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Michel COLLOT
LE SENTIMENT DE LA NATURE DANS LA POÉSIE FRANÇAISE CONTEMPORAINE

Le titre de ma conférence est volontairement provocateur.

Aujourd’hui en France (vous me direz ce qu’il en est au Brésil)


la notion de nature est considérée comme dépassée par certains esprits, qui lui préfèrent celle
de « terre » ou d’environnement

Et le sentiment de la nature est considéré comme un héritage du romantisme, qu’il s’agit de


liquider

Je voudrais montrer au contraire que l’idée et le sentiment de la nature ont profondément


changé au cours des dernières décennies et qu’ils ont une place dans la poésie française
contemporaine

La nature a été longtemps suspecte au regard de l’art et de la littérature modernes, dans la


mesure où elle avait été conçue par la tradition comme un modèle immuable que l’œuvre
n’aurait eu pour fonction que d’imiter, qu’il s’agisse de la nature humaine chère aux classiques,
du paysage romantique ou de la réalité sociale au plus près de laquelle le naturalisme entendait
se tenir.

En rupture avec la mimésis, le modernisme a cultivé l’autonomie de l’œuvre littéraire ou


artistique, envisagée comme un pur artefact : de cette évolution témoignent exemplairement
l’abstraction en peinture et le formalisme en littérature.

Dans les années 1960 et 1970 les avant-gardes qui défendaient une conception et une
pratique matérialiste, objectiviste et/ou textualiste de la poésie, prenant acte de l’arbitraire du
signe, envisageaient le poème comme un espace de langage autonome et qui se suffisait à lui-
même, indépendamment de la représentation du monde extérieur et de l’expression d’un sujet.

Dans cette perspective, ses acteurs soupçonnaient la référence à la nature de reconduire un


idéalisme, un lyrisme sentimental et un mimétisme qu’ils rejetaient. L’un de ceux qui ont
exprimé avec le plus de vigueur et le plus de constance ce rejet est Christian Prigent. À ses yeux
l’homme est « une erreur de la nature » dans la mesure même où il est un être de langage : dès
lors qu’il parle, il se départit de son appartenance au monde. Or « plus que tout autre genre la
poésie tire sa substance de la conscience du séparé »1, et vouloir remédier à cette séparation en
rétablissant une relation privilégiée avec la nature n’est qu’une illusion, dénoncée avec d’autant
plus de virulence qu’elle était réapparue depuis les années 1980 dans la production de ceux qui
se réclamaient d’un « nouveau lyrisme » : selon Prigent « la rêverie sur la fusion, l’humain

1
Christian Prigent, Une erreur de la nature, P.O.L, 1996, p. 83
2

rabiboché avec le monde, les noces à âme perdue avec maman Nature » « hante la petite
métaphysique portative » de ces poètes, « plus ou moins issus de la tradition romantique »2.

Ce rejet de la nature reste encore très présent dans la poésie contemporaine. Il emprunte
souvent des arguments philosophiques à Schiller qui, dans un essai remis à l’honneur
notamment par Jean-Claude Pinson, opposait à la poésie naïve, caractérisée par une adhésion
immédiate à la nature, désormais caduque, la poésie moderne, qualifiée de « sentimentale » au
sens de critique et de réflexive, qui soumet l’expérience sensible à l’idée, au service de l’idéal3.

Bien que Schiller émette dans son essai le vœu d’une synthèse entre ces deux types de
poésie, cette opposition a été souvent reprise par des poètes qui, reprenant à leur compte
l’acception très particulière donnée par l’écrivain allemand à l’adjectif sentimental 4 ,
considèrent comme obsolète l’expression d’un quelconque « sentiment de la nature ». Mais ils
omettent de rappeler que, pour Schiller, « un instinct puissant et indestructible » « ramène
invariablement » l’homme moderne à la nature et que « la capacité poétique est », selon lui,
« très intimement liée à cet instinct » : « Aujourd’hui encore, la nature est la seule flamme où
se nourrisse l’esprit poétique. C’est d’elle seulement qu’il tire toute sa puissance. C’est à elle
seule qu’il s’adresse, même dans une humanité artificielle, enfermée dans la civilisation »5.

Il est vrai que Schiller est encore un classique. Les théoriciens du divorce entre poésie et
nature se réclament aussi des précurseurs français de la modernité, comme Baudelaire, qui
récusait l’imitation de la nature prônée par les peintres et les écrivains réalistes ; mais il voyait
en elle un appel à l’imagination, la source d’une recréation permanente du monde et non le
modèle d’une plate reproduction de ses apparences figées : l’artiste et le poète doivent
« s’abandonner aux prodigieuses rêveries contenues dans les spectacles de la nature présente »6.

