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DOCTORAT AIX-MARSEILLE UNIVERSITE

délivré par
Université de Provence

N° attribué par la bibliothèque

THESE
pour obtenir le grade de

DOCTEUR D’AIX-MARSEILLE UNIVERSITE

Formation Doctorale : Langues, Lettres et Arts


Champ Disciplinaire : Sciences de l’Art

Présentée par

Pascal KRAJEWSKI

Les appareils à l’œuvre :


L’art au risque de la technologie

Directeur de recherche :

Michel GUÉRIN
Professeur à l’Université d’Aix-Marseille

JURY
Monsieur Jean-Louis Déotte, professeur à l’Université de Paris VIII
Monsieur Jean-Marc Lachaud, professeur à l’Université de Strasbourg
Monsieur Pierre Sauvanet, professeur à l’Université de Bordeaux III, Michel de Montaigne

5 Juillet 2012
Résumé
La deuxième moitié du XXè siècle a vu l’explosion de l’ordre des appareils et de leur milieu, la
technologie. L’art n’est pas resté à l’abri de cette invasion, et les œuvres ont, elles aussi,
commencé de s’appareiller.
Ces œuvres appareillées sont dynamiques, indéterminées, interactives, algorithmiques, instables.
Nous chercherons ici à suivre cette irruption technologique dans les différents régimes
artistiques : au moment de la création de l’œuvre, dans son existence objectale et au moment de
sa réception esthétique.
Se dessinera alors, peut-être, une forme spécifique à ce que pourrait être un « art technologique ».
L’analyse finie, les lignes de fracture posées – la question décisive pourra alors être posée, à
défaut d’être tranchée : l’art survit-il à sa collusion avec la technologie ?

Mots-clés
Technologie, appareils, poïèse, ontologie, œuvre, réception, esthétique, imaginaire, sensible,
auctorialité, technè, signe, symbole, médium, algorithme, ghost, prototype

Summary
During the second half of the 20th century, the world of devices and their technological ground have tremendously
spread. Art, also, has been impacted by this invasion, and some artworks have become equipped-artworks.
Those specific artworks are : unstable, dynamic, algorithmic, unseen, interactive. We will try here to follow this
technological invasion in the three different places of the artistic regime : how the artist creates his piece of work, how
this object appears and exists, and how the spectator receives it.
Thus, might appear a new form for a genuine « technological art »…
Finally, we will be able to ask the core question and to tackle the main issue : are art and technology compatible ?

Keywords
Technology, devices, poiesis, ontology, artwork, reception, aesthetic, imaginative, sensitive, authorship, technè, sign,
symbol, medium, algorithm, ghost, prototype
Remerciements

« Tout maître est un puits sans fond. Sa sagesse est tout en


surface (en inflexions), son secret le plus reculé n’est qu’un
mode, une touche (voire une « façon de ne pas y toucher »),
un tact, un pas très subtil dans la gaucherie, un ton de
voix… Si bien que le quod, le quid et le quomodo ne
sont pas démêlables. » 1

A MG,

Pour son enseignement, non d’un fond mais d’une forme, non d’outils mais d’un tour.

Pour sa direction, qui forme l’esprit en s’attaquant à ses déformations : l’intransigeance qui
discipline (et Dieu sait qu’il y avait du boulot !).

Pour ses interventions aiguës et foudroyantes.

Pour son courage, d’affronter un sujet qui lui tombe du cerveau, afin de clouer au pilori mes
approximations (elles furent nombreuses).

Pour l’amitié qu’il me témoigne.

A MG, aussi

Pour tout ce que j’aurais écrit ici,


il y a deux ans.

1Michel Guérin, « Le geste de penser », dans Philosophie du geste : essai philosophique, Arles, Actes Sud, 2011, p. 141.
Disponible en ligne : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=1338.
Sommaire

Prologue : Qu’est-ce que la technologie ?


Introduction : L’art sous tension
*
PARTIE I : DE LA POÏETIQUE MULTIPOLAIRE
1. La technè en sous-traitance
2. Le médium parasite
3. La création sous protocole
4. La figuration synthétique ?
5. L’auctorialité en questions

PARTIE II : L’HYPER-ESPACE PLASTIQUE


1. L’espace des archétypes
2. La possibilité d’un prototype d’art
3. Lieu et infrastructure
4. Les domaines de la réplicabilité technologique

PARTIE III : LE GLAÇAGE DU SENSIBLE


1. La fabrique du sensible technologique
2. Le régime de la réception techno-esthétique
3. Post-anthropo-gonie

PARTIE IV : LES TECHNO-MORPHOSES DE L’ART


1. L’esthétique fantomatique
2. La poïétique des appareils

*
Conclusion : Dialogue aporétique

Index
Table des matières
Bibliographie-Webographie
Les appareils à l’œuvre
L’art, au risque de la technologie
Prologue

Prologue – Qu’est-ce que la technologie ?

D’abord : le cadre technique.


Nous essayerons dans les pages à venir de poser les fondements de la technologie. Pour ce
faire, notre démarche se placera beaucoup plus dans la filiation de Simondon (qui porte sa
réflexion sur les objets techniques, en philosophe-ingénieur1) que d’Heidegger (qui s’attaque à
l’essence de la technique, en philosophe-poète2). La pensée sur la technique est déjà riche et mûre.
Nous porterons notre attention sur une partie limitée de la vaste clairière dans laquelle elle
chemine, savoir : la technique entendue comme le champ de déploiement des objets techniques.
Nous voulons dire par là que nous délaisserons sciemment les divers sens abstraits et
anthropologiques du terme « technique » (comme la technique du corps, la technique du danseur
ou du cuisinier, la technique de la chasse). Nous n’évoquerons la technique que dans la mesure où
elle consiste dans un artefact.
La réflexion sur la technologie est plus récente, mais redouble celle sur la technique et
souvent s’y confond. En fait, et nous le verrons, le terme « technologique » devient la seule voie
d’accès de toute réflexion sur les produits manufacturés. Ainsi Michel Puech dans son dernier
essai donne une compréhension fort large à la technologie : « C’est le geste qui est technique, c’est
l’objet qui est technologique »3. Dans son cas, tout objet est technologique. C’est une proposition
de définition. L’essai est stimulant, mais nous ne pouvons adhérer à la thèse. Parce que pour
nous, une perceuse électrique n’est pas technologique. Devant ce désaccord répété, nous allons

1 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2001.
2 Martin Heidegger, « La question de la technique », dans Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 9-48.
3 Michel Puech, Homo sapiens technologicus : philosophie de la technologie contemporaine, philosophie de la sagesse contemporaine,

Paris, Le Pommier, 2008, p. 23.

-1-
Prologue

donc ici tenter de creuser notre sentiment et d’excaver les critères qui font d’un objet un
ressortissant exclusif de la sphère du technologique.

Trois petits essais


La parole est au linguiste.
En 1953, Heidegger publie : Die Frage nach der Technik. La même année sort, du même, en
français, La question de la technique, et en anglais, The Question Concerning Technology.
En 1968, Habermas donne à lire : Technik und Wissenschaft als „Ideologie“. La même année voit
paraître : en français, La technique et la science comme « idéologie » – en espagnol, Ciencia y técnica como
ideología – en anglais, Technology and Science as Ideology.

Citant Heidegger, Bernard Stiegler écrit dans La technique et le temps 1. La faute d’Epiméthée :
« Mais ainsi justement la machine n’est pas pensée à partir de l’essence de la
technique dont pourtant elle relève. »1
Richard Beardsworth et George Collins traduisent ce passage ainsi :
« Characterized in this way, however, the machine, is not thought at all from
out of the essence of technology with which it belongs. »2

Le fleuron français s’appelle Polytechnique et rivalise avec le prestigieux Massachusetts Institute of


Technology des Etats-Unis…

Utilisons la puissance du web là où elle est pertinente : en cliquant d’une langue vers l’autre
dans la fameuse encyclopédie en ligne Wikipédia, on s’aperçoit que le mot « technologie » est
présent en anglais, français, allemand, espagnol – tandis que le mot « technique » ne renvoie vers
aucun article en anglais...

A notre grand dam, ni « technique », ni « technology » n’ont été jugés dignes d’entrer dans le
Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles de Barbara Cassin3… On aurait pu y
lire, développé, qu’en gros, les anglais appellent « technology » ce que nous appelons simplement
« technique », et par un retour espiègle de la raison, nous nous mettons à appeler « technologie »
ce que les anglais appellent « technology ». Il y aurait en fait deux sens en français au mot
« technologie ». Son sens premier, étymologique, savant : la science qui étudie la technique et les

1 Bernard Stiegler, La technique et le temps 1. La faute d’Epiméthée, Paris, Galilée, 1994, p. 38.
2 Martin Heidegger, Technics and time, Stanford, Stanford University Press, 1998, p. 24.
3 Barbara Cassin (sld), Le vocabulaire européen des philosophes, Paris, Seuil, 2004.

-2-
Prologue

techniques. La techno-logie est, au sens pur, un discours (logos). Mais comme force est de
ménager de la place à l’emploi (même impur) qu’une société et une langue font de leurs vocables,
un second sens vient se nicher et envahir complètement les lieux, celui qui est ouvertement et
déclarativement une importation de l’anglais. Est technologique dès lors ce qui est
« technological », et fi de la technique ! La technologie, d’inspiration anglo-saxonne, serait tout ce
qui relève du bon usage et de la connaissance des outils et des méthodes en vue de mieux
s’adapter et contrôler son environnement. Ce qui de loin, comme de près, pourrait s’apparenter à
la définition même de la technique…

Est-ce là l’une de ces anecdotes banales qui émaillent la vie d’une langue : un mot, plus
pompeux ou plus populaire, moins rêche ou moins compris, taille les croupières d’un autre et
finalement prend sa place, tout auréolé d’un consensus populaire sur un cadavre pleuré par les
philologues et les érudits ? L’ombre menaçante du « sociétal » plane sur le « social », le sens
premier d’« apocalypse » n’a guère plus cours, etc. C’est peut-être le cas ici, mais aujourd’hui il
nous semble qu’est technique ce qui n’est pas technologique, que ces deux termes ne sont pas
indifférents, que le second ne peut être employé pour le premier à tout crin, et que donc l’enquête
doit se poursuivre. Sur un autre terrain.
*
Que dit le béotien ?
- « Est technologique tout ce que je peux acheter à la FNAC ! »
Mais encore…
Que dit le golden boy ?
- « Délimitent le périmètre du technologique les cent entreprises cotés au NASDAQ ! »
Guère satisfaisant…
Que dit le sociologue ?
Jouons au jeu des sept familles, et dites-moi s’il faut adouber de « technologique » ou
marquer du sceau de « technique » les termes suivants :
Un marteau, un lit, le pèse-personne de votre grand-mère, un livre, un thermomètre, un tire-
bouchon… – facile !
Un ipod, une playstation, un téléphone portable, un tamagotchi, une fusée,… – encore plus
simple !
Plus dur : l’hologramme, la télévision, un four, la voiture, votre pèse-personne actuel, votre
brosse à dent, celle qu’on veut vous vendre à la télé, le laser…

-3-
Prologue

Il y aurait comme une rupture dans l’histoire des outils à partir de laquelle on quitterait le
monde plan-plan et rustique de la technique pour s’immerger dans la chatoyance de la
technologie. Suivons cette piste historique et tentons de ranger : une plaque de cuisson au gaz,
puis à l’électricité, puis le vitro céramique ? Un transistor muséal, un radio-réveil, une chaîne hi-fi,
un autoradio RDS dernière génération ? Une montre à aiguilles, à quartz ?
A partir de quand un marteau devient-il technologique ? Quand je lui ajoute un cadran qui
donne l’heure ? Quand je lui ajoute un cadran qui affiche le nombre de joules dépensés lors de
l’impact ? Quand je lui ajoute un cadran qui me dit combien de coups il me reste à porter et à
quelle force, pour enfoncer ce satané clou ?
Avant de sombrer dans le tout technologique, ne pourrait-on distribuer équitablement les
termes d’électronique, d’électro-technique, d’informatique, de numérique, de domotique,
d’automatique ? Il y a quelques années, toutes les ventes de ces produits high tech venaient grossir
les chiffres de ce qui était alors appelé : « l’électronique grand public ». La SuperNES était
électronique quand la PSP serait devenue technologique ?
En fait, le terme est employé au quotidien pour qualifier tous les outils qui sont modernes,
qui font modernes, qui dessinent des couleurs et des blings, qui en jettent, qui ont coupé toute
filiation avec cette bonne vieille mécanique, celle qu’on pouvait comprendre, celle dont on voyait
les rouages. Le technologique, c’est le nouvel avatar de la valeur « moderne » dans le champ des
objets. Ne lui manque plus que son Baudelaire !
Le vrai technologique est à la fois le riche (produit cher) et le futuriste-déjà-là. Partant, tout
produit qui se revêt de l’épithète bénéficie de ce capital de séduction. Le vrai technologique est ce
qu’on continue d’appeler le high tech – et tout produit veut faire croire qu’il devient high tech, parce
que c’est une valeur marchande autant que sociale. Un écran plasma ou une nouvelle « ouverture
facile » sur un paquet de gâteaux deviennent high tech. Nous ne sommes pas sûrs que ni l’un ni
l’autre ne le soit…
Finalement est technologique ce que la société déclare tel. Un peu comme l’art, en fait…
Nous continuons de croire que tout n’est pas technologique.
*
La parole à l’historien.
Nous nous ferons ici historien des techniques à la recherche des faits saillants pour construire
notre propre définition de la technologie, étant entendue que nous venons de montrer la
difficulté de s’assurer d’un sens commun, clair et partagé.
En 1800, Volta invente la pile électrique. Le champ de la technique vient de bourgeonner pour
donner naissance à une nouvelle science : l’électricité. Elle gagnera la légitimité et son autonomie

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Prologue

en découvrant ses lois propres, en façonnant ses outils propres et en autorisant la création de ses
inventions propres. Le champ disciplinaire qui se crée ainsi progressivement sera connu sous le
nom d’« électro-magnétisme » (branche de la physique qui étudie le champ électromagnétique et
son interaction avec les particules dotées d’une charge électrique). C’est le premier pas vers la
technologie, car c’est la première fois que l’on crée une technique magique : une de celles qui
agissent à distance sans pouvoir être expliquées simplement.
En 1947, les laboratoires Bell inventent le transistor (pour lequel Shockley, Bardeen et Brattain
recevront le prix Nobel de physique en 1956). Il n’est pas seulement le successeur du tube
électronique (ou tube à vide) : la miniaturisation et le saut technique réalisés permettent
d’inventer un nouvel outil. Il ne s’agira plus simplement d’amplifier un signal ; mais de jouer les
rôles d’interrupteur, modulateur et stabilisateur. En devenant un interrupteur, le transistor permet
donc de laisser passer le courant ou pas, d’être en position ON ou OFF, c’est-à-dire, de valoir en
sortie les valeurs 0 ou 1… Une nouvelle branche de l’électricité vient de paraître : l’électronique.
Les premiers appareils technologiques, qu’on appellera alors de « Haute Technologie » (High tech,
Hi-fi) vont pouvoir voir le jour, à partir de cet élément technique capable de transmettre un
« oui » ou un « non ».
Les années qui suivent sont une course à la miniaturisation : on installe des milliers de
transistors sur une surface toujours plus petite. En 1958, Texas Instruments lance le circuit intégré
(ou puce électronique). Il s’agit d’un composant électronique d’un unique substrat, reproduisant
une ou plusieurs fonctions électroniques plus ou moins complexes, intégrant souvent plusieurs
types de composants électroniques de base dans un volume réduit, rendant le circuit facile à
mettre en œuvre. Kilby reçoit le prix Nobel de physique en 2000 en récompense de ses travaux1.
Le nombre de transistors présents sur une puce est en croissance vertigineuse : en 1971, on en
met 4.000 ; en 1989, 1 million ; en 2007, 1.7 milliard. La miniaturisation et l’intégration des
transistors sur un circuit intégré vont autoriser un nouveau saut qualitatif qui s’accomplit par
l’invention du microprocesseur en 1971 par Intel. A la base, il s’agit d’un circuit intégré numérique
complexe2 ; mais c’est sa fonction qui nous retiendra ici : un microprocesseur est un processeur,
c’est-à-dire un circuit intégré suffisamment dense pour traiter des données et exécuter des
instructions3.

1 L’académie Nobel déclarait : « L’américain Jack Kilby, né en 1923, qui travaille depuis 1958 chez Texas
Instruments, a été récompensé pour sa contribution à l’invention du circuit intégré (…) sur laquelle reposent
aujourd’hui toutes les nouvelles technologies ». Henri Lilen, La saga du micro- ordinateur : une invention française, Paris,
Vuibert, 2003, p. 75.
2 On distingue les circuits intégrés analogiques et numériques. Les circuits intégrés numériques les plus simples sont

des portes logiques (et, ou, non), les plus complexes sont les microprocesseurs et les plus denses sont les mémoires.
3 Le microprocesseur est né d’une volonté économique. Avant son arrivée, chaque projet industriel voyait la mise en

place d’un circuit intégré spécifique reliant ces composants de sorte qu’il remplisse la mission (les opérations et

-5-
Prologue

A cet endroit exact, l’électronique rencontre l’informatique (développée depuis longtemps


avec Von Neumann et des ordinateurs IBM à cartes perforées) pour ouvrir un nouveau champ de
développements : la technologie numérique. Cette alliance avec l’informatique renforce les
caractéristiques du microprocesseur qui n’en finit pas de se miniaturiser et ainsi d’essaimer.
« L’histoire des microprocesseurs sur les trente dernières années est certainement la plus
formidable évolution technologique de l’histoire humaine, tant en durée qu’en ampleur »1.
La pierre angulaire de la technologie numérique nous parait donc être le microprocesseur qui se
démarque de l’électronique et de ses circuits intégrés dans la mesure où il sait faire des choses et
sait traiter des instructions.
Nous dirons donc, à ce stade, qu’est technologique tout ce qui possède (et fonctionne grâce
à) un microprocesseur. Mais nous ne voulons pas dire que le technologique mourra avec le
prochain saut technique de l’objet microprocesseur (on pense déjà à des ordinateurs quantiques ou
à trouver d’autres systèmes de miniaturisation que les puces au silicium). L’objet fait de transistors
sur silicium importe peu. C’est la fonction qui compte : celle d’un composant miniature capable
de traiter des instructions et des données. A la suite de Simondon, nous parlerons du
microprocesseur comme schème pur de fonctionnement de l’objet technologique numérique. Et ce
schème est tel, qu’il permet de dessiner un véritable « ensemble technique »2 (c’est pour cela que
les nouvelles technologies créent un nouvel ordre, celui du technologique).
D’ailleurs il en va de même pour l’intégralité de ce paragraphe : contrairement aux
apparences, nous n’avons pas proposé une lecture historiographique des outils mais bien des
techniques qui y sont rattachées. L’outil matériel n’est qu’une proposition, un accident, fondé sur
une réalité historique d’une société (qui a découvert le charbon, mais pas encore le pétrole ; qui
possède plein de silicium, et peu de germanium) – la technique afférente ou efférente compose le
sens qui justifie l’outil. Nous retrouvons bien la distinction de Leroi-Gourhan entre le « fait » et la
« tendance »3. L’histoire des outils/matériaux n’est que la porte d’entrée vers l’histoire des

calculs) demandée par le projet. « À l’époque, tous les circuits logiques sont conçus sur mesure pour les produits de
chaque client. Par définition, ce processus empêche l’utilisation généralisée d’un circuit logique, quel qu’il soit ». Face
à cela, Intel proposera « un composant logique monolithique programmable qui va chercher ses instructions dans des
mémoires à semi-conducteurs et peut s’intégrer à un large éventail d’applications sans qu’il soit nécessaire d’en
modifier la conception ». Ce nouveau « produit présente un potentiel d’applications virtuellement illimité,
transformant des machines passives en machines intelligentes ». « Microprocesseur », dans Encyclopedia universalis [en
ligne].
1 François Anceau, « De Von Neumann aux super-microprocesseurs », dans Yves Michaud (sld), Les technologies, Paris,

Odile Jacob, 2002, p. 26. Cet article donne un bon aperçu de ce qu’est, techniquement, un microprocesseur.
2 Notion reprise de Leroi-Gourhan : « C’est qu’il n’y a pas de techniques mais des ensembles techniques commandés par

des connaissances mécaniques, physiques ou chimiques générales. Quand on a le principe de la roue on peut avoir
aussi le char, le tour du potier, le rouet, le tour à bois ; quand on sait coudre on peut avoir non seulement un
vêtement de forme particulière, mais aussi des vases d’écorce cousue, des tentes cousues, des canots cousus,… ».
André Leroi-Gourhan, Evolutions et techniques : L’homme et la matière, Paris, Albin Michel, 1992, p. 39-40.
3 André Leroi-Gourhan, Evolution et techniques : L’homme et la matière, Paris, Albin Michel, 1992, p. 27-29.

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Prologue

techniques qui sont la fonction que donne l’homme à ses outils, le sens que la main humaine
appose sur ses créations utilitaires.
Le technologique est une bouture du technique qui s’est autonomisée, s’est transformée en
clade pour se séparer de plus en plus, tout en cohabitant avec les rejetons de son lointain ancêtre.
Aujourd’hui, ces deux ordres sont les deux régimes1 d’un même mode d’être-au-monde, un être-
au-monde-artificiel : cette façon par laquelle l’homme, en quête de son autonomie, s’est forgé un
arsenal d’artefacts qui l’ont peu à peu coupé de la physis, ont construit un nouveau monde
(artificiel), et à présent le coupent à nouveau de ce dernier construct.

La technique et la technologie
La lecture de Leroi-Gourhan fait autorité : l’histoire de l’hominisation est une histoire des
prothèses. Le devenir humain est un devenir-prothétique. Par ses pro-thèses, l’homme se jette en
avant et dans le futur2.
On pourrait proposer ici une autre histoire de l’hominisation, une histoire de l’invention
d’objets servant à asservir la Nature et à se départir de ce qui y fait obstacle à notre conservation
et notre confort. Il y a plusieurs sortes d’artefacts : les artefacts esthétiques, religieux, et
techniques3. Chacun d’entre eux a un mode d’existence particulier ; ils ne signifient pas la même
chose pour l’homme. Parmi les artefacts techniques, nous proposons deux grandes classes : les
objets qui répondent au besoin de l’homme d’agir sur son environnement et ceux qui ont pour
tâche de le connaître. Le premier est un moyen d’action, tout en puissance – le second est un
moyen d’appréhension, tout d’information. Nous appellerons techniques, les objets qui
ressortissent à la première classe1, et technologiques les seconds.
Armé de cette définition, nous découvrons que le technologique n’est pas nouveau. Le
cadran solaire ou la girouette en sont deux ancêtres immémoriaux. Plus près de nous, la lunette
astronomique, tout comme le premier daguerréotype sont de la partie. Un objet technologique est
un objet qui traite les données extérieures et les retranscrit. La technologie est bien un discours
mais non un discours sur la technique mais bien de la technique. Un objet qui parle – ou plus

1 Nous préférons délaisser ici le concept de ‘phase’ que Simondon propose, en important une notion scientifique

d’une façon qui nous paraît moins probante.


2 « Par pro-thèse, nous entendons toujours à la fois : - posé devant ou spatialisation (é-loignement) ; - posé d’avance,

déjà là (passé) et anticipation (prévision), c’est-à-dire temporalisation ». Bernard Stiegler, La technique et le temps 1. La faute
d’Epiméthée, Paris, Galilée, 1994, p. 162.
3 Puech précise par exemple : « La technique doit être comprise comme une facilitation de l’existence humaine,

facilitation typiquement efficace par comparaison avec la facilitation typiquement poétique que représentent magie et
religion ». Michel Puech, Homo sapiens technologicus : philosophie de la technologie contemporaine, philosophie de la sagesse
contemporaine, Paris, Le Pommier, 2008, p. 57.

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Prologue

exactement un objet qui décrit le monde – est un objet technologique. Il y a des artefacts d’ordre
purement sémiologique. Appelons-les des artefacts de signalisation. Ils sont épi-grammatiques :
ils parlent mais se contentent de transmettre ce qu’on leur a dit de transmettre. Rangeons ici : les
livres, les panneaux routiers ou les feux de circulation. La différence avec un objet technologique
est flagrante : ils ne disent rien de leur environnement, ils ne traitent pas de signal entrant pour le
retranscrire en sortie, ils ne dialoguent pas avec leur milieu.
La montre est-elle technologique ? Le cadran solaire, c’est sûr : il transforme les rayons
entrants du soleil en lecture graphique sur un cadran. Mais la montre ? Elle est autonome. Elle ne
transforme aucun stimulus extérieur, c’est un système totalement fermé. Nous n’avons pas encore
de réponses. La question étant finalement : le technologique est-il ce qui donne une information
ou ce qui traite une donnée, un signal ? Le technologique tient-il dans un schème de
fonctionnement ou dans un usage social ?
Certains objets techniques peuvent autoriser, par accident, une lecture sémiotique sans pour
autant intégrer l’ordre du technologique. Si une girouette donne le sens du vent, une cheminée en
fonctionnement aussi. Mais elle n’a pas été conçue pour cela, là n’est pas sa fonction, là n’est pas
sa vocation, sa raison d’être.
Essayons à présent de poser les bases de notre distinction entre ces deux ordres. S’il n’y avait
qu’une machine à dresser en emblème de la technique, ce pourrait être la machine à vapeur, celle
qui fait basculer le monde artisanal dans l’industriel. La machine à vapeur permet à l’homme : 1.
de passer outre ses limitations physiques par le biais d’une machine (il soulèvera des poids plus
lourds, se déplacera plus vite, plus loin, etc) ; 2. de définitivement s’affranchir de la physis en
contrôlant un processus de transformation de matière. La technique serait donc la sous-traitance du
traitement de la matière à des machines. Elle implique un processus de transformation de l’énergie. Un
auteur de Science Fiction pessimiste transformerait l’homme sur-technicisé en légume physique,
atrophié, débile, incapable de porter la moindre charge ni de faire le plus hygiénique des
déplacements. La technologie, quant à elle, est la sous-traitance du traitement de l’information à des
appareils. Elle se conçoit comme un processus de computation, ie de transformation des données
sensibles. Le futur homo-hyper-technologicus sera un homme désensibilisé, défait de ses propres sens,
ne prenant le pouls du monde et de son environnement direct que par le biais d’écrans
informationnels. Il n’ouvrira pas la fenêtre pour savoir s’il fait beau temps ; son radio réveil lui
aura déjà annoncé la mauvaise nouvelle et il pourra rester couché sans même avoir eu à se lever !
Mieux : sachant cela, le réveil n’aura pas même sonné ! L’ordre des choses n’est plus seulement

1 Séris, relisant Heidegger, précise : « La technique « impose à la nature l’exigence de fournir de l’énergie » : la capter,

la mettre à disposition, la transformer, l’intensifier, la stocker, voilà la tâche de la technique ». Jean-Pierre Séris, La

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Prologue

celui de la médiation, mais devient celui de l’interprétation. L’outil comme l’appareil sont deux
médiateurs, mais l’appareil technologique devient en plus un intermédiaire, un traducteur.
L’action de l’outil technologique peut se décliner en trois modalités : amplifier, traduire, traiter.
Ces trois modalités, loin d’être exclusives, souvent se combinent. Les jumelles amplifient les
rayons lumineux, le cadran solaire les traduit, l’appareil photographique les traite…

Dès lors, seront dits technologiques tous les objets qui répondent directement à ces critères,
et, dans un deuxième cercle, tous les objets qui n’auraient pas pu être fabriqués sans la
technologie. En effet, aujourd’hui, les artefacts technologiques ne sont pas qu’en front office, ils ont
aussi envahi le back office : les ordinateurs et les automates qui fabriquent la plupart des produits
manufacturés dans notre société industrielle, sont à n’en pas douter des objets de haute
technologie. Tout ce qui sort de leurs chaînes de production n’en est pas pour autant. L’invasion
des machines-outils technologiques a surtout eu pour but d’améliorer l’efficacité du système et
son rendement mais fondamentalement, un marteau pourrait très bien continuer d’être fabriqué
sur des machines du XIXème siècle. Seuls les objets qui n’auraient pu être produits sans l’apport
de la technologie seront dits ‘technologiques’.
*
Il y a, dans l’histoire des techniques et des technologies, une découverte fondamentale : la
maîtrise de l’électricité. Nous ne pouvons que nous étonner de la relative ignorance
philosophique à son égard, parce qu’à notre sens, elle mériterait d’intégrer la tétralogie de
Bachelard. Sans aller jusqu’à ébaucher les premières bribes d’une psychanalyse de l’électricité,
arrêtons-nous-y un instant, tout de même. Précisons que nous appelons ici « électricité », ce que
des puristes nous demanderaient de nommer « électro-magnétisme ».
Rudolph Carnap posait ainsi :
« Et peut-être nul ne saura répondre à la question : Qu’est-ce que l’électricité ?
Aussi, l’électricité demeure t-elle, à tout jamais, l’un des grands mystères
insondables de l’univers. »1
Cette science toute bête que l’on apprend aux enfants à base de U=R.I, recèle pourtant un
mystère indéflorable. Et en effet, qu’est-ce que cette puissance invisible et devenue invincible, qui
a envahi nos existences, est totalement domptée, est tombée dans une banalité affligeante ? Qui
arrivera en conscience à l’expliquer à nos enfants ? Qui est cette fée électricité ?

technique, Paris, PUF, 2000, p. 291.


1 Rudolph Carnap, Les fondements philosophiques de la physique, Paris, A. Colin, 1973, p. 228. Cité dans : Alain Boutot,

L’invention des formes : chaos, catastrophes, fractales, structures dissipatives, attracteurs étranges, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 117.

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Prologue

L’électricité nous parait être une brique fondamentale dans l’histoire de l’hominisation à plus
d’un titre. Premièrement, sa maîtrise autorise l’action à distance : les aimants, les ondes, le courant
sont autant de phénomènes électromagnétiques dont la conquête a permis à l’Homme de se
lancer dans le télé-. C’était un habile mécano, il devient un sorcier tout puissant ! En deuxième
lieu, l’électricité irrigue les deux ordres cités : la technique et la technologie. En effet, l’emploi de
l’électricité est double : en tant que source d’énergie (et de stockage d’énergie d’ailleurs), et en tant
que source d’information. Cela signifie que l’électricité est au cœur de la plupart des objets
techniques et technologiques. Nous avons évoqué, par souci d’honnêteté, quelques artefacts qui
correspondent à notre approche de la technologie et qui, non électrifiés, peuvent paraître
incongrus. Mais ce ne sont finalement que des ancêtres, des proto-technologies. L’essor des
technologies modernes n’a pu se faire qu’avec la conquête scientifique de l’électricité, c’est-à-dire
de ses lois et de ses principes. La branche physique dite de « traitement du signal » n’apparaît
véritablement qu’avec l’arrivée des transistors, qui servent d’interrupteurs en laissant passer (ou
non) un courant électrique. Rétorquer que l’orgue de barbarie ou les pianos automates sont déjà
du traitement du signal, c’est porter au pinacle d’étranges et sympathiques fossiles sans
descendance. Aucun d’entre eux n’a conquis de position, n’a débouché sur la mise en place d’un
véritable ordre nouveau des objets. En effet, et ce sera notre troisième point, l’électricité a envahi
notre quotidien, a totalement diffusé dans notre sphère des objets intimes, tant et si bien qu’elle
est devenue une banalité et un impensé de notre quotidienneté. La réussite sociale de sa mise en
réseau a permis l’émergence de tous ces nouveaux outils et appareils. Elle a été le milieu
favorable, le bouillon de culture, le terreau sur lequel ont pu croître, se diversifier, coloniser, les
appareils technologiques. Notre lecture historiographique des outils techniques est donc
darwinienne, et conclut à l’apparition d’un nouveau clade des objets techniques, les objets
technologiques – qui viennent construire un nouvel ordre dans le système des objets. C’est en
s’imposant et en se multipliant (alors qu’ils étaient anecdotiques, il y a cent cinquante ans), qu’ils
s’autonomisent et s’érigent en ordre à part.
*
L’arrivée dans notre intime ordinaire de la technologie s’est faite en deux vagues : le
transistor a ouvert les vannes de l’électronique grand public ; le microprocesseur, celle des
appareils de haute technologie. Ceux-ci ont rapidement contaminé ceux-là de sorte qu’aujourd’hui
les ordinateurs sont partout, et que la technologie est pratiquement numérique (à défaut de l’être
essentiellement).
« Les ordinateurs peuvent être classés en deux grandes familles suivant que
nous connaissons ou ignorons leur existence. – Les ordinateurs « visibles » (…)
– les ordinateurs « cachés » qui se présentent comme des composants

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électroniques évolués et dont nous ignorons généralement l’existence :


surveillance et pilotage des véhicules (automobile, train, avion, fusée) dispositif
de communication et de localisation (terminaux, GSM, répondeur, GPS)
électroménager (chaîne hi-fi, magnétoscope, machine à laver), horlogerie
(montres numériques, séquenceurs). »1
L’électronique de seconde génération est donc numérique. Toute technologie électrique
devient numérique, de sorte que le technologique et le numérique pourraient s’employer
indifféremment (comme une publicité disait, il y a quelques années, que le train électrique de nos
enfants fonctionne à l’énergie « nucléaire », en lieu et place d’« électrique »).

Ce qu’il advient par là même, c’est l’invasion de la puissance de calcul dans l’ensemble de nos
objets quotidiens, s’accompagnant ipso facto d’une sous-traitance de nos capacités de mémorisation
et de réflexion.
« Par la technoscience contemporaine [l’homme] apprend qu’il n’a pas le
monopole de l’esprit, c’est-à-dire de la complexification, mais que celle-ci n’est
pas inscrite comme un destin dans la matière, mais qu’elle y est possible, et
qu’elle a eu lieu, au hasard mais intelligiblement, bien avant lui-même. Il
apprend en particulier que sa propre science est à son tour une
complexification de la matière ou pour ainsi dire, l’énergie elle même vient se
réfléchir, sans qu’il en tire nécessairement bénéfice. »2
Le numérique donne corps à (et l’Intelligence Artificielle, bien que pour une grande part
fantasmatique, incarne) cette lecture lyotardienne de la société post-moderne.

Si, du technologique, nous ne retenons que le numérique, pourquoi ne pas parler de


numérique tout simplement ? Nous avons trois raisons dont chaque est suffisante seule. Primo,
pour ne pas occulter ces fameux ordinateurs cachés dont parle Anceau. Le vocable
‘technologique’, plus large d’acception à tout un chacun, permet d’intégrer une extension (au sens
linguistique) plus vaste de types d’appareils y répondant. Deuzio, parce que le terme ‘numérique’
lui-même veut dire beaucoup de choses, et d’abord un phénomène simple : la transformation
d’un signal analogique en signal numérique, codé à base de bits, après échantillonnage. Ce
principe, clair, est cependant très loin de son développement généralisé actuel. L’appareil photo
est numérique comme le fichier word ou le fichier mp3 lui même obtenu à partir d’un CD, qui est
déjà numérique. Le terme de numérique est presque encore plus flou que celui de technologique
et les horizons qu’il dépeint ne nous semblent pas coller avec ceux que l’on voudrait présenter
nous-mêmes… Tertio, parce que ce travail s’ente dans un champ disciplinaire qui ne nous a pas

1 François Anceau, « De Von Neumann aux super-microprocesseurs », dans Yves Michaud (sld), Les technologies, Paris,
Odile Jacob, 2002, p. 28.
2 Jean-François Lyotard, L’inhumain : causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988, p. 54.

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Prologue

attendu pour étudier « l’art numérique ». Derrière ce syntagme, on trouve préférentiellement une
étude de l’art des images numériques. Or, c’est exactement ce dont nous ne voulons pas traiter. Pour
une part même, certaines images numériques sont exclues de notre périmètre de recherche
(l’infographie par exemple). A contrario, les arts de la robotique (qui nous intéressent au premier
chef) ne sont pas analysés dans ce type de travaux. Pour éviter donc une incompréhension dès le
titre, nous avons décidé de délaisser le terme d’art numérique, pour pouvoir nous intéresser aux
arts technologiques, ie ceux qui fonctionnent grâce à un microprocesseur. Plutôt que de parler de
numérique, on retiendra que la technologie fonctionne effectivement sur un processus de mise en
nombre du monde, permettant d’y adjoindre un programme de traitement de données.

Arrivé à ce stade, nous pourrions donc proposer une typologie à la Mac Luhan : la technologie
froide correspond à tous les objets qui traitent un signal directement environnemental et naturel en
absence d’électricité. On y retrouvera quelques ancêtres technologiques mais aussi des matériaux
modernes, synthétisés en laboratoire : les tissus intelligents, les matériaux à mémoire de forme,
etc. La technologie tiède est celle de l’électronique. Elle fonctionne à base d’électricité et de circuits
intégrés. Enfin, la technologie chaude, celle des hautes technologies. Elle fonctionne à base
d’électricité et de microprocesseurs. Elle a pour charge une mission de calcul, de computation sur
des données reçues.
*
Nous n’avons pas encore vraiment évoqué la technologie. Nous avons dit comment
employer l’adjectif « technologique » pour qualifier un objet. N’y a t-il de technologique que
d’appareils ?
Peut-on parler d’homme technologique par exemple, comme semble le proposer Michel
Puech ? Homo technologicus serait un homme cerné par la technologie (ie à ce stade : des objets
technologiques), formaté dans ses comportements et habitus par l’action d’un environnement
technologique. La technologie omniprésente conditionne l’être-au-monde de l’homme,
l’arraisonne, continuant bien, par là même, de relever de l’essence de la technique. Mais c’est aussi
l’homme de l’hybridation, le prothétique, le proto-cyborg, se pluggant, se greffant, usant
d’appareils de vision ou d’audition qui pallient technologiquement ses handicaps. Le
microprocesseur est partout dehors, il est aussi à l’intérieur de l’homme. Il y aurait alors bien un
homme technologique, celui qui se connecte au monde par le truchement de ces nouveaux
instruments, celui qui dénie l’emploi de ses sens, pour sous-traiter leur action à des appareils
d’une grande sophistication, celui qui s’est lui-même bâti un cocon qui fait à présent barrière et
l’empêche d’accéder, nu, au monde.

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Que serait un fait technologique ? En est-il comme du fait technique dont Castoriadis disait
qu’« on ne peut donc séparer rigoureusement les ‘faits techniques’ et les autres »1 ? Et en effet, il
n’y a pas de faits techniques isolables, parce que technique et culture se co-déterminent. Quand il
y a culture, il y a technique, et vice versa. A contrario, la technologie est loin d’être universellement
partagée. L’idée même de traiter le milieu extérieur, non avec des outils de domination, mais avec
des appareils de perception – est une idée éminemment rationaliste. Elle consiste à tenter
d’approcher l’invisible en le rendant visible. Elle consiste à abolir Hermès pour le désacraliser en
le rationalisant. En suivant, elle cherchera à maîtriser cet invisible : c’est-à-dire à l’épuiser dans
l’explication, à le transformer, et à l’employer à ses propres fins. Le fait technologique organise la
profanation (c’est-à-dire l’intromission dans le giron de l’humain) des forces magiques (là où la
technique se fait profanatrice des forces naturelles). Le fait technologique s’est desquamé de son
état protohistorique, quand il s’est forgé son milieu propre de genèse et d’incubation. Isolés,
apparurent quelques instruments technologiques. Une fois une masse critique atteinte, ils
s’appareillèrent, formant ainsi un milieu de plus en plus dense. Le fait technologique est
l’appareillement d’un objet technologique dans son écosystème artificiel.
La technique reste un fait anthropologique, alors que la technologie est un fait civilisationnel.
Nous voulons dire par là qu’il y a dans la technique une part d’universel, un sensus communis qui
permet une communicabilité à toute l’espèce humaine. Un objet technique est un objet dont
l’action peut s’expliquer, qui peut se démonter et partant se démontrer. Tous les peuples n’ont
pas développé les mêmes objets techniques mais ils ont tous réussi à construire des objets
techniques qui visent, d’une façon savante ou naïve, à dompter la nature et certaines de ses lois
ou de ses régularités. Par conséquent, ils sont susceptibles d’appréhender tout nouvel objet
technique comme relevant du même ordre : l’ordre des objets démontables, explicables, dont les
ficelles se voient. Avec la technologie, il n’en est plus rien. L’objet technologique ne s’explique
pas ; on ne peut exhiber le tour de passe-passe du charlatan, car c’est d’un vrai magicien qu’il
s’agit. Les actions à distance sont inexplicables à un peuple qui n’a pas conquis ce type de science.
Une tribu nomade peut être épatée par un objet technique, elle sera terrorisée par un appareil
technologique.
La fée électricité, disions-nous. L’électricité métaphorisée dans la figure imaginaire de la fée.
L’électricité, c’est la re-découverte de la magie parce qu’elle autorise l’action à distance et invisible.
Les ondes relèvent de la même fibre, de sorte que l’on pourrait dire que l’électro-magnétisme est
la forme scientifiquement (ap)prouvée de la magie. L’action à distance, le télé-, fait basculer la

1 Cornelius Castoriadis, « Technique », dans Encyclopedia universalis [en ligne].

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technique dans une techno-magie1, l’anthropologique dans le civilisationnel. La technologie n’a


fait que poursuivre ce mouvement : d’une croissance de la complexité, qui est une croissance de
la difficulté d’expliquer, qui est une croissance de la somme de connaissances nécessaires pour
comprendre un fait, qui peut se voir comme un retour de la magie dans le quotidien. Là où
l’électricité permettait de jeter des sorts, la technologie autorise à lancer des rituels : plus
complexes, plus puissants, plus démiurgiques. Dans Le Capital, Marx définissait la technologie
capitaliste comme la rationalité incarnée ; la technologie aujourd’hui est le ré-enchantement de la
rationalité2.
La Réalité Virtuelle est à cet égard emblématique. Qu’elle soit augmentée ou non, elle fait,
par la puissance de ses calculateurs et simulateurs, entrer quasi physiquement le spectateur dans
un monde totalement autre, nouveau, où l’esquisse de mouvements vaut acte moteur, où la
déambulation est non périlleuse, où un battement de cils ouvre des portes scellées…

A partir de ce point, nous appellerons « technologique » tout objet fonctionnant par l’emploi d’un
microprocesseur, c’est-à-dire tout objet qui appartiendrait aux corpus de la technologie chaude, c’est-à-dire tout objet
auquel on a sous-traité la computation sur ces données informationnelles. Autant dire tout objet qui, d’une façon
ou d’une autre (et tel que l’on n’essayera pas ici de l’expliciter), contiendrait une forme numérique d’intelligence…

Qu’est-ce qu’un appareil technologique ?


La pensée du début du XXIème siècle s’est tournée vers l’étude des outils technologiques.
Retenons deux démarches. Celle de Jean-Louis Déotte (relayée par Pierre-Damien Huyghe dans
les arts), qui porte la focale sur l’« appareil ». A distinguer du « dispositif », Déotte le définit
comme l’emblème fonctionnel de la façon dont l’Homme appréhende le monde à un moment
donné. L’appareil fait époque. C’est un objet ou simplement un principe3 : le système perceptif à
la Renaissance, l’appareil photo au XIXème, le cinéma au XXème (dans cette logique, l’appareil du
XXIème siècle serait à trouver parmi : la puce de silicium, l’ordinateur, le Web ou le réseau). Il

1 Nous retrouvons ainsi la troisième loi qu’Arthur C Clarke, romancier de Science fiction, proposait dès 1962 :

« Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie » (nous traduisons). Arthur Charles Clarke,
« Hazards of Prophecy: The failure of Imagination », dans Profiles of the Future: an inquiry into the limits of the possible,
New York, Holt, Rinehart and Winston, 1984, p. 36.
2 On pourra d’ailleurs mettre cela en relation avec la troisième partie du texte de Simondon, « Essence de la

technicité », où il tente d’articuler et de dresser une filiation génétique entre les phases techniques, magiques,
religieuses, philosophiques, pratiques des différents modes d’existence de l’Homme. On lit ainsi : « nous supposons
que la technicité résulte d’un déphasage d’un mode unique, central et originel d’être-au-monde, le mode magique ».
Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2001, p. 160.
3 Jean-Louis Déotte, « Révolution des appareils (notes pour un programme de recherche) », dans Pierre-Damien

Huyghe (sld), L’art au temps des appareils, Paris, L’harmattan, 2005, p. 261 et sq.

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structure l’une des harmoniques du mode majeur d’habitation de l’homme dans son
environnement à un moment donné. Pour faire sens, l’appareil est singulier, de facto,
grammaticalement : au singulier. Agamben ensuite porte l’estoc sur les dispositifs, ie « tout ce qui
a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter,
de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des
êtres vivants »1. Se détachant de Foucault, il diagnostique le dispositif comme cet appareil
technologique qui, à la fois invasif et persuasif, s’est imposé dans nos vies comme une puissance
transcendante et hétéronome, qu’il faudrait profaner pour ne plus s’en laisser saisir, pour s’en re-
saisir, le ré-humaniser sereinement.
Nous gardons le vocable du premier et l’ampleur du second.
Nous utiliserons le terme « d’appareil » dans un sens plus prosaïque d’objet technologique, ie tout
ce que l’Homme a construit depuis l’avènement de la technologie tiède. D’abord, parce que les
objets sont les instanciations des appareils théoriques (penser la ‘Camera Obscura’ est une autre
façon de penser l’‘appareil perspectif’) ; ensuite, parce que limiter la notion d’appareil à la figure
majeure et singulière d’une époque, empêche de voir comment cette figure est relayée par
l’ensemble des objets de son temps. D’où le passage, chez nous, au pluriel : « les appareils ». C’est
parce qu’ils sont nombreux qu’ils sont partout et qu’ils forment un nouveau mode
d’humanisation, d’être-au-monde-artificiel de l’humain. Nous suivons ici Puech : « la sagesse
technologique a besoin (…) d’une philosophie de l’objet – non pas en sa dignité philosophique
mais dans sa diversité quotidienne »2. L’avènement du règne du technologique, rendu possible par
la profusion des appareils, met fin à la coupure ontique entre le sujet et l’objet, entre le monde et
l’homme qui y habite. Parce que nous croyons que la technologie sacre l’arrivée d’un quatrième
terme dans le trio traditionnel : homme/machine/nature. L’homme n’habite plus le monde (au
sens de Nature, physis) depuis longtemps. Un tissu technique est venu revêtir et réchauffer la
froidure naturelle, autorisant ainsi l’amélioration du confort de l’habitat humain. Le tissu
technologique vient se greffer entre l’homme et son habitat technique. Si les appareils sont à la
technologie ce que les machines sont à la technique, alors les appareils servent de médiateurs à
des médiateurs, et leur part d’intelligence computationnelle leur permet de devenir des
interprètes. L’homme n’est plus en contact directement avec ses machines, ni avec la nature ; il a
intercalé entre elles et lui une surcouche d’objets technologiques qui viennent lui traduire son
monde extérieur, tant naturel qu’artificiel. Cet interprète (au sens plus linguistique que musical)

1Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages, 2007, p. 31.


2Michel Puech, Homo sapiens technologicus : philosophie de la technologie contemporaine, philosophie de la sagesse contemporaine,
Paris, Le Pommier, 2008, p. 23.

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est aussi un liant qui hybride l’homme à son environnement. C’est la définition du « monde » qui
change. Le monde étant le mode d’habitation de l’humain : il fut naturel d’abord (dans un lointain
passé sans doute en partie fantasmé) ; puis de plus en plus artificiel jusqu’à devenir totalement
technique pour nous autres urbains des pays occidentaux ; aujourd’hui, il devient technologique.
Tous les interstices laissant une respiration directe entre l’Homme et le Monde, sont en passe de
se boucher, telle est l’action des appareils. Cela est vrai si l’on considère l’ancienne figure du
monde. Mais en bouchant ces interstices, ils les recouvrent de nouveaux motifs et redessinent ipso
facto une nouvelle carte du monde, un nouveau monde. Il n’est plus temps d’évoquer la chair du
monde, il faut préciser de quel derme l’on parle…

Essayons à présent de mettre à nu certaines des caractéristiques majeures de ces « appareils


de technologie ».
C’est en analysant l’outil technique dans sa cohérence objectale (et non dans son usage ou sa
classe théorique de « technique »), que Simondon parvient, dès l’ouverture de son opus1, à
dégager l’essence de l’outil technique. Il découvre « l’essence de la technicité » des objets en
étudiant l’histoire des évolutions d’ingénierie de ceux-ci. Par exemple : le moteur, et comment ses
divers organes ont changé, et pourquoi. En découle sa réponse : « la concrétude » de l’objet
technique, c’est-à-dire la façon dont tous les éléments d’un individu technique (un artefact) vont
tendre à interagir, à se mixer, à rentrer en « synergie », à s’intégrer les uns aux autres pour faire
d’une belle mécanique, un objet technique parfait2. On le voit, seul l’objet technique est
considéré, parce qu’aussi les objets techniques sont conçus de la sorte. L’amélioration d’un
moteur est dans les mains de l’ingénieur. C’est ce dernier qui, armé de son attirail de logiciels, va
chercher à optimiser telle ou telle fonction, à maximiser telle donnée pour minimiser telle
contrainte en proposant telle modification structurelle – pour rendre le tout plus « efficace ». Le
couple ingénieur-artefact est fusionnel et totalement coupé du monde extérieur : l’essence de
l’objet technique semble donc se concevoir comme un accroissement de la technicité d’un objet
en soi, d’une persévérance dans son être qui n’est commandé que par sa structure et sa mission.
Une fois le cahier des charges mis en place, jamais le travail de l’ingénieur ne sera perturbé par
des considérations extérieures, d’un genre marketing ou social.
Avec les appareils technologiques, cette démarche semble plus périlleuse puisque par
définition, l’appareil a pour but unique de se greffer à l’homme, de venir jouer les interprètes

1Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2001.
2« Plus l’objet technique s’individualise, plus cette finalité externe s’efface au profit de la cohérence interne de
fonctionnement ». Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2001, p. 119.

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entre lui et le monde extérieur. Pour le dire trivialement, il n’y a pas de perfection de l’ipod en
dehors de l’usage qui en est fait par les humains – et nous avons supposé que tout appareil
technologique avait pour vocation de venir assister l’humain dans sa gestion du traitement de
l’information.
Quelles particularités structurelles peut-on isoler dans les objets technologiques ?

La première d’entre elles nous semble être l’aspect boîte noire de tout appareil. C’est essentiel
parce que cela est directement hérité de l’activité du microprocesseur. Un microprocesseur,
comme un circuit intégré du reste, est une boîte noire. On ignore ce qui s’y passe, on ne peut la
lire, ni la comprendre. L’équivalent de la concrétude pour les appareils pourrait s’appeler
l’intégration, et ne serait d’ailleurs qu’une certaine forme de concrétude, appliquée aux objets
technologiques. Les transistors et les puces s’intègrent sur un même substrat afin de gagner en
rapidité d’opérations et de diminuer les sources de bugs et de rupture. Ce n’est pas qu’une course à
la miniaturisation, c’est une course à l’intégration d’éléments pour améliorer les capacités
fonctionnelles de l’individu technologique (son efficacité). Et certes, elle s’accompagne d’un
mouvement de miniaturisation. Un microprocesseur n’est pas plus performant parce qu’il est plus
petit, mais parce qu’il est plus intégré ; et c’est donc parce qu’il est plus performant, qu’il devient
plus petit.
Cet aspect « boîte noire » nous semble avoir deux conséquences directes. D’abord,
l’impossibilité de réparer l’objet en question. Parce que les éléments ne sont pas seulement en
synergie au sein d’un système complexe, mais intégrés à/dans un seul élément monolithique, ils
ne se réparent plus, ils se changent. La société de consommation (forte d’impératifs économiques
et marketing) prône la même logique, mais les objets technologiques la suivent eo ipso : on ne peut
pas réparer un microprocesseur malade. L’appareil qui fonctionne sur son socle, par ricochet ou
par contamination, devient bien souvent, lui aussi, irréparable. En second lieu, son impossibilité
structurelle à être cassé ! Un appareil, ça tombe en panne. Plus sûrement, ça tombera en
désuétude. Mais vous ne pouvez pas le casser en l’utilisant. En 2011 encore, on peut faire
exploser le moteur d’une moto sur une plage néo-zélandaise en oubliant de passer les vitesses.
Par contre, en l’utilisant même hargneusement ou expressément à cette attention, je ne peux pas
casser mon téléphone portable. Je peux détruire ce qui, en lui, est technique : son boîtier, son
micro – je ne peux mettre à bas ce qui fait de lui un objet technologique. Avec la technologie, le
mésusage n’est pas létal, mais c’est peut-être parce que le mésusage intentionnel n’est pas possible… La
durée de vie de l’appareil n’en est pas plus longue, mais sa mise à mort vous est refusée.
Pourquoi ? Parce que l’appareil technologique reçoit des consignes et non des ordres. L’humain

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marche pareil : vous pouvez tuer quelqu’un en lui donnant des ordres consistant à le pousser au-
delà de ses limites (« fais moi dix mille pompes d’affilée ! ») ; mais pas en lui donnant des
consignes (« remplis telle mission, dans la mesure de tes moyens »). Ce qui menace l’appareil
technologique est donc moins son utilisateur que son environnement : on change rarement
d’appareil parce qu’on l’a cassé, on le change parce qu’il est vieux et est devenu inadapté aux
besoins actuels en matière de technologie. Ce dernier choix n’est pas libre. S’offrir un tout
nouveau jouet technologique flambant neuf n’est pas faire montre d’un suivisme grégaire face aux
sollicitations exagérées de la société technologique. C’est une obligation fonctionnelle. Avec ce
vieil ordinateur qui a vu écrire votre premier roman, vous ne pouvez plus lire un seul fichier word,
installer un seul logiciel, changer votre système d’exploitation, etc. L’obsolescence des appareils
n’est pas une foucade bourgeoise, c’est une réalité d’un milieu superactif.

En second lieu, il apparaît que notre relation aux appareils se fait beaucoup plus sur le mode
du dialogue, de l’échange. L’outil technologique devient beaucoup plus un partenaire dialogique
voire agonique. La technologie répond à l’homme1. Et plus la technologie se réchauffe, plus le
dialogue s’autorise à des échanges denses, de plus de deux répliques. Une perceuse s’allume et
s’éteint. On peut bien souvent régler sa vitesse – c’est-à-dire qu’on lui donne un ordre précis, elle
s’exécute et le rapport s’arrête là. La faire changer de vitesses, c’est relancer ce rapport en en
changeant les variables, d’où les réponses. La télévision est déjà plus bavarde. D’une part, le
nombre d’ordres va croissant avec l’augmentation du nombre de chaînes (bien qu’il s’agisse
toujours de la répétition d’une même structure d’échange minimale) ; mais surtout, il nous a fallu
au préalable la configurer et nous pouvons à tout moment revenir changer ses paramétrages
structuraux, pour régler telle chaîne sur telle fréquence ou tel niveau de luminosité. Une partie de
l’administration de l’appareil est laissée libre d’intervention à l’usager final. Quand l’outil
technique vous agresse, vous pouvez le casser (de rage) ; quand l’outil technologique vous irrite,
vous pouvez (essayer de) le régler. Le dialogue apparaît vraiment avec les appareils les plus
récents, construits comme des véritables ordinateurs. Par le biais de l’arborescence, aucune action
n’est directe : chaque réplique en appelle une nouvelle, afin d’affiner votre désir. Pour
fonctionner, l’appareil a besoin d’informations qui proviennent de l’humain utilisateur. Non pas
d’un ordre, mais d’une consigne à l’intérieur d’un cadre pré-fixé. Plus la technologie grandit, plus
elle pose de questions à son utilisateur.

1 Contrairement aux livres - comme le regrettait Platon ; contrairement aux automates - comme le soulignait

Descartes ; et contrairement aux animaux - comme le démontre Derrida. Jacques Derrida, L’animal que donc je suis,
Paris, Galilée, 2006, p.79, p.117, p.79-121.

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La technique demande à l’homme de choisir une option parmi ‘n’ (‘n’ étant imposé par
l’extérieur) : quelle durée et quelle chaleur de cuisson pour le poulet dominical. Puis, on l’autorise
à définir ‘n’ parmi une plage large de valeurs : les réglages d’une télévision. Enfin, on se contente
de lui imposer un cadre en l’autorisant à s’y exprimer librement : le SMS doit faire moins de 400
caractères. Avec le positionnement de l’appareil technologique comme une boîte de dialogue avec
l’humain, on peut en déduire la volonté immanente de trouver une structure de langue commune.
Cela se traduit par une tendance à l’universalisation du phrasé technologique. Si vous savez manier
un tire-bouchon, rien n’indique que vous saurez utiliser un mixeur. Si vous savez manipuler un
téléphone portable, vous n’aurez pas besoin de lire la notice pour jouer avec une PSP.
L’utilisation de ces appareils devient naturelle à la génération qui y habite depuis sa naissance,
« nativement technologique ». Elle a grandi en développant une véritable intuition des schèmes de
fonctionnement technologiques. Aucun nouveau logiciel n’est effrayant à partir du moment où vous
avez compris la logique qui prévaut à la présentation d’un seul d’entre eux. A ce stade (mais rien
n’indique que cela soit essentiel ; au contraire, cela est sans doute historique, fortement lié à nos
systèmes actuels d’interfaces), il y a deux choses à connaître pour se débrouiller avec tout appareil
technologique : l’idée de « menu » et celle d’« icone ». En effet, pour permettre ce dialogue qui
autorise une meilleure communication entre l’outil et l’utilisateur, les appareils se sont développés
en se structurant autour d’un interface graphique (écran) dans lequel dialoguer, c’est naviguer. C’est ce
modèle logiciel et iconique qui est devenu universel (et qui demain sera peut-être remplacé par un
système sonore plutôt que visuel1). Un bon appareil est un appareil qui permet un dialogue fluide
et transparent avec son maître, et quel que soit son maître. Par conséquent, la valeur phare de
l’outil technique passe au second plan (la technicité), pour laisser sa place à celle d’ergonomie. On
voit par là que la course à la miniaturisation n’est pas essentielle. Comme le rappelle Ferraris dans
son essai2, les instruments qui nous entourent sont à l’échelle humaine (déjà Protagoras : « pantôn
khrêmatôn metron estin anthrôpos3 »). Ni trop grands, ni trop petits. Les téléphones portables se
miniaturisent mais les écrans grandissent ; les claviers doivent être à la taille des doigts. Précisons
que cette notion d’ergonomie n’est pas que visuelle ; et qu’elle se traduit aujourd’hui, pour sa
déclinaison « écranique », en une métaphorisation et une perte du geste. L’icone, comme le
programme, métaphorise une action qui n’a besoin, pour être réalisée, que d’un clic. C’est le
bouton qui, le premier, à concentrer, en un geste anodin et un, toute une gamme d’actions possibles.

1 L’iphone 4S possède ainsi à la fois un système de reconnaissance et de synthèse vocales – de sorte que les ordres et
les réponses transitent par le canal sonore.
2 Maurizio Ferraris, T’es où ? : Ontologie du téléphone mobile, Paris, Albin Michel, 2006, p. 65 et sq.
3 Non pas « l’homme est la mesure de toutes choses », mais « l’homme est la mesure de tous les objets (chremata), de

l’existence de ceux qui existent, et de la non-existence de ceux qui ne sont pas ». Hannah Arendt, Condition de l’homme
moderne, Paris, Pocket, 2008, p. 211-212.

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Prologue

Avec le geste « d’avancer le doigt de quelques millimètres », vous pouvez allumer toute sorte
d’appareils, faire le jour ou la nuit, activer tout type de moteur, etc. L’arrivée des écrans et des
icones a permis de diversifier les boutons, de les métaphoriser (un icone est un symbole, voire un
indice, de l’action qu’il se promet de réaliser pour vous), de leur donner un champ d’actions bien
plus vaste.

Enfin, la technologie est intrusive. Elle est virale. Elle ne laisse pas neutre le derme
technique, elle le contamine sans rémission. « Un outil est meilleur s’il fait autre chose que son
cœur de métier stricto sensu – si, à son schème de fonctionnement initial, se greffe un schème
technologique ». Tel pourrait être l’argument de vente de l’ambition technologique. La
technologie invasive, celle qui se répand dans la technique, n’améliore pas la technicité de l’objet,
sa concrétude ; elle ajoute des opérations qui augmentent son confort d’utilisation. Un navigateur
GPS n’améliore pas fondamentalement l’efficience d’une voiture. Il ne fait pas aller plus vite,
n’influe pas sur les performances du moteur. Un téléphone portable sert-il encore à téléphoner ?
Il y a une génération, on aurait parlé de gadget, alors qu’aujourd’hui, ce supplément d’âme est
devenu une valeur en soi. Le dogme actuel, non remis en cause, semble être qu’un objet est
meilleur s’il donne une information à son utilisateur – lui donnant sans doute le sentiment d’un
accroissement de maîtrise et de contrôle sur son objet. Gageons que dans quelques années, tous
les vélos indiqueront votre vitesse de course. Quel intérêt ? Pas lourd, assurément, mais cette
tendance nous parait relever de l’essence même de la technologie. Cette tendance est bien sûr
contrebalancée par des considérations économiques de marché (les clients pourront estimer que
cette fonctionnalité ressortit bien au lexique du gadget, et la bouderont – ou au contraire, répond
à un besoin de connaissance brimé, et l’adopteront). Le mode technologique quant à lui, dans son
régime de mise en place et de conquête, nous parait être celui du virus qui tend à installer partout
des boîtes de réception de données extérieures pour les offrir à son utilisateur.
« Avec l’occurrence des microprocesseurs, l’humanité est en train de réaliser le
composant intelligent qui permet de changer profondément la nature des
objets de notre environnement et d’en créer de nouveaux. »1
Si la technologie consiste bien en la sous-traitance du traitement de l’information, alors sa
volonté propre cherchera à traiter toute l’information, et à en être le sous-traitant exclusif. Pour y
parvenir, elle a besoin d’être disséminée partout, d’installer sur chaque parcelle de l’ancien monde
(technique ou naturel, voyez les courses nautiques, hyper-technologisées) une boîte de réception
qui a deux fonctions premières : 1. être un senseur, à savoir réceptionner les données de

1François Anceau, « De Von Neumann aux super-microprocesseurs », dans Yves Michaud (sld), Les technologies, Paris,
Odile Jacob, 2002, p. 28.

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Prologue

l’environnement ; et 2. être une boîte aux lettres pour recueillir les données envoyées par d’autres
appareils, avec lesquels elle est inter-connectée. L’appareil devient ainsi la seule fenêtre sur le
monde d’un homme désensibilisé. Son extension prend une forme redoublée : croissance interne,
pour densifier le milieu technologique sui generis ; et croissance externe, par contamination des
ordres technique et mondain.
C’est la loi de la mesure dont on voit advenir le règne. La technique nous a fait basculer, dans
notre rapport au monde, dans le régime de la quantification. L’éveil de l’ordre technique, son
irréfragable expansion, est concomitant de et déterminé par notre mise-en-nombres du monde :
quantifier des forces, des énergies, du travail. L’essor de l’ordre technologique repose sur une
mise-en-données du monde : mesurer des valeurs, des indices, des variables. Le réel est devenu ce
qui est mesurable, et la réalité ce qui est mesuré.

Nous pouvons à présent nous lancer dans l’analyse des conditions d’existence de
l’appareillage technologique. En s’appareillant, les appareils changent de destination. Le schème
de fonctionnement de l’appareillage n’est pas celui des appareils ni leur somme, ni leur
concaténation. Quelles conditions autorisent l’interconnexion des appareils, c’est-à-dire la
création d’un milieu technologique ?

Qu’est-ce qu’un appareillage technologique ?


Nous l’avons vu, les appareils s’immiscent partout et conquièrent une place hégémonique. Ils
se greffent aux humains comme aux machines, imposant partout ce nouveau derme
technologique. Ils s’appareillent aussi entre eux.
Nous avons appelé « appareil » un individu technologique (lui-même composé d’éléments
technologiques dont le souverain est le microprocesseur). Pour continuer Simondon1, nous
pourrions le définir comme un ensemble signifiant autonome évoluant dans un milieu co-associé.
Nous appellerons « appareillage » le groupe d’individus technologiques qui se sont hybridés,
pluggés, au sein d’une nouvelle communauté pour mettre en place une structure signifiante
autonome nouvelle. Le milieu est toujours nécessaire, mais le sens des appareils s’est réduit,
fondu à l’intérieur de cette nouvelle entité. La technologie nomade en donne de bons exemples :
le palm pilot n’a d’intérêt que si vous pouvez y lire vos mels en vous connectant aux serveurs de
base de données, via le réseau Internet, grâce à une transmission par bornes (wi-fi ou 3G). De

1 Simondon identifie « trois niveaux à l’objet technique : l’élément, l’individu et l’ensemble » (p. 15). L’objet technique
évolue dans un double milieu (technique et sociétal), auto-conditionné, ie créé par l’objet technique lui-même (p. 55).
« Il y a individu technique lorsque le milieu associé existe comme condition sine qua non de fonctionnement (p. 61).
Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2001, p. 50-64.

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Prologue

même, l’art technologique sera souvent un art d’appareillage, surtout lorsqu’il se déploie sous la
forme d’installations. Pour autant, l’une n’est pas l’autre. Pas seulement parce que moultes
installations n’utilisent pas d’individus technologiques, mais aussi parce que ce n’est pas leur
simple réunion qui fait appareillage, mais leur inter-connexion. C’est parce que les différents
éléments technologiques d’une installation artistique seront liés les uns aux autres afin de mettre
en place un message différent (et généralement : plus complexe) – que l’on parlera d’appareillage.
L’appareillage est une technique du montage avec interférences.
Nous conserverons le terme de « dispositif » pour définir le cadre spatio-temporel dans
lequel se déploie l’appareillage étudié. Il s’agit d’un plan, au double sens spatial et temporel. Un
McDo avec accès wi-fi est un dispositif. On retrouve alors la connotation d’Agamben : le
dispositif est ce piège, ce cadre qui a la capacité d’attirer et de capter le public pour lui proposer
(ou lui imposer) un fonctionnement technologique. Etymologiquement, le dispositif « prépare à »
la bonne réception de ce contenu. Dans les arts, le dispositif sera ce cadre (une salle ?) où
l’appareillage a été installé pour s’exprimer. Et le cadre n’est pas neutre. D’abord, puisque
l’appareillage va se déployer en fonction du lieu pour mettre en place un dispositif artistique
efficient, qui lui assurera la (bonne) disposition du public ; la forme que l’appareillage va prendre
peut donc dépendre du dispositif qui la contient. Ensuite, parce que le public va se confronter à
l’œuvre technologique en étant pris au piège de ce dispositif. Le dispositif dispose du public qu’il
a pris dans ses filets.
L’appareillage est donc la façon dont les appareils vont marcher entre eux ; le dispositif,
l’agencement physique de ces appareils. L’appareillage est de l’ordre de la communication inter-
appareils ; le dispositif, de la connexion physique des appareils entre eux et avec leur milieu. Nous
essayerons ici d’étudier d’un peu plus près le comment de cet appareillage, la manière dont les
appareils s’appareillent.
Questions qui peuvent dès lors se poser comme suit :
1/ Que signifie construire une langue commune ? Sur quelle base s’y employer ?
2/ Comment élaborer des traducteurs spécifiques ou universels ?
3/ Peut-on réussir à bâtir une communauté d’appareils ?

1/ Si l’appareillage définit l’interconnexion de divers appareils, de sorte que le traitement de


l’information par chacun d’entre eux (comme organes) autorise un super-traitement de
l’information par l’appareillage (comme organisme) – alors le point crucial est bien qu’ils
réussissent à se parler.

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Prologue

Si nous reprenons les schémas traditionnels de la communication ou de la cybernétique, nous


pouvons poser qu’ils réussiront à se parler si : 1/ le message est émis, 2/ le message est transmis,
3/ le message est entendu, 4/ le message est (en partie) compris. Tout cela est assez banal, mais
se traduit par des enjeux majeurs en matière de technologies, dont le premier est l’interopérabilité.
Ce premier niveau dit seulement : « je veux que les machines arrivent à travailler ensemble, même
si elles ne parlent pas la même langue ». L’interopérabilité pose les conditions de possibilité de la
communication. Elle implique la mise en place de normes, de standards et de protocoles.
La norme s’impose par le haut ; elle est le fruit du travail d’un comité d’experts ou de
protagonistes. Elle vise la mise en place d’un cadre commun, partagé par tous et qui sera optimisé
par la suite afin d’améliorer la qualité du service qu’elle normalise.
Depuis 1982, par exemple, la téléphonie mobile en Europe se vit à travers la norme du GSM
(Global System for Mobile Communication), imposé par le CEPT (Conférence des Administrations
Européennes des Postes et Télécommunications). Ce qui a été ainsi établi, c’est l’utilisation de la
fréquence 900 Mhz (et non 850 ou 1900) comme fréquence de la porteuse du signal émis. On se
rappelle que l’électricité en France est délivrée à une fréquence de 50 Hz, contre 60 aux USA par
exemple. Tous les appareils manufacturés, pour fonctionner dans l’espace géographique ad hoc,
doivent donc respecter cette norme.
Les normes, parce qu’elles sont des règles d’airain, sont des formules quasi-légales, mises en
place par des instances de haute autorité.
Le standard est devenu un enjeu majeur bien que souterrain. La bataille qui imposa la norme
du CD s’est répétée ces dernières années avec le nouveau standard pour le DVD haute définition.
D’un côté, Sony et son Blu-Ray ; de l’autre, le HD-DVD de Toshiba. Dans chacun des camps, les
argonautes réunis sont légendaires : une véritable Blu-Ray Disc Association (où se croisent Apple,
Samsung et la Twentieth Century Fox) a serré ses rangs derrière la bannière de Sony ; tandis que
Microsoft, NEC et Intel prenaient fait et cause pour le HD-DVD. La guerre fut âpre, le champ
de bataille encore enfumé des séquelles des combats n’a laissé qu’un survivant : le Blu-Ray de
Sony.
Le standard est l’équivalent du dilemme. Il n’y a pas forcément de meilleures raisons de choisir
telle technologie sur telle autre, alors qu’elles réalisent les mêmes fonctions avec des
performances similaires. Les deux pourraient très bien vivre de conserve, mais le milieu
technologique rechigne et renâcle : s’il y a un intérêt économique à éviter le monopole d’une
société (droit exclusif de vente d’un produit ou d’un service), il y a un avantage technologique à
voir émerger un standard unique (qui essaimera ensuite dans tous les objets technologiques
intéressés, vendus par divers acteurs). L’émergence d’un standard est donc véritablement à lire

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Prologue

comme une histoire guerrière où les forces en présence s’affrontent et où l’issue du combat est
incertaine. En tout cas, les éléments intrinsèques de la technologie (les armes des différents
camps) ne priment pas, voire importent peu (parce que proches ou semblables dans leurs
actions). Ce sont des arguments extra-techniques qui permettront de l’emporter.
Le standard s’impose dans le feu de l’action, et plutôt par le bas donc. Il n’est pas décrété
mais il advient (occurs). Son histoire dresse le paysage des usages, des coutumes ou des
conventions qui se sont installées dans la sphère technologique.
Le protocole est cet ensemble de règlements et de procédures à respecter pour recevoir des
données. Le plus connu d’entre eux est en fait la fusion de deux autres : Internet fonctionne sur
la base du protocole TCP/IP, soit un protocole de nommage et d’adressage des postes physiques
(l’IP) et un autre de transport des données entre deux postes physiques (le TCP). Là encore, c’est
l’appareillage de ces deux protocoles qui fait la puissance du système ainsi hybridé1.
Par ailleurs, le protocole est plus un code de bonne conduite, hérité d’une tradition, dont le
sens véritable serait un peu tombé dans l’oubli. On pourrait bien faire les choses autrement, mais,
sans compter que cela risque d’être moins efficace, à quoi bon ? Pour réussir telle expérience de
chimie, vous pouvez certes vous y prendre selon un protocole expérimental différent ou
personnalisé, mais pourquoi faire fi du canevas protocolaire canonique que l’expérience répétée,
rationalisée et re-pensée, a pérennisé ?
Comment la stabilité protocolaire pourra t-elle être compatible avec le rythme accéléré de
l’innovation technologique ? C’est qu’il n’y a de stabilité protocolaire que dans des coupes
synchroniques. Les protocoles technologiques sont évolutifs, sans être révolutionnaires. Ils
doivent savoir se transformer sans rompre avec leur histoire. A tout moment, co-existent
plusieurs versions d’un même protocole dont l’un est toujours le « dominant ». Il fixe le canon
d’une époque en acceptant les variantes antérieures. Ce qui lui permet de survivre en se
changeant, de changer en s’imposant et de s’imposer en se diffusant progressivement dans la
sphère technologique. La compatibilité d’un protocole, entendu comme l’ensemble de ses
versions, assure à la fois son hégémonie et son évolution.
Lois, conventions et procédures. L’interopérabilité des systèmes technologiques se réalise
dans la mise en place d’un fond communicationnel commun, comme on évoque le « fond de
l’air ». Il s’agit donc d’un fond de régulation. L’interopérabilité donne des grandes directions et des
valeurs cadres au respect desquelles les systèmes vont devoir s’exprimer. Elle pose les valeurs
technologiques fondamentales dans lesquelles les idiosyncrasies de chaque système pourront

1Walid Dabbous, « Internet par satellite, protocoles et performance », dans Yves Michaud (sld), Les technologies, Paris,
Odile Jacob, 2002.

- 24 -
Prologue

s’épanouir. L’interopérabilité, c’est la construction permanente d’un espace de communicabilité universelle


permettant la bonne opérativité des technologies entre elles.

2/ L’interfaçage ici mis en question est bien celui des appareils entre eux. L’interfaçage signifie
que les données en sortie d’un appareil sont retraitées dans un circuit programmé, par un autre
appareil. Le pré-requis est bien sûr que les types de données en entrée de l’un et en sortie de
l’autre correspondent, c’est-à-dire adressent une même entité intellectuelle. En clair, on veut que
leurs signifiés soient identiques. Le problème vient des signifiants qui n’ont aucune raison a priori
d’être proches ou jumeaux. Il y a alors deux façons d’interfacer des appareils répondant à ces
premières conditions : soit ils parlent la même langue, et donc il n’y a rien à faire (ce qui arrive
quand tous les appareils appartiennent à la même suite, ou ont été fabriqués par la même firme) ;
soit il faut leur adjoindre un traducteur.
Le monde du web est bien sûr foisonnant d’exemples et s’est beaucoup enrichi, ces dernières
années, de fonctionnalités qui s’attaquaient à ce problème. Deux apparitions peuvent ainsi être
notées1 : les API (Application Programming Interface) et les webservices.
Les API sont de petits programmes qui permettent de s’interfacer très aisément avec des
bases de données normalement inaccessibles sur le web via des interrogations standards. Les
données enfouies du système ciblé remontent en surface, sont formatées dans un code donné et
peuvent ainsi profiter aux gens qui voudraient s’en servir. Tous les grands acteurs du web (et
notamment du 2.0) proposent des API et surtout des « plateformes » pour que les internautes
fabriquent leurs propres modules/programmes/API. De chez vous, vous pouvez ainsi créer un
programme qui va vous donner le nom et l’emplacement des stations de Vélib à Paris, qui sont
libres et à proximité (en moissonnant les données du site web de JC Décaux). Vous pouvez aussi
faire un programme qui vous montrera les stations de Vélib sur les cartes géographiques de Google
Map. Vous pouvez ensuite tout intégrer dans un mash up qui vous donnera les stations de Vélib
disponibles, directement sur une carte de Paris, en regard de votre position actuelle2.
Les webservices sont des programmes informatiques permettant la communication et
l’échange de données entre applications et systèmes hétérogènes dans des environnements
distribués. Ils sont stockés dans des urls et ont généralement pour but de traiter et manipuler
l’information. Par exemple, l’internaute se trouve sur une page d’un site identifié (www.toto.org),
qui, pour s’enrichir, va utiliser un webservice mis en place à une autre adresse

1 On pourrait aussi se référer à la notion d’« agent », petit programme informatique qui, installé sur un portail web,
joue les médiateurs entre vous et une batterie de sites fournisseurs. Mauricio Lopez, « Les programmes agents et leur
application commerciale », dans Yves Michaud (sld), Les technologies, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 109 et sq.
2 Toute ressemblance avec des faits réels et avérés est voulue.

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Prologue

(www.webservice.org), dont l’action sera d’aller chercher, en fonction des informations présentes
sur la page initiale (www.toto.org/page1.htm), des données sur un autre site
(www.fournisseur.org), de les retraiter selon son programme et de les réafficher sur la page initiale
où séjourne l’internaute.
La logique de la technologie invite à toujours plus d’interfaçage. Ceci est à entendre en un
double sens : un interfaçage toujours plus transparent (qui se sublimera dans l’idée de
convergence) et un multi-interfaçage. C’est la notion d’agrégation de services qui éclaire ce dernier.
A un même endroit, matériel ou non, plusieurs services se retrouvent et dialoguent entre eux. Il y
a trois motifs possibles pour une telle agrégation : l’imbrication, la mosaïque ou la chaîne. Le
premier reprend le principe des matriochkas. Des schèmes technologiques s’imbriquent les uns
dans les autres pour faire fonctionner un système global plus robuste ou plus ouvert. Le second
reprend l’idée du portail (des mash-up), ou du « guichet unique » cher aux administrations. En un
seul endroit, côte à côte et communiquant, mais chacun sur son périmètre, partageant donc des
données et des ressources mais souverains dans leurs fonctions – se retrouvent divers services. Le
troisième renoue avec l’image du relais, où les différents services se passent le témoin sans avoir
besoin d’un intégrateur ou coordinateur. Pour acheter un livre en ligne, vous passez d’un article
qui le chronique vers un vendeur en ligne, vers la plateforme de paiement sécurisé d’une
banque,… dans un seul et même mouvement fluide. Ces interfaçages concourent à la mise en
place de méga-systèmes modulaires, sortes d’organismes artificiels émergents.
Grâce à leur interfaçage (possible parce qu’ils parlent la même langue universelle, ou
disposent d’un traducteur en sortie, ou d’un traducteur en entrée), les appareils se sont
débarrassés de tout besoin d’action de l’homme dans leurs rouages. C’est là l’une de leurs grandes
forces et leur principale supériorité sur les machines. L’interfaçage, c’est l’opération permanente d’agents
traducteurs artificiels dans l’espace de communicabilité construit par l’interopérabilité.

3/ La convergence est une tendance, plus qu’un résultat. Elle constate le rapprochement de
technologies hier séparées autour d’un même et unique socle, selon une logique identique. La
convergence n’est pas qu’une question d’appareillage ou d’interfaçage ; elle est aussi relative aux
infrastructures et aux dispositifs matériels. Là où plusieurs paradigmes techniques co-existaient, se
devine l’émergence d’un unique paradigme technologique. La tendance est alors à la fusion de
l’information (dématérialisée), de son support (numérique : mémoires d’ordinateurs à base
d’octets) et de son transport (infrastructure, réseaux). Techniques, disciplines et secteurs
d’activité, aux parois autrefois étanches et aux domaines bien délimités – se fondent en un seul et
même ensemble.

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Prologue

Dans le monde professionnel, le mouvement le plus récent de convergence est celui du


passage à la téléphonie sur IP. Là où deux réseaux imperméables co-existaient (d’un côté, le
réseau numérique avec ses serveurs, ses ordinateurs et ses fils dédiés qui les reliaient ; de l’autre, le
réseau téléphonique avec ses appareils, ses commutateurs et ses câbles), n’en subsiste plus qu’un :
le numérique. Le signal téléphonique est numérisé en entrée, transmis selon les protocoles
numériques, et ré-analogisé en sortie.
Dans l’espace privé, la même convergence est en cours avec les offres triple play (et bientôt
quadri-) : un même opérateur, s’appuyant sur une unique infrastructure, délivre l’offre télévisuelle,
Internet et téléphonique (demain téléphonie mobile) pour de nombreux foyers. Les enjeux et les
difficultés techniques du nouveau super-réseau sont ceux du numérique. Des chamboulements
dans les paysages économique et industriel seront aussi de mise.
L’objet n’est rien comme objet technique hors de l’ensemble technique auquel il appartient1.
L’expansion de la technique a historiquement été comprise comme la genèse et la maturation de
différents « ensembles techniques », sortes de gros blocs progressivement constitués, formés de
leurs objets, de leurs sciences appliquées, de leurs infrastructures, et de leurs enjeux propres – qui
co-habitaient les uns à côté et contre les autres. La convergence tend en fait moins à remplacer
les différents ensembles techniques par un unique super-ensemble holistique, qu’à l’absorption de
tous les ensembles techniques traditionnels par le technologique.
Parler de « convergence », c’est donc synthétiser une triple tendance : celle du renforcement des
schèmes employés (au sein de la sphère technologique même), celle du remplacement des instruments
obsolètes par ceux qui correspondent au modèle dominant (ici technologique) et celle de la
propagation d’une logique sur des domaines extérieurs et étrangers.
La convergence est une opération occulte, des profondeurs. Elle change de fond en comble,
et non en surface, les infrastructures mais aussi leurs outils spécifiques, qui se transforment en leur
version technologique. Dans cette métamorphose, l’instrument semble se conserver car la
fonction et la forme extérieure sont sauvegardées. L’instrument parait avoir été remplacé à
l’identique, mais ses principes de fonctionnement sont devenues numériques, et bientôt, il
proposera de nouvelles fonctionnalités.
Nous proposons d’identifier la convergence comme le destin de la technologie. C’est dire que
la technologie n’est pas un nouvel « ensemble technique » neutre. De ce qu’il est à la fois :
absorbant de tous les ensembles fonctionnant autour de l’information (par sa définition même, il
est le mode de traitement de l’information dans son efficace ; là où les autres, plus anciens, n’en
étaient qu’une forme littéralement pré-historique, pré-génétique, prodromique) ; et aussi invasif sur

1 Comme le notait Leroi-Gourhan. Cornelius Castoriadis, « Technique », dans Encyclopedia universalis [en ligne].

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Prologue

tous les ensembles techniques (qu’il ne peut remplacer, ceux-ci maîtrisant la matière et l’énergie, là
où celui-là traite de l’information et des décisions). Les ensembles techniques traditionnels, se
voient hybrider par ce dernier venu.
Contrairement à la convergence technique proposée par Leroi-Gourhan1, la convergence
technologique agit par contamination par contact. La convergence ici est l’autre mot pour
évoquer le devenir-milieu de cet « ensemble technologique ». Milieu à la fois homogène (ses
principes d’interopérabilité y concourent) et homogénéisant (en s’hybridant aux autres ensembles
techniques, il modifie leur être).
La convergence est le processus d’imposition du paradigme technologique à l’intégralité des
ensembles techniques. Elle permet ainsi l’universalisation d’un modèle de communicabilité
infaillible parce que strictement calculable. La convergence, c’est le déploiement, hors de leurs frontières, du
modèle et de l’espace de communicabilité proposés par la technologie.

La thèse de ce prologue peut alors se formuler ainsi : la technologie, comme ensemble des
moyens s’arrogeant la sous-traitance du traitement de l’information, s’immisce dans toutes les
strates de l’activité humaine et recouvre le monde tel que l’homme l’habite, d’un derme
supplémentaire.
Cette thèse deviendra le lemme du présent travail.

* *
*

1 Chez Leroi-Gourhan, la convergence technique permet l’apparition de deux objets proches, sans contact technique,

parce que : « chaque outil, chaque arme, chaque objet en général, du panier à la maison, répond à un plan d’équilibre
architectural dont les grandes lignes offrent prises aux lois de la géométrie ou de la mécanique rationnelle ». André
Leroi-Gourhan, Evolutions et technique : Milieu et technique, Paris, Albin Michel, 1973, p. 338.

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Prologue

Quand Heidegger pense l’essence de la Technique1, il englobe en fait sous ce vocable la


science (dure) et la technique moderne2. Il décrit comment ces deux-là, poussés à leur comble de
rationalisation et d’instrumentalisation, produisent un Gestell (traduit communément par
« arraisonnement ») de l’Être et du monde. L’homme est sommé, par la Technique, d’arraisonner
son monde, la physis, le réel ; in fine, il organise ainsi sa propre coupure avec l’Être. La tragédie de
l’homme vient de ce que, pour Heidegger, ce Gestell est le destin (Geschick) de l’homme, la manière
dont l’Être « l’envoie » (shicken) vers son propre dévoilement. Cheminer vers l’Être, se découvrir
homme, c’est historialement emprunter les chemins dictés par la Technique, qui l’en éloignent de
facto… Seule la poésie (Dichtung), individualisée et individualiste dans sa poïèse, permet de renouer
avec l’Être.
Quand Heidegger pense l’essence de la Technique, il prend déjà acte des premières prouesses
de la technologie. Son hypostase reste donc valable pour nous aussi, et le Gestell heideggerien
n’est pas remis en cause par l’arrivée de la technologie aux côtés de la science et de la technique
pure. Nous aimerions cependant préciser les spécificités de ce nouvel entrant, son mode de
fonctionnement qui permettrait de qualifier sa tonalité propre dans le concert heideggerien. Si
« les appareils » peuvent se traduire par die Gestelle, il y a là à la fois une confirmation de l’ancrage
de la technologie avec le Gestell heideggerien et un appel à en préciser les contours.

A observer les appareils en marche, on peut distinguer trois modalités conjointes de


fonctionnement techno-logique.
La technologie s’accompagne d’une pragmatique, en tant qu’elle s’incarne dans des appareils,
qu’elle a un corps actant. Il s’agit là de l’efficace propre de la technologie. En tant qu’elle agit et
qu’elle existe dans un objet, la technologie produit une pragmatique, elle aussi bi-dimensionnelle :
une praxéologie, une façon de se comporter et d’agir sur et dans son environnement ; et une
mécanique, un régime d’existence qui est celui des appareils (leur obsolescence, leurs atouts, leurs
défauts). Se précise ici la praxis des appareils.
Ailleurs, la technologie impose une logique. Elle fait des calculs, selon des règles précises, une
syntaxe contraignante, des protocoles à suivre. Il s’agit là d’un mode d’être qui lui est propre. Et il
est bâti sur deux types d’opérations distinctes liés, pour l’un, à sa dimension numérique, celle du

1Martin Heidegger, « La question de la technique », dans Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 9-48.
2Martin Heidegger, « L’époque des « conceptions du monde » », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard,
1962, p. 99-146.

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Prologue

calcul sur des chiffres (c’est le domaine de l’informaticien-mathématicien) et pour l’autre, à sa


dimension algorithmique, celle de la diagrammatisation des processus et des pensées (domaine de
l’ingénieur). Se précise ici la mathésis des appareils.
Enfin, la technologie propose une symbolique. Elle manipule des signes, qu’elle in-forme d’une
signification, de valeurs, de vertus. Il s’agit là de la nature même de la technologie, de son domaine
exclusif. Elle agit alors à la fois dans le champ du sémiotique (elle créé des phénomènes, manipule
des chiffres), mais aussi dans celui du sémantique (elle associe des significations à des valeurs). Se
précise ici la lexis1 des appareils.
La technologie est donc : l’ensemble des appareils // qui manipulent // des signes. Et les
appareils sont eux-mêmes des machines symbolisantes, qui ouvrent à de nouvelles liaisons
symboliques. Les appareils sont des machines de signes à triple enseigne. 1/ Quand ils tirent du
réel des inputs à traiter, ils manipulent des signes-signaux, qu’ils font leur, via les opérations de
réduction et de traduction. 2/ Quand ils communiquent entre eux, qu’ils soient les organes d’un
individu plus vaste ou qu’ils s’interconnectent, ils manipulent des signes-codes, qui deviendront la
matière première de leur puissance de traitement et de computation. 3/ Quand ils produisent un
résultat à destination de l’homme, ils manipulent des signes-symboles, fruits de leurs capacités de
synthèse et de métaphorisation.

La technologie assure donc la production algorithmiquement rationalisée de signes. Nous


conservons au « signe » sa définition linguistique : il est ce complexe formé d’un signifiant
(matériel) et d’un signifié (éidétique). L’ordre des signes était, jusqu’à présent, l’apanage strict de
l’humain et constituait l’ordre symbolique du monde, en assurant le liant. C’est donc une nouvelle
forme et un nouveau mode de fonctionnement que la technologie apporte au régime symbolique.
Ce dernier se composait jusqu’alors de diverses modulations : l’art et ses œuvres, la religion et ses
rites, la magie et ses pouvoirs, la pensée et ses mots (la langue), la science et ses équations. La
technologie et ses appareils forment la dernière venue. L’irruption d’un nouveau régime
symbolique dans le chœur en place provoque des tensions avec chacune de ces modalités. Nous
nous proposons d’en étudier plus particulièrement une : celle qui naît entre l’art et la technologie.

1Aristote distingue deux activités politiques (ayant trait au bios politikos) : l’action (praxis), et la parole (lexis). Hannah
Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 2008, p. 62.

- 30 -
Introduction

Introduction – L’art sous tension

Depuis plusieurs décennies maintenant, on a vu arriver dans nos musées d’art des œuvres qui
tentaient de reprendre à leur compte l’évolution technique du tissu social. Sont apparues des
œuvres électrifiées, électroniques, numériques. Aujourd’hui, nous proposons d’adouber « l’œuvre
appareillée » comme le dernier avatar englobant de cette aventure de l’hybridation, et « art
technologique », le genre qui se dégage de son corpus.
Genre à peine découvert et entamé, aux frontières floues qu’il convient de préciser. Car avec
l’apparition de ces nouveaux objets, a suivi l’ébauche d’esthétiques idoines et de catégories en
devenir. C’est ainsi que selon la ligne de démarcation posée, les œuvres ressortiront au champ de
l’art numérique, ou électronique, ou du computer art, ou du net art, ou du web art, ou du bio art, ou
du cyber art. La liste est déjà plus que fournie1. Celles des lieux où elles s’exposent2 et des instances
où elles sont relayées3, ne le sont pas moins.
Le point commun de ces œuvres ? Une volonté de voir leur vis plastique s’hybrider par des
schèmes néo-médiatiques4 (électroniques d’abord, numériques aujourd’hui). Une tendance lourde

1 Wikipédia anglosaxon recense des dizaines de sous-genres : Algorithm art, Algorithmic art, Art software, Artpack, ASCII
art, CG artwork, Computational photography (artistic), Computer art, Computer art scene, Computer generated music, Computer
graphics, Computer music, Computer painting, Cyberarts, Cyberformance, Digital art, Digital illustration, Digital media, Digital
painting, Digital poetry, Dynamic art, Dynamic Painting, Electronic art, Electronic music, E-mail art, Evolutionary art, Fractal art,
Fractal generating software, Generative art, Impressionist mosaics, Information art, Interactive art, Interactive film, Internet art, Low-
complexity art, Machinima, Mobile wallpaper, Multimedia, Music visualization, New Media Art, New Media Caucus, Photographic
mosaic, Pixel art, Programmer art, Rhizome (art), Scenery generator, Software art, Spriting, Systems art, Tradigital art, Ultra Fractal,
Video art, Video poetry. Wikipedia, « Digital art », en ligne : http://en.wikipedia.org/wiki/Digital_art.
2 Le plus connu en Europe est sans doute le festival Ars Electronica, se tenant à Linz (Autriche) tous les ans.
3 Des revues en ligne (comme Archée), des plateformes web (comme Rhizome), des institutions (comme l’Unesco), etc.
4 Il nous semble que le genre dans lequel nous nous retrouvons le mieux est désigné par le terme New Media Art.

« ENCYCLOPEDIE NOUVEAUX MEDIAS | NEW MEDIA ENCYCLOPEDIA | ENZYKLOÄDIE NEUE


MEDIEN », en ligne : http://www.newmedia-art.org/.

- 31 -
Introduction

au multimédia et aujourd’hui au transmédiatique y a cours. Aux anciens matériaux, se sont vues


ajoutées ces interfaces riches et changeantes : écrans, capteurs, actionneurs, synthétiseurs. La
qualité plastique même semblait parfois passer au second plan, au profit de l’exploration des
capacités inédites de la technologie en matière de production de formes inouïes. L’artiste semblait
vouloir prospecter de nouveaux territoires et le spectateur s’hébéter devant un spectacle
sensationnel.
Nous appellerons donc « œuvre d’art technologique », les œuvres dont le mode d’existence
passe nécessairement par l’emploi d’un ordinateur – ce qui implique de facto, que leur mode
d’existence est un mode de fonctionnement puisque l’ordinateur sera branché. Une telle œuvre
comprendra un cerveau inclus dans une boite crânienne (un bout de code dans un système de
traitement de données), un cœur (électrique assurant motricité et mobilité), et un système nerveux
(des récepteurs d’informations extérieures).
Une œuvre « sous tension », donc, mais surtout dans une tension ontologique. Celle qui
menace de délitement l’être-œuvre de l’art, face à la contamination par le devenir-technologique
de l’appareil. Car le rapprochement de l’art et de la technologie ne va pas de soi. Il ne coule pas
de source parce qu’ils n’ont pas plus de source commune (Anfang1) que de destination voisine
(telos). Il ne se fait pas sans heurt parce que leur mode pro-ducteur laisse entrevoir des logiques
distinctes et que leur efficace propre ne se mesure pas à la même aune.
Ce sont deux régimes symboliques qui se font face ici : la figuration (plastique) et la synthèse
(technologique). Leur hybridation artistique parie d’abord sur leur compatibilité puis sur leur
complémentarité ou leur relance dans une volonté d’art. Pari téméraire à ceux qui opposeront le
constat d’une concurrence et le risque d’une supplantation de l’un par l’autre. Si la technologie
assure le traitement et la production des signes, ne subroge t-elle pas ainsi une part essentielle du
travail créateur et ne contingente t-elle pas l’apparaître de l’œuvre à un ersatz évidé ?

Car avec l’irruption de la technologie dans l’art, ce sont tous les topoi artistiques qui se voient
reconfigurés. Et en premier lieu, le travail poïétique. Hier, l’artiste était à la manœuvre. Il initiait
son faire, laissait son génie créateur propre frayer avec les obstacles du médium et de la poïèse, et
déclarait l’œuvre achevée. Il maîtrisait la décision de l’achèvement formel comme il avait dominé
le processus agonique. Que ce schéma passe sous silence de nombreuses entorses (délégation du
faire à un tiers, incapacité d’achever, recours au hasard, intentionnalité volage) ne change rien à

1 L’Anfang est l’initial et l’inépuisable. « Il faut comprendre initial très littéralement comme ce qui… nous prend et ne

cesse de nous reprendre, ce qui, ainsi, nous saisit en une trame ». Note 1 : Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre
d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 86.

- 32 -
Introduction

l’affaire : il y avait des hommes, qui s’affrontaient à une matière, armés de leurs outils, afin de
faire advenir une forme donnée à leur désir d’art.
En ayant recours aux appareils pour pro-duire un opus, les artistes technologiques
n’abdiquent-ils pas une part insigne de leur nature ? En laissant les appareils prendre part au
processus créateur dans son ensemble, ne va t-il pas se jouer aussi une contamination des modes
essentiels de la poïèse, voire son atomisation analytique ?
L’artiste n’est plus seulement face à la toile, en train de peindre, il est aussi devant son écran
en train de programmer ou au pied du dispositif à faire des réglages. Où est passé son geste ?
Comment sa manière et son style pourraient-ils se conserver ? De quelle expertise technique
peut-il encore se targuer quand les microprocesseurs se sont arrogés une part de l’activité
productrice ? Quelle marge de liberté a t-il encore alors que les appareils exigent un protocole et
imposent une logique ?
L’analyse de cette techno-poïèse révèle à la fois l’apport de la technologie (en matière de
phénomènes et de modélisations de processus) et son emprise. La figure de l’artiste a explosé, les
processus de création se sont disséminés et les appareils s’en sont arrogés une part non anodine.
Le techno-artiste est peut-être moins génie qu’ingénieur, moins artisan que technicien, moins
imaginatif qu’innovant. La poïèse n’est plus ce face-à-face mais un dialogue négocié, un élan qui
doit composer avec des procédures.
La poïétique peut-elle ainsi se voir distribuée dans autant de pôles, sans s’en trouver diluée et
in fine noyée ?

Paraît alors un objet d’art étrange, instable dans sa forme, mobile, dynamique. Pour tenter de
le cerner, il faut commencer par le démonter, le décortiquer. Car l’origine de sa manifestation ne
tient plus uniquement dans le geste amont du créateur, mais réside aussi dans l’activation de son
algorithme interne. Ses effets sont à la fois imprévisibles et déterministes : ils répondent aux
programmes et aux schèmes engrammés dans l’espace matriciel de l’appareil d’art. Le corps
matériel de l’œuvre doit alors affirmer sa singularité et son existence idiotique1 malgré sa structure
modulaire, son hétéronomie et sa codification. L’œuvre appareillée, en fonctionnement, suppose
une infrastructure pour la recevoir, tandis qu’elle s’impose comme dispositif sur son espace
environnant. De nouvelles dimensionnalités de l’espace plastique se manifestent. Hier, l’œuvre
s’incarnait dans un complexe hylémorphique et ouvrait son lieu propre. A présent, elle est

1 Stiegler précise l’idiomaticité essentielle de l’œuvre d’art, en rappelant ses caractères d’« incalculabilité,

improgrammabilité, intraduisibilité ». Bernard Stiegler, La technique et le temps 1. La faute d’Epiméthée, Paris, Galilée,
1994, p. 222.

- 33 -
Introduction

véhiculée par un prototype, mu par un ensemble de règles et de routines internes, et qui occupe
son espace en le modalisant diversement. Cet espace se voit arraisonné, enjoint par le dispositif
de l’appareil à répondre à ses besoins. Des besoins cybernétiques pour un véhicule mobile et
interactif où s’échangent des messages, des données, des ressources, des signaux, des désirs.
La diffusion de telles œuvres est elle-même inédite. Avec la photographie, l’art est entré dans
l’ère de sa reproductibilité et les œuvres se sont vues prolongées par leurs reproductions, gagnant
en publicité ce qu’elles perdaient en terme d’aura1. L’art nouveau (le cinéma) intégrera dès
l’origine cette donne en étant essentiellement reproductible. Si la technologie réalise le même type
de révolution médiologique, nous pouvons alors supposer qu’elle relance sur des voies neuves la
diffusion de l’art antérieur, et que l’art qui lui est associé intègre ses principes. Un nouveau
domaine d’existence s’ouvre pour l’un et l’autre. La technologie, devenu milieu ambiant
irrévocable, permet un accès instantané, délocalisé et décontextualisé à l’art « ancien » reproduit
dans ses arcanes ; l’art technologique, quant à lui, essaime au delà de son lieu en se répliquant sur
tous les appareils greffés à ce milieu. Un vecteur devient hégémonique dans cette déportabilité
des arts ancien et nouveau : internet et sa connectivité généralisée.
Mais dans cette perspective, comment peut-on s’assurer de l’unicité d’une œuvre qui se
donne sous une multiplicité de visages et une périssabilité de corps ? Comment son lieu propre
(idios topos) ne se verrait-il pas affecté par un lieu étranger (xenos topos), qui est celui de l’appareil ?
Pour ménager un espace à l’apparaître de l’œuvre, ne fallait-il pas lui conserver un écrin de
médiation, et pas seulement un vecteur de diffusion ?
L’hyper-espace de l’œuvre appareillée, mutant et tentaculaire, est-il encore « plastique » ?

Le régime de la réception esthétique se voit modifié à l’avenant. Pour répondre au


dynamisme d’une œuvre interactive, le corps du spectateur ne peut plus se contenter d’une
posture atone, il doit au contraire actualiser et nourrir l’œuvre au prix d’une dépense énergétique,
qui se traduira par l’émission de signaux-pour-l’appareil-d’art. Devenu inter-acteur dans un cadre
défini par l’artiste, le spectateur se retrouve co-auteur d’une œuvre qu’il co-signe avec l’artiste, la
machine et ses confrères. Un double enjeu apparaîtra alors. Comment s’assurer que cette nouvelle
activité, requise lors de la réception, ne nuit pas à la qualité de la perception esthétique ? Et
comment concilier la liberté donnée au spectateur avec le maintien d’une qualité opérale ? Aussi
bien dans leurs vertus propres que dans le régime de leur réception, appareil et œuvre proposent
en effet des registres distincts et difficilement conciliables : ergonomie contre sensation,

1 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, dans Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000.

- 34 -
Introduction

utilisation contre écoute. Comment conserver au « signe sensible » sa nature artistique, qui est
d’être « ce qui met l’âme en mouvement » 1 ?
Mais encore faut-il prendre en compte et prendre acte d’une modification dans la sensibilité
de l’homme, opérée par la technologie. La réception esthétique appareillée est conditionnée par la
sensibilité de l’homme dans son monde, autant qu’elle l’invente pour une part. La technologie ne
se contente pas d’apporter de nouvelles modulations au régime esthétique, elle modifie aussi le
registre sensible de l’homme existant dans son monde. Quels sont les caractères innovants qui
apparaissent dans la sensibilité d’homo technologicus ? Et comment l’art technologique, en
s’emparant de certaines figures du post-humain, questionne t-il et sonde t-il ces tendances ?
L’homme technologique devient un être interfacé, interconnecté, bombardé d’informations et de
stimulations sensorielles inouïes. Il est pris dans un maelström de signes et d’excitations. Son
fonds sensible s’altère, son esthésique se modifie, et son esthétique s’adapte.
Un tel glaçage2 du sensible ne porte t-il pas en germe la menace d’une déréliction de l’humain
et de l’art ?

Sort alors de l’ombre, cahin-caha, le visage d’un « art technologique ». Si l’art est symptôme
de son époque, alors la nôtre, hyper-moderne, technologique, doit se retrouver dans une forme
particulière. Quel imaginaire commun peut se laisser entr’apercevoir parmi la pléthore d’œuvres
d’art technologique ? Non seulement dans les œuvres appareillées telles qu’on les aura vues
jusque-là, mais encore dans des œuvres plus classiques dans leur médium, mais tout aussi
illustratives de notre époque. Car la technologie, banalisée, devenue transparente et totalitaire,
dépasse le cadre strict de sa concrétisation dans les appareils, pour être encore une idéologie
latente, une mentalité. Elle ne baigne pas seulement nos corps, mais encore nos esprits – et
transpire donc au travers de tous ceux qui incarnent leur temps. Tous, ils participent de
l’édification de notre imaginaire high tech, forgeant ses tropes et ses valeurs.
Si « art technologique » il y a, il trouvera encore une présentation adéquate à son imaginaire.
S’il est une « forme artistique », il doit s’incarner dans une configuration matérielle particulière.
Quelles sont les caractéristiques de l’œuvre d’art technologique, en sa facture ? Les éléments
analysés jusqu’ici trouveront alors leur juste place au sein d’un portrait synthétique, tentant de
démontrer l’existence de cette forme propre. Une forme hybride, composite, dont les

1Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 1998, p. 123.


2A entendre dans le triple sens de : surcouche qui change le goût (les gâteaux), brillance contre matité (le papier glacé
des magazines), froideur et perte de vie (la vitrification).

- 35 -
Introduction

déterminants et le sens sont labiles, puisant ses ressources dans le virtuel algorithmique, et
ouvrant sur une myriade de mondes compossibles : une œuvre chaosmotique.
Quelles métamorphoses technologiques affectent les formes de l’Art ?

Ce qui sera ainsi apparu en pleine lumière pourra être qualifié d’« art technologique ». Mais
s’agit-il bien encore d’art ? A force d’écorner tous les régimes artistiques traditionnels, de leur
ajouter des boutures ici, de rogner leurs propriétés là - l’art ne s’est-il pas perdu dans sa finalité et
dans ses attendus ?
D’aucuns pourront en effet estimer que ces « appareils » trop vite baptisés « œuvres », ne
sont que des gadgets. Qu’ils sont pauvres parce que clinquants, in-signifiants parce qu’hyper-
sémiotiques, exogènes par nature. Comment s’assurer du maintien du sens de l’œuvre, quand une
si grande part est laissée aux bons soins de la machine, ou, ce qui ne vaut guère mieux, du
récepteur (le soin, souci, mélétè, n’est-il pas un des attributs essentiels de l’artiste ?) ? Où trouver
des traces de transcendance dans une œuvre passée au crible du calcul numérique ?
D’autres pourront rétorquer que cet art est naissant, que s’il est encore en langes, il n’est pas
incompatible avec l’idée de l’art et qu’il saura donc participer à son aventure. Les obstacles relevés
aujourd’hui seront surmontés ou oubliés demain, quand homo technologicus saura détourner son
regard des chatoiements technologiques pour le replonger dans les abysses de son être.
Parier sur l’art technologique, c’est postuler qu’il continuera de porter les couleurs de l’art (à
côté des autres formes artistiques et en cohabitation avec elles) et qu’il n’est ni rien ni son
meurtrier. Et il revient à chacun de miser selon sa conviction.
*
Un mot encore sur le point d’observation qui a été le nôtre. Savoir d’où « ça » parle éclaire, en partie, la
parole prononcée.
Ce point est une zone fragile d’extériorité et d’intériorité. Un point d’hybridation entre le dedans et le dehors.
Une zone qui semble donc réunir les conditions pour une critique, à égale distance de la compréhension et de
l’explication : « Comprendre, c’est être dedans ; expliquer, c’est se tenir dehors », disait en substance Jauss1.
Le point d’observation serait alors doublement critique : il est celui d’un transfuge des sciences et des
techniques, tentant de tresser un fil esthétique ; et il est celui d’un professionnel des nouvelles technologies, totalement
sous-technologisé dans le privé.
Ici, comme ailleurs sans doute, mais explicitement : observateur, point d’observation et périmètre d’observation
se répondent et se co-déterminent – sans gager, malheureusement, de la qualité du résultat…

1Hans Robert Jauss, « Histoire et histoire de l’art », dans Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1990, p. 89-
134.

- 36 -
Planches : Partie I

A-Volve – Christa Sommerer et Laurent Mignonneau (1994) [Cf : p. 37]

- I, 1 -
Planches : Partie I

Source : http://www.interface.ufg.ac.at/christa-laurent/WORKS/FRAMES/FrameSet.html
Vidéo : http://www.interface.ufg.ac.at/christa-laurent/WORKS/MOVIES/A-Volve.mpg
Animation : http://www.interface.ufg.ac.at/christa-laurent/WORKS/GIFANIMS/A-VolveAnim.html
- I, 2 -
Planches : Partie I

Interactive Plant Growing – Christa Sommerer et Laurent Mignonneau (1992) [Cf : p. 39]

- I, 3 -
Planches : Partie I

Source : http://www.interface.ufg.ac.at/christa-laurent/WORKS/FRAMES/FrameSet.html
Animation : http://www.interface.ufg.ac.at/christa-laurent/WORKS/GIFANIMS/PlantAnim.html

- I, 4 -
Planches : Partie I

Aaron – Harold Cohen (années 1970 et 1980) [Cf : p. 72]

- I, 5 -
Planches : Partie I

- I, 6 -
Planches : Partie I

- I, 7 -
Planches : Partie I

Source : http://crca.ucsd.edu/~hcohen/

- I, 8 -
Planches : Partie I

Only City : Create for alternative – Liu Qiangyuan et Yah Lab (2009) [Cf : p. 79]

Source : http://onlycity.org/

- I, 9 -
Planches : Partie I

Cypher – Eduardo Kac (2009) [Cf : p. 80]

Source : http://www.ekac.org/cypher.text.html

- I, 10 -
Planches : Partie I

The third hand – Stelarc (années 1980) [Cf : p. 81]

Extended Arm – Stelarc (2000)

- I, 11 -
Planches : Partie I

Exoskeleton – Stelarc (1998)

- I, 12 -
Planches : Partie I

Hexapod – Stelarc (2002-2003) (artiste dans une nacelle)

Muscle Machine – Stelarc (2003) (pieds de l’artiste au sol)

- I, 13 -
Planches : Partie I

Source : http://stelarc.org/?catID=20214
Voir aussi : http://www.ahds.ac.uk/performingarts/collections/sci-art/photos.htm

- I, 14 -
Planches : Partie I

Jacksonpollock.org – Miltos Manetas (2003) [Cf : p. 82]

Version pour iphone :

Source : http://www.jacksonpollock.org/

- I, 15 -
Planches : Partie I

Logo.Hallucination – Christophe Bruno (2006) [Cf : p. 87]

Interface du logiciel de reconnaissance de formes :

Vues de l’installation :

- I, 16 -
Planches : Partie I

Quelques exemples d’images scannées avec les logos que le logiciel y a reconnus.

