La littérature relative à la justice sociale apporte deux éléments de réponse. Le premier
est la distinction entre justice distributive et justice procédurale (Alexander et Ruderman, 1987). La justice distributive concerne le résultat du processus d’allocation : il s’agit de qualifier le caractère juste de la répartition de la ressource entre les individus. La justice procédurale s’intéresse au processus décisionnel ayant conduit au choix d’une règle (représentativité, modalités d’arbitrages, etc.). Bien que les deux notions soient intimement liées La justice sociale dans la construction du jugement d’acceptabilité Analyse des réactions d’agriculteurs face à différentes règles de partage de l’eau souterraine Clémence MOREAU, Jean-Daniel RINAUDO ● Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM), Unité Nouvelles Ressources et Économie, Montpellier jd.rinaudo@brgm.fr. Patrice GARIN ● Irstea, UMR G-Eau, Montpellier Le deuxième élément est qu’il n’existe aucune définition universelle de la justice, mais une pluralité de philosophies, toutes subjectives, car reflétant des positionnements éthiques et des principes intuitifs individuels. De nombreuses typologies de ces « philosophies de la justice » ont été proposées dans la littérature elles peuvent Le principe de stricte égalité. Chaque individu doit recevoir le même niveau de biens matériels et de service, en considérant que les hommes sont moralement égaux. Le principe d’égalité des chances. Est juste ce qui permet d’égaliser les chances d’accès aux fonctions et aux positions sociales : une répartition inégale des ressources peut parfois aider à accroître le bien-être global d’une société, mais elle n’est acceptable qu’à condition que l’inégalité de traitement bénéficie aux plus défavorisés. Le principe d’efficacité. Est juste ce qui est le plus efficace, c’est-à-dire qui permet d’optimiser le plus grand bien-être du plus grand nombre de personnes. Le principe d’antériorité. Un partage est juste s’il ne remet pas en cause la part des ressources que chacun a pu s’approprier légitimement dans le passé et si cette appropriation n’a dégradé le bienêtre de personne. Le principe de besoin. Une allocation est juste si elle procure les ressources de base nécessaires à la satisfaction des besoins essentiels des individus, dans le respect de leurs différences de situations. Le principe de mérite. Est juste une allocation qui repose sur une proportionnalité entre les montants reçus et les actions réalisées. Le mérite peut être mesuré en termes d’efforts consentis, ou selon les bénéfices pour la société. les individus sont capables d’expliciter leur propre conception de la justice sociale et de se replacer intuitivement dans le cadre d’analyse ses principes moraux, la défense de ses propres intérêts et des jugements sur la situation des autres personnes affectées. Le processus de construction du sentiment de justice sociale fait l’objet de travaux en psychologie sociale, ayant conduit à l’émergence de la théorie de l’intuitionnisme, développée par Konow. Elle prend acte de tensions possibles entre principes éthiques chez toute personne qui, en situation, construit son sentiment de justice dans un compromis entre, par exemple, le principe d’efficacité de l’allocation des ressources, le principe de stricte égalité entre les attributaires et le principe de besoin, sous la contrainte de sa propre responsabilité. Même s’il ne catégorise pas les principes de justice selon une grille aussi détaillée que celle précédemment décrite, on retiendra que Konow évoque l’intuitionnisme de « sens commun », qui décrit comment les personnes interrogées réagissent spontanément face à une question de justice, en articulant des principes pouvant être jugés par ailleurs contradictoires. trois théories explicatives de la perception des inégalités sociales la théorie de « l’intérêt bien compris » lié à la position sociale, celle de l’effet éventuel de mécanismes de frustration relative, et celle de l’effet de l’adhésion à des valeurs en matière de justice sociale. ne pas se limiter aux seules inégalités économiques – revenu ou patrimoine –, comme on le fait usuellement, mais d’en distinguer plusieurs types. Les personnes interrogées dans l’enquête devaient ainsi donner leur opinion au sujet de douze types d’inégalités : revenu, patrimoine, emploi, éducation, accès aux soins médicaux, risques technologiques, origine ethnique, sexe, âge, insécurité, logement, pénibilité du travail. On distingue ainsi, pour chaque inégalité considérée, trois types d’appréciation : l’opinion sur l’importance objective d’un type d’inégalités dans la société tout entière,« force », Ce « facteur taille » qui déinit donc les premières composantes l’opinion sur le caractère plus ou moins acceptable ou inacceptable d’un type donné d’inégalités dans la société, « illégitimité », le sentiment d’être personnellement plus ou moins touché par un type donné d’inégalités« impact personnel ».