Ils s’autorisent volontiers de Mallarmé pour proclamer, comme le fait Jacques Rancière,
que « le temps de la nature et de ses poètes est fini »7 ou, comme Michel Deguy, que « la nature
a eu lieu »8. Or Mallarmé a écrit : « La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas »9. Ce que Mallarmé
récusait, c’est le naturalisme, qui prétendait donner une description fidèle des phénomènes
naturels ; à ses yeux, la tâche propre à la poésie n’est pas d’en imiter les propriétés physiques
et les aspects extérieurs mais d’en évoquer la résonance intérieure : « Abolie, la prétention,
esthétiquement une erreur, [… ] d’inclure au papier subtil du volume autre chose que par

2
Ibid., p. 84.
3
Voir Friedrich von Schiller, De la poésie naïve et sentimentale, L’Arche, 2002 ; et Jean-Claude Pinson,
Sentimentale et naïve, Champ Vallon, 2002.
4
Il l’utilise d’ailleurs aussi par moments dans son sens habituel, ce qui est la source de bien des ambiguïtés. Voir
plus loin p. 000.
5
Ibid. p. 35. Schiller ajoute une pointe polémique : « Tout autre moyen d’action est étanger à l’esprit poétique :
c’est pourquoi, soit dit en passant, on a tort d’appeler ouvrages poétiques toutes les œuvres de l’intelligence, même
si le prestige de la littérature française nous a pendant longtemps condamnés à cette confusion ». Ce reproche
pourrait être fait à certaines poésies didactiques contemporaines : voir plus loin p. 000.
6
Charles Baudelaire, Salon de 1859, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 665.
7
Jacques Rancière, Mallarmé. Politique de la sirène, Hachette, 1996, p. 19.
8
On lit sous la plume de Michel Deguy : « ‘La nature a eu lieu’ disait Mallarmé – sur le ton de l’euphémisme »
(Écologiques, Hermann, 2012, p. 134).
9
Stéphane Mallarmé, « La Musique et les lettres » Œuvres complètes, Pléiade, t. II, p. 67.
3

exemple l’horreur de la forêt, ou le tonnerre muet épars au feuillage ; non le bois intrinsèque et
dense de ses arbres »10.

Les arguments avancés par les détracteurs de la nature sont divers et souvent
contradictoires, je n’ai pas le temps d’en faire la revue et l’analyse. Le plus fréquent et le plus
trivial, c’est que, dans un monde de plus en plus urbanisé, technologisé et médiatisé, nous
n’avons plus accès à une nature que les techniques modernes de construction, de destruction et
d’information, éloignent, ravagent ou défigurent.

Or, loin de rendre caducs les relations que la poésie entretient depuis toujours avec la
nature, la crise écologique rend plus que jamais nécessaire de les renouer pour les renouveler.
La fin d’un âge d’or plus ou moins mythique, celle d’une idée de nature périmée, celle d’une
esthétique et d’une poétique fondées sur la mimesis11 ne met pas un terme à la longue histoire
des rapports entre l’art, la poésie et la nature mais leur ouvre un nouvel âge et des possibilités
inédites. La poésie ne s’écrit plus aujourd’hui d’après nature ; elle n’est pas pour autant, comme
le soutient Jacques Rancière, une « poésie d’après la nature »12.

L’entrée dans le 21ème siècle a marqué un tournant spectaculaire dans les relations que notre
culture entretient avec la nature. Notre conception de la nature a été bouleversée par les
révolutions scientifiques du 20ème siècle : elle apparaît soumise au changement, ouverte à des
horizons d’instabilité. Si l’on peut parler aujourd’hui d’anthropocène, c’est que la nature n’est
pas un objet étranger à l’homme mais un milieu en interaction avec lui ; et le « grand partage »
entre nature et culture instauré en Occident par l’avènement de la raison moderne a été remis
en cause13. L’art et la littérature ne sont nullement condamnés à reproduire une donnée naturelle
immuable ou à répéter les stéréotypes éculés d’une culture ; ils peuvent participer de manière
inventive à une recréation permanente de la nature par la culture et de la culture par la nature.
Il ne s’agit plus d’imiter une nature naturée ou dénaturée, mais d’épouser le mouvement d’une
nature naturante, et d’une culture en interaction avec elle.

