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HORS-
SÉRIE
Numéro 7
La France
mystérieuse
Les secrets de nos régions
Forêts, châteaux, grottes :
tousles
tous leslieux
sites magiques du pays
Les mille et un lieux du merveilleux
A/LUX : 11.30 € - BEL/ESP/ITA/PORT. CONT :
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LAÀPASSION
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Vialatte jonglait avec son imagination pour exprimer une idée toute
simple : les temps évanouis ne cessent pas de fasciner. Plus la société
vous embobine avec sa transparence, plus on va chercher le mystère,
l’ombre, et l’initiation. Plus la société bavarde, s’étourdit, se noie
dans le vacarme, plus on va puiser ses ressources dans le silence,
l’imaginaire et la poésie.
Le lecteur le constatera dans les pages qui suivent : la plupart des contes
et légendes des lieux décrits ici même et qui datent souvent de l’Antiquité
ou du Moyen Âge ont été rapportés et reconstitués au XIXe siècle,
confirmant déjà ce besoin qu’expriment les hommes de se retrouver
dans un passé mythique à mesure que les transformations sociales
et les révolutions industrielles viennent déraciner leurs repères. Gérard
de Nerval disait : « Je voyage pour vérifier mes songes. » C’est à ce voyage
que nous vous invitons, au cœur des chemins de traverse d’une France
d’autant plus mystérieuse qu’elle continue de nous habiter. ●
En couverture, la forêt. C’est en son sein que les premiers hommes sont venus à la civilisation.
Ils l’ont ensuite défrichée, exploitée, domestiquée… Mais au fond des bois,
là où la lumière ne pénètre pas, se tenaient, tapies, leurs peurs :
les monstres comme les tenants des vieilles religions.
Nulle surprise, donc, à ce qu’autant de nos mythes y prennent leur source.
Légendes
La magie des origines des provinces
Terre d’occupation immémorielle, la France a vu se succéder mondes, civilisations,
religions… Lande granitique battue par les vents, plaine grasse, reliefs Ce que l’on se raconte en famille, à la veillée ou entre gens du même village,
ou impénétrables forêts, elle est le refuge de ceux qui rêvent et croient. provient de la transfiguration d’un passé inaccessible. Les fées qui trouvent
Nulle surprise, alors, si ce qui se trouve au-delà de l’horizon, ou de la perception, refuge dans les chênes, les femmes à corps de serpent, expriment des faits
a servi de ciment à l’imaginaire de ses peuples. dont la substance s’est perdue. Toutes les régions de France, chacune isolée
dans sa singularité, les ont retranscrits selon le temps ou le génie du lieu.
Parfois, ce passé improbable ressurgit, et ce qui avait frappé nos ancêtres
depuis la préhistoire se révèle à nous et retrace un chemin qui s’était perdu.
BIOSPHOTO/AFP ; AISA/LEEMAGE
Bâle, Öffentliche Kunstsammlung).
Peinture de la grotte Chauvet (environ
30 000 av. J.-C., découverte en 1994,
Ardèche). Parmi les quelque 300 animaux
répertoriés, certains figurent pour
PHOTOS : DR ; DAVID CHESHIRE/ALAMY STOCK PHOTO ;
AKG-IMAGES la première fois dans l’art préhistorique.
Fabuleux
Chacun de nos pas croise les pas de ceux qui nous précédèrent,
et ces chemins croisés surplombent un puits sans fond de mystères.
Aucun pays, disait l’historien Pierre Chaunu, n’a mot, les érudits hésitent. Premier mystère. En tout
autant de morts sous son sol que le nôtre. Avant que cas, ma patrie intime n’est pas née de la dernière
Cro-Magnon ne s’avise de colorier son bestiaire sur pluie. Astérix a planté un menhir dans un bois de
les parois de Lascaux, ses prédécesseurs venus d’on chênes et on a mis au jour dans un pacage les restes
ne sait où ont peuplé durant la préhistoire ce qui d’une villa gallo-romaine.
allait devenir notre jardin hexagonal. Longue
mémoire, siècles des siècles, cortège de faits plus Ma grand-mère se signait en passant devant
ou moins attestés, habillés par une pléthore de chacune de ces croix de pierre, sa foi
légendes : la France dans ses replis a de quoi nourrir peu orthodoxe présumait un miracle.
les songeries des amoureux du mystère, de l’inso-
lite, du secret, du merveilleux. Dans quelle précarité les villageois ont-ils
Sous des dehors modestes, le village corrézien tramé leur existence, avant que les bénédictins
où mes ancêtres ont planté leurs pénates suffirait à n’érigent un monastère aux fins de les civiliser ? On
en témoigner. Posé en surplomb de la Dordogne sur ne sait rien ou presque de ces âges obscurs qui ont
un fouillis de verdure, il dispense à sa façon la même succédé à l’agonie de la romanité. L’église et son
leçon d’histoire que Michelet ou Lavisse, et ouvre à donjon trapu remontent à l’époque où l’essor du
l’imagination un puits sans fond de poésie. Le pla- monachisme, après l’ère carolingienne, a initié
teau où il somnole s’appelle la Xaintrie. Terre des une révolution spirituelle et économique majeure.
saints ? Terre des confins ? Sur l’étymologie de ce Au bas de la gorge, un autre couvent fut implanté, u
u cistercien celui-là ; on imagine une émulation, rencontre à chaque croisée de chemins, sous la
voire une rivalité. forme d’un calvaire. Impossible de les dater, on sait
Un lacis de souterrains convergeait vers l’église seulement qu’un culte celtique a précédé, comme
et une rumeur invérifiable prétend que le maréchal partout en France, une piété catholique empreinte
Ney, traqué par la police de Louis XVIII, y aurait de superstition. Ma grand-mère se signait en passant
trouvé refuge avant de se laisser capturer. C’est devant chacune de ces croix de pierre ; sa foi hétéro-
romanesque. Quelques maisons ont été bâties après doxe présumait un miracle, dans un jadis immémo-
les désordres imputables à la guerre de Cent Ans, rial. Pourquoi pas ? Trois chapelles disséminées sur
mais la plupart datent de la Restauration, de la le territoire de la commune contresignent l’in-
monarchie de Juillet ou du second Empire. Époque fluence au long cours de l’Église, dont une sur un
faste pour la ruralité. promontoire, agrémentée d’une statue de la Vierge
La IIIe République a orné de sa devise la porte de peinte en bleu. On y vient pèleriner le jour de l’As-
sa mairie-école, transbahuté les défunts à l’exté- somption et, à la fin de la messe en plein air, on
rieur du bourg et érigé le monument aux morts de entonne le cantique du cru : « La Xaintrie a votre
1914-1918. Beaucoup de morts. appel, Vierge des montagnes… » D’où nous viennent
Le village a pris sa part de modernité avec un les paroles et la musique ? Encore un mystère.
lotissement et un plan d’eau à l’usage des estivants, C’est dans les entrelacs de son passé, composé,
mais le passé s’y conjugue encore au présent. On le décomposé, recomposé, que la France dévoile les
“La Danse
des fées”,
par August
Malmström (1866).
À droite,
sainte Geneviève,
u
patronne de Paris
(statue en l’église
Saint-Étienne-
du-Mont).
atours d’une culture tout à la fois savante et popu- Paganisme
laire, sacrée et profane, une culture où affleure le et christianisme
fantastique sous l’écorce de notre cartésianisme. se sont succédé,
C’est en parcourant à la paresseuse ces “pays” remplacés, parfois
décrits par Fernand Braudel que nous découvrons combattus.
de quoi rémunérer notre pente à la fabulation. Mais l’Église
des saints
Toute la féerie d’un Moyen Âge réinventé et des martyrs
par le romantisme est dans le château reposait aussi
d’un noir sépulcral de Combourg. sur des croyances
communes.
L’autre jour, je me baladais en Lomagne, terre
d’Occitanie dont les collines en plan doucement
incliné suggèrent la comparaison avec la Toscane.
Me voilà dans un bourg dénommé La Chapelle, dont
l’église adossée à un château, d’une extrême rusti-
cité, mérite à peine le détour. Pourtant, à l’intérieur,
un prêtre du cru ayant transité par Rome a installé,
comme un décor de théâtre, un joyau de l’art
baroque qui laisse pantois : tribunes de bois doré,
chaire, lutrin, retable dans le chœur. L’insolite de ce
style rocaille du XVIIIe siècle dans une église médié-
vale de rase campagne ne laisse pas de déconcerter.
Il faut en conclure qu’en France le royaume farfelu u
u de Laforgue cohabite dans notre imaginaire avec tombe, avec le fantôme d’un ancêtre à jambe de bois
l’esthétique au cordeau héritée du roman, du cister- précédé d’un chat noir errant dans la coursive, Cha-
cien, du gothique et du classicisme. teaubriand ressuscite les sortilèges de la forêt de
De tels ébahissements sont monnaie courante, Brocéliande.
pour peu que l’amoureux des vieilles pierres fré- Toutes les histoires de sorcellerie berrichonne
quente les innombrables sociétés savantes locales. Il sourdent des romans champêtres de George Sand —
apprendra qu’un monument, un site ou un grimoire la Mare au diable, François le champi —, et en voyant
recèlent presque toujours une énigme. En longeant se profiler l’aiguille d’Étretat, on imagine les dédales
le fleuve Dordogne lorsqu’il commence à s’évaser sous la falaise creusés par l’imagination de Maurice
du côté de Carennac, il cherchera à situer précisé- Leblanc dans l’Aiguille creuse.
ment Uxellodunum, théâtre d’une bataille semi-
légendaire qui opposa les légions de César aux Gau- J’ai cherché en vain la bête
lois de Vercingétorix. Les Romains ont gagné, et, du Gévaudan
dit-on, tranché les mains de tous leurs prisonniers. sur les routes de la Lozère.
Puis à Martel, sur le causse quercynois, il se laissera
dire que peut-être Abd el-Rahman, le chef des L’exode rural consécutif à la révolution indus- Le lac du Gast,
Maures, a été tué par Charles Martel et inhumé sous trielle a inspiré une profusion de plumes régionali- en Normandie.
l’actuelle mairie. Peut-être : le VIIIe siècle, c’est loin santes, chacune proposant un descriptif idéalisé de Retenue d’eau
dans le temps, on y projette ce que bon nous semble, son terroir originel, à charge pour chaque lecteur aux abords
des loups-garous, des esprits malins, des sorcières, d’y surajouter ses propres divagations. Ramuntcho, de la forêt
des Vierges noires. de Loti, m’a offert gratis un Pays basque d’imagerie de Saint-Sever,
plus vrai que nature. Dans le panthéon de mes noces qui abrite
On tolérera qu’un écrivain français poétise la d’amour avec la France, le pays de Caux est une réin- par ailleurs
damasserie de nos “pays” par le truchement de vention de Maupassant, le pays d’Ouche doit sa ce qui est
ses illustres devanciers. À mon aune, toute la féerie magie à La Varende, et dans les Landes de Gascogne, présenté
d’un Moyen Âge fantasmé par le romantisme est Mauriac a accompagné mes années d’apprentis- comme
dans le château d’un noir sépulcral de Combourg, à sage, entre l’appel du divin et celui de la chair. Les un mégalithe
l’écart de la route reliant Rennes à Saint-Malo. En Ardennes de Dhôtel, le Limousin de Giraudoux, la géant.
évoquant ses émois d’ado dans les Mémoiresd’outre- Puisaye de Colette, l’Auvergne de Pourrat, la
u
DAVID BURTON/ALAMY STOCK PHOTO
“L’Île des
morts”, par
Arnold Böcklin
(1880, Bâle,
musée d’Art).
PHOTOS : AKG-IMAGES/DE AGOSTINI PICTURE LIB. ; HERVÉ CHAMPOLLION/AKG-IMAGES ; AKG-IMAGES
u Une vision
d’Avalon.
Ci-dessous :
le dolmen
de la Planche
(vers 3000
avant J.-C.,
île d’Yeu).
Page de droite,
“Une sirène”,
par John
William
Waterhouse
(1900,
Londres, Royal
Academy
of Arts).
L’eau, la pierre
et les monstres
u en barque avec Marthe et Lazare depuis Césarée. qui se cachent
Peut-être, on ne saura jamais et tant mieux, autant dans l’onde.
s’en tenir à la version de Lacordaire.
Je la ressens pareillement à la Couvertoirade, sur
le Larzac, devant les pierres tombales de guingois de
templiers anonymes. Quel Orient mirifique avaient
convoité ces moines soldats avant de trépasser sur
cette caillasse ? Pourquoi la tragédie finale avec le
supplice de Jacques de Molay, sa malédiction sur le
Denis Tillinac
vient de publier
“l’Âme
française”,
Albin Michel,
256 pages,
18,90 €.
Géographie
du merveilleux
Provinces
Peuples aux racines communes et anciennes, les Français, s’ils croient
au surnaturel, ne croient pas tous au même ; les conditions de vie
font différer d’un point à l’autre du territoire la perception qu’ils en ont.
“La France était bien plus belle quand elle avait encore
des fées. Nous étions la poésie du pays, sa foi, sa candeur,
sa jeunesse. Tous les endroits que nous hantions,
les fonds de parcs embroussaillés, les pierres des fontaines,
les tourelles des vieux châteaux, les brumes d’étangs, Les provinces
les grandes landes marécageuses recevaient de notre de l’Ancien
présence je ne sais quoi de magique et d’agrandi. À la clarté Régime.
fantastique des légendes, on nous voyait passer En un temps
un peu partout traînant nos jupes dans un rayon de lune, où moins
ou courant sur les prés à la pointe des herbes. […] d’un tiers de
Dans les imaginations naïves, nos fronts couronnés la population u
de perles, nos baguettes, nos quenouilles enchantées s’exprime
mêlaient un peu de crainte à l’adoration. […] et comme en français,
nous donnions le respect de ce qui est vieux, nous, les plus et où les
vieilles du monde, d’un bout de la France à l’autre on lais- déplacements
sait les forêts grandir, les pierres crouler d’elles-mêmes. sont assez
Mais le siècle a marché. Les chemins de fer sont venus. rares,
On a creusé des tunnels, comblé les étangs, et fait tant chaque lieu
de coupes d’arbres, que bientôt nous n’avons plus a développé,
su où nous mettre. […] Dès lors, ç’a été fini pour nous. […] à partir d’un
La vertu de nos baguettes s’est évanouie, et de puissantes socle commun
reines que nous étions, nous nous sommes trouvées de légendes,
de vieilles femmes, ridées, méchantes […]. son propre
Et voilà comme la France a laissé toutes ses fées imaginaire.
mourir.” (Alphonse Daudet, les Contes du lundi)
Deux cent cinquante ans d’un rationalisme maniaque
ont mené notre pays sur les contrées de l’irréligion, rédui-
sant l’Église — surtout celle des saints et des martyrs —,
que Voltaire qualifiait d’“infâme”, à la portion congrue
et rejetant au passage toutes les réminiscences de la magie,
du merveilleux, du rêve, de tous ces moyens, parfois issus
d’autres religions encore plus anciennes, qu’avaient nos
ancêtres de s’approprier leur réel, leur quotidien, de don-
ner une forme à leurs angoisses et à leurs espérances.
La France, pourtant, terre de vieil enracinement,
est féconde de ces légendes ou de ces historiettes qui
scandent la marche des siècles. Fées bonnes ou mauvaises,
sorciers, sorcières, dieux cornus, bêtes étranges, mages
assoupis, lieux inaccessibles et dangereux, belles dames
bonnes ou vénéneuses, immortelles, évanescentes,
troublantes… sont notre bagage.
Oubliés ? Peut-être mais ils demeurent immarcescibles,
souhaitons-le. Voilà pourquoi nous avons voulu rendre
quelques-uns d’entre eux à ceux qui sont sensibles à cette
vie qui est faite de la même étoffe que les songes… ●
Yves Le Bescond
Pierres libératrices
Mégalithes
Vestiges d’un passé oublié, devenus substance de l’inspiration des poètes,
menhirs et autres dolmens sont solidement ancrés dans l’univers de la magie.
Quand les dieux se manifestent, les hommes évidemment les armes du temps de Laurent de
dont ils ont changé le cœur construisent pour eux Médicis. Rien n’est moins naturel, rien n’est plus à
des monuments et des temples ; quand les dieux se contre-temps, que le souci muséologique de la Les alignements
retirent, les monuments qui sont plus solides que reconstitution — et pour finir rien n’est plus aléa- de Carnac
le cœur des hommes demeurent, et ne disent plus toire : Jean Markale, qui a consacré à la « civilisation (Le Ménec).
rien aux hommes qui suivent, sinon des choses mégalithique » une synthèse documentée (Dol- Datant
étranges et énigmatiques. Dans quelle mesure mens et menhirs, Payot, 1994) rappelle comment du néolithique,
pouvons-nous comprendre les vestiges des civili- les archéologues se perdent en conjectures, de constitués
sations qui nous ont précédés ? C’est la question même que les monuments dont ils parlent se per- de près
préalable à toute recherche en archéologie, dent dans ce qu’il appelle « les brumes du passé », de 3 000 pierres
laquelle plus que toute autre science devrait nous propices à toutes les mythologies. S’il faut choisir, levées (menhirs,
rappeler au devoir de modestie. Élie Faure a ima- les mythologies des poètes, parce qu’elles sont dolmens, allées
giné le Petit Larousse de l’an 3000 avec tout le plus belles et plus vastes, et qu’elles gardent les couvertes,
sérieux scientifique requis : la reconstitution qu’il droits de l’inconnu, ont chance d’être plus vraies cromlechs…),
fait de notre monde est à la fois très vraisemblable que celles des savants. disposées
(pour une époque qui ne saura plus rien de nous) Les « noms de pays », comme disait Proust, qui selon un plan
et hautement hilarante. sont la première poésie et la nourrice des peuples, géométrique
nous parlent d’une époque du monde où la terre et gradué,
Ainsi et par excellence des mégalithes, men- appartenait aux géants : Tombeau du Géant, leur destination
hirs et dolmens qui jalonnent la France depuis Danse des Géants, Lit du Géant, Palet de Gargan- est encore
des temps immémoriaux. À Carnac, le Moyen Âge tua... Époque si lointaine que les pierres longues inconnue.
en a fait des légionnaires romains lancés à la pour- ou menhirs, tables de pierre ou dolmens, aligne- On leur prête
suite de saint Cornély (ou Corneille, pape), lequel ments de pierres levées ou cromlechs, étaient déjà cependant
les aurait transformés en pierre. Ce qui est l’évi- au temps de César et d’Obélix des énigmes de la le plus
dence même, l’évidence de la santé et de la vie ; car plus haute antiquité. On peut reprocher à l’Église, communément
il est normal de vivre au présent, normal aussi de au nom de la conservation du patrimoine, d’avoir un rôle
se faire un passé qui prolonge ce présent. C’est fait détruire les « pierres que des gens, trompés par religieux
ainsi que les peintres du Moyen Âge et de la Renais- les ruses des démons, vénèrent dans les lieux en ruine ou funéraire,
sance ont donné aux disciples du Christ les vête- et dans les forêts » (canon 20 du concile de Nantes voire
ments de leurs contemporains, et les légionnaires de 658) ; ce serait méconnaître la vie des formes astronomique.
endormis au tombeau de Piero della Francesca ont religieuses, et l’inversion des signes qui préside à
u
froi de Monmouth attribue à Merlin la construc- Sacrifice — c’est ainsi qu’un faux génial offrait à l’Europe ses
tion magique de Stonehenge et aux géants les humain par archives poétiques les plus irréfutables —, aux Mar-
pierres levées d’Irlande qu’ils auraient apportées les druides tyrs de Chateaubriand, en 1809, les Celtes déferlè-
d’Afrique. Nécropole des anciens rois, temple du à Stonehenge rent, enflammant les imaginations. Au début de
soleil : l’évêque Geoffroi, qui conjecture ce que fut (gravure son Histoire de France populaire (1867), qui
Stonehenge, est peut-être le premier des “anti- du XIXe siècle). s’adresse au grand nombre de « citoyens qui n’ont
quaires”, autrement dénommés “celtomanes” qui Les mégalithes, pas le loisir des longues lectures », Henri Martin
ont précédé puis accompagné, six siècles plus contemporains campe ces ancêtres fabuleux, « qui habitaient, au
tard, la redécouverte de ces mégalithes. Tous, s’ils de la fin centre de l’Asie, une terre qui s’appelait Arie. Cette
étaient passionnés, n’avaient pas sa prudence ; du néolithique terre avait la Sibérie au nord, la Chine à l’orient,
Théophile-Malo de La Tour d’Auvergne, le “pre- et de l’âge l’Inde et la Perse au midi... » Gaulois ou Celtes ou
mier grenadier de la République” dont, selon Car- du bronze, Aryens, ils sont les émissaires du monde d’avant,
not, « l’érudition égalait la bravoure », occupa sa sont antérieurs et les archéologues ou les historiens qui rectifient
captivité sur les pontons anglais à écrire un dic- de dix à les dates et contredisent les fables perdent leur
tionnaire français-celtique — il sera l’un des pre- vingt siècles peine, et c’est heureux : tant qu’il restera de ces
miers à parler de “menhirs” et de “dolmens”, et à la religion pierres, qui nous tiennent si haut leur incompré-
verra dans le bas-breton la langue originelle, celle des Gaulois, hensible langage, qui ne démentent jamais nos
que l’on parlait au paradis terrestre. De l’épopée à laquelle ils explications, pas plus qu’elles ne les épuisent, les
d’Ossian, publiée en 1761 par Macpherson qui sont si souvent hommes ne pourront se réduire à l’idée qu’ils se
l’avait non seulement découverte, mais inventée associés. font d’eux-mêmes. ● Philippe Barthelet
Des sanctuaires
et des dieux
Druidisme
Longtemps méconnue ou travestie, la religion des Gaulois livre enfin ses secrets
depuis quelques décennies. De caractère civique, comme en Grèce et à Rome,
mais irriguée par la sagesse des druides, elle témoigne du haut degré de leur civilisation.
L’idée même d’une religion gauloise est chose bles : on leur préférait toujours les Romains, censés “La Cueillette
nouvelle. Pendant deux mille ans, leurs voisins et leur avoir apporté la civilisation et la pax romana. du gui”,
leurs descendants ont considéré que les Gaulois Archéologues et historiens, fascinés par les par Henri-
ne jouissaient pas d’un ensemble raisonné de restes imposants de l’architecture gallo-romaine Paul Motte
croyances et de rites fondant l’ordre social. Le seul (arènes de Nîmes et d’Arles, pont du Gard et théâtre (vers 1900) ; u
commerce avec leurs dieux qu’on leur reconnais- d’Orange), peinaient à retrouver la trace des énig- il représente,
sait était la pratique de rites primitifs en pleine matiques habitants de la Gaule. Longtemps, on les installé
nature : sacrifices humains auprès de quelque dol- confondit avec les bâtisseurs des mégalithes qui sur une
men, cueillette du gui dans la forêt, dévotions à des avaient œuvré un ou deux millénaires avant les pre- plateforme
divinités héritées de la préhistoire. C’est la décou- miers Gaulois identifiables, ceux que rencontrèrent perchée dans
verte, dans les années 1970, d’un premier sanc- les Phocéens venus fonder Marseille (voir page 83). les arbres,
tuaire attribuable aux Gaulois qui a contredit cette Puis ce furent surtout les sépultures gauloises qui un druide
image : tout à coup se révélait un culte public qui furent mises au jour, au XIXe et XXe siècles, livrant barbu
n’avait rien à envier à celui des Grecs et des céramiques, bijoux et armes. On ne se souciait pas armé d’une
Romains. Cette révélation invitait à considérer d’un de chercher quelles avaient été les conditions de vie serpe en or,
autre œil la civilisation gauloise tout entière, mais de ces morts ; on préférait collectionner les œuvres accompagné
aussi la littérature historique antique, qui avait d’art qu’on avait placées à leurs côtés. de prêtresses
jusqu’alors été si mal utilisée par les historiens tout de blanc
contemporains. Les Gaulois ne se représentaient vêtues.
Les Gaulois, en effet, ont souffert du regard hos- pas les dieux sous une forme humaine, Au solstice
tile qu’ont porté sur eux les Romains et, dans une celle d’une statue cultuelle qui aurait d’hiver,
moindre mesure, les Grecs. À leurs yeux, ils étaient eu besoin d’une demeure. ils coupent
des barbares et leurs mœurs censées refléter leur la plante
condition : une civilisation inaboutie, la passion de En 1977, une découverte exceptionnelle, à Gour- magique,
la guerre et du pillage. Dans une de ses plaidoiries, nay-sur-Aronde (Oise), allait modifier tout cela. Les le gui.
Cicéron accuse les Gaulois d’avoir ravagé le sanc- fossés d’un enclos de plan rectangulaire, d’une cin- Cette mise
tuaire le plus vénéré au monde, celui de Delphes. quantaine de mètres de côté, livrèrent des milliers en scène,
Dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules, d’armes en fer et d’ossements d’animaux. La relec- théâtrale
César fait des druides des prêtres qui n’hésitent pas, ture plus raisonnée d’une description de la Gaule, et plutôt
au besoin, à recourir au sacrifice humain et décrit due au philosophe et voyageur grec Poseidonios réussie,
rapidement le panthéon gaulois comme la copie d’Apamée, aux alentours des années 100 avant s’inspire
simplifiée de celui des Romains : « La divinité qu’ils Jésus-Christ, permit de reconnaître dans cet amé- d’une notice
honorent principalement est Mercure… Viennent, nagement un authentique sanctuaire. L’auteur par- écrite
après lui, Apollon, Mars, Jupiter et Minerve, dont ils se lait en effet d’« enceintes cultuelles » dans lesquelles par Pline
font à peu près la même idée que les autres nations. » on déposait d’incroyables offrandes, souvent en or, l’Ancien.
Enfin, Pline le Naturaliste, par sa description de la auxquelles personne n’osait toucher. De fait, l’en-
cueillette du gui, accrédite involontairement l’idée clos délimité par un mur précédé d’un fossé et muni
de lieux de culte en pleine nature. d’un porche monumental ne diffère en rien des
lieux de culte latins, les périboles, ou grecs, les
MUSEE GALLO-ROMAIN DE LYON
Ces quelques textes, mal choisis et mal interpré- téménê. Il en a le plan, les dimensions et les fonc-
tés, ont suffi à assouvir pendant des siècles le tions. Il est un morceau de terre découpé, commun
modeste désir de connaissances des Français sur les aux hommes et aux dieux, où ceux-ci se rencon-
Gaulois. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle et, surtout, avec trent, les premiers offrant aux seconds des victimes
la Révolution que la France trouva dans la Gaule un sacrificielles qu’ils consomment “à la même table”.
nouveau début à son histoire. Cependant, les Gau- Au centre du lieu sacré, se trouve une grande et
lois peinaient encore à devenir des aïeux fréquenta- profonde fosse ; elle servait d’autel : sur son bord u
u étaient tués les animaux, le sang coulant le long des Pour la pratique religieuse il fallait des lieux
parois, la bête y étant parfois tout entière précipitée. adaptés, nettement séparés du monde profane,
Les Gaulois, jusqu’au Ier siècle avant notre ère, ne ouvrant vers le soleil levant ; les animaux offerts aux
se représentaient pas les dieux sous une forme dieux ne pouvaient être que ceux que les hommes
humaine, celle d’une statue cultuelle qui aurait eu élevaient eux-mêmes ; les dépouilles prises à l’en-
besoin d’une demeure. La divinité invisible résidait nemi étaient la matière des trophées et non le butin
— comme c’était souvent le cas en Grèce et dans le personnel du vainqueur. La religion, mieux que
Latium — dans un petit “bois sacré”, un arbre ou un d’autres activités, témoignait du haut degré de la
bosquet situé près de l’autel. civilisation gauloise.
