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VALEURS ACTUELLES – HORS-SÉRIE N° 7 VALEURSACTUELLES.

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9,90 €

HORS-
SÉRIE
Numéro 7

La France
mystérieuse
Les secrets de nos régions
Forêts, châteaux, grottes :
tousles
tous leslieux
sites magiques du pays
Les mille et un lieux du merveilleux
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VALMONDE - 1, rue Lulli 75002 Paris - Tél : 01 40 54 12 19 – Fax : 01 40 54 11 81
Préface

“La joie d’être un civilisé”


Par François d’Orcival, de l’Institut

Les temps évanouis ne cessent pas de fasciner…

Dans un monde pas si lointain mais moins hyper


PATRICK IAFRATE

technologique que l’actuel, Alexandre Vialatte


avait eu l’idée de dresser un “tableau général
de la France”. Il y décrivait ce qu’étaient devenus
les survivants d’un monde disparu.

Celui que son complice Jacques Perret appelait le “voltigeur


chroniqueur” écrivit ceci dans le style cocasse et inattendu qui était
le sien : « L’absence de l’homme, du caniche, du chat, du lapin domestique
angoisse le cœur du citadin. Le silence est tel qu’il arrive quelquefois
qu’on entende tictaquer une montre à une distance inappréciable.
En se dirigeant sur le bruit, on découvre un notaire dans une grande
maison vide ; un berger sur un escabeau, et parfois le greffier d’un ancien
tribunal désaffecté depuis cent ans. Ils ne se sont pas aperçus que
tout le monde était parti. Le poisson rouge continue à tourner autour
du jet d’eau du notaire, la guêpe autour du compotier ; la salle à manger
sent la pêche, le papier peint représente la chasse au tigre ; tout témoigne
en ces vieilles demeures que l’homme, à une certaine époque, connut
la joie d’être un civilisé… »

Vialatte jonglait avec son imagination pour exprimer une idée toute
simple : les temps évanouis ne cessent pas de fasciner. Plus la société
vous embobine avec sa transparence, plus on va chercher le mystère,
l’ombre, et l’initiation. Plus la société bavarde, s’étourdit, se noie
dans le vacarme, plus on va puiser ses ressources dans le silence,
l’imaginaire et la poésie.

Le lecteur le constatera dans les pages qui suivent : la plupart des contes
et légendes des lieux décrits ici même et qui datent souvent de l’Antiquité
ou du Moyen Âge ont été rapportés et reconstitués au XIXe siècle,
confirmant déjà ce besoin qu’expriment les hommes de se retrouver
dans un passé mythique à mesure que les transformations sociales
et les révolutions industrielles viennent déraciner leurs repères. Gérard
de Nerval disait : « Je voyage pour vérifier mes songes. » C’est à ce voyage
que nous vous invitons, au cœur des chemins de traverse d’une France
d’autant plus mystérieuse qu’elle continue de nous habiter. ●

En couverture, la forêt. C’est en son sein que les premiers hommes sont venus à la civilisation.
Ils l’ont ensuite défrichée, exploitée, domestiquée… Mais au fond des bois,
là où la lumière ne pénètre pas, se tenaient, tapies, leurs peurs :
les monstres comme les tenants des vieilles religions.
Nulle surprise, donc, à ce qu’autant de nos mythes y prennent leur source.

CRÉDITS DE COUVERTURE : DARREN BALL/ALAMY STOCK PHOTO

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 3


Sommaire
La licorne
qui purifie l’eau,
du “Jardin
des délices”,
de Jérôme Bosch
(1503-1504,
musée du Prado).
En bas,
un des alignements
de Carnac
(Morbihan).
Page de gauche,
“la Druidesse”,
par Alexandre
Cabanel (1868,
Béziers, musée
des Beaux-Arts).

Légendes
La magie des origines des provinces
Terre d’occupation immémorielle, la France a vu se succéder mondes, civilisations,
religions… Lande granitique battue par les vents, plaine grasse, reliefs Ce que l’on se raconte en famille, à la veillée ou entre gens du même village,
ou impénétrables forêts, elle est le refuge de ceux qui rêvent et croient. provient de la transfiguration d’un passé inaccessible. Les fées qui trouvent
Nulle surprise, alors, si ce qui se trouve au-delà de l’horizon, ou de la perception, refuge dans les chênes, les femmes à corps de serpent, expriment des faits
a servi de ciment à l’imaginaire de ses peuples. dont la substance s’est perdue. Toutes les régions de France, chacune isolée
dans sa singularité, les ont retranscrits selon le temps ou le génie du lieu.
Parfois, ce passé improbable ressurgit, et ce qui avait frappé nos ancêtres
depuis la préhistoire se révèle à nous et retrace un chemin qui s’était perdu.

PHOTOS: AKG-IMAGES ; JIM BRANDENBURG / MINDEN PICTURES /


“La reine des fées apparaît
au prince Arthur”, par Johann Heinrich
Füssli (illustration du conte
d’Edmund Spenser, “la Reine des fées”,

BIOSPHOTO/AFP ; AISA/LEEMAGE
Bâle, Öffentliche Kunstsammlung).
Peinture de la grotte Chauvet (environ
30 000 av. J.-C., découverte en 1994,
Ardèche). Parmi les quelque 300 animaux
répertoriés, certains figurent pour
PHOTOS : DR ; DAVID CHESHIRE/ALAMY STOCK PHOTO ;
AKG-IMAGES la première fois dans l’art préhistorique.

3 “La joie d’être un civilisé” 42 TroBreiz,lepériplesacrédesBretons


par François d’Orcival, de l’Institut par Yves de Treseguidy
6 France, terre magique de nos aïeux 44 Guérisseurs, un don et des rites
par Denis Tillinac par Rachel Binhas
14 Géographie du merveilleux 46 Loups-garous, licornes, salamandres
par Yves Le Bescond et autres bêtes légendaires…
par Arnaud Folch
16 LA MAGIE DES ORIGINES
18 Pierres libératrices 48 LÉGENDES DES PROVINCES
par Philippe Barthelet 50 La Bretagne
20 Des sanctuaires et des dieux par Raphaël Stainville, Louis de Raguenel,
par Jean-Louis Brunaux 56 La Normandie
24 Druides d’hier et d’aujourd’hui par Christian Brosio, Louis de Raguenel,
par Michel Thibault Arnaud Folch
26 Moyen Âge, barbare, 68 La Picardie
obscur et lumineux… par Marie-Liesse de Greef-Madelin
par François d’Orcival 70 L’Alsace
30 Le pèlerin médiéval par Olivier Maulin
par Olivier Maulin 72 La Lorraine
32 L’empire de la raison par Thomas Lancrenon
par Solange Bied-Charreton 74 La Champagne, les Ardennes
36 Des présences dans les bois par Matthieu Frachon
par Olivier Maulin 76 La Bourgogne
41 Rocamadour, la verticale de la foi par Matthieu Frachon, Frédéric Valloire,
par Geoffroy Lejeune Mickaël Fonton

Le château de Chambord. Voulu par François Ier,


peut-être dessiné par Léonard de Vinci. Un bâtiment
qui accumule les symboles et un précis d’alchimie
pour un temps qui en était féru. Page de droite,
une enseigne représentant la bête du Gévaudan.
u

4 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Sommaire
110 SOURCE FÉCONDE
Source féconde DES ARTS
des arts 112 Littérature : la convocation
des ténèbres
Moins peints en France, au XIXe siècle, période d’un matérialisme obtus,
qu’en Angleterre, en Espagne ou en Allemagne, les mystères ont cependant
suscité l’engouement d’écrivains et de poètes — sans hoir ni lignée.
Ils rejoignirent par ce chemin
de liberté leurs anciens des temps médiévaux,

par Solange Bied-Charreton


pour qui l’extraordinaire était commun.

“Les Licornes”, par Gustave Moreau (1885-1888, Paris,


musée Gustave-Moreau). Son inspiration se nourrissait de mythologie

116 Nerval ou la quête du rêve


et d’histoire sainte, de luxe et de luxure dans un décor onirique.
En bas, “le Cauchemar”, par Eugène Thivier (1894, marbre, Toulouse,
musée des Augustins). Un sculpteur classique,
mais la fascination des romantiques pour les monstres.

par Michel Marmin


PHOTOS : DANIEL MARTIN/MUSÉE DES AUGUSTINS ; AKG-IMAGES

120 Perrault, le maître des contes


par Agnès Pinard Legry
79 Le Nivernais 121 Barzaz-Breiz, quand la Bretagne
par Matthieu Frachon chantait ses légendes
80 La Franche-Comté par Agnès Pinard Legry
par Philippe Barthelet 122 Les pigments de l’imaginaire
82 Lyon par Léopoldine Chambon
par Matthieu Frachon 126 Cinéma : quand l’ange du bizarre
83 Marseille se pose sur la toile
par Anne-Laure Debaecker par Laurent Dandrieu
84 La Provence 130 Bibliographie
par Bastien Lejeune, Anne-Laure Debaecker
87 La Corse
par Antoine Colonna
88 Le Languedoc et le Roussillon
par Matthieu Frachon, Frédéric Valloire,
Sophie Humann
94 La Guyenne, le Béarn, la Gascogne
par Amaury Brélet
96 Le Poitou, le Limousin
par Pierre Dumazeau, Samir Hamladji
100 L’Auvergne, le Bourbonnais
par Christian Brosio
103 Le Maine, l’Anjou
par Matthieu Frachon
105 Paris
par Frédéric Paya, Christian Brosio
JAUBERT FRENCH COLLECTION/ALAMY STOCK PHOTO ; ALLOVER IMAGES/ALAMY STOCK PHOTO

GROUPE VALMONDE Directeur de l’iconographie : Patrick Iafrate. SERVICE ABONNEMENT


Président : Étienne Mougeotte. Rédacteur en chef technique : Nicolas Gigaud. 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex.
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N° ISSN 0049-5794.
RÉDACTION ADMINISTRATION – GESTION – DÉVELOPPEMENT
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des hors-séries : Yves Le Bescond. Secrétaire général, directeur de la diffusion : Actionnaire majoritaire : Privinvest Médias.
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Ont collaboré à ce numéro : François d’Orcival, Copyright 2016 - Valeurs actuelles -
de l’Institut, Denis Tillinac, Philippe Barthelet, PUBLICITÉ Le Spectacle du Monde. Les manuscrits
Jean-Louis Brunaux, Michel Thibault, Olivier Maulin, Directeur commercial : Christian Norlöff (1153). non insérés ne sont pas rendus.
Solange Bied-Charreton, Geoffroy Lejeune, Directrice de publicité : Marine Burrus (1106). Sauf dans les cas où elle est autorisée
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Raphaël Stainville, Louis de Raguenel, Christian Brosio, internationales, toute reproduction totale
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Matthieu Frachon, Frédéric Valloire, Mickaël Fonton, Service diffusion : Valérie Dubuy (1159), et constituerait une contrefaçon sanctionnée
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Sophie Humann, Amaury Brelet, Pierre Dumazeau, Ventes au numéro ADAGP, Paris 2016, pour les œuvres
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Agnès Pinard Legry, Léopoldine Chambon, mail : gilles.marti@valmonde.fr
Laurent Dandrieu. Pour obtenir votre correspondant, composer
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Éric Baracassa (1130). www.valeursactuelles.com
BROCHÉ ENTRE LES PAGES 66 ET 67

Valeurs actuelles-Hors série n° 7 - 5


Prologue

France, terre magique


de nos aïeux Par Denis Tillinac

Fabuleux
Chacun de nos pas croise les pas de ceux qui nous précédèrent,
et ces chemins croisés surplombent un puits sans fond de mystères.

Aucun pays, disait l’historien Pierre Chaunu, n’a mot, les érudits hésitent. Premier mystère. En tout
autant de morts sous son sol que le nôtre. Avant que cas, ma patrie intime n’est pas née de la dernière
Cro-Magnon ne s’avise de colorier son bestiaire sur pluie. Astérix a planté un menhir dans un bois de
les parois de Lascaux, ses prédécesseurs venus d’on chênes et on a mis au jour dans un pacage les restes
ne sait où ont peuplé durant la préhistoire ce qui d’une villa gallo-romaine.
allait devenir notre jardin hexagonal. Longue
mémoire, siècles des siècles, cortège de faits plus Ma grand-mère se signait en passant devant
ou moins attestés, habillés par une pléthore de chacune de ces croix de pierre, sa foi
légendes : la France dans ses replis a de quoi nourrir peu orthodoxe présumait un miracle.
les songeries des amoureux du mystère, de l’inso-
lite, du secret, du merveilleux. Dans quelle précarité les villageois ont-ils
Sous des dehors modestes, le village corrézien tramé leur existence, avant que les bénédictins
où mes ancêtres ont planté leurs pénates suffirait à n’érigent un monastère aux fins de les civiliser ? On
en témoigner. Posé en surplomb de la Dordogne sur ne sait rien ou presque de ces âges obscurs qui ont
un fouillis de verdure, il dispense à sa façon la même succédé à l’agonie de la romanité. L’église et son
leçon d’histoire que Michelet ou Lavisse, et ouvre à donjon trapu remontent à l’époque où l’essor du
l’imagination un puits sans fond de poésie. Le pla- monachisme, après l’ère carolingienne, a initié
teau où il somnole s’appelle la Xaintrie. Terre des une révolution spirituelle et économique majeure.
saints ? Terre des confins ? Sur l’étymologie de ce Au bas de la gorge, un autre couvent fut implanté, u

6 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Prologue

“À mon seul désir”,


une des six tapisseries
composant la série
de “la Dame
à la licorne”
(début XVIe siècle, u
Paris, musée national
du Moyen Âge,
hôtel de Cluny).
Ci-dessous, menhir
dans les Cévennes.
Les époques
se succèdent
et croyances,
foi ou philosophie
appellent à
des représentations
dont les traces
demeurent.

“Un mystère, c’est la plus profonde chose qu’il y ait


pour l’imagination humaine.”
Jules Barbey d’Aurevilly, Une histoire sans nom (1882).

PHOTOS : FRANCOIS FAUCON/ALAMY STOCK PHOTO ; JOSSE/LEEMAGE

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 7


Prologue
PHOTOS : WIKICOMMONS. ; LISSAC/GODONG/LEEMAGE

u cistercien celui-là ; on imagine une émulation, rencontre à chaque croisée de chemins, sous la
voire une rivalité. forme d’un calvaire. Impossible de les dater, on sait
Un lacis de souterrains convergeait vers l’église seulement qu’un culte celtique a précédé, comme
et une rumeur invérifiable prétend que le maréchal partout en France, une piété catholique empreinte
Ney, traqué par la police de Louis XVIII, y aurait de superstition. Ma grand-mère se signait en passant
trouvé refuge avant de se laisser capturer. C’est devant chacune de ces croix de pierre ; sa foi hétéro-
romanesque. Quelques maisons ont été bâties après doxe présumait un miracle, dans un jadis immémo-
les désordres imputables à la guerre de Cent Ans, rial. Pourquoi pas ? Trois chapelles disséminées sur
mais la plupart datent de la Restauration, de la le territoire de la commune contresignent l’in-
monarchie de Juillet ou du second Empire. Époque fluence au long cours de l’Église, dont une sur un
faste pour la ruralité. promontoire, agrémentée d’une statue de la Vierge
La IIIe République a orné de sa devise la porte de peinte en bleu. On y vient pèleriner le jour de l’As-
sa mairie-école, transbahuté les défunts à l’exté- somption et, à la fin de la messe en plein air, on
rieur du bourg et érigé le monument aux morts de entonne le cantique du cru : « La Xaintrie a votre
1914-1918. Beaucoup de morts. appel, Vierge des montagnes… » D’où nous viennent
Le village a pris sa part de modernité avec un les paroles et la musique ? Encore un mystère.
lotissement et un plan d’eau à l’usage des estivants, C’est dans les entrelacs de son passé, composé,
mais le passé s’y conjugue encore au présent. On le décomposé, recomposé, que la France dévoile les

“Il a fallu que le christianisme vînt chasser ce peuple de faunes, de satyres


et de nymphes, pour rendre aux grottes leur silence et aux bois leur rêverie.”
François-René de Chateaubriand, le Génie du christianisme (1802).

8 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Prologue

“La Danse
des fées”,
par August
Malmström (1866).
À droite,
sainte Geneviève,
u
patronne de Paris
(statue en l’église
Saint-Étienne-
du-Mont).
atours d’une culture tout à la fois savante et popu- Paganisme
laire, sacrée et profane, une culture où affleure le et christianisme
fantastique sous l’écorce de notre cartésianisme. se sont succédé,
C’est en parcourant à la paresseuse ces “pays” remplacés, parfois
décrits par Fernand Braudel que nous découvrons combattus.
de quoi rémunérer notre pente à la fabulation. Mais l’Église
des saints
Toute la féerie d’un Moyen Âge réinventé et des martyrs
par le romantisme est dans le château reposait aussi
d’un noir sépulcral de Combourg. sur des croyances
communes.
L’autre jour, je me baladais en Lomagne, terre
d’Occitanie dont les collines en plan doucement
incliné suggèrent la comparaison avec la Toscane.
Me voilà dans un bourg dénommé La Chapelle, dont
l’église adossée à un château, d’une extrême rusti-
cité, mérite à peine le détour. Pourtant, à l’intérieur,
un prêtre du cru ayant transité par Rome a installé,
comme un décor de théâtre, un joyau de l’art
baroque qui laisse pantois : tribunes de bois doré,
chaire, lutrin, retable dans le chœur. L’insolite de ce
style rocaille du XVIIIe siècle dans une église médié-
vale de rase campagne ne laisse pas de déconcerter.
Il faut en conclure qu’en France le royaume farfelu u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 9


Prologue

u de Laforgue cohabite dans notre imaginaire avec tombe, avec le fantôme d’un ancêtre à jambe de bois
l’esthétique au cordeau héritée du roman, du cister- précédé d’un chat noir errant dans la coursive, Cha-
cien, du gothique et du classicisme. teaubriand ressuscite les sortilèges de la forêt de
De tels ébahissements sont monnaie courante, Brocéliande.
pour peu que l’amoureux des vieilles pierres fré- Toutes les histoires de sorcellerie berrichonne
quente les innombrables sociétés savantes locales. Il sourdent des romans champêtres de George Sand —
apprendra qu’un monument, un site ou un grimoire la Mare au diable, François le champi —, et en voyant
recèlent presque toujours une énigme. En longeant se profiler l’aiguille d’Étretat, on imagine les dédales
le fleuve Dordogne lorsqu’il commence à s’évaser sous la falaise creusés par l’imagination de Maurice
du côté de Carennac, il cherchera à situer précisé- Leblanc dans l’Aiguille creuse.
ment Uxellodunum, théâtre d’une bataille semi-
légendaire qui opposa les légions de César aux Gau- J’ai cherché en vain la bête
lois de Vercingétorix. Les Romains ont gagné, et, du Gévaudan
dit-on, tranché les mains de tous leurs prisonniers. sur les routes de la Lozère.
Puis à Martel, sur le causse quercynois, il se laissera
dire que peut-être Abd el-Rahman, le chef des L’exode rural consécutif à la révolution indus- Le lac du Gast,
Maures, a été tué par Charles Martel et inhumé sous trielle a inspiré une profusion de plumes régionali- en Normandie.
l’actuelle mairie. Peut-être : le VIIIe siècle, c’est loin santes, chacune proposant un descriptif idéalisé de Retenue d’eau
dans le temps, on y projette ce que bon nous semble, son terroir originel, à charge pour chaque lecteur aux abords
des loups-garous, des esprits malins, des sorcières, d’y surajouter ses propres divagations. Ramuntcho, de la forêt
des Vierges noires. de Loti, m’a offert gratis un Pays basque d’imagerie de Saint-Sever,
plus vrai que nature. Dans le panthéon de mes noces qui abrite
On tolérera qu’un écrivain français poétise la d’amour avec la France, le pays de Caux est une réin- par ailleurs
damasserie de nos “pays” par le truchement de vention de Maupassant, le pays d’Ouche doit sa ce qui est
ses illustres devanciers. À mon aune, toute la féerie magie à La Varende, et dans les Landes de Gascogne, présenté
d’un Moyen Âge fantasmé par le romantisme est Mauriac a accompagné mes années d’apprentis- comme
dans le château d’un noir sépulcral de Combourg, à sage, entre l’appel du divin et celui de la chair. Les un mégalithe
l’écart de la route reliant Rennes à Saint-Malo. En Ardennes de Dhôtel, le Limousin de Giraudoux, la géant.
évoquant ses émois d’ado dans les Mémoiresd’outre- Puisaye de Colette, l’Auvergne de Pourrat, la

u
DAVID BURTON/ALAMY STOCK PHOTO

10 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Prologue

Sologne de Genevoix, la Lorraine de Barrès, la


Brière d’Alphonse de Châteaubriant, les ciels cha- “Le marais, c’est un monde entier sur la terre,
rentais de Chardonne, le Béarn de Toulet, la Tou-
raine de Balzac, la Provence séquencée par Daudet, monde différent, qui a sa vie propre, […]
Mistral, Pagnol et Giono : autant de paysages
enchantés par une plume, avec leur lot de contes et ses voix, ses bruits et son mystère surtout.
légendes. Rien n’est plus troublant, plus inquiétant, plus
Mais, dans ce kaléidoscope où les siècles s’entre-
mêlent en images saintes ou triviales, nul besoin de effrayant, parfois qu’un marécage. Pourquoi
réminiscences littéraires pour habiter la mémoire
de notre pays, et l’enluminer à notre guise. J’ai cher- cette peur qui plane sur ces plaines basses
ché en vain la bête du Gévaudan sur les routes de la
Lozère mais, sous les chênes à l’alignement de la
couvertes d’eau ? Sont-ce les vagues rumeurs
forêt de Tronçais, je me suis cru parachuté dans le des roseaux, les étranges feux follets, le silence
Grand Siècle, pour y courtiser une gente dame des
Très Riches Heures du duc de Berry en courant le cerf profond qui les enveloppe dans les nuits
avec un de nos rois. Peu importe lequel, ils sont tous
à l’état d’ossements dans la crypte de la basilique de calmes, ou bien les brumes bizarres, qui traînent
Saint-Denis. Quoi de plus émouvant que de bague-
nauder entre les mausolées fastueux et les simples
sur les joncs comme des robes de mortes,
cénotaphes, les âges s’y confondent dans une com- ou bien encore l’imperceptible clapotement
munion des songes !
Cette communion — l’âme de la France en […] qui fait ressembler les marais à des pays
quelque sorte —, je la ressens en effleurant de la main
la châsse de sainte Geneviève à Saint-Étienne-du- de rêve, à des pays redoutables cachant
Mont, où dorment derrière le chœur les restes de un secret inconnaissable et dangereux.”
Pascal et de Racine. Je la ressens sur le rocher de la
Sainte-Baume, où peut-être Marie-Madeleine a Guy de Maupassant, le Horla (1887).
achevéses jours dans la pénitence, après son périple u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 11


Prologue

“L’Île des
morts”, par
Arnold Böcklin
(1880, Bâle,
musée d’Art).
PHOTOS : AKG-IMAGES/DE AGOSTINI PICTURE LIB. ; HERVÉ CHAMPOLLION/AKG-IMAGES ; AKG-IMAGES

u Une vision
d’Avalon.
Ci-dessous :
le dolmen
de la Planche
(vers 3000
avant J.-C.,
île d’Yeu).
Page de droite,
“Une sirène”,
par John
William
Waterhouse
(1900,
Londres, Royal
Academy
of Arts).
L’eau, la pierre
et les monstres
u en barque avec Marthe et Lazare depuis Césarée. qui se cachent
Peut-être, on ne saura jamais et tant mieux, autant dans l’onde.
s’en tenir à la version de Lacordaire.
Je la ressens pareillement à la Couvertoirade, sur
le Larzac, devant les pierres tombales de guingois de
templiers anonymes. Quel Orient mirifique avaient
convoité ces moines soldats avant de trépasser sur
cette caillasse ? Pourquoi la tragédie finale avec le
supplice de Jacques de Molay, sa malédiction sur le

Doulce France, terre de raisons


souvent fallacieuses et de déraisons
salvatrices, tu n’en finiras jamais
de nous raconter tes histoires.

bûcher ? Les “rois maudits”, le trésor — ce mélange


de réalité et de légendaire — continue de faire les
unes des magazines, il faut croire que nous sommes
voués au ressassement des mystères de notre his-
toire-géo.
L’âme de la France, je la retrouve aussi sous les
voûtes de l’abbaye de Saint-Benoît, quand les
moines psalmodient ce grégorien qui peut-être
nous vient de l’Orient. Quel Orient ? Celui des récits
ramenés et enjolivés par les croisés de Godefroy de
Bouillon, par les savants qui accompagnaient Bona-
parte, par nos écrivains voyageurs.
Doulce France, terre de raisons souvent falla-
cieuses et de déraisons salvatrices, tu n’en finiras
jamais de nous raconter tes histoires de gueux, de
preux et de pieux. Dieu veuille que nos rejetons
aient toujours envie de les écouter, ton immortalité
est à ce prix. ● Denis Tillinac

12 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Prologue

“Qu’avais-je fait ? J’avais troublé l’harmonie


de l’univers magique où mon âme puisait
la certitude d’une existence immortelle.
J’étais maudit peut-être pour avoir
voulu percer un mystère redoutable
en offensant la loi divine […] !
Les ombres irritées fuyaient
en jetant des cris et traçant dans l’air
des cercles fatals, comme les oiseaux
à l’approche d’un orage.”
Gérard de Nerval, Aurélia (1855).

Denis Tillinac
vient de publier
“l’Âme
française”,
Albin Michel,
256 pages,
18,90 €.

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 13


Prologue

Géographie
du merveilleux
Provinces
Peuples aux racines communes et anciennes, les Français, s’ils croient
au surnaturel, ne croient pas tous au même ; les conditions de vie
font différer d’un point à l’autre du territoire la perception qu’ils en ont.

“La France était bien plus belle quand elle avait encore
des fées. Nous étions la poésie du pays, sa foi, sa candeur,
sa jeunesse. Tous les endroits que nous hantions,
les fonds de parcs embroussaillés, les pierres des fontaines,
les tourelles des vieux châteaux, les brumes d’étangs, Les provinces
les grandes landes marécageuses recevaient de notre de l’Ancien
présence je ne sais quoi de magique et d’agrandi. À la clarté Régime.
fantastique des légendes, on nous voyait passer En un temps
un peu partout traînant nos jupes dans un rayon de lune, où moins
ou courant sur les prés à la pointe des herbes. […] d’un tiers de
Dans les imaginations naïves, nos fronts couronnés la population u
de perles, nos baguettes, nos quenouilles enchantées s’exprime
mêlaient un peu de crainte à l’adoration. […] et comme en français,
nous donnions le respect de ce qui est vieux, nous, les plus et où les
vieilles du monde, d’un bout de la France à l’autre on lais- déplacements
sait les forêts grandir, les pierres crouler d’elles-mêmes. sont assez
Mais le siècle a marché. Les chemins de fer sont venus. rares,
On a creusé des tunnels, comblé les étangs, et fait tant chaque lieu
de coupes d’arbres, que bientôt nous n’avons plus a développé,
su où nous mettre. […] Dès lors, ç’a été fini pour nous. […] à partir d’un
La vertu de nos baguettes s’est évanouie, et de puissantes socle commun
reines que nous étions, nous nous sommes trouvées de légendes,
de vieilles femmes, ridées, méchantes […]. son propre
Et voilà comme la France a laissé toutes ses fées imaginaire.
mourir.” (Alphonse Daudet, les Contes du lundi)
Deux cent cinquante ans d’un rationalisme maniaque
ont mené notre pays sur les contrées de l’irréligion, rédui-
sant l’Église — surtout celle des saints et des martyrs —,
que Voltaire qualifiait d’“infâme”, à la portion congrue
et rejetant au passage toutes les réminiscences de la magie,
du merveilleux, du rêve, de tous ces moyens, parfois issus
d’autres religions encore plus anciennes, qu’avaient nos
ancêtres de s’approprier leur réel, leur quotidien, de don-
ner une forme à leurs angoisses et à leurs espérances.
La France, pourtant, terre de vieil enracinement,
est féconde de ces légendes ou de ces historiettes qui
scandent la marche des siècles. Fées bonnes ou mauvaises,
sorciers, sorcières, dieux cornus, bêtes étranges, mages
assoupis, lieux inaccessibles et dangereux, belles dames
bonnes ou vénéneuses, immortelles, évanescentes,
troublantes… sont notre bagage.
Oubliés ? Peut-être mais ils demeurent immarcescibles,
souhaitons-le. Voilà pourquoi nous avons voulu rendre
quelques-uns d’entre eux à ceux qui sont sensibles à cette
vie qui est faite de la même étoffe que les songes… ●
Yves Le Bescond

14 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Prologue

PHOTOS : DR ; MARY EVANS/SIPA, AKG-IMAGES.

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 15


La licorne
qui purifie l’eau,
du “Jardin
des délices”,
de Jérôme Bosch
(1503-1504,
musée du Prado).
En bas,
un des alignements
de Carnac
(Morbihan).
Page de gauche,
“la Druidesse”,
par Alexandre
Cabanel (1868,
Béziers, musée
des Beaux-Arts).

La magie des origines


Terre d’occupation immémorielle, la France a vu se succéder mondes, civilisations,
religions… Lande granitique battue par les vents, plaine grasse, reliefs
ou impénétrables forêts, elle est le refuge de ceux qui rêvent et croient.
Nulle surprise, alors, si ce qui se trouve au-delà de l’horizon, ou de la perception,
a servi de ciment à l’imaginaire de ses peuples.
PHOTOS : AKG-IMAGES ; JIM BRANDENBURG / MINDEN PICTURES /
BIOSPHOTO/AFP ; AISA/LEEMAGE
La magie des origines

Pierres libératrices
Mégalithes
Vestiges d’un passé oublié, devenus substance de l’inspiration des poètes,
menhirs et autres dolmens sont solidement ancrés dans l’univers de la magie.

Quand les dieux se manifestent, les hommes évidemment les armes du temps de Laurent de
dont ils ont changé le cœur construisent pour eux Médicis. Rien n’est moins naturel, rien n’est plus à
des monuments et des temples ; quand les dieux se contre-temps, que le souci muséologique de la Les alignements
retirent, les monuments qui sont plus solides que reconstitution — et pour finir rien n’est plus aléa- de Carnac
le cœur des hommes demeurent, et ne disent plus toire : Jean Markale, qui a consacré à la « civilisation (Le Ménec).
rien aux hommes qui suivent, sinon des choses mégalithique » une synthèse documentée (Dol- Datant
étranges et énigmatiques. Dans quelle mesure mens et menhirs, Payot, 1994) rappelle comment du néolithique,
pouvons-nous comprendre les vestiges des civili- les archéologues se perdent en conjectures, de constitués
sations qui nous ont précédés ? C’est la question même que les monuments dont ils parlent se per- de près
préalable à toute recherche en archéologie, dent dans ce qu’il appelle « les brumes du passé », de 3 000 pierres
laquelle plus que toute autre science devrait nous propices à toutes les mythologies. S’il faut choisir, levées (menhirs,
rappeler au devoir de modestie. Élie Faure a ima- les mythologies des poètes, parce qu’elles sont dolmens, allées
giné le Petit Larousse de l’an 3000 avec tout le plus belles et plus vastes, et qu’elles gardent les couvertes,
sérieux scientifique requis : la reconstitution qu’il droits de l’inconnu, ont chance d’être plus vraies cromlechs…),
fait de notre monde est à la fois très vraisemblable que celles des savants. disposées
(pour une époque qui ne saura plus rien de nous) Les « noms de pays », comme disait Proust, qui selon un plan
et hautement hilarante. sont la première poésie et la nourrice des peuples, géométrique
nous parlent d’une époque du monde où la terre et gradué,
Ainsi et par excellence des mégalithes, men- appartenait aux géants : Tombeau du Géant, leur destination
hirs et dolmens qui jalonnent la France depuis Danse des Géants, Lit du Géant, Palet de Gargan- est encore
des temps immémoriaux. À Carnac, le Moyen Âge tua... Époque si lointaine que les pierres longues inconnue.
en a fait des légionnaires romains lancés à la pour- ou menhirs, tables de pierre ou dolmens, aligne- On leur prête
suite de saint Cornély (ou Corneille, pape), lequel ments de pierres levées ou cromlechs, étaient déjà cependant
les aurait transformés en pierre. Ce qui est l’évi- au temps de César et d’Obélix des énigmes de la le plus
dence même, l’évidence de la santé et de la vie ; car plus haute antiquité. On peut reprocher à l’Église, communément
il est normal de vivre au présent, normal aussi de au nom de la conservation du patrimoine, d’avoir un rôle
se faire un passé qui prolonge ce présent. C’est fait détruire les « pierres que des gens, trompés par religieux
ainsi que les peintres du Moyen Âge et de la Renais- les ruses des démons, vénèrent dans les lieux en ruine ou funéraire,
sance ont donné aux disciples du Christ les vête- et dans les forêts » (canon 20 du concile de Nantes voire
ments de leurs contemporains, et les légionnaires de 658) ; ce serait méconnaître la vie des formes astronomique.
endormis au tombeau de Piero della Francesca ont religieuses, et l’inversion des signes qui préside à
u

18 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


La magie des origines

leur disparition. Jünger notait que « les autels ren-


versés sont habités par les démons » : rappel d’un
bon sens supérieur qui rend a priori suspecte toute
reviviscence des formes mortes. Il ne faut pas
confondre exhumation et résurrection, et la
volonté des hommes ne peut guère qu’exhumer ; il

PHOTOS : NORTH WIND PICTURES/LEEMAGE ; DAN SHANNON - ONLYFRANCE.FR/AFP


ne faut pas non plus confondre ressuscités et reve-
nants. En voyant dans les mégalithes des monu-
ments maléficiés, autels pour des sacrifices
humains (et c’est toute la parabole de Tess d’Urber-
ville, de Thomas Hardy, à Stonehenge), l’Église
calomniait moins les formes religieuses antécé-
dentes qu’elle ne mettait en garde les fidèles de son
époque contre ce qu’étaient devenus ces vestiges,
et, là encore, les noms sont parlants : Roche aux
Fées, Grotte du Diable, Tertre de la Sorcière...

Archéologues ou historiens qui rectifient


les dates et contredisent les fables
perdent leur peine, et c’est heureux.

Dans son Historia regum Brittaniae (1136), Geof-


u

froi de Monmouth attribue à Merlin la construc- Sacrifice — c’est ainsi qu’un faux génial offrait à l’Europe ses
tion magique de Stonehenge et aux géants les humain par archives poétiques les plus irréfutables —, aux Mar-
pierres levées d’Irlande qu’ils auraient apportées les druides tyrs de Chateaubriand, en 1809, les Celtes déferlè-
d’Afrique. Nécropole des anciens rois, temple du à Stonehenge rent, enflammant les imaginations. Au début de
soleil : l’évêque Geoffroi, qui conjecture ce que fut (gravure son Histoire de France populaire (1867), qui
Stonehenge, est peut-être le premier des “anti- du XIXe siècle). s’adresse au grand nombre de « citoyens qui n’ont
quaires”, autrement dénommés “celtomanes” qui Les mégalithes, pas le loisir des longues lectures », Henri Martin
ont précédé puis accompagné, six siècles plus contemporains campe ces ancêtres fabuleux, « qui habitaient, au
tard, la redécouverte de ces mégalithes. Tous, s’ils de la fin centre de l’Asie, une terre qui s’appelait Arie. Cette
étaient passionnés, n’avaient pas sa prudence ; du néolithique terre avait la Sibérie au nord, la Chine à l’orient,
Théophile-Malo de La Tour d’Auvergne, le “pre- et de l’âge l’Inde et la Perse au midi... » Gaulois ou Celtes ou
mier grenadier de la République” dont, selon Car- du bronze, Aryens, ils sont les émissaires du monde d’avant,
not, « l’érudition égalait la bravoure », occupa sa sont antérieurs et les archéologues ou les historiens qui rectifient
captivité sur les pontons anglais à écrire un dic- de dix à les dates et contredisent les fables perdent leur
tionnaire français-celtique — il sera l’un des pre- vingt siècles peine, et c’est heureux : tant qu’il restera de ces
miers à parler de “menhirs” et de “dolmens”, et à la religion pierres, qui nous tiennent si haut leur incompré-
verra dans le bas-breton la langue originelle, celle des Gaulois, hensible langage, qui ne démentent jamais nos
que l’on parlait au paradis terrestre. De l’épopée à laquelle ils explications, pas plus qu’elles ne les épuisent, les
d’Ossian, publiée en 1761 par Macpherson qui sont si souvent hommes ne pourront se réduire à l’idée qu’ils se
l’avait non seulement découverte, mais inventée associés. font d’eux-mêmes. ● Philippe Barthelet

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 19


La magie des origines

Des sanctuaires
et des dieux
Druidisme
Longtemps méconnue ou travestie, la religion des Gaulois livre enfin ses secrets
depuis quelques décennies. De caractère civique, comme en Grèce et à Rome,
mais irriguée par la sagesse des druides, elle témoigne du haut degré de leur civilisation.

L’idée même d’une religion gauloise est chose bles : on leur préférait toujours les Romains, censés “La Cueillette
nouvelle. Pendant deux mille ans, leurs voisins et leur avoir apporté la civilisation et la pax romana. du gui”,
leurs descendants ont considéré que les Gaulois Archéologues et historiens, fascinés par les par Henri-
ne jouissaient pas d’un ensemble raisonné de restes imposants de l’architecture gallo-romaine Paul Motte
croyances et de rites fondant l’ordre social. Le seul (arènes de Nîmes et d’Arles, pont du Gard et théâtre (vers 1900) ; u
commerce avec leurs dieux qu’on leur reconnais- d’Orange), peinaient à retrouver la trace des énig- il représente,
sait était la pratique de rites primitifs en pleine matiques habitants de la Gaule. Longtemps, on les installé
nature : sacrifices humains auprès de quelque dol- confondit avec les bâtisseurs des mégalithes qui sur une
men, cueillette du gui dans la forêt, dévotions à des avaient œuvré un ou deux millénaires avant les pre- plateforme
divinités héritées de la préhistoire. C’est la décou- miers Gaulois identifiables, ceux que rencontrèrent perchée dans
verte, dans les années 1970, d’un premier sanc- les Phocéens venus fonder Marseille (voir page 83). les arbres,
tuaire attribuable aux Gaulois qui a contredit cette Puis ce furent surtout les sépultures gauloises qui un druide
image : tout à coup se révélait un culte public qui furent mises au jour, au XIXe et XXe siècles, livrant barbu
n’avait rien à envier à celui des Grecs et des céramiques, bijoux et armes. On ne se souciait pas armé d’une
Romains. Cette révélation invitait à considérer d’un de chercher quelles avaient été les conditions de vie serpe en or,
autre œil la civilisation gauloise tout entière, mais de ces morts ; on préférait collectionner les œuvres accompagné
aussi la littérature historique antique, qui avait d’art qu’on avait placées à leurs côtés. de prêtresses
jusqu’alors été si mal utilisée par les historiens tout de blanc
contemporains. Les Gaulois ne se représentaient vêtues.
Les Gaulois, en effet, ont souffert du regard hos- pas les dieux sous une forme humaine, Au solstice
tile qu’ont porté sur eux les Romains et, dans une celle d’une statue cultuelle qui aurait d’hiver,
moindre mesure, les Grecs. À leurs yeux, ils étaient eu besoin d’une demeure. ils coupent
des barbares et leurs mœurs censées refléter leur la plante
condition : une civilisation inaboutie, la passion de En 1977, une découverte exceptionnelle, à Gour- magique,
la guerre et du pillage. Dans une de ses plaidoiries, nay-sur-Aronde (Oise), allait modifier tout cela. Les le gui.
Cicéron accuse les Gaulois d’avoir ravagé le sanc- fossés d’un enclos de plan rectangulaire, d’une cin- Cette mise
tuaire le plus vénéré au monde, celui de Delphes. quantaine de mètres de côté, livrèrent des milliers en scène,
Dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules, d’armes en fer et d’ossements d’animaux. La relec- théâtrale
César fait des druides des prêtres qui n’hésitent pas, ture plus raisonnée d’une description de la Gaule, et plutôt
au besoin, à recourir au sacrifice humain et décrit due au philosophe et voyageur grec Poseidonios réussie,
rapidement le panthéon gaulois comme la copie d’Apamée, aux alentours des années 100 avant s’inspire
simplifiée de celui des Romains : « La divinité qu’ils Jésus-Christ, permit de reconnaître dans cet amé- d’une notice
honorent principalement est Mercure… Viennent, nagement un authentique sanctuaire. L’auteur par- écrite
après lui, Apollon, Mars, Jupiter et Minerve, dont ils se lait en effet d’« enceintes cultuelles » dans lesquelles par Pline
font à peu près la même idée que les autres nations. » on déposait d’incroyables offrandes, souvent en or, l’Ancien.
Enfin, Pline le Naturaliste, par sa description de la auxquelles personne n’osait toucher. De fait, l’en-
cueillette du gui, accrédite involontairement l’idée clos délimité par un mur précédé d’un fossé et muni
de lieux de culte en pleine nature. d’un porche monumental ne diffère en rien des
lieux de culte latins, les périboles, ou grecs, les
MUSEE GALLO-ROMAIN DE LYON

Ces quelques textes, mal choisis et mal interpré- téménê. Il en a le plan, les dimensions et les fonc-
tés, ont suffi à assouvir pendant des siècles le tions. Il est un morceau de terre découpé, commun
modeste désir de connaissances des Français sur les aux hommes et aux dieux, où ceux-ci se rencon-
Gaulois. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle et, surtout, avec trent, les premiers offrant aux seconds des victimes
la Révolution que la France trouva dans la Gaule un sacrificielles qu’ils consomment “à la même table”.
nouveau début à son histoire. Cependant, les Gau- Au centre du lieu sacré, se trouve une grande et
lois peinaient encore à devenir des aïeux fréquenta- profonde fosse ; elle servait d’autel : sur son bord u

20 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


La magie des origines

u étaient tués les animaux, le sang coulant le long des Pour la pratique religieuse il fallait des lieux
parois, la bête y étant parfois tout entière précipitée. adaptés, nettement séparés du monde profane,
Les Gaulois, jusqu’au Ier siècle avant notre ère, ne ouvrant vers le soleil levant ; les animaux offerts aux
se représentaient pas les dieux sous une forme dieux ne pouvaient être que ceux que les hommes
humaine, celle d’une statue cultuelle qui aurait eu élevaient eux-mêmes ; les dépouilles prises à l’en-
besoin d’une demeure. La divinité invisible résidait nemi étaient la matière des trophées et non le butin
— comme c’était souvent le cas en Grèce et dans le personnel du vainqueur. La religion, mieux que
Latium — dans un petit “bois sacré”, un arbre ou un d’autres activités, témoignait du haut degré de la
bosquet situé près de l’autel. civilisation gauloise.
Dans ce sanctuaire, qui fonctionna dès la fin du
IV e siècle avant Jésus-Christ, deux types de rites Si l’individu accomplissait ses propres
avaient cours régulièrement : sacrifices d’animaux rites personnels, il le faisait
domestiques (bœufs, moutons, porcs) et offrandes dans la plus grande discrétion.
d’armes prises à la guerre. Dans les deux cas, la
pratique est en tous points semblable à ce qui se Nulle part n’apparaît une pratique individuelle.
faisait sur les bords de la Méditerranée. Les ani- Les grands sacrifices, les offrandes guerrières sont
maux étaient tantôt offerts entiers à une divinité les dons que fait à ses dieux une population tout
souterraine (rite chtonien), tantôt partagés entre entière, l’un de ces peuples que César appelle « civi-
les hommes, qui mangeaient les meilleurs mor- tates » ou l’une de ses subdivisions, le « pagus », cor-
ceaux, et les dieux, qui s’abreuvaient de la fumée respondant à un ou plusieurs de nos cantons
des entrailles grillées. Les offrandes d’armes actuels. Il s’agit donc d’un culte public. La commu-
étaient pareillement fixées sur les parois du sanc- nauté religieuse est avant tout civique : seuls les
tuaire et exposées le temps que permettait leur citoyens à part entière, qui paient leurs impôts et
conservation. accomplissent leur service militaire, participent au
Une cinquantaine de lieux similaires furent sacrifice et banquettent ensemble dans un espace
découverts dans une grande partie de la France, en commun symboliquement délimité.
Belgique, au Luxembourg, en Allemagne et en Italie L’archéologie de cette période ne nous apprend
du Nord… dans les limites de l’ancienne Gaule. cependant rien d’éventuels cultes familiaux ou des
ancêtres. Si l’individu gaulois accomplissait ses pro-
pres rites personnels, issus de traditions indigènes
et fort anciennes, il le faisait dans la plus grande dis-
crétion.

La promotion du culte d’État et la disparition


des pratiques cultuelles domestiques doivent
être mises en relation avec l’activité déterminante
des druides. Ces hommes un peu énigmatiques, qui
ont fasciné les philosophes grecs, sont apparus dans
les premiers siècles du premier millénaire avant
notre ère et ont connu leur apogée entre le Ve et le
Ier siècle. Poseidonios, qui les a étudiés avec inté-
rêt, nous apprend qu’ils étaient des sages aux
multiples fonctions et les rouages essentiels de la
société gauloise. Philosophes, ils prônaient une “Velléda”,
éthique pragmatique qui muselait les pouvoirs par Alexandre
politique et guerrier. Leur sagesse leur avait per- Cabanel (1852,
mis de devenir des juges suprêmes, arbitrant u Montpellier,
non seulement les différends privés mais sur- musée Fabre).
tout les conflits entre les peuples. Scientifiques, Tacite lui prête
ils effectuaient des recherches dans tous les une influence
domaines (astronomie, sciences de la considérable,
nature, calcul, géométrie), dont ils com- en tant que
muniquaient les résultats à des enfants qu’ils druidesse
avaient choisis et qui devaient leur succéder. et prophétesse,
Les druides avaient établi leur autorité par leur dans la lutte
action théologique. Experts en divination astrono- des Germains
mique, ils avaient élaboré des calendriers régis- contre
sant la vie religieuse, politique et sociale. De la les Romains.
même manière qu’ils avaient interdit l’usage de
l’écriture pour empêcher la diffusion du savoir, ils
avaient condamné la figuration des dieux dont,

22 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


La magie des origines

La forêt des druides, scène de “Norma” (1831),


opéra de Vincenzo Bellini (vers 1835,
lithographie coloriée d’après un dessin
de Villeneuve). Alors que la Gaule est
sous occupation romaine, l’histoire raconte
les amours tragiques de Norma, une druidesse
gauloise, et Pollione, proconsul romain.

AKG-IMAGES/JOSEPH MARTIN ; AKG-IMAGES


seuls, ils connaissaient la nature et les désirs. Ils demeura en place pendant près de trois siècles. Le À lire
étaient donc indispensables à toute cérémonie développement de la civilisation gauloise devait De Jean-Louis
religieuse mais, contrairement à l’affirmation de avoir raison d’elle. Une économie florissante et un Brunaux :
César, ne pratiquaient pas eux-mêmes les sacri- commerce de plus en plus actif avec l’Italie s’accom- “les Religions
fices. Ils révéraient la pureté, ce dont témoignait pagnèrent d’un changement des valeurs morales, gauloises”, CNRS,
leur toge blanche immaculée. des mœurs politiques et des coutumes sociales. La Bibli (à paraître en
noblesse, jadis guerrière, se lança dans les affaires ; septembre 2016) ;
Les druides s’alimentaient, entre autres, des druides eux-mêmes s’engagèrent dans la car- “les Druides,
d’une pensée qui venait du monde oriental et rière politique, tel l’Eduen Diviciac, qui fut même le des philosophes
transitait probablement par les pythagoriciens compagnon d’armes de César. Les images se répan- chez les
dont on les rapprochait habituellement. Ils dirent, les statues cultuelles apparurent. Et, bientôt, barbares”,
croyaient en l’immortalité de l’âme et en sa réin- les dieux hautement civilisateurs reconnus par les coll. “Points
carnation cyclique dans d’autres êtres humains. druides cédèrent la place à des divinités locales, Histoire” (2015),
Néanmoins — et certainement pour s’attirer la resurgissant des temps les plus anciens. La Gaule, en 381 pages, 10 €.
faveur de la noblesse —, ils persuadaient les guer- matière de religion comme dans son économie, se
riers que leur âme gagnerait directement le para- romanisa ainsi quelques décennies avant même que Jean-Louis
dis céleste s’ils mouraient au combat. Cette Rome n’impose son administration et un nouveau Brunaux
croyance entretenue rendait les combattants culte public dans les cités. est directeur
impétueux et redoutés, n’hésitant pas à combattre La religion gallo-romaine qui se développa dès de recherche
nus et terrorisant de cette manière leur ennemi. ce moment n’est plus qu’un syncrétisme entre une au laboratoire
La religion d’État, imposée par les druides et les religion d’État étrangère et des cultes locaux et d’archéologie
pouvoirs politiques à partir du IVe siècle, était trop populaires, ressuscités d’une ancienne préhis- du CNRS
contrainte pour durer longtemps ; néanmoins, elle toire. ● Jean-Louis Brunaux et de l’ENS. u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 23


La magie des origines

u Druides d’hier
et d’aujourd’hui
Renaissance
Indissociable de l’imaginaire celte,
le druidisme n’a jamais totalement disparu.
Redécouvert à partir du XVIIIe siècle,
il sera un puissant vecteur
du réveil de la culture celtique.