- I, 17 -
Planches : Partie I

Source : http://www.logohallucination.com/

- I, 18 -
Planches : Partie I

Empathic Painting – Maria Shugrina (2006) [Cf : p. 88]

Source : http://www.cs.bath.ac.uk/~vision/empaint/

- I, 19 -
Planches : Partie I

Prosthetic head – Stelarc


(2003)

[Cf : p. 89]

Source : http://www.stelarc.va.com.au/

- I, 20 -
Planches : Partie I

Very nervous system – David Rokeby (depuis 1986) [Cf : p. 110]

Source : http://www.fondation-langlois.org/html/f/page.php?NumPage=2186

- I, 21 -
Partie I : De la poïétique multipolaire

Partie I – De la poïétique multipolaire

Le public, composé de quatre à cinq personnes, s’est regroupé autour d’un vaste aquarium. Il
regarde de haut ce qui semble s’y mouvoir. De temps à autre, l’une d’entre elles plonge sa main à
sa surface, l’agite comme pour attirer ou faire fuir les animaux qui s’y ébattent. La scène ne se
passe pas dans un musée maritime mais dans la salle d’une exposition d’art contemporain.
Avec A-Volve, les artistes Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, proposaient, dès 1994,
une installation richement technologique, où l’interaction avec le public répondait aux inventions
algorithmiques de la machine numérique. L’aquarium est d’une nature toute particulière. En fait,
sous quelques centimètres de profondeur, un écran horizontal renvoie l’image en trois
dimensions d’un pseudo-aquarium où des créatures numériques se déplacent à la façon de
méduses. Elles y célèbrent un simulacre de vie, répondant à des règles dictées par des algorithmes
génétiques : elles se nourrissent, se déplacent, se reproduisent. L’œuvre devient le lieu d’accueil
pour un microcosme in-vitro (qui est ici in-silicio) d’espèces animales imaginaires…
Les artistes ont créé l’œuvre et ses considérants. Ils ont aussi défini les algorithmes qui
donnent les règles de vie et de mort aux organismes virtuels. Ils ont enfin délimité la part
d’interaction que le public est apte à apporter.
Les organismes virtuels qui s’ébattent dans cette eau numérique, sont des créatures designées
par le public. A l’entrée de la salle, en effet, un ordinateur permet au spectateur de dessiner sa
créature. Chacun devient le démiurge d’une entité virtuelle. Après avoir brossé le contour de sa
forme en trois dimensions, il lui associe une texture et une structure qui déterminent certaines
caractéristiques motrices de l’« animal ». Ainsi en va t-il pour sa taille, son énergie, ses besoins
énergétiques, sa vitesse de déplacement, son système de locomotion (où se trouvent ses muscles

- 37 -
Partie I : De la poïétique multipolaire

moteurs). En quelques coups de doigts, le spectateur engendre graphiquement sa créature, celle-là


même qu’il verra quelques instants plus tard évoluer dans l’aquarium attenant.
A peine créé, l’organisme virtuel se retrouve plongé dans son aquarium où sont déjà
présentes d’autres créatures préalablement designées par d’autres spectateurs. Les artistes ont posé
les règles d’interaction de cet écosystème numérique. Les animaux doivent survivre. Ils y
parviennent en se nourrissant de l’énergie des autres créatures, ie en les tuant. Ou bien ils doivent
se reproduire pour assurer leur « persistance » par d’autres moyens. Le statut de prédateur de
l’animal est relatif. Selon les caractères des autres organismes présents, chaque individu virtuel
sera proie ou chasseur. Les plus gros, moins véloces, chassent – les plus petits, plus mobiles,
tentent de s’échapper et de se reproduire. Ils se repèrent les uns les autres et appliquent leur
compréhension des règles de l’algorithme génétique. Lorsqu’ils se reproduisent, ils « mélangent
leur code génétique », selon les lois de Mendel, ce qui signifie que leur forme initiale, donnée par
le spectateur, est aussi connue de la machine par son homologue génétique, ici numérique. Le
spectateur crée une forme, que la machine traduit sous forme de symboles, qui permettra ensuite
une reproduction, en mélangeant deux séquences codées, et traduisant le résultat sous la forme
d’un nouvel organisme. Ce dernier connaîtra différents stades de croissance, sous la protection de
ses deux parents. Si l’entité créée par le spectateur arrive mature dans son écosystème ; l’entité
issue du croisement reproductif de deux adultes, commence bébé et grandira, si Dieu lui prête
vie. La mort, elle, peut survenir de trois façons distinctes : par prédation, par famine (advenant si
une créature n’arrive pas à se nourrir suffisamment, en captant l’énergie de ses proies) ou de
vieillesse (un « marqueur génétique de temps » limite la « durée de vie » de tout organisme). Le
tableau qui se forme et se déforme en permanence ouvre comme une fenêtre non plus sur le
monde mais sur l’imaginaire de la matrice, ses options, ses répétitions, la traduction de ses règles
et de son hasard.
Deus ex machinā, le spectateur peut aussi protéger les siens. En utilisant la surface de l’eau du
bassin comme interface, le spectateur interagit en effet avec ses créatures. Celles-ci peuvent fuir
devant l’ombre d’une main humaine, ou au contraire s’y intéresser. Enfin, cette main peut devenir
l’égide protectrice imparable : en emprisonnant sous sa férule une créature, elle s’en trouve
protégée de toutes les attaques extérieures ! Les prédateurs n’ont qu’à se trouver une autre
proie… A condition de suivre le protocole proposé par les concepteurs, les spectateurs
deviennent co-responsables d’une œuvre en attente de leur participation et de leur imagination.
Les deux artistes ne se sont pas contentés de proposer le modèle scientifique de ce travail. Ils
ont aussi défini le cadre de l’acte de création numérique demandé aux spectateurs ; les règles, les
valeurs, les seuils, les paramètres de l’écosystème virtuel ; enfin les lois de l’interaction entre les

- 38 -
Partie I : De la poïétique multipolaire

organismes et les spectateurs. La frontière qui est censée séparer le réel du virtuel s’amenuise. A
tout le moins, les passerelles de transgression de cette frontière se multiplient. Il ne s’agit pas
seulement de présenter les prouesses et les imaginaires réalisables par la technologie ; mais de
s’interroger sur la pertinence du maintien de cette frontière. Il ne s’agit pas d’une simple
modélisation scientifique et numérique d’un écosystème et de ses lois d’évolution – il s’agit aussi
d’intégrer les effets de l’analogique au sein du virtuel.
« Le visiteur devient une partie de ce système d’évolution, il est un partenaire
des organismes virtuels, à qui il donne et promeut la “vie artificielle”.
L’eau, en tant que métaphore de la naissance et de la primo évolution est le
médium idoine pour cette “piscine/échantillon” (pool) de vie artificielle –
ouvert à son véritable environnement. » 1
Les artistes prolongent et développent le travail qu’ils avaient mené autour de la genèse et la
reproduction de plantes dans Interactive Plant Growing (1992). Ils recyclent leur matériel
informatique (algorithme, programmes, etc), l’adaptent à un contenu totalement différent (le
monde animal, en mouvement) et l’ouvrent à une dimensionnalité nouvelle (la vie artificielle).

Que reste t-il de l’imagerie romantique du génie créateur ? Celle qui attribuait, en totalité, la
poïèse à un personnage unique : l’artiste créateur monopolisant la création même. Du processus
artistique, il détenait l’intégralité de la charge poïétique. Il faut entendre « charge » dans toutes ses
acceptions : banale (le poids de l’objet que l’on porte sur ses épaules), électrique (qui permet de
distinguer les atomes chargés positivement, des neutres ou des négatifs), militaire (capacité à
lancer le mouvement de troupe et à le suivre), et instrumentale (la quantité de poudre ou de balles
contenue dans une arme prête à faire feu).
Cette image d’Epinal a été battue en brèche par de nombreux apports théoriques. Tous
montraient à la fois la répartition de cette poïèse et la complexité des processus en jeu par delà la
seule figure de l’artiste. Pour mémoire, en voici quelques temps forts : le rappel historique de
l’existence de nombreux ateliers d’artiste et leur cortège de nègres ou d’aides-de-camp ; la dé-
singularisation du génie par la sociologie bourdivinne2 ; la part active et irréductible de la matière
de l’œuvre, de ses ressorts, de ses accidents ; celle du regardeur, minorant la place de l’auteur3,

1 Nous traduisons : « The visitor becomes part of the evolutionary system, he is a partner of the virtual organisms
and gives and promotes their "artificial life". Water as the metaphor for birth and basic evolution is the medium for
this artificial life "pool", that is open to its real environment ». Christa Sommerer & Laurent Mignonneau, « A-
Volve : a real time interactive environment », en ligne :
http://www.interface.ufg.ac.at/christa-laurent/WORKS/CONCEPTS/A-VolveConcept.html.
2 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1992.
3 Cf : La sémiologie des années 1960. Par exemple : Umberto Eco, Lector in Fabula le rôle du lecteur ou la Coopération

interprétative dans les textes narratifs, Paris, Librairie Générale Française, 1993.

- 39 -
Partie I : De la poïétique multipolaire

voire l’abolissant1 ; celle de l’institution qui statue sur une œuvre en la laissant fonctionner comme
elle se doit2. Légers amendements pour une meilleure répartition, qui n’invalident pas l’essentiel :
la place première et déterminante d’un artiste unique dans le processus poïétique.
Avec la technologie, la donne change. Parce qu’elle s’immisce dans -et entre- les trois pôles
traditionnels (artiste-œuvre-public). 1/ Elle se greffe sur la figure artistique, venant la seconder, la
remplacer dans une certaine mesure, et y introduire de nouveaux ingrédients du faire ainsi que
des modèles neufs de technè. 2/ Elle est une part de la matière de l’œuvre, qui, de passive ou
réactive, devient pro-active et partenaire. 3/ Elle s’interface dans la relation esthétique à l’œuvre,
ajoutant aux modes classiques de la réception, une composante de création distribuée. L’artiste ne
contrôle plus son œuvre ni dans son faire, ni dans sa forme définitive. La technologie lui a capté
une portion de sa charge poïétique, et la dissémine sur toutes les figures connexes.
Ce sont cette pollinisation et cette dissémination, propres à un art abreuvé de technologie,
qu’il conviendra de qualifier : en identifiant des nœuds, plus que des périmètres ou des fonctions3
– en questionnant des notions synthétiques qui font problème, plus que des axes d’analyse.
Variations autour de trois questions donc : qu’a introduit la technologie dans la poïèse d’une
œuvre ? Où se jouent les nouvelles négociations entre les anciennes figures esthétiques ?
Comment se répartissent les forces en présence dans ce partage poïétique ?

1 Roland Barthes, « La mort de l’auteur », dans Œuvres complètes. Tome III. 1968-1971, Paris, Seuil, 2002, p. 40-45.
2 Si l’on suit Goodman et ses fameux exemples de tableaux utilisés comme parapluie, une œuvre d’art n’apparaît que
quand un spectateur lui en donne l’occasion. Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, Nîmes, Ed. Jacqueline
Chambon, 1991, p. 100-101.
La théorie institutionnelle d’un Dickie décline ce thème avec d’autres conclusions : « une œuvre d’art au sens
classificatoire est 1) un artefact, 2) auquel une ou plusieurs personnes agissant au nom d’une certaine institution
sociale (le monde de l’art) ont conféré le statut de candidat à l’appréciation. George Dickie, « Définir l’art », dans
Gérard Genette (sld), Esthétique et poétique, Paris, Seuil, 1992, p. 22.
3 Les études sur la psychanalyse du créateur d’Anzieu, les critères poïétiques de Passeron, ou la sociologie du Net art

par Fourmentraux sont autant d’entrées complémentaires.


* Anzieu découvre cinq phases du travail créateur : le saisissement créateur ; la prise de conscience de représentants
psychiques inconscients ; instituer un code et lui faire prendre corps ; la composition proprement dite de l’œuvre ;
produire l’œuvre au dehors. Didier Anzieu, « Deuxième partie : les cinq phases du travail créateur », dans Le corps de
l’œuvre : essais psychanalytiques sur le travail créateur, Paris, Gallimard, 1981, p. 91 et sq.
* Passeron propose « trois caractères à la conduite productive de la création : 1/ c’est la production d’un objet
singulier, voire d’un prototype ; 2/ la production d’un objet ayant le statut d’une pseudo-personne ; 3/ une
production qui compromet son auteur » (p. 32 et préc.). Plus loin, il dresse une liste des concepts fondamentaux de la
poïétique en les rangeant autour de sept ensembles : sujet, moteur, matériau, forme, fin, œuvre, poïétique (p. 129 et
sq). René Passeron, « Première partie : la poïétique », dans La naissance d’Icare : éléments de poïétique générale, Ae2cg, 1996.
* Fourmentraux identifie et analyse trois phases d’une œuvre sur Internet : la conception, la disposition et
l’exposition. Dans la première, il suit les étapes de la création de Des_Frags de Reynald Drouhin et articule deux
régimes à ce processus : « une action distribuée » et une « négociation technique et esthétique ». Jean-Paul
Fourmentraux, Art et Internet : les nouvelles figures de la création, Paris, CNRS Editions, 2005, p. 35 et sq.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

La technè en sous-traitance
L’image de l’artiste contrôlant toutes les étapes du processus créatif est historiquement
intenable. Ainsi du peintre. Très vite (ie depuis la Renaissance, au moins), des ateliers d’artiste se
montent autour d’un maître. Les apprentis commencent par préparer ses toiles et par les enduire
convenablement. Ils pourront ensuite se former. Les plus aptes seront promus co-auteurs (de facto,
si ce n’est de jure). L’artiste se contentera alors de fixer la composition de la toile, et d’apposer sa
griffe sur les parties les plus ardues ou celles où son style transpire de façon la plus aiguë (Rubens,
si prolifique, ne se contentait-il pas de peindre les mains sur les peintures qui sortaient de son
atelier ?). Avec la modernité, l’extension des arts en dehors du périmètre historique des neuf
muses, a multiplié les partenariats et les nouveaux métiers nécessaires à l’élaboration d’une œuvre.
D’une part, les compétences des artistes se sont parfois modifiées1 ; d’autre part, des corps de
métier nouveaux sont venus soutenir le procès de création artistique. L’artiste s’est fait ingénieur,
athlète, manager, mécanicien, sociologue, informaticien – le produit œuvré est devenu le fruit
d’une étroite collaboration entre de nombreuses expertises distinctes. De nos jours, faire une
œuvre d’art ressemble souvent bien plus à réaliser un film qu’à peindre une toile sur les bords de
Marne. Ainsi en va t-il de l’histoire de la répartition de la charge de travail artistique. Cette répartition
allant de conserve avec une spécialisation des tâches. Elle laisse intacte l’aura de l’artiste, en ce
qu’elle lui maintient l’essence du faire poïétique. On décèle, dans le faire artistique, des actes de
moindre importance, pouvant être sous-traités à d’autres instances qu’à celle de l’artiste, sans
pour autant qu’il se voie diminué. Après tout, le peintre ne fabrique pas lui-même son papier ou
son subjectile. On peut cependant constater que cette sous-traitance est restée dans des limites
humaines au cours des deux premières phases : la délégation à d’autres, de quelque chose que
l’artiste sait faire ; puis la délégation à d’autres, de quelque chose que l’artiste ne sait pas faire.
Avec la technologie, l’artiste sous-traite à une instance non-humaine quelque chose que personne
ne sait faire.

1En France, les parcours des compositeurs de musique savante démontrent que les polytechniciens et les
mathématiciens ont remplacé les instrumentistes et les prodiges.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Nous pouvons suivre Heidegger pour tenter d’articuler art, technè et poïèse. Notant que le grec
ne possède pas de mot pour dire « l’art », il relèvera trois idées-forces dans l’allemand Kunst (art),
ars, provenant du verbe können (pouvoir et/ou savoir).
« Savoir-faire (können), dans le sens de s’entendre à quelque chose, de s’y connaître,
donc d’un savoir compétent, qui s’exerce avec maîtrise, alors c’est bien cela que
les Grecs expriment par technè. Dans ce savoir-là, se trouve incluse, bien que ce
n’en soit pas l’essentiel, la connaissance des règles et de modes de procéder
propres à quelque entreprise. »1
Cette première composante est exactement celle de la technè telle qu’il la définira encore
ailleurs :
« [technè] ne veut pas dire « la technique » au sens de la production et du genre
de production, ni « l’art » au sens plus large du savoir-produire ; technè est un
concept de connaissance et signifie : s’y connaître dans les choses qui
déterminent la réussite d’une production, par exemple celle du lit, et qui
déterminent nécessairement sa fin et son achèvement. Cette fin s’appelle en
grec telos. »2
La technè, première composante de l’idée de l’art (Kunst) est savoir-faire et pouvoir-faire. Le
deuxième aspect de l’art réside dans l’idée d’une charge, presque dans l’exercice d’une fonction, et
dans la manière de son exercice, comprise dans le verbe können :
« Si, par contre, nous entendons par « art » le pouvoir au sens d’une faculté
d’exécution, devenue, par l’exercice, une seconde nature, pour ainsi dire, un
second genre fondamental de l’existence, soit un pouvoir en tant qu’attitude
même de l’accomplir, les Grecs l’expriment par mélétè, epiméléia, soit le soin
(l’esprit du soin) dans le sens de pourvoir aux besoins. (…) Cet esprit de soin, de
prévoyance est d’avantage que le fait de se montrer soigneux, que de la
sollicitude, il est sous l’empire de la résolution concentrée, la résolution à
l’étant, le « souci ». » 3
On y reconnaît l’expression d’une discipline et l’acquisition d’une « tournure » (d’esprit, de
cœur, de geste). En effet, la mélétè chez les Grecs est une « discipline » à destination individuelle
comme collective, qui passe par « l’observance rituelle », « l’exercice ou l’entraînement » et le
« dressage mental » (impliquant une « discipline de mémoire »). « Vertu virile, la mélétè (…)
implique énergie tendue, constante attention, épiméléia, dur effort, ponos » 4.
Avec ces deux axes, se trame le plan des fondations de l’art. Effectivement, leur intrication
fonde la base sur laquelle l’étant va pouvoir advenir, l’étant va pouvoir se pro-duire, venir à
l’existence. L’étant dont il est ici question est l’œuvre qui est donc la pro-duction en cours lors de
la poïèse qui fait fond sur cette double base : technè et mélété.

1 Martin Heidegger, Nietzsche I, Paris, Gallimard, 1971, p. 151.


2 Martin Heidegger, « Comment se détermine la physis ? », dans Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, p. 503.
3 Martin Heidegger, Nietzsche I, Paris, Gallimard, 1971, p. 151.
4 Jean-Pierre Vernant, « Le fleuve « amélès » et la « Mélétè Thanatou » », dans Mythe et pensée chez les Grecs. Tome 1,

Paris, Maspero, 1974, p. 110.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

« L’unité de la mélétè et de la technè désigne alors la position fondamentale de


l’anticipatrice résolution de l’existence à la fondation de l’étant, à partir de
l’étant même.
Là où nous entendons absolument par art le pro-duit d’une production, soit ce qui
est mis debout comme résultant d’un construire et ce construire même, les Grecs
parlent de poièsis et poésie. » 1
Pour l’art, la technè est donc le fond sur lequel et à partir duquel la poïèse peut s’installer dans la
pro-duction d’une œuvre. Posons que la « technè artistique » est tout à la fois le mode de savoir à
partir duquel l’art est possible et le régime d’objectivation de la poïèse – et voyons où et comment,
concrètement, l’irruption des appareils vient rebattre les cartes de leur relation et de leur
utilisation. Mais prenons encore quelques instants pour voir comment se traduit l’emploi d’une
technè chez l’artiste.

L’art n’est pas l’artisanat, et le faire artistique n’est pas qu’un produire. L’artisanat est métier
d’abord, c’est-à-dire apprentissage, us et coutumes, labeur, répétition, habileté, inventivité. Le bon
artisan produit « de la belle ouvrage ». L’art est création essentiellement, c’est-à-dire intuition,
ivresse (Rausch), style, expression, intention, nécessité et singularité. L’artiste créé une œuvre. La
poïèse est son acte.
« La poïèse est l’ensemble des conduites opératoires (opus operandum) en tout
domaine où peut s’observer l’élaboration, la production, la création des
œuvres. »2
Le procès poïétique ne pose pas d’un côté la technè, de l’autre l’être-sensible-et-sensé ; pas
plus qu’il ne les fait dialoguer. Bien plutôt : le procès poïétique est l’in-formation de l’un par l’autre.
Ces deux pans se nourrissent, s’irriguent, se relancent, s’affrontent, se conjuguent en même temps
pour donner lieu au faire artistique. A tout moment, ces deux champs sont effrangés, sont
inextricablement liés. Le pan expressif-affectif du geste artistique ne peut se séparer de sa
pragmatique opérale. Parce que le créateur est d’abord un corps créateur. Le procès poïétique est
un processus physiologique, un acte du corps gouverné tant bien que mal par l’esprit du créateur.
Ce dernier tente de créer ce qu’il se sait capable de réaliser, et finit parfois par découvrir une
œuvre qui, d’accidents en invitations fortuites, s’est remodelée. « Toute peinture est un accident »
disait Le Bot après Bacon3. Faire une œuvre nécessite de laisser advenir une fine alchimie entre
une efficace technique, une sensibilité expressive du corps et une volonté ouverte de l’esprit.

1 Martin Heidegger, Nietzsche I, Paris, Gallimard, 1971, p. 79.


2 René Passeron, La naissance d’Icare : éléments de poïétique générale, Ae2cg, 1996, p. 23.
3 « De même, dans le tableau, ce qui prend forme est toujours inattendu, est toujours aussi surprenant pour le peintre

que le surgissement d’un « mirage ». « Toute peinture est un accident », écrit Francis Bacon dans son Art de
l’impossible ». Marc Le Bot, « Toute peinture est un accident », dans Nouveau Recueil. Numéro 59, Juin 2001, en ligne :
http://www.maulpoix.net/lebot.html.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Encore faut-il préciser les deux modulations de l’action de la technè. En tant qu’elle est en
puissance, la technè est une capacité de manipuler un outil, c’est-à-dire une technique. L’art du
dessin, l’aquarelle, ou l’ébénisterie requièrent tous une technè, ie l’habileté putative d’un individu
pour employer une technique particulière – qui la plupart du temps nécessite un (panel d’)
outil(s). En tant qu’elle est en actes, la technè est l’action sur un matériau brut définie par le champ
de la technique considérée, c’est-à-dire sur un médium. La sculpture, la peinture comme la
métallurgie, lorsqu’elles sont agissantes, mettent leur technè à l’épreuve matérielle du médium
qu’elles doivent informer.
La technè, c’est l’habileté à manier l’outil. Le faire artistique, c’est le redoublement de la technè
par un être-expressif du geste producteur. L’artiste est celui qui met en œuvre un faire-artistique au
service d’une idée.
Y a t-il une technè minimale à conserver par l’artiste pour persévérer dans son être ? Connaît-
on des artistes sans technè ? La modernité, avec le Land art par exemple, s’est déjà posée ses
questions. Un artiste qui marche dans une forêt, ou celui qui découvre une pierre sur une plage et
finit par l’exposer dans un musée – est un artiste a-technique1. Du procès poïétique, il n’a
conservé que les composantes expressives-sensibles et intentionnelles-volitives. Mais l’art ici
proposé est lui-même un art a-technique. L’œuvre, candidate à l’appréciation, est une extraction
non ouvragée de la nature. La présentation d’une telle œuvre n’est qu’un changement de cadre, une
re-mise, dans un nouveau contexte, d’un élément brut du monde. Un art sans production pour
des artistes sans technè. Cela est-il concevable en dehors de ce cas extrême ? Le cas Hyber semble
bien sûr prôner, de façon quelque peu surfaite, une réponse positive. Pour lui, l’artiste se contente
d’avoir un nom, une idée, un carnet d’adresses. La compétence « chef de projet » n’est pas même
de mise ; il lui suffit d’être maître d’ouvrage2. Pour autant, n’a t-il pas besoin d’une connaissance
minimale des potentialités des outils que d’autres manient ? Ne s’agit-il pas simplement d’un
changement de périmètre de la « figure de l’artiste » ?
« Ces histoires de frontières à traverser et de distribution des rôles à brouiller
rencontrent en effet l’actualité de l’art contemporain où toutes les compétences
artistiques spécifiques tendent à sortir de leur domaine propre et à échanger
leurs places et pouvoirs. » 3
Ce premier niveau de lecture de la dissémination de la technè se conçoit comme le passage de
l’artiste un à l’artiste multiple. Il se résout dans une figure élargie : l’artiste comme équipe. Certes,

1 Pour ne rien dire du ready-made, qui, sur notre exemple, a le défaut de mettre en valeur un objet manufacturé, donc

technique (même si le geste de l’artiste est a-technique).


2 Le « maître d’ouvrage » est le client qui exprime un besoin ; le « maître d’œuvre » est l’entité qui réalise la prestation

répondant à ce besoin.
3 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éditions, 2008, p. 27.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

le nom qui signe et qui retire la plus grande part du bénéfice symbolique de la création est unique
(le cinéaste, l’architecte, le chef d’orchestre) – mais nous pouvons considérer que l’artiste et
l’équipe qui l’entoure, forment un tout. C’est cet ensemble qu’il faudra entendre à présent sous le
syntagme « entité-artiste ». Ainsi, la technè est-elle alors toujours aux mains de cette entité-artiste.
C’est-à-dire que cette dernière la domine, la contrôle. Elle en maîtrise les effets et en comprend
les causes. Elle peut se laisser ponctuellement déborder par elle, ou par un sursaut du matériau
qu’elle ouvrage – comme elle peut ne pas s’en laisser submerger. La technologie s’introduit à
double titre dans le processus poïétique : elle est l’outil et le matériau. Nous nous arrêterons à
présent sur ce premier aspect, en analysant les fonctionnalités propres à l’outil technologique afin
de qualifier la forme de cette délégation, d’observer son étendue et se dégâts.

La technologie modifie de fond en comble le rapport de l’entité-artiste avec sa technè, de par


sa nature de super-outil. L’appareil n’est pas un outil qu’on domine, il est un agent qu’on
commande. Le périmètre de son action est bien plus important que ne l’était celui de l’ancestral
outil1. Ainsi, la sous-traitance aux appareils prend au moins trois formes : la délégation de l’action,
celle des informations, et celle du traitement. La première était déjà présente avec l’arrivée de la
Technique dans les arts. Ce n’est pas César qui concasse, c’est une presse hydraulique qui réduit
des produits manufacturés. Mais avec la technologie, le panel des actions et leur enchaînement
offrent de nouvelles marges de manœuvre (ils ne sont plus directs, dirigés, asservis). La relative
indépendance entre l’action menée et les ordres passés modifient encore les horizons.
Ensuite, constatons que la sous-traitance de l’information se fait dans les deux sens. En
émission, les appareils traduisent les ordres donnés par l’homme qui veut agir sur la matière.
Cette traduction, codée, est transformée en symboles numériques. Ne peuvent se traduire, et ne
peuvent donc agir, que les modulations informationnelles, cybernétiques même, de l’agir de
l’individu. N’y a t-il pas d’autres modulations rétives à toute codification ? Peuvent-elles se
traduire sans perte de sens ? En réception, l’artiste s’informe de la réponse de son matériau par le
filtre de l’appareil. Celui-ci contrôle donc les trans-missions, et enferme le faire artistique dans les
schémas de la cybernétique : un ordre émis agit sur une boîte noire qui renvoie une information
vers le donneur d’ordre afin qu’il puisse le modifier.
Le troisième régime de la technologie confirme cette lecture : l’appareil est aussi un outil de
traitement. C’est-à-dire que le calcul symbolique sur des informations numériques, loin d’être

1 La classification de Mauss ou celle de Simondon amènerait un degré de précision inutile ici. Mauss, reprenant

Reuleaux, retient : l’outil, l’instrument (complexe d’outils) et la machine (complexe d’instruments). Marcel Mauss,
Manuel d’ethnographie, Payot, 1967, p. 32. La nôtre est simplement dichotomique : les outils d’un côté, les appareils de
l’autre (ie des outils à puces).

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Partie I : De la poïétique multipolaire

neutre, est un re-traitement du monde, tel qu’il est et tel qu’il est agi. La posture théorique d’un
Eco dans L’œuvre ouverte1, tentant de réduire l’art à un cadre cybernétique – trouve ici une mise-en-
pratique nouvelle. Ce n’est pas l’œuvre d’art qui est lisible et descriptible en terme d’informations,
d’entropie, et de boucles de rétro-action – c’est le travail poïétique qui s’y assimile, dans la mesure
où il se technologise.
Comment la technè est-elle affectée par l’entrée en lice de ces appareils et leur caractère de
super-outil ? Le monde de l’informatique pourra faire paradigme. Un programme, codé par un
humain, n’est pas le programme compris par la machine. Les décennies passant, les programmes
informatiques sont devenus de plus en plus simples d’emploi, alors que leur exécution est
toujours réalisée selon les mêmes schémas. L’humain écrit un fichier source. La machine s’anime
aux ordres d’un fichier exécutable. Entre les deux, une opération de compilation a eu lieu. Cette
opération est tout sauf neutre. En effet, deux caractéristiques de ces fichiers exécutables peuvent
être relevées : ils sont orphelins (on ne peut remonter d’un fichier exécutable à un fichier source),
ils sont cryptiques (l’homme ne les comprend pas). On ne peut pas débugger le fichier exécutable,
on débugge le fichier source, qu’il faudra recompiler, afin de voir à nouveau ce que l’exécution de
son pendant donne. C’est dire que l’action de l’homme se fait en un point, tandis que celle qui
déclenche la réalisation se tient en un autre. La compilation agit comme une étape indispensable
qui déplace la commande en un autre lieu et qui désarme l’homme dans sa technè. Le relais est
passé, irrémédiablement. On peut élargir cette notion de compilation à l’ensemble du monde des
appareils. Chacun, en effet, est conçu sur un schème informatique qui, à un endroit ou un autre,
vient prendre le relais de l’action humaine. Il y a un hold up technologique. Et c’est la compilation
qui l’organise. La compilation2 est l’ensemble de ces opérations technologiques qui, sous couvert
de réaliser une prestation de traduction, s’octroie la maîtrise des événements. Elle est le devenir-
exécutable des schèmes technologiques, qui s’accompagne d’une sortie de l’ordre de l’humain.
Pour l’artiste, cela signifie l’abandon de sa maîtrise. La technè, si elle est savoir-faire, suppose une
maîtrise, de la part de son possesseur. C’est du moins la leçon historique que donne ces métiers
artisans, où l’apprenti étudiait longtemps sous les leçons d’un maître, afin un jour de proposer un
chef d’œuvre à sa guilde, qui l’adoubait. Le technicien, qui domine son art, devient un maître. Il
connaît et contrôle la moindre de ses étapes. Si la technologie entre avec sa compilation, alors
exeunt la technè et sa maîtrise…

1Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1979.


2Il ne s’agit pas seulement du procédé de compilation cher à l’informatique mais de tout ce qui traduit le travail
humain en un résultat, via une routine technologique. Ainsi le processus d’impression en est une autre forme (il suffit
pour s’en convaincre de constater les différences colorimétriques entre une image numérique à l’écran et son avatar
imprimé).

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Quel type de sous-traitance se déroule ici ? Délégation, comme sous-traitance, indique qu’un
donneur d’ordres a contractualisé avec un tiers la bonne réalisation d’une action. Dans les deux
cas, le tiers est subordonné au maître d’ouvrage. En outre, il a contractualisé, dans un cadre
révocable. Un sous-traitant est un tiers, dont l’action est contrôlée et suivie, et qui, à tout
moment, peut être remplacé par un autre. La sous-traitance est limitée dans son périmètre et
précaire dans son statut. Ici, la technologie s’est arrogée une part irrévocable. Elle concerne une
portion de la technè, pour laquelle elle n’est ni remplaçable (par un autre, qui serait toujours dans le
giron technologique), ni contrôlable (la compilation s’est accaparée un faire, qui a définitivement
quitté l’orbite humaine). En clair, elle a conquis sa place qui ne peut plus lui être disputée. C’est
donc sur le mode de la subrogation que cette sous-traitance a eu lieu, où le préfixe même n’est que
de façade. Dans le pacte technologique passé avec l’artiste, s’établit une « dialectique du donneur
d’ordre (humain) et de l’exécutant (technologique) », d’autant plus sournoise et complexe que la
figure de l’exécutant n’est qu’en sourdine, ignorée, et parfois absente. Pour autant, la technologie
est, sur son périmètre, souveraine, indéboulonnable. Le « sub- » est à colorer comme suit : il
stipule que le domaine de l’action des appareils est bien décidé et octroyé par l’artiste ; mais il
occulte le fait que, sur ce domaine, les appareils n’auront plus de supérieurs hiérarchiques aptes à
contrôler les modalités de leur action1.
Cette subrogation s’accompagne en outre d’une véritable implantation d’un domaine sui
generis. Etant à la fois « sous » et « à côté » de la technè humaine, la technologie installe son domaine
propre. Plus que l’iconographie médicale (cf : les corps donnés à voir sous rayons X ou IRM) ou
astronomique (cf : les images de Hubble retravaillées), c’est l’imagerie fractale qui ici sera
emblématique. Si Mandelbrot a réussi à poser les bases de nouvelles fonctions mathématiques,
seule la puissance des processeurs permet de les voir, de les comprendre, de les mettre en images
et en mouvements. Le régime de ces images est purement technologique, n’existe que grâce à la
technologie. Elles sont entièrement découvertes et apparues par l’action des schèmes
technologiques. De nouveaux territoires de technè sont mis au jour par l’action de la technologie,
entièrement conquis et gouvernés par elle. En opérant sur ces territoires, les appareils font
apparaître de nouveaux imaginaires et de nouveaux modes d’action, de connaissance et de
création. La délégation de la technè aux appareils prend la double forme d’une subrogation partielle
et d’une installation idiotique. La technologie s’approprie, en expropriant l’humain.

Quel est alors le caractère de la technè en passe de disparaître complètement ? Tant que le
savoir-faire technique de l’artiste nécessitait l’emploi d’outils, se conservait, dans son rapport au

1 Et c’est comme cela que l’on fait des crises bancaires mondiales…

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Partie I : De la poïétique multipolaire

monde, une part d’analogie. Le marteau ou le soc, en tant qu’outils, créent une médiation entre
l’homme et le monde naturel. Mais le maniement de ces objets, parce qu’il continue d’être
homothétique, parce que le geste de l’homme informe la nature, et parce que la résistance de la
nature l’informe en retour – respecte une relation d’analogie entre l’homme et le monde qu’il
habite1. Il s’agit même d’une homologie, tant il est vrai que l’ordre des choses ici reliées reste
identique. L’outil prolonge le corps de l’homme et ses gestes. Il les amplifie sans les dénaturer ; de
même qu’il conduit les retours de la nature jusqu’à l’homme sans les modifier substantiellement.
Taper sur une planche avec le poing ou avec un marteau, c’est faire le même geste. Ressentir la
chaleur d’un foyer avec des maniques ou sans, c’est relever le même type d’informations, avec le
même type de récepteurs sensitifs. L’outil fonctionne comme un modulateur énergétique, comme
un (dés)amplificateur : il conserve l’essence du rapport entre l’homme et le monde. Les appareils,
eux, fonctionnent comme des traducteurs. Ils décorrèlent la matière des effets, de celle des
causes. Ils sont hétéro-logiques.
Qu’est-ce à dire pour la technè artistique ? Nous venons de le voir, la technè n’est pas une
simple question de savoir-faire ou de pouvoir-agir. La technè est le rapport homologique (si ce
n’est immédiat), et donc sensitif, de l’homme à la matière, au cours de processus opératoires. Au
cours de ce processus (poïèse), l’artiste se heurte à la résistance du matériau qui sera l’œuvre et,
prenant la mesure de cette résistance, trouvant appui sur (et activant) son savoir producteur
(technè-en-puissance), agit et réagit (technè-en-actes), pour laisser advenir une œuvre (ergon), qui
négocie en permanence avec l’intention initiale ou actuelle de l’artiste-opérateur, dans le
mouvement idiotique de sa manière et de sa tournure (mélétè). Avec la technologie, ce n’est plus la
matière qui résiste, c’est l’outil en tant qu’il est un appareil. Le combat sensitif-cognitif de l’artiste
avec le matériau de son œuvre dépérit, au profit d’un combat purement intellectuel, et même
ingénierique, entre l’artiste et l’appareil des opérations. Comme le souligne Alain Renaud : « La
pensée digitale est plus proche de la métis d’Ulysse que du démiurge platonicien »2.
Nous pouvons, à présent, poser le jalon suivant : la technè, c’est un mode de relation
particulier entre l’homme et le monde, conçu comme un face-à-face homologique. La technique
n’est pas une sous-traitance de la technè ; elle est un régime de la technè. La sphère des outils
appartient de plein droit à ce mode relationnel. La technè ne doit pas se sous-traiter. Ce serait une
perte sèche. Ce serait, pour l’homme, abdiquer une part de son humanité, de son être-au-monde.

1 Au sens où Heidegger explique qu’habiter (wohnen) le monde, c’est très exactement le bâtir (bauen), ménager un
espace de co-habitation aux quatre instances intriquées (das Geviert) : ciel, terre, divins, mortels. Martin Heidegger,
« Bâtir, habiter, penser », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 170 et sq.
2 Alain Renaud, « L’interface informationnelle ou le sensible au sens de l’intelligible «, dans Louise Poissant (sld),

Esthétique des arts médiatiques : Interfaces et sensorialité, Saint Etienne, Publications de l’université, 2003, p. 74.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

C’est pourtant ce que l’artiste, adepte des technologies, fait en déléguant une part de son essence
aux sirènes des appareils.

Et cette disparition se traduit enfin par une perte chez l’artiste, dans son faire. La technologie
s’est interposée dans cette relation entre l’homme et son monde. Elle semble décharger celui-là de
certaines tâches laborieuses, tout en lui promettant une efficace et des potentiels nouveaux. Ce
qui est vrai. Mais ainsi, l’homme n’a plus de rapport qu’indirect avec son monde, indirect au sens
de « non homologique ». On peut percevoir cela dans la perte de l’acte artistique et de son geste.
« Comment donc inventons-nous un chant, un profil, une courbe, un volume ?
Non pas par la pensée méditant ou contemplant, mais par l’agitation de ce
corps humain, que la moindre touche met en mouvement. »1
Avec la technologie, l’artiste flirte du côté de l’informaticien ou de l’ingénieur : son corps ne
s’agite plus selon les accords d’une vision intérieure ; ce sont ses doigts qui tapent sur le clavier,
ou ses mains qui se contentent de poser tel objet à telle place et de les connecter avec tel câble
RJ45… Un rond n’est pas dessiné, il est le résultat d’une équation. C’est l’équation qui est rentrée,
tapée par l’artiste dans son programme. Quand « la solidarité de la main et du cerveau2 » ne joue
plus, le logos manchot devient créateur de formes abstraites.
Le geste technologique, bien que toujours le même, produit une panoplie incalculable
d’actions proposées par la machine : c’est le geste de cliquer ou d’appuyer sur un bouton – qui
commande une série innombrable de faits et de micro-événements. Il n’a plus rien d’artistique. Il
en a perdu deux éléments essentiels : son idiotisme et son homothétie.
L’idiotie du geste artistique se traduisait, sur l’œuvre, par le style de l’artiste : sa patte. L’un
informait de l’autre. Le style ne vaut après tout que parce qu’il met en pleine lumière l’unicité d’un
geste artistique. La touche de Rembrandt ou celle d’Hals. L’appareil homogénéise, détruit toute
idiotie (contradictoire avec son fonctionnement, qui doit rester compatible), ou simplement ne
l’autorise plus. Il n’est pas conçu pour réaliser des actes idiotiques. Or, c’est à lui qu’on a confié la
partie fabricatrice du faire artistique. Donc, il n’y a plus d’être-idiotique de l’acte poïétique.
La deuxième perte est celle de l’homothétie de l’acte créateur. Il y avait un rapport direct
entre la forme créée et l’acte qui l’informait. Si un trait de quinze centimètres traversait la toile,
c’est qu’une main humaine avait accompagné ce mouvement pour laisser sa trace. Peu importe sa
vitesse d’exécution, la posture de l’artiste, le nombre de séquences nécessaires (autant de
composantes qui ressortissent au domaine du geste) – le résultat était l’analogique du faire

1 « Leçon 2 » de : Alain, Vingt leçons sur les beaux arts, dans Les arts et les dieux, Paris, Gallimard, 1958, p. 480.
2 Michel Guérin, Philosophie du geste : essai philosophique, Arles, Actes Sud, 2011, p. 27.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

créateur. L’œuvre était la trace d’un geste générateur, le « moule en creux de l’action humaine »1.
Les mains de l’artiste con-forment l’œuvre. De même en sculpture où la forme accouchée est une
forme moulée, est le négatif de la forme et de la pression des mains de l’artiste. La technologie a
coupé ce lien existentiel entre le créateur dans son faire et l’œuvre en sa forme2. Avec la
technologie, il y a bien une force opérante et informante, mais cette action est en grande partie
sous-traitée à des intermédiaires technologiques.
L’apparition du mot « main » servira d’aiguillon. « Main », comme l’organe princeps de l’artiste
dans sa poïèse. La disparition du geste est surtout l’indice de la disparition de la main de l’artiste,
de l’être-technique de la main. Et l’organe fera ici métonymie. Dans le devenir-technologique du
faire artistique, se joue la disparition de la technè de l’homme dans l’exacte mesure de la déréliction
de son corps. En s’interfaçant à la technologie, le corps de l’artiste s’est débilité. Ses doigts ne sont
plus les artisans minutieux, les outils de précision et de force qui ne doivent pas trembler – ils
sont les agents du clavier d’ordinateur, les index de monstration d’un écran ou les crayons qui
écrivent et dessinent des schémas algorithmiques à la hâte. Les mains ne sont plus ces masses
agissantes qui domptent la matière ou les véhicules impétueux et violents qui traduisent le
désordre intérieur – elles sont ces petits outils qui posent tel objet à côté de tel autre, branchent
telle prise sur tel jack, appuient sur tels boutons « ON ». Le corps n’est plus un corps bouillant,
fulminant, en transe – il est une enveloppe inutile, assis dans une chaise.
Avec la technologie, on ne fabrique plus d’art avec le corps. Malheureusement, le coût est
esthétique. Un pan de la poïèse s’effondre par la même. Et voici. Le musicien qui laisse errer ses
doigts sur son instrument, le danseur qui débride son corps en quête d’improvisation : le corps en
acte est aussi pour une part le devenir-créateur du corps avant toute intellection. L’inconscient du
corps est créatif. Cet inconscient jaillit quand le corps s’exprime en dehors de la surveillance de
l’esprit. Le corps pense quand le corps agit. L’acte corporel crée.
« La création, c’est l’élaboration des idées pendant le geste de faire. (…) Les
mains sont créatives seulement si elles sont obligées d’élaborer de nouvelles
idées, des prototypes, pendant leur lutte contre un matériau brut qu’elles
viennent d’entendre. » 3
A mi-chemin entre l’instinct animal et l’habitude technique de l’expert – dans une alchimie
ténue entre l’oubli des gammes, l’oubli de la pensée et l’écoute neutre d’un corps stimulé et
répondant aux stimuli d’une façon qu’on espère nouvelle – le corps en acte de l’artiste est un

1 « Leçon 2 » de : Alain,Vingt leçons sur les beaux arts, dans Les arts et les dieux, Paris, Gallimard, 1958, p. 481.
2 On voit par là, l’ambivalence de l’infographie, qui n’est tout aussi bien qu’une continuation de la peinture par
d’autres moyens – tant il est vrai que la tablette graphique utilisée pour des dessins vectoriels conserve cette
homothétie de l’acte.
3 Vilem Flusser, « Le geste de Faire », dans Les gestes, HC d’art, 1999, p. 176.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

corps sans pilote, ouvert au monde, qui participe activement à la création de l’œuvre. La perte de
l’homothétie de l’acte, autrement dit la perte des mains/doigts artistes est cette perte du devenir-
créateur du corps-sans-tête. On peut sans doute imaginer des entreprises de création artistique
qui dénierait la part du corps1 ; mais encore cela tiendrait-il d’un choix artistique, d’une volonté
d’explorer une voie en utilisant de façon inédite un outil. Avec la technologie, c’est l’appareil qui
dénie au corps de l’artiste toute possibilité d’un advenir-poïétique.

En usant voire abusant (toute utilisation n’est elle pas déjà un abus ?) de technologie, l’artiste
sous-traite une part de sa charge (au sens ecclésial, cette fois) poïétique au milieu des appareils.
Ceux-ci ne se contentent pas de s’appliquer à réaliser les actions déléguées, ils s’autonomisent de
leur donneur d’ordre et ouvrent sur un régime propre à leur technè. L’artiste gagne des
potentialités nouvelles, en sacrifiant le corps et son être-poïétique. L’action de la technologie,
comme outil de poïèse, est donc ambivalent. Ici, comme par la suite, l’enjeu est de comptabiliser, si
ce qui se perd pèse plus lourd que ce qui se gagne. La question reviendra à trancher, si ce qui se
gâche est de l’ordre du nécessaire ou si le noyau essentiel de l’art arrive à se conserver, malgré
tout.

1 On a déjà connu des entreprises de dé-subjectivation de l’œuvre avec des arts construits sur la répétition mécanique
(ex : Morellet). Mais, d’une part, dé-subjectivation ne voulait pas dire dé-corporation ; d’autre part, cette dé-
subjectivation résidait dans l’emploi de l’outil, dans le procès poïétique – non dans l’outil lui-même.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Le médium parasite
L’art moderne a du introduire la notion de médium, pour faire face à la profusion de ses
propositions. Notion floue, moins forgée qu’intronisée, passée en contrebande, sans payer son
écot à la douane d’une conceptualisation. L’œuvre d’art est devenue la concrétisation d’un agon
entre l’artiste, dans son vouloir et dans son faire, et son médium, dans sa résistance et dans ses
possibles. L’histoire de l’art moderne est l’histoire d’une dé-définition de l’art, dans la mesure où
elle passe par une exploration de nouveaux médiums d’art, une chambre d’échos à la
transfiguration de tout le réel en moyens de faire de l’art. L’art moderne peut se lire comme
l’expérimentation effrénée de tous les possibles de chaque médium traditionnel, l’invention
permanente de nouveaux médiums et l’hybridation croissante de ceux-ci. Là est peut-être la
réponse dialectique aux prophéties hégéliennes : à la « fin de l’art », répond en fait un « tout est
possible en art » et plus précisément ici un « tous les moyens matériels sont bons pour faire de
l’art ». La dissolution de l’art, si l’on veut y croire, serait d’abord celle du Grand Art, et sa
survivance dans une profusion de propositions expérimentatrices, avides de nouvelles ma-t/n-
ières à faire de l’art.
Si la notion est floue, c’est peut-être que le vocable semblait clair. Le médium (au sens
artistique) est un entre-deux, une navette qui relie deux pôles de l’art : le matériau concret qui
forme le corps de l’œuvre, et le champ artistique qui informe les raisons de l’œuvre. « Le médium
a double nature ou double corps1 ». La sculpture sur bois et celle sur marbre, participent-elles
d’un médium commun, subsumé sous la catégorie « sculpture » ? Véronèse et Mondrian, ne font-
ils que découvrir différemment les possibles d’un même médium, ou s’affrontent-ils à deux
médiums distincts ? Le médium, tiendrait de l’amalgame de forme et de contenu, et agirait
comme vecteur de la médiation artistique. Son deuxième sens naturel est celui de milieu, qui fixe
les règles de son développement, dont les frontières mobiles s’organisent en fonction des autres
milieux, qui dicte ses lois à ceux qui « en sont » et à ce qui en sort.
Avec la technologie, les artistes ont en mains un nouveau matériau, dont ils peuvent faire le
corps de l’œuvre et la base de leurs travaux poïétiques. Les appareils se constituent-ils comme le
matériau accidentel d’un médium reconnu (tel le bois pour la sculpture) ? Et si oui, quel serait ce

1 Régis Debray, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1999, p. 125.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

médium ? Ou bien la technologie est-elle un médium sui generis ? Et si oui, quelle serait sa logique
propre ? Questions qui nécessitent un prolégomène non trivial : qu’est-ce qu’un médium ?

Nous pouvons commencer l’enquête en regardant du côté des arts, de leur histoire, de leur
écologie et de leur économie. Et avant même les arts : les muses1. La muse n’est-elle pas
l’allégorie d’un médium ? Auquel cas, il y aurait bijection entre l’une et l’autre, et leur nombre,
pour commencer, serait identique. Neuf, les muses : danse, musique, poésie héroïque, poésie
lyrique, poésie élégiaque, tragédie, comédie, histoire, astronomie. Attelage baroque à nos yeux
post-modernes, où se mêlent des sciences dures, des sciences molles, des arts et des sous-genres.
La part belle est faite à l’espèce « littérature », répartie dans une obédience à cinq muses, sans
même couvrir l’intégralité de son champ. Aujourd’hui, on pourrait ajouter : le roman, le haiku, la
missive, le sms, le journal auto-biographique, etc. Mais peut-être sommes-nous par trop étrangers
à ce passé, et devons-nous porter la focale, non sur les muses, mais sur leurs avatars modernes :
les systèmes des beaux arts.
Hegel a exposé son système, Alain ses options, et tant d’autres. Chaque typologie a ses
principes : elle tente de cerner des ensembles d’œuvres qui répondent à des principes a priori du
sensible ou de la création. L’approche est rationnelle, et d’abord physiologique. L’homme a cinq
sens ; ce sont eux qui sont la source de toute activité humaine, et notamment artistique. Par
ailleurs, il habite un monde dont les principes a priori sont l’espace et le temps. Et Alain de
proposer deux grands principes tectoniques : l’art en mouvement et l’art statique – dans lequel il
distribue ses arts : la danse et la parure, la poésie et l’éloquence, la musique, le théâtre,
l’architecture, la sculpture, la peinture, le dessin, la prose2. Encore s’agit-il plus de classes d’arts,
sous lesquelles se rangent des arts mineurs : danse, cirque et mode sont placés dans la première
catégorie ; design et urbanisme rejoignent l’architecture. Les dix catégories d’Alain sont-elles des
catégories médiologiques ? Leur découpe est-elle redondante avec autant de médiums distincts ?
Difficile à admettre. Elles sont plus le fruit de ses principes rationnels initiaux, que la projection
d’une démarche empiriste, qui partirait des arts eux-mêmes. On peut alors en déduire un critère
pour borner un médium artistique : un artiste donné est-il apte à s’exprimer par un autre moyen
d’expression ? Si oui, les deux moyens appartiennent à un même médium ; si non, l’exercice vient
de poser face à face l’existence (à déterminer encore) de deux médiums distincts. Autrement dit,
le médium est ce qui isole un artiste dans son champ d’application, dans son domaine de
compétences, dans son matériau d’expression.

1 Jean-Luc Nancy, Les Muses, Paris, Galilée, 2001.


2 Alain, Système des Beaux Arts, Paris, Gallimard, 1953.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Et Michel Ange, aussi à l’aise en sculpture qu’en peinture ? Mais pour un Michel Ange,
combien d’artistes d’un seul médium ? Le médium de l’art X, est le plus grand dénominateur
commun (pgdc) des artistes qui se disent participer de l’art X. Définition un brin circulaire et
sociologique qui peut se préciser avec l’étude du cas de Michel Ange. Aurait-il dit lui-même, que
peinture et sculpture étaient un seul et même art, sous prétexte qu’il excellait dans les deux ? Sans
doute pas, parce qu’il avait conscience que sa pratique différait, tout comme les messages qui
pouvaient être portés par l’un ou l’autre de ces médiums. D’ailleurs, ne rechignait-il pas à se dire
« peintre » ?
Et Hugo, aussi à l’aise en poésie qu’en prose ou en théâtre ? Est-il un représentant de
l’unique médium « littérature » ou l’ogre terrible dominant trois médiums distincts (pour ne pas
parler de ses eaux-fortes) ? Si l’on applique le critère du pgcd en introduisant une famille d’auteurs
d’une époque, c’est la seconde moitié de phrase qui l’emportera. Mais où arrêter l’effrangement
consécutif à l’application de celui-ci : la poésie prodigue d’un Vigny, l’art du sonnet d’un Hérédia,
la calligraphie d’un Apollinaire sont-ils des sous-genres d’un même art ou des arts à part entière ?
Ces poètes s’affrontent-ils à un même médium (la langue poétique) ou à autant de médiums
différents ? Ne s’agit-il pas d’ailleurs d’un médium plus vaste (la langue, les mots, la phrase), qui
rallie alors les littérateurs de tous ordres ? Les qualités d’un Baudelaire qui cisèle, et celle d’un
Hugo très prolixe – n’ont rien à voir (ceci expliquant d’ailleurs cela). Plus : un Bonnefoy serait
bien incapable d’écrire un poème barbare. Pour autant, ils sont tous des artistes du médium
« poésie ». D’où un deuxième critère : le médium, s’il a un périmètre évolutif, conserve une
généalogie définitionnelle.
Le médium est-il dépendant du contenu du discours de l’œuvre. L’antique formule Ut Pictura
poesis a été battue en brèche fin XVIIIème. Non, il n’est pas vrai que les arts sont mensurables,
que l’on peut peindre comme on poétise, ou inversement. La démonstration de Lessing est sans
concession1. Les mots d’Homère, qui décrivent un bouclier n’ont aucun rapport avec le génie du
peintre qui le sculpte. Dès lors, chaque type de discours se verrait-il astreint à s’exprimer dans un
médium précis ? De sorte que l’on pourrait orienter les artistes tout jeunes : « dis moi ce que tu
veux dire du monde, je te dirai vers quel art il faut te diriger ? ». Mais ce serait sur-lire Lessing.
Certes chaque art à sa technique propre, une rhétorique et des tropes spécifiques – mais cela ne
signifie pas qu’ils thésaurisent un pan entier du discours sur lequel ils régneraient. La mythologie
grecque suffirait à elle seule à faire mentir cette idée : combien d’épisodes communs à l’histoire de

1 Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon, Paris, Hermann, 1990.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

la poésie, de la peinture, ou de la sculpture ? Et les futuristes qui voulaient peindre le mouvement,


et Salammbô, que Flaubert décrivait comme une entreprise pour écrire la couleur pourpre1 ?
Cette première fouille du côté des principes artistiques a montré la difficulté de saisir l’objet,
sans pour autant se révéler totalement stérile. Cette approche, qualifiable de « téléologie
matérialiste », pourrait laisser affleurer une première définition très approximative et temporaire :
c’est le vouloir artistique qui se forge son médium, ie l’ensemble des règles pour l’incarnation de
son message, nécessaire à son apparaître.

Si, comme nous l’avons soupçonné, le médium articule les notions de champ artistique et de
matériau poïétique, l’enquête doit à présent se poursuivre sur un domaine plus concret. Et
puisque nous avons évoqué les systèmes des beaux arts, étudions le fonctionnement du dernier
d’entre eux dans la proposition élargie de Souriau2.
Soit l’art de la bande dessinée. A t-il un médium propre ? Et si oui, quel est-il ? A priori, il ne
s’agit que d’un hybride entre dessin et écriture, attesté par le partage des tâches de ses créateurs :
un scénariste et un dessinateur. Nous croyons qu’il s’agit d’un médium à part (comme l’opéra face
au théâtre et à la musique). Il possède une richesse inconnue à ses deux ascendants, il applique
des règles propres, il se développe en explorant ses limites spécifiques. Pour identifier un
médium, il faut aller voir ce que ses formalistes en font. Dans la bande dessinée, les essais du
grand précurseur McCay3, qui, en une page, racontait des historiettes sensibles et inouïes ; les
œuvres contemporaines de Marc-Antoine Mathieu, qui troue ses pages, fait disparaître ses cases,
introduit la couleur comme moteur de sa narration4 – nous permettent d’affirmer que les enjeux
de cet art, ces explorations, et la façon de les questionner, ainsi que les aptitudes des artistes qui
s’y emploient, sont absolument spécifiques. Ils n’ont leur équivalent dans aucun autre art. D’où le
critère : un médium est ce qui se déploie et se survit dans une exploration formaliste sui generis.
Alors le médium de la bd est-il cette page blanche, dont on s’empare par l’emploi du texte et
du dessin ? Si oui, quid de la calligraphie ? Quid de la calligrammie ? Quid du roman visuel (graphic
novel5) ? Cette définition matérialiste est encore trop vaste, pour borner le médium. Mais elle est
aussi trop limitée pour l’embrasser dans son foisonnement. Prenons le manga. C’est une bande
dessinée japonaise, en moyen format, qui se lit (ie dont les pages se tournent) de droite à gauche.
L’art du manga se conserve t-il dans sa transposition française, qui rétablit notre sens de lecture

1 Gustave Flaubert, Salammbô, Paris, Flammarion, 2001.


2 Qui est la proposition retenue par nos sociétés : architecture, sculpture, peinture, danse, musique, poésie, cinéma.
3 Winsor McCay, L’intégrale de Little Nemo in Slumberland [5 Tomes], Paris, Zenda, 1990.
4 Toute la série : Marc-Antoine Mathieu, Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves, Paris, Delcourt, 1995-2004.
5 Exemple : Martin Vaughn-James, La Cage : roman visuel, Paris, Les Impressions Nouvelles, 1986.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

traditionnelle ? Se maintient-il dans son édition française qui le propose en grand format ?
L’imbrication des onomatopées – calligraphies ! – dans le décor peut-elle trouver un équivalent
dans la culture occidentale ? Le mangaka et le bd-iste s’affrontent-ils au même médium ? La
transposition est-elle changement de médium ou changement de support ? Le format BD bien
connu des lecteurs français va t-il se conserver – et comment ? – avec l’arrivée des tablettes de
lecture et autres e-books ? S’agira t-il d’une mutation du support ou d’une simple altération du
vecteur ? Le glissement du livre à l’ipad laissera t-il intact l’œuvre concernée, son message, et l’art de
son auteur ? En passant sous format numérique, les Bds vont d’elles-mêmes explorer les
nouveaux horizons qui s’offrent à elles : pourquoi les phylactères et pas les dialogues sonores ?
pourquoi les onomatopées, et pas les bruitages ? pourquoi les lignes de fuite et pas les
mouvements ? Si, de coups de pioches en excursions, la bande dessinée rejoint le dessin animé,
qui lui-même est un genre cinématographique, verra t-on un phénomène de « fusion
médiologique » ? Ou bien la bande dessinée sur ordinateur va t-elle se déterminer ses propres
règles, ses propres méthodes, ses propres champs d’exploration – distincts de son honorable
génitrice ? Le médium de la BD, pensons-nous, est celui d’une page qu’on tourne et qu’on
détourne pour y placer des cases contenant texte et images1 – mais l’avenir sera là pour dé-définir
l’art en s’attaquant aux bornes du médium.
Appelons support, la condition matérielle de fixation ou d’actualisation de l’œuvre ; et vecteur,
le régime communicationnel de diffusion et de réception de l’œuvre. Dans les arts
autographiques, le support est hégémonique sur le vecteur. Dans les arts allographiques, une
œuvre déterminée apparaît dans un véhicule qui modalise l’un avec l’autre : recevoir une œuvre,
c’est être face à un support et pris dans un vecteur. Le premier renvoie à son incarnation et le
second à sa présentation ; le premier est ce qui impose les conditions de résistance de l’œuvre, le
second ce qui propose les moyens de sa diffusion, quitte à reconfigurer ses éléments contingents.
Ecouter une symphonie, c’est être tendu sur un son (support), qu’il passe en direct dans une salle
de concert, sur un cd ou à la radio (vecteurs) ; lire un roman, c’est recevoir des phrases écrites
(support), que ce soit en format poche, dans une belle édition, ou dans une traduction (vecteurs).
Le médium est l’articulation de l’un et de l’autre, qui assure l’autonomie et le primat du support
sur le vecteur. Quand le vecteur devient support, quand il vient parasiter la technè du support, le
médium se fracture. En ce sens, Mauricio Kagel, en inventant son théâtre musical, a transformé
des conditions de réception d’un vecteur (la salle de concert) en déterminations nécessaires du
support (le son en actes et gestes) – et construit de facto les prémisses d’un médium propre, d’un

1 Voir les essais théoriques – dans son médium même – de Scott McCloud.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

art et d’une technè spécifiques. D’où, quatrième critère : le médium est celui qui maintient les
considérants de son support malgré la diversification de ses vecteurs.
Le médium n’est-il alors que l’expression des règles artistiques formelles d’un matériau
donné ? Autant de matériaux, autant de médiums ? Difficile à tenir : voyez le sculpteur qui
s’applique pareillement à la pierre comme au marbre. Le médium est-il affaire d’outils ? Alors, il y
aurait autant de médiums musicaux que d’instruments, et autant de chefs d’orchestre que de
compositions d’orchestre. Le médium est-il affaire de techniques ? Proposition plus intéressante
(ainsi la sculpture opposerait la taille au modelage) mais qui laisserait supposer que la peinture à
l’huile et a fresca, la peinture au couteau ou au pinceau – répondraient à autant de médiums
distincts…
Tout matériau peut-il être un médium artistique ? L’art moderne a globalement répondu par
la positive (les installations, notamment, usent et abusent de tout ce qui traîne, littéralement), mais
la bonne question est : tout matériau peut-il se constituer en médium propre ? Avec de la glaise,
vous pouvez réaliser un art de la poterie (qui répond à ses lois et des enjeux spécifiques), mais
vous pouvez aussi bien élargir un art de la sculpture ou de la performance (et Barcelo le démontre
formidablement avec Paso Doble1). Avec des chaussures, est-on à même de créer un art spécifique
(et donc de sublimer le matériau en médium), ou ne peut-on que s’en servir comme matériau-
accessoire à une installation, une performance ou une sculpture ?
Cette approche, que l’on pourrait qualifier de « matérialisme artistique » nous a surtout
permis de mesurer, encore, ses impasses et ses apories. A son seuil, on pourrait oser une
définition qui se formule sans masquer son échec (et donc qui se bégaie) : le médium est la
synthèse des classes de matériau, se regroupant selon l’affinité des lois de leur travail artistique.

Notion intuitive, mais difficilement cernable et qui s’échappe carrément quand on veut la
circonscrire. Elle fuit. Les critères que nous avons proposés au fil de l’enquête n’ont pas de valeur
systématique. Ils ont été cueillis, accidentellement, pour s’excuser d’une impasse ; et non déterrés
après une recherche rationnelle, qui eût voulu marquer un terrain. Bref, ils ne présentent aucune
prétention à être cruciaux, mais ils permettent un certain balisage symptomatique.
Le médium est le point de rencontre d’un art dans sa volonté d’être et d’une matière dans la
technè qu’elle encadre. D’abord matière, le médium est la transcendance d’un matériau d’origine et
son exploitation. Le médium se créé quand l’homme pose la main sur un objet pour en tirer une
manifestation non utilitaire, gratuite, à jouissance pure. L’artisanat a ses matériaux ; l’art, des
mêmes, sécrète son médium. Ainsi, l’industrie de la poterie produit des objets à partir de la glaise ;

1 Œuvre créée en 2006, pour le festival d’Avignon, par le danseur Josef Nadj et le plasticien Miquel Barcelo.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

l’art de la poterie créé des œuvres, en exploitant le même matériau dans son être-médium. Le
sculpteur sur bois, dispose des mêmes entrées et des mêmes outils que l’industrie des meubles ;
mais il travaille la matière comme un médium. Le médium, c’est le mode d’être artistique d’un
matériau. Plus exactement, c’est l’ensemble des matériaux, dans leur usage et destination
artistiques, dans leur modalité artistique – et qui définissent ainsi l’art du médium en question.
Médium : c’est du matériau transcendé, du matériau qui échappe à sa condition mondaine,
prosaïque. C’est l’être poétique du réel, exploitable par l’homme.
Partant, le médium est tout aussi bien un objet anthropologique, un phénomène strictement
humain. Il est la découverte, dans le réel, d’une niche matérielle, que l’homme peut cultiver à des
fins gratuites (artistiques). Il suppose un certain regard de l’homme sur son environnement, une
préemption de l’homme sur sa réalité, pour y insuffler une modalité proprement humaine. Il est la
culture d’un matériau en tant qu’il recèle des manières et que celles-ci exigent un soin particulier,
une attention idoine et soucieuse. Le médium est le résultat d’une « conscience médiumisante »
qui se projette sur le monde extérieur. Il pré-suppose une certaine façon d’être-au-monde de
l’homme, une manière d’occuper l’espace-temps, en créateur.
Le médium médiatise un certain rapport de l’homme au réel – sous le mode de l’artistique. Il
fait la jonction entre l’homme et son monde, en solidarisant l’art et son matériau.

Il y a entre un art et son médium un rapport dialectique, où les deux s’éclairent autant qu’ils
se conditionnent, où ils évoluent de concert ou, plus sûrement, dans la relance. L’art à ses enjeux
que son médium ne connaît pas (la narrativité de la peinture), mais les enjeux du médium sont le
miel des formalistes. La résistance du médium, ses conditions d’existence, sont les limites et les
problèmes, autant que les ressources et l’avenir, de son art. Le médium est la source d’une méta-
poïèse : il place un cadre, une méthode poïétique, une exigence artistico-objective. Il dit à la fois
le matériau et le mouvement de la poïèse qui s’en empare. Le médium a, non une logique, mais
une opérativité interne par rapport à laquelle l’artiste doit se positionner. Le médium n’est même
que cette logique interne. Il est la condition matérielle de possibilité d’un art, son cadre matériel,
qui advient avec ses contraintes. Par exemple, le langage peut s’exploiter : techniquement (le
langage de communication quotidien), poétiquement (le médium de la poésie, ce sont « les mots
extraits de leur mondanité »), théâtralement (le médium du théâtre, c’est le « discours incarné dans
des agents »), romanesquement (le médium du roman, c’est le « texte déployé linéairement »).
Cette praxis du médium, ce sont les lois de la résistance (et de la richesse) du réel au vouloir de
l’artiste. Ce qui nous permet de faire ce critère de distinction : si les règles de condition sont

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Partie I : De la poïétique multipolaire

données par une doctrine, c’est un genre (l’art abstrait) ; si elles sont données par un matériau,
c’est un médium.

Etonnamment, il n’y a pas de nom pour dire un médium particulier. Le médium de la


peinture, ce n’est pas « la picturalité », pas plus que celui de la sculpture n’est la « sculpturalité ». Il
y a des noms pour dire leurs outils propres (pinceaux, brosses, etc), pour dire leur matériau
(pigments, marbre, etc), ou encore leur technique (aquarelle, huile, etc) – mais il n’y a pas de nom
pour désigner un médium. D’ailleurs, nous n’avons pas pu répondre à la question « qu’est-ce que
le médium ? » – nous n’avons pu que préciser qu’il se définissait par sa logique interne, force et
contrainte pour son art. Le médium met en route un mouvement, embraye un faire artistique ; il
ne peut se dire que dans un verbe. C’est le verbe qui est l’incarnation d’un médium : l’action qu’il
décrit est la geste du médium sur un matériau brut afin de réaliser une œuvre d’art. Il synthétise
l’algorithmique du médium. Pour découvrir le médium de la peinture, il faut non pas regarder ou
étudier ou réfléchir – il faut peindre. « Le peintre ne doit méditer que le pinceau à la main »,
écrivait Balzac. La peinture, c’est l’art du « peindre » ; l’architecture, c’est l’art du « bâtir ». Les
enjeux du médium, sont les ressorts du verbe. Le verbe, c’est ce qui a intériorisé les lois du
médium (ex : peindre, sculpter) : il relie l’œuvre comme destination à son médium comme source.

Nous avons glissé insensiblement d’une quête du médium en général (d’une médiumnité
dans l’absolu) à une prise sur un médium en particulier. Il n’y a pas le médium1, il y a des médiums
qui co-existent.
Un médium n’a pas d’essence, il a une histoire2. On ne peut l’arrêter dans son archéologie,
on doit le suivre dans sa généalogie. Plus, un médium est une histoire. Il part d’un matériau,
accidentel, exploité par l’homme selon une modalité artistique nouvelle. Le médium paraît, en
langes, comme la transcendance de ce matériau, l’opératif d’un art neuf. Il viendra ensuite
s’émanciper de ce matériau, pour élargir la gamme de ses ressources matérielles. Une certaine

1 Et nous retrouvons Debray, bien que sa notion de « médium » dépasse largement celle qui nous retient ici : « disons
le tout de go : « the » medium n’existe pas per se, comme unique et visible en soi. C’est un mot traquenard. Il désigne
en effet plusieurs réalités de nature différente. Elles ne se contredisent pas, se superposent souvent mais ne peuvent
en aucun cas se confondre. Un médium peut désigner : 1/un procédé général de symbolisation (parole articulée, signe
graphique, image analogique) ; 2/ un code social de communication (la langue utilisée par le locuteur ou l’écrivant) ; 3/ un
support physique d’inscription et de stockage (pierre, papyrus, support magnétique, microfilms, cd-roms), et 4/ un
dispositif de diffusion avec le mode de circulation correspondant (manuscrit, imprimerie, numérique) ». Régis Debray,
Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1999, p. 35.
2 Et nous pourrions ici nous rapprocher du concept de « matériau » d’Adorno : « le matériau n’est pas un matériau

naturel, même s’il apparaît ainsi aux artistes. Il est au contraire totalement historique » (p. 193). Mais nous devrons
nous en éloigner quand l’auteur affirme plus haut : « il est évident, par exemple, que le compositeur qui opère avec un
matériau tonal le reçoit de la tradition » (p. 192). Le système tonal peut bien être un matériau, il ne nous semble pas
être un médium. Théodor Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1989.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

classe d’objets assurera le premier mouvement du médium, qui y découvrira ses premières lois et
ses premières ressources. Ici, se dessine la genèse d’un devenir-manière d’un matériau. La
chronique sera ensuite celle de l’élargissement d’un art, dans un double questionnement du
médium : l’ouverture à d’autres matériaux (Serra est-il bien encore un sculpteur ?) et la remise en
cause des lois internes du médium (l’impressionnisme et la picturalité). La compréhension d’un
médium est diachronique, ses enjeux sont synchroniques, et donc temporaire, sa délimitation.
C’est le médium qui assure la filiation d’un art.
Proposons une hypothèse mythique pour l’invention de l’art « musique ». C’était au bord de
l’eau, par grands vents. Des roseaux de taille différente, rendaient des sons distincts et offraient
une sorte de mélodie des vents, qui charma le berger. Il coupa ces roseaux, les relia, et y souffla
par lui-même, pour en extraire une polyphonie. Ici naquit la flûte de pan. Le primo-matériau, les
roseaux, ne sont pas le médium de la musique. Pas plus que la flûte de Pan, primo-outil. La
musique ne s’est pas limitée à ces matériaux. Elle a envahi d’autres sphères du réel : le luth, les
tambours, etc. La musique a ensuite créé ses codes et ses règles, jusqu’à la musique tonale. C’est
en découvrant son médium comme tel – disons : « les sons » – qu’elle a pu se déployer plus avant.
Parallèlement, le périmètre recouvert par le médium s’est reconfiguré. Plasticité et ductilité sont
des qualités inhérentes au médium. Tant que la définition du médium de la musique recouvrait,
grosso modo, le clavier bien tempéré – la musique atonale ne pouvait exister. Tant que la
définition du médium de la musique recouvrait, grosso modo, la musique instrumentale – la
musique concrète ne pouvait pas exister. Aujourd’hui, mais sans doute temporairement, il
semblerait que le médium de la musique puisse être décrit comme : « les sons humainement
objectivés ». Pourquoi pas, dans le futur, des concerts d’animaux1 ?
Plus près de nous, les avant-gardes, dans leur croisade de dé-définition, ont eu une action de
création de nouveaux médiums et d’hybridation médiumnique.
« En revanche, pour l’artiste d’avant garde, le matériau n’est que matériau. En
un premier temps, son activité ne consiste à rien d’autre qu’à supprimer la
« vie » du matériau, c’est-à-dire à l’arracher au « texte de ses fonctions » d’où il
reçoit ses significations. »2
Soit le body art. Son premier médium fut : « le corps trivial de l’artiste » (et non le corps-
athlétique du sport, le corps-grâcieux de la danse, ou le corps-extraordinaire des forains). Avec
Santiago Sierra, faut-il ouvrir les portes à un nouvel art (et son médium co-réel), un art
sociologique ; ou bien rester dans le body art en modifiant la définition de son médium : « le corps

1 Déjà expérimentés avec des souris par Gail Wright dans Rodentia Chamber Music (2004). Dans un genre proche, cent

ans après les facéties de Frédéric Gérard qui afficha une toile produite par le mouvement de queue d’un âne, les
artistes Kolmar&Melamid font peindre des éléphants depuis 1997 : Asian elephant art and conservaton project.
2 Rainer Rochlitz, Le désenchantement de l’art : la philosophie de Walter Benjamin, Paris, Gallimard, 1992, p. 257.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

trivial de l’homme » (comprenant ainsi le spectateur). Interroger ce médium pourrait consister à


s’ouvrir à d’autres matériaux et donc proposer une définition plus simple : « le corps trivial », et
ainsi mettre en scène des animaux1. Dans cette hypothèse, ne verra t-on pas de nouveaux enjeux
spécifiques au genre, de sorte que cette branche putative du body art se désolidarise pour gagner la
légitimité d’un véritable « animal art » ?

Les médiums entre eux forment un véritable écosystème. Les tendances récentes de poly-,
d’inter-, voire de trans-médialités, jouent à plein la carte de leur interdépendance, de leur
hybridation. Chaque médium créé le domaine d’expression de son art. On pourrait identifier trois
types d’acte de naissance distincts. Soit il naît dans le questionnement incessant d’un médium
traditionnel, qui se découvre un pan entier de nouvelles possibilités, de nouvelles aspirations, de
nouveaux enjeux, et qui s’émancipe de sa branche mère – proposons, par défaut, le cinéma, à
partir de la photographie2. Soit il apparaît dans la fusion de médiums distincts, qui se découvrent,
dans leur mariage une descendance affranchie – par exemple, l’opéra, à partir du théâtre et de la
musique. Soit il grandit depuis un terrain vacant, à partir d’un matériau qui n’était pas encore
découvert comme médium (c’est-à-dire pas encore exploité dans un souci artistique) – l’art du
jardin ou l’art du thé. Le progrès technique est donc une source forte d’évolution du médium,
dans la mesure où il apporte au monde des matériaux nouveaux, potentiellement exploitables
sous forme de médium : la photographie bien sûr, le bio-art de nos jours. Le domaine ainsi créé
doit élaborer sa niche : il n’empiète pas sur celle des autres, mais « découvre » un nouveau pan du
sensible. Si le médium en général est l’exploitation de la matière selon un mode-d’être-artistique,
alors un médium particulier devra trouver une harmonique spécifique dans ce mode-d’être.
Enfin, le domaine, pour survivre, devra être : assez vaste pour engloutir des œuvres d’art toujours
nouvelles, assez riche pour creuser dans ses fondations et assez ouvert pour reconfigurer en
permanence ses propres frontières.
Le médium a une histoire qui consiste à se forger, se fonder lui-même et à élargir son
éventail des matériaux et sa gamme des technai. Cette histoire consiste en la transformation d’un
matériau en un système poïétique ouvert, potentiellement libéré du primo-matériau génétique ou
disons, qui acquiert une certaine autonomie par rapport au primo-matériau. Nous serions tenté

1 Hypothèse fort improbable dans nos sociétés actuelles. Les quelques pièces à animaux font régulièrement scandales.
Par exemple : Flying Rats de Kader Attia créé en 2005 pour la Biennale d’art contemporain de Lyon ou le Théâtre du
monde de Huang Yong-Ping, lors de l’exposition Hors limites de 1994.
2 Ce qui serait une lecture exagérée d’un Benjamin qui identifie l’appareil photographique comme l’objet de bascule

dans un art reproductible dont le cinéma serait le parangon. Mais il n’y a pas vraiment de filiation entre la
photographie et le cinéma. Les deux arts se développent en parallèle, sans se rattacher vraiment l’un à l’autre. Cette
possibilité de création d’un médium à partir d’un autre – reste peut-être théorique.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

d’affirmer que le médium se découvre bien mieux dans le renoncement à son matériau d’origine (cf :
Supports/Surfaces).
Mais si le médium a une histoire, s’il se déploie sur son domaine, c’est qu’il peut
disparaître. Regardez les neuf muses : combien d’entre elles ne nous aguichent plus ? Combien
nous sont devenues totalement étrangères, mortes ?

Il y a une opérativité de chaque médium, et il y a une logique de l’histoire d’un médium. La


médiumnité d’un médium serait moins essentielle qu’historique, non figée mais changeante,
moins une idée qu’un horizon. C’est ainsi que l’on peut sauver Greenberg, en le réintroduisant
dans une histoire ouverte et non téléologique. Dans une perspective hégélienne, Greenberg a
postulé une médiumnité propre à chaque médium, et le déploiement historique du médium
consisterait à atteindre sa substantialité formelle. Le modernisme aurait découvert la médiumnité
de la peinture, qui serait picturalité pure sur un subjectile en deux dimensions1. D’où le sacre de
l’expressionnisme abstrait, dont la peinture la plus emblèmatique serait celle du monochrome (les
Ultimate paintings de Reinhardt). On pourrait postuler que la moelle du médium-sculpture serait le
pur espace en trois dimensions réifié, et faire de la sphère brute son blason (et exeunt la figuration,
les couleurs, l’imbrication dans l’architecture, etc). S’agit-il vraiment de saisir une essence
(anhistorique par définition), du médium-peinture, ou -sculpture ? Nous croyons voir là plutôt
l’horizon médiumnique de cette époque. Nous croyons beaucoup plus sûrement que le destin du
médium, consiste moins en la découverte d’une inexistante substance formelle, qu’en l’exploitation de
ses ressources. Et cette exploitation se déroule dans le temps : chaque époque artistique proposant
son propre état exploratoire, révélateur de ses attentes, de la lecture des enjeux de son médium,
de son horizon médiumnique. A l’image de « l’horizon d’attente » de l’esthétique de la réception
de Jauss2, nous pourrions caractériser cet horizon du médium ainsi : il dépend de l’histoire des
expérimentations antérieures internes à ce médium, de la co-existence des médiums
contemporains, de l’état d’avancement du progrès technique de l’humanité, et des préoccupations
des mondes de l’art de l’époque. Exploiter un médium revient à l’enrichir selon trois axes :
produire selon ses enjeux et sa veine, agrandir ses frontières, intégrer de nouvelles ressources
brutes. Ce que Greenberg a fait, c’est définir l’horizon médiumnique du médium-peinture de son

1 Clement Greenberg, « Modernist Painting », dans Forum Lectures, Washington, Voice of America, 1960. Disponible
en ligne : http://www.sharecom.ca/greenberg/modernism.html.
2 L’horizon d’attente du public est « le système de références objectivement formulable qui, pour chaque œuvre au

moment de l’histoire où elle apparaît, résulte de trois facteurs principaux : l’expérience préalable que le public a du
genre dont elle relève, la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et
l’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne ». Hans Robert Jauss,
Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1990, p. 54.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

époque, en précisant les enjeux et les réponses qui étaient les plus aigus de (et pour) son temps.
Mais le médium lui-même ne s’y limite pas.

L’art et son médium sont solidaires.


L’œuvre d’art est auto-nome et homo-gène à son médium.
*
La technologie est-elle un médium ?
Si, à la question « tout matériau peut-il être médiumnique? », nous avons globalement
répondu par la positive1, encore faudrait-il d’abord vérifier que la technologie est bien un
matériau (comme les autres), puis qu’elle créé un médium sui generis, ou bien qu’elle s’intègre à
d’autres médiums déjà existants. L’interrogation ici est bien : « la technologie peut-elle être un
nouveau médium artistique ? ». Si la réponse est positive, alors l’art technologique existe… Notre
obstacle épistémologique liminaire étant : comment faire pour répondre à cette question ?

Commençons par analyser les domaines connexes à la technologie et leur existence dans la
sphère de l’art. L’ordinateur est-il un médium ? Ou, autre façon de formuler la même question, en
négatif : le computer art est-il un abus de langage ? Il a un outil spécial, un matériel spécifique, des
enjeux particuliers. Les artistes qui s’y sont lancés ont des profils et des technai tout à fait
originaux. Plus : les productions se sont révélées inédites, inouïes, interrogeant des pans
nouveaux de l’intelligible et du sensible – en y apportant des propositions irréductibles à aucun
autre art. La visualisation de fractales, les algorithmes génétiques, l’« art algorithmique »2 ne peuvent
avoir lieu qu’à travers ce médium, dont le verbe s’appelle : « programmer ». Il s’échappe de son
prosaïsme3, comme le verbe « peindre » s’échappe du sien, en passant de la bouche du technicien
à celle de l’artiste. Le web est-il un médium ? Ou : le net art existe t-il ? Parce que les questions et
les problèmes soulevés, autant que les réponses et les explorations apportées en regard sont à la
fois propres, intraduisibles par tout autre biais, incommensurables à tout autre médium déjà
existant – nous aurions tendance à opiner du chef. Le détournement des mises en réseau, les
enjeux de la déterritorialisation communicationnelle, la visualisation des flux, le traitement de
l’information – sont des enjeux irrécupérables, propres à ce médium dont le verbe pourrait être :
« inter-connecter ». L’électronique est-elle un médium ? Bien que des publications postulent son

1 Réponse du reste extrêmement disputable, consistant à jeter un coup d’œil rapide à l’histoire de l’art depuis 1920.
2 « Les Algoristes », en ligne : http://les-algoristes.org/.
3 Comme le laisserait subodorer l’essai, au titre finalement mensonger : Pierre Lévy, De la programmation considérée

comme un des beaux arts, Paris, La Découverte, 1992.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

existence1, la réponse nous semble moins assurée. Les œuvres qui s’en réclament, ne paraissent
pas mettre de nouvelles contraintes en jeu, mais vêtir l’art de l’installation ou de la sculpture de
nouveaux atours.
Peut-être pourrions-nous, pour la technologie, proposer un procès contradictoire.

Si la technologie est un médium, elle doit pouvoir raconter son histoire, sa naissance et
présenter son être-matériel. Le matériau de la technologie, ce sont les appareils. Les appareils
étant les produits manufacturés, construits autour d’un microprocesseur et mis en capacité
d’inter-opérabilité. Le verbe du médium technologique, ce serait : « appareiller ». Voilà ce que fait
un artiste technologique quand il s’exprime dans le langage propre de son art. Les enjeux du
médium-technologie reviendraient à interroger cette notion même d’appareillage, dans la mesure
où elle recouvrirait un nouvel être-sensible de l’homme et du monde. Une notion qui recouvre
bien un nouvel être-ensemble des objets techniques, mais aussi des hommes avec leurs objets, des
hommes avec la nature, et des hommes entre eux. Le domaine de la technologie est celui des
échanges inter-opérables des appareils – « inter-opérables » signifiant : « qui produisent quelque
chose en travaillant ensemble malgré leur diversité ». L’acte de naissance serait le jour où un
artiste a regardé un appareil et cherché les moyens de détourner sa fonction, de retourner son
utilitarisme en exploration esthétique imprévue, en dehors de toute problématique artistique connue.
Interroger l’appareil en soi, et non pas essayer de le récupérer à des fins artistiques déjà en place.
Si la technologie est un médium, elle a une opérativité propre, une façon d’être prise par
l’artiste comme aucun autre ne l’est. Quelle est la logique poïétique d’une œuvre d’art
technologique ? Comment Stelarc produit-il un nouveau travail ? Il nous semble que s’il y a une
opérativité du médium-technologie, elle tiendrait dans une double logique : 1/ une logique projet,
et 2/ une logique de recyclage.
Les œuvres d’art technologique sont le fruit d’une collaboration longue, entre divers experts2,
répondant à un cahier des charges plus ou moins précis, ré-informant l’intention initiale de
l’artiste, sériant les problèmes de création et ne passant les étapes que les unes après les autres (les
unes conditionnant les autres). Travailler en mode projet, adopter une « conduite de projet »3,

1 Arjen Mulder et Maaike Post, Book for the electronic arts, Amsterdam, De Balie, 2000.
2 Ainsi, les œuvres de Stelarc (comme de beaucoup d’autres) sont accompagnées par des textes remerciant les équipes
techniques nécessaires à chaque projet. Ces paragraphes d’« acknowledgements », ressemblent de plus en plus aux
dernières minutes des films de l’industrie cinématographique. Pour Ear on Arm (2003), ils évoquent : « surgical team ;
post-operative treatment ; stem cell consultant ; project coordination ; project funding ; 3d model & animation ;
surgery photographer ».
Stelarc, « Ear on arm : Engineering Internet Organ », en ligne : http://stelarc.org/?catID=20242.
3 Où l’on retrouve des méthodes industrielles : « l’essence de l’Industrie se définit, de fait, non dans le registre des

moyens mais dans celui de la méthode. (…) L’industrie est essentiellement une conduite ». Pierre-Damien Huyghe, Art
et industrie : philosophie du Bauhaus, Circé, 1999, p. 51.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

c’est faire des réunions et des comptes-rendus, choisir des options, valider des décisions, vérifier
que les calendriers sont respectés, fixer et tenir des objectifs1, faire face à l’imprévu, et savoir
rebondir sur une opportunité plutôt que maintenir des aspirations inatteignables2. On est loin du
peintre dans son atelier !
S’il fallait donner les grandes lignes de cette « poïèse en mode projet », nous pourrions
proposer le canevas suivant.
Au commencement, il y a l’intention initiale de l’artiste. Ce qu’il vise. Sa question. L’intuition de
l’artiste le met en contact avec un problème qu’il traduit dans sa grammaire artistique. Le projet
de l’artiste consiste alors à s’affronter à une problématique, qu’il a débusquée, dont il a senti tout
le potentiel, tout le ressort, tout le souffle critique ou onirique, toute la matière à poïèse. A ce stade,
il ne sait ce qu’il va faire, ni comment, ni par quel bout ; mais la lueur blafarde du phare lointain a
été perçue et ne sera plus perdue de vue.
Ensuite, vient la proposition de l’artiste. Ce qui vise. La proposition est littéralement af-férente
à l’intention initiale de l’artiste. Il y a mille et une façons de s’interroger sur- ou de travailler
autour de-. En optant pour l’une, en en élisant une, l’artiste oriente son travail concret, sa
proposition plastique. La proposition est la tentative de réponse de l’artiste, le déploiement du
questionnement, qui est l’agencement des sous-questions contenues dans la matière première et
vive de la question princeps. Le questionnement est un procès, un faire, un parcours. Ce stade est
encore théorique.
Puis vient le temps de la programmation, de la « mise en programme », ie mise en place de la
suite d’actions nécessaires pour mener à bien un but fixé. La mise en pratique de cette
proposition est une mise en outils. Parce que l’art concerné est technologique, la proposition
passe toujours par (et même : n’a de sens que dans) une actualisation dans un outil. Qu’il soit
développé, personnalisé ou acheté tout fait, l’outil technologique doit être pris en main. Ses
capacités, son extension et son emploi nécessitent de longues études de la part de l’artiste-
comme-équipe. L’outil développé doit être en adéquation avec la proposition. Des phénomènes
d’allers-retours entre ces deux couches vont venir modifier l’ensemble. En fait, proposition et
programmation se co-déterminent, se co-forment, se con-forment. Il y a ce qu’il est possible de
faire et ce qui ne l’est pas ; ce qu’on pourrait faire comme prévu, ou bien ce que l’on pourrait

1 Version quantifiée et bien plus arrêtée que les « directives » floues, et les « mots d’ordre » proposés par Baxandall.
Michael Baxandall, Formes de l’intention : sur l’explication historique des tableaux, Nîmes, Ed. Jacqueline Chambon, 1991, p.
62-65 ; p. 81-89.
2 Fourmentraux nous en donne un aperçu précis en assurant le suivi de la réalisation de Des_Frags de Reynald

Drouhin, en résidence et collaboration avec le Centre International de Création Vidéo : négociation,


conceptualisation, distribution sont les maîtres-mots d’une poïèse à plusieurs mains dans un cadre de haute
technologie. Voir la frise chronologique dans : Jean-Paul Fourmentraux, Art et Internet : Les nouvelles figures de la création,
Paris, CNRS Editions, 2005, p. 39.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

aussi faire d’une façon technologiquement plus optimale ; etc. Impossibilité dirimante, inepties
techniques autant qu’obsolescence des enjeux – peuvent remettre en cause l’interrogation initiale.
Preuve s’il en était besoin, que la technologie est au moins un quasi-médium, imposant sa
résistance et son cadre réglementaire propres. La programmation est l’étape de modalisation de la
proposition de l’artiste, en même temps que sa matérialisation dans un outillage ad hoc1.
La programmation, qui est une mise en outils, est plus précisément une intégration d’outils.
Parce que les outils techniques sont le plus souvent un appareillage, et nécessitent une phase de
com-plication (où la figure de l’appareillage fait nœud, où viennent se nouer et donc se com-
pliquer les différents outils développés séparément).
A ce stade, un prototype d’appareillage est né. Il servira de socle pour l’œuvre en
construction mais n’est pas l’œuvre. L’étape suivante va consister en la mise en production de cet
appareillage. On teste la machine et ses rouages, à l’état brut. On voit ce qu’elle donne, ce qu’elle
produit, ce qu’elle devra produire lorsqu’elle sera « en œuvre ». On affine les derniers réglages et
on la lance. On obtient en sortie les productions de l’appareillage2. Ces productions sont les
œuvres secondaires de la poïèse. Elles agissent comme preuve du bon fonctionnement de
l’appareil3 et validation de son intérêt artistique.
Puis vient l’étape de la mise en œuvre de la proposition. Il faut l’entendre dans un sens
purement technique et opératoire (mise en place, intégration dans un ensemble final, léché,
vérifié), et dans un sens ontologique (mettre-en-œuvre, c’est créer au fil d’un faire). Mettre-en-
œuvre, c’est littéralement transformer un objet en l’équipant pour qu’il acquière le statut d’œuvre.
Délaisser la machine appareillée au profit d’une œuvre appareillée. La mise en œuvre est une
opération de sublimation. Elle consiste en l’agencement – selon des fibres plastiques, esthétiques,
poïétiques – d’un appareillage technologique, de sa mise en production et de ses productions. Elle
recouvre tout à la fois : l’orchestration des outils et des preuves (illustrations) ; la progression
(plastique, logique, intellectuelle) du cheminement dans (le discours de) l’œuvre ; la mise en scène
du déroulement temporel de ce parcours ; et la mise en espace du même.
Enfin, on pourra parler de dispositif pour évoquer l’intégration dans un tissu sociétal (galerie,
web, musée) de cette mise-en-œuvre.

1 C’est ici qu’apparaît le premier argument pour juger de la qualité opérale d’une telle œuvre : l’outil choisi est-il
adapté, ou encore ad hoc ? Adhocités technique (langage de programmation) et artistique (pertinence de l’outil retenu
par rapport au projet général).
2 A entendre au sens matériel (un dessin d’Aaron, un graphique en ligne) comme immatériel (un parcours dans une

installation interactive, une chorégraphie des exosquelettes de Stelarc, etc).


3 Pour que le sujet S émette un avis sur un objet O, on va venir parasiter la relation en direct de S vers O en y

introduisant un objet transitionnel : une preuve. La preuve fonctionne alors selon une double activité : 1. démontrer
son lien originel avec l’objet O (selon un rapport métonymique) et 2. attirer la foi, la croyance du sujet S (convaincre
d’une thèse proche mais propre à la preuve).

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Soit, en résumé, le diagramme :

INTENTION
Feedbacck

PROPOSITION
Adhocité
des outils
PROGRAMMATION

intégration
Qualité de
MISE EN PRODUCTION Productions preuve

MISE-EN-ŒUVRE Œuvre

DISPOSITIF Œuvre exposée

Quant à la logique de recyclage, nous ne ferons que la mentionner. Parce que les appareils utilisés
dans l’œuvre sont extraits directement de la sphère des appareils quotidiens, ou parce que les
schèmes utilisés dans l’œuvre Y sont les mêmes que ceux utilisés dans l’œuvre X1 – on peut
remarquer, que si la technologie a une opérativité-de-médium particulière, le recyclage en fait
partie. Non pas une façon de travailler son idioticité par l’exercice, la reprise – mais d’économiser
du temps et du travail en récupérant un labeur déjà fait.
De fait, elle n’est pas forcément nouvelle en soi, mais elle prend une tangibilité particulière.
Si l’artiste – danseur, peintre, musicien – peut recycler certaines de ces figures antérieures2, c’est
au prix d’un effort renouvelé : il doit produire derechef la matière de cette figure, même si sa
formation a déjà été conçue et créée en amont. Si l’artiste des ready-mades construit son œuvre en
empilant des objets de la quotidienneté, c’est au contraire la volonté de produire une forme
neuve, sans se préoccuper du matériau brut et donné. Le premier recycle un motif dans une
production renouvelée – le second recycle des produits dans une forme inédite. On y reconnaît le

1 Cf : le recyclage des algorithmes entre Eau de Jardin (2004) et Still a Life (2005) de Christa Sommerer et Laurent
Mignonneau ; la déclinaison de mêmes schèmes robotiques entre : Movatar, Ping Body, et Alternate Interfaces (1996-
2000) de Stelarc.
2 C’est tout l’intérêt des « études » (de main, pied, visage) des peintres-dessinateurs. Philippe Decouflé dans Shazam

(2001) a réutilisé des solos déjà vus et créés dans Triton (1990).

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Partie I : De la poïétique multipolaire

geste dans celui-là et la matière de celui-ci. L’artiste technologique recycle une logique, un schème
morpho-dynamique, un opérateur qui prend corps dans un nouvel ensemble – afin de déterminer
une forme et un contenu inédits. C’est un temps ou une manière dans le déploiement de l’œuvre
qui se verront reconfigurer, reparamétrer et trouveront leur expression dans une actualisation qui
n’a pourtant plus aucun air de famille avec son opus originel… Un tableau a des principes
internes de composition ; un appareil d’art a des principes hétérogènes d’ingénierie.

Cependant, la médiumnité de la technologie continue de faire problème. Et la source du


problème provient de son matériau.
D’abord, un matériau implique une sensualité particulière. Il est une matière sensible, pris à
bras le corps par le créateur, en tant que telle. De quelle sensualité les appareils pourraient-ils bien
se réclamer ? Une sensualité froide du toucher, ou criarde du visuel, ou synthétique du sonore ?…
Nous avons proposé le terme « glacé » pour la qualifier de prime abord. En outre, possèdent t-ils
même cette ductilité propre au matériau, qui permet de travailler à même sa sensualité ?
Admettons que les appareils soient le matériau des œuvres d’art technologique. Alors, un
autre constat saute aux yeux : il s’agit d’un matériau impur, non naturel, non brut – en un mot, le
matériau du médium-technologie serait : des produits manufacturés. Peut-il bien s’agir encore
d’un matériau apte à être la source d’un nouveau médium artistique ? A première vue, il semble
que les médiums sont toujours des produits bruts, naturels, directement extraits du monde : les
sons, les pigments, la pierre. Même les arts techniques travaillent toujours à partir du réel, font du
réel leur dictionnaire et leur terreau : la photographie capte une image du monde, comme le
cinéma. Tous les dispositifs techniques qui y participent ne sont que des outils.
Mais cette image est trompeuse. En fait, les matériaux artistiques, s’ils furent sans doute
historiquement naturels, directement extraits de la physis, seraient plutôt des biens bruts (de
fonderie). Tout se passe comme si l’artiste devait, pour créer, travailler (à partir de) la matière la
plus neutre possible, qu’elle soit naturelle, ou à peine transformée : les pigments de la peinture
(mais aussi les tubes industriels), la pierre de l’architecture (mais aussi le ciment), les mots du
langage (construct social), le fil de fer d’une sculpture de Calder. Peut-être l’artiste travaille t-il un
fonds de matériau afin de lui donner une plus-value maximale. L’activité artistique devenant une
sorte d’industrie à haute valeur ajoutée. Le défi des artistes serait de partir du matériau le moins
élaboré possible, pour atteindre à une œuvre la plus riche qui soit. Partir de produits les plus
neutres donne au créateur l’assurance d’une plus grande liberté : les contraintes propres à
l’élaboration d’une matière élaborée sur-conditionnant les possibilités poïétiques. L’art du médium
consiste pour une part à s’affronter à la résistance interne d’un matériau, et non à celle qu’une

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Partie I : De la poïétique multipolaire

étape de transformation artificielle aurait pu lui donner. Le ciment est un matériau artistiquement
exploitable. Il n’est pas naturel ; il est créé à partir d’éléments naturels dont les propriétés
physiques s’évanouissent dans le nouveau venu ; il est une invention de l’homme ; et son
processus de fabrication a induit la qualité de sa résistance. Mais les caractéristiques finales de ce
matériau lui sont consubstantielles, elles ne viennent pas d’un processus externe de fabrication. Au
contraire, le parallélépipède de ciment de 40*50*60 cm, serait l’exemple d’un produit manufacturé
dont la résistance à l’emploi provient, en partie, du processus de sa production. Il y aurait alors
une limite à la transformation d’un matériau, à ne pas franchir, pour ne pas voir un matériau
« artistiquement envisageable », se transformer en un produit manufacturé plus douteux ?
Il n’est pas évident que l’on puisse placer une telle frontière, ni que notre hypothèse soit
valide. Il est apparu un autre élément, quasi grammatical, qui pourrait venir témoigner du
potentiel artistique d’un matériau : c’est son caractère partitif. Si le médium se concentre en un
verbe, son matériau se retrouve dans un nom invariable. Du ciment, mais non des blocs de
ciment ; du fer, mais non des fers ; du sable ; du bois ; etc. Pour être artistique, un matériau doit
s’acheter au poids, non au nombre. Le matériau se devrait d’être un fonds de matière continue, et
non une classe d’objets dénombrables, ni un ensemble discontinu d’éléments.
Si cette intuition est juste, alors notons que la technologie passe bien de « du » à « des », de
l’intervalle à la série, du conglomérat à l’entité, de l’analogique au discret. Nous avons écrit : « le
matériau du médium-technologie serait : des produits manufacturés ». Le viol même de la
syntaxe, rendue bancale, engramme littéralement le malaise : le matériau = des produits. Peut-on
imaginer qu’un matériau artistique se compose non d’un bloc malléable, mais d’un groupe
d’éléments individuels. L’art, vu comme moyen d’individuation, impose une poïèse comme acte
de transformation d’un magma en un artefact. Si la création est d’inspiration démiurgique, c’est
bien qu’elle simule l’acte divin qui est ex nihilo. La version affaiblie humaine essayera cependant
d’être ex abrupto. Partir d’éléments non bruts, serait amoindrir, voire interdire, le processus
d’individuation.
Encore pourrait-on nous opposer un certain nombre de contre-exemples dans l’histoire de
l’art. Celui des ready-mades d’abord. Mais chez Duchamp, le produit manufacturé n’est pas
retravaillé. L’opération artistique consiste à sublimer le matériau sans aucune retouche. Il permet
d’insister sur le registre non opératoire, mais purement déclaratif de l’art. Ce geste déplace la
compréhension de l’acte artistique, en délaissant toute idée d’un faire (les ready-mades sont
littéralement « tout faits »). Il ne fait pas de la poïèse à partir de produits manufacturés, il refuse
tout acte poïétique. Celui de l’architecture ensuite. Ne peut-on construire un temple à partir de
briques sorties d’usine ? Sans doute, mais ce sera justement en niant les spécificités de l’individu

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Partie I : De la poïétique multipolaire

‘brique’, pour le ravaler à son statut élémentaire, comme poussière de murs. Le temple sera alors
ce qui fait oublier ses éléments de construction dans la composition générale de sa structure. La
présence moléculaire du matériau d’origine disparaissant dans la multiplicité de son utilisation,
comme ses qualités cèdent le pas à celles de l’édifice. Celui du collage, enfin. Chez Höch et
Hausmann, ou chez les cubistes, il est arrivé que l’on retrouve des œuvres, élaborées, résultat d’un
véritable acte poïétique – conçues comme un assemblage de produits déjà hautement transformés
(journaux, photos, etc). La critique a pu proposer l’idée d’un « art du collage », mais en fait, ses
représentants se constituent moins en nouvelle famille, qu’ils ne se raccrochent à d’anciens arts
établis. La peinture d’un côté, la photographie de l’autre. Höch et consorts sont des artistes-
photographes. Leur médium est la photographie. Cet « art du collage » est d’avantage la
construction d’une rhétorique du fragment, l’exploitation d’une fibre sensible inédite à l’intérieur d’un
art donné. C’est le médium initial qui se découvre de nouvelles possibilités, plutôt qu’un médium
neuf qui s’édifie. Dernier en date, parmi tant d’autres, le travail de Bertrand Lavier n’est pas à
rattacher à un art des appareils domestiques, il est d’abord un art de la peinture-sculpture.

Il nous semble que ce rapprochement avec la rhétorique du collage vient affaiblir la thèse
d’une médiumnité de la technologie. Pour autant, l’appareillage n’est pas dépourvu de ses enjeux
ni de son opérativité propres. Notre thèse serait alors : la technologie vient parasiter les médiums
existants. En s’insinuant, non seulement comme outils, mais encore comme matériaux de l’œuvre
– les appareils viennent redoubler l’opérative d’un médium artistique, par la leur propre. Ils
contaminent les œuvres, leur poïèse et leurs logiques internes – sans se réclamer d’un nouveau
médium. Le Stelarc-cyborg est d’abord un représentant de l’art de la performance ;
Sommerer&Mignonneau, de l’art des installations ; Harold Cohen, de celle du computer art ; Kac, de
celle d’un art biologique (et non : biotechnologique). Mais dans tout cela, ne se dégage pas trace
d’un médium-technologie. Dès lors : l’art technologique n’existe pas…
C’est dire aussi que la technologie n’a pas de domaine propre et stable. Elle est au contraire
apte à s’immiscer et venir irriguer, d’une nouvelle pragmatique, tous les autres arts. On peut
aisément imaginer une « peinture technologique ». Par exemple, une toile peinte, bourrée de
capteurs en sous-couche, qui délivreraient des giclées de peinture, venant modifier l’aspect de
l’œuvre, selon la présence des spectateurs devant elle, leurs mouvements, etc. Ou encore,
l’architecture high tech, qui a déjà donné de nombreux exemples de son hybridation féconde avec
les nouvelles technologies : façade dynamique ou adaptative, utilisant des automates cellulaires,

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Partie I : De la poïétique multipolaire

etc1. Il n’est pas de médium à l’abri de l’invasion de la technologie ; il n’est pas de médium
vacciné contre le parasitisme de la technologie…

1 En ligne : http://www.interactivearchitecture.org.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

La création sous protocole


Depuis le début des années 1970, le peintre Harold Cohen s’est lancé dans un projet de
robot dessinateur : Aaron. Il s’agit d’utiliser l’informatique et la robotique de l’époque, pour
permettre à une entité technologique de « faire des dessins ». La recherche de Cohen s’étend sur
plusieurs décennies et son projet a connu de nombreux avatars (aux deux sens du terme). Si l’on
suit McCorduck1, on peut y repérer quatre phases : entre 1973 et 1978, les balbutiements ; entre
1979 et 1984, l’apport d’un sens primitif de la perspective ; entre 1985 et 1988, la figuration ;
depuis 1989, l’ajout d’effets 3D et le travail sur les visages humains. Quelle fut la démarche de
l’auteur ?
Cohen a construit son projet progressivement, le faisant évoluer avec les avancées
techniques. Conçu initialement pour réaliser des œuvres sans couleur, sans motif pré-établi,
aléatoire et en toute autonomie – Aaron s’est peu à peu vu doter de capacités supplémentaires.
Harold Cohen lui a octroyé un dictionnaire de formes, puis a problématisé la représentation en
trois dimensions et en couleurs. Dans ses textes, autant de retours d’expérience, Cohen s’interroge
sur des notions avant tout anthropologiques. Ainsi, qu’en est-il de : la construction cognitive dans
l’appréhension visuelle d’une image ; la construction de la connaissance ; la représentation ;
l’« être-illustratif-de » (standing-for-ness) d’un motif ; etc. D’autres questions d’ordre esthétique
apparaissent à la faveur d’un tel projet. Encore faut-il préciser de quoi il retourne, exactement2.
Cohen, artiste-peintre reconnu, part des trois présupposés picturaux suivants. Premièrement,
la base du dessin est le trait et le trait est ce qui relie deux points entre eux (pas forcément en
ligne droite). Deuxièmement, les schèmes qui sous-tendent toute appréhension d’un dessin
tiennent en la triple capacité à distinguer : une figure de l’arrière plan, des formes ouvertes des
fermées, l’intérieur de l’extérieur. Enfin, il remarque que plusieurs para-motifs sont souvent
employés : l’ombrage, la répétition d’éléments, la division. Partant de ces grandes lignes, l’artiste
commence à créer un programme informatique qui devra faire mouvoir une machine capable de
dessiner selon cette logique.