Dans ce sanctuaire, qui fonctionna dès la fin du
IV e siècle avant Jésus-Christ, deux types de rites Si l’individu accomplissait ses propres
avaient cours régulièrement : sacrifices d’animaux rites personnels, il le faisait
domestiques (bœufs, moutons, porcs) et offrandes dans la plus grande discrétion.
d’armes prises à la guerre. Dans les deux cas, la
pratique est en tous points semblable à ce qui se Nulle part n’apparaît une pratique individuelle.
faisait sur les bords de la Méditerranée. Les ani- Les grands sacrifices, les offrandes guerrières sont
maux étaient tantôt offerts entiers à une divinité les dons que fait à ses dieux une population tout
souterraine (rite chtonien), tantôt partagés entre entière, l’un de ces peuples que César appelle « civi-
les hommes, qui mangeaient les meilleurs mor- tates » ou l’une de ses subdivisions, le « pagus », cor-
ceaux, et les dieux, qui s’abreuvaient de la fumée respondant à un ou plusieurs de nos cantons
des entrailles grillées. Les offrandes d’armes actuels. Il s’agit donc d’un culte public. La commu-
étaient pareillement fixées sur les parois du sanc- nauté religieuse est avant tout civique : seuls les
tuaire et exposées le temps que permettait leur citoyens à part entière, qui paient leurs impôts et
conservation. accomplissent leur service militaire, participent au
Une cinquantaine de lieux similaires furent sacrifice et banquettent ensemble dans un espace
découverts dans une grande partie de la France, en commun symboliquement délimité.
Belgique, au Luxembourg, en Allemagne et en Italie L’archéologie de cette période ne nous apprend
du Nord… dans les limites de l’ancienne Gaule. cependant rien d’éventuels cultes familiaux ou des
ancêtres. Si l’individu gaulois accomplissait ses pro-
pres rites personnels, issus de traditions indigènes
et fort anciennes, il le faisait dans la plus grande dis-
crétion.
u Druides d’hier
et d’aujourd’hui
Renaissance
Indissociable de l’imaginaire celte,
le druidisme n’a jamais totalement disparu.
Redécouvert à partir du XVIIIe siècle,
il sera un puissant vecteur
du réveil de la culture celtique.
guier). Peut-être pensait-il, en écrivant cette brumes d’Avalon. L’histoire aurait pu se terminer
phrase, à ceux qui l’ont le mieux illustrée, à savoir ainsi, mais c’était sans compter sur la puissance du
les hommes à la robe blanche. mythe : la figure du druide, en effet, n’a jamais
C’est à Pline l’Ancien que l’on doit la première totalement quitté l’imaginaire des peuples celtes,
description connue des druides. On lit dans son His- notamment au Moyen Âge. Des siècles plus tard,
toire naturelle : « Les druides, car c’est ainsi qu’ils elle allait même servir de “recours” aux élites
appellent leurs mages, n’ont rien de plus sacré que le celtes face aux menaces que la société matérialiste
gui et l’arbre qui le porte, supposant toujours que cet et l’idéologie rationaliste faisaient peser sur les cul-
arbre est un chêne. À cause de cet arbre seul, ils choi- tures régionales.
sissent des forêts de chênes et n’accompliront aucun
rite sans la présence d’une branche de cet arbre. » La redécouverte des druides commence en
“Druide” se traduit aujourd’hui par “le très savant” Angleterre, au XVIIIe siècle, avec les écrits de Wil-
ou par “sagesse”, qualité reconnue aux druides par liam Stukeley, vicaire de Stamford, passionné
de nombreux auteurs romains et grecs. Ainsi Stra- d’antiquité celte. En 1781, à Londres, Henry Hurle
bon, dans sa Géographie : « Les druides, en plus des fonde une société secrète, intitulée Ancient Order
sciences de la nature, s’exercent à la philosophie. Ils of Druids. À la même époque, le poète William
sont considérés comme les plus justes des hommes… » Blake, membre d’une confrérie druidique, com-
Pour Jean-Louis Brunaux, ils seraient proches des pose des écrits à la gloire des prêtres celtes. Le
pythagoriciens, ainsi que des sages de la Thrace et mouvement de renaissance lancé, il n’allait plus
de la Perse. C’est aussi Strabon qui dépeint le s’arrêter. En 1792, des bardes gallois réunis à Lon-
druide : « vêtu d’une robe blanche, [montant] à l’ar- dres, soucieux de préserver leur langue et leur cul-
bre, [coupant] avec une faucille d’or le gui qui est ture, créent le Gorsedd y Beirdd, dont le cérémo-
recueilli dans un linge blanc. » n i a l s e r a r e p r i s pa r l e s a u t r e s a s s o c i a t i o n s
druidiques. C’est le Gorsedd gallois qui, un siècle
“Prêtre, investi de l’autorité spirituelle, plus tard, en 1899, donne son accord pour la créa-
détenteur de la science sacrée, tion du Gorsedd de Bretagne.
ministre de la religion et gardien Dès ses débuts, le néodruidisme se pense en
de la tradition.” termes de panceltisme et mobilise les écrivains,
poètes et artistes qui souhaitent préserver et redy-
D’autres auteurs ont mentionné l’existence namiser la culture celte. En Bretagne, ce réveil doit
MARC ZAKIAN/ALAMY STOCK PHOTO
des druides : Cicéron, Lucain, Tacite, César, Dio- beaucoup à la parution, en 1839, du célèbre Barzaz
dore de Sicile, etc. Ces témoignages, réels ou Breiz, recueil de chants populaires bretons, collec-
empruntés, positifs ou négatifs, parfois aussi ins- tés par Théodore Hersart, vicomte de la Villemar-
trumentalisés par la “raison politique”, offrent qué (1815-1895, voir page 121).
une description très disparate des fonctions et du Le premier Gorsedd (“Goursez” en breton) se
rôle du druide dans la société celte. Françoise Le tient en 1900 à Guingamp. Son but : « constituer
Roux et Christian-Joseph Guyonvarc’h définis- une assemblée de sages, apte à assurer la pérennité
u
Stonehenge, sent ainsi le sens du mot “druide” : « Il désigne le du patrimoine celtique en général et breton en par-
cérémonie prêtre, investi de l’autorité spirituelle, détenteur de ticulier. » Pas question, cependant, de tomber
au solstice d’été. la science sacrée, ministre de la religion et gardien dans une religiosité factice et parodique. Il s’agit,
En Angleterre, de la tradition. » bien plutôt, d’encourager les réflexions philoso-
depuis 2010, phiques et spirituelles. Certains grands druides
le druidisme Prêtre, juriste, éducateur, ambassadeur, ont laissé une marque particulière, tel François Jaf-
est une religion philosophe, poète, le druide est aussi guerrier, frennoù-Taldir (1879-1956), écrivain et poète, créa-
reconnue. comme en témoignent les textes irlandais, et ils teur de l’hymne national breton, le Bro gozh ma
Fruit d’une furent nombreux à participer, voire à déclencher zadoù (“Vieux Pays de nos pères”), ou Gwenc’hlan
vision des révoltes contre l’occupant romain. Peut-être Le Scouëzec (1929-2008), fils du peintre Maurice
romanesque, est-ce la raison principale de l’expédition meur- Le Scouëzec et auteur d’une vingtaine d’ouvrages,
passablement trière contre le sanctuaire druidique de l’île d’An- dont le célèbre Guide de la Bretagne mystérieuse
erronée, glesey, en 60-61 de notre ère, relatée par Tacite (éditions Tchou), ainsi que d’un Dictionnaire de la
des anciennes dans les Annales, qui décrit la férocité de l’affron- tradition bretonne (éditions du Félin/Philippe
pratiques, tement, vu du côté romain : « Sur le rivage, l’ar- Lebaud). C’est l’un de ses membres, Morvan Mar-
il tend mée ennemie faisait face, dense en armes et en chal, qui, en 1923, a créé le drapeau breton, le
à rechercher hommes ; parmi elle, couraient des femmes sem- Gwen ha du. Il a attiré dans ses rangs des écrivains
des formes plus blables à des furies, les cheveux dénoués et portant (Charles Le Goffic, Anatole Le Braz), des philo-
authentiques des torches. Autour d’elles, des druides, les mains sophes (Philéas Lebesque), ainsi que le chanteur
d’un culte dont tournées vers le ciel, répandaient d’affreuses Gilles Servat.
aujourd’hui imprécations. » En cent douze ans d’existence, le Gorsedd de
plus personne Persécuté, traqué, bousculé par la venue du Bretagne a accompli un travail considérable pour
ne sait rien… christianisme, le druidisme disparaît, englouti l a c u l t u r e b r e t o n n e ( l i t t é r a t u r e , m u s i q ue ,
ou presque. dans la forêt de Brocéliande, évaporé dans les danse…). ● Michel Thibault
u
quand ils s’expriment comme des Français moyens
dans la série télévisée Kaamelott. »
Ce Moyen Âge a duré un millénaire ! Mille ans
de chrétienté, tantôt obscurs, tantôt lumineux.
L’historien les fait commencer à l’effondrement de
l’empire romain d’Occident et ne tourne cette
longue page, qui souffre d’archives trop rares,
qu’au moment de la découverte de l’Amérique,
quand l’Occident célèbre sa Renaissance. Mille ans
que Georges Minois, lui aussi grand médiéviste,
biographe de Charlemagne et de Philippe le Bel,
découpe en trois grandes séquences : du V e au
Xe siècle, puis du XIe au XIIIe, pour finir aux XIVe et
XVe siècles.
u
Cluny a essaimé en 1 200 monastères, Nord et Midi, « modèle économique remarquable », “Lancelot
qui parsèment toute l’Europe Cluny doit surtout son flamboyant succès, pour danslacharrette
avec quelque 10 000 moines. deux siècles et demi, à la « succession d’hommes d’infamie”
inspirés et énergiques » qui ont conduit l’abbaye et (enluminure,
Voyez Cluny, en Bourgogne. Jean-Robert Pitte son ordre. XVe siècle,
en raconte la création (dans son Dictionnaire Au début du XIIe siècle, c’est-à-dire au cœur de BnF).
amoureux de la Bourgogne) : « Nous sommes en sep- la période brillante du Moyen Âge, Cluny a essaimé
tembre 909 ou 910, Charles III le Simple règne sur en 1 200 monastères, qui parsèment toute l’Eu-
une France affaiblie et secouée par les querelles rope avec quelque 10 000 moines ! Cela entraîne “Prières pour
internes auxquelles s’ajoutent les invasions scandi- l’exceptionnel rayonnement intellectuel et artis- les croisés tués”,
naves et sarrasines… » Une douzaine de moines de tique de l’ordre en tous domaines : théologie, poé- d’après
deux petites abbayes décident d’en établir une sie, traductions de l’arabe, architecture, peinture, Gustave Doré
plus grande dans le Mâconnais. « Le duc Guillaume enluminure, orfèvrerie… et l’élection de plusieurs (1877, gravure
[d’Aquitaine et d’Auvergne] place immédiatement papes parmi ces moines. dans “Histoire
le nouveau monastère, dédié à saint Pierre et saint Cluny n’est qu’un exemple. Mais il se projette des croisades”,
Paul, sous l’autorité directe du pape, ce qui le met à loin : dans la croisade, cet acte de de Michaud).
l’abri de toute fiscalité et de toute ingérence épisco- foi. « C’est la race qui s’affirme
u
pale ou laïque, y compris de la sienne… » Lieu « judi- dans ce sursaut d’idéalisme, tel
cieusement choisi » sur la route des échanges entre que n’en connut jamais l’His-
DEAGOSTINI/LEEMAGE
tout étonnés qu’il leur faille payer le cens… » et de fureur…
À la Saint-Jean, au lever du soleil, on devait cueillir
les herbes du jour, en reculant et en priant ; puis
on les plaçait alors à la porte de l’étable pour la
protection du bétail. « Lorsqu’il pleut le 3 mai, point
de noix au noyer. » « Le jour de la Saint-Prosper « L’empereur a fait sonner ses cors. / Les Français
[25 juin], n’oublie pas de fumer la terre. » Et ainsi, descendent de cheval pour s’armer. / Hautes sont les
de siècle en siècle ! F. d’O. montagnes et ténébreuses et grandes/ Les vallées
Pour continuer, voir Saint-dicton.com “Bienvenue profondes, rapides les torrents. / Les trompes son-
et Nominis.cef.fr au Moyen Âge”, nent, à l’arrière, à l’avant, / Et tous répondent au son
de Michel Zink, de l’oliphant. »
Équateurs,
toire », écrivent, en 1920, Gabriel Hanotaux et 182 pages, 14 €. Viennent ensuite les chansons de geste,
Imbart de La Tour dans leur monumentale Histoire poèmes de chevaliers guerriers, les chansons
de la nation française : « Seigneurs qui vendent de femmes, souvent tristes. Mais aussi chansons
leurs terres, vassaux qui quittent leurs fiefs, vieil- romantiques au point qu’elles inspireront les pré-
lards, paysans ou bourgeois, que voudront-ils ? curseurs du surréalisme. Celle-ci :
Refouler l’islam, sauver le tombeau sacré, et se sau- « Le jeune Gérard et Gaie s’en sont allés / Ils ont
ver eux-mêmes. L’épopée immortelle a jailli de pris le chemin tout droit vers la cité / À peine arrivés,
l’âme nationale. Épopée française s’il en fut. Un il l’a épousée / Que souffle le vent, que ploie la ramée, /
pape français, Gerbert [Sylvestre II] en a conçu Ceux qui s’aiment dorment doucement. »
l’idée ; un ordre français, Cluny, en eut l’initia- Michel Zink ne résiste pas au plaisir de rappro-
tive. » cher ces vers de ceux d’Apollinaire : « Vienne la nuit
sonne l’heure / Les jours s’en vont je demeure. »
C’est à Chrétien de Troyes qu’il faut “Histoire Mais c’est à Chrétien de Troyes qu’il faut reve-
revenir pour comprendre vraiment du Moyen Âge”, nir pour comprendre vraiment les riches heures
les riches heures de notre Moyen Âge. de Georges de notre Moyen Âge. Michel Zink a retrouvé dans la
Minois, Perrin, préface de l’un de ses romans (en vers), Cligès, les
C’est durant ces mêmes années que se construi- 480 pages, lignes que voici :
sent la Sorbonne et les universités, accueillant étu- 24,90 €. « Nos livres nous ont appris que la Grèce fut, en
diants français et étrangers, que naît le théâtre sur chevalerie et en savoir, renommée la première, / Puis
le parvis de la cathédrale, où l’on récite romans, la chevalerie vint à Rome avec la totalité de la science.
poèmes, chansons, drames liturgiques. Maintenant elles sont venues en France. / Dieu fasse
Michel Zink commence sa recension avec qu’on les retienne assez pour que le lieu leur sourie, si
Sainte Eulalie, au temps de l’éclatement de l’em- bien que jamais ne sorte de France / La gloire qui s’y
pire de Charlemagne. Puis voici Roland de Ronce- est arrêtée. »
vaux, « le premier chef-d’œuvre poétique », « épopée Et cela, comme le rappelle notre médiéviste,
nationale » déjà. Écoutez-en la fin : date de la fin du XIIe siècle ! ● François d’Orcival
Le pèlerin médiéval
En route
Les pèlerinages ont rythmé la vie des hommes et des femmes tout au long du Moyen Âge :
lointains, parsemés d’embûches, ou locaux, soudant l’identité des paroisses.
On pense généralement que le Moyen Âge fut met en route et sillonne les lieux sacrés : Saint-Mar-
une époque statique, alors qu’un mouvement per- tin de Tours, Notre-Dame de Chartres, Le Mont-
pétuel l’animait, ainsi qu’en témoignent, notam- Saint-Michel, Notre-Dame du Puy, Rocamadour,
ment, les pèlerinages qui sillonnaient alors toute Compostelle…
l’Europe. Le pèlerin de cette époque expie une Médecine et pèlerinage sont intimement liés.
faute, sollicite une faveur divine ou De nombreux moines, gardiens des sanctuaires,
recherche le salut de son âme. La avaient acquis de solides connaissances dans l’art
littérature hagiographique est de soigner et s’étaient même “spécialisés” dans les
pleine de ces pérégrins per- maladies de peau, la stérilité, la folie ou le mal des
pétuels, qui ont fait du pèle- ardents. Les moines pratiquaient ainsi une sorte
rinage un mode de vie de médecine, certes non conventionnelle. La thé-
menant à la sanctification. À rapie comprenait neuvaines, prières, actions de
l’imitation de Jésus-Christ, grâces et quelques verres d’un vin dans lequel
marcheur infatigable, ils che- avaient macéré des reliques.
minent de sanctuaire en sanc- Au Moyen Âge,
tuaire. Partir n’était pas sans danger : on part
Comme c’est encore on s’exposait aux brigands, loups, en pèlerinage
le cas aujourd’hui, ces épidémies, famines et naufrages. pour expier
départs surviennent le une faute,
plus souvent à des mo- Parmi ceux qui cheminaient, tous n’étaient solliciter une
ments clés de la vie. Tel pas mûs par de hauts sentiments, tant s’en faut. faveur divine
marchand vend tous ses Rien de tel que la mobilité pour disparaître aux ou rechercher
biens et part en pèlerinage yeux de la justice, tous les fugitifs le savent. Sous le salut
avant de devenir ermite. l’habit du pèlerin se cachaient ainsi des criminels de son âme. u
Telle mère de famille en fuite et des vagabonds en tout genre, souvent Page de droite,
issue de la noblesse accompagnés par des femmes de mauvaise vie. sur la gauche,
prend la route de Ces bandes de “coquillards” sont la face sombre la grâce de Dieu
Compostelle après du pèlerinage. Y avait-il alors plus de vagabonds aide le pèlerin
avoir perdu un à un tous qu’auparavant ? C’est plus vraisemblablement à porter
ses enfants. Certains de ces l’image du pèlerin et du pèlerinage qui s’est abî- ses armes.
itinérants devinrent des mée avec les “nouvelles idées”. Dans son Éloge de Enluminures
bienheureux ou des la folie, Érasme condamne fermement ces du manuscrit
saints, comme Antoine le hommes qui « laissent à la maison leurs femmes et “les Trois
Pèlerin, au XIII e siècle, leurs enfants, qui auraient grand besoin de leur Pèlerinages”,
ou Bonne de Pise, un siè- présence ». À partir du XVIe siècle, on se méfie des de Guillaume
cle plus tôt. pèlerins. de Digulleville,
Mais les raisons sont Ceux-ci voyageaient généralement en groupe, XIVe siècle,
souvent plus prosaïques. avec un guide, parfois une escorte armée. Ils sui- Paris,
On part pour implorer la vaient des itinéraires connus, jalonnés de cou- bibliothèque
guérison d’un malade vents et d’hospices qui les accueillaient. Partir Sainte-
que la médecine n’arrive n’était évidemment pas sans danger. On s’expo- Geneviève.
pas à soigner, ou pour sait aux brigands, aux loups, aux épidémies, aux
obtenir sa propre gué- famines, aux tempêtes et aux naufrages.
rison. Lorsque le roi
Charles VI est frappé de Le pèlerin avait pourtant un statut protégé. Ses
folie, en 1392, on com- agresseurs encouraient de lourdes peines, ses
mence par faire appel biens étaient garantis par l’Église et il était exempté
aux médecins, en vain. de péage. Du moins en théorie. Le Guide du pèlerin
Trois ans plus tard, un de Saint-Jacques-de-Compostelle, attribué au clerc
“pèlerin du roi” se Aymeri Picaud (XIIe siècle), se plaint des « mauvais
AKG-IMAGES/JEAN-CLAUDE VARGA
La magie des origines
péagers» du Pays basque, qui, armés de bâton, récla- fleuves, qu’il était souvent impossible de traverser
ment une taxe. Il se plaint également des « mauvais autrement qu’en barque. « Maudits soient les bate-
aubergistes », dont les pratiques en rappellent mal- liers ! », s’exclame le Guide du pèlerin. Par appât du
gain, ces derniers font en effet « monter une si
Les bateliers faisaient monter tant grande troupe de pèlerins que le bateau se retourne
de pèlerins que le bateau se retournait et que les pèlerins sont noyés ».
et que les pèlerins se noyaient.
L’histoire retient davantage les trajets au long
heureusement d’autres plus contemporaines. Ils cours, qui ont donné lieu à des récits exotiques.
accueillent les marcheurs à l’entrée du bourg, « les Néanmoins, la plupart n’avaient lieu qu’à
embrassent comme s’ils s’agissaient de parents venus quelques kilomètres de chez soi.
de loin » et leur promettent monts et merveilles. Occasion pour chaque paroisse d’affirmer son
Mais, une fois à l’auberge, la réalité est autre : il n’y a identité, occasion aussi de rencontres et de futurs
pas de feu dans la cheminée, des femmes louches mariages. Ces pèlerinages collectifs, curés en tête,
sont proposées à la tentation du voyageur, le vin est sont établis partout. On marche 2, 10 ou 20 kilomè-
frelaté, le poisson « vieux de deux ou trois jours » et la tres jusqu’au sanctuaire visité, que l’on honore
viande faisandée. Le problème était pris au sérieux avant de finir à la taverne. Les archives ne conser-
par les autorités. Des règlements fréquemment vant que les drames, c’est quand une rixe éclate et
édictés par les communes interdisaient aux hôte- qu’un document judiciaire est rédigé que l’histo-
liers de saisir les pèlerins par les vêtements quand ils rien entrevoit soudain cette réalité oubliée : des
passaient devant leur auberge, ou de les empêcher petites communautés qui se déplacent en perma-
de sortir quand ils y étaient entrés. nence tissent des liens avec le reste du monde et
Un autre sujet de mécontentement récurrent communient dans une même foi. ●
de ces pérégrins avait trait au franchissement des Olivier Maulin
L’empire de la raison
Lumières
La Révolution française, rupture majeure, fait la césure
entre le siècle des Lumières et celui du romantisme.
Une période charnière dans la modernité,
où s’opposent science et spiritualité.
AKG-IMAGES/ERICH LESSING
“L’Accordée
de village”,
par Jean-
Baptiste Greuze
PHOTOS : AKG-IMAGES / ALBUM / ORONOZ ; SCIENCE PHOTO LIBRARY / AKG-IMAG
(1761, Paris,
u musée
du Louvre).
Le monde
paysan
n’est pas
misérable
et tient
cependant
à des valeurs
qui se sont
fréquemment
perdues
au sommet
de la société.
u Le siècle des Lumières est aussi celui de la dispari- d’abord en Allemagne et en Angleterre en opposi- En bas,
tion des grandes famines et des disettes. Quant à la tion au néo-classicisme et au rationalisme, va susci- les pratiques
peste, elle touche une dernière fois la France en ter en France un écho puissant. Ses expressions sont du Dr Mesmer.
1720. Le pays s’assainit, l’hygiène gagne du terrain. multiples : la littérature (poésie et théâtre, particu- Magnétisme,
Et l’on assiste, dès lors, à une laïcisation de la mort. lièrement), la peinture, la sculpture, la musique. Les science, illusion
Conséquence de la sécularisation et de la baisse du sentiments, les impressions, la subjectivité, les réali- ou escroquerie ?
sentiment religieux dans la société, les demandes de tés cachées sont les fondements thématiques de ce Les foules,
messe pour l’âme du défunt s’effondrent après grand mouvement, qui entend prendre le contre- pour autant,
1760, en France… pied du progrès et de sa célébration. se déplaçaient
Le monde a changé, la France a basculé dans la en masse
Cette France-là accouchera donc de la Révolu- modernité, et pourtant c’est “tempête et passion” et adhéraient
tion… mais en naîtra également le romantisme, qui (du mouvement Sturm und Drang, qui préfigure le à ses théories.
s’exprimera pleinement à partir de la Restauration. romantisme dans l’Allemagne du
Quand tout l’oppose au culte de la raison et aux XVIIIe) qui deviennent les maîtres mots
Lumières, comment expliquer le paradoxe qu’il pour toute une génération de jeunes
soulève ? Ce mouvement artistique, apparu tout gens qui, exprimant leur déception de
AKG-IMAGES
Bien avant que l’exode rural et l’industrialisation
n’aient totalement raison du christianisme et des
croyances populaires en milieu rural, on assiste,
u
jusqu’à la veille du XXe siècle, au maintien de la reli- Les convulsion- resacralisation de la France. Le culte du purgatoire,
gion et des diverses croyances s’y agrégeant à tort ou naires sur “infirmerie du bon Dieu” selon le curé d’Ars,
à raison, comme pivot de l’organisation sociale. la tombe exprime le désir de rester en contact avec les morts.
Dans les campagnes, catholicisme et culte des saints du diacre La limite est alors ténue avec le spiritisme, la spiritua-
restent associés au fait agraire : bénédictions des Pâris, dans lité dérivant dans la pratique des tables tournantes,
semailles, prières pour la pluie, processions. Celles- le cimetière très à la mode vers 1850.
ci, qui furent interdites durant la période révolution- Saint-Médard, Entre XVIIIe finissant et XIXe naissant, séculari-
naire, reviennent en force au XIXe siècle. au pied sation et sacralisation ne s’opposent pas, et se
L’historien Philippe Boutry a travaillé sur le de la rue répondent sans cesse. Pour preuve, la figure du
catholicisme populaire et sur ce qu’il nomme “la cul- Mouffetard, poète a pu se vouloir “absolument moderne”,
ture magique des campagnes”, après la Révolution. à Paris. comme Baudelaire, qui fait entrer la ville dans la
Il écrit, dans Prêtresetparoissesaupaysducuréd’Ars : poésie, et “prophète”, comme Hugo. Ange et des-
« On rencontre des curés qui lèvent des sorts, des gestes cripteur, le poète l’est de manière égale dans la
qui engagent des dogmes, des théologies qui informent France du XIXe siècle. Saint-Simon et ses disciples,
des ex-voto. » Les dévotions connaissent un impor- quant à eux, esquissent dans les milieux intellec-
tant renouveau. Le culte marial et les apparitions de tuels les contours d’une nouvelle religion, fondée
la Vierge scandent le XIXe siècle (rue du Bac à Paris en sur l’action et la science. À mi-chemin entre les
1830, à La Salette-Fallavaux en 1846, à Lourdes en Lumières et les Évangiles, le socialisme émergeant
1858, à Pontmain en 1871). Elles donneront lieu à des cherche à devenir, par substitution et adaptation à
pèlerinages de masse, où la “foi des simples” est mise l’ère industrielle, la “religion de l’humanité”. Il n’y
en avant. Les reliques, profanées à la Révolution, parviendra pas sans heurts, au siècle suivant. ●
redécouvertes ensuite, participent également d’une Solange Bied-Charreton
Des présences
dans les bois
Forêt
Ce lieu des marges, de la solitude et des apparitions merveilleuses a hanté l’esprit
de nos ancêtres, ce qui ne les empêchait pas d’y prélever les ressources nécessaires à la vie.