C’est ce que font nombre d’artistes aujourd’hui, en intégrant le mieux possible leur
intervention dans le site qui souvent l’inspire directement ou indirectement : c’est le cas
notamment de ceux qui se réclament depuis les années 1960 du Land Art, ou plus récemment
d’un art environnemental ou écologique. Pour eux, le processus créateur va de la nature à l’art
pour revenir à la nature, selon la formule de Nils-Udo : « Natur—Kunst—Natur »14. Dans le
domaine littéraire, on assiste à la montée en puissance d’une « géopoétique », initiée dès les
années 1970 par Kenneth White15, et à l’émergence d’une « écopoétique », déjà développée

10
Stéphane Mallarmé, « La Musique et les lettres » Œuvres complètes, Pléiade, t. II, p. 210.
11
Selon Michel Deguy, « La nature était définie par l’imitation » (Écologiques, op. cit., p. 134).
12
Jacques Rancière, Le sillon du poème. En lisant Philippe Beck, Nous, 2016, p. 14.
13
Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2006
14
Voir Hubert Brisacier, Nils-Udo. L’Art dans la nature, Flammarion, 2002.
15
Voir Kenneth White, Le Plateau de l’Albatros. Introduction à la géopoétique, Grasset, 1994 ; voir le chapitre
que je consacré à la géopoétique dans Pour une géographie littéraire, Corti, 2015, p. 113-120.
4

dans le monde anglo-saxon. Michel Deguy lui-même écrit aujourd’hui : « Écologie et poésie
non seulement se conviennent mais disent et visent ‘le même’ »16.

En 2015, Jean-Claude Pinson rappelait qu’« il y a entre poésie et Nature, une connivence,
une accointance qui est séculaire ; un lien qui a pris, au fil des siècles, la forme d’un contrat
(tacite), […] qu’on pourrait appeler « pastoral »17. À ses yeux, « la poésie est, pour l’essentiel,
restée du côté de la Nature »18. Il rejoint ainsi la position de Jean-Christophe Bailly qui soutient
que, « par-delà l’envahissement des objets, des filtres et des écrans », la Nature « demeure et
résiste : elle est et continue d’être l’habitacle et le lieu, la somme déployée des espaces où les
formes de vie viennent s’inscrire » 19 . Une rencontre organisée en 2015 par la Maison des
Écrivains et de la Littérature, intitulée « Comment terre ? » témoigne de l’actualité de cette
interrogation sur les rapports entre nature et littérature20.

Ce regain d’intérêt concerne la plupart des tendances de la poésie française


contemporaine, aussi diverses soient-elles, et il transgresse notamment le clivage qui opposait
naguère encore lyriques et littéralistes.

Ces derniers se sont souvent réclamés de l’exemple de Francis Ponge, sur qui je crois bon
de revenir, étant donné la place qu’il occupe dans la généalogie de la poésie française
contemporaine.

Certains ont voulu voir un modèle d’objectivisme et/ou de littéralisme, mais sa poésie n’a
cessé d’entretenir une relation intime avec la nature : l’idée même du Parti pris des choses lui
aurait été inspirée par « des ravissements de citadin devant l’étrangeté vivace de la nature »
(OC II 189) et la conclusion testamentaire du Pré fait pousser sur la tombe du poète le Fenouil
et la Prêle dont les initiales se confondent avec celles de son nom et de son prénom (OC II
344) :

Messieurs les typographes,


Placez donc ici, je vous prie, le trait final.

Puis, dessous, sans le moindre interligne, couchez mon nom,


Pris dans le bas-de-casse, naturellement,
Sauf les initiales, bien sûr.
Puisque ce sont aussi celles
Du Fenouil et de la Prêle
Qui demain croîtront dessus.
Francis Ponge.

Cette référence à la nature est d’ailleurs devenue particulièrement insistante et importante


dans son œuvre au moment même où il était le plus proche des avant-gardes : Le Pré et
L’Asparagus ont paru dans la revue Tel quel en 1961 et 1964.

16
Michel Deguy, « Écologie et poésie », La Fin dans le monde, Hermann, 2009, p. 39.
17
Jean-Claude Pinson, Autrement le monde, op. cit., p. 22-23
18
Ibid., p. 26.
19
Jean-Christophe Bailly, L’Élargissement du poème, Christian Bourgois, 2015, p. 49.
20
Elle s’est tenue du 4 au 8 novembre 2015 à la Maison des cultures du monde et à la BNF.
5

Elle procède chez Ponge d’un matérialisme, plus proche de celui de Lucrèce que du
marxisme orthodoxe ; elle se présente même parfois comme un rejet de l’emprise que la société
humaine exerce sur son environnement. En « abaissant » « notre prétention à dominer la
nature », il s’agit « d’élever notre prétention à en faire physiquement partie » (OC I 630), de
faire prendre conscience à l’homme qu’il n’est ni un pur esprit ni un animal essentiellement
social, politique et historique mais « quelque chose après tout de plus matériel et de plus opaque,
de plus complexe, de plus dense, de mieux lié au monde » (OC I 627).