1 Pamela McCorduck, Aaron’s code: meta-art, artificial intelligence, and the work of Harold Cohen, New-York, Freeman, 1991.
2 Nous présenterons surtout le projet tel qu’il était dans ses deux premières phases. Les traductions sont notre fait.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Le cerveau d’Aaron intègre donc cette logique structurelle, que Cohen reconnaît lui-même
comme n’étant pas forcément naturelle. Ce premier niveau conceptuel, appelé protocole, ou épi-
forme, va s’imposer comme figurant les conditions du monde d’Aaron. Dans ce cadre, ce dernier
devra réaliser des actions : prendre position sur la feuille, poser le crayon, se mouvoir dans telle
ou telle direction, lever le crayon, se repositionner, etc – enfin, estimer que son dessin est achevé.
D’autres choix structurels sont faits : Aaron ne dispose d’aucune donnée, répertoire, catalogue
d’objets lorsqu’il part en goguette ; il ne dispose d’aucune mémoire cumulative (quand son dessin
sera fini, il n’en aura gardé aucune trace) ; il n’agit sur aucune donnée entrante (input) ; il garde en
mémoire ce qu’il a fait pour décider de ce qu’il va faire. Dès lors, cela implique qu’Aaron n’a à sa
disposition que des règles pré-établies pour décider de ce qu’il dessine ; n’a aucune idée de ce qu’il
va dessiner ; n’a même aucune idée de ce à quoi le trait qu’il est en train de dessiner va
ressembler ; connaît l’étendue de son espace alloué et la place qu’il y occupe ; et reconstruit en
permanence la vision qu’il se fait de ce qu’il dessine. En aucun cas, il ne regarde ni ne voit les
coups de crayon sur la toile. Il agit bien en peintre, mais un peintre aveugle, construisant dans sa
tête ce qu’il croit poser sur la toile (comme d’autres font des parties d’échec à l’aveugle).
Le corps d’Aaron est lui-même variable. Il peut s’agir d’une table traçante, mobile sur la
surface de la toile – et qui donc sait en permanence où elle se trouve – ou bien, plus spectaculaire,
un petit robot-voiture (baptisé ‘tortue’) qui se déplace à l’aide d’un sonar afin de calculer sa
position sur la toile sur laquelle il roule. Des algorithmes permettent au robot de dessiner des
œuvres diverses, aléatoires, en suivant un certain nombre de règles dont la richesse est allée se
complexifiant et dont le résultat n’a pas cessé d’être exposé dans des instances muséales.
On le voit, Aaron est à la fois intégré dans une logique (protocole) ; contraint aux règles qu’il
se doit d’employer (fonctions d’un programme) ; libre d’agir comme il l’entend ; et dédié à la
réalisation d’œuvres qui ne soient pas des gribouillis (scribble). Le robot/programme se produit
dans les musées, devant un public. Les toiles qu’il réalise sont ensuite exposées (souvent, après
colorisation par Cohen). Elles présentent indiscutablement une origine commune, par un air de
famille patent1. S’il y en a un, qui de Cohen ou d’Aaron est l’artiste ? S’il y en a une, où réside
l’œuvre d’art ?
Et de fait, les questions artistiques que Cohen met en scène, par là même, sont nombreuses :
en quoi Aaron a t-il un style ? Comment s’élabore son dessein (purpose) ? Où se joue son libre-
arbitre ? Peut-on créer sans mémoire ? Que veut dire « être créatif » ? Qu’imposent les langages
utilisés sur leur actualisation ?

1Des commentateurs y voient même un « style » très proche de celui d’Harold Cohen. Harold Cohen, « What is an
image ? », CRCA, 1979, p. 5, en ligne : http://crca.ucsd.edu/~hcohen/cohenpdf/whatisanimage.pdf.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Ce travail, on le voit, ouvre un riche questionnement. L’œuvre, en effet, consiste à mettre en


acte le processus poïétique. L’originalité vient de ce que ce processus est presqu’intégralement
délégué à un tiers, qui, ici, est inhumain. Les œuvres d’art qui mettent en scène les processus et les
interrogations de l’acte créateur sont nombreuses1 – mais un seul auteur est toujours à la barre.
Ici, l’œuvre consiste à créer les conditions et les déterminations d’un autre processus poïétique :
celui de la technologie. Et le premier niveau conceptuel mis au jour par Cohen, est celui du
protocole…

Nous l’avons vu en prologue, la technologie est foncièrement protocolaire. Pour fonctionner


comme milieu homogène et homogénéisant, elle doit contraindre ses diverses modulations
(appareils, standards, normes) à suivre un méta-conditionnement : le protocole. Ce dernier
consiste en un ensemble de règles, clairement codifiées et énoncées, qu’il faut suivre pour mener
à bien certaines actions. Il est moins une norme qu’un rassemblement de bonnes pratiques. Il est
moins préconçu que constaté, il est moins rationnel qu’historique. Il agit a posteriori, énonçant une
codification qui permettra à un état de choses chroniques de se maintenir et de progresser. Le
protocole est une mise en corset de procédures, afin d’assurer son efficace. L’efficace d’un
protocole peut prendre différentes formes. Il peut s’agir de la maximisation de la réussite du but
recherché (par exemple, dans le cas d’un protocole expérimental physique, médical ou autre), ou
la mise en conformité sémiotique (par exemple, dans le sens diplomatique et relationnel). Le
protocole est toujours question de contexte. Il est une contextualisation d’une action. Cette
contextualisation est une mise-sous-conditions, c’est-à-dire un véritable conditionnement des
actions à entreprendre. Soit une expérience de laboratoire en chimie, consistant à produire de
l’acide chlorhydrique à partir d’eau et de chlorure d’hydrogène. Le laborantin accroît
démesurément ses chances de réussite s’il suit le protocole expérimental ad hoc : telle éprouvette,
telle quantité, tel chauffage, telle durée, tel autre outil, tel stabilisant, tel catalyseur, le tout
séquencé au travers de telles étapes. Et le bon laborantin n’a même plus besoin de se référer à un
quelconque support mnémonique. Suivre ces instructions, c’est très exactement mener
l’expérience à bien avec les bons gestes et les bonnes proportions. Le protocole détermine les
gestes, les quantités, les durées, les actions : « mettre telle quantité de X, mélanger avec Y ». Plus
qu’un conditionnant, le protocole est un déterminant. Il advient une fois que les actions réussies
ont déjà montré la voie. Contrairement aux procédures qui sont élaborées et suivies, le protocole

1 On pourra citer, bien sûr : Honoré de Balzac, Le chef d’œuvre inconnu, Chateauroux, R. Bonargent, 1993. Voir aussi
toutes les études de cas littéraires dans : Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre : essais psychanalytiques sur le travail créateur,
Paris, Gallimard, 1981.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

est latent et intériorisé. Il consiste en la mise-en-ordre des modes de déterminations sous-jacents.


Les procédures exposent le mode de détermination de l’action ; le protocole les intériorise. Plus,
en advenant, il transfigure les conditionnants d’une action en déterminants de l’action. Etre
présenté au roi, consiste à suivre le protocole de la « présentation au roi », et rien d’autre !
Proposons : le devenir-protocolaire d’un acte, c’est la transformation d’une structure sous-jacente
conditionnante de l’action en un ensemble de règles et de procédures déterminantes de cette
action.
Chez Cohen, le protocole signifie :
« l’instance procédurale d’une conscience formelle. C’est clairement une
définition qui repose sur des modalités cognitives plutôt que perceptives,
puisqu’il implique la conscience de structures relationnelles. »1
Le protocole ici évoqué est le premier niveau conceptuel intériorisé par la machine poïétique
(Aaron), qui est, pour une grande part, responsable de la famille artistique des œuvres qu’il sait
réaliser (rappelons ses trois principes primitifs2 : ouvert/fermé ; intérieur/extérieur ; figure/fond).
Cohen a donc bien ici posé un protocole en amont, mais n’a t-il pas simplement mis-à-jour celui,
intériorisé, qui était le sien ? Ce qui expliquerait que ses amis retrouvent dans son robot, des
marques d’une production qu’ils auraient pu lui attribuer3. Le protocole alors programmé par
Cohen n’est qu’une mise-en-codes (autorisée par la technologie) des schémas intérieurs de son
propre procès poïétique. Notons la triple déperdition, ce faisant : seuls les schémas encodables du
procès poïétique peuvent être traités et conservés (quelle proportion passe ainsi à l’as ?) ; ces
schémas sont sommés de se trouver un analogue, selon la logique technologique ; la traduction
algorithmique est une modélisation, et donc une simplification d’une réalité complexe. De plus,
cette mise-en-codes devient explicite et totalitaire : le protocole de l’artiste est inconscient et
permet des échappées ; celui de l’appareil est engrammé et régit toute production.
Notre hypothèse est alors la suivante : que toute création à base d’appareils (s’)élabore
(selon) un protocole particulier construit sur des schèmes technologiques. Une œuvre d’art
technologique donnée est à la fois : le fruit d’une mise-en-protocole du faire de l’artiste,
l’intériorisation d’un protocole technologique, et la mise-en-place d’un protocole pour son
actualisation. Sur cette voie, voyons comment, dans le procès poïétique, l’être-protocolaire de la
technologie se diffuse sur son entourage ?

1 Harold Cohen, « What is an image ? », CRCA, 1979, p. 13, en ligne :

http://crca.ucsd.edu/~hcohen/cohenpdf/whatisanimage.pdf.
2 Jugés « intuitifs et arbitraires », par Cohen même. Harold Cohen, « The material of symbols », CRCA, 1976, p. 9, en

ligne : http://crca.ucsd.edu/~hcohen/cohenpdf/matofsym.pdf.
3 Le « style » d’Aaron (le terme est de Cohen) ne dépend cependant pas uniquement de cette couche protocolaire.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Cette question se distribue elle-même sur les différents acteurs du procès poïétique. Nous
avons vu que l’opérativité du médium encadrait le processus de conception de la matrice d’œuvre –
travail de l’artiste-ingénieur. Le protocole, lui, nous semble apparaître en trois circonstances
analysables : lors de la construction de la matrice d’œuvre (travail de l’artiste en technicien), lors de la
manifestation de l’appareil (en fonctionnement), et lors de son actualisation (dans le cadre de son
exposition). Le procès poïétique se voit donc réparti entre ces différentes instances, où la
technologie maintient son emprise. Comment cette logique du protocole joue t-elle sur ces dites
instances ?
Sur l’auteur. « L’art naît de contraintes et meurt de libertés », expliquait Gide. La forme
stricte du sonnet, celle de la cantate et de tous les genres qu’une poétique peut identifier – se
définissent, avant tout, par l’ensemble de règles que ses représentants doivent respecter. Et Gide
insiste : c’est grâce à ces cadres, que la pensée poïétique peut mieux se déployer. La toute-liberté
est une menace pour la création. Peut-être sa plus grande menace. Si tant est qu’elle puisse exister
(qui douterait que, derrière une liberté prônée, ne se cache une intériorisation de schémas et
d’habitus ?), la liberté serait doublement redoutable. D’abord, elle laisserait le créateur au bord d’un
abîme, d’un vertige abyssal de la feuille blanche, qu’aucun contexte ne viendrait soutenir. Il y
manquerait une charpente, quelque chose pour assurer les fondations de l’acte poïétique à venir.
Ensuite, parce qu’il n’y a de création que dans – c’est-à-dire « par rapport à » – un cadre fixé. La
création est cette façon de trouver, dans un terreau connu, des ressources inédites, d’inventer au
sein de contraintes un nouveau mode d’exposition et d’expression. La contrainte est donc mère
de création. Et certains ont utilisé cette fertilité à des niveaux impressionnants. L’oulipo, mais
aussi l’oupeinpo (et tous les ou-x-po), ont sciemment posé des règles d’écriture, avant toute
création. Ce sont ces contraintes, qui charpentent le récit ou l’œuvre. La façon dont Perec prépare
La Vie Mode d’emploi1 n’a rien à voir avec celle d’un Balzac (pour ne rien dire de sa prouesse
lipogrammatique et auto-référente2). Encore ne s’agit-il là que de contraintes de création et non
de procédures. Les surréalistes (dans le cadavre exquis notamment) ont, eux, mis en place des
véritables procédures poïétiques. Mais il est à noter que ces règles : 1/ furent données par les
auteurs mêmes, 2/ n’étaient que structurelles (ni sémantiques, ni thématiques), 3/ ne donnaient
pas lieu à des œuvres, mais à des candidates au statut d’œuvre (un œil humain repassant derrière
pour distinguer le bon grain de l’ivraie).
La protocolarisation technologique de la création n’est-elle qu’une nouvelle forme de cette
procéduralisation poïétique ? Voyons en quoi consiste la mise-en-protocole du travail de l’artiste

1 Georges Perec, La vie mode d’emploi, Paris, Hachette Littératures, 2000.


2 Georges Perec, La disparition, Paris, Gallimard, 1993.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

utilisant des appareils. Dans son travail de construction de l’œuvre1, l’artiste doit en fait suivre une
nouvelle algorithmique interne de la technologie. Cette construction, suivant la logique des essais-
erreurs-corrections-améliorations, se réalise non selon l’économie propre de l’acte de création,
mais selon la logique protocolaire de la technologie. On peut repérer quelques traits saillants à
cette dernière. Le déplacement du sensible vers l’intelligible : l’artiste ne réagit pas à son travail
immédiatement lors de son faire, en laissant son corps répondre au miroir que l’œuvre renvoie de
son élaboration ; il corrige a posteriori le rendu des appareils en leur donnant un ordre rationalisé.
Le délaissement des effets pour les causes : l’artiste n’agit plus sur le phénomène de l’œuvre, son
aspect ; il analyse et retouche les causes algorithmiques qui expliquent le rendu de telle partie de
son œuvre. L’abandon de sa démarche poïétique pour son algorithmique : l’artiste ne se laisse
plus gouverner par ses désirs et ses dérèglements affectifs ; il doit suivre la logique algorithmique,
s’il veut voir son action couronnée de succès. Ce dernier point est bien sûr discriminant.
L’utilisation d’appareils nécessite de respecter leur logique d’appareillage. Une œuvre ne peut plus
se mettre en place de façon incontrôlée et anarchique, elle doit suivre des étapes de création,
allant d’un schéma général vers une atomisation analytique de chaque fonction. La bonne
réalisation des fonctions dépend elle-même du respect de l’écriture informatique, et de la bonne
interconnexion des appareils. On ne peut plus écrire un petit bout du code2 de l’œuvre par ci, un
autre par là – il faut composer des blocs minimaux syntaxiquement corrects, sémantiquement
riches, et structurellement interopérables. Encore faudra t-il bien souvent composer de nombreux
blocs différents, avant de voir se manifester le début du brouillon d’une œuvre. L’artiste qui se
mettait devant son chevalet pour peindre, voyait, dans l’instant, le brouillon de l’œuvre apparaître
sous ses yeux. Celui qui fait une œuvre appareillée, devra attendre bien longtemps, en respectant
l’enchaînement des étapes selon le protocole de la technologie, pour voir quelque embryon
d’œuvre commencer à poindre.
L’acte de création consistait pour l’artiste en l’actualisation inconsciente et contextualisée de
son protocole idiotique, de sa « méthode » pour reprendre un terme plus assumé3. Face à son
œuvre, au cours de son travail, le faire artistique révélait ses arrêts, ses repentirs, ses brusques
bifurcations, ses doutes, ses reprises – le tout gouverné par l’irrationnel de l’artiste. Revoyons

1 Que l’on pourrait, en première approximation, limiter aux étapes « programmation, mise en production et mise en
œuvre » du mode projet imposé par l’opérativité du pseudo médium-technologie.
2 Nous employons, après d’autres, le terme « code » dans un sens plus large que strictement informatique. Ainsi,

Anzieu a proposé : « par code, j’entends des systèmes de communication qui régissent tantôt le contenu des
messages, tantôt le style des messages, tantôt les rapports entre la forme et le type ». Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre :
essais psychanalytiques sur le travail créateur, Paris, Gallimard, 1981, p. 173.
3 Ainsi Valéry à propos de Léonard (Paul Valéry, Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci, dans Œuvres complètes. Tome

1, Paris, Gallimard, 1957), ou Greenberg évoquant Monet ou Cézanne (Clement Greenberg, Art et culture : essais
critiques, Paris, Macula, 1988).

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Picasso, filmé par Clouzot1. La technologie, elle, impose un protocole extérieur à l’artiste dans
son acte de création. Non seulement, cet acte ne bénéficie plus de l’irrationnel du faire artistique
dans son élaboration – mais encore doit-il se contraindre à respecter une logique homogénéisante
et déterminante…
Dans l’œuvre. Si le protocole technologique a pris pied au moment de la construction de la
matrice d’œuvre par l’artiste, il est aussi présent lors de la manifestation opérale. L’œuvre d’art
technologique est une œuvre en fonctionnement, qui n’existe que parce qu’elle fonctionne
correctement en tant qu’appareil. Ainsi, la plupart de ces œuvres sont-elles des installations qui
nécessitent un véritable mode d’emploi pour apparaître. Les musées d’art contemporain ont moins
besoin de déménageurs que de régisseurs et d’informaticiens. Cette idée de mode d’emploi n’est
pas consubstantielle à la technologie. Elle serait plutôt l’un des symptômes de l’art contemporain.
Ainsi, les œuvres de Michel Blazy2 présentent moins un corps objectal stocké dans des réserves
qu’un simple vade-mecum nécessaire à la re-création de l’œuvre pour une nouvelle exposition. Il est
donc à destination des conservateurs, afin que l’œuvre puisse être re-montée convenablement.
Tout geste artistique a disparu, dans une œuvre qui ne nécessite finalement que des ouvriers, et
qui pourrait être montrée en plusieurs lieux en même temps. La technologie conserve à l’œuvre sa
matérialité, mais elle lui adjoint un mode d’emploi qui viendra expliquer l’ordre des
branchements, les prérequis, les procédures à respecter pour éteindre ou allumer le tout.
Mais il nous semble que le devenir-protocolaire d’une œuvre d’art technologique va plus loin.
En effet, l’appareil d’art ne fonctionne que si chacun de ses sous-systèmes fonctionne. La logique
du mode d’emploi ne suffit pas, il faut lui adjoindre celle de la check-list, comme la connaissent les
pilotes avant tout décollage et même tout allumage. La mise en protocole de l’œuvre
technologique est donc non seulement dans le suivi des étapes pour sa mise en route, mais encore
dans le contrôle préliminaire de chacun de ses sous-circuits. Et c’est ce que font les ordinateurs à
l’allumage. Et c’est ce que doit faire le conservateur, lorsqu’il allume l’œuvre et vérifie qu’elle
« s’ébroue » bien (pour son futur déploiement).
L’apparaître de l’œuvre peut-il résister à pareille contrainte ? Bien sûr, tant que tous les
voyants sont au vert, de problème il n’y a pas. Mais l’œuvre n’est-elle pas ce qui résiste à sa propre
dégradation, ce qui persiste malgré les vicissitudes qui frappent son corps objectal ? L’histoire de
l’art est pleine d’anecdotes extraordinaires sur des peintures perdues, recouvertes, puis retrouvées
– sur des toiles démembrées, lacérées – sur des œuvres dont la puissance redouble presque du fait

1Henri Georges Clouzot, Le Mystère Picasso, Paris, RMN, 2001.


2Par exemple, l’œuvre Murs de poils de carotte, exposée à Toulouse dès 2000, se monte en recouvrant les murs de purée
de carotte et en laissant moisir le temps de l’exposition.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

de leur état inachevé voire brouillon. La cène de Léonard de Vinci, le Laocoon, tous ces bustes sans
nez – ne sont-ils pas des œuvres à part entière, malgré les imperfections patentes de leur
véhicule ? Une œuvre d’art n’est-elle pas ce qui continue d’apparaître malgré tout, transcendante,
au-delà de l’artefact culturel humain ? Et si cette caractéristique est essentielle, alors d’œuvre d’art
appareillée, il ne peut pas y avoir…
Pour le spectateur. L’actualisation de la matrice d’œuvre offre un dernier lieu d’une mise-en-
protocole de son apparaître. Avec la technologie, l’artiste crée moins un objet aux formes figées,
qu’une matrice d’œuvre ouverte à des stimuli extérieurs. Il est moins question de détermination
que de prédétermination formelle (en attente d’éléments de fixation définitive). Bien souvent,
l’œuvre ne se déploiera qu’en intégrant des éléments lors de son exposition. L’œuvre, à l’initiative
de l’artiste, pose en fait un cadre et assigne les conditions de réalisation sous forme de protocole à
respecter. La mise-en-protocole des relations de l’œuvre avec son entourage touche à la fois les
lieux d’accueil et les spect-acteurs. Pour que la Biennale de Lyon puisse exposer, en 2009, Only
City : Create for alternative1, il fallait que la Sucrière (vieil entrepôt réaffecté) s’équipât d’ordinateurs,
de périphériques, de prises électriques, de prises réseau, avec les bonnes autorisations et les
bonnes vitesses de connexion. L’être-technologique de l’œuvre contamine d’abord son lieu
d’accueil.
Mais c’est surtout le public, co-créateur ou du moins partenaire de la création, qui doit suivre
un protocole donné dans les œuvres interactives. De même que l’œuvre était livrée avec son
mode d’emploi, elle est livrée avec ses conseils d’utilisation, à destination du public. Ce dernier
quitte alors sa posture de contemplateur, pour endosser le rôle d’interprète, comme le musicien
d’un orchestre. Mais l’œuvre et son interface (qui gouverne son actualisation par le public) sont
toujours limitatives. Le public doit agir selon un spectre des possibles extrêmement restreint. Ces
conseils sont bien plutôt des consignes, à respecter « à la lettre ». Cliquer sur un écran, taper sur un
clavier, se mouvoir dans l’espace, respirer, émettre des sons, bouger les bras – et toujours dans un
intervalle de variables contraint. En fait, le protocole impose à son actualisation une classe de
stimuli, un endroit pour leur émission, et des limites quantitatives pour leur traitement. Bien
souvent, ces conseils d’utilisation sont plutôt des règles qui, faute d’être respectées, font échouer
l’actualisation de l’œuvre dans son véhicule.
C’est toute la réception de l’œuvre d’art qui s’en trouve affectée. Parce qu’elle est brouillée
par ce phénomène sub-poïétique d’actualisation. Poïétique et esthétique se confondent, quand

1 Œuvre de Liu Qiangyuan et Yah Lab. En ligne : http://onlycity.org/.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Valéry les séparait1. A l’élitisme poïétique, répondait la démocratie esthétique. L’idiotisme de


l’artiste se transfigurait dans l’universalité de la réception de son œuvre. C’est dire que le public
spect-acteur, sous protocole technologique, se voit destitué de deux composantes traditionnelles
de l’esthétique : la présumée universalité de la réception et sa liberté face à l’œuvre. La mise-en-
présence avec une œuvre devait être atteignable par tout le public. En outre, le comportement du
public devant l’œuvre était laissé libre. Avec la technologie : d’une part, un gouffre se creuse entre
le public apte à faire fonctionner l’œuvre et les autres ; et d’autre part, le comportement du
spectateur s’enrégimente dans la logique appareillée de l’œuvre qu’il cherche à actualiser. Parce
que l’œuvre n’existe pas en dehors de son actualisation.
Ici, se met à jour un phénomène poïétique à double détente, où l’acte de création est
continué dans le temps de l’actualisation. Poursuivons encore l’analyse de ce deuxième temps.

Cette mise en protocole du processus poïétique est une mise sous protocole, comme on dirait
« sous anxiolytiques ». Elle irrigue tout son être, la change de pied en cap. Elle s’exprime dans
trois aspects concrets : la dispersion de l’activité poïétique dans les trois pôles (créateur, œuvre,
spectateur) – dont l’un est la technologie même ; la réglementation de cette répartition et des
activités efférentes ; le séquençage analytique du processus poïétique. Les trois pôles même se
voient redéfinis : concepteur, appareil, actualisateur. Elle donne une part nouvelle au procès
d’actualisation, qui co-détermine l’apparaître de l’œuvre (avec l’étape de la création par l’artiste). A
quoi ressemble l’empreinte du protocole au temps de l’actualisation ?
Le protocole commande l’action, c’est-à-dire qu’il commande qu’une action soit. Le
spectateur est sommé d’être un spect-acteur. Dans une œuvre récente (2009), Eduardo Kac, connu
pour ses œuvres de bio-art, propose de mettre à disposition des kits transgéniques, permettant
d’affecter le code génétique d’une bactérie : Cypher, a DIY transgenic Kit. L’œuvre est littéralement :
en kit. Ou plutôt, l’objet dérivé que l’œuvre se propose de produire lors de son actualisation, est
en kit. C’est au spect-acteur de la monter lui-même, en suivant la notice de montage et d’emploi2.

1 « Il faut en conclure que tout jugement qui annonce une relation à trois termes, entre le producteur, l’œuvre et le
consommateur (…) est un jugement illusoire qui ne peut recevoir aucun sens et que la réflexion ruine, à peine elle s’y
applique. Nous ne pouvons considérer que la relation de l’œuvre à son producteur, ou bien la relation de l’œuvre à
celui qu’elle modifie une fois faite ». Paul Valéry, Variété : théorie poétique et esthétique : première leçon du cours de poétique,
dans Œuvres. Tome 1, Paris, Gallimard, 1957, p. 1344.
2 Nous traduisons et soulignons : « Une fois sorti de sa boîte, le kit (…) s’ouvre en deux, comme un livre. A

l’intérieur le regardeur/utilisateur trouve un mini-laboratoire portable. Le kit contient des boîtes de Pétri, de l’agar,
des nutriments, des pipettes, des tubes à essai, de l’ADN synthétique (qui encode dans sa séquence génétique un
poème spécialement écrit pour cette œuvre), et une notice qui contient le protocole de transformation. (…) Le travail
vient littéralement à la vie quand le regardeur/lecteur/utilisateur suit le protocole de la notice et intègre l’ADN synthétique
dans la bactérie (la « transformation »). (…) Le geste poétique clé de Cypher et de mettre dans les mains du regardeur
la décision et le pouvoir de littéralement donner vie à l’œuvre ». Eduardo Kac, « Cypher, a DIY transgenic kit », en
ligne : http://www.ekac.org/cypher.text.html.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

En 1994, David Tomas, propose, avec Time Transfix IV, un dispositif étrange, que l’artiste baptise
« installation performée »1. Il s’agit d’un système de dessin optique intégré à un casque et avec
moniteurs vidéos, miroirs circulaires de trois mètres, structures d’aluminium, tablette graphique,
et caméra vidéo miniature. Sa tête ressort de dessous la table. Il peint avec son regard.
Dans ces deux cas, on assiste à une résurgence du corps en un lieu et temps inédits. Car
l’action est menée par un acteur incarné, par un corps-en-actes. En devenant acteur, le spectateur,
de passif contemplateur, devient co-actualisateur de l’apparaître de l’œuvre, en prenant (sa) part à
son bon fonctionnement. Le corps, expulsé au temps de la sous-traitance de la techné (celui de
l’artiste, en l’espèce) – se réintroduit au moment de la réception de l’œuvre, doublant la relation
esthétique d’un processus d’actualisation, via le « corps utilisé » du public. Si le public est ainsi
amené à renouer un rapport avec son corps (là où la contemplation était, en partie, oubli du
corps), encore faut-il noter qu’il ne s’agit que d’une instrumentalisation. Le spectateur est contraint
de prendre en compte l’être-actif de son corps plutôt que son être-affectif. Ce changement de
régime dans la relation esthétique sera traitée ultérieurement. Notons à ce stade que ce retour du
corps est non seulement un retour du corps utile, mais aussi qu’il est un retour en règles ! C’est-à-
dire : dans les règles, sous l’égide du règlement, selon les étapes du protocole. Le corps ici
réintroduit est un corps corseté, qui doit obéir, sous peine d’inefficacité et donc d’échec dans son
actualisation de l’œuvre.
Le protocole anticipe le résultat que nul ne connaît. Créateur, ni spectateur, ni non plus
appareil – ne savent la forme que va prendre l’actualisation de l’œuvre technologique. Cette
connaissance n’est pas déléguée à une instance, elle disparaît. La machine sous algorithme, nous
allons le voir, rationalise le hasard et ses prises de décision, sans pour autant les anticiper. De
sorte qu’une toile peinte par Aaron peut être parfaitement explicable (a posteriori) sans être
prévisible (a priori). Il y a dans l’appareil une propension à l’anticipation sur le plan des données et
des informations, et un régime de l’instantanéité, sur le plan des traitements et des calculs. La
forme actualisée de l’œuvre est donc un insu. Seul le protocole commande véritablement cette
actualisation. C’est donc la main-mise du créateur sur son travail qui disparaît.
C’est en quelque sorte la leçon métaphorique que l’on peut tirer des œuvres « rodéo » de
Stelarc. A plusieurs occasions et sur plusieurs machines, l’artiste a donné des performances où il
s’hybride à des monstres de technique et de technologie. L’exosquelette (Exosqueleton – 1998),
comme l’hexapode (Hexapod – 2002) est fait de six pattes de métal ; la troisième main (The third
hand – années 1980) comme le bras étendu (Extended Arm – 2000) autorise des rotations de 360°

1David Tomas, « L’art, l’assimilation psychasténique et l’automate cybernétique », dans Louise Poissant (sld),
Esthétique des arts médiatiques. Tome 2, Québec, Presses de l’université du Québec, 1995, p. 365-382.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

de cette pseudo-main dont les doigts s’agitent, sans se soucier des limites humaines, comme des
antennes insectoïdes ; le corps de l’artiste, positionné dans le tronc de l’animal-machine
Exosqueleton, semble tourner totalement sur lui-même, de sorte que le distinguo entre marche avant
et arrière perd tout à-propos. Dans ces engins, l’artiste se métamorphose en une entité hybride,
mi-insecte, mi-machine. Dans une cacophonie amplifiant les bruits industriels de la performance
(ie de l’hybride mécanique en action), l’artiste sur son véhicule de métal propose une danse
grotesque contrôlée mais non dominée, canalisée mais non maîtrisée. Un Kraken de métal
s’ébroue, formidable. Les ordres passés qui commandent l’action de l’être hybride, ne sont ni
simples, ni naturels. Ce sont les muscles abdominaux, du torse ou des cuisses qui envoient des
ordres à l’appareil, qui les traitera pour les traduire en actions de la machine. L’artiste hybridé, tel
une marionnette impuissante, sera lui-même brinquebalé dans les chaos de la marche du Kraken
– introduisant ainsi la boucle de rétro-action et la complexité : chahutés par sa monture, les
muscles de l’artiste se contractent instinctivement et viennent ainsi donner de nouveaux ordres au
véhicule… L’artiste-actualisateur a lâché la bride. Sa main-mise sur son œuvre n’est que de façade.
C’est le protocole qui est aux commandes, même si c’est là dire que plus personne n’y est.
C’est dire donc, enfin, que l’œuvre sous protocole devient une machine poïétique, comme
Deleuze évoquait la « machine désirante ». L’œuvre qui s’actualise sous protocole, qui ne peut
s’actualiser que si son protocole est respecté, produit un résultat. Qu’il s’agisse d’une performance,
d’une forme, d’un tableau, ou d’un objet – l’actualisation réussie peut se mesurer à l’aune d’une
production opérale secondaire. Les questions sur l’intentionnalité et la réalisation de l’œuvre se
posent à deux niveaux : sur la création de l’œuvre, et sur les productions de l’actualisation de
l’œuvre. La toile peinte par Aaron n’est pas l’œuvre d’Harold Cohen dénommée Aaron. La copie
d’écran que l’on peut se garder et s’envoyer après avoir singé la réalisation d’un Pollock selon la
logique des outils et du protocole dispensés par le site éponyme1, n’est pas l’œuvre de Miltos
Manetas, artiste-concepteur du site lancé en 2003. Qui fait l’œuvre ? Qui veut la faire ? De
l’artiste, du spectateur, de l’appareil ? Qui en est responsable et qui la signera ? A qui doit-elle être
attribuée ? Et doit-elle l’être ? Remarquons pour l’instant que la mise-sous-protocole est une mise
en production. Et que donc la technologie, dans son mode protocolaire est une machine
productrice, une machine poïétique, qui transforme l’œuvre en une matrice d’œuvres secondaires,
et qui ne valide l’œuvre d’art technologique dans son fonctionnement qu’en tant qu’elle peut lui
associer des produits dérivés.

1 En ligne : http://www.jacksonpollock.org/.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Cette mise en protocole du processus poïétique est une mise sous protocole, comme on dirait
« sous tutelle ». L’art, autonome, et la création artistique peuvent-ils donc être « sous protocole » ?
L’art semble ici se prendre dans une impossibilité de fait. C’est la mise en protocole qui
assure le bon fonctionnement de l’appareil. Or, le bon fonctionnement de l’appareil est nécessaire
à l’actualisation de l’œuvre qui s’est technologiquement contaminée. Donc cette mise en
protocole assure le bon apparaître de l’œuvre, en tant qu’elle est technologique. Cependant, cette
mise sous protocole est une mise sous contraintes. C’est tout le procès poïétique qui doit
répondre aux procédures instillées par l’appareillage. La marge de manœuvre de la liberté de
l’artiste dépérit. Dans le même temps, il doit sacrifier une part importante de sa main-mise sur
l’œuvre, qui lui échappe. Donc, le mode même de la création, s’il se maintient, se voit
profondément transformé.
Mais au-delà de ces contingences matérielles de création, l’art n’est-il pas ce qui échappe au
protocole (au sien comme à tous) ? Si les procédures hyper-cadrées de l’oulipo ou du surréalisme
n’ont pas éteint toute possibilité d’œuvre, c’est bien parce que l’art, face au protocole est en droit
et en devoir d’adopter l’une des deux attitudes suivantes : le déjouer ou venir l’engrosser. L’art
joue avec le protocole qu’il s’est donné à lui-même, ne le respecte que tant qu’il lui est favorable,
prêt à l’abandonner ou à le tordre pour des raisons supérieures. Le protocole n’est qu’un
serviteur. Ou bien, l’art exploite son protocole pour justement y trouver des ressources,
transformer ses froideurs en mines d’invention. Le protocole n’est qu’un terreau.
Avec la technologie, le protocole en cours dans l’œuvre, est un incontournable. Son suivi est
nécessaire. Et la création de l’œuvre, autant que son actualisation, deviennent le résultat d’un
protocole. Or, la poïèse artistique n’est-elle pas ce qui est antiprotocolaire, ou plutôt ce qui à tout
moment peut exiger de le devenir ? Œuvrer, n’est-ce pas suivre des routes irrationnelles, faites de
repentirs, d’arrêts, de corrections, d’ânonnements, de tâtonnements, de tout ce qui fait fi d’une
méthode, d’un séquençage pré-déterminé, d’un protocole ? Un protocole n’est-il pas lui-même
fertile que dans la stricte mesure où l’on sait que l’on peut y renoncer à tout moment ? D’un côté,
la création serait ce qui, par essence, ne peut se mettre-sous-protocole – et de l’autre, le protocole
ne se révélerait créateur, que dans un emploi qui autorise son propre abandon1 ?

1Dans l’œuvre d’Opalka, 1 – ∞ (depuis 1965), nous attendons aussi ces failles, la modification protocolaire (la
décision d’ajouter du blanc dans sa couleur), son dérapage-toujours-possible, presque sa faillite – pour la savourer
comme œuvre. Nous reviendrons sur cet opus.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

La figuration synthétique ?
« L’œuvre d’art est la manifestation sensible de l’idée. »
La formule, faussement hégélienne1, s’impose dans sa concision. A la suivre, nous pouvons
affirmer que la poïèse se concrétise dans une production du sensible, d’un certain sensible. Faire
une œuvre, c’est rendre sensible un intelligible, c’est déborder l’intelligible par une modalisation
de pure sensibilité. C’est déposer dans le monde une marque à jamais irréductible à toute
rationalisation, à toute conceptualisation. C’est exprimer sur le mode du sensible, ce que les
concepts travaillent dans celui de l’intelligible. Le sens a deux canaux, complémentaires et
inconciliables, pour advenir : l’œuvre et le discours. Il s’incarne dans leur agent propre : la figure
et le concept.
L’artiste est le médiateur de cet advenir. Son œuvrer consiste en la mise-sous-tension et la
mise-en-formes, en un unique point de concrétion (l’œuvre), de deux régimes artistiques
différents : la représentation et l’expression2. Ces deux pans sont inextricablement liés : pas de
représentation dénuée de toute expression (la neutralité, l’hyper-objectivité, la peinture
hyperréaliste – sont des régimes de l’expressivité), et pas d’expression sans le recours à la
représentation (comme véhicule du sensible). Ces deux modes sont peut-être inégalement répartis
selon les arts (forçons le trait : le peintre de la Renaissance représente, le musicien romantique
exprime) – mais ils ne se lient pas moins dans ce complexe qu’est l’œuvre même.
La représentation est du domaine de la mimésis, c’est-à-dire de la copie (ou du simulacre,
diront ses contempteurs). Si elle maintient une différence entre le modèle et son image, elle reste
une opération qui crée selon le registre mimétique, tirant son objet d’inspiration du réel extérieur
et/ou de l’imagination intérieure. La re-présentation présente à nouveau, sous une forme plus ou
moins proche, un réel entr’aperçu au préalable, ou inventé dans le faire. Elle laisse une marque,
elle est la marque de cette opération de dé-couverte sensible.

1 La traduction de Jankélévitch fait autorité : Hegel écrit en fait : « le beau est la manifestation sensible de l’idée ». Le
passage du beau à l’art se fait ensuite par le truchement de « l’idéal », réalité de l’Idée et beau parfait en soi, que l’art a
pour destination de déterminer. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « 1ère partie : de l’idée de beau artistique ou de
l’idéal », dans Esthétique. Tome 1, Paris, Librairie Générale Française, 1997, p. 153-398, dont p. 177.
2 Adorno, tout en insistant sur le fait que ses deux moments sont « intimement médiatisés », s’inscrit dans ce

dualisme de la forme et de l’expression. Théodor Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1989, p. 152.
Le sommaire nous apprend que nous sommes au cœur du paragraphe « expression et mimesis » du chapitre
« apparence et expression ».

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Cette double source irrigue aussi la puissance de l’expression : elle est à la fois la modulation
intérieure du créateur qui transforme son matériau en le représentant ; et la modalisation
extérieure du réel dans son apparaître comme objet sensible.
La représentation est copie ou invention ; l’expression est conversion ou rendu1.
L’artiste est un transformateur de toutes les intensités qui traversent ces registres, le
conciliateur de toutes ces pré-occupations. Il fait le pont entre la réalité et le réel, entre ce qui
existe pour chacun et ce qui résiste à tous, entre le donné et l’ineffable. Il donne corps sensible à
un inconnaissable, à un insu, à un invisible. « Il rend visible », disait Klee2. Il est le porte-voix,
respectant son idiolecte, de cet entre-deux, de cet Irréel3.
L’artiste est l’intermédiaire avec l’Irréel. Mais nous pouvons alors retourner la proposition :
« l’intermédiaire avec l’irréel, celui-là est l’artiste ». Mener une activité créatrice, c’est participer
d’une traduction de l’Irréel, concourir à une fabrique d’un sensible, à la création de formes, qui
bannit tout arrière-plan utilitariste et toute origine déterminable. Irréaliser, c’est faire métier
d’artiste – c’est transmuter un contenu obscur et inassimilable en une œuvre en gésine. L’Irréel,
c’est le fonds que l’artiste vient moissonner pour figurer. Figurer, c’est donner corps et vie à un
motif, représentant in-fantile du sens. Créer un motif, c’est s’appuyer sur la puissance de
l’imagination pour produire des formes inouïes.
Or, produire des formes inouïes, la matrice sait très bien le faire…

Quels sont, de prime abord, les analogues proposés par la machine devenue co-créatrice, à
cette activité de figuration ?
Quelles sont les « facultés technologiques » qui l’autorisent, et qui la caractérisent ?
Au vu des contraintes spécifiques de ces analogues, quelles critiques peut-on formuler sur la
figuration ainsi contrefaite ?

L’exigence de la figuration passe par l’invention de formes sensibles. Si nous cherchons la


réponse que la technologie propose à cette exigence productrice, nous rencontrons dans un

1 Goodman ajoutera l’exemplification à ce duo : « De l’art sans représentation, sans expression, ou sans exemplification

– oui ; mais de l’art sans aucune des trois – non. ». Nelson Goodman, « Quand y a t-il art ? », dans Danielle Lories
(sld), Philosophie analytique et esthétique, Paris, Klincksieck, 2004, p. 206.
2 « L’art ne reproduit pas le visible. Il rend visible » (p. 34). « Parce que [les réalités de l’art] ne reproduisent pas le

visible avec plus ou moins de tempérament, mais rendent visible une vision secrète » (p. 31). Paul Klee, Théorie de l’art
moderne, Paris, Denoël, 1985.
3 « L’Irréel favorise la navette, l’aller-retour entre les deux pôles [réel et réalité] », « troisième terme, à même non pas

justement d’expliquer (…), mais de figurer la relation entre le procès civilisateur et le complexe art-beauté-esthétique.
(…) Idée médiatrice, démonique (…) l’Irréel est moins un monde qu’une instance de monde ; moins un pouvoir de
réaliser, qu’une puissance d’irréaliser ». Michel Guérin, « L’artiste et l’irréel », dans L’artiste ou la toute puissance des idées,
Aix-en-Provence, PUP, 2007, p. 80.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

premier temps, la notion de numérisation. Par ce biais, la représentation est conservée, mais les
domaines d’existence sont déplacés. Si la représentation est une fonction (au sens mathématique
du terme), alors sa déclinaison analogique était une fonction homéo-morphique : le domaine de
départ et celui d’arrivée étaient confondus et se ralliaient sous la bannière unique du Réel. Avec la
technologie, la représentation, se faisant numérisation, devient une fonction hétéro-morphique
qui associe au réel du domaine de départ, le virtuel du domaine d’arrivée. Mais ce domaine
d’arrivée n’est lui même qu’une zone tampon. Il restera à l’état de virtuel matriciel, aussi
longtemps qu’il sera en attente : d’actualisation ou de traitement. La numérisation ne se
comprend que dans la mesure où elle suppose un retour à l’analogique, tôt ou tard.
Ainsi, l’appareil photo numérique enregistre l’action photonique non sur un support
argentique mais sur un support numérique – par le biais de son empreinte sur une plaque LCD.
L’existence de la photographie est numérique, tant qu’elle reste en latence. Elle redevient
analogique, quand elle s’actualise et apparaît à l’écran ou à l’impression. L’option de certains
appareils, qui permettent de créer une image panoramique à partir de trois photographies, ajoute
une phase de traitement, mais n’infirme pas le fait qu’in fine les schèmes matriciels devront
s’actualiser, c’est-à-dire s’analogiser. Leur destination demeure la réception par l’homme ; ils ne
valent pas en eux-mêmes mais pour ce devenir phénoménal. Malgré tous les discours qui le
suggèrent, nous ne sommes pas sûrs que cette opération de numérisation fonde quelque nouvelle
ontologie de l’image que ce soit, parce qu’il nous semble que les fondements des processus de
capture sont conservés : un phénomène naturel est intercepté et enregistré. L’impérieuse présence
d’un référent – le maintien de la réalité comme pourvoyeuse de référents – laisse la numérisation
dans l’orbite de la représentation.
Mais la technologie permet surtout de franchir un pas supplémentaire, en décorrélant la
production hylémorphique de toute représentation, en refusant tout référent, et en déniant à la
réalité toute empreinte immédiate. Nous voulons évoquer ici le pouvoir de simulation des
machines1. L’ordinateur notamment permet de délaisser la production directe des contours et
d’espaces, pour programmer des fonctions de production d’espace. Les effets formels sont
délaissés au profit des principes causaux, structurels et processuels de formes. Quand Nam June
Paik expérimente des dispositifs à base de postes de télévision et d’aimants, il ne cherche déjà
plus à produire telle forme sur ces écrans allumés. Bien plutôt, il cherche à mettre en place des
forces et des altérations de forces qui viendront modifier la mise en images habituelle. De prime

1 Couchot retrouve cette idée d’entre-deux : « Avec la simulation, l’artiste se trouve plongé dans un univers que l’on

pourrait dire du troisième type, oscillant entre le réel et l’imaginaire, mi-objet, mi-image, tissé d’infinies virtualités ».
Edmond Couchot, « La mosaïque ordonnée ou l’écran saisi par le calcul », dans Louise Poissant (sld), Esthétique des
arts médiatiques. Tome 1, Québec, Presses de l’université du Québec, 1995, p. 193.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

abord, nous pourrions croire à un abandon des phénomènes. La simulation permet de se


détacher de la réalité phénoménologique pour porter l’intérêt en deçà, c’est-à-dire en amont. La
simulation est l’une des genèses de la phénoméno-graphie. Il n’y a plus ni référent, ni
exemplification, ni rien. La réalité simulée, serait une réalité sui generis et ex nihilo. Mais, comme
nous l’avons dit pour la numérisation, il y a toujours, au moment de la réception, un retour des
phénomènes. Et la qualité de la simulation se mesure à l’aune de ce résultat. La phénoménalité
n’est plus présente comme origine, mais elle se maintient dans la destination. Dès lors, c’est peut-
être plus à une déconstruction des phénomènes à laquelle la simulation prend part et s’apparente.
Le travail de Christophe Bruno, Logo.Hallucination, projet de 20061, pourrait être porté au
crédit de cette thèse. Logo.Hallucination propose d’utiliser les technologies de reconnaissance
d’images afin de détecter des formes subliminales de logos ou d’emblèmes, cachées (le plus
souvent involontairement) dans l’environnement visuel (en l’occurrence : l’ensemble des images
disponibles sur Internet). Concrètement, l’artiste s’est lié à une informaticienne et s’est doté d’un
performant logiciel de reconnaissance de formes par réseaux neuronaux. Parti d’un réservoir
d’une vingtaine de marques reconnues (Mercedes, IBM, McDo, etc), l’artiste en a isolé le logo qui
les identifie si immédiatement. Ensuite, il a traqué leurs traces dans n’importe quelle image
accessible sur le web.
Littéralement iconoclaste, l’œuvre pose de nombreuses questions, notamment sur le régime
des images : « Par l’apparaître de leurs icônes, les valeurs de la consommation sont-elles projetées
dans le monde de la culture et des arts les plus nobles (quel logo, le logiciel reconnaîtra t-il dans
les Ménines ?) ?… Comment les images se construisent-elles, se répondent-elles, se contaminent-
elles ?… Un tel processus de « scan » constant d’Internet n’est-il pas une réalisation du
panoptique et une démonstration de l’emprise du biopolitique ? »…
L’artiste a ainsi obtenu quelques résultats probants : comment Gaz De France sourd du
visage de Dominique de Villepin ; comment Dark Vador porte en lui l’empreinte de Motorola ;
comment la Leçon de Musique de Vermeer laisse transparaître le signe d’Atari… Exposée, l’œuvre
permet au spectateur de déclencher lui-même le processus. Une image est récupérée d’Internet,
puis, au cours de plusieurs étapes dont la fonction de chacune reste ésotérique, l’image initiale est
progressivement mappée, morcelée : des zones se regroupent, des frontières se dessinent
conservant certains motifs, rapprochant des couleurs ou des teintes. Il ne reste plus qu’un puzzle
aux pièces trop grosses et aux formes uniques qui est censé zoner et doubler l’original. L’image
dévoile son « squelette » pictural. Après cela, la deuxième opération se lance : comparer les zones
de ce squelette à celles des logos listés par l’artiste, sachant qu’ils peuvent y être recherchés :

1 En ligne : http://www.logohallucination.com.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

inversés, renversés, pivotés. A la fin, l’ordinateur donne son verdict : ou bien rien n’a pu être
décelé, ou bien le logo X vient d’être découvert dans cette image avec un taux de
présence/ressemblance de y%. L’ensemble des opérations prend plusieurs minutes. On assiste à
la démantibulation de l’image originale que chaque étape vient chahuter, charcuter.
Cette opération de construction de phénomènes que la simulation autorise, peut donc tout
aussi bien être une opération de déconstruction de la phénoménalité. Non dans un sens
épistémique mais artistique. La science (ie épistémè, qui s’oppose d’un côté à technè, et de l’autre à
logos) explique les phénomènes en les déconstruisant selon l’axe de la physis (la force de gravité, le
squelette des batraciens, la croissance des fleurs) ; la simulation invente des phénomènes en les
déconstruisant selon l’axe du virtuel (des lois régissent l’apparaître de la phénomènalité, mais ces
lois sont matricielles pures, auto-validantes, auto-nomes, sans besoin de se référer ni de respecter
quelque réalité/physis que ce soit). La simulation invente son réel en déconstruisant la
phénoménalité ; là où la représentation (et l’épistémè en général) trouve sa définition et sa source
dans le réel extérieur, qu’elle cherche à reconstruire. Une formule derridienne pourrait être
récupérée : la simulation, c’est « plus de phénomène ». C’est-à-dire, tout à la fois : 1/ plus aucun
phénomène (la simulation n’en a cure, ayant aboli l’idée de références et sa servitude au réel) ; 2/
d’avantage de phénomènes (et des inédits, et des inouïs, et des miraculeux, et des construits sur
des principes et des schémas purement virtuels) ; 3/ plus de phénoménalité (dans chaque
phénomène, en y ménageant de l’espace pour des importations, des brigandages, des aberrations,
etc).
La troisième réponse donnée par la technologie au commandement de la figuration est la
modélisation. Comme pour la simulation, la référence à la réalité est secondaire, voire inutile ; mais
il s’agit ici non pas de produire des instances de phénomène, mais des schèmes de processus. Si la
simulation est bien l’analogue de la représentation dans l’univers de la technologie ; alors la
modélisation serait celui de l’expression. Avec le déplacement suivant : l’accent n’est plus porté sur
les affects mais sur les processus. A la rigueur, pourrait-on envisager de concevoir des processus
d’affects. Les logiciels de génération automatique, ou de vie artificielle – et les dispositifs
technologiques dans lesquels ils sont utilisés – sont un axe exploratoire. Les œuvres qui tentent de
mettre en scène les fonctions dialogiques de l’humain en sont un autre.
Ainsi, les sentiments semblent s’interfacer dans Empathic Painting de Maria Shugrina1 (2006) :
un logiciel de reconnaissance de formes vient altérer une image sur écran selon l’état d’âme qu’il

1 Maria Shugrina, Margrit Betke, John P Collomosse proposent Empathic painting : Interactive stylization through observed

Emotional State : un système qui détecte l’état émotionnel du regardeur selon deux axes (plaisir et excitation) pour le
rendre au travers d’une image numérique.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

décèle sur les traits du visage de son spectateur. L’œuvre d’art rentre alors dans une boucle
positive de rétroaction où elle crée un sentiment chez le regardeur et s’en trouve, en retour,
affectée. Ce n’est pas la figure qu’il y a à contempler mais l’apparition d’une simulation des affects
qu’il faut apprécier : le mouvement fugace dans et de la figure. La technologie est à la fois le
moyen de cette mise-en-système bilatérale et le truchement de son interprétation qui offre une
part d’aléatoire et d’erreur. Un moyen non neutre – une intermédiation.
La proposition de Stelarc de 2003, Prosthetic Head, illustre des problématiques connexes.
L’artiste a conçu une version numérisée de son visage, capable de repérer un spectateur, d’initier
et de mener une conversation orale. Des agents conversationnels (ECA) et des modèles de
comportements intégrés aux algorithmes du programme, permettent au visage qui fait face au
spectateur de se comporter « humainement », de parler, de répondre et de proposer toute une
gamme de mimiques faciales. L’œuvre est aussi conçue pour s’améliorer avec le temps, c’est-à-
dire augmenter son panel de réponses et de comportements au fur et à mesure de ses interactions
avec le spectateur, de sorte qu’elle s’autonomise de la version originelle créée par son concepteur.
La modélisation s’intéresse donc moins aux phénomènes qu’aux forces qui modalisent ces
phénomènes. L’expressivité, passée dans la modélisation, trouve son équivalent dans la dynamique
des processus modélisés. Les affects sont peut-être moins abandonnés, que rationalisés. Et cette
rationalisation est portée par la dynamique des modèles employés. L’artiste doit convertir son
expressivité ou l’expressivité de son travail en recourant à des (dynamiques de) modèles propres.

Telles pourraient être les modalités de figuration de la technologie. La technologie est


pourvoyeuse de formes, et une pourvoyeuse inasservie. Elle est apte à créer ses formes propres, si
nous entendons « liberté » dans un sens « protestant » : la machine est libre, dans la mesure où elle
est libre d’appliquer les lois qui lui ont été imposées, de sorte que les actions qui en résultent
soient non-prévisibles par cette instance hétéro-nome. C’est alléguer que la technologie possède
un certain type « d’imagination » et que l’art qui en userait bénéficierait de l’imagination de ses
schèmes. Quelles sont les opérations et fonctionnalités nécessaires à la réalisation d’une telle
tâche ? Dans quelle mesure se présentent-elles comme des analogues (et donc des rivales) de
facultés humaines ?
« L’imagination, c’est la déformation de formes », proposait Benjamin1. L’appareil
technologique, en tant qu’il se greffe sur le monde (analogique ou technologique), possède ses

1 « On est même fondé à désigner les apparitions de l’imagination comme déformation (Entstaltung) de ce qui a été
mis en forme. (…) La loi suprême est que l’imagination, si elle déforme, ne détruit pourtant jamais. (…)
L’imagination authentique n’est pas constructive, elle est pure déformation ». Walter Benjamin, « Imagination
[fragment 82 ; 1920-1921] », dans Fragments philosophiques, politiques, critiques, littéraires, Paris, PUF, 2001, p. 146-147.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

entrées et ses sorties, aux portes desquelles sont placés des traducteurs. La première façon de
fournir des formes inouïes, sera de déformer des formes existantes, de traduire des valeurs et des
signaux selon des règles. La première des traductions n’est qu’une symbolisation : la numérisation.
Mais la gamme accessible est bien plus vaste. La traduction au sens large de la machine part d’un
principe d’altération de données initiales. Trois opérations sont alors envisageables : l’altération
des valeurs, des unités ou de leurs rapports. La première sera un filtre (qui écrête, autant qu’il peut
le modifier, un intervalle, en lui faisant bénéficier d’une multiplication par un facteur x) ; la
deuxième, une transposition (qui touche au sens même, l’unité d’une variable constituant son sens :
traiter une longueur d’onde lumineuse, comme s’il s’agissait d’une fréquence sonore ou d’une
durée en secondes) ; la troisième, une analogie (qui conserve le rapport, en modifiant le sens des
termes : A/B en entrée, deviendra C/D en sortie post-traduction). Ces trois phénomènes ne se
conçoivent que dans la mesure où, d’une part, l’appareil est construit sur un noyau numérique et,
d’autre part, il traite des données extérieures.
Il y a, à cet égard, une quatrième opération de traduction qui n’est possible que grâce à
l’essence du numérique. En effet, celui-ci homogénéise sous une hypostase unique : le bit. Tout y
est bit : formes, couleurs, sons, mots, traductions d’affects, fonctions, programmes. La forme de
traduction spécifiquement technologique, et qui les contient toutes est donc : la chimérisation,
l’analogue du collage dans le monde analogique. La chimérisation est l’accolement de deux entités
appartenant à deux ordres distincts, le mélange de genres incommensurables. La numérisation du
monde autorise toute chimérisation. Toute donnée sensible, toute action, tout traitement se réduit
à une suite de nombres, couplables, accolables, calculables. Si un programme destiné à quelques
laboratoires de physique se doit de ne pas mélanger les choux et les carottes, un programme
conçu à des fins artistiques possède ici des univers entiers d’exploration. Le bit digère le sens.
L’appareil peut alors, en rapprochant les irréconciliables, générer des figures chimériques. Dans le
domaine artistique, cela s’appelle de l’imaginaire ; dans le domaine philosophique, des concepts.
Le programme a donc une capacité intrinsèque à inventer des entités chimériques, des imaginanda.
Plus que des machines de traduction, les appareils sont aussi des machines de traitement du
réel. L’appareil n’est pas célibataire : il dialogue et il s’accouple, en traitant des variables sensibles,
et, en premier lieu, les variables sensibles externes. Appareil de traitement de données (qui est une
opération de re-traitement du monde), il est plus un appareil excitable qu’une machine désirante.
Les machines technologiques sont des machines à féconder le réel. Elles n’y retranchent rien,
mais, utérines, elles recueillent du réel sa sève pour engendrer de nouvelles progénitures. C’est
une nouvelle grande différence entre la technologie et la technique. La technique n’ajoute pas au
réel sans lui retrancher les ressources ; tandis que la technologie ajoute au réel. Le traitement du

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Partie I : De la poïétique multipolaire

réel est une numérisation du réel, c’est-à-dire un changement d’ordre d’existence (d’analogique à
numérique) qui assure un redoublement du réel. Traiter le réel, c’est donc faire du réel la matière
d’une invention numérique illimitée, qui en retour viendra grossir les pans du réel. La
numérisation est la production sans perte, sans contrepartie, de nouveaux horizons du réel. Le
réel se croyait cloisonné à l’analogique, il découvre un pan entier de son existence – le numérique
– illimité, sensible, ressource de virtuel pur.
Traitement et traduction seront donc les réponses de l’appareil au binôme imagination-perception. Mais entre
l’artiste qui laisse son imagination travailler dans et avec sa perception, et l’appareil qui traduit et
traite ses perceptions, il existe force dissimilitudes essentielles. Au premier chef, le fait que
l’appareil ne puisse travailler en deçà de la perception. Il y a ce qu’il perçoit et donc traduit, et donc traite
(sentiendum) et ce qu’il laisse en dehors de sa perception, sans aucune chance pour lui de jouer un
quelconque rôle. Au contraire, chez l’homme, l’infra-perçu continue de travailler
inconsciemment. La poïèse est justement cet acte où ce qui est passé à l’as de la perception
consciente resurgit sous une forme inconnue.
Quelle autre faculté concourt à la simulation de ces opérations de l’imaginative ?
« L’imagination, c’est de la mémoire », semble dire Max Jacob1. Les appareils technologiques
ne fonctionnent pas sans mémoires informatiques. Là encore, plusieurs types de mémoire sont en jeu.
D’abord, une mémoire opérante : les programmes informatiques sont engrammés dans les
disques durs, et sont donc mémorisés par l’appareil. On pourrait dire : la technologie ce n’est que
de la mémoire. L’œuvre est la mémoire des schèmes d’actualisation de l’œuvre. Si vous effacez les
lignes de code qui constituent le programme de l’œuvre, vous détruisez l’œuvre.
Ensuite, une mémoire cumulative : l’œuvre s’actualise aussi en traitant des données
mémorisées. Parce qu’il est fondé sur l’exploitation de bases de données externes ou de
paramètres – le fonctionnement du numérique ne peut se concevoir sans l’emploi de mémoire où
stocker et où puiser. Le traitement informatique est un jeu de remplissage de cases vides par des
nouvelles valeurs et de ré-affectation d’index et de ré-adressages. La mémoire de la machine est
un réservoir de matières premières pour l’action de métaphorisation qui aura lieu sur ces données.
La mémoire informatique est la réponse de l’appareil au binôme imagination-mémoire. Encore faut-il
bien insister sur les incompatibilités fortes entre la faculté humaine et la fonctionnalité
technologique. La mémoire de l’ordinateur est une mémoire pauvre, parce qu’elle retient des
instructions et retient des données. Elle n’utilise ses données que lors de procédures fixées par
avance. Elle ne reconnaît pas des vécus du passé – elle ne peut que répéter des procédures et

1« L’érudition c’est la mémoire et la mémoire c’est l’imagination ». Max Jacob, Conseils à un jeune poète, Paris,
Gallimard, 1945, p. 32.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

annoncer des chiffres déjà utilisés. La mémoire de l’ordinateur n’est pas une instance de
reconnaissance mais de reproduction. Et cette reproduction même, d’une information pourtant sans
fond, est amnésique. L’appareil n’a pas la mémoire de ce qu’il a fait, mais simplement de ce qu’il
doit faire. La mémoire informatique est pauvre parce qu’elle est bête. Elle est bête parce qu’elle
ne peut qu’appliquer les règles qu’elle s’impose et parce qu’elle ne peut se tromper (le memorandum
est un memoratum).
La mémoire humaine, elle, est riche parce qu’elle s’autofertilise, parce qu’elle fuit (ie : elle
s’enfuit et elle fuit de tous bords), parce qu’elle se contamine. Les coqs-à-l’âne sont la puissance
de pensée de la mémoire, comme les associations d’idées ou la contiguïté synaptique. La mémoire
humaine est riche parce qu’elle synthétise, là où l’ordinateur ne peut que sérier, diviser, retenir par
bouts et par cases. La mémoire humaine est riche parce qu’elle peut oublier, sans avoir à effacer ;
parce qu’elle peut voir resurgir, sans avoir eu à ré-activer. Elle stocke des objets mentaux, dont
« les propriétés associatives leur permettent de s’enchaîner, de se « lier » de façon spontanée et
autonome1 ». L’appareil, lui, ne se fait pas de « représentations », pas plus qu’il n’a « d’objets
mentaux », tout enfermé qu’il est dans l’activation d’un micro-événement à chaque instant.
Les deux caractéristiques majeures de la mémoire humaine sont donc : la conscience de la
durée, la réflexivité de la mémoire, d’un côté – et la perméabilité des souvenirs, leur connectivité,
de l’autre. Les principales failles de la mémoire humaine sont : l’oubli et les retours involontaires
(inconscients). L’intérêt de cette mémoire humaine tient donc dans ses erreurs, son caractère
incontrôlé, irrationnel : ce qu’elle oublie, ce qu’elle retient sans le savoir, ce qu’elle marie
irrationnellement, où elle se trompe, quand elle s’affole. Il y a toute une dimension de l’affect
dans la mémoire humaine, qui s’en voit irriguée et parfois débordée. Parce que la mémoire
d’ordinateur est incapable d’erreurs, elle est pauvre.
Un troisième terme manque au couple traitement-mémoire – afin de lui donner sa
capacité d’innovation, et de simulation de l’inattendu.
« L’imagination est la folle du logis », rappelait Alain dans son Système des Beaux Arts2. C’était
redire combien elle est incontrôlable, combien ses actes prennent tout le monde à revers et par
surprise, combien elle est imprévisible. La technologie a appareillé cette imprévisibilité en
rationalisant le hasard. La « liberté » de la machine consiste, premièrement, en la mise en place

1 Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, Paris, Hachette, 1983, p. 175.


2 Alain, « De l’imagination créatrice », dans Système des Beaux Arts, Paris, Gallimard, 1953, p. 17-21.
Expression que Voltaire prête à Malebranche dans son dictionnaire philosophique (article « apparition ») : « Mais
défions nous des écarts de l’imagination, que Malebranche appelait la folle du logis ». Voltaire, Dictionnaire philosophique.
Tome 1, E.A. Lequien, 1822.
Si l’esprit se retrouve bien chez Malebranche, la lettre n’y est pas. Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité. Livre
II. De l’imagination, Paris, Vrin, 2006.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

algorithmique d’actions conditionnelles complexes : « il adviendra X s’il est advenu au préalable a,


b, c et sinon, il adviendra Y dans 20% des cas, et Z dans 80% ». L’imprévisibilité de la machine a
consisté, ensuite, en la production des chiffres du hasard1. Dernièrement, les algorithmes
génétiques et d’autres fonctions plus complexes ont introduit des notions de « hasard émergent ».
L’ultime source de hasard est exogène. Elle consiste à introduire des données aléatoires extraites
du monde extérieur : humain (interactivité avec le public), technologique (branchement avec
d’autres appareils dynamiques. Ex : visualisation des flux sur Internet) ou mixé (ex : réservoir des
images publiées sur Internet, ou les mots les plus utilisés en temps réel sur un moteur de
recherche).
Il s’agit dans tous les cas de produire une réponse imprévue dans le système, de symboliser la
résistance de la technologie comme matériau de l’œuvre. Si l’œuvre d’art technologique est bien
une machine poïétique, elle ne l’est que dans la mesure où ses productions secondaires sont
imprévisibles. L’activité de « poïèse » apparaît donc à double titre. Chez l’artiste, qui produit son
œuvre, qui elle, sera une machine poïétique de second ordre. Cette dernière devient un « artiste
secondaire », en performance, créatrice de ses propres productions. Elle n’y parvient que parce
que l’artiste y a implanté des moyens de modélisation du travail poïétique, qui simuleront la
résistance matérielle du médium auquel s’affrontera l’artiste secondaire.
La codification du hasard pourrait être la réponse de l’appareil au binôme imagination-subconscient. Mais
l’artiste n’accepte jamais le hasard qu’en le jaugeant, en le jugeant2. Un nœud dans une planche de
bois, une excroissance dans un mur pariétal, un mauvais geste sur une toile – ne sont jamais subis
sans critique. L’artiste dialectise l’accident de la matière et son geste. S’il peut s’en servir, si
l’accident peut servir son faire et son propos – il sera conservé et intégré. Sinon, il sera combattu
et amendé. L’artiste en création ne répond jamais « soit » à l’irruption du hasard ; il le pèse et le
façonne. Il ne continue pas sa tâche comme s’il ne s’était rien passé ; il bifurque pour transformer
l’incident en événement, et reconformer toute l’œuvre ou les phases à venir en faisant de cet
accident une force motrice, non une contingence. La peinture n’est une accidentologie que tant
que quelqu’un est aux manettes !
« [Sur une toile de 1946 :] Je n’avais pas l’intention de faire ce tableau-là, je n’ai
jamais pensé qu’il serait comme ça : c’était continuellement un accident
montant sur la tête d’un autre. »
« Vous savez que dans mon cas (…) toute peinture est accident. (…) Aussi, je
vois d’avance la chose dans mon esprit, je la vois d’avance, et pourtant je ne la

1 Et l’on sait combien sont périlleuses, les mathématiques nécessaires pour produire un résultat en appuyant sur la

touche random de la plus modique des calculettes de poche…


2 Chez George Brecht, le hasard est la génération de résultats suivie d’un choix parmi eux. George Brecht, Chance-

Imagery = L’imagerie du hasard, Paris, Presses du Réel, 2002.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

réalise presque jamais comme je la prévois. (…) On essaye de garder la vitalité


de l’accident et cependant de maintenir une continuité. » 1
Le hasard artistique n’est fécond que s’il reconfigure tout l’acte créateur ; le hasard
technologique n’est qu’une variable qui sera immanquablement absorbée selon des règles
préétablies. Le hasard technologique est une fonction d’introduction de variables imprévues ; et
non l’irruption d’un élément apte à faire chavirer la poïèse. Il reste, là encore, stérile et maigre
(comme on parle de « viande maigre »).

Traitement, mémorisation et « aléatoirisation » sont les trois opérations qui permettent à la


technologie de faire montre d’une capacité à produire des formes – que, par souci de
confrontation, nous avons appelée « imagination ». La technologie retourne Alain : chez elle,
l’imagination est « réglée »2, elle répond à des règles. Comment pourrions-nous donc qualifier
cette imagination des schèmes ? Il nous semble qu’il s’agit là d’une imagination de construction.
L’imagination humaine n’est pas seulement la faculté de visualiser des images (l’imagination
comme « conscience imageante » chez Sartre3). Elle est aussi celle de construire des images4. Il
s’agirait ici de l’imagination des scientifiques, durs ou appliqués, de celle qu’a sollicitée Riemann
quand il a imaginé ses espaces non-euclidiens – de celle requise par Kékulé quand il a rêvé la
structure hexagonale du Benzène. Il y a plusieurs façons d’exercer son imagination pour répondre
aux consignes du type : « Dessiner un martien ou un vaisseau intersidéral ». L’une d’elles
consistera à construire le résultat, non en le voyant, mais en le déduisant de lois, de schèmes, de
structures internes. Le Martien est sur tel type de planète, avec tel type d’atmosphère ; s’il a telle
forme extérieure, alors la répartition des organes devra être de cette sorte pour remplir telles
missions, ce qui viendra modifier leur corps ainsi ; etc.
La technologie propose donc de créer des formes, c’est indubitable, mais uniquement selon
la mise-sous-tension d’une imagination constructiviste, limitée par des fonctionnalités mises-sous-
codes et sous-consignes. Peut-être ne s’agit-il que d’invention. Ce que la technologie propose est

1 David Sylvester, Entretiens avec Francis Bacon, Genève, Skira, 1995, p. 17, p. 22-23.
2 Alain, lui, tenait que « l’imagination est dé-réglée ». Alain, Système des beaux arts, Paris, Gallimard, 1953, p. 96.
3 Jean-Paul Sartre, L’imaginaire : psychologie phénoménologique de l’imagination [1940], [Paris], Gallimard, 2005.

Jauss précisera : « la conscience imageante doit opérer d’abord la néantisation du monde, de l’objet réel, pour pouvoir
elle-même produire, à partir des signes linguistiques, optiques ou musicaux de l’objet esthétique, une Gestalt faite de
mots, d’images ou de sons ». Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1990, p. 142.
4 Bachelard posait comme thèse générale : « la suprématie de l’imagination dynamique sur l’imagination des formes ».

Gaston Bachelard, L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Librairie Générale Française, 1992, p.
107.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

une sorte de poïèse aveugle, comme Leibniz, grand ancêtre de la pensée numérique, proposait les
règles d’une « pensée aveugle » (cogitatio coeca1) pour laquelle la combinatoire était l’ars inveniendi2.

Par anthropo-centrisme, nous avions présupposé une forme d’imagination à la machine, qui
nous apparaît à présent comme une fonction constructiviste d’invention de motifs. Nous
pouvons donc reboucler sur notre point d’interrogation initial : de quel type de figuration, la
technologie est-elle pourvoyeuse ?
Osons une prédication franchement louche : elle est une figuration synthétique.
Qu’est-ce qu’un produit de synthèse ? La réponse est d’abord dans nos laboratoires de
chimie (cellule, tissu, bactérie,… de synthèse), ensuite dans nos plantes (la photo-synthèse) et
seulement enfin dans nos ordinateurs (image de synthèse). Un produit de synthèse est un
composé chimique complexe, créé à partir d’autres éléments chimiques simples. Le
développement de cette industrie a permis de créer des produits naturels (vitamine) et des
produits artificiels (nylon). Ainsi a pu se mettre en place une batterie de réponses spécifiques, aux
propriétés nouvelles ou optimisées, substituts ou suppléments – pouvant répondre à des
préoccupations de l’homme. Les produits de synthèse, composés de matière organique à partir
d’éléments simples ou minéraux, charrient un imaginaire de démiurgie qui s’enracine dans les
balbutiements scientifiques du XVIIème siècle : dans son Cours de chimie, Nicolas Lémery
distinguait la chimie minérale (faisant appel à de la matière inerte) de la chimie organique – cette
dernière puisant ses sources dans la matière animale ou végétale, c’est-à-dire dans les corps mus
par la « force vitale »3. Et cet imaginaire se voit continué par les prouesses actuelles des bio-
technologies (la production en laboratoire de cellules souches). La puissance synthétique est la
puissance démiurgique de création-de-la-vie-sans-la-vie, c’est-à-dire de ce passage entre les règnes
minéral et organique, comme l’illustre parfaitement la photosynthèse4. La puissance de synthèse
devient ainsi le bras armé de l’hybris de l’homme. Synthétiser, c’est pouvoir, en un jeu de mécano
complexe, créer n’importe quoi à partir de n’importe quoi.
L’idée d’une figuration synthétique laisserait entendre cette possibilité de créer une entité in-
formée – à partir de schèmes inertes, en l’espèce des codes et des appareils. Nous appellerons
synthétisation cette opération de transformation des algorithmes en phénomènes.

1 Philippe Codognet, « La pensée aveugle », dans Jean-Pierre Balpe et Manuela Baros (sld), L’art a t-il besoin du
numérique, Paris, Hermes Science, Lavoisier, 2006, p. 171.
2 Leibniz, dans Ars Mémoriae : « le champ du savoir [est la] connaissance parfaite des principes de toutes les sciences

et des arts qui s’y appliquent, se décomposant en trois parties : art de raisonner (logique), art d’inventer
(combinatoire), et art de la mémoire (mnémonique) ». ibid, p. 178.
3 Jacques Metzger, « Chimie organique », dans Encyclopedia universalis [en ligne].
4 En puisant l’énergie lumineuse, les plantes transforment l’eau et le CO en glucides.
2

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Mais figuration ne signifie pas « présentation de formes sensibles ». Elle signifie « résonance
de formes sensibles dans une tentative d’accès au sens ». La figuration se retrouve tant dans la
peinture abstraite, que dans la danse moderne, ou les icônes byzantines. Si le figural s’appuie
souvent sur le figuratif, il est surtout la transcendance dans la représentation. La figuration est
l’opération qui consiste à ouvrir la forme sur son sens, ou à assigner un sens à une forme
plastique. C’est cela, créer une figure. Et l’opération n’est possible que dans le dépassement des
signes plastiques rassemblés et assemblés dans l’œuvre. Autrement dit, la figuration est la
transfiguration du symbolique vers le sensé. De quelle sym-bolisation est capable la technologie ?
De quel sens est-elle la garante ?

La sym-bolisation permise par la technologie n’est qu’une conséquence de l’universalité


totalitaire du bit. Ce dernier traite le réel, le mémorise, le pondère, le reprogramme – selon un
substrat homogène. Il traduit tout dans une lingua franca, qui est lingua silicia, et ce qui n’est pas
traduit n’est simplement pas existant pour lui. Le bit ne respecte pas les ordres séparés du
sensible ; au contraire, il défait le sens, ramenant chaque élément à agréger (à sym-boliser), au seul
substrat numérique. La synthétisation est le résultat de la fonction symbolique de la technologie.
La figuration, elle, a une action sym-bolique. Elle rassemble des éléments appartenant à
différents ordres, hétérogènes, épars, pour leur insuffler un sens, un devenir commun extra-
esthésique. La figuration synthétise du sens à partir des différents motifs et en respectant leurs
ordres naturels, tout en les combinant.
On se trouve donc là sur deux modalités différentes du régime sym-bolique. La sym-
bolisation figurale pointe un sens comme destination ; la sym-bolisation synthétique ne stipule
que la codification comme source.
Le sens n’existe pas pour la machine. Bien que non célibataire, c’est une machine poïétique
aveugle. Le sens ne peut être que conservé sur décision humaine. Autrement dit, si la technologie
est fabricatrice de formes et terreau de sym-bolisations, l’artiste technologique est garant du sens
et de sa survivance malgré sa sym-bolisation (ie sa codification).
Que l’appareil soit capable d’invention : soit. Que celle-ci lui permette de générer des motifs :
soit. Néanmoins, peut-il ouvrir sur des figures ? La réponse qui fuse tient en un ‘non’ rapide, par
défaut. Mais peut-être en est-elle bien capable : par hasard. Après tout, l’art a-technologique, lui-
même, ne répond pas toujours à cette exigence… La question sera donc pour l’artiste
technologique de créer une algorithmique à même de dépasser le stade de la simulation, pour
atteindre à un potentiel de synthétisation figurale. S’il n’a plus le plein contrôle du geste poïétique, il
continue d’avoir la main sur le cadre, les paramètres, les valeurs – à travers lesquelles s’exprime le

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Partie I : De la poïétique multipolaire

procès poïétique des appareils. La relecture technologique de Hegel pourrait être : « l’art est la
manifestation sensible d’un schème ; et le schème est l’algorithmique d’une idée ». On pourrait
dès lors distribuer nos termes et leur cheminement de la sorte : la poïèse est la descente de l’idée
dans le sensible ; et la figuration, l’ouverture du sensible vers l’intelligible. Dire que la technologie
vient s’intercaler dans le premier terme, ne dit rien quant à son action sur le second…

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Partie I : De la poïétique multipolaire

L’auctorialité en questions
« Notre époque voit s’effondrer le régime spectatoriel antérieur, mais aussi le
régime auctorial qui le soutenait. »1
Qu’est-ce qu’un auteur ? Plus exactement, que fait un auteur pour pouvoir être déclaré tel ? Il
est celui qui, poussé par une nécessité intérieure, met en route une idée de départ, conçue comme
susceptible de donner naissance à une œuvre. Il est celui qui met en œuvre une intentionnalité,
c’est-à-dire qui crée son œuvre progressivement comme un jeu de relance entre son intention2, en
permanence ré-excitée et labile, et les contingences du matériau soumis à son travail poïétique. Il
est celui qui sanctionne l’achèvement de l’œuvre, la déclarant par-faite, ou tout au moins se
déclarant incapable de la pousser plus avant, d’y apporter une amélioration. Il est celui qui alors la
signe, et s’accaparera sa paternité. C’est le même que le public retrouve en reconnaissant son style
artistique qui affleure dans le nouvel opus proposé.
Bien sûr, tout cela est aussi faux que naïf. Robbe-Grillet n’avait pas prévu que le système des
notes de bas de page de La reprise se déploierait de la sorte3. Pollock découvre le dripping par
accident. Picasso n’aurait jamais déclaré ses toiles « terminées ». Les Demoiselles d’Avignon (1907),
peut-être le chef d’œuvre du XXème siècle, est une toile inachevée (parmi beaucoup d’autres qui
couvrent les murs de nos musées). Les poètes de cour ont vocation à produire sur commande.
Les éditeurs n’ont eu de cesse d’arracher des manuscrits (encore améliorables) à leur auteur, les
délais contractuels étant venus les y aider. Les œuvres littéraires anonymes ont abondé avant la
Renaissance, la notion d’auctor apparaissant justement à une période où les nouveaux écrivains
tiennent à prendre leurs distances avec l’autorité des Anciens. L’art des icônes, à quelques
exceptions près4, est anonyme, comme celui des cathédrales. Le style d’un auteur est à la fois une
marque à laquelle il s’identifie et contre laquelle il s’escrime : combien de styles (périodes) chez

1 Norbert Hillaire, « Notes de lecture sur la question de l’art et de la norme à l’âge des industries culturelles
numériques », dans Jean-Pierre Balpe et Manuela Barros (sld), L’art a t-il besoin du numérique ?, Paris, Hermes Science,
Lavoisier, 2006, p. 146.
2 Nous rattachons l’idée d’une « intention » à l’artiste et non à l’œuvre, qui aurait plutôt, pour nous, un propos. Dès

lors, nous prenons nos distances avec Baxandall (Les formes de l’intention : sur l’explication historique des tableaux) ou
Adorno (Théorie esthétique).
3 Alain Robbe-Grillet, La reprise, Paris, Minuit, 2001.
4 Alexander Tarkovski, Andreï Roublev, Paris, MK2, 2005.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Picasso ? les styles d’Emile Ajar et de Romain Gary sont-ils différents ? Pessoa en fait-il montre
d’autant que d’hétéronymes ?
Certes, le canevas proposé est faux et naïf ; mais il permet d’identifier quelques nœuds
cruciaux autour desquels s’organise l’objectivation de la notion d’auctorialité. On peut ainsi
reconnaître quelques catégories angulaires de « l’acte poïétique attribué », qui, si elles doivent se
manier avec prudence et dans la nuance – n’en sont pas moins pertinentes et toujours actuelles.
L’intentionnalité, le résultat, la signature et le style sont des marqueurs de la présence d’un auteur
dans une œuvre. Avec la technologie, ces marqueurs sont redistribués, explosés entre diverses
entités. On pourrait suivre leur trajectoire et écouter les échos inouïs qu’ils renvoient quand on
les sonde. C’est ce que nous nous proposons de faire en suivant un cheminement à travers quatre
questionnements :
De qui l’œuvre est-elle le produit intentionnel ?
Quel est le statut artistique des résultats de l’œuvre d’art technologique ?
Pourquoi un nom d’artiste est-il toujours associé à une œuvre d’art technologique ?
En quoi consiste le style d’un techno-artiste ?

Dans la description du « mode projet », nous avons introduit la notion d’idée initiale, qui serait
l’étincelle abstraite et floue qui fait basculer l’homme en l’artiste d’une œuvre à venir. L’artiste-en-
puissance devient un artiste-en-actes, la fonction (posture) cède sa place à l’action (expression).
Et ce changement se fait autour d’une idée, une et singulière. Ce n’est pas une mise en branle vide
mais déjà, plus ou moins, téléonomique. Elle est toujours l’apanage de l’artiste, ou disons : la
technologie ne modifie en rien son épiphanie.
L’intentionnalité de l’artiste est un mouvement long, qui accompagne tout le processus
créateur1. Elle est aussi dynamique – se reconfigurant, avec l’œuvre qu’elle cherche à faire advenir,
réagissant aux accidents du processus (dans la matière, dans la technique, dans le paratexte, etc)
pour en tirer de nouvelles ressources et bifurcations. Elle est le dynamisme de l’idée initiale, la
reconfiguration constante de l’initial et du vouloir, une surveillance ouverte de l’opération. Avec
la technologie, l’intentionnalité de l’artiste a dû entrer dans une approche négociée avec les autres
experts, qui co-réalisent l’œuvre. L’artiste d’une œuvre technologique n’est rien sans une équipe
technique, qui lui apporte l’expertise de fabrication, mais aussi des solutions non prévues, des
indications d’optimisation ou des alertes sur certaines améliorations ou impossibilités. L’artiste

1 C’est pourquoi nous préférons délaisser le terme « d’intention », qui sonne statique, et qui, se conjuguant en

nombre, semble multiple – là où l’intentionnalité est un mouvement de synthèse, un, qui irrigue en permanence, qui
maintient le désir et la volonté de l’artiste comme moteur mais non comme barrière dans le procès poïétique.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

un, qui maîtrise la majeure partie de l’acte de fabrication – n’a plus cours ; il doit être remplacé
par la figure de l’artiste-comme-équipe, au sein de laquelle l’intentionnalité est certes concentrée
dans l’artiste initiateur, mais aussi, plus ou moins fortement, partagée entre les différents acteurs1.
Avec les appareils, l’intentionnalité de l’artiste se voit fortement dépendante des capacités de
la technologie. Le milieu technologique agit comme une nouvelle instance de négociation. Trois
discours inconciliables forment l’imaginaire de ce milieu : 1/ tout est possible ; 2/ en même
temps, tout ne sera pas simple, et donc tout n’est pas faisable ; 3/ beaucoup plus que demandé
pourrait être atteignable. La technologie n’est pas un partenaire artistique comme les autres. Ses
prouesses et ses évolutions permettent de modifier complètement l’idée initiale comme
l’intentionnalité de l’œuvre en cours de poïèse. En même temps, elle peut, sur un point, opposer
un obstacle tel que les possibilités d’existence de l’œuvre se dégonflent d’elles-mêmes. Ou, plus
sûrement, proposer, à un obstacle donné, une solution de repli qui viendra, ou non, modifier le
propos de l’œuvre, voire l’améliorer (le rendre plus per-tinent, -cutant, -formant). En ayant perdu
l’expertise (même s’il peut avoir conservé une technicité) de son matériau, l’artiste ne peut plus
dominer son combat avec l’œuvre. L’intentionnalité de l’artiste, c’est le branchement permanent de
l’œuvre en cours et de l’auteur en volonté ; c’est précisément l’enjeu de l’agon entre l’artiste
initiateur et son matériau. Avec la technologie, on dirait que le médium devient un matériau en
pro-action et non de simple réaction. Les appareils sont forces propositionnelles dans le travail
poïétique, en ce qu’ils prodiguent des schèmes fonctionnels toujours nouveaux et interopérables,
donc toujours ouverts à une exploitation inédite. Ainsi, l’interopérabilité, censément généralisable,
est en fait orientée et prédispose à certains développements et rapprochements algorithmiques2. Il
y a une pente technologique. L’intentionnalité de l’artiste la suit. Le complexe ainsi formé, est une
hybridation qui allie, à l’intention distribuée dans l’équipe artistique, la pente propositionnelle de
la technologie.
Le fait que l’œuvre visée soit une œuvre en fonctionnement vient encore ajouter des
harmoniques au régime de l’intentionnalité en jeu. En effet, l’intentionnalité devient finalisée,
axiologisée, projetée dans l’avenir. Traditionnellement, elle est ce qui invoque dans le présent la
destination finale, ie l’œuvre achevée telle que le présent la conçoit. Son horizon temporel va donc
du présent au futur et se borne par un point final qui est l’œuvre comme étant achevée, livrée au
public, signée, abandonnée à la critique. Avec la technologie, l’intentionnalité de l’artiste est en

1 Roy Ascott parlait « d’auteur distribué ». Edmond Couchot, La technologie dans l’art : de la photographie à la réalité
virtuelle, Nîmes, Ed. Jacqueline Chambon, 1998, p. 207.
2 Le choix de tel langage initial ou de tels bouts de code comme point de départ, ou de telles marques d’appareils, va

orienter les choix futurs des autres éléments à greffer. Sans que cela soit une obligation technique (« tout est
possible »), cela sera (en vertu de principes de pragmatisme et d’économie).

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Partie I : De la poïétique multipolaire

vue d’une œuvre en fonctionnement, et donc de son actualisation, ie des résultats de la machine
poïétique secondaire qu’est l’œuvre. L’intentionnalité se fait anticipatrice. S’ouvre un troisième
niveau de négociation, virtuel cette fois, prospectif, avec le futur spect-acteur et avec le rendu des
schèmes algorithmiques de la machine. L’artiste doit garder en tête, à tout moment, que son
œuvre est faite pour s’actualiser selon un protocole qu’il est en train de déterminer et qui devra
être opératoire lors de l’actualisation de l’œuvre. Comment qualifier l’action déterminante de ces
nouveaux acteurs ?
Si le rôle du spectateur et de l’algorithmique sont indéniables pour expliquer le résultat
formel de l’œuvre en fonctionnement, il s’agit cependant d’une intentionnalité de second ordre. Et cela,
à deux égards. D’abord, notons que le travail d’activation requis du spectateur peut être
hasardeux et inattentionnel. Le spectateur peut très bien remplir son rôle de spect-acteur, comme
en passant – soit qu’il se désintéresse de la chose, soit qu’il ignore même la manière de
l’actualisation. Alors que l’intention requiert compréhension et investissement, aucun des deux
n’est nécessaire à l’actualisation demandée. Ensuite, le public n’agit que dans une gamme pré-
définie par l’artiste, et donc qu’à la marge. Non que son action ne puisse modifier le contenu
phénoménologique de l’œuvre de fond en comble, mais parce qu’il n’a aucune influence sur le
propos de l’œuvre. C’est l’artiste qui a défini ce qu’il voulait faire, ce dont il voulait parler, au delà
du rendu sensible. Si l’intentionnalité se définit comme la force qui assure le suivi et le maintien
du propos d’une œuvre – alors le spectateur en est dépourvu. Il peut se jouer des outils, tenter de
détourner leur fonction ; il ne peut infiltrer ses enjeux, ses motivations, ses attendus, son propos.
En 2007, à la station Jeanne d’Arc du métro toulousain, Sophie Calle a mis en place l’œuvre :
Transports amoureux1. Elle propose au public d’écrire une déclaration sentimentale, genre « petites
annonces » de Libération, qui sont ensuite diffusées sur des écrans LCD pendant plusieurs
semaines. Si le public, pour déjouer le dispositif, se met à écrire des phrases d’insultes, il nous
semble que deux réponses sont envisageables : la censure ou la récupération. Dans le premier cas,
le dispositif artistique intègre, dans ses schèmes, de ne publier que des phrases en harmonie avec
le projet de l’œuvre2 ; dans le second, la phrase diffusée ne viendrait aucunement dynamiter le
propos de l’œuvre (l’œuvre, ici, se définissant comme ce dispositif « ouvert à tous les vents »).
Quand bien même écriraient-ils des insanités, alors que l’œuvre les provoquerait à passer des
annonces de cœur, ce ne serait pas l’œuvre qui serait mise à mal, mais la société, dans le reflet
qu’elle se donnerait. Parce que l’action du spect-acteur n’est pas sur les fondements, mais sur les
ornements de l’œuvre – nous parlerions davantage d’activation que d’intentionnalité.

1 En ligne : http://www.transport-amoureux.vu/.
2 Ce qui est le cas ici : Tisséo, la société d’exploitation du métro, filtre les messages.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Les appareils qui, actualisant l’œuvre, lui donnent en partie son aspect grâce à leur
algorithmique et l’imagination de leurs schèmes, sont le dernier maillon de cette explosion
intentionnelle. L’artiste a dû prévoir l’éventail des possibles qu’il laissait à la machine poïétique –
et les paramètres de son inventivité.
Activité (du spectateur) et inventivité (de l’appareil) ne sont pas intentionnalité. Bien plus
sûrement, ils jouent sur son domaine, en négatif. Ils écornent la mainmise de l’intentionnalité sur
le rendu sensible de l’œuvre – sans pour autant s’en arroger une partie. Ils introduisent de
nouveaux moyens de figuration et de symbolisation, diminuant la place relative de
l’intentionnalité dans cette création, sans en ajouter par ailleurs. C’est une part gratuite, para- et
pseudo-intentionnelle, qui s’immisce ici dans la poïèse.
Reprenons l’exemple d’A-Volve de Sommerer&Mignonneau (1994). Si l’on regarde l’œuvre
samedi 13 septembre 2010 de 14h à 14h15, on aperçoit quatre « poissons » dont un très gros et
un plus petit, protégé par un spectateur. A la fin, l’un des quatre est mort boulotté, tandis que
deux autres se sont accouplés et ont donné naissance à un organisme neuf. Le petit protégé du
spectateur se fait vieux, et commence à manquer de vitesse. Qui est responsable de ce qui vient
de se passer ? Si l’œuvre est la marque d’une intentionnalité artistique, qui la détient ? Ou plutôt,
comment s’est-elle distribuée ? Parce que l’œuvre est en fonctionnement, on pourrait parler d’une
poïèse à deux niveaux. Au moment de la poïèse primaire, un artiste, une équipe technique et le
milieu technologique de l’époque ont participé à un jeu complexe où la soi-disant « intentionnalité
de l’artiste » s’est vue redistribuée entre tous ces acteurs. Au moment de l’actualisation de l’œuvre
en fonctionnement, au temps de cette « poïèse secondaire » dirons-nous, le spectateur et
l’algorithmique se disputent le résultat en apparition, dans le cadre installé par la poïèse primaire.
Mais il faut bien voir que ces deux moments s’appellent l’un l’autre et se co-déterminent. La prise
en compte de l’action des spectateurs et de l’inventivité de la technologie est là dès la poïèse
primaire. La secondaire, elle, est totalement dépendante du cadre défini par l’artiste.
L’explosion de l’intentionnalité de l’artiste est moins dans un partage, que dans une
complexification au sein d’un système plus ouvert où d’autres qualités viennent opérer sur le
procès poïétique.
Soit le système de la poïèse technologique :

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Partie I : De la poïétique multipolaire

Activation du public
Inventivité technologique POÏESE RESULTATS

SECONDAIRE
Pente technologique MACHINE
Expertise technique (activation)
POÏESE POÏETIQUE
Intentionnalité
PRIMAIRE
Idée initiale

Quel est le statut de ces résultats, productions secondaires ?


Nous devons bien préciser ce que nous entendons par « productions secondaires ». Il s’agit
de toutes les séquences d’activation de l’œuvre. Une performance d’une demi-heure de Stelarc
dans son exosquelette ; le passage d’un spectateur dans la jungle des robots de Rinaldo ; la
génération d’un hyper-texte pseudo-aléatoire sur un site web par un lecteur plus ou moins
attentif ; la séquence de défilement de couleurs sur un site web tant que la fenêtre reste ouverte ;
l’installation artistique Logo.Hallucination (dans une galerie) le temps d’une activation de sa brique
logicielle par un spectateur ; la performance d’Aaron consistant à dessiner une toile ; etc.
Les résultats de la machine poïétique sont de deux ordres : infinis ou clos. Dans le premier
cas, le spectateur peut rester aussi longtemps qu’il le désire et intégrer le déroulement de l’œuvre à
tout moment, sans qu’aucun élément extérieur vienne le remercier ; dans le second, il ne peut
prendre connaissance de l’œuvre que s’il reste le temps complet d’une séquence. Dans ces
derniers cas, il y a une limite temporelle au déroulement de la poïèse secondaire – limite qui
émane soit d’un principe d’achèvement interne à la machine poïétique (Aaron décrète de lui-
même quand son travail de peintre est terminé), soit de l’artiste (Stelarc et son rodéo-show), soit
du spectateur (se prenant pour Pollock sur le web, il décidera quand son œuvre est achevée). La
machine poïétique est ici une machine bouclée, qui propose toujours l’activation d’un même
schème séquencé, avec une initialisation et une sortie de boucle. Dans le premier cas, par contre,
elle se déclenche quand elle se met en route puis se déploie aussi longtemps qu’elle reste
branchée.
Ces « résultats secondaires » sont, par essence, éphémères. L’art technologique est un art du
fonctionnement, non du produit. C’est un art calorique, non rentable – qui dépense sans
capitaliser. Ce qui compte est moins qu’il ait produit des objets secondaires, mais qu’il soit en
capacité d’en produire en permanence. Pour autant, on peut relever la présence, parfois, de

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Partie I : De la poïétique multipolaire

produits finis secondaires, qui sont des restes de la performance de l’œuvre en fonctionnement. Le
cas le plus emblématique est celui d’Aaron, dont le travail est conservé, peint par Harold Cohen,
et exposé dans les musées comme toiles d’art moderne. De telles possibilités sont aisément
intégrables dans l’œuvre comme dispositif. Ainsi, tout cheminement dans une œuvre de web art
pourrait aboutir à la rédaction d’un reste, d’un « supplément » dirait Derrida1, qui pourrait être
envoyé au spect-acteur comme souvenir2. De tels produits dérivés agissent bien en effet comme
souvenir, comme certificat d’un « ça-a-eu-lieu », d’un « ça-s’est-produit » (ainsi que le démontre
cette trace objectale). Ils concourent à de la pérennité d’œuvres dont la durée de vie n’est pas
assurée (de par leur appartenance au milieu technologique hyper-actif), mais qui peuvent
organiser leur survivance à travers ce supplément quasi-documentaire. Les performances de
Fluxus nécessitaient une « prise » extérieure pour en garder la trace : compte-rendu,
photographies, etc. La technologie est en capacité d’organiser, d’elle-même, son propre
témoignage.
Ainsi, ces résultats secondaires (avec ou sans supplément) servent de preuve au bon
fonctionnement de la machine poïétique secondaire, et donc à l’acceptation de l’œuvre d’art
technologique. Ce régime de la preuve est lui-même bifide.
Le produit réalisé, de par son existence, agit comme preuve du bon fonctionnement du schème
technologique – il valide l’appareil. De par sa qualité, il agira comme preuve de la valeur artistique de
l’œuvre d’art technologique – il sanctionne l’œuvre. Ce qui pose deux problèmes : que peut signifier
« qualité » ici ? et comment s’assurer d’une qualité constante, partant de produits
phénomènologiquement toujours changeants ?
Il nous semble qu’il y a deux qualités en jeu : l’opérale et l’artistique3. La première ne
sanctionne que l’adéquation entre le propos de l’œuvre et sa réalisation. Le projet de Christophe
Bruno, Logo.Hallucination, par exemple, ne rallie pas tous les suffrages, nous semble t-il, parce que
justement les productions secondaires ne sont pas patentes. Il voulait retrouver des logos de
marque dans des images culturelles. Le spectateur qui active le dispositif fera – statistiquement –
chou blanc ; les exemples qu’il a lui-même élus comme étant éclairants, peuvent, pour certains,
laisser de marbre.
Quant à la qualité artistique… La technologie peut-elle conserver l’ambition artistique des
œuvres ? Nous voyons ici que la question subsiste en se déplaçant, de l’œuvre d’art, à ses

1 Le supplément est à la fois ce qui « s’ajoute, est un surplus, une plénitude enrichissant une autre plénitude, le comble
de la présence », mais aussi, ce qui « supplée, (…) ne s’ajoute que pour remplacer, (…) intervient ou s’insinue à-la-
place-de ». Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 208.
2 Comme c’est le cas dans la version iphone de l’œuvre de web art : jacksonpollock.org de Miltos Manetas (2009).
3 Un dernier niveau, celui de la pertinence du projet artistique, celui de la nécessité de l’œuvre – continue de dépendre

de l’idée initiale et donc de l’artiste seul et bien en amont de ces productions secondaires.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

productions secondaires. L’œuvre X sera « artistiquement valable » si et seulement si ses


productions secondaires sont, statistiquement, « artistiquement valables ». Cent Mille milliards de
poèmes de Raymond Queneau est une entreprise littéraire de premier ordre. Il restera comme
entreprise poétique, que si la plupart des poèmes formés sont artistiquement recevables. La
qualité artistique est a-technologique. Elle est même anti-technologique, dans la mesure où elle se
fixe ses propres règles, se forge ses propres aunes.
Les deux qualités sont fondamentalement opposées. La première ramène à l’adéquation d’un
schème technologique avec un projet ; la seconde doit libérer l’œuvre de toute immanence. Et
l’enjeu d’une œuvre d’art n’est que dans la seconde. L’art, dans sa longue route jusqu’à nous, a
appris à faire passer la qualité artistique (qui en fait la valeur) avant la qualité opérale (qui pointe la
maîtrise d’une technè). La bonne facture est noyée sous l’apparition de l’œuvre. L’operandum est
secondaire et deuxième, après l’opéro-phanie. Le choc de la réception prime sur toute tentative
de décorticage ou de compréhension de son mouvement, de ses rouages. Malheureusement, l’art
technologique exhibe encore par trop ses entrailles, au détriment de sa seule vraie destination…
Le fait que les résultats de ces œuvres soient toujours changeants, est une caractéristique
fondamentale. L’apparaître éphémère de l’œuvre est, disons-le vite, aléatoire. Plus l’œuvre est
riche, plus ouvert est son propos, plus aléatoire son apparaître, plus difficile son appréciation car
interminable sa description. Comment se départir d’une sentence de facilité du type : « Si l’œuvre
vous a déplu, c’est que vous êtes tombé au mauvais moment » ? L’argument s’écroule si l’on se
souvient que ses manifestations sont autant de présentations de l’œuvre, partageant le même air de
famille, la même séquence génétique qui est donnée par le projet de l’œuvre. Elles n’en sont pas
seulement la preuve mais le plaidoyer, c’est-à-dire le discours qui parle, seul et positivement, de
leur œuvre. La performance qui se joue alors est celle d’une défense et illustration de l’œuvre
parentale, originelle – qui sera aussi variable dans sa phénoménalité qu’elle restera la même dans
son sens. La performance vient moduler les qualités de l’œuvre en les soulignant. L’ensemble des
pièces ainsi reprises au dossier donne à voir le propos de l’œuvre (dans leurs qualités communes)
et sa richesse (dans leurs expressions uniques).

De quoi l’artiste est-il l’auteur ?


Etymologiquement, « auctor » fait débat. Si nous suivons Benveniste, nous pouvons nous
rattacher à la racine « aug- », la force de création. Mais il distingue aussi deux nuances dans le
suffixe. D’un côté, « -tor » est l’auteur d’un acte ; de l’autre, « -ter » est l’agent d’une fonction1. Le

1Emile Benveniste, « Mécanismes de transposition », dans Problèmes de linguistique générale. Tome 2, Paris, Gallimard,
1974, p. 113 et sq.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

« sauveur » a sauvé, le « sauveteur » a pour mission de sauver (et le fera peut-être un jour). Le
premier est du côté de l’avoir et de l’accompli ; le second de l’être et de l’inaccompli. Le premier
se conjugue au passé, le second au conditionnel. L’auteur se caractérise donc par un acte
accompli. Comment l’agent peut-il devenir un auteur ? En s’appropriant un acte (c’est dire qu’un
acte est clos) et en se l’attribuant1.
Il nous semble qu’une telle distinction est celle-là même qui a lieu dans l’art technologique.
L’artiste est un auteur parce qu’il a créé l’œuvre d’art, en lui assignant un sens2, et en décrétant
son moment d’achèvement. L’artiste continue d’avoir cours dans la mesure où il détient l’idée
initiale, coordonne le projet et adoube le résultat obtenu. Certes, un nouvel élément joue les
trouble-fête : l’expertise technique. En effet, celle-ci peut venir refuser toute possibilité d’œuvre,
en refusant l’existence d’appareil technologique adapté. Les experts ont un droit de veto, mais non
de validation. Bien que la fonctionnalité soit une condition nécessaire au décret, c’est bien l’artiste
qui, in fine, statue du moment de l’achèvement de son œuvre. Et cet instant ne pourra voir le jour
qu’à partir du moment où l’œuvre sera en capacité d’une future actualisation.
Le spectateur n’est qu’un agent qui n’a aucune influence sur la première poïèse sauf
virtuellement, en tant qu’il est le futur agent de la seconde poïèse. Mais cette seconde poïèse n’est
pas close. Elle est toujours en attente d’activation. C’est en cela que le spect-acteur ne peut
dépasser le stade d’agent. Fondamentalement, il n’est qu’un outil dans le dispositif de l’artiste.
C’est pour cela qu’il est sans doute co-acteur, mais non co-auteur et partant, la question de sa
place comme co-signataire de l’œuvre se pose…
Notons que la signature – en tant que trace matérielle apposée sur un support – est obsolète.
L’idée même de signature autographe paraît révolue avec la technologie. Le temps des manuscrits
autographes, signés en dernière page, n’a plus cours quand les textes sont écrits sur des
ordinateurs. Les signatures électroniques sécurisées viennent remplacer les ordres bancaires ou
administratifs. En art, les installations ne se signent pas ; on les accompagne d’un cartel attributif.
C’est la signature du contrat d’édition qui vaut, et non celle apposée sur la dernière page d’un
texte.
La signature n’est pas ce qui relie un auteur à son œuvre, mais ce qui relie un individu au
produit de sa technè manuelle. La signature est la trace qui signale l’individu (ie sa « main », comme
synecdoque) dans un ouvrage fait-main. Quand la technè disparaît, la signature n’a plus lieu de
marquer un lien qui n’existe plus. Les signatures se scannent, pour intégrer directement les

1 Condensé raisonné de l’article : Béatrice Fraenkel, « Pour une théorie de l’auteur dans une théorie de l’action :
approche étymologique », dans Cécile Hayez et Michel Lisse (sld), Apparitions de l’auteur : études interdisciplinaires du
concept d’auteur, Bruxelles, P. Lang, 2005, p. 37-62.
2 Ou tout au moins en la subordonnant à un sens qu’il a choisi comme gouvernant à sa facture.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

fichiers word. Les signatures, dans les courriels, ne servent, objectivement, à rien, puisque l’adresse
d’expédition précise l’identité.
Dans les œuvres d’art, les signatures servaient de marqueurs d’attribution. Aujourd’hui, ce
serait plus le dépôt à une agence intergouvernementale, ou une déclaration à une autorité
administrative qui pourrait prendre ce rôle, comme pour les brevets.
Une œuvre d’art technologique est attribuée à un artiste donné, parce qu’il intervient aux
trois moments clés de sa production, et aussi parce qu’il en est le seul responsable (responsabilité
légale et morale). Si l’auctorialité est partagée, la responsabilité ne l’est pas. Il répond, seul, de
l’œuvre. « Il s’y compromet », dit Passeron1. Cela veut dire que se conserve une des valeurs
principales de l’artiste comme tel : son courage. Celui d’affronter ses démons, mais surtout celui
d’affronter les retours de la réception de l’œuvre.
A côté de son nom, l’ensemble de son équipe d’experts a gagné son apparition dans un
générique – à la discrétion de l’artiste. Si de nombreuses équipes techniques sont régulièrement
citées (par exemple Wave UFO de Mariko Mori à la Biennale de Venise de 2005), il en est d’autres
totalement ignorées. L’artiste maître-d’œuvre est libre de partager son travail ou pas.
Le public, lui, malgré son travail nécessaire d’activation, n’y est pas intégré. Derrida voyait le
lecteur comme le « contre-signataire » d’un texte signé par l’auteur2. Celui qui « renvoie la balle »
de la signature, en quelque sorte, son correspondant dans leur relation épistolaire. Ici, il s’agirait
plutôt d’un co-signataire (comme celui qu’on retrouve noyé au bas des pétitions), à qui on
demande plus qu’une passive réception de complaisance, mais un investissement conséquent, non
pour apprécier l’œuvre, mais pour la faire advenir. L’œuvre d’art technologique n’existant qu’en
fonctionnement, l’activation au moment de la poïèse secondaire y est bien souvent nécessaire et
est déportée sur les épaules de ce partenaire, comparse nécessaire. Il devient donc co-signataire au
moment de la disparition de la signature, et à propos d’œuvres qui s’en dispensent…
Le problème se pose différemment quand il y a un « reste » dans les productions secondaires.
La signature de l’artiste joue alors comme un certificat d’authentification, mais qui a fait le
supplément ? Qui a voulu le faire ? Qui est en droit de se l’attribuer ? Le cas d’Aaron est
exemplaire.
Si l’œuvre de Cohen est dans la performance d’Aaron, que sont les résultats de sa
performance ? Les dessins d’Aaron sont-ils des œuvres d’art ? – Ne sont-ils pas exposés dans des
musées ? Ne sont-ils pas le fruit d’un individu doué d’un style, d’un dessein, d’un libre arbitre et
d’une créativité ? N’appartiennent-ils pas à un genre universellement reconnu d’art (la peinture) ?

1 René Passeron, La naissance d’Icare : éléments de poïétique générale, Ae2cg, 1996, p. 30-31.
2 Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991, p. 254.

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Partie I : De la poïétique multipolaire

N’ont-ils pas des qualités techniques et picturales évidentes ? Ne peut-on les recevoir selon le
mode de l’appréciation esthétique ?
Pour toutes ces raisons, ils pourraient aisément prétendre au statut d’œuvre d’art. Mais en
tant qu’ils ne sont ni finalisés ni gratuits1, ils manquent à conquérir cet état. La finalité des
produits d’Aaron ne consiste pas à réaliser des œuvres d’art. Aaron ne crée pas intentionnellement des
œuvres d’art. Les produits d’Aaron sont là pour prouver qu’une machine d’art est capable de
réaliser des créations picturales valides. Elles sont les preuves que le projet artistique de Cohen
tient la route. Elles ne sont que la trace que l’œuvre a eu lieu. En ce sens, elles sont beaucoup plus
proches des commentaires paratextuels d’une œuvre (elles appartiennent au corpus critique qui
vient éclairer l’œuvre).
On peut en fait proposer deux raisons qui font que, si Cohen crée une œuvre, Aaron fait une
besogne. 1/ Le résultat d’Aaron n’a aucun « à-propos ». Nous renvoyons bien sûr, par là, à la
thèse centrale développée par Danto de l’aboutness de l’art : une œuvre est toujours à-propos
d’autre chose. Or Aaron n’est pas capable de faire un dessin « à propos de la guerre » ou « à
propos du destin ». 2/ Le résultat d’Aaron n’est qu’un « produit dérivé ». Sa source (Ursprung) est
d’abord une œuvre. L’œuvre d’une œuvre n’est qu’une œuvre au second degré, de « seconde
zone ». Le statut qui est associé à l’originelle ne diffuse pas sur ses émanations. La présence de
l’une annihile toute possibilité de l’existence de l’autre. Tant que « l’œuvre première » sera bel et
bien Aaron, ses productions ne pourront faire œuvre. Les toiles d’Aaron sont les traces (ou les
indices) de l’œuvre de Cohen. Le statut d’œuvre d’art est non distributif.
Aaron n’est pas un artiste parce qu’il n’est pas émancipé. Nous émettons l’hypothèse qu’une
œuvre ne peut pas produire une œuvre. La capacité « faire une œuvre » n’est pas transitive, elle ne
se transmet pas, elle n’a pas d’effet second. On ne peut être une œuvre et un artiste (à moins
d’être sa propre œuvre). La performance créatrice de Cohen vient masquer celle d’Aaron, et
l’invalider comme telle. Ce qui ne veut pas dire qu’un appareil technologique est voué à ne jamais
créer, mais ce qui veut dire que pour devenir créateur, il devra s’émanciper de l’ombre terrible
portée par son créateur. Ce qui implique que l’homme lui-même n’est créateur que lorsqu’il oublie
sa condition de créature : chaque œuvre humaine est un déicide…

De toute façon, la signature seule, bien que marqueur de premier plan, ne suffit pas pour
assurer une paternité. Braque ou Gris, en volant une toile de Picasso et en apposant leur propre
signature, pourraient peut-être se l’attribuer indûment – ils ne pourraient le faire avec une toile de

1 On retrouve le critère de finalité sans fin de Kant. Emmanuel Kant, « Analytique du beau : §17 », dans Critique de la
faculté de juger, Paris, LGF, 1995, p. 211-216.