Chaque année, début juillet, les communes de


Brasparts (Brasparzh), près de Landerneau, et
d’Arzano (An Arzhannon), près de Quimper, sont
le théâtre d’une étrange cérémonie : l’assemblée
de la fraternité des druides, bardes et ovates de
Bretagne, seule réunion de la Gorsedd (assem-
blée) ouverte au public. Là, dans un cercle de
pierres, sont intronisés de nouveaux membres
par le rituel de la reconstitution de l’épée brisée
du roi Arthur, symbole de l’unité des peuples
celtes. Ce néodruidisme remet en pleine lumière
la figure du druide qui, de par ses trois fonctions —
religieuse, savante et politique —, était le pivot de
la société gauloise.
« L’instinct le plus profond, peut-être, des races
celtiques, c’est le désir de pénétrer l’inconnu », souli-
gnait Ernest Renan (lui-même breton, de Tré-

Représentation de Cernunnos sur le chaudron


de Gundestrup découvert dans le Jutland en 1891.
Dieu des forêts, dieu de fertilité,
figure probablement majeure de la religion
des Gaulois, dont la ramure a, peut-être,
inspiré les cornes du Malin.
DR

24 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


La magie des origines

guier). Peut-être pensait-il, en écrivant cette brumes d’Avalon. L’histoire aurait pu se terminer
phrase, à ceux qui l’ont le mieux illustrée, à savoir ainsi, mais c’était sans compter sur la puissance du
les hommes à la robe blanche. mythe : la figure du druide, en effet, n’a jamais
C’est à Pline l’Ancien que l’on doit la première totalement quitté l’imaginaire des peuples celtes,
description connue des druides. On lit dans son His- notamment au Moyen Âge. Des siècles plus tard,
toire naturelle : « Les druides, car c’est ainsi qu’ils elle allait même servir de “recours” aux élites
appellent leurs mages, n’ont rien de plus sacré que le celtes face aux menaces que la société matérialiste
gui et l’arbre qui le porte, supposant toujours que cet et l’idéologie rationaliste faisaient peser sur les cul-
arbre est un chêne. À cause de cet arbre seul, ils choi- tures régionales.
sissent des forêts de chênes et n’accompliront aucun
rite sans la présence d’une branche de cet arbre. » La redécouverte des druides commence en
“Druide” se traduit aujourd’hui par “le très savant” Angleterre, au XVIIIe siècle, avec les écrits de Wil-
ou par “sagesse”, qualité reconnue aux druides par liam Stukeley, vicaire de Stamford, passionné
de nombreux auteurs romains et grecs. Ainsi Stra- d’antiquité celte. En 1781, à Londres, Henry Hurle
bon, dans sa Géographie : « Les druides, en plus des fonde une société secrète, intitulée Ancient Order
sciences de la nature, s’exercent à la philosophie. Ils of Druids. À la même époque, le poète William
sont considérés comme les plus justes des hommes… » Blake, membre d’une confrérie druidique, com-
Pour Jean-Louis Brunaux, ils seraient proches des pose des écrits à la gloire des prêtres celtes. Le
pythagoriciens, ainsi que des sages de la Thrace et mouvement de renaissance lancé, il n’allait plus
de la Perse. C’est aussi Strabon qui dépeint le s’arrêter. En 1792, des bardes gallois réunis à Lon-
druide : « vêtu d’une robe blanche, [montant] à l’ar- dres, soucieux de préserver leur langue et leur cul-
bre, [coupant] avec une faucille d’or le gui qui est ture, créent le Gorsedd y Beirdd, dont le cérémo-
recueilli dans un linge blanc. » n i a l s e r a r e p r i s pa r l e s a u t r e s a s s o c i a t i o n s
druidiques. C’est le Gorsedd gallois qui, un siècle
“Prêtre, investi de l’autorité spirituelle, plus tard, en 1899, donne son accord pour la créa-
détenteur de la science sacrée, tion du Gorsedd de Bretagne.
ministre de la religion et gardien Dès ses débuts, le néodruidisme se pense en
de la tradition.” termes de panceltisme et mobilise les écrivains,
poètes et artistes qui souhaitent préserver et redy-
D’autres auteurs ont mentionné l’existence namiser la culture celte. En Bretagne, ce réveil doit
MARC ZAKIAN/ALAMY STOCK PHOTO

des druides : Cicéron, Lucain, Tacite, César, Dio- beaucoup à la parution, en 1839, du célèbre Barzaz
dore de Sicile, etc. Ces témoignages, réels ou Breiz, recueil de chants populaires bretons, collec-
empruntés, positifs ou négatifs, parfois aussi ins- tés par Théodore Hersart, vicomte de la Villemar-
trumentalisés par la “raison politique”, offrent qué (1815-1895, voir page 121).
une description très disparate des fonctions et du Le premier Gorsedd (“Goursez” en breton) se
rôle du druide dans la société celte. Françoise Le tient en 1900 à Guingamp. Son but : « constituer
Roux et Christian-Joseph Guyonvarc’h définis- une assemblée de sages, apte à assurer la pérennité
u

Stonehenge, sent ainsi le sens du mot “druide” : « Il désigne le du patrimoine celtique en général et breton en par-
cérémonie prêtre, investi de l’autorité spirituelle, détenteur de ticulier. » Pas question, cependant, de tomber
au solstice d’été. la science sacrée, ministre de la religion et gardien dans une religiosité factice et parodique. Il s’agit,
En Angleterre, de la tradition. » bien plutôt, d’encourager les réflexions philoso-
depuis 2010, phiques et spirituelles. Certains grands druides
le druidisme Prêtre, juriste, éducateur, ambassadeur, ont laissé une marque particulière, tel François Jaf-
est une religion philosophe, poète, le druide est aussi guerrier, frennoù-Taldir (1879-1956), écrivain et poète, créa-
reconnue. comme en témoignent les textes irlandais, et ils teur de l’hymne national breton, le Bro gozh ma
Fruit d’une furent nombreux à participer, voire à déclencher zadoù (“Vieux Pays de nos pères”), ou Gwenc’hlan
vision des révoltes contre l’occupant romain. Peut-être Le Scouëzec (1929-2008), fils du peintre Maurice
romanesque, est-ce la raison principale de l’expédition meur- Le Scouëzec et auteur d’une vingtaine d’ouvrages,
passablement trière contre le sanctuaire druidique de l’île d’An- dont le célèbre Guide de la Bretagne mystérieuse
erronée, glesey, en 60-61 de notre ère, relatée par Tacite (éditions Tchou), ainsi que d’un Dictionnaire de la
des anciennes dans les Annales, qui décrit la férocité de l’affron- tradition bretonne (éditions du Félin/Philippe
pratiques, tement, vu du côté romain : « Sur le rivage, l’ar- Lebaud). C’est l’un de ses membres, Morvan Mar-
il tend mée ennemie faisait face, dense en armes et en chal, qui, en 1923, a créé le drapeau breton, le
à rechercher hommes ; parmi elle, couraient des femmes sem- Gwen ha du. Il a attiré dans ses rangs des écrivains
des formes plus blables à des furies, les cheveux dénoués et portant (Charles Le Goffic, Anatole Le Braz), des philo-
authentiques des torches. Autour d’elles, des druides, les mains sophes (Philéas Lebesque), ainsi que le chanteur
d’un culte dont tournées vers le ciel, répandaient d’affreuses Gilles Servat.
aujourd’hui imprécations. » En cent douze ans d’existence, le Gorsedd de
plus personne Persécuté, traqué, bousculé par la venue du Bretagne a accompli un travail considérable pour
ne sait rien… christianisme, le druidisme disparaît, englouti l a c u l t u r e b r e t o n n e ( l i t t é r a t u r e , m u s i q ue ,
ou presque. dans la forêt de Brocéliande, évaporé dans les danse…). ● Michel Thibault

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 25


La magie des origines

Moyen Âge, barbare,


obscur et lumineux… “Mois de juin”,
les travaux
des champs,
la fenaison,

Fondateur par les frères


de Limbourg
Les “âges obscurs”, disent-ils… Tout à leur appréciation binaire de l’histoire, les modernes (enluminure
oublient qu’ils en sont issus. Société, politique, religion, le monde où nous vivons procède de ces des “Très Riches u
temps. Dans sa recherche de la raison pure comme dans l’enracinement dans le merveilleux ! Heures du duc
de Berry”,
Pauvre Moyen Âge ! Époque de misère et de tout retombe pour deux siècles : « La fin du Moyen vers 1416,
barbarie, de féodalité, de guerres et de pillages, de Âge est particulièrement dramatique, subissant les Chantilly,
famine et d’épidémies... Mais regardez-le donc assauts de la peste, de la guerre et de la famine, les musée Condé).
avec les yeux de l’enfant et de la poésie, conseille cavaliers de l’Apocalypse déchaînés ; c’est le temps de
Michel Zink, de sa voix chaude, et que découvrez- la transition vers un nouveau monde. »
vous ? « Châteaux et forêts, princesses, chevaliers,
monstres, merveilles et aventures… » Ce qui nourrit Entre les trois époques,
toujours « notre imaginaire, celui des enfants avec si contrastées, du Moyen Âge, “Tristan
Walt Disney, celui des adolescents et de leurs jeux de un lien, la chrétienté. et Iseut
rôle, comme ils ont nourri celui de Tolkien et de son à la fontaine”,
Hobbit, de C. S. Lewis et du Monde de Narnia… » Et En résumé, une époque “sauvage”, sous les rois épiés par
notre professeur au Collège de France, membre de mérovingiens et la poussée de l’islam ; un redresse- le roi Marc
l’Institut, qui a tant écrit sur cette histoire, d’ajou- ment sous les Carolingiens, un puissant rayon de (ivoire,
ter : « Les mots de “troubadour” ou d’“amour cour- lumière avec les Capétiens, lequel s’éteint, mais au Paris, musée
tois” font encore rêver. Ni Roland à Roncevaux ni bout de trois siècles, quand on replonge dans les de Cluny -
Tristan et Iseut ne sont oubliés. Le Graal n’a rien temps obscurs, malgré un éclair, Jeanne d’Arc et musée national
perdu de son mystère. Et les chevaliers de la Table Charles VII, en attendant qu’un nouveau roi, Fran- du Moyen Âge).
ronde nous sont assez familiers pour nous faire rire çois Ier, vienne éclairer le paysage…

u
quand ils s’expriment comme des Français moyens
dans la série télévisée Kaamelott. »
Ce Moyen Âge a duré un millénaire ! Mille ans
de chrétienté, tantôt obscurs, tantôt lumineux.
L’historien les fait commencer à l’effondrement de
l’empire romain d’Occident et ne tourne cette
longue page, qui souffre d’archives trop rares,
qu’au moment de la découverte de l’Amérique,
quand l’Occident célèbre sa Renaissance. Mille ans
que Georges Minois, lui aussi grand médiéviste,
biographe de Charlemagne et de Philippe le Bel,
découpe en trois grandes séquences : du V e au
Xe siècle, puis du XIe au XIIIe, pour finir aux XIVe et
XVe siècles.

Au début, « les royaumes barbares se débattent


pour se faire une place dans l’espace de l’ancien
empire romain », c’est le temps des conquêtes de l’is-
lam : « L’Orient prend un nouvel essor, avec Byzance
d’abord, puis l’éclat des grands califats de Damas et de
Bagdad. » Après plusieurs siècles, l’Occident finit
par se réveiller : il reprend le flambeau. « C’est la
grande époque de la chrétienté où, sous la direction de
la papauté triomphante, on tente la synthèse de la foi
et de la raison, où l’on mène le grand combat contre
l’islam ; c’est l’âge de raison d’une civilisation qui a
trouvé ses repères et ses valeurs. » Et — préface au mot
de Valéry sur ces civilisations qui sont mortelles ? —

26 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


La magie des origines

PHOTOS : AKG-IMAGES ; G. BLOT/RMN


Entre ces trois époques si contrastées, un lien,
la chrétienté. Pas nécessairement l’Église de Théâtre Les “miracles”
Rome, d’ailleurs. Sa puissance temporelle s’affai-
blit plutôt à mesure que se rétablit l’autorité poli-
devinrent des “mystères”
tique du roi capétien, qu’accompagnent le renou- Sans l’Église, pas de théâtre ? En tout cas, l’activité théâtrale
veau de l’économie, un début de prospérité et le commence bien dans l’Église, avant de sortir sur le parvis. Le “mys-
rayonnement des lettres et des arts. tère” médiéval n’est pas un mystère au sens caché, mais une repré-
« Le chef-d’œuvre de l’aube capétienne, notait sentation : « l’objectif principal, originel, nous dit l’homme de théâtre
l’historien René Sédillot, c’est la résurrection de et historien Luc Fritsch, est d’honorer la Passion du Christ » à travers
l’État face aux anciennes puissances féodales et aux un spectacle. Il s’agit de drames liturgiques qui racontent la vie
nouvelles puissances d’argent. » À partir de l’instant et la mort du Christ, des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testa-
où le roi est vainqueur des premiers financiers ment. Le texte le plus ancien, le Mystère de la Passion, compte
étrangers, il va l’être aussi des seigneurs de l’in- 2 000 vers ; la Passion d’Arras en totalisera 25 000 ! « Ces spectacles,
térieur. Il met leur argent au service de sa poli- dit Luc Fritsch, prendront des dimensions monumentales,
tique d’expansion, cependant que le christia- démesurées »… Ainsi se créent d’immenses décors, avec leur enfer
nisme triomphe. et leur paradis, des mises en scène réclamant de nombreux comé-
Des siècles d’autant plus touchés par la foi que diens amateurs, insistant sur les effets visuels, les sensations,
l’islam a frappé jusqu’au cœur du royaume. les émotions. « Le succès des Passions fut tel que des mystères profanes,
L’Église marque partout son empreinte, elle trace tout aussi démesurés, virent le jour. » Mais cela reste sous le contrôle
ses voies, élève des monuments à la gloire de sa des autorités religieuses. Du jour où elles le perdent, le “profane”
puissance spirituelle. Les pèlerins prennent la est interdit… F. d’O. u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 27


La magie des origines

u route de Jérusalem et celle de Rome, de Saint-Mar-


tin de Tours, de Vézelay, du Mont-Saint-Michel,
de Saint-Jacques-de-Compostelle. La figure de
saint Michel, archange protecteur, saint défen-
seur de la veuve et de l’orphelin, s’impose en tous
lieux du territoire, prêtant son nom à des milliers
d’églises et de villages. De la rue Saint-Jacques à
Paris jusqu’à la porte Saint-Jacques à Saint-Jean-
Pied-de-Port, le pèlerinage est devenu “le che-
min”. La piété entraîne avec elle les échanges, la
culture, le commerce.
L’Église se transforme en une formidable
entreprise d’architecture et de construction. Sur
les routes des pèlerins se bâtissent non seulement

PHOTOS : UA/RUE DES ARCHIVES ; AKG-IMAGES


des monastères et des dispensaires, mais des
ponts, des refuges, des auberges, et pour les siè-
cles, des cathédrales ! Le sommet de l’art français
médiéval. Avec les abbayes, naissent des commu-
nautés, des confréries, autour d’elles s’aména-
gent des hôpitaux et des foires, des bourgs, des
villes. Et des administrations, mais aussi des
armées pour les protéger.

u
Cluny a essaimé en 1 200 monastères, Nord et Midi, « modèle économique remarquable », “Lancelot
qui parsèment toute l’Europe Cluny doit surtout son flamboyant succès, pour danslacharrette
avec quelque 10 000 moines. deux siècles et demi, à la « succession d’hommes d’infamie”
inspirés et énergiques » qui ont conduit l’abbaye et (enluminure,
Voyez Cluny, en Bourgogne. Jean-Robert Pitte son ordre. XVe siècle,
en raconte la création (dans son Dictionnaire Au début du XIIe siècle, c’est-à-dire au cœur de BnF).
amoureux de la Bourgogne) : « Nous sommes en sep- la période brillante du Moyen Âge, Cluny a essaimé
tembre 909 ou 910, Charles III le Simple règne sur en 1 200 monastères, qui parsèment toute l’Eu-
une France affaiblie et secouée par les querelles rope avec quelque 10 000 moines ! Cela entraîne “Prières pour
internes auxquelles s’ajoutent les invasions scandi- l’exceptionnel rayonnement intellectuel et artis- les croisés tués”,
naves et sarrasines… » Une douzaine de moines de tique de l’ordre en tous domaines : théologie, poé- d’après
deux petites abbayes décident d’en établir une sie, traductions de l’arabe, architecture, peinture, Gustave Doré
plus grande dans le Mâconnais. « Le duc Guillaume enluminure, orfèvrerie… et l’élection de plusieurs (1877, gravure
[d’Aquitaine et d’Auvergne] place immédiatement papes parmi ces moines. dans “Histoire
le nouveau monastère, dédié à saint Pierre et saint Cluny n’est qu’un exemple. Mais il se projette des croisades”,
Paul, sous l’autorité directe du pape, ce qui le met à loin : dans la croisade, cet acte de de Michaud).
l’abri de toute fiscalité et de toute ingérence épisco- foi. « C’est la race qui s’affirme
u

pale ou laïque, y compris de la sienne… » Lieu « judi- dans ce sursaut d’idéalisme, tel
cieusement choisi » sur la route des échanges entre que n’en connut jamais l’His-

Arras Capitale de la mode et du théâtre


La prospérité fait la mode cité avec sa cathédrale (Notre-Dame
et le rayonnement culturel. Arras de la Cité, détruite à la Révolution)
s’élève sur une cité romaine où César et son clergé, se développent une
passa deux hivers. Son essor com- ville puis un faubourg, avec des bour-
mença par la fondation de l’abbaye geois et leurs maisons, des commer-
de Saint-Vaast, au VIIe siècle. Elle çants, des ouvriers, des confréries
atteint son apogée aux XIIe et XIIIe siè- d’artisans, au total 20 000 habitants
cles, grâce à son industrie drapière. au tournant du XIIIe siècle ! Et cette
Tout va de pair, la ferveur religieuse ville devient la capitale du théâtre,
qui construit églises et paroisses, l’in- avec ses auteurs, ses “drames”, son
dustrie qui crée de la richesse, l’ex- Jeu de saint Nicolas, ses “miracles”
pansion démographique qui appelle (de Théophile ou de la Passion)…
la création culturelle. Une cathédrale, Ces scènes nombreuses assurent
onze églises, des ateliers nombreux, la célébrité de la ville autant que ses
un grand marché : autour de la vieille étoffes et ses tapisseries. F. d’O.

28 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


La magie des origines

Croyances Saints patrons,


protégez-nous !
« Les trois saints au sang de navet/ Pancrace,
Mamert et Servais/ sont bien nommés les saints
de glace/ Mamert, Servais et Pancrace. » Il faudrait
y ajouter Urbain. On se plaçait sous leur protection
pour éviter le gel des récoltes, entre le 11 et le 25 mai. “Représen-
Les croyances populaires médiévales se mêlaient tation d’un
au savoir. Les saints en question ont disparu mystère
de nos calendriers mais les dictons sont restés. sur le parvis
Et les saints ont continué de scander les saisons. de Notre-
Les textes anciens prévoyaient ainsi que l’élevage Dame”, par u
des porcs se ferait depuis la Saint-Michel Eugène Grasset
(29 septembre) pour un engraissage qui durerait pour “Notre-
jusqu’à la Saint-André (30 novembre), tandis Dame de Paris”,
qu’on les nourrirait encore des premières feuilles de Victor Hugo
du printemps, à la Saint-Georges (23 avril). (Paris,
Une complainte du XIIIe siècle assure qu’à bibliothèque
« la Saint-Jean [24 juin], les paysans doivent faucher des Arts
l’herbe des prés du seigneur et porter le foin décoratifs).
au manoir ; après ils doivent curer le manoir ». Un Moyen Âge
« À la Saint-Denis [9 octobre], les vilains sont plein de bruit

DEAGOSTINI/LEEMAGE
tout étonnés qu’il leur faille payer le cens… » et de fureur…
À la Saint-Jean, au lever du soleil, on devait cueillir
les herbes du jour, en reculant et en priant ; puis
on les plaçait alors à la porte de l’étable pour la
protection du bétail. « Lorsqu’il pleut le 3 mai, point
de noix au noyer. » « Le jour de la Saint-Prosper « L’empereur a fait sonner ses cors. / Les Français
[25 juin], n’oublie pas de fumer la terre. » Et ainsi, descendent de cheval pour s’armer. / Hautes sont les
de siècle en siècle ! F. d’O. montagnes et ténébreuses et grandes/ Les vallées
Pour continuer, voir Saint-dicton.com “Bienvenue profondes, rapides les torrents. / Les trompes son-
et Nominis.cef.fr au Moyen Âge”, nent, à l’arrière, à l’avant, / Et tous répondent au son
de Michel Zink, de l’oliphant. »
Équateurs,
toire », écrivent, en 1920, Gabriel Hanotaux et 182 pages, 14 €. Viennent ensuite les chansons de geste,
Imbart de La Tour dans leur monumentale Histoire poèmes de chevaliers guerriers, les chansons
de la nation française : « Seigneurs qui vendent de femmes, souvent tristes. Mais aussi chansons
leurs terres, vassaux qui quittent leurs fiefs, vieil- romantiques au point qu’elles inspireront les pré-
lards, paysans ou bourgeois, que voudront-ils ? curseurs du surréalisme. Celle-ci :
Refouler l’islam, sauver le tombeau sacré, et se sau- « Le jeune Gérard et Gaie s’en sont allés / Ils ont
ver eux-mêmes. L’épopée immortelle a jailli de pris le chemin tout droit vers la cité / À peine arrivés,
l’âme nationale. Épopée française s’il en fut. Un il l’a épousée / Que souffle le vent, que ploie la ramée, /
pape français, Gerbert [Sylvestre II] en a conçu Ceux qui s’aiment dorment doucement. »
l’idée ; un ordre français, Cluny, en eut l’initia- Michel Zink ne résiste pas au plaisir de rappro-
tive. » cher ces vers de ceux d’Apollinaire : « Vienne la nuit
sonne l’heure / Les jours s’en vont je demeure. »
C’est à Chrétien de Troyes qu’il faut “Histoire Mais c’est à Chrétien de Troyes qu’il faut reve-
revenir pour comprendre vraiment du Moyen Âge”, nir pour comprendre vraiment les riches heures
les riches heures de notre Moyen Âge. de Georges de notre Moyen Âge. Michel Zink a retrouvé dans la
Minois, Perrin, préface de l’un de ses romans (en vers), Cligès, les
C’est durant ces mêmes années que se construi- 480 pages, lignes que voici :
sent la Sorbonne et les universités, accueillant étu- 24,90 €. « Nos livres nous ont appris que la Grèce fut, en
diants français et étrangers, que naît le théâtre sur chevalerie et en savoir, renommée la première, / Puis
le parvis de la cathédrale, où l’on récite romans, la chevalerie vint à Rome avec la totalité de la science.
poèmes, chansons, drames liturgiques. Maintenant elles sont venues en France. / Dieu fasse
Michel Zink commence sa recension avec qu’on les retienne assez pour que le lieu leur sourie, si
Sainte Eulalie, au temps de l’éclatement de l’em- bien que jamais ne sorte de France / La gloire qui s’y
pire de Charlemagne. Puis voici Roland de Ronce- est arrêtée. »
vaux, « le premier chef-d’œuvre poétique », « épopée Et cela, comme le rappelle notre médiéviste,
nationale » déjà. Écoutez-en la fin : date de la fin du XIIe siècle ! ● François d’Orcival

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 29


La magie des origines

Le pèlerin médiéval
En route
Les pèlerinages ont rythmé la vie des hommes et des femmes tout au long du Moyen Âge :
lointains, parsemés d’embûches, ou locaux, soudant l’identité des paroisses.

On pense généralement que le Moyen Âge fut met en route et sillonne les lieux sacrés : Saint-Mar-
une époque statique, alors qu’un mouvement per- tin de Tours, Notre-Dame de Chartres, Le Mont-
pétuel l’animait, ainsi qu’en témoignent, notam- Saint-Michel, Notre-Dame du Puy, Rocamadour,
ment, les pèlerinages qui sillonnaient alors toute Compostelle…
l’Europe. Le pèlerin de cette époque expie une Médecine et pèlerinage sont intimement liés.
faute, sollicite une faveur divine ou De nombreux moines, gardiens des sanctuaires,
recherche le salut de son âme. La avaient acquis de solides connaissances dans l’art
littérature hagiographique est de soigner et s’étaient même “spécialisés” dans les
pleine de ces pérégrins per- maladies de peau, la stérilité, la folie ou le mal des
pétuels, qui ont fait du pèle- ardents. Les moines pratiquaient ainsi une sorte
rinage un mode de vie de médecine, certes non conventionnelle. La thé-
menant à la sanctification. À rapie comprenait neuvaines, prières, actions de
l’imitation de Jésus-Christ, grâces et quelques verres d’un vin dans lequel
marcheur infatigable, ils che- avaient macéré des reliques.
minent de sanctuaire en sanc- Au Moyen Âge,
tuaire. Partir n’était pas sans danger : on part
Comme c’est encore on s’exposait aux brigands, loups, en pèlerinage
le cas aujourd’hui, ces épidémies, famines et naufrages. pour expier
départs surviennent le une faute,
plus souvent à des mo- Parmi ceux qui cheminaient, tous n’étaient solliciter une
ments clés de la vie. Tel pas mûs par de hauts sentiments, tant s’en faut. faveur divine
marchand vend tous ses Rien de tel que la mobilité pour disparaître aux ou rechercher
biens et part en pèlerinage yeux de la justice, tous les fugitifs le savent. Sous le salut
avant de devenir ermite. l’habit du pèlerin se cachaient ainsi des criminels de son âme. u
Telle mère de famille en fuite et des vagabonds en tout genre, souvent Page de droite,
issue de la noblesse accompagnés par des femmes de mauvaise vie. sur la gauche,
prend la route de Ces bandes de “coquillards” sont la face sombre la grâce de Dieu
Compostelle après du pèlerinage. Y avait-il alors plus de vagabonds aide le pèlerin
avoir perdu un à un tous qu’auparavant ? C’est plus vraisemblablement à porter
ses enfants. Certains de ces l’image du pèlerin et du pèlerinage qui s’est abî- ses armes.
itinérants devinrent des mée avec les “nouvelles idées”. Dans son Éloge de Enluminures
bienheureux ou des la folie, Érasme condamne fermement ces du manuscrit
saints, comme Antoine le hommes qui « laissent à la maison leurs femmes et “les Trois
Pèlerin, au XIII e siècle, leurs enfants, qui auraient grand besoin de leur Pèlerinages”,
ou Bonne de Pise, un siè- présence ». À partir du XVIe siècle, on se méfie des de Guillaume
cle plus tôt. pèlerins. de Digulleville,
Mais les raisons sont Ceux-ci voyageaient généralement en groupe, XIVe siècle,
souvent plus prosaïques. avec un guide, parfois une escorte armée. Ils sui- Paris,
On part pour implorer la vaient des itinéraires connus, jalonnés de cou- bibliothèque
guérison d’un malade vents et d’hospices qui les accueillaient. Partir Sainte-
que la médecine n’arrive n’était évidemment pas sans danger. On s’expo- Geneviève.
pas à soigner, ou pour sait aux brigands, aux loups, aux épidémies, aux
obtenir sa propre gué- famines, aux tempêtes et aux naufrages.
rison. Lorsque le roi
Charles VI est frappé de Le pèlerin avait pourtant un statut protégé. Ses
folie, en 1392, on com- agresseurs encouraient de lourdes peines, ses
mence par faire appel biens étaient garantis par l’Église et il était exempté
aux médecins, en vain. de péage. Du moins en théorie. Le Guide du pèlerin
Trois ans plus tard, un de Saint-Jacques-de-Compostelle, attribué au clerc
“pèlerin du roi” se Aymeri Picaud (XIIe siècle), se plaint des « mauvais
AKG-IMAGES/JEAN-CLAUDE VARGA
La magie des origines

péagers» du Pays basque, qui, armés de bâton, récla- fleuves, qu’il était souvent impossible de traverser
ment une taxe. Il se plaint également des « mauvais autrement qu’en barque. « Maudits soient les bate-
aubergistes », dont les pratiques en rappellent mal- liers ! », s’exclame le Guide du pèlerin. Par appât du
gain, ces derniers font en effet « monter une si
Les bateliers faisaient monter tant grande troupe de pèlerins que le bateau se retourne
de pèlerins que le bateau se retournait et que les pèlerins sont noyés ».
et que les pèlerins se noyaient.
L’histoire retient davantage les trajets au long
heureusement d’autres plus contemporaines. Ils cours, qui ont donné lieu à des récits exotiques.
accueillent les marcheurs à l’entrée du bourg, « les Néanmoins, la plupart n’avaient lieu qu’à
embrassent comme s’ils s’agissaient de parents venus quelques kilomètres de chez soi.
de loin » et leur promettent monts et merveilles. Occasion pour chaque paroisse d’affirmer son
Mais, une fois à l’auberge, la réalité est autre : il n’y a identité, occasion aussi de rencontres et de futurs
pas de feu dans la cheminée, des femmes louches mariages. Ces pèlerinages collectifs, curés en tête,
sont proposées à la tentation du voyageur, le vin est sont établis partout. On marche 2, 10 ou 20 kilomè-
frelaté, le poisson « vieux de deux ou trois jours » et la tres jusqu’au sanctuaire visité, que l’on honore
viande faisandée. Le problème était pris au sérieux avant de finir à la taverne. Les archives ne conser-
par les autorités. Des règlements fréquemment vant que les drames, c’est quand une rixe éclate et
édictés par les communes interdisaient aux hôte- qu’un document judiciaire est rédigé que l’histo-
liers de saisir les pèlerins par les vêtements quand ils rien entrevoit soudain cette réalité oubliée : des
passaient devant leur auberge, ou de les empêcher petites communautés qui se déplacent en perma-
de sortir quand ils y étaient entrés. nence tissent des liens avec le reste du monde et
Un autre sujet de mécontentement récurrent communient dans une même foi. ●
de ces pérégrins avait trait au franchissement des Olivier Maulin

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 31


La magie des origines

L’empire de la raison
Lumières
La Révolution française, rupture majeure, fait la césure
entre le siècle des Lumières et celui du romantisme.
Une période charnière dans la modernité,
où s’opposent science et spiritualité.
AKG-IMAGES/ERICH LESSING

L’avènement de la raison. C’est un peu la triomphe du cartésianisme, il a vu la multiplication


manière dont s’annonce le XIXe siècle, cette nou- des savants, physiciens et chimistes. Parmentier,
velle ère qui vient. Le produit patient de l’aventure Lavoisier, Berthollet contribuent à l’expansion du
humaine et scientifique, politique et philosophique génie français. Des philosophes et des encyclopé-
des temps modernes, la Révolution française faisant distes louent leur savoir. Voltaire diffusera même les
figure de point de rupture et les Lumières d’intro- idées de l’Anglais Newton dans deux textes : une épî-
duction. Le XIXe siècle laisse donc poindre un nou- tre, en 1736, et Éléments de la philosophie de Newton,
vel horizon. Ce ne sont pas encore “les lendemains en 1738. Le rôle de Voltaire est d’ailleurs central dans
qui chantent”, mais déjà la face du monde est chan- la longue transformation des esprits que connais-
gée. Et la France, à son échelle, s’en trouve considé- sent ces décennies. Celui qui gagne sa notoriété en
rablement bouleversée. La monarchie n’est plus, les affirmant des idées nouvelles propage aussi le
privilèges ont disparu dans la nuit du 4 août 1789, du
moins sur le papier. Les départements ont éclos. Et Les matérialistes appellent l’âme,
sous Napoléon apparaît le code civil, accompagné “Margot”, la liberté, “Jeanneton”,
de nombreuses réformes dans l’éducation, la jus- et Dieu, “Monsieur de l’Être”.
tice, la finance et l’administration. La France
contemporaine est en germe. Mais, dans les cam- déisme, qui prône la “religion naturelle”, notam-
pagnes et les imaginaires, religiosité, légendes ment dans les Lettres philosophiques, ainsi que la
anciennes et fascination pour le surnaturel perdu- tolérance, dans laHenriade, l’épopée du roi Henri IV
rent… jusqu’à exprimer aujourd’hui encore une dépeint comme un modèle du genre. Il propose une
mémoire en creux de l’histoire de France. morale humaine, un dépassement de la philosophie
La France du XVIIIe siècle, qui voit le rejet pro- pascalienne. Une “religion naturelle” est exposée
gressif du catholicisme et de l’“absolutisme”, préfi- en forme de profession de foi dans l’ouvrage de
gure la Révolution qui vient le clore. Siècle du Mme du Châtelet, Doutes sur les religions révélées

32 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


La magie des origines

Maintenon n’affirmait-elle pas toutefois, dès 1681,


que « dans la province il n’y a plus de dévotion » ? Des
“révolutions silencieuses” sont à l’œuvre, change-
ments sensibles qui révèlent les traits d’une société
nouvelle.
Les Lumières ne font, en effet, qu’accompagner
unmouvementdefond,amorcéparlasociétédepuis
quelques siècles et qui s’accélère après Louis XIV.
La naissance de l’individu, cause de la diffusion des
valeurs individuelles (droit, tolérance, égalité)
marche de pair avec la sécularisation. La famille,
fondement de la société, en demeure la première
cellule économique. Les rôles sont bien définis. Le
“Un déjeuner père est toujours chef de famille, quand la mère est
de chasse”, la gardienne du foyer. Ses tâches restent essentielle-
par Jean- ment domestiques (éducation des enfants, gestion
François du patrimoine). La condition des enfants, elle,
de Troy demeure rude, la société connaît encore une forte
(1737, Paris, mortalité infantile. Les abandons d’enfant ne sont
musée pas rares non plus. À la veille de la Révolution, les
du Louvre). sensibilités sont toutefois en mutation et les trans-
Par sa peinture gressions à l’ordre religieux dominant augmentent.
de genre, On note l’explosion d’une sexualité hors mariage
à l’instar (ainsi, la ville de Nantes voit son taux de naissances
d’un Watteau, illégitimes croître de 3 à 10 % sur tout le siècle) et une
le peintre élévation de l’âge du mariage.
représentait
les délices Le siècle de Sade ne se limite pas
d’une société à Paris, il s’étend aussi
sur son déclin. dans les villes de province.
La licence,
le libertinage, Les avancées de l’irréligion dans les milieux aris-
u la “douceur tocratiques et mondains (salons, gens de lettres,
de vivre” haute bourgeoisie) sont effrayantes. La corruption
avaient aussi des mœurs est grandissante. Cynisme, libertinage,
ouvert la porte diffusion des romans obscènes : le siècle des Cré-
à l’irréligion billon fils, Choderlos de Laclos, Restif de la Bretonne,
(publié en 1792). Le baron de Montesquieu compte et à la perte Godard d’Aucour, Sade et autres licencieux ne se
aussi dans la vie intellectuelle du XVIIIe. Avec les de sens. limite pas à Paris, il s’étend aux villes de province. La
Lettres persanes, il invente le “procédé du Persan”, Une fausse diffusion de méthodes de contraception fait aussi
qui consiste à faire dire des vérités par des étrangers, rationalité son chemin et aboutit à une baisse générale de la
sur la religion, les miracles et le pape. qui faisait natalité (à Rouen, en cent ans, on est passé de huit à
la chasse quatre enfants par famille). Un mouvement malthu-
Siècle de la vulgarisation des savoirs, égale- à la spiritualité. sien avant la lettre, encouragé à la fois par le jansé-
ment, qui voit la transformation du journalisme nisme et par les idées des Lumières qui, bien qu’en
et la pénétration de l’esprit rationaliste, de l’esprit opposition, prônent toutes le contrôle de soi.
expérimental, dans les colonnes des gazettes. On La ville, que viennent habiter de plus en plus de
trouve, dans les revues, de moins en moins de sco- Français, devient le nouvel eldorado… et le nouvel
lastique et de théologie. Le journalisme initié par enfer. Jean-Jacques Rousseau en fait une vive cri-
Pierre Guyot Desfontaines est d’un nouveau genre. tique. Pour l’auteur des Rêveries du promeneur soli-
Une large place est laissée aux savoirs (grammaire, taire, elle concentrerait tous les vices. Ce qui est
histoire, archéologie, sciences, géographie, écono- certain, c’est qu’elle devient le terreau d’une dés-
mie, beaux-arts, médecine), dans une volonté de tructuration psychologique et culturelle : échap-
diffusion de l’érudition. L’esprit de curiosité croît. pant à la loi morale de son clan et de l’Église,
Signalons également l’influence des matérialistes : l’homme peut y vivre en dépravé sexuel et tomber
lors de leurs discussions au café Procope, ils prônent dans l’ivrognerie.
une “indévotion” et la jouissance de la vie sans se Enfin, même si la mort reste omniprésente, son
soucier de la mort. Appellent l’âme, “Margot”, la poids se fait de moins en moins lourd. En effet, à la
liberté, “Jeanneton”, et Dieu, “Monsieur de l’Être”. fin du règne de Louis XIV, les conséquences des
Bien que de moins en moins mystiques, les livres guerres touchent moins le royaume, solidement
de dévotion sont encore très présents. Mme de protégé par les fortifications de Vauban (1633-1707). u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 33


La magie des origines

“L’Accordée
de village”,
par Jean-
Baptiste Greuze
PHOTOS : AKG-IMAGES / ALBUM / ORONOZ ; SCIENCE PHOTO LIBRARY / AKG-IMAG

(1761, Paris,
u musée
du Louvre).
Le monde
paysan
n’est pas
misérable
et tient
cependant
à des valeurs
qui se sont
fréquemment
perdues
au sommet
de la société.
u Le siècle des Lumières est aussi celui de la dispari- d’abord en Allemagne et en Angleterre en opposi- En bas,
tion des grandes famines et des disettes. Quant à la tion au néo-classicisme et au rationalisme, va susci- les pratiques
peste, elle touche une dernière fois la France en ter en France un écho puissant. Ses expressions sont du Dr Mesmer.
1720. Le pays s’assainit, l’hygiène gagne du terrain. multiples : la littérature (poésie et théâtre, particu- Magnétisme,
Et l’on assiste, dès lors, à une laïcisation de la mort. lièrement), la peinture, la sculpture, la musique. Les science, illusion
Conséquence de la sécularisation et de la baisse du sentiments, les impressions, la subjectivité, les réali- ou escroquerie ?
sentiment religieux dans la société, les demandes de tés cachées sont les fondements thématiques de ce Les foules,
messe pour l’âme du défunt s’effondrent après grand mouvement, qui entend prendre le contre- pour autant,
1760, en France… pied du progrès et de sa célébration. se déplaçaient
Le monde a changé, la France a basculé dans la en masse
Cette France-là accouchera donc de la Révolu- modernité, et pourtant c’est “tempête et passion” et adhéraient
tion… mais en naîtra également le romantisme, qui (du mouvement Sturm und Drang, qui préfigure le à ses théories.
s’exprimera pleinement à partir de la Restauration. romantisme dans l’Allemagne du
Quand tout l’oppose au culte de la raison et aux XVIIIe) qui deviennent les maîtres mots
Lumières, comment expliquer le paradoxe qu’il pour toute une génération de jeunes
soulève ? Ce mouvement artistique, apparu tout gens qui, exprimant leur déception de

Mesmérisme L’imposture magnétique


Au milieu d’un salon plongé dans sent chez lui depuis son arrivée à Paris,
une semi-obscurité, une vingtaine en 1778. Beaucoup prétendent avoir été
de malades ont pris place autour d’un guéris au bout de quelques séances.
vaste récipient surélevé, appelé Le Dr Mesmer est l’auteur d’une thèse :
le “baquet”, duquel surgissent des tiges De l’influence des planètes sur les mala-
de fer recourbées que l’assemblée s’ap- dies humaines, en partie inspirée des
plique sur différentes parties du corps. théories sur le magnétisme esquissées,
Un homme, paraissant faire fonction à la Renaissance, par Paracelse. Selon
de maître de cérémonie, met en mouve- lui, l’homme est relié au cosmos par niques. Aussi Mesmer est-il déjà célèbre
ment ses fines mains et ses larges yeux un “fluide magnétique”, dont la mau- lorsqu’il s’installe à Paris. Était-ce un
gris, le plus souvent sans toucher qui- vaise répartition dans le corps est à l’ori- imposteur ? Oui, en prétendant à l’uni-
conque, déclenchant chez les individus gine des maladies. Soigner consiste donc cité et à l’universalité de sa méthode.
présents toute une gamme de réactions à restaurer cet équilibre perdu. Ayant Hormis cela, reliant le physiologique
nerveuses, jusqu’aux convulsions les obtenu, à partir de 1773, quelques guéri- et le psychique, il fut un précurseur
plus extrêmes. Ce maître de cérémonie sons spectaculaires, il a contre lui la de Charcot en matière de recherches
s’appelle Franz Anton Mesmer. Souf- médecine rationaliste et une partie des sur l’inconscient. Il fut aussi un conti-
frant des maux les plus divers, ses Lumières, mais bénéficie de puissants nuateur, renouvelant les exorcismes
clients, issus de la haute société, se pres- soutiens, notamment de loges maçon- de l’Église catholique. Christian Brosio

34 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


La magie des origines

n’avoir pas pris part à l’aventure napoléonienne,


font renaître le lyrisme dans différentes expressions Convultionnaires Les apôtres
artistiques. Les références au Moyen Âge européen,
germain en particulier, sont cardinales pour les
de Pâris
romantiques. Si longtemps décrié et vu comme un « De par le roi, défense à Dieu / De faire miracle en
âge sombre, voici qu’il fascine. Cet attrait pour ce lieu. » À coup de bûche, de battoir, de fouet,
l’époque médiévale est renforcé par l’intérêt que d’épée, par les poings de leur mari, c’est ainsi que
revêt, en France au début du XIXe siècle, la disci- les convulsionnaires recevaient les secours.
pline historique. Son renouveau est servi par Fran- Convulsions, crises de paralysie, guérisons de toutes
çois Guizot, Augustin Thierry et Jules Michelet. Si sortes rythmaient la fréquentation par les Parisiens
l’intérêt pour l’histoire était déjà prégnant au siècle des lieux miraculeux où s’exprimait, selon les dires
précédent, il est présent partout au XIXe, et permet de prêtres favorables à la cause janséniste, la grâce
l’édification, pour ce qui concerne Michelet, d’œu- divine. Vrai ou faux, peu importe. Aux yeux
vres aussi cruciales que son Histoire de France et son du pouvoir, il s’agit d’une dernière résurgence
Histoire de la Révolution française. Le roman histo- de ce jansénisme, condamné par la bulle Unigenitus
rique, influencé par cet esprit de regard sur le passé, et dont une part du petit peuple de Paris a pris
vit également ses très riches heures. Le romancier le parti, une cause de désordre, sans compter les
anglais Walter Scott fait alors revivre le Moyen Âge attitudes scabreuses et les comportements dépla-
dans ses fictions chevaleresques (notamment Quen- cés de l’assistance. La religiosité teintée de supersti-
tin Durward et Ivanhoé, dont Hugo fera l’éloge). En tion de la population y trouvait son compte, pas les
France, c’est Cinq-Mars, de Vigny, les Martyrs, de exempts ni le clergé, d’où, après quelque temps,
Chateaubriand. Et, plus tard dans le siècle, l’œuvre l’interdiction de l’accès à ces lieux. Y. L. B.
de Dumas (les Trois Mousquetaires, le Comte de
Monte-Cristo).

Dans les campagnes, catholicisme


et culte des saints restent associés au fait
agraire : bénédictions des semailles,
prières pour la pluie, processions.

Ce retour sur le passé prouve, seulement, qu’il


n’est pas mort. Pas plus que ne semble morte la reli-
giosité en France. Les Lumières n’ont pas eu le der-
nier mot. Les coutumes et les superstitions perdu-
rent également. Ce mouvement antimoderne est le
cadre socioculturel de la Restauration en France.

AKG-IMAGES
Bien avant que l’exode rural et l’industrialisation
n’aient totalement raison du christianisme et des
croyances populaires en milieu rural, on assiste,
u

jusqu’à la veille du XXe siècle, au maintien de la reli- Les convulsion- resacralisation de la France. Le culte du purgatoire,
gion et des diverses croyances s’y agrégeant à tort ou naires sur “infirmerie du bon Dieu” selon le curé d’Ars,
à raison, comme pivot de l’organisation sociale. la tombe exprime le désir de rester en contact avec les morts.
Dans les campagnes, catholicisme et culte des saints du diacre La limite est alors ténue avec le spiritisme, la spiritua-
restent associés au fait agraire : bénédictions des Pâris, dans lité dérivant dans la pratique des tables tournantes,
semailles, prières pour la pluie, processions. Celles- le cimetière très à la mode vers 1850.
ci, qui furent interdites durant la période révolution- Saint-Médard, Entre XVIIIe finissant et XIXe naissant, séculari-
naire, reviennent en force au XIXe siècle. au pied sation et sacralisation ne s’opposent pas, et se
L’historien Philippe Boutry a travaillé sur le de la rue répondent sans cesse. Pour preuve, la figure du
catholicisme populaire et sur ce qu’il nomme “la cul- Mouffetard, poète a pu se vouloir “absolument moderne”,
ture magique des campagnes”, après la Révolution. à Paris. comme Baudelaire, qui fait entrer la ville dans la
Il écrit, dans Prêtresetparoissesaupaysducuréd’Ars : poésie, et “prophète”, comme Hugo. Ange et des-
« On rencontre des curés qui lèvent des sorts, des gestes cripteur, le poète l’est de manière égale dans la
qui engagent des dogmes, des théologies qui informent France du XIXe siècle. Saint-Simon et ses disciples,
des ex-voto. » Les dévotions connaissent un impor- quant à eux, esquissent dans les milieux intellec-
tant renouveau. Le culte marial et les apparitions de tuels les contours d’une nouvelle religion, fondée
la Vierge scandent le XIXe siècle (rue du Bac à Paris en sur l’action et la science. À mi-chemin entre les
1830, à La Salette-Fallavaux en 1846, à Lourdes en Lumières et les Évangiles, le socialisme émergeant
1858, à Pontmain en 1871). Elles donneront lieu à des cherche à devenir, par substitution et adaptation à
pèlerinages de masse, où la “foi des simples” est mise l’ère industrielle, la “religion de l’humanité”. Il n’y
en avant. Les reliques, profanées à la Révolution, parviendra pas sans heurts, au siècle suivant. ●
redécouvertes ensuite, participent également d’une Solange Bied-Charreton

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 35


La magie des origines

Des présences
dans les bois
Forêt
Ce lieu des marges, de la solitude et des apparitions merveilleuses a hanté l’esprit
de nos ancêtres, ce qui ne les empêchait pas d’y prélever les ressources nécessaires à la vie.

