cette esquisse d’antiphrase ne
serait-elle pas un des éléments surdéterminants de la banali­
sation de la chute, une motivation de sa sexualisation ? Il y a
là un mouvement inverse de celui qu’a étudié Rougemont à
propos de la légende de Tristan4. Uamabam amare, la
doctrine du pur amour, se fonde bien sur un amor fa ti et
même un « amour de la mort », mais, par une réciproque
contamination s’esquisse par là l’euphémisation de la mort qui
nous dirige vers un tout autre régime de la représentation
imaginaire que celui présentement étudié : l’euphémisation du
Destin, par l’érotisme, est déjà tentative au moins verbale de
maîtrise des périls du temps et de la mort, est déjà sur la voie
d’un renversement radical des valeurs de l’image. Comme le
suggère profondément la tradition chrétienne, si c’est par le
sexe féminin que le mal s’est introduit dans le monde, c’est
que la femme a pouvoir sur le mal et peut écraser le serpent.
Nous reprendrons dans quelques pages l’approfondissement
de ce renversement des valeurs, pour l’instant contentons-
nous de souligner que les systèmes d’images qui font une
1 Cf. infra, p. 220 sq., 470 sq. — * Cf. M. Bonaparte, Psych. et anthrop.,
p. 86; Krappe, op. cit., p. 228; cf. K . Nyrop, Grammaire historique de la
langue française, IV, p. 279. — 3 Cf. Guntert, Kalypso, p. 69, 148, 154-155.
— 1 Cf. D. de Rougemont, op. cit., p. 27.
LES VISAGES DU TEMPS I29

large place au schéma de la chute sont toujours sur la voie de


l’euphémisation : que ce soit chez les valentiniens, chez Ori-
gène, les néo-platoniciens, comme les pseudo-clémentins, le
mal, par la chute et ses harmoniques morales, devient toujours
par quelque côté un auxiliaire du Bien, infléchissant le dualisme
strict, le Régime Diurne, vers une théorie des contraires de type
hégélien, où la nuit joue un rôle positif1. Il nous reste, avant
de conclure cette première partie consacrée aux Visages du
Temps, à examiner cette euphémisation esquissée du gouffre
et de la chute que constituent, dans une remarquable conti­
nuité freudienne, la chair sexuelle et la chair digestive.

Depuis Freud 2 l’on sait explicitement que la gourmandise


se trouve liée à la sexualité, le buccal étant l’emblème régressé
du sexuel. Nous décelons, dans l’anecdote d’Eve croquant la
pomme, des images qui renvoient aux symboles de l’animal
dévorant, mais également nous interprétons l’anecdote en
tenant compte de la liaison freudienne entre le ventre sexuel et
le ventre digestif. Non seulement l’ascétisme est chaste, mais
également sobre et végétarien. La manducation de la chair
animale est toujours reliée à l’idée de péché ou tout au moins
d’interdit. L’interdit du Uvitique relatif au sang menstruel est
suivi, à quelques versets, par un interdit relatif à la consom­
mation du sang : « Car l’âme de la chair est dans le sang 3. »
C’est la rupture de cet interdit qui provoquerait la seconde
catastrophe biblique, le déluge 4. Dans le Bundehesh 5, sexualité
et manducation de la chair se relient en un curieux mythe :
Ahriman, Le Mal, est le cuisinier du roi Zohak et séduit le pre­
mier couple humain en leur faisant manger de la viande. D ’où

1 Cf. S. Pétrement, op. cit., p. 205. — * Cf. Freud, Jenseits des Lustprin-
Zips, p. 45 sq. — 3 L év it., X V II, 10 -11. — * Gett., IV, 3. — 5 Cf. E . Lenor-
mant, L es Origines de l ’histoire d ’après la B ib le..., I, p. 70 sq. Cf. le mythe
encore plus explicite des indiens Matakos selon lesquels les femmes
possèdent deux bouches, l’une en haut, l’autre — le vagin — en bas,
cette bouche vaginale étant dentée et redoutable est désarmée par tout
un processus mythique, in Métraux, H istoire du monde et de l ’homme,
textes indiens de l'A rgentine ( N .R .F ., I er sept. 1936, p. 520-524). Cf. sur
le « vagina dentata » : Verrier Elwin, M aisons des jeu n es..., p. 239 sq.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE IJO

naît la coutume de la chasse et parallèlement l’usage des vête­


ments, car le premier homme et la première femme couvrent
leur nudité avec la peau des animaux tués. Le végétarisme se
trouve allié à la chasteté : c’est le massacre de l’animal qui fait
connaître à l’homme qu’il est nu. La chute se voit donc sym­
bolisée par la chair, soit la chair que l’on mange, soit la chair
sexuelle, le grand tabou du sang unifiant l’une et l’autre. Dès
lors le temporel et le charnel deviennent synonymes. Il y a un
glissement du spéculatif au moral. La chute se transforme en
appel du gouffre moral, le vertige en tentation. Comme le note
Bachelard 1, le mot gouffre n’est pas un nom d’objet, c’est un
« adjectif psychique », nous ajouterons que c’est même vm
verbe moral. Et le gouffre risque de composer des harmoniques
empédocléennes et, comme chez Baader, de se muer en tenta­
tion, « en appel du gouffre 2 ». Chez Baader la chute non
seulement est destin, mais elle s’extériorise et devient chamelle.
Le ventre est bien le microcosme euphémisé du gouffre.
Bachelard cite ailleurs 8 un passage du W. Shakespeare de
V. Hugo dans lequel le ventre en général est considéré comme
« l’outre des vices ». La psychanalyse * du poète vient confir­
mer le rôle négatif que joue chez Hugo la cavité, ventre ou
égout. C’est le fameux égout du roman Les Misérables, ventre
de la ville où se cristallisent les images du dégoût5 et de l’épou­
vante « polype ténébreux, tortueux... d’où se dégagent des
pestes... gueule de dragon soufflant l’enfer sur les hommes # ».
La Cour des Miracles, dans Notre-Dame de Paris, est l’égout de
la capitale, de même dans les Travailleurs la cour infecte et
grouillante de la Jacressarde. Dans toute l’œuvre de Hugo le
bas-fonds moral appelle le symbolisme de l’égout, de l’immon-
dice et les images digestives et anales. Le labyrinthe, suivant
l’isomorphisme thériomorphe des images négatives, a ten­
dance à s’animer, devenant Dragon ou « scolopendre de quinze
pieds de long ». L’intestin, cet égout vivant, rejoint l’image
du Dragon mythique et dévorant en un chapitre des Miséra­

1 Bachelard, L a Terre et les rêveries de la volonté, p. 352. — * Cité par


Bachelard, op. cit., p. 353. — 8 Bachelard, R ér. Repos, p. 168. — 4 Cf.
Baudouin, V . Hugo, p. 73. — 5 Cf. Bachelard, op. cit., p. 253, « L ’égout
littéraire est création du dégoût ». Cf. dessin de VÉgout par V. Hugo,
in R. Escholier, V. Hugo artiste, p. 76. — * Cité par Baudouin, op. cit.,
p. 83.
LES VISAGES DU TEMPS

bles qui s’intitule L ’Intestin de Léviathan, lieu du péché, outre


des vices, « appareil digestif de Babylone ». L ’Homme qui rit
reprend à son compte l’isomorphisme anal du gouffre, l’égout
y est décrit comme un « boyau tortueux », et le romancier, fort
conscient des thèmes imaginaires qui l’entraînent, note :
« toutes les entrailles sont tortueuses ». Enfin, si nous passons
du roman à la poésie x, nous voyons le fleuve infernal, sym­
bole à la seconde puissance de l’eau noire et néfaste, assimilé
« à l’égout Styx où pleut l’éternelle immondice ».
L’odorat couplé à la coenesthésie vient renforcer le carac­
tère néfaste des images de l’intestin-gouffre. « Le mot miasme,
écrit Bachelard 2, est une onomatopée muette du dégoût. » Les
inconvénients charnels sont déjà en la chair comme la rançon
immanente de la faute. Viennent alors à l’imagination toutes
les épithètes désagréablement odorantes : « suffocant »,
« méphitique », « pestilentiel ». Il y a dans cet isomorphisme
du dégoût toutes les nuances de honte et d’abomination que
la littérature exégétique attribue à Beelzéboul, que La Vulgate
a transformé en Beelzéboub, mais qui originairement, selon
Langton3, viendrait de l’hébreu siebel et signifierait « Le Prince
de l’ordure ». Le ventre sous son double aspect, digestif et
sexuel, est donc un microcosme du gouffre, est symbole d’une
chute en miniature, est aussi indicatif d’un double dégoût et
d’une double morale : celle de l’abstinence et celle de la chas­
teté.
Dans une perspective freudienne il semble que l’on puisse
discerner deux phases dans le stade de fixation buccale : la
première correspond au suçage et à l’avalage labial, la seconde
à l’âge dentaire où l’on croque. Nous insisterons ici sur le fait
que la valorisation négative du ventre digestif et de la man­
ducation est lié au stade le plus évolué qu’est le croquage. Nous
avons déjà suggéré à propos de l’archétype de l’ogre que le
traumatisme de la poussée dentaire, traumatisme inéluctable,
douloureux et plus brutal que le sevrage, renforçait la négati­
vité du croquage. D ’autre part, la valorisation négative de la
chair apparaissant en mythologie comme un phénomène tar­
1 V. Hugo, Dieu, « Le vautour ». — 2 Bachelard, Réf. repos, p. 68 ;
Cf. Eau et rêves, p. 77. — * Langton, op. cit., p. 176; cf. également le nom
juif de l’enfer : ge binnom, « la vallée aux détritus ». Cf. Duchesne et
Guillemin, Ormadç et Ahriman, p. 83.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 132

dif, sous-tendu par une ébauche de rationalisation morale, il


est normal que ce soit le croquage qui fusionne avec la phobie
du ventre digestif. Bachelard confirme ce point de vue, lorsque
reprenant Jung, il déclare que l’« avalage n’est pas un malheur
véritable 1 » et n’a pas qu’un aspect négatif. Nous ne retien­
drons donc de ces constellations péjoratives que Pavalage
néfaste, le croquage plus ou moins sadique, dans lequel la
gueule dentée du monstre animal vient renforcer la crainte du
gouffre, réservant pour plus tard les images positivement
valorisées 2. Non seulement le ventre néfaste est armé d’une
gueule menaçante, mais encore il est lui-même labyrinthe
étroit, gorge difficile, et c’est par ces harmoniques angoissées
qu’il se différencie des douceurs de la succion et du simple
avalage. Tel est l’enfer des amants conçu par W. Blake, « tour­
billon » formé par un intestin méandreux3. Bachelard cite enfin
un remarquable texte de Michel Leiris 4 qui résume dans son
intuition poétique l’isomorphisme entre l’animalisation, la
chute, l’effroi labyrinthique, l’eau noire et le sang. Lors d’un
cauchemar ayant pour schème la descente, le poète semble
fouler « des animaux blessés, au sang très rouge et dont la
tripe formait la trame d’un moelleux tapis... à l’intérieur de mes
veines circule ancestralement le fleuve rouge qui animait la
masse de toutes ces bêtes traquées ». Ce ventre sanglant et inté­
riorisé est aussi ventre digestif, car cette viande est « viande
de boucherie » et appelle l’image intestinale qui nous livre son
contenu : « Une longue rivière de filets de bœuf et de légumes
mal cuits coulait... » On retrouve là le symbolisme charnel
complet, axé sur le tube digestif, renvoyant vers des signifi­
cations anales qui n’échappent pas au poète : « C’est ton tube
digestif qui fait communiquer ta bouche, dont tu es fier, et ton
anus dont tu as honte, creusant à travers ton corps une sinu-r
euse et gluante tranchée. » A la rigueur, et tout à fait secondai­
rement, on peut lire dans ces images le symbolisme de l’inti­
mité et de la maison comme le fait Bachelard 5, mais il nous
semble qu’avant tout c’est la teinte sombre des grands arché­
types de la peur qui l’emporte sur le côté « moelleux » de
1 Bachelard, Rév. repos, p. 239; cf. Jung, L ’homme à la découverte de
son âme, p. 344; cf. infra, p. 227 sq. — s Cf. infra, Livre II, i ere partie, I.
— 8 Cf. Bachelard, Rév. repos, p. 240. — 4 M. Leiris, Aurora, p. 9, cité
par Bachelard, op. cit., p. 126. — 5 Cf. Bachelard, op. cit., p. 128.
LES VISAGES DU TEMPS 153

l’aventure intérieure, malgré l’euphémisation charnelle et


l’intimisme corporel. Si le tube digestif est en effet l’axe de
développement du principe de plaisir, il est également en no^s
la réduction microcosmique du Tartare ténébreux et des méan­
dres infernaux, il est l’abîme euphémique et concrétisé. ka
bouche dentée, l’anus, le sexe féminin, surchargés de signi­
fications néfastes par les traumatismes qui diversifient au cotf£S
de l’ontogénèse le sadisme 1 dans ses trois variétés, sont bien
les portes de ce labyrinthe infernal en réduction que constitue
l’intériorité ténébreuse et sanglante du corps.
*
* *

En résumé et en conclusion des chapitres que nous venons


de terminer, nous pouvons dire qu’un isomorphisme continu
relie toute une série d’images disparates au premier abofd,
mais dont la constellation permet d’induire un régime multi­
forme de l’angoisse devant le temps. Nous avons vu successi­
vement le temps revêtir le visage thériomorphe et l’agressivité
de l’ogre, apparaître à la fois comme l’animé inquiétant et Ie
dévorant terrifiant, symboles de l’animalité renvoyant, soit à
l’aspect irrévocablement fugace, soit à la négativité in satiab le
du destin et de la mort. L’angoisse devant le devenir nous est
apparue ensuite comme projetant des images nyctomorphes>
cortège de symboles sous le signe des ténèbres où le vieill^t^
aveugle se conjugue avec l’eau noire, et finalement où Pomk>re
se mire dans le sang, principe de vie dont l’épiphanie est m °r"
telle coïncidant chez la femme, dans le flux menstruel, à
mort mensuelle de l’astre lunaire. A ce niveau nous av^ns
constaté que la féminisation du symbolisme néfaste constitiialt
l’esquisse d’une euphémisation qui allait jouer à plein lors4ue
le troisième schème terrifiant, celui de la chute, se réduisalt
au microcosme de la chute en miniature, de la chute intérieare
et coenesthésique sous sa double forme sexuelle et digestive-
Transfert grâce auquel l’attitude angoissée de l’homme deV^t
la mort et devant le temps se doublera toujours d’une inq^^-
tude morale devant la chair sexuelle et même digestive. ^a
chair, cet animal qui vit en nous, ramène toujours à la
1 Cf. M. Bonaparte, Chronos, Éros, Thanatos, p. 130.
LE RÉGIME DIURNE DE l ’i MAGE *34

tation du temps. Et lorsque la mort et le temps seront refusés


ou combattus au nom d’un désir polémique d’éternité, la chair
sous toutes ses formes, spécialement la chair menstruelle qu’est
la féminité, sera redoutée et réprouvée en tant qu’alliée secrète
de la temporalité et de la mort. Toutefois, comme la mise en
miniature de l’angoisse par la chair nous le laissait supposer,
nous verrons plus tard que la féminisation euphémisante est
déjà sur la voie d’une rédemption des images nocturnesx. Mais
le Régime strictement diurne de l’imagination se défie des
séductions féminines et se détourne de ce visage temporel qu’é-
claire un féminin sourire. C’est une attitude héroïque qu’a­
dopte l’imagination diurne, et bien loin de se laisser conduire
jusqu’à l’antiphrase et au renversement des valeurs, elle gros­
sit hyperboliquement l’aspect ténébreux, ogresque et malé­
fique du visage de Kronos, afin de durcir davantage ses anti­
thèses symboliques, de fourbir avec précision et efficacité les
armes qu’elle utilise contre la menace nocturne. Ce sont ces
armes du combat contre le destin et constitutives victorieuses
du Régime Diurne de la conscience, que nous allons maintenant
étudier.

1 Cf. infra, p. 247 sq.


DEUXIÈM E PARTIE

LE SCEPTRE ET LE GLAIVE
« Ne déchois point, ô Pârtha, de la virilité du lutteur et du
héros! C ’est indigne de toi. Défais-toi de cette couardise !
Debout, ô Parantapa !... »
Bhagavad-Gltâ, 1, }.

Aux schèmes, aux archétypes, aux symboles valorisés néga­


tivement et aux visages imaginaires du temps, l’on pourrait
opposer point par point le symbolisme symétrique de la fuite
devant le temps ou de la victoire sur le destin et sur la mort.
Car les figurations du temps et de la mort n’étaient qu’excita­
tion à l’exorcisme, qu’invitation imaginaire à entreprendre
une thérapeutique par l’image. C’est ici que transparaît un prin­
cipe constitutif de l’imagination et dont cet ouvrage ne sera
que l’élucidation : figurer un mal, représenter un danger, sym­
boliser une angoisse, c’est déjà, par la maîtrise du cogito, les
dominer. Toute épiphanie d’un péril à la représentation le
minimise. A plus forte raison toute épiphanie symbolique.
Imaginer le temps sous son visage ténébreux, c’est déjà l’assu­
jettir à une possibilité d’exorcisme par les images de la lumière.
L’imagination attire le temps sur le terrain où elle pourra le
vaincre en toute facilité. Et pendant qu’elle projette l’hyper­
bole effrayante des monstres de la mort, en secret elle aiguise
les armes qui terrasseront le Dragon. U hyperbole négative n'est
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 136

qu'un prétexte à antithèse. C’est ce que trahit l’imagination


d’un V. Hugo comme celle d’un Descartes x.
Trois grands thèmes, avec les interférences auxquelles nous
a accoutumé l’étude des démarches imaginaires, nous parais­
sent non seulement constituer les homologues antithétiques
des visages du temps, mais encore établir une structure pro­
fonde de la conscience, amorce d’une attitude métaphysique
et morale. Le schème ascensionnel, l’archétype de la lumière
ouranienne et le schème diaïrétique semblent bien être le
fidèle contrepoint de la chute, des ténèbres et de la compromis­
sion animale ou charnelle. Ces thèmes correspondent aux
grands gestes constitutifs des réflexes posturaux : verticalisa-
tion et effort de redressement du buste, vision d’autre part,
enfin tact manipulatoire permis par la libération posturale de
la main humaine. Ces gestes sont des réactions réflexes pre­
mières, naturelles, dont les symboles négatifs que nous avons
étudiés d’abord, pour des raisons didactiques, ne sont que les
contre-parties affectives, les compléments catalyseurs. Ces
thèmes sont d’ailleurs plus distinctement délimitables que les
précédents. Précisément parce qu’ils sont antithétiques de la
confusion temporelle, qu’ils se rangent tous trois le long d’un
effort de séparation, de ségrégation. Cet effort prérationnel est
déjà sur la voie des procédés habituels de la raison, les domi­
nantes visuelles — dominantes de la sensorialité la plus intel­
lectuelle — se liant de plus en plus étroitement aux dominan­
tes motrices. A partir du deuxième mois, chez l’enfant, la réac­
tion visuelle prend tout à fait le caractère d’une dominante,
elle est un des premiers réflexes associés à la dominante postu­
rale 2. Le rêve éveillé3 de son côté nous montre que le schème
de l’élévation et l’archétype visuel de la lumière sont complé­
mentaires, ce que confirme l’intuition de Bachelard lorsqu’il
déclare : « C’est la même opération de l’esprit humain qui nous
porte vers la lumière et vers la hauteur 4. » La convergence
isomorphe des symboles que nous allons étudier semble donc
bien établie par des penseurs aux horizons fort différents et,
délimite une structure d’imagination et de représentation en
général, vision d’un « monde de la visualité - définition -
1 Cf. infra, p. 485 sq. — 8 Cf. Kostyleff, op. cit., p. 250. — 3 Cf.
Desoille, op. cit., p. 55. — 4 Bachelard, U a ir et tes songes, p. 24.
L E S C E P T R E E T L E G L A IV E 1Î7

rationalisation1 » dominé par le mécanisme mental de la


séparation, dont la dégénérescence est la « Spaltung » bleu-
lérienne.
Si nous n’avons choisi comme titre général pour recouvrir
les trois thèmes que contient cette seconde partie, que deux
symboles seulement « le sceptre et le glaive », réciproquement
indicatifs des schèmes ascensionnels et diaïrétiques, c’est que
nous avons voulu souligner au passage la concordance de
notre propre classification symbolique avec la classification
quaternaire des jeux de cartes, spécialement du jeu de Tarot2.
Il est en effet remarquable que ce jeu de cartes utilise comme
signe quatre symboles qui se trouvent être parmi les plus im­
portants des archétypes que nous allons relever dans notre
étude ; le sceptre-bâton, le glaive, la coupe et la roue-denier consti­
tuent lespoints cardinaux de l'espace archétypologique. Nous aurions
pu, pour des raisons de symétrie avec les trois chapitres des
Visages du temps, ajouter le « flambeau-luminaire » aux deux
symboles tarotiques que nous avons choisis. Mais les thèmes
de la verticalisation souveraine, de la lumière et de « l’épée
de justice » dressée sont tellement isomorphes qu’il nous a
semblé indifférent d’en sacrifier un dans le titre, quitte à laisser
de côté une rigoureuse symétrie. La lumière nous est apparue
en effet, sous sa forme symbolique du doré et du flamboyant,
comme simple attribut naturel du sceptre et du glaive. Nous
verrons sous peu que tous ces symboles constellent autour de
la notion de Puissance 3 et que la verticalité du sceptre,
l’agressivité efficiente du glaive sont les garants archétypaux
de la toute-puissance bénéfique. Sceptre et glaive sont les
symboles culturels de cette double opération par laquelle la
psyché la plus primitive annexe la puissance, la virilité du
Destin, en sépare la traîtresse féminité, en rééditant pour son
propre compte la castration de Kronos, châtre à son tour le
Destin, s’approprie magiquement la force tout en aban­
donnant, vaincue et ridicule, la dépouille temporelle et
mortelle. N ’est-ce pas là le sens profond du mythe de Zeus

1 Cf. F. Minkowska, De Van Gogh et Seurat, p. 108, p. 43; cf. Volmat,


A r t psychopath., p. 54. — 2 Cf. sur le jeu de Tarot : Maxwell, L e Tarot,
Alcan, 1923; Papus, L e Tarot des Bohémiens, Carré, 1885, et n° août-
sept. 1928 du V oile d ’Isis. — s Cf. M. Bonaparte, Psych. anthrop., p. 67.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE

qui à son tour, prélève le trophée de puissance sur le corps


de Kronos, comme celui-ci l’avait dérobé à Ouranos, et
rétablit ainsi par cette purification de la puissance la royauté
ouranienne1?

I. LES SYMBOLES ASCENSIONNELS


Le schème de l’élévation et les symboles verticalisants sont
par excellence des « métaphores axiomatiques », elles sont
celles qui plus que toutes autres « engagent », dit Bachelard,
le psychisme tout entier. « Toute valorisation n’est-elle pas
verticalisation 2? » Pour confirmer l’importance axiomatique
du vecteur vertical, le philosophe des éléments 3 se plaît à
voir converger la pensée du romantique Schelling et du « pru­
dent » Wallon. Le premier magnifiant la verticalité ascendante
comme seule direction ayant une signification « active, spiri­
tuelle », le second formulant l’hypothèse, que nous dévelop­
pons ici, que « peut-être la notion de verticalité comme axe
stable des choses est-elle en rapport avec la station redressée
de l’homme, dont l’apprentissage lui coûte tant ». C’est sur cet
axe fondamental de la représentation humaine, sur cette bipar­
tition première de l’horizon imaginaire, que Desoille a établi
toute une thérapeutique d’élévation psychique, sinon morale,
fort proche de ce qu’avait pressenti le poète romantique Jean
Paul dans son essai Coup d’œil sur le monde des rêves *. Cette thé­
rapeutique est à même de nous faire saisir la liaison directe
entre les attitudes morales et métaphysiques et les suggestions
naturelles de l’imagination. Desoille se refuse, à raison, de
séparer le symbole ascensionnel de l’idéal moral et de la com-
plétude métaphysique. C’est un catharisme et un don-quichot­
tisme provoqué et thérapeutique auquel nous sommes conviés

1 Cf. M. Bonaparte, op. cit., p. 71. — 8 Bachelard, L ’ A ir et les songes,


p. 18. — 3 Bachelard, L a Terre et les rêveries de la volonté, p. 364; cf.
Schelling, Philo, de la Mythologie, II, p. 214' qui renvoie lui-même à
Aristote : D e Coelo, IV, 4; II, 2. — 4 Cf. Desoille, op. cit., et L e Rêve
éveillé en psychothérapie, p. 297-300. Cf. Jean-Paul (Sam. W erke, X V II,
p. 164-165) a pressenti le caractère axiomatique des deux polarisations
verticales : « On ne peut pas obtenir ou empêcher de force la montée
de certaines images hors du ténébreux abîme de l’esprit. »
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 139

et qui prouve d’efficiente façon que les concepts de vérités


et de valeurs « élevées » et les conduites pratiques qui accom­
pagnent leur apparition dans la conscience sont motivés par
les images dynamiques de l’ascension1. Koffka2, utilisant de
tout autres méthodes que celles des réflexologues ou des psy­
chanalystes, met en relief la primauté du schéma verticalisant,
ou ce qui revient au même, du « niveau » horizontal, niveau
dominant dans les perceptions visuelles puisqu’il est d’emblée
rétabli lorsqu’une situation accidentelle vient le troubler :
l’impression de perception « penchée » que l’on ressent en
regardant à travers la fenêtre d’un chemin de fer de montagne
à pente rapide est immédiatement dissipée si l’on met la tête
à la portière. Il existe donc chez l’homme une constante ortho­
gonale qui ordonne la perception purement visuelle. C’est ce
qu’implique la réaction « dominante » du nouveau-né qui ré­
pond au brusque passage de la verticale à l’horizontale, ou
vice versa, par l’inhibition de tous les mouvements spontanés.
Ce problème de la dominance verticale a été méthodiquement
étudié par J. Gibson et O. H. Maurer 3. Ces auteurs rattachent
ce « réflexe de la gravitation » non seulement aux excitations
qui partent des canaux semi-circulaires, mais encore à des
variations bilatérales de la pression tactile sur la plante des
pieds, sur les fesses, les coudes et probablement aussi aux
pressions « internes et viscérales ». C’est sur ce canevas
kinésique et coenesthésique que vient broder la seconde
classe de facteurs, et comme par conditionnement, les fac­
teurs visuels. La hiérarchie de ces deux motivations, la verti-
calisation étant la dominante à laquelle se subordonne la
vision, est constatée sur le fait que « des lignes rétinales pen­
chées peuvent produire des lignes phénoménalement perçues
comme droites lorsque la tête est penchée 4 ». Enfin la psy­
chologie 5 génétique vient confirmer cet accent axiomatique
et dominant porté par la verticalité, lorsqu’elle décèle chez

1 Cf. expérience du Dr Arthus, in L e Test du village, p. 291 ; la verti­


calité dans la construction du test est interprétée comme « équivalent
de l’activité spirituelle et du détachement de soi ». — 3 Koffka, Principles
o f G estalt psycho., p. 219. — 3 Gibson et Maurer, Déterminants o f perceived
vertical and horizontal, in Psychol. Revient, july 1958, p. 301-302. —
4 Kostyleff, op. cit., p. 103 . — 6 Cf. Piaget, L a Construction du réel chez,
l ’enfant, p. 18, 95 sq.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 140

l’enfant des « groupes » sorte d’a priori nécessaires à


l’interprétation des mouvements — qui structurent l’espace
postural.
Il est donc naturel que ces schèmes axiomatiques de la verti-
caüsation sensibilisent et valorisent positivement toutes les
représentations de la verticalité, de l’ascension à l’élévation.
C’est ce qui explique la grande fréquence mythologique et
rituelle des pratiques ascensionnelles 1 : que ce soit le duro-
hana, la montée difficile, de l’Inde védique, que ce soit le
climax, échelle initiatique du culte de Mithra, ou encore l’esca­
lier cérémonial des Thraces, l’échelle qui permet de « voir les
dieux » dont nous parle Le Livre des morts de l’ancienne
Egypte, que ce soit l’échelle de bouleau du chamane sibérien.
Tous ces symboles rituels sont des moyens pour atteindre le
ciel. Le chamane, écrit Eliade 2, en escaladant les marches du
poteau, « étend les mains comme un oiseau ses ailes » — ce
qui dénote le vaste isomorphisme entre l’ascension et l’aile que
nous allons étudier ici dans quelques lignes — et arrivé au
sommet s’écrie : « J’ai atteint le ciel, je suis immortel », mar­
quant bien par là le souci fondamental de cette symbolisation
verticalisante, avant tout échelle dressée contre le temps et la
mort. Cette tradition de l’immortalité ascensionnelle commu-
mune au chamanisme indonésien, tatar, amérindien et égyptien
se retrouve dans l’image plus familière pour nous de l’échelle
de Jacob 3. Il est à noter que ce dernier est endormi sur un
bêthel, un haut lieu, lorsqu’il imagine le fameux songe. C’est la
même échelle sur laquelle Mahomet voit s’élever l’âme des
justes et que l’on retrouve aussi bien dans le Paradis de Dante,
« le plus verticaüsant des poètes 4 », que dans l’ascension mys­
tique de saint Jean de la Croix, La Subida del Monte Carmelo. Ce
thème est d’ailleurs très banal dans la mystique chrétienne :
c’est Yanabathmon aux sept degrés dont parle Guillaume de
Saint-Thierry3; après Hildegarde de Bingen, Honorius Augus-

1 Cf. Eliade, Traité, p. 96 sq. — 2 Eliade, Le Chamanisme, p. 122-125 ;


cf. Kai Donner, La Sibérie, p. 222 sq. « Ajoutons qu’on croit que les
chamans des Ostiaks de l’Iénisseï habitent dans les cheveux ( = les
rayons) du soleil, ainsi que les poux sur la tête des hommes. » Le chaman
utilise également comme talisman de magie sympathique un écureuil
volant. — 3 Gen., X X V III, 12. — 4 Bachelard, A ir, p. 53; cf. Paradisio,
X X I-X X II. — 5 Cité par M. Davy, op. cit., p. 165.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 141

todunensis, Adam de Saint-Victor dénomme la croix du Christ


« échelle des pêcheurs » ou « divine échelle » et saint Bernard
lit à travers les lignes du Cantique des Cantiques une technique
de l’élévation 1. Tradition renforcée chez les chrétiens par la
littérature paulinienne et néoplatonicienne, car tous les dua­
lismes ont opposé la verticalité spirituelle à la platitude char­
nelle ou à la chute 2. Enfin la poésie hérite de ce « complexe
de Jacob ». Baudouin 3 note que ce thème est chez Hugo en
liaison directe avec le surmoi et se groupe en une remarquable
constellation avec le symbolisme de l’aigle, de l’empereur et
de ce que le psychanalyste appelle le « complexe spectacu­
laire ». Les Burgraves manifestent une caractéristique échelle
de Jacob qui est à rapprocher de l’échelonnement de Ce que
dit la bouche d'ombre, symboles de la valeur morale qui porte
Dieu à son sommet 4. Bien entendu, chez ce manichéen qu’est
le grand poète romantique, l’ascension repose sur le contre­
point négatif de la chute. Gueule, gouffre, soleil noir, tombe,
égout et labyrinthe sont les repoussoirs psychologiques et
moraux qui mettent en évidence l’héroïsme de l’ascension. La
caractéristique de toutes ces échelles c’est d’être célestes et
même quelquefois célestes au sens propre, c’est-à-dire astro­
nomiques, les sept ou neuf échelons correspondent aux pla­
nètes, le dernier, lumineux et doré, étant consacré au soleil.
Comme l’a bien vu Eliade 5, « l’escalier, l’échelle, figurent
plastiquement la rupture de niveau qui rend possible le passage
d’un mode d’être à un autre ». L’ascension constitue donc bien
le « voyage en soi », le « voyage imaginaire le plus réel de
tous8 » dont rêve la nostalgie innée de la verticalité pure,
du désir d’évasion au lieu hyper, ou supra, céleste, et ce
n’est pas par hasard que Desoille a mis à la base de sa théra­
peutique des états dépressifs, la méditation imaginaire des
symboles ascensionnels.

1 M. Davy, op. cit., p. 175. Cf. la pl. X III reproduit une miniature
de Y Hortus Deliciarum représentant l’échelle des vertus, sur laquelle
jouent dialectiquement les thèmes de l’ascension et de la chute, les
pêcheurs trébuchants sur les marches noires de l’échelle. — 2 Cf. St Paul,
III, Corinth., X II, 2. — 3 Baudouin, V . Hugo, p. 192. — 4 Cf. Baudouin,
op. cit., p. 194. — 5 Eliade, Images et symboles, p. 63. — 6 Bachelard,
A ir et songes, p. 33; cf. le platonisme sous-jacent à cette imagination,
Phédon., 80c; Phèdre, 247c. 248a; R ép., VII, 52gd.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 142

Nous allons retrouver le même schème sous le symbolisme


de la montagne sacrée, ou tout au moins du tertre sacré ou du
bétyle. « La moindre colline, pour qui prend ses rêves dans la
nature, est inspirée 1 », et c’est probablement ce qui pousse
les hommes à construire ces collines artificielles que sont la
Kaaba, les ^jqqurat ou le temple de Barabudur. Comme les
pyramides, les tumuli funéraires de la civilisation nordique,
tombes de prêtres-rois d’ailleurs, sont voués au culte du ciel,
au culte d’Odhin 2. Certes on peut, dans l’étude des kratopha-
nies lithiques, introduire des nuances et distinguer soigneuse­
ment, par exemple, les autels élevés : tertre, monticule, caïrn,
obélisque qui supportent un feu allumé ou un phare, des
pierres plates frottées de sang, les premiers étant voués aux
divinités ouraniennes, les seconds aux divinités terrestres 3.
On peut dans la symbolique chrétienne distinguer la pierre
non taillée, androgyne, la pierre carrée, féminoïde, ou au con­
traire le cône, la pierre « levée » masculine. Cette dernière se
retrouve dans la « flèche » et le clocher de l’église, obélisque
chrétien, vraiment solaire et surmonté du coq, l’oiseau de
l’aurore. Bétyle, pierre levée, flèche du clocher signifient,
selon G. de Saint-Thierry, « vigilance et attente de l’union
divine4 ». Mais l’introduction de ces nuances ne fait que
souligner une fois de plus le primat du geste dynamique sur le
matériau qui l’incarne. Toute pierre n’est ouranienne et phal­
lique que si elle est levée 6. C’est ce qui est évident dans le parti
pris de verticalisation des montagnes en la peinture chinoise.
Dans la culture chinoise la peinture, qui a un sens philoso­
phique profond et sert de support matériel à la méditation
cosmologique, se définit comme chan-choueï8, c’est-à-dire « mon­
tagne et eau », ces deux symboles renvoyant respective­
ment aux deux principes sexuels constitutifs de l’univers : le
Yangetle Yin. La montagne, dans le panneau vertical et étroit
du peintre chinois ou dans le Kakémono japonais, c’est le sur-

1 Bachelard, Terre et rêveries de la volonté, p. 384. — 2 Cf. Eliade,


Images et symboles, p. 53 ; cf. Dumézil, D ieux des Germains, p. 54. — 3 Cf.
Piganiol, Origines, p. 95. — 4 Cité par M. Davy, op. cit., p. 13. — 5 Cf. chez
Eliade, Traité, p. 191, la confusion qui règne dans une tentative de syn­
thèse des kratophanies lithiques. — 6 Cf. W. Cohn, L a Peinture chinoise,
p. 15 ; Granet, Civilisation chinoise, p. 278; Pensée chinoise, p. 118, 141.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 143

sum Yang, auquel s’associent l’idée d’ensoleillement et celle de


courant aérien (fong). Cet isomorphisme solaire, mâle, céleste,
qui gravite autour des bétyles et des sommets, c’est celui
que découvre Dontenville1 dans la tradition celtique où
les montagnes et les rochers sont consacrés à l’Apollon celte,
au dieu Belen. Les hauts lieux « Ballan », « Balan », « Ballon »
et qui contractent en « Balaon » ont été primitivement « Bala-
dunum », c’est-à-dire Butte de Belen. Toute la toponymie fran­
çaise vient en renfort de cette thèse : tous les monts Beillard,
Billard, Bayard, tous les Bellegarde de France. Mais le nom du
dieu solaire va s’associer encore plus étroitement au nom même
de la pierre et du mont. Le nom du géant divin et solaire
du folklore français, « Gargan ou Gargantua », ne dérive pas
en effet de l’image racine garg qui signifierait gosier, mais
d’une racine plus primitive, pré-indo-européenne selon Dauzat,
kar ou k a l2, gar ou gai, signifiant la pierre, et que Donten­
ville décèle jusque dans le nom de la Gorgone pétrifiante ou
celui du substitut chrétien de Gargantua, saint Gorgon. En
breton le rocher s’appelle encore karrek et la racine réappa­
raît aussi bien dans la géographie physique de l’Angleterre
avec les monts Cormelin et Cormorin, que dans le Karmali
Dagh de Bithynie, le fameux Djebel Carmel, le mont Kalkani
mycénien, et enfin dans nos multiples lieux-dits élevés : Cor-
meille, Charmeil, Corbel, Corbeil, Corbaille, Caramel au-
dessus de Menthon et Charamel du plateau de Thorens, tous
hauts lieux de culte solaire signalés par des pierres ou rochers
que le folklore dit être « gravois », excréments, ou « départe­
ments » du bon géant Gargantua 3. Mais ce qui intéresse sur­
tout notre propos c’est la double polarité que Dontenville
détecte dans l’isomorphisme que révèle la toponymie des
hauts lieux celtiques. Le christianisme a en effet rebaptisé les
hauts lieux en les vouant à saint Michel Archange, et l’in­
flexion cor de la racine celtique est ambivalente et renvoie soit au
bétyle, soit à l’oiseau corbeau. Saint Michel, vainqueur du
démon aquatique des périls de la mer, grand pourfendeur de
dragons, est le successeur ailé du géant Gargantua 4. On le

1 Cf. Dontenville, Mythologie française, p. 94 sq. — 2 Cf. Dauzat,


Toponymiefrançaise, p. 80 sq, — 3 Cf. Dontenville, op. cit., p. 47, 203. —
4 Cf. Dontenville, op. cit., p. 67-69.
LE RÉGIME DIURNE DE L ’iMAGE 144

retrouve aussi bien sur la célèbre presqu’île française, qu’en


Tarentaise, sur différents sommets savoyards ou encore sur le
fameux Monte Gargano des Pouilles, dénommé aussi Monte
San Angelo. A travers un « Kalkas » grec, l’archange chré­
tien ne serait rien d’autre que l’Apollon pré-grec et pré­
celtique 1. Également la racine cr, et son inflexion cor signi­
fiant la pierre, renvoie à la fois au Bel solaire et à l’oiseau
solaire le corbeau2. Les Corbel, Corbeil, Corbelin « ont toute
chance d’être, comme la Roque Balan, des pierres solaires,
et il arrive à cet égard que des Corbeil, Corbel prennent
la forme Corbeau sans signifier pour cela un oiseau3 ». Nous
ajouterons qu’au contraire, étant donné ce que l’on sait du
culte solaire du corbeau chez les Celtes et les Germains, les
deux polarisations peuvent sémantiquement se super­
poser. Le corbeau étant surdéterminé par la liaison au vol
solaire et par l’onomatopée de son nom qui le rattache aux
pierres du culte solaire. Bel exemple d’isomorphisme où le
phonétisme joue un rôle et nous renvoie au symbole si impor­
tant de l’oiseau.
** *
L’outil ascensionnel par excellence, c’est bien l'aile dont
l’échelle du chamane ou l’escalier de la ziqqurat n’est qu’un
grossier succédané. Cette extrapolation naturelle de la vertica-
lisation posturale est la raison profonde qui motive la facilité
avec laquelle la rêverie volante, techniquement absurde, est
acceptée et privilégiée par le désir d’angélisme. Le désir de la
verticalité et de son aboutissement suprême entraîne la croyance
à sa réalisation en même temps que l’extrême facilité des
justifications et des rationalisations. L’imagination continue
sur la lancée posturale du corps. Bachelard 4, après les chamanes
mystiques l’a vu très profondément, l’aile est déjà moyen
symbolique de purification rationnelle. D’où il résulte para­
doxalement que l’oiseau n’est presque jamais envisagé comme
un animal, mais comme un simple accessoire de l’aile. « On ne
vole pas parce qu’on a des ailes, on se croit des ailes parce

1 Cf. op. cit., p. 78, 83. — 2 Cf. op. cit., p. 246, 302. — 3 Dontenville,
op. cit., p. 91. — * Cf. Bachelard, A ir et songes, p. 29-30, 32.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 145

qu’on a volé1. » C’est pour cette raison que l’emplacement


anatomique des ailes n’est mythologiquement jamais adéquat
à l’ornithologie : l’aile imaginée se porte au talon chez les mys­
tiques thibétains comme chez notre Mercure occidental,
comme dans l’imagination d’un Keats, d’un Shelley, d’un Bal­
zac ou d’un Rilke 2. L’oiseau est désanimaüsé au profit de la
fonction. Une fois de plus ce n’est pas au substantif que nous
renvoie un symbole, mais au verbe. L’aile est l’attribut de
voler, non de l’oiseau ou de l’insecte. Les psychologues qui
utilisent le Rorschach3 nous enseignent que les interprétations
d’oiseaux et de papillons forment un groupe bien distinct des
autres symboles thériomorphes, sauf peut-être le cas des oi­
seaux nocturnes et de la chauve-souris, simples produits des
ténèbres. Les images ornithologiques renvoient toutes au dé­
sir dynamique d’élévation, de sublimation. Bachelard a bien
su montrer après Michelet, Eichendorff et Jules Renard, que
l’oiseau désincarné typique était l’alouette, oiseau difficile à
voir, volant très haut et très vite, oiseau ouranien par excel­
lence qui, dit J. Renard, « vit au ciel4 ». L’alouette est « pure
image spirituelle qui ne trouve sa vie que dans l’imagination
aérienne comme centre des métaphores de l’air et de l’ascen­
sion 5 ». Nous voyons se dessiner, sous l’image si peu animale
de ce pur oiseau, l’isomorphisme avec la pureté même et avec
la flèche que nous examinerons dans quelques lignes. Bache­
lard esquisse une « ptéropsychologie » où convergent l’aile,
l’élévation, la flèche, la pureté et la lumière 6.
D ’autres oiseaux, quoique à un moindre degré, sont désani-
malisés : aigle, corbeau, coq, vautour, colombe 7. Désincarna­
tion qui explique la facilité avec laquelle ces volatiles devien­
nent emblèmes et allégories et sont utilisés en héraldique.
L’aigle par exemple, lié à l’art augurai d’origine indo-
européenne, est réservé à Rome aux nobles et aux patriciens,
d’où il sera hérité par les nobles médiévaux et les empereurs,

1 Bachelard, op. cit., p. 36. — 2 Cf. op. cit., p. 71, 78, 65. -— 8 Cf.
Bochner et Halpen, op. cit., p. 62; cf. Desoille, L ’ Exploration de l ’activité,
p. 174. — 4 Cité par Bachelard, op. cit., p. 99. — 5 Op. cit., p. 103. —
6 Bachelard, op. cit., p. 83. — 7 Sur le corbeau demiurge, cf. G. F. Cox-
well, Siberian and Other Fo lk -T aies, p. 77. Cf. Harding, op. cit., p. 60.
Cf. Arnould de Grémilly, L e Coq, p. 23, 48, 82.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 146

et ne doit pas être compromis avec les oiseaux à caractère


purement sexuel, tel le pic, des cultes chtoniens de la plèbe
méditerranéenne 1. L’aigle romain, comme le corbeau germa­
no-celtique, est essentiellement le messager de la volonté d’en-
haut. C’est en ce sens que l’intuition poétique l’interprète. Chez
Hugo existe un fort « complexe de l’aigle » que vient renforcer
un « complexe du front » que nous retrouverons bientôt.
« L’aigle du casque, écrit Baudouin, conserve l’incorrupti­
ble vertu du père idéal2. » Dans la Fin de Satan l’on assiste à un
processus d’angélisation de l’oiseau : c’est par une plume
seule restée blanche que Lucifer sera racheté. Cette plume se
métamorphose en ange victorieux « du vieux monstre fatalité ».
La cause finale de l’aile comme de la plume, dans la perspec­
tive d’une « ptéropsychologie », c’est l’angélisme. Quant à la
colombe, oiseau de Vénus, si elle semble souvent impliquée
dans un contexte sexuel, voire chtonien 3, elle n’en est pas
moins l’oiseau du Saint Esprit, « la parole de la mère d’en-haut,
la Sophia 4 ». Si elle joue un rôle sexuel dans la mythologie
chrétienne, ce rôle est nettement sublimé; le phalüsme, dont
l’oiseau est quelquefois chargé, n’est qu’un phallisme de la
puissance, de la verticalisation, de la sublimation et, si le vol
s’accompagne de volupté, c’est, le remarque Bachelards, d’une
volupté purifiée : « En volant la volupté est belle... contre
toutes les leçons de la psychanalyse classique le vol onirique
est une volupté du pur. » C’est pour cette raison que la co­
lombe, et l’oiseau en général, est pur symbole de l’Éros subli­
mé, comme le manifeste le célèbre passage du Phèdre ou la
miniature de l’Hortus deliciarum où l’on voit la colombe du
Saint Esprit surdéterminée par l’angélisme de l’envol, surchar­
gée d’ailes à la tête et aux pattes 6. C’est pour ces motifs que
nous attribuons tant de qualités morales à l’oiseau, qu’il soit
d’azur ou de feu, et que nous négligeons l’animalité au profit
de la puissance d’envol. Ce que la mythologie conserve, c’est
l’aile du faucon ou du scarabée, qu’elle accole à l’image de la

1 Cf. Piganiol, Orig. de Rome, p. 105-107. — 2 Baudouin, V . Hugo,


p. 35-36. — 3 Cf. Piganiol, op. cit., p. 108. — 4 Jung, Libido, p. 26. —
5 Bachelard, A ir, p. 28-29. — 8 Phèdre, 251b sq. ; cf. M. Davy, op. cit.,
p. 168.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 147

puissance : chérubin, ange, ou archange saint Michel. Car l’aile


est bien, selon Toussenel 1, « le cachet idéal de perfection dans
presque tous les êtres. » Et cette constatation s’applique éga­
lement à l’aile artificielle de l’avion ou du cerf-volant. Pour la
conscience collective l’aviateur, Mermoz ou Guynemer, est un
« archange » doué de pouvoirs aussi surnaturels que le cha­
mane sibérien. Il y aurait une intéressante étude à entreprendre
sur la mythologie aéronautique qui se développe dans les
sociétés industrialisées : vol à voile, modèles réduits, parachu­
tisme semblent bien exprimer le défoulement d’un vieux rêve
de puissance et de pureté. Le technologue 2 constate que l’im­
portance des pratiques du vol imaginaire va de pair, dans tou­
tes les cultures du Pacifique, avec les réalisations techniques,
soit magiques, soit purement esthétiques, qui consistent à
faire voler ou flotter cerfs-volants et bannières. La rêverie de
l’aile, de l’envol, est expérience imaginaire de la matière
aérienne, de l’air — ou de l’éther! — substance céleste par
excellence.
L’imagerie alchimique, si riche en représentations ornitho­
logiques, nous permet de bien situer l’aile et le vol dans sa
volonté de transcendance. Dans une gravure de YAlchemia
recognita3, on peut dénombrer de multiples oiseaux : au
centre un cygne, un phœnix, un pélican, en bas un corbeau.
Certes, dans ce complexe contexte du microcosme alchimique,
d’autres intentions symboliques interviennent : couleurs,
légendes culturelles du cygne, du pélican, etc. Mais il n’en reste
pas moins que l’oiseau en général est le couronnement de
l’Œuvre, alors que le serpent en est la base, et les autres ani­
maux le centre. L’oiseau sous sa forme mythique et éthérée,
le Phœnix, est l’aboutissement transcendant du Grand-Œuvre.
L’image chimique est leçon de morale : volatil, remarque
Bachelard, est très proche de pur et également d’essentiel. Une
fois de plus c’est le sens figuré qui fonde et même historique­
ment précède le sens propre, ce dernier n’étant qu’un sens
mort. Selon Bachelard 4, ce serait cette aspiration psychique
à la pureté, au volatil, au « subtil » qui reconnaîtrait la figure

1 Cité pat Bachelard, A ir, p. 82. — 2 Leroi-Gourhan, Homme et


matièrç, p. 80 sq. — 3 Reproduite in Grillot de Givry, Musée des sorciers,
P- 593- — 4 Bachelard, A ir, p. 83.
LE RÉGIME DIURNE DE L ’iMAGE 148

aérienne de l’oiseau; notre moderne vocabulaire chimique


n’ayant fait que démystifier — en le tuant ! — le symbole. Cet
isomorphisme des ailes et de la pureté est flagrant chez le poète
de Donner à voir1 qui, nous racontant l’expérience juvé­
nile de la pureté, écrit : « Ce ne fut qu’un battement d’ailes au
ciel de mon éternité. » Si dans l’hindouisme la multiplication
des bras et des yeux est signe de puissance, la tradition
sémito-chrétienne nous montre que la multiplication des
ailes est symbole de pureté; les ailes sont les galons des milices
célestes comme en témoignent les séraphins aux ailes sextuples
de la vision d’Isaïe 2. La pureté céleste est donc le caractère
moral de l’envol, comme la souillure morale était le caractère
de la chute, et l’on comprend parfaitement la réversibilité
thérapeutique de ce principe chez Desoille pour qui toute repré­
sentation psychique de l’image d’envol est inductrice à la fois
d’une vertu morale et d’une élévation spirituelle. Si bien que
l’on peut dire enfin que l’archétype profond de la rêverie du
vol n’est pas l’oiseau animal mais l’ange, et que toute élévation
est isomorphe d’une purification parce qu’essentiellement
angélique.
Nous verrons plus loin pour quelles cohérentes raisons tout
ange est un peu militaire 3; contentons-nous d’examiner pour
quels motifs tout ange est souvent sagittaire. Maintes fois
l’image technologique de laflèche vient relayer le symbole natu­
rel de l’aile. Car la hauteur suscite plus qu’une ascension, mais
un élan, et il semble que de l’échelle à la flèche, en passant
par l’aile, il y ait une amplification de l’élancement. Mais
cet élan est réversible, et à la flèche répond le rayon, le rayon
est flèche inversée puisque dans la descente il sait garder
« vitesse et droiture 4 ». L’étymologie indo-européenne met
en évidence l’identité d’inspiration entre le vieil allemand
Strala, flèche, le russe Strela et l’allemand moderne Strahlen qui
signifient rayon 6. Mais surtout par son assimilation au rayon,
la flèche joint les symboles de la pureté à ceux de la lumière,
la rectitude et la soudaineté vont toujours aller de pair avec

1 Cité par Bachelard, L ’A ir et les songes, p. 19 1. — 2 Isaïe, VI, 2. —


— 3 Cf. infra, p. 178 sq. — 4 Bachelard (L ’A ir et les songes, p. 72, 92)
remarque que la flèche est l’image inductrice de Séraphita de Balzac.
— 5 Cf. Jung, Libido, p. 278.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 149

l’illumination. Pour l’instant, négligeant ces harmoniques,


tenons-nous en à la dominante et constatons dans les écrits
upanishadiques la corrélation de la balistique et de la trans­
cendance. La Kena s’ouvre par l’image du mental « lancé »
vers la cible transcendante, et la Mundaka est encore plus
explicite1 : « Prends l’arc de l’Upanishad, cette arme puissante,
dispose-y une flèche aiguisée par l’adoration, bande l’arc avec
un mental plongé dans le sentiment de l’unité et pénètre en
l’Eternel comme tu tirerais en une cible... la syllabe OM est
l’arc et l’âme est la flèche et PEternel est la cible... » Là encore,
comme pour l’échelle chamaniste, le tir à l’arc devient un
moyen symbolique de transcendance. Le héros tireur émérite
vient relayer l’homme oiseau ; Guillaume Tell prend la place
d’Icare ou de Guynemer 2. S’établit alors, au sein d’une pensée
encline à la mystique, toute une dialectique, ou plutôt un
échange entre la flèche médiatrice et le rayon qui est grâce.
Mais c’est surtout sur la célérité et l’intuition fulgurante qu’in-
siste YUpanishad 3; la flèche, la sagitta, n’est-elle pas de même
racine que le verbe sagire qui signifie « percevoir rapidement »,
et là encore étymologiquement parlant le sens propre n’est-il
pas la concrétisation d’un sens figuré ? La flèche — dont la
manipulation implique la visée — serait symbole du savoir
rapide, et son doublet est alors le rayon instantané qu’est
l’éclair. Quant au signe zodiacal du « Sagittaire », les occultis­
tes lui attribuent toujours le sens d’un dépassement, d’une su­
blimation de la nature animale exprimée par la flèche aussi
bien que par la double nature du centaure sagittaire, « émer­
gence de l’humain à partir de l’animal », et les cabbalistes assi­
milent la constellation du Sagittaire à la lettre hébraïque vau,
laquelle, selon Fabre d’Olivet 4, se rapporte « à la lumière, à
l’éclat, à la limpidité ». Enfin à l’extrême limite de cette symbo­
lique de l’armement de l’archer, au point d’inflexion des sym­
boles de la transcendance vers ceux de la composition, des
mixtes et de l’immanence, on peut relever le symbolisme de

1 Kena Upan., I, 1 ; Mundaka Upan., I, 3. — 2 Cf. Granet, Pensée


chinoise, p. 367 sq. Le chef est un archer, bel exemple d’isomorphisme
au sein du principe Yang ou confluent : la souveraineté, le Haut, la
masculinité, la victoire, l’arc et les flèches. — 3 Mundaka Upan., 11,4-6.
— 4 Cité par Senart, op. cit., p. 338; cf. p. 334.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 150

l'arc-en-ciel, signe de l’alliance pour les Juifs, pont jeté vers la


transcendance, symbole que l’on détecte chez Homère, dans
les traditions populaires scandinaves, dans le folklore indou et
chinois l.
A travers ces avatars technologiques ou ornithologiques du
symbolisme ascensionnel, on constate une fois de plus que
c’est le schème du mouvement qui organise les symboles et
même les signes. C’est le dynanisme des images, le « sens »
figuré qui importe donc au premier chef pour le déchiffrage
non seulement des symboles, mais encore de certains signes
surchargés de sémantisme et du sens propre des concepts.
*
* *

Le but de l’archer, comme l’intention du vol, c’est toujours


l’ascension. C’est ce qui explique que la valeur primordiale et
bénéfique par excellence soit conçue par la plupart des mytho-
logies comme le t< Très Haut ». « Le haut, écrit Eliade 2, est
une catégorie inaccessible à l’homme comme tel, elle appartient
de droit aux êtres surhumains. » C’est ce qui explique le pro­
cessus religieux de gigantisation de la divinité. Ce gigantisme
atteint non seulement notre dieu national Gargan, mais encore
nos « grands » hommes politiques dont les images sont gigan-
tifiées comme l’était celle du Christ dans l’iconographie byzan­
tine ou celle d’Athéna Chryséléphantine. Dans notre folklore
la survivance des géants est tenace, soit dans les sièges, mar­
mites, écuelles gargantuines qui égayent la toponymie fran­
çaise, soit que le héros des Grandes chroniques se survive chez
nos Gaïants et Reuzes des départements, nordiques, ou bien se
christianise en Auvergne et en Pays de Gex sous le vocable de
saint Samson, soit enfin qu’il devienne le géant saint Chris­
tophe protecteur des routes terrestres menacées par les eaux,
après l’avoir été du trajet solaire 3. Cette gigantisation ethno­
logique n’est pas sans faire songer au processus psycholo­

1 Cf. Krappe, op. cit., p. 180-182; cf. Granet, op. cit., p. 145 ; cf. G en.,
IX , 13-17, et Iliade, X V II, 547 sq. — 2 Eliade, Traité, p. 17 sq. — 3 Cf.
Dontenville, Myth. franç., p. 34-36.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE

gique d’agrandissement des images qui accompagne la déréa­


lisation schizophrénique. Souvent la schizophrénie ressemble,
en ses hallucinations, à une imagination de la transcendance
caricaturée. Les malades éprouvent le sentiment qu’un
objet du champ perceptif grossit démesurément. Ils ont
conscience que « quelque chose grossit », soit un objet, un
personnage ou un local1. Il y a chez eux une exagération
hyperbolique des images, une obsession de l’agrandisse­
ment qui provoque des crises d’angoisse. Nous verrons que
cette gigantisation morbide constelle très exactement avec
les images de la lumière et avec la netteté anormale des formes.
Le schizophrène est angoissé parce qu’il se sent aliéné par cette
puissance gigantesque qui transmute toutes ses perceptions.
Élévation et puissance sont en effet synonymes. C’est ce que
l’on peut constater avec Éliade 2, dans les dialectes amérin­
diens : oki en iroquois signifie à la fois puissant et élevé,
quant au ivakan sioux, nom de la force suprême, il est à
rapprocher du wakan dakota qui signifie « en haut ». Chez les
Maori, les nègres Akposo, les Australiens du Sud-Ouest, les
Kulin, les Andaman, les Fuégiens, la Puissance suprême est
appelée d’un nom qui veut dire le Très-Haut, l’Élevé. Les his­
toriens des religions 3 insistent sur le remarquable caractère
monothéiste du culte du ciel ou du Très-Haut. Seul le ciel est
divin, et c’est au solitaire Ouranos que succède le polythéisme
olympien. Les grands dieux de l’antiquité indo-européenne
Dyaus, Zeus, Tyr, Jupiter, Varuna, Ouranos, Ahura-Mazda,
sont les maîtres tout-puissants du ciel lumineux. Yaveh de
même, comme l’Anu sémitique, serait un dieu du ciel4. C’est
un accident grammatical seul qui vaut la féminisation du ciel
chez les Égyptiens et les Indo-Chinois. Chez les Chinois T ’ien,
le ciel, est bien relié à toute la constellation masculine de la
toute-puissance et, quoique Granet se refuse d’y voir une
transcendance 5, le ciel cependant a une constitution bien
spécifique, la notion de verticalité, d’en haut, étant chez les
Chinois liée à celle de pureté, de séparation. Enfin chez
1 Cf. Sechehaye, Journal d ’une schizophrène, p. 4-6. — 2 Eliade, op. cit.,
p. 68. — 3 Cf. Krappe, op. cit., p. 68; cf. Piganiol, op. cit., p. 140; cf.
Mauss, Année sociol., IX , p. 188; X II, p. m . — 4 Cf. Dumézil, Indo-
Eu rop., p. 6 1; Krappe, op. cit., p. 69. — 6 Cf. Granet, Pensée chinoise,
p. 5 11, 522.
L E S C E P T R E E T L E G L A IV E IJ2

les Mongols et les Ouralo-Altaïques le même mot veut


dire ciel et veut dire Dieu, comme dans l’Upanishad
le Brahman est appelé ciel1. Piganiol2 a bien analysé la
psychologie des dieux célestes des latins lorsqu’il écrit :
« Les Ouraniens, dieux de la volonté claire, sont l’objet
d’une thèrapeia, on leur rend les honneurs dans l’attente
d’un bienfait. » C’est l’élément olympien3, septentrional,
qui entre en constellation avec le culte de la lumière,
du ciel, du feu purificateur, que l’on honore sur les hauts
lieux dont nous avons analysé les significations ascen­
sionnelles : Mont Meru des Indes; Mont Sumur des Ouralo-
Altaïques; Monts Tabor, Gérizim, Golgotha des Juifs et des
Chrétiens.
La fréquentation des hauts lieux, le processus de gigantisa­
tion ou de divinisation qui inspire toute altitude et toute
ascension rendent compte de ce que Bachelard nomme judi­
cieusement une attitude de « contemplation monarchique 4 »
liée à l’archétype lumino-visuel d’une part, de l’autre à l’arché­
type psycho-sociologique de la souveraine domination. « La
contemplation du haut des sommets donne le sens d’une sou­
daine maîtrise de l’univers 6. » Le sentiment de la souve­
raineté accompagne naturellement les actes et les postures
ascensionnelles. C’est ce qui fait comprendre en partie pour­
quoi le Dieu céleste est assimilé à un souverain historique ou
légendaire. Chez les Koryak, peuple finno-ougrien, le ciel est
appelé le « Maître d’en haut », le « surveillant »; chez les
Beltire, « Khan très miséricordieux »; chez les Aïnou, « Chef
divin 8 ». On voit comment l’attitude imaginative de l’éléva­
tion, originairement psycho-physiologique, non seulement
incline à la purification morale, à l’isolement angélique ou
monothéiste, mais encore rejoint la fonction sociologique
de souveraineté. Le sceptre est l’incarnation sociologique
des processus d’élévation. Mais ce sceptre est également
verge 7. Car il semble bien qu’il faille adjoindre à l’élévation
monarchique la notion œdipienne de Dieu Père, de Dieu

1 Cf. Mund. Upan., I, 1-2; II, 2-5. — 2 Piganiol, op. cit., p. 93. —
3 Cf. Eliade, op. cit., p. 94. — 4 Bachelard, Kêv. volonté, p. 385. — 6 Op. cit.,
p. 380. — 6 Eliade, Traité, p. 63. — 7 Cf. Leenhardt, Notes d’ethnologie,
planche X IX , 4.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 153

grand-mâle. Nous savons, certes, qu’il est téméraire d’univer­


saliser le complexe d’Œdipe, mais biologiquement parlant,
même chez les Trobriandais 1, un rôle familial est tou­
jours tenu par le mâle procréateur. Ce rôle de protecteur du
groupe familial vient se sublimer et se rationaliser plus ou
moins fortement dans l’archétype du monarque paternel
et dominateur. Et les conceptions de la psychanalyse clas­
sique 2, bien loin d’être originairement causales, ne viennent
que s’inscrire en chemin comme surdétermination sociale
et sexuelle de la finalité des grands gestes réflexologiques
primitifs.
De cette assimilation du ciel au monarque dériveraient tou­
tes les filiations héroïques des « fils du ciel »et du soleil. Eliade 3
montre bien dans les cultures finno-ougriennes l’étroite liaison
qui existe entre le Khan céleste, le Khan terrestre et les attri­
buts paternels. Le Khan terrestre est en effet, comme le seront
les empereurs de Chine, « fils du ciel ». Cette liaison entre ciel
et paternité se manifeste universellement aussi bien chez les
Finno-Ougriens, les Chinois, les peuplades du lac Victoria, les
Indiens du Massachusets que dans la tradition sémitique et
égyptienne 4. Ce symbolisme en se dramatisant se métamor­
phosera en celui de l’Époux céleste, parèdie fécondateur de la
déesse mère, et l’on verra peu à peu se confondre les attributs
de la paternité, de la souveraineté et de la virilité. C’est ce
qui se produit, en Occident, pour le sceptie qui surmonte son
autoritaire verticalité d’une « main de justice » ou d’une
« fleur de lys », attributs nettement phalliques 5. Il semble
qu’il y ait glissement de la paternité juridique et sociale à la
paternité physiologique et confusion entre l’élévation et l’érec­
tion. Baudouin 6 a montré comment Hugo, sans aller jusqu’à
l’explicite sexualisation des symboles, réunit en un remar­
quable isomorphisme œdipien le « complexe du front »,
symbole de l’élévation ambitieuse, les images ascensionnelles
et montagnardes et enfin les représentations sociales du
père. Toute l’ambivalence œdipienne s’exerce chez le poète

1 Cf. Lowie, op. cit., p. 262-263. — 2 Freud, Le je et le tu, chap. III,


p. 162 sq. — 3 Eliade p . 63 sq. — 4 Cf. K r a p p e , op. cit., p . 71 sq. ; cf.
Granet, Pensée chinoise, p. 354, 458-471. —- 5 Cf. infra, p. 158, 161.
6 Cf. Baudouin, V. Hugo, p. 14-15, 29-30, 33*34
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 154

au sujet du symbolisme de l’Empereur. Les invectives du


début de l’œuvre poétique cachent une vénération qui ira se
développant. Cette ambivalence s’expücite par le contraste
des deux Napoléon, et dans la verticalisation monarchique
du vrai empereur vient s’insérer l’image de l’oiseau, de
l’aigle, « symbole collectif, primitif, du père, de la virilité
et de la puissance 1 ». Image qui se diversifie elle aussi en
celle de l’aigle rapace, de l’aigle de majesté, ou de l’aigle
libre des Alpes. On voit donc sur tous ces exemples quelle
est la cohérence de cette constellation monarchique et pater­
nelle, surtout lorsqu’elle est renforcée par l’Œdipe dans les
civilisations à structure patriarcale ; mais c’est Dumézil2 qui,
dans ses célèbres conclusions sur la tripartition de la puis­
sance sociale chez les Indo-Européens, nous semble
le mieux mettre en évidence la virilisation monarchique de la
puissance.
La puissance apparaît d’abord comme royale. C’est le sym­
bolisme du Romulus latin à la fois protégé de Jupiter et de
Mars, porteur du lituus, bâton augurai et sceptre; Romulus
antithèse légendaire des richesses féminoïdes et sabines. Di et
virtus sont ce qui sépare des opes. Les Sabins méprisent d’ailleurs
Yinopia latine. Le clivage fonctionnel doit donc nettement
s’établir entre Jupiter et Mars d’une part, associés en la personne
du roi Romulus, et de l’autre la troisième fonction symbolisée,
par l’apport sabin, Quirinus. Romulus invoque Jupiter Stator,
le Jupiter chez qui puissance magique et puissance guerrière
sont indifférenciées, contre l’or des Sabins adorateurs de divi­
nités agraires et lunaires. On retrouve le même clivage symbo­
lique soit entre les Vanes et les Ases des Germains, soit au sein
de la triade gauloise des Carnutes. Esus, Taranis et Teutatès se
séparent en deux groupes nettement tranchés : les deux pre­
miers sont des divinités royales et combattantes (Esus est à
rapprocher du latin erus, « maître », du sanscrit asura, « dieu
magicien », et de l’iranien ahura, « dieu suprême 3 ») opposées
à Teutatès le dieu de la masse, du tout social, le dieu nocturne
et féminoïde. Ce schème séparateur se redouble en quelque

1 Baudouin, op. cit., p. 34. — 2 Cf. Dumézil, Mitra-Varuna, p. 130;


cf. Indo-Europ., p. 206 — 3 Cf. Dumézil, Tarpeia, p. 113 sq.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 155

sorte au sein même de la divinité majeure de la théologie


fonctionnelle, car le Grand Dieu lui-même se présente sous
deux aspects nuancés qui deviendront vite antithétiques. Le
Grand Dieu est Mitra le souverain bienveillant, sacerdotal,
maître du raisonnement clair et régulier, mais il est aussi
Varuna le guerrier terrible, le violent, le héros inspiré. Il est
Numa le juriste, le sénateur, le roi blanc escorté de son
flamen dialis sectateur de Fides, mais il est en même temps
Romulus, le violent accompagné des celeres, se ruant au rapt
des Sabines et invoquant Jupiter Stator le magicien des
combats. Dumézil1, malgré son souci rigoureux de respecter
la tripartition fonctionnelle, ne peut s’empêcher de recon­
naître au souverain latin ou germain une nette propension à
verser au guerrier : le message même de Romulus c’est la virtus,
la valeur guerrière, et il n’y a jamais grande distance psychique
entre le sceptre et le glaive. Il existe une foncière ambivalence
psycho-sociale de l’exécutif. Jupiter et ses foudres, symboles
de sa puissance, est Stator qui protège les combats, mais en
même temps Latiaris, Arcanus, Anxurus, prêtre et devin en
majesté 2. Mars lui-même, le guerrier par excellence, ne sera-
t-il pas invoqué sous le vocable de Thincsus, « maître des
assemblées », souverain juriste. Car le glaive guerrier est aussi
glaive de justice. Le pouvoir judiciaire n’est qu’une agressivité
exécutive codifiée et maîtrisée. Et quoique Odhin, le grand roi
divin des Germains, combatte par d’autres armes que par le
glaive, il faut, malgré la subtile argumentation dumézilienne 3,
reconnaître une collusion guerrière entre Odhin et les armes,
les épées ou les lances. En définitive, toute puissance souve­
raine est triple puissance : sacerdotale et magique d’une part,
juridique de l’autre et enfin militaire.
A travers des structures sociales aussi distantes que celles de
l’Inde ancienne, l’Empire romain, la Germanie ou la Scandi­
navie, Dumézil 4 a fort bien montré la bipartition du souve­
rain en flamen-brahman d’une part, en rex-râj d’autre part. Le

1 Cf. Dumézil, Indo-Européens, p. 198. De même, dans le panthéon de


l’ancien Mexique, le soleil est à la fois Quetzalcoatl, le roi-prêtre qui se
sacrifie, et Uitzilopochtli, le héros guerrier. Cf. Soustelle, op. cit., p. 24.
— 2 Cf. Dumézil, Mitra Varuna, p. 60. — 8 Cf. Dumézil, Les Dieux
des Germains, p. 27. — 4 Cf. Dumézil, Germ., p. 20. Indo-Europ., p. 21-22.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 156

flamen possède les mêmes insignes que le rex ; les deux castes
râj et brahmati sont inséparables, et le philologue justifie par
une savante étude linguistique cette dualité fonctionnelle de
la souveraineté. Elle se retrouve dans le dédoublement germa­
nique de Odhin le magicien et de Tyr le juriste. C’est égale­
ment le dédoublement de Varuna en tant que prêtre et de Mitra
le juriste. Odhin, Varuna, Ouranos sont des rois prêtres, des
rois sorciers, des rois chamanes. Et derrière ce vocable nous
retrouvons les techniques ascensionnelles auxquelles Eliade 1
a consacré un livre important. Odhin, de plus, semble être le
prototype du monarque terrestre, il est appelé le « Dieu du
chef », c’est une divinité aristocrate réservée à certaines
couches sociologiques raréfiées et comparables aux brahmanes
de l’Inde. Le monarque est donc à la fois mage inspiré, aux
prérogatives ascensionnelles, souverain juriste et ordonnateur
monarchique du groupe, et nous ajouterons que l’on ne peut
disjoindre de ces deux fonctions les attributs exécutifs et guer­
riers. Les doublets Romulus-Numa, Varuna-Mitra, le triplet
Odhin-Ullin-Tyr masquent en réalité l’indissoluble triplicité
fonctionnelle de la monarchie et de la puissance souveraine,
l’exécutif étant difficilement dissociable du judiciaire dans la
conscience commune. Nous verrons plus tard comment le
glaive, tout en acquérant des prérogatives symboliques nou­
velles, reste toujours sous la dépendance des archétypes
monarchiques, reste toujours lié au sceptre dont il n’est qu’une
activation polémique.
*
* *

On peut se demander si ce n’est point jouer sur les mots que


de faire suivre l’étude de l’archétype du souverain monarque,
du chef politique, par celle du chef en son acception anato­
mique et occipitale. Toutefois pour le psychologue les jeux de
mots ne sont jamais complètement gratuits. Si les schèmes
verticalisants aboutissent sur le plan du macrocosme social
aux archétypes monarchiques comme ils aboutissent dans le
macrocosme naturel à la valorisation du ciel et des sommets,

1 Cf. Eliade, Le Chamanisme et les techniques archaïques de l ’extase.


LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE T57

nous allons constater que dans le microcosme du corps humain


ou animal, la verticalisation induit plusieurs fixations symbo­
liques dont la tête n’est pas la moindre. Les mystiques de l’as­
cension céleste assimilent tout naturellement la tête à la sphère
céleste dont les yeux sont les luminaires 1 et, pour la tradition
védique et bouddhique, la colonne vertébrale est identifiée au
Mont Méru, l’axe du monde2. Il y a, comme le note Bachelard,
glissement de la verticalité à la vertébralité 8. L’ethnographie
enfin a souligné l’importance, dans le temps comme dans l’es­
pace, du culte des crânes. Le crâne humain et animal, spé­
cialement le massacre des cervidés, joue un rôle de pre­
mier plan chez le sinanthrope de Chou-Kou-Tien, comme chez
l’européen de Weimar, de Steinheim ou de Castillo i. Les
vestiges crâniens semblent avoir été soigneusement préparés
et conservés par putréfaction préalable, élargissement du trou
occipital, coloration et orientation rituelles, en somme d’une
manière assez voisine de celle pratiquée de nos jours par les
peuplades des Célèbes. Wernert 5 remarque que pour le pri­
mitif, la tête est centre et principe de vie, de force physique
et psychique, et également réceptacle de l’esprit. Le culte des
crânes serait donc la première manifestation religieuse du
psychisme humain. Non seulement cette prééminence axiolo-
gique attribuée au « chef » se retrouve de nos jours chez les
« chasseurs de têtes » océaniens ou philippins, dans les cultes
crâniens du Dahomey, de l’Alaska et de Bornéo, mais encore
le « civilisé » régresse facilement à la pratique du scalp et de
la chasse aux têtes, comme le firent Français et Anglais en
Amérique du Nord au xvm e siècle et les Allemands gardiens
du Lager de Buchenwald au xxe 6. A vrai dire, les ethno­
logues discernent deux rituels distincts selon qu’il s’agit de
parents ou d’ennemis, mais la vénération du symbole tête est
la même dans l’un et l’autre cas, que ce soit chez les Anda-

1 Cf. Hildegarde de Bingen et Honorius Augustodunensis cités par


M. Davy, op. cit., p. 107-108. — * Cf. Eliade, Le Yoga, p. 238. — “ Bache­
lard, Réti. volonté, p. 363-364. — * Cf. H. Breuil, L e Feu et l ’industrie
lithique et osseuse à Chou-Kou-Tien (Bull. soc. géol. China, X I, 1931, p. 147)
et P. Wernert, Le culte des crânes à l ’époque paléolithique, in Hist. Gén.
Relig., I, p. 53 sq. — s Wernert, op. cit., p. 71 ; cf. E. Lot-Falck, Les Rites
de chasse chez ^es peuples sibériens, p. 209 sq., 213, 218. — 8 Cf. Wernert,
op. cit., p. 68; cf. M. Bonaparte, Psych. Anthr., p. 71.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 158

man, les Papou, les Indiens de Bolivie qui conservent pieuse­


ment les os crâniens de leurs proches dans un panier ou que ce
soit chez les Jivaro, les Dayak de Bornéo, les Mundurucu
du Brésil qui pratiquent la conservation des têtes coupées à
l’e n n em iC ertes l’objet crânien, vénéré dans l’ensemble
comme le « chef » du corps, peut se charger d’acceptions
secondaires et parasites, tel que le fait par exemple la si fré­
quente coupe crânienne, mais nous ne retiendrons ici que le
sens symbolique général auquel participent tous les éléments
crâniens : mâchoire inférieure, boite occipitale, arcades sour­
cilières, massacres d’animaux cornus; sens général que les
Bambara ont bien mis en lumière dans leur cosmologie : la tête
étant à la fois le signe, le résumé abstrait de la personne, et
également le bourgeon par lequel l’individu croît en âge
comme en sagesse 2. C’est ce sens général que confirme un
grand poète civilisé pour qui l’image du front, symbole de
l’élévation orgueilleuse, de l’individuation par-delà le trou­
peau des frères et en face de la personne divine elle-même, est
si fréquente que l’on a pu parler à son sujet d’un véritable
« complexe du front3 ».
Une fois l’imagination engagée dans la voie de la « micro-
cosmisation », elle ne s’arrête pas en chemin et, anatomique­
ment par un processus de « gulliverisation » vicariante que
nous étudierons plus tard 4, elle va chercher des suppléances
anatomiques au chef crânien. La symbolique nous montre que
la puissance microcosmique est indifféremment représentée par
la tête dressée ou le pénis en érection, quelquefois encore par
la main, comme nous l’avons signalé à propos de la main de
justice. Non seulement, en effet, dans le trophée de chasse, la
queue — dont le Docteur Pichon souligne le sens argotique
très viril5 — peut remplacer dans certains cas la tête, mais
encore M. Bonaparte fait cette importante remarque que les
trophées guerriers de têtes sont exclusifs des trophées génitaux.

1 Cf. Wernert, op. cit., p. 67. — ! Cf. Dieterlen, op. cit., p. 65, note 3 ;
cf. l’ impoitance attribuée à la tête lors des cérémonies initiatiques dans
le Vaudou, notions de « pot-tête », de « maît’tête » et pratique du
« laver-tête », in Métraux, Le Vaudou haïtien, p. 188-179. — 8 Baudouin,
V . Hugo, p. 14-15. — 4 Cf. infra, p. 241 sq. — 6 Cité par M. Bonaparte,
op. cit., p. 71, note 1 ; cf. p. 73 ; cf. Lot-Falk, Les Rites de chasse, p. 173,
205 sq., 209 sq.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE !59

Par conséquent il y a transfert normal et réciprocité symboli­


que du membre viril en érection à la tête. La castration guer­
rière pratiquée par les Musulmans du Maghreb comme par les
Chrétiens d’Abyssinie équivaut donc à la chasse aux têtes et
aux scalps des cultures amérindiennes et océaniennes. Dans
l’anatomie animale c’est la corne, imputrescible et dont la forme
oblongue est directement suggestive, qui va symboliser
excellemment la puissance virile, d’autant plus que ce sont
les mâles d’animaux qui portent les cornes. M. Bonaparte note
qu’en hébreu queren signifie à la fois corne et puissance, force,
de même en sanscrit srnga et en latin cornu1. La corne non
seulement par sa forme est suggestive de puissance, mais par
sa fonction naturelle est image de l’arme puissante. C’est en ce
point précis que la Toute-Puissance vient s’unir à l’agressivité :
Agni possède des cornes impérissables, armes acérées, aigui­
sées par Brahma lui-même 2, et toute corne finit par signifier
puissance agressive du bien comme du mal : Yama aussi bien
que son adversaire le bodhisattva Manjusri ont des cornes,
Baal ou Ramaan aussi bien que Moïse, fleuves grecs et Bacchus
latin, divinités des Dakota et des Hopi, chef indien iroquois
aussi bien que le roi Alexandre, chamanes sibériens aussi bien
que prêtres de Mars Salien 3. Dans cette conjonction des cor­
nes animales et du chef politique ou religieux nous découvrons
un procédé d’annexion de la puissance par appropriation
magique des objets symboliques. La corne, le massacre de
bovidé ou de cervidé est trophée, c’est-à-dire exaltation et
appropriation de la force. Le soldat romain valeureux ajoute
un corniculum à son casque et, par cette contamination symbo­
lique, on comprend la fonction de l’amulette ou du talisman :
« La figuration de certains animaux munis d’armes naturelles,
comme aussi des parties caractéristiques isolées de ceux-ci,
servent souvent de moyen de défense contre l’influence des
démons... » et M. Bonaparte d’accumuler les descriptions
d’amulettes cornues tant africaines qu’européennes, asiatiques,
américaines et australiennes auxquelles on pourrait joindre les
1 Cf. M. Bonaparte, op. cit., p. 62, cite Seligman : en argot italien
le pénis s’appelle « corno »; cf. op. cit., p. 51-54; cf. Job, X V I, 15 ;
A m o s,\I, 13 ; Ps., C X LV III, 14; XCII, 11. — 5 Cf. Rig Vida., VII,
86-6. :— * Cf. M. Bonaparte, op. cit., p. 52; cf. Lot-Falk, op. cit.,
planches II, VII.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 16 0

pendeloques gravées des Eyzies et de Raymonden 1. Ces amu­


lettes captent la puissance bienfaisante en la séparant de l’ani­
malité. De même que la possession du trophée de l’ennemi,
de son scalp, de son phallus, de sa main ou de sa tête, confère
au guerrier un surplus de puissance.
On peut judicieusement rapprocher de cette quête du tro­
phée et du culte des crânes ou des talismans anatomiques
l’acte même de l’agressivité cynégétique spécialement dans la
chasse à courre française et le pirschen d’Europe centrale, ce
dernier se pratiquant spécialement à l’époque du ru t2. Pascal
avait déjà fait une remarque profonde sur le sens métaphysique
de la chasse; il faut ajouter que ce n’est même pas la pour­
suite qui prime le lièvre que l’on courre, mais le sens de
l’exploit, de la prouesse. On pourrait rapprocher du rituel de
la chasse française celui de la corrida des cultures hispaniques
dans lequel l’isomorphisme du héros de lumière luttant contre
l’animal de ténèbres et la cession de l’oreille au matador victo­
rieux est encore plus explicitement marqué 3. Toutefois il
nous semble que M. Bonaparte 4 a tort de réduire le triomphe
cynégétique au schéma freudien du meurtre du père. Cette
interprétation est en effet une hypostase injustifiée de l’Œdipe.
Nous constatons plutôt dans ces pratiques cynégétiques ou
guerrières un processus d’abstraction violente par le vol, le
rapt, l’arrachement ou la mutilation, de la puissance et de ses
symboles soustraits à la féminité terrible. En effet, comme
nous l’avons montré plus haut, ce n’est pas le tabou qu’il faut
faire dépendre du totem, mais bien l’inverse : c’est le tabou
qui manifeste une angoisse primitive. Le trophée totémique
ou emblématique n’est que le résultat de la captation, toujours
dangereuse, de la puissance du tabou, elle en est sa défémini­
sation, sa désanimalisation, comme on pourra le constater dans
les pratiques baptismales qui s’y rattachent5. Le baptême,
souvent par circoncision, est la remise en ordre d’un monde
et de fonctions perturbées par une chute qui était captage de
puissance. Zeus reprend la virilité à l’usurpateur féminoïde,
1 Cf. M. Bonaparte, op. cit., p. 56; cf. 57-60; cf. Breuil, op. cit.,
p. 427; Wernert, op. cit., p. 61-63. — 1 M. Bonaparte, op. cit, p. 76-
79. — 4 Cf. Viâlar, L a Grande Meute ; et Règlement taurin, texte officiel,
trad. M. L. Blancou; cf. Sicilia de Arenzana (F.), L a s Corridas de toros,
su origen... — 4 M. Bonaparte, op. cit., p. 80. — 5 Cf. infra, p. 191 sq.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 161

l’ogre Kronos. Dans la vénération du totem, et spécialement


du totem crânien et du talisman, c’est-à-dire dans l’effort de
captage d’une kratophanie, il y a une intention de « déchro-
nisation » fondamentale. Et plutôt qu’une perspective freu­
dienne, c’est un point de vue jungien que nous adoptons : c’est
la féminité terrible, c’est la libido destructrice dont nous avons
étudié les épiphanies qui est ici exorcisée par la reconquête
des symboles de la virilitéx. La pensée prend un style héroï­
que et viril dès l’acte guerrier ou l’exploit cynégétique. On
peut donc dire que totem et talisman sont constitués par
la discrimination pratique du symbole abstrait, privilégié et
séparé de son contexte temporel. C’est en ce point précis que
la fonction symbolique du psychisme humain vient cliver les
pouvoirs du malheur, et s’approprier la puissance par un acte
déjà diaïrétique tout en exorcisant et réduisant à l’impuissance
la nécessité naturelle symbolisée par l’hostilité et l’animalité.
Ce symbolisme du talisman ou du totem, essentiellement vica-
riant, c’est-à-dire procédant par choix d’une partie valant pbur
le tout, est moyen d’action sur la nécessité temporelle encore
plus adéquat que les procédés antiphrasiques dont nous avons
esquissé la démarche 2. Il y a dans l’utilisation du talisman
ou du totem une masculinisation de la puissance, un captage
des forces naturelles qui peut se détecter à travers un trajet
qui va du stade de l’ostentation et de l’agressivité virile jusqu’à
l’utilisation du mot magique et du verbe rationnel. Le mot
magique puis le langage profane sont l’aboutissement d’un
long processus de magie vicariante dont la pratique rituelle du
trophée de têtes ou du talisman de cornes est la manifestation
primitive. La conquête et l’arrachage du trophée est la pre­
mière manifestation culturelle de l’abstraction. On pourrait
situer comme moyen terme sur ce trajet qui va de l’objet natu­
rel et talismanique au signe idéal, la pratique du geste talisman
dont la corne ou la main, précisément, nous fournissent de
nombreux exemples : mano cornuta 3 des Italiens ou mano
fica qui conjurent le mauvais sort ou qui servent à jeter un
sort; amulette islamique en forme de main ouverte, ou encore
geste de la bénédiction et de l’exorcisme judéo-chrétien,

1 Cf. Lot-Falk, op. cit., p. 97, spécialement p. 128 : « La Femme et


la chasse ». — a Cf. supra, p. 128. — 3 Cf. M. Bonaparte, op. cit., p. 63.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 162

innombrables postures corporelles ou simplement manuelles


de l’ascèse tantrique du Yoga, comme du théâtre chinois
ou japonais *. C’est par le processus de la vicariante que le
symbole se transforme en signe d’abord, en mot ensuite, et
perd la sémanticité au profit de la sémiologie.
En conclusion, les symboles ascensionnels nous apparaissent
tous marqués par le souci de la reconquête d’une puissance
perdue, d’un tonus dégradé par la chute. Cette reconquête peut
se manifester de trois façons fort voisines et que relient de
nombreux symboles ambigus et intermédiaires : elle peut être
ascension ou érection vers un au-delà du temps, vers un espace
métaphysique dont la verticalité de l’échelle, des bétyles et des
montagnes sacrées, est le symbole le plus courant. On pourrait
dire qu’à ce stade il y a conquête d’une sécurité métaphysique
et olympienne. Elle peut se manifester, d’autre part, dans des
images plus fulgurantes, soutenues par les symboles de l’aile
et de la flèche, et l’imagination alors se teinte d’une nuance
ascétique qui fait du schème du vol rapide le prototype d’une
sublimation de la chair et l’élément fondamental d’une médi­
tation de la pureté. L’ange est l’euphémisme extrême, presque
l’antiphrase de la sexualité. Enfin la puissance reconquise vient
orienter ces images plus viriles : royauté céleste ou terrestre
du roi juriste, prêtre ou guerrier, ou encore têtes et cornes
phalliques, symboles au deuxième degré de la souveraineté
virile, symboles dont le rôle magique met à jour les processus
formateurs des signes et des paroles. Mais cette imagination
du zénith appelle impérieusement, comme l’a bien montré
Eliade 2, les images complémentaires de l’illumination sous
toutes ses formes.

II. LES SYMBOLES SPECTACULAIRES


De même que le schème de l’ascension s’oppose point par
point, en ses développements symboliques, à celui de la chute,
de même atix symboles ténébreux s’opposent ceux de la lumiè­
1 Cf. également S. de Ganay, Une Graphie soudanaise du doigt du créa­
teur in A n . musée Guim et, t. C X X X IV , n° 1, 1951, p. 46. L ’auteur montre
l’ importance de la main droite à laquelle est interdit, par exemple,
de toucher le sexe, car elle est sacrée et en quelque sorte « vicaire de
Dieu ». — * Cf. Eliade, Images et symboles, p. 97-98.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE

re et spécialement le symbole solaire. Un remarquable isomor­


phisme unit universellement l’ascension à la lumière, ce qui
fait écrire à Bachelard1 que « c’est la même opération de
l’esprit humain qui nous porte vers la lumière et vers la
hauteur ». Cet isomorphisme apparaît aux yeux du psycholo­
gue soit chez des sujets normaux qui décrivent automatique­
ment les horizons lumineux dans la pratique de l’élévation
imaginaire, horizons « éblouissants », « azurés et dorés 2 »,
soit chez des psychosés où les processus de gigantisation ima­
ginaire s’accompagnent toujours de « lumière implacable...
éclatante... aveuglante... impitoyable 3 ». « Une fois, raconte la
schizophrène traitée par Séchehaye 4, je me trouvais au patro­
nage et je vis subitement la salle devenir immense et comme
éclairée d’une lumière terrible, électrique et qui ne donnait pas
de vraies ombres... » Dans ce cas pathologique l’on a affaire à
une obsession angoissée de la lumière, du brillant et du lisse,
mais toujours reliés à la signalisation des objets, des êtres et
des éléments. « L’Éclairement, confie la malade, c’était la per­
ception de l’irréalité. » L’hôpital psychiatrique, lieu des révé­
lations de cet irréel, devient « la maison des gens éclairés 5 »,
et encore : « je l’appelais le Pays de l’Éclairement à cause de
la lumière éclatante, éblouissante et froide, astrale, et de l’état
de tension extrême où se trouvaient toutes choses, y compris
moi-même 6 ».
La plupart des religions reconnaissent également cet isomor­
phisme du céleste et du lumineux : saint Augustin ou saint
Bernard, le mystique anonyme auteur de la Queste du Graal7,
soulignent l’isomorphisme avec autant de netteté que les sujets
analysés par le psychologue : « Au plus haut de la cité sainte
se dresse un temple prodigieux... nul vivant n’habite ces hau­
tes tours si brillantes qu’elles paraissent faites des rayons d’or
1 Bachelard, A ir , p. 55. — * Cf. Desoille, E xploration ; cf. p. 70-74,
29-30; cf. p. 31. « A mesure que se répètent les séances, les images
deviennent de plus en plus brillantes et immatérielles jusqu’à n’être
plus qu’une impression de lumière intense dans laquelle des formes
très simples et harmonieuses apparaissent comme un jeu de lumière se
détachant sur un fond éblouissant de clarté... Ces images sont accom­
pagnées d’un état euphorique remarquable que le sujet traduit par les
mots de sérénité, félicité. » — 3 Séchehaye, Journal d ’une schizophrène,
p. 4, 5, 20, 21. — 4 Séchehaye, op. cit., p. 6. — 5 O p. cit., p. 38. — * Op.
cit., p. 21. — 7 Cités par M. Davy, op. cit., p. 100; cf. Bachelard, L a
Form ation de l ’E sp rit scientifique, p. 84.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE

du soleil. » En mésopotamien le mot dingir, qui signifie clair


et brillant, est également le nom de la divinité céleste, de même
qu’en sanscrit la racine div, qui signifie briller et jour, donne
Dyaus, dios et deivos ou divus latin 1. Les Upanishads, si riches
en images de la flèche et de l’ascension rapide, sont réellement
pleines de symboles lumineux, Dieu y est appelé le «Brillant »,
« Éclat et Lumière de toutes les lumières et ce qui brille n’est
que l’ombre de sa brillance... 2 ». Enfin pour les Bambara, qui
pourtant sont de race noire, le Dieu bienfaisant et suprême,
Faro, est considéré comme « appartenant à la race blanche 3 »
et son corps est un composé d’albinos et de cuivre, métal
brillant; sa couleur emblématique est le blanc, et blancs sont
les bonnets de purification des circoncis. D ’autre part, le my­
the de Faro explicite parfaitement l’isomorphisme des symboles
que nous sommes en train d’étudier : Faro, refaisant la créa­
tion polluée par la néfaste Mousso-Koroni, se dirige d’abord
vers l’Est, « le lieu de la blancheur », et comparant cette blan­
cheur lumineuse à celle que l’âge confère aux cheveux, il ne lui
donne que pour cette raison le nom de « vieux », puis parcou­
rant le cycle solaire il va vers l’Ouest, « pays des gens du so­
leil tombé 4 ». Dans cette cosmogonie inspirée par la lumière,
Faro se consacre à hiérarchiser le ciel en sept deux superposés,
très voisins de ceux imaginés par les chamanes ou la tradition
dantesque, le plus bas étant le plus impur, encore souillé des
traces de Mousso-Koroni, tandis que le septième ciel est le siège
royal de Faro, où réside l’eau baptismale et purificatrice et où
se réfugie le soleil. Certes Faro est par nécessité géographique
un « dieu d’eau 5 », mais sa valorisation positive détermine une
constellation symbolique où convergent le lumineux, le
solaire, le pur, le blanc, le royal, le vertical, attributs et quali­
tés qui, en fin de compte, sont ceux d’une divinité ouranienne.
Ce qui est remarquable, c’est que dans tous les cas précités
la lumière céleste soit bicolore ou peu colorée. Fréquemment
1 Cf. Eliade, Traité, p. 63, 68. — 2 Mundaka Upan., II, 2 (7, 9, 10);
III, 1 (4); III, 1 (7-8); IÛ, 2 (1). — 8 Cf. Dieterlen, op. cit., p. 27. — 4Op.
cit., p. 29. Même dans la symbolique des anciens Mexicains, où le blanc
est la couleur de l’Ouest, la blancheur est cependant associée à la cou­
leur « des premières lueurs du jour » et les victimes de sacrifices humains
ou des dieux îessuscités, tel Tlauizcalpantécutli, sont figurés avec des
ornements blancs; cf. Soustelle, op. cit., p. 72, 73, 75. — 6 Cf. Griaule,
Dieu d’eau, p. 20 sq.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE l6j

dans la pratique du rêve éveillé l’horizon devient vaporeux et


brillant. La couleur disparaît à mesure que le sujet s’élève en
songe et lui fait dire : « J’éprouve alors une grande impression
de pureté 1. » Cette pureté est celle du ciel bleu et de l’astre
brillant, et Bachelard 2 montre bien que ce ciel bleu, privé du
chatoiement des couleurs est « phénoménaüté sans phéno­
mène », sorte de nirvâna visuel que les poètes assimilent soit à
l’éther, à l’air « purissime », soit avec Goethe, à YUrphânomert,
soit avec Claudel au vêtement de la « purissima 3 ». La psycho­
logie contemporaine confirme d’ailleurs ce caractère privilégié
de l’azur, du bleu pâle. Dans le Rorschach le bleu est la cou­
leur qui provoque le moins de chocs émotionnels 4, contraire­
ment au noir et même au rouge et au jaune. Comme l’ont mon­
tré Goldstein et Rosenthal6, les couleurs froides, dont le bleu,
agissent dans le sens d’un « éloignement de l’excitation », le
bleu réalise donc les conditions optima pour le repos et surtout
la retraite.
A cette tonalité d’azur de la lumière ouranienne, il faut ajou­
ter la nuance dorée 8. Toutefois, que l’on prenne bien garde à ce
symbolisme du doré qui risque de faire bifurquer l’imagination
vers les rêves alchimiques de l’intimité substantielle. Il ne
s’agit ici que de l’or visuel en quelque sorte, que de l’or phéno­
ménal, cet « or couleur », dont D iel7 nous déclare qu’il est
représentatif de la spiritualisation et qui a un caractère solaire
1 Desoille, op. cit., p. 70-74; cf. Bachelard, Rév. volonté, p. 399. —
* Cf. Bachelard, L ’A ir et les songes, p. 194. — ’ Lamartine, Hôlderlin,
Goethe, Claudel cités par Bachelard, op. cit., p. 197, 199, 201. Cf. Sym­
bolisme de la turquoise assimilée au feu solaire chez les anciens Mexi­
cains. Soustelle, op. cit., p. 71. — 1 Bochner, op. cit., p. 47. Contraire­
ment à ce que pense Bohm (pp. cit., I, p. 176). Ce dernier, bien que recon­
naissant la très grande rareté du « choc bleu », déclare sans explication :
« En un sens il paraît être la réplique du choc noir. » Or il faut tenir
compte de la saturation, et précisément les planches X et V III du
Rorschach sont teintées d’un bleu moyen qui peut être vu soit azur et
décoloré par l’éclairage, soit « bleu nuit ». La langue allemande, pas
plus que la française, n’indique ces nuances d’intensité, contrairement à
ce qui se passe pour le (( rouge » et le « rose ». — 5 Cf. K . Goldstein
et Ô. Rosenthal, Zum Problem der W irkung der Farben a u f der Organismus,
p. 10, 23 sq. ; cf. D. I. Mason, Synesthesia and Sound Spectra, in Word,
vol. 8, n° 1, 1952, p. 41 sq. ; cf. R.L. Rousseau, L e s Couleurs, p. 42 sq.,
sur le bleu « couleur de la Sagesse » et de la sublimation. Cf. le poème
de Mallarmé L ’ A z u r. — • Cf. L. Rousseau, op. cit., p. 128 sq., le « doré »
en tant que couleur est à rapprocher du jaune. — 7 Cf. Diel, L e symbo­
lisme dans la mythologie grecque, p. 176.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 166

marqué. Il y a, en effet, deux significations opposées de l’or


pour l’imagination, selon qu’il est reflet ou substance produite
par le Grand-Œuvre \ mais ces significations se mélangent et
donnent souvent des symboles fort ambigus. Essayons de ne
prendre en considération que l’or en tant que reflet, et nous
voyons qu’il constelle avec la lumière et la hauteur et qu’il
surdétermine le symbole solaire. C’est dans ce sens qu’il faut
interpréter les nombreuses images de lumière dorée qui foison­
nent dans 1m Chanson de Roland et ont inspiré à G. Cohen le
titre de son livre : 1 m grande clarté du Moyen-Age. Outre le
remarquable isomorphisme du soleil, des cheveux et bar­
bes blanches qui ne sont pas sans faire penser aux attributs
de Faro, il n’est question que de ruissellement de soleil, de
filles aux cheveux d’or, de cavaliers resplendissants, d’habits et
de barbes « blancs comme fleurs en épines 2 ». Le doré est
donc synonyme de blancheur. Cette synonymie est encore plus
nette dans YApocalypse où l’imagination de l’apôtre vision­
naire joint en une remarquable constellation les cheveux blancs
comme de la neige, comme de la laine, les yeux flamboyants
et les pieds brillants du Fils de l’homme, sa face « resplendis­
sante comme le soleil » et la couronne dorée, le glaive et les
diadèmes 3. Les dieux ouraniens des Bouriate et des Altaï,
de YUpanishad comme du culte mithriatique possèdent des
attributs dorés 4. Zeus ne prend-il pas l’apparence d’une pluie
dorée pour engendrer le héros sauroctone Persée ? La conquê­
te des pommes dorées des Hespérides est un exploit solaire,
accompli par un héros solaire, et la déesse au « casque d’or »,
la virile Athéna est fille du front de Zeus 5. Enfin dans la sym­
bolique alchimique on passe constamment de la méditation de
la substance or à son reflet, l’or par son éclat possédant « les
vertus dilatées du soleil en son corps » et le soleil devenant par
là tout naturellement le signe alchimique de l’or 6. L’or, grâce
au doré, est bien « goutte de lumière 7 ».
1 Cf. infra, p. 300. Sur le symbolisme du « jaune » solaire, cf. Sous-
telle, op. cit., p. 70. — 2 E. Bruyne, Études d’esthétique médiévale, III,
p. 13, 14. — 8 Apocal, I, 12 ; X IV , 14; X IX , 12 -13; X IX , 22. Cf. Marc,
IX , 2, 3, 4. — 4 Cf. Eliade, Traité, p. 62; Mundaka Up., II, 25 sq., et
cf. Jung, Libido, p. 97. — 5 Cf. Diel, op. cit., p. 102, 209; cf. L. Rousseau,
op. cit., p. 13 1, Le jardin des Hespérides. — 6 Cf. Bachelard, L a Formation
de l’esprit scientifique, p. 135, 143; cf. Hutin, L ’Alchimie, p. 25-71. —
7 Lanza del Vasto, Commentaires des évangiles, p. 137.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE

Le soleil, et spécialement le soleil ascendant ou levant, sera


donc par les multitudes surdéterminations, de l’élévation et de
la lumière, du rayon et du doré, l’hypostase par excellence des
puissances ouraniennes. Apollon serait le dieu « hyperboréen»
type, dieu des envahisseurs indo-européens, l’héliolatrie triom­
phant à l’époque hallstatienne en même temps que le culte du
feu et du ciel1. Sous le nom d’Apollon (Appellôn), Donten-
ville 2 détecte l’idée, sinon le phonétisme, du Bel celtique.
Bel, Belen ou Belinus signifierait « brillant, resplendissant »,
donnant le breton balan qui dénomme le genêt aux fleurs d’or.
Ce serait bien le vieux mot Belen qui sans équivoque désigne­
rait le soleil, alors que la racine sol serait ambiguë, divinité
féminine (cf. allemand : die Sonné), dea sulis anglo-saxonne. Il y
aurait eu assimilation par l’intermédiaire de la racine si entre la
lune (sélené) et l’éclat solaire (sèlas) 3. Cette hésitation et cette
assimilation montrent nettement le phénomène de contamina­
tion possible des images que nous mettrons en relief dans les
chapitres consacrés à la mesure du temps. Quoi qu’il en soit, il
semble bien que le soleil signifie d’abord lumière et lumière
suprême. Dans la tradition médiévale le Christ est constam­
ment comparé au soleil, il est appelé « sol salutis », « sol invic-
tus », ou encore, dans une nette allusion à Josué, « sol occasum
nesciens » et selon saint Eusèbe d’Alexandrie, les chrétiens,
jusqu’au ve siècle, adoraient le soleil levant 4. Le soleil mon­
tant est d’ailleurs très souvent comparé à un oiseau. En Égypte
le dieu Atum s’appelle « le grand Phœnix qui vit à Héliopo­
lis » et se vante d’avoir « ceint lui-même sa tête de la couronne
de plumes ». Râ, le grand dieu solaire, a la tête d’un épervier,
tandis que pour les Hindous le soleil est un aigle, et quelque­
fois un cygne 5. Le mazdéisme assimile le soleil à un coq qui
annonce le lever du jour, et nos clochers chrétiens portent
encore cet oiseau qui symbolise la vigilance de l’âme en atten­
dant la venue de l’Esprit, la naissance de la Grande Aurore 8.

1 Cf. Piganiol, op. cit., p. 101-104. — ‘ Cf. Dontenville, op. cit., p. 90.
— 8 Op. cit., p. 94; cf. Jung, L ibido, p. 82. L ’auteur se plaît à rapprocher
« Schwan » le cygne, oiseau solaire, de « Sonne ». — 4 Cf. Davy, op. cit.,
p. 40, 177; Josué, I, 13 ; cf. Jung, Libido, p. 99. — 5 Jung, L ib id o , p. 82;
cf. Krappe, op. cit., p. 83 ; cf. le soleil et l’aigle chez les anciens Mexicains,
Soustelle, op. cit., p. 21. — “ Cf. M. Davy, op. cit., pl. X I, p. 143; cf.
Jung, op. cit., p. 330; cf. Arnould de Grémilly, L e Coq, p. 48 sq.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 168

C’est donc ici la puissance bienfaisante du soleil levant, du so­


leil victorieux de la nuit qui est magnifiée, car il ne faut pas
oublier que l’astre en lui-même peut avoir un aspect maléfique
et dévorantx, et dans ce cas être un « soleil noir ». C’est l’as­
cension lumineuse qui valorise positivement le soleil. L ’Orient
est un terme chargé de significations bienfaisantes dans le lan­
gage du joaillier qui qualifie de ce nom l’éclat de la perle,
comme dans la terminologie chrétienne ou maçonnique.
Égyptiens, Perses et Chrétiens se tournent vers l’Orient pour
prier, parce que, dit saint Augustin, « l’esprit se meut et se
tourne vers ce qui est le plus excellent ». C’est en Orient que se
situe le Paradis terrestre, et c’est là que le Psalmiste place l’As­
cension du Christ, et saint Matthieu le retour du Christ2.
Comme l’écrit M. Davy commentant l’orientation « ad orien-
tem » du temple chrétien, l’Orient désigne l’aurore et possède
le sens d’origine, d’éveil, « dans l’ordre mystique Orient
signifie illumination 3 ».
La tradition des anciens Mexicains recoupe cette tradition
méditerranéenne. Le Levant, c’est le pays de la naissance du
soleil et de Vénus, le pays de la résurrection, de la jeunesse.
C’est là, du « côté de la lumière » (Tlapcopa), que le dieu
Nanauatzin et le Grand Dieu Quetzalcoatl ressuscités après
leur sacrifice réapparurent l’un en soleil, l’autre sous l’aspect
de la planète Vénus. C’est là également que se situe le paradis
terrestre (Tlalocan). On peut, sur cet exemple de l’Orient mexi­
cain, bien montrer le partage qu’il y a entre archétype et un
simple symbolisme dû à un incident local : la couleur archéty-
pale de l’Orient est au Mexique comme ailleurs le rose ou le
jaune de l’aurore, mais pour une raison géographique, la si­
tuation du golfe à l’Est du Mexique et les montagnes pluvieu­
ses à l’Est de Mexico, l’Est est appelé aussi « le pays vert »,
ainsi, comme le dit Soustelle 4, « l’image solaire et l’image
aquatique végétale... sont venues coïncider, recouvrant cette
région du golfe qui est à la fois le pays du soleil rouge à son lever
et celui de l’eau verte et bleue... ». Quant au soleil au Zénith,
il prend le nom du grand dieu guerrier des Aztèques Uitzilo-
pochtli, qui anéantit la déesse des ténèbres Coyolxauhqui et

1 Cf. supra, p. 81. — * Cf. Gen., II, 8; Ps. L X V III, 34; Matt., X X IV ,
27. — 3 M. Davy, op. cit., p. 142. — 4 Soustelle, op. cit., p. 58 sq.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 169

les étoiles. Lui-même a été engendré de la déesse terre et de


l’âme d’un guerrier sacrifié transmutée en oiseau-mouche 2.
Ainsi se trouvent reliés en un saisissant isomorphisme le soleil,
l’Est et le Zénith, les couleurs de l’aurore, l’oiseau et le héros
guerrier dressé contre les puissances nocturnes.
Au symbolisme du soleil se relie enfin celui de la couronne
solaire, de la couronne de rayons, attribut de Mithra-Hélios,
qui apparaît sur les monnaies romaines dès que César adopte le
titre de « cornes solis invicti », et culmine dans l’iconographie
de notre « Roi Soleil3 ». Certes l’image de la couronne et de
l’auréole s’anastomosera à la constellation symbolique du cer­
cle et du Mandata * dans de très nombreuses traditions. Mais à
son origine la couronne, comme l’auréole chrétienne ou boud­
dhique, semble bien être solaire. De même la tonsure des clercs
et la couronne des vierges, la première existant déjà chez les
prêtres égyptiens du soleil, ont une signification solaire ®.
Bachelard dévoile bien le vrai sens dynamique de l’auréole
qui n’est rien d’autre que « la conquête de l’esprit qui prend
peu à peu conscience de sa clarté... l’auréole réalise une des
formes du succès contre la résistance à la montée 6 ». En
conclusion l’isomorphisme de la lumière et de l’élévation
serait condensé dans le symbolisme de l’auréole comme de la
couronne, et ces dernières dans la symbolique religieuse
comme dans la symbolique politique seraient le chiffre mani­
feste de la transcendance.
***
Durant les expériences de rêve éveillé apparaissent très
souvent des images de l’auréole. Les personnages imaginés,
lors de leur imaginaire ascension, ont le visage qui se trans­
forme, se transfigure en « halo de lumière intense », et en
même temps l’impression constamment éprouvée par le pa­
tient est celle du regard. Regard qui, selon Desoille 7, est jus­
tement représentatif de cette transcendance psychologique
que Freud nomme le « surmoi », c’est-à-dire regard inquisi­
1 Op. cit., p. 59. — 8 Op. cit., p. 23-24. — * Cf. Jung, Libido, p. 84,
97. — 4 Cf. infra, p. 281 sq. — 6 Cf. M. Davy, op. cit., p. 181 ; Jung, op.
cit., p. 84. — * Bachelard, L ’ A ir et les songes, p. 67-68. — 7 Cf. Desoille,
Explor., p. 90.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE

teur de la conscience morale. Ce. glissement de la lumière, du


halo lumineux au regard, nous apparaît comme très naturel :
car il est normal que l’œil, organe de la vue, soit associé à
l’objet de la vision, c’est-à-dire à la lumière. Il ne nous semble
pas utile de séparer, comme le fait Desoille, l’image de l’œil
du symbolisme du regard. Selon cet auteur1, le regard serait le
symbole du jugement moral, de la censure du « surmoi », alors
que l’œil ne serait qu’un symbole affaibli, significatif d’une
vulgaire surveillance. Mais il nous semble qu’un regard s’ima­
gine toujours plus ou moins sous forme d’œil, fût-il œil fermé.
Quoi qu’il en soit, œil ou regard sont toujours liés à la trans­
cendance, c’est ce que constate la mythologie universelle aussi
bien que la psychanalyse. Un philosophe comme Alquié sai­
sit bien cette essence de la transcendance qui sous-tend la
vision : « Tout est vision, et qui ne comprendrait que la vision
n’est possible qu’à distance? l’essence même du regard hu­
main introduit dans la connaissance visuelle quelque sépara­
tion... 2 » Et Baudouin, analysant ce qu’il appelle le « com­
plexe spectaculaire », montre que ce dernier réunit « voir »
à « savoir » au sein d’une intense valorisation du surmoi qui
n’est pas sans rappeler la « contemplation monarchique »
chère à Bachelard 3. Le surmoi est avant tout l’œil du Père,
et plus tard l’œil du roi, l’œil de Dieu, en vertu du lien pro­
fond qu’établit la psychanalyse entre le Père, l’autorité poli­
tique et l’impératif moral. C’est ainsi que l’imagination hugo-
lienne, en dépit de polarisations maternelles et panthéistiques
puissantes, revient sans cesse à une conception théologique
paternelle du Dieu « témoin », contemplateur et juge,
symbolisé par l’œil fameux qui poursuit le criminel Caïn.
Réciproquement le trompeur, le méchant, le parjure doit
être aveugle ou aveuglé, comme en témoignent les vers célè­
bres de L ’Aigle du Casque ou des Châtiments 4. Mais nous
savons qu’il n’est point besoin de faire appel à l’arsenal
œdipien pour associer l’œil et la vision au schème de l’éléva­
tion et aux idéaux de la transcendance, nous rappelons que
1 Op. cit., p. 91. — 2 Alquié, Philosophie du Surréalism e, p. 185. Cf.
G. Durand, L e Décor mythique. — 3 Baudouin, V . Hugo, p. 47, 179; cf. du
même auteur : Psychanalyse de l ’A r t , ire partie, chap. V, et L e Triomphe
du Héros, p. 42 sq., 49, 10 1, 12 1, 150 sq .; cf. supra, p. 152. — 4 Cf. Bau­
douin, V . Hugo, p. 180.
LE RÉGIME DIURNE DE L ’iMAGE

c’est d’une façon toute physiologique que les réflexes de


gravitation, le sens de la verticalité associent les facteurs kiné-
siques et coenesthésiques aux facteurs visuels 1. Une fois que
l’orientation est établie par rapport à la gravitation, les signes
visuels, par vicariance conditionnelle, peuvent à la fois servir
à déterminer la position dans l’espace et l’équilibre normal.
Sur ce point comme sur tant d’autres, les motivations œdi­
piennes viennent consteller avec les engrammes psycho-phy­
siologiques.
La mythologie confirme également l’isomorphisme de l’œil,
de la vision, et de la transcendance divine. Varuna, dieu oura-
nien, est dit sahasrâka, ce qui signifie « aux mille yeux », et
comme le dieu hugolien, il est à la fois celui qui « voit tout »
et celui qui est « aveugle 2 ». De même Odhin le clairvoyant —
qui est également borgne, et nous allons expliquer dans quel­
ques lignes cette singularité — est le dieu « espion 3 ». Le
Yaveh des Psaumes est celui à qui l’on ne peut rien cacher :
« Si je monte aux cieux tu y es, si je me couche dans le schéol,
te voilà... *. » Chez les Fuégien, les Boshiman, les Samoyède et
de très nombreuses peuplades, le soleil est considéré comme
l’œil de Dieu. Le soleil Surya est l’œil de Mithra et de Varuna;
chez les Perses il est l’œil d’Ahura-Mazda ; chez les Grecs Hélios
est l’œil de Zeus, ailleurs il est l’œil de Râ, œil d’Allah 5.
Krappe 6 remarque fort judicieusement que l’on glisse facile­
ment de « l’œil qui voit les crimes » à celui qui venge les
crimes; de même que l’on glissait de l’altitude du Très-Haut
à la fonction sociale du souverain, on passe de l’image du
clairvoyant à la fonction du juge et peut-être à celle du mage.
Le Prométhée d’Eschyle en appelle au disque solaire « qui
voit tout », et Krappe relève de nombreux cas dans
lesquels l’œil solaire est en même temps le justicier. A Baby-
lone, Shamash est le grand juge, tandis que chez les Koriak et
les Japonais le ciel est soit le grand « surveillant », soit le témoin
des crimes les plus secrets 7. Donc l’isomorphisme du soleil
ouranien et de la vision suscite toujours des intentions intel­
lectuelles sinon morales : la vision est inductrice de clair­
1 Cf. supra, p. 135 sq. — 2 Cf. R/g. Véda, V II, 34-10, et Eliade, Images
et symboles, p. 127. — 8 Cf. Dumézil, D ieux des Germ ains, p. 21, 29;
cf. A t . V ed ., IV, 16. — ‘ P s. C X X X IX , 7-8. — 5 Cf. Eliade, Traité,
p. 119-120. — 6 Krappe, op. cit., p. 89. — 7 Cf. op. cit., p. 90.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 172

voyance et surtout de rectitude morale. En optique le rayon


lumineux est direct et droit dans toute l’acception de ces ter­
mes. La netteté, la soudaineté, la rectitude de la lumière comme
de la souveraine droiture morale. L’intuition poétique re­
trouve cet isomorphisme lorsque, invoquant « Midi le juste »,
elle écrit avec netteté :
« ... admirablejustice
De la lumière aux armes sans pitié...1. »
Cet isomorphisme nous paraît rendre compte en partie de la
singularité de nombreuses légendes indo-européennes dans les­
quelles la Toute-Puissance est borgne. Nous avons déjà insisté
sur les valences péjoratives de la cécité 2. Mais ici, dans le
processus d’euphémisation de cette infirmité, ce qui frappe
c’est que le personnage borgne n’est jamais seul, et reste intact
quant à ses autres qualités physiques. Odhin le borgne est
flanqué de Tyr le manchot, et Horatius Codés, le cyclope, le
magicien qui lance de son seul œil de terribles regards, est
inséparable de Mucius Scaevola à la main sacrifiée. Dum ézil3
prétend qu’Odhin a accepté de perdre un de ses yeux charnels,
matériels, pour acquérir le vrai savoir, la grande magie, la
vision de l’invisible. Il a remis son œil au sorcier Mimir qui
chaque jour lui permet de boire à la source d’habileté. Le
sacrifice de l’œil, que l’on retrouve dans les légendes de
Dhritarâshtra et Yudhishtika ou de Savitri et Bhaga, est le
moyen de renforcer la vision et d’acquérir la voyance magique.
Nous constatons que l’extrême valorisation intellectuelle et
morale de l’organe visuel entraîne son oblation, parce que
l’organe charnel se sublime et qu’une seconde vue, archétypale
au sens platonicien de ce terme, vient relayer la vision com­
mune. Le sacrifice oblatif de l’œil, que l’on retrouve dans
Y Évangile4, est surdétermination de la vision en voyance. Nous
reviendrons en détail5 sur ce processus de renversement des
valeurs par le sacrifice et qui est fort proche du procédé lin­
guistique d’euphémisation que l’on nomme litote. Au sein de
ce processus de sublimation qui sacrifie le support matériel de
la métaphore pour n’en garder que le sens pur, nous saisissons
1 Valéry, Poésies, p. 147. — 2 Cf. supra, p. 10 1. — 3 Dumézil, Indo-Eu-
rop., p. 160; cf. J.M .Q ., IV , p. 81, et M .V ., p. 149. — 4 Cf. Matt., v,
29-îo. — 6 Cf. infra, p. 55?.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE *73
une sorte de platonisme d’avant Platon, et c’est dans cette
perspective idéaliste que la parole et le langage, héritiers du
vocabulaire symbolique de la vue, vont relayer en quelque
sorte la vision en tant que voyance, intuitus suprême et suprê­
me efficacité. C’est le même penchant idéaliste qui dote la
contemplation illuminée et le discours d’un effectif pouvoir :
chez Platon, la vision mythique est le contre-point de la dia­
lectique verbale, démontrer est synonyme de montrer *.
Dans les cinq premiers versets de YÉvangile platonicien de
saint Jean 2, la parole est explicitement associée à la lumière
« qui luit dans les ténèbres », mais l’isomorphisme de la parole
et de la lumière est bien plus primitif et universel que le
platonisme johannique. Constamment les textes upanishadi-
ques associent la lumière, quelquefois le feu, et la parole, et
dans les légendes égyptiennes, comme chez les anciens Juifs,
la parole préside à la création de l’univers. Les premières
paroles d’Atoum comme de Yaveh sont un « fiat lux 3 ». Jung
montre que l’étymologie indo-européenne de « ce qui luit » est
la même que celle du terme signifiant « parler », cette similitude
se retrouverait en égyptien. Jung, rapprochant le radical sven
du sanscrit svan qui signifie bruire, va même jusqu’à conclure
que le chant du cygne (Schwan), oiseau solaire, n’est que la
manifestation mythique de l’isomorphisme étymologique de
la lumière et de la parole 4. C’est que la parole, comme la
lumière, est hypostase symbolique de la Toute-Puissance. Dans
le Kalévala, c’est le barde éternel Wàinàmoïnen qui possède les
runes et par là détient la puissance, de même qu’Odhin, le Va­
runa borgne des Germains, agit par la magie des runes 5. Le
nom même de Varuna serait de même origine que le vocable
rune (wr — u — nâ) ; en finnois runo signifiant « chant épique »,
en letton runat voulant dire « parler » et en irlandais rûn signi­
fiant « secret6 ». Les runes sont à la fois des signes et des
formules que le Grand Dieu indo-européen aurait obtenus à
la suite d’une initiation de type chamanique, c’est-à-dire com­
portant des pratiques ascensionnelles et sacrificielles 7. Odhin
1 Cf. Frutiger, L e s M ythes de Platon, p. 11,144,268-269. — *Jean, 1, 1-18.
— 8 G en., I, 3; cf. in H ist. Gen. R elig., I, article de Desroches-Noble-
court, p. 253 ; cf. Kena Upan,. 1, 1 ; I, 7. — * Cf. Jung, L ibido , p. 155 sq. —
5 Cf. Kalévala, V IIIe chant, et Leïa, Contes, p. 95. — * Cf. Dumézil,
Germ ains, p. 24, note 3. — 7 Dumézil, D ieux des Germ ains, p. 25; cf.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 174

est surnommé quelquefois « le dieu du bien dire », et le dédou­


blement du rex, cher aux thèses duméziliennes, laisse apparaî­
tre une spécialisation d’une moitié de la puissance royale en
faculté de bien dire, d’appeler correctement les choses. Le fla-
men latin et son homologue sanscrit le brahman, doublet du rex,
signifie « formule sacrée 1 ». Cet isomorphisme de la toute-
puissance céleste et de l’utilisation du verbe est manifeste en
des cultures aussi éloignées que la culture indoue et que celle
des Bambara. Dans la tradition upanishadique Brahman se
manifeste d’abord comme nom sacré, ce mot éternel serait
sphota, cause réelle de l’univers. Selon M. Choisy 2, Sphota,
le Logos indou, viendrait de spbout qui signifie craquer,
éclater, proche parent de l’adjectif sphonta qui veut dire
éclos, fleuri, mis en évidence, et le sens de sphota serait
finalement « éclater brusquement comme un cri ». Sphota
serait donc le Brahman en personne sous la forme du Nada-
Brahman, du Brahman-mot. Et selon M. Choisy 3 le Logos
indien peut se réduire au son primordial Çabda, qui est
Brahman lui-même. Çabda est lié dans sa production même
à l’air vital prâna, et la maîtrise de prâna qu’enseigne le Yoga
est en même temps maîtrise de Çabda. Nous retrouvons ici
l’isomorphisme des images aériennes et pneumatiques et des
attributs de la puissance, tel qu’il a été étudié par Jung et par
Bachelard 4. D’où la technique si importante de la récitation
des mantra, mots dynamiques, formules magiques qui par la
maîtrise du souffle et du verbe domptent l’univers. Cette réci­
tation aboutit également à des phénomènes de voyance, l’ima­
gination retrouvant ainsi l’isomorphisme air-parole-vision 5.
Cet isomorphisme est encore plus marqué dans le tantrisme
pour lequel la méditation peut s’appuyer indifféremment sur la
contemplation d’icônes divines ou sur la récitation des mantra.