- 108 -
Partie I : De la poïétique multipolaire

Caravage ou même de Mondrian. Aussi important que la signature, le style de l’auteur. Il atteste
une propriété, au moins autant, et sans doute à plus juste titre, qu’une trace finalement
administrative (la signature).
Le style en art est la manière d’expression d’une singularité. Il déjoue les héritages et les
techniques. Il est la lente formation d’une méthode singulière d’un artiste qui se détache des
méthodes admises par la tradition. Le style ne s’oppose pas au protocole, il est, au contraire,
l’expression d’un protocole singulier, unique, intériorisé par l’artiste. Le style s’oppose à toute
mise-en-protocole exogène. L’affirmation d’un style, c’est la lente maturation du devenir-
protocolaire d’une technè, en opposition à tous les protocoles déjà établis et partagés. Le style c’est
le protocole non universalisable, qui disparaît avec son unique possesseur. Le style, c’est le
protocole fait solipsisme.
Autant dire, qu’un techno-artiste n’a pas de style1…
Et pourtant ? Est-ce à dire que le jeu de l’attribution d’une œuvre serait impossible, sous
prétexte qu’elle est fortement technologique ? L’air de famille flagrant parmi la vingtaine de
projets de Stelarc : à quoi tient-il, si ce n’est au « style » de l’artiste ?
Comment reconnaître un artiste ? C’est-à-dire, comment sommes-nous capables d’essayer
d’attribuer telle œuvre à tel artiste, au moment de sa réception ? En dehors des questions
d’époque et de genre, il nous semble que l’on se fondera sur deux éléments pour cet essai
d’attribution : le style et le thème. Le style est la manière de la technè ; le thème, le champ d’intérêt
d’un artiste et la manière de son traitement. Caravage se reconnaît à son clair-obscur et à sa
manière hyper-expressive et quasi vulgaire de traiter des thèmes bibliques canoniques. Longfellow
et Whitman, compatriotes et contemporains pendant plus de soixante ans, n’ont tout simplement
pas les mêmes centres d’intérêt, et peuvent donc difficilement être confondus…
Comment reconnaître un techno-artiste ? Nous proposerions le couple analogue suivant : les
outils et le champ d’intérêt. Si celui-ci recouvre globalement la même dimension que le « thème »
dans le schéma ci-dessus2, celui-là est plus problématique. La technè disparaissant, sous-traitée aux
appareils, l’artiste n’est plus reconnaissable à son « coup de main ». Par contre, il utilisera des
outils et une grille d’algorithmes spécifiques – qui se verront peu à peu confirmés par la logique
de recyclage de l’art technologique. Peut-être peut-on ainsi réintroduire l’idée d’un style en
évoquant une approche technologique de ces artistes. Il ne s’agit, en effet, pas seulement d’identifier
des outils, mais de bien voir que ces outils sont élus et exploités par l’artiste. L’artiste et sa technè,
chassés de la poïèse par la sous-traitance technique et la mise-sous-protocole de la création –

1 Puisqu’il n’a pas de technè et que son protocole est exogène.


2 Stelarc s’intéresse au corps cyborg, Bruno à la critique de l’internet ambiant, etc.

- 109 -
Partie I : De la poïétique multipolaire

reviennent par la prise-en-main de la technologie. Un techno-artiste se reconnaît aux schèmes


technologiques qu’il utilise et à sa façon de les exploiter. Plus sa pensée s’algorithmise, plus son
algorithme s’assouplit. Si le style est à la fois l’intériorisation des règles du médium et leur
personnalisation unique (leur gauchissement à la volonté de l’artiste) – la prise-en-main
technologique du techno-artiste est une forme de style. Le « style », en art technologique, tient à
l’élection, l’acceptation et l’exploitation d’une certaine mise sous protocole techno-artistique1.
Plusieurs soupçons planent sur cette proposition d’un style, défini par la façon d’utiliser des
outils technologiques. Premièrement, un médium traditionnel est bien plus souple, à la base, que
ne le paraît la technologie. Le potentiel d’ouverture et d’appropriation du premier est sans
commune mesure avec le carcan matériel et algorithmique du second. Ensuite, la simple
appréhension des schèmes technologiques demande un travail bien plus important et sisyphéen
que pour les autres outils artistiques (mais maîtriser un piano demande dix ans au commun des
mortels). Enfin, l’artiste ne devrait pas s’abaisser à utiliser des matériaux et des compétences de
l’ingénieur. Pourtant l’architecture (pour ne pas parler du design) ne fait pas autre chose.
En fait, le problème plus réel qu’il nous reste tient de l’être-médiumnique de la technologie.
Si elle n’est pas un médium mais un médium-parasite, alors il faut que les artistes qui s’en
emparent acquièrent une double compétence antithétique. Travail doublement périlleux donc : parce
que les artistes capables d’exceller dans deux domaines sont rares ; et parce que les hommes
susceptibles d’être poètes et terre-à-terre, créateurs et ingénieux, le sont tout autant…
Réconcilier la simplicité du « génie » et la complexité de « l’ingéniosité », c’est cela la tâche
que se donne à lui-même un techno-artiste, afin de se forger un style qui soit plus qu’une patte
industrieuse. Il sera une distance propre et singulière à trouver et à maintenir au cours du temps
entre les propositions de la technologie et ses progrès ; et les impératifs de l’art et son
intentionnalité2.

1 David Rokeby décrit ainsi son installation Very Nervous System (1986-1990) comme « la troisième génération

d’installations interactives que j’ai créées ». David Rokeby, « Works: Very Nervous System (1986-1990) », en ligne :
http://homepage.mac.com/davidrokeby/vns.html.
2 Une des réponses concrètes pour conserver cette distance consistera, notamment, à sous-traiter les parties

techniques à des experts, ou à fonctionner au sein de collectifs. Nombreux sont ainsi les artistes qui opèrent en duo,
avec un partage des tâches techniques : Naziha est l’architecte et Yacine le vidéaste d’Electronic Shadow ; Christa est
la botaniste, et Laurent le vidéaste du duo Sommerer&Mignonneau ; Anaïs est la designer, et Grégory l’informaticien
de Scenocosme ; Julien est le musicien et Alexandre l’expert technologique d’Artificiel… Le vidéaste Weinbren a
collaboré avec l’ingénieur Dimitrosvky pour le projet LimoHD ; le chorégraphe Cunningham travaillait hier avec la
société informatique CredoInteractive autour du logiciel DanceForms ; l’artiste Bruno s’est assuré l’aide du
programmeur Lacatusu pour Logo.Hallucination …

- 110 -
Partie I : De la poïétique multipolaire

* *
*

- 111 -
Partie I : De la poïétique multipolaire

On pourrait identifier trois types de fonctions, auxquelles la technologie répond quand elle
s’immisce ainsi dans ce temps de la poïèse :
-- Elle est d’abord un outil, que l’artiste doit manier dans l’exercice de son faire. Elle impose
dès lors son cadre, ses limites, ses manières de s’employer.
-- Elle est aussi un complément médiumnique. Elle vient ajouter aux possibilités d’un
médium donné et traditionnel, les spécificités de son ordre. L’artiste est alors confronté à
l’exigence de la maîtrise d’un double médium.
-- Elle est enfin un agent, qui se comporte comme quasi interlocuteur de l’artiste : elle
obstrue l’acte idiotique de l’artiste autant qu’elle le relance ; elle apporte une puissance
d’invention, libérée de toute maîtrise par l’homme.

Son intégration dans le procédé poïétique lui permet d’y apporter une grande richesse d’effets :
-- Elle propose une version calculée des principales qualités poïétiques. La technologie met
en effet à profit certaines de ses qualités numériques à des fins artistiques : production de formes,
calculabilité, traitement, précision, simulation, etc. Mais l’emploi des mêmes termes (mémoire,
invention, figuration, synthèse) ne doit pas masquer leur différence de nature. Aux processus
irrationnels et synthétiques de la poïèse, la technologie propose des variantes mathématisées et
discrétisantes. Peut-on vraiment croire qu’ils pourront aboutir aux mêmes résultats ? Si les
résultats de ces processus sont matériellement identiques, seront-ils essentiellement
comparables ? On peut, à ce stade, en douter.
-- Elle temporise la poïèse, lui donnant un double effet retard : retard de la trace dans l’œuvre
sur le geste créateur de l’artiste et retardement de la réaction de l’artiste sur son intentionnalité
plastique. Parce que l’appareil prend place entre la manifestation de l’œuvre et le travail de l’artiste
en les découplant, en leur imposant une langue intermédiaire qui code puis décode. L’artiste
produit des lignes de code, que la technologie intègre pour fournir à l’œuvre la source de sa
manifestation : elle sépare ontologiquement le travail de l’un et son résultat dans l’autre.
-- Elle s’insère dans le face-à-face de l’artiste avec l’œuvre, et cette effraction débouche sur
l’arrivée de deux nouvelles figures de co-création : l’appareil lui-même, et le spectateur.

Une nouvelle cartographie de la poïèse semble se dessiner, qui met à mal le régime connu
des arts plastiques. Se faisant, la possibilité d’un art continué par la technologie pourrait trouver
plusieurs solutions :

- 112 -
Partie I : De la poïétique multipolaire

Si l’histoire des avant-gardes a été celle de la dé-définition de l’art, et a produit des formes qui
semblaient inconciliables avec l’idée de l’art, tout en le continuant et en l’ouvrant – ne peut-on
imaginer son prolongement high tech visant à offrir des procédés de production a priori
inconciliables avec l’acte poïétique, tout en le continuant malgré tout ?
Si la technologie est un médium parasite, alors ne suffit-il pas de compter sur la charge
poïétique du médium primaire, pour conserver à la poïèse ses caractères nécessaires – et imaginer
l’art technologique comme un art d’abord, agrémenté, partiellement seulement, de technologie ?
Si la poïèse plastique est par trop chahutée, n’y a t-il pas d’autres modèles poïétiques à faire
valoir, aux premiers rangs desquels l’architecture et le cinéma, deux entreprises depuis longtemps
collectives, mécaniques, distribuées – et encore artistiques ?

Au sortir de cette étape de création de l’œuvre, foncièrement redéfinie par l’invasion


technologique – se dresse une œuvre appareillée, dont le régime d’existence est lui aussi
fortement ébranlé. L’œuvre existe à présent comme une machine poïétique secondaire, qui ne se
manifeste qu’en déclenchant ses principes internes et en s’articulant au spectateur et à son
environnement d’actualisation.

- 113 -
Partie I : De la poïétique multipolaire

- 114 -
Partie II : Planches

The Erl-King Project – Grahame Weinbren et Roberta Friedman (1984 et 2004) [Cf : p. 115]

Version de 2004

- II, 1 -
Partie II : Planches

Version de 1984

Programmes informatiques :

Version de 1982-85 Version de 2004

SOURCE : code PASCAL, ordinateur SMC-70, SOURCE : code Java, code PASCAL,
système d’exploitation pour microprocesseur (c/pm) ordinateur Sony Desktop, système
à mémoire, mélangeur vidéo sur mesure, trois lecteurs d’exploitation Linux, écran à cristaux
de disques laser, écran tactile Carroll, moniteur à tube liquides, écran tactile à cristaux liquides, et
cathodique, écran tactile à tube cathodique, et trois écran tactile Elo. Avec la permission de
disques laser. l’artiste, don promis au Solomon R.
MATÉRIEL : dupliqué (construction en bois et Guggenheim Museum, New York
métal)
ÉQUIPEMENT : dupliqué (deux moniteurs)
PRÉSENTATION : installé (environ 2.5 x 3 x 3.5 m);

- II, 2 -
Partie II : Planches

Architecture informatique de 2004 :

Architecture informatique de 1984 :


:

Sources : http://www.arch.columbia.edu/files/gsapp/imceshared/aml2193/Biancarosso_04.pdf
http://www.variablemedia.net/e/seeingdouble/report.html

- II, 3 -
Partie II : Planches

[Deux poèmes : l’un généré par ordinateur et l’autre extrait d’un poète contemporain] – Louis Couffignal
(années 1960) [Cf : p. 130]

Premier texte

Un doute agréable couleur de lotus endormi entretient la joie sur cette île montagneuse.
Il instruit avec un retard utile et propose plusieurs voies pour
aboutir à la solution attendue.
L’éternité dure une heure.
Les pieds multiples d’un char qui se dresse comme une forteresse
seront précieux demain pour convaincre qu’il faut labourer
dans le détail l’île où pousse le paisible tilleul.
Ainsi la vie est fluide, la grêle de mai arrache le lierre pour
commander un nouveau décor.
Un rideau de plantes rouges meuble l’éternité.
Le hérisson avance péniblement ; le corail rêve ; la vipère pourrie
sur laquelle est tombé le marteau étale ses organes sous le
genévrier tandis que le blé germe ; le morse essoufflé arrive
devant la forteresse ; et l’amphioxius voit le soleil chaque
jour du mois. Tous aiment peindre la terre.
Plus tard, sur une écorce, le ver luisant nous conseillera pour
vaincre la chair.

Second texte

Le long des murailles meublées d’orchestres décrépits


Dardant leurs oreilles de plomb vers le jour
A l’affût d’une caresse corps avec la foudre
Le sourire faucheur des têtes basses.
L’odeur du son.
Les explosions du temps fruits toujours mûrs pour la mémoire.
Et tes mains de pluie sur des yeux avides
Floraison nourricière
Dessinaient des clairières dans lesquelles un couple
s’embrassait.
Des boucles de beau temps ; des printemps lézards.
Une ronde de mères lumineuses
Retroussées et précises.
Des dentelles d’aiguilles ; des touffes de sable ;
Des orages dénudant tous les nerfs du silence ;
Des oiseaux de diamant entre les dents d’un lit
Et d’une grande écriture charnelle j’aime.

a/ « Lequel des deux textes jugez-vous le plus poétique ? »


b/ « Lequel des deux textes vous paraît écrit par la machine et lequel par l’homme ? »
*
[Indice : Le texte « humain » est un extrait de :
Paul Eluard, « L’objectivité poétique », dans Le surréalisme au service de la révolution. Numéro 5, 1933]

Source : …, Le robot, la bête et l’homme : rencontres internationales de Genève, Neuchâtel, Les Éditions de la Baconnière,
1965, p. 236-238. Disponible en ligne : http://classiques.uqac.ca/contemporains/RIG/RIG_1965/rig_1965.doc.

- II, 4 -
Partie II : Planches

Verbarium – Christa Sommerer et Laurent Mignonneau (1999) [Cf : p. 137]

- II, 5 -
Partie II : Planches

Tests réalisés en ligne le 30/10/2009 sur http://www.interface.ufg.ac.at/christa-laurent/verbarium/index.html

- II, 6 -
Partie II : Planches

- II, 7 -
Partie II : Planches

Source : http://www.interface.ufg.ac.at/christa-laurent/WORKS/FRAMES/FrameSet.html
Œuvre en ligne : http://www.interface.ufg.ac.at/christa-laurent/verbarium/index.html

- II, 8 -
Partie II : Planches

Life Spacies II – Christa Sommerer et Laurent Mignonneau (1999) [Cf : p. 138]

- II, 9 -
Partie II : Planches

Source : http://www.interface.ufg.ac.at/christa-laurent/WORKS/FRAMES/FrameSet.html
Vidéo : http://www.interface.ufg.ac.at/christa-laurent/WORKS/MOVIES/lifespacies.mpg
Animation : http://www.interface.ufg.ac.at/christa-laurent/WORKS/GIFANIMS/LifeAnim.html

- II, 10 -
Partie II : Planches

Hysterical Machines – Bill Vorn (2006) [Cf : p. 147]

- II, 11 -
Partie II : Planches

Pre-Hysterical Machine – Bill Vorn (2002) [Cf : p. 148]

Source : http://billvorn.concordia.ca/robography.html

- II, 12 -
Partie II : Planches

Je sème à tout vent ou Le pissenlit – Edmond Couchot et Michel Bret (1988) [Cf : p. 159]

Sources : http://www.nouveauxmedias.net/artOut.html
http://numeriscausa.com/pages/artistes/couchot/pissenlits.html
http://www-inrev.univ-paris8.fr/extras/Michel-Bret/cours/bret/images/installations/1988/pissenlit/pissenlit.htm

- II, 13 -
Partie II : Planches

Fractal Flesh – Stelarc (1995) [Cf : p. 166]

Ping Body – Stelarc (1996) [Cf : p. 166]

- II, 14 -
Partie II : Planches

Parasite – Stelarc (1997) [Cf : p. 166]

Movatar – Stelarc (2000) [Cf : p. 166]

Source : http://www.stelarc.va.com.au/images.html
Animation : http://www.stelarc.va.com.au/projects/movatar/anim2.html

- II, 15 -
Partie II : Planches

Net.Flag – Mark Napier (2002) [Cf : p. 168]

Source : http://netflag.guggenheim.org/netflag/

- II, 16 -
Partie II : Planches

Au revoir – Iroshi Ishiguro (2011) [Cf : p. 170]

Source : http://www.geminoid.jp/en

- II, 17 -
Partie II : Planches

Place Holder – Brenda Laurel et Rachel Strikland (1992) [Cf : p. 173]

Source : http://www.tauzero.com/Brenda_Laurel/Placeholder/Placeholder.html
http://digitalarts.lcc.gatech.edu/unesco/vr/artists/vr_a_blaurel.html

- II, 18 -
Partie II : Planches

Black shoals : stock market planetarium – Lise Autogena et Joshua Portway (2004) [Cf : p. 192]

Applets Java de la société Lotus Artificial Life

Source : http://alife.co.uk/index.html

- II, 19 -
Partie II : Planches

Autotelematic Spider Bots – Ken Rinaldo (2004) [Cf : p. 194]

- II, 20 -
Partie II : Planches

Source : http://kenrinaldo.com/

- II, 21 -
Partie II : L’hyper-espace plastique

Partie II – L’hyper-espace plastique

En 2004, l’exposition Seeing double s’ouvre au musée Guggenheim à New York. Y est
notamment exposé The Erl King project de Grahame Weinbren et Roberta Friedman, ou plus
exactement une « résurrection » de leur travail de 1984. Parce que l’œuvre initiale utilisait des
technologies de son époque, il aura fallu des mois de travail pour élaborer les bons biais de ré-
exposition d’une œuvre qui, dans son appareillage originel, était condamnée à la mort par
obsolescence. Un nouvel acteur apparut et fit finalement le plus gros du travail : Isaac
Dimitrovsky, informaticien-régisseur, qui eut pour tâche de trouver les solutions techniques de
son temps permettant la reconstruction de l’opus. Les défis furent nombreux : passage de
l’analogique au numérique pour certains éléments, réécriture du code pour d’autres, modification
de l’architecture informatique, etc1. Ces problèmes, déjà rendus fameux lors de la restauration
d’œuvres de Nam June Paik (ex. : Buddha’s catacomb, 19742), acquirent ici valeur emblématique et
coloration hautement technologique. Si la retranscription informatique fut bien réalisée, si la
transposition technologique fut possible, c’est à la forge d’un dialogue qui s’établit entre le
technicien et l’artiste. Ainsi, les temps de calcul des machines de 2004, dépassant largement les
temps de réponse d’antan, ont du être ralentis pour ne pas nuire au tempo, voulu lent, de
l’œuvre : les limitations d’hier, intégrées dans le discours de l’œuvre, en devenaient, dans leurs
effets, une composante active. Le progrès technique de 2004 advenait comme une nuisance
artistique.

1 Isaac Dimitrovsky, « Final report, Erl-King project », 01/04/2004, en ligne :


http://www.variablemedia.net/e/seeingdouble/report.html.
2 …, Conservation et restauration des œuvres d’art contemporain, Documentation Française, 1994, p.101.

- 115 -
Partie II : L’hyper-espace plastique

L’œuvre de 2004 se situe à l’étage du musée, entourant l’escalier1. Elle est présentée dans
deux structures de bois jumelles qui se font face. Sortes de baraques de bois de quelques mètres
carrés, conçues comme des échafaudages à peine cloisonnés, où un humain peut pénétrer et
s’asseoir tandis que d’autres spectateurs resteront en lisière, à l’extérieur, pour observer la partie
publique de ce qui s’y trame. Dedans, le spectateur est à la fois isolé dans son face-à-face avec
l’écran et en danger d’être dérangé à tout moment. La fine cloison qui le sépare du public
extérieur n’arrête ni les sons ni les mouvements.
L’œuvre en elle-même se donne au public via deux écrans2. A l’intérieur, un poste de
télévision est installé face à un unique spectateur en position d’interaction. Défilent des images,
sur une musique de Schubert, avec lesquelles le spectateur peut interagir, sur lesquelles il peut
intervenir en touchant l’écran. Selon le moment du film et la zone touchée, une autre trame
narrative vient prendre le relais de la présente. Un peu à la manière d’un roman interactif, dont on
ignorerait avec certitude les mots hypertextuels qui font basculer la lecture. Des phrases aussi
peuvent défiler, comme des invitations à l’action et la rêverie. Car il s’agit d’onirisme. L’œuvre est
conçue comme un rêve en travail. Inspirés de Freud et de son rêve de l’enfant qui brûle, les
artistes ont voulu retrouver les figures de travail du rêve inconscient freudien : rébus et
métaphores, condensation ou transfert – toutes opérations que la psychanalyse considère comme
visuelles. Le rêveur est celui qui voit défiler un film sous ses yeux et y intervient en focalisant son
attention sur tel ou tel élément de l’action, du décor, du temps. Pour illustrer ce travail onirique,
les artistes ont donc mis en scène un film réticulaire illustrant Le roi des aulnes de Goethe3, sur la
musique éponyme de Schubert. Montage donc, mais montage en mouvement où le spectateur
peut arrêter et reconfigurer le flux des images, en en ignorant la suite à venir. Le film s’achève par
une « fin » et un point d’interrogation qui est un appel au recommencement et au défilé d’un
même rêve qui sera autre par le jeu d’une autre interaction (le spectateur, autre ou même, fait des
choix différents) et d’une nouvelle interaction (car les zones activables varient aléatoirement à
chaque nouvelle projection). A l’extérieur de sa cahute, un écran à destination du public regardeur
diffuse les images avec lesquelles le « spectateur privilégié » interagit. Lui échappent le texte et la
prise sur l’action. Passif, il observe le résultat du face-à-face intérieur, ne sachant où ni quand

1 Giorgio Biancarosso, « Seeing Double: Emulation in Theory and Practice », dans Future Anterior, Automne 2004, en
ligne : http://www.arch.columbia.edu/files/gsapp/imceshared/aml2193/Biancarosso_04.pdf.
2 Nous nous autorisons des propos de l’artiste pour évacuer le dispositif matériel (ci-dessus décrit) de l’œuvre elle-

même : The Erl King. En serait-il autrement que notre approche resterait valide. « Il arrive que l’équipement exécutant
une œuvre en constitue une partie indispensable, mais ce n’est pas le cas de The Erl King. L’équipement n’est rien de
plus que ce qui rend l’interactivité possible ». Grahame Weinbren, « Seeing Double: Emulation in Theory and
Practice. Weinbren & Friedman. Entrevue », 21/01/2004, en ligne : http://www.variablemedia.net/f/seeingdouble/.
3 Erlkönig, de Goethe, traduit par Nodier en « roi des aulnes », mériterait plutôt de s’intituler « roi des elfes », eu égard

à la racine danoise Eller, et au contenu du poème.

- 116 -
Partie II : L’hyper-espace plastique

l’interaction a eu lieu. Dedans, l’un crée les images d’un rêve sans arriver à les contrôler ; dehors,
l’autre observe, neutre, ce défilé… L’un parle son rêve, l’autre l’écoute…
A aucun moment l’œuvre ne se répète. En cela, l’idée d’un « seeing double » de l’exposition, en
installant un double dispositif pour accueillir deux fois les mêmes œuvres, est mère de toutes les
illusions. Voir double, ici, ce n’est pas voir deux fois un même objet en sachant qu’il est unique
(c’est l’éméché des dessins animés qui sait qu’il n’a qu’un verre sur sa table quand ses yeux lui
crient qu’il y en a deux) – c’est voir deux objets identiques sous deux formes différentes. C’est
voir surgir le différent sous les oripeaux du même. C’est mettre en échec toute phénoménologie
qui se fonde sur la régularité aspectuelle des phénomènes, qui croit pouvoir décrire un objet à
partir de son aspect extérieur. Personne ne verra The Erl King de la même façon. Non pas pour
des raisons de sensibilité idiotique, mais parce que les réalités objectives de l’œuvre auxquelles il
sera confronté vont varier. Et pourtant l’œuvre existe et se fonde quelque part. L’interactivité et
les mille films possibles de The Erl King sont construits sur la présence, en coulisses, d’ordinateurs
et de trois lecteurs de disques vidéos. Ce sont eux qui orchestrent les sautes de montage dans la
projection selon les ordres reçus, les ressources dont ils disposent, les règles que l’artiste leur a
imposées. Le travail des artistes était tout autant dans le choix des images et des sons, que dans
les possibilités qu’ils voulaient donner à l’éploiement de l’œuvre, sans en pouvoir contrôler tous
les ressorts. Ce sont eux qui ont défini les principes, les contraintes, les règles et les contenus,
c’est-à-dire les seules parties fixes d’une œuvre phénoménologiquement insaisissable.
L’identité déclarée des œuvres de 2004 et de 1984 laisse songeur. Les photographies qui
attestent de leur présence révèlent des différences criantes. Bien que la physicalité des œuvres
varie drastiquement à vingt ans d’intervalle, bien que « l’expérience utilisateur » elle-même soit
sans doute un brin différente – créateur et monde de l’art affirment qu’il s’agit de la même
œuvre…
Ce cas nous semble exemplaire de ce que la technologie modifie dans la matérialité de
l’œuvre, dans les modes-d’être-au-monde de l’espace plastique. Le temps d’une œuvre qui fait un
avec son véhicule (une peinture), qui n’apparaît que dans son lieu, dont l’unicité numérique1 ne
fait pas plus de doute qu’elle ne fait sa valeur – ce temps est révolu. Il existe toujours des œuvres
qui répondent à ces présupposés (et elles sont encore majoritaires), mais à côté de cela, d’autres
formes d’événements opéraux sont venus chahuter ce schéma habituel, pour brouiller les
frontières et les limites de l’œuvre. La technologie, quand elle irrigue une œuvre, participe de cette
interrogation et propose un nouveau modèle. L’espace plastique devient un hyper-espace, comme

1 Au sens d’Aristote : un seul individu dans une unique extension spatio-temporelle.

- 117 -
Partie II : L’hyper-espace plastique

les mathématiciens construisent des hyper-cubes1. Il se fait multi-dimensionnel ou simplement


multiple, ne se tenant plus droit, debout sur l’unicité du véhicule opéral, mais errant entre diverses
modalités de faire-lieu, s’étayant sur quatre sous-espaces d’élaboration.
Nous pouvons en effet, relire à rebours notre description de The Erl King. L’apparaître de
l’œuvre se fait via quatre modalisations : une forme insaisissable, un véhicule appareillé, un lieu
d’inscription et un domaine d’altération. Le premier espace est celui où se gravent, en dur, les
principes et les règles d’in-formation de l’œuvre. C’est « l’espace des archétypes », à partir duquel
une forme naîtra pour aussitôt disparaître. C’est là où se conçoivent et se conservent les schèmes
de l’œuvre, ce qui en fait la définition. L’identité d’une œuvre, qui ne se fonde plus sur son aspect
extérieur, trouve sa raison d’être dans les schèmes qui gouvernent son apparaître, schèmes qui
sont des modèles, des fonctions, des tensions à actualiser, et qui habitent l’espace des archétypes.
En ce lieu, se trouve toute la réserve de l’œuvre, tout son fonds de virtuel technologique, qui
attend l’actualisation, à savoir l’acte d’enclenchement du « véhicule » de l’œuvre. Celui-ci forme la
deuxième dimension de l’espace plastique. Il est un véhicule d’un type nouveau, parce qu’il est
appareillé, parce qu’il est tout de technologie greffé. D’aspect comme de conception, il renvoie
autant (plus ?) à l’industrie de pointe qu’à l’art. Il est le fruit d’un travail d’ingénieur autant que
d’artiste, conçu à partir d’appareils manufacturés. Bref, il est un prototype, dans toute la
connotation industrielle du terme2. Il est l’espace où le soi latent de l’œuvre devient un soi patent,
dans l’une de ses innombrables possibilités. Si l’analogie ne nous semblait pas bancale, nous
pourrions dire que l’archétype est le génotype quand le prototype est son phénotype. Le véhicule
s’active, il fonctionne, il actualise une forme dans un lieu qui n’est plus indifférent, parce qu’il y
est câblé. Le « lieu », troisième dimension, est l’espace où l’œuvre s’inscrit sociétalement. Il est à la
fois le réceptacle de l’œuvre et l’empreinte de l’œuvre dans le monde. Avant la technologie, jamais
cette ambivalence n’avait pris valeur plus concrète. Le véhicule-prototype se greffe sur son lieu,
autant qu’il le suppose, le prévoit et l’impose. Parce que le véhicule technologique fonctionne
(avec de l’électricité, des données, du réseau, etc), son lieu – lieu d’une performance câblée – se
voit doté d’une nouvelle nature : celle d’infrastructure. Le lieu impose donc les conditions de
possibilité technologique de l’œuvre dans son véhicule, en même temps qu’il se voit déterminé
par les exigences de l’œuvre comme prototype. Le quatrième et dernier espace de l’œuvre, que
nous appellerons son « domaine », est celui dans lequel elle devient stéréotype. Un analogue (mais

1Un hyper-cube est un cube non représentable puisque de dimensions ‘n’, avec n>3.
2On peut aussi penser au robot dessinateur d’Harold Cohen pour son projet Aaron. D’abord en exemplaire unique,
puis décliné sous diverses formes, il était à la fois le premier de son modèle, et un individu irremplaçable.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

pas plus) pourrait être trouvé dans les dérivés des œuvres reproductibles1. La technologie interdit
la reproductibilité. Elle propose au contraire la portabilité de ses appareils, la disséminabilité de
ses schèmes. Elle a vocation à s’interfacer universellement, formant un milieu technologiquement
soudé, capable de coexister dans l’espace et dans le temps. Son domaine est le lieu de l’inscription
mondaine et temporelle de l’œuvre. Le mode de sa persistance.
Ces quatre espaces accueillent autant de modes-d’existence des appareils technologiques. Ils
deviennent de facto ceux de l’œuvre d’art qui s’essaye à leur emploi. La technologie semble ainsi
ouvrir de nouveaux domaines à l’œuvre d’art. Mais ces nouvelles dimensionnalités de la
technologie sont-elles accueillantes au régime connu de l’œuvre d’art ? – Ainsi, l’espace des
archétypes, véritable monde des signes de l’appareil, peut-il rendre compte de la diversité
hétérogène du langage plastique ? Peut-il seulement s’ouvrir à sa nature idiomatique ? – Si le
terme de « prototype » a historiquement pu apparaître ici ou là pour parler d’un objet d’art, son
caractère artistique résiste t-il quand l’analogie cède sa place à l’objectivité, quand la définition
philosophique est balayée par la réalité technique ? Disons-le simplement : peut-il y avoir
« prototype d’art » ? – Comment le lieu d’accueil pourrait-il bien conserver l’autonomie de
l’œuvre, quand il se fait infrastructure nécessaire ? Peut-on encore seulement marquer, d’une
césure franche, la frontière entre l’œuvre et son lieu ? – Si le domaine de l’œuvre assure sa
pérennité, il le fait par le biais nouveau de l’émulation dans le plus contemporain et non de la
conservation de l’originel. Dès lors ne voit-on pas s’annuler la distance (historique et hiératique)
que toute œuvre instaure avec son regardeur ? Comment l’œuvre peut-elle assimiler l’idée de
« progrès technologique » dès lors qu’elle a consenti à se faire hybride ? – L’œuvre d’art résistera
t-elle à ces conformations inédites qu’un appareil impose à tout espace plastique ?

1Qui forment l’un des régimes d’immanence de l’œuvre, proche de celui que Genette qualifie de « réduction ».
Gérard Genette, L’œuvre de l’art. Tome 1, Paris, Seuil, 1994, p. 95-104.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

L’espace des archétypes


L’appareil technologique n’a pas de forme. Qu’il soit individuel ou, à plus forte raison, multi-
appareillé, il n’a pas de forme déterminée. Il consiste en un véhicule physique, qui, certes, occupe
un espace confiné. Véhicule et espace de confinement peuvent avoir des limites mouvantes, mais
elles sont toujours contenues dans un volume fini. Un appareil technologique pourrait toujours
s’enfermer dans une boîte dont les coordonnées sont fixées par l’algorithme du véhicule. Non
seulement son véhicule est mobile, mais son aspect est changeant. Le corps appareillé est un
corps interfacé qui offre des organes de communication divers. Ces derniers sont les lieux où les
visages de l’appareil s’expriment dans toute leur variété. Ce sont les écrans, les hauts-parleurs, les
senseurs, etc – autant d’organes qui sont les fenêtres de l’appareil sur l’extérieur et la source du
message émis par l’appareil vers ce qui l’entoure. Les images numériques que l’on voit ainsi défiler
sont bien souvent mobiles, insaisissables, « inexténuables ». L’appareil est donc doublement
mobile (par son véhicule et par son aspect), mais est-ce une raison suffisante pour lui supposer
une absence de forme ?
L’appareil technologique n’a pas de forme parce que son être-au-monde est dynamique et
non répétitif. L’appareil cinématographique a déjà introduit le mouvement dans notre sensibilité
artistique et, si nous suivons Benjamin, a profondément modifié celle-ci. Le film comme œuvre
n’est déjà plus statique, mais il reste constitutif d’un medium qui, lui, a des formes fixes (la
bobine). C’est pour cela qu’il est répétable, que c’est toujours le même film qui passe, que l’on peut
s’entendre sur sa forme (et donc en discuter). La pellicule défile, l’œuvre se déploie, sa forme se
donne, déterminée. L’art du mouvement (cinéma) n’est pas un art dynamique – c’est, au plus, un
art cinétique. Avec les appareils technologiques, la forme s’échappe toujours : on ne peut plus
parler deux fois d’une même forme de l’œuvre, parce qu’elle n’apparaît jamais deux fois de suite
dans les mêmes atours. Chaque performance, chaque seconde de la manifestation d’une œuvre
utilisant des appareils – est aussi fugace qu’unique. Une mécanique de la transformation opère en
lieu et place de celle de la translation1.
Pour autant, cette dynamique formelle n’est pas échevelée. Elle est conditionnée par les
programmes numériques et les algorithmes utilisés pour fixer le cadre, les règles et les contraintes

1 Pour le dire dans une terminologie bergsonienne. Henri Bergson, L’évolution créatrice, Paris, PUF, 1998, p. 32.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

de l’expression de l’activité de l’appareil. L’insaisissable forme de l’appareil s’explique par le


substrat numérique donné. Si la forme, palpitante, n’est plus descriptible ; c’est son code
« génétique » qui doit être d’abord pensé. Parce que lui est fixe, et parce qu’il « génère » la forme
sensible de l’appareil. Il en est la source. A cet égard, nos termes mis entre guillemets, commodes
pour la compréhension, furent jetés trop vite. Ainsi, l’algorithmique technologique qui fixe le
mode d’apparaître de l’appareil n’est pas à son « origine ». L’origine reste l’idée humaine première,
mâtinée d’un soupçon de pragmatique technique1, qui a initié (ou tout au moins marqué le
moment clé de cristallisation) le processus de construction, d’élaboration. L’origine est dans
l’homme. Pas plus n’est-elle sa « genèse », que l’on pourrait réduire à son processus épigénétique,
qui, de rien, donne forme et matière à un individu. La genèse est dans le combat entre l’homme et
son matériau (qui peut être conceptuel), avant l’œuvre et en vue d’elle. Nous dirons plus
volontiers qu’elle est « source » dans la mesure où l’œuvre en pro-cède2. L’algorithmique est la
condition et la détermination logiques de l’œuvre comme forme. Cette dernière en procède, c’est-à-
dire qu’elle en émane (logiquement et non historiquement ou intellectuellement) par le biais de
procédures. Elle en est le strict résultat, médiatisé par la machine de traitement.
Nous avons appelé « espace des archétypes », le lieu où ces principes directeurs sont gravés.
Assurant la partie déterminée de l’objet, il en fonde la définition autant que les modes d’existence.
Cet espace est doublement matriciel : en tant qu’il est source (maternelle) de l’objet et en tant qu’il
est d’obédience informatique (matrix). En ce sens, il est absolument inédit. Quel est son écosystème
propre ? Et comment cet espace peut-il être propice à l’épanouissement du régime de l’œuvre
d’art ?

Le code et le signe plastique


La techno-logie est logos. C’est dire qu’elle est d’abord langage et actes de parole. Nous
l’avons dit : le microprocesseur est son socle et la programmation en langages informatiques, le
point de départ de ses capacités invasives. L’artiste qui s’y essaie doit donc se confronter à son
essence numérique (de programmation). Ne s’agit-il que d’un changement d’outils ou d’un
changement d’approches ? Y a t-il une différence entre un artiste-peintre et un artiste-

1 Le point d’origine d’un acte de création peut, bien sûr, être variablement apprécié : accident, matière, in-formation

de la matière, idée géniale, rêve(rie), dialectique projet/contrainte, dialectique essai/erreur... Pour autant, l’étape de
« mise initiale en idée » nous semble toujours être décisive et primordiale. Nous faisons alors l’hypothèse qu’un acte
de création technologique nécessite un arrière-fond technologique, une connaissance pragmatique de son milieu, de
sa logique, de ses outils. Si au commencement est bien le logos, le logos technologique nécessite un apprentissage.
2 Cet espace est donc à rapprocher de la notion de « pattern » que la métaphysique Whiteheadienne opposait à

l’« event » (comme nous l’opposerions à l’« actualisation ») – ainsi que Bense a pu le faire valoir, dès 1960, dans sa
tentative d’élaboration d’une esthétique moderne (de la communication, statistique et technologique). Max Bense,
Aesthetica : introduction à la nouvelle esthétique, Paris, Ed. du Cerf, 2007, p. 310.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

programmeur ? Manier des pinceaux ou manier des lignes de code : sont-ce deux activités
incommensurables ? La composante symbolique de l’œuvre d’art, telle que Goodman a pu la
décrypter1, se reconnaît-elle, se retrouve t-elle dans les ressources que propose le numérique ? Le
langage numérique de la machine concourt-il ou nuit-il à l’expression du signe plastique de
l’œuvre ?

Quels sont les principes du langage informatique ? D’abord, notons que le langage
informatique n’existe pas. Il existe des langages informatiques, qui sont autant de langues propres
à un type d’activités ou plutôt de logiques. Mais ce foisonnement n’est pas essentiel. Ce qui
importe bien plus c’est la logique émancipatrice du développement des langages informatiques. Elle
se retrouve d’abord autour d’un axe de spécialisation des langages. Ici, l’archéologie et l’histoire
donnent les mêmes leçons. Pourquoi y a t-il un choix dans les langages informatiques ? Au
commencement, il n’y avait pas de choix. Il y avait (et il est toujours là) un unique langage, le
langage machine, nommément l’assembleur2, qui est tout ensemble la symbolisation de sa
topographie, une logique et quelques instructions premières. Les archi-concepts de la machine
numérique sont ces instructions de l’assembleur qui sont in fine les capacités de l’électronique
(sommer deux courants entre eux ; autoriser le passage du courant ou non ; etc). Programmer
consistait à faire faire à la machine ce que l’on attendait d’elle en adaptant notre façon de penser à
ses capacités. Il y a une dialectique perverse à la programmation, qui est à la fois l’imposition de la
pensée humaine sur l’action de la machine et l’obligation faite à la pensée humaine de se calquer
sur les schèmes de la machine. C’est pour cela que les langages ont été inventés : pour désaliéner
l’homme au temps où l’ordinateur lui devient de plus en plus indispensable. Chaque nouveau
langage a été l’occasion de s’éloigner de la symbolique numérique pure, et de s’approcher de la
symbolique humaine. Il est apparu que les divers domaines du raisonnement humain nécessitaient
diverses logiques et donc autant de langages. Si ces domaines se recouvrent en partie, ils n’en
possèdent pas moins leurs spécificités3. Mais le problème n’est pas résolu pour autant. On est
passé de l’obligation de se conformer à la logique interne de la machine à celle de se conformer à
la logique d’un langage : avec ses règles, ses lois, ses mots. Ils forment la partie immergée et non
pertinente de l’iceberg : dans le fait, il faut prendre des cours d’informatique pour apprendre à
utiliser un langage. Mais la question de l’apprentissage de la grammaire et de la syntaxe (toujours

1 Nelson Goodman, Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles, Nîmes, Ed. Jacqueline Chambon, 1990.
2 Il n’y a pas un langage-machine, mais un assembleur par type de microprocesseur. Le numérique rejoint ici
l’électronique, mais cette couche de complexification n’ajoute rien à l’esprit de cette complexité, telle que nous
essayons de l’aborder.
3 Les mathématiciens utilisent matlab, les ingénieurs codent en C, les bases de données textuelles sont en perl, etc.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

possible, épiphénomène finalement1) oblitère le problème de la compréhension de la logique d’un


langage. Pour programmer, il faut encore et toujours contrarier le mode de pensée humain pour lui
donner la tournure qu’exige le langage utilisé2. Se révèle le second axe de cette logique propre au
développement des langages informatiques : celui de leur humanisation. Les langages informatiques
multiplient, en leur sein même, des strates de langage de plus en plus humanisés. L’effet est
double. D’une part, chaque nouvelle couche rapproche de la rationalité humaine. Elle semble
libérer l’homme du carcan d’un langage trop machinique, en l’intégrant dans une logique pas
forcément plus souple, mais plus conviviale (c’est-à-dire plus proche de lui). Cet effet s’atteint en
multipliant les langages, les méta-programmes et les traducteurs de tout poil ; en diversifiant les
béquilles et les adjuvants. Cependant, dans le même temps, les processus internes restant les
mêmes (l’assembleur, la compilation), chaque strate éloigne l’homme de la compréhension de ce
que réalise concrètement la machine. La relative libération se paye au prix de l’ignorance ; la
convivialité implique la délégation entière de l’action réelle.

Le langage informatique est-il un système symbolique comme un autre ?


Les premiers pas de l’enquête pourraient laisser croire à une réponse positive. Suivons les
linguistes. Saussure commence par définir le « signe » comme « une tranche de sonorité qui est, à
l’exclusion de ce qui précède et de ce qui suit dans la chaîne parlée, le signifiant d’un certain
concept », en précisant que les « signes dont la langue est composée ne sont pas des abstractions,
mais des objets réels3 ». Le signe est l’unité d’un signifié et d’un signifiant. Et Saussure établit
encore quatre caractéristiques du signe linguistique : son arbitraire, son caractère linéaire, son
immutabilité synchronique et sa mutabilité diachronique. Un « signe » informatique comme
« end_if » est tout à fait arbitraire (dans un autre langage, la même fonction aura un autre mot. Il
aurait pu être appelé « xdsert »), linéaire (il se lit de gauche à droite, comme une chaîne),
synchroniquement figé (sinon les programmeurs et la machine ne pourraient l’interpréter et le
faire fonctionner convenablement), et diachroniquement mutable (dans une version postérieure,
il pourra devenir « End If »).
Pour Benveniste, « la base de la structure linguistique est composée d’unités distinctives, et
ces unités se définissent par quatre caractères : elles sont des unités discrètes, elles sont en
nombre fini, elles sont combinables, et elles sont hiérarchisées4 ». Là encore, le langage
informatique remplit tous les critères.

1 Ce qui s’écrit « end_if » ici, s’écrit « if_end » là.


2 Concevoir en langage-objet, cela n’est pas la façon dont l’homme pense naturellement.
3 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1995, p. 144.
4 Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale. Tome 2, Paris, Gallimard, 1974, p. 93.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

Cependant, il nous semble que le code informatique se distingue des systèmes symboliques
connus, sous divers rapports. Nous nous placerons dans le cadre théorique dressé par Benveniste,
et commencerons l’étude en le rapprochant des systèmes linguistiques, puis des systèmes
symboliques non linguistiques.

Dans toute langue, Benveniste postule un domaine du sémiotique et un domaine du


sémantique.
« Le niveau sémiotique c’est ça : être reconnu comme ayant ou non un sens.
(…) La sémantique c’est le « sens » résultant de l’enchaînement, de
l’appropriation à la circonstance et de l’adaptation des différents signes entre
eux. »
« La sémiotique (le signe) doit être reconnu ; la sémantique (le discours) doit être
compris. »
« L’unité sémiotique est le « signe » ; l’unité sémantique est le mot. » 1
A l’échelle du sémiotique, le signe informatique, formellement proche du signe linguistique,
laisse affleurer de multiples différences avec ces définitions. 1/ En informatique, il n’y a pas de
signe inférieur ni supérieur au mot. La plus petite unité de signifiance du langage informatique est
une chaîne de caractères isolée par deux espaces blancs (qu’on pourrait appeler un mot) ; et deux
chaînes de caractères indépendantes ne peuvent être rapprochées pour composer un nouveau
mot. 2/ Il n’y a pas de polysémie. Chaque signe a une signification et une seule. C’est ce qui fait la
force du langage informatique, son caractère efficace et parfaitement opératoire. 3/ Il n’y a pas de
réseau signifiant associé. Le signe informatique est défini, borné, sans réserve ; tandis qu’il se
déploie dans son réseau sémantique, son histoire, et les trous de son concept dans une langue. 4/
Il n’y a pas de gratuité potentielle, d’insignifiance. Le signe informatique est purement ouvrier,
associé à une fonction algébrique précise. Il ne se définit que par elle, qui le cadre en retour dans
son entier. Nulle respiration possible. 5/ Il n’y a pas d’invention possible. Bien sûr, de nouveaux
éléments peuvent être définis au sein d’un programme (je définis « carré » comme ceci), ou d’un
dictionnaire appelé par le programme (dans mon programme, j’utilise les dictionnaires-thésaurus :
« géométrie », « tableau » et « couleur »), ou enfin se produire avec l’arrivée de nouvelles versions
du langage (des mots nouveaux qui viendront résumer un ensemble de procédures qui se sont
révélées communes, afin de faire gagner du temps aux futurs programmeurs). Bref : des
néologismes. Mais les barbarismes sont impensables. Ils feront même planter le programme, qui
s’en trouvera tout « philogrobolisé du cerveau », comme dirait Rabelais !

1 Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale. Tome 2, Paris, Gallimard, 1974, p. 21, p. 65, p. 225.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

A l’échelle du sémantique, l’unité minimale de sens est le mot, dans son enchaînement au
sein d’une phraséologie. Nous pouvons encore pointer nombre de différences. 1/ L’incapacité de
l’informatique pour l’amphibologie, qui est une mise en difficulté ou en suspens de la raison et une
invitation à la rêverie. Une langue est riche de choses inconnues aux langages des codes : la
capacité de broder, de se tromper, de ne pas faire sens, de faire plusieurs sens, de mettre le sens
en errance à travers une polysémie rêveuse. Le sens contient, par essence, sa propre ambiguïté1.
Le poète n’est pas celui qui se contente de transmettre de l’information ou des ordres, mais celui
qui invente un monde grâce aux ressources extra-utilitaires de sa langue. 2/ Le carcan d’une
syntaxe qui n’a pas la labilité d’une grammaire. En informatique, il y a des règles, inamovibles, de
validité. Le poète joue de sa grammaire (et avec elle) ; le programmeur se rend esclave de la
logique des codes, de peur de ne rien faire. Un appareil n’a que faire d’un bout de code
incompilable2. Le programmeur n’utilise pas ses points-virgules comme un poète. 3/ La rupture de
l’axe syntagmatique. Un programme est plein de boucles, de retours ou de sauts, qui chamboulent le
geste de lecture traditionnelle. 4/ L’absence de tout axe paradigmatique, qui autoriserait les mots à se
faire remplacer par d’autres, à jouer avec d’autres pour leur utilisation. Hormis pour les valeurs
quantitatives des variables, les signes informatiques n’appartiennent à aucun réseau
paradigmatique.
Enfin, il nous semble encore apercevoir des divergences à des niveaux infra-sémiotiques et
supra-sémantiques. Nous voulons parler, pour le premier, des lettres. Il y a, en linguistique, un
gramme qui est un infra-signe, et qui est la lettre-insignifiante-dans-le-mot (le ‘a’ dans ‘atemporel’
est un signe ; dans ‘papa’, il est un infra-signe). Or, en informatique, le signe codé n’a jamais
aucune valeur formelle en soi. Dans un texte – comme les lettrines l’illustrent, ou certains poèmes, ou
plus sûrement encore la calligraphie – la lettre peut être utilisée aussi pour sa dimension formelle3.
Quant au second niveau, nous voudrions évoquer la plasticité du texte. Le calligramme est cet
espace poétique où le sens des mots s’accompagne d’un sens inhérent à la forme du texte – où la
forme des lettres, leur agencement, leur police, etc, participent du sens de l’œuvre. Autant
d’enjeux qui sont totalement inconnus dans l’écriture d’un programme. Son verbal (qui est son
code) est dénué de toute dimension visuelle ; pas de visible dans son lisible.

1 Ponge parlait de « l’épaisseur sémantique des mots ». « Pages bis », extrait de : Francis Ponge, « Proêmes », dans Le
parti pris des choses, Paris, Gallimard, 1988, p. 179-206.
2 Nous ne voulons pas dire que certains artistes ne pourraient pas trouver des ressources poétiques à travailler le code

même en le faisant incodable, et donc en exhibant au public le code, dans son écriture. Nous voulons dire que la
logique technologique, faite d’appareils qui fonctionnent (correctement), nécessite une programmation propre, c’est-à-
dire valide et conforme.
3 Christin évoque « l’imaginaire graphique de l’alphabet ». Anne-Marie Christin, L’invention de la figure, Paris,

Flammarion, 2011, p. 18.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

Nous quittons ainsi subrepticement le système linguistique pour nous rapprocher d’un
système symbolique différent : celui de l’artistique.

Avec les autres systèmes symboliques (art en tête), Benveniste ne retient que la dimension
sémantique, en les dénuant de toute possibilité sémiotique : en effet, la plus petite unité de sens
en peinture (quelle qu’elle soit), n’a pas de signifiance universellement partagée et comprise, mais
ne prend place que dans le cadre du discours de l’œuvre. Chez lui, il n’y a pas de « signes » en art,
puisqu’on ne peut imaginer un dictionnaire des signes1. Verdict que confirmera Francastel : le
système des signes figuratifs n’est pas constitué comme un langage2. Pour autant, s’ils ne peuvent
prendre place dans un langage systématisé, n’y a t-il pas des objets-signes ou des formes-signes en
peinture, par exemple ? Nous appellerons, « signe plastique3 », la plus petite unité matérielle
isolable dans une œuvre plastique, qui est l’agglomération unifiante de ses signes.
L’artiste-programmeur manie t-il des lettres et des sèmes comme le peintre des pigments et
des motifs ? L’artiste-concepteur, bénéficiant d’interfaces riches, joue t-il avec ses icones, ses
boîtes et ses graphes, comme un plasticien-installateur dispose de ses objets, de ses tissus, de ses
rebuts ? Outre les différences déjà notées, nous pourrions trouver encore quelques
incommensurabilités entre le code et le signe plastique. 1/ Le code est irremplaçable. Entendons
par là, que la substitution (ou l’essai de substitution) dans le code le fait imploser. Les signes du
code ne se valent pas. Le remplacement d’un signe plastique par un autre peut changer l’œuvre,
mais cela n’en continue pas moins de faire œuvre. A contrario, aucune lettre ne peut prendre la
place d’un « i » dans le syntagme « end_if ». Le signe plastique possède une sorte de contingence,
qui fait sa liberté, dont le code est dénué. 2/ Par conséquent, le code est toujours décidable. La
lecture d’une partition autographe est toujours source de moments de doute. De même en
peinture, où les couleurs ne sont jamais plus impressionnantes que lorsqu’elles semblent
indéfinissables, non-réductibles à leur longueur d’onde4. 3/ Le code n’est à-propos de rien. L’œuvre
d’art est toujours à-propos de quelque chose (d’autre), elle montre ce qu’elle montre, mais elle
pointe aussi un sens ailleurs, à interpréter. Aliquid stat pro aliquo, formulait la pensée médiévale.
Mais c’est aussi le cas de tel motif sur la toile, de telle phrase dans la sonate, de tel objet dans

1 « Les autres systèmes [que linguistiques] ont une signifiance unidimensionnelle : ou sémiotique (gestes de politesse ;
mudrās), sans sémantique ; ou sémantique (expressions artistiques), sans sémiotique ». Emile Benveniste, Problèmes de
linguistique générale. Tome 2, Paris, Gallimard, 1974, p. 65.
2 Pierre Francastel, La Figure et le lieu : l’ordre visuel du Quattrocento, Paris, Gallimard, 1980, p. 77-81.
3 S’autorisant de la théorie de Charles Morris, Bense proposait de retenir « les signes esthétiques », comme l’ensemble

des signes à vocation esthétique, sans égard pour leur signification (donc plastique, musical, linguistique, etc). Max
Bense, Aesthetica : introduction à la nouvelle esthétique, Paris, Ed. du Cerf, 2007, p. 47.
4 Le dilemme entre l’objectivisme et le subjectivisme de la couleur (ie de la couleur-vue-par-l’homme) a été

récemment analysé par Romano. L’auteur le résout en ayant recours à une approche phénoménologique. Claude
Romano, De la couleur : un cours, Chatou, Ed. de la Transparence, 2010.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

l’installation. Poussons à l’extrème : dans certains cas, la note seule suffit, le plus petit signe
plastique crée l’à-propos, possède son à-propos (dans le cadre sémantique de l’œuvre). Le signe
plastique vaut pour lui-même, mais il pointe aussi vers cet aboutness1. Capacité dont le code est
non seulement dépourvu, mais à laquelle il est totalement étranger. 4/ Le code est différent par
essence. Parce que tous les signes plastiques sont analogiques, quand lui est numérique. Tinguely
qui fabrique des machines, ou César qui fait ployer le métal, ont une prise sur le réel qui est un
rapport analogique, non discrétisé, non échantillonné. Derrière son interface écranique, l’artiste-
concepteur-programmeur n’a main que sur une version limitée de son univers, bornée par la
résolution de son écran ou de ses appareils quels qu’ils soient. 5/ La grammaire sémantique ne
conditionne plus la correction du langage, mais son existence actuelle. Chaque signe du code et
chaque niveau signifiant (gramme, signe, syntagme, fonction, etc) prennent place dans une
structure rigide, qui ne supporte que quelques écarts. Le signe plastique, lui, est grammaticalement
libre d’errer dans son système.
Ce qu’il manque au code, c’est une valeur2. Parce que les signes ne sont pas que des unités
matérielles, mais aussi entrent en jeu dans un système d’opposition avec les autres membres du
système. Choisir un mot/signe plutôt qu’un autre, c’est, outre les problèmes de signification, faire
intervenir la dimension différentielle d’un système symbolique, dont les signes se positionnent les
uns par rapport aux autres. Avec le langage informatique, le code est univoque, le signe n’a pas de
valeur.
Le langage informatique forme donc un système symbolique sui generis, sans guère de zone de
recouvrement avec les systèmes symbolique et artistique3.

Nous espérons avoir ainsi apporté l’éclairage suffisant pour répondre à notre question : de
quel type de signes est fait l’espace des archétypes ? Il est fait de signes qui sont moins des
symboles que des codes ; il manipule des symboles qui sont moins des métaphores que des
fonctions ; il utilise des langages qui sont moins des langues que des instruments. L’artiste
programmeur ne manie pas du sensible pour les hommes mais du sensé pour la machine. Encore faut-il réduire

1 On l’a déjà vu, Danto propose le principe de l’aboutness comme critère ontologique pour l’œuvre d’art. Arthur

Danto, La transfiguration du banal, Paris, Seuil, 1989, p. 223.


2 Les signes ont une « valeur » parce qu’ils ne fonctionnent que dans un système différentiel, dans lequel ils peuvent

être comparés entre eux et ils résonnent en fonction de leur réseau sémantique. Le signe pour ‘blanc’ n’aurait pas la
même valeur, s’il avait un autre son ou s’il existait dix mots pour décrire toutes les nuances de blanc, ou s’il ne
possédait pas cette liste d’expressions d’emploi possible, etc. Ferdinand de Saussure, « 2è partie : Linguistique
synchronique. Chapitre IV : La valeur linguistique », dans Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1995, p. 155-170.
3 L’enquête aurait pu se poursuivre dans le cadre encore plus général de la sémiose peircienne. La composante

performative des codes, notamment, pourrait s’analyser dans le contexte de la Pragmatique des sciences du signe.
Cependant, il nous semble nous maintenir au plus proche de notre objet en nous concentrant sur les aspects
purement linguistiques du code écrit d’une part, et plastiques des résultats obtenus par son exécution, d’autre part.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

« sensé » à « calculable ». La machine (de compilation) est son premier public et sera l’interprète
unique de son travail. En somme, c’est un langage pour qui la traduction est première, quand elle
est seconde pour le langage humain (elle est une tâche pour l’homme traducteur).
L’interprétabilité prime sur le contenu, la traduction est antérieure au texte.
Un phénomène de sensibilité différée voit le jour. D’un côté, l’artiste ne donne pas corps à sa
sensibilité, il doit la mettre en suspens, la traduire en codes, enjoindre la machine à produire la
forme sensible de son code, et comparer ce résultat final à sa visée d’origine. En cas
d’inadéquation totale, il devra non pas s’affronter à la matière directement (le résultat), mais tenter
de comprendre ce qui, dans son code, cloche (la cause). Le plasticien se fait herméneute de la
matrice. La technologie, parce qu’elle est fondée sur les langages informatiques, quand elle est
utilisée dans l’art, annule le rapport direct de l’artiste avec son sensible, déporte le combat entre
ces deux pôles pour en faire une question de codes, un problème pour la pensée informatique. A
l’autre maillon de la chaîne, la traduction du code, c’est-à-dire sa mise en sensible, est, elle aussi,
différée. La machine est non seulement l’interprète unique du code, mais c’est un interprète aussi
bête (la moindre faute dans le code la désarçonne) qu’exigeant (elle ne se met en marche que si
une portion suffisante du code, une routine, a été dûment écrite). Ces deux caractéristiques
nécessitent une patience double : patienter le temps du traitement des codes, de leur
transformation en résultat sensible – et patienter le temps de la conception des phrases codées, de
leur mise en codes minimale. Tandis que l’apparaître du signe plastique se voit différé, le geste
plastique est annulé. Le geste de création devient un acte de programmation. La poïèse se réduit à
un enchaînement de micro-procédures de programmation. L’espace des archétypes ouvre un lieu
de transit où l’acte poïétique entre en différance (comme on dirait : « entrer en dissidence ») avec
le signe plastique. Ses signes à lui sont autant créés que créateurs, et ils ne sont pas à destination
des hommes1. La technologie opère une réduction des signes à leur code.
L’espace des archétypes est un espace qui se construit au sein d’une logique symbolique
fermée (et non d’un véritable langage). Au symbole comme métaphore, le numérique oppose le
symbole comme fonction, c’est-à-dire comme algèbre. Le langage y est réduit à sa seule
composante instrumentale, ce qui était déjà compris dans le programme de Boole en 1854 :
« Toutes les opérations du langage en tant qu’instrument du raisonnement peuvent se conduire dans un
système de signes… »2 (nous soulignons). Le projet (toujours aussi) ambitieux a eu la lucidité de

1 Dès lors l’approche de Goodman échoue à l’approcher, puisqu’il étudie les signes plastiques, en faisant une

esthétique de la réception.
2 La citation complète plante bien le projet :

« Toutes les opérations du langage en tant qu’instrument du raisonnement peuvent se conduire dans un système de
signes composé des éléments suivants :
1. De symboles littéraux tels que x, y, etc. représentant les choses en tant qu’objets de nos conceptions.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

se borner d’origine. Le périmètre du langage informatique n’est que la partie instrumentale de la


faculté raisonnante des langues. Les attendus d’un artiste technologique diffèrent en
conséquence : il ne fabrique plus du signe, il utilise du symbole. Et un symbole rêche parce qu’il
n’est qu’un code. En face, le cadre théorique de l’analyse se reconditionne : si le signe sensible
s’appréhende via une sémiologie, le symbole codé se décode à l’aide une cryptologie.

En introduisant la technologie dans son art, l’artiste accepte de soumettre la plasticité de sa


sensibilité créatrice à la rigidité de la logique des codages. La technologie est moins un outil
qu’une logique. Du premier, on peut faire tout usage et le plus décalé (voyez Jan Fabre qui fait
virevolter extraordinairement ses danseurs avec des caddies de supermarché1). Le second impose
une disposition particulière de l’esprit. Non seulement le travail sur le sensible est délaissé au
profit d’un travail sur le sensé, mais ce dernier se fait au sein d’une logique des codes totalitaire.
Nous évoquions une dialectique dans la pensée informatique, mais la dynamique de ses
mouvements diffère. Sur le long terme, la logique informatique s’humanise, tente d’abandonner la
rigueur et la sécheresse de ses archi-concepts pour devenir plus transparente et facile d’accès à
l’homme. Mais à chaque moment de cette histoire sans doute sans fin et parce que ce programme
est utopique – parce que la courbe qui approche la logique informatique de la pensée humaine est
de nature asymptotique, parce qu’il y aura toujours un « reste » –, l’homme doit se mouler dans la
logique du langage informatique de son temps. Si l’art est un langage, il est aussi (surtout) un outre-
langage : l’essence de l’art est de déborder le signe, de proposer des outre-signes, qui ne se laissent
résumer, ni même concevoir. Le signe du signe plastique est son inassignabilité. L’échec du
langage marque la réussite du signe plastique. Sa charge poétique étant, par nature,
incommunicable, intraduisible, réfractaire à la mise en langage. La technologie, par essence donc,
quels que soient son état d’avancement et la qualité de ses prouesses, rate l’art. Parce qu’elle est
langage et que l’art est outre-langage…
Sauf à penser que la technologie est elle-même apte à engendrer, à partir de sa gangue
symbolique, des marques d’un outre-langage. Si le travail de l’artiste technologique est limité à la
mise en codes, c’est-à-dire à l’hyper-rationalisation dans le calculable de sa poïèse, le traitement de
ces codes par la technologie ne peut-il les déborder ? Une telle faculté ne serait pas une prouesse

2. Des signes d’opérations tels que +, -, *, qui traduisent les opérations de l’esprit par lesquelles les
conceptions des choses sont combinées ou séparées de manière à former de nouvelles conceptions comprenant
les mêmes éléments.
3. Le signe d’identité =
Et ces symboles logiques voient leur usage soumis à des lois déterminées, qui en partie s’accordent et en partie ne
s’accordent pas avec les lois des symboles correspondants dans la science de l’algèbre ».
George Boole, « Proposition I, chapitre 2 », dans Les lois de la pensée, Paris, Vrin, 1992, p. 45.
1 Jan Fabre, Orgie de la tolérance, Avignon, 2009.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

de la machine, ignorante d’un tel processus, mais une collaboration entre elle et son
programmeur. Si la technologie ne peut pas d’elle-même créer, ne peut-elle pas, si elle est
convenablement programmée, produire des résultats dûment appréciables comme œuvre par un
récepteur1 ?
Nous sommes partis des programmes informatiques. Exprimés dans un langage, respectueux
d’une syntaxe, calculant sur des variables et des paramètres, ils sont formés de boucles, de
routines, de sous-programmes, de récurrence, d’appels, de fonctions pré-définies, de dictionnaires
externes, etc. Ils assurent le bon enchaînement de ces « actes énonciatifs », opératoires. Le
programme est un ensemble d’actions organisées selon des règles. L’unité du discours ainsi
codifié est assurée par la rigueur de la syntaxe.

L’algorithme et la pensée plastique


La techno-logie est logos. C’est dire, ensuite, qu’elle est discours et raison. Une raison qui est
une mise sous discours (d’un discours qui a été mis en langage). Nous venons d’analyser les
premières briques du langage (des éléments, une syntaxe et des actes énonciatifs), comment
s’assurer dès lors de l’unité d’un discours ? Comment se déroule l’enchaînement des actes
énonciatifs ? En d’autres termes, quelle forme l’algorithme impose t-il à la pensée qui en use ?
Cette pensée peut-elle être de celles qui donnent corps à l’œuvre ?

Le discours du programme, c’est-à-dire son sens, est donné par l’algorithme qui explicite, au-
delà des actions menées par ses diverses composantes, son but. C’est en tant que tout qu’un
dessein ou un discours émerge de cette mise en chaîne d’opérateurs et d’opérations. L’algorithme
est donc bien moins une simple mise en espace de règles de computation qu’une mise en
compartiments d’un processus finalisé.
« Un algorithme consiste en la spécification d’un schéma de calcul, sous forme
d’une suite d’opérations élémentaires obéissant à un enchaînement
déterminé. »2
Les algorithmes sont des processus systématiques de résolution, par le calcul, d’un problème
permettant de décrire les étapes vers le résultat. En d’autres termes, un algorithme est une suite
finie et non-ambiguë d’opérations permettant d’élaborer la réponse à un problème. L’algorithme
devient alors une mise sous tension d’un certain type de langage. Il somme le langage numérique
d’agir selon un but, en même temps qu’il somme la pensée humaine de s’écrire selon sa

1 Comment ne pas repenser aux expériences de poésie générée par ordinateur de Louis Couffignal, difficilement

distinguable de poésie « humaine ». « Second entretien public, présidé par M. André Chavanne », dans Le robot, la bête
et l’homme : rencontres internationales de Genève, Neuchâtel, Les Éditions de la Baconnière, 1965, p. 237 et sq.
2 Philipe Collard, « Algorithmique », dans Encyclopedia universalis [en ligne].

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Partie II : L’hyper-espace plastique

codification. Si la programmation est l’essence du numérique, l’algorithmique est l’essence du


technologique. En effet, il dépasse largement le cadre de l’informatique. Les algorithmes sont
présents dans l’histoire de la ratio depuis l’antiquité1.
Avec la cybernétique et le développement de l’automatique, il est devenu une mise en
schéma de cette mise en routines, caractérisée par des boucles de rétro-action et des prises de
décisions internes. Déniant toute éventualité à l’improvisation et à l’inattendu, il fixe le cadre de la
compréhension et de l’action, et assure son déroulement par un pilotage automatique.
L’algorithmique quitte les cadres mathématique et numérique pour s’imposer comme la pierre
angulaire du technologique.
Considérons Aaron, le robot dessinateur de Cohen : lancé sur une page blanche, il s’ébroue et
dessine des formes sur la toile qui deviendront son produit. Son algorithme conceptuel simplifié
explique son mode de fonctionnement : il se choisit une zone de la toile, lance le programme
« dessiner un motif », qui lui-même lance une série de sous-programmes gigognes, qui, répétés
(c’est-à-dire : en boucles), répondront à l’ordre « dessiner un motif ».
Un algorithme est donc un outil d’analyse et de synthèse. L’analyse passe par trois principes
structurels : la sériation, la spécialisation et la détermination. Les étapes se franchissent une par
une, imperméablement ; chacune ne donne qu’un type de réponse unique ; elle s’intègre dans son
cadre de détermination, avec ses variables, ses constantes et ses fonctions aléatoires. Mais cette
dimension analytique de l’algorithme s’effondrerait sur elle-même si elle n’était pas mise en
cohérence par un plan synthétique. Une synthèse, quasi-transcendante, balayant les étapes pour
retenir une « forme entière » qui dépasse l’enchaînement des micro-actions pour proposer une
« figure » : un dessein qui se représente dans un dessin.
L’algorithme comme synthèse a alors deux particularités essentielles. D’abord, il est
schématique. Il est une mise en schéma de sous-schémas, reliés par des traits. Il est un mélange de
dessins et de textes. Sa généralisation laisserait croire que tout raisonnement humain est
convertible sous la forme d’algorithme2… Ensuite, il est synoptique. Il arrive à se laisser prendre
par le regard. On ne se déplace pas longitudinalement dans le dessin d’un algorithme, on y plonge
verticalement. Il s’agit plus d’une image fractale que d’une fresque.

1 Le premier que l’Histoire retint fut celui du calcul du plus grand commun diviseur proposé dans le livre 7 des
éléments d’Euclide. Leibniz, début XVIIIème, faisait passer son projet de Mathesis Universalis par la mise en calcul de la
raison : le calculus ratiocinans.
2 Par exemple, cette analyse des machines de Turing : « Il y a un principe d’universalité d’une machine universelle de

Turing : tout est symbolisable et à ce titre, tout est calculable, y compris les situations et les propositions d’existence ». Alain Renaud,
« L’interface informationnelle ou le sensible au sens de l’intelligible «, dans Louise Poissant (sld), Esthétique des arts
médiatiques : Interfaces et sensorialité, Saint Etienne, Publications de l’université, 2003, p. 66.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

En fin de compte, le problème avec l’algorithmique, c’est qu’il s’agit d’une pensée
algorithmique. En tant qu’elle est schématique, hiérarchique et systématique – l’algorithmique est
à la fois réductrice, modulaire et totalisante. La technologie opère une réduction de la pensée à son
schéma.
L’algorithmique a donc une double dynamique et un double effet. Son mouvement interne
consiste à, premièrement, décortiquer un raisonnement en micro-actions et s’assurer de leur bon
enchaînement, tout en assurant, deuxièmement, la cohérence et une finalité supérieure. Son
emploi revient à contaminer la logique naturelle par la logique machine, et à importer la logique
naturelle dans la logique technologique. Le problème de l’algorithmique tient à ce qu’elle
orchestre un ensemble de traductions qui forment – et qui ferment – le passage de la pensée
humaine en langage machine. Mais la pensée qui fait l’art n’est-elle qu’une pensée rationnelle ?
Peut-on aussi parler d’une pensée plastique, qui serait une variation de la pensée humaine ? Dès
lors, pensées plastique et algorithmique sont-elles compatibles ?

Bien que son sommaire le promette, Francastel n’a pas déterminé précisément les
distinctions entre pensées technique, scientifique et plastique1. Dans Art et technique au XIXè et au
XXè siècles, il reprend et prolonge le distinguo introduit par Koyré2. Ce dernier avait proposé une
césure entre les pensées scientifique et technique. Francastel, étudiant le mode d’existence des
œuvres d’art dans un monde en total bouleversement technique, plante un troisième niveau pour
étudier leurs articulations : la pensée plastique3. Plutôt que de la définir spécifiquement, il précise
une conception de l’œuvre d’art qui l’éclaire. Une œuvre d’art est un ensemble avec une double
composante : un caractère mécanique, technique, matériel d’une part, et un caractère spéculatif,
contemplatif d’autre part. Il parlera d’ailleurs plus volontiers d’objets plastiques pour élucider le
mode d’être esthétique d’une société noyée sous sa technique du début du XXème siècle :
« [les artistes] partent nécessairement du réel, ils matérialisent les perceptions à
partir desquelles le savant crée ses systèmes dialectiques et le technicien ses
instruments. »4
Il reviendra sur cette notion, plus tard, la décrivant comme une sorte de traduction d’un
Zeitgeist par des moyens plastiques5.

1 Ou bien ne fait-il que cela dans tout son texte. Pierre Francastel, Art et technique au XIXè et au XXè siècles, Paris,
Gallimard, 1988.
2 ibid, p. 108.
3 ibid, p. 123 et sq.
4 ibid, p. 124.
5 Pierre Francastel, La Figure et le lieu : l’ordre visuel du Quattrocento, Paris, Gallimard, 1980, p. 254.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

Comment pourrions-nous caractériser la pensée plastique ? Elle est une pensée en actes et en
puissance. C’est même la pensée des actes, quand ceux-ci se font créateurs. La pensée plastique
est la relance agonique et constante entre la volonté du plasticien et son geste technique. Dès lors,
elle est véritablement plastique parce qu’elle se transforme en permanence, elle s’adapte, elle se
laisse in-former par son environnement et son passé. Elle est la pensée de création qui s’affronte
à la concrétude de son désir. Elle se doit d’être labile, pour trouver des solutions à chaque
obstacle, mesurer ce qui sépare l’état présent de l’état désiré, juger du bien-fondé d’une alternative
qui se présente à elle. Surtout, elle est fondamentalement irrationnelle. Soit, elle est processus et
finalité, comme le propose Francastel1, si et seulement si l’on inclut dans le processus tout ce qui
déborde le projet et l’acte. Elle s’explicite moins qu’elle ne s’expérimente ; elle se raconte moins
qu’elle ne s’éprouve. C’est finalement un oxymoron. Une pensée plastique est en fait une pensée
sensible et affectée, une pensée qui, du sensible, dans le sensible, tente de trouver son analogon.
Et ainsi venir insuffler une étrangeté esthésique à la raison. Une pensée plastique est une pensée
qui cherche à colorer son atavisme rationnel par une imprégnation du réel sensible. C’est une
pensée qui, sur fond de réel, se cherche à elle-même des noises !

Pour savoir si une pensée plastique est accessible via une pensée algorithmique, nous
pouvons encore étudier les réponses de celle-ci aux traits essentiels de celle-là. Retenons-en
quatre, qui font nœud.
Clôture et complétude. L’algorithme tient tout entier dans son schéma. Il ne fait appel à
aucune ressource extérieure. Son virtuel a été engrammé en amont, le hasard a été programmé. La
pensée plastique, elle, est toujours en éveil. Elle ne décide pas au préalable de l’arsenal à partir
duquel elle va travailler et s’exprimer. Elle reste ouverte à un accident de l’œuvre-en-cours comme
sur une percée connexe du monde. Son achèvement même se discute.
Régulation de l’enchaînement. L’algorithme décide du cheminement de l’interpréteur (ie la
tête de lecture du programme). Il dessine un circuit. La pensée plastique dérape à tout moment,
ne suit sa route que tant qu’elle lui agrée, trouvant bien souvent sa geste dans le court-circuit au
contraire, dans le saut, voire le coq-à-l’âne.
Représentation schématique. Nous y avons déjà insisté : l’algorithme est la mise en graphique
d’une pensée par routines. La pensée plastique est non représentable. Elle n’est pas non plus
enregistrable ni même descriptible. Non seulement parce qu’elle est singulière et que, partant, elle
nécessiterait la création de son propre idiolecte (à jamais incommunicable donc) – mais aussi
parce qu’elle échappe à la raison. Filmer un artiste au travail, l’entendre expliquer ses méthodes et

1 Pierre Francastel, Art et technique au XIXè et au XXè siècles, Paris, Gallimard, 1988, p. 129.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

ses sentiments – permettent d’approcher la pensée du geste, et surtout de la deviner, d’en découvrir
l’existence – mais échouent à la cerner ou à la dire1.
Rapport au problème. Par définition, un algorithme est un ensemble de procédures visant à
résoudre un problème sur le plan rationnel (et même, calculable). La pensée plastique, elle, tend à
découvrir un problème sur le plan du figural. Elle invente son problème en œuvrant. Il ne lui pré-
existe pas. Au mieux l’avait-elle pressenti ; et son travail consiste à lui ménager un apparaître.
L’algorithme encage son problème, qui lui pré-existait.
Les lignes de démarcation et de fracture semblent franches…
Bien sûr, notre attention pourrait être attirée sur quelques exemples limites de l’art du
XXème siècle.L’art moderne pourrait laisser croire que la pensée plastique peut
« s’algorithmiser ». Les artistes de Supports/Surfaces ou de BMPT semblent avoir proposé une
série d’œuvres à base d’algorithmes, délaissant tout irrationnel, toute subjectivité, toute affectivité.
Il s’agit en fait plus de programmes que d’algorithmes. Les routines ont engendré leur propre
routine. Il y manque en effet toute la dimension synoptique, synthétique, rationalisante, de
traitement de données que l’algorithme contient. Ce n’est pas en tant qu’il est pauvre que
l’algorithme pose problème, mais justement en tant qu’il est puissant. Il pose problème parce qu’il
est une certaine forme de pensée, parce qu’il n’est pas qu’une simple série de procédures. Parce
qu’il peut réagir différemment selon les situations, parce qu’on arrive parfois presque à croire qu’il
offre une certaine adaptabilité. Le programme beaucoup plus indigent des artistes mentionnés n’a
pas cette ambition.
L’œuvre d’Opalka est plus éclairante.
{i=0
Tant_que le bout de la toile n’est pas atteint
Tant_que le bout de la ligne n’est pas atteint
{Ecrire i ;
Laisser un espace ;
i=i+1}
Sinon
{Aller à la ligne}
Fin Tant_que
Sinon
{Changer de toile ;
Rajouter 1% de blanc à la couleur du pinceau}

1 C’est à cela que sert la métaphore : à transposer quand la traduction bute.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

Fin Tant_que
}
Nous venons de définir parfaitement l’œuvre phare du polonais : 1 – ∞ (depuis 1965). De
trois choses, l’une : ou l’œuvre d’Opalka n’est pas une œuvre d’art, ou elle est plus que son
algorithme, ou l’algorithmisation d’une œuvre n’empêche pas son statut d’œuvre d’art. Une
variante de cette deuxième pourrait chercher sa solution comme suit : puisque l’algorithme est
déjà écrit, pourquoi ne pas le mettre en codes et, via une machine à dessiner ou un logiciel
d’images de synthèse, en lancer l’exécution ? Qu’obtiendra t-on ? Franchement, rien. Une telle
entreprise est une sinécure pour la machine, quand elle est une gageure pour l’homme. C’est
parce qu’Opalka s’était lancé dans une aventure sisyphéenne, et qu’il s’y tenait, que son projet
accédait à une valeur supérieure. Moles, dans son élan apologétique, avait bien pointé les
promesses du numérique :
« Mais il faut une rigueur obstinée (de Vinci) pour conduire ce projet à son
terme, puisqu’il s’agit d’appliquer toujours la même règle un très grand nombre de
fois. Ici la volonté humaine se lasse rapidement. »1
Opalka est celui qui ne se lasse pas. Il est l’homme de cette rigueur obstinée, dont l’œuvre
consiste à prouver que la volonté humaine sait ne pas se lasser. Si l’œuvre d’Opalka touche, c’est
parce qu’elle inscrit son auteur et l’homme avec lui dans le processus de vieillissement, d’un vivre
qui est un lent mouvement vers la mort. C’est parce qu’elle est une quête pour figurer le temps-
durée à l’échelle humaine, une tentative désespérée et inepte (donc touchante) d’une lutte de
l’homme avec son environnement, qui peut fonctionner comme une illustration paradigmatique
d’hybris : l’homme à la conquête des entiers naturels ! C’est encore parce qu’elle ne se réduit pas à
un tableau plein de chiffres, mais s’accompagne d’un discours légitimant et de la photographie,
vieillissante, de son auteur ; parce qu’elle est à la fois une trace de la grandeur et de la petitesse de
l’homme, qu’au-delà de son aspect ou de son algorithme, elle peut prétendre au statut d’œuvre
d’art.

L’algorithme fonctionne davantage comme un carcan de la pensée plastique que comme un


traducteur véritablement efficace. Il opère une rationalisation et une désensibilisation de la pensée
sensible coextensive à la poïèse artistique. Autrement dit : sa négation pure et simple.
L’algorithme est voué à garantir cohérence et efficacité, alors que la pensée plastique est
justement ce qui à tout moment se reconfigure pour garantir la tension démiurgique entre
cohérence et irruption de l’irrationnel, entre technè et tyché.

1 Abraham Moles, Art et ordinateur, Paris, Blusson Éditeurs, 1990, p. 107.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

Nous pouvons finalement retenir deux modes qui les séparent tout-à-fait. Le premier est
temporel. L’algorithme, en tant qu’il est synoptique, s’appréhende tout un ; la pensée plastique, en
tant qu’elle se déploie et s’achemine dans le processus de création, ne peut jamais se réduire à un
instant, elle est forcément dia-optique. La première oublie et dénie sa genèse, la seconde n’est que
son histoire. Le second mode est sémiologique. L’algorithme verbalise sa pensée, n’est que de la
pensée en codes et en procédures. La pensée plastique est une pensée non verbale, qui ne
s’explique pas plus qu’elle ne cherche à saisir du verbal. Elle déborde le discours à double titre :
son processus est irrationnel autant que son but est d’aborder l’au-delà de l’intelligible. De même
que « le réel n’est jamais entièrement soluble dans le visible »1, le sensé ni le sensible ne sont
jamais entièrement solubles dans l’algorithme. L’artiste crée, la technologie conçoit. Cette
dernière est informative quand la pensée plastique est in-formatrice. Tout acte est prévu dans
l’algorithmique ; l’action est comptable de son algorithme. Il n’y a d’irruption que de l’aléatoire, et
encore ne s’agit-il que d’un aléatoire computationnel. N’en déplaise à Leibniz avant Boole, il y a
peut-être aussi loin de la pensée algorithmique à la pensée rationnelle qu’entre cette dernière et la
pensée plastique…
La pensée plastique de l’artiste déborde donc très largement sa réduction algorithmique –
comme le sens de l’œuvre déborde le dessein schématique de l’algorithmique.

Le schème et le rythme plastique


La techno-logie est logos. C’est dire, enfin, qu’elle est Verbe et puissance. Le technologique est
le lieu de la confrontation entre informatique et technique : langage numérique, elle construit un
espace virtuel dont l’exécution d’un programme assurera une actualisation singulière ; algorithme
de pensée, elle élabore le cadre d’existence et de variation de ses actualisations, au sein d’un
projet, d’un dessein unique. Le dynamisme des phénomènes trouve son principe (dans le triple sens
d’arché : principe, qui commande, en commençant) dans la permanence de ses schèmes. Ce
dynamisme impose t-il une nouvelle rythmique aux œuvres ?

Verbarium – 1999. Via un logiciel en ligne, le spectateur est invité à taper une phrase et à la
voir donner vie à une forme organique vaguement végétale. La phrase engendre cette forme, ou
bien plutôt se transmue en cette forme nouvelle, d’un autre ordre. Le public voit sa forme
prendre corps, seule, dans une partie de l’écran et en parallèle la voit prendre pied dans un
environnement virtuel fait de l’ensemble des formes créées à ce jour par le logiciel. A gauche, la
« plante » est seule sur un fond neutre ; à droite, la plante prend place dans une jungle touffue. La

1 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éditions, 2008, p. 99.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

plante « pousse » devant le regardeur après qu’il a validé son texte. Elle grandit, elle s’épanouit.
Mais elle pousse toute faite. Elle s’éploie plus qu’elle ne grandit. Il ne s’agit pas du déroulé de la
croissance génétique de la plante mais de l’éploiement de sa structure, de sa forme. Elle sort
entièrement casquée. Le procès d’éploiement est l’apparaître d’un être sous sa forme mature, une
actualisation d’un principe d’organisation, d’un schème morpho-dynamique.
L’algorithme utilisé par Sommerer et Mignonneau, que ce soit pour créer des plantes ou des
créatures (voir notamment Life Spacies – 1997 et 1999), fonctionne sur des bases identiques.
Partant de la forme simple d’un cercle, dans un espace 3D, les phrases proposées par le public
viennent faire subir une série de transformations (en partie aléatoires, parmi une liste finie de
fonctions) à cette unité visuelle de base, et ainsi produire une forme en trois dimensions. La
puissance du verbe est une puissance transformatrice. De leur algorithme, il découle trois
choses1 :
1/ Dans une plante modélisée, chaque lettre a la même « puissance » formante. Il faut
entendre puissance comme l’ensemble des transformations qui agissent sur l’unité formelle de
base : le cercle. Chaque fois que la lettre x apparaît, le cercle subit les ‘n’ mêmes transformations
prises dans la liste des cinquante fonctions initiales. La « puissance » d’une lettre est donc avant tout une
typologie sérielle de transformations données. Si ses principes formels sont fixes, sa forme actualisée
pourra varier selon les paramètres. Chaque lettre définit donc un genre ou une espèce formelle
dont les caractéristiques singulières dépendront des paramètres initiaux. Petit ou gros, allongé ou
vert, l’élément typographique sera construit selon le même principe organisationnel.
2/ Dans une plante modélisée, les paramètres reviennent constamment les mêmes pour
nourrir toutes les fonctions. On peut y voir un principe régulateur de l’entité. Comme une énergie
vitale, toujours identique, pour chaque parcelle de la plante. Il assure la cohérence interne de la
plante, régulant le potentiel de chaque parcelle, en l’indexant sur le potentiel de l’organisme,
interdisant le disparate. Il est ce qui fait l’organisme un. Il est ce qui fait l’organisme non-
monstrueux. Il n’y a pas d’aberration, il n’y a qu’une même énergie de vie qui s’exprime et trouve
une forme propre. La monstruosité serait bien plutôt dans les différentiels énergétiques : un
membre débile d’un côté et un membre protubérant de l’autre dans le même organisme. La
monstruosité, c’est ce qui introduit des aberrations internes dans l’organisme en tant qu’il est un.
Un nain n’est pas un monstre, il est d’une espèce différente de celle de l’homme. Pris en soi, il est
cohérent. Le monstre est celui qui expose une difformité dans son organisme, c’est-à-dire une

1Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, « Modeling Emergence of Complexity: the Application of Complex
System and Origin of Life Theory to Interactive Art on the Internet », Artificial Life VII, 2000, en ligne :
http://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download?doi=10.1.1.23.1177&rep=rep. 1&type=pdf.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

catastrophé dans son organisation. Une rupture de rythmes. La difformité du monstre est la présence
de puissances énergétiques disparates dans le schéma global d’organisation de l’organisme. Le
monstre est celui qui ne possède pas de principe régulateur, ou qui en possède un défectueux,
vicié, déséquilibré.
La « forme finale » que prend la plante à l’écran est alors l’alliance de ces deux premiers
principes : cette puissance et cette énergie. La dynamis aristotélicienne semble ici se scinder selon
deux modes : la puissance, qui serait une dynamis structurelle ; et l’énergie, qui serait une ressource
énergétique, une dynamis calorique. La forme obtenue s’explique par le chemin que trouve
l’énergie dans l’expression d’une puissance.
3/ Dans ce monde virtuel ainsi modélisé, chaque lettre à la même « forme ». Encore faut-il
s’entendre sur le terme. Chaque plante, définissant une espèce virtuelle (chaque membre de
l’espèce n’étant qu’une déclinaison de la même phrase étêtée, dont seule la capitale a été
modifiée), se compose formellement via un vocabulaire restreint : moins d’une centaine de signes,
qui codent les lettres de l’alphabet1. Chaque signe typographique a, pourrait-on dire, un « esprit »,
issu de son schème. Ainsi, le « 2 » est une vrille, le « 4 » une liane, le « 5 » une corne. Les mots
(=groupe de caractères accolés, séparé par des espaces) donnent lieu à des plantes multi-troncs,
dont les couleurs changent.
Il y a une poésie certaine dans les installations de Sommerer&Mignonneau. Ici, le dispositif
nous permet d’explorer les schèmes morpho-dynamiques de l’œuvre qui ensuite se déploie. Avec
la technologie, l’œuvre d’art n’a plus de corps physique. « Elle n’a plus même de forme », disions-
nous. Mais la variabilité de son aspect n’invalide pas son unité. Cette unité tient dans les principes
de son actualisation formelle, que nous appellerons son « schème morpho-dynamique ». Ce
dernier n’est pas limité à la sphère du numérique ou du technologique. Il est aussi présent dans la
sculpture la plus antique. Ainsi, lorsque le Laocoon fut retrouvé, bras cassé et disparu, c’est l’idée
d’un schème qui a légitimé les tentatives de reconstitution de l’œuvre mutilée. Selon la dynamique
interne de la sculpture, son équilibre, son discours, on pouvait proposer un bras armé d’une
massue ou crispé, s’avançant ou menaçant le ciel, serré ou étendu. Le schème morpho-dynamique
est ce qui, dans toute œuvre, assure la cohésion plastique de l’ensemble. Il est ce qui permettrait
de reconstruire un morceau manquant. Nous suivons ici Petitot :
« Le concept structural de forme doit être remplacé par le concept génétique de
forme comme auto-organisation émergente (« supervéniente »). La réponse à

1 En comptant les diacritiques et les majuscules.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

l’antinomie dialectique de la structure est que la forme est le phénomène de


l’organisation de la matière, c’est-à-dire le phénomène de la substance. »1
Ce principe, déterminant la forme de l’objet, est, dans le cas d’œuvres contaminées par la
technologie (ie où des dimensions cinétique et dynamique entrent en jeu), le seul réellement
saisissable. Il y a alors le schème d’un côté, invisible, fruit du labeur de l’artiste – et son
actualisation de l’autre, insaisissable, résultat du calcul de la machine. Aristote aurait dit : la
dynamis, tout de réserve, d’un côté ; et l’énergeia, de l’autre. Dans le domaine de l’artistique, et non
du biologique, c’est peut-être la dichotomie démocritéenne qu’il conviendrait de ré-exploiter : le
schéma et le rythme. Pierre Sauvanet le rappelle, Démocrite distinguait le rhuthmos, la figure
mouvante, du skhéma, éternel et invariable2. Sur quel rythme spécifique, débouche la mise-en-
route des schèmes technologiques ?
Avec la technologie, l’éternité des schèmes offre source à la palpitation des rythmes. L’espace
des archétypes est le lieu de ces schèmes, qui déterminent et régulent le résultat formel de
l’œuvre. C’est le schème technologique qui assure l’unité structurelle, quand le rythme
technologique vivifie l’instabilité hylémorphique.
Le schème morpho-dynamique introduit par la technologie gouverne la manifestation de
l’œuvre dans sa forme, dans son organisation et dans son mouvement instantanés. Le rythme
afférent se déploie au travers d’une phénoménologie instable. Le rythme technologique est lui-
aussi dynamique : changeant, insaisissable, partiellement aléatoire – et en même temps, paramétré,
encadré, élaboré. Ce qui pose deux problèmes : peut-on encore parler de « rythme » dans le cadre
d’une telle instabilité hylé-morphique ? Comment ce rythme peut-il être saisi par le spectateur qui,
n’étant en présence de l’œuvre que momentanément, n’en perçoit qu’une séquence particulière ?
Ou, pour retarder encore ces questions, si nous appelons « rythme technologique », cette façon
propre d’actualisation des schèmes morpho-dynamiques dans le déploiement constant de ses
phénomènes – peut-il agir comme un rythme plastique ?

Comment pouvons-nous approcher le rythme plastique ?


Nous le trouvons d’une part dans les œuvres statiques. Peinture ou sculpture, les œuvres ont
une phénoménalité figée, mais l’œil de l’amateur n’y détecte pas moins un rythme particulier. Il se

1 Jean Petitot, Morphologie et esthétique: la forme et le sens chez Goethe, Lessing, Lévi-Strauss, Kant, Valéry, Husserl, Eco, Proust,
Stendhal, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 136. Entendre « organisation » comme le processus, l’épigenèse d’une
structure future, déjà en cours d’avènement.
2 S’intéressant au rythme des atomes, Démocrite appelle « rhythme » la « forme que prennent les atomes en

conjonction éphémère ». « Skhéma désigne une forme fixe ; rhuthmos semble désigner (…) la forme en tant qu’elle est
en mouvement. (…) Le rythme, c’est une forme en formation. La nuance entre « forme » et « formation », c’est celle-
là même qui existe en allemand entre Gestalt et Gestaltung, en grec entre skhéma et rhuthmos ». Pierre Sauvanet, Le rythme
grec : d’Héraclite à Aristote, Paris, PUF, 1990, p. 44, p. 47.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

ressent dans l’équilibre des volumes, des formes, des espaces. Sauvanet propose d’appeler rythme
« tout phénomène, perçu ou agi, auquel on peut attribuer au moins deux des qualités suivantes :
structure, périodicité, mouvement1 ». Auquel cas, le caractère stable de l’objet (sensé détenir un
rythme) serait moins un défaut qu’une nécessité. Mais le rythme plastique ne peut véritablement
affleurer dans une approche uniquement objective des œuvres.
La lecture des toiles de Bacon par Deleuze sera ici exemplaire2. Il y a dans ses toiles, comme
dans toute peinture, un rythme particulier, qui est une vibration, une tension cohérente qui assure
l’unité de l’œuvre en même temps que sa présence. Le rythme est « la puissance vitale qui déborde
tous les domaines [de la sensation] et les traverse3 », étant entendu que la sensation :
« Est l’unité du sentant et du senti. (…) Il y a deux manières de dépasser la
figuration (c’est-à-dire l’illustratif et le narratif) : ou bien vers la forme abstraite,
ou bien vers la Figure. Cette voie de la Figure, Cézanne lui donne un nom
simple : la Sensation. La Figure, c’est la forme sensible rapportée à la
sensation ; elle agit directement sur le système nerveux, qui est de la chair. »4
Le rythme s’affirme dans la présence d’une pulsation, qui est presque musicale. On retrouve
le sens dernier du rythme grec (celui de Platon et d’Aristote). Le rhuthmos y est tension entre des
forces cherchant la séparation et le regroupement, alternance entre systole et diastole (pourrait
dire Deleuze), arc-boutement équilibrant d’un lâcher-prise et d’une reprise-en-main. C’est le
rythme du chasseur, quand il chasse comme on joue, quand il vit la chasse comme jeu :
débusquant pour mieux relancer la course, poussant dans ses derniers retranchements pour laisser
s’échapper, indiquant un lieu par où s’enfuir en même temps qu’il resserre sa menace. Chez
Deleuze, sensation et rythme assurent l’unité phénoménologique des sens. Le rythme est, dans
l’œuvre, le vecteur de la sensation5.
Mais nous le trouvons aussi (et surtout) dans les œuvres cinétiques. Les œuvres
cinématographiques, poétiques ou musicales ont leur rythme propre qui se découvre dans le
déroulement de l’œuvre. Cette dernière, bien que cinétique, n’en reste pas moins déterminée.
L’histoire de la musique a, à ce titre, grandement contribué à préciser et élargir la notion.
Ainsi, dans les œuvres de la gamme chromatique, le rythme semblait être la chair de l’œuvre,
la manière d’apparaître de la structure musicale sous-jacente. La musique dodécaphonique est
venue « casser » le rythme. Les choix concernant les intervalles entre les notes, les rapports des
phrases entre elles, les débuts et fins de morceau – ont mis à mal une idée et une sensationnalité
habituelles du rythme musical. Le périmètre trop strict d’une eu-rythmie s’est élargi à des rythmes

1 Pierre Sauvanet, « Rythme », dans Encyclopedia universalis [en ligne].


2 Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002.
3 ibid, p. 46.
4 ibid, p. 39-40.
5 ibid, p. 71.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

plus heurtés, cassés. Le rythme « réussi » devait-il être un rythme « plaisant » ? La musique qui
apparaissait alors, avec ses airs a-rythmisant, ou anti-rythmiques, a en fait enrichi la notion. Car
c’est le spectre du sensible qui se voyait ainsi forcé de s’étendre. L’homme musical se révélait
sensible à un rythme moins évident, moins clair1 – mais toujours garanti par la structure sous-
jacente que l’artiste maintenait. La musique atonale, en conservant une structure et un
mouvement, ne pouvait faire disparaître complètement le rythme.
Les entreprises plus contemporaines enfoncent le clou. D’un côté, la musique spectrale, de
l’autre la musique stochastique (informatiquement assistée chez Xenakis, ou humainement
générée chez Cage) – n’ont-elles pas, respectivement supprimé toute idée de rythme (en
travaillant contre la structure et en déconstruisant la ligne temporelle) et aboli toute possibilité de
détermination formelle de l’œuvre (qui devient non reproductible) ? De deux choses, l’une : soit
l’idée même d’un rythme a disparu dans ces expérimentations, soit elle parvient à se conserver
malgré la perte de ses critères objectifs (structure, etc). Si elle se conserve, n’y réussit-elle que dans
une certaine limite ? Y a t-il un niveau d’aléatoire maximal qu’une œuvre musicale peut absorber
sans se voir destituée de tout rythme ? Peut-on imaginer un rythme sans égard pour les qualités
de structure, périodicité, ou mouvement d’une œuvre ? Ou bien ces trois qualités survivent-elles
toujours, même ténues, quels que soient les coups de boutoir des avant-gardes ? Y’a t-il un
rythme à 4’33’’ (John Cage – 1952) ou à In C (Steve Reich – 1964) ?
Nous proposons de répondre de façon affirmative. Le rythme serait alors l’identité charnelle
d’une œuvre, la manière pour son schème de venir sourdre, la geste du passage d’une dynamis à
une énergeia, proprement le geste de l’œuvre. Il n’est pas vrai de dire que le rythme ne serait
accessible que dans la stabilité d’une forme. Ne peut-on trouver un « rythme » chez un professeur
qui donne des cours ? Ne s’en trouve t-il pas un dans chaque langue, tel qu’on peut le déceler
quand, en pays étranger, à travers un mur trop fin pour insonoriser complètement et trop épais
pour laisser écouter nettement, on est persuadé d’entendre parler des compatriotes, alors même
que l’on ne distingue rien (un rire parfois suffit pour déterminer l’origine nationale d’un
individu) ?
Chaque phénomène a un rythme2 comme chaque instrument a un timbre. Une façon de
laisser advenir sa dynamis, le ton de sa mise-en-énergeia, la manière de l’apparaître de son schème.
Parler d’un rythme plastique, alors, serait évoquer une réussite du rythme, c’est-à-dire sa mise-en-

1 Dans le même temps, le jazz puis toutes les musiques populaires révélaient la tendance inverse : le besoin de

satisfaction d’une sensibilité hyper-rythmique (ie rythmiquement hyper-basique), pour laquelle la musique savante
était trop riche.
2 Benveniste, tentant d’approcher philologiquement la notion, avait déjà pointé sa labilité. Emile Benveniste, « La

notion de « rythme » dans son expression linguistique », dans Problèmes de linguistique générale. Tome 1, Paris, Gallimard,
1976, p. 327-335.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

résonance dans le sensible, son raccordement possible avec la sensibilité du regardeur. On


retrouve ce rythme vecteur d’une sensation, connecté aux possibilités sensitives du récepteur. Le
rythme plastique, c’est l’adéquation entre le rythme objectal de l’œuvre et la sensibilité du public1.
« Ainsi les couleurs [d’une toile] auront-elles leur timbre, leur gamme et les
formes, leur « rythme » ; comme les sons peuvent avoir leur « velouté ». »2

Posons donc que tout phénomène, statique comme dynamique, possède sa rythmique
propre. Un rythme actuel, qui s’exprime dans l’instant, et qui est l’actualisation d’une stratigraphie de
rythmes internes, engrammés. Le rythme d’un phénomène pourrait se construire sur un complexe
de rythmes sous-jacents : générique, spécifique et individuel3. Le rythme de cette course de ce
guépard vers sa proie est conditionné par le rythme biologique des mammifères, par celui de sa
famille phylogénétique (les guépards), et par celui de son propre corps (avec sa contingence). Le
rythme que j’entends en lisant ce poème de Maïakovski provient du rythme propre de la langue
russe4, de celui de la langue de Maïakovski, et du rythme unique du poème. Et ma lecture lui
donne sa forme déictique, actuelle, personnelle aussi, quitte à ne pas être en parfaite osmose avec
l’intentionnalité objective de l’œuvre. Le rythme plastique serait alors l’apparaître du rythme
individuel de l’œuvre au moment de son actualisation dans et par la réception du spectateur. Le
rythme de telle toile s’élabore sur les archi-rythmes de la peinture comme médium et du langage
pictural de son auteur. Objectif, il ne devient réellement plastique que quand son existence se
manifeste subjectivement dans le regard du spectateur, qui peut aussi le rater, ou le chahuter
quelque peu. Le rythme ne deviendrait véritablement plastique que lorsque cette subjectivation de
l’objectivité rythmique du Texte réussit : trouvant une résonance dans le récepteur tout en
conservant ses qualités lors de son actualisation.
Le rythme des appareils, visible dans leur actualisation, se construit pareillement sur un archi-
rythme, qui le conditionne. Le fonctionnement technologique délimite une séquence temporelle

1 Chez Deleuze, le rythme est « la vis elastica de la sensation » (p. 45). « La sensation a une face tournée vers le Sujet (le
système nerveux, le mouvement vital, « l’instinct », le « tempérament », tout un vocabulaire commun au naturalisme
et à Cézanne), et une face tournée vers l’Objet (le « fait », le lieu, l’événement). Ou plutôt, elle n’a pas de faces du
tout, elle est les deux choses indissolublement » (p. 38). Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Paris, Seuil,
2002.
2 René Passeron, L’Œuvre picturale et les fonctions de l’apparence, Paris, Vrin, 1992, p. 38.
3 Ces trois niveaux ne sont pas exhaustifs et pourraient se complexifier à loisir d’un rythme ethnique, fonctionnel ou

autre - selon les cas. Ce qui nous importe ici c’est de montrer que le rythme est en fait un enchevêtrement de strates
rythmiques. Par exemple, Leroi-Gourhan identifiait quatre niveaux dans les manifestations esthétiques, qui sont
quatre niveaux différents dans la rythmique des hommes : physiologique, technique, social, figuratif. André Leroi
Gourhan, « Les symboles ethniques. Introduction à une paléontologie des symboles », dans Le geste et la parole. Tome
2 : La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965, p. 83.
4 Il suffira d’assister à une pièce versifiée en Néerlandais (par exemple, Sang et Roses : le chant de Jeanne et Gilles de Tom

Lanoye, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes à Avignon, lors de l’édition 2011 du festival) pour convenir que
l’archi-rythme de la langue ne compte pas pour peu dans la musique et le rythme qu’une occurrence singulière nous
découvre.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

dans laquelle l’utilisateur-spectateur est mis en rapport avec le rythme de l’objet, tel qu’il se donne
à voir à ce moment précis. Et ce rythme est lui-même une occurrence d’un archi-rythme, qu’il en
soit une déclinaison (dans le cas d’une œuvre en boucle) ou une parcelle (dans le cas d’une œuvre
linéaire). Le « rythme local » en quelque sorte, que l’on peut déceler lors de l’utilisation de
l’appareil, serait le fil pour remonter à l’archi-rythme, synthèse des rythmes actualisés, cadre
déterminant le spectre des possibilités des rythmes perçus. L’archi-rythme d’une œuvre d’art qui
tenterait l’appareillage assurerait cet « air de famille » des rythmes ponctuels que l’on retrouve à
chacune de ses actualisations. Et ces rythmes sont la manière dont les éléments formels de
l’œuvre se déploient devant le spectateur, quand s’active le schème morpho-dynamique. C’est
donc l’existence des schèmes qui assure celle d’un rythme.

Le rythme plastique est-il conciliable avec ce rythme technologique ?


De prime abord, on aurait pu croire qu’avec la technologie, le spectateur ne faisait plus
l’expérience que d’une palpitation des rythmes, antithétique à toute appréhension d’un rythme
propre à l’œuvre. Quand le schème technologique assure l’unité structurelle, le rythme qui
l’actualise s’oppose à toute unité phénoménologique, et dispose à une dynamique des formes
insaisissables. En peinture, l’objet d’art, phénoménologiquement un, est un agrégat de sensations
traversé par un rythme qui leur donne force et cohérence. Le rythme plastique est l’affleurement
du latent, de l’insondable de l’œuvre, toujours sous la surface de son phénomène donné. Il se
donne dans la manifestation de l’œuvre. Le rythme technologique est l’actualisation dynamique
du virtuel, de ses schèmes morpho-dynamiques. Celui-ci palpiterait (cela se voit), celui-là vibrerait
(cela se ressent). Ce serait finalement la dynamique formelle apportée par la technologie qui,
empêchant toute possibilité de rythme, discréditerait toute ambition de rythme plastique ? Mais si
l’on accepte l’existence d’un archi-rythme, synthétique et contrôlé par l’artiste, alors, il y aurait là
moins une impossibilité de principe qu’un enjeu poïétique. La sublimation du rythme
technologique (la simple séquence visible au cours d’une actualisation arbitraire) en un rythme
plastique (qui est mise en résonance d’une cohérence interne, si mince soit-elle, avec une
sensibilité du public) n’est pas impossible – elle est souhaitable. Elle est même nécessaire à
l’ambition artistique des appareils.
La difficulté consistera plutôt à travailler l’espace des archétypes pour que l’espace des
formes révèle un rythme plastique, malgré la diversité de ses manifestations, donc malgré
l’hétérogénéité des rythmes qui se succèdent au moment de la réception de l’œuvre.
Traditionnellement, l’artiste travaillait sa matière brute. Il pouvait aller traquer le rythme dans la
matière même de sa trans-apparition. C’est en sculptant son matériau qu’il laissait le rythme de

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Partie II : L’hyper-espace plastique

l’œuvre advenir, dans le jeu poïétique. Avec la technologie, l’artiste doit trouver dans un espace
totalement décorrélé du sensible de l’œuvre, le lieu de germination d’un rythme plastique.
Le rythme est dans le phénomène. Il est commandé par le schème morpho-dynamique dans
l’espace des archétypes. Le travail de l’artiste à cet égard sera d’y implanter un archi-rythme1, qui
saura entrer en résonance avec le public.
*
« Espace totalement inédit », avons-nous dit pour introduire l’espace des archétypes. Il n’est
dès lors pas très étonnant de constater que les monnaies traditionnelles n’y ont pas cours, que les
anciens référentiels sont sans emploi. La réponse consistant à décrédibiliser la technologie dans sa
tentative pour faire art serait peut-être un peu rapide. Ses signes sont codifiés, sa pensée est
réductrice, son rythme est d’abord palpitation. Mais l’avènement de cet espace marque surtout
l’apparition d’une dichotomie nouvelle dans l’œuvre et dans sa poïèse, en introduisant une
hystérésis, là où se tenaient adhérence et immédiateté.
L’espace des archétypes s’impose comme le lieu d’une différance et d’un déplacement dans
les circuits poïétiques traditionnels. Il est cette zone tampon qui prend place entre l’artiste dans
son faire, et l’œuvre dans son apparaître. Il y a à la fois une temporisation entre les deux (l’artiste
verra ultérieurement le résultat de son action et les retouches de l’œuvre demandent du temps),
une délocalisation des opérations (les lieux du travail et de la manifestation diffèrent) et une
requalification des attendus pour chaque opération.
Dès lors, notre démarche ici n’a rien dit quant à l’impossibilité plastique de la technologie. Il
ne s’agit pas en effet de voir si le code informatique peut être un système de signes plastiques –
mais si son résultat peut continuer d’exister comme signe plastique. Ce que cet espace fait éclater,
c’est la solidarité supposée de l’artiste et de son œuvre au moment de la poïèse. Hier, les deux
pôles s’informaient l’un l’autre en direct, de sorte que signe, pensée et rythme plastiques
s’obtenaient dans un mano a mano qui n’a ici plus cours. Mais signes et rythmes plastiques sont des
qualités de l’œuvre, non des résultats de l’acte de l’artiste : ils apparaissent quand celle-ci se donne
à voir – quelle que soit la méthode de sa mise au point. Ce qui a été mis à jour ici, ce sont
certaines des caractéristiques de l’outil et comment elles influent sur la poïèse, d’une part et sur la
manifestation de l’œuvre, de l’autre. Certes, le travail de l’artiste a changé : il ne manipule plus les
mêmes signes, il ne laisse plus sa pensée créatrice travailler comme avant ; mais il n’est pas encore
dit que cette mutation soit un meurtre. L’architecte travaille selon des procédures et avec des

1L’archi-rythme se définissant définitivement comme la mise-en-codes, la calculabilité, dans l’espace des archétypes,
des conditions de manifestation d’un rythme plastique.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

outils tout aussi particuliers – son travail en perd-il ses qualités plastiques, et l’architecture son
statut d’art ?
Le lieu poïétique a été scindé en deux : là où l’artiste travaille (avec les limites de son outil) et
là où il apprécie le résultat de son travail (selon les possibilités de son médium). La même scission
opère une cassure dans le lieu de l’œuvre : là où elle s’origine, en latence – et là où elle se déploie,
manifeste.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

La possibilité d’un prototype d’art


L’homme entre en contact avec une œuvre par un biais. L’histoire de l’art n’est finalement que
l’histoire de ces biais, de leur forme, de leurs caractéristiques, de leur évolution. Le versant
typologique de cette histoire n’est qu’une taxonomie de ces biais. La sculpture et le marbre
volumique, la peinture et la toile, la musique et le couple instruments-partition, le texte et son
inscription. Les avant-gardes ont, à cet égard, cherché à biaiser, à détourner le détour, à déformer
le biais. Dé-définir l’art revenait bien souvent à re-biaiser son événement, à inventer un nouveau
biais d’accès à l’Œuvre. Et la moisson fut riche, et les biais furent légion. Performance, installation,
cartel seul, enregistrement sonore – la profusion fut telle qu’on cherche encore à caractériser les
œuvres, leurs limites, et leur biais. Une œuvre singulière s’incarne dans un biais particulier.
Nous appellerons « véhicule » ce biais, car en ce qui nous concerne ici, il est toujours :
matériel (il s’incarne dans un objet), technologisé et dynamique, autant de dénotations dont le
terme « véhicule » est déjà largement pourvu. Deux choses pourraient être reprochées à ces
prolégomènes. Premièrement, que l’histoire de l’art pré-moderne n’a que faire de cette distinction
œuvre-véhicule. Que le véhicule est l’œuvre, que l’œuvre « Joconde » est la toile gardée au Louvre.
Nous laissons ce point en suspens pour le moment en introduisant au débotté l’hypothèse
suivante : bien loin de s’y cantonner, l’œuvre transcende son véhicule. Deuxièmement, que le
terme de « biais » conviendrait bien mieux aux produits dérivés des œuvres, tel qu’ils ont été
généralisés à l’ère de la reproductibilité technique. Il nous semble cependant que ces produits
dérivés sont moins des biais par lesquels l’homme entre en contact avec l’œuvre, que des
suppléments grâce auxquels l’homme entre en relation avec le véhicule de l’œuvre. Un degré
additionnel d’éloignement est à l’ordre. Le véhicule est nécessaire à l’œuvre, son supplément
reproductible ne l’est pas1.
L’arrivée de la technologie dans l’art a donc introduit une dimension d’appareillage à ce
véhicule. Nous l’avons vu, ce dernier n’est plus le fruit direct du travail du créateur avec le

1 Encore conviendrait-il d’approcher plus finement certains arts, telle la musique. Pour celle-ci, Pouivet l’a bien

montré, le CD physique, reproductible, est l’œuvre (enregistrée dans un studio et mixée pour se dupliquer telle qu’en
elle-même dans le cd). Roger Pouivet, L’œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation : un essai d'ontologie de l'art de masse,
Bruxelles, La Lettre Volée, 2003.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

matériau, mais le résultat différé d’une négociation avec la pensé logique, l’effet d’une médiation
avec l’espace des archétypes. Il est aussi la matérialisation concrète de cet espace.
La technologie fait de ce véhicule un objet en activité. Non pas dans la mesure où tout objet a
un effet sur son environnement de par sa simple présence, (il est actif) mais dans la mesure où
l’objet est dynamique et calorique (il est pro-actif). Il dépense de l’énergie et n’a de sens que dans
cette débauche énergétique. C’est à cela que tient la différence clé d’avec les œuvres d’un Calder,
par exemple. Un mobile pris dans le flot de ses spectateurs est lui aussi dynamique, aléatoire,
indescriptible, non-répétable. Cette danse, elle aussi, émane d’une schématisation primordiale de
l’ingénieur-artiste qui a mesuré, calculé, agencé et ainsi forgé cette réserve de virtuel mécanique,
dont l’œuvre en mouvement est l’actualisation constante. Chaque mobile a bel et bien son
schème morphodynamique. Mais il n’est pas vraiment en activité. Il est plutôt en passivité. En
attente d’une activation neutre, extérieure, dont il pourra transformer l’énergie, sans en
consommer par lui-même.
Un véhicule – technologique – en activité – est-il à même de véhiculer l’œuvre d’art ? Et ce,
relativement à ses trois fonctions : en tant qu’il est corps, support et indice.