L’écrivain américain Robert Harrison estimait, plus la forêt qu’en termes utilitaires : une ressource
dans son célèbre essai sur la forêt dans l’imaginaire matérielle qui nécessite une exploitation ration-
occidental, paru aux États-Unis en 1992, qu’une nelle mais aussi une zone à protéger afin de garantir
époque livrait tout de son idéologie, de ses lois et de des conditions écologiques satisfaisantes à la per-
sa culture à travers la manière dont elle considérait pétuation de la vie sur terre. Si la forêt a bel et bien
ses forêts. Jugement excessif, certainement, mais constitué, et de tout temps, une ressource utile à la
qui comporte sa part de vérité. Notre époque ne voit vie des hommes, elle a aussi été parallèlement le lieu

36 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


La magie des origines

GARETH MCCORMACK/ALAMY STOCK PHOTO


u

de leurs « légendaires effrois », comme l’écrivait Gas- La forêt. Les historiens ont noté l’apparition du mot
ton Roupnel dans son Histoire de la campagne fran- Profonde forestis ou foresta placé à côté du latin silva (“silva
çaise. « Sur ce seuil sacré que tout protégeait, le défri- ou utile, forestis”) et qui s’en détachera pour donner notre
cheur primitif arrêta donc une fois pour toutes ses elle est “forêt”. Le terme apparaît pour la première fois
entreprises profanes », ajoutait l’historien. En ce qui un “ailleurs” dans les lois des Lombards et les capitulaires de
concerne l’Occident chrétien, il ne les reprendra qui provoque Charlemagne. Il a un sens juridique, désignant le
qu’à la fin du Moyen Âge avec ce qu’on appelle pré- l’imagination. canton boisé dont le seigneur se réserve la jouis-
cisément “les grands défrichements”. Deux forêts sance et vient probablement du latin foris, “en
se côtoyaient ainsi dans l’imaginaire médiéval dès dehors”. C’est au sens propre la forêt royale. Dès
l’époque franque : la forêt utile et la forêt légendaire, l’époque mérovingienne, les rois s’étaient en effet
la forêt proche et la forêt profonde, celle où l’on octroyé le droit d’exclure du domaine public, de
s’aventurait avec précaution et celle où l’on ne mettre en dehors de ce domaine, de vastes éten-
s’aventurait jamais. dues boisées, afin de maintenir le rituel royal par u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 37


La magie des origines

u excellence : la chasse. La forêt est donc liée à la Sous l’influence de l’Église qui, ne pouvant inter-
chasse dans sa définition même. dire la chasse, essaya d’en limiter les aspects les plus
À l’époque féodale, la chasse royale, c'est-à- violents, cetteéchelle de valeurs s’inversa progressi-
dire la vénerie, était tout sauf une activité pra- vement à partir du XIIe siècle au profit du cerf, long-
tique dont le but eût été de se nourrir. Le gibier temps tenu pour faible et lâche. C’est lui que le Livre
tué était généralement aban- de chasse, de Gaston Phébus, com-
donné aux chiens, très rarement pilé de 1387 à 1389, place désor-
consommé. On sait aujourd’hui mais en tête des animaux les plus
que la part du gibier dans la prestigieux à chasser. Le sanglier
conso m m ati o n de v i a n d e d e sera dès lors progressivement
l’aristocratie médiévale était tenu pour sale, fourbe et félon et,
extrêmement faible. La chasse vers la fin du Moyen Âge, les rois
n’était pas davantage un “sport”, ne chasseront plus que le cerf, qui
comme pourra l’être le tournoi, deviendra l’animal christique par
ni un exercice physique pour se excellence. Mais cette inversion Animal
MOODBOARD/ALAMY STOCK PHOTO

préparer à la guerre, comme on le s’explique également par le christique


u
lit parfois. Elle était véritable- régime juridique de la foresta, qui par excellence,
ment un rituel, « un signe de pou- s’était étendu dans le royaume, au le cerf devient
voir et de rang, parfois une pra- point que, vers le XIIe siècle, seuls le “roi de la
tique de gouvernement », comme le roi et quelques grands barons forêt” vers
l’a montré l’historien Michel Pas- disposaient d’espaces suffisam- le XIIe siècle.
toureau. Un roi devait chasser, se ment vastes pour chasser le cerf à
montrer à cheval avec ses chiens, traverser ses courre, ce qui assurait leur prestige auprès des sei-
forêts bruyamment et surtout le faire savoir. gneurs que limitait leur domaine.
En dehors des immenses “réserves de chasse”
Être victorieux d’un ours constituées par les rois (qui ont permis la constitu-
ou d’un sanglier tion et la préservation des principales forêts fran-
était toujours un exploit. çaises), la forêt a toujours constitué une ressource
pour le paysan, elle « prolongeait et complétait ses
Depuis l’antiquité, aussi bien chez les Celtes et champs », comme le dit encore Gaston Roupnel. On
les Germains que chez les Romains ou les Grecs, les y pratiquait la cueillette, on y récoltait du bois de
chasses les plus valorisées étaient celles de l’ours et chauffage, du miel et de la cire, on y laissait glaner les Source au cœur
du sanglier, animaux redoutables qui avaient la cochons. C’est également là que travaillaient le de la forêt
réputation de se battre jusqu’au bout. Après avoir bûcheron et le charbonnier, qui sont, avec le forge- profonde.
rabattu le gibier grâce aux chiens, la chasse se termi- ron lié au monde souterrain, les trois métiers les C’est là que
nait en corps à corps, le veneur achevant l’animal en plus réprouvés de l’imaginaire médiéval. Textes lit- les fées
lui plantant un épieu dans la gorge. Être victorieux téraires, chroniques ou proverbes, tous les témoi- apparaissaient
d’un ours ou d’un sanglier était toujours un exploit, gnages insistent sur le caractère négatif de ces deux aux voyageurs
car l’exercice n’était évidemment pas sans danger. personnages, qui vivent seuls ou en petits groupes égarés.
De nombreux féodaux y laissèrent leur vie… dans la forêt, coupés de la société des hommes. Dès
u
STEPHEN EMERSON/ALAMY STOCK PHOTO

38 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


La magie des origines

WIKIART
u

le XIII e siècle, les contes et légendes relatifs au “The Mystic tre d’un chevalier perdu dans la forêt et d’un chau-
bûcheron sont légion. Celui-ci est toujours doué Woods”, par dronnier à qui il demandait son chemin. Cela repré-
d’une force surhumaine ; il est pauvre, hirsute, vio- John William sentait pour les lecteurs de l’époque le contraste
lent, ne sortant de sa forêt que pour marauder ou Waterhouse social le plus saisissant.
chercher querelle aux villageois. (1914-1917, Le bûcheron et le charbonnier participaient
Plus inquiétant encore que le bûcheron est le Brisbane, ainsi de ce monde inquiétant de la forêt, ce monde
charbonnier. La carbonisation du bois était une acti- Queensland de rencontres et de métamorphoses qui à tout
vité importante, qui permettait notamment la verre- Art Gallery, moment, en libérant les instincts humains, risquait
rie et la métallurgie. Le charbon de bois est plus Australia). de transformer l’homme civilisé en sauvage.
facile à transporter et produit plus d’énergie que le Continuateur
bois, relativement à son volume. Mais la fabrication du mouve- Un “effroi soudain et irrésistible
du charbon de bois contribuait à la destruction de ment s’emparait de celui qui, dans un lieu
ces forêts que, dès le XIIIe siècle, on avait à cœur de préraphaélite, écarté, le croyait hanté par Pan.”
protéger. Sous Philippe le Bel, il fallait brûler 10 kilos il était sensible
de bois pour obtenir un kilo de charbon, si bien aux temps Au plus profond des bois, cette zone inconnue,
qu’une fosse charbonnière pouvait détruire en un médiévaux vivaient en effet les êtres autrefois divins que le
mois jusqu’à 100 hectares de forêt. Plus encore que et à l’élégante christianisme n’avait pas réussi à exorciser. C’est
le bûcheron, le charbonnier était l’ennemi des magie que la forêt a longtemps été considérée par l’Église
arbres, lesquels tenaient encore en ce temps une de l’ancienne comme le dernier bastion du paganisme… Certains
place quasi sacrée. Europe. des anciens dieux avaient rejoint l’imaginaire chré-
tien, comme le dieu Pan avec ses cornes, son corps
Dans les œuvres littéraires, le charbonnier était velu et ses pieds de bouc, dont le Satan du sabbat
généralement représenté pauvre lui aussi, mais prendra l’entière apparence. Les sylvains et satyres
également sale et nomade, passant d’une forêt à devinrent des diables inférieurs, les “incubes” pre-
l’autre pour accomplir son œuvre de crémation. nant possession des femmes pendant leur sommeil
Partout les villageois le craignaient. Certaines repré- et représentant les forces instinctuelles que le chris-
sentations le figuraient en démon noiraud et velu tianisme s’efforçait de refouler. « Les bois ont des
aux yeux rouges. Le maniement du feu n’était pas oreilles », disaient les clercs. L’homme du Moyen
loin de le rendre diabolique. Âge risquait à tout moment, au cœur de la forêt, de
Les auteurs de romans courtois des XIIe et XIIIe se retrouver face aux anciens dieux diabolisés. Il
siècles mettaient régulièrement en scène la rencon- ressentait alors une terreur sacrée, la fameuse u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 39


La magie des origines

Le chêne.
PVSTOCK.COM/ALAMY STOCK PHOTO

Centenaire,
il est réputé
u
pouvoir
accueillir
une fée
en son sein.

u “panique”, un « effroi soudain et irrésistible qui s’em- lement, entretenaient avec les humains des rap-
paraitdeceluiqui,dansunlieuécarté,lecroyaithanté ports de bon voisinage, même si on les accusait par-
par Pan », comme l’écrit Jacques Brosse dans sa fois de voler les enfants des villageois alentours
Mythologie des arbres. ou d’entretenir des relations coupables avec les
Dans cette forêt hantée rôdait le chasseur mau- hommes pour en avoir. Certains historiens ont émis
dit, personnage légendaire répandu dans toute l’Eu- l’hypothèse que certaines fées étaient des êtres réels
rope, ancienne divinité chtonienne christianisée vivant à l’écart de l’humanité, des sortes de drui-
menant la “chasse sauvage”. Les légendes sont desses détentrices de secrets “magiques”, mais la
abondantes à son sujet. Il s’agit toujours d’un chas- plupart d’entre elles, celles dont les historiens ont
seur n’ayant pas respecté le repos dominical et pour connaissance, ont plus vraisemblablement une ori-
cela damné pour l’éternité. À Lomont-sur-Crète, gine mythique.
dans le Jura, le chasseur maudit avait lancé sa meute Si la forêt est effrayante et repoussante, elle sait
sur un cerf un dimanche, et qui plus est sur le champ aussi être attirante et désirable. Lieu du retour des
morts et des apparitions mystérieuses, elle est aussi
Lieu du retour des morts et des apparitions le royaume des ermites qui s’y régénèrent. Leur pré-
mystérieuses, la forêt est aussi le sence dans la forêt est attestée durant tout le Moyen
royaume des ermites qui s’y régénèrent. Âge. Le christianisme européen a en effet très tôt
transposé le thème du désert biblique dans ces éten-
d’une veuve, double sacrilège. Condamné à le pour- dues “désertes” locales, où les hommes qui consa-
suivre jusqu’à la fin des temps, on entendait, autour craient leur vie à Dieu allaient se retirer avec les ani-
du 1er novembre, ses chiens aboyer au loin dans la maux sauvages sur le modèle de saint Paul ou de
forêt. Mieux valait alors se terrer chez soi, car qui- saint Antoine. Ces ermites fascinaient déjà leurs
conque avait le malheur de le croiser se savait contemporains — le cycle arthurien et les romans de
condamné. chevalerie en général les mettaient volontiers en
Ce chasseur et sa meute étaient appelés en cer- scène, tel le Tristan anonyme de 1230.
tains endroits la “mesnie Hellequin”, ce qui don-
nera naissance à “Arlequin”, mot employé pour la L’Église n’a jamais réussi à expurger la forêt de
première fois par Adam de la Halle dans le Jeu de la son imaginaire fantastique superficiellement
feuillée, en 1275, et qui en fait un “archidiable”. À la christianisé, et il faudra attendre les Lumières pour
fin du XVIe siècle, une troupe de comédiens italiens que le rapport des hommes à la forêt change du tout
venus en France s’emparera de cette figure popu- au tout. Avec l’apparition de ce courant de pensée,
laire et terrifiante pour en faire le personnage rassu- l’homme devient en effet le terme unique d’où il faut
rant que l’on connaît. partir et auquel il faut tout ramener. La forêt cesse
Mais la forêt, c’est aussi le royaume des fées, alors d’être le lieu des oracles et des apparitions
dont les “apparitions” ont été fréquentes jusqu’au mystérieuses, elle se dépouille de sa densité symbo-
XIX e siècle. Au XVIII e siècle encore, à Poissy, le lique pour se réduire à son utilité : un stock de bois
clergé célébrait une messe pour préserver le pays de que doit gérer rationnellement le forestier selon la
leur colère. En règle générale, les “dames blanches” science nouvelle de la sylviculture. Fin de la poésie,
ou les “bonnes dames”, comme on les appelait éga- début de la modernité. ● Olivier Maulin

40 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


La magie des origines

Rocamadour, qu’elle illustre le vers du Cantique des cantiques


« Nigra sum sed formosa » (“Je suis noire mais je
la verticale de la foi suis belle”). On vénère cette statue mariale qui
protège des naufrages en mer. Suspendus à la
voûte de la basilique, des ex-voto sous forme de
maquettes de bateau offerts par des marins sau-

Permanence vés des eaux rappellent qu’ici on ne plaisante pas


avec les miracles. La cloche nichée sous la voûte
Pèlerinage à la renommée mondiale, de la basilique, dont le carillon n’est actionné par
ce village vertical où s’élèvent les âmes aucun mécanisme, ne s’ébranle ainsi que pour
accueille chaque année un million de visiteurs. signaler qu’à des milliers de lieues de là un nau-
fragé trouve le salut.
Rocamadour est un théâtre de roche où l’on En 1105, le pape Pascal II mentionne le pèleri-
célèbre les noces du ciel et de la pierre. Le sanctuaire nage « à la bienheureuse Vierge Marie de Rocama-
surplombe la cité du XIIe siècle aux rues tortueuses, dour » comme l’un des trois principaux pèleri-
entoure la basilique agrippée à nages de la chrétienté, avec
son rocher, les sept écrins que Rome et Jérusalem. Depuis
sont les chapelles, et domine le siècle précédent, des mil-
la vallée de l’Alzou, encaissée liers de pèlerins se pressent
150 mètres plus bas. Plus d’un tout au long de l’année sur les
million de pèlerins munis de 8 mètres carrés du monticule
leur sportelle et guidés par leur qui tient alors lieu de sanc-
soif d’infini gravissent chaque tuaire. En 1152 est entreprise la
année les 215 marches du construction d’un bâtiment
mince escalier qui les élève capable d’accueillir les foules.
vers les cieux. En 1172, les bénédictins qui
Rocamadour, cité légen- s’en occupent rédigent le pre-
daire. Plantée sur le rocher, mier livre des miracles et y
épée massive qui serait celle authentifient 126 guérisons
du neveu de Charlemagne, attribuées à la Vierge.
Roland, transportée par l’ar-
change saint Michel après que Le village accueille des pèle-
le preux eut été tué à Ronce- rins aussi nombreux qu’illus-
vaux, qui côtoie l’ancienne tres : Henri II d’Angleterre,
sépulture, découverte en saint Dominique, saint Ber-
1166, du corps parfaitement nard… Saint Louis s’y rendra
conservé de saint Amadour, également, avec sa mère,
ermite qui serait en réalité Blanche de Castille, en 1244,
Zachée, le collecteur d’im- avant que le pèlerinage ne
pôts converti par Jésus à Jéri- souffre de la présence anglaise
cho, enfui vers la Gaule avec dans la région.
sainte Véronique après la Les guerres de Religion, qui
Crucifixion… défigurent la région et pro-
Rocamadour, citadelle de voquent le ravage du patri-
THIBAUT/PHOTONONSTOP/AFP

la foi. On vante le “climat” pro- moine, donnent lieu, en 1562,


pice aux miracles. Recteur du au saccage de Rocamadour,
sanctuaire jusqu’en 2016, pillé et incendié, le corps
l’abbé Ronan de Gouvello était miraculeux de saint Amadour
intarissable sur ces miracles brûlé. C’est grâce à l’abbé
qui forgèrent la légende de Caillau, richissime prêtre, lui
u

Rocamadour. « Vierge Marie, je suis venue trois fois Dominant aussi miraculeusement guéri à Rocamadour, que
dans cette chapelle te demander d’avoir un enfant, la vallée les lieux renaissent de leurs cendres. En 1836, il
écrivit un jour une femme. J’ai eu des triplés, merci. » de l’Alzou, achète l’ancienne forteresse du plateau et y fait
Certains anciens restés au village ont été, il y a plu- Rocamadour bâtir l’actuel château destiné à l’hébergement des
sieurs décennies, témoins de cette messe où une a attiré têtes prêtres, relié par un escalier creusé dans la roche à
pérégrine britannique, gravement handicapée, couronnées la sacristie de la basilique Saint-Sauveur.
s’est extirpée de son fauteuil roulant après avoir et saintes Synthèse des légendes anciennes, d’un chris-
reçu la communion. Mais la renommée du miracle figures du tianisme enraciné et d’une foi qui ne s’est jamais
ne va pas au-delà du gouffre de Padirac. christianisme. démentie, Rocamadour illustre la permanence
Le sanctuaire est aussi célèbre pour sa Vierge du merveilleux dans l’âme de ceux qui s’y préci-
noire sculptée dans du bois de noyer, dont on dit pitent. ● Geoffroy Lejeune

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 41


La magie des origines

Tro Breiz, le périple sacré


des Bretons
Le Tro Breiz
(littéralement

Grand tour “tour de


Bretagne”,
Quasi oublié depuis la fin du Moyen Âge, ce pèlerinage en l’honneur des sept saints ici en 2011,
de Bretagne connaît une spectaculaire renaissance depuis une vingtaine d’années. à la pointe
du Minard),
« Apprends-moi les mots qui réveillent un peuple et Tours, jugée trop carolingienne ? Toujours est-il qui relie
j’irai, messager d’Espérance, les redire à ma Bretagne que la plus ancienne mention écrite date du tour- les sept évêchés
endormie. » Il n’est pas anodin que cette citation nant des XIe et XIIe siècles, lorsque la Chanson de bretons, est
de l’écrivain breton Jean-Pierre Calloc’h serve Roland fait une très brève allusion aux « VII sains de un pèlerinage
d’exergue au bulletin de l’association Les Chemins Bretaigne » ; mais l’existence formelle d’un pèleri- circulaire,
du Tro Breiz. Tro Breiz ? Littéralement : “tour de nage n’est attestée, par cinq témoins du procès de propre
Bretagne”. L’expression désigne le pèlerinage que canonisation de saint Yves, que vers 1330. Les sta- au monde
devrait accomplir tout Breton en l’honneur des sept tuts du chapitre de la cathédrale de Rennes accor- celtique.
saints de Bretagne, fondateurs des sept évêchés : dent autant d’importance à ce pèlerinage qu’aux En 2016,
Malo à Saint-Malo, Samson à Dol-de-Bretagne, voyages de dévotion faits à Rome, Jérusalem ou il reliera,
Patern à Vannes, Corentin à Quimper, Pol Aurélien à Saint-Jacques-de-Compostelle. du 1er au 6 août,
Saint-Pol-de-Léon, Tugdual à Tréguier, Brieuc à Quimper
Saint-Brieuc. À défaut, c’est après sa mort qu’il fau- On compte jusqu’à 35 000 pèlerins, au XVe siè- à Saint-Pol-
dra accomplir le périple, de près de 600 kilomètres, cle, qui viennent à Vannes prier saint Patern. Le de-Léon.
en avançant de la longueur de son cercueil tous les jeune duc Jean V aurait effectué le pèlerinage en 1419

u
sept ans. La tradition fait réaliser le Tro Breiz d’une
seule traite, en un mois, durant l’un des “quatre
temporaux” (Noël, Pâques, Pentecôte ou Saint-
Michel). Aujourd’hui, il est proposé de n’effectuer
qu’une seule étape par an, pendant l’été, sept
années étant ainsi nécessaires pour accomplir le
pèlerinage dans son entier.
Le circuit se singularise par son tracé circulaire.
L’historien Yann Le Gwalc’h note que « le Tro Breiz
apparaît comme unique à travers l’itinérance sacrale
de l’Occident médiéval : le pèlerinage est une boucle,
un circuit qui n’a point de départ unique, de destina-
tion fixe, de sens à la circumambulation régulée, ni
d’étape finale établie ». Ce mouvement circulaire est
propre au monde celtique. Il se retrouve en particu-
lier dans les troménies, ces processions autour du
minihy (territoire d’église, monastère ou ermitage,
considéré comme sacré), qui seraient issues de la
dévotion aux saints gallois ou irlandais. Pour la
guide et conférencière Eléonore Brisbois, « les tro-
ménies ressemblent beaucoup aux pèlerinages irlan-
dais, qui, d’après les historiens, prolongeaient les rites
de l’ancienne fête celtique de Lughnasa, qui marquait
le début de la moisson. Les troménies comportent cer-
tains rituels de fécondité et les processions vont tou-
jours dans le sens du Soleil, rappelant les circum
ambulatio indo-européens autour d’espaces sacrés ».
Les conditions d’apparition comme les formes
médiévales du pèlerinage restent discutées. Est-ce
sous le règne de Nominoë (826-851), lorsque l’évê-
ché de Dol est érigé en métropole afin de détacher
l’Église bretonne de la province ecclésiastique de

42 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


La magie des origines

à la suite d’un vœu. Et les chroniques gardent le sou- mentduTroBreiz,lesaint-pèrefélicitepèlerinsd’avoir


venir du Tro Breiz qu’entreprend, de juin à octobre repris antique coutume dans souvenir des premiers
1505, la jeune reine de France, Anne, toujours évangélisateurs. Heureux de voir famille à l’honneur,
duchesse de Bretagne. ilconfielesmarcheursàMarieetleurenvoievolontiers
Mais, au cours du XVIe siècle, le pèlerinage est en ainsi qu’aux organisateurs une chaleureuse bénédic-
déclin. Le rattachement à la France, les ravages des À lire tion apostolique. » Ce soutien sera renouvelé l’année
guerres de la Ligue, la nomination systématique “Sur les chemins suivante par Jean-Paul II en personne et, dix ans plus
d’évêques étrangers à la Bretagne au siècle suivant du Tro Breiz, tard, par Benoît XVI.
contribuent à une éclipse qui va durer trois cents le pèlerinage Le succès est incontestable. Près de 1 300 pèle-
de la Bretagne rins entre Vannes et Quimper en 2015. En 2016, du
Mille statues, sculptées dans le granit, intérieure”, 1er au 6 août, les croyants, les bannières de paroisse
doivent rendre hommage d’Alain Guigny et les nombreux drapeaux bretons côtoieront les
aux mille saints honorés en Bretagne. et Bruno Colliot, simples randonneurs entre Quimper et Saint-Pol-
Éditions Ouest- de-Léon.
ans. La fascination ancestrale pour les sept “Pères France (2010), Une dynamique est enclenchée, qui dépasse le
de la Patrie” ne renaît que progressivement, à la fin 144 pages, seul cadre du pèlerinage. Elle se prolonge notam-
du XIXe et au XXe siècle, avec des érudits comme 15,90 €. ment par le projet de construction d’une Vallée des
l’abbé Luco, en 1874, (qui invente le néologisme Tro Saints à Carnoët, dans les Côtes d’Armor : mille sta-
Breiz), le magistrat quimpérois Julien Trévédy, en tues, sculptées dans le granit, doivent rendre hom-
1895, et le journaliste et essayiste Florian Le Roy, en mage aux mille saints honorés en Bretagne, une cin-
1950, qui propose la première étude moderne en quantaine ont été érigée en cinq ans. Selon la
sept étapes commentées (TroBreiz,lepèlerinageaux sociologue Brigitte Bleuzen, de l’École des hautes
sept saints de Bretagne). études en sciences sociales (EHESS), « ce processus
Mais ce n’est qu’à l’été 1994 que le “périple signe la reconstruction de la Bretagne comme espace
sacré” est relancé par une poignée de passionnés, sacré ». « Randonnée mystique » (Florian Le Roy), le
regroupés au sein de l’association Les Chemins du Tro Breiz ne se limite pas, en effet, à un chemine-
Tro-Breiz. Ils ont la surprise de recevoir un télé- ment personnel, à une métaphore de l’aventure de
gramme du cardinal Angelo Sodano, secrétaire l’homme sur la terre. Il est aussi affirmation. ●
d’État de la curie romaine : « Apprenant déroule- Yves de Treseguidy

YVON AUTRET

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 43


La magie des origines

Le guérisseur,
un don et des rites
Empirisme
Rebouteux, magnétiseurs, coupeurs de feu… La médecine populaire a résisté au temps
et à la science. En continuant d’avoir recours aux guérisseurs, les Français défendent
ces dernières traditions ancestrales. Voyage au cœur d’un mystère.

« C’est à l’âge de 5 ans que mon fils Gabriel a com- froissé, de muscle noué, voire de fracture, tout en
mencé à soigner. On s’est aperçu qu’il avait le don de accompagnant leurs gestes de religion et de magie.
rebouteux lorsqu’il a guéri l’eczéma de sa grand- D’autres guérisseurs possèdent un don qui peut se
mère », se souvient Jean-JaC Boucharlat, magnéti- transmettre au sein de leur famille ou même de
seur, rebouteux et coupeur de feu à Clermont-Fer- manière plus large, à des proches. La transmission
rand. Rien de surprenant pour ce père de famille doit parfois avoir lieu à un moment précis de l’an-
qui fait partie de la quatrième génération de née, suivant des règles spécifiques. C’est le cas des Un rebouteux
magnétiseurs. Celui que l’on surnomme dans la coupeurs de feu dont les “mains d’or” soulagent des pendant
région “l’homme aux mains de feu” et “le mécani- brûlures et accélèrent le processus de cicatrisation. une séance
cien du corps” travaille en posant ses mains sur les « Mais attention, dans le lot, il y a aussi des charlatans, de travail.
zones à soigner, récite des formules et se laisse gui- des usurpateurs ! », met en garde Yvan Brohard. Ces pratiques u
der par l’esprit de son père, Joseph. Ses spécialités, étaient parti-
les maladies de peau, la migraine ou encore les Les médecins hospitaliers ont culièrement
problèmes de hernie discale. Le succès rencontré parfois recours à des guérisseurs ancrées dans
est tel que Jean-JaC Boucharlat, a ouvert deux cabi- pour soulager les patients. les territoires
nets, à Clermont-Ferrand et à Laroque-Timbaut, ruraux
que son fils reprendra l’année prochaine. Ce À Paris, Danielle est une retraitée qui s’est français.
magnétiseur, auteur de plusieurs ouvrages sur le découvert le don de barreur de feu depuis une Elles trouvent
sujet, se considère comme la roue de secours de la trentaine d’années. « Tout a commencé en Corse, le un regain
médecine cartésienne. Il observe aujourd’hui un jour des Rameaux. J’avais renversé une casserole de faveur,
regain d’intérêt pour les médecines populaires : d’eau bouillante sur le pied d’une amie », se sou- ces dernières
« De plus en plus de Français passent la porte des vient-elle. Une maison isolée sur l’île de Beauté, années,
cabinets de magnétiseurs. » aucun médecin à proximité, l’amie de Danielle lui auprès
Yvan Brohard s’est penché sur ces guéris- demande une prière pour la soulager. Sans aucune de nombreux
seurs et leurs origines. « Jusqu’au XIXe siècle, les conviction, Danielle s’isole et va prier. Lorsqu’elle citadins.
populations sont particulièrement rurales. L’accès revient auprès de son amie, cette dernière n’a plus
aux médecins n’est pas facile. On fait alors appel à aucune douleur, et, le lendemain, la marque de la
ce que l’on trouve près de soi, autour de trois élé- brûlure est particulièrement légère. Depuis,
ments : le végétal, l’animal et le minéral », explique Danielle aide les gens qui font appel à son don, sou-
cet historien, co-auteur avec Jean-François vent des proches, en agissant à distance et sans
Leblond de l’ouvrage Herbes, magie, prières, une jamais avoir connu d’échec.
histoire des médecines populaires. Ainsi, dans les La religion joue un rôle déterminant dans les
prés ou les jardins, l’herbe de la Saint-Jean sert à soins effectués par ces “médecins empiriques”, à
élaborer des décoctions. Les animaux peuvent travers les incantations récitées. Il s’agit de la reli-
être utilisés pour des préparations, comme le gion catholique avec une foi superstitieuse pro-
sirop de limace. Et l’on accorde des pouvoirs à noncée. Dieu est rarement invoqué, on s’adresse
des “pierres à venin”. La pratique mêle la magie à plutôt à ses intercesseurs, aux saints par exemple.
la religion. Des pouvoirs magiques sont attribués Difficile de dater ces pratiques anciennes…
aux éléments et des prières complètent le rite. Yvan Brohard les met en relation avec la médecine
cartésienne : « Depuis l’Antiquité jusqu’au XIXe voire
« Lorsque cela ne fonctionne pas, on peut alors au XX e siècle, la médecine officielle s’inspire de la
faire appel à des gens qui ont un savoir-faire ou un médecine populaire ; 90 % des soins découlent de
don », précise l’historien. Les remèdes de bona fama cette dernière. À partir du XVIIe siècle et de la période
peuvent alors aider à la guérison, transmis de géné- de Descartes, des spécialités médicales apparais-
ration en génération. Dotés d’un savoir-faire recher- sent, on sectorise la médecine. En Occident, l’idée
ché, les rebouteux interviennent en cas de nerf d’une médecine globale perd du terrain, tout comme

44 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


La magie des origines

ROGER-VIOLLET
l’autosuggestion. » En effet, la médecine populaire “Herbes, cartésienne ne peut être remplacée par ces pratiques
continue d’établir un lien puissant entre le corps et magie, prières, culturelles. »
l’esprit. La médecine officielle étant particulière- une histoire Se substituer, non, compléter, certainement.
ment rigoriste, elle se heurte souvent au domaine des médecines Malgré le tabou qui subsiste sur ces actes, plusieurs
empirique, qui reste un mystère à bien des égards. populaires”, hôpitaux ont recours parfois à des coupeurs de
L’exode rural et l’urbanisme ont aussi contribué à par Yvan feu. À Rodez (Aveyron), à Annemasse ou à Tho-
la fragilisation des médecines populaires. Mais les Brohard non-les-Bains (Haute-Savoie), face à des cas de brû-
mondes contemporain et moderne n’auront pas et Jean-François lures, les médecins hospitaliers peuvent appeler
eu raison de ces pratiques. Les Français se révè- Leblond, ces guérisseurs pour soulager les patients. Rares
lent attachés aux traditions des “anciens”, déten- Éditions de sont les hôpitaux français qui possèdent des listes
teurs d’un précieux héritage qui fait aujourd’hui La Martinière, de coupeurs de feu, dans la plupart des cas, le per-
“passé commun”. université Paris sonnel médical a son propre carnet de contacts. Le
Descartes, sujet est sensible, le silence prévaut.
Comment comprendre la permanence de la 224 pages, 35 €. Si la science peine à expliquer les médecines
médecine populaire en France ? Les lacunes de populaires, les effets bénéfiques de ces pratiques
la médecine cartésienne poussent parfois les suffisent à légitimer leur existence. « À chaque fois
malades à opérer un retour aux sources en se tour- que je coupe le feu, c’est un émerveillement. Je suis
nant vers des guérisseurs. « La médecine empirique toujours étonnée que cela fonctionne », confie
fait aussi partie d’un inconscient collectif, les gens Danielle qui considère cela comme un « miracle ».
reviennent aux valeurs qu’elle porte », ajoute l’histo- Et d’ajouter : « Je refuse d’être payée. Si l’on veut
rien, tout en précisant : « En aucun cas, la médecine remercier quelqu’un, c’est Dieu. » ● Rachel Binhas

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 45


La magie des origines

Loups-garous, licornes,
salamandres et autres
bêtes légendaires…
Bestiaire
Ils sont des centaines d’animaux fabuleux, souvent mi-homme mi-bête,
à peupler les légendes de nos régions. La plupart sont des monstres maléfiques,
incarnation de la tentation du diable. Revue de détail. Non exhaustive…

1. La licorne, protectrice des vierges


Certains bas-reliefs datant du Moyen Âge l’ont 1
certes dépeinte de manière phallique, sa corne
plongée entre des poitrines. On lui prêta, aussi,
des origines maléfiques, symbolisées par un
énorme bouc et des sabots fendus, attributs du
diable. Bien qu’elle soit, de plus, d’origine
païenne, la licorne n’en fait pas moins partie des
(très) rares bêtes légendaires reconnues et adou-
bées par la tradition chrétienne. Blanc, symbole
de pureté, cet animal féminin mi-chèvre-mi-
jument portant au milieu du front une longue
corne (d’où son nom issu d’“unicorne”) est le pro-
tecteur des vierges — ce qu’elle est elle-même.
D’où l’utilisation de ces dernières comme appâts,
par les chasseurs. Plus célèbre bête mythologique
en France du Moyen Âge à la Renaissance, la
licorne est aussi un symbole de bravoure, adopté
par les chevaliers pour leurs blasons.

2. La salamandre, à l’épreuve du feu


Grâce à ses écailles jaunes et noires insensibles
aux flammes et à son sang glacé, elle était réputée
vivre dans le feu. Cet amphi- PHOTOS : WIKICOMMONS ; VINCENTDRAGO / ALAMY STOCK PHOTO

bien à l’allure de lézard,


dit aussi “baffie” ou
“lebraude”, possé-
dait un poison si
mortel que sa sim-
ple respiration
(une seule fois par
jour) pouvait tuer
un homme ; on
raconte aussi que
sa présence aux
alentours suffisait à
empoisonner l’eau des
2 puits et les fruits des sentée parmi les symboles royaux, devant les lys et
arbres. Malgré cette “mauvaise la couronne ! Il est vrai que son extraordinaire
réputation”, la salamandre, très présente dans les résistance a fini par la faire apparaître, pour
légendes d’Auvergne, a conquis ses lettres de l’Église, comme le symbole d’“une foi qui ne peut
noblesse sous François Ier qui en a fait son animal être détruite”, à l’image de ces martyrs chrétiens
totem. À Chambord, elle est même la plus repré- sortis indemnes des supplices.

46 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


La magie des origines

3. La manticore ou mandragore, frapper la glace et,


dragon dévoreur d’enfants par réflexion, lui ren-
Tête d’homme, queue de serpent, buste et voient la mort qu’il
pattes de lion : rarement bête fabuleuse, dont le 5 voulait donner ». Le
nom, à l’origine, est celui d’une plante utilisée coq et la belette sont
notamment par les sorcières (l’“herbe du diable”), aussi ses ennemis. Ainsi que le
n’aura réuni autant d’ascen- 3 plus rare éale : un monstre amphibie possédant
dances différentes. C’est dans le défenses et cornes mobiles, doté d’une mâchoire
Limousin, en Poitou et en Pro- de sanglier et d’une queue d’éléphant !
vence — où elle porte le nom de
“mandragoule” —, que ce dra- 5. Le loup-garou, mi-homme mi-loup
gon ailé aux dents et griffes poin- De son vrai nom “lycanthrope”, issu de “lycan-
tues, pouvant rendre fou un thropie” (croyance en une transformation physique
humain d’un seul regard, a long- de l’homme en animal), le loup-garou est l’une des
temps terrorisé les populations. incarnations les plus terrifiantes, et les plus enraci-
Ce monstre sanguinaire dévas- nées, de nos créatures maléfiques. Selon la légende,
tait les villages à la recherche de il s’agissait d’hommes ayant subi une malédiction
jeunes enfants à dévorer. Au ou ayant été mordu par un loup. À la faveur de la nuit
point que les villageois consenti- noire, ou seulement des nuits de pleine lune, ces
rent à lui en livrer un tous les hommes-loups (leus warous, en vieux français)
mois, en échange de l’arrêt de ses attaques. Un étaient condamnés à traverser sept paroisses et à
jour, cependant, alors qu’une jeune vierge, Alix, errer, jusqu’à l’aube, à la recherche d’enfants (et de
venait de lui être offerte, un jeune seigneur qui en chiens) pour les dévorer. Avant, dès les premières
était amoureux décida de défier le dragon, à dos de lueurs du soleil, de retrouver forme humaine. Seule
mulet, et d’aller la libérer. Ce qu’il fit. Mieux : il tua méthode pour les guérir : qu’une balle bénite fasse
la bête ; démonstration que l’amour est plus fort couler une goutte de leur sang.
que le diable — dont la manticore, pour beaucoup,
était une incarnation. 6. Le chat d’argent, créature du diable
Particularité de ce chat d’argent, issu du fol-
4. Le basilic, klore français de Bretagne, de Gascogne et de Pro-
monstre du fond vence : il est… noir. D’où son autre nom, moins
des puits répandu, de “chat noir” (ou encore “mandragot”,
Du sang qui coula de pour dragon, ou “matagot”). Félins diaboliques,
la tête tranchée de la ils seraient sept en tout, créés par des sorciers en
gorgone Méduse échange du don de leur âme au diable. Les posses-
naquit cet animal seurs de ces créatures, dotées par ailleurs de
hideux. À moins pupilles phosphorescentes, sont assurés de deve-
que ce ne le soit d’un nir riches. Chaque nuit, en effet, les chats d’argent
œuf de poule pondu disparaissent, rentrant le matin avec des profu-
par un crapaud. sions de… louis d’or pour leurs maîtres. Mais gare à
Bien que de la ceux qui ne leur accor-
4 taille d’un gros deraient pas, en
poulet, cette bête fait échange, caresses et
cependant froid dans le dos : tête de coq récompenses ! Le
et queue de serpent. Certaines régions, chat, vexé, pouvait se
comme l’Anjou, lui ajoutent des ailes de venger chaque ven-
chauve-souris. Son poison surpuissant dredi soir. Il aura, dans
suinte par tous les pores de sa peau, y com- sa vie, l’occasion de
pris de ses yeux, transformant un seul de “travailler” pour neuf
ses regards en arme mortelle. On maîtres, accompagnant
raconte aussi que, vivant sous terre la le dernier en enfer. Ce
plupart du temps, le basilic se glisse au conte trouve son ori-
fonds des puits et des citernes pour gine dans la peur
attirer, en les appelant, ceux qui s’y ancestrale des chats
penchent. Et qu’on ne reverra noirs, incarnations
jamais… Selon Aristote, il n’existait du diable et compa-
qu’un moyen de s’en prémunir : gnons des sorcières —
lui présenter « la surface polie en croiser un restant,
d’un miroir », afin que « les de nos jours, un mau-
vapeurs empoisonnées qu’il vais présage. ●
lance de ses yeux [aillent] 6 Arnaud Folch

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 47


PHOTOS : DR ; DAVID CHESHIRE/ALAMY STOCK PHOTO ;
AKG-IMAGES
Légendes
des provinces
Ce que l’on se raconte en famille, à la veillée ou entre gens du même village,
provient de la transfiguration d’un passé inaccessible. Les fées qui trouvent
refuge dans les chênes, les femmes à corps de serpent, expriment des faits
dont la substance s’est perdue. Toutes les régions de France, chacune isolée
dans sa singularité, les ont retranscrits selon le temps ou le génie du lieu.
Parfois, ce passé improbable ressurgit, et ce qui avait frappé nos ancêtres
depuis la préhistoire se révèle à nous et retrace un chemin qui s’était perdu.

“La reine des fées apparaît


au prince Arthur”, par Johann Heinrich
Füssli (illustration du conte
d’Edmund Spenser, “la Reine des fées”,
Bâle, Öffentliche Kunstsammlung).
Peinture de la grotte Chauvet (environ
30 000 av. J.-C., découverte en 1994,
Ardèche). Parmi les quelque 300 animaux
répertoriés, certains figurent pour
la première fois dans l’art préhistorique.
Légendes des provinces

Brocéliande
ou l’esprit de Merlin
Bretagne
Aux confins de l’Ille-et-Vilaine et du Morbihan,
l’antique forêt de Brocéliande demeure
la gardienne des légendes arthuriennes.
Voyage au pays des elfes et des ensorceleuses.
NORTH WIND PICTURES/LEEMAGE

50 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

Il est des lieux où souffle plus que d’autres l’es-


prit. Brocéliande est de ceux-là. Certes, il en est
souvent ainsi des forêts. Mais ici, sous les chênes
les plus ordinaires, parmi les hêtres et les charmes
qui étendent leurs branches pareilles à des bras
sans fin, au cœur de ces bois sombres qui semblent
s’animer dès que le soir tombe, au point que cer-
tains promeneurs, à l’affût du moindre silence
trouble, guettent l’apparition de quelque korrigan
surgi du dessous d’un mégalithe comme d’autres
attendent le brame des grands cerfs, il semble
qu’un monde entier peuplé de fées, d’enchanteurs
et de lutins y vive, en secret. L’écrivain breton Ana-
tole Le Braz, à la fin du XIXe siècle, ira jusqu’à dire

MARCEL MOCHET/AFP
que « la forêt de Brocéliande est le dernier royaume
de la féerie demeurée sur terre », sans que personne
n’ose vraiment le démentir.
Les légendes arthuriennes ne sont pas pour
rien dans la fascination qu’exerce toujours cette

u
forêt, si semblable aux autres et pourtant si diffé- sources jaillissent de nulle part. Parfois, la forêt Forêt de
rente, tellement plus mystérieuse encore. Merlin cède sa place à la lande. De larges clairières, des Paimpont,
serait l’hôte de ces bois, prisonnier à jamais des étangs mitent les belles futaies de feuillus de la l’arbre d’or.
maléfices de la fée Viviane. Certains jureraient la forêt profonde. Sur les coteaux schisteux ou en À une portée
main sur le feu que, les soirs de pleine lune, le bas des pentes, bruyères, ajoncs et genêts tapis- de flèche
palais de cristal de l’enchanteur se reflète dans sent le sol. Elle s’étend aujourd’hui sur 7 000 hec- du Val sans
l’étang du Val sans retour, qui baigne le château de tares, mais la forêt de Brocéliande désigne en réa- retour,
Comper. C’est ici que la Dame du Lac aurait lité une antique forêt de 200 000 hectares qui le domaine
accueilli et élevé le chevalier Lancelot. Guy XIV de recouvrait le massif de Paimpont et plus large- de la fée
Laval, baron de Vitré et vicomte de Rennes, com- ment le Porhoët qui, au XI e siècle, désignait le Morgane,
pagnon de Jeanne d’Arc et seigneur de ces lieux au “pays au travers de la forêt”. sœur du roi
XVe siècle, connaissait par cœur ces récits médié- Arthur.
vaux, ces poèmes chevaleresques et mythiques. Et Des âmes chagrines pourtant contestent à la Page
l’évocation de Brocéliande avait pour lui la saveur forêt de Paimpont d’être le décor de la geste de gauche,
d’un souvenir d’enfance, quand il se tenait éloigné arthurienne. Et dans leur quête des hauts lieux de Merlin
trop longtemps de ses terres. Aussi fit-il établir par la légende du Graal décrits dans les romans de et Viviane,
son chapelain une charte reconnaissant les Chrétiens de Troyes, certains cherchent encore à gravure
croyances légendaires liées à cette forêt des par- démontrer les analogies saisissantes qui peuvent d’après
chemins et des livres (Usemens et coustumes de la être établies entre les paysages de la Basse-Nor- Gustave Doré.
forest de Brecelien). mandie et les sites des cycles arthuriens, au point Tout en
de suggérer que les forêts des Andaines et de la ces lieux nous
Robert Wace : “Bréchélien… Ferté, en Normandie, pourraient être les gar- renvoie
là où il est beau de voir des fées diennes des légendes des chevaliers de la Table à la légende
et plusieurs autres merveilles.” ronde. Le jeune Chrétien de Troyes, lorsqu’il ima- arthurienne ;
gina ses récits chevaleresques, ne fréquentait-il tout ici
Sur cette terre étrangement triste et sauvage, pas la cour itinérante d’Henri II Plantagenêt et est en place
le plus petit bruissement de feuilles, le moindre d’Aliénor d’Aquitaine lorsqu’ils séjournèrent, pour inspirer
cri de chouette est comme la manifestation d’un dans les années 1160-1170, dans les forteresses de la ceux qui
elfe égaré. Robert Wace, qui le premier fit men- région de Domfront ? D’autres postulent encore rêvent dans
tion au XIIe siècle, de la forêt de “Bréchélien” dans que la véritable forêt de Brocéliande serait située les Bretagnes
son Roman de Brut, dédié à Aliénor d’Aquitaine, près du Huelgoat, du Mont-Saint-Michel et de Dol- et attendent
évoque ce lieu comme une porte ouverte sur le de-Bretagne, quand d’autres assimilent Brocé- que Merlin
monde surnaturel. « Là où il est beau de voir des fées liande à la forêt de Lorge, aussi appelée forêt de échappe
et plusieurs autres merveilles », écrit-il. Pourtant, la L’Hermitage, située dans le département des à son
forêt de Brocéliande n’existe pas dans la cartogra- Côtes-d’Armor. Chateaubriand lui-même, dans un enserrement.
phie administrative. Elle n’est connue que sous le chapitre de ses Mémoires, daté de 1812, s’essaie à
nom de forêt de Paimpont. C’est un massif situé localiser la forêt de Brocéliande. Il évoque une
aux confins de l’Ille-et-Vilaine et du Morbihan, à grande forêt primitive recouvrant une partie de la
proximité de Saint-Léry au nord, de Ploermel au Bretagne. « Au douzième siècle, les cantons de Fou-
sud-ouest et de Plélan-le-Grand au sud-est. Des gères, Rennes, Bécherel, Dinan, Saint-Malo et Dol,
petits ruisseaux, des rivières plus tumultueuses étaient occupés par la forêt de Brécheliant ; elle avait
courent au travers des pierres et des arbres. Des servi de champ de bataille aux Francs et aux peuples u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 51


Légendes des provinces

u de la Dommonée. » Il persistera plus tard dans sa Depuis, toutes sortes de légendes ont vu le jour.
fantaisie, mais ne fera pas école. L’une d’elle raconte que c’est ici que se réunis-
Si certains doutent, cherchent l’invérifiable, saient les fées de “Koncorret”. Une autre prétend
plus nombreux sont ceux, fidèles aux croyances qu’Yvain, chevalier de la Table ronde, tua en duel
populaires, qui se rendent, presque en pèlerinage, le chevalier noir avant de devenir le gardien de
dans la forêt de Paimpont, persuadés qu’il s’agit cette source qui avait pour vertu de guérir de la
bien de la forêt de la Brocéliande. Ils tendent folie. Lorsque des bulles d’azote remontent à la
l’oreille afin de percevoir au mitan de la nuit le surface de l’eau, il est dit encore que la fontaine rit
chant ensorcelant de Merlin sortir de son tom- et exauce alors les vœux secrets des visiteurs. Les
beau, situé dans la partie nord-est de la forêt. Que jeunes filles d’autrefois s’y pressaient afin d’obte-
le silence perdure et ils se convainquent que Bro- nir un mari. Lors des grandes sécheresses, il
céliande est dans son ensemble la prison du mage n’était pas rare de voir se former de grandes pro-
et qu’il continue à y errer, en compagnie de cessions depuis la paroisse de Concoret, pour
Viviane. Ils guettent les amants éternels, songent obtenir le retour de la pluie.
qu’ils sont peut-être métamorphosés au gré des
saisons en un cerf et une biche, en oiseaux, en À Brocéliande, tout se mêle. Légendes cel-
papillons, en arbres enlacés. Merlin, l’âme de Bro- tiques, mythes médiévaux, gestes chevale-
céliande, ne peut-il pas prendre toutes les appa- resques. Plus qu’ailleurs, le surnaturel semble le
rences ? Lorsqu’ils ouvrent les yeux, à l’aube blan- prolongement visible du naturel. Même les arbres,
chissante, les promeneurs de Brocéliande peuvent surtout les arbres, ont, témoins silencieux de ces
voir la danse des fées dans les clairières noyées de légendes, une histoire et semblent, sentinelles
imposantes, veiller aux derniers secrets de Brocé-
Yvain, chevalier de la Table ronde, tua liande. À l’image du hêtre de Ponthus, qui déploie
en duel le chevalier noir avant de devenir ses branches tentaculaires comme pour protéger
le gardien de la fontaine de Barenton. les ruines du château de Ponthus, ravagé par Du
Guesclin en 1372, ou du chêne à Guillotin, specta-
brume. Les plus aventureux se perdent volontiers culaire chêne pédonculé dont l’histoire raconte
dans les profondeurs de la forêt, au gré de chemins qu’un abbé réfractaire trouva refuge en son sein
tortueux, pour se recueillir sur la tombe de l’en- pendant la Révolution. D’autres légendes signa-
chanteur ou pour se désaltérer à la source de Jou- lent qu’il abriterait un trésor... On comprend Derrière
vence. Les plus hardis poussent jusqu’à la fontaine mieux que le directeur général des Eaux et Forêts, sa palissade,
de Barenton, qui se cache au-dessus du hameau de dès 1899, demandait de protéger « les arbres le chêne
Folle Pensée, sur le contrefort nord de la butte de renommés dans la contrée, soit par les souvenirs his- à Guillotin.
Ponthus. C’est là, à l’orée d’une clairière, que se toriques ou légendaires qui s’y rattachent, soit par Refuge
trouve l’un des lieux les plus magiques de la forêt, l’admiration qu’inspirent la majesté de leur port, d’un prêtre
selon la tradition populaire. leurs dimensions exceptionnelles ou leur âge vénéra- durant la
Robert Wace est le premier à prêter à cette fon- ble ». Ils sont l’âme de Brocéliande. À travers leurs Révolution…
taine des pouvoirs, avant que Chrétien de Troyes, feuilles frissonnantes, c’est Merlin l’enchanteur dit-on.
à son tour, n’élève encore davantage son prestige. qui s’exprime. ● Raphaël Stainville
u
LAURENT LAVEDER/BIOSPHOTO/AFP

52 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

L’Ankou sur le pignon de l’ossuaire


de l’église Notre-Dame-et-Saint-Tugen,
de Brasparts. Il tient un javelot
et une banderole portant
l’inscription “Je vous tue tous”.

Voyage au pays
de la mort

L’Ankou
WIKIMEDIA COMMONS

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 53


Légendes des provinces
ROBIN WEAVER/ALAMY STOCK PHOTO

u
u Lorsque qu’on entend la charrette grinçante de La chapelle
l’Ankou, wig ha wag !, la fin est proche. On raconte
aussi qu’à l’occasion de “la nuit des merveilles”
Fatal ménage du mont
Saint-Michel
(Noël), l’Ankou frôle tous ceux qui ne passeront pas de Brasparts.
l’année avec sa cape pendant la messe de minuit. À son pied,
Véritable “passeur d’âmes”, à défaut d’être la
mort, l’Ankou n’est pas non plus le diable. Il est Les lavandières les tourbières
du Yeun Elez
représenté sur de multiples ossuaires d’églises bre-
tonnes. Signifiant “terreur” ou “angoisse”, l’Ankou
de la nuit et le lac
de Brennilis
passe avec sa charrette ou sa barque, selon les ver- Solitaires, effrayantes, les kannerez noz, telles qui serait
sions, pour collecter les âmes des morts récents, qu’elles sont décrites dans la littérature des XIXe et une des portes
pour les transporter dans l’au-delà, depuis son fief XXe siècles, sont présentes aux abords des mares, des enfers.
des monts d’Arrée. des lavoirs et des étangs, toujours la nuit, en train de Nul doute
Selon certains, le dernier mort de l’année de nettoyer ou battre le linge. qu’ici, en son
chaque paroisse devient l’Ankou de l’année sui- En Bretagne, les témoignages attestent de leur pays, l’Ankou
vante. D’autres croient qu’un seul être mouvant existence, elles sont aussi appelées lavandières de la la franchisse.
désigne l’Ankou, qui se promène toujours avec une mort. Et pour cause, selon certains, elles l’annon-
faux emmanchée àl’envers. Anatole Le Braz confiait cent. Selon d’autres, condamnées à mort, elles doi-
que l’Ankou, à la différence des moissonneurs, vent expier leurs propres péchés. “Les Lavan-
« lance en avant sa faux ». Dans d’autres régions, la lavandière prend le dières
nom de “dame blanche” ou de “fileuse de la nuit”. de la nuit”,
Souvent représenté en vieillard aux longs che- Souvent représentée non loin d’un lavoir, on la par Yan’
veux blancs et à la barbe vieillissante, il peut aussi décrit vêtue de blanc, ou alors sous une apparence Dargent
avoir l’apparence d’un squelette moribond. Selon surnaturelle. Il est aussi arrivé que la lavandière, (1861,
l’antropologue breton Paul Sébillot, sur les îles de une femme enterrée dans un linceul sale, une veuve Quimper,
Bretagne comme celles de la mer d’Iroise, singulière- infanticide ou encore une femme qui lave le linge le musée des
ment Sein, « l’homme de barre du Bag noz [bateau de dimanche (le travail dominical ayant été interdit en Beaux-Arts).
nuit utilisé par l’Ankou] était le dernier noyé de l’an- Bretagne au XVIIe siècle), émette une étrange sono-
u

née ». Une femme dont le mari


était disparu en mer sans que
son corps ait été retrouvé
l’aperçut qui tenait la barre, un
jour que le Bag noz passait tout
près d’une des pointes de l’île.
Ce bateau se montre lors-
que quelque sinistre doit se
produire dans les environs ;
il apparaît sous une forme
assez indécise à la tombée de
la nuit ; son équipage pousse
des cris à fendre l’âme ; mais
sitôt qu’on veut s’en appro-
cher, la vision disparaît. À
Audierne, il est commandé
AKG-IMAGES

par le premier mort de l’an-


née. ● Louis de Raguenel

54 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

rité. George Sand écrivait à leur propos : « Nous


avons entendu souvent le battoir des laveuses de nuit
résonner dans le silence autour des mares désertes.
C’est à s’y tromper. C’est une espèce de grenouille qui
produit ce bruit formidable. Mais c’est bien triste
d’avoir fait cette puérile découverte et de ne plus pou-
voir espérer l’apparition des terribles sorcières, tor-
dantleurshaillonsimmondes,danslabrumedesnuits
de novembre, à la pâle clarté d’un croissant blafard
reflété par les eaux. » L’auteur met en garde ses lec-
teurs contre le risque de chercher à échanger avec
de telles créatures : « Elles battent et tordent inces-
samment quelque objet qui ressemble à du linge
mouillé, mais qui, vu de près, n’est qu’un cadavre d’en-
fant. Chacune a le sien ou les siens [...] Il faut se garder
delesobserveroudelesdéranger;car,eussiez-voussix
pieds de haut et des muscles en proportion, elles vous
saisiraient, vous battraient dans l’eau et vous tor-
draient ni plus ni moins qu’une paire de bas. »

GUSMAN/LEEMAGE
D’après l’universitaire spécialiste de la Bre-
tagne Daniel Giraudon, inspirées de la morale
chrétienne, les kannerez noz seraient des reve-
nantes qui font pénitence de leur ancienne mau-
u

vaise vie et sont condamnées à laver du linge pen- “La Fuite du nant à voler la clef, le diable réussit finalement à les
dant des temps infinis. ● L. de R. roi Gradlon”, ouvrir, provoquant la disparition d’Ys.
par Évariste- À l’origine de la perversion de sa fille, l’accou-
Vital Luminais plement du roi avec Malgven, la fée, reine du Nord.
La cité maudite (vers 1884,
Quimper,
Il l’offensa en se convertissant au christianisme et
en se rapprochant du saint. On raconte que c’est
musée des l’esprit de Malgven qui est venu habiter le cœur de
Beaux-Arts). Dahut. Et que le roi Gradlon a eu beaucoup de

Ys Dahut
échappe
peine à choisir entre deux valeurs : l’amour pour
sa ville et la défense de valeurs chrétiennes.
aux bras
Ville légendaire de la baie de Douarnenez, Ys de son père… Cette légende montre la destruction d’Ys à
signifie “ville basse” ou encore “ville sous l’eau”. Elle est cause des péchés de ses habitants, mais aussi les
La légende s’est construite, a été déformée, puis supposée valeurs de l’Évangile et l’espérance portée par le
s’est enrichie au XIXe siècle. encore hanter christianisme. À partir de l’engloutissement de la
Au cœur du récit autour de la ville censée sym- la baie de ville, certains affirment que Dahut serait morte,
boliser une civilisation engloutie se trouvent trois Douarnenez. d’autres qu’elle aurait survécu.
personnages : saint Corentin (ou saint Guénolé) Pire encore, transformée en sirène, elle conti-
représentant le bien, Dahut, le mal — et la dispari- nuerait d’attirer les marins et leurs équipages vers
tion de la cité d’Ys —, et le roi Gradlon, l’hésitation les récifs ; elle serait aussi la cause des tempêtes.
entre le bien et le mal. D’après cette version, le mal l’aurait donc emporté
Figure légendaire de l’Armorique, Gradlon sur le bien chrétien, et Dahut vivrait dans l’éternité
aurait vécu entre le IVe et le Ve siècle. Il est le second de l’Autre Monde.
roi de la région. Alors qu’il se perd pendant une La localisation précise d’Ys suscite d’invrai-
chasse dans la forêt du Ménez-Hom, il est soigné et semblables controverses. Située pour certains
pris en charge par saint Corentin qui l’accueille autour de l’île Tristan, dans la baie de Douarnenez,
dans son ermitage. Véritablement sauvé par le seule partie émergée, on raconte que le jour où
saint, Gradlon le nommera évêque de Cornouaille une messe y sera célébrée elle renaîtra. D’autres la
(le Finistère Sud aujourd’hui), en remerciement situent à Sainte-Marie-du-Ménez-Hom, à côté de
de son hospitalité. Quimper, où la statue du roi Gradlon trône fière-
La fille du roi, Dahut, est une figure mythique ment sur la toiture de la cathédrale, ou encore à
des légendes bretonnes. Dans les récits sur l’Autre côté de la pointe du Raz. De nos jours, peu de Bre-
Monde (le séjour des morts), elle est une prostituée tons remettent en cause l’existence d’Ys. Si l’ami-
— par opposition à la Vierge Marie —, qui assassine ral Thévenard avance que la mer, poussée par un
ses amants au petit matin, avant de passer ses jour- vent violent, a détruit la ville, l’ethnologue Paul
nées avec le diable. Celui-ci l’enjoint à maintes Sébillot jurait que non seulement la ville avait
reprises d’ouvrir, à l’aide de sa clef, les vannes qui existé mais qu’elle se trouvait effectivement dans
protègent la ville d’Ys de l’engloutissement. Parve- la baie de Douarnenez. ● L. de R.