La poésie de Ponge met en œuvre un nouveau sentiment de la nature, qui se veut exempt
d’anthropomorphisme, moins subjectif qu’objectif : loin de s’opposer aux sciences de la nature,
il s’en inspire.

comme l’indique le néologisme qui intitule Nioque de l’avant-printemps à partir du radical


du verbe latin cognoscere. Le poète est « un chercheur », « un homme de laboratoire » ; dont
la fonction est, « à l’égal du savant », d’« exprimer la nature muette » (OC II 981). Et pour ce
faire, il doit d’abord faire appel à « la raison », qui n’est autre que « la nature dans l’homme »
(OC I 196).

En se voulant ainsi « plus scientifique que poète », Ponge paraît s’éloigner résolument du
sentiment de la nature cher au lyrisme romantique. Pour autant, son rapport au monde n’est pas
dépourvu de toute dimension affective. Dans le « laboratoire de l’expression », le poète travaille
à partir « de la matière brute » mais aussi « des émotions qu’elle donne, du désir qu’elle
inspire » : il « exprime face au monde (à propos des émotions qu’il en reçoit) son plus
particulier » (OC II 981). L’émotion, telle que la conçoit Ponge, n’est pas un état intérieur mais
le retentissement affectif d’un contact avec « la nature » qui a le pouvoir de faire « sortir
l’homme de lui-même » (OC I 217).

C’est pourquoi le matérialisme de Ponge n’exclut pas une certaine forme de lyrisme : il
vise à produire une « matière-émotion ».

Je rejoins ici le sujet du livre qui vient d’être traduit sous le contrôle d’Ida Alves et publié
par Oficina Raquel et que je présenterai tout à l’heure

Par sa faculté créatrice et recréatrice, la poiesis participe du même dynamisme que la


phusis. La Fabrique du pré montre comment la genèse du poème emprunte les mêmes
« sentiers » que la création naturelle, épousant le processus d’autopoièse qui anime « l’aventure
organique ». Si le poète peut répondre à la proposition que lui fait le pré, c’est qu’il y est
prédisposé par l’affinité qui unit la nature humaine au monde extérieur :

Que parfois la Nature, à notre réveil, nous propose


Ce à quoi justement nous étions disposés,
La louange aussitôt s'enfle dans notre gorge.
[…]
6

Parfois donc — ou mettons aussi bien par endroits —


Parfois, notre nature —
J'entends dire, d'un mot, la Nature sur notre planète
Et ce que, chaque jour, à notre réveil, nous sommes —
Parfois, notre nature nous a préparé(s) (à) un pré (OC II 340).

Ce n’est pas un hasard si la nature prend de plus en plus de place dans l’œuvre de Ponge à
partir du moment où, renonçant à clore le poème sur lui-même comme un produit fini, il l’a
ouvert aux multiples variantes qui président à son élaboration comme à l’évolution des espèces
naturelles.

C’est la preuve que la nature n’inspire pas seulement au poète des thèmes mais aussi des
formes nouvelles ; et qu’elle n’est pas seulement pour lui un objet mais une source d’émotions.

Et c’est bien ce rôle qu’elle me semble jouer dans la poésie française contemporaine, où
l’écriture de la nature oscille entre objectivité et subjectivité, lyrisme et littéralité.

C’est une des orientations marquantes de certaines écritures contemporaines de la nature


que d’intégrer l’apport des disciplines savantes qui l’étudient. Telle est par exemple l’ambition
de la géopoétique de Kenneth White21 qui se veut une « biocosmopoétique » et qui fait appel à
l’ensemble des sciences de la vie et de la matière : « le rapport entre le vivant (plante, animal,
humain) et le milieu physique, cosmique, a toujours été présent dans mon esprit », aime-t-il
rappeler22. Plusieurs poètes, sans chercher à ressusciter la poésie scientifique, dont la recherche
a montré à la fois l’importance historique et la caducité23, ont intégré à leur écriture un savoir
encyclopédique, quitte à en faire un usage plus ou moins ludique ou ironique.