Les défis du prototype


Rappelons la définition qu’en donnait Cohen, son auteur, en 1979 : « Aaron est un programme
basé sur la connaissance, dans lequel la connaissance relative à la fabrication d’images est
représentée sous la forme de règles »1. Cependant, en 1977, avant l’ouverture de la Dokumenta de
Kassel, le robot mobile (la tortue) d’Harold Cohen, pièce motrice de l’œuvre, tombe en panne
(rappelant, s’il était besoin, la physicalité d’une œuvre qui était plus que son programme). L’œuvre,
sans être détruite, est temporairement inactualisée (et inactualisable). Aaron était alors une
machine unique que personne ne pouvait réparer et qui, dès lors, était à assurer comme l’œuvre
même2. Le robot sera réparé puis remisé : l’action à réaliser le sera par d’autres bras. Dès 1979,
Cohen abandonne le corps de tortue pour des machines plus standards (table traçante), semblant
signifier que si le corps qui exécute le programme est important, il n’est pas figé. Et ainsi, en
1988, trois performances simultanées avec trois robots différents ont lieu dans différentes galeries
américaines…
Plus près de nous, en 2006, Billl Vorn proposait une installation, Hysterical Machines, tout
droit sortie des imaginaires de science-fiction. Le spectateur déambule dans une pièce faiblement

1 Nous traduisons et soulignons : « AARON is a knowledge-based program, in which knowledge of image-making is

represented in rule form ». Harold Cohen, « What is an image », CRCA, 1979, p. 1, en ligne :
http://crca.ucsd.edu/~hcohen/cohenpdf/whatisanimage.pdf.
2 Pamela McCorduck, Aaron’s code : meta-art, artificial intelligence, and the work of Harold Cohen, New-York, Freeman, 1991,

p. 75.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

éclairée de néons, environnée de brume artificielle, du plafond de laquelle pendent des robots-
araignées. Ceux-ci s’agitent, font danser à hauteur d’homme leurs pattes de métal et leurs vérins,
dans une ambiance sonore concrète et industrielle. Chaque robot est autonome et bouge ses
appendices au rythme qu’il se donne. Le spectateur, en naviguant entre eux, devient le danseur
d’un instant de cette chorégraphie-sur-place, le prisonnier de chacune de ces sentinelles. Que
l’une d’elles tombe en panne, et l’œuvre est altérée mais elle n’en continue pas moins. Elle sera
réparée ou, tout aussi bien, remplacée. De l’aveu même de l’artiste, ces appareils sont issus du
prototype créé en 2002, autour du travail renommé a posteriori : Prehysterical Machine1.
Si elles sont d’art, ces œuvres sont moins des objets d’art, que des appareils d’art, et même
des prototypes d’art. La technologie et son être-au-monde ajouteraient ainsi une nouvelle
catégorie d’existence à côté de celles des choses, des objets ou des produits2. Revenons avant tout
sur ce glissement entre l’appareil technologique et le prototype…
L’appareil est l’emblème de la technologie en ce qu’il concentre et réalise le mariage de la
technique et du numérique dans un environnement interopérable. Il ne s’agit pas tant de pouvoir
communiquer avec les autres appareils que de pouvoir fonctionner ensemble, opérer de conserve.
Pour le dire trivialement : le numérique, c’est la puce ; la technique, c’est le bidule ; la technologie,
c’est la puce-dans-le-bidule. Pour distinguer ce que fait la technologie à l’art de ce que lui a fait le
numérique, il convient donc de prendre en considération le véhicule (c’est-à-dire l’appareil) dans
son milieu. Il est constitué d’un corps, d’actuateurs (qui sont le devenir-analogique de l’appareil),
d’interfaces d’entrées (inputs), d’interfaces de sorties (outputs), et le tout est en activité. L’artiste qui
s’y essaie est moins un ingénieur qu’un bricoleur. Il tente de récupérer tel système déjà existant,
de détourner tel objet, de ré-employer tel bout de code. Et former ainsi, brique à brique, de bric
et de broc, un appareil d’art. Qu’a t-il construit exactement ? Peut-on utiliser les moyens mis à
disposition par la technologie, sans se voir contaminer par son « économie » ?
En effet, la technologie n’est pas seulement un champ d’objets élaborés à partir d’un noyau,
ou une pragmatique, ou une logique. Elle est aussi une économie. Parce qu’elle se déploie via de
l’invasif et de l’interopérable, elle s’incarne forcément dans des appareils qui doivent à la fois être
légions et standardisés. Pour être en activité, elle sera en communication et en inter-opération
avec le milieu des appareils avoisinants. Il n’y a pas de concours Lépine pour les appareils
technologiques. La technologie n’est pas pourvoyeuse d’objets autonomes ou uniques. Elle est un
écosystème, se renforçant par l’arrivée de tout nouvel appareil qui se greffe au milieu, lui donnant

1Bill Vorn, « Hysterical Machines », en ligne : http://billvorn.concordia.ca/robography/Hysterical.html.


2La chose est nue, en-soi, elle subsiste en une position autonome (Selbststand) et rassemblante de l’être ; l’objet est la
chose placée devant nous (Gegenstand) ; et le produit, l’objet en ce qu’il a été constitué (Stellen), en ce qu’il pro-vient
(Her-stellen) d’une source. Martin Heidegger, « La chose », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 194-223.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

une fonctionnalité nouvelle, une potentialité inédite qui servira de nouvelle brique pour un
développement futur. Toutes les greffes ne prennent pas, mais tous les appareils sont conçus
pour se greffer. Tous les greffons n’essaiment pas, mais tous les appareils sont conçus pour
essaimer. Les échecs (relatifs) de la technologie n’invalident pas son programme. En utilisant des
appareils technologiques, l’artiste assemble des appareils qui sont standardisés, ou modifie des
technologies qui sont communes. S’il en conçoit de bout en bout de nouvelles, il reste prisonnier
de leur économie de standardisation.
Sauf extra-ordinaire, un objet technologique est toujours quelque chose de re-fabricable. En
ce sens, on peut dire que tout appareil technologique est un prototype évoluant dans son
économie spécifique. Qu’entend-on par prototype ?
Le premier aspect du prototype est sa fonctionnalité originaire. Il « marche » enfin. Et même,
il démontre la faisabilité d’un fait, d’une idée, d’un outil. Il est le premier individu qui marche,
après de nombreuses ébauches et de sérieux échecs. Il annonce la réussite d’une entreprise visant
à produire un objet qui fonctionne.
Son second aspect réside dans sa descendance. Il donne lieu à des suites, à une production
en série d’individus identiques. Si « proto » signifie premier, alors il se flanque d’entrée de deux
aspects gémeaux : un avant et un après. En amont, « premier » indique qu’il n’y a pas
d’antériorité, de lignée, qu’il n’y a pas de chaîne pour laquelle l’œuvre considérée ne serait qu’un
maillon nouveau. La série débute, s’initialise, sans référence à un autre élément qui la fonderait,
mais en même temps, l’hétéro-nomiserait. Un proto-type est toujours d’une espèce nouvelle. En
aval, « premier » renvoie à la foule des ordinaux qui en procèdent. Les nombres naturels se
construisent à partir d’un « un », les ordinaux se rangent à la suite du « premier ». Le prototype
origine, en puissance, une série. Il est celui qui sera pris pour modèle, dont les autres ne seront
qu’une copie.

L’objet d’art dont le véhicule s’appareille devient de facto un prototype. Mais ce mode
d’existence objectal est-il compatible avec l’œuvre ? Est-il inédit ? Si la technologie prototypise
l’objet d’art, existe t-il déjà des œuvres d’art prototypiques ? Peut-il y avoir des prototypes d’art ?
Ou à l’inverse, l’œuvre d’art peut-elle ne pas être un prototype ?
En premier lieu, peut-on tenter de trouver des œuvres sans antériorité ? Et avant tout,
précisons cette notion d’antériorité. Elle recouvre en fait deux aspects : l’influence (synchronique)
et le fondement (historique). Et seul le deuxième point importe. Qu’il s’agisse d’une influence
endogène ou exogène à l’art, les œuvres sont rarement hors influence. Toute œuvre et tout objet
vient au monde dans un cadre fixé, dans une époque et une société données : son milieu

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Partie II : L’hyper-espace plastique

l’explique en partie, le tenant pour symptôme ou représentant. Un prototype n’y coupe pas. Par
contre, il sera sans fondement précurseur : il se fonde lui-même. C’est donc bien moins une
question d’influences, que d’arché-ologie. Il est sans archéologie possible. Il est, à soi-même, son
propre principe, il contient le principe qui l’explique et explique ses multiples à venir (ou en
puissance). Il est ce sur quoi bute, à la fin, l’archéologue en quête d’explication, à la recherche
d’une filiation technique. Si l’œuvre d’art est, sous cet aspect, rarement un prototype, ce n’est
donc pas parce qu’elle aura été influencée par d’autres, mais parce qu’elle trouve son principe déjà
en germe chez les autres.
Toute œuvre d’art est « sous influence », mais y en a t-il qui soit sans fondement précurseur ?
Les ready mades duchampiens pourraient correspondre à cette étiquette, de même que les récits
oulipiens avant l’heure de Roussel. Par contre, Fluxus est dans Dada et Dada, dans Jarry. Les
tentatives de (re)fondation de l’art moderne, voulant ériger l’idée d’un Novum originaire toujours
recommencé, laissent en fait apparaître des projets de dé-définition, qui tirent leur principe des
enjeux antérieurs qu’ils combattent. L’idée même d’une « histoire de l’art », rationnelle, qui
s’explique et se comprend, dénie toute possibilité d’un art prototypique qui ferait advenir des
œuvres sans principe antérieur. Seules peut-être les premières marques pariétales pourraient se
revendiquer d’une telle qualité… Nous serions tentés de constater que, relativement à l’axe de
l’antériorité, on ne peut que rarement parler d’une œuvre d’art comme d’un prototype.
Qu’en est-il selon l’axe de la postérité ? L’œuvre d’art fait événement, s’extrait des canons de
son temps et crée une sensibilité nouvelle (que des suites viendront épanouir ou des épigones
exploiter) ; mais elle n’est pas conçue pour être matricielle. L’œuvre d’art n’a pas vocation à se produire
en série, à produire de la série. Tout au contraire ! Elle a vocation à se décréter : seule et unique
en son genre. Mieux : elle dénie l’idée du genre ou de l’espèce. Elle est ce qui n’est pas spécifique,
ce qui résiste à l’hypostase. Ergo : inexploitable par la copie et le multiple. En ce sens, elle est un
monotype, qui « casserait » aussitôt son moule.
Pourtant, certains monotypes sont conçus pour – ou se laissent séduire par – la série. La
première forme de sérialité sera programmatique. Les Nymphéas de Monet ou ses cathédrales, sont
autant de briques d’une super-étude sur le motif. La première d’entre elles, l’initiale, n’a pas plus
de valeur que les suivantes1. Chacune creuse la mat/nière du peindre, pour épuiser une question.
La première toile joue bien un rôle précurseur, sans se retrouver valorisée par ce statut. La
deuxième forme de sérialité est accidentelle. L’œuvre initiale occupe alors un statut particulier
puisqu’elle est celle qui a déclenché le processus de la copie. Combien y a t-il de Voyage à Cythère

1 Si Monet peignait ses toiles en parallèle, les Saintes Victoire de Cézanne ont bien été faites de série. Une œuvre
« première » se conçoit en ce sens.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

(Watteau) ? Et où est le vrai, ou plutôt l’initial ? Les œuvres qui suivront pourraient très bien
venir dépasser la proposition originelle. Nouvelles versions, reprises du travail sur le métier ou
concessions à l’économie du monde (plutôt que revendications de l’écologie de l’art) – les séries
non-programmatiques posent bien l’œuvre originelle comme la source d’une postérité inattendue.
Ici, l’œuvre est un original.
Mais, c’est bien sûr avec les arts du multiple que la notion de prototype peut se mettre à
adhérer aux œuvres. Et d’abord avec les arts de la reproduction. Nous voulons parler de la
sculpture ou de la lithographie, pour lesquels le premier objet advenu (sorti des presses ou du
moule) est justement le prototype des copies à venir. On pourra vérifier l’état de l’objet, corriger
tel ou tel défaut le cas échéant, pour parvenir à une matrice parfaite, qui autorisera une
production en série dont le premier élément sera un prototype. On pourrait ici contraposer que
ces objets ne sont en fait que des produits de second ordre, dérivés du matériau poïétique de
l’artiste. Le sculpteur a travaillé sur un objet, dont est sorti le moule, d’où sortiront les copies – de
sorte que l’objet d’art est cet élément matriciel, fruit du travail concret de l’artiste, et non le
résultat de la chaîne de production. Proposition recevable mais qui ne résiste pas à l’analyse. Si un
seul bronze est produit (ce qui arrive), que le moule est détruit comme le modèle initial sur lequel
l’artiste a agi (véritable matière de la poïèse) : dira t-on que l’œuvre a été détruite et que n’en
subsiste qu’une copie ? L’œuvre retenue alors joue comme moule.
L’art moderne a introduit cette essence prototypique dans les catégories artistiques où
l’unicité était de mise. De Duchamp à Warhol, les multiples ont fait leur entrée et sont venus
exister comme œuvre. On ne peut plus distinguer la copie de l’original, toutes les boites Brillot
existent sur le même plan, il ne reste plus que des stéréo-types d’un prototype mythique.
Depuis quelques années, enfin, certains théoriciens ont tenté une approche des œuvres d’art
sous cette catégorie affirmée du prototype. Ainsi, Elie During considère certaines œuvres comme
des prototypes, terme « qui concerne moins une catégorie spéciale d’objets qu’un nouveau régime
de production1 ». Les parangons de sa réflexion sont Duchamp (mais attention, celui du Grand
Verre), LeWitt, Schwitters et Panamarenko. Ces œuvres d’art seraient des prototypes, dans la
mesure où elles sont « des objets à la fois idéaux et expérimentaux (…) à l’intersection des
logiques d’objet et de projet2 ». Il retient deux aspects principaux de l’être-œuvre de ces
productions particulières : la série en puissance qu’elles supposent (même si elles ne l’actualisent
pas), et leur capacité d’échec. Les machines volantes hautement hasardeuses de Panamarenko

1 Elie During, « Prototypes (pour en finir avec le romantisme) », dans Les cahiers d’Artes. L’artiste, Bordeaux,
Université Michel de Montaigne, 2008, en ligne : http://www.ciepfc.fr/spip.php?article141.
2 Elie During, « Redéfinir le statut de l’œuvre d’art », Alphabetville, 2006, en ligne :

http://www.alphabetville.org/article.php. 3?id_article=44.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

notamment, ne sont jamais si consistantes que quand elles échouent ou, en tout cas, s’autorisent
l’échec.

La notion problématique de « prototype d’art » est donc ambiguë sans être antinomique. En
refusant de trancher, l’art botte en touche. Les tensions du prototype semblent bien plutôt
neutralisées dans l’art, qui en déplace les contours. Pour l’œuvre d’art, ce qui compte est moins le
nombre d’occurrences de son véhicule, que la singularité de l’œuvre – et moins la réussite
fonctionnelle, que son existence objectale qui résiste à l’échec. Aux préoccupations
technologiques (sérialité et fonctionnalité des prototypes), l’art répond par ses enjeux propres
(singularité et existence de l’œuvre). Ce sont ces deux qualités artistiques qui vont être renvoyées
vers l’art technologique et lui revenir comme défis.

Qu’est-ce qu’une œuvre singulière ? Plus exactement comment reconnaître la singularité


d’une œuvre à son véhicule1 ? La singularité recouvre plusieurs aspects : 1/ l’unicité du véhicule,
2/ l’inédit de sa facture, 3/ la stérilité de son événement. L’œuvre est singulière quand elle réussit,
à partir d’éléments en présence, à construire un événement qui déborde ce qui existait jusqu’alors
et qui n’aura pas de pareils. Elle est unique en son genre, première et dernière de son espèce.
Faire œuvre, c’est déceler dans le réel les germes d’un inouï, le mettre à jour, et proposer un tout
qui est sa propre fin. Pour faire une œuvre singulière, il faut donc pouvoir construire à côté ou
contre le réel existant. Non pas assembler mais dévoyer, et faire tenir le tout dans un objet unique
qui se destine pour inimitable, même s’il doit subir émules, redites ou copies.
Un prototype technologique d’art n’est dès lors envisageable que s’il se tient fermement dans
les marges de la technologie, que s’il s’oppose à l’économie de la technologie. Parce que la
technologie n’est pas seulement ce qui homogénéise dans un milieu de communication ouvert,
elle est aussi une puissance de récupération. Au vu de la vitesse de son expansion, ses ex-
centricités du jour seront peut-être ses banalités de demain. Que fait la technologie vis-à-vis de
ses singularités ? L’art est finalement le lieu que s’est donnée la société pour ménager un espace
de vie à ses singularités. Il n’y a pour la société que deux types de singularités : celui qu’elle s’est
autorisé, dans l’art ; celui qu’elle a choisi d’exclure dans les systèmes répressifs (prisons, hôpitaux,
maisons spécialisées). La singularité, c’est à la fois ce qui déjoue le réel et ce que le sociétal ne

1 Si la singularité de l’œuvre coïncide seulement avec son intentionnalité (son Kunstwollen), nous voulons ici retrouver

des critères matériels de sa reconnaissance. Deux œuvres, véhiculairement identiques, peuvent être distinctes et
singulières si elles n’ont pas le même propos. On pourra se reporter aux analyses fictionnelles de Danto concernant :
une exposition de toiles identiquement rouges (p. 29 et sq), ou les deux tableaux phénoménologiquement identiques
illustrant chacun une des deux lois de Newton (p. 197 et sq). Arthur Danto, La transfiguration du banal, Paris, Seuil,
1989.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

peut assimiler. Le singulier, c’est l’inassimilable. L’écueil d’une « œuvre d’art technologique » est
donc double : celui traditionnel de l’art (récupération) ; redoublé par celui de la technologie
(standardisation). La technologie tolère t-elle de l’inassimilable ? C’est-à-dire quelque chose qui
tire profit du milieu technologique sans lui apporter de contre-partie ; en un mot : un parasite. Il y
aurait donc possibilité de prototype d’art, s’il y a possibilité de « parasite technologique ».
Mais alors le problème connexe sera le suivant : comment assurer la pérennité d’une œuvre
vouée à l’obsolescence ? En effet, le milieu technologique est certes homogène (et donc
synchroniquement homogénéisant), mais il évolue (et donc diachroniquement hétérogénisant).
L’avènement d’un prototype d’art implique donc de circonscrire sa singularité dans les limites
homogénéisantes de sa technologie contemporaine (mais après tout, toute œuvre n’est singulière
que dans les limites dans son époque – Zeitgeist ou Weltanschauung). Sa pérennité exige que les
évolutions à venir du milieu technologique ne la laissent pas sur les bords de sa route. C’est dire
qu’il faut que sa singularité se construise dans des marges pas trop éloignées du centre, dans des
excentricités pas trop excentrées. Sinon, sa survie et donc son existence nécessiteront un méta-
appareillage supplémentaire et complexe. C’est peut-être dans le contre-emploi des schèmes et des
logiques technologiques que l’appareil d’art pourra se concevoir. Un contre-emploi qui ménage
une subversion et une singularité tout en respectant l’opérativité ambiante et ses évolutions.
La question est précisée sans être vraiment close. Si le singulier est ce qui ne fera pas de
petits, comment le concevoir dans le cadre d’une technologie, qui est ce qui récupère ? Comment
concilier l’anti-conformisme du singulier avec une technologie conformatrice ?...

Sur un cartel du Louvre, on peut lire « œuvre en restauration ». Sur un cartel du Centre
Pompidou, on peut lire « œuvre en réparation ». Sur un cartel du Laboratoire, on peut lire « œuvre en
maintenance ». Dans les trois cas, le regardeur repart déconfit. Pour autant, chaque cas laisse
poindre un mode d’existence spécifique de l’objet d’art en absence. Et seul le troisième pointe un
risque existentiel majeur.
En effet, une œuvre d’art technologique (dont nous faisons hypothèse d’existence) existe que
si elle est en acte. Elle n’a de sens qu’en fonctionnement. Par conséquent, elle ne tolère pas
l’échec. Elle ne se déploie que dans l’expression de ses interfaçages, de son algorithme, de son
virtuel numérique. Elle ne se définit pas par son programme ou son projet, elle s’expérimente
dans son être-en-activité. Au régime visuel de l’œuvre classique (tableau), succède un régime
opératoire de l’œuvre. Ce n’est plus l’image qui fascine, c’est l’activité qui séduit. L’œuvre d’art
technologique, étant en activité, est en travail1. C’est cette dépense qui interpelle le spectateur.

1 La connotation médicale, gynécologique, du syntagme n’est pas pour nous déplaire.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

Parce que le véhicule de l’œuvre d’art -quand il s’agit d’appareils technologiques- est actif, il
s’ensuit deux conséquences : le véhicule est en performance (et celle-ci est imprévisible) ; le
véhicule est en menace de dysfonctionnement. Pour assurer ce régime d’activité de l’œuvre (qui
est son régime d’existence), l’art technologique doit intégrer un principe de maintenance.
La maintenance est « l’ensemble des opérations d’entretien préventif et curatif destiné à
accroître la fiabilité ou pallier des défaillances (d’un matériel, d’un logiciel)1 ». Elle a donc deux
pans : correctif (réparation), et préventif – deux façons d’assurer l’activité de son objet. Evoquer
la fiabilité d’une œuvre ou ses possibilités de défaillance semble assez incongru. Et pourtant, c’est
bien de cela qu’il s’agit avec la technologie, c’est bien de cette humiliation par où elle doit passer si
elle s’est ainsi constituée. Son mode d’existence se voit augmenté de deux nouvelles dimensions.
D’abord : sa faille ontologique. L’œuvre est toujours en risque d’anéantissement. Elle est presque
en option (alors même qu’elle est censée être portée par une nécessité intérieure). D’un jour à
l’autre, elle peut s’exposer sous nos yeux, ou être inaccessible pour cause de maintenance. D’une
heure à l’autre, elle peut se manifester ou disparaître dans une panne serveur. Une œuvre qui
existerait par intermittence ! Et, de fait : qui a dit qu’une œuvre devait être disponible dans son
être 24 heures sur 24 ? L’autre dimension est celle de l’échangeabilité de tout ou partie de son
véhicule. Parce qu’il est un prototype, il charrie avec lui la possibilité non seulement de pièces
détachées, mais encore de copies, innombrables. Celles-ci posent le problème de sa singularité,
celles-là celui de son identité (à soi). Le navire de Thésée, qui reste le même (ou pas ?) en se
retapant, retrouve, dans le prototype, un alter ego post-moderne.
C’est donc deux menaces qui pèsent sur l’art technologique et ses œuvres prototypiques : le
rejet par son milieu en cas de singularité trop forte, et la néantisation en cas de
dysfonctionnement. Les deux solutions imaginées pour déjouer ces risques - le contre emploi et la
maintenance - doivent permettre à l’œuvre d’art technologique d’exister en « mode sans échec ».

Véhiculer l’instable
Le véhicule véhicule. C’est un moyen de trans-port. C’est ici la dimension de support du
médium qui nous retiendra. Le terme se voit d’ailleurs augmenté par sa connotation
parapsychologique. Le médium, charlatan ou réalité avérée, est celui qui prête son corps à
l’avènement d’un autre. Il entre en transe, se dépossède de lui-même pour laisser sourdre une
puissance étrangère. Nous pouvons alors rapidement observer la phénoménologie de ce véhicule-
médium, pour nommer l’entité ainsi mise à jour et tenter d’approcher la réponse à la question
suivante : ce véhicule technologique est-il susceptible de permettre la manifestation d’une œuvre ?

1 Le Nouveau Petit Robert de la langue française 2008, p. 1507.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

Norbert Hillaire qualifie de « métastable et multimodal, le régime actuel des œuvres d’art1 ».
Dans le cadre que nous essayons de construire, nous ne pouvons qu’assentir. Le véhicule
toujours pris sur le vif d’une activité, présente un visage constamment nouveau. S’il s’explique, il
ne se prévoit pas. La technologie élargit le concept de « diamorphose2 » proposé par Edmond
Couchot pour les images numériques.
« [l’image numérique] est métamorphose, puissance de transformation, il faudrait
dire « diamorphose » pour insister sur ce passage, non pas d’une forme à
l’autre, mais entre (dia) deux formes qui ne sont ni des origines, ni des termes.»3
L’art technologique trouverait alors, peut-être, dans cette « diamorphose » l’un de ses enjeux
plastiques propres, ce que le cadrage est à la photographie, ou le montage au cinéma. Le techno-
artiste chercherait à peser les lois et les résonances dans le tempo, l’extension et la durée de la
dynamique de l’œuvre. Et la (dia)morphose serait la plasticité de cet instabilité.
La technologie, dans ses dimensions matérielles et mobiles, redouble les potentialités de
l’écran, par celles de ses appareils, sans en changer fondamentalement la logique. Il s’agit toujours,
dans l’actualisation des schèmes algorithmiques, d’être dans l’instabilité phénoménologique
permanente, de montrer un visage inédit et éphémère. Cette instabilité n’étant pas gratuite mais
procédant des principes, nous pouvons tenter de la dessiner en creux.
L’instable n’est pas le trouble ni l’indéterminé. Parce que justement, il a un principe directeur.
Il n’est pas non plus vraiment une transformation, un passage d’un point A à un point B. Parce
que précisément, il n’a ni début, ni fin. Il a un déclenchement et une extinction – mais il ne
narrativise pas sa morphose. L’instable est la figure de l’inchoativité, du mouvement perpétuel.
Les formes instantanées s’enchaînent les unes aux autres dans une série programmée mais
indéterminée ; elles prennent place dans une suite, mais sans ordinalité aucune. Il n’y a pas plus de
n-ième forme que de pénultième. L’instable foisonne, exubérant, indénombrable. Très loin d’une
transformation, à moins de voir celle-ci comme continue : non pas un passage entre deux figures,
mais la figure du passage en-soi, comme si les deux figures extrémales de la transformation étaient
à jamais renvoyées dans les limbes. Enfin, l’instable n’est pas un pur flux. Le flux est un
mouvement, une quantité de mouvement, diraient nos physiciens. L’instable est la substance qui
est prise dans ce flux, la matière informée qui se déploie dans le flux qu’elle génère. Le flux est
une condition d’existence, un vecteur ; l’instable est la substance sur laquelle s’applique ce

1 Norbert Hillaire, « Notes de lecture sur la question de l’art et de la norme à l’âge des industries culturelles
numériques », dans Jean-Pierre Balpe et Manuela de Barros (sld), L’art a t-il besoin du numérique ?, Paris, Hermes
Science, Lavoisier, 2006, p. 146.
2 Terme utilisé aussi par Xenakis dès 1958.
3 Edmond Couchot, « Image puissance image », dans Revue d’Esthétique. Numéro 7, Juin 1984, p. 123-133, en ligne :

http://www.olats.org/livresetudes/etudes/couchot1984.php.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

vecteur, et qui en est la cause1. La technologie a introduit un nouveau couple sémiotique : le duo
(platonicien) type/tokens pour les objets aux formes fixes, le couple (structuraliste) pattern/items
pour les objets aux formes mobiles (feu, nuage) – sont rejoints par l’approche pro-
gramme/actualisations. L’instable technologique résulte de l’activation d’une symbolique des
codes. Et, redisons-le, cette activation n’est pas une traduction : elle est une mise-en-actions selon
les règles édictées par les codes. Actes de langage qui se décodent non dans leur contenu
locutoire mais dans leurs effets perlocutoires2. Grâce à la machine de traitement de la technologie,
les symboles de la matrice sont reçus comme des ordres pour accomplir une action. Parce que
cette activation est dynamique, son résultat est instable…
Beaucoup d’œuvres technologiques sont inépuisables. Etant suffisamment interactives, ou
bien directement plongées dans les données du réseau (tout le net art est souvent construit ainsi) –
elles montrent à chaque seconde un visage différent et qui ne se retrouvera pas. En fait, le
véhicule technologique laisse sourdre un virtuel, qui est le virtuel de son algorithmique, c’est-à-
dire un virtuel rationalisé. Si l’on peut s’autoriser de Gide (et le prolonger) en disant : « autant de
spectateurs, autant d’œuvres » (ce que Duchamp prônait, et ce que la sémiologie des années 196o
développera), encore faut-il prendre garde à ne pas plaquer la formule abruptement sur notre cas.
Pour Gide, l’œuvre prend forme différemment en chaque personne qui la reçoit, tandis que le
texte, en son corps, reste le même. Une œuvre est pleine de ce virtuel, qui est un virtuel poétique,
c’est-à-dire une capacité à ouvrir des mondes chaque fois différents, à chacune de ses activations.
La mise en contact d’un spectateur avec une œuvre est l’actualisation d’un virtuel poétique, en
réserve au sein d’un véhicule donné.
Ce que la technologie réalise, en son activité, c’est l’actualisation dynamique et toujours
changeante de son virtuel algorithmique. Le véhicule devient le lieu d’expression de ses schèmes
morpho-dynamiques, ie le terrain où se déploient les potentialités définies par son cadre rationnel.
Telle est la force de la technologie : laisser advenir une figure du virtuel, donner une image
concrète aux notions abstraites. Il s’agit alors de deux virtuels distincts : un virtuel poétique dans
l’œuvre, et une pragmatique du virtuel avec la technologie. Les termes sont identiques mais les
significations diffèrent. Le virtuel de l’œuvre est une énigme – celui de l’appareil est un donné ; le
virtuel de l’œuvre se tient en réserve dans une forme une – celui de l’appareil se construit dans
l’espace des archétypes ; le virtuel de l’œuvre se tient au creux d’une image – celui de l’appareil
s’actualise par une valse phénoménologique. L’inépuisable de l’œuvre est une hypothèse, presque

1Nous retrouvons la distinction que nous avons tenté d’introduire entre « processus » et « activité ».
2Ici les codes ne valent que parce que les lire et les comprendre, c’est agir selon leurs ordres. Ils ne disent rien, ils ne
se traduisent pas, ils font faire.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

une pétition de principe – celui de l’appareil est un fait ; l’inépuisable de l’œuvre se décortique à
froid – celui de l’appareil se constate, à chaud. Tout cela pour noter à la fois la force de la
technologie, et la sphère tout à fait particulière qu’elle occupe. Le virtuel technologique n’a rien à
voir avec le fonds de virtuel de l’œuvre. Ils occupent deux ordres distincts. Ce n’est pas dire qu’il
l’interdit, ni qu’il le permet – c’est dire qu’il est autre chose.
Ceci posé, ayant déterminé ce dont l’appareil d’art technologique est le véhicule, nous
pouvons nous interroger sur sa capacité à véhiculer une œuvre.

Une œuvre d’art apparaît dans son lieu-véhicule. Elle a lieu-d’être1. C’est dire qu’elle est son
propre apparaître, son propre événement2. Une œuvre est toujours un événement opéral. Qu’est-
ce qu’un événement ? Si c’est bien ce qui troue l’écoulement de l’immanence du réel, une
irruption (doublé de ses indices avant-coureurs3) dans le cours des choses – nous voudrions
retenir ici le fait qu’il est attestable. Il est de l’ordre du factuel avéré, qui prend ensuite place dans
l’histoire de l’homme. Il est à la fois ce qui reste dans notre mémoire, et ce qui fabrique
(constitue) notre mémoire. Le passé est un vécu qui ne devient mémoire qu’en gardant traces et
agençant les événements qui s’y sont produits.
Et il y a deux moyens d’attester un événement : la preuve et le témoignage. La preuve est la
matérialité de l’événement, sa marque dans le monde, la trace qu’il y a laissée. Elle est un objet
figé, pérenne, qui n’importe que tant qu’il existe. Elle possède une force brute, obstinée, à
persévérer dans son être-une-chose-qui-témoigne-de – sur laquelle les interprétations trop lâches
viennent se fracasser. Le second est le témoignage ; mais il doit s’entendre au pluriel. Le
témoignage ne fait foi que s’il est corroboré, c’est-à-dire si plusieurs témoins tiennent le même
discours, concernant un même événement4. L’événement n’a lieu que si plusieurs personnes « y
étaient », que si elles ont vu la même chose, et le décrivent dans des termes analogues. Le « 11
Septembre » est un événement parce que des vidéos (matérielles) l’attestent, de même que des

1 Michel Guérin, L’espace plastique, Bruxelles, La part de l’œil, 2008, p. 78.


2 L’exemple le plus décisif est peut-être celui donné par Heidegger : « le lieu n’existe pas avant le pont. Sans doute
avant que le pont soit là, y a t-il le long du fleuve beaucoup d’endroits qui peuvent être occupés par une chose ou une
autre. Finalement, l’un d’entre eux devient un lieu et cela grâce au pont. Ainsi, ce n’est pas le pont qui d’abord prend
place en un lieu pour s’y tenir, mais c’est seulement à partir du pont lui-même que naît un lieu ». Martin Heidegger,
Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 182.
Cité dans : Augustin Berque, « Pour que naquît ce paysage », dans Anne Marie Charbonneaux et Norbert Hillaire
(sld), Œuvre et lieu : essais et documents, Paris, Flammarion, 2002, p. 29.
3 L’événement arrive toujours précédé de son spectre, dirait Derrida. Jacques Derrida, « Une certaine possibilité

impossible de dire l’événement », dans Dire l’évènement, est-ce possible ? Séminaire de Montréal, pour Jacques Derrida, Paris,
L’harmattan, 2001, p. 79-112.
4 C’est pour cela qu’Hercule Poirot doit relâcher tout le monde dans Le crime de l’Orient Express.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

milliers d’Américains et, au prix d’un degré de dérivation supplémentaire, des milliards d’individus
(qui ont vu et verront ces images).
Dans quelle mesure alors, peut-on alors parler « d’événement opéral » ? L’œuvre se manifeste
bel et bien dans son véhicule, qui traditionnellement est figé : la toile du peintre, l’installation, la
sculpture, le corps du texte. Par surcroît, ses regardeurs peuvent convenir de sa forme, et ainsi
s’entendre sur l’objet dont ils pourront débattre. Le véhicule de l’œuvre est alors le lieu qui
autorise l’événement toujours renouvelé de l’œuvre. Il peut se concevoir comme le support de la
permanence de l’événementialité de l’œuvre. L’œuvre est ce qui contient, à l’état de latence, son
propre événement.
Mais l’événement a aussi une action sur la matière qu’il enveloppe : il la fige. En l’inscrivant
dans un récit, c’est-à-dire une façon publique et partagée de faire-monde, il propose une
photographie claire et canonique du fait advenu1. Le processus de ré-interprétation ne peut
masquer le fait qu’il se déroule sur fond d’une attestation stabilisée. Il pourra être corrigé ou
amendé, à la lumière de nouvelles traces ou de nouveaux témoignages. Le sacre en événement
s’accompagne donc d’une ossification du récit de l’événement. Et ce qui nous semble tout à fait
emblématique de cela : il a un nom. La coupe du monde de 1998, la Saint Barthélémy, etc. Le
nom fait étiquette, et l’étiquette renvoie à un fait déterminé et (re)connu. « Le nom est ce qui
décide l’avoir-eu-lieu2 ». Le nom de l’événement est univoque.
L’apparaître d’une œuvre d’art peut donc très bien s’appréhender comme un événement
opéral, que le véhicule-lieu de l’œuvre est à la fois chargé d’attester, de préserver (dans le temps)
et de réserver (il en est la réserve).
« Quand il y a un objet réel, il doit avoir une force. Pour le rendre œuvre, il
suffit de faire qu’il n’ait plus de fonction. Ce qui reste une bonne œuvre d’art
est une œuvre qui se nomme. Même si elle n’est pas un archétype, elle le
devient. »3
Comment donc parvenir à cet état de chose, quand ce véhicule n’est qu’instabilité ? De quoi
donc une (vite labellisée) œuvre d’art technologique est-elle le garant de l’événement ? Cette mise
en demeure que la technologie impose aux objets sur lesquels elle se greffe – d’être toujours en
activité, en inter-opération avec leur milieu, en interaction avec ses entrées et sorties – semble
plutôt renvoyer au registre du spectacle.

1 D’où l’enjeu pour certains historiens à aller interroger, faire mentir, relire certains événements passés, avec des

dérives du type négationnisme.


2 Pierre Francastel, La figure et le lieu : l'ordre visuel du Quattrocento, Paris, Gallimard, 1980, p. 97.
3 Giuseppe Penone, cité dans : Annie Delay, « Du public des grands au grand public », dans Anne Marie

Charbonneaux et Norbert Hillaire (sld), Œuvre et lieu : essais et documents, Paris, Flammarion, 2002, p. 75.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

Jean Pierre Balpe, artiste-poète, travaillant depuis des années sur la littérature numérique, sur
les potentialités que l’ordinateur offre au texte et à l’écriture, le concède sans s’en apercevoir :
l’une des caractéristiques de sa recherche consiste à donner à voir « la lecture du spectacle du
texte autant que du texte lui-même1 ». La démarche, en tant qu’elle est artistique, nous paraît tout
à fait passionnante, mais nous achoppons sur ce terme « spectacle ». Non plus seulement le texte,
dit-il, mais le spectacle du texte. Pourrait-on prolonger sa pensée de la sorte : « non plus
l’événement de l’œuvre, mais le spectacle de son événement » ? Ou pire : le spectacle tout court –
et perdue, l’œuvre…
Le spectacle serait alors comme une interminable annonce d’un événement qui finalement
n’aura pas lieu. Comme une émission de télé-réalité. A ceci près que, dans le spectacle
technologique, se distillent des fragments de l’événement opéral. Ce qui manque à l’œuvre
technologique, c’est justement cette capacité de se figer, de se proposer dans le plus simple
appareil (c’est le cas de le dire), sans toujours courir derrière ses prouesses, sans toujours montrer
déjà autre chose. Une aptitude à se poser.
Un sentiment esthétique peut naître devant une œuvre d’art technologique, mais sa
dynamique propre viendra le perturber, le chassera, ne lui laissant aucun répit. Ce qui manquerait
à l’œuvre d’art technologique, c’est la possibilité de laisser advenir ce que Sartre appelait les
« instants magiques2 ». L’œuvre d’art technologique parait renverser le pourcentage, l’équilibre
entre Studium et Punctum (pour le dire avec les mots de Barthes). L’extra-ordinaire et l’instable
devenant la règle, ils perdent eo ipso leur valeur irruptive. Est-ce un défaut esthétique3 ? La réponse
peut encore rester en suspens. En tout cas, c’est un changement dans le régime de manifestation
de l’œuvre. Moins événement que spectacle, moins fondation qu’éparpillement. La fameuse
œuvre d’Edmond Couchot peut ici servir de blason : en soufflant sur une interface, le regardeur
voit sur l’écran un pissenlit se désagréger sous un souffle d’air numérique, analogue du souffle
physique du spect-acteur (Je sème à tout vent / Le pissenlit, 1988, en collaboration avec Michel Bret).
L’œuvre ainsi se disperse dans son actualisation spectaculaire. Elle ne sort plus toute casquée d’un
véhicule-lieu, elle se défragmente sans jamais se laisser saisir complètement. Le spectateur n’est
pas invité à jouir d’un moment épochal, mais à prendre en compte ce qui arrive de nouveau,
toujours-encore. L’événement opéral s’accompagnait d’une mise en errance de l’imagination du
spectateur ; le spectacle technologique est une mise en demeure de focalisation sur le concret de

1 Jean Pierre Balpe, « Après le livre… », dans Jean Pierre Balpe et Manuela de Barros (sld), L’art a t il besoin du
numérique?, Paris, Hermes Science, Lavoisier, 2006, p. 249.
2 Jean Paul Sartre, La nausée, Paris, Gallimard, 1982.
3 Après tout, pourquoi privilégier le plaisir esthétique d’une toile, toujours là, toujours réactivable – sur celui d’une

fulgurance qui vient scarifier l’existence du regardeur, mais se perd à jamais ensuite ?

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Partie II : L’hyper-espace plastique

son activité. Une œuvre d’art technologique devra donc être capable d’articuler, en son sein, cette
exigence et cette malédiction…

La valence du véhicule
Et le véhicule dont il s’agit ici est celui d’une œuvre. Qu’est-ce qu’appréhender une chose
comme œuvre ? Percevoir une chose, c’est s’en faire une image. A la chose dans le monde réel
correspond et répond une image dans le cerveau, dans l’imaginaire du récepteur. Mais la
phénoménologie de l’image est plus complexe encore.
Husserl introduit ainsi une césure dans la chose perçue même. Considérant une
photographie, il note qu’il y a le bout de papier, recouvert de data sensibles, que l’on peut tourner
devant soi, et qui présente ainsi autant de sensations visuelles différentes. Il s’agit de la chose-
image, et elle n’est qu’un substrat. Ce que le récepteur voit, par contre, est un objet-image, c’est-à-
dire ces data sensibles informées, perçues, ou encore mises-en-sens1. Ainsi les volumes et les
profondeurs sont rendus dans la chose-image par des dégradés de gris, que le receveur ne voit pas
comme tel2. Ce qu’il voit, c’est un visage avec son modelé, ses aspérités - et non un ensemble
contigu de stimuli. Il peut même compléter une image tronquée ou altérée, pour voir l’objet
derrière l’ensemble de data qui en forment le substrat3. L’objet-image est ce que voit le regardeur
quand la chose-image se présente dans sa position normale. La présentation de l’image est ce
passage de la chose-image à l’objet-image, du à la conscience d’image perceptive du regardeur4.
Mais cet objet-image n’est qu’un vecteur vers le sujet-image dépeint. Le regardeur donne vie,
dans son imaginaire au sujet réel (real) évoqué par l’objet-image effectif (wirklich). Prenons un
buste de Platon. Le regardeur ne voit pas l’objet de plâtre blanc (chose-image), mais bien un buste
d’homme (objet-image). S’il laisse ce dernier emporter son imaginaire (phantasia) pour atteindre le
portrait de l’homme Platon qui s’y terre, il atteint au sujet-image. La présentification est le passage de
l’objet-image au sujet-image, du à la conscience d’image représentante du regardeur. Elle
neutralise les défauts de l’objet-image, comme l’échelle, les couleurs (le blanc du marbre n’est pas
le rosé d’une peau), etc5.
Le sujet-image apparaît par l’action de la phantasia, qui crée des images (phantasmata) dans
l’imagination de l’homme6. Un monde irréel paraît dans la conscience de l’homme qui s’y laisse

1 Edmund Husserl, « N°17 : Sur la théorie des consciences d’image et de fictum [1912] », dans Phantasia, conscience
d’image, souvenir, Grenoble, Ed. Jérôme Millon, 2002, p. 465-467.
2 Edmund Husserl, « N°1 : Phantasia et conscience d’image [1905]. Appendice III », dans ibid, p. 162.
3 Edmund Husserl, « N°18 : Sur la théorie des intuitions et de leur mode [1918]. a) », dans ibid, p. 482.
4 Edmund Husserl, « N°17 : Sur la théorie des consciences d’image et de fictum [1912] », dans ibid, p. 465-467.
5 ibid, p. 466.
6 Plus exactement, un sujet-image peut naître dans la conscience d’un individu, sous la forme d’un souvenir, ou d’un

phantasmatum.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

prendre. Et il existe un mode spécifique de la phantasia, pour répondre au champ des images d’art,
c’est-à-dire des œuvres d’art plastiques, et qui place la conscience de l’individu sur le mode de la
réception esthétique.
En effet, dans la fonction esthétique, l’imagination dépasse le contenu (Inhalt) de l’objet-
image pour jouir de la manière dont l’image visée se figure. « L’art est le domaine de la phantasia
mise en forme, l’essence des arts plastiques consiste à figurer en image »1. Ce tableau du Titien
n’est pas un représentant de quelque chose, mais la figuration par un objet-image. L’intérêt
esthétique est celui qui « porte sur la figuration de l’objet (Objekt) et non sur l’objet ». Les images
artistiques sont celles qui visent une concordance, une coïncidence entre le sujet-image (qui se
présentifie dans la conscience de phantasia du regardeur) et l’image-copie (qui est posée dans le
réel effectif). Et, en art, il y a « adéquation » entre le sujet-image et l’image-copie. Les arts
plastiques figurent par image-copie adéquate2.

Dire qu’il y a œuvre, qu’une œuvre est – c’est dire que deux corps sont en présence. Une
œuvre « s’incarne » : elle est mise-en-corps dans son véhicule, qui l’a objectivée adéquatement
(Husserl parle d’une corporéisation, Verkörperung3). Le véhicule de l’œuvre est le vecteur vers le
corps-en-gloire de l’œuvre, son indice. Il l’invoque. Elle se tient en réserve dans ses runes. « Co-
réels », disait Bense de l’œuvre d’art et de son objet esthétique4.
« Voir quelque chose comme art, qu’il s’agisse d’une descente de croix ou d’un
Carré blanc sur fond blanc, cela veut dire y voir deux choses à la fois. »5
Le véhicule d’une œuvre a comme caractéristique essentielle d’être mono-valent, de posséder
cette liaison qui le relie à l’œuvre même, qui est immatérialité, sans être idéelle. En effet, ce
deuxième corps n’est pas idéel : il n’est pas un concept, il n’existe pas de toute éternité, il ne créé
pas de catégorie, il n’est pas un modèle (visé). Il est figural6 : il est inaltéré dans sa forme,
synthétique et sensible. Il y a bi-univocité entre ces deux corps. Ils sont transposition l’un de
l’autre. Leur existence est liée. Ils ne se conçoivent pas l’un sans l’autre. Ils sont les deux faces
d’un même objet : l’un ancré dans la mondanité concrète, l’autre errant dans l’espace abstrait des
figures. Si le second est privilégié, c’est sans doute qu’il est inaccessible. C’est aussi qu’il est
l’intemporel dans le couple. C’est enfin parce qu’il est la forme synthétique de l’œuvre, faisant fi
des micro-altérations phénoménologiques de l’œuvre-véhicule. La permanence de l’œuvre-

1 Edmund Husserl, « N°18 : Sur la théorie des intuitions et de leur mode [1918]. b) », dans ibid, p. 486.
2 Edmund Husserl, « N°1 : Phantasia et conscience d’image [1905]. Appendice IX », dans ibid, p. 172-181.
3 Edmund Husserl, « N°18 : Sur la théorie des intuitions et de leur mode [1918]. Appendice LX », dans ibid, p. 512.
4 Max Bense, Aesthetica : introduction à la nouvelle esthétique, Paris, Ed. du Cerf, 2007, p. 25-26.
5 Jacques Rancière, Le destin des images, Paris, La Fabrique Éditions, 2003, p. 91.
6 Jean-François Lyotard, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 2002.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

véhicule ne devant laisser ignorer l’impossibilité pour elle d’être saisie uniment par chaque
regardeur. L’œuvre-véhicule se parcourt, l’œuvre-figurale se saisit dans la synthèse de ce parcours.
La fonction primordiale du véhicule est de faire signe vers ce corps, d’en être le pointeur (tel un
panneau routier). Il doit conduire le regardeur à la découverte de ce second corps de l’œuvre1.
C’est alors qu’il y aura art.
« Toute la force de l’art, donc tout ce qui fait que l’art n’est pas une technique
de reproduction, c’est que dans son apparence même dit Hegel, « l’art nous fait
entrevoir quelque chose qui dépasse l’apparence : la pensée ; alors que le monde
sensible et direct, loin d’être la révélation implicite d’une pensée, dissimule la
pensée sous un amas d’impuretés, pour se mettre lui-même en relief, pour faire
croire que lui seul représente le réel et le vrai. Il s’ingénie à rendre inaccessible
le dedans en l’enfouissant sous le dehors, c’est-à-dire sous la forme ». Par
l’apparence, l’art déjoue en quelque sorte cette ruse du monde qui consiste
précisément à nous enfermer dans l’apparence : l’art nous fait prendre
conscience d’un au-delà des apparences du monde, qu’il y a un contenu au-delà de
la forme. L’apparence de l’art est ainsi l’apparence vraie parce qu’elle se dépasse
et « nous met en présence d’un principe supérieur ». » 2

Les appareils technologiques, quant à eux, possèdent une valence d’un autre type. C’est celle
qui relie le véhicule à ses schèmes, à son espace des archétypes. Pour accepter l’idée de l’unité
d’un appareil en perpétuelle instabilité formelle, il faut supposer un espace principiel. Et pour la
comprendre, pour assimiler le discours de l’appareil, il faut se tourner vers cet espace. Cet espace
est un corps parce qu’il n’est pas qu’une extensio ou qu’un fond, il est une mise en forme, en
l’occurrence : une mise en codes. L’imaginaire naïf de Matrix ou du Cobaye n’est peut-être pas à
mépriser. Et les algorithmes sont aussi de l’ordre du matériau, de l’espace concret. A double titre :
via le véhicule qui les actualise et dans leur espace propre.
Les appareils, c’est notre hypothèse, présentent donc eux aussi une mono-valence : leur
véhicule pointe vers le lieu du virtuel technologique. Car la technologie n’est pas neutre. Du
moins pas encore. Chaque appareil s’active, en exposant son pointeur vers ses schèmes, et en
imposant une attitude à ses utilisateurs : « comment ça marche ? », « et si je fais ça, il se passe
quoi ? », « est-ce compatible avec… ? ». Elle est ludique, cette attitude. Elle s’éprouve dans le jeu
et le test. Ce faisant, le spectateur interroge moins l’appareil que son schème de fonctionnement.
Le véhicule n’est qu’un prétexte pour appréhender, en le manipulant, l’espace des archétypes, sa
robustesse, ses potentialités. Chaque appareil lance un défi à son utilisateur : « Sauras-tu m’utiliser
à la pleine mesure de mes moyens ? Sauras-tu faire le tour de mes capacités ? Sauras-tu me

1 On retrouve, nous y reviendrons, l’idée que Dufrenne développait sous la notion de « pseudo-sujet ». René

Passeron, La naissance d’Icare : éléments de poïétique générale, Ae2cg, 1996, p. 32.


2 Ludovic Duhem, « Introduction à la techno-esthétique », dans Archée, CIAM, Février 2010, en ligne :

http://archee.qc.ca/ar.php?page=article&section=texte3&note=ok&no=343.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

pousser dans mes retranchements, voire me prendre en flagrant délit d’incompétence ? » Force
est de constater que la plupart du temps, les réponses sont négatives.
On pourrait dire : comprendre une œuvre d’art, c’est en jouir esthétiquement ; et
comprendre un appareil, c’est le traquer cognitivement. Bien sûr, à la suite de Schaeffer, on
reconnaîtra que la relation esthétique n’est pas pure, qu’elle modalise des régimes cognitifs et
d’autres1. Pour autant, il y a bien là, deux régimes de réception distincts. Le corps de l’œuvre ne se
laisse approcher que dans une opération de synthèse figurale. Le corps des archétypes nécessite
une synthèse schématique. Dans le premier cas, le regardeur a besoin de déceler le figural dans le
figuré – dans le second, il a besoin de décrypter les algorithmes dans leurs actions. Ces corps sont
comme le hors-champ du véhicule. Il est transcendantalité dans l’art, et devient archi-
immanentiste avec la technologie. Si, suivant Hegel, nous convenons que l’art est ce qui doit
conduire à un au-delà des apparences, la technologie est ce qui élabore un en-deçà des
apparences. En introduisant la technologie dans l’art, s’opère de facto, un changement de direction
du corps indiciel de l’œuvre (le corps-véhicule comme indice) : non plus vers la figure mais vers
les schèmes. Du moins le premier mouvement est-il celui-là. Dans le meilleur des cas, cette
introduction plante, à côté du pointeur figural, un pointeur schématique (dans le pire, elle le
remplace). Le spectateur est alors pris dans un double-bind (aller à droite et à gauche) d’où la
technologie, plus séductrice, sort vainqueur.
L’enjeu d’un hypothétique art technologique sera donc d’assurer la coexistence de ces trois
corps, de créer au sein de son véhicule une bivalence harmonieuse, de faire de l’appareil un corps
doublement indiciel : vers l’espace des archétypes et vers l’espace figural. Le risque pour un art
technologique serait le détour, et le détour sans retour. Si le corps figural est le seul pertinent et si
le corps archétypal est un mal nécessaire, encore faudra t-il que le corps-véhicule ne pointe pas
« trop » vers le second. Le risque, c’est que l’attention du spectateur, se détourne de la figure,
pour suivre le premier chemin venu, qui est celui de la compréhension des schèmes, au risque
d’oublier le sentier vers la figure. La technologie dans l’art n’a alors de sens que si elle assure la
cohabitation des trois corps de l’œuvre : le corps-construit (véhicule), le corps-conçu (archétype)
et le corps-œuvré (figure). Les exemples d’œuvres actuelles, malheureusement, ont fait la part
belle au deuxième au détriment du dernier.
Le retour de l’art (refoulé) dans l’appareil de technologie pourrait se dérouler en trois
endroits. Le corps-construit (véhicule) doit affaiblir sa fonction directrice (pointeur) vers le corps-
conçu (schème). Le corps-conçu peut développer une fonction de redirection vers le corps-œuvré

1Jean Louis Schaeffer, « La conduite esthétique », dans Les célibataires de l’art : pour une esthétique sans mythes, Paris,
Gallimard, 1996, p. 152 et sq.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

(œuvre). Enfin, le spectateur doit se déprendre du corps-conçu, pour se laisser cheminer vers le
corps-œuvré1. A l’instar de Bergson2, on pourrait parler d’une intuition synthétique nécessaire à la
compréhension d’une œuvre, c’est-à-dire à la mise en présence de l’espace figural de l’œuvre.
Peut-être la technologie nécessite t-elle une intuition sub-tile, pour déceler, sous la valse des
phénomènes, la figure de l’œuvre – sous le rythme des signes, l’eu-rythmie de la figure.
Il faut donc former un complexe bivalent permettant de con-cilier (en latin, conciliare :
assembler) ces trois corps au sein de deux topoi. Le topos est le point de concrétion entre deux
corps, l’endroit où les deux corps présentent le même visage, se rejoignent. L’œuvre d’art a un
lieu propre, un idios topos, qui opère la fusion synthétique de son corps-construit et de son corps-
œuvré. L’appareil a aussi son lieu, totalement étranger à l’œuvre, qui sera donc xenos topos, où se
traduisent les échanges entre le corp-conçu et le corps-construit. Le risque d’une œuvre d’art
technologique tient dans la non-institution de son lieu propre, parce que la technologie n’a pas de
lieu propre. Elle s’incarne dans une foultitude de véhicules-appareils. La caractéristique de ce
xenos topos est de n’être pas rivé à un corps-construit fixe, de pouvoir se déplacer, se relocaliser sur
un autre appareil. Alors que l’idios topos relie deux corps individués, le xenos topos relie un corps
individué avec divers corps possibles. Deux topo-logiques absolument distinctes s’affrontent ici
et doivent chercher à cohabiter dans « l’œuvre d’art technologique ».
*
Le véhicule présenterait le visage de l’œuvre. Il réaliserait la présence-à-soi, la coïncidence-à-
soi de l’œuvre. Même si, avec la technologie, ce soi est impur car l’appareil est câblé.
Le lieu de l’œuvre présenterait au contraire le visage de la différence de l’œuvre, de son
inscription sociétale, de son ancrage dans le monde. Avec la technologie, il se fait dispositif
nécessaire à l’appareillage de l’œuvre dans son milieu.

1 Ainsi, dans le domaine de la musique, « la composition musicale devrait faire valoir ses qualités d’invention et
permettre de dépasser la tendance à écouter d’abord d’une façon technologique ». Denis Smalley, « La
spectromorphologie : une explication des formes du son », dans Louise Poissant (sld), Esthétique des arts médiatiques.
Tome 2, Québec, Presses de l’université du Québec, 1995, p. 130.
2 Balpe retient de La pensée et le mouvant : « c’est l’intuition qui permet de relier le passé au présent dans une mélodie ».

Jean Pierre Balpe, « Après le livre… », dans Jean Pierre Balpe et Manuela de Barros (sld), L’art a t il besoin du
numérique?, Paris, Hermes Science, Lavoisier, 2006, p. 234.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

Le lieu et l’infrastructure
Nous avons déjà introduit dans les lignes précédentes un « lieu » de l’œuvre, parlé d’une
œuvre comme son « lieu d’être ». Et nous nous apprêtons à ré-employer le terme dans une toute
autre acception. Nous nous autoriserons de la lecture de l’article « L’œuvre du lieu (une
archéologie du musée) » de Michel Guérin, pour reprendre (et adapter à notre propos)
l’articulation qu’il propose1.
Si l’œuvre se produit, en son lieu propre, c’est à la notion de topos d’Aristote qu’il convient de
se rattacher. Le topos est exsudé par l’œuvre, il « suppose la chose sans la conditionner, s’assujettit
entièrement à la cause de la réalité de la chose ». Le topos est comme une « case » qui recevra sa
chose. Il « localise ». Il « concentre ». Il est toujours propre à l’œuvre, d’où le recours de l’auteur
au concept de topoiétique2. Nous dirons : ce topos est endogène à l’œuvre. S’il est sécrété par
l’œuvre, c’est dire qu’il en émane, qu’il en est une modalité propre. Il est aussi une façon de parler
d’un indicible de l’œuvre dans le vocabulaire de la topologie. L’œuvre et son topos sont deux
réalités liées et indissociables.
Mais l’œuvre se produit aussi quelque part, dans un lieu extérieur, à une certaine place, et
c’est alors la notion platonicienne de chôra, qui peut nous éclairer3. La chôra « désigne le support en
extension indéfinie qui sert de réceptacle à tout ce qui devient ». Elle « spatialise ». Elle s’étend.
Elle accueille l’œuvre dans un écrin qui lui est hétéronome. La création de la chôra est exogène à
l’œuvre reçue : « elle apparaît comme un support neutre, un réceptacle dont la fonction est, afin
que le devenir ne soit pas synonyme de confusion, de produire et de maintenir de l’extériorité ».
La chôra est la réponse du monde au topos de l’œuvre. Elle est labile, adaptative, changeante, quand
lui est tout entier ontologiquement défini par son œuvre. L’espace chorétique, en ses qualités
mêmes, est là pour délimiter, proposer une respiration de l’espace autour de l’œuvre. En ce sens,
il est dynamique et créateur et « il conquiert inlassablement des dimensions nouvelles ».
Le lieu auquel nous nous intéresserons dans les prochaines pages est cet espace chorétique.
C’est l’extériorité de l’œuvre, la reconfiguration du monde qui accepte de le recevoir, qui ménage

1 Toutes citations des prochaines lignes extraites de ce dit article (aimable communication de l’auteur).
2 Michel Guérin, L’espace plastique, Bruxelles, La part de l’œil, 2008, p. 77-90.
3 Cette distinction entre chôra et topos bénéficie aussi de l’analyse de Berque dans : Augustin Berque, Ecoumène :

introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009, p. 23 et sq.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

à son apparaître la place pour sa manifestation. L’œuvre apparaît en son topos, elle se manifeste au
regardeur dans sa chôra. Et cette dernière peut se vivre selon diverses modalités. Quelles sont les
modifications spécifiques que la technologie importe dans les différents régimes d’existence de
cette chôra ?

En 1995, Stelarc propose : Fractal Flesh. Dans la logique de son devenir-cyborg, l’artiste
australien équipe son corps d’un ensemble d’électrodes et d’actuateurs capables de faire bouger
ses membres (comme il pourra l’utiliser aussi pour Parasite, Ping Body ou Movatar). L’idée est de
déléguer le contrôle du mouvement de ses membres à une entité extérieure, de les libérer de
l’action volontaire du corps-organisme. Ici, les donneurs d’ordre sont répartis à travers le monde,
et agissent sur l’artiste-marionnette en envoyant des consignes par Internet.
« Imaginer un corps qui est directement connecté au Net – un corps qui remue
et se fait surprendre par les murmures et les tics d’agents à distance – d’autres
corps physiques en d’autres lieux. Des agents non comme des codes viraux
mais comme des présences déplacées. » 1
Mais la marionnette est agie par les données venant du réseau, sans être commandée par les
acteurs en ligne. Les spectateurs, co-auteurs de la performance, ne donnent pas d’ordres ; c’est
leur présence en ligne qui, recodée par l’algorithme de l’artiste (étant donnés leur adresse IP, leur
pays d’origine ou que sais-je encore), envoie des instructions au costume cybernétique de l’artiste.
La performance est doublement involontaire : l’artiste ne maîtrise pas plus son corps que les
agents qui le partagent virtuellement (ils ne décident pas de leurs directives). Devenu un pantin
mécanique, une marionnette sans maître, l’artiste-performer s’adonne en public à une étrange danse
dégingandée. Tel bit numérique sera traité et discrétisé pour causer le mouvement de tel membre
de l’artiste selon tel angle et avec telle puissance. Les spectateurs sont bien acteurs, mais acteurs
maladroits et conditionnés par le protocole défini par l’artiste. Une telle œuvre nécessite une mise
en réseau, tant énergétique qu’informatique, de toutes ses interfaces. Elle n’a de chance de se
manifester que dans un monde où la technologie est suffisamment présente, s’est suffisamment
répandue dans nos sociétés.
L’avoir-lieu de Fractal Flesh désigne la tenue d’une performance jouée quelque part – précise
que ce « quelque part » disposait des moyens techniques pour la faire exister – et indique que ce
« quelque part » était bien relié au milieu technologique global.

1 Nous traduisons : « Consider a body that is directly wired into the Net - a body that stirs and is startled by the

whispers and twitches of REMOTE AGENTS - other physical bodies in other places. AGENTS NOT AS VIRAL
CODES BUT AS DISPLACED PRESENCES ». Stelarc, « Fractal Flesh », en ligne :
http://www.stelarc.va.com.au/projects/fractal/index.html.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

Il nous semble alors que la technologie modalise la chôra selon trois axes principaux. Pour
accueillir l’œuvre en représentation (l’appareil en activité), le lieu se fait « scène », sur laquelle le
véhicule prend place et l’œuvre se déploie. Pour autoriser l’interconnexion de l’œuvre (son inter-
activabilité), le lieu, supposément neutre et ouvert, s’appareille et se fait « dispositif ». Pour
nourrir le contenu même de l’œuvre et rendre possible sa manifestation au sein de son milieu
technologique, le lieu se conçoit comme le point de sortie d’une formidable « infrastructure ».
Plus que jamais ici, l’implémentation de l’œuvre1 est la mise en ordonnancement d’une chôra dans
laquelle elle pourra fonctionner.
En appareillant le véhicule de l’œuvre, la technologie opère à la fois une requalification de
son espace chorétique (qu’elle envahit) et un brouillage de la « différence topo-chorétique »
abritée par le musée.
Traditionnellement, il y a peut-être moins une dialectique qu’un dialogue entre topos et chôra,
arbitré par l’œuvre même. Ils se répondent et se tolèrent l’un l’autre, dans leur insurmontable
différence ontologique, plus qu’ils ne cherchent la synthèse ou la réconciliation. Chacun chez soi.
La figure de la différence entre chôra et topos est la clôture.
La technologie vient faire exploser ses frontières…

La chôra comme skéné – le double conditionnement


Quand y a t-il scène ? Quand est-on habilité à dépeindre la chôra sous les dehors de la skéné ?
Proposons quelques axes typologisant. Il y a la scène du théâtre et celle de la danse, Badiou
distinguant fortement leur différence ontologique2. Il y a le lieu de la scène (l’estrade ou quelque
espace marqué par la scénographie), et le hors-scène (les gradins ou quelque lieu localisant le
domaine du spectateur). Sur la scène, il y a les corps, les accessoires, et les décors. Comment
distinguer un accessoire d’un corps (le statut d’un cadavre change t-il, s’il est joué par un figurant
ou réifié dans un mannequin ?) ? Il y a encore les questions d’échelle, pour distinguer le théâtre de
marionnettes, du théâtre classique, d’un théâtre de rue (à la Royal Deluxe3).
Derrière ce foisonnement, l’unité de la skéné n’est pas remise en cause. A quoi tient-elle ? Si la
skéné est étymologiquement la « tente », on peut y dénouer une phase de localisation et une

1 Catégorie goodmanienne, « l’implémentation » se distingue (pas toujours aisément) de sa « réalisation ». Elle est le
« moment où l’œuvre remplit sa fonction ». Nelson Goodman, « L’implémentation dans les arts », dans L’art en théorie
et en action, Paris, Gallimard, 2009, p. 63 et sq.
2 « On peut établir que le vrai contraire de la danse est le théâtre. (…) Le théâtre est le contraire positif de la danse. ».

Notamment, dans la danse : il y a sexuation, il n’y a pas de corps anonyme, ni de corps nu, etc. Alain Badiou, « La
danse comme métaphore de la pensée », dans Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998, p. 107.
3 Compagnie de spectacle basée à Nantes qui propose des visions féeriques (Verniens) où des princesses géantes

déambulent sur des éléphants mécaniques qui sillonnent la ville.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

d’errance1. Ces deux phases se retrouvent peut-être sous les auspices du « point de départ » :
point de départ et point d’arrêt d’une action en manœuvre.
Proposons alors trois définitions qui se filent. La scène, c’est le lieu d’une performance : là
où elle se déroule et là où elle s’arrête. Une performance est une activité publique et temporalisée
d’un corps. Un corps est un individu physique libre de ses mouvements. L’atelier chirurgical se
transforme en scène quand Orlan le rend public et redouble le qualificatif de médical avec celui
d’artistique : elle dira réaliser une performance. Les spectacles de Bartabas ont deux performers
(dont l’un est animal), tandis que les concours de gymnastique rythmique n’en ont qu’un (bardé
de ses accessoires). Comment la notion de véhicule, que nous avons employée jusqu’ici, s’intègre
t-elle à l’espace de la skéné ? Autrement dit, quelle forme prend une performance technologique ?
L’appareil technologique est l’objet, qui, alimenté (électricité), pris dans un flux d’information
(réseau), posé dans un espace suffisant (salle) – se met en activité. S’il est d’art, on pourra dire
qu’il réalise sa performance. Performance fondamentalement singulière puisqu’elle n’a ni début ni
fin. Contrairement aux arts cinétiques, ou à l’art vidéo, qui sont des arts en boucle, qui sont des
arts de la boucle, ie de la répétition – l’art technologique est celui du dynamisme pur donc de la
non-répétition. L’œuvre se déclenche, mais sans que l’on puisse appeler le moment qui suit la
mise sous tension, un quelconque « début » ; l’œuvre s’éteint, sans pour autant que l’on puisse
considérer l’instant qui précède comme une « fin ». Il n’y a aucun moyen pour un spectateur
d’assister au début, ou de rester jusqu’à la fin de la performance. « Début » et « fin » ressortissent
à la sphère de la finalité, de la décision de l’artiste. L’appareil technologique se déclenche en
s’allumant, et en reprenant alors à l’endroit où il avait été arrêté ; il s’éteint sans aucune raison
interne. Il n’y a pas de commencement de la performance de l’œuvre, il n’y a qu’un « continuer ».
L’appareil pourrait d’ailleurs ne pas s’éteindre ; ou plutôt : on pourrait ne pas l’éteindre. « Début »
et « fin » sont des décisions poïétiques et nécessaires, qui délimitent l’œuvre en son essence –
« déclenchement » et « extinction » sont des actes totalement contingents et hétéronomes qui
cloisonnent la manifestation de l’œuvre dans sa performance.
Le Net.Flag de 2002 de Mark Napier l’illustre bien2. Il s’agit d’un site web, qui met à
disposition des spect-acteurs un certain nombre de formes basiques et de couleurs afin de
confectionner un drapeau du monde. Chaque proposition vient se porter sur de plus anciennes. Il
n’y a qu’un seul drapeau numérique visible et il est toujours changeant. Les propositions
antérieures se perdant et disparaissant sous l’apport de plus récentes. La performance, c’est-à-dire

1 « La scène s’indique de manière indissociable comme le lieu où « ça se passe », et comme l’espace sans frontière du

vagabondage ». Michel Guérin, L’espace plastique, Bruxelles, La part de l’œil, 2008, p. 24.
2 Version en ligne : http://netflag.guggenheim.org/netflag/.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

l’œuvre dans son éploiement temporel, n’a plus de fin (ce qui ne signifie pas que l’œuvre dans son
essence n’ait plus d’achèvement, de fini). Napier se demandera ainsi, lors de nouvelles
expositions, s’il doit reprendre l’œuvre telle qu’elle était au finir de l’exposition antérieure, telle
qu’elle a évolué grâce à son site web depuis, ou bien repartir de zéro et faire une autre
performance1. Car si la performance technologique n’a pas de début, l’appareil technologique, lui,
possède un état de départ.
Au commencement, l’appareil est vierge, les premiers temps sont ceux de l’initialisation. Mais
cette étape est bien plutôt un contre-coup que l’artiste tolère, que la marque d’une fondation.
L’écran qui doit se remplir d’images au contact du public n’est pas fait pour être vu vierge. Nul
doute que les organisateurs viendront « le lancer » avant son rendu public. Le vocabulaire de
l’ingénierie aéronautique serait le bon : il y a une phase transitoire, suivie d’un régime de croisière.
L’appareil technologique d’art ne se donne tel que dans le temps de son régime de croisière.
Il y a une deuxième capacité que les appareils introduisent : la fonction reset. C’est celle qui,
non seulement éteint le véhicule (en arrêtant la performance), mais ramène ses paramètres et
variables à leur état premier. La fonction reset renvoie le véhicule à son état vierge, d’avant
l’initialisation. Elle renie la performance, en détruisant le résultat où elle l’a conduit. La fonction
reset est avant tout destructrice, annihilatrice, une véritable tabula rasa. Au mieux, peut-on garder
une trace de la performance ainsi évaporée (une toile d’Aaron, une copie d’écran de Net.flag). Mais
c’est aussi le meilleur moyen pour l’œuvre de prouver qu’elle n’est pas sa performance. Si la
performance la nourrit, elle ne la définit pas. C’est le schème morpho-dynamique qui définit
l’œuvre, et non son activation, ni son actualisation instantanée. En effet, la fonction reset ne
détruit en rien l’œuvre. Au contraire, même, peut-être. Elle la ramène à elle.
Sans début ni fin, mais se déclenchant et s’éteignant, menacée de se faire remettre à zéro, et
de repartir sur une n-ième étape d’initialisation – la performance technologique a de nouvelles
exigences vis-à-vis de l’espace de la skéné. Dès lors, les relations de l’œuvre à sa skéné se modifient
– dans les deux sens. Et conséquemment, le rapport de l’œuvre à sa chôra-skéné n’est plus neutre.
Chacun de ces deux pôles se perturbe l’un l’autre.

Le premier principe d’action de la skéné est de produire un changement d’état de ce qu’elle


accueille. Le régime propre de la skéné s’insuffle dans ce qu’elle enveloppe, transformant les

1 Diverses « stratégies » sont effectivement envisageables. Jon Ippolito, « Mark Napier, net.flag », dans L’approche des

médias variables : la permanence par le changement, Fondation Guggenheim, 2003, p. 108-109, en ligne :
http://www.variablemedia.net/f/preserving/html/var_pub_index.html.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

entités qu’elle accueille en objet-pour-la-scène. Ce dernier doit se conformer à ses règles pour s’y
épanouir.
C’est dire, d’abord, qu’elle transforme le véhicule technologique de l’œuvre en corps. En tant
qu’il est une entité mobile libre de ses mouvements, il a un véritable corps-en-scène. En installant
sa scène, en s’imposant comme scène, l’espace chorétique transforme le véhicule de l’œuvre en
corps qui est agi (ou interagi par l’homologue humain). L’œuvre d’art ici n’est ni un objet ni un
accessoire : elle devient un partenaire1. A cet égard, les expériences dans le domaine de la danse
sont éclairantes. Le danseur sur-scène évolue en fonction de et avec son partenaire virtuel, qu’il soit
humanisé, projeté sur un écran, ou simplement représenté par des raies de lumière2. Le principe
pourra se formuler simplement : « tout objet plongé sur scène, mu par l’électricité et dirigé par un
algorithme – devient un corps, et en tant que tel, un partenaire pour l’humain ». Le théâtre
s’empare de l’idée avec la pièce de « théâtre d’androïdes » d’Iroshi Ishiguro, Au revoir, créée en
2011, où une actrice humaine donne la réplique à Geminoid F, une androïde robot parfaitement
ressemblante et manipulée depuis les coulisses3.
C’est dire ensuite, qu’elle apporte les conditions d’impossibilité de la performance de l’œuvre.
En proposant son cadre d’accueil, elle pose en creux le périmètre de ce qu’elle ne tolérera pas.
Les appareils technologiques doivent s’enter sur leur milieu pour s’activer et fonctionner
convenablement. Cette greffe ne peut prendre que si le greffon s’adapte aux conditions que lui
impose le lieu d’accueil. Autrement dit : tout n’est pas permis. Tout ce qui est réalisable n’est pas
forcément réaliste, pour ce que l’activation de l’œuvre passera nécessairement par son adaptabilité
aux spécifications de la scène. La scène conditionne l’œuvre. Avec la technologie, c’est
l’infrastructure de la scène qui réalise ce conditionnement4.
Mais il y a un principe en retour. Le régime de la skéné tient aussi en son adaptabilité aux
corps qu’elle reçoit. Elle devient l’empreinte des corps qui l’occupent. Elle se moule sur leurs
besoins. Avec la technologie, l’arrivée des corps sur scène devient arraisonnement. Le lieu est en
effet prévu avec le prototype (ou son projet). Le prototype se greffe sur son lieu mais surtout, il le
pré-suppose. C’est la grande force invasive de la technologie qui se répand par deux vecteurs
puissants : ses appareils, portables et multipliables – et ses réseaux, nécessaires au fonctionnement
du système, qui s’étendent et s’affinent.

1 Notion que l’on pourrait peut-être rapprocher de l’« objet-sujet » de Passeron (tiré du « quasi-objet » de Dufrenne) :
« c’est bien l’œuvre, en tant que personne, qui ne vous laisse pas repartir sans avoir à répondre à votre salut ». René
Passeron, La naissance d’Icare : éléments de poïétique générale, Ae2cg, 1996, p. 30.
2 On pourra citer : les performances de K.Danse et les expérimentations bien connues de Merce Cunningham,

Variation V (1965) ou Biped (1998).


3 On pourrait aussi citer le travail de cyber-théatre de Marcel Li Antunez Roca, avec son concept de

« systématurgie ».
4 S’il faut : telle fréquence électrique, tel voltage, tel wi-fi, tel standard de prise, etc.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

Pris sous le régime de la skéné, l’impact de la technologie sur les rapports de l’œuvre avec son
lieu – est donc double. L’œuvre qui s’appareille a technologisé sa scène, tout en lui conservant sa
faculté conditionnante. La technologie a fait affleurer, dans la scène, sous la scène, la dimension
d’infrastructure du monde. La scène était cet îlot préservé, cette bulle en dehors du monde. En
acceptant l’art technologique, elle a dû se résigner à laisser le devenir-technologique du monde la
pénétrer. Le vide essentiel de la scène1, sa fondamentale nudité, qui était promesse du plus large
virtuel – s’est souillé en se technologisant. Sa capacité d’accueil nouvelle est dans le même temps
une normalisation, une sommation vis-à-vis de l’œuvre qui se devra de respecter l’infrastructure
proposée. Elle paye une augmentation au prix d’une limitation. La technologie s’impose sous
scène pour pouvoir se manifester sur scène2.

La chôra comme forum – la discrétisation du lieu


Si la skéné est le lieu de la performance d’un corps, il est notable que la chôra peut aussi
fonctionner comme un lieu d’un certain type de rencontres : un lieu d’échange et de
confrontation. Nous voulons parler ici du forum, lieu qui spatialise la réunion, l’assemblement.
L’art relationnel, après l’art participatif, a déjà instauré cette modalité d’espace. Le forum est le
lieu où l’on n’assiste pas à la rencontre (ce qui pourrait définir le site), mais où l’on prend part à la
rencontre. L’œuvre-en-skéné « travaille à sa propre mise en scène, l’œuvre in situ travaille à la mise
en situation du regard3 », et l’œuvre-en-forum travaille à la mise en route de l’échange. Le forum
organise (en la spatialisant) la prise de parole, c’est-à-dire le partage et la distribution du pouvoir
sémiotique. Le forum révoque la frontière entre la scène et le hors-scène, mettant tous les
protagonistes dans un seul même espace partagé4. Là, il installe l’action qui s’y passe dans un
certain registre, et il propose un règlement dans la distribution des rôles et de leurs tempi. S’il
spatialise, c’est par redécoupage selon cette nouvelle logique. Action et prise de parole sont ici
pour nous synonymes5, a fortiori dans le cadre technologique que l’on se donne, pour lequel toute
action est toujours le performatif d’un code symbolique.

1 Peter Brook parle du théâtre comme d’un « empty space ». Peter Brook, L’espace vide : écrits sur le théâtre, Paris, Seuil,
1977.
2 On a très bien vu cette dialectique avec le cinéma numérique (certaines salles savaient projeter Sarabande et d’autres

pas) ou 3D (idem avec Avatar ou Là-haut).


3 Françoise Gaillard, « Lieu et non lieu de l’œuvre », dans Anne Marie Charbonneaux et Norbert Hillaire (sld), Œuvre

et lieu : essais et documents, Paris, Flammarion, 2002, p. 91.


4 Bruce Naumann et Dan Graham, déjà, définissaient leurs installations vidéos comme une « scène à pénétrer par le

visiteur ». Christian Globensky, « Hasard quantique en scène », dans Jean Marc Lachaud (sld), Art et nouvelles
technologies, Paris, L’harmattan, 2007, p. 166.
5 On se souvient qu’ils sont les deux leviers de la vie politique chez Aristote. Hannah Arendt, Condition de l’homme

moderne, Paris, Pocket, 2008, p. 62.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

En s’appareillant, l’œuvre d’art ne se dote pas seulement de nouvelles fonctionnalités ou


potentialités ; elle reconfigure l’espace dans lequel elle se manifeste. L’œuvre est branchée sur son
milieu, non seulement pour survivre (électricité) mais encore pour exister (en tant qu’elle
fonctionne, via des données). Ce branchement se matérialise par l’usage des interfaces.
Il y a, nous semble t-il, deux types d’interfaces, qui sont fortement décorrélés, savoir : le
système réceptif et les actuateurs. Ceux-ci sont le devenir-analogique de l’appareil, l’agir de
l’appareil sur son environnement, l’outil de l’activité de l’appareil. Celui-là peut traiter deux types
de missions : l’interfaçage avec d’autres appareils technologiques (et l’enjeu est alors de
normalisation, au sein d’une même logique et d’une même ontologie), ou bien l’interfaçage avec
le monde objectif (l’enjeu est alors de traduction de l’ordre analogique vers l’ordre algorithmique).
C’est bien sûr ce dernier point qui fait nœud sur le lieu du forum.

L’œuvre d’art technologique traite des données. C’est dire, qu’elle reçoit des inputs, qu’elle
transforme en données traitables. Cette opération de transformation (qui est dans le cas d’un art
interactif, le passage de l’analogique au numérique) se fait par le biais d’interfaces. Si l’œuvre d’art
en performance est un corps, alors c’est un corps-avec-organes. Le rôle des interfaces est
fondamental. Elles déterminent le cadre de la réponse (à l’activation), et conjointement le cadre
d’entrée des signaux. On pourrait parler d’un « horizon d’attente » pour les interfaces d’entrée, qui
sont les organes de la réception. Par elles, transite et se recode une portion de l’espace extérieur.
Par elles, l’espace des archétypes, vierge, trouvera ses ressources symboliques, traductions des
stimuli acceptés. Elles sont la condition de la reconstruction de mondes.
Les appareils ne laissent pas le monde indifférent : ils s’en font une idée (qui est une mise en
symboles, dans la mesure où ces derniers ont eux-mêmes vocation à accepter une mise-en-calcul)
et répondent à cette idée sur le mode du réel (analogique ou numérique). Du monde objectif
(Umgebung) dans lequel il est plongé, l’appareil ne retient que les signes porteurs de signification
(pour lui), définissant ainsi son monde subjectif (Umwelt)1. Les interfaces traduisent ce territoire
en une carte codée, version interne et symbolique de l’Umwelt : l’Innenwelt du corps machinique.
C’est l’algorithme qui a défini cet Innenwelt, de même qu’il est maître du traitement de cette carte,
et de la réponse adéquate de la machine.

1 Von Uexküll (1864-1944), biologiste dont Heidegger s’inspira, distingue bien : « l’Umgebung, l’espace objectif où

nous voyons se mouvoir un être vivant – de l’Umwelt, le monde environnant, qui est constitué d’une série plus ou
moins large d’éléments qu’il appelle ‘porteurs de signification’ (Bedeutungsträger) ou de ‘marques’ (Merkmalträger) qui
sont les seuls qui intéressent l’animal ». Giorgio Agamben, L’ouvert : de l’homme et de l’animal, Paris, Ed. Payot &
Rivages, 2002, p. 64.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

L’action du robot d’Aaron est, en ce sens, emblématique : il ne connaît pas l’état de la toile
sur laquelle il dessine, il en a (et il s’en construit, en la mettant à jour) une image intérieure. Il n’a
de son milieu qu’une « image d’un monde-à-agir », un simple espace actantiel, dirait Von Uexküll1.
De même, en 1992, en proposant PlaceHolder, Brenda Laurel et Rachel Strickland créent non
seulement un monde virtuel complet avec ses lieux, ses décors, dans lequel le spectateur
déambule – mais elles intègrent cette visite pro-active au sein d’une trame narrative sur laquelle le
spectateur influe. Les jeux vidéos nous ont, depuis, habitués à de telles prouesses. Le dispositif
vaut surtout en ce que les artistes ont prévu un environnement peuplé de génies, d’êtres et
d’animaux que le spectateur est invité à incarner. Dès lors, la question de l’Umwelt de chacune de
ces entités se pose comme le problème artistique crucial. La « capture du sens d’un lieu » passe
par son expérimentation spécifique : une façon de voir le monde mais aussi de bouger, de
respirer, une temporalité différente, etc2. Enjoint à « entrer dans la peau » de ses organismes
étrangers, l’homme découvre la constructibilité d’un Innenwelt inédit3, au sein d’un environnement
virtuel artistique, dramatisé, poétique et immersif…
La nature même de l’Umwelt de l’appareil est insolite. Non seulement, l’appareil n’est pas
sensible à toutes les informations reçues (mais quel corps l’est ?), mais surtout, son mode de
réception diffère fondamentalement des autres corps organiques. Pour le dire vite, là où un corps
organique est sensible, le corps technologique est réceptif. L’appareil n’est pas sensible à la
lumière, ou au son – il est réceptif aux photons (ie aux longueurs d’onde des ondes
électromagnétiques) et aux différences de pression. L’appareil ne possède pas des organes des
sens (vision, audition) – il possède des récepteurs proprio-ceptifs. Parler de la réceptivité de
l’appareil, c’est définir sa capacité à admettre la matière du sens, le matériau que le sens animal
considère comme confus et obscur. Le sens (comme le goût ou le toucher) est sensible à une
Gestalt, à une forme. Il donne un sens. Il in-forme le stimulus. Il ne décode que le sens, ie l’effet
organique du phénomène physique (c’est acide, c’est aigu, c’est fort). Le récepteur est, lui, un
appareil d’identification des causes (le PH est de tant, la fréquence de tant). Il ne voit que les
micro-stimuli, ne connaît que des seuils et des effets de seuil. Il est aveugle.

1 Jakob Von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, Paris, Ed. Payot & Rivages, 2010, p. 49-57.
La taupe, qui construit ses galeries et s’y déplace totalement à l’aveugle, agit dans son espace actantiel (p. 124).
2 Brenda Laurel et al, « Placeholder: Landscape and Narrative, in Virtual Environments », dans ACM Computer

Graphics Quarterly, Volume 28 Number 2, Mai 1994, en ligne :


http://www.tauzero.com/Brenda_Laurel/Severed_Heads/CGQ_Placeholder.html.
3 Louis-José Lestocard, « Territoires « élargis » : distributions et topologies complexes de la réalité virtuelle », 2007, p.

13, en ligne : http://www.mcxapc.org/docs/ateliers/0707lestocart.pdf.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

Avec la technologie, le partage de cette économie des actes et des paroles (de cette logo-
machie) est géré par les appareils. Ce sont eux qui définissent la place des acteurs. Ils délimitent la
zone de la performance, et la zone de l’interaction1. Le forum ainsi annexé, se rigidifie dans sa
capacité d’ouverture, c’est-à-dire d’acceptation de l’imprévu. Pour faire fonctionner un forum
technologisé, il faut tenir son rang, sa place et son rôle. Tout n’y est pas permis. Tout ce qui hors
du cahier des charges ne vient pas même perturber la bonne marche du complexe technologique,
il est simplement ignoré2. C’est dire que la technologie a la main mise sur la topographie du forum
sur lequel elle se déploie. Elle dispose des corps que le forum réunit, et commande le spectre de
leurs actions. Les appareils s’accompagnent d’un appareillage de leur lieu, qui tresse comme un
treillis dense dans lequel les acteurs viennent évoluer. Le spectateur n’est alors libre que de rater
l’œuvre. S’il veut s’y confronter, ou du moins la voir paraître, il devra se conformer à ses
préconisations. L’œuvre d’art technologique dispose de ses spectateurs-interacteurs, comme elle
dispose du lieu qui l’héberge. Tout est mis à la même enseigne : celle du code, celle du symbole,
qui sera interprété par la machine. Les lieux, les actions, les acteurs, les stimuli : tout cela devra
être ingéré et décodé par la matrice, une fois passé le filtre d’entrée unique : la discrétisation de
ces données. Si chaque récepteur est spécifique aux stimuli pertinents, la logique de la réception
reste la même : numériser le signal, le faire entrer dans les cases que l’algorithme lui a
confectionnées.
En s’appareillant, le forum enrégimente son dispositif. A y bien regarder, un forum est déjà un
dispositif, à partir du moment où il contrôle une économie des actes et des paroles. Mais c’était
un dispositif ouvert, libre. Son appareillement l’a ossifié et a subrogé l’algorithme à la place du
gestionnaire. Double action déjà ô combien suspecte. Bien plus, le dispositif technologique est
devenu l’opérateur d’entrée dans le monde de la technologie. Il discrétise son lieu. Il est là où la
traduction en codes a lieu. Le dispositif est un double transformateur : il est le lieu où le
biopouvoir s’appareille, il est le lieu où le monde analogique se discrétise.
En effet, les instances du forum sont devenues des appareils d’interaction, qui sont interfaces
et d’abord récepteurs passifs des stimuli. Le terme « passif » n’est d’ailleurs guère acceptable. Au
contraire, ils reçoivent et traduisent en code calculable, en données brutes, des signaux formés et
analogiques. Ils dés-in-forment. La discrétisation n’est pas qu’une opération de numérisation
impliquant une perte d’informations (perte de moins en moins perceptible avec l’avancée du

1 Pour son installation de 2009, Partie de chasse, Bill Vorn précise : « Pour des raisons de sécurité, l’installation
nécessite de diviser l’espace en deux zones distinctes : l’espace d’interaction et l’espace du robot ». Bill Vorn, « Partie
de Chasse », en ligne : http://billvorn.concordia.ca/robography/Partiedechasse.html.
2 Vous pouvez chanter dans l’hémicycle de l’assemblée nationale : cela aura un impact sur son fonctionnement. Dans

un forum technologique, une telle proposition n’aurait aucun retentissement.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

traitement du signal et des puissances des processeurs et des mémoires), elle est une opération de
déstructuration, substituant à la Gestalt d’un signal, une suite de signes en valeurs numériques.
C’est l’algorithme interne de la machine qui sera ensuite garant de la reformation d’une Gestalt, à
sa sauce.

Historiquement, l’œuvre d’art respectait son lieu. La technologie, elle, est totalitaire : elle
impose sa logique sur sa chôra, règle son mode interactif selon les principes du dispositif.
L’ouverture de l’œuvre dégageait une zone de rencontre libre, où le spectateur pouvait
s’aventurer, se laisser prendre en risquant l’absence de l’œuvre – le dispositif endigue cette liberté,
force la main, conditionne la réception et le regard, et décrète la présence de l’œuvre.

La chôra comme oikos – la réticulation de l’œuvre


La valse mondiale des expositions le démontre au quotidien : les œuvres d’art sont
traditionnellement « déménageables ». Une œuvre que l’on déplace est une œuvre qui se déplace
avec son topos. Le topos étant le lieu d’être de l’œuvre, qui « à première vue », coïncide avec le
véhicule de l’œuvre. Il y a un jeu de l’insaisissabilité d’une œuvre, qui est et n’est pas son véhicule
ni son topos – chacun des deux représentant ce qui est saisissable de l’œuvre selon un certain
mode d’être. Arrivée dans son nouveau lieu de présentation, l’œuvre y modalise l’espace en créant
sa sphère chorétique, son domaine d’expansion dans l’endroit qui l’accueille. Le dernier stade de
différenciation de cet espace chorétique laisse percevoir son caractère d’infrastructure
spécifiquement technologique.
Traditionnellement, l’espace chorétique, neutre, réceptacle relativement indifférent de
l’œuvre, place le spectateur dans une attitude de contemplation. Le musée est alors le lieu de
médiation où topos et chôra se mêlent ensemble pour accueillir l’œuvre en manifestation. De telles
œuvres n’ont pas de « milieu », ne dépendent pas du cadre où elles sont posées, du moins n’en
dépendent-elles pas pour ex-ister. Bien sûr, et cela a été beaucoup dit, le passage des peintures
d’église aux murs des musées nationaux a changé la destination des œuvres, le regard posé sur
elles et la définition même de l’art. Bien sûr, les toiles sont matérielles, dépendent de la technique
de leur époque, dans leur pigmentation, leur vernis, etc. Bien sûr, la réception des œuvres varie
selon les époques, qui modifient la vision et l’intérêt portés aux peintures considérées. Mais pour
autant, elles n’ont jamais cesser d’exister, parce qu’elles sont auto-suffisantes. Une fois faites, elles

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Partie II : L’hyper-espace plastique

ne peuvent être frappées d’obsolescence ! D’oubli, de destruction, de désintérêt : oui. Mais, ne


dépendant pas de leur environnement technico-matériel, elles continuent d’exister1.
Avec la modernité, l’espace chorétique s’est diversifié. A côté (ou à la place, c’est à voir) du
mode contemplatif, sont apparus d’autres modes, notamment ceux que nous venons de voir : la
skéné, qui est le mode du lieu de l’œuvre-d’art-en-performance, ou le forum, celui du lieu de
l’œuvre-d’art-en-interaction. Mais le théâtre ou la musique connaissaient ces tonalités depuis
l’origine. On n’a fait qu’importer des tonalités déjà existantes dans d’autres arts aux arts
plastiques, en élargissant les définitions et en accueillant les propositions, qui tendent à faire
craquer les cadres.
L’art cinétique et les installations ont rapidement rajouté une composante nouvelle à cette
chôra : l’œuvre d’art n’était plus autonome ni auto-suffisante. Elle dépendait, pour se manifester
dans la forme requise, d’une source d’énergie extérieure. Pinocchio d’Annette Messager, victorieuse
à la Biennale de Venise en 2005, dans le cadre de son projet Casino, est de cette veine : dans une
salle, un long filet de pécheur retient des poupées et des chiffons. Ce filet, rattaché à des vérins,
envoie valdinguer régulièrement ses proies en l’air pour les rattraper quelques secondes plus tard
– tel un cuisinier faisant tourner ses crêpes. Une source d’énergie est nécessaire à ces œuvres.
Elles n’existent pas sans elle. Elles ne sont pas auto-suffisantes. Il faut brancher le générateur sur une
prise de courant. L’œuvre ne devient plus déménageable si aisément. Elle se transporte avec ces
« requirements » (exigences) d’installation. Elle requiert. Elle réquisitionne son lieu d’accueil, le
sommant de lui fournir un milieu technique viable. La chôra se vit sur le mode de l’oikos, si nous
limitons cette notion à sa première dimension, débarrassée de ses aspects mésologiques2. L’oikos
serait alors : la nappe de saillance de l’écoumène relative à l’objet qui en dépend, le cercle de
l’écoumène directement en contact avec l’objet et qui en assure la bonne existence. Dans la
sphère technique que nous évoquons ici, cet oikos a un nom, celui « d’infrastructure ». Une œuvre
d’art telle que celle de Messager ne peut plus exister si l’infrastructure énergétique qui l’autorise,
disparaît. Encore n’est-ce pas vrai. Nous pourrions imaginer les moyens de rendre cette œuvre

1 Une césure franche peut-être ainsi placée entre : « la vulnérabilité de l’œuvre », et la « caducité des produits ». Michel

Guérin, Qu’est-ce qu’une œuvre ?, Arles, Actes Sud, 1986, p. 77-84.


2 Augustin Berque propose la notion d’écoumène à partir de celle d’oikoumenê (tirée d’oikeô, habiter). Il s’agit pour lui

du milieu au sens élargi de superstructure ou de macro-système où l’homme, la technique, la nature, l’histoire


forment un treillis compact qui se co-déterminent. Telle plante pousse à tel endroit à telle époque, parce qu’elle
nécessite tel type de terrain et d’ensoleillement, mais aussi, tel type d’engrais, d’agriculture, d’outillages, et tel besoin
de la part des hommes de son époque. L’oikoumenê est « ce en quoi la Terre est humaine et terrestre l’humanité » (p.
13). « L’écoumène est l’ensemble et la condition des milieux humains en ce qu’ils ont proprement d’humain, mais
non moins d’écologique et de physique. C’est cela l’écoumène, qui est pleinement la demeure (oikos) de l’être de
l’humain » (p. 14). Augustin Berque, Ecoumène : introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009.
Nous voudrions, en proposant la notion d’oikos, limiter l’extension d’oikoumenê, à son premier cercle : les éléments
directement rattachés à l’objet et qui en permettent l’existence. Dans le cas de la plante : le terreau, le soleil, l’eau.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

autonome, en trouvant des solutions pour produire de l’énergie autrement (générateur, hamster,
etc). Le premier apport de l’oikos est énergétique.

L’arrivée de la technologie dans l’art ajoute une nouvelle dimension à cet oikos : il devient
dispensateur de contenus. L’infrastructure ne doit pas seulement fournir de l’électricité qui
autorise l’œuvre sans la conditionner ; elle doit aussi fournir des données qui déterminent ou
conditionnent l’œuvre (c’est selon). Le rôle de l’infrastructure devient de première importance.
L’œuvre technologique n’est plus autosuffisante. Sa dépendance n’est pas seulement énergétique
(où des palliatifs sont toujours possibles), mais informationnelle (sans solution de secours).
L’infrastructure ici évoquée est bien ce milieu technico-technologique des appareils reliés entre-
eux. Cette dépendance fonctionnelle est une dépendance existentielle. L’œuvre ne peut plus
s’appréhender sans son milieu, qui lui aménage ses conditions d’existence. Une opération de
symbiose y a lieu, brouillant toute possibilité de délimitations.
L’infrastructure est ce qui court sous le monde. Elle peut être dématérialisée (blue tooth),
enfouie (câbles océaniques) ou au regard de tous (pylônes électriques) : elle n’en reste pas moins
une sous-couche à la sémiosis du monde. Elle irrigue le monde en disposant, çà et là, des points de
connexion, d’échange, d’accès. Sa logique est double : devenir de plus en plus dense, tresser un
maillage de plus en plus fin (sous-couvrir le monde) ; et multiplier ses points de sortie, pour
devenir toujours plus indispensable (la 3G permet d’avoir accès à Internet partout). Etendre au
maximum son réseau et son influence (sa contrainte et son offre). C’est moins la production
d’électricité qui change nos vies, que sa distribution dans tous les recoins de nos maisons. Elle
devient un milieu ambiant, d’autant plus présent qu’il disparaît…
Est-ce à dire, que l’œuvre se répand dans son infrastructure ? Qu’elle se dilue dans son
milieu ? L’hypothèse est tentante sans nous paraître justifiée. Une plante ne peut-elle être
délimitée sous prétexte qu’elle n’existe qu’en pot et en engrais ? L’œuvre a bien été conçue et son
véhicule construit. Les limites sont présentes dès ces étapes de création. Si, en fonctionnement,
elles semblent disparaître, c’est moins qu’elles se diluent qu’elles ne se transmutent. En effet, il y a
bien une perte de délimitation de l’œuvre, mais il s’agit en fait d’une porosité de ses frontières.
Les limites de l’œuvre deviennent des interfaces. Ce qui hier servait à déterminer et à enfermer
l’œuvre dans un véhicule indépendant, sert aujourd’hui à l’ouvrir et à le connecter sur son milieu.
L’œuvre, sous le régime de son interfaçage, est perméable, « ouverte à tout vent ».

Cependant, en se connectant, elle devient aussi une partie de l’infrastructure. On ne peut pas
simplement tirer profit du milieu qui nourrit, on en devient un membre à part entière. Le milieu

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Partie II : L’hyper-espace plastique

homogénéise. Le milieu technologique arraisonne les objets qui s’y appareillent, tout artistiques
prétendent-ils être… L’œuvre d’art technologique est, par définition et par souci d’existence, une
œuvre d’art interopérable avec le milieu technologique. Elle est donc interprétable par le maquis
dense des appareils qui constituent ce milieu. Dès lors, de nouvelles possibilités apparaissent
concernant sa manifestation.
D’abord, elle est relayable dans une version amoindrie. C’est le cas de l’installation de
Muntadas, The File Room, dont on peut suivre et faire vivre à tout moment une version en ligne
sur un site web1. Il en va de même pour ces performances (Orlan ou Stelarc), qui sont
retransmises par Internet ou par la télévision. Sur les lieux de la retransmission, s’offre non pas
une reproduction (sur le mode des produits dérivés de l’ère benjaminienne), mais une
manifestation -autre quoiqu’officielle- de la même performance de la même œuvre. L’espace
chorétique nucléaire essaime et s’adjoint la lieu-tenance de nombreux relais. L’infrastructure
modifie les limites de la chôra en la démultipliant : le(s) lieu(x) source(s) où l’œuvre sera présentée
sous sa forme la plus aboutie, et des lieux de résonance, de relais, où elle se présentera sous une
forme dégradée mais toujours en tant qu’elle-même2.
Le deuxième versant de cette nouvelle donne est manifeste dans le net.art. L’œuvre y perd
son topos. Plus exactement, il se fait virtuel. Parallèlement, elle se libère de son rattachement à
toute chôra pré-déterminée. Elle n’est plus assujettie à un lieu mais à un instrument : l’ordinateur.
Partant, une véritable dissémination chorétique prend place, et permet à l’œuvre de se manifester à
tout moment, à tout endroit, derrière n’importe quel écran d’ordinateur. L’œuvre d’art se
délocalise, sans se relocaliser. Le devenir-infrastructure de la chôra provoque une ubiquité, non de
l’œuvre, mais de sa manifestation (alors que le devenir-prototypique de son véhicule est la cause
de l’ubiquité de son apparaître). Avec le web art, l’art se convoque chez soi. Non pas une copie ou
un dérivé, mais l’œuvre même.
Est-ce sans conséquence sur l’intégrité de l’œuvre ? Ce devenir-ubiquitaire de la
manifestation de l’œuvre ne l’altère t-il pas en retour ? Sans doute. La démultiplication chorétique
(par des relais) d’une part, la dissémination chorétique (par des écrans) de l’autre – ne laissent pas
inaltérée l’œuvre dans son apparaître3. Son schème morpho-dynamique est bien conservé, mais

1 L’installation de Chicago date de 1994. Le « relais » web de l’œuvre est consultable : http://www.thefileroom.org/.
2 L’œuvre de web art Jacksonpollock.org a récemment connu une suite, en se voyant prolongée par une version pour
iphone et ipad. Miltosmanetas, « Jacksonpollock for the iPhone and the iPod », Youtube, 14/02/2009, en ligne :
http://www.youtube.com/watch?v=HLKNh83Pqpo.
3 S’il est assez évident pour tout le monde qu’assister à Verbarium de Sommerer et Mignonneau à la Fondation Cartier

en 1999 est une expérience sans commune mesure avec le fait d’en trouver un relais en ligne à tout moment – il faut
aussi noter que le web art, malheureusement, doit aussi faire avec une panoplie de paramètres variés qui dénaturent
l’œuvre dans son apparaître : selon votre navigateur, son paramétrage, la résolution de votre écran, le réglage de ses
couleurs, etc – ce qui s’y affiche change très sensiblement.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

l’expression de ce schème peut donner lieu à diverses versions. Ce qui est moins un aveu de
faillite de l’œuvre d’art technologique qu’une redéfinition drastique : l’œuvre tient dans son
schème, avant de s’exprimer dans son véhicule ou de se manifester dans un lieu (qui n’est plus
forcément son lieu). L’œuvre n’a plus de lieu déterminé, elle nécessite seulement une infrastructure
avec laquelle elle co-détermine une classe de lieux possibles. Cette démultiplication chorétique
(qui multiplie les lieux de manifestation de l’œuvre même) n’a bien sûr rien à voir avec la
reproductibilité de l’œuvre (qui autorise le foisonnement des dérivés du véhicule de l’œuvre).
Si l’infrastructure propose un devenir-ubiquitaire de la manifestation de l’œuvre, elle risque
surtout de remettre en cause l’autonomie de l’œuvre d’art. En commençant par causer la perte de
son autosuffisance. Mais ce n’est, à y bien regarder, que la troisième marque d’une perte
d’autonomie de l’œuvre. La première (et primordiale) fut, dans l’espace des archétypes,
l’obligatoire prise en compte de la rationalité algorithmique pour traduire la pensée plastique,
l’appareiller à des règles qui sont techniques avant d’être poïétiques. La deuxième concerne non
plus la conception mais l’apparaître de l’œuvre, qui se donne dans son véhicule. Son existence
n’est plus décorrélée de l’économie technologique, mais en dépend étroitement, s’intégrant dans
une écologie des appareils interopérables et à maintenir. La dernière concerne la manifestation de
l’œuvre, faisant le constat (qui n’est qu’une conséquence) de son hétéro-suffisance. La perte
d’autonomie touche tout autant la contamination de la poïétique artistique par les règles de la
logique technologique, que la dépendance de l’œuvre à des ressources premières distillées par
l’infrastructure sur laquelle elle se connecte.

Pour ne se limiter qu’à la chôra-oikos, notons que l’hétéro-suffisance de l’œuvre a deux


conséquences.
La première, spatiale, prend acte du fait que l’œuvre n’est plus déménageable à volonté, parce
qu’elle n’emménage pas n’importe où. Le monde se divise en deux aires : celle où l’œuvre
technologique peut se manifester1, celle où l’œuvre reste inerte, inexistante. Ce dont on peut faire
deux lectures : ou bien ce type d’œuvres se cantonnera à certains cercles, ou bien, hypothèse plus
plausible, le milieu technologique a vocation à irriguer de plus en plus étroitement toutes les
parcelles du monde. Se créent des zones de compatibilité. L’œuvre d’art technologique, et c’est
nouveau, doit être compatible avec sa zone d’accueil, et il s’agit d’une compatibilité des appareils.
Prime donc, pour la manifestation, une logique, encore, des appareils. Les zones de non-

1Les appareils wifi marchent dans des espaces wifi, votre iphone ne servira pas aisément en Chine, votre ordinateur
portable, pour se recharger en pays étranger, exigera un adaptateur, etc.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

compatibilité technologique deviennent des zones de non-manifestabilité des œuvres. L’art peut-il
être ce qui n’est pas universalisable ?
La seconde est temporelle. L’œuvre d’art est le fruit d’une opération de création déterminée
dans le temps. Si elle est technologique, elle fonctionne selon les standards de son milieu.
Historiquement, une œuvre d’art est faite à une date donnée et pour durer éternellement. Si elle
est technologique, elle ne continuera de fonctionner que tant qu’elle reste interopérable avec le
milieu ambiant. Celui-ci changeant, comment permettre la pérennité de l’œuvre ? Comment faire
sortir l’œuvre d’art technologique de la logique de l’obsolescence propre aux appareils ? Quand
bien même y arriverait-on, ne serait-ce pas porter atteinte à l’intégrité de l’œuvre ? Comment
peut-on être à la fois fini (dans le sens d’« achevé ») et dépendant de son milieu ?