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 55


Légendes des provinces

Une porte sur l’éternité


Normandie
Défi architectural élancé vers le ciel, prodige de la nature entre terre et mer, le Mont-
Saint-Michel attire les foules depuis plus d’un millénaire. Mais aussi, au long des landes
humides du pays de Guillaume le Conquérant, apparitions et miracles sont foison.

Depuis quelques années, de curieux clous de


bronze ont fait leur apparition sur les trottoirs de cer-
taines rues de Rouen, de Caen, de Vitré, de Fougères Ci-contre :
ou d’Angers. D’une quinzaine de centimètres de dia- à l’intérieur
mètre, ils sont joliment gravés de motifs figurant, de l’église
u
notamment, un bourdon et une coquille. Ils jalon- Saint-Pierre,
nent la route empruntée par les nouveaux pèlerins statue
du Mont-Saint-Michel. C’est que celui-ci n’est plus de saint Michel
seulement un formidable pôle d’attraction touris- terrassant
tique (plus de 3 millions de visiteurs par an, venus du le dragon de
monde entier). De façon inattendue, et à l’instar, l’Apocalypse
notamment, de Saint-Jacques-de-Compostelle en (1877).
Espagne, il est en train de retrouver sa vocation
immémoriale de centre de pèlerinage. Désormais,
en effet, ils sont plusieurs milliers, chaque année, à
s’y rendre sac au dos et bâton à la main.
Perceptible dès le milieu des années 1990, le
phénomène a décidé des historiens et de simples
passionnés à fonder une association se fixant pour
objectif de mettre au jour, restaurer et baliser les
anciens chemins de saint Michel. En moins de
douze ans, le travail accompli est remarquable :
après la résurrection du réseau reliant Paris au
Mont, on peut aujourd’hui rejoindre celui-ci à pied
depuis l’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne et
l’Italie, autant d’itinéraires balisés de gîtes homo-
logués pour accueillir les marcheurs.

Il a été, dans le passé, un catalyseur


des forces et des passions humaines Déjà, au milieu du XIIe siècle, le premier guide
les plus extrêmes. officiel à l’usage des pèlerins s’intitulait “roman” :
le Romanz del Munt-Saint-Michiel. Pourquoi ?
Le Mont-Saint-Michel est unique au monde. Il Parce qu’il était écrit en langue “romane” : « Le par-
fait rêver et agit comme un aimant. Il attire à lui les ler ordinaire de l’époque, pas le latin des érudits.
foules et fascine. Et cela dure depuis plus d’un mil- Déjà, le Mont attirait le grand public », explique
lénaire. Il a été aussi, dans le passé, un catalyseur Plunkett, qui poursuit : « Selon Henry James, le but
des forces et des passions humaines les plus des romans est “d’aider le cœur de l’homme à se com-
extrêmes. D’où une histoire haute en couleurs, prendre”. Depuis plus de mille ans, le Mont-Saint-
pleine de rebondissements, de bruit et de fureur, Michel agit comme un creuset de rêves. Il y eut le
de prières et de poésie, le tout sous le regard tuté- Mont des pèlerins, celui des moines, celui des cheva-
laire de l’archange Michel, le véritable maître des liers, celui des prisonniers, celui des romanciers ;
lieux. C’est cette histoire que raconte, dans un aujourd’hui celui des foules mondiales — sans
ouvrage récent, Patrice de Plunkett. Il ne s’agit pas oublier celui du roman de la terre et de la mer et le
d’une énième histoire linéaire du monument, roman de l’archange… Alternant comme les marées,
mais de l’histoire de ceux qui l’ont fait ou qui lui ce sont autant de points de vue différents sur le même
sont associés. Une histoire (ou plutôt des histoires) Mont. Huit romans pour vivre un mystère. »
de chair et de sang, singulière et « plus étonnante Le Mont-Saint-Michel est indissociable de la
que tous les scénarios de fiction ». D’où le titre de son baie. Elle aussi est unique. C’est là, « dans l’enton-
livre, les Romans du Mont-Saint-Michel. noir du golfe normand-breton », entre Granville et

56 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

Cancale, qu’ont lieu les plus grandes ciel, dégagées par le vent, ciselées par la lumière : un
marées de la planète. Chacune d’elle pro- Le Mont organisme de pierre gris et rose, réseau d’édifices
pulse 100 millions de mètres cubes d’eau tout entier d’une complexité aérienne… Mais il faut encore
et dépose 6 000 tonnes de sable et de est un défi contourner la tour du Nord en piétinant dans la
vase grise. Jusqu’à la construction d’une architectural : vase, se rincer les jambes au jet d’eau, sous les murs
digue-route, en 1880, à chaque marée ici, l’église
haute, le Mont devenait une île. À abbatiale. Au Moyen Âge, la traversée de la baie était
chaque marée basse, la mer se retire à Surmontée vécue par les pèlerins comme une apo-
10 kilomètres. C’est ce qui permet de d’une statue théose de leur cheminement vers le Mont.
traverser la baie. dorée
de l’archange de la ville, gravir d’est en ouest les centaines de
« Pour être ému par le Mont, il faut (qui vient d’être marches menant à l’abbatiale. Alors on a une
l’avoir “mérité” physiquement », restaurée), chance de sentir pourquoi l’Europe entière — pen-
souligne Patrice de Plunkett. En y la flèche dant des siècles — a marché jusqu’ici ».
accédant à pied depuis les grèves, du clocher Au Moyen Âge, la traversée de la baie était
de préférence du nord vers le sud, date de 1897. vécue par les pèlerins comme une apothéose de u
par le vieux chemin du pèlerin.
u
En trois heures de marche, « on
voit le Mont se métamorphoser dix
fois : d’abord au loin comme un
nuage, puis étincelant, puis
caillou terne, puis grand fan-
tôme dans la brume. Enfin,
tout près, la falaise de la
Merveille et ses quinze
nervures tendues vers le

PHOTOGRAPHIES : THIBAUT/PHOTONONSTOP/AFP

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 57


Légendes des provinces

l’idée d’édifier sur le mont normand un sanctuaire


en son honneur. Aubert s’exécute et fait construire
un oratoire juste au-dessous du sommet du Mont.
Deux cent cinquante ans plus tard, les moines
bénédictins le remplaceront par une petite église,
qui deviendra une des cryptes de l’église abbatiale
élevée au XIe siècle.
L’édification de cette abbatiale est nécessitée
par la réputation du site qui, depuis longtemps, a
éclipsé Gargano. C’est que le Mont est aussi île de
l’Ouest. Et c’est là que Michel rejoint l’imaginaire
LELIGNY/PHOTONONSTOP/AFP

celtique. En effet, consistant à conduire les âmes


des mourants vers le ciel, son rôle est accordé à ce
lieu perçu comme porte de l’au-delà.
Le chantier, sur un espace restreint, étroit, per-
ché à 80 mètres d’altitude, de la grande église
abbatiale, flanquée des bâtiments conventuels,
u

Entre terre u leur cheminement vers le Mont, lui-même consi- « est un défi sans précédent ». Conçu comme un
et mer : déré comme une île, un seuil au bord de “l’autre sanctuaire en “paliers” invitant à une ascension
le cloître côté”. En effet, en venant du continent, le Mont est spirituelle des pèlerins, l’ensemble inspirera les
et sa double à l’ouest. Or, le légendaire celtique qui, mêlé au quatre siècles d’apogée du Mont, au cours des-
rangée christianisme, imprègne les mentalités médié- quels celui-ci devient la “Merveille de l’Occident”,
de colonnettes vales occidentales, identifie une des portes de drainant des centaines de milliers de pèlerins, de
(XIIIe siècle). “l’autre monde” à une île de l’Ouest. Le géographe tous âges et de toutes conditions, venus de toute
Page de romain Pomponius Mela parle de l’île de Sein. Les l’Europe.
droite : romans de la Table ronde évoquent l’île “d’Ava-
coucher lon” (l’île des Pommes — la pomme étant le fruit de Mais la guerre de Cent Ans, les guerres de Reli-
de soleil l’immortalité chez les Celtes), où est porté le roi gion, l’asphyxie progressive des monastères
sur le Mont Arthur mourant. par la monarchie (avant que la Révolution ne
et sa baie. Un autre récit, la Navigation de saint Brendan, finisse par les supprimer) vont entraîner le Mont
datant du VIIe siècle, fait état de l’île “de Promis- dans une longue décadence. L’esprit du lieu
sion”. Il se trouve que Brendan a réellement existé et échappe, désormais, aux modernes. Transformé
navigué avec des moines, un siècle plus tôt : d’abord en prison par Louis XIV, le Mont est rendu à l’Église
jusqu’en Islande, puis entre les îles Britanniques et (sous forme de location) par Napoléon III, avant
la région d’Aleth, la future Saint-Malo, avant de d’être repris intégralement par l’État, en 1886.
remettre le cap sur l’Irlande. Nous sommes alors en Le salut viendra d’André Malraux. Décelant,
561, c’est-à-dire peu après l’installation des pre- dans le Mont, un signe de « ce qui en l’homme
miers ermites — probablement irlandais et gallois — dépasse l’homme », le « souci d’éternité », il décide, à
sur le Mont. Rien d’étonnant donc « à ce que l’homme l’occasion du millénaire de la fondation de l’ab-
du Moyen Âge voie le Mont-Saint-Michel comme une baye, en 1966, de le rendre « à sa fonction de sym-
porte de l’au-delà, puisque c’est une île et qu’on l’at- bole ». Comment ? En y réinstallant des religieux (et
teint en bravant les flots. » des religieuses) ; en le dégageant des terres qui
l’enserrent, afin de le rendre à la mer. C’est dans le
“Les Romans Michel rejoint l’imaginaire celtique. même esprit que l’Unesco inscrit le site au patri-
du Mont Conducteur des âmes des mourants moine mondial, en 1979.
Saint-Michel”, vers le ciel, son rôle est accordé à ce lieu « La restauration du caractère maritime,
de Patrice perçu comme porte de l’au-delà. remarque Patrice de Plunkett, ouvre sur une res-
de Plunkett, tauration du caractère spirituel. La terre, la mer et
éditions À cela va s’ajouter le rôle de l’archange Michel. l’esprit du Mont forment désormais un écosys-
du Rocher Sorti tout droit du livre des Rois de la Bible, « prince tème. » Un “écosystème” qui apparaît comme un
(2011), des milices célestes », son nom signifie “qui est antidote au système écrasant de l’hypermoder-
318 pages, comme Dieu”. Son culte s’est répandu à travers nité marchande. Même si, pour la plupart, ils ne
21,20 €. l’Europe naissante depuis Byzance. Le sanctuaire connaissent plus grand-chose au christianisme,
qui lui est dédié, à la fin du Ve siècle, sur le mont c’est ce que ressentent confusément, instinctive-
Gargano, dans les Pouilles, devient, un siècle plus ment, les néopèlerins qui, en ce début du XXIe siè-
tard, un célèbre lieu de pèlerinage, tandis que cle, affluent de nouveau vers le Mont-Saint-
Michel élit également domicile un peu partout en Michel. Loin de toute nostalgie, ils sont les
TRISTAN DESCHAMPS/AFP

Occident, le plus souvent sur des sites en hauteur « précurseurs de quelque chose de plus vaste, encore
et sauvages, collines, pics ou îlots déserts. C’est imperceptible », assurent les Frères et Sœurs de
ainsi que, vers 709, l’archange souffle à Aubert, Jérusalem, présents sur le Mont depuis 2001. ●
l’évêque d’Avranches, pendant son sommeil, Christian Brosio

58 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

u La défunte du rocher

Tombelaine
De Tombelaine, on sait que l’îlot servit d’ermi-
tage à deux moines, Anastase et Robert, qui, au
XIe siècle, décidèrent de s’y installer pour fuir l’agi-
tation du Mont-Saint-Michel, situé à seulement
quelques kilomètres.
Après avoir accueilli un prieuré et une église,
l’île devint un lieu de pèlerinage, avant d’être occu-
pée par les Anglais pendant la guerre de Cent Ans. Ils
érigèrent une place forte et un donjon, dont certains

MAIRIE DE COLLEVILLE-SUR-MER
vestiges sont visibles de nos jours. Puis l’île appar-
tint au richissime surintendant des finances de
Louis XIV, Nicolas Fouquet, et les fortifications
anglaises furent finalement détruites.
Seule la légende de Tombelaine subsiste. On
raconte que, dans les temps anciens, la forêt enser-
rant le Mont-Saint-Michel s’étendait sur une surface
La fontaine

u
incluant au moins la baie actuelle. Après le légen- À Colleville-
daire raz-de-marée de l’an 709, qui recouvrit la forêt sur-Mer, sur
de Scissy, le Mont-Saint-Michel et Tombelaine se
retrouvèrent alors en pleine mer, alors que le mont
du décapité la route qui
descend vers la
Dol se retrouvait, lui, dans les terres. côte, la fontaine
Les légendes bretonnes avancent qu’enlevée Saint-Clair,
par un géant, Hélène, la fille du roi Hoël, y fut enter-
rée. D’autres rapportent que la belle s’était suicidée Saint-Clair dont l’eau
guérit
en se jetant d’un rocher, ne voyant pas revenir son les affections
criminel amant d’une expédition de brigandage. « Guillaume, sors de ton pays et va en Neustrie oculaires.
La mythologie, quant à elle, lie le dieu gaulois pour y être tout à moi » : c’est l’appel que Guil- Elle a attiré
Belenos à Tombelaine. Dieu de la guerre et de la laume, fils d’un haut dignitaire, qui tentait pèlerins
lumière, guide des morts, ses attributs sont aussi d’échapper à un mariage arrangé, reçut de Dieu, à et malades
ceux repris par l’archange saint Michel. Olchestria, en Angleterre. Après être arrivé en durant
On sait en outre qu’un dolmen se trouvait sur le France, plus précisément dans le nord du Coten- des siècles.
Mont-Saint-Michel, porte qui aurait pu symboliser le tin, Guillaume mena une vie d’ermite, se fit moine
passage vers la mort. Les esprits plus rationnels s’ac- guérisseur et mit à disposition de ceux qui le sou- Ci-dessous, l’ilôt
cordent à dire que Tombelaine trouve son histoire haitaient ses dons pour chasser le démon. Il chan- de Tombelaine
dans l’étymologie : “tumba”, qui signifie tombe, et gea de nom pour celui de “Clair” et sillonna la vu depuis
son archétype, qui devait certainement être “tumb- région en accomplissant sa vocation de moine, le Mont-
ell-ena”, donnant aujourd’hui la construction dans la prière. Un jour, il rencontra une jeune Saint-Michel.
“Tombelaine”. ● Louis de Raguenel femme de bonne condition.
u
CHRISTOPHE LEHENAFF/PHOTONONSTOP/AFP

60 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

Celle-ci tomba follement amoureuse de lui. Sou-


haitant rester fidèle à son engagement envers Dieu,
Clair, qui pressentait les intentions de la jeune
femme, s’enfuit et erra pendant douze ans, avant de
s’installer à Vulcassum. En 884, il rencontra un jour
deux hommes. «Connais-tuundénomméClair ?», lui
demandent-ils. « Non, je ne le connais pas », leur
répond-il alors. Avant de changer d’avis et de don-
ner son identité.

Clair comprit alors que les deux hommes qui le


recherchaient agissaient pour le compte de la

JEAN-ERIC FABRE/BIOSPHOTO/AFP
femme qui avait jeté sur lui son dévolu douze ans
plus tôt. Satisfaits d’avoir enfin trouvé Clair, les deux
hommes le décapitèrent. C’est alors que Clair prit sa
tête dans ses mains, pour la plonger sous une fon-
taine située à côté d’une église. Ayant retrouvé la
vie, il se coucha près de l’autel avec respect et offrit
son âme à Dieu.
u
La fontaine Saint-Clair de Colleville-sur-mer, Les marais ce qu’on appelait le “sabbat des sorciers”.
connue depuis pour guérir les yeux et la cécité, a du Cotentin. Mécontente d’apprendre que son mari se livrait à
longtemps été un lieu de pèlerinage familial. On dis- Un condensé de telles pratiques, une dame du bourg de Dom-
tingue encore aujourd’hui une représentation de de toutes front se rendit sur le mont au moment du sabbat,
saint Clair, décapité. ● L. de R. les légendes, les poches emplies de reliques de saint Front. Au
de toutes moment de l’apparition du cornu, elle les préci-
les apparitions, pita sur lui, qui s’enfuit en poussant de terribles
La femme qui chassa à tel point
que Barbey
cris de douleur. La légende rapporte qu’il dispa-
rut en prenant la forme d’une chauve-souris pour
le démon d’Aurevilly
y plaça l’action
ne plus jamais revenir.
Chaque année depuis cette date, les habitants
de son roman de Saint-Brice, Avrilly, Domfront et Céaucé se ren-
“l’Ensorcelée”. dent au mont Margantin en procession dédiée à

Mont Margantin saint Ernier, dont le culte remplaça celui de Satan. u

« À saint Ernier est la matinée, au diable est


l’assemblée. » Dans la commune d’Avrilly dans
l’Orne, on raconte qu’au sommet du mont Mar-
gantin, le diable comblait les époux insatisfaits. Il
leur suffisait de toucher ses cornes ou de baiser
son derrière pour bénéficier de son aide. C’est

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 61


Légendes des provinces

Ernier était invoqué contre la sécheresse. On


raconte que pour s’assurer sa protection on tenait
le bras du saint sous une fontaine en veillant à ce
que seul le petit doigt de la relique traverse l’eau.
En cas d’imprécision, le risque était de déclencher
des pluies ininterrompues… ● L. de R.

Les cendres
de la sainte
Le supplice

Jeanne d’Arc de Jeanne,


la bonne
Lorraine
Une étude publiée en 2007 nous a appris (enluminure,
que l’échantillon de restes et de cendres XVe siècle,
présentés comme ayant été récupérés sur le BnF).
u
bûcher de Jeanne d’Arc, en 1431, seraient en L’incertitude
réalité ceux d’une momie égyptienne. règne quant
Propriété du diocèse de Tours, le bocal au sort réservé
contenant les “cendres de Jeanne d’Arc” a à ses restes.
longtemps été l’objet de questions et de
doutes. À commencer par son étiquette
qui imite une écriture du XVIIIe siècle, alors
qu’elle date du XIXe siècle.
GL ARCHIVE/ALAMY STOCK PHOTO

L’Église catholique ensuite, La ville


lors du procès en béatification de de Domfront
Jeanne d’Arc, en 1909, puis de sa vue depuis
canonisation, en 1920, n’a jamais le château,
eu de certitude sur le contenu de ce et, au loin,
bocal. Elle est toujours restée prudente. le mont
Effectivement, Jeanne d’Arc ayant été brûlée Margantin.
u Chaque lundi de Pentecôte, les reliques du vive pour hérésie et sorcellerie à Rouen, en Plus guère
saint sont ainsi portées en procession jusqu’au mai 1431, ses cendres avaient été jetées à la Seine, de sabbat
mont, à travers un “petit tour” de 18 kilomètres. sur ordre du tribunal. Depuis cette date, un doute aujourd’hui,
Aujourd’hui disparu, le “grand tour” de 40 s’est installé autour de la possibilité qu’une per- il demeure
kilomètres réunissait des centaines de pèlerins sonne ait pu récupérer une partie des restes de la un pèlerinage.
jusqu’en 1870. Saint patron des cultures, saint sainte sous le bûcher. ● L. de R.
u
JOEL DOUILLET/ALAMY STOCK PHOTO

62 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

Les douze énigmes


des Templiers
Moines-soldats
Premier ordre militaire et religieux de l’histoire, il est,
aujourd’hui encore, une source intarissable de secrets,
dont celui du trésor de Gisors, en Normandie. De sa création
en Terre sainte, en 1119, à sa fin tragique sur un bûcher
de l’île de la Cité, en 1314 à Paris, retour sur une épopée
nimbée d’héroïsme et de malédiction.

À l’origine, milice religieuse des croisés


Les origines de l’ordre remontent à la première
croisade. Après la prise de Jérusalem par Godefroy
de Bouillon (1095), nombre de croisés sont rentrés
en Occident. Devenue l’un des trois plus impor-
tants lieux de pèlerinage de la chrétienté, la Terre
sainte n’est guère sûre. Il faut assurer la sécurité
des pèlerins. C’est dans ce but qu’un chevalier
champenois, Hugues de Payns, crée une “milice”,
mi-religieuse mi-guerrière, en 1119 : les Pauvres
Chevaliers du Christ et du temple de Salomon.
Objectif : « garder voies et chemins contre les bri-
gands ». En 1129, son efficacité lui vaut d’être
reconnu par l’Église et de devenir ordre de “cheva-
lerie religieuse”, le premier de l’histoire, sous le
nom d’ordre du Temple. Il ne dépend que du pape.
Hugues de Payns, son fondateur, en devient son
premier maître (“li maistre”), nommé à vie.
Statue
Les “règles” des chevaliers de templier
Critères pour être admis : être âgé de plus de 18 sculptée
ans (alors que la majorité pour les hommes était à dans le tronc u
16 ans), être un homme libre (non-serf), en bonne d’un arbre
santé (pas d’estropiés), et ne pas être endetté. À mort,
l’issue d’une période de noviciat, le nouveau Tem- dans le village
plier prononce ses vœux (obéissance, chasteté et de Santalla
pauvreté) puis est définitivement admis. Contrai- del Bierzo,
rement à son image populaire, il doit avoir les che- en Espagne.
veux ras, « sachant de par l’apôtre, que c’est ignomi-
nie pour un homme de soigner sa coiffure ». Les
règles monacales auxquelles il est astreint s’inspi-
rent de saint Augustin et surtout de saint Benoît —
lequel impose notamment la lecture publique fré-
quente de textes sacrés — d’où le nom de “chapi-
tre” donné à la communauté d’un monastère.

Blancs manteaux et masses d’arme


Seuls les hauts dignitaires et les chevaliers,
pour la plupart issus de la noblesse, sont autorisés
WIKIMEDIA

à porter un manteau blanc, symbole de pureté et


de chasteté. Autres privilèges de ces deux corps :
les premiers disposent de quatre chevaux, les u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 63


Légendes des provinces

u seconds de trois, et d’un écuyer pour s’en occuper. Guerres et martyrs À gauche,
Revêtus de robes sombres comme les moines cis- Jusqu’à la défaite finale des chrétiens face aux le sceau
terciens, les sergents, eux, n’ont droit qu’à deux musulmans en 1291, avec la chute de Saint-Jean- des Pauvres
chevaux. Tous, en revanche, doivent harnacher d’Acre, venant après celle de Jérusalem, c’est en Chevaliers
leurs montures de la manière la plus discrète possi- Terre sainte que les chevaliers de l’ordre n’ont cessé du Christ,
ble, afin d’exprimer le vœu de pauvreté. de guerroyer pendant cent cinquante ans. u de venu
Tous, aussi, disposent des mêmes équi- Certains ont cependant combattu ail- celui
pements sur les champs de bataille : leurs, notamment en Espagne des templiers.
un bouclier en bois (“écu”) de durant la Reconquista. Plus de Il représente-
forme triangulaire, recouvert de 50 000 Templiers, au total, rait peut-être
métal ou de cuir ; un heaume seraient tombés au cours de ces ses deux
couvrant la tête et le cou ; une batailles. Et des nombreux mas- fondateurs,
cote, des chausses et des gants sacres dont ils furent victimes. Hugues
de maille. Tous, enfin, sont por- En 1187, à l’issue de la bataille de de Payns
teurs des trois mêmes armes sur Hattin, Saladin fit décapiter, et Godefroi
les champs de bataille : une épée sous ses yeux, 230 prisonniers de de Saint-
à double tranchant, une lance et l’ordre. En plus de se battre, les Amour.
une masse d’arme. moines-soldats étaient aussi chargés
de défendre les lieux saints, souvent en
“Croix de gueules” et “gonfanon” construisant eux-mêmes des forteresses : Ci-dessous,
L’emblème de la célèbre “croix pattée”, ou Bethléem, Nazareth, le mont des Oliviers, le Saint- le donjon
“fleuronnée”, ou encore “croix de gueules”, est Sépulcre de Jérusalem, Saint-Jean-d’Acre… La chute de Gisors,
issue de l’ordre du Saint-Sépulcre, dont faisait par- de cette dernière entraînera le départ définitif des en Normandie,
tie le premier maître, Hugues de Payns, avant de Occidentaux. Le siège des Templiers, jamais installé où la légende
fonder le Temple. Parfois agrémentée de quatre en Occident, fut alors transféré à Chypre — l’île la veut que
petites croix appelées “croisettes”, elle est rouge plus proche de ses anciennes possessions. le trésor
pour rappeler le sang du Christ et le vœu perma- ait été caché.
nent de croisades. Les Templiers la portent brodée Commanderies et reliques sacrées

u
sur l’épaule gauche, du côté du cœur. On retrouve Sept cents “commanderies” furent
cette croix sur l’étendard noir et blanc, dit le “gon- construites par l’ordre en France après
fanon”, portée durant les batailles — qui ne doit son retour forcé de Terre sainte. Si le
jamais être abaissé. Plusieurs sceaux ont été adop- mot a fini par désigner les mai-
tés. Le plus utilisé représente deux chevaliers sur sons, celui-ci signifiait
un même cheval. Les historiens s’opposent sur sa au départ une circons-
signification : symbole de pauvreté, de la vie en cription administra-
commun, dualité moine-soldat (spirituel-tempo- tive. On en trouvait
rel), ou représentation des deux fondateurs de l’or- principalement dans le
dre, Hugues de Payns et Godefroi de Saint-Amour ?
Surnommé “boule”, le sceau du maître dessinait la
coupole du dôme du Rocher, à Jérusalem. L’ordre
n’a, en revanche, jamais adopté de devise.
PHOTOS : AKG-IMAGES/SCHÜTZE/RODEMANN ; COSTA/LEEMAGE

64 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

Sud, notamment dans le Larzac, où leur présence


a modelé l’architecture. Bâti au XIIe siècle, La Cou-
vertoirade, avec son château et son église, en est
l’un des plus beaux fleurons. Les toitures en tuiles
et lauzes de la commanderie servaient à recueillir
l’eau grâce à un édifice de forme concave qui gui-
dait la pluie, via des gouttières, jusqu’aux bassins
de rétention des maisons, en sous-sol. Le site
figure parmi les mieux conservés, avec ceux de
Sainte-Eulalie-de-Cernon (Aveyron) et de Renne-
ville (Normandie). Plusieurs centaines de com-
manderies ont en outre été érigées dans toute
l’Europe. Partout, les Templiers y vivaient de
manière très austère. Seul privilège par rapport
aux autres ordres : la nourriture plus abondante,
notamment en viandes — vocation de guerriers
oblige. C’est dans ces commanderies qu’ils
conservaient, dit-on, certaines des plus fameuses
reliques de la chrétienté : le manteau de saint Ber-

WIKICOMMONS
nard, les fragments de la vraie Croix, des mor-
ceaux de la Couronne d’épines. Certains évoquent
aussi le saint suaire, qui aurait été secrètement en
u

possession du Temple au XIII e siècle — période Haut-relief tions charnelles entre frères, baisers obscènes exer-
pendant laquelle le linceul sacré disparaît effecti- représentant cés par les chevaliers du Temple… » Sitôt informé,
vement des sources historiques. des chevaliers le roi Philippe le Bel avertit le pape. Décrits
du Temple, comme “sataniques”, certains de ces rites sont
Accusés d’hérésie et d’idolâtrie dans l’église avérés, tel celui, pour les nouveaux membres, de
C’est l’accusation qui leur vaudra d’être jugés de Santa marcher ou de cracher sur la Croix. Mais la plu-
en 1307. Ayant perdu leur aura héroïque et ver- María part des historiens sont formels : il s’agissait en
tueuse depuis leur départ d’Orient, au début du la Blanca, réalité d’une sorte d’exorcisme ; un reniement de
XIVe siècle, les Templiers sont d’abord accusés de en Espagne. “bouche” et non de “cœur”, où le récipiendaire
se conduire en seigneurs orgueilleux et cupides, devait s’abaisser par un acte indigne, rappelant le
menant une vie dissolue. En témoigne certaines reniement de saint Pierre, pour mieux s’élever
expressions populaires de l’époque, telles “boire ensuite. De même, l’existence du “Baphomet”,
comme un Templier” ou “jurer comme un Tem- idole impie prétendument adorée par les Tem-
plier”… En 1395, Esquieu de Floyran, un détenu pliers, n’a jamais pu être démontrée. Une seule
emprisonné dans la même cellule qu’un Templier représentation lui a été attribuée : une clé de
condamné à mort, aurait recueilli ses confessions. voûte aux allures de vizir à trois têtes (une de face,
Parmi celles-ci, certaines pratiques secrètes : deux de profil) que l’on peut apercevoir dans la
« Reniement du Christ et crachat sur la Croix, rela- forteresse de Tomar, au Portugal.

La grande rafle du vendredi 13


Alors que le pape Clément V a lancé en 1307
une enquête sur les Templiers (à leur demande,
ceux-ci souhaitant être “blanchis” des bruits cir-
culant sur leur compte), Philippe le Bel décide de
précipiter les arrestations. Officiellement pour
actes d’hérésie et d’idolâtrie. En réalité, le “roi de
fer” ne supporte plus, depuis longtemps, “l’État
dans l’État” que constituent les Templiers —
15 000 hommes dont 1 500 chevaliers —, dépen-
dant du seul pape. Surtout, après avoir taxé, puis
chassé, les usuriers juifs et les banquiers lom-
bards, le souverain, à la tête d’un royaume lourde-
ment endetté, table sur les richesses supposées
colossales de l’ordre pour combler le déficit du
royaume. Affaibli, le pape laisse faire. Les arresta-
tions ont lieu le vendredi 13 octobre 1307 — à l’ori-
gine de la légende de la “date porte-malheur”. La
plupart des dignitaires sont emprisonnés — près
d’un millier ! —, dont le maître Jacques de Molay, u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 65


Légendes des provinces

u d’abord dans le donjon du château de Gisors, puis


dans celui du Temple, à Paris. Avant même le
début du procès, le Temple sera dissous et ses
biens saisis — pour un butin très inférieur aux res-
sources espérées.

Quatre années de procès et de tortures


Conduits par l’inquisiteur de France et confes-
seur du souverain, Guillaume de Paris, assisté de
deux commissaires royaux, le procès se déroule
par séquences, sur près de quatre ans, prenant fin
en mai 1311. Sont jugés pour “hérésie” et “idolâ-
trie” 138 Templiers, dont Jacques de Molay. Le pro-
cès-verbal des interrogatoires est un rouleau de
parchemin en peau de chèvre long de… 22 mètres.
Faute d’avouer les “crimes” qui leur sont repro-
chés (en échange de la vie sauve et d’une conforta-
ble rente), les accusés sont soumis à la torture.
Trente-huit Templiers mourront durant ces

AKG-IMAGES/BRITISH LIBRARY
séances. Trois résistèrent sans rien avouer. Un seul
avoua sans se dédire par la suite. Tous les autres,
dont Jacques de Molay, renièrent leurs aveux obte-
nus sous la torture. Cela vaudra à 54 d’entre eux,
dont leur chef, d’être considéré comme relaps ;
leur condamnation à la prison à perpétuité sera
commuée en peine de mort.
u

Enluminure En cette foi, je veux mourir. » À l’époque, la


Prophétie sur le bûcher française harangue passera même inaperçue. Jusqu’à ce
La célèbre prédiction du grand-maître des de la fin qu’un écrivain du XVIe siècle, Paul Emile,
Templiers, telle que relatée par Maurice Druon au du XIVe siècle n’évoque, le premier, la “malédiction” promise
début des Rois maudits, est… fausse. Selon l’écri- représentant par le 23e et dernier maître templier, laquelle, à
vain, Jacques de Molay, cerné par les flammes, se le bûcher l’épreuve des années, s’était révélée (presque)
serait écrié : « Pape Clément !… Chevalier Guil- des Templiers exacte. Si Guillaume de Nogaret, contrairement à
laume !… [pour Guillaume de Nogaret, bras armé (Londres, ce qu’écrit Maurice Druon, est en réalité mort…
du souverain dans les arrestations, NDLR] Roi Phi- British avant la fin du procès, la liste est longue, au cours
lippe !… Avant un an, je vous cite à paraître au tribu- Library). des années qui suivront son martyr, des victimes
nal de Dieu pour y recevoir votre juste jugement ! “annoncées” par Jacques de Molay sur son bûcher
Maudits ! Maudits ! Maudits ! Tous maudits jusqu’à en 1314 : Clément V, le pape honni, meurt d’un
la treizième génération de votre race ! » Rapporté Ci-dessous, cancer à l’estomac en avril de la même année ; Phi-
par le chroniqueur Geoffroi de Paris, témoin de la la grange à blé lippe le Bel, le roi haï, décède d’un accident de
scène, les vrais propos, certes vengeurs, sont (net- de la comman- cheval sept mois plus tard. Puis ses quatre fils et
tement) moins explicites : « Seigneur, déclara-t-il, derie de Saint- héritiers meurent les uns
au moins laissez-moi joindre un peu mes mains et Étienne après les autres, étei-
vers Dieu faire mes prières, car c’en est le temps et la de Renneville gnant la filiation : Louis,
saison : je vois ici mon jugement… Dieu sait qui a tort (Normandie). disparu en 1316 ; le nou-
et a péché, et le malheur s’abattra bientôt sur ceux veau-né Jean I er, dont
u

qui nous condamnent à tort. Dieu vengera le règne fut aussi court
notre mort ! Seigneur, sachez que la vie (du 15 au 19
qu’en vérité tous ceux qui novembre 1316) ;
nous sont contraires, par Philippe V, qui
nous auront à souffrir. meurt peu après
WIKICOMMONS

66 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

le début de son règne en n’ayant eu que des filles ; Le Baphomet rédigé quatre siècles plus tard, vers 1760. Il
Charles IV, qui s’éteint en 1328, ses deux fils morts de la affirme, décryptage de messages codés à l’appui,
avant lui… forteresse que ce trésor comprenait les couronnes des rois de
templière Jérusalem et le chandelier à sept branches du
Sur la piste de l’inaccessible trésor de Tomar Saint-Sépulcre. Mais rien n’a été démontré. Au
Au moment de sa chute, l’ordre disposait (Portugal), contraire, les nombreuses perquisitions et saisies
d’une puissance foncière et financière considéra- seule repré- ont révélé l’austérité de la vie templière. Depuis la
ble. Mines d’or et d’argent en Amérique. Proprié- sentation disparition du Temple, ce mythique trésor n’a
tés, terrains, fermes, têtes de bétail par milliers… À de cette idole pourtant cessé d’être convoité. Principaux hauts
leur apogée, au moment de leur chute, les Tem- que les lieux de cette quête en France : Rennes-le-Château
pliers sont les créanciers d’une grande partie des Templiers (Aude, voir notre article en page 88), les châteaux
pays de l’Europe chrétienne, auxquels ils prêtent furent accusés d’Arginy (Beaujolais) et surtout de Gisors (Vexin).
sur gage. On parle d’un “trésor central”, composé de vénérer. C’est ici, assurent certains, que fut caché le trésor,
de pierres, de bijoux et d’objets sacrés provenant après son évacuation de Paris. Au début des

u
de la Terre sainte. Deux documents d’époque y années 1960, le gardien du château, Roger Lho-
font allusion : le premier est la déposition du moy, affirmera connaître l’existence, sous la
Templier Jean de Chalon devant le pape Clé- motte du donjon, d’une crypte secrète conte-
ment V, à Poitiers, en juin 1308. Selon lui, le nant 30 coffres de fer. Le témoignage est
percepteur de l’ordre, Gérard de Villiers (!), recueilli par un journaliste, Gérard de Sède,
ayant appris les prochaines arrestations, qui en fait un best-seller, Les Templiers sont
était parvenu à prendre la fuite avec le trésor parmi nous. André Malraux, ministre de la
du Temple, convoyé par 50 chevaux. Le Culture, ne peut ignorer l’affaire : il ordonne
second document, d’inspiration maçon- des fouilles à deux reprises, en 1962 et 1964.
nique, dit le “manuscrit de Schiffmann”, a été Sans succès. Une dizaine d’années plus tard,
en 1976, le gardien Lhomoy meurt en emportant
PHOTOS : AKG-IMAGES/ALBUM/ORONOZ ; DR

son secret. Depuis, Gisors est devenu le lieu le plus


fréquenté de la chasse au trésor templier.

Descendance secrète et maçonnerie


Plusieurs théories s’affrontent concernant les
années ayant suivi la fin de l’ordre et son éven-
tuelle perpétuation secrète jusqu’à aujourd’hui.
Jacques Selon certains, le grand maître provincial d’Au-
u de Molay, vergne, Pierre d’Aumont, est parvenu à fuir avec
23e et dernier deux commandeurs et cinq chevaliers. Afin de
maître n’être pas reconnus, ils se déguisent en ouvriers
des Templiers. maçons. Réfugiés en Ecosse, ils décident de relan-
cer le Temple. Afin d’éviter les persécutions, ils
empruntent des symboles issus de la maçonnerie
et se dénomment “francs-maçons”. En 1631, le
maître du Temple les rejoint à Aberdeen. Objectif :
répandre l’ordre partout dans le monde à travers
cette “franc-maçonnerie” — qui serait donc son
héritière. La théorie est contestée par les chefs
francs-maçons eux-mêmes depuis 1782, date du
convent maçonnique de Wilhelmsbad. Autre doc-
trine : les tenants d’une descendance des Rose-
Croix seraient Templiers d’origine, soudés depuis
le XVIIe siècle et passionnés d’alchimie. Troisième
théorie : une filiation… rassemblant les deux pre-
mières. Datant des années 1760, c’est ce qu’affirme
un manuscrit latin découvert à Strasbourg : De la
maçonnerie parmi les chrétiens, section 2. Celui-ci
relie Templiers, Rose-Croix et francs-maçons dans
une même société occulte.
La filiation revendiquée avec l’ordre a eu par-
fois des conséquences tragiques. Ainsi, entre 1994
et 1997, la série de suicides collectifs de 74 mem-
bres de la secte de l’ordre du Temple solaire.
Emmenés par un gourou se prétendant descen-
dant des Templiers. ● Arnaud Folch

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 67


Légendes des provinces

Liesse, cause de toute joie


Flandres-Artois-Picardie
La Vierge noire de la basilique de Liesse est vénérée depuis près de neuf siècles.
D’abord par les rois de France mais aussi, et toujours, par le peuple.

Entre l’épais brouillard qui s’abat sur la cam- L’histoire de cette Vierge noire, qui se dresse
pagne du Nord et la présence en masse de pèlerins, dans la nef, couronnée et drapée dans un manteau
la basilique Notre-Dame de Liesse, petit village de brodé au fil d’or, remonte à 1134. Trois croisés, origi-
l’Aisne, ne peut illustrer plus nettement l’atmo- naires de la région de Laon, chevaliers de l’ordre de
sphère mystérieuse qui entoure cette Vierge noire. Saint-Jean-de-Jérusalem, défendent le tombeau du
Sébastien d’Haussy, curé de la paroisse depuis Christ. La guerre fait rage entre chrétiens et musul-
2013, s’efforce aussi de cultiver les secrets qui l’en- mans. Les trois vaillants croisés sont faits prison-
tourent depuis plus de huit cents ans et les mira- niers, emmenés au Caire et enfermés dans une tour.
cles qui auraient été obtenus par son intercession. Le sultan El-Afdhal s’efforce de les convaincre de se
« Notre-Dame de Liesse, c’est la libération : parmi les convertir à l’islam. « Nous sommes au Christ », répon-
derniers miracles, celle des otages du Mali, dont une dent les prisonniers. Le sultan décide de leur
des familles est venue prier ici. Elle sait — et nous envoyer sa fille Ismérie, « agréable de visage »,
savons — qu’elle a été exaucée, malgré le beau dis- « douce et aimable », dotée d’une bourse en or pro-
cours du président Hollande. » mise aux croisés s’ils consentent à renoncer au
Christ. Mais l’inverse se produit : la jeune princesse “Croisés
promet de devenir chrétienne si les prisonniers par- en prière”
viennent à sculpter une représentation de la Vierge (fresque du
Marie dans une planche de bois. Ne sachant sculp- u XIVe siècle).
ter, les prisonniers s’en remettent au ciel et, au petit Les chevaliers
matin, « la reine du ciel introduisit auprès d’eux son de l’ordre
image rayonnante de piété et sculptée par miracle ». de Saint-Jean-
de-Jérusalem
“Un si grand nombre de miracles ont ramené
que les peuples y accourent.” à Liesse
(Pape Clément VII, en 1384.) la statue
miraculeuse.
La statue, de petite taille, en bois noir, représente la
Mère et, sur ses genoux, son Fils. La princesse Ismé-
rie reçoit alors en songe une apparition de la Vierge :
« Tu délivreras de leur prison mes trois dévots cheva-
liers, tu seras baptisée, par toi la France sera enrichie
d’un trésor incomparable, par toi, elle recevra d’in-
nombrables grâces. » Les ayant fait évader, la prin-
cesse fuit avec eux, emportant la statue miracu-
leuse. Après avoir franchi le Nil, épuisés de fatigue,
ils s’endorment et… se réveillent à Liance, rebaptisé
au XVe siècle Liesse, traduction de laetitia, à proxi-
mité du château de Marchais. C’est là où vit la mère
de l’un des croisés. En 1134, la princesse Ismérie
reçoit le baptême de l’évêque de Laon, Barthélémy
de Vir. À sa demande, un premier sanctuaire est
construit à Liesse avec les pierres qui n’ont pas
trouvé d’emploi à l’édifice de la cathédrale de Laon.
« Dans la chapelle de Notre-Dame de Liesse, “Histoire
AKG-IMAGES/DE AGOSTINI PICTURE

Notre Seigneur Jésus-Christ, à la prière de la Vierge de l’image


Marie, prodigue un si grand nombre de miracles que miraculeuse
les peuples y accourent de tous les points du monde », de Notre-Dame
écrit en 1384 le pape Clément VII, en Avignon. de Liesse”,
Notre-Dame de Liesse devient un lieu de péleri- de M. Villette
nage pour les rois de France ; Charles VI s’y rend en (1769).

68 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

1414 ; Charles VII y supplie la Vierge de sauver le pays dant la Seconde Guerre mondiale, l’édifice tient bon
des Anglais ; Louis XI y vient par quatre fois ; Fran- malgré une bombe tombée au sud de la basilique et
çois 1er, prisonnier de Charles Quint à Pavie, prie la qui fait voler en éclat les vitraux. L’un d’eux a été
Vierge de le libérer ; Henri III s’y rend avec ses trois remplacé par le vitrail de Sainte-Preuve, offert par
fils en 1554 ; en 1602, Marie de Médicis vient remer- la princesse de Caraman-Chimay et par la princesse
cier Notre-Dame de Liesse pour la naissance de Charlotte de Monaco, mère du prince Rainier,
Louis XIII (elle était restée vingt-trois ans sans propriétaire du château de Marchais, où s’arrêtè-
enfant). En reconnaissance, elle offre le grand reta- rent la plupart des rois de France quand ils venaient
ble et le maître autel où se tient la Vierge. À son tour, en pélerinage. ● Marie-Liesse de Greef-Madelin
Louis XIII vient avec Anne d’Autriche supplier Notre
Dame de lui donner un héritier ; après la naissance
de Louis XIV, le roi donne au chapitre un sac d’or
pour bâtir la sacristie, encore appelée de nos jours
“sacristie de Louis XIII”, et fait don d’une grande
toile, conservée dans la basilique, le représentant
avec la reine à genoux priant la Vierge noire. Louis
XIV fut le dernier monarque à s’y rendre.

La statuette de bois a été brûlée


par un boulanger révolutionnaire
dans son four à pain.

Les heures sombres de la Révolution signent


pour un temps la fin des pèlerinages. La chapelle est La Vierge
pillée. Un boulanger, qui était aussi porte-drapeau de Liesse
de la corporation des pompiers, s’empare de la sta- a été
tue de la Vierge et s’enorgueillit d’avoir brûlé dans couronnée
son four à pain « l’idole devant laquelle depuis sept par Pie IX
cents ans s’inclinaient les peuples et les tyrans et en 1857.
d’avoir voué pour toujours au culte de la raison le tem-
u

pleoùelleétaitdéposée», d’après une pièce cotée aux


Archives nationales à Paris. Il ne reste de la statuette
qu’un petit tas de cendres qu’un habitant, un cer-
tain M. Blat recueille dans un petit sac. Après le
rétablissement du culte catholique, en 1802,
une statue de plâtre, « d’une robe éclatante et
parée de mille joyaux » remplace l’originale
au centre de la chapelle, avec les cendres de
la statue d’origine. Les grâces abondent : des para-
lytiques sont guéris, des aveugles recouvrent la
vue, des muets retrouvent la parole… Le
18 août 1857, Pie IX proclame le couronne-
ment de Notre-Dame de Liesse, l’ouverture
du triduum étant annoncé par une cloche
offerte par Napoléon III.

La chapelle est épargnée — par


miracle ? — par les combats de
la Première Guerre mondiale,
alors que Liesse se situe à
moins de 20 kilomètres du
chemin des Dames. À la fin
de la guerre, les jésuites
récompensés pour leurs
services dans l’infirme-
rie ainsi que des sol-
dats épargnés vien-
nent offrir leurs
décorations
MANUEL COHEN/AFP

militaires à la
Vierge. Pen-

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 69


Légendes des provinces

Contes des terres


d’Empire
Alsace
C’est un des folklores les plus riches de France, très marqué par la civilisation
germanique à laquelle l’histoire de la région appartient pleinement.
Les gnomes et les géants y sont très présents. Les mythes autour de Noël foisonnent…

L’effroi durant l’Avent

Hans Tràpp
Le temps de l’Avent (adventus) est celui de l’at-
tente de la venue du Christ, qui débute le dimanche
suivant le 26 novembre et s’achève la veille du jour
de Noël. C’est une période particulièrement riche
de l’année liturgique, un temps autrefois sacralisé
par le jeûne et les interdits divers. Pour la mentalité
populaire, cette période d’obscurité, où les nuits
sont les plus longues de l’année, a longtemps été
celle durant laquelle les morts cherchaient à entrer
en communication avec les vivants. Toute une gale-
NORTH WIND PICTURES/LEEMAGE

rie de personnages plus ou moins inquiétants se


manifestait ainsi durant ces quatre semaines. Parmi
eux, saint Nicolas, bien sûr, qui a conservé jusqu’à
nos jours une importance folklorique en Alsace. À
travers lui, le monde des esprits, détenant les secrets
de la fertilité et de la prospérité, s’ouvrait à celui des
u
vivants. Saint Nicolas distribuait l’abondance, faisait et son manteau noir, ou portait sur ses épaules un Hans Tràpp
circuler les dons alimentaires et établissait un sys- grand sac pour enlever les enfants désobéissants. suivant le
tème d’échange entre les adultes et les enfants par Dans certains lieux, il entrait dans les maisons en se Christkindel.
l’intermédiaire du pain d’épice qu’il offrait. C’était tenant la tête sous le bras. Ailleurs, il était cornu, Le cauchemar
un personnage éminemment positif que les enfants brandissait un gourdin et tirait des chaînes derrière des enfants
attendaient avec impatience. lui dans un raffut épouvantable. désobéissants,
Mais saint Nicolas avait un accompagnateur atti- Hans Tràpp a peut-être une origine historique mais aussi
tré qui représentait le versant sombre, nocturne et en la personne de Hans von Dratt, un maréchal du le versant
chtonien de cette période de l’année : Hans Tràpp. À comte palatin Philip, qui terrorisa la région de Wis- sombre
partir du 6 décembre, celui-ci rendait visite aux sembourg à la fin du XVe siècle. Après sa mort, en du dernier
enfants en compagnie du saint et du Christkindel 1503, il aurait rejoint la légende, à l’instar d’un Dra- mois
(l’Enfant Jésus, le plus souvent représenté par une cula en Moldavie. Mais certains érudits voient de l’année.
jeune fille habillée de blanc). Invention des protes- davantage en lui le souvenir d’un soudard de la
tants au XVIe siècle pour se débarrasser du papiste guerre de Trente Ans, laquelle a été particulière-
Nicolas, le Christkindel a fini par cheminer main ment éprouvante pour l’Alsace qui y a perdu entre
dans la main avec le saint… un tiers et la moitié de sa population. D’autres enfin
Celui qui ressemble au Père Fouettard portait estiment qu’il s’agit d’un lointain écho du mythe des
des noms divers en Alsace : “Rübelz” (celui qui porte “hommes sauvages”, qui a hanté l’imaginaire de la
des fourrures d’animaux), “d’r Bees” (le méchant), fin du Moyen Âge. Ce qui est sûr, c’est qu’il faisait
“Müllewitz” (du haut-allemand bilwiz, le kobold), partie de ce cortège des ombres défilant auprès des
etc. Il avait la plupart du temps l’allure d’un vieillard vivants à ce moment crucial de l’année, où le soleil
inquiétant avec son grand chapeau, sa longue barbe menaçait de disparaître. ● Olivier Maulin

70 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

Bien mal acquis Ci-dessous,


La source
ne profite jamais le pilier
des anges
sous la cathédrale
de Notre-Dame
de Strasbourg.