C’est pour eux une manière de mettre à distance une expression trop lyrique de la nature,
notamment lorsqu’ils s’attaquent à l’un de ses motifs les plus rebattus, celui des « petits
oiseaux » qu’on associe en général à celui des « fleurs » pour caricaturer une poésie naïve et
niaise. Comme l’annonce son titre, le recueil de Jacques Demarcq, Les Zozios24, traite avec
humour ce stéréotype et lui substitue un étourdissant pot-pourri d’informations savantes et de
jeux sur les mots, qui recourent abondamment aux ressources du signifiant sonore 25 et
typographique. Demarcq « interroge les limites du sens » et n’hésite pas à « revenir des mots
au bruit » pour échapper à « l’anthropocentrisme régnangnant »26. De ce téléscopage entre les
signifiants et les référents, le lyrisme et la signification font souvent les frais : « j’y pige que
couic, oui / lyricuicuite encore l’irrite »27.

21
Voir plus haut, p. 000.
22
Kenneth White, Panorama géopoétique. Entretiens avec Régis Poulet, Éditions de la Revue des Ressources,
2014, p. 30.
23
Voir Hugues Marchal (dir.), Muses et Ptérodactyles. La Poésie de la science de Chénier à Rimbaud, Seuil, 2013.
24
Jacques Demarcq, Les Zozios, Nous, 2008.
25
Le livre est accompagné d’un CD qui permet d’entendre Demarcq lire ses textes avec une virtuosité des plus
réjouissantes ; il excelle d’ailleurs dans l’art de la performance.
26
Ibid., p. 1 et 4ème de couverture.
27
Ibid., p. 148.
7

Malgré son titre, le propos de l’ouvrage de Fabienne Raphoz, Jeux d’oiseaux dans un ciel
vide apparaît plus sérieux et plus grave, comme en avertit le sous-titre : « augures »28. C’est un
véritable « catalogue d’oiseaux », dont l’organisation se veut conforme « aux règles actuelles
de la classification du vivant, qui repose, entre autres, sur les notions d’ordre, de familles et
d’espèces »29 ; leur recensement se présente comme une défense et illustration de leur diversité,
menacée par les atteintes portées de toutes parts aux règles de la chasse et à l’environnement.
L’écriture y produit à propos de chaque ordre une impressionnante énumération de ses multiples
espèces, parfois réduite à une simple liste de noms d’oiseaux. Ornithologue amateur30, Fabienne
Raphoz reste poète en cédant aux plaisirs de la nomination et de la répétition, à la séduction de
vocables rares dont le lecteur ignore le plus souvent le sens et qui composent une musique
aléatoire, faisant écho sans l’imiter à la polyphonie des chanteurs ailés.

De telles entreprises ne visent nullement à reconstituer quelque « langue des oiseaux » plus
ou moins mythique ou mystique, dont la maîtrise permettrait de déchiffrer les messages secrets
de la nature. Elles se veulent à la fois littérales et objectives, et passablement ludiques. D’autres
revêtent une allure plus nettement didactique : elles se fondent également sur de multiples
savoirs mais les utilisent avec des intentions et des effets très différents. Les Théorèmes de la
nature de Jean-Patrice Courtois brassent une somme de connaissances et d’« informations
écologiques » qui convergent vers un même constat : « La nature n’est plus dans la nature »31.
Elle traverse une double crise : son existence est mise en péril par les atteintes portées à
l’environnement, dont l’ouvrage dresse une liste alarmante, et sa conception traditionnelle est
remise en cause par la critique philosophique et par les découvertes scientifiques. « La nature
non identique à sa propre idée » (p. 97) a perdu son unité et sa beauté ; et il est devenu
impossible de s’identifier à elle : « Plus d’abonnement empathique », « pas de poésie, juste le
réflexe » (p. 36). Pourtant si « l’affect a minci », il n’a pas complètement disparu, il « a changé
de lieu » (4ème de couverture) : il ne réside plus dans un pathos subjectif mais dans la description
d’un état des choses et des lieux qui, à elle seule, suffit à exprimer et à susciter l’inquiétude et
l’indignation, si bien qu’une forme de lyrisme émane de cette écriture qui semble pourtant
objective. Courtois lui-même souligne avec humour cette ambiguïté : « Le ciel est bleu, dit
l’objectiviste – et il a raison. Le ciel est bleu répond le lyrique – et il a raison. La nature parlante
dit que les deux ne peuvent pas avoir raison ensemble – et elle a raison » (p. 48).

La même ambivalence me semble caractériser le rapport de Philippe Beck à la nature. Il a


souvent pris ses distances vis-à-vis d’une poésie fondée sur l’hypothèse d’un accord « naturel »
entre les mots et les choses (« rien, naturellement, n’est poétique »32) ou entre l’homme et la
nature : « Un homme souriant n’est pas une fleur », et « son amour des fleurs ne fleurit pas »33.