L’écrivain américain Robert Harrison estimait, plus la forêt qu’en termes utilitaires : une ressource
dans son célèbre essai sur la forêt dans l’imaginaire matérielle qui nécessite une exploitation ration-
occidental, paru aux États-Unis en 1992, qu’une nelle mais aussi une zone à protéger afin de garantir
époque livrait tout de son idéologie, de ses lois et de des conditions écologiques satisfaisantes à la per-
sa culture à travers la manière dont elle considérait pétuation de la vie sur terre. Si la forêt a bel et bien
ses forêts. Jugement excessif, certainement, mais constitué, et de tout temps, une ressource utile à la
qui comporte sa part de vérité. Notre époque ne voit vie des hommes, elle a aussi été parallèlement le lieu
de leurs « légendaires effrois », comme l’écrivait Gas- La forêt. Les historiens ont noté l’apparition du mot
ton Roupnel dans son Histoire de la campagne fran- Profonde forestis ou foresta placé à côté du latin silva (“silva
çaise. « Sur ce seuil sacré que tout protégeait, le défri- ou utile, forestis”) et qui s’en détachera pour donner notre
cheur primitif arrêta donc une fois pour toutes ses elle est “forêt”. Le terme apparaît pour la première fois
entreprises profanes », ajoutait l’historien. En ce qui un “ailleurs” dans les lois des Lombards et les capitulaires de
concerne l’Occident chrétien, il ne les reprendra qui provoque Charlemagne. Il a un sens juridique, désignant le
qu’à la fin du Moyen Âge avec ce qu’on appelle pré- l’imagination. canton boisé dont le seigneur se réserve la jouis-
cisément “les grands défrichements”. Deux forêts sance et vient probablement du latin foris, “en
se côtoyaient ainsi dans l’imaginaire médiéval dès dehors”. C’est au sens propre la forêt royale. Dès
l’époque franque : la forêt utile et la forêt légendaire, l’époque mérovingienne, les rois s’étaient en effet
la forêt proche et la forêt profonde, celle où l’on octroyé le droit d’exclure du domaine public, de
s’aventurait avec précaution et celle où l’on ne mettre en dehors de ce domaine, de vastes éten-
s’aventurait jamais. dues boisées, afin de maintenir le rituel royal par u
u excellence : la chasse. La forêt est donc liée à la Sous l’influence de l’Église qui, ne pouvant inter-
chasse dans sa définition même. dire la chasse, essaya d’en limiter les aspects les plus
À l’époque féodale, la chasse royale, c'est-à- violents, cetteéchelle de valeurs s’inversa progressi-
dire la vénerie, était tout sauf une activité pra- vement à partir du XIIe siècle au profit du cerf, long-
tique dont le but eût été de se nourrir. Le gibier temps tenu pour faible et lâche. C’est lui que le Livre
tué était généralement aban- de chasse, de Gaston Phébus, com-
donné aux chiens, très rarement pilé de 1387 à 1389, place désor-
consommé. On sait aujourd’hui mais en tête des animaux les plus
que la part du gibier dans la prestigieux à chasser. Le sanglier
conso m m ati o n de v i a n d e d e sera dès lors progressivement
l’aristocratie médiévale était tenu pour sale, fourbe et félon et,
extrêmement faible. La chasse vers la fin du Moyen Âge, les rois
n’était pas davantage un “sport”, ne chasseront plus que le cerf, qui
comme pourra l’être le tournoi, deviendra l’animal christique par
ni un exercice physique pour se excellence. Mais cette inversion Animal
MOODBOARD/ALAMY STOCK PHOTO
WIKIART
u
le XIII e siècle, les contes et légendes relatifs au “The Mystic tre d’un chevalier perdu dans la forêt et d’un chau-
bûcheron sont légion. Celui-ci est toujours doué Woods”, par dronnier à qui il demandait son chemin. Cela repré-
d’une force surhumaine ; il est pauvre, hirsute, vio- John William sentait pour les lecteurs de l’époque le contraste
lent, ne sortant de sa forêt que pour marauder ou Waterhouse social le plus saisissant.
chercher querelle aux villageois. (1914-1917, Le bûcheron et le charbonnier participaient
Plus inquiétant encore que le bûcheron est le Brisbane, ainsi de ce monde inquiétant de la forêt, ce monde
charbonnier. La carbonisation du bois était une acti- Queensland de rencontres et de métamorphoses qui à tout
vité importante, qui permettait notamment la verre- Art Gallery, moment, en libérant les instincts humains, risquait
rie et la métallurgie. Le charbon de bois est plus Australia). de transformer l’homme civilisé en sauvage.
facile à transporter et produit plus d’énergie que le Continuateur
bois, relativement à son volume. Mais la fabrication du mouve- Un “effroi soudain et irrésistible
du charbon de bois contribuait à la destruction de ment s’emparait de celui qui, dans un lieu
ces forêts que, dès le XIIIe siècle, on avait à cœur de préraphaélite, écarté, le croyait hanté par Pan.”
protéger. Sous Philippe le Bel, il fallait brûler 10 kilos il était sensible
de bois pour obtenir un kilo de charbon, si bien aux temps Au plus profond des bois, cette zone inconnue,
qu’une fosse charbonnière pouvait détruire en un médiévaux vivaient en effet les êtres autrefois divins que le
mois jusqu’à 100 hectares de forêt. Plus encore que et à l’élégante christianisme n’avait pas réussi à exorciser. C’est
le bûcheron, le charbonnier était l’ennemi des magie que la forêt a longtemps été considérée par l’Église
arbres, lesquels tenaient encore en ce temps une de l’ancienne comme le dernier bastion du paganisme… Certains
place quasi sacrée. Europe. des anciens dieux avaient rejoint l’imaginaire chré-
tien, comme le dieu Pan avec ses cornes, son corps
Dans les œuvres littéraires, le charbonnier était velu et ses pieds de bouc, dont le Satan du sabbat
généralement représenté pauvre lui aussi, mais prendra l’entière apparence. Les sylvains et satyres
également sale et nomade, passant d’une forêt à devinrent des diables inférieurs, les “incubes” pre-
l’autre pour accomplir son œuvre de crémation. nant possession des femmes pendant leur sommeil
Partout les villageois le craignaient. Certaines repré- et représentant les forces instinctuelles que le chris-
sentations le figuraient en démon noiraud et velu tianisme s’efforçait de refouler. « Les bois ont des
aux yeux rouges. Le maniement du feu n’était pas oreilles », disaient les clercs. L’homme du Moyen
loin de le rendre diabolique. Âge risquait à tout moment, au cœur de la forêt, de
Les auteurs de romans courtois des XIIe et XIIIe se retrouver face aux anciens dieux diabolisés. Il
siècles mettaient régulièrement en scène la rencon- ressentait alors une terreur sacrée, la fameuse u
Le chêne.
PVSTOCK.COM/ALAMY STOCK PHOTO
Centenaire,
il est réputé
u
pouvoir
accueillir
une fée
en son sein.
u “panique”, un « effroi soudain et irrésistible qui s’em- lement, entretenaient avec les humains des rap-
paraitdeceluiqui,dansunlieuécarté,lecroyaithanté ports de bon voisinage, même si on les accusait par-
par Pan », comme l’écrit Jacques Brosse dans sa fois de voler les enfants des villageois alentours
Mythologie des arbres. ou d’entretenir des relations coupables avec les
Dans cette forêt hantée rôdait le chasseur mau- hommes pour en avoir. Certains historiens ont émis
dit, personnage légendaire répandu dans toute l’Eu- l’hypothèse que certaines fées étaient des êtres réels
rope, ancienne divinité chtonienne christianisée vivant à l’écart de l’humanité, des sortes de drui-
menant la “chasse sauvage”. Les légendes sont desses détentrices de secrets “magiques”, mais la
abondantes à son sujet. Il s’agit toujours d’un chas- plupart d’entre elles, celles dont les historiens ont
seur n’ayant pas respecté le repos dominical et pour connaissance, ont plus vraisemblablement une ori-
cela damné pour l’éternité. À Lomont-sur-Crète, gine mythique.
dans le Jura, le chasseur maudit avait lancé sa meute Si la forêt est effrayante et repoussante, elle sait
sur un cerf un dimanche, et qui plus est sur le champ aussi être attirante et désirable. Lieu du retour des
morts et des apparitions mystérieuses, elle est aussi
Lieu du retour des morts et des apparitions le royaume des ermites qui s’y régénèrent. Leur pré-
mystérieuses, la forêt est aussi le sence dans la forêt est attestée durant tout le Moyen
royaume des ermites qui s’y régénèrent. Âge. Le christianisme européen a en effet très tôt
transposé le thème du désert biblique dans ces éten-
d’une veuve, double sacrilège. Condamné à le pour- dues “désertes” locales, où les hommes qui consa-
suivre jusqu’à la fin des temps, on entendait, autour craient leur vie à Dieu allaient se retirer avec les ani-
du 1er novembre, ses chiens aboyer au loin dans la maux sauvages sur le modèle de saint Paul ou de
forêt. Mieux valait alors se terrer chez soi, car qui- saint Antoine. Ces ermites fascinaient déjà leurs
conque avait le malheur de le croiser se savait contemporains — le cycle arthurien et les romans de
condamné. chevalerie en général les mettaient volontiers en
Ce chasseur et sa meute étaient appelés en cer- scène, tel le Tristan anonyme de 1230.
tains endroits la “mesnie Hellequin”, ce qui don-
nera naissance à “Arlequin”, mot employé pour la L’Église n’a jamais réussi à expurger la forêt de
première fois par Adam de la Halle dans le Jeu de la son imaginaire fantastique superficiellement
feuillée, en 1275, et qui en fait un “archidiable”. À la christianisé, et il faudra attendre les Lumières pour
fin du XVIe siècle, une troupe de comédiens italiens que le rapport des hommes à la forêt change du tout
venus en France s’emparera de cette figure popu- au tout. Avec l’apparition de ce courant de pensée,
laire et terrifiante pour en faire le personnage rassu- l’homme devient en effet le terme unique d’où il faut
rant que l’on connaît. partir et auquel il faut tout ramener. La forêt cesse
Mais la forêt, c’est aussi le royaume des fées, alors d’être le lieu des oracles et des apparitions
dont les “apparitions” ont été fréquentes jusqu’au mystérieuses, elle se dépouille de sa densité symbo-
XIX e siècle. Au XVIII e siècle encore, à Poissy, le lique pour se réduire à son utilité : un stock de bois
clergé célébrait une messe pour préserver le pays de que doit gérer rationnellement le forestier selon la
leur colère. En règle générale, les “dames blanches” science nouvelle de la sylviculture. Fin de la poésie,
ou les “bonnes dames”, comme on les appelait éga- début de la modernité. ● Olivier Maulin
Rocamadour. « Vierge Marie, je suis venue trois fois Dominant aussi miraculeusement guéri à Rocamadour, que
dans cette chapelle te demander d’avoir un enfant, la vallée les lieux renaissent de leurs cendres. En 1836, il
écrivit un jour une femme. J’ai eu des triplés, merci. » de l’Alzou, achète l’ancienne forteresse du plateau et y fait
Certains anciens restés au village ont été, il y a plu- Rocamadour bâtir l’actuel château destiné à l’hébergement des
sieurs décennies, témoins de cette messe où une a attiré têtes prêtres, relié par un escalier creusé dans la roche à
pérégrine britannique, gravement handicapée, couronnées la sacristie de la basilique Saint-Sauveur.
s’est extirpée de son fauteuil roulant après avoir et saintes Synthèse des légendes anciennes, d’un chris-
reçu la communion. Mais la renommée du miracle figures du tianisme enraciné et d’une foi qui ne s’est jamais
ne va pas au-delà du gouffre de Padirac. christianisme. démentie, Rocamadour illustre la permanence
Le sanctuaire est aussi célèbre pour sa Vierge du merveilleux dans l’âme de ceux qui s’y préci-
noire sculptée dans du bois de noyer, dont on dit pitent. ● Geoffroy Lejeune
u
sept ans. La tradition fait réaliser le Tro Breiz d’une
seule traite, en un mois, durant l’un des “quatre
temporaux” (Noël, Pâques, Pentecôte ou Saint-
Michel). Aujourd’hui, il est proposé de n’effectuer
qu’une seule étape par an, pendant l’été, sept
années étant ainsi nécessaires pour accomplir le
pèlerinage dans son entier.
Le circuit se singularise par son tracé circulaire.
L’historien Yann Le Gwalc’h note que « le Tro Breiz
apparaît comme unique à travers l’itinérance sacrale
de l’Occident médiéval : le pèlerinage est une boucle,
un circuit qui n’a point de départ unique, de destina-
tion fixe, de sens à la circumambulation régulée, ni
d’étape finale établie ». Ce mouvement circulaire est
propre au monde celtique. Il se retrouve en particu-
lier dans les troménies, ces processions autour du
minihy (territoire d’église, monastère ou ermitage,
considéré comme sacré), qui seraient issues de la
dévotion aux saints gallois ou irlandais. Pour la
guide et conférencière Eléonore Brisbois, « les tro-
ménies ressemblent beaucoup aux pèlerinages irlan-
dais, qui, d’après les historiens, prolongeaient les rites
de l’ancienne fête celtique de Lughnasa, qui marquait
le début de la moisson. Les troménies comportent cer-
tains rituels de fécondité et les processions vont tou-
jours dans le sens du Soleil, rappelant les circum
ambulatio indo-européens autour d’espaces sacrés ».
Les conditions d’apparition comme les formes
médiévales du pèlerinage restent discutées. Est-ce
sous le règne de Nominoë (826-851), lorsque l’évê-
ché de Dol est érigé en métropole afin de détacher
l’Église bretonne de la province ecclésiastique de
YVON AUTRET
Le guérisseur,
un don et des rites
Empirisme
Rebouteux, magnétiseurs, coupeurs de feu… La médecine populaire a résisté au temps
et à la science. En continuant d’avoir recours aux guérisseurs, les Français défendent
ces dernières traditions ancestrales. Voyage au cœur d’un mystère.
« C’est à l’âge de 5 ans que mon fils Gabriel a com- froissé, de muscle noué, voire de fracture, tout en
mencé à soigner. On s’est aperçu qu’il avait le don de accompagnant leurs gestes de religion et de magie.
rebouteux lorsqu’il a guéri l’eczéma de sa grand- D’autres guérisseurs possèdent un don qui peut se
mère », se souvient Jean-JaC Boucharlat, magnéti- transmettre au sein de leur famille ou même de
seur, rebouteux et coupeur de feu à Clermont-Fer- manière plus large, à des proches. La transmission
rand. Rien de surprenant pour ce père de famille doit parfois avoir lieu à un moment précis de l’an-
qui fait partie de la quatrième génération de née, suivant des règles spécifiques. C’est le cas des Un rebouteux
magnétiseurs. Celui que l’on surnomme dans la coupeurs de feu dont les “mains d’or” soulagent des pendant
région “l’homme aux mains de feu” et “le mécani- brûlures et accélèrent le processus de cicatrisation. une séance
cien du corps” travaille en posant ses mains sur les « Mais attention, dans le lot, il y a aussi des charlatans, de travail.
zones à soigner, récite des formules et se laisse gui- des usurpateurs ! », met en garde Yvan Brohard. Ces pratiques u
der par l’esprit de son père, Joseph. Ses spécialités, étaient parti-
les maladies de peau, la migraine ou encore les Les médecins hospitaliers ont culièrement
problèmes de hernie discale. Le succès rencontré parfois recours à des guérisseurs ancrées dans
est tel que Jean-JaC Boucharlat, a ouvert deux cabi- pour soulager les patients. les territoires
nets, à Clermont-Ferrand et à Laroque-Timbaut, ruraux
que son fils reprendra l’année prochaine. Ce À Paris, Danielle est une retraitée qui s’est français.
magnétiseur, auteur de plusieurs ouvrages sur le découvert le don de barreur de feu depuis une Elles trouvent
sujet, se considère comme la roue de secours de la trentaine d’années. « Tout a commencé en Corse, le un regain
médecine cartésienne. Il observe aujourd’hui un jour des Rameaux. J’avais renversé une casserole de faveur,
regain d’intérêt pour les médecines populaires : d’eau bouillante sur le pied d’une amie », se sou- ces dernières
« De plus en plus de Français passent la porte des vient-elle. Une maison isolée sur l’île de Beauté, années,
cabinets de magnétiseurs. » aucun médecin à proximité, l’amie de Danielle lui auprès
Yvan Brohard s’est penché sur ces guéris- demande une prière pour la soulager. Sans aucune de nombreux
seurs et leurs origines. « Jusqu’au XIXe siècle, les conviction, Danielle s’isole et va prier. Lorsqu’elle citadins.
populations sont particulièrement rurales. L’accès revient auprès de son amie, cette dernière n’a plus
aux médecins n’est pas facile. On fait alors appel à aucune douleur, et, le lendemain, la marque de la
ce que l’on trouve près de soi, autour de trois élé- brûlure est particulièrement légère. Depuis,
ments : le végétal, l’animal et le minéral », explique Danielle aide les gens qui font appel à son don, sou-
cet historien, co-auteur avec Jean-François vent des proches, en agissant à distance et sans
Leblond de l’ouvrage Herbes, magie, prières, une jamais avoir connu d’échec.
histoire des médecines populaires. Ainsi, dans les La religion joue un rôle déterminant dans les
prés ou les jardins, l’herbe de la Saint-Jean sert à soins effectués par ces “médecins empiriques”, à
élaborer des décoctions. Les animaux peuvent travers les incantations récitées. Il s’agit de la reli-
être utilisés pour des préparations, comme le gion catholique avec une foi superstitieuse pro-
sirop de limace. Et l’on accorde des pouvoirs à noncée. Dieu est rarement invoqué, on s’adresse
des “pierres à venin”. La pratique mêle la magie à plutôt à ses intercesseurs, aux saints par exemple.
la religion. Des pouvoirs magiques sont attribués Difficile de dater ces pratiques anciennes…
aux éléments et des prières complètent le rite. Yvan Brohard les met en relation avec la médecine
cartésienne : « Depuis l’Antiquité jusqu’au XIXe voire
« Lorsque cela ne fonctionne pas, on peut alors au XX e siècle, la médecine officielle s’inspire de la
faire appel à des gens qui ont un savoir-faire ou un médecine populaire ; 90 % des soins découlent de
don », précise l’historien. Les remèdes de bona fama cette dernière. À partir du XVIIe siècle et de la période
peuvent alors aider à la guérison, transmis de géné- de Descartes, des spécialités médicales apparais-
ration en génération. Dotés d’un savoir-faire recher- sent, on sectorise la médecine. En Occident, l’idée
ché, les rebouteux interviennent en cas de nerf d’une médecine globale perd du terrain, tout comme
ROGER-VIOLLET
l’autosuggestion. » En effet, la médecine populaire “Herbes, cartésienne ne peut être remplacée par ces pratiques
continue d’établir un lien puissant entre le corps et magie, prières, culturelles. »
l’esprit. La médecine officielle étant particulière- une histoire Se substituer, non, compléter, certainement.
ment rigoriste, elle se heurte souvent au domaine des médecines Malgré le tabou qui subsiste sur ces actes, plusieurs
empirique, qui reste un mystère à bien des égards. populaires”, hôpitaux ont recours parfois à des coupeurs de
L’exode rural et l’urbanisme ont aussi contribué à par Yvan feu. À Rodez (Aveyron), à Annemasse ou à Tho-
la fragilisation des médecines populaires. Mais les Brohard non-les-Bains (Haute-Savoie), face à des cas de brû-
mondes contemporain et moderne n’auront pas et Jean-François lures, les médecins hospitaliers peuvent appeler
eu raison de ces pratiques. Les Français se révè- Leblond, ces guérisseurs pour soulager les patients. Rares
lent attachés aux traditions des “anciens”, déten- Éditions de sont les hôpitaux français qui possèdent des listes
teurs d’un précieux héritage qui fait aujourd’hui La Martinière, de coupeurs de feu, dans la plupart des cas, le per-
“passé commun”. université Paris sonnel médical a son propre carnet de contacts. Le
Descartes, sujet est sensible, le silence prévaut.
Comment comprendre la permanence de la 224 pages, 35 €. Si la science peine à expliquer les médecines
médecine populaire en France ? Les lacunes de populaires, les effets bénéfiques de ces pratiques
la médecine cartésienne poussent parfois les suffisent à légitimer leur existence. « À chaque fois
malades à opérer un retour aux sources en se tour- que je coupe le feu, c’est un émerveillement. Je suis
nant vers des guérisseurs. « La médecine empirique toujours étonnée que cela fonctionne », confie
fait aussi partie d’un inconscient collectif, les gens Danielle qui considère cela comme un « miracle ».
reviennent aux valeurs qu’elle porte », ajoute l’histo- Et d’ajouter : « Je refuse d’être payée. Si l’on veut
rien, tout en précisant : « En aucun cas, la médecine remercier quelqu’un, c’est Dieu. » ● Rachel Binhas
Loups-garous, licornes,
salamandres et autres
bêtes légendaires…
Bestiaire
Ils sont des centaines d’animaux fabuleux, souvent mi-homme mi-bête,
à peupler les légendes de nos régions. La plupart sont des monstres maléfiques,
incarnation de la tentation du diable. Revue de détail. Non exhaustive…
Brocéliande
ou l’esprit de Merlin
Bretagne
Aux confins de l’Ille-et-Vilaine et du Morbihan,
l’antique forêt de Brocéliande demeure
la gardienne des légendes arthuriennes.
Voyage au pays des elfes et des ensorceleuses.
NORTH WIND PICTURES/LEEMAGE
MARCEL MOCHET/AFP
que « la forêt de Brocéliande est le dernier royaume
de la féerie demeurée sur terre », sans que personne
n’ose vraiment le démentir.
Les légendes arthuriennes ne sont pas pour
rien dans la fascination qu’exerce toujours cette
u
forêt, si semblable aux autres et pourtant si diffé- sources jaillissent de nulle part. Parfois, la forêt Forêt de
rente, tellement plus mystérieuse encore. Merlin cède sa place à la lande. De larges clairières, des Paimpont,
serait l’hôte de ces bois, prisonnier à jamais des étangs mitent les belles futaies de feuillus de la l’arbre d’or.
maléfices de la fée Viviane. Certains jureraient la forêt profonde. Sur les coteaux schisteux ou en À une portée
main sur le feu que, les soirs de pleine lune, le bas des pentes, bruyères, ajoncs et genêts tapis- de flèche
palais de cristal de l’enchanteur se reflète dans sent le sol. Elle s’étend aujourd’hui sur 7 000 hec- du Val sans
l’étang du Val sans retour, qui baigne le château de tares, mais la forêt de Brocéliande désigne en réa- retour,
Comper. C’est ici que la Dame du Lac aurait lité une antique forêt de 200 000 hectares qui le domaine
accueilli et élevé le chevalier Lancelot. Guy XIV de recouvrait le massif de Paimpont et plus large- de la fée
Laval, baron de Vitré et vicomte de Rennes, com- ment le Porhoët qui, au XI e siècle, désignait le Morgane,
pagnon de Jeanne d’Arc et seigneur de ces lieux au “pays au travers de la forêt”. sœur du roi
XVe siècle, connaissait par cœur ces récits médié- Arthur.
vaux, ces poèmes chevaleresques et mythiques. Et Des âmes chagrines pourtant contestent à la Page
l’évocation de Brocéliande avait pour lui la saveur forêt de Paimpont d’être le décor de la geste de gauche,
d’un souvenir d’enfance, quand il se tenait éloigné arthurienne. Et dans leur quête des hauts lieux de Merlin
trop longtemps de ses terres. Aussi fit-il établir par la légende du Graal décrits dans les romans de et Viviane,
son chapelain une charte reconnaissant les Chrétiens de Troyes, certains cherchent encore à gravure
croyances légendaires liées à cette forêt des par- démontrer les analogies saisissantes qui peuvent d’après
chemins et des livres (Usemens et coustumes de la être établies entre les paysages de la Basse-Nor- Gustave Doré.
forest de Brecelien). mandie et les sites des cycles arthuriens, au point Tout en
de suggérer que les forêts des Andaines et de la ces lieux nous
Robert Wace : “Bréchélien… Ferté, en Normandie, pourraient être les gar- renvoie
là où il est beau de voir des fées diennes des légendes des chevaliers de la Table à la légende
et plusieurs autres merveilles.” ronde. Le jeune Chrétien de Troyes, lorsqu’il ima- arthurienne ;
gina ses récits chevaleresques, ne fréquentait-il tout ici
Sur cette terre étrangement triste et sauvage, pas la cour itinérante d’Henri II Plantagenêt et est en place
le plus petit bruissement de feuilles, le moindre d’Aliénor d’Aquitaine lorsqu’ils séjournèrent, pour inspirer
cri de chouette est comme la manifestation d’un dans les années 1160-1170, dans les forteresses de la ceux qui
elfe égaré. Robert Wace, qui le premier fit men- région de Domfront ? D’autres postulent encore rêvent dans
tion au XIIe siècle, de la forêt de “Bréchélien” dans que la véritable forêt de Brocéliande serait située les Bretagnes
son Roman de Brut, dédié à Aliénor d’Aquitaine, près du Huelgoat, du Mont-Saint-Michel et de Dol- et attendent
évoque ce lieu comme une porte ouverte sur le de-Bretagne, quand d’autres assimilent Brocé- que Merlin
monde surnaturel. « Là où il est beau de voir des fées liande à la forêt de Lorge, aussi appelée forêt de échappe
et plusieurs autres merveilles », écrit-il. Pourtant, la L’Hermitage, située dans le département des à son
forêt de Brocéliande n’existe pas dans la cartogra- Côtes-d’Armor. Chateaubriand lui-même, dans un enserrement.
phie administrative. Elle n’est connue que sous le chapitre de ses Mémoires, daté de 1812, s’essaie à
nom de forêt de Paimpont. C’est un massif situé localiser la forêt de Brocéliande. Il évoque une
aux confins de l’Ille-et-Vilaine et du Morbihan, à grande forêt primitive recouvrant une partie de la
proximité de Saint-Léry au nord, de Ploermel au Bretagne. « Au douzième siècle, les cantons de Fou-
sud-ouest et de Plélan-le-Grand au sud-est. Des gères, Rennes, Bécherel, Dinan, Saint-Malo et Dol,
petits ruisseaux, des rivières plus tumultueuses étaient occupés par la forêt de Brécheliant ; elle avait
courent au travers des pierres et des arbres. Des servi de champ de bataille aux Francs et aux peuples u
u de la Dommonée. » Il persistera plus tard dans sa Depuis, toutes sortes de légendes ont vu le jour.
fantaisie, mais ne fera pas école. L’une d’elle raconte que c’est ici que se réunis-
Si certains doutent, cherchent l’invérifiable, saient les fées de “Koncorret”. Une autre prétend
plus nombreux sont ceux, fidèles aux croyances qu’Yvain, chevalier de la Table ronde, tua en duel
populaires, qui se rendent, presque en pèlerinage, le chevalier noir avant de devenir le gardien de
dans la forêt de Paimpont, persuadés qu’il s’agit cette source qui avait pour vertu de guérir de la
bien de la forêt de la Brocéliande. Ils tendent folie. Lorsque des bulles d’azote remontent à la
l’oreille afin de percevoir au mitan de la nuit le surface de l’eau, il est dit encore que la fontaine rit
chant ensorcelant de Merlin sortir de son tom- et exauce alors les vœux secrets des visiteurs. Les
beau, situé dans la partie nord-est de la forêt. Que jeunes filles d’autrefois s’y pressaient afin d’obte-
le silence perdure et ils se convainquent que Bro- nir un mari. Lors des grandes sécheresses, il
céliande est dans son ensemble la prison du mage n’était pas rare de voir se former de grandes pro-
et qu’il continue à y errer, en compagnie de cessions depuis la paroisse de Concoret, pour
Viviane. Ils guettent les amants éternels, songent obtenir le retour de la pluie.
qu’ils sont peut-être métamorphosés au gré des
saisons en un cerf et une biche, en oiseaux, en À Brocéliande, tout se mêle. Légendes cel-
papillons, en arbres enlacés. Merlin, l’âme de Bro- tiques, mythes médiévaux, gestes chevale-
céliande, ne peut-il pas prendre toutes les appa- resques. Plus qu’ailleurs, le surnaturel semble le
rences ? Lorsqu’ils ouvrent les yeux, à l’aube blan- prolongement visible du naturel. Même les arbres,
chissante, les promeneurs de Brocéliande peuvent surtout les arbres, ont, témoins silencieux de ces
voir la danse des fées dans les clairières noyées de légendes, une histoire et semblent, sentinelles
imposantes, veiller aux derniers secrets de Brocé-
Yvain, chevalier de la Table ronde, tua liande. À l’image du hêtre de Ponthus, qui déploie
en duel le chevalier noir avant de devenir ses branches tentaculaires comme pour protéger
le gardien de la fontaine de Barenton. les ruines du château de Ponthus, ravagé par Du
Guesclin en 1372, ou du chêne à Guillotin, specta-
brume. Les plus aventureux se perdent volontiers culaire chêne pédonculé dont l’histoire raconte
dans les profondeurs de la forêt, au gré de chemins qu’un abbé réfractaire trouva refuge en son sein
tortueux, pour se recueillir sur la tombe de l’en- pendant la Révolution. D’autres légendes signa-
chanteur ou pour se désaltérer à la source de Jou- lent qu’il abriterait un trésor... On comprend Derrière
vence. Les plus hardis poussent jusqu’à la fontaine mieux que le directeur général des Eaux et Forêts, sa palissade,
de Barenton, qui se cache au-dessus du hameau de dès 1899, demandait de protéger « les arbres le chêne
Folle Pensée, sur le contrefort nord de la butte de renommés dans la contrée, soit par les souvenirs his- à Guillotin.
Ponthus. C’est là, à l’orée d’une clairière, que se toriques ou légendaires qui s’y rattachent, soit par Refuge
trouve l’un des lieux les plus magiques de la forêt, l’admiration qu’inspirent la majesté de leur port, d’un prêtre
selon la tradition populaire. leurs dimensions exceptionnelles ou leur âge vénéra- durant la
Robert Wace est le premier à prêter à cette fon- ble ». Ils sont l’âme de Brocéliande. À travers leurs Révolution…
taine des pouvoirs, avant que Chrétien de Troyes, feuilles frissonnantes, c’est Merlin l’enchanteur dit-on.