Lac du Ballon En bas, le lac


du Ballon, Notre-Dame
Au pied du Grand Ballon, point culminant du
au pied
du ballon
de Strasbourg
massif vosgien, se trouvait naguère une merveil- de Guebwiller. On a longtemps raconté à Strasbourg qu’en col-
leuse prairie à l’herbe tendre, entourée par une lant l’oreille contre le dallage de la cathédrale on

u
forêt de sapins sombres. Cette prairie pouvait entendre le bruit de
appartenait à un charbonnier qui la chéris- l’eau contre les piliers de la
sait. Mais voilà qu’un beau jour un bour- voûte souterraine. À cer-
geois de Guebwiller, à quelques kilomètres taines périodes de l’année,
de là, s’intéressa lui aussi à cette terre et on allait jusqu’à distinguer
proposa au charbonnier de la lui acheter. le clapotis produit par les
L’homme refusa. Le bourgeois insista, aug- rames d’une barque trans-
menta plusieurs fois la somme qu’il était portant l’âme des morts.
prêt à payer pour obtenir le pré, mais le La nappe phréatique
charbonnier n’y consentit toujours pas : il constitua certes un pro-
ne voulait céder son bien à aucun prix. Le blème réel lorsque les tra-
bourgeois monta alors une machination vaux de fondation de la
visant à faire accuser le pauvre homme de cathédrale débutèrent en
lui avoir volé sa terre, et la justice, probable- 1015. Mais l’impact sur
ment corrompue, condamna le charbon- l’imaginaire des popula-
nier à céder son pré au bourgeois de mau- tions locales de ce lac
vaise foi. Lors de la fenaison suivante, le aujourd’hui souterrain
bourgeois, tout fier, vint chercher son foin provient de temps bien
dans une charrette d’or, narguant au pas- antérieurs.
sage le pauvre charbonnier dépouillé qui se Sur ce site se trouvait en
tenait sur le bord de la route. Celui-ci se dit effet le bois sacré de la
alors qu’il préférait que son pré soit détruit tribu celte des Triboques,
plutôt que d’appartenir à un personnage avec sa source et ses trois
aussi méchant ; il implora le Seigneur. hêtres géants abritant un
Aussitôt le ciel s’obscurcit autour du autel sur lequel les druides
Grand Ballon. Le tonnerre se mit à gronder. pratiquaient leurs rituels.
Un éclair foudroya le pré. Enfin, la pluie Les Romains rasèrent la
s’abattit sur la merveilleuse prairie durant des forêt et aménagèrent un
jours et des jours. Quand l’orage s’éloigna, il puits dans un temple dédié
n’y avait plus, à l’emplacement du pré, qu’un à Mercure, et la première
petit lac circulaire. Les eaux avaient ensevelis église élevée au même
le bourgeois et sa charrette d’or. ● O. M. endroit par saint Arbogast,
au VII e siècle, conserva le
“Noël-Wihnachte puits dont l’eau servit aux baptêmes jusqu’au
en Alsace”, XVIe siècle.
de Gérard Leser, Les Strasbourgeois firent de ce puits l’entrée du
Éditions du Rhin monde souterrain, mais les âmes mortes qui peu-
(1989). plaient autrefois le lac furent bientôt remplacées par
des milliers de bébés gardés par un sympathique
PHOTOS : T. STUDER ; MARCHI/EST REPUBLICAIN/MAXPP

“Au rendez-vous nain à barbe blanche installé dans une petite


de la légende barque. Les femmes désirant un enfant prirent alors
alsacienne”, l’habitude de se rendre à la “fontaine aux poissons”
Armand pour passer commande. Le gnome attrapait un
Durlewanger, bébé avec son épuisette et le portait à une cigogne
Saep Éditions quis’emparait du colis pour le livrer à la maman. Dès
(1980). lors, en collant l’oreille contre le dallage de la cathé-
drale, on entendit, en plus des clapotis de l’eau, des
milliers de petites voix qui criaient : « Kemt’is geh
hole ! » (“Venez nous chercher !”) ● O. M.

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 71


Légendes des provinces

MARY EVANS/PICTURE LIBRARY 2008/SIPA


Quelque chose dans la nuit

Lorraine Le loup,
terreur
absolue
Hauts reliefs boisés, forêts de la
impénétrables, hivers rigoureux… u paysannerie
restée indépendante du royaume française,
de France jusqu’à la mort du roi Stanislas, chassé jusqu’à
en 1766, la Lorraine abritait des paysans rugueux son extinction,
aussi durs que leur pays, qui tremblaient mais parfois
à des légendes terrifiantes. masque
commode pour
Gare à la “massue” des crimes
qui n’avaient
rien d’animal.
Le miracle du loup La légende

Le spectre de Boulay de Malzeville


tendait
à le réhabiliter.

Malzeville La Lorraine, région de vallées bordée par les


montagnes des Vosges prolongeant la dense Forêt-
Noire, pullule de légendes décrivant de mysté-
Au XVe siècle, alors que le duc René dirige la rieuses créatures qui, la nuit tombée, gagnent les vil-
Lorraine depuis son château nancéen, la légende lages pour terroriser les habitants. Parmi elles, le
veut que sa nièce, Jeanne de Vaudémont, ait été spectre de Boulay, bête immonde aux yeux luisants
sauvée des griffes d’un chevalier failli par un loup et aux oreilles pointues, qui enserrait ses victimes
rôdant dans les alentours de Malzeville. prévenues par le cliquetis de ses chaînes. À l’orée du
Âgée de 16 ans, la jeune fille profite d’un XIXe siècle, de nombreux paysans rapportent leurs
moment d’inattention de sa suivante, Perrine, rencontres avec cette masse informe, dont le pelage
pour découvrir les atours de la nature qui se révèle abondant lui vaut alors le surnom de “massue”. Cen-
en ce jour de printemps. Interloqués à la vue de sée terroriser les voyageurs qui s’aventureraient
cette adolescente richement vêtue, les villageois
l’avertissent de la présence d’un loup féroce qui Un monstre
terrorise régulièrement les troupeaux. Attirée par dévore
la nature florissante, Jeanne fait fi de ces conseils et
u un homme
s’enfonce dans la forêt de Malzeville. Au détour (XIe-XIIe siècle,
d’un chemin, elle rencontre Armand de Dieudou- Saint-Pierre-
lard, banni quelques années plus tôt par le duc de les-Églises).
Lorraine. « Je tiens enfin ma vengeance ! Si le Duc La nuit était
veut revoir sa nièce bien-aimée, il lui faudra payer ! », le domaine
s’exclame le chevalier. de terreurs
Le loup tant craint par les habitants surgit alors profondes
des fourrés et défait le sieur Dieudoulard dans un qui revêtaient
combat sanglant. Quelques minutes plus tard, la souvent
jeune fille, qui s’était évanouie à la vue de la scène, une forme
est réveillée par le souffle protecteur de la bête qui a abominable.
abandonné son regard menaçant. Après de longues
GIANNI DAGLI ORTI/THE ART ARCHIVE/AFP

minutes passées à caresser son sauveur, Jeanne est


retrouvée par les hommes de son oncle et l’animal
prend la fuite. Le duc de Lorraine aurait alors
choisi, dit-on, d’interdire la chasse au loup autour
de Nancy et fait construire une chapelle baptisée
“la gueule du loup”, toujours visible dans la forêt de
Malzeville. ● Thomas Lancrenon

72 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

AKG-IMAGES/ERICH LESSING
u

dans le village, la massue serait le fantôme d’un “Assemblée richesse et au bonheur. Effrayé par l’écriture rouge
ancien gouverneur de Boulay, nommé par le duc de de sorcières”, du papier qu’on lui présente et par les cris méphisto-
Lorraine au début du XVII e siècle, le capitaine par Frans phéliques proférés à quelques mètres de lui,
Dithau. Après avoir fait brûler vive sa tante en l’accu- Francken l’homme, bon et pieux de surcroît, reconnaît le dia-
sant de sorcellerie pour s’emparer de ses biens, le Jeune ble et décline sobrement son offre. «Jesuiscontentde
celui-ci aurait été puni de sa cupidité et condamné à (1607, mon sort », lui lance-t-il avant de sursauter devant le
errer jusqu’à la fin des temps sous cette forme Vienne, regard changeant du Malin : « Maintenant, tu vas
repoussante. ● Th. L. Kunst- connaître qui je suis et jusqu’où va ma suzeraineté »,
historisches lance le diable dans un ricanement terrorisant. Sou-
Museum). dainement, le visiteur est transporté au centre
Ronde infernale Une autre
permanence
d’une ronde infernale, formée par des sorciers dan-
sant au rythme de cris assourdissants. « Vous êtes
des terreurs dévoilés ce soir, dit Satan à ses fidèles, demain vous
populaires serez par lui dénoncés ; courez au-devant et le dénon-

La Planchette dont l’acuité


en Lorraine
cez d’abord comme scélérat entaché de larcin ; je vous
aiderai par artifices. »
est intense. La cérémonie macabre s’évanouit alors dans un
Le hameau de la Planchette, près de la com- nuage de fumée. Apeuré, le paysan parvient à rega-
mune d’Entre-Deux-Eaux, fut longtemps considéré gner sa maison et s’endort en priant. Le lendemain,
par les villageois locaux comme un lieu réquisi- à l’aube, il est arrêté par les archers du bailli qui
tionné par le diable. Au Moyen Âge, la rumeur vou- retrouvent sous son lit dix mètres de toile et une
lait que “le sieur Belzébuth en personne” ait pris bourse, volés dans la nuit chez un tabellion de Saint-
possession de la forêt pour y tenir des ébats noc- Dié. Devant le tribunal, il narre son aventure. Alors
turnes avec ses partisans. qu’il relate la disparition subite des sorciers et ter-
Un paysan, au caractère simple et bon, s’était mine son récit par un signe de croix, les dix mètres
égaré dans la forêt et fit la rencontre d’un jeune de toile et la bourse disparaissent à leur tour, devant
homme à l’air envoûtant. Richement vêtu, il lui pro- les yeux ébahis de l’assistance. Les sorciers qui
posa, en échange de la signature d’un document, l’avaient dénoncé furent arrêtés et brûlés vifs, et ce
une poudre magique permettant de s’élever à la fut la fin des sabbats de la Planchette. ● Th. L. u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 73


Légendes des provinces

u La colline inspirée Ils étaient


Sion quatre frères…
« Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie,
des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de
toute éternité pour être le siège de l’émotion reli-
gieuse », écrivait Maurice Barrès en ouverture de la Champagne-Ardennes
Colline inspirée. L’écrivain lorrain a consacré un Issue du démantèlement de l’Austrasie
roman majeur à la colline de Sion, lieu de pèleri- mérovingienne, terre de haute culture
nage millénaire et point culminant de la vallée bor- qui vit la naissance de Chrétien de Troyes,
dée par le massif des Vosges. elle était propice aux chansons de geste
Avant même l’arrivée du christianisme, les tri- qui réjouissaient la société policée du temps.
bus locales y ont célébré leurs divinités, suivis par Ainsi des aventures épiques des frères
les Romains, qui y dressèrent un temple à la gloire Aymon, sous le règne de Charlemagne.
de Mercure. Les premières traces du christianisme
local datent du Ve siècle, avec la construction d’un Quels personnages légendaires français peu-
oratoire dédié à Notre Dame. vent se targuer de posséder une statue rappelant
Au XIe siècle, alors que l’Europe se recouvre leurs exploits imaginaires à Lisbonne, Gand, au
d’« un blanc manteau d’églises », saint Gérard y bord de la Meuse, en Belgique et à Cologne ? Les qua-
organise le culte marial et confie la colline à une tre frères Aymon, pardi, vous lancera-t-on dans le
communauté de chanoines. Le site devient alors nord-est de la France !
un haut lieu de pèlerinage et la petite église devien- Ils étaient donc quatre frères, Renaud, Aalard,
dra en 1933 une basilique mineure, après maints Guichard et Richard, fils du duc d’Aymon. C’est une
remaniements et une destruction totale en 1741. chanson de geste qui va conter leurs aventures. Leur
Les oblats de Marie-Immaculée, locataires his- père les présente à son suzerain, le grand Carolus
toriques du lieu, ont quitté la butte en 2003. Une Magnus, l’empereur Charlemagne. Celui qui règne
petite communauté de clarisses assure toujours La lanterne sur une grande partie de l’Europe adoube Renaud.
une présence religieuse sur la colline mystique et des morts, Le souverain offre au nouveau chevalier une mon-
accueille les 250 000 pèlerins qui la gravissent monument ture magique, le cheval Bayard. Mais lors d’une par-
chaque année. ● Th. L. à Maurice tie d’échecs, Renaud gagne face à Bertolai, le neveu
Barrès, favori de Charlemagne. Mauvais joueur, celui-ci
sur la colline frappe le chevalier qui s’emporte, jette l’échiquier à
de Sion la tête de son adversaire, le tuant ! Les quatre frères
(Meurthe- fuient, montés sur Bayard, cheval touché par la
u
et-Moselle). magie qui adapte sa taille à ses cavaliers. C’est le
Site de foi début d’une guerre qui va durer vingt ans.
et de pélerinage
antique, On compte 218 versions du texte narrant
célébrée les exploits des fils du duc d’Aymon.
par l’auteur Toute l’Europe médiévale le connaît !
lorrain,
elle reste Tout au long des 18 500 alexandrins qui compo-
aujourd’hui sent la chanson originale, écrite sans doute à la fin du
encore XIIe siècle, les aventures se succèdent. Les frères
une destination sont chassés du château forteresse de Dordone,
essentielle reniés par leur père. Ils vont bâtir Montessor, sur un
du culte marial. mont dominant la Meuse. Ils sont aidés par leur cou-
sin, un enchanteur nommé Maugis. Assiégé par les
troupes de Charlemagne, le château tombe au bout
de sept ans, à cause d’un traître.
Après une errance chaotique, ils retournent à
Dordone, sont pardonnés et vont dans le Sud-Ouest,
BRUNO BARBIER/AKG-IMAGES

aider le roi Yvon de Gascogne. En récompense, celui-


ci leur permet d’ériger la forteresse de Montauban,
sur une colline. Charlemagne exige la livraison des
quatre frères ; par défi, Renaud monte à Paris pour
participer à une course de chevaux et l’emporte.

74 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

AKG-IMAGES
u

La chanson navigue entre chevalerie, magie et “Les quatre La chanson connaît plusieurs versions, elle a été
merveilleux. Souvent trahis, sauvés par Bayard et frères Aymon augmentée, magnifiée au cours des siècles. On
l’enchanteur Maugis, les frères Aymon se jouent chevauchant compte 218 versions de ce texte, toute l’Europe
des pièges, et Charlemagne se montre bien loin de Bayard” médiévale le connaît. En 2009, une édition riche-
sa légende dorée. Il exige la mort de l’enchanteur (XIVe siècle, ment illustrée a repris le manuscrit original.
et la remise du cheval Bayard. La bête sera bien Paris, BnF). Pasmoinsdedouzelieuxsontcensésêtrelecadre
jetée dans la Meuse, lestée de poids, mais elle sur- Le cheval fée du château de Montessor, bâti par les quatre frères.
vivra, surnagera et s’enfuira dans la forêt des leur permit Des plaques y sont apposées, comme sur les ruines
Ardennes. à maintes de Cubzac-les-Ponts. Une chapelle a été érigée à
La paix est conclue entre Charlemagne et ses reprises Cologne, lieu où Renaud est mort. La trace du cheval
vassaux. Tout n’est pas fini pour autant. L’aîné des d’échapper Bayard est relevée partout dans la région des
Aymon, surnommé Renaud de Montauban, au courroux Ardennes, des lieux baptisés le “pas-Bayard”, où il
renonce à sa vie aventureuse. Il s’engage comme de Charle- aurait laissé l’empreinte de ses sabots. C’est à Bogny-
simple ouvrier sur le chantier de la cathédrale de magne. sur-Meuse, entouré de quatre pics figurant les
Cologne. Hélas, des maçons jaloux l’assassinent et Aymon, qu’est érigée par Albert Poncin, en 1950, une
jettent son corps dans le Rhin. Il ne manquait qu’un sculpture représentant les quatre frères et Bayard. La
petit miracle à cette histoire, le voici : les poissons petite ville de 5 000 habitants s’enorgueillit d’être le
font remonter Renaud à la surface, sa dépouille est lieu de la légende. Une histoire magique et furieuse,
baignée de lumière, les anges chantent ! qui a traversé les siècles. ● Matthieu Frachon

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 75


Légendes des provinces

À Dieu comme à diable


en terre gauloise
Bourgogne
C’est un lieu de bois sombres et impénétrables où s’organisa la première révolte contre
un envahisseur, et où Dieu et diable se disputèrent l’âme des fidèles ; elle dispose de traces
anciennes et somptueuses qui mènent au ciel en partant des tréfonds de l’histoire.

L’île de granit

Morvan
Le parc naturel du Morvan est, selon la formule
consacrée, une “île de granit”. Mégalithes et chaos

PETR BONEK/ALAMY STOCK PHOTO


granitiques parsèment la région, et les légendes ne
manquent pas pour expliquer ces amas de rochers.
Comme à la Beuffenie, où vivait une vilaine sorcière
dont le domaine se pétrifia lorsqu’elle mourut.
Et les rochers du Poron-Meurger ? Un amas de
pierres sculptées par l’érosion conserve le souvenir
du diable. Ce dernier aurait fait un pari avec Dieu :
L’écrin des Gaules

u
réussir à bloquer la sortie de l’église du bourg avec Reconstitution
un énorme rocher en échanges des âmes des parois- de murailles
siens. Mais le diable arriva trop tard et jeta son roc gauloises
dans la forêt, laissant dans la pierre l’empreinte de sur le chantier
ses doigts et de ses épaules. Le promeneur peut visi-
ter la cavité la plus profonde, le “fauteuil du diable”, Bibracte archéologique
du mont
en mémoire de l’endroit où le démon s’assit après sa Beuvray.
défaite. On raconte que le siège parfois chauffe le C’est une ville fascinante, ressuscitée après
postérieur de celui qui l’occupe. 1 800 ans d’oubli, une capitale gauloise sur
Ajoutons à cela que le vent, en s’engouffrant laquelle on a tant écrit, tant imaginé. Bibracte,
dans les rochers creusés, fait entendre d’étranges pointe avancée du Morvan, perle de la Gaule
plaintes, et le tableau est complet. Avouons que les d’avant Rome, s’étend sur le mont Beuvray.
pierres hantées ont une certaine allure, plus mysté- C’est ici qu’en 52 avant Jésus-Christ le peuple
rieuse qu’un simple amas sculpté par l’érosion, ou éduen confirma un certain Vercingétorix comme
des lieux de culte gaulois ! ● Matthieu Frachon chef de la coalition de tribus gauloises qui allaient
tenter de résister à l’envahisseur. On connaît la À gauche,
suite, toute la Gaule fut occupée, César s’en le menhir
retourna à Rome pour son triomphe avec Vercin- de Poron-
gétorix dans les fers. Le futur empereur romain Meurger,
passa quelque temps à Bibracte pour finir ses dit “roche
u
Commentaires. du diable”.
Ensuite Bibracte a disparu, tout simplement, la Un amas
nature a repris ses droits, la cité a été abandonnée. granitique
Durant des siècles, on a glosé sur la mystérieuse de 50 mètres
ville gauloise, on a même parlé d’un trésor caché de long.
par Vercingétorix lui-même, mais on ne fouilla
pas, ou mal. Pour la majorité des savants, Bibracte
n’était en fait qu’Autun, la ville comportant de
RICO 89

nombreux vestiges gallo-romains. Pour d’autres,

76 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

Bibracte serait devenue Beaune. Les historiens immense et apaisant, pour s’imprégner d’un lieu où
s’interrogent sur le nom de Bibracte, peut-être souffle l’Esprit et où, depuis le XIXe siècle, peintres
venu du celtique “bibro”, “castor” ? En attendant et écrivains se réfugient. Et ils viennent pour y sentir
tout le monde cherche après Bibracte ! le temps s’écouler.
À Vézelay, l’histoire de l’Occident vous saisit au
C’est à un érudit local, Jacques-Gabriel Bulliot cœur. D’abord la préhistoire, avec les grottes
(1817-1902), que l’on doit la découverte de ce tré- peintes d’Arcy, dans la vallée de la Cure, puis les
sor archéologique inestimable. En 1851, Jacques- Celtes, au pied de la colline, où ils exploitèrent du sel
Gabriel prépare une communication sur l’arrivée et édifièrent un sanctuaire.
du christianisme dans le pays éduen, il se rend Un ensemble que Rome transforme en établisse-
donc au sommet du mont Beuvray (821 mètres) ment thermal. Elle apporte aussi la route, la vigne et
pour explorer la chapelle Saint-Martin, une des le christianisme. À la fin de l’Antiquité, près de l’ac-
plus anciennes. Et là, eurêka ! Il découvre un talus tuel village de Saint-Père-sous-Vézelay, sur le
qu’il pense être celui d’un camp romain. Pour lui domaine de Viceliacus, une chapelle apparaît. Là,
c’est certain, il a retrouvé Bibracte ! Il va alors vers 858, Girart de Roussillon fonde une commu-
s’échiner à convaincre la Société nationale d’ar- nauté de “servantes de Dieu”, soumises à la règle
chéologie, puis, appuyé par Napoléon III, entamer bénédictine.
des fouilles qui vont révéler une cité gauloise de
5 000 à 10 000 habitants, protégée par un oppi- Après un raid normand dévastateur, le monas-
dum (rempart). tère s’établit sur une butte que la légende nomme
Aujourd’hui Bibracte est le musée et chantier à “mont Scorpion”, la colline de Vézelay. Au milieu du
ciel ouvert qui a permis de comprendre nos ancê- XIe siècle, une rumeur assure qu’il renferme les
tres les Gaulois, d’affirmer qu’ils n’étaient pas les reliques de Marie-Madeleine. Naît un pèlerinage au
sauvages à demi nus et frustes que l’on imaginait. succès foudroyant : l’église abbatiale carolingienne,
Quant au fameux trésor gaulois, il a été décou- trop petite, est remplacée par l’édifice actuel.
vert à Vix, à quelque 150 kilomètres de là. ● M. Fr. La célébrité est telle que Bernard de Clairvaux
y prêche en 1146 la deuxième croisade, que Phi-
La basilique lippe Auguste et Richard Cœur de Lion y lancent
Là où souffle l’Esprit Sainte-Marie-
Madeleine
en 1189 la troisième et qu’en 1217 deux franciscains
y installent la première communauté de Saint-
de Vézelay François en France. Le déclin s’amorce au XIIIe siè-
(Yonne). cle. La guerre de Cent Ans et les guerres de Religion

Vézelay Un des hauts


lieux de la foi
l’accentuent. La Révolution fait le reste : le tympan
extérieur est martelé, les bâtiments conventuels
catholique. rasés. En 1834, Prosper Mérimée, premier inspec-
Aux confins du Morvan, Vézelay : 470 habitants, On y vénère teur général des Monuments historiques, est ému
800 000 visiteurs par an ! Ils viennent pour ce chef- les reliques de l’état de l’église. Il en confie la restauration à
d’œuvre de l’art roman bourguignon, la basilique de la sainte. Viollet-le-Duc. Le monument est sauvé : il devient
dédiée à Marie-Madeleine, pour ce paysage basilique en 1920. ● Frédéric Valloire u
u

LIONEL LOURDEL/PHOTONONSTOP/AFP

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 77


Légendes des provinces

surgir quantité de sites prétendant être la véritable


u “Personne ne sait Alésia : Alaise, Alès, Alièze, Aloise, Aluze, Novalaise,
mais aussi Izernore ou Salins-les-Bains…
où se trouve…” En 1963, coup de théâtre, l’archéologue André
Berthier (1907-2000) décide de reprendre la ques-
tion. En s’appuyant sur le texte de César, il dresse
une liste d’indices — topographiques, tactiques et

Alésia stratégiques — et établit un portrait-robot du site.


Faisant alors glisser ce portrait sur des cartes d’état-
major, il cherche la configuration la plus crédible et Muséoparc
Il y a eu deux batailles à Alésia. La première, en 52 tombe sur Chaux-des-Crotenay, dans le Jura. Alésia,
avant notre ère, a opposé les légions de Jules César à Lors des fouilles napoléoniennes, les historiens 1, route
l’armée gauloise emmenée par Vercingétorix. Elle a et les militaires avaient manifesté leur surprise des Trois-
duré environ deux mois. La seconde met aux prises devant les écarts apparents entre le site d’Alise- Ormeaux,
des historiens, des archéologues… Elle a commencé Sainte-Reine et les descriptions faites par César. Le Alise-Sainte-
il y a cent cinquante ans. Elle n’est pas achevée. problème de ces différences repose sur une vraie Reine.
Alésia sort véritablement de l’ombre dans le cou- question : quelle valeur accorder au De bellogallico ? Tél. :
rant du XIXe siècle. Un protecteur puissant et atten- César rédige des rapports à destination du Sénat, 03.80.96.96.23.
tif présida, alors, à sa renaissance : Napoléon III, qui probablement embellis, voire mensongers… www.alesia.com
lança, en 1858, la commission de topographie des
Gaules, chargée d’étudier la géographie, l’histoire et C’est sur son texte — comme s’il avait la préci-
l’archéologie nationales jusqu’à Charlemagne. sion d’un rapport de gendarmerie — que repose
Le site d’Alise-Sainte-Reine était connu depuis le la thèse jurassienne. Chaux-des-Crotenay corres-
IXe siècle. Le premier à l’avoir identifié comme lieu pond, Alise-Sainte-Reine ne correspond pas. Voilà
de la bataille est un moine de l’abbaye Saint-Ger- le principal argument. Hors le texte, restent les
main d’Auxerre, Héric, après sa lecture des Com- fouilles… L’examen du site jurassien n’offre
mentaires de César. Au fil du temps, les paysans « aucune trace de mobilier militaire, qu’il soit
locaux exhumèrent quantité d’objets provenant de d’époque gauloise, romaine républicaine ou impé-
l’ancienne cité gauloise. À partir du XVIIIe siècle, riale », selon une étude récente. Sa conclusion fait Le site
l’engouement pour la Gaule romaine fit du mont état « d’une présence gallo-romaine incontestable d’Alise-
Auxois et de la plaine des Laumes un lieu de prédi- dans la région, mais elle est bien postérieure à la Sainte-Reine,
lection pour les “fouilleurs” et les archéologues. conquête et concerne un mobilier d’habitat plus que où a été bâti
celui d’une garnison (absence d’armes) […], rien ne le Muséoparc
Ces premières prospections désordonnées per- confirme une quelconque présence militaire, surtout d’Alésia,
mirent de mettre au jour, en 1839, une pièce capi- massive, que toute conquête impose ». est le lieu
tale : une inscription de six lignes, en caractères Ce qui n’est pas le cas à Alise-Sainte-Reine, où le plus probable
latins mais en langue gauloise, portant, gravée dans dorénavant des photographies aériennes dévoilent, du déroulement
la roche, la mention “Alisiia” : Alise-Saint-Reine en lignes claires et lignes sombres, des plans de subs- de la bataille.
devait être l’Alésia du De bello gallico de César. tructions, invisibles au sol, retraçant les lignes forti- La dispute sur
Les premières fouilles commencèrent en 1861. fiées avec camps, talus et fossés ; et toujours un nom- sa localisation
Elles dureront quatre ans. La science archéologique bre considérable d’armes, d’outils, d’ossements fait rage
est balbutiante, mais les découvertes sont quand (humains et équins), de monnaies, de bijoux. Sans depuis cent
même considérables : le tracé des lignes de défense compter la filiation du nom, en celte et en latin… cinquante ans.
romaines, le fossé de 20 pieds de large, les traces Si la bataille d’Alésia n’a pas eu lieu à Alise-
u

sédimentées du détournement des rivières, 8 camps Sainte-Reine, alors quel événement, d’ampleur
et une multitude d’objets : ossements, armes, élé- considérable et dont aucune source ne parle — mais
ments d’artillerie… Ces découvertes contribuent à dont témoigne l’archéologie —, s’est-il déroulé là ?
éteindre les premières polémiques. Car l’engoue- Pour autant, les partisans de Chaux-des-Crotenay
ment, tout à la fois populaire et impérial, avait fait n’ont pas dit leur dernier mot… ● Mickaël Fonton
VIEW PICTURES LTD / ALAMY STOCK PHOTO

78 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

“Le loup-garou
va venir !”

Nivernais
Comment imaginer que la Nièvre puisse conte-
nir une telle quantité de mystères et de légendes ?
Bon, il y eut dans un passé récent le plus mysté-
rieux des hommes d’État, François Mitterrand,
mais là n’est pas le sujet. Explorons donc cette sur-
prenante région.
Les superstitions les plus diverses courent

JOSSE/LEEMAGE
encore le Nivernais. On ne fait pas sa lessive ou son
ménage un jour saint, cela porte malheur. Plus
grave, si vous vous promenez dans une forêt de la
région, gardez-vous de ramasser les œufs que vous
u

pourriez trouver dans un nid ou par terre : ils sont “Ruines France. Mais pas seulement : lutins, fées, elfes, on
maléfiques, déposés là par un “envoyeux”, un fac- du château trouve de tout dans les villages et forêts nivernais.
totum du diable, ils sèment la mort ! Tout est à de Rosemont”, Un innocent bosquet aurait été le théâtre de
l’avenant, il faut être bien précautionneux pour ne par Johan furieux sabbats, une légende raconte même que
pas attirer le malheur sur soi dans cette contrée ! Barthold l’on aurait croisé le diable en personne… Et la lit-
Jongkind (1861, térature s’en mêle. C’est la création de Rabelais, le
Les créatures fantastiques ne manquent pas Paris, musée géant Gargantua, qui a inondé la vallée du Niver-
non plus. À commencer par la vouivre, cette d’Orsay). nais en soulageant sa vessie, un jet qui créa plu-
femme-serpent qui protégerait un trésor, l’escar- sieurs rivières. En parlant de rivières, beaucoup
boucle, un diamant énorme que la bête porte sur de moulins essaiment dans la région : tenez-vous
son front lorsqu’elle se transforme. On trouve des en bien loin ! La plupart sont hantés ou pour le
vouivres un peu partout en France, celle de la Niè- moins bizarres. Les fontaines sont curieuses éga-
vre a le pouvoir de voler et nicherait aux alentours lement, il faut dire que la pratique de cultes païens
du château de Rosemont, à Luthenay-Uxeloup. Et a perduré dans la région, les druides tenant leurs
le loup-garou ? Il y en a, témoin cette ancienne ber- assises dans les clairières jusqu’au XIIe siècle. Au
ceuse : niveau surnaturel, un revenant farceur hanterait
“Si tu dors pas ma poulette, “Lupo le château de Lantilly.
Le loup-garou va venir. mannaro”, Un dernier pour la route ? Alain Colas, le navi-
L’loup-garou y viendra pas, gravure gateur mystérieusement disparu en mer en 1978,
Ma poulette dormira. d’après “le dont on n’a jamais rien retrouvé, était Nivernais,
Dodo, poulette, Loup-Garou”, fils d’un faïencier de Clamecy. Sa destinée tragique
Dormez donc poupon.” de Maurice alimente encore les imaginaires débridés.
Pas de mystères sans diableries et sorcelle- Sand (1857). N’en jetez plus, la cour des miracles est pleine. ●
ries. Donc, les sorcières pullulent dans ce coin de Matthieu Frachon
u
BIANCHETTI/LEEMAGE

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 79


Légendes des provinces

La Lotharingie, une place


entre deux mondes
Franche-Comté
De son passé fabuleux, il reste à la Bourgogne
transjurane un foisonnement de légendes
païennes et de miracles chrétiens.

L’étrangeté commence à son nom : la


Franche-Comté est la seule province de
France qui n’a pas de nom propre,
“Franche-Comté” ne disant rien
que son statut ; son nom de chan-
cellerie est “comté palatin de Bour-
gogne”, “Haute-Bourgogne” comme
disent encore les Allemands ; car il y a en
effet deux Bourgognes, la basse et la haute, le
duché et le comté, de part et d’autre de la Saône,
qui sépare l’Empire et le royaume. Étrange pro-
vince, terre de l’ambiguïté, le cœur de cette chimé-
rique Lotharingie, que Charles le Téméraire mou- La vouivre,
rut à vouloir ressaisir. La Bourgogne transjurane, bois gravé,
u
qui descendait la vallée du Rhône, retrouvait la (XVIe siècle,
province romaine et la titulature de Frédéric Bar- Paris, BnF).
b e r o u s s e d a n s H u g o : « Roi d e B ourg og n e et Curieuse homonymie héraldique, et qui signe En bas,
d’Arles », cette Bourgogne impériale, volante, avait la même difficulté à s’astreindre aux bornes des Anne
pour blason une aigle d’argent sur champ de frontières et aux tracés des atlas. L’aigle d’argent de Bretagne,
gueules, et cette aigle blanche est la même, à peine de la Bourgogne comtale et palatine deviendra le gravure,
moins ébouriffée, que l’aigle de ce royaume de lion d’or qui s’astreindra, ou se restreindra, au ter- (XIXe siècle).
Pologne qui, à la même époque et de l’autre côté ritoire que nous lui connaissons, entre Saône et Christianisme
des Allemagnes, vaguait de siècle en siècle des Jura et les premiers contreforts des Vosges. De ce et superstition
rives de la Baltique à celles de la mer Noire. passé fabuleux, qui a tant de mal à s’inscrire dans se battant
les cartes de la géographie et les nomenclatures de comme
l’histoire, il reste une constante familiarité avec Français
l’autre part, ce monde entre les mondes, entre et impériaux.
chien et loup, propice aux sortilèges comme, Dieu
merci, aux miracles.

Désiré Monnier raconte les frayeurs


des villageois se remémorant
les galops nocturnes du cheval Gauvain.
À tout seigneur tout honneur, c’est par la capi-
tale qu’il faut commencer, Dole (et non pas Besan-
çon qui ne sera capitale que par caprice du
conquérant Louis XIV, qui voudra punir Dole de
lui avoir résisté). La vouivre est célèbre, Marcel
PHOTOS : INFATTI/LEEMAGE ; AKG-IMAGES

Aymé, qui fut écolier à Dole, a travaillé à sa noto-


riété littéraire ; serpent à figure de femme, on
raconte qu’elle assistait par provocation, demi-
nue, à la messe dans l’église des Carmes, protégée
par ses deux loups qui l’attendaient à la porte. Une
rue de Dole s’est longtemps appelée rue de la Dia-
blerie, en souvenir d’une fête que l’on y donnait

80 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

pour la Saint-Jean-Baptiste, sans doute une survi- Six cents ans plus tard, saint
vance de mystères médiévaux : une douzaine de Claude sera un évêque de Besançon
jeunes gens déguisés en diables mimaient la danse mieux reçu par ses fidèles. Long-
de Salomé. Une année — c’était au XVIe siècle —, on temps abbé de Saint-Oyend-de-Joux,
en compta treize : on s’en alarma, on demanda autour de laquelle s’élèvera la ville
aux diables de se démasquer — ils n’étaient plus de Saint-Claude, c’est là qu’il sera
que douze. On en conclut que le diable lui-même enterré. Cinq siècles après sa mort,
avait fait le treizième, et de cette année-là la fête ne son corps est retrouvé intact. L’ab-
sera plus célébrée. baye devient un lieu de pèlerinage où
Un autre diable, des plus littéraires quant à lui, les miracles foisonnent. Louis XI, qui
a hanté Dole à cette époque : l’université de la ville a pour le saint une vénération parti-
avait appelé à sa chaire de théologie le jeune et culière, s’y rend à plusieurs reprises,
célèbre Corneille Agrippa, qui enseigne la kabbale ainsi qu’Anne de Bretagne, reine de
et n’aime rien tant que provoquer les esprits France à nouveau par son mariage

PHOTOS : DR ; DEAGOSTINI/LEEMAGE
convenus. Il se promène un barbet noir sur les avec Louis XII ; elle espère un enfant.
talons qu’il appelle “Monsieur” ; il n’en faut pas La fille dont elle accouchera s’appel-
plus pour que l’on répute son chien diabo- lera Claude, et sera la mère de Fran-
lique, et Goethe s’en souviendra en écrivant çois Ier. Le 1er messidor an VII (19 juin
Faust, où Méphistophélès entre en scène 1799), la ville de Condat-Montagne,
sous l’apparence d’un barbet noir. qui ne veut plus s’appeler Saint-
Parmi les animaux maléfiques, Claude, est entièrement détruite par
u

après la vouivre et dans son parage, figure au pre- En haut, un incendie. Les flammes n’épargnent qu’une seule
mier rang le cheval Gauvain. Nul ne sait pourquoi il saint Claude, maison, celle où demeurent les reliques du saint.
porte le même nom que le neveu du roi Arthur ; il (XVIe siècle,
est blême, comme le cheval de l’Apocalypse, et basilique de L’ostensoir contenant deux hosties
apparaît à minuit à des voyageurs égarés. Malheur Saint-Nicolas- consacrées resta en lévitation
à ceux qui le montent : il part d’un trait les noyer de-Port, pendant trente-trois heures.
dans la rivière, soit la Loue, puisque c’est dans sa Meurthe-
vallée qu’il sévit, et Désiré Monnier, qui a interrogé et-Moselle). À Luxeuil, dans le nord de la Franche-Comté,
les villageois en 1839, raconte leurs frayeurs quand Ci-dessous, c’est un moine venu d’Irlande qui défriche les bois
ils se remémoraient ses galops nocturnes, les nuits saint Lin, et les âmes : saint Colomban fonde, à la fin du
où la vouivre allait se baigner ; alors un lièvre, devenu pape, VI e siècle, un monastère qui sera, deux siècles
qu’on appelait “le lièvre du vieux servant”, (XVIe siècle, durant et comme plus tard Cluny ou Cîteaux, un
apparaissait aux bergers et marchait devant Volterra, centre spirituel, si l’on nous passe cette formule
eux sans que personne pût l’attraper. Museo quasi pléonastique, puisque ce qui relève de l’es-
Diocesano prit est toujours central. Ce qui deviendra la Haute-
Si, comme l’a rappelé Rimbaud, « le di Arte Saône, qu’on appelait alors le bailliage d’Amont,
combat spirituel est aussi brutal que la Sacra). voit en 1608 le miracle dit des Saintes Hosties, à
bataille d’hommes », la Franche-Comté fut l’abbaye de Faverney : lors des vêpres de la Pente-
conquise au Christ par des combattants côte, le reposoir prend feu, et l’ostensoir conte-
remarquables. Le premier d’entre nant deux hosties consacrées s’élève au-dessus du
eux fut saint Lin, que saint Pierre brasier et reste en lévitation pendant trente-trois
lui-même envoya, dit-on, heures devant un millier de témoins. Une des deux
comme évêque à Besançon, la hosties sera transférée à la collégiale Notre-Dame
Vesontio romaine. Il s’y rendit de Dole, où Louis XIV et Marie-Thérèse vien-
à pied comme à un pèlerinage, dront la vénérer. C’est à Gray, toujours en
comme on se rend à Jérusalem Haute-Saône, le 9 septembre 1909, que le
délivrer le tombeau du Christ — vénérable P. Lamy eut la vision de la Vierge,
puisque Jérusalem est partout. qui lui demanda de fonder le sanctuaire de
À peine arrivé, il harangue ses Notre-Dame-des-Bois, qui est toujours un
nouveaux paroissiens ; à sa grand pèlerinage marial. La vie de ce pau-
voix s’écroulent les statues vre curé de La Courneuve, fondateur de la
des anciens dieux et le cœur congrégation des serviteurs de Jésus et
des païens s’irrite : on le de Marie, en qui ses contemporains
chasse de sa ville qu’il omet voyaient un second curé d’Ars, semble
de maudire, il reprend le sortir tout droit de la Légende dorée et
chemin de Rome où il arrive démentir tous les préjugés scientistes de
pour la mort de saint Pierre, son siècle : il s’entretenait familière-
en l’an 67. C’est lui que les ment avec Notre Dame et les anges : « Si
chrétiens choisissent comme peu de chose nous sépare d’eux… » ●
deuxième pape. Philippe Barthelet

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 81


Légendes des provinces

Des arêtes jour ces souterrains. L’exploration peut commen-


cer et les interprétations aussi.
sous la colline Les chercheurs cherchèrent, les ouvriers creu-
sèrent et du puits la lumière ne jaillit point ! Car on ne
sait toujours pasà quoi servait précisément leréseau
qui serpente sous la colline lyonnaise. Une longueur

Lyon de 1,4 kilomètre, plusieurs niveaux, des étages, des


sous-galeries, des puits d’accès… le tout reste un
mystère archéologique et historique.
N’en déplaise aux Parisiens, sous l’Empire
romain, la capitale des Gaules était située entre Trois hypothèses se sont dégagées de cette plon-
Rhône et Saône ! Lugdunum (Lyon) est alors un cen- gée dans les entrailles. La première date les arêtes
tre économique, administratif et religieux. de poisson du XVIe siècle. Le labyrinthe sous terre
Les Romains ont légué un nombre incalcula- aurait servi d’entrepôt de munitions pour la citadelle
ble de monuments, d’édifices, d’ingénierie. Nous Saint-Sébastien, qui se trouvait au-dessus. Celle-ci,
croyons avoir tout inventé, mais construite en 1564 par Charles XI,
l’histoire nous offre un cruel ayant disparu ainsi que ses plans, La colonne
démenti. À Lyon, les traces du génie nous ne sommes pas beaucoup plus vertébrale
de Rome sont bien présentes, mais avancés. D’autant plus qu’une autre des arêtes
u
on trouve aussi des choses plus piste a jailli. Les galeries sont en de poisson,
étonnantes, inexpliquées. Les sou- pierre du Beaujolais (« Lyon est une qui partent
terrains en arêtes de poisson en font ville arrosée par trois grands fleuves : perpendi-
partie. Si Paris possède ses cata- le Rhône, la Saône et le Beaujolais », culairement
combes, Lyon a aussi son monde boutade de Léon Daudet), un maté- sur plusieurs
caché, qui n’a pas encore livré tous riautrèsutiliséauMoyenÂge.Cequi dizaines
ses secrets. Découverts en 1651 par pourrait en faire l’une des caches de mètres.
un ouvrier, ces souterrains ont tout du trésor des Templiers, le fief du Ci-dessous,
de suite intrigué les Lyonnais par grand maître Guillaume de Beau- les pentes
leur forme particulière : ils se com- jeu, mort au siège d’Acre, ayant sur- sur le Rhône
posent d’une galerie principale, la plombé la Croix-Rousse ! de la colline
“colonne vertébrale”, sur laquelle Or, la datation récente du sou- de la Croix-
se greffent des galeries secondaires, terrain le fait remonter à l’Anti- Rousse.
les “arêtes”. quité. Nous revoilà chez les Gallo-Romains avec
Étonnant, non ? Mais à quoi cet ensemble pou- deux pistes à creuser. Celle de l’égout de Lugdu-
vait-il servir ? num, beaucoup moins romantique, ou celle de cata-
Pendant trois siècles, on ne s’en préoccupa combes,puisqu’en1959onaretrouvédesossements
plus, on reboucha le trou et on passa à autre chose. dans une galerie, murée depuis par la municipalité.
Mais, en 1959, l’affaissement de la chaussée au Pourl’instant,lesarêtesdepoissonrestententravers
croisement de la rue des Fantasques et de la rue de la gorge des curieux. ● Matthieu Frachon
Grognard, au cœur de la Croix-Rousse, remet au
PHOTOS : WIKIMEDIA COMMONS

82 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


JEAN BERNARD/LEEMAGE
Légendes des provinces

Une coupe

u
rieuse” sont, en effet, installés sur les lieux convoi- “Les Noces
tés. Hasard ? Destin ? Une festive effervescence de Protis
pour une cité règne dans le village gaulois à l’arrivée des naviga-
teurs : Gyptis, la fille du roi, doit en effet se marier
et Gyptis”,
par Joanny
le jour même. Hospitaliers et curieux, les Ségo- Rave (1874,
briges convient alors les Grecs au banquet de noce. Marseille,

Marseille Selon la coutume locale, Gyptis doit y choisir son


époux, en lui présentant une coupe d’eau. Séduite
musée des
Beaux-Arts).
par l’étranger venu d’au-delà de la mer, la fille du Les noces
Sur les eaux cristallines de la Méditerranée, roi tend la coupe à Protis. Le marin devient ainsi du Phocéen
une embarcation fait voile vers une terre promise. gendre du roi qui lui offre, pour dot, un territoire et de la fille
À son bord, des nautes qui rêvent de lait et de miel, bordé par la calanque du Lacydon — qui deviendra du chef ligure
de la douceur de vivre offerte par ces côtes occi- par la suite le Vieux-Port. Nannus
dentales, que leurs compatriotes leur ont fait ouvrent
entrevoir. Plus que l’union entre une princesse gauloise la porte à la
Ce sont des conquérants partis de Phocée, cité et un marin grec, ce mariage scelle une alliance colonisation
grecque aride d’Ionie, sur la côte de la mer Egée — entre deux peuples et permet l’édification de la grecque, puis
en Asie mineure. En ce VI e siècle avant Jésus- ville la plus ancienne de France, Massalia, la future à la fondation
Christ, la cité cherche, en effet, à établir des colo- Marseille. de Marseille.
nies en des terres hospitalières. L’une d’entre elles Issu du résumé grec que fit l’historien Justin des
leur est apparue particulièrement favorable, au Histoires philippiques de Trogue Pompée, ce mythe
cours d’une précédente expédition qui les a menés fondateur se décline en une seconde version latine
jusqu’aux côtes gauloises, dans la baie du Lacy- plus ancienne et plus concise, relatée par Aristote
don. Charmés par les majestueuses calanques qui dans laConstitutiondesMassaliotes. Si la trame géné-
protègent de la houle, les explorateurs se sont rale du récit reste la même, quelques différences
empressés de retourner à Phocée convaincre leurs s’observent : dans la version d’Aristote, il n’y a qu’un
seul chef phocéen, Euxène. Celui-ci est choisi par la
Chargés de quelques présents, princesse Petta, qu’il renomme Aristoxène à l’issue
les nouveaux Argonautes du mariage et qui lui donnera un fils, Protis. Ces dif-
décident d’aller quérir férences pourraient refléter une évolution de la
l’amitié du roi Nannus. légende au fil du temps.
Aventurier parti à la conquête de terres, jeune
concitoyens de mener une seconde expédition princesse sur le point de se marier, coup de foudre
plus conséquente, pour établir une colonie sur les et jeu du destin… Tous les éléments du merveilleux
terres découvertes. Menée par deux chefs que l’in- se retrouvent dans ce mythe fondateur basé, non
connu n’effraie pas, Simos et Protis, celle-ci sur un crime, mais sur une histoire d’amour. Une
débarque donc sur les terres méridionales au épopée poétique destinée à encourager les Pho-
terme d’une traversée des 1 500 miles nautiques céens dans leur volonté d’émigration et à fortifier
qui la séparaient du paradis escompté. l’identité de la nouvelle cité. Menées il y a une ving-
Peu désireux d’inaugurer l’établissement de taine d’années, des fouilles archéologiques sont
leur cité par une guerre, chargés de quelques pré- venues confirmer la présence des colons grecs au
sents, les nouveaux Argonautes décident d’aller début du VIe siècle avant Jésus-Christ. La belle Gyp-
quérir l’amitié du roi Nannus, chef des Ségobriges, tis et le ténébreux Protis ont-ils réellement existé ?
une tribu celto-ligure. “Ceux de la colline victo- Aux poètes d’en décider. ● Anne-Laure Debaecker

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 83


Légendes des provinces

Figures étranges
au pays de Mistral
Provence
Terre de vieille civilisation, issue de la “Provincia Romana”, région de pierre et de
calcaire, elle regorge de ces légendes que l’histoire dépose dans l’âme des hommes.

de Montgomery. Il meurt après


“Dans cage d’or quelques jours d’agonie.
Pendant le combat, il portait un
les yeux lui crèvera…” casque en or… Depuis sa tombe, Nos-
tradamus continue à alimenter sa
légende. Mort en 1566 à Salon-de-Pro-
vence, il est enterré en l’église des Corde-

Nostradamus liers. Quand, en 1791, les soldats de la


garde nationale du Vaucluse saccagent le
lieu de culte, ils violent le sépulcre de l’as-
Protégé de Catherine de Médicis et illustre apo- trologue. Le squelette portait, dit-on, une
thicaire, Nostradamus était aussi un médecin plaque avec la date de la profanation de la tombe. ●

u
remarquable. Au cours des terribles épisodes de Bastien Lejeune “Sainte Marthe
peste du XVIe siècle, il inventa des remèdes effi- domptant
caces : sa “poudre de senteur, souveraine pour la tarasque”
chasser les odeurs pestilentielles” eut des effets
incomparables. Il préconisait aussi l’aération des
Le monstre du fleuve (retable
de l’église
maisons pour diminuer le risque d’être frappé par Saint-Martin
la maladie et se protégeait le visage au contact des d’Ambierle).
pestiférés.
Nostradamus est cependant entré dans l’his- La tarasque
toire par ses Prophéties. De son vivant, le natif de
Saint-Rémy-de-Provence réalisait des prédictions « Il y avait, à cette époque, sur les rives du Rhône,
troublantes qui participaient, déjà, à sa renom- dans un marais entre Arles et Avignon, un dragon,
mée. « Le Lyon jeune le vieux surmontera / En champ moitié animal, moitié poisson, plus épais qu’un bœuf,
bellique par singulier duelle / Dans cage d’or les yeux pluslongqu’uncheval,avecdesdentssemblablesàdes
lui crèvera / Deux classes une, puis mourir mort épées et grosses comme des cornes ; il se cachait dans le
cruelle. » Ces strophes sinistres composent le qua- fleuve d’où il ôtait la vie à tous les passants et submer-
train 35 de la Centurie I de ses Prophéties, publiées geaitlesnavires. » Ainsi est décrite la tarasque dans la
en 1555. Quatre ans plus tard, le roi Henri II se fait Légende dorée, écrite au XIIIe siècle par le prélat ita-
crever un œil lors d’une joute contre le comte lien Jacques de Voragine. Juchée sur la colline où
trône aujourd’hui l’impressionnante forteresse de Les “Prophéties”
Tarascon, la « bête faramine » terrorisa la région pen-
u de Nostradamus.
dant de nombreuses années. Son odeur fétide se Depuis leur
mêlait à celles des marécages sur lesquels parution,
elle régnait en maître. C’est sainte en 1555,
Marthe qui débarrassa les habitants nombreux
de la créature. La sœur de Marie- sont ceux
Madeleine, contrainte à l’exil par les qui se sont
Romains après la Passion du Christ, employés
arriva en Camargue aux Saintes-Maries- à décrypter
de-la-Mer, accompagnée des trois Marie ses “Centuries”.
et du ressuscité Lazare. Uniquement
armée de sa foi, elle brava le monstre et
obtint sa soumission, avant de le ramener,
en laisse, dans le village où les habitants le
tuèrent. ● B. L.