les théories de la justice sociale constituent un important champ de recherches, où philosophie
morale et économie normative s’enrichissent mutuellement. Le philosophe John Rawls (1971) « théorie de la justice », L’économiste Hayek (1973, 1976, 1979) « mirage de la justice sociale » Hayek rejette certes l’expression « justice sociale », vide de sens à ses yeux lorsqu’elle est appliquée à un ordre social spontané que personne ne maîtrise, mais il développe néanmoins une certaine conception de la justice en société fondée sur les « règles abstraites de juste conduite » L’évolutionnisme « hayékien » et contractualisme « rawlsien » Hayek et Rawls adoptent des démarches qui restent comparables – au sens étymologique du terme - dans la gestation de leur système respectif de normes (antiutilitarisme, impartialité, expérimentation) et ils aboutissent à deux versions d’une même conception de la justice en société, par les normes retenues et leur hiérarchie (prééminence de la liberté, réelle augmentation des chances de chacun, amélioration du sort des plus défavorisés). L’économiste Amartya Sen, (2009) « l’idée de justice » une méthode de lutte contre l’injustice, le « comparatisme » de Sen semble tenir à distance autant « l’évolutionnisme » de Hayek que le « contractualisme » de Rawls. Les cheminements de Hayek et de Sen sur la justice sociale Les oeuvres des deux auteurs en matière de justice sociale sont certes célèbres par leur conclusion, le « mirage de la justice sociale » pour Hayek4 et « l’identification des injustices réparables »5 pour Sen ; Les institutions sociales sont « le résultat de l’action des hommes mais non d’un dessein humain », aime à répéter Hayek, les hommes vivent en société sans pour autant maîtriser un processus aussi complexe que celui de la vie sociale à laquelle ils participent. Pour le dire autrement, fondamentale est pour Hayek la distinction entre « l’ordre social spontané » issu d’actions d’hommes nombreux, mais qui n’est le résultat du dessein d’aucun d’entre eux (thèse) et les « organisations » que les hommes peuvent concevoir en leur assignant un objectif précis (antithèse). Une entreprise, une association, voire même une collectivité publique comme l’Etat, sont a priori des « organisations » - avec un objectif propre (le profit, un but non lucratif, ou l’intérêt général), un organigramme (défini par les statuts de l’entreprise, de l’association, voire par le droit constitutionnel ou public) et des moyens (matériels et humains). En revanche, même au niveau local, et a fortiori au niveau national, voire international, la société humaine dans son ensemble relève, quant à elle, d’un ordre spontané. Dans le champ de cet ordre social spontané, il est évidemment impossible de connaître tous les éléments constitutifs, nombreux et divers, ni toutes les circonstances particulières à chacun d’entre eux. Dès lors, le troisième temps de la dialectique (synthèse) réside dans le constat que seules sont à la portée de la connaissance humaine des règles générales dont le respect peut engendrer la formation d’un ordre social encore plus complexe et donc plus civilisé, même si, par ailleurs, il demeure de toute façon impossible d’en maîtriser tous les détails. Or, pour l’essentiel, l’émergence de ces règles résulte d’un processus de sélection qui, lui, n’est pas spontané : par expérimentations, erreurs et tâtonnements, ce processus laisse peu à peu apparaître les « règles abstraites de juste conduite », qui conduisent de fait les gens à se comporter d’une manière qui rende la vie sociale possible, en leur offrant des points de repère relativement invariants. En outre, comme l’ordre social spontané n’est pas finalisé, les règles à appliquer ne le sont pas non plus ; elles doivent donc pouvoir s’appliquer à un nombre indéterminé de cas et « laisser chacun libre d’utiliser ce qu’il connaît en vue de ce qu’il veut faire ». C’est principalement aux juges civils, qui ne sont pas plus