à son tour, n’élève encore davantage son prestige. qui s’exprime. ● Raphaël Stainville
u
LAURENT LAVEDER/BIOSPHOTO/AFP
Voyage au pays
de la mort
L’Ankou
WIKIMEDIA COMMONS
u
u Lorsque qu’on entend la charrette grinçante de La chapelle
l’Ankou, wig ha wag !, la fin est proche. On raconte
aussi qu’à l’occasion de “la nuit des merveilles”
Fatal ménage du mont
Saint-Michel
(Noël), l’Ankou frôle tous ceux qui ne passeront pas de Brasparts.
l’année avec sa cape pendant la messe de minuit. À son pied,
Véritable “passeur d’âmes”, à défaut d’être la
mort, l’Ankou n’est pas non plus le diable. Il est Les lavandières les tourbières
du Yeun Elez
représenté sur de multiples ossuaires d’églises bre-
tonnes. Signifiant “terreur” ou “angoisse”, l’Ankou
de la nuit et le lac
de Brennilis
passe avec sa charrette ou sa barque, selon les ver- Solitaires, effrayantes, les kannerez noz, telles qui serait
sions, pour collecter les âmes des morts récents, qu’elles sont décrites dans la littérature des XIXe et une des portes
pour les transporter dans l’au-delà, depuis son fief XXe siècles, sont présentes aux abords des mares, des enfers.
des monts d’Arrée. des lavoirs et des étangs, toujours la nuit, en train de Nul doute
Selon certains, le dernier mort de l’année de nettoyer ou battre le linge. qu’ici, en son
chaque paroisse devient l’Ankou de l’année sui- En Bretagne, les témoignages attestent de leur pays, l’Ankou
vante. D’autres croient qu’un seul être mouvant existence, elles sont aussi appelées lavandières de la la franchisse.
désigne l’Ankou, qui se promène toujours avec une mort. Et pour cause, selon certains, elles l’annon-
faux emmanchée àl’envers. Anatole Le Braz confiait cent. Selon d’autres, condamnées à mort, elles doi-
que l’Ankou, à la différence des moissonneurs, vent expier leurs propres péchés. “Les Lavan-
« lance en avant sa faux ». Dans d’autres régions, la lavandière prend le dières
nom de “dame blanche” ou de “fileuse de la nuit”. de la nuit”,
Souvent représenté en vieillard aux longs che- Souvent représentée non loin d’un lavoir, on la par Yan’
veux blancs et à la barbe vieillissante, il peut aussi décrit vêtue de blanc, ou alors sous une apparence Dargent
avoir l’apparence d’un squelette moribond. Selon surnaturelle. Il est aussi arrivé que la lavandière, (1861,
l’antropologue breton Paul Sébillot, sur les îles de une femme enterrée dans un linceul sale, une veuve Quimper,
Bretagne comme celles de la mer d’Iroise, singulière- infanticide ou encore une femme qui lave le linge le musée des
ment Sein, « l’homme de barre du Bag noz [bateau de dimanche (le travail dominical ayant été interdit en Beaux-Arts).
nuit utilisé par l’Ankou] était le dernier noyé de l’an- Bretagne au XVIIe siècle), émette une étrange sono-
u
GUSMAN/LEEMAGE
D’après l’universitaire spécialiste de la Bre-
tagne Daniel Giraudon, inspirées de la morale
chrétienne, les kannerez noz seraient des reve-
nantes qui font pénitence de leur ancienne mau-
u
vaise vie et sont condamnées à laver du linge pen- “La Fuite du nant à voler la clef, le diable réussit finalement à les
dant des temps infinis. ● L. de R. roi Gradlon”, ouvrir, provoquant la disparition d’Ys.
par Évariste- À l’origine de la perversion de sa fille, l’accou-
Vital Luminais plement du roi avec Malgven, la fée, reine du Nord.
La cité maudite (vers 1884,
Quimper,
Il l’offensa en se convertissant au christianisme et
en se rapprochant du saint. On raconte que c’est
musée des l’esprit de Malgven qui est venu habiter le cœur de
Beaux-Arts). Dahut. Et que le roi Gradlon a eu beaucoup de
Ys Dahut
échappe
peine à choisir entre deux valeurs : l’amour pour
sa ville et la défense de valeurs chrétiennes.
aux bras
Ville légendaire de la baie de Douarnenez, Ys de son père… Cette légende montre la destruction d’Ys à
signifie “ville basse” ou encore “ville sous l’eau”. Elle est cause des péchés de ses habitants, mais aussi les
La légende s’est construite, a été déformée, puis supposée valeurs de l’Évangile et l’espérance portée par le
s’est enrichie au XIXe siècle. encore hanter christianisme. À partir de l’engloutissement de la
Au cœur du récit autour de la ville censée sym- la baie de ville, certains affirment que Dahut serait morte,
boliser une civilisation engloutie se trouvent trois Douarnenez. d’autres qu’elle aurait survécu.
personnages : saint Corentin (ou saint Guénolé) Pire encore, transformée en sirène, elle conti-
représentant le bien, Dahut, le mal — et la dispari- nuerait d’attirer les marins et leurs équipages vers
tion de la cité d’Ys —, et le roi Gradlon, l’hésitation les récifs ; elle serait aussi la cause des tempêtes.
entre le bien et le mal. D’après cette version, le mal l’aurait donc emporté
Figure légendaire de l’Armorique, Gradlon sur le bien chrétien, et Dahut vivrait dans l’éternité
aurait vécu entre le IVe et le Ve siècle. Il est le second de l’Autre Monde.
roi de la région. Alors qu’il se perd pendant une La localisation précise d’Ys suscite d’invrai-
chasse dans la forêt du Ménez-Hom, il est soigné et semblables controverses. Située pour certains
pris en charge par saint Corentin qui l’accueille autour de l’île Tristan, dans la baie de Douarnenez,
dans son ermitage. Véritablement sauvé par le seule partie émergée, on raconte que le jour où
saint, Gradlon le nommera évêque de Cornouaille une messe y sera célébrée elle renaîtra. D’autres la
(le Finistère Sud aujourd’hui), en remerciement situent à Sainte-Marie-du-Ménez-Hom, à côté de
de son hospitalité. Quimper, où la statue du roi Gradlon trône fière-
La fille du roi, Dahut, est une figure mythique ment sur la toiture de la cathédrale, ou encore à
des légendes bretonnes. Dans les récits sur l’Autre côté de la pointe du Raz. De nos jours, peu de Bre-
Monde (le séjour des morts), elle est une prostituée tons remettent en cause l’existence d’Ys. Si l’ami-
— par opposition à la Vierge Marie —, qui assassine ral Thévenard avance que la mer, poussée par un
ses amants au petit matin, avant de passer ses jour- vent violent, a détruit la ville, l’ethnologue Paul
nées avec le diable. Celui-ci l’enjoint à maintes Sébillot jurait que non seulement la ville avait
reprises d’ouvrir, à l’aide de sa clef, les vannes qui existé mais qu’elle se trouvait effectivement dans
protègent la ville d’Ys de l’engloutissement. Parve- la baie de Douarnenez. ● L. de R.
Cancale, qu’ont lieu les plus grandes ciel, dégagées par le vent, ciselées par la lumière : un
marées de la planète. Chacune d’elle pro- Le Mont organisme de pierre gris et rose, réseau d’édifices
pulse 100 millions de mètres cubes d’eau tout entier d’une complexité aérienne… Mais il faut encore
et dépose 6 000 tonnes de sable et de est un défi contourner la tour du Nord en piétinant dans la
vase grise. Jusqu’à la construction d’une architectural : vase, se rincer les jambes au jet d’eau, sous les murs
digue-route, en 1880, à chaque marée ici, l’église
haute, le Mont devenait une île. À abbatiale. Au Moyen Âge, la traversée de la baie était
chaque marée basse, la mer se retire à Surmontée vécue par les pèlerins comme une apo-
10 kilomètres. C’est ce qui permet de d’une statue théose de leur cheminement vers le Mont.
traverser la baie. dorée
de l’archange de la ville, gravir d’est en ouest les centaines de
« Pour être ému par le Mont, il faut (qui vient d’être marches menant à l’abbatiale. Alors on a une
l’avoir “mérité” physiquement », restaurée), chance de sentir pourquoi l’Europe entière — pen-
souligne Patrice de Plunkett. En y la flèche dant des siècles — a marché jusqu’ici ».
accédant à pied depuis les grèves, du clocher Au Moyen Âge, la traversée de la baie était
de préférence du nord vers le sud, date de 1897. vécue par les pèlerins comme une apothéose de u
par le vieux chemin du pèlerin.
u
En trois heures de marche, « on
voit le Mont se métamorphoser dix
fois : d’abord au loin comme un
nuage, puis étincelant, puis
caillou terne, puis grand fan-
tôme dans la brume. Enfin,
tout près, la falaise de la
Merveille et ses quinze
nervures tendues vers le
PHOTOGRAPHIES : THIBAUT/PHOTONONSTOP/AFP
Entre terre u leur cheminement vers le Mont, lui-même consi- « est un défi sans précédent ». Conçu comme un
et mer : déré comme une île, un seuil au bord de “l’autre sanctuaire en “paliers” invitant à une ascension
le cloître côté”. En effet, en venant du continent, le Mont est spirituelle des pèlerins, l’ensemble inspirera les
et sa double à l’ouest. Or, le légendaire celtique qui, mêlé au quatre siècles d’apogée du Mont, au cours des-
rangée christianisme, imprègne les mentalités médié- quels celui-ci devient la “Merveille de l’Occident”,
de colonnettes vales occidentales, identifie une des portes de drainant des centaines de milliers de pèlerins, de
(XIIIe siècle). “l’autre monde” à une île de l’Ouest. Le géographe tous âges et de toutes conditions, venus de toute
Page de romain Pomponius Mela parle de l’île de Sein. Les l’Europe.
droite : romans de la Table ronde évoquent l’île “d’Ava-
coucher lon” (l’île des Pommes — la pomme étant le fruit de Mais la guerre de Cent Ans, les guerres de Reli-
de soleil l’immortalité chez les Celtes), où est porté le roi gion, l’asphyxie progressive des monastères
sur le Mont Arthur mourant. par la monarchie (avant que la Révolution ne
et sa baie. Un autre récit, la Navigation de saint Brendan, finisse par les supprimer) vont entraîner le Mont
datant du VIIe siècle, fait état de l’île “de Promis- dans une longue décadence. L’esprit du lieu
sion”. Il se trouve que Brendan a réellement existé et échappe, désormais, aux modernes. Transformé
navigué avec des moines, un siècle plus tôt : d’abord en prison par Louis XIV, le Mont est rendu à l’Église
jusqu’en Islande, puis entre les îles Britanniques et (sous forme de location) par Napoléon III, avant
la région d’Aleth, la future Saint-Malo, avant de d’être repris intégralement par l’État, en 1886.
remettre le cap sur l’Irlande. Nous sommes alors en Le salut viendra d’André Malraux. Décelant,
561, c’est-à-dire peu après l’installation des pre- dans le Mont, un signe de « ce qui en l’homme
miers ermites — probablement irlandais et gallois — dépasse l’homme », le « souci d’éternité », il décide, à
sur le Mont. Rien d’étonnant donc « à ce que l’homme l’occasion du millénaire de la fondation de l’ab-
du Moyen Âge voie le Mont-Saint-Michel comme une baye, en 1966, de le rendre « à sa fonction de sym-
porte de l’au-delà, puisque c’est une île et qu’on l’at- bole ». Comment ? En y réinstallant des religieux (et
teint en bravant les flots. » des religieuses) ; en le dégageant des terres qui
l’enserrent, afin de le rendre à la mer. C’est dans le
“Les Romans Michel rejoint l’imaginaire celtique. même esprit que l’Unesco inscrit le site au patri-
du Mont Conducteur des âmes des mourants moine mondial, en 1979.
Saint-Michel”, vers le ciel, son rôle est accordé à ce lieu « La restauration du caractère maritime,
de Patrice perçu comme porte de l’au-delà. remarque Patrice de Plunkett, ouvre sur une res-
de Plunkett, tauration du caractère spirituel. La terre, la mer et
éditions À cela va s’ajouter le rôle de l’archange Michel. l’esprit du Mont forment désormais un écosys-
du Rocher Sorti tout droit du livre des Rois de la Bible, « prince tème. » Un “écosystème” qui apparaît comme un
(2011), des milices célestes », son nom signifie “qui est antidote au système écrasant de l’hypermoder-
318 pages, comme Dieu”. Son culte s’est répandu à travers nité marchande. Même si, pour la plupart, ils ne
21,20 €. l’Europe naissante depuis Byzance. Le sanctuaire connaissent plus grand-chose au christianisme,
qui lui est dédié, à la fin du Ve siècle, sur le mont c’est ce que ressentent confusément, instinctive-
Gargano, dans les Pouilles, devient, un siècle plus ment, les néopèlerins qui, en ce début du XXIe siè-
tard, un célèbre lieu de pèlerinage, tandis que cle, affluent de nouveau vers le Mont-Saint-
Michel élit également domicile un peu partout en Michel. Loin de toute nostalgie, ils sont les
TRISTAN DESCHAMPS/AFP
Occident, le plus souvent sur des sites en hauteur « précurseurs de quelque chose de plus vaste, encore
et sauvages, collines, pics ou îlots déserts. C’est imperceptible », assurent les Frères et Sœurs de
ainsi que, vers 709, l’archange souffle à Aubert, Jérusalem, présents sur le Mont depuis 2001. ●
l’évêque d’Avranches, pendant son sommeil, Christian Brosio
u La défunte du rocher
Tombelaine
De Tombelaine, on sait que l’îlot servit d’ermi-
tage à deux moines, Anastase et Robert, qui, au
XIe siècle, décidèrent de s’y installer pour fuir l’agi-
tation du Mont-Saint-Michel, situé à seulement
quelques kilomètres.
Après avoir accueilli un prieuré et une église,
l’île devint un lieu de pèlerinage, avant d’être occu-
pée par les Anglais pendant la guerre de Cent Ans. Ils
érigèrent une place forte et un donjon, dont certains
MAIRIE DE COLLEVILLE-SUR-MER
vestiges sont visibles de nos jours. Puis l’île appar-
tint au richissime surintendant des finances de
Louis XIV, Nicolas Fouquet, et les fortifications
anglaises furent finalement détruites.
Seule la légende de Tombelaine subsiste. On
raconte que, dans les temps anciens, la forêt enser-
rant le Mont-Saint-Michel s’étendait sur une surface
La fontaine
u
incluant au moins la baie actuelle. Après le légen- À Colleville-
daire raz-de-marée de l’an 709, qui recouvrit la forêt sur-Mer, sur
de Scissy, le Mont-Saint-Michel et Tombelaine se
retrouvèrent alors en pleine mer, alors que le mont
du décapité la route qui
descend vers la
Dol se retrouvait, lui, dans les terres. côte, la fontaine
Les légendes bretonnes avancent qu’enlevée Saint-Clair,
par un géant, Hélène, la fille du roi Hoël, y fut enter-
rée. D’autres rapportent que la belle s’était suicidée Saint-Clair dont l’eau
guérit
en se jetant d’un rocher, ne voyant pas revenir son les affections
criminel amant d’une expédition de brigandage. « Guillaume, sors de ton pays et va en Neustrie oculaires.
La mythologie, quant à elle, lie le dieu gaulois pour y être tout à moi » : c’est l’appel que Guil- Elle a attiré
Belenos à Tombelaine. Dieu de la guerre et de la laume, fils d’un haut dignitaire, qui tentait pèlerins
lumière, guide des morts, ses attributs sont aussi d’échapper à un mariage arrangé, reçut de Dieu, à et malades
ceux repris par l’archange saint Michel. Olchestria, en Angleterre. Après être arrivé en durant
On sait en outre qu’un dolmen se trouvait sur le France, plus précisément dans le nord du Coten- des siècles.
Mont-Saint-Michel, porte qui aurait pu symboliser le tin, Guillaume mena une vie d’ermite, se fit moine
passage vers la mort. Les esprits plus rationnels s’ac- guérisseur et mit à disposition de ceux qui le sou- Ci-dessous, l’ilôt
cordent à dire que Tombelaine trouve son histoire haitaient ses dons pour chasser le démon. Il chan- de Tombelaine
dans l’étymologie : “tumba”, qui signifie tombe, et gea de nom pour celui de “Clair” et sillonna la vu depuis
son archétype, qui devait certainement être “tumb- région en accomplissant sa vocation de moine, le Mont-
ell-ena”, donnant aujourd’hui la construction dans la prière. Un jour, il rencontra une jeune Saint-Michel.
“Tombelaine”. ● Louis de Raguenel femme de bonne condition.
u
CHRISTOPHE LEHENAFF/PHOTONONSTOP/AFP
JEAN-ERIC FABRE/BIOSPHOTO/AFP
femme qui avait jeté sur lui son dévolu douze ans
plus tôt. Satisfaits d’avoir enfin trouvé Clair, les deux
hommes le décapitèrent. C’est alors que Clair prit sa
tête dans ses mains, pour la plonger sous une fon-
taine située à côté d’une église. Ayant retrouvé la
vie, il se coucha près de l’autel avec respect et offrit
son âme à Dieu.
u
La fontaine Saint-Clair de Colleville-sur-mer, Les marais ce qu’on appelait le “sabbat des sorciers”.
connue depuis pour guérir les yeux et la cécité, a du Cotentin. Mécontente d’apprendre que son mari se livrait à
longtemps été un lieu de pèlerinage familial. On dis- Un condensé de telles pratiques, une dame du bourg de Dom-
tingue encore aujourd’hui une représentation de de toutes front se rendit sur le mont au moment du sabbat,
saint Clair, décapité. ● L. de R. les légendes, les poches emplies de reliques de saint Front. Au
de toutes moment de l’apparition du cornu, elle les préci-
les apparitions, pita sur lui, qui s’enfuit en poussant de terribles
La femme qui chassa à tel point
que Barbey
cris de douleur. La légende rapporte qu’il dispa-
rut en prenant la forme d’une chauve-souris pour
le démon d’Aurevilly
y plaça l’action
ne plus jamais revenir.
Chaque année depuis cette date, les habitants
de son roman de Saint-Brice, Avrilly, Domfront et Céaucé se ren-
“l’Ensorcelée”. dent au mont Margantin en procession dédiée à
Les cendres
de la sainte
Le supplice
u seconds de trois, et d’un écuyer pour s’en occuper. Guerres et martyrs À gauche,
Revêtus de robes sombres comme les moines cis- Jusqu’à la défaite finale des chrétiens face aux le sceau
terciens, les sergents, eux, n’ont droit qu’à deux musulmans en 1291, avec la chute de Saint-Jean- des Pauvres
chevaux. Tous, en revanche, doivent harnacher d’Acre, venant après celle de Jérusalem, c’est en Chevaliers
leurs montures de la manière la plus discrète possi- Terre sainte que les chevaliers de l’ordre n’ont cessé du Christ,
ble, afin d’exprimer le vœu de pauvreté. de guerroyer pendant cent cinquante ans. u de venu
Tous, aussi, disposent des mêmes équi- Certains ont cependant combattu ail- celui
pements sur les champs de bataille : leurs, notamment en Espagne des templiers.
un bouclier en bois (“écu”) de durant la Reconquista. Plus de Il représente-
forme triangulaire, recouvert de 50 000 Templiers, au total, rait peut-être
métal ou de cuir ; un heaume seraient tombés au cours de ces ses deux
couvrant la tête et le cou ; une batailles. Et des nombreux mas- fondateurs,
cote, des chausses et des gants sacres dont ils furent victimes. Hugues
de maille. Tous, enfin, sont por- En 1187, à l’issue de la bataille de de Payns
teurs des trois mêmes armes sur Hattin, Saladin fit décapiter, et Godefroi
les champs de bataille : une épée sous ses yeux, 230 prisonniers de de Saint-
à double tranchant, une lance et l’ordre. En plus de se battre, les Amour.
une masse d’arme. moines-soldats étaient aussi chargés
de défendre les lieux saints, souvent en
“Croix de gueules” et “gonfanon” construisant eux-mêmes des forteresses : Ci-dessous,
L’emblème de la célèbre “croix pattée”, ou Bethléem, Nazareth, le mont des Oliviers, le Saint- le donjon
“fleuronnée”, ou encore “croix de gueules”, est Sépulcre de Jérusalem, Saint-Jean-d’Acre… La chute de Gisors,
issue de l’ordre du Saint-Sépulcre, dont faisait par- de cette dernière entraînera le départ définitif des en Normandie,
tie le premier maître, Hugues de Payns, avant de Occidentaux. Le siège des Templiers, jamais installé où la légende
fonder le Temple. Parfois agrémentée de quatre en Occident, fut alors transféré à Chypre — l’île la veut que
petites croix appelées “croisettes”, elle est rouge plus proche de ses anciennes possessions. le trésor
pour rappeler le sang du Christ et le vœu perma- ait été caché.
nent de croisades. Les Templiers la portent brodée Commanderies et reliques sacrées
u
sur l’épaule gauche, du côté du cœur. On retrouve Sept cents “commanderies” furent
cette croix sur l’étendard noir et blanc, dit le “gon- construites par l’ordre en France après
fanon”, portée durant les batailles — qui ne doit son retour forcé de Terre sainte. Si le
jamais être abaissé. Plusieurs sceaux ont été adop- mot a fini par désigner les mai-
tés. Le plus utilisé représente deux chevaliers sur sons, celui-ci signifiait
un même cheval. Les historiens s’opposent sur sa au départ une circons-
signification : symbole de pauvreté, de la vie en cription administra-
commun, dualité moine-soldat (spirituel-tempo- tive. On en trouvait
rel), ou représentation des deux fondateurs de l’or- principalement dans le
dre, Hugues de Payns et Godefroi de Saint-Amour ?
Surnommé “boule”, le sceau du maître dessinait la
coupole du dôme du Rocher, à Jérusalem. L’ordre
n’a, en revanche, jamais adopté de devise.
PHOTOS : AKG-IMAGES/SCHÜTZE/RODEMANN ; COSTA/LEEMAGE
WIKICOMMONS
nard, les fragments de la vraie Croix, des mor-
ceaux de la Couronne d’épines. Certains évoquent
aussi le saint suaire, qui aurait été secrètement en
u
possession du Temple au XIII e siècle — période Haut-relief tions charnelles entre frères, baisers obscènes exer-
pendant laquelle le linceul sacré disparaît effecti- représentant cés par les chevaliers du Temple… » Sitôt informé,
vement des sources historiques. des chevaliers le roi Philippe le Bel avertit le pape. Décrits
du Temple, comme “sataniques”, certains de ces rites sont
Accusés d’hérésie et d’idolâtrie dans l’église avérés, tel celui, pour les nouveaux membres, de
C’est l’accusation qui leur vaudra d’être jugés de Santa marcher ou de cracher sur la Croix. Mais la plu-
en 1307. Ayant perdu leur aura héroïque et ver- María part des historiens sont formels : il s’agissait en
tueuse depuis leur départ d’Orient, au début du la Blanca, réalité d’une sorte d’exorcisme ; un reniement de
XIVe siècle, les Templiers sont d’abord accusés de en Espagne. “bouche” et non de “cœur”, où le récipiendaire
se conduire en seigneurs orgueilleux et cupides, devait s’abaisser par un acte indigne, rappelant le
menant une vie dissolue. En témoigne certaines reniement de saint Pierre, pour mieux s’élever
expressions populaires de l’époque, telles “boire ensuite. De même, l’existence du “Baphomet”,
comme un Templier” ou “jurer comme un Tem- idole impie prétendument adorée par les Tem-
plier”… En 1395, Esquieu de Floyran, un détenu pliers, n’a jamais pu être démontrée. Une seule
emprisonné dans la même cellule qu’un Templier représentation lui a été attribuée : une clé de
condamné à mort, aurait recueilli ses confessions. voûte aux allures de vizir à trois têtes (une de face,
Parmi celles-ci, certaines pratiques secrètes : deux de profil) que l’on peut apercevoir dans la
« Reniement du Christ et crachat sur la Croix, rela- forteresse de Tomar, au Portugal.
AKG-IMAGES/BRITISH LIBRARY
séances. Trois résistèrent sans rien avouer. Un seul
avoua sans se dédire par la suite. Tous les autres,
dont Jacques de Molay, renièrent leurs aveux obte-
nus sous la torture. Cela vaudra à 54 d’entre eux,
dont leur chef, d’être considéré comme relaps ;
leur condamnation à la prison à perpétuité sera
commuée en peine de mort.
u
qui nous condamnent à tort. Dieu vengera le règne fut aussi court
notre mort ! Seigneur, sachez que la vie (du 15 au 19
qu’en vérité tous ceux qui novembre 1316) ;
nous sont contraires, par Philippe V, qui
nous auront à souffrir. meurt peu après
WIKICOMMONS
le début de son règne en n’ayant eu que des filles ; Le Baphomet rédigé quatre siècles plus tard, vers 1760. Il
Charles IV, qui s’éteint en 1328, ses deux fils morts de la affirme, décryptage de messages codés à l’appui,
avant lui… forteresse que ce trésor comprenait les couronnes des rois de
templière Jérusalem et le chandelier à sept branches du
Sur la piste de l’inaccessible trésor de Tomar Saint-Sépulcre. Mais rien n’a été démontré. Au
Au moment de sa chute, l’ordre disposait (Portugal), contraire, les nombreuses perquisitions et saisies
d’une puissance foncière et financière considéra- seule repré- ont révélé l’austérité de la vie templière. Depuis la
ble. Mines d’or et d’argent en Amérique. Proprié- sentation disparition du Temple, ce mythique trésor n’a
tés, terrains, fermes, têtes de bétail par milliers… À de cette idole pourtant cessé d’être convoité. Principaux hauts
leur apogée, au moment de leur chute, les Tem- que les lieux de cette quête en France : Rennes-le-Château
pliers sont les créanciers d’une grande partie des Templiers (Aude, voir notre article en page 88), les châteaux
pays de l’Europe chrétienne, auxquels ils prêtent furent accusés d’Arginy (Beaujolais) et surtout de Gisors (Vexin).
sur gage. On parle d’un “trésor central”, composé de vénérer. C’est ici, assurent certains, que fut caché le trésor,
de pierres, de bijoux et d’objets sacrés provenant après son évacuation de Paris. Au début des
u
de la Terre sainte. Deux documents d’époque y années 1960, le gardien du château, Roger Lho-
font allusion : le premier est la déposition du moy, affirmera connaître l’existence, sous la
Templier Jean de Chalon devant le pape Clé- motte du donjon, d’une crypte secrète conte-
ment V, à Poitiers, en juin 1308. Selon lui, le nant 30 coffres de fer. Le témoignage est
percepteur de l’ordre, Gérard de Villiers (!), recueilli par un journaliste, Gérard de Sède,
ayant appris les prochaines arrestations, qui en fait un best-seller, Les Templiers sont
était parvenu à prendre la fuite avec le trésor parmi nous. André Malraux, ministre de la
du Temple, convoyé par 50 chevaux. Le Culture, ne peut ignorer l’affaire : il ordonne
second document, d’inspiration maçon- des fouilles à deux reprises, en 1962 et 1964.
nique, dit le “manuscrit de Schiffmann”, a été Sans succès. Une dizaine d’années plus tard,
en 1976, le gardien Lhomoy meurt en emportant
PHOTOS : AKG-IMAGES/ALBUM/ORONOZ ; DR
Entre l’épais brouillard qui s’abat sur la cam- L’histoire de cette Vierge noire, qui se dresse
pagne du Nord et la présence en masse de pèlerins, dans la nef, couronnée et drapée dans un manteau
la basilique Notre-Dame de Liesse, petit village de brodé au fil d’or, remonte à 1134. Trois croisés, origi-
l’Aisne, ne peut illustrer plus nettement l’atmo- naires de la région de Laon, chevaliers de l’ordre de
sphère mystérieuse qui entoure cette Vierge noire. Saint-Jean-de-Jérusalem, défendent le tombeau du
Sébastien d’Haussy, curé de la paroisse depuis Christ. La guerre fait rage entre chrétiens et musul-
2013, s’efforce aussi de cultiver les secrets qui l’en- mans. Les trois vaillants croisés sont faits prison-
tourent depuis plus de huit cents ans et les mira- niers, emmenés au Caire et enfermés dans une tour.
cles qui auraient été obtenus par son intercession. Le sultan El-Afdhal s’efforce de les convaincre de se
« Notre-Dame de Liesse, c’est la libération : parmi les convertir à l’islam. « Nous sommes au Christ », répon-
derniers miracles, celle des otages du Mali, dont une dent les prisonniers. Le sultan décide de leur
des familles est venue prier ici. Elle sait — et nous envoyer sa fille Ismérie, « agréable de visage »,
savons — qu’elle a été exaucée, malgré le beau dis- « douce et aimable », dotée d’une bourse en or pro-
cours du président Hollande. » mise aux croisés s’ils consentent à renoncer au
Christ. Mais l’inverse se produit : la jeune princesse “Croisés
promet de devenir chrétienne si les prisonniers par- en prière”
viennent à sculpter une représentation de la Vierge (fresque du
Marie dans une planche de bois. Ne sachant sculp- u XIVe siècle).
ter, les prisonniers s’en remettent au ciel et, au petit Les chevaliers
matin, « la reine du ciel introduisit auprès d’eux son de l’ordre
image rayonnante de piété et sculptée par miracle ». de Saint-Jean-
de-Jérusalem
“Un si grand nombre de miracles ont ramené
que les peuples y accourent.” à Liesse
(Pape Clément VII, en 1384.) la statue
miraculeuse.