Granet, Pensée chinoise, p. 32 sq., sur la conception chinoise du mot —


emblème doué d’efficacité réelle. — 1 Dumézil, op. cit., p. 30; cf. Dumézil,
Indo-Europ., p. 21. — 2 M. Choisy, Métaphysique du Yoga, I , p. 219;
cf. Maitrayana Upan., VI, 28. — * Op. cit., I, p. 220. — 4 Cf. Jung, Libido,
p. 95-96, 304, et Bachelard, A ir , p. 19-20 et 146. — 8M. Choisy, op. cit.,,
I, p. 89, donne une très curieuse étymologie de sphota proposée par
Fabre d’Olivet, étymologie qui, malgré sa fantaisie linguistique, est
fort sérieuse du point de vue de l’archétypologie ; sphn se décomposerait
selon la Kabbale en / « image de l’arc », en ph « bouche, parole », en
phov « souffle ».
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 175

Ces mantra peuvent, à la limite, être des pures formules magi­


ques, réduites à la proportion d’un talisman, comme dans la
pratique lamaïque des bannières et moulins à prière 1. Là
encore on constate une dichotomie à intention intellectualiste :
car mantra et dhàrani ont un sens second caché, et ne livrent
leur secret que sous certaines conditions. Eliade 2 compare
d’ailleurs ce double sens au langage « secret » des chamanes,
et même au processus métaphysique de toute poésie, de la
parabole évangélique comme de la « méprise » sémantique
chère à Verlaine. Chaque divinité possède un bîga-mantra, un
support verbal qui est son être même et que l’on peut s’appro­
prier en récitant le mantra. Comme le souligne Eliade 3, un
mantra est un symbole dans le sens archaïque du terme : il est
en même temps la réalité symbolisée et le signe symbolisant.
Il est en quelque sorte un condensé sémantique et ontologique.
D ’où la toute-puissance du nom, du vocable, allant jusqu’à
l’utilisation du calembour que l’on trouve dans de nombreuses
cultures, et spécialement dans l’ancienne Egypte 4. D ’autre
part ce symbole peut être indifféremment visuel ou phonétique :
« Entre le mantrayâna et l’iconographie il y a une parfaite
correspondance 8. » Nous retrouvons ici l’isomorphisme de la
vision et de la parole. On peut partir soit du support iconogra­
phique, soit du « véhicule » audio-phonique que constitue le
mantra pour s’assimiler le suc ontologique contenu dans le
sémantisme.
Sans nous arrêter à la parenté du mantra indien et thibé-
tain avec le dhikr musulman, nous retrouvons une valorisation
homologue de l’isomorphisme entre le visuel et le son parlé
ou chanté, dans les cultures africaines des Dogon et des
Bambara 6. Chez les Bambara, par exemple, les devises ont
un pouvoir effectif, lorsqu’elles sont prononcées par le chef.
C’est l’air « sortant de la bouche... qui se transforme en bon

1 Cf. Eliade, Yoga, p. 218, 252; et Chamanisme, p. 99. — ! Eliade,


Yoga, p. 219. — 3 Eliade, op. cit., p. 220. — 4 Par exemple lorsque la
mythologie égyptienne fait naître les hommes des larmes de Râ, il
n’y a qu’un jeu de mot entre rem ytl (larme) et rômet (homme). Cf. in
H ist. Gén. R e/., I , p. 253. Cf. Zimmer, Mythes et symboles dans l ’art et la
civilisation de l ’Inde, p. 196, sur le calembour Ç iva, Çava \ cf. Matth., X V I,
13-19. — 6 Eliade, op. cit., p. 220. — • Cf. article de S. de Ganay, L es
D evises des Dogons (Tr. et m. inst. Ethm og., X L I, 1942).
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE

nyama (force) » qui pénètre le corps du dieu « par les pupilles


et les oreilles ». La devise et sa prononciation transforment le
tere (force liée au corps) en nyama. Avec de mauvaises paroles
les griots peuvent provoquer la mort, tandis que les bonnes
formules, correctement prononcées, guérissent des maladies.
Également, comme le dit fort bien G. Dieterlen x, « l'institu­
tion de la devise a pour effet de confirmer les êtres dans leur
état corporel et social ». La pérennité du symbole confirme la
pérennité des choses. La parole donnée, avant de prendre une
acception morale de fidélité, possède l’acception logique plus
générale d’identité. Et à l’humble niveau de l’emblématique des
Bambara l’on constate nettement que le verbe est constitutif
d’un certain être selon un ordre de rectitude dont la lumière
reste l’archétype. C’est trop vite dire que d’affirmer que les
paroles passent et les écrits restent, puisque les uns et les autres
sont les prototypes isomorphes de la constance et de l’identité.
En effet il y a complète réciprocité entre la parole et un signe
visuel. Une espèce de pré-alphabet arithmétique existe chez
les Bambara, le premier chiffre, « le chiffre du maître et de la
parole », étant assimilé au chef, à la tête, à la conscience, au
Grand Dieu Faro 2. Tant il est vrai que la sémiologie divorce
difficilement d’avec la sémantique d’où elle procède.
On voit donc que la parole, homologue de la Puissance, est
isomorphe dans de nombreuses cultures de la lumière et de
la souveraineté d’en-haut. Cet isomorphisme se traduit maté­
riellement par les deux manifestations possibles du verbe :
l’écriture, ou tout au moins l’emblème pictographique d’une
part, le phonétisme de l’autre. L’intellectualisation des sym­
boles et la lente transformation du sémantique en sémiologique
suit donc bien la voie de la philogenèse évolutionniste qui pri­
vilégie dans l’espèce humaine les deux atlas sensoriels : visuel
et audio-phonique 3. Toutefois, à côté de cet isomorphisme
intellectualisant du verbe, il nous faut signaler une anastomose
possible du langage et de la sexualité. Souvent en effet le verbe
est assimilé au symbolisme du fils, ou par l’intermédiaire du
symbolisme sexuel du feu, au dieu du feu lui-même, Gibil assy­
rien ou simplement déesse masculinisée comme Athéna. C’est

1 G. Dieterlen, op. cit., p. 77-79. — 1 Cf. Dieterlen, op. cit., p. 2 11.


— * Cf. Pradines, Traité, II, '1, p. 206-207.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE I7 7
ce qui légitime le rapprochement que Lévi-Strauss 1 peut
établir entre le langage et la réglementation de la sexualité
conjugale dans la pratique universelle de Pexogamie. Quoique
cet anthropologue ne veuille considérer que l’aspect formel et
syntaxique de ces deux moyens de communication sociale, il
nous semble cependant une fois de plus que le fond et le
sémantisme peuvent faire comprendre la syntaxe. Si en
Nouvelle-Calédonie la « mauvaise parole » c’est aussi l’adultère
si de nombreuses peuplades classent les abus de langage avec
les crimes relatifs à l’infraction sexuelle, si « langage et
exogamie présentent deux solutions à une même situation
fondamentale », ne peut-on aussi discerner une motivation
sémantique de cet isomorphisme, puisque la psycho-pathologie
l’histoire des religions, nous montrent de nombreux cas où la
parole est purement et simplement assimilée à la puissance
sexuelle et le verbe à la « semence 2 » ? Cette contamination
de l’échange linguistique par le commerce sexuel nous appa­
raît toutefois comme secondaire, et dérivée des idéaux de puis­
sance, y compris la puissance sexuelle, que comporte la con­
stellation spectaculaire que nous venons d’étudier.
En conclusion de ce chapitre nous pouvons écrire que nous
avons constaté une grande homogénéité dans cette constella­
tion spectaculaire, elle-même reliée au verticalisme ascension­
nel. Le même isomorphisme sémantique groupe les symboles
de la lumière et les organes de la lumière, c’est-à-dire les atlas
sensoriels que la phylogenèse a orientés vers la connaissance à
distance du monde. Mais si les percepts visuels et audio­
phoniques sont des doublets vicariants et magiques du monde,
nous avons constaté qu’ils sont vite doublés eux-mêmes par le
potentiel d’abstraction qu’ils véhiculent. Le mot pictogra­
phique ou phonétique est sublimation abstraite du percept.
C’est ce processus de dédoublement que nous avions déjà vu à
l’œuvre à propos des symboles de la souveraineté telle que la
conçoit Dumézil3, et qu’une fois de plus nous venons de cons­
tater à l’occasion du phénomène linguistique dans son ensem­
ble et de la magie vicariante des mantra et des runes, c’est ce
processus qu’il faut examiner maintenant. Même dans le
1 Lévi-Strauss, Struct. parenté, p. 6 n sq. — 2 Cf. Jung, Libido, p. 46,
sur l’origine sexuelle du Pneuma, p. 95-96; cf. Hist. gén. relig., I, p. 253.
— a Cf. suj>ra, p. 154 sq.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE I?8
domaine de l’imaginaire la clarté est accompagnée par les pro­
cédés de la distinction x. Le glaive vient doubler le sceptre,
et les schèmes diaïrêtiques viennent consolider les schèmes de la
verticalité. Toute transcendance s’accompagne de méthodes
de distinction et de purification. C’est ce que nous laissait déjà
entrevoir l’ascèse cathartique de l’ascension ailée et la pro­
pension de l’oiseau à se transmuer en ange, c’est ce que va
confirmer l’étude des procédés de séparation, des « distingo »
classificateurs et hiérarchisants, dont le schème est à la racine
des rituels de purification comme des rudiments de classifi­
cation grammaticale et logique.

III. LES SYMBOLES DIAÏRÊTIQUES

Schèmes et archétypes de la transcendance exigent un pro­


cédé dialectique : l’arrière-pensée qui les guide est arrière-pen-
sée polémique qui les affronte à leurs contraires. L’ascension est
imaginée contre la chute et la lumière contre les ténèbres.
Bachelard a bien analysé ce « complexe d’Atlas 2 », complexe
polémique, schème de l’effort verticalisant, du sursum, qui
s’accompagne d’un sentiment de contemplation monarchique
et qui diminue le monde pour mieux exalter le gigantes­
que et l’ambition des rêveries ascensionnelles. Le dynanisme
de telles images prouve facilement un belliqueux dogmatisme
de la représentation. La lumière a tendance à se faire foudre ou
glaive, et l’ascension à piétiner un adversaire vaincu. Déjà se
dessine en filigrane, sous les symboles ascensionnels ou specta­
culaires, la figure héroïque du lutteur arc-bouté contre les
ténèbres ou contre le gouffre. Cette dichotomie polémique se
manifeste fréquemment dans les expériences de rêve éveillé où
le patient inquiet déclare : « Je suis dans la lumière, mais mon
cœur est tout noir 3. » De même les grandes divinités oura-
niennes sont toujours menacées et partant restent sur le qui-

1 Nous soulignons ici que le cartésianisme, comme le platonisme,


peut posséder une cohérence isomorphique. Par Descartes et par Platon,
le Régime diurne est devenu la mentalité pilote de l’Occident; cf. infra,
p. 204. — 3 Cf. Bachelard, Rév. volonté, p. 390. — 3 Desoille, Explor., p. 70.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE *79
vive. Rien n’est plus précaire qu’un sommet. Ces divinités sont
donc polémiques, et Piganiol1 veut voir dans cette divine
animosité l’origine historique, pour le bassin de la Méditerra­
née, du mythe de la victoire du cavalier ailé sur le monstre
femelle et chtonien, la victoire de Zeus sur Kronos. Le héros
solaire est toujours un guerrier violent et s’oppose en cela au
héros lunaire qui, nous le verrons, est un résigné 2. Chez le
héros solaire, ce sont les exploits qui comptent plus que sa
soumission à l’ordre d’un destin. La révolte de Prométhée est
archétype mythique de la liberté de l’esprit. Volontiers le héros
solaire désobéit, rompt ses serments, ne peut limiter son audace
tel Hercule ou le Samson sémite. On pourrait dire que la trans­
cendance exige ce mécontentement primitif, ce mouvement
d’humeur que traduit l’audace du geste ou la témérité de
l’entreprise. La transcendance est donc toujours armée, et déjà
nous avons rencontré cette arme transcendante par excellence
que constitue la flèche, et déjà nous avions reconnu que le
sceptre de justice appelle la fulgurance des foudres et l’exécutif
du glaive ou de la hache.
Ce sont les armes tranchantes que l’on va trouver en premier
lieu reliées aux archétypes du Régime Diurne de la fantaisie.
Dans le très remarquable cas analysé par Desoille 3 à la suite
d’images inductrices ascensionnelles et des images induites
lumineuses, apparaît dans la conscience du rêveur expérimental
l’archétype du « glaive d’or » nimbé d’une auréole lumineuse
et sur lequel est gravé le mot « justice ». Le patient s’abîme
alors dans la contemplation mystique de cette lame. Le psycho­
logue souligne fort justement que l’acception phallique de
l’arme, chère à la psychanalyse, n’est que secondaire, tandis
que la notion de justice, le schème de la séparation tranchante
entre le bien et le mal, possède le primat et colore sentimenta­
lement toute la conscience du rêveur. Toutefois il nous semble
que le symbolisme diaïrétique, bien loin d’exclure l’allusion
sexuelle, ne fait que la renforcer. Car la sexualité mâle n’est
pas « douze fois impure », elle est au contraire symbole du
sentiment de puissance et non pas ressentie comme maladie

1 Cf. Piganiol, Origine, p. 119. — s Cf. infra, p. 343. — 3 Desoille,


op. cit., p. 76.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 180

ou honteuse absence par le petit d’homme. C’est en ce sens que


se rejoignent en une espèce de technologie sexuelle les armes
tranchantes ou pointues et les outils aratoires. Les uns et les
autres sont l’antithèse diaïrétique du sillon ou de la blessure
féminisée. Comme le montre un vase du Musée de Florence 1
et Pétymologie même, l’araire des anciens Grecs est, comme le
bâton à fouille des Australiens, un instrument phallique. Dans
les langues austro-asiatiques le même mot signifie phallus et
bêche, et Przyluski2 a suggéré que c’est ce vocable même qui
serait à l’origine du sanscrit lângûla qui signifie manche, bêche
ou queue, et de linga qui symbolise le phallus. Eliade va même
jusqu’à citer, à côté de textes assyriens, l’expression rabelai­
sienne « membre qu’on nomme laboureur de la nature », et la
langue verte comme le patois de nos campagnes vient confir­
mer cette assimilation réciproque des instruments aratoires et
de la mâle sexualité. Plus intéressant encore est ce rituel austra­
lien qui marque bien l’isomorphisme du phallus, de la flèche et
du soc. Armés de flèches qu’ils brandissent à la manière de
phallus, les Australiens dansent autour d’une fosse, symbole de
l’organe féminin, et à la fin plantent des bâtons dans la terre 3.
Ne serait-ce pas à cet isomorphisme de l’arme et de l’outil
aratoire et fécondant que sont dues les interférences culturelles
fréquentes entre « la force combattante et la fécondité » que
Dumézil4 souligne au sujet de Mars-Quirinus ? A ce propos,
Dumézil donne le sage conseil de bien distinguer le mode de
l’action martiale, incontestablement guerrier, et les très nom­
breux points d’application de cette action. Autrement dit
d’expliquer par le schème plutôt que par l’engagement concret
du schème dans tel ou tel contexte historico-symbolique. Le
soi-disant Mars agraire ne serait primitivement qu’un garde
messier, les récoltes étant un point d’application de la modalité
combattante. Mais il n’en reste pas moins que, dans le cas de
Mars comme d’Indra, l’armement en lui-même par son symbo­
lisme sexuel peut prêter à équivoque et faire assimiler l’épée
à l’araire ou à la charrue 5. Il y a un « complexe de Cincinna-

1 Cité par Jung, Libido, p. 145 ; cf. aroura = champ, giron, sein. —
* Cité par Eliade, Traité, p. 227. — 3 Eliade, Traité, p. 227. — * Dumézil,
L es D ieux des Germ ains, p. 127, 1 3 1 ; cf. Indo-Europ., p. 94, 100. — 8 Cf.
Dumézil, Indo-Europ., p. 89, et Tarpeia, p. 128.
LE RÉGIME DIURNE D E L’iMAGE i 8i

tus » inhérent à l’épée. Pour nous c’est le même isomorphisme


reliant la verticalité à la transcendance comme à la virilité
qui maintenant se manifeste dans le symbolisme des armes
levées et dressées, mais qui cette fois se colore d’un sens polé­
mique et agressif très marqué par le symbole lui-même.
L’arme dont se trouve muni le héros est donc à la fois
symbole de puissance et de pureté. Le combat revêt mytholo-
giquement un caractère spirituel sinon intellectuel, car « les
armes symbolisent la force de spiritualisation et de sublima­
tion 1 ». Le prototype de tous les héros, tous plus ou moins
solaires, semble bien être Apollon perçant de ses flèches le
serpent Python. Minerve aussi est une déesse armée. C’est cette
spiritualité du combat que la psychanalyse met en relief dans
une remarquable constellation hugolienne 2 où viennent con­
fluer, autour de l’activité intellectuelle, l’épée, le père, la puis­
sance et l’empereur. Hugo, compensant ses déficiences
physiques par ce doublet de l’épée que constitue l’intelligence,
confesse explicitement : « J ’aurais éprouvé le besoin de devenir
puissant par l’épée comme mon père et Napoléon, si je n’avais
découvert cet admirable ersatz de devenir puissant par l’esprit
comme Chateaubriand. » On ne s’étonnera donc pas, dans la
mythologie, de voir l’épée toujours revêtir un sens apollinien.
L’arme de Persée est le disque solaire lui-même qui tue le roi
Acrise, délivre de ses liens Andromède, décapite la Méduse,
et de ce dernier exploit, l’arme se dédoublant elle-même en
quelque sorte, naît Chrysaor, « l’homme à l’épée d’or », sym­
bole de spiritualisation 3. Thésée, grand spécialiste vainqueur
des monstres, tue avec une épée magique Sciron, Procuste et
Péripéthès. Et si Héraklès utilise souvent la massue, il use de
l’arc pour abattre les ténébreux oiseaux du lac Stymphale et
libérer ainsi le soleil, et c’est aussi avec des flèches qu’il livre
combat à Nessus, tandis que pour vaincre l’Hydre il a recours au
glaive et au flambeau purificateur. Dans la tradition germanique
et indo-européenne, les héros pourfendeurs de monstres sont
innombrables. Leur chef de file semble bien être l’Indra védi-
queetThorr son cousin germain, vainqueur du géant Hrungnîr.
Comme le Vritrahan védique il tue le « géant terrestre »,
1 Diel, op. cit., p. 21, 176. — * Cf. Baudouin, V . Hugo, p. 34. — * Cf.
Diel, op. cit., p. 185 ; cf. Grimai, op. cit., articles Chrysaor, Persée,Méduse.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 182
monstre tricéphale qui tente de manger le festin des dieux 1.
Nous verrons que cette triplicité de Hrungnir et de Tricirah,
sur laquelle insiste Dumézil2 et qui se retrouve chez l’Azhi
Dahaka iranien comme chez le Géryon grec ou le Mech irlan­
dais au cœur formé de trois serpents, n’est rien d’autre que le
grand symbole du temps lunaire que nous étudierons dans
notre second livre 3. Ces dieux combattants, qui rejoignent
notre plus familier Mars latin et ses lances — hastae Martis —
sont aussi des dieux fulgurants qui indifféremment utilisent
armes humaines ou foudres cosmiques. D ’innombrables dou­
blets folkloriques de Thorr emplissent les légendes germani­
ques, tueurs de monstres, d’ours, de dragons, tels Barco ou
Bjarki et son protégé Hôttr qui ne sont pas sans rappeler Ma-
rutah et les compagnons belliqueux d’Indra 4. La chrétienté
hérite, bien entendu, de cet archétype du héros combattant.
Les deux prototypes chrétiens du bon combat sont un archange
et un prince mythique : saint Michel et saint Georges, au nom
desquels seront armés les chevaliers du Moyen Age. Le pre­
mier, véritable Apollon chrétien, pourfend le dragon et règne
à Gargano près du Mont Tombe 6; le second, tel Persée, déli­
vre une jeune fille qu’un dragon va dévorer et le transperce de
sa lance. Ces prototypes se voient monnayés en de nombreux
succédanés régionaux, tous requis contre le dragon et mobili­
sés contre les ténèbres : c’est saint Armantaire à Draguignan,
saint Agricol en Avignon, saint Bertrand à Comminges, saint
Martial à Bordeaux, saint Donat à Sisteron, à Paris saint Mar­
cel et à Poitiers saint Hilaire. Le folkloriste montre que chaque
évêché, sinon chaque paroisse, tant l’archétype a du prestige
et de la vigueur psychique, revendique un saint patron sauroc-
tone, et d’insister sur saint Hilaire de Poitiers qu’il assimile
à Hercule et qui devient le spécialiste français de la victoire
contre le dragon 6. Le thème du héros combattant se retrouve
enfin dans les contes populaires sous la forme euphémisée du
« Prince charmant » qui écarte et déjoue les maléfices, délivre,

1 Cf. Dumézil, Indo-Europ., p. 69; Germ ains, p. 97, 102. — 8 Cf.


Dumézil, Germ ains, p. 103; sur les trois Horaces, cf. Dumézil, Indo-
Europ., p. 154. — 8 Cf. infra, p. 330 sq. — 4 Cf. Dumézil, Germ ains,
p. 93, 165; Indo-Europ., p. 62, 69; Tarpeia, p. 113 . — 5 Cf. Donten-
ville, op. cit., p. 137-138. — 6 Cf. Dontenville, op. cit., p. 138-140 sq.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 183

découvre et éveille. Prince charmant que l’on remarque aussi


bien dans la légende nordique de Sigur et Brunehilde, dans un
conte tartare, ou dans notre Belle au bois dormant, tous illus­
trant ce thème « vieux comme les Argonautes 1 ».
Non seulement le prestige du dieu combattant a contaminé
l’hagiographie catholique, mais encore il semble avoir inspiré
toutes les institutions de chevalerie, toutes les « sociétés
d’hommes » ou de guerriers. Que ce soit le Komo ou le Kmre
bambara dont le chef est un forgeron et dont les emblèmes ne
doivent pas être vus par les femmes, que ce soient les berserkir
germaniques ou les luceres latins, ou enfin que ce soient les
ordres de chevalerie chrétiens, tous semblent se modeler sur
l’action mythologique du héros combattant primordial2. Dans
un des chapitres de son livre sur Les Dieux des Germains,
Dumézil s’est longuement étendu sur les constitutions de ces
« sociétés d’hommes » dont les armes sont une sublimation et
une ségrégation vicariante du pouvoir thériomorphe des grif­
fes et des crocs, soit chez les « hommes ours » ou « hommes
loups » de la culture nordique, soit chez les « hommes
panthères » d’Afrique centrale 3. Tous les membres de ces
sociétés sont avant tout des guerriers, possèdent des droits
sexuels étendus, pratiquent de dures brimades initiatiques qui
constituent peut-être un doublet liturgique des exploits du
héros primordial. En Occident les berserkir s’humanisent et se
transforment en Vikings, qui eux-mêmes tendront à une sorte
de chevalerie où la sexualité, sous la pression cathartique de
cette constellation d’archétypes militaires, deviendra très régle­
mentée. Non seulement les grands ordres de chevalerie médié­
vaux, et en particulier le fameux ordre des Templiers avec son
ascétisme militaire et homosexuel à la fois 4, nous semblent
être la séquelle des « sociétés d’hommes » primitives, mais
encore les cercles d’étudiants de l’Allemagne bismarkienne
avec leur rituel belliqueux et les brimades pratiquées de nos
jours dans tout groupe masculin fermé nous apparaissent héri­
ter des mœurs lointaines des berserkir. Enfin on peut pousser
1 Cf. Leïa, Contes, p. 79-81. Cf. Baudouin, Le Triomphe du héros, p. 117
sq., 130 sq. — 2 Cf. Dieterlen, op. cit., p. 143, 146, 169; cf. Dumézil,
Indo-Éurop., p. 196; J.M .Q ., II, p. 91. — 8 Dumézil, Germ., p. 79, 88, 90.
— 4 Cf. A. Ollivier, Les Templiers. Sur le rituel maçonnique, cf. les
ouvrages de P. Naudon.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 184

encore plus loin cette filiation du héros solaire et affirmer


avec Gusdorf que « le roman policier lui-même, qui constitue
l’un des aspects les plus singuliers du folklore contemporain,
prolonge, sous les apparences du duel entre le détective et le
criminel, l’inspiration des romans de cape et d’épée qui fut
plus anciennement celle des romans de chevalerie 1 ». Don
Quichotte ne se démode pas, porté qu’il est par la psyché
éternelle et Sherlock Holmes devient ainsi le successeur direct
de saint Georges, comme Maigret recueille l’héritage de saint
Hilaire.
Il nous faut maintenant examiner le problème de la nature
même des armes du héros, nature qui au premier abord n’appa­
raît pas expressément comme tranchante. D iel2 établit une
très nette distinction symbolique entre les armes tranchantes
et les armes contondantes, les premières étant fastes, servant
à vaincre effectivement le monstre, les secondes étant impures
et risquant de faire échouer l’entreprise libératrice : Jason,
utilisant les charmes de la sorcière Médée, faillira à sa tâche
de héros en refusant de décapiter le monstre. Selon Diel 3,
les charmes magiques aussi bien que la massue seraient des
symboles de l’animalité, et la victoire de Thésée sur le Mino-
taure tué avec une masse de cuir « n’est qu’un exploit per­
vers », une trahison de la mission héroïque. Thésée finit
pour cela misérablement cloué au rocher infernal. Toutefois
cette subtile distinction ne nous convainc guère et nous paraît
être un pur arrangement de la symbolique pour les besoins
d’une cause morale, distinction inspirée par un postulat évolu­
tionniste qui veut que les armes contondantes aient devancé
les armes coupantes. Tout au plus peut-on noter une incidente
culturelle qui irait dans le sens de cette distinction : dans les
cultures de l’âge du fer persiste la croyance en l’origine céleste
de ce métal 4. Cette croyance serait due à l’origine effective­
ment météorique des premiers minerais traités et pourrait avoir
valorisé davantage les techniques de la massue de bois
ou du coup de poing de pierre. Mais technologiquement
parlant, les deux espèces d’armes se groupent facilement dans
la catégorie des outils percutants. Que ce soit la percussion

1 Cf. Gusdorf, op. cit., p. 243. — 2 Cf. Diel, op. cit., p. 176 -178.—
3 Diel, op. cit., p. 187. — 4 Cf. Eliade, Forgerons, p. 27.
LE RÉGIME DIURNE DE L’IMAGE 185

posée du couteau ou du glaive ou la percussion lancée de la


hache ou de la massue x. Bien mieux, ce sont les premiers
instruments à percussion qui servent à façonner les premières
lames en silex. Et c’est parce que les armes, qu’elles soient
tranchantes, frappantes ou punctiformes, sont classées par le
technologue 2 sous la même rubrique de la percussion que
nous n’hésitons pas à ranger, sous le même schème psychique,
la division brutale, la séparation d’un objet de sa gangue
informe ou la pénétration par percement. Peut-être est-ce
d’ailleurs une fois de plus le schème psychique qui inspire
les techniques de la percussion et ses variantes? Il est bien
évident que pour le très jeune enfant aux gestes saccadés et
stéréotypés, le coup est lié à la première démarche objective.
Dans ce geste très primitif de la percussion sont étroitement
unies et une intuition de la force et la satisfaction qui en résulte
et la première ségrégation d’un objet en soi plus ou moins
hostile. Il n’y a donc aucune distinction morale à établir entre
l’usage de la massue, de l’estoc ou de la lame. Ce n’est que bien
plus tard, sous les pressions culturelles et les contingences de
l’histoire, que les modalités de l’arme se diversifient et se valo­
risent de façons différentes, et que le glaive devient « l’arme
des peuples conquérants » et demeure « l’arme des chefs »,
arme surdéterminée par le caractère diaïrétique qu’elle porte
en son tranchant, car « l’épée des peuples septentrionaux est
destinée à frapper non de la pointe mais de la taille... 3 ».
L’épée est donc l’archétype vers lequel semble s’orienter la
signification profonde de toutes les armes, et sur cet exemple
l’on voit comment se nouent inextricablement en un surdéter­
minisme les motivations psychologiques et les intimations
technologiques.
Lorsqu’on étudie la nature des armes du héros, il est néces­
saire d’ouvrir le dossier, admirablement constitué par Dumézil
et par Eliade, relatif à la dialectique des armes divines et au
problème mythologique du liage 4. Dumézil, accumulant un
très grand nombre d’observations documentaires, essaye de
montrer que les fonctions de lieur-magicien sont irréductibles
1 Cf. Leroi-Gourhan, Homme et matière, p. 46. — * Cf. op. cit., p. 61-
63. — * Piganiol, op. cit., p. 188. — 4 Dumézil, Germ ains, p. 21-27;
J.M .Q ., p. 79-81 ; M itra Varuna, p. 33, 79 sq. ; Eliade, Images et symboles,
p. 120 sq.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 1 86

à celles de guerrier-trancheur de liens. Varuna le lieur est


l’antithèse d’Indra le manieur de glaive. Mais il nous semble
qu’Eliade résorbe judicieusement cette dialectique en consi­
dérant que liage et déliage se subordonnent à l’activité maîtresse
d’un souverain lieur. Car primitivement le symbole des lieurs
est, nous l’avons indiqué, l’apanage des divinités funèbres et
néfastes 1. Or il semble qu’en la personne de Varuna il y ait
eu collusion psychologique entre la peur du maléfice des liens
et l’espérance en un souverain remède contre le liage mortel.
Paradoxalement Varuna devient le lieur suprême, c’est-à-dire
celui qui a pleins pouvoirs pour lier les démons lieurs eux-
mêmes. Mais si Varuna semble contaminé par la fonction de
lieur qu’il annexe, il reste fondamentalement dans son rôle de
séparateur ouranien, de justicier 2. Eliade lui-même convient
de cette ambivalence, lorsqu’à propos de l’étymologie du mot
Yoga, venant de Yug qui signifie « lier ensemble », il ajoute
paradoxalement, renversant par antiphrase symbolique la moti­
vation étymologique : « Si en effet étymologiquement Yug
veut dire lier, il est cependant évident que le lien auquel cette
action doit aboutir présuppose comme condition préalable la
rupture des liens qui unissent l’esprit au monde 3. » Cette
réflexion de l’historien des religions souligne, une fois de
plus pour nous, l’importance des processus euphémisants, et
spécialement de l’antiphrase dans les démarches de l’imagina­
tion. Nous voyons l’antiphrase se constituer dès les premiers
pas diaïrêtiques de la dialectique, et l’ambivalence qui en
résulte — dans ce cas pour la notion de Yoga — marque le
secret penchant de la pensée humaine qui est avant tout de
nier l’existentiel et le temporel. Unifier, « mettre sous le joug »,
suppose d’abord une séparation, une purification du domaine
profane. Mais aussi cette ambivalence du liage est l’amorce
d’un glissement des mythes et des images de la transcendance
et de l’intransigeance ouranienne, vers les mythes et les
symboles monistes dans lesquels la temporalité vient s’intégrer,
subjuguée par l’euphémisme et l’antiphrase, et que nous étu­
dierons plus loin 4. Indra lui-même, le guerrier par excellence,
ne répugne pas à se servir des liens, mais c’est encore pour

-1 Cf. supra, p. 115 sq., 117. — 2 Cf. Athar. Véd., VI, 121-4; R/g. Véd.,
VIII, 87-2. — 3 Eliade, Yoga, p. 18-19. — 4 Cf. infra, p. 127.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 187

lier des lieurs, et Bergaigne1 reconnaît ce redoublement


lorsqu’il écrit qu’Indra « retourne contre le démon ses propres
ruses », il triomphe des Mâyin au moyen des Mâyâ. Eliade
relève de nombreux cas dans lesquels Indra est lieur, mais
lieur par « contamination », par « impérialisme mythique qui
pousse une forme religieuse victorieuse à s’assimiler toutes
sortes d’autres attributs divins...2 ». Dumézil lui-même, enfin,
convient que l’incompatibilité entre le lieur et le manieur de
glaive n’est pas aussi absolue qu’il l’affirmait, qu’il y a glisse­
ment du dieu magicien et lieur au manieur d’armes conton­
dantes et tranchantes, qu’il y a transformation du Rex en D ux3.
Bien plus, l’assemblée législative primitive est d’abord guer­
rière, présidée par Mars Thincsus. C’est la société militaire qui
fondeia société civile, comme cela apparaît nettement à Rome
et chez les Germains 4. De même dans la légende de Tyr le
manchot, la main coupée est associée dialectiquement au liage :
c’est pour avoir lié la cruauté du loup Fenrir que Tyr donne
en caution son bras dans la gueule du loup s.
Le même compromis s’observe dans la mythologie française
et chrétienne. Le héros chrétien, pour vaincre le monstre,
n’utilise pas toujours les moyens expéditifs du glaive : sainte
Marthe « enlace » la Tarasque avec sa ceinture, de même saint
Samson de Dole noue sa ceinture au cou du serpent tandis
que saint Véran lie d’une chaîne de fer le « coulobre » de la
fontaine de Vaucluse et, selon Dontenville ®,l’Apollon sauroc-
tone du Musée du Vatican « apprivoise » le reptile et ne le
tue pas. Le mythologue nous indique dans ce procédé du liage
une très importante bifurcation — qu’il nomme non chré­
tienne — de l’attitude héroïque vis-à-vis du mal fondamental,
à savoir : une euphémisation du mal. Le monstre apparaît
comme « amendable » et s’ouvre ainsi de nouveau la voie à
l’antiphrase, au renversement des valeurs imaginaires, dont le
serpent à tête de bélier des Druides (qui n’est pas sans évoquer

1 Cf. Bergaigne, L a Religion védique d’après les hymnes du Rig-Véda,


Paris, 1883, III, p. 115. —- * Eliade, Im. et symb., p. i j i . Sur la « partici­
pation homéopathique » du héros et de son adversaire, cf. Baudouin,
L e Triomphe du héros, p. 224. — 8 Dumézil, Germ., p. 154. — 4 Cf. op.
cit., p. 155. — 5 Cf. Dumézil, Indo-Europ., p. 162, 166; Mit. Var.,
p. 179; Tarp., p. 126. — 6 Cf. Dontenville, Myth. franç., p. 141-142;
cf. L. Dumont, La Tarasque, p. 92, 163.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 18 8

pour nous le serpent à plumes amérindien) serait le symbole


même : « La tête de bélier est protectrice... elle doit s’appliquer
à diriger le serpent, le diriger intelligemment, c’est-à-dire en
un sens favorable à l’homme x. » Il nous semble que la même
inflexion soit donnée par la littérature apocalyptique pour
laquelle la destruction définitive des démons est soigneusement
différenciée de leur capture. Cette dernière, faite à l’aide de
liens ou de chaînes, n’est d’ailleurs qu’un châtiment tempo­
raire et, comme le dit Langton, « l’enchaînement de Satan pour
une période qui varie selon les différents textes était un trait
habituel des conceptions démonologiques qui florissaient parmi
les Juifs de cette époque 2 ». On retrouve la même distinction
dans les conceptions du zoroastrisme. A la fin de cette période
de captivité, Satan est « déchaîné » pour servir d’auxiliaire à
la justice divine, pour servir d’exemple général de la destruc­
tion définitive du m al3. C’est également dans ce sens d’une
compromission par subordination que Jung voit dans les mon­
tures animales du héros le symbole des instincts soumis : Agni
sur son bélier, Wotan sur Sleipnir, Dionysos sur l’âne, Mithra
sur le cheval, Freyr sur le sanglier, le Christ sur son baudet,
tout comme Yaveh sur le séraphin monstrueux sont symboles
d’une compromission « avec ». Mais tous ces compromis, ces
ébauches d’antiphrases, ces héros qui gauchissent l’héroïsme
en empruntant les armes de l’adversaire, s’ils décèlent un
secret penchant de l’imagination humaine et de la pensée, s’ils
annoncent déjà le Régime Nocturne des fantaisies, n’en sont pas
moins aux marches de l’héroïsme diaïrétique.
Le pur héros, le héros exemplaire demeure le pourfendeur
de dragons. Malgré cette compromission du glaive avec le lien,
ce dernier, fût-il amenuisé en métaphore juridique, reste essen­
tiellement l’instrument des divinités de la mort et du temps,
des fileuses, des démons comme Yama ét Nirrti. Tout appel
au Souverain céleste se fait contre les liens, tout baptême ou
illumination consiste pour l’homme à « délier », « déchirer »
les liens et les voiles d’irréalité 4, et comme l’écrit Eliade 5
1 Un bel exemple de transformation par antiphrase nous est donné
dans le passage de la légende de sainte Marthe au rituel de la Tarasque;
cf. L. Dumont, op. cit., p. 224 sq., cf. infra, p. 432. — * Cf. Langton,
op. cit., p. 225 ;cf. Isaïe, X X IV , 91 ; Apoc., X X , 1. — 8Cf. Apoc., X X , 7 sq.
— 4 Cf. Ps. X V III et Samuel, X X II, 6. — 5 Eliade, Im. et symb., p. 155.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 189

la situation temporelle et la misère de l’homme « s’expriment


par des mots clefs qui contiennent l’idée de liage, d’enchaîne­
ment, d’attachement ». Le complexe du liage n’est donc qu’une
sorte « d’archétype de la propre situation de l’homme dans le
monde ». Nous pouvons donc affirmer que dans cette perspec­
tive du Régime Diurne, dualiste et polémique, la souveraineté
revêt les attributs du déliage plutôt que ceux des liens, et ce
n’est que par un glissement vers d’autres intentions que le
héros emprunte les ruses du temps et les rêts du Mal. C’est
bien dans ce contexte héroïque que nous apparaît la mytho­
logie d’Athéna, la déesse armée, la déesse aux yeux étincelants,
si peu féminine et farouchement vierge, jaillie de la hache
d’Héphaïstos et du front de Zeus, maîtresse des armes, maî­
tresse de l’esprit, mais également maîtresse du tissage x. La
rivalité entre Àthéna et Arachné ne résout-elle pas le problème
que posait Dumézil ? Il n’y a qu’un impérialisme conquérant
chez la déesse de la sagesse à vouloir se mesurer à la fïleuse
mythique, à la Parque. Mais c’est la lance, comme chez
Parsifal l’épée, qui demeure son arme préférée. Noblesse de
l’épée ou de la lance soulignée par toute la tradition médiévale
qui faisait du glaive et de la cérémonie de l’adoubement le sym­
bole d’une transmission de puissance comme de rectitude
morale.
Si dans le domaine des armes offensives on peut encore assez
facilement délimiter ce qui revient à l’attitude héroïque propre­
ment dite et ce qui est usurpé par l’impérialisme de l’imagi­
naire, cette distinction est plus délicate lorsqu’il s’agit des
armes protectrices du héros 2. Certes l’épée, arme des chefs,
des conquérants victorieux, s’accompagne toujours de la lorica
de la cuirasse en feuilles d’or ou du bouclier d’Athéna 3. Mais
l’ambivalence des enveloppes protectrices, murailles, cuirasses,
clôtures, etc., prête à confusion de sources archétypales : elles
sont bien entendu « séparation » de l’extériorité, mais aussi
elles inclinent, comme nous le verrons plus tard 4 à propos
de la coque, à des rêveries de l’intimité qui appartiennent à
une toute autre famille archétypale. Il faut faire un réel effort

1 Cf. Grimai, op. cit., article Athéna. — ! Cf. Desoille, Rêve éveillé,
p. 149, sur le rôle protecteur du cercle magique. — * Cf. Piganiol,
Orig., p. 188. — 4 Cf. infra, p. 288.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 190

pour disjoindre les symboles du repos, de l’insularité tran­


quille, de ceux de « l’univers contre 1 » qui édifient la muraille
ou le rempart. Bachelard ne réussit jamais complètement à
discerner de la quiétude intérieure et protégée de la ville
l’aspect polémique et défensif du rempart. D ’ailleurs il se
refuse à cette analyse au nom de « l’appel des contraires qui
dynamisent les grand archétypes », constatant que l’archétype
de la maison, être fortement terrestre, enregistre les appels
célestes du régime diurne de l’image : « La maison bien enra­
cinée aime avoir une branche sensible au vent, un grenier qui
a des bruits de feuillage 2. » Nous ajouterons que la maison
qui abrite est toujours un abri qui défend et protège et que
l’on passe continuellement de sa passivité à son activité défen­
sive. Toutefois Bachelard 3, comme René Guénon, fait appel
pour différencier ces deux intentions symboliques divergentes
à une différence de forme dans la structure de l’enceinte : la
forme circulaire, la « rondeur pleine » est plus ou moins
assimilation à un ventre alors que la construction en carré
fait allusion à un refuge défensif plus définitif. René Guénon 4
nous fait remarquer que la « cité », la Jérusalem céleste a un
plan carré, tandis que le jardin d’Éden était circulaire : « On a
alors une ville au symbolisme minéral, tandis qu’au début on
avait un jardin au symbolisme végétal. » Malgré ces subtilités
il est très difficile, dans un contexte imaginaire de la muraille
ou de la ville, de discerner les intentions de défense et celles
d’intimité. Nous ne retiendrons en cet isomorphisme des armes
que le caractère défensif des remparts, des fossés et des murs,
car il y a dans ces appareils une volonté diaïrétique que l’on
ne peut négliger, mais que seul un contexte militaire vient pré­
ciser par le glaive ou par le créneau. La cuirasse, l’enceinte
1 Bachelard, Rév. repos, p. 112 . — * Bachelard, L a poétique de l ’espace,
p. 62. Ce sont ces possibilités de gauchissement et de transformation
qui instaurent les ressorts de l’imaginaire en « structures » plutôt qu’en
« formes »; cf. supra, p. 65. — s Ici la « forme » ne semble bien être
qu’une épithète de la structure. Cf. Bachelard, Rév. repos, p. 148; cf.
L a poétique de l ’espace, p. 210. — * R. Guénon, Le Règne de la quantité et
le signe des temps, p. 138; cf. infra, p. 284; sur l’opposition de la « ville »
à la nature, chez Lamartine, Verhaeren, Segantini, Rousseau, Tolstoï,
cf. Baudouin, Le Triomphe du Héros, p. 484 sq. P. Ruyer a bien montré
(L ’ Utopie et les utopies) le caractère « Schizoïde » de la République de
Platon comme de toute cité idéale. Cf. Muchielli, op. cit., p. 10 1, cet
« univers contre ».
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE I9I

fortifiée marquent une intention de séparation, de promotion


du discontinu, c’est à ce seul titre que l’on peut conserver ces
images cloisonnantes sans empiéter sur les symbolismes de
l’intimité.
*
* *

A côté des moyens belliqueux de séparation tels que l’épée,


la cuirasse ou la muraille, existent des procédés magiques qui
s’incorporent à un rituel. Nous avions déjà remarqué que tous
les symboles qui gravitent autour de l’ascension ou de la
lumière s’accompagnent toujours d’une intention de purifica­
tion. La transcendance, comme la clarté, semble toujours exiger
un effort de distinction. D’ailleurs toutes les pratiques ascen­
sionnelles auxquelles nous avons fait allusion, que ce soit
chez le chamane ou le psycho-thérapeute, sont en même temps
que des techniques de transcendance, des pratiques de puri­
fication. Dans ces schèmes qui ont pour trait d’opposer des
valeurs utopiques, considérées comme positives, aux néga­
tivités de l’existence, on peut dire avec Bachelard que toutes
les valeurs pourraient être symbolisées « par la pureté1 ».
Le fait de privilégier, c’est-à-dire d’évaluer, est déjà purifica­
teur. C’est l’unicité claire et distincte des objets privilégiés qui
est gage de leur pureté, car « aux regards de l’inconscient
l’impureté est toujours multiple, foisonnante 2 ». La pureté
confine à la netteté d’une séparation bien tranchée. Tout effort
axiologique est d’abord une catharsis.
C’est donc naturellement en des rites de coupure, de sépa­
ration dans lesquels le glaive minimisé en couteau joue encore
un rôle discret, que nous trouverons les premières techniques
de purification. Telles nous apparaissent d’abord les pratiques
comme celle de l’épilation, de l’ablation des cheveux, des muti­
lations dentaires. Ces dernières, par exemple, pïatiquées par
les Bagobo sont explicitement faites « pour ne pas avoir les
dents comme celles des bêtes 3 ». Explicitement toutes ces
pratiques de l’ablation — qui ne sont pas forcément des abla­
tions sacrificielles -— signifient une volonté de se distinguer de
l’animalité. C’est également le sens de la tonsure chez les
prêtres et les moines chrétiens, chez les saints yogis, chez
1 Bachelard, Eau,p. 18 1. — 2Op. cit., p. 189.— 3Cf. Lowie,o/>. cit., p. 96.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 192

les moines bouddhistes ou jaïnistes, ces derniers pratiquant


l’épilation complète du corps, épilation qui n’est rien d’autre
qu’une tonsure menée à son extrême limite x. La tonsure et
ses dérivés sont signes de renonciation à la chair, « cette pra­
tique signifie le défi, le dédain de la fascination, de l’élan pro­
créateur de la Maya avec son cycle vital ». Et Zimmer ajoute
ces remarques significatives à propos d’un Lohan chinois :
« C’est le portrait imaginaire d’un homme qui a coupé tous
les liens du monde, passant outre à l’esclavage de la vie sans
fin... d’un homme qui a brandi l’épée tranchante de la con­
naissance discriminatrice et s’est libéré de toutes les chaînes
attachant l’humanité aux élans et aux besoins du monde végé­
tal et animal... 2 » L’intuition de l’historien des religions
retrouve donc l’isomorphisme du glaive purificateur et de
l’antithèse des liens dont ce dernier purifie. C’est dans un
contexte symbolique semblable que nous paraissent devoir
être interprétés les rites d’excision et de circoncision. Chez les
Bambara 3, par exemple, toute l’opération a pour but de faire
passer l’enfant du domaine impur de Mousso-Koroni au bien­
faisant pouvoir de Faro. Certes le rite, dans cette culture fluvio­
agraire, se surcharge de significations secondaires, mais insis­
tons pour l’instant sur trois éléments bien significatifs de
l’ensemble isomorphe des archétypes que nous étudions main­
tenant. C’est d’abord le sens purificateur de la lame, sépara­
trice du 1vantço, puis le rôle protecteur du bonnet en tant que
« couvre-chef », enfin la vicariance de l’oreille réceptacle de
la toute-puissance du verbe. Le couteau est appelé « tête-mère
de la circoncision »; et le fait de le dégainer symbolise le
purifié abandonnant son prépuce. Quoique l’opération soit
rattachée à un symbolisme sexuel du feu, on n’en purifie pas
moins par lavage le couteau et le pénis avant l’acte opératoire,
et cela avec une eau dans laquelle a trempé le fer d’une
hache *. Le fer du couteau est fait pour « attaquer », « puri­
fier » du wan^o, et c’est grâce au couteau sur la lame duquel
est gravée l’image de l’oiseau Tatugu-Koroni que le sang

1 Cf. Zimmer, op. cit., p. 159. — * Op. cit., p. 152. — 3 Dieterlen,


op. cit., p. J79 sq. ; cf. Griaule, Nouvelles recherches sur la notion de per­
sonne che% Dogons (Journ. psycb. norm. et pathol., oct.-déc. 1947,
p. 428). — 4 Cf. Dieterlen, op. cit., p. 181-183.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE !93
chargé de wan^o impur retourne à Mousso-Koroni la terre.
L’approche du lieu de la cérémonie est interdit comme conta­
miné : on risque d’y contracter le ivan%o. La purification se
parfait par six jours de retraite, un lavage dans le fleuve et un
saut triple au-dessus d’un brasier, afin d’être bien sûr que l’on
se débarrasse des plus petites parcelles d’impureté 1. On voit
donc dans l’acte même de la circoncision converger en un
remarquable symbolisme purificateur la lame, le feu et l’eau.
Mais la tête du patient est également l’objet de soins particu­
liers : l’excisée est revêtue d’un turban blanc « couleur de
Faro 2 », les circoncis revêtant le bonnet de circoncision,
tissé de laine blanche et qui protège le circoncis pendant sa
retraite rituelle, ce dernier se trouvant ainsi placé « dans la
lumière protectrice et purificatrice de Faro 3 », car la tête
est la partie « capitale » de l’individu et doit recevoir des
soins spéciaux. Enfin, à ce complexe symbolique est reliée
l’oreille, réceptacle du verbe, dont les parures sont confection­
nées pour « gêner les porteurs de mauvaises paroles » et qui,
sur le cadavre des circoncis, sont coupées à la place du prépuce
« en guise de circoncision 4 ». La cérémonie de la circon­
cision est donc tout entière une cérémonie de diaïresis cathar-
tique, une remise en ordre, par le glaive, du monde compro­
mis et confus; chaque sexe par la circoncision ou l’excision
étant purifié des éléments troubles du sexe adverse symbo­
lisés par le prépuce et le clitoris. A l’encontre des psychana­
lystes classiques 5, nous voyons dans la circoncision un acte
autrement plus urgent que le fameux rachat de la castration
ou que la romanesque thèse de Totem et Tabou 6 pour laquelle
le rituel de circoncision est la réminiscence affaiblie de la
castration des jeunes mâles par les vieux. La circoncision,
comme le prouve l’étude anthropologique, est déjà une philo­
sophie rituelle de la purification par la distinction des con­
traires sexuisemblants : elle a pour mission de séparer le
masculin du féminin, elle tranche littéralement les sexes comme
elle tranche entre la pureté masculine et le wati^o féminoïde et
corrompu. La circoncision est donc un baptême par l’arrache­

1 Cf. op. cit., p. 187. — * Op. cit., p. 181. — 3 Op. cit., p. 65. — * Op.
cit., p. 187. — 5 Cf. M. Bonaparte, Psych. anthr., p. 183. — • Cf. Freud,
Totem et Tabou, p. 60, 68, 83 sq.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 194

ment violent du mauvais sang, des éléments de corruption et


de confusion.
Le second archétype en qui viennent se condenser les inten­
tions purificatrices est la limpidité de l'eau lustrale. Bachelard 1
signale la répugnance spontanée pour l’eau souillée et la
« valeur inconsciente attachée à l’eau pure ». Ce n’est pas en
tant que substance — contrairement à l’interprétation élémen­
taire de Bachelard — mais en tant que limpidité antithétique
que certaines eaux jouent un rôle purificateur. Car l’élément
eau est lui-même ambivalent, ambivalence que Bachelard
reconnaît de bonne foi lorsqu’il dénonce le « manichéisme »
de l’eau *. Cette eau lustrale a d’emblée une valeur morale :
elle n’agit pas par lavage quantitatif mais devient la substance
même de la pureté, quelques gouttes d’eau suffisent à purifier
un monde : pour Bachelard 3 c’est l’aspersion qui est l’opéra­
tion purificatrice primitive, la grande et archétypale image
psychologique dont le lavage n’est que le grossier et exotérique
doublet. On assiste même là au passage d’une substance à une
force « rayonnante », car l’eau non seulement contient la
pureté mais« rayonne la pureté 4 ». La pureté n’est-elle pas
dans sa quintessence rayon, éclair et éblouissement spontané ?
Le second caractère qui double sensoriellement la limpidité
de l’eau lustrale et renforce sa pureté, c’est la fraîcheur. Cette
fraîcheur joue en opposition à la tiédeur quotidienne. La brû­
lure du feu est aussi purificatrice, car ce que l’on exige de la
purification c’est que, par ses excès, elle rompe avec la tiédeur
charnelle comme avec la pénombre de la confusion mentale.
Nous avons montré ailleurs 6 que cette eau lustrale par
excellence qu’est la neige purifie par la blancheur comme par
le froid. Bachelard remarque lui aussi, qu’avant tout l’eau de
jouvence « réveille » l’organisme8. L’eau lustrale est l’eau qui
fait vivre par-delà le péché, la chair et la condition mortelle.
L’histoire des religions vient une fois de plus compléter
l’analyse psychologique : « l’eau vive », « l’eau céleste » se

1 Bachelard, Eau, p. 182. — s Bachelard, op. cit., p. 19 1. — * Bachelard,


op. cit., p. 192. — 4 Op. cit., p. 195. — 6 Cf. Durand, Psych. de la neige,
in Mercure de France, août 195}. — • Bachelard, Eau, p. 198. Sur la pra­
tique du lavage lustral des cheveux, cf. Caseneuve, Les Dieux dansent
à Cibola, p. 98. Cf. la cérémonie du lavage nuptial chez les Hopi, in
Don Talayesva, Soleil Hopi, p. 228 sq.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE *95

retrouve aussi bien dans les Upanishads que dans la Bible ou


dans les traditions celtiques et romaines 1.
L’autre élément le plus communément utilisé dans les rites
de purification est le feu, baptême par excellence selon une
certaine tradition que l’on retrouve dans le christianisme 2.
Le mot pur, racine de toutes les purifications, signifie lui-
même feu en sanscrit. Toutefois nous devons prendre soin
de sighaler combien le symbole du feu est polyvalent, comme
en rend compte peut-être la technologie 3 : la production du
feu est liée à des gestes humains et à des ustensiles fort diffé­
rents. Il y a deux manières essentielles manifestement anti­
thétiques d’obtenir du feu : par percussion et par frottement.
Or seule la première méthode nous intéresse ici, car le feu
purificateur est psychologiquement parent de la flèche ignée,
du coup céleste et flamboyant que constitue l’éclair. Les mul­
tiples briquets à batterie, ou même le curieux briquet à piston
des Indonésiens 4, sont des réductions ustensilitaires de la
brutale fulgurance de la foudre. Tandis que le procédé par
friction se rattache à une toute autre constellation psychique
que Bachelard a fort bien étudiée dans sa Psychanalyse du
feu, et sur laquelle nous reviendrons à son heure 6. Le feu
dont nous nous occupons exclusivement pour l’instant est
celui qu’utilise l’incinération indo-européenne, feu céleste lié
aux constellations ouraniennes et solaires que nous venons
d’étudier, prolongement igné de la lumière. Selon Piganiol6,
l’incinération correspondrait à la croyance en la transcendance
d’une essence, en l’immortalité de l’âme : « Du monde des
incinérants les morts sont exilés », et ces préoccupations rela­
tives à la transcendance s’opposeraient aux pratiques de l’inhu­
mation, à la conservation terrestre de tout ou partie du corps.
Piganiol, dressant peut-être un peu imprudemment Vulcain,
« dieu ouranien » (de volca, feu, venant du sanscrit ulkà,
incendie), contre Saturne chtonien, assimile le feu purificateur
1 Cf. Eliade, Traité, p. 172; cf. Apoc., X X II, 1-2; É zécb„ X X X X V II;
Zacb, X II, 1 ; cf. Sébillot, Folk!., II, p. 256 sq., 460; cf. E. Lot-Falck,
Les rites de chasse chez ^espeuples sibériens, p. 135 sq. — 2 Luc, III, 16. —
3 Cf. Leroi-Gourhan, Homme et mat., p. 66. — * Cf. Leroi-Gourhan,
op. cit., p. 68.—- 6 Cf. Bachelard, Psych. du feu ; cf. infra, p. 380 sq. Cf.
J.-P. Bayard. Le Feu, spécialement chap. VI : « Purification », p. 50; chap.
V II : « L a Lumière », p. 59 ; chap. X : « Feu et eau » ; p. 115 . — • Piganiol,
op. cit., p. 87.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 196

au soleil, feu d’élévation, de sublimation de tout ce qui se


trouve exposé à ses ardeurs 1. L’incinération, les sacrifices par
crémation et les préoccupations spiritualistes qui méprisent la
géographie chtonienne se seraient substitués aux sacrifices
sanglants des religions agraires. A Rome ce serait même le
héros solaire Hercule qui aurait mythiquement accompli cette
réforme 2. Il existe donc bien un « feu spirituel » séparé du
feu sexuel, et Bachelard 3 lui-même reconnaît l’ambivalence
du feu qui, à côté d’allusions érotiques, comporte et transmet
une intention de purification et de lumière. Le feu peut être
purificateur ou au contraire sexuellement valorisé, et l’histoire
des religions confirme les constatations du psychanalyste des
éléments : Agni est tantôt un simple doublet de Vâyû le puri­
ficateur, tantôt — comme l’a bien montré Burnouf4— le rési­
du d’un rituel de fécondité agraire. De même dans le culte de
Vesta, un rituel de purification très accentué, surimposé à un
vieux fond agraire, fait paradoxalement que la déesse se confond
en de nombreux points avec les divinités de la fécondité telles
qu’Anahita Sarasvati et Armati 5. Le feu est flamme purifica­
trice, mais aussi centre génital du foyer patriarcal. Il ne faut
pas aller chercher, comme le fait Bachelard à la suite de
Frazer 8, le sens purificateur du feu dans la cuisson culinaire,
mais « c’est en suivant la dialectique du feu et de la lumière »
que se forme la vraie vertu sublimante du feu, et Bachelard 7
cite l’admirable expression novalisienne de cette intuition de
l’essence cathartique du feu : « La lumière est le génie du
phénomène igné. » Le feu n’est-il pas d’ailleurs, dans le mythe
de Prométhée, qu’un simple succédané symbolique de la
lumière-esprit ? Un mythologue peut écrire 8 que le feu « est
très apte à représenter l’intellect... parce qu’il permet à la
symbolisation de figurer d’une part la spiritualisation (par

1 Cf. op. cit., p. 96. — * Cf. op. cit., p. 10 1. — 3 Bachelard, op. cit.,
p. 200. — 4 Burnouf, Le vase sacré, p. 115 . Cf. le curieux mythe Matako
rapporté par Métraux (Histoire du monde et de l ’homme. Textes indiens
de /'Argentine, N.R.F., 1936, p. 525) et qui met bien en évidence cette
ambivalence du feu, à la fois sexuel et purificateur : avant que les hommes
n’aient découvert le. feu, ils ne pouvaient se séparer de la femme lors
de l’accouplement. Le feu joue, somme toute, chez les Matako, le
même rôle que le couteau de circoncision chez les Dogon et les Bam­
bara. — 6 Cf. Dumézil, Tarp., p. 107. — • Cité par Bachelard, op. cit.,
p. 205. — 7 Op. cit., p. 209. — 8 Diel, op. cit., p. 234.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE l 91
la lumière), d’autre part la sublimation (par la chaleur) ».
Des considérations anthropologiques viennent confirmer le
symbolisme intellectuel du feu; l’emploi du feu marque, en
effet, « l’étape la plus importante de l’intellectualisation » du
cosmos et « éloigne de plus en plus l’homme de la condition
animale ». C’est pour cette raison spiritualiste que le feu est
presque toujours « présent de Dieu » et se voit toujours doué
d’un pouvoir « apotropéïque 1 ». C’est sous l’aspect igné que
la divinité se révèle dans ses manifestations ouraniennes, aux
apôtres de la Pentecôte, à saint Bonaventure comme à Dante.
Le feu serait ce « dieu vivant et pensant2 » qui, dans les
religions aryennes d’Asie, a porté le nom d’Agni, d’Athar, et
chez les chrétiens de Christ. Dans le rituel chrétien le feu joue
encore un rôle important : feu pascal, feu conservé pendant
toute l’année ; et les lettres mêmes du titre de la croix signifie­
raient « Igne Natura Renovatur Integra 3 ». Toutefois, dans
le christianisme comme ailleurs, le symbole du feu est chargé
de significations ambivalentes.' Nous verrons que l’élément
feu, interprété par un tout autre régime de l’image, est intime­
ment lié aux mythes de la résurrection, soit par son origine
xylique chez les peuplades qui utilisent les briquets à friction,
soit par le rôle qu’il joue dans la coction des nombreuses al-
chimies 4. Ne conservant pour l’instant des représentations du
feu que leur symbolisme purificateur, nous n’oublions pas
cependant qu’une image soudée naturellement ou technologi­
quement à une constellation bien délimitée peut subreptice­
ment émigrer, grâce à une qualité secondaire ; dans le cas qui
nous intéresse ici nous voyons le feu d’origine percutante an­
nexé par sa qualité lumineuse à un isomorphisme ouranien,
comme l’eau nous est apparue dépendre, quant à son séman­
tisme, de ses accidents : limpidité, trouble, profondeur, etc.,
plutôt que de ses caractères substantiels. Une fois de plus nous
constatons que ce n’est pas par une physique des éléments que

1 Krappe, op. cit., p. 2 0 3 . — 2 Burnouf, op. cit., p. 1 1 9 ; cf. Duchesne-


Guillemin, op. cit., p. 5 0 sq., 5 7 sq.; cf. Underhill, Mysticism, p. 4 2 1 .
— 8 Cf. Burnouf, op. cit., p. 1 3 0 - 1 3 1 ; cf. Clavel, Le Gnosticisme,
p. H 2 . — * Cf. infra, p. 3 8 2 sq. C’est pour cette raison qu’une étude
approfondie du feu est toujours plurielle, l’adjectif qualificatif « lumi­
neux », « chaud », « doux », « végétal », « central », etc..-ayant une fois
encore plus d’importance fantastique que le substantif; cf. A.-J. Pernety,
Dictionnaire mytho-hermétique, article Feu.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 198

s’organise l’imagination, mais bien par une physiologie que


l’on pourrait appeler verbale, et par les reliquats adjectivaux et
passifs de ces verbes qui expriment des schèmes et des gestes.
Contrairement à ce qu’affirment les grammairiens \ l’adjectif
apparaît, dans sa genèse psychologique comme épicatathète,
c’est-à-dire mentalement épinglé devant la substance, devant
le substantif, pour cette raison bien simple que l’adjectif est
plus général que le substantif, c’est-à-dire s’apparente aux
grands schèmes verbaux qui constituent la subjectivité de
l’imaginaire. L’isomorphisme de la pureté ignée illustre cette
classification épicatathétique des qualités imaginaires.
Cet isomorphisme se renforce encore du fait que pour de
nombreuses peuplades le feu est isomorphe de l’oiseau. Non
seulement la colombe de la Pentecôte, mais encore le corbeau
ignifère des anciens Celtes, des Indiens et des Australiens
actuels, le faucon ou le roitelet, sont des oiseaux essentielle­
ment pyrogènes 2. Souvent c’est la coloration d’un bec, d’une
crête, d’un plumage qui décide du choix de l’oiseau de feu, et
c’est probablement pour ces raisons qu’en Europe le pic noir
à jabot rouge et le rouge-gorge sont mêlés aux légendes du feu.
Lorsque ce sont des poissons qui apportent le feu en place de
l’oiseau, ils ne remplissent cet office que par usurpation ou
rapt, tel le brochet du Kalévala. D’autre part enfin, pour com­
pléter le tableau de cet isomorphisme du feu et des autres élé­
ments diaïrêtiques et spectaculaires avec lesquels il constelle, le
feu est très souvent assimilé à la parole, comme dans l’Upanis-
had où l’isomorphisme relie remarquablement le sommet, le feu
et la parole : « Quelle est la divinité du Zénith ? — Agni ! — Et
Agni sur quoi repose-t-il? — Sur la Parole3! » Dans La
Bible de même le feu est lié à la parole de Dieu et, à la
parole du prophète dont les lèvres sont « purifiées »
avec un charbon ardent 4. Nous retrouvons donc constam­
ment, sous le symbolisme complexe du feu, un thème diaïré-
tique très marqué et qui permet de rattacher partiellement
l’élément igné, par la lumière qu’il comporte, au Régime
Diurne de l’image.

• 1 Damourette, op. cit., II, 84, p. 490. Cf. G. Durand, Les Trois
niveaux deformation du symbolisme. — * Cf. Krappe, op. cit., p. 303-304. —
8 Brhad. Aran. Up., II, 15. — 4 Ésaïe, V I, 6-7 ; cf. Exode III. 2.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 199

L’air résume toutes les qualifications cathartiques des épi-


thètes élémentaires que nous venons d’étudier : translucidité,
lumière, réceptivité à la brûlure comme au froid. C’est une des
raisons pour lesquelles Bachelard, en une de ses plus fruc­
tueuses études, a pu faire de l’élément aérien la substance
même du schème ascensionnel x. Nous avons déjà noté com­
ment dans la tradition indienne l’air est étroitement associé à
la parole. Revenons sur cette fameuse théorie du prâna. Vâyû
(de va qui signifie se mouvoir, respirer) est le Dieu primordial
par lequel s’inaugure toute la mythologie. Dum ézil2 a montré
que Vâyû (remplacé quelquefois par son homologue guerrier
Indra) était, dans les listes théologiques sacrificielles de l’Inde,
un Dieu initial. Il est 1’ « éclaireur », « l’impulseur ». Il est
aussi le purificateur : c’est à lui que revient, après la victoire
de son compagnon Indra sur Urta, de « nettoyer par son
souffle une matière infecte 3 ». Chez les Iraniens existe de
même un dieu du vent qui peut se ranger lui aussi dans le
panthéon guerrier : le vent est la principale des dix incarnations
de Verethragna. Le Janus latin jouerait en Occident le même
rôle d’initiateur, et son caractère double — comme celui de
Vâyû — en fait un modèle de dichotomie : porte ouverte ou
fermée, sorte de divinité des « courants d’air 4 ». Vâyû est
assimilable au mouvement du prâna, souffle de vie, il est le
médiateur subtil, « c’est par l’air comme par un fil que ce
monde et l’autre monde et tous les êtres sont reliés 5 ». Mais
qu’on ne se leurre point une fois de plus sur l’ambivalence du
lien : car cette médiation angélique est davantage signe de
transcendance que de compromission, c’est ce que laisse appa­
raître nettement le panthéon égyptien. En effet, si le dieu Chou
représente le souffle vital, ce principe qui permet aux hommes
de vivre et aux morts de renaître, s’il peut dire en tant que
dieu primordial : « je fais subsister (les créatures) et les entre­
tiens en vie par l’action de ma bouche, moi, la vie qui se
trouve dans leur narine, je conduis mon souffle dans leur
gorge... », il n’en demeure pas moins que Chou est le grand
« séparateur » de la terre et du ciel, l’essence de la lumière 6.
1 Cf. Bachelard, A ir, p. 15, 17, 27. — * Dumézil, Indo-Europ., p. 66;
Tarp., 67. — 8 Rig. Véd., VIII, 100. — * Dumézil, Tarp., p. 70-71,
98-99. — 6 Brbad. Aran. Upan. citée par Dumézil; Tarp., p. 50. -— * Cf.
H .G .R .I., p. 210.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 200

Certes, la doctrine du prâna se ressent de cette ambivalence


du lien, et Eliade, dans un ouvrage capital sur le Yoga x,
mettant l’accent sur la kumbhaka, sur la restriction respiratoire,
considère avant tout le Yoga comme une technique d’involu-
tion se rapprochant plutôt des pratiques vitaüstes du Tao et
d’un Régime Nocturne de l’image axé sur des méditations de
l’économie vitale, du repos et de la longue vie. Mais à côté de
cette signification « rétensive » et « enstatique 2 » du prânâyâ-
ma, l’acception populaire et tantrique donne bien aux pratiques
respiratoires le sens principal de purification. Le prânâyâma
détruit les péchés et purifie les nadi. L’air garde ce pouvoir
lustral dans des opérations de nettoyage (dhâuti) de la vessie
complétées par des injections d’eau. La méthode de respira­
tion totale qu’est la prânâyâma est en même temps discipline de
purification totale :« Le souffle retenu ramasse tous les déchets
et agit comme une purge... purification générale de tout le
système, on a l’impression d’avoir un corps neuf3. » C’est
donc comme technique lustrale que l’air est imaginé dans le
Hata-Yoga.
Cette conception rejoint une croyance universelle qui place
dans l’air respiratoire la partie privilégiée et purifiée de la
personne, l’âme. Il est inutile d’insister sur Ÿanémos grec ou
sur la psyché, dont l’étymologie est toute aérienne. Non plus
que sur la doctrine hébraïque de la nephesh, symbole de
l’âme universelle, principe mystérieux que Le Lévitique assimile
au souffle ; selon Fabre d’Olivet, Moïse se servirait de ce terme
pour désigner l’âme, liant explicitement cette dernière au souf­
fle et à la parole 4. On retrouve chez les Bambara une semblable
représentation : l’âme ni réside dans le souffle; la respiration
est appelée ni na klé, littéralement « âme qui monte et des­
cend », termes qui décrivent le mouvement même de la
vie s. L’on trouve même chez cette peuplade africaine une
doctrine de localisation du souffle dans le plexus solaire « œil
de la poitrine », très proche de la physiologie magique des
çakra de l’Inde, âmes reliées à des pratiques respiratoires et à la
1 Eliade, Yoga, p. 68, 70; cf. M. Choisy, op. cit., II, p. 107, 118 , et
Maspero, Journ. asiat., avril-sept 1937, p. 177, 252, 353, 430. — * Eliade,
op. cit., p. 234. — 3 Choisy, op. cit., II, p. 114 ; cf. p. 125. — 4 Cf. Lévit,
X V II, 1 1 , et Fabre d’Olivet, La Langue hébraïque restituée, II, p. 52, 53;
cf. ibidem, I, p. 88, 132. — 6 Dieterlen, op. cit., p. 66.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 201

récitation des mantra1. Il est remarquable que ces doctrines


de physiologie pneumatique, dans lesquelles le souffle est relié
à un plexus, ont tendance à schématiser verticalement les çakra:
trois sur sept de ces derniers se situent dans la tête, en parti­
culier le septième qui n’a même plus rien de corporel. Cet
isomorphisme du souffle et de la verticalité se retrouve dans la
doctrine du ni des Bambara; le ni de l’homme se localise en
grande partie dans la tête, dans les cheveux même, et celui des
plantes dans les bourgeons terminaux 2.
On voit donc comment ces techniques symboliques de puri­
fication par le glaive, le feu, l’eau ou l’air subsument obligatoi­
rement une métaphysique du pur. Une spiritualisation vient
doubler les procédés purificateurs comme les schèmes ascen­
sionnels. L’essence de la purification comme de l’ascension est
finalement Vâkâsba, l’éther substrat symbolique de toutes les
essences, çûnya des Védas et du tantrisme, hii-kung du taoïsme.
Les moyens de purification et les qualités cathartiques des
éléments que nous venons d’examiner ne sont en effet que des
supports d’une espèce de quintessence de pureté qui se mani­
feste en eux par un de leurs caractères : tranchant de la lame,
limpidité de l’eau, lumière du feu, immatérialité, légèreté et
quasi-ubiquité de l’air. Une rêverie diaïrétique de ces matériaux
rejoint les grands schèmes ascensionnels pour déboucher en
un spiritualisme qui abstrait et sépare l’esprit de toutes les
qualifications accidentelles. Une fois de plus nous constatons
que la qualité adjective importe plus à l’imagination diurne
que l’élément substantiel, et que l’adjectif lui-même se résorbe
toujours dans le geste homocentrique, dans l’acte que traduit
le verbe, et qui le supporte.
En un amusant article consacré à l’importance prise dans la
vie moderne par la publicité mythologique des « saponides et
détergents », Roland Barthes 3 a bien mis en évidence qu’il
y avait, au sein d’un complexe de la purification, des osmoses
entre les éléments, avec accentuations qualitatives selon que
l’on veut vanter un liquide purificateur « sorte de feu liquide »
à la phénoménologie mordicante et militaire et qui « tue la

1 Cf. Eliade, Yoga, p. 237 sq., 245 sq. — * Dieterlen, op. cit., p. 59-60;
cf. Eliade, op. cit., p. 244, 246; cf. in H .G .R .I., p. 303. — * Cf. Barthes,
Mytho/ogies, p. 38-39.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 2 02

saleté » ou, au contraire, des poudres saponidées et détergentes


qui « chassent » simplement la saleté. « Dans l’imagerie Omo,
la saleté est un petit ennemi malingre et noir qui s’enfuit à
toutes jambes. » Ainsi dans le schème diaïrétique, l’eau de
Javel, les saponides et les détergents dialoguent leurs vertus.
Mais ce qu’il faut bien voir c’est que « Omo » ou « Persil »
ne sont que les derniers avatars publicitaires de l’archétype
policier et justicier du pur archange victorieux des noirs
démons. Glaive, épée de feu, flambeau, eau et air lustral, déter­
gents et détachants constituent donc le grand arsenal des sym­
boles diaïrêtiques dont l’imagination dispose pour couper,
sauver, séparer et distinguer des ténèbres la lumineuse valeur.
Seule la terre n’est jamais immédiatement pure et ne le devient
qu’après une lente opération alchimique ou métallurgique qui
l’instaure dans la dignité du métal ou du sel.

IV. RÉGIME DIURNE


ET STRUCTURES SCHIZOMORPHES
DE L’IMAGINAIRE
Arrivé au terme de ces six chapitres de notre premier livre,
nous ne pouvons que constater le remarquable isomorphisme
qui relie les divers symboles en un Régime spécifique de l’image,
caractérisé par des constellations symboliques qui viennent
toutes polariser autour des deux grands schèmes diaïrétique et
ascensionnel et de l’archétype de la lumière. C’est en effet le
geste diaïrétique qui paraît sous-tendre tout ce régime de re­
présentation, et il semble même que si, réflexologiquement, on
s’élève d’abord, c’est pour avoir la faculté de mieux séparer,
de mieux discerner, et d’avoir les mains libres pour les manipu­
lations diaïrêtiques et analytiques. Dans le domaine de la sym­
bolique comme dans celui de la politique, si l’idée du sceptre
précède comme intention celle du glaive, c’est par le glaive sou­
vent que cette intention s’actualise. Et l’on peut dire que
l’actualisation du Régime Diurne de l’image se fait par le glaive
et les attitudes imaginaires diaïrêtiques. Le Régime Diurne est
donc essentiellement polémique. La figure qui l’exprime est
l’antithèse, et nous avons vu que sa géométrie ouranienne
n’avait de sens que comme opposition aux visages du temps :
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 20J

l’aile et l’oiseau s’opposant à la thériomorphie temporelle, dres­


sant les rêves de la rapidité, de l’ubiquité et de l’envol contre
la fuite rongeuse du temps, la verticalité définitive et mâle
contredisant et maîtrisant la noire et temporelle féminité; l’élé­
vation étant l’antithèse de la chute tandis que la lumière solaire
était l’antithèse de l’eau triste et des ténébreux aveuglements
des liens du devenir. C’est donc contre les visages du temps
affrontés à l’imaginaire en un hyperbolique cauchemar que le
Régime Diurne rétablit parl’épée et.les purifications le règne des
pensées transcendantes. Nous avons poursuivi en leur maté­
rialité anthropologique le jeu de ces antithèses, et nous pour­
rions pour l’instant sous-titrer le Régime Diurne de l’image
comme régime de Fantithèse. Mais il convient de rechercher
avec plus de précision encore à quelles structures de la repré­
sentation imaginaire en général correspond l’isomorphisme
des schèmes, des symboles et des archétypes étudiés dans les
précédents chapitres.
*
* *

Il semble bien en effet que cet isomorphisme dépasse de


beaucoup le champ de l’imaginaire, et subrepticement s’étende
à des secteurs de la représentation qui, en Occident, se veulent
purs et non contaminés par la folle du logis. Au Régime Diurne
de l’image fcorrespond un régime d’expression et de raisonne­
ment philosophiques que l’on pourrait taxer de rationalisme
spiritualiste. Sur le plan des sciences, l’épistémologie découvre
que depuis Descartes ce rationalisme analytique a servi dans les
méthodes physico-chimiques, et même s’est introduit comme
nous allons le montrer sur un exemple, dans les démarches
scientifiques de la biologie. Toute l’inspiration d’un système
philosophique comme le Sâmkhya semble être orientée, com­
me l’étymologie de son nom l’indique 1, par l’effort de « discri­
mination », de « dissociation », entre l’espritpurusa et la matière
prakriti. Si l’on opte pour une autre étymologie avec Garbe et
Oldenberg 2pour lesquels ce terme signifie « calcul », « dénom­
brement par énumération des éléments constitutifs », le-schème
inducteur de la notion n’en reste pas moins celui d’une sépara­
1 Cf. Eliade, Yoga, p. 21. — 2 Cités par Eliade, op. cit., p. 360.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 204

tion, d’une distinction. Et c’est à cette obsession de la distinc­


tion, comme le fera un peu plus tard le dualisme platonicien,
que se relie le grand problème spiritualiste, à savoir « ce qui
subsiste de l’homme après la mort, ce qui constitue le véritable
soi, élément immortêl de l’être humain 1 ». Comme ajoute
Eliade, commentant le Neti, Neti, « le chemin de la liberté
conduit nécessairement à une désolidarisation d’avec le cos­
mos et la vie profane 2 ». Dans toute la philosophie indienne
se retrouve le leitmotiv sotériologique relié étroitement aux
méthodes de discriminations logiques : Yânuiksakî, science de
la controverse, est homologue de Yatmavidyâs, science de
l’âme. Védanta, Sâmkhya et Yoga se résument comme des dia­
lectiques décidées pour séparer l’Esprit, le Soi, de ce qu’Eliade
nomme « l’expérience psychomentale 4 ». Expérience qui n’est
rien d’autre que le contenu psychique des avatars, des engage­
ments et situations temporelles.
Il n’est pas bien difficile de voir comment ce Régime
philosophique de la séparation, de la dichotomie, de la trans­
cendance se retrouve dans l’histoire de la pensée occidentale :
on en suit les traces à travers les pratiques purificatrices du
pythagorisme acousmatique. L’éléatisme parménidien, « point
de départ de toute la dialectique grecque5», semble condenser,
à mi-chemin entre le concept et les images, l’isomorphisme
constitutif du Régime Diurne de la représentation : statisme de
la transcendance opposé au devenir temporel, distinction de
l’idée finie et précise, manichéisme originaire du jour et de la
nuit, de la lumière et de l’ombre, mythes et allégories relatives
à l’ascension solaire 8. Une partie essentielle de la méditation
philosophique de l’Occident est en place dès la diffusion du
poème parménidien. Et comment ne pas voir que ce régime
de la représentation va entraîner dans son profond sillage tout
Platon et tout le platonisme ? Il n’est point dans les intentions
de ce livre d’étudier directement les incidences de l’imagination
sur la pensée philosophique, mais comment ne pas remarquer
au passage que ce régime de la représentation structure deux
des plus grandes philosophies de l’Occident, à savoir celle de
1 Cf. S. Pétrement, Le Dualisme, p. 157, 210 sq. — 2 Eliade, op. cit.,
p. 20, 24. — * Op. cit., p. 27. — 4 Op. cit., p. 29. — 5 Brehier, Hist.
Philo., I, 1, p. 63; cf. Duchesne-Guillemin, Ormaçd et Ahriman, L ’aven­
ture dualiste dans l ’Antiquité, p. 85 sq. — * Cf. Bréhier, op. cit., p. 63-65.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 205

Platon et celle de Descartes 1? Simone Petrément a consacré


tout un livre à circonscrire le régime dualistique de la pensée,
le régime des antithèses chez Platon, les gnostiques et les
manichéens 2. Il n’est que de glaner quelques titres de chapitres
dans ce fort beau livre pour se rendre compte combien le pro­
fil philosophique de notre pensée occidentale est modelé par
ces deux courants, l’un oriental, l’autre hellénique, l’un se char­
geant en cours de route de l’apport sémitique 3, l’autre étant le
prolongement direct du parménidisme. Les titres de chapitres
de l’ouvrage de S. Petrément peuvent encore servir de titres
aux différentes orientations des contenus de la représentation,
car ce contexte où s’affrontent « nécessité » ou « contraire du
bien » et divinité de « l’autre lieu », « l’âme et le corps », « les
deux royaumes », cette dialectique dont l’archétype central est
celui de la « barrière » qui sépare ténèbres et lumière 4 nous
sont encore familiers. Il semble que notre bonne compréhension
de Platon et de la Gnose vient de ce que nous soyons platoni­
cien et gnostique avant Platon et avant les écrits mandéens.
L’histoire et ses documents philosophiques viennent se cou­
cher dans le lit éternel des structures mentales 5. Et que dire des
thèmes de la philosophie cartésienne? Tout le dualisme carté­
sien, toute l’inspiration de la méthode de clarté et de distinc­
tion est bien en notre imagination occidentale « la chose du
monde la mieux partagée ». Le triomphe du rationalisme est tou-
jours préfiguré par une imagination diaïrétique, et comme le
dit profondément G usdorf6 : « Le rationalisme triomphant
aboutit à une philosophie du double : l’esprit est le double de
l’être, comme le monde intelligible est le double plus authen­
tique du monde réel... »
Enfin si nous nous tournons vers l’épistémologie, nous ver­
rons que la démarche scientifique elle-même se soumet à tel ou
tel régime de la représentation et que les concepts les plus purs
1 E. Souriau ne s’est pas trompé lorsqu’il écrit (Pensée vivante, p. 270,
note 1) : « Platonicien le grand siècle du Moyen Age, le xne, celui d’Abé-
lard et de Notre-Dame de Paris; platonicienne aussi, la filiation qui
commence à Ramus, passe par Descartes et va jusqu’à Montesquieu. »
— ! Cf. S. Pétrement, Le Dualisme chez Platon, les gnostiques et les mani­
chéens ; cf. p. 138 sq. — 3 Cf. op. cit., p. 208, 216. — * Op. cit., p. 39, 48,
I6o, 164, 170, 175. — 3 Cf. op. cit., p. 344; cf. Duchesne-Guillemin,
°P- cit., p. 104 sq. — 6 Gusdorf, Mythe et Métaphysique, p. 179; cf. p. 258.
Chèz un contemporain comme Lévi-Strauss le vieux Schème polémique
joue encore à plein (Cf. La Pensée sauvage).
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 206

et les notions les plus austères ne peuvent tout à fait se détacher


du sens figuré originel. Bachelard a écrit tout un livre 1 pour
montrer comment la science avait peine à se débarrasser de
ses langes d’images et de rêveries. Empruntons un exemple
précis au philosophe de la biologie, G. Canguilhem qui, en un
excellent article, montre que des querelles scientifiques ne sont
souvent que le résultat de différences des régimes de l’image 2.
L’antagonisme traditionnel entre cytologistes plus ou moins
mécanistes et histologistes adeptes du continu n’est dû, semble-
t-il, qu’à la valorisation positive ou négative donnée à l’image
d’une membrane cellulaire. La représentation de la cellule
vivante, ambiguë comme celle de la ville, du rempart, etc...,
est de celles où l’imagination peut jouer soit sur l’aspect
diaïrétique d’une rêverie du discontinu, soit sur l’aspect
nucléaire, centripète de Pinfiniment petit et s’engager alors en
une rêverie de l’intimité. Ne considérons que le premier régime
de l’image cellulaire, le régime diaïrétique. Hooke, nous dit
Canguilhem, ayant pratiqué une coupe fine dans un morceau
de liège, en observe la structure cloisonnée. Et l’épistémologue
insiste sur la « surdétermination affective 3 » d’une telle image
et cherche sous ce cloisonnement, qu’il fait dériver de la con­
templation du gâteau de miel, des coordonnées sociologiques :
valeur de la coopération constructive, de l’association. Mais
nous croyons qu’il faut avant tout insister sur la valeur cloi­
sonnante en elle-même, sur le schématisme diaïrétique qui
précède toute rêverie du cloisonné. Car cette valeur marque
bien le choix de toute la représentation pour un régime exclusif,
pour une option définitive par-delà les deux pulsions imagi­
naires entre lesquelles elle a « oscillé » : soit l’image <c d’une
substance plastique fondamentale, soit une composition de
partie d’atomes... 4 » étanches et individualisés. Autrement
dit, nous voyons ici triompher un régime des représentations
biologiques « cellulaire » s’opposant à un régime protoplasmi-
que et cytoblastémique. Canguilhem 5 montre même qu’à tra­
vers les avatars « fibrillaires » c’est encore une structure cellu­
laire qui hante la représentation d’un Buffon, un « atomisme
biologique » calqué sur la mécanique newtonienne, proche
1 Cf. Bachelard, h a Formation de l ’esprit scientifique. — 2 Cf. Can­
p.
guilhem, Connaissance de la vie, 56. — * Op. cit., p. 56. — 4 Op. cit., p. 57.
— 8 Op. cit., p. 67, 69.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 207

parent de l’atomisme psychologique de Hume. Ainsi l’image


de la cloison, le schème diaïrétique qui la structure et constitue
avec elle le Régime Diurne, est véritablement axiomatique de
tout un secteur de représentations qui réunit des pensées aussi
variées que celles du biologiste, du physicien mécaniste, du
psychologue ou du philosophe. Nous venons de voir rapide­
ment qu’une certaine pérennité de ce régime, de la philosophie
Sâmkhya à Pépistémologie de la cellule, mettait à l’abri des
motivations culturalistes. Reste maintenant à savoir si la psy­
chologie peut nous donner des précisions sur la symptomati­
que de ce régime de la représentation humaine.
*
* *

Nous réservons pour plus tard 1 l’étude des rapports entre


l’archétypologie et la typologie psychologique, de même que
nous nous sommes contenté de constater dans le paragraphe
précédent des rapports entre certaines phases historiques de
la pensée humaine et le Régime Diurne de la représentation.
De même que nous avons souligné au passage une parenté
incontestable entre les archétypes étudiés dans les précédents
chapitres et les représentations du platonisme et du gnosticisme,
de même nous devons noter, et nous avons déjà remarqué 2,
la parenté incontestable du Régime Diurne de l’image et des
représentations des schizophrènes.
Certes il faut dès maintenant bien entendre quelle différence
nous ferons entre structures schizomorphes caractéristiques du
Régime Diurne de la représentation et typologies schizophré-
niques ou schizoïdes. Et d’abord nous nous devons de souli­
gner les erreurs de diagnostics et les errements que nous ren­
controns chez les psychiatres dans la définition de la schizo­

1 Cf. infra, p. 439 sq. — * Cf. supra, p. 163. E. Souriau, dans les
conclusions de son bel et fervent plaidoyer pour la perfection formelle
et la stylisation, après avoir rendu hommage au platonisme, établit les cri­
tères de l’iconographie stylisée. Ceux-ci annoncent d’une façon frappante
les structures schizomorphes que nous distinguons ici par de toutes
autres voies. L ’utilisation de la « cernure » des figures, la « frontalité », la
simplification du trait, la symétrie, la dialectique symétrique des pleins
et des vides, toutes ces qualités formelles sont très voisines des cinq
structures que nous allons induire de l’isomorphisme des symboles
du Régime Diurne. Cf. Souriau, Pensée vivante, p. 256-263.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 208

phrénie. L’erreur la plus célèbre nous semble être celle de Jas-


pers à propos du diagnostic de schizophrénie qu’il établit pour
Van Gogh, diagnostic interdit, à juste raison, par la doctoresse
Minkoswka, par Leroy et Doiteau comme par Riese1. On peut
également se demander si la schizophrénie décrite et soignée
par la docteresse Séchehaye n’est pas radicalement opposée à
celle étudiée par Minkowski2 : l’une est angoisse devant la
vision schizomorphe de l’univers, l’autre au contraire eupho­
rie, délectation morbide devant la Spaltung. L’une veut guérir,
l’autre semble parfaitement à l’aise dans les hallucinations de la
maladie. Mais nous ne tiendrons pas compte de cette variation
d’attitude typologique du malade devant les formes archétypa-
les de la maladie. Certes, si le refus de ces formes, si la volonté
de combattre « le pays de l’éclairement 3 », si les cris et les
gesticulations conçus comme gestes de défense sont déjà sur
la voie de la guérison, il n’en reste pas moins vrai que, même
en ce cas limite où le malade semble abhorrer les formes et
les images véhiculées par la maladie, cette dernière présente
un ensemble de formes et de structures qui constituent un
cohérent syndrome de la schizomorphie, syndrome où nous
retrouvons sous un aspect caricatural les éléments symboliques
et schématiques du Régime Diurne de l’imagination. Il ne s’agit
nullement pour nous de décrire le type de personnalité
schizoïde ou schizophrène, mais simplement, au sein de l’iso­
morphisme des constellations d’images du Régime Diurne, de
mettre en évidence des structures schizomorphes de la repré­
sentation. Nous verrons plus tard que la personnalité peut se
convertir d’un régime à l’autre, et dans ce cas, comme l’a
montré Séchehaye, il y a guérison 4. Mais les structures arché-
typales et leurs liaisons isomorphes restent inchangées, intan­
gibles dans une sorte d’objectivité nouménale des régimes de
représentation. A vrai dire, même le portrait que Minkowski8
nous trace du « rationnel » est davantage un syndrome de
régime de la représentation plutôt qu’un type caractérologique.
On peut en effet reconnaître dans cette description les traits
1 Cf. Jaspers, Strindberg et Van Gogh, p. 218, et Minkowska, De Van
Gogh et Seurat aux dessins d’enfants, p. 22. — 1 Cf. Séchehaye, Journal
d’une schizophrène, p. 4, 17, 22, et Minkowski, L a Schizophrénie, p. 203. —
3 Séchehaye, op. cit., p. 20, 17, 66, 80. — 4 Cf. infra, p. 295. — * Minkow-.
ski, Schizophrénie, p. 203.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 209

structuraux les plus typiques du Régime Diurne de l’image.


« Le rationnel, écrit Minkowski, se complaît dans l’abstrait,
dans l’immobile, dans le solide et le rigide; le mouvant et
l’intuitif lui échappent; il pense plus qu’il ne sent et ne saisit
d’une façon immédiate ; il est froid à l’instar du mon^e abstrait ;
il discerne et sépare, et de ce fait, les objets, avec leurs contours
tranchants occupent dans sa vision du monde une place privi­
légiée; ainsi il arrive à la précision de la forme...1. » C’est bien
là le « syndrome du glaive » qui nous est décrit, avec en
perspective, soutenant le processus diaïrétique, tout le labeur
patient des méthodes qui par longues chaînes de raisons veu­
lent rendre compte de la transcendance. Ce rationalisme
extrême et, à la limite, « morbide2 » met bien en relief les struc­
tures schizomorphes du Régime Diurne de la représentation.
La première structure schizomorphe que met en lumière le
grossissement pathologique est une accentuation de ce
« recul 3 » par rapport au donné qui constitue l’attitude
réflexive normale. Ce recul devient alors « perte du contact
avec la réalité », « déficit pragmatique », « perte de la fonction
du réel », « autisme 4 ». Bleuler 5 définit l’autisme comme le
détachement de la réalité, la pensée et ses intimations ne revê­
tant plus qu’une signification subjective. Par exemple une
malade situe les points cardinaux d’après ses préférences person­
nelles : le nord se localisant devant elle. De même un malade
qui urine confond cet acte avec la pluie et imagine toute une
rêverie dans laquelle il « arrose le monde 8 ». Ce recul, cette
distance mise entre le malade et le monde, crée bien cette atti­
tude de représentation que nous avons nommée « vision
monarchique », et le psychiatre à son tour peut parler au sujet de
l’attitude de son malade de « tour d’ivoire », ce dernier s’éloi­
gnant en entier du monde « pour regarder d’en haut, en aris­
tocrate, les autres se débattre... 7 ». Le Rorschach traduit cet
1 Op. cit., p. 203 ; cf. Séchehaye, op. cit., p. 28, pour laquelle le malade
a une représentation « figée » de l’univers; cf. également James, Prag­
matisme, p. 27. — * Cf. Rogues de Fursac et E. Minkowski, Contribution
à l ’étude de la pensée et de l ’attitude autiste, in Encéphale, 1923, et Schi^oph.,
p. 80. — 8 Cf. Alquié, Philo, du Surréalisme, p. 182. — 4 Minkowski,
Schizophrénie, p. 67, 69; cf. également, L ’autisme et les attitudes schizp-
phréniques, in Journ. Psychol., 1927, I, p. 237. — 5 Cité par Minkowski,
op. cit., p. iio ; cf. Lacroze, op. cit., p. 12 1 sq. — • Cf. Séchehaye, op. cit.,
p. 54, 89. — 7 Minkowski, op. cit., p. 42. Cf. E. Souriau, op. cit., p. 257,
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 210

autisme dans un syndrome décrit par Monnier1 : en particulier


on est frappé par le petit nombre de réponses banales, par
la croissance inverse des bonnes ou mauvaises réponses origi­
nales, par l’absence ou la rareté des grands détails normaux, par
l’absence ou la rareté des réponses forme - couleur. Selon
Bohm 2, la perte de la fonction du « - moi - ici - maintenant » se
manifesterait par des références personnelles et par des asso­
ciations spontanées. Ainsi la structure schizomorphe première
ne serait pas autre chose que ce pouvoir d’autonomie et d’abs­
traction du milieu ambiant qui commence dès l’humble auto-
cinèse animale, mais se renforce chez le bipède humain par le
fait de la station verticale libératrice des mains et des outils qui
prolongent ces dernières.
La seconde structure que nous trouvons précisément reliée
à cette faculté d’abstraire qui est la marque de l’homme réflé­
chissant en marge du monde, c’est la fameuse Spaltung. Cette
dernière, comme le remarque Minkowski 3, n’est pas Zerspal-
tùng, c’est-à-dire désagrégation. Elle est le prolongement repré­
sentatif et logique de l’attitude générale autistique. En la Spal­
tung c’est moins sur l’attitude caractérologique de « se séparer »
que sur le comportement représentatif de « séparer » que nous
ferons porter l’accent. Le Rorschach met bien en évidence la
Spaltung. C’est ainsi que la planche III, où il apparaît tout natu­
rel de voir des garçons de café, des bonshommes, etc..., est
interprétée d’une façon morcelée : le sujet ne voit que la tête,
le cou, les bras 4. Sans cesse reviennent dans les descriptions
schizomorphes des termes tels que « coupé, partagé, séparé,
divisé en deux, fragmenté, ébréché, déchiqueté, rongé,
dissous... 5 », qui mettent en évidence jusqu’à l’obsession le
« complexe du glaive ». La malade étudiée par Séchehaye utilise

qui fort judicieusement oppose la frontalité d’une œuvre stylisée, comme


le Griffon du Campo Santo de Pise ou les Khéroubim du Louvre,
aux raccourcis des formes mouvantes et baroques du « Gaulois se
tuant » de la Collection Ludovisi. — 1 Monnier, Test psychologique de
Rorschach, in Encéphale, vol. 29, 1934, p. 265; cf. Bohm, op. cit., II,
p. 436. E. Souriau (op. cit., p. 258) rend bien compte de ce que la styli­
sation peut devenir exagérée et sombrer dans l’autisme; cf. chez Mal­
raux (V o ix du Silence, p. 129 sq.) la notion de « régression » d’un style
en signes purement formels. —2 Cf. op. cit., II, p. 439. — 3 Cf. Minkow­
ski, op. cit., p. 212-213. — 4 Cf. Minkowski, op. cit., p. 219. — 6 Op. cit.,
p. 206.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 211

de nombreuses expressions caractéristiques de la Spaltung l.


Les objets, les sons et les êtres se « découpent », sont « sépa­
rés ». D ’où l’aspect artificiel que revêtent les objets naturels
privés de leur finalité mondaine : « Les arbres et les haies
étaient de carton, posés çà et là comme des accessoires de
théâtre. » Les personnages ne sont que des « statues », des
« marionnettes », des « mannequins mus par une mécanique »,
des « robots », des « maquettes ». Non seulement la vision
schizomorphe de l’univers entraîne à la rêverie de l’animal
machine, mais encore à la rêverie du cosmos mécanisé. C’est
une fureur d’analyse qui s’empare de la représentation du
schizophrène : les visages sont « découpés comme du carton2 »,
chaque partie du visage est perçue comme séparée, indépen­
dante des autres. Le malade répète inlassablement « tout est
séparé... détaché, électrique, minéral3 ». Enfin la Spaltung se
matérialise elle-même aux yeux de l’imagination et devient le
« mur d’airain », « le mur de glace 4 » qui sépare le malade
de « tout et de tous » et ses représentations les unes des
autres.
La troisième structure schizomorphe, découlant de ce souci
obsessionnel de la distinction, est ce que le psychiatre appelle
le « géométrisme morbide 5 ». Le géométrisme s’exprime par
un primat de la symétrie, du plan, de la logique la plus formelle
dans la représentation comme dans le comportement. Dès l’âge
de seize ans un malade s’obsède au jeu de construction, est
poursuivi par une manie de symétrie dans son habillement, sa
façon de marcher au milieu de la chaussée. Pour le malade
l’espace euclidien devient une suprême valeur qui, par exemple,
lui fait dénier toute valeur à la monnaie, cette dernière tenant
trop peu de place, alors que la gare de Lyon « en agrandisse­
ment » a une importance primordiale 6. La valeur donnée à
l’espace et à l’emplacement géométrique explique par contre­
coup la fréquente gigantisation des objets dans la vision schizo­
morphe. Séchehaye 7 donne une explication de cette géomé­
trisation et de cette gigantisation, le malade ne situant plus les
objets dans leurs rapports inter-individuels, chaque objet, isolé
1 Cf. Séchehaye, op. cit., p. 14, 21, 24, 51, 77, etc. — 2 Op. cit., p. 22.
— 3 Op. cit., p. 59, 77. — 4 Op. cit., p. 21,50 . — 5 Minkowski, op. cit.,
p. 89; cf. Bohm, op. cit., II, p. 458. — • Minkowski, op. cit., p. 90.
7 Séchehaye, op. cit., p. 97.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 212

par la Spaltung est perçu comme un tout découpé, plus grand


que nature. Le malade aurait, si l’on peut dire, une vision natu­
relle des êtres et des choses comparable à la vision de l’artiste
byzantin isolant sur le fond or des smaltes les figures géantes
de la Vierge ou du Pantocrator. On voit par là comment l’iso-
morphisme de la transcendance, de la gigantisation et de la
séparation se retrouve sur le plan de la psychologie patholo­
gique. La seconde conséquence qu’entraîne la géométrisation
morbide, et qui nous révèle le sens profond des structures
schizomorphes, c’est l’effacement de la notion du temps et des
expressions linguistiques qui signifient le temps au profit d’un
présent spatialisé. Un malade déclare 1 : « Il m’est arrivé dans
ma maladie de supprimer l’impression du temps. Le temps ne
compte pas pour moi. » D ’où alors l’emploi à tort et à travers
des temps grammaticaux du verbe, l’utilisation d’un langage
télégraphique ou « petit nègre » dans lequel tous les verbes
sont à l’infinitif, enfin certaines prépositions de signification
chronologique comme « lorsque, quand » sont remplacées par
des termes de nuance topographique comme « où ». D’où éga­
lement la préférence, remarquée par Minkowski, pour les réfé­
rences au monde des solides, à l’immuable, au rationnel et à la
répétition des termes tels que « axe », « idée », ou des compa­
raisons ostéologiques dans la vision des schizophrènes 2. La
vision ostéologique n’est d’ailleurs qu’une application à un cas
particulier, le vivant humain ou animal, de la vision topologique,
du géométrisme morbide. Le malade de Minkowski3 analyse
très pertinemment ce rapport : « Ce qui m’inquiète beaucoup,
c’est que j’ai tendance à ne voir dans les choses que le squelette.
Il m’arrive de voir des gens comme cela. C’est comme la
géographie où les fleuves sont des lignes et des points...
je schématise tout... je vois les gens comme des points, des
cercles... »
Enfin à cette soif de représentations géométriques et spécia­
lement de symétrie, il faut ajouter la quatrième structure schi­
zomorphe qui n’est rien d’autre que la pensée par antithèse.
Nous avons vu que tout le Régime Diurne de la représentation,

1 Minkowski, op. cit., p. 94. Cf. la vision « radiographique » de


l’art de certains primitifs; Boas, L ’A rt primitif. — 2 Cf. op. cit., p. 94,
245, 246. — * Op. cit., p. 245.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 21}

de par son fondement diaïrétique et polémique, reposait sur le


jeu des figures et des images antithétiques. On peut même dire
que le sens tout entier du Régime Diurne de l’imaginaire est pen­
sée « contre » les ténèbres, est pensée contre le sémantisme des
ténèbres, de l’animalité et de la chute, c’est-à-dire contre Kro-
nos, le temps mortel. Or le schizophrène reprend à son compte,
en l’exagérant, cette attitude conflictuelle entre lui-même et le
monde. Naturellement prédisposé pour la logique, « il pousse
en chaque circonstance l’antithèse moi-et-le-monde jusqu’à ses
extrêmes limites » et, de ce fait, « vit... dans une atmosphère de
conflit constant avec l’ambiance 1 ». Cette fondamentale atti­
tude conflictuelle déborde sur tout le plan de la représentation
et les images se présentent par couples en une sorte de symétrie
renversée que Minkowski appelle 1’ « attitude antithétique2 ».
L’antithèse n’est qu’un dualisme exacerbé, dans lequel l’indi­
vidu régit sa vie uniquement d’après des idées et devient « doc­
trinaire à outrance ». Toutes les représentations et tous les actes
sont « envisagés du point de vue de l’antithèse rationnelle du
oui ou du non, du bien et du mal, de l’utile et du nuisible... 3 ».
Minkowski4 trace un tableau complet de ces antithèses schizo-
morphes, dans lesquelles la pensée s’oppose au sentiment, l’ana­
lyse à la pénétration intuitive, les preuves à l’impression, la
base au but, le cerveau à l’instinct, le plan à la vie, l’objet à
l’événement, et enfin l’espace au temps. Ces antithèses concep­
tuelles n’étant que le prolongement des antithèses imaginatives
que nous signalions au début de cet ouvrage dans l’œuvre de
certains grands poètes 5. Et finalement toutes se résument dans
l’antithèse constitutive des deux parties de ce premier livre :
c’est l’antithèse du temps, de ses multiples visages, et du
Régime Diurne de la représentation, lesté de ses figurations
verticaüsantes et de son sémantisme diaïrétique, illustré par les
grands archétypes du Sceptre et du Glaive.
Pour conclure ce tableau des structures schizomorphes exas­
pérées par la maladie, il est nécessaire de laisser le malade
résumer lui-même l’isomorphisme rigide du régime général de
ses représentations. Nous allons voir, en ce monologue de schi­
1 Minkowski, Troubles essentiels de la schizophrénie, in Évol. psychiatr.,
p. 28; cf. infra, p. 485 sq. — 8 Minkowski, op. cit., p. 83. — 8 Op. cit.,
p. 83 ; cf. Séchehaye, op. cit., p. 24. — * Troubles essentiels, p. 30. — 6 Cf.
supra, p. 42.
LE SCEPTRE ET LE GLAIVE 214

zophrène rapporté par Minkowski converger une « Weltans-


chauung » géométrique que l’on pourrait taxer de cartésienne,
avec çà et là des accents parménidiens et des rêveries anti-
bergsoniennes de la solidité comme idéal ; enfin le solide appelle
l’imagination du rocher et de la montagne. « Je ne veux à
aucun prix déranger mon plan, dit le malade, je dérange plutôt
la vie que le plan. C’est le goût pour la symétrie, pour la
régularité qui m’attire vers mon plan. La vie ne montre ni
régularité, ni symétrie, et c’est pour ça que je fabrique la
réalité. » Pour renforcer cet intellectualisme triomphant le
malade précise : « ... mon état d’esprit consiste à n’ajouter foi
qu’à la théorie. Je ne crois à l’existence d’une choses que lorsque
je l’ai démontrée... » Et reprenant à son compte le vieux rêve
cartésien de la « Mathesis univer salis » : « Tout sera ramené
aux mathématiques, même la médecine et les impressions
sexuelles... » Ensuite la volonté de géométriser se simplifie en
une vision parménidienne dans laquelle le malade se demande
si le plus haut degré de beauté ne consisterait pas à avoir le
corps en forme de sphère. Cette rêverie se corse alors d’une
vision cubiste du monde : « Je cherche l’immobilité... je tends
au repos et à l’immobilisation. J’aime pour ça les objets
immuables, les caisses et les verrous, les choses qui sont
toujours là et qui ne changent jamais. » Cette vision cézannienne
de l’univers s’approfondit en méditation de la substance de
l’être : « La pierre est immobile, la terre par contre se meut,
elle ne m’inspire aucune confiance... » Enfin la méditation
pétrifiante attire tout naturellement l’image de la montagne, la
dialectique de la cime et du gouffre et redécouvre les techniques
purificatrices fort proches des pratiques sabbatiques et qui
permettent de séparer les deux termes antithétiques : « Le
passé c’est le précipice, l’avenir c’est la montagne. C’est ainsi
que m’est venu à l’idée de laisser un jour-tampon entre le passé
et l’avenir. Pendant cette journée je cherche à ne rien faire du
tout. Je suis resté ainsi une fois vingt-quatre heures sans
uriner... »
Nous avons tenu à citer cette longue page afin d’en souligner
la paradoxale cohérence. Il semble que le malade, plus qu’au­
cun autre, s’abandonne entièrement au dynamisme des images.
1 Minkowski, op. cit., p. 90-92.
LE RÉGIME DIURNE DE L’iMAGE 2 IJ

Toutes ses représentations alors sont soumises à un régime


unique. Toutefois, nous le répétons encore, ce régime ne se
confond pas avec la modification caractérielle apportée par la
maladie, car ce régime n’a en lui-même rien de pathologique,
sous-tendu qu’il est par les grands gestes naturels qui gravitent
autour des réflexes posturaux dominants et de leurs condition­
nements normaux. Les structures schizomorphes ne sont donc
pas la schizophrénie, elles demeurent et subsistent en des
représentations dites normales. Nous verrons par là qu’elles
ne se confondent ni avec la typologie d’un caractère psychique
particulier ni avec une quelconque pression culturelle.
Pour l’instant, après avoir montré que le Régime Diurne, le régime
de l’antithèse, était nettement caractérisé par des structures
schizomorphes que l’on pouvait étudier démesurément gros­
sies par la loupe de la maladie, il nous reste à montrer comment
l’imagination peut renverser les valeurs attribuées aux termes
de l’antithèse. Comment l’esprit peut se guérir de l’exclusive
schizomorphe qu’est la schizophrénie 1, comment il peut pas­
ser d’un régime à l’autre et convertir sa vision philosophique
du monde, c’est ce que nous allons maintenant étudier en la
constitution des grands thèmes du Régime nocturne de l’imagi­
naire. Pour conclure cette première partie nous pouvons dire
que nous avons vérifié notre postulat de départ comme quoi le
sens propre, et qui se croit conceptuel, suit toujours le sens
figuré. C’est par des attitudes de l’imagination que l’on par­
vient aux structures plus générales de la représentation, et
c’est l’image du glaive, ses coordonnées spectaculaires et ascen­
sionnelles, qui annoncent les structures schizomorphes, à
savoir la défiance par rapport au donné, aux séductions du
temps, la volonté de distinction et d’analyse, le géométrisme
et la recherche de la symétrie, et enfin la pensée par antithèses.
On pourrait définir le Régime Diurne de la représentation
comme le trajet représentatif qui va de la première et confuse
glose imaginative greffée sur les réflexes posturaux, jusqu’à
l’argumentation d’une logique de l’antithèse et au « fuir d’ici »
platonicien 2.

1 Séchehaye, op. cit., p. 22, 45, 52. — 2 P. Ricœur, op. cit., p. 261,
chap. IV, « L,e Mythe de l ’âme exilée et le salut par la connaissance ».
LIVRE DEUXIÈME

LE
RÉGIME NOCTURNE
DE L’IMAGE
La précédente étude nous fait toucher à la fondamentale dif­
ficulté que présente l’exclusive poursuite de la transcendance
et la polémique dualiste qui en résulte. « On se fatigue d’être
platonicien », écrit Alain 1, ou si l’on ne s’en fatigue pas on
s’aliène. C’est que la représentation qui se confine exclusive­
ment dans le Régime Diurne des images débouche soit sur une
vacuité absolue, une totale catharophilie de type nirvânique,
soit sur une tension polémique et une constante surveillance
de soi fatigante pour l’attention. La représentation ne peut
constamment, sous peine d’aliénation, rester l’arme au pied en
état de vigilance. Platon lui-même sait bien que l’on doit à nou­
veau descendre dans la caverne, prendre en considération l’acte
même de notre condition mortelle et faire, autant qu’il se peut
un bon usage du temps. De même, le psychothérapeute2recom­
mande, dans la pratique ascensionnelle du rêve éveillé, de ne
pas « lâcher » le rêveur au sommet de son ascension, mais de
le faire redescendre progressivement à son niveau de départ,
de le ramener en douceur à son altitude mentale habituelle.
Enfin, la schizophrène 3 traitée par Séchehaye est sur la voie
de la guérison lorsqu’elle prend en horreur l’exclusif monde
de l’éclairement et qu’elle se raccroche à un rituel et à un
symbolisme nocturne.
Face aux visages du temps une autre attitude imaginative se
dessine donc, consistant à capter les forces vitales du devenir,
à exorciser les idoles meurtrières de Kronos, à les transmuter
en talismans bénéfiques, enfin à incorporer à l’inéluctable mou­
vance du temps les rassurantes figures de constantes, de cycles
qui au sein même du devenir semblent accomplir un dessein
éternel. L’antidote du temps ne sera plus recherché au niveau
surhumain de la transcendance et de la pureté des essences,
1 Alain, Idées, p. 104. Il ajoute : « C’est ce que signifie Aristote. »
— * Desoille, E x p lo r., p. 27. 68. — 8 Séchehaye. Journal d ’une schizo­
phrène, p. 66, 74, 84.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 220

mais dans la rassurante et chaude intimité de la substance ou


dans les constantes rythmiques qui scandent phénomènes et
accidents. Au régime héroïque de l’antithèse va succéder le
régime plénier de l’euphémisme. Non seulement la nuit suc­
cède au jour, mais encore et surtout aux ténèbres néfastes.
Nous avions déjà constaté 1, lorsque nous étudiions les téné­
breux visages du temps, la. tendance progressive à l’euphémi-
sation des terreurs brutales et mortelles en simples craintes
érotiques et charnelles. Nous avions remarqué comment il y
avait glissement progressif du mal métaphysique au péché
moral par le jeu suggestif des images elles-mêmes. Et la psy­
chanalyse a génialement mis en évidence que Chronos et
Thanatos se conjuguent à Éros 2.
C’est sur cette ambivalence essentielle d’Éros que nous
voudrions insister à notre tour, non pour nous interroger sur
cette duplicité de la pulsion primitive, mais pour terminer et
boucler sur elle-même l’étude de la valorisation négative des
images nocturnes. L’ambivalence Éros-Chronos-Thanatos, de
la pulsion et du destin mortel, marque la limite même à partir
de laquelle les grands thèmes de la symbolique que nous venons
d’étudier ne peuvent qu’inverser leur valeur. Si Éros teinte de
désir le destin lui-même, il y a moyen d’exorciser autrement
que par l’antithèse polémique et implacable le visage menaçant
du temps. A côté du processus métaphysique qui, par les sym­
boles antithétiques, par la fuite ou par le glaive, combat les
monstres hyperboliques engendrés par l’angoisse temporelle,
à côté d’une attitude diaïrétique, d’une ascèse transcendante,
la duplicité permettant l’euphémisation de la mort elle-même
ouvre à l’imaginaire et aux conduites qu’il motive une toute
autre voie. C’est ce renversement des valeurs symboliques,
grâce à l’ambiguïté de l’Éros, que Denis de Rougemont3 a
bien décelé dans l’évolution historique de la « révolution »
cathare au xne siècle. Sur un ascétisme duaüstique exacerbé
dans lequel l’enthousiasme, l’Éros divin, aboutit à l’amour de
l’amour, à un désir vide d’objet qui, par haine de la chair, se
retrouve face à face avec la mort, vient peu à peu se greffer une
doctrine de l’amour qui va euphémiser le contexte charnel et

1 Cf. supra, p. 128. — 8 Cf. M. Bonaparte, Éros, Chronos et Thanatos,


p. 67. — a Denis de Rougemont, op. cit., p. 98 sq.
LE RÉGIME NOCTURNE DE l ’i MAGE 221

progressivement renverser les valeurs ascétiques promulguées


par les « Parfaits ». Du « fuir d’ici » platonicien à l’Éros plato­
nique et finalement à la courtoisie et au culte de la Dame, le
trajet psychique est continu x. L’orthodoxie catholique elle-
même ne pourra pas rester en marge de cette « révolution psy­
chique » inaugurée par l’hérésie et finira par habiliter le culte
de la Vierge-Mère, le culte de la femme exorcisée et sublimée.
C’est un mouvement identique que S. Pétrement2a mis en relief
dans les « tentatives de surmonter le dualisme gnostique »,
spécialement chez les pseudo-clémentins qui remplacent le
catharisme dualistique de la gnose par une théorie des contrai­
res conçus comme accouplés en la syzygie, dans laquelle
le principe féminin est nécessaire à l’accomplissement du Plé-
rome : le Sauveur vient « former » et par là sauver la Sophia
féminine, figure de nos âmes incomplètes. On voit en tous ces
exemples, tant psychologiques qu’historiques, comment l’im­
périalisme de l’imaginaire, en aj outant symbole sur symbole, en
ajoutant, comme nous l’avons montré, à la temporalité lunaire
la féminité menstruelle, amorce une euphémisation elle-même
indicative d’une ambivalence à partir de laquelle les attitudes
devant le temps et la mort peuvent s’inverser.
Reprenons de plus près ce processus imaginaire d’inversion
des valeurs. Comme l’écrit M. Bonaparte 3, « l’un des traits des
plus constants d’Éros est de traîner après soi son frère Tha­
natos ». Nous avons étudié comment, pour la représentation
imaginaire, cet entraînement s’accomplissait par le biais de
l’impureté féminine constituée par le sang menstruel. Mais la
réciproque de la formule de la psychanalyste est vraie, si bien
que c’est en une ambivalence fondamentale que reposent les
symboles. C’est ce qui explique l’ambivalence de certaines divi­
nités féminoïdes; de Kali à la fois Parvati et Dourga, de la
Venus libitina, « Vénus romaine, écrivent Bréal et Bailly4,
dont le nom vient de libitum, désir, mais pour des raisons
1 Peut-être est-ce ce même trajet qui, dans la création littéraire
comme dans l’histoire de la littérature, définit le « moment romanesque » ?
Cf. notre travail sur L e Décor mythique de la Chartreuse de Parm e ;
conclusion : « L e moment romanesque ». — 2 S. Pétrement, op. cit., p. 160,
205, 207. — * O p. cit., p. 120. — 4 Bréal et Bailly, D ie t. étym. langue
latine. Cf. Grimai, op. cit., article L ib itin a , explique sa liaison avec
Vénus « par le jeu de la fausse étymologie libido-lihitina ». Mais pour la
psychologie il n’y a pas de « fausses » étymologies.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 222

qu’on ignore, les objets relatifs aux obsèques étaient vendus


dans son temple... elle a ensuite changé le rôle et est devenue
déesse des funérailles ». Or ces raisons sont celles que l’arché-
typologie révèle : la vénusté accompagne la déesse chtonienne;
autour de la mort et de la chute du destin temporel s’est peu
à peu formée une constellation féminine, puis sexuelle et éro­
tique. La libido serait donc toujours ambivalente, et ambiva­
lente de bien des manières, non seulement parce qu’elle est un
vecteur psychologique à pôles répulsif ou attractif, mais encore
par une duplicité foncière de ces deux pôles mêmes. C’est
cette ambiguïté que signalait déjà Platon 1 dans le fameux pas­
sage du banquet où Éros est défini comme fils de Ressource et
de Pauvreté. Mais il est une autre ambiguïté encore et qui fonde
les deux précédentes : c’est que l’amour peut, tout en aimant,
se charger de haine ou de désir de mort, tandis que récipro­
quement la mort pourra être aimée en une sorte d'amor fa ti
qui imagine en elle la fin des tribulations temporelles. C’est la
première de ces attitudes que Platon soulignait par la bouche
d’Alcibiade, souhaitant l’anéantissement de l’objet aimé; c’est
cette attitude qu’a méthodiquement étudiée la psychanalyse 2,
tandis que Freud consacrait à la seconde attitude deux études
célèbres 3 au terme desquelles il différenciait une libido pure­
ment hédonique d’un «instinct de mort », séparation non radi­
cale puisque dans le sadisme c’est la libido qui s’emparerait
des instincts de mort et les projetterait sur l’objet du désir,
donnant ainsi une teinte macabre au plaisir lui-même. L’ins­
tinct de mort résiderait dans le désir qu’a chaque vivant de
retourner à l’inorganique, à l’indifférencié.
Contrairement à Freud nous n’irons pas jusqu’à la distinction
des deux principes libidinaux; avec M. Bonaparte 4 nous
conserverons l’unité ambiguë de la libido à travers ses avatars
érotiques, sadiques, masochistes et morticoles. La libido peut
alors être assimilée à un élan fondamental où se confond désir
d’éternité et procès temporel, tel que ce « vouloir » si impro­

1 Platon, banquet, 205 b. — ! Cf. K . Abraham, Essai d’une histoire de


l ’évolution de la libido, in Intern. Psychan. Verlag, 1924, et M. Bonaparte,
op. cit., p. 67-69. — * S. Freud, Au-delà du principe du plaisir et L.e Pro­
blème économique du masochisme ; cf. R. Nelli, Uamour et les mythes du
cœur, p. 107 sq. — * M. Bonaparte, op. cit., p. 119 ; cf. Jung, Libido,
p. 406.
LA RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 223

prement nommé par Schopenhauer 1; nécessité tantôt subie et


aimée, tantôt détestée et combattue. Si, avec Jung 2, nous
examinons l’étymologie du mot libido, nous voyons que le
latin affaiblit et rationalise le sens étymologique sanscrit qui
signifiait « éprouver un violent désir ». La libido a donc le sens
de désirer en général, et de subir la pente de ce désir. Jung3
assimile ce désir fondamental à l’Éros platonicien, au Diony­
sos thébain, à Phanès, à Priape et à Kama en tant qu’ « énergie
en général ». Mais c’est l’ambiguïté de cette libido qui lui per­
met de se diversifier et aussi de renverser les valorisations de la
conduite selon qu’elle se sépare ou se joint à Thanatos. La
libido apparaît ainsi comme l’intermédiaire entre la pulsion
aveugle et végétative qui soumet l’être au devenir et le désir
d’éternité qui veut suspendre le destin mortel, réservoir d’éner­
gie dont le désir d’éternité se sert ou contre lequel au contraire
il se cabre. Les deux Régimes de l’image sont donc les deux
aspects des symboles de la libido. Tantôt en effet le désir d’éter­
nité compose avec l’agressivité, la négativité, transférée et
objectivée, de l’instinct de mort pour combattre l’Éros nocturne
et féminoïde, et nous avons jusqu’ici classé ces symboles anti­
thétiques, purificateurs et militants. On peut dans ce cas voir
avec Jung 4 une coïncidence d’une partie de la libido avec la
prohibition de l’inceste, la lutte contre la révolution incestueuse
et ses symboles féminins ou thériomorphes. L’énergie libi­
dinale se met alors sous l’autorité d’un monarque divin et
paternel, et ne tolère de la pulsion que son agressivité mâle et
sa combativité qu’elle assaisonne de purifications ascétiques
et baptismales. Tantôt au contraire la libido composera avec
les douceurs du temps, renversant comme de l’intérieur le
régime affectif des images de la mort, de la chair et de la niait,
c’est alors que l’aspect féminin et maternel de la libido
sera valorisé, que les schèmes imaginaires vont s’incurver
vers la régression et la libido sous ce régime se transfigurera
en un symbole maternel5. Tantôt enfin, le désir d’éternité
semble vouloir dépasser la totalité de l’ambiguïté libidineuse
et organiser le devenir ambivalent de l’énergie vitale en

1 Schopenhauer, Le Monde, I, § 54. — * Jung, op. cit., p. 122. — * Jung,


op. cit., p. 130-131. — 4 Cf. op. cit., p. 217. — 5 Cf. op. cit., p. 404, 406;
cf. Baudouin, Le Triomphe du héros, p. 228-229.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 224

une liturgie dramatique qui totalise l’amour, le devenir et


la mort. C’est alors que l’imagination organise et mesure
le temps, meuble le temps par les mythes et les légendes histo­
riques, et vient par la périodicité consoler de la fuite du temps1.
Nous constatons que par ces deux dernières modalités, qui,
par le moyen-terme d’Êros, prêtent un certain sourire aux
visages de Kronos, se définit un nouveau régime de l’image qui
groupe deux grandes familles de symboles participant l’une et
l’autre d’une façon directe aux images temporelles qu’elles
accommodent. Le Régime Nocturne de l’image sera constamment
sous le signe de la conversion et de l’euphémisme. Le premier
groupe de symboles que nous allons étudier est constitué par
une pure et simple inversion de la valeur affective attribuée aux
visages du temps. Le processus d’euphémisation esquissé déjà
au niveau d’une représentation du destin et de la mort, qui était
cependant sans illusions, va aller s’accentuant pour aboutir à
une véritable pratique de l'antiphrase par inversion radicale du
sens affectif des images. Le second groupe va être axé sur la
recherche et la découverte d’un facteur de constance au sein
même de la fluidité temporelle et s’efforcer de synthétiser les
aspirations à l’au-delà de la transcendance et les intuitions imma­
nentes du devenir. Dans l’un et l’autre groupes il y a valorisa­
tion du Régime Nocturne des images, mais dans un cas la valori­
sation est fondamentale et inverse le contenu affectif des images,
c’est alors au sein de la nuit même que l’esprit quête sa lumière
et la chute s’euphémise en descente et le gouffre se minimise
en coupe, tandis que dans l’autre cas la nuit n’est que néces­
saire propédeutique du jour, promesses indubitable de l’aurore.
C’est par l’inversion radicale du Régime Diurne des représenta­
tions que nous allons commencer notre étude, réservant pour
une seconde partie l’analyse des mythes et des symboles cons­
titutifs d’une dialectique du retour.

1 Cf. P. Auger, Deux temps, trois mouvements, in Diogène, juillet 1957,


p. 3.
PREMIÈRE PARTIE

LA DESCENTE ET LA COUPE
« L ’esprit des profondeurs est impérissable ; on l ’appelle la
Femelle mystérieuse... »
Tao-Te-King, VI.

« L a cendre des roses terrestres est la terre natale des roses


célestes... et notre étoile du soir l ’étoile du matinpour les antipodes... »

Novalis, Schrifften, III, p. 189.