omniscients que quiconque mais qui sont en position de corriger les perturbations survenant dans un ordre qui n’a été agencé par personne, qu’incombe la lourde tâche de perfectionner graduellement le système des règles existantes, en en posant de nouvelles susceptibles de faire jurisprudence. Dans cette perspective, la notion de justice sociale, c’est-à-dire la notion de justice étendue à tout l’ordre social, ne peut être source que de désillusions car, tel un mirage, elle tend à faire croire que la société pourrait être « organisée » de manière juste, ce qui supposerait qu’on puisse la maîtriser et que des responsables des injustices puissent être identifiés. Or, dans la réalité, les faits observés peuvent être « bons ou mauvais » mais pas « justes ou injustes » [Hayek (1982 : 38)], car la société relève d’un ordre spontané mais pas d’un ordre délibéré, auquel un ou des responsables pourraient être aisément associés. Cela est notamment vrai dans la dimension juridique de l’ordre social spontané, où aucun juge ou aucune instance judicaire n’a la maîtrise de toute la jurisprudence à laquelle il ne contribue que ponctuellement, mais cela est aussi le cas dans la dimension économique de cet ordre social spontané, c'est-à-dire « l’ordre de marché » : chaque individu y poursuit des objectifs différents, mais seul le mécanisme impersonnel des prix oriente les efforts des hommes et personne ne maîtrise de manière délibérée la répartition des revenus et des richesses qui en est la résultante. En conséquence, les « règles abstraites de juste conduite », qui encadrent le jeu du marché, ne peuvent jamais lever toutes les incertitudes sur les anticipations que forment les agents car, si elles empêchent les occasions les plus fréquentes de conflits, elles ne déterminent jamais positivement les actes que les individus devraient entreprendre pour toutes les éviter. Dès lors l’état de la répartition des revenus et des richesses n’est jamais complètement prévisible et donc maîtrisable, ce qui signifie en particulier que la récompense du mérite des individus pour les efforts personnels qu’ils ont réalisés n’est jamais garantie par le marché8. Il en est de même pour la question de l’égalité des chances : la prospérité et la capacité d’adaptation de la « Grande Société » - autre nom donné par Hayek à l’ordre social spontané -, reposent sur des décisions que prennent avec plus ou moins de bonheur les individus d’une même génération ; or, dans le même mouvement, ces décisions créent, involontairement mais inévitablement, une inégalité des chances entre les individus des générations suivantes. Tous les efforts pour créer une réelle égalité des chances, même entre personnes aux aptitudes identiques, ne sont pas vains, mais ils seront forcément incomplets. Au total, l’absence de maîtrise complète des processus sociaux débouche chez Hayek sur la discipline rigoureuse des seules « règles abstraites de justice conduite », laquelle ne peut conduire à satisfaire l’aspiration à la « justice sociale », du fait de l’impossibilité de corriger de manière volontariste l’ordre spontané du marché. La priorité senienne à « l’identification des injustices réparables » Sen commence par souligner que c’est bien une théorie de la justice et de l’injustice qu’il développe, c’est-à-dire une approche qui fait appel au raisonnement pour traiter de sujets où les émotions, les instincts, voire la « déraison » peuvent facilement l’emporter. Si les émotions ont évidemment leur place dans la prise de conscience des injustices, il ne faut pas leur laisser le champ libre pour explorer un tel domaine, mais en tenir compte pour mieux réduire les sources de conflits. Le rôle de la raison est d’autant plus nécessaire que beaucoup de préjugés font appel en général à un raisonnement, si déficient et faible soit-il, « ce qui laisse de l’espoir, puisqu’un mauvais raisonnement se combat par un meilleur » La question est alors de savoir pourquoi une théorie de la justice devrait avoir pour objectif de lutter prioritairement contre l’injustice. A ce stade, au moins trois séries d’arguments peuvent être distinguées. Tout d’abord, il n’y a pas de solution unique au problème de la société idéalement juste, ce qui rend a contrario plus accessible - et plus nécessaire - l’élimination des injustices les plus criantes. Des arguments raisonnables en faveur de conceptions divergentes de la justice peuvent en effet être avancés par des peuples aux expériences