La statue, de petite taille, en bois noir, représente la
Mère et, sur ses genoux, son Fils. La princesse Ismé-
rie reçoit alors en songe une apparition de la Vierge :
« Tu délivreras de leur prison mes trois dévots cheva-
liers, tu seras baptisée, par toi la France sera enrichie
d’un trésor incomparable, par toi, elle recevra d’in-
nombrables grâces. » Les ayant fait évader, la prin-
cesse fuit avec eux, emportant la statue miracu-
leuse. Après avoir franchi le Nil, épuisés de fatigue,
ils s’endorment et… se réveillent à Liance, rebaptisé
au XVe siècle Liesse, traduction de laetitia, à proxi-
mité du château de Marchais. C’est là où vit la mère
de l’un des croisés. En 1134, la princesse Ismérie
reçoit le baptême de l’évêque de Laon, Barthélémy
de Vir. À sa demande, un premier sanctuaire est
construit à Liesse avec les pierres qui n’ont pas
trouvé d’emploi à l’édifice de la cathédrale de Laon.
« Dans la chapelle de Notre-Dame de Liesse, “Histoire
AKG-IMAGES/DE AGOSTINI PICTURE
1414 ; Charles VII y supplie la Vierge de sauver le pays dant la Seconde Guerre mondiale, l’édifice tient bon
des Anglais ; Louis XI y vient par quatre fois ; Fran- malgré une bombe tombée au sud de la basilique et
çois 1er, prisonnier de Charles Quint à Pavie, prie la qui fait voler en éclat les vitraux. L’un d’eux a été
Vierge de le libérer ; Henri III s’y rend avec ses trois remplacé par le vitrail de Sainte-Preuve, offert par
fils en 1554 ; en 1602, Marie de Médicis vient remer- la princesse de Caraman-Chimay et par la princesse
cier Notre-Dame de Liesse pour la naissance de Charlotte de Monaco, mère du prince Rainier,
Louis XIII (elle était restée vingt-trois ans sans propriétaire du château de Marchais, où s’arrêtè-
enfant). En reconnaissance, elle offre le grand reta- rent la plupart des rois de France quand ils venaient
ble et le maître autel où se tient la Vierge. À son tour, en pélerinage. ● Marie-Liesse de Greef-Madelin
Louis XIII vient avec Anne d’Autriche supplier Notre
Dame de lui donner un héritier ; après la naissance
de Louis XIV, le roi donne au chapitre un sac d’or
pour bâtir la sacristie, encore appelée de nos jours
“sacristie de Louis XIII”, et fait don d’une grande
toile, conservée dans la basilique, le représentant
avec la reine à genoux priant la Vierge noire. Louis
XIV fut le dernier monarque à s’y rendre.
militaires à la
Vierge. Pen-
Hans Tràpp
Le temps de l’Avent (adventus) est celui de l’at-
tente de la venue du Christ, qui débute le dimanche
suivant le 26 novembre et s’achève la veille du jour
de Noël. C’est une période particulièrement riche
de l’année liturgique, un temps autrefois sacralisé
par le jeûne et les interdits divers. Pour la mentalité
populaire, cette période d’obscurité, où les nuits
sont les plus longues de l’année, a longtemps été
celle durant laquelle les morts cherchaient à entrer
en communication avec les vivants. Toute une gale-
NORTH WIND PICTURES/LEEMAGE
u
forêt de sapins sombres. Cette prairie pouvait entendre le bruit de
appartenait à un charbonnier qui la chéris- l’eau contre les piliers de la
sait. Mais voilà qu’un beau jour un bour- voûte souterraine. À cer-
geois de Guebwiller, à quelques kilomètres taines périodes de l’année,
de là, s’intéressa lui aussi à cette terre et on allait jusqu’à distinguer
proposa au charbonnier de la lui acheter. le clapotis produit par les
L’homme refusa. Le bourgeois insista, aug- rames d’une barque trans-
menta plusieurs fois la somme qu’il était portant l’âme des morts.
prêt à payer pour obtenir le pré, mais le La nappe phréatique
charbonnier n’y consentit toujours pas : il constitua certes un pro-
ne voulait céder son bien à aucun prix. Le blème réel lorsque les tra-
bourgeois monta alors une machination vaux de fondation de la
visant à faire accuser le pauvre homme de cathédrale débutèrent en
lui avoir volé sa terre, et la justice, probable- 1015. Mais l’impact sur
ment corrompue, condamna le charbon- l’imaginaire des popula-
nier à céder son pré au bourgeois de mau- tions locales de ce lac
vaise foi. Lors de la fenaison suivante, le aujourd’hui souterrain
bourgeois, tout fier, vint chercher son foin provient de temps bien
dans une charrette d’or, narguant au pas- antérieurs.
sage le pauvre charbonnier dépouillé qui se Sur ce site se trouvait en
tenait sur le bord de la route. Celui-ci se dit effet le bois sacré de la
alors qu’il préférait que son pré soit détruit tribu celte des Triboques,
plutôt que d’appartenir à un personnage avec sa source et ses trois
aussi méchant ; il implora le Seigneur. hêtres géants abritant un
Aussitôt le ciel s’obscurcit autour du autel sur lequel les druides
Grand Ballon. Le tonnerre se mit à gronder. pratiquaient leurs rituels.
Un éclair foudroya le pré. Enfin, la pluie Les Romains rasèrent la
s’abattit sur la merveilleuse prairie durant des forêt et aménagèrent un
jours et des jours. Quand l’orage s’éloigna, il puits dans un temple dédié
n’y avait plus, à l’emplacement du pré, qu’un à Mercure, et la première
petit lac circulaire. Les eaux avaient ensevelis église élevée au même
le bourgeois et sa charrette d’or. ● O. M. endroit par saint Arbogast,
au VII e siècle, conserva le
“Noël-Wihnachte puits dont l’eau servit aux baptêmes jusqu’au
en Alsace”, XVIe siècle.
de Gérard Leser, Les Strasbourgeois firent de ce puits l’entrée du
Éditions du Rhin monde souterrain, mais les âmes mortes qui peu-
(1989). plaient autrefois le lac furent bientôt remplacées par
des milliers de bébés gardés par un sympathique
PHOTOS : T. STUDER ; MARCHI/EST REPUBLICAIN/MAXPP
Lorraine Le loup,
terreur
absolue
Hauts reliefs boisés, forêts de la
impénétrables, hivers rigoureux… u paysannerie
restée indépendante du royaume française,
de France jusqu’à la mort du roi Stanislas, chassé jusqu’à
en 1766, la Lorraine abritait des paysans rugueux son extinction,
aussi durs que leur pays, qui tremblaient mais parfois
à des légendes terrifiantes. masque
commode pour
Gare à la “massue” des crimes
qui n’avaient
rien d’animal.
Le miracle du loup La légende
AKG-IMAGES/ERICH LESSING
u
dans le village, la massue serait le fantôme d’un “Assemblée richesse et au bonheur. Effrayé par l’écriture rouge
ancien gouverneur de Boulay, nommé par le duc de de sorcières”, du papier qu’on lui présente et par les cris méphisto-
Lorraine au début du XVII e siècle, le capitaine par Frans phéliques proférés à quelques mètres de lui,
Dithau. Après avoir fait brûler vive sa tante en l’accu- Francken l’homme, bon et pieux de surcroît, reconnaît le dia-
sant de sorcellerie pour s’emparer de ses biens, le Jeune ble et décline sobrement son offre. «Jesuiscontentde
celui-ci aurait été puni de sa cupidité et condamné à (1607, mon sort », lui lance-t-il avant de sursauter devant le
errer jusqu’à la fin des temps sous cette forme Vienne, regard changeant du Malin : « Maintenant, tu vas
repoussante. ● Th. L. Kunst- connaître qui je suis et jusqu’où va ma suzeraineté »,
historisches lance le diable dans un ricanement terrorisant. Sou-
Museum). dainement, le visiteur est transporté au centre
Ronde infernale Une autre
permanence
d’une ronde infernale, formée par des sorciers dan-
sant au rythme de cris assourdissants. « Vous êtes
des terreurs dévoilés ce soir, dit Satan à ses fidèles, demain vous
populaires serez par lui dénoncés ; courez au-devant et le dénon-
AKG-IMAGES
u
La chanson navigue entre chevalerie, magie et “Les quatre La chanson connaît plusieurs versions, elle a été
merveilleux. Souvent trahis, sauvés par Bayard et frères Aymon augmentée, magnifiée au cours des siècles. On
l’enchanteur Maugis, les frères Aymon se jouent chevauchant compte 218 versions de ce texte, toute l’Europe
des pièges, et Charlemagne se montre bien loin de Bayard” médiévale le connaît. En 2009, une édition riche-
sa légende dorée. Il exige la mort de l’enchanteur (XIVe siècle, ment illustrée a repris le manuscrit original.
et la remise du cheval Bayard. La bête sera bien Paris, BnF). Pasmoinsdedouzelieuxsontcensésêtrelecadre
jetée dans la Meuse, lestée de poids, mais elle sur- Le cheval fée du château de Montessor, bâti par les quatre frères.
vivra, surnagera et s’enfuira dans la forêt des leur permit Des plaques y sont apposées, comme sur les ruines
Ardennes. à maintes de Cubzac-les-Ponts. Une chapelle a été érigée à
La paix est conclue entre Charlemagne et ses reprises Cologne, lieu où Renaud est mort. La trace du cheval
vassaux. Tout n’est pas fini pour autant. L’aîné des d’échapper Bayard est relevée partout dans la région des
Aymon, surnommé Renaud de Montauban, au courroux Ardennes, des lieux baptisés le “pas-Bayard”, où il
renonce à sa vie aventureuse. Il s’engage comme de Charle- aurait laissé l’empreinte de ses sabots. C’est à Bogny-
simple ouvrier sur le chantier de la cathédrale de magne. sur-Meuse, entouré de quatre pics figurant les
Cologne. Hélas, des maçons jaloux l’assassinent et Aymon, qu’est érigée par Albert Poncin, en 1950, une
jettent son corps dans le Rhin. Il ne manquait qu’un sculpture représentant les quatre frères et Bayard. La
petit miracle à cette histoire, le voici : les poissons petite ville de 5 000 habitants s’enorgueillit d’être le
font remonter Renaud à la surface, sa dépouille est lieu de la légende. Une histoire magique et furieuse,
baignée de lumière, les anges chantent ! qui a traversé les siècles. ● Matthieu Frachon
L’île de granit
Morvan
Le parc naturel du Morvan est, selon la formule
consacrée, une “île de granit”. Mégalithes et chaos
u
réussir à bloquer la sortie de l’église du bourg avec Reconstitution
un énorme rocher en échanges des âmes des parois- de murailles
siens. Mais le diable arriva trop tard et jeta son roc gauloises
dans la forêt, laissant dans la pierre l’empreinte de sur le chantier
ses doigts et de ses épaules. Le promeneur peut visi-
ter la cavité la plus profonde, le “fauteuil du diable”, Bibracte archéologique
du mont
en mémoire de l’endroit où le démon s’assit après sa Beuvray.
défaite. On raconte que le siège parfois chauffe le C’est une ville fascinante, ressuscitée après
postérieur de celui qui l’occupe. 1 800 ans d’oubli, une capitale gauloise sur
Ajoutons à cela que le vent, en s’engouffrant laquelle on a tant écrit, tant imaginé. Bibracte,
dans les rochers creusés, fait entendre d’étranges pointe avancée du Morvan, perle de la Gaule
plaintes, et le tableau est complet. Avouons que les d’avant Rome, s’étend sur le mont Beuvray.
pierres hantées ont une certaine allure, plus mysté- C’est ici qu’en 52 avant Jésus-Christ le peuple
rieuse qu’un simple amas sculpté par l’érosion, ou éduen confirma un certain Vercingétorix comme
des lieux de culte gaulois ! ● Matthieu Frachon chef de la coalition de tribus gauloises qui allaient
tenter de résister à l’envahisseur. On connaît la À gauche,
suite, toute la Gaule fut occupée, César s’en le menhir
retourna à Rome pour son triomphe avec Vercin- de Poron-
gétorix dans les fers. Le futur empereur romain Meurger,
passa quelque temps à Bibracte pour finir ses dit “roche
u
Commentaires. du diable”.
Ensuite Bibracte a disparu, tout simplement, la Un amas
nature a repris ses droits, la cité a été abandonnée. granitique
Durant des siècles, on a glosé sur la mystérieuse de 50 mètres
ville gauloise, on a même parlé d’un trésor caché de long.
par Vercingétorix lui-même, mais on ne fouilla
pas, ou mal. Pour la majorité des savants, Bibracte
n’était en fait qu’Autun, la ville comportant de
RICO 89
Bibracte serait devenue Beaune. Les historiens immense et apaisant, pour s’imprégner d’un lieu où
s’interrogent sur le nom de Bibracte, peut-être souffle l’Esprit et où, depuis le XIXe siècle, peintres
venu du celtique “bibro”, “castor” ? En attendant et écrivains se réfugient. Et ils viennent pour y sentir
tout le monde cherche après Bibracte ! le temps s’écouler.
À Vézelay, l’histoire de l’Occident vous saisit au
C’est à un érudit local, Jacques-Gabriel Bulliot cœur. D’abord la préhistoire, avec les grottes
(1817-1902), que l’on doit la découverte de ce tré- peintes d’Arcy, dans la vallée de la Cure, puis les
sor archéologique inestimable. En 1851, Jacques- Celtes, au pied de la colline, où ils exploitèrent du sel
Gabriel prépare une communication sur l’arrivée et édifièrent un sanctuaire.
du christianisme dans le pays éduen, il se rend Un ensemble que Rome transforme en établisse-
donc au sommet du mont Beuvray (821 mètres) ment thermal. Elle apporte aussi la route, la vigne et
pour explorer la chapelle Saint-Martin, une des le christianisme. À la fin de l’Antiquité, près de l’ac-
plus anciennes. Et là, eurêka ! Il découvre un talus tuel village de Saint-Père-sous-Vézelay, sur le
qu’il pense être celui d’un camp romain. Pour lui domaine de Viceliacus, une chapelle apparaît. Là,
c’est certain, il a retrouvé Bibracte ! Il va alors vers 858, Girart de Roussillon fonde une commu-
s’échiner à convaincre la Société nationale d’ar- nauté de “servantes de Dieu”, soumises à la règle
chéologie, puis, appuyé par Napoléon III, entamer bénédictine.
des fouilles qui vont révéler une cité gauloise de
5 000 à 10 000 habitants, protégée par un oppi- Après un raid normand dévastateur, le monas-
dum (rempart). tère s’établit sur une butte que la légende nomme
Aujourd’hui Bibracte est le musée et chantier à “mont Scorpion”, la colline de Vézelay. Au milieu du
ciel ouvert qui a permis de comprendre nos ancê- XIe siècle, une rumeur assure qu’il renferme les
tres les Gaulois, d’affirmer qu’ils n’étaient pas les reliques de Marie-Madeleine. Naît un pèlerinage au
sauvages à demi nus et frustes que l’on imaginait. succès foudroyant : l’église abbatiale carolingienne,
Quant au fameux trésor gaulois, il a été décou- trop petite, est remplacée par l’édifice actuel.
vert à Vix, à quelque 150 kilomètres de là. ● M. Fr. La célébrité est telle que Bernard de Clairvaux
y prêche en 1146 la deuxième croisade, que Phi-
La basilique lippe Auguste et Richard Cœur de Lion y lancent
Là où souffle l’Esprit Sainte-Marie-
Madeleine
en 1189 la troisième et qu’en 1217 deux franciscains
y installent la première communauté de Saint-
de Vézelay François en France. Le déclin s’amorce au XIIIe siè-
(Yonne). cle. La guerre de Cent Ans et les guerres de Religion
LIONEL LOURDEL/PHOTONONSTOP/AFP
sédimentées du détournement des rivières, 8 camps Sainte-Reine, alors quel événement, d’ampleur
et une multitude d’objets : ossements, armes, élé- considérable et dont aucune source ne parle — mais
ments d’artillerie… Ces découvertes contribuent à dont témoigne l’archéologie —, s’est-il déroulé là ?
éteindre les premières polémiques. Car l’engoue- Pour autant, les partisans de Chaux-des-Crotenay
ment, tout à la fois populaire et impérial, avait fait n’ont pas dit leur dernier mot… ● Mickaël Fonton
VIEW PICTURES LTD / ALAMY STOCK PHOTO
“Le loup-garou
va venir !”
Nivernais
Comment imaginer que la Nièvre puisse conte-
nir une telle quantité de mystères et de légendes ?
Bon, il y eut dans un passé récent le plus mysté-
rieux des hommes d’État, François Mitterrand,
mais là n’est pas le sujet. Explorons donc cette sur-
prenante région.
Les superstitions les plus diverses courent
JOSSE/LEEMAGE
encore le Nivernais. On ne fait pas sa lessive ou son
ménage un jour saint, cela porte malheur. Plus
grave, si vous vous promenez dans une forêt de la
région, gardez-vous de ramasser les œufs que vous
u
pourriez trouver dans un nid ou par terre : ils sont “Ruines France. Mais pas seulement : lutins, fées, elfes, on
maléfiques, déposés là par un “envoyeux”, un fac- du château trouve de tout dans les villages et forêts nivernais.
totum du diable, ils sèment la mort ! Tout est à de Rosemont”, Un innocent bosquet aurait été le théâtre de
l’avenant, il faut être bien précautionneux pour ne par Johan furieux sabbats, une légende raconte même que
pas attirer le malheur sur soi dans cette contrée ! Barthold l’on aurait croisé le diable en personne… Et la lit-
Jongkind (1861, térature s’en mêle. C’est la création de Rabelais, le
Les créatures fantastiques ne manquent pas Paris, musée géant Gargantua, qui a inondé la vallée du Niver-
non plus. À commencer par la vouivre, cette d’Orsay). nais en soulageant sa vessie, un jet qui créa plu-
femme-serpent qui protégerait un trésor, l’escar- sieurs rivières. En parlant de rivières, beaucoup
boucle, un diamant énorme que la bête porte sur de moulins essaiment dans la région : tenez-vous
son front lorsqu’elle se transforme. On trouve des en bien loin ! La plupart sont hantés ou pour le
vouivres un peu partout en France, celle de la Niè- moins bizarres. Les fontaines sont curieuses éga-
vre a le pouvoir de voler et nicherait aux alentours lement, il faut dire que la pratique de cultes païens
du château de Rosemont, à Luthenay-Uxeloup. Et a perduré dans la région, les druides tenant leurs
le loup-garou ? Il y en a, témoin cette ancienne ber- assises dans les clairières jusqu’au XIIe siècle. Au
ceuse : niveau surnaturel, un revenant farceur hanterait
“Si tu dors pas ma poulette, “Lupo le château de Lantilly.
Le loup-garou va venir. mannaro”, Un dernier pour la route ? Alain Colas, le navi-
L’loup-garou y viendra pas, gravure gateur mystérieusement disparu en mer en 1978,
Ma poulette dormira. d’après “le dont on n’a jamais rien retrouvé, était Nivernais,
Dodo, poulette, Loup-Garou”, fils d’un faïencier de Clamecy. Sa destinée tragique
Dormez donc poupon.” de Maurice alimente encore les imaginaires débridés.
Pas de mystères sans diableries et sorcelle- Sand (1857). N’en jetez plus, la cour des miracles est pleine. ●
ries. Donc, les sorcières pullulent dans ce coin de Matthieu Frachon
u
BIANCHETTI/LEEMAGE
pour la Saint-Jean-Baptiste, sans doute une survi- Six cents ans plus tard, saint
vance de mystères médiévaux : une douzaine de Claude sera un évêque de Besançon
jeunes gens déguisés en diables mimaient la danse mieux reçu par ses fidèles. Long-
de Salomé. Une année — c’était au XVIe siècle —, on temps abbé de Saint-Oyend-de-Joux,
en compta treize : on s’en alarma, on demanda autour de laquelle s’élèvera la ville
aux diables de se démasquer — ils n’étaient plus de Saint-Claude, c’est là qu’il sera
que douze. On en conclut que le diable lui-même enterré. Cinq siècles après sa mort,
avait fait le treizième, et de cette année-là la fête ne son corps est retrouvé intact. L’ab-
sera plus célébrée. baye devient un lieu de pèlerinage où
Un autre diable, des plus littéraires quant à lui, les miracles foisonnent. Louis XI, qui
a hanté Dole à cette époque : l’université de la ville a pour le saint une vénération parti-
avait appelé à sa chaire de théologie le jeune et culière, s’y rend à plusieurs reprises,
célèbre Corneille Agrippa, qui enseigne la kabbale ainsi qu’Anne de Bretagne, reine de
et n’aime rien tant que provoquer les esprits France à nouveau par son mariage
PHOTOS : DR ; DEAGOSTINI/LEEMAGE
convenus. Il se promène un barbet noir sur les avec Louis XII ; elle espère un enfant.
talons qu’il appelle “Monsieur” ; il n’en faut pas La fille dont elle accouchera s’appel-
plus pour que l’on répute son chien diabo- lera Claude, et sera la mère de Fran-
lique, et Goethe s’en souviendra en écrivant çois Ier. Le 1er messidor an VII (19 juin
Faust, où Méphistophélès entre en scène 1799), la ville de Condat-Montagne,
sous l’apparence d’un barbet noir. qui ne veut plus s’appeler Saint-
Parmi les animaux maléfiques, Claude, est entièrement détruite par
u
après la vouivre et dans son parage, figure au pre- En haut, un incendie. Les flammes n’épargnent qu’une seule
mier rang le cheval Gauvain. Nul ne sait pourquoi il saint Claude, maison, celle où demeurent les reliques du saint.
porte le même nom que le neveu du roi Arthur ; il (XVIe siècle,
est blême, comme le cheval de l’Apocalypse, et basilique de L’ostensoir contenant deux hosties
apparaît à minuit à des voyageurs égarés. Malheur Saint-Nicolas- consacrées resta en lévitation
à ceux qui le montent : il part d’un trait les noyer de-Port, pendant trente-trois heures.
dans la rivière, soit la Loue, puisque c’est dans sa Meurthe-
vallée qu’il sévit, et Désiré Monnier, qui a interrogé et-Moselle). À Luxeuil, dans le nord de la Franche-Comté,
les villageois en 1839, raconte leurs frayeurs quand Ci-dessous, c’est un moine venu d’Irlande qui défriche les bois
ils se remémoraient ses galops nocturnes, les nuits saint Lin, et les âmes : saint Colomban fonde, à la fin du
où la vouivre allait se baigner ; alors un lièvre, devenu pape, VI e siècle, un monastère qui sera, deux siècles
qu’on appelait “le lièvre du vieux servant”, (XVIe siècle, durant et comme plus tard Cluny ou Cîteaux, un
apparaissait aux bergers et marchait devant Volterra, centre spirituel, si l’on nous passe cette formule
eux sans que personne pût l’attraper. Museo quasi pléonastique, puisque ce qui relève de l’es-
Diocesano prit est toujours central. Ce qui deviendra la Haute-
Si, comme l’a rappelé Rimbaud, « le di Arte Saône, qu’on appelait alors le bailliage d’Amont,
combat spirituel est aussi brutal que la Sacra). voit en 1608 le miracle dit des Saintes Hosties, à
bataille d’hommes », la Franche-Comté fut l’abbaye de Faverney : lors des vêpres de la Pente-
conquise au Christ par des combattants côte, le reposoir prend feu, et l’ostensoir conte-
remarquables. Le premier d’entre nant deux hosties consacrées s’élève au-dessus du
eux fut saint Lin, que saint Pierre brasier et reste en lévitation pendant trente-trois
lui-même envoya, dit-on, heures devant un millier de témoins. Une des deux
comme évêque à Besançon, la hosties sera transférée à la collégiale Notre-Dame
Vesontio romaine. Il s’y rendit de Dole, où Louis XIV et Marie-Thérèse vien-
à pied comme à un pèlerinage, dront la vénérer. C’est à Gray, toujours en
comme on se rend à Jérusalem Haute-Saône, le 9 septembre 1909, que le
délivrer le tombeau du Christ — vénérable P. Lamy eut la vision de la Vierge,
puisque Jérusalem est partout. qui lui demanda de fonder le sanctuaire de
À peine arrivé, il harangue ses Notre-Dame-des-Bois, qui est toujours un
nouveaux paroissiens ; à sa grand pèlerinage marial. La vie de ce pau-
voix s’écroulent les statues vre curé de La Courneuve, fondateur de la
des anciens dieux et le cœur congrégation des serviteurs de Jésus et
des païens s’irrite : on le de Marie, en qui ses contemporains
chasse de sa ville qu’il omet voyaient un second curé d’Ars, semble
de maudire, il reprend le sortir tout droit de la Légende dorée et
chemin de Rome où il arrive démentir tous les préjugés scientistes de
pour la mort de saint Pierre, son siècle : il s’entretenait familière-
en l’an 67. C’est lui que les ment avec Notre Dame et les anges : « Si
chrétiens choisissent comme peu de chose nous sépare d’eux… » ●
deuxième pape. Philippe Barthelet
Une coupe
u
rieuse” sont, en effet, installés sur les lieux convoi- “Les Noces
tés. Hasard ? Destin ? Une festive effervescence de Protis
pour une cité règne dans le village gaulois à l’arrivée des naviga-
teurs : Gyptis, la fille du roi, doit en effet se marier
et Gyptis”,
par Joanny
le jour même. Hospitaliers et curieux, les Ségo- Rave (1874,
briges convient alors les Grecs au banquet de noce. Marseille,
Figures étranges
au pays de Mistral
Provence
Terre de vieille civilisation, issue de la “Provincia Romana”, région de pierre et de
calcaire, elle regorge de ces légendes que l’histoire dépose dans l’âme des hommes.
u
remarquable. Au cours des terribles épisodes de Bastien Lejeune “Sainte Marthe
peste du XVIe siècle, il inventa des remèdes effi- domptant
caces : sa “poudre de senteur, souveraine pour la tarasque”
chasser les odeurs pestilentielles” eut des effets
incomparables. Il préconisait aussi l’aération des
Le monstre du fleuve (retable
de l’église
maisons pour diminuer le risque d’être frappé par Saint-Martin
la maladie et se protégeait le visage au contact des d’Ambierle).
pestiférés.
Nostradamus est cependant entré dans l’his- La tarasque
toire par ses Prophéties. De son vivant, le natif de
Saint-Rémy-de-Provence réalisait des prédictions « Il y avait, à cette époque, sur les rives du Rhône,
troublantes qui participaient, déjà, à sa renom- dans un marais entre Arles et Avignon, un dragon,
mée. « Le Lyon jeune le vieux surmontera / En champ moitié animal, moitié poisson, plus épais qu’un bœuf,
bellique par singulier duelle / Dans cage d’or les yeux pluslongqu’uncheval,avecdesdentssemblablesàdes
lui crèvera / Deux classes une, puis mourir mort épées et grosses comme des cornes ; il se cachait dans le
cruelle. » Ces strophes sinistres composent le qua- fleuve d’où il ôtait la vie à tous les passants et submer-
train 35 de la Centurie I de ses Prophéties, publiées geaitlesnavires. » Ainsi est décrite la tarasque dans la
en 1555. Quatre ans plus tard, le roi Henri II se fait Légende dorée, écrite au XIIIe siècle par le prélat ita-
crever un œil lors d’une joute contre le comte lien Jacques de Voragine. Juchée sur la colline où
trône aujourd’hui l’impressionnante forteresse de Les “Prophéties”
Tarascon, la « bête faramine » terrorisa la région pen-
u de Nostradamus.
dant de nombreuses années. Son odeur fétide se Depuis leur
mêlait à celles des marécages sur lesquels parution,
elle régnait en maître. C’est sainte en 1555,
Marthe qui débarrassa les habitants nombreux
de la créature. La sœur de Marie- sont ceux
Madeleine, contrainte à l’exil par les qui se sont
Romains après la Passion du Christ, employés
arriva en Camargue aux Saintes-Maries- à décrypter
de-la-Mer, accompagnée des trois Marie ses “Centuries”.
et du ressuscité Lazare. Uniquement
armée de sa foi, elle brava le monstre et
obtint sa soumission, avant de le ramener,
en laisse, dans le village où les habitants le
tuèrent. ● B. L.