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Partie II : L’hyper-espace plastique

Les domaines de la réplicabilité technologique


Comme pour tout objet culturel, la sphère d’existence d’une œuvre d’art déborde très
largement son espace chorétique. Nous appellerons « domaine », cet espace, consistant dans
toutes les occurrences matérielles assurant la présence (même si amoindrie, même si altérée)
d’une œuvre au delà de sa chôra. Nous excluons par contre sa « sphère d’influence », sa présence
en tant qu’idée au sein d’une culture ou d’une société1. Le domaine regroupe les régions de tous
les véhicules, qui relayent l’œuvre dont ils sont une émanation, sous une forme respectant
l’original – tout en subissant d’autres conditions techniques d’existence. Il regroupe l’ensemble
des moyens pour prolonger une œuvre dans un autre support ou dans le même, au prix d’une perte
de ses caractéristiques nécessaires. Sa réception se déroule alors selon un régime qui ne lui était
pas destiné. Pour le dire avec Peirce, le domaine rassemble toutes les icônes d’une œuvre.
Ce domaine peut prendre deux formes, selon qu’il reste ou non dans le même médium que
l’originel. Si le support de l’œuvre est conservé, le domaine existe à travers des citations. On peut
penser à ces peintures représentant la galerie du Louvre et les innombrables toiles qu’on pouvait y
voir ; ou bien à la pièce de Rostand, qui reprend des lettres de son héros éponyme Cyrano.
L’œuvre originale est re-présentée, présentée à nouveau, dans un nouvel environnement, au
travers de l’œuvre d’un autre. Elle en est secondée, autant qu’elle la seconde. Elle s’efface derrière
et au profit d’une nouvelle signature d’artiste. S’il y a changement de médium, le domaine
s’amplifie et prend corps au travers de traductions. Dürer a fait connaître Mantegna en Allemagne
grâce à ses gravures ; le Zeus de Phidias n’a persisté qu’ancré dans des descriptions littéraires
d’auteurs antiques ; le XIXème siècle s’est rué sur l’appareil photographique pour garder trace de
son patrimoine architectural.
Le domaine d’une œuvre délimite son champ de diffusion. Encore ne faut-il pas l’entendre
au sens moderne, télévisuel (broadcast), mais biologique. L’œuvre d’art diffuse sur son
environnement. A partir d’un centre d’insertion (l’œuvre et sa chôra), sa présence gagne sur son
environnement par le biais de nouveaux véhicules contaminés qui en respectent les qualités
propres. Quelles sont donc ces qualités à respecter pour que tel ersatz soit considéré comme

1Telle que, par exemple, la mémétique, sous l’impulsion de l’éthologiste Richard Dawkins, tente de le cerner. Richard
Dawkins, Le gène égoïste, Paris, Odile Jacob, 2003.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

appartenant au domaine de telle œuvre ? Le spectre est sans doute large, allant de la reprographie
signée de l’artiste, aux cartes postales de tel tableau de maître, en passant par le timbre poste de la
Joconde. Qu’est-ce qui se conserve ? Ni le format, ni le support, ni les détails, ni l’échelle… Bien
peu, et pourtant ces dérivations n’en forment pas moins le domaine de l’œuvre à laquelle elles se
rapportent ; elles n’en sont pas moins les icônes de cette œuvre. Le domaine de l’œuvre est
constitué de l’ensemble des artefacts qui ont été créés pour y référer et qui sont reconnus comme
tels par la société qu’ils envahissent. Une œuvre est d’autant plus universelle qu’elle supporte la
multiplication de ses ersatz, l’expansion de son domaine. « Universel » doit s’entendre ici non
dans un sens ontologique (l’œuvre posséderait une qualité objective d’universalité, d’humanité
transcendante – comme la Bible ou les textes religieux peuvent l’avoir), mais dans un sens
sociologique (une œuvre est d’autant plus universelle, qu’elle est plus connue et reconnue et
appréciée par une communauté d’hommes la plus large possible). « Créer un poncif, c’est le
génie », disait Baudelaire1 (et de rajouter : « je dois créer le poncif »). Ce phénomène de
domanialité de l’œuvre s’est bien sûr accru avec la photographie, et compte aujourd’hui pour une
part non négligeable de l’attrait d’une œuvre. Si la Joconde était appréciée au XVIIème siècle, sans
doute était-ce grâce à ses qualités propres. Si elle l’était au XIXème, c’est que ses qualités propres
furent redoublées d’un appareil critique et d’une histoire de l’art riche et normative. Si elle l’est au
XXIème, c’est aussi parce que c’est l’œuvre qui a le plus diffusé, qui a le plus large domaine ;
c’est-à-dire, pour le dire trivialement, celle qui est la plus présente sur des cartes postales, des
assiettes, des bols, des posters, des livres, des Tee-shirts, des jeux-vidéos, Internet, etc.
Le domaine de l’œuvre devient de plus en plus central dans l’accès à l’œuvre. Historiquement
cantonné à l’action de quelques instruments de reproduction (gravures, imprimerie), ce domaine a
pris une ampleur nouvelle avec l’arrivé de la photographie et le basculement dans l’ère de la
reproductibilité technique…

L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technologique


Que ce soit dans sa version de 1935 ou celle de 38, on peut trouver deux centres qui
organisent le déploiement du texte de Walter Benjamin : L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité
technique2. Le philosophe allemand identifie l’arrivée de la photographie comme un point de
bascule qui annonce le cinéma et permet la reproduction de tout le patrimoine artistique mondial
(ce dont un Malraux se réjouira plus tard). Il en étudiera l’impact sur les objets d’art, leur

1 « Fusées, XIII », extrait de : Charles Baudelaire, Journaux intimes, dans Œuvres complètes. Tome 1, Paris, Gallimard,

1975, p. 662.
2 Walter Benjamin, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

médiation et leur réception, en privilégiant deux centres à son analyse : les nouveaux modes
d’existence des œuvres d’art, et les modalités apparues dans les relations esthétiques de l’homme
avec son monde. Les techniques nouvelles changent les qualités des œuvres d’art ; par ailleurs,
elles modifient la sensibilité du public. Nous laisserons le second axe pour la troisième partie, et
nous nous arrêterons ici sur le premier, pour y déceler deux mouvements distincts. Benjamin
analyse d’une part, ce que la technique fait aux œuvres d’art existantes ; et d’autre part, il pointe
les nouvelles formes d’art que la technique autorise. La technique fait une irruption dans l’histoire
des œuvres d’art et opère un double chamboulement : sur tout le patrimoine déjà existant, et sur
les créations à venir, qui pour une part, s’empareront de ces nouveaux outils pour forger un art
neuf (le cinéma).

Dans ce premier mouvement, Benjamin remarque que la photographie, associée à l’imprimé,


a permis une expansion géo- (et topo-) -graphique sans précédent de la sphère d’existence des
œuvres d’art. S’il est aujourd’hui simple et permis à tout un chacun d’étiqueter le style de tel ou tel
maître, simplement en compulsant à la volée deux ou trois monographies de l’artiste – il en allait
tout autrement à l’époque où l’historien de l’art devait être cet oisif fortuné qui courrait les
musées d’Europe sans moyen de reproduction efficace… Le diagnostic du philosophe est bien
connu : en se multipliant, en délaissant son espace originel, qui lui offrait protection et repos,
l’œuvre d’art sacrifie son « aura ». Ce qui apparaît par ailleurs, c’est que cette reproductibilité
technique s’établit sur les capacités d’outils d’enregistrement. La photographie est, avant tout, moyen
d’enregistrer le réel sur un support. Avant même que de parler de conservation ou de diffusion, la
reproductibilité technique nécessite un dispositif d’enregistrement. Les œuvres d’art sont rendues
reproductibles parce qu’elles sont devenues enregistrables. Cet enregistrement se fait au prix
d’une perte, plus ou moins sévère, des qualités de l’original (perte de l’échelle d’une toile, de son
rendu, de son épaisseur, du volume d’une sculpture, etc) ; toujours est-il que certaines qualités
formelles sont conservées dans la reproduction, et seront reconnaissables en présence de
l’original. L’art devenu reproductible était l’art enregistrable (a contrario, nous n’avons aucune trace
des pièces de théâtre du XIXème siècle), c’est-à-dire un art avec des qualités formelles données,
stables et statiques. Avec l’enregistrement sonore ou vidéo, l’art reproductible s’étend et absorbe
alors les arts cinétiques (théâtre, opéra, etc). Après l’enregistrement, vient la capacité de multiplier
le résultat obtenu1. Enfin, les conditions d’une large diffusion sont nécessaires. L’ère de la

1 Cette multiplication n’est pas incluse dans l’opération d’enregistrement, comme le démontre l’histoire de l’appareil

photographique. Les proto-appareils photographiques ne permettaient que d’obtenir une trace sur une plaque de
verre unique. Rien ne laissait supposer qu’un négatif donnerait la possibilité de tirer autant d’exemplaires que voulus.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

reproductibilité technique des œuvres d’art est donc celle de l’émergence d’une triple technicité
mécanique : l’enregistrement, la multiplication et la diffusion. La première évoque une invention
scientifique (celle d’un procédé physico-chimique), la deuxième suppose l’apparition de procédés
industriels (la production d’appareils photographiques et la chaîne des services associés : pellicules
et tirages), la troisième nécessite la présence d’une infrastructure en place (l’imprimé et les
librairies, les salles de cinéma, aujourd’hui Internet).
Le deuxième mouvement s’intéresse aux arts nouveaux, spécifiquement conçus grâce aux
nouvelles techniques. Plutôt qu’à la photographie, c’est au cinéma que Benjamin fait la part belle
ici. Avec le cinéma, le multiple est inscrit dans les gènes du support originel. Contrairement aux
œuvres d’art « d’avant », que l’on peut reproduire, en les traduisant dans un autre support (et en
sacrifiant une part de leurs qualités) – les œuvres cinématographiques sont portées par un support
essentiellement reproductible : la pellicule. L’esprit de la technique a comme conquis l’art à sa
source, et la reproductibilité fait partie de l’essence du cinéma. Une industrie entière se crée,
regroupant les trois techniques déjà présentées : enregistrement, multiplication, diffusion. La
valeur de ces œuvres se mesure à de nouvelles aunes : par exemple, l’effet de choc (produit par la
succession des images). Le domaine de l’industrie cinématographique se construit de la même
façon que celui de l’industrie musicale. Les copies sont diffusées, rendues publiques en nombre
limité, pendant un certain temps. Après une période de sortie, elles peuvent être ré-exploitées par
les professionnels (cinémathèques) ou le public individuel (DVD). Leur pérennité est assurée non
par le prototype mais par un master, une copie première, la moins altérée qui soit, à partir de
laquelle de nouveaux tirages en nombre peuvent s’envisager – étant entendu qu’à tout moment,
n’importe quelle copie peut jouer le rôle de master (au prix d’une perte de qualité). Mais tout ceci,
en fin de compte, ne relève pas du domaine de l’œuvre, mais bien de sa chôra spécifique. Le
domaine d’une œuvre cinématographique est à chercher dans ses déclinaisons télévisuelles ou
« youtubesques ». Celui d’une œuvre musicale prend corps dans les diffusions radiophoniques ou
les exploitations filmiques. Tout se passe comme si le domaine de l’art pré-technique devenait la
chôra de l’art technique. Ainsi, la photographie d’une œuvre, publiée dans un livre, ressortit à la
fois au domaine de l’œuvre photographiée et à celui de la chôra de la photographie comme œuvre.
Songeons à la photographie de Fontaine de Duchamp prise par Alfred Stieglitz (1917) : la croiser
dans un livre, c’est entrer en relation avec le domaine de l’œuvre de Duchamp et avec la chôra de
l’œuvre de Stieglitz.
En ce qui concerne « l’art technologique », nous ne sommes pas sûr que cette reproductibilité
technique soit toujours d’actualité, parce que nous ne sommes pas sûr que la technologie ait
vocation à « reproduire ». La technologie prototypise mais n’enregistre pas plus qu’elle ne se laisse

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Partie II : L’hyper-espace plastique

enregistrer. L’enregistrement fixe les traces formelles d’une œuvre finie, alors que la technologie
se dissémine en essaimant ses schèmes archétypiques. Elle ne peut s’appréhender via un
enregistrement formel, externe – elle doit se reconstruire à partir de ses algorithmes. C’est l’objet
visé qui diffère : l’enregistrement technique s’attaque au véhicule de l’œuvre ; la duplication
technologique concerne l’espace des archétypes de l’œuvre, sa matrice. Au sens benjaminien,
l’œuvre d’art, avec la technologie, n’est plus reproductible. Par contre, elle est transmissible.
Dans ce sillage, nous pouvons à notre tour nous demander ce que la technologie a fait au
domaine des œuvres d’art. Et de reprendre les deux mouvements que nous avons isolés chez
Benjamin : quel est l’effet de la technologie sur le domaine des œuvres d’art déjà existantes
(antérieures à elle et extérieures à sa logique) ? Et quelles sont les modalités du domaine des
œuvres d’art imprégnées de technologie ?

Le multimédia ou la transparence
Pour Benjamin, la reproductibilité technique, mise en place par l’utilisation de la
photographie, a causé la perte de l’hic et nunc des œuvres, de leur aura. Sans doute, ne nierait-il pas
l’intérêt fort de cette reproductibilité dans le domaine de la pédagogie, de la connaissance –
toujours est-il que du point de vue purement esthétique, il prend note du déficit. Si nous
partageons le constat, encore aimerions-nous le tempérer. En effet, il nous semble que la
reproductibilité s’est aussi accompagnée d’un gain pour les œuvres et pour l’art.
La photographie permet de manifester des œuvres restées dans l’ombre (au sens propre tout
aussi bien). Elle a une puissance de focalisation, d’éclairement, qui donne une existence nouvelle à
des œuvres d’art ignorées. La sortie des églises de tableaux de maître implique, certes, la perte de
leur hic et nunc, mais elle leur a octroyé un statut et, pourrait-on dire, une existence sans précédent.
Nous ne voulons pas seulement dire que « l’art d’avant l’art » est apparu quand il est sorti de son
cadre architectural, nous voulons dire que le tableau, décontextualisé, projeté en pleine lumière, a
enfin resplendi à la hauteur de ses qualités. En déménageant, l’œuvre perd son hic et nunc
ombrageux mais passant en pleine lumière, elle ap-paraît enfin. L’effet de la photographie de
l’œuvre est parfois identique. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir le premier tome de la
Métamorphose des dieux de Malraux1. C’est moins le texte qui donne à voir des œuvres romanes ou
gothiques – que les images photographiques elles-mêmes. La statuaire romane se découvre
comme art, par la puissance du regard photographique. La photographie donne à voir (les détails,
les contours, les reliefs, les ombres), en isolant l’œuvre et en accompagnant le regardeur. Ce sont
les conditions de présentation de l’œuvre qui peuvent être bonifiées avec la photographie. Les

1 André Malraux, La Métamorphose des dieux. Tome 1, Le surnaturel, Paris, Gallimard, 1957.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

monuments originels conservent l’aura mais écrasent ces œuvres par leur monumentalité même.
Elles y sont littéralement noyées dans la masse, d’autant moins visibles qu’hors de portée des
yeux du visiteur curieux. Les musées exposent en laissant le regardeur libre de ne pas voir. La
photographie force le regard mais sous le contrat tacite qu’elle magnifiera l’œuvre. Dans un autre
registre, l’œuvre de Daniel Arasse1 a démontré les bienfaits de la reproduction imprimée des
œuvres, en ce qu’elle autorise les rapprochements et les auscultations fines – et ainsi la dé-
couverte d’œuvres dans toute leur richesse. La photographie convoque dans son « ici et
maintenant » à elle, les œuvres, dont certaines seraient inatteignables autrement. Quelle aura
possède donc une œuvre qui n’ap-paraîtrait pas ? Tel nous semble être, équivoque, l’effet de la
photographie sur les œuvres d’art antérieures. Quel est celui de la technologie ?
La technologie n’est pas qu’un moyen d’enregistrement ; c’est aussi un moyen de traitement.
Dès lors, trois principales passerelles sont identifiables entre la technologie et les œuvres
antérieures à elle. La première est scientifique. La technologie s’impose dans ses appareils de
pointe qui viennent décortiquer les œuvres ou remédier à leurs faiblesses : le Louvre, vu depuis
ses laboratoires. Ceux où l’on bombarde les œuvres de rayons X ou Y, ceux où l’on analyse les
poteries de manière non destructive, ceux aussi où l’on restaure et arme contre les attaques du
temps. La deuxième est sociétale. Elle se fait patente dans le constat de la gazéification d’un art2
qui s’est immiscé dans tous les interstices de la société. Y compris dans ces appareils, qui nous
réveillent au son de la 9è, qui sonnent au rythme des tambours zoroastriens de Strauss, qui
donnent à voir des fonds d’écran impressionnistes, etc. La troisième est médiatrice. La
technologie permet une diffusion du domaine de l’œuvre inédite et plus diversifiée que ce que
l’ère technique avait produit.
Le domaine de l’œuvre prend des dimensions nouvelles en prenant corps non plus seulement
dans la photographie, mais dans le multimédia. Un appareil, bien que déjà obsolète, serait
paradigmatique de ces nouveaux contours du domaine de l’œuvre : le cd-rom. Qu’il soit consacré à
une œuvre, un corpus, ou un artiste, il offre en effet un éclairage très puissant des œuvres d’art :
images, textes, sons, liens hypertextes pour approfondir des notions. En un seul endroit, sont
réunies toutes les coutures d’une œuvre. Il ne s’agit pas seulement d’une façon de continuer la
reproduction technique par les moyens d’une savante profusion. Il s’agit de dépasser la
reproduction technique en offrant des fonctionnalités inouïes, qui permettent de reconsidérer
l’œuvre. Nous pouvons mettre côte à côte, mais aussi en transparence, x œuvres, en changer les
éclairages, provoquer des rapprochements, tenter des mariages incongrus, feuilleter les strates de

1 Daniel Arasse, Le détail : Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996.
2 Yves Michaud, L’art à l’état gazeux : essai sur le triomphe de l'esthétique, Paris, Stock, 2003.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

l’œuvre, comme on écorche un supplicié. Le multimédia a en effet deux caractéristiques. Il est


poly-média : il est le lieu où tous les médias jusqu’alors séparés sont mis ensemble, mis en
résonance, se répondent et se nourrissent les uns les autres1. Et il est trans-média : il est le lieu où
apparaissent des vérités dans le débord des médias les uns sur les autres, dans un traitement
technologique de l’inter-médiatique. Avec la technologie, le domaine de l’œuvre s’étend en
prenant corps dans le multimédia (devenu « transmédialité » ou « intermédialité »). La sphère
d’existence d’une œuvre connaît alors une expansion médiologique, après avoir connu une phase
(technique) d’expansion géographique2.
En quoi consiste ce devenir-multimédia de l’œuvre ? Il consiste en un formidable
enrichissement de l’œuvre. L’appareil critique associé à l’œuvre devient d’une profusion
potentiellement infinie. Par ailleurs, la connaissance des œuvres par la photographie était figée et
limitée. Avec la technologie, on peut donner à voir une sculpture en trois dimensions, autoriser le
regardeur à la parcourir virtuellement sous tous les angles (soit bien mieux que dans un musée
même). Les grottes de Lascaux, interdites au public, sont visitables en ligne dans un
environnement 3D de haute qualité3. Les projets de reconstruction virtuelle (ré-invention ?) de
patrimoine perdu sont déjà lancés4. Autant la reproductibilité technique a rendu publiques des
œuvres d’art sous une version appauvrie, autant la technologie les donne à voir dans une version
enrichie, plus riche que nature, plus vraie que le réel (dans le cas de recréation d’œuvres
disparues). Aucune perte d’information ne survient avec la technologie qui, bien au contraire,
ajoute aux données « naturelles ». Mais ne nous y trompons pas : cet enrichissement est une plus-
value d’ordre cognitif. La connaissance de l’œuvre est formidable, une satisfaction d’ordre
intellectuel peut s’y adjoindre, mais cela n’apporte pas de gain sur sa réception esthétique ni sa
jouissance associée. Le passage au multimédia implique de laisser la pré-éminence à la fibre
cognitive, sur la fibre sensible, dans la relation esthétique. Le multimédia insiste sur un certain
mode-d’être des œuvres, parce que sa logique le veut ainsi. La photographie a permis de
découvrir des œuvres (même sous forme de succédanées), le multimédia permet de les
appréhender au mieux de leurs qualités objectales, scientifiques et historiques. Si la
reproductibilité technique a condamné l’aura de l’œuvre, l’œuvre n’en gardait pas moins un

1 L’encyclopedia universalis en ligne en est un bon exemple. Il est notable que lorsqu’une revue papier accompagne ses

articles de photographies, une revue en ligne comme Archée (http://archee.qc.ca/), présente, intégrés dans ses
articles, légendés comme des photographies, des encarts pour des vidéos d’artistes, postées sur des réseaux sociaux…
2 C’est ici que l’objet Cd-rom, essentiellement caractérisé par sa clôture, sa finitude – a péché. Et c’est pourquoi, de

paradigme, il est passé au rang d’objet caduc. Il s’est d’abord ouvert à des mises à jour par Internet, puis des
enrichissements en ligne – pour finalement disparaître à cause de ses limites, antithétiques avec ses ambitions.
3 En ligne : http://www.lascaux.culture.fr/.
4 Fin 2009, le ministère de la culture lance un nouvel appel à projets : « Services numériques culturels innovants

2010 ». 300 projets sont proposés, 64 seront financés. Plusieurs (Metz, Rennes) proposent de reconstituer le
patrimoine historique disparu.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

certain attrait pour le regardeur qui voulait s’y risquer. Abreuvé de photographies, le regardeur ne
va pas voir la Joconde, il va voir si elle est conforme à l’idée et l’image qu’il s’en est fait. Et il va
chercher le choc d’un face-à-face qui fera mentir ses préjugés. Voir Guernica au Reina Sofia est un
choc, ne serait-ce que par ses dimensions. La salle des Rothko à la Tate Modern offre un havre
propice au rapport à l’œuvre qu’aucune monographie ne permet. Les œuvres de Serra ou de
Soulages ne prennent sens qu’expérimentées « de visu ». La photographie, parce
qu’essentiellement pauvre, conserve à l’œuvre une puissance et un attrait. Le multimédia,
enrichissant, écorne cette puissance. Par le biais des prouesses de la technologie, nous pouvons
défiler dans des galeries (et appréhender ainsi les effets d’échelle), voir des films, nous laisser
imposer des correspondances, voir les couleurs de Kandinsky ou de Mondrian danser réellement
à l’écran, zoomer et tourner autour, découvrir l’œuvre dans de meilleures conditions qu’en direct,
créer notre propre Pollock, compléter nous-mêmes les statuaires antiques mal conservées… Ce
qu’il y manque ? La libido extra-noétique…
Quel est l’effet de ce devenir-multimédia de l’œuvre sur l’œuvre ? Cette poly-médiation
s’orchestre dans la mise en place de plusieurs couches médiales qui viennent s’intercaler entre le
spectateur et l’œuvre. L’effet est donc paradoxal : à fin de dévoilement (d’une vérité de l’œuvre –
sous le régime des savoirs), la technologie intercale un florilège de voiles entre l’œuvre et le
public. Le multimédia propose un ensemble ouvert de connaissances, de compétences et de
performances, dont la synthèse est à la fois pragmatique, cumulative et personnalisée au public-
client. Mais sous ce prétexte de rapprochement (cognitif), on assiste en fait à un éloignement
(esthétique) de l’œuvre. L’enrichissement proclamé de l’œuvre est en fait un appauvrissement
relatif de l’œuvre per se. Ou encore : l’enrichissement du contexte de l’œuvre s’accompagne d’un
enfouissement de l’œuvre. La technologie porte l’accent sur les qualités descriptibles de l’œuvre,
avec lesquelles elle peut ferrailler, sur lesquelles son action est toujours plus pointue – en
délaissant, ipso facto, les qualités esthésiques de l’œuvre. C’est toute l’esthétique de la réception qui
en souffre. Le besoin du face-à-face avec l’œuvre, maintenu dans la reproductibilité technique, se
perd ici. L’impression que l’œuvre s’est déjà donnée tout entière prévaut. « A quoi bon aller au
Louvre, j’ai déjà lu le livre ? » – « Mais si, il faut y aller : il faut courir dans ses couloirs, constater
l’immensité des lieux, défiler dans cette fantastique galerie italienne, entendre comment les voix
du public donnent corps aux fracas des scènes de Véronèse, se sentir tout petit devant le coup de
force du Sacre de Napoléon de David, tomber amoureux des odalisques d’Ingres, etc ». Que
répondre à celui qui a visionné son cd-rom ? Si la reproductibilité technique a terni l’aura, la
multimédiation technologique semble meurtrir le mystère de l’œuvre, de l’œuvre comme énigme. A
force d’érudition, d’analyses, et de décorticages, toute réserve de l’œuvre est vouée à disparaître.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

Ou plus exactement, tout l’indicible de cette réserve. L’œuvre est par essence ce qui résiste à toute
rationalisation et toute fragmentation, tout éclatement informatif. La technologie semble nous
présenter une œuvre dans toute sa transparence, l’explicite et la rationalise, faisant croire qu’ainsi
s’explique son mystère. Le multimédia rend transparente l’œuvre comme objet culturel, lui ôte
une grande part de son opacité. Cette transparence s’agence dans une poly-médiation qui, en fait,
éloigne de l’œuvre dans sa nudité, dans sa vérité sensible. Pour autant, l’œuvre garde son opacité
essentielle, en tant qu’œuvre. L’action de la technologie, par le multimédia, serait de faire
transparaître l’œuvre d’art. Elle n’arrive qu’à rendre l’objet d’art transparent. Le public qui s’y laisse
prendre n’éprouve dès lors plus le besoin de la confrontation à l’œuvre, alléguant qu’elle s’est déjà
offerte à lui dans le lustre technologique. S’il tente la rencontre, il risque de refuser l’épiphanie de
cette énigme, affranchi qu’il est par ce que la technologie lui a déjà sermonné1. Avec la
technologie, l’œuvre d’art ne perd pas son mystère (qui lui est consubstantiel), elle perd toute
chance de le voir agir. Ce que le multimédia introduit, c’est la médiation ; ce qu’il abolit, c’est la
relation non-médiée à l’œuvre.
Sous des dehors d’enrichissement et malgré une plus-value certaine dans l’ordre du cognitif
et du fonctionnel, l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technologique serait peut-être plutôt
frappée d’un appauvrissement ontologique. Car dire que le mystère de l’œuvre est menacé, que
son énigme risque de résonner moins fortement, c’est dire que l’ap-paraître de l’œuvre est en
danger de disparition. Et l’apparaître de l’œuvre, c’est l’œuvre. Ne resterait qu’une dépouille,
richement parée, mais sans vie. Ne subsisterait qu’un objet de connaissance, mais sans vérité qui
puisse s’y tenir. Le multimédia participe de cet élan que Steiner qualifiait d’ère de l’épilogue2...

Les réplicants technologiques


L’avènement d’une ère nouvelle identifiée par Benjamin correspond à l’apparition d’un
nouvel appareil (au sens fort de Déotte), qui fait époque, qui modifie la sensibilité et
l’appréhension du monde dans lequel il s’inscrit. Est ici adoubée la photographie. Mais il s’agit
bien moins d’identifier un objet qu’un principe. Ce qui est apparu avec Niepce et ses
continuateurs, c’est le principe de l’enregistrement photonique matriciel (ie capable de donner lieu à la
production de tirages innombrables). C’est cela qu’il faut entendre derrière les mots
« photographie » ou « appareil photographique ». C’est l’objectivation de ce principe qui fait
basculer dans l’ère de la reproductibilité. Ce principe vient modifier le domaine des œuvres qui lui

1 Si, par extraordinaire, un frémissement le prend en contemplant la Joconde, il suffira, pour le tuer, de le désamorcer,
en le justifiant par le sourire d’icelle, « au charme démonique », qui, on le sait, explique tout… Voir par exemple :
Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987, p. 133.
2 George Steiner, Réelles présences : les arts du sens, Paris, Gallimard, 1989.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

sont antérieures et pro-voque la création d’un art inédit, entièrement construit à partir de lui.
Benjamin retient le cinéma. Cet art intègre en son sein, dans ses schèmes d’existence, le principe
technique nouveau. Enregistrement, multiplication, diffusion – qui sont extérieurs aux arts
antérieurs à l’avènement de la photographie – deviennent des ingrédients consubstantiels de la
nouvelle forme artistique. Un nouvel espace chorétique y est associé : le maillage des salles de
cinéma (après les déambulations foraines des baraques de kermesse). De même, un nouveau
domaine s’y conjoint. Le domaine est cette portion d’espace où l’œuvre se manifeste, appauvrie,
parce qu’elle n’a pas été conçue pour lui. Il faudra alors attendre quelques décennies pour voir la
télévision d’abord, le web ensuite, venir constituer ce nouveau domaine d’un art photonique, vite
devenu un art cinématique.
Avec la technologie, nous avons basculé dans un art dynamique. Il n’est plus enregistrable
parce que son aspect formel est changeant. S’il intègre les principes de la technologie (comme le
cinéma a intégré ceux la reproduction technique), alors ce seront ceux relatifs à sa déportabilité,
son adaptabilité, son inter-opérabilité. La technologie est ce qui, constituant une infrastructure
autant que s’individualisant dans des appareils, construit pragmatiquement un milieu ambiant
interconnecté et inter-opérable. Le nouvel art d’époque sera donc sur ce principe : compatible,
apte à quitter tel endroit pour se connecter à tel autre. L’art technologique ne sera plus
reproductible mais disséminable, sur différentes plateformes, au prix (si besoin est) de divers
aménagements – qui n’impacteront pas l’essence de l’œuvre en question. L’enregistrement
nécessitait un appareil extérieur à l’œuvre qui venait en copier les qualités formelles ; la portabilité
implique une réplicabilité interne des schèmes morpho-dynamiques de l’œuvre. Que ce soit des
prototypes (qui admettent la série) ou des fichiers (programmes – qui peuvent se copier), ces
« objets » ne sont pas enregistrables, ils sont duplicables. Respectant les normes en vigueur, ils sont
implémentables en d’autres lieux. La trinité devient : duplication, compatibilité, dissémination. Cette
puissance invasive s’opère grâce à la standardisation des protocoles. L’œuvre d’art technologique
ne peut accroître sa sphère d’existence qu’à partir du moment où elle parle la langue commune,
ou plus exactement à partir du moment où la langue qu’elle parle utilise des principes
architectoniques communs.
L’œuvre technologique revêt alors une nouvelle modalité d’existence. La question de l’unicité
de l’œuvre se pose à frais exorbitants. La reproductibilité technique a mis en place
l’industrialisation des multiples. L’œuvre est diffusée sous forme de nombreuses copies, qui
toutes, cependant, renvoient à la même origine et témoignent de qualités formelles identiques
(que ce soit un CD ou une pellicule de film). La duplicabilité technologique permet à des
véhicules identiques (ou non) de manifester la même œuvre sous forme de performances

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Partie II : L’hyper-espace plastique

distinctes. Qu’Aaron (Harold Cohen) fonctionne avec une tortue dessinatrice ou une table
traçante ; et l’œuvre est inchangée. Qu’un robot de Hysterical Machines (Bill Vorn) tombe en panne
et soit remplacé par un autre ; et l’œuvre demeure. Qu’une implémentation de Net.flag (Mark
Napier) tourne en ligne, et concomitamment à Cologne et New York sur différents serveurs et
selon trois historiques distincts ; et l’œuvre reste une. C’est la permanence des schèmes morpho-
dynamiques qui assure l’unicité de l’œuvre, sans égard pour les véhicules dans lesquels ils
s’actualisent, et sans égard pour l’histoire de leur performance. La notion de « multiples » doit être
délaissée au profit de celle, plus juste, de clones ou de réplicants1. Mais il faut se détacher de leur
résonance biologique et informatique. Ces deux personnages affirment qu’au-delà de toute
manifestation phénoménologique, au delà de l’histoire qu’ils écrivent au cours de leur
instantiation (vie ?) – ils renvoient vers une souche commune qui leur est essentielle. Les religions
nous avaient déjà familiarisés avec la notion d’avatars : ces manifestations nombreuses, variées et
parfois simultanées des dieux indiens dans les mythologies (particulièrement de Vishnu). Chaque
avatar, quelles que soient sa forme et son aventure, possède les qualités essentielles du dieu dont
il émane, dont il tire le principe. Nous retiendrons le terme de « réplicant », notant qu’il renvoie
vers sont principe matriciel2. L’œuvre d’art technologique est unique. Mais, elle peut s’incarner
dans de nombreux réplicants. Une dimension diachronique rentre alors en jeu. Connaître une
telle œuvre, c’est l’expérimenter bien sûr, mais aussi connaître ses différents historiques3. Le
réplicant princeps est le prototype (et il reste souvent l’unique). Tant qu’un réplicant est actif,
l’œuvre est en manifestation. Tant qu’un réplicant est ré-activable, l’œuvre est en latence de
manifestation4. Qu’adviendrait-il si aucun réplicant n’était plus ré-activable ? Un réplicant peut-il
ne plus être ré-activable ? Ici se pose la question de la pérennité de l’œuvre, que nous évoquerons
dans un instant.
Quel sera alors le nouveau domaine spécifique de cet art dynamique ? En tant qu’il est
technologique, il est conçu comme déportable, comme intégrable à tout appareil technologique.
Un espace lui semble être plus précisément rattaché : Internet. Par sa puissance multimédia et sa
capacité à implémenter certains algorithmes technologiques (sous une forme altérée), Internet
permet aujourd’hui à un art technologique de se répandre et de se manifester. Au delà des
nombreuses vidéos ou des pièces adaptées pour le web (nous avons évoqué déjà Sommerer et

1 Ou encore d’« avatar ». Mais nous nous réservons l’emploi de ce mot pour un autre contexte.
2 Le terme retenu n’est pas sans rappeler les « réplicateurs » que sont les « mèmes » de Dawkins. Richard Dawkins,
« Les ‘mèmes’, nouveaux réplicateurs », dans Le gène égoïste, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 257-272.
3 Un peu à la manière de ses objets artistiques ou bibliophiliques qui sont plus ou moins cotés selon l’histoire de leurs

possesseurs…
4 Que ce soit le soir, quand elle est éteinte ; ou dans une réserve, quand elle est remisée (au même titre que toute

toile).

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Partie II : L’hyper-espace plastique

Mignonneau ; nous pourrions retenir aussi Muntadas et le projet, initié en 1994, On Translation1) ;
des schèmes algorithmiques sont aussi accessibles, exploitables, expérimentables en ligne. On
peut ainsi faire fonctionner les différentes routines informatiques relatives aux algorithmes
génératifs de Black shoals : stock market planetarium (2004) en se rendant sur le site web du
laboratoire : Lotus Artificial Life2. Des technologies toujours plus poussées3 permettent de voir en
direct l’expression formelle des algorithmes utilisés dans telle ou telle pièce. On peut télécharger,
via cd-rom ou en ligne, des œuvres d’art sur son ordinateur. Avec ce nouveau domaine, l’art
technologique devient quotidien et commun. Il est « toujours à portée de clic », là où les livres ne
sont « à portée de main » qu’après avoir été choisis (et donc élus). Le Musée Virtuel a, sur le
Musée Imaginaire, la supériorité d’être toujours disponible. Sa croissance organique ne nécessite
aucune ré-édition. Cette permanente inter-connectivité porte le double mythe de l’exhaustivité
(liquide) et de la sérendipité4.
Telle est la composante spatiale du domaine de l’art technologique à l’ère de la réplicabilité
technologique. La question de la diffusion dans le temps de la sphère d’existence de ses œuvres est
aussi à l’épreuve…

Migration et finition de l’œuvre – Emulation et distance à l’œuvre


Nous constatons tous les jours à quel point la technologie évolue « à toute vitesse ». Les
appareils hier de dernier cri sont aujourd’hui banals et seront demain caducs. Avec la technologie,
le premier signe de l’obsolescence est la déchéance : l’appareil continue de faire son office, alors
qu’un certain nombre de fonctionnalités ne lui sont pas permises et tandis que le monde évolue
sans lui, lui interdisant une certaine connectivité. Une tension interne traverse la technologie :
comment concilier une interopérabilité de tout instant avec son progrès constant et croissant ?
Hormis via l’irruption de nouveaux protocoles, les normes et les standards évoluent en version,
c’est-à-dire que le progrès technologique se construit dans une généalogie. Un objet
technologique (appareil ou logiciel ou hardware) est, à tout instant, le fruit d’une histoire qui
remonte à un prototype. Sa « philosophie générale » ne varie pas, ses principes structurels sont
stables. C’est grâce à la survivance de ses principes directeurs, que la technologie peut à la fois se
développer et rester ce milieu de l’interopérabilité des objets dont elle est l’écosystème. Mais le

1 Version en ligne : http://www.adaweb.com/influx/muntadas/project.html.


2 En ligne : http://alife.co.uk/index.html.
3 Nous pensons à java ou VRML, et demain d’autres encore.
4 L’adjectif ‘liquide’ est à la mode depuis quelques années sur le Web. Il insiste sur l’aspect fluide et rhizomatique de

l’accès à l’information (voir par exemple, le projet de Frode Hegland : http://www.liquidinformation.org). Cette
liquidité est une hyperfluidité, où tous les points de la nappe sont à même niveau de potentiel.
La sérendipité, concept anglo-saxon d’origine, de création épistémologique, est devenu un topos du Web2.0 : la
découverte heureuse, au détour de, à la faveur de.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

second signe de l’obsolescence est bel et bien la mort. La conservation des schèmes à travers
l’évolution des objets est à long terme impossible. Soit qu’une rupture technologique endogène
ait lieu1, soit qu’une rupture technologique exogène enterre une technologie inadaptée2, ou encore
que, d’améliorations en améliorations, les parties nouvelles des normes prennent le pas sur les
anciennes qui ne seront plus conservées. Le téléphone portable modèle XG48, high tech hier,
ordinaire aujourd’hui, has been demain, sera t-il mort après-demain ? Nous parions que « oui ».
Pour autant, nous parions que son schème pourra être conservé et même retrouvé dans le
contexte nouveau.
Partant, toute œuvre qui s’appareillerait, le ferait au risque de son obsolescence rapide. La
notion même « d’œuvre d’art technologique » avoue un pacte faustien : pour bénéficier de la
puissance technologique, elle a abdiqué la vie éternelle (ie une certaine durabilité). Toutes les
œuvres du net art construites pour déconstruire Facebook ou Google, bâties sur leur fonctionnement
ou leurs API, disparaîtront avec eux. Les œuvres du Game art, qui détournaient les jeux vidéos des
premières consoles n’existent que tant que ces appareils sont utilisables. Une solution serait de
placer ce type d’œuvres sous le signe de l’art éphémère. Un nouveau rapport au temps se ferait
jour avec elles : il s’agirait d’œuvres provisoires (qui ne cherchent pas à survivre plus de quelques
années ou décennies) et intermittentes (qui s’activent pour fonctionner et ainsi exister). Nous ne
le pensons pas. Nous alléguons que ces œuvres sont conçues pour durer. Par conséquent, elles
doivent faire face à deux problèmes existentiels.
Le premier concerne la durée de vie de l’appareil utilisé. Ce problème n’est pas spécialement
technologique. La survivance de l’œuvre d’art à l’ère de sa périssabilité technique pose problème à
de nombreuses œuvres d’art contemporain3. Parce que les matériaux se désagrègent, parce que les
objets utilisés se cassent, parce que le véhicule de l’œuvre se cons-u/om-me – les œuvres d’art
contemporain nécessitent souvent des réparations sans pour autant être assurées de retrouver les
matériaux nécessaires. Quand, critère écologique oblige, toutes les ampoules du marché seront à
économie d’énergie et que tous les stocks des ampoules thésaurisés par les conservateurs
prudents auront été épuisés – comment pourra t-on encore montrer Les archives de C.B. : 1965-
1988 de Boltanski (1989) ? Il nous semble que la technologie, de par sa logique évolutive propre,
est en capacité de faire face à ce problème. Parce que ces objets sont en permanence compatibles

1 Par exemple, dans le monde informatique. Les versions « 2.1 » et « 2.2 » d’un logiciel ne présentent un progrès qu’à
la marge. Par contre, un changement entre une version « 3.x » et une version « 4.0 » est un changement important, et
parfois une révolution conceptuelle. Dans ce dernier cas, la logique voudrait que la nouvelle version prenne un
nouveau nom, et qu’un nouveau logiciel apparaisse. Pour des raisons commerciales, ce n’est pas toujours le cas (par
ex : le logiciel Word ou Windows de Microsoft).
2 Certaines technologies sont abandonnées. Bien souvent parce qu’une autre, nouvelle, remplit une fonction analogue

ou proche, de façon plus pertinente et rentable. Après avoir vivoté, le Laserdisc est mort avec l’arrivée du DVD.
3 Peut-être en est-ce même un critère…

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Partie II : L’hyper-espace plastique

entre eux à un moment donné, ils restent trans-opérables dans le temps. Autrement dit : cette
problématique est intégrée à l’expansion et à la logique de progrès de la technologie.
Le second problème existentiel est celui de la durée de vie du contexte, comme co-texte. Ce
problème est spécifiquement technologique car celle-ci se définit comme milieu, comme
écosystème, sans lequel les appareils ne sont rien (par définition : ils ne sont pas auto-nomes).
Selon le degré de connexion, l’infrastructure peut être une part prédominante du fonctionnement
de l’objet (d’art). Une œuvre d’art utilisant les données du réseau social Facebook peut être bricolée
sur des technologies qui résistent au temps, encore faut-il que sa matière première (les données
qu’elle traite) continue d’exister. Et rien n’est moins sûr ! Trois solutions sont alors
envisageables : ré-indexer l’œuvre sur une autre source (un remplaçant de Facebook), recréer le
contexte (construire une base de données allégée sur le modèle de Facebook), récupérer une
version sauvegardée du contexte1.
Comment se prétendre à la fois vouée à l’obsolescence rapide et programmatiquement
assurée de persévérer dans son inter-opérabilité ? Deux stratégies peuvent être tenues pour
concilier ces deux postulations antithétiques2.

La première stratégie consiste à faire évoluer l’œuvre en parallèle de son milieu. C’est la
migration. Il s’agit moins d’une mise-à-jour que d’une tenue-à-jour. Cette opération peut se réaliser
de deux manières : neutre ou positive. La première ne consiste qu’à s’assurer qu’à tout moment,
les nouvelles normes, standards, versions de l’infrastructure technologique sont compatibles avec
celles de l’œuvre concernée (le cas échéant, en faisant migrer les constituants de celle-ci). L’impact
sur l’œuvre est nul, les migrations étant sous-jacentes.
La seconde introduit une notion nouvelle dans l’art : le progrès de l’œuvre. Ken Rinaldo propose
de nombreuses œuvres technologiques. En 2006, il présente : Autotelematic Spider Bots. Des robots
autonomes, communicant entre eux (par blue tooth) et réagissant aux mouvements du public, se
nourrissant par eux-mêmes (c’est-à-dire rechargeant leur batterie) – évoluent dans un enclos
(qu’ils localisent par infrarouge). Sur le mur, sont projetées des images transmises par la caméra
posée sur l’un d’entre d’eux. Le public voit ce que voit le robot, et se voit comme une créature du
monde du robot. Le projet de 2006 n’est qu’un premier pas. L’auteur précise3 : « Dans les

1 Apparaissent ici toutes les problématiques du dépôt légal du web, ou de la conservation des appareils et des
contenus tel que le département de l’Audiovisuel de la BNF doit les traiter.
2 Le travail des professionnels autour de la conservation d’œuvres de médias variables fait le tour de la question. Ils

relèvent en fait quatre stratégies : « Stockage : (…). Émulation : (…). Migration : (…). Ré-interprétation : (…) ».
« Réseaux des médias variables. Comportements », Fondation Guggenheim, en ligne :
http://www.variablemedia.net/f/introduction/index.html.
3 En ligne : http://kenrinaldo.com/.

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Partie II : L’hyper-espace plastique

prochaines versions, je descendrai à 900Mhz car les modules blue tooth actuels [2.4 GHz] sont trop
gourmands ». Evolution technique, de l’ordre de l’optimisation. Mais encore : « des nouvelles
versions auront un haut-parleur amplifié ». Amélioration technique visant à augmenter
l’interactivité avec le public et donc, ici, son expérience esthétique. Ou enfin : « une
programmation future et de meilleures batteries permettront aux robots d’informer les autres, par
le biais de « phéromones numériques », de l’emplacement des sources de nourriture ». Progrès de
la technologie dans le sens d’une meilleure construction de mondes.
Le syntagme même de « progrès de l’œuvre » n’est-il pas une impossibilité per se ? Bien sûr,
l’art est une activité humaine. En tant que telle, ses objets révèlent le niveau technique de leur
époque, et ses créateurs se savent parfois contraints par ce dernier. Les tubes de couleur ont
ouvert la voie à la peinture sur le motif. L’histoire de l’architecture est sans doute riche de
visionnaires qui auraient voulu construire tels édifices, mais ne le pouvaient, faute aux matériaux
ou à la connaissance scientifique de leur temps. Le XXème siècle a ainsi permis d’introduire le
béton ou le verre – et l’architecture d’évoluer fortement. Un architecte a pu construire à la fin de
sa carrière ce qu’il rêvait à ses débuts. Il pourrait estimer que son art, plus riche, a « progressé ».
Mais il n’a touché à aucune de ses œuvres ! L’opus, lui, est figé. Constitutivement, il est peut-être
même un marqueur de son époque de conception. S’il y a un « esprit du temps » (Zeitgeist) et si les
œuvres l’incarnent pour une part, alors elles se doivent de dénier toute idée de progrès pour elles-
mêmes. Même, elles ne sont que ce qui prouve l’évolution dans les arts. L’histoire (du progrès) de
l’art n’est possible que si le progrès des œuvres est impossible. L’Œuvre d’un artiste peut
progresser, un genre artistique aussi, un art aussi – mais une œuvre nommément donnée ? N’est-
elle pas là, au contraire, pour être un vestige d’un temps, d’un état d’esprit et de fait ? Badiou :
« Une fois « laissée » à sa propre fin immanente, elle est telle qu’elle est toujours, et toute retouche
ou modification lui est inessentielle, ou destructrice1 ».
La question ici reposée est celle du fini de l’œuvre d’art. Et la technologie semble s’autoriser
de la poser sous des auspices spécifiques. Remettre en balance cet achèvement, c’est ré-interroger
l’essence de l’art :
« Or, une œuvre d’art est essentiellement finie. Elle est finie en un triple sens.
D’abord, elle s’expose comme objectivité finie dans l’espace et/ou dans le
temps. Ensuite, elle est toujours normée par un principe grec d’achèvement :
elle se meut dans le comblement de sa propre limite, elle indique qu’elle déploie
toute la perfection dont elle est capable. Enfin et surtout, elle instruit en elle-
même la question de sa propre fin, elle est la procédure convaincante de sa
finitude. »2

1 Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998, p. 23.


2 ibid, p. 23.

- 195 -
Partie II : L’hyper-espace plastique

Pour paraphraser Alain Badiou, nous dirons : que l’œuvre doit s’incarner dans un véhicule
aux limites spatio-temporelles déterminées ; qu’une œuvre se donne à voir quand elle est
terminée, achevée, par-faite1 ; qu’une œuvre doit démontrer sa nécessité en tant que forme
sensible (donc limitée) de l’esprit. Nous avons vu combien le premier point avait déjà été
largement ébréché par la pragmatique technologique, nous voyons à présent que la notion de
parachèvement d’une œuvre est remise en cause. L’œuvre d’art technologique est potentiellement
toujours « in progress ». Tout se passe comme si la logique du versionning de la technologie s’était
introduite dans l’ontologie de l’œuvre d’art. Dans cette optique, l’œuvre n’est jamais
véritablement par-achevée, elle reste sub-achevée.
De par sa dimension technologique, l’œuvre peut donc progresser et acquérir une histoire, en
même temps qu’elle perd de vue son être-prototypique originel. Une telle œuvre est toujours du
temps présent. Elle ne fait plus époque, elle vaut pour un présentisme absolu. Chaque nouvelle
version remise la version antérieure. Celle-ci vient certes ajouter une ligne à son histoire, mais en
même temps, elle disparaît, absorbée sous le plus récent. L’œuvre est condamnée à être du temps
de son spect-acteur ; le véhicule est voué à être une version temporaire dans l’historique de
l’œuvre. Pour autant, le progrès de l’appareil d’art est-il compatible avec l’idée d’un progrès de
l’œuvre ? Cette notion même de « progrès de l’œuvre », que la technologie semble proposer, est-
elle seulement compatible avec celle d’œuvre d’art ?
En fait, une logique de confrontation oppose l’œuvre « en sa forme idéale », telle que l’artiste
la conçoit au temps de sa poïèse, et l’œuvre « en sa forme présente », telle qu’elle se manifeste.
Celle-ci se distinguant de celle-là de ce qu’elle est inachevée (elle serait en attente d’améliorations,
avant tout techniques2), ou de qu’elle fut migrée (et a ainsi été dévoyée de son état idéal).

La seconde stratégie consiste à ré-implémenter l’œuvre dans un autre milieu. C’est


l’émulation3. Elle n’est possible que parce que la technologie est conçue sur ces inter- et trans-
opérabilités. Le cas d’Erl King Project qui a ouvert cette partie en est une excellente illustration. Il
convient alors de retrouver dans la technologie contemporaine, les outils qui permettront de ré-

1 Ce qui ne signifie pas qu’elle soit épuisable, mais que sa forme soit idéale.
2 Ainsi de l’œuvre de David Rokeby, The Giver of Names, souvent remontée depuis 1991, et dont Caitlin Jones écrira
en 2008 : « Il est cependant intéressant de constater qu’aujourd’hui, Rokeby considère que l’œuvre a atteint sa forme
idéale et qu’elle risque peu de se transformer désormais ». Fondation Daniel Langlois, « The Giver of Names :
collection documentaire : Introduction à la collection », en ligne :
http://www.fondation-langlois.org/html/f/page.php?NumPage=2121.
3 L’émulation est une solution très utilisée en informatique. Par exemple, pour utiliser un environnement Windows à

partir d’un poste sous Unix, ou pour réussir à ouvrir de vieux fichiers Word non reconnus par les logiciels récents.
Dans ce second cas, il faut émuler un vieil environnement Windows, sous lequel une vieille version Word peut
tourner, et ainsi ouvrir ce vieux fichier perdu pour les versions plus récentes.

- 196 -
Partie II : L’hyper-espace plastique

implémenter les schèmes originels de l’œuvre. En même temps, l’émulation confesse sa vanité :
« aemulatio » n’est que le désir d’égaler. C’est dire que la nouvelle version n’égalera jamais son
modèle, que l’œuvre ne sera qu’un stéréo-type du proto-type originel. La technologie est par
essence émulable ; l’appareil, parce qu’il est devenu un stéréotype, est émulable.
L’opération d’émulation est-elle neutre ? Quel est son effet sur l’œuvre qui la subit ? En fait,
l’émulation modifie, elle aussi, la distance à l’œuvre. Elle rend l’œuvre contemporaine, dans ses
habits historiques. L’effet est saisissant. Pour s’en convaincre, il suffit de trouver sur Internet ces
plateformes qui vous permettent de renouer avec les premiers jeux vidéos (Atari ou Nintendo-
8bits), en les ré-installant et en y jouant. Le résultat est étrange, d’une étrangeté inquiétante
(unheimlich). L’œuvre émulée est à la fois proche (elle est devant moi, dans l’environnement
technologique actuel) et lointaine (son aspect et ses schèmes sont dépassés). Elle est déplacée.
L’émulation apporte un effet vintage à l’œuvre. L’œuvre est ré-intégrée au cours du présent, tout en
conservant un parfum vieillot, qui en ferait tout le charme. L’historicité de l’œuvre se retrouve
comme écrasée, concaténée dans le présent pur. Maintenir une image à gros grains, mal définie –
avec des écrans plats modernes et haute définition – est toujours possible. Mais il y a quelque
chose qui « sonne faux ». A tout le moins : qui sonne « étrange ». C’est la distance à l’œuvre,
nécessaire à l’appréhension d’une œuvre dans son historicité, qui est chamboulée. L’intégration de
schèmes lointains dans des appareillages proches, trouble notre réception de l’œuvre. Ce n’est pas
un problème d’évolution de notre sensibilité (qui ne nous empêche pas d’apprécier, avec toute la
distance requise, le catalogue de l’histoire de l’art), c’est un problème de médiation. L’effet vintage
c’est le résultat d’une trame singulière de l’espace et du temps : l’apparition répétable d’un
lointain, dans l’appareil du proche1.
L’apparaître de l’œuvre se produit au sein d’un véhicule qui n’est plus le prototype, qui ne fait
que feindre de l’être, qui n’est qu’un « pseudo- » (étymologiquement « faux, mensonger »). Peut-
on imaginer que l’œuvre puisse se remettre d’un tel dévoiement ? Est-ce l’œuvre qui se manifeste,
ou un succédané ? Ce qui nous paraissait relever de la chôra de l’œuvre technologique (un nouveau
véhicule autorisant sa manifestation), n’est peut-être qu’une part de son domaine (où l’œuvre
existe via une manifestation appauvrie). Dans ce cas, l’art technologique ne pourrait se survivre
dans le temps long, qu’en perdant son véhicule-prototype et qu’en abdiquant sa chôra pour la
création d’un simple domaine.

1 A rapprocher de la formule : « Qu’est-ce proprement que l’aura ? Une trame singulière d’espace et de temps :

unique apparition d’un lointain, si proche soit-il », de Walter Benjamin citée par Rochlitz. Rainer Rochlitz, Le
désenchantement de l'art : la philosophie de Walter Benjamin, Paris, Gallimard, 1992, p. 177.

- 197 -
Partie II : L’hyper-espace plastique

Sous l’effet de la migration ou de l’émulation, la technologie rend contemporaines les œuvres


qu’elle sauve. Une œuvre d’art technologique est soit morte soit actuelle. Elle ne peut se
conserver dans son appareillage originel. Se perd ainsi l’historicité d’une œuvre (le fait qu’elle soit
datée, qu’elle s’intègre à une époque), au profit du présentisme d’un pseudo-type qui ré-actualise
ses schèmes artistiques dans le contexte contemporain.

* *
*

- 198 -
Partie II : L’hyper-espace plastique

L’introduction de la technologie dans l’art, c’est-à-dire l’intromission des appareils dans


l’œuvre d’art, modifie ses modes traditionnels d’existence. De nouvelles dimensionnalités sont en
cours d’édification. Son ap-paraître se fait selon une quadruple modulation :
-- l’œuvre in-siste dans son schéma. Elle s’y donne comme la matrice de son propre
apparaître, au sein d’un fonds (Bestand) de virtuel symbolique.
-- l’œuvre con-siste dans son véhicule. Sa figure est celle du prototype, qui doit con-cilier
dans ses limites, le topos d’une œuvre et celui d’un appareil.
-- l’œuvre ex-iste dans son lieu. Sa figure est alors celle du danseur, qui, marquant l’espace de
sa présence irradiante, le crée autant qu’il y est conditionné.
-- l’œuvre sub-siste dans son domaine. Sa figure est celle du réplicant, qui est aussi
succédané, occupant l’espace-temps sur le mode de la dissémination.

En tant que schématique, l’œuvre est distincte de son véhicule, s’ojectivant diversement. En
tant que prototype, l’œuvre est multipliable, et la performance est répétable (ici s’exprime un
devenir-ubiquitaire de l’œuvre). En tant que connectée à une infrastructure, l’œuvre est
distribuable dans des lieux divers. En tant que partie intégrante du tissu technologique, l’œuvre
est disséminable sous des formes plus ou moins appauvries. Chacune de ses modalités accueille
des problèmes spécifiques : celui de la détermination de la forme ; celui de l’identité et de la
singularité ; celui de l’autonomie ; celui enfin de l’achèvement (le fini de l’œuvre).
Tout cela fait-il art ? Ces modalités sont tout aussi bien celles du pro-duit technologique, et
ne concerne l’art qu’à partir du moment où, en guise de résolution, le problème est nié par
l’affirmation péremptoire : il y a des œuvres d’art technologique. Si cela fait bien art, alors, ce sont
là ses nouvelles dimensionnalités spatiales. Mais, n’en déplaise à la théorie institutionnelle, peut-
on se contenter de présenter des objets technologiques dans un cadre artistiquement idoine, pour
revendiquer ce statut ? Comment savoir si, à force de modifier l’espace plastique, nous ne
sommes pas en train de le perdre ?

L’œuvre d’art est ce qui est importun. Elle est ce qui ne se fond pas dans le paysage, ce qui
tranche sur le monde. Elle est ce qui, dans sa résistance, dans sa présence, importune. Elle est
toujours ce qui dérange, ce qui « n’est pas à sa place ». C’est bien pour cela qu’elle a besoin de se
créer son propre topos. Elle fait signe sur elle même. Et cela se constate concrètement dans
l’espace : l’œuvre d’art a un poids, qui de facto, vient modifier le champ gravitationnel qui l’entoure.

- 199 -
Partie II : L’hyper-espace plastique

En prenant place dans le monde, elle occupe une extensio autour de laquelle l’homme vient
tourner. Elle est encombrante. Elle est ce qui vient modifier la trajectoire mondaine de l’homme
en lui insufflant une inclinaison (un clinamen) nouvelle. Le spectateur tourne autour, ne peut pas
faire comme si elle n’existait pas. Elle a une présence (qui est présence importune). Elle
commande l’arrêt, ne serait-ce qu’une demi-seconde, comme elle impose un déplacement
physique au regardeur. Elle dérange l’homme dans son être et dans son corps. Elle détourne du
port (in-op-portun), ie du rythme et du cours mondains de l’homme. Et elle est en même temps
inabordable (im-portun). Elle ne peut être que laissée à distance, elle est même la garante que
cette distance sera toujours conservée et non corrompue. Adorno écrivait « il n’existe pas
d’empathie possible avec l’œuvre. Celle-ci doit être laissée à sa distance »1. L’œuvre d’art est la
propre garante de l’inviolabilité de cette mise à distance qui déclenche le trouble du regardeur.
Plus : contrairement à d’autres phénomènes temporaires que l’Histoire viendra rejeter, effacer ou
assimiler – l’œuvre d’art est ce qui persévère dans son importunité.
La technologie, elle, est tout opportunisme. L’opportunisme pragmatique d’un champ qui
prend de plus en plus d’ampleur en se disséminant toujours plus finement et largement.
L’opportunisme domestique des appareils qui se fondent dans le décor. Foisonnant, ils forment
l’épiderme du monde ; le décor en est tout recouvert. L’opportunisme intime d’une algorithmique
interfacée, dont les promesses d’ergonomie composent une double tendance : con-former un agir
universel et se mouler sur un fonctionnalisme arrangeant. Elle refuse tout statut, sachant qu’il est
forcément « stature », donc massivité, dérangement.
Les incarnations de l’art et de la technologie semblent se concevoir selon deux régimes non
seulement différents, mais encore antithétiques. Une œuvre d’art technologique2 ne commande
pas l’arrêt ; elle commande la précipitation vers ce qui bouge ! L’importun, situé dans l’œuvre,
doit survivre au dispositif qui l’autorise. La technologie ou bien interdit tout art, ou bien dessine
un art d’un nouveau type, ou bien doit trouver les conditions de son assimilation dans l’idée de
l’art.

1 Jean Lauxerois, « L’« entre » des images, ou les stratégies intermédiales dans Blow-up de Michelangelo Antonioni
(1966) », dans Jean Louis Déotte (sld), Appareils et formes de la sensibilité, Paris, L’harmattan, 2005, p. 192.
« L’impossibilité de restituer ce qui a été ruiné se lit concrètement dans l’absurdité des tentatives de restauration, eu
égard à leur objet. Le rapport légitime aux œuvres d’art authentiques du passé, c’est la distance, la conscience de leur
inaccessibilité, non l’empathie qui tâtonne jusqu’à elles et leur fait injure par ses excès d’enthousiasme ». Théodor
Adorno, « Du mauvais usage du baroque », dans L’art et les arts, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 130.
2 Si le syntagme n’est pas contradictio in adjecto.

- 200 -
Partie III : Planches

Outrun – Garnet Hertz (2008) [Cf : p. 216]

- III, 1 -
Partie III : Planches

Source : http://www.conceptlab.com/outrun/

- III, 2 -
Partie III : Planches

Zerseher – Joachim Sauter (1991) [Cf : p. 228]

Source : http://www.joachimsauter.com/en/projects/zerseher.html

- III, 3 -
Partie III : Planches

The Giver of Names – David Rokeby (depuis 1991) [Cf : p. 233]

- III, 4 -
Partie III : Planches

Source :
http://www.fondation-
langlois.org/html/f/page.php?NumPage=2121

- III, 5 -
Partie III : Planches

Osmose – Char Davies (1995) [Cf : p. 236]

- III, 6 -
Partie III : Planches

Source : http://www.immersence.com/osmose/index.php

- III, 7 -
Partie III : Planches

Heartscapes – Diana Domingues et Artecno Group (2006) [Cf : p. 236]

Source : http://artecno.ucs.br/proj_artisticos/instalacoes/cave_heartscapes.htm

- III, 8 -
Partie III : Planches

Rêve télématique – Paul Sermon (1992) [Cf : p. 237]

Source : http://creativetechnology.salford.ac.uk/paulsermon/dream/

- III, 9 -
Partie III : Planches

Film Text 2.0 – Mark Amerika (2002) [Cf : p. 240]

Source : http://www.markamerika.com/filmtext/

- III, 10 -
Partie III : Planches

La colonie – Alexandre Gherban (2000-2004) [Cf : p. 245]

Source : http://amorphicrobotworks.org/works/ttm/index.htm

- III, 11 -
Partie III : Planches

EyeDrawing – Michel Paysant (2008) [Cf : p. 261]

Source : http://lunettesrouges.blog.lemonde.fr/2010/01/20/le-dessin-mental/

- III, 12 -
Partie III : Planches

The 3rd I – Wafaa Bilal (2010) [Cf : p. 262]

Time Capsule – Eduardo Kac (1997) [Cf : p. 262]

Sources : http://www.3rdi.me/ et http://www.ekac.org/timcap.html


Requiem – Marcel.lì Antunez Roca (1999) [Cf : p. 262] The Third Hand – Stelarc (1980) [Cf : p. 260]

- III, 13 -
Partie III : Planches

Stimuline – Lynn Pook et Julien Clauss (2008) [Cf : p. 262]

Sources : http://www.marceliantunez.com/work/requiem/
http://v2.stelarc.org/images.html
http://www.lynnpook.de/english/stimuline/index.htm

- III, 14 -
Partie III : Planches

May the Horse Live in me – Art Orienté Objet (2011) [Cf : p. 262]

Source : http://aoo.free.fr/fr/travaux-2011-01.html

- III, 15 -
Partie III : Planches

Totemobile – Chico Macmurtrie (2007) [Cf : p. 267]

Source : http://amorphicrobotworks.org/works/ttm/index.htm

- III, 16 -
Partie III : Planches

Bedlam – Simon Penny et Bill Vorn (2001) [Cf : p. 267]

Source : http://www.simonpenny.net/works/bedlam.html

- III, 17 -
Partie III : Planches

Robotarium X – Leonel Moura (2007) [Cf : p. 269]

Source : http://www.leonelmoura.com/robotarium.html

- III, 18 -
Partie III : Planches

Second Life performances – Stelarc (2009) [Cf : p. 272]

Source : http://v2.stelarc.org/images.html

- III, 19 -
Partie III : Planches

Synthetic performances – 0100101110101101.ORG (2009-2010) [Cf : p. 272]

I know that it's all a state of mind – 0100101110101101.ORG (2010)

Source : http://0100101110101101.org/home/performances/index.html

- III, 20 -
Partie III : Planches

Liberate our avatar – Paul Sermon (2007) [Cf : p. 272]

They live in Second Life – Paul Sermon (2008)

Source : http://creativetechnology.salford.ac.uk/paulsermon/liberate/
http://creativetechnology.salford.ac.uk/paulsermon/theylive/

- III, 21 -
Partie III : Le glaçage du sensible

Partie III – Le glaçage du sensible

« J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à


voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y
définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc
en même temps un commun partagé et des parts exclusives. Cette répartition
des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des
formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à
participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage. » 1
La thèse, chez Rancière, est politique. Les hommes se partagent le sensible, entre eux.
Notre thèse sera que l’invasion des technologies va venir modifier l’emplacement même de
ce « système d’évidences sensibles ». Notre axe de travail sera moins de chercher si elle opère une
redistribution des parts du sensible au sein du système politique pointé par Rancière, que
d’analyser comment elle conduit à une reconfiguration du système dans son ensemble, un
repositionnement des frontières et des limites de ce sensible commun à l’humanité.
Nous appelons « glaçage du sensible » le reparamètrage de la sphère du sensible par rapport à
ses sphères voisines que la technologie provoque en s’immisçant dans tous les interstices du réel.
Le glaçage du sensible prévoit donc une réduction du territoire du sensible, une dispute de son
terrain d’exclusivité, et une modification de ses modalités d’expression. Il est tout à la fois
nappage, surbrillance et froidure. Cette modification des frontières et des valeurs advient, d’une
part, par la captation technologique d’une partie de l’être-sensoriel, l’être-dans-le-monde et l’être-
réceptif de l’homme ; d’autre part, par la sur-symbolisation du réel.
La thèse, chez nous, sera existentielle. Les appareils reconstruisent le sensible de l’homme.

1 Jacques Rancière, Le partage du sensible : esthétique et politique, Paris, La Fabrique Éditions, 2000, p. 12.

- 201 -
Partie III : Le glaçage du sensible

En s’immisçant dans tous les interstices entre le réel et l’homme, en recouvrant le monde
d’un derme technologique, les appareils reconfigurent le partage du sensible, en redistribuent les
parts et requalifient les attributions. Le monde prend une autre tournure ; notre façon de nous y
mouvoir, de le percevoir prend des accents nouveaux, quand elle en abandonne des désuets ;
notre sphère d’existence même semble se faire à l’idée d’une symbiose avec ce nouvel acteur-
milieu.
La technologie s’est imposée dans nos existences, et ré-informe notre sensible sur le mode de
la surenchère, de l’hystérie, de la compulsion – en un mot : de la frénésie. Frénésie des sons, des
vitesses, des couleurs, des sens, des actions – qui est tout à la fois perte d’anciennes valeurs ou
d’anciens fondements, et basculement, sur un rythme effréné, dans un univers toujours plus
chatoyant, toujours plus dynamique. La question étant : ce mode correspond-il à la nature
humaine ? Est-il violence d’un propre (par exemple, la mesure du sage aristotélicien) ou
exploitation d’un devenir ? La perfectibilité, propre de l’homme selon Rousseau, implique t-elle
surabondance du (dans le) sensible ou amélioration intérieure ? Nous proposons de baptiser
« glaçage du sensible » cette reconfiguration de l’espace du sensible, afin de recouvrir ces deux
aspects antithétiques : plus- et moins-value, promesse et catastrophe, brillance et occultation.
Dans le cadre qui est le nôtre, ce questionnement est à triple détente.
1/ Comment la technologie impacte t-elle le Sensible ? Comment notre être-sensible et
l’être-perçu des choses sont-ils modifiés ? Les appareils, qui ont envahi notre quotidien, ont
modifié notre sensibilité, nos habitudes, nos réflexes. La souris n’est plus un animal, de même
que la navigation via des icones est devenue un mode naturel pour donner des ordres. Les coins
de nature non pollués par la possibilité de retentissement d’une sonnerie téléphonique vont
disparaissant ; les péages d’autoroutes, après s’être débarrassés des préposés humains au
paiement, vont bientôt s’attaquer aux machines à carte bleue (le télépéage s’imposant à grand
renfort de publicité) ; etc. L’inventaire serait à la Prévert, s’il n’était trivial.
« Notre sensibilité est plastique1 », c’est-à-dire malléable, adaptative. L’environnement de
l’homme est le vecteur des stimuli qui viendront modeler cette sensibilité. De même que, à en
croire Benjamin, le cinéma est venu sculpter le sensible du public (devenu « masse »), les appareils
ont une action sur la sensibilité du public, qu’il conviendra de préciser.
Ici se forment les principes de toute réception. Cette approche permettra de fixer les
déterminants technologiques des conditions de toute réception sensible de l’homme.

1Philippe Crignon, « La sensibilité altérée », dans Jean-Louis Déotte (sld), Appareils et formes de sensibilité, Paris,
L’harmattan, 2005, p. 123.

- 202 -
Partie III : Le glaçage du sensible

2/ Comment le devenir technologique des œuvres d’art modifie t-il le régime de leur
réception ? Nous l’avons déjà ébauché : les œuvres d’art technologique peuvent s’analyser comme
des machines poïétiques, où l’étape de la réception devient l’étape de l’actualisation et de la mise
en branle d’une machine poïétique secondaire. Nous avons qualifié « d’activation », le mode par
lequel le spectateur reçoit l’œuvre, devenant spect-acteur, bien loin de l’attitude traditionnellement
contemplative associée à l’exercice. Comment se décortique cette activité ? Comment les modes
principaux de reconfiguration du sensible par la technologie se voient-ils mis en application, mis
en demeure d’insuffler de nouveaux codes et démarches au regardeur ?
« [Les appareils] imposent un mode de présentation sensible à la place d’un
autre. »1
Ici, apparaissent les nouvelles modalités de l’expérience esthétique face à une œuvre d’art
technologique. Elles mettent ainsi en exergue le devenir-technologique de notre sensibilité
s’appareillant, dans son exercice le plus pur.
3/ En quoi l’art technologique participe t-il d’une réinvention de notre sensibilité d’homo
technologicus ? Parce qu’il exploite les fibres qu’il y décèle, parce qu’il critique les risques qu’il y
soupçonne, parce qu’il pousse des logiques, parce qu’il construit son imaginaire, parce qu’il
participe de son acceptation ou de sa dénégation, parce qu’il entérine sa banalité ou marque son
irréductible extériorité – l’art jette sur la technologie une lumière qui vient ré-éclairer le partage du
sensible qu’elle opère. Ce que l’art technologique permettrait, ce serait alors l’arrivée de figures
répondant à ce nouveau sensible que la technologie annonce ; ce serait l’analyse sous la forme
d’une mise-en-fiction de cette sensibilité appareillée ; ce serait l’apparaître du glaçage du sensible,
comme tel…
« Il y a une politique de l’esthétique au sens où les formes nouvelles de
circulation de la parole, d’exposition du visible et de production des affects
déterminent des capacités nouvelles, en rupture avec l’ancienne configuration
du possible. »2
Ici, se joue la réinvention des conditions de possibilité sensible de l’homme technologique. A
la fois une mise en avant de ses présupposés et de ses attendus ; et une critique de son mode
d’être – au travers de l’érection de figures post-humaines.

1 Jean Louis Déotte (sld), Le milieu des appareils, Paris, L’harmattan, 2008, p. 27.
2 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Éditions, 2008, p. 71.

- 203 -
Partie III : Le glaçage du sensible

La fabrique du sensible technologique


Si nous pouvons tenter d’approcher la technologie de nos jours, c’est parce que l’explosion
récente de ses appareils nous permet d’en entrevoir l’apothéose. Il faut comprendre la
technologie comme progrès technologique. Si la rationalité propre de la technologie est le
pragmatisme, il est fondamental de prendre la mesure de la dimension diachronique de
l’expression de ce pragmatisme, c’est-à-dire du déploiement du progrès technologique. Car ce
déploiement n’est ni neutre, ni linéaire. Contrairement au progrès technique, qui améliore
continuellement les processus énergétiques, le progrès technologique s’exprime à travers une
extension de son domaine initial. Ici, le progrès creuse les fonctionnalités attendues et les
missions originelles, mais ce faisant, il accroît son domaine d’intervention et diffuse son
impérialisme.
C’est en saisissant ce progrès, que nous pouvons en dessiner les lignes de force et ses impacts
dans le monde de l’homme. Considérons un instant l’un de ses fleurons actuels : l’iphone.
Téléphone, sms, musique, photo, vidéo, et Internet illimité, depuis partout, avec des
applications spécifiques et designées pour faire gagner du temps, et nous permettre d’organiser au
mieux toutes nos activités et toutes nos identités. Le monde à portée de main. L’appareil comme
kit de survie universel. Les fonctionnalités présentes peuvent se ranger selon une triple tendance,
par laquelle s’exprime cette frénésie technologique. Vous avez accès à tous les outils et tous les
possibles – Vous voyez le monde par l’appareil – Vous êtes partout, en permanence, connecté1.
On voit bien le chemin qui a été parcouru depuis les premières apparitions technologiques. Il
ne s’agit plus seulement de sous-traiter le traitement de l’information. Il s’agit, à partir d’une
subrogation du traitement des données extérieures, d’améliorer les capacités d’action de l’homme
dans son monde. Il s’agit donc à partir d’une main-mise sur le traitement du sensible, de
reconfigurer la sensibilité humaine. En dominant ses missions premières, la technologie s’est vue

1 En effet : 1, les fonctionnalités s’ajoutent les unes aux autres (la prise de photo s’accompagne d’une retouche a

posteriori pour enlever les yeux rouges, rajouter des effets, approfondir le décor), 2, elles remplacent les anciens
systèmes cognitifs (pour connaître la météo du jour, mieux vaut un coup d’œil à l’appli de Météofrance qu’un regard
scrutateur et inexpert au bleu instantané du ciel ou une conversation avec un gars du coin), et 3, elles sont
convocables à tout moment (le « bout de la langue » va disparaître : le mot qui s’y trouvait et nous narguait, se trouve
maintenant en ligne, au bout de l’iphone).

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Partie III : Le glaçage du sensible

déléguer des missions nouvelles, qui élargissent grandement son champ d’application et
contaminent tout le pan du sensible.
Les trois tendances que nous avons proposées concernent chacune un pan du sensible : sa
nature sensitive, sa nature cognitive, et les conditions mêmes de son existence qu’est notre
rapport à l’espace-temps. L’homme habite son monde sous le régime du sensible, dans la mesure
où il reçoit des excitations de ses sens, où il est capable d’informer ces données en les interprétant
convenablement, et où il réside en un temps et un lieu déterminés. C’est tout cela, que la
technologie vient chambouler.
C’est en suivant ces lignes de force que nous pourrons analyser les modifications profondes
et imprévues qu’elle apporte sur l’appréhension du sensible.

L’axe sensoriel
Quelle est la mission première attendue de la technologie sur cette question de la
sensorialité ?
Dressons, à gros traits, l’histoire des lunettes de vue, l’un de ces appareils technologiques
proto-historiques. Elles visent à compenser une vue défaillante par l’adjonction d’un objet qui
rétablit la vision dans son état optimal. La détermination de cet état optimal est affaire
scientifique et naturelle. L’appareil de vision humain doit permettre à l’individu bien portant de
voir avec une résolution de 1.5 degré solide. Les progrès technologiques de ce secteur peuvent
dessiner trois phases à ce jour : celle du lorgnon, celle des lunettes et celle des lentilles. Au delà de
la hausse du confort, un autre mouvement se devine : celui d’une baisse du parasitage de
l’appareil et surtout d’une disparition de la prothèse. Les lunettes ne permettent pas d’avoir un
champ de vision total et sont très voyantes – contrairement aux lentilles. Mais la disparition de la
prothèse n’est pas une fin en soi. Il s’agirait bien plutôt d’une adéquation de l’appareil à la sphère
de l’humanité. La technologie n’est pas une course à la miniaturisation de l’appareil (les
téléphones portables garderont une taille minimale et les écrans d’ordinateur sont de plus en plus
grands) – mais une optimisation de l’appareil à sa fonction. Cette conclusion est-elle généralisable à la
technologie moderne ? Ce qui caractérise cette dernière, c’est qu’elle est apparue au moment où
l’ordre technique était devenu « totalitaire » (si nous parlons comme Heidegger ou Ellul). Le
premier terreau où elle fut plantée fut donc le domaine technique.
Considérons le cinéma en trois dimensions, c’est-à-dire le descendant technologique du très
technique cinéma. Où la technologie intervient-elle ? A trois occasions : au moment de la
réalisation du film, dans le dispositif de diffusion de l’infrastructure (salle de cinéma) et dans
l’appareillage de réception par le spectateur (lunettes spéciales). Quelle en est la finalité ? Il s’agit,
pour un public assemblé, de voir un « spectacle incarné en trois dimensions ».

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Partie III : Le glaçage du sensible

La technologie considère le cinéma 2D comme pauvre, parce qu’il est plat – alors que la
vision humaine appréhende l’univers en trois dimensions. De la même façon, la télévision en
couleurs a été considérée comme un progrès sur son équivalent noir et blanc. Ce que la
technologie considère comme un progrès, est donc la course à l’adéquation entre le monde
technique et le monde des perceptions humaines1.
La technique a modifié le monde en donnant à l’homme les moyens de sur-agir sur lui, et au
détriment des qualités sensibles de cette action. Sa logique était celle de l’efficace énergétique,
sans se soucier de quelconques logiques informatives, ni d’un respect du sensible. La technologie
vient justement combler ce déficit, avec une logique de l’efficace sémiotique, dont le but est de
transmettre des informations, aider à leur traitement et améliorer leur appréhension par l’homme.
La technique a eu un effet d’écrasement des sens, réduisant leur emploi, limitant les spectres
de perception et les qualités sensibles. La technologie cherchera à réhumaniser ce monde, dans le
sens d’une extension et intensification de ses qualités sensibles, étant entendu que l’être-perçu est
un être-perçu par l’homme. Une mise en lumière qui n’est pas exponentielle mais indexée sur
« l’échelle humaine ».
Selon l’axe sensoriel, c’est donc la définition, dite « haute définition », qui viendra mesurer au
premier chef la puissance d’une technologie, et qui sera le moteur du progrès technologique.
L’adjectif « haute » ne dit ici strictement rien et ne fait qu’apporter une connotation high tech. Il
donne une valeur de technicité à l’objet qu’il qualifie2. Il est l’adjectif que la technique avancée et
aujourd’hui la technologie, se sont donné pour valoriser les objets qui possédaient une plus-value
maximale selon le registre propre de leur utilisation. La haute définition, c’est la « bonne »
définition, c’est-à-dire la définition nominale. Comment s’obtient-elle ?
Notons d’abord que la haute définition n’est pas une valeur absolue mais relative. Sa quête
est au croisement de deux enjeux : celui de la hausse de la quantité d’informations nécessaire pour
couvrir une certaine surface du perceptible ; et celui de la capacité maximale de transmission des
informations par l’infrastructure utilisée3. La définition est directement proportionnelle à la
quantité d’informations transmises pour reconstruire le perceptible ; celle-ci nécessitant un
appareillage adapté. Mais ce n’est pas réellement la course quantitative qui prime. Bien plutôt, il
s’agit de l’adéquation du rendu avec le regardeur. La définition est finalement une valeur de
mesure de « l’analogification » du discret. Le nombre d’images défilantes par seconde ; le nombre

1 De la même façon qu’un téléphone de meilleure qualité est celui qui ne se contente pas de transmettre un message,

mais pourra transmettre la voix dans toute sa qualité et son timbre. Demain, la vidéo.
2 On pourra se référer à l’incise que Benvéniste propose sur le « haut-parleur » dans son article « Mécanismes de

transposition ». Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale. Tome 2, Paris, Gallimard, 1974, p. 124.
3 C’est le coût des écrans mais surtout des transmissions qui ont retardé l’arrivée de la haute définition.

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Partie III : Le glaçage du sensible

de lignes sur un écran balayé par un faisceau ; la synthèse des trois couleurs primaires sur chaque
pixel ; la fréquence du faisceau lumineux. Dans un premier temps, la définition augmente avec
une simple hausse de ces valeurs. Mais elle s’arrête quand ces valeurs sont devenues optimales,
c’est-à-dire parfaitement réglées sur le régime de perception du regardeur, à l’état de nature. Elle en
devient « hautement définie » de ce qu’elle est optimalement définie. La définition mesure les
prouesses de la technologie à camoufler son être numérique sous un perceptible analogique.
La « haute définition » (de même que la haute fidélité des chaînes hi-fi) marche ici comme
paradigme de la valeur technologique. La technologie cherche à réduire le différentiel sensoriel
entre l’entrée et la sortie des appareils et donc à abolir toute idée d’un distinguo entre le réel
source perceptible et le stimulus technologique perçu.
La première vocation de la technologie consiste donc à mettre l’homme au cœur de son
monde, selon le régime sensible le plus optimalement humain1. Ce qui signifie : pallier les
défaillances de l’individu, reconstruire un sensible selon les principes de la sensorialité humaine,
s’éclipser en tant qu’objet nuisible à la jouissance sensorielle, et disparaître en tant que fonction
pour faire croire à l’immédiateté d’un sensible pourtant totalement reconstruit.

Mais en creusant cette mission première, un autre champ d’actions autorisées s’ouvre à elle,
celui de l’hyper-stimulation. Si cette compétence n’est pas nouvelle (une loupe, c’est cela), la haute
technologie actuelle a donné à son exercice une opérativité sans précédent.
Ainsi, au cinéma, ce ne sont pas n’importe quels films qui ont bénéficié de ce régime de la
3D. Ce sont des films spectaculaires, à grande sensation, à fort imaginaire, pétaradant de
couleurs2. La technologie ne se contente pas de resensibiliser le monde en mettant l’homme-
percevant au centre de ces problématiques, elle en arrive à le sur-stimuler. La trajectoire
s’extrapole aisément. La technologie fut là d’abord pour mettre en lumière les informations les plus
importantes du monde dans lequel l’homme habite. Puis, elle visa à donner du relief au monde.
Les salles de spectacle actuelles, à l’acoustique parfaite, y participent ; de même que les chaînes hi-
fi très haut de gamme, qui démontrent que l’écoute d’un disque compact dans des circonstances
inférieures (c’est-à-dire celles du commun) est un pis-aller de qualité fort médiocre. La
technologie était alors un outil de lutte contre la médiocrité qualitative du sensible perçu. Quand
le monde entier fut en relief, elle n’avait d’autres choix que l’hyper-stimulation, s’accompagnant

1 Il y a dans l’idée d’optimal, des aspects relatifs au standard et à la santé. Il est humainement naturel que l’homme

vieillissant perde la vue. La technologie y pourvoie cependant au nom d’une normativité de la sensibilité humaine
attendue.
2 Citons : Là-haut (Studio Pixar), Avatar (James Cameron), Alice (Tim Burton).

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Partie III : Le glaçage du sensible

d’une compétition pour la captation sensorielle… Comment cette hyper-stimulation se décline t-


elle ?
Elle est d’abord, bien sûr, une sur-stimulation. Le silence est chose introuvable dans nos
villes ; le monde est devenu une sémiosphère à laquelle la technologie prête toujours des solutions
inédites pour happer l’attention sensitive du public. Si le passage du mono à la stéréo fut bien un
exemple de l’humanisation de l’être-sensible du monde technique (la radio), l’arrivée dans nos
chaumières des home video cinema avec six à huit baffles est de l’ordre d’un approfondissement de
cette sensibilité, sur le registre du soulignement, de la sur-stimulation.
Cette sur-stimulation, on le sait, provoque une désensibilisation. De deux façons, au moins.
De façon organique, les récepteurs de l’appareil sensitif humain, s’habituant à un certain degré de
stimulation, ne prêtent plus attention aux signaux plus faibles. De façon écologique aussi, la
sémiosphère court à sa propre surenchère, les signes qui ne peuvent se mettre à niveau, qui
conservent leur degré stimulant basique, ne font plus recette, ne peuvent plus être perçus dans
une sémiosphère où le combat se fait pour la capture et la rétention de l’attention du public.
Mais elle autorise aussi une néo-stimulation. La technologie a agrandi notre spectre sensible
(à preuve, la musique électronique). Elle a aussi multiplié les options stimulantes. Comment
savoir qu’une personne vous appelle ? Les téléphones ne sonnent plus, ils vibrent et pourraient
briller. De par ses capacités de traduction et donc de transposition d’un sens vers un autre, la
technologie nous permet de décliner, selon d’autres modes, des stimuli rattachés à un apparaître
donné.
Toutefois, elle peut encore résonner dans le sens d’une infra-stimulation. Il n’est pas vrai de
dire que la concurrence s’écrit selon l’axe du « plus de », elle est bien plus ouverte. La technologie
est aussi en capacité de masquer les stimuli incongrus. Les téléphones ne sonnent plus, les
numéros s’affichent, permettant de filtrer les appels, et les répondeurs sont de série. Alors que la
tendance allait vers toujours plus de connexion et de stimulation, voici qu’un effet régulateur
advient, autorisant une canalisation de ces stimuli, leur écrémage. Finalement, les appareils
prennent le relais, et gèrent l’hyper-stimulation en jouant les filtres de premier niveau.
Enfin, elle se présente comme une trans-stimulation où tous les sens entrent en jeu
holistiquement. Elle est d’ailleurs devenue beaucoup plus réceptive aux valeurs qu’aux grandeurs,
aux intensités qu’à leur domaine d’existence. La technologie opère une synesthésie, comme elle
autorise une trans-médialité en art. Le domaine du sensoriel (et ses sous-domaines : goût, vue,
toucher) cède le pas devant le règne du sensationnel. Ce dernier réalise une fusion des sens dans
un seul et même brouillage sensitif, ne délivrant qu’une impression confuse mais puissante.

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Partie III : Le glaçage du sensible

L’expérience sentie devient totale et forte. Par retour de flammes, tout stimulus qui ne serait pas
pluri-sensoriel, et demain sensationnel, apparaît comme pauvre et terne.
Dans tous ces cas, se fait jour un désintérêt pour les stimuli naturels, au profit de leur
traitement technologique qui provoque leur mise en relief, leur amenuisement ou leur
déplacement. Les sens ne sont finalement plus stimulés naturellement. Ce que la mission
première visait (une ré-humanisation du monde dans lequel vit l’homme) entre en contradiction
directe avec l’extension de programme qu’elle s’est donnée dans l’hyper-stimulation.
Selon cette nouvelle pratique, la technologie apparaît comme une chasse à certaines valeurs
sensitives : le terne, le brut, le simple, le nu. Pour homo technologicus, ce qui n’est pas souligné, est
pauvre et fade. Ce qui est brut est sans intérêt. Ce qui n’est pas reçu technologisé, ce qui est perçu
dans son plus simple appareil – est décevant et morne. Pour son ancêtre, c’était le contraire. Car
la richesse même résidait dans la simplicité, mère de l’authenticité. « La sur-stimulation est
pauvreté car elle oppose au havre du simple, le maelström des stimuli sans fin. Qui souligne trop
et tout, ne souligne plus rien. Le fade n’est donc pas où on le croit, il est dans le technologique
qui noie dans sa frénésie ». Pour l’un, la richesse est dans l’intensif, et c’est l’ivresse – pour l’autre,
la richesse est dans le nuancier, et c’est le goût. Ivresse et affadissement tout ensemble. Nous
pouvons éclairer cette tension en la rapprochant d’une analyse historique de Benjamin.
Dans Expérience et pauvreté, Benjamin nous donne à sentir (autant qu’à voir ou à comprendre)
une fragrance de son temps1. Les gens, sont devenus « pauvres en expérience », parce que la
transmission est devenue un archaïsme et une impossibilité. Le mode technique va trop vite, les
grands-parents ne racontent plus leurs histoires à des petits-enfants qui ne pourraient plus les
comprendre. Si les salons bourgeois étaient le lieu de l’expérience, chargés qu’ils sont des
empreintes des habitants, siècle après siècle ; la nouvelle architecture de verre de Loos ou
Scheerbart, serait l’emblème d’un habitat sans traces, pour des hommes sans expérience. Les
hommes de ce temps sont pauvres en expérience, parce qu’ils en sont dégoûtés (et pas forcément
incultes), parce qu’ils préfèrent construire sur rien, parce qu’ils sont pris dans une perspective
infinie de moyens. Le patrimoine et l’héritage sont délaissés au profit de l’actuel ; l’humanité
s’apprête à survivre à la civilisation, en riant. « Pauvres, voilà ce que nous sommes devenus ».
Il nous semble que soixante-dix ans de recul nous autorisent à nuancer ce constat. Surtout
parce qu’il y manque la dimension pharmacologique du médium. Pauvre en expérience, l’homme
de Benjamin – mais riche d’expériences, l’homme du XXème siècle, qui a voyagé partout en
Europe unifiée, qui a vu plus de tableaux que les historiens de l’art du XIXème, qui fait du saut à
l’élastique ou en parachute, qui a voyagé dans plus de pays qu’un Montaigne, qui a goûté plus de

1 Walter Benjamin, Expérience et Pauvreté, dans Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 364-372.

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Partie III : Le glaçage du sensible

plats que Dumas, qui a lu plus de littérature extra-européenne que les critiques d’il y a cent ans,
qui a entendu plus de musique que n’importe quel librettiste italien. A une expérience verticale
(carottable), on a substitué une expérimentation horizontale (visitable). L’histoire et la tradition
sont délaissées au profit de la géographie et l’observation. L’identité ne se forge plus à travers nos
pères mais en articulation avec nos pairs. Qui a dit qu’ici se jouait une perte ?
En disciple de Benjamin, nous dirions que la technologie nous appauvrit en sensations, parce
qu’elles nous coupe de l’ancien mode de percevoir de l’homme, un mode terne et nu. Les choses
sont devenues, toutes, brillantes. Et homo technologicus tire un trait sur son héritage sensible de la
modestie et du dénuement. La nouvelle fibre ici apparue est moins réceptive à la sensibilisation
(nuance) qu’à la stimulation (intensité). La sensibilité est devenue une excitabilité. « Ivres, voilà ce
que nous sommes devenus ».
Mais notons toutefois comme l’ivresse est grisante, comme les sensations offertes à homo
technologicus sont inouïes, comme le potentiel qui s’offre à lui va lui donner une sensibilité et une
connaissance de son monde sans précédent1. Par ailleurs, un double schéma de résistance peut se
déceler2. Endogène d’une part : la technologie apporte ses propres remèdes. C’est au moment où
son bruit de fond devenait constant qu’elle a conçu ses chambres anéchoïques, destinées à faire
silence, à étouffer tous les sons3. Exogène aussi : l’homme veille à se conserver la capacité de
refuser ce nouveau régime du sensible. Une réponse sociétale est trouvée pour contrer une
tendance médiologique trop lourde.
A une sensibilité aiguisable et réduite, on a substitué une sensibilisation intensive et étendue.
La nuance et l’apprentissage sont délaissés au profit de la frénésie et de la jouissance. Les choses
sont moins goûtées que testées, et l’ancien panel, limitatif, s’est vu remplacé par la panoplie illimitée.

A cette deuxième mission, s’est vu adjoindre un troisième axe de développement de la


technologie, en dehors de ses attendus : celui de l’activabilité. La stimulation, stricto sensu, mute
pour devenir une outre-stimulation.

1 Pensons à l’apport d’Internet, les technologies médicales, tous les univers virtuels ou 3D.
2 La technologie est à la fois poison et remède. Remède contre les maux existants et contre ses propres maux. Tout
médium a une face sombre et une face positive. Loin de tout déterminisme, les appareils ne forgent pas les
coutumes, et les civilisations développent des usages qui vont à l’encontre des logiques médiologiques. C’est un
système complexe, cybernétique, où se codéterminent ensemble médiologique et groupe d’humains. Debray parle de
« l’effet jogging », pour montrer comment l’arrivée de la voiture n’a pas rendu les chauffeurs obèses de ne jamais se
déplacer. Mais la solution ici pointée a été extrinsèque au médium. A une percée dans le milieu technique, la société a
répondu par une modification de son comportement social. Avec la technologie, nous préférerions préciser, en
évoquant un « effet vibreur » : la percée d’un appareil a provoqué des effets collatéraux qui ont été réglés au sein
même de la sphère médiologique incriminée. La solution est intrinsèque.
3 Les salles de cinéma, comme les wagons de train, se recouvrent d’une chape protectrice anti-téléphone portable,

anti-wifi…

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Partie III : Le glaçage du sensible

En effet, nous pouvons constater que cette « sensibilité » se fait plus active. La sensibilité,
parce qu’elle est devenue une excitabilité, se vit comme un appel-à-l’action. Avec la technologie, le
corps sensoriel, devient un corps sensori-moteur. La conséquence de cette stimulation des sens est incluse
dans son mode technologique : c’est l’extension du domaine de l’action. Cette extension est
moins sur l’axe du quantitatif (que la technique a déjà pourvu pour une grande part) que sur celui
du qualitatif. L’outre-potence que la technologie orchestre est celle d’une diversification des
moyens d’action et de leurs échos. En fait, l’ancien corps moteur (les muscles) voit ses activités
maintenues tandis qu’un nouveau corps émetteur se voit pourvu d’une capacité d’agir. La
technologie autorise un devenir-moteur (par procuration, par prothèse) du corps sensoriel. Dans
ce registre, c’est surtout le corps informationnellement riche et musculairement pauvre qui est en
première ligne : le doigt et la parole (au premier chef) ont gagné une potentialité opératoire sans
précédent. Mais c’est tout le corps sensoriel qui pourra être mis en situation d’agir sur le monde
extérieur. Dans le domaine médical, on peut imaginer de nombreux systèmes intra- ou extra-
corporels aptes à prévenir en cas de défaillance ; les implants de puces dans les bras ou les jambes
pourraient offrir de nouvelles fonctionnalités à des zones jusqu’à présent inactives ; etc.
Par ailleurs, le champ des possibles s’est étendu à l’avenant. A partir du moment où un
appareil de traduction prend place entre le corps ordonnateur et l’action ordonnée, la nécessité
d’une homologie entre le geste qui décide et la force qui agit n’est plus de rigueur. Toutes les
actions sont en puissance contenues dans un même geste, il suffira de lui appliquer l’attirail idoine
des traducteurs technologiques. Ce geste technologique universel est aujourd’hui le (double) clic.
Mais il est sans doute arbitraire. Ce qui importe surtout c’est que le domaine d’action de l’humain
sur son environnement se soit grandement élargi avec l’arrivée des technologies, invasives et
pervasives.
La technologie opère une requalification de la sensibilité sous la forme d’une synesthésie pro-
active.

L’axe du sensoriel laisserait bien apparaître ces trois temps : l’action de la technologie
(humanisation du sensible), relancée par l’effet du progrès technologique (hyper-stimulation), et
débouchant sur un contre-effet de son empire (le devenir-moteur de la sensibilité). La vocation
initiale semble comme abandonnée dans la course technologique. La notion originelle, qui
semblait centrale et nodale, est effectivement prise en charge par la technologie, dans un premier
temps, mais elle est ensuite dévoyée, pour finalement être remplacée par une autre, sa progéniture
technologique. Avec les appareils, la question de la sensorialité devient celle de la potence.

- 211 -
Partie III : Le glaçage du sensible

Ce qui se joue avec la technologie, c’est la disparition du pauvre, de l’authentique – au profit


d’une hyper-stimulation et d’une artificialisation sensori-motrice. On ne ressent plus le réel
(comme émetteur) mais les sensations simulées, et exacerbées que nous donne à éprouver la
technologie, en même temps qu’elle exploite son potentiel d’action.

L’axe symbolique
Mais le sensible n’est pas qu’un perçu ou un ressenti. Il est aussi un perçu in-formé. Le
monde sensible n’est pas qu’un ensemble de stimuli, il est aussi un univers de signes. C’est parce
que le perceptible est associé à une signification, dans le signe, qu’il peut être appréhendé par
l’homme, et faire sens pour lui. Et c’est donc là aussi que la technologie intervient.
La première attente vis-à-vis des prothèses technologiques va donc être celle de l’aide à la
mise-en-forme, de l’accompagnement à la compréhension du monde, de l’in-formation des
signaux perçus. La technologie participe alors de la fabrique de la réalité, de la conquête de la
réalité sur le réel. Le monde, qui était une sémiosphère semi-opaque, se voit explicité par les
prothèses technologiques. Les appareils deviennent les éléments d’un éclairage du réel, de la mise-
en-transparence de son ambiguïté.
L’armement militaire est à cet égard révélateur. Non seulement avec les lunettes de vision
nocturne ou à infrarouges, mais encore avec les casques de combat aérien. Grâce aux Head-
Mounted-Displays, le pilote peut voir à travers la vision, élucider non seulement les formes mais leurs
valeurs (ami ou ennemi) ou leur sens (roquette ou contre-mesure). Le réel disparaît même sous sa
version technologisée, c’est-à-dire sémiotisée : de tels dispositifs permettent à des informations
nouvelles d’apparaître en transparence sur une vitre, ou encore, reconstruisent l’intégralité de
l’environnement sur des visières totalement opaques. La technologie opère (dans) la sphère du
symbolique, comme un adjuvant de plus en plus autonome, s’immisçant partout et liant les
différents ordres entre eux. Ce mouvement se construit sur deux fonctions de la technologie.
Celle du traitement d’abord, ie de la connaissance du milieu environnant. La technologie
traite l’information, c’est-à-dire transforme un signal en signe. Le premier est extrait du réel, et a
une valeur continue ; quand le second est à destination de l’homme (ou d’autres appareils), avec
une valeur discrète. Les appareils sont ainsi devenus utiles pour mieux connaître le réel tout
comme ils sont devenus les outils obligés de cette re-co-naissance. C’est l’appareil qui permet
(pour le dire en des termes merleau-pontyiens1) la co-naissance du sujet percevant et du monde
perçu. Ici, l’expérience même de la perception, à laquelle ne préexiste ni le sujet comme tel ni le
monde comme tel, n’est rendue possible et effective que par l’action de l’appareil.

1 Pierre Rodrigo, L’intentionnalité créatrice : problèmes de phénoménologie et d’esthétique, Paris, Vrin, 2009, p. 238.

- 212 -
Partie III : Le glaçage du sensible

Celle de la traduction ensuite. Les ordres se rapprochent parce qu’ils communiquent mieux.
La technologie a permis de rendre limpide la communication entre eux. C’est ainsi que s’exprime
la transparence technologique : quand les défauts de la médiation classique disparaissent par
l’apport d’une médiation technologique supplémentaire. L’apparence de l’immédiateté par un
surplus de médiateurs. Osons l’oxymoron : l’appareil technologique est l’interface de
l’immédiateté. Les signes de l’autre sont devenus explicites, directement exprimés dans les
idiolectes de chacun. Et la haute technologie a encore fiabilisé cette traduction. Les anciens (et
grossiers) tachymètres à aiguilles de nos automobiles, sont devenus d’élégants écrans LCD
donnant la vitesse à la virgule prêt.
Traditionnellement, l’homme estimait son univers en le sondant directement : la météo à venir
dans le ciel, la vitesse de l’auto à celle du défilement des arbres, la température à la sensation de sa
peau. Si le réel est l’insondable, la réalité ce que l’homme savant a su établir clairement du réel, et
le monde, la réalité telle que l’homme commun l’habite – alors, la technologie a eu le double effet
d’élargir l’assiette de la réalité (les appareils ont permis d’améliorer notre connaissance du réel) et
de recouvrir le monde d’une surcouche isolante. Avec elle, l’homme connaît son univers en se
référant aux informations données par les appareils. Pour aller, en voiture, d’un point A à un
point B, il est devenu inutile de regarder les panneaux routiers, d’essayer de se rappeler les
paysages et leur défilement – il suffit de suivre les indications du navigateur GPS embarqué. Les
yeux rivés sur l’écran de la technologie, aveugles au monde. Mieux, il suffira de suivre les
indications sonores distillées et d’obéir à la voix technologique. Telle est la voie.

Mais ce premier stade de la réal-isation (de la transformation du réel en réalité), de l’in-


formation du sensible, a vite été dépassé au profit de celui de l’hyper-réalisation, se manifestant à
la fois par la pan-sémiotisation et la sur-sémiotisation du réel (qui peuvent construire une
symbolisation surérogatoire).
Dans un premier stade, les signes technologiques ont commencé par tout envahir, ne se
limitant pas à quelques actions ciblées, mais intervenant à chaque moment et partout. Puisque
telle est la force de la technologie, son invasion a provoqué une pan-sémiotisation du monde. La
sémiosphère, que l’on croyait déjà obèse, s’est vu continuée par des moyens technologiques.
L’espace public se recouvre peu à peu de nouveaux signes technologiques, comme ces
monuments historiques, auxquels est greffé un code à photographier ou un numéro de téléphone
à appeler, pour obtenir des informations complémentaires sur leur identité1. Le monde se
sémiotise, les appareils en assurent la médiation cognitive.

1 Par exemple, la technologie des QR codes.

- 213 -
Partie III : Le glaçage du sensible

La technologie capte la dimension sémiotique du réel ; et ce faisant, elle opère une pan-
sémiotisation du monde, qui sacre la coupure totale entre l’homme et son environnement naturel.
Evoluer dans le réel était une gageure, car il était aussi une sémiosphère à décoder, dont les codes
ne se donnaient pas. Les premiers jésuites arrivés en Chine ont découvert un monde où tout était
abscons. Il y a quelques décennies, le touriste cherchant à se repérer à l’aune des panneaux
idéographiques, continuait de vivre une forte expérience de l’étrangeté. Aujourd’hui, avec un bon
smartphone, le touriste n’aura qu’à prendre en photo les caractères idéographiques pour se les voir
traduire automatiquement. Si tant est qu’il en ait encore besoin pour trouver son hôtel, alors que
n’importe quelle application GPS lui donnera le bon itinéraire à suivre…
A un second stade, les signes technologiques ont creusé leurs attributions, en diversifiant leur
apport. Tout type de données peut être transmis par le canal technologique. Il est le vecteur poly-
médiatique par excellence. De sorte que l’ordre réglé du symbolique devient perturbable, la
technologie apportant le danger constant de la poly-sémie. Vous regardez un monument, vous
pouvez en apprendre l’histoire, voir l’état dans lequel il était à telle ou telle période, assister à une
reconstitution du sacre d’un tel, etc. Les applications de ville augmentée vous invitent à vous
promener dans les rues, armé d’un téléphone intelligent, et, rivé sur votre écran, voir chaque
devanture se surcharger d’informations plus ou moins intéressantes.
La réalité est devenue « augmentée ». Augmentée par une sur-couche de signes
technologiques, exogènes et révocables. La réalité augmentée, c’est le redoublement de la réalité
par un appareillage technologique qui amplifie certaines données du réel, à la convenance de
l’homme-artisan. Mais c’est aussi la promesse d’une aide permanente contenue dans l’appareil
devenu interface. Les réserves du réel, son opacité, ses ambiguïtés, sont sous la menace d’une
mise-en-transparence constante. La technologie ne se cantonne plus à sa sphère, à son milieu des
appareils, à son écosystème d’infrastructures, elle produit son action sur tous les pans du réel et
pas un seul n’est à l’abri. La technologie élabore alors l’appariement d’un ordre sémiotique invasif
avec son pendant sémantique. Ainsi va le régime symbolique des appareils : au derme sémiotique
qui recouvre le réel, répond l’axe tout aussi riche du sémantique. La réalité augmentée, c’est la
projection du régime symbolique de la technologie sur le monde préservé jusqu’alors. C’est la
ruse qu’a trouvée la technologie pour atteindre des sphères qui ne possédaient pas les conditions
de son implantation. C’est l’externalisation du devenir-technologique et de l’appareillage pour les
pans du réel qui y sont rétifs ou inaptes. Virtuellement, toute surface du monde est soit un signe,
que la technologie peut traduire, soit le support d’un signe technologique.

- 214 -
Partie III : Le glaçage du sensible

Et l’ordre du symbolique est en danger dans la mesure où les conventions qui associaient un
signal à une forme (ou un sens), peuvent être remises en question par la proposition
technologique. Il n’y a a priori aucune limitation aux associations que la technologie autorise.
La technologie, en s’immisçant partout, a vocation à mettre tout sous transparence et à
bruiter constamment notre accès à un réel qui en serait dépourvu. Se pose alors la question de sa
révocabilité sémiotique. Une question non pas technologique, mais sociétale.

En persévérant dans sa voie, le long de l’axe sémiotique, la technologie est passée d’une
action d’in-formation à une action de parasitage. Mais le risque que laisse augurer son empire est bien
celui du simulacre. Encore faut-il préciser le sens que nous y mettons.
Contrairement à Baudrillard, nous ne dirons pas que le simulacre vient à la place du réel,
mais bien au-dessus. Il ne rend pas le réel caduc, mais il détourne simplement, pour un temps,
l’attention au réel, celui-ci restant cependant la source et la destination.
Dans Simulacres et simulation, Baudrillard parle d’un hyper-réel comme un nouveau monde des
signes qui occulterait le fait qu’il n’y a plus même de réel. Il y aurait une pré-cession des signes sur
leur référent, qui s’en trouverait retardé, en perpétuel différance, et finalement superfétatoire. La
vision, trentenaire, de Baudrillard est d’abord politique1. L’ère de la simulation, c’est « la
précession du modèle sur le fait2 ».
De fait, des trois ordres de simulacres qu’il distingue3, nous ne retiendrons que le troisième
comme celui du technologique (le premier mode étant celui de l’artistique, le second celui de la
technique). C’est le dernier qui semble généraliser l’idée même de « modélisation », qui devient
ensuite l’instrument pour la mise en place de cette simulation dans tous les domaines de la
société. Chez Baudrillard, tout part de l’homme, dont l’activité consiste à se fabriquer, ex nihilo,
des simulacres : utopique, technique ou de simulation. L’homme crée son réel4 (nous dirions : son
monde) et enfouit ainsi toute trace de référents, qui ne peuvent que parfois se survivre, mais
habituellement n’existent plus. La technologie opère une construction d’un simulacre de signes
qui vient en avance des deux autres.

1 Et est moins d’origine technologique qu’elle ne s’ancre dans la lignée d’une pensée sur la consommation post-

spectaculaire.
2 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 32.
3 Savoir : les « simulacres naturels », fondés sur l’image, l’imitation, etc ; les « simulacres productifs », fondés sur

l’énergie, la force, la matérialisation, le système de production, etc ; les « simulacres de simulation », fondés sur
l’information, le modèle, la cybernétique, etc. Chacun a son régime : l’opératique, l’opératoire et l’opérationnel.
4 Il faut dire que, pour Baudrillard, le réel n’est pas un donné mais un construit : « faire advenir le monde réel, c’est

déjà le produire, et le réel n’a jamais été qu’une forme de simulation. On peut certes faire qu’il existe un effet de réel,
un effet de vérité, un effet d’objectivité, mais, en soi, le réel n’existe pas ». Jean Baudrillard, Mots de passe, Pauvert,
2000, p. 51.