I. LES SYMBOLES DE L’INVERSION 1


Dans les chapitres qui vont suivre, nous allons retrouver
tous les visages du temps mais comme exorcisés des terreurs
qu’ils véhiculaient, transmués par l’abandon du régime de
l’antithèse. Que le langage cependant ne fasse pas illusion :
très souvent il continuera d’utiliser le vocabulaire des techni­
ques de purification, mais en lui faisant couvrir un tout autre
contexte imaginaire. Par exemple le terme « pur » recélait
pour l’imagination métaphysicienne de la transcendance des
symboles de la rupture, de la séparation ; au contraire l’imagi­
1 Baudouin utilise le terme de « réversion »; cf. Le Triomphe du
héros, p. 124-130.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L ’iMAGE 226

nation ontologiste de l’immanence lira derrière cette épithète


les substantifs symboliques de l’ingénuité, de l’immémorialité,
de l’immédiateté originaire. La pureté, selon Bergson ou Rous­
seau, n’a plus le même contenu sémantique que chez Platon
ou Descartes. De plus l’euphémisatio.n des icônes temporelles
se fait toujours avec prudence, par étapes, si bien que les
images conservent malgré une forte intention d’antiphrase un
reliquat de leur origine terrifiante ou, au contraire, s’anasto­
mosent curieusement aux antithèses imaginées par l’ascèse
diaïrétique. Par exemple le but que se proposent les constel­
lations que nous allons étudier ne sera plus l’ascension du
sommet mais la pénétration d’un centre, et aux techniques
ascensionnelles vont succéder des techniques de creusement,
mais ce chemin vers le centre sera à la fois, ou alternativement
selon les cas, la voie la plus facile, la plus accessible et comme
conservant un accent de l’enthousiasme ascensionnel, mais
aussi le sentier difficile, méandreuxet labyrinthique, le dûrohana
que laissent pressentir les images angoissantes du gouffre, de
la gorge et de l’abîme. De même les Grandes Déesses qui, dans
ces constellations, vont remplacer le Grand Souverain mâle et
unique de l’imagination religieuse de la transcendance, seront
à la fois bénéfiques, protectrices du foyer x, donneuses de
maternité, mais au besoin elles conservent une séquelle de la
féminité redoutable et sont en même temps déesses terribles,
belliqueuses et sanguinaires. D ’autres fois encore, s’engageant
dans une exploration des profondeurs, la rêverie de Régime
Nocturne conservera de la technique polémique le souci de la
cuirasse, la précaution de la défense et de la parade.
Le processus d’euphémisation, que nous avions vu en germe
dans l’ambivalence de la féminité néfaste et en ébauche dans
la maîtrise et l’appropriation des liens par les Grands Dieux
ouraniens2, va donc s’intensifier jusqu’à l’antiphrase, mais sans
exclure totalement les survivances de l’autre régime de la repré­
sentation et en usant la plupart du temps du procédé de com­
promis. Toutefois, malgré ces compromissions et ces nuances,
nous devons souligner d’entrée le remarquable isomorphisme
des symboles que nous allons étudier. Isomorphisme que
1 Cf. Dumézil, I, p. 144; Tarpeia, p. 59, 6 1; cf. Soustelle,
op. cit., p. J5 sq., sur l’ambiguïté de la déesse Tlazoltéotl. — 8 Cf. supra,
p. 186 sq.
LA DESCENTE ET LA COUPE 227

Dumézil1 met en relief par exemple dans les Védas et les textes
mazdéens et qui relie l’idée de richesses, la notion de pluriel
à des figures féminines de la fécondité, de la profondeur aqua­
tique ou tellurique. Tels les Açvins liés à Pûshan dieu de la vie,
« donneur de richesses », « masse divine », se concentrant en
la figure féminine de Sarasvati, déesse des eaux mères, don­
neuse de vie et de postérité, porteuse de la nourriture, du lait,
de la graine et du miel, abri à toute épreuve, inviolable refuge.
*
* *

C’est, comme l’écrit Bachelard, par une démarche « involu-


tive » que commence tout mouvement explorateur des secrets
du devenir, et Desoille dans son second ouvrage étudie les
rêves de descente qui sont des rêves de retour aussi bien qu’une
acclimatation ou un consentement à la condition temporelle 2.
Il s’agit de « désapprendre la peur 3 ». C’est une des raisons
pour laquelle l’imagination de la descente nécessitera plus de
précautions que celle de l’ascension. Elle exigera des cuirasses,
des scaphandres, ou encore l’accompagnement par un mentor,
tout un arsenal de machines et machinations plus complexes
que l’aile, si simple apanage de l’envol4. Car la descente risque
à tout instant de se confondre et de se transformer en chute.
Elle doit sans cesse se doubler, comme pour se rassurer, des
symboles de l’intimité. Il existe même dans les précautions pri­
ses dans la descente, comme nous le verrons à propos du com­
plexe de Jonas, une surdétermination des protections : on se
protège pour pénétrer au cœur de l’intimité protectrice. Bache­
lard, avec sa sagacité habituelle, analysant une page de l’Aurora
de Michel Leiris, a bien montré que toute valorisation de la
descente était liée à l’intimité digestive, au geste de déglutition.
Si l’ascension est appel à l’extériorité, à un au-delà du charnel,
l’axe de la descente est un axe intime, fragile et douillet. Le
retour imaginaire est toujours une « rentrée » plus ou moins
coenesthésique et viscérale. Lorsque l’enfant prodigue repen­
tant repasse le seuil paternel, c’est pour banqueter. On conçoit
qu’en ces profondeurs obscures et cachées il ne subsiste qu’une
1 Dumézil, Tarpeia, p. 56. — 8 Cf. Bachelard, Rêv. repos, p. 5, et
Desoille, L.e rêve éveillé en psychothérapie, p. 150. — 3 Bachelard, Rêv.
volonté, p. 398. — * Cf. Desoille, op. cit., p. 15 1, 2 11, 336.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 228

limite fort mince entre l’acte téméraire de la descente sans guide


et la chute vers les abîmes animaux. Mais ce qui distingue
affectivement la descente de la fulgurance de la chute, comme
d’ailleurs de l’envol, c’est sa lenteur. La durée est réintégrée,
apprivoisée par le symbolisme de la descente grâce à une sorte
d’assimilation du devenir par le dedans. La rédemption du deve-
venir se fait, comme dans l’œuvre de Bergson, par l’intérieur,
par la durée concrète. Si bien que toute descente est lente,
elle « prend son temps » jusqu’à confiner quelquefois à la
laborieuse pénétration. A cette lenteur viscérale se joint bien
entendu une qualité thermique. Mais il s’agit ici d’une chaleur
douce, d’une chaleur lente avons-nous envie de dire, éloignée
de tout éclat trop ardent. Et si l’élément pâteux est bien celui
de la lenteur 1, si la descente n’admet que la pâte, l’eau épaisse
et dormante, elle ne retient de l’élément igné que sa substance
intime : la chaleur. Dans son ouvrage consacré au feu, le même
auteur fait bien, avec Novalis, la différence entre la chaleur
qui brûle et qui luit et la chaleur des tréfonds et des girons :
« La lumière rit et joue à la surface des choses, mais seule la
chaleur pénètre... L’intérieur rêvé est chaud, jamais brûlant...
Par la chaleur tout est profond, la chaleur est le signe d’une
profondeur, le sens d’une profondeur... 2. » C’est qu’en effet se
conjuguent dans cette image de la « chaude intimité » la péné­
tration moelleuse et le caressant repos du ventre digestif
comme du ventre sexuel. L’imagination de la descente vérifie
l’intuition freudienne qui fait du tube digestif l’axe descendant
de la libido avant sa fixation sexuelle. On peut même dire que
les archétypes de la descente vont suivre assez fidèlement le
trajet génétique de la libido tel que le décrit l’analyse freudienne,
et il sera toujours loisible à un psychanalyste de voir dans
l’apparition de cette imagerie digestive, buccale ou anale, un
symptôme de régression au stade narcissique 3. Le « complexe
de Novalis », qui assimile la descente du mineur dans la terre à
une copulation, rejoint le « complexe de Jonas ». L’un et l’au­
tre ont pour symbole le ventre, qu’il soit digestif ou sexuel, et
1 Cf. Bachelard, Eau et rêve, p. 146. — s Bachelard, Feu, p. 84. Cf.
Repos, p. 52. Cf. J.-P. Bayard, Le Feu, spéc. chap. X I, p. 124, « Le feu
des alchimistes », et chap. X IV , p. 168, « Chaleurs magiques ». — * Cf.
Reik, Der eigene und der fremde Gott, in Intern. psychoanal. Verlag, n° 2,
p. 234, Vien, 1923.
LA DESCENTE ET LA COUPE 229

par leur méditation s’inaugure toute une phénoménologie


euphémisante des cavités1. Le ventre est la première cavité valo­
risée positivement par l’hygiène comme par la diététique. La
confusion relevée par Freud entre le sexuel et le digestif est
d’ailleurs si poussée que la descente au ventre incubateur se
fait indifféremment — dans les contes folkloriques — par la
bouche ou par le vagin 2. Ce ventre polyvalent peut, certes,
facilement engouffrer des valeurs négatives comme nous l’avons
déjà noté s, et venir symboliser l’abîme de la chute, le micro­
cosme du péché. Mais qui dit microcosme, dit déjà minimisa­
tion. L’épingle épithétique de « doux », « tiède », vient rendre
ce péché si agréable, constitue un moyen-terme si précieux
pour l’euphémisation de la chute, que cette dernière se freine,
se ralentit en descente, et finalement convertit les valeurs néga­
tives d’angoisse et d’effroi en délectation de l’intimité lente­
ment pénétrée.
On pourrait dire que la prise en considération du corps est
le symptôme du changement de régime de l’imaginaire.
Comme l’a bien remarqué Séchehaye 4, l’intérêt et l’affection
portés au corps marquent, pour le schizophrène, une étape
positive dans la voie de la guérison. C’est lorsque les sentiments
de culpabilité charnelle sont écartés que le malade entre dans
le processus d’amélioration et déclare : « Alors je commençais
à prendre en considération et à aimer mon corps. » Il est
remarquable d’ailleurs que dans ce processus l’imagination du
corps soit à la fois sexuelle, gynécologique et digestive : le sym­
bolisme du lait, des pommes et des nourritures terrestres alter­
nant avec des fantasmes d’involution dans le corps maternel.
Dans les pages qui vont suivre nous ne considérerons cette
fois que l’image du ventre valorisée positivement, le symbole
hédonique de la descente heureuse, libidineusement sexuelle et
digestive à la fois. On peut d’ailleurs remarquer au passage que
le digestif est souvent euphémisation à la puissance deux :
l’acte sexuel est symbolisé à son tour par le baiser buccal.
Tenons-nous-en à la seule imagination de la descente viscérale,
au « complexe de Jonas » si répandu et qui se manifeste aussi
bien dans la légende du Cheval de Troie que dans le comporte­
1 Cf. Bachelard, Repos, p . 1 2 9 sq., 1 4 5 ; Feu, p . 8 5 . — 2 Bachelard,
Repos, p . 1 4 2 ; cf. Verrier Elwin, Maison des jeunes..., p . 2 3 9 sq. — * Cf.
supra, p . 1 3 0 . — 4 Séchehaye, Journ. Scbi^oph., p . 7 0 , 8 4 .
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 23O

ment de tous les géants avaleurs de la mythologie celtique,


dans la rêverie d’un Hugo faisant gîter son Gavroche dans la
statue de l’Éléphant comme dans les fabulations spontanées
d’enfants de l’école primaire x.
C’est à une transmutation directe des valeurs d’imagination
que nous invite la descente, et Harding 2 cite les gnostiques
pour qui « monter ou descendre cela revient au même », asso­
ciant à cette conception de l’inversion la doctrine mystique de
Blakepour laquelle la descente est aussi un chemin vers l’absolu.
Paradoxalement l’on descend pour remonter le temps et
retrouver les quiétudes prénatales. Arrêtons-nous donc sur ce si
important processus d’inversion et demandons-nous par quel
mécanisme psychologique se constitue l’euphémisme qui tend
jusqu’à l’antiphrase même, puisque le gouffre transmuté en
cavité devient un but et la chute devenue descente se transforme
en plaisir. On pourrait définir une telle inversion euphémisante
comme un processus de double négation. Processus dont nous
avions rencontré les prodromes à propos de la dialectique du
liage et du personnage du lieur lié. Processus que révèlent de
nombreuses légendes et fabliaux populaires où l’on voit le
voleur volé, le trompeur trompé, etc..., et que signalent les cen-
tons à redoublement comme par exemple : « Tel est pris qui
croyait prendre... », « A malin, malinet demi », etc... Le procédé
réside essentiellement en ce que par du négatif on reconstitue du
positif, par une négation ou un acte négatif on détruit l’effet
d’une première négativité. On peut dire que la source du
rebroussement dialectique est dans ce procédé de la double
négation vécue sur le plan des images avant d’être codifié par le
formalisme grammatical. Ce procédé constitue une transmuta­
tion des valeurs : je lie le lieur, je tue la mort, j’utilise les propres
armes de l’adversaire. Et par là même je sympathise avec le
tout, ou une partie, du comportement de l’adversaire. Ce pro­
cédé est donc bien indicatif de toute une mentalité, c’est-à-dire
de tout un arsenal de processus logiques et de symboles qui
s’oppose radicalement à l’attitude diaïrétique, au pharisaïsme
1 Cf. André Bay, H istoires racontées p a r des enfants ; cf. Bachelard,
Repos, p. 132, 178; cf. Baudouin, L e Triomphe du héros, p. 18, 24, 49.
— 2 Harding, op. cit., p. 165 ; cf. Desoille, L x p lo r., p. 74 : « Le procédé
psychanalytique correspond à une descente »; cf. M. Carrouge, A . Bre­
ton et les données fondamentales du surréalisme, p. 24 sq.
LA DESCENTE ET LA COUPE 2}I

et au catharisme intellectuel et moral de l’intransigeant Régime


Diurne de l’image. On peut dire que la double négation est
le critère d’une totale inversion d’attitude représentative.
Un remarquable exemple de cette inversion par surdétermi­
nation du négatif nous est donné dans l’étude que M. Bona­
parte 1 consacre au saint Christophe cynocéphale du musée
byzantin d’Athènes. Sur cette icône, qui date de la fin du
xviie siècle, saint Christophe est représenté affublé d’une tête
de chien, conformément à certaines leçons de la tradition
orientale. Comme le signale 2 la psychanalyste, deux mythes
convergent dans la figure du christophore : lemythe du passeur
et celui du géant païen à tête de chien. Or saint Christophe est
invoqué contre la mort subite et les accidents fatals. L’attribut
cynocéphale ne serait qu’une survivance et une transposition
de l’attribut principal de l’Anubis égyptien, d’où l’allusion
dans la légende à une origine et à un nom païen de Christophe :
« Reprobatus 3 », « le réprouvé ». De nombreux traits viennent
confirmer cette filiation : la légende dépeint Reprobatus sous
les traits d’un géant cruel, mangeur d’hommes, avec des dents
de chien... De même son rôle de passeur est un rôle chtonico-
funéraire : le dieu Anubis, comme son doublet grec Caron,
passe les morts de l’autre côté du fleuve infernal. M. Bonaparte 4
raconte très bien comment cet ogre cynocéphale se « convertit »,
et cela dans un contexte légendaire et religieux explicite. C’est
le Christ « porté » par la mort qui transforme et inverse le sens
de la mort elle-même. Le Christ accompagne les mortels dans
le voyage, s’astreint au même périlleux passage, et l’image du
cynocéphale dompté, devenu christophore, inverse son sens,
devient protectrice, talisman contre la violence de la mort.
Cette inversion est symboliquement soulignée par le bâton
que porte le géant et qui, dans la légende, miraculeusement
fleurit après la conversion du réprouvé. Donc dans le mythe
de saint Christophe, et spécialement dans cette curieuse et
explicite figuration du mythe au musée d’Athènes, c’est la mort

1 M. Bonaparte, Psychanalyse et biologie, p. 124 sq. — * Op. cit., p. 130-


1 3'j. — * Le propre du discours mythique et légendaire, contrairement
à l’objet rituel, c est de synthétiser « synchroniquement » tout en dis­
tinguant « diachroniquement ». C’est ce qui ressort de la légende de
saint Christophe comme dé celle de sainte Marthe; cf. Dumont, L a
Tarasque, p. 223-225. — 4 Op. cit., p. 138.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 2J2

elle-même que l’on invoque contre la mort en une remarquable


double négation religieuse. Non seulement, comme le veut
M. Bonaparte il s’agit d’une invocation euphémique au pas­
seur des morts, du « pas encore » qui implore le nautonier
funèbre, mais bien plus d’une totale victoire de l’antiphrase : la
mort du Christ ressuscité a vaincu, soumis les puissances
funèbres du géant. C’est bien un symbole d’inversion séman­
tique que figure la « conversion » du géant cynocéphale. Par
ce dernier c’est la « bonne mort » qui est demandée, car avant
tout, au Moyen-Age, saint Christophe est invoqué contre la
« mauvaise mort », c’est-à-dire la mort subite qui prive la vic­
time du viatique des sacrements. Il existe donc par l’interces­
sion du christophore une « bonne mort » qui n’est que passage,
transition rassurante. Saint Christophe, comme le Jonas bibli­
que, signifie que la mort, le processus même de la mort peut
être inversé quant à sa valeur et sa signification. On pourrait
relever dans la geste chrétienne et l’hagiographie légendaire de
nombreux exemples d’une telle conversion : ne retenons par
exemple que l’anecdote fameuse du « chemin de Damas », qui
transforme le persécuteur Saul en protecteur des persécutés.
Toute conversion est toujours d’abord une transfiguration.
Et tout l’isomorphisme des symboles que nous sommes en
train d’étudier dans ces chapitres est axé sur ce redoublement
euphémique, est constitué essentiellement par la double néga­
tion. Il semble qu’avant d’amorcer des dialectiques synthé­
tiques, la représentation imagine des processus d’antiphrase,
et le procédé de double négation apparaît au niveau de l’image
comme première tentative de domestication des avatars tem­
porels et mortels au service de la vocation extra-temporelle
de la représentation. On peut dire que l’antiphrase constitue
une véritable conversion qui transfigure le sens et la vocation

1 Cf. op. cit., p. 139. Un phénomène semblable d’euphémisation


est relevé par A. Métraux (Contribution au folklore andin, in Journ. Soc.
Am éricanistes, X X V I, 1934, p- 70) chez les Indiens Aymara, qui assi­
milent leur ancien dieu de la foudre à l’image conventionnelle de saint
Jacques. De même chez les Vaudouïstes haïtiens, saint Jacques est
confondu avec le loa Ogou - ferraille; cf. A. Métraux, le Vaudou haïtien,
p. 288-289, et pl. X V , p. 320; cf Bastide, Immigration et métamorphose
d ’un dieu, in Cah. intern. sociol., X X , 1956, p. 45-60; cf. également, sur
l’assimilation du dieu slave du tonnerre et du prophète Élie, G. F. Cox-
well, Siberian and Other F o lk Taies, p. 989, 1022.
LA DESCENTE ET LA COUPE 2J}

des choses et des êtres tout en conservant l’inéluctable destin


des choses et des êtres.
Il serait enfin intéressant de confronter ce processus de
double négation euphémisante au procédé freudien de la
I/ erneinung, terme que J. Hyppolite traduit par « dénéga­
tion 1 ». Procédé qui consiste en ce que la négation du langage
traduit une affirmation du sentiment intime : « Présenter ce
que l’on est sur le mode de ne l’être pas. » Comme le remarque
Hyppolite 2, cette fonction de dénégation est fort proche de
l'Aufhebung qui fonde la dialectique hégélienne : « La dénéga­
tion est une Aufhebung du refoulement, mais non pas pour
autant une acceptation du refoulé. » Nous ajouterons que la
double négation manifeste un progrès dans l’acceptation du
refoulé. La dénégation n’est qu’une timide esquisse de la néga­
tion double. La dénégation est le moyen-terme psychologique
entre la totale négation du régime antithétique et la double
négation du régime de l’antiphrase. Hyppolite 3 a très bien
noté que la « négation de la négation » était le perfectionne­
ment « intellectuel », représentatif, de la dénégation. Toutefois
nous nous garderons de porter un jugement de valeur ou
d’antécédence entre l’Aufhebung et la double négation, remar­
quant simplement au passage que la dénégation chère au
psychanalyste constitue bien une ébauche incomplète de l’anti­
phrase. L’antiphrase ne se contente plus d’une censure qui ne
laisse filtrer que l’expression et refoule l’affection, elle exige
un accord plénier entre le signifiant et le signifié.
*
* *

C’est cette inversion qui inspire toute imagination de la


descente et spécialement le « complexe de Jonas ». Le Jonas
est euphémisation de l'avalage puis antiphrase du contenu
symbolique de l’avalage. Il transfigure le déchirement de la
voracité dentaire en un doux et inoffensif sucking, comme le
Christ ressuscité transformait l’irrévocable et cruel passeur en
bénéfique protecteur d’un voyage d’agrément. Bachelard 4, à
la suite de la psychanalyse freudienne, distingue à juste raison
1 J. Hyppolite, Commentaire parlé sur le « Verneinung » de Freud, in
La Psychanalyse, 1953-55,1, p. 29. — ! Op. cit., p. 31. — * Op. cit., p. 33.
— * Cf. Bachelard, Terre et repos, p. 156.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE *34
le stade originel de l’avalage du stade secondaire du cro-
quage, ce dernier correspondant à une attitude agressive de la
seconde enfance : « La Baleine de Jonas et l’Ogre du Petit
Poucet pourraient servir d’images à ces deux stades... la
victime engloutie par la première image est à peine effrayante
quand on la compare à la seconde... x. » Il y a donc des
coefficients axiologiques différents dans les images dont le
contenu statique peut superficiellement passer pour semblable.
L’avalage ne détériore pas, bien souvent même il valorise ou
sacralise : « L’avalé ne subit pas un malheur véritable, il n’est
pas nécessairement le jouet d’un événement de misère. Il garde
une valeur 2. » L’avalage conserve le héros avalé, comme le
« passage » du christophore sauvegarde les passagers. On peut
déceler cette transmutation des valeurs d’engloutissement
dans les deux thèmes folkloriques, l’un négatif et effrayant, l’au­
tre bon enfant, de l’Ogre et de Gargantua3. L’Ogre des Contes
de Ma Mère l’Oye comme le géant des Grandes Chroniques ont des
traits communs, à la manière dont saint Christophe conserve
le visage cynocéphale de Reprobatus. L’Ogre chez qui frappe
le Petit Poucet « a un mouton entier à la broche pour souper »,
et Gargantua est un goinfre insatiable. Toutes les légendes
gargantuines rapportées par Dontenville insistent sur les capa­
cités d’avalage du géant : il ingurgite des fleuves, des charrettes,
des bateaux et leur équipage. Mais la ressemblance s’arrête là
car toutes les légendes insistent également sur la bonhomie du
bon géant4. Gargantua est un sympathique buveur de « crues »
et de tempêtes et, chose remarquable pour notre propos, il est
lui aussi, comme le saint Christophe chrétien, « patron » de
nombreux gués dont la toponymie entreprend le relevé 5.
Mais il y a plus encore : cette inversion structurée par le
redoublement de la négation est elle-même génératrice d’un
processus de redoublement indéfini des images. Le redouble­
ment de la double négation semble extrapolé par la repré­
sentation et étendu à tout le contenu imaginaire. C’est ainsi
que l’on aboutit aux si fréquents fantasmes de Pavaleur avalé.
Que ce soit d’abord en un simple renversement des rôles dans
lequel c’est l’homme qui cette fois engloutit l’animal, comme

1 Op. cit., p. 157. — * Op. cit., p. 157. — 8 Cf. Dontenville, op. cit.,
p. 120. — 4 Op. cit., p. 51, 57, 59. — 5 Op. cit., p. 61 sq.
LA DESCENTE ET LA COUPE 2 35

le révèle la légendaire faune stomacale où grouillent crapauds,


lézards, poissons, serpents et grenouilles, faune que Bache­
lard 1 dénombre chez Colin de Plancy comme chez Cardan
ou Raspail. A un degré plus poussé, c’est l’avaleur qui est
explicitement avalé. André Bay 2 détecte la formation spon­
tanée de ce mythe chez l’enfant : le lion avale le berger, tombe
dans la mer, est pris au filet, une baleine enfin gobe le bateau
et son chargement. Bachelard, dans un des chapitres les mieux
venus de son livre 3, se plaît à rechercher ce « complexe du
super-Jonas », de « Jonas au cube », aussi bien dans Les
Mémoires d’A. Dumas que chez Barbarin, Louis Pergot ou
V. Hugo. L’iconographie de ce thème est également très riche :
nous nous contenterons d’évoquer l’illustration par Breughel
et par Bosch du proverbe flamand : « Les gros poissons man­
gent les petits. » Nous verrons dans quelques lignes que ce
schéma de Pavalage au cube est fondamental dans le Kalevala
et que son archétype est le poisson. Pour l’instant il nous faut
encore insister sur le sens profond de cette faculté indéfinie
de redoublement des images.
Dontenville 4, après avoir souligné dans le nom de Gargan­
tua la répétition onomatopée de gar, nous montre que le géant
avaleur est à son tour avalé. Assimilé au soleil il s’engloutit à
l’horizon soit derrière les montagnes, soit dans la mer à
l’endroit de l’Occident où les anciens situaient les Iles bien­
heureuses. Il a sa tombe, ses tombes, elles l’absorbent, l’avalent
l’ingurgitent. Le château d’Avalon, consacré au dieu Gargan­
tua, est un lieu où pour reprendre le vieux français « li soleil
avaloit », c’est-à-dire « allait à val ». Et Dontenville 5 fait
cette réflexion capitale : le double sens actif-passif du verbe

1 Cf. Bachelard, Terre et repos, p. 143. — 2 Cf. Bay, op. cit., p. 45,
cité par Bachelard, Repos, p. 133. — 3 Cf. Bachelard, op. cit., p . 135.
— 4 Cf. Dontenville, op. cit., p. 120, 129. — 5 Op. cit., p. 130; cf. Sous-
telle, L a Pensée cosmol. des anciens Mexicains, p. 20. Bel exemple d’un
redoublement et d’une confusion du sens actif-passif en la personne du
dieu Quetzalcoatl qui, après s’être sacrifié sous la forme de Nanauatzin,
se pourchasse et se met à mort sous la forme de Xolotl. Mais c’est
surtout L. Dumont qui, dans les conclusions de son ouvrage consacré
à La Tarasque (p. 223-224), montre bien que dans l’ambivalence béné-
fique-maléfique du rituel des fêtes de la Tarasque viennent se totaliser
le maléfice de la Tarasque légendaire et la bienfaisance de la légendaire
sainte Marthe. C’est là le processus inverse de celui du dédoublement
diaïrétique que met en évidence le combat du héros avec le monstre
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 236

fait que l’objet symbole a deux aspects, un mont Gargan est


absorbant, le dieu Gargan est absorbé, et à son tour devient
un avaleur. De même pour la symbolique chrétienne le Christ
est à la fois le Grand Pêcheur et le poisson. C’est dans le
double sens actif-passif du verbe qu’il faut chercher trace du
mécanisme sémantique qui ordonne aussi bien la double néga­
tion que l’inversion de la valeur. De ce syncrétisme de l’actif
et du passif on peut induire une fois encore que le sens du
verbe importe plus à la représentation que l’attribution de
l’action à tel ou tel sujet. La différenciation grammaticale des
deux modes actif et passif constitue une espèce d’intégration
grammaticale de la dénégation : subir une action est certes
différent de la faire, mais c’est encore en un sens y participer.
Pour l’imaginaire fasciné par le geste indiqué par le verbe,
le sujet et le complément direct peuvent intervertir leurs rôles.
C’est ainsi que l’avaleur devient l’avalé. Au sein de cette
conscience inversante par redoublement, toutes les images qui
d’elles-mêmes se prêtent au redoublement vont être privilé­
giées ; Bachelard1 dénote chez E. Poe des inversions constantes
à propos des métaphores aquatiques : l’eau double, dédouble,
redouble le monde et les êtres. Le reflet est naturellement
facteur de redoublement, le fond du lac devient le ciel, les
poissons en sont les oiseaux. Il y a dans cette perspective une
revalorisation du miroir et du double. De même dans Keyser-
ling, Bachelard2relève des images du « labyrinthe redoublé » :
la terre dévorée chemine à l’intérieur du ver « dans le même
temps où le ver chemine dans la terre ».
Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir le redoublement et
l’inversion utilisés avec constance par la littérature d’imagi­
nation, depuis les confidents et confidentes de la tragédie
classique, jusqu’au coup de théâtre du roman policier dans
lequel s’inversent les rôles de l’assassin sadique et du tran­
quille et insoupçonné honnête homme. Un bel exemple de
(cf. Hubert et Mauss, Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, p. 112 ,
i l } , 115). Ici « la sainte participe dans une certaine mesure au monstre
qu’elle dompte ». Il y a donc bien confusion du sens actif et du sens
passif entre le monstre et le sauroctone bienfaisant; il existe « entre les
deux autres choses qu’une opposition pure et simple, il est de fait que
les services que l’on demande à l’effigie rituelle ne sont pas d’une nature
différente de ceux qu’on peut attendre de la sainte protectrice ».— 1 Cf.
Bachelard, Eaux et rêves, p. 68 sq. — 2 Bachelard, Terre et repos, p. 245.
LA DESCENTE ET LA COUPE 237

redoublement nous est fourni par le roman faulknérien 1 dans


lequel la redondance des prénoms de personnages d’une même
famille crée une étrange confusion et une impression de
pérennité et de fatal recommencement. Mais c’est surtout dans
la littérature romantique qu’inversion et redoublement tien­
nent une place de prédilection2. Steffens 3 fait allusion à ce dis­
cours étouffé qui double « le clair discours que nous nommons
la veille », tandis que Carus 4 insiste sur le thème cher aux
gnostiques comme quoi il y a inversion du point de vue humain
au point de vue divin, et qu’aux yeux de Dieu les valeurs sont
renversées. Novalis 5revient souvent sur cette idée que « toute
descente en soi est en même temps assomption vers la réalité
extérieure », et Tieck8 pense que le sommeil double le monde
de l’apparence d’un univers inversé et plus beau. Si l’on passe au
romantisme français, on s’aperçoit que redoublement et inver­
sion sont un thème constant chez Hugo. Soit d’une manière
explicite comme dans cette réflexion 7 où l’isomorphisme des
images de la descente et de la profondeur est admirablement
senti par le poète : « ... chose inouïe, c’est au-dedans de soi
qu’il faut regarder le dehors. Le profond miroir sombre est au
fond de l’homme. Là est le clair obscur terrible... c’est plus
que l’image, c’est le simulacre, et dans le simulacre il y a du
spectre... En nous penchant sur ce puits... nous y apercevons
à une distance d’abîme, dans un cercle étroit le monde
immense ». Font écho à cette admirable constellation où l’am­
biguïté se mêle à la profondeur, à l’abîme revalorisé, au cercle
et l’inversion, les deux vers du poème Dieu 8 :
« Je volais dans la brume et dans le vent qui pleure
Vers Vabîme d’en haut, obscur comme un tombeau. »
Soit que le poète fasse appel d’une façon implicite au redou­
blement comme dans Les Misérables et L ’Homme qui rit.
Baudouin 9 a signalé ce redoublement des situations chez
1 Cf. W. Faulkner, Le Bruit et la fureur ; Sortons ; l ’invaincue ; Absalom,
Absalom, etc. — * Cf. Bréhier, Hist. phil., II, 3, p. 614, et A. Béguin,
lue rêve che% les romantiques allemands, I, p. 270; cf. Durand, L e Décor
mythique, op. cit., I, chap. x, § 3, Epiméthée ou les frères opposés. — * Stef­
fens, Caricaturen, II, p. 697. — 4 Carus, cité par Béguin, op. cit., I, 264. —
5 Novalis, Schrifften, II, §. 323; cf. III, p. 162. — 6 Cité par Béguin,
op. cit., II, p. 15 1. — 7 V. Hugo, in Contemplation suprême, « Post scrip-
tum de ma vie », p. 236. — 8 V. Hugo, Dieu, in Lég. des siècles. — 8 Cf.
Baudouin, Psych. de V . Hugo, p. 167; cf. également Baudouin Le Triom­
phe du héros, p. 4, 12, 33, 70, 94.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 238

Gavroche — le Jonas orphelin des Misérables réfugié dans le


ventre de pierre de l’Éléphant de la Bastille — qui recueille
et sert de mère aux trois enfants perdus, de même que Gwyn-
plaine l’orphelin adopte Dea trouvée dans la neige. Enfin, dans
son dernier aboutissement, le surréalisme, le romantisme
intensifie encore sa quête du redoublement et de l’inversion :
il n’est besoin pour s’en convaincre que de relire les pages
du Second Manifeste1 dans lequel l’auteur du Poisson soluble
essaye de déterminer ce fameux point de rebroussement, qui
est la source de l’esprit : « ... point de l’esprit d’où la vie et
la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le commu-
nicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être
perçus contradictoirement... » Ainsi toute une littérature
s’efforce d’inverser les valeurs diurnes instaurées par le régime
diaïrétique de la représentation et, par là, réhabilite le double
et les symboles du redoublement.
Ce redoublement que suggère toute descente semble bien
être à la source de tous les fantasmes d’emboîtement.
P. M. Schuhl consacre une étude perspicace2 à ce « thème de
l’emboîtement », dans lequel la dialectique du contenu et du
contenant nous semble être la dialectique de base. On saisit ici
sur le vif le processus d’inversion qui passe par une « relativi­
sation » des termes et qui arrive même à inverser le bon sens et
la logique en faisant « entrer le grand dans le petit ». Schuhl3
collectionne les modèles artificiels et ustensilitaires de cet
emboîtement : œufs de Pâques et tables gigognes, jeux de
miroirs tels que ceux décrits dans Le Cabinet de Cristal de
W. Blake. Mais surtout Schuhl nous montre sur l’exemple de
Pascal et de Malpighi que la découverte du microscope, bien
loin de détruire cette mythologie de l’emboîtement micro­
cosmique à l’infini, ne va faire que l’activer frénétiquement et
servira de catalyseur à ce déchaînement des fantasmes de
« mise en miniature », et cela jusqu’au célèbre postulat de
Laplace, en passant par des pensées peu favorables à la « folle
du logis » telles que celles de Malebranche, Condillac, ou
Kant *. Ce qui nous montre une fois de plus la priorité onto-

1 A. Breton, Second Manifeste, p. 11. — 8 P. M. Schuhl, Le Merveilleux,


p. 68; cf. Bachelard, Form. esprit scient., p. 99-100, et Poétique de l ’espace,
chap. VII, p. 140 sq. — s Schuhl, op. cit., p. 69. — 1 Cf. op. cit., p. 74.
LA D E S C E N T E E T L A C O U P E

logique de l’imagination et de ses structures sur le soi-disant


a priori d’un bon sens rationnel ou utilitaire. D’où l’efflores-
cence de ces théories pseudo-scientifiques de l’emboîtement
des germes, de la préformation, de l’animalculisme, et il faudra,
devant ce débordement « vertigineux1 » de l’imagination
attendre 1759 pour que Wolf fasse admettre la théorie de
l’épigenèse. Ce schème du redoublement par emboîtements
successifs nous conduit directement aux procédés de « gulli-
verisation 2 », procédés où l’on va voir s’opérer le ren­
versement des valeurs solaires symbolisées par la virilité et le
gigantisme. Dans l’iconographie, ce redoublement gulliveri-
sant nous paraît être un des traits caractéristiques des arts gra­
phiques et plastiques de l’Asie et de l’Amérique. Dans un
article capital, Lévi-Strauss 8, après Léonhard Adam et Franz
Boas, remarque que dans les motifs chinois de f ao t'ieh comme
dans telle peinture kwakiutl, non seulement le dédoublement
symétrique joue, mais encore certains détails, contaminés par
l’ensemble, se transforment « illogiquement » et redoublent
l’ensemble tout en le gulliverisant. « Ainsi une patte devient
un bec, un motif d’œil est utilisé pour marquer une articulation,
ou le contraire. » Spécialement sur un bronze chinois repro­
duit dans cet article, Lévi-Strauss montre que les oreilles du
masque t'ao t'ieh forment un second masque gulliverisé,
« chaque œil du deuxième masque peut être interprété comme
appartenant à un petit dragon figuré par chaque oreille du
masque principal ». Ainsi le t'ao t'ieh nous donne un exemple
très net de gulliverisation et d’emboîtement par redoublement
d’un thème.
Le lilliputien et les « poucets » de nos légendes ne sont pas
autre chose que la vulgarisation folklorique d’un thème étemel
que la doctrine paracelsienne de Phomonculus avait largement
diffusé dans les milieux cultivés, homonculus « emboîté » dans
la liqueur spermatique puis emboîté dans l’œuf philosophique
des Alchimistes 4. Cette gulliverisation part toujours d’une fan­

1 Op. cit., p. 73; cf. Bachelard, Terre et rêv. repos, p. 61. — * Cf.
Bachelard, L a Poétique de l ’espace, p. 142. — 3 Lévi-Strauss, Anthropo­
logie structural, p. 271 sq. ; p. 276, fig. 19 ; p. 279, fig. 20. — 4 Cf. Hutin,
l ’ Alchimie, p. 89; cf. Schuhl, op. cit., p. 65. Sur l’homonculus et la « pou­
pée » de Mandragore, cf. A. M. Schmidt, L a Mandragore, p. 53 sq.,
71 sq.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 240

taisie de l’avalage. Bachelard1 cite l’exemple d’un malade qui


fabule et construit toute une rêverie sur l’intérieur du ventre
d’une géante, ventre dont la cavité a plus de dix mètres de
haut. Le nain et la gulliverisation sont donc bien constitutifs
d’un complexe de retournement du géant. D ’autre part cette
rêverie de Pavalage rejoint les fantasmes de l’intériorité protec­
trice, comme cela apparaît chez Dali *. L’isomorphisme de la
grotte, de la coquille, de l’œuf et du Poucet se manifeste dans
l’imagination de l’enfant qui joue sous une table couverte de
draps « à la grotte » ou encore au « Père Patoufet », héros
légendaire de Catalogne, qui était « si petit qu’un jour perdu
dans la campagne il fut avalé par un bœuf qui voulait le pro­
téger ». Dali insiste sur ce jeu d’enfant dans lequel il se met
dans une position fœtale en se « recoquillant », position
qu’adulte il adopte pour trouver un bon sommeil 3. Cette
« mise en miniature » Jung la détecte dans la « Scène des
Mères » du Faust de Gœthe 4, tandis que Bachelard la relève
non seulement chez Swift, mais chez H. Michaux et Max Jacob.
Ce sont ces « rêveries lilliputiennes qui nous donnent tous les
trésors de l’intimité des choses 6 » et qui sont inductrices des
nombreuses légendes de Poucet et Poucette, de Patoufet, de
la Fée aux Miettes et à’Alice au Pajs des Merveilles. S. Comhaire-
Sylvain 6 nous propose un remarquable isomorphisme de
l’avalage et du Gulliver dans la série des contes afro-américano-
indiens qu’elle collationne. Le personnage secourable et
bienfaisant que certains contes assimilent à Dieu, à saint Jean
ou à la Vierge, est dans la plupart des cas le petit frère ou la
petite sœur. Dans le conte haïtien Domangage le petit frère Diana-
coué ouvre le ventre du cheval enchanté et « comme il était
tout petit, il s’y installa avec un pain et une calebasse ».
Le petit frère est quelquefois minimisé à l’extrême : il est souf­
freteux, « galeux » et s’attache à rendre service malgré les rebuf­
fades (Iles Maurice) 7. Dans d’autres leçons du conte, l’enfant
minimisé est remplacé par un petit animal : cancrelat, pou, mou­
che, criquet (Fjort ou Hausa), perroquet (Ashanti), souris (Ile
1 Bachelard, Terre et repos, p. 151 ; cf. Poétique de l ’espace, ch. VII :
« La miniature », p. 140; cf. G. Paris, Le petit Poucet et la Grande Ourse,
1875. — * S. Dali, Ma vie secrète, p. 34 sq. — * Op. cit., p. 37. — * Cf.
Jung, Libido, p. 114 ; cf. Bachelard, Repos, p. 13. — 6 Bachelard, op. cit.,
p. 14; cf. Schuhl, op. cit., p. 62. — ‘ S. Comhaire-Sylvain, op. cit., II,
p. 45. 121» >4i. 143. 147- — 7 Op. cit., p. 158.
LA DESCENTE ET LA COUPE 24I

Maurice), petit chien (Haïti) ; ou bien encore le bienfaisant pou-


cet se réduit à un objet minuscule, une bague ou une épingle
(Samogo, Rép. Dominicaine). De toute façon le processus de
gulliverisation est lié à la bienfaisance et quelquefois à l’em­
boîtement du Jonas.
Ces figurines de l’imagination qui accomplissent l’inversion
requise nous permettant de pénétrer et d’entendre l’envers des
choses sont souvent, comme Jung 1 l’a remarqué, fortement
sexualisées. Le psychanalyste rapproche la légende du Poucet
de celle des Dactyles, faisant ressortir la parenté étymologique
existant entrepats, l’enfant, spécialement l’enfant divin person­
nifiant le phallus de Dionysos, avec peos, poste (sanscrit pasa.
latin petits, moyen allemand visel). Jung d’autre part rapporte
des rêves où les doigts jouent un rôle nettement phallique 2,
Mais il faut remarquer qu’il s’agit de phallus « gulliverisés »,
mis à leur tour en miniature. C’est ce que montre le rôle du
nain Bès dans la mythologie égyptienne, qui sous cette forme
panthée est un Horus ityphallique en miniature 3. Cette gulli­
verisation est donc une minimisation inversante de la puis­
sance virile. Il y a une « puissance du petit4 » qui fait que Vish­
nou lui-même est quelquefois appelé « le nain », tandis que les
Upanishads donnent l’épithète de « haut comme un pouce » à
Purusha, « présence de Dieu en nous 5 ». La puissance alors
a tendance à devenir mystérieuse et quelquefois maligne. Cette
gulliverisation est une espèce d’infantilisation des organes
masculins et dénoterait un point de vue psychanalytiquement
féminin exprimant la peur du membre viril et de l’effraction
du coït. Si bien que ce fantasme minimisateur se projette quel­
quefois sur le symbole de l’oiseau privé d’ailes, matérialisé,
réduit à son pur aspect thériomorphe de petit animal et qui
n’est alors plus très loin des nombreuses et malignes souris qui
peuplent tous les folklores. Tel est bien le sens phallico-mater-
nel que Baudouin 8 donne à son analyse des « deniquoiseaux »
chez V. Hugo; scènes de dénicheurs d’oiseaux qui coïncide­
raient, selon l’analyste, avec les premières rêveries sexuelles
1 Cf. Jung, Libido, p. 118 . — * Op. cit., p. 122. — 8 Cf. Hist. Gén.
R-tiie., I, p. 237. — * Bachelard, Poét. espace, p. 154. — * Çvetâçvatara et
Katha Up., citées par Jung, Libido, p. 114 ; cf. Paraboles évangéliques
du « grain de sénevé », du « grain jeté », etc., Matth., X III, 3 ; X X X I, 3 3.
— * Baudouin, V . Hugo, p. 156; cf. R. Nelli, op. cit., p. 239.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE

du jeune Hugo. Il faut relier cette image de l’oiseau aptère,


encore œuf et toujours nid, à un complexe sexualisé de l’incuba­
tion. Le même schème de gulliverisation existe encore chez
le poète dans les rapports disproportionnés entre la corde
masculine et le puits féminin 1.
Il est intéressant de relever également, dans cette étude des
schèmes de l’inversion gulliverisante, que les différents pou-
cets ou dactyles sont fréquemment associés au symbole freu­
dien du chapeau, du « couvre-chef ». Dioscures et Cabires
portent la coiffure pointue — le pileus — qui se transmet
comme un emblème secret dans certains mystères religieux et
devient la coiffure d’Attis, de Mithra, puis des gnomes, des
lutins et des sept nains de la légende 2. Certains animalculistes
prétendent même avoir vu dans un spermatozoïde un homon­
culus coiffé « à la façon d’un capuchon 3 ». Ce chapeau
coiffant les poucets semble à la fois mettre en évidence un
schème très freudien de pénétration, et constituer un processus
de minimisation du chef, c’est-à-dire, comme nous l’avons vu,4
de la virilité. Car ces formes lilliputiennes, Bès égyptien comme
lutins, fadets, farfadets, gobelins, follets et hannequets de
la mythologie française et germanique, sont des êtres « qu’affec­
tionne surtout le cœur des femmes partagées entre la crainte
et l’espoir 5 ». Le folklore insiste sur le rôle ménager, domes­
tique de tout ce « petit monde » : les nains légendaires font
la cuisine, cultivent le potager, tisonnent le feu, etc... Ces
« figurines réduites, pleines de gentillesse et de mignardise »,
comme l’écrit Schuhl6, malgré les valorisations négatives
qu’essaie de leur donner le christianisme, demeurent dans la
conscience populaire comme de petites divinités malicieuses
certes, mais bienfaisantes. Dontenville 7 s’ingénie pour décou­
vrir les attaches étymologiques de ce petit monde. Il rapproche
Korrigan de Gargan par l’intermédiaire de breton karrek qui
signifie « pierre ». Le Korrigan est un Gargantua inversé, de
même que le lutin serait un « Netun », un Neptune minimisé,
isomorphe phonétiquement, avec luiton, nuiton, et les qualités
t
i---------------------------

\ 1 Cf. Fin de Satan; le Gibet, III; Pitié Suprême, X IV ; cf. Baudouin,


up. cit., p. 159. — * Cf. Jung, Libido, p. 103, 118. — * Cité par Schuhl,
op. cit., p. 7 1. — 4 Cf. supra, p. 158 sq. — 5 Dontenville, op. cit., p. 179.
— 6 Schuhl, op. cit., p. 62. — 7 Cf. op. cit., p. 179.
LA DESCENTE ET LA COUPE 243

nocturnes de ce vocable. Les fadets, les farfadets sont des fées,


miniatures féminisées du monde solaire, tel Auberon « le petit
roi de faierie », beau comme le soleil, portant un cor en ivoire
qui guérit, nourrit et désaltère, ce qui nous renvoie aux arché­
types alimentaires et aux récipients dont nous allons étudier
le symbolisme à la fin du chapitre suivant1. Quant au fameux
Gobelin qui s’apparie dans la rivière avec les couleuvres, c’est
le Kobold germanique, frère des Coboli sarmates et des Cobaloï
grecs, petits nains hilares de la suite du dieu féminoïde
Dionysos 2. La gulliverisation s’intégre donc dans des arché­
types de l’inversion, sous-tendue qu’elle est par le schème
sexuel ou digestif de l’avalage, surdéterminée par les symbo­
lismes du redoublement, de l’emboîtement. Elle est inversion
de la puissance virile, elle confirme le thème psychanalytique
de la régression du sexuel au buccal et au digestif. Mais le
grand archétype qui accompagne ces schèmes du redoublement
et les symboles de gulliverisation, c’est l'archétype du conte­
nant et du contenu.
Le poisson est le symbole du contenant redoublé, du conte­
nant contenu. Il est l’animal gigogne par excellence. On n’a
pas assez remarqué combien le poisson était un animal qui se
pense à toutes les échelles depuis le minuscule vairon jusqu’à
l’énorme « poisson » baleine. Géométriquement parlant la
classe des poissons est celle qui se prête le mieux aux infinies
manipulations d’emboîtement des similitudes. Le poisson est
la confirmation naturelle du schème de l’avaleur avalé. Bache­
lard 3 s’arrête devant la méditation émerveillée de l’enfant qui
pour la première fois assiste à l’avalage du petit poisson par
le gros. Cet émerveillement est proche parent de la curiosité
qui fait rechercher dans l’estomac du poisson les objets les
plus hétéroclites. Les histoires de requins ou de truites recélant
dans leur estomac des objets insolites sont si vivaces que les
revues scientifiques ou piscicoles n’échappent jamais tout à fait
à ce merveilleux déglutissant. Et lorsque la géographie fait
obstacle à cette confirmation ichtyologique, c’est le reptile ou
le batracien qui vient prendre la relève 4 : l’avalage de la cou­
1 Cf. op. cit., p. 182; cf. infra, p. 292 sq. — 2 Cf. op. cit., p. 180. — 3 Cf.
Bachelard, Terre et repos, p. 134. — 4 Dans certains mythes se trouve
affirmée au sein du schème de l’avalage, la liaison du reptile et du pois­
son. Lévi-Strauss, après Métraux, relève dans les légendes Toba ou sur
LE RÉGIME NOCTURNE DE L ’iMAGE 244

leuvre, ou mieux celui du boa, est un des grands moments de


la rêverie enfantine, et l’enfant retrouve comme une vieille
connaissance, dans son livre d’histoire naturelle, la gueule du
reptile distendue par un œuf ou une grenouille.
La mythologie et les légendes sont riches de ce symbolisme
déglutissant. Dans le Kalevala il y a un raffinement d’emboîte­
ments successifs des poissons avaleurs : le lavaret est avalé par
le saumon qui à son tour est englouti par le brochet, « le grand
avaleur », au préalable le saumon avait dégluti une boule bleue
qui elle-même renfermait une boule rouge, cette dernière
recélait « la belle étincelle », cette étincelle s’échappe, puis
est rattrapée par un forgeron qui l’enferme dans un coffre taillé
dans une souche. A son tour, en un véritable délire claustro-
phiüque, ce coffre est mis dans un chaudron de cuivre qui
enfin est enfermé dans l’écorce d’un bouleau. Dans cette remar­
quable suite d’avalages on dénote l’isomorphisme étroit des
contenants de tous ordres, tant inertes qu’animaux. Le poisson
est ici le symbole général des autres contenants, n’est-il pas
également l’avalé primordial par l’eau qui l’entoure 1 et dont
nous étudierons le symbolisme abyssal dans quelques para­
graphes ? Toutefois la surdétermination de l’avalage peut glis­
ser — comme dans le Kalevala — vers une rythmisation cycli­
que de l’avalage et nous renvoyer aux archétypes cycliques pro­
prement dits. On pourrait trouver une trace de ce glissement
dans l’étymologie indo-européenne que souligne Jung 2 : le
sanscrit val, valati signifie à la fois couvrir, envelopper, encer­
cler, mais également s’enrouler : valli c’est la plante qui s’en­
roule, d’où le volutus latin, qui suggère aussi bien l’image du ser­
pent enroulé, que celle signifiant membrane, œuf, vulve. Certes
les symboles sont habiles, nous avons eu maintes fois l’occasion

les poteries péruviennes le thème du serpent Lik rempli de poissons. Ce


serpent pouvant être remplacé, suivant le cas, par un poisson géant,
X'Orca gladiator, ou chez les Iroquois par une « Mère des bisons )) à la
crinière lourde de poissons. Lévi-Strauss met en relief l’ isomorphisme
de la chevelure, de la rivière, de l’abondance, de la féminité et des pois­
sons tel que l’on peut le déceler sur certaines fresques Maya et dans
certains mythes du Sud-Est des U.S.A. qui nous montrent le héros
multipliant les poissons en lâvant sa chevelure dans la rivière. Cf. Lévi-
Strauss, Le Serpent au corps rempli de poissons, in Anthropologie structurale,
p. 295 sq. — 1 Cf. Bachelard, Terre et repos, p. 136. — ! Jung, Libido,
p. 236; cf. vêlu indo-germanique.
LA DESCENTE ET LA COUPE 245
de le remarquer, mais il nous semble que dans le cas de l’avalage,
la surdétermination, en plus d’un jeu de répétitions pouvant
facilement donner des éléments rythmiques, contribue surtout
à renforcer les qualités euphémiques de l’avalage, et en parti­
culier cette propriété de conserver indéfiniment et miraculeuse­
ment intact l’avalé. C’est par là que l’avalage se distingue du
croquage négatif. Le symbolisme du poisson semble porter l’ac­
cent sur le caractère involutif et intimiste de l’avalage, alors que
le serpent se prête davantage au symbolisme du cycle. Le pois­
son est presque toujours significatif d’une réhabilitation des
instincts primordiaux. C’est cette réhabilitation qu’indiquent
les figures ou une moitié de poisson vient compléter la moitié
d’un autre animal ou d’un être humain. La déesse lune, dans de
nombreuses mythologies, a souvent une queue de poisson1.
Dans la légende sacrée d’Isis le complexe pêcheur-poisson joue
grand rôle : il est le petit enfant qui, assistant à l’union d’Isis
et du cadavre d’Osiris, tombe évanoui et meurt lui-même dans
la barque sacrée ; c’est encore, dans la même légende, le poisson
oxyrinque qui avale le quatorzième morceau, le phallus, du
corps d’Osiris 2. De nouveau, ventre sexuel et ventre digestif
sont ici en symbiose. Un hymne médiéval, rappelant l’appela-
tion gnostique du Christ ichtus 3, dit de celui-ci qu’il est « le pe­
tit poisson que la Vierge prit dans la fontaine », liant ainsi le
thème du poisson à celui de la féminité maternelle 4. Mais le
thème inversé pêcheur-poisson est également important dans
la tradition orthodoxe, où les jeux de mots l’annoncent dès
VÉvangile 5. Une miniature de YHortus deliciarum 6 repré­
sente le christ péchant un monstre marin à l’aide d’une ligne
eschée par la croix. La mythologie babylonienne insiste encore
davantage sur le caractère primordial du symbole ichtyolo-
gique 7. Ea ou Oannès, troisième personne de la trinité baby­
lonienne, est le type même du dieu-poisson, c’est lui qui porte
1 Cf. Harding, op. cit., p. 62. —- 8 Cf. op. cit., p. 187. — 3 Cité par Har­
ding, op. cit., p. 62; cf. Jung, Libido, p. 413. Ce dernier rappelle que le
surnom « Ichtus » était donné à Attis. — 4 Cf. Jung (Libido, p. 241)
rapproche l’étymologie grecque de delphis, le dauphin, et de delphus,
l’utérus, et rappelle que le trépied delphique, delphinis, reposait sur trois
pieds en forme de dauphins. — 5 Matth., IV , 19 ; cf. Coran, Sourate, 18.
* — Reproduite pl. X V , in Davy, op. cit., p. 176. — 7 Cf. Contenau,
Déluge babylonien, p. 44-47; cf. sur Oannès : Jung, Libido, p. 189; cf.
Harding, op. cit., p. 175-177.
LE RÉGIME NOCTURN DE L’iMAGE 246

secours à Ishtar la graide déesse, elle-même sirène à queue de


poisson habitant les eux originelles et sous cette forme ichtyo-
morphe appelée Deriéto. Ea-Oannès est l’océan primordial,
l’abyssus d’où sont issues toutes choses. En Égypte lui corres­
pond le dieu Noun, « seigneur des poissons 1 », l’élément
aquatique primordial De même on assiste à la transformation
de Vishnou en un petit poisson Matsya qui sauve du déluge
Vaivasvata, le Noé védique. Varuna aussi est quelquefois repré­
senté chevauchant w poisson. Enfin Jung 2 insiste sur la
figure de Mélusine dont l’iconographie ichtyomorphe se
retrouve dans l’Inde aussi bien que chez les Indiens de
l’Amérique du Nord Pour le psychanalyste, cette Mélusine
serait le symbole ambivalent du subconscient, ce que confirme
une analyse onirique faite par Harding 3 considérant le revête­
ment écailleux des personnages de certains rêves comme signe
d’un envahissement de la personne par les forces nocturnes de
l’inconscient. Pour l’instant laissons de côté les prolongements
mélusiniens, féminins et aquatiques, du symbolisme ichtyo­
morphe, et ne retenons de celui-ci que son extraordinaire puis­
sance d’emboîtement.Sans oublier que ce pouvoir de redouble­
ment, par la confusion du sens passif et actif qu’il implique
est, comme la double négation, puissance d’inversion du sens
diurne des images. C’est cette inversion que nous allons voir
à l’œuvre, métamorphosant les grands archétypes de la peur
et les transformant, comme de l’intérieur, par intégration pru­
dente des valeurs bénéfiques. _
Auparavant nous 'Voudrions ramasser toutes les images qui
viennent consteller autour du symbolisme du poisson grâce à
l’étude minutieuse qu’a faite Griaule du rôle d’un poisson
sénégalais, le silure Clarias senegalensis, dans les mythes de la
fécondité et de la procréation d’une part, de l’autre grâce à
l’isomorphisme ichtyologique que Soustelle met en évidence
dans la mythologie de l’ancien Mexique 4. L’africaniste remar­
que que le poisson, et généralement le poisson de petite espèce,
1 Cf. H .G .R ., I, p. 210. Selon Fabre d’ Olivet la lettre noun signifie
petit poisson et petit enfant; cf. Langue hébraïque, p. 34. — * Cf. Jung,
Paracelsica, p. 159-161. — » Harding, op. cit., p. 125. — * Cf. Griaule,
Rôle du silure « Clarias senegalensis » dans la procréation au Soudan français,
in Deutsch. Akad. der Wissens. zu Berlin Instit. fu r Orientforschung, n° 26,
1955, p. 299 sq., et J. Soustelle, L a Pensée cosmol. des anciens Mexicains,
p. 63.
LA DESCENTE ET LA COUPE 247

est assimilé à la graine par excellence, celle de la Digitaria. Chez


les Dogons c’est le silure qui est considéré comme un fœtus :
« La matrice de la femme est comme une seconde mare dans
laquelle est mis le poisson », et durant les derniers mois de la
grossesse l’enfant « nage » dans le corps de sa mère 1. D ’où un
rituel de nutrition du fœtus par les poissons consommés par la
mère. La fécondation est également le fait du silure qui se « met
en boule » dans l’utérus de la mère, la « pêche de silure » étant
comparée à l’acte sexuel, le mari appâtant avec son sexe. Le
silure sera donc associé à tout rituel de la fécondité, de la
naissance comme de la renaissance funéraire : le mort est
habillé de vêtements (bonnet, bâillon de bouche) qui symbo­
lisent le poisson originel2. Également, comme dans le mythe
indien cité plus h aut3, un curieux isomorphisme relie le silure
et la chevelure à travers un contexte mélusinien : les femmes
Dogon utilisaient autrefois les « clavicules » du silure comme
démêloirs et les piquaient dans leurs cheveux, la femme tout
entière étant assimilée à un poisson, dont les ouïes seraient les
oreilles ornées, les yeux les perles rouges ornant les ailes du
nez, les barbillons symbolisés par le labret fixé à la lèvre
inférieure 4. Chez les anciens Mexicains Soustelle met de son
côté en évidence un très remarquable isomorphisme polarisé
autour du symbole du poisson. Le poisson est en relation avec
l’Ouest, à la fois pays des morts, « porte du mystère », mais
aussi « Chalchimichuacan », « le lieu des poissons de pierre
précieuse », c’est-à-dire pays de la fécondité sous toutes ses
formes, « côté des femmes » par excellence, des déesses mères
et des divinités du maïs. A Michuacan, le pays des poissons, se
trouve Tamoanchan, le jardin irrigué où demeure Xochiquet-
zal, la déesse des fleurs et de l’amour.
* **
C’est d’abord à un renversement des valeurs ténébreuses
attribuées à la nuit par le Régime Diurne que nous assistons.
Chez les Grecs, les Scandinaves, les Australiens, les Tupi, les
Araucaniens d’Amérique du Sud, la nuit est euphémisée par
1 Op cit., p. 302-305. — 2 Op. cit., p. 308. — 3 Cf. supra, p. 243,
note 4. — 4 Op. cit., p. 302.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 248

l’épithète « divine 1 ». La Nyx hellénique, comme laNott Scan­


dinave, devient la « Tranquille », la S tille Nacht, la « Sainte »,
le lieu du grand repos. Chez les Égyptiens, le ciel nocturne,
assimilé au ciel d’en bas, la Dat ou Douât, manifeste explicite­
ment le processus d’inversion : ce monde nocturne étant l’exacte
image renversée, comme en un miroir, de notre monde :
« Les gens y marchent la tête en bas et les pieds en haut2. » Ce
processus est encore plus net chez les Toungouse et les
Koriak pour lesquels la nuit est le jour même du pays des
morts, tout étant inversé dans ce royaume nocturne. « Le
monde des morts, écrit Lewitzky 3, est en quelque sorte la
contrepartie du monde des vivants », ce qui est supprimé sur
terre réapparaît dans le monde des morts, « ... mais la valeur
des choses y est inversée : ce qui était vieux, abîmé, pauvre,
mort sur la terre, y devient neuf, solide, riche, vivant... ». La
chaîne isomorphe est donc continue qui va de la revalorisation
de la nuit à celle de la mort et de son empire. L’espoir des
hommes attend de l’euphémisation du nocturne une sorte de
rétribution temporelle des fautes et des mérites. Cette euphé-
misation, ce changement de régime d’imagination est sensible
dans l’évolution de l’eschatologie égyptienne : alors que dans
les doctrines héliopolitaines le royaume des morts est un séjour
infernal et redouté, peu à peu l’on voit ce royaume devenir le
simple doublet inversé du séjour terrestre, Ègypte idéale où
régnait primordialement Osiris 4.
Chez saint Jean de la Croix, dans la si célèbre métaphore de
la « nuit obscure », on suit avec netteté l’oscillation de la
valeur négative à la valeur positive accordée au symbolisme
nocturne. Comme l’a indiqué E. Underhill5, la « nuit
obscure » a deux sens contradictoires et fondamentaux chez le
poète du Cantique spirituel. Tantôt elle n’est le signe que des
ténèbres du cœur et du désespoir de l’âme abandonnée, thème
sur lequel sainte Thérèse surenchérit, disant que l’âme est alors
soumise aux fers et que ses yeux sont recouverts d’une taie
épaisse. C’est cet aspect que saint Jean chante dans le poème :
« Je sais bien, moi, la fontaine... » où il exprime que c’est

1 Cf. Krappe, op. cit., p. 159. — * H .G .R ., I, p. 2 11. — 3 A. Lewitzky,


art. in H .G .R ., I, p. 158. — * Cf. in H .G .R ., I, p. 307 sq., art. G. Des-
roches-Noblecourt. — 5 Cf. E. Underhill, Mysticism, p. 25, 32.
LA DESCENTE ET LA COUPE 249

« malgré la nuit » que l’âme se désaltère à la fontaine eucha­


ristique 1. Tantôt, et c’est le sens principal que donne le
célèhre poème Par une nuit obscure, la nuit devient au contraire
le lieu privilégié de l’incompréhensible communion, elle est
jubilation dionysiaque, laissant pressentir Novalis et les Hymnes
à la nuit. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer au passage
combien Jean de la Croix, comme sainte Thérèse, sont des
zélateurs, en plein xvie siècle, d’une mystique de la nature qui
n’a rien à envier à celle du Vicaire savoyard ou de René.
D ’autre part, les poèmes de saint Jean sont un bel exemple de
l’isomorphisme des images du Régime Nocturne : la nuit est
reliée à la descente par l’échelle secrète, au déguisement, à
l’union amoureuse, à la chevelure, aux fleurs, à la fon­
taine, etc... 2.
Ce sont en effet les préromantiques et les romantiques qui
ont exprimé inlassablement cette revalorisation des valeurs
nocturnes. Goethe, Hôlderlin, Jean Paul notent le bien-être
qu’apporte la « Sainte pénombre 3 ». Tieck retrouve l’intui­
tion de la grande inversion nocturne lorsqu’il fait dire aux
fées de La Coupe d’or 4 : « Notre royaume s’anime et fleurit
lorsque la nuit s’étend sur les mortels, votre jour est notre
nuit. » Pour Hugo lui-même, si sensible aux valeurs diaïré-
tiques, pour une fois 5 la damnation n’est pas nocturne, mais
au contraire c’est l’insomnie qui punit Satan et le condamne
à « voir toujours fuir ainsi qu’une île inabordable, le sommeil
et le rêve, obscurs paradis bleus ». C’est chez Novalis que
l’euphémisme des images nocturnes est saisi avec le plus de
profondeur. La nuit s’oppose d’abord au jour qu’elle minimise
puisqu’il n’en est que le prologue, puis la nuit est valorisée,
« ineffable et mystérieuse », parce qu’elle est la source intime
de la réminiscence. Car Novalis 6 saisit bien, comme les
psychanalystes les plus modernes, que la nuit est symbole de
l’inconscient et permet aux souvenirs perdus de « remonter
au cœur » pareils aux brouillards du soir. La nuit introduit

1 Cf. Milner, Poésie et vie mystique, p. 185. — * Cf. Poème Nuit obscure,
20, 7°, 8°, io° strophes; cf. M. Florissone, Esthétique et mystique d’après
Ste Thérèse d’A vila et St Jean de la Croix. — * Cf. Béguin, op. cit., II,
p. 33. — * Cf. Béguin, op. cit., II, p. 33. — 5 V. Hugo, Fin de Satan. —
8 Cf. Novalis, Hymnes à la Nuit, trad. A. Béguin, p. 160-178; et Schijften,
4 7
ï , P- J -é ; H , p . '575 sq.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 250

également une douce nécrophilie entraînant une valorisation


positive du deuil et du tombeau. La nuit est la bien-aimée
morte « Sophie » : « Avec un joyeux effroi, je vois se pencher
vers moi un grave visage... que me semble pauvre la lumière!
Plus célestes que les étoiles qui scintillent nous paraissent les
yeux qu’ouvre en nous la nuit... » Et ce profond aveu quant au
rôle exorcisant de la nuit par rapport au temps : « Le temps
de la lumière est mesuré, mais le règne de la nuit ne connaît
ni le temps ni l’espace... » Béguin 1 remarque que dans le
troisième Hymne, la nuit devient pour Novalis ce qu’elle est
pour Eckhart ou saint Jean : le royaume même de la substance,
de l’intimité de l’Etre. Comme Novalis le chante dans le dernier
Hymne, la nuit est le lieu où constellent le sommeil, le retour
au foyer maternel, la descente à la féminité divinisée : « Descen­
dons vers la douce fiancée, vers Jésus le bien-aimé, courage!
Le crépuscule descend pour qui aime et qui pleure. Un rêve
brise nos liens et nous porte dans le sein de notre père. » Nous
voyons donc, tant dans les cultures où se développe le culte
des morts et des cadavres, que chez les mystiques et les poètes,
se réhabiliter la nuit et la constellation nyctomorphe tout
entière. Tandis que les schèmes ascensionnels avaient pour
atmosphère la lumière, les schèmes de la descente intime se
colorent de l’épaisseur nocturne.
Alors que les couleurs, dans le régime diurne de l’image, se
réduisent à quelques rares blancheurs azurées et dorées 2,
préférant au chatoiement de la palette la nette dialectique du
clair-obscur; sous le régime nocturne toute la richesse du
prisme et des gemmes va se déployer. Dans la cure de réali­
sation symbolique et de thérapeutique par des images antithé­
tiques que la doctoresse Séchehaye 3 fait suivre à la jeune
schizophrène, c’est par une « mise dans le vert » et une
piqûre de morphine que le médecin parvient à faire déserter
par la patiente le terrible « Pays de l’Éclairement ». Le « vert »
joue isomorphiquement un rôle thérapeutique parce qu’assimilé

1 Béguin, L e Rêve che% les romantiques, II, p. 125. — ! Cf. supra, p. 164.
Soustelle remarque l’importance des couleurs chez tous les peuples qui
ont une représentation synthétique du monde, c’est-à-dire organisée
comme des points cardinaux autour d’un centre (Chinois, Pueblos,
Aztèques, Mayas, etc.). Cf. La pensée cosmologique, p. 68 sq. — * Séchehaye,
op. cit., p. i i o - i i i .
LA DESCENTE ET LA COUPE 251

au calme, au repos, à la profondeur maternelle. Thérapeutique


renforcée par le fait que l’analyste prend soin d’obscurcir les
fenêtres de la chambre où repose la patiente 1.
Des classiques aux romantiques, la palette fantastique s’en­
richit considérablement. Chez Jean Paul, chantre de la nuit et
du rêve, Béguin 2 signale l’extraordinaire diversité'des colo­
rations : joyaux, perles, couchants splendides, arcs-en-ciel noirs
ou colorés, air pailleté d’aigrettes multicolores abondent chez
l’auteur de Rêve d’un rêve. Le poète se voit entouré « d’une
prairie d’un vert sombre, de forêts d’un rouge ardent et de
diaphanes montagnes toutes parcourues de veines d’or, der­
rière les monts de cristal flamboyait une aurore où se suspen­
daient les perles des arcs-en-ciel ». Pour Tieck 3, « toutes les
choses se fondent dans l’or et la pourpre la plus suave » et il se
complaît en un palais de féerie « fait d’or, de pierres précieuses,
de mouvants arcs-en-ciel... ». Et il ajoute : « les couleurs sont
magiques... quelle chose merveilleuse que de se plonger dans
la contemplation d’une couleur considérée comme simple cou­
leur... ». Les rêveries de la descente nocturne appellent tout
naturellement l’imagerie colorée des teintures. La teinture,
comme Bachelard 4 le remarque à propos de l’alchimie, est
une qualité intime, substantielle. La « Pierre » est douée d’une
infinie puissance de teintage et toute l’alchimie se double d’une
palette symbolique passant du noir au blanc, du blanc au citrin,
du citrin au rouge triom phant6. La Pierre philosophale,
symbole de l’intimité des substances, a toutes les couleurs,
« entendez : toutes les puissances 6 ». L’opération alchimique
n’est pas qu’une transmutation objective, c’est subjectivement
un émerveillement qui se manifeste dans tout son apparat. Le
mercure est revêtu d’une « belle tunique rouge »; les couleurs
sont des « fonds de substance » dont on tient compte même
dans la manipulation chimique la plus utilitaire : pour donner
naissance au rouge de l’explosion, la poudre à canon elle-même
1 Sur le caractère « centripète » de la couleur verte, cf. L. Rousseau,
op. cit., p. 30 sq. — 2 Cf. Béguin, op. cit., II, p. 46-47. — 3 Tieck, La
Coupe d’or, cité par Béguin; op. cit., II, p. 152. — 4 Bachelard, Repos,
p. 34. — 6 Sur la « nigredo », « albedo », « citrinatas » et « rubedo », cf.
Eliade, Forgerons et Alchimistes, p. 167, et J. Evola, La Tradi^ione erme-
tica, p. 156 sq. Cf. surtout Basile Valentin, Révélation des Mystères des
teintures des Sept métaux, édition E. Savorel. — * Bachelard, op. cit.,
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 2J2

doit se soumettre à la palette alchimique. C’est parce qu’issu


du blanc salpêtre, du jaune soufre et du noir carbone que le
rouge du feu est rendu possible 1. Bachelard montre que la
fameuse opposition entre Goethe et Newton sur le terrain de
l’optique vient précisément du jeu différent des régimes de
l’image chez les deux penseurs. Goethe, comme Schopenhauer,
fidèle à la tradition chimique, considère la couleur comme
une teinture inscrite dans la substance, constitutive du « centre
de la matière 2 ». Le rêve devant la palette ou devant l’encrier
est un rêve de substance, et Bachelard 3 note des rêveries dans
lesquelles les substances communes : vin, pain, lait, se trans­
forment directement en couleurs. On conçoit que l’analyse
spectrale des couleurs et son prolongement esthétique, « le
mélange optique », cher aux impressionnistes, aient constitué
pour certaines imaginations romantiques le scandale des scan­
dales. Non seulement le newtonisme et ses dérivés esthétiques
attentaient à Péminente dignité de la lumière, mais encore
s’attaquaient à la couleur locale, à la couleur comme absolu
symbolique de la substance.
L’eau elle-même, dont l’intention première semble être de
laver, s’inverse sous la poussée des constellations nocturnes de
l’imagination : elle devient véhicule par excellence de la tein­
ture. Telle est l’eau profonde que Bachelard à la suite de
M. Bonaparte étudie à travers les métaphores d’E. Poe *. En
même temps que l’eau perd de sa limpidité, elle « s’épaissit »,
elle offre à l’œil « toutes les variétés de la pourpre, comme des
chatoiements et des reflets de soie changeante ». Elle est consti­
tuée de veines de couleurs différentes, comme un marbre ; elle
se matérialise à un point tel qu’on peut la disséquer avec la
pointe d’un couteau 5. Et les couleurs qu’elle affectionne sont
le vert et le violet, « couleurs d’abîme », essence même de la
nuit et des ténèbres, chères à Poe comme à Lermontov ou à
Gogol, monnayage symbolique de la noirceur 6 adopté par la
liturgie. Cette eau épaisse, colorée et que hante le sang, est liée
chez le poète américain au souvenir de la mère disparue. Cette

1 Op. cit., p. 46-47. — 8 Op. cit., p. 35 ; cf. Gray, Gatbe the Alchimist,
et A. Von Bernus, Alchimie und Heilkunst, p. 165 sq. — 3 Op. cit., p. 38.
— * Bachelard, E au, p. 82. — 6 Op. cit., p. 83. — * Cf. Bachelard, Terre
volonté, p. 400; Sur le violet, cf. Rousseau, op. cit., p. 171.
LA DESCENTE ET LA COUPE 253

eau, géographique, qui ne se pense qu’en vastes étendues océa-


nes, cette eau quasi organique à force d’être épaisse, à mi-che­
min entre l’horreur et l’amour qu’elle inspire, est le type même
de la substance d’une imagination nocturne. Mais là aussi l’eu­
phémisme laisse transparaître la féminité.
Il est assez surprenant de constater à ce propos que M. Bona­
parte dans son auto-analyse n’ait pas induit l’archétype de la
mère à partir de la vision si tenace et si capitale « du grand
oiseau couleur de l’arc-en-ciel » qui hante son enfance
orpheline l. Cet oiseau, si peu volatile, aux couleurs irisées et
merveilleuses, n’est en effet assimilé à la mère que par le détour
de l’anamnèse individuelle, par l’intermédiaire d’une opale
offerte réellement par une amie à la mère de l’analyste. Alors
qu’il ne semble pas besoin de faire appel à une incidence
biographique : la multicoloration étant liée directement dans
les constellations nocturnes à l’engramme de la féminité mater­
nelle, à la valorisation positive de la femme, de la nature, du
centre, de la fécondité 2. Peut-être faut-il voir dans cette
lacune, chez une analyste aussi perspicace que M. Bonaparte,
la supériorité des conceptions jungiennes sur celles de Freud.
Ces dernières se bornent trop à l’image individuelle, aux acci­
dents de la biographie, alors que l’archétypologie prend en
considération des structures imaginaires qui, par-delà l’onto­
genèse, intéressent et « résonnent » dans l’espèce tout entière.
Pour l’archétypologie la « jouissance 3 » qu’apporte à la jeune
fille la vision de l’animal coloré — « le plus radieux souvenir
de mon enfance », insiste-t-elle — renforcée dans son cas parti­
culier, comme dans celui d’E. Poe, par l’isomorphisme du sang
et l’incident hémoptysique est un symbole direct du culte et
de la vénération pour la mère défunte. La couleur, comme la
nuit, nous renvoie donc toujours à une sorte de féminité
substantielle. Une fois de plus tradition romantique ou alchi­
mique et analyse psychologique convergent pour mettre en
évidence une structure archétypale, et rejoignent l’immémo­
riale tradition religieuse.
Ce chatoiement de la substance profonde se retrouve en effet
1 M. Bonaparte, Psych. et Anthrop., p. 90. — 1 Cf. Soustelle, op. cit.,
p. 69 : « Quant au centre, il n’a pas de couleur particulière. Synthèse et
rencontre, il peut être multicolore, comme se le figurent aussi les
Pueblo... » — 3 Op. cit., p. 96.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 254
dans les légendes indoues, égyptiennes ou aztèques. C’est le
voile d’Isis, le voile de Mâyâ, qui symbolise l’inépuisable maté­
rialité de la nature que les différentes écoles philosophiques
valorisent positivement ou négativement, c’est la robe de Chal-
chiuhtlicue, déesse de l’eau, parèdre du Grand Dieu Tlaloc 1.
Jung compare Mâyâ à notre Mélusine occidentale 2; Mâyâ-
Mélusine qui, valorisée par une imagination diume, serait la
« Çakti trompeuse et séductrice », mais qui pour le Régime
Nocturne des fantasmes est le symbole de l’inépuisable multi­
plicité dont la variété des nuances colorées est le reflet3.
L’image du somptueux vêtement de la déesse mère est d’ail­
leurs fort ancienne. Przyluski4 la signale dans 1’Avesta et sur
certains sceaux babyloniens. C’est, dans ce dernier cas, le Kau-
nakès, manteau qui symbolise la puissance féconde'de la déesse,
symbole de la végétation et de la nature. Le Kaunakès était fait
d’une étoffe d’un grand prix, chaude, « dont la laine tombait
en longues mèches frisées et appartenait au même groupe de
tissus que les tapis », fabriquée dans des ateliers « où l’on
associait les plus belles teintures aux laines les plus fines
d’orient5 ». De même la Fortune, doublet étrusque de la
Grande Déesse, est revêtue d’un manteau coloré que plagient
les rois romains engage de prospérité. Enfin le Kaunakès est un
parent du Zaimph, le miraculeux manteau de Tanit, le prototype
de tous les miraculeux voiles de la Vierge-Mère 6. Dans tous
ces cas l’archétype de la couleur apparaît comme étroitement
associé à la technologie du tissage, dont nous retrouverons éga­
lement l’euphémisation à propos du rouet qui valorise positi­
vement la fileuse. Constatons pour l’instant que la couleur
apparaît dans sa diversité et sa richesse, comme l’image des
richesses substantielles, et dans ses nuances infinies comme
promesse d’inépuisables ressources.
L’euphémisme que constituent les couleurs nocturnes par
1 Cf. Harding, op. cit., p. 193, et H .G .R ., I, p. 186. Cf. Soustelle,
op. cit., p . 50. Chalchiuhtlicue, « celle qui a une jupe de pierre verte »,
est à la fois verte comme la forêt et l’eau, mais aussi verte comme le sang
des victimes sacrifiées (Chalchiuatl). — * Jung, Paracelsica, p. 136 sq. —
3 Sur le rôle joué par les couleurs cardinales dans les religions agraires,
cf. H .G .R ., I, p. 187. — 4 Cf. Przyluski, L a Grande déesse, p. 53-54;
cf. Soustelle, op. cit., p. 50. — 5 Cf. Przyluski, op. cit., p. 55. — * Cf.
op. cit., p. 57; cf. sur le thème psychanalytique du manteau dans Y Odyssée,
Baudouin, Le Triomphe du héros, p. 42-43.
LA DESCENTE ET LA COUPE *55
rapport aux ténèbres, la mélodie semble le constituer par rap­
port au bruit. De même que la couleur est une espèce de nuit
dissoute et la teinture une substance en solution, on peut dire
que la mélodie, que la suavité musicale si chère aux romanti­
ques est le doublet euphémisant de la durée existentielle. La
musique mélodieuse joue le même rôle enstatique que la nuit.
Pour le romantique, bien avant les expériences mescaliniques
de Rimbaud, les couleurs et les sons se répondent. Et nous ne
pouvons moins faire que de citer, après Béguin, la traduction
de ce passage des Phantasien über die Kunst de Tieck 1 : « La
musique opère ce miracle de toucher en nous le noyau le
plus secret, le point d’enracinement de tous les souvenirs et
d’en faire pour un instant le centre du monde féerique, com­
parable à des semences ensorcelées, les sons prennent racine
en nous avec une rapidité magique... en un clin d’œil nous
percevons le murmure d’un bocage semé de fleurs merveil­
leuses... » Tandis que Novalis précise encore le lien isomorphe
entre la musique et le retour substantiel : « ... dans le feuil­
lage des arbres, notre enfance et un passé encore plus reculé
se mettent à danser une ronde joyeuse... Les couleurs mêlent
leur scintillement. » Enfin le poète atteint une enstase qui
n’est pas sans parenté avec l’intuition mystique ou bergso-
nienne : «... nous nous sentons fondre de plaisir jusqu’au tré-
fond de l’être, nous transformer, nous dissoudre en quel­
que chose pour quoi nous n’avons ni nom, ni pensée... 2. »
Tandis que la pensée solaire nomme, la mélodie nocturne
se contente de pénétrer et de dissoudre; c’est ce que Tieck
ne cesse de répéter : « L’amour pense en tendres sonorités,
car les pensées sont bien trop lointaines. » Ces rêveries
sur la « fusion » mélodique que l’on retrouve chez Jean
Paul comme chez Brentano 3 ne sont pas sans parenté avec
la traditionnelle conception chinoise 4 de la musique. Cette
dernière est considérée comme union des contraires, en parti­
culier, du ciel et de la terre, et sans entrer dès maintenant dans
les considérations arithmologiques et rythmologiques 6, on
peut dire que chez les anciens Chinois comme chez les poètes
romantiques la sonorité musicale est ressentie comme fusion,
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 256

communion du macrocosme et du microcosme. Le symbolisme


de la mélodie est donc, comme celui des couleurs, le thème
d’une régression vers les aspirations les plus primitives de la
psyché mais aussi le moyen d’exorciser et de réhabiliter par
une sorte d’euphémisation constante la substance même du
temps.
** *
Ces fusions mélodiques, ces confusions colorées et ces ensta-
ses nocturnes ne doivent cependant pas nous faire perdre de
vue le grand schème d’avalage, de déglutition qui les inspire,
grand schème qui tire constamment les symboles coloriformes,
mélodiques et nocturnes vers un archétype de la féminité, vers
une radicale antiphrase de la femme fatale et funeste. Nous
allons voir comment le schème de l’avalage, de la régression
nocturne projette en quelque sorte la grande image maternelle
par le moyen-terme de la substance, de la materia primordiale
tantôt marine, tantôt tellurique.
La primordiale et suprême avaleuse est bien la mer comme
l’emboîtement ichtyomorphe nous le laissait pressentir. C’est
l’abyssus féminisé et maternel qui pour de nombreuses cultures
est l’archétype de la descente et du retour aux sources origi­
nelles du bonheur. Aux cultes des grandes divinités ichtyo-
morphes que nous avons incidemment signalés 1, ajoutons le
culte chilien et péruvien de la baleine « Mama-cocha », c’est-
à-dire « Maman-mer », la plus puissante des divinités que l’on
retrouve sous la forme de « Mama-quilla », déesse des femmes
mariées, chez les anciens Inca, grande déessè lune, sœur et
épouse du soleil qui plus tardivement sera assimilée à « Pacha-
mama », la terre-mère 2. Chez les Bambara, Faro, le grand
dieu du Niger, a souvent forme féminine, son corps porte deux
nageoires aux oreilles et se termine par une queue de pois­
son 3. Dans la tradition indoue il y a fréquente assimilation
de la Grande Mère à un fleuve : le Gangâ céleste, réservoir de
toutes les eaux terrestres. Dans la tradition avestique Ardvî
signifie aussi bien « Le Fleuve » que « la Dame ». En Perse

1 Cf. supra, p. 245. — * Cf. H .G .R ., I, p. 201, et Leïa, op. ci/., p. 84;


cf. Don Talayesya, op. cit., p. 425, la prière à la « Dame de l’Océan de
l’Est ». * — Dieterlen, op. cit., p. 41.
LA DESCENTE ET LA COUPE *57
Ardvîsûra ou Anahita est la « Source de l’eau de vie », tandis
que les Védas surnomment les eaux mâtritamah, « les plus
maternelles ». Cette assimilation reparaît en Occident puisque
le fleuve Don tiendrait son nom de la déesse Tanaïs. Don et
Danubius sont, d’après Przyluski1, des déformations scytiques
et celtiques d’un très ancien nom de la déesse-mère analogue
à Tanaïs. Przyluski rattache à cette constellation étymologique
la légende des Danaïdes, légende à la fois aquatique et agraire,
qui au sein de l’euphémisation rappelle l’aspect négatif et
redoutable de la féminité aquatique : les Danaïdes massacrent
leurs époux et sont, par certains aspects, voisines des sorcières
des eaux que combat l’imagination diurne. Enfin est-il besoin
de rappeler que dans de nombreuses mythologies la naissance
est comme instaurée par l’élément aquatique : c’est près d’une
rivière que naît Mithra, c’est dans une rivière que renaît Moïse,
c’est dans le Jourdain que renaît le Christ, né une première
fois de la pêgê, sempiterne fons amoris. Le prophète n’écrit-il
pas des juifs qu’ils « proviennent de la source de Juda 2 »?
Przyluski8 réduit les noms sémitiques de la grande déesse,
Astarté syrienne, Athar arabe, Ishtar babylonienne, Tanit car­
thaginoise à une forme « Tanaïs » étroitement liée à « Nanaï »
qui serait un ancien nom de l’eau et du fleuve déformé plus tard
en « Nana » pour ressembler à un lallname. Il y aurait donc une
profonde attraction du lallname nana-mama sur le nom propre
de la déesse. Léia 4 donne une solution légèrement différente
à cette assimilation linguistique de la mère et de l’eau : le gly-
phe représentatif de l’eau, ligne ondulée ou brisée, serait uni­
versel et la prononciation « m » serait universellement attachée
à ce glyphe, d’où la fréquence de l’onomatopée « nana »,
« mama », liée au nom de la Grande Déesse aquatique : Mâyâ
ou Mâhal est la mère mythique du Bouddha, et la déesse égyp­
tienne Marica « l’eau mère », « le ventre de la nature », éternel­
lement vierge et éternellement fécond, n’est pas sans évoquer
la Myriam judéo-chrétienne B. Poussant encore plus pro­
fondément l’analyse étymologique, Przyluski 6 montre que
les deux types de nom de la Grande Déesse, Artémis-Ardvî

1 Cf. Przyluski, Grande Déesse, p. 26-27. — * Cf. Jung, Libido, p. 208 ;


cf. Isaïe, X LV III, 1. — 8 Przyluski, op. cit., p. 36-37 sq. -— 4 Cf. Léïa,
Contes, p. 84. — * Op. cit., p. 148. — 6 Cf. Przyluski, op. cit., p. 39-41.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 258

d’une part et Tanaï-Danaï de l’autre, se résolvent en une


réalité commune préaryenne et présémitique, déesse personni­
fiant à la fois la terre féconde et les eaux fertilisantes, « Terre
mère et Vénus marine », Thétis « mère des vingt-cinq fleuves
et des quarante océanides » se rattachant étymologiquement
à la racine « Thê » qui signifie sucer, têter. Jung1 est également
frappé par cette pression sémantique du grand archétype
sur la sémiologie du langage : il souligne la parenté latine
entre mater et materia, ainsi que l’étymologie de la ulê grec­
que qui primitivement signifie « bois », mais plus profondé­
ment renvoie à la racine indo-germanique sû que l’on
retrouverait dans uô « mouiller, faire pleuvoir » (uetos, la
pluie). En iranien suth signifierait à la fois « jus, fruit et
naissance », sutus en latin veut dire grossesse. En babylonien
le terme pû signifie à la fois source de rivière et vagin, tandis
que nagbu, source, est apparenté à l’hébreu negeba, femelle 2.
Enfin si l’on fait appel à l’étymologie des noms occidentaux 3
des déesses-mères, on retrouve dans « Mélusine » comme dans
la « Mermaid » anglaise ou la « Merewin » des Niebelungen,
que la féminité et la linguistique de l’eau ne font qu’un dans la
dénomination de la « Marfaye » primordiale. Nous voyons
donc que quels que soient la filiation et le système étymolo­
gique que l’on choisisse, on retrouve toujours les vocables de
l’eau apparentés aux noms de la mère ou de ses fonctions et au
vocable de la Grande Déesse.
Dans la tradition occidentale moderne, qu’illustre la doctrine
alchimique, c’est la mère Lousine habitante des eaux qui est le
nom propre de l’aquaster des alchimistes *. Ce dernier est le
principe de la « materia cruda, confusa, grossa, crassa, densa ».
Principe de l’âme vitale qui, de toutes les conceptions de
Paracelse, serait celle « qui se rapproche le plus de la notion
d’inconscient6 ». L’image de la Mère Lousine serait donc une
projection de l’inconscient abysmal, indifférencié et originel,
teinté, dans la doctrine jungienne par la féminité propre à
l’anima masculine. Cet aquaster mélusinien ne serait rien d’au­
tre, dans le Grand-Œuvre, que le mercure des alchimistes sou-
1 Cf. Jung, Libido, p. 208, 226. — 8 Cf. Eliade, Forgerons et alchimistes,
p. 42. — * Cf. Dontenville, op. cit., p. 198. — 4 Cf. Jung, Paracelsica,
p. 95 ; cf. article Eau, in Dictionnaire Mytbo-hermétique de Dom A. J. Per-
néty. — 5 Jung, op. cit., p. 130.
LA D ESC E N T E E T LA COUPE

vent représenté sous les traits du vieillard Hermès, « liaison de


l’archétype de l’anima et du sage antique ». Selon Basile Valen-
tin 1, ce mercure est « l’œuf de la nature », la mère de « tous
les être engendrés par la brume ténébreuse ». Le mercure aurait
la double signification de vif argent, c’est-à-dire de métal, et
d’âme cosmique. « L’œuvre alchimique consistait principa­
lement à séparer la prima materia, c’est-à-dire le chaos, en un
principe actif, l’âme, et un principe passif, le corps, puis à les
unir à nouveau sous la figure de personnages par la conjunctio
des Noces Chymiques... de cette alliance naissait le Fi/ius sapien-
tiae ou philosophorum, c’est-à-dire le mercure transmué... 2. »
Certes Jung nous semble confondre sous le même vocable
d’Hermès, et le vieillard symbole de l’inconscient aveugle s,
et l’anima féminoïde, et l’Hermès accompli, Trismégiste, fils
de sagesse dont nous reparlerons par ailleurs 4; ici nous ne
retiendrons de l’intéressante étude de l’archétypologue que
l’aspect féminoïde du mercure protoplaste, véritable eau métal­
lique et primordiale. De plus, l’œuvre alchimique a pour
essentielle mission de revaloriser ce qui est dévalué, de faire
passer, par un véritable rebroussement, le mercure de son
aspect aquaster à son aspectyliaster. La sublimation alchimique,
parachevant une complète philosophie du cycle accède donc
à une symbolique ascensionnelle qui, dépassant les prémisses
involutives auxquelles nous nous attardons en ces chapitres,
fait de l’alchimie une symbolique complète, fonctionnant sur
les deux régimes de l’image 5.
Revenons donc à l’aquaster mélusinien. En tant que fée des
eaux il est étroitement apparenté à Morgane « née de la
mer », contrepartie occidentale d’Aphrodite, « elle-même en
rapport étroit avec l’Astarté pré-asiatique 8 ». Comme les
César se réclameront de la Mère vénusienne, de nombreuses
familles françaises prétendent descendre de la mère Lousine,
tels les Sassenage, les Luzignan, les comtes de Toulouse et les

1 Cité par Jung, op. cit., p. 108; cf. Basile Valentin, Les Douane clefs
de la philosophie, p. 22-26, 37, 49; cf. Paracelse, Schriffttn, p. 127, 169, 314.
Sur Paracelse, cf. R. Allendy, Paracelse, le médecin maudit. — 2 Jung
op. cit., p. 63. — 2 Cf. supra, p. 101. — 4 Cf. infra, p. 347. — 5 Cf. J . V.
Andreae, Les Noces chymiques, p. 42-64, 89, 120, etc.; cf. L. Figuier,
L ’Alchimie et les alchimistes., — • Jung op. cit., p. 167.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 260

Plantagenêt -1 Ce personnage primordial, que le christianisme


médiéval s’appuyant sur le Régime Diurne et les idéaux de la
transcendance essayera de valoriser négativement, réapparaît
dans de nombreuses légendes minimisé, dévalué ou simplement
ridiculisé, portant des « pattes d’oie », Mère l’Oye ou Reine
Pédauque, ex-matronae devenues « martines ». Mais l’Eglise
n’arrivera jamais à discréditer complètement les « bonnes
dames » des fontaines, les fées. Lourdes et les sources innom­
brables consacrées à la Vierge Mère témoignent de cette résis­
tance fantastique aux pressions du dogme et de l’histoire. Les
vocables que l’orthodoxie attribue à Marie sont d’ailleurs bien
proches de ceux attribués jadis à la Grande Déesse lunaire et
marine 2. La liturgie l’appelle « lune spirituelle », « étoile
de la mer », « reine de l’océan » et Barrow 3 raconte la
stupéfaction des jésuites qui évangélisèrent la Chine lorsqu’ils
s’aperçurent que ces vocables étaient ceux-là mêmes que les
Chinois appliquaient à Shing-Moo la Stella maris chinoise.
D ’autres 4 ont souligné le parallélisme étonnant qui existe
entre l’épouse royale Mâyâ, la mère du Bouddha et la Vierge
Mère du catholicisme. Enfin, dans notre folklore lui-même, la
« serpente » Mélusine et les guivres, wivres, voivres, ses proches
parentes, ne jouent pas obligatoirement un rôle néfaste. Don-
tenville 5, reprenant les textes de Jean d’Arras et de Coul-
drette, a montré la valorisation positive de la Mère Lousine,
femme de Raimondain, mariée très catholiquement. Si l’his­
toire de ce couple finit assez mal, Mélusine n’en demeure pas
moins un gage de prospérité et de fécondité. La toponymie
nous a conservé d’ailleurs de nombreux Lusigny, Lésigné,
Lézignan, Lésigney, séquelle d’une ferveur mélusinienne jadis
très répandue. Cette réhabilitation de l’éternel féminin entraîne
tout naturellement une réhabilitation des attributs féminisés
secondaires : les Mélusines sont à longue chevelure, le Faro
bambara porte des cheveux lisses et noirs « comme du crin de
cheval 6 », et le culte de Vénus, non seulement est lié sous
le règne d’Ancus Martius à celui de la courtisane Larentalia
1. Cf. Dontenville op. cit p. 185. — s Cf. Briffaut, The Mothers, III,
p. 184. — 3 Cité par Harding, op. cit., p. 107. — 4 Cf. Burnouf, Vase
sacré p. 105 sq., 117 . — 5 Dontenville op. cit., p. 192; sur la femme-
poisson, gage de richesses, cf. Leenhardt, Documents néo-calédoniens,
p. 470. — * Dieterlen, op. cit., p. 41.
LA DESCENTE ET LA COUPE 261

et au flamine de Quirinus, mais encore se voit attribué la pro­


tection de la chevelure des dames 1.
Si l’on étudie, toutefois, dans toute son ampleur le culte
de la Grande Mère et sa référence philosophique à la materia
prima, on s’aperçoit qu’il oscille entre un symbolisme aqua­
tique et un symbolisme tellurique. Si la Vierge est Stella maris,
elle est aussi appelée en un vieil hymne 2 du xne siècle
« terra non arabilis quae fructum parturit. » Piganiol3remarque
que si le culte de Vénus est lié à Rome à la gens Cornelia
fidèle au rite de l’inhumation, cette valence tellurique est
en continuité avec la valence aquatique, puisque les déesses
de la terre sont en Italie protectrices des matelots : « Fortuna
tient un gouvernail et Vénus, comme Aphrodite, protège les
p o rts4. » Piganiol donne une explication historique et
technologique à cette curieuse ambivalence. Les Méditerra­
néens refoulés vers la mer par les Indo-Européens seraient
devenus, d’agriculteurs qu’ils étaient primitivement, pirates et
marins. Ou encore, on peut supposer que sur les rivages italiens
les Pélasges ont répandu des cultes chtoniens qui ont fusionné
avec les cultes indigènes des déesses marines. Il est en outre
remarquable que ce culte des déesses agricoles et maritimes
se retrouve sur les côtes d’Espagne et même sur le littoral
atlantique de la Gaule 6. Pour un autre historien des reli­
gions 6 il existerait une différence subtile entre la maternité
des eaux et celle de la terre. Les eaux se trouveraient « au
commencement et à la fin des événements cosmiques », alors
que la terre serait « à l’origine et à la fin de toute vie ».
« Les eaux précèdent toute création et toute forme, la terre
produit des formes vivantes. » Les eaux seraient donc les mères
du monde, tandis que la terre serait la mère des vivants et des
hommes. Pour nous, sans nous arrêter aux explications histo-
rico-technologiques ou à la subtile distinction d’Eliade, nous
nous contenterons de souligner l’isomorphisme complet des
symboles et de l’iconographie de la Mère suprême où se
confondent vertus aquatiques et qualités terrestres. Ce n’est en
1 Cf. Dumézil, Indo-Europ., p. 158; sur le rôle important attribué
à la chevelure et au peignage dans l’érotique des Muria, cf. Verrier
Elwin, op. cit., p. 204-205 et 320-321. — 2 Cité par Eliade, Traité, p. 226
8 Cf. Piganiol, op. cit., p. i io - m . — ‘ Op. cit., p. 112 . — 5 Cf. Piganiol,
op. cit., p. 113 . — * Cf. Eliade, Traité, p. 222.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L ’iMAGE 2 62

effet que plus tardivement dans la conscience imageante que la


« materia » primitive, dont tout le symbolisme est axé sur la
profondeur chtonienne ou abyssale du giron, se transforme en
la Grande Déesse cyclique du drame agricole, que Déméter se
substitue à Gê *.
Primitivement la terre, comme l’eau, est la primordiale
matière du mystère, celle que l’on pénètre, que l’on creuse et
qui se différencie simplement par une résistance plus grande à
la pénétration 2. Eliade cite de nombreuses pratiques tellu-
riques qui ne sont pas directement agricoles, dans lesquelles la
terre est considérée simplement comme environnant général 3.
Certaines de ces pratiques sont même franchement anti-agri-
coles : Dravidiens et Altaïques considèrent que c’est un grand
péché d’arracher les herbes et de risquer ainsi de « blesser
la mère ». Cette croyance en la divine maternité de la terre
est certainement une des plus anciennes, en tout cas une fois
qu’elle est consolidée par les mythes agraires elle est une des
plus stables4. La pratique de l’accouchement sur le sol
répandue en Chine, au Caucase, chez les Maori, en Afrique,
aux Indes, au Brésil, au Paraguay, comme chez les anciens Grecs
et Romains, permet d’affirmer l’universalité de la croyance en
la maternité de la terre 5. Le couple divin ciel-terre est
d’ailleurs un leitmotiv de la mythologie universelle. Eliade
énumère durant une page entière les légendes relatives au
couple divin, glanées de l’Oural aux Montagnes Rocheuses 8.
Dans tous ces mythes la terre joue un rôle passif, même s’il est
primordial. Elle est le ventre « maternel dont sont issus les
hommes » comme l’expriment les Arméniens 7. De même les
croyances alchimiques et minéralogiques universelles affirment
que la terre est la mère des pierres précieuses, le giron où le
cristal mûrit en diamant. Eliade 8 montre que cette croyance
est partagée par le chamane Cherokee et les indigènes du
Transvaal comme par Pline, Cardan, Bacon ou Rosnel.

1 Cf. Eliade, Traité, p. 2 11. — * Cf. Eliade, Forgerons, p. 42. En égyp­


tien b i signifie à la fois utérus et galerie de mine. — * Cf. Eliade, Traité,
p. 217. — 4 Cf. l’important ouvrage de Dietrich, M utter E rde, ein
Versucb über Volksreligion. — 5 Cf. Eliade, Traité, p. 218. — 6 CfN
Eliade, Traité, p. 213. — 7 Op. cit., p. 215. — 8 Eliade, Forgerons,
p. 46, 48, 49; cf. Bachelard, Form ation de l ’esprit scientifique, p.247.
LA DESCENTE ET LA COUPE 26}

L’alchimie ne serait d’ailleurs qu’une accélération technique,


dans l’Athanor, de cette lente gestation. De nombreux peuples
localisent la gestation des enfants dans les grottes, dans les
fentes de rocher aussi bien que dans les sources. La terre,
comme l’onde, est prise au sens de contenant général. Le senti­
ment patriotique (on devrait dire matriotique) ne serait que
l’intuition subjective de cet isomorphisme matriarcal et tellu­
rique. La patrie est presque toujours représentée sous les traits
féminisés : Athéna, Rome, Germania, Marianne ou Albion.
De nombreux mots désignant la terre ont des étymologies qui
s’expliquent par l’intuition spatiale du contenant : « lieu »,
« large », « province », ou par des impressions sensorielles
primaires, « ferme », « ce qui reste », « noir » qui confirment
les liaisons isomorphes que nous sommes en train d’étudier x.
Cette passivité primordiale incite à ces rêveries « du repos »
que Bachelard a si bien su détecter dans l’imagination telluri­
que des écrivains. Henri de Régnier s, lorsqu’il écrit que la
femme « est la fleur éclose à l’entrée des vies souterraines et
périlleuses... fissures vers l’au-delà par où s’engouffrent les
âmes », retrouve l’intuition primordiale de La Bible, du Coran
comme des lois de Manou et du Véda pour qui le sillon fertile
et la vulve féminine ne font qu’un 3. De même Baudouin
découvre chez Hugo comme chez Verhaeren cette unité de la
constellation qui relie la mère, la terre et la nuit. Le culte de
la nature chez Hugo et les romantiques ne serait pas autre
chose qu’une projection d’un complexe du retour à la mère.
En effet cette mère primordiale, cette grande matérialité
enveloppante à laquelle se réfère la méditation alchimique 4
et les esquisses de rationalisation légendaires du folklore popu­
laire et des mythologies, se voit confirmer comme archétype
par la poésie. Déjà le romantisme français 5 marque une nette
propension au mythe de la femme rédemptrice dont Eloa cons­
titue le type. C’est le rôle que joue l’Antigone de Ballanche,
la Rachel d’Edgar Qüinet, c’est le mythe que reprend avec

1 Cf. Eliade, Traité, p. 2 11, 216. •— * Cité par Bachelard, Repos,


p. 207. — * Cf. Eliade, Traité, p. 227. — 4 Cf. Eliade, Forgerons et alchi­
mistes, p. 128 : l’alchimie chinoise rejoignant certaines pratiques du
Yoga tantrique recommande de « puiser l’essence dans la femelle mys­
térieuse, la vallée d’où le monde est sorti ». — 5 Cf. Cellier, L ’Epopée
romantique, p. 55-62.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 264

éclat La Chute d'un ange 1, c’est la vaste épopée « religieuse


et humanitaire » que l’abbé Constant (alias Eliphas Lévi) voue
à la mère de Dieu tandis que les pages de Lacordaire consa­
crées à Marie-Madeleine font pendant à Aurélia. Mais nul
mieux que le romantisme allemand n’a eu l’intuition delà fémi­
nité bienfaisante. Tous les écrivains d’Outre-Rhin du début du
xixe siècle se classent, comme le disait Jean-Paul de Moritz
et de Novalis, parmi les « génies féminins 2 ». Tous naissent
sous le signe faustien de Marguerite. L’isomorphisme de
presque tous les symboles que nous étudions dans ces chapitres
se retrouve dans les principaux écrits de Moritz — spéciale­
ment dans son roman Anton Reiser — de Brentano, de Novalis
dans son célèbre Heinrich Von Ofterdingen et dans le Rünenberg
de Tieck 3. Pour Moritz l’image de la mère est reliée à
l’événement de la mort de la sœur et le tout constitue le thème
du refuge que manifeste le rêve et l’inconscient : « Petite île
fortunée sur une mer orageuse, heureux celui qui peut
sommeiller en sécurité dans son sein...4. » Chez Brentano
l’archétype de la Vierge Mère est curieusement lié à l’étang et
aux ténèbres ainsi qu’au tombeau de l’héroïne Violette. Dans
une lettre à Sophie 6 l’isomorphisme est encore renforcé par
le thème de la bien-aimée disparue et par le souvenir personnel
de la propre mère du poète. Brentano révélé que le culte de
la Vierge est magiquement lié à son propre prénom de Clemens
et au souvenir de sa mère.
Mais c’est chez Novalis et chez Tieck que l’isomorphisme
nocturne présente le plus d’intensité et de cohérence. Dès le
début d'Heinrich Von Ofterdingen 6 le poète rêve qu’il pénètre
en une étroite gorge débouchant sur une prairie à flanc de
montagne où s’entrebâille une grotte « où jaillit un jet d’eau
lumineux comme de l’or en fusion ». Les parois de la grotte
sont revêtues « de ce liquide lumineux ». Le poète trempe sa
main dans le bassin et humecte ses lèvres. Il est soudain pris
d’un irrésistible désir de se baigner, se dévêt et descend dans
1 Dans cette longue épopée nous voyons apparaître le thème de la
chevelure féminine; cf. Cellier, op. cit., p. 1 7 8 , et Baudouin, L e Triomphe
du héros, p. 1 8 2 . Sur les images de la mère aquatique chez Michelet,
Quinet, Balzac et Renan, cf. Bachelard, E au , p. 1 7 8 . — * Cité par Béguin,
op. cit., I , p. 46. — 3 Cf. Béguin, op. cit., I , p. 2 9 - 3 0 . — 4 Cité par Béguin,
op. cit., II, p. 2 2 9 . — 5 Cité par Béguin, op. cit., II, p. 2 3 2 . — • Cf. Nova­
lis, Schrijften, vol. I, p. 1 0 1 - 1 0 3 .
LA DESCENTE ET LA COUPE 265

la vasque. Alors il a l’impression d’être enveloppé d’une


« brume rougie par le couchant », chaque onde « de l’adorable
élément se pressait contre lui comme une gorge amoureuse ».
Le flot semble constitué par le corps de « charmantes filles
dissoutes en lui ». Ivre de délices, le poète nage voluptueuse­
ment entre les étroites parois de la caverne et s’endort dans
la béatitude. C’est alors qu’il fait un rêve où une mystérieuse
fleur bleue se métamorphose en femme et qui se conclut par
une vision de la mère. Plus loin 1 la « mère-fleur-bleue »
deviendra Mathilde, la fiancée, retrouvée encore une fois en
rêve, au fond du fleuve « sous la voûte du courant bleu ». En
analysant ce passage il est impossible de ne pas être saisi par
l’isotopisme de l'eau, de la nuit, du creux, des couleurs, de
la tiédeur et de la fém inité2. Toutes ces images gravitent en
une sorte de dynamique assez incestueuse autour du schème
de la pénétration vivante; l’archétype de l’onde maternelle
étant inséparable des schèmes de l’avalage sexuel ou digestif.
Chez Tieck on décèle un texte très voisin de ce début du
roman novalisien dans le Rimenberg3. Là aussi l’isomor-
phisme est très accentué et résume cette constellation qui
inverse, en les euphémisant, les valeurs féminines. Les symbo­
les de la grotte, de la fente de rocher, des couleurs, de la cheve­
lure, de la musique sont liés à celui de la femme qui se dévêt.
Mais nous sommes obligé de citer le passage tout entier, tant
chaque mot importe à la constitution de Pisomorphisme que
nous étudions : «... elle
\ Mongue ôta de sa tête
• déroula • une étoffe dorée, et une
chevelure noire la richesse de ses boucles plus
bas que ses hanches, puis elle défit son corsage... nue enfin elle
se mit à marcher dans la salle, sa lourde et mouvante cheve­
lure formait autour d’elle une sombre mer ondoyante... au bout
d’un instant elle tira, d’un bahut précieux et doré, une plaque
toute scintillante de joyaux incrustés, rubis, diamants et. autres
pierres... lueurs chatoyantes bleues et vertes... dans le sein du
jeune homme s’était ouvert un abîme de formes et d’harmonies,
de nostalgie et de volupté, des mélodies mélancoliques et
joyeuses passaient en son âme, qui était remuée jusqu’en ses
profondeurs... ». On ne peut souhaiter un plus complet isomor­

1 Novalis, op. cit., I, p. 1 8 1 - 1 8 3 . — * Cf. Bachelard, Eau, p. 172. —


s Tieck, Rünetiberg, trad. Béguin, II, p. 69-112.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 266

phisme, et Tieck nous fait bien sentir l’ambiguïté des valeurs


que recèlent les symboles féminoïdes qui, malgré la séduction
qui s’en dégage, conservent toujours un arrière-goût de péché.
Toutefois, malgré cette hésitation morale héritée du Régime
Diurne, toutes les images de la terre et de l’eau contribuent à
façonner une ambiance de volupté et de bonheur qui constitue
une réhabilitation de la féminité.
Éternel féminin et sentiment de la nature vont de pair en
littérature. Il n’y a pas de peine à le démontrer dans l’œuvre
d’E. Poe où « l’eau superlative 1 », véritable aquaster poé­
tique, nous renvoie à l’obsession de la mère mourante. Certes
l’imagination de Poe, nous l’avons déjà d it2, est profondé­
ment morbide, choquée par la mort de la mère, cependant à
travers la lugubre et morose délectation aquatique on devine
le grand thème réconfortant de l’eau maternelle. Si bien que
l’analyste 3 de l’œuvre du poète américain peut insister, à juste
raison, sur la vertu euphémisante de la rêverie aquatique : « La
mer est... cette créature abri, cette créature nourrice... l’élément
berçant. » Et cela explique les images novalisiennes comme les
« nacelles » lamartiniennes. Le poète du Lac écrit dans ses
Confidences : « L’eau nous porte, l’eau nous berce, l’eau nous
endort, l’eau nous rend notre mère... 4. » Tant il est vrai que
l’imagination aquatique arrive toujours à exorciser ses terreurs
et à transformer toute amertume héraklitéenne en berceuse et
en repos.
Mais c’est chez les surréalistes, ces romantiques exacerbés,
que le monde de l’eau est aussi « à bien des égards l’objet d’un
espoir fondamental5 ». Très finement Alquié note que cette
eau poétique n’est point liée à la purification, « elle l’est plutôt
à la fluidité du désir, et oppose au monde d’une matière solide
dont les objets se peuvent construire en machines, un monde
parent de notre enfance où ne régnent point les contraignantes
lois de la raison 6 ». Le philosophe du surréalisme dénombre
les multiples métaphores aquatiques qui peuplent l’œuvre

1 Bachelard, E au , p. 64. — * Cf. supra, p. 104. — 3 M. Bonaparte,


E . Poe, p. 367. — 4 Lamartine, Confidences, p. 5 1; cité par Bachelard,
E au , p. 178; Sur le thème du lac et de la nacelle chez Stendhal, cf.
Durand, L e Décor mythique, II, 3. — s Alquié, Philo, du surréalisme, p. 104.
« Le surréalisme fils de la frénésie et de l’ombre », écrit Aragon (L e
Paysan de P aris, p. 40). — ‘ Alquié, op. cit., p. 105.
LA DESCENTE ET LA COUPE 267

d’André Breton : fontaines, nacelles, rivières, navires, pluie,


larmes, miroir de l’eau, cascades, toute l’imagerie des eaux
est réhabilitée par le poète, soumise à l’archétype suprême, au
symbole de la femme1. Car la femme « prend dans la table
des valeurs surréalistes, la place de Dieu » et les textes « où
s’exprime cette adoration ravie sont innombrables 2 », et de
citer un long épisode du Paysan de Paris où Aragon redécouvre
la ferveur novalisienne, la femme étant avant tout la lumière
nocturne, et où se retrouve également l’expression même de
Novalis à propos du bain de féminité : « Femme sans limites,
dont je suis entièrement baigné... »; l’immensité féminine étant
accompagnée du normal et isomorphe phénomène de gullive-
risation si cher à Baudelaire : « Montagnes, vous ne serez
jamais que le lointain de cette femme... voici que je ne suis
plus qu’une goutte de pluie sur sa peau, la rosée... » Enfin la
poésie surréaliste, creusant l’archétype jusqu’en son fond,
retrouve le grand schème de l’avalage : les fluidités du
modern’style d’un Gaudi ou la fascination de Dali
par le « mou », en opposition au « dur », définissent
cette « beauté comestible », fondement de l’esthétique
dalinienne 3.
Si nous passons, pour terminer, sur le plan de la franche
psychopathologie, nous voyons que la constellation maternelle
colorée et aquatique, orientée par le schème de la descente,
joue le même rôle lénifiant que dans la poésie. Le schizophrène
obsédé par l’éclairement entre dans la voie de la guérison en
même temps que se fait une réalisation symbolique du retour
au ventre maternel, et la poésie de la psychose rejoint alors
celle du romantisme novalisien et du surréalisme en une vision
où se mêlent inextricablement le ventre maternel, la féminité,
l’eau et les couleurs : « ... je me sentis glisser dans une paix
merveilleuse. Tout était vert dans ma chambre. Je me croyais
dans une mare, ce qui équivalait pour moi à être dans le corps
de maman... j’étais au Paradis, dans le sein maternel ». Cette
« mise au vert » étant par ailleurs liée au grand archétype
1 Cf. A. Breton, L e Poisson soluble, p. 77, 83. Breton, en ces pages,
retrouve l’intuition fondamentale du taoïsme. Cf. Lao-Tzeu, Tao-
Tei-King, chap. 8, chap. 78; çf. Cohn, op. cit., p. 16. — 1 Alquié, op. cit.,
p. 117 . — 3 Cf. S. Dali, D e la beauté terrifiante et comestible de l ’archi­
tecture modem’style, in M inotaure, n°s 3-4 (1933).
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 268

de l’aliment primordial que nous étudierons plus ta rd l.