et aux traditions diverses, mais ils peuvent aussi être exprimés au sein d’une même société, voire provenir d’une seule et même personne. L’absence de solution unique au problème de la société idéalement juste est d’autant plus problématique que va aussi dans cette direction la théorie des choix collectifs, telle qu’elle s’est développée au XXème siècle depuis les travaux d’Arrow, théorie à laquelle Sen a également beaucoup contribué. En substance, l’argumentation de ce dernier, développée dans tout le chapitre 4 de The Idea of Justice, pourrait se résumer en deux points : d’une part, l’impossibilité de définir dans l’absolu une procédure de choix collectif à la fois rationnelle et démocratique rend aléatoire l’accord sur le contenu à donner à une société idéalement juste ; d’autre part, la possible existence de résultats positifs fragmentés sur des classements partiels entre états sociaux milite en faveur d’une approche comparative plus modeste, où des situations sociales seulement plus justes que d’autres pourront le cas échéant émerger. I / John Rawls (1971) : le précurseur reconnu de l’égalitarisme libéral Les deux principes de justice de Rawls sont de nos jours assez bien connus, mais je voudrais néanmoins les rappeler brièvement, avant de les commenter : - Le premier principe est un « principe d’égales libertés » : « Chaque personne a le droit égal au système le plus étendu de libertés fondamentales, compatible avec le même ensemble de libertés pour tous les membres de la société ». Ce premier principe, qui concerne la sphère politique et juridique de la société, n’a rien de très original sur le fond, mais il est pourtant fondamental, comme on le verra dans un instant. - Le « second principe de la justice » (qui ne porte pas de nom particulier) concerne la sphère économique et sociale de la société et comporte deux volets : « Les inégalités économiques et sociales doivent, d’une part, être agencées pour le plus grand avantage des individus les moins favorisés (« principe de différence ») et, d’autre part, liées à des fonctions et à des situations ouvertes à tous dans des conditions d’égalité réelle des chances (« principe de juste égalité des chances ») ». - La première hiérachie (« égales libertés » > « juste égalité des chances ») implique notamment qu’entre deux organisations de la société équivalentes sur le plan des libertés publiques, il faudra choisir celle qui assure le mieux l’égalité réelle des chances (et pas une simple égalité formelle) entre les individus. Cela suppose notamment que les systèmes d’éducation et de santé soient organisés en conséquence (écoles gratuites ou chèques éducation, par exemple), à travers une tutelle publique sur la production et surtout sur la répartition de ces biens par nature privés et donc marchands. Quelles que soient les modalités retenues, on comprend que Rawls est aussi un philosophe très sensible à l’idée d’égalité que l’on retrouve aux deux niveaux de cette première hiérarchie (« égales libertés » > « juste égalité des chances »). - Si deux organisations de la société sont tout à fait équivalentes en termes d’égalité dans les libertés et en termes d’égalité des chances, alors entre en jeu la seconde hiérarchie (« juste égalité des chances » > « principe de différence ») : il faudra alors préférer, selon Rawls, l’organisation de la société qui offre aux plus pauvres la meilleure situation. Autrement dit, la philosophie rawlsienne de l’égalité atteint ici ses limites car, loin de tenter de résoudre le problème de la pauvreté par la solution radicale de l’égalité des revenus et des richesses, Rawls préconise ce qu’on pourrait appeler de « justes inégalités ». Ces inégalités sont justes, dès lors que l’écart des revenus entre riches et pauvres ne se ferait pas au détriment des plus pauvres mais à leur avantage et c’est ici que Rawls se révèle non seulement politiquement libéral (cf. ci-dessus), mais aussi économiquement libéral : avant de partager les richesses, il faut d’abord les produire et la fonction des inégalités économiques et sociales est de stimuler l’ardeur des plus productifs, sans lesquels il n’y aurait que peu à partager : le plus défavorisé sera mieux loti dans une économie riche mais inégalitaire (parce qu’inégalitaire, pourrait-on même dire) sur le plan des revenus et des richesses, que dans une économie trop égalitaire, mais de ce fait pauvre. En définitive, ces principes de justice illustrent clairement que