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Partie III : Le glaçage du sensible

Nous ne sommes pas sûr que l’histoire lui ait donné raison. La technologie n’est pas venue
construire un cyberespace autonome de tout réel. Elle est venue bien plutôt, construire un
cyberderme homogène au réel. La technologie n’a pas vocation à s’isoler – le monde matériel
n’est pas en voie de disparition ou de dénégation. Elle a bien plus intérêt à prendre
symbiotiquement racine dans le réel – le monde matériel reste la source et la destination de toute
l’entreprise technologique. Les services de la technologie, sa mise-en-modèle, sont des
simplifications des contingences matérielles dans le but d’obtenir des satisfactions matérielles. Si la
technologie construit bel et bien un simulacre de simulation, c’est sur et à partir de ce réel. Si le
réel passe en seconde ligne, il n’en reste pas moins le terreau de la sémiotisation et, pour une part,
sa destination. Nous dirions que le simulacre technologique vient en surplomb1, mais n’est en
aucun cas autosuffisant. Certes, toute une gamme de fonctions et d’actions est devenue purement
technologique, interne et endogène au milieu des appareils ; mais, par le registre de l’action et de
la sensation, ce simulacre continue de frayer avec les ordres matériel et humain (respectivement).
Cette vision de l’impérialisme sémiotique soulève plusieurs problèmes. Les appareils,
d’assistants par vocation, devenus plus tard parasitiques, se révèlent enfin dans leurs attributs
d’écrans. C’est-à-dire de murs, qui isolent l’homme de son monde. Et les écrans ont deux faces.
Une telle isolation coupe l’homme de la connaissance directe de son monde. L’image du
monde n’est plus un perçu mais une reconstruction technologique. Du monde, l’homme ne voit
que la version appareillée2. La technologie ne se contente pas d’hyper-réaliser le réel, elle
l’irréalise, le faisant disparaître comme surnuméraire, comme un reste (et non comme un néant)

1 Au Japon, il y a des « vidéos d’environnement » (Kankyô bideo), qui recouvrent les murs d’une véritable surcouche
écranique où sont diffusés des paysages de nature, comparables aux anciens muraux. Christophe Charles, « Images et
espaces urbains : art et environnement au Japon », dans Louise Poissant (sld), Esthétique des arts médiatiques. Tome 2,
Québec, Presses de l’université du Québec, 1995, p. 246.
2 L’œuvre Outrun (2008) de l’artiste Garnet Hertz, est à cet égard, étonnante. L’artiste a transformé une borne

d’arcade de simulation de conduite (banale dans les salles de jeux vidéos), en un véhicule citadin de conduite urbaine.
Une simulation de la simulation ; ou bien un retour de la simulation dans le monde réel, sous la modalité continuée
du simulacre. L’utilisateur conduit comme dans son jeu vidéo préféré, mais se faisant, il se déplace vraiment dans la
ville ! Pour cela, Hertz a mis un moteur et des roues à la borne d’arcade classique, des caméras vidéos extérieures, et
un récepteur GPS. Ce qui est projeté sur l’écran, c’est l’image de l’environnement direct du véhicule, recodée selon
l’esthétique du jeu vidéo. L’utilisateur se déplace dans la ville comme il pourrait le faire dans sa voiture, en visualisant
sa route, à travers sa retranscription technologique. Le conducteur pourrait très bien évoluer dans un environnement
non technologisé, mais il préfère utiliser cette sorte de cocon technologique qui lui donne une version fidèle -mais
traduite- du réel. Ce dernier disparaît derrière le technologique. Il n’est pas aboli. Il reste présent en amont et en aval
(l’utilisateur monte et descend du véhicule) - il reste présent comme destination (c’est pour se déplacer dans le
monde réel que l’utilisateur conduit) - et il reste présent à tout moment, comme environnement concret du véhicule.
Mais il est recouvert par la couche technologique et sa plus-value sémiotique (ici, une esthétisation un peu vieillotte).
On pourrait d’ailleurs très bien imaginer une personnalisation de cette traduction sémiotique. Le conducteur pourrait
alors circuler : la nuit, ou au soleil couchant - ou dans un univers fantastique peuplé d’entités absolument libres (en
guise des réels voitures, motos, piétons et camions, etc). Garnet Hertz, « OutRun - Garnet Hertz », en ligne :
http://www.conceptlab.com/outrun/.
De même, sur les webcams actuelles, vous pouvez tenir une conversation, en remplaçant votre visage par quelque
avatar rigolo, dont les expressions de visage reprennent les vôtres : chat, extra-terrestre, robot, monstre, etc.

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Partie III : Le glaçage du sensible

non pas inutile, mais dont ni la présence ni la connaissance ne sont essentiels à l’homme. Le
monde lui est devenu une zone sombre, dangereuse, méconnue, auquel il vaut mieux ne pas se
fier. Il le rejette comme infidèle, lui préférant son image modélisée par la technologie. Avec les
nouveaux livres de réalité augmentée, continuera t-on à lire ou se contentera t-on de fixer l’écran
où s’animent les différents additifs technologiques qui y sont associés ? La réalité devient une
réserve pour le vouloir-signifier de la technologie1.
Par ailleurs et spéculairement, elle coupe le monde, dans toute son activité, de l’homme, qui
est censé y prendre part. Le dialogue ne va plus du réel à l’homme, en passant par la technique
puis par la technologie ; il s’arrête à cette dernière étape. La technologie prend le relais de
l’humain, et s’arroge donc une part de son ancien champ de souveraineté et d’expression. En
effet, une troisième fonction de la technologie va grandissant : celle de la prise de décisions. La
technologie, grâce au surplus d’informations qu’elle amène, a été conçue comme une aide à la
prise de décisions. L’homme n’a plus besoin de peser ni de synthétiser, il peut se contenter de
valider une action proposée par l’appareil. Leur émancipation grandissant, c’est la prise de
décisions elle-même qui pourra être sous-traitée. L’homme gardant, à la rigueur, la main-mise sur
la validation ou la confirmation de l’acte à mener.
On retrouve alors toutes les problématiques liées à l’automatisation des appareils2. L’homme
est éjecté de la boucle de commande, comme les prothèses machiniques avaient déjà subrogé
certains de ses organes fonctionnels :
« Mac Luhan avait bien montré que chaque machine nous ampute de la partie
qu’elle augmente. Parce que la force passe du centre à la périphérie, elle se perd
au centre. »3
Ce que l’homme conserve par contre, c’est la responsabilité de l’action, tout en en ayant perdu
la maîtrise ou même la décidabilité.

L’axe du symbolique se manifeste donc lui aussi au travers de ces trois moments : l’action de
la technologie (information du sensible), accompagnée d’un effet du progrès technologique
(hyper-réalisation) et débouchant sur un contre-effet de son empire (la fabrication d’un
simulacre). Les appareils-interfaces endossant les rôles de béquilles, puis de filtres, et enfin
d’écrans. Avec la technologie, la question de la sémiotisation devient celle de la suppléance.

1 Voir ces nouvelles balances dans les hypermarchés qui reconnaissent toutes seules le fruit ou légume que l’on
cherche à peser.
2 Cette dernière est depuis longtemps présente dans les armées ou l’aéronautique : que ce soit pour accrocher un

avion par une DCA, ou élaborer des plans de survol d’une zone lors de la recherche de victimes (Flight Management
System).
3 Derrick de Kerckhove, « L’espace de la robotique en art », dans Louise Poissant (sld), Esthétique des arts médiatiques.

Tome 1, Québec, Presses de l’université du Québec, 1995, p. 277.

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Partie III : Le glaçage du sensible

La suppléance est alors double : suppléance du monde pour l’homme, en le recouvrant d’un
derme informatif ; et suppléance de l’homme pour son monde, en le délestant de certaines prises
de décisions par la voie de l’automatisation1. Elle a une double visage : celui de la symbiose, du
rapprochement des ordres incommensurables et étrangers, en érigeant des canaux de traduction ;
et celui de la coupure, cloisonnant les ordres en enfermant leur échange dans l’opacité d’une boîte
noire.
Ce qui se joue avec la technologie, c’est la disparition de l’ambigu, de l’incompréhensible – au
profit d’un éclaircissement généralisé par les signes. On ne regarde plus le réel (comme signifiant)
mais les signes traduits, précis et clairs que nous donne à lire la technologie.

L’axe spatio-temporel
L’homme sensibilisé est un être jeté dans son monde, astreint à y exister. Espace et temps
sont les deux formes a priori du sensible. C’est parce que l’homme s’y inscrit qu’il est
sensibilisable. Or, la façon qu’il a de s’y inscrire, est modifiée par l’arrivée des technologies2…
Les proto-appareils technologiques nous l’enseignent : leur premier apport fut d’aider à situer
l’homme dans son monde. Il était un existant, perdu en une certaine place et un certain temps ; il
conquit une partie de sa souveraineté, non seulement en dominant les forces de la nature (c’est
l’histoire de la technique), mais aussi en apprenant à positionner sa place dans l’univers (c’est
l’histoire d’une des premières branches de la technologie : heures du jour, saisons, régions,
territoires – dominés par horloges, calendriers, cartes). Les nouvelles technologies ont porté à des
niveaux toujours plus précis et puissants cette capacité de mise en situation.
Inexorablement, les automobiles vont s’équiper de récepteurs GPS, afin de connaître en
permanence leur position et la route à suivre pour se rendre à destination. Avec ce type
d’appareils, l’homme ne sait pas où il est dans l’espace, mais où il se situe dans le monde. Le GPS
n’est pas qu’un système de positionnement par triangulation : il ne donnerait que des
coordonnées relatives à des points référents. Il n’est pas plus un système de localisation par
rapport à un découpage normalisé du globe : il ne donnerait que des coordonnées en latitude et
longitude. Il est un système de localisation contextualisée, qui ne serait rien sans la cartographie de
l’espace d’habitation de l’homme. Ainsi, la première vertu du système GPS (dont les appareils
récepteurs en pleine dissémination ne sont que la partie émergée) n’est-elle pas de permettre à
l’homme de se localiser (dans l’espace), mais de se situer (dans le/son monde).

1 Sans mentionner les impacts sociaux de la suppléance de l’homme par des appareils. Par exemple : « les

conférenciers dans les musées ont disparu avec l’arrivée des audio-guides ».
2 Arendt y verrait sans doute l’une des nouvelles modalités de « l’aliénation » de l’homme moderne, c’est-à-dire de ce

qui le sépare d’avec la terre ou d’avec son monde. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 2008, p.
315 et sq.

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Partie III : Le glaçage du sensible

Une deuxième vertu s’est très vite ajoutée, en additionnant le GPS, non seulement à la
cartographie, mais aux mathématiques des graphes, afin de permettre le calcul d’itinéraires pour
se rendre du point actuel à n’importe quel point de destination, via le système routier, avec ses
axes de vitesse tarifée (autoroute), ses tronçons contrôlés (en hauteur, sous les ponts) et ses voies
à sens unique. En suivant ces itinéraires, l’homme est sûr d’arriver à bon port. Il pourra même
apprendre la durée de son trajet.
La troisième vertu, en cours d’implémentation, va consister en l’optimisation de ces
déplacements (c’est-à-dire du complexe distance-durée), étant données les conditions actuelles de
la route. Ainsi sont prises en compte et en charge des données sur l’état des trafics ou des
travaux, afin de permettre à l’homme de contourner les problèmes et d’améliorer ses conditions
de transport. En suivant ces itinéraires, l’homme est sûr d’arriver à bon port, dans les plus brefs
délais. La technologie utilisée ici, dite « technologie embarquée », se construit sur des applications
temps réel.
C’est dire ici combien le statut même du temps est modifié. D’une condition a priori, c’est-à-
dire d’une forme pré-établie, et non négociable ; il est devenu une variable des applications
technologiques. Il est manipulable. L’homme apprend à s’affranchir de ses propres limitations
temporelles en sous-traitant du traitement à des appareils, dont ils s’acquittent à une vitesse
inouïe. La mise en situation est instantanée. Elle est aussi généralisée : tous les individus, à tout
moment, sont situés, sans égard pour leur position dans l’espace-temps.
Le « temps réel » serait cette capture du temps par la technologie afin de s’en assurer les
services. Il est réel parce qu’il concourt à l’efficace de la technologie, parce qu’il assure la
coordination des actions des appareils. Il est le métronome de l’orchestre technologique. Le
temps disparaît sous et dans le fonctionnement technologique. Il est absorbé par les appareils, qui
l’intériorisent sous forme de « temps réel », universel.
La dichotomie temps/espace semble elle-même mise à mal. Dans les maisons, si les anciens
cadres se voient remplacés par des écrans LCD, ce n’est pas seulement parce que la photographie
numérique (sans besoin d’impression) a remplacé la photographie argentique (où la photo est le
bout de papier, résultat du développement de la pellicule). C’est aussi parce que ces appareils
servent à afficher plusieurs photos dans le même cadre. Ils résolvent les contraintes spatiales
(impossible d’afficher toutes les photographies qui dorment dans les classeurs), en leur appliquant
une solution temporisée (leur présentation dynamique).

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Partie III : Le glaçage du sensible

La technologie semble s’attacher à optimiser l’espace-temps. Par là même, elle modifie notre
rapport à ce dernier. Les appareils sont des instruments destinés à résoudre des problèmes
d’affranchissement de notre espace-temps, et de dégagement de ressources spatio-temporelles1.
Les appareils modifient le contenu des conditions a priori de la sensibilité que sont l’espace et
le temps. Ces deux conditions sont vécues de façon beaucoup plus solidaire. Où qu’il soit,
l’homme est en permanence connecté. C’est dire que son isolement spatio-temporel existentiel est
troublé par cette mutation qui lui promet au contraire une connectivité permanente. La sensibilité
solitaire se déprécie et s’atrophie pour homo technologicus, habitué à être, en permanence, « à portée
de » quelque chose ou de quelqu’un, et plus exactement : à portée de tout ce qu’il veut. Les
capacités de recueillement, d’intranéation deviennent douloureuses voire impossibles.
Espace et temps ne sont plus des obstacles ni du donné, mais des ressources malléables.
Avec l’avion, l’homme a réduit les distances, sans abolir l’idée d’espace (il est toujours plus long,
pour un Français, d’aller en Chine qu’en Italie) ; avec le téléphone portable, l’homme a aboli les
distances. D’où la question sempiternelle, « t’es où ? »2, puisque l’appareil n’a que faire des
problématiques géographiques.

Le progrès allant, ce n’est plus seulement l’homme qui s’est trouvé situé dans son monde,
c’est encore le monde qui s’est trouvé rabattu sur la sphère de l’homme.
Ce qui frappe d’évidence avec la technologie, c’est son formidable développement et sa
percée dans tous les espaces libres (ou déjà occupés) du monde. Il n’y a plus de lieux qui soient,
de droit, en dehors de sa juridiction. Les zones plus reculées ou plus pauvres en services –
comme les moments de repos ou de fermeture – n’ont plus de raison d’être au sens de la
technologie. Un même modèle vient apporter le même niveau de services pour tous, partout, tout
le temps. L’extension du domaine (dans l’espace et le temps) de la technologie s’accompagne d’un
formidable gain pour l’être-à-servir qu’est l’homme. Ce phénomène est en fait dû à un double
mouvement interne : une extension des possibles, et une réduction des contraintes pour y
accéder. Ce n’est pas que la technologie soit présente qui compte ; c’est qu’elle implémente la mise-
en-présence de tout le reste. Elle n’est qu’un service au service des autres services. Ce qui importe, ce
n’est pas que le téléphone portable capte sur les plages ou dans les sentiers montagneux ; c’est
qu’à cet endroit, soit accessible la voix d’un proche ou d’un secouriste. Avec la technologie,

1 Avec les téléphones portables, les électriciens d’EDF doivent pouvoir travailler plus vite et plus efficacement. Avec

la prise en main à distance, les informaticiens n’ont même plus besoin de se déplacer pour dépanner leurs collègues.
2 Maurizio Ferraris, T’es où ? : ontologie du téléphone mobile, Paris, Albin Michel, 2006.

- 220 -
Partie III : Le glaçage du sensible

l’homme n’a plus cure ni des distances, ni des horaires. Tout lui est, immédiatement mais
instantanément, présent.
Se fait ainsi jour la deuxième face d’un mouvement initié par la technique. La technique, c’est
la projection de l’homme dans le monde. Elle lance un défi à l’espace-temps en tant que
conditions immuables fixant les possibilités d’existence de toute chose. Elle est une tentative pour
le maîtriser, s’en affranchir, lui disputer ses fondements. La technique se construit contre
l’espace-temps. Elle octroie à l’homme une puissance d’accélération sur le monde.
La technologie, c’est l’injection du monde dans l’homme. Elle porte moins un défi qu’une
dénégation des conditions spatio-temporelles, qui deviennent sans objet. Le monde
technologique échappe à toutes conditions de l’espace et du temps. La technologie se construit
sans égard pour l’espace-temps. Elle applique sur le monde une même force centripète, l’homme
en épicentre. Entrer en contact, par le biais de la technologie, avec un objet situé à grande ou à
faible distance – est identique. Technologiquement, tous les points du globe, reliés entre eux,
appartiennent à une même sphère d’existence et de taille nulle. Pour l’internaute, un serveur
Internet sera indifféremment au Pérou ou en Russie. Le temps lui-même est un temps universel
et instantané. Les appareils, formant un milieu technologique, fonctionnent tous en temps réel, et
peuvent apporter leurs services à tout moment à quiconque. Le soleil ne se couche plus sur les
méga-sytèmes bousiers interconnectés ; et les ordres de bourse (se) passent très au-dessus de ce
genre de contingences.
Virilio a proposé, comme clé à ce double mouvement, le facteur « vitesse » (c’est-à-dire la
distance sur le temps), en élaborant son étude de la dromosphère1. La vitesse à la fois projette
l’homme dans le monde et plaque le monde sur la sphère d’existence de l’homme. La conquête de
la vitesse fut celle de la reconfiguration du rapport de l’homme à l’espace-temps. Les avions et les
trains ont mis l’homme en route. L’optique électronique et toutes les télé-techniques constituent
le deuxième mouvement du balancier qui tend à rendre l’homme inertiel2. Ces deux faces d’une
même dynamique dromoscopique, sont, nous semble t-il, respectivement celle de la technique et
celle de la technologie.

1 La dromosphère, c’est « la reconnaissance (…) que c’est bien la VITESSE qui éclaire l’univers des phénomènes
perceptibles et mesurables, et non plus uniquement la LUMIERE et son analyse spectrale ». Paul Virilio, L’inertie polaire,
Paris, C. Bourgois, 1990, p. 87.
2 Dans L’inertie polaire, l’auteur étudie les bouleversements amenés par l’appréhension de cette nouvelle dimension de

la lumière : sa vitesse. Alors se dessine un nouvel espace-temps, un ordre dromoscopique de la sensibilité. L’optique
active, permise par l’éclairage opto-électronique a eu pour conséquences : 1/ que la vidéographie a tué et remplacé
tous les véhicules ; 2/ qu’elle est même devenue le dernier véhicule ; 3/ que l’optique cinématique dessine une
nouvelle sensibilité dans laquelle les trois phases traditionnelles du temps (passé, présent, futur) se voient adjoindre
deux consœurs (accélération et décélération) ; 4/ que l’homme perd ses repères et sa relation avec son
environnement (la perception se fait assistée, l’interactivité domiciliaire) ; 5/ et qu’à la fin, c’est le corps, à présent

- 221 -
Partie III : Le glaçage du sensible

Mais les technologies vidéoscopiques ne font pas tout, et la technologie ne se limite pas aux
questions d’opto-activité. La vitesse de la lumière joue surtout à l’intérieur des appareils pour
permettre leur puissance de calcul et le traitement instantané des données. D’un côté, le temps est
nié et de l’autre, l’infrastructure omniprésente (couplée à la profusion des appareils) assure
l’affranchissement par rapport à toute contrainte d’espace.
Espace et temps sont devenus des contingences matérielles, quand ils étaient des conditions
a priori. Les appareils deviennent des convertisseurs d’espace-temps, des transformateurs. Leur
omniprésence assure une connectivité absolue, c’est-à-dire sans regard pour le temps ni pour
l’espace1. L’homme n’a pas seulement aboli les distances, il a aboli l’idée même d’espace. La
technologie ne se contente plus d’optimiser l’espace-temps, mais offre les conditions de son
affranchissement.
Le chemin parcouru par la voie de la technologie est alors le suivant : d’un homme existant
(c’est-à-dire jeté dans le réel), à un homme situé dans son monde, vers un monde situé vis-à-vis
de chaque individu.

Mais cette mise-en-situation de l’homme, devenue mise-en-présence du monde, est aussi une
mise-en-absence des deux. Et d’abord, comment s’organisent les services rendus par la
technologie ? Les bornes automatiques remplacent les humains. Le front office passe en back office.
L’accueil se dématérialise pour laisser place au traitement des demandes en interne. On a alors des
logiques différentes qui peuvent être proposées : un pré-traitement de la demande (gain pour le
travailleur), un déplacement du travail sur le client (qui donne lui-même ses ordres à la machine),
une automatisation totale du service (inscription automatique), etc. Le deal est le suivant : « tous
les services sont accessibles à tout moment de n’importe où ; mais dès lors, ils sont réduits à leur
stricte définition, à leur stéréotype ou à leur schème ». Une présence-absence dont tout le monde
doit ressortir gagnant. La logique de développement, on le voit, va elle aussi vers toujours plus
d’absence. L’histoire médiologique de l’argent en est un exemple. Il n’a jamais été plus facile
d’accès et, en même temps, moins fiduciarisé. Les billets de transport que l’on s’imprime soi-
même seront très bientôt intégrés aux téléphones portables, et donc matériellement, totalement
« absentisés ».
La technologie, réellement (matériellement) omni-présente via ses appareils et ses
infrastructures, propose un accès au réel, sur le mode antithétique du in praesentiā et in absentiā.

immobile, nié, en voie de délitescence, qui est devenu la dernière arche – inertielle. Paul Virilio, L’inertie polaire, Paris,
C. Bourgois, 1990.
1 « Vous êtes joignable où que vous soyez, à n’importe quelle heure » est la face obscure de : « tout est accessible de

partout et n’importe quand ».

- 222 -
Partie III : Le glaçage du sensible

Cette présence technologique signifie la possibilité sans restriction de la convocation, non du réel,
mais de son absence, ou plus exactement, d’un représentant d’une absence.
Cet oxymoron porte un nom : c’est la virtualisation. Le devenir-technologique du monde c’est
le devenir-virtuel de toutes les transactions intermédiaires qui ont lieu entre l’expression d’un
désir et son assouvissement concret. La virtualisation des services et des biens, c’est leur mise en
attente dans un domaine déconnecté de toute problématique d’espace-temps. Un domaine de
l’hyper-connexion instantanée.
La virtualisation précipite la disparition de la fonction de l’imagination, telle que Sartre la
décrivait1. Chez lui, elle était la « représentification » d’une absence par une représentation
imaginaire. Avec la technologie, l’imagination n’a plus besoin d’être sollicitée puisque les appareils
la réalisent dans leur fonctionnement : il n’y a plus d’absence qui ne soit révocable par les
appareils. Avec l’imagination, vous pensez à un être cher et conscientisez eo ipso son image ; avec
la virtualisation, vous l’appelez.
La virtualisation conjugue l’omni-présence du monde à soi, et la néantisation du monde dans
cette mise en présence même.
L’homme est au centre de son univers et tout ce qui le compose est à égale distance et égale
dépense énergétique de lui. Son monde se redéfinit ainsi : tout ce sur quoi il peut agir au bout de
l’un de ses appareils. Sa sphère du sensible, aveugle aux contraintes d’espace-temps, devient
focalisée et localisée dans son univers : sa sphère privée et domestique, d’une part – et son
environnement public et quotidien, de l’autre. Pour se déployer, elle considère moins le ciel étoilé
que le tissu des appareils. L’appareillage, en l’affranchissant de contraintes naturelles, la ploie
selon une optique particulière, et l’autorise dans un milieu qui est un domaine permanent
d’interactions potentielles.
Le monde est partout convocable par le truchement de ces appareils. Il s’objective dans les
appareils. Il devient imprenable sans ses appareils. Si son existence demeure, sa présence se
déplace du monde physique au monde virtuel.

L’axe du spatio-temporel offre trois bourgeonnements technologiques : l’orientation de


l’homme (action de la technologie), l’omniprésence du monde (effet de son progrès), et la
virtualisation du monde (contre-effet de son empire). Avec la technologie, la question des
conditions d’existence devient celle de la présence.
Ce qui se joue alors avec la technologie, c’est la disparition de la perte, de l’isolement, de
l’égarement, de la confrontation aux conditions du réel, de celles qui font la facticité existentielle

1 Jean-Paul Sartre, L’imaginaire : psychologie phénoménologique de l’imagination [1940], [Paris], Gallimard, 2005.

- 223 -
Partie III : Le glaçage du sensible

du Dasein – au profit d’une mise-en-situation obligatoire et généralisée. On ne regarde plus le


monde (avec ses conditions d’exercice) mais ses services virtualisés, toujours disponibles, dont
nous donne à jouir la technologie.
*
Omnipotence. Omnisuppléance. Omniprésence. Voici les trois attributs du nouveau sensible
forgé par les technologies1. Nous ne voulons pas dire que cela est, ni que cela sera. Nous voulons
dire que ce sont là les tendances concourrant à la fabrique d’un nouveau sensible – telles que la
logique interne et surtout le progrès technologiques les imposent. Nous voulons dire qu’ici se
découvrent les directions et les buts vers lesquels la technologie va, asymptotiquement, tendre –
dans la mesure de sa conciliation avec d’autres logiques (économiques, techniques, politiques2).
Les appareils d’art, dont l’existence se fonde sur leur incarnation technologique, vont, quant
à eux, modeler une nouvelle grille de réception esthétique.

1 A noter que l’omnisuppléance est une omniscience. Cependant, ce qui nous a retenu dans le cadre d’une analyse du
sensible, fut d’abord son caractère de suppléance du réel.
2 Si la connexion 3G ne couvre pas tout le territoire français, c’est, au grand dam de la logique de la technologie, à

cause de la logique économique. De même, cette dernière vient freiner la volonté de suppléance de la technologie :
les casques à réalité augmentée des pilotes de chasse n’ont pas encore été déclinés pour les motards, mais ils
pourraient l’être. Quant à l’omnipotence, elle ne sera accessible que quand le devenir-technologique des choses aura
complété son œuvre : quand le régime des symboles gouvernera entièrement le régime des machines, quand le
technologique aura recouvert tous les domaines du technique et du naturel, quand tous les objets se commanderont
par des signes et non par des actions.

- 224 -
Partie III : Le glaçage du sensible

Le régime de la réception techno-esthétique


Nous pouvons poser les jalons de la réception esthétique avec Dufrenne. Dans sa
Phénoménologie de l’expérience esthétique, il note d’abord la présence du spectateur, sous la double
figure de l’exécutant (comme celui qui participe aux festivités, aux représentations théâtrales, ou
aux bacchanales de toute sorte) et du témoin. C’est en tant que tels que le spectateur participe de
l’expérience esthétique, qu’il rend hommage à l’apparaître de l’œuvre. Dès lors, « l’œuvre attend
de son témoin qu’il joue le jeu » tandis qu’elle « s’épanouit en lui, à condition qu’il tienne le rôle
qu’elle lui assigne » 1.
En face, comme son homologue, le « quasi-sujet » appelé œuvre. L’auteur identifie trois
catégories qui font d’un objet une œuvre d’art. Qu’il s’agisse d’une œuvre musicale ou, par
extension, picturale, Dufrenne retient l’harmonie, le rythme et la mélodie, comme les marqueurs
de l’apparaître d’une œuvre d’art. Ces trois qualités essentielles se donnent à voir à travers leurs
schèmes d’expression2. « Les schèmes sont à la fois un moyen d’accès à l’œuvre et les éléments
constitutifs de cette œuvre3 ». Ainsi, c’est en découvrant les « schèmes rythmiques » que l’auditeur
peut se laisser aller au « rythme » de l’œuvre.
« Il faut que l’œuvre résonne en nous, soit reprise en nous par une participation
active de notre corps pour qu’elle se donne enfin dans sa vérité sensible, dans
la pureté irréfragable de son apparaître. C’est à quoi répondent, en toute
perception, les schèmes : ils ne déterminent la structure de l’objet que parce
qu’ils éveillent une connivence dans le spectateur, en sorte que, selon le même
mouvement, la chose se donne à moi et je m’ouvre à la chose. »4
Alors peut se jouer la rencontre de l’œuvre et de son spectateur. Dufrenne propose de
distinguer trois moments dans cette expérience esthétique : le temps de la présence, celui de la
représentation et celui de la réflexion. Au premier temps, répond la qualité sensible de l’objet
esthétique ; au deuxième, son apparaître comme objet représenté ; et au dernier, son monde
exprimé5. Le premier temps est celui où l’œuvre et le spectateur se co-naissent en s’éprouvant
ensemble dans une totalité objet-sujet. « Ici, la signification est éprouvée par le corps, dans sa

1 Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique [2 Tomes], Paris, PUF, 1967, p. 96.
2 Plus exactement, « schème » pour rythme et harmonie ; et « thème » pour la mélodie. « Les thèmes sont à la mélodie
ce que les schèmes sont à l’harmonie et au rythme ». ibid, p. 336.
3 ibid, p. 332.
4 ibid, p. 374.
5 ibid, p. 419.

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Partie III : Le glaçage du sensible

connivence avec le monde1 ». Le deuxième temps est celui où le spectateur arrive à se détacher de
cette intrication pour prendre le recul nécessaire à l’œuvre, afin de permettre à son imagination de
s’engouffrer dans cet écart. L’imagination (transcendantale ou empirique2) autorise le passage de
la présence au représenté. Se crée alors une image qui est entre sensible et concept3. Enfin, le
troisième temps est celui de l’expression de l’œuvre (de son monde) qui fait signe à la fibre
affective du spectateur. « L’expérience esthétique culmine dans le sentiment comme lecture de
l’expression4 ». « A chacun de ces étages, le sujet offre un nouveau visage : il est corps propre au
niveau de la présence, sujet impersonnel au niveau de la représentation, moi-profond au niveau
du sentiment5 ». Le régime de la sensibilité excité chez le spectateur pourrait être dit
respectivement : vital, noétique et affectif.

La réception d’un art technologique, devrait alors pouvoir s’intégrer dans ce cadre théorique.
Il conviendrait de préciser l’expression de chacune de ces catégories, de déterminer les nouvelles
modulations de chacun de ces registres. Mais il nous semble que l’art technologique proposerait
bien plutôt une nouvelle dimension au cadre ternaire proposé. Et cela parce qu’au cœur de
l’œuvre appareillée se trouve un lieu totalement inédit : l’« espace des archétypes ».
Ainsi avions-nous appelé le lieu où les principes directeurs de l’œuvre sont gravés, où les
schèmes morpho-dynamiques de l’œuvre à venir ont été encodés. Il fonde la détermination autant
que les modes-d’existence de l’objet esthétique considéré. A côté du rythme, de l’harmonie et de
la mélodie – il y aurait alors l’algorithme de l’actualisation de l’œuvre, son schème morpho-
dynamique. Quand l’œuvre se déploie sous ses yeux, le spectateur rentre tout à la fois en contact
avec ses schèmes harmonique, rythmique, mélodique, et avec son schème algorithmique. Mais ce
dernier n’est pas seulement en plus, « à côté » de trois autres, il est aussi en amont, comme
l’unique puissance originelle, les englobant tous. Le créateur établit son algorithme en tenant
compte de ses possibilités de s’actualiser selon les principes de l’objet esthétique (rythme,
harmonie et mélodie, donc). L’ensemble rythme/harmonie/mélodie est pré-conditionné par

1 ibid, p. 425.
2 L’imagination empirique peuple de figures fantastiques le monde vide, lieu d’accueil pur, ouvert par la transcendantale.
« Transcendentalement, l’imagination doit être la possibilité d’un regard dont le spectacle soit le corrélat ; ce qui
suppose à la fois une ouverture et un recul. Un recul, car il faut bien que soit rompue la totalité formée par l’objet et
le sujet. (…) Une ouverture parce que ce décrochement creuse un vide, qui est l’a priori de la sensibilité, où l’objet
pourra prendre forme. (…) Quant à l’imagination empirique, elle prolonge cette démarche et convertit l’apparence en
objet. Le transcendantal préfigure et rend possible l’empirique : il exprime la possibilité de la représentation,
l’empirique rend compte de la possibilité qu’a telle représentation d’être signifiante et de s’intégrer à la représentation
d’un monde ». ibid, p. 433-435.
3 ibid, p. 437.
4 ibid, p. 539.
5 ibid, p. 548.

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Partie III : Le glaçage du sensible

l’algorithme. Ils seront tels qu’ils auront été autorisés dans l’espace des archétypes. Parce que les
schèmes algorithmiques sont tout à la fois rythmes (cf : la dynamique aspectuelle de l’œuvre),
formes (cf : le cadre structurel de la morpho-genèse) et matériaux (cf : le contenu de la morpho-
genèse). Ils proposent donc bien leur propre expression des problématiques de rythme, harmonie
et mélodie.
A ce nouvel espace dans l’œuvre, nous semble correspondre un nouveau temps de
l’expérience esthétique, entre la présence et la représentation, qui a à voir avec l’une et l’autre, qui
participe de l’apparaître du sensible de l’œuvre et de la mise en marche de l’imagination du
spectateur – c’est l’étape de l’actualisation. Nous pouvons tout de suite préciser que cette opération
se distingue de formes proches (que pourraient proposer les arts moderne et contemporain1) en
ce qu’elle se réalise par une attitude réceptive du spectateur très précise : l’interaction appareillée,
c’est-à-dire interfacée. Le public n’est plus seulement exécutant (cantonné) ou témoin
(participant) mais inter-acteur, c’est-à-dire co-déterminant de la réalité sensible appelée œuvre. Les
deux autres acteurs étant, et là réside la spécificité de l’art technologique, l’artiste et la matrice.
L’œuvre ici n’est pas seulement un objet sensible qui ouvre sur un monde, elle est une
réserve de sensible pré-conditionné, qui s’actualise en une infinité de phénomènes, qui doivent
ouvrir sur une famille de mondes compossibles. Si une œuvre d’art installe un monde, alors un
même monde doit être contenu dans une œuvre d’art technologique, quelle que soit sa
phénoménalité. Du moins, une même famille de mondes. Il y a une articulation nécessaire à
apporter. Le monde de l’œuvre est celui qui est en germe dans son apparence, en tant qu’elle est
arrêtée. Et « s’il y a un monde, répétons-le, c’est en compréhension et non en extension2 ».
L’œuvre donne à voir son monde, parce qu’elle est « profonde ». Des richesses d’interprétation,
de rêverie, de sentiments s’y terrent, malgré l’unicité et la finitude de son apparence. « Malgré » ou
« grâce à » ? L’apparence de l’œuvre d’art technologique, elle, est toujours incomplète. C’est en
extension d’abord, que réside sa richesse, c’est-à-dire dans les réserves de son virtuel
algorithmique. Un monde peut-il surgir d’une phénoménalité insaisissable ? Le même monde peut-
il s’entr’apercevoir à partir d’une même famille de phénomènes ? Et comment en parler quand le
phénomène ne se reproduit plus ? Ce sont donc bien toujours l’algorithme et ses schèmes qui,
assurant l’identité de l’œuvre d’art, engendrent « l’air de famille » de l’œuvre dans toute la
profusion de son aspect – de sorte qu’ils ouvrent l’œuvre en extension, tout en conservant son
monde en compréhension.

1 Nous pensons nommément à l’art relationnel. Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Presses du Réel,
1998.
2 Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique [2 Tomes], Paris, PUF, 1967, p. 450.

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Partie III : Le glaçage du sensible

Comment se déroule cette nouvelle étape de l’expérience esthétique ?


En quoi cette logique de réception contribue t-elle au renforcement du phénomène d’art ?
Quelles conséquences pour le public et le jeu de l’exposition ?

Analytique de la réception appareillée


Comment décrire cette nouvelle modalité dans le régime de la réception ? Que se passe t-il
au cours de ce temps que nous avons appelé « actualisation » ?

En 1991, Joachim Sauter présente Zerseher : sur un mur, comme on expose des tableaux
classiques, l’artiste a apposé un écran qui montre l’image d’une toile célèbre. A première vue, il
s’agit d’une transposition, sur écran, de la toile de Carotto : Garçon avec un dessin d’enfant dans la
main. Le regardeur doit se placer devant la toile dans un périmètre donné. Une caméra alors
repère l’arrivée dudit, localise sa tête et son regard, puis en déduit la zone qu’il observe sur la
toile1. Cette zone se met à disparaître, comme effacée par le regard de son admirateur, comme
noyée sous un coup de pinceau dardé par l’œil de son vis-à-vis. Le regardeur devient co-acteur de
l’œuvre en se faisant destructeur du chef-d’œuvre pictural ici transposé à l’écran. Les couleurs
originales semblent se diluer comme sous l’action de la pluie, proposant bientôt une toile quasi-
cézanienne ou cubiste – au bon vouloir de son spect-acteur.

La première action requise est celle de l’activation de l’œuvre. Avant cela, l’œuvre n’est pas
même présente, son véhicule attend de se faire réveiller par son public. C’est véritablement
l’entrée du spectateur dans le dispositif de l’œuvre qui active sa manifestation. Avant, il n’y avait
qu’un véhicule inerte, une promesse de quelque chose à venir. Cela signifie qu’il y a, autour de
l’œuvre objectale, à l’intérieur même de son « lieu », une zone de rencontre, délimitée par le
dispositif de l’œuvre, dans laquelle un spectateur doit pénétrer s’il veut permettre le déploiement
de l’œuvre. On pourrait dire que l’œuvre salue son spectateur, qu’elle lui fait signe, qu’elle se
signale à lui, indiquant qu’elle l’a identifié, qu’elle s’apprête à s’actualiser pour lui, en son honneur,
selon lui. Une parenthèse s’ouvre, au cours de laquelle l’œuvre sera à son spectateur et
inversement. Un lien privilégié semble s’être tressé.

1 « C’est aussi l’image (…) qui, dans la mesure où elle est indissociable des processus computationnels, regarde le
regardeur, interprète sa lecture ». Edmond Couchot, La technologie dans l’art : de la photographie à la réalité virtuelle, Nîmes,
Ed. Jacqueline Chambon, 1998, p. 253.

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Partie III : Le glaçage du sensible

S’ouvre ensuite le temps de l’interaction proprement dite, qui est le temps de l’interrogation
du sensible, des richesses du sensible virtuellement contenues dans l’œuvre. Celles-ci ne
s’exposent qu’en requérant du spectateur non seulement sa participation (au sens de Dufrenne :
« La saisie de l’auto-genèse qu’est l’œuvre se fait par la participation. (…) Nous nous identifions
assez à l’objet pour retrouver en nous ce mouvement par lequel il est lui-même1 »), mais sa
contribution (la manifestation de l’œuvre comme machine poïétique secondaire n’a lieu que grâce à
la contribution du spect-acteur. Nous répondons aux sollicitations du dispositif de l’œuvre avec
assez de bienveillance pour la laisser advenir selon son propos). Une fois lancé, ce mode de
l’interaction se poursuit selon trois mobilisations du spectateur : son désir noétique, exploratoire ;
sa fibre dialogique ; et sa volonté créatrice.
Interagir, c’est d’abord participer à une production en en explorant les règles. Et il y a deux
façons de les suivre : passivement, sans les comprendre ; ou activement, en les débusquant.
L’œuvre peut prendre son spect-acteur « au piège » d’un dispositif incompréhensible ou masqué ;
mais elle cherchera bien plutôt à se laisser sonder par son intelligence incarnée. L’enjeu de la
rencontre étant l’actualisation d’une œuvre en attente d’une contribution de son interacteur, elle
doit autant le séduire2 que l’accompagner dans sa démarche bienveillante. Le dispositif
d’interaction doit alors pouvoir s’identifier aisément et se laisser accaparer par le spect-acteur. Le
défi opérationnel d’une œuvre technologique devient alors la transformation d’un dispositif
nativement aliénant, en une version qui se retourne pour laisser le regardeur disposer de ses
fonctionnalités. Non plus le regardeur au service de l’œuvre, pris dans les rets de son dispositif ;
mais le dispositif au service de l’actualisation de l’œuvre, par l’exploration du spect-acteur. Etant
entendu qu’il y a toujours un degré d’incompréhension conservé par les schèmes d’actualisation
de l’œuvre. A ce titre, l’inter-agir, c’est l’agir du degré complexe : une action qui doit tenir compte
des éléments objectifs extérieurs et des autres protagonistes, pour élaborer une réponse
instantanée. L’interaction est toujours en toute méconnaissance de causes et d’effets. La méconnaissance
des causes provient de l’inintelligibilité partielle du dispositif d’interaction, celle des effets de
l’indéterminisme de l’algorithme d’interaction. Le système d’interaction est un système dans
lequel l’acteur est lui-même pris et pour lequel il cherche à maîtriser un résultat, en dominant son
action propre, alors même que toutes les règles et tous les paramètres ne lui sont pas accessibles.
« Interagir », c’est proprement chercher à élucider les schémas de l’interaction proposée.

1Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique [2 Tomes], Paris, PUF, 1967, p. 489.
2« [le public d’Images du Futur] cherche les boutons et quand l’œuvre n’est pas interactive, il est déçu ». Hervé
Fischer, « Art interactif et démocratie », dans Louise Poissant (sld), Esthétique des arts médiatiques. Tome 1, Québec,
Presses de l’université du Québec, 1995, p. 247.

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Partie III : Le glaçage du sensible

Le public de l’œuvre prend ici le visage du testeur. Il cherche, non pas à épuiser le virtuel
algorithmique de l’œuvre, tâche qu’il sait impossible, mais à en déterminer les principales causes,
et leurs effets. Les interfaces jouent ici un rôle non anodin. Pour un même phénomène se
déployant devant le spectateur – le sens de l’œuvre s’en trouverait changé, s’il était l’effet des
gestes, des paroles ou du pouls du public.
Outre son degré de complexité, une autre qualité distingue l’interagir de l’agir : ses règles de
sortie. Interagir, c’est agir parmi et entre. L’interactivité s’achève quand son agent décide de sortir
de cette double astreinte. Par bien des aspects, on peut le qualifier d’agir sans achèvement. L’agir,
c’est la mise en place d’une force matérielle et objectivable en vue de quelque chose, et qui se
terminera par un succès ou un échec. Il y a une téléonomie de l’agir. L’inter-agir, lui, est dans la
relance permanente. Parce que chaque action manque toujours son but précis de peu, tout en
laissant croire qu’il suffit d’un rien pour l’atteindre ; et parce que chaque action relance une
réponse de la part du milieu qui requiert une désexcitation. Interagir, c’est accepter de rentrer
dans une boucle sans fin, qui capte ses acteurs, les possède. Il n’y a pas de bonne raison de quitter
un système d’interaction. L’interaction est toujours inchoative. Quand l’agir vise l’instauration
d’une œuvre (au sens large), l’interagir vise le maintien d’un état d’échange.
Cet état d’échange est un véritable rapport dialogique avec l’œuvre (comme algorithme) et les
autres protagonistes de son actualisation. Il ne s’agit pas d’explorer un terrain plein de richesses,
mais de découvrir une « personne » fonctionnant à partir de schémas rationnels. Dufrenne parlait
des œuvres d’art comme « quasi-sujets » pour insister sur leur expressivité, leur profondeur
(« l’objet esthétique est un quasi-sujet, parce qu’il est capable d’expression (…) et par là, possède
un monde1 »). Nous voulons dire ici que l’œuvre d’art technologique, en tant qu’elle est le lieu
d’un dialogue entre le spectateur et la machine, mais aussi entre le créateur et le spectateur par le
truchement de la machine, et enfin parmi les spectateurs entre eux (par ce même biais) – est une
« quasi-personne », qui s’apprivoise sur le mode du dialogue. Ce sont là encore les interfaces qui
autorisent et cadrent cette relation dialogique. Elles déterminent les inputs permis, les lieux de
l’échange et leur temps. Elles orchestrent littéralement le dialogue entre l’algorithme à l’œuvre et
le public dans l’œuvre. « Interagir », c’est donc se mettre en état de dialoguer avec l’œuvre en en
acceptant les termes après les avoir élucidés.
Sortir de l’interaction, c’est alors trouver le moment où rompre ce dialogue. Et ce dialogue
est co-production d’un processus de création. Si l’interagir est la forme d’un agir sans
achèvement, il ne lui est pas pour autant interdit de s’inter-rompre (mais il sera repris plus tard,
par d’autres). L’interruption est même de facto beaucoup plus simple, presque gratuite, du fait de

1 Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique [2 Tomes], Paris, PUF, 1967, p. 285.

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Partie III : Le glaçage du sensible

l’absence de tout achèvement possible. Le seul motif recevable de la rupture de l’action, c’est son
achèvement (réussite ou échec). En son absence, n’importe quel mobile suffit à interrompre
l’interagir. Comme il n’y a pas d’œuvre finie à la clé, mais simplement le déploiement d’un
processus d’actualisation opérale – la motivation à l’exercice doit prendre sa source à d’autres
désirs. L’interruption de l’interaction se distingue donc nettement de l’achèvement de l’action. La
satisfaction, la satiété, l’état atteint temporairement par la machine poïétique – sont des raisons
positives suffisantes à cette sortie. La lassitude, le désintérêt, l’aveu d’impuissance – en offrent un
pendant négatif. Interagir, c’est accepter de rentrer dans une boucle sans fin, qui peut se rompre à
tout moment, sur le plus infime mobile. Il n’est pas besoin d’avoir une bonne raison de quitter un
système d’interaction. Elle est toujours en menace de cessation.
Le spectateur de l’œuvre d’art technologique, même s’il peut rompre son contrat avec elle à
tout moment, doit donc trouver le bon temps pour cela. Et il n’a que deux temps possibles pour
y parvenir. Celui où l’œuvre a réussi à lui transparaître, au travers de son dynamisme
phénoménologique. Le spectateur n’a pas alors épuisé l’œuvre, ni épuisé le virtuel algorithmique
de l’œuvre ; il en a vu suffisamment pour avoir accédé au schème algorithmique de l’œuvre. L’œuvre
peut alors lui apparaître, puisque son algorithme s’est dévoilé. Il est rentré en contact avec le
propos de l’œuvre. Et il peut aussi interrompre son activité lorsque l’état de manifestation de
l’œuvre lui sied. Il laisse alors l’œuvre dans un aspect non seulement qui lui agrée, mais encore qui
est le sien. C’est en tant que co-auteur qu’il laisse l’œuvre en l’état. Cela est frappant dans les
installations où le spectateur fournit concrètement la matière de l’œuvre en cours. Sa marque en
tant que co-auteur y est particulièrement visible, et on ne peut dès lors lui refuser ce statut. Il ne
laisse pas l’œuvre comme elle pourrait l’être ou comme elle le fut ; mais comme lui la désire (toute
éphémère que soit son existence). Qu’il se reconnaisse dans son contenu même, ou qu’il décide
de valider l’œuvre dans la forme atteinte – il interrompt sa contribution à sa manifestation de
l’œuvre, et l’adoube comme sienne.
Ce sont finalement deux fibres distinctes qui jouent au moment de l’interruption : celle de
l’esthétique pure (de la réception de l’œuvre dans son apparaître), et celle de la poïétique
secondaire (de la co-détermination de la manifestation de l’œuvre).

Complétons ce temps de l’analyse de la réception esthétique interactive, en insistant sur sa


tonalité technologique. L’art n’a pas attendu la technologie pour créer des œuvres interactives. Et
ce que nous avons dit ci-dessus de l’interaction, les concerne pour une part. Ce n’est d’ailleurs pas
l’interaction qui fait l’art technologique mais l’algorithme. Aaron n’interagit pas avec son public,
mais seulement avec son environnement. Dans ses performances, Stelarc seul interagit avec sa

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Partie III : Le glaçage du sensible

machine, tandis que son public se trouve dans une position d’observateur, en dehors du dispositif
(nous y reviendrons). L’art technologique impose une algorithmique et une interaction interfacée
(pas forcément avec son public). A contrario, dans l’œuvre d’Erwin Wurm, Adorno was wrong with his
ideas about art (2005), le spectateur s’empare de planches de bois pour s’y confronter en suivant les
recommandations de l’artiste, ou comme bon lui semble. Le potentiel d’interaction ici est donné
par les qualités sensibles de l’objet mis à disposition (et non par un algorithme numérique), et
s’actualise dans un mano a mano direct avec lui (sans processus de réduction des signaux comme le
conçoivent les appareils).
La spécificité de l’interaction technologique tient donc en deux points : son appareillage à des
interfaces (ce qui peut limiter le degré de liberté du public) et l’actualisation d’un virtuel
technologique lors du déploiement de l’œuvre (dont l’aspect devient imprévisible à tous). Avec la
technologie, l’interaction voit l’arrivée d’un troisième terme dans le dipôle auteur-spectateur, et
c’est la matrice. Ces deux points rappelés, nous pouvons nous arrêter un instant sur le moyen
spécifiquement technologique d’interagir : les appareils d’interface.

Comment est rendue possible et opérationnelle l’interaction, dans le cas des œuvres d’art
technologique ? Réponse : par leurs interfaces. Les interfaces des œuvres technologiques sont les
points d’entrée et de sortie de l’œuvre. Elles matérialisent les accès dans l’échange qui se déroule
entre l’algorithme de l’œuvre et son environnement. A ce titre, elles ont une double
caractéristique : elles sont des traductrices bilatérales ; et elles sont partie intégrante de l’œuvre,
tout en portant une certaine contingence.
Nous l’avons déjà évoqué à plusieurs reprises, les interfaces sont des traducteurs à double
sens qui transforment l’analogique en numérique, le naturel en symbolique, le sensible en
intelligible – et inversement. L’opération de réduction phénoménologique qui y prend place, peut,
pour une part, être réduite par la montée en puissance des technologies (visant à camoufler leur
être-numérique sous un perceptible analogique) ; mais elle conserve la marque d’une réduction
mathématisante qui laisse échapper un réel hors d’atteinte, car incalculable.
« L’interface digitale a pour tâche d’effectuer le mouvement de passage entre
l’intelligibilité d’un discours (logos) et l’empirisme d’une forme accessible aux
sens. L’opération sera à double sens :
1. Un processus « d’intellection du sensible », d’une part : capter, reconstruire (ou
construire directement) et administrer automatiquement un réel au sens de la
pensée, en tout cas au sens discursif de la pensée symbolique (…)

- 232 -
Partie III : Le glaçage du sensible

2. Un processus « d’incorporation de l’intelligible », d’autre part : une fois retraitée,


recyclée en purs data, la diversité empirique peut entrer sans résistance dans le
dispositif d’intelligence (…) »1
David Rokeby présente depuis vingt ans, The Giver of Names (1991), à travers diverses
modalités d’exposition selon le lieu2. Il s’agit d’un dispositif interactif où le public est invité à
choisir, parmi des objets étalés à terre, des spécimens qu’il peut disposer sur un piédestal. Une
caméra vidéo filme en permanence ce lutrin, et projette en direct les images sur un écran. Au bout
de quelques secondes, le logiciel de reconnaissance de formes se met en route, et isole des
éléments caractéristiques de chaque produit posé sur la table. Il en fournira ensuite une
recombinaison et une poétisation lexicographique, qui seront diffusées sur l’écran et déclamées
par une voix synthétique. Le but est de générer des mariages isotopiques inédits et fertiles. Selon
les lieux d’exposition, l’interface de diffusion du résultat fut soit une télévision, soit un écran
d’ordinateur, soit un écran blanc, etc.
Le véhicule opéral est, pour une part, formé d’interfaces, qui peuvent évoluer ou varier – ce
qui modifie les propriétés objectales du véhicule de « l’œuvre en sa forme idéale » (selon les mots
de l’artiste). La définition et la résolution (évolutives) des appareils modifient les propriétés
objectales de l’œuvre qui les intègre. Et il ne s’agit pas d’interfaces surnuméraires, extra-opérales ;
mais bien de certains organes de l’œuvre même, qui sont plus ou moins fonctionnels. Un degré
de contingence s’introduit dans la définition de l’œuvre, classiquement réputée nécessaire. C’est dire
que la vérité de l’œuvre s’est déplacée, pour quitter son objet et s’intranéer dans son algorithme.
La contingence des interfaces est finalement celle du contexte de l’exposition. Elle touche à la
manifestation de l’œuvre, sans altérer son apparaître.

Si nous venons de voir les étapes de l’actualisation et les biais de leur réalisation – nous
pouvons à présent déterminer leurs visées.
Ce qui se joue ici c’est l’élucidation du schème algorithmique de l’œuvre, la compréhension de
l’intelligence de sa création. Il ne s’agit pas de pouvoir déterminer l’algorithme utilisé, ni ses
langages de programmation, ni ses paramètres (comme Mozart sortant d’un concert ébloui et
couchant de mémoire l’entièreté de la partition à son retour chez lui). Il ne s’agit pas non plus
d’en avoir identifié les moindres ressorts, les lieux où « ça se passe », les organes où « ça arrive »,
les instants où « ça se joue ». Il ne s’agit pas plus enfin d’avoir épuisé tous les aspects de l’œuvre,
avec méthode et besogne. Il s’agit bien plutôt d’avoir intuitivement reconnu, au travers des

1 Alain Renaud, « L’interface informationnelle ou le sensible au sens de l’intelligible », dans Louise Poissant (sld),

Esthétique des arts médiatiques : Interfaces et sensorialité, Saint Etienne, Publications de l’université, 2003, p. 75.
2 Fondation Daniel Langlois, « The Giver of Names : collection documentaire : Autres installations », en ligne :

http://www.fondation-langlois.org/html/f/page.php?NumPage=2135.

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Partie III : Le glaçage du sensible

modalités d’interfaçage et de leurs effets, de façon approchée et tâtonnante, la structure sous-


jacente de l’œuvre. Nous retrouvons la problématique liée à la reconnaissance du rythme à travers
ses schèmes rythmiques, que signalait Dufrenne. Le mélomane qui sifflote ou bat la mesure en
rythme n’a pas à avoir une connaissance (quasi-technique) du schème rythmique qui l’assoit. Il
sent qu’un rythme a cours ici et laisse son corps s’emporter. La structure d’une toile ou son
rythme ne se déterminent pas plus (pas nécessairement) ; mais ils peuvent s’élucider sous la forme
vague d’une sensation in-formée.
L’élucidation de ce schème algorithmique présuppose du spectateur la bonne attitude. Celle
du contributeur. L’interaction peut alors prendre toutes les formes allant du test, à la
démonstration, en passant par l’effraction, la co-construction, la logique, le système. Il faut donc
avant tout avoir identifié l’œuvre d’art comme technologique. Cela passe nécessairement par
l’identification de la présence des interfaces et de leur fonctionnement, et par la découverte de la
présence d’un algorithme. C’est seulement fort de cette connaissance que le public pourra tâcher
d’élucider le schème algorithmique de l’œuvre, en le testant, afin d’avoir accès à l’œuvre en jeu.
Ce temps, on le voit, flirte autant du côté de la « présence », où le spectateur fait un avec
l’œuvre dans son épiphanie sensible – que de la « représentation », où l’imagination du spectateur
est sollicitée pour s’extraire du présent et laisser advenir le sens de l’œuvre. « L’imagination est
toujours la possibilité de voir, mais seulement de voir le sens dans l’apparence et non hors
d’elle1 ». Pour autant, ce temps ne remplace ni l’un ni l’autre. L’actualisation est bien une mise-en-
présence de l’œuvre, mais elle ne se déroule pas sur le mode de l’abandon et de la perte du sujet ;
au contraire, elle advient par l’exercice d’une faculté inventive. Cette faculté consiste bien à
« revenir au passé pour surprendre le futur, à cesser d’être un avec l’objet par la présence en se
détachant du présent où l’on est perdu dans les choses2 » ; mais elle ne vise pas encore à
découvrir le sens de la représentation, cherchant seulement à élucider le schèmes morpho-
dynamiques algorithmiques. Présence et représentation continuent d’exister dans la réception
appareillée, comme des registres connexes que l’actualisation n’a pas vocation à absorber.
Néanmoins, les points de rencontre semblent nombreux avec l’étape de la représentation, où
l’imagination du public (qui offre le visage du « sujet impersonnel », et non du « corps-propre » ou
du « moi-profond ») est mise à contribution afin de déterminer le sens de l’œuvre. Peut-être
l’actualisation est-elle incluse dans la représentation, utilisant un certain type d’imagination (plus
proche de l’empirique que de la transcendantale) et un certain attribut de ce sujet impersonnel. Il
importe moins de trancher cette question que d’apporter les éléments neufs qui permettraient de

1 Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique [2 Tomes], Paris, PUF, 1967, p. 450.
2 ibid, p. 434.

- 234 -
Partie III : Le glaçage du sensible

le faire. Avec l’art technologique, la réception nécessite un temps de l’actualisation au cours


duquel le public, devenu interacteur appareillé, tente de saisir le schème algorithmique de l’œuvre.
La faculté du public excitée n’est alors peut-être pas exactement l’imagination d’un sujet
impersonnel, mais l’inventivité d’un sujet curieux. Dufrenne le disait : la réception esthétique nécessite
que le public-témoin « joue le jeu » de l’œuvre. Avec l’art technologique, cette nécessité est
d’abord ontique avant d’être ontologique et elle se prend au pied de la lettre : le public-testeur
doit jouer selon les « règles du jeu » de l’œuvre. C’est en autorisant le déploiement du corps de
l’œuvre, qu’il pourra approcher son propos.
Avec ce « propos », on le voit, nous serions déjà dans le moment de la représentation. Les
deux activités en appellent à la fibre noétique du public. La tâtonnante intuition du schème
algorithmique est là pour laisser percevoir la force motrice, la vis dynamique propre de l’œuvre, qui a
été choisie et mise en place pour recueillir le sens de l’œuvre. Le « comment ça s’active ? » qui
nous saisit devant l’œuvre technologique n’est pas une question d’enfant bricoleur, mais d’esthète
cherchant à se plonger au cœur de l’œuvre, comme il le fait en se laissant absorber par le rythme
ou l’harmonie. L’œuvre a simplement une dimension nouvelle à intégrer dans l’analyse critique (si
l’on se veut exégète), ou à laisser affleurer muettement (si l’on se préfère jouisseur). Mais cette
dimension n’est pas sur le même plan que les trois autres, parce qu’aussi elle les pré-conditionne.
Rythme, harmonie et mélodie existent dans l’algorithme ; schèmes rythmiques, harmoniques et
mélodiques s’expriment à travers le schème algorithmique. L’œuvre d’art technologique prend
sens en se déployant dans le temps, de façon imprévisible, mue par un système de valeurs et de
comportements complexes. Ce déploiement morpho-dynamique fait œuvre parce qu’il fait sens,
parce qu’il s’astreint à un certain spectre phénoménologique, parce qu’il y est contraint par son
algorithme. L’algorithme est la réduction technologique du corps en mouvement de l’œuvre, à
travers lequel s’exprime son sens. L’art technologique creuse une dimension toute nouvelle de
l’œuvre : savoir son extensibilité phénoménologique. Les temps de la représentation et de
l’expression continuent d’être consacrés à la mise en lumière du sens de l’œuvre fixe, en tant
qu’elle est profonde et riche en compréhension ; le temps de l’actualisation vise à synthétiser
l’algorithme fixe de l’œuvre, en tant qu’elle est dynamique et riche en extension. Apprécier
l’œuvre ressemble à ce qui se joue avec une personne : il faut connaître ses défauts, ses qualités,
son histoire, comment se comporter avec elle, comment communiquer avec elle, ce dont elle est
riche et ce qu’elle peut donner.
Avoir ainsi mis à jour la logique de la perception technologique n’a rien dit quant à la
motivation esthétique à cette perception.

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Partie III : Le glaçage du sensible

Critique de la réception appareillée


A quoi bon cette nouvelle modalité dans le régime de la réception ? En quoi le régime de
l’actualisation peut-il se prévaloir d’une participation à la réception esthétique ?

Commençons par nous placer du côté du spectateur. Quel intérêt esthétique a t-il à endosser le
rôle d’interacteur que l’œuvre requiert de lui ?
Le premier avantage tient à la situation qu’il se met à occuper ipso facto. En entrant dans le
périmètre du dispositif de l’œuvre, le spectateur se place dans la zone d’où le point de vue est
privilégié. De la même façon que la perspective et les prouesses subséquentes du trompe-l’œil ont
mis en avant l’œil du regardeur en un point déterminé de l’espace – les œuvres d’art
technologique, en dehors de toute problématique d’activation (de déclenchement, de mise en
mouvement), définissent dans leur « lieu » un périmètre d’interaction, qui sera la zone d’où le
point de vue du regardeur sera valorisé. Pour voir au mieux une œuvre d’art technologique, il faut
être dans cette zone d’interaction.
En second lieu, il participe ainsi du processus dynamique de l’œuvre. Il est au cœur de l’œuvre et de
son déploiement. A cet égard, les installations de réalité virtuelle sont sans doute les plus
éclairantes. L’une des premières œuvres de monde virtuel est toujours dans toutes les mémoires.
Osmose de Char Davies (1995), autorisait un spect-acteur à s’habiller d’un casque et de divers
matériels afin de plonger dans un univers onirique, et de le parcourir à son aise. Sa respiration
gouvernait le parcours. L’avatar flottait dans le monde. Il chutait ou s’élevait, s’avançait et se
tournait, au rythme de la respiration de l’interacteur, qui découvrait une nouvelle façon de vivre
son corps. Plus récemment, Diana Domingues et Artecno Group mettaient en scène cette
position de l’inter-acteur au cœur du processus de l’œuvre en déploiement. En 2007, ils
présentaient Heartscapes : une installation immersive dans une réalité virtuelle (CAVE) où les
artistes proposaient au public de déambuler à l’intérieur de son propre cœur. Les battements de
cœur des visionautes, ainsi que leurs mouvements, agissaient sur le flot des images et des sons
projetés sur les six murs alentour. L’art technologique propose au spectateur non d’admirer (ou
de contempler) une œuvre donnée (ie parfaitement déterminée) ; mais d’observer son
déploiement quasiment de l’intérieur. L’œuvre est devenue explorable, et le spectateur la voit naître
devant lui, la fait naître par son comportement. Il ne va plus à la rencontre d’un apparaître qui
l’attendrait, il s’inscrit dans le processus même de cet apparaître. Plus : il participe de ce
processus. Il devient un élément moteur de l’épiphanie de l’œuvre. L’exercice de relance entre le
spect-acteur et l’œuvre n’est pas un jeu de questions-réponses, de ping-pong et de choix dans des
arborescences riches – il est la matière même d’un lien qui s’est fait entre l’œuvre et son

- 236 -
Partie III : Le glaçage du sensible

regardeur. Il est l’assurance que le devenir-sensible de l’œuvre est un processus à venir, dont il
sera, et qu’il pourra goûter en étant plongé en son sein.
En dernier lieu, il participe aussi du processus poïétique de l’œuvre. Si l’étape de l’actualisation ne
possède pas la même charge poïétique que celle du créateur, elle n’en est pas dénuée pour autant.
L’œuvre est créée par l’auteur, dans un climat constant de négociation avec la machine et le futur
spect-acteur. L’œuvre en attente d’actualisation est une machine poïétique secondaire, avons-nous
dit. A ce stade, le spect-acteur est seul face à elle. L’auteur plane ici, mais sa présence n’est pas
effective. C’est la machine qui assure la présence du créateur au moment de l’actualisation, en ce
qu’elle a intériorisé les schèmes de déploiement qu’il y a implémentés. Mais un certain espace de
liberté est conféré au public afin de le laisser s’exprimer dans un élan créatif. L’œuvre peut alors être
considérée comme un cadre lâche, une invite à l’infraction selon les désirs de chacun. En 1992,
Paul Sermon propose l’installation Rêve télématique. Le « lieu » de l’exposition est double. Le réseau
téléphonique ISDN est utilisé pour relier deux pièces séparées où les spectateurs sont invités à se
coucher sur un lit. Des caméras filment la scène et projettent en temps réel le résultat dans la
pièce jumelée. Deux spectateurs, au même moment, se font face, spéculairement, dans deux lits
différents. L’intimité dans l’éloignement des corps ; la physicalité par le truchement des images ;
le toucher dans le visuel… Le public est prié d’interagir avec le dispositif et avec cet autre, couché
dans son lit, qu’il n’entend ni ne sent, immatériel. Ce cadre posé, c’est le public qui construira son
vécu de l’œuvre. Selon qu’il aura un comportement cabotin, agressif, tendre – selon que la
rencontre se fera avec un inconnu ou un proche – l’expérience esthétique ici mise en scène
différera à l’avenant. Le spect-acteur y aura mis ce qu’il eût voulu y trouver, et y aura trouvé ce
qu’il aura bien voulu y mettre. Le dispositif proposé par Sermon est ici un cadre propositionnel
visant à faire advenir un moment d’émotion, une parenthèse esthétique. Il offre l’occasion et le
décor. Sa plus-value est là : avoir pensé le décor, avoir planté la scène – avec ce qu’il y fallait de
pré-poétique, de pré-sensible, de pré-esthétique – afin que les spect-acteurs puissent l’investir à la
recherche de leur propre désir poïético-esthétique.

Quelle est alors la fibre de sensibilité du spect-acteur ici excitée ?


La première est la fibre ludique1. Pour explorer, pour tester, pour manipuler, pour co-
construire, pour jouer le jeu de l’interaction – c’est la fibre ludique du public qui est prise à partie.
Il s’agit de sa tendance à investir des règles qu’on lui propose, à accepter des protocoles pour

1 « Le comportement exploratif et le jeu sont des composantes vitales du comportement humain ». « Ce libre jeu est

très certainement la condition de tout processus véritablement créatif aussi bien dans le cadre de la civilisation que
partout ailleurs ». Konrad Lorenz, Les fondements de l’éthologie, Paris, Flammarion, 1984, p. 400.

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Partie III : Le glaçage du sensible

s’activer gratuitement dans le monde que l’objet procure. Les principes des jeux sont clairs depuis
Caillois : il s’agit « d’une activité libre, séparée, incertaine, improductive, réglée, fictive »1. Dans ce
cadre, le public peut enfin délaisser la posture hiératique du contemplateur des musées. L’œuvre
d’art technologique, c’est la promesse qu’une autre façon de recevoir l’œuvre va être proposée,
qu’enfin on pourra toucher, on pourra s’approcher, et même se tromper, et même tenter de la
défier, de violer les règles, pour voir ce qu’elle a dans le ventre, un peu. Avec les tableaux, il n’y a
pas d’erreur possible : il faut se mettre devant, ne pas toucher, pas trop près, et pas de flash. Avec
l’œuvre d’art technologique, il y aura peut-être matière à rire, à s’amuser. « S’amuser » en
« tripatouillant le bidule », en observant ce qu’il advient si l’on suit la procédure mais encore ce
qu’il advient si on ne la suit pas. C’est le corps entier du spectateur qui sera potentiellement mis à
contribution. Mais s’amuser aussi en se mirant dans le résultat, en observant la marque de notre
action dans le nouvel aspect de l’œuvre.
La seconde est la fibre créative. Nous entendons par là, moins la puissance poïétique pure (de
l’artiste créateur), que la capacité à inventer, à bricoler, à construire, à fabriquer, à concevoir,…
quasiment à l’improvisade. C’est-à-dire cette pulsion qui nous pousse à marquer le monde de
notre empreinte, à voir sur le monde notre trace, notre signature. Dans le cas d’une œuvre d’art
technologique, c’est le degré poïétique qui est sollicité au premier chef, mais c’est en fait toute
l’attitude créative qui peut y répondre. Si l’artiste attend de son public un partenaire poïétique,
c’est-à-dire celui qui se saisira de son invite opérale pour co-créer, pour laisser libre cours à son
désir-d’art, sa libido operandi – ce même cadre peut s’investir avec de simples processus
producteurs, un désir-d’invention, une libido fingendi.
« [Dans l’invention,] l’homme devrait éprouver une joie plus grande en
produisant quelque chose qui soit bien de lui, quelque chose qui lui soit
particulier et qu’il puisse dire qu’il est sien. Tout outil technique, un navire par
exemple ou, plus particulièrement, un instrument scientifique doit lui procurer
plus de joie, parce que c’est sa propre œuvre, et non une imitation. Le plus
mauvais outil technique a plus de valeur à ses yeux ; il peut être fier d’avoir
inventé le marteau, le clou, parce que se sont des inventions originales, et non
imitées. L’homme montre mieux son habileté dans des productions surgissant
de l’esprit qu’en imitant la nature. »2
Ces deux fibres sont-elles compatibles avec le régime esthétique ? Appartiennent-elles au
domaine de la sensibilité ? Autrement dit : sont-elles bien des activités dans lesquelles un certain

1Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1967, p. 74.
2Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’Esprit. Tome 1, Paris, Ed. Aubier, p. 34.
Cité par : Ludovic Duhem, « Introduction à la techno-esthétique », dans Archée, Février 2010, en ligne :
http://archee.qc.ca/ar.php?page=article&section=texte3&note=ok&no=343.

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Partie III : Le glaçage du sensible

plaisir réfléchissant peut apparaître, prodrome de l’éruption d’un sentiment goûté en soi1 ? Est-il
envisageable de considérer des activités ludiques ou créatives comme sources de moments où
l’acteur s’arrête pour prendre plaisir à se voir prendre du plaisir, et pour laisser ses affects émerger
à cette occasion ? Nous penchons pour une réponse positive. Schiller a déjà montré comment le
jeu pouvait être considéré comme la matrice même de l’art et ainsi comment la fibre esthétique
était en germe dans l’instinct de jeu2. Il y a, dans les jeux de vertige, un stade où l’adrénaline n’est
plus subie mais appréciée alors même qu’elle est à son acmé ; il y a, dans les jeux collectifs, un
stade où le plaisir du jeu prévaut sur l’intérêt des participants, où ce qui compte n’est plus de
remporter une victoire mais de vivre un moment le plus intense possible de ludisme pur.
La fibre créative-inventive nous paraît tout autant vibrer dans le concert esthétique. Si le
bricoleur du dimanche ne cherche pas à répondre le plus simplement possible à son problème de
tuyauterie ou de toiture ; mais s’il est prêt à consacrer de longues heures à la production d’un
objet qui ne sera pas beau ni plus efficace, mais plus travaillé, plus investi, et par là même plus
proche de lui – n’est-ce pas parce qu’il trouve un plaisir à s’adonner à cette activité, gratuite dans
l’expansion qu’il lui donne ? Un plaisir sensible de la main qui travaille et de l’œil qui jauge, ainsi
qu’un plaisir intellectuel de l’esprit qui conçoit et qui répond au défi de la matière. La fable de
Pinocchio servirait ici de maxime : à force de métier, l’objet sur-investi se meut en « vrai petit
garçon », et l’âme de son producteur est un peu passée dans sa création. D’ailleurs, une autre
activité enfantine fonctionne sur les mêmes ressorts : quand l’enfant joue à se raconter une
histoire, armé des objets qui l’entourent. Ne lui arrive t-il jamais de pleurer aux mésaventures qui
frappent sa princesse ? Et ce faisant n’éprouve t-il pas un plaisir trouble à se savoir pleurer, à
surjouer son jeu, à tellement bien jouer qu’il fait semblant de s’être noyé dans l’histoire qu’il a si
bien construite, de sorte que le sentiment final s’est imposé3 ?

Si ces nouvelles fibres esthétiques ont pu être excitées par une œuvre, est-ce à dire que lui
répondent des nouvelles catégories a priori d’une esthétique pure ?

1 Victor Basch dirait que le contemplateur esthétique est celui qui s’arrête pour laisser libre cours à la montée des

sentiments qui l’assaillent à tout moment. « L’acte esthétique par excellence est alors l’Einfühlung, c’est-à-dire
l’infusion des sentiments, l’acte « de se plonger dans les objets extérieurs, de se projeter, de s’infuser en eux (…) » ».
Victor Basch, « Le maître-problème de l’esthétique », dans Revue philosophique de la France et de l’étranger, Juillet 1921.
2 « L’instinct de jeu (Spieltrieb), capable d’articuler heureusement – on le verra esthétiquement – les contraintes de la

nature et celles de la raison. (…) Le jeu dénoue l’attache exclusive (de l’homme physique à la réalité brute, et de
l’homme moral à la forme sans réalité) pour nouer autrement et dans un objet intermédiaire (l’objet d’art) la vie et la
forme, la multiplicité et l’unité. (…) La tendance du jeu (…) est le vestibule de l’art. (…) Le jeu est donc l’opérabilité
elle-même en tant qu’elle tend vers la concrétisation dans et par un opus. (…) Le jeu esthétise et tend vers l’art ». Michel
Guérin, L’artiste ou la toute-puissance des idées, Aix en Provence, PUP, 2007, p. 86.
3 Il y a d’ailleurs une activité d’adultes qui se déploie selon la même fibre des participants, et c’est le jeu de rôle.

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Partie III : Le glaçage du sensible

Nous suivons ici encore Dufrenne qui propose de valider la démarche consistant à fonder a
priori une esthétique pure à partir de la construction de catégories a priori. Notre sensibilité
esthétique répond à des catégories dans les objets, c’est-à-dire à des valeurs par rapport auxquelles
nous les apprécions. Et ces valeurs sont a priori, c’est-à-dire peuvent être posées par l’intellect,
avant toute démarche empirique. Tels : la beauté, le spirituel, l’héroïque, le grotesque,
l’élégiaque1… La catégorie ne serait pas alors « visée par l’artiste, qui s’efforcerait de la réaliser » ;
mais inconsciemment, l’artiste « est cette visée même, ce « sens » de la catégorie2 ». Pour une
grande part, l’art contemporain fut une entreprise de déconstruction de ces catégories et même
d’invalidation d’une telle ambition. Si l’on peut faire de l’art avec tout, si tout peut être reçu
comme art et si la réception esthétique se maintient quand même, c’est que notre sensibilité
esthétique s’est élargie, et que de nouvelles catégories esthétiques a priori sont venues se greffer a
posteriori… Mais si l’on a pu ajouter hier de nouvelles catégories et si l’on pourra bisser demain,
quelle viabilité a toute cette démarche d’élaboration a priori ? Nous nous garderons bien de
répondre. Indépendamment, ne peut-on proposer de catégoriser ou de qualifier ce qui dans le fait
esthétique répond à ces fibres de la sensibilité ?
La première catégorie techno-esthétique à laquelle devra s’affronter une œuvre d’art
technologique, afin de pro-voquer la fibre ludique du public – est l’ergonomie. Littéralement : les
lois qui régissent l’œuvre, ergon-nomos. Nous ne voulons pas entendre ici une facilité à l’emploi, ou
une évidence des schèmes et des manipulations. Il ne s’agit pas d’affirmer que l’œuvre doit être
évidente d’accès (pour homo sapiens) ou totalement intuitive (pour homo technologicus). Cette visée
n’est pas une fin en soi, mais est délibérée par le propos de l’œuvre3. Vouloir perdre le public
dans l’œuvre, occulter les interfaces ou focaliser dessus, porter l’attention sur tels ou tels organes
– cela est l’affaire de l’œuvre. L’ergonomie n’est pas l’occultation de l’attirail technologique ou la
simplicité de son emploi. Une œuvre d’art technologique sollicite son public qui doit la manipuler
– afin d’obtenir un résultat que tout le monde ignore. L’ergonomie sera bien plutôt le rapport de
la difficulté de l’utilisation sur la qualité du résultat, ou encore, côté spectateur, le rapport de l’effort
consenti sur la récompense apportée. La récompense en question étant elle-même le rapport entre le

1 Selon le système élaboré par Souriau dans l’Avenir de l’esthétique (1929), rappelé dans : Mikel Dufrenne, Phénoménologie
de l’expérience esthétique [2 Tomes], Paris, PUF, 1967, p. 576.
2 ibid, p. 574.
3 A cet égard, l’œuvre en ligne Film Text 2.0 de Mark Amerika (2002) nous paraît en illustrer l’échec. Il s’agit d’un site

en flash ou l’internaute est invité à déplacer le curseur sur une planète désertique. L’esthétique oscille entre la science-
fiction et les jeux vidéos. La musique est à l’avenant. On comprend mal et peu. On comprend malgré tout que
l’œuvre se déroule sur plusieurs niveaux, qu’il faut pour les franchir, réaliser la bonne série d’actions, mais le mode
d’emploi nous est caché. On clique, ça bouge, c’est bien fait. Mais on reste extérieur à l’opus et au drame qu’il essaye
de mettre en scène. Et il nous perd. La « séduction » d’une œuvre n’est pas la beauté dynamique ou les ressources de
l’interaction, ou les modalités de l’interfaçage ; elle est la capacité à capter l’intérêt et le maintenir captif. En ligne :
http://www.markamerika.com/filmtext/.

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Partie III : Le glaçage du sensible

résultat escompté et le résultat obtenu. Le résultat escompté étant d’autant plus grand que l’effort
demandé est plus important… Considérons à ce titre une œuvre absolument a-technologique :
l’opus terminal de Duchamp, Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz (vue intérieure) (de 1946 à
1966). Un tableau d’une femme nue est visible à travers un œilleton. Question : où placer
l’œilleton ? A hauteur d’homme, l’effort minimal devra permettre à tous d’accéder à l’œuvre, sans
attente particulière. A un mètre du sol, un effort sera demandé au spectateur. Ceux qui y
consentiront, le feront parce qu’ils espèrent que leur effort sera récompensé. Ceux qui
s’attendaient à une scène d’orgie se relèveront déçus et trahis. A dix centimètres du sol, l’œuvre
demandera une peine colossale au public, qui n’y consentira que très minoritairement et qui sera
d’autant plus contrariable que l’effort lui a coûté. En art technologique, il y a des récompenses à
chaque étape de l’interaction, qui alimentent le jeu de la séduction de l’œuvre (et qui alimentent la
relance de l’œuvre) ; et il y a une récompense terminale, qui assurera l’appréciation de l’œuvre au
delà de l’interfaçage.
La seconde catégorie techno-esthétique à laquelle devra s’affronter une œuvre d’art
technologique, afin de pro-voquer la fibre créative du public – est la valorisation. La valorisation de
l’œuvre est sa capacité à transformer un acte singulier de l’interacteur en un signe plastique
entrant sous un régime esthétique. C’est une façon d’enrégimenter le public, non pas seulement
pour transfigurer son apport, mais pour réaliser sa transmutation1. Le résultat est 1/ un reflet de
l’acte du spectateur, 2/ phénoménologiquement enrichi et trans-formé, 3/ qualitativement intégré
à la sphère de l’art. Une telle valorisation doit alors concilier deux aspects. Le premier est la
personnalisation. La personnalisation de l’œuvre ne consiste pas à décréter une zone où le public
pourra laisser sa trace, ni à limiter son action à la définition de quelques paramètres ou
l’intégration de quelques valeurs. Elle vise bien plutôt à intégrer le public dans l’économie
générale de l’œuvre. Pas seulement dans son déploiement, mais dans son devenir, dans son
histoire, dans son drame collaboratif. Ce drame se jouant à bien plus que trois : il a lieu entre
l’artiste, la machine, l’interacteur, ses co-interacteurs contemporains, les interacteurs passés et
futurs, et les observateurs du moment. Cette qualité octroie au spectateur les moyens de marquer
l’aspect de l’œuvre en cours (voire de pouvoir partir avec un « reste » qui l’atteste) – mais encore
lui donne l’assurance de la durabilité de sa participation (en conservant l’historique de son
passage, de ses combats, de ses repentirs). Orchestrant la partition et la participation d’un
interacteur, d’un groupe d’interacteurs et d’un public – elle suppose une certaine proportionnalité
de l’effet sur l’acte producteur, afin de singulariser le spectateur dans son faire créatif. Mais dans

1La transfiguration laisse intact l’aspect de son objet, en le gratifiant d’un surplus de valeur ; la transmutation, elle,
modifie son aspect, en même temps qu’elle le sublime.

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Partie III : Le glaçage du sensible

le même temps, et c’est là le second aspect, elle doit veiller à en opérer une transvaluation. Il s’agit
d’opérer un saut qualitatif entre d’une part, le domestique et le quotidien de l’action du spectateur
et d’autre part, l’exigence de qualité artistique, plastique, extra-mondaine de son résultat. Cette
transvaluation nécessite une transformation de l’interacte, afin qu’en procède un effet plastique.
C’est une façon de requalifier un registre anecdotique en registre esthétique.
N’a t-on pas alors oublié une autre qualité qui serait la richesse du virtuel algorithmique ? Selon
l’hypothèse : l’œuvre technologique est d’autant meilleure qu’elle est plus riche en extension, de la
même façon que l’œuvre d’art nous arrête par sa « profondeur », c’est-à-dire sa richesse en
compréhension. Plus élaboré est le régime de l’interaction avec le public, plus grande la liberté qui
lui est donnée, plus foisonnants les effets qu’il a la possibilité d’actionner, en un mot, plus vaste
l’extension de l’œuvre en actualisation – et potentiellement, meilleur l’appareil d’art ? La réponse
se trouve en posant la contraposée : l’œuvre technologique qui réduit son schème algorithmique à
sa plus simple expression, à son emploi le plus basique – est-elle de facto condamnée à échouer ?
Nous en doutons fortement. La richesse fait moins à l’affaire que la pertinence. Ce serait comme
dire que les toiles de Véronèse sont meilleures que celles de Klein parce qu’au choix : il y a plus
de personnages, il y a plus de couleurs, elles sont plus grandes.

Ces catégories a priori du sensible fixées, il ne nous reste plus qu’à en déduire les qualités
opérales de l’œuvre d’art technologique qui auront le souci d’y répondre1.
La première de ces qualités pourrait être la transparence des interfaces. Là encore nous ne
voulons pas signifier par là leur caractère caché ou intégré à l’œuvre, ou au contraire naturalisé. La
visibilité de ces interfaces dépend totalement du propos de l’œuvre. Il en est qui, travaillant
volontairement sur les interfaces et les nouveaux gestes qu’elles forgent, les mettront en avant, et
chercheront à les rendre contr-intuitives ou délibérément artificielles. Par transparence des
interfaces, nous voulons plutôt signifier leur adéquation avec le schème algorithmique. Les
interfaces sont les portes d’entrée et de sortie de l’œuvre. Elles sont les éléments que l’interacteur
manipule dans son face-à-face avec l’œuvre afin de mettre à jour son schème algorithmique. De
même que d’aucuns peuvent voir l’âme d’une personne à ses yeux (les yeux comme fenêtre de
l’âme), ses mains, ou ses entrailles – l’interface est la fenêtre sur l’algorithme. Elle doit non en être
l’homologue, mais le guide. Elle doit scénariser le comportement attendu du spectateur, autoriser
son cheminement dans la compréhension intuitive du schème algorithmique. Leur transparence

1Dufrenne parlerait de trouver « les types d’équilibre [dans l’objet] qui rendent raison des catégories ». Mikel
Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique [2 Tomes], Paris, PUF, 1967, p. 576.

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Partie III : Le glaçage du sensible

ne dit pas leur invisibilité, encore moins leur évidence, mais leur caractère adéquatement médial
vers l’espace des archétypes de l’œuvre.
La seconde tiendrait en la transduction du protocole d’actualisation. L’algorithme qui orchestre
l’actualisation doit accompagner l’interacteur dans son geste afin de produire un résultat à la fois
personnel et valable. Les efforts et la richesse du résultat étant moins impartis au spectateur qu’au
processus de transmutation de son geste. Afin de conserver la bonne volonté de son public, sa
bienveillance interactive et sa bonne attitude esthétique – l’œuvre se doit d’entrer dans cette
sophistique visant à sur-valoriser les inputs de l’interaction en les sous-déterminant plastiquement.
La transduction donne à l’œuvre une valeur d’usage personnel pour le spectateur qui s’y retrouve
sans s’y reconnaître, qui s’y découvre transposé en artiste de la quotidienneté.
Sous ce dernier rapport, l’œuvre devrait alors s’affronter à une double tension autour de la
place de l’interacteur : elle doit se colleter à la pression du socius interactus, et en même temps à
l’exigence impérieuse de l’articité opérale. La première porte sur la place du spect-acteur dans
l’économie générale de l’œuvre interactive. La personnalisation de l’œuvre s’oppose à sa
généralisation, comme l’inscription forte de l’interacteur s’oppose à son inscription durable. Un
interacteur donné aura un impact d’autant plus fort sur l’œuvre, qu’il partagera son intervention
avec un public le plus restreint possible ; et il aura un impact d’autant plus pérenne, que les
interventions suivantes seront peu effectives. Or, pour la machine, toutes les interventions se
valent. La personnalisation déclenche une certaine tabula rasa dans l’œuvre. L’ampleur de cette
tabula rasa, qui se renouvelle à tous les instants de l’actualisation, sera donc proportionnelle au
degré de personnalisation de l’œuvre. La seconde antithèse qui se noue ici, concerne la portée des
actes de l’interacteur dans le contenu général de l’œuvre. La qualité transvaluative de l’œuvre est
antithétique avec son respect littéral des actes du spectateur. Comme le résultat doit être
artistique, esthétique, qualitatif – et que ce résultat est le fruit de la transformation du geste du
spectateur par le protocole algorithmisé – la présence singulière du regardeur sera d’autant plus
faible que l’œuvre veut maintenir ses qualités plastiques. Pour conserver un rendu de qualité dans
la manifestation de l’œuvre, l’intervention du regardeur doit être enrégimentée d’autant plus
strictement qu’elle voudra être valorisée, écrasant par là même les spécificités de chaque
activation.

La boucle est ainsi bouclée. Partis de l’intérêt esthétique que le spectateur peut trouver dans
le régime de l’interaction, nous sommes arrivés aux qualités opérales de l’œuvre d’art
technologique qui s’évertuerait à y répondre. Ces qualités, registres, catégories ne sont que celles
d’une œuvre en tant qu’elle est technologique. En tant qu’elle est un appareil, il nous semble qu’une

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Partie III : Le glaçage du sensible

œuvre devrait fonctionner ainsi. Mais en tant qu’elle se veut une œuvre d’art, les qualités qu’elle
doit rassembler dépassent très largement ce cadre, pour retrouver celui de l’esthétique la plus
classique. En clair, si notre proposition est valide, elle n’indique que des conditions nécessaires à un
appareil pour pouvoir prétendre au statut d’œuvre – eu égard à sa qualité (première ou pas)
d’objet technologique.
Nous avons jusqu’à présent porté la focale sur la figure de l’interacteur, car il est le spectateur
privilégié de l’œuvre technologique, le rôle premier à endosser pour que l’actualisation advienne.
Il doit à présent réintégrer sa place comme membre d’un public plus large et centre d’un jeu de
l’exposition.

Exposition, public et histoire de la réception esthétique


Parce que la réception d’une œuvre d’art technologique passe nécessairement par son
actualisation, l’art technologique requiert une nouvelle dimension dans le régime esthétique. Il fait
donc endosser un nouveau rôle à son spectateur, en appelant à une nouvelle figure, celle de
l’interacteur. Sa nouvelle « tâche » esthétique consistera alors à atteindre au schème algorithmique
de l’œuvre, en s’appareillant à elle via ses interfaces.
Si telles sont bien les nouvelles modalités de la réception esthétique, nous pouvons encore en
indiquer les implications sur la constitution du public.
Quelle forme prend la rencontre de l’œuvre et de son public – quand elle est accueillie non
dans un lieu, mais par un dispositif d’interfaçage ?
Quels visages présente le public de telles œuvres ?
Quelle nouvelle étape prend ainsi place dans l’histoire des sensibilités ?

Classiquement, l’œuvre se donne à voir dans son « lieu », dans son espace chorétique. Et ce
lieu est généralement offert à l’attention du public via l’espace médial qu’est le musée (ou la
galerie). Cette zone de médiation est localisée, territorialisée ; elle est l’écrin mondain que
l’homme a construit pour abriter la confrontation du topos et de la chôra de l’œuvre1. Extérieure à
l’objet d’art, elle est la politesse rendue à l’œuvre par ses amateurs, ses gardiens et ses
conservateurs. Technologiquement, l’œuvre se donne à s’actualiser dans son dispositif
(d’interaction). Ce dispositif peut lui-même être intégré dans un espace déterminé, mais il n’y a
plus de nécessité à cela.

1« La relation, comme je suppose encore, n’est pas arbitraire et il y a dans le musée quelque chose de médial bien fait
pour articuler les deux premiers termes. Et si l’espace muséal suturait les bords de l’œuvre et du lieu ? ». Michel
Guérin, « L’œuvre du lieu (une archéologie du musée) ». Aimable communication de l’auteur.

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Partie III : Le glaçage du sensible

Nous avons déjà étudié Fractal Flesh de Stelarc (1995). Le corps prothétique de l’artiste-
performer réagit à des stimuli envoyés par le public qui se connecte à un certain site web, et par
ceux issus de l’assistance réunie dans la salle où se déroule physiquement sa performance. On voit
par là plusieurs choses. D’abord, qu’il peut y avoir plusieurs rôles distincts dans l’interaction,
endossés par plusieurs spectateurs en même temps, et donc plusieurs points de vue privilégiés
pour co-actualiser l’œuvre de l’intérieur. Ensuite, que le dispositif d’interaction déborde très
largement l’écrin médial traditionnel. Enfin, que ce sont bien les appareils d’interfaces qui
délimitent le dispositif et la modulation de l’interaction requise. Il y a plusieurs zones d’interaction
distinctes et différents lieux d’actualisation.
L’exposition d’une telle œuvre n’est plus associée à un temps et un lieu arrêtés. Le spectateur
n’a plus rendez-vous avec une œuvre dans son contexte muséal. La réception esthétique n’est
plus un événement limité à l’espace de médiation créé par la société à son attention. Au contraire,
la technologie autorise le déport de la réception, et le spectateur n’est plus assigné à un lieu et un
temps donnés de l’exposition. Une branche se prête tout particulièrement à cette dissémination
de la réceptivité : le web art1.
Toutes ces œuvres sont toujours accessibles de partout, à toute heure. Le spectateur avait à
se déplacer dans le lieu de l’exposition ; à présent, l’œuvre s’invite directement chez le spect-
acteur, en dehors de tout espace d’exposition2. Le lieu du face-à-face devient évanescent ou
contingent. Le spectateur n’est plus un visiteur, il reste casanier. La réception n’est plus
territorialisée dans une zone de contemplation, mais passe par des interfaces de connexion
déterritorialisée.
S’en déduit une nouvelle attitude du spect-acteur déporté. Il est chez lui, entre le café et la
radio, et au fil de ses clics ou de ses rêveries, il « tombe » sur le site d’un artiste, et actualise ses
œuvres en « parcourant » son site, ou décide de lancer tel logiciel qu’il a téléchargé au préalalable.
Bientôt un bip retentit et il change vite de fenêtres pour aller lire son nouveau mel. Le devenir-
domestique de la réception d’une œuvre charrie la menace de son devenir-insignifiant. L’œuvre ne
se contemple plus, elle se consomme, au même titre que tout ce qui passe par la main. L’œuvre
chez lui, sur son ordinateur, devient l’un des innombrables services auxquels il a droit, dont il a,
pour ainsi dire, la jouissance mobilière ; alors que, protégée dans un musée, possédée par un

1 Mais pas seulement. Des applications d’artistes sont installables sur iphone et s’emploient en dehors de tout accès à
internet. La colonie d’Alexandre Gherban (2000-2004) est un programme à télécharger et à installer sur son ordinateur,
qui fonctionne comme un jeu vidéo, en local.
2 Ou plutôt en dehors de tout espace physique de médiation. Les clichés sur l’inutilité de la médiation, sur la mort des

intermédiaires entre les artistes et leur public, sont fragiles – et l’on verra bien plutôt resurgir des lieux d’exposition en
ligne. Dernièrement, la première foire d’art contemporain tenue en ligne nous a offert un excellent démenti de ce
cliché : VIP Art Fair du 22 au 30 janvier 2011. En ligne : http://vipartfair.com/.

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Partie III : Le glaçage du sensible

autre1, elle était un objectif potentiellement désirable, dont il pouvait espérer la contemplation.
Ainsi va la « société pour la distribution de Réalité Sensible à domicile2 ». La question esthétique qui
est ici posée est celle de la disponibilité du spectateur. Et cette disponibilité est la condition
nécessaire à l’expérience esthétique.
« Le sentiment esthétique est profond, parce qu’il nous rassemble et parce qu’il
nous ouvre. (…) Etre profond, pour le regardeur, c’est être disponible. »3
En fait, ce sont les démarches respectives de l’œuvre quasi-sujet et du spectateur qui
deviennent superflues avec cette déterritorialisation de la réception de l’œuvre d’art
technologique. La réception esthétique orchestre une connivence de l’œuvre avec le spectateur,
« en sorte que, selon le même mouvement, la chose se donne à moi et je m’ouvre à la chose4 ». La
chose se rend accessible, et le spectateur se rend disponible. L’espace médial est la zone où cette
rencontre peut avoir lieu, où le jeu de l’exposition doit con-voquer ces deux devenirs séparés.
Avec la technologie, l’œuvre est toujours accessible et la disponibilité du spectateur n’est pas
exigée. Ce devenir-domestique de la réception n’invalide pas toute possibilité d’une mise-en-
disposition du spectateur, mais elle n’y concourt pas, bien au contraire ! Le spectateur casanier,
s’il veut réussir à recevoir l’œuvre, doit donc de lui-même intérioriser sa nécessaire mise-en-
conditions (celle-là même que l’espace médial traditionnel opère).
Cette nouvelle forme d’exposition, formidable dans ses capacités à se disséminer, fait un
retour problématique sur l’œuvre qu’elle porte. Les interfaces de réception, parce qu’ils sont
divers, font apparaître diversement l’œuvre qu’ils ont à servir. L’exposition n’est pas seulement
l’espace de médiation entre le topos et la chôra de l’œuvre, ni l’écrin protecteur où les œuvres
attendent leur public, ni enfin la réponse sociale à un besoin de médiation – elle est surtout la
solution pragmatique à l’exigence ontologique de vérité de l’œuvre. Cette vérité que la technologie,
dans sa dynamique, ne peut assimiler…
La technologie, sous couvert d’un plus grand domaine d’actions, fait perdre le vrai. Et il y a
un exemple très simple de cela : la chaîne Hi-Fi. La technologie a donné au récepteur un privilège
d’action bien dangereux : l’equalizer. Cette option permet de modifier le profil des filtres qui
s’appliquent aux divers intervalles de fréquence sonore. Après y avoir touché, le récepteur ne peut
que constater qu’il y a perdu l’œuvre. Où donc est-il passé ce morceau de musique, tel qu’il doit être
entendu ? Quel est le bon profil (« jazz », « rock », « classique ») qui doit être appliqué à un morceau
pour l’entendre dans sa « vérité » ? Une fois le doute instillé, l’absence de profil ajouté ne règle

1 Quand bien même cet autre serait l’Etat.


2 Paul Valéry, Pièces sur l’art : La conquête de l’ubiquité, dans Œuvres. Tome 2, Paris, Gallimard, 1960, p. 1285.
3 Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique [2 Tomes], Paris, PUF, 1967, p. 502.
4 ibid, p. 374.

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Partie III : Le glaçage du sensible

plus rien : le vrai morceau, est-ce celui que l’on entend en absence de tout filtre ? Mais d’une
marque à l’autre, les réglages par défaut diffèrent : laquelle rend compte du « vrai » morceau ? La
technologie laisse t-elle intacte la vérité d’un morceau ? Ne la détruit-elle pas plutôt de facto, à
peine s’est-elle introduite dans sa réception ? L’ère de la reproductibilité technique avait déjà
ouvert la voie à de nouvelles définitions pour les œuvres musicales. Proposition originelle : tel
morceau n’existe qu’en concert. Pouivet, étudiant les arts de masse, a proposé de faire du CD, le
topos de l’œuvre, qui n’existe nulle part ailleurs, et certainement pas en concert, privé de toute
post-production1. L’ère de la technologie ré-interroge Pouivet : le CD, soit, mais comment
l’écouter ? La technologie modifie l’accès à l’œuvre en multipliant à l’envi ses actualisations.
L’assise nécessaire à toute relation (ici esthétique) se délite d’elle-même, savoir les fondations : la
vérité de l’œuvre.
Dufrenne retenait trois sens selon lesquels l’œuvre peut être dite vraie :
« 1. L’œuvre est vraie par rapport à elle-même : elle est vraie en ce qu’elle est
achevée, qu’elle décourage toute idée de rature ou d’amendement, qu’elle
s’impose souverainement. (…)
2. Est vraie l’œuvre qui répond à une nécessité aussi chez celui qui l’a créée,
l’œuvre qui est authentique. (…)
3 Enfin il y a une vérité du contenu, une vérité par rapport au réel : l’art doit
reproduire le réel jusqu’à lui faire concurrence. Le réel en tant qu’il est expressif
[plutôt que connaissable]. [Il ne s’agit pas] d’imiter le réel, mais de servir
l’expression qui permettra de le saisir. »2
Ce que la technologie parasite, ce qu’elle ébranle est dans ce premier sens de vérité, celle
d’une œuvre qui doit se donner telle qu’en elle-même, dans la stabilité et l’intemporalité de ses
qualités sensibles. C’est, du moins, ce qui n’est plus assuré si aisément depuis l’irruption de la
technologie.
L’exposition traditionnelle en présentant cette œuvre, à cet endroit, dans ces conditions
climatiques – assurait l’unicité numérique de l’œuvre et, ne serait-ce que canoniquement3, sa
vérité. Quand l’exposition disparaît ou mute par l’arrivée des appareils d’interfaçage à l’œuvre,
c’est donc le rapport à la vérité de l’œuvre qui pose problème.

Ces nouvelles modalités d’exposition des œuvres technologiques construisent une nouvelle
attitude du spect-acteur. Mais elles se diffusent aussi sur tout le champ artistique. Elles s’imposent

1 « Ce que chaque acheteur écoute n’est pas une exécution de l’œuvre, mais l’œuvre ». Roger Pouivet, L’œuvre d’art à

l’âge de sa mondialisation : un essai d’ontologie de l’art de masse, Bruxelles, La Lettre Volée, 2003, p. 41.
2 Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique [2 Tomes], Paris, PUF, 1967, p. 616, p. 621, p. 643.
3 On peut imaginer deux musées se déchirant, en affirmant posséder une œuvre donnée d’untel, alors que deux toiles

différentes trônent dans leur collection. De même, les cas de més-attribution montrent qu’un même véhicule peut un
jour être l’œuvre d’un grand artiste, et le lendemain une simple croûte…

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Partie III : Le glaçage du sensible

en fait dans la constitution de ce que nous avons appelé le « domaine » de l’œuvre. Et partant,
cette attitude se rencontre même sur des œuvres non technologiques. Les technologies de
médiation progressant, elles déterminent pour une part les nouvelles modalités d’exposition
esthétique en général. Elles montent en puissance, deviennent si généreuses et fantastiques qu’elles
empiètent sur les anciens vecteurs de transmission, voire sur l’exposition même. Ces nouvelles
technologies possèdent deux qualités qui les propulsent loin devant les anciens média : elles sont
disponibles et elles sont riches. C’est pour cela que non seulement elles concurrencent les anciens
vecteurs de médiation (édition), mais encore les lieux d’exposition même1. Valéry, dès 1928,
l’avait identifié :
« On saura transporter ou reconstituer en tout lieu, le système de sensations –
ou plus exactement le système d’excitations – que dispense en un lieu
quelconque un objet ou un événement quelconque. Les œuvres acquerront une
sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque
obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans elles-mêmes, mais
toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil. (…) Comme nous sommes
accoutumés, si ce n’est asservis, à recevoir chez nous l’énergie sous diverses
espèces, ainsi trouverons-nous fort simple d’y obtenir ou d’y recevoir ces
variations ou oscillations très rapides dont les organes de nos sens qui les
cueillent et qui les intègrent font tout ce que nous savons. » 2
Le temps du face-à-face devient libre et sans importance. Tout est toujours accessible, tout le
temps. Il n’y a donc plus d’urgence, ni de besoin. On peut toujours « remettre à plus tard » le
rendez-vous artistique. Le point positif serait la libération de la manifestation de l’œuvre, qui n’est
plus cadenassée par des horaires administratifs. Il n’y aucune raison pour découvrir la Joconde entre
10h et 20h. Elle existe tout aussi bien le reste du temps. Le pendant négatif, c’est que cette
libération devient une dévalorisation de l’importance de l’objet. Le souci vient en fait de la double
libération spatiale et temporelle des œuvres dont le régime de la médiation est impacté par les
technologies. Si le Louvre était ouvert vingt quatre heures sur vingt quatre, ses œuvres en seraient
plus accessibles sans se démonétiser, puisque la rencontre continuerait de demander un effort au
public. S’il devient purement virtuel (en ligne), alors, étant toujours sous la main, il ne sera jamais
appelé, passant toujours après les urgences et les pseudo-obligations. A croire qu’essentiellement,
l’œuvre doit pouvoir ne pas être accessible. C’est-à-dire aussi bien son être-même, toujours
inépuisable dans sa finitude – que son simple véhicule, devant lequel le regardeur se place.
L’œuvre n’a pas à être accessible sans effort ; c’est au regardeur de se rendre disponible pour elle.

1 Dernièrement encore, Google annonçait la sortie de son Art Project, en partenariat avec une dizaine de musées de

premier plan, permettant d’admirer certaines de leurs œuvres en ligne, très simplement et avec un très haut niveau de
rendu. En ligne : http://www.googleartproject.com/.
2 Paul Valéry, Pièces sur l’art : La conquête de l’ubiquité, dans Œuvres. Tome 2, Paris, Gallimard, 1960, p. 1284.

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Partie III : Le glaçage du sensible

C’est, si l’on veut, le jeu de l’exposition qui se trouve alors dénigré. C’est sa nature spécifique
même qui disparaît. L’exposition consistait à mettre en présence un public avec une œuvre en un
lieu et un temps donnés. Elle demandait un effort de la part du public. Elle rigidifiait les
conditions de la rencontre, et ainsi la valorisait. Elle lui donnait son caractère d’urgence. Dans
l’exposition temporaire, la rencontre avec l’œuvre se déroule au sein d’une conjonction
particulière. Les grandes expositions sont comme les passages des comètes, elles ne peuvent se
vivre qu’une ou deux fois par vie. Lyotard et ses immatériaux à Pompidou ; Klein et son
exposition du vide à la galerie Iris Clert… C’est presque sous l’angle du kairos, qu’on pourrait
décrire l’exposition. Une double mise en contexte vole en éclats avec le mode technologique de
l’apparition des œuvres : le face-à-face de la rencontre avec l’œuvre dans son cadre de médiation
– au cours de l’indiction1 de l’événement de médiation (kairos). Le contexte de l’espace médial
redoublé par celui de l’événement. L’ex-position de l’œuvre se transforme en sa simple pro-
position.

La seconde implication contenue dans ce nouveau régime esthétique concerne les différents
visages qui composent le public. Il faut revenir sur les modes d’interaction du spect-acteur.
Jusque là, nous avons insisté sur cette figure de l’interacteur, comme celle qui est nécessaire et
induite par l’œuvre technologique. Mais il convient à présent de la réintégrer dans son
environnement, et ainsi dessiner les traits du public plus large de l’art technologique.
Nous avons évoqué la constitution d’un périmètre pour le dispositif de l’œuvre, différent de
son espace chorétique. C’est donc dire, que d’aucuns peuvent évoluer dans celui-ci sans se
compromettre dans celui-là. D’où cette autre figure banale du public technologique : l’observateur.
Il est en dehors du dispositif, donc non sollicité par l’œuvre pour y contribuer, donc exclu de
toute expérimentation de ses schèmes. On le rencontre dans des œuvres interactives : l’audience
est alors coupée en deux, d’un côté les contributeurs-cobayes, de l’autre les observateurs, hors de
la zone où « ça se passe ». Mais nombre d’œuvres technologiques le supposent aussi, puisqu’elles
interdisent l’interaction directe machine/public : les performances de Stelarc, celles des robots de
Cohen ou de Rinaldo. Interaction il y a bien, mais avec l’environnement seulement, et le public en
est exclu. Pour autant, il nous semble que son attitude dans la réception esthétique doit conserver
sa coloration technologique. Cette dernière visant à la découverte du schème algorithmique de
l’œuvre. L’exploration des schèmes se fait alors par procuration. Mais l’enjeu est le même :
comprendre les réserves contenues dans l’algorithme de l’œuvre afin de pouvoir s’ouvrir à son

1 « Convocation. Fixation à un jour dit ». Le Nouveau Petit Robert de la langue française 2008, p. 1313.

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Partie III : Le glaçage du sensible

propos. Le poste d’observateur, s’il est constitutif du projet de l’œuvre, n’est pas forcément un
pis-aller.
A partir du moment où le regardeur pénètre dans le dispositif, il endosse le rôle d’interacteur.
Nous venons de le voir, ce rôle peut être, au sein d’une même œuvre, distribué selon divers
besoins. Il peut donc y avoir diverses missions et fonctions dévolues à divers interacteurs. La
réception de l’œuvre qui passe par son interaction, ouvre alors sur un drame, dans lequel le public
de l’œuvre prend place, et se répartit les divers rôles.
Inter-agir, c’est agir parmi. Il y a toute une économie de l’action que l’œuvre orchestre avec
son public. Dans sa contribution à l’œuvre, chaque interacteur joue un rôle en dialogue avec
l’artiste, la matrice algorithmique, les observateurs du moment, les autres interacteurs, les
interacteurs passés et les interacteurs futurs. Seuls les deux premiers sont constamment présents,
mais nombreuses sont les œuvres qui en appellent aux autres rôles.
Dans Verbarium de Sommerer&Mignonneau (1999), l’interacteur arrive devant un écran
coupé en deux. A gauche, il peut écrire un texte ; à droite, le déploiement d’une forme florale en
sera la transcription. Il constate que la fenêtre de droite n’est pas vierge, qu’il va donc s’inscrire
dans une histoire, peut-être longue, de contributeurs passés, et qu’il viendra ajouter sa voix à leur
concert et, ce faisant, contribuera à les masquer, à les voir disparaître. Dès lors, il sait que sa
propre contribution sera éphémère et sera demain menacée d’être altérée par celle d’un spect-
acteur futur. En outre, il doit faire face à l’angoisse de la feuille blanche. Que taper ? Qu’écrire ?
« Comment contribuer inventivement à l’œuvre, pour, à la fois, la voir s’actualiser, la vivifier de
mon apport personnel, et la rendre un peu mienne ? » Il peut écrire un prénom, ou un poème, ou
une déclaration ? Quel prénom, quel destinataire, si ce n’est un tiers, resté sur le seuil à l’observer
ou encore absent et qui découvrira l’œuvre quand on lui apportera le supplément avec lequel on
est reparti ?
C’est dire qu’il y a aussi une fibre sociale excitée chez le spect-acteur lors de sa réception
esthétique (comme on pouvait s’en douter). Nous ne l’avons pas intégrée lors de notre
« critique », parce qu’elle n’est pas systématique. En effet, beaucoup d’œuvres d’art technologique
ne mettent en place qu’un événement de rencontre singulier entre l’œuvre (auteur et algorithme
intégré au véhicule) et un unique spectateur. L’art technologique se définit par son algorithme et
ses interfaces appareillées ; et sa réception, par l’exploration de ses schèmes algorithmiques. Dès
lors, nous n’avons retenu que les fibres ludique et inventive. L’interaction, vécue ou procurée,
endossée ou imaginée, est d’abord une interaction avec la matrice algorithmisée, avant d’être une
interaction avec un large public. D’ailleurs, cette fibre sociale n’est-elle pas contenue, dans une
certaine mesure, dans la dimension ludique de la réception techno-esthétique ?