A toutes les époques donc, et dans toutes les cultures, les
hommes ont imaginé une Grande Mère, une femme maternelle
vers laquelle régressent les désirs de l’humanité. La Grande
Mère est sûrement l’entité religieuse et psychologique la plus
universelle, et Przyluski peut écrire : « Aditi est l’origine et la
somme de tous les dieux qui sont en elle. » Astarté, Isis, Dea
Syria, Mâyâ, Marica, Magna Mater, Anaïtis, Aphrodite, Cybèle,
Rhéa, Gê, Déméter, Myriam, Chalchiuhtlicue ou Shing-Moo
sont ses noms innombrables qui tantôt nous renvoient à des
attributs telluriques, tantôt aux épithètes aquatiques, mais tou­
jours sont symboles d’un retour ou d’un regret. Nous pouvons
donc constater pour conclure le parfait isomorphisme, dans
l’inversion des valeurs diurnes, de tous les symboles engendrés
par le schème de la descente. Le croquage s’euphémise en ava-
lage, la chute se freine en descente plus ou moins voluptueuse,
le géant solaire se voit mesquinement réduit au rôle de poucet,
l’oiseau et l’envol sont remplacés par le poisson et l’emboîte­
ment. La menace des ténèbres s’inverse en une nuit bienfai­
sante tandis que couleurs et teintures se substituent à la pure
lumière et que le bruit, domestiqué par Orphée 2 le héros noc­
turne, se mue en mélodie et vient relayer par l’indicible la dis­
tinction de la parole et des mots. Enfin les substances immaté­
rielles et baptismales, l’éther lumineux, sont remplacés dans
cette constellation par les matières qui se creusent. L’élan actif
appelait les sommets, la descente magnifie la pesanteur et
réclame le fouissement ou la plongée dans l’eau et la terre
femelle. La femme — aquatique ou terrestre — nocturne aux
parures multicolores, réhabilite la chair et son cortège de che­
velures, de voiles et de miroirs. Mais l’inversion des valeurs
diurnes, qui étaient valeurs de l’étalement, de la séparation, du
morcellement analytique, entraîne comme corollaire symboli­
que la valorisation des images de la sécurité fermée, de l’inti­
mité. Déjà l’emboîtement ichtyologique et le blottissement
maternel nous faisaient pressentir cette symbolique de l’inti­
mité que nous allons maintenant étudier.
1 Cf. Séchehaye, Journal, p. 82 sq. , cf. infra, p. 275. — * Cf. Grimai,
op. cit., article Orphée ; cf. L. Cellier, Le Romantisme et le mythe d’Orphée,
in Communie, du IX e Congrès de l ’association Internationale des Études
françaises.
II. LES SYMBOLES DE L’INTIMITÉ

Le complexe du retour à la mère vient inverser et sur déter­


miner la valorisation de la mort elle-même et du sépulcre. L’on
pourrait consacrer un vaste ouvrage aux rites d’ensevelissement
et aux rêveries du repos et de l’intimité qui les structurent.
Même les peuplades qui utilisent, par ailleurs, l’incinération
pratiquent l’ensevelissement rituel des enfants. « Terra clau-
ditur infans » écrit Juvénal1, et les lois de Manou interdisent
d’incinérer les enfants. De nombreuses sociétés assimilent le
royaume des morts à celui d’où viennent les enfants, tel le
Chicomoztoc, « lieu des sept grottes » de l’ancien Mexique 2.
« La vie n’est rien d’autre que le détachement des entrailles
de la terre, la mort se réduit à un retour chez soi... le désir si
fréquent d’être enterré dans le sol de la patrie n’est qu’une
forme profane de l’autochtonisme mystique, du besoin de ren­
trer dans sa propre maison » écrit Eliade 3, marquant ainsi
profondément au sein du symbolisme de l’intimité, l’isomor-
phisme du retour, de la mort et de la demeure. Les Védas
comme de nombreuses inscriptions sépulcrales latines confir­
ment cette euphémisation du « tu es poussière 4 ». Corollaire
de ces rituels d’ensevelissement des morts et confirmant la
conception antiphrasique de la mort, il y a l’ensevelissement
thérapeutique des malades. Dans de nombreuses cultures, en
Scandinavie par exemple, le malade ou le mourant est revigoré
par l’ensevelissement ou par le simple passage dans le trou d’un
rocher s. Enfin bien des peuples ensevelissent les morts dans
la posture du blotissement fœtal, marquant ainsi nettement
leur volonté de voir dans la mort une inversion de la terreur
naturellement éprouvée et un symbole du repos primordial.
Cette image d’un rebroussement de la vie et de l’assimilation
de la mort à une seconde enfance se retrouve non seulement
dans l’expression populaire « retomber en enfance », mais nous
avons pu constater qu’elle est conception fréquente chez les
enfants de quatre à sept ans qui réinventent le mythe du
1 Cité par Eliade, Traité, p. 220. — 2 Cf. Soustelle, op. cit., p. 51. —-
3 Eliade, op. cit., p. 222. — 4 Cf. op. cit., p. 221, et A th. Véd., X II, 1-14 ;
X V III, 4-48; Rig Véd., X , 18. — 5 Cf. Eliade, Traité, p. 220. — * Poli­
tique, 270, d-e.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE

'Politique 6 et croient qu’à partir d’un âge avancé les vieillards


redeviennent progressivement enfants x.
C’est cette inversion du sens naturel de la mort qui permet
Pisomorphisme « sépulcre-berceau », isomorphisme qui a pour
moyen-terme le berceau chtonien. La terre devient berceau
magique et bienfaisant parce qu’elle est le lieu du dernier
repos. L’historien des religions 2 n’a pas de peine à relever
chez les peuples les plus primitifs, Australiens, Altaïques
comme chez les Inca civilisés, la pratique courante de coucher
le nourrisson à même la terre. Pratique du berceau tellurique à
laquelle se relient les rituels d’abandon ou d’exposition des
nouveau-nés sur l’élément primordial, eau ou terre. Il semble
que dans tous les folklores cet abandon surdétermine encore la
naissance miraculeuse du héros ou du saint conçu par une
vierge mythique. L’abandon est une sorte de redoublement de
la maternité et comme sa consécration à la Grande Mère élé­
mentaire. Zeus, Poséidon, Dionysos, Attis ont partagé le sort
de Persée, d’ion, d’Atlante, d’Amphion, d’Œdipe comme de
Romulus et Remus, de Waïnamoïnen comme de Massi, le
Moïse m aori3. Quant au Moïse juif, le berceau arche, coffre et
barque à la fois, vient le placer tout naturellment dans cet
emboîtement fantastique où le redoublement ne le cède qu’à
l’obsession du repos conférant l’immortalité. Pour l’analyste
du repos et de ses rêveries 4, ventre maternel, sépulcre comme
sarcophage, sont vivifiés par les mêmes images : celles de l’hi­
bernation des germes et du sommeil de la chrysalide. Il s’agit
bien d’un « Jonas de la mort », et l’emboîtement des tombes
répond à l’emboîtement des germes. Edgar Poe, renforçant
de trois cercueils la protection de la momie déjà enlacée de ban­
delettes, ne fait que retrouver l’intuition rituelle des anciens
Égyptiens qui multipliaient les garanties de repos et d’intimité
de la dépouille mortelle : linceul, bandelettes, masques mor­
tuaires, vases canopes pour les viscères, emboîtement de sar­
cophages anthropoïdes, de chambres et d’appartements funè­
bres. Et que dire des Chinois qui bouchent les sept orifices du

1 Cf. Schuhl, Fabulation platon., p. 98, et Merveilleux, p. 67. — * Eliade,


Traité, p. 219. — s Cf. Eliade, Traité, p. 219; cf. Baudouin, Le Triomphe
du héros, p. 11,4 3 , 1 25• — 4 Cf. Bachelard, La Terre et les rêveries du repos,
p. 179 sq.
LA DESCENTE ET LA COUPE 27I

cadavre 1? La momie comme la chrysalide est à la fois tombe


et berceau des promesses de survie. Notre mot « cimetière »
lui-même nous le signifie par son étymologie, koimétêrion vou­
lant dire chambre nuptiale 2. C’est, semble-t-il, dans la tombe
même que joue l’inversion euphémisante : le rituel mortuaire
est antiphrase de la mort. Toutes ces images « insectoïdes »,
remarque Bachelard, ont une même intention que les structures :
celle de suggérer la sécurité d’un être enfermé, « d’un être
douillettement caché et emmailloté », d’un être « rendu à la
profondeur de son mystère 3 ». Il y a une claustrophilie pro­
fonde à la racine de toute volonté de conserver le cadavre.
Le sépulcre, lieu de l’inhumation, est lié à la constellation
chtonico-lunaire du Régime Nocturne de l’imagination, tandis
que les rituels ouraniens et solaires recommandent l’incinéra­
tion 4. Il y a dans les pratiques de l’inhumation, et même
dans celles de la double inhumation, une intention de conserver
au maximum la dépouille charnelle, un certain respect pour la
chair ou la relique osseuse que ne connaît guère le catharisme
ouranien et le spiritualisme solaire qui, nous l’avons vu, se
contentent du trophée crânien. La différence des rites funé­
raires implique, comme l’a montré Piganiol5, une profonde
différence culturelle. Les Cananéens, par exemple, pratiquaient
un rite d’inhumation chtonien et furent persécutés par les
Israélites nomades, iconoclastes au farouche monothéisme oura­
nien. De même la statuaire égyptienne, la statuaire indienne
et mexicaine ont partie liée avec le complexe de la naissance
et les rites de réinvolution fœtale, alors que la statuaire grecque,
selon Rank 6, poursuit un projet d’émancipation et de redres­
sement des formes significatif d’un effort culturel de dégage­
ment hors de la mère, de la matérialité, de l’aspiration au
repos. Le rite de l’inhumation, pratiqué dans les civilisations
agricoles et spécialement dans le bassin méditerranéen, est lié
à la croyance en une survie larvée, doublement enclose dans
1 Cf. Granet, op. cit., p. 375 sq. ; cf. H .G.H ., I, p. 312-316. — * Cf.
Jung, Libido, p. 208. — 3 Bachelard, op. cit., p. 181. — * Cf. Piganiol,
op. cit., et H .G .R ., I, p. 142, 153. — 5 Op. cit., p. 91. — * Cf. Rank,
Traumat. naiss., p. 176-178. Il est remarquable que la statuaire égyp­
tienne produise la même impression chez V. Hugo; elle est pour le poète
emblème du secret, du masque, de la cachette, le tout doué d’un certain
sentiment d’horreur recherchée; cf. Baudouin, V . Hugo, p. 150; cf.
Malraux, Métam. des Dieux, I, p. 9.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 272

l’immobilité du cadavre et la tranquillité du sépulcre, c’est


pour cela que l’on prend soin du cadavre, qu’on l’entoure
d’aliments et d’offrandes et qu’on l’inhume souvent dans la
maison même des vivants x. L’isomorphisme de ces symboles
du repos et de l’intimité funéraire, est concrétisée par les divi­
nités Lares, divinités familières, incarnation des Mânes, habi­
tant la maison des vivants et exigeant leur part journalière
d’aliments et de soins.
Cette euphémisation du sépulcre et l’assimilation des valeurs
mortuaires au repos et à l’intimité se retrouve dans le folklore
et la poésie. Dans le folklore, l’intimité des chambres secrètes
recèle les belles endormies de nos contes 2. Le modèle exem­
plaire de ces dormeuses cachées est notre Belle au bois dormant.
Dans la version Scandinave des Niebelungen, c’est Brunehilde,
la jeune Walkyrie, qui dort revêtue d’une cuirasse, au fond
d’un solitaire château. Symboles claustromorphes où il est
facile de reconnaître une euphémisation du sépulcre. Quant au
sommeil, il n’est que promesse d’éveil que viendra accomplir
dans le miracle de l’intimité nuptiale Sigur ou le Prince char­
ment. Le même mythe se retrouve chez les frères Grimm, dans
Le Coffret volant d’Andersen aussi bien que dans le conte orien­
tal Histoire du cheval enchanté. Le psychanalyste voyant dans
l’image de ces dormeuses le symbole du souvenir qui sommeille
tapi au fond de l’inconscient retrouve par là un symbolisme
cher à Carus 3. Mais ces légendes de la belle dormeuse ne sont-
elles pas plus simplement le résultat du progrès populaire de
l’euphémisme, survivances de mythes chtoniens qui peu à peu
ont perdu toute allusion funéraire? Pour les poètes, au
contraire, la mort est explicitement valorisée, en même temps,
nous l’avons vu 4, que le crépuscule et la nuit. D ’où la délecta­
tion morbide que l’on trouve souvent dans la poésie, dans la
légère nécrophilie baudelairienne comme dans le culte lamarti-
nien de l’automne, dans le goût romantique pour « l’outre-
tombe », et enfin dans l’attraction qu’exerce la mort et le sui-

1 Cf. Piganiol, op. cit., p. 90. — 8 Cf. Leïa, op. cit., p. 70, 77, 83.
L ’auteur relie intuitivement le thème de la belle endormie au « Sym­
bolisme de l ’eau », titre d’un de ses chapitres. — 8 Cf. Leïa, op. cit., p. 78;
cf. Béguin, op. cit., I, p. 244; cf. le thème de la belle endormie
chez Stendhal, in L e Décor mythique, op. cit., II, 3. — 4 Cf. supra,
p. 249.
LA DESCENTE ET LA COUPE 273

eide sur Goethe, Novalis ou Nodier x. Chez Moritz, que cite


Béguin, on voit nettement la mort s’inverser, devenir le doux
réveil du mauvais rêve que serait la vie ici-bas : « Tant les cho­
ses ici-bas nous restent confuses : il est impossible que
ce soit le vrai état de veille... » Le cloître, le tombeau,
« la tranquillité de la mort », hantent le récit d’Anton Reiser
comme de Hartknopfa. Pour G. H. von Schubert3, la
mort est également une aube et la paix du sépulcre un « bien­
heureux anéantissement », l’âme étant dans la mort et
dans le sommeil « comme dans le sein maternel ». Pour
Novalis, c’est la mort dramatique de sa petite fiancée qui lui
révèle le schème de l’inversion : « La cendre des roses
terrestres est la terre natale des roses célestes, et notre
étoile du soir l’étoile du matin pour les antipodes *. » Enfin
Brentano résume le grand isomorphisme de la mort et de l’in­
timité maternelle lorsqu’il écrit : « Mère, garde au chaud ton
enfant, le monde est trop clair et trop froid, doucement mets-le
sur ton bras, tout près du seuil de ton cœur...6. » Chez les
romantiques français l’on pourrait également déceler de fré­
quents isomorphismes du tombeau, de la bien-aimée et des
bonheurs de l’intimité. Par exemple pour l’Antigone de Bal-
lanche, le tombeau est la demeure nuptiale : « La mort est
donc la suprême initiation à la vie immortelle, écrit Cellier;
c’est pourquoi la mort d’Antigone est douce comme une céré­
monie nuptiale 6. » Dans l’œuvre de Hugo pullulent les images
de sépulcres, de claustration et d’emmurement associées au
thème de l’intimité : dans La Conscience le caveau est refuge,
dans Les Misérables c’est un couvent de femmes cloîtrées qui
sert de lieu d’asile. Toutefois, chez Hugo, le motif du caveau
est valorisé de façon hésitante, car il est à la fois craint et
désiré7. A ce complexe ambigu de la claustration, Baudouin8
relie, chez le grand poète, le thème de l’insularité. L’insularité
serait une espèce de « Jonas » géographique; pour certains
1 Cf. Béguin, op. cit., I, p. 79, 88; II, p. 307. — 2 Cf. op. cit., I, p. 190.
— 3 Cf. op. cit., I, p. 194; cf. Schubert; Geschichte der Seele, p. 7. — 4 No­
valis, Scbrifften, III, p. 189. Dans une lettre à Schiller, Novalis exprime
une soif pour la mort et la décomposition frisant la nécrophilie : cf.
Sam ... W erke., IV , p. 27. — 5 Cité par Béguin, op. cit., I, p. 198. — 6 Cf.
Cellier, op. cit., p. 88-89, 9°> le thème central dans l’œuvre de Sten­
dhal, de L a Prison heureuse, in L e Décor mythique, II, chap. 2. — 7 Cf.
Baudouin, V. Hugo, p. 128 sq. — 8 Baudouin, op. cit., p. 129, 13 1.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 274

psychanalystes c’est cet engramme de l’île qui suffirait à séparer


psychologiquement l’Irlande catholique du « continent »
anglais et protestant. Car l’île c’est 1’ « image mythique de la
femme, de la vierge, de la mère1 ». Hugo serait ontogénétique-
ment marqué par le séjour aux îles : Corse de son enfance, Ile
d’Elbe, enfin île de son exil où le poète, curieusement, semble
volontairement demeurer. Cette vocation de l’exil insulaire ne
serait qu’un « complexe de retraite » synonyme du retour à la
mère 2. D ’où la grande valeur attribuée par le poète des
Châtiments à Sainte-Hélène, l’île de l’exil et de la mort.
Ce goût de la mort, cet engouement romantique pour le sui­
cide, pour les ruines, pour le caveau et l’intimité du sépulcre
rejoint les valorisations positives de la nuit et parachève l’in­
version du Régime Diurne en une véritable et multiple anti­
phrase du destin mortel. On pourrait, en extrapolant les conclu­
sions de la belle étude de M. Bonaparte : Deuil, nécrophilie et
sadisme3, penser qu’il y a continuité entre la nécrophilie mani­
feste d’un Bertrand et d’un Ardisson, la nécrophilie inhibée
ou sublimée d’un E. Poe, telle que M. Bonaparte l’a magistrale­
ment étudiée 4, et les réhabilitations plus ou moins explicites
de la mort, de la nuit et du temps telles que les exprime la
poésie romantique tout entière. Chez tous, malgré quelques
frémissements d’horreur sacrée, héritage du Régime Diurne,
la mort s’euphémise jusqu’à l’antiphrase à travers les ima­
ges innombrables de l’intimité.
*
* *

C’est à une étude systématique des contenants que nous invi­


tent ces deux pôles psychiques, ces deux bornes fatales de la
représentation que sont le sépulcre et le ventre maternel. Jung 8
a jalonné le trajet étymologique qui, dans les langues indo-
européennes, va du creux à la coupe. Kusthos grec signifie la
cavité, le giron, tandis que keuthos veut dire le sein de la terre,
1 Jones, cité par Bastide, in Psych. et social., p. 63 ; cf. Jung, Libido,
p. 207. — 8 Baudouin, op. cit., p. 114 . — 3 M. Bonaparte, Psychart. et
anthrop., p. 113 . — 4 Op. cit., p. 114. M. Bonaparte a montré que presque
toutes les femmes que Poe a effectivement aimées étaient malades,
voire mourantes. La légitime épouse du poète était une enfant de 13 ans,
mentalement retardée, rongée par l’hémoptysie. — 6 Jung, Libido,
p. 353 sq.
LA DESCENTE ET LA COUPE 275

alors que l’arménien Kust et le védique Kostha se traduisent


par « bas-ventre ». A cette racine se joignent kutos, la voûte,
le cintre, kutis, le coffret et finalement kuathos, le gobelet, le
calice. Jung enfin interprète d’une façon audacieuse kurios, le
seigneur, qu’il faudrait entendre comme le trésor arraché à
l’antre. Le creux, comme la psychanalyse l’admet fondamenta­
lement, est avant tout l’organe féminin x. Toute cavité est
sexuellement déterminée, et même le creux de l’oreille n’échappe
pas à cette règle de la représentation 2. Le psychanalyste a
donc parfaitement raison de montrer qu’il y a un trajet continu
du giron à la coupe. Un des premiers jalons de ce trajet séman­
tique est constitué par l’ensemble caverne-maison, habitat autant
que contenant, abri autant que grenier, étroitement lié au
sépulcre maternel, soit que le sépulcre se réduise à une caverne
comme chez les anciens juifs ou à Cro-Magnon, soit qu’il se
bâtisse à la façon d’une demeure, d’une nécropole, comme en
Égypte et au Mexique. Certes, la conscience doit d’abord faire
un effort pour exorciser et invertir les ténèbres, le bruit et les
maléfices qui semblent être les attributs premiers de la caverne.
Et toute image de la caverne est lestée d’une certaine ambiva­
lence. En toute « grotte d’émerveillement » subsiste un peu de
la « caverne d’effroi3 ». Il faut la volonté romantique d’inver­
sion pour arriver à considérer la grotte comme un refuge,
comme le symbole du paradis initial4. Cette volonté d’inversion
du sens usuel de la grotte serait due à des influences ontogéné-
tiques et philogénétiques à la fois : le traumatisme de la nais­
sance pousserait spontanément le primitif à fuir le monde du
risque redoutable et hostile pour se réfugier dans le substitut
caverneux du ventre maternel 5. Si bien qu’un artiste intuitif6

1 Baudouin (Triomphe du héros, p. 57, 58, 61) a bien montré comment


chez Lucrèce les images du vase, du contenant, sont antagonistes du
système épicurien tout entier, du Régime Diurne que constitue le savoir
matérialiste. Le vase est déprécié par le mythe des Danaïdes, l’avidité
orale est condamnée par l’ascèse épicurienne. Ce complexe de sevrage
serait, selon le psychanalyste, à l’origine de la mélancolie du poète et
de son suicide. Cf. op. cit., p. 66 sq. — 8 Jung (Libido, p. 145) étudie le
cas des héros « nés par l’oreille », tels Gargantua et le Bouddha mongol.
Un vieil hymne à Marie la dénomme « Quam per aurem concepisti ». —
3 Bachelard, Repos, p. 194-197, 197, 200, 208. — 4 Cf. Bachelard,
op. cit., p. 200, et R. Minder, Ludmg Tieck, p. 250. — 5 Cf.
Bastide, Sociol. et psych., p. 35. — 6 Salvador Dali, Vie secrète, p. 36-37.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’IMAGE 276

peut sentir naturellement une corrélation entre la caverne « obs­


cure et humide » et le monde « intra-utérin ». Entre la grotte
et la maison il existerait la même différence de degré qu’entre
la mère marine et la mère tellurique : la grotte serait plus cos­
mique et plus complètement symbolique que la maison. La
grotte est considérée par le folklore comme matrice universelle
et s’apparente aux grands symboles de la maturation et de l’in­
timité tels que l’œuf, la chrysalide et la tombe 1. L’église chré­
tienne, à l’exemple des cultes initiatiques d’Attis et de Mithra,
a su admirablement assimiler la puissance symbolique de la
grotte, de la crypte et de la voûte. Le temple chrétien est à la
fois sépulcre-catacombe ou simple reliquaire tombal, taberna­
cle où reposent les saintes espèces, mais aussi matrice, giron
où se réenfante Dieu. De nombreuses églises, comme de nom­
breux temples des cultes à mystères de l’antiquité païenne, sont
érigées près ou sur des cavernes ou des crevasses : Saint-Clé­
ment à Rome comme Lourdes reprennent la tradition de Del­
phes, Hiéropolis et Kos 2. La caverne est donc la cavité géo­
graphique parfaite, la cavité archétype, « monde fermé où
travaille la matière même des crépuscules 3 », c’est-à-dire lieu
magique où les ténèbres peuvent se revaloriser en nuit.
Il n’y a qu’une faible nuance entre la grotte et la demeure
intime, cette dernière n’étant le plus souvent qu’une caverne
transposée. C’est en effet par la cave, le creux fondamental, que
physiquement s’implante toute demeure, même celle qui maté­
riellement n’a pas de fondations *. Claudel a mis en évidence
l’isomorphisme qui relie le ventre maternel, la tombe, la cavité
en général et la demeure fermée par son toit, retrouvant par là
l’intuition poétique de Dumas comme de Poes. L’ethnographie
vient une fois de plus confirmer la psychologie : la chaumière
chinoise, comme la grotte préhistorique, où l’épouse règne en
communication directe avec le sol familial, est une matrice,
« l’âtre même passe pour femelle où s’allume le feu, ce mâle6 ».

1 Cf. Saintyves, op. cit., p. 48, 52; Bachelard, Repos, p. 203; Jung,
Libido, p. 366. — * Cf. Jung, op. cit., p. 352. — 3 Bachelard, op. cit.,
p. 205. — * Pour tout ce passage nous renvoyons à la très importante
phénoménologie des images de la maison contenue dans les chapitres I
et II de L a poétique de l ’espace de G. Bachelard, p. 23-51. — 5 Cités par
Bachelard, Repos, p. 99, 105, 161. — 6 Masson-Oursel, Hist. de la philo.
(orient.), p. 127; cf. Eliade, Traité, p. 324.
LA DESCENTE ET LA COUPE 277
Cette féminisation de la maison, comme celle de la patrie, est
traduite par le genre grammatical féminin des langues indo-
européennes domus et patria latines, ê oikia grecque. Les
neutres das Haus et das Vaterland ne sont que d’accidentels
affaiblissements, vite compensés par die Hütte et die Heimat.
La psychanalyse 1, plus que tout autre, a été sensible à ce
sémantisme féminoïde de la demeure et à l’anthropomorphisme
qui en résulte; chambres, chaumières, palais, temples et cha­
pelles sont féminisés. En France le caractère féminin de la
chapelle est très net, souvent elle est « Notre-Dame », presque
toujours elle est consacrée, au moins partiellement, à la Vierge
mère.
La maison constitue donc, entre le microcosme du corps
humain et le cosmos, un microcosme secondaire, un moyen-
terme dont la configuration iconographique est par là même
très importante dans le diagnostic psychologique et psycho­
social 2. On peut demander : « Dis-moi la maison que tu ima­
gines, je te dirai qui tu es. » Et les confidences sur l’habitat sont
plus faciles à faire que celles sur le corps ou sur un élément
objectivement personnel. Les poètes, les psychanalystes, la tra­
dition catholique comme la sagesse des Dogon font chorus
pour reconnaître dans le symbolisme de la maison un doublet
microcosmique du corps matériel comme du corpus m ental3.
Les chambres de la demeure font figure d’organes, constate
Baudouin 4, et spontanément l’enfant reconnaît dans les fenê­
tres les yeux de la maison et pressent les entrailles dans la cave
et les corridors. Rilke 5 a l’impression d’avancer dans les esca­
liers « comme du sang dans les veines », et nous avons déjà
noté 6 les valorisations négatives de l’enfer intestinal et anato­
mique. Le labyrinthe est souvent thème de cauchemar, mais la
maison est labyrinthe rassurant, aimé malgré ce qui peut en
1 Cf. Freud, Intr. à la psychan., p. 169, 172. — * Cf. Arthus, Le test
du village ; cf. Minkowska et Fusswerk, Le test de la maison, in Congrès
aliénistes et neurologistes, juillet 1947; cf. Minkowska, De Van Gogh et
Seurat aux dessins d’enfants, p. 59, 78. — a Cf. Freud, Introd. à la psychan.,
p. 169, 176. Bachelard, Repos, p. 95 sq. ; Griaule, Dieu d’eau, p. 173.
Cf. Griaule, Symbolisme d’un temple totémique soudanais (Roma, Is, M.E.O.,
I 957). p- 33 sq. ou l’isomorphisme entre la maison ronde ou ovale des
femmes, la graine, le cosmos et le sang menstruel se trouve particulière­
ment affirmé. Cf. Baudouin, De l ’instinct..., p. 190. — * Baudouin,
°py cit., p. 191. — « Cité par Bachelard, Repos, p. 97s — • Cf. supra,
p.' 132.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 278

son mystère subsister de léger effroi. C’est cet anthropomor­


phisme microcosmique que signifie la cave ventrale comme le
cervical grenier. L’agencement même des pièces de l’apparte­
ment ou de la hutte : coin où l’on dort, pièce où l’on prépare le
repas, salle à manger, chambre à coucher, dortoir, salon, cellier,
fruitier, grange, grenier, tous ces éléments organiques appel­
lent des équivalents anatomiques plutôt que des rêveries archi­
tecturales. La maison tout entière est plus qu’un « vivoir », elle
est un vivant. La maison redouble, surdétermine la person­
nalité de celui qui l’habite. Balzac le sait bien qui commence ses
romans par la description minutieuse de la maison Grandet,
de celle du Chat qui pelote ou de la pension Vauquer. L’atmos­
phère psychologique n’est déterminée qu’en second lieu par
les senteurs du jardin, les horizons du paysage. Ce sont les
odeurs de la maison qui constituent la coenesthésie de l’inti­
mité : fumets de cuisine, parfums d’alcôve, relents de couloirs,
senteurs de benjoin ou de patchouli des armoires maternelles.
L’intimité de ce microcosme va se redoubler et se surdéter­
miner comme à plaisir. Doublet du corps, elle va se trouver
isomorphe de la niche, de la coquille, de la toison, et finalement
du giron maternel x. Mais surtout en elle va s’opérer le redou­
blement du « Jonas » : nous avons besoin d’une petite maison
dans la grande « pour que nous retrouvions les sécurités pre­
mières de la vie sans problèmes 2 », tel est le rôle du coin,
du réduit obscur, du Saint des Saints comme de la chambre
secrète et ultime. L’oratoire joue aussi ce rôle : Chinois et
Hindous conseillent, pour pratiquer l’involution, de se placer
dans un local retiré au fond de la demeure « obscur et clos
comme le sein d’une mère ». Les serrures et les clefs renforcent
encore l’intimité et le secret de ces demeures superlatives. Tel
est bien le sens du « Palais de cristal » de nos contes, dont la
limpidité aquatique laisse deviner la profondeur tout en cons­
tituant un infranchissable et minéral obstacle, défendant jalou­
sement le coffre magique ou le trésor, noyau de cette intimité
profonde.
La maison est donc toujours l’image de l’intimité reposante,
qu’elle soit temple, palais ou chaumière. Et le mot « demeure »

1 Cf. Baudouin, op. cit., p. 192. — 1 Bachelard, Repos, p. 124; cf.


Poétique de l ’espace, p. 130-145.
LA DESCENTE ET LA COUPE 279

se double, comme dans les Upanishads ou chez sainte Thérèse1,


du sens d’arrêt, de repos, de « siège » définitif dans l’illumi­
nation intérieure. Tel est le rôle plus ou moins explicite joué
par la hutte des « bons sauvages » du préromantisme, par la
chaumière des chansons de la belle époque comme par le
château cher à Kafka. Certes, cette intériorité est objective­
ment doublée par l’extériorité du mur et de l’enceinte, car la
maison est accessoirement un « univers contre », ce par quoi
elle peut susciter des rêveries diurnes 2. Un psychologue a fort
bien repéré le double usage que l’on peut faire du « bâtiment
habitable » : « La maison est une construction... mais elle est
aussi une habitation, un foyer. Il y a deux orientations symboli­
ques possibles, pour certains la maison doit être construite
avant de devenir aléatoirement un foyer, pour d’aucuns — et
ce sont ces derniers qui nous intéressent en ces chapitres — la
maison représente primitivement un foyer... ceux-là ne décom­
posent point en facteurs rationnels et en facteurs sentimen­
taux... la chaumière leur est beaucoup plus proche que le
gratte-ciel... 3. » Et c’est bien dans cette dernière sorte d’imagi­
nation que la maison revêt son sens le plus profond : l’amande
importe ici plus que la coque. De même, la signification de
la maison comme « construction de soi 4 » invoquant l’image
de la « pierre d’angle » et la parabole évangélique des deux
maisons n’est, à notre avis, qu’une incidente secondaire du
fondamental symbolisme de l’intimité.
Nous saisissons là, une fois de plus, l’inconvénient qui existe
à classer les symboles autour d’objets clefs plutôt qu’autour
de trajets psychologiques, c’est-à-dire de schèmes et de gestes.
Le monde de l’objectivité est polyvalent pour la projection
imaginaire, seul le trajet psychologique est simplificateur. Bau­
douin n’arrive pas à décrire un net symbolisme de la demeure
parce qu’en deux pages il passe subrepticement des archétypes
de l’intériorité à ceux de « l’ascension morale » symbolisée par
les étages. Or l’ascension sous toutes ses formes, échelles, esca­
lier, ascenseurs, clochers ou yiqqurat appartient, nous l’avons
vu, à une toute autre constellation archétypale que la demeure.
Le clocher est toujours séparé psychologiquement de l’église,
1 Cf. Mrnd. Upan., III, 1-6; III, 2-4. — 2 Cf. Bachelard, Repos, p. 112 .
— * Minkowski, Schi^oph., p. 249. — 4 Cf. Baudouin, Instinct à l ’esprit,
p. 192-193.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 280

cette dernière étant imaginée comme une nef. Les escaliers de


la maison descendent toujours et monter au grenier ou aux
chambres à l’étage c’est encore descendre au cœur du mystère,
d’un mystère, certes, d’une autre qualité que celui de la cave,
mais tout aussi teinté d’isolement, de régression, d’intimité :
« C’est au grenier qu’a lieu la bouderie absolue, la bouderie
sans témoins...1. » Le grenier, malgré son altitude, est musée
des ancêtres et lieu de retour aussi énigmatique que la cave.
Donc, « de la cave au grenier 2 », ce sont toujours les schèmes
de la descente, du creusement, de l’involution et les archétypes
de l’intimité qui dominent les images de la maison. La maison,
pour la rêverie n’est jamais muraille, façade ou pinacle, encore
moins building, elle est demeure, ce n’est que pour l’esthétique
architecturale qu’elle se pervertit en alignements de murs et
tour de Babel.
L’importance microcosmique accordée à la demeure indique
déjà la primauté donnée dans la constellation de l’intimité aux
images de l’espace bienheureux, du centre paradisiaque. Nous
n’insisterons pas sur les fameuses thèses rankiennes selon les­
quelles le thème de l’espace paradisiaque serait préformé par
le schématisme du « farniente » intra-utérin. Relevons que
l’histoire des religions 3 insiste sur la douce coalescence de
l’homme et de son environnement; bien plus, Ja genitrix est
isomorphe du lieu saint : « Paysage naturel et statuette fémi­
nine sont deux aspects équivalents de l’abondance et de la
fécondité 4. » Et d’ailleurs l’habitat, la demeure se relient
positivement en une dialectique synthétique avec l’environne­
ment géographique. Le chalet appelle la montagne, et la terrasse
du bordj réclame le soleil tropical. La déesse exige un lieu
sacré. Et les meubles de ce lieu saint primitif, outre une source
ou une étendue d’eau, sont l’arbre sacré, le poteau ou son
doublet le bétyle, le churinga australien dont la verticalité vient
donner fécondité, par son accent masculin, aux vertus propre­
ment paradisiaques. Le lieu saint, microcosme sacré et complet,
comme le Graal, que nous étudierons à la fin de ce chapitre se
1 Bachelard, Repos, p. 108. — 2 Bachelard, Poétique de l ’espace, p. 23 sq.
— 3 Cf. Leenhardt, Do kamo, p. 65, 137-139; Lévy-Bruhl, L.a mentalité
primitive, p. 232-236; Gusdorf, op. cit., p. 51, 56; Van der Leeuw, ha
religion dans son essence et ses manifestations, p. 384. — 4 Przyluski, op. cit.,
p. 61.
LA DESCENTE ET LA COUPE 281

complète par l’épée, comprend en effet lui aussi des symboles


phalliques et masculins : montagne, arbre dressé, menhir, cam­
panile, etc... Des trois éléments du lieu saint, eau, arbre et
pierre levée, seuls les deux derniers se prêtent à individuation,
et Przyluski tente de montrer comment la statue sacrée dérive
de la stèle de pierre ou du poteau de bois l. Nous ne prendrons
en considération ici que l’infrastructure édénique et rankienne
du lieu saint, qui avant tout est refuge, réceptacle géographi­
que. Il est un centre, qui peut bien se situer sur une montagne,
mais qui dans son essence comporte toujours un antre, une
voûte, une caverne. Le templum2, avant d’être symboliquement
découpé dans le ciel augurai, est le rectangle, l’enceinte magi­
que que la charrue trace et creuse sur le sol. Si la notion de cen­
tre intègre rapidement des éléments mâles, il est important de
souligner ses infrastructures obstétricales et gynécologiques :
le centre est nombril, omphalos, du monde. Et même les mon­
tagnes sacrées ont droit, comme Gerizim et le si bien nommé
Tabor, à l’épithète de « nombril de la terre ». Le paradis des
Sémites, comme plus tard la Jérusalem ou le Golgotha, étaient
eux aussi nombrils mystiques du monde 3. C’est pour ces rai­
sons utérines que ce qui sacralise avant tout un lieu c’est sa
fermeture : îles au symbolisme amniotique, ou encore forêt
dont l’horizon se clôt lui-même. La forêt est centre d’intimité
comme peut l’être la maison, la grotte ou la cathédrale. Le
paysage clos de la sylve est constitutif du lieu sacré. Tout lieu
sacré commence par le « bois sacré 4 ». Le lieu sacré est bien une
cosmisation, plus large que le microcosme de la demeure, de
l’archétype de l’intimité féminoïde.
Le Mandala tantrique, jeu de figures fermées circulaires et
carrées, à l’intérieur desquelles trônent des images de divinités,
semble constituer un résumé du lieu sacré sur les marches de
la sémiologie. Il est symbole à la puissance deux, espace sacré

1 Op. cit., p. 64; cf. infra, p. 393 ; cf. O. Viennot. Le culte de l ’arbre...,
p. 25 sq., 41 sq. — 2 Sur le templum latin et le tém'enos grec, cf. Gusdorf,
op. cit., p. 58. — 3 Cf. Eliade, Traité, p. 324, et Mythe de l ’éternel retour,
p. 32. Cf. Juges, IX , 37. Sur la structure « concentrique » de certains
villages indiens et indonésiens, cf. Lévi-Strauss, Anthrop. structurale,
p. 150 sq. Cf. G. Poulet, Les métamorphoses du cercle. — 4 Cf. Bastide,
Sociol. etpsych., p. 63. Bachelard, Poétique, p. 170-172. Sur la forêt comme
paysage « clos », cf. Le décor mythique, II, chap. 2.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 282

de poche si l’on peut dire, et qui joint à l’aspect labyrinthique


les facilités de l’ubiquité. Le terme « Mandala » signifie cercle.
Les traductions thibétaines en rendent l’intention profonde en
le nommant « centre ». Cette figure est reliée à toute une sym­
bolique florale, labyrinthique, et au symbolisme de la maison
Il sert de « réceptacle » aux dieux, il est « palais » des dieux
Il est assimilé au Paradis au centre duquel « siège » le Dieu
suprême, et dans lequel le temps est aboli par une inversion
rituelle : on transforme la terre mortelle et corruptible en
« terre de diamant » incorruptible, on actualise ainsi la notion
de « paradis terrestre 2 ». Jung et son commentateur Jolan
Jacobi 3 ont particulièrement insisté sur l’importance univer­
selle du symbolisme du Mandala. Ils retrouvent des figurations
semblables à l’image tantrique tant dans la tradition occiden­
tale, chez Jacob Boehme par exemple, que chez les primitifs
de l’époque néolithique ou chez les Indiens Pueblo, tant
dans les productions graphiques de certains malades que dans
l’onirisme du psychisme normal. Les deux psychanalystes
reconnaissent dans ces multiples interprétations du Mandala le
symbolisme du centre, symbole que renforce encore une fré­
quente figuration florale. Toutefois nous pensons que ces
psychologues extrapolent légèrement le symbole du cercle
fermé, de l’intimité, en l’interprétant également comme symbole
de la totalité. Certes la figure circulaire est tout autant celle de la
roue que de celle l’enceinte close, et il n’y a pas loin du senti­
ment d’intimité, de sécurité, au concept de totalité que Jung
veut voir s’intégrer au Mandala. Encore que l’intimité soit plus
satisfaction de suffisance qu’impérialiste mouvement de totali­
sation. Il nous semble cependant que l’interprétation première
du Mandala doit rester plus mesurée et ne signifier que la quête
de l’intimité dans un labyrinthe initiatique; les conceptions
arithmologiques et zodiacales de quadripartition de l’univers
et les spéculations totalisantes sur la quadrature du cercle
échappent primitivement à la figure mystique du Mandala. Le
cercle mandalique est avant tout centre, fermeture mystique
1 Cf. Eliade, Traité, p. 318-320; Yoga, p. 223, 225. Sur la bibliographie
du Mandala, cf. Eliade, op. cit., p. 392. Sur la parenté du paysage sacré
et du « mandara » japonais, cf. Yukio Yashiro, Deux mille ans d’art
japonais, p. 146, 150, 15 1. — * Cf. op. cit., p. 227. — 8 Cf. Jung, Psycb.
und Alchimie, p. 146 sq. ; J. Jacobi, Psychologie de C. G. Jung. p. 148.
LA DESCENTE ET LA COUPE 283

comme les yeux clos du Bouddha, isomorphe du repos suffisant


dans la profondeur. Ce n’est pas par hasard que la psychologie
« des profondeurs », prédite par la poétique romantique 1 et
corollaire de l’ontologie bergsonienne de l’intimité, et spéciale­
ment la psychologie de Jung, utilise constamment la métaphore
du cercle. Sur trente-quatre figures ou planches explicatives de
la psychologie de Jung 2, vingt et une sont consacrées à des
figures circulaires où palpite le centre mystérieux de l’inti­
mité : notre soi, notre « centre proprement d it3 ». Ce qui
donne raison à Bachelard 4 écrivant que la psychologie ne
serait pas possible si on lui interdisait l’emploi du seul mot
« profond » qu’elle accole partout, et qui, « après tout, ne
correspond qu’à une pauvre image ». Nous ajouterons image
pauvre parce que donnée immédiatement par l’intuition cœnes-
thésique la plus primitive : la « profondeur » de notre corps
comme de notre esprit nous est immédiatement intime.
Certains 8 ont raffiné sur ce symbolisme du centre, se
demandant quelle différence sémantique existait entre les figu­
res fermées circulaires et les figures angulaires. Bachelard
fait une bien subtile nuance entre le refuge carré qui serait
construit et le refuge circulaire qui serait l’image du refuge
naturel, le ventre féminin. Et quoique très souvent, comme
dans le Mandala, le carré soit inextricablement joint au cercle, il
semble cependant que la nuance remarquée par des penseurs
aussi différents que Guénon, Jung, Arthus ou Bachelard doit
être prise en considération 8. Les figures fermées carrées ou
rectangulaires, font porter l’accent symbolique sur les thèmes
de la défense de l’intégrité intérieure. L’enceinte carrée est celle
de la ville, c’est la forteresse, la citadelle. L’espace circulaire
1 Cf. citation de Tieck, in Béguin, op. cit., II, p. 138. — 2 Cf.
J . Jacobi, op. cit., figures des p. 17, 18, 19, 22, 25, 28, 31, 42, 44, 97,
130» H 2, 143. 1 48. 149. I 5°> I 5I > r52> 1 53» l6z> l6 î- — 8 °P - »*■>
p. 143. Cf. G. Poulet, op. cit. — 4 Bachelard, Form. esprit scient.,
p. 98. — 5 Cf. Arthus, Le Village, p. 268; R. Guénon, Règne de la
quantité, p. 136; Bachelard, Repos, p. 148; Jung, Psjich., und Alch.,
p. 183, — 6 Toutefois il ressort de l’iconographie paléolithique que la
féminité est symbolisée indistinctement par des lignes fermées rectan­
gulaires (signes dits « scutiformes » ) ou ovales, voire triangulaires.
Mais même dans les signes non complètement fermés, la tendance
sémiologique consiste toujours à encadrer un élément par deux ou
trois autres. Cf. Leroi-Gourhan, Répartition et groupement des animaux
dans l ’art pariétal paléolithique, op. cit., p. 320, fig. 2.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 284

est plutôt celui du jardin, du fruit, de l’œuf ou du ventre, et


déplace l’accent symbolique sur les voluptés secrètes de l’inti­
mité. Il n’y a guère que le cercle ou la sphère qui, pour la
rêverie géométrique, présente un centre parfait. A rthus1
semble avoir pleinement raison de noter que « de chaque point
de la circonférence le regard est tourné en dedans. L’ignorance
du monde extérieur permet l’insouciance, l’optimisme... ».
L’espace courbe, fermé et régulier serait donc par excellence
signe de « douceur, de paix, de sécurité », et le psychologue
insiste sur ce caractère « en boule » de la « pensée digestive »
de l’enfanta. Certes il faut bien se garder de confondre cette
sphéricité avec la perfection parménidienne. La sphéricité,
ici, est plutôt la puissance emblématique du rond, le pouvoir
de centrer l’objet, de vivre « une rondeur pleine 3 », et c’est à
cette rotondité que la phénoménologie de Bachelard s’intéresse
à travers des visions aussi diverses que celle de Jaspers, Van
Gogh, Joé Bousquet, La Fontaine, Michelet ou Rilke.
Enfin un caractère relie fortement le centre et son symbo­
lisme à la grande constellation du Régime Nocturne : c’est la
répétition. L’espace sacré possède ce remarquable pouvoir d’être
multiplié indéfiniment. L’histoire des religions insiste à juste
titre sur cette facilité de multiplication des « centres » et sur
l’ubiquité absolue du sacré : « La notion d’espace sacré impli­
que l’idée de répétition primordiale qui a consacré cet espace en
le transfigurant. » L’homme affirme par là son pouvoir d’éter­
nel recommencement, l’espace sacré devient prototype du
temps sacré. La dramatisation du temps et les processus cycli­
ques de l’imagination temporelle ne viennent, semble-t-il,
qu’après ce primordial exercice de redoublement spatial. C’est
cette ubiquité du centre qui légitime la prolifération des Mandala
comme des temples et des églises voués aux mêmes divinités,
possédant les mêmes vocables et quelquefois les mêmes reli­
ques. De même le tapis de prière du nomade musulman
« déployé à terre et orienté vers l’Est pour les rites quotidiens
constitue un emplacement portatif et réduit à sa plus simple
expression 4 ». C’est précisément dans ce phénomène d’ubi­

1 Arthus, op. cit., p. 265; cf. supra, p. 190. — * Op. cit., p. 266. —
* Cf. Bachelard, Poétique de l ’espace, p. 208-218. — * Gusdorf, Mythes et
métaph., p. 58.
LA DESCENTE ET LA COUPE

quité du centre que l’on saisit bien le caractère psychologique


de ces organisations archétypales pour lesquelles l’intention
psychique, l’obsession du geste originaire, compte toujours
plus que la démarche objective et que les objections positivistes.
Il nous faut aborder maintenant, dans la double perspective
de l’intimité et du redoublement, la description d’un des plus
riches symboles de l’imagination, symbole qui, par sa richesse,
confine à l’archétype. La grotte, nous l’avons dit, était déjà
maison et donnait lieu à de bien profondes rêveries, mais plus
luxuriante dans l’imagination est la demeure sur l’eau, la barque,
la nef ou l’arche. Leroi-Gourhan1 signale la primitivité et
l’universalité de la pirogue creusée dans un tronc d’arbre. D ’ail­
leurs, dans certaines traditions, caverne et arche sont inter­
changeables : dans la tradition iranienne l’arche est remplacée
par le Vara, sorte de grotte souterraine « qui doit soustraire
les spécimens de la bonne création aux rigueurs du grand
hiver... à la fois berceau des vivants et paradis des justes... 2 ».
Certes la barque est un symbole extrêmement polyvalent : non
seulement monoxyle, mais encore faite de peaux, de roseaux,
matériaux qui renvoient à autant de nuances symboliques 3;
la fusiformité de l’engin peut également suggérer la quenouille
des fileuses ou les « cornes » de la lune. Donc la surdétermina­
tion psychologique joue à plein, la barque à forme suggestive-
ment lunaire sera aussi premier moyen de transport : Isis et
Osiris voyagent sur une barque funèbre, tandis qu’Ishtar, Sin,
le Noé biblique aussi bien que le polynésien, le singe solaire
du Râmâjana, le Prométhée indou Matariçvan (« celui qui
grandit dans le corps de sa mère »), tous construisent une arche
pour transporter l’âme des morts comme pour conserver la vie
et les créatures menacées par le cataclysme. Le symbolisme du
voyage mortuaire pousse même Bachelard 4 à se demander si
la mort ne fut pas archétypalement le premier navigateur, si
le « complexe de Caron » n’est pas à la racine de toute aven­
ture maritime, et si la mort, selon un vers célèbre, n’est pas
le « vieux capitaine » archétypal qui passionne toute navigation
1 Leroi-Gourhan, Homme et mat., p. i j i , 156. — * Dumézil, Indo-
Europ., p. 2 11 ; cf. Dumézil, J.M .Q ., IV , p. 164, note 2. — * Cf. Leroi-
Gourhan, op. cit., p. 156. — 1 Cf. Bachelard, Eau, p. 102. Sur les navi­
gations psychopompes dans le monde celtique, cf. Bar, Les routes de
l ’autre monde, chap. X , § 2, « Les navigations », p. 38.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 286

des vivants. C’est ce que confirmerait le folklore universel, tant


celtique que chinois x, et le « voltigeur hollandais » serait la
survivance tenace des valeurs mortuaires du vaisseau. Certes,
par cette incidente funèbre toute barque est un peu « vaisseau
fantôme », est attirée par les inéluctables valeurs terrifiantes
de la mort.
La joie de naviguer est toujours menacée par la peur de
« sombrer », mais ce sont les valeurs de l’intimité qui triom­
phent et « sauvent » Moïse des vicissitudes du voyage. C’est
ce qui nous permet de négliger pour l’instant le caractère
dramatique de l’embarcation, la péripétie du voyage qui confond
barque lunaire et char solaire, pour ne retenir que l’archétype
rassurant de la coque protectrice, du vaisseau fermé, de l’habi­
tacle. Plutôt que de faire dériver le mot arche de argha,
« croissant », arc de cercle, nous préférons faire porter l’accent
étymologique sur arca, « coffre, » de la même famille linguis­
tique et psychique que arceo, « je contiens », et arcanum,
« secret2 ». Car la constellation isomorphe que nous étudions
dans ce chapitre est celle du contenant, et ce caractère domi­
nant importe plus que la fixité ou la mobilité de l’ustensile. La
technologie ne se sert de la différence entre contenants fixes
(citernes, lacs, cuves, etc...), et contenants mobiles (corbeilles,
vaisseaux de tous ordres, etc...), que comme d’un simple artifice
taxinomique. Dans la notion de contenant, remarque le techno­
logue 3, viennent se fondre trois activités : transport, transver­
sement et collection. C’est sur cette dernière activité, simple
modalité de l’intimité qui consiste à regrouper en resserrant,
que nous mettons présentement l’accent. Barthes 4, analysant
Jules Verne, a noté excellemment cette intimité nautique fon­
damentale : « Le bateau peut bien être symbole de départ; il est
plus profondément chiffre de la clôture. Le goût du navire est
toujours joie de s’enfermer parfaitement... aimer les navires
c’est d’abord aimer une maison superlative, parce que close
sans rémission... le navire est un fait d’habitat avant d’être
moyen de transport. » Et le mythologue décèle toujours dans
les navires du romancier, à travers les pires équipées, l’existence
rassurante d’un « coin du feu », qui fait par exemple du
1 Cf. Claudel, Connaissance de l ’Est, p. 35. — ! Cf. Harding, op. cit.,
p. 115 . — 8 Cf. Leroi-Gourhan, op. cit., p. 310, 313. — * R. Barthes,
Mythologies, p. 92.
LA DESCENTE ET LA COUPE 287

Nautilus « la caverne adorable », l’antithèse même du bateau


ivre 1. Si le navire devient demeure, la barque se fait plus
humblement berceau. Telles sont les joies que nous révèle la
« nacelle » lamartinienne que Bachelard 2 rapproche judicieu­
sement de la béatifique plongée novalisienne. Barque oisive
qui, selon le poète, donnerait « une des plus mystérieuses
voluptés de la nature », lieu clos, île miniature où le temps « sus­
pend son vol ». Thème cher au romantisme, de Balzac à Miche-
let, ce dernier reprenant la jubilation lamartinienne et écrivant :
« Plus de lieu, plus de temps... un océan de rêve sur le mol
océan des eaux s. » La barque, fût-elle mortuaire, participe
donc en son essence au grand thème de la berceuse maternelle.
La nacelle romantique rejoint l’intime sécurité de l’arche. On
pourrait également montrer que cette sécurité accueillante de
l’arche a la fécondité de l’Abyssus qui la porte : elle est une
image de la Nature-mère régénérée et déversant le flot des
vivants sur la terre rendue à la virginité par le déluge.
Dans la conscience contemporaine informée par le progrès
technique, la barque est souvent remplacée par Pautomobile
ou même l’avion. Marie Bonaparte 4 a insisté à juste raison
sur le caractère hédonique et sexuel de la promenade en auto.
L’automobile est un équivalent, en tant que refuge, abri, de la
nacelle romantique. Qui n’a pas été touché par la rêverie de la
roulotte, du véhicule clos ? Roulotte du Grand Meaulnes magis­
tralement reliée à l’étrangeté du domaine perdu... Il y aurait
bien à dire sur l’attachement très freudien de l’homme du
xxe siècle à l’auto-refuge, à l’automobile amoureusement enjo­
livée et entretenue. C’est que l’automobile aussi est micro­
cosme, comme la demeure elle s’anime, s’animalise, s’anthropo-
morphise 5. Comme la demeure surtout elle se féminise. Les
véhicules « poids lourds » des camionneurs portent,
comme les barques de pêche, des noms de femmes. Le « saint
patron » des automobilistes n’est-il pas d’ailleurs le christo-
1 Op. cit., p. 95. — * Cf. Bachelard, Eau, p. 178. — * Cité par Bache­
lard, op. cit., p. 178. Sur la nacelle romantique chez Stendhal, cf. Le
Décor mythique, IIe partie, chap. 3. — * M. Bonaparte, Mythes de guerre,
p. 43, 49, 52. — 6 Cf. article de Giacometti, La Voiture démystifiée, in
A rt, n° 639, 1957 : « La voiture... étrange objet avec son propre orga­
nisme mécanique qui fonctionne, avec ses yeux, sa bouche, son coeur,
ses intestins, qui mange et qui boit... étrange imitation transposée des
êtres vivants. »
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 288

phore, le passeur, l’homme-nef qui assure la sécurité du fardeau


qu’il porte et sauve des eaux marâtres ?
On peut dire que saint Christophe est symbole au deuxième
degré du symbolisme de l’intimité dans le voyage. Il est l’icône
d’un symbole, sur les marches de la sémiologie. Et comme il
arrive fréquemment dans la transcription iconographique
d’un symbole, nous assistons ici à une gulliverisation. En effet,
l’ancêtre mythique de saint Christophe, c’estnotre Gargantuax.
Et le contenant, le réceptacle, dans les figurations populaires
de Gargantua, c’est sa hotte. Ce symbolique contenant gulli-
verisé est d’ailleurs intégré par le christianisme, ainsi que le
thème de la hotte d’abondance du Père Noël, dans le person­
nage de saint Nicolas. L’autre chrétien porteur de hotte est
saint Christophe, qui surgit un peu partout au xie siècle en
pays celte dans les pas de la toponymie gargantu'ine 2. Les uns
et les autres sont de bons géants, et Christophe, le premier des
quatorze saints auxiüateurs, assure la sécurité dans le voyage.
Dans tous ces cas, la hotte du passeur géant n’est pas autre
chose que la nef réduite à des dimensions plus mesquines par
l’iconographie et la légende populaire. Nous reconnaissons
dans cette minimisation le processus de gulliverisation qui, de
la nef à la hotte, nous amène à la contemplation rêveuse des
petits contenants, dont la coque, la coquille, la graine, le bou­
ton floral ou le calice végétal3, sont les prototypes naturels
tandis que le coffret et surtout la coupe sont les répondants
techniques. D ’ailleurs le passage du macrocosme au micro­
cosme est fort ambigu : les vaisseaux de haut bord se façon­
nent dans les coquilles de noix, les coquilles ou les œufs
géants servent de navire comme dans certains tableaux de
J. Bosch 4.
Les images de la coquille de noix, si fréquentes dans nos
contes et dans les rêveries lilliputiennes, se ramènent plus ou
moins à celles du germe enfermé, de l'œuf. « L’imagination,
écrit Bachelard 5, non seulement nous invite à rentrer dans
1 Cf. Dontenville, op. cit., p. 212-213. — 2 Op. cit., p. 214. — 8 Sur
le symbolisme de la « Grande Rose » dans La Divine Comédie, cf. Bau­
douin, Le Triomphe du Héros, p. 115 sq. — 4 Cf. Bachelard, Poétique de
l ’espace, chapitres très importants sur les « Tiroirs, coffres et armoires »,
« L a coquille et les carapaces », chap. III, V, VI, p. 79,105, 130; cf. tableau
de J. Bosch au musée de Lille : Le concert dans l'œuf. — 5 Bachelard,
Repos, p. 18; cf. Poétique de l ’espace, p. 105.
LA DESCENTE ET LA COUPE 289

notre coquille, mais à nous glisser dans toute coquille pour y


vivre la vraie retraite, la vie enroulée, la vie repliée sur soi-
même, toutes les valeurs du repos. » Par là se fait une première
interprétation symbolique du coquillage, très différente de celle
que nous rencontrerons à propos du symbolisme cyclique ; ici
c’est le coquillage cachette, refuge qui prime les méditations
sur son aspect hélicoïdal ou sur le rythme périodique des appa­
ritions et des disparitions du gastéropode. L’intimité de l’en­
ceinte coquillaire est renforcée encore par la forme directement
sexuelle de nombreux orifices de coquillages. Freud rencontre
la poésie trouble de Verlaine lorsqu’il voit dans le coquillage
un sexe féminin x. L’iconographie si tenace de la naissance de
Vénus fait toujours du coquillage un utérus marin.
L’œuf philosophique de l’alchimie occidentale et extrême-
orientale 2 se trouve naturellement lié à ce contexte de l’inti­
mité utérine. L’alchimie est un regressus ad uterum. L’orifice de
l’œuf doit être « hermétiquement » clos, ce dernier symbolise
l’œuf cosmique de l’universelle tradition 3. De cet œuf doit
sortir le germe philosophai, d’où ses noms variés reflétant l’iso-
morphisme de l’intimité : « maison du poulet », « sépulcre »,
« chambre nuptiale ». L’œuf alchimique était maintenu à une
douce température pour la gestation de l’homonculus qui devait
se former, affirme Paracelse 4, à une chaleur « constamment
égale à celle du ventre du cheval ». Basile Valentin 8 fait dire à
Hermès : « Je suis l’œuf de la nature, connu des sages seule­
ment, qui pieux et modestes engendrent de moi le microcosme. »
Enfin on peut, avec Jung6, citer le remarquable isomorphisme
qui, dans la V IIe Initiation des Noces Chymiques de Christian
R o sen kreu lie au symbolisme de l’œuf le « caveau souter­
rain » dans lequel l’initié découvre « un tombeau triangulaire
contenant un chaudron de cuivre, et repose au fond du sépul­
cre Vénus endormie ». Cet œuf gigogne, et qui contient l’uni­
vers, microcentre d’une géométrie sacrée, serait selon certains
1 Cf. Freud, Introd. à la psych., p. 17 3 ; cf. Verlaine, ¥ êtes galantes :
« Les coquillages ». — 1 Cf. Eliade, Forgerons et alchim., p. 124-126, 158;
cf. Hutin, Alchimie, p. 83; cf. J.-P. Bayard, Le Feu, p. 135 sq. — * Sur
l’ œuf cosmique chez les Lettons, en Afrique, aux Indes, en Australie,
cf. Eliade, Traité, p. 353. — * Cité par Hutin, op. cit., p. 84. — 5 Cité par
Manly Hall, op. cit., p. 71 ; cf. in Grillot de Givry, Musée des Sorciers...,
p. 306, figure extraite de l ’Elementa Chymiae de Barkhausen. — 6 Jung,
Paracelsica, p. 168.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 290

Polynésiens « l’ancêtre de tous les dieux... se tenant dans sa


coquille, au milieu des ténèbres, depuis l’éternité1 ». Cet œuf
— de par sa qualité de germe protégé — est lié un peu partout
aux rituels temporels du renouveau : d’où les œufs d’argile
retrouvés dans les tombes préhistoriques russes et suédoises,
d’où le rituel osirien du modelage d’un œuf de terre, de farine
et d’aromates et la vénération rituelle du scarabée, bousier
fabricateur de boulettes qui servent de nid aux larves2. Enfin,
dans les fêtes chrétiennes de la résurrection, nous avons
conservé ce symbolisme grâce à l’œuf de Pâques. L’œuf alchi­
mique lui-même, microcosme de l’œuf mythique du monde,
n’est qu’un processus magique de maîtrise et d’accélération de
la gestation des métaux 3. Mais, inspirant ce si riche symbo­
lisme, nous voyons apparaître constamment le thème de l’in­
timité lilliputienne : microcosme ou homonculus, emboîte­
ments des germes que le « chymiste » ou le botaniste du
xvm e siècle se plaît à rêver, doucement couvés par la chaleur,
bien à l’abri derrière les parois de la coque, de la coquille ou
de la pelure.
Si la coquille et toutes ses modalités est une gulliverisation
naturelle du contenant comme du contenu, le vase est le dimi­
nutif artificiel du vaisseau. Dans son intéressante plaquette
consacrée au Saint Graal, le linguiste Vercoutre montre que la
légende du Graal reposerait sur une ou plusieurs erreurs de
traduction 4. On aurait traduit le celtique nom du temple
célèbre des Gaulois « Vasso Galate » par le latin vas. Également
le Graal est dit « sépulcre du Sauveur » parce qu’une acception
latine de vas est aussi « sépulcre »; enfin, si dans certaines
leçons il est question d’une nef mystérieuse construite par
Salomon, c’est parce qu’un trouvère a pris vas dans le sens de
1 Eliade, Traité, p. 354; cf. Griaule et G. Dieterlen, Un Système
soudanais de Sirius (Joum. Soc. des africanistes, t. X X , 1950, p. 286 sq.).
Pour les Dogon, la minuscule graine de Digitaria Exi/is est un œuf
cosmique assimilé à une étoile qui essaime en spirale les êtres du monde :
« Digitaria est la plus petite de toutes les choses, elle est la chose la plus
lourde. » — * Noter la surdétermination de l’intimité dans le rituel
osirien : Osiris et Isis s’accouplent « dans le ventre de Rhéa », et le corps
d’Osiris mort est enfermé dans un coffre flottant; cf. Jung, Libido,
p. 226. — 8 Cf. Eliade, Forgerons, p. 123. — * Cf. Vercoutre,
Origine et genèse de la légende du Saint Graal, p. 17, 23 ; cf. G. Paris, article
« Graal », in Encyclopédie des Sciences religieuses, t. V ; cf. E. Huchier,
Le Saint Graal, 3 vol.
LA DESCENTE ET LA COUPE 291

navis qu’il a quelquefois. Bien plus, l’épée si souvent adjointe


au Graal vient aussi d’une acception paronymique de vas signi­
fiant arma, acception surdéterminée par la présence historique
du glaive de César dans le fameux Vasso Galate du Puy-de-
Dôme. Or il est remarquable, quelle que soit la valeur des hypo­
thèses paronymiques et homographiques de Vercoutre, de
constater la solidité archétypale et l’isomorphisme des homo­
nymes invoqués. La gerbe de contresens n’a pris naissance
qu’en étant surdéterminée par un vecteur psychologique réel :
le temple, le vase, le sépulcre et la nef sont psychologiquement
synonymes. Enfin la collusion de ces symboles endomorphes
avec le symbolisme cyclomorphe, que nous étudierons dans de
prochains chapitres consacrés au Fils divin, se trouve illustrée
dans le cas du Graal, non seulement par la présence du sang du
Christ, mais encore par la présence historique d’une statue du
dieu Lug, doublet celtique du Mercure romain, que Néron fit
ériger au Vasso Galate x. Mais pour l’instant retenons simple­
ment du vase qu’il cumule l’intimité du vaisseau et la sacralité
du temple.
Toutes les religions emploient des ustensiles culinaires pour
les rites sacrificiels, généralement dans les cérémonies de repas
sacrés ou de communion. Coupe du culte de Cybèle, chaudrons
hindous et chinois, chaudron d’argent des Celtes, « chaudron
de la régénération » du Musée de Copenhague, ancêtre proba­
ble du G raal2, ancêtre certain du calice chrétien, « pot triom­
phal » auquel est assimilé le Mandala dans les cérémonies tan-
triques, chaudrons qui, dans YEdda, contiennent les nourritures
pour les guerriers bienheureux, rendent inépuisable la liste des
vases sacrés 3. Sorcières et alchimistes usent également de
chaudrons, et c’est encore un chaudron que Rosenkreuz voit
apparaître dans la vision que nous avons déjà citée 4; c’est
dans un vase à l’étroit goulot, dans la calebasse magique que
vient se blottir et s’involuer chaque soir le magicien chinois 5.
Un symbolisme complexe sera donc l’apanage d’un ustensile si
universellement utilisé, si universellement valorisé. C’est ce
que montre l’étude du Graal : à la fois plat chargé des nourri­
1 Cf. Vercoutre, op. cit., p. 4-5. — 2 Cf. Mac Calloch, The Religion
of the ancient Celts, p. 383. — 3 Cf. Harding, op. cit., p. 156, 165; cf.
Viennot, Le culte de l ’arbre.:., p. 56, 57; Dumézil, Germains, p. 79. — 4 Cf.
supra, p. 289. — 5 Cf. Eliade, Forgerons, p. 123.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 292

tures d’un repas rituel, vase de régénérescence redonnant vie


au Roi Pêcheur, enfin Yoni, calice féminoïde où s’enfonce le
glaive mâle et d’où ruisselle le sang 1. Car si le glaive, ou la lan­
ce du légionnaire, qui perça le flanc du Christ est fréquemment
associé au Graal, ce n’est point pour des raisons linguistiques
et historiques, mais bien, comme l’a vu Guénon 2, par « com­
plémentarité » psychologique, comme sont complémentaires
le campanile et la crypte, le poteau ou le bétyle et la source ou
le lac sacré. Le glaive joint à la coupe est un raccourci, un
microcosme de la totalité du cosmos symbolique. Enfin il est
nécessaire d’insister sur la ténacité, toute archétypale, de la
légende du Graal, ténacité qui se manifeste par les nombreuses
leçons du récit et l’ubiquité de l’objet sacré : tantôt transporté
directement par Joseph d’Arimathie et Nicodème en Angle­
terre, tantôt étant trouvé par Seth au Paradis terrestre, retrouvé
par le comte de Toulouse aux croisades, tombé aux mains des
Génois lors de la prise de Césarée, mêlé à la tragédie albigeoise,
et mystérieusement réapparu en 1921 lors des fouilles de Bal-
beck 3. La persistance d’une telle légende, l’ubiquité d’un tel
objet nous montre la profonde valorisation de ce symbole de
la coupe, à la fois vase, grasaie, et tradition, livre saint, gradale,
c’est-à-dire symbole de la mère primordiale, nourricière et
protectrice 4.
En effet, de nouveau à propos de ce vaisseau en miniature,
nous pouvons voir jouer les surdéterminations digestives et
alimentaires, chères au Régime Nocturne de l’image, puisque le
contenant prototype c’est le ventre digestif, avant que d’être
sexuel, expérimenté lors de la déglutition, polarisé par la domi­
nante réflexe. Cette valorisation digestive du vase conduit à
confondre tout récipient avec l'estomac. L’antiquité nommait
ce dernier « roi des viscères », et l’alchimie adopte la forme
stomacale pour construire ses alambics, tandis que de nos jours
encore, le sens commun, négligeant la physiologie intestinale,
fait de l’estomac le facteur de toute digestion 5. C’est le conte­
nant artificiel gastéromorphe, qui nous semble constituer le
1 Cf. Harding, op. cit., p. 155. Sur l’analogie du Graal, de l’atha-
nor, du Gardai égyptien, de la coupe d’Hermès et de Salomon..., cf.
J.-P. Bayard, op. cit., p. 136. — * Cf. René Guénon, Le Roi du Monde,
p. 36-37. — 8 Cf. Magne, L a C lef des choses cachées, p. 124. — 4 Cf.
Guénon, op. cit., p. 39. — 5 Cf. Bachelard, Form. esprit scient., p. 171-173.
LA DESCENTE ET LA COUPE

maillon intermédiaire manquant à la phénoménologie de Ba­


chelard 1 qui passe directement des images physiologiques du
ventre et du sein à l’eau et au mercure alchimique. La cornue
chymique, l’athanor, sont des jalons indispensables à la rêverie
du vase stomacal ou utérin. Le vase se situe à mi-chemin entre
les images du ventre digestif ou sexuel et celles du liquide
nutritif, de l’élixir de vie et de jouvence. Peu importe que le
vaisseau soit à cavité profonde, chaudron, bassine et bol, ou
à cavité faible, cuvette, jatte, coupe ou cuiller 2. Car par le
jeu confusionnel du sens passif et du sens actif l’intérêt arché-
typal glisse peu à peu du contenant au contenu.
*
* *

La notion du contenant est donc solidaire de celle du contenu.


Ce dernier est généralement un fluide, ce qui joint les symbo­
lismes aquatiques, ceux de l’intimité, au schème du trajet ali­
mentaire, de l’avalage. Nous avons pu constater tout au long
de ces derniers chapitres que le geste de la descente digestive
et le schème de l’avalage aboutissant aux rêveries de la pro­
fondeur et aux archétypes de l’intimité sous-tendaient tout le
symbolisme nocturne. C’est que le geste alimentaire et le mythe
de la communion alimentaire sont les prototypes naturels du
processus de double négation que nous avons étudié à propos
de l’avalage : la manducation est négation agressive de l’aliment
végétal ou animal, en vue non d’une destruction, mais d’une
transsubstantiation 3. L’alchimie l’a fort bien compris, et aussi
les religions qui utilisent la communion alimentaire et ses sym­
boles. Toute alimentation est transsubstantiation. C’est pour
cette raison que Bachelard 4 peut très profondément affirmer
que « le réel est de prime abord un aliment ». Entendons par là
que l’acte alimentaire confirme la réalité des substances. Car
1’ « intériorisation aide à postuler une intériorité ». L’affirma­
tion de la substance, de son indestructible intimité subsistant
par-delà les accidents ne peut se faire que par cette prise de cons­
cience de l’assimilation digestive. Le « suc », le « sel » est
sur le trajet métaphysique de l’essence, et les processus de
1 Bachelard, Eau, p. 146. — 2 Cf. Leroi-Gourhan, op. cit., p. 515. —
3 Cf. E. Lot-Falck, Les Rites de chasse, p. 191 sq. — 4 Cf. Bachelard,
Format, esprit scient., p. 169.
LK REGIME NOCTURNE DE L'IMAGE

gulliverisation ne sont que des représentations imagées de l’in­


time, du principe actif qui subsiste dans l’intimité des choses.
L’atomisme — cette gulliverisation à prétentions objectives —
réapparaît toujours tôt ou tard dans le panorama substantialiste,
ou mieux une théorie des «.fluides », des « ondes » cachées et
constitutives de l’efficacité même des substances. Les nécessités
alimentaires s’intégrent naturellement dans cette esquisse d’on­
tologie, et Bachelard 1 peut affirmer d’amusante façon : « La
gloutonnerie est une application du principe d’identité » ; disons
mieux : le principe d’identité, de perpétuation des vertus
substantielles, reçoit sa première impulsion d’une méditation
de l’assimilation alimentaire, assimilation surdéterminée par le
caractère secret, intime d’une opération qui s’effectue inté­
gralement dans les ténèbres viscérales. Car c’est l’intériorité
« superlative » qui constitue la notion de substance. « Pour
l’esprit pré-scientifique la substance a un intérieur, mieux, est
un intérieur 2 », et l’alchimiste, comme le poète, n’a qu’un
désir : celui de pénétrer amoureusement les intimités. C’est là
une conséquence du schème psychique de l’inversion : l’intimité
est inversante. Toute enveloppe, tout contenant, note Bache­
lard, apparaît en effet comme moins précieux, moins substan­
tiel que la matière enveloppée. La qualité profonde, le trésor
substantiel n’est pas ce qui enferme, mais ce qui est enfermé.
Ce n’est pas finalement la coque qui compte, mais l’amande.
Ce n’est pas le flacon qui importe, mais l’ivresse. C’est ce
retournement du contenant que révèle aussi bien l’alchimie
de Boerhave ou de Jacob Polemann que dans la Grande Ency­
clopédie l’article de Zimmermann consacré au « caillou 3 ».
L’aliment primordial, l’archétype alimentaire, c’est bien le
lait : « Toute boisson heureuse est un lait maternel. » Le lait
est le « premier substantif buccal ». Et Bachelard 4 cite le
folklore pour qui « les eaux qui sont nos mères... nous distri­
buent leur lait », tandis que Michelet5 rationalise doctement
cette image de l’océan de lait et parle du plancton nutritif
comme d’un « lait qui abreuve le poisson », n’hésitant pas à
1 Op. cit., p. 177; cf. l’utilisation « substantielle » du sang, des dents,
des os, du cœur et de la langue chez les chasseurs sibériens, Lot-Falck,
op. cit., p. 78, 97, 173, 19 1. — 2 Bachelard, op. cit., p. 98. — 8 Cités par
Bachelard, op. cit., p. 100. — 4 Bachelard, Eau, p. 158. — 5 Michelet,
La mer, p. 109, 124; cité par Bachelard, op. cit., p. 160.
LA DESCENTE ET LA COUPE 2 95

passer du lait au sein. Ce qui fait dire à Bachelard que la


matière commande la forme; nous ajouterons une fois de plus
que c’est le geste qui exige la matière. Thétis est fille de la
tétée 1. Cette quiétude laiteuse, chère au poète de la mort
maternelle et bienheureuse 2, la psychologie pathologique la
retrouve comme thérapeutique de la schizophrénie. Le récit de
la schizophrène étudiée par Séchehaye présente un remarquable
isomorphisme de la mère nourricière et de la nourriture : les
pommes, le lait et la mère thérapeute sont étroitement reliés
en un mythe anti-schizophrénique. La mère est comparée à la
grande animalité nourricière : « Maman était pour moi comme
une vache merveilleuse... Ma vache, c’était un être divin, devant
qui je me sentais poussée à exécuter des gestes d’adoration 3. »
La malade ressuscite, à son insu, la religion mystique de la
vache Hator. Cette expérience de la nourriture maternelle
coïncide avec un premier stade de la guérison ; pour la première
fois la malade voit les objets sous leur aspect de réalité merveil­
leuse, dépouillés du terrible éclairement et du distancement
abstrait symptomatique de la maladie : « Une félicité sans nom
inondait mon cœur... je jouissais 4. » Et lorsque cette eupho­
rie alimentaire est maladroitement interrompue par l’analyste,
la patiente est submergée par une catastrophique crise schizo-
phrénique. La malade retrouve donc, sur les marches de la
guérison, le langage érotique des mystiques, pour qui l’image
du lait est le symbole même de l’union substantielle. Saint
François 5 de Sales écrit crûment : « Notre Seigneur, montrant
le très aimable sein de son amour à l’âme dévote, il la ramasse,
et par manière de dire, il replie toutes les puissances d’icelle
dans le giron de sa douceur plus que maternelle. Il serre l’âme,
il la joint, il la presse et colle sur ses lèvres de suavité ses
délicieuses mamelles, la baisant du sacré baiser de sa bouche
et lui faisant savourer ses tétins meilleurs que le vin... » Mêmes
images chez sainte Thérèse 6, qui compare l’âme à un « enfant
à la mamelle » régalé par sa mère par le « lait distillé dans
sa bouche »; ou encore parle de ces âmes qui, « appliquées aux
1 Cf. Przyluski, op. cit., p. 43. — * Cf. Bachelard, Eau (sur E. Poe
et le breuvage tiède et opaque), p. 126, 165. — 3 Séchehaye, Journal d’une
schizophrène, p. 67, 84. — 4 Op. cit., p. 67, 74. — 5 St François de Sales,
Traité de l ’amour de Dieu, t. VIII, chap. 1. — * Ste Thérèse d’Avila, Le
Chemin de perfection, p. 121.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 296

divines mamelles, ne savent plus que jouir ». Ces images lacti-


formes se retrouvent dans les cultes primitifs de la Grande
Déesse x, spécialement sur les statuettes paléolithiques dont
les seins hypertrophiés suggèrent l’abondance alimentaire. La
genitrix fait d’ailleurs souvent le geste de montrer, offrir et
presser ses seins, et souvent la Grande Mère est polymaste,
telle la Diane d’Éphèse.
Très fréquemment, cette accentuation du caractère lactifère
et nourricier de la Déesse fait s’anastomoser l’archétype de
la Mère avec celui de l’arbre ou de la plante lactifère, tel le
Ficus Religiosa ou le Ficus Ruminalis. A Rome, ce dernier était
localisé à l’emplacement même où la louve mythique allaita les
jumeaux 2. C’est peut-être par l’intermédiaire de cette image
composée de lait et de la végétation, figuier « nutritif » par
excellence puisque porteur de fruits et suggérant par son suc
le liquide nourricier primordial, ou par d’autres plantes nour­
ricières telles que dattier, vigne, blé ou maïs, que l’on peut
expliquer la fréquente collusion des symboles alimentaires et
des récipients culinaires avec les archétypes dramatiques de
la végétation et du cycle végétal que nous étudierons dans la
seconde partie de ce deuxième livre. Il faudrait à ce propos
esquisser l’étude de tous les éléments alimentaires des diffé­
rentes cultures 3, et nous pourrions semble-t-il en induire
avec Dumézil4 que les dieux de la « troisième fonction »,
agraire et nourricière, sont à Rome parents des « Pénates »,
dieux du « garde-manger » (penus), dieux du bien-être écono­
mique, ces Pénates étant — comme les mamelles de la déesse !
— toujours au pluriel. Car l’abondance est liée à la notion de
pluriel comme la sécurité temporelle l’est à celle de redouble­
ment, c’est-à-dire à la liberté de recommencement qui trans­
cende le temps.
Nous ne noterons qu’au passage le rôle du miel si souvent
associé au lait dans la poésie et la mystique 8. Le miel et le lait
sont les présents qu’aime la « Bona Dea ». La déesse mère
de l’Atharva Véda est surnommée madhukaça, « déesse au fouet
1 Cf. Przyluski, Grande Déesse, p. 48, 58. — ! Cf. op. cit., p. 8 1; cf
O. Viennot, Le Culte de l ’arbre..., p. 9-14, 22, 23, 30-55, 56, 75-78,
84, 91, 156. — * Sur le « bifteck et les frites comme valeurs nationales
françaises », cf. Barthes, op. cit., p. 87. — * Dumézil, Tarpeia, p. 109.
— s Cf. Cantic., IV -11.
LA DESCENTE ET LA COUPE

de m iel1 ». Cette association du miel et du lait ne doit point


surprendre : dans les civilisations de cueillette, le miel n’étant
que doublet naturel de l’aliment le plus naturel qu’est le lait
maternel. Et si le lait est l’essence même de l’intimité maternel­
le, le miel au creux de l’arbre, au sein de l’abeille ou de la fleur
est aussi, comme le dit YUpanishad, le symbole du cœur des
chosçs 2. Lait et miel sont douceur, délices de l’intimité
retrouvée.
Bien vite aliment et boisson naturelle, fussent-ils originels,
se décantent psychiquement parlant en une boisson ou un ali­
ment pur, n’ayant plus que ses qualités psychologiques, arché-
typales et mythiques. Tel est le rôle du breuvage sacré, soma ou
haoma, breuvage qui d’ailleurs est produit, soit par « barattage »
de l’océan sacré, soit dérivé du miel à la suite d’une fermenta­
tion 3. Le symbole de la boisson sacrée est lourd de signifi­
cations multiples, puisqu’il est relié aux schèmes cycliques du
renouvellement, au symbolisme de l’arbre, comme aux schè­
mes de l’avalage et de l’intimité. Les Védas 4 représentent la
boisson sacrée, soit comme une plante, soit comme une source,
un ruisseau jaillissant dans le jardin primordial, le Paradis,
tandis qu’un bas-relief égyptien nous montre la déesse Hator
juchée sur un arbre et abreuvant du breuvage d’éternité l’âme
du mort. Dans de nombreux mythes le soma est extrait du fruit
de l’arbre lunaire. Effectivement de nombreux breuvages plus
ou moins rituels sont extraits d’une plante : le soma des
Indous actuels, issu du Sacostema viminale, Yocctli mexicain et
péruvien, le peyotl en Amérique du Nord et enfin le vin. Dans
cette symbiose symbolique du breuvage, de la coupe et de l’ar­
bre, nous possédons un intéressant exemple de captage d’une
signification au profit d’un symbolisme différent : par l’inter­
médiaire du breuvage sacré, l’archétype de la coupe va rejoin­
dre les mythologies arboricoles. Le breuvage s’intégre ainsi
dans la mtyhologie dramatique et cyclique du végétal. Bache­
lard — philosophe champenois — signale ce rôle microcosmi-
1 Cf. Piganiol, op. cit., p. 209; Przyluski, op. cit., p. 30. — ! Brad.
Aran. Upan., citée par Eliade, Traité, p. 246. — * Cf. Dumézil, Germains,
p. 119; cf. Eliade, op. cit., p. 246. — 4 Rig. Véda, cité par Eliade, op. cit.,
p. 245 ; cf. Duchesne-Guillemain, Orma^d et Ahriman, p. 38 sq. La
boisson sacrée est assimilée soit au miel et à l’eau, soit à un suc de plante
et au vin, soit encore au sang et au sperme du taureau sacrifié; cf.
O. Viennot, op. cit., p. 61, 74, 80, 83, 134-136.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 298

que et zodiacal du vin, qui « au plus profond des caves recom­


mence la marche du soleil dans les maisons du ciel ». Le sym­
bolisme alimentaire est nettement contaminé par les images
cosmiques et cycliques d’origine agraire ; le vin « fleurit » tout
comme la vigne, il est un vivant dont le vigneron est respon­
sable et gardien. Toutefois, ce qui nous intéresse surtout ici
c’est que le breuvage sacré est secret, caché, en même temps
qu’il est eau de jouvence. Et le vin se rattache à cette constel­
lation dans la tradition sémitique de Gilgamesh ou de Noé. La
Déesse mère était surnommée « la mère cep de vigne »; cette
déesse Sidhuri, « la femme au vin », s’identifie à Calypso de
YOdyssée, déesse qui habite une île au centre, au nombril de la
mer x. Le vin est symbole de la vie cachée, de la jeunesse triom­
phante et secrète. Il est par là, et par sa rouge couleur, une réha-
bilitatiton technologique du sang 2. Le sang recréé par le pres­
soir est le signe d’une immense victoire sur la fuite anémique
du temps. Le whiskej gaélique, le maie-i-shebah persan, legeshtiti
sumérien, tous ces symboles sont appelés « eau de vie », « bois­
son de jeunesse », « arbre de vie 3 ». L’archétype de la boisson
sacrée et du vin rejoint, chez les mystiques, l’isomorphisme
aux valorisations sexuelles et maternelles du lait. Lait naturel
et vin artificiel se confondent dans la juvénile jouissance des
mystiques 4.
D ’où le rôle sacramentel de la consommation des « vins »
non seulement chez les Sémites, les Chrétiens et surtout les
Mandéens, mais encore chez les Indiens d’Amérique du Sud et
les Germains. Dumézil6a insisté sur le rôle important que joue
chez ces derniers le banquet rituel, la beuverie et l’enivrement
collectif. Ce rôle des boissons fermentées est très comparable à
celui du soma indo-iranien et des boissons rituelles alcoolisées

1 Cf. Eliade, Traité, p. 247-248; cf. Baudouin, Le Triomphe du héros


p. 38. — * Cf. Barthes, Mytholog., p. 83. La mythologie de l’ancien
Mexique nous présente un bel isomorphisme entre la divinité lunaire et
ses animaux (lapin, coquillage) et les divinités plurielles de l’ivresse
(cf. Soustelle, op. cit., p. 27), « non seulement la lune représente par ses
diverses phases le sommeil et le réveil de l’homme ivre... mais encore
en tant qu’astre de fertilité elle préside aux abondantes récoltes ». —
8 Eliade, Traité, p. 248. Sur le symbolisme eucharistique du vin, cf.
J.-P. Bayard, op. cit., p. 105-106. — ‘ Cf. Cant., I, 6-14; II, 4; cf. St Jean
de la Croix, Cant. spirit., 17e strophe; cf. Robai, d’Omar Kheyyam. —
5 Dumézil, Germains, p. 109.
LA DESCENTE ET LA COUPE 299

de l’Afrique et de l’Amérique 1. La vertu de ces beuveries est


à la fois de créer un lien mystique entre les participants et de
transformer la condition morose de l’homme. Le breuvage eni­
vrant a pour mission d’abolir la condition quotidienne de l’exis­
tence et de permettre la réintégration orgiastique et mystique.
Et, comme le constate fort justement Dumézil2, très souvent
la fête a lieu en hiver, « temps de la vie resserrée », par là
dénote un souci d’involution, d’enstase, assez proches des
rituels taoïstes d’accumulation vitale. Enfin, dans ces coutumes
germaniques de la beuverie, nous retrouvons un autre élément
isomorphe : le brasseur souverain c’est Aegir, le dieu de l’eau,
le grand solvant maritime. Hymir, qui garde le chaudron divin,
n’est rien d’autre qu’un génie de la mer 3.
La rêverie alimentaire, renforcée par les images empruntées
à la technologie des boissons fermentées et alcoolisées, nous
conduit à l’aboutissement de la digestion, comme de la distil­
lation par excellence, à l'or que l’alchimiste recueille au fond
de la coupelle 4. Certes nous avons déjà étudié une propriété
de l’or en tant que couleur, qu’apparence dorée. Mais il faut
cette fois nous intéresser au sens intime même de cette
substance. Le sémantisme des reflets n’est point toujours le
même que le sémantisme des substances Tout ce qui brille n’est
pas d’or. La substance du précieux métal est symbolique de
toutes les intimités, soit dans les contes où le trésor se trouve
enfermé dans un coffre enfoui dans la chambre la plus secrète,
soit dans la pensée alchimique dont la psychanalyse recoupe
d’une façon triviale les secrètes intuitions. Pour le « chymiste »
comme pour l’analyste, la valeur de l’or n’est point dans sa
luisance dorée mais dans le poids substantiel que lui confère
la naturelle ou artificielle digestion à laquelle il est assimilé.
La cornue digère, et l’or est un précieux excrément. Encyclo­
pédie 5 définit encore le mot « buccellation » comme « une
opération par laquelle on divise en morceaux, comme par bou­
chées, différentes substances pour les travailler », et le mot
« cibation » cache l’étrange pratique chymique qui consiste à
1 Cf. P. de Félice, Poisons sacrés et ivresse divine; et M. Cahen,
La Libation, Étude sur le vocabulaire religieux du vieux Scandinave. —
2 Dumézil, op. cit., p. 114 , 120. — * Dumézil, op. cit., p. 117 . — 4 Cf.
Bachelard, Eau, p. 325, 331. — 5 Citée par Bachelard, Form. esprit
scient., p. 174.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 300

nourrir de pain et de lait la cornue où se prépare le métal. Si,


pour la « chymie », le métal est nourriture, réciproquement
la nourriture et l’excrément seront trésors pour la psychologie
analytique : l’or y devient symbole d’âpreté au gain, d’avidité
possessive, parce qu’il est finalement doublet technique de
l’excrément naturel.
L’or dont il est question dans ces lignes n’est donc pas le
reflet doré, le plaqué-or de la conscience diurne, mais le « sel »
fondamental qui polarise toute l’opération alchimique. Il est,
selon Nicolas de Locques x, « l’intime de l’intime ». Le « sel »
en effet n’est qu’un terme générique dont l’or est le cas le plus
particulier et le plus précieux. L’or dont rêve l’alchimiste est
une substance cachée, secrète, non pas le vulgaire métal, aurum
vulgi, mais l’or philosophai, la pierre merveilleuse, lapis invi-
sibilitatis, alèxipharmakon, « teinture rouge », « élixir de vie »,
« corps de diamant », « fleur d’or », corpus subtile, etc.2.
Tous ces vocables disent inlassablement que l’or n’est rien
d’autre que le principe substantiel des choses, leur essence
incarnée. La substance est toujours cause première, et le sel
comme l’or sont les substances premières, « graisse du monde, »
« épaisseur des choses », comme l’écrit encore un alchimiste du
xvne siècle 3. L’or, comme le sel, participe à ces rêveries
d’opérations mères de tout le substantialisme et que démar­
quent les notions de « concentré », « comprimé », « extrait »,
« suc », etc... Un mystique moderne, confondant l’or apporté
par les mages et le sel, en fait les symboles de la concentration,
de la condensation 4. Dans ces opérations rêvées dont le sel
et l’or sont les substantifs, se joignent intimement les processus
de gulliverisation, de pénétration de plus en plus fine, d’accumu­
lation, qui caractérisent les symbolismes de l’intimité pro­
fonde. Toute chimie est lilliputienne, toute chimie est micro­
cosme et, de nos jours encore, l’imagination s’émerveille de
voir combien de gigantesques réalisations techniques sont dues,
à l’origine, à la minutieuse et mesquine manipulation d’un
savant, à la méditation secrète, préservée, d’un chimiste. Il y
aurait bien à dire, à ce sujet, sur la signification première, étymo­

1 Cité par Bachelard, Format, esprit scient., p. 120. — ’ Cf. Jung,


Psycho. md Alchim., p. 334, 637. — * Cité par Bachelard, Format, esprit
scient., p. 12 1. — * Lanza del Vasto, Comment, évang., p. 137.
LA DESCENTE ET LA COUPE JO I

logique de l'atome. L’atome est bien rêvé d’abord comme inex­


pugnable et insécable intimité, bien avant que d’être l’élément
que l’atomisme fait jouer dans son puzzle. L’alchimie est encore
plus franchement substantialiste que la chimie moderne toute
imprégnée de physique mathématique. La gulliverisation joue
à plein, car c’est dans l’infime que réside la puissance de la pierre,
et c’est toujours une infime quantité qui est capable de pro­
voquer des transmutations cent mille fois plus importantes x.
Le sel, l’or, c’est pour le « chymiste » la preuve de la pérennité
de la substance à travers les péripéties des accidents. Le sel et
l’or sont les résultats d’une concentration, ils sont des centres.
C’est encore le Mandata qui sert de symbole à la seconde puis­
sance pour toute l’opération alchimique 2.
Le sel étant d’ailleurs à la fois du domaine culinaire, alimen­
taire et chimique, peut passer en une chimie de première
instance, aux côtés de l’eau, du vin et du sang pour le père des
objets sensibles. D’autre part le sel — comme l’or 3 — est
inaltérable et sert à l’humble conserve culinaire. On retrouve
donc toujours derrière le symbolisme du sel, et celui de son
doublet noble l’or, le schème d’une digestion et l’archétype du
blottissement substantialiste. Et puisque le Rêgime Nocturne de
l’image valorise positivement la digestion en son début, il n’y
a aucune raison pour que l’excrément final de la digestion reste
péjoratif. Bachelard 4, se penchant sur le « Mythe de la diges­
tion », remarque avec la psychanalyse l’importance accordée
par la pensée pré-scientifique à l'excrément. L’excrément est
universellement considéré comme panacée médicamenteuse.
Bachelard cite une dizaine d’exemples précis dans lesquels
l’excrément joue un rôle thérapeutique ou cosmétique déno­
tant une valorisation poussée, tandis que Jung rapporte l’exem­
ple célèbre de la vénération des matières fécales du roi par les
sujets du Grand M ogol6. Enfin, dans l’épopée gargantuïne,
l’excrément est valorisé en tant que trace du passage du dieu
géant. De nombreux tumuli, buttes, blocs erratiques, ainsi que

1 Cf. Eliade, Forgerons, p. 137. — 2 Sur Yoga et Alchimie, cf. Eliade,


op. cit., p. 131-132. — 3 Cf. Bachelard, Repos, p. 49 : (( On pourrait
dire qu’il est psychiquement inaltérable. » — 4 Bachelard, Form. esprit
scient., p. 169 sq., 178; cf. Abraham, Capital et sexualité, p. 47. —
5 Bachelard, Form. esprit scient., p. 131 ; Jung, Libido, p. 179.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 302

des rivières, marais ou étangs, sont appelés excréments de


Gargantua 1. Dans ce dernier exemple nous retrouvons l’iso-
morphisme du contenant et du contenu, car c’est souvent de
sa hotte que le géant fait choir rochers, menhirs et météores
divers, laissant ainsi plus de trois cents traces toponymiques
tant en France qu’en Suisse.
C’est donc tout naturellement que l’or, substance intime
résultant de la digestion chymique, sera assimilé à la substance
précieuse primordiale, à l’excrément. Et la substance, abstrac­
tion à partir de l’or excrémentiel, héritera de l’avarice qui,
psychanalytiquement, marque l’excrément et l’or. Toute pen­
sée substantialiste est avare ou encore, comme écrit Bachelard2,
« tous les réalistes sont avares et tous les avares réalistes », et
c’est à juste titre que les valorisations positives de la substance
comme de l’excrément peuvent s’appeler « complexe d’Harpa-
gon ». Cette valorisation avaricieuse du trésor excrémentiel se
retrouve dans certaines névroses religieuses que Jung 3 relie
au thème, si fréquent dans la rêverie enfantine, de la naissance
anale. Pour l’enfant la défécation est le modèle même de la
production et l’excrément est valorisé parce que premier pro­
duit créé par l’homme. D ’autre part, nous savons que pour
l’enfant la sexualité n’est pas différenciée et se situe d’une
manière diffuse dans les organes « postérieurs » du corps, se
confondant très souvent avec la scatologie. D ’où le rôle joué
par la boue, le limon dans de nombreux mythes de la création.
La naissance par derrière rappelle le motif du jet de pierres dans
la légende de Deucalion, de même que les Dactyles naissaient
de la poussière que la nymphe Anchiale jetait derrière elle 4.
Dans la rêverie névrotique et dans le rêve, Jung 5 dénote
aussi l’utilisation de l’excrément comme « point de repère »
d’un trésor. Et dans le libre essor de nos contes, si tout contenu
excrémentiel semble explicitement banni, on peut cependant
voir encore que les bijoux, les joyaux qui parent les princesses
charmantes sont des symboles directs de la sexualité fémi­
nine 8. Hugo 7, qui valorise négativement l’excrément, l’asso­
cie cependant à l’or dans Les Misérables déclarant : « Si notre
1 Cf. DontenviUe, op. cit., p. 48. — 8 Bachelard, op. cit., p. 13 1. —
8 Jung, op. cit., p. 180. — 4 Cf. P. Grimai, op. cit., articles : Dactyles,
Deucalion, Pyrrba. — 5 Cf. Jung, Libido, p. 182. — 6 Cf. Léïa, op. cit.,
p. 75. — 7 Cf. Baudouin, op. cit., p. 85.
LA DESCENTE ET LA COUPE 3°3

or est fumier, notre fumier est or. » Mais ces associations sont
fort fugitives chez le poète et filent bien vite vers des motifs
sadiques qui déprécient le thème de l’or. C’est que cette asso­
ciation de l’or et de l’excrément est irrecevable pour une pensée
diurne. Nous avons ici, une fois de plus, un bel exemple d’in­
version des valeurs. Les défécations étant pour la pensée diurne
le comble du péjoratif et de l’abomination catamorphe, alors
que pour le Régime Nocturne l’excrément se confond avec
l’étalon métallique des valeurs économiques et également avec
certaines valeurs célestes quoique nocturnes, comme dans ces
curieuses expressions germaniques et indiennes que Jung relève
à propos des étoiles filantes x.
Il est significatif que Dumézil2 étudie le symbolisme de
l’or chez les Germains à propos des « Mythes de la vitalité »
et des dieux de la fécondité. Il note que l’or est une substance
ambivalente, motif de richesses comme cause de malheurs. Le
trésor est propriété des Vanes, est lié à l’enfouissement et à
l’enterrement, afin d’assurer confort et richesses dans l’au-de-
là. Souvent cet or caché est enfermé dans un coffre ou un chau­
dron, tel celui de la Saga du scalde E gill3 caché dans un
marais. Ces accessoires coutumiers du trésor légendaire ren­
forcent la polarisation de l’or au sein des symboles de l’inti­
mité. Dumézil4 , d’ailleurs, signale la parenté linguistique
entre Gull-veig, « la force de l’or », et Kvasis, « boisson fermen-
tée » ; la racine veig signifiant vigueur dionysiaque. Et surtout le
sociologue des civilisations indo-européennes5 montre bien
l’opposition radicale qui existe entre le héros guerrier et l’hom­
me riche ainsi que la fréquente valorisation négative du census
iners, de l’or fatal au héros comme à la purification héroïque.
Tel 1’ « Or du Rhin » ou bien le collier d’Harmonia d’où pro­
viennent les malheurs de Thèbes. César lui-même avait remar­
qué chez les guerriers germains cette répulsion très forte
vis-à-vis de l’or 6. Chez ces derniers, l’âge de l’or est patronné
par le dieu Frôdhi ou Frotha, variété de Freyr, la divinité
féminoïde de la fécondité, de la terre. Il y aurait donc des
cycles mythiques de civilisation alternativement polarisés par

1 Jung, op. cit., p. 179. — 2 Dumézil, Germains, p. 138 sq. — * Op. cit.,
p. 140. — 4 Op. cit., p. 15 1. — 5 Op. cit., p. 145 sq. — • Dumézil, Indo-
europ., p. 69.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE

la conquête guerrière, le glaive, ou au contraire, par la quié­


tude et la richesse.
Une partie essentielle des thèses de Dumézil1 est consacrée
à l’étude de la fusion harmonieuse de ces aspirations psycho­
sociales contradictoires. A Rome, cette fusion est symbolisée
par l’assimilation historique des Sabins et des Romains. Ce
qui oppose les protégés de Jupiter et de Mars aux Sabins, c’est
qu’ils sont sans opes, sans richesses. Tandis que les Sabins
méprisent Yinopia des vagabonds romains. C’est par l’attrait
de l’or que le chef sabin Titus Tatius séduit et corrompt la
vestale Tarpeia2. Et Romulus, marquant cette antinomie entre
le glaive romain et la richesse sabine, dresse l’invocation à
Jupiter Stator contre la corruption par l’or et les richesses.
Après la réconciliation légendaire entre les deux peuples
ennemis, les Sabins fonderont à Rome les cultes agraires, et
parmi ceux-ci le culte de Quirinus sur lequel Dumézil s’est
particulièrment penché 3. Les Sabins de la légende apportent
donc à la cité guerrière des valeurs nouvelles, en particulier la
revalorisation de la femme et de l’or. De cette fusion mythique
résultera l’équilibre de cette fameuse civilisation romaine, à la
fois guerrière et juridique, mais également agricole et domes­
tique. Rome deviendra ainsi pour l’Occident l’archétype poli­
tique par excellence. Il y aurait, à ce sujet, à entreprendre une
bien intéressante étude sur la ténacité et la persistance de
l’iconographie symbolique romaine. Glaives et cornes d’abon­
dance se propagent jusqu’à nos jours sur toutes les monnaies
et médailles des pays d’Europe. Cette vitalité des emblèmes de
Mars et de Quirinus doit nous faire entendre que l’histoire
légendaire de la fameuse cité n’est au fond que la projection
mythique des structures anthropologiques. Ce mouvement de
première défiance des guerriers vis-à-vis des riches Sabins se
répercute à travers toute une tradition indo-européenne pour
laquelle le mal est assimilé à « la femme et l’or 4 ». C’est

1 Cf. op. cit., p. 128. Sur la synthèse des divinités chichimèques et


guerrières et des divinités sédentaires et agraires, cf. Soustelle, op. cit.,
p. 33, 47,50. — * Cf. op. cit., p. 13 1 ; cf. Soustelle, op. cit., p. 49 : la grande
pyramide de Mexico supportait deux sanctuaires : celui de Uitzilo-
pochtli, la divinité tribale des Aztèques, et celui de Tlaloc, le dieu pluriel
des agriculteurs pré-aztèques. — * Cf. Dumézil, J.M .Q ., I et II, et Indo-
europ., p. 226. — 4 Kâmini-Kânchana, ce thème est un leitmotiv de l’ensei-
LA DESCENTE ET LA COUPE î°5

l’opposition traditionnelle des divinités monothéistes et des


valeurs exclusives aux divinités et aux valeurs « plurielles ».
Lares et Pénates sont toujours au pluriel. Aux Indes la troi­
sième classe des dieux porte le nom de « Vasu », appellation voi­
sine d’un terme signifiant les « richesses1 ». L’opposition entre
les deux régimes de l’imagination se retrouve dans la légende
germanique du combat des Ases contre les Vanes. La légende
de Tarpeia est très proche de celle de Gullveig, la sorcière
maléfique « ivresse de' l’or * ». Et toute société équilibrée,
fût-elle originairement celle des guerriers, doit préserver en
elle une part nocturne. C’est ainsi que les Germains rendent un
culte à Njôrdhr, assimilé à la terre mère et à la déesse de la
paix. Le jour de sa fête les guerriers ne touchent pas aux armes
ni même aux objets de fer. Le jour du dieu Njôrdhr est jour
de la paix et du repos, pax et quies 3. De même à Rome, le
culte qui fut en concurrence avec le feu purificateur, c’est celui
de Fortuna, la Grande Déesse chtonienne des Sabins, la cupra
mater, dont Cérès, Hériès, Flora, Héra ou Junon ne diffèrent
que de nom 4. Ce serait le corrupteur de Tarpeia, le sabin
Titus Tatius, qui aurait propagé le culte de la déesse
d’abondance.
A Rome donc comme chez les Germains les deux mentali­
tés, malgré l’enchevêtrement des institutions et des cultes sub­
sistent avec une suffisante distinction qui prouve la solidité des
Régimes Diurne et Nocturne en tant que structures de l’imaginaire.
Les études historico-sociologiques auxquelles nous venons de
faire allusion recouvrent donc entièrement l’antithèse psycho­
logique que nous avons mise en relief dans les précédents cha­
pitres, entres deux grand régimes symboliques, le premier
gravitant autour des schémes ascensionnels et diaïrétiques et
promouvant des images purificatrices et héroïques, l’autre au
contraire s’identifiant aux gestes de la descente et du blottisse-
ment, se concentrant dans les images de mystère et de l’inti­

gnement d’un penseur indou moderne tel que Ramakrishna; cf. L ’ensei­
gnement de Ramakrishna, p. 58 sq. — 1 Cf. Dumézil, Indo-europ., p. 213.
De même le dieu mexicain Tlaloc se monnaie en une multitude de petits
dieux nains et contrefaits : les Tlatoques ; cf. Soustelle, op. cit., p. 48 sq. —
2.Dumézil, op. cit., p. 140; cf. Germains, p. 40, 132. — s bido-europ., p. 135.
— 4 Cf. Piganiol, op. cit., p. 10 9 -m .
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 306

mité, dans la quête obstinée du trésor, du repos, de toutes les


nourritures terrestres. Ces deux régimes de la psyché sont
absolument antinomiques et même dans les complexes histo­
riques et institutionnels des civilisations romaine, germanique
ou indoue, les deux courants se distinguent parfaitement et
forcent la légende à reconnaître et à officialiser cette distinction.
*
* *

Nous avions étudié dans les premiers chapitres de cet


ouvrage comment la conscience héroïque, le Régime Diurne de la
représentation, repousse avec horreur et dégoût « la femme et
l’or », accentuant les antinomies puisque le propre de l’attitude
diaïrétique est de bien et nettement trancher, de distinguer
et d’actualiser ainsi des structures schizomorphes qui font du
Régime Diurne de l’imaginaire un véritable régime de l’antithèse.
L’on pourrait, par souci de symétrie, achever ce chapitre par
une description des symboles et des valeurs qu’exclut le Régime
Nocturne, les schèmes de l’intimité et de la profondeur. Ce
serait développer le point de vue sabin sur les conquérants
romains. Il faudrait alors décrire un enfer agoraphobique, un
peu comparable à celui qui terrorisait la malade soignée par le
docteur Séchehaye *. Les qualités négatives de cet univers
hostile au repos et à la profondeur seraient le superficiel, la
sécheresse, la netteté, la pauvreté, le vertige, l’éblouissement
et la faim. Il ne serait pas difficile de collectionner des expres­
sions philosophiques, religieuses ou poétiques de la répulsion
devant la clarté, la distinction, l’idéalisme éthéré, l’éléva­
tion, etc... 2. Toutefois, de par l’attitude qui promulgue les
valeurs d’intimité, de par le souci des liaisons et des fusions infi­
nies que comporte la démarche redoublante de la conscience, de
par la subtilité des processus de négation double qui intègre le
1 Chez les anciens Mexicains, les deux enfers, celui des ténèbres du
Nord et celui de l’éclairement desséchant du Midi coexistent. Le
séjour infernal de Mictlantecutli est situé au Sud, au « pays des épines »,
Uitzlampa; cf. Soustelle, op. cit., p. 64-66. — 2 Cet enfer semble avoir été
bien vu par Dante, soit dans la Ptolomea, « l’enfer de la glace » que
Baudouin rapproche fort justement des « états de vide » mis en évidence
par P. Janet, et également dans les supplices des schismatiques qui, à
leur tour, sont divisés et fendus de haut en bas; cf. Inferno, X X V III,
v-24; cf. Baudouin, Triomphe, p. 99.
LA DESCENTE ET LA COUPE 3°7

moment négatif, le Régime Nocturne de la psyché est bien moins


polémique que le souci diurne et solaire de la distinction. La
quiétude et la jouissance des richesses n’est point agressive et
rêve de bien-être avant que de songer aux conquêtes. Le souci
du compromis est la marque du Régime Nocturne. Nous verrons
que ce souci aboutit à une cosmologie synthétique et drama­
tique dans laquelle fusionnent les images du jour et les figures
de la nuit. Pour l’instant nous avons déjà constaté combien les
symboles nocturnes n’arrivent pas constitutionnellement à se
débarrasser des expressions diurnes : la valorisation de la nuit
se fait souvent en termes d’éclairement. L’euphémisme et l’an­
tiphrase ne portent que sur un terme de l’antithèse et ne sont
pas suivis d’une réciproque dévaluation de l’autre terme. L’eu­
phémisme ne fuit l’antithèse que pour retomber dans l’antilo-
gie. La poétique nocturne tolère les « obscures clartés ». Elle
est débordante de richesses, donc indulgente. Ce sont les
Romains qui font la guerre aux Sabins. Seule Yinopia est réelle­
ment impérialiste, totalitaire et sectaire.

III. LES STRUCTURES MYSTIQUES


DE L’IMAGINAIRE
Nous aurions pu, par souci de symétrie avec le titre que nous
avons donné au chapitre consacré aux structures du Régime
Diurne, intituler ce chapitre qui dégage et résume les struc­
tures nocturnes que nous avons étudiées à travers les symboles
de l’inversion et de l’intimité, « structures glischromorphes »
ou encore « ixomorphes » de l’imagination. Nous allons en
effet constater que souvent les structures du Régime Nocturne
confinent avec les symptômes et les syndromes des types carac­
tériels ixothymes et ixoïdes et même avec les symptômes épile-
ptoïdes1. Toutefois nous avons voulu marquer dès maintenant
que les structures de l’imaginaire ne recouvraient pas une
typologie, fût-elle pathologique. C’est pour cette raison que
nous avons préféré le terme plus vague et moins scientifique
1 Depuis la première édition de cet ouvrage l’observation clinique nous
a convaincu de la fragilité de la catégorie nosologique « épileptoïde ». Il
vaudrait mieux remplacer ce terme par la traditionnelle appellation de
« mélancolie ».
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 308

de « mystique » à ceux élaborés par la psycho-pathologie. Nous


donnerons à l’adjectif mystique 1 son sens le plus courant en
lequel se conjuguent et une volonté d’union et un certain goût
de la secrète intimité.
La première structure que met en évidence l’imagination
des symboles de l’inversion et de l’intimité, c’est celle que les
psychologues dénomment redoublement et persévération. Nous
avons vu combien le processus d’euphémisation, utilisant la
double négation, était dans son essence un procédé de redou­
blement. L’intimité n’est au fond qu’un aboutissement des
rêveries emboîtantes du Jonas. Il y a, dans la profondeur de
la rêverie nocturne, une sorte de fidélité fondamentale, un refus
de sortir des images familières et douillettes. C’est cette struc­
ture que Strômgren 2 relevait déjà dans le type caractériel
ixothyme lorsqu’il voyait en la persévérance un trait typique
fondamental. Pour Rorschach la persévération des parties
appréhendées dans le test est un symptôme central de l’ixo-
thymie. Une partie de la planche du test est reprise trois ou
quatre fois et interprétée malgré le changement de position de
la planche. Souvent l’ixothyme est du type rabâcheur. « On
observe souvent, également, une relation caractéristique entre
la persévération des parties appréhendées et la symétrie dans
ces mots : et de même, de l'autre côté*...» Cette symétrie n’est
plus la symétrie dans l’antithèse, mais la symétrie dans la
similitude. La persévération de la négation, dans la double
négation n’est autre que cette symétrie dans la similitude : on
passe insensiblement du « de même que... de même » au « ne
pas... non ». Dans les ixoïdies plus caractérisées 4 l’on trouve
une stéréotypie très poussée de certains éléments du test : soit
par exemple des stéréotypies de réponses anatomiques, soit la
stéréotypie des réponses forme-couleur, soit encore, dans les cas
franchement épileptoïdes, la persévération des grands détails.
Dans Pépilepsie proprement dite, l’un des trois symptômes
mis en évidence par le Rorschach est encore une fois le « pro-
1 C’est en ce sens que l’utilise Lévy-Bruhl, mais pour le répudier,
ou encore Przyluski, mais pour le subordonner; cf. Lévy-Bruhl,
Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, p 28-30, 100-112,
453; Przyluski, La Participation, p. IX , 2, 30-34. — * Cf. E. Strôm­
gren, Om dem ixothyme Psyke. Hopitals tidende, 1936, p. 637-648; cité
par Bohm, op. cit., II, 398. — ’ Cf. Bohm, op. cit., I, p. 287. — 4 Op. cit.,
II, p. 400. Cf. la notion physique d’entropie.
LA DESCENTE ET LA COUPE î°9
cessus de persévération » que Guirdham 1 a étudié sous le nom
de perceptional perseveration. Ce phénomène consiste en ce
que le sujet, chez qui l’intelligence est intacte, choisit dans les
planches du test des parties ayant la même forme mais les
interprète différemment : par exemple un sujet percevra d’une
façon stéréotypée toutes les presqu’îles d’une même forme,
tandis qu’un autre ne sera sensible qu’à toutes les saillies
arrondies. Il y a dans ce phénomène persévération perceptive
et infidélité expressive. On peut également trouver chez les
épileptiques certains cas de persévérance à la fois dans la
perception et dans l’interprétation. C’est ce que Bovet a appelé
la « viscosité du thème 2 ». Cette viscosité du thème se traduit
non pas par une exacte répétition stéréotypée d’une interpré­
tation donnée, mais par des variations thématiques qui mettent
en évidence Pisomorphisme des interprétations. Par exemple
une première interprétation d’un détail de la planche sera
« tête de chien » et suivront d’autres interprétations dans
d’autres planches qui s’en tiendront à peu près à la même
catégorie du contenu sémantique : « tête de cheval », « tête
de serpent », etc... Si par suite le sujet décide d’aborder
un autre thème, floral, géographique, etc., ce thème se recon­
naîtra et se maintiendra pendant un bon moment. Mais qui ne
voit que cette « viscosité du thème » et cette perceptional
perseveration ne sont pas autre chose que les structures de
l’emboîtement des contenants isomorphes et l’obsession de
l’intimité propre au Régime Nocturne de l’image ? Les chapitres
dans lesquels nous passions si facilement de la mer au poisson
avaleur, de l’avaleur à l’avalé, de la terre berceau chtonien à
la caverne puis à la maison et aux récipients de toutes sortes
n’étaient qu’une illustration de cette structure générale de la
représentation qui se manifeste dans la perception des planches
du Rorschach comme dans les fabulations de l’imaginaire.
C’est dans tous les cas une fidélité tenace â sa quiétude primi­
tive, gynécologique et digestive, que semble garder la repré­
sentation.
C’est également cette persévération qui peut nous faire com­
prendre la confusion constamment relevée au cours de ces der­
niers chapitres, entre le contenant et le contenu, entre le sens
1 Cf. op. cit., I, p. 193. — ! Cf. op. cit., I, p. 192.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 310

passif et le sens actif des verbes et des êtres. Sous-jacente en


effet à la forme active ou passive, c’est-à-dire à l’attribution
distincte à tel ou tel sujet d’une quelconque action, persiste
plus profondément l’image gratuite de l’action pure elle-même.
La pérennité substantielle de l’action elle-même fait négliger
les qualifications substantives ou adjectives. Cette structure de
persévération donne forme à tout ce jeu dans lequel contenants
et contenus se confondent en une sorte d’intégration à l’infini
du sens verbal de l’emboîtement. Matériellement cet émouvant
attachement à la patrie maternelle, à la demeure et au siège,
se traduit par la fréquence des images de la terre, de la pro­
fondeur et de la maison. Ce n’est pas par hasard que la docto­
resse Minkowska a mis en relief1 chez Van Gogh — peintre
épileptique — cette iconographie de la fidélité : intérieurs de
Hollande où les paysans mangent des pommes de terre, jardin
du presbytère paternel, chambre d’Arles, nids d’oiseaux, chau­
mières de Nuenen, paysages de Provence où la terre envahit
tout et élimine peu à peu le ciel, font écho à la grande fidélité
de Vincent à son frère Théo 2. La même structure se retrouve
donc sur le plan de liaison des images par redoublement,
double négation et répétition, et sur le plan de construction
des percepts par persévération.
La seconde structure, et qui est corollaire de la première,
c’est la viscosité, Padhésivité du style de représentation noc­
turne. C’est d’ailleurs ce caractère qui a frappé en premier
les psychologues lorsqu’ils ont appelé certains types psycho­
logiques de noms empruntés aux racines signifiant la viscosité,
la glu, la colle 3. Cette viscosité se manifeste en de multiples

1 Minkowska, De Van Gogh et Seurat aux dessins d’enfants, p. 35 sq.


Nous faisons ici la même restriction que celle suggérée par la note 1 de
la p. 307 : Van Gogh fut certes très certainement atteint de troubles épi­
leptiques, mais ces troubles semblent secondaires par rapport
à la « mélancolie » qui finalement eut raison du peintre. —
2 On pourrait relever dans l’œuvre tant littéraire que picturale du peintre
des « Nuits étoilées » de nombreuses illustrations de cette structure
mystique du Régime Nocturne; cf. Lettres à Théo, 8 sept. 1888, et spécia­
lement celle du 23 janvier 1889 : « j’ai une toile de Berceuse... il m’était
venu à l’idée de peindre un tel tableau, que des marins, à la fois
enfants et martyrs, la voyant dans la cabine d’un bateau de pêcheurs
d’Islande, éprouveraient un sentiment de bercement leur rappelant
leur propre chant de nourrice... ». — * Ixothymie, ixoïdie,
glischroïdie.
LA DESCENTE ET LA COUPE 3 II

domaines : social, affectif, perceptif, représentatif. Nous avons


déjà vu combien était importante la viscosité du thème, qui
dicte une pensée qui n’est plus faite de distinctions, mais de
variations confusionnelles sur un seul thème. L’ixothyme fait
toujours preuve de « trop peu de dissociations 1 ». Cette visco­
sité ixothymique se manifesterait également sur le plan social.
Kretschmer a pu parler à ce sujet d’un « syndrome hyper-
social 2 » de Pixothyme, et dans le test de Rorschach la grande
quantité des réponses « forme-couleur » serait l’indice de la
viscosité affective 3. Chez Van Gogh on retrouve également
ce constant souci de se lier d’amitié, de construire une commu­
nauté quasi religieuse dans la « maison des amis », de cons­
truire une « coopérative de peintres 4 ». Mais c’est surtout
dans la structure de l’expression que la viscosité apparaît.
M inkowski5a bien montré que chez « l’épileptique » tout « se
rattache, se confond, s’agglutine » et trouve par là un naturel
prolongement vers le cosmique, le religieux. L’ « épilepsie »
serait ainsi la structure opposée à la « Spaltung » schizophré-
nique. « Van Gogh a peint de multiples ponts qui ont toujours
le même caractère, c’est-à-dire que l’accent tombe sur le
pont6. » D’autre part l’on sait que toute l’œuvre littéraire du
peintre est hantée par de fortes préoccupations religieuses 7.
Dans l’expression écrite le Régime Nocturne du lien, de la
viscosité se manifeste par la fréquence des verbes, et spécia­
lement des verbes dont la signification est explicitement inspi­
rée par cette structure glischromorphe : rattacher, attacher,
souder, lier, rapprocher, suspendre, accoler, etc..., alors que
dans l’expression schizomorphe les substantifs et les adjectifs
dominent par rapport aux verbes. L’expression schizomorphe
peut être vague, parce qu’elle tend à l’abstraction du type allé­
gorique alors que la glischromorphie pousse à la confusion et
tend à la surabondance du verbe, à la précision du détail8. Ici
encore nous lisons une preuve de l’indifférence de la voix ver-

1 Bohm, op. cit., I, p. 284; cf. la « participation » étudiée par Przyluski,


op. cit., p. 4, 30; et Lévy-Bruhl, op. cit., p. 100-104. — 2 Cf. Przyluski, op.
cit., p. 5 : « Toute la vie mentale des primitifs est profondément socia­
lisée. » — 8 Op. cit., I, p. 286. — 4Van Gogh, Lettres à Théo, 10 mars 1888.
— 6 Minkowski, Schizophrénie, p. 209. — * Cf. Minkowska, op. cit., p. 63,
99. — 7 Minkowski (op. cit., p. 208) cite la lettre à Théo de mars 1889.
— 8 Op. cit., p. 251.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE JI2

baie par rapport au schème moteur de l’action exprimée. D’au­


tre part l’expression glischromorphe utilisera avec prédilection
les prépositions « sur », « entre », « avec » et toutes les expres­
sions qui cherchent à établir des liaisons avec des objets ou des
figures logiquement séparées. Minkowski note 1que cette pho­
bie de la séparation se manifeste dans le Rorschach par la
déformation confusionnelle des planches où les couleurs et les
formes sont objectivement les plus nettement circonscrites.
C’est ainsi qu’à la planche VIII l’épileptique voit une « bête qui
grimpe d’un point gris à un point rouge », reliant ainsi les
trois éléments nettement séparés; à la planche IX où trois
éléments colorés se juxtaposent sans aucun lien apparent de
forme ou de couleur, le patient répondra : « c’est une tête de
mouton... c’est du feu, c’est le feu qui brûle sur une tête de
mouton ». Et comme en conclut Minkowski, nous distinguons
dans ces réponses « l’expression de cette tendance à rattacher
abusivement les parties de la planche les unes aux autres du
fait uniquement qu’elles se touchent, et de les unir ainsi en
un ensemble, cela au détriment de la précision de la forme de
ces parties qui devrait s’imposer isolément à nous 2 ». Ce
refus d’isoler, de séparer, ne se retrouve-t-il pas dans le style
même de la peinture de Van Gogh ? Souvent 3 l’on a taxé de
« cosmique » l’œuvre du peintre des tournesols. Ce qui, en
effet, au premier coup d’œil, permet de différencier la technique
analytique d’un Seurat du tourbillon pictural de Van Gogh,
c’est avant tout la liaison de la matière picturale : la toile
entière est balayée, semble-t-il, par le même mouvement du
pinceau, est submergée par une onde continue de furieuse et
tendre peinture. Le monde plastique et pictural de Van Gogh,
si on l’oppose à la conception analytique d’un schizoïde comme
Seurat et à plus forte raison si on l’oppose au monde dis­
loqué, précis, formel et dur de la peinture concrète du para­
noïaque Dali ou des abstractions géométriques de Mondrian,
apparaît bien comme le règne du visqueux *. D ’ailleurs c’est
1 Op. cit., p. 219. — * Op. cit., p. 219. L’associationnisme, à travers les
notions de « ressemblance » et de « contiguïté » avait eu 1 intuition de
cette structure agglutinante des images; cf. HôfFding, Psychologie, p. 197,
206, 220-229; cf. Ribot, Essai sur l ’imagination créatrice, p. 23-25 ; Logique
des sentiments, p. 7-12. — 3 Cf. Minkowska, op. cit., p. 21. — ‘ Minkowska,
op. cit., p. 41. Dali est un paranoïaque phobiquement obsédé par les
thèmes liquides.
LA DESCENTE ET LA COUPE

surtout à partir de Van Gogh et des fauves ses disciples que


la peinture à l’huile sera utilisée en tant que pâte visqueuse et
non plus en tant que véhicule translucide *. Mais ce que l’on
doit surtout souligner c’est que cette structure agglutinante est
avant tout le style même de l’euphémisme poussé à l’extrême,
de l’antiphrase. Alors que les structures schizomorphes se défi­
nissaient de prime abord comme des structures de l’antithèse
et même de l’hyperbole antithétique ; la vocation de lier; d’atté­
nuer les différences, de subtiliser le négatif par la négation
même est constitutive de cet euphémisme poussé à l’extrême
que l’on nomme antiphrase. Dans la langage mystique tout
s’euphémise : la chute devient descente, la manducation avala-
ge, les ténèbres s’adoucissent en nuit, la matière en mère et les
tombes en demeures bienheureuses et en berceaux. C’est ainsi
que chez les grands mystiques le langage de la chair recouvre
la sémantique du salut, c’est le même verbe qui exprime le
péché et la rédemption.
La troisième structure mystique nous semble résider dans le
réalisme sensoriel des représentations ou encore dans la viva­
cité des images. C’est ce caractère qui souvent a plongé les
caractérologues et les typologistes dans de considérables diffi­
cultés. En effet, selon la terminologie jungienne 2, tout pousse
à considérer au premier abord les deux premières structures
comme ayant des traits introversifs marqués. En particulier la
viscosité et la religiosité qui lui est liée peut entraîner à penser
que la mystique est bien introversion. Mais alors cette troisiè­
me structure qui semble apparenter l’imagination mystique au
thoug-minded de James ou à YEinfühlung de l’estéthicien
Worringer 3, contredit les définitions jungiennes de l’introver­
sion *. Nous ne voulons pas pour l’instant insister sur les
difficultés et les querelles de la typologie, mais nous pouvons
voir qu’en archétypologie les structures mystiques constellent
sans difficulté avec les caractères de YEinfühlung, avec l’aspect
de vivacité concrète, tant sensorielle qu’imaginaire, de la fan­
taisie mystique. Le Rorschach confirme cette structure en rele­
1 Cf. Ziloty, La Découverte de Jean Van Eyck et l ’évolution du procédé de
la peinture à l ’huile du Moyen Age à nos jours, p. 235 sq. — * Cf. Jung,
Types psych., p. 294. — 3 Cf. James, Pragmat., p. 27, 30; Worrin­
ger; Abstraktion und Einfühlung, p. 192. — * Cf. Jung, op. cit., p. 294,
308, 317.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 314

vant chez toutes les consciences glischromorphes un type de


résonance intime « extratensif et ambiéqual1 », c’est-à-dire
offrant un protocole avec un rapport de réponses kinésiques et
de réponses couleurs fort élevé. Par contre le même protocole
présente une absence de réponses « forme-générale » qui
dénote un manque de synthèse abstraite. Chez les ixoïdes, le
Rorschach 2 dénote une grande et labile variété de réponses
couleurs. C’est ce contraste typologique qui a poussé Min­
kowski 3 à opposer le type « épileptoïde-sensoriel » au type
« schizoïde-rationnel ». Nous irons moins loin dans l’affirma­
tion typologique et dirons simplement que les conclusions de
Minkowski s’imposent dans l’étude des structures mystiques.
« Le sensoriel vit... dans le concret, dans l’hyperconcretmême,
il n’arrive point à s’en détacher. Il sent bien plus qu’il ne pense
et se laisse guider dans la vie par cette faculté de sentir de très
près les êtres et les choses 4. » Cette façon « de sentir de très
près » n’est rien d’autre que « l’aptitude intuitive » dont
Bohm 5 fait un des caractères du talent artistique. Cette intui­
tion ne caresse pas les choses de l’extérieur, ne les décrit pas,
mais réhabilitant l’animation pénètre dans les choses, les anime.
D ’où l’abondance de réponses kinésiques dans le Rorschach :
« mouvement qui ne se réduit pas à un simple déplacement des
objets dans l’espace, mais qui, dans son dynanisme élémen­
taire, prime, si l’on peut dire, l’objet, et s’impose ainsi souvent
au détriment de la précision de la forme 6 ». D ’où la pré­
séance, dans tous les protocoles de cette structure, des répon­
ses kinésiques et des réponses couleurs sur la réponse formelle
géométrique. D ’où la richesse et pour ainsi dire la connatura-
lité de cette structure avec l’essence même de l’imagination qui,
avant toute chose, est représentation du schème dynamique du
geste. De nombreux auteurs 7 notent cette facilité pour les
fantaisies glischromorphes de promouvoir une représentation
« en images », non en formes syntaxiques ou « en schémas »
abstraits. Images qui ne sont point des décalques de l’objet,

1 Cf. Bohm, op. cit., II, p. 451. — 8 Op. cit. II, p. 400. — a Minkowski,
Scbizophr., p. 200-203. — 4Op. cit., p. 204; Lévy Bruhl (Fonctions mentales,
p. 67) décrit la perception « mystique » dans les sociétés primitives. —
5Bohm, op. cit., I, p. 260. — ‘ Minkowski, op. cit., p. 204. — 7Cf. Minkow­
ski, op. cit., p. 205 ; Minkowska, op. cit., p. 25 ; Bohm, op. cit., II, p. 449.
LA DESCENTE ET LA COUPE 315

mais des dynanismes « vécus... dans leur primitive immédia-


teté. Elles sont plus production que reproduction1 ».
Qui ne voit combien ce tableau psychologique s’applique à
« l’épileptique »Van Gogh ? Toute son œuvre, à partir de l’épo­
que de Paris, n’est-elle pas une furieuse « réponse couleur »
d’où ne pourra sortir que l’exaspération chromâtique des fau­
ves ? Et l’écriture picturale, toute en virgules et en tourbillons,
du peintre des tournesols ne crée-t-elle pas chez le spectateur
ce sentiment d’intense mouvement qui anime tout l’univers et
même la plus statique nature morte ? Il n’y a qu’à parcourir la
correspondance du peintre pour se rendre compte combien sa
vision colorée est tenace : presque à chaque page l’on est ébloui
par une description exaltant les couleurs d’un paysage ou d’un
scène entrevue, et aussi l’on est frappé par cette « résonance
intime » que révèle la sensorialité chez le peintre du Café de
Nuit. Les couleurs et leur perception, non seulement sont des
éléments qui « localisent » l’objet, mais encore qui en révèlent
l’intime signification, le symbolisme sentimental. Van Gogh,
dans des lettres célèbres, esquisse toute une sémantique de la
couleur 2. C’est bien, paradoxalement, au mystère même des
êtres et des choses que parvient le sensualisme exacerbé de la
couleur chez Van Gogh. La peinture de Van Gogh est l’exem­
ple même d’une peinture qui, par la gourmandise picturale
chère aux impressionnistes, atteint à une profondeur mystique
comparable à celle de Greco ou de Rembrandt. Le reflet impres­
sionniste, sans revenir à l’objective « couleur locale », se
convertit en substance. L’œuvre de Van Gogh n’est, à ce point
de vue, guère éloignée de processus de transmutation du Grand
Œuvre alchimique : de vulgaires tournesols deviennent, sur la
toile du peintre d’Arles, la substance même du cri prométhéen,
comme chez cet autre Hollandais, Vermeer, la couleur trans­
figure, mais chez le peintre maudit cette transfiguration par la
couleur se fait dans 1’ « explosive 3 » exaltation qui caracté­
rise le pôle négatif de Pépilepsie.
Enfin la quatrième structure, étroitement liée aux trois pré­
cédentes, nous paraît consister en cette propension à la « mise
1 Minkowski, op. cit., p. 205. — 2 Van Gogh, lettres, 15 août 1888 : « La
peinture, comme elle est maintenant, promet de devenir plus subtile —
plus musique et moins sculpture — enfin elle promet la couleur » ; cf.
Lettre du 8 septembre 1888 sur le symbolisme des couleurs du Café de
Nui/. — 3 Minkowski, op. cit., p. 199.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 316

en miniature », à la gulliverisation, de la représentation au


Régime Nocturne. Les psychologues 1 ont tous insisté sur la
« minutie », la « méticulosité » des caractères ixothymes. Les
ralentis intellectuels de ce type s’attachent au détail, perdent
de vue l’ensemble, font preuve d’une pédanterie très caracté­
ristique qui insiste sur le détail, le relève et le commente avec
mesquinerie. Dans les réponses au test de Rorschach 2, le
scrupule et la routine de l’ixothyme se manifestent de bien des
manières : et d’abord par le nombre de réponses supérieures
à la moyenne courante. L’ixothyme semble toujours craindre
de laisser échapper un détail. La minutie descriptive de l’ixoï-
die se manifestera également dans la fréquence des réponses
anatomiques, et dans ce cas la minutie de la description anato­
mique s’allie à la stéréotypie de la persévération 3. Enfin, et sur­
tout, ce qui frappe dans le protocole glischroïde, c’est le nom­
bre considérable de réponses « globales » ou « grand-détail »
induites à partir d’un détail moindre, d’un élément minus­
cule de la figure. Guirdham 4 note même que la persévération
du contenu global d’une réponse est confabulée à partir d’un
infime détail d’une réponse donnée, et généralement à partir
d’un détail anatomique. Cette très caractéristique structure
représentative et perceptive mérite qu’on s’y arrête. Elle signi­
fie que le patient intègre dans un élément perceptif ou repré­
sentatif restreint, tout un sémantisme plus vaste. Elle complète
la cosmisation inhérente à la viscosité de la représentation par
une véritable « microcosmisation ». C’est le détail qui devient
représentatif de l’ensemble. Nous avons déjà fréquemment ren­
contré ce phénomène de vicariance lilliputienne, mais c’est
dans le Régime Nocturne de l’image, par le jeu des emboîte­
ments successifs, que la valeur est toujours assimilée au der­
nier contenu, au plus petit, au plus concentré des éléments.
Comme dans le Kalévala 5, c’est la petite étincelle qui donne
1 C f. B o h m , op. cit., I , p . 2 8 6 ; S t r ô m g e n , op. cit., p . 6 4 0 , 6 4 2 . — * C f.
B o h m , op. cit., II, p . 2 8 6 , 4 5 1 . — 8 Op. cit., II. p . 4 0 0 . — 4 C it é p a r B o h m ,
op. cit., II, p . 4 5 1 . C f. M ic h e l L e ir i s (in Note sur l ’usage de chromolitho­
graphies par les vodouisants à Haïti, p . 2 0 7 , in Mém. de l ’Institut français
d ’Afrique noire, n ° 2 7 , 1 9 5 3 ) fa it u n e tr è s in té re s s a n te r e m a r q u e s u r ce
q u ’ il a p p e lle le s « c a le m b o u r s d e c h o s e s » d a n s l ’ in t e r p r é t a t io n v a u d o u ïs t e
d e c h r o m o s c a t h o liq u e s : c ’ e s t la p lu p a r t d u te m p s u n d é ta il q u i d é c id e
d e la c o n fu s io n d e t e l s a in t c a t h o liq u e a v e c t e l o u t e l « lo a » v a u d o u .
C f. op. cit., I I , p . 4 4 9 . — 5 C f . supra, p . 2 4 4 .
LA DESCENTE ET LA COUPE 317

tout son sens aux divers contenants, et à la limite à ce conte­


nant général qu’est l’Univers. C’est de même le sel ou l’or qui
est la substance active, microcosmique par laquelle les métaux
et les éléments du vaste monde existent. Il n’est pas étonnant
que dans une telle structure les formes soient « mauvaises 1 »,
c’est-à-dire déformées par rapport à leur usage diurne et
« correct », puisque à ce niveau mystique ce n’est plus la
forme qui importe, mais la matière, mais la substance. Nous
avons vu que finalement le récipient, le contenant importait
peu pourvu qu’on ait l’ivresse du contenu.
C’est qu’il y a dans la structure mystique, comme nous
l’avons montré sur des exemples concrets d’imagination, un
renversement complet des valeurs : ce qui est inférieur prend
la place du supérieur, les premiers deviennent les derniers, la
puissance du poucet vient bafouer la force du géant et de l’ogre.
On pourrait relever ce constant souci de révolution microcos­
mique, de révolution par les « humbles » dans l’œuvre de l’épi-
leptique Dostoïewski ; et même le fait d’attribuer toute impor­
tance au milieu matériel ou social, à l’habitat humain, chez Bal­
zac comme chez Zola, c’est encore, malgré les apparences qui
semblent privilégier le contenant, renverser les habitudes diur­
nes de penser du classicisme romanesque et faire primer l’infé­
rieur, le matérialisme de l’ambiance, sur ce qui était considéré
jusque-là comme le supérieur, à savoir les sentiments humains.
Mais c’est encore l’œuvre de Van Gogh qui va nous offrir
l’exemple le plus complet de « microcosmisation ». Car para­
doxalement, cette œuvre cosmique, cette œuvre qui brasse tout
un univers dans la magma épais de sa pâte, porte une prédilec­
tion pour les « petits sujets ». C’est toujours ce que les peintres2
amateurs des Noces de Cana et des vastes compositions lui repro­
cheront. Ses natures mortes : bouteilles et bols d’un rude réa­
lisme, bible solitaire posée sur une table, paire de sabots ou de
chaussures, choux et oignons, chaise, fauteuils se dépouillent de
toute la mise en scène décorative chère au baroquisme cézan-
1 B o h m (op. cit., I I , p . 4 4 9 ) in s is te s u r le F ( + % ) tr è s b a s d a n s l ’ é p i-
le p s ie . E n p e in t u r e d e m ê m e , « fa u v e s » e t im p r e s s io n n is t e s , m in im i­
s a n t le d e s s in e t la fo r m e s o n t le s a n c ê tr e s d e n o s m o d e r n e s « ta c h is t e s »
e t p e in t r e s « in f o r m e ls ». — 2 « V a n G o g h , t y p e p u r d e l ’ in s p ir é ...
la is s e à s o n œ u v r e le c a r a c tè r e c o m m e a b a n d o n n é d ’ u n f r a g m e n t ...
m e s s a g e p r é c ie u x ... m a is c o u r t » é c r it le p e in t r e c u b is t e A . L o t h e
d a n s le T raité du paysage, p . 6 2 .
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 318

nien. Ce sont des sujets qui comptent davantage sur l’intensité


expressive que sur la vastitude décorative. Et les fameuses
fleurs, tournesols, roses, iris, complétées par L ’ail de paon et
Les roses à l’escarbot de la collection V. W. Van Gogh, appel­
lent irrésistiblement la comparaison avec le genre pictural Kwa-
chô.x — fleurs et oiseaux — de la peinture japonaise et de l’es­
thétique taoïste. Le Kwachô comme le jardin miniature du tem­
ple shintoïste est un microcosme plein de profondes significa­
tions sentimentales. Ce n’est point par hasard si l’expression­
nisme de Vincent Van Gogh fut constamment hanté par le
symbolisme pictural de l’Extrême-Orient. Et la réduction
microcosmique se retrouve également dans le paysage du
peintre d’Arles : non seulement par le sémantisme expressif
dont il charge — à la manière des maîtres taoïstes et Zen
— toute figuration de la nature, mais encore par la même
volonté de réduction d’un paysage à quelques éléments expres­
sifs comme le faisait Tchang-Fang-Yéou ou Hia-Kouei2. L’art
delà litote est fort proche des intentions antiphrasiques. Un
champ de blé, un seul cyprès, un massif du jardin de Daubigny,
une charrette, un rocher, quelques troncs d’arbres enrubannés
de lierre suffisent à Van Gogh pour suggérer une cosmologie,
comme suffisait au peintre Zen un bambou ou un pin dans le
vent, quelques roseaux sur une grève. L’allusion aiguë à un
sujet restreint, l’incisive litote, sont chez Van Gogh comme
chez Sesshû le signe d’une imagination microcosmique.
Mais peut-être faut-il intégrer à cette structure lilliputienne
l’art tout entier du paysage. Le chan-chouei3 — eaux et mon­
tagnes — taoïste ouTchan n’est au fond qu’un figura­
tif, qu’un microcosme qui concentre pour la méditation la
substance même de l’univers, de la solidité du roc et de la sou­
plesse de l’onde. En Occident même le paysage s’est peu à peu
émancipé de l’icône hagiographique et anthropomorphe,
mais il conserve de l’icône son sens allusif, son intention de
concentrer une rêverie ou une puissance en un petit espace faci­
lement maîtrisable. Et un partisan du grand paysage composé,

1 C f. H i ll ie r , Les Maîtres de l ’estampejaponaise, p . 2 5 . — * C f . C o m m e n ­


t a ir e d ’ u n e p e in t u r e d e T c h a n g - F a n g - Y é o u p a r R . G r o u s s e t , A rt de
l ’Extrême-Orient, p . 1 0 . — * C f. C o h n , Peinture chinoise, p . 1 5 ; c f.
P . C . S w a n n , La peinture chinoise, p . 9 , 4 9 , 6 5 .
LA DESCENTE ET LA COUPE 319
comme A. Lothe, est bien forcé de reconnaître cette volonté
de « réduction du cosmos en un faible espace à deux dimen­
sions 1 ». Finalement la vocation de Ruisdaël, de Corot, de
Claude Monet ou de Cézanne n’est pas trop éloignée de celle
de l'ikebana qui, dans un bouquet de quelques fleurs ou dans un
jardinet minuscule, concentre et résume la totalité de l’Univers.
Le paysage peint est toujours microcosme : constitutionnel­
lement il ne peut prétendre à une similitude de dimension et,
à plus forte raison, à une gigantisation du modèle. On pourrait
même dire que les structures privilégiées par une culture se
reconnaissent dans la matérialité de son iconographie : les cul­
tures à prépondérance « diurne » font prévaloir la figure
humaine et ont tendance à gigantiser les héros et leurs
prouesses, alors que les cultures qui se constituent autour
d’un mysticisme et du sentiment de l’accord cosmique ont
tendance à privilégier l’iconographie naturaliste, c’est du
moins ce que confirme la poésie mystique de St Jean de la
Croix comme le lavis extrême-oriental. Le goût de la minia­
ture est constitutif de l’oratoire comme du Kakémono. C’est
ce qui explique, plus généralement, que le sentiment de la
nature et son expression picturale, musicale ou littéraire soit
toujours mysticité : la nature « immense » ne s’appréhende
et ne s’exprime que gulliverisée, que réduite — ou induite !
— à un élément allusif qui la résume et ainsi la concentre,
la transforme en une substance intime.
En résumé, nous pouvons écrire que quatre structures mys­
tiques de l’imaginaire en Régime Nocturne sont facilement
discernables : la première est cette fidélité dans la persévération
et le redoublement qu’illustrent les symboles de l’emboîtement
et leur syntaxe de redoublement et de négation double. La
seconde est cette viscosité euphémisante qui en tout et partout
adhère aux choses et à leur image en reconnaissant un « bon
côté » des choses, utilisation de l’antiphrase, refus de trancher,
de séparer et de plier la pensée à l’implacable régime de
l’antithèse. La troisième structure, qui n’est qu’un cas parti­
culier de la seconde, est un attachement à l'aspect concret

1 A . L o t h e , op. cit., p . 1 0 . C f. L é v i- S t r a u s s , L a Pensée sauvage, p . 5 4,


« l ’ im m e n s e m a jo r it é d e s œ u v r e s d 'a r t , s o n t d e s modèles réduits ».
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 320

coloré et intime des choses, au mouvement vital, à YErlebnis 1


des êtres. Cette structure se révèle dans le trajet imaginaire qui
descend dans l’intimité des objets et des êtres. Enfin la qua­
trième structure, qui est celle de la concentration, du résumé
lilliputien, manifeste explicitement le grand renversement
des valeurs et des images auquel nous a habitué la description
du Régime Nocturne des fantaisies.
Mais les symbolismes que nous avons étudiés jusqu’ici dans
ces derniers chapitres, et leurs structures psychologiques,
nous convient à approfondir encore l’étude du Régime Noc­
turne. Car ces images nocturnes d’emboîtement, d’intimité,
ces syntaxes d’inversion et de répétition, ces dialectiques
du rebroussement incitent l’imagination à fabuler un récit
qui intègre les phases diverses du retour. L’imagination
nocturne est donc entraînée naturellement de la quiétude de
la descente et de l’intimité, que symbolisait la coupe, à la
dramatisation cyclique dans laquelle s’organise un mythe
du retour, mythe toujours menacé par les tentations d’une
pensée diurne du retour triomphal et définitif. Le redouble­
ment du contenant par le contenu, de la coupe par le breuvage
pousse irrésistiblement l’attention imaginaire à se concentrer
sur la syntaxe dramatique du phénomène tout autant que sur
son contenu intimiste et mystique. C’est ainsi que l’on passe
insensiblement du symbolisme mystique de la coupe au sym­
bolisme cyclique du denier.