Le trésor sous
la montagne
La “Cabro” d’or
En 732, Charles Martel triomphe des arabes à
Poitiers, mais les Maures ne quittent la Provence
que vers 980, en emportant dans leur fuite leurs
nombreuses richesses. L’un d’entre eux, Abd al-
Rahmân, décide de cacher son trésor sur place.
Défait dans les Alpilles, il trouve au Val d’Enfer, non
loin des Baux, la grotte parfaite, le “Trou des fées”.
Nul n’osait y pénétrer car personne n’en était jamais
ressorti vivant. Loin d’être effrayé, le Maure s’em-
pare d’une chèvre paissant, afin de lui ouvrir la voie,
et s’enfonce dans les profondeurs du boyau. Sur le
chemin, il rencontre une sorcière, qui lui tend trois
fioles : « Utilise-les contre les forces des ténèbres, et fie-
Guillaume conquiert
u
STEPHAN AGOSTINI/AFP
d’être le lieu de regroupement de
puissances occultes.
Du fin fond de s âges , plu-
sieurs techniques, préventives
ou curatives, sont apparues pour
u
se protéger de ce mauvais sort, transmissible d’un son sont des prières à la Vierge, reine de la Corse. Les La “signadora”
simple regard. prières sont bien sûr secrètes. Elles sont l’objet procède
Pour la partie préventive, on porte, comme ail- d’une transmission durant la nuit de Noël. C’est au rituel
leurs en Méditerranée, des pendentifs en corail, dans cette nuit, qui recoupe aussi le solstice d’hiver, ancestral,
mais aussi un coquillage surnommé “œil de sainte que l’on peut devenir une “signadora”, ainsi appe- fait de prières
Lucie”, typiquement corse. lée parce qu’elle répète des signes de croix sur le à la Vierge,
malade. En général, ce sont les femmes qui possè- qui permet
Les prières secrètes de guérison dent cette charge, bien que les hommes puissent d’enlever
sont transmises dans la nuit de Noël, aussi être initiés. Selon la tradition, seules les “l’ochju”.
au solstice d’hiver, faisant le lien femmes peuvent transmettre ce pouvoir.
entre traditions païenne et chrétienne. Durant la seconde moitié du XXe siècle, la pra-
tique avait fortement reculé, mais on peut obser-
Pour la partie plus technique, curative, en ver un certain renouveau du phénomène.
Méditerranée, notamment dans le judaïsme, on Mais tout cela existe-t-il, ou n’est-ce qu’une
utilise le plomb en le faisant fondre puis couler superstition ? Ces rites fonctionnent-ils ? Il y a plu-
dans une casserole d’eau froide. Le métal se fige sieurs réponses, mais plus vous y faites attention,
au contact de l’eau, formant des formes plus plus vous y croyez, plus ces choses inexpliquées
étranges les unes que les autres, souvent en peuvent rentrer dans votre vie. Ainsi donc, que
forme d’œil. Dieu vous bénisse... ● Antoine Colonna
Rennes-le-Château de messes ?
Rien, vraiment,
u
ne permet
Qu’un curé de campagne qui officia au fin de le savoir,
fond de l’Aude entre 1885 et 1917, sans miracle, et nombre de
sans apparitions et sans avoir été sanctifié, fasse margoulins se
encore parler de lui cent ans plus tard, c’est assez sont employés
inattendu. Bérenger Saunière a 33 ans lorsque son à emmêler
évêque le nomme à Rennes-le-Château, un bled les fils du secret.
“Les Bergers
d’Arcadie”, par
Nicolas Poussin
(1638-1640,
Paris, musée
du Louvre).
“Et in Arcadia
ego” : nul
n’échappe au
sort commun…
La toile
u
de Poussin
a fait l’objet
d’interpréta-
tions fumeuses.
Selon l’une d’en-
tre elles, c’est en
la “décodant”
que l’abbé
AKG-IMAGES/ERICH LESSING
aurait trouvé
son trésor.
Ci-dessous,
u Pour attirer la clientèle, le rusé bonhomme parle
du trésor, les visiteurs affluent. Dès lors, c’est la
Les forteresses le château
de Peyrepertuse
ruée vers le mystère, le trésor est celui des Méro-
vingiens… Non, des cathares ! Non, les templiers,
du vertige (Aude).
À 800 mètres
vous dis-je ! Un archéologue n’y retrouverait pas d’altitude, il est
son râteau ! le plus vertigi-
Sion et, avec la complicité de Philippe de Chérisey, catharisme, cette église dissidente qui se développa
un aristocrate farceur, fait déposer de faux docu- et s’épanouit dans l’effervescence religieuse des XIIe
ments à la Bibliothèque nationale. Plantard fait et XIIIe siècles. Mais cette appellation non contrôlée
écrire un livre sur ce fameux trésor, se fait appeler fait bondir les historiens. Car la guirlande de “cita-
Pierre de France et ratisse les gogos, priés de delles du vertige” n’a de cathare que l’emplace-
contribuer à son avènement. Aux sceptiques, il ment ! Si leurs silhouettes fouettent l’imagination —
montre les parchemins “retrouvés” à Rennes-le- recherche de trésors, quête du Graal, temple solaire
Château, fait miroiter le trésor… —, ces forteresses ont été bâties à la suite de la croi-
sade contre les albigeois, qui aboutit à la mainmise
En 2004, un écrivain américain remet Rennes- du roi de France sur le Languedoc.
le-Château sur la carte des grands mystères. Craignant plus les ambitions d’Aragon que des
Dan Brown a trouvé l’histoire assez tordue pour en soulèvements régionaux, le roi fait ériger à partir de
faire l’élément crucial de son Da Vinci Code. Une Carcassonne et de ses cinq “filles” une série de cita-
société secrète, un trésor, un abbé, un petit village : delles pour surveiller la frontière sud-ouest du
tout est réuni pour le succès. C’est la gloire pour le royaume. Lorsque le Roussillon devient français, en
village, qui n’en demandait pas tant. Aujourd’hui, 1659, la frontière recule sur la ligne des Pyrénées.
une pancarte stipule que les fouilles sont interdites Ces forteresses perdent leur intérêt stratégique et
sur le territoire de la commune, circulez, ne creu- tombent dans l’oubli, d’où elles sortent au XIXe siè-
sez pas ce faux mystère. ● Matthieu Frachon cle avec la redécouverte du catharisme.
L’atelier
du paléolithique
PHOTOS : MANUEL COHEN/AFP ; THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE
Grotte Chauvet
Le 25 avril 2015, sur le plateau boisé et désert du
Razal qui domine l’Ardèche, la Caverne du Pont-
d’Arc a accueilli ses premiers visiteurs. Dans la
pénombre, ils empruntent la passerelle qui ser-
pente à travers les 3 000 mètres carrés au sol et les
8 000 mètres carrés de décors de ce clone de la
grotte Chauvet. Celle-ci se trouve à deux kilomètres,
au pied d’une falaise qui surplombe un méandre
Ainsi Peyrepertuse, la plus impressionnante. u
“Expulsion abandonné de l’Ardèche, à une demi-heure de
Ses ruines s’étirent sur un éperon rocheux de 300 des albigeois marche du pont d’Arc.
mètres. Inaccessible à cheval, et même à mulet, de Carcassonne Repérée le 18 décembre 1994, annoncée au
forte de deux ouvrages dont l’accès de l’un se fait par en 1209” monde le 18 janvier 1995, la grotte, baptisée du nom
un escalier taillé dans la roche, elle est construite par (vers 1415, de son découvreur, connaît un renom internatio-
des architectes du roi Louis IX. Ainsi Montségur, miniature nal. Elle a été classée aux monuments historiques en
cœur de la résistance cathare, où le 16 mars 1244, 225 tirée des 1995, puis inscrite au patrimoine mondial de
“bons hommes” et “bonnes femmes” sont brûlés. “Grandes l’Unesco le 22 juin 2014. Devenue une star dans les
Mais le château qui couronne le “pog” (“rocher”) Chroniques médias, elle détrône la grotte de Lascaux, “la
date de la fin du XIIIe siècle ou du début du XIVe. de France”,
En réalité, le château cathare type est un village Londres, Dix stations, autant de salles
fortifié perché qui s’enroule autour d’une tour sei- British grandeur nature, en rythment la visite ;
gneuriale ou d’une église, comme tout village occi- Library). des jeux de lumière l’animent.
tan, et qui se nomme castrum, un mot hérité du Une croisade
latin. Lors de la conquête, ces villages fortifiés sont contre chapelle Sixtine de l’art pariétal”, mais souffre d’un
rasés, leurs habitants tués ou le plus souvent instal- une hérésie lourd handicap : impossible de voir les merveilles
lés dans la plaine. Parfois, l’archéologie met au jour galopante, sur lesquelles s’extasient les scientifiques ; impossi-
les substructions du castrum cathare : rien de spec- où il ne fut ble de partager leur émotion. L’accès de la grotte
taculaire. Ce dernier se trouve dans ces forteresses guère fait leur est restreint, pour éviter toute contamination
royales et françaises, exemples impressionnants de prisonniers. venue de l’extérieur qui endommagerait les pein-
de l’architecture militaire médiévale. ● tures, modifierait le microclimat et dégraderait les
Frédéric Valloire données fossiles. Actuellement, « son état sanitaire
est excellent », assure sa conservatrice, Marie Bar-
disa. Tout y est vérifié régulièrement, température
de l’air et de la roche, taux de gaz carbonique, pres-
sion atmosphérique, bactériologie. Son ampleur,
avec 242 mètres de long et 8 500 mètres carrés de
superficie, lui confère un potentiel important de
régénération.
u
u peintures recopiés de la grotte originale. L’illusion céros (cerf de grande taille aux bois de trois mètres Bisons,
de l’avoir traversée est totale tant les répliques de la d’envergure), un ours des cavernes qui dépasse les chevaux… ont
grotte et des principaux panneaux ornés sont trois mètres de haut lorsqu’il se tient debout, un rhi- été redessinés
proches de la perfection, selon ceux qui ont vu la nocéros laineux, plus grand que le rhinocéros afri- pour la Caverne
cavité première : même fraîcheur des couleurs et cain, pouvant peser jusqu’à trois tonnes, doté de du Pont-d’Arc,
presque le même choc esthétique devant ces deux cornes dont la première pouvait dépasser le réplique
œuvres multimillénaires. mètre, un bison, un mammouth dont certains attei- de la grotte
gnaient cinq mètres au garrot, un lion des cavernes, Chauvet.
Un cerf aux bois de trois mètres une espèce où le mâle est sans crinière, plus grand et Au prix
d’envergure, un ours colossal, plus robuste que le lion africain. de travaux
un lion des cavernes plus grand Les premiers artistes de la grotte, des Homo gigantesques
et plus robuste que son frère africain. sapienssapiens,peunombreux, semi-nomades, uni- et de prouesses
quement chasseurs et cueilleurs, devaient éprouver techniques
Au point d’oublier le côté artificiel de cette grotte peur et respect. Quelques scènes reconstituées évo- et artistiques.
factice, résultat de travaux gigantesques et de quent leur vie quotidienne.
prouesses techniques et artistiques. Des artistes gui- À Chauvet, les représentations artistiques, un “La Grotte
dés par des milliers de photos numériques ont des- millier de dessins, sont exceptionnelles par la maî- du Pont-d’Arc
siné les fresques d’origine, en retrouvant les gestes trise des techniques employées, par la diversité des dite grotte
et les mouvements de la préhistoire. sujets traités où prédominent les animaux et par la Chauvet,
Proche de la grotte, la galerie de l’Aurignacien cohérence de l’ensemble. sanctuaire
(entre 40 000 et 30 000 av. J.-C.) mérite visite. Une Le bestiaire représenté est fabuleux : autour de préhistorique”,
scénographie de 700 mètres carrés présente le site 430 animaux appartenant à 14 espèces, peut-être 15 de Jean Clottes,
tel qu’il était il y a 36 000 ans, à l’époque de la grotte. (un animal fantastique ?). Hibou, panthère des Actes Sud,
Le climat y était nettement plus froid que de nos neiges, rennes, cerfs, lions, la cour du lion à une 96 pages, 25 €.
jours, en moyenne de 4,5 °C inférieur. D’où ces pay- lionne, leur chasse, chevaux, bisons et aurochs…
sages de steppe herbeuse où l’arbre est rare. Sur un La grotte Chauvet aurait pu être un sanctuaire,
arrière-plan se détachent six animaux reconstitués un lieu de communication avec le monde de l’au-
en grandeur nature, les plus représentatifs de ceux delà. Les mains représentées en grand nombre
peints dans la grotte Chauvet et reproduits dans sa pourraient alors servir à capter les forces que l’on
réplique. Se succèdent, impressionnants, un méga- croyait affleurer. ● F. V.
“la Bête du
Gévaudan dans
tous ses états”,
de Jean
Richard,
éditions
Les Amis
de la Tour,
102 pages,
20 €.
AKG-IMAGES
Hommes ou bêtes
improbables
Guyenne-Béarn-Gascogne
Les nuages sont arrêtés le long de la barrière des Pyrénées, dans cette atmosphère
trouble et venteuse, les histoires les plus surprenantes prennent racine,
mettant en scène un monde dont on ne sait plus très bien s’il est humain ou animal.
Les proscrits
du Sud-Ouest
Cagots
Bénitier
Son histoire est encore aujourd’hui nimbée de de petite taille
mystère. Même son étymologie demeure obscure. (XIIe siècle,
Le mot “cagot” signifie en béarnais “lépreux blanc”. Saint-Savin,
Il désigne ce peuple réfugié dans les montagnes des Hautes-
Pyrénées, apparu au XIIIe siècle et qui vécut en paria Pyrénées),
durant six siècles. En France, ils étaient présents en réservé
Gascogne jusqu’au Pays basque, en Chalosse, dans à l’usage
le Béarn, en Bigorre. des cagots, qui
Au Moyen Âge, ils étaient appelés “crestians” ne pouvaient
u
ou “chrestias” et vivaient regroupés par familles, se mêler
disséminées aux abords des villes et villages dans au reste de
des hameaux isolés, des crestianies, puis, à partir la population.
du XVIe siècle, des cagoteries. Passés maîtres dans
le travail du bois, ils étaient charpentiers ou
GUSMAN/LEEMAGE
L’enfant velu
des montagnes
Jean de l’Ours
« Il était une fois une pauvre femme qui coupait du
boisdanslaforêtlorsquel’oursl’enlevaetl’emportaau
fond de sa grotte. Après quelques mois, la femme mit
au monde un garçon qu’elle nomma Jean. » Jean de
l’Ours est le nom le plus courant d’une créature
légendaire et héros d’un des contes les plus popu-
laires du répertoire de la chaîne pyrénéenne, où la
présence de l’ours brun est attestée depuis la
SELVA/LEEMAGE
période préhistorique. De la figure terrifiante au
gentil “nounours”, les récits de cet être hybride, mi-
humain mi-animal, et doté d’une force surhumaine
u
divergent selon les régions, les époques et la fantai- L’ours rencontre plusieurs compagnons, s’installe dans un
sie des narrateurs. Commu- (XIVe siècle, château mystérieux habité par un vieillard malé-
nément, il parvient à pous- “le Livre fique, et découvre au fond d’un puits des princesses
ser un rocher pour fuir avec de chasse”, prisonnières dans un palais sous terre. Après avoir
sa mère, devient apprenti de Gaston délivré la plus jeune et jolie et combattu des mons-
forgeron, se fabrique une Phébus, tres, Jean de l’Ours remonte à la surface en chevau-
canne de fer, puis parcourt comte de Foix, chant un oiseau géant, qu’il nourrit d’un morceau
le monde des hommes. seigneur de sa cuisse, avant d’épouser sa conquête, tandis
Chemin faisant, il de Béarn). que ses acolytes ingrats ont disparu — ils seront
Très présent punis ou pardonnés, selon les versions.
dans les Transmise par tradition orale, cette histoire
Pyrénées, mythique d’un enfant velu, Juan Artz ou Xan de
l’ours est une l’Ours chez les Basques, Joan de l’Ós chez les Cata-
chasse noble lans, né d’une femme et d’un ours, symbole de
et un symbole fécondité en Europe comme ailleurs, est l’une des
JEAN BERNARD/LEEMAGE
u
Créatures des marais
et fantômes casaniers
Poitou - Limousin
Du marais poitevin aux riches terres limousines, le surnaturel fait partie du paysage ;
c’est aussi là qu’on trouve encore, à l’occident de cet arc pauvre qui se poursuit
jusqu’au Berry, maint sourcier, rebouteux, magnétiseur.
“La Fée
fée lui promet même la prospérité. Après un Mélusine”,
La fée universelle mariage, les deux époux eurent… dix enfants ! C’est
à ce moment que la légende de la fée bâtisseuse
Julius Hübner
(1844,
prend forme. Villes, châteaux, Mélusine construit, collection
et serait même, selon la légende, à l’origine de la ville Graf Raczynski,
u
“brouillard”. Son origine géographique n’est jamais
vraiment déterminée : certains estiment que Mélu-
sine aurait vu le jour en Bretagne, quand d’autres
font naître la légende au pays de Galles. Mais c’est
dans le Poitou que sa légende est aujourd’hui tou-
jours très ancrée. C’est donc naturellement dans
cette ancienne région, qui comprend la Vendée, les
Deux-Sèvres, la Vienne, ainsi qu’une petite partie de
la Haute-Vienne et de la Charente, que les lieux
“mélusiniens” sont les plus nombreux.
La chaise du Malin
Le château Collonges-la-Rouge
u
Le château
de Fougeret,
le plus hanté à Queaux
(Vienne).
Aux confins du Limousin, l’un des plus beaux
villages de France reste toujours entouré de mys-
Un endroit tères : Collonges-la-Rouge, où légendes et religion
où les s’entremêlent.
Fougeret fantômes
sont légion.
Elle se découvre après avoir franchi les routes
escarpées de Haute-Corrèze, quasiment à la fron-
tière du Lot, bien après Brive et Rocamadour. Col-
Bâtisse imposante, classée monument histo- longes-la-Rouge, la “cité aux vingt-cinq tours”,
rique en 2010, et nichée dans la forêt de Queaux, majestueuse dans les couleurs flamboyantes de
dans la Vienne, le château de Fougeret est consi- ses briques en grès rouge, fait la fierté des Collon-
déré comme un “haut lieu” de manifestations geois depuis plusieurs siècles.
paranormales.
« J’ai vu une silhouette d’homme toute noire glis- Le tout premier village à avoir été inscrit sur la
ser du salon gothique à la salle à manger. Et je ne suis Collonges- liste des plus beaux villages de France se
pas la seule ! » Propriétaire des lieux depuis 2009, la-Rouge dévoile ainsi, tout en mystères… et rempli de
Véronique Geffroy est catégorique. L’édifice, (Corrèze), la secrets. Que penser de la troublante “chaise du
havre de paix bordé d’un parc de 10 hectares, “cité aux vingt- diable”, située dans la forêt de Collonges, peu
serait pourtant bel et bien hanté… par ses anciens cinq tours”, avant le petit village de Meyssac ? Deux grands
occupants qui se refuseraient à quitter les lieux renommée rochers gris partiellement recouverts de lichens
depuis 1337, date de son édification par la famille pour son bâti forment un fauteuil, de telle sorte que la croyance
Frotier, issue de la noblesse française et célèbre en grès rouge. populaire se plaît à croire, depuis des siècles, que
notamment pour avoir apporté son concours à le Malin y aurait construit un siège pour se reposer. u
u
La forteresse
de la Dame en bleu
Montbrun
Indirectement lié au destin de Richard Cœur La “chaise
de Lion, le château de Montbrun, en Haute- du diable”,
WIKIMEDIA COMMONS
FRANCK MOREAU/REA
u
courte durée puisqu’elle mourra un an plus tard en Les dragons de l’Apocalypse ? » Couchée sur papier en 1888 par
mettant au monde leur fille, Élisabeth. de bronze l’abbé Ducrost, la légende de la vouivre, appelée
Dès lors, l’esprit de Jacquette de Bourdeilles ne de la rue “bête pharamine”, est très présente dans le Poitou et
cessera de hanter les allées du château, telle une Amable-Ricard, autour du marais poitevin. De la femme nue, aux
âme en peine et tout de bleu vêtue, à la recherche à Niort, qui formes tentatrices, vivant dans des marais pour pro-
de sa précieuse bague de fiançailles, égarée dans évoquent tégerunepierreprécieuse,dansla versionduroman
les couloirs du temps. Une relique hautement sym- les attaques de Marcel Aymé, au serpent fantastique, parfois un
bolique, dans la mesure où ce mariage a été “arra- et la fin dragon aux grandes ailes, arborant une escarboucle
ché” de haute lutte : en effet, Jean Brun et Jacquette d’un serpent en guise d’œil, elle a surtout la réputation d’un ani-
de Bourdeilles n’ont pu unir leur destin… qu’à la ailé qui mal agressif, qui sème la terreur et garde précieuse-
mort de Louis Brun, père du marié, qui s’opposait terrorisait ment des trésors à la valeur inestimable.
à cette union. Depuis cette époque, de nombreux la ville.
visiteurs du château jurent avoir vu Elle ressort d’une légende qui,
une silhouette drapée de bleu sillon- grâce à des siècles de traditions et
ner les couloir de la demeure en de transmissions orales, voyagera
quête de sa précieuse bague, sym- bien au-delà du royaume de France,
bole de son amour perdu. ● jusqu’en Italie, en Suisse et au
Samir Hamladji Royaume-Uni. Sur notre territoire, la
vouivre est loin d’être oubliée : dans
la région du Poitou, la légende est
Un monstre toujours très vivante, où elle est
presque toujours nommée “bête
de fantasmes pharamine” ou “faramine”, pour
AKG-IMAGES/BRITISH LIBRARY
La bête tance”.
La vouivre prend, à travers les
pharamine siècles, plusieurs formes, et sa
légende n’a cessé d’évoluer. Elle
uu
Monstre semant la terreur, femme mysté- Enluminure n’a d’ailleurs pas échappé aux effets des vagues
rieuse, émanation du Diable… La vouivre du XIVe siècle, successives de christianisation de la France. Ainsi,
(wyverne, vuivre, guivre), avec ses différentes “Sainte de nombreux contes du haut Moyen Âge parlent de
formes et noms selon les régions, est l’une des Marguerite la vouivre comme d’une émanation du Malin. Mais
légendes les plus présentes dans notre pays. défaisant d’aucuns préfèrent garder à l’esprit la version
Retour sur les origines de cette curieuse créature le dragon” d é crit e p a r Ma r ce l A ymé , be a uco up m o ins
que l’on célèbre encore aujourd’hui. (Londres, effrayante : « La Vouivre à plat ventre sur un tas de
« Au ciel dès que cet oiseau point / d’où vient que le British roseaux, en train de prendrele soleil à cul nu et sa robe
soleil s’éclipsa ? / Ce monstre ne serait-il point / la bête Library). à côté d'elle avec son rubis. » ● P. Du.
La bataille de Glozel
Auvergne
La découverte, il y a quatre-vingt-douze ans, du site de Glozel par un paysan de l’Allier
fut à l’origine d’une des plus retentissantes controverses archéologiques du XXe siècle.
Aujourd’hui négligé des institutions culturelles, il reste un mystère.
À 25 kilomètres au sud-est de Vichy, entre sol couvert de dalles d’argile. Elle contient des
Roanne et Clermont-Ferrand, en pleine montagne ossements humains, des instruments en pierre ou
bourbonnaise, peu avant la commune de Fer- en os, des fragments de céramiques. Les jours sui-
rières-sur-Sichon, un petit panneau, au bord de la vants, avec son père, son grand-père et des voisins,
route, indique : “Musée de Glozel”. Une voie Émile entreprend de creuser autour de la fosse. Il
étroite, quelques bâtisses et, soudain, nous y en retire, notamment, une tablette gravée de des-
sommes : un modeste corps de ferme en pierres sins et de signes bizarres.
apparentes. À l’intérieur, une vaste salle ornée de La nouvelle se répand et attire sur place une
vitrines abritant quelque 3 000 objets en argile, en foule de curieux. Parmi eux, l’institutrice de Fer-
pierre et en os, dont un grand nombre de pièces
gravées de motifs animaliers et/ou de signes mys- Le gisement semble remonter
térieux évoquant une écriture. non à l’Antiquité mais au néolithique,
À l’arrière du bâtiment, un jardin. Et, derrière voire au mésolithique.
le jardin, un long et raide sentier qui dévale à tra-
vers prés vers le Vareille, ru tributaire du Sichon, rières-sur-Sichon, Adrienne Picandet, qui rédige
lui-même affluent de l’Allier. À mi-chemin, jaillis- un rapport qui est remis au président de la Société
sant d’un repli du terrain, une source qui se d’émulation du Bourbonnais, Benoît Clément,
déverse dans ce ruisseau. Puis la pente s’adoucit lequel, mandaté par l’inspecteur d’académie de
en une sorte de terrasse, jusqu’au fond de la vallée. Moulins, entreprend des recherches plus systéma-
Nous sommes arrivés au “champ des morts”, d’où tiques. Ramenant à la surface de nombreux autres
fut extrait, pour l’essentiel entre 1924 et 1936, l’en- objets, il en envoie à Louis Capitan, l’un des maî-
semble du matériel exposé au musée. L’extraction tres de la préhistoire de l’époque, et garde les
de ce matériel provoqua, en son temps, une reten- autres. La presse locale commence à parler de Glo-
tissante controverse, impliquant non seulement zel. Au printemps 1925, Clément présente à la
les plus grands noms de l’archéologie, de la famille Fradin un médecin de Vichy féru d’archéo-
paléontologie, de la géologie et de l’épigraphie, l o gie ga l l o - r o ma ine , l e Dr A n t on in Mo r l e t. Poterie porteuse
mais aussi ceux de la presse, de la politique et du Co n v a in cu, a u r e ga r d d e s p iè c e s r é c o l té e s de caractères
barreau, opposant partisans et adversaires de l’au- jusqu’ici, de l’intérêt du site, ce dernier loue le alphabétiformes,
thenticité du site. Une controverse ponctuée de champ des Fradin, à charge pour lui d’organiser et ornée d’un
violences, de rumeurs et de procès. Durant plu- des fouilles, de répertorier et de photographier à masque
sieurs années, la France se divisa entre “glozé- des fins de publication tout ce qui y sera trouvé. En néolithique.
liens” et “antiglozéliens”. On a pu parler d’“affaire contrepartie, le matériel mis au jour
u
alors, donné —, le site semble, en effet, remonter Fouilles cervidé, que l’on rencontre dans tous les musées de
non à l’Antiquité mais au néolithique, voire au conduites préhistoire ».