28
Fabienne Raphoz, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide. Augures, Héros-Limite, 2011.
29
Ibid., p. 7.
30
Voir son récent ouvrage, Parce que l’oiseau : carnets d’été d’une ornithophile, Corti, 2018.
31
Jean-Patrice Courtois, Théorèmes de la nature, Nous, 2017, 4ème de couverture. La pagination des extraits de cet
ouvrage cités par la suite sera mentionnée entre parenthèses dans le corps du texte.
32
Philippe Beck, Aux recensions, Flammarion, 2002, p. 138.
33
Philippe Beck, Dernière mode familiale, Flammarion, 2000, p. 110.
8

Il a pourtant publié en 2003 un recueil intitulé Dans de la nature34. L’usage de l’article partitif,
qui reprend une tournure mallarméenne 35 , semble écarter la conception traditionnellement
unitaire de la nature comme totalité : « elle est morceau parmi les morceaux » du paradis perdu
(p. 21), dont la poésie ne peut guère que recueillir les fragments dispersés. Mais le de du titre
évoque aussi la préposition latine et le De rerum natura de Lucrèce, annonçant ainsi l’ambition
philosophique de l’ouvrage, confirmée par la première de ses épigraphes, empruntée à Schiller :
il s’agit ici de réfléchir sur « l’idée de nature » et non de verser dans « cette sentimentalité36 »,
si « fréquente à notre époque », « qui s’exprime surtout par des voyages sentimentaux, des
jardins du même genre, des promenades et autres engouements de la même espèce »37. Pourtant,
le poète affiche d’emblée son intention de réhabiliter les genres de l’idylle et de la bucolique :
il se propose de « ridyller », en affublant le mot « idylle » d’un préfixe qui marque la nécessité
d’un retour à la tradition pour renouveler la poésie mais qui peut apparaître aussi comme le
signe d’une reprise parodique, avec pour effet de « ridicule(r) idylle » (p. 38). La bucolique,
devenue « bucolicité » (p. 54) et qualifiée de « boucolique », de « bucoliaste » (p. 35) ou de
« bucolien(ne) » (p. 57) n’est-elle pas elle aussi tournée en dérision ?

Pourtant, en réactivant l’étymologie du mot, qui vient du grec bous (le bœuf), Philippe
Beck reprend l’analogie traditionnelle entre la forme versifiée et les pratiques agricoles : en
intitulant un de ses recueils Boustrophes, il donne pour modèle à sa pratique novatrice du vers
le boustrophedon, ce mode antique d’écriture dont le nom évoquait, comme le mot versus latin,
les allers-retours de la charrue dans le champ ; et il se présente volontiers lui-même comme un
« rude bœuf ».

Certains de ses textes, d’une tonalité moins ironique, témoignent d’une attitude moins
réticente à l’égard de la nature ; il lui arrive de faire part de son engagement personnel en faveur
de l’environnement, dénonçant par exemple « La passion du pétrole, / dévoration de la jungle-
poumon » et la déforestation qu’elle engendre : « Amazone est important. / Il écologise »38. Et
il se montre parfois sensible au charme des paysages ; c’est le cas notamment dans le livre qu’il
a consacré à l’estuaire de la Loire, où il se présente, à la façon de Ponge, comme « ministre de
Nature »39. La Loire y apparaît non seulement comme un « lieu didactique » qu’il s’agit de
décrire pour en tirer les « leçons », mais aussi comme une source de pensées, de sensations et
d’émotions :

34
Philippe Beck, Dans de la nature, op. cit. La pagination des extraits de cet ouvrage cités par la suite sera
mentionnée entre parenthèses dans le corps du texte.
35
Mallarmé compare par exemple les yeux des Anglaises à « des gouttes du lac Léman, enchâssées dans de la
candeur » (Correspondance, t. I, 1862-1871, Gallimard, 1959, p. 27).
36
« Sentimentalité » traduit sentimentalische Geschmack : l’adjectif est ici employé au sens habituel de
« sentimental » (« voyages sentimentaux » traduit empfindsamen Reisen).
37
Friedrich von Schiller, De la poésie naïve et sentimentale, op. cit., p. 12. « Sentimentalité » traduit
« sentimentalische Geschmack » : l’adjectif est ici employé au sens habituel de « sentimental (en revanche il parle
d’« empfindsamen Reisen », traduit ici par « voyages sentimentaux »). Cité par Beck, p. 7.
38
Philippe Beck, Poésie didactiques, op. cit., p. 78-79.
39
Philippe Beck, De la Loire, Argol, 2008, p. 19. Je reviens plus loin sur cet ouvrage (voir p. 000).
9

Le moi égal aux ondes plonge comme Dauphin Description. Dauphin est affection première, et rudiment
d’habitation par ondoiement et vision. Paysage est suggestion d’extension dans l’impression. Ou promesse
de sagesse étendue à sentiment profond – Gant de Sentiment. Paysage est suite d’affections40.