84 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

Le trésor sous
la montagne

La “Cabro” d’or
En 732, Charles Martel triomphe des arabes à
Poitiers, mais les Maures ne quittent la Provence
que vers 980, en emportant dans leur fuite leurs
nombreuses richesses. L’un d’entre eux, Abd al-
Rahmân, décide de cacher son trésor sur place.
Défait dans les Alpilles, il trouve au Val d’Enfer, non
loin des Baux, la grotte parfaite, le “Trou des fées”.
Nul n’osait y pénétrer car personne n’en était jamais
ressorti vivant. Loin d’être effrayé, le Maure s’em-
pare d’une chèvre paissant, afin de lui ouvrir la voie,
et s’enfonce dans les profondeurs du boyau. Sur le
chemin, il rencontre une sorcière, qui lui tend trois
fioles : « Utilise-les contre les forces des ténèbres, et fie-
Guillaume conquiert
u

toià l’instinctde lachèvre. » Abd al-Rahmân utilise les “Guillaume


deux premiers flacons contre une mandragore s’empare
géante et des fantômes, mais, alors qu’il croit tou-
cher au but, sa “cabro” refuse d’avancer. Il néglige
de Nîmes”
(bibliothèque
Orable
l’avertissement, l’abandonne et dépose son trésor, de Boulogne-
avant d’être surpris et mis en pièces par une bête sur-Mer).
sombre aux yeux incandescents.
Le trésor détruit par le monstre, la chèvre fut
Guillaume
de Gellone La prise d’Orange
maculée d’une poussière d’or avant de prendre la (au court nez),
fuite. La légende dit qu’elle rôde toujours, dehors, qui deviendra C’était le mois de mai, à Nîmes. Envoyé par
protégeant l’entrée de la grotte. « Le 24 juin, sur la saint Louis le Pieux, Guillaume avait conquis la ville,
montagne de Saint-Jean s’entrouvrait à minuit un Guillaume, chassé les Sarrasins. Sa victoire avait été si écra-
antre profond d’où s’élançait la Chèvre d’or », relatait est le type sante que personne n’osait plus venir lui contester
Frédéric Mistral dans le Trésor du Félibrige. ● B. L. du preux la suprématie sur la cité antique. Il s’ennuyait. Un
dont la geste matin, un prénommé Gilbert se présente aux
sera répétée portes de la ville. Épuisé, l’homme vient de
durant s’échapper d’Orange, où les Sarrasins le tenaient
PHOTOS : WIKIPEDIA ; HERVÉ CHAMPOLLION/AKG-IMAGES ; BRIDGEMAN IMAGES/RDA/RUE DES ARCHIVES ; UBER BILDER/ALAMY

des siècles. prisonniers depuis plusieurs années. Il décrit les


merveilles de la Cité des Princes, et surtout la
beauté de la princesse Orable. Ragaillardi par ce
récit, Guillaume décide de repartir en guerre.
Accoutré comme un Sarrasin, le visage noirci
par de l’encre, il chevauche pour Orange, accom-
Le Val d’Enfer, pagné par Gilbert et son neveu Guibelin. Ils par-
au pied viennent à approcher le roi Arragon, mais rapide-
des Baux- ment démasqués, ils se calfeutrent dans la tour de
de-Provence. la Gloriette avec la ravissante princesse. Pris au
u Relief torturé, piège, Guillaume envoie Gilbert chercher du
il abrite “masco” secours, grâce au souterrain dévoilé par Orable.
(sorcière), Quand son autre neveu, Bertrand, pénètre dans la
bestiaire ville par ce même souterrain, ses 13 000 chevaliers
fantastique fondent en un instant sur les Maures paniqués. La
et monstrueux, ville est prise. Comme il l’avait juré, Guillaume
et demeure prendra Orable pour épouse. Convertie à la reli-
sous la garde gion du Christ, elle reçoit le baptême et prend le
sourcilleuse nom de Guibourg. Son époux sera dorénavant
de la “Cabro” connu sous le nom de Guillaume d’Orange, avant
(chèvre) d’or. de se retirer en l’abbaye de Gellone qu’il fonda et
(Photomontage) de devenir saint Guillaume. ● B. L. u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 85


Légendes des provinces

u La première messe celli, désireux de donner aux gens du voyage une


plus grande place au cours de ces célébrations. Elle
en terre des Gaules découle cependant d’une tradition attestée dès le
XIVe siècle, par des auteurs qui relatèrent la pré-
sence de Gitans lors de cérémonies existant déjà
depuis des temps immémoriaux. Comment expli-

Les Saintes-Maries- quer cette ferveur populaire perpétuée à travers


les siècles ?
de-la-Mer En l’an 45, un radeau d’infortune échoue sur le
rivage camarguais. À bord de la barque “dépourvue
« Les Saintes-Maries-de-la-Mer sont un lieu de de voile et de rames”, un groupe de femmes et
rencontre. On s’y donne rendez-vous le 24 mai si Dieu d’hommes du Levant, témoins d’un événement qui
le veut. C’est là qu’on demande nos filles en mariage a changé le cours de leur vie. Ils ont vu celui qu’ils
et les baptêmes de nos enfants. Tout le monde y avaient suivi sur les routes de Palestine, et jusqu’à sa
vient. » Chaque année, à la fin du mois des lilas et crucifixion, ressusciter d’entre les morts. Ces disci-
des lys, une foule considérable et hétéroclite afflue ples du Christ, contraints à l’exil et jetés dans la frêle
dans la ville de “l’île de Camargue”. Aux inévita- embarcation, ont survécu à la mort qui les attendait
bles touristes se mêle un peuple mystérieux et sur les flots de la Méditerranée, à la merci des pirates
mouvant, venu des quatre coins d’Europe et du et de la faim. Si Lazare, Marie Madeleine, Marthe,
monde accomplir un pèlerinage séculaire, point Maximin et les autres disciples s’en vont par les
culminant de leur année : en ce 24 mai, les Gitans routes de Provence annoncer la Bonne Nouvelle,
honorent “Sara la noire”, leur sainte patronne. Marie Salomé, mère des disciples Jacques le Majeur
et Jean, et Marie Jacobé, mère de Jacques le Mineur
À l’issue d’une semaine riche en festivités, et de José, décident de rester sur place et fondent Conduites
veillées et célébrations, au son des guitares, l’une des premières communautés chrétiennes. Le par un cortège
mélodies et acclamations, la statue de la “Vierge rôle de Sara reste, lui, assez énigmatique : pour cer- bigarré,
du soleil” est portée par les forains en procession tains, elle serait la servante qui aurait suivi ses maî- les reliques
jusqu’à la mer, escortée par les gardians qui cara- tresses ; selon la tradition gitane, elle aurait accueilli de Marie
colent sur les blancs chevaux de Camargue. Un tra- les voyageurs lors de leur arrivée. Jacobé et
jet renouvelé le jour suivant avec, cette fois, une Après leur mort, les saintes furent ensevelies Marie Salomé
nacelle transportant les châsses des reliques des près d’une source où fut édifiée une chapelle qui sont portées
saintes Marie Jacobé et Marie Salomé. À bord devint un sanctuaire très prisé au cours du Moyen en procession
d’une barque de pêcheurs, l’évêque bénira Âge. Dénommé les Saintes-Maries-de-la-Barque jusqu’à la mer
ensuite l’assemblée et la mer. Gitans, bohémiens puis les Saintes-Maries-de-la-Mer, le village devint selon un rituel
ou “boumians”, Provençales en costume arlésien, l’un des tous premiers lieux de pèlerinage en Pro- bi-millénaire.
u
“Sardinha”, bikers… Ce pèlerinage provençal vence. Doté d’un rite immémorial, il contribue aux Gitans,
accueille une foule joyeuse et bigarrée, forte d’une fondements de l’identité de notre nation, comme gardians,
foi sans artifice, qui renouvelle l’explique le chanoine Chapelle : « C’est là que va fidèles de tous
une vénération séculaire. être plantée la première croix, là que va être célébrée horizons
Sa forme actuelle fut la première messe sur la terre des Gaules. C’est de là communient
instituée en 1935 par le que va partir l’étincelle qui portera la lumière de dans une foi
marquis de Baron- l’Évangile à la Provence d’abord, ensuite au reste de dont les
la France. » ● A.-L. D. manifesta-
tions
remontent
aux premiers
instants du
christianisme.
LUCAS VALLECILLOS/VWPICS/ALAMY STOCK PHOTO

86 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

“L’ochju”, En Corse, la méthode la plus employée est d’al-


lumer une mèche puis, de la même façon, faire tom-
un regard de travers ber de l’huile d’olive dans une assiette d’eau. Si les
gouttes sont rondes et regroupées, avec une ombre
régulière dans le fond de l’assiette, cela indique que
la personne n’est pas “innuchjatu”, victime du mau-

Corse vais œil. À l’inverse, si les gouttes sont éparpillées, la


personne est toujours sous l’emprise de “l’ochju”.
Quand elles s’unissent, la personne est guérie. En
L’œil, “l’ochju”, est un sort connu dans les cas d’échec, il faut reprendre le processus.
plus anciennes traditions méditerranéennes,
sans doute d’origine sumérienne. De la même Tout ce rituel particulier, issu de la nuit des
manière qu’il s’attrape, il se soigne aussi grâce à temps, a été progressivement récupéré par le chris-
des prières ancestrales qui font le lien entre paga- tianisme. De fait, l’Église catholique n’a jamais vrai-
nisme et folklore chrétien. En Corse, ce phéno- ment tenté de détruire ce vieux socle païen. Les
mène reste vivace. prières traditionnelles qui accompagnent la guéri-
« Qu’elle est belle cette petite !
Que Dieu la bénisse ! », deux
phrases indissociables dans la tra-
dition corse. Souligner une qua-
lité de quelqu’un, sa beauté en
particulier, n’est pas anodin,
c’est une chose dangereuse qui
peut attirer “l’ochju”. Le mauvais
œil. Ceux qui le transmettent
peuvent le faire volontairement
ou involontairement, d’où la
nécessité de bloquer tout mau-
vais sort, c’est le cas de le dire, en
appelant la protection divine sur
la personne que l’on vient de
nommer. La personne touchée
est comme envoûtée, prise de fiè-
vre ou d’une fatigue inexplicable.
Jusqu’à une époque pas si loin-
taine, certains évitaient les
rivières et les sources, suspectées

STEPHAN AGOSTINI/AFP
d’être le lieu de regroupement de
puissances occultes.
Du fin fond de s âges , plu-
sieurs techniques, préventives
ou curatives, sont apparues pour
u

se protéger de ce mauvais sort, transmissible d’un son sont des prières à la Vierge, reine de la Corse. Les La “signadora”
simple regard. prières sont bien sûr secrètes. Elles sont l’objet procède
Pour la partie préventive, on porte, comme ail- d’une transmission durant la nuit de Noël. C’est au rituel
leurs en Méditerranée, des pendentifs en corail, dans cette nuit, qui recoupe aussi le solstice d’hiver, ancestral,
mais aussi un coquillage surnommé “œil de sainte que l’on peut devenir une “signadora”, ainsi appe- fait de prières
Lucie”, typiquement corse. lée parce qu’elle répète des signes de croix sur le à la Vierge,
malade. En général, ce sont les femmes qui possè- qui permet
Les prières secrètes de guérison dent cette charge, bien que les hommes puissent d’enlever
sont transmises dans la nuit de Noël, aussi être initiés. Selon la tradition, seules les “l’ochju”.
au solstice d’hiver, faisant le lien femmes peuvent transmettre ce pouvoir.
entre traditions païenne et chrétienne. Durant la seconde moitié du XXe siècle, la pra-
tique avait fortement reculé, mais on peut obser-
Pour la partie plus technique, curative, en ver un certain renouveau du phénomène.
Méditerranée, notamment dans le judaïsme, on Mais tout cela existe-t-il, ou n’est-ce qu’une
utilise le plomb en le faisant fondre puis couler superstition ? Ces rites fonctionnent-ils ? Il y a plu-
dans une casserole d’eau froide. Le métal se fige sieurs réponses, mais plus vous y faites attention,
au contact de l’eau, formant des formes plus plus vous y croyez, plus ces choses inexpliquées
étranges les unes que les autres, souvent en peuvent rentrer dans votre vie. Ainsi donc, que
forme d’œil. Dieu vous bénisse... ● Antoine Colonna

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 87


Légendes des provinces

Ce qui est sous la terre


Languedoc-Roussillon
Héritière de l’antique Narbonnaise qui vit les relations compliquées
entre Volques et Romains, la région a été durement disputée.
On en voit les traces dans la façon dont les secrets se sont empilés,
et dont on cherche, et parfois on trouve, des trésors sous terre.
PHOTOS : JOHN WOODS/ALAMY STOCK PHOTO ; M. A. MUNOZ PELLICER/ALAMY STOCK PHOTO ; GUSMAN/LEEMAGE

Le curieux Page de droite,


l’abbé Saunière.
trésor de l’abbé Inventeur
d’un trésor dont
Saunière il demeure
le gardien
exclusif
ou trafiquant

Rennes-le-Château de messes ?
Rien, vraiment,
u
ne permet
Qu’un curé de campagne qui officia au fin de le savoir,
fond de l’Aude entre 1885 et 1917, sans miracle, et nombre de
sans apparitions et sans avoir été sanctifié, fasse margoulins se
encore parler de lui cent ans plus tard, c’est assez sont employés
inattendu. Bérenger Saunière a 33 ans lorsque son à emmêler
évêque le nomme à Rennes-le-Château, un bled les fils du secret.

88 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

La tour perdu au sommet d’une colline avec à peine


Magdala, quelques dizaines d’ouailles. Tout le monde ne peut
à Rennes- être titulaire de la chaire d’une belle cathédrale, sur-
le-Château, tout lorsque l’on est un prélat indocile. Alors ouste,
avec, à le curé rétif à la déférence, mutation-enterrement
gauche, dans la morne église à moitié en ruines.
le diable qui Au village, sans prétention, il a mauvaise répu-
porte le bénitier tation et ce, dès le début : il engage une jeune et
de l’église jolie servante de 18 ans, Marie Denarnaud. C’est
Sainte-Marie- avec elle que même le vendredi il cessa de faire
Madeleine. maigre. Avec les quelques subsides que lui octroie
Celtes sur la commune (la loi de 1905 n’est pas encore passée
les hauteurs, par là), il retape l’église délabrée. Puis il est pris
Romains d’une frénésie constructrice, une véritable orgie
u
dans les vaux, architecturale : le presbytère a retrouvé son
Mérovingiens, charme, une tour s’élève à proximité de l’église
invasions restaurée, redécorée, magnifiée…
arabes,
croisade contre C’est la ruée vers le mystère,
les albigeois, le trésor est celui des Mérovingiens…
guerres Non, des cathares !
de religions…
et des mines Au pays, on s’interroge, avec quel argent l’abbé
d’or, plus loin, Saunière paye-t-il ces travaux ? La sortie de la
au nord. messe dominicale bruit de rumeurs, on parle d’hé-
Des raisons ritage, de dons, et surtout de trésor ! Le père Sau-
de croire nière a été surpris en train de fouiller dans le cime-
à l’existence tière, il aime battre la campagne, retourner les
d’un trésor vieilles pierres… L’évêché s’agace, envoie des let-
caché ? tres sommant le prélat de s’expliquer sur ses
dépenses, l’origine des fonds. L’abbé n’en a cure
et les réclamations de sa hiérarchie
restent sans effet.
En 1905, l’érection d’une tour dans
le style gothique et d’une villa de
trois étages fait déborder le bénitier
épiscopal. Mgr de Beauséjour décide
d’enquêter, la justice se hâte lente-
ment et ce n’est qu’en 1911 que l’abbé
Saunière se voit déchu de ses fonc-
tions. À son procès, il affirmera que la
villa était destinée aux vieux, qu’il vou-
lait ouvrir une maison de retraite, se
défendra de tout péché de luxure.

Mais alors le trésor ? Pour l’évêque, il


n’existe pas. Saunière a fait paraître dans
toute l’Europe des annonces proposant
des messes et des indulgences. C’est l’ar-
gent de ces quêtes à grande échelle qui
aurait enrichi le curé, pas un hypothétique
trésor tombé du ciel (ou plutôt sorti de
terre). D’ailleurs, une fois interdit de messe,
ce fou se retrouve acculé, contraint de
demander un crédit. Il rejoint le royaume
des cieux en janvier 1917, non sans avoir tout
légué à sa chère Marie.
L’affaire fait les beaux jours des chaisières
du village, mais en 1950 un certain Corbu
rachète à Marie Denarnaud le domaine de
l’abbé et le transforme en hôtel restaurant. u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 89


Légendes des provinces

“Les Bergers
d’Arcadie”, par
Nicolas Poussin
(1638-1640,
Paris, musée
du Louvre).
“Et in Arcadia
ego” : nul
n’échappe au
sort commun…
La toile
u
de Poussin
a fait l’objet
d’interpréta-
tions fumeuses.
Selon l’une d’en-
tre elles, c’est en
la “décodant”
que l’abbé
AKG-IMAGES/ERICH LESSING

aurait trouvé
son trésor.

Ci-dessous,
u Pour attirer la clientèle, le rusé bonhomme parle
du trésor, les visiteurs affluent. Dès lors, c’est la
Les forteresses le château
de Peyrepertuse
ruée vers le mystère, le trésor est celui des Méro-
vingiens… Non, des cathares ! Non, les templiers,
du vertige (Aude).
À 800 mètres
vous dis-je ! Un archéologue n’y retrouverait pas d’altitude, il est
son râteau ! le plus vertigi-

Une société secrète, un trésor, Châteaux cathares neux de ces


châteaux qu’on
un abbé, un petit village : dit cathares
tout est réuni pour le succès. Quéribus, Peyrepertuse, Montségur, Puylau- et qui sont en
rens : des noms qui claquent au vent de l’histoire fait postérieurs
En 1960, Pierre Plantard, un individu douteux, médiévale du Languedoc. Dans des paysages de feu, à la terrible
affirme qu’il est le descendant d’une branche une vingtaine de châteaux plantés sur des pitons croisade contre
cadette des Mérovingiens, dont l’abbé aurait revendiquent le label “cathare”. De quoi enthou- les albigeois.
retrouvé la trace. Il fonde l’ordre du Prieuré de siasmer le promeneur à la recherche des traces du
u

Sion et, avec la complicité de Philippe de Chérisey, catharisme, cette église dissidente qui se développa
un aristocrate farceur, fait déposer de faux docu- et s’épanouit dans l’effervescence religieuse des XIIe
ments à la Bibliothèque nationale. Plantard fait et XIIIe siècles. Mais cette appellation non contrôlée
écrire un livre sur ce fameux trésor, se fait appeler fait bondir les historiens. Car la guirlande de “cita-
Pierre de France et ratisse les gogos, priés de delles du vertige” n’a de cathare que l’emplace-
contribuer à son avènement. Aux sceptiques, il ment ! Si leurs silhouettes fouettent l’imagination —
montre les parchemins “retrouvés” à Rennes-le- recherche de trésors, quête du Graal, temple solaire
Château, fait miroiter le trésor… —, ces forteresses ont été bâties à la suite de la croi-
sade contre les albigeois, qui aboutit à la mainmise
En 2004, un écrivain américain remet Rennes- du roi de France sur le Languedoc.
le-Château sur la carte des grands mystères. Craignant plus les ambitions d’Aragon que des
Dan Brown a trouvé l’histoire assez tordue pour en soulèvements régionaux, le roi fait ériger à partir de
faire l’élément crucial de son Da Vinci Code. Une Carcassonne et de ses cinq “filles” une série de cita-
société secrète, un trésor, un abbé, un petit village : delles pour surveiller la frontière sud-ouest du
tout est réuni pour le succès. C’est la gloire pour le royaume. Lorsque le Roussillon devient français, en
village, qui n’en demandait pas tant. Aujourd’hui, 1659, la frontière recule sur la ligne des Pyrénées.
une pancarte stipule que les fouilles sont interdites Ces forteresses perdent leur intérêt stratégique et
sur le territoire de la commune, circulez, ne creu- tombent dans l’oubli, d’où elles sortent au XIXe siè-
sez pas ce faux mystère. ● Matthieu Frachon cle avec la redécouverte du catharisme.

90 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

L’atelier
du paléolithique
PHOTOS : MANUEL COHEN/AFP ; THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE

Grotte Chauvet
Le 25 avril 2015, sur le plateau boisé et désert du
Razal qui domine l’Ardèche, la Caverne du Pont-
d’Arc a accueilli ses premiers visiteurs. Dans la
pénombre, ils empruntent la passerelle qui ser-
pente à travers les 3 000 mètres carrés au sol et les
8 000 mètres carrés de décors de ce clone de la
grotte Chauvet. Celle-ci se trouve à deux kilomètres,
au pied d’une falaise qui surplombe un méandre
Ainsi Peyrepertuse, la plus impressionnante. u
“Expulsion abandonné de l’Ardèche, à une demi-heure de
Ses ruines s’étirent sur un éperon rocheux de 300 des albigeois marche du pont d’Arc.
mètres. Inaccessible à cheval, et même à mulet, de Carcassonne Repérée le 18 décembre 1994, annoncée au
forte de deux ouvrages dont l’accès de l’un se fait par en 1209” monde le 18 janvier 1995, la grotte, baptisée du nom
un escalier taillé dans la roche, elle est construite par (vers 1415, de son découvreur, connaît un renom internatio-
des architectes du roi Louis IX. Ainsi Montségur, miniature nal. Elle a été classée aux monuments historiques en
cœur de la résistance cathare, où le 16 mars 1244, 225 tirée des 1995, puis inscrite au patrimoine mondial de
“bons hommes” et “bonnes femmes” sont brûlés. “Grandes l’Unesco le 22 juin 2014. Devenue une star dans les
Mais le château qui couronne le “pog” (“rocher”) Chroniques médias, elle détrône la grotte de Lascaux, “la
date de la fin du XIIIe siècle ou du début du XIVe. de France”,
En réalité, le château cathare type est un village Londres, Dix stations, autant de salles
fortifié perché qui s’enroule autour d’une tour sei- British grandeur nature, en rythment la visite ;
gneuriale ou d’une église, comme tout village occi- Library). des jeux de lumière l’animent.
tan, et qui se nomme castrum, un mot hérité du Une croisade
latin. Lors de la conquête, ces villages fortifiés sont contre chapelle Sixtine de l’art pariétal”, mais souffre d’un
rasés, leurs habitants tués ou le plus souvent instal- une hérésie lourd handicap : impossible de voir les merveilles
lés dans la plaine. Parfois, l’archéologie met au jour galopante, sur lesquelles s’extasient les scientifiques ; impossi-
les substructions du castrum cathare : rien de spec- où il ne fut ble de partager leur émotion. L’accès de la grotte
taculaire. Ce dernier se trouve dans ces forteresses guère fait leur est restreint, pour éviter toute contamination
royales et françaises, exemples impressionnants de prisonniers. venue de l’extérieur qui endommagerait les pein-
de l’architecture militaire médiévale. ● tures, modifierait le microclimat et dégraderait les
Frédéric Valloire données fossiles. Actuellement, « son état sanitaire
est excellent », assure sa conservatrice, Marie Bar-
disa. Tout y est vérifié régulièrement, température
de l’air et de la roche, taux de gaz carbonique, pres-
sion atmosphérique, bactériologie. Son ampleur,
avec 242 mètres de long et 8 500 mètres carrés de
superficie, lui confère un potentiel important de
régénération.

Pour faire connaître autrement qu’en photos


ce que recèle la grotte Chauvet naquit en 2007
l’idée d’en réaliser une copie. Celle-ci fut inaugurée
le 10 avril 2015 par le président de la République,
après trois ans de travaux. Dix stations, autant de
salles grandeur nature, en rythment la visite ; des
jeux de lumière l’animent ; le son des gouttes d’eau
qui ne cessent de tomber rompt le silence et accom-
pagne le visiteur. Se découvrent à lui stalactites et
stalagmites, concrétions brillantes, draperies de cal-
cite, ossements d’ours dont les bauges ont été
reconstituées. Surtout surgissent de l’obscurité, mis
en valeur par l’éclairage, dessins, gravures, signes et u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 91


Légendes des provinces
SYCPA-SÉ BASTIEN-GAYET

u
u peintures recopiés de la grotte originale. L’illusion céros (cerf de grande taille aux bois de trois mètres Bisons,
de l’avoir traversée est totale tant les répliques de la d’envergure), un ours des cavernes qui dépasse les chevaux… ont
grotte et des principaux panneaux ornés sont trois mètres de haut lorsqu’il se tient debout, un rhi- été redessinés
proches de la perfection, selon ceux qui ont vu la nocéros laineux, plus grand que le rhinocéros afri- pour la Caverne
cavité première : même fraîcheur des couleurs et cain, pouvant peser jusqu’à trois tonnes, doté de du Pont-d’Arc,
presque le même choc esthétique devant ces deux cornes dont la première pouvait dépasser le réplique
œuvres multimillénaires. mètre, un bison, un mammouth dont certains attei- de la grotte
gnaient cinq mètres au garrot, un lion des cavernes, Chauvet.
Un cerf aux bois de trois mètres une espèce où le mâle est sans crinière, plus grand et Au prix
d’envergure, un ours colossal, plus robuste que le lion africain. de travaux
un lion des cavernes plus grand Les premiers artistes de la grotte, des Homo gigantesques
et plus robuste que son frère africain. sapienssapiens,peunombreux, semi-nomades, uni- et de prouesses
quement chasseurs et cueilleurs, devaient éprouver techniques
Au point d’oublier le côté artificiel de cette grotte peur et respect. Quelques scènes reconstituées évo- et artistiques.
factice, résultat de travaux gigantesques et de quent leur vie quotidienne.
prouesses techniques et artistiques. Des artistes gui- À Chauvet, les représentations artistiques, un “La Grotte
dés par des milliers de photos numériques ont des- millier de dessins, sont exceptionnelles par la maî- du Pont-d’Arc
siné les fresques d’origine, en retrouvant les gestes trise des techniques employées, par la diversité des dite grotte
et les mouvements de la préhistoire. sujets traités où prédominent les animaux et par la Chauvet,
Proche de la grotte, la galerie de l’Aurignacien cohérence de l’ensemble. sanctuaire
(entre 40 000 et 30 000 av. J.-C.) mérite visite. Une Le bestiaire représenté est fabuleux : autour de préhistorique”,
scénographie de 700 mètres carrés présente le site 430 animaux appartenant à 14 espèces, peut-être 15 de Jean Clottes,
tel qu’il était il y a 36 000 ans, à l’époque de la grotte. (un animal fantastique ?). Hibou, panthère des Actes Sud,
Le climat y était nettement plus froid que de nos neiges, rennes, cerfs, lions, la cour du lion à une 96 pages, 25 €.
jours, en moyenne de 4,5 °C inférieur. D’où ces pay- lionne, leur chasse, chevaux, bisons et aurochs…
sages de steppe herbeuse où l’arbre est rare. Sur un La grotte Chauvet aurait pu être un sanctuaire,
arrière-plan se détachent six animaux reconstitués un lieu de communication avec le monde de l’au-
en grandeur nature, les plus représentatifs de ceux delà. Les mains représentées en grand nombre
peints dans la grotte Chauvet et reproduits dans sa pourraient alors servir à capter les forces que l’on
réplique. Se succèdent, impressionnants, un méga- croyait affleurer. ● F. V.

92 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

À partir de cette date, les attaques cessèrent.


Sur les traces Alors, loups, animal démoniaque, fauve dressé ?
Selon certains, la Bête aurait été conçue du croise-
de la bête ment d’un loup et d’une chienne, et dressée,
comme ces molosses cuirassés qu’on utilisait alors à
la guerre. Elle aurait porté une cuirasse faite de
peaux de sangliers cousues ensemble et maintenues

Gévaudan par des sangles. La véritable question serait alors :


qui aurait pu ainsi se cacher derrière la Bête ? Qui
l’aurait dressée depuis son plus jeune âge pour
Au nord de l’Aubrac, à l’est de Saint-Flour, le qu’elle devienne obsédée par la recherche d’une
souvenir de la Bête hante encore les monts du proie humaine ? Qui l’aurait employée ?
Gévaudan. Depuis la sanglante équipée de cet ani- D’aucuns prétendent que le vieux Chastel lui-
mal mystérieux, mi-loup, mi-démon, à la fin du même, animé par une vengeance paysanne, aurait
règne de Louis XV, les paysages des parties de l’Ar- mené l’animal au carnage, pour, à la fin, l’abattre
dèche, de l’Aveyron et du Cantal qu’il visita ont peu quand l’étau se resserrait par trop. Cette version
changé. Le monstre a profondément marqué la humaine, trop humaine, innocenterait les loups.
région, jusqu’à en devenir le symbole : sculptures,
enseignes de cafés, souvenirs divers à son effigie, De fait, le loup craint l’homme, vit en meute, ne
“route de la Bête” : tout y est. Et pourtant, tue pas gratuitement. Son hurlement, qui permet
aujourd’hui, le mystère n’a pas été encore complè- aux membres de la meute de communiquer entre
tement dissipé. Était-ce loup, lynx, ou mâtin ? eux pendant la chasse, est effrayant pour l’homme.
Furent-elles plusieurs ? Dressées à tuer — ou non ? Mais il n’explique pas à lui seul la haine que nos pay-
Entre le printemps 1764 et le mois de juin 1767, sans comme leurs élites lui vouèrent, au point
plus de 230 personnes, surtout des femmes et des d’éradiquer l’espèce au début du XXe siècle. Plus
enfants, furent victimes d’attaques ; plus de la moi- probablement, et tôt durant le Moyen Âge, les
tié furent tuées. Invulnérable, l’animal semblait loups servaient de camouflage aux tueurs d’en-
capable de déjouer tous les pièges, n’était pas vul- fants, itinérants qui marquaient les lieux de leurs
nérable aux coups de fusil, ne touchait pas aux crimes d’empreintes du canidé.
proies empoisonnées. Aujourd’hui, la réhabilitation du loup a péni-
Au début de sa sanglante épopée, la Bête hante blement commencé. Il a été réintroduit ou s’est La bête du
le Gévaudan, puis se fixe dans la région du mont réinstallé en Auvergne ou dans les Alpes, suscitant Gévaudan
Mouchet. Louis XV promet une récompense à qui d’ailleurs la colère des éleveurs. Il permet cepen- (gravure
la tuera et finit par envoyer son porte-arquebuse, dant l’équilibre du milieu où il vit. Et nul massacre d’époque).
Antoine de Beauterne, qui tue effectivement un ne défraie plus la chronique du Gévaudan. Animal
grand loup, le 21 septembre 1765. Mais deux mois On est loin de la définition que Buffon donne du échappé
et demi plus tard, les attaques recommencent. loup dans son Histoire naturelle : « Désagréable en du fond
Versailles se désintéresse désormais du Gévau- tout, la mine basse, l’aspect sauvage, la voix des enfers
dan. Un jeune seigneur local, le marquis d’Ap- effrayante, l’odeur insupportable, le naturel pervers, ou meurtres
cher, reprend alors la traque, sans succès, pen- les mœurs féroces, il est odieux, nuisible de son vivant, en série
dant dix-huit mois, jusqu’à ce que Jean Chastel, un inutile après sa mort. » ● Sophie Humann commis
u
vieux paysan, tue la Bête, le 19 juin au moyen
1767 : une sorte de gros loup de d’un fauve
plus de 50 kg, au pelage dressé ?
roussâtre.

“la Bête du
Gévaudan dans
tous ses états”,
de Jean
Richard,
éditions
Les Amis
de la Tour,
102 pages,
20 €.
AKG-IMAGES

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 93


Légendes des provinces

Hommes ou bêtes
improbables
Guyenne-Béarn-Gascogne
Les nuages sont arrêtés le long de la barrière des Pyrénées, dans cette atmosphère
trouble et venteuse, les histoires les plus surprenantes prennent racine,
mettant en scène un monde dont on ne sait plus très bien s’il est humain ou animal.

Les proscrits
du Sud-Ouest

Cagots
Bénitier
Son histoire est encore aujourd’hui nimbée de de petite taille
mystère. Même son étymologie demeure obscure. (XIIe siècle,
Le mot “cagot” signifie en béarnais “lépreux blanc”. Saint-Savin,
Il désigne ce peuple réfugié dans les montagnes des Hautes-
Pyrénées, apparu au XIIIe siècle et qui vécut en paria Pyrénées),
durant six siècles. En France, ils étaient présents en réservé
Gascogne jusqu’au Pays basque, en Chalosse, dans à l’usage
le Béarn, en Bigorre. des cagots, qui
Au Moyen Âge, ils étaient appelés “crestians” ne pouvaient
u
ou “chrestias” et vivaient regroupés par familles, se mêler
disséminées aux abords des villes et villages dans au reste de
des hameaux isolés, des crestianies, puis, à partir la population.
du XVIe siècle, des cagoteries. Passés maîtres dans
le travail du bois, ils étaient charpentiers ou
GUSMAN/LEEMAGE

menuisiers, vanniers, cordiers et tisserands. C’est


à des cagots du Béarn que la construction de la
charpente de la cathédrale Notre-Dame de Paris
fut confiée, au XIIIe siècle. Accusés de nombreuses Le cagot de
tares, ils sont alors décrits comme petits, râblés et cagots de paraître en public autrement que chaus- Rabelais (1823,
très bruns, leurs pieds et leurs mains sont palmés, sés et habillés de rouge, sous peine de subir le fouet. gravure tirée
ils n’ont pas de lobe aux oreilles, leur haleine est Dans certaines régions, ils n’avaient pas non plus le des “Songes
fétide, d’aucuns prétendaient même qu’une crête droit de marcher pieds nus, de toucher la nourriture drolatiques
leur sortait du crâne. ou d’entrer dans une auberge ou un moulin. de Pantagruel”).
Mis à l’écart, ils vivaient en proscrits, victimes de Une acception u
préjugés, de superstitions et même d’interdictions Obligés de ne se marier qu’entre eux, ils religieuse
orales ou retranscrites dans les lois locales, malgré le n’avaient même pas de nom de famille. Il leur qui recoupe
soutien des pouvoirs royaux ou provinciaux. Margi- était aussi prohibé de participer aux honneurs ou cependant
nalisés de la naissance à leur mort, ils étaient ainsi aux fonctions publiques, de servir comme soldats le rejet
baptisés à la nuit tombée et enterrés au bord d’une ou de porter des armes, de boire aux fontaines et de dont était
route ou dans un fossé. À l’église, ils entraient par fréquenter les lavoirs, d’entretenir du bétail, de cul- victime
une petite porte latérale, prenaient l’eau bénite et tiver, de labourer, de danser et de jouer avec leurs cet étrange
l’hostie au bout d’un bâton, voire étaient privés de voisins ! Et il fallait quatre à sept cagots pour valoir petit peuple.
sacrements. Ils devaient d’ailleurs porter un signe un témoin en justice… en plus de taxes discrimina-
distinctif, souvent en forme de patte d’oie ou de toires. Ce n’est que sous le règne de Louis XIV, qui
canard, cousu sur leurs vêtements. Un arrêt du par- les affranchit, que leur émancipation débutera,
lement de Bordeaux défendit par exemple aux avant de s’étendre avec la Révolution, la révolution

94 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

industrielle, la Première Guerre mondiale et l’exode


rural. Si certains les ont fait descendre des Goths,
des Sarrasins, des Vikings, des juifs et surtout de
relaps cathares, leur origine n’est toujours pas
scientifiquement connue. Jusqu’au milieu du
XXe siècle, le mot cagot était encore utilisé comme
une insulte, signifiant à la fois “crétin”, “idiot du vil-
lage”, “bigot” ou “goitreux”. ● Amaury Brélet

L’enfant velu
des montagnes

Jean de l’Ours
« Il était une fois une pauvre femme qui coupait du
boisdanslaforêtlorsquel’oursl’enlevaetl’emportaau
fond de sa grotte. Après quelques mois, la femme mit
au monde un garçon qu’elle nomma Jean. » Jean de
l’Ours est le nom le plus courant d’une créature
légendaire et héros d’un des contes les plus popu-
laires du répertoire de la chaîne pyrénéenne, où la
présence de l’ours brun est attestée depuis la

L’une des histoires les plus répandues


dans le monde, jusqu’en Asie,
en Russie, en Inde, en Afrique
et en Amérique du Nord.

SELVA/LEEMAGE
période préhistorique. De la figure terrifiante au
gentil “nounours”, les récits de cet être hybride, mi-
humain mi-animal, et doté d’une force surhumaine
u

divergent selon les régions, les époques et la fantai- L’ours rencontre plusieurs compagnons, s’installe dans un
sie des narrateurs. Commu- (XIVe siècle, château mystérieux habité par un vieillard malé-
nément, il parvient à pous- “le Livre fique, et découvre au fond d’un puits des princesses
ser un rocher pour fuir avec de chasse”, prisonnières dans un palais sous terre. Après avoir
sa mère, devient apprenti de Gaston délivré la plus jeune et jolie et combattu des mons-
forgeron, se fabrique une Phébus, tres, Jean de l’Ours remonte à la surface en chevau-
canne de fer, puis parcourt comte de Foix, chant un oiseau géant, qu’il nourrit d’un morceau
le monde des hommes. seigneur de sa cuisse, avant d’épouser sa conquête, tandis
Chemin faisant, il de Béarn). que ses acolytes ingrats ont disparu — ils seront
Très présent punis ou pardonnés, selon les versions.
dans les Transmise par tradition orale, cette histoire
Pyrénées, mythique d’un enfant velu, Juan Artz ou Xan de
l’ours est une l’Ours chez les Basques, Joan de l’Ós chez les Cata-
chasse noble lans, né d’une femme et d’un ours, symbole de
et un symbole fécondité en Europe comme ailleurs, est l’une des
JEAN BERNARD/LEEMAGE

de fécondité. plus répandues dans le monde, jusqu’en Asie, en


Russie, en Inde, en Afrique et en Amérique du
Nord. Elle rappelle la nouvelle intitulée Lokis,
écrite par l’écrivain Prosper Mérimée et publiée en
1869. Parfois classé parmi les “hommes sauvages”
montagnards, comme le yéti de l’Himalaya, l’al-
masty du Caucase ou le Bigfoot des Rocheuses,
Jean de l’Ours, oublié des célèbres conteurs
Grimm et Perrault, est aujourd’hui tombé en
désuétude. ● A. B.

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 95


Légendes des provinces

u
Créatures des marais
et fantômes casaniers
Poitou - Limousin
Du marais poitevin aux riches terres limousines, le surnaturel fait partie du paysage ;
c’est aussi là qu’on trouve encore, à l’occident de cet arc pauvre qui se poursuit
jusqu’au Berry, maint sourcier, rebouteux, magnétiseur.
“La Fée
fée lui promet même la prospérité. Après un Mélusine”,
La fée universelle mariage, les deux époux eurent… dix enfants ! C’est
à ce moment que la légende de la fée bâtisseuse
Julius Hübner
(1844,
prend forme. Villes, châteaux, Mélusine construit, collection
et serait même, selon la légende, à l’origine de la ville Graf Raczynski,

Mélusine de Lusignan, actuel chef-lieu du canton du même


nom, dont les habitants sont nommés… les Mélusins
Poznan, Musée
national).
et les Mélusines ! Un mythe
Légende incontestée du folklore européen, fée Ainsi va la légende de Mélusine, qui a traversé les et une figure
bâtisseuse, Mélusine est également connue pour siècles. Tous les ingrédients littéraires sont réunis : omniprésents
être la fée des sources et des rivières. Elle apparaît le féerique, le mortel, les êtres hybrides, l’amour, la en France.
dès le Moyen Âge, et a su s’imposer comme l’une des mort, la construction… L’histoire de la fée n’est pas On la rencontre
fées les plus populaires dans les contes, non seule- près de disparaître. ● Pierre Dumazeau dès Hérodote,
ment en France, mais à l’échelle européenne. Ainsi, qui rapporte
la littérature latine des XIIe et XIIe siècles produit comment
déjà des contes où une fée, en tous points semblable Héraclès
à Mélusine, est évoquée. L’étymologie même du se serait uni
prénom renvoie au fantastique : Mélusine a pour à elle.
sens “merveille” mais aussi “écume de mer” ou

u
“brouillard”. Son origine géographique n’est jamais
vraiment déterminée : certains estiment que Mélu-
sine aurait vu le jour en Bretagne, quand d’autres
font naître la légende au pays de Galles. Mais c’est
dans le Poitou que sa légende est aujourd’hui tou-
jours très ancrée. C’est donc naturellement dans
cette ancienne région, qui comprend la Vendée, les
Deux-Sèvres, la Vienne, ainsi qu’une petite partie de
la Haute-Vienne et de la Charente, que les lieux
“mélusiniens” sont les plus nombreux.

“Fée maudite” pour les uns, apparition fantas-


tique pour les autres, Mélusine est née de l’union
de Pressine, fée des eaux, et du roi Elinas d’Albanie.
AKG-IMAGES

Frappée par une malédiction, elle sera condamnée,


un jour par semaine, à avoir une queue de serpent à
la place des jambes. Ainsi, Mélusine, après de nom-
breux voyages, arrive dans le Poitou et tombe sous
le charme de Raymondin, le neveu du comte de Poi-
tiers. À ce stade de l’histoire, de nombreux éléments
manquent, reflet d’une tradition orale qui, parfois,
se transmet avec difficultés. Mais c’est bien grâce à
Jean d’Arras, avec son livre, Mélusine, rédigé en
1392, que notre curiosité sera en partie satisfaite. Il y
est noté que Raymondin découvre, un soir dans la
forêt, « trois dames de grand pouvoir », dont Mélu-
sine, et tombe immédiatement amoureux d’elle. La

96 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

Parmi ses “occupants” les plus emblématiques,


Alice, jeune fille décédée en 1924 d’une infection
rénale, qui continue de “vivre” dans sa chambre,
décorée dans la plus pure tradition de l’époque, où
les visiteurs se succèdent. La défunte “refuse” que
quiconque vienne y dormir, manifestant sa désap-
probation par un “pic” de champs électromagné-
tiques mesurés à l’aide d’une télécommande, un
“ghost meter”. Une manière d’interagir et de nouer
RENAUD JOUBERT/PHOTOPQR/CHARENTE LIBRE/MAXPPP

un dialogue avec les fantômes de l’au-delà. «Cequeje


sais d’Alice ? Elle nous a dit qu’elle aimait la poésie, les
fleurs et les agrumes », conclut, sibylline, Véronique
Geffroy. ● Samir Hamladji

La chaise du Malin

Le château Collonges-la-Rouge
u

Le château
de Fougeret,
le plus hanté à Queaux
(Vienne).
Aux confins du Limousin, l’un des plus beaux
villages de France reste toujours entouré de mys-
Un endroit tères : Collonges-la-Rouge, où légendes et religion
où les s’entremêlent.

Fougeret fantômes
sont légion.
Elle se découvre après avoir franchi les routes
escarpées de Haute-Corrèze, quasiment à la fron-
tière du Lot, bien après Brive et Rocamadour. Col-
Bâtisse imposante, classée monument histo- longes-la-Rouge, la “cité aux vingt-cinq tours”,
rique en 2010, et nichée dans la forêt de Queaux, majestueuse dans les couleurs flamboyantes de
dans la Vienne, le château de Fougeret est consi- ses briques en grès rouge, fait la fierté des Collon-
déré comme un “haut lieu” de manifestations geois depuis plusieurs siècles.
paranormales.
« J’ai vu une silhouette d’homme toute noire glis- Le tout premier village à avoir été inscrit sur la
ser du salon gothique à la salle à manger. Et je ne suis Collonges- liste des plus beaux villages de France se
pas la seule ! » Propriétaire des lieux depuis 2009, la-Rouge dévoile ainsi, tout en mystères… et rempli de
Véronique Geffroy est catégorique. L’édifice, (Corrèze), la secrets. Que penser de la troublante “chaise du
havre de paix bordé d’un parc de 10 hectares, “cité aux vingt- diable”, située dans la forêt de Collonges, peu
serait pourtant bel et bien hanté… par ses anciens cinq tours”, avant le petit village de Meyssac ? Deux grands
occupants qui se refuseraient à quitter les lieux renommée rochers gris partiellement recouverts de lichens
depuis 1337, date de son édification par la famille pour son bâti forment un fauteuil, de telle sorte que la croyance
Frotier, issue de la noblesse française et célèbre en grès rouge. populaire se plaît à croire, depuis des siècles, que
notamment pour avoir apporté son concours à le Malin y aurait construit un siège pour se reposer. u
u

Saint Louis lors de la septième croisade, un siècle


plus tôt. Outre les déplacements de silhouettes
évoqués en préambule, des notes de piano ou des
chants s’entendent parfois dans les couloirs du
château. « Un tableau que j’accroche au mur
retombe sans cesse, peut-être que les esprits de Fou-
geret n’apprécient par l’art moderne », déplore, non
sans ironie, Véronique Geffroy.
JAUBERT FRENCH COLLECTION/ALAMY STOCK PHOTO

Qui sont donc ces esprits récalcitrants qui se


refusent à quitter la bâtisse, au point de rendre
“infernal” le quotidien des actuels propriétaires ? Ils
seraient une « dizaine se succédant au long des sept
derniers siècles et beaucoup plus dans le parc », note la
médium Lexa Marau, spécialiste des lieux. Et de sur-
enchérir : « Fougeret, c'est le top du top du paranor-
mal. Même en Écosse, on ne fait pas mieux. »

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 97


Légendes des provinces

La forteresse
de la Dame en bleu

Montbrun
Indirectement lié au destin de Richard Cœur La “chaise
de Lion, le château de Montbrun, en Haute- du diable”,
WIKIMEDIA COMMONS

Vienne, est par la suite devenu le berceau d’une à proximité


u
autre figure légendaire : celle de la Dame en bleu. de Collonges.
De prime abord, la forteresse de Montbrun s’ins- Peut-on
crit dans la plus pure tradition des châteaux forts du douter
Moyen Âge. Donjon vertigineux de style roman, qu’elle
u Un conte transmis par les plus anciens du village mâchicoulis sur consoles, tours rondes… l’impo- ait servi
fait même mention d’assemblées populaires de sante bâtisse obéit parfaitement à l’imagerie d’Épi- au maître
sorciers au Moyen Âge autour de cette “chaise” nal du château médiéval. Si la construction de celui- des enfers ?
maudite perdue dans la forêt… ci s’est étendue du XIIe au XVe siècle, son premier
Est-ce pour conjurer le mauvais sort qu’il y a propriétaire n’était autre que le seigneur de Mont-
plusieurs siècles, les pèlerins ont créé la “voie de brun, Pierre Brun, resté dans les mémoires pour
Rocamadour”, itinéraire bis du sentier pour se ren- avoir notamment dirigé, en 1199, avec Pierre Basile,
dre à Saint-Jacques-de-Compostelle, qui passe par le siège de la garnison de Châlus, à quelques enca-
Collonges ? Nul ne pourrait l’affirmer. Toujours blures de là. Siège durant lequel le roi Richard Cœur
est-il que la création même du village a des origines de Lion trouvera la mort, foudroyé par un carreau
religieuses : c’est au VIIIe siècle qu’un prieuré a été d’arbalète à la base du cou.
construit par les moines de l’abbaye de Charroux
en Poitou, autour duquel se développera une com- Si l’histoire de la forteresse de Montbrun croise
munauté, puis une cité tout entière, donnant ainsi le destin du duc des Normands, une autre
naissance à Collonges. Ce n’est pas pour rien si, “figure” va marquer bien plus durablement les tra-
aujourd’hui, Collonges-la-Rouge est devenue une vées du château. Son nom : Jacquette de Bourdeilles Le château
halte incontournable pour les pèlerins qui, s’ils dite la “Dame en bleu”. Cette dernière convolera en de Montbrun,
l’osent, peuvent se rendre à la “chaise du diable” justes noces avec Jean Brun, descendant direct de à Dournazac
avant de repartir… ● P. Du. Pierre Brun, en 1503, mais leur bonheur sera de (Haute-
Vienne).
Bâti à partir
u du XIIe siècle
et actuelle-
ment séjour
d’un esprit
délicat :
la Dame
en bleu.
HERVÉ CHAMPOLLION / AKG-IMAGES

98 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

FRANCK MOREAU/REA
u

courte durée puisqu’elle mourra un an plus tard en Les dragons de l’Apocalypse ? » Couchée sur papier en 1888 par
mettant au monde leur fille, Élisabeth. de bronze l’abbé Ducrost, la légende de la vouivre, appelée
Dès lors, l’esprit de Jacquette de Bourdeilles ne de la rue “bête pharamine”, est très présente dans le Poitou et
cessera de hanter les allées du château, telle une Amable-Ricard, autour du marais poitevin. De la femme nue, aux
âme en peine et tout de bleu vêtue, à la recherche à Niort, qui formes tentatrices, vivant dans des marais pour pro-
de sa précieuse bague de fiançailles, égarée dans évoquent tégerunepierreprécieuse,dansla versionduroman
les couloirs du temps. Une relique hautement sym- les attaques de Marcel Aymé, au serpent fantastique, parfois un
bolique, dans la mesure où ce mariage a été “arra- et la fin dragon aux grandes ailes, arborant une escarboucle
ché” de haute lutte : en effet, Jean Brun et Jacquette d’un serpent en guise d’œil, elle a surtout la réputation d’un ani-
de Bourdeilles n’ont pu unir leur destin… qu’à la ailé qui mal agressif, qui sème la terreur et garde précieuse-
mort de Louis Brun, père du marié, qui s’opposait terrorisait ment des trésors à la valeur inestimable.
à cette union. Depuis cette époque, de nombreux la ville.
visiteurs du château jurent avoir vu Elle ressort d’une légende qui,
une silhouette drapée de bleu sillon- grâce à des siècles de traditions et
ner les couloir de la demeure en de transmissions orales, voyagera
quête de sa précieuse bague, sym- bien au-delà du royaume de France,
bole de son amour perdu. ● jusqu’en Italie, en Suisse et au
Samir Hamladji Royaume-Uni. Sur notre territoire, la
vouivre est loin d’être oubliée : dans
la région du Poitou, la légende est
Un monstre toujours très vivante, où elle est
presque toujours nommée “bête
de fantasmes pharamine” ou “faramine”, pour
AKG-IMAGES/BRITISH LIBRARY

l’associer à l’adjectif “faramineux”,


signifiant en langage familier “éton-
nant, extraordinaire par son impor-

La bête tance”.
La vouivre prend, à travers les
pharamine siècles, plusieurs formes, et sa
légende n’a cessé d’évoluer. Elle
uu

Monstre semant la terreur, femme mysté- Enluminure n’a d’ailleurs pas échappé aux effets des vagues
rieuse, émanation du Diable… La vouivre du XIVe siècle, successives de christianisation de la France. Ainsi,
(wyverne, vuivre, guivre), avec ses différentes “Sainte de nombreux contes du haut Moyen Âge parlent de
formes et noms selon les régions, est l’une des Marguerite la vouivre comme d’une émanation du Malin. Mais
légendes les plus présentes dans notre pays. défaisant d’aucuns préfèrent garder à l’esprit la version
Retour sur les origines de cette curieuse créature le dragon” d é crit e p a r Ma r ce l A ymé , be a uco up m o ins
que l’on célèbre encore aujourd’hui. (Londres, effrayante : « La Vouivre à plat ventre sur un tas de
« Au ciel dès que cet oiseau point / d’où vient que le British roseaux, en train de prendrele soleil à cul nu et sa robe
soleil s’éclipsa ? / Ce monstre ne serait-il point / la bête Library). à côté d'elle avec son rubis. » ● P. Du.

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 99


Légendes des provinces

La bataille de Glozel
Auvergne
La découverte, il y a quatre-vingt-douze ans, du site de Glozel par un paysan de l’Allier
fut à l’origine d’une des plus retentissantes controverses archéologiques du XXe siècle.
Aujourd’hui négligé des institutions culturelles, il reste un mystère.