Rawls est le fondateur de ce que l’on appelle l’égalitarisme libéral, à la recherche d’un équilibre entre efficacité économique, libertés politiques et justice sociale. Ce faisant, sa pensée relève-telle encore d’une conception procédurale de la justice ? La réponse dépend ici de la conception de la justice procédurale que l’on retient, car deux définitions en sont possibles : - la justice procédurale « pure » : la justice procédurale est pure, lorsqu’il n’existe pas de critère indépendant de la procédure pour définir le résultat juste ; au contraire, le résultat est juste, quel qu’il soit, pourvu que l’on ait correctement suivi la procédure. L’exemple classique en est les jeux de hasard : le gagnant d’une loterie, quel qu’il soit, verra ses gains légitimés, quel qu’en soit le montant, si les règles du jeu ont été scrupuleusement respectées. - La justice procédurale « parfaite » : cette fois il existe un critère indépendant de la procédure pour définir ce qu’est le juste résultat ; par ailleurs on peut imaginer une procédure qui garantisse le résultat désiré. Rawls relève, me semble-t-il, de cette seconde définition, dans la mesure où son insistance sur l’égalité réelle des chances, d’une part, et, d’autre part, son souci de réserver le meilleur sort possible aux plus pauvres délimitent fortement la cible à atteindre et donc les résultats auxquels la procédure sociale doit parvenir. Or, pour lui, une société libérale fondée sur les principes de justice qu’il propose devrait pouvoir atteindre ces deux objectifs. Cette combinaison de procédure sociale et de résultats à atteindre est caractéristique de la justice procédurale parfaite qui distingue Rawls d’autres penseurs libéraux plus classiques, lesquels relèvent de l’autre conception ; ces derniers défendent une conception plus ou moins pure de la justice procédurale (Nozick, Hayek), où les résultats du jeu social (et notamment du marché) ne peuvent être prédéterminés ou orientés. Voilà donc résumé le positionnement relativement atypique de Rawls comme précurseur reconnu de l’égalitarisme libéral. II / Amartya Sen (1980) : le disciple contestataire de Rawls « l’approche par les capacités », dont le point de départ est une critique radicale de la méthodologie retenue par Rawls dans sa théorie de la justice. Résumons la démarche de Sen en quatre étapes principales, dont la première consiste simplement à préciser un point important de la pensée rawlsienne. 1°) Pour mettre en oeuvre sa théorie, Rawls utilise en effet la notion de « biens premiers », qui sont des biens que tout individu cherche à acquérir et dont il donne une liste exhaustive : droits et libertés fondamentales, liberté d’orientation vers diverses positions sociales, pouvoirs attachés aux fonctions sociales, revenu et richesse, bases sociales du respect de soi-même. Pour l’ensemble de ces biens premiers, Rawls considère que les institutions sociales ne sont astreintes qu’à une obligation de moyens (les fournir aux individus en quantité suffisante et en conformité avec les principes de justice). En revanche, ces institutions ne sont en aucun cas soumis à une obligation de résultat : en d’autres termes, les individus pour Rawls restent les seules responsables de l’usage qu’ils font de ces biens premiers, car, grâce à ces biens premiers, ils ont pu librement choisir la vie qu’ils mènent, même si celle-ci ne correspond pas finalement à leurs attentes (leurs « goûts dispendieux » - assouvir une passion immodérée pour l’opéra, par exemple – ne sont en aucun cas à la charge de la société). 2°) Face à cette théorie rawlsienne de l’égalité d’accès aux biens premiers, Sen développe la critique suivante : même si les individus ont accès aux mêmes biens premiers, ils n’ont pas tous les mêmes aptitudes à convertir les biens premiers qu’ils détiennent en modes de vie accessibles grâce à ces biens. L’objet de la justice sociale, dit-il, c’est bien l’usage fait des biens premiers, plus que les biens eux-mêmes (auxquels Rawls lui semble attaché de manière « fétichiste »). C’est donc là que Sen greffe sa critique majeure, car, pour Sen, la responsabilité de l’individu n’est pas forcément en cause dans l’usage que l’individu est capable de faire des biens premiers dont il dispose. Et Sen cite notamment un quatuor célèbre dans sa pensée : l’esclave mal traité, la femme au foyer asservie, le chômeur découragé, le pauvre désespéré. Entre ces quatre cas très différents, il y a néanmoins un point