1 C f. M in k o w s k a , op. cit., p . 2 5 . C f. L é v i - S t r a u s s , op. cit., p . 3 5 , q u i v o it


tr è s b ie n q u e la r é d u c t io n d ’é c h e lle e s t l ’ in v e r s e d u p r o c é d é a n a ly tiq u e
« s c h iz o m o r p h e », c a r d a n s le « m o d è le r é d u it la c o n n a is s a n c e d u to u t
p r é c è d e c e lle d e s p a r tie s ». N o u s a jo u t e r o n s q u e d a n s le m o d è le r é d u it,
t o u jo u r s « fa c -s im ilé », il y a h o m o g é n é is a tio n p a r r a p p o r t à l ’ h é t é r o g é -
n é is a tio n fo n c t io n n e lle d u m o d è le ré e l.
DEUXIÈME PARTIE

DU DENIER AU BATON
« N os fêtes... sont le mouvement de l ’aiguille qui sert à lier les
parties de la toiture de paille pour ne fa ire qu’un seul toit, qu’une
seule parole... »
M . L e e n h a fd t , N otes d'ethnologie
néo-calédonienne, p . 1 7 8 .

I. LES SYMBOLES CYCLIQUES


Nous venons de constater que l’attitude la plus radicale du
Régime Nocturne de l’imaginaire consistait à se replonger dans
une intimité substantielle et à s’installer par la négation du
négatif dans une quiétude cosmique aux valeurs inversées, aux
terreurs exorcisées par l’euphémisme. Mais déjà cette attitude
psychique était grosse d’une syntaxe de la répétition dans le
temps. Gulliverisation, emboîtement, redoublement n’étaient
que préfiguration dans l’espace de l’ambition fondamentale de
maîtriser le devenir par la répétition des instants temporels,
de vaincre directement Kronos non plus par figures et en un
symbolisme statique, mais en opérant sur la substance même
du temps, en domestiquant le devenir. Les archétypes et les
schèmes qui polarisent autour de cette fondamentale ambition
sont si puissants qu’ils arrivent, dans les mythologies du pro­
grès, dans les messianismes et philosophies de l’histoire, à se
prendre pour réalité objective, pour monnaie valable de l’absolu
et non plus comme le résidu concrétisé de simples structures
singulières, de simples trajets de l’imagination.
Tandis que le premier mouvement de l’imagination noctur­
ne consistait en la conquête d’une espèce de troisième dimen­
sion de l’espace psychique, de cette intériorité du cosmos et des
LE RÉGIME NOCTUR.NE DE L’iMAGE J22

êtres dans laquelle on descend et se plonge par une série de


procédés tels que Pavalage et les fantasmes digestifs ou gynéco­
logiques, la gulliverisation ou l’emboîtement, dont le sym­
bole archétypal est le contenant en général, la coupe, surdéter­
minée elle-même par les rêveries du contenu et des substances
alimentaires ou chimiques qu’elle renferme; nous abordons
maintenant une constellation de symboles qui gravitent tous
autour de la maîtrise du temps lui-même. Ces symboles se grou­
pent en deux catégories selon que l’on fait porter l’accent soit
le pouvoir de répétition infinie de rythmes temporels et de
maîtrise cyclique du devenir, soit au contraire que l’on déplace
l’intérêt sur le rôle génétique et progressiste du devenir, sur
cette maturation appelant les symboles biologiques, que le
temps fait subir aux êtres à travers les péripéties dramatiques
de l’évolution. Nous avons choisi, pour symboliser ces deux
nuances de l’imaginaire qui cherche à maîtriser le temps, deux
figures du jeu de Tarot résumant réciproquement le mouve­
ment cyclique du destin et l’élan ascendant du progrès tempo­
rel : le denier et le bâton. Le denier qui nous introduit dans les
images du cycle et des divisions circulaires du temps, arithmo-
logie dénaire, duodénaire, ternaire ou quaternaire du cercle.
Le bâton, qui est une réduction symbolique de l’arbre bour­
geonnant, de l’arbre de Jessé, promesse dramatique du sceptre.
D ’un côté nous aurons les archétypes et les symboles du retour,
polarisés par le schème rythmique du cycle, de l’autre nous
rangerons les archétypes et symboles messianiques, les mythes
historiques où éclate la confiance en l’issue finale des péripéties
dramatiques du temps, polarisés par le schème progressiste
qui, nous le verrons, n’est qu’un cycle tronqué ou mieux une
phase cyclique ultime emboîtant tous les autres cycles comme
« figures » et ébauches de l’ultime procès1. Les deux catégories
de ces symboles qui se nouent au temps pour le vaincre vont
avoir le caractère commun d’être plus ou moins des « his­
toires », des « récits » dont la principale réalité est subjective
et que l’on a coutume d’appeler « mythes 2 ». Tous les sym­
boles de la mesure et de la maîtrise du temps vont avoir ten­
1 C e t t e d u a lit é d e s s t r u c t u r e s d a n s l ’ o n t o lo g ie t e m p o r e lle a é té fo r t
b ie n m is e e n é v id e n c e d a n s la th è se d e J . G u it t o n : L e temps et l ’éternité
chez Plotin et saint Augustin. — * C f . supra, p . 6 4 e t infra, p . 4 1 0 sq.
C f. P . R ic œ u r , op. cit., p . 1 5 3 .
DU DENIER AU BATON

dance à se dérouler selon le fil du temps, à être mythiques, et


ces mythes seront presque toujours des mythes synthétiques
qui tentent de réconcilier l’antinomie qu’implique le temps :
la terreur devant le temps qui fuit, l’angoisse devant l’absence,
et l’espérance en l’accomplissement du temps, la confiance en
une victoire sur le temps. Ces mythes avec leur phase tragique
et leur phase triomphante seront donc toujours dramatiques,
c’est-à-dire mettront alternativement en jeu les valorisations
négatives et les valorisations positives des images. Les schè-
mes cycliques et progressistes impliquent donc presque tou­
jours le contenu d’un mythe dramatique 1.
*
* *

Le redoublement symbolique et la persévération structurale


impliquaient déjà une possibilité de réversibilité. La double
négation est déjà esquisse de réversibilité. Du redoublement
spatial, des schèmes de l’inversion et des symboles emboîtés
(dans le Manda/a par exemple) à la répétition temporelle il n’y
a qu’un pas. Les canons mythologiques de toutes les civilisa­
tions reposent sur la possibilité de répéter le temps. « Ainsi ont
fait les dieux, ainsi font les hommes », cette maxime du Taîtti-
rîya Brâhmana 2 pourrait servir d’épigraphe à toute intention
rituelle ou liturgique de répétition : l’on passe du redouble­
ment de l’action pure où la voix active et la voix passive sont
confondues, à une répétition dans le temps qu’indique le chan­
gement grammatical du temps verbal. Le présent répète l’im­
parfait comme les hommes redoublent les dieux. Et tandis que
la mystique inclinait à l’antiphrase la répétition cyclique inau­
gure Phypotypose. Comme l’écrit Eliade en un important
ouvrage consacré au Mythe de V éternelretour3: « L’homme ne fait
que répéter l’acte de la création; son calendrier religieux com­
mémore dans l’espace d’un an toutes les phases cosmogoniques
qui ont lieu ah origine. » Dans un chapitre intitulé ha régéné­
ration du temps 4, l’historien des religions se penche sur le

1 Cf. Van der Leeuw, Homme p rim itif et religion, p. 124; Hubert et
Mauss, Mélanges d 'H ist. des religions, p. 192; cf. Gusdorf, op. cit., p. 26.
— * Cf. Eliade, Mythe de l ’éternel retour, p. 45. — 3 Op. cit., p. 46; cf.
Gusdorf, op. cit., p. 71. — 4 Eliade, op. cit., p. 81.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 324

problème de la répétition « annuelle » des rites et de l’insti­


tution, si universelle qu’elle en est archétypale, de l’année.
L’année marque le point précis où l’imagination maîtrise la
contingente fluidité du temps par une figure spatiale. Le mot
annus est proche parent du mot annulus ; par l’année le temps
prend une figure spatiale circulaire. Gusdorf tire fort bien les
conclusions ontologiques de cette maîtrise géométrique du
temps. « Le calendrier a une structure périodique, c’est-à-dire
circulaire. » Et d’insister sur la forme « circulaire » de l’être
qui aurait servi d’archétype ontologique à l’astrobiologie : « Le
temps cyclique et fermé affirme dans le multiple le chiffre et
l’intention de l’un. » A la limite, ce temps cyclique paraît
jouer le rôle d’un « gigantesque principe d’identité appliqué à
la réduction du divers de l’existence humaine 1 ». Il n’y a dès
lors plus de distinction entre le temps et l’espace pour la raison
bien simple que le temps est spatiaüsé par le cycle, Yannulus 2.
Ce dernier joue un peu le rôle que Bergson reprochait à l’hor­
loge : il est une projection spatiale du temps, une mainmise
déterministe et rassurante sur les capricieuses fatalités du deve­
nir. Ce qu’il y a d’intéressant pour notre propos, dans ce rituel
du calendrier, n’est pas son contenu, c’est-à-dire la longueur
plus ou moins grande des heures, des mois, des semaines, mais
la faculté de détermination et de recommencement des pério­
des temporelles. « Une régénération périodique du temps, écrit
Eliade 3, présuppose sous une forme plus ou moins explicite
une création nouvelle, ... une répétition de l’acte cosmogoni-
que », c’est-à-dire l’abolition du destin en tant qu’aveugle fata­
lité. La nouvelle année est un recommencement du temps, une
création répétée. Une des preuves de cette intention de recom­
mencement se manifeste dans les cérémonies orgiastiques qui
symbolisent le chaos primitif et qui sont universellement res­
pectées par les cultures où le calendrier est en vigueur :
chez les Babyloniens, les Juifs, les Romains, les Mexicains,
des fêtes licencieuses et carnavalesques marquent le jour

1 G u s d o r f , op. cit., p . 7 1 sq. ; c f. C o u d e r c , Le Calendrier, p . 1 5 . — s S o u s ­


t e lle a r e le v é c e c a r a c tè r e d e m a ît r is e s p a t ia lis a n t e d a n s le c a le n d r ie r d e s
a n c ie n s M e x i c a in s ; c f . J . S o u s t e lle , La Pensée cosmologique des anciens
Mexicains, p . 8 5 ; c f. é g a le m e n t R . G i r a r d , Le Popol - Vub, p . 2 9 2 sq.,
30 5 ; s u r le c a le n d r ie r in d o u , c f. Z i m m e r , op. cit., p . 2 2 - 2 6 . — 9 Op. cit.,
p . 86.
DU DENIER AU BATON

sans rang et sans nom où l’on tolère le chaos, son dérègle­


ment et ses excès. Chez les Babyloniens 1, le premier acte
de la cérémonie du renouveau figure la domination du chaos,
de Tiamat, durant laquelle toutes les valeurs et les règles
sont abolies et fondues dans Yapsu primordial. « Les der­
niers jours de l’année peuvent donc être identifiés au chaos
d’avant la création, tant par les excès sexuels que par l’in­
vasion des mots qui annulent le temps 2. » L’extinction rituelle
des feux symbolise même directement l’instauration d’un
Régime Nocturne transitoire. Donc dans la symbolique de
la répétition du temps qu’institue l’année et sa liturgie, se
manifeste une intention d’intégration des contraires, s’esquisse
une synthèse dans laquelle l’antithèse nocturne contribue à
l’harmonie dramatique du tout. C’est ce caractère synthétique
qui sensibilise en quelque sorte les ambivalences, qui rend
l’étude de ces mythes symboliques de la répétition plus délicate
que l’étude des symboles diaïrétiques ou que ceux de l’intimité
dans lesquels l’intention monovalente était relativement facile
à dépister. Toute synthèse comme toute dialectique est consti­
tutionnellement ambiguë.
Nul ne met mieux en évidence ce processus de réduction
du temps à un espace qualitatif que le calendrier des anciens
Mexicains. L’on peut dire que chez ces derniers c’est le proces­
sus de Yannulus généralisé à tout le déroulement temporel. Non
seulement l’année solaire se calque sur un parcours spatial
solaire, mais encore au-delà et en deçà tout le temps est
mesuré et compris à partir des 4 points cardinaux 3. En deçà,
chaque point cardinal est attribué à un jour sur 4 dans la
semaine, soit 65 jours dans l’année religieuse, et une semaine
sur 4 est à son tour gouvernée par un point cardinal, soit
5 semaines sur les 20 de l’année. Au-delà, une année solaire sur
4, soit ij années solaires pendant la période de 52 ans que
dure le « siècle » aztèque. L ’o n aboutit alors à une quadripar-
tition « circulaire » du temps, calquée sur la quadripartition
des points cardinaux : les 52 ans du « siècle » se divisent en
quatre séries de 13 années, chaque année est divisée en

1 C f. op. cit., p . 9 3 ; c f . infra, p . 3 5 8 . — 2 Op. cit., p . 1 1 0 ; s u r le S h a la k o


d e s I n d ie n s Z u n i , c f . J . C a s e n e u v e , Les dieux dansent à Cibola, p . 1 2 5 sq.,
1 4 4 sq. — 3 C f. S o u s t e lle , La Pensée cosmol. des anc. Mexicains, p . 8 3 sq.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 326

semaines de 13 jours... «Ainsi se déroule d’une façon continue,


à tous les niveaux, le jeu des influx des directions spatiales 1. »
Cette combinatoire d’influences spatiales tend bien sûr à dra­
matiser le déroulement du temps : « La loi du monde, c’est
l’alternance de qualités distinctes, nettement tranchées, qui
dominent, s’évanouissent et reparaissent, éternellement2. »
Ce temps « historique », si l’on peut dire, est lui-même intégré
dans un temps fabuleux aligné sur la vie successive de « Quatre
soleils 3 », eux-mêmes dépendant des 4 divinités cardinales
qui régissent l’espace.
C’est évidemment le phénomène naturel dont les phases sont
les plus marquées et le cycle suffisamment long et régulier qui
va, en premier lieu, devenir le symbole concret de la répétition
temporelle, du caractère cyclique de l’année. La lune apparaît
en effet comme la première mesure du temps. L’étymologie de
la lune est, dans les langues indo-européennes et sémitiques,
une série de variations sur les racines linguistiques significa­
tives de la mesure 4. Notre « lune », venant du vieux latin
losna et ne faisant porter l’accent que sur le caractère lumineux
de l’astre luminaire, n’est qu’une exception et un affaiblissemet
sémantique. Non seulement l’étymologie, mais encore les sys­
tèmes métriques archaïques prouvent que la lune est l’archétype
de la mensuration. Eliade5en veut pour preuve les nombreuses
survivances du système octaval aux Indes, ainsi que la prédo­
minance du nombre quatre dans les littératures védiques et
brahmaniques. Le rituel tantrique est également fondé sur des
multiples des quatre phases de la lune. L’homme préhistorique
dut compter le temps uniquement par lunaisons, comme le
firent les Celtes, les Chinois, les primitifs actuels et les Arabes
qui ne connaissent que l’année lunaire 6. Notre calendrier gré­
gorien, avec sa division duodécimale, sa fête mobile de Pâques,
fait encore appel à des références lunaires. Tandis que les
chiffres solaires gravitent autour de l’antique sept planétaire,
les chiffres lunaires sont ordonnés soit par trois si l’on confond

1 Op. cit., p. 84. — 2 Op. c it.,p . 85. — * Op. cit., p. 15. — * Cf. Couderc,
Calendrier ; cf. supra, p. 110 ; cf. Berthelot, Astrobiologie, p. 58 sq., 360.—
5 Cf. Eliade, Traité, p. 160 sq. ; cf. Brhad-Aranyaka Upan. I, 5-14;
Chandogya U p., V I, 7-1; R ig. V éda, I, 164-45. — * Cf. Couderc, op. cit.,
p. 13 ; cf. Hubert et Mauss, Études sommaires de la représentation du temps
dans la religion et la magie, in Mélanges, p. 195 sq.
DU DENIER AU BATON 327

en une seule phase qualitative la lune descendante et la lune


ascendante, ou encore si l’on ne compte pour rien la « lune
noire », soit par quatre si l’on tient compte du nombre exact
de phases du cycle lunaire, soit par le produit de quatre et
de trois, c’est-à-dire douze.
Sans entrer en des considérations numérologiques approfon­
dies, on peut remarquer que sur le plan de l’arithmologie se
retrouve la grande division en un Régime Diurne et un Régime
Nocturne de l’image. C’est que la sémiologie du chiffre n’échappe
pas complètement au sémantisme. L’arithmologie est une
preuve de cette résistance sémantique à la pureté sémiologique
del’arithmétique. Piganiol1 suggère qu’il y eut deux systèmes
de numération dans le monde méditerranéen : l’un décimal
d’origine indo-européenne, l’autre duodécimal, plus primitif;
de la combinaison des deux serait né le système sexagésimal.
Or, c’est l’année solaire qui est de dix mois et c’est Numa le
Sabin qui passe pour avoir préconisé le calendrier lunaire
duodécimal. Mais à Rome aussi il y eut bien vite un compro­
mis entre les deux systèmes, comme chez les Sémites et les
Inca, d’où l’existence fréquente dans de nombreux calendriers
— dans le nôtre par exemple — de deux jours de l’an, de
deux fêtes du renouveau, tel que le Noël solaire et la Pâque
lunaire.
Il est remarquable que tous les mythologues et historiens
des religions en arrivent à des considérations arithmologiques.
Przyluski insiste sur l’importance du nombre trois et du nom­
bre vingt-sept (trois fois trois fois trois) dans le Mahâbhâ-
rata et dans la théorie des makshatra, tandis que Boyancé fait
porter l’accent sur la valeur trinitaire des neuf Muses et que
Dontenville propose une très intéressante interprétation de la
confusion isomorphe de trois et de quatre dans le symbolisme
du triskele et du swastika 2. Certes Dontenville donne à cette
arithmologie un sens solaire, mais ce dernier peut facilement

1 Cf. Piganiol, op. cit., p. 2 0 6 -2 0 8 ; cf. le système tonalamatl reposant


sur la combinaison de 1 3 chiffres et d’une série de 2 0 nombres, in Sous­
telle, L a pensée cosmol. des anciens M exicains, p. 80 sq. — 1 Cf. Przyluski,
L a Grande Déesse, p. 1 9 9 ; cf. Boyancé, L e Culte des muses chez les philo­
sophes grecs, p. 2 2 5 ; cf. Dontenville, Mytholog. française, p. 1 2 1 ; cf.
R . Girard, L e Popol - Vuh, p. 1 6 , 2 5 , 2 9 7 sq. ; cf. Baudouin, L e Triomphe
du héros, p. 26 sq., 36 sq.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE }28

se réduire à une intention simplement temporelle ; le quatre ne


serait pas autre chose que la nuit ajoutée aux trois heures de
veille : « La nuit dissipée il règne les trois heures du jour :
aurore, midi, crépuscule ; commencement, milieu et fin de tou­
tes les choses comme formulera Aristote. Les heures d’Hésiode
et d’Homère sont trois...*. » Quoi qu’il en soit des rapports de
la triade et la tétrade, la nuit et la lune jouent toujours un
rôle dans leur formation, rôle que nous jugerons capital. La
lune suggère toujours un processus de répétition, et c’est par
elle et les cultes lunaires qu’une si grande place est faite à
l’arithmologie dans l’histoire des religions et des mythes. On
pourrait dire que la lune est la mère du pluriel. Nous retrou­
vons ici cette notion de divinité plurielle que nous avions
signalée déjà à propos des symboles de l’abondance 2. La
dernière classe des dieux, les Vasu, est en effet, selon
Dumézil3, théologiquement plurielle, soit que l’on fasse appel
aux deux Açvins, soit à Vifve Devâh, « tous les dieux ». Cela,
peut-être, par isomorphisme du radical vif et des vaiçya, la
troisième caste des hommes, celle des producteurs. Certes l’ex­
plication de ce pluriel d’abondance par référence à la fonction
des « producteurs », plus nombreux que les guerriers ou les
prêtres, est fort logique. Toutefois nous nous permettons de
faire remarquer que le pluriel commence à deux. Or tous les
protagonistes et les symboles du drame agro-lunaire sont plu­
riels : péripéties lunaires et rites agricoles se dénombrent. On
peut dire que dans le cas de ces divinités plurielles indo-
européennes il y a surdétermination du pluriel par la fonction
sociale, par l’élément naturel qu’est la lune et par la technologie
agricole. C’est encore par une motivation linguistique que
Dumézil 4 explique l’aspect plural de Quirinus en rattachant
ce vocable à curia, mot qui s’apparenterait à la notion ambiguë
de Quirites, équivalent latin, sociologique et théologique, du
pluriel indien Viçve Devâh. Mais ce qui importe surtout à nos
yeux, c’est que ce Quirinus pluriel soit un dieu agraire assimilé
au dieu ombrien Vofonius, dieu de la croissance, comparable au
1 D o n t e n v i ll e , op. cit., p . 2 2 . — * C f . supra, p . 3 0 4 . S u r la li a is o n d e la
lu n e a v e c le s d ie u x p lu r ie ls e t a v e c l ’ iv r e s s e , c f . S o u s t e lle , op. cit., p . 2 7 :
L e s d ie u x d e l ’ iv r e s s e — c e tte d e r n iè r e s y m b o lis a n t le s p h a s e s d e la lu n e
— s o n t c o n s id é r é s c o m m e in n o m b r a b le s : C e n t z o n T o t o c h t in , « le s
4 0 0 la p in s » . — * D u m é z il, lndo-europ., p . 2 1 5 . — 4 O p. cit., p . 2 2 4 .
DU DENIER AU BATON

Liber latin, dieu de la masse, de la plèbe, mais aussi de la


fructification. Cette divinité sous le vocable de Mars tranquillus
serait l’antithèse du Mars guerrier.
Ce qui nous fait avancer que ces divinités plurielles ne
patronnent pas simplement une abondance indéfinie de biens
ou d’hommes, c’est que Quirinus, Pénates, Lares, Teutatès
gaulois (dieu de la multitude teuta ?), Totochtin mexicains, ont
tendance à se condenser en une dyade ou une triade fort bien
définie 1, tels Njôrdhr, Freyr et Freyja germaniques, tels les
jumeaux Açvins (ou Nâsatya) auxquels se joint Pûshan, dieudes
« Çûdra », des non-aryens, protecteur des animaux et des plan­
tes, tel Ometochtli « deux lapins » le plus important des Totoch­
tin, tels les Dioscures qui flanquent de part et d’autre l’icône de
la grande déesse2. Przyluski a étudié avec soin ce « problème
des triades 3 », triades universelles qui se rencontrent « depuis
la mer Méditerranée jusqu’à l’Inde et au-delà... depuis la
période égéenne... et encore dans l’art du Moyen Age ».
L’auteur insiste sur le caractère thériomorphe de ces triades,
la déesse étant souvent représentée en « dompteuse » ou maî­
tresse d’animaux, ces derniers pouvant conserver l’aspect terri­
fiant que nous avons observé dans les chapitres initiaux 4. La
triade se présente donc comme une somme dramatique de diffé­
rentes phases, comme l’esquisse d’un mythe théophanique de la
totalité. Certes nous ne suivrons pas Przyluski dans son inter­
prétation évolutionniste et technologique qui veut voir dans
l’évolution de l’iconographie triadique la succession de civili­
sations de la chasse, du dressage et de l’élevage : à ce niveau,
l’auteur le reconnaît lui-même, les interprétations sont flottan­
tes. Toutefois il est remarquable que dans ces représentations
la figure humaine de la déesse puisse être remplacée par un sim­
ple bâton, comme dans le caducée ou la porte des lions à

1 C f. D u m é z il, Tarpeia, p . 1 1 3 ; c f. P r z y lu s k i, Grande Déesse, p . 1 7 3 ;


c f. S o u s t e lle , L a Pensée cosmol. des anciens Mexicains, p . 1 1 . O m é t e c u tli et
O m é c in a t l, le s « d iv in it é s d e la d u a lit é », a lp h a e t o m é g a d u c a le n d r ie r
m e x ic a in a n c ie n , l ’ u n a s s im ilé a u I er s ig n e « cipactli » , le m o n s t r e m y t h i­
q u e q u i p o r t e la t e r r e , l ’ a u t r e a u d e r n ie r s ig n e « xochitl » , la f l e u r ; c f.
p . 1 3 , d u a lit é d e Q u e t z a lc o a t l, à la f o is v i e i ll a r d d e l ’ O u e s t e t re n a is s a n c e
d e l ’ E s t . — * C f . S o u s t e lle , op. cit., p . 2 7 ; c f . D u m é z il, op. cit., p . 3 9 , 4 5 ,
n i . — * P r z y lu s k i, op. cit., p . 9 1 sq. S u r le r a p p o r t e n t r e « d u a lis m e » et
« t r ia d is m e » , c f. L é v i - S t r a u s s , Anthrop. struct., p . 16 6 sq. — * C f . P r z y ­
lu s k i, op. cit., p . 9 j ; c f . supra, p . 1 1 3 .
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 330

Mycène 1. Nous pouvons dès à présent remarquer que le cadu­


cée est l’emblème d’Hermès, lui-même prototype du Fils, de
l’hermaphrodite. Les éléments de la triade caducéenne sont uni­
versels. Non seulement on peut les relever dans les civilisations
méditerranéennes, mais encore dans la tradition bouddhique
où les dragons-serpents Nanda et Upananda flanquent la
colonne d’or du lac Anavapata 2. Dans la tradition extrême-
orientale des trois souverains légendaires Fou-Hi, Niu-Koua
et Tcheng-Nong, Przyluski3 décèle les symboles de la déesse
dragon-femelle Niu-Koua entourée d’un dragon mâle et
d’une divinité à tête de bœuf; l’iconographie d’un bas-
relief Han soulignant encore cette parenté avec le caducée
méditerranéen.
La plupart des auteurs qui se sont intéressés aux théophanies
lunaires ont été frappés par la polyvalence des représentations
de la lune : astre à la fois propice et néfaste, dont la combi­
naison triadique d’Artémis, de Sélènè et d’Hécate est l’arché­
type. La trinité est toujours d’essence lunaire 4. Les divinités
lune, par exemple Sin, se monnaient la plupart du temps en
trinités Anu, Enlil, Ea, trinités qui sontépiphaniques de mytho-
logies dramatiques. Même dans le monothéisme strict, mais
qui recèle de fortes séquelles lunaires on retrouve trace de la
figuration trinitaire : Allah interprété par la religion populaire
» trois filles, Al Hat, Al Uzza et Manat, cette dernière étant le
symbole du temps et du destin. De même, dans la religion popu­
laire catholique il y a trois « Saintes Maries », dont l’une est
« la noire » escortée de Sarah la Bohémienne 6. Il n’est pas
jusqu’au Christ lui-même qui se subdivise pour ainsi dire en
trois crucifiés, les larrons accompagnent sa passion et sont
comme l’alpha et l’oméga dont le Christ forme le lien. Trinité
chrétienne, Triformis populaire, Moires helléniques, semblent
conserver dans leur contexte arithmologique de vivaces survi­
vances lunaires. A Notre-Dame de Vitré la Trinité est encore
1 L ’ a x e d e s y m é t r ie d e lio n s d e p ie r r e a ffr o n té s é ta n t, s e lo n P r z y lu s k i,
s y m b o le v é g é t a l d e la d é e s s e ; op. cit., p . 9 8 ; c f. in te r p r é t a t io n t r ia d iq u e
d e la c r o i x d u C h r is t e t d e s la r r o n s p a r J u n g , L ibido, p . 1 9 1 . — * C f.
P r z y lu s k i, op. cit., p . 1 0 0 ; c f . O . V ie n n o t , op. cit., p . 1 4 8 , 1 5 2 - 1 5 4 , 1 9 8 ;
c f. Z i m m e r , op. cit., p . 6 2 sq. — 3 C f. P r z y l u s k i , op. cit., p . 1 0 1 - 1 0 2 ; c f.
J u n g , L ibido , p . 1 9 1 , 2 0 3 . — 4 S a u f p o u r J u n g q u i n e v e u t v o i r d a n s le
d r a m e t r in it a ir e q u e d e s « â g e s » d u s o l e i l ; c f. op. cit., p . 1 9 2 . — * C f.
H a r d in g , op. cit., p . 2 2 8 , e t D o n t e n v i ll e , op. cit., p . 18 6 .
DU DENIER AU BATON

représentée par une tête triface fort proche des représentations


de la Triformis. Et le folklore confirme ces survivances : le
jour de la Trinité les habitants de Remiremont se rendaient
autrefois à la croix Théot « pour y voir le lever de trois
soleils 1 ». En corrélation avec son hypothèse de la quadri-
partition temporelle, Dontenville 2 échafaudé une explication
fort judicieuse des trinités et des tétranités manifestes dans le
folklore celtique : la nuit est Orcus, l’ogre, le clair soleil est
Apollon-Belen, quant à la troisième personne c’est Gargantua
le Fils, « face occidentale du Père », Gargant-Gargantua assi­
milé au soleil couchant. Le dernier terme enfin ne serait autre
que le doublet géant Morgan-Fée Morgane, cette dernière
étroitement apparentée au serpent mélusinien. Morgane,
Morge, Mourgue, Morrigan témoignent toponymiquement
de l’importance de cette dernière phase divine. A la racine
linguistique de celle-ci se rattacherait le Morgen allemand et
le mergere latin. Rattachement tentant si l’on se référé à l’icono­
graphie de Mélusine « émergeant » de l’onde comme de l’ani­
malité. Le dieu Mercure lui-même aurait une parenté beau­
coup plus certaine avec cette racine merg qu’avec le merx
mercantile, car n’est-il pas surnommé Mercurius matutinus 3?
Dontenville signale enfin que les trois derniers éléments de
la tétrade celtique se retrouvent géographiquement dans les
Alpes-Maritimes : le massif dont le point culminant est le
Mont Bal comporte à l’Ouest un Mont Gorgion-long, alors
qu’à l’Est, au Levant, le massif prend le nom de Morgan 4.
A notre avis, malgré l’acception solaire que donne Doten-
ville à la triade, cette signification n’est que secondaire : les
phases du jour terrestre étant peu marquées, ne peuvent être
induites que des phases bien nettes du long jour lunaire. Les
personnages du drame astral ne sont que des microcosmes
mythiques du drame épiphanique de la lune.
Tétrades et triades lunaires peuvent encore se condenser en
de simples dyades qui mettent plus ou moins en évidence la
structure antagoniste, dialectique, dont le drame lunaire cons­
titue la synthèse. A la limite, comme l’a montré Przyluski 5,

1 D o n t e n v i ll e , op. cit., p . 1 2 3 . — %d .o p . cit., p . 1 2 5 s q .— f D o n t e n v ille ,


op. cit., p . 1 2 7 - 1 2 9 . — 4 C f. op. cit., p . 1 2 9 . — s C f . P r z y lu s k i, op. cit.,
p. 17 8 .
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 33*

c’est une seule divinité qui assume les différents moments du


drame. L’iconographie souligne toujours cette ambivalence des
divinités assimilables à la lune : divinités mi-animales, mi-hu-
maines dont la sirène est le type et dont un « Jonas inversé »
esquisse le canevas dramatique. Déesses bicolores du Mexique,
du Japon, de l’Égypte, ou encore « Vierges noires » qui dans
le culte catholique flanquent souvent en un culte cryptique les
« Vierges de lumière », ou encore Vierge Marie dont le nom
se répercute en celui de Marie la Gitane ou de Marie-Magdeleine
la pécheresse, toutes ces théophanies sont inspirées par la
bipolarité de leur symbolisme, par un effort pour réintégrer en
un contexte cohérent la disjonction des antithèses. Eliade 1 a
bien étudié cette coincidentia oppositorum qui se retrouve à divers
étages mythiques, entre autres les mythes que l’onpourraitappe-
ler, nous dit l’historien des religions, « mythes de la polarité »,
c’est-à-dire de la bi-unité qui se manifeste, soit par la consan­
guinité des héros avec leur antagoniste : Indra et Mamuci,
Ormuz et Ahriman, Raphaël et Lucifer, Abel et Caïn, etc...,
soit par la théophanie du couple divin dans laquelle on voit la
divinité accouplée à sa parèdre, tel le fameux couple Shiva-
Kali — couple divin inextricablement enlacé comme dans le
panthéon tantrique — soit par association en une même divi­
nité des caractères contradictoires, telle la bi-unité de Varuna
lieur et délieur, ou encore la personnalité équivoque de la
déesse indoue, à la fois « Shrî » splendeur, et « Alakshmî «pour
les méchants, ou encore Kâli « la douce », « la bienveillante »,
mais aussi Dourgâ la noire, la destructrice qui porte un collier
de crânes humains 2. Cette « condensation » des polarités
adverses selon diverses modalités peut se relever dans presque
toutes les traditions religieuses. Ishtar babylonienne est tantôt
invoquée comme la « verte », la bienfaisante, tantôt redoutée
comme la sanguinaire, la destructrice 3. Il n’est pas jusqu’à
Yaveh lui-même qui ne soit dit à la fois miséricordieux et bon,
mais aussi jaloux, coléreux et terrible. Les grandes fêtes en l’hon-
1 E l i a d e , Traité, p . 3 5 6 - 3 5 7 . — 2 C f . op. cit., p . 3 5 7 - 3 5 9 ; c f. P r z y lu s k i,
L a Grande Déesse, p . 1 9 4 ; c f . Z i m m e r , op. cit., p . 2 0 1 - 2 0 2 . — * C e tte
a m b iv a le n c e e st n e tte m e n t m a r q u é e d a n s le p a n th é o n d e l ’ a n c ie n
M e x iq u e : U it z ilo p o c h t li, le d ie u s o la ir e a u Z é n it h , e st à la fo is le
d ie u r o u g e , m a is a u s s i le d ie u t u r q u o is e ; c f. S o u s t e lle , op. cit., p . 6 9 -
7 i-

A
DU DENIER AU BATON 333

neuf d’Hécate, de Diane puis de la Sainte Vierge au moisd’août


sont faites pour implorer la maîtresse de la pluie fécondante,
comme pour apaiser la maîtresse des tempêtes 1. Dans le
zervanisme, c’est Zrvân Akarana qui joue ce rôle de conci­
liateur des contraires comme dans le bouddhisme c’est Amitâ-
bha ou Amitâyus, « âge illimité », l’un et l’autre doublets de la
Grande Déesse, identifiés avec le cours du temps 2. Telle serait
également une acception possible du culte de Mithra « média­
teur » entre Ormuz et Arhiman, participant à leurs deux natu­
res, jouant le rôle de la déesse entre les deux Cabires 3. Selon
Przyluski 4 ce serait en passant d’une civilisation gynécocra-
tique à une civilisation patriarcale que la dyade féminine du
type Déméter-Coré où le couple mixte Astarté-Adonis se
changerait en dyade masculine Vishnou-Brahma. Telle serait
l’origine de Janus, masculin de Jana — ou Diana. Le
« Bifrons » indique le double caractère du temps, la dou­
ble face du devenir, à la fois tourné vers le passé et vers
l’avenir. Une fois de plus c’est l’objet « porte » qui tirerait
son nom de l’image de Janus. La porte est ambiguïté fonda­
mentale, synthèse « des arrivées et des départs » comme en
témoigne Bachelard après René Char et Albert Le Grand 5.
Une variante de ce double usage mythique de la divinité est
figurée dans l’iconographie par le mythe de l’androgyne. « L’an-
drogynat divin, écrit Eliade6, n’est pas autre chose qu’une
1 Cf. texte syriaque cité par Harding, op. cit., p. 117 . Soustelle a très
bien mis en évidence l’ambiguïté lunaire de l’Ouest qui, pour les anciens
Mexicains, est lié à la lune. L ’alternance des phases lunaires correspond
au côté positif (fertilité, fécondité) et au côté négatif (lieu du déclin,
« lieu de la terreur », « lieu du comment ») de la représentation de
l’Ouest. « Parmi les symboles de la lune figurent le coquillage, matrice
de la femme, et le crâne décharné qui représente la mort », cf. Soustelle,
L a pensée cosmol. des anciens Mexicains, p. 64. — 2 Cf. Przyluski, op. cit.,
p. 189. Cf. H. de Lubac, Amida, p. 118 -12 1. — * L ’ iconographie mithria-
tique est souvent triadique comme sur le bas-relief de l’autel de Mithra à
St-Clément de Rome; cf. Przyluski, op. cit.,p. 191-194. Cf. Duchesne-Guil-
lemin, op. cit., p. 15 sq. — 4 Przyluski, op. cit., p. 176. — 6 Cf. Bachelard,
Poétique, p. 200 : « Il y a bien deux êtres dans la porte. » — • Eliade, Traité,
p. 359; cf. Guénon, Symbolisme de la croix, p. 55 ; cf. Griaule, « Nouvelles
recherches sur la notion de personne chez k* Dogons », Journ. de psych. norm.
et patho., oct.-déc. 1947, p. 126 sq. Il semble bien que la gémellité soit un
moyen-terme entre la bi-unité divine et l’androgynat proprement dit.
Chez les Dogon comme chez les Bambara, la gémelliparité est primor­
diale, et l’âme humaine est composée de deux parties à l’image des deux
jumeaux primordiaux. Cf. Griaule, Une Mythologie soudanaise (Ann.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 334

formule archaïque de la bi-unité divine »; tandis que Przy­


luski 1 veut voir dans cette combinaison des deux sexes en une
seule personne l’ultime évolution des dyades bissexuées avant
les cultes suprêmes du dieu masculin. Nous verrons dans quel­
ques pages que cette épiphanie masculine n’est pas, comme le
croit l’historien évolutionniste, celle du Père transcendant,
mais du Fils féminoïde. La plupart des divinités de la lune ou
de la végétation possèdent une double sexualité. Artémis,
Attis, Adonis, Dionysos, divinités indiennes aussi bien
qu’australiennes, Scandinaves ou chinoisesa, ont une sexua­
lité très variable. D ’où ces curieuses déesses barbues telle que
la Cybèle phrygienne, la Didon-Astarté carthaginoise, la
Fortuna et la Venus barbata romaine. D’où réciproquement la
féminisation insolite de héros ou de divinités primitivement
viriles : Hercule et ses doublets sémitiques Gilgamesh et
Samson3. Sin, le dieu lunaire babylonien, est invoqué à la
fois comme matrice maternelle et Père miséricordieux 4. Chez
les Bambara, c’est le génie Faro qui est, dans son androgynéité,
principe d’accord et d’union harmonieuse, celui qui assure
la réconciliation des sexes, de Pemba phallique et de Mousso-
Koroni vaginale. Malgré l’antériorité théologique du rôle
de Pemba, on dit que Faro est ontologiquement plus impor­
tant, qu’il est l’âme. Dans ces perspectives nocturnes, le pri­
mordial c’est l’androgynat; l’Adam rabbinique est andro-
gyne, Ève n’en est qu’une partie, qu’une « moitié », qu’une
phase 5.
De nombreux rituels reflètent cet androgynat théologique.
A ces pratiques s’opposent l’intention des rites de circon­
cision et d’excision : car ces derniers permettent au contraire
de distinguer nettement les sexes et d’affirmer en les séparant
les sexualités mâles et féminines6. Tout au contraire le rituel
Univ. Paris, X V IIe année, n° 2, 1947), p. 94 sq.; cf. également Dom
Talayesva, op. cit., p. 1 sq. ; chap I « jumeaux fondus en un ». — 1 Przy­
luski, Grande Déesse, p. 176. — ! Cf. Eliade, op. cit., p. 360; cf. Soustelle,
op. cit., p. 26. — * Cf. Przyluski, op. cit., p. 160, 174, 185, 187. — * Cf.
Harding, op. cit., p. 101. Sur le Christ androgyne de l’ Église des Corde-
liers à Châteauroux, cf. M. Davy, op. cit., p. 209. — 5 Le thème de l’andro-
gynat primordial est repris par le romantique abbé Constant pour qui
« l’homme parfait » est constitué par la présence de Jésus en Marie et
réciproquement de Marie en Jésus; cf. Cellier, op. cit., p. 57, 73, 104. —
• Cf. Griaule, Nouvelles recherches sur la notion de personne chez les Dogons
(Journ. Psych. norm. et pathol., oct.-déc. 1947, p. 4Z8).
DU DENIER AU BATON 335

initiatique des prêtres de la divinité lunaire, Atargatis,


Astarté, Diane ou Cybèle, et qui consistent en une intégrale
castration et une féminisation poussée, dans l’habit et le com­
portement, du prêtre-eunuque. La légende veut qu’Attis lui-
même se soit castré devant la Grande Déesse, et l’épithète
d’eunuque s’applique soit à la Grande Déesse elle-même soit
à un dieu ou un héros apparenté à l’épopée de Gilgameshx.
Peut-être faut-il voir dans ces pratiques l’origine mythique des
amazones, l’ablation d’un sein correspondant à l’émasculation
rituelle. L’iconographie indoue suggère une telle mutilation.
Dans les statues d’Indra ou de Shiva ardhanari — demi-fem­
me — le corps du dieu est rendu asymétrique par la sexualité,
le buste ne portant qu’un seul sein proéminent2. Cette
fantaisie de l’androgynat est explicitement reprise par la
tradition alchimique tant occidentale qu’extrême-orientale3.
L’iconographie alchimique semble tirer la leçon philoso­
phique de la figure bisexuée : les éléments contraires par
la couleur ou par le sexe sont « enchaînés », « liés par une
chaîne », l’un à l’autre, ou encore chaque face sexuée de
l’hermaphrodite est liée par une chaîne à son « principe
astral », soleil pour le mâle, lune pour la femme. C’est que
l’androgyne, microcosme d’un cycle où les phases s’équi­
librent sans que l’une soit dévaluée par rapport à l’autre,
n’est au fond qu’un « symbole d’union 4 ». Il est la dyade
par excellence, qui met un accent égal sur les deux phases, les
deux temps du cycle. C’est la raison profonde qui rattache
tous ces dieux pluriels, ces tétrades, triades ou dyades divines,
à l’astre qui ostensiblement marque pour les hommes l’unité
dans le temps, la division égale en quartiers ou en semaines,
mais aussi l’espérance d’une certaine pérennité à travers les
épisodes dramatiques de l’éclat quasi solaire et des ténèbres de
la mort.
C’est dans le romantisme littéraire qu’est le plus apparent et
le plus facilement accessible pour nous cet effort syncré-
tique pour réintégrer au Bien le Mal et les ténèbres sous la
1 Cf. Przyluski, Grande Déesse, p. 186. — * Cf. op. cit., p. ï88, et Zim-
mer, op. cit., p. 193, planche X X X II. — 8 Cf. Eliade, Forgerons, p. 142,
et nombreuses reproductions de figures hermaphrodites alchimiques,
in Grillot de Givry, Musée des Sorciers, p. 393, 395, 396, 397, 399, 403,
404, 417. — 4 Cf. Jung, Libido, p. 192, 202, 203.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 336

forme mythique de Satan, l’ange rebelle. Le romantisme hérite


de toute la dramatisation de la littérature biblique, de l’icono­
graphie médiévale et du Paradis perdu de Milton 1. Satan fait
son entrée triomphale avec le Méphistophélès de Goethe et
le principal héros byronien du Mystère de Caïn 2. Ce n’est
pas la rébellion qui est la plupart du temps exaltée, mais le
romantisme entreprend un vaste procès de réhabilitation. Que
ce soit l’abracadabrante Ville des expiations de Ballanche,
P « Ahasvérus » — le juif errant — ou « Prométhée » le
maudit, « Merlin l’enchanteur », le fils de Satan dans l’œuvre
de Quinet, ou encore « Idameael » l’antéchrist chez Soumet,
« Psyché » — ce « juif errant femelle » comme l’appelle
Cellier 3 — chez Laprade, toutes ces œuvres et ces héros
ténébreux constituent l’épopée romantique de la synthèse et
de la réhabilitation mythique du mal. Mais c’est évidemment
Hugo qui, dans Lm Fin de Satan, a le plus magistralement
exprimé le sens du drame synthétique, de la chute dont la
rédemption finale viendra d’une plume perdue par l’ange des
ténèbres, d’où naîtra « l’Ange Liberté ». Lilith-Isis, l’aspect
ténébreux du monde, fond alors « ainsi qu’un glaçon dans la
braise 4 ».
Il n’y a qu’un pas de cette cosmogonie optimiste et drama­
tique aux philosophies, plus ou moins déclarées, de l’histoire.
L’intégration du négatif n’a pas seulement portée métaphysique,
mais encore prétend à l’explication historique. On assiste à
travers les remous politiques du siècle à une réhabilitation et
une explication du scandale révolutionnnaire. « La Révolution
française, règne de Satan, cesse d’être Père de la désolation,
pour devenir l’heure sainte. A défaut de Saint-Just qui n’est pas
encore transformé en Ange Noir, Hugo se rabattra sur Camille
Desmoulins 5 ». Joseph de Maistre, adversaire acharné de la
Révolution et de l’Empereur, finira par magnifier le rôle sacré
de « cet immense zéro » parallèlement aux justifications qu’il
donnera du bourreau et de la guerre, inaugurant par là une
voie depuis fort fréquentée au çivaïsme moral et au satanisme
1 Cf. Baudouin, Triomphe du héros, p. 143 sq. — * Cf. L. Cellier, Épopée
romantique, p. 57. Cf. Baudouin, op. cit., p. 165 sq., 174 sq. — * Cellier,
op. cit., p. 202. — 4 Cf. op. cit., p. 233, 245. Cellier a très profondément vu
que Les Misérables étaient la suite naturelle de L a Fin de Satan. — 5 Op. cit.,
DU DENIER AU BATON 337

politique. Le romantisme, obsédé par le problème du mal, n’a


jamais accepté le dualisme manichéen. Son optimisme foncier
invite à décréter que le mal finira : « Tous, Vigny et Soumet,
Enfantin et Proudhon, Esquiros et Eliphas Lévi et après eux,
mais avec quel éclat, le poète de La Fin de Satan ont répété
la même antienne :
Satan est mort, renaît, ô Lucifer céleste1 ! »
En effet, dans ce vers célèbre se condense toute la volonté
syncrétique d’unification des contraires à travers le drame
mythique de la mort et de la renaissance. Mais ce qu’il ne faut
surtout pas perdre de vue dans cet arrangement historique ou
légendaire du compromis, c’est le rôle bénéfique de la felix
culpa, et par là du tentateur d’Eve, de Satan 2. La poésie,
l’histoire, pas plus que la mythologie ou la religion n’échappent
au grand schème cyclique de la conciliation des contraires. La
répétition temporelle, l’exorcisme du temps est rendu possible
par la médiation des contraires, et c’est le même schème
mythique qui sous-tend l’optimisme romantique et le rituel
lunaire des divinités androgynes.
Le symbolisme lunaire apparaît donc en ses multiples épi-
phanies comme étroitement lié à l’obsession du temps et de
la mort. Mais la lune, non seulement est le premier mort, mais
encore le premier mort qui ressuscite. La lune est donc à la
fois mesure du temps et promesse explicite de Véternel retour.
L’histoire des religions 3 souligne le rôle immense que joue
la lune dans l’élaboration des mythes cycliques. Mythes du
déluge, du renouveau, liturgies de la naissance et de la crois­
sance, mythes de la décrépitude de l’humanité s’inspirent tou­
jours des phases lunaires. Eliade peut écrire avec juste raison :
« Si nous cherchions à résumer en une formule unique la
multiplicité des hiérophanies lunaires, nous pourrions dire
qu’elles révèlent la vie qui se répète rythmiquement : elle est
vivante et inépuisable dans sa propre régénération 4. » Cette
épiphanie du cycle est si puissante qu’on en relève la trace dans
1 Cellier, op. cit., p. 58. C’était également là le penchant du Maz­
déisme; cf. Duchesnes-Guillemin, op. cit., p. 135-153. — 8 Cette réhabi­
litation du satanique est particulièrement nette chez Laprade qui fait de
l’orgueil et de la volupté les « ailes d’or » du progrès; cf. Cellier, op. cit.,
p. 206-207. — 8 Cf. Eliade, Traité, p. 142; Mythe, p. 129-131. — 4 Eliade,
Traité, p. 142.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 338

toutes les grandes cultures historiques et ethnographiques :


grande année sidérale des Chaldéens, puis des Grecs et des
Romains, cosmogonie héraklitéenne, ékpyrôsis stoïcienne, syn­
crétisme gnostique tout autant que mythologies maya, aztèque,
celtique, maori ou esquimaude1bénéficient du schème des révo­
lutions, alternativement mutilantes et renaissantes, de l’astre
nocturne. De tous les thèmes lunaires, la philosophie qui se
dégage est une vision rythmique du monde, rythme réalisé par
la succession des contraires, par l’alternance des modalités
antithétiques : vie et mort, forme et latence, être et non-être,
blessure et consolation. La leçon dialectique du symbolisme
lunaire n’est plus polémique et diaïrétique comme celle qui
s’inspire du symbolisme ouranien et solaire mais au contraire
synthétique; la lune étant à la fois mort et renouvellement,
obscurité et clarté, promesse à travers et par les ténèbres et
non plus recherche ascétique de la purification, de la sépa­
ration. Toutefois la lune n’est pas non plus simple modèle
de confusion mystique, mais scansion dramatique du temps.
L’hermaphrodite lunaire lui-même conserve les traits distincts
de sa double sexualité. Certes la fantaisie lunaire et les mythes
qui en découlent maintiennent un optimisme foncier 2 : la
catastrophe, la mort ou la mutilation lunaire n’est jamais défi­
nitive. La régression n’est qu’un mauvais moment passager
mais qui s’annule par le recommencement du temps lui-même.
Il en faut très peu pour passer du cycle au progrès. Toutefois
l’optimisme lunaire n’escamote jamais la terreur et la mort par
double négation et antiphrase. Comme le remarque Harding 3,
l’immortalité promise n’est ici point « vie sans fin dans une
cité d’or », ce n’est pas un état de perfection continue figé
en une définition immuable, mais une vie sans cesse en mou­
vement « où il est aussi essentiel de décliner et de mourir que
de devenir ». Autrement dit, nous avons affaire à un style
ontologique opposé au style éléatique comme à la béatitude
mystique et où la permanence ne réside plus que dans la cons­
tance du changement même et dans la répétition des phases. Il
semble que les cultures orientales et extrême-orientales aient
1 Cf. Krappe, op. cit., p. 110 . — 8 Cf. Eliade, Traité, p. 133. — 8 Har­
ding, op. cit., p. 223. Une esquisse de ce « dualisme mitigé » semble se
trouver dans certains mythes Tchouktchi et lithuaniens, dans lesquels
le Mal est auxiliaire du Bien. Cf. G. F. Coxwell, op. cit., p. 76, 943 sq.
DU DENIER AU BATON 339
été davantage sensibilisées à l’ontologie du devenir que celles
du bassin méditerranéen : en témoigne le I-ching, « livre des
changements » des Chinois où la théorie karmique des Indous
telle qu’elle fest symbolisée par la danse de Shiva. C’est cette
ambiguïté consentie qui présentera le plus de difficultés pour
l’appréhension des symboles lunaires. A la fois luminaire et
animal, la lune est la synthèse des hiérophanies opposées et
semble avoir recours à la totalité du matériel symbolique. Elle
arrivera à annexer tout le Bestiaire, des colombes vénusiennes
aux chiens d’Hécate. Mais c’est cette volonté d’assumer les
alternatives qui fait que le symbole lunaire glisse si facilement
au mythe dramatique : « Tout comme l’homme, la lune connaît
une histoire pathétique x. » Dans toute l’ère méditerranéo-
mésopotamienne la mise en rapport des souffrances de l’homme
et de la divinité se fera par image lunaire interposée. Le très
ancien mythe de la souffrance, de la mort et de la résurrection
de Tammuz trouve des échos dans le monde paléo-oriental2.
Mais dans l’exemple de Tammuz lui-même — dont le surnom
est Urikittu, le « vert » — nous voyons que le drame lunaire
est en étroite corrélation avec les cultes agraires. La plante
et son cycle est une réduction microcosmique et isomorphe des
fluctuations de l’astre nocturne.
*
* *

L’intuition du rythme cyclique a en effet un autre support


symbolique que le support astronomique lunaire : c’est le
cycle naturel de la fructification et de la végétation saisonnière.
Certes, ce cycle nous semble réglé par l’année solaire, mais
cette solarisation n’existe que pour une réflexion qu’a suffi­
samment rationalisée l’astronomie. Dans une représentation
naïvement imaginative le cycle des saisons et la rythmique
agricole sont d’abord reliés à la lune. Seul le rythme lunaire
a la lenteur « tranquillisatrice 3 » propice à l’instauration
d’une philosophie agricole. D’autre part, dans les pays tropi­
caux et équatoriaux le soleil est plutôt néfaste à la germination
comme à la végétation. Toutefois, malgré cet impératif clima­

1 Eliade, op. cit., p. 142. — * Cf. Eliade, Mythe, p. 148, et Harding,


op. cit., p. 170. — 3 Bachelard, L ’A ir, p. 254.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 340

tique, la croyance au pouvoir fertilisant de la lune ne se limite


pas aux seuls pays chauds x, ce qui implique que l’accent de
l’isomorphisme porte davantage sur le schème rythmique que
sur l’utilitarisme agricole. En effet le cycle végétal, qui se boucle
de la graine à la graine ou de la fleur à la fleur peut être,
tout comme le cycle lunaire, découpé en rigoureuses phases
temporelles. Il y a même toujours, dans l’ensevelissement
du grain, un temps mort, une latence correspondant sémanti­
quement au temps mort des lunaisons, à la « lune noire ». L’iso­
morphisme des deux séries cycliques est si puissant que non
seulement le cycle de l’astre est reproduit par le végétal, mais
encore par le produit végétal, comme Bachelard le souligne à
propos du vin 2. Le symbolisme végétal contamine toute médi­
tation de la durée et du vieillissement, en témoignent les poètes
de tous les temps et de tous les pays, d’Horace à Lamartine ou
à Laforgue, chantres de l’automne « où la nature expire »,
comme du renouveau printanier, en témoigne aussi tout l’ani­
misme préscientifique qui n’est souvent qu’un « végétalisme »
comme Bachelard l’a bien montré3. Optimisme sotériologique
comme mélancolie devant la décrépitude et la mort vont
prendre racine dans « la mystique agraire préhistorique 4 ».
« Graines et fruits sont une seule et même chose dans la
vie... les fruits tombent, les germes lèvent : c’est l’image de la
vie vivante qui régit l’univers », écrit un poète romantique5. Il
est à remarquer à ce propos combien, dans les pays tempérés,
la subdivision quaternaire de l’année en saisons astronomiques
et agricoles prend un aspect réaliste dans la représentation :
rien n’est plus facile à personnifier que les saisons, et toute
personnification des saisons, qu’elle soit musicale, littéraire ou
iconographique, est toujours lourde d’une signification drama­
tique, il y a toujours une saison de dénuement et de mort qui
vient lester le cycle d’un adagio aux sombres couleurs.
L’histoire des religions nous montre sur de nombreux exem­
ples cette collusion du cycle lunaire et du cycle végétal. C’est
ce qui explique la très fréquente confusion sous le vocable de
« Grande-Mère », de la terre et de la lune, toutes deux repré­
1 Cf. Harding, op. cit., p. 32. — 8 Bachelard, Repos, p. 325 ; cf. Sous­
telle, op. cit., p. 27. — * Cf. Bachelard, Format, espr. scient., p. 153, 155,
160. — 4 Cf. Eliade, Traité, p. 309. — 6 Taxler, cité par Béguin, op. cit.,
I, p. 169.
DU DENIER AU BATON 3 41

sentant directement ou indirectement la maîtrise des germes et


de leur croissance. C’est aussi pour cette raison que la lune est
classée parmi les divinités chtoniennes, à côté de Déméter et
de Cybèle x. « La divinité lunaire est toujours en même temps
divinité de la végétation, de la terre, de la naissance et des
m orts2. » C’est pour cela que la déesse lune brésilienne, comme
Osiris, Sin, Dionysos, Anaïtis et Ishtar est appelée « mère des
herbes 3 ». De nos jours encore les paysans européens sèment
à la nouvelle lune, taillent et récoltent en lune décroissante
« pour ne pas se mettre à contre-temps du rythme cosmique en
rompant un organisme vivant quand les forces sont en train
de croître 4 ». D ’où la surdétermination féminine et quasi
menstruelle de l’agriculture. Cycles menstruels, fécondité
lunaire, maternité terrestre viennent créer une constellation
agricole cycliquement surdéterminée. A Bornéo, chez les Fin­
nois, les Jivaro ou les Allemands, l’agriculture est consacrée
par les femmes, tandis que chez les Indous et dans de nom­
breuses tribus africaines la stérilité féminine contamine le
champ et stérilise la graine. Et les images de la croissance, de
l’engrossement, mêlent inextricablemect symbolisme végétal
et calendrier lunaire5. Cette surdétermination explique, nous
semble-t-il, les si universellement admises « vertus des sim­
ples ». Toute la pharmacopée et la médecine primitive est
herboristerie, et sous les intentions thérapeutiques se cachent
toujours de plus simples intentions régénératrices : dans
l’Inde l’herbe Kapitthaka est une panacée parce qu’elle guérit
de l’impuissance sexuelle et redonne à Varuna sa virilité per­
due. D ’autres herbes ont le pouvoir direct d’engendrer, telle
la fameuse mandragore 6. Les Hébreux et les Romains n’appe­
laient-ils pas les enfants « naturels », « enfants des herbes » ou
« enfants des fleurs 7 » ? Artémis et Apollon naissent tandis
que leur mère touche un palmier sacré, et la reine Mahâ-Mâyâ
enfante le Bouddha en étreignant un arbre. Chez de nom­

1 Cf. Piganiol, Orig., p. 103 ; cf. Eliade, Traité, p. 148. — ! Ehren-


reich, Allgemeine Mythologie, p. 40-41. Cf. Soustelle, op. cit., p. 26-27. —
* Cf. Krappe, op. cit., p. 100; cf. Trille, Les pygmées de la forêt équatoriale,
p. 112. — 4 Eliade, Traité, p. 225. — 6 Harding, op. cit., p. 33, 35. —
* Cf. A. M. Schmidt, La Mandragore, p. 27 sq., et Eliade, L a Mandragore
et les mythes de la naissance miraculeuse, in « Zalmoxis », 1940-1942, III,
p. 21 sq. — 7 Cf. Eliade, Traité, p. 266.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 342

breuses peuplades, de même, l’ancêtre totémique est végétal x.


Le symbole végétal est enfin très souvent explicitement choisi
comme modèle de métamorphose. Dans le folklore ou la
mythologie naît souvent du mort sacrifié une herbe ou un
arbre : tel, dans un conte santali2, ce bambou issu d’une jeune
fille sacrifiée et dont on confectionne un instrument de musi­
que qui contient et perpétue la voix de la victime, cette der­
nière portée par l’élan résurrectionnel de la plante se réincarne
un jour pour épouser le musicien. C’est là également le thème
de nos contes européens La Fiancée substituée et L'Épingle
enchantée 3.
Très proche scénario de la métamorphose multiple est le
motif mythologique du tombeau végétal : le corps d’Osiris est
enfermé dans un coffre de bois, lui-même emprisonné dans un
tronc de bruyère qui servira à faire la poutre maîtresse du
palais royal. Mais toujours une plante naît de la mort du héros,
et annonce sa résurrection : du corps d’Osiris naît le blé,
d’Attis les violettes et d’Adonis les roses 4. Cette bouture, ce
surgeon sont inducteurs pour l’imagination de l’espérance
résurrectionnelle. Bachelard5 s’est plu à relever chez les poètes
modernes cette rêverie de la prolongation végétale et prophé­
tique de la vie ; il cite Maurice de Guérin chez qui l’intuition
de l’immortalité par le végétal est fortement marquée : « Autre­
fois les dieux firent monter autour de certains sages une nature
végétale qui absorbait dans son étreinte... leur corps vieilli et
substituait à leur vie, toute usée par l’âge extrême, la vie forte
et muette qui règne sous l’écorce des chênes... » De cette anas­
tomose agro-lunaire est né cet immense courant de pensées et
de symboles que l’on a dénommé « astrobiologie » et auquel
René Berthelot a consacré tout un livre8, démontrant l’univer­
salité du schème cyclique et de l’archétype « astrobiologique ».
Nous n’insisterons donc pas davantage ici sur l’universalité
archétypale et schématique du cycle agro-lunaire qui structure
très profondément des cultures aussi disparates que la chinoise,
l’indienne, l’étrusque, la mexicaine, et même comme Berthelot

1 Cf. op. cit., p. 259-260. — * Cf. Eliade, Traité, p. 26}. — 8 Cf. Har-
ding, op. cit., p. 185. — 4 Cf. Eliade, op. cit., p. 261; cf. P. Grimai,
op. cit., articles Adonis, A ttis. — 5 Bachelard, L ’A ir, p. 238. — 6 R. Ber­
thelot, L a Pensée de l ’A sie et l ’astrobiologie.
DU DENIER AU BATON 343

l’a montré en trois chapitres érudits, la culture judéo-chré­


tienne 1. Ce qu’il faut souligner ici c’est à la fois combien le
« complexe astrobiologique » traduit fidèlement la notion pri­
mitive de kamo, « le vivant », celui qui « échappe absolument
à la mort » comme l’a montré Leenhardt2, et à la fois structure
unitairement le réseau social tout entier 3.
On peut dire que Pastrobiologie, tant sur le plan indi­
viduel que social, et sur le plan de l’explication universelle se
présente comme un vaste système explicatif unitaire. Ce der­
nier implique une constellation isomorphe entre l’arithmologie
fournie par les techniques naissantes de l’astronomie, la médita­
tion sur le mouvement périodique des astres et enfin le flux et
le reflux vital, spécialement le rythme saisonnier. C’est de ces
quatre facteurs qu’apparemment se surdétermine et se forme le
« complexe astrobiologique ». Et G usdorf4 a raison de voir
dans ce système symbolique l’embryon de l’idée de loi et
l’ébauche d’une prise de conscience d’une raison légalisante de
l’Univers. Rita hindou, tao chinois, moïra grecque sont des
figures qui préparent la notion préscientifique de cosmos et la
moderne conception scientifique de l’Univers. Les fameux
principes de la thermodynamique ne sont qu’un monnayage
rationalisé de cette grande intuition mythique dans laquelle
la conservation de l’énergie vitale ou de la plénière appa­
rence astrale compense la dégradation passagère que figurent
les latences saisonnières, la lune noire et la mort. Mais au
niveau simplement mythique cette compensation unitaire va
se traduire par une synthèse dramatique que reflètent toutes
les grandes cultures : le drame agro-lunaire.
Le scénario de ce drame est essentiellement constitué par la
mise à mort et la résurrection d’un personnage mythique, la
plupart du temps divin, à la fois fils et amant de la déesse
lune. Le drame agro-lunaire sert de support archétypal à une
dialectique qui n’est plus de séparation, qui n’est pas non plus
inversion des valeurs, mais qui, par ordonnance en un récit ou
en une perspective imaginaire, fait servir situations néfastes et
1 Cf. Berthelot, op. cit., p. 236 sq., 277 sq., 297 sq. Sur astrobiologie
et culture chinoise, cf. op. cit., p. 77 sq., 106 sq. — 2 Cf. Leenhardt, Do
kamo, p. 3 1, 85, 50, 124. — 3 Cf. op. cit., p. 50, 198-199 et Gusdorf,
op. cit., p. 114 -115 ; Berthelot, op. cit., p. 289. — 4 Cf. Gusdorf, op. cit.,
p. 117.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 544

valeurs négatives au progrès des valeurs positives. Nous venons


de montrer 1 comment cette complémentarité des contraires
transparaissait dans le caractère phasé du devenir lunaire, la
déesse lune étant toujours polyvalente. Mais on peut constater
que le thème de la « désolation de la déesse 2 », à propos de
la catastrophe qu’elle provoque elle-même, glisse par transfert
à la désolation à propos de la mort du fils qu’elle n’a pas causée.
Car la coïncidence des contraires dans un unique objet est
insupportable même pour une mentalité primitive, et le drame
liturgique avec monnayage de la contrariété sur plusieurs per­
sonnages semble bien être une première tentative de rationali­
sation. L’ambivalence devient temporelle pour n’être plus
pensée « en même temps et sous le même rapport », et par là
s’engendre le drame dont le personnage central est le Fils 3.
Le symbole du Fils serait une traduction tardive de l’andro-
gynat primitif des divinités lunaires. Le Fils conserve la
valence macusline à côté de la féminité de la mère céleste. Sous
la poussée des cultes solaires la féminité de la lune se serait
accentuée et aurait perdu l’androgynat primitif dont une part
seulement se conserve dans la filiation 4. Mais les deux moitiés
pour ainsi dire, de l’androgyne ne perdent pas par leur sépa­
ration leur relation cyclique : la mère donne naissance au fils
et ce dernier devient amant de la mère en une sorte d’ouroboros
hérédo-sexuel. Le Fils manifeste ainsi un caractère ambigu,
participe à la bissexualité et jouera toujours le rôle de média­
teur. Qu’il descende du ciel sur terre ou de terre aux enfers
pour montrer le chemin du salut, il participe de deux natures :
mâle et femelle, divine et humaine. Tel apparaît le Christ,
comme Osiris ou Tammuz, tel aussi le « Rédempteur de la
Nature » des préromantiques et du romantisme. Entre l’homme
esprit et la déchéance de l’homme nature se situe le médiateur,
« l’Homme de Désir » selon Saint-Martin 5. Piganiol8, dans
une étude très serrée, arrive précisément à mettre en liaison la
1 Cf. supra, p. 330 sq. — 2 Cf. Harding, op. cit., p. 116. Cf. le thème de
désolation de la déesse, identique dans la mythologie mexicaine, in
Soustelle, L a Pensée cosmol. des anc. Mex., p. 40, Hymne à Xochiquetzal,
la Proserpine aztèque, déesse de la végétation florale, de l’amour et du
tissage. — 8 Cf. Przyluski, Grande déesse, p. 28. Sur le lien du Fils et de la
végétation, cf. A. M. Schmidt, op. cit., p. 48. — 4 Cf. Harding, op. cit.,
p. 103; cf. Soustelle, La Pensée cosmol. des anc. Mexic., p. 26. — 5 Cf.
Béguin, op. cit., I, p. 136, 159. — * Cf. Piganiol, Ong., p. 119 sq.
DU DENIER AU BATON 345

figure du « mariage divin », de la réconciliation des contraires


et le rôle du médiateur divin Hercule. Ce mariage serait la tra­
duction symbolique de l’amalgame historique des tribus patriar­
cales et des tribus matriacrales. Le produit de ces mariages
serait constitué symboliquement par les formes théologiques
hybrides telles qu’Héraklès « compromis entre Notre-Dame
sous terre et Dieu qui est au ciel1 ». L’Hercule romain, selon
l’historien des religions, serait le type même du médiateur et le
prototype romain du Fils, très fortement teinté à notre avis par
les mythes solaires. Hercule a en effet une double appartenance :
son culte reste chtonien, culte où l’on sacrifie porcs et taureaux,
pain et vin, mais il participe aux théologies ouraniennes en ce
sens que le serment prêté par Hercule se fait tête nue, que le
héros est un pasteur, assimilé à l’incarnation de Jupiter, conqué­
rant de l’Occident et pour lequel on brûle les offrandes. Ainsi
Hercule serait « médiateur entre Ouranos et Gê 2 ». L’exemple
le plus net et le plus éloquent du rôle du Fils nous est fourni
par le drame de Tammuz, doublet mésopotamien de l’Adonis
phénicien et de l’Osiris égyptien, fils de la grande déesse Ishtar.
A l’âge viril il devient l’amant de sa mère, puis condamné à
mort, descend aux enfers lors de l’été torride de Mésopotamie.
Alors les hommes et la nature prennent le deuil et Ishtar
descend au pays du « non retour » pour chercher son fils
chéri3. Les rôles du scénario peuvent être inversés, comme
dans le contexte chrétien ou gnostique dans lequel c’est le Fils,
le Sauveur, qui procède à l’assomption de la mère ou chez les
Gnostiques va chercher la Mère, Hélène, Sophia ou Barbélo,
déchue dans les ténèbres extérieures. Tel est le schéma drama­
tique qui inspire la plupart des liturgies agraires et qui n’est
souvent qu’une projection anthropomorphique d’éléments
rituels. C’est ainsi que les rites secrets du culte osirien consistent
d’abord dans l’érection d’un tronc d’arbre ébranché, le %ed,
symbole de la mort et de la résurrection végétale, puis le second
moment est constitué par la moisson à la faucille d’une gerbe
d’épis mûrs, troisièmement intervient la cérémonie de l’enseve­
lissement des grains, enfin la résurrection est symbolisée par
1 Cf. Piganiol, op. cit., p. 120; cf. P. Grimai, op. cit., articles Héraclès,
Hercule. — 2 Op. cit., p. 123. — * Przyluski, Grande Déesse, p. 83; cf.
Fabre d’Olivet, Vers dorés de Pythagore, p. 56; cf. F. Bar, Les routes de
l'autre monde, ch. IV, L a captivité d’Ishtar, p. 24 sq.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 346

la germination des grains en des vases nommés « jardins


d’Osiris 1 ».
Mais c’est Lévi-Strauss 2 qui, par une méthode réellement
scientifique, est arrivé à mettre à jour, au sein de l’enquête
ethnologique, l’isomorphisme du médiateur, dumessie, de l’an-
drogyne ou du couple et de la triade. Parti d’une réflexion sur
la fréquence insolite du rôle de trickster tenu dans le folklore
américain par le coyote ou le corbeau, l’anthropologue s’aper­
çoit que ces deux animaux sont valorisés parce qu’appartenant
à la classe des charognards, intermédiaire entre les herbivores,
symboles de l’agriculture, et les prédateurs, symboles de la
rapine guerrière. Puis il constate que la racine pose en Tewa
signifie à la fois coyote, brouillard, scalp, etc... c’est-à-dire des
éléments intermédiaires, médiateurs : « Le coyote... est inter­
médiaire entre herbivores et carnivores comme le brouillard
entre Ciel et Terre ; comme le scalp entre guerre et agriculture
(le scalp est une « moisson » guerrière) ; comme la nielle entre
plantes sauvages et plantes cultivées (elle se développe
sur les dernières à la façon des premières); comme les vête­
ments entre « nature » et « culture » 3 ... Puis après avoir
comparé au trickster le personnage indo-européen de Cendril-
lon et le Ash-boy américain en tant que « médiateur »,
Lévi-Strauss arrive à extraire d’un mythe Zuni une série ordon-
nable de fonctions médiatisantes 4. Messie, dioscures, trickster,
androgyne, paire de germains, couple marié, grand-mère et
petit-fils, tétrade et triade, assurent la médiation entre le Ciel
et la Terre, entre l’hiver et l’été, entre la mort et la naissance
et constituent une remarquable constellation isomorphe. Le
même isomorphisme peut se déceler dans le mythe Z uni6
d’émergence : ce sont les fils du Soleil, les jumeaux divins
Kowituma et Watusi qui ont pour mission d’aller chercher les
hommes enfermés dans la quatrième matrice. Les jumeaux uti­
lisent de nombreux moyens de médiation dont l’arbre-échelle
magique, ils enseignent aux Zuni l’art de faire du feu avec le

1 Cf. Przyluski, Grande Déesse, p. 83. Cette cérémonie agricole était


souvent doublée par l’enterrement d’un corps d’homme, le schème
agricole servant de garant à la résurrection de l’homme. — s Lévi-
Strauss, La Structure des mythes, in Anthrop. Struct., p. 248 sq. — 3 Op.
cit., p. 249. — 4 Op. cit., p. 251. — 6 Cf. Cazeneuve, Les Dieux dansent à
Cibola, p. 70 sq.
DU DENIER AU BATON 347

briquet rotatif et l’art de cuire les aliments, et les conduisent


finalement au Centre du Monde, sorte de terre promise des
Indiens Zuni. Le synchronisme des différentes leçons du
mythe zuni fait apparaître qu’indirectement le rôle sotériolo-
gique des jumeaux fils du Soleil peut être tenu par le dieu de la
guerre Ahayuta dédoublé en Uyuyewi et Masailema, soit encore
par Kokokshi, l’androgyne fils du couple incestueux 1.
A la passion et à la résurrection du Fils se rattache le drame
alchimique avec la figure centrale d’Hermès Trismégiste. Selon
l’histoire des religions, Hermès serait le dieu des Pélasges,
substitut d’une Grande Déesse de la génération et de la fécon­
dité et coifferait la triade des Cabires 2. La tétrade cabirico-
hermétique semble donc formée de l’antique triade à laquelle
s’ajoute la Déesse Mère sous la forme de son substitut mascu­
lin : le Fils. Sur de nombreux miroirs étrusques Przyluski3
relève une significative iconographie : aux personnages cabiri-
ques « phases temporelles », s’adj oint une intention dramatique :
« Le thème de la mort et de la résurrection s’ajoutant pour
indiquer l’instabilité du présent qui meurt et renaît perpétuel­
lement. » C’est donc cette trinité qui « en bloc forme une
quatrième personne 4 ». L’historien des religions repère un
tel phénomène dans les tétrades zervanistes comme dans la
théologie pehlvie. C’est donc un seul personnage divin qui
assume les phases successives que symbolisait la triade. Tel
nous apparaît bien être le caractère d’Hermès Trismégiste s.
Pour les hermétîstes, ce dernier est essentiellement le Fils et
le Christ. « Trismégiste », figure centrale de l’alchimie, indique
une triple nature et une triple action dans le temps. Il est le
principe même du devenir, c’est-à-dire, selon l’hermétisme, de
la sublimation de l’être. Sur une gravure du xvne siècle repro­
duite dans le livre de Jung 6, on voit Hermès faisant tourner
la roue zodiacale. L’étymologie du mot égyptien signifiant

1 Cazeneuve, op. cit., p. 72, 74, 76. — 2 Cf. Pzryluski, op. cit., p. 117 ,
et Eliade, in Forgerons, « Cabires et Forgerons », p. 107; cf. P. Grimai, op.
cit., article Cabires : « A l’époque romaine les Cabires sont le plus souvent
considérés comme une triade, recouvrant les 3 divinités romaines :
Jupiter, Minerve et Mercure. » — 3 Przyluski, op. cit., p. 178. — * Przy­
luski, op. cit., p. 179. Sur Mithra « médiateur », cf. Duchesne-Guille-
main, Ormadz et Ahriman, p. 129, note 1, p. 132. — 5 Cf. Jung, Para-
celsica, p. 63 ; cf. A. J. Festugière, L a Révélation d’Hermès Trismégiste, 1 . 1,
P- 47-5 3, 146 sq. — * Jung, Psycho. und Alchem., p. 229.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 348

Hermès, Thot ou Toout, aurait pour origine dans le premier


cas une racine qui signifie mêler, adoucir par le mélange; dans
le deuxième, rassembler en un seul, totaliser x. Pour certains
hermétistes 2 Hermès serait à rapprocher de erma, la série,
l’enchaînement, ou encore de orme, « impetus », mouvement,
lui-même issu de la racine sanscrite ser qui donne sirati,
sisarti : courir, couler.
Le Trismégiste est donc bien la trinité symbolique de la tota­
lité, de la somme des phases du devenir. Il est fils de Zeus et
de Maia, l’Astaroth, la grande mère des cabbalistes. L’alchimie
représente ce Fils, Filius- philosophorum, dans l’œuf, à la
conjonction du soleil et de la lune. Il est le produit du mariage
chymique, le fils devenant son propre père et souvent le roi
avalant son propre fils 3. Cet Hermès est l’hermaphrodite
décrit par Rosenkreuz : « Je suis hermaphrodite et j’ai deux
natures... Je suis père avant que d’être fils, j’ai engendré ma
mère et mon père, et ma mère m’a porté dans sa matrice 4. »
Jung 5 revient sans cesse sur ce caractère mixte de l’Hermès
alchimique. L’alchimie ne tend pas à réaliser l’isolement mais
la conjunctio, le rite nuptial auquel succède la mort et la résur­
rection. De cette conjunctio naît le Mercure transmué, appelé
hermaphrodite à cause de son caractère complet. Ces noces
sont les Noces de l’agneau, « forme chrétienne du Hiéros
Gamos des religions orientales ». Dans cet homonculus alchi­
mique, les archétypes de gulliverisation et de redoublement
viennent converger avec ceux de la totalité cosmique. Le Fils
est assimilé au Christ, au produit du mariage médiateur dont
on retrouve d’ailleurs des traces dans les légendes relatives à la
naissance du Bouddha : Mâyâ est engrossée par l’éléphant blanc,
l’Esprit, et met au monde le 25 décembre Siddhârtha, le futur
Bouddha 8. Nous verrons plus loin quels rapports peuvent
être établis entre le Christ et Agni le feu 7. L’alchimie assimile
également le Fils Hermès au Lug des Celtes, saint Justin
confond par surcroît Lug et Logos, le Mercure celtique et le
1 Max Muller (Science du langage, p. 66) rapproche de cette étymologie
« legein » et « logos » chez Homère. — * Cf. Senart, Le Zodiaque, p. 458.
— * Cf. Jung, op. cit., p. 103, gravure du Mutus liber de Ripellae. Cf. L.
Figuier, L ’Alchimie et les alchimistes, p. 62, 379-580. — 4 Cité par J. V.
Andreae, Les Noces chymiques de C. Rosenkreuz, p. 125. — 5 Cf. Jung,
Parace/sica, p. 125 sq., 132 sq. Cf. Eliade, Forgerons, p. 51. — 'C f . Bur-
nouf, Le Vase sacré, p. 105-106. — 7 Cf. infra, p. 380.
DU D E N IE R AU BATO N 349

Christ johannique x. Plus tard Mercure subit un double avatar


chrétien bien significatif de sa nature synthétique : il se sublime
en partie en saint Michel messager du ciel et psychopompe,
et en partie il se dégrade en diable. Selon Vercoutre en effet,
le diable médiéval aurait conservé la morphologie de Lug-
Mercure romano-celtique 2. Les deux phases composeraient
dans la représentation de la lutte de l’archange et du diable 3.
Le but suprême de l’alchimie serait bien « d’engendrer la
lumière » comme le dit Paracelse 4, ou mieux comme l’a vu
profondément Eliade 5 d’accélérer l’histoire et de maîtriser le
temps. L’alchimie, dont le Fils-Hermès serait le personnage
culminant, serait bien une véritable culture artificielle des
métaux. Tant en Chine qu’aux Indes, en Annam qu’en Insulinde
ou en Occident chrétien, l’alchimiste affirme « ce que la nature
ne peut perfectionner que dans un très grand espace de temps,
nous pouvons l’achever en peu de temps par notre a rt8 ».
L’alchimiste est donc le « sauveur fraternel de la nature »; il
aide la nature à accomplir sa finalité, et « hâter la croissance
des métaux par l’œuvre alchimique équivaut à les absoudre de
la loi du temps 7 ». Eliade voit nettement que ces mythes
cycliques et opératoires, dont le Grand Œuvre est l’illustration
rituelle, sont les prototypes du mythe progressiste et révolu­
tionnaire pour lequel l’âge d’or est maturation de la fin des
temps et que les techniques et les révolutions accélèrent8.
Nous retrouverons cette importante considération à propos
du symbolisme de l’arbre ; notons dès maintenant le caractère
messianique qui se rattache presque toujours au mythe du Fils
tel qu’il se rencontre dans le mystère « chymique », et souli­
gnons au passage combien la Weltanschauung techniciste et
les civilisations techniques doivent au mythe cyclique et au
vieux fond astro-biologique 9.
Dans l’image du Fils ces intentions de vaincre la tempora­
1 Cf. Vercoutre, op. cit., p. 3, 5. — 2 Op. cit., p. 24. — 2 Un semblable
phénomène de dichotomie et de syncrétisme est repéré dans l’effigie
de la Tarasque; cf. L. Dumont, op. cit., p. 224 sq. — 4 Cf. Jung, Paracel-
sica, p. 68. — 5 Cf. Eliade, Forgerons, p. 46. — • Op. cit., p. 53. — 7 Op.
cit., p. 118. — 8 Op. cit., p. 55. — * L a « croissance » des métaux n’est pas
différente pour l’alchimiste de la croissance des plantes ou de la gestation
du fœtus. Paradoxalement le métal est un végétal. Cf. Figuier, op. cit.,
p. 379 sq. ; cf. A. M. Schmidt, op. cit., p. 54 sq. ; cf. Eliade, op. cit., p. 45-
55-
LE RÉGIME NOCTURNE DE L ’iMAGE 35°

lité sont surdéterminées par les désirs parentaux de perpétua­


tion du lignage. Dans une perspective progressiste, tout élé­
ment second est fils du précédent. Le Fils est répétition des
parents dans le temps bien plus que simple redoublement sta­
tique. Certes, comme l’a montré Rankx, il existe bien dans les
mythologies un redoublement parental : celui du père réel par
le père mythique, l’un d’humble origine, l’autre divin et noble,
l’un « faux » père, uniquement nourricier, l’autre vrai père.
Mais comme le remarque Baudouin 2, cet épisode de redou­
blement est un « roman de famille » intégré dans un récit à
épisodes. Différemment de ce que suppose la psychanalyse 3
qui fait assez contradictoirement de ce thème, soit un signe de
« retour au sein maternel » ou au contraire un « dégagement
de la fixation maternelle », il nous semble que cette « nais­
sance renforcée » amorce un processus de résurrection ; la répé­
tition de la naissance par la double paternité ou l’exposition,
telle que celle de Moïse, de Romulus ou du Christ, amorce une
vocation résurrectionnelle : le fils « deux fois » né renaîtra bien
de la mort. Ce thème du redoublement et de la répétition se
retrouve en littérature : c’est un des ressorts de la comédie
classique ou du romanesque que le thème de la « reconnais­
sance » du héros, sorte de renaissance familiale de l’enfant
prodigue ou de l’enfant perdu. Dans Hernani et L ’homme qui
rit, la répétition qui incarne le fils est souvent accompagnée du
redoublement maternel, et Faulkner, avec un tact très sûr,
prend soin de redoubler les prénoms des personnages affiliés
de façon à créer cette athmosphère d’accablant destin si parti­
culière à ses romans 4.
Enfin ce schème de la filiation dramatique et cet archétype
du Fils est si vivace qu’on le retrouve constamment dans le
romantisme dans cette propension épique et microcosmique,
chère à Ballanche comme à Lamartine ou à Quinet, qui consiste
à faire assumer par la description d’une destinée toute indivi­
duelle tous les avatars de l’humanité et le drame astro-biolo-
gique tout entier. Lamartine, par exemple, condense en Jocelyn
toutes ses ambitions épiques et dramatiques. « Jocelyn, écrit
1 Cf. Rank, Traumat. de la naissance, chap. VI. — 8Baudouin, V . Hugo,
p. 167. — 8 Cf. Jung, Libido, p. 306. — 4 Cf. Baudouin, Psychanal. de
l ’art ; cf. W. Faulkner, L e Bruit et la Fu reu r; cf. Baudouin, Triomphe du
héros, p. 17, 26, 72 s q .; cf. G. Durand, L e Décor mythique, I, chap. 1.
DU DENIER AU BATON 351

Cellier x, est l’épopée de la rédemption par le sacrifice »,


Jocelyn tout imprégné du sentiment de la nature et de ses
rythmes, surdéterminé par la présence de Laurence « andro-
gyne » — jeune garçon au début du récit et femme amoureuse
à la fin — et des noces mystiques qui terminent le drame. De
même Cedar, dans La Chute d'un ange 2, est un ange déchu
par vocation, par vocation d’incarnation si l’on peut dire, qui
assume le mythe agraire du héros lapidé et déchiré, et se
double du personnage christique d’Adonaï, le possesseur du
livre d’étemité, le tribun des opprimés qui écrasera le hideux
Asrafiel. Ainsi le thème du Fils, qu’il soit simple allusion litté­
raire ou au contraire divinité plénièrement reconnue, Hermès,
Tammuz, Hercule ou le Christ, apparaît toujours comme un
précipité dramatique et anthropomorphe de l’ambivalence, une
traduction temporelle de la synthèse des contraires, surdéter­
minée par le processus de la genèse végétale ou « chymique ».
Sont isomorphes de ce mythe dramatique et cyclique du Fils
toutes les cérémonies initiatiques qui sont des liturgies, des
répétitions du drame temporel et sacré, du Temps maîtrisé par
le rythme de la répétition. L’initiation est plus qu’un baptême :
elle est un engagement, un envoûtement. Piganiol3n’entrevoit
qu’une partie de la vérité lorsqu’il assimile les rites purifica­
teurs aux cultes chtoniens : l’initiation est plus qu’une purifi­
cation baptismale, elle est transmutation d’un destin. En étu­
diant les baptêmes nous n’avons considéré qu’une phase de
l’initiation, la phase diaïrétique et négative en quelque sorte 4.
Mais l’initiation comporte tout un rituel de successives révéla­
tions, elle se fait lentement par étapes et semble suivre de
très près, comme dans le rituel mithriatique, le schème agro­
lunaire : sacrifice, mort, tombe, résurrection. L’initiation
comprend presque toujours une épreuve mutilante ou sacrifi­
cielle qui symbolise au deuxième degré une passion divine. En
Egypte 5 l’initiation était en son fond une actualisation dra­
matique de la légende d’Osiris, de sa passion, de ses peines
1 Cellier, op. cit., p. 146; cf. p. 138. — * Op. cit., p. 152-157. — 8 Piga­
niol, op. cit., p. 194; cf. P. Verger, Notes sur le culte des Orisa et Vodun,
p. 71 ; l’initiation est définie non pas comme une révélation mais comme
l'acquisition, par conditionnement, d’une seconde personnalité. Sur ce
« changement » radical que procure l’ initiation, cf. A. Métraux, L e
Vaudou haïtien, p. 172, 177. — * Cf. supra, p. 193 sq. — 6 Cf. Harding,
op. cit., p. 188.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 352

et de la joie d’Isis. Les mystères d’Isis étaient constitués d’abord


par un baptême purificateur, puis le mythe incarnait Set le
Mal, déguisé en âne que l’on insultait et maltraitait, ensuite
venait une épreuve de jeûne et de tentation, puis, phase capitale
le myste était revêtu de la peau d’un animal sacrifié, emblème
d’Osiris, d’où il ressortait enfin par la magie d’Isis, ressuscité
et immortel, juché sur un piédestal, couronné de fleurs, por­
tant une torche allumée et « salué comme un Dieu 1 ». Il est
impossible de ne pas être frappé par l’isomorphisme entre cette
cérémonie et le destin divin d’Osiris, de Sin ou de Men phry­
gien : quand le croissant lunaire apparaît, le dieu inaugure sa
carrière, lutte contre le démon des ténèbres qui a dévoré l’an­
cienne lune, son père, règne avec grandeur lors de la pleine
lune, est dévoré et vaincu par l’animal démoniaque, descend
trois jours aux enfers, et enfin ressuscite triom phant2.
Les sévices que subit l’initié sont souvent des mutilations
sexuelles : castration totale ou partielle dont la circoncision
serait, selon Eliade 3, un substitut. Ces pratiques dériveraient
d’un rite commémorant Pandrogynat primitif et qui subsiste­
rait encore dans le changement de costume de l’initié troquant
le vêtement habituel contre une robe. D ’autres fois, la mutila­
tion, symbolique ou réelle, est encore plus complète : dans cer­
taines cérémonies chamanistes l’impétrant est mis en pièces,
chez les Indiens Pomo c’est l’ours grizzli qui déchire l’initié 4.
Le meurtre rituel du roi-prêtre, dont Romulus est le prototype
pour le bassin méditerranéen, appartiendrait à la même cons­
tellation 6. Il y a dans ces rituels et ces légendes initiatiques
une intention marquée de souligner une victoire momentanée
des démons, du mal et de la mort. De nombreuses traditions
reflètent cette image de la mort initiatique par déchirement :
c’est Osiris déchiré par Set en quatorze morceaux qui corres­
pondraient aux quatorze jours de la lune décroissante 6, avec
valorisation « agraire » du morceau phallique perdu. C’est
Bacchus, Orphée, Romulus, Mani, le Christ, les deux larrons
1 Cf. op. cit., p. 192. — 2 Cf. op. cit., p. 94-98. — 2 Eliade,’ Traité,
p. 158, nous ne partageons pas ce point de vue, cf. supra, p. 192. —
1 Cf. op. cit., p. 159. — 6 Cf. Piganiol, op. cit., p. 255-260; Métraux (H is­
toire du monde et de / ’ Homme, p. 5 1 3 ) nous rapporte le bel isomorphisme du
mythe Matako dans lequel la lune, transformée en poisson, est partagée
puis mangée; cf. Soustelle, op. cit., p. 21 sq. — 6 Cf. Harding, op. cit.,
p. 187.
D U D E N I E R AU BATON 353

aux membres brisés, Marsyas, Attis ou Jésus ben Pendira, tous


héros mutilés au cours d’une passion x. On peut dire qu’il y
a un véritable complexe agro-lunaire de la mutilation : les
êtres mythiques lunaires n’ont souvent qu’un seul pied ou une
seule main, et de nos jours encore c’est en lune décroissante
que nos paysans taillent les arbres. Il faut souligner également
l’étroite connexion de ces rituels mutilants avec les rituels du
feu. Nous verrons en effet plus loin que le feu est lui aussi
isomorphe du rythme. Dans de nombreuses légendes et scéna­
rios relatifs aux « maîtres du feu », les personnages sont
infirmes, unijambistes, borgnes et « rappellent probablement
des mutilations initiatiques2 », des prouesses de forgerons sor­
ciers. Le maître du feu étant à la fois sujet de passion et action
contraires est souvent doué du pouvoir de guérir, cicatriser,
reconstituer par le feu et par le four. De nombreuses légendes
chrétiennes ont conservé ce double aspect du symbole de la
mutilation, telle que celle de saint Nicolas, de saint Eloi et de
saint Pierre 3. On peut également relier à ces légendes et ces
rituels de la mutilation la si fréquente pratique de la flagella­
tion, pratique à peu près constante dans les cultes de la Grande
Déesse 4. En Phrygie le 24 mars était la Fête « Sanguis »
durant laquelle les prêtres se flagellaient jusqu’au sang avec des
branches de tamaris, les mêmes rites se pratiquaient en l’hon­
neur de l’Artémis arcadienne Artémis phakélitis, « la déesse
aux verges », et nous avons déjà signalé 5 que l’Aditi des
Védas est surnommée « au fouet de miel ».
Est également isomorphe du dépérissement agro-lunaire le
rituel des sacrifices. Les sacrifices humains sont universel­
lement pratiqués dans les liturgies agraires. Parmi les mieux
connus se situent ceux relatifs au culte du maïs chez les
Aztèques 6. La cérémonie sacrificielle apparaît dans ce dernier
1 Cf. Jung, Libido, p. 367; Eliade, Traité, p. 143. — ‘ Eliade, Forge­
rons, p. 108; cf. Soustelle, op. cit., p. 18 sq. Le dieu Soleil Nanauatzin,
comme le dieu Lune Tecciztecatl se jettent dans un brasier pour se sacri­
fier. — * Cf. Eliade, op. cit., p. 1 1 1 . — 4 Cf. Przyluski, Grande Déesse,
p. 29. Sur le rituel initiatique par flagellation chez les Zuni, cf. Case-
neuve, op. cit., p. 117 sq. ; Sur la flagellation initiatique chez les Hopi,
cf. Don Talayesva, op. cit., 68-74, fig. 20, p. 74. — 5 Cf. supra, p. 296.
— • Cf. Eliade, Traité, p. 295 sq. Sacrifice et initiation se confondent
d’ailleurs : le sacrifice de Nanauatzin et de Tecciztecatl n’est au fond que
l’initiation du soleil et de la lune régénérés; cf. Soustelle, op. cit.,
p. 19-20.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 354

cas comme une synthèse très complexe entre la mythologie


lunaire, le rituel agraire et l’initiation. Les jeunes filles des­
tinées au sacrifice étaient réparties en trois classes, correspon­
dant aux trois phases de la croissance du maïs. Lorsque la
récolte est mûre la jeune fille représentant le maïs en herbe est
décapitée, à la fin de la moisson c’est la vierge représentant
Toci, la « déesse du maïs récolté », qui est mise à mort et
écorchée. De sa dépouille s’enveloppe le prêtre tandis qu’un
autre officiant se revêt d’un masque fait d’un fragment de peau
et se voit traité comme une accouchée. « Le sens de ce rite,
dit Eliade *, c’est que Toci, une fois tuée, renaissait dans
son fils le maïs sec. » Chez d’autres peuplades américaines le
corps de la victime était dépecé et chaque morceau enterré dans
les champs à des fins de fertilisation. La même pratique se
retrouve en Afrique et chez les Khond, la mise à mort étant
effectuée chez ces derniers par broyage des os, mutilations
successives et cuisson à petit feu. Dans le monde romain le
sacrifice se relie également à la constellation agro-lunaire 2.
Les premiers Romains offrent des sacrifices à Saturne, le dieu
du temps néfaste, et les peuples du bassin méditerranéen,
Crétois, Arcadiens, Sardes, Ligures et Sabins, pratiquaient le
sacrifice humain par strangulation ou noyade, ou encore comme
les anciens Germains par enlisement ou inhumation d’une vic­
time vivante. Ces sacrifices, comme l’a excellemment montré
Piganiol3, sont liés au rituel de la pierre sacrificielle plate
et ne doivent pas être confondues avec les pratiques baptis­
males et purificatrices : le sacrifice marque une intention pro­
fonde non pas de s’écarter de la condition temporelle par une
séparation rituelle, mais de s’intégrer au temps, fût-il des­
tructeur, fût-il Kali-Durga, et de participer au cycle total des
créations et des destructions cosmiques4.