À 25 kilomètres au sud-est de Vichy, entre sol couvert de dalles d’argile. Elle contient des
Roanne et Clermont-Ferrand, en pleine montagne ossements humains, des instruments en pierre ou
bourbonnaise, peu avant la commune de Fer- en os, des fragments de céramiques. Les jours sui-
rières-sur-Sichon, un petit panneau, au bord de la vants, avec son père, son grand-père et des voisins,
route, indique : “Musée de Glozel”. Une voie Émile entreprend de creuser autour de la fosse. Il
étroite, quelques bâtisses et, soudain, nous y en retire, notamment, une tablette gravée de des-
sommes : un modeste corps de ferme en pierres sins et de signes bizarres.
apparentes. À l’intérieur, une vaste salle ornée de La nouvelle se répand et attire sur place une
vitrines abritant quelque 3 000 objets en argile, en foule de curieux. Parmi eux, l’institutrice de Fer-
pierre et en os, dont un grand nombre de pièces
gravées de motifs animaliers et/ou de signes mys- Le gisement semble remonter
térieux évoquant une écriture. non à l’Antiquité mais au néolithique,
À l’arrière du bâtiment, un jardin. Et, derrière voire au mésolithique.
le jardin, un long et raide sentier qui dévale à tra-
vers prés vers le Vareille, ru tributaire du Sichon, rières-sur-Sichon, Adrienne Picandet, qui rédige
lui-même affluent de l’Allier. À mi-chemin, jaillis- un rapport qui est remis au président de la Société
sant d’un repli du terrain, une source qui se d’émulation du Bourbonnais, Benoît Clément,
déverse dans ce ruisseau. Puis la pente s’adoucit lequel, mandaté par l’inspecteur d’académie de
en une sorte de terrasse, jusqu’au fond de la vallée. Moulins, entreprend des recherches plus systéma-
Nous sommes arrivés au “champ des morts”, d’où tiques. Ramenant à la surface de nombreux autres
fut extrait, pour l’essentiel entre 1924 et 1936, l’en- objets, il en envoie à Louis Capitan, l’un des maî-
semble du matériel exposé au musée. L’extraction tres de la préhistoire de l’époque, et garde les
de ce matériel provoqua, en son temps, une reten- autres. La presse locale commence à parler de Glo-
tissante controverse, impliquant non seulement zel. Au printemps 1925, Clément présente à la
les plus grands noms de l’archéologie, de la famille Fradin un médecin de Vichy féru d’archéo-
paléontologie, de la géologie et de l’épigraphie, l o gie ga l l o - r o ma ine , l e Dr A n t on in Mo r l e t. Poterie porteuse
mais aussi ceux de la presse, de la politique et du Co n v a in cu, a u r e ga r d d e s p iè c e s r é c o l té e s de caractères
barreau, opposant partisans et adversaires de l’au- jusqu’ici, de l’intérêt du site, ce dernier loue le alphabétiformes,
thenticité du site. Une controverse ponctuée de champ des Fradin, à charge pour lui d’organiser et ornée d’un
violences, de rumeurs et de procès. Durant plu- des fouilles, de répertorier et de photographier à masque
sieurs années, la France se divisa entre “glozé- des fins de publication tout ce qui y sera trouvé. En néolithique.
liens” et “antiglozéliens”. On a pu parler d’“affaire contrepartie, le matériel mis au jour
u

Dreyfus de l’archéologie”. reviendra au propriétaire du ter-


rain, autrement dit aux Fradin.
Puis les passions retombèrent. Au lendemain Accompagné de Lucien
de la guerre, Glozel sombra peu à peu dans Mosnier, archéologue cor-
l’oubli. À de rares exceptions près, les pouvoirs respondant de la commis-
publics s’en désintéressèrent complètement. sion des Monuments histo-
C’est que le site constituait, à bien des égards, un riques, le Dr Morlet vient
casse-tête archéologique. Au point, peut-être, de fouiller deux à trois fois par
gêner. semaine à Glozel. Mais les
Tout a commencé le 1er mars 1924. Ce jour-là, deux hommes se heurtent,
alors qu’il laboure un de ses champs en compagnie bientôt, à Capitan qui veut
de son père et de son grand-père, un jeune paysan s’approprier la découverte
de 17 ans, Émile Fradin, voit soudain un des bœufs du gisement, qu’il juge
de la charrue s’enfoncer brusquement dans une « merveilleux ». Constitué,
cavité. En tirant l’animal, deux briques surgissent. en partie, de fosses funé-
Intrigué, il commence à piocher et tombe sur une raires — d’où le nom de
fosse ovale aux parois garnies de briques, avec un “champ des morts” qui lui est,

100 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

PHOTOS : MARY EVANS /RUE DES ARCHIVES - DR


u

alors, donné —, le site semble, en effet, remonter Fouilles cervidé, que l’on rencontre dans tous les musées de
non à l’Antiquité mais au néolithique, voire au conduites préhistoire ».
mésolithique (fin du paléolithique). Mais, refu- en 1928
sant la férule du célèbre préhistorien, Morlet s’en par le comité Désormais véritable curiosité, Glozel reçoit
fait un ennemi irréductible. Un ennemi qui d’études même la visite du roi Ferdinand Ier de Rouma-
entraîne bientôt derrière lui toute une partie de la réuni, nie. Et excite les passions. D’emblée, l’essentiel de
communauté scientifique. La bataille de Glozel la même la polémique porte sur ces “signes” alphabéti-
commençait. année, formes, faisant penser à une protoécriture. Com-
par une ment de tels signes pouvaient-ils se retrouver sur
D’emblée, l’essentiel de la polémique douzaine du matériel néolithique ou mésolithique euro-
porte sur ces “signes” alphabétiformes, de savants péen ? Une hérésie susceptible de remettre en
faisant penser à une protoécriture. français cause tout à la fois la chronologie et le foyer d’ori-
et étrangers. gine communément admis de l’écriture : 3 500
À l’automne 1925, la presse nationale s’empare avant notre ère, et l’Égypte pour l’écriture hiéro-
de l’affaire. Fin juin 1926, Joseph Tricot-Royer, glyphique, Sumer pour l’écriture cunéiforme ; le
maître de conférences à l’université de Louvain XIII e siècle avant Jésus-Christ pour le premier
(Belgique), établit un premier bilan des vestiges alphabet phénicien (découvert en 1923 par Pierre
extraits. Parmi les plus extraordinaires, il relève Montet sur le sarcophage du roi de Byblos, Ahi-
« une véritable bibliothèque néolithique de plus de ram). Et, partant, une hérésie pouvant ébranler la
cent tablettes à caractères alphabétiformes ; une théorie “diffusionniste”, selon laquelle la “civilisa-
céramique curieuse tant par sa variété que par sa tion” se serait diffusée en Europe à partir du
nature, et dont le type le plus intéressant porte un Proche-Orient. Autrement dit, un véritable scan-
masque muet et des signes d’écriture ; des galets gra- dale aux yeux de certains. Pour ces derniers —
vés de signes avec représentations animales, dont comme le préhistorien André Vayson de Pradenne
certaines d’un art consommé, défiant toute imita- ou l’épigraphiste René Dussaud —, il ne peut s’agir
tion […] ; et enfin la série des objets en os ou en bois de que de faux. Cependant, une écriture similaire u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 101


Légendes des provinces

u avait été découverte en 1891 sur le site protohisto-


rique d’Alvão, au Portugal (ce qu’ignoraient Fra-
din et Morlet). D’autres, plus nuancés — à l’instar
de Camille Jullian —, croient reconnaître une écri-
ture cursive d’époque gallo-romaine.

PHOTOS : MARY EVANS /RUE DES ARCHIVES - KEYSTONE-FRANCE/GAMMA


Contre les détracteurs de Glozel, le Dr Morlet
invite le monde savant à venir sur place partici-
per aux fouilles en toute liberté. Tous ceux qui
répondent à son appel repartent convaincus de
l’authenticité et de l’importance des pièces exhu-
mées. Parmi eux, Salomon Reinach, conservateur
en chef du musée des Antiquités nationales de
Saint-Germain-en-Laye, adversaire résolu du “dif-
fusionnisme”, sera l’un des plus ardents avocats
du site. En réaction aux conclusions négatives — et
hâtives — du rapport d’une commission internatio-
nale constituée, sous la direction de Louis Capitan,
d’adversaires déclarés de Glozel — dont l’une des
membres, la Britannique miss Garrod, fut même

u
surprise en train d’introduire sur le chantier des Émile
objets fabriqués récemment afin de le discrédi- Fradin
ter —, douze préhistoriens, archéologues, anthro- dans son
pologues et géologues créent un comité d’études musée,
qui fait procéder à des analyses méthodiques attes- en 1927.
tant du sérieux des découvertes. Au-dessous :
Salomon
On attend que l’État autorise Reinach
de nouvelles fouilles qui, seules sur le chantier
seraient susceptibles de fouilles,
de lever un voile du mystère. en 1928.

Pourtant, les détracteurs de Glozel ne désar-


ment pas. Ils accusent Émile Fradin d’être un faus-
saire. Celui-ci assigne l’un d’eux — René Dussaud —
en diffamation. Mais, bientôt, apprenant qu’il fait
payer 4 francs aux visiteurs du petit musée qu’il a futable, l’authenticité de celui-ci, ces résultats font musée de Glozel,
installé dans sa ferme, la Société préhistorique apparaître une datation comprise entre — 700 et la Ferrières-
française (SPF) porte plainte contre X pour “escro- fin du premier siècle de notre ère, semblant ainsi sur-Sichon.
querie”. Une brutale perquisition est menée, recouper la déduction de Camille Jullian sur l’ori- Sur rendez-vous :
contre toute règle, sous la conduite du plaignant — gine gallo-romaine de l’écriture de Glozel. Le pro- 04.70.41.12.96.
le Dr Félix Régnault, président de la SPF —, chez les blème est que l’ensemble du site ne correspond www.
Fradin. À quelque temps de là, le grand-père guère à ce que l’on connaît du milieu culturel gallo- museedeglozel
d’Émile, Claude, est roué de coups par un sous- romain. En outre, d’autres datations au carbone 14, .com
lieutenant de spahis en civil. À l’issue de trois ans et effectuées sur des objets en os portant des inscrip-
demi de procédures aux rebondissements multi- tions identiques à celles des céramiques, ren-
ples, Émile Fradin obtient finalement gain de voient au magdalénien, il y a quelque 16 000 ans.
cause en juin et juillet 1931. Cinq ans plus tard, le Dr On le voit, l’énigme se complique. “Glozel, les os
Morlet ferme le chantier, laissant aux générations Le ministère de la Culture autorise de nou- de la discorde”,
futures le soin de le rouvrir. Jusqu’à sa mort, en velles fouilles en 1983, dont on attend toujours un d’Alice Gérard,
1965, il se consacrera à la recension et à la descrip- rapport complet. Seul un bref résumé en a été Éditions
tion exhaustive des pièces exhumées et réunies publié en 1995, concluant à… une occupation Le Temps
dans le musée. gallo-romaine et même médiévale. Émile Fradin présent,
est mort en 2010, à l’âge de 103 ans. Entre-temps, il 420 pages,
L’affaire de Glozel rebondit en décem- aura reçu les palmes académiques, mais l’État 23 €.
bre 1974, lorsque la revue d’archéologie bri- refuse toujours de reconnaître son musée. De
tannique Antiquity publie les résultats d’analyses même qu’il refuse la reprise des fouilles qui,
par thermoluminescence effectuées par une seules, pourtant, permettraient de lever un voile
équipe d’archéophysiciens danois, écossais et du mystère. Reste une certitude : la sacralité qui se
français sur des céramiques (avec des signes alpha- dégage du “champ des morts”, aujourd’hui envahi
bétiformes ou non) du site. Attestant, de façon irré- par la végétation. ● Christian Brosio

102 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

Au pays des alchimistes


Maine-Anjou-Orléanais
Chantée par les poètes de la Pléiade, la région est un grimoire à ciel ouvert. Les grands,
à la Renaissance, qui se piquaient d’occulte, ont marqué les rives de la Loire de leur goût.

cette histoire. Pas question d’exhiber ces sculptures


Figures souterraines certainement issues d’un rite païen ou hérétique, ou
encore fruits d’une provocation. On referme et on
passe à autre chose. Deux cents ans plus tard, ou
presque, en 1956, la cave est redécouverte, par

Dénézé-sous-Doué hasard, par deux enfants. Aussitôt, elle est explorée,


disséquée, mise au jour. La caverne sculptée de
Dénézé-sous-Doué se révèle un mystère. C’est une
Un beau jour de 1740, un curé se promène véritable enquête policière qui démarre alors.
dans la campagne angevine. Soudain le prélat sent
le sol se dérober sous ses pieds, il chute de La datation des sculptures est difficile, 234 per-
quelques mètres, le diable essaierait-il de l’emme- sonnages ornent les murs de la caverne, de tous
ner aux enfers ? styles : des têtes, des membres, des attitudes… Un
Un peu froissé mais vivant, bien que sous terre, culte païen ? C’est une des hypothèses. Les archéo-
l’abbé regarde autour de lui. Il a fortuitement logues tentent de comprendre quelle est l’origine de
découvert une cave, un souterrain, un lieu cette frise bien étrange, unique. Une tête de bélier
étrange. Partout sur les parois, sur les colonnes, récurrente semble être la signature d’un des sculp-
des sculptures sont visibles. Elles semblent innom- teurs. La diversité des styles laisse penser que plu-
brables, des visages grimaçants, des figures angé- sieurs artistes se sont succédé.
liques, des géants, des nains… Tout cela forme une Depuis 1973, la caverne se visite, mais sa pré-
frise effrayante, fascinante. Le bon curé de cam- servation est un enjeu majeur et pourrait conduire
pagne alerte aussitôt monseigneur, l’évêque d’An- à la fermeture au public avec un “fac-similé”, sur le
gers. Celui-ci vient constater les faits, dans la plus modèle de Lascaux 2 ou de la grotte Chauvet. Le
grande discrétion. lieu n’a encore pas révélé sa nature, l’intrigante
La décision tombe très vite : l’entrée de cette bande dessinée murale garde ses secrets. ●
cave diabolique sera rebouchée et on oublie toute Matthieu Frachon

Les caves des


Mousseaux,
à Dénézé-
sous-Doué.
Un ensemble
de person-
u
nages sculptés
dont l’origine
demeure
inconnue,
culte ancien,
refuge pour
les hérétiques
ou canular
rabelaisien ?
MAIRIE DE DÉNEZÉ

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 103


Légendes des provinces

u Des symboles
dans les caissons

BILDARCHIV MONHEIM GMBH/ALAMY STOCK PHOTO


Le Plessis-Bourré
Le lieu est une facette de cette région qui fut
l’écrin de la France royale, où le fastueux côtoie
l’étrange. À 15 kilomètres d’Angers, entre Mayenne
et Sarthe, le bâtiment a un petit air Renaissance
débutante, une allure à la fois chic et bourrue. Jean
Bourré (1424-1506) a donné son nom à ce château,

u
un édifice mi-militaire mi-agrément. Grand argen- les canons de la décoration médiévale. L’hypothèse La salle
tier du roi Louis XI, Bourré est un constructeur infa- d’un grand argentier du roi maîtrisant le secret de des gardes
tigable qui fit bâtir plusieurs châteaux en Anjou. l’or est bien séduisante, admettons-le ! ● M. F. du château
En 1945, Eugène Canseliet — disciple du mysté- du Plessis-
rieux et improbable Fulcanelli, alchimiste français Bourré.
qui aurait écrit le Mystère des cathédrales et les
Demeures philosophales — publie un ouvrage, Deux
Le grimoire de pierre La pierre
philosophale
logis alchimiques, en marge de la science et de l’his- cachée
toire, qui fait de la salle des gardes du château un au plafond ?
haut lieu de l’alchimie, un endroit rempli d’ésoté-
risme et de mystère. Chambord
Dans cette salle, il faut lever la tête et observer les
peintures du plafond à caisson, un damier dans François Ier a fait édifier Chambord à partir de
lequel s’enchâssent 24 tableaux. Si huit ne sont que 1519. Ce château reflétait sa vision de l’art, sa gloire,
des représentations de contes populaires, comme son esprit féru d’architecture, de peinture. On
celui où une jeune paysanne « coud le cul de la pie raconte que c’est Léonard de Vinci qui en dessina les
Mahaud qui parlait trop haut », les 16 autres appa- plans. Hélas, il n’en reste aucune trace, mais c’est
raissent symboliques. plausible, la patte du maître est bien présente. D’au-
L’alchimiste d’autrefois n’espère pas seulement cuns vont plus loin, expliquant que le château est
transformer le plomb en or, il mêle le sacré au pro- empli de messages cachés, de symboles, de codes
fane. Les tableaux du Plessis-Bourré sont emplis de secrets… Un vrai grimoire de pierre.
ces représentations. Un bestiaire fantastique se En outre, Chambord est en alignement quasi
déploie sous nos yeux : singes, licornes, dragons… parfait avec l’autre domaine royal, Fontainebleau,
L’ensemble est entouré de feuilles et de tiges, sym- et la basilique de Reims, lieu de couronnement des
boles telluriques pour les alchimistes. Le bélier rois de France. On peut difficilement faire plus
représente le soufre, le cerf le mercure, deux élé- symbolique. Par ailleurs, le signe de François Ier est
ments clefs de ces “savants”. le “8” renversé, un nœud à plat, on le trouve par-
En décryptant ce plafond, Canseliet affirme que tout à Chambord. Sur les murs, dans les tableaux…
Jean Bourré a laissé un message, un code : ni Dans le donjon, la lettre “F”, omniprésente égale-
plus ni moins que le secret de la pierre philo- ment, est renversée : elle indique la direction de
sophale, celle qui permet de transfor- Fontainebleau ! Troublant ! De plus, mots inver-
mer le plomb en or ! Balivernes, sés entre deux lieux, symboles que l’on
répondent les historiens et les retrouve à Fontainebleau… Des esprits débri- Le château
sceptiques, Bourré était un dés ont tout tordu, tout imaginé : de Chambord.
u
esprit de son temps, qui a messages évoquant une civilisation Bâti en un temps
seulement voulu un pla- extraterrestre, preuves de l’exis- où l’alchimie
fond en adéquation avec tence de Dieu, codes royaux, pré- faisait florès.
visions… La littérature éso-
térique et polardeuse
s’en est emparé. Une
chose est certaine, le
PETER HORREE/ALAMY STOCK PHOTO

grimoire de pierre
n’a pas fini d’exci-
ter l’imagination
de ceux qui le visi-
tent. ● M. F.

104 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


PHOTOS : ROLLINGER-ANA/ONLYFRANCE.FR /AFP; FREDERIC PAYA
Légendes des provinces

L’histoire de France

u
L’ossuaire
de Denfert.

vue de “Paris-sous-terre” Les ossements


des cimetières
parisiens y ont
été transférés
de 1785 à 1933.
Il y eut deux

Carrières grandes
périodes
Aménagées pour empêcher la capitale de s’effondrer, au XVIIIe siècle, elles conservent de transfert,
les traces de la Révolution, de la guerre de 1870 et de la Seconde Guerre mondiale. la Révolution
(1786-1814)
Parcourir les sous-sols parisiens, c’est remon- lieue : place Denfert-Rochereau, à Ménilmontant, et les travaux
ter le temps. Une balade qui commence juste au niveau du Luxembourg (dans la propriété de la haussmanniens
quelques années avant la Révolution française. marquise de Roncet), etc. (1859-1860).
Précisément en 1777, année de la création de l’Ins-
pection des carrières sous Paris et plaines adja- Pourtant, dès 1776, il y eut les premières tenta-
centes par décret royal. « Charles-Axel Guillaumot, tives de renforcement des carrières, réalisées De Gilles Thomas :
architecte du roi, fut nommé à la tête de ce service », par un mathématicien, Antoine Dupont : « Il fit éta- “Les Catacombes
explique Gilles Thomas. Pour l’auteur de très nom- blir des massifs de confortation aux endroits des car- de Paris”,
breux ouvrages sur les carrières — dont les Cata- rières qui présentaient des faiblesses », décrit Gilles Parigramme,
combes de Paris et les Catacombes, histoire du Paris Thomas. Elles ne furent pas judicieusement posi- 122 pages, 12 € ;
souterrain — cette inspection était devenue une tionnées. Guillaumot eut au contraire l’idée de “les Catacombes,
nécessité. Au cours des XVI e et XVII e siècles, de construire des piliers de renforcement à l’aplomb histoire du Paris
nombreuses petites carrières indépendantes des bâtiments. Il décida aussi de relier les carrières souterrain”,
virent en effet le jour dans les faubourgs parisiens, indépendantes par des galeries et de consolider les Le Passage,
pour en extraire des pierres utilisées afin de vides en prenant soin de répertorier les différents 390 pages, 19 €.
construire les monuments de Paris. Mais la capi- renforts : chacun portait un numéro, l’ini-
tale gagnant du terrain et l’espérance de vie n’ex- tiale du responsable de l’inspection et l’an-
cédant pas 40 ans, ces carrières tombèrent dans née. Le premier fut donc “1G1777”. On consi-
l’oubli au fur et à mesure de l’arrivée des nouvelles dère aujourd’hui que Guillaumot fut
générations. Et ce qui devait arriver arriva : dans la l’homme qui sauva Paris de l’effondrement ;
seconde partie du XVIIIe siècle, les effondrements une place portant son nom devrait être bientôt
se multiplièrent dans la capitale et sa proche ban- inaugurée dans le XIVe arrondissement. u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 105


Légendes des provinces
FRANCK ALBARET

u
u De nombreuses galeries furent donc creusées de la Restauration, les carriers, parce que les Sur les murs
dans les masses de calcaire sous la rive gauche. plaques étaient trop petites, n’eurent juste que la d’une galerie,
Pour se repérer, Guillaumot décida d’y apposer les place d’y graver “St”. le carrier
noms de rue qui étaient au-dessus. Cela peut Célestin-Pierre
aujourd’hui nous sembler logique, mais les plaques Le système de numérotation des rues étant né Picoup annonce
de rues ne firent leur apparition qu’en 1728. Les car- sous la royauté, les révolutionnaires mirent au qu’il part
rières indiquent donc la topographie de la capitale point un nouveau système — reposant sur des sec- à l’armée.
telle qu’elle était au XVIIIe siècle, avec les noms tions administratives —, tellement compliqué qu’il À gauche,
d’époque : rue de la Voie-Verte (devenue fut aboli en 1805. C’est à cette époque que une des très
rue du Père-Corentin), avenue d’Orléans naquit le système pair et impair, faisant rares plaques
(aujourd’hui, avenue du Général- référence à la Seine. Enfin, parce que le portant encore
Leclerc), etc. En 1779, fut introduit à Paris système métrique vit le jour en 1795, les une fleur de lys,
le premier système de numérotage des carriers, habitués à compter en pouces et rappelant
rues. Au début, les numéros se suivaient ne sachant pas trop à quoi correspondait que l’Inspection
sur le même côté d’une rue, selon la tech- cette nouvelle mesure, firent des conver- des carrières
nique dite du choc en retour (au bout de la sions et gravèrent, pour indiquer la pro- a été créée
rue, on la traverse et on reprend la numé- fondeur des puits d’accès, des indica- sous Louis XVI.
rotation). Parce que l’Inspection des car- tions comportant quatre chiffres après la Ci-dessous,
rières était née d’un décret royal, une virgule, qui sont encore visibles. dessin d’un
fleur de lys était aussi gravée. Ces mêmes carriers, qui passaient Prussien,
leurs journées sous terre, prirent l’habi- datant
Sur les plaques d’inspection, fini tude d’utiliser les murs des carrières de la guerre
le calendrier grégorien, place au pour écrire ou dessiner leur journal. de 1870.
calendrier révolutionnaire, dès 1792.

La Révolution française fit table rase du passé :


« De nombreuses décisions administratives furent
prises, dont on retrouve les vestiges sous Paris »,
constate Gilles Thomas. Les fleurs de lys furent
pratiquement toutes burinées (des traces de coups
de marteau sur certaines plaques sont parfaite-
PHOTOS : JEAN-PHILIPPE GUICHARD ; FREDERIC PAYA

ment visibles) ; il n’en reste plus que 10 dans le


réseau des carrières sous la rive gauche. Fini égale-
ment le calendrier grégorien, place au calendrier
révolutionnaire dès 1792 : de nombreuses plaques
comportent les inscriptions 1R, 2R, jusqu’à 14R. En
1793, un décret fut aussi pris pour interdire toute
référence à la religion. Les rues à l’air libre et les
galeries en sous-sol furent débaptisées : la rue
Saint-Jacques s’appela la rue Jacques. Au moment

106 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

Ainsi, sous la rue d’Assas, un certain “Célestin-


Pierre Picoup, né en 1789, a tiré le 18 mars de l’an
1808, le numéro 297 fait par la main du conscrit”. Il
a vraisemblablement participé à une guerre napo-
léonienne. En revint-il ? C’est une autre histoire.
Un autre, voyant la première girafe arriver à Paris
en 1857 (elle avait été offerte à Charles X par le vice-
roi d’Égypte, Méhémet Ali, et vint à pied de Mar-
seille, accompagnée par Geoffroy Saint-Hilaire), la
dessina au noir de fumée sur le ciel d’une carrière à
Montrouge.

En 1944, des uniformes allemands


abandonnés furent trouvés au pied
de l’escalier menant à la rue Bonaparte.

Seconde grande période dont on retrouve des


traces sous Paris, la guerre de 1870 : les Prussiens
encerclaient la ville.«Onamaintenudescommunica-
tions entre Paris et sa banlieue : par ballons dans le
sens Paris-province et, en sens inverse, par le système
des boules de Moulins et par pigeons voyageurs,

GILLES THOMAS
explique Gilles Thomas. Un auteur, spécialiste des
carrières, Pierre-Léonce Imbert, eut l’idée d’utiliser les
carrières sachant qu’elles communiquaient entre
Paris et la banlieue, mais il ne fut pas pris au sérieux. »
u

Les services de l’Inspection des carrières relièrent Dessin ici que fut coordonnée la libération de Paris par le
toutefois les forts existant au sud de Paris (Mon- de la première colonel Rol-Tanguy à partir du 20 août 1944. Cet
trouge, Vanves), au réseau souterrain. Mais ce qu’on girafe arri- ouvrage compte plusieurs sorties (dans le labora-
ne sait pas, c’est que les Prussiens envisagèrent, eux vant à Paris, toire d’essais des matériaux, dans la gare Denfert-
aussi, d’envahir Paris par les sous-sols. Dans les car- en 1857. Rochereau et directement dans les carrières).
rières de Saint-Cloud, de Vincennes et de Montsou- Ci-dessous, « Chaque jour à cette période, un major allemand
ris, on peut trouver des inscriptions en prussien vestiges chargé de la surveillance appelait cet abri en deman-
remontant aux années 1870. Une crainte prise au de l’abri dant si tout allait bien, bien sûr il lui était systémati-
sérieux par quelques carriers qui dessinèrent sur les allemand quement répondu par l’affirmative », s’amuse
murs d’une galerie, sous le VIe arrondissement, un de la Luftwaffe Gilles Thomas.
Prussien en train de tirer au pistolet. sous le lycée
Les carrières de Paris ne servirent pratiquement Montaigne. Un des refuges les plus connus par les cata-
pas pendant la Première Guerre mondiale (seules philes est sans nul doute l’abri allemand situé
deux inscriptions sont visibles sous la rue sous le lycée Montaigne (réquisitionné par la Luft-
Notre-Dame-des-Champs : “Marchons waffe pour devenir le quartier général, il abritait
PHOTOS : FREDERIC PAYA ; BRUNO LAPEYRE

pour Berlin” et “Vengeons et mourons”), 600 hommes). On peut encore y voir des inscrip-
le danger étant plus aux portes de Paris tions en allemand (“Rauchen verboten” sur les murs
que dans les airs, même si à cette époque et “Krankenrevier” sur la porte de l’infirmerie). Les
l’aviation prit son essor et l’on découvrit sous-sols du Sénat cachaient aussi un autre abri alle-
les gaz de combat. Les sous-sols parisiens mand, dont une des sorties de secours donnait dans
furent en revanche utilisés pendant la la rue Notre-Dame-des-Champs. À la Libération, des
Seconde Guerre mondiale, en raison des hommes de la deuxième DB trouvèrent des uni-
bombardements (les avions pouvaient formes allemands, laissant penser que des soldats
venir en ligne directe de Berlin), s’en étaient débarrassés pour se
surtout à partir de 1944. Il fallut fondre dans la foule parisienne.
donc protéger les Parisiens : la capi- Enfin, non loin de là, il y a un
tale compta jusqu’à 40 000 abris, dernier ensemble, surnommé
dans les caves des immeubles, sous l’abri Laval ; il est situé sous la
les ministères, les hôpitaux, les rue des Feuillantines, à l’aplomb
gares, dans les stations de métro. de l’école publique. Il fut réqui-
Certaines carrières furent sitionné à la demande de Pierre
transformées en refuges. Notam- Laval, et des travaux y furent
ment sous Denfert-Rochereau où effectués pour qu’il puisse rece-
fut construit un abri pour les ser- voir 60 personnes. ●
vices techniques de la ville : c’est Frédéric Paya

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 107


Légendes des provinces

La colère
du “petit homme rouge”
Tuileries
Le palais fut, pendant trois siècles, le cœur battant de notre histoire. Incendié
sous la Commune, rasé sous la IIIe République, on le disait frappé d’un mauvais sort.

Celui qui signait G. Lenotre (1855-1935) et se vou- Louis XV, de Louis XIV, de la Grande Mademoiselle,
lait le père de la “petite histoire” aimait à rappeler d’Henri IV ou de Catherine de Médicis. Des murs Vue en
comment sa vocation de “reporter du passé” s’était entre lesquels battit, plus de trois cents ans durant, perspective
affermie au spectacle saisissant de la majestueuse le cœur de l’histoire de France. des Tuileries
carcasse calcinée du palais des Tuileries. Celui-ci et du Louvre
avait été incendié quelques années plus tôt, sous la C’est en 1564 que Catherine de Médicis décida depuis les
Commune. Modeste employé au service des statis- de faire bâtir une résidence à l’ouest du Louvre. Champs-
tiques du ministère des Finances, le jeune homme Elle fit appel à l’architecte Philibert Delorme pour Élysées,
contemplait en effet ce « grand squelette de pierre » édifier la nouvelle demeure. Celle-ci s’élèverait à la vers 1870
depuis la fenêtre de son bureau. Dès qu’il le pouvait, place d’une ancienne maison qu’habita Louise (dessin
il s’en allait flâner au milieu des glorieuses ruines. de Savoie, sur des terrains occupés par des cabarets, anonyme).
Moments privilégiés, confiera-t-il, durant les- des baraques de maraîchers et d’artisans, ainsi que Commencés
quels les fantômes hantant ces vestiges vénérables par des fabriques de tuiles — d’où le nom de Tuileries trois siècles
semblaient l’entourer. Et quels fantômes : Napo- donné, dès le XIIIe siècle, à ce lieu. plus tôt,
léon III, Louis-Philippe et la reine Marie-Amélie, les Deux ans plus tard, la construction sort de terre. les travaux
rois Charles X et Louis XVIII, le duc de Berry, Napo- Encore quatre ans et l’on peut admirer les premiers de cet
léon, les impératrices Marie-Louise et Joséphine, les éléments du grand bâtiment projeté entre la Seine, ensemble
conventionnels et les membres du Comité de salut au sud, et le faubourg Saint-Honoré, au nord : un palatial
public, les députés des Assemblées constituante et pavillon central — dit de l’Horloge —, flanqué de unique sont,
législative et, bien sûr, Louis XVI, la reine Marie- deux galeries latérales, l’aile sud s’achevant par un alors, tout
Antoinette, le dauphin et sa sœur, ramenés de force pavillon d’angle. Mais les finances se tarissent, les juste achevés.
de Versailles le 6 octobre 1789 ! Sans parler de troubles religieux s’aggravent (bientôt, ce sera la
u
SELVA/LEEMAGE

108 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Légendes des provinces

Saint-Barthélemy) et, au début de 1572, Catherine nait à n’être pour la monarchie qu’une sorte de pied-à-
suspend le chantier et quitte le Louvre. Férue d’arts terre où elle redoute de s’établir », écrit Lenotre.
divinatoires, elle a été impressionnée par une confi- « Veuf de ses maîtres », mais néanmoins habité.
dence de son astrologue, Côme Ruggieri : une singu- En effet, comme le Louvre, les Tuileries sont peu-
lière apparition entourée d’un halo rougeoyant plées par une nombreuse et joyeuse bohême d’ar-
serait venue le visiter en rêve pour lui annoncer que tistes, de comédiens, de gens de lettres et de sei-
la reine mère mourrait « près de Saint-Germain » et gneurs logés là grâce à la libéralité du roi.
que les Tuileries seraient frappées de malédiction. Aussi est-ce une belle panique lorsque, le 5 octo-
Ainsi naît la légende du “petit homme rouge” bre 1789, est annoncé le retour, pour le lendemain,
des Tuileries, fantôme d’un boucher assassiné de la famille royale et de la cour. En vingt-quatre
Comité parce qu’il refusait d’évacuer la parcelle de terrain heures, cette population doit quitter les lieux. Le
national qu’il occupait, au beau milieu de l’emplacement du 6 octobre au soir, le roi et sa famille s’installent dans
pour la futur palais. S’avisant que celui-ci dépendait de la un château dégradé, froid et humide. Les apparte-
reconstruction paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois, Catherine ments sont remis en état et meublés.
des Tuileries : s’en ira loger à l’hôtel d’Albret, près de l’église Saint-
21, rue de Bièvre, Eustache. Malgré ces précautions, elle est rattrapée Pour Louis XVI et les siens, conduits là de force
Paris Ve. par la prédiction : le prélat qui l’assiste dans ses der- par les émeutiers, ce palais fut une première pri-
Tél. : niers instants, à Blois, le 5 janvier 1589, s’appelait, son, annonciatrice de leur tombeau. Un palais
01.53.10.11.66. dit-on, Julien de Saint-Germain. assiégé et un roi humilié, le 20 juin 1792 ; un palais
www.tuileries.org Le chantier des Tuileries est alors à l’abandon. envahi et mis à sac dans une orgie de sang et un
Seul le jardin a pris forme, séparé par un large che- monarque déchu, le 10 août suivant. Selon le
min boueux, à l’ouest, des bâtiments édifiés. conventionnel Dulaure, le “petit homme rouge” des
Henri IV décide, en 1594, de reprendre les tra- Tuileries serait apparu à plusieurs reprises à Marie-
vaux. Pour relier les deux ensembles du Louvre et Antoinette durant ces terribles journées.
des Tuileries, il confie à l’architecte Jacques II Emménageant dans le palais, où il a décidé de
Androuet du Cerceau le soin d’achever la construc- fixer le siège du gouvernement, Bonaparte confie à
tion de la Grande Galerie — ou galerie du Bord de son secrétaire Bourrienne : « Ce n’est pas le tout d’être
l’eau —, le long de la Seine, et de raccorder celle-ci au aux Tuileries, il faut y rester. » Joséphine s’y sentira
pavillon de Bullant. À la mort du roi, en 1610, rien mal à l’aise. Marie-Louise également. Le palais sera
n’est achevé. Le Louvre s’étend, certes, jusqu’aux néanmoins le cadre d’une vie de cour éclatante sous
Tuileries, mais celles-ci ne sont encore qu’une enfi- l’Empire, somptueuse et empreinte de gaieté sous le
lade de constructions disparates et vides. second Empire. Des lieux qui ne cessent de s’embel-
lir et de s’agrandir : outre l’arc de triomphe du
Charmés par le jeune Louis XV, les Parisiens Carrousel, construit entre 1807 et 1809, Napoléon
viennent en foule, dans le jardin, réactive les travaux de jonction du Louvre et des Tui-
pour l’apercevoir et l’acclamer. leries ; son neveu Napoléon III les mènera à bien.
Mais les lieux semblent poursuivis par le mauvais
Leur première habitante est Mlle de Montpen- sort : le 29 juillet 1830 et les 24 et 25 février 1848, ils
sier — la Grande Mademoiselle —, nièce de Louis XIII, sont attaqués et pillés ; de même, en 1870, deux jours
qui y réside jusqu’en 1652. Sa participation active à la après la reddition de Sedan, une nouvelle émeute
Fronde lui valant d’être exilée par son cousin chasse, le 4 septembre, l’impératrice Eugénie. Le
Louis XIV, les Tuileries sont de nouveau désertées. “petit homme rouge” resurgit, popularisé entre-
Toutefois, en 1659, le Roi Soleil rouvre le chantier. tempsparunechansondeBérangeretparBalzac !Le
Remaniés selon le goût classique, le corps cen- 23 mai 1871, alors que l’armée versaillaise avance
tral et l’aile sud menant au Gros Pavillon — rebaptisé dans Paris aux mains de la Commune, une trentaine
pavillon de Flore — sont complétés d’une aile nord de fédérés, sous les ordres des nommés Bergeret et
symétrique que termine, aussi, un grand pavillon Bénot, badigeonnent les Tuileries de pétrole et de
d’angle, le pavillon de Pomone — futur pavillon de goudron. À la nuit tombée, le palais est un immense
Marsan, du nom d’une de ses occupantes. brasier. Aux dires de certains témoins, le visage gri-
Premier souverain à établir sa résidence aux Tui- maçant du “petit homme rouge” serait, alors,
leries, en 1667, Louis XIV quitte Paris pour s’installer apparu une dernière fois à une fenêtre. L’incendie
définitivement à Versailles en 1678. Voilà le palais de fait rage durant près de soixante-douze heures.
nouveau abandonné. Jusqu’à ce que, en 1715, après Pourtant, s’il ne reste rien de l’intérieur, les
la mort de son arrière-grand-père, le petit Louis XV, structures sont toujours debout. D’où de nombreux
âgé de 5 ans, y prenne ses quartiers. Charmés par le projets de restauration. Mais la IIIe République pré-
jeune roi, les Parisiens viennent en foule, dans le férera, en 1883, raser les Tuileries. De nombreux
jardin, pour l’apercevoir et l’acclamer. Opéras, vestiges en seront vendus. Depuis, l’idée de rebâtir
concerts et réceptions se succèdent. Mais, en 1722, le le palais n’a jamais disparu. Depuis 2002, un Comité
“Bien-Aimé” retourne à Versailles. « Le château des national pour la reconstruction des Tuileries milite
Tuileries va rester veuf de ses maîtres. Ils n’y paraî- en faveur d’une telle idée. En dépit de la légende du
tront qu’en passant, commesi un mauvais sortle desti- “petit homme rouge”. ● Christian Brosio

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 109


PHOTOS : DANIEL MARTIN/MUSÉE DES AUGUSTINS ; AKG-IMAGES
Source féconde
des arts
Moins peints en France, au XIXe siècle, période d’un matérialisme obtus,
qu’en Angleterre, en Espagne ou en Allemagne, les mystères ont cependant
suscité l’engouement d’écrivains et de poètes — sans hoir ni lignée.
Ils rejoignirent par ce chemin
de liberté leurs anciens des temps médiévaux,
pour qui l’extraordinaire était commun.

“Les Licornes”, par Gustave Moreau (1885-1888, Paris,


musée Gustave-Moreau). Son inspiration se nourrissait de mythologie
et d’histoire sainte, de luxe et de luxure dans un décor onirique.
En bas, “le Cauchemar”, par Eugène Thivier (1894, marbre, Toulouse,
musée des Augustins). Un sculpteur classique,
mais la fascination des romantiques pour les monstres.
Source féconde des arts

La convocation
des ténèbres
Littérature
En réaction au classicisme et au rationalisme traversant l’époque,
les lettres françaises du XIXe siècle puisent dans le temps et l’espace leur inspiration
et redécouvrent les ténèbres et la magie. Promenade dans les dédales de l’étrange.

Triomphe de la science, aboutissement de la rai- de Schwabe, Rivage avec la lune cachée par des
son, incarnation du progrès, le XIXe siècle français nuages, de Caspar David Friedrich, en seront
est sérieux, bourgeois, urbain et médical. La Révolu- parmi les célèbres expressions. En littérature fran-
tion était sa genèse, la science est sa religion. Son çaise, c’est François-René de Chateaubriand qui
idéal est technique, moral et sans aspérité. Dans les introduit le genre. Il est le traducteur du Paradis
gazettes et les romans populaires, il revêt l’appa- perdu, de Milton, ce poème épique publié en 1667,
rence de Monsieur Prudhomme, caricature du où se côtoient Adam, Ève et Satan, dont on a pu
bourgeois incarnée au spectacle par Henry Mon- dire qu’il préfigurait le romantisme. Chateau-
nier, sot et sage tout à la fois. Paul Verlaine lui consa- briand est avant tout l’auteur des Mémoires d’ou-
cre un poème éponyme dans les Poèmes saturniens tre-tombe. Publiés en 1848, après sa mort, ils collec-
(1866), et il est la voix du Dictionnaire des idées reçues tent ses souvenirs, se veulent aussi épiques
(posthume, 1911) de Gustave Flaubert. La produc- qu’intimistes, la peinture d’une époque servie par
tion littéraire du XIXe siècle, pourtant, au-delà de la l’introspection et l’élégie. Dans ses œuvres de jeu-
satire, brille aussi par sa créativité. Une voie libéra- nesse, on trouvait déjà deux thèmes essentiels du
trice se dessine, à la fois sombre et sublime, vectrice romantisme, qui marqueront tout le siècle, la
d’évasion, antidote au quotidien. Cette fantaisie, nature et l’exotisme. Atala (1801) et les Natchez
qu’elle convoque comme refuge ou rejet d’une (1826), œuvres écrites durant sa période d’exil en
époque plate, en lutte contre ce que ses thuriféraires Angleterre, évoquent le Nouveau Monde. “Nat-
nomment l’obscurantisme, est présente dans des chez” est le nom d’une tribu indienne, et c’est cette
œuvres qui, tout au long du siècle, s’illustrent par Amérique, cette terre inconnue, mythique, qui
leur variété et leur volonté de réenracinement dans devient le support d’une épopée moderne.
un passé réel ou mythique.
En opposition avec le réalisme, deux expres- Orient, mystère, voyage. Les frères Goncourt
sions vont donc émerger au XIXe siècle : le fantas- rapportent dans leur journal, en 1863, ces
tique et le merveilleux. Contre l’esprit du siècle, paroles supposées de Théophile Gautier : « Il y a
elles proposent un autre postulat, dont la postérité deux sens de l’exotisme : le premier vous donne le goût
retiendra l’éclat, le génie esthétique. Le surnaturel de l’exotique dans l’espace, le goût de l’Amérique, le
(ce qui dépasse la nature, qu’on ne
peut expliquer) s’exprime et le sur-
réel (qui dépasse le réel), parfois. Les
poèmes, les récits sont mythiques,
chrétiens ou païens, régionalistes,
cosmogoniques. La réintroduction
de Dieu au sein d’un paysage rationa-
liste jugé austère et sans espérance
évoque un retour à l’Enfer de Dante,
au spectacle offert par le bien et le mal
contre un temps qui se veut au-des-
sus de toute loi morale. Un retour au
Moyen Âge, à son imaginaire, entre
lumière et ténèbres, qui permet aussi
la réintroduction de l’étrange, du
lugubre dans l’expression littéraire.
Le romantisme est né.
Enpeinture,leRadeaudelaMéduse,
de Géricault, la Mort et le Fossoyeur,

112 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Source féconde des arts

PHOTOS : JOSSE/LEEMAGE ; AKG-IMAGES/DE AGOSTINI PICTURE


u

goût des femmes jaunes, vertes, etc. Le goût plus raf- Décor pour Ainsi que l’exposait Théophile Gautier, l’exo-
finé, une corruption suprême, c’est le goût de l’exo- “l’Après-midi tisme temporel existe également. Au XIXe siècle,
tique à travers le temps. » Orientaliste, il est l’auteur d’un faune”, sous l’influence de Michelet et d’Augustin Thierry,
du Roman de la momie et de Constantinople. La ballet de Vaslav on redécouvre le Moyen Âge et, avec lui, la produc-
nature et l’exotisme traversent aussi son œuvre, Nijinski, peint tion littéraire du XIIe siècle, qui décline la légende
ainsi que celle de Charles Baudelaire, qui dédie par Léon Bakst arthurienne sous la plume de Chrétien de Troyes.
(1912, Paris, D’autre part, Walter Scott, romancier anglais, a une
Des auteurs, anglais ou allemands, se sont musée national influence considérable sur la production littéraire
inspirés de l’esprit du Moyen Âge saxon d’Art moderne). française. Les auteurs du drame romantique s’en
et influeront sur la production française. réclameront. L’histoire est partout, le théâtre est sa
À gauche, scène. Alfred de Vigny écrit Cinq-Mars. Hugo livre
d’ailleurs les Fleurs du mal (« ces fleurs maladives ») à la “Divine Hernani, et surtout Cromwell, dont la célèbre préface
Gautier, en 1857. En leur sein, l’Invitation au voyage Comédie”, fixelesrèglesduthéâtreromantique.QuantàBalzac,
répond au poème en prose du Spleen de Paris, de Dante, ilrendhommageàl’auteurd’Ivanhoédanssapréface
Anywhere out of the World. Sortir du monde connu, illustration de la Comédie humaine. La rédaction des Chouans
triste et laborieux, afin d’atteindre un univers rêvé de Franz n’est-elle pas, d’autre part, fortement influencée par
où « tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et von Bayros l’impression que Waverley, premier roman de Wal-
volupté », tel est le projet baudelairien. (1921, Vienne). ter Scott, a laissée sur Balzac ? D’autres auteurs, u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 113


Source féconde des arts

u anglais ou allemands, se sont inspirés de l’esprit du


Moyen Âge saxon et influeront sur la littérature fran-
çaise. En théâtre, citons Schiller, Goethe et Shakes-
De haut en bas, peare. En poésie, la plume noire et macabre de
une des couvertures Byron, que Baudelaire admira tant.
du “Horla”,
de Maupassant, Il est également un autre exotisme, c’est celui
illustration des survivances anciennes, imaginaires mais
de William Julian- tenaces. Le projet de George Sand n’est pas autre,
Damazy (1904, lorsqu’elle entreprend la rédaction de ses Légendes
collection privée) ; rustiques (1858), recueil de mythes et de récits oraux
“Volaverunt”, de la région du Berry. Douze récits dans lesquels on
par Goya croise loups-garous et sorcières, farfadets et lavan-
(1799,Madrid, dières de la nuit. Un mélange champêtre et supersti-
bibliothèque tieux de fables et de légendes régionalistes qui
nationale) ; répond bien à la volonté de sauvegarde du patri-
“la Grand’Bête”, moine populaire, menacé d’oubli dans un siècle
par Maurice Sand, tourné vers la ville et l’industrie. Dans sa première
illustration édition, l’ouvrage est illustré par Maurice Sand (fils
des “Légendes de l’écrivain, dont il a adopté le pseudonyme), dont
rustiques”, les dessins sont un curieux mélange de noirceur
de George Sand. romantique et, selon Eugène Delacroix, de « char-
mante naïveté d’intention ». On retrouve également
u

chez Jules Amédée Barbey d’Aurevilly une volonté


d’inscrire sa littérature, entre récit historique et fan-
tastique pur, dans le régionalisme. Le roman l’En-
sorcelée (1852) puis le recueil de nouvelles les Diabo-
liques (1874) se déroulent dans une Normandie
faussement réaliste, réellement fantastique. Pre-
nant appui, pour l’Ensorcelée, sur la réalité histo-
rique des guerres chouannes de la Révolution (qu’il
utilisera également dans un autre roman, le Cheva-
lier des Touches), Barbey raconte une histoire
d’abbé jeteur de sorts, vengeur de la cause catho-
lique. Quant aux nouvelles des Diaboliques, elles
sont tout entières tournées vers le fantastique, l’in-
sertion d’un ou plusieurs éléments surréels dans
une réalité sociale et topographique existante.
Citons encore les Contes cruels, d’Auguste de Villiers
de l’Isle-Adam (1883), qui comptent une palette de
tonalités importantes (satire, tragique, fantastique)
et mettent en scène l’archétype du bourgeois, aux
prises avec la cruauté de l’auteur. Aux limites du sur-
naturel, on trouvera le Horla, de Guy de Maupassant
(1887), journal intime d’un châtelain normand
vivant avec l’angoisse que le Horla vienne le visiter.
PHOTOS : COSTA/LEEMAGE ; MARY EVANS/RUE DES ARCHIVES ; AKG-IMAGES/QUINT & LOX

Incarnation de l’angoisse et de la folie, nous ne sau-


rons jamais si le Horla existe ou s’il est le produit de
l’imagination du narrateur, dérivant entre la réalité
et la psychose.