Cette identification du sujet au milieu dans lequel il se plonge prend ici notamment pour
modèle Thoreau qui comparait « la vie en nous » à « l’eau du fleuve »41 et les poètes et peintres
chinois qui plaçaient le « sentiment-paysage » au cœur même de leur art42. Dans les langues
européennes, le mot paysage désigne une « partie du pays que la nature présente à un
observateur »43 ; il est donc indissociable du point de vue d’un sujet qui s’espace et s’ex-prime
à travers lui. Ancré dans la réalité d’un pays mais configuré à partir d’une expérience
personnelle, il se prête à la fois à une enquête savante et objective capable d’en décrire la
topographie, la géologie, la faune et la flore et à l’expression des images, des affects et des
souvenirs qu’il inspire au poète.

Évoquant le paysage qui entoure sa maison, Fabienne Raphoz parle d’un « sentiment-
forêt » et d’un « sentiment-oiseau »44 ; dans le poème qu’elle consacre à la rivière qui baigne
sa région natale, bien qu’elle revendique une posture impersonnelle, en citant André du
Bouchet, elle doit avouer que quelque chose d’elle-même, peut-être son « moi-fleuve »,
s’exprime à travers la parole qu’elle prête à l’Arve :

« j’écris aussi loin que possible de moi »

et pourtant
parlant partant

d’elle

ne parle
que de moi
— fleuve
Arva45

Je ne peux m’empêcher de rapprocher ce poème du titre que Giuseppe Penone a donné à


une de ses œuvres : Essere fiume (être fleuve). Lieu d’un constant échange entre le dedans et le
dehors, le paysage offre un thème propice à une poésie qui cherche à dépasser l’opposition entre
lyriques et anti-lyriques, qui continue de partager le champ poétique français contemporain. Ne
peut-on aujourd’hui concevoir et pratiquer une poésie de la nature qui ne soit sentimentale ni

40
Ibid., p. 15.
41
Cité dans ibid., p. 35.
42
Philippe Beck cite ici notamment Yuan Hangdao et Shitao qu’on retrouve, avec beaucoup d’autres peintres et
poètes chinois, dans Opéradiques. Sur le « sentiment-paysage », voir « Horizon et structure d’horizon : entre
Orient et Occident » dans La Pensée-Paysage (op. cit., p. 91-103) et plus loin le chapitre consacré François Cheng
(p. 000).
43
Je cite le petit Robert des noms communs, article Paysage.
44
Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau, Corti, 2018, p. 114.
45
Fabienne Raphoz, « De la gnature d’Arva », Terre sentinelle, Héros-Limite, 2014, p. 92.
10

au sens de Schiller (fondée sur une idée ou un idéal), ni au sens habituel d’une sentimentalité
complaisante, euphorique ou larmoyante ? Qui donne à penser sans être didactique ni user de
la rhétorique du discours philosophique ? Qui, attentive à la tradition dont elle hérite, soit
capable d’inventer une langue et des formes nouvelles pour exprimer le sentiment moderne de
la nature ? Celui-ci repose non pas sur la projection de la vie intérieure au dehors mais sur son
ouverture au monde extérieur. Les états d’âme qui le composent sont inséparables de l’état des
choses et d’un état du corps, qui est la nature en l’homme et son point d’ancrage dans « la chair
du monde ».

Son expression peut donc mobiliser à la fois des connaissances scientifiques et une co-
naissance intime à la nature. Elle met en œuvre un « lyrisme de la matière »46 qui inscrit dans
la matière des mots la matière du monde et les affects et percepts qu’elle suscite. Un tel lyrisme
mobilise une physique du langage, qui épouse les mouvements du corps, de l’âme et de la
phusis, pour forger « une langue sensible », qui puisse « connecter l’humain à une Nature dont
il est pleinement partie prenante »47.

On perçoit notamment l’écho de ce lyrisme dans certaines des voix féminines qui ont
contribué à faire entendre une tonalité nouvelle dans la poésie française contemporaine, comme
Sophie Loizeau, qui a placé son recueil le plus récent à l’enseigne du Nature writing. Sa poésie
exprime une relation érotique à la chair du monde, qui passe par l’identification de la femme
au végétal ou à l’animal : elle y apparaît « parcourue de feuillages comme n’importe quel autre
corps / De la terre » 48 , ou pourvue des « longues nageoires / pectorales » des baleines « à
bosse »49.