1 Eliade, Traité, p. 196. Sur Xipe Totec, « notre seigneur l’écorché »,


dieu mexicain de la végétation, cf. Soustelle, L a Pensée cosmol. des anc.
M ex., p. 43. Ce Dieu est appelé aussi (( le buveur nocturne ». « Il
boit la nuit, se réveille au matin, comme la nature; il change de peau, se
revêt de celle de sa victime, comme la terre se couvre d’une végétation
nouvelle au printemps. » — * Cf. Piganiol, op. cit., p. 98. — ’ Cf. op.
cit., p. 99. — 4 Cf. Gusdorf, op. cit., p. 30, et Przyluski, op. cit., p. 31.
« Le sacrifice sanglant c’est l’alimentation (tlazca/tiliztli) du soleil »,
Soustelle, op. cit., p. 21. Cf. cultes de la fertilité chez les Otomis actuels,
in Soustelle, L a Famille Otomi-Pame, p. 542.
DU DENIER AU BATON 355

Dans de nombreux cas le sacrifice lui-même s’euphémise,


et ce n’est plus qu’un simulacre que l’on maltraite et met à
mort. En Allemagne, c’est un géant de carton, le Roi de Mai,
que l’on brûle ; en Bohême, un personnage réel tient lieu de
Roi de Mai et se voit décapiter d’une tête postiche qu’il
porte sur ses épaules. Dans toute l’Europe1 de telles pratiques
sont courantes en Carnaval : l’effigie de Carnaval est soit brû­
lée, soit noyée ou pendue et décapitée. Cette mort de Car­
naval, de Carême ou de l’Hiver constitue même une double
négation sacrificielle : il s’agit la plupart du temps de la
« mort de la mort », du pouvoir fertilisant de la mort, de la
puissance de vie de la m ort2. Par conséquent il y aurait dans
ces pratiques de substitut sacrificiel une sorte de trahison du
sens tragique du sacrifice intégré dans le cycle dramatique.
La philologie 3 fait à ce propos une capitale remarque sur la
polysémie inversée des termes sacrificiels latins, travaillés de
l’intérieur, semble-t-il, par l’antiphrase. Mactare signifie « enri­
chir, amplifier, » et au lieu de dire mactare deos bove, par abré­
viation on dit mactare bovem, de même adolere veut dire « aug­
menter, enrichir », et au lieu de adolere aram ture on a adolere
tus, « brûler, sacrifier de l’encens ». Dans cette abréviation,
qui est à la fois litote et antiphrase, on saisit sur le vif les inten­
tions qui travaillent en secret le rite du sacrifice euphémisé :
c’est l’instant dialectique où le sacrifice devient bénéfice, où
dans la mort et son expression linguistique se glisse l’espé­
rance de survie. D ’où la tendance de tout ce système sacri­
ficiel à devenir une simple pénalisation du mal et de la mort,
par double négation juridique : au Moyen Age, à l’occasion
du Carnaval, on brûlait les sorcières, incarnation des ténèbres
hivernales et du mal. De même dans ce contexte d’affaiblis­
sement du tragique sacrificiel, la diaïrétique et la polémique
reprennent le dessus : des joutes, des luttes fictives contre le
mal apparaissent plus ou moins déformées en de nombreux
carnavals. Batailles qui conservent une saveur agraire, car les
armes et projectiles sont des fruits de la terre : légumes, noix,
haricots ou fleurs. En Suède4 deux groupes de cavaliers sym­

1 Cf. Eliade, Traité, p. 273. — * Cf. op. cit., p. 275. — 3 Cf.


Bréal, op. cit., p. 158-159. — 4 Cf. Eliade, Traité, p. 276; cf.
également A. Métraux, Contribution au folklore andin, in Journal
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 35<>

bolisent l’été et l’hiver. C’est la lutte entre Tiamat et Marduk


qui serait exemplaire de toutes ces luttes, la lutte de la végé­
tation contre la sécheresse caniculaire : Osiris contre Set en
Égypte, Alécis contre Mot chez les Phéniciens. Comme les
philosophies de l’histoire les mythologies de la temporalité et
les rituels sacrificiels ne sont pas à l’abri de la polémique. Il
est vrai que le temps apparaît à la fois comme essentielle pas­
sion et action essentielle et que l’optimisme humain a tôt fait
de baptiser actions ses passions. Mais dans tous ces cas la pas­
sion dramatique du dieu prend une nuance épique qui vient,
selon nous, de la modification euphémisante apportée au sens
du sacrifice.
Or le sens fondamental du sacrifice, et du sacrifice initia­
tique, c’est contrairement à la purification, d’être un marché,
un gage, un troc d’éléments contraires conclu avec la divi­
nité \ Marie Bonaparte, en un chapitre2 consacré au mythe
si répandu en Europe entre 1939-1945 du « cadavre dans
l’auto » a fort bien mis en lumière le caractère, si l’on peut
dire commercial, de l’acte sacrificiel. Tout sacrifice est un
échange, est sous le signe de Mercure, et la psychanalyste
n’hésite pas à utiliser une terminologie bancaire pour décrire
le sacrifice : « Règlement d’un vieux compte débiteur envers
la divinité dans le sacrifice d’expiation, facture à acquitter
pour une ferveur déjà reçue dans le sacrifice d’action de
grâce, enfin paiement effectué à l’avance dans le sacrifice
demandé ou propitiatoire3. » Ce marché met en acte une sub­
stitution par le jeu des équivalences, un redoublement qui se
fait répétition vicariante par lequel le sacrificateur ou le

soc. americ., t. X X V I, 1934, p. 99; cf. Soustelle, op. cit., p. 23;


cf. Don Talayesva, op. cit., p. 166, 228. — 1 Griaule, Remarques
sur le mécanisme du sacrifice Dogon, in Journ. soc. des African., 1940,
p. 129. Marcel Griaule remarque dans un article décisif que le
sacrifice ne réside ni dans la destruction des objets sacrifiés ni dans une
création magique, mais dans un déplacement de forces. Il est un « acte
technique déterminant un déplacement de nyama (force), la destruction
de la victime n’ayant pour rôle que celui de déclancher et mettre en
branle les échanges de force ». Telle semble bien être également l’insti­
tution sacrificielle chez les anciens Mexicains : le sang humain, comme
celui des premiers dieux qui instituèrent le sacrifice, a pour mission de
ressusciter ou de fortifier le soleil afin qu’en échange le soleil répande des
bienfaits; cf. Soustelle,.op. cit., 2 1; cf. Hubert et Mauss, E ssa i sur la
nature et la fonction du sacrifice, p. 30-37. — * M. Bonaparte, Mythes de
guerre, p. 11 sq. — * Op. cit., p. 50
DU DENIER AU BATON 357
sacrifié1 se rend maître, en se rendant quitte, du temps passé
ou à venir. Cette répétition temporelle, signe de m ainm ise sur
le temps, est escortée d’ailleurs par un cortège d’éléments
redoublés comme cela apparaît dans les substitutions des
victimes elles-mêmes dans la légende d’Iphigénie ou d’Abra­
ham. Si c’est toujours par une opération sacralisante, initia­
tique ou baptismale, que s’inaugure le sacrifice, c’est pour
rendre plus facile l’échange, la substitution. Le caractère
ambigu du sacrificateur ou de la victime, souvent hermaphro­
dite 2, facilite l’opération sacrificielle, et joue les moyens-
termes. Et la mort vient par vocation mythique se ranger
dans cette ambiguïté sacrificielle et jouer de la double néga­
tion par la mort de la mort. La psychanalyste rapporte une
trentaine de récents récits mythiques dans lesquels le thème
est toujours celui d’une mort annonciatrice de la mort souhai­
tée d’un tyran ou d’un important personnage (Hitler, Musso­
lini, Chamberlain, Daladier, etc.) qui par là prophétise la
fin de la mort collective par la guerre. Autrement dit, la
mort acceptée, sacrificielle, prépare et annonce la mort du
tyran, mort qui sera la mort de la mort. La psychanalyste
rapproche ces fabulations sacrificielles, où par le sacrifice le
destin mortel est vaincu, de l’offrande de Pie XII ou de
Thérèse Neumann proposant leur mort pour arrêter la guerre
ou prédisant la mort d’Hitler conjointe à leur propre m o rt3.
C’est donc dans le pouvoir sacramentel de maîtriser le
temps par un échange vicariant et propitiatoire que réside
l’essence du sacrifice. La substitution sacrificielle permet, par
la répétition, l’échange du passé contre l’avenir, la domestica­
tion de Kronos. Il est remarquable à ce propos que les mythes
que nous venons de citer lient toujours sacrifice et prédiction.
Le rôle de celui qui sacrifie est tenu dans le rêve par un être
mythique que la conscience populaire considère comme mage
et prophète : cartomancienne, bohémien, vagabond mysté­
rieux, Melchisédech, etc.4. Par le sacrifice l’homme acquiert

1 Hubert et Mauss (op. cit., p. 66) notent nettement la confusion du


passif et de l’actif dans l’acte sacrificiel. — ! Cf. M. Bonaparte, op. cit.,
p. 17 ; Hubert et Mauss, op. cit., p. 44, 48. — s M. Bonaparte, op. cit.,
p. 19, 21. Nous laisson de côté l’interprétation étroitement œdipienne
de la psychanalyste : « Les fils mobilisés vont tous ensemble jouir en
paix de la patrie, cette mère exaltée... » — * Sur Melchisédech, cf.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 358

des « droits » sur le destin et possède par là « une force qui


contraindra le destin et par suite modifiera au gré humain
l’ordre de l’univers1 ». Les rituels sacrificiels rejoignent ainsi
le grand rêve alchimique de la maîtrise. La double négation
s’intégre dans un rituel et un récit, et le négatif devient par
sa fonction même support concret du positif. Comme l’avait
vu si profondément Maistre 2, la philosophie du sacrifice c’est
la philosophie de la maîtrise du temps et de l’éclaircissement
de l’histoire.
Enfin l’épiphanie négative du cycle lunaire et végétal est
également assimilée avec fréquence par les théologies au
retour à l’informe, au chaos, à l’histolyse diluviale. Les pra­
tiques de l’initiation et du sacrifice se relient ainsi tout natu­
rellement aux pratiques orgiastiques. Ces dernières sont en
effet une commémoration rituelle du déluge, du retour au
chaos d’où doit sortir l’être régénéré3. Dans l’orgie il y a
perte des formes : normes sociales, personnalités et person­
nages; « on expérimente à nouveau l’état primordial, pré­
formai, chaotique 4 ». Cette abolition des normes mimerait,
selon Eliade 5 : « L’acquisition de la condition des semences
qui se décomposent en terre, abandonnant leur forme pour
donner naissance à une nouvelle plante. » C’est l’imitation
d’une mahâpralaya, d’une grande dissolution. Pratiques orgias­
tiques et mystiques agro-lunaires sont fortement sotériolo-
giques. Et finalement toute fête, comme par exemple notre
Carnaval occidental ou le traditionnel réveillon de Noël
ou du Jour de l’An, revêt de ce fait un caractère facilement
orgiastique 6. La festivité et ses licences sont donc bien un
sommet engrammatique psycho-social, kula trobriandais,
potlatch colombien, pilou néo-calédonien7, shalako zuni, sigui
dogon, carnavals européens, actualisent socialement une
phase capitale de la mythologie du cycle et sont des projec­
tions ludiques de tout un drame archétypal. La fête est à la
Gen., X IV , 19-20; Hébreux, V II, 1-3; cf. R. Guénon, L e R oi du monde,
ch. VI, « M elki-Tsedeq », p. 43. — 1 Hubert et Mauss, op. cit., p. 61.
— 2 Joseph de Maistre, Traité des sacrifices, p. 24, 32 sq. — ’ Cf. Eliade,
Traité, p. 305, 306. — 4 Op. cit. p. 307. — 6 Op. cit., p. 309. — • Cf.
Caillois, Homme et sacré, p. 36, 107,et Dumézil, Temps et Mythes, in
Recherches philol., V , 1935-36, p. 243. — 7 Cf. Leenhardt, Notes
d ’ethnologie, p. 143 sq., et Gens de la Grande Terre, p. 159 sq. Cf. éga­
lement sur le shalako des Indiens Zuni, Caseneuve, op. cit., p. 125 sq.
DU DENIER AU BATON 359

fois moment négatif où les normes sont abolies, mais aussi


joyeuse promesse à venir de l’ordre ressuscité x.
Nous venons de voir comment, dans le schème rythmique
du cycle, s’intégrait l’archétype du Fils et les rituels du recom­
mencement temporel, du renouveau et de la maîtrise du temps
par l’initiation, le sacrifice et la fête orgiastique. Il nous reste
maintenant à considérer le monnayage symbolique de ce
schème et de cet archétype, tant sur le plan naturel, celui du
Bestiaire, que sur le plan artificiel, celui des techniques du
cycle. Aussi pourrions-nous intituler les deux paragraphes
qui suivent : le Bestiaire de la lune et Technologie du cycle.
*
* *

Les symboles botaniques que suscite l’archétype de la


passion du Fils vont entraîner un symbolisme thériomorphe
avec d’autant plus de facilité que le cycle comporte, nous
l’avons vu, une phase nocturne et néfaste et comme prédes­
tinée à la théoriomorphie. Dans l’iconographie, le rapport de
la déesse lune avec les animaux est triple : elle est l’hostie
déchirée par les fauves, ou au contraire elle est la dompteuse,
la charmeuse ou la chasseresse escortée par des chiens, telle
Hécate, Diane, Artémis. L’arbre lunaire, le caducée, est
flanqué par des animaux qui le gardent ou l’attaquent, on ne
sait au juste, tant une grande ambivalence est tolérée par la
mythologie cyclique 2. Enfin la lune peut revêtir elle-même,
par substitution du sens actif au sens passif, l’aspect animal :
Artémis devient ours ou cerf, Hécate chien tricéphale, Isis
la vache Hator, Osiris le bœuf Apis et Cybèle la lionne. Réci­
proquement tous les animaux, comme toutes les plantes, sont
susceptibles de symboliser le drame ou simplement la marche
du devenir agro-lunaire. Le schème cyclique euphémise l’ani­
malité, l’animation et le mouvement, car il les intègre dans
un ensemble mythique où ils jouent un rôle positif, puisqu’en
une telle perspective, la négativité, fût-elle animale, est néces­
saire à l’avènement de la pleine positivité. L’animal lunaire
par excellence sera donc l’animal polymorphe par excellence :

1 Cf. Gusdorf, op. cit., p. 81. — * Cf. Zimmer, op. cit., p. 68; cf.
infra, p. 378.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE }6o

le Dragon. Le mythe agro-lunaire réhabilite et euphémise


le Dragon lui-même *. Ce dernier est l’archétype fondamental
qui résume le Bestiaire de la lune : ailé et valorisé positivement
comme puissance ouranienne par son vol, aquatique et noc­
turne par ses écailles, il est le sphynx, le serpent à plumes, le
serpent cornu ou le« coquatrix2 ». Le « monstre » est en effet
symbole de totalisation, de recensement complet des possibilités
naturelles, et à ce point de vue tout animal lunaire, même le plus
humble, est assemblage monstrueux. On peut dire que tout
merveilleux tératologique est merveilleux totalisant et que
cette totalité symbolise toujours la puissance faste et néfaste du
devenir. Von Schubert3 remarquait déjà que le rêve de l’ima­
gination et le devenir naturel partagent cette commune
qualité d’assembler le disparate. Ce n’est plus l’aspect terri­
fiant de la tératologie qui est retenu ici, mais le caractère
merveilleux de l’assemblage monstrueux4. En l’animalité
l’imagination du devenir cyclique va chercher un triple
symbolisme : celui de la renaissance périodique, celui de
l’immortalité ou de l’inépuisable fécondité, gage de la renais­
sance, enfin quelquefois celui de la douceur résignée au
sacrifice. Nulle mieux que la disparité des épiphanies ani­
males du cycle agro-lunaire ne vient confirmer cette loi de la
fantastique selon laquelle ce n’est point un objet, ni même
une matière qu’organise et charge de sémantisme le symbole,
mais un schème dynamique qui vient glaner une manifestation
iconographique dans les objets apparemment les plus dispa­
rates. Dans le Bestiaire de la lune nous trouverons cote à côte
les animaux les plus hétéroclites : Dragon monstrueux ou
modeste escargot, ours ou araignée, cigale, écrevisse ou bien
agneau et serpent.
L ’escargot est un symbole lunaire privilégié : non seulement
il est coquillage, c’est-à-dire présente l’aspect aquatique de la
féminité et peut-être possède l’aspect féminin de la sexualité5,
mais encore il est coquillage spiralé, quasi sphérique. En plus

1 Cf. supra, p. 104. — * Cf. H .G .R ., I, p. 185, et Przyluski, Grande


Déesse, p. 100-101. — 8 Cf. Von Schubert, Symbolik, p. 30. — 4 L. Du-
mont a très bien noté, dans son étude ethnographique de L a Tarasque
(op. cit., p. 15-20, 60-62, 150-152 sq.) l’ambivalence foncière de l’effigie
rituelle, à la fois bénéfique et redoutée, « somme » rituelle en quelque
sorte. — 5 Cf. supra, p. 289.
DU DENIER AU BATON

cet animal montre et cache alternativement ses « cornes »,


si bien qu’il est apte, par ce polysymbolisme, d’intégrer une
véritable théophanie lunaire. Le dieu mexicain de la lune
Tecçiztecatl est représenté enfermé dans une coquille d’escar­
got x. Il faut également noter l’importance de la spirale dans
l’iconographie de cultures qui précisément sont des cultures
dont le paysage mental est axé sur les mythes de l’équilibre
des contraires et de la synthèse. La spirale est leitmotiv cons­
tant dans les peintures faciales des Caduveo, dans la poterie
de Yang-Chao et les bronzes archaïques chinois, dans le
décor polynésien ou dans celui de l’ancien Mexique comme
en témoignent les grecques et les spirales carrées de Mitla,
Chichen Itza et de Teotihuacan 2. Ce symbolisme de la coquille
spiralée est renforcé par des spéculations mathématiques qui
en font le signe de l’équilibre dans le déséquilibre, de l’ordre,
de l’être au sein du changement. La spirale, et spécialement
la spirale logarithmique, possède cette remarquable propriété
de croître d’une manière terminale sans modifier la forme de
la figure totale et d’être ainsi permanence dans sa forme
« malgré la croissance assymétrique3 ». Les spéculations
arithmologiques sur le nombre d’or, chiffre de la figure loga­
rithmique spiralée, viennent naturellement compléter la
méditation mathématique du sémantisme de la spirale4.
C’est pour toutes ces raisons sémantiques et leur prolonge­
ment sémiologique et mathématique, que la forme héli­
coïdale de la coquille de l’escargot terrestre ou marin cons­
titue un glyphe universel de la temporalité, de la permanence
de l’être à travers les fluctuations du changement.
D ’autres animaux viennent cristalliser le sémantisme lunaire
et toujours pour les mêmes motifs polysymboliques. L ’ours,
par exemple, est assimilé à la lune par les populations sibé­

1 Cf. Eliade, Traité, p. 144-145; cf. Soustelle, op. cit., p. 19, 26,
Tecçiztecatl, « celui du coquillage », de tccciztli « le coquillage ». — * Cf.
H .G .R ., I, p. 184, 193, 198; Buhot, A r ts de la Chine, p. 10, 16, 17, 20,
21 ; cf. I, Groth Kimball et F. Feuchtwanger, L 'A r t ancien du Mexique ;
signalons spécialement le beau gobelet en forme de coquillage du musée
de Villahermosa et le tatouage spiralé de la joue gauche d’une statue
d’Uxmal très proche des dessins faciaux Caduveo; cf. Lévi-Strauss,
Tristes Tropiques, p. 130, 184, 186; anthropologie structurale, p. 269 sq.,
planches V II, VIII, X et fig. 21. — 8 M. Ghika, L e Nombre d ’or, p. 200;
cf. p. 178. — * Cf. op. cit., p. 38-40.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 362

riennes et celles de l’Alaska pour la raison qu’il disparaît en


hiver et réapparaît au printemps; il joue en plus — comme
chez les Celtes et dans la légende d’Adonis, fils d’Aphrodite
— le rôle initiatique d’animal dévorant Il est à noter égale­
ment qu’en l’animal lunaire, comme dans le rituel sacrificiel,
la confusion du passif et de l’actif joue constamment : l’ani­
mal lunaire peut être le monstre sacrifiant comme la victime
sacrifiée. Pour les nègres d’Afrique et d’Amérique, comme
pour certains Indiens, la lune est lièvre, animal héros et martyr,
dont l’ambiance symbolique est à rapprocher de Vagneau chré­
tien, animal doux et inoffensif, emblème du messie lunaire,
du Fils, par opposition au conquérant guerrier et solaire. Les
ombres que l’on discerne sur le disque lunaire sont appelées
en Afrique comme en Asie ou en Amérique du Nord les
« empreintes du lièvre2 ».
Les insectes et les crustacés, les batraciens et les reptiles, avec
leurs métamorphoses bien tranchées ou les longues latences
hivernales, vont également être des symboles lunaires pri­
vilégiés. Nous avons déjà étudié le symbolisme négatif de
l’araignée, fileuse exemplaire et dévorante, qui polarise en
elle tous les mystères redoutables de la femme, de l’animal et
des liens3. En Chine c’est la cigale et sa chrysalide qui devient
le symbole des phases de la lune comme en témoignent les
cigales de jade que l’on place dans la bouche des morts 4. La
chrysalide non seulement est symbole d’intimité et de repos,
mais en plus promesse de métamorphose, de résurrection :
elle est bien ce « fruit animal5 » où se cache un germe, si bien
que la momie qui l’imite est paradoxalement à la fois sédentaire
et immobilisée par les bandelettes, mais en même temps pas­
sagère du grand voyage8. Dans de nombreux zodiaques la
lune est symbolisée par l’écrevisse ou le crabe 7, ces derniers
crustacés étant remplacés dans le zodiaque de Denderah par
le scarabée qui, comme l’écrevisse, marche en rétrogradant
1 Cf. Eliade, Traité, p. 156; cf. Harding, op. cit., p. 1 7 1 ; cf. Lot-
Falck, op. cit., p. 104, 170 sq., 202. — 2 Cf. Eliade, Traité, p. 158; cf.
Harding, op. cit., p. 38; cf. Soustelle, op. cit., p. 19, 27. — * Cf. supra,
p. 115 . — * Cf. J. Buhot, A r t s de la Chine, p. 37, 163. — 6 Bachelard,
Repos, p. 179. — • Cf. supra, p. 270. — 7 Chez les Canaques la mort et
la génération s’expliquent par le fait que les hommes ont refusé de
« changer de peau » comme le font les crustacés ; cf. mythes Houaïlou et
Nemea : « L e premier couple », « L es premiers hommes » in Leenhardt,
Documents néocalédoniens, p. 447-449.
DU DENIER AU BATON 363

lorsqu’il roule sa boulette, image vivante de la réversibilité,


du retour possible de la sphère astrale, symbole vivant d’Anu-
bis ensevelissant Osiris x. De plus la légende égyptienne vou­
lait que le scarabée se reproduise lui-même, et il est intéres­
sant de noter que le dieu Tum est indistinctement représenté
par le scarabée ou par le serpent2. Enfin le scarabée — comme
de nombreuses épiphanies chtonico-lunaires — se solarise
puisqu’il est un animal qui vole. On peut ranger dans cette
même catégorie de la métamorphose les vertébrés qui muent
ou visiblement se transforment, comme les lézards et surtout
les grenouilles, non seulement parce que ces dernières « s’en-
flent » comme le remarquent les fables de tous les pays et ainsi
ont quelque parenté avec « l’enflure » de la pleine lune, mais
surtout parce que les métamorphoses du batracien sont nette­
ment tranchées et présentent des phases distinctes, du têtard
apode à l’adulte complet avec sa respiration pulmonaire. La
grenouille, comme le lièvre habite et hante la lune et joue le
rôle d’avaleuse diluviale associée à la pluie et la fécondité3.
Ces rêveries qu’entraîne la métamorphose des vertébrés infé­
rieurs nous conduisent tout naturellement à l’examen de la
théophanie lunaire et cyclique la plus célèbre : le symbolisme
du serpent.
Le serpent est un des symboles les plus importants de l’ima­
gination humaine. Sous les climats où ce reptile n’existe pas,
il est difficile pour l’inconscient de lui trouver un substitut
aussi valable, aussi plein de foisonnantes directions symbo­
liques. La mythologie universelle met en valeur la ténacité et
la polyvalence du symbolisme ophidien. En Occident exis­
tent aujourd’hui des séquelles du culte de l’animal lunaire :
dans l’enceinte de Luco c’est, de nos jours, une « Madone delle
Grazie » qui joue avec le serpent, et à Bolsène la Sainte-Cris-
tina est la fête des serpents *. Il semble que le serpent, « sujet
animal du verbe enlacer » comme le dit finement Bachelard 5,
soit un véritable noeud-de-vipères archétypologique et glisse
vers trop de significations différentes, voire contradictoires.
Toutefois nous pensons que cette pléthorique mythologie

1 Cf. Senard, Le Zodiaque, p. 126. — 2 Cf. Jung, Libido, p. 261. —


3 Cf. Eliade, op. cit., p. 150, 158. — * Cf. Piganiol, op. cit., p. 106; cf.
Eliade, Traité, p. 150; Jung, Libido, p. 6, 96 sq., 10 1, 106, 323 sq., et
M. Choisy, Satan, p. 443. — 5 Bachelard, Repos, p. 282.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE }6 4

vient se ranger sous trois rubriques qui se classent fort bien


dans la constellation agro-lunaire. Le serpent est le triple sym­
bole de la transformation temporelle, de la fécondité, et enfin
de la pérennité ancestrale.
Le symbolisme de la transformation temporelle est lui-
même surdéterminé dans le reptile. Ce dernier est à la fois
animal qui mue, qui change de peau tout en restant lui-même
et se rattache par là aux différents symboles thériomorphes du
bestiaire lunaire, mais également le serpent est pour la cons­
cience mythique le grand symbole du cycle temporel, Youro-
boros. Le serpent est pour la plupart des cultures 1 le doublet
animal de la lune, car il disparaît et reparaît au même rythme
que l’astre et compterait autant d’anneaux que la lunaison
compte de jours. D’autre part le serpent est un animal qui dis­
paraît avec facilité dans les fentes du sol, qui descend aux
enfers, et par la mue se régénère lui-même. Bachelard2 relie
cette faculté de régénérescence de l’« animal métamorphose »,
cette faculté si frappante de « faire peau neuve », au schème de
Youroboros, du serpent lové se mangeant indéfiniment lui-
même : « Le serpent qui se mord la queue n’est pas un simple
anneau de chair, c’est la dialectique matérielle de la vie et de
la mort, la mort qui sort de la vie et la vie qui sort de la mort
non pas comme les contraires de la logique platonicienne,
mais comme une inversion sans fin de la matière de mort ou de
la matière de vie. » Par là le psychologue moderne rencontre
la pensée chinoise traditionnelle pour laquelle le Dragon et le
serpent sont les symboles du flux et du reflux de la vie 3. D’où
les vertus médicales et pharmaceutiques prêtées au venin de
serpent, à la fois poison mortel mais aussi élixir de vie et de
jouvence. Le serpent est alors gardien, voleur, ou détenteur
de la plante de vie comme dans les légendes sémitiques, et le
symbolisme ophidien va ainsi rejoindre le symbolisme végétal
de la pharmacopée. En tant que lieu de réunion cyclique des
contraires, Youroboros est peut-être le prototype de la roue

1 Cf. Eliade, op. cit., p. 150; cf. Harding, op. cit., p. 60. — ! Bachelard,
Repos, p. 280-281. — 3 Cf. Granet, Pensée chinoise, p. 13 5 ; cf. Eliade, Trai­
té, p. 183. Cf. une belle image de l’ouroboros alchimique, in l ’Anatomia
auri de Mylus, reproduite inM. Caron et S. Hutin, Les alchimistes, p. 182 :
« Le serpent qui se mord la queue indique que la fin de l’ Œuvre rend
témoignage au commencement. »
DU DENIER AU BATON 3<S5

zodiacale primitive, l’animal-mère du zodiaque. L’itinéraire du


soleil était primitivement représenté par un serpent portant
sur les écailles de son dos les signes zodiacaux comme le
montre le Codex vaticanusx. Ce serpent cosmique et cosmo­
dramatique, Bachelard 2 en suit la trace chez le poète Law­
rence. Chez le poète comme chez les Aztèques le serpent
annexe d’une façon impérialiste d’autres attributs animaux,
ceux de l’oiseau, du phénix, et c’est alors que l’imagination
poétique « prend normalement la tonalité d’un folklore ». Le
serpent à plumes, Gukumatz quiché, Quetzalcoatl aztèque ou
Kukulkay maya, est un animal astral qui périodiquement dis­
paraît au large de Coatzacoalcos 3. Être hybride à la fois faste
et néfaste, les ondulations de son corps symbolisent les eaux
cosmiques tandis que les ailes sont l’image de l’air et des vents.
Il est à noter que ces religions amérindiennes sont polarisées
par de très importantes liturgies agraires et usent d’un calen­
drier minutieux et complexe, et R. G irard4nous semble avoir
raison de donner au grand archétype du serpent-oiseau, de ce
Dragon neutralisé du folklore religieux indien, le sens tempo­
rel d’une totalisation des forces cosmiques. Ce même impé­
rialisme cosmique du symbole ophidien se retrouve chez les
Sémites pour lesquels le serpent annexe le taureau en l’image
du serpent à cornes, tandis que chez les Chinois le Dragon est
totalisation thériomorphe6. En Mélusine encore, notre femme-
serpente occidentale, le motif des ailes vient compléter le
maléfisme ophidien aggravé par la propagande chrétienne
médiévale, et la « serpente » se double de la « seraine », à la
fois serein et sirène6! Le serpent cosmique annexera toujours
au passage le symbolisme lunaire : soit que sa peau écaille la
robe d’Ishtar, soit qu’il monte la garde auprès de Cybèle, se
fixe sur la coiffe des Lévites, des prêtres du Mont Sinaï (la
montagne de Sin), soit qu’il accompagne le croissant de lune
que foule aux pieds la Vierge M ère7. Enfin l’iconographie et la
légende du Bouddha-Mucalinda8, du Bouddha protégé par le

1 Cité par Jung, Libido, p. 10 1; cf. Leisegang, L e mystère du serpent,


Eran, Jahrb, 1939, p. 153. — 2 Bachelard, Repos, p. 274. — 8 Cf. H .G .R .,
I, p. 185; cf. Soustelle, op. cit., p. 23 sq., 28, 87. — 4 Cf. R. Girard, op
cit., p. 189; cf. Soustelle, op. cit., p. 79 sq. — 5 Cf. Eliade, Traité, p. 186;
Granet, Civilis. chin., p. 206. — • Cf. Dontenville, op. cit., p. 185, 188.
— 7 Cf. Harding, op. cit., p. 61. — 8 Cf. Zimmer, op. cit„ p. 69-70; cf.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 366

chaperon du cobra prodigieux, nous paraît symboliser avec


une particulière acuité l’impérialisme du serpent, qui réconci­
lie les contraires, et dans les sept liens de son corps gigan­
tesque et noir enserre et couve la méditation du Bienheureux
et en lesquels l’illuminé repose en toute quiétude, comme déjà
Vishnou reposait sur le serpent géant Ananta x. En sa pre­
mière acception symbolique Youroboros ophidien apparaît donc
comme le grand symbole de la totalisation des contraires, du
rythme perpétuel des phases alternativement négatives et posi­
tives du devenir cosmique.
La seconde direction symbolique que peut prendre l’image
du serpent n’est qu’un développement des puissances de
pérennité et de régénération cachées sous le schème du retour.
Le serpent est en effet symbole de fécondité. Fécondité tota­
lisante et hybride puisqu’il est à la fois animal féminin car
lunaire, et aussi parce que sa forme oblongue et son chemine­
ment suggèrent la virilité du pénis : la psychanalyse freudienne
vient ici compléter une fois de plus l’histoire des religions.
Nous avons déjà signalé 2 l’interprétation gynécologique du
symbole ophidien. Et l’on glisse tout naturellement de la
gynécologie au thème de la fertilité. Pour la tradition indoue
les Nagâs et les Nagîs sont des génies serpentiformes gardiens
de l’énergie vitale contenue dans les eaux, et leur androgy-
néité se manifeste en ce qu’ils sont, comme Janus, « gardiens
de portes » (dvârapâla) 3. Au Togo comme au Guatémala, c’est
le serpent qui va chercher les enfants pour les faire naître dans
les demeures des hommes, comme dans les cultures sino-
asiatiques le Dragon représente les eaux fertilisantes dont
« l’harmonieuse ondulation nourrit la vie et rend possible la
civilisation4. » Le Dragon Yin réunit les eaux, dirige les pluies,
est le principe de l’humidité féconde : c’est pour cette raison
qu’il se confond avec l’empereur, distributeur temporel de la
fertilité. On raconte qu’un roi de la dynastie Hia, afin d’assurer
la prospérité du royaume, mangea des Dragons ; tandis qu’en

op. cit., p. 69-70 ; cf. op. cit., pl. II, fig. 3, 4, pli III, fig. 5, 7; cf.
O. Viennot, op. cit., p. 182. — 1 Le monstre Cipactli des anciens
Mexicains porte sur son dos Tlaltecutli, « le seigneur de la terre »;
cf. Soustelle,»/). cit., p. 34. — 2 Cf. supra, p. 113 . — * Cf. Zimmer,
op. cit., p. 66; cf. Viennot, op. cit., p. 82, 90, 102-104, 12 1, 17 1.
— 4 Granet, Pensée chinoise, p. 135 ; cf. Eliade, Traité, p. 152.
DU DENIER AU BATON 367
Annam ou en Indonésie le roi porte le titre de « roi Dragon »
ou de « sperme de N agâ1 ». Des mythes innombrables repré­
sentent des serpents ou des Dragons contrôlant les nuages,
habitant les étangs et alimentant le monde des eaux
fécondantes « tant la liaison serpent - pluie - féminité -
fécondité est fréquente2 ». C’est ainsi que le dieu mexicain de
la pluie Tlaloc a pour emblème deux serpents enroulés, et la
chute de la pluie est symbolisée par le sang d’un serpent percé
d’une flèche ou par un vase ophidioforme versant de l’eau3.
Il est nécessaire d’insister sur l’aspect féminoïde que prend dans
tous ces cas le serpent « animal Yin », l’épithète Yin évoquant
l’idée de temps froid, couvert, de ciel pluvieux, de tout ce qui
est femelle et intérieur 4. Mais cette sexualité du serpent de la
fécondité peut fort bien s’inverser, et nous retrouvons dans
cette plasticité sexuelle la marque de l’androgynat lunaire.
Certes, comme le note Eliade après la psychanalyse 5, le sym­
bolisme du serpent-phallus est fort simpliste, toutefois semble-
t-il, sa forme objective vient se conjuguer avec la signifi­
cation plus profonde du thème de la fécondité : le serpent, de
principe Yin qu’il était, devient le grand porteur de sperme.
C’est ce complexe de sexualité et de fécondité qui explique le
rôle de premier mari que le serpent joue en de nombreuses
cultures. C’est un serpent écailleux qui, durant un orage, près
d’un étang, couvrit et féconda la mère de Kao-Tsou6. Dans
les cultures paléo-orientales et méditerranéennes le serpent
prend souvent la place du phallus : Priape est ainsi quelque­
fois ophidioforme. Une union mystique avec le serpent était
au centre du rite des mystères d’Eleusis et de la Grande Mère.
Clément d’Alexandrie se fait l’écho chrétien de tels rituels
archétypaux lorsqu’il écrit : « Dieu est un dragon qui s’enfonce
dans le sein de celui qu’il veut initier 7. » De même la Rundalinî
dort « comme un serpent lové » dans le mûlâdhâra çakra — le
çakra, « racine » génitale et anale — fermant de sa bouche le
méat du phallus. La Kundalinî tantrique pouvant facilement
être assimilée à la vigueur sexuelle, au « psychisme spinal »,

1 Cf. Granet, op. cit., p. 2 0 6 ; et Eliade, op. cit., p. 1 8 4 . — s Eliade,


op. cit., p. 1 5 5 . — 3 Cf. Soustelle, op. cit., p. 4 7 . — 4 Granet, Pensée
chinoise, p. 1 3 5 ; cf. Harding, op. cit., p. 6 1 . — 5 Cf. Eliade, op. cit.,
p. 1 5 3 ; cf. Baudouin, A m e et action, p. 5 7 . — • Cf. Eliade, Traité, p. 8 3 ;
cf. Harding, op. cit., p. 6 1 - 6 2 . — 7 Cité par Jung, Libido, p. 3 2 3 .
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 368

c’est-à-dire à la libido freudienne x. Enfin l’imagination des


poètes vient réveiller l’engramme millénaire du serpent pre­
mier amant et Jung 8 cite des poèmes de Byron et de Môrike
dans lesquels le coït avec l’ophidien est nettement explicité.
Ce « complexe de Cléopâtre » est un « complexe de Jonas »
sexualisé et dans lequel l’accent affectif glisse du repos gyné­
cologique dans le giron maternel à la pure jouissance sexuelle
de la pénétration.
Ouroboros, principe hermaphrodite de fécondité, le serpent
sera enfin valorisé comme gardien de la pérennité ancestrale
et surtout comme redoutable gardien du mystère ultime du
temps : de la mort. Nous ne nous arrêterons pas aux nom­
breuses légendes dans lesquelles le serpent fait figure d’ancêtre :
les Lares familiers s’incarnent volontiers sous la forme ophi-
dienne3. Vivant sous terre, le serpent, non seulement recèle l’es­
prit des morts, mais encore possède les secrets de la mort et du
temps : maître de l’avenir comme détenteur du passé il est l’ani­
mal magicien. Quiconque mange du serpent acquiert le pouvoir
de clairvoyance, pour les Chinois, les Hébreux comme les
Arabes le serpent est à l’origine de tout pouvoir magique. Le
serpent « complément vivant du labyrinthe 4 » est la bête chto-
niene et funéraire par excellence. Animal du mystère souterrain,
du mystère d’outre-tombe, il assume une mission et devient le
symbole de l’instant difficile d’une révélation ou d’un mystère:
le mystère de la mort vaincue par la promesse de recommen­
cement. C’est ce qui confère au serpent, même dans les mythes
antithétiques les plus anti-ophidiens, un rôle initiatique, et
somme toute bénéfique, incontestable. C’est parce que le
Sphinx, le Dragon, le serpent, est vaincu que le héros se voit
confirmé : c’est parce qu’Indra subjugue Vritra, parce qu’Atar
— fils de Mazda— tue le Dragon Azhi Dahâka, parce qu’Apol­
lon étouffe Python, que Jason, Héraklès, saint Michel et saint
Georges viennent à bout du monstre, et parce que Krishna
domine Nysamba « fille du roi des serpents », que tous ces héros

1 Cf. Eliade, Yoga, p. 243, 247; cf. Jung, Homme à la découverte de son
âme, p. 336, et M. Choisy, Satan, p. 446. — * Jung, Libido, p. 6, 106;
Bachelard (Repos, p. 154) rapporte des légendes populaires relatives au
serpent qui s’introduit dans les orifices naturels du corps humain. —
3 Cf. Piganiol, op. cit., p. 106; cf. Eliade, Traité, p. 15 3 ; Harding, op. cit.,
p. 61. — 4 Bachelard, Repos, p. 287.
DU DENIER AU BATON 369

accèdent à l’immortalité Le serpent tient donc une place


symboliquement positive dans le mythe du héros vainqueur de
la mort. Il est non seulement l’obstacle, l’énigme, mais l’obs­
tacle que le destin doit franchir, l’énigme que le destin doit
résoudre. Tel est bien le rôle dialectique que l’étymologie de son
nom impose au Satan biblique. Le serpent est à la fois obstacle,
gardien, recéleur « de toutes les voies de l’immortalité 2 »,
et par là — comme le montre Le Livre de job — il s’intégre
comme indispensable moment du drame eschatologique et de
la victoire sur la mort.
Ainsi le symbolisme ophidien recèle le triple secret de la
mort, de la fécondité et du cycle. Epiphanie par excellence du
temps et du devenir agro-lunaire il est, au Bestiaire de la lune,
l’animal qui se rapproche le plus du symbolisme cyclique du
végétal. Dans de nombreuses traditions, le serpent est d’ailleurs
conjoint à l’arbre. Peut-être faut-il voir dans cet assemblage
caducéen la dialectique de deux temporalités : l’une, l’animale,
emblème d’un éternel recommencement et d’une promesse
assez décevante de pérennité dans la tribulation, l’autre — la
végétale verticalisée en l’arbre-bâton — emblème d’un définitif
triomphe de la fleur et du fruit, d’un retour par-delà les épreu­
ves temporelles et les drames du destin, à la verticale transcen­
dance. Mais avant d’entreprendre l’inventaire de cette nouvelle
modalité de la victoire sur le temps, il nous reste à étudier les
compléments directs que la technologie fournit au symbo­
lisme du cycle.
*
* *

Les instruments et les produits du tissage et du filage sont


universellement symboliques du devenir. Il y a d’ailleurs cons­
tante contamination entre le thème de la fileuse et celui de la
tisseuse, ce dernier se répercutant d’autre part dans les sym­
boles du vêtement, du voile. Tant dans la mythologie japonaise
ou mexicaine que dans l’Upanishad 3 ou le folklore Scandi­
nave, on retrouve ce personnage ambigu, à la fois lieuse et
1 Cf. Eliade, Traité, p. 253; M. Choisy, Satan, p. 445. — 2 Eliade,
op. cit.,p. 253; cf. Job, II, 4-6; cf. Apoc., X II, 10-12. — 3 Cf. Brhad.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 570

maîtresse des liens 1. Przyluski2 fait dériver le nom de la


Moire Atropos du radical atro proche parent d’Atar, nom asia-
nique de la Grande Déesse. Le fuseau ou la quenouille avec
lesquels ces fïleuses filent le destin devient l’attribut des
Grandes Déesses spécialement de leurs théophanies lunaires. Ce
seraient ces déesses séléniques qui auraient inventé la profession
de tisserand et sont réputées dans l’art du tissage : telle Neith
égyptienne ou Proserpine. Pénélope est une tisseuse cyclique
qui chaque nuit défait le travail journalier afin d’éternellement
renvoyer l’échéance 3. Les Moires qui filent le destin sont des
divinités lunaires l’une d’elles se nomme explicitement Klotho,
« la fîleuse ». Porphyre écrit que celles-ci sont des « forces de
la lune » et un texte orphique les considère comme « parties
de la lune 4 ». Nos fées « fîlandières » autant que « lavan­
dières » vont souvent par trois ou au moins par deux — l’une
« bonne » fée, l’autre néfaste, « .carabosse » — révélant par
cette duplicité leur caractère lunaire 5. Et surtout Krappe 8
met en évidence Pétymologie d’un terme qui signifie destin
(ancien haut-allemand wurt, norvégien ancien urdhr, anglo-
saxon a>yrd) qui dérive de l’indo-européen vert signifiant tour­
ner, d’où l’ancien haut-allemand wirt, wirtl « fuseau », « que­
nouille », et le hollandais worwelen, tourner. Il ne faut pas
oublier que le mouvement circulaire continu du fuseau est
engendré par le mouvement alternatif et rythmique produit
par un archet ou par la pédale du rouet. La fîleuse utilisant
cet engin, « une des plus belles machines 7 », est maîtresse
du mouvement circulaire et des rythmes, comme la déesse
lunaire est dame de la lune et maîtresse des phases. Ce qui
importe ici, plus que le résultat qui est fil, tissu et destin, c’est
le fuseau qui, par le mouvement circulaire qu’il suggère, va
devenir talisman contre le destin. Et l’on a souligné avec juste

1 Cf. Eliade, op. cit., p. 163. Nul mieux que Valéry n’a sur rendre
cette ambiguïté constitutive de la Parque; cf. La Jeune Parque. — 2 Przy­
luski, Grande Déesse, p. 172; cf. Soustelle, La Pensée cosm. des anc.
Mexic., p. 36, sur la déesse Tlazotleotl, divinité du tissage, portant au
front le bandeau de coton fiché de fuseaux, au nez un ornement en forme
de croissant. De plus cette divinité se partage en 4 divinités, les « ixcui-
name », les quatre « fils » de coton des points cardinaux. — 3 Cf. Eliade,
op. cit., p. 162. — 4 Cité par Krappe, op. cit., p.122; cf. Eliade, op. cit.,
p. 163. — 5 Cf. Dontenville, op. cit., p. 186. — 9 Krappe, op. cit., p. 103.
— 7 Leroi-Gourhan, Homme et mat., p. 10 1, 103, 262.
DU DENIER AU BATON Î 71

raison l’importance temporelle que prend dans le langage la ter­


minologie empruntée à l’art du tisserand. Les mots qui signi­
fient « inaugurer », « commencer », ordiri, exordium,primordia,
sont des termes relatifs à l’art du tissage : ordiri signifie primi­
tivement disposer les fils de la chaîne pour ébaucher un tissu K
Qui ne voit que ce faux sens propre a le poids imaginaire d’un
immense réservoir de figures ?
Il existe également une surdétermination bénéfique du tissu.
Certes le tissu comme le fil est d’abord un lien, mais il est
aussi liaison rassurante, il est symbole de continuité, surdéter­
miné dans l’insconscient collectif par la technique « circulaire »
ou rythmique de sa production. Le tissu est ce qui s’oppose à
la discontinuité, à la déchirure comme à la rupture. La trame
et ce qui sous-tend. On peut même envisager une revalorisa­
tion complète du lien comme ce qui « rattache » deux parties
séparées, ce qui « répare » un hiatus 2. Chez la Parque il y a
conflit entre les intentions du fil et celles du ciseau. On peut
valoriser soit la continuité du fil, soit la coupure du ciseau.
Canguilhem 3 a bien senti les axes de cette dialectique à
travers des préoccupations aussi éloignées, en apparence, de la
mythologie que celles de la biologie moderne. Le tissu, comme
le tissulaire, « est l’image d’une continuité où toute interrup­
tion est arbitraire, où le produit procède d’une activité toujours
ouverte sur la continuation... ». Et l’épistémologue insiste
encore sur l’isomorphisme en une très précieuse note : « Le
tissu est fait de fils, c’est-à-dire originairement de fibres végé­
tales. Que ce mot de fil supporte des images usuelles de conti­
nuité, cela ressort d’expressions telles que fil de Peau, fil du dis­
cours... 4» L’isomorphisme du végétal et du tissu, inclus dans le
schème de la continuité, est donc flagrant et s’oppose au sépa­
ratisme de la cellule. Contrairement à la fragile cellule le tissu est
fait pour être palpé, froissé, et l’épistémologue ne peut résister à
l’attrait d’une image aquatique qui vient surdéterminer encore
la continuité du matérialisme tissulaire tout en suggérant le
rythme bipolaire du pliage et du dépliage : « On plie, on

1 Cf. Bréal, Sémantique, p. 128. — 3 Minkowski (op. cit., p. 249) donne


une valeur affective et positive au « pont » qui relie les deux rives; cf.
Leenhardt, Notes d ’ethnol., p. 178. — 3 Canguilhem, Connaiss. de la vie,
p. 76. — 4 Op. cit., p. 77.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L ’iMAGE 372

déploie un tissu, on le déroule en ondes superposées sur le


comptoir du marchand » Le comptoir du marchand est
secrètement rêvé comme une grève que viennent battre le flux
et le reflux des marées tissulaires. On voit sur cet exemple
épistémologique combien dans une pensée contemporaine et
scientifique les images primordiales sont actives et viennent
décider du choix de toute la Weltanschauung, diaïrétique lors­
que c’est l’image de la cellule qui induit la méditation, synthé­
tique et continue au contraire lorsque l’accent porte sur le tissu.
Enfin certains auteurs 2, poussant à l’extrême la signification
du tissu, le rattachent profondément au symbolisme totalisant
par excellence, au symbolisme de la croix. Chaîne et trame,
King et Wei chinois, shruti et smriti hindou, croisent solidai­
rement leurs intentions contraires, et Yin et Yang sont
comparés pour cela par le taoïsme au « va-et-vient 4e la navette
sur le métier à tisser cosmique 3 ». La technologie des textiles
par le rouet, le fuseau comme par ses produits, fils et étoffes,
est donc dans son ensemble inductrice de pensées unitaires,
de rêveries du continu et de la nécessaire fusion des contraires
cosmiques.
Nous venons de voir ce que le symbolisme de la fîleuse
devait au mouvement rythmique et au schème de la circularité.
Le cercle, où qu’il apparaisse, sera toujours symbole de la
totalité temporelle et du recommencement. Tel est le sens
du Çakra4 indou, « la rose aux mille rayons », qui sert dans
les pays bouddhistes à la divination et qui allait devenir,
comme roue de rouet, l’emblème de l’Inde nouvelle de Gandhi.
Le sistre d’Isis ou de Diane aurait eu le même rôle symbolique
et représenterait le disque lunaire, « le céleste trésor de la
roue », qui apparaît au roi le jour de la pleine lune 5. La roue,
nous allons le constater dans quelques lignes, se conjuguera
avec le symbolisme du char et du voyage sidéral; pour l’ins­
tant ne retenons que son sens primordial d’emblème du
devenir cyclique, résumé magique qui permet la maîtrise du
temps, c’est-à-dire la prédiction de l’avenir. La possession

1 Op. cit., ibidem. — 2 Cf. R. Guénon, Le Symbole de la croix, p. 107. —


3 Tao-Te-King, X V I, cité par Guénon, op. cit., p. 110 ; cf. L ie-l\eu 1 e;
Tchouang- T%eu 18 f. — 4 De « Çak » : avoir la puissance d’agir, et « Kra » :
se mouvoir. — 5 Cf. Harding, op. cit., p. 232-233.
DU DENIER AU BATON 573
du rythme secret du devenir n’est-elle pas déjà gage de la .
possession de l’événement à venir ?
Il est intéressant de remarquer, à propos de la roue, les
diversifications culturelles et technologiques d’un archétype
universel. Tandis que le cercle, glyphe du cycle, constitue un
signe universel, il se diversifie selon les civilisations en roue
de chars astraux, en fusaïoles ou en rouets chez les peuples qui
connaissent l’usage utilitaire de la roue, alors que chez cer­
tains amérindiens qui ignorent la technique du roulage, non
seulement le disque n’est point absent de l’iconographie, mais
encore se voit quasi technologiquement remplacé par la
sphère dans le jeu de paume rituel des Maya-Quichès. La
balle de caoutchouc, reliée par le jeu aux joueurs qui symbo­
lisent les « soleils solsticiaux », fait que le jeu de paume tout
entier est figuration d’un « dieu monocéphale à plusieurs
corps », les joueurs s’interdisant de se servir de leur tête parce
que la balle est la tête commune du dieu, le principe unifi­
cateur de toutes les phases temporelles de la partie de paume,
« le contact continuel de deux ou de plusieurs corps avec
une balle exprime le principe monothéiste de la divinité
formée de ses hypostases...1 ». Le jeu sacré des Maya repré­
sente donc la totalité temporelle et ses phases astronomiques.
Nous voyons sur cet exemple quelle est la puissance de l’ar-
chétype du cycle et de son emblème circulaire ou sphérique,
qui préexiste absolument à l’utilisation technique et utili­
taire de la roue, du roulement et du char. Une fois de plus se
trouve confirmée la thèse du primat des grandes images
archétypales sur leur concrétisation technique ou leur projec­
tion naturelle.
Cette sphère dans son usage symbolique est à rapprocher
de la roue zodiacale, symbole universellement admis et que l’on
retrouve à peu près identique à Babylone, en Égypte, en
Perse, aux Indes, dans les deux Amériques comme en Scan­
dinavie 2. Étymologiquement zodiaque signifie « roue de la
vie ». Ce ne serait que tardivement — comme tout calendrier
d’ailleurs et comme le jeu de paume Maya — que le zodiaque
1 R. Girard, Popol Vuh, p. 77. Sur le jeu de « la balle céleste », cf.
R. Alleau, Nature des symboles, p. 112 , et L. Becq de Fouquières, Les
Jeux des anciens, p. 177, — 2 Cf. Senart, Le zodiaque, p. 159; cf. Berthelot,
Astrobiologie, p. 30, 360.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 374

aurait acquis une signification solaire. Primitivement le


zodiaque est lunaire : les anciens Arabes l’appellent « cein­
ture d ’Ishtar » et les Babyloniens « maisons de la lune1 ».
La roue n’a d’ailleurs pris que très tardivement une accep­
tion solaire : lorsque pour des raisons techniques elle s’est
munie de rayons, telle qu’elle apparaît encore dans le rituel
des « feux celtiques » à Épinal ou à Agen 2. Mais primitive­
ment la roue zodiacale, comme celle du calendrier, est une
roue lunaire, de bois plein, renforcée par un triangle ou un
quadrillage de madriers, ce qui lui donne des subdivisions
internes arithmologiquement significatives. Il en va de même
du svastika, qui la plupart du temps a évolué vers un symbo­
lisme solaire, mais qui primitivement porte en son centre
le croissant lunaire. Goblet d’Alviella constate que les spé­
cimens de svastika qu’il a réunis représentent la lune et ses
phases 3. Les Indous font une différence entre la croix gam­
mée à droite, qui est solaire, et la croix gammée à gauche
principe femelle, emblème de Kali, la parèdre lunaire du
dieu. Mais ce qui importe également ici, c’est l’universalité
du svastika qui se retrouve en Afrique, chez les Mayas, en
Asie mineure, aux Indes, en Chine, au Japon comme sur les
rouelles gauloises *. Nous découvrons d’ailleurs le même
symbolisme, mais avec une subdivision ternaire dans le
triskele, figure à trois bras ou à trois jambes ou encore formée
de trois poissons, émanant d’un cercle. Symbole ternaire fré­
quent en Sicile, dans les pays celtiques, emblème officiel de
l’île de Man où jadis était adorée Ana, la déesse lune 5. Peut-
être même peut-on rapprocher de ces symboles lunaires du
changement cyclique le cercle du tai-gi-tu des Chinois dans
lequel les deux principes, le Yang et le Yin, s’engendrent
réciproquement. Quoi qu’il en soit, on voit que les représen­
tations iconographiques du calendrier lunaire et ses subdi­
visions antithétiques et cycliques selon des formules arithmo-
logiques ternaires, quaternaires, ou duodénaires sont liées
au symbolisme technique de la roue.
1 Cf. Harding, op. cit., p. 175, 200. — * Cf. Krappe, op. cit., p. 85;
Dontenville, op. cit., p. 100. — 3 Cité par Harding, op. cit., p. 2 3 1; cf.
Guénon, Le Symbolisme de la croix, p. 89. — 4 Cf. Dontenville, op. cit.,
p. 12 1. — 5 Cf. Harding, op. cit., p. 2 3 1; Dontenville, op. cit.,
p. 122.
DU DENIER AU BATON 375

A ce symbolisme circulaire de la combinaison des contraires


il nous semble judicieux d’intégrer non seulement la partition
de l’espace et la répartition symétrique des points cardinaux
telles qu’elles se manifestent chez les Chinois, ou chez les Qui-
chés 1 pour lesquels le quadrilatère cosmique, le signe Km,
ou le double cercle cosmique symbolisent la totalité de l’uni­
vers, mais encore il nous apparaît que se trouvent reliés à cette
constellation de l’union réciproque des contraires, certains
thèmes fondamentaux des cultures indiennes de l’Amérique
du Sud. Lévi-Strauss2 rapproche judicieusement le plan socio-
géographique du village Bororo, les dessins corporels des
Caduveo et la symétrie des figures de nos jeux de cartes. Le
village Bororo se présente comme un vaste cercle axé autour
d’une case centrale et subdivisé en deux groupes de popu­
lation : « les faibles » et les « forts », groupes au sein desquels
semble se dessiner une bipartition secondaire où se distri­
buent des clans eux-mêmes hiérarchisés intérieurement en
supérieur, moyen, inférieur. Cette morphologie spatiale et
sociale est rapprochée par l’ethnographe3 des énigmatiques
peintures corporelles des Indiens Moaya et spécialement des
Caduveo actuels, peintures caractérisées en effet par une
asymétrie axiale compensée soit par une symétrie ponctuelle,
soit par une sorte d’équilibre esthétique entre les différents
éléments répartis par rapport à une droite. Cette décoration
n’est pas sans évoquer les décors précolombiens des poteries
d’Hopewell ou de la basse Amazonie, non plus que les élé­
ments décoratifs à volutes de la Nouvelle-Guinée, des Mar­
quises, de la Nouvelle-Zélande et certains détails icono­
graphiques de l’Asie du Sud-Est4. Ce dualisme, asymétrique
et accordé à la fois, appelle pour complément les motifs
spiralés qui se définissent, nous l’avons vu, comme un équi­
libre dynamique, mais aussi ne sont pas sans évoquer nos

1 Cf. Granet, Pensée chin., p. 161, 177, 186, 200, 205, et R. Girard,
Popol Vuh, p. 26; cf. infra, p. 481 sq. — 2 Lévi-Strauss, Tristes tropiques,
p. 225, 229 sq.; cf. Lévi-Strauss, Anthropol. structurale, p. 133 sq.,
« Les structures sociales dans le Brésil 'entrai et oriental », et p. 147 sq.,
« Les organisations dualistes existent-elles ? ». — 8 Lévi-Strauss, Tristes
tropiques, p. 190; cf. figures p. 184, 186, 189, 193, 195, 198, 200, 201. —
4 Cf. Lévi-Strauss, Le Dédoublement de la représentation dans les arts de
l ’A sie et de l ’Amérique, in Anthropol. structurale, p. 269 sq. ; cf. H .G .R.,
I, p. 84, 142.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 376

jeux de cartes : chaque figure de carte obéit en effet1 à deux


nécessités : servir au dialogue et jouer un rôle en tant qu’objet
d’une collection. D’où le choix d’un axe oblique qui mitige
la symétrie des figures doubles. Cette comparaison entre des
représentations aussi disparates à première vue, et purement
stylistique, se double d’une signification sociologique et cos­
mologique à la fois lorsqu’on envisage le rôle social de la
bipartition du village Bororo et la hiérarchie ternaire du
clan : ces mécanismes socio-philosophiques reposent à la fois
sur la réciprocité des contraires et en même temps sur la
hiérarchie des essences sociales et cosmiques. L’art cosmétique
des Caduveo ne serait qu’une transcription esthétique et
sémiologique des institutions et de la philosophie que la
société Bororo met en action dans une double synthèse,
binaire et ternaire à la fois 2. Il est intéressant, également, de
souligner que la sociologie du village Bororo 3 recoupe tout
ce que nous avons constaté jusqu’ici de la liaison des
contraires : une moitié du village étant l’apanage des dieux et
des héros créateurs, l’autre ayant le privilège de symboliser les
puissances ordonnatrices. Dans une moitié du village réside
îe bari, le sorcier, intermédiaire entre les puissances malfai­
santes et les vivants, tandis que Yaroettowaraare qui réside
dans l’autre quartier préside aux relations avec les puissances
bénéfiques. L’un prévoit et appelle la mort, l’autre soigne et
écarte la mort, l’un s’incarne dans le jaguar sanguinaire,
l’autre dans l’arara, le poisson ou le tapir, tous animaux
victimes 4. Bien plus le « cercle » sociologique et cosmolo­
gique des Bororo contient une signification sur l’importance
primordiale de laquelle nous reviendrons bientôt : l’échange
sexuel. La bipartition du village est en effet réglementation
d’exogamie, d’échange sexuel, chaque moitié devant obliga­
toirement se marier — et pour les mâles aller résider — dans
l’autre moitié du village5. Ainsi le cycle des contraires, de la
vie et de la mort, des sexes affrontés, se trouve bouclé dans

1 Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 196. — 2 Cf. op. cit., p. 203; cf.


Lévi-Strauss, Anthrop. struct., p. 156 sq. Comme la peinture chez les
Dogon, la cosmétique Caduveo ne serait qu’un résidu esthétique d’une
cosmologie perdue, désaffectée de sa signification profonde; cf. Griaule,
Masques Dogons, p. 817. — s Cf. Tristes tropiques, p. 254. — 4 Cf. op. cit.,
p. 246-247. — s Cf. op. cit., p. 230; cf. Anthrop. structurale, p. 139 sq.
DU DENIER AU BATON 377

la cosmologie sociale des Bororo, et le cercle et ses partitions


spatiales est l’emblème directement lisible de cet équilibre,
de cette symétrie ponctuelle qui fait pivoter autour d’un
centre une asymétrie axiale, le tout n’étant pas sans évoquer
formellement l’instable équilible du svastikax.
Il est tout naturel de rapprocher de ces techniques du cycle,
de la mise en « joug » des contraires, le char traîné par les
chevaux. Bien entendu la liaison est facile à établir entre la
roue et le char qu’elle porte ou le voyage qu’elle suscite. Les
dieux et les héros « fils », Hermès, Héraklès, et même notre
Gargantua avec son « rude chariot2 » sont de grands voya­
geurs. Le char constitue d’ailleurs une image fort complexe,
car il peut consteller avec les symboles de l’intimité, la rou­
lotte et la nef. Mais il se rapproche cependant nettement des
techniques du cycle lorsqu’il fait porter l’accent mythique
davantage sur l’itinéraire, le voyage que sur le confort intime
du véhicule. Enfin le symbolisme de l’attelage, de la mise au
« joug » vient surdéterminer souvent le symbole cyclique de
fusion des contraires. Dans la Gitâ le « conducteur du char »
et Arjuna, le passager, représentent les deux natures, spiri­
tuelle et animale, de l’homme. « Les deux personnages mon­
tés sur le char d’Arjuna n’en forment en réalité qu’un seul3. »
Dans l’épopée védique, comme plus tard chez Platon, le
char est le « véhicule » d’une âme à l’épreuve, il porte cette
âme pour la durée d’une incarnation4. Les conducteurs de
char sont les messagers, les ambassadeurs symboliques du
monde de l’au-delà, « un tour de char symbolise soit la
durée d’une existence humaine, soit la durée d’une existence
planétaire, soit la durée d’un univers5 ». Ces chars flamboyants
renvoient également au symbolisme du feu que nous étudie­

1 Cf. in Feuchtwanger, op. cit., pl. 8, masque d’argile de Tlatlico,


mi-partie tête de mort, mi-partie tête vivante, n’est pas sans évoquer le
fameux Tao-T’ie chinois et les figures à double sens et à symétrie axiale
tels que le Kîrtimukba indo-javanais et le Tiki polynésien ; cf. Lévi-Strauss,
Anthropol. structur., p. 286, pl. IX . — 2 Cf. Dontenville, op. cit., p. 98.
— 3 Leïa, op. cit., p. 44. — 1 L ’itinéraire du char suscite plus qu’un sym­
bolisme statique, mais un « discursus », un mythe, généralement un
mythe sous la forme itinérante et totalisante de la « quête », de la « re­
cherche de l’unité et de l’ immortalité ». Cf. Mythes de Râ, de Satni
Khâmoïs, de Gilgamesh, etc. Cf. F. Bar, Les routes de l ’autre monde;
cf. Platon, Phedre, 246, 247-257. —- 8 Leïa, op. cit., p. 46.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 378

rons dans quelques pages, ils sont l’emblème de la matière


irradiée par l’esprit. Aussi cette part de lumière fait toujours
quelque peu perdre la valorisation ténébreuse à l’animal qui
tire le véhicule ou simplement véhicule le cavalier. C’est ce
qui arrive lorsque, par exemple, le cheval Bayart se solarise,
se transforme en cheval-fée aux bonds prodigieux, et sort
victorieux des embûches du martyre. Le cheval devient alors
destrier des preux chevaliers, de ces fils Aymon qui, préci­
sément, sont quatre... Sous la pression de la mythologie
cyclique la thériomorphie maléfique s’infléchit, comme s’inflé­
chissait le rôle des ténèbres et de la mort. D ’où finalement
l’ambivalence du coursier que n’oubliera pas Platon, tout sym­
bole relié au cycle possédant à la fois sa part de ténèbres et
sa part de lumière x.
Ainsi technique du tissage comme technique du voyage se
chargent l’une et l’autre, dès Jeur origine, de la riche mytho­
logie du cercle. L’on peut même avancer que la roue et toutes
ses variantes, mouvement dans l’immobilité, équilibre dans
l’instabilité, avant d’être techniquement exploitée et de se
profaner en simple instrument utilitaire, est avant tout engre­
nage archétypal essentiel dans l’imagination humaine. Par­
tout où son emblème transparaît : svastika, triskele, çakra, jeu
de paume, cadastre circulaire du village, spirales cosmétiques,
etc., elle se révèle comme archétype fondamental de la
victoire cyclique et ordonnée, de la loi triomphante sur
l’apparence aberrante et mouvementée du devenir.

II. DU SCHÈME RYTHMIQUE


AU MYTHE DU PROGRÈS
Eliade nous semble être dans le vrai lorsqu’il relie les
mythes de la végétation aux légendes relatives à la croix.
Certes cette liaison est pratiquée encore d’une façon trop
rationnelle par l’intermédiaire des plantes qui ressuscitent les
morts, tant dans la tradition indienne qu’iranienne ou chi­
noise 2. Si ce sont, en effet, ces vertus que le folklore chrétien
1 Cf. Dontenville, op. cit.,
p. 162, 170; cf. supra, p. 85; cf. Platon,
Phèdre, 246 a sq. — ‘ Cf. Eliade, Traité, p. 253-254; cf. J. P. Bayard,
Le Feu, p. 238 sq.
DU DENIER AU BATON 379

attribue au bois de la croix, comme le fait par exemple la


légende de sainte Hélène, cette acception n’est, selon nous,
que secondaire. La croix chrétienne, en tant que bois dressé,
qu’arbre artificiel, ne fait que drainer les acceptions symbo­
liques propres à tout symbolisme végétal. En effet, la croix
est souvent identifiée à un arbre, tant par l’iconographie que
par la légende, elle devient par là échelle d’ascension, car
l’arbre, nous le verrons, est contaminé par les archétypes
ascensionnels. Se greffe également sur la légende de la croix,
le symbolisme du breuvage d’éternité, du fruit de l’arbre
ou de la rose fleurissant sur le bois mort. L’on pourrait
aussi souligner que la croix chrétienne est une inversion
des valeurs telle que nous en avons fréquemment rencontré
dans le Régime Nocturne de l’image : emblème romain infa­
mant, elle devient symbole sacré, spes unica x. Mais surtout à
travers tous ces accents surdéterminants, il faut constater que
la croix est symbole de la totalisation spatiale, comme Gué­
non 2 l’a montré dans tout un livre sur lequel nous ne revien­
drons pas. Le symbole de la croix est une union des contraires,
signe de totalisation qu’il faut rapprocher des gunas de la tra­
dition indoue, et du Koua (union du Yang et du Yin) de la
tradition chinoise comme de la têtraktys pythagoricienne 3. Ce
symbolisme est particulièrement sensible dans la tradition
mythique des anciens Mexicains. La croix est symbole de la
totalité du monde, de la « ligature » centrale des années :
« Lorsque les anciens scribes cherchaient à représenter le
monde, ils groupaient en forme de croix grecque ou de croix
de Malte les quatre espaces autour du centre 4. » Bien mieux,
la mythologie mexicaine nous donne toute la palette symbo­
lique qui vient se grouper sous le signe de la croix : c’est
Xiuhtecutli, le dieu feu qui siège au « foyer » de l’Univers.
Lieu de la synthèse, ce centre présente un visage ambigu :
un aspect néfaste et un aspect favorable. Enfin dans le
Codex Borgia 5 le centre est figuré par un arbre multicolore,
dont l’ambiguïté verticale ne fait aucun doute ; il est surmonté
d’un quet^al, oiseau de l’Est, et jaillit du corps d’une déesse

1 Cf. M. Bonaparte, Psychan. et anthropol., p. 82. — J R. Guénon, Le


Symbolisme de la croix, p. 48. — s Cf. op. cit., p. 69 sq., p. 54, note 1. —
4 Cf. Soustelle, op. cit., p. 67. — 5 Cf. op. cit., p. 19, 42, 67.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 380

terrestre, symbole de l’Ouest. De plus cet arbre cosmique


est flanqué, d’un côté par le Grand Dieu Quetzalcoatl, le
dieu qui s’est sacrifié sur un bûcher pour donner vie au soleil
et à Vénus, de l’autre côté par Macuilxochitl, dieu de l’aurore,
du printemps, mais aussi des jeux, de la musique, de la
danse, de l’amour.
Nous allons examiner les racines technologiques et finale­
ment sexuelles de cet archétype quasi sémiologique de l’union
des contraires, et voir par là comment la liaison du feu, de la
sexualité et de la croix de bois forme une constellation par­
faitement cohérente dont le signe de la croix est l’emblème
surdéterminé. Nous découvrirons par là le schème du mouve­
ment rythmique et le geste sexuel qui sous-tend et ordonne
subjectivement toute rêverie et toute méditation sur le cycle.
Nous aurons montré, en suivant cette méthode régressive
et culturaliste qui part du milieu astro-biologique, passe
ensuite à l’environnement technologique et débouche enfin
sur le schématisme psycho-physiologique, que l’étude du
trajet anthropologique se satisfait indifféremment de la
démarche psychologiste que nous avons utilisée dans les
parties précédentes de notre enquête ou de la démarche cul­
turaliste dont nous usons en ces chapitres consacrés aux
symboles et archétypes cycliques.
Nous avons déjà accidentellement rencontré le hiéro­
glyphe de la croix sous la forme du svastika lié au devenir
lunaire et astral, doublet écartelé de la roue. Mais c’est
Burnouf1 qui semble avoir découvert la composante et la
détermination technologique du svastika et de la croix en
général. Le savant orientaliste rapproche d’abord khristos
« oint » d’Agni indien et d’Athra persan. Et il faut remarquer
à ce sujet que l’étymologie de khristos « oint » est proche de
celle de Krishna qui veut dire « essence, parfum, huile »,
l’un et l’autre venant de khrio, « j’oins, j’enduis, je frotte... ».
Burnouf rattache cette pratique de l’onction à l’aide d’huiles
essentielles, de la technique dont se servent les Indous et de
1 Cf. E . Burnouf, Le vase sacré, p. 119 sq. ; O. Viennot (L e Culte
de l'arbre dans l ’Inde ancienne, p. 32) souligne que lors de la production
rituelle du feu le çami, « arbre mâle » de bois dur, est placé sur Yaçvattha,
le bois mou, arbre femelle. Cf. Frazer, Mythes sur l ’origine du feu,
p. 233, 244, 265, 270-272; cf. J.-P. Bayard, Le Feu, p. 152 sq.
DU DENIER AU BATON }8 i

nombreux primitifs pour produire le feu. Le briquet de l’Inde


védique, aranî, était, selon Burnouf, de grande dimension.
La pièce inférieure en forme de croix était fixée au sol par
quatre chevilles, la pièce supérieure mue par une courroie
tirée par deux hommes1. « Quand le feu apparaît au point de
frottement, on dit swasti — c’est bien ! (su asti) — et la figure
de Maranî reçoit le nom de svastika2. » Les textes védiques font
allusion aux deux mères — aranî — qui font naître cet « enfant
du charpentier », le feu qui se communique aux herbes ointes
d’huiles essentielles et de beurre, d’où le nom du feu agni,
« l’oint ». Si nous citons la thèse de Burnouf, c’est qu’elle a le
mérite de relier d’une façon empirique, au niveau de la philo­
logie et de la technologie, le bois de l’arbre, la croix et le feu,
dans un contexte dont le schème général est le frottement
rythmique. Nous allons constater que cette association, au
premier abord étrange, est progressivement surdéterminée
par la sémantique du bois et du feu, ces deux éléments ne
prenant leur signification suprême que si on vient les ranger
dans le grand schème du frottement rythmique.
Le pouvoir fertilisant de la lune est fréquemment confondu
avec le feu « caché » dans le bois « d’où l’on peut l’extraire par
friction3 ». L’arbre est très souvent imaginé comme le « père
du feu » : « Lauriers et buis qui crépitent, sarment qui se tord
dans les flammes, résines, matières de feu et de lumière dont
l’arôme déjà brûle dans un été ardent 4. » Vesta, la déesse
latine du feu et du foyer, est également déesse agraire 5. Certes
nos procédés modernes de chauffage et de cuisson nous
ont fait perdre de vue cette liaison primitive de l’arbre et du
feu. Mais la constellation arbre-feu demeure tenace dans le
folklore comme dans la conscience poétique. Eliade 6, après
avoir décrit la pratique qui consiste à brûler rituellement
« l’arbre de Mai », écrit : « La consumation du bois par le
feu est probablement un rite de la régénération de la végéta­
tion et du renouvellement de l’année, car dans l’Inde et dans
l’antiquité classique on brûlait un arbre au début de l’année. »
1 Cf. op. cit., p. 13 sq. — 2 Op. cit., p. 15. Rig-Vé/a, I, 95-2; III, 29;
V, 1 1 , 6; VI, 48. Cf. Viennot, op. cit., p. 54-55, et 174-175. — 8 Harding,
op. cit., p. 143. — 4Bachelard, A ir, p. 234; cf. Bayard, Le Feu, p. 28 sq. —
6 Cf. Dumézil, Tarpeia, p. 106. — * Eliade, Traité, p. 268-269; cf. J.-P.
Bayard, op. cit., p. 235 sq.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 3 82

Bien avant d’avoir chimiquement prouvé que les cendres de


bois contenaient de la potasse, on a spontanément attribué
un pouvoir fertilisant à la pratique des « failles », des « feux
de la St-Jean ». Ces rituels saisonniers du feu sont des euphé-
misations de rites sacrificiels1. Bûcher où meurt Carême,
bûche de Noël, brûlage de l’Épiphanie et de la branche
Badnjak dans les pays danubiens — branche ointe avec de
l’encens et de l’huile — calendeau, « bûche du Christ »,
comme rituel de Yaranî, impliquent une réminiscence sacri­
ficielle, le feu étant l’élément sacrificiel par excellence, celui
qui confère au sacrifié la destruction totale, aube des totales
régénérations. Ces coutumes viennent s’inscrire dans la
grande constellation dramatique de la mort suivie de la résur­
rection. Que ce soit à Sais, lors des fêtes d’Isis-Neith, en
Irlande, ou dans les églises chrétiennes, la cérémonie du
« feu nouveau » et de l’extinction du feu ancien tient le rôle
d’un rite de passage, d’un rite qui permet l’émergence de la
phase ascendante du cycle2.
Mais surtout, l’archétype du feu et sa liaison avec le symbo­
lisme de fécondité du bois nous apparaît surdéterminé dans
Yaranî et les briquets en forme de croix par le schème du
frottement dont il faut élucider maintenant les motivations.
L’ethnologie 3 confirme la théorie de Burnouf lorsqu’elle nous
montre que la plupart des briquets primitifs agissent par fric­
tion de deux pièces de bois, souvent en forme de croix. Ce
schème du frottement primitif, constitutif de la substance du
feu, comme le remarque Jung 4 à propos de l’étymologie de
Prométhée et de Pramatha indou, déborde de beaucoup l’élé­
ment igné : la baratte (manthara) créatrice du monde dans la
tradition indoue serait un transfuge du briquet primitif. De
même le moulin primitif se voit contaminé par le feu grâce au
schème du frottement rythmique : Vesta non seulement est la
déesse du focus, mais aussi du pistrimm, le moulin à céréales
et à huile de la maison romaine. Et les ânes des meules publi­
1 Cf. Frazer, Rameau, III, p. 474; Bachelard, Feu, p. 68. — 8 Cf.
Harding, p. 144-145 ; cf. J.-P. Bayard, op. cit., p. 34 sq., 45 sq. Sur les feux
de la St-Jean, cf. ibidem, p. 235 sq., 252 sq., chap. X IX , « Les feux de la
St-Jean »; chap. X X , « St-Jean, emblème du feu ». Cf. P. Naudon, Les
Loges de St-Jean. — 8 Cf. Leroi-Gourhan, Homme et matiere, p. 7 1; cf.
fig. 87, 88. — ‘ Jung (Libido, p. 140) insiste sur le radical math ou manth,
« produire en frottant ».
DU DENIER AU BATON 383

ques prennent leur repos aux Vestalia l. De même le frotte­


ment ignifuge peut être rapproché du polissage qui s’oppose à
la brutalité de la taille directe de la pierre ou du bois. Ce polis­
sage est surtout utilisé à la confection des parures et nous laisse
entrevoir un développement esthétique des rêveries relatives
au frottement. Il est à remarquer que ce polissoir-perceuse, à
corde ou à toupie, utilisé pour le percement des perles par les
Japonais et de nombreuses peuplades du Pacifique est très
semblable au briquet à archet2.
Un mythe de Hte-Volta relatif3 à l’origine du feu est bien
significatif de l’isomorphisme sexuel et nocturne attaché à
la naissance du feu : le détenteur du feu est d’abord un « pou-
cet », le lutin Nekili qui, « bien avant l’homme, sut faire jaillir
la flamme du bois en faisant pivoter rapidement l’allumeur ».
Ce Nekili a pour fonction de « causer la fécondité ». D ’autre
part, dans la quête du feu par le Prométhée L’éla, la sexualité
apparaît à maintes reprises : la femme du voleur de feu s’enfuit
avec le lutin, et Prométhée atteint ce dernier d’une flèche
enflammée qui met le feu au scrotum hypertrophié du poucet;
plus loin c’est avec le « pilon du petit mortier » que le héros
poursuit Nekili. Enfin, comme dans le mythe indou relatif à
Yaranî, le feu est lié au secret des huiles essentielles. Cette
fois c’est la femme du héros qui vole au lutin la recette de
préparation de la graisse végétale de Karité *. Technologie et
mythologie se rencontrent sur ce fait : le frottement rythmique,
qu’il soit oblique ou surtout circulaire, est le procédé pri­
mitif pour faire le feu. Leroi-Gourhan 5, malgré de louables
réticences à porter un jugement d’antériotéré historique, admet
que le briquet par va-et-vient rythmique est, sinon le pro­
cédé le plus primitif, du moins le procédé « du plus primitif
des peuples vivants », les Mélanésiens. Les briquets rotatifs
qui impliquent l’usage de l’archet, le principe du vilebrequin
ou de la manivelle semblent être plus tardifs et dérivés : « Les
outils animés d’un va-et-vient se sont perfectionnés en acqué­
rant le mouvement circulaire continu 8. » La technologie du
1 Cf. Dumézil, Tarpeia, p. 108. — 1 Cf. Leroi-Gourhan, op. cit.,
p. 170, 17 1, 174. — 3 Cf. F.-J. Nicolas, Mythes et êtres mythiques des
U éla de la Haute-Volta » (Bull. Instit. français Afrique noire, t. X IV , n° 4,
oct. 1952), p. 1355 sq. — 4 Cf. op. cit., p. 1 363 sq. — 5 Op. cit., p. 69. —
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 3 84

briquet nous permet de relier le mouvement circulaire au va-


et-vient primitif. Or ce schème du va-et-vient si important
pour le devenir technique de l’humanité, puisqu’il est le père
du feu, n’a-t-il pas un prototype dans le microcosme du corps
humain, dans le geste sexuel? Le feu, comme 1’aranî ou son
emblème la croix, n’est-il pas la directe illustration de ce geste
organique qu’est l’acte sexuel chez les mammifères ?
Déjà Jung 1 avait souligné le remarquable isomorphisme
sémantique et même linguistique entre le bois, les rituels
agraires et l’acte sexuel. Uen en germain signifierait le bois,
et ueneti « il laboure », c’est-à-dire il creuse le sol au moyen
d’un bâton pointu comme le font encore les Australiens dans
le jeu symbolique du coït. Ce terme serait ensuite appliqué au
champ lui-même : en gothique vinga, en irlandais vin. Cette
racine aurait enfin donné « Vénus », la déesse des délices de
l’amour, venos. De même dans le rituel des forgerons et des
alchimistes, c’est le feu du bois, qui est directement relié
à l’acte sexuel. Le feu sacrificiel de l’autel védique constitue
une hiérogamie : le giron est l’autel, le poil le gazon, la peau
le pressoir à soma, « le feu est au milieu de la vulve 2 ».
Le feu, produit de l’acte sexuel, fait de la sexualité un tabou
rigoureux pour le forgeron. Les cérémonies métallurgiques
africaines présentent des éléments du symbolisme nuptial et
l’inventeur mythique de la métallurgie chinoise Yu-le-Grand
procède, par le feu Yang et par l’eau Yin, qui constituent
l’opération de la trempe, à un véritable mariage des éléments 3.
L’aspect général de nuptialité de l’alchimie s’explique en der­
nière analyse parce que c’est un art du feu. D ’autre part dans
les simples briquets à feu primitifs, comme dans les éléments
sexués des « noces chymiques » plus évoluées, il y a sexuali­
sation bien marquée des deux pièces de bois qui servent à
provoquer le frottement ignifère 4. Sexualisation tenant à la
forme « mâle » ou « femelle » des pièces mises en présence,
1 Cf. Jung, Libido, p. 145 ; cf. Harding, op. cil., p. 146. — 2 Brhad.
Upan., VI, 4, 20; cf. VI, 4, 3 ; cf. Rig Véd., III, 29, 1-3 ; cf. Harding, op.
cit., p. 143; cf. également Eliade, Yoga, p. 256, et Forgerons, p. 40; cf.
J.-P. Bayard, Le Feu, p. 181 sq. — * Cf. Eliade, Forgerons, p. 62-63; cf.
Eliade, Le Mythe de l ’éternel retour, p. 107. — 4 Cf. Leroi-Gourhan, op.
cit., p. 69. Cf. in M. Caron et S. Hutin, op. cit., p. 152, 158, des figurations
« nuptiales » de la « conjunctio » alchimique, tirées de 1’ Anatomia auri
de Mylius et d’un traité tantrique.
DU DENIER AU BATON 3»5

et dont le moderne langage de l’électricien a gardé des traces.


Mais surtout cette sexualisation est nettement soulignée par les
nombreuses légendes qui situent le lieu naturel du feu dans la
queue d’un animal.
Enfin Bachelard 1 consacre les deux tiers de sa Psychana­
lyse du Feu à relever les liaisons psychologiques et poétiques
du feu élémentaire et de la sexualité. Il remarque que la plu­
part de ceux qui dissertent sur l’origine du feu par frottement
n’ont jamais observé directement un tel phénomène, et que la
constellation est constituée par des sollicitations bien plus
intimes que l’observation objective : « L’amour est la première
hypothèse scientifique pour la reproduction objective du
feu *. » L’analyste tente alors une « rythmanalyse » du frotte­
ment : dès qu’on entreprend de frotter on expérimente une
chaleur douce et objective « en même temps que la chaude
impression d’un exercice agréable 3 ». Ce schème du frotte­
ment, Bachelard le repère chez Bernardin de Saint-Pierre,
comme chez l’abbé Nollet, chez Von Schubert et surtout chez
Novalis, et finalement appelle du nom de « complexe de
Novalis » cette pulsion « vers le feu provoquée par le frotte­
ment et le besoin d’une chaleur partagée 4 ».
On voit alors, à travers l’enquête technologique, psychana­
lytique et poétique, quel gigantesque complexe mythique ce
geste sexuel rythmé peut engendrer en surdéterminant le
rythme gynécologique des menstrues et le rythme saisonnier ou
lunaire de la fécondité. Aussi une si universelle et si profonde
obsession du rythme ne tarde guère à se sublimer, les rythmes
découlant les uns des autres, se renforçant les uns les autres à
partir de la rythmique sexuelle aboutissent à leur sublimation
musicale. Comme le dit pudiquement Bachelard 5, c’est peut-
être dans ce « tendre travail » — de faire le feu — « que
l’homme a appris à chanter ». L’ethnologie confirme cette

1 Cf. Bachelard, Psycb. du Feu, p. 54, 56. — 2 Bachelard, op. cit., p. 54.
Nous avons nous-mêmes fait subir à des élèves des classes terminales
un test dans lequel ils devaient s’ imaginer dans la situation de Robinson
délaissé en son île. Tous sans exception ont pensé à réinventer le feu,
85 % ont fait appel à un briquet par friction, et 97 % de ces derniers ont
avoué n’avoir jamais réalisé pratiquement un tel procédé. — 3 Bache­
lard, op. cit., p. 8 1; cf. Jung, Libido, p. 16}. — 4 Bachelard, op. cit.,
p. 84. Sur le feu des alchimistes, cf. J.-P. Bayard, op. cit., p. 157. — 5 Ba­
chelard, Feu, p. 48.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 386

intuition : chez le primitif ce sont les techniques rythmiques


du feu, du polissage, de l’abattage, du batelier ou du forgeron
qui s’accompagnent de danses et de chants x. En de nombreuses
langues sémitiques, en sanscrit, en Scandinave et en turcotatar,
la dignité de « maître du feu » est explicitement unie à celle de
« maître des chansons ». Odhin et ses prêtres sont des « forge­
rons de chansons 2 ». En Occident il y aurait une survivance
d’une telle liaison chez les tziganes à la fois forgerons et musi­
ciens 3. Cette affinité de la musique, spécialement rythmique,
de la danse et de la poésie scandée, et des arts du feu qui se
retrouve à des niveaux culturels très différents, est encore plus
explicite dans la constellation musique-sexualité. Nous avions
déjà remarqué la parenté qui existe entre la musique, spéciale­
ment la mélodie, et les constellations du Régime Nocturne 4.
Nous pouvons compléter l’isomorphisme nocturne que nous
signalions à propos du poisson chez les Dogon 5 par un très
curieux isomorphisme que Griaule dénote entre les tambours
ou la harpe des Dogon et le poisson Tétrodon 6. D ’une part
l’instrument de musique, et spécialement le tambour, est lié à
la fécondité et à la création, de l’autre il est lié au poisson
Tétrodon. C’est en effet quelques semaines avant les semailles
que les enfants battent le tambour Kounyou, fait d’un fruit de
Baobab, œuf du premier monde dont l’existence est figurée
par la couronne d’épines de l’arbuste Mono qui fixe la peau du
tambour. Cet arbuste, dont le nom signifie « rassembler,
réunir », est métathétique de Nommo, le génie de l’eau concré­
tisé par le lamantin, vicaire du démiurge. C’est avec une pâte
noire extraite du fruit de cet arbuste que l’on enduit l’intérieur
du tambour pour symboliser le chaos et les ténèbres primor­
diales. La gamme des tambours dogons, dont le Kounyou est le
prototype, résume les phases principales de la création. C’est
ainsi que les baguettes du tambour Koro frappent tantôt la lèvre
placée en face du joueur et symbolisant la terre, sês cultures,
les choses « d’en bas », tantôt l’autre lèvre symbolisant le mil
croissant et toutes les « choses d’en haut ». Le tambour Boy
1 Cf. Eliade, Traité, p. 256-286. — * Cf. Eliade, Forgerons, p. 101-102.
— * Cf. Jules Bloch, Les Tsiganes, p. 28. — 4 Cf. supra, p. 255. — 5 Cf.
supra, p. 247. — * Cf. Griaule, Le Symbolisme des tambours soudanais
(Mélanges d’hist. et d’esth. musicales, 1955), p. 79 sq. Sur les interdits
sexuels relatifs aux tambours, cf. Griaule, Masques dogons, p. 705.
DU DENIER AU BATON 387

gann, en forme de sablier, représente le corps de Nommo mi-


humain, mi-poisson, tandis que les deux peaux du tambour
Boy dounnoulè symbolisent le ciel et la terre et que le tambour
Barba (de bara, ajouter) est orné de figures de femmes enceintes
qui « ajoutent » des hommes au pays. Le tambour est synthèse
créatrice, union des contraires. Mais, étant symbole de
Nommo, il est aussi ichtyomorphe. Le tambour comme la harpe
ressemble au poisson Tétrodon ainsi que le met en évidence
Griaule. Même lorsque la peau du tambour n’est pas expressé­
ment une peau de Tétrodon, mais comme chez les Dogon une
peau de rat, le poisson conserve mythiquement son rang musi­
cal et cosmique : il est le tambourinaire démiurgique ou encore
la harpe-luth. Jouer du Kounyou ou de tout autre tambour c’est
se substituer au créateur ichtyomorphe Nommo, et en quelque
sorte orchestrer la nouvelle création.
Nous pouvons maintenant préciser combien les implications
sexuelles structurent la musique tout entière, sous-tendent le
dialogue musical tant dans le domaine des rythmes, que nos
traités de compositions classent encore en « féminin » et « mas­
culin », que dans le domaine de la hauteur du son, l’aigu étant
attribué aux voix de femmes et le grave aux voix d’hommes, et
enfin que dans les différents timbres de l’orchestre. L’on peut
dire qu’à ce point de vue toute la musique n’est qu’une vaste
méta-érotique x. Elle est au plus haut point « croisement »
ordonné, de timbres, de voix, de rythmes, de tonalités, sur la
trame continue du temps, la musique constitue bien elle aussi
une maîtrise du temps comme l’a vu un des plus perspicaces
1 Cf. Sachs, Geist und Werden der Musikinstrumente, p. 254 sq .; cf.
Schaeffner, Origine des instruments de musique, p. 24, 238 sq .; cf. article
P. Germain, L a Musique et la psychanalyse (K ev.fr. de psychan., 1928, n° 4),
p. 751 sq. ; cf. également Granet, Pensée chin., p. 2 1 1 ; théorie de la divi­
sion des 12 tubes de la musique chinoise en 6 tubes « mâles » et 6 tubes
« femelles ». « D’autre part, écrit Granet, le mythe relatif aux douze
tubes fait expressément allusion à des danses sexuelles... », cf. op. cit.,
p. 215. Sur la nature physiologique du rythme en opposition à la nature
intellectuelle de l’harmonie, cf. E. Willems, L e Rythme musical, p. 35, 36.
L ’auteur, après F. Gevaert (Histoire et théorie de la Musique de l ’antiquité,
Hoste, Gand, 1881, p. 5) relève la valeur physiologique de la formule
grecque définissant le rythme, arsis-thésis, diastole-dystole. Non seule­
ment le rythme peut être suggéré par les mouvements cardiaques, mais
par la respiration, la marche et 1’ « amour (caresse, désir, mouvement des
hanches rendus parfois plus excitants par l’emploi de petits instruments
sonores) », ihid., p. m .
LE RÉGIME NOCTURNE DE L ’iMAGE 388

musicologues qui écrit : « En admettant que la musique orga­


nise effectivement le temps, quel est donc le caractère spéci­
fique de cette opération?... le compositeur produit dans le
temps une chose qui en son unité, en tant qu’ayant un sens,
est intemporelle... \ » Mais alors on voit que cette intempo­
ralité introduite dans le temps lui-même par la mesure musi­
cale, a son humble origine dans l’intemporalité dont l’amour
surcharge la rythmique sexuelle. Le drame du Fils, le cycle
dramatique des saisons et des lunaisons, n’est finalement que
projection mondaine du « drame » sexuel dont la musique,
par-delà les techniques forgeronnes et les arts du feu, est le
symbole le plus sublimé 2. Shiva, divinité cyclique, divinité
hermaphrodite ou accouplée, est aussi le danseur suprême.
Shiva-Natarâja, le « maître de la danse » brandit d’une main
le petit tambour qui rythme la manifestation de l’univers, de
l’autre la flamme du sacrifice. Il danse encerclé par une auréole
de flammes (prabhâ-mandala). Et nous pouvons dès lors
compléter le belle expression de Zimmer 3, lorsqu’il écrit que
« la roue du temps est une chorégraphie », en ajoutant que
toute chorégraphie rythmique est une érotique. Érotique non
seulement en ce sens que de nombreuses danses sont direc­
tement une préparation ou un substitut de l’acte d’amour 4,
mais encore parce que la danse rituelle joue toujours un rôle
prépondérant dans les cérémonies solennelles et cycliques qui
ont pour but d’assurer la fécondité et surtout la pérennité du
groupe social dans le temps. Danses du Sigui chez les Dogons,
Shalako des Zuni comme Pilou des Néo-Calédoniens 6, ont
pour double mission d’instaurer par la répétition cyclique de
la fête et par le rythme de la danse, la fructueuse continuité
de la société. Rituel magique de fécondité, mais aussi symbole
érotique de l’unité par le rythme, telle apparaît la danse spécia­
lement dans cette réflexion d’un canaque où l’on remarquera

1 B. de Schloezer, Introduction à J.-S . Bach, p. 3 1; cf. G. Brelet, Le


temps musical, 1 vol., p. 259 à 364. — * Granet {op. cit., p. 214) montre
l’explicite liaison, en Chine, du calendrier et des 12 tubes de bambou
producteurs des 12 sonorités fondamentales. — s Zimmer, op. cit., p. 149;
cf. rôle du Dieu mexicain Macuilxochitl, dieu de l’amour, de la danse et
de la musique; cf. Soustelle, op. cit., p. 42. Cf. c.-P. Bayard, op. cit., p. 72,
175, 205, 216, 218. — 4 J . Cuisinier, op. cit., p. 17-30. — 5 Cf. Griaule,
Masques Dogons, p. 166, 198, 204; Cazeneuve, Les Dieux dansent à Cibola,
p. 184 sq. ; Leenhardt, Notes d’ethnographie, p. 160, 163, 17 1.
DU DENIER AU BATON 389

l’allusion à l’isomorphisme du fil et du tissage : « Nos fêtes...


sont le mouvement de l’aiguille qui sert à lier les parties de
la toiture de paille pour ne faire qu’un seul toit, qu’une seule
parole...1. »
Cette gigantesque constellation mythique qui relie le feu, la
croix, la friction et la giration, la sexualité et la musique nous
semble se résumer en une note de Granet, relative à un objet
rituel trouvé dans les fouilles de Lo-Lang. Cet objet est consti­
tué par une plaquette circulaire de bois dur agencée à une plan­
chette carrée de bois tendre. Nous ne pouvons pas moins faire
que de citer cette longue note 2 dans laquelle la finesse du
sinologue saisit en sa totalité les nuances symboliques de l’iso-
morphisme que nous venons d’étudier : « Je dois ici me borner
à signaler... l’existence de tout un lot de données mythiques
attestant la liaison du thème du feu 3 et des thèmes de la giration,
de la roue et du pivot, joints aux thèmes de la balançoire,
du mât de cocagne, du gnomon. On trouvera 4 l’indi­
cation du rapport de certains de ces thèmes avec la notion de
Tao et avec les pratiques hièrogamiques... en rapport... avec un
arrangement de nombres évoquant le swastika... le thème des
flambeaux rallumés paraît lié à tout un ensemble de pratiques
et de métaphores en rapport avec l’idée de hiérogamie. » Et
Granet 5 complète cette constellation repérée dans la note
citée, en lui ajoutant ses composantes musicales : l’ustensile
divinatoire dont il vient d’être question est toujours relié au
tube acoustique qui donne la note initiale de la gamme
chinoise. La gamme pentatonique chinoise d’autre part rejoint
le symbolisme crucifère et cosmique puisque ses cinq notes
forment « une croisée, dont on fait les symboles du centre et
des quatre saisons-orients », si bien qu’à juste titre «les anciens
sages considéraient comme des questions liées les problèmes
relatifs à la théorie musicale et à l’aménagement du calen­
drier... 6 ». Nous voyons donc finalement que toutes les rêve­
ries cycliques relatives à la cosmologie, aux saisons, à la produc­
tion xylique du feu, au système musical et rythmique, ne sont
que des épiphanies de la rythmique sexuelle.

1 Cité par Leenhardt, op. cit., p. 118. — 2 Granet, op. cit., p. 200, note 2.
— * C’est nous qui soulignons. — 4 Cf. Granet, op. cit., p. 319. — 5 Cf.
Granet, op. cit., p. 124-209. — • Granet, op. cit., p. 210, 220.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 39°
Nous sommes amenés à faire deux remarques au sujet de la
technologie rythmique que nous venons d’étudier. Nous
voyons d’abord que la plupart des instruments techniques du
primitif : fuseau, rouet, roue de char, tour de potier, baratte, poli-
seuse et finalement aranî ou briquet à friction 1, sont issus du
schème imaginaire d’un rythme cyclique et temporel. C’est
par une rythmologie que commence toute technique, et spécia­
lement celle des deux inventions les plus importantes pour
l’humanité : le feu et la roue. D ’où la seconde remarque : c’est
que ces modèles techniques du rythme circulaire, structurés
par Pengramme du geste sexuel, vont peu à peu se libérer du
schème de l’étemel recommencement pour rejoindre une signi­
fication messianique : celle de la production du Fils, dont le
feu est un prototype. Filiation végétale ou animale surdéter­
minent la « production » technique, et l’inclinent vers une
nouvelle modalité de la maîtrise du temps. La notion primitive
de « produit » végétal, animal, obstétrical ou pyrotechnique,
suscite les symboles d’un « progrès » dans le temps. Si nous
avons séparé ce paragraphe consacré aux images de la croix et
du feu, du paragraphe limité à la technologie du mouvement
cyclique, c’est qu’il s’introduit avec la repoduction du feu une
nouvelle dimension symbolique de la maîtrise du temps. Le
temps n’est plus vaincu par la simple assurance du retour et
de la répétition, mais parce que jaillit de la combinaison des
contraires un « produit » définitif, un « progrès » qui justifie
le devenir lui-même, parce que l’irréversibilité elle-même est
maîtrisée et devient promesse. De même que la rêverie cyclique
est brisée par l’apparition du feu qui dépasse les moyens de sa
propre production, nous allons voir maintenant que l’imagi­
nation de l’arbre, surdéterminée par les schèmes verticalisants,
rompt à son tour progressivement la mythologie cyclique dans
laquelle s’enfermait l’imagination saisonnière du végétal. On
peut dire que par la phénoménologie du feu comme par celles
de l’arbre on saisit le passage d’archétypes purement circulaire
à des archétypes synthétiques qui vont instaurer les mythes
si efficaces du progrès et les messianismes historiques et
révolutionnaires.

1 L ’on pourrait ajouter à cette liste technologique les instruments de


musique « à friction » : violes, violons, te. Cf. E. Willems, op. cit., p. 115 .
DU DENIER AU BATON 391
*
* *

Au premier abord l'arbre semble venir se ranger aux côtés


des autres symboles végétaux. Par sa floraison, sa fructification,
par la plus ou moins abondante caducité de ses feuilles il
semble inciter à rêver une fois de plus un devenir dramatique.
Mais l’optimisme cyclique paraît renforcé dans l’archétype de
l’arbre, car la verticalité de l’arbre oriente d’une manière irré­
versible le devenir et l’humanise en quelque sorte en le rappro­
chant de la station verticale significative de l’espèce humaine.
Insensiblement l’image de l’arbre nous fait passer de la rêverie
cyclique à la rêverie progressiste. Il y a tout un messianisme
sous-jacent au symbolisme des frondaisons, et tout arbre qui
bourgeonne ou fleurit est un arbre de Jessé. Ce verticalisme
est si apparent que Bachelard n’hésite pas à classer l’arbre
parmi les images ascensionnelles et à consacrer un important
chapitre à « l'arbre aérien 1 ». Nous voudrions toutefois mon­
trer ici que cette intention archétypale de l’arbre n’est qu’une
complémentaire du symbolisme cyclique qu’elle se contente
simplement d’orienter, qu’elle simplifie en ne conservant que
la phase ascendante du rythme cyclique.
L’arbre est d’abord isomorphe du symbole agro-lunaire.
Aussi se charge-t-il des mêmes associations symboliques que
nous avons signalées à propos des symboles ophidiens. L’arbre
se trouve associé aux eaux fertilisantes, il est arbre de vie. La
plante aquatique, le rhizome de lotus couvert de fleurs, devient
arborescent sur les colonnes de Louqsor comme dans les repré­
sentations lotiformes et géantes de l’art Gupta. Dans les légen­
des sémitiques l’arbre de vie est situé dans la mer ou près d’une
fontaine 2. Przyluski pense qu’il y a eu évolution, sous des
influences technologiques, des cultes de l’arbre à ceux du grain
en passant par ceux de la fleur 3. Cette évolution se serait
accomplie lors du passage des cultures de grande chasse aux
cultures sédentaires et agricoles. Elle aurait abouti à la trans­
formation du culte de l’arbre en un culte des boissons fermen-
tées et du froment. La dramatisation serait donc plus explicite

1 Cf. Bachelard, A ir, p. 251. — a Cf. Eliade, Traité, p. 245 ; cf. Éçech,
47; Apoc., X X II, i-2. — s Cf. Przyluski, op. cit., p. 80, 90; cf. O. Viennot,
op. cit, p. 26, 27, 29, 84, 92.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 392
au niveau des cultes agricoles, au niveau des civilisations du blé
et du maïs par exemple. Mais selon nous il y a bifurcation de
deux acceptions du symbole végétal, plutôt qu’une véritable
évolution. La notion d’évolution progressive que Przyluski
utilise pour expliquer le passage du symbolisme de l’arbre à
celui du cycle nous paraît elle-même tributaire et subordonnée
à l’archétype de l’arbre. Le culte du cycle lunaire et de son
corollaire végétal semble tout aussi ancien que celui de l’arbre.
Nous avons vu d’ailleurs que le symbolisme xylique non seule­
ment est tributaire des technologies primitives de la construc­
tion qui transforment l’arbre en poutre ou en colonne, mais
encore est le moyen technique qui, métamorphosant le bois en
briquet, l’arbre en croix, transmute le symbolisme xylique en
rituel créateur du feu. La continuité de l’évolution de l’arché­
type de l’arbre ne se fait pas dans le sens rationnel que l’his­
torien des religions veut lui donner après coup, sous prétexte
que de nombreuses civilisations semblent avoir été nomades
avant que de s’être fixées en des mœurs sédentaires et agraires,
mais dans le sens absolument contingent qui fut motivé par la
découverte du feu et des moyens de faire le feu. Il se peut
qu’en tant que végétal l’arbre ait préparé le culte de la végé­
tation, mais il est certain qu’en tant que bois servant à produire
et à entretenir le feu, l’arbre fut tout aussitôt annexé par le
grand schème du frottement rythmique.
Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, comme colonne ou
comme flamme, l’arbre a tendance à se sublimer, à verticaliser
son message symbolique. Les plus archaïques lieux sacrés,
centres totémiques australiens, temples primitifs sémitiques et
grecs, indous ou pré-indous de Mohenjo-Daro, sont constitués
par un arbre ou un poteau de bois associé à un bétyle x. Il
s’agirait d’une « imago-mundi », d’un rébus symbole de la tota­
lisation cosmique dans lequel la pierre représente la stabilité,
tandis que l’arbre signifie le devenir. Très souvent à cet
ensemble est adjoint, comme commentaire, le glyphe des pha­
ses lunaires 2. Quelquefois il y a contraction de deux symboles
en un seul : telle serait la signification des bornes latines, repré­
1 Cf. H .G .R ., I, p. 109, 130, 146, et Eliade, Traité, p. 236; cf-
Przyluski, Participation, p. 41, et Jérém., II, 20, X V II, 1-3. — 2 Cf. Har­
ding, op. cit., p. 53 sq. Sur le Yupa (poteau sacrificiel), cf. O. Viennot,
op. cit., p. 41-54.
DU DENIER AU BATON 393
sentant Terminus « enraciné » et auquel on offre des sacrifices
sanglants x. Chez les Sémites la Grande-Déesse est assimilée à
YAshéra, le pieu sacré qui dans certains cas est remplacé par
une colonne de pierre 2. Quelquefois seul le bétyle est associé
à un hiéroglyphe lunaire, d’autres fois c’est la colonne de
pierre qui se transforme en arbre accompagné de l’hiéroglyphe
lunaire, spécialement dans l’iconographie chaldéenne et assy­
rienne 3. Enfin l’arbre peut être flanqué soit de deux animaux,
soit de deux colonnes 4. Przyluski a fort minutieusement étudié
cette liaison fréquente entre l’arbre, la fleur, et la colonne de
pierre aussi bien au ixe siècle avant notre ère dans l’art syro-
phénicien, qu’à Babylone, en Egypte, en Grèce, en Iran ou aux
Indes 5. Se retrouve à peu près partout dans les monuments
de ces cultures anciennes la colonne associée soit au dattier
ou au lotus sacré, soit aux deux à la fois. Sur de tels exemples
on voit nettement comment l’archétype de l’arbre est sans cesse
hanté par les acceptions ascensionnelles des bétyles et des
pierres phalliques que nous avons étudiées plus haut 6.
L’arbre-colonne vient structurer la totalisation cosmique ordi­
naire des symboles végétaux par un vecteur verticalisant. Le
pilier de Sarnath collectionne dans sa verticalité les figures
animales, et les divers chapiteaux lotiformes des colonnes
hypostyles synthétisent les diverses phases de l’épanouisse­
ment de la fleur : bouton, corolle épanouie, pétales fanés.
C’est donc à une totalisation cosmique que nous convie
Parbre-colonne, mais en faisant porter l’accent sur la verti­
calité progressive de la cosmogonie 7.
C’est toujours sous le double aspect, de résumé cosmique
et de cosmos verticalisé, que se présente l’image de l’arbre.
C’est ainsi que l’arbre sera le type même de l’hermaphrodite,
à la fois Osiris mort et la déesse Isis, YAshéra est à la fois Dieu

1 Cf. Piganiol, op. cit., p. 96. Sur l’origine « sabine » de Terminus,


cf. Grimai, op. cit., art. Terminus. — * Cf. Przyluski, Grande Déesse, p. 89;
cf. Jérém., II, 27; cf. Jung, Libido, p. 210; cf. Guénon, Symb. croix, p. 77.
— 8 Cf. Harding, op. cit., p. 126, 130. — 4 Cf. Harding, op. cit., p. 142,
227; cf. Zimmer, op. cit., pl. III, fig. 8, p. 32; cf. O. Viennot, op. cit.,
p. 26, 27, 84. — s Cf. Przyluski, op. cit., p. 67, 69 sq. ; cf. O. Viennot,
op. cit., p. 35, 44, 45. — « Cf. supra, p. 144 sq. — 7 Jung (Libido, p. 210)
rapproche le « Pal » — pallos — de bois symbole de Cérès, de Latone ou
Priape, de « phalages », poutre, de « phalos », lumineux, et finalement de
« phales », phallus.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 394

père et Déesse mère Facilement l’arbre représentera le pro­


duit du mariage, la synthèse des deux sexes : le Fils. Le Gar­
gantua populaire, en tant que fils, est lié au symbolisme de
l’arbre, les Kyrioles, rameaux sauvages que les processions
agitent à la Pentecôte sont appelés dans nos campagnes « Gar­
gantua », prototypes de tous les « rameaux » de la chrétienté.
L’iconographie représente Gargantua, ou son doublet chré­
tien saint Christophe, comme Hercule, un tronc d’arbre à la
main, chêne ébranché au cap Fréhel ou hêtre arraché à la terre
du Velay 2. Le symbolisme de l’arbre ramasse donc en crois­
sant tous les symboles de la totalisation cosmique. Que ce
soit l’arbre de la tradition indienne, l’arbre lunaire des Maya
ou des Yakoute, l’arbre Kiskana babylonien, le Yaggdrasil
de la tradition nordique, l’arbre lunaire et l’arbre solaire de la
tradition alchimique, toujours l’arbre est symbole de la tota­
lité du cosmos dans sa genèse et son devenir 3. Le Kiskana
babylonien est tout bruissant des symbolismes cosmiques qui
le garnissent : losanges, capridés, astres, oiseaux et serpents. A
Mohenjo-Daro comme sur les Nâgakkal dravidiens, bovidés,
serpents et oiseaux se pressent autour ou sur l’arbre central4.
Chez les Bambara l’arbre Balenza est un avatar du démiurge
primitif Pemba. Comme dans l’iconographie paléo-orientale
liant l’arbre à la colonne, le Balanza est associé au Pembele,
billot-madrier représentant — à travers des conceptions
numérologiques ternaires et quaternaires — Pemba le Créa­
teur, l’Androgyne primordial qui s’est « distingué de sa partie
féminine afin que ses deux principes puissent s’unir comme
mâle et femelle 6 ». L’objet dans son ensemble, écrit Dieter-
len, est l’image de l’Univers, il est appelé Ngala « Dieu », car il
est un total de toutes les puissances — nyama —, familiales,
héréditaires, agricoles. Yaggdrasil, l’arbre des légendes nor­
diques, se présente avec les mêmes attributs de cosmicité, c’est
1 Cf. Przyluski, op. cit., p. 8i, 82, 86; cf. O. Viennot, op. cit., p. 52, 53.
Sur la bisexualité de l’arbre chez les Canaques (« diro » et palmiers
mâles opposés au « taro » et aux érythrines femelles), cf. Leenhardt,
Notes d’ethnologie, p. 21 sq. Cf. pl. V , 1 ; V I, 1, 3. — 2 Cf. Dontenville,
op. cit., p. 48. — 8 Cf. Eliade, Traité, p. 238-239, 248 ; cf. sur l’arbre alchi­
mique, Grillot de Givry, op. cit., p. 324, 388, 395 (fig. II, III, VI), 400,
404, 407, 414; cf. Hutin, op. cit., p. 76. — 4 Cf. Przyluski, op. cit., p. 80;
cf. Viennot, op. cit., p. 26, 84. — 6 G. Dieterlen, Religion des Bambaras,
p. 36.
DU DENIER AU BATON 395
« l’arbre cosmique par excellence 1 », dont les racines s’enfon­
cent au cœur de la terre, dont la ramure abrite la fontaine de
jouvence, dont la souche est arrosée par les Nornes, et dans
lequel niche toute la création, la vipère au pied, l’aigle au som­
met. C’est la rivalité entre le serpent et l’oiseau qui vient dra­
matiser et verticaliser cette grande image cosmique. Il faut en
effet souligner la constante juxtaposition du symbolisme de
l’arbre et de l’archétype de l’oiseau, tant dans certains textes
upanishadiques que dans la parabole évangélique du « grain
de sénevé », tant dans la tradition chinoise que dans l’arbre
Peridex de l’iconographie médiévale 2. Toute frondaison est
invitation à l’envol.
Par sa verticalité, l’arbre cosmique s’humanise et devient
symbole du microcosme vertical qu’est l’homme, comme le
montre Bachelard en s’appuyant sur l’analyse d’un poème de
Rilke 3. La Baghavad-Gitâ assimile également l’arbre à la des­
tinée de l’homme, l’arbre cosmique étant d’ailleurs dans ce
dernier cas intégré à une technique du détachement de la vie
cosmique, symbolisée par le conseil de couper l’arbre à sa
racine. Dans un autre passage 4 l’arbre est véritablement tota­
lité psycho-physiologique de l’individualité humaine : son
tronc est l’intelligence, ses cavités intérieures les nerfs sensi­
tifs, ses branches les impressions, ses fruits et ses fleurs les
bonnes et les mauvaises actions. Cette humanisation de l’arbre
pourrait également s’étudier dans l’iconographie : car si
l’arbre devient colonne, la colonne à son tour devient statue,
et toute figure humaine sculptée dans la pierre ou dans le bois
est une métamorphose à rebours. Nous avions constaté 8 que
le rôle métamorphosant du végétal est dans bien des cas de
prolonger ou de suggérer la prolongation de la vie humaine.
Le verticalisme facilite beaucoup ce « circuit6 » entre le niveau
végétal et le niveau humain, car son vecteur vient renforcer
encore les images de la résurrection et du triomphe. Et si Des­
cartes compare la totalité du savoir humain à un arbre, Bache­
1 Eliade, Traité, p. 241. Bel exemple d’arbre cosmique reliant le ciel
à la terre, dans un mythe Matako rapporté par Métraux et à travers
lequel transparaît Pisomorphisme avec le feu. Cf. Métraux, Histoire du
Monde, p. 509. — 2 Cf. Guénon, op. cit., p. 83. — a Cf. Bachelard, A ir,
p. 237, 250; cf. A. M. Schmidt, op. cit., p. 14 sq. — 4 Bagh. Gîtâ, X V ,
1-3. — 6Cf. supra, p. 342 sq. ; cf. Eliade, Traité, p. 239. — • Eliade, Traité,
p. 261, cf. p. 263.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 396
lard prétend que 1’ « imagination est un arbre 1 ». Rien n’est
donc plus fraternel et flatteur au destin spirituel ou temporel
de l’homme que de se comparer à un arbre séculaire, contre
lequel le temps n’a pas de prise, avec lequel le devenir est
complice de la majesté des frondaisons et de la beauté des
floraisons.
Aussi n’est-il pas étonnant de constater que l’image de
l’arbre est toujours inductrice d’un certain messianisme, de ce
que nous pourrions appeler le « complexe de Jessé ». Tout pro­
gressisme est arborescent. Le mythe des trois arbres, tel qu’il
apparaît dans certains évangiles et apocalypses apocryphes,
n’est qu’un doublet du mythe des trois âges 2. Seth allant au
Paradis implorer le rachat de son père est frappé par une triple
vision : la première fois il voit un arbre desséché au-dessus
d’un fleuve ; la seconde fois un serpent s’enroule autour d’un
tronc, la troisième fois l’arbre grandit et s’élève jusqu’au ciel
portant un nouveau-né dans ses branches. L’ange donne à
Seth trois graines du fruit de l’arbre fatal qu’ont goûté les
parents, et de ces trois graines germent les trois arbres qui,
plus tard, serviront à confectionner la croix du supplice. C’est
ce mythe que répercutent d’une façon lointaine tous les Pay­
sages aux trois arbres, de la belle eau-forte de Rembrandt au
beau lavis de V. Hugo. Ce qu’il faut bien voir c’est que l’arbre
est mythiquement associé à trois phases qui s’enchaînent pro­
gressivement et symbolisent, plutôt qu’un cycle, l’histoire
messianique du peuple juif. C’est pour ces imaginaires raisons
que toute évolution progressive se figure sous les traits de
l’arbre rameux, que ce soient les arbres généalogiques chers
aux historiens ou que ce soit le majestueux arbre de l’évolu­
tion des espèces, cher aux biologistes évolutionnistes 3. Tou­
tefois il ne faut pas croire que l’arbre se débarrasse si facile­
ment de ses attaches cycliques. Tout progressisme est toujours
tenté par la comparaison historique, c’est-à-dire par une cycli-
cité comparative. Certes si pour les anciens juifs Yôlam habba,
« le siècle à venir », doit irrémédiablement remplacer le règne
des ténèbres, Yôlam hasgeh, le siècle présent dont Satan est le
Prince, si déjà Daniel et Esdras 4 introduisent dans la médita­
1 Bachelard, Repos, p. 30. — * Cf. Eliade, Traité, p. 254. — ' Cf.
Cuénot, L ’Évolution biologique, p. 17, fig. }, « arbre généalogique du règne
animal ». — 4 Cf. Daniel, X , 13 ; II Esdras, IV , 26; V I, 20; V II, 12 ;
VIII, 1.
DU DENIER AU BATON 397

tion du devenir une note polémique qui permet de passer du


cycle cher à toutes les astrobiologies de l’antiquité à la verti­
calité historique de l’arbre, toutefois dans ce monothéisme
hébraïque, inducteur si facile de conceptions transcendantes et
d’images diaïrétiques, réapparaît derrière le messianisme verti-
calisant de l’histoire, la tenace croyance au cycle du « mille­
nium 1 ». Dans les parties les plus récentes du Livre d’Hénoch
et dans les Psaumes de Salomon « on déclare que le royaume
messianique n’aura qu’une durée limitée 2 ». Pour Esdras cette
durée serait d’un demi-siècle environ, pour Hénoch de mille
ans. Il s’agit donc bien, en ce millénium, « d’une transforma­
tion de la vieille attente juive d’un éternel royaume messia­
nique établi sur cette terre 3 ». Nous ajouterons que cette
transformation nous apparaît comme une tentative plus ou
moins consciente de gauchissement vers les conceptions cycli­
ques des éons bénéfiques et maléfiques. L’image altière de
l’arbre ne peut jamais se détacher complètement de son con­
texte saisonnier et cyclique, et les mythologies comme les
religions ont cherché désespérément l’arbre qui en lui n’ait
rien de caduc et échappe aux rigueurs passagères des phases
hivernales.
Enfin l’iconographie imaginaire de l’arbre présente une
très curieuse figuration qui, elle aussi, est rappel du symbo­
lisme cyclique au sein des aspirations verticalisantes. C’est
l’image de l’arbre renversé, correspondant en partie au renver­
sement que nous avions signalé à propos de la bisexualité du
serpent 4, et qui nous semble très caractéristique de l’ambi­
valence du symbolisme cyclique. L’arbre cosmique des Upa-
nishads, par exemple, plonge ses racines dans le ciel et étend
ses branches sur la terre 6. Cet arbre dialectisé représenterait la
manifestation de Brahman dans le cosmos, c’est-à-dire la créa­
tion imaginée comme procession descendante 6. Cette image
de l’arbre renversé est repérable dans la tradition sabéenne,
dans l’ésotérisme séphirotique, dans l’Islam, chez Dante,
comme dans certains rituels lapons, australiens et islandais 7.
1 Cf. Langton, Démonol.,p. 227. — * Langton, op. cit., p. 226. — 3 Lang-
ton, op. cit., p. 227. — 1 Ci. supra, p. 367. Sur « l’arbre renversé » et sa
bibliographie védique, consulter O. Viennot, p. 32 sq. — 5 Kath. XJpan.,
V I, I ; Maltri. XJpan., V I, 7. — * Cf. Eliade, Traité, p. 239-240. — 7 Cf.
Eliade, op. cit., p. 241.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 398

Cet arbre renversé insolite, qui choque notre sens de la verti­


calité ascendante, est bien signe de la coexistence, dans l’ar­
chétype de l’arbre, du schème de la réciprocité cyclique. Il est
proche parent du mythe messianique des trois arbres dans
lequel le dernier arbre inverse le sens du premier : « Ipse
lignum tune notavit. Damna ligni ut solveret1 », et refait en sens
inverse la procession créatrice; la rédemption messianique
étant le doublet inversé, ascendant, d’une descente, d’une
chute cosmogonique.
Ainsi l’archétype de l’arbre et sa substance le bois qui sert
à confectionner le poteau-colonne, mais aussi la croix d’où
jaillit le feu, nous semble être exemplaire d’une ambivalence
dans laquelle s’accentuent les valeurs messianiques et résur-
rectionnelles, alors que l’image du serpent semblait plutôt
privilégier le sens labyrinthique et funéraire du cycle. L’arbre
ne sacrifie pas et n’implique aucune menace, il est sacrifié, bois
brûlé du sacrifice, toujours bienfaisant même lorsqu’il sert au
supplice. Et si l’arbre, comme le cercle ophidien ou zodiacal,
demeure mesure du temps, il est mesure orientée par la verti­
calité, individualisée jusqu’à privilégier la seule phase ascen­
dante du cycle. C’est cette implication nouvelle qui assujettit
le destin de l’arbre à celui de l’homme. Comme l’homme est
animal vertical, l’arbre n’est-il pas le vertical par excellence ?
Les plus vieux chênes portent des noms propres, comme les
hommes. Donc l’archétype temporel de l’arbre, tout en conser­
vant les attributs de la cyclicité végétale et de la rythmologie
lunaire et technique aussi bien que les infrastructures sexuelles
de cette dernière, voit l’emporter le symbolisme du progrès
dans le temps grâce aux images téléologiques de la fleur, de la
cime, de ce Fils par excellence qu’est le feu. Tout arbre et tout
bois, autant qu’il sert à confectionner une roue ou une croix,
sert en dernière analyse à produire le feu irréversible. C’est
pour ces motifs que dans l’imagination tout arbre est irrévo­
cablement généalogique, indicatif d’un sens unique du temps
et de l’histoire qu’il deviendra de plus en plus difficile d’inver­
ser. C’est ainsi que le bâton bourgeonnant du jeu de Tarot
confine au sceptre dans la symbolique universelle et se confond

1 Hymne « Crux fidelis », liturgie catholique de la Passion; cf.


Guénon, Symb. de la croix, p. 80.
DU DENIER AU BATON 399

facilement avec les archétypes ascensionnels et ceux de la sou­


veraineté. Et si le symbole de l’arbre reconduit le cycle vers la
transcendance, nous pouvons constater que nous avons à
notre tour bouclé sur lui-même l’inventaire des valorisations
archétypales positives qui, issues de l’insurrection polémique
contre les visages du temps, d’une révolte « essentielle » et
abstraite, aboutit à une transcendance incarnée dans le temps,
qui, partie d’une suzeraineté statique sur le temps par le
glaive et le symbolisme géométrique du « fuir d’ici », nous
conduit à une collaboration dynamique avec le devenir qui
fait de ce dernier l’allié de toute maturation et de toute crois­
sance, le tuteur vertical et végétal de tout progrès.

III. STRUCTURES SYNTHÉTIQUES


DE L’IMAGINAIRE
ET STYLES D E L’HISTOIRE
Il est très difficile d’analyser les structures de cette seconde
catégorie du Régime Nocturne de l’image. En effet, ces dernières
sont synthétiques dans tous les sens du terme, et d’abord parce
qu’elles intègrent en une suite continue toutes les autres inten­
tions de l’imaginaire. Plus encore que dans l’étude des struc­
tures mystiques, nous avons été obligé d’abandonner en notre
titre la terminologie de la psychologie pathologique, et en
particulier malgré l’attrait incontestable de ces deux vocables,
les termes de « cycloïde » et de « syntone 1 ». Car tandis que
la maladie et son étiologie semblent insister sur les phases
contrastées du comportement maniaque-dépressif, le style des
images que nous venons d’étudier est plutôt axé sur la cohé­
rence des contraires, sur la « coincidentia oppositorum «.Tou­
tefois nous nous devons de signaler que les psychologues ont
rencontré les mêmes difficultés diagnostiques lorsqu’ils ont
essayé de tracer le tableau cohérent des syndromes.de la
cycloïdie ou de la psychose maniaque-dépressive. Dans le test
de Rorschach, Bohm 2 remarque qu’il est quasi impossible
1 Kretschmer, Ko'rperbau und Cbarakter ; cf. Bleuler, Die Problème der
Schizpidie und Syntonie (Zeitschrift für die gesam. Neur. und Psych.,
L X X V III, 1922). — * Cf. Bohm, op. cit., II, p. 397.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 400

d’obtenir un protocole global des syndromes cycloïdes : les


contraires que l’état cycloïde met en jeu s’annulent réciproque­
ment et rendent infimes les écarts de la normale. Aussi le diag-
nosticien recommande-t-il de dresser deux listes, l’une pour
les états dépressifs, l’autre pour les symptômes hypomania-
ques. Or c’est cette dichotomie que nous voudrions éviter en
analysant les structures de synthèse, dichotomie qui risque
précisément de tuer la synthèse. Toutefois le diagnosticien 1
arrive à détecter un état sui generis de la psychose maniaque-
dépressive dans son aspect global, diagnostic négatif et par
exclusion certes, mais qui cependant permet d’établir qu’on
n’observe jamais le choc noir ou le choc couleur dans les états
cycloïdes graves. Or il est remarquable de constater égale­
ment que les structures synthétiques éliminent tout choc,
toute rébellion devant l’image, même néfaste et terrifiante,
mais au contraire harmonisent en un tout cohérent les contra­
dictions les plus flagrantes.
Telle nous apparaît être la première structure synthétique :
une structure d harmonisation des contraires. Certes nous avions
déjà constaté (et c’est peut-être là un des traits généraux de
toute imagination au Régime Nocturne) le profond accord avec
l’ambiance, allant jusqu’à la viscosité, des structures mysti­
ques 2 .L’imagination synthétique, avec ses phases contrastées,
sera plus encore, s’il se peut, sous le régime du vivant accord.
Il ne s’agira plus de la recherche d’un certain repos dans l’adap
tabilité elle-même, mais d’une énergie mobile dans laquelle
adaptation et assimilation concertent harmonieusement8.
Cette volonté d’harmonisation, M inkowski4 l’a fort bien
notée dans la syntonie lorsqu’il écrit que chez le syntone l’in­
tuition de la mesure et des limites « arrondit partout les
angles » et que « la vie du syntone peut être comparée à des
ondes ». Aussi, comme nous l’avions déjà noté 5, une des pre­
mières manifestations de l’imagination synthétique, et qui
donne le ton à la structure harmonique, c’est l’imagination
musicale. La musique étant cette méta-érotique dont la fonc­
tion essentielle est à la fois de concilier les contraires et de
maîtriser la fuite existentielle du temps. Sartre a finalement
1 Cf. op. cit., II, 446-448. — * Cf. supra, p. 310. — 3 Cf. Kretschmer,
op. cit., p. 102. — 4 Minkowski, Schi^oph., p. 31, 33. — * Cf. supra,
p. 385 sq.
DU DENIER AU BATON 401
saisi ce dernier caractère lorsqu’il écrit que « la Septième
symphonie n’est pas du tout dans le temps 1 ». Mais c’est sur
la conciliation des contraires musicaux et leur symbolisme
sexuel que nous voudrions insister ici, en nous en tenant à
l’exemple de la musique occidentale. Au sujet de cette der­
nière nous devons faire une double remarque. La première
c’est la constitution parallèle, en Occident, de la musique
« classique » et surtout romantique et de la philosophie de
l’histoire 2. Beethoven est un contemporain de Hegel. Mais
n’insistons pas sur ce point pour l’instant, et passons à la
seconde remarque : le terme d’harmonie tel que nous l’enten­
dons dans la notion de structure harmonique ne doit pas être
pris au strict sens où le comprend l’art musical depuis le
xvm e siècle occidental. Harmonie signifie simplement ici
agencement convenable des différences et des contraires.
Certes la discipline musicale dénommée harmonie est bien un
des aspects de la structure harmonisante de l’imaginaire, mais
un aspect très localisé dans le temps et dans l’espace, beaucoup
plus familier à l’acousticien qu’au musicien. Universelle au
contraire est ce que nous appellerons l’harmonie rythmique,
c’est-à-dire à la fois l’accord mesuré des temps forts et des
faibles, des longues et des brèves, et à la fois, d’une façon plus
large, l’organisation générale des contrastes d’un système
sonore 3. Toute notre musique occidentale est explicitement
placée sous le schème de l’harmonie : l’on pourrait étudier le
mariage des voix dans le canon, l’invention, la fugue ou la
série, les noces des thèmes dans la forme sonate où s’allient
thème féminin et thème masculin, l’obsession de l’unité sous
la diversité que révèlent le refrain, le rondo, la variation, la
passacaille et la chacone. Nous n’insisterons pas sur l’évidence
harmonique de la musique, mais peut-être faut-il donner quel­
ques explications sur ce que nous entendons par structure
« musicale » de l’imaginaire.
L’on sait en effet que de nombreux psychologues4, à la
suite de Freud, dénient le caractère d’image au processus
1 Sartre, L ’Imaginaire, p. 244. — ‘ Cf. Spengler, L e Déclin de l ’Occi­
dent, I, p. 272, 279. — * Cf. B. de Schloezer, op. cit., p. 124. En repre­
nant la terminologie de Lupasco l’on peut dire qu’ il y a ici « antago­
nisme » harmonique. — 1 Cf. Freud, Psych. de la vie quotidienne, p. 55,
et Ch. Odier, L e problème musical et le point de vue de l ’origine (in L a
sem. litt., janvier-février 1924).
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 402

musical. Mais pour nous la musique n’est que l’aboutisse­


ment rationalisé d’une image chargée d’affectivité, et spécia­
lement, nous l’avons déjà dit, du geste sexuel. C’est l’impor­
tance psycho-physiologique de ce geste qui explique à la
fois la pudeur iconographique de l’expression musicale et sa
richesse affective. Comme l’a bien montré André Michel1,
c’est dans les interstices de la parole, de l’image littéraire, que
vient se glisser, pour la compléter, la musicalité. Méta-image,
la musique n’en est pas moins suggestive d’aspects et d’em­
bryons d’images qui lui donnent toujours une quasi-spatia-
lité. La musique dite pure — pure de toute représentation —
est un idéal jamais atteint pour la musique telle qu’elle existe2,
un peu à la manière dont la physique et la géométrie tendent
à l’algèbre comme vers leur idéal, sans jamais atteindre exhaus­
tivement cette fin, sinon le physicien détiendrait la formule
créatrice du monde. Mais la musique — ou le concept musical
d’harmonie — n’en reste pas moins érotique abstraite, comme
la géométrie était, nous l’avons vu, polémique abstraite3. Il
est vrai d’autre part que la pensée musicale, de par son appar­
tenance même à l’aspect du régime de l’imagination qui vise
à une maîtrise du temps, abandonnera plus facilement les
impedimenta spatiaux afin de résider « en un espace nul, qui
se nomme le Temps 4 ». Mais si la musique est la limite de la
structure harmonique de l’imaginaire, cette structure se mani­
feste de bien d’autres et plus concrètes façons, et avant tout
par la tendance à totaliser, en l’organisant, le contenu du
savoir.
L.’esprit de systerne peut apparaître en effet comme un corol­
laire conceptuel de la composition musicale. Toujours dans le
système, même dans celui qui ne fait pas explicitement allu­
sion au déroulement temporel, réapparaît la notion génétique
de processus, de procédé. Nous avons suffisamment insisté
au cours de notre exposé sur cette universelle harmonisation
totalitrice que constituent les systèmes astrobiologiques,

1 Cf. A. Michel, op. cit., p. 164, 210. — * Cf. Théorie des signes expres­
sifs chez J.-S. Bach, in A. Pirro, Esthétique de J.-S . Bach, p. 10-15, 32-47 sq.
— * Cf. supra, p. 2 11 sq. — 4 A. Michel, op. cit., p. 215. Cette opinion
d’A. Michel nous paraît extrême car la musique fait toujours appel à
une morphologie spatiale, ne serait-ce que par la mesure et le rythme ; cf.
E. Willems, op. cit., p. 89, chap. II, § 7, JLa musique et t’espace.
DU DENIER AU BATON 403

préhistoire de tous les systèmes monistes que nous révèle


l’histoire de la philosophie. R. Berthelot1 a bien vu que cette
conception astrobiologique du monde était « intermédiaire »
entre le vitalisme primitif et le rationalisme préscientifique
et scientifique. C’est elle en particulier qui va plier les théo­
logie à la nécessité temporelle, voire historique, comme c’est
le cas pour le christianisme. Le principe de l’harmonisation
jouera à plein en de tels systèmes, non seulement sur le plan
des contraires saisonniers ou biologiques, mais encore dans le
passage constant et réciproque du macrocosme au micro­
cosme humain2, permettant par exemple la constitution des
sciences astrologiques : le cercle zodiacal et les positions
planétaires devenant la loi suprême des déterminismes indi­
viduels, si bien qu’on a pu écrire que « l’astrobiologie oscille
entre une biologie des astres et une astronomie des organismes
vivants ; elle part de la première et elle tend vers la seconde...3»
Ainsi astrobiologie, astronomie, théories médicales et micro­
cosmiques sont une application de cette structure harmoni-
satrice qui préside à l’organisation de tout système et utilise
à plein l’analogie et les correspondances perceptives ou
symboliques.
La seconde structure nous apparaît résider dans le carac­
tère dialectique ou contrastant de la mentalité synthétique. Si
la musique est d’abord harmonie, elle n’en est pas moins
contraste dramatique4, valorisation égale et réciproque des
antithèses dans le temps. La synthèse n’est pas une unification
comme la mystique, elle ne vise pas à la confusion des termes
mais à la cohérence sauvegardant les distinctions, les oppo­
sitions. Toute musique est, en un certain sens, beethove-
nienne c’est-à-dire contrastée. C’est la monotonie qui menace
la mauvaise musique et l’art du musicien consiste tout autant
en la variation qu’en la répétition affirmée du thème ou du
refrain. Les thèmes ne restent jamais statiques mais se
développent en s’affrontant. La forme sonate n’est qu’un
1 Cf. Berthelot, op. cit., p. 378. — ’ Cf. op. cit., p. 155, 163. — * Op.
cit., p. 163. — 4 E. Souriau a bien mis en évidence dans l’univers drama­
tique cette « tension interhumaine », cet « arc-boutement » qui, dans
l’harmonie de l’œuvre théâtrale, constitue le dynamisme spécifique de
la fonction dramatique ; cf. Souriau, Les Deux cent mille situations drama­
tiques, p. 48, 49, 55, 94. Il ne faut pas confondre cette dialectique des anta­
gonistes avec l’exclusion antithétique.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 404

drame ramassé, et si le contraste est estompé dans cette


forme par la cohérence rythmique et souvent tonale des
thèmes, le drame réapparaît dans la juxtaposition des mouve­
ments vifs et lents de la sonate même, héritière en cela de
la suite classique. Car si la musique ou la sonate est avant
tout mariage harmonieux, elle n’en reste pas moins dialogue,
elle couvre la durée d’un réseau dialectique, d’un procès
dramatique. Aussi la musique ne se débarrasse-t-elle jamais
du drame : drame religieux de la messe ou de la cantate,
drame profane de l’opéra. Et c’est ce contraste beethovenien
qui, exclusivement compris, fit taxer l’auteur de La Neuvième
Symphonie d’incohérence. C’est cette puissance dramatique
qui, après avoir hanté Gluck et Mozart avant que d’éclater
chez Wagner, maîtrise la belle ouverture en forme de sonate
de Coriolan l. Déjà apparaissent les leitmotive qui incarnent
auditivement les personnages affrontés : énergie indomptable,
destin féroce de Coriolan, fracas de dissonances, staccato
impérieux dans le mode mineur, contrastant avec le suave
legato en mode majeur, supplication et tendresse de Virgilia
et de Volumnia, tendresse qui peu à peu au cours du dévelop­
pement triomphera et effacera la férocité du premier thème.
Toute l’œuvre de Beethoven pourrait être commentée en
termes de drame. Mais ce qu’il faut constater également ici,
c’est que le dramatique musical déborde le microcosme des
sentiments humains et intègre dans le contraste des sonorités
le drame cosmique tout entier : La Symphonie pastorale dresse
le contraste du calme et de la félicité agreste et des menaces
de l’orage, et tout le poème symphonique et la musique de
ballet moderne, de La Symphonie fantastique au Festin de
l ’Araignée, suivra ce canevas dramatique.
Enfin l’on peut dire que cette forme contrastante que nous
venons de repérer dans la musique plus ou moins pure de
l’Occident constitue l’ossature du drame théâtral proprement
dit : tragédie classique, comédie, comme drame shakespea­
rien ou romantique, et peut-être même tout l’art du roman et
du cinéma2. Car ce contraste qui n’est point dichotomie, mais
qui se veut unité temporelle et, par les images qui s’enchaî­
1 Cf. W. R. Spalding, Manuel d'analyse musicale, p. 175. — * Sur l’as­
pect synthétique du roman et du « moment romanesque », cf. G. Du­
rand, Le Décor mythique, « Conclusion ».
DU DENIER AU BATON 405

nent, qui veut maîtriser le temps, n’est pas autre chose que la
péripétie théâtrale ou romanesque. Tout drame, au sens large
auquel nous l’entendons, est toujours au moins à deux per­
sonnages : l’un représentant le désir de vie et d’éternité,
l’autre le destin qui entrave la quête du premier. Lorsque
s’ajoutent d’autres personnages, le troisième par exemple, ce
n’est que pour motiver — par le désir amoureux — la que­
relle des deux autres x. Et comme Nietzsche avait pressenti
que le drame wagnérien allait puiser ses modèles dans la tra­
gédie grecque, nous pouvons constater que la littérature
dramatique s’inspire toujours de l’affrontement éternel de
l’espérance humaine et du temps mortel, et retrace plus ou
moins les lignes de la primitive liturgie et de l’immémoriale
mythologie. Curiace brisé dans son destin et son amour par le
féroce Horace, Rodrigue provoqué par Gormas et ne méri­
tant l’amour de Chimène qu’après de longs travaux expia­
toires, Roméo et Juliette séparés par la haine des Capulet
et des Montaigu, Orphée bravant les enfers pour ramener
Eurydice, Alceste en proie aux ridicules petits marquis, Faust
face à face avec Méphisto, Don Quichotte, Fabrice, Julien
Sorel, affrontants moulins à vent, brigands et cachots pour
une quelconque Dulcinée, tous rejouent dans le costume
littéraire de leur pays et de leur époque le drame liturgique
du Fils persécuté, sacrifié, mis à mort et que sauve peut-être
l’amour de la mère-amante. Ainsi l’image du drame couvre
et masque de ses péripéties figurées et de ses espérances le
drame réel de la mort et du temps. Et la liturgie dramatique
semble bien être la motivation de la musique dansée primitive
comme de la tragédie antique. L’on pourrait appliquer
à toutes trois, si nous voulions expliquer cet exorcisme du
temps lui-même par des procédés temporels, la vieille théo­
rie cathartique d’Aristote. Le drame temporel représenté
— devenu images musicales, théâtrales ou romanesques —
est désamorcé de ses pouvoirs maléfiques, car par la cons­
cience et la représentation l’homme vit réellement la maî­
trise du temps.
1 E. Souriau a fait une excellente étude de cette « combinatoire drama­
tique »; cf. E. Souriau, op. cit., p. 94 sq. : « Il n’y aurait toutefois pas
de drame si la tendance ne recontrait aucun obstacle..., la force de la
tendance n’est dramatique que si elle rencontre une résistance. »
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 406

Mais qui ne voit pas que cette seconde structure dramatique


va donner naissance à une application exhaustive à tous les
phénomènes humains, et peut-être même à tous les cosmos, de
la cohérence dans le contraste ? Nous aurons alors affaire à la struc­
ture historienne de l’imaginaire. Nous avons déjà signalé1
combien les philosophies de l’histoire se situent dans le pro­
longement de toute rêverie cycloïde et rythmique. Historiens
du progrès comme Hegel ou Marx, historiens du déclin
comme Spengler procèdent tous de la même façon, qui
consiste à la fois à répéter des phases temporelles constituant un
cycle, et à la fois à contraster dialectiquement les phases du
cycle ainsi constitué. Pour Hegel comme pour Marx l’histoire
présente des phases de thèses et d’antithèses bien tranchées, pour
Spengler — empruntant inconsciemment son vocabulaire
classificateur à l’astrobiologie — l’histoire offre à la médita­
tion, des « saisons 2 » de vie et de mort, des printemps et des
hivers bien caractérisés. Pour tous, ces contrastes ont le pou­
voir de se répéter, de cristalliser en véritables constantes histo­
riques. Le mode de la pensée historienne est celui du toujours
possible présent de narration, de l’hypotypose du passé. La
« compréhension » en histoire ne vient-elle pas de ce fait que je
puis toujours couler ma réflexion présente et la trame de ma
méditation sous le fil des décades passées ? L’analogie ou l’ho-
mologie change simplement de nom et s’appelle ici méthode
comparative. C’est au présent de narration que se reconnaît la
structure historienne. Toutefois la répétition cyclique des anti­
thèses par l’artifice de l’hypotypose ne suffit pas à caractériser
cette structure. L’imaginaire veut encore plus qu’un présent
de narration, la compréhension exige que les contradictoires
soient pensés en même temps et sous le même rapport en une
synthèse. C’est ce facteur sur lequel a nettement insisté Dumé­
zil 3. Le prototype représentatif de la démarche historienne
part toujours d’un effort synthétique pour maintenir en même
temps dans la conscience des termes antithétiques. Cette struc­
ture synthétique de l’histoire comme de la légende apparaît
dans le fameux récit de la fondation de Rome et de la création
des institutions romaines à partir de la guerre sabine : Rome

1 Cf. supra, p. 321. — * Spengler, op. cit., I, p. 63, 118. — * Cf. Dumé­
zil, Indo-Europ., p. 143 sq.
DU DENIER AU BATON 407

est en effet fondée comme synthèse de deux peuples ennemis,


elle parvient à l’existence historique par la réconciliation des
deux rois adversaires, Romulus et Titus Tatius, synthèse qui
se répète et se prolonge dans le jumelage juridique des institu­
tions forgées par Romulus et de celles offertes par Numa l.
Cette synthèse historienne se manifeste encore par le couple
antithétique Tullus Hostilius le guerrier et Ancus Marcius le
fondateur du culte de Vénus, le restaurateur de la paix et de la
prospérité. Et finalement la sociologie fonctionnelle et tripar-
tite, modèle de toute la politique indo-européenne, n’est qu’un
résidu de la méditation historienne, spontanément synthétique,
oublieuse de certaines vérités au profit d’un mythe du temps
historique conçu comme « le grand réconciliateur 2 ». Le
même procédé totalisant se retrouve dans l’histoire légendaire
des divinités indoues chez lesquelles Indra équilibre Varuna,
ou encore dans la Volupsâ qui nous montre la genèse de l’his­
toire dans la réconciliation finale des Vanes et des Ases 3.
Mais cette synthèse historienne peut s’effectuer de bien des
façons différentes. Autrement dit, l’on constate des « styles »
d’histoire que viennent greffer les pressions culturelles sur la
sève universelle des structures synthétiques. Dumézil4 a mon­
tré de façon convaincante ce qui différenciait le style romain
de l’histoire, du style indou : les Romains sont des empiristes,
des politiques, des nationalistes chez qui la synthèse prendra
toujours un certain aspect pragmatique, alors que les Indous
sont des méditatifs, des dogmatiques qui auront tendance à
rejeter l’histoire vers la fable. D’un côté la structure historienne
est orientée par un progrès, par le présent sinon par l’avenir,
de l’autre par un passé hors du temps à force d’être passé.
L’histoire oscille entre un style de l’éternel et immuable retour
du type indou et un style de dynamisation messianique sur le
type de l’épopée romaine. Selon Dumézil, au sein du courant
indo-européen, ces deux peuples représenteraient « l’écart
maximum » du style des représentations historiques. L’on
pourrait relever une telle hésitation dans l’imagination histo­
rienne moderne : les mêmes courants contradictoires se ren­
contrent au sein de « l’épopée » romantique, et contrebalan­
1 Cf. op. cit., p. 127 sq., 147 sq. — s C i.op.cit.,p. 154,157-158 .— *Cf.
op. cit., p. 141-142; cf. supra, p. 285 sq. — * Cf. Dumézil, Indo-Europ.,
p. 170; Servius, p. 65-68, 190.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 408

cent Chateaubriand par Quinet, Fabre d’Olivet par Michelet,


et Maistre par le précurseur C o n d o rc e tL ’on pourrait même
déceler ce balancement entre une vue totalisante et cyclique de
l’histoire et la croyance en une « fin révolutionnaire » de l’his­
toire chez les plus modernes disciples de l’hégélianisme mar­
xiste 2. Quoi qu’il en soit, derrière la structure totalisante de
l’imagination historienne se profile une autre structure, pro­
gressiste et messianique, qu’il nous faut définir maintenant.Le
symbole de la roue est difficilement séparable, dans l’imagina­
tion, du bois et de ses deux aboutissants progressistes : l’arbre
et le feu.
Alors que la troisième structure synthétique de l’imagination
se signalait par l’utilisation du présent de narration, l’on peut
dire que la quatrième structure se manifeste par l’hjpotjpose
future : le futur est présentifié, l’avenir est maîtrisé par l’ima­
gination. Et nul mieux que l’historien Michelet n’a défini ce
style de l’histoire, à la fois hypotypose et accélération d’un
temps maîtrisé, lorsqu’il déclare, à propos de la Révolution
française : « Ce jour-là tout était possible... l’avenir fut pré­
sent... c’est-à-dire plus de temps, un éclair d’éternité 3. » Une
promesse se lève dans la rêverie historienne, et si déjà l’his­
toire pour les Romains était exemple et préparation de l’avenir,
il en va de même chez les Celtes pour qui l’histoire légendaire
est une succession d’âges, de peuplements successifs. L’histoire
n’est pas encore tout à fait messianique, elle est déjà épique *.
Cette intuition progressive de l’échelonnement des âges semble
avoir également constitué la base de la philosophie des Maya-
Quiché. Dans la culture Maya apparaît nettement le personnage
du Héros culturel, du Fils qui, au cours de péripéties et d’ava­
tars cycliques, arrive finalement à triompher des embûches et à
instaurer le soleil du « Quatrième âge », à la fin culminante de
la civilisation Maya s. Bien entendu le messianisme juif et son
prolongement chrétien viennent illustrer encore plus nette­
ment ce style de l’histoire, l’on peut même dire 6que pour la
mentalité judéo-chrétienne le style messianique éclipse presque
1 Cf. Cellier, op. cit., p. 47-51. — a Cf. Merleau-Ponty, Les Aventures
de la dialectique, spécial, p. 81 sq. et 280. — * Michelet, Histoire de la Révo­
lution française, IV, 1 p. — * Cf. Dumézil, Indo-Europ., p. 172; Servius,
p. 65; J . M. Q ., III, p. 181. — 5 Cf. R. Girard, op. cit., p. 31. — * Cf.
Dumézil, Indo-Europ., p. 240.
D U D E N IE R AU BA TO N

entièrement le style exhaustif des formes indo-européennes


de l’histoire : la tripartition fonctionnelle, résidu sociolo­
gique de l’effort synthétique, s’efface au profit de l’égalité de­
vant les desseins de la Providence : « Le petit berger David tue
le champion philistin sur la ligne de bataille et bientôt il sera
l’oint du Seigneur... x. » C’est peut-être une certaine parenté
entre ce messianisme juif et le style épique indo-européen des
Romains et des Celtes qui explique la rapide diffusion du
christianisme dans l’empire romain et les populations celtiques.
Enfin l’on pourrait dire que la continuité entre les légendes
progressistes judéo-romaines d’une part et les modernes my-
thologies de la révolution a été assurée avec une rare constance
par la méditation des alchimistes. L’alchimie est à la structure
progressiste ce que l’astrobiologie est à la structure d’harmo­
nisation des contraires. Comme l’écrit Eliade avec lucidité :
« Dans leur désir de se substituer au temps, les alchimistes ont
anticipé l’essentiel de l’idéologie du monde moderne 2 » car
Yopus alchymicum semble être avant tout un processus d’accé­
lération du temps et de maîtrise complète de cette accélération.
« L’alchimie a légué beaucoup plus au monde moderne qu’une
chimie rudimentaire : elle lui a transmis sa foi dans la trans­
mutation de la Nature et son ambition de maîtriser le Temps3.»
Sans nous arrêter plus longuement sur l’alchimie dont nous
avons examiné en cours de route les essentiels ressorts imagi­
naires, nous constatons pour conclure qu’il y a une étroite
parenté progressiste entre l’exaltation épique, l’ambition mes­
sianique et le rêve démiurgique des alchimistes.
En résumé, nous pouvons dire que cette seconde phase du
Régime Nocturne de l’imaginaire, qui groupe les images autour
des archétypes du « denier » et du « bâton », nous révèle,
malgré la complexité inhérente à la démarche synthétique elle-
même, quatre structures assez tranchées : la première, structure
d’harmonisation dont le geste érotique est la dominante psycho­
physiologique, organise les images, soit en univers musical,
soit en Univers tout court, s’appuyant sur la grande rythmique
J.
1 Op. cit., p. 241 ; cf. Guitton, Le Temps et l ’Éternité chez Plotin et
saint Augustin. — a Cf. Eliade, Forgerons, p. 179. — s Op. cit., p. 180.
L ’alchimie est en effet le modèle occidental et oriental d’un progrès
vers une fin triomphante du drame chymique, l’astrobiologie n’est
promesse que d’un retour.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 4 10

de l’astrobiologie, racine de tous les systèmes cosmologiques.