Monstruosité, monstre et monstration. À la


toute fin du XVIIIe siècle, les Caprices de Goya
avaient donné le ton, ces eaux-fortes qui mettent en
scène des personnages hybrides et cauchemar-
desques illustrant les vices et les excès des hommes,
la violence et la cruauté. Les poètes s’en inspirent.
Les Chimères, de Nerval, sont publiées à la fin du
recueil de nouvelles lesFillesdufeu, dont il est le pro-
longement, en 1854. Qu’est-ce qu’une chimère ?
Créature mythologique, féroce et inquiétante, elle

114 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Source féconde des arts

possède la tête et le poitrail d’un lion, le ventre d’une


chèvre et la queue d’un serpent. Les douze sonnets
que Nerval appelle Chimères sont tout autant obs-
curs que lumineux, et célèbrent l’amour, la mort et
la nature. Le célèbre poème El Desdichado (“le dés-
hérité”) évoque l’univers médiéval (« Le prince
d’Aquitaine à la tour aboli »), dans un décor étrange
(« le soleil noir de la mélancolie ») abritant des figures
imaginaires, des chimères dans la chimère («J’airêvé
dans la grotte où nage la sirène »). Chacun sa chimère
est aussi le titre d’un poème en prose de Baudelaire,
une pièce allégorique décrivant des hommes mar-
chant sans but sur un chemin et supportant sur le

Du monstrueux au bizarre,
il n’y a qu’un pas, et c’est à la fois
le ressort du fantastique
et du merveilleux.

dos le poids d’une « monstrueuse bête », pour illus-


trer l’acceptation sisyphéenne du malheur humain
et de l’impuissance à le conjurer. Le mons-
tre est encore présent en roman, dans les

PHOTOS ; SELVA/LEEMAGE ; GUSMAN/LEEMAGE


Travailleurs de la mer, de Victor Hugo
(1866), écrit durant sa période d’exil, à
Guernesey. Morceau de bravoure, le
combat du marin Gilliatt, héros du
roman, contre la pieuvre géante préfi-
gure le genre de l’heroic fantasy, qui fera
son apparition dans la littérature popu-
laire du XXe siècle. La représentation
plastique qu’en propose Hugo, égale-
ment dessinateur, rappelle précisé- posés de six “chants”. Ce recueil, traversé par Mal-
ment les Caprices de Goya. La tech- doror, personnage énigmatique et inquiétant, n’est
nique utilisée est l’encre, l’insistance un récit qu’en apparence. C’est une épopée mer-
est faite sur les ombres et la lumière. veilleuse, un long poème sensuel, illustrant un
Du monstrueux au bizarre, il n’y dérèglement des sens et des comportements
a qu’un pas, et c’est à la fois le ressort humains. Un certain exotisme du voyage intérieur
du fantastique et du merveilleux. En poésie, rattache également les Chants de Maldoror aux
u

d’abord, ce bizarre marque le XIXe siècle. Baude- “Baudelaire romans de Lewis Carroll, Alice au pays des mer-
laire, toujours lui, intrigue en associant la dépouille et la présidente veilles et De l’autre côté du miroir. En somme,
et la passion dans la Mort des amants, où les « odeurs Sabatier”, l’unique fil conducteur de cette biographie faus-
légères » côtoient « d’étranges fleurs », où spirituel et par Thomas saire et fantastique, qui ressemble à un long cau-
charnel s’entrelacent. Le bizarre, c’est aussi l’her- Couture chemar, n’est autre que le personnage de Maldoror
métisme d’un Mallarmé. L’Après-midi d’un faune, (vers 1850, lui-même. Soupault, Aragon, Breton s’en souvien-
sa fameuse églogue, paraît en 1876, illustrée par Clermont- dront. Pour les surréalistes, cet objet littéraire non
Édouard Manet. Les vers sont travaillés à l’ex- Ferrand, musée identifié constituera un patronage de choix.
trême, l’érotisme est esthète, mais le sens du des Beaux-Arts) :
poème ne semble pas donné à la première lecture. le poète Les voies tantôt sombres, tantôt magiques
Comment entendre encore le fameux Sonnet allé- et sa muse, qu’emprunte la littérature française au XIXe siè-
gorique de lui-même, mieux connu sous le nom de Apollonie. cle, à travers l’influence anglo-saxonne, constituent
Sonnet en x, du même auteur (1899) ? Volontaire- Au-dessous, une matière prolifique, exubérante, dont l’imagi-
ment énigmatique, formaliste jusqu’à la provoca- une édition naire psychanalytique, dans le sillage du surréa-
tion, ce sonnet se lit comme un exercice de style, des “Fleurs lisme, découlera sans peine. Fille du romantisme,
comme l’expérience esthétique poussée à son du mal”, du refus du rationnel, de la prise en compte des
paroxysme. La vanité semble guetter la quête du œuvre qui seules apparences, la théorie freudienne sera le
sens… à moins qu’il ne s’agisse de la folie, du mal ou provoqua royaume du rêve, lieu du bizarre, de la violence, de
de la démesure, comme chez le comte de Lautréa- scandale, l’interdit réalisé, avec en particulier le concept d’in-
mont. C’est sous ce pseudonyme qu’Isidor Ducasse polémiques, conscient. Cette littérature, antimoderne, antibour-
fait paraître les Chants de Maldoror, à compte d’au- procès geoise, contre la rationalité et l’ennui, semble l’avoir,
teur, en 1869. Un recueil de poésie en prose, com- et censure. alors, préfiguré. ● Solange Bied-Charreton

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 115


Source féconde des arts

La quête du rêve
Gérard de Nerval
De “Faust” aux “Filles du feu” ou aux “Chimères”,
son art s’est tout entier porté vers l’exaltation
du monde du rêve, l’amenant finalement au suicide.
Il n’avait eu d’autre obsession que de retrouver
JOSSE/LEEMAGE

une France idéale dont il se voulait le descendant.


u

« Voici bientôt douze ans que, par un triste d’Edgar Poe : “Never, oh ! never more !” Ce corps, “Le Poème
matin de janvier, se répandit dans Paris la sinistre c’était celui de Gérard de Nerval, notre ami d’en- de l’âme.
nouvelle. Aux premières lueurs d’une aube grise et fance et de collège, notre collaborateur à la Presse Rayons
froide, un corps avait été trouvé, rue de la Vieille- et le compagnon fidèle de nos bons et surtout de nos de soleil”, par
Lanterne, pendu aux barreaux d’un soupirail, mauvais jours, qu’il nous fallut, éperdu, les yeux Louis Janmot,
devant la grille d’un égout, sur les marches d’un troublés de larmes, aller reconnaître sur la dalle XIXe siècle,
escalier où sautillait lugubrement un corbeau visqueuse de l’arrière-chambre de la morgue. Nous Lyon, musée
familier qui semblait croasser, comme le corbeau étions aussi pâles que le cadavre, et, au simple sou- des Beaux-Arts.

116 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


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souvenirs transfigurés. En bon journaliste, Alexan-


dre Dumas fut plus précis encore, au lendemain du
drame. Il écrivait, le 30 janvier 1855, dans le Mous-
quetaire : « Arrêtez-vous d’abord à la place du Châte-
let. Remarquez l’étrange coïncidence de ces deux
noms : rue de la Tuerie, rue de la Vieille-Lanterne. On
descend dans cette dernière. On craint à la fois de
poser le pied sur ces marches glissantes, la main sur
cette rampe mouillée. Dans l’obscurité, au fond de
cette voûte, vous découvrez une fenêtre cintrée avec
des barreaux de fer pareils à ceux qui grillent les fenê-
tres de prisons. Vous y êtes : c’est à ce croisillon de fer
que le lacet était attaché. En face est un égout à ciel
ouvert. L’endroit que je vous ai dit est sinistre. Eh bien,
c’est là, les pieds distants de cette marche de deux
pouces à peine, que, vendredi matin, à 7 heures 3
minutes, on a trouvé le corps de Gérard encore chaud
et ayant son chapeau sur la tête. »

Tout juste âgé de 19 ans, il fait montre


d’une exceptionnelle précocité
en traduisant Goethe.

Il serait vain de prétendre s’y recueillir. La sor-


dide rue de la Vieille-Lanterne n’existe plus. Elle se
trouvait à l’emplacement de l’actuel Théâtre de la
Ville, et des chercheurs méticuleux ont même cal-
culé que la fenêtre aux barreaux de laquelle Nerval
s’est pendu a fait place à la loge du souffleur…
Fils d’un médecin de la Grande Armée, Gérard
Labrunie est né le 22 mai 1808 à Paris, rue Saint-
Martin. Il ne connaîtra pas sa mère, Marie Laurent,
décédée deux ans plus tard en Silésie, où elle avait
suivi son mari. Jusqu’à l’âge de 6 ans, Gérard sera
élevé à Mortefontaine, dans ce Valois dont il fera
une sorte de royaume enchanté, une contrée
magique qui ressemblerait beaucoup à l’île de
Cythère, telle que l’avait imaginée Watteau et qu’il
admirait tant : « C’est une Cythère calquée sur un îlot
de ces étangs créés par les débordements de l’Oise et
de l’Aisne — ces rivières si calmes et si paisibles en
été », écrira-t-il. Cette contrée, dont il déplorera la
dévastation par le chemin de fer, Gérard n’aura de
cesse de la rechercher chimériquement sous d’au-
tres cieux, en Italie, en Allemagne ou en Orient,
mais il notera : « En Afrique, on rêve l’Inde, comme
en Europe on rêve l’Afrique ; l’idéal rayonne toujours
au-delà de notre horizon actuel. »

La réalité décevant perpétuellement ses


espoirs, Gérard Labrunie choisira délibérément
de lui substituer la remémoration et le rêve. Dans
sa dédicace à Alexandre Dumas des nouvelles des
venir de cette entrevue funèbre, le frisson nous Filles du feu et des sonnets des Chimères (1854), il
court encore sur la peau. » précisera d’ailleurs que ces derniers ont été com-
Théophile Gautier évoque ainsi ce 26 janvier posés dans un « état de rêverie supernaturaliste ».
1855, où le « doux Gérard » a mis fin, en plein cœur Antonin Artaud n’hésitera pas à affirmer qu’ils
d’un vieux Paris bientôt promis à la pioche du baron « sont au sommet de tout ce que l’homme ait jamais
Haussmann, à une existence qu’il n’avait jamais pu écrit et pensé », et ce n’est pas sans bonne raison
accorder à un idéal nourri de rêves radieux, d’hallu- qu’André Breton a reconnu en leur auteur l’un des
cinations fabuleuses, de nostalgies féeriques et de grands précurseurs du surréalisme. u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 117


Source féconde des arts

PHOTOS : LISZT COLLECTION/ALAMY STOCK PHOTO ; GRANGER NYC/RUE DES ARCHIVES


u Installé à Paris en 1814 avec son père, Gérard
Labrunie fera ses études au collège Charlemagne et
commencera très tôt à écrire et à publier des vers,
sous le pseudonyme de Gérard de Nerval. Lié au
cénacle romantique, il sera, le 25 février 1830, l’un
des plus ardents partisans de Victor Hugo lors de la
bataille d’Hernani. Mais quelque chose le distingue
toutefois de nombre de ses amis : excellent germa-
niste, il est imprégné de ce romantisme allemand
qu’avait entrevu Madame de Staël, et les fées de
l’Oise auront chez lui un incontestable air de famille
avec celles du Rhin… En 1827, tout juste âgé de 19
ans, il fait montre d’une exceptionnelle précocité en
donnant une traduction du Faust de Goethe. Elle lui
attirera cette réponse du maître de Weimar : « Je ne Gérard
me suis jamais mieux compris qu’en vous lisant. » de Nerval
Théophile Gautier fera ce commentaire qui, en défi- (en bas) et la
nitive, résume parfaitement tout l’art de Nerval : «Ce représentation
n’était pas là une vaine formule complimenteuse. Le de son suicide
style de Gérard était une lampe qui apportait la par Gustave
lumière dans les ténèbres de la pensée et du mot. Avec Doré
u
lui, l’allemand, sans rien perdre de sa couleur ni de sa (ci-contre),
profondeur, devenait français par la clarté. » dans la rue
de la Vieille-
Plus profondément, plus essentiellement Lanterne,
romantique que tout autre écrivain français où il alla — “si
de sa génération, Gérard de Nerval n’aura d’autre discrètement
obsession que de retrouver le monde perdu de son Gérard en contemplant Sylvie dans sa robe « en taffe- que sa
enfance et, par-delà, celui d’une France idéale, la tasflambé». Passionné d’occultisme, Nerval se livrait discrétion
France de Mélusine — dont il se voulait le descen- là à une opération dont il faudra attendre Marcel ressemblait
dant, dans un songe digne de Gobineau ! — et de la Proust pour retrouver l’équivalent, Marcel Proust à du mépris —,
Belle au bois dormant. Les chansons et les rondes qui, dans Contre Sainte-Beuve, écrivait justement délier son âme
qui ont illuminé ses premières années constituent, qu’il avait « trouvé le moyen de ne faire que peindre et dans la rue
comme chez Jean-Jacques Rousseau, le socle de de donner à son tableau les couleurs de son rêve ». la plus noire
son œuvre et de sa vision, dont Sylvie, la nouvelle la Quant à l’universitaire américaine Evelyne Ender, qu’il pût
plus achevée des Filles du feu, est l’expression elle notera comment, dans Sylvie encore, trouver”,
« la construction de scènes mnésiques écrivit
Les apparitions féminines permet le déploiement d’une mémoire Baudelaire.
dans son œuvre portent en elles devenue le fondement même d’une
“le germe de l’intemporalité”. ressaisie de la subjectivité, préfigu-
rant en cela les découvertes récentes
quasi miraculeuse. C’est que, comme Rousseau sur la mémoire affective en psycholo-
encore, Nerval reconnaît dans la chanson popu- gie et neurologie ».
laire la trace d’une tradition primordiale, voilée Les apparitions féminines, qui
par l’écume de la modernité. Corinne Bayle fait à culminent dans Sylvie et dans
ce sujet cette judicieuse observation : « Seules les Aurélia(1855),portenten
chansons, modèles absolus de l’écriture, poésie et elles « le germe de l’in-
musique accordées, passé et présent réconciliés, ont temporalité, à travers
conservé la pureté de la langue et les entendre, les le prisme du souve-
réécrire, donne une épaisseur imaginaire au temps, nir », selon la formule
puisqu’il s’agit de ressusciter les choses et les êtres de François Granier.
dans cette parole immémoriale. » Elles sont les jalons, ou
Du dévoilement des lieux d’un passé recomposé plus exactement les
résulte ce que Jean-Pierre Richard, dans le chapitre fanaux d’un itinéraire
sur Nerval de Poésie et profondeur (Seuil), a appelé initiatique au terme
une «géographiemagique», propice à toutes les réap- duquel Nerval espère
paritions. Ainsi dans ce sublime épisode de Sylvie, où atteindre à l’absolu, à
les deux enfants, dans un grenier, revêtent des l’éternelle jeunesse : «Me
atours d’autrefois pour faire revenir de l’oubli l’an- trouvantseul,écrit-ildans
cienne France et plus encore. « La fée des légendes, Aurélia, je me levai avec
éternellement jeune !… », s’exclame intérieurement effort et me remis en route

118 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


dans la direction de l’étoile sur laquelle je ne cessai de
fixer les yeux. Je chantais en marchant un hymne mys-
térieux dont je croyais me souvenir comme l’ayant
entendu dans quelque autre existence et qui me rem-
plissait d’une joie ineffable. En même temps, je quittais
mes habits terrestres et les dispersais autour de moi. »

À quelqu’un qui lui reprochait de n’avoir


pas de religion, il répondit : “Moi, pas
de religion ? J’en ai dix-sept… au moins.”

La femme idéale, cette étoile telle que la rêve


ou la réinvente Nerval à partir d’éblouissements
suivis d’échecs pathétiques, comme sa liaison pla-
tonique et malheureuse avec l’actrice Jenny Colon
(1837-1838), est consubstantielle à l’univers entier :
ainsi Aurélia « se met à grandir sous un clair rayon
de lumière, de telle sorte que peu à peu le jardin pre-
nait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient
les rosaces et les festons de ses vêtements, tandis que
sa figure et ses bras imprimaient leurs contours aux
nuages pourprés du ciel ».
Faut-il voir, dans cette hallucination, la
marque d’un panthéisme ? La question de la “reli-
gion” de Nerval est complexe… Il y a indéniable-
ment une part très forte de panthéisme dans son
œuvre, avec une coloration assez nettement alchi- “Midsummer
mique. Il y a surtout la quête de cette hypothétique Eve”, par Edward u
tradition primordiale qui, avec énormément de Robert Hughes
confusion, n’est pas sans annoncer celle dont René (1908).
Guénon offrira au XXe siècle la définition la plus “La fée
rigoureuse. On décèle ainsi, chez Nerval, un des légendes,
curieux mélange d’ésotérisme, de gnosticisme et éternellement
de christianisme, ainsi qu’une attirance pour les jeune !”
religions à mystères du pourtour méditerranéen et de Nerval.
pour les cultes orientaux les plus variés. Le fidèle
Gautier rapporte qu’un jour, dans le salon de Vic-
tor Hugo, à quelqu’un qui lui reprochait de n’avoir
pas de religion, il répondit : « Moi, pas de religion ?
J’en ai dix-sept… au moins. » Son volumineux
Voyage en Orient (1851) témoigne largement de
cette boulimie syncrétique, résumée par ce vers
“paganochrétien” des Chimères : « Le pâle Horten-
sia s’unit au Myrthe vert ! » Elle lui inspirera ses
œuvres majeures, mais aussi elle le détruira.

En effet, dans l’impossibilité de réussir, sinon


par l’écriture, la transmutation du monde réel en
un monde idéal, Gérard de Nerval sera sujet à de
violents accès de folie à partir de 1841, et il sera
interné à plusieurs reprises, notamment dans la
célèbre clinique psychiatrique du docteur Émile
Blanche (qui accueillera plus tard Maupassant).
Dans son inguérissable mélancolie, il attribuera
son échec existentiel à une faute originelle et se
“punira” en se donnant la mort. C’est du moins
l’hypothèse que l’on peut émettre à l’endroit du
SUPERSTOCK/LEEMAGE

génial et douloureux “voyant” qui, dans son


poème le plus fameux, s’était à jamais représenté
en ces termes : « Je suis le ténébreux, — le veuf — l’in-
consolé. » ● Michel Marmin
Source féconde des arts

Le maître mant, le Petit Chaperon rouge, la Barbe bleue, le


Chat botté, les Fées, Cendrillon ou la Petite Pantoufle
des contes de verre, Riquet à la houppe et le Petit Poucet) qui
ont traversé les siècles sans prendre une ride et ont
bercé l’enfance de nombreuses générations. Il est
également l’auteur de la Marquise de Salusses ou la

Perrault Patience de Griselidis, les Souhaits ridicules et Peau


d’Âne.
Publiés en 1697, les “Contes” apparaissent Les Contes sont l’œuvre la plus répandue de
comme un grand classique de la littérature notre littérature, la seule que les enfants connais-
française. Tirés du répertoire populaire oral, sent avant même d’avoir appris à lire. Mais elle
ils offrent une représentation singulière demeure encore bien souvent méconnue : l’ana-
de la société du XVIIe siècle. lyse littéraire l’a longtemps ignorée sous prétexte
qu’elle était initialement destinée aux enfants.
Il était une fois un contrôleur des finances qui Pourtant, elle est riche de qualités esthétiques et
devint l’un des plus grands conteurs de tous les tient une place centrale dans l’étude anthropolo-
temps, Charles Perrault. Après des études de droit gique de la société.
et plusieurs années passées au service de Colbert,
il est élu à l’Académie française en 1671, dont il L’hypothèse qui prédomine est celle
devient le directeur dix ans plus tard. En développée par les frères Grimm :
1697, il publie ses Histoires ou Contes du les contes seraient la forme prise dans
temps passé, un recueil de huit différents pays par des récits prototypes.
contes (la Belle au bois dor-
L’origine même du conte est floue. Pour cer- Le Chat botté
tains, il serait le dernier témoin d’une mythologie se déguise
païenne. Mais l’hypothèse qui prédomine est celle en marquis
développée par les frères Grimm : tout comme la de Carabas
plupart des langues de l’Europe moderne sont (gravure
issues d’une langue commune, l’indo-européen, les de Gustave
contes seraient la forme prise dans différents pays Doré). Extrait
par des récits prototypes. La plupart des contes de des “Contes
Perrault n’ont ainsi pas été inventés par lui et tirent de ma mère
leur origine du répertoire populaire oral. Par exem- l’Oye”,
ple,Peaud’Âne a plusieurs sources : l’histoire de Thi- repris d’une
baud, prince de Salerne, de Straparole dans ses compilation
Nuits facétieuses, l’Histoire de la belle Hélène de u italienne.
Constantinople, livret de colportage L’alliance
paru à Troyes au XVIe siècle, et Orsa ancienne
(l’Ourse), une nouvelle écrite par entre des
l’Italien Basile en dialecte napoli- humains
tain. et des animaux
qui peuvent
L’auteur actualise ensuite le tout…
contexte du récit, afin de l’ancrer ou presque.
dans une réalité politique, économique
ou sociale que connaissent ses lecteurs.
Barbe bleue permet ainsi de comprendre
ce qui est considéré comme richesse à
l’époque de Charles Perrault, à la fin du
XVIIe siècle : « Il était une fois un homme qui avait de
belles maisons à la ville et à la Campagne, de la vais-
selle d’or et d’argent, des meubles en broderie, et des
carrosses tout dorés. »
Plus encore, le mythe perdure à travers le
conte. Dans la Belle au bois dormant, le thème de la
fée vexée à l’origine de la malédiction du sommeil
renvoie à la déesse de la discorde, Éris, qui, fâchée
de ne pas avoir été invitée aux noces de Thétis et
Pélée, lança sa fameuse pomme d’or qui se révé-
lera fatale puisqu’elle provoquera indirectement
la guerre de Troie… ● Agnès Pinard Legry
LEE/LEEMAGE

120 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Source féconde des arts

“La Vision
après
le sermon”
(ou “le Combat
u
de Jacob
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avec l’Ange”),
par Paul
Gauguin (1888,
Quand la Bretagne jusqu’au XIXe siècle. Ces dernières sont classées en
trois catégories : les gwerziou (chants mytholo-
Édimbourg,
National
chantait ses légendes giques, héroïques, historiques et ballades), les
soniou (chants de fêtes et d’amour), ainsi que des
Gallery
of Scotland).
légendes et des chants religieux. Un peuple
Pour obtenir ce résultat, Théodore Hersart de La puissamment

Barzaz-Breiz Villemarqué, ancien élève des Chartes, a sillonné les


campagnes de Cornouaille de 1833 à 1837 à la ren-
enraciné,
pour lequel
En 1839, Théodore Hersart de la Villemarqué contre des paysans, afin de découvrir le répertoire le merveilleux
publie un recueil de poésies et chants de poésies et de chants. Ses carnets de terrain comp- s’exprime
bretons. Un ouvrage fondateur qui contribua tent ainsi près de 300 pages manuscrites de notes au quotidien.
à forger l’identité bretonne. diverses et de transcriptions. Ce travail titanesque
(deux versions enrichies seront par la suite publiées
« Une seule province de France est à la hauteur, en 1845 et 1867) lui valut de recevoir la Légion d’hon-
dans sa poésie, de ce que le génie des plus grands neur en 1846 et d’intégrer l’Institut en 1858.
poètes et celui des nations les plus poétiques ont
jamais produit : nous oserons dire qu’elle les sur- Le texte de La Villemarqué oscille entre deux
passe. Nous voulons parler de la Bretagne. […] Qui- genres : « La poésie et la littérature d’un côté, l’his-
conque a lu les Barzaz-Breiz, recueillis et traduits toire et la science de l’autre », explique Nelly Blan-
par M. de la Villemarqué, doit être persuadé avec chard, maître de conférence à l’université de
moi », écrivait George Sand dans Promenade dans Bretagne occidentale, dans son ouvrage Barzaz-
le Berry. Comme beaucoup, elle est tombée sous le Breiz, une fiction pour s’inventer. La Villemarqué
charme du Barzaz-Breiz (“Recueil de poèmes de annonce ainsi dès le préambule sa volonté de faire
Bretagne” en breton), dont la première édition a un travail d’historien, indique qu’il souhaite ren-
dre justice aux gens en recueillant les « matériaux
La Villemarqué a sillonné les campagnes de l’histoire du peuple », mais il met aussitôt l’ac-
de Cornouaille à la rencontre des paysans, cent sur son travail et ses efforts « pour rendre le
afin de découvrir leur répertoire. recueil à la fois plus complet et digne d’un intérêt
vraiment littéraire et philosophique ». Il offre au
été publiée en 1839 alors que Théodore Hersart de lecteur la présentation d’une société bretonne
la Villemarqué, son auteur, n’a que 24 ans. « Nous « qui refuse les excès de la Révolution, n’accepte pas
savions [la Bretagne] bien forte et fière, mais pas plus l’Empire, mais ne trouve pas non plus son
grande à ce point avant qu’elle eût chanté à nos compte au sein d’une monarchie absolue ». Dans un
oreilles. Génie épique, dramatique, amoureux, guer- article publié en 1992 sur le Barzaz-Breiz et les
rier, tendre, triste, sombre, moqueur, naïf, tout est idées de La Villemarqué, Jean-Yves Guiomar, his-
là !… » Une riche palette d’émotions qui se décou- torien, montre en quoi cette œuvre est capitale
vre à la lecture de la centaine de chansons que pour appréhender les relations contradictoires
comprend le recueil, issues de toutes les régions de entre la France aux origines gauloises et le cel-
la Bretagne et qui témoignent de la vie et des tisme, et mieux comprendre les fondements idéo-
croyances des Bretons depuis le Moyen Âge logiques du nationalisme breton. ● A. P. L.

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 121


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Les pigments
de l’imaginaire
Représentations
Dès les premières manifestations artistiques, formaliser les fruits de l’imagination humaine
s’inscrit dans les recherches des artistes. Mais comment poser les contours d’un fantastique
insaisissable ? D’un irréel onirique ? Retour sur une tentative de mise en image d’un “Œdipe
merveilleux fantasque, à l’origine d’un vocabulaire artistique fécond. et le Sphinx”,
par Gustave
Échapper aux douleurs du réel ; transcender le la menace qui plane sur Œdipe, interrogé par la Moreau, u
quotidien difficile d’un monde en proie aux aléas Sphinx dont Créon se fait le héraut. Car sous l’an- (1864,
naturels (famines…) et temporels (guerres…) : une gélique visage de cette femme au corps de lion ailé, New York,
aspiration propre à l’âme humaine à travers les n’y a-t-il pas cette « Sphinx aux chants perfides, la Metropolitan
époques. Une préoccupation qui apparaît derrière Sphinx qui nous force à laisser là ce qui nous échappe Museum
la production artistique des hommes de la proto- afin de regarder en face le péril sous nos yeux » of Art).
histoire comme de l’Antiquité. À l’âge du bronze,
les peuples celtes, déjà, cherchent à montrer les L’imagerie médiévale
figures fantastiques qui ornent leur panthéon. se fait le véritable vivier
Le dieu Cernunnos, sculpté contre les parois de l’imaginaire merveilleux.
du chaudron d’argent de Gundestrup (voir page
24) acueille les héros morts au combat. Nature (Sophocle, Œdipe roi) ? Dans l’interprétation de
mystérieuse d’une divinité tutélaire : c’est de cette Gustave Moreau, le visage angélique de la créature
somme de croyances réinterprétées à l’ère gallo- au corps de lion ailé semble murmurer au héros Le pilier
romaine que provient la puissance des images fan- l’énigme qui décidera de son sort. Et de l’ambi- des Nautes
tastiques en Occident. Être hybride, mi-homme guïté des deux lutteurs, au corps à corps, se ressent (détail,
mi-cerf, la figure divine se retrouve aussi sur le toute la répulsion mêlée d’attirance qui subjugue Ier siècle,
pilier des Nautes, déposé en offrande à Tibère par le lecteur, puis le spectateur... Paris,
les bateleurs de la Seine au Ier siècle. Que suggère la C’est de ce charme enjôleur que procède musée
matérialisation de cet être polymorphe si ce n’est l’émerveillement populaire : l’imagerie médiévale du Moyen Âge
la perspective de bénéficier d’une place dans un se fait le véritable vivier de l’imaginaire merveil- et des Thermes
au-delà insaisissable ? Se munissant des codes ico- leux. De Pline l’Ancien à Isidore de Séville, la redé- de Cluny).
nographiques à la fois entendus des vivants et des couverte des Anciens provoque l’engouement de Une repré-
êtres immanents de leur mythologie, les hommes la société du XIII e siècle. Des pages de l’Histoire sentation
de ce temps se sont armés d’un langage intermé- naturelle à celles des Étymologies s’échappent les de Cernunnos.
diaire en octroyant une charge puissante à l’image, créatures extraordinaires, tantôt menaçantes,
u

destinée à en extraire le sens spirituel (sens


anagogique). C’est la compréhension u
de ce sens sous-jacent qui permet de
saisir toute l’importance de la for-
tune critique du merveilleux dans
l’image : c’est de sa charge magique
que découle toute sa puissance.

Celle-ci s’accompagne de la
force substantielle des récits
fondateurs, inspirés des tradi-
tions orales disparues : les images
d’un monde merveilleux jaillissent
sur les tablettes d’Homère, de Vir-
gile, de Sophocle. Des siècles
d’imagerie occidentale en décou-
lent. Entendre toute la force du
merveilleux mérite qu’on en fasse
la lecture. C’est l’annonce de

122 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 123
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PHOTOS : PETER HORREE/ALAMY STOCK PHOTO ; BRIDGEMAN IMAGES/RDA/RUE DES ARCHIVES


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u
u tantôt brillantes...Griffons (mi-aigles mi-lions), prévient l’apôtre (Apocalypse, 13 ; 1-9). Au service “Le Roman
phénix (oiseau renaissant de ses cendres), basilics de l’absolu chrétien, le fantastique ainsi réem- de Mélusine”,
(mélanges de coq et de reptile) viennent orner les ployé se multiplie sur tous les supports ; des tym- par le Maître
bestiaires, fables et romans satiriques. Un merveil- pans des églises (le Léviathan du tympan de de Guillebert
leux permanent règne dans les esprits du temps : Conques), aux triptyques ornant les autels, les de Mets,
n’attribue-t-on pas la figure de Mélusine (XIVe siè- manifestations tangibles d’un message eschatolo- dans l’œuvre
cle), femme au corps de serpent à l’ascendance de gique complexe dressent une sorte de Bible en du troubadour
la famille des Lusignan ? images, compréhensible aux érudits comme aux Couldrette
plus pauvres des hères. En témoigne le succès des (XVe siècle, BnF).
Bientôt, l’herméneutique
chrétienne absorbe les créatures
fantastiques.

Mais animée par la doctrine de l’Église, la


société médiévale doit se confronter au paradoxe
d’un fantastique hérité de ses pères, dissonant de
l’acception christologique d’une vérité univer-
selle. Aux Évangiles, point de superstitieux pré-
sages. L’interdépendance de plusieurs siècles de
tradition iconographique avec le message chrétien
doit pourtant s’opérer ; et bientôt, l’herméneu-
tique chrétienne absorbe les créatures fantas-
tiques. Pour certains, tel saint Bernard de Clair-
vau x, l es f i gur es f a n t a s q u e s q u i or n e n t le s
chapiteaux au sommet des colonnes des églises
détournent les moines de leur méditation. D’au-
BRIDGEMAN IMAGES/RDA/RUE DES ARCHIVES

tres, au contraire, s’en délectent : quel message


plus éloquent que le laid pour évoquer les affres de
la damnation ? Figure hybride du Jugement der-
nier, la bête de la tenture de l’Apocalypse, monstre
à sept têtes et dix cornes, se présente comme le
messager du prince de ce monde. Un avertisse-
ment de saint Jean à celui qui cédera à la vile adora-
tion : « Si quelqu’un a des oreilles, qu’il entende »,

124 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


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MARY EVANS/RUE DES ARCHIVES


u

bréviaires illustrés, livres de prières que l’on porte “Le Moine dité là où subsiste la magie : le monde rural. On se
sur soi, toujours, véritable appel aux saints inter- des étangs délecte des historiettes murmurées de bouche à
cesseurs lorsque la mort guette... Brisses”, oreille dans les villages.... « Passants qui, aux der-
Une préoccupation qui tend cependant à par Maurice niers rayons du soleil, longez les marécages, prenez
s’amenuiser, à l’heure où se développe le goût des Sand, garde au moine gigantesque qui se lève tout à coup au
sciences naturelles. Dans les cabinets de curiosi- illustration milieu des roseaux. Fuyez, et n’écoutez pas ses dis-
tés, les amateurs intègrent le bizarre et l’étrange au des “Légendes cours maudits » : sous le burin de Vernier, les
sceau de leurs collection. Sorte d’assimilation du rustiques”, Légendes rustiques, de George Sand, éveillent
mythe, du merveilleux, à l’histoire naturelle. Ainsi de George l’imaginaire au-delà des frontières du réel.
catégorisé, le monstrueux occupe une Sand (1858 ,
place importante dans ce panel. Le lithographie, Des croyances ancestrales aux récits fonda-
développement coïncidant de l’impri- Paris, BnF). teurs, la mise en image du merveilleux s’inscrit
merie et des études anthropologiques dans une quête d’ordre ontologique ; délicieux
permet aux savants d’illustrer leur exutoire que cet écrin fantastique, peuplé de créa-
glose de figurations insolites, d’une tures merveilleuses… « Le surnaturel baisse comme
un lac qu’un canal épuise, la science à tout moment
Une société lasse de son recule les limites du merveilleux » : dans la Peur,
pragmatisme, qui plonge avec “La Bête Maupassant s’alarme de la disparition probable de
avidité là où subsiste la magie. de la mer, cet heureuse échappatoire, à l’aube d’une ère éri-
tenture geant la science en absolu. On aimerait à le rassu-
attirante fascination, la malformation de l’Apoca- rer pourtant : car des sirènes de l’Odyssée au dra-
devient véritable objet d’étude. La Tête lypse”, gon de l’histoire de saint Georges, monstres et
u
de monstre de Charles le Brun s’en fait par l’atelier créatures fantastiques portent en eux un message
l’écho : fort de ses recherches sur l’ex- de Nicolas intemporel. Charge cathartique : de la résistance
pression des passions, le peintre saisit Bataille, d’Ulysse aux vaines concupiscences de ce monde,
le visage aux yeux exorbités pour en sur cartons à la victoire du saint héros sur le mal, le merveil-
souligner toute l’étrangeté. de Hennequin leux soulève la question du sens donné à l’exis-
Froide étude, qui engendre au XIXe de Bruges tence de l’homme, conscient du caractère éphé-
siècle une science traitant des mons- (Angers, musée mère de son passage sur terre. « En réalité, tout
tres et des formes exceptionnelles : la de la Tenture homme est symbolique et c’est dans la mesure de son
tératologie. Essoufflement d’un fa- de l’Apocalypse). symbole qu’il est vivant » (Léon Bloy) : confronté à sa
buleux aux images éculées ? Au finitude, l’homme n’a de quête plus exaltante que
contraire : c’est une société lasse de cette recherche de l’issue bienheureuse. ●
son pragmatisme qui plonge avec avi- Léopoldine Chambon

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 125


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Quand l’ange du bizarre


se pose sur la toile
Grand écran
Baptisé par la fantasmagorie chère à Méliès, le cinéma français n’a pourtant guère brillé,
au cours de son histoire, dans le registre fantastique, à quelques notables exceptions près.

C’est sous le signe du merveilleux qu’est né le notre pays ? Car, avec le recul, la brève et fulgurante
cinéma français. Car si les frères Lumière ont lancé carrière de Méliès apparaît bien comme l’âge d’or
en 1895 la technologie sans trop savoir quoi faire de du merveilleux cinématographique français. Il est
leur invention, c’est bien Georges Méliès, troquant significatif que, si les Anglo-Saxons se sont très vite
dès 1896 son habit de magicien pour celui de met- emparés de l’œuvre fantastique de Jules Verne
teur en scène, qui a découvert que le cinéma se (l’Américain Lucien Hubbard tourne dès 1929 l’Île
devait d’être un art de l’illusion. Inventeur des effets mystérieuse), le Voyage dans la Lune et Vingt Mille
spéciaux, il utilise dès l’abord toutes les ressources Lieues sous les mers de Méliès restent quasiment les
du montage et du trucage. Son premier film, le Cau- seules tentatives françaises de s’y frotter. Au mer-
chemar, figure un malheureux dormeur tourmenté
par une succession d’apparitions aberrantes, qui ne Très rare en salles après Méliès,
cessent de se métamorphoser. L’un des trucs favoris le merveilleux connaît un bref et intense
de celui qui, mime accompli, manquait rarement renouveau sous l’Occupation.
d’apparaître dans ses propres films, était de se
démultiplier sur l’écran : ainsi, dans l’Homme- veilleux, nos cinéastes préféreront vite les adapta-
Orchestre (1900), sa tête apparaît jusqu’à sept fois tions théâtrales ou littéraires, et les sujets histo-
sur la même image, chacune figurant une note sur riques ou policiers — même si ceux-ci prennent
une partition. Ailleurs, on voit un diable danser d’un volontiers, en ces temps feuilletonnesques, une
côté de l’écran tandis que ses jambes s’agitent à l’au- apparence fantastique, avec les séries de Louis
tre bout, des femmes qui ont disparu dans un chau- Feuillade, Fantômas (1913-1914), les Vampires (1915-
dron infernal renaître 1916) ou, plus tard, en
sous forme de fantômes, 1927, le Belphégor d’Henri
un démon (décidément Desfontaines, dont Jean-
l’un des thèmes de prédi- Paul Salomé fera un hono-
lection de Méliès) semer la rable remake en 2001.
panique dans un couvent Les surréalistes s’empa-
à force d’apparitions et de rent évidemment du
disparitions inopinées. cinéma pour exprimer
leur vision du monde déli-
L’Homme à la tête en rante et désordonnée :
caoutchouc (1902) voit c’est Un chien andalou
son visage gonfler jusqu’à (1929) et l’Âge d’or (1930)
l’explosion, À la conquête de Buñuel, et le Sang d’un
du pôle (1912) figure un poète (1930) de Cocteau.
inoubliable monstre des Abel Gance débute dans le
glaces ; quant à l’irrésistible Voyage dans la Lune parlant, en 1931, avec une fable d’anticipation, la Fin
(1902), qui lui donna une renommée mondiale, on y du monde. Mais le chef-d’œuvre du genre, en ces
voit une fusée en forme d’obus crever l’œil de l’astre années-là, est la très inventive adaptation d’Edgar
lunaire, avant que n’en sortent des astronomes en Poe par Jean Epstein qui, dans la Chute de la maison
haut-de-forme, escortés d’une cohorte de jolies Usher (1928), avec peu de moyens, installe un climat
jeunes femmes en tenue balnéaire… Chez Méliès, le halluciné grâce à de splendides effets de mise en
merveilleux est une poésie funambulesque et facé- scène : superpositions d’images, effets de flou et de
tieuse, fugace et solide comme l’étoffe des songes. tremblé, ralentis et travellings accélérés, utilisation
Mais dans sa fin de carrière désastreuse — sa fail- de l’espace et de la lumière…
lite, en 1913, le poussa à immoler par le feu nombre L’arrivée du parlant, en France, semble fatale au
de ses films —, faut-il voir une métaphore de la diffi- genre, le cinéma français lui préférant plus que
culté du fantastique à s’acclimater sur les écrans de jamais les films adaptés du roman ou du théâtre, les

126 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


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PHOTOS : T.C.D/VISUAL PRESS AGENCY


u

comédies et le réalisme poétique. Quelques nota- Jean Marais fantômes et autres maléfices, soit beaucoup plus
bles exceptions pourtant : la version que donne et Josette Day que dans les trente années qui avaient précédé. »
Pabst, en 1932, de l’Atlantide de Pierre Benoit, ou le dans “la Belle Aujourd’hui oublié, André Zwoboda signe avec
nouveau Fantômas que signe la même année Paul et la Bête”, Croisières sidérales (1942) un étonnant essai de
Fejos. La Tendre Ennemie, une comédie sentimen- de Jean Cocteau science-fiction à la française. Dans la Nuit fantas-
tale à base de fantômes signée Max Ophüls (1936), (1946). tique (1942), Marcel l’Herbier livre, selon Philippe
n’est pas restée dans les mémoires. Le mythe juif du Page de gauche, d’Hugues, « une sorte de fantaisie onirique, où le
Golem (1936) n’inspire guère Julien Duvivier, malgré “le Voyage rêve et la réalité jouaient à cache-cache ». Avec les
une composition saisissante d’Harry Baur, mais le dans la lune”, Visiteurs du soir (1942), Carné et Prévert ont ima-
cinéaste se rattrape en 1939 avec une excellente de Georges giné un curieux conte médiéval où Jules Berry
adaptation d’un roman de Selma Lagerlöf, la Char- Méliès (1902). campe un diable cauteleux et Arletty une démone
rette fantôme, avec Jouvet et Fresnay, un conte ins- tentatrice : Jacques Audiberti loua joliment « une
piré sur la fascination macabre du surnaturel. œuvre vaste et bleutée comme une province conquise
Est-ce le besoin d’échapper par le songe aux dans les premières heures du jour ». Il est permis
épreuves de la guerre et aux duretés de l’Occupa- toutefois de lui préférer la Main du diable (1943),
tion ? Toujours est-il que durant la guerre, comme avec Pierre Fresnay, étonnant conte fantastique
l’écrit Robert Brasillach, « l’écran français se mit adapté par Maurice Tourneur de Gérard de Nerval.
soudain à sacrifier à l’ange du bizarre ». « En trois Le Baron fantôme (1943) est une curieuse histoire
ans, note l’historien du cinéma Philippe d’Hugues de revenants située au XIXe siècle, signée de Serge
dans les Écrans de la guerre, son histoire du cinéma de Poligny, qui récidiva en 1945 avec la Fiancée des
dans la France de Vichy, on vit déferler une bonne ténèbres, récit d’aventures merveilleuses sur fond
douzaine de films pleins de diableries, apparitions, de malédiction cathare. Mais, avec les Visiteurs du u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 127


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AKG-IMAGES/ALBUM/FILMS ANDRE PAULVE ; RUE DES ARCHIVES/DILTZ

Jean Marais
et Madeleine
Sologne
u
dans “l’Éternel
Retour”, de
Jean Delannoy
(1943).
Brigitte Helm
dans
u soir, l’événement cinématographique du genre, rant Peau d’âne de Jacques Demy (1970). Dans ces “l’Atlantide”
sous l’Occupation, fut incontestablement le splen- années d’après-guerre, Autant-Lara signe en 1946 de Georg Pabst
dide l’Éternel Retour, de Jean Delannoy (1943), où un désuet Sylvie et le fantôme, Georges Lacombe un (1932).
Jean Cocteau retournait le mythe romantique de curieux le Pays sans étoiles (1946), Jean Stelli une his-
Tristan et Yseut contre lui-même pour en faire une toire de diable en guerre contre les amoureux avec
dénonciation de la passion destructrice. la Tentation de Barbizon (1946), mais le genre s’es-
Le genre continuera sur sa lancée quelque souffle peu à peu.
temps après la guerre, et le même Cocteau va lui Y a-t-il une malédiction fantastique française ?
donner en 1946 l’un de ses plus éclatants triomphes C’est aux États-Unis que le Français Jacques Tour-
avec la Belle et la Bête, splendeur visuelle neur tournera quelques-unes des plus belles réus-
d’une poésie délicate et jamais insistante, sites du genre, l’insidieux la Féline (1942) ou le dia-
comme immatérielle — et l’une des rares bolique Rendez-vous avec la peur (1957),
adaptations réussies d’un conte de réussissant à installer un climat de terreur grâce à
fées en France (qu’on songe au la force de la seule suggestion. Travaillant en

COLLECTION CHRISTOPHEL
ratage du Petit Poucet d’Olivier Angleterre, René Clair y signe une jolie his-
Dahan, en 2001, ou au catastro- toire de revenant, Fantôme à vendre (1935)
phique la Belle et la Bête de Chris- puis, réfugié en Amérique, les délicieux Ma
tophe Gans, en 2014) avec, Femme est une sorcière (1942) et C’est arrivé
dans un tout autre demain (1944). Revenu en France, il tente de
registre, le déli- persévérer dans la même veine, et cela donne
l’amphigourique la Beauté du diable (1950), où u
Simone
Michel Simon campe un démon bien décevant Simon dans
(avec Marguerite de la nuit, en 1955, Autant- “la Féline”,
de Jacques
C’est à la télévision, grâce à Pierre Tchernia, Tourneur
que les contes fantastiques de Marcel Aymé (1942).
trouveront leur meilleure traduction. À gauche,
Jules Berry
Lara donnera une version plus convaincante du dans
mythe de Faust), et lesBellesdenuit (1952), conte oni- “les Visiteurs
rique qui paraît aujourd’hui bien mièvre… du soir”, de
On a dit notre étonnement que Jules Verne inté- Marcel Carné
ressât si peu le cinéma français ; Marcel Aymé a (1942).
souffert, lui, de sa difficulté à évoquer le
merveilleux : le Passe-muraille de Jean
Boyer (1951) manque singulière-
ment de magie. Quant à la Voui-
vre de Georges Wilson (1989),
on en retiendra surtout les
apparitions de Laurence
T.C.D / VISUAL PRESS AGENCY

Treil en créature des


marais. Pour
être juste,
rappelons

128 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7


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les réussites de Pierre Tchernia qui adapte pour


Michel Serrault le Passe-muraille (1977) et la Grâce
(1979) — mais c’était pour la télévision…
À vrai dire, ce n’est que de manière éparse, voire
accidentelle, que le cinéma français nous aura, dans
les soixante dernières années, donné des réussites
dans le genre. Avec Orphée (1950) et le Testament
d’Orphée (1960), Cocteau ne parvient pas à retrou-
ver la grâce de l’Éternel Retour et de la Belle et la Bête.

PHOTOS : T.C.D/VISUAL PRESS AGENCY


La comédie française utilise trop rarement le fantas-
tique comme ressort comique. C’est parfois pour le
pire : le cataclysmique Cinéman de Yann Moix, en
2009, qui voit Franck Dubosc rentrer à l’intérieur
des classiques du cinéma. Mais c’est souvent pour le
meilleur : les Visiteurs de Jean-Marie Poiré en 1993,
qui utilise au mieux les ressources drolatiques du
décalage temporel ; Didier d’Alain Chabat, en 1997,

u
qui voit un homme métamorphosé en chien ; Que la Pierre Fresnay notre territoire, laSciencedesrêves (2006) et l’Écume
lumière soit ! (1998), où Arthur Joffé imagine un Dieu dans “la Main des jours (2013), adapté de Boris Vian, malgré leur
du diable”, louable inventivité, ne comptent pas parmi ses réus-
Jean-Pierre Jeunet et Michel Gondry, de Maurice sites. Quant à Jean-Pierre Jeunet, qui bâtit une
les deux seuls Français contemporains Tourneur œuvre originale pleine de fantaisie et qui se plaît à
à explorer cette veine avec assiduité. (1943). enjoliver la réalité (le Fabuleux Destin d’Amélie Pou-
En bas, lain, 2001), on lui doit dans le genre une ingénieuse
qui cherche désespérément quelqu’un pour porter Laurence Treil réussite, Delicatessen (1991) et un laborieux ratage,
son scénario à l’écran ; ou Jean-Philippe de Laurent et Lambert la Cité des enfants perdus (1995).
Tuel (2006), qui imagine Fabrice Luchini en fan de Wilson dans Et, puisque l’ange du bizarre, par définition, se
Johnny Halliday, désespéré de se réveiller dans un “la Vouivre”, pose où il veut quand il veut, terminons ce pano-
monde où son idole n’a pas enregistré le moindre de Georges rama forcément incomplet par deux films aty-
disque. Citons aussi les trois Fantômas tournés, Wilson (1989). piques, surgis de nulle part. En 2004, avec les Reve-
entre 1964 et 1967, par André Hunebelle, qui valent nants, Robin Campillo, avec une économie de
plus pour les pitreries de Louis de Funès que par la moyens remarquable, campait un monde où les
technologie futuriste mise au service de Jean Marais. morts ont décidé, sans que l’on sache pourquoi, de
Seuls deux cinéastes français, dans les années revenir parmi les vivants. Remarquablement filmé,
récentes, se seront consacrés avec assiduité à explo- le film était d’autant plus troublant et inquiétant
rer les possibilités du fantastique. Entre France et qu’il ne cherchait pas à donner à son récit une quel-
États-Unis, Michel Gondry a bâti une œuvre étrange, conque interprétation. Sur un registre infiniment
centrée sur l’onirisme et les détournements de réa- plus léger, Thomas Salvador, avec Vincent n’a pas
lité (Eternal Sunshine of the Spotless Mind, 2004). d’écailles, donnait en 2014 une variation loufoque
Malheureusement, ses deux tentatives du genre sur sur le thème du super-héros — ici, un homme doté de
la capacité de nager comme un dauphin, et à qui le
contact de l’eau confère une force surhumaine. De
quoi croire, le temps d’un film, que le fantas-
tique peut, quand il le veut, être sur les
écrans français comme un poisson dans
l’eau. ● Laurent Dandrieu

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 129


Livres
Légendesetmystères Guidesnoirs
desrégionsdeFrance delaFrance
d’Éloïse Mozzani mystérieuse
Tout ce qu’il y a à savoir, région après région et Paris, la Bretagne,
jusqu’au plus humble lieu-dit, des monstres, l’Auvergne la Corse,
goules et autres apparitions qui hantent notre la Provence… depuis
vieux pays. Bouquins Laffont, 1280 pages, 30 € plus de cinquante ans,
etaussi,“laLégendearthurienne”,1206pages,30€. Claude Tchou a édité
une série de guides qui,
LaFrance,géographiecurieuseetinsolite sur le modèle des guides
de Pierre Deslais de voyage, abordaient
tous les aspects mystérieux,
Comme à l’école, avant ! La géographie de la France surnaturels ou fantastiques
abordée de façon didactique et joyeuse. Ouest-France, de la France, région après
des vignettes, des cartes et un puzzle, 220 pages, 27 €. région. Une somme encore
partiellement publiée
Métronomeillustré qui renseigne sur tous ces
de Lorànt Deutsch aspects, quasiment
quel que soit l’endroit
On ne présente plus l’auteur, amateur d’histoire, et d’histoire où l’on se rend.
remise à l’endroit. Les dessous anciens de la capitale, La France, Paris, Provence,
ses petits secrets, ses étrangetés… Michel Lafon, 240 pages, Auvergne, Corse, Pyrénées
25,50 € et aussi, “Hexagone illustré”, 224 pages, 24,95 €. mystérieux, Tchou, 19,95 €.

LesTempliers
MélusineetLégendesbretonnes sontparminouset
deLaurenceHélix,ChloéChamouton Rennes-le-Château
de Gérard de Sède
L’éditeur a consacré une collection aux
légendes, expliquées par sujet ou par région. Ces livres avaient défrayé la chronique
Geste éditions, 56 pages, 4,90 €. à leur parution dans les années 1960.
Ils ont même suscité un véritable
YvainetLancelot engouement. Rêveurs, esprit imaginatifs,
de Chrétien de Troye chercheurs de trésors… et escrocs
de tout poil en ont fait leur bible. Il faut
La peinture préraphélite anglaise au service de la geste dire qu’avec un talent de conteur
française, avec 170 toiles parfaitement reproduites. exceptionnel l’auteur a transfiguré
Diane de Selliers, 448 pages, 230 €. de piteux mensonges
en aventures
LesLieuxinsolitesdeFrance extraordinaires.
de Gisèle Vigouroux À lire, sans y croire.
et Jean-Michel Cosson J’ai lu, 381 pages,
5,60 € et 260 pages,
Le patrimoine immatériel 6,70 €.
de nos régions,
celui des contes
et des traditions. Bandedessinée
Une bonne place est faite aux
bizarreries contemporaines, autant Depuis une trentaine d’années, la bande dessinée est devenue un vecteur
qu’à la place de l’étrange aujourd’hui. de l’histoire, par ce qui ressort du roman-feuilleton ; l’éditeur grenoblois Glénat
De Borée éditions, 432 pages, 9,90 €. fut l’initiateur de ce mouvement. À sa suite, de jeunes éditeurs comme Soleil
et Delcourt, en faisant un mélange entre l’heroic fantasy
américaine et le fonds légendaire, principalement celtique
ou germanique, ont investi le champ du merveilleux,
avec un esprit ne se privant ni de la violence, ni du charme.
Une approche moderne pour une bande dessinée mature.
Soleil, “les Contes de l’Ankou” (intégrale), 160 pages, 25 € ;
Soleil, “les Druides” (intégrale), 296 pages, 39,95 € ;
Soleil, “les Histoires de Bretagne” (2 intégrales), 196 pages,
29,95 € ; Delcourt, “Morgane”, 144 pages, 17,95 € ;
Glénat, “le Roman de Malemort”, 288 pages, 53,99 €.
130 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7
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nos invités François d’Orcival et Chantal Forest
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Conformément à la loi “Informatique et Liberté” du 6 janvier 1978, vous disposez d’un droit d’accès, de modification et de rectification des données vous concernant. Itinéraire sous réserve de modifications de l’armateur - Cette croisière
est organisée par Media UP détenteur de la marque commerciale Croisières Thématiques / Licence n° IM075150063 - Les invités seront présents sauf cas de force majeure. *Prix par personne en cabine double sur le pont principal
incluant les vols aller et retour, la pension complète, les boissons (sauf champagne et carte des vins), les conférences, les taxes et frais de séjour Crédits photos : © CroisiVoyages, © Shutterstock. Création graphique : www.linerz.fr

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