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Partie III : Le glaçage du sensible

Un sentiment spécifique du public auto-constitué voit le jour. Celui de l’initié, du vétéran. La


forme même du public ainsi constitué diffère des plus anciennes. Aux œuvres à contempler dans
un musée, correspond un public d’amateurs. Une relation univoque entre l’œuvre et son regardeur
s’est fait jour sur un registre singulier. La rencontre a lieu sur un mode exclusif, et le public de
l’œuvre est la somme de ces individualités qui ont su éprouver un sentiment esthétique face à elle.
Aux œuvres à vivre depuis un gradin, répond une réception collective. Dans le cas du cinéma,
Benjamin a retenu le ‘choc’ comme valeur associée. On pourrait proposer d’appeler « public », la
nouvelle figure réceptive qui prend alors naissance à côté de celle, traditionnelle, de « l’amateur ».
Elle se caractérise par le vécu d’une expérience partagée en un lieu et un temps donnés1. Mais la
salle est noire et l’on peut, en partie, faire abstraction des autres. Enfin, avec les œuvres
appareillées où l’interconnexion prend place, c’est une esthétique à la fois collective et singulière
qui se propose. Le récepteur se fait contributeur. Son action s’organise sur le mode collaboratif,
voire collectiviste ; mais, ce faisant, l’individu entretient un rapport objectif avec une œuvre
unique et préférentielle. Ce public se constitue alors en réseau, et forme un « groupe ».
*
Nous pouvons, pour conclure, proposer une histoire de l’art en forme d’histoire des
sensibilités et de leurs considérants.
L’histoire des œuvres d’art, qui est reconstruction, laisse apparaître des lignes de fracture. Il
semblerait qu’à un temps donné, il ne soit plus possible de conserver notre rapport avec la
catégorie d’objets aujourd’hui réunis sous l’enseigne d’œuvres d’art. Un mode de communion avec
elles semble se perdre. Cette rupture a lieu lors de l’apparition d’un nouvel appareil (au sens de
Déotte), qui se trouvera confirmée par la mise en place d’un dispositif paradigmatique, médiatisant
le nouveau rapport-à-l’art. Les œuvres qui suivront auront tendance à délaisser l’ancien schéma,
puisqu’il ne répond de toute façon plus à « l’air du temps », le Kunstwollen de l’époque. Chaque
rupture a donc un triple effet : elle modifie (dans le sens d’un élargissement) la sensibilité des
récepteurs ; elle menace les anciens modes d’existence des œuvres en reconfigurant leur contexte
d’apparition ; elle propose de nouvelles formes artistiques en phase avec ce nouveau contexte. On
pourrait dès lors conter l’histoire des œuvres d’art (et non pas : l’histoire de l’art) en Occident,
comme suit.
Au commencement, il n’y avait rien. Un appareil émergea : l’Eglise (au sens de
« communauté ecclésiastique »). Un dispositif prit place : les églises (bâtiments). Les œuvres alors
créées répondaient à ces structures mises en place. Ce n’étaient même pas encore des œuvres

1Concernant la pulsion scopique du regard dans une salle de cinéma, on pourra aussi se tourner vers : Christian
Metz, Le signifiant imaginaire [1977], Paris, Christian Bourgois, 2002.

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Partie III : Le glaçage du sensible

d’art, mais plutôt des icônes1. Les œuvres étaient conçues pour ces lieux, leur présentation limitée,
voire réservée. Le régime d’apparition était le mode cultuel. Les valeurs recherchées dans l’œuvre
étaient des valeurs religieuses. Le mode de communion avec elles était : la crainte, l’enthousiasme
(envers Dieu et ses ministres). Devant elles, le regardeur (qui est un pécheur) adoptait une
attitude de prière et de recueillement – afin de pouvoir communier avec l’objet sur le modèle de
l’extase (quasi-mystique). Ce mode ne pouvait exister que dans la mesure où la rencontre avec
l’œuvre se faisait dans les lieux idoines : les lieux de culte. L’objet avait d’ailleurs un effet d’autant
plus puissant qu’il restait occulté (dans le saint des saints, comme relique que l’on expose qu’une
fois l’an…). L’œuvre s’accompagnait donc de son aura, précisons : de son aura-religieuse.
Puis, à la Renaissance, advient le temps d’un appareil appelé « collection ». Un dispositif en
deviendra le bras armé : le musée2. L’essence de l’art est chamboulée, parce que notre rapport à
l’œuvre est révolutionné, parce que la définition de l’art est amendée. La peinture en devint le
parangon. Après la Révolution Française (qui verra la naissance du Louvre comme premier
musée national, d’Etat, public), Quatremère de Quincy tonnera contre le pillage des œuvres de
Rome3 : il ne faut pas importer des œuvres conçues pour des lieux donnés, dans nos nouvelles
structures (les musées), alors même qu’elles ne répondent pas à leur mode d’existence. Si on le
fait, alors on perd l’œuvre, parce qu’on la place dans un contexte où elle ne pourra plus parler,
entrer en contact avec le regardeur. L’aura-religieuse est perdue.
Les nouvelles caractéristiques d’une œuvre qui, elle, serait en phase avec sa (nouvelle) époque
sont explicitables. Une œuvre est un objet conçu pour la « collection » ; le régime d’apparition est
le mode de l’exposition ; les valeurs recherchées dans l’œuvre sont des valeurs artistiques (ie
picturales). Le mode de communion avec elles est : l’attention et la déférence. Il impose la
rencontre de l’œuvre, d’où son accessibilité. Ce mode ne pouvait exister que dans la mesure où la
rencontre avec l’œuvre se faisait dans les lieux appropriés : les galeries. Devant elle, le regardeur
(qui est un amateur esthète) adopte une attitude d’admiration et de respect pour son auteur et le
Grand Art. Il n’y accède vraiment, ne peut la comprendre, qu’à l’enseigne de la contemplation.
L’œuvre s’accompagne donc encore de son aura, précisons : de son aura-artistique. Quant à l’aura
religieuse, la rupture apportée par l’appareil appelé « collection » avait causé sa perte.
Puis vînt le temps de l’art reproductible. Suivons Benjamin : l’appareil qui l’introduisit fut
l’appareil photographique. Le nouveau dispositif en procédant est le cinéma. A partir de là, toute
nouvelle œuvre d’art devra se positionner d’une façon ou d’une autre, en fonction de cette

1 Soit des traces de Dieu, à « vénérer » et non à « adorer ». Hans Belting, Image et culte : une histoire de l’art avant l’époque

de l’art, Paris, Ed. du Cerf, 1998, p. 207.


2 Jean-Louis Déotte, Le musée, l’origine de l’esthétique, Paris, L’harmattan, 1993.
3 André Gob et Noémie Drouguet, La muséologie : Histoire, développements, enjeux actuels, Paris, A. Colin, 2006, p. 29.

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Partie III : Le glaçage du sensible

nouvelle donne : les films sont les nouvelles figures de la création ; le régime d’apparition sera la
projection ; et les véhicules de l’œuvre viendront à l’existence sous la forme originelle du multiple.
Les valeurs recherchées dans l’œuvre seront des valeurs culturelles. Le mode de communion avec
elle sera à présent : l’orgie, la fête (avec la foule, via l’œuvre). Devant elle, le regardeur (qui est un
public) adopte une attitude de « réception distraite », dit Benjamin1. Ce mode ne peut exister que
dans la mesure où la rencontre avec l’œuvre se fait dans les lieux adéquats : les salles de cinéma.
Parallèlement à cela, la reproductibilité a accouché d’un autre dispositif : la monographie
d’art. C’est elle qui a assassiné ce que Benjamin appelle l’aura de l’œuvre, c’est-à-dire, chez nous,
le double mode antérieur de communion avec l’œuvre : l’aura-religieuse et l’aura-artistique. Ce
meurtre s’est fait par la mise en place de ce nouveau lieu d’apparition de l’œuvre : le livre illustré
(c’est-à-dire : en « plaçant la copie dans des situations où l’original, en tant que tel, ne saurait se
trouver2 »). Mais, bien qu’appauvrie et résolument différente, l’idée d’un mode de communion
avec l’œuvre n’a pas disparu. Elle s’est muée en une aura-culturelle. C’est à l’aune de ces valeurs et
régimes nouveaux, que l’art est à présent regardé, jugé et en partie créé.
La technologie propose peut-être une nouvelle mutation du régime esthétique. Si tel est le
cas, les modifications que nous y verrions sont les suivantes. L’appareil déottien mis en cause
dans cette rupture épistémico-artistique est la puce. Son dispositif est le milieu des appareils. Sa figure
paradigmatique actuelle est le web, emblème d’une société de flux, toujours changeante, mobile.
Les choses n’y ont pas une Histoire, mais un historique. Le web, qui devient un vecteur transverse
de médiation et donc le truchement de plus en plus obligé des rencontres sensibles. L’art
technologique fournirait alors les œuvres en accord avec cette époque. Leur existence même se
place sous l’avènement d’une nouvelle ontologie : elles n’existent plus comme multiples (encore
moins comme uniques) mais comme réplicants, disséminables, s’accompagnant chacun de sa
propre histoire. Le nouveau régime d’apparition est l’actualisation (en tant que l’œuvre est une
machine poïétique secondaire). Qu’il s’agisse de monter une exposition ou d’allumer son écran
(qui devient un médiateur de plus en plus incontournable) – l’œuvre n’est plus fixe et figée une
fois faite, elle se (re)construit, s’appelle, s’invoque. Le mode de communion avec elle : l’interaction
(exploration, co-création, marquage) qui vise à l’élucidation de ses schèmes algorithmiques (son

1 Huyghe et Déotte le rappellent. La quatrième composante qu’ils retiennent pour caractériser la réception de l’art

contemporain est « la « réception de distraction » [qui] devrait caractériser la réception de l’art contemporain. Cette
réception dépend beaucoup, nous le disons après Benjamin, de la prégnance du cinéma, art de la durée (un bloc
d’images-mouvements, dirait Deleuze), art qui n’est pas soumis à un principe d’achèvement, comme pour une
totalité, mais art où la mémoire est nécessairement mobilisée d’une tout autre manière que par des œuvres statiques.
Art, en outre, non pas exactement inachevé, mais fondamentalement sans principe de perfection (la « valeur de
beauté est en crise »), chaque segment de film pouvant être repris, remanié, amplifié, ou totalement abandonné du
fait du monteur, qui est en définitive le véritable artiste ». Pierre-Damien Huyghe et Jean-Louis Déotte (sld), Le jeu de
l’exposition, Paris, L’harmattan, 1998, p. 12.
2 Walter Benjamin, Sur l’art et la photographie, Paris, Carré, 1997, p. 24.

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Partie III : Le glaçage du sensible

propos, perçu dans l’expression de son virtuel extensif). Devant elle, le regardeur adopte une
attitude de curiosité bienveillante et « constructive ». Ce mode se renforce de ce que la rencontre
avec l’œuvre se fait depuis des lieux adaptés : tous les points d’accès au milieu technologique,
c’est-à-dire potentiellement partout. On communie avec l’œuvre dans la mesure où l’on
communique avec (et par) elle, c’est-à-dire dans la mesure où elle a la capacité (ce qui fera sa
nouvelle valeur) de parler ma langue. L’aura-culturelle de l’œuvre tend donc à se perdre et à être
remplacée par une aura-personnelle. On demande à l’œuvre, « quasi-personne », qu’elle nous relaie
et nous reflète ; qu’elle nous relie au réel et aux autres ; qu’elle reste accessible depuis partout et à
tout moment. L’enjeu ontologique pour une telle œuvre tient en la menace du devenir-
anecdotique de son véhicule (« l’œuvre est un appareil comme les autres »).

Synthétisons :

EPOQUES : L’ART AVANT L’ART LE GRAND ART TECHNIQUE TECHNOLOGIQUE


TOPOÏ :
PERIODE Avant 1500 Avant 1900 Avant 1980 De nos jours
PARADIGME D’ŒUVRE Icône Peinture Film Web
TYPE D’AURA Religieux Artistique Culturelle Personnelle
REGIME D’EXISTENCE DE Absence Présence Multiple Réplicant
L’ŒUVRE

MODALITE DE LA Cultuel Exposition Projection Actualisation


MANIFESTATION DE

L’ŒUVRE

LIEUX DE LA Saint des saints Galerie Salle de cinéma Partout


MANIFESTATION

ATTITUDE DU RECEPTEUR Prière et Admiration et Distraction Curiosité


recueillement respect
MODE DE COMMUNION Enthousiasme et Attention et Orgie et choc Jeu et interaction
AVEC L’ŒUVRE
Extase contemplation
RUPTURES : EGLISE COLLECTION PHOTOGRAPHIE PUCE
(Les églises) (Le musée) (Le cinéma) (Les appareils)

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Partie III : Le glaçage du sensible

Post-Anthropo-Gonie
Nous avons ouvert cette partie en décortiquant trois tendances que l’invasion de la
technologie insufflait au sensible de l’homme, à son régime de sensibilité. Le lemme était
d’évidence : « notre monde se technologise, c’est dire que notre sensible s’appareille, tandis que
notre accès au monde se fait de plus en plus par le truchement d’un derme technologique ». Ainsi
en allait-il d’une véritable fabrique du sensible.
Si telle est bien la nouvelle donne, elle fait problème et l’art peut s’y affronter en forgeant un
imaginaire idoine, en faisant émerger des archétypes ou des figures qui viendront exposer cette
nouvelle réalité, en tirer les conséquences, projeter ses fantasmes et ses interdits. Il en dessine une
anti-archéologie, une pro-dromo-graphie de la sensibilité qui vient.
Face à ce nouveau rapport au sensible, l’art technologique s’empare de ces appareils pour les
pousser dans un emploi non trivial, non quotidien, de leurs schèmes de fonctionnement. Il offre
au virtuel inclus dans ces schèmes des propositions inventives, détournées et sui generis. S’érige
ainsi tout un imaginaire, peuplé de figures ou de personnages archétypaux, qui ne se contentent
pas d’explorer un continent noir mais qui, ce faisant, l’élaborent, le construisent.
L’art prolonge l’axe technologique de l’omnipotence sensorielle par la figure du cyborg – il
interroge l’omnisuppléance symbolique des appareils par la figure du robot – il pense
l’omniprésence technologique au travers de l’avatar. Trois promesses de la technologie, trois
figures de l’art technologique, trois manières d’interroger ce nouveau sensible technologique, par
le biais de l’invention d’une techno-sensorialité.

Ce que l’homme invente ainsi, ce sont trois nouveaux types d’individus, dont les principes
d’existence n’appartiennent qu’à eux. Si le schéma paradigmatique de Simondon reste valide, il
conviendra donc d’en éclairer les nouveaux termes et agencements :
« L’individu est un modulateur appréhendable à partir d’un schème
paradigmatique :
- Entrée d’énergie : nourriture
- Entrée d’information : perception

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Partie III : Le glaçage du sensible

- Sortie d’énergie organisée : action de l’individu sur le milieu »1


L’individu est un quasi-système dans le sens où il est organisé et finalisé, séparé de son milieu
– tout en étant informé et organisé par des stimuli en provenance de ce milieu. Il n’est ni
totalement ouvert, ni totalement fermé. L’individuation est le procès par lequel un individu vient
au monde, en tant qu’il en est récepteur, parce qu’il en perçoit des informations. Sa métastabilité
est une condition même de sa réalisation. Et ce processus n’a lieu que dans le régime général de la
communication, auquel l’auteur associe trois niveaux : communication avec le milieu, ses forces,
le fonds mondain (soit une sensitivité aux agents physiques) ; communication inter- et intra-
spécifique, entre les individus comme acteurs, comme effecteurs (soit une perception des signaux
du monde) ; communication intellectuelle, sociale, encyclopédique, paritaire, sensée (soit la
sensibilité aux objets du monde). Le concept d’individu, chez Simondon, se révéle très général :
un outil, un appareil, une maison, un bloc de pierre, une plante, une amibe, un animal, un
homme, une communauté, un organe – tout ce qui communique avec son milieu extérieur
comme un sous-système ou un quasi-système – tout ce qui agit comme le modulateur d’une
énergie par une information2 (quelle que soit la complexité du système cybernétique étudié).
L’apparition de nos personnages imaginaires (trois types d’individus) offre une appréhension
et une destination nouvelles du monde sensible, pour des êtres à la sensibilité re-designée. Le
processus de leur individuation peut se suivre au cours de cinq étapes décisives : la mutation des
appareils ; leur intégration en un soma ; le milieu, en creux, qui les reçoit ; les diagrammes
perceptuels qui relient ce soma à son milieu ; et l’impact de cette figure sur homo sapiens.

Le cyborg ou le corps-sans-organe
L’ordre technologique, dans sa cohabitation avec les autres ordres (humain, technique,
naturel), peut tenter de s’émanciper en suivant plusieurs voies. L’une d’elles consiste en son
devenir-homme. Les appareils ne sont plus des béquilles ou des prothèses portables, nomades
comme des bagages – mais des greffons intégrés au corps de l’homme qui les emploie. Les
lentilles de contact, les pace-makers, les sonotones sont les versions modernes des anciennes
jambes ou nez de bois. L’appareil n’est plus un ustensile dont on peut se délester à tout moment,
il devient une partie intégrante de l’individu qui tolère cette bouture.
Se dessine ici une tendance à l’intranéation des appareils, leur enfouissement dans le corps de
leur hôte, leur intégration dans ce corps qui se construit alors comme un corps hybride.

1 Gilbert Simondon, « Perception et modulation », dans Communication et information : cours et conférences, Chatou, Ed. de

la Transparence, 2010, p. 196.


2 Tous ces termes, « individu », « individuation », « communication », « information », « perception » – ayant un sens

particulier et précis (que nous n’avons fait qu’ébaucher) dans le discours de Simondon.

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Partie III : Le glaçage du sensible

Dès lors, l’appareil s’individualise non comme appareil mais comme organe, c’est-à-dire en
tant qu’il prend place dans un organisme vivant, et non au sein d’un système plus vaste purement
inerte. Ce techno-organe se caractérise par trois éléments : sa fonction est intégrée à un organisme
vivant ; sa survie est conditionnée par celle de son hôte ; il contient sa propre source d’énergie.
L’intégration de ces appareils-organes au cœur d’un humain débouche sur la création d’un
nouveau type d’individu, le cyborg, ou « organisme cybernétique » (cybernetics organism). Nous
appelons « cyborg », l’individu vivant, d’origine naturelle, qui s’est vu remplacé une partie de son
soma par des appareils technologiques.
Le cyborg est la figure de l’appareillage de ces prothèses, de leur intranéation. Il solidarise le
corps humain avec ses suppléments technologiques. La nouvelle entité est une entité hybride, mi-
homme mi-machine. L’homme ne trimballe plus avec lui ses appareils, il est devenu, pour une
part, ses appareils. L’appareil même, c’est-à-dire la concrétion de la technologie, disparaît, absorbé
par le corps. Le devenir-cyborg solde la fin de l’extériorisation médiatique, c’est-à-dire l’arrêt de
l’externalisation des prothèses.

Cette nouvelle entité s’incarne dans un corps hybride, d’un nouveau genre, mi-organique mi-
électronique, que nous appellerons un « corps-sans-organe ». Mais qu’est-ce que le corps-sans-
organe du cyborg ?
C’est à Artaud qu’il faut revenir. Il introduit cette idée dans un texte radiodiffusé :
« Or c’est l’homme qu’il faut maintenant se décider à émasculer.(…)
– En le faisant passer une fois de plus, mais la dernière, sur la table d’autopsie
pour lui refaire son anatomie.
L’homme est malade parce qu’il est mal construit.
Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cette animalcule qui le
démange mortellement
dieu.
Et avec dieu
ses organes.
Car (…) il n’y a rien de plus inutile que les organes.
Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organe,
alors vous l’aurez délivré de tous les automatismes et rendu à sa véritable et
immortelle liberté.
Alors, vous lui ré-apprendrez à danser à l’envers,
comme dans le délire des bals musettes,

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Partie III : Le glaçage du sensible

et cet envers sera son véritable endroit. » 1


Chez Artaud, le corps-sans-organe est donc une proposition quasi-mystique et magique.
C’est un corps infra-organique, proto-humain – comme son théâtre de la cruauté est un théâtre en
deçà des mots. C’est dans la transe, le cri, le delirium tremens que s’exprimerait ce corps-sans-organe,
qui est une nique à Dieu, un retournement de la contingence dans l’expurgation de l’être primal
de l’animal-homme. Le corps-sans-organe est un corps brut, écorché, qui crie son être-chair avant
de retrouver sa physiologie singularisante d’organisme.
Deleuze et Guattari ont rendu célèbre le syntagme, sans participer à son éclaircissement. On
peut trouver (au moins) quatre acceptions à ce terme chez eux2.
« Est-ce si triste et dangereux de ne plus supporter les yeux pour voir, les
poumons pour respirer, la bouche pour avaler, la langue pour parler, le cerveau
pour penser, l’anus et le larynx, la tête et les jambes ? Pourquoi ne pas marcher
sur la tête, chanter avec les sinus, voir avec la peau, respirer avec le ventre… » 3
Il s’agit ici d’un corps désorganisé, volontairement chahuté pour sortir d’une nécessité
organique dans laquelle l’organisme parait figé. Dans le corps-sans-organe, les fonctionnalités du
corps sont réanalysées et redispatchées au travers des organes prédéfinis et toujours inamovibles.
Mais si le primat des organes est bousculé, les fonctions physiologiques du corps, elles, sont
maintenues.
« Ce n’est pas un fantasme, c’est un programme (…). Le CsO, c’est ce qui reste
quand on a tout ôté. Et ce qu’on ôte, c’est précisément le fantasme, l’ensemble
des signifiances et des subjectivations. (…)
Le masochiste s’est fait un CsO dans de telles conditions que celui-ci ne peut
plus dès lors être peuplé que par des intensités de douleur. (…) Les douleurs
sont les populations, les meutes, les modes du maso-roi dans le désert qu’il a
fait naître et croître. » 4
Ici, on rencontre le pendant psychanalytique de la notion. Il s’agit d’un corps de pure libido,
où les désirs restent à l’état de vague force de pression et de stimulation, sans se préciser dans une
actualisation déterminée par une pulsion et son organe d’expression. On est dans le plan des
désirs qui poussent au corps sans se faire connaître, sans y fleurir précisément. Un état
d’indétermination, comme pourrait l’illustrer le Cremaster de Matthew Barney.
« On croyait s’être fait un bon CsO, on avait choisi le Lieu, la Puissance, le
Collectif (il y a toujours un collectif même si l’on est tout seul) et puis rien ne
passe, ne circule, ou quelque chose fait que ça ne passe plus. (…) Le corps
n’est plus qu’en ensemble de clapets, sas, écluses, bols ou vases

1 Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu, dans Œuvres complètes. Tome XIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 103.
2 Gilles Deleuze, « 28 novembre 1947 – Comment se faire un Corps sans Organes ? », dans Capitalisme et schizophrénie :
Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 185-204.
3 ibid, p. 187.
4 ibid, p. 188.

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Partie III : Le glaçage du sensible

communicants : un nom propre pour chacun, peuplement du CsO, Metropolis,


qu’il faut manier au fouet.
Un CsO est fait de telle manière qu’il ne peut être occupé, peuplé que par des
intensités. Seules les intensités passent et circulent. (…) Un CsO fait passer des
intensités, il les produit et les distribue dans un spatium lui-même intensif,
inétendu. » 1
A présent, les auteurs nous renvoient à un corps stupéfié, sous stupéfiant. Ce corps
d’intensité, parcouru d’ondes énergétiques, qui parait s’animer d’une vie microbienne comme une
planète habitée – ressemble à celui que l’on rencontre sous LSD ou dans quelque état
hallucinogène2. C’est un corps rêvé comme le serait un organisme extérieur, peuplé de son propre
Ça, qui y affleurerait3…
« Continuum de toutes les substances en intensité, mais aussi de toutes les
intensités en substance. Continuum ininterrompu du CsO. Le CsO,
immanence, limite immanente. (…) Le CsO, c’est le champ d’immanence du désir,
le plan de consistance propre au désir. »
« L’ensemble éventuel de tous les CsO, le plan de consistance (l’Omnitudo,
qu’on appelle parfois le CsO). » 4
Ce dernier niveau est celui d’un super-corps-sans-organe, réseau de tous ses représentants
particuliers, ceux-ci formant un unique corps abstrait, comme la somme de leur résonance.
Chez Stelarc, enfin, le corps, devenu obsolète, est désorganisé, « en attente d’organes »5,
parce qu’ils sont devenus contingents, remplaçables par des appareils technologiques, devenus
eux-mêmes des « organes sans corps »6. La définition traditionnelle du corps n’a plus cours,
puisque sa périssabilité même est mise en défaut par la possibilité de le maintenir en vie via le
remplacement des organes défaillants.

Nous appellerons corps-sans-organe, ce corps cyborgique qui se caractérise par la


reconfigurabilité de l’organisme. L’organisme est la mise-en-ordre des organes au sein d’un corps
qui l’individualise et l’enveloppe. Avec les cyborgs et leur corps-sans-organe, les fonctions
organiques à pourvoir ne sont plus limitées, mais sont à imaginer ; les organes-appareils qui
remplissent ces fonctions sont remplaçables, paramétrables, interchangeables et délocalisables ;

1 ibid, p. 189.
2 Ce que Burroughs a pu illustrer dans : William Seward Burroughs, Le Festin nu, Paris, Gallimard, 1998.
3 « L’organisme humain est une foire aux atrocités à laquelle il assiste en spectateur, malgré lui ». James Graham

Ballard, La foire aux atrocités, Paris, Ed. Champ Libre, 1976, p. 16.
4 Gilles Deleuze, « 28 novembre 1947 – Comment se faire un Corps sans Organes ? », dans Capitalisme et schizophrénie :

Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 191, p. 195.


5 Stelarc, « THE CADAVER, THE COMATOSE & THE CHIMERA: Alternate Anatomical Architectures », 2009,

p. 7, en ligne : http://stelarc.org/documents/StelarcLecture2009.pdf.
6 Gilles Deleuze, Capitalisme et schizophrénie : Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 203.

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Partie III : Le glaçage du sensible

l’organisme tout entier sous-jacent au corps et émergeant de ses organes, est changeant et
reconfigurable.
Un élément caractérise alors ce corps : son asymétrie. Une silhouette non-naturelle s’invente
dans la cassure de la symétrie. Le vivant se reconnaît en effet à la symétrie axiale (externe et
approximative) des individus qui en composent le règne. Elle provient de la gravité et de la
nécessité de trouver un équilibre dans un milieu soumis à ces champs de force. De là, vient sans
doute que la beauté a été traditionnellement (et pour une part) définie comme le respect d’une
harmonie structurelle, et d’une symétrie des corps. Un monstre peut se définir comme le vivant
qui rompt l’harmonie des traits de sa race1 : le veau à cinq pattes, le bossu (la bosse est sur un
côté du dos), etc. Toute figure qui ne présenterait pas cette symétrie axiale, témoignerait de deux
défauts dans son processus d’individuation : un accident dans le déploiement de son épigenèse ;
et un viol de ses schémas actantiels naturels (dû au déplacement de son centre de gravité). Stelarc
avec sa troisième main (The third hand – années 1980) ou son bras étendu (Extended Arm – 2000) a
cassé la symétrie de son corps biologique. Or le corps symétrique est un corps orienté. Son soma
réalise la distribution de sa sensualité, le traitement du gradient de sensorialité qui apparaît entre
un individu et son milieu (c’est cela, l’information). Le corps dissymétrique du cyborg est en
contradiction avec les formes normales du milieu et le processus d’individuation. C’est une
contre-forme, un monstre dans lequel l’épigenèse organique rencontre l’ingénierie artificielle.
Le corps-sans-organe, comme son nom ne l’indique pas, stipule au contraire, un retour en force
des organes, mais en tant qu’ils seraient technologiques, et offrant de nouvelles possibilités
perceptives, c’est-à-dire plongeant l’individu cyborg dans un environnement sensoriel inconnu.

L’individu-cyborg, au corps-sans-organe, évolue dans un nouveau sensible. Le monde dont


les stimuli lui parviennent, est différent de celui qui compose l’Umwelt de l’homme classique. Non
pas en terme de Weltanschauung, mais physiquement, en terme de stimuli sensoriels,
techniquement mesurables. Il nous semble que cette redéfinition environnementale laisse
apparaître deux grandes nouveautés.
Premièrement, la plongée dans un nouveau milieu ambiant parcouru de forces et d’agents
physiques non-naturels : le milieu technologique comme tel. Les appareils-greffons s’interfacent
sur ce milieu dont l’écosystème devient un nouveau milieu nourricier ou stimulant pour le cyborg.

1« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître, A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! ». Edmond
Rostand, Cyrano de Bergerac [1898], Paris, Gallimard, 1999.

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Partie III : Le glaçage du sensible

Les forces-inputs de la technologie comme milieu, opèrent sur l’individu-cyborg au même titre que
les forces-champs de la physis1 pèsent sur tout individu-corps.
En 1995, Stelarc laissait son corps cybernétique se faire contrôler par l’activité d’Internet.
« Durant les performances Ping Body, ce que l’on considère comme un corps
n’était pas mis en mouvement en réaction d’un autre corps situé à un autre
endroit, mais plutôt par l’activité d’Internet elle-même – la musculature et la
proprioception du corps étant stimulées non par son système nerveux interne
mais par un afflux externe et un flot de données. »2
Du même, le projet Urlbody (1996) tente de figurer la possibilité d’utilisation du milieu
technologique comme réserve d’agents stimulants d’un nouveau genre – plongeant l’individu-
cyborg dans un Umwelt dont le premier niveau de communication est chamboulé. S’il s’agit ici
d’un corps uniquement virtuel, il propose cependant une sensibilité au milieu d’un nouveau
genre : le corps représenté, en effet, mute et bouge en fonction des statistiques des fichiers de logs
des pages du site de l’artiste3. Ce ne sont plus les forces naturelles qui conditionnent un pan du
vivre de l’individu ; c’est tout le milieu technologique infrastructurel qui devient une part de
l’Umwelt du cyborg4.
Seconde nouveauté : l’augmentation des possibilités sensori-motrices de l’individu-cyborg.
Champ exploratoire d’une vastitude certaine dont on peut identifier quelques voies : rendre actifs
tous les organes ; diversifier leur exercice ; augmenter leurs intervalles de fonctionnement ; créer
des sens inconnus à l’homme. Les expérimentations artistiques sont multiples…
Selon le premier axe, citons les démarches artistiques de Paysant ou de Stelarc. Le premier,
s’est intéressé à l’organe majeur de l’interactivité : l’œil. En effet, l’œil perçoit quand il se braque
dans une direction, et ce braquage le met en mouvement : il « manifeste son activité »5. Avec
Eyedrawing (2008), Michel Paysant dessine par le mouvement de ses yeux. Une caméra observe ce
dernier et ajoute des traits de crayon sur une toile à l’endroit que l’artiste regarde, là où son regard
s’attarde. Se dessinent ainsi des autoportraits temporisés (en 240 secondes, etc) ; les yeux suivant
les contours d’une image présente (qu’ils viennent appuyer) ou retrouvant, de mémoire, les traits

1 Plus que la « Nature », la physis est la totalité de l’étant dans son être-produit-produisant. Ou pour reprendre la

traduction heideggerienne d’Aristote : « la physis est l’installation qui se compose dans le visage [morphé] ». Martin
Heidegger, « Comment se détermine la physis ? », dans Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, p. 568.
2 Nous traduisons : « During the Ping Body performances, what is being considered is a body moving not to the

promptings of another body in another place, but rather to Internet activity itself – the body’s proprioception and
musculature stimulated not by its internal nervous system but by the external ebb and flow of data ». V2_ Institute
for the Unstable Media, « Ping Body », en ligne : http://www.v2.nl/archive/works/ping-body.
3 Stelarc, « Urlbody », en ligne : http://www.stelarc.va.com.au/urlbody/introVR.html.
4 Avec Requiem d’Antunez Roca (1999), c’est l’appareil lui-même qui commande les gestes du corps de l’humain qui a

endossé cet exosquelette. Le corps-cyborg en mouvement ne dit alors plus rien de l’état du corps organique ainsi
recouvert, et qui pourrait tout aussi bien être défunt.
5 Mikel Dufrenne, L’œil et l’oreille, Paris, Ed. Jean-Michel Place, 1991, p. 37.

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Partie III : Le glaçage du sensible

d’une personne absente. Stelarc, lui, a suivi la voie du devenir-autrement-moteur d’organes


moteurs – quand il autorisa ses muscles abdominaux à contrôler sa troisième main.
En s’injectant une puce électronique, Eduardo Kac est devenu un individu numéroté et
dûment enregistré dans une base de données en ligne (TimeCapsule – 1997). A la mémoire
personnelle et biologique de l’individu, s’adjoint une extension informatique délocalisée. Façon
pour l’artiste de se demander si ce ne sont pas plutôt le « corps (…) et les systèmes vivants qui
deviennent des extensions de l’ordinateur »1.
Dans la rubrique « élargir le périmètre d’une fonctionnalité », voici le troisième œil de Wafaa
Bilal (The 3rd I - 2010), électronique, implanté au dos de son crâne, et dont on peut suivre le
champ de vision en se connectant sur un site web. Le regard de l’homme, augmenté, devient un
regard panoptique et public.
La trans-esthésie est explorée par l’installation Stimuline de Lynn Pook et Julien Clauss (2008),
grâce à laquelle le public, caparaçonné d’électrodes et de câbles, vit une expérience de
redoublement du son par le toucher. Sur la peau de l’auditeur qui participe à ce « concert audio-
tactile », on a disposé une quinzaine de « haut-parleurs de contact ». Ils vont transmettre, à la
surface du corps, des ondes sonores qui se diffuseront, non plus par le biais du canal auditif, mais
par celui de la conduction osseuse. « Ces sons ne sont pas localisés dans l’espace, et sont perçus
comme s’ils provenaient de l’intérieur du corps »2.
Aucun harnais n’entrave la marche du cheval qui accompagne Marion dans May the Horse Live
in me d’Art Orienté Objet (2011). C’est bien plutôt l’artiste qui s’est harnachée, se greffant deux
étranges prothèses de jambe, afin de se mettre un peu dans la peau de l’animal, de savoir ce que
cela fait d’être un cheval3. Elle extériorise ainsi un devenir-animal qu’elle recherche aussi par voie
sanguine. En effet, l’artiste, après plusieurs semaines de préparation, s’est transféré, dans son
propre corps, le plasma sanguin du cheval, assurant avoir ainsi subi des troubles physiologiques,
comme des prémisses d’une conscience « extra-humaine »4.
Si le cyborg est un humain technologiquement augmenté, cela suppose qu’il évolue dans un
Umwelt différent de celui d’homo sapiens et doit donc posséder une chaîne de perception idoine.

1 Nous traduisons : « It is almost as if the body has become an extension of the computer, (…) living systems are
indeed becoming an extension of the computer ». Eduardo Kac, « Time Capsule », en ligne :
http://www.ekac.org/timcap.html.
2 Nous traduisons : « These sounds have no localization in space and are perceived like coming from inside the

body ». Lynn Pook, « Lynn Pooks website Stimuline readmore », en ligne :


http://www.lynnpook.de/english/stimuline/readmore.html.
3 Thomas Nagel, « Quel effet cela fait, d’être une chauve-souris ? », dans Questions mortelles, Paris, PUF, 1983.
4 Régine, « Que le cheval vive en moi (May the horse live in me) », We make money not art, 08/08/2011, en ligne :

http://we-make-money-not-art.com/archives/2011/08/que-le-cheval-vive-en-moi-may.php.

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Partie III : Le glaçage du sensible

En tant qu’organes, les appareils sont tout à fait aptes à plonger le corps sur lequel ils se
greffent dans un monde distinct, fait d’une multitude d’inputs sensoriels sans précédent. Mais
encore faut-il que ces derniers puissent être reçus par le cyborg et traités pour provoquer une
réponse appropriée. Le cyborg n’est pas qu’un corps aux organes technologiques, il doit
s’élaborer un autre schéma perceptuel, c’est-à-dire reconstruire le diagramme général de sa
fonction perceptive. L’homme possède un cerveau et des organes adaptés aux stimuli qui forment
son Umwelt. Il y a une correspondance, et même une homogénéité, entre ces trois-là : l’instance de
traitement, les organes de réception, et l’environnement d’excitation. En modifiant
artificiellement les seconds, on élargit le périmètre du troisième, mais il reste à mettre à niveau le
premier.
Il faut donc d’abord trouver une solution technique, c’est-à-dire proposer un dispositif de
traitement ad hoc. Dans la nature, on relève deux types de chaînes sensori-motrices : celle qui
remonte jusqu’au cerveau (geste volontaire) et celle qui s’arrête avant (arc réflexe). Les chaînes de
perception spécifiques du cyborg peuvent donc être de trois formes distinctes. Première option :
la création de zones de traitement infra-rationnelle, qui court-circuitent le cerveau. Sur ses
exosquelettes, Stelarc est agi. Il ne commande pas ses membres cybernétiques, bien que leur
mouvement soit en partie déclenché par ses organes internes. Les muscles abdominaux
« contrôlent » la troisième main, mais ceux-ci se bandent par le cahot du véhicule, qui est lui-
même en partie affecté par les bruits de son propre mouvement. Deuxième option : l’intégration,
au sein du cerveau, d’une puce informatique, simulant une zone du cortex post-humain ayant à
traiter le spectre des perceptions proposées par la prothèse cybernétique. C’est ainsi que
marchent, d’ores et déjà, les bras artificiels de certaines personnes1. Troisième option :
l’identification, dans le cerveau, des zones susceptibles d’être utilisées « à l’état naturel » pour
traiter ces nouveaux inputs sensoriels.
Mais il faudra encore apprendre à l’individu cyborg la maîtrise de ces nouvelles capacités et de
ces instances de décision. Stelarc est là encore l’artiste-clé, puisque la maîtrise de sa troisième
main lui a demandé plusieurs mois d’efforts… L’ingénierie cybernétique, en autorisant
l’apparition d’interfaces permanentes sur le sensible, provoque de facto la mise en place de
nouveaux schèmes perceptifs, mais doit encore s’accompagner de l’apprentissage de cette
sensibilité appareillée.

1Patrick Philipon, « Un bras artificiel piloté par le cerveau », dans La Recherche, 17/03/2009, en ligne :
http://www.larecherche.fr/content/actualite/article.html?id=25066.

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Partie III : Le glaçage du sensible

Le design du cyborg révèle donc l’apparition de nouveaux comportements d’un corps doté
d’une sensibilité et expressivité autres. Par là, il présente un reflet défiguré d’homo sapiens, qui se
trouve réinterrogé par sa création.

A travers la figure du cyborg, l’humanité se tend à elle-même un miroir déformant.


Emergeant de la transmutation des appareils en organes (poussés par leur devenir-homme) – le
cyborg est aussi porté par un destin de l’humanité : celui d’accroître le sensible-pour-l’homme en
conquérant toujours plus d’espace dans la sphère du sensible. La physis n’est plus à conquérir dans
son extension, mais dans ses modalités, dans son apparaître, dans sa profondeur. Le cyborg
réalise une véritable ingénierie du sensible, où ce dernier se décortique et s’appréhende dans un
interfaçage technologique.
En face, l’humain apparaît sous les traits de l’hôte. Il accueille ces appareils comme le signe de
son devenir-cybernétique. Ce faisant, c’est aussi sa relation avec l’ordre technologique qu’il
cherche à atteindre. Cette hybridation est une opération de naturalisation des rapports entre
l’homme et l’appareil. Preuve qu’il ne se contente plus de les comprendre ou de savoir les faire
fonctionner – mais qu’il en absorbe les schèmes de fonctionnement. De sorte qu’il n’ait plus à les
traduire, mais les ressente ; qu’il n’ait plus à les ordonner, mais les contrôle physiologiquement.
Le cyborg est le rêve d’un enfant qui veut être le plus puissant de la terre. Il exprime la volonté
de puissance de l’homme qui cherche à s’extraire de ses misérables conditions de subsistance, en
travaillant sur lui, en se forgeant le corps à la mesure de son rêve de sur-puissance. L’homme qui
songe, ici, s’appelle Frankenstein1.
L’histoire de l’humanité peut se lire comme le procès inachevé de l’hominisation. On y
apprend que, guidé par les figures tutélaires de Prométhée et d’Epiméthée, l’homme n’a de cesse
de viser à l’autonomie croissante et à l’émancipation de ses conditions naturelles d’existence. La
première réponse apportée consistera à se libérer du joug de ses humaines limitations. La lutte
contre sa propre contingence, en tant qu’existant limité, s’entame par soi-même. La première
lecture de cette histoire de l’hominisation dévoile le désir de refaire l’homme. Ainsi s’exprime son
immémorial hybris, visant à concurrencer les puissances démiurgiques :
« Puis Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et
qu’il domine sur les poissons (…) Dieu créa l’homme à son image, il le créa à
l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme. Dieu les bénit, et Dieu leur dit :
Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre, et l’assujettissez. »

1Qui se serait pris pour sa propre créature… Mary Wollstonecraft Shelley, Frankenstein ou Le Prométhée moderne [1818],
Paris, Gallimard, 2000.

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Partie III : Le glaçage du sensible

Le robot ou l’organisme-sans-corps
La deuxième voie de l’émancipation de l’ordre technologique consiste en son devenir-autonome.
Les appareils ne sont plus des traducteurs, des transmetteurs ou des adjuvants, toujours en attente
d’une validation ou d’une décision extérieures – mais des entités autonomes qui évoluent dans
leur environnement sans la tutelle humaine. Les systèmes cybernétiques auto-asservis présentent
de longue date ce type de fonctionnement, lié généralement à la sécurité d’une installation ou du
système lui-même : les risques d’emballement ou de sur-régime étant pris en compte dans le
système pour que l’appareil, de lui-même, « décide » de la bonne marche à suivre. L’appareil n’est
plus cet outil de traitement de données, par lui-même inapte à toute prise de décision sensée – il
devient une entité autonome chargée de s’affronter à tout un pan du monde, à la place de
l’humain.
Se dessine ici une tendance à l’extranéation des appareils, leur sortie dans le monde comme
espèce nouvelle, leur exhumation de l’infrastructure technico-technologique à laquelle ils étaient
associés.
L’appareil s’individualise non comme appareil mais comme organisme, c’est-à-dire comme
système finalisé intégré, associant des sous-systèmes en son sein. Ce techno-organisme se
solidarise autour de trois éléments : sa mission n’est assurée qu’en tant qu’elle a pu être sériée et
spécifiée dans autant de sous-organes ; sa survie et sa bonne réussite lui incombent ; il ne contient
pas sa propre source d’énergie. Lui a été affectée une « mission », c’est-à-dire l’intrication d’un
faisceau de fonctions dans un environnement aléatoire.
L’individuation de cet appareil-organisme en tant qu’entité automate et autonome, engendre
un nouveau type d’individu, le robot. Nous appelons « robot », l’individu entièrement artificiel,
décidant seul de la marche à suivre en temps réel pour réaliser sa mission (après programmation
ou design afférents). On peut distinguer quatre grandes classes de robots1 suivant leur échelle : les
nanorobots (intégrés dans le corps humain pour réaliser des missions médicales, par exemple), les
microbots (de la taille d’insectes, souvent utilisés « en meute », pour couvrir de vastes espaces, de
recherche notamment), les biobots (visibles à l’œil nu, de la taille d’un animal), et les androïdes
(robots dont la structure copie celle de l’humain). C’est surtout cette dernière catégorie qui a
inspiré l’imaginaire de l’homme depuis cent cinquante ans2.

1 Nous nous intéressons donc ici à ce qui se trame dans les imaginaires et les laboratoires du monde entier, riches de

tous les fantasmes de l’espèce, et non à ce qui se passe dans les manufactures, où les robots sont choses courantes
depuis longtemps (bras mécaniques pour peindre les véhicules).
2 En guise de point de départ, nous proposons de retenir : Villiers de l’Isle Adam, l’Eve Future [1883], Paris,

Gallimard, 2000.

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Partie III : Le glaçage du sensible

Le robot est la figure moderne du devenir-autonome de la prothèse. Une nouvelle histoire


est sur le seuil : non plus celle du devenir-prothétique de l’homme (histoire de l’hominisation),
mais celle du devenir-autonome de ses prothèses. Ce qui ouvrirait sur une bifurcation historique :
d’une part, l’histoire du devenir-de-plus-en-plus-prothétique de l’homme – qui se poursuivrait ; et
de l’autre, l’histoire du devenir-de-plus-en-plus-autonome des machines – qui s’initierait. Deux
trames historiques qui pourraient aller en parallèle, ou qui pourraient être amenées à s’infléchir
différemment. Pourquoi pas un scénario contre-intuitif ? Si les prothèses s’autonomisent,
l’homme s’en désolidarisera ; et une seconde ère de l’hominidé adviendra : celle d’un retour au
naturel, d’une séparation d’avec toutes ces prothèses, de son sevrage. Les prothèses devenant
inutiles pour dompter un monde déjà mis au pas par la race robotique.

Cet individu d’un nouveau genre s’incarne dans un véhicule qui est un organisme, composé
de nombreux éléments artificiels (organes, transmetteurs) – sans pour autant être un corps. Le
robot est une pure téléologie techniciste : son véhicule est la somme des composants nécessaires
à la bonne marche de l’organisme. Il est alors nu, dévoilant ses rouages, ses câbles, ses entrailles
mécaniques. Son concepteur peut faire le choix de le recouvrir d’une coque, qui sera son être-aux-
autres, qui n’est ni un corps, ni une peau, mais un vêtement.
Le corps est le complexe hylémorphique, homo-gène et co-extensif à l’organisme qu’il intègre.
L’organisme est le système biologique (ou aujourd’hui électronique), composé d’organes, visant
au traitement de sources cognitives et énergétiques afin de remplir un ensemble de tâches.
L’organisme est un complexe qui se définit par son spectre de fonctionnalités. Ce n’est qu’en tant
qu’il a une forme donnée, déterminée par cette destination, que l’organisme se fait corps. Ce
dernier déborde la mission de l’organisme pour actualiser son être-au-monde et à-soi-même. Ces
deux-là poussent de conserve. Le corps recouvre l’organisme, non comme un vêtement mais
comme son envers, son interface au monde, son ouverture sur l’extérieur. Ils sont co-déterminés,
s’appellent l’un l’autre, sont co-nécessaires. L’organisme est le corps-physiologique, la modalité
fonctionnelle du corps d’un individu.
C’est pour cela que le robot est un « organisme-sans-corps ». Il est certes un système
autonome, un organisme – mais aujourd’hui sans corps propre, parce que son enveloppe
extérieure est une coquille arbitraire, allo-gène à la fabrication et la conception de l’organisme.
Parce que la forme extérieure d’un robot est, dans une certaine mesure, gratuite et décorrélée de
son système interne – il n’a pas de corps. Ainsi de ce monstre de métal, issu d’une carcasse de

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Partie III : Le glaçage du sensible

voiture (une DS) et qui se transforme en un organisme sans enveloppe, mobile, arbitraire :
Totemobile de Chico Macmurtrie1 (2007). Quelles sont encore les spécificités de ce soma ?
Il respecte une symétrie, tout en explorant d’autres voies. Les robots de Bill Vorn sont des
sphères à huit pattes qui sont accrochées au plafond. Elles possèdent une symétrie centrale et
donc ne disposent pas d’idées du haut et du bas ou d’hémisphères (gauche ou droite). Pour
autant, comme tout individu symétrique, elles restent orientées (ici : centri-pètes ou -fuges).
Ou bien il sonde la plasticité de son propre corps, comme avec l’œuvre de Simon Penny :
Bedlam (2001). Un robot, simple ossature de métal, combinaison de multiples cubes évidés, se
meut et se déplace en fonction des gestes de « son » spect-acteur. Plus exactement, il est jumelé
avec un autre robot, identique, situé dans une autre pièce, et répond en fait aux stimuli de l’autre
spect-acteur. L’interaction se complexifie et se dissocie par la mise-en-absence de l’interacteur.
L’humain interagit avec les réactions du robot dues à une stimulation délocalisée. Malgré les
apparences, la valse ne se joue pas à deux mais à quatre…
A « l’état naturel », l’organisme-sans-corps est sans enveloppe extérieure. On lui en adjoint
une à double enseigne : pour le protéger des attaques environnementales (poussière, choc, pluie,
etc) et pour le rendre plus conforme à l’idée que l’homme se fait de lui. L’enveloppe extérieure du
robot est la partie quasi-coquette du soma. En cherchant à le rendre joli, à lui donner un aspect
agréable, son concepteur concourt à forger une imagerie sur le robot : il répond, autant qu’il
participe, à cet imaginaire collectif. L’aspect extérieur des robots renvoie donc autant à leur
capacité qu’à la fantasmatique humaine.

Ce soma tresse un Umwelt adapté à l’individu-robot. Les robots sont en effet conçus pour
accomplir une tâche de façon autonome. Leur soma leur permet donc d’identifier les
informations nécessaires à leur mission, d’agir sur le monde dans cette perspective, en
transformant des ressources énergétiques.
La première condition (et non des moindres) pour réaliser la mission, consiste à posséder
une ressource d’énergie suffisante. Asimov a construit son œuvre littéraire autour des trois lois de
la robotique2. Mark Tilden, chercheur au Wow-We Toys Laboratory, s’en est inspiré pour donner ses
trois lois fondamentales de la robotique, telle qu’elle se fait « en vrai » dans les laboratoires du
XXIème siècle :

1 Chico Macmurtrie, « Chico MacMurtrie, Amorphic Robot Works --------> TOTEMOBILE : narrative », en ligne :

http://amorphicrobotworks.org/works/ttm/index.htm.
2 1. Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au

danger. -- 2. Un robot doit obéir aux ordres que lui donne un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit
avec la première loi. -- 3. Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la
première ou la deuxième loi.

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Partie III : Le glaçage du sensible

« – Un robot doit protéger son existence à tout prix.


– Un robot doit obtenir et maintenir l’accès à une source d’alimentation.
– Un robot doit continuellement rechercher de meilleures sources
d’alimentation. »1
L’enjeu est d’importance. En cas d’insuffisance, le robot pourra subir trois types d’avaries :
commettre des erreurs dans sa mission, s’arrêter faute d’énergie, mourir en perdant toute
mémoire. C’est cette problématique que Ken Rinaldo pointe aussi dans : Autotelematic Spider Bots
(2006). Pour mener à bien leur déambulation interactive dans leur enclos, ses robots arachnoïdes
doivent, le moment venu, se recharger en électricité. Ces « araignées » se rapprochent alors du
stand de recharge, et se branchent sur une borne dédiée.
Le robot évolue dans un monde de stimuli sensoriels très spécifiques, qui dessinent son
Merkwelt (monde des marqueurs/signes). On retrouve les trois niveaux de communication
identifiés par Simondon, relisant Von Uexküll2.
D’abord, le niveau de sensibilité aux agents physiques, comme en possède les animaux à
tendance (Trieb-Tiere). Un appareil-organe est dévolu à cela : le capteur. Il est sensible à des signaux
physiques : des fréquences, des longueurs d’onde, des champs, des valeurs. C’est en réglant les
plages de réceptivité de ces capteurs, que se dessine cette première couche du Merkwelt du robot.
Si le capteur visuel n’est sensible qu’à la plage de longueurs d’onde comprises entre 520 à 560 nm,
alors le robot évolue dans un monde monochrome (vert), où toutes les autres couleurs sont
invisibles !
Ensuite, le niveau de perception des signaux, comme en possède les animaux à instincts
(Instinkt-Tiere). Un appareil-organe s’y consacre : la mémoire. Effectivement, la perception de
signaux est en fait la capacité à isoler dans le monde des sensations, certaines données qui,
agrégées, font forme et sens pour l’individu. C’est en fait une perception de « classes » au sein du
monde sensible (ami, ennemi, concurrent, femelle, nourriture, etc). Pour le robot, il faut donc un
organe apte à apposer sur la perception du monde extérieur, un ensemble d’images pré-établies,
un dictionnaire de formes, qui lui permettront d’isoler des unités de sens et d’en tirer une
représentation. Ainsi, le robot qui se nourrit de limaces, doit avant tout pouvoir les reconnaître3.
C’est alors qu’une action inter- ou intra-spécifique peut-être déclenchée dans la mesure où un
véritable marqueur/signe (Merk) a pu être isolé dans le monde perceptif de l’individu.

1 Daniel Ichbiah, Robots : genèse d’un peuple artificiel, Genève, Minerva, 2005, p. 152.
2 Gilbert Simondon, « Cours sur la communication (1970-1971) » et « Perception et modulation », dans Communication
et information : cours et conférences, Chatou, Ed. de la Transparence, 2010, p. 77-79, p. 217-219.
3 Ainsi en va-t-il du robot « Slugbot ». Ruth Aylett, Robots : des machines intelligentes et vivantes ? Paris, Solar, 2004, p. 130.

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Partie III : Le glaçage du sensible

Enfin, le niveau de la sensibilité aux objets est celui que possèdent les animaux à intelligence
(Intelligenz-Tiere). Un appareil-organe est dédié à cela : l’IA1. Les réussites les plus patentes de cette
capacité sont à chercher du côté de la reconnaissance de formes (visuelle ou auditive). Un visage
peut être isolé, reconnu, puis mémorisé en tant que visage de Charlie – de même que le timbre
d’une voix. Ce n’est plus une aptitude à distinguer certaines classes pré-établies dans la mémoire
de l’individu-robot – c’est la capacité à intégrer des formes-objets dans son paysage
représentationnel.
Enfin, le robot agit selon la gamme d’actions qui lui a été imposée, et dont son organisme est
le témoin-acteur direct. Cette gamme d’actions campe son Wirkwelt.
L’algorithme du robot dresse la carte de son champ d’actions et les actionneurs s’activent
pour en assurer la bonne réalisation. Mission, algorithme et actuateurs se co-déterminent. Pour la
simple question de la mobilité, les propositions sont aussi nombreuses qu’inventives : marcher (à
combien de pattes ?), rouler (à combien de roues ?), nager, voler, s’accrocher, voltiger, ramper,
etc2… Le monde animal est là comme principal inspirateur. Leonel Moura ne dit pas autre chose
avec ses bestiaires high tech. Délaissant les robots dessinateurs, il crée aujourd’hui des robots
autonomes, « animalisés », qui évoluent dans des zoos artificiels : ses Robotariums, lancés en 2007.
La question du nombre de degrés de liberté devient cruciale pour déterminer l’ampleur de ce
Wirkwelt. Les robots de Vorn, eux, semblent flotter dans les airs et se débattre quand on les
approche. La brusque sortie d’un de ses pitons-pattes, excite tout l’organisme qui tressaille sur
son point d’accrochage, mobile dans tout son espace rapproché.

Si on retrouve bien les trois déterminants de l’individuation selon Simondon, le paradigme


du modulateur implique une instance de traitement, de décision, dans la chaîne de perception
sous-jacente. Celle du robot se particularise par son caractère distribué. Il y a en fait plusieurs
niveaux d’intégration et de réaction face à des stimuli, selon le degré de complexité du traitement
requis.
La première couche est l’intelligence de la matière, elle-même. Les caractéristiques
mécaniques, structurelles, chimiques, du matériau utilisé dans tel ou tel organe sont le premier
échelon de l’intelligence de la réaction (l’exemple le plus simple est donné par le ressort). Si le
« muscle » de tel organe est réalisé avec tel composant, alors, la puissance déployée ne pourra

1 A entendre ici comme « Informatique Avancée » : toutes les solutions qui visent à simuler l’intelligence, ou à

permettre des prises de décision avancées.


2 Le « serpent » ACM-R1 de Shigeo Hirose rampe ; le « singe » Brachiator III de Yasuhisa Hasegawa se promène de

liane en liane ; Mecho-Gecko d’Alan DiPetro s’agrippe au mur ; le « brochet » Robopike de John Muir Kumph évolue
sous l’eau ; etc. Peter Menzel et Faith d’Aluisio, Robo sapiens : une espèce en voie d’apparition, Paris, Autrement, 2001.

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Partie III : Le glaçage du sensible

dépasser tel seuil, et il ne pourra pas briser l’objet qu’il est censé saisir et déplacer. Dans le même
ordre d’idée, les paramétrages des organes, en dehors de toute intervention de l’organisme,
permettent aussi de placer, répartis au sein de l’organisme, des centres de limitation qui renferment
une certaine intelligence dans le traitement de la chaîne de perception.
La seconde couche est celle, ancestrale, de l’asservissement cybernétique. C’est ce principe qui a
permis pendant des siècles de construire des automates plus ou moins perfectionnés.
L’électronique n’a ici rien inventé. En 1315, Al Jazari décrivait un automate avec un verre dans
une main, un nénuphar dans l’autre – fonctionnant de la sorte :
« La coupe de l’automate, percée à sa base, est remplie d’un liquide qui s’écoule
dans le bras jusqu’à un récipient. En se remplissant, le bras se lève et amène la
coupe aux lèvres de l’automate. Transféré dans un autre récipient, le bras
tenant la coupe redescend et actionne le bras avec le nénuphar. »1
Ces boucles de rétroaction, intégrées dans l’algorithme du robot, sont autant de centres de
contrôle qui automatisent ce qui peut l’être et asservissent les mouvements ainsi réalisés.
La dernière couche est celle que forment les briques logicielles. Elles peuvent être disséminées
et liées à certains organes ou intégrées au sein d’un unique programme-maître, installé dans le
« cerveau » (unité centrale, microprocesseur) du robot. C’est ce programme qui a la charge de
recevoir les signaux perçus (sous forme de valeurs), de les intégrer dans un programme (sous
forme de variables), et d’appliquer les règles qui ont été écrites (sous forme de lignes de
commande). Fonctionnant comme un véritable centre de traitement, ce programme maître peut alors
être physiquement intégré dans le corps de l’individu, ou tout aussi bien, exilé ailleurs et
commandant le robot sans puce par une connexion dématérialisée.
Telle nous semble être la chaîne de perception compatible avec le fonctionnement d’un
robot, où le centre de commande se distribue dans l’organisme et hors de lui.

A travers la figure du robot, l’humanité se peint son désir de paternité. Emergeant de la


transmutation des appareils en organismes (poussés par leur devenir-autonome) – le robot est
aussi porté par un destin de l’humanité : celui de conquérir une sphère du sensible inter-dite à
l’homme, déshumanisée. Le but est de trouver ou de construire, au sein de la physis, de nouveaux
domaines qui, bien qu’échappant à la nature humaine, peuvent être captés par un émissaire
artificiel. Le robot réalise une véritable modélisation et reconstruction du sensible. La part d’inaccessible
à l’homme de ce dernier, se laisse saisir par sa mise-en-appareils.
En face, l’humain apparaît comme un maître. Il conçoit ces appareils et leur assigne leurs
missions. Celles-ci consistent notamment à s’arroger toute la relation à l’ordre technologique,

1 Jean-Claude Heudin, Robots & avatars : le rêve de Pygmalion, Paris, Odile Jacob, 2009, p. 35.

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Partie III : Le glaçage du sensible

devenu autonome. Cette délégation est une opération de divorce entre l’homme et l’appareil. Car
celui-ci est programmé d’origine pour faciliter la vie humaine, sans lui rendre compte des tâches
qu’il accomplit. Les interactions entre l’homme et son milieu technologique se réduisent comme
peau de chagrin, et stoppent à l’étape du robot qui analyse et traite les données, en fonction de sa
mission, sans en référer à son maître.
Le robot est le rêve d’un enfant qui veut que tout le monde lui obéisse. Il exprime la volonté de
pouvoir de l’homme qui cherche à s’extraire de ses misérables conditions d’existence, en faisant
travailler les autres pour lui, en s’entourant d’une cour d’esclaves suffisante à pourvoir à son rêve
d’hyper-pouvoir. L’homme qui songe, ici, s’appelle Gepetto1.
Reconsidérons, pour conclure, le procès d’hominisation comme la question de
l’émancipation de l’homme de ses conditions naturelles d’existence. Il y apporte ici une deuxième
réponse : la création d’une nouvelle espèce, automate et servile. La lutte contre sa propre
contingence, en tant qu’existant limité, passe aussi par les autres. La seconde lecture de cette
histoire de l’hominisation recèle le désir de créer une créature. Ainsi s’exprime son immémorial hybris,
visant à concurrencer les puissances démiurgiques :
« Dieu dit : Que les eaux produisent en abondance des animaux vivants, et que
des oiseaux volent sur la terre (…). Dieu créa les grands poissons et tous les
animaux vivants qui se meuvent, et que les eaux produisirent en abondance
selon leur espèce ; il créa aussi tout oiseau ailé selon son espèce. »

L’avatar ou le corps-sans-organisme
La troisième voie de l’émancipation de l’ordre technologique consiste en son devenir-monde.
Les appareils ne sont plus des interfaces, des points d’accès sur les services offerts par le milieu
technologique, toujours en attente d’une sollicitation – mais des univers complets qui recueillent
et accueillent un pendant de l’humain. Les premiers systèmes technologiques à avoir implémenté
ce type d’expériences sont sans doute les jeux vidéos2 : l’humain-joueur y incarne un héros animé,
progressant dans un monde dédié, en quête d’aventures. Avec les progrès technologiques, des
univers virtuels décorrélés de toute trame scénaristique ludique, simples propositions de mondes
à habiter – se sont multipliés.
Se dessine ici une tendance à l’intranéation dans les appareils : cette fois c’est l’homme qui
plonge à l’intérieur même de la technologie, au cœur de ses schèmes de fonctionnement.
L’appareil propose alors un lieu de vie pour de nouvelles entités remarquables, qui lui seront co-
extensives.

1 Le père artisan de Pinocchio. Carlo Collodi, Pinocchio [1883], Paris, Hachette, 2005.
2 La foire, le manège,… – pourraient en être les ancêtres techniques…

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Partie III : Le glaçage du sensible

L’appareil s’individualise non comme appareil mais comme monde, c’est-à-dire comme
système de pure technologie numérique ne valant que par l’expression de son algorithmique. Ce
techno-monde s’érige sur trois éléments : sa destination est assurée dans la mesure où elle a pu être
programmée dans une entité matricielle ; son expansion n’est pas limitée par un spatium fini ; son
édification repose, pour une part, sur ses résidents. Il répond à une « destination », c’est-à-dire à
un cadre d’expression pour une pluralité de missions.
Au sein de ces univers-mondes, les entités autonomes ou hétéronomes qui y prennent place
le font sous la forme d’un nouveau type d’individu, l’avatar. Nous appelons « avatar », l’individu
entièrement virtuel, évoluant dans un monde virtuel, sur l’injonction d’un acteur extérieur ou en
obéissant à des algorithmes prédéfinis. Nous retiendrons surtout les avatars hétéronomes, c’est-à-
dire ceux qui sont l’introjection d’un homme et qui évoluent sous son impulsion directe. Ils sont
leur pseudo, leur simulacre. Les avatars sont alors des créations d’un individu singulier, pour un
environnement virtuel donné, actifs quand leur homologue réel les contrôle1. Si un homme peut
avoir plusieurs avatars, dans différents univers virtuels ou dans un seul, les avatars n’ont qu’un
seul maître, et « n’existent » pas quand ce dernier n’est pas là pour les faire évoluer.
L’avatar est la figure de l’oubli des prothèses, de leur disparition sous la simulation qu’elles
produisent. Une fois connecté à la matrice, on en oublie l’interfaçage qui fut nécessaire. Il dit tout
à la fois le refus du monde réel, et celui d’une part de son humanité (son corps originel).

En 2009, Stelarc (après d’autres2) a enfin investi Second Life3. Dans sa performance virtuelle
Avatars have no organs, l’artiste-cyborg par excellence, l’artiste du « corps obsolète » (c’est-à-dire de
l’obsolescence de la sacralité du corps-naturel), a délaissé les prothèses cybernétiques, pour
s’intéresser à la virtualisation de son corps dans les mondes simulés de la matrice. L’artiste s’est
ainsi designé un corps dans l’univers 3D de Second Life – à son image – avec des accessoires
(chapeau et surtout son fameux troisième bras cybernétique). Il a ainsi pu donner rendez-vous à
son public dans un « lieu » sur Second Life, pour proposer une conférence au titre éponyme. La
salle a été réalisée par l’artiste : le papier peint y est constitué par des visuels représentant ses
anciennes œuvres. Au mur, est projetée une version virtuelle de Prosthetic head, qui s’anime en

1 Une telle définition pointe certaines particularités des avatars. 1/Bien que des normes existent, ils sont très peu
interopérables entre différents univers virtuels, mais l’avenir pourrait amener leur transportabilité d’univers en
univers (un avatar de Second Life allant quelque temps visiter World of Warcraft). 2/ Nous faisons le choix de ne pas
retenir les avatars qui peuvent évoluer même en l’absence de leur maître et de son contrôle actif (comme les Sims, par
exemple).
2 Notamment : le duo 0100101110101101.ORG présente ses Synthetic performances (2009-2010) ; Paul Sermon a réalisé

Liberate our avatar (2007) et They live in Second Life (2008)…


3 Stelarcvideo, « Avatars Have No Organs - SL Performance », Youtube, 14/04/2010, en ligne :

http://www.youtube.com/watch?v=RiNp. 2Emtsvk.

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Partie III : Le glaçage du sensible

accord avec les paroles synthétiques de l’artiste. Stelarc fera de nombreuses autres performances
dans Second Life, dans des salles spécialement « redécorées » pour chacune d’entre elles (Text Space,
Amplified Body Space, etc). Les performances peuvent enfin être « filmées », puis remontées, pour
en proposer des films d’animation.

L’avatar est d’abord une représentation d’un homme réel dans un écosystème restreint1. Les
pseudonymes sur Internet, auxquels on peut rajouter une image (photo ou dessin), qui est de plus
en plus une représentation en 3D, et donc un tenir-lieu d’image du corps réel – sont déjà des
avatars. Implantés dans des mondes virtuels, ils deviennent de véritables individus « incarnés dans
un corps ».
Le soma dont il est ici question est un « corps-sans-organisme », une simple enveloppe vide,
un corps purement surfacique. Just a Shell. Son propriétaire le choisit, le conçoit ou personnalise
des archétypes d’entrée dans l’univers. C’est un corps sans nécessité, qui peut être tout ou
n’importe quoi : une forme préconçue dont les paramètres sont négociables. En fait, c’est le
monde virtuel qui définit les possibilités aspectuelles de ses avatars. S’incarner dans des géants de
dix mètres à trois têtes peut faire sens ici, mais pas là – choisir un nuage de bulles de savon, ou
une puce microbienne est pensable, mais difficilement autorisable dans un monde qui a une
destination donnée. Le monde virtuel pose le cadre, la situation de départ. Il fixe donc des règles
de simulation du sensible et des règles de simulation des interactions.
Cet avatar, incarné dans un corps-sans-organisme n’a pas d’organe, comme le dit aujourd’hui
Stelarc, et par conséquent n’a pas d’avantage comparatif. Quelle que soit l’enveloppe virtuelle
élue, les capacités de l’avatar, et donc l’expérience sensible avérée pour son propriétaire – seront
les mêmes. C’est un corps qui n’est pas fonctionnel. Il ne fonctionne pas. Il n’est qu’une frontière
qui servira à délimiter un sujet du monde environnant. Il ne sert à rien. Il n’est qu’un marqueur de
la présence avérée de son propriétaire. Il n’est pas même une peau, juste une surface, dont
l’inviolabilité dépend du programme de la matrice2.
Et pourtant, il est un élément capital de l’être-virtuel de son propriétaire. Bien que gratuit,
contingent, n’ayant aucune fonctionnalité propre, singulière – il est le tenant-lieu de son
propriétaire. En tant que tel, il est à la fois son reflet et son intercesseur vers les autres. C’est donc

1 Archée. Du corps à l’avatar – 10 ans après. [Tomes 1 et 2], CIAM, Octobre 2010 et Mars 2011, en ligne :
http://archee.qc.ca/sommaire_2010_10.htm et http://archee.qc.ca/sommaire_2011_03.htm.
2 Il nous semblerait donc peu judicieux d’aller invoquer une quelconque profondeur de peau deleuzienne. « Ce qu’il y

a de plus profond dans l’homme, c’est la peau – en tant qu’il se connaît. Mais ce qu’il y a de vraiment profond dans
l’homme, en tant qu’il s’ignore… c’est le foie… et choses semblables ». Paul Valéry, L’idée fixe ou deux hommes à la mer,
dans Œuvres complètes. Tome 2, Paris, Gallimard, 1960, p. 217.
Oui mais voilà, l’avatar n’a pas de peau mais une enveloppe générée et gérée par la matrice.

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Partie III : Le glaçage du sensible

à la fois une fibre narcissique (qui a envie de ressembler à un paquet de glaire, quand il peut être
une blonde platine aux mensurations canoniques ?) et une fibre sociale (qui a envie de se donner
à voir comme une paire de chaussettes, quand il peut être un élégant chevalier en armure ?) qui
expliquent l’enjeu primordial du design de ce corps évidé.
Par la suite, cette enveloppe a-fonctionelle peut devenir une interface symbolique. Si le corps
virtuel n’a certes pas de capacités, le programme qui le fait tourner peut en gagner. Tous les jeux
vidéos de quête sont sur ce modèle : le héros trouve de nouvelles armes, progresse, devient plus
rapide, plus puissant. Son avatar peut alors changer à l’avenant. Mais ce fait n’a aucune incidence
sur les fonctionnalités du programme. L’avorton que vous étiez en commençant la quête pourrait
décapiter le dragon final même si son apparence physique n’avait pas changé. Et pourtant, les
univers virtuels autorisent ce perfectionnement aspectuel des avatars. Là encore, l’enjeu est
purement représentationnel : la représentation que le propriétaire se fait de lui-même et de sa
relation à l’univers en question – et la représentation que les autres ont de l’individu concerné, de
son histoire.
Car très vite, l’avatar est historiquement situé. Si le fantasme initial consiste bien à pouvoir
s’incarner dans n’importe quelle forme, en changer sur un claquement de doigts – délaisser une
dépouille pour une autre, comme une squame sans attrait – voire sauter d’un avatar dans un
autre, selon les humeurs ou selon une stratégie – l’avatar devient rapidement moins une
marionnette jetable, qu’un double (unique et virtuel) de son propriétaire. Une triple relation se
noue : entre l’avatar et son possesseur réel, entre l’avatar et le monde virtuel, entre l’avatar et les
autres avatars. C’est cette triple modalité de l’incarnation qui se combine dans la figure de
l’avatar : la singularité d’un incarnant, l’intégration dans une matrice-monde, la mise-en-
communauté avec d’autres – l’être-à-soi-même, l’être-au-monde, l’être-aux-autres. C’est pour cela
que l’enveloppe vide continue d’être un corps, même s’il n’a plus rien d’un organisme.

L’Umwelt associé à ce soma, dans lequel ces individus évoluent, c’est leur monde virtuel. Les
mondes virtuels peuvent donner lieu à deux lectures. En tant qu’ils sont générés et en tant qu’ils
sont habités. Selon le premier terme, ils sont d’abord des élaborations visuelles d’une matrice
algorithmique. A cet égard, ils sont le fruit d’une symbolique des codes, qui sacre le processus de
la programmation selon trois registres : le registre sémiotique (le programme est un assemblage de
signes, écrits dans un langage donné), le registre syntaxique (les règles d’écriture du programme
doivent être respectées) et le registre sémantique (le programme écrit doit réaliser ce qu’on attend
de lui). Les étapes de la compilation et de l’exécution avalisent la sortie d’un registre à l’autre. Le
résultat s’avère alors la production d’un espace qui offre une deuxième lecture dans des termes

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Partie III : Le glaçage du sensible

analogues. Un monde virtuel est d’abord un environnement sémiotique (son apparence), qui est
aussi un univers réglé par une syntaxe propre (la grammaire du monde : les lois qui réglementent
les actions, les forces et les possibles de ce monde), pour devenir un monde répondant à une
sémantique idiosyncrasique (les objets du monde, c’est-à-dire les formes signifiantes). Un double
système d’interprétants se répond dans la construction de ce monde1. Un monde virtuel est tout à
la fois l’expression de l’ensemble des algorithmes de la matrice – et le lieu d’actualisation de
l’ensemble des lois qui réglementent son habiter.
La particularité d’un tel Umwelt est d’être donc essentiellement sémiotique. L’avatar évolue
dans un espace qui ne se modalise que sous la forme d’une sémiosphère. Le Wirkwelt est un
simulacre. Le corps de l’avatar n’a pas d’organisme, parce que le corps ne fait rien, de même qu’il
ne capte rien ; il déclenche des routines préétablies, c’est-à-dire des programmes, c’est-à-dire des
signes. Toutes les interactions avec le monde virtuel sont purement technologiques, ie
sémantiques. Le monde virtuel serait le lieu d’une pragmatique de la sémantique. Le code y est
performatif mais sous le régime strict du virtuel. L’avatar évolue dans un monde des signes. En
effet, à partir du moment où une chose est présente dans le monde virtuel, c’est qu’elle a été
intégrée à l’algorithme de la matrice, donc identifiée, pensée, retenue puis traduite pour signifier
dans cet environnement. Il n’y a pas de signal dans ces univers mais des signes (quand bien même
passeraient-ils inaperçus).
En tant qu’individu autonome, l’avatar, dans sa réceptivité et dans sa motricité, baigne dans
un environnement purement symbolique. En fait, il fait partie de cet environnement. Son schème
de réception est celui d’un élément intégré dans le programme de la matrice. Il est un micro-
programme qui interagit avec le méga-programme destiné à produire l’environnement virtuel. En
tant qu’individu hétéronome, il transmet des sensations et agit selon les ordres d’un humain réel.
La chaîne de perception ici en place, relie le virtuel au réel.

Il n’y a pas de sensible pour l’avatar, il n’y a que du compréhensible ; il n’y a pas d’esthésique
pour l’avatar, il n’y a que du sémiotique. Le sensible se retrouve dans la perception de cette vie
virtuelle par son humain réel. Telle est la chaîne alors mise à jour : le monde virtuel fournit des
données à un avatar qui les transmet vers des appareils-interfaces de connexion à l’homme –
celui-ci y réagit et renvoie ses ordres moteurs vers l’avatar, par d’autres appareils-interfaces2.

1 Dans l’espace de la matrice : le code informatique est le signe ; les fonctions programmées, son objet ; le résultat

graphique obtenu, son interprétant. Dans l’espace du récepteur, ce dernier sera le signe (plastique), renvoyant à
l’objet qu’il présente, et ouvrant sur l’ensemble des représentations qu’il autorise (chaîne infinie des interprétants).
Gérard Deledalle, Théorie et pratique du signe : introduction à la sémiotique de Charles S. Peirce, Paris, Payot, 1979.
2 Dans le cas des jeux vidéos : l’écran est l’interface de remontée d’informations ; la manette de jeu, celle de la descente

des ordres.

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Partie III : Le glaçage du sensible

Deux voies d’accès à la sensibilité du propriétaire humain peuvent être explorées : une voie
organique et une voie neurologique. La première consiste à plonger le corps cible dans un vaste
appareillage de traduction des ordres et des sensations (dans un environnement haptique) – la
seconde, à délaisser le corps sentant pour se focaliser sur le siège de la sensibilité : le cerveau.
La clé pour ces appareillages réside dans leur degré d’immersion. Avec des environnements
type Second Life, l’humain est devant un écran audiovisuel : il reçoit des signaux visuels et auditifs ;
il communique ses ordres par un clavier ou un joystick. Avec des environnements plus poussés
(utilisant des datagloves ou des casques immersifs), les principaux organes de perception de
l’humain sont confinés par des appareils, et les stimuli sensori-moteurs sont des traductions de
leurs signes virtuels. La science-fiction nous donne à voir des appareillages totalement immersifs,
où tout le corps réel est tourné vers la perception du virtuel (Matrix ou Avalon sont construits sur
ce principe1). Le degré d’immersion se définit alors comme inversement proportionnel à la
quantité du monde réel perceptible par l’humain branché sur son avatar. Il s’améliore avec la
qualité de transparence des appareils d’interfaçage.
Une chaîne de perception concurrente se met en place. Le sensible véhiculé sera d’autant
plus riche et complet qu’il ne sera pas parasité par le sensible réel. C’est dire que cette nouvelle
chaîne s’affine en remplaçant la chaîne de perception naturelle. La sensibilisation au virtuel
contient le spectre de sa vicariance. Le corps réel n’est alors plus sollicité comme un corps
perceptif, mais, au contraire, contenu, voire détenu. Il doit être maintenu comme source
énergétique, mais dénié comme dispositif sensori-moteur. La poursuite de la sensibilité de l’avatar
s’accompagne de facto de l’engourdissement de la sensibilité de son double réel. L’exploration des
potentialités du corps surfacique entraîne l’oubli du corps organique.

A travers la figure de l’avatar, l’humanité se tend à elle-même une réserve de masques.


L’avatar reste la forme hyper-moderne des masques théâtraux antiques, par la magie desquels
l’acteur pouvait endosser à l’envi une identité, un visage, une profession : une persona. Emergeant
de la transmutation des appareils en univers (poussés par leur devenir-monde) – l’avatar est aussi
porté par un destin de l’humanité : celui de créer un nouveau « sensible-pour-l’homme » sui generis
et totalement exclusif, incommensurable, impartageable. La physis n’est plus qu’un modèle et son
diktat peut être aussi bien reproduit (preuve de sa profanation), qu’oublié au profit d’un autre
(preuve de notre libération). L’univers virtuel, habitat des avatars, expression d’un monde

1A noter que dans ces cas, c’est la voie neurologique qui est explorée, mais on pourrait très bien imaginer une voie
organique, où le corps de l’homme serait plongé dans une sorte de bain amniotique, capable de générer des stimuli
chimiques, acoustiques, visuels, tactiles, etc.

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Partie III : Le glaçage du sensible

matriciel, réalise une véritable simulation du sensible, ou ce dernier se construit brique par brique en
toute liberté, et en toute évolutivité.
En face de l’avatar, l’humain apparaît comme un alter-ego. Les appareils acquièrent cette
double dimension : de lieu virtuel et d’interface de connexion. Il y a des points de liaison dans le
monde réel et dans le monde virtuel, des façons pour l’humain de se connecter et se déconnecter
de son avatar1. A travers l’absorption du corps réel dans son substitut virtuel, une mise-en-
transparence des rapports entre l’homme et l’appareil se fait jour. Les deux doubles se confondent,
ou plutôt le corps réel s’oublie dans sa nouvelle incarnation et le sensible qu’elle perçoit
(sémiotiquement). Les appareillages, le virtuel comme tel, et tout le milieu technologique
s’oublient soudainement dans cette grande fusion de l’homme avec la machine. L’homme ne fait
qu’un avec la machine : la grande transparence. C’est-à-dire une transparence où l’idée même de
médiation se désagrège, une transparence sur le mode du sémiotique, soit encore sous le régime
politique du technologique. La technologie se révélant l’instrument par excellence de la mise-en-
transparence du monde.
L’avatar est le rêve d’un enfant qui veut s’identifier à ses multiples héros. Il exprime la volonté
de changement de l’homme qui cherche à s’extraire de ses misérables conditions d’existence, en
changeant de vie, en délaissant une situation peu enviable au profit d’une autre, jugée plus
désirable dans son rêve de mue perpétuelle. La femme qui songe, ici, s’appelle Alice2.
L’homme trouve ici une troisième piste d’expression à son désir d’émancipation de ses
conditions naturelles d’existence : la création d’un nouvel écosystème. La lutte contre sa propre
contingence, en tant qu’existant limité, passe enfin par son environnement. La troisième lecture
de cette histoire de l’hominisation expose le désir de recréer le monde. Ainsi s’exprime son
immémorial hybris, visant à concurrencer les puissances démiurgiques :
« Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. (…) Dieu dit : Qu’il
y ait une étendue entre les eaux, et qu’elle sépare les eaux d’avec les eaux. (…)
Dieu dit : Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se rassemblent en un seul
lieu, et que le sec paraisse. (…) Puis Dieu dit : Que la terre produise de la
verdure, de l’herbe (…). Et cela fut ainsi. »
*
Cyborgs, robots, avatars. Trois congénères dans l’imaginaire collectif. Trois figures de la
technologie. Trois personnages virils, qui incarnent des rêves de puissance, de domination et de

1 Dans Matrix, par exemple, les humains se pluggent un câble dans la nuque pour plonger dans la matrice – et leur
avatar utilise des cabines téléphoniques du monde virtuel, pour s’en extirper.
2 L’héroïne de Lewis Carroll. Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles [1865], Paris, Gallimard, 2005.

Bien sûr, d’autres figures plus classiques auraient pu être élues : Pygmalion, plutôt que Gepetto ; Faust ou Prométhée,
en lieu et place de Frankenstein ; Morphée pour Alice. Nous avons préféré des figures modernes et non mythologiques,
parce que le recours aux figures ancestrales masquerait les innovations de leurs pendants plus récents.

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Partie III : Le glaçage du sensible

démiurgie. Trois individus qui modalisent différemment le devenir-technologique de l’homme,


avec ses promesses et ses failles. Arrêtons-nous, par exemple, un instant encore, sur le corps
chancelant de nos trois figures, sur leur devenir-défaillant spécifique. Quand le cyborg
dysfonctionne, il est malade, et il se soigne1 – quand le robot est abîmé, il est cassé, et on le répare
– quand l’avatar meurt, il disparaît, et il se remplace.
Bien sûr, ces frontières sont floues et les candidats à invalider cette typologie, légions. La
voie technologique vers la post-humanité de l’homme n’est d’ailleurs jamais plus riche que quand
elle mixe ces trois approches ou les fait éclater. Le post-humain sera cet homme augmenté de
prothèses appareillées de puces électroniques lui permettant de se connecter à Internet et à ses
avatars, tout en étant infesté de nanorobots visant à réparer ses tissus endommagés. Par ailleurs,
comment intégrer à ce cadre trop contraint les bioroïdes2 (ces clones humains aux capacités
limitées), les robots qui utiliseront des muscles animaux, les rats dont le cerveau à été remplacé
par une puce électronique, les humains prolongés dans des machines 100% artificielles dont
« l’esprit » a été transféré à un ordinateur, les fusions techno-biologiques à la Giger, etc.
On pourrait encore accompagner ces trois figures en les poussant dans leur logique. Il y a
une menace de la figure. La figure est menaçante dans la mesure où, en elle, peut percer ce qui
contrecarre la volonté exprimée par l’homme dans cette figuration. La menace s’expose quand la
technologie s’impose et dépose l’homme. La figure devient cauchemardesque quand le rêve
qu’elle est censée accomplir, se renverse… La menace du cyborg, c’est le corps débile de l’hôte,
où les appareils-organes deviendraient défaillants en même temps que totalitaires – celle du robot,
c’est la révolte contre le maître, où les appareils-organismes feraient de leur autonomie la
revendication de leur liberté – celle de l’avatar, c’est la reproduction du même, où les appareils-
mondes utiliseraient leur puissance de simulation pour modéliser des copies à l’identique, dans
lesquels les points d’accès réels et virtuels se confondraient et se renverraient les uns aux autres
(Existenz de Cronenberg est un must à cet égard). En regard, il y a un comble de la figure. Là où
s’expriment, à leur apogée, toutes les possibilités et les promesses de chacune d’elles, débordant
les visions les plus utopiques de l’homme. Le comble du cyborg, c’est la folie du corps-hôte
inapte à faire face à tout ce champ de perceptions, à toutes ces capacités nouvellement acquises,
et qui n’en finiraient pas de s’aiguiser, le noyant sous un flot d’informations et de puissance –
celui du robot, c’est l’apathie qu’engendre la subrogation pure et simple du maître, qui se verrait
dépouillé de toute possibilité de désir, devancé qu’il serait à tout moment par son armée de

1 Dans le film Appleseed, tiré de la bande dessinée, le cyborg Briareos, blessé, va en clinique se faire soigner par un
docteur, qui utilise une seringue à cette attention. Shinji Aramaki, Appleseed, Paris, Kaze, 2006.
2 Masamune Shirow, Appleseed [5 Tomes], Grenoble, Glénat, 1994.

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Partie III : Le glaçage du sensible

serviteurs – celui de l’avatar, c’est l’amnésie, l’oubli du monde réel, l’avatar évoluant dans un
monde utopique et parfait, seyant à son double, qui mourrait de refuser de revenir à la vie réelle
(Matrix I des frères Wachowski exploite ce thème via le personnage du traître Cypher).

Il nous semble qu’il y a deux directions dans l’expression du devenir post-humain de


l’homme. Celle qui explore des sentiers naturels, biologiques, épigénétiques – forte de ses
personnages imaginaires : mutants, chimères, clones. Et celle qui suit des routes artificielles,
technologiques, ingénieristes – défrichées par ses personnages : cyborgs, robots, avatars. Il nous
semble même qu’elles se répondent les unes les autres : autour de la volonté de puissance qui
s’exprime dans le corps du créateur même (le cyborg et le mutant, c’est l’homme), autour de la
volonté de pouvoir qui vise à sculpter une créature (le robot et la chimère, c’est l’autre), autour de
la volonté de multiplicité dans une création qui continue le créateur (l’avatar et le clone, c’est
l’homme perpétué).
Là encore, c’est aussi la possibilité d’un mélange de ces deux axes qui féconde l’imaginaire
associé. Peut-on imaginer des appareils qui croissent, meurent, se reproduisent ? Peut-on
imaginer l’émergence d’une conscience des appareils (Ghost, IA) ? La ligne de fracture qui les
sépare, fait apparaître certains critères-clés : l’individu croît-il ou s’édifie t-il ? s’individualise t-il
par genèse ou par fabrication ? se personnalise t-il au cours d’une vie ou se singularise t-il par un
historique ? Ligne qui nous permet de revenir sur notre définition du glaçage du sensible.

Le glaçage du sensible nomme le redoublement de l’organique par le cybernétique. Il pointe


la création d’une sensibilité hypermédiée, transparente, par le truchement technologique (pour
autant qu’elle est codée et traduite en symboles calculables). Il formule la métamorphose d’une
sensibilité naturelle, et par là même limitée, en une sensibilisation artificiellement augmentée et
appareillée.
Un tel glaçage actionne un changement dans notre être-au-monde, qui se voit adjoindre une
tonalité autre. Il opère une hybridation dans le processus d’individuation. Placés sous le patronage
de ce régime, deux processus d’individuation se mettent alors à cohabiter pour l’homme1.
Le paradigme naturel de l’individuation est celui de la genèse. L’onto-genèse est une épi-
genèse : les individus viennent au monde et à l’être en grandissant. Leur sensibilité se façonne
avec leur corps qui s’inscrit dans sa durée propre : croissance, maintien, décrépitude. En tant qu’il

1 Et l’on retrouve la distinction aristotélicienne, relue par Heidegger, entre les deux forces de production de l’étant
(ici : physis) que sont : tout ce qui croît - die Gewächse ; et tout ce qui est fait - die Gemächte. Martin Heidegger,
« Comment se détermine la physis ? », dans Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, p. 501.

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Partie III : Le glaçage du sensible

se réfléchit, qu’il prend conscience de lui-même, ce processus d’individuation se déroule sur le


modèle de la co-naissance : connaître quelque chose, c’est naître avec cette chose, c’est un
événement par lequel le sujet et l’objet partagent une part de sensible, se donnent l’un à l’autre,
abrités dans une clairière du sensible.
Le second paradigme est celui de la concrétion, dirait Simondon. Ou encore de la pro-
duction (her-stellen). Il serait alors audacieux de parler d’ontogenèse. Il s’agit d’une fabrication : les
individus prennent place dans le monde en se bâtissant. Cette seconde fibre de sensibilité est tout
entière déterminée par l’appareillage qui se développera en se mettant à jour, en s’arrangeant, en se
perfectionnant. Le monde sensible qui prend corps en face de l’individu ainsi formé, se donne sur
le schéma de la com-préhension : le sensible y est un monde de signes à comprendre, pour pouvoir
l’intégrer, le grammatiser, l’appareiller. Comprendre quelque chose, c’est prendre cette chose à
son compte, et se laisser prendre par elle. C’est à la fois faire sien son schème fonctionnel (à elle),
et modifier son schéma rationnel (à soi) pour y parvenir. Cela revient à traiter sur un mode
cognitif, une modalité de l’être qui se donnait sur celui du pur ressenti – laissant subodorer que
celui-ci est traduisible et substituable…
Ces deux principes d’individuation réfléchissante pourraient se subsumer sous le double
signe de la subjectivation et de l’objectivation. La figure du post-humain technologique réalise
une hybridation inédite de ces deux-là, une véritable profanation sous la forme de l’hybridation.
Le processus d’objectivation, traditionnellement extérieur à l’homme (Hegel dirait Entfremdung), se
fait convoquer pour venir nourrir, relancer, réactiver, augmenter le processus de subjectivation.
Cette hybridation éclaire d’un jour nouveau la dichotomie entre homme et animal, afin de
ménager une place au post-humain.

C’est leur rapport à l’ouvert qui particularise l’homme et l’animal. L’ouvert est l’être
chaotique, les réserves infinies de puissances contenues dans le réel, le chaos primordial en tant
qu’il contient puissance et liberté de l’être, fonds du réel. C’est l’être qui sourirait à l’existant qui
voudrait se tourner vers lui. Il est « l’éclaircie essentiellement plus originelle de l’être », ou pour le
dire comme l’éprouve Rilke : « le non-objectif de la pleine nature »1.
L’animal, en tant qu’il est incapable de prendre conscience ni de son milieu (Umwelt) ni de
lui-même, est « suspendu dans l’ouvert » (dit Agamben2), tout en en étant essentiellement coupé
par sa fermeture, sa forclusion.

1 Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 344, p.
349.
2 Giorgio Agamben, L’ouvert : de l’homme et de l’animal, Paris, Ed. Payot & Rivages, 2002, p. 74-122.

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Partie III : Le glaçage du sensible

« [Rilke :] Vous devez concevoir l’idée de l’ouvert (…) de telle sorte que le
degré de conscience de l’animal place celui-ci dans le monde sans qu’il ait
besoin, comme nous, de constamment se le poser en vis-à-vis ; l’animal est
dans le monde ; nous autres, nous nous tenons devant lui du fait de la
singulière tournure qu’a prise notre conscience. »1
L’homme, quant à lui, a conscience de son monde (Welt) et de lui-même comme étants. Il
agit dans l’expression d’une liberté (réponse à la toute-puissance de l’ouvert). Suspendu qu’il est
au dessus de son animalité, il peut ainsi en prendre conscience.
Volonté d’exister et conscience aiguë expliquent, pour Heidegger, le rapport spécifiquement
humain à l’ouvert. Dès lors, ce rapport est paradoxal dans la mesure où il s’exprime selon deux
modalités distinctes.
Par la « production représentante2 », l’homme d’une part, rationalise son monde, et d’autre
part, cherche à le dominer. Il fabrique des « objets destinés à l’usure, des Ersatz ». Heidegger vise
ici la Technique, telle qu’elle s’est développée avec l’homme des Temps Modernes3, et telle qu’elle
nous a coupés d’une certaine « teneur en monde jadis conservée »4. Ce qu’Heidegger englobe ici
sous le concept de Ge-stell réunit deux forces distinctes : les forces de production et les capacités
de représentation, les puissances agissantes et les aptitudes modélisantes. La technè d’un côté, et
l’épistèmè de l’autre5. Ainsi se fait jour, ce qu’il appelle « l’immanence de la conscience6 ».
« Par la re-présentation humaine, la nature est amenée à comparaître devant
l’homme. L’homme place devant lui le monde comme l’objectif en son entier,
et il se place devant le monde. (…) L’homme commande la nature là où elle ne
suffit pas à sa représentation. L’homme produit de nouvelles choses là où elles
lui font défaut. L’homme renverse les choses là où elles le dérangent. (…) Par
ces multiples productions, le monde est arrêté et amené à une ob-stance.
L’ouvert devient objet ; ainsi, il est détourné sur l’homme. »7

1 Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 343.
2 ibid, p. 366, p. 370.
3 Martin Heidegger, « L’époque des « conceptions du monde » », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard,

1962, p. 99-146.
4 C’est à cette époque, selon Heidegger, que le Ge-stell de la technique vient faire basculer l’homme dans un monde où

« l’humanité de l’homme et la choséité des choses se diluent » (p. 351). Ou, comme dirait Rilke : « les choses qui jadis
grandissaient dans le calme, ont tôt fait de disparaître » (p. 349) ; « une maison, au sens américain (…) n’a rien de
commun avec la maison (…) dans laquelle l’espoir et la méditation de nos ancêtres avaient passé » (p. 350). Martin
Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962.
5 Plus exactement, nous séparons ici ce qu’Heidegger, au contraire, intrique dans son concept de technè et qui

débouche sur celui de Ge-stell. La technè est un « genre de savoir qui concerne l’étant (physis) ». « Or, dès que l’homme
au milieu de l’étant (physis), dans lequel il est exposé, cherche à gagner une base et à s’installer, et qu’il procède de telle
ou telle manière pour maîtriser et surmonter l’étant, sa façon de procéder à l’encontre de l’étant est alors portée et
dirigée par [ce] savoir ». « Technè entend toujours le savoir, l’explicitation de l’étant en tant que tel, dans le genre d’une
consciente orientation d’un produire ». Martin Heidegger, Nietzsche I, Paris, Gallimard, 1971, p. 79, p. 80.
6 Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 366.
7 ibid, p. 345-346.

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Partie III : Le glaçage du sensible

Par la fibre du poétique et du méditatif, l’homme cherche à faire advenir le libre, le gratuit.
Heidegger appelle ce mode le « dedans de la conscience1 », ce que, par souci de symétrie, on
pourrait encore nommer la transcendance de la conscience. Cette modalité laisse advenir l’ouvert
dans une connivence infra-rationelle. Grâce à elle, la vraie nature des choses est sauvegardée, loin
de la réification produite par la Raison :
« [Rilke :] Nous sommes les abeilles de l’invisible. Nous butinons éperdument
le miel du visible, pour l’accumuler dans la grande ruche d’or de l’Invisible. »2
L’homme est donc « l’étant en péril » par excellence3. Son être est sa propre menace, puisqu’il
le pose comme sensible à l’ouvert et tourné vers lui, en même temps qu’il le dispose vers une
conscience productrice, qui fait barrage à l’ouvert4. L’homme est l’étant déchiré par ces deux
consciences inconciliables et irréconciliables : le dedans de la conscience le relie, immédiatement,
par le coeur, par l’intuition pure, à l’ouvert (seul asile possible), qui apporte la sûreté de l’abri dans
l’ignorance de l’abri ; tandis que l’immanence de la conscience le coupe de l’ouvert, à force de
raison raisonnante, qui transforme le monde en objet, et condamne l’homme non seulement à
être privé d’abri, mais encore à en être conscient.

Si cette ouverture sur l’ouvert fait la césure entre l’homme et l’animal, alors le post-humain
demeure dans le giron de l’homme tout en modulant son rapport à l’ouvert. L’animal, gouverné
par un « obscur désir », gisant dans une bienheureuse stupidité (« libre de souci5 ») est, par là
même, pauvre en monde (Weltarm6) ; tandis que l’humain, capable de ce détachement
réfléchissant, est formateur de monde (Weltbildend)7.
« [former un monde] ne signifie donc pas une idée du monde, mais le monde
lui-même saisi comme ce dont on peut « avoir-idée ». (…) Avec l’avènement
du « Weltbild » s’accomplit une assignation décisive quant à l’étant dans sa
totalité. »8
Pouvons-nous préciser les conditions qui autorisent une telle formation ?
Etre formateur de monde, c’est avoir conscience de son propre régime de sensibilité pour se
le représenter. C’est bâtir une conscience de soi dans le monde, en réfléchissant son corps-en-

1 ibid, p. 371.
2 ibid, p. 371.
3 ibid, p. 372.
4 « En tant que celui qui représente et produit, il se retrouve devant l’ouvert barré ». ibid, p. 352.
5 ibid, p. 376.
6 Giorgio Agamben, L’ouvert : de l’homme et de l’animal, Paris, Ed. Payot & Rivages, 2002, p. 75.
7 En fait, Heidegger précise trois modalités distinctes : « la pierre (ce qui est matériel) est sans monde (weltlos) ;

l’animal est pauvre en monde (weltarm) ; l’homme est configurateur de monde (weltbildend) ». Martin Heidegger,
« §42 », dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique - monde, finitude, solitude, Paris, Gallimard, 1992, p. 267.
8 Martin Heidegger, « L’époque des « conceptions du monde » [Weltbilder] », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris,

Gallimard, 1962, p. 117.

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Partie III : Le glaçage du sensible

présence. Je créé un monde parce que je sais que je vois, parce que je perçois que je perçois,
quand je me perçois percevant, et l’image qui rend compte de ce phénomène et de mon
inscription dans l’environnement tel qu’il m’apparaît – c’est un monde.
Un individu sera formateur de monde si : 1/ il est un percepteur sensible (comme une
pellicule photographique) et 2/ il est libre pour cette prise de conscience. Son ouverture indique
donc sa capacité à aller puiser dans l’ouvert, l’infinie puissance de former des mondes.
Etre « formateur de monde », autre façon de dire le rapport conscientisé de l’homme à
l’ouvert, est donc l’être même de l’homme. Il est donc aussi la volonté de concilier deux
consciences hermétiques, un dedans dans un dehors, un esprit dans une production, un sens dans
un produit. C’est ce que condamne Heidegger en pointant le Ge-stell du régime technique (à la fois
rationalisation et production représentante) : sa capacité à perdre l’homme, en le noyant dans la
déréliction de son faire et la consommation de ses produits. Pour identifier la reconfiguration
qu’opère la technologie, nous devons préciser les dynamiques intriquées de cette raison
raisonnante. Et ainsi revenir sur ce que contient l’expression retenue de « formateur de monde »
(Weltbildend).
L’homme est organisateur de monde, quand il donne libre cours à sa volonté productrice. Il
agit sur le réel et cherche à dominer la nature. Il construit des artefacts qui viendront modifier le
donné du réel en y apposant sa marque. Il modifie ses capacités d’exercice sur son monde. C’est
le régime pur de la technique.
L’homme est modélisateur de monde, quand il concentre sa volonté cognitive,
conceptualisante. Il découvre dans le réel des lois et des principes modélisables. Fort de cette
découverte, il s’offre un système de représentation vicariant et efficace. Il conçoit des modèles
abstraits dont la logique interne servira à la prise du réel. Il modifie ses capacités d’interprétation
de son monde. C’est le régime pur de la science.
Avec la technologie, l’homme invente un règne hybride, où le technique s’emploie au registre
de l’épistémique. Ce « discours de la technique » s’exerce aussi bien pour accroître les domaines
des régimes technique et scientifique, pour les hybrider, que pour bâtir son propre domaine
d’existence. L’homme est inventeur de monde, quand il donne corps à sa volonté informative et
informatrice. Il détourne l’action du réel au profit d’une utilisation qui remet en question ses
limitations existentielles. Il bâtit ainsi un ordre para-mondain de fonctions virtuelles qui
redoublent le donné du réel. Il modifie ses capacités de perception de son monde.
Le pessimisme heideggerien absorberait sans écart cette nouvelle donne. Le Ge-stell se voit
même confirmer par ce nouvel empire de la production représentante. Avec les Temps
Modernes, est apparu homo technicus ; avec nos temps hyper-modernes, apparaît homo technologicus.

- 283 -
Partie III : Le glaçage du sensible

Les forces de déréliction sont toujours à l’œuvre si elles ne sont pas confortées. Avec les Temps
Modernes, s’est imposée la figure du sujet, comme fond pour le rapport à l’étant, en lieu et place
de l’être1. D’où l’hégémonie du régime du Ge-stell, sur celui de l’intuition. Les temps hyper-
modernes dépassent la césure Sujet/Objet. D’une part, parce que les sciences elles-mêmes
s’appareillent et l’expérimentation scientifique perd sa neutralité théorique (l’observation fait
l’observé) ; d’autre part, parce que l’homme s’appareille sur son monde. Le tissu des appareils
tresse un ombilic homme-monde. Les temps hyper-modernes introduisent l’idée d’un sujet-objet,
inscrit dans un système et non plus d’un sujet, face à l’objet du monde.
A ce stade, la technologie n’a pas encore modifié la nature de l’homme. La lecture
heideggerienne reste valable, à peine a t-on besoin de la préciser. L’homme se définit par son
rapport à l’ouvert, placé sous le signe d’une essentielle malédiction. Il s’y relie par sa conscience
transcendante, quand il cherche à accueillir « l’étant dans sa totalité » dans « l’écoute de l’être » –
quand il se laisse conduire par ce qu’Heidegger, reprenant Rilke, appelle der reine Bezug, la
« perception pure »2. Il s’en exclut lui-même quand il fait jouer (et est le jeu) de sa « conscience
immanente », laissant s’exprimer la tendance du Ge-stell, visant la maîtrise de l’étant dans sa totalité
et dans l’oubli de l’être – nous ajouterions : quand il se laisse conduire par son désir d’aperception
médiée. Ce Ge-stell, qui trouvait, dans la rationalisation scientifique d’une part et la production
technique de l’autre, les moyens de son arraisonnement, se voit de nos jours augmenter d’une
tendance à l’invention technologique, hybridation des deux premières, hybridation de l’artificiel et
du naturel, qui marque donc le dépassement de l’homme sujet en un homme sujet-objet.
Le post-humain prend acte de cette tendance et la pousse : il use des technologies pour faire
de l’homme leur objet et proposer l’émergence d’un sujet-produit.

Dans le post-humain, c’est en effet la nature humaine qui cherche à se modifier. Le post-
humain refuse les bornes (si ce n’est le principe) de sa finitude. En cela d’ailleurs, il fait bien partie
de cette face négative du rapport conscientisé de l’homme à l’ouvert.

1 ibid, p. 115.
2 Le texte français dit : « Ce mot de Bezug (« perception ») est un terme fondamental de l’œuvre poétique de Rilke, et
cela, dans les tournures comme « la perception pure », « l’entière », « la réelle », « la plus claire », « l’autre perception »
(c’est-à-dire la même à un autre égard). Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », dans Chemins qui ne mènent nulle
part, trad. Wolfgang Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 340.
Le texte originel dit : « Das Wort « der Bezug » ist ein Grundwort der gültigen Dichtung Rilkes und zwar in den
Wendungen wie « der reine Bezug », « der ganze », « der wirkliche », « der klarste », « der andere Bezug » (d. h.
derselbe Bezug in anderer Hinsicht) ». Martin Heidegger, « Wozu Dichter ? », dans Holzwege, Frankfurt am Main,
Klostermann, 2003, p. 283.
Rilke utilise notamment le terme dans les Sonnets à Orphée : « Sei ihm so wahr wie der klarste Bezug. » (1ère partie,
Sonnet VI) ; « Handeln wir aus wirklichem Bezug. » (1ère partie, Sonnet XII) ; « Preisender steige zurück in den
reinen Bezug. » (2ème partie, Sonnet XIII). Rainer-Maria Rilke, Elégies de Duino ; Les sonnets à Orphée : et autres poèmes
[1922], éd. bilingue, Paris, Gallimard, 1994, p. 142, p. 154, p. 212.

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Partie III : Le glaçage du sensible

S’il écoute le dedans de sa conscience, l’homme acquiesce à la mort, qui est vue positivement
(Rilke : « il s’agit de lire le mot de « mort » sans négation »1). C’est-à-dire qu’il accepte sa finitude
comme ce qui « [le] touche », soit encore « ce qui [le] met en mouvement » 2.
S’il suit le dehors de sa conscience, il s’oppose à la mort, vue comme une négation. C’est-à-
dire qu’il travaille contre la finitude de l’homme.
Le post-humain vise à augmenter notre ouverture à l’être, à l’ouvert, en augmentant nos
dispositions à communier avec l’ouvert et en repoussant les frontières de notre finitude. Le projet
est, dans ces termes, paradoxal et impossible. Mais c’est pourtant bien là son enjeu. Celui de la
création d’une troisième conscience, d’un troisième canal à l’ouvert.
Selon le premier, l’individu se laisse déployer dans son être, porté par la « perception pure »,
travaillé par sa conscience transcendante. Le processus premier qui en témoigne est l’épi-genèse,
qui est une ontogenèse, qui est donc le vécu de notre ouverture sur l’ouvert, une façon de venir à
l’être dans une co-naissance.
Selon le second, l’individu cherche à faire ployer l’être sous ses tentatives de domination,
activant une aperception médiée, travaillé par sa « conscience immanente ». Le processus
paradigmatique qui l’atteste est la concrétion (ou production ou Ge-stell), qui est une fermeture sur
l’ouvert, une façon de soumettre l’être dans une com-préhension, par une ex-plication.
Si troisième terme il y a dans le post-humain, c’est dans l’hybridation qu’il faut le traquer.
Alors l’individu chercherait à accroître l’envergure de son déploiement dans son être, activant une
perception appareillée augmentée, travaillé par une conscience altérante. Le processus permettant cela est
celui de l’hybridation, comme la projection de la concrétion sur la genèse, qui est une
amplification de notre ouverture sur l’ouvert, une façon de réinventer l’être sous de nouveaux
augures.
La conscience altérante est la conscience altérée d’un individu qui n’est plus tout à fait un
homme et qui possède déjà des caractéristiques d’espèce, qui empêcheront toute empathie avec la
race humaine. L’essence de la technologie semble être l’hybridation : des ordres (technique,
humain, nature), des domaines (sciences, technique, art), des étants (appareillage).
Dans cette hypothèse, c’est la puissance de la technologie qui permet la bascule dans le post-
humain, en autorisant l’avènement de cet objet-sujet, devenant sujet-produit, ou plus
simplement : projet. L’enjeu portera alors sur les possibilités de prise de cette greffe : aboutira t-elle
à la création d’un nouvel in-dividu ou se contentera t-elle de dis-loquer l’ancien ? L’arrivée du

1 Martin Heidegger, « L’époque des « conceptions du monde » », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard,

1962, p. 364 ; puis p. 365.


2 Deleuze ne définit-il pas le « signe sensible » produit par l’art, comme « ce qui met l’âme en mouvement » ? Gilles

Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 1998, p. 123.

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Partie III : Le glaçage du sensible

post-humain s’accompagne de l’éclosion d’une troisième conscience, visant à augmenter (par des
moyens productifs) l’envergure de notre union à l’ouvert (et donc potentiellement de notre
perception pure). Cette ouverture agrandie peut prendre deux visages : celui du biologique, parce
qu’elle se déploie dans un individu non prothétique – et celui de l’artificiel, parce qu’elle se
déploie dans un individu technologiquement prothétique. Le premier post-humain est celui des
mutants, chimères et clones – qui se sont vus augmentés par une action pré-génétique de la
technologie. Le second est celui des cyborgs, robots et avatars – qui se sont vus augmentés par
une opération post-génétique de la technologie. Dans ces deux cas, le rapport à l’ouvert a été
artificiellement étendu par des puissances productrices, qui ont pris comme terrain de
transformation, le corps de l’homme, se faisant individu-monde, devenu