La seconde, structure dialectique, tend à conserver à tout prix les
contraires au sein de l’harmonie cosmique. Aussi grâce à elle
le système prend la forme d’un drame, dont la passion et les
passions amoureuses du Fils mythique sont le modèle. La troi­
sième constitue la structure historienne, c’est-à-dire une struc­
ture qui ne tente plus — comme la musique ou la cosmologie
— d’oublier le temps, mais au contraire qui utilise consciem­
ment l’hypotypose néantisant la fatalité de la chronologie.
Cette structure historienne est au cœur de la notion de synthèse,
car la synthèse ne se pense que relativement à un devenir.
Enfin l’histoire pouvant revêtir différents styles, le style révo­
lutionnaire qui met un point final idéal à l’histoire inaugure la
structure progressiste et installe dans la conscience le « con-
plexe de Jessé ». Histoire épique des Celtes et des Romains,
progressisme héroïque des Maya comme messianisme juif ne
sont que des variantes du même style, dont l’alchimie nous
révèle l’intime secret : la volonté d’accélérer l’histoire et le
temps afin de les parfaire et de s’en rendre maître.

IV. MYTHES ET SEMANTISME


Avant que de clore ce second livre consacré au Régime
Nocturne de l’imaginaire, il est nécessaire de revenir sur un
point de méthodologie : à savoir celui des rapports du séman­
tisme archétypal et symbolique et du récit mythique. En effet,
nous avons constaté que le Régime Nocturne de l’imaginaire
inclinait le symbolisme à s’organiser en un récit dramatique ou
historique. Autrement dit, dans le Régime Nocturne et spécia­
lement ses structures synthétiques, les images archétypales ou
symboliques ne se suffisent plus à elles-mêmes en leur dyna­
misme intrinsèque, mais par un dynamisme extrinsèque se
relient les unes aux autres sous forme d’un récit. C’est ce
récit — hanté par les styles de l’histoire et les structures dra­
matiques — que nous appelons « mythe ». Nous le répétons1 :
c’est dans son sens le plus général que nous entendons le
1 Cf. supra, p. 64 sq. Cf. P. Ricœur, op. cit., p. 153, notion de « Sym­
bole primaire ».
DU DENIER AU BATON 4 11

terme de « mythe », faisant entrer sous ce vocable tout ce qui


est balisé d’un côté par le statisme des symboles, de l’autre
par les vérifications archéologiques *. Ainsi le terme « mythe »
recouvre pour nous aussi bien le mythe proprement dit,
c’est-à-dire le récit légitimant telle ou telle foi religieuse ou
magique, la légende et ses intimations explicatives, le conte
populaire ou le récit romanesque2. D ’autre part nous n’avons
pas à nous inquiéter immédiatement de la place du mythe
par rapport au rituel3. Nous voudrions simplement préciser
la relation qui existe entre le récit mythique et les éléments
sémantiques qu’il véhicule, le rapport entre l’archétypologie
et la mythologie. D ’après tout ce qui précède, nous avons
montré que la forme d’un rite ou d’un récit mythique, c’est-
à-dire d’un alignement diachronique d’événements symbo­
liques dans le temps, n’était en rien indépendante du fond
sémantique des symboles. Aussi allons-nous être obligé
d’abord de compléter la si fine méthode établie par Lévi-
Strauss quant à l’enquête mythologique, ce qui nous amènera
à préciser la notion de structure ; ce n’est seulement qu’après
cette mise au point méthodologique que nous pourrons
montrer sur deux exemples concrets le bien-fondé d’une
mythologie inspirée par le sémantisme archétypal.
Et d’abord, nous le répétons, nous rejetons la tentation
fréquente qu’a Lévi-Strauss 4 d’assimiler le mythe à un langage
et ses composantes symboliques aux phonèmes. Tentation
bien légitime certes, chez un ethnologue qui a consacré une
partie de sa vie à étudier les relations de parenté, ce qui nous
a valu l’admirable livre sur Les Structures élémentaires de la
parenté. Mais tentation dangereuse lorsqu’on aborde un

1 Bien qu’il soit intéressant de constater comment un mythe « stricto-


sensu » annexe au passage les événements historiques importants,
comme le montre la comparaison d’un mythe calédonien rapporté
par Leenhardt et de sa leçon historique rapportée par le P. Lambert;
cf. Leenhardt, Documents néo-calédoniens, p. 60-65 î cf- P- Lambert, Mœurs
et superstitions des Néo-Calédoniens, p. 301; cf. Krappe, op. cit., p. 328 sq.
Contrairement à ce que pense l’évhémérisme, ce n’est pas le document
historique qui provoque le mythe, mais les structures mythiques qui
captent et informent le document archéologique. — * Cf. J.-P. Bayard,
Histoire des légendes, p. 10. — * Cf. Lévi-Strauss, Structure et Dialectique, in
Anthropologie structurale, p. 257 sq.; cf. infra, p. 403. — 4 Lévi-Strauss,
L.a Structure des mythes, in Anthrop. struct., p. 320. Comme l’auteur en
convient lui-même, « rapprocher le mythe du langage ne résout rien ».
LE RÉGIME NOCTURNE DE L ’iMAGE 412

univers comme celui du mythe, univers qui n’est pas fait


que de relations diachroniques ou synchroniques, mais de
significations compréhensives, univers lourd d’un séman­
tisme immédiat et que gauchit seulement la médiatisation du
discours. Ce qui importe dans le mythe, ce n’est pas exclusi­
vement le fil du récit, mais c’est aussi le sens symbolique des
termes. Car si le mythe, étant discours, réintègre une certaine
« linéarité du signifiant1 », ce signifiant subsiste en tant que
symbole, non en tant que signe linguistique « arbitraire2 ».
Aussi, quelques pages plus loin, Lévi-Strauss dit excellem­
ment que « l’on pourrait définir le mythe comme ce mode
du discours où la valeur de la formule traduttore, traditore
tend pratiquement à zéro3 ». Nous ajouterons : parce qu’un
archétype ne se traduit pas, donc ne peut être trahi par nul
langage. Et si le mythe est langage par tout le côté diachro-
nique du récit, il n’en arrive pas moins à « décoller du fonde­
ment linguistique sur lequel il a commencé par rouler ».
Alors quel besoin de faire appel aux « phonèmes » et
aux « morphèmes », c’est-à-dire à tout l’appareil linguistique,
pour rendre compte des « mythèmes » qui se situent à un
« niveau plus élevé4 »? Ce niveau plus élevé n’est pas exac­
tement « celui de la phrase » comme l’affirme Lévi-Strauss.
Il est pour nous le niveau symbolique — ou mieux arché-
typal — fondé sur l’isomorphisme des symboles au sein de
constellations structurales. Les « grosses unités » que cons­
tituent les « mythèmes » ne peuvent se réduire, Lévi-Strauss
en convient, à de pures « relations » syntaxiques 5. Et lorsque
l’ethnologue écrit enfin : « Nous posons, en effet, que les
véritables unités constitutives du mythe ne sont pas les rela­
tions isolées, mais des paquets de relations... », il nous semble
très proche de notre conception de l’isomorphisme séman­
tique, à cela près qu’il y a pour nous « paquets » non de

1 Réintégration toute relative, car le synchronisme redondant un


mythe annule tant soit peu la linéarité diachronique. — * Cf. supra,
p. 27 sq. ; cf. Lévi-Strauss, op. cit., p. 105 sq., dans lesquelles l’auteur
minimise la loi linguistique de l’arbitraire du signe. — ' Lévi-Strauss,
op. cit., p. 232. Cf. Lévi-Strauss, L a Pensée sauvage, p. 206,où iladmetavec
Saussure que « l’arbitraire du signe comporte des degrés ». — 4 Anthrop.,
p. 233; cf. polémique avec G. Haudricourt et G. Granai. Op. cit., p. 95.
— 5 Lévi-Strauss, op. cit., p. 233.
DU DENIER AU BATON 413

relations mais de significations1. C’est ce que constate fort


bien Soustelle2 lorsque, à propos de l’expression du mythe en
langage nahuatl, il déclare que ce discours mythique, dont
la langue est formée d’associations de mots, est constitué
« de blocs, ou si l’on veut d’essaims d’images chargés d’une
signification affective beaucoup plus qu’intellectuelle ». Il
conviendrait même mieux dans ce cas de parler d’isotopisme
que à ’ isomorphisme. Le mythe ne se réduit ni à un langage, ni
même comme Lévi-Strauss tente de le faire en une métaphore
à une harmonie, fût-elle musicale 3. Parce que le mythe n’est
jamais une notation qui se traduit ou se déchiffre, il est présence
sémantique et, formé de symboles, il contient compréhensive-
ment son propre sens. Soustelle, pour exprimer cette épaisseur
sémantique du mythe qui déborde de toutes parts la linéarité du
signifiant, utilise la métaphore de l’écho, ou du palais des miroirs
dans lequel chaque mot renvoie en tous sens à des significations
cumulatives. Certes il ne s’agit pas de nier les importants résul­
tats auxquels aboutit Lévi-Strauss 4 en comparant les équa­
tions formelles induites du synchronisme mythique et qui lui
permettent d’intégrer des faits sociologiques aussi disparates
que les rapports de subordination des gallinacés à d’autres
animaux, que « l’échangegénéralisé dans les systèmes de parenté »,
que la dualité de nature qui appartient à certaines divinités.
Mais, si le mythe, en dernière analyse, se réduit ou peut se
réduire à une pure syntaxe formelle, l’on peut à juste titre alors
retourner contre Lévi-Strauss 5 la critique contre ceux qui
« escamotent » le mythe au profit d’une explication naturaliste
ou psychologique. Lévi-Strauss théoricien nous semble bien
escamoter le mythique au profit de la logique et de la mathé­
matique qualitative lorsqu’il déclare que nous découvrirons
un jour « que la même logique est à l’œuvre dans la pensée
mythique et dans la pensée scientifique » et que, somme toute,

1 Le même terme de paquet est utilisé en un sens très proche de celui


que nous lui donnons par Leroi-Gourhan, in L a fonction des signes
dans les sanctuaires paléolithiques, op. cit., p. 308. — * Cf. J. Soustelle,
L a Pensée cosmologique des anciens Mexicains, p. 9. — * Nous avons montré
que c’est le processus musical qui est de même essence que le discours
mythique. Ils ne dépendent pas l’un de l’autre mais se classent dans le
même groupe de structures synthétiques. — 4 Lévi-Strauss, op. cit.,
p. 252. — 6 Cf. op. cit., p. 229.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 414

« l’Homme a toujours pensé aussi bien 1 ». Ce qui doit au


contraire nous intéresser c’est que l’homme, s’il a toujours
eu la tête bien faite, ne l’a pas toujours bien pleine de la
même façon et que finalement la façon dont la tête est pleine
influence la manière dont est faite la tête... Nous le répétons,
le mythe ne se traduit pas, même en logique : tout effort de
traduction du mythe — comme tout effort pour faire passer
du sémantique au sémiologique — est un effort d’appau­
vrissement. Nous venons d’écrire tout un livre pour, non pas
revendiquer un droit d’égalité entre l’imaginaire et la raison,
mais un droit d’intégration ou tout au moins d’antécé-
dence de l’imaginaire et de ses modes archétypaux, symboliques
et mythiques, sur le sens propre et ses syntaxes. Nous avons
voulu montrer que ce qu’il y a d’universel dans l’imaginaire
n’est pas forme désaffectée, mais bien le fond. Et c’est en
ce point qu’il faut revenir sur la notion de structure que nous
avons utilisée et qui ne doit pas se confondre avec une
simple forme comme Lévi-Strauss 2 semble avoir tendance
à le faire. Ce n’est pas la forme qui explique le fond et l’infra­
structure, mais bien au contraire le dynanisme qualitatif de la
structure qui fait comprendre la forme. Les structures que nous
avons établies sont purement pragmatiques, et ne répondent
nullement à une nécessité logique. Car la structure anthropolo­
gique n’a avec la structure phonologique qu’une parenté de
nom 3, aussi vaudrait-il mieux réserver le terme de forme à
la phonologie et celui de structure à tout système qui est
aussi instauratif. Une structure c’est une forme, certes, mais
qui implique des significations purement qualitatives en plus
des choses que l’on peut mesurer ou même simplement résoudre
en une équation formelle, car, pour paraphraser Lévi-Strauss,
il y a, dans ce domaine des symboles (nous ne disons pas simple­
ment « de la sociologie »), beaucoup de choses que l’on peut
formuler mathématiquement, « mais il n’est nullement certain
que ce soient les plus importantes 4 ». Nous ne disons pas exac­
1 Op. cit., p. 255. C’est la thèse développée dans L a Pensée sauvage. —
* Cf. la polémique avec Gurvitch, in Lévi-Strauss, Anthropol. structurale,
p. 354; cf. supra, p. 55. — * Cf. Troubetzkoy, Principes dt phonologie,
p. 37, 48, 82. — * Lévi-Strauss, Les Mathématiques de l ’homme, in Bull,
intem. des sciences soc., Unesco, vol. 6, n° 4, republié par Esprit, n° 10,
1956, p. 529-532; cf. Gurvitch, L e Concept de structure sociale {Cahiers
intem. de soc., vol. 19, 2e année, 1955, p. 14, 17, 19); cf. Lévi-Strauss,
DU DENIER AU BATON 4M

tement comme Gurvitch, avec lequel tombe d’accord Lévi-


Strauss, qu’il n’y a pas liaison nécessaire entre le concept de
structure sociale et celui de mensuration mathématique, mais
nous disons qu’il n’y a pas équivalence entre le concept de struc­
ture de l’imaginaire, donc du mythe, et les processus formels
de la logique et des mathématiques, et spécialement avec la
« quantité extensive » métrique ou non métrique 1. Certes,
nous le verrons au prochain livre 2, l’imaginaire évolue bien
dans les cadres formels de la géométrie, mais cette géométrie,
comme la syntaxe ou la rhétorique, ne lui sert que de cadre et
non de structure opératoire, non de modèle dynamique et effi­
cace. Puisqu’un mythe ne se traduit pas, qu’aurait-il à voir, en
son fond avec une machine à traduire ? Car aucune « machine
à traduire » ne sera jamais une machine à créer des mythes.
Pour qu’il y ait symbole il faut qu’existe une dominante vitale.
Aussi ce qui nous semble caractériser une structure c’est préci­
sément qu’elle ne peut se formaliser totalement et décoller du
trajet anthropologique concret qui lui a donné naissance. Une
structure n’est pas une forme vide, elle est toujours lestée par-
delà les signes et les syntaxes d’un poids sémantique inalié­
nable. Elle est par là plus proche du symptôme ou du syndrome,
>qui porte en lui la maladie, que de la fonction. Et si la fonction
a une quelconque utilité dans les systèmes purement formels
de la linguistique et de l’économie, et en général dans tous les
systèmes d'échanges, cette utilité s’estompe lorsqu’on veut
appliquer les mathématiques, fussent-elles « nouvelles »,
fussent-elles appelées métaphoriquement « qualitatives »,
dût-on pour en légitimer l’emploi faire assez curieusement
appel à l’arithmologie 3, à un quelconque contenu vécu, à un
contenu d'usage et dont les relations formelles ne consti­
tuent que l’épiderme le plus superficiel4. Il y a des problèmes

Les Mathématiques et Us sciences sociales, in Bull, intem. des sciences soc.,


p. 647. — 1 Cf. Piaget, Epistém. génétique, I, p. 77-80. — 3Cf. infra, p. 43 2 sq.
— 3 Cf. Lévi-Strauss, Les Math, et les sciences soc., p. 647 sq. — * C’est ce
que reconnaît fort bien la linguistique elle-même qui s’aperçoit qu’il
est plus difficile à formaliser et même à formuler les structures syntaxi­
ques, et à plus forte raison les sémantiques, que celles de la phonologie.
A vrai dire, le terme de structure ne commence à s’appliquer bien, en
linguistique, qu’au niveau du lexique. Cf. P. Guiraud, L a Sémantique,
p. 68; Matoré, Méthode de lexicologie, p. 15, 22, 61, 65. Cf. Saussure, op.
cit., p. 183.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 4 16

de la biologie et des sciences humaines que l’on ne peut pas


arracher d’un coup à « l’obscurantisme » sans définitivement
en tuer la signification. Dans notre civilisation technocra­
tique et analytique la valeur d’échange masque et mystifie
trop souvent la valeur d’usage. Une fois de plus contentons-
nous de classer et de comprendre les principes d’une classifi­
cation et, à la rigueur, de changer thérapeutiquement les
variables structurales d’un régime sémantique, plutôt que de
vouloir opérer sur les formulaires abstraits de classes. La
mythologie, comme une bonne partie de la zoologie en est à
la systématique thérapeutique non à la génétique ou aux spé­
culations évolutionnistes.
Mais peut-être faut-il laisser ces querelles de mots, et voir
qu’en réalité, dans les applications qu’il donne de sa méthode
mythologique, Lévi-Strauss déborde de beaucoup l’étroitesse
formaliste qu’il défend sous le fouet de la polémique. En effet
dans l’alignement « synchronique » des thèmes mythiques, et
que l’ethnologue ne voudrait que formel, qu’ordonnant des
« paquets » de relations, se glissent fort heureusement des
indices purement qualitatifs, topiques et non relationnels : dans
les deux dernières colonnes de l’analyse « synchronique » du
mythe d’Œdipe 1 figurent des symboles et des présences non
relationnelles qui infirment le formalisme « structural ». Dans la
troisième colonne, s’il subsiste encore une relation de victime
à meurtrier, il n’en est pas moins certain que la qualité mous-
treuse du Dragon ou du Sphinx importe tout autant, sinon
plus, que la relation. Quant à la quatrième colonne, elle n’in­
siste que sur l’élément purement sémantique de la mutilation
ou de l’infirmité : « boiteux », « gauche », « pied-enflé ». De
même si les mythes Zuni d’origine et d’émergence 2 dégagent
certaines opérations logiques, rien ne permet de conclure
qu’elles soient « à la base de la pensée mythique 3 ». Fort heu­
reusement comme nous l’avons déjà remarqué 4,la patiente ana­
lyse que pratique Lévi-Strauss met en évidence l’isomorphisme
sémantique des dioscures, du trickster, de l’hermaphrodite, du
couple, de la triade et du messie. Si bien que nous conserverons
en mythologie les deux facteurs d’analyse : diachronique du

1 Lévi-Strauss, Structure des mythes, p. 236. — 1 Op. cit., p. 245 sq.


— ’ Op. cit., p. 248. — * Cf. supra, p. 323 sq.
DU DENIER AU BATON 417

déroulement discursif du récit — et nous avons montré


ailleurs1 quelle est son importance quant au sens du mythe
lui-même — ainsi que l’analyse synchronique à deux dimen­
sions : celle à l’intérieur du mythe à l’aide de la répétition des
séquences et des groupes de rapports mis en évidence, celle
comparative avec d’autres mythes semblables. Nous lui ajou­
terons cependant l’analyse des isotopismes symboliques et
archétypaux qui seule peut donner la clef sémantique du mythe.
Bien mieux, qui seule peut donner l’ordonnance même et le
sens du « mythème » en général, car la répétition, redoublement,
triplication ou quadruplication, des séquences ne se réduit pas
en la « réponse facile » que veut bien lui trouver Lévi-Strauss :
« La répétition a une fonction propre, qui est de rendre mani­
feste la structure du mythe 2. » Car c’est cette forme redon­
dante qu’il faut comprendre à l’aide précisément d’une ou d’un
groupe de structures, et ce sont les structures du Régime
Nocturne avec le redoublement des symboles et la répétition
des séquences à des fins a-chroniques qui rendent compte de la
redondance mythique. Cette dernière est de même essence que
la répétition rythmique de la musique, mais cette fois il ne
s’agit pas pour nous d’une illustration métaphorique de ce
pouvoir qu’a le mythe de « décoller » du discours en intro­
duisant en celui-ci la rythmique d’un refrain. Le mythe a même
structure que la musique. La compréhension qualitative du
sens du mythe, tel que l’a dégagée Eliade ou Griaule 3, rend
compte, en dernier ressort, de laforme « feuilletée 4 » du mythe.
C’est parce qu’il est éternel recommencement d’une cos­
mogonie, et par là remède contre le temps et la mort, c’est
parce qu’il contient en soi « un principe de défense et de
conservation qu’il communique au rite », que le mythe recèle
cette structure synchronique. Car cette dernière n’est rien
d’autre en effet que ce que rlous avons nommé Régime Noc­
turne de l’image. En témoignent les grands mythes d’origine
Maya-Quiché ou de l’ancien Mexique : le mythe est une répé­
tition rythmique, avec de légères variantes, d’une création.
Plus que de raconter, comme le fait l’histoire, le rôle du mythe
1 Cf. G. Durand, Lucien L.euwen oul ’héroïsme à l ’envers. — * Lévi-Strauss,
op. cit., p. 254. — 3 Cf. Eliade, Images et Symboles, p. 73, et Mythe de l ’éter­
nel retour, p. 83 sq. ; cf. Griaule, Masques dogons, p. 774. — * Lévi-Strauss,
op. cit., p. 254.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE

semble être de répéter comme le fait la musique. Dans le


mythe non seulement le synchronisme est lié au simple
redoublement comme cela apparaît lorsqu’il y a des symboles
de gulliverisation, mais encore à la répétition temporelle et
aux structures synthétiques. Dans le cadre pauvre et diachro-
nique du discours, le mythe ajoute la dimension même du
« Grand Temps »par sa puissance synchronique de répétition.
Nous voudrions montrer que ces répétitions des séquences
mythiques ont un contenu sémantique, c’est-à-dire qu’au sein
du synchronisme la qualité des symboles importe tout autant
que la relation répétée entre les protagonistes du drame. C’est
que le synchronisme du mythe n’est pas qu’un simple refrain :
il est musique, mais à laquelle s’ajoute un sens verbal, il est au
fond incantation, prise en main du vulgaire sens verbal par
le rythme musical, et par lui capacité magique de « changer »
le monde 2. Ce sont les nuances de ce sémantisme que nous
voudrions mettre à jour à travers le beau travail que S. Com-
haire-Sylvain a consacré à ces mythes en voie de désaffection
symbolique que sont les contes. Nous avons déjà utilisé 3 ce
précieux travail folklorique qui a l’avantage de nous présenter,
à travers quelque 250 leçons, les variations de thèmes mythi­
ques recensées sur trois continents.
** *
Commençons par la synopse folklorique qui constitue
le premier volume de la thèse de S. Comhaire-Sylvain. Nous
laisserons de côté, bien entendu, l’interprétation diffusion-
niste de l’auteur. Si l’on peut expliquer, comme le fait la
conclusion de cette thèse, l’existence du mythe haïtien par
des influences africaines, françaises et même indiennes, il est
difficile de justifier par le contact l’existence parallèle, en
Afrique et en Europe ou chez les Indiens, d’un même mythe.
Il serait encore plus difficile de rendre compte, par le diffu­
sionnisme, de sa présence en Nouvelle-Calédonie où l’on
trouve deux versions, dont une très explicite, de ce mythe 4.

1 Cf. R. Girard, Le Popol-Vub, op. cit., p. 32, 38, 43, et J. Soustelle,


L a Pensée cosmologique des anciens Mexicains, p. 14-18. — * Cf. Lévi-Strauss,
op. cit., p. 223. — * Cf. supra, p. 75. — * Cf. Leenhardt, Documents néo­
DU DENIER AU BATON 419

Malgré cette réserve nous prendrons la compilation de S. Com-


haire-Sylvain comme base de l’enquête mythologique. Il
s’agit d’un ensemble de contes et de mythes, en particulier
le conte haïtien Maman d’l’eau, dont le diachronisme se résume
ainsi1 : deux jeunes gens, filles ou garçons, dont l’un, soit
commet une faute vénielle, soit a un défaut quelconque ayant
pour résultat de le faire fuir ou de le chasser de la communauté
primitive. Il en résulte un voyage souvent précédé d’une
épreuve magique. Le voyageur rencontre alors une vieille
femme qui lui fait subir avec succès plusieurs épreuves :
humilité, obéissance, travaux répugnants, etc. Une récom­
pense est enfin offerte sous forme de richesses issues de la
manipulation d’objets magiques ou de la simple pronon­
ciation de certains mots. Le conte se poursuit par la répétition
synchronique mais inversée des mêmes événements par le
second protagoniste initial, qui se tire fort mal des épreuves
et au lieu d’une récompense reçoit une punition.
Outre ce dernier synchronisme réellement structural de la
redondance inversée de toute la péripétie, on retrouve de
nombreuses répétitions à l’intérieur même du conte. Répé­
titions des épreuves d’abord : dans le conte haïtien la vieille
demande à la jeune fille de lui « gratter le dos », celui-ci est
couvert de tessons coupants, puis elle crache dans la main de
la jeune fille, puis ordonne de battre le chat qui vient manger
la cuisine fantastique, enfin dicte des interdits relatifs au pré­
sent des œufs magiques. Ces derniers sont eux-mêmes triplés,
le premier œuf se transforme en miroir magique, le second
en carrosse, et du troisième sort un prince charmant. Le
même synchronisme des épreuves et des sanctions se redouble
encore lorsqu’on passe à la seconde phase du récit consacrée
à l’autre jeune fille. Dans le mythe des L’éla, Les deux jeunes
hommes et la vieille, rapporté par J. Nicolas 2, il y a deux séries
parallèles d’épreuves pour les deux jeunes gens, et ces séries
sont constituées elles-mêmes par des épreuves fort semblables :
la première consiste à choisir entre des calebasses neuves ou
usagées; la seconde, simple redoublement de la précédente,
calédoniens, p. 421-428 : « Le Cadet de Mejeno » et « L e Cadet de Taoun, cf.
également, p. 466, « Les Femmes du polygame ». — 1 Cf. S. Comhaire-
Sylvain, Les Contes haïtiens, vol. I. — 8 Cf. J . Nicolas, Mythes et etres
mythiques des L ’éla de la Haute-Volta, op. cit., p. 1 3 7 0 s<i-
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 420

à choisir entre les fruits offerts non entamés ou entamés;


la troisième à « vider le cabinet d’aisance »; la quatrième à
extraire de la latérite; la cinquième à porter cette poussière...
Ces épreuves avaient été elles-mêmes précédées d’une longue
série de pré-épreuves, si l’on peut dire, dans lesquelles objets,
végétaux et animaux, faisaient appel d’une façon stéréo­
typée au bon cœur du jeune voyageur. Si le mythe L’éla est
un véritable répertoire du synchronisme et de ses redondances,
le même thème mythique même réduit à sa plus simple
expression, tel qu’il nous est rapporté par Griaule \ présente
encore, outre le dédoublement du mythe en deux séquences
consacrées aux deux jeunes protagonistes, un redoublement
des demandes de la vieille : « demandes » de feu et de nour­
riture, et aussi un redoublement de la récompense : porte
ouverte pour le bon chasseur, fermée pour le mauvais
chevrier, puis don du tambour des Andoumboulou au bon
chasseur. Donc derrière un diachronisme moralisateur il y a
dans tous ces contes mythiques un synchronisme des épreuves
et des récompenses, ainsi que la redondance initiale des
« deux jeunes gens ». Mais le mythologue doit-il se satisfaire
de ce si pauvre résultat formel ? D’autant plus que dans toute
cette série mythique toute allusion aux structures parentales,
doit être écartée, les deux jeunes gens sont tantôt frères,
tantôt ne le sont pas, sont tantôt filles, tantôt garçons. Tantôt
le « va-t’en » initial est prononcé par une marâtre courroucée,
tantôt, comme dans la version néo-calédonienne, par les
autres frères 2, tantôt il n’est qu’une sanction d’opinion pour
« celui-qu’on-a-vexé 3 ». Aussi devons-nous chercher les
vraies structures de cet ensemble mythique non du côté des
syntaxes — qui ici sont très pauvres — mais du côté du
contenu symbolique qui, dans tous les cas rapportés, est très
riche et présente de remarquables constantes et une remar­
quable cohérence isotope. L’isotopisme se souligne ici, une
fois de plus, par une redondance sémantique.
Nous laisserons de côté le thème de la symétrie dioscurique
qui est cependant posé avec constance comme le grand axe
du diachronisme de ce mythe : car les attributions réci­

1 C f. G r i a u l e , L e s Masques dogons, p . 7 0 2 . — * L e e n h a r d t , op. cit.,


p . 4 2 6 , « L e Cadet de Taou ». — 3 C f. J . N i c o l a s , op. cit., p . 1 5 7 6 .
DU DENIER AU BATON 421

proques des deux jeunes gens sont contradictoires, et tantôt


la palme est donnée au « laboureur » Caïn, tantôt au « pas­
teur » Abel x. Mais plus significative est la constante du
personnage de la vieille, de Maman d' l'eau, reliée à tout le
symbolisme de l’eau favorable quoique redoutée. Le contexte
haïtien souligne bien cette ambivalence de la fée des fontaines,
tantôt simwt cannibale et thériomorphe, tantôt débonnaire
vieille négresse courbée et ridée par l’âge2. C’est donc par
cet aspect dérisoire et repoussant : « Sainte Vierge déguisée
en vieille 3 », « vieille à demi mangée par l’ogre Dimo »,
ou dans les rares leçons masculinisées qui rejoignent les
occidentales légendes de saint Julien l’hospitalier ou de Repro-
batuS'Saint Christophe 4, c’est sous l’aspect d’un « vieillard
couvert de plaies » que se présente « Notre Seigneur 5 ».
Dans les deux leçons néo-calédoniennes 6 c’est le héros
principal qui est affligé de maux : infirme ou couvert de
mycoses et de tumeurs, ayant un aspect repoussant ou négligé
comme l’est un peu Cendrillon ou la Bête de notre conte
européen La Belle et la Bête. Ici nous voyons la si fréquente
confusion, dans le domaine fantastique, de l’agent et du
patient : tantôt Job doit supporter l’épreuve de sa propre
maladie, tantôt saint Julien doit porter et réchauffer le Seigneur
déguisé en lépreux. Mais le bénéfice moral est le même :
l’apparence repoussante de l’écorce cache l’amande précieuse,
comme dans le vieux mythe mexicain 7 le nain lépreux et
couvert d’ulcères Nanauatzin se transforme en triomphant
soleil Quetzalcoatl après s’être mortifié avec des épines puis
jeté sans hésitation dans le bûcher. C’est donc m schème
d'inversion des valeurs par le retournement des symboles, qui va
présider à toute la mythologie de Maman d'l'eau. N ’y manque
même pas l’archétype de la descente aquatique et avaleuse
dans les leçons haïtiennes, nivemaises ou Bambara, de la
légende : soit que l’enfant contemplant au fond du puits la
ronde des fées se jette à l’eau et remonte jusqu’à la « tête de

1 C f. G r ia u le , op. cit., p . 7 0 3 : « D a n s c e t t e a ffa ir e le c h e v r i e r p e r d it


Contes et légendes de la
p a r c e q u ’ i l n ’ a v a it p a s fa it le b ie n » ; c f . J . G u i a r t ,
Grande Terre, p. 17sq. — * S . C o m h a ir e - S y lv a in , op. cit., Op.
p. 75. — s
cit. ( L e ç o n R é p . D o m in ic a in e et B a t la p in g ) , p . 1 7 . — * C f. supra, sq.
p. 2 16
— 5 C o m h a ir e - S y lv a in , op. cit., op. cit.,
p . 1 5 ( B r é s il) . — 8 C f. L e e n h a r d t ,
p . 4 2 1 - 4 2 6 . — 7 C f. J . S o u s t e lle , op. cit., p . 19 .
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 422

l’eau 1 », soit que le génie Sendo (Bambara), maître des


eaux, entraîne la fillette dans son royaume, soit encore, comme
dans la leçon néo-calédonienne, que le cadet de Ménégo
se trouve enseveli par la montagne qui s’écroule entièrement
sur lui 2. La transformation de cette plongée en simple
voyage dans la forêt nous semble être — malgré le caractère
symbolique notoire du voyage au loin3 — un affaiblissement
du sémantisme du mythe.
Nous allons retrouver tout l’isomorphisme des symboles
tels que nous les avons décrits dans la partie de notre travail
intitulés « La Descente et la Coupe4 ». Et d’abord le processus
d’inversion va s’accentuer dans la qualité des « épreuves »
ordonnées par la repoussante « Maman d’I’eau ». Ce n’est
pas le caractère formel et moral de ces épreuves : humilité,
obéissance, compassion, etc., que nous retiendrons ici, mais
simplement le sémantisme matériel : il s’agit de laver ou de
gratter le dos « garni de pointes aiguës et blessantes », d’être
léché ou de recevoir les crachats de la vieille ou encore,
comme dans le mythe L’éla, de « nettoyer le cabinet d’ai­
sance ». Cette acceptation d’une situation négative va entraîner
le renversement de la situation : la récompense. Or cette récom­
pense se manifeste matériellement par des traits typiques du
Régime Nocturne, et S. Comhaire-Sylvain 5 a fait reposer toute
sa classification de ces contes sur trois « Formes » — que nous
considérerons comme isotopes — de la sanction : la Forme 1,
à laquelle appartient la version haïtienne, fait résider la
sanction dans « des objets à briser »; la Forme 2 , dans des
« objets s’échappant de la bouche »; la Forme }, qui nous
semble être un affaiblissement sémantique, fait résider la
récompense en une grâce quelconque ou un quelconque
pouvoir magique. Mais là encore, plus que ces « formes »,
c’est l’isotopisme révélateur d’un fond unique qui nous
intéresse. Ainsi par exemple ce n’est pas tellement le fait de
1 O p. cit., p . 2 4 e t 7 1 . — * L e e n h a r d t , op. cit., p . 4 2 3 . — * C f. F . B a r ,
L e s Routes de l'autre monde. D a n s l a c o lle c t io n d e s c o n te s d e C o m h a ir e -
S y lv a in , la p lo n g é e , l ’ e n s e v e lis s e m e n t e s t r e m p la c é tr è s s o u v e n t p a r u n e
e x p lic it e a llu s io n a u x e n fe r s : v i ll a g e s d e s « S a n s m è r e s » ( v e r s io n B u lu ,
p . 4 5 ) , « p a y s d e s e s p r it s » ( v e r s io n B e n g a , p . 4 7 ) , e n fe r s a q u a tiq u e s
( B a t la p in g , p . 5 1 ) , « p a y s d e s m o r t s » ( D s c h a g g a , p . 5 1 ) , p lu s r a r e m e n t
« v o y a g e c h e z D ie u » ( N y a s s a la n d , p . 5 5 ). — 4 Cf. supra, p . 2 2 5 sq. —
5 Op. cit., p . 7 .
DU DENIER AU BATON 423

« briser » qui importe aux sanctions de la Forme i, mais bien


plutôt le fait déjà signalé 1 que tous les objets magiques sont
de petits objets et généralement des contenants : œufs, noix,
calebasse, panier, citrouille. Bien plus, les traits sémantiques
isomorphes du symbolisme du contenant lilliputien se
retrouvent dans presque toute la série mythique de la Forme 1,
et d’abord Pemboîtement des contenants. Dans la version néo-
calédonienne, le « Cadet de Taou2 » se voit confier par
l’aïeule des noix de coco magiques d’où sortiront deux jolies
femmes ; ces noix sont elles-mêmes contenues par la pirogue,
et le miracle s’accomplit alors que l’embarcation se trouve
« au milieu de l’eau »; dans la leçon Hausa 3 du mythe, la
vieille ordonne : « Ouvre ce grand pot dans mon corps et
prends-y trois œufs. » Aussitôt après elle ajoute — donnant
explicitement la clef du mythe — : « Tu les casseras dès que
l’écho ne répondra plus : casse-les! » Car cette injonction à
invertir l’ordre donné soit par l’écho, soit comme dans la leçon
haïtienne par les poules elles-mêmes, semble être constitutive
du sémantisme profond du mythe. Bien mieux, l’étude du
synchronisme nous apprend souvent que cette injonction à
briser l’œuf est symétrique de l’incident qui a donné naissance
à l’aventure mythique : souvent le jeune protagoniste a été
puni soit pour avoir brisé un contenant (Bambara, Jamaïque
et Bahama) 4; soit simplement pour avoir perdu un conte­
nant (Haïti) en le lavant dans la rivière. Donc la double
négation se relie ici une fois de plus au redoublement de la
situation synchronique.
Ce thème du contenant va jouer de façon interchangeable
comme nous l’avons déjà constaté, avec les fantaisies du
contenu, et spécialement les fantaisies alimentaires6. De nom­
breuses leçons amérindiennes (Zuni, Mexique) et européennes
(Catalogne)8 comportent un insolite motif initial : le héros
est puni pour avoir perdu un contenant-aliment qu’il était
en train de laver dans la rivière. Dans la version de la Répu­
blique Dominicaine, comme dans celle de la Catalogne ou du
Chili, ce sont des « tripes » que l’enfant avait pour mission
de laver, et ce sont ces tripes qu’il retrouvera magiquement.
1 C f . supra, p . 2 8 8 sq. — * L e e n h a r d t , op. cit., p . 4 2 7 . — * C o m h a ir e -
S y lv a in , op. cit., p . 3 1 . — 4 O p. cit., p . 8, 3 4 . — 6 C f. supra, p . 2 9 2 sq. —
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 424

Au Mexique et chez les Zuni, le conte est très explicite et


nous donne une surenchère du symbolisme du contenant-
contenu alimentaire relié au thème de la réciprocité entre
objet perdu et objet cherché, et aussi au thème du renverse­
ment de l’intention à des fins morales : « Une petite fille lave
l’estomac d’un veau tué. Un poisson emporte cet estomac.
Elle crie, un homme lui demande la raison, qu’elle donne
aussitôt; entre dans cette maison, dit l’homme, tu verras un
bébé, tue-le et prends son estomac... à la vue du bébé elle
n’a pas le courage de le tuer... » Cette fantaisie alimentaire
liée au symbolisme des contenants se retrouve sous des formes
diverses à travers les thèmes de la « cuisine fantastique » :
riz de la version haïtienne qui se multiplie magiquement dans
la marmite, vieille qui demande à manger la viande comme
dans la version D ogon1 . Ce thème alimentaire n’a point
échappé à Leenhardt2 qui consacre une note à l’épisode de
la fin du mythe dans lequel on voit à la fois le « Cadet de
Taou », enfermé dans le précipice avec ses femmes et secouru
par la crevette, entasser des vivres, puis tuer le méchant frère
aîné et 1’ « offrir à la crevette pour relever le goût des légumes ».
Ce thème alimentaire nous semble isotope de toutes les allu­
sions buccales que comporte l’ensemble mythique de Maman
d’l'eau. Chez les Temne et les Hausa 3 la vieille est « couverte
de bouches », tandis que chez les L’éla la première épreuve
demandée par la vieille au héros est de « recevoir dans ses
mains son incisive4 ». Cette oralité se développe abondam­
ment dans la Forme 2 du mythe repérée par S. Comhaire-
Sylvain : récompenses comme punitions s’échappent par la
bouche, comme dans le conte de Perrault Les Fées, mais
tandis que les objets de la punition sont soit des reptiles,
crapauds ou serpents, soit des excréments s, la récompense
se manifeste par un « vomissement8 » de richesses : cheptel,
or, pierres précieuses, pièces de monnaie, vêtements et
riches habits dont notre Cendrillon (qui selon la classification
de la mythologue appartiendrait à la Forme 3) a conservé la
trace dans la métamorphose des pauvres habits en vêtements
1 C o m h a ir e - S y lv a in , op. cit., p . 2 -3 ; G r i a u l e , op. cit., p . 7 0 2 . — 1 L e e n ­
h a r d t, op. cit., p . 4 2 8 . — * C o m h a ir e - S y lv a in , op. cit., p . 3 6 . — * J . N i c o l a s ,
op. cit., p . 1 3 7 6 . — 5 C o m h a ir e - S y lv a in , op. cit., p . 1 3 , 2 0 . — • O p. cit.,
p . 4 3 ( v e r s io n B e n e - M u k u n i) .
D U D E N IE R A U BA TO N

princiers. Toutes ces richesses sortent de la bouche. Dans


certaines leçons, telle que celle des L’éla ou celle des Canaques,
ces richesses sont symbolisées par deux belles femmes qui
épousent le héros, tandis que la punition s’exprime par des
femmes infirmes, n’ayant qu’un œil, une narine, une oreille,
un bras... \
Ainsi derrière le schéma diachronique et les relations syn-
chroniques l’ensemble mythique de Maman d'l'eau est l’épi-
phanie de tout l’isomorphisme des archétypes, des schèmes
et des symboles de l’inversion et de Mintimité 2 : thème de la
mère et de l’eau, schème de la plongée et du retournement
des valeurs, symboles emboîtés et gulliverisation des conte­
nants, liaison des contenants et des contenus alimentaires,
font apparaître cet ensemble mythique comme une illustration
des structures mystiques 3 de l’imaginaire. Une belle constante
de l’isomorphisme met surtout bien en évidence le caractère
matériel de ces structures et l’importance du sémantisme à
côté des formes syntaxiques du mythe.
** *
Autour du second groupe de contes collectionnés par
Comhaire-Sylvain et que nous appellerons du nom générique
du conte haïtien qui donne son nom à la première série :
Domangage, nous allons voir jouer non pas tellement l’isoto-
pisme des structures mystiques, que celui des structures synthé­
tiques 4 et des sémantismes relatifs au drame de la chute et de
la rédemption par un médiateur. La classification que donne
le mythologue de ces groupes de contes est également signi­
ficative de toute la tendance profonde du sémantisme du
Régime Nocturne, à savoir l’euphémisme. Le diachronisme de
toute cette série peut se résumer ainsi : le héros principal,
généralement du type « fiancé difficile 5 », se lie, généralement
par le mariage, avec le monstre déguisé et part en voyage
avec ce dernier, mais est plus ou moins à son insu surveillé
et protégé par un sauveur aidé par un animal magique, et,
malgré les attaques et les poursuites du monstre, le héros
1 C f. J . N i c o l a s , op. cit., p . 1 3 8 2 . — * C f . supra, p . 2 6 9 sq. — * C f.
supra, p . 2 8 7 sq. — ‘ C f. supra, p . 3 7 3 sq. — 5 C f. C o m h a ir e - S y lv a in ,
op. cit., p . 5 1 , 1 4 4 .
LE RÉGIME NOCTURNE DE L ’iMAGE 426

principal est ramené plus ou moins sain et sauf à son pays


d’origine et le monstre est mis en fuite ou vaincu Le synchro­
nisme du mythe met en évidence le thème du sauveur qui est
répété dans la version haïtienne et Malinké, ainsi que dans
celle des cosaques de Zaporovia 2. D ’abord c’est le jeune
frère aidé du cheval magique qui soustrait sa sœur au monstre
en trompant la surveillance du coq maléfique, puis arrivés
aux pays des « hommes seuls », c’est un ancien « prétendant »,
nautonier dans la plupart des cas qui, après l’épisode de la
surveillance de la cloche magique déjouée, emmène la sœur
de l’autre côté de l’eau, tue le monstre et épouse la fille ainsi
délivrée. Si l’on compare le conte Domangage à une autre
version haïtienne Mouton, l’on voit que le rôle de sauveur est
attribué à « Mouton » finalement vainqueur de « Couleuvre ».
L’accent est donc bien mis, par le synchronisme, sur le carac­
tère sotériologique.
Mais c’est tout le sémantisme des symboles de cet ensemble
mythique qui va se rapporter au drame, sinon de la passion
d’un sauveur, tout au moins du roman d’un sauveur allié
d’un certain Bien, contre un certain Mal monstrueux et
thériomorphe. Le sémantisme est donc d’abord antithétique.
Nous avons déjà signalé tout le symbolisme encore thério­
morphe déployé pour dépeindre l’adversaire : ogre, loup-
garou, ghoul, sorcière, femme à queue de poisson. Dans les
versions se rapprochant des contes haïtiens Couleuvre, Gentil,
Mouton ou Ka^couiss Macaq, l’adversaire est le serpent, simple
couleuvre ou boa, cobra, python, etc. 3. On reconnaît là
le monstre dévorant ou simplement avalant. Toutefois S. Com-
haire-Sylvain, dans sa classification, met bien en évidence la
tendance euphémisante du symbolisme telle que nous l’avions
repérée à propos du cheval Bayart ou du Saint-Christophe
cynocéphale *. En effet trois Formes peuvent se manifester
quant aux « intentions » du monstre. D ’abord l’époux sur­
naturel a l’intention de dévorer son conjoint et deux cas se
présentent, soit qu’il faille attendre l’attaque directe du
monstre, soit que le conjoint découvre le projet et s’enfuie 5.

1 Op. cit., p . 2 0 9 sq. — * O p. cit., p . 2 1 7 . — * C f . op. cit., p . 2 3 6 , 2 3 9 ,


2 4 8 . — 4 C f. supra, p . 8 5 , 9 6 sq., 2 3 1 sq. — 5 N o u s in t e r v e r t is s o n s le s
d e u x e s p è c e s d e la Form e 1 t e lle s q u ’ e lle s s e t r o u v e n t c la s sé e s c h e z C o m -
DU DENIER AU BATON 427

La 2e Forme indique déjà un affaiblissement des intentions


néfastes du conjoint monstrueux : il n’exprime pas ses mau­
vais projets et s’enfuit dès que sa nature est découverte.
Enfin dans la 3e Forme on assiste réellement à une antiphrase
sémantique tout en conservant la forme syntaxique : le
monstre avait des intentions bienveillantes, mais s’enfuit dès
que certains interdits sont rompus. Dans ce processus euphé­
mique les tabous et interdits de la 3e Forme, généralement
roulant autour du complexe spectaculaire avec défense de
regarder, défense de prononcer le nom, défense de mal­
traiter, etc.1, sont des euphémismes du surveillant auxiliaire
du monstre ; tels le coq et la cloche magiques qui surveillent
l’épouse dans le conte haïtien Domangage2. Il est bien signifi­
catif que dans de nombreuses leçons (9 d’après la nomencla­
ture de S. Comhaire-Sylvain) l’auxiliaire malfaisant soit le
bûcheron qui s’attaque à l’arbre magique dont la croissance
sauve l’infortuné conjoint3.
Le protagoniste de l’adversaire monstrueux est, à vrai
dire, bien plus le sauveur que le conjoint. Nous avons déjà
signalé le rôle central du petit frère sauveur, du sauveur
gulüverisé dans les contes de la série Domangage 4. Il nous faut
insister maintenant sur les alliés du sauveur : dans de nom­
breux cas aussi c’est un animal qui, soit sert de moyen de
locomotion au sauveur et à sa sœur (dans 11 cas c’est un
cheval)5, soit sert de messager (dans 13 cas ce sont des oiseaux),
dans 7 cas le cheval est un précieux conseiller, enfin dans de
très nombreuses leçons africaines c’est le chien qui subit l’anti­
phrase sémantique et devient l’auxiliaire ou même l’incarna­
tion du sauveur face à la horde des bûcherons du diable6. Il
h a ir e - S y lv a in . L a s é r ie d u ty p e Mouton, d a n s la q u e lle l ’ é p o u s e e s t d é v o ­
r é e , n o u s p a r a ît m o in s e u p h é m iq u e q u e c e lle d u ty p e Domangage. N ous
c la s s e r io n s le s t y p e s d e c o n t e s c o lle c tio n n é s p a r C o m h a ir e - S y lv a in
Couleuvre
d a n s l ’ o r d r e s u iv a n t : (cas e x t r ê m e d a n s le q u e l l ’ é p o u s e d é v o r é e
Domangage, M iroti, Mouton, Nouvelle Couleuvre, Trois Chiens,
m e u rt),
Razcouiss Macaq Gentil. Op. cit.,
et — 1 p . 85, 1 1 6 , 12 9 , 2 0 1, 239. D an s
t o u t e s c e s le ç o n s c h ilie n n e s , a fric a in e s ( L a m b a ) , in d ie n n e s ( A r o w a q ,
C h o c o , P a m n é o u T e p e c a n o ) o u e n c o r e p r o v e n ç a le s , c ’ e s t u n in t e r d it
s e m b la b le à c e lu i d e s v i e u x m y th e s m é d it e rr a n é e n s : P s y c h é , E u r y d ic e ,
P a n d o r e ; c f . v e r s io n n é o - c a lé d o n ie n n e , « L a Femme Poisson » , in L e e n ­
h a rd t,op. cit., p . 4 7 0 . — * C o m h a ir e - S y lv a in , op. cit., p . 2 0 9 . — * C f.
op. cit., p . 3 0 , 6 7 , 1 7 8 . — 4 C f. supra, p . 240. — 5 C f. supra, p . 9 4 ; c f.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 428

n’est pas sans intérêt de noter la liaison du thème du chien


euphémisé, et primitivement animal mordicant, et de l’agres­
sivité bûcheronne. L’on peut suivre aussi l’euphémisation
du schème dionysiaque du déchirement : tantôt c’est comme
dans l’archétype agraire classique, la victime innocente qui
est déchirée puis « recollée » (Trinidad), tantôt c’est le chien
lui-même qui est sacrifié1, tantôt ce sont les chiens qui
mangent et déchirent l’être diabolique 2. Là aussi il y a trans­
migration euphémique des valeurs dévorantes.
Donc se trouvent face à face le monstre thériomorphe
flanqué de ses auxiliaires, et le sauveur secondé par des ani­
maux euphémisés. Le scénario du mythe va alors être le
légendaire scénario du voyage ambivalent, qui comporte un
aller, généralement une descente, et un retour plus ou moins
triomphant sous forme de fuite. Le rebroussement étant la
plupart du temps indiqué par la révélation du mal, la révéla­
tion de la nature du conjoint dont l’infraction au tabou est,
comme nous l’avons vu, la survivance dans les formes
totalement euphémisées. La première phase du voyage n’est
dans la plupart des cas qu’un simple voyage de noces ou
même, comme dans le conte haïtien Mouton, qu’une vulgaire
promenade 3. Très souvent (dans 37 cas), le mariage et le
départ qui en résulte sont motivés par une faute vénielle du
conjoint humain, du type « fiancé difficile », qui n’acceptera
pour époux qu’un être susceptible d’apporter quelque richesse.
Dans les contes et mythes de la série Mouton et Couleuvre, la
séquence de l’avalage funeste semble remplacer le voyage *.
La révélation du monstre occupe une place centrale dans la
péripétie, tantôt c’est au cours d’une métamorphose du
conjoint monstrueux que sa nature est révélée, tantôt ce
dernier laisse échapper ou voir un élément tératologique :
pied de fer, pied fourchu, appétit d’ogre; la plupart du temps
c’est une dénonciation (53 cas), voire un aveu (9 cas), qui
constitue la révélation décisive. Mais dans des cas bien typi­

1 Op. cit., p . 2 2 6 , t y p e d e c o n t e « L es Trois Chiens » , d a n s le q u e l c e s o n t


le s c h ie n s q u i s o n t v ic tim e s d u m a u v a is c o n jo in t . I ls s o n t b r û lé s , m a is
g r â c e à u n o s c o n s e r v é d a n s u n e p e tite b o ît e e t a u q u e l o n a d jo in t d e s
g r a in s , u n e é p in g le e t u n c h e v e u ( g u lliv e r is a t io n ) , ils s e r o n t re s s u s c ité s .
— ! Op. cit., p . 6 4 , 1 7 3 , 1 7 7 . — 3 Op. cit., p . 9 , 2 0 9 , 2 1 7 . .— 4 Op. cit.,
P- 5 1» ' 44, 2 17 » 2 2 0 , 2 4 8 .
DU DENIER AU BATON 429

ques c’est une épreuve, par exemple un coup d’épingle donné


au conjoint surnaturel pour voir si son sang est du sang
humain1, ou mieux la découverte fortuite d’une chambre
secrète où sont enfermées les anciennes victimes du monstre.
Et dans cet épisode, qui se manifeste dans notre occidental
Barbe-bleue, la numérologie si fréquente dans le mode cyclique
du Régime Nocturne joue un très grand rôle : sept femmes de
Barbe-bleue, « trois sœurs délivrées qui s’enfuient » sur le
cheval magique aux « sept couleurs2 », Ghoûl qui dort sept
jours et veille sept jours, sept clefs, sept chambres, sept
filles, etc., des versions marocaines et maures3. Et ces « cham­
bres secrètes » au symbolisme arithmologique, souvent
« pleines d’ossements » ou de cadavres, ont partie liée avec
le pays des « hommes seuls », le pays des « femmes seules »
ou le pays des morts de la version Domangage. Enfin le schème
du retour et celui de la fuite vont donner naissance à tout
un essaim de symboles significatifs des intentions eschatolo-
giques de l’ensemble mythique en question. Ce sont d’abord
les stratagèmes pour « retarder » la poursuite du conjoint
surnaturel : obstacles et objets jetés, nourriture donnée au
coq-cerbère ou encore directement au diable *, mais surtout
ce sont les thèmes du refuge, refuge intimiste et souvent
gulliverisé, qui nous renvoient au groupe mythique de
Maman d’l'eau. Tantôt les fugitifs se déguisent pour échapper
aux poursuivants (8 cas), tantôt ils utilisent des contenants
comme véhicules : bambou creux, baril de sucre, voiture
magique, panier, ventre d’un animal secourable et canot
magique 5. Tantôt enfin le schème progressiste vient se greffer
sur le mythe par l’intermédiaire de l’arbre croissant démesuré­
ment et sauvant les fugitifs de ce bas monde (15 cas), arbre
qui de simple abricotier se transforme en gigantesque bao­
bab 6. Nous trouvons donc, dans la série mythique Doman­
gage et ses variantes un remarquable isomorphisme séman­
tique qui fait entrer cette série dans la modalité cyclique du
Régime Nocturne de l’image. Affrontement des deux principes,
l’un incarné par l’animal diabolique, l’autre par l’enfant
sauveur, thème du mariage joint au schème du voyage aller-
1 Op. cit., p . 2 2 1 . — 2 Op. cit., p . 5 2 ( R é p u b liq u e D o m in ic a in e ) . —
3 Op. cit., p . 5 7 . — * S . C o m h a ir e - S y lv a in , op. cit., p . 15 4 /— 6 Op. cit.,
p . 5 1 , 1 2 4 , 159- — * Op. cit., p . 3 0 , 178.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 430

retour, symboles arithmologiques, symbole de l’arbre, tous


les éléments sémantiques de ce mythe viennent se classer sous
les rubriques significatives des structures synthétiques, qu’elles
soient cycliques ou messianiques.
Ainsi, les deux séries mythiques Maman d’l’eau et Domangage
se laissent réciproquement ranger dans les deux sous-espèces
structurales du Régime Nocturne de l’image : la mystique et la
synthétique, cette dernière faisant souvent appel, comme son
nom l’indique, à des éléments diurnes antagonistes. C’est que
le mythe est un être hybride tenant à la fois du discours et à
la fois du symbole 1. Il est l’introduction de la linéarité du
récit dans l’univers non linéaire et pluridimensionnel du séman­
tisme. Il est donc bien à égale distance de 1’Epos, réservoir des
mythes désaffectés par le scrupule positiviste de la recherche
archéologique2, mais aussi du Logos où se nouent linéairement
des signes arbitraires et, si avec Lévi-Strauss nous pensons que
« le vocabulaire importe moins que la structure », puisque le
mythe ne se trahit jamais lorsqu’il se traduit, c’est-à-dire fina­
lement n’a pas besoin de traduction et minimise son support
linguistique, nous ne croyons pas que « la forme mythique
prime le contenu du récit3 ». Car nous l’avons dit, la forme
n’est pas la structure, et dans un mythe, une affinité qualitative
contribue à grouper les « essaims » d’images et de symboles.
La valeur sémantique d’un seul terme entraîne le sens de tout
le diachronisme et des relations synchroniques : un simple
accent affectif « diurne » et polémique introduit dans la série
Domangage, un simple rappel des structures diaïrétiques, et
voici que devant le monstre néfastement hyperbolique la fuite
deviendra nécessité morale et vitale, et la découverte du carac­
tère monstrueux du conjoint sera révélation bienfaisante.
L’accent est-il mis au contraire sur les structures nettement
mystiques, sur 1’ « intimité » et les qualités du partenaire
ichtyomorphe, alors voilà que la fuite du monstre est à son
tour néfaste, et que la découverte du caractère monstrueux est
conçue comme le viol néfaste d’un interdit. La forme est
restée la même, la signification a totalement changé parce que
l’accent structural a changé. Et si l’on peut réduire mythes et
1 Cf. Przyluski, L a Grande Déesse, p. 65. — * Cf. E. Dardel, L a Signi­
fication du mythique, in « Diogène » , n° 7, 1954. — 8 Cf. Lévi-Strauss,
op. cit., p. 225.
D U D E N IE R AU BA TO N 4} 1

complexes à quelques « types » simples, ces types ne sont pas


des relations fonctionnelles mais des structures sémantiques
et figuratives. Tant il est vrai qu’on ne peut séparer une quel­
conque forme de l’activité humaine de ses structures intention­
nelles profondes.
Le mythe alors apparaît toujours comme un effort pour
adapter le diachronisme du discours au synchronisme des
emboîtements symboliques ou des oppositions diaïrétiques.
Aussi tout mythe a fatalement comme structure de base
— comme infrastructure — la structure synthétique qui tente
d’organiser dans le temps du discours l’intemporalité des
symboles. C’est ce qui fait qu’à côté de la linéarité poussée du
Logos ou de YEpos, le Mythos apparaît toujours comme le
domaine qui échappe paradoxalement à la rationalité du
discours. L’absurdité du mythe, comme celle du rêve, ne
provient que de la surdétermination de ses motifs explicatifs.
La raison du mythe est non seulement « feuilletée » mais
touffue. Et la force qui groupe les symboles en « essaims »
échappe à la mise en forme. Le mythe étant synthèse est par
là « impérialiste 1 » et concentre en lui-même le plus de signi­
fications possibles. Aussi est-il vain de vouloir « expliquer »
un mythe et le convertir en pur langage sémiologique. Tout
au plus peut-on classer les structures composant le mythe,
« moules » concrets « où vient se prendre la fluide multiplicité
des cas 2 ». Le sémantisme est donc tout aussi impératif dans
le mythe que dans le simple symbole. Faux discours, le mythe
est un essaim sémantique ordonné par les structures cycliques.
Nous constatons une fois de plus que le « sens figuré », c’est-à-
dire le sémantisme est, gros du sens, des sens, propre, non
l’inverse. Nulle part mieux que dans le mythe on ne voit à
l’œuvre l’effort sémiologique et syntaxique du discours qui
vient se briser sur les redondances du sémantisme, parce que
résiste au discours l’immutabilité des archétypes et des symboles.
Certes le mythe, de par son diachronisme discursif, est
bien moins ambivalent que le simple symbole; il donne
l’apparence d’une rationalisation épique ou logique. C’est ce
que Lévi-Strauss 3 avait déjà pressenti lorsqu’il montrait que

1 Cf. Dumézil, Les Dieux des Germains, p. xm . — 8 Lévi-Strauss,


op. cit., p. 225. — 3 Lévi-Strauss, Structure et Dialectique, op. cit., p. 257.
LE RÉGIME NOCTURNE DE L’iMAGE 4J2

le mythe ne correspond pas trait pour trait au symbolisme


concret du rite, et qu’il y a un décalage homologique entre le
rituel et la mythologie. Mais surtout un bel exemple de ce
décalage nous est donné dans l’étude ethnographique que
Louis Dumont a faite du rituel de la Tarasque et de la légende
de sainte Marthe. Après avoir analysé le rite 1 de la procession
de la Pentecôte à Tarascon, dans laquelle on exhibe une effigie
du monstre redoutable et bénéfique, Dumont passe à la
confrontation des différents récits mythiques dans les légendes
médiévales de la Pseudo-Marcelle, de Jacques de Voragine, du
Pseudo-Raban et de Gervais de Tilbury 2. Il en arrive enfin
aux conclusions suivantes : c’est qu’il y a une distension discur­
sive dans le récit légendaire qui ne se trouve point dans
l’emblème rituel de la procession de la Pentecôte. La Tarasque
rituelle « concentre en soi le mal et le bien », tandis que la
légende « dédouble » le contenu et que diachroniquement « la
contradiction s’exprime par l’affrontement de deux person­
nages, la bête ne gardant que l’aspect maléfique, la sainte
représentant l’aspect bénéfique 3 ». La légende introduit par
son diachronisme « un rapport causal : la sainte vient à cause
des ravages et pour y mettre fin 4 ». On voit sur cet exemple
que le mythe, par rapport au symbolisme de l’objet rituel, est
sur les marches d’une rationalisation. Il n’en reste pas moins
que le mythe, quoique en assimilant le diachronisme causal du
Logos ou le rapport d’antériorité de l’Epos, n’est encore par son
synchronisme « pré-logique » qu’un agencement de symboles
et que sa linéarité n’est que superficielle.
Le diachronisme du mythe est l’aspect général qui l’intègre
au genre récit, le synchronisme est un indice signalant les
thèmes importants, mais l’isotopisme 6 reste en dernier ressort
le véritable symptôme du mythe ou du conte envisagé et
permet d’en diagnostiquer la structure. Si l’on veut préciser
encore cette méthode de la mythologie, il faut, à côté des
structures stables et archétypales, étudier comme Soustelle l’a
1 L. Dumont, L a Tarasque, p. 25-117. Cf. également le rôle du récit
parallèlement à celui du dessin dans le test archétypal d’Yves Durand
(in Cahiers intem. de symbolisme, n° 4, 196}). — 2 L. Dumont, op. cit.,
p. 139-170. — 3 Op. cit., p. 223. — 1 Op. cit., p. 225. — 5 Nous préfé­
rons décidément isotopisme à isomorphisme utilisé par Ch. Baudouin,
et dont la fâcheuse racine rappelle trop la vacuité de la forme.
Cf. Baudouin, Psychan. de V . Hugo, p. 202; cf. supra, p. 35.
DU DENIER AU BATON 433

fait pour la mythologie mexicaine les incidentes géographiques


et historiques qui peuvent dégrader l’archétype en symbole 1.
Ainsi c’est à plusieurs étages qu’il faut, semble-t-il, récupérer
le sens polymorphe du mythe; à l’étage sémiologique et syn­
taxique, comme le veut Lévi-Strauss, l’on pourra recueillir le
« sens » diachronique du récit sur la voie du Logos moralisa­
teur de la fable ou explicatif de la légende, le synchronisme
déjà nous donnera une indication sur les répétitions qui
obsèdent le mythe, puis l’isotopisme nous fournira le diagnos­
tic essentiel sur l’orientation des « essaims » d’images, enfin 2
comme le veut Soustelle ou Piganiol les considérations géo­
graphiques et historiques élucideront les points d’inflexion du
mythe et les aberrations par rapport à la polarisation archéty-
pale. Quoi qu’il en soit, par son double caractère discursif et
redondant, tout mythe comporte des structures synthétiques :
« On sait bien que tout mythe est une recherche du temps
perdu3. » Recherche du temps perdu, et surtout effort
compréhensif de réconciliation avec un temps euphémisé et
avec la mort vaincue ou transmuée en aventure paradisiaque,
tel apparaît bien le sens inducteur dernier de tous les grands
mythes. Et le sens du mythe en particulier ne fait que nous
renvoyer à la signification de l’imaginaire en général que nous
allons examiner dans le dernier livre de cet ouvrage.

1 Cf. Soustelle, op. cit., p. 63-65. — 3 Nous ne pensons pas, en effet,


en un tel domaine que l’histoire et la géographie doivent être sollicitées
« d’abord »; cf. Lévi-Strauss, op. cit., p. 273. Car le document fantasti­
que échappe à l’histoire encore plus que le document technologique,
cf. Leroi-Gourhan, Homme et Matière, p. 18. — 3 Lévi-Strauss, op. cit.,
p. 225. Cf. La Pensée sauvage, chap. vin, « Le Temps retrouvé ».
LIVRE TROISIÈME

ÉLÉMENTS POUR UNE


FANTASTIQUE
TRANSCENDANTALE
L.a spéculation philosophique appartient aux fins des sciences
de l ’homme : elle ne saurait à aucun degré passer pour un instrument
d’investigation.
A . Leroi-Gourhan, Archéologie
du Pacifique Nord, p. 514.

Mais quand bien même il ne resterait plus... que des masques


vides de sens, des peintures incomprises et des danses sans objet,
il n'en serait pas moins sûr que, chez ce peuple, derrière toutes ces
formes et tous ces rythmes, se cache sa volonté de durer, volonté qui
lui vint dans le moment où, selon ses dires, il prit conscience de la
décomposition de la mort.

M. Griaule, Masques dogons, p. 819.


I. U N IV E R S A L IT É D E S A R C H É T Y P E S

Nous nous proposions, dans l’introduction 1 de ce livre, de


mener à bien une description réellement phénoménologique
des contenus de l’imagination en faisant appel, sans autre pré­
férence qu’une préférence méthodologique des impératifs bio­
psychiques, à la totalité du trajet anthropologique. En refusant
de séparer la conscience imageante des images concrètes qui
sémantiquement la constituent, nous options délibérément pour
une phénoménologie contre le psychologisme ontologique
de type réflexif. Cette volonté descriptive devait nous amener
à une analyse puis à une classification structurale des divers
contenus possibles de l’imaginaire. Ainsi nous avons montré
comment les trois réflexes dominants qui nous avaient servi
de fil conducteur psychologique pour notre enquête répartis-
saient trois grands groupes de schèmes, les schèmes diaïré-
tiques et verticalisants d’une part, symbolisés par les archétypes
du sceptre et du glaive isotopes de tout un cortège symbolique,
d’autre part les schèmes de la descente et de l’intériorisation
symbolisés par la coupe et ses composantes symboliques, enfin
les schèmes rythmiques, avec leurs nuances cycliques ou pro­
gressistes, représentés par la roue dénaire ou duodénaire et le
bâton bourgeonnant, l’arbre. Nous avions groupé cette triparti-
tion en deux régimes, l’un diurne, celui de l’antithèse, l’autre
nocturne, celui des euphémismes proprement dits. Ensuite nous
avons montré comment ces classes archétypales déterminent
des genres structuraux et nous avions décrit les structures
schisçomorphes, les structures mystiques et enfin les structures
synthétiques de l’imaginaire. Nous étions parti de l’hypothèse
de la sémanticité des images, et nous avons constaté tout au
cours de cette étude combien cette hypothèse était fructueuse :
1 Cf. supra, p. 15, 30, 33.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 43 8

les symboles et les groupements isotopes qui les relient nous


sont apparus comme directement révélateurs de structures.
Autrement dit, l’imaginaire en un sens ne renvoie qu’à lui-
même et nous pouvions nous contenter de la classification pré­
cédemment établie 1. Toutefois si une telle convergence de
résultats, si une totale vérification du sémantisme des images est
possible, il est nécessaire de s’interroger sur le sens que l’on
peut induire d’une si générale concordance. Il n’y a pas de Clef
des Songes, mais les songes dans leur ensemble et par leurs
structures cohérentes manifestent une réalité dont on peut dis­
cerner le sens global. Autrement dit, il nous reste à étudier le
sens du sémantisme imaginaire en général. Et si nous nous
sommes refusé de voir dans l’image le vulgaire signe d’une réa­
lité psychologique ou d’une réalité extrinsèque à la conscience,
il nous faut toutefois maintenant nous demander- de quelle
démarche ontologique le sémantisme en général peut-il être le
signe. C’est passer de la morphologie classificatrice des struc­
tures de l’imaginaire à une physiologie de la fonction d’ima­
gination 2. C’est esquisser une philosophie de l’imaginaire que
nous pourrions appeler, comme le suggère Novalis, une fantas­
tique transcendantale 3. Et cette expression ne serait pas qu’un
simple jeu de mots, si nous pouvions maintenant montrer que
cette fonction d’imagination est motivée non par les choses,
mais par une manière de lester universellement les choses d’un
sens second, d’un sens qui serait la chose du monde la plus
universellement partagée. Autrement dit, si nous pouvions
prouver qu’il y a une réalité identique et universelle de l’ima­
ginaire.
Avant de pouvoir tirer une telle conclusion philosophique,
il nous faut toutefois écarter deux objections qui peuvent
encore être dressées contre la transcendantalité de la conscience
1 C’est ce qu’avait si bien pressenti Alain, qui, comme Bachelard,
se refuse à considérer le rêve comme un signe honteux renvoyant à une
signification cachée; cf. Préliminaires, p. 211-213 : « Et l’on fait grand
bruit d’une méthode qui interroge les rêves comme des voleurs qui
mentiraient par système. La véritable Clef des Songes est bien au-dessous
de ces théologiques pensées... Mais que serait donc l’interprétation
vraie? ne pas quitter le rêve, le prendre au corps, savoir ce que c’est,
faire l’enquête... » — 2 Cf. Lacroze, La Fonction de l ’imagination, p. 1-3,
12, 35. — 8 Novalis, Schrifften, II, p. 365; cf. Bachelard, Terre, p. 5,
et von Schubert, Symbolik, p. 55.
UNIVERSALITÉ DES ARCHÉTYPES 439
imageante : à savoir que les deux régimes qui structurent
cette conscience sont exclusifs l’un de l’autre, et qu’en réalité
la notion de fonction d’imagination cache deux réalités psychi­
ques antagonistes s’opposant par exemple dans les types de
représentation différenciés par la psychologie caractériologique
ou dans les phases symboliques différenciées par l’histoire de
l’iconographie et des belles lettres. L’on peut essayer d’objec­
ter que ces réalités antagonistes sont concrétisées par des moti­
vations purement phénoménales, non plus certes des motiva­
tions a priori telles que celles que nous rejetions au début de
cette étude, mais des motivations que l’on peut induire de
l’étude phénoménologique de l’imagination. Autrement dit,
bien loin d’être a priori universelle, la fonction d’imagination
serait motivée par tel ou tel type psychologique défini, et le
contenu imaginaire par telle ou telle situation dans l’histoire et
dans le temps. Ce sont ces deux objections faites à l’archétypo-
logie transcendantale par la typologie et par l’histoire qu’il
nous faut examiner maintenant.
** *
Les trois grands groupes de structures de la fantastique que
nous venons de décrire pourraient nous faire croire qu’il s’agit
de types psychologiques de représentation exclusifs les uns
des autres, et nous incliner à penser que l’archétypologie n’est
rien d’autre qu’une typologie. D’autant plus que de nombreux
caractères des différents types psychologiques recoupent ceux
des différents régimes de l’image. Le « tender minded » tel que
le décrit James 1 n’incame-t-il pas exemplairement le Régime
Diurne de l’image ? Comme l’imagination schizomorphe le
« tender minded » règle ses représentations sur des principes
abstraits, il est intellectualiste, idéaliste, facilement dogmatique.
Et surtout Régime Diurne et Régime Nocturne ne coïncident-
ils pas réciproquement avec les deux types psychologiques
célèbres tels que Jung 2 les a décrits? Enfin ne signalions-
nous pas nous-même3 une certaine parenté entre le Régime
1 Cf. W,. James, Pragmatisme, p. 27. — 2 Cf. Jung, Les Types psych. ;
cf. Jung, Contrib. à l ’étude des types psychol., in Arch. psychol., n° 52,
déc. 1913, p. 289. — 3 Cf. supra, p. 207.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 440

Diurne de l’image et les représentations des schizophrènes?


Il faut remarquer d’abord que les typologies précitées ne
coïncident jamais complètement avec les régimes de l’image
tels que nous les avons décrits. Pour James 1, par exemple, le
rationaliste serait avant tout « moniste » et « sentimental »,
caractères incompatibles avec l’allure diaïrétique et polémique
des structures diurnes que polarisent l’archétype du glaive et
les schèmes antithétiques. Quant à la ségrégation et à la classi­
fication des personnes en types irréductibles les uns aux autres,
elle n’a jamais été réellement soutenue. D’abord parce que la
ségrégation typologique aboutirait à un véritable racisme carac-
térologique tronçonnant l’espèce humaine en éléments hétéro­
gènes et interdisant toute communication des consciences.
Même Jung, qui cependant a « tort d’établir une frontière trop
tranchée entre le monde extérieur et le monde intérieur 2 »,
entre l’univers de l’introversion et celui de l’extraversion,
reconnaît que « chaque type... a en lui une tendance bien mar­
quée à compenser la caractère unilatéral de son type... ». Jung
précise bien que sa propre typologie n’est pas une caractéro­
logie, et que les deux fonctions introversive et extraversive
sont toujours présentes, « une attitude typique n’indique donc
jamais qu’une prédominance relative... 3 ». A vrai dire le terme
de type utilisé par Jung prête à confusion et il vaudrait mieux
le remplacer par celui de facteur *, qui admet la compétition et
le pluriel au sein d’un même phénomène. Même dans les cas
psychologiques les plus extrêmes, lorsque la maladie semble
devoir privilégier, en le caricaturant, tel ou tel trait typique,
l’on est bien obligé de constater que le tableau pathographique
n’est pas aussi net qu’on le supposait. La psychiatrie elle-même
est contrainte de faire appel à des notions telles que « psychoses
atypiques » ou « psychoses associées » tant les syndromes
sont complexes et utilisent d’une façon aberrante des symp­
tômes classés sous des rubriques théoriquement opposées 5. A
plus forte raison dans les états psychiques dits normaux l’on
n’a jamais une séparation nette des régimes de l’image. Struc­

1 Cf. James, op. cit., p. 29. — 2 Minkowski, Schi^ophr., p. 204. —


8 Jung, op. cit., p. 8; cf. p. xx, 6, 291, 502. — 4 Cf. Minkowski, op. cit.,
p. 224. — 5 Minkowski, op. cit., p. 19, 30; cf. le caractère « impérialiste »
de l’ image signalé par Dumézil, Les Dieux des Germains, p. xm.
UNIVERSALITÉ DES ARCHÉTYPES 44I

tures schizomorphes, mystiques et symboliques sont, pour


reprendre une expression que Krasnuschkine et Minkowska 1
appliquent à la schizoïdie, la syntonie, et Pépileptoïdie, « trois
directions fondamentales selon lesquelles se déploie et s’épa­
nouit la vie humaine ». Ces « facteurs » sont ensemble consti­
tutifs des racines de toute conscience normale et n’ont de
réalité autre que méthodologique par la force 2 de cohé­
rence qu’ils introduisent respectivement dans le champ de
conscience. Motivant des constellations dans la conscience, ils
ne sont pas des déterminismes absolus pour la totalité du
comportement : nous avons vu que la conscience peut se
convertir d’un régime à l’autre.
Les « caractères » psychiques ne sont eux-mêmes pas
immuables et les psychologues reconnaissent qu’ils peuvent
varier au cours de l’évolution ontogénétique sous la pression
des traumatismes et des crises inévitables. Il y a des motiva­
tions externes de « rétrécissement » ou, pour emprunter la
terminologie de Rorschach, de « coartage 3 » ou au contraire
de « dilatation » du comportement comme du champ des
images. Autrement dit le régime des images n’est pas étroite­
ment déterminé par l’orientation typologique du caractère,
mais semble influencé par des facteurs événementiels, histo­
riques et sociaux, qui de l’extérieur appellent tel ou tel enchaî­
nement des archétypes, suscitent telle ou telle constellation.
D ’autre part le comportement caractériel de la personnalité
ne coïncide pas forcément avec le contenu des représentations.
Nous avions remarqué4 que très souvent la représentation et
son contenu imaginaire, onirique ou artistique, peut radicale­
ment démentir le comportement général de la personnalité.
L’imagination de Lautréamont ne correspond pas au compor­
tement d’Isidore Ducasse 5, et si on admet avec Jaspers
1 Krasnuschkine et Minkowska, La Constitution épileptoide et ses rap­
ports avec la structure de l ’épilepsie essentielle, in Rec. de travaux offerts
au prof. Bruchanski. — 2 Cf. Minskowski, op. cit., p. 241. Dans son
« Test archétypal », Yves Durand utilise la notion de « tension ».
Cf. Le Test archétypal à 9 éléments. — 3 Cf. op. cit., p. 205-206; cf. Bochern
et Halpern, op. cit., p. 55, 91, 108. — 4 Cf. supra, p. 192 sq. — 6 Pas plus
qu’aux Chants de Maldoror ne correspondent les Poésies, l’une et l’autre
de ces œuvres jouent dans un régime de l’imaginaire totalement diffé­
rent, l’une est l’antidote psychique de l’autre. Cf. Bachelard, Lautréamont.
Cf. Ch. Lalo, L ’A rt loin de la vie.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 442

que la psychose dont souffre Van Gogh est schizophréni-


que, toute l’œuvre de ce peintre dément les caractères psy­
chologiques de cette 1 psychose et constitue un modèle d’ima­
gerie mystique. La psychanalyse a bien mis en évidence
ces curieux phénomènes de « compensation » représen­
tative dans laquelle l’image a pour mission de suppléer,
de contrebalancer ou de remplacer une attitude pragma­
tique. La richesse et le régime de l’imagination peuvent fort
bien ne pas coïncider avec l’aspect général du comportement
ou du rôle psycho-social. Là aussi, avec un personnage de
« quelques sous » l’on peut avoir une imagination de cent
mille francs. Dans le domaine si complexe de l’anthropologie,
il faut se défier des systématisations faciles de la typologie qui
aligne l’œuvre d’art, ou cette ébauche d’œuvre d’art qu’est
l’image, sur le comportement pragmatique. La musique d’un
mysticisme serein de J.-S. Bach fut écrite par un fonctionnaire
bon vivant, coléreux, amateur de bonne chère et les œuvres les
plus terrifiantes de Goya furent gravées ou peintes au moment
même où l’artiste avait vaincu l’angoisse neurasthénique. Enfin
il y a toujours un ordre préférentiel sous-jacent à toute classifi­
cation typologique : James oppose le « délicat » au barbare 2et
pour Jung c’est l’introversion qui semble posséder le plus de
valeur parce que le plus de richesse psychique. Il faudrait alors
avant toute prise en considération de la typologie examiner à
quel type appartient le typologiste...
Si la psychologie différentielle ne suffit pas à asseoir l’arché-
typologie, l’on peut se demander, puisque les deux grands
régimes archétypaux semblent graviter réciproquement autour
d’un modèle idéal de sexualité, si les constellations symboliques
ne correspondent pas tout simplement à des types de repré­
sentation différenciés selon le sexe. N’y aurait-il pas un déter­
minisme des images et une ségrégation des schèmes à partir de
l’attitude sexuelle des partenaires du couple ? Le Régime Diurne
serait ainsi le mode courant de la représentation de la con­
science mâle, tandis que le Régime Nocturne serait celui de la
représentation féminine. Or là aussi nous allons nous retrouver

1 Cf. Jung, Types psych., p'. 436; Baudouin, Introd. analys. des rêves,
p. 19 ; cf. également von Schubert, Symbolik, p. 12, 67, 69. — 2 Cf.
James, Pragmatisme, p. 25.
UNIVERSALITÉ DES ARCHÉTYPES 443

devant le même indéterminisme typologique décelé à propos


des relations du caractère psychique et du contenu de l’imagi­
nation. Pas plus que les images ne coïncident avec le rôle ou
le comportement psycho-social, elles ne recoupent le consensus
sexuel. Un mâle n’a pas forcément une vision virile de l’Uni­
vers. Selon Jung, il y aurait même une inversion complète,
dans l’image que l’individu se fait de son moi par rapport à la
détermination psychologique du sexe 1. Tout individu étant
par là un androgyne psycho-physiologique peut manifester,
tant dans les rêves que dans les projections imaginaires de l’état
de veille, une fantastique sexuelle sans point commun avec sa
sexualité physiologique. Chaque mâle est habité par des poten­
tialités représentatives féminisantes, « l’anima », et chaque
femme possède au contraire un « animus » imaginaire 2. Mais
il y a plus : derrière cette inversion du « sexe de l’âme » se
cache en réalité une « diversité inépuisable » de manifesta­
tions 3. Car l’image de l’âme peut être à son tour valorisée
positivement ou négativement : « L’anima peut tout aussi bien
apparaître en douce vierge qu’en déesse, en sorcière, en ange,
en démon, en mendiante, en prostituée, en compagne, en
amazone... i. » Qu’est-ce à dire? Sinon qu’un indéterminisme
sexuel régit pratiquement le choix des archétypes et qu’il ne
faut voir dans les catégories psycho-sexuelles de Jung que la
définition théorique d’une normale, d’une représentation nor­
mative de l’âme à partir de laquelle toutes les combinaisons
pratiques sont possibles. Qui ne voit, par exemple, que pour
le mâle humain l’imagination de l’anima sous la figure
effrayante de la sorcière ou au contraire sous le visage rassurant
d’une vierge pure ou de la mère protectrice ne polarise le déve­
loppement imaginaire et mythique de deux régimes diamétrale­
ment opposés ? La sorcière appelle un comportement imagi­
naire diaïrétique, alors que la vierge ou la mère suscitent des
constellations mystiques et les thèmes de l’intimité et du repos.
C’est moins le concept général de l’anima, mais bien le
contenu matériel et sémantique que l’on donne à cette image qui
importe. Enfin de compte, animus et anima n’apparaissent que
1 Cf. Jung, Psychologie und Religion, p. 150 sq. Cf. Bachelard, L a Poé­
tique de la rêverie, p. 64, 70, 72. — 2 Cf. J. Jacobi, Psych. de C. G. Jung,
p. 126 sq. — 3 Cf. Jung, op. cit., p. 297; cf. p. 133. — 4 J . Jacobi, op. cit.,
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 444

comme des termes taxinomiques commodes, et le régime de


l’image n’est finalement pas motivé par l’image sexuelle de
l’âme : la féminité comme la virilité a, nous l’avons vu, sa place
à tous les régimes. D ’autant plus que la psychologie fait inter­
venir un troisième élément : la « Persona » ou attitude habi­
tuelle extérieure de l’individu, Persona que motive le compor­
tement sexuel physiologique mais que l’individu peut perdre
lorsqu’il est dominé par l’image de l’âme, alors la Persona mas­
culine s’efféminise, tandis qu’au contraire la féminine se virili­
se 1. Nous retrouvons au niveau de la Persona sexuelle la grande
règle sémantique de la confusion du sens actif et du sens passif
du verbe et de l’action : la représentation imaginaire est pou­
voir général de se mettre à la place de l’autre, et de ne retenir
que le sens verbal ou factif à l’exclusion des modalités pas­
sives ou actives.
Enfin Jung reconnaît finalement que l’aspect de l’image de
l’âme — sinon son sexe — est motivé par les mœurs et les
pressions sociales bien plus que déterminé physiologiquement.
Par exemple les cultures patriarcales contribueraient à ren­
forcer la puissance de l’animus et refouleraient l’anima; de
même la société occidentale, qui tolère une polygamie de fait
de la part du mâle, suscite chez ce dernier une anima unifiée,
elfique et sacralisée, alors que la femme dont la Persona est
contrainte à la monogamie aura un animus polymorphe 2.
L’image de l’âme dépendrait donc davantage des facteurs cul­
turels que des impératifs physiologiques. Pas plus qu’une typo­
logie caractérologique ne pouvait rendre compte des régimes
de l’imaginaire et des projections iconographiques, une typo­
logie des sexes ne peut expliquer le choix de telle ou telle constel­
lation d’images. Psychologiquement parlant, comme nous le
laissait pressentir la réflexologie, l’imagination humaine semble
vierge de toute prédétermination catégorielle, et l’on peut
parler, par-delà les intimations du caractère ou du sexe, d’une
universalité de l’imaginaire que ne vient démentir que l’excep­
tion pathologique dans laquelle l’imagination semble bloquée
dans telle ou telle structure exclusive. Il faut examiner main­
tenant si la transcendantalité psychologique de l’imaginaire et
1 Cf. Jung, Types, p. 667, et Jung, op. cit., p. 128-129. — * Cf. Jung,
op. cit., p. 154, 329.
UNIVERSALITÉ DES ARCHÉTYPES 44 5
l’universelle potentialité des structures de l’image ne s’efface­
raient pas devant les pressions émanant du milieu culturel,
émanant de l’histoire. Si, psychologiquement parlant, il y a une
atypicalité psychologique de l’imaginaire, l’isotopisme et la
polarisation des images autour de certains archétypes ne
seraient-ils pas dus aux événements culturels ?
** *
Il ne s’agit pas de revenir sur ce que nous avons déjà d it1
des rapports mutuels, au sein du trajet anthropologique, de
l’environnement technique et de la nature dans la genèse des
images, mais bien plutôt de s’interroger sur le conditionne­
ment que pourraient provoquer certains mythes et images déjà
élaborés et véhiculés par le consensus social et historique. L’on
peut en effet penser, avec Jung, qu’une typicalité socio-histo-
rique vient relayer l’atypicalité psychologique et dicter la pré­
pondérance de tel ou tel régime de l’image. Toutefois il faut
bien préciser ce que nous entendons par pression historique :
il ne s’agit que de la pression événementielle des idéologies
d’un instant d’une civilisation, et pour signifier cette pression
nous préférons l’appeler « pédagogie » plutôt qu’histoire, car
ce dernier terme prête à confusion, dans la mentalité des deux
derniers siècles, avec précisément un mythe messianique et
progressiste.
Il faut d’abord remarquer combien de penseurs aussi diffé­
rents qu’historiens, philosophes de l’histoire, esthéticiens ont
signalé que les régimes de l’imaginaire se localisaient très pré­
cisément dans telle ou telle phase culturelle, et que les arché­
types faisaient tache d’huile à une époque donnée dans la con­
science d’un groupe social donné. C’est ainsi qu’Ostwald2 est
amené à dénommer les deux grands groupes de sa typologie
des grands hommes par des vocables empruntés à l’histoire
culturelle : « classiques et romantiques », bipartition corres­
pondant grosso modo au privilège alternatif des deux régimes de
l’imaginaire. De même les historiens de la pensée sont frappés

1 Cf. supra, p. 38 sq. — 2 Cf. Ostwald, Les Grands Hommes, p. 27, 262 ;
cf. Jung, Types, p. 333.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 446

par l’alternance historique du rationalisme et de l’empirisme,


des mentalités assertoriques et apodictiques l, des dualismes
de la transcendance radicale ou au contraire du monisme et de
l’immanence 2. C’est cette distinction en ères mythiques psy­
cho-sociales qui permet aux études de littérature ou d’histoire
de la philosophie de classer historiquement les visions du
monde 3, et de faire des conceptions et de l’imagination d’un
auteur une véritable mode coextensive à toute une époque. C’est
ainsi que Guy Michaud a étudié les oscillations des modes idéa­
listes et réalistes dans l’histoire de la littérature, montrant que
la fréquence de ces « nuits » et de ces « jours » de l’histoire,
montrant que les points d’inflexion dialectiques, étaient situés
environ de demi-génération en demi-génération 4. De même
l’iconographie suit des modes bien tranchées : abstraction,
réalisme des figures, impressionnisme, expressionnisme cons­
tituent des phases historiques et iconographiques qui permet­
tent de faire coïncider la classification des œuvres d’art avec
les motivations psycho-sociales d’une époque déterminée 5.
Non seulement les systèmes philosophiques, scientifiques et
iconographiques seraient soumis à cette pression pédagogique,
mais même les cas extrêmes de typification, à savoir les
névroses et les psychoses. Les structures pathologiques seraient
favorisées par « l’esprit régnant » à telle ou telle époque : l’hys­
térie et ses fantasmes seraient l’apanage du xvm e siècle, tandis
que le nôtre aurait pour partage la schizophrénie 8.
L’interprétation donnée à ce phénomène de pression péda­
gogique est généralement celle d’une pédagogie négative.
Formes, mythes et images en place refouleraient les aspirations
fantastiques étrangères à leur régime. C’est ainsi, par exemple,
que le géométrisme abstrait de l’iconographie des primitifs
serait l’expression d’un « immense besoin de tranquillité »,
par opposition au lot de croyances, de mythes et de vérités
qu’impose la dure lutte pour la vie. L’abstraction des images et
1 Cf. Bachelard, Formation esprit scient., p. 246. — 2 Cf. S. Pétrement,
op. cit., p. 57 sq. — 3 Cf. Gusdorf, op. cit., p. 276. — 4 Cf. G. Michaud,
lntrod. à une science de la littérature, p. 255 sq. Sur la délimitation des
« générations linguistiques », cf. G. Matoré, La Méthode en lexicologie.
Cf. P. Sorokin, Social and Cultural Dynamics. — 6 Cf. Worringer, Abs-
traktion, p. 30 sq., et Malraux, L.a Métamorphose des dieux, p. 44 sq.,
126, 285. — * Cf. Jaspers, Strindberg et Van Gogh, p. 272. Cf. également
Psychopath. gén. ; cf. M. Foucault, Histoire de la folie.
UNIVERSALITÉ DES ARCHÉTYPES 447
leur géométrisation apparaîtraient lorsque l’homme est las des
terreurs face à la nature et des constructions épiques, existen­
tielles ou historiques 1. Cette abstraction iconographique, ce
géométrisme des figures réapparaîtrait naturellement chaque
fois que les nécessités vitales se feraient trop impératives :
l’art non figuratif contemporain, pressenti par la nature morte
cézannienne ou cubiste, se détournerait à la fois de l’expres­
sionnisme de la figure humaine comme du réalisme qui hante
plus ou moins tout paysage. Vaste mouvement pictural qui, au
début de ce siècle, tourne le dos au sensoriel et à la perception
pour déboucher dans la stylisation et l’intellectualisme 2. Le
bonheur éventuel que ces générations artistiques cherchent
dans l’art « ne consistait point, écrit Worringer 3, à se prolon­
ger dans les choses du monde extérieur, à se savourer soi-
même en elles, mais à arracher chaque objet particulier externe
à son arbitraire..., à l’éterniser en le rapprochant de formes
abstraites et à découvrir de cette façon un point d’arrêt dans la
fuite des phénomènes ». Selon Jung, ce serait également le des­
tin des cultures « orientales », et spécialement du bouddhisme,
de fuir par l’introversion et la Spaltung l’envahissement effra­
yant du Karma. « L’abstraction serait une fonction qui lutte
contre la participation mystique primitive 4. » Si toutefois
cette assimilation du bouddhisme et de l’hindouisme à une pen­
sée abstractive peut paraître erronée 5, cette réflexion de Jung
s’applique parfaitement au légalisme iconoclaste des Juifs et
des Arabes. L’Occident a toujours eu tendance, en prenant
modèle culturel sur ces monothéismes sémitiques, à « perdre
sa chance de rester femme » selon le beau mot de Lévi-Strauss8.
L’on pourrait même dire que pour l’Occident le Régime Diurne
1 Cf. Jung, Types, p. 299; Worringer, op. cit., p. 18, et Ch. Bru,
Esthétique de l ’abstraction, p. 146. E. Souriau rapproche très judicieuse­
ment la « stylisation » des primitifs de la fonction formalisatrice telle
qu’on la décèle dans le platonisme; cf. Pensée vivante, p. 249 sq. ; cf.
H. Tongue, Bushman Paintaings; J. W. Fewkes, Hopi Katcinas. —
2 Cf. Ch. Bru, op. cit., p. 158. — * Worringer, op. cit., p. 18-20. — 4 Jung,
op. cit., p. 300. — 5 Cf. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, p. 440.
J. Cazeneuve, après Ruth Bénédict, écrit de la culture des Indiens Zuni
qu’elle « n’est pas du tout dionysiaque », que c’est « une culture pure­
ment apollinienne » toutes les productions artistiques des Zuni, et
spécialement les masques, atteignent en effet un très haut degré d’abs­
traction. Cf. J. Cazeneuve, op. cit., p. 240, et R. Bénédict, 'Echantillons
de civilisations, p. 27, 35, 43 sq.; cf. J. W. Fewkes, Hopi Katcinas. —
6 Op. cit., p. 443.; cf. notre petit livre : L ’imagination symbolique.
ÉLÉMENTS POUR ÙNE FANTASTIQUE 448

des images a été mentalité pilote, de laquelle la diaïrétique pla­


tonicienne et le dualisme cartésien sont les illustrations x.
Ce refoulement pédagogique jouerait le rôle de frustration
vis-à-vis de tel ou tel régime de l’imagination humaine, et la
conscience collective comme la conscience individuelle recons­
tituerait son intégrité sur le plan imaginaire par la projection,
qui consiste par exemple en pleine Aufklârung à promouvoir
les mythes pré-romantiques, puis à la génération suivante il y
aurait une imitation concrète de ces mythes, les images secrè­
tement projetées par la génération précédente devenant les
modèles de l’imagination des cadets : Goethe écrit Werther en
1774, et ce sont les jeunes gens de 1820 qui se suicident. L’his­
toire ne serait rien d’autre qu’une vaste « réalisation symbo­
lique 2 » des aspirations archétypales frustrées. Les projec­
tions imaginaires et mythiques se prendraient peu à peu en
imitations actives, en modes de vie qui se codifient en concepts
socialisés, solidifiés en systèmes pédagogiques qui à leur tour
frustrent les autres régimes de l’aspiration archétypale. C’est ce
qui expliquerait les diastoles et les systoles de l’histoire de
l’imaginaire telles que Guy Michaud les met à jour à travers
l’histoire de la littérature française 3. Une « journée » du
devenir imaginaire serait d’environ deux générations de 36 ans
chacune, l’une diurne, « idéaliste », l’autre nocturne « réa­
liste », repérables par l’utilisation plus fréquente dans l’un
et l’autre cas réciproque du « thème de la nuit » et du « thème
du midi ». C’est le mécanisme de la frustration-imitation,
constitutive du refoulement, qui en dernière analyse expli­
querait cette régularité des phases imaginatives dans l’histoire
littéraire : de demi-génération en demi-génération un thème
aurait le temps de passer du stade de défoulement d’une
frustration au stade de pression pédagogique dûment imitée
par le groupe social, et de devenir ainsi oppressif à son tour.
La dialectique des époques historiques se réduit donc au
double mouvement, plus ou moins aggravé par les incidentes
événementielles, du passage théorique d’un régime d’images
1 E. Souriau (in Pensée vivante, p. 248) caractérise exactement l’attitude
spirituelle platonicienne en écrivant qu’elle est « hiéroglyphique ». —
2 Cf. Séchehaye, op. cit., p. 125 sq .; cf. Dracoulidès, op. cit., p. 16,
et J. Frois Wittmann (in Rev. franç. psycb., n° 2, 1929), Considérations
psychan. sur Vart moderne. — 8 Cf. Guy Michaud, op. cit., p. 255.
UNIVERSALITÉ DES ARCHÉTYPES 449
à l’autre, et du changement pratique, minuté par la durée
moyenne de la vie humaine, d’une génération adulte à l’autre :
une pédagogie chasse l’autre pourrait-on dire, et la durée
d’une pédagogie n’est limitée que par la durée temporelle
de la vie du pédagogue.
Mais si d’une part l’émergence des constellations symbo­
liques et des régimes mythiques est promue par le mécanisme
psychologique du refoulement et du défoulement dû au
conflit de génération, un autre mécanisme, presque contraire
au premier, est celui de la surdétermination mythique à une
époque donnée et de l’impérialisme du régime archétypal dans
tous les domaines. Le processus conflictuel de refoulement se
double d’un processus inverse de coalescence des sciences,
des arts, des préoccupations utilitaires et techniques autour
d’un thème mythique unique caractéristique d’une époque.
Ainsi l’on a bien mis en évidence que le « fil conducteur »
de l’esprit romantique, l’archétype martiniste du cycle de la
chute et de la rédemption, se trouvait renforcé et comme mon­
nayé sur des plans très différentsl. Cellier, faisant « l’inven­
taire » du contenu d’une « tête romantique » théorique2,
découvre des motivations au renouveau épique qui sont
autant d’aspects transposés de ce renouveau lui-même. Sur le
plan scientifique Cuvier, Geoffroy St-Hilaire, Cariiot, Fresnel
comme Ampère ont une Weltanschauung scientifique uni­
taire qui facilite la mise en circulation d’une notion totali­
taire et confusionnelle telle que celle d’Univers. La philo­
logie, le déchiffrement des écritures secrètes favorise le syn­
crétisme mystique et vient converger avec l’intérêt porté à
l’illuminisme, s’opposant ainsi délibérément à la philosophie
des lumières d’obédience dualiste, tandis que le syncrétisme
est un panthéisme à scénario dramatique et historique 3. Sans
oublier la motivation directe par l’histoire, de l’intérêt porté
à l’épopée et à l’histoire : l’époque romantique voit s’incarner
en quelques générations la catastrophe révolutionnaire et
l’épopée napoléonienne. Maistre, Fabre-d’Olivet, Ballanche,
Michelet comme Quinet sécrètent au contact des faits une
philosophie de l’histoire à peine consciente, tant elle est
1 Cf. L. Cellier, op. cit., p. 269. — 2 Cf. op. cit., p. 53. — 8 Op. cit.,
p. 41,44-45.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 450

brûlante et concrète, d’être une philosophie 1. Ainsi l’imagi­


nation romantique, par de multiples voies, se met tout entière
au Régime Nocturne.
A toute époque donnée deux mécanismes antagonistes de
motivation s’imposent : l’un oppressif au sens sociologique du
terme et qui contamine tous les secteurs de l’activité mentale
surdéterminant au maximum les images et les symboles
véhiculés par la mode, l’autre au contraire esquissant une
révolte, une opposition dialectique qui, au sein du totali­
tarisme d’un régime imaginaire donné, suscite les symboles
antagonistes 2. N’est-ce pas une preuve suffisante de ce que,
dans ses démarches, l’imagination humaine échappe à un
fatalisme typologique qui serait imposé par l’histoire hypo-
stasiée ? Il est en effet facile de montrer combien toute grande
« ère » archétypale de l’histoire est hantée à la fois par tous les
régimes de l’image, et combien tout classicisme — et récipro­
quement — est gros de tout le romantisme imaginable.
De plus nous avons montré 3 combien la structure histo­
rienne dépendait des archétypes cycliques et progressistes,
et non pas l’inverse. C’est pour cette raison que toute expli­
cation évolutionniste ou historique des mythes nous paraît
devoir être rejetée4. Mais il est si difficile de détrôner le mythe
historique et de le replacer dans la mythologie générale que
l’on voit un défenseur de la pensée mythique comme Gus-
d o rf5 qui, après avoir reproché à Comte, Brunschvicg et
Lévy-Bruhl de sacrifier à l’hypostase du Progrès, revient à
une conception progressiste de l’imagination humaine et
considère la prise de conscience de l’historicité comme un
progrès, « l’homme précatégorial » étant « aussi l’homme
préhistorique ». Gusdorf hypostasie de nouveau — pour
l’opposer au mythe, comme l’on opposait, à la génération pré­
cédente, le logique au prélogique — un mythe parmi tant
1 Cf. op. cit., p. 48-51. — 2 Cazeneuve a bien mis, en évidence la
coexistence, dans la civilisation « apollinienne » des Zuni, d’éléments
rituels « nocturnes » tels que les clowns Koyemshis. « Les Zuni, préci­
sément parce qu’ils sont un peuple apollinien, avaient besoin de cette
soupape de sûreté. » Cazeneuve, op. cit., p. 244-245 ; cf. R. Caillois,
Le Mythe et l ’Homme, p. 29, 30, 33. Toute la thèse de Piganiol sur les
Origines de Rome est également inspirée par la coexistence des deux men­
talités, sabine et romaine, dans la cité. — 3 Cf. supra, p. 406 sq. — 4 Cf.
supra, p. 35,38 1. — 5 Gusdorf, op. cit., p. 180.
UNIVERSALITÉ DES ARCHÉTYPES 451
d’autres et qui est le mythe historique. Cette hésitation de la
pensée chez Gusdorf nous semble venir de la confusion
constante des termes « historique » et « existentiel1 ». Or
si l’historique est un facteur mythique et non positif, ce sont
les ambiances psycho-sociales qui définissent l’existentiel.
Expliquons-nous : la constitution politique en empire semble
bien par exemple — autant que l’essor de l’astrobiologie et sa
concordance avec l’instauration des grands empires permet de
l’affirmer — être la motivation sociologique d’une vision du
monde autre que le contenu imaginaire du clan, de la tribu
ou de la cité. Mais est-il d’abord permis de dire que dans la
pensée collective de l’empire « les structures mythiques ont
éclaté de partout2 »? Tous les empires n’effectuent pas une
réforme rationaliste sur le modèle de celle tentée par Améno-
phis IV, réforme artificielle d’ailleurs, aussi fragile que vite
oubliée. Mais surtout, si tel régime d’images est lié à un tel
régime social, et s’il y a peut-être progrès des « clans aux
empires 3 », ce progrès n’est qu’un jugement de valeur sans
positivité, puisque nous voyons succéder à tant d’empires
le reflux des sables et des tribus nomades qui nous prouvent
d’une façon éclatante que les civilisations, même impériales,
sont mortelles. Que reste-t-il de Rome et de Byzance, de
l’empire Inca ou de celui de Sumer ? Certes Berthelot, comme
Gusdorf4, a raison de souligner la liaison entre l’institution
politique de l’empire et la conception de l’Univers imaginé
comme organisme astrobiologique 5. Mais qui ne voit que
c’est la pression sociale et non un déterminisme historique
qui introduit une « norme d’intelligibilité 8 » dans la cons­
cience mythique ? Bien loin d’être le socle et le seuil du ratio­
nalisme individualiste, l’âge des empires — pas plus que toute
autre phase sociologique de l’histoire — n’est un âge révolu :
si le miracle grec et le moment socratique suit bien la victoire
de Thémistocle sur l’empire perse, Athènes à son tour sera
colonisée par l’empire romain. Il n’y a donc pas de « fin de la
période des Empires », et le miracle grec, bien loin d’être le
point de départ d’une rationalisation et d’une « démocratisa­
1 Gusdorf, op. cit., p. 218, 222, 230. — 2 Op. cit., p. m . — 8 Cf.
Moret et Davy, Des Clans aux Empires, p. 15, 27, 88. — 4 Cf. Gusdorf,
op. cit., p. 114. — 6 L ’empire napoléonien n’est pas étranger à l’uni-
versalisme romantique. — 6 Gusdorf, op. cit., p. 118.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 452

tion » de la destinée, sera chronologiquement suivi par un


des plus totalitaires empires que le monde ait connu, véhicule
en Occident de toutes les mythologies paléo-orientales mises
en sourdine par les sophistiques humanistes de la Grèce.
Enfin, raison et intelligence, bien loin d’être séparées du
mythe par un processus de maturation progressive, ne sont que
des points de vue plus abstraits, et souvent plus spécifiés par
le contexte social, du grand courant de pensée fantastique qui
véhicule les archétypes. L’erreur supplémentaire des explica­
tions historiques c’est d’affirmer que la phylogenèse reproduit
l’ontogenèse. Or, cette affirmation analogique appartient elle-
même au domaine mythique. C’est une simple mise en minia­
ture du macrocosme que d’affirmer : « Le passage de la pré­
histoire à l’astrobiologie aurait ainsi son équivalent pour
chaque vie particulière dans le passage de l’enfance à la
puberté1. » Il y a dans une telle pensée un processus de réduc­
tion du genre humain à la genèse d’une personne et l’on peut
une fois de plus demander si cette réflexion sur l’astrobiologie
n’est pas dictée elle-même par un contexte mental astrobiolo-
gique.
Donc c’est bien un point de vue structural et sociologique
qu’il faut adopter si l’on veut juger des pressions pédago­
giques, et non un schème évolutionniste lui-même tribu­
taire de la mythologie. Comme l’ont pressenti les sociologues,
la mentalité imaginaire est un état de la mentalité humaine
tout entière : « Il y a une mentalité mystique... présente dans
tout esprit humain 2. » L’ethnologie dictait en 1938 ses exi­
gences à l’esprit honnête du sociologue positiviste de 1910
et le contraignait d’abandonner les séquelles de la philoso­
phie comtienne de l’histoire pour une étude des structures.
Autrement dit, bien loin d’être un produit de l’histoire, c’est
le mythe qui vivifie de son courant l’imagination historienne
et structure les conceptions mêmes de l’histoire3. A toutes les
1 Op. cit., p. 42. Si nous-même avions adhéré à ce credo progressiste,
nous aurions alors bâti cet ouvrage en suivant le plan ontogénétique de
l’apparition des réflexes dominants : réflexes de succion, réflexes pos-
turaux, régulation et dominantes sexuelles, mais l’Humanité, en tant
qu’espèce psychologique, n’a pas une genèse contrôlable. — 2 Lévy-
Bruhl, Carnets, p. 13 1 ; cf. p. 136; cf. également Durkheim, Formes élé­
mentaires, p. 340-342, 625. — 3 Cf. Gusdorf, op. cit., p. 247. Sur ethno­
logie et histoire, cf. Lévi-Strauss, Anthrop. struct., p. 3 sq.
UNIVERSALITÉ DES ARCHÉTYPES

époques et sous toutes les incidentes historiques se retrouvent


affrontés les grands régimes antinomiques de l’image. C’est
le contexte sociologique seul, qui collabore — comme l’a
montré Bastide en un ouvrage décisif1 — au modelage des
archétypes en symboles et constitue la dérivation pédagogique.
Paraphrasant la thèse de Bastide, en notre propre termino­
logie nous pourrions dire que l’universalité des archétypes
et des schèmes n’entraîne pas, ipso facto, celle des symboles 2;
encore moins, bien sûr, celle des complexes. Il y a pour ainsi
dire une « tension » sociologique croissante qui spécifie le
symbolisme de l’archétype et du schème universel en l’ex­
pression sociale précise du concept au moyen du signe d’un
langage bien différencié. C’est ce qui explique à la fois qu’une
langue —- domaine sémiologique — ne se traduit jamais
complètement en une autre langue, et cependant qu’une
traduction jouant sur le sémantisme des mythèmes est tou­
jours possible. Ce paradoxe de la traduction résume l’ambi­
guïté psycho-sociale du symbole. Damourette3 a bien montré
comment une langue comme le français organisait à sa guise
la répartition des sexuisemblances, d’abord en rejetant le
neutre qui est assimilé en français au masculin. Toute la
répartition sexuisemblancielle est dirigée par la conception
active du masculin et passive du féminin. En français tout
ce qui est différencié, désexualisé, tous les pullisemblants, tout
ce à quoi se prête une âme active, tout ce qui est figé dans une
délimitation précise, méthodique et en quelque sorte maté­
rielle, est masculin. Au contraire, tout ce qui représente une
substance immatérielle, abstraite, tout ce qui subit une acti­
vité exogène, tout ce qui évoque une fécondité mécanique
est féminin. Il est évident qu’une telle nuance linguistique ne
passe jamais dans une traduction. Mais cette nuance linguis­
tiquement bien spécifiée vient jouer sur le fond universel des
représentations les plus élémentaires de la féminité et de la
masculinité. Derrière la dérivation sociale de la langue per­
sistent donc dans leur universalité les archétypes et les sym­
boles les plus généraux sur lesquels viennent broder les inci­

1 Cf. Bastide, Sociol. et Psychan., p. 278 sq. Cf. la notion de « dériva­


tion » chez V. Pareto, Traité de sociol. — 2 Cf. Bastide, op. cit., p. 194 sq.
— 3 Damourette, op. cit., I, p. 105, 375, 389, 390.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 454

dentes sociologiques. Et nous retrouvons la thèse du « trajet


anthropologique » que nous avions méthodologiquement
posée au début de cet ouvragel. Le « trajet anthropologique »
du sujet humain à son environnement fonde une généralité
compréhensive que nulle explication, même historique, ne
peut totalement monnayer.
En conclusion nous pouvons affirmer d’abord que l’his­
toire n’explique pas le contenu mental archétypal, l’histoire
elle-même étant du domaine de l’imaginaire. Et surtout à
chaque phase historique l’imagination se trouve présente
tout entière, dans une double et antagoniste motivation :
pédagogie de l’imitation, de l’impérialisme des images et des
archétypes tolérés par l’ambiance sociale, mais également
fantaisies adverses de la révolte dues au refoulement de tel ou
tel régime de l’image par le milieu et le moment historique.
La pédagogie de l’image ne suit donc pas un sens historique
déterminé, et, à part le jeu psycho-social de l’antagonisme des
générations mis en relief par Matoré et Michaud, il est impos­
sible de prévoir quand le régime privilégié par l’ambiance
sociale sera submergé par le régime refoulé. En second lieu,
s’il y a bien une pédagogie sociale des archétypes, cette péda­
gogie apparaît ipso facto — de par Patypicalité foncière de
chaque représentation — comme secondaire. Affirmer une
telle atypicalité et une telle universalité du contenu imagi­
naire fondamental, c’est purement et simplement reconnaître
la possibilité de traduire un langage ou un mode d’expression
humain en un autre, autrement dit c’est reconnaître le lien
compréhensif des consciences par-delà la pédagogie du milieu
et l’incidente du moment. Non plus que la caractérologie et
la psychologie typologique, la motivation historique et sociale
ne rend ontologiquement compte de l’existence plénière des
ressorts axiomatiques de l’Imaginaire.
Les dérivations historiques et sociales, pas plus que les
dérivations caractérielles ou sexuelles, bien qu’elles semblent
suivre le découpage structural de l’imaginaire en régimes
différenciés, ne légitiment par leur déterminisme spécifique
1 Cf. supra, p. 38 sq.; cf. Lévi-Strauss, op. cit., p. 27, 28. « Le passage
du conscient à l’inconscient s’accompagne d’un progrès du spécial
vers le général. »
UNIVERSALITÉ DES ARCHÉTYPES

cette liberté souveraine que manifeste l’imagination humaine


dans le pouvoir d’alterner chez le même individu ou dans la
même société les régimes de l’image et leurs structures. Les
phases de l’imagination individuelle ou les modes d’expression
de l’imagination collective, les possibilités de retournement
archétypal, de « conversion » d’un régime à l’autre mettent en
évidence l’universalité et Patypicalité, tant psychique que
sociale, des grands archétypes que nous avons classés au
cours de cette étude. Une fois levée l’hypothèque d’un déter­
minisme particulier réduisant l’imaginaire à n’être plus qu’un
élément secondaire de la pensée humaine en général, et la trans-
cendantalité de l’imaginaire par rapport aux incidentes carac­
térielles et sociales étant démontrée, avant que de pouvoir
entreprendre l’analyse de cette fonction transcendantale, il
nous reste à élucider la portée psychique de la fonction fan­
tastique, c’est-à-dire à examiner quelle est la compréhension
de cette fonction dans l’économie du psychisme tout entier.
*
* *

Nous reprendrons l’étude de cette fonction au point même


où Lacroze l’avait laissée dans sa thèse sur ~La Fonction de
l’imagination1. Cette thèse avait le mérite d’admettre sans dis­
cussion l’universalité des images, puisqu’elle admettait l’uni­
versalité de la fonction. Toutefois, écrite sans référence an­
thropologique, elle présente le défaut de la thèse sartrienne :
elle ne généralise que du singulier, à savoir les modalités
d’une imagination restreinte à ce que peut véhiculer la défini­
tion introspective de l’imagination. Il ne faut donc pas s’éton­
ner de voir également cette fonction restreinte elle-même au
rôle assez mesquin que lui attribue généralement la pensée
philosophique française2. Mais restreindre, n’est-ce pas obli­
gatoirement déformer ? D ’abord la thèse de Lacroze limite
l’imagination à un seul régime 3 : le Régime Diurne. L’autisme
et le comportement schizoïde seraient « le produit naturel »
de la fonction imaginative. Mais qui ne voit que limiter l’ima­
gination à cet aspect diaïrétique, c’est opter philosophique­
1 Lacroze, La Fonction de l'imagination, Boivin, Paris, 1938. — 2 Cf.
supra, p. 15, 30. — 8 Lacroze, op. cit., p. 130 sq.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 456

ment pour la thèse classique de l’imaginaire opposé au réel,


et par là même sous-évaluer le « nirvâna » des fantaisies 1 ?
Nous avons vu au contraire que la fonction fantastique
accompagne les engagements les plus concrets, module
l’action esthétique et sociale de l’épileptoïde et, par consé­
quence, ne doit pas être reléguée au magasin des acces­
soires schizophréniques. En second lieu, la conception de
la fonction d’imagination étant trop restreinte est fatalement
trop vague : c’est reprendre sans rien y ajouter les thèses de
Freud, de Godet et de Laforgue, selon lesquelles l’imagination
est pure compensation et a un « rôle biologique2». La fonction
d’imagination serait donc, une fois de plus secondaire, simple
« position de replis en cas d’impossibilité physique ou d’inter­
diction morale », et le symbole se réduirait à un simple phéno­
mène de honteuse vicariance s. Mais qui ne voit que cette
« évasion loin de la dure réalité 4 » reste fort vague si on la
coupe de l’impossibilité fondamentale, à savoir de la Mort et
de l’irréversibilité du temps, et si l’on ne restitue pas, comme
nous allons tenter de le faire, ses dimensions ontologiques à la
fonction fantastique ? Enfin la thèse de Lacroze est contradic­
toire : car l’imagination étant source de joie, tantôt cette joie
est affirmée comme résultat du défoulement « prospectif » de
tendances qui ne sont plus censurées et qui « jouent » libre­
ment 5, tantôt la joie est le résultat même du refoulement6!
Elle serait alors, assez inexplicablement, mêlée d’angoisse, d’in­
quiétude 7. La joie manifesterait tantôt le triomphe de l’an­
goisse, tantôt le produit de l’angoisse. Il nous semble donc
nécessaire de compléter l’étude de Lacroze, et pour ce faire
de ne pas restreindre a priori la conception de l’imagination.
C’est cet élargissement du domaine imaginaire qu’a permis
l’étude anthropologique.
Nous pouvons d’abord affirmer que la fonction fantastique
déborde le mécanisme du refoulement tel que le conçoit la
psychanalyse classique. Il est faux d’affirmer que « n’est sym­
bolisé que ce qui est refoulé, seul ce qui est refoulé a besoin
d’être symbolisé 8 ». Car c’est confondre les fatalités de l’em­
1 Op. cit., p. 132. — * Cf. op. cit., p. 98, 139. — 8 Op. cit., p. 98. —
4 Op. cit., p. 58. — 6 Op. cit., p. 117 . — ® Op. cit., p. 109. — 7 Op. cit.,
p. n i , 119 ,12 0 . — 8 Lacroze, op. cit., p. 84; cf. Dalbiez, op. cit., I, p. 175.
UNIVERSALITÉ DES ARCHÉTYPES 457

pêchement, de la censure, avec le domaine de l’ineffable contin­


gence future. Le symbole n’a pas pour mission « d’empê­
cher 1 » une idée d’atteindre à la conscience claire, mais bien
plutôt résulte de l’impossibilité de la conscience sémiolo-
gique, du signe, d’exprimer la part de bonheur ou d’angoisse
que ressent la conscience totale face à l’inéluctable instance
de la temporalité. Le sémantisme du symbole est créateur. La thèse
du refoulement ne peut en effet rendre compte de la création
artistique et du bilan de l’expérience religieuse. Bien loin d’être
résultat de refoulement, l’image est véhicule non sémiologique
de joie créatrice 2. Nous nous sommes efforcé, au cours de ce
travail, de montrer que bien loin d’être sémiologie dans laquelle
le sens, ou la matière, est dissocié de la forme, l’image symbo­
lique est sémantique : c’est-à-dire que sa syntaxe ne se sépare
pas de son contenu, de son message. Alors que le refoulement
réduit toujours l’image à un simple signe du refoulé. Pour
Lacroze, comme pour la psychanalyse freudienne, comme pour
Sartre ou Barthes 3, l’image est toujours réduite à un signe
douteux et appauvri.
C’est chez Barthes que l’on saisit le mieux ce que l’on pour­
rait appeler l’erreur sémiologique : Barthes s’efforce de dégra­
der le mythe en en faisant un « système sémiologique second4 »
par rapport au langage. Or c’est cette secondarité que révoque
l’anthropologie : ni la psychologie de l’enfant, ni la psycholo­
gie du primitif, ni l’analyse du processus formateur de l’image
chez l’adulte civilisé ne permettent d’affirmer que le symbole
soit second par rapport au langage conceptuel. Rien, absolu­
ment rien, ne permet de dire que le sens propre prime chrono­
logiquement, et à plus forte raison ontologiquement, le sens
figuré. La terminologie de Barthes est elle-même hésitante,
puisque, voulant à tout prix dévaluer le mythe par rapport au
langage, il ne peut s’empêcher d’écrire que le mythe est un
« méta-langage », un « système sémiologique agrandi » et
avoue finalement que « le mythe est trop riche 5 ». D ’autre
1 Lacroze, op. cit., p. 91. — 2 Cf. Alain, op. cit., p. 213 : « Je crois
assez que le fond des rêves, même terribles, est heureux et même gai » ;
p. 210 : « Et le sommeil est une sorte de rire apaisé, mais qui s’assure
encore de«lui-même par un déliement total et une parfaite indifférence
aux raisons. » — 8 Cf. R. Barthes, Mythologies, p. 224, 251. — 4 Op. cit.,
p. 221. — 6 Op. cit., p. 222, 233: Dans cette dichotomie entre le lan­
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 458

part, dans le schéma que l’auteur 1 trace des rapports du plan


de la langue et du plan du mythe, il ressort logiquement que
c’est le mythe qui englobe le « langage-objet », donc qui est la
catégorie sémiologique la plus riche puisqu’elle ajoute au lan­
gage. Mais ce n’est pas de cet artifice schématique qu’il faut
partir, puisqu’il est à l’origine falsifié par la décision arbitraire
de réduire le mythe à du sémiologique, mais bien de l’analyse
anthropologique qui nous montre d’une façon péremptoire que
le mythe est toujours premier dans tous les sens du terme et
que, bien loin d’être le produit d’un refoulement ou d’une
quelconque dérivation, c’est le sens figuré qui prime le sens
propre. Qu’on le veuille ou non, la mythologie est première
par rapport non seulement à toute métaphysique, mais à toute
pensée objective, et c’est la métaphysique et la science qui sont
produites par le refoulement du lyrisme mythique 2. Bien
loin d’être un substitut dévalué de l’assimilation en face d’une
adaptation défectueuse, tout au cours de cette étude le symbo­
lisme nous est apparu comme constitutif d’un accord, ou d’un
équilibre — ce que nous avons appelé un « trajet » — entre
les désirs impératifs du sujet et les intimations de l’ambiance
objective. Et l’indignation de Barthes 3 devant la « bassesse »
du mythe et l’« écœurant » du procédé symbolique ne suffit
pas à démontrer que la nature mythique est « fausse » par
rapport à une « vraie » nature qui serait du côté de l’objet. Qui
ne voit d’ailleurs que le culte de l’objectivité comme la valori­
sation du « refoulement » sont liés au sens d’une Weltanschau-
ung qui consiste à donner le primat à la nature de « l’en soi »
objectif sur la nature du « pour soi » subjectif4? Car finale­
ment ce que tant de penseurs modernes reprochent au symbole,
c’est « qu’il est fait pour m o i6 ». Et cette prise de position
anti-mythique nous semble, en dernier ressort, singulièrement
se situer dans le régime d’imagination pour lequel l’intimité du
moi est haïssable et auquel répugne totalement la conception
gage et le mythe, Barthes semble démentir la thèse qu’il soutenait dans
Le Degré zéro de l ’écriture, selon laquelle la « mythologie personnelle »
du style, cette « hypo-physique de la parole », primait toujours l’écri­
ture. Quant à nous, il nous semble que le mythe est « le degré zéro »
du langage, de la sémiologie. Cf. Barthes, Le Degré zéro, p. 19, 22, 35-40.
— 1 Mythol. p. 222. — 2 Cf. Gusdorf, op. cit., p. 265. — 3 Barthes,
op. cit., p. 233, note 7. — 4 Cf. Bachelard, Format, esprit scient., p. 38,
119. — 5 Barthes,op. cit., p. 232.
UNIVERSALITÉ DES ARCHÉTYPES 459
d’une réalité qui ne soit pas objective, c’est-à-dire, qui ne soit
pas distante, séparée de la compréhension qui la pense. Mais il
nous est possible d’affirmer maintenant, grâce à la psychologie
contemporaine, qu’il n’y a pas que des « vérités objectives »
produits du refoulement et de l’adaptation aveugle de l’ego à
son milieu objectif. Il y a aussi des « vérités subjectives »
plus fondamentales au fonctionnement constitutif de la pensée
que les phénomènes. Aussi ne doit-on pas condamner la fonc­
tion fantastique comme « frauduleuse » et, comme le dit excel­
lemment G usdorf1 : « La vérité du mythe est attestée par l’im­
pression globale d’engagement qu’il produit en nous... la vérité
du mythe nous réintègre dans la totalité, en vertu d’une
fonction de reconnaissance ontologique. » Un mensonge est-il
encore un mensonge lorsqu’il peut être taxé de « vital2 » ?
Si la fonction fantastique déborde le refoulement et la sémio­
logie, et par là si elle n’est pas secondaire par rapport à un
quelconque département du contenu mental, mais constitue ce
« monde plénier dont aucune signification n’est exclue 3 »,
alors rien n’interdit de la voir participer à l’activité psychique
tout entière, tant théorique que pratique. Au point de vue
théorique, en effet, il ne faut pas seulement se contenter, comme
le fait Auguste Comte, d’attribuer un rôle explicatif révolu à
l’imagination, ou encore, comme le fait Lacroze, de prétendre
que « devant le progrès de la science la pensée mythique ne
subit aucun recul; elle change simplement d’objet... ». Car ces
deux affirmations minimisent la fonction fantastique en l’ex­
cluant de la démarche intellectuelle. Or l’invention est imagi­
nation créatrice comme le soulignent brièvement nos modernes
manuels de psychologie. Toute la science moderne, depuis
Descartes, repose sur une double analogie : à savoir que l’algè­
bre est analogue à la géométrie, et que les déterminismes natu­
rels sont analogues aux processus mathématiques. Nous n’in­
sisterons pas davantage sur l’immense rôle que joue la fonction
fantastique dans la recherche et la découverte. L’on peut ajou­
ter simplement que toute la recherche objective se fait autour
et contre la fonction fantastique : c’est l’imagination qui donne
1 Gusdorf, op. cit., p. 249. — 2 Cf. sur la notion de « mensonge
vital », Lacroze, op. cit., p. 115 ; cf. Piaget, Symbol., p. 117 . Nous préfé­
rerions l’expression « vérités doxologiques » par opposition aux véri­
tés « épistémologiques ». — 8 Bachelard, op. cit., p. 78.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 460

l’amorce, c’est ensuite — comme Bachelard l’a montré dans


un ouvrage capital — l’imagination qui sert de repoussoir
antithétique au déchiffrage objectif. L’imagination est à la fois
l’estafette et la banderille de la science. Bachelard, avec sa
perspicacité habituelle, se rend parfaitement compte que la
démarche scientifique ne peut effacer, annihiler les images
pensées mais simplement fait un effort pour « décolorer 1 »
les métaphores inductrices de la recherche. Car le domaine de
la recherche objective est par excellence le domaine du refou­
lement. Bien loin d’être produit du refoulement, c’est le mythe
qui en quelque sorte le déclenche au cours du processus de
« psychanalyse objective », c’est l’accord du Moi et du monde
au sein du symbole qui a besoin d’être dissocié, afin que la
conscience recueille autant qu’il se peut un monde « objectif »,
c’est-à-dire épuré de toute intention assimilatrice, de tout
humanisme. Mais il n’en est pas moins vrai que, contrairement
à ce qu’affirment Comte et Lacroze, l’image persiste en l’idée
objective comme sa propre jeunesse. Et le purisme du régime
scientifique de la pensée n’est que l’ultime rétrécissement
sémiologique du Régime Diurne de l’image.
Non seulement la fonction fantastique participe à l’élabora­
tion de la conscience théorique, mais encore, contrairement à
ce que pense Lacroze 2, elle ne joue pas dans la pratique le
simple rôle d’une refuge affectif, elle est bien un auxiliaire de
l’action. Non pas peut-être, comme le croit Groos, en ce que
le jeu est initiation à l’action, mais plus profondément parce
que toute culture avec sa charge d’archétypes esthétiques, reli­
gieux et sociaux, est un cadre dans lequel l’action vient se
couler. Or toute culture inculquée par l’éducation est un
ensemble de structures fantastiques. Le mythe, écrit Gusdorf 3,
« est le conservatoire des valeurs fondamentales ». La pratique
est d’abord enseignée de façon théorétique extrême : sous
1 Bachelard, op. cit., p. 78. Sur l’Imagination et la Science, cf. J. Bernis,
op. cit., ch.ix, p. 69. Cet effort de « décoloration » rejoignant la « clarté »,
la « distinction », etc., range d’emblée la démarche scientifique dans le
Régime D iurne de l’imaginaire. — 2 Lacroze, op. cit., p. 58. Cf. Muchielli
qui, dans la conclusion de son beau livre, L e Mythe de la cité idéale
(p. 300), montre que le mythe universel de la cité est en fin de compte
« volonté » éthique de promotion de ce modèle idéal. — 3 Gusdorf,
op. cit., p. 278; cf. J. Bernis, op. cit., ch. m, p. 43, « L e mythe et le je u »,
et p. 77, 81-82, chap. x, « L'im agination et la vie ».
UNIVERSALITÉ DES ARCHÉTYPES 461

forme d’apologues, de fables, d’exemples, de morceaux choisis


dans les littératures, dans le musée, l’archéologie ou la vie des
hommes illustres. Et les jeux ne sont qu’une première mise à
l’essai des mythes, des légendes et des contes. Si les petits
Européens occidentaux jouent aux cow-boys et aux Indiens,
c’est que toute une littérature de bandes illustrées a habillé l’ar­
chétype de la lutte, du vêtement historique et culturel de Bufialo
Bill et d’Œil de Faucon. D ’autre part, après le stade éducatif
la fonction fantastique tient un rôle direct dans l’action : n’y
a-t-il pas des « œuvres de l’imagination » et toute création
humaine, même la plus utilitaire, n’est-elle pas toujours nimbée
de quelque fantaisie? Dans ce « monde plénier » qu’est le
monde humain créé par l’homme, l’utile et l’imaginatif sont
inextricablement mêlés; c’est pour cette raison que chaumières,
palais et temples ne sont pas des termitières ou des ruches, et
que l’imagination créatrice orne le moindre ustensile afin que
le génie de l’homme ne s’y aliène point.
Ainsi l’aube de toute création de l’esprit humain, tant théo­
rique que pratique, est gouvernée par la fonction fantastique.
Non seulement cette fonction fantastique nous apparaît comme
universelle dans son extension à travers l’espèce humaine,
mais encore dans sa compréhension : elle est à la racine de tous
les processus de la conscience, elle se révèle comme la marque
originaire de l’Esprit. Aussi rien ne nous semble plus proche
de cette fonction fantastique que la vieille notion avicennienne
d'intellect agent, rectrice du savoir de l’espèce humaine tout
entière, principe spécifique d’universalité et de vocation
transcendante K Dès lors nous pouvons passer à l’analyse phi­
losophique de cette primordiale fonction de l’Esprit.