mésolithique (fin du paléolithique). Mais, refu- en 1928
sant la férule du célèbre préhistorien, Morlet s’en par le comité Désormais véritable curiosité, Glozel reçoit
fait un ennemi irréductible. Un ennemi qui d’études même la visite du roi Ferdinand Ier de Rouma-
entraîne bientôt derrière lui toute une partie de la réuni, nie. Et excite les passions. D’emblée, l’essentiel de
communauté scientifique. La bataille de Glozel la même la polémique porte sur ces “signes” alphabéti-
commençait. année, formes, faisant penser à une protoécriture. Com-
par une ment de tels signes pouvaient-ils se retrouver sur
D’emblée, l’essentiel de la polémique douzaine du matériel néolithique ou mésolithique euro-
porte sur ces “signes” alphabétiformes, de savants péen ? Une hérésie susceptible de remettre en
faisant penser à une protoécriture. français cause tout à la fois la chronologie et le foyer d’ori-
et étrangers. gine communément admis de l’écriture : 3 500
À l’automne 1925, la presse nationale s’empare avant notre ère, et l’Égypte pour l’écriture hiéro-
de l’affaire. Fin juin 1926, Joseph Tricot-Royer, glyphique, Sumer pour l’écriture cunéiforme ; le
maître de conférences à l’université de Louvain XIII e siècle avant Jésus-Christ pour le premier
(Belgique), établit un premier bilan des vestiges alphabet phénicien (découvert en 1923 par Pierre
extraits. Parmi les plus extraordinaires, il relève Montet sur le sarcophage du roi de Byblos, Ahi-
« une véritable bibliothèque néolithique de plus de ram). Et, partant, une hérésie pouvant ébranler la
cent tablettes à caractères alphabétiformes ; une théorie “diffusionniste”, selon laquelle la “civilisa-
céramique curieuse tant par sa variété que par sa tion” se serait diffusée en Europe à partir du
nature, et dont le type le plus intéressant porte un Proche-Orient. Autrement dit, un véritable scan-
masque muet et des signes d’écriture ; des galets gra- dale aux yeux de certains. Pour ces derniers —
vés de signes avec représentations animales, dont comme le préhistorien André Vayson de Pradenne
certaines d’un art consommé, défiant toute imita- ou l’épigraphiste René Dussaud —, il ne peut s’agir
tion […] ; et enfin la série des objets en os ou en bois de que de faux. Cependant, une écriture similaire u
u
surprise en train d’introduire sur le chantier des Émile
objets fabriqués récemment afin de le discrédi- Fradin
ter —, douze préhistoriens, archéologues, anthro- dans son
pologues et géologues créent un comité d’études musée,
qui fait procéder à des analyses méthodiques attes- en 1927.
tant du sérieux des découvertes. Au-dessous :
Salomon
On attend que l’État autorise Reinach
de nouvelles fouilles qui, seules sur le chantier
seraient susceptibles de fouilles,
de lever un voile du mystère. en 1928.
u Des symboles
dans les caissons
u
un édifice mi-militaire mi-agrément. Grand argen- les canons de la décoration médiévale. L’hypothèse La salle
tier du roi Louis XI, Bourré est un constructeur infa- d’un grand argentier du roi maîtrisant le secret de des gardes
tigable qui fit bâtir plusieurs châteaux en Anjou. l’or est bien séduisante, admettons-le ! ● M. F. du château
En 1945, Eugène Canseliet — disciple du mysté- du Plessis-
rieux et improbable Fulcanelli, alchimiste français Bourré.
qui aurait écrit le Mystère des cathédrales et les
Demeures philosophales — publie un ouvrage, Deux
Le grimoire de pierre La pierre
philosophale
logis alchimiques, en marge de la science et de l’his- cachée
toire, qui fait de la salle des gardes du château un au plafond ?
haut lieu de l’alchimie, un endroit rempli d’ésoté-
risme et de mystère. Chambord
Dans cette salle, il faut lever la tête et observer les
peintures du plafond à caisson, un damier dans François Ier a fait édifier Chambord à partir de
lequel s’enchâssent 24 tableaux. Si huit ne sont que 1519. Ce château reflétait sa vision de l’art, sa gloire,
des représentations de contes populaires, comme son esprit féru d’architecture, de peinture. On
celui où une jeune paysanne « coud le cul de la pie raconte que c’est Léonard de Vinci qui en dessina les
Mahaud qui parlait trop haut », les 16 autres appa- plans. Hélas, il n’en reste aucune trace, mais c’est
raissent symboliques. plausible, la patte du maître est bien présente. D’au-
L’alchimiste d’autrefois n’espère pas seulement cuns vont plus loin, expliquant que le château est
transformer le plomb en or, il mêle le sacré au pro- empli de messages cachés, de symboles, de codes
fane. Les tableaux du Plessis-Bourré sont emplis de secrets… Un vrai grimoire de pierre.
ces représentations. Un bestiaire fantastique se En outre, Chambord est en alignement quasi
déploie sous nos yeux : singes, licornes, dragons… parfait avec l’autre domaine royal, Fontainebleau,
L’ensemble est entouré de feuilles et de tiges, sym- et la basilique de Reims, lieu de couronnement des
boles telluriques pour les alchimistes. Le bélier rois de France. On peut difficilement faire plus
représente le soufre, le cerf le mercure, deux élé- symbolique. Par ailleurs, le signe de François Ier est
ments clefs de ces “savants”. le “8” renversé, un nœud à plat, on le trouve par-
En décryptant ce plafond, Canseliet affirme que tout à Chambord. Sur les murs, dans les tableaux…
Jean Bourré a laissé un message, un code : ni Dans le donjon, la lettre “F”, omniprésente égale-
plus ni moins que le secret de la pierre philo- ment, est renversée : elle indique la direction de
sophale, celle qui permet de transfor- Fontainebleau ! Troublant ! De plus, mots inver-
mer le plomb en or ! Balivernes, sés entre deux lieux, symboles que l’on
répondent les historiens et les retrouve à Fontainebleau… Des esprits débri- Le château
sceptiques, Bourré était un dés ont tout tordu, tout imaginé : de Chambord.
u
esprit de son temps, qui a messages évoquant une civilisation Bâti en un temps
seulement voulu un pla- extraterrestre, preuves de l’exis- où l’alchimie
fond en adéquation avec tence de Dieu, codes royaux, pré- faisait florès.
visions… La littérature éso-
térique et polardeuse
s’en est emparé. Une
chose est certaine, le
PETER HORREE/ALAMY STOCK PHOTO
grimoire de pierre
n’a pas fini d’exci-
ter l’imagination
de ceux qui le visi-
tent. ● M. F.
L’histoire de France
u
L’ossuaire
de Denfert.
Carrières grandes
périodes
Aménagées pour empêcher la capitale de s’effondrer, au XVIIIe siècle, elles conservent de transfert,
les traces de la Révolution, de la guerre de 1870 et de la Seconde Guerre mondiale. la Révolution
(1786-1814)
Parcourir les sous-sols parisiens, c’est remon- lieue : place Denfert-Rochereau, à Ménilmontant, et les travaux
ter le temps. Une balade qui commence juste au niveau du Luxembourg (dans la propriété de la haussmanniens
quelques années avant la Révolution française. marquise de Roncet), etc. (1859-1860).
Précisément en 1777, année de la création de l’Ins-
pection des carrières sous Paris et plaines adja- Pourtant, dès 1776, il y eut les premières tenta-
centes par décret royal. « Charles-Axel Guillaumot, tives de renforcement des carrières, réalisées De Gilles Thomas :
architecte du roi, fut nommé à la tête de ce service », par un mathématicien, Antoine Dupont : « Il fit éta- “Les Catacombes
explique Gilles Thomas. Pour l’auteur de très nom- blir des massifs de confortation aux endroits des car- de Paris”,
breux ouvrages sur les carrières — dont les Cata- rières qui présentaient des faiblesses », décrit Gilles Parigramme,
combes de Paris et les Catacombes, histoire du Paris Thomas. Elles ne furent pas judicieusement posi- 122 pages, 12 € ;
souterrain — cette inspection était devenue une tionnées. Guillaumot eut au contraire l’idée de “les Catacombes,
nécessité. Au cours des XVI e et XVII e siècles, de construire des piliers de renforcement à l’aplomb histoire du Paris
nombreuses petites carrières indépendantes des bâtiments. Il décida aussi de relier les carrières souterrain”,
virent en effet le jour dans les faubourgs parisiens, indépendantes par des galeries et de consolider les Le Passage,
pour en extraire des pierres utilisées afin de vides en prenant soin de répertorier les différents 390 pages, 19 €.
construire les monuments de Paris. Mais la capi- renforts : chacun portait un numéro, l’ini-
tale gagnant du terrain et l’espérance de vie n’ex- tiale du responsable de l’inspection et l’an-
cédant pas 40 ans, ces carrières tombèrent dans née. Le premier fut donc “1G1777”. On consi-
l’oubli au fur et à mesure de l’arrivée des nouvelles dère aujourd’hui que Guillaumot fut
générations. Et ce qui devait arriver arriva : dans la l’homme qui sauva Paris de l’effondrement ;
seconde partie du XVIIIe siècle, les effondrements une place portant son nom devrait être bientôt
se multiplièrent dans la capitale et sa proche ban- inaugurée dans le XIVe arrondissement. u
u
u De nombreuses galeries furent donc creusées de la Restauration, les carriers, parce que les Sur les murs
dans les masses de calcaire sous la rive gauche. plaques étaient trop petites, n’eurent juste que la d’une galerie,
Pour se repérer, Guillaumot décida d’y apposer les place d’y graver “St”. le carrier
noms de rue qui étaient au-dessus. Cela peut Célestin-Pierre
aujourd’hui nous sembler logique, mais les plaques Le système de numérotation des rues étant né Picoup annonce
de rues ne firent leur apparition qu’en 1728. Les car- sous la royauté, les révolutionnaires mirent au qu’il part
rières indiquent donc la topographie de la capitale point un nouveau système — reposant sur des sec- à l’armée.
telle qu’elle était au XVIIIe siècle, avec les noms tions administratives —, tellement compliqué qu’il À gauche,
d’époque : rue de la Voie-Verte (devenue fut aboli en 1805. C’est à cette époque que une des très
rue du Père-Corentin), avenue d’Orléans naquit le système pair et impair, faisant rares plaques
(aujourd’hui, avenue du Général- référence à la Seine. Enfin, parce que le portant encore
Leclerc), etc. En 1779, fut introduit à Paris système métrique vit le jour en 1795, les une fleur de lys,
le premier système de numérotage des carriers, habitués à compter en pouces et rappelant
rues. Au début, les numéros se suivaient ne sachant pas trop à quoi correspondait que l’Inspection
sur le même côté d’une rue, selon la tech- cette nouvelle mesure, firent des conver- des carrières
nique dite du choc en retour (au bout de la sions et gravèrent, pour indiquer la pro- a été créée
rue, on la traverse et on reprend la numé- fondeur des puits d’accès, des indica- sous Louis XVI.
rotation). Parce que l’Inspection des car- tions comportant quatre chiffres après la Ci-dessous,
rières était née d’un décret royal, une virgule, qui sont encore visibles. dessin d’un
fleur de lys était aussi gravée. Ces mêmes carriers, qui passaient Prussien,
leurs journées sous terre, prirent l’habi- datant
Sur les plaques d’inspection, fini tude d’utiliser les murs des carrières de la guerre
le calendrier grégorien, place au pour écrire ou dessiner leur journal. de 1870.
calendrier révolutionnaire, dès 1792.
GILLES THOMAS
explique Gilles Thomas. Un auteur, spécialiste des
carrières, Pierre-Léonce Imbert, eut l’idée d’utiliser les
carrières sachant qu’elles communiquaient entre
Paris et la banlieue, mais il ne fut pas pris au sérieux. »
u
Les services de l’Inspection des carrières relièrent Dessin ici que fut coordonnée la libération de Paris par le
toutefois les forts existant au sud de Paris (Mon- de la première colonel Rol-Tanguy à partir du 20 août 1944. Cet
trouge, Vanves), au réseau souterrain. Mais ce qu’on girafe arri- ouvrage compte plusieurs sorties (dans le labora-
ne sait pas, c’est que les Prussiens envisagèrent, eux vant à Paris, toire d’essais des matériaux, dans la gare Denfert-
aussi, d’envahir Paris par les sous-sols. Dans les car- en 1857. Rochereau et directement dans les carrières).
rières de Saint-Cloud, de Vincennes et de Montsou- Ci-dessous, « Chaque jour à cette période, un major allemand
ris, on peut trouver des inscriptions en prussien vestiges chargé de la surveillance appelait cet abri en deman-
remontant aux années 1870. Une crainte prise au de l’abri dant si tout allait bien, bien sûr il lui était systémati-
sérieux par quelques carriers qui dessinèrent sur les allemand quement répondu par l’affirmative », s’amuse
murs d’une galerie, sous le VIe arrondissement, un de la Luftwaffe Gilles Thomas.
Prussien en train de tirer au pistolet. sous le lycée
Les carrières de Paris ne servirent pratiquement Montaigne. Un des refuges les plus connus par les cata-
pas pendant la Première Guerre mondiale (seules philes est sans nul doute l’abri allemand situé
deux inscriptions sont visibles sous la rue sous le lycée Montaigne (réquisitionné par la Luft-
Notre-Dame-des-Champs : “Marchons waffe pour devenir le quartier général, il abritait
PHOTOS : FREDERIC PAYA ; BRUNO LAPEYRE
pour Berlin” et “Vengeons et mourons”), 600 hommes). On peut encore y voir des inscrip-
le danger étant plus aux portes de Paris tions en allemand (“Rauchen verboten” sur les murs
que dans les airs, même si à cette époque et “Krankenrevier” sur la porte de l’infirmerie). Les
l’aviation prit son essor et l’on découvrit sous-sols du Sénat cachaient aussi un autre abri alle-
les gaz de combat. Les sous-sols parisiens mand, dont une des sorties de secours donnait dans
furent en revanche utilisés pendant la la rue Notre-Dame-des-Champs. À la Libération, des
Seconde Guerre mondiale, en raison des hommes de la deuxième DB trouvèrent des uni-
bombardements (les avions pouvaient formes allemands, laissant penser que des soldats
venir en ligne directe de Berlin), s’en étaient débarrassés pour se
surtout à partir de 1944. Il fallut fondre dans la foule parisienne.
donc protéger les Parisiens : la capi- Enfin, non loin de là, il y a un
tale compta jusqu’à 40 000 abris, dernier ensemble, surnommé
dans les caves des immeubles, sous l’abri Laval ; il est situé sous la
les ministères, les hôpitaux, les rue des Feuillantines, à l’aplomb
gares, dans les stations de métro. de l’école publique. Il fut réqui-
Certaines carrières furent sitionné à la demande de Pierre
transformées en refuges. Notam- Laval, et des travaux y furent
ment sous Denfert-Rochereau où effectués pour qu’il puisse rece-
fut construit un abri pour les ser- voir 60 personnes. ●
vices techniques de la ville : c’est Frédéric Paya
La colère
du “petit homme rouge”
Tuileries
Le palais fut, pendant trois siècles, le cœur battant de notre histoire. Incendié
sous la Commune, rasé sous la IIIe République, on le disait frappé d’un mauvais sort.
Celui qui signait G. Lenotre (1855-1935) et se vou- Louis XV, de Louis XIV, de la Grande Mademoiselle,
lait le père de la “petite histoire” aimait à rappeler d’Henri IV ou de Catherine de Médicis. Des murs Vue en
comment sa vocation de “reporter du passé” s’était entre lesquels battit, plus de trois cents ans durant, perspective
affermie au spectacle saisissant de la majestueuse le cœur de l’histoire de France. des Tuileries
carcasse calcinée du palais des Tuileries. Celui-ci et du Louvre
avait été incendié quelques années plus tôt, sous la C’est en 1564 que Catherine de Médicis décida depuis les
Commune. Modeste employé au service des statis- de faire bâtir une résidence à l’ouest du Louvre. Champs-
tiques du ministère des Finances, le jeune homme Elle fit appel à l’architecte Philibert Delorme pour Élysées,
contemplait en effet ce « grand squelette de pierre » édifier la nouvelle demeure. Celle-ci s’élèverait à la vers 1870
depuis la fenêtre de son bureau. Dès qu’il le pouvait, place d’une ancienne maison qu’habita Louise (dessin
il s’en allait flâner au milieu des glorieuses ruines. de Savoie, sur des terrains occupés par des cabarets, anonyme).
Moments privilégiés, confiera-t-il, durant les- des baraques de maraîchers et d’artisans, ainsi que Commencés
quels les fantômes hantant ces vestiges vénérables par des fabriques de tuiles — d’où le nom de Tuileries trois siècles
semblaient l’entourer. Et quels fantômes : Napo- donné, dès le XIIIe siècle, à ce lieu. plus tôt,
léon III, Louis-Philippe et la reine Marie-Amélie, les Deux ans plus tard, la construction sort de terre. les travaux
rois Charles X et Louis XVIII, le duc de Berry, Napo- Encore quatre ans et l’on peut admirer les premiers de cet
léon, les impératrices Marie-Louise et Joséphine, les éléments du grand bâtiment projeté entre la Seine, ensemble
conventionnels et les membres du Comité de salut au sud, et le faubourg Saint-Honoré, au nord : un palatial
public, les députés des Assemblées constituante et pavillon central — dit de l’Horloge —, flanqué de unique sont,
législative et, bien sûr, Louis XVI, la reine Marie- deux galeries latérales, l’aile sud s’achevant par un alors, tout
Antoinette, le dauphin et sa sœur, ramenés de force pavillon d’angle. Mais les finances se tarissent, les juste achevés.
de Versailles le 6 octobre 1789 ! Sans parler de troubles religieux s’aggravent (bientôt, ce sera la
u
SELVA/LEEMAGE
Saint-Barthélemy) et, au début de 1572, Catherine nait à n’être pour la monarchie qu’une sorte de pied-à-
suspend le chantier et quitte le Louvre. Férue d’arts terre où elle redoute de s’établir », écrit Lenotre.
divinatoires, elle a été impressionnée par une confi- « Veuf de ses maîtres », mais néanmoins habité.
dence de son astrologue, Côme Ruggieri : une singu- En effet, comme le Louvre, les Tuileries sont peu-
lière apparition entourée d’un halo rougeoyant plées par une nombreuse et joyeuse bohême d’ar-
serait venue le visiter en rêve pour lui annoncer que tistes, de comédiens, de gens de lettres et de sei-
la reine mère mourrait « près de Saint-Germain » et gneurs logés là grâce à la libéralité du roi.
que les Tuileries seraient frappées de malédiction. Aussi est-ce une belle panique lorsque, le 5 octo-
Ainsi naît la légende du “petit homme rouge” bre 1789, est annoncé le retour, pour le lendemain,
des Tuileries, fantôme d’un boucher assassiné de la famille royale et de la cour. En vingt-quatre
Comité parce qu’il refusait d’évacuer la parcelle de terrain heures, cette population doit quitter les lieux. Le
national qu’il occupait, au beau milieu de l’emplacement du 6 octobre au soir, le roi et sa famille s’installent dans
pour la futur palais. S’avisant que celui-ci dépendait de la un château dégradé, froid et humide. Les apparte-
reconstruction paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois, Catherine ments sont remis en état et meublés.
des Tuileries : s’en ira loger à l’hôtel d’Albret, près de l’église Saint-
21, rue de Bièvre, Eustache. Malgré ces précautions, elle est rattrapée Pour Louis XVI et les siens, conduits là de force
Paris Ve. par la prédiction : le prélat qui l’assiste dans ses der- par les émeutiers, ce palais fut une première pri-
Tél. : niers instants, à Blois, le 5 janvier 1589, s’appelait, son, annonciatrice de leur tombeau. Un palais
01.53.10.11.66. dit-on, Julien de Saint-Germain. assiégé et un roi humilié, le 20 juin 1792 ; un palais
www.tuileries.org Le chantier des Tuileries est alors à l’abandon. envahi et mis à sac dans une orgie de sang et un
Seul le jardin a pris forme, séparé par un large che- monarque déchu, le 10 août suivant. Selon le
min boueux, à l’ouest, des bâtiments édifiés. conventionnel Dulaure, le “petit homme rouge” des
Henri IV décide, en 1594, de reprendre les tra- Tuileries serait apparu à plusieurs reprises à Marie-
vaux. Pour relier les deux ensembles du Louvre et Antoinette durant ces terribles journées.
des Tuileries, il confie à l’architecte Jacques II Emménageant dans le palais, où il a décidé de
Androuet du Cerceau le soin d’achever la construc- fixer le siège du gouvernement, Bonaparte confie à
tion de la Grande Galerie — ou galerie du Bord de son secrétaire Bourrienne : « Ce n’est pas le tout d’être
l’eau —, le long de la Seine, et de raccorder celle-ci au aux Tuileries, il faut y rester. » Joséphine s’y sentira
pavillon de Bullant. À la mort du roi, en 1610, rien mal à l’aise. Marie-Louise également. Le palais sera
n’est achevé. Le Louvre s’étend, certes, jusqu’aux néanmoins le cadre d’une vie de cour éclatante sous
Tuileries, mais celles-ci ne sont encore qu’une enfi- l’Empire, somptueuse et empreinte de gaieté sous le
lade de constructions disparates et vides. second Empire. Des lieux qui ne cessent de s’embel-
lir et de s’agrandir : outre l’arc de triomphe du
Charmés par le jeune Louis XV, les Parisiens Carrousel, construit entre 1807 et 1809, Napoléon
viennent en foule, dans le jardin, réactive les travaux de jonction du Louvre et des Tui-
pour l’apercevoir et l’acclamer. leries ; son neveu Napoléon III les mènera à bien.
Mais les lieux semblent poursuivis par le mauvais
Leur première habitante est Mlle de Montpen- sort : le 29 juillet 1830 et les 24 et 25 février 1848, ils
sier — la Grande Mademoiselle —, nièce de Louis XIII, sont attaqués et pillés ; de même, en 1870, deux jours
qui y réside jusqu’en 1652. Sa participation active à la après la reddition de Sedan, une nouvelle émeute
Fronde lui valant d’être exilée par son cousin chasse, le 4 septembre, l’impératrice Eugénie. Le
Louis XIV, les Tuileries sont de nouveau désertées. “petit homme rouge” resurgit, popularisé entre-
Toutefois, en 1659, le Roi Soleil rouvre le chantier. tempsparunechansondeBérangeretparBalzac !Le
Remaniés selon le goût classique, le corps cen- 23 mai 1871, alors que l’armée versaillaise avance
tral et l’aile sud menant au Gros Pavillon — rebaptisé dans Paris aux mains de la Commune, une trentaine
pavillon de Flore — sont complétés d’une aile nord de fédérés, sous les ordres des nommés Bergeret et
symétrique que termine, aussi, un grand pavillon Bénot, badigeonnent les Tuileries de pétrole et de
d’angle, le pavillon de Pomone — futur pavillon de goudron. À la nuit tombée, le palais est un immense
Marsan, du nom d’une de ses occupantes. brasier. Aux dires de certains témoins, le visage gri-
Premier souverain à établir sa résidence aux Tui- maçant du “petit homme rouge” serait, alors,
leries, en 1667, Louis XIV quitte Paris pour s’installer apparu une dernière fois à une fenêtre. L’incendie
définitivement à Versailles en 1678. Voilà le palais de fait rage durant près de soixante-douze heures.
nouveau abandonné. Jusqu’à ce que, en 1715, après Pourtant, s’il ne reste rien de l’intérieur, les
la mort de son arrière-grand-père, le petit Louis XV, structures sont toujours debout. D’où de nombreux
âgé de 5 ans, y prenne ses quartiers. Charmés par le projets de restauration. Mais la IIIe République pré-
jeune roi, les Parisiens viennent en foule, dans le férera, en 1883, raser les Tuileries. De nombreux
jardin, pour l’apercevoir et l’acclamer. Opéras, vestiges en seront vendus. Depuis, l’idée de rebâtir
concerts et réceptions se succèdent. Mais, en 1722, le le palais n’a jamais disparu. Depuis 2002, un Comité
“Bien-Aimé” retourne à Versailles. « Le château des national pour la reconstruction des Tuileries milite
Tuileries va rester veuf de ses maîtres. Ils n’y paraî- en faveur d’une telle idée. En dépit de la légende du
tront qu’en passant, commesi un mauvais sortle desti- “petit homme rouge”. ● Christian Brosio
La convocation
des ténèbres
Littérature
En réaction au classicisme et au rationalisme traversant l’époque,
les lettres françaises du XIXe siècle puisent dans le temps et l’espace leur inspiration
et redécouvrent les ténèbres et la magie. Promenade dans les dédales de l’étrange.
Triomphe de la science, aboutissement de la rai- de Schwabe, Rivage avec la lune cachée par des
son, incarnation du progrès, le XIXe siècle français nuages, de Caspar David Friedrich, en seront
est sérieux, bourgeois, urbain et médical. La Révolu- parmi les célèbres expressions. En littérature fran-
tion était sa genèse, la science est sa religion. Son çaise, c’est François-René de Chateaubriand qui
idéal est technique, moral et sans aspérité. Dans les introduit le genre. Il est le traducteur du Paradis
gazettes et les romans populaires, il revêt l’appa- perdu, de Milton, ce poème épique publié en 1667,
rence de Monsieur Prudhomme, caricature du où se côtoient Adam, Ève et Satan, dont on a pu
bourgeois incarnée au spectacle par Henry Mon- dire qu’il préfigurait le romantisme. Chateau-
nier, sot et sage tout à la fois. Paul Verlaine lui consa- briand est avant tout l’auteur des Mémoires d’ou-
cre un poème éponyme dans les Poèmes saturniens tre-tombe. Publiés en 1848, après sa mort, ils collec-
(1866), et il est la voix du Dictionnaire des idées reçues tent ses souvenirs, se veulent aussi épiques
(posthume, 1911) de Gustave Flaubert. La produc- qu’intimistes, la peinture d’une époque servie par
tion littéraire du XIXe siècle, pourtant, au-delà de la l’introspection et l’élégie. Dans ses œuvres de jeu-
satire, brille aussi par sa créativité. Une voie libéra- nesse, on trouvait déjà deux thèmes essentiels du
trice se dessine, à la fois sombre et sublime, vectrice romantisme, qui marqueront tout le siècle, la
d’évasion, antidote au quotidien. Cette fantaisie, nature et l’exotisme. Atala (1801) et les Natchez
qu’elle convoque comme refuge ou rejet d’une (1826), œuvres écrites durant sa période d’exil en
époque plate, en lutte contre ce que ses thuriféraires Angleterre, évoquent le Nouveau Monde. “Nat-
nomment l’obscurantisme, est présente dans des chez” est le nom d’une tribu indienne, et c’est cette
œuvres qui, tout au long du siècle, s’illustrent par Amérique, cette terre inconnue, mythique, qui
leur variété et leur volonté de réenracinement dans devient le support d’une épopée moderne.
un passé réel ou mythique.
En opposition avec le réalisme, deux expres- Orient, mystère, voyage. Les frères Goncourt
sions vont donc émerger au XIXe siècle : le fantas- rapportent dans leur journal, en 1863, ces
tique et le merveilleux. Contre l’esprit du siècle, paroles supposées de Théophile Gautier : « Il y a
elles proposent un autre postulat, dont la postérité deux sens de l’exotisme : le premier vous donne le goût
retiendra l’éclat, le génie esthétique. Le surnaturel de l’exotique dans l’espace, le goût de l’Amérique, le
(ce qui dépasse la nature, qu’on ne
peut expliquer) s’exprime et le sur-
réel (qui dépasse le réel), parfois. Les
poèmes, les récits sont mythiques,
chrétiens ou païens, régionalistes,
cosmogoniques. La réintroduction
de Dieu au sein d’un paysage rationa-
liste jugé austère et sans espérance
évoque un retour à l’Enfer de Dante,
au spectacle offert par le bien et le mal
contre un temps qui se veut au-des-
sus de toute loi morale. Un retour au
Moyen Âge, à son imaginaire, entre
lumière et ténèbres, qui permet aussi
la réintroduction de l’étrange, du
lugubre dans l’expression littéraire.
Le romantisme est né.
Enpeinture,leRadeaudelaMéduse,
de Géricault, la Mort et le Fossoyeur,
goût des femmes jaunes, vertes, etc. Le goût plus raf- Décor pour Ainsi que l’exposait Théophile Gautier, l’exo-
finé, une corruption suprême, c’est le goût de l’exo- “l’Après-midi tisme temporel existe également. Au XIXe siècle,
tique à travers le temps. » Orientaliste, il est l’auteur d’un faune”, sous l’influence de Michelet et d’Augustin Thierry,
du Roman de la momie et de Constantinople. La ballet de Vaslav on redécouvre le Moyen Âge et, avec lui, la produc-
nature et l’exotisme traversent aussi son œuvre, Nijinski, peint tion littéraire du XIIe siècle, qui décline la légende
ainsi que celle de Charles Baudelaire, qui dédie par Léon Bakst arthurienne sous la plume de Chrétien de Troyes.
