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Bernet Rudolf. Deux interprétations de la vulnérabilité de la peau (Husserl et Levinas). In: Revue Philosophique de Louvain.
Quatrième série, tome 95, n°3, 1997. pp. 437-456;
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1997_num_95_3_7045
Abstract
Levinas' criticism of egotism (both transcendental and ethical) requires us to understand the subject
differently, namely by setting out from the Other. The A. examines more particularly how this new
conception of subjectivity affects our way of thinking the limit of the body of a subject (metaphorically
called his "skin") and the transgression of this limit in meeting the stranger. This leads the A. to make
use of Husserl several times against Levinas, not in order to reaffirm the sovereignty of the
autonomous egological subject, but to cast doubt upon the contention that the emphasis on the ethical
significance of the otherness of Others necessarily implies assimilating them to the status of strangers
and that any meeting with them must necessarily be traumatic in character. This leads the A. to
question the thesis that any form of analogical, ontological or community thought would necessarily be
incompatible with the requirements of ethical responsibility for the Other. (Transl. by J. Dudley).
Deux interprétations de la vulnérabilité de la peau
(Husserl et Levinas)
II faut insister encore une fois sur le fait que la différence avec la
première interprétation ne consiste pas en ceci que ma rencontre avec
l'autre a lieu sur son territoire plutôt que sur le mien. Ce que la seconde
interprétation veut montrer, c'est qu'il n'y a aucun territoire, quel qu'il
soit, pour cette rencontre. La rencontre met ensemble deux individus qui
sont dépourvus d'une base. L'autre, qui est «un orphelin, une veuve, un
étranger», ne demeure pas dans Yoikonomia d'une maison, il n'est pas
un propriétaire protégeant son bien et demandant à l'autre de le faire
fructifier. Ce n'est pas avec la logique de sa pensée et les traditions
culturelles qui gouvernent sa vie, ce n'est pas avec son pouvoir politique ou
économique, mais à défaut de tout ceci, c'est-à-dire avec sa pauvreté, sa
nudité et sa souffrance, qu'il m'adresse sa demande. Cet appel qui
provient d'un manque me rend à mon tour manquant. Il perce ma peau de
telle manière que j'en suis tout retourné, que mon intériorité, privée de
sa peau protectrice, est en train de saigner dans une hémorragie que rien
ne peut arrêter. Dit en termes moins dramatiques, rien en moi ne me
prépare pour l'appel qui me vient de l'autre. Mon mode de pensée, mes
ingénieux calculs et anticipations sont mis hors d'usage et déplacés,
lorsque je suis frappé par la vulnérabilité de la «face» de l'autre. Les
yeux implorants de l'autre brisent tout regard objectivant dirigé vers sa
Gestalt, ils percent sa peau et s'enfoncent dans la mienne; il n'y a pas de
peau qui soit suffisamment épaisse pour mettre un terme à leur demande.
Lorsque les peaux sont percées des deux côtés et lorsque les fronts sont
dépassés, on ne peut plus considérer la rencontre comme la réunion de
deux opposés ou comme la «con-frontation» entre moi et l'autre. C'est
pourquoi Levinas parle au contraire de la proximité de l'autre envers
moi, sans que cela signifie une «fusion» entre lui et moi.
Cette proximité élimine la distance et la protection, l'opposition et
la confrontation, mais non la différence et la séparation. Elle conduit à
un mode de rencontre qui est nécessairement traumatique, car il est
immédiat, c'est-à-dire sans aucune sorte de médiation, et sans condition
transcendantale qui pourrait prévoir ou préparer son avènement. Cela
veut dire que la rencontre avec l'étranger n'est pas affaire de
compréhension et tout particulièrement de sa compréhension comme étant tel
ou tel. C'est une rencontre sans l'assistance de catégories a priori
(qu'elles soient universelles ou relatives à une structure culturelle
particulière), ce qui se joue en elle est une vérité qui est antérieure à tout
logos commun ou à un être neutre. Il est frappant que tous ces énoncés
préliminaires, concernant la notion apparemment simple et positive de
Deux interprétations de la vulnérabilité de la peau 4<tf
subjectivité affecte notre manière de penser la limite du corps propre d'un sujet
(métaphoriquement appelée sa «peau») et la transgression de cette limite dans
la rencontre avec l'étranger. Cela amènera l'A. à plusieurs reprises à se servir de
Husserl contre Levinas : non pour réaffirmer la souveraineté du sujet égologique
autonome, mais pour mettre en doute que la mise en valeur de la signification
éthique de l'altérité d'Autrui implique avec nécessité son assimilation à un
étranger ainsi que le caractère obligatoirement traumatique de toute rencontre
avec lui. Cela conduira aussi l'A. à questionner la thèse selon laquelle toute
forme de pensée analogique, ontologique ou communautaire serait, d'office,
incompatible avec les exigences de la responsabilité éthique pour l'autre.