II. L’ESPACE, FORME A PRIO RI DE LA


FANTASTIQUE
Tous les auteurs qui se sont penchés sur les caractères de
l’imaginaire ont été frappés par l’immédiateté insolite de
1 Lorsque nous avons rédigé ce livre, nous ne connaissions pas
l’ouvrage magistral d’Henri Corbin, L,’Imagination créatrice dans le
soufisme d’Ibn’ Arabi. Ce travail, si proche par tant de points des conclu­
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 462

l’image 1. Jamais le cube perçu ne sera aussi spontanément


cube que le cube imaginé. L’imagination vole immédiatement
dans l’espace, et la flèche imaginée par Zénon se perpétue hors
du minutage existentiel. Cette immédiateté fait la perfection
essentielle des objets imaginaires, leur « pauvreté essentielle »
est une bienheureuse absence d’accident. Dans le domaine de
la fantastique pure, dans le rêve, les observateurs ont toujours
été surpris par l’opposition de la fulgurance des songes et du
lent processus temporel de la perception 2. De même que le
point euclidien est sans épaisseur et en quelque sorte échappe
à l’espace, l’image se manifeste comme sans harmoniques tem­
porelles, sur la voie du concept, par le raccourci qu’elle présente
mais plus intemporelle que le concept, car celui-ci médiatise
la spontanéité imaginaire par un effort sélectif, par un jugement
qui retarde la pensée en fuyant la précipitation. L’image, au
contraire, follement engendre en tous sens, sans souci des
contradictions, un luxuriant « essaim » d’images. Sur la pensée
qui raisonne comme sur la pensée qui perçoit pèse encore le
cheminement laborieux de l’existence, alors que la pensée qui
imagine a conscience d’être comblée instantanément et ravie à
l’enchaînement temporel. Dans les états dits de « basse ten­
sion » ce n’est pas tellement le sentiment du réel qui s’efface,
mais plutôt la conscience successionnelle du moi qui ne
contrôle plus, c’est-à-dire n’enchaîne plus les percepts 3 en
un continuum temporel. Dès lors on comprend mal comment
Bergson assimile cette fulguration onirique ou fantastique à la
durée concrète, puisque le « désintéressement » du rêve appa­
raît d’abord comme un « ajournement4 » du temps, et que dans
les rêves et les délires, la donnée immédiate est l’image, non la

sions de notre présente étude, a l’ immense mérite de rendre à l’Imaginatif


sa place primordiale qui lui avait été ravie par les interprétations aver-
roïstes de Vintellectus adeptus. — 1 Cf. Sartre, L .’Im aginaire, p. 22, 12 1,
17 1 ; cf. M. Bonaparte, E ro s, p. 25, 27, 33; cf. Alain, Prélim inaires,
p. 80 : « Tout changement dans les choses réelles suppose un travail,
qui se réduit au fond à un déplacement. Les choses imaginaires se
déplacent sans peine, comme on voit dans les contes; un palais surgit et
disparaît par la baguette... » — a Cf. Thomas de Quincey, The Confession
o f an English Opium E ater, p. 32, 45 sq. ; Baudelaire, Paradis artificiels,
p. 23 sq. ; Proust, L e Temps retrouvé, II, p. 72. — 8 Cf. Piaget, Pensée
symbolique chez l'enfant, p. 212, 215. — 4 Alain, op. cit., p. 212.
ESPACE ET EUPHÉMISME 463

durée puisque le « sens du temps » est « comme dissous 1 ».


Bergson 2, on le sait, accuse Kant d’avoir coupé entre nou-
mène et phénomène et d’avoir renvoyé le temps du même côté
phénoménal que l’espace en le considérant lui aussi comme un
milieu homogène. Et Bergson conclut son célèbre Essai en
montrant comment Kant, négligeant la durée, s’est interdit la
métaphysique : « Le problème de la liberté est né d’un malen­
tendu... il a son origine dans l’illusion par laquelle on confond
succession et simultanéité, durée et étendue, qualité et quan­
tité. » Bergson, déplaçant la césure ontologique, réintègre le
noumène sous la forme de la durée et sépare avec soin le moi
et sa durée concrète, réalité ontologique, de la représentation
pragmatique toute orientée vers l’action sur le monde. Cepen­
dant, si l’on examine directement, et non plus à travers la
critique bergsonienne, la thèse kantienne relative aux formes
de la représentation, on s’aperçoit que U Esthétique transcen-
dantale accorde elle aussi un primat, au moins perceptif, au
temps dont elle fait « la condition a priori de tous les phéno­
mènes en général3 ». Certes le criticisme se refuse d’accorder
une réalité à ce temps qui reste purement formel, mais il n’en
est pas moins paradoxalement vrai que chez Kant comme chez
Bergson le temps possède une plus-value psychologique sur
l’espace. « Donnée immédiate » ou « condition a priori de la
généralité des phénomènes » minimisent l’espace au profit de
l’intuition de la temporalité. Et une critique de l’ontologisme
de la durée chez Bergson entraîne aussi une critique du privi­
lège phénoménologique du temps chez Kant.
Alquié 4 a bien montré que la difficulté essentielle de cette
durée ontologique bergsonienne, c’est qu’elle est, soit « impen­
sable », soit, si on la pense, qu’elle n’est plus durée. Car d’une
part si on abandonne cette durée au lyrisme ontologique, elle
devient un insaisissable puzzle, sans liaison des successions
qualitatives, ou, selon le mot de Burloud, une vague « hydrolo­
gie mentale5 ». Si d’autre part « on en souligne l’unité, on la

1 Cf. M. Bonaparte, E ro s, p. 3 3 ; cf. Alain, op. cit., p. 2 1 2 : « Disons


que l’esprit des rêves... tient dans le mot des grands hommes... : à
demain les affaires! ». — * Cf. Bergson, E ssa i, p. 175. — * Kant, Critique
de la Raison pure, p. 74. — 4 Cf. Alquié, D ésir d ’éternité, p. 9 1 . — 6 Cf.
Burloud, Psycbo. des tendances, p. 3 2 .
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 464

voit se perdre dans une immobilité statique 1 » et l’on peut


alors, à juste titre, se demander si Bergson, en appelant durée
l’être de la conscience, n’a pas subrepticement entendu ce verbe
« durer » dans l’acception la plus triviale que lui donne le sens
commun dans l’expression « pourvu que ça dure! », c’est-à-
dire pourvu que ça demeure, que ça reste. Mais alors où est le
propre de la durée qui est de devenir et de passer? L’on
aboutit à ce paradoxe que la durée bergsonienne, parce qu’elle
dure, n’est plus temporelle ! C’est que le temps, et son actuali­
sation concrète la mort, est à proprement parler impensable,
et bien loin de se confondre avec l’être psychique, la tempo­
ralité n’en est que le néant. « Vivre le temps, comme l’écrit un
psychanalyste, c’est en m ourir2. » Finalement l’analyse berg­
sonienne de la durée se retourne contre elle-même, puisque
Bergson définit la durée comme un anti-destin; le « temps
est cette hésitation même 3 » qui permet le blocage du fatal
déterminisme. Mais alors peut-on appeler « durée » ce qui
précisément a pour but de suspendre le vol rapace et aveugle
du destin? N’y a-t-il pas une confusion entre « durer » et
« être », entre exister dans le temps et être au-delà du temps,
n’y a-t-il pas confusion entre l’intelligence ou les ruses
d’Ulysse et les péripéties aveugles de l’Odyssée ? Bien plus,
Bergson lui-même utilise comme qualificatif verbal de la vie le
terme de « retarder 4 », par opposition à l’inexorable devenir
matériel. La vie a pour mission de « retarder » la chute
d’énergie; par cet ajournement de la mort elle est annoncia­
trice de la liberté.
Alors au sein de la philosophie bergsonienne l’être change
de camp ; bien loin de se définir comme écoulement, iljest inéluc­
tablement la puissance même de l’arrêt. L’évolution se mani­
feste comme créatrice lorsqu’elle s’arrête d’évoluer 6. La
liberté est un repos, luxe suprême qui déjoue le destin. La
valeur se situe dans l’explosion du devenir. L’ordre de la
volonté, du « vital » qui s’oppose à l’inertie et à l’automatisme,
n’est pas autre chose que la puissance d’arrêt, la puissance d’en­
visager en contrepoint du destin d’autres possibles que ceux
1 Alquié, op. cit., p. 91. — 2 M. Bonaparte, Éros, p. 17. — 3 Bergson,
Évol. créatr., p. 367; cf. Pensée et Mouvant, p. 117 -118 . — * Bergson,
Évol. créatr., p. 265, 267, 278. — 5 Cf. Bergson, op. cit., p. 286.
ESPACE ET EUPHÉMISME 465

automatiquement enchaînés par le déterminisme matériel. Ce


retour à l’essentiel, par-delà un point de départ temporel ou
existentiel, se retrouve à travers une pensée comme celle de
Gusdorf1, qui confond en son langage l’écoulement du temps
et la liberté de réversibilité qu’accorde la représentation. Lors­
qu’il écrit : « Le temps constitue un ensemble d’images, de
situations dont l’efficacité se conserve en dehors même (c’est nous
qui soulignons) de l’événement actuel qui leur a donné nais­
sance », qui ne voit que le verbe « conserver », comme chez
Bergson le verbe « retarder » ou même « durer », émascule le
sombre pouvoir de Kronos? Et Gusdorf confond comme
Bergson la faculté de projeter des images et de « figurer » le
destin, c’est-à-dire de « durer » hors du déterminisme tempo­
rel, avec l’évanescence chronique elle-même. Car lorsqu’il
écrit 2 : « Le temps de l’homme, c’est la possibilité de raconter
son passé et de préméditer son avenir, comme aussi de roman­
cer son actualité... », qui ne voit qu’il y a abus et perversion
de la temporalité ? Qui ne voit que « raconter », « prémédi­
ter », « romancer » sont des activités redevables de la fonc­
tion fantastique et qui échappent précisément au devenir
fatal ?
Donc la fonction fantastique par son caractère premier
d’immédiateté, de pauvreté existentielle nous apparaît comme
incompatible avec la soi-disant intuition de la durée, avec la
médiation du devenir. Certes la thèse de Bergson tente une
réfutation subtile de cette incompatibilité : à savoir que l’ima­
ginaire est bien du domaine du temps, puisqu’il est du domaine
de la mémoire. Déjà cette thèse3 qui ferait succéder au « désin­
téressement » le contenu de la mémoire totale s’esquissait
dans Le Rire, mais c’est l’ouvrage fameux Matière et Mémoire
qui, d’un seul coup, résorbe l’image et l’esprit dans la mémoire
et l’intuition de la durée. La mémoire serait acte de résistance
de la durée à la matière purement spatiale et intellectuelle. La
mémoire et l’image du côté de la durée et de l’esprit s’oppo­
sent à l’intelligence et à la matière du côté de l’espace. Enfin
dans le célèbre exposé de la théorie de la fabulation, Bergson,
ne se préoccupant plus de la mémoire à laquelle il a réduit pri­
1 Gusdorf, op. cit., p. 102. — 2 Op. cit., p. 103. — 8 Cf. Pradines,
Traité, II, 2, p. 14 sq.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 466

mitivement l’imagination, fait de la « fiction » le « contrepoids »


naturel de l’intelligence, le vicaire de l’élan vital et de l’instinct
éclipsé par l’intelligence : « réaction de la nature contre le
pouvoir dissolvant de l’intelligence 1 ». Cette thèse générale
repose sur une double erreur : d’abord sur l’erreur qui assimile
la « mémoire » à une intuition de la durée, ensuite sur l’erreur
qui coupe en deux la représentation et la conscience en général
et minimise « l’intelligence » au détriment de l’intuition
mnésique ou fabulatrice.
C’est au contraire la mémoire qui se résorbe en la fonction
fantastique, et non l’inverse. La mémoire, loin d’être intuition
du temps, échappe à ce dernier dans le triomphe d’un temps
« retrouvé », donc nié. L’expérience proustienne du « temps
retrouvé » nous semble radicalement contredire la thèse « exis­
tentialiste » de Bergson 2. Croyant rédintégrer un temps perdu,
Proust a recréé une éternité retrouvée. Ce « pouvoir de péren­
nité » dont l’écrivain a parfaitement conscience se retrouve
chez tous les grands auteurs 3. Et le fameux problème de
l’existence d’une « mémoire affective » ne signifie rien d’autre
que cette possibilité de synthèse entre une représentation revi-
viscente, lavée de son affectivité existentielle d’origine, et
l’affectivité présente. Le souvenir le plus funeste est désamorcé
de sa virulence existentielle et peut entrer ainsi dans un
ensemble original, fruit d’une création. Bien loin d’être aux
ordres du temps, la mémoire permet un redoublement des
instants, et un dédoublement du présent; elle donne une épais­
seur inusitée au morne et fatal écoulement du devenir, et
assure dans les fluctuations du destin la survie et la pérennité
d’une substance. Ce qui fait que le regret est toujours pénétré
de quelque douceur et débouche tôt ou tard sur le remords.
Car la mémoire, permettant de revenir sur le passé, autorise en
partie la réparation des outrages du temps. La mémoire est
bien du domaine du fantastique puisqu’elle arrange esthétique­

1 Bergson, Les Deux Sources, p. 127. — 2 Cf. Proust, Du côté de chez


Swann, p. 54, 58, et Le Temps retrouvé, II, chap. ni, p. 11, 14, 53 sq.
Sur « l’existentialisme de Bergson », cf. H. Bonnet, Roman et Poésie,
p. 236 sq. Notre thèse est fort proche ici de celle d’E. Souriau (cf.
Pensée vivante, p. 265) pour lequel la mémoire est (f concaténation »,
c’est-à-dire enchaînement réversible et non pas devenir existentiel et
fatal. — 3 Cf. Kostyleff, Réflexologie, p. 232.
ESPACE ET EUPHÉMISME 467

ment le souvenir. C’est en cela que consiste « l’aura » esthétique


qui nimbe l’enfance, l’enfance étant toujours et universellement
souvenir d’enfance, étant archétype de l’être euphémique,
ignorant de la mort, parce que chacun de nous a été enfant
avant que d’être homme... Même l’enfance objectivement mal­
heureuse ou triste d’un Gorki ou d’un Stendhal ne peut se
soustraire à l’enchantement euphémisant de la fonction
fantastique. La nostalgie de l’expérience enfantine est consub-
stantielle à la nostalgie de l’être. Alors que l’enfance est
objectivement anesthétiquex, puisqu’elle n’a pas besoin
du recours à l’art pour contrer un destin mortel dont elle
n’a pas conscience, tout souvenir d’enfance, de par le double
pouvoir du prestige de l’insouciance primordiale d’une
part et de l’autre de la mémoire, est d’emblée œuvre d’art.
Mais si la mémoire a bien le caractère fondamental de l’ima­
ginaire, qui est d’être euphémisme, elle est aussi, par là même,
anti-destin et se dresse contre le temps. La fameuse double
règle de continuité et de régression que la psychanalyse 2 a
mise à jour, non seulement rend compte des mécanismes subal­
ternes du refoulement, mais encore, comme l’a pressenti Rank,
explique intégralement la représentation tout entière, et spécia­
lement constitue la mémoire. Nous sommes tous des arriérés
affectifs sur un point : le fait de « venir au monde » est obli­
gatoirement une oblitération fontionnelle, et si la pédagogie
de la première enfance peut avoir une influence formelle sur
les symbolismes de la mentalité de base, il n’en est pas moins
vrai que l’incident de la naissance et le phénomène de la
mémoire est inéluctable pour le Marquisien, le Parisien ou
le Trobriandais 3. La réflexologie de la mémoire vient confir­
mer elle aussi la thèse psychanalytique et se ranger sous la
grandiose théorie de la Réminiscence 4. La mémoire est pou­
voir d’organisation d’un tout à partir d’un fragment vécu,
telle la petite madeleine du Temps perdu. Ce pouvoir réflexo-
gène serait le pouvoir général de la vie ; la vie n’est pas devenir
1 Cf. Malraux, Les Voix du silence, III, p. 119 , 145, 146, 150. — * Cf.
Allendy, L ’Enfance méconnue, p. 60, et Baudouin, Introduction à l ’analyse
des rêves, p. 37. — 3 Cf. M. Dufrenne, L a Personnalité de base, p. 155 sq.
Cf. G. Durand, Les Trois Niveaux de formation du symbolisme. — 4 Cf.
Kostyleff, op. cit., p. 32, 232; cf. Goldstein, op. cit., p. 135 : « Le réflexe
est réaction de l’organisme total. »
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 468

aveugle, elle est puissance de réaction, de retour. L’organi­


sation qui fait qu’une partie devienne « dominante » par
rapport à un tout, est bien la négation de la puissance d’équi­
valence irréversible qu’est le temps. La mémoire — comme
l’image — est cette magie vicariante par laquelle un fragment
existentiel peut résumer et symboliser la totalité du temps
retrouvé. Et le réflexe — ébauche bien humble de la mémoire
— procède par ce que les psychanalystes appelleraient « loi
du déplacement simple1 » dans lequel c’est un stimulus
secondaire qui déclenche la rédintégration et, par là, occupe
une place prépondérante dans le champ des motivations.
Aussi n’avions-nous pas tort de nous inspirer méthodolo-
giquement de la réflexologie pour établir un plan classifi-
cateur des archétypes. L’acte réflexe est ontologiquement
l’ébauche de ce refus fondamental de la mort et qui annonce
l’esprit2. Bien loin de plaider pour le temps, la mémoire,
comme l’imaginaire, se dresse contre les visages du temps, et
assure à l’être, contre la dissolution du devenir, la continuité
de la conscience et la possibilité de revenir, de régresser,
au-delà des nécessités du destin. C’est ce regret enté au plus
profond et au plus lointain de notre être qui motive toutes
nos représentations et prend occasion de toutes les vacances
de la temporalité pour faire croître en nous, à l’aide des images
de nos petites expériences mortes, la figure même de notre
espérance essentielle. Dès lors la thèse bergsonienne de la
double assimilation de la fabulation à la mémoire et de cette
« pensée » authentique à l’intuition de la durée concrète est
intenable. C’est contre le néant du temps que se dresse la
représentation tout entière, et spécialement la représentation
dans toute sa pureté d’anti-destin : la fonction fantastique dont
la mémoire n’est qu’une incidente 3. La vocation de l’esprit
est insubordination à l’existence et à la mort, et la fonction
fantastique se manifeste comme le patron de cette révolte.
Bergson semble avoir aperçu ce caractère fondamental de
1 Cf. Baudouin, op. cit., p. 33. — 2 Cf. Goldstein, op. cit., p. 135 :
« Les réflexes sont l’expression de la réaction de l’organisme à un isole­
ment quelconque de certaines de ses parties. » — 3 Lévi-Strauss, op. cit.,
p. 225 : « On sait bien que tout mythe est une recherche du temps
perdu » ; cf. Bastide, Lévi-Strauss ou l’ethnographe « à la recherche du temps
perdu » {Présence africaine, avril-mai 1956).
ESPACE ET EUPHÉMISME 469

la fonction fantastique lorsqu’il corrige la formule inadé­


quate : la fabulation est « une réaction de la nature contre le
pouvoir dissolvant de l’intelligence1 », par ce complément
qui en bouleverse le sens anti-intellectualiste : « une réaction
défensive de la nature contre la représentation, par l’intelli­
gence, de l’inëvitabilité de la m ort2 ». Or cet additif renverse
à juste titre toute la doctrine bergsonienne du privilège
ontologique du temps : car la fabulation étant aussi repré­
sentation, ce n’est pas la représentation qui est fautive en soi,
mais le terrible verdict que draine l’intuition du temps. Et la
« donnée immédiate » du dernier ouvrage de Bergson n’est
plus celle du premier Essai, puisque « l’origine première
n’est plus la crainte, mais une assurance contre la crainte 3 ».
La donnée immédiate plutôt qu’une intuition de l’écoulement
temporel est « ... cette réaction défensive de la nature contre
un découragement... cette réaction suscite au sein de l’intelli­
gence même des images et des idées qui tiennent en échec
la représentation déprimante ou qui l’empêchent de s’actua­
liser 4 ». Dans cette conclusion Bergson montre admirable­
ment que la « fabulation » est au-delà d’un vulgaire refoule­
ment : elle est sauvegarde essentielle. Mais également au
commencement ontologique de l’aventure spirituelle, ce n’est
pas le devenir fatal que l’on trouve mais sa négation : à savoir
la fonction fantastique. Il y a au fondement de la conscience
cette « fascination 6 » qui déborde de beaucoup la simple
aventure mortelle et interdit l’aliénation de l’esprit en une
accommodation objective. C’est cette fascination, esthétique,
religieuse, onirique ou pathologique, que nous avons vu
œuvrer universellement et transcendantalement dans chaque
chapitre de cet ouvrage. Certes c’est bien là un « acte néga­
tif 6 » qui constitue l’image, mais ce négatif est pouvoir
souverain de la liberté de l’esprit, il n’est que négation spiri­
tuelle, refus total, du néant existentiel qu’est le temps et de
l’aliénation désespérée dans le « sens propre » objectif.
Le sens suprême de la fonction fantastique, dressée contre
la destinée mortelle, est donc l’euphémisme. C’est-à-dire qu’il
1 Bergson, Deux Sources, p. 127. — 2 Op. cit., p. 137. — s Op. cit.,
p. 159; cf. p. 160. — 4 Op. cit., p. 159. —- 6 Cf. Sartre, IL’Imaginaire,
p. 217. — 6 Op. cit., p. 232.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 470

y a en l’homme un pouvoir d’amélioration du monde. Mais


cette amélioration n’est pas, non plus, vaine spéculation
« objective », puisque la réalité qui émerge à son niveau est
la création, la transformation du monde de la mort et des
choses en celui de l’assimilation à la vérité et à la vie. Tous
ceux qui se sont penchés d’une façon anthropologique, c’est-
à-dire à la fois avec humilité scientifique et largeur d’horizon
poétique, sur le domaine de l’imaginaire, sont d’accord pour
reconnaître à l’imagination, dans toutes ses manifestations :
religieuses et mythiques, littéraires et esthétiques, ce pouvoir
réellement métaphysique de dresser ses œuvres contre « la
pourriture1 » de la Mort et du Destin. C’est Malraux 2 qui
dans un livre définit l’art plastique comme un « Anti-Destin »,
et dans un autre livre montre comment l’imaginaire émigre
peu à peu des profondeurs du sacré au rayonnement du divin,
puis se métamorphose de plus en plus jusqu’au monnayage
profane de l’art pour l’art et enfin installe le grand musée
imaginaire de l’art pour l’honneur de l’homme. C’est surtout
l’ethnologie 3 qui tombe d’accord pour voir dans le trajet qui
va du mythe sacré à l’art profane, en passant par le masque
rituel et magique, le même mouvement de l’esprit en opposi­
tion avec la dissolution profanante du devenir et de la mort.
Nul mieux que Griaule, dans les conclusions de son magistral
ouvrage sur les masques dogons, n’a montré cette fraternité
qui relie le mythe à l’art le moins sacré qui soit, « à l’opéra-
comique 4 ». Le mythe d’abord qui « forme l’armature des
connaissances religieuses » et qui se dégrade en légendes,
contes et fables, invoque le fonctionnement d’un ordre d’où
est exclue la mort et, dès que le « désordre » de la mort
apparaît, le « mythe n’est plus que l’exposé de la méthode
suivie... par les hommes pour rétablir l’ordre dans la mesure
du possible et limiter les effets de la mort. Il contient donc en
soi un principe de défense et de conservation qu’il commu­
nique au rite 5. »
1 Griaule, Masques dogons, p. 818 : « L ’art des Dogons de par son ori­
gine, est une lutte contre la pourriture. » — 2 Cf. Malraux, Les Voix
du silence et La Métamorphose des dieux. — 3 Cf. Bastide, Le Château
intérieur de l ’homme noir, op. cit., p. 256 : « Le masque est le succédané
de l’extase... on est possédé par les dieux, mais on joue les rôles des
ancêtres. » Cf. Griaule, op. cit., p. 773 sq. — 4 Op. cit., p. 802. — 6Op. cit.,
P- 775-
ESPACE ET EUPHÉMISME 471

Le rituel en effet, que ce soit celui de la grande fête cyclique


Sigui des Dogons ou celui des funérailles et de la clôture du
deuil, comme le rituel sacrificiel des anciens Mexicains, a pour
rôle unique de domestiquer le temps et la mort et d’assurer
dans le temps, aux individus comme à la société, la pérennité
et l’espérance1. Mais il en va de même pour toutes les activités
esthétiques : de la cosmétique au théâtre en passant par la
chorégraphie, la sculpture des masques et la peinture. Les
masques « sont à l’avant-garde de la défense contre la m o rt2 »,
puis ils se laïcisent et deviennent des supports de l’émotion
esthétique pure. C’est dans ce passage du religieux à l’esthé­
tique que se situe la magie et son rituel imitatif et redoublant
le monde : primitivement le grand masque est imitation
(Bibilé) imputrescible de l’ancêtre 3. C’est lorsque l’imagination
magique perd son « caractère opérationnel4 » qu’elle se
monnaie en esthétique. Le masque et la danse étant des
représentations figuratives, tandis que le rythme et la peinture
rupestre sont déjà sur les marches du signe 6. Enfin masques et
danses se dégradent dans de pures représentations « d’opéra-
comique 6 ». Mais qui ne voit que cet inventaire de l’imagi­
naire, du grand mythe sacré à l’émotion esthétique purement
laïque, est axé tout entier par sa fondamentale inspiration
qui est d’échapper à la mort et aux vicissitudes du temps?
Aussi pouvons-nous faire nôtre cette conclusion que Griaule
applique à une modeste peuplade de la boucle du Niger :
« Mais bien même il ne resterait plus dans les falaises que des
masques vides de sens, des peintures incomprises et des danses
sans objet, il n’en serait pas moins sûr que, chez ce peuple,
derrière toutes ces formes et tous ces rythmes, se cache sa
volonté de durer, volonté qui lui vint dans le moment où
selon ses dires, il prit conscience de la décomposition de la
mort. Et l’empreinte qu’aura laissée YAwa 7 à ces formes et
à ces rythmes révélera encore que, de par son origine, l’art
des Dogons est une lutte contre la pourriture8. » Lutte contre
1 Op. cit., p. 776 sq. — 2 Op. cit., p. 789. — s Cf. op. cit., p. 792,
note 4; cf. Hubert et Mauss, Esquisse d’une théorie générale de la magie
(Ann. Sociol., VII), p. 99; cf. A. Breton, h ’A rt magique, p. 11 sq., spécial,
p. 48 sq. — 4 A. Breton, op. cit., p. 56, réponse de Lévi-Strauss. —
5 Griaule, op. cit., p. 806. — 6 Op. cit., p. 802. — 7 L ’Awa est la Société
des masques. — 8 Op. cit., p. 819.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 472

la pourriture, exorcisme de la mort et de la décomposition


temporelle telle nous apparaît bien, dans son ensemble, la
fonction euphémique de l’imagination. Avant que de passer
en revue les catégories de cette fonction euphémique, il nous
reste à déduire de ce qui précède la forme a priori de toute
euphémisation.
«
* *

Si la durée n’est plus la donnée immédiate de la substance


ontologique, si le temps n’est plus la condition a priori de
tous les phénomènes en général — puisque le symbole lui
échappe — il ne reste plus qu’à attribuer l’espace comme
« sensorium » général de la fonction fantastique. Cette fabula­
tion, cette source inépuisable « d’idées et d’images » n’est-elle
pas, de l’aveu même de Bergson1, symbolisée par l’espace
« symbole de la tendance fabricatrice de l’intelligence
humaine », certes « vue de l’esprit », mais, quant à nous,
nous prenons cette dernière expression au sens littéral :
il n’y a d ’intuition que des images, au sein de l’espace, lieu
de notre imagination. C’est pour cette raison profonde que
l’imagination humaine est modelée par le développement de
la vision, puis de l’audition et du langage, tous moyens
d’appréhension et d’assimilation « à distance 2 ». C’est dans
cette réduction euphémique du distancement que sont
contenues les qualités de l’espace.
Encore faut-il bien s’entendre sur ce que signifie ce terme
d’espace. La physique contemporaine et les épistémologues
tombent d’accord pour reconnaître que Kant ne décrit pas,
sous le nom d’espace, l’espace algébrisé de la physique — qui
serait un hyper-espace riemannien annexant le temps comme
paramètre — mais un espace psychologique qui n’est autre que
l’espace euclidien. Certes l’épistémologie, plus curieuse de
l’objectivité que des structures assimilatrices de la pensée,
se contente un peu légèrement de restreindre l’espace euclidien
à une approximation de première instance des hyper-espaces.
Toutefois l’épistémologie contemporaine a parfaitement

1 Cf. Bergson, Ét<ol. créatr., p. 173, 270. — 2 Cf. Pradines, Traité


de Psych., I, p. 531, 538, 540, 559.
ESPACE ET EUPHÉMISME 473

conscience de la coupure qui existe entre l’espace euclidien


et celui de l’expérience physique : déjà Leibniz — bien avant
Einstein — objectait à Descartes qu’aucune expérience phy­
sique ne peut donner objectivement l’homogénéité, la simili­
tude et l’absence d’antitypie 1. Et Kant était bien obligé de
faire de cet espace un a priori formel de l’expérience... L’hyper-
espace de la physique, c’est-à-dire l’espace objectivement
« psychanalysé », n’est plus du tout euclidien ni kantien.
Mais l’espace euclidien n’étant plus fonctionnellement « phy­
sique », c’est-à-dire objectif, devient un a priori d’autre chose
que l’expérience. Non pas que la perception élémentaire
lui échappe, mais la perception est déjà à demi du domaine
de la subjectivité. L’espace devient la forme a priori du pouvoir
euphémique de la pensée, il est le lieu des figurations puisqu’il
est le symbole opératoire du distancement maîtrisé.
Tous ceux qui se sont penchés sur le problème de l’image
se sont aperçus du primat formel de ce qu’on pourrait
appeler, si l’on réserve le nom d’espace à la petite genèse
perceptive, un super-espace subjectif. Sartre 2 reconnaît que
l’espace imaginaire a un « caractère beaucoup plus qualitatif
que l’étendue de la perception : toute détermination spatiale
d’un objet en image se présente comme une propriété abso­
lue... » L’espace alors devient superlatif et quitte le domaine
de l’indifférente « localisation » pour engager l’image dans
« l’appartenance 3 ». Cette distinction d’un « espace perceptif »
et d’un « espace représentatif » est également la conclusion
de l’étude très serrée de Piaget4. L’espace représentatif
apparaît avec la fonction symbolique. Cet espace serait Hé à
l’action, car la « représentation spatiale est une action intério­
risée ». Enfin l’observation de Sartre rencontre les conclusions
de l’examen pathographique, lorsqu’il déclare 5 : « On pour­
rait même avancer que cet espace imaginaire est plus euclidien
(c’est nous qui soulignons) que l’espace perceptif, car dans le
cas de délire, de rêve ou de psychose, c’est l’élément topogra­
phique et perspectif qui est supprimé et remplacé par une

1 C’est la position même d’Alain pour qui les « choses réelles résis­
tent au déplacement » ; op. cit., p. 8o. — 2 Sartre, L.'Imaginaire, p. 165. —
8 Op. cit., p. 166. — 4 Piaget, Représent, esp., p. 532,535. — 5 Cf. Séchehaye
op. cit., p. 97.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 474

homogénéité illimitée, sans profondeur et sans lois, sans plans


successifs selon la troisième dimension... » Nous reviendrons
dans quelques lignes sur cette constatation capitale; ne rete­
nons pour l’instant que ce super-espace euclidien est en
quelque sorte un espace iconographique pur, que nulle défor­
mation physique, donc temporelle, n’atteint et où les objets
se déplacent librement sans subir la contrainte perspective 1.
Bachelard a consacré tout un livre à de brillantes variations
sur cet « espace poétique » qui « détemporalise » le temps et
définit, comme l’avait bien vu Leibniz, un « coexistentialisme »
dans lequel les préséances de la distance temporelle s’effacent
et où « l’horizon a autant d’existence que le centre 2 ». Et après
avoir critiqué la mémoire bergsonienne qui n’est qu’une
imagination timide sur les marches de la pensée abstraite,
Bachelard résume admirablement la description de la forme
de la fantastique lorsqu’il écrit3 : « On croit parfois se con­
naître dans le temps, alors qu’on ne connaît qu’une suite
de fixations dans des espaces de la stabilité de l’Etre, d’un
être qui ne veut pas s’écouler, qui, dans le passé même quand
il s’en va à la recherche du temps perdu, veut suspendre le vol
du temps. Dans ces mille alvéoles l’espace tient du temps
comprimé. L’espace sert à ça. » L’espace sert à ça parce que
la fonction fantastique n’est que ça, réserve infinie d’éternité
contre le temps. C’est ce qui fait écrire à un psychanalyste :
« L’espace est notre ami », « notre atmosphère » spirituelle,
alors que le temps « consume 4 ». Ainsi la forme a priori
de l’euphémisme est l’espace euclidien « notre ami » qui si
facilement s’abstrait de l’épreuve perceptive et temporelle.
Il nous faut maintenant examiner quelles sont les propriétés
de cet espace fantastique.
* **
Piaget6 a discerné un triple étagement ontogénétique en la
représentation de l’espace : d’abord il y aurait représentation
1 Cf. Séchehaye, op. cit., p. 12 1. — * Cf. Bachelard, Poétique de l ’espace,
p. 184. Cette faculté réflexogène de coexistence, c’est-à-dire de redou­
blement, fait passer l’être du domaine de l’existence à celui de l’essence.
— 3 Op. cit., p. 27. — 4 M. Bonaparte, Éros, p. 15, 54. — 5 Piaget,
op. cit., p. 555; cf. p. 565.
ESPACE ET EUPHÉMISME 475

de « groupements » de choses ce qui constituerait les « rap­


ports topologiques élémentaires », puis suivrait la coordi­
nation de ces données topologiques fragmentaires en « rela­
tions d’ensemble » ou « relations projectives élémentaires »,
« le topologique procédant de proche en proche, sans système
de référence, tandis que le projectif se réfère aux points de
vue coordonnés ». Enfin viendrait « l’espace euclidien propre­
ment dit » qui fait intervenir la similitude. Or ce triple
étagement de l’espace nous paraît préfiguré dans les trois
propriétés de l’espace fantastique telles qu’on peut les induire
de notre étude structurale : la topologie, les relations projec­
tives, la similitude ne sont que trois aspects perceptifs et
génétiques de l’ocularité, la profondeur et l ’ubiquité de l’image.
Il faut souligner d’abord avec Binswanger 1 1’ « ocularité »
de nos représentations les plus importantes. Images et arché­
types ont l’atlas visuel pour atlas sensoriel de prédilection.
Tout se passe comme si l’objet nous atteignait à travers une
mescalinisation naturelle 2. Comme la mescaline transforme
l’atlas auditif en atlas visuel, il y a en nous une aptitude natu­
relle à traduire toute sensation et toute trace perceptive en
thèmes visuels. « L’ocularité » vient éclairer de sa lumière
toutes les excitations sensorielles et les concepts. C’est ce que
manifeste la terminologie visuelle des arts musicaux : hauteur,
volume, mesure, crescendo ne font qu’exprimer, à travers
l’imagination musicale, le caractère topologique foncier de
toute image. La symétrie, cette vertu de reconnaissance
visuelle, est à la base de la fugue, de l’harmonie comme de la
musique sérielle. Stravinsky avoue qu’il a « un goût très vif
pour cette espèce de topographie musicale 3 ». C’est aussi la
raison pour laquelle toute expression iconographique, même
la plus « réaliste », déborde toujours du côté de l’imaginaire 4.
1 Cf. L. Binswanger, Grundformen und Erkentnis menschlichen Daseitt,
p. } i. — 2 Cf. A. Rouhier, L a Plante qui fait les yeux émerveillés, et Rau-
coule, Hallucinations mescaliniques in Encéphale, juin 1938. Cf. Reichard,
Jakobson et Werth, Language and Synesthesia, in Word, V, n° 2, 1949,
p. 226 sq. L ’atlas auditif se dégage plus difficilement de l’utilitarisme
que la vision. L ’ouïe reste plus longtemps simple sens d’alerte, simple
récepteur de signaux. L ’acuité visuelle s’étend bien plus loin que l’acuité
auditive. — 8 Stravinsky, Poétique musicale, p. 28. — 4 Cf. Sartre, L ’Ima­
gination, p. 149, Sur les limites du prosaïque en littérature, cf. L e Décor
mythique, op. cit., IIe partie, chap. 2.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 476

Le fait de voir et de donner à voir est sur les marches d’une


poétique. Ce qui rend compte des arts photographiques :
« l’objectif » de l’appareil photographique, étant un point de
vue, n’est jamais objectif. La contemplation du monde est
déjà transformation de l’objet. L’ocularité est donc bien
qualité élémentaire de la forme a priori de la fantastique.
Le second caractère de l’image est la fameuse « profon­
deur ». Mais que l’on s’entende bien sur ce mot, qui doit être
pris en son sens le plus large et quasi moral puisque plus
psychique que littéralement géométrique. Car la profondeur
perspective de la géométrie et de la peinture occidentale n’est
qu’un cas particulier et matérialisé d’une spontanée hiérarchie
des figures. Rien n’est plus significatif que l’exemple de la
peinture : malgré la platitude fonctionnelle des deux dimen­
sions du tableau, spontanément se recrée une troisième dimen­
sion, non seulement grâce aux procédés occidentaux du
« trompe l’œil », mais encore dans un simple décalage de
valeurs ou de couleurs qui font « tourner » une surface
objectivement plate, mais surtout dans le dessin et la pein­
ture du primitif, de l’enfant, de l’Egypte ancienne, l’imagi­
nation reconstitue spontanément sa profondeur alors que les
figures se superposent verticalement sur le plan du tableau.
C’est la raison essentielle pour laquelle toutes les écoles de
peinture — sauf celle de la Renaissance — font délibérément fi
des « artifices » de la perspective géométrique, sachant bien
que la troisième dimension est un facteur imaginaire qui est
accordé à toute figure comme par surcroît1. C’est que tout
espace « pensé » comporte en lui-même maîtrise de la distance,
qui, abstraite du temps, spontanément et globalement enre­
gistrée, devient « dimension » dans laquelle la succession
du distancement s’estompe au profit de la simultanéité des
dimensions. L’on peut, semble-t-il, rejeter le si célèbre
pseudo-problème qui consiste à se demander quelle sensation
nous accorde la profondeur. Car la profondeur n’est pas
qualitativement distincte de la surface puisque l’œil se « laisse
tromper ». Mais elle est distincte, temporellement pour l’effort
1 Parce que la vue est par essence organe du lointain, parce que
« l’ocularité » recule instinctivement l’horizon à travers les « espaces
infinis ».
ESPACE ET EUPHÉMISME 477

et algébriquement pour le concept. Globalement les trois


dimensions sont données au sein de l’image. Pas plus qu’aucun
psychologue ne se pose le problème de savoir d’où vient la
première ou la seconde dimension, l’on ne doitpas s’interroger
sur l’origine de la troisième. C’est le temps et l’attente qui
transforment cette dimension en distancement privilégié,
mais primitivement pour l’imaginaire, comme pour la vie,
pour le petit poussin qui brise sa coquille et court au vermis­
seau, l’espace se révèle d’emblée avec ses trois dimensions.
L’espace est constitutionnellement invitation à la profondeur,
au lointain voyage. L’enfant qui tend les bras vers la lune
a spontanément conscience de cette profondeur à bout de
bras, et il n’est étonné que parce qu’il n’atteint pas immédiate­
ment la lune : c’est la substance du temps qui le déçoit, non
la profondeur de l’espace. Parce que l’image pas plus que la vie
ne s’apprend : elle se manifeste. La « relation d’ensemble »
des fragments topologiques est liée à la conception même de
ces fragments comme pluriels, à l’acte synthétique de toute
pensée manifeste.
Enfin le troisième caractère de l’image c’est son ubiquité
vis-à-vis de l’étendue perceptive, c’est l’homogénéité de
l’espace euclidien. Nous avons souligné fréquemment1
cette propriété qu’a l’image de ne pas être affectée par la
situation physique ou géographique : le lieu du symbole est
plénier. N ’importe quel arbre, n’importe quelle maison peut
devenir le centre du monde. L’historien des religions2
a été frappé par le pouvoir de répétition de ce qu’il appelle
« l’espace transcendant » ou le « temps mythique ». Mais
soulignons bien que ce dernier terme est abusif : répéter
c’est nier le temps, et il s’agit bien plutôt d’un « non-temps »
mythique. Cette faculté de répétition, de « redoublement »,
ce synchronisme du mythe 3, s’il est étranger à un espace
physique, constitue bien la fondamentale qualité de l’espace
euclidien, dans lequel l’homogénéité assure le déplacement
instantané des figures, l’ubiquité par la similitude. Bien plus,
de même que l’homogénéité ne fixe aucune limite à l’extension
ou à la réduction infinie des figures, de même nous avons
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 478

maintes fois vérifié ce pouvoir de « gulliverisation » ou de


« gigantisation » de l’image. Et la faculté d’identification de
ma pensée — celle qui me permet de dénommer et reconnaître
le triangle isocèle par exemple — semble bien dérivée de ce
pouvoir premier de conserver les images en un lieu hors du
temps où l’instantanéité des déplacements est permise, sans
que l’objet vieillisse ni ne change. Bachelard, reprenant la
thèse de Reiser 1, a bien montré que la logique de l’identité
était liée étroitement à la théorie euclidienne de l’espace.
Le principe d’identité a une forme purement euclidienne
fondée sur les particularités d’une telle géométrie : le groupe
des déplacements et le groupe des similitudes.
Qu’il nous soit permis une fois de plus de renverser les
termes du problème : c’est l’homogénéité de l’espace qui prend
source dans la volonté ontologique d’identité, dans le désir
de transcender le temps et d’euphémiser le changement en un
déplacement pur, qui ne dure ni n’affecte. Et Bachelard a bien
montré, contre Meyerson, que cette vocation d’identité était
bien davantage vocation du sujet pensant plutôt qu’impé­
ratif dicté par l’objet. Nous nous permettrons cependant
de critiquer sur un point essentiel la thèse de Bachelard et
Reiser 2 : c’est lorsque ces derniers affirment que le principe
d’exclusion est relié lui aussi à la Weltanschauung euclidienne.
Nous pouvons non seulement constater qu’en géométrie
euclidienne les similitudes et les égalités sont des ubiquités
formalisées, mais encore que la tautologie d’où découle
l’identité permet au contraire toutes les ambiguïtés 3. L’expé­
rience de l’antitypie, qu’entérine le principe aristotélicien
d’exclusion, est extrinsèque à l’expérience imaginaire. Mais
surtout cette dérivation de l’exclusion à partir de l’homo­
généité euclidienne ne permettrait pas de comprendre deux
des caractères fondamentaux de la fantastique, corollaires de
l’ubiquité : la participation et l’ambivalence des représenta­

1 Cf. Bachelard, Philo, du non, p. 108; cf. Rationalisme appliqué, p. 84;


cf. également Korzybski, Science and Sanity, p. 52-58, pour lequel toute
la logique copulative se résout en coïncidences, inclusions, et empiètements
spatiaux. — 2 Bachelard, Philo, du non, p. 116 sq. — 8 Cf. Korzybski,
op. cit., p. 56-58. La notion d’empiétement est géométriquement très
ambiguë puisque les variétés de l’empiétement sont infinies.
ESPACE ET EUPHÉMISME 479
tions imaginaires. On a remarqué bien des fois, et Lévy-Bruhl1
a consacré la majeure partie de son talent à le souligner,
combien la représentation humaine jouait toujours « en
même temps et sous le même rapport » sur deux registres,
qu’elle était en quelque sorte mythique sans pour cela être
mystifiante, c’est-à-dire perdre le sens des nécessités et des
significations temporelles. Pour le primitif, le poteau central
d’habitation est à la fois madrier de construction et en même
temps sanctuaire des esprits ancestraux, et chaque poteau est
le sanctuaire. Ainsi se trouve constatée l’ambivalence de la
représentation du poteau et la participation à une substance
sacrée commune d’objets éloignés dans le temps ou le lieu
géographique. Or cette modalité de la représentation est
absolument étrangère à toute la logique bivalente du discours
aristotélicien.
C’est le temps, et le temps seul, qui transforme le principe
d’identité en un « risque à courir », risque irrémédiable
d’erreur et de contradiction. Pour une pensée a-temporelle,
tout est toujours pensé dans les cadres de la simultanéité et de
l’antagonisme, « in illo tempore », « en même temps et sous
le même rapport ». C’est le temps qui apparaît comme la
distension même de l’identité en non-contradiction. L’espace
est facteur de participation et d’ambivalence. Bleuler 2, le
créateur du concept d’ambivalence et son premier observa­
teur méthodique, remarque bien que l’état de conscience
pragmatique, d’intérêt temporel, ne fait que dissocier seule­
ment l’ambivalence : « L’homme normal aime la rose malgré
les épines... quelquefois chez le schizophrène les deux signes
affectifs se manifestent alternativement (c’est nous qui souli­
gnons) de façon kaléidoscopique... » Mais dans les états de
haute imagination, lorsque la représentation est réellement
désintéressée, les deux affects se manifestent simultanément :
le malade « aime la rose en raison de sa beauté, mais la hait
en même temps à cause des épines ». Donc c’est bien le temps
et le temps seul qui introduit peu à peu une différenciation

1 Cf. Lévy-Bruhl, Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, p. 45 i S(i- >
cf. Przyluski, L a Participation, p. 156 sq., 167; cf. Bastide, Contribu­
tion à l ’étude de la participation (Cah. intern. sociol., X IV , 1953), p- 130-140.
— 2 Bleuler, Handbucb der Psychiatrie, IV, I, p. 38, 75 sq.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 480

exclusive dans la représentation dite « normale », la représen­


tation pure étant du domaine du simultané — donc de l’ambi­
valence — et l’intermédiaire du domaine de l’alternatif.
Cette analyse bleulerienne est capitale. Non seulement
parce qu’elle constate que l’espace est la forme de l’imaginaire
et explique l’ambivalence, mais surtout, comme nous allons
le voir dans quelques instants, elle discerne trois catégories
d’euphémisation : celle du malgré ou du contre, celle de Yalter­
native et enfin celle de la simultanéité. Nous allons nous arrêter
maintenant sur cette analyse de la fantastique.
Auparavant, nous pouvons conclure ce chapitre en affir­
mant que c’est l’espace fantastique et ses trois qualités d’ocula-
rité, de profondeur, d’ubiquité dont dépend l’ambivalence,
qui est la forme a priori d’une fonction dont la raison d’être
est l’euphémisme. La fonction fantastique est donc fonction
d’Espérance. Il nous reste à résumer maintenant, à la lumière
de l’étude structurale des deux premiers livres, les catégories
fonctionnelles de cet euphémisme, les modalités mêmes de
l’activité fantastique de l’Esprit.

III. LE SCHÉMATISME TRANSCENDANTAL DE


L’EUPHÉMISME
Si l’espace semble bien être la forme a priori où se dessine
tout trajet imaginaire, les catégories de la fantastique ne sont
alors pas autre chose que les structures de l’imagination que
nous avons étudiées et qui s’intégrent dans cet espace, lui
donnant ses dimensions affectives : élévation et dichotomie
transcendante, renversement et profondeur intime, enfin
pouvoir infini de répétition. Finalement tout processus
imaginaire, même s’il se teinte, comme le mythe, des velléités
du discours, se résorbe en dernier ressort dans une topologie
fantastique dont les grands schèmes et archétypes constitutifs
des structures forment les points cardinaux. Toute mythologie,
comme toute étude de l’imagination vient buter tôt ou tard
sur une « géographie » légendaire, eschatologique ou infer­
nale. Si l’au-delà fantastique perd la notion du temps, il surdé­
termine celle d’espace qu’il surcharge de polarisations quali­
tatives. L’étude que nous venons d’achever en suivant le sens
STRUCTURES ET FIGURES DE STYLE 481

du trajet réflexologie-sociologie peut tout aussi bien se


concevoir, comme l’ont tenté Soustelle et Halbwachs \
comme suivant le trajet inverse sociologie-psychologie sans
pour cela contredire nos conclusions. D ’une façon comme
d’une autre, c’est une sorte de jeu spatial et qualitatif à la fois
que l’on décrit, ce qui nous a autorisé à intituler les grandes
parties de notre travail en empruntant des termes à la symbo­
lique du jeu de Tarot.
Bipartites, tripartites, quadripartites ou quintuples, les
points cardinaux de l’espace recouvrent les grandes classifi­
cations symboliques des Régimes de l’image et leurs structures.
A la subdivision méthodologique que nous instituions au
début de cet ouvrage 2 se superpose une subdivision géogra­
phique et fantastique que Granet pour la Chine 3 et Soustelle
pour l’ancien Mexique ont fort bien mise en évidence.
Ce dernier par exemple4 montre, d’abord, que l’espace
fantastique se divise en deux grands domaines antagonistes :
l’Est, orient de la lumière renaissante et victorieuse, opposé à
l’Ouest, pays du mystère, du déclin. Ces domaines à leur tour
sont redoublés par le Nord, pays du froid, de la guerre, de
la mort, et par le pays tropical, « pays des épines ». Entre ces
quatre « jeux » spatiaux — auxquels il faut joindre le Centre —
toutes sortes de relations archétypales subtiles entrent en ligne.
Mais en gros nous retrouvons dans la répartition de ces
« orients » la division structurale de notre travail : au Nord
et quelquefois au Sud, la mort avec laquelle compose le rituel
de résurrection guerrière par le sacrifice, constitue les a Visages
du temps » et la polémique avec l’Est, lieu du soleil triomphant;
tandis que l’Ouest est bien le lieu féminin du mystère, de la
« Descente et la coupe », du Régime Nocturne qui est euphémi-
sation des ténèbres, le « centre », lieu des croisements, des
synthèses, peut alors être assimilé au symbolisme du « Denier

1 Cf. J . Soustelle, La Pensée cosmol. des anciens Mexicains, spécialement


chapitre V II : « L e séjour des morts » ; VIII : <( Les points cardinaux »;
IX : « Espace et temps ». Cf. supra, IIe livre, 2e partie. Cf. Halbwachs,
L a Topographie légendaire des évangiles en Terre sainte. — 2 Cf. supra,
p. 52 sa. — s Granet, Pensée chinoise, p. 184 sq. ; cf. également Cazeneuve,
Les Efieux dansent à Cibola, p. 68 sq. ; cf. également Lévi-Strauss, « Les
Organisations dualistes existent-elles? » in Anthrop. struct., p. 148-180.
— 4 Soustelle, op. cit., p. 68 sq., .73-75.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE

et du Bâton1 ». Directions qualitatives de l’Espace et structures


archétypales ne semblent donc faire qu’un et constituer les
catégories de l’imaginaire. Aussi n’insisterons-nous pas
davantage sur ces « points cardinaux » qui constituent en
quelque sorte « l’Analytique » de la fantastique transcen-
dantale. Ces catégories topologiques autant que structurales
sont peut-être le modèle de toutes les catégories taxino-
miques, et le distingo affectif et spatial qui préside aux dénomi­
nations des régions de l’espace sert probablement de modèle
à tout le processus mental de la distinction 2. Mais nous avons
pu observer, à la lumière de l’analyse structurale, que le trajet
imaginaire comblait le hiatus qu’avaient creusé les psycho­
logues entre les pensées de « cent mille francs » et les images
de « quatre sous », entre le sens figuré des symboles et le
sens propre des signes. Nous avions vu que chaque structure
principale de l’imagination dictait une syntaxe et en quelque
sorte une logique : les philosophies dualistes et les logiques
de l’exclusion3 se modelaient à l’occasion des structures
schizomorphes ; tandis que les visions mystiques du monde
profilaient des logiques de la double négation ou de la déné­
gation à l’occasion des structures mystiques; comme à l’occa­
sion des structures synthétiques s’esquissaient les philosophies
de l’histoire et les logiques dialectiques 4.
Il nous faut revenir maintenant sur ce trajet, dans lequel le
sémantique se défait, ou se durcit en sémiologique, dans
lequel la pensée se fige et se formalise. Nous avions déjà
remarqué 6 la place qu’occupe le langage dans ce processus
de formalisation, nous avons vu que la syntaxe est au fond
inséparable du sémantisme des mots. Mais c’est maintenant
que nous pouvons dégager la signification d’un tel phéno­
mène : le discours nous apparaît entre l’image pure et le
système de cohérence logico-philosophique qu’elle promeut,
comme un moyen-terme constituant ce que nous pouvons
appeler — puisque nous avons adopté une terminologie
1 Op. ci/., p. 67. — 2 Cf. Durkheim et Mauss, De quelques formes p ri­
mitives de classification (Ann. sociol., t. II), p. 480 sq. — 3 Cf. supra, p. 188.
— 4 Cf. supra, p. 307 sq., 399 sq. — 6 Cf. supra, p. 3 11 sq. ; cf. Lévi-
Strauss, Anthrop. struct., p. 104 sq. ; cf. P. Guiraud, L a Sémantique,
p. u 6, qui marque bien le primat du « noyau » sémantique sur le fluc­
tuant « halo » stylistique.
STRUCTURES ET FIGURES DE STYLE 483

kantienne — un « schématisme transcendantal1 ». Autrement


dit, c’est la rhétorique qui assure le passage entre le séman­
tisme des symboles et le formalisme de la logique ou le sens
propre des signes. Mais ce schématisme, bien loin d’être
selon la définition kantienne 2 une « détermination a priori
du temps » est au contraire une détermination a priori de
l’anti-destin, de l’euphémisme qui va teinter, dans son
ensemble, toutes les démarches de formalisation de la pensée.
La rhétorique est bien cette pré-logique, intermédiaire entre
l’imagination et la raison. Et ce rôle d’intermédiaire entre le
luxe de l’imagination et la sécheresse syntaxique et concep­
tuelle se manifeste par la richesse de la rhétorique. Les épisté­
mologues contemporains disputent à perte de vue sur la
dépendance mutuelle de la logique et des mathématiques.
Et ils sont arrivés à aligner l’une et l’autre sur le principe
aristotélicien de l’exclusion. Que ne se sont-ils interrogés
sur les rapports de ces deux syntaxes formalisées avec la
rhétorique ! Ils se seraient aperçus que la rhétorique comprend
la logique aristotélicienne comme un vulgaire département
et que, bien loin d’être parallèles, la rhétorique déborde
l’étroitesse logique par une foule de procédés bâtards de la
fantastique. Peut-être que l’intérêt porté de plus en plus aux
hommes, plutôt qu’à « l’objet quelconque », ramènera,
nous le souhaitons, l’attention philosophique sur la rhéto­
rique, la stylistique et en général les procédés de l’expression 3.
Aussi allons-nous reprendre ces trois modalités qui dans les
structures signalaient un style rhétorique. Nous allons nous
arrêter brièvement, après avoir tout au cours de cet ouvrage
étudié le style des figures de l’imaginaire, sur quelques simples
figures de style. Il nous est, auparavant, facile de lever sur le
plan de la rhétorique la difficulté que Bleuler soulevait sur le
plan fantastique et même éthique. Ce dernier faisait du
« malgré que » le style normal de la pensée, et de l’ambivalence
ou de l’alternative des types de styles pathologiques. Or cette

1 Cf. Kant, Rais, pure, I, p. 172 : « Or, c’est cette représentation


d’un procédé général de l’imagination, servant à procurer à un concept
son image, que j’appelle le schème de ce concebt. » — 2 Op. ctt., p. 176.
— 8 Çf, P. Guiraud, La Stylistique, chap. III, « Stylistique de l ’expression ».
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 484

discrimination n’a plus aucun sens lorsqu’on se place sur le


plan rhétorique, et même nous avons vu plus haut1 quelles
étaient les incertitudes des psychiatres quant à la définition
du pathologique, d’autre part nous allons montrer sur un
exemple que le style du « malgré que » peut atteindre lui aussi
au comble du pathologique.
Et d’abord il nous faut remarquer cette qualité première
de la rhétorique qui est d’exprimer, c’est-à-dire de transcrire
un signifié par l’intermédiaire d’un processus signifiant. Or
cette transcription n’est que la dégradation du sémantisme
des symboles. Aussi toute la rhétorique repose sur ce pouvoir
métaphorique de transposition (translatio) du sens. Toute
expression ajoute au sens propre l’aura, le « halo » du style2,
et la rhétorique s’achemine vers la poésie qui est méprise.
C’est ce qui apparaît dans les procédés métaphoriques qui
vont de la simple comparaison à ces ressorts plus subtils
que sont la métonymie, la synecdoque, l’antonomase et la
catachrèse : toutes sont des gauchissements de l’objectivité,
toutes consistent à revenir par-delà le sens propre, résidu
de l’évolution linguistique, à la vie primitive du sens figuré,
à transmuer sans cesse la lettre en esprit. Mais que l’on prenne
bien garde : que l’on n’aille pas dire que le sens propre est
« premier ». Car — tous les lexiques et les dictionnaires le
prouvent — il n’y a jamais de sens propre, objectivé, d’un
terme : mais des sens selon le contexte, l’auteur, l’époque...3.
Autrement dit, le mot n’est réel que parce que vécu dans un
contexte expressif, engagé dans un rôle métaphorique, le
sémiologique n’a de valeur que par référence au stylistique
d’abord, et finalement au sémantisme, non l’inverse 4. Et
cette « translation » élémentaire de toute rhétorique n’est rien
d’autre que la propriété euclidienne de translation, car la
rhétorique comme la logique s’exprime et se pense en termes
d’espace. Comme c’est l’espace qui est la forme de l’imagi­
naire, de l’anti-destin, c’est la métaphore qui en est le proces­
sus d’expression, ce pouvoir qu’a l’esprit, chaque fois qu’il

1 Cf. supra, p. 192. — 1 Guiraud, Sémantique, op. cit., p. n 6 . — * Cf.


Matoré, op. cit., p. 20, 27, 60, 62. — * En empruntant la terminologie
de Barthes, nous pourrions dire que l’écriture n’a de valeur que par
référence au style.
STRUCTURES ET FIGURES DE STYLE 485

pense, de rénover la terminologie, de l’arracher à son destin


étymologique.
Arrêtons-nous de nouveau à l ’antithèse et à son corollaire
rhétorique l’hyperbole et son cortège de pléonasmes. Nous avions
déjà montré comment au sein des structures schizomorphes
s’esquisse cette rhétorique antithétique et la logique diaïré-
tique de l’exclusive 1. Nous avions vu que l’exclusive anti­
thétique s’installe dans la représentation par grossissement
— hyperbolisation — des symboles figuratifs des « Visages
du temps ». Cette exclusive issue d’un régime polémique de la
représentation, fondé sur la Spaltung, est l’âme de l’argumen­
tation socratique, platonicienne, aristotélicienne aussi bien que
cartésienne2, et hante de son manichéisme implicite la
majeure partie de la pensée de l’Occident. C’est pour cette
raison de coutume et d’autorité que Bleuler considère le style
dualiste du « malgré que » comme normal par rapport aux
autres styles de pensée. Mais nous allons une fois de plus 3
montrer que le processus euphémisant par antithèse et hyper­
bole n’est pas l’apanage de la saine raison. N’avions-nous pas
déjà constaté les penchants pathologiques du rationalisme 4?
Nous allons voir comment, en s’exprimant, le Régime Diurne
de l’imagination achemine l’expression vers une rhétorique
dont les figures classiques d’antithèse et d’hyperbole ne sont
qu’une espèce de condensé formel. Dans cet exemple6,
qui montre le passage « schématique », au sens kantien du
terme, entre la spontanéité imaginaire et les processus rhéto­
riques d’expression, l’imaginaire semble projeter embûches
et obstacles afin de les mieux résoudre. Les moulins à vent
peuvent à loisir se transmuer en géants redoutables, et les
moutons en cavalerie maure, d’avance l’imaginaire est sûr de
sa victoire et c’est son propre dynamisme qui secrète les
monstres et les difficultés à surmonter. Le psychosé accumule
méthodiquement les obstacles : « Il y a les microbes qui
cherchent à avoir une forme et à la conserver... on en a dans
la tête de ces trucs-là, je les sens... l’élémental est un microbe
de grande taille qui se nourrit de votre organisme, qui se
gonfle... » Et de renforcer encore la toute-puissance du négatif
1 Cf. supra, p. 213. — 2 Cf. supra, p. 205 sq. — 8 Cf. supra, p. 210. —
4 Cf. supra, p. 207 in fine. — 5 Cf. Volmat, op. cit., p. 202 sq.
'
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 486

en une espèce de microbicité hyperbolique : « Il y a des


microbes immenses qui enveloppent tout, non seiyfcment le
système terre, mais tout le système solaire et stellaire, en for­
mant un tout compact, visible ou non. Les nébuleuses du ciel
c’en est un, la voie lactée c’est ça... » Bien plus, le mal micro­
bien s’intériorise et devient un malin génie de la paranoïa :
« Je les ai entendus : ils parlent l’argot de la rue de Lappe.
C’est la pègre. C’est comme si vous mettiez le nez dans le
fumier. Ils répètent ce que vous avez dans la tête. Ils répètent
toutes nos pensées. Ce que nous disons c’est ce qu’ils pensent.
Ils vous volent vos pensées... » Mais cette hyperbole du mal
n’est qu’un tremplin imaginaire et rhétorique pour l’antithèse
tout aussi hyperbolique : « Je n’ai pas peur des microbes,
je les tue... 1. » Pour cela l’imagination sécrète d’infaillibles
anticorps : « Si l’on pouvait mouiller complètement l’homme,
les microbes se gonfleraient d’eau et se détacheraient et
seraient entraînés... » Et le paranoïaque réinvente le baptême
et l’incantation : « Beaucoup de gens emploient des rites
antimicrobiens sans le savoir. Les curés ne savent pas ce qu’ils
font. Tout ce qu’ils font c’est pour cela... De quatre mots :
caraïbe, cannibale, canaque, racaille, j’ai fait Racaïcal qui les
contient tous. J’ai souligné ces mots de cinq traits et j’ai mis
dessus les deux étoiles. Les microbes sont frappés par les
traits, passent dans les mots et dans les étoiles, et ça leur
bouzille la gueule. Ils vont se ratatiner la gueule dans cette
histoire-là... » Puis cette méditation de métaphysique para-
noïde se conclut par le triomphe d’un cogito mégalomaniaque
qui s’est attribué la Toute-Puissance : « Théoriquement et
physiquement il est impossible que je disparaisse. Grâce à ma
lutte contre les microbes je me durcis et je me donne un
physique qui passe à travers l’engeance microbienne. Il n’y a
rien à faire pour me tuer. J’en ai fait l’expérience. Je suis
vacciné contre la mort... » Enfin la péroraison de ce délire
recréant le monde dans une euphémisation cathartique pour­
rait servir d’épigraphe à toute méditation de philosophie
dualiste, et nous ne pouvons nous empêcher de citer ce beau
texte délirant : « Je peux faire passer la terre entière en moi,

1 Op. cit., p. 308.

a
STRUCTURES ET FIGURES DE STYLE 487

à la longue, parce qu’il n’y a pas de fin à cela. Je nettoie la


matière en la faisant passer dans mon corps. Cette matière
a une forme parce que je lui ai donné une forme. La matière
qui est passée en moi est propre... Ma terre domine l’ancienne,
qui est sucée par la mienne. Celle-ci sera fondue par la
mienne. On se trouvera alors sur une nouvelle terre... La
planète, elle, est faite maintenant : elle est solide, on peut y
aller. » On constate donc tout au long de cet admirable
exemple le rôle profond de la fonction fantastique, et le clini­
cien s’aperçoit de ce rôle anti-existentiel lorsqu’il écrit1 : « On
voit notre malade abolir son histoire personnelle avec ce
qu’elle comporte d’angoisse et de culpabilité traumatisante,
en répétant de manière délirante l’acte cosmogonique. » Le
processus antithétique de la fonction fantastique est ici
flagrant : l’imagination euphémise par l’hyperbole et l’anti­
thèse conjuguées, et même lorsqu’elle représente hyperbo­
liquement les images du temps, c’est encore pour exorciser
le temps et la mort qu’il porte en lui.
C’est le même style qui est utilisé dans les modes artistiques
que l’on pourrait appeler cathartiques, pour lesquels repré­
senter le destin c’est déjà le dominer, et par conséquent
l’hyperbole est permise puisque plus le destin sera noir plus
le héros sera grand. Il y a toute une école artistique de l’« hor-
ror fati ». L’idole du destin, dans la tragédie classique comme
sur les murs de la « Maison du Sourd », épuise par sa force
expressive l’angoisse de la conscience mortelle non seulement
en permettant d’éprouver un sentiment ou une curiosité que
réprouve la censure sociale, mais encore d’exorciser l’angoisse
que révèle le devenir en maîtrisant par l’œuvre le devenir lui-
même. Gœthe projette sa neurasthénie qu’il abstrait de l’exis­
tence dans le roman Werther, Ducasse se fait Lautréamont
pour mettre à sa place Maldoror qui le hante, Goya exorcise
le mal de la maladie, de la mort et de l’histoire dans Les
Caprices et Les Désastres. L’angoisse existentielle devient une
essence esthétique techniquement maîtrisée. Et le paranoïaque,
dont il était question plus haut, retrouve spontanément; les
ressorts de la catharsis aristotélicienne lorsqu’il range l’image
dessinée parmi les exorcismes du malheur : « J ’ai fait ce
1 Volmat, op. cit., p. 2 11.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 488

dessin1, dit le malade, pour chasser les testicules et les verges


que j’ai dans la tête; parce que rien qu’en le regardant, auto­
matiquement, le microbe qui a la forme des organes sexuels
se colle dans le dessin du fait que c’est sa forme. Le papier
le tire... et lui est subjugué... à force de prendre les microbes
et de les rejeter sur le dessin, de les charger et de les décharger,
de les faire changer de place, ils finissent par s’user et dispa­
raître. Et c’est précisément dans ce but que j’emploie diffé­
rents moyens, entre autres le dessin... » Cette péroraison met
en évidence le processus « schématique » de l’expression et
manifeste le passage de la projection imaginaire à l’expression
stylistique. La figure expressive, et spécialement la figure de
rhétorique, est la réduction à une simple syntaxe, de cette
inspiration fantastique profonde, dans laquelle le sémantisme
se dépouille peu à peu du contenu vécu qui l’anime pour
se réduire progressivement à un pur procédé sémiologique et
à la limite formel : car un « dessin » est déjà sur les marches
du signe et l’on sait comment on glisse de l’expression picto­
graphique à des moyens d’expression de plus en plus formalisés.
Quant aux structures mystiques elles nous dévoilent le style
de l’antiphrase, de l’euphémisme proprement dit. Nous ne
reviendrons pas sur la genèse de l’antiphrase par le procédé
de redoublement des images et la syntaxe de double négation2.
Alors que le style de l’antithèse découpait dans l’espace
fantastique le schème du retournement, c’est-à-dire de la
symétrie simple par rapport à un axe, le style de l’antiphrase
et la syntaxe de double négation dessinent le schème de la
symétrie dans la similitude 3. L’on peut induire en effet toute
une géométrie du redoublement des figures à partir de l’imagi­
nation de l’emboîtement des images 4. Mais le style de l’anti­
phrase garde la trace sémantique du processus de double
négation, il est le triomphe stylistique de l’ambivalence, du
double sens. C’est en même temps et sous le même rapport
que les épines de la rose deviennent messagères du parfum.
Il n’est pas besoin d’insister sur les esquisses pathologiques
d’un tel style que Bleuler admet d’emblée comme le style
pathologique par excellence.
1 Volmat, op. cit., p. 204. — * Cf. supra, p. 230 sq. -— 8 Cf. supra,
p. 308 sq. — * Cf. supra, p. 234 sq.
STRUCTURES ET FIGURES DE STYLE 489

Dans les beaux arts nous avons déjà constaté combien ces
structures mystiques étaient au fondement de toute une impor­
tante catégorie de moyens d’expression \ Et si la catharsis
prépare l’hyperbole et suscite l’antithèse, l’on peut dire que
l’enjolivement ou la décoration en général annonce l’anti­
phrase. Cette attitude perfectionnante peut se manifester,
comme nous l’avons d it2, soit par les réalismes optimistes
dans lesquels l’artiste « suspend le vol » des instants privilé­
giés, dans lesquels le souvenir proustien, l’égotisme des
bons moments stendhaliens, la ferveur gidienne ou l’amour
de la minutie chez Flaubert comme chez Van Gogh se rejoi­
gnent pour faire de ces instantanés du devenir l’essence
concrète de l’éternité retrouvée. Elle peut aussi se manifester
lorsqu’elle se teinte d’hyperbole en un euphémisme idéalisant
qui adoucit les regrets et les déceptions en quelconques « fêtes
galantes », ou encore escamote la mort dans les coulisses de
la tragédie classique ou les allégories académiques qui enjo­
livent le Phédon. Dès le niveau de la linguistique s’ébauche
nettement le style de l’antiphrase. Bréal3 montre qu’un mot
arrive à signifier le contraire de son sens primitif. Tel l’adjectif
latin maturus qui primitivement signifiait matinal, précoce.
De lui est venu le verbe maturare, hâter, qui, appliqué aux
fruits de la terre, veut dire « mûrir ». Comme l’on ne mûrit
qu’avec le temps, l’adjectif sous la pression du verbe actif
a glissé au sens de « sage », « réfléchi », et finalement son sens
s’est inversé en celui de « mûr », c’est-à-dire de suffisamment
âgé : maturi centuriorum, « les plus anciens parmi les centu­
rions ». Ce que la fantastique prépare, ce qu’annonce l’évolu­
tion sémantique des mots, le schématisme rhétorique le
résume et le réduit à une simple figure de style sur les marches
de la sémiologie formelle. Le discours utilise tous les degrés
de l’antiphrase, depuis l ’antilogie, cette antithèse ramassée,
privée de son ressort polémique et qui se contente de présenter
en même temps et sous le même rapport les deux contraires,
jusqu’à la catachrese, sorte d’antiphrase dont le jeu d’inversion
est effacé et qui se satisfait des mots utilisés à contresens,
en passant bien entendu par la litote 4. Cette dernière est un
1 Cf. supra, p. 317. — * Cf. supra, p. 314. — 3 Bréal, Sémantique,
p. 149-150. — 4 Cf. supra, p. 318.
ÉLÉMENTS POUR UNE FANTASTIQUE 49°

compromis très formalisé, c’est-à-dire vidé de tout séman­


tisme, entre l’antiphrase et l’hyperbole : antiphrase dans sa
forme, elle se veut hyperbole dans ses effets expressifs. De
même entrent dans ce style la moitié des métonymies et des
synecdoques, toutes celles qui utilisent une « mise en minia­
ture » rhétorique en employant la partie, l’effet, l’espèce, pour
le tout, la cause ou le genre.
Enfin nous avons déjà montré comment les structures
synthétiques de l’imagination délimitent le style de l ’hypo-
typose 1. La répétition des images, et par là même la réversibi­
lité du temps, anéantit le concept même de temps 2. Et dans
l’espace fantastique c’est alors le groupe des égalités qui vient
renforcer celui des similitudes. Nous avions vu combien
l’expression rythmique de la musique illustrait esthétiquement
ces structures synthétiques, la musique étant une totalisation
rythmique de contrastes 3. Nous avions montré aussi que
cette structure de la fantastique esquissait sinon une arithmé­
tique, grâce au processus de répétition fondement du nombre,
du moins une arithmologie 4. Mais surtout nous avions
constaté que les structures synthétiques de l’imagination
réintégraient Clio au sein du chœur des Muses. Car toute
l’histoire vient se définir comme une hypotypose et même,
lorsqu’elle déborde dans les philosophies de l’histoire,
comme une hypotypose du futur s. Aussi ne reviendrons-nous
pas longuement sur cette figure de rhétorique qui traduit en
syntaxe le pouvoir fantastique de la mémoire. Disons simple­
ment que, de même qu’il y a des degrés dans les variétés
d’antiphrases, il y a des degrés dans les variétés d’hypotyposes,
tels semblent bien être l ’énallage et l’hyperbate. L’hypotypose
qui présentifie des faits passés ou futurs est le modèle dont
l’énallage n’est qu’un corollaire : cette dernière insiste sur le
changement de temps, sur cette infime nuance antithétique
que véhicule toute synthèse; quant à l’hyperbate elle est le
procédé de réversibilité presque complètement formalisée
puisqu’elle bouleverse l’ordre chronologique des termes
sans que pour cela se perde le sens. Mais une fois de plus,
nous le répétons, si ces régimes d’imagination, si ces catégories
1 Cf. supra, p. 406 sq. — 8 Cf. supra, p. 321 sq. — * Cf. supra,
p. 400 sq. — 4 Cf. supra, p. 325-329. — 6 Cf. supra, 408.
STRUCTURES ET FIGURES DE STYLE 491

structurales et ces styles sont contradictoires et entraînent,


comme nous l’avons montré tout au cours de ce travail,
l’isotopisme des constellations imaginaires et des mythes,
ils ne sont pas pour cela exclusifs les uns des autres.
L’on peut maintenant constater que plus on formalise,
plus on s’éloigne du sémantisme originaire des grands arché­
types fantastiques, moins on respecte l’isotopisme des struc­
tures et l’unicité d’un style. Déjà une œuvre d’art utilise la
ressource de toutes les structures. Dans la tragédie la plus
sombre, la plus cathartique, il est impossible d’exclure les
douceurs de l’antiphrase, il est impossible de dissocier, dans
la délicatesse stendhalienne, la purgation des ressentiments
politiques et les tendresses sublimantes à l’égard des bons
moments passés. Une grande œuvre d’art n’est peut-être
totalement satisfaisante que parce qu’il s’y mêle l’accent
héroïque de l’antithèse, la nostalgie tendre de l’antiphrase
et les diastoles et les systoles d’espérance et de désespoir.
Mais au niveau purement schématique de la rhétorique, les
oppositions entre les différents régimes s’estompent encore
et la puissance isotopique des structures se disloque en même
temps que se perd le sémantisme : la syntaxe de la figure de
rhétorique n’est plus prise en son sens figuré, si bien que
tous les styles — à part une très légère prédominance statis­
tique — sont dans une œuvre utilisés par l’expression du
discours.
Ainsi par la rhétorique et ses figures nous voyons peu à peu
se défaire le sémantisme du figuré. Domaine intermédiaire,
la rhétorique est elle aussi le lieu de toutes les ambiguïtés.
C’est peut-être la raison pour laquelle son étude a été négligée
au profit des épistémologies qui semblaient s’intéresser aux
processus formels dépositaires de l’exclusive, à la logique et
aux mathématiques. Et c’est au moment même où l’imagi­
nation tombait en discrédit dans la pensée occidentale que
le terme de rhéteur devenait lui aussi péjoratif...x.

1 Paradoxalement, c’est à l’époque où l’on sépare judicieusement le


style de « l’écriture » rhétorique et que l’on affirme « le style c'est
l ’homme » que la philosophie se détourne de la rhétorique, du style,
et par conséquent de l’homme. Cf. Guiraud, La Stylistique, p. j i :
« Décadence de la rhétorique ».
CONCLUSION
L ’homme... par son activité à le dominer risque de s'aliéner
le monde ; il doit à chaque instant, et voilà la fonction de l'artiste,
par les œuvres de sa paresse se le réconcilier.
Francis P o n g e , Le Murmure,
« Table ronde », n° 43.

Nous voici parvenu au terme de cet ouvrage. Ouvert par


une remarque sur la dévaluation culturelle de l’imaginaire
dans la pensée officielle de l’Occident, il se referme par une
remarque sur la dévaluation de la rhétorique. Certains pour­
ront estimer que c’est consacrer un bien gros livre à la « maî­
tresse d’erreurs et de faussetés ». Constamment nous avons vu
que la réhabilitation de l’imaginaire entraînait une prise en
considération de la mythologie, de la magie, de l’alchimie,
de l’astrobiologie, de l’arithmologie, de l’analogie, de la
participation, de la pensée prélogique, et finalement de la
rhétorique. N’est-ce pas une fois de plus fourvoyer la réflexion
vers de vaines « nuées »? Répondons que de ces nuées
viennent les pluies fécondantes comme les orages dévasta­
teurs. Cacher le soleil semble être une bien considérable
puissance. Mais cette réponse est entachée encore de méta­
phore. Mieux vaut dire qu’au cours de cette enquête il nous
est apparu que ces « erreurs et faussetés » imaginaires étaient
bien plus courantes, bien plus universelles dans la pensée des
hommes que les « vérités » fragiles et étroitement localisées
dans le temps et le monde, ces « vérités » de laboratoire
œuvres du refoulement rationaliste et iconoclaste de la
CONCLUSION 494

présente civilisation1. L’on pourra donc au moins considérer


cette archétypologie générale comme un catalogue commode
des errements de la folle du logis, comme un imaginaire
musée des images, c’est-à-dire des songes et des mensonges
des hommes. Libre à chacun de choisir son style de vérité.
Quant à nous, nous nous refusons d’aliéner une quelconque
part de l’héritage de l’espèce 2. Il nous est apparu que les
jeunes vérités étudiées par les épistémologies s’usent et se
combattent; alors pourquoi négliger les « erreurs » lorsqu’elles
apparaissent comme la chose du monde la mieux partagée?
Et surtout lorsque ce partage semble se faire selon un certain
ordre révélateur d’une certaine vérité ? Un humanisme véri­
table ne doit-il pas prendre en charge tout ce qui plaît univer­
sellement sans concept, et bien plus : tout ce qui vaut univer­
sellement sans raison? Une des convictions qui se dégage
de notre enquête c’est qu’il faut réviser, lorsqu’il s’agit de
compréhension anthropologique, nos définitions sectaires de
la vérité. Là plus qu’ailleurs, il ne faut pas prendre notre désir
particulariste d’objectivité civilisée pour la réalité du phéno­
mène humain. En ce domaine les « mensonges vitaux » nous
apparaissent plus vrais et valables que les vérités mortelles.
Et plutôt que de généraliser abusivement des vérités et des
méthodes qui ne sont strictement valables qu’au terme d’une
rigoureuse psychanalyse objective inapplicable à un sujet
pensant, et qui, une fois extrapolées, ne sont plus qu’inutiles
et incertaines, mieux vaut essayer d’approcher par des métho­
des adéquates ce fait insolite, objectivement absurde,
que manifeste l’euphémisme fantastique et qui apparaît comme
fondamental du phénomène humain. Ce phénomène humain
ne doit pas être aliéné par telle ou telle science — même
humaine — spécialisée à une étroite vérité, mais être éclairé
par les convergences de l’anthropologie tout entière, puisqu’il
est éprouvé, chaque fois qu’il se manifeste, comme au-delà

1 Cf. la belle étude de C. Lévi-Strauss, Inefficacité symbolique, in


Antbrop. struct., p. 205, dans laquelle l’auteur ne craint pas de mettre
en parallèle la cure d’un psychanalyste et celle d’un chamane Cuna.
Cf. G. Durand, L ’Occident iconoclaste, in Cahiers intem. de symbolisme,
n° 2, 1963. — * Cf. Przyluski, La Participation, p. xi : « La crise morale
que nous traversons vient en partie de notre impuissance à concevoir
l’unité de l’humain dans le temps et l’espace. »
l ’h o n n e u r d e s p o è t e s 495

de l’objet en dignité et en puissance. C’est ce qu’avec nos


faibles moyens nous avons essayé de suggérer dans ce livre
qui n’a l’ambition que d’être une introduction à de plus
précises études.
Il est d’ailleurs temps de s’entendre sur la prétention de
certains qui à tout prix veulent « démystifier » l’homme 1.
Nous pouvons à notre tour nous demander sous quel régime
mythique se manifeste à leur volonté cette démystification.
Un des signes de notre temps c’est, de concert au régime de
l’abstraction sémiologique ou objective, la confusion hyper­
bolique et polémique du mythe et de la mystification. Notre
époque, pourfendeuse de mythes et de mystique, se veut vouée
au régime de l’antithèse et, par là, à toutes les tentations de
l’exagération hyperbolique. Mais il apparaît à bien des indices
que cette mode archétypale soit bientôt révolue. Notre civili­
sation rationaliste et son culte pour la démystification objec­
tive se voit submergée en fait par le ressac de la subjectivité
brimée et de l’irrationnel. Anarchiquement les droits à une
imagination plénière sont revendiqués aussi bien par la
multiplication des psychoses, le recours à l’alcoolisme et aux
stupéfiants, au jazz, aux « hobbies » étranges, que par les
doctrines irrationalistes et l’exaltation des plus hautes formes
de l’a r t2. Au sein du puritanisme rationaliste et de cette
croisade pour la « démythification », la puissance fantastique
retourne l’exclusive objectiviste par une vengeresse dialec­
tique. L’objectivité, la « Science », le matérialisme, l’expli­
cation déterministe, le positivisme s’installent avec les plus
indéniables caractéristiques du mythe : son impérialisme et
sa fermeture aux leçons du changement des choses 3. L’objec­
tivité est devenue, paradoxalement, culte fanatique et pas­
1 Cf. R. Barthes, op. cit., p. 232, 235, 237. P. Ricœur fait une excel­
lente et subtile différence entre « démythologiser » et « démythiser »,
in « L e Symbole donne à penser », Esprit, juillet 1959. — * Cf. Friedmann,
Où va le travail humain ?, p. 150-151, 235 sq., 343. Cf. Stem, L a Troi­
sième Révolution, p. 124 sq. Cf. surtout la réaction généralisée contre
l’art dit « abstrait », non par un retour au « figuratif », mais par un
penchant à « l’informel ». Cf. Œuvres de Franz Kline, Mark Tobey,
Zao-Wou-Ki, Domoto, in Catalogue exposition « Orient-Occident », musée
Cernuschi, novembre 1958. — * Cf. l’étude très récente que Jung
consacre à la « psychose » des « soucoupes volantes ». C. G . Jung,
Ein moderner Mythus. Von Dingen, die am Himmel geseben werden. Rascher,
Zurich, 1959.
CONCLUSION 496

sionné qui refuse la confrontation avec l’objet. Mais surtout,


comme tout système exploitant un régime isomorphe exclusif,
l’objectivisme sémiologique contemporain ignorant les démar­
ches d’une anthropologie générale, se ferme a priori à un
humanisme plénier. Ce que masque l’assurance démythifiante
n’est la plupart du temps qu’un colonialisme spirituel, que
la volonté d’annexion au profit d’une civilisation singulière,
de l’espérance et du patrimoine de l’espèce humaine tout
entière. Aussi nous sommes-nous efforcé dans cette phénomé­
nologie de l’imaginaire de ne laisser étrangère à notre démar­
che aucune ressource anthropologique. Ce sont des structures
que nous cherchions, non une totalitaire infrastructure. Et
sous la convergence des disciplines anthropologiques le
mythe et l’imaginaire, bien loin de nous apparaître comme un
moment dépassé dans l’évolution de l’espèce, se sont mani­
festés comme éléments constitutifs — et nous pensons l’avoir
montré : instauratifs — du comportement spécifique de
Vhomo sapiens. Aussi nous semble-t-il qu’une des tâches les
plus honnêtes dans la recherche de la vérité et le souci de
démystification, c’est de bien discerner la mystification et le
mythe. Et de ne point jouer sur la racine des mots. Vouloir
« démythifier » la conscience nous apparaît comme l’entre­
prise suprême de mystification et constitue l’antinomie fonda­
mentale : car ce serait effort imaginaire pour réduire l’individu
humain à une chose simple, inimaginable, parfaitement déter­
minée, c’est-à-dire incapable d’imagination et aliénée à
l’espérance. Or la poésie comme le mythe est inaliénable. Le plus
humble des mots, la plus étroite compréhension du plus
étroit des signes, est messager malgré lui d’une expression
qui nimbe toujours le sens propre objectif. Bien loin de nous
irriter, ce « luxe1 » poétique, cette impossibilité à « démy­
thifier » la conscience se présente comme la chance de l’esprit,
et constitue ce « beau risque à courir » que Socrate 2, en un
instant décisif, oppose au néant objectif de la mort, affirmant
à la fois les droits du mythe et la vocation de la subjectivité

1 Barthes, op. cit., p. 233. Contrairement à Barthes, L. Aragon a fort


bien vu, dans une perspective baudelairienne, que le luxe est insépa­
rable de l’art comme de l’espérance; cf. Aragon, Apologie du luxe,
préface du « Matisse », Skira, Genève, 1946. — 2 Phédon, 114 d.
l ’h o n n e u r d e s p o è t e s 497

à l’Etre et à la liberté qui le manifeste. Tant il n’y a d’honneur


véritable, pour l’homme, que celui des poètes.
Aussi, nous qui venons de faire la part si belle à l’imagi­
nation, nous demandons modestement que l’on sache faire
la part de la cigale à côté du fragile triomphe de la fourmi.
Car la véritable liberté et la dignité de la vocation ontolo­
gique des personnes ne reposent que sur cette spontanéité
spirituelle et cette expression créatrice qui constitue le champ
de l’imaginaire. Elle est tolérance de tous les régimes de
l’esprit, sachant bien que le faisceau de ces régimes n’est pas
de trop à cet honneur poétique de l’homme qui consiste à
faire échec au néant du temps et de la mort. Il nous apparaît
donc qu’une pédagogie de l’imagination s’impose à côté
de la culture physique et de celle du raisonnement. A son insu
notre civilisation a abusé d’un régime exclusif de l’imaginaire,
et l’évolution de l’espèce dans le sens de l’équilibre biolo­
gique semble bien dicter à notre culture une conversion sous
peine de déclin et d’abâtardissement. Romantisme et surréa­
lisme ont distillé dans l’ombre le remède à l’exclusivité psycho­
tique du Régime Diurne. Peut-être sont-ils venus trop tôt.
De nos jours, grâce aux découvertes de l’anthropologie,
ce n’est plus seulement un vague exotisme ou le simple charme
de l’évasion et du bizarre qui viennent balbutier les conseils
d’une thérapeutique humaniste.
De même que notre civilisation technocrate et planétaire
autorise paradoxalement le Musée imaginaire, aussi permet-elle
un inventaire général des ressources imaginaires, une arché-
typologie générale. Alors s’impose une éducation esthétique,
totalement humaine, comme une éducation fantastique à
l’échelle de tous les fantasmes de l’humanité. Non seulement
il nous est possible de rééduquer l’imagination sur le plan
du traumatisme individuel comme le tente la « réalisation
symbolique1 », non seulement l’on peut redresser indivi­
duellement le déficit imaginaire, originaire d’angoisse, par la
psychothérapie utilisant le « rêve éveillé 2 », mais encore les
techniques dites « d’action psychologique », les expériences
socio-dramatiques 3 esquissent une pédagogie de l’imagina­
1 Cf. Séchehaye, La Réalisation symbolique. — 2 Cf. Desoille, op. cit.
— 3 Cf. Moreno, Les Fondements de la sociométrie.
CONCLUSION 498

tion, dont l’éducation doit tenir compte pour le meilleur


comme pour le pire. Jadis les grands systèmes religieux
jouaient le rôle de conservatoire des régimes symboliques
et des courants mythiques. Aujourd’hui pour une élite
cultivée, les beaux arts, et pour les masses, la presse, les
feuilletons illustrés et le cinéma, véhiculent l’inaliénable réper­
toire de toute la fantastique. Aussi faut-il souhaiter qu’une
pédagogie vienne éclairer, sinon assister cette irrépressible
soif d’images et de rêves. Notre devoir le plus impérieux est
de travailler à une pédagogie de la paresse, du défoulement
et des loisirs. Trop d’hommes en ce siècle de « l’éclairement »
se voient usurper leur imprescriptible droit au luxe nocturne
de la fantaisie. Il se pourrait bien que la morale du « vous
chantiez, j’en suis fort aise! » et l’idolâtrie du travail de la
fourmi soient le comble de la mystification.
Il s’agirait d’abord de réhabiliter l’étude de la rhétorique,
moyen terme indispensable à l’accès plénier de l’imaginaire,
puis de tenter d’arracher les études littéraires et artistiques à
la monomanie historisante et archéologique, afin de replacer
l’œuvre d’art à sa place anthropologique convenable dans le
musée des cultures, et qui est celle d’hormone et de support
de l’espérance humaine1. De plus, à côté de l’épistémologie
envahissante et des philosophies de la logique aurait sa place
l’enseignement de l’archétypologie; à côté des spéculations
sur l’objet et l’objectivité, se situeraient les réflexions sur la
vocation de la subjectivité, l’expression et la communication
des âmes. Enfin de très larges travaux pratiques devraient être
réservés aux manifestations de l’imagination créatrice. Par
l’archétypologie, la mythologie, la stylistique, la rhétorique et
les beaux arts systématiquement enseignés, pourraient être
restaurées les études littéraires et rééquilibrée la conscience
de l’homme de demain. Un humanisme planétaire ne peut
se fonder sur l’exclusive conquête de la science, mais sur le
consentement et la communion archétypale des âmes.
Ainsi l’anthropologie permet une pédagogie et renvoie tout
naturellement à un humanisme dont la vocation ontologique
manifestée par l’imagination et ses œuvres semble constituer
le cœur. Parti en effet d’une prise en considération métho­
1 Cf. notre livre : Le Décor mythique de la Chartreuse de Parme.
l ’h o n n e u r d e s p o è t e s 499

dologique des données de la réflexologie, ce livre aboutit à


une prise en considération pédagogique des données de la
rhétorique. C’est exactement au cœur de cet intervalle, aux
portes de l’animalité comme au seuil des démarches objectives
de la raison technicienne que nous avons, au cours de notre
étude, situé l’imagination ; la rhétorique étant le terme ultime
de ce trajet anthropologique au sein duquel se déploie le
domaine de ^imaginaire. Entre l’assimilation pure du réflexe
et l’adaptation limite de la conscience à l’objectivité, nous
avons constaté que l’imaginaire constituait l’essence de
l’esprit, c’est-à-dire l’effort de l’être pour dresser une espé­
rance vivante envers et contre le monde objectif de la mort.
Le long de ce trajet nous avons vu se déposer schèmes,
archétypes et symboles selon des régimes distincts, eux-
mêmes articulés en structures. Ces catégories justifient
l’isotopie des images et la constitution de constellations et
de récits mythiques. Nous avons enfin été amené à comprendre
Patypicalité tant culturelle que psychologique de ces régimes
et catégories de la fantastique, en montrant que les ressources
des diverses modalités de l’imaginaire et des styles expressifs
de l’image sont orientées par l’unique souci de faire « passer »
le temps, par la forme spatiale, du domaine du destin fatal
parce qu’intégralement objectif, à celui de la victoire ontolo­
gique. Bien loin d’être le résidu d’un déficit pragmatique,
l’imaginaire nous est apparu tout au cours de cette étude
comme la marque d’une vocation ontologique. Bien loin
d’être épiphénomène passif, néantisation ou encore vaine
contemplation d’un passé révolu, l’imaginaire non seulement
s’est manifesté comme activité qui transforme le monde,
comme imagination créatrice, mais surtout comme transfor­
mation euphémique du monde, comme intellectus sanctus,
comme ordonnance de l’être aux ordres du meilleur. Tel est
le grand dessein que nous a révélé la fonction fantastique.
Et ce dessein permet d’évaluer les états de conscience et de
hiérarchiser les facultés de l’âme. Car si le « je pense » éprouve
bien l’être, il est des pensées qui dégradent cette conscience
d’être parce qu’elles l’aliènent en l’objet et finalement en la
mort. Et ce sont précisément ces pensées iconoclastes si cou-
tumières à notre civilisation présente et qui consistent à se
soumettre au monde de l’objet sous les rassurantes modalités
CONCLUSION 500

de la « res extensa », alors que l’esprit et l’être qu’il révèle


n’auraient en partage que le néant d’une durée insignifiante et
porteuse de mort. L’être ne se voyant proposer que le choix
désespéré d’être pour le monde ou pour la mort. Nous avons
vu que l’étude objective de la fantastique paradoxalement
renverse l’apologétique de l’objet et ses conclusions philo­
sophiques faussement optimistes. Bien loin d’être une forme
a priori « plutôt » de l’altérité matérielle, l’espace s’est décou­
vert comme la forme a priori de la créativité spirituelle et de
la maîtrise de l’esprit sur le monde. C’est l’objectivité qui
jalonne et découpe mécaniquement les instants médiateurs de
notre soif, c’est le temps qui distend notre assouvissement en
un laborieux désespoir, mais c’est l’espace imaginaire qui au
contraire reconstitue librement et immédiatement en chaque
instant l’horizon et l’espérance de l’Etre en sa pérennité.
Et c’est bien l’imaginaire qui apparaît comme recours
suprême de la conscience, comme le cœur vivant de l’âme
dont les diastoles et les systoles constituent l’authenticité
du cogito. Ce qui soustrait le « je pense » à l’insignifiance
de l’épiphénomène ou au désespoir de la néantisation n’est pas
autre chose que ce « pour soi » euphémisant révélé par l’étude
de l’imaginaire, et contre lequel aucune objectivité aliénante et
mortelle ne peut finalement prévaloir.
En cette fonction fantastique réside ce « supplément
d’âme » que l’angoisse contemporaine cherche anarchique­
ment sur les ruines des déterminismes, car c’est la fonction
fantastique qui ajoute à l’objectivité morte l’intérêt assimi-
lateur de l’utilité, qui ajoute à l’utilité la satisfaction de
l’agréable, qui ajoute à l’agréable le luxe de l’émotion esthé­
tique, qui enfin dans une assimilation suprême, après avoir
sémantiquement nié le négatif destin, installe la pensée dans
l’euphémisme total de la sérénité comme de la révolte philo­
sophique ou religieusex. Et surtout l’imagination est le
contrepoint axiologique de l’action. Ce qui leste d’un poids
ontologique le vide sémiologique des phénomènes, ce qui
vivifie la représentation et l’assoiffe d’accomplissement, c’est
ce qui a toujours fait penser que l’imagination était la faculté
1 Sur les projections mythiques de la révolte, cf. Muchielli, Le
Mythe de la cité idéale.
l ’h o n n e u r d e s p o è t e s 501

du possible, la puissance de contingence du futur. Car l’on


a dit bien souvent, sous différentes formes, que l’on vit et
que l’on échange sa vie, en donnant ainsi un sens à la mort,
non pour les certitudes objectives, non pour des choses, des
demeures et des richesses, mais pour des opinions, pour ce
lien imaginaire et secret qui lie et relie le monde et les choses
au cœur de la conscience; non seulement on vit et l’on meurt
pour des idées, mais la mort des hommes est absoute par
des images. Aussi l’imaginaire, bien loin d’être vaine passion,
est action euphémique et transforme le monde selon l’Homme
de Désir :
La poésie est un pilote
Orphée accompagne Jason
Aussi ne nous a-t-il point semblé stérile que le philosophe
de nouveaux, selon l’antique oracle, se penche avec une
attention fraternelle sur l’inspiration fantastique et « s’occupe
un peu du travail des Muses ». Que seraient les Argonautes
sans la lyre d’Orphée ? Qui donnerait la cadence aux rameurs ?
Y aurait-il même une Toison d’Or?

1 Cf. Phédon, 60 e.
ANNEXE I

DES CONVERGENCES
DE NOTRE ARCHÉTYPOLOGIE
ET DU SYSTÈME LOGIQUE DE S. LUPASCO
Nous avions indiqué, dans l’Annexe I de l'édition de 1963
l’utilisation possible de la terminologie lupascienne en arché-
typologie (De l’utilisation en archétypologie de la terminologie
de S. Lupasco). Toutefois — et en accord complet cette fois
avec S. Lupasco lui-même — nous avons dû faire quelques
rectifications relatives aux diverses homologations de la
terminologie lupascienne et de notre propre terminologie.
Nous avions cru jadis que les termes schizomorphe (ou
héroïque) et mystique que nous utilisons étaient homologables
point par point avec hétérogénéisation et homogénéisation utilisés
par l’éminent physicien. Cependant nous remarquions déjà :
« A vrai dire tout se passe comme si le champ total de l’Imagi­
naire était polarisé à ses deux limites (schizomorphe et
mystique) par deux forces homogénéisantes : l’une par
défaut... l’autre par excès... Ou encore, pour reprendre le
langage de Piaget, nous nous trouvons en face de deux forces
théoriques d’homogénéisation, l’une — la schizomorphe —
assimilatrice pure, ne présentant à la limite aucune aptitude
à l’adaptation, barricadée dans un autisme agressif et conqué­
rant; l’autre — la mystique — adaptatrice pure, collant à
l’ambiance, participant à l’environnement avec le maximum
de viscosité. »
Depuis, les nombreuses observations qu’ont pu nous
apporter les précieux travaux de nos collaborateurs ou des
chercheurs qui se sont inspirés de notre livre, tant en psycho­
pathologie qu’en sociologie, ne font que confirmer cette
correction que nous apportions à une assimilation trop
simpliste de notre terminologie et de celle de Lupasco1.
Sont homogénéisantes les deux structures les plus excessives
1 Sur l’état de cette question, cf. notre article Les Structures polari­
santes de la conscience psychique et de la culture, in Eranos Jahrbuch, Rhein
Verlag, Zurich, 1968, Band X X X V I.
ANNEXE I 504

schizomorphe et mystique. La seconde, comme cela nous


paraissait déjà évident en 1963, est fondamentalement homo­
généisante par « excès » d’homogénéisation (et défaut initial
de distinction hétérogénéisante) dans les structurations
mystiques (et plus spécialement dans les structurations sur­
mystiques repérées par le psychologue Yves Durand); les
premières, malgré une apparence hétérogénéisante due à la
distinction, à la diaïrésis (ou Spaltung) schizomorphe, se
saturent très rapidement et un phénomène de renversement
du sens se produit : l’excès d’hétérogénéisation héroïque
produisant soudain une parcellisation, une pulvérisation des
formes et du sens (Zerspaltung) équivalant à une homogénéisa­
tion par défaut bien repérable dans les protocoles imaginaires
des schizophrènes i. Cette saturation nous apparaît maintenant
très proche de cette règle anthropologique générale que
Bergson repérait déjà sous le nom de « double frénésie »
et que le sociologue russo-américain P. Sorokin 1 a confirmée
sous le nom de Principe des limites. L’on pourrait maintenant
faire un pas de plus dans cette perspective d’un établissement
d’un Principe général de l’anthropologie structurale en écrivant
que le renversement du sens (ou comme disent les sociologues
le changement) vient bien d’une saturation, mais d’une satura­
tion qui provoque un blocage de l’actualisation, c’est-à-dire
qui provoque une potentialisation libérant les activités anta­
gonistes jusqu’ici potentialisées. D ’intéressantes recherches,
spécialement en linguistique, en psychopathologie et en
sociologie, seraient à effectuer dans la direction indiquée par
ce Principe de saturation par blocage des actualisations symbo­
liques.
Entre ces deux homogénéisations par monopolisation
stéréotypée d’une seule structuration psychique se place bien
alors, comme nous le disions en 1963, la gamme des structures
réellement hétérogénéisantes, polarisées par les systèmes
synthétiques (bi-polaires ou polymorphes selon Y. Durand).
Dès lors nous pouvons reprendre in extenso ce que nous
ajoutions en 1963. L’on voit que les « Structures Synthé­
tiques » sont des structures d’équilibre qui maintiennent à
1 Cf. Y . Durand, op. cit. — 2 Cf. P. Sorokin, Social and cultural dyna-
mics, Porter Sargent Publisher, Boston, 1957.
ANNEXE I

la fois les potentialités d’assimilation et d’adaptation. Seules,


à vrai dire, elles mériteraient l’appellation « d’hétérogénéi-
santes » au sens biologique que Lupasco donne à ce terme :
elles seules font intervenir le facteur temps.
Il faudrait donc envisager une logique — ou tout au moins
une pré-logique ! — non plus à deux catégories : homogénéi­
sation et hétérogénéisation, mais à trois : homogénéité assimila-
trice, hétérogénéité ou équilibre antagoniste, enfin homogénéité
adaptatrice. Cette pré-logique serait alors très proche du
traditionnel Système chinois du Tao, du Yin et du Yang.
Il est bien remarquable que ce soit à une telle logique de
première instance, polarisée par trois principes irréductibles,
que Stéphane Lupasco, Roger Bastide et moi-même, ainsi
qu’Yves Durand 1, soyons parvenus par des voies très diffé­
rentes, et à peu près à la même époque. Dans son petit livre de
i960, Les Trois Matines, Lupasco fait déboucher la réflexion
épistémologique du physicien sur trois systèmes — eux-
mêmes « systèmes de Systèmes » puisqu’un système est défini
par l’antagonisme de systèmes primaires — les deux plus
extrêmes étant régis par l’actualisation, l’un du Principe
d’Homogénéité, l’autre du Principe d’Hétérogénéité,'tandis
que le troisième système résulte de l’antagonisme de ces deux
principes contradictoires, équilibrés par une respective poten­
tialisation.
Quelques années plus tôt, par un tout autre cheminement,
Roger Bastide décelait dans la pensée et le comportement
afro-brésilien, trois principes irréductibles : Le « Principe de
Coupure » très proche de ce que nous avons nommé schizo-
morphie ou diaïrétique, le « Principe de Participation (ou de
Liaison) mystique » et enfin le « Principe de Correspondance (ou
d’Analogie) ».
Ces trois principes, chez Bastide, chez Lupasco, comme
chez nous-même, sous-tendent toujours un système de pensée
ou d’énergie, mais nous avons essayé de montrer dans ce livre
que le sémantisme des images est symptomatique du privilège
d’un principe directeur et de l’état d’actualisation ou de
potentialisation des polarités dialectiques mises en cause.
1 Cf. Yves Durand, op. cit.; S. Lupasco, Les Trois Matières, Julliard
i960; R. Bastide, Le Principe de coupure et le comportement afro-brésilien
(Anais do X X X Ie Congr. intern. de Americanistas, Sao Paulo, 1955).
ANNEXE II
CLASSIFICATION ISOTOPIQUE DES IMAGES
R é g im e s
ou D iu r n e N octurn e

P o l a r it é s

SCHIZOMORPHES SYNTHÉTIQUES MYSTIQUES


(ou Héroïques) (ou Dramatiques) (ou Antiphrasiques)
i° idéalisation et « recul » autistique. i° coïncidentia oppositorum et systé­ i° redoublement et persévération.
Stru ctu res
2° diaïrétisme (Spaltung). matisation. 2° viscosité, adhésivité antiphrasique.
3° géométrisme, symétrie, gigantisme. 2° dialectique des antagonistes, dra­ 3° réalisme sensoriel.
4° antithèse polémique. matisation. 4° mise en miniature (Gulliver).
3° historisation.
4° progressisme partiel (cycle) ou total.

P r in c ip e s Représentation objectivement hété­ Représentation diachronique qui re­ Représentation objectivement homo­
d’explication rogénéisante (antithèse) et subjecti­ lie les contradictions par le facteur généisante (persévération) et subjec­
et de justifi­ vement homogénéisante (autisme). temps. Le Principe de C A U SA LITÉ, tivement hétérogénéisante (effort anti­
cation ou Les Principes d’EXCLUSION, de sous toutes ses formes (spéc. F IN A ­ phrasique). Les Principes d’A N A L O ­
L o g iq u e s CONTRADICTION, d’ID EN TI- L E , et EFFIC IEN TE), joue à GIE, de SIM ILITUDE jouent à plein.
TÉ jouent à plein. plein.

Dominante PO STURALE avec ses Dominante CO PU LATIVE avec Dominante D IGESTIV E avec ses
R é flex es dérivés manuels et l’adjuvant des sensa­ ses dérivés moteurs rythmiques et ses adjuvants cœnesthésiques, thermiques et ses
d o m in a n t s tions à distance (vue, audiophonation). adjuvants sensoriels (kinésiques, musi- dérivés tactiles, olfactifs, gustatifs.
caux-rythmiques, etc.).

DISTIP1GUE R R EL 1E R CONFONDRE
S ch èm es
« VERBAUX » SÉPA RER ^ M ÊLER M O N TER M Û R IR R E V E N IR
C H U T E R ■<— —*• PR O G R ESSER R EC EN SE R ■*— —► D E S C E N D R E , PO SSÉD ER, PÉN ÉTR ER

A rch étypes P U R ^ S O U IL L É HAUT BA S EN a va n t, A R R IÉ R E , PRO FO N D , CALM E, CHAUD, IN T IM E ,


« É P IT H È T E S » C L A IR ^ SO M B R E a v e n ir pa ssé CACHÉ

Situation
des
« catégories » L e GLAIVE —*■ (Le Sceptre) L e BÂTON ■*- L e DENIER -+■ L a COUPE
du jeu de
TA RO TS

La Lumière Le Sommet Le Feu-flamme La Roue. Le Microcosme. La Demeure.


# Les Ténèbres. Le Gouffre. Le Fils. La Croix. L’Enfant, le Poucet. Le Centre.
L’Air Le Ciel # L’Enfer. L’Arbre. La Lune. L’Animal gigogne. La Fleur.
# Le Miasme. Le Chef Le Germe. L’Androgyne. La Couleur, La Femme.
A rch étypes L ’Arme Héroïque # L’Inférieur. Le Dieu pluriel. La Nuit. La Nourriture.
(( SU B ST A N ­ Le Lien. Le Héros La Mère. La Substance.
T IF S » Le Baptême Le Monstre. Le Récipient.
La Souillure. L ’Ange
L’Animal.
L’Aile
# Le Reptile.

Le Soleil, L’Azur, L’Échelle, Le Calendrier, l’Arithmologie,


L’ Œil du Père, L’Escalier, La Triade, La Tétrade, L’Astrobiologie.
Les Runes, Le Bétyle,
Le Mantra, Le Clocher,
Les Armes, La Ziqqurat, L’Initiation, Le Sacrifice, Le Ventre, La Tombe,
Des La Clôture, Le « Deux Fois Le Dragon, Avaleurs et Avalés, Le Berceau,
Symboles L’Aigle,
La Citconcision, L’Alouette, Né », L’Orgie, La Spirale, Kobolds, Dactyles, La Chrysalide,
aux La Tonsure, etc. Le Messie, L’Escargot, Osiris, L’Ile,
Synthèmes La Colombe,
Jupiter, etc. La Pierre L’Ours, L’Agneau, Les Teintures, La Caverne,
Philosophale, Le Lièvre, Les Gemmes, Le Mandala,
La Musique, etc. Le Rouet, Mélusine, Le Voile, La Barque,
Le Briquet, Le Manteau, La Hotte, L’ Œuf,
La Baratte, etc. La Coupe, Le Lait, Le Miel,
Le Chaudron, etc. Le Vin, L’Or, etc.

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