(1912, Paris, D’autre part, Walter Scott, romancier anglais, a une
Des auteurs, anglais ou allemands, se sont musée national influence considérable sur la production littéraire
inspirés de l’esprit du Moyen Âge saxon d’Art moderne). française. Les auteurs du drame romantique s’en
et influeront sur la production française. réclameront. L’histoire est partout, le théâtre est sa
À gauche, scène. Alfred de Vigny écrit Cinq-Mars. Hugo livre
d’ailleurs les Fleurs du mal (« ces fleurs maladives ») à la “Divine Hernani, et surtout Cromwell, dont la célèbre préface
Gautier, en 1857. En leur sein, l’Invitation au voyage Comédie”, fixelesrèglesduthéâtreromantique.QuantàBalzac,
répond au poème en prose du Spleen de Paris, de Dante, ilrendhommageàl’auteurd’Ivanhoédanssapréface
Anywhere out of the World. Sortir du monde connu, illustration de la Comédie humaine. La rédaction des Chouans
triste et laborieux, afin d’atteindre un univers rêvé de Franz n’est-elle pas, d’autre part, fortement influencée par
où « tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et von Bayros l’impression que Waverley, premier roman de Wal-
volupté », tel est le projet baudelairien. (1921, Vienne). ter Scott, a laissée sur Balzac ? D’autres auteurs, u
Du monstrueux au bizarre,
il n’y a qu’un pas, et c’est à la fois
le ressort du fantastique
et du merveilleux.
d’abord, ce bizarre marque le XIXe siècle. Baude- “Baudelaire romans de Lewis Carroll, Alice au pays des mer-
laire, toujours lui, intrigue en associant la dépouille et la présidente veilles et De l’autre côté du miroir. En somme,
et la passion dans la Mort des amants, où les « odeurs Sabatier”, l’unique fil conducteur de cette biographie faus-
légères » côtoient « d’étranges fleurs », où spirituel et par Thomas saire et fantastique, qui ressemble à un long cau-
charnel s’entrelacent. Le bizarre, c’est aussi l’her- Couture chemar, n’est autre que le personnage de Maldoror
métisme d’un Mallarmé. L’Après-midi d’un faune, (vers 1850, lui-même. Soupault, Aragon, Breton s’en souvien-
sa fameuse églogue, paraît en 1876, illustrée par Clermont- dront. Pour les surréalistes, cet objet littéraire non
Édouard Manet. Les vers sont travaillés à l’ex- Ferrand, musée identifié constituera un patronage de choix.
trême, l’érotisme est esthète, mais le sens du des Beaux-Arts) :
poème ne semble pas donné à la première lecture. le poète Les voies tantôt sombres, tantôt magiques
Comment entendre encore le fameux Sonnet allé- et sa muse, qu’emprunte la littérature française au XIXe siè-
gorique de lui-même, mieux connu sous le nom de Apollonie. cle, à travers l’influence anglo-saxonne, constituent
Sonnet en x, du même auteur (1899) ? Volontaire- Au-dessous, une matière prolifique, exubérante, dont l’imagi-
ment énigmatique, formaliste jusqu’à la provoca- une édition naire psychanalytique, dans le sillage du surréa-
tion, ce sonnet se lit comme un exercice de style, des “Fleurs lisme, découlera sans peine. Fille du romantisme,
comme l’expérience esthétique poussée à son du mal”, du refus du rationnel, de la prise en compte des
paroxysme. La vanité semble guetter la quête du œuvre qui seules apparences, la théorie freudienne sera le
sens… à moins qu’il ne s’agisse de la folie, du mal ou provoqua royaume du rêve, lieu du bizarre, de la violence, de
de la démesure, comme chez le comte de Lautréa- scandale, l’interdit réalisé, avec en particulier le concept d’in-
mont. C’est sous ce pseudonyme qu’Isidor Ducasse polémiques, conscient. Cette littérature, antimoderne, antibour-
fait paraître les Chants de Maldoror, à compte d’au- procès geoise, contre la rationalité et l’ennui, semble l’avoir,
teur, en 1869. Un recueil de poésie en prose, com- et censure. alors, préfiguré. ● Solange Bied-Charreton
La quête du rêve
Gérard de Nerval
De “Faust” aux “Filles du feu” ou aux “Chimères”,
son art s’est tout entier porté vers l’exaltation
du monde du rêve, l’amenant finalement au suicide.
Il n’avait eu d’autre obsession que de retrouver
JOSSE/LEEMAGE
« Voici bientôt douze ans que, par un triste d’Edgar Poe : “Never, oh ! never more !” Ce corps, “Le Poème
matin de janvier, se répandit dans Paris la sinistre c’était celui de Gérard de Nerval, notre ami d’en- de l’âme.
nouvelle. Aux premières lueurs d’une aube grise et fance et de collège, notre collaborateur à la Presse Rayons
froide, un corps avait été trouvé, rue de la Vieille- et le compagnon fidèle de nos bons et surtout de nos de soleil”, par
Lanterne, pendu aux barreaux d’un soupirail, mauvais jours, qu’il nous fallut, éperdu, les yeux Louis Janmot,
devant la grille d’un égout, sur les marches d’un troublés de larmes, aller reconnaître sur la dalle XIXe siècle,
escalier où sautillait lugubrement un corbeau visqueuse de l’arrière-chambre de la morgue. Nous Lyon, musée
familier qui semblait croasser, comme le corbeau étions aussi pâles que le cadavre, et, au simple sou- des Beaux-Arts.
“La Vision
après
le sermon”
(ou “le Combat
u
de Jacob
AKG-IMAGES
avec l’Ange”),
par Paul
Gauguin (1888,
Quand la Bretagne jusqu’au XIXe siècle. Ces dernières sont classées en
trois catégories : les gwerziou (chants mytholo-
Édimbourg,
National
chantait ses légendes giques, héroïques, historiques et ballades), les
soniou (chants de fêtes et d’amour), ainsi que des
Gallery
of Scotland).
légendes et des chants religieux. Un peuple
Pour obtenir ce résultat, Théodore Hersart de La puissamment
Les pigments
de l’imaginaire
Représentations
Dès les premières manifestations artistiques, formaliser les fruits de l’imagination humaine
s’inscrit dans les recherches des artistes. Mais comment poser les contours d’un fantastique
insaisissable ? D’un irréel onirique ? Retour sur une tentative de mise en image d’un “Œdipe
merveilleux fantasque, à l’origine d’un vocabulaire artistique fécond. et le Sphinx”,
par Gustave
Échapper aux douleurs du réel ; transcender le la menace qui plane sur Œdipe, interrogé par la Moreau, u
quotidien difficile d’un monde en proie aux aléas Sphinx dont Créon se fait le héraut. Car sous l’an- (1864,
naturels (famines…) et temporels (guerres…) : une gélique visage de cette femme au corps de lion ailé, New York,
aspiration propre à l’âme humaine à travers les n’y a-t-il pas cette « Sphinx aux chants perfides, la Metropolitan
époques. Une préoccupation qui apparaît derrière Sphinx qui nous force à laisser là ce qui nous échappe Museum
la production artistique des hommes de la proto- afin de regarder en face le péril sous nos yeux » of Art).
histoire comme de l’Antiquité. À l’âge du bronze,
les peuples celtes, déjà, cherchent à montrer les L’imagerie médiévale
figures fantastiques qui ornent leur panthéon. se fait le véritable vivier
Le dieu Cernunnos, sculpté contre les parois de l’imaginaire merveilleux.
du chaudron d’argent de Gundestrup (voir page
24) acueille les héros morts au combat. Nature (Sophocle, Œdipe roi) ? Dans l’interprétation de
mystérieuse d’une divinité tutélaire : c’est de cette Gustave Moreau, le visage angélique de la créature
somme de croyances réinterprétées à l’ère gallo- au corps de lion ailé semble murmurer au héros Le pilier
romaine que provient la puissance des images fan- l’énigme qui décidera de son sort. Et de l’ambi- des Nautes
tastiques en Occident. Être hybride, mi-homme guïté des deux lutteurs, au corps à corps, se ressent (détail,
mi-cerf, la figure divine se retrouve aussi sur le toute la répulsion mêlée d’attirance qui subjugue Ier siècle,
pilier des Nautes, déposé en offrande à Tibère par le lecteur, puis le spectateur... Paris,
les bateleurs de la Seine au Ier siècle. Que suggère la C’est de ce charme enjôleur que procède musée
matérialisation de cet être polymorphe si ce n’est l’émerveillement populaire : l’imagerie médiévale du Moyen Âge
la perspective de bénéficier d’une place dans un se fait le véritable vivier de l’imaginaire merveil- et des Thermes
au-delà insaisissable ? Se munissant des codes ico- leux. De Pline l’Ancien à Isidore de Séville, la redé- de Cluny).
nographiques à la fois entendus des vivants et des couverte des Anciens provoque l’engouement de Une repré-
êtres immanents de leur mythologie, les hommes la société du XIII e siècle. Des pages de l’Histoire sentation
de ce temps se sont armés d’un langage intermé- naturelle à celles des Étymologies s’échappent les de Cernunnos.
diaire en octroyant une charge puissante à l’image, créatures extraordinaires, tantôt menaçantes,
u
Celle-ci s’accompagne de la
force substantielle des récits
fondateurs, inspirés des tradi-
tions orales disparues : les images
d’un monde merveilleux jaillissent
sur les tablettes d’Homère, de Vir-
gile, de Sophocle. Des siècles
d’imagerie occidentale en décou-
lent. Entendre toute la force du
merveilleux mérite qu’on en fasse
la lecture. C’est l’annonce de
u
u tantôt brillantes...Griffons (mi-aigles mi-lions), prévient l’apôtre (Apocalypse, 13 ; 1-9). Au service “Le Roman
phénix (oiseau renaissant de ses cendres), basilics de l’absolu chrétien, le fantastique ainsi réem- de Mélusine”,
(mélanges de coq et de reptile) viennent orner les ployé se multiplie sur tous les supports ; des tym- par le Maître
bestiaires, fables et romans satiriques. Un merveil- pans des églises (le Léviathan du tympan de de Guillebert
leux permanent règne dans les esprits du temps : Conques), aux triptyques ornant les autels, les de Mets,
n’attribue-t-on pas la figure de Mélusine (XIVe siè- manifestations tangibles d’un message eschatolo- dans l’œuvre
cle), femme au corps de serpent à l’ascendance de gique complexe dressent une sorte de Bible en du troubadour
la famille des Lusignan ? images, compréhensible aux érudits comme aux Couldrette
plus pauvres des hères. En témoigne le succès des (XVe siècle, BnF).
Bientôt, l’herméneutique
chrétienne absorbe les créatures
fantastiques.
bréviaires illustrés, livres de prières que l’on porte “Le Moine dité là où subsiste la magie : le monde rural. On se
sur soi, toujours, véritable appel aux saints inter- des étangs délecte des historiettes murmurées de bouche à
cesseurs lorsque la mort guette... Brisses”, oreille dans les villages.... « Passants qui, aux der-
Une préoccupation qui tend cependant à par Maurice niers rayons du soleil, longez les marécages, prenez
s’amenuiser, à l’heure où se développe le goût des Sand, garde au moine gigantesque qui se lève tout à coup au
sciences naturelles. Dans les cabinets de curiosi- illustration milieu des roseaux. Fuyez, et n’écoutez pas ses dis-
tés, les amateurs intègrent le bizarre et l’étrange au des “Légendes cours maudits » : sous le burin de Vernier, les
sceau de leurs collection. Sorte d’assimilation du rustiques”, Légendes rustiques, de George Sand, éveillent
mythe, du merveilleux, à l’histoire naturelle. Ainsi de George l’imaginaire au-delà des frontières du réel.
catégorisé, le monstrueux occupe une Sand (1858 ,
place importante dans ce panel. Le lithographie, Des croyances ancestrales aux récits fonda-
développement coïncidant de l’impri- Paris, BnF). teurs, la mise en image du merveilleux s’inscrit
merie et des études anthropologiques dans une quête d’ordre ontologique ; délicieux
permet aux savants d’illustrer leur exutoire que cet écrin fantastique, peuplé de créa-
glose de figurations insolites, d’une tures merveilleuses… « Le surnaturel baisse comme
un lac qu’un canal épuise, la science à tout moment
Une société lasse de son recule les limites du merveilleux » : dans la Peur,
pragmatisme, qui plonge avec “La Bête Maupassant s’alarme de la disparition probable de
avidité là où subsiste la magie. de la mer, cet heureuse échappatoire, à l’aube d’une ère éri-
tenture geant la science en absolu. On aimerait à le rassu-
attirante fascination, la malformation de l’Apoca- rer pourtant : car des sirènes de l’Odyssée au dra-
devient véritable objet d’étude. La Tête lypse”, gon de l’histoire de saint Georges, monstres et
u
de monstre de Charles le Brun s’en fait par l’atelier créatures fantastiques portent en eux un message
l’écho : fort de ses recherches sur l’ex- de Nicolas intemporel. Charge cathartique : de la résistance
pression des passions, le peintre saisit Bataille, d’Ulysse aux vaines concupiscences de ce monde,
le visage aux yeux exorbités pour en sur cartons à la victoire du saint héros sur le mal, le merveil-
souligner toute l’étrangeté. de Hennequin leux soulève la question du sens donné à l’exis-
Froide étude, qui engendre au XIXe de Bruges tence de l’homme, conscient du caractère éphé-
siècle une science traitant des mons- (Angers, musée mère de son passage sur terre. « En réalité, tout
tres et des formes exceptionnelles : la de la Tenture homme est symbolique et c’est dans la mesure de son
tératologie. Essoufflement d’un fa- de l’Apocalypse). symbole qu’il est vivant » (Léon Bloy) : confronté à sa
buleux aux images éculées ? Au finitude, l’homme n’a de quête plus exaltante que
contraire : c’est une société lasse de cette recherche de l’issue bienheureuse. ●
son pragmatisme qui plonge avec avi- Léopoldine Chambon
C’est sous le signe du merveilleux qu’est né le notre pays ? Car, avec le recul, la brève et fulgurante
cinéma français. Car si les frères Lumière ont lancé carrière de Méliès apparaît bien comme l’âge d’or
en 1895 la technologie sans trop savoir quoi faire de du merveilleux cinématographique français. Il est
leur invention, c’est bien Georges Méliès, troquant significatif que, si les Anglo-Saxons se sont très vite
dès 1896 son habit de magicien pour celui de met- emparés de l’œuvre fantastique de Jules Verne
teur en scène, qui a découvert que le cinéma se (l’Américain Lucien Hubbard tourne dès 1929 l’Île
devait d’être un art de l’illusion. Inventeur des effets mystérieuse), le Voyage dans la Lune et Vingt Mille
spéciaux, il utilise dès l’abord toutes les ressources Lieues sous les mers de Méliès restent quasiment les
du montage et du trucage. Son premier film, le Cau- seules tentatives françaises de s’y frotter. Au mer-
chemar, figure un malheureux dormeur tourmenté
par une succession d’apparitions aberrantes, qui ne Très rare en salles après Méliès,
cessent de se métamorphoser. L’un des trucs favoris le merveilleux connaît un bref et intense
de celui qui, mime accompli, manquait rarement renouveau sous l’Occupation.
d’apparaître dans ses propres films, était de se
démultiplier sur l’écran : ainsi, dans l’Homme- veilleux, nos cinéastes préféreront vite les adapta-
Orchestre (1900), sa tête apparaît jusqu’à sept fois tions théâtrales ou littéraires, et les sujets histo-
sur la même image, chacune figurant une note sur riques ou policiers — même si ceux-ci prennent
une partition. Ailleurs, on voit un diable danser d’un volontiers, en ces temps feuilletonnesques, une
côté de l’écran tandis que ses jambes s’agitent à l’au- apparence fantastique, avec les séries de Louis
tre bout, des femmes qui ont disparu dans un chau- Feuillade, Fantômas (1913-1914), les Vampires (1915-
dron infernal renaître 1916) ou, plus tard, en
sous forme de fantômes, 1927, le Belphégor d’Henri
un démon (décidément Desfontaines, dont Jean-
l’un des thèmes de prédi- Paul Salomé fera un hono-
lection de Méliès) semer la rable remake en 2001.
panique dans un couvent Les surréalistes s’empa-
à force d’apparitions et de rent évidemment du
disparitions inopinées. cinéma pour exprimer
leur vision du monde déli-
L’Homme à la tête en rante et désordonnée :
caoutchouc (1902) voit c’est Un chien andalou
son visage gonfler jusqu’à (1929) et l’Âge d’or (1930)
l’explosion, À la conquête de Buñuel, et le Sang d’un
du pôle (1912) figure un poète (1930) de Cocteau.
inoubliable monstre des Abel Gance débute dans le
glaces ; quant à l’irrésistible Voyage dans la Lune parlant, en 1931, avec une fable d’anticipation, la Fin
(1902), qui lui donna une renommée mondiale, on y du monde. Mais le chef-d’œuvre du genre, en ces
voit une fusée en forme d’obus crever l’œil de l’astre années-là, est la très inventive adaptation d’Edgar
lunaire, avant que n’en sortent des astronomes en Poe par Jean Epstein qui, dans la Chute de la maison
haut-de-forme, escortés d’une cohorte de jolies Usher (1928), avec peu de moyens, installe un climat
jeunes femmes en tenue balnéaire… Chez Méliès, le halluciné grâce à de splendides effets de mise en
merveilleux est une poésie funambulesque et facé- scène : superpositions d’images, effets de flou et de
tieuse, fugace et solide comme l’étoffe des songes. tremblé, ralentis et travellings accélérés, utilisation
Mais dans sa fin de carrière désastreuse — sa fail- de l’espace et de la lumière…
lite, en 1913, le poussa à immoler par le feu nombre L’arrivée du parlant, en France, semble fatale au
de ses films —, faut-il voir une métaphore de la diffi- genre, le cinéma français lui préférant plus que
culté du fantastique à s’acclimater sur les écrans de jamais les films adaptés du roman ou du théâtre, les
comédies et le réalisme poétique. Quelques nota- Jean Marais fantômes et autres maléfices, soit beaucoup plus
bles exceptions pourtant : la version que donne et Josette Day que dans les trente années qui avaient précédé. »
Pabst, en 1932, de l’Atlantide de Pierre Benoit, ou le dans “la Belle Aujourd’hui oublié, André Zwoboda signe avec
nouveau Fantômas que signe la même année Paul et la Bête”, Croisières sidérales (1942) un étonnant essai de
Fejos. La Tendre Ennemie, une comédie sentimen- de Jean Cocteau science-fiction à la française. Dans la Nuit fantas-
tale à base de fantômes signée Max Ophüls (1936), (1946). tique (1942), Marcel l’Herbier livre, selon Philippe
n’est pas restée dans les mémoires. Le mythe juif du Page de gauche, d’Hugues, « une sorte de fantaisie onirique, où le
Golem (1936) n’inspire guère Julien Duvivier, malgré “le Voyage rêve et la réalité jouaient à cache-cache ». Avec les
une composition saisissante d’Harry Baur, mais le dans la lune”, Visiteurs du soir (1942), Carné et Prévert ont ima-
cinéaste se rattrape en 1939 avec une excellente de Georges giné un curieux conte médiéval où Jules Berry
adaptation d’un roman de Selma Lagerlöf, la Char- Méliès (1902). campe un diable cauteleux et Arletty une démone
rette fantôme, avec Jouvet et Fresnay, un conte ins- tentatrice : Jacques Audiberti loua joliment « une
piré sur la fascination macabre du surnaturel. œuvre vaste et bleutée comme une province conquise
Est-ce le besoin d’échapper par le songe aux dans les premières heures du jour ». Il est permis
épreuves de la guerre et aux duretés de l’Occupa- toutefois de lui préférer la Main du diable (1943),
tion ? Toujours est-il que durant la guerre, comme avec Pierre Fresnay, étonnant conte fantastique
l’écrit Robert Brasillach, « l’écran français se mit adapté par Maurice Tourneur de Gérard de Nerval.
soudain à sacrifier à l’ange du bizarre ». « En trois Le Baron fantôme (1943) est une curieuse histoire
ans, note l’historien du cinéma Philippe d’Hugues de revenants située au XIXe siècle, signée de Serge
dans les Écrans de la guerre, son histoire du cinéma de Poligny, qui récidiva en 1945 avec la Fiancée des
dans la France de Vichy, on vit déferler une bonne ténèbres, récit d’aventures merveilleuses sur fond
douzaine de films pleins de diableries, apparitions, de malédiction cathare. Mais, avec les Visiteurs du u
Jean Marais
et Madeleine
Sologne
u
dans “l’Éternel
Retour”, de
Jean Delannoy
(1943).
Brigitte Helm
dans
u soir, l’événement cinématographique du genre, rant Peau d’âne de Jacques Demy (1970). Dans ces “l’Atlantide”
sous l’Occupation, fut incontestablement le splen- années d’après-guerre, Autant-Lara signe en 1946 de Georg Pabst
dide l’Éternel Retour, de Jean Delannoy (1943), où un désuet Sylvie et le fantôme, Georges Lacombe un (1932).
Jean Cocteau retournait le mythe romantique de curieux le Pays sans étoiles (1946), Jean Stelli une his-
Tristan et Yseut contre lui-même pour en faire une toire de diable en guerre contre les amoureux avec
dénonciation de la passion destructrice. la Tentation de Barbizon (1946), mais le genre s’es-
Le genre continuera sur sa lancée quelque souffle peu à peu.
temps après la guerre, et le même Cocteau va lui Y a-t-il une malédiction fantastique française ?
donner en 1946 l’un de ses plus éclatants triomphes C’est aux États-Unis que le Français Jacques Tour-
avec la Belle et la Bête, splendeur visuelle neur tournera quelques-unes des plus belles réus-
d’une poésie délicate et jamais insistante, sites du genre, l’insidieux la Féline (1942) ou le dia-
comme immatérielle — et l’une des rares bolique Rendez-vous avec la peur (1957),
adaptations réussies d’un conte de réussissant à installer un climat de terreur grâce à
fées en France (qu’on songe au la force de la seule suggestion. Travaillant en
COLLECTION CHRISTOPHEL
ratage du Petit Poucet d’Olivier Angleterre, René Clair y signe une jolie his-
Dahan, en 2001, ou au catastro- toire de revenant, Fantôme à vendre (1935)
phique la Belle et la Bête de Chris- puis, réfugié en Amérique, les délicieux Ma
tophe Gans, en 2014) avec, Femme est une sorcière (1942) et C’est arrivé
dans un tout autre demain (1944). Revenu en France, il tente de
registre, le déli- persévérer dans la même veine, et cela donne
l’amphigourique la Beauté du diable (1950), où u
Simone
Michel Simon campe un démon bien décevant Simon dans
(avec Marguerite de la nuit, en 1955, Autant- “la Féline”,
de Jacques
C’est à la télévision, grâce à Pierre Tchernia, Tourneur
que les contes fantastiques de Marcel Aymé (1942).
trouveront leur meilleure traduction. À gauche,
Jules Berry
Lara donnera une version plus convaincante du dans
mythe de Faust), et lesBellesdenuit (1952), conte oni- “les Visiteurs
rique qui paraît aujourd’hui bien mièvre… du soir”, de
On a dit notre étonnement que Jules Verne inté- Marcel Carné
ressât si peu le cinéma français ; Marcel Aymé a (1942).
souffert, lui, de sa difficulté à évoquer le
merveilleux : le Passe-muraille de Jean
Boyer (1951) manque singulière-
ment de magie. Quant à la Voui-
vre de Georges Wilson (1989),
on en retiendra surtout les
apparitions de Laurence
T.C.D / VISUAL PRESS AGENCY
u
qui voit un homme métamorphosé en chien ; Que la Pierre Fresnay notre territoire, laSciencedesrêves (2006) et l’Écume
lumière soit ! (1998), où Arthur Joffé imagine un Dieu dans “la Main des jours (2013), adapté de Boris Vian, malgré leur
du diable”, louable inventivité, ne comptent pas parmi ses réus-
Jean-Pierre Jeunet et Michel Gondry, de Maurice sites. Quant à Jean-Pierre Jeunet, qui bâtit une
les deux seuls Français contemporains Tourneur œuvre originale pleine de fantaisie et qui se plaît à
à explorer cette veine avec assiduité. (1943). enjoliver la réalité (le Fabuleux Destin d’Amélie Pou-
En bas, lain, 2001), on lui doit dans le genre une ingénieuse
qui cherche désespérément quelqu’un pour porter Laurence Treil réussite, Delicatessen (1991) et un laborieux ratage,
son scénario à l’écran ; ou Jean-Philippe de Laurent et Lambert la Cité des enfants perdus (1995).
Tuel (2006), qui imagine Fabrice Luchini en fan de Wilson dans Et, puisque l’ange du bizarre, par définition, se
Johnny Halliday, désespéré de se réveiller dans un “la Vouivre”, pose où il veut quand il veut, terminons ce pano-
monde où son idole n’a pas enregistré le moindre de Georges rama forcément incomplet par deux films aty-
disque. Citons aussi les trois Fantômas tournés, Wilson (1989). piques, surgis de nulle part. En 2004, avec les Reve-
entre 1964 et 1967, par André Hunebelle, qui valent nants, Robin Campillo, avec une économie de
plus pour les pitreries de Louis de Funès que par la moyens remarquable, campait un monde où les
technologie futuriste mise au service de Jean Marais. morts ont décidé, sans que l’on sache pourquoi, de
Seuls deux cinéastes français, dans les années revenir parmi les vivants. Remarquablement filmé,
récentes, se seront consacrés avec assiduité à explo- le film était d’autant plus troublant et inquiétant
rer les possibilités du fantastique. Entre France et qu’il ne cherchait pas à donner à son récit une quel-
États-Unis, Michel Gondry a bâti une œuvre étrange, conque interprétation. Sur un registre infiniment
centrée sur l’onirisme et les détournements de réa- plus léger, Thomas Salvador, avec Vincent n’a pas
lité (Eternal Sunshine of the Spotless Mind, 2004). d’écailles, donnait en 2014 une variation loufoque
Malheureusement, ses deux tentatives du genre sur sur le thème du super-héros — ici, un homme doté de
la capacité de nager comme un dauphin, et à qui le
contact de l’eau confère une force surhumaine. De
quoi croire, le temps d’un film, que le fantas-
tique peut, quand il le veut, être sur les
écrans français comme un poisson dans
l’eau. ● Laurent Dandrieu
LesTempliers
MélusineetLégendesbretonnes sontparminouset
deLaurenceHélix,ChloéChamouton Rennes-le-Château
de Gérard de Sède
L’éditeur a consacré une collection aux
légendes, expliquées par sujet ou par région. Ces livres avaient défrayé la chronique
Geste éditions, 56 pages, 4,90 €. à leur parution dans les années 1960.
Ils ont même suscité un véritable
YvainetLancelot engouement. Rêveurs, esprit imaginatifs,
de Chrétien de Troye chercheurs de trésors… et escrocs
de tout poil en ont fait leur bible. Il faut
La peinture préraphélite anglaise au service de la geste dire qu’avec un talent de conteur
française, avec 170 toiles parfaitement reproduites. exceptionnel l’auteur a transfiguré
Diane de Selliers, 448 pages, 230 €. de piteux mensonges
en aventures
LesLieuxinsolitesdeFrance extraordinaires.
de Gisèle Vigouroux À lire, sans y croire.
et Jean-Michel Cosson J’ai lu, 381 pages,
5,60 € et 260 pages,
Le patrimoine immatériel 6,70 €.
de nos régions,
celui des contes
et des traditions. Bandedessinée
Une bonne place est faite aux
bizarreries contemporaines, autant Depuis une trentaine d’années, la bande dessinée est devenue un vecteur
qu’à la place de l’étrange aujourd’hui. de l’histoire, par ce qui ressort du roman-feuilleton ; l’éditeur grenoblois Glénat
De Borée éditions, 432 pages, 9,90 €. fut l’initiateur de ce mouvement. À sa suite, de jeunes éditeurs comme Soleil
et Delcourt, en faisant un mélange entre l’heroic fantasy
américaine et le fonds légendaire, principalement celtique
ou germanique, ont investi le champ du merveilleux,
avec un esprit ne se privant ni de la violence, ni du charme.
Une approche moderne pour une bande dessinée mature.
Soleil, “les Contes de l’Ankou” (intégrale), 160 pages, 25 € ;
Soleil, “les Druides” (intégrale), 296 pages, 39,95 € ;
Soleil, “les Histoires de Bretagne” (2 intégrales), 196 pages,
29,95 € ; Delcourt, “Morgane”, 144 pages, 17,95 € ;
Glénat, “le Roman de Malemort”, 288 pages, 53,99 €.
130 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7
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