Aurélie Loiseleur, qui signe aujourd’hui Aurélie Foglia, et qui vient de faire paraître un
recueil tout entier consacré aux arbres50, avait fait son entrée en poésie par de multiples Entrées
en matière, qui intitulent et structurent son premier recueil51. Le premier poème de la première
section, consacrée aux « Éléments », est une étonnante « marine », dans laquelle la mer, au lieu
de se présenter comme un tableau offert au regard, apparaît comme un milieu qui « absorbe »
la femme tout entière, et envahit sa pensée, son corps et même son langage, si bien qu’on ne
sait plus qui parle à qui :

Méditable mer
baignée de soleil à flots

me mange à même membres déliés


assez tu caresses prendre
corps soi-moi peau moite

46
J’emprunte cette expression à Marinetti (Les mots en liberté futuristes, L’Âge d’homme, 1987, p. 20).
47
Jean-Claude Pinson, Autrement le monde, op. cit., p. 38.
48
Le Corps saisonnier, Le dé bleu, 2001, p. 14.
49
Sophie Loizeau, Ma maîtresse forme, p. 22.
50
Aurélie Foglia, Grand-Monde, Corti, 2018.
51
Aurélie Loiseleur, Entrées en matière, Nous, 2010. L’auteure signe désormais ses textes de son nom
patronymique, Foglia.
11

bave me parler
à l’intérieur
écume-moi aux lèvres52

Ces quelques exemples confirment qu’il y a bien place dans la poésie française
contemporaine pour une expression lyrique de la nature, qui revêt des formes et des
significations nouvelles. Elle trouve dans le paysage un thème privilégié, qui est issu d’une
longue tradition mais qui a été lui aussi profondément renouvelé. Pour le poète comme pour
l’artiste aujourd’hui, le paysage n’est plus un spectacle contemplé à distance mais un milieu
dans lequel il s’immerge et nous invite à nous plonger à notre tour. Cette expérience est la
source d’un nouveau sentiment mais aussi d’une nouvelle conception de la nature et de nos
rapports avec elle, qui met l’accent sur notre appartenance à la communauté des êtres vivants.
Au lieu de censurer ce sentiment au nom d’une idée de la nature qui est périmée (celle d’une
nature-objet, étrangère à l’homme), il convient aujourd’hui de lui faire correspondre une autre
façon de la penser. Cette « pensée-paysage »53 vise à remédier au divorce entre l’homme et le
cosmos instauré par la raison moderne et à récuser la logique de domination et d’exploitation
de la nature qui en est résultée. Elle peut servir la cause d’une écologie symbolique, qui préserve
et valorise les ressources tout à la fois matérielles et spirituelles de notre oikos. La connaissance
poétique n’est pas la connaissance scientifique, même si elle s’en inspire : c’est une forme de
« co-naissance au monde et de soi-même »54. C’est cet échange entre l’homme et le monde que
la poésie contemporaine a pour tâche de nouer ou de renouer à travers les images et les figures
d’un langage propre à nous faire « habiter en poète ». Son rôle mériterait d’être mieux reconnu
par une écologie politique qui ne tient pas assez compte de la dimension symbolique, esthétique
et affective de nos rapports avec la nature.

Pour donner un exemple de ma propre production poétique, je vais vous lire un poème
extrait d’un recueil intitulé Immuable mobile (paru à La Lettre volée en 2003). Il évoque un
des paysages qui m’a le plus marqué au Brésil, situé à la frontière avec l’Argentine et le
Paraguay et il se souvient d’un poème que Supervielle a consacré à ce même site dans son
recueil Débarcadères.

IGUAÇU

Majestueuse la tour
des eaux s'écroule continuelle
sur elle-même tourbillonne
en cascades colonnes
torses qui escaladent
l'escarpement du ciel
où culmine la chute

52
Ibid., p. 11.
53
Voir mon essai sur La pensée-paysage, Actes Sud / ENSP, 2011.
54
Voir Paul Claudel « Traité de la co-naissance au monde et de soi-même », Art poétique, Œuvres poétiques,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 147.
12

le fleuve fume torrentiel


la roche écume l'air fulmine
les parois bougent la vapeur
en suspension s'immobilise
érige un dôme de brouillard
qu'irise un arc perpétuel

imperturbable dans la tourmente


un oiseau tournoie en silence
plane au-dessus des turbulences

une rumeur de ruine


éternelle s'élève
dans la nuit calme force de l'âme
ataraxie des cataractes

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