commun : les individus sont contraints de n’envisager que des modes de vie modestes et peu nombreux, car ce qui est en cause ce sont non seulement les ressources modestes dont ils disposent, mais plus fondamentalement encore, ce sont les choix étriqués auxquels leur condition les astreint. D’où la troisième étape de la démarche de Sen : pour que la responsabilité individuelle puisse s’exercer correctement et être éventuellement mise en cause, encore faut-il qu’ils aient eu le choix réel du mode de vie qui est le leur et Sen prend ici un exemple percutant en comparant la situation d’une personne riche qui fait la grève de la faim et celle d’une autre qui meurt de faim, faute de pouvoir acheter de quoi manger. Au premier abord, leur situation en termes de bien-être physiologique est équivalente, mais le grand avantage que conserve le gréviste de la faim est d’avoir eu le choix de mettre en danger sa vie pour des convictions personnelles (dont il doit a priori assumer seul la responsabilité) et, pour lui, le choix reste ouvert, tant que sa lucidité lui laisse à tout moment la possibilité de mettre fin à la grève qu’il s’impose. A l’inverse, le pauvre qui meurt de faim n’a pas eu et n’a pas d’autre choix que d’accepter passivement son sort, à l’égard duquel la responsabilité de la collectivité ne peut être écartée. Dès lors, pour Sen l’espace pertinent pour juger de chaque cas particulier est bien celui de l’ensemble des modes de vie accessibles à l’individu et non pas le seul mode de vie effectivement observé. C’est cet ensemble de modes de vie accessibles que Sen appelle capability (« capacité »). Sur cette base, le point d’ancrage de la justice sociale chez Sen se trouve dans la comparaison, d’un individu à l’autre, de la « capacité » de chacun, c’est à dire de l’éventail des modes de vie auquel il peut avoir accès, et la norme sociale qu’il convient d’atteindre ou, au moins, d’approcher, sera donc l’égalité des « capacités ». En conséquence, la liberté de choisir réellement son mode de vie acquiert dans l’analyse de Sen un statut privilégié, peutêtre encore plus protecteur que chez Rawls, puisque l’étendue de la liberté y est prise en compte, au-delà de la seule garantie des moyens de la liberté. En contrepartie, si l’égalité des « capacités » est atteinte, alors l’ensemble des modes de vie entre lesquels l’individu doit arbitrer est par définition le même pour tous et donc le choix par deux individus de deux modes de vie différents ne peut impliquer aucune injustice susceptible de compensation. On comprend dès lors que cette « approche par les capacités » a beaucoup intéressé tous les spécialistes de sciences sociales et que les tentatives d’application de ce concept ont concerné beaucoup de domaines (santé, éducation, droits de l’homme, cultures et mentalités,…). De mon point de vue cependant, le concept est victime de son succès, car, après avoir ainsi défini l’objectif, Sen s’est bien gardé de préciser la méthode pour l’atteindre et surtout pour rendre conciliables (ne serait-ce que sur le plan budgétaire) toutes les interventions et dépenses publiques que « l’approche par les capacités » pourrait susciter. Si l’on s’en tient uniquement au domaine de l’éducation, on voit bien que, selon Sen, le concept rawlsien d’égalité réelle des chances ne peut suffire (école gratuite ou chèque éducation) ; encore faudrait-il vérifier que chaque enfant scolarisé soit susceptible de profiter réellement de l’école qu’il fréquente. Autrement dit, il faudrait vérifier, de manière aussi individualisé que possible, que chaque enfant est capable de convertir le capital humain mis à sa disposition en choix informé d’orientation (par exemple, pas de « plafond de verre » dans les milieux mal informés, c’est à dire pas d’autocensure en ce qui concerne les choix scolaires et professionnels ultérieurs). Vaste programme qui pourrait même justifier pour certains le principe de discrimination positive (quotas ou filières d’accès privilégiés pour catégories défavorisées), mais on peut alors sérieusement se demander si une application aussi radicale de l’approche par les capacités est encore fidèle au principe de l’égalitarisme libéral. Je laisse cette question ouverte, faute de temps, pour aborder maintenant le troisième auteur qui, dans le sillage de Rawls, approfondit de manière très originale le sillon de l’égalitarisme libéral : il s’agit de Serge-Christophe Kolm et de sa théorie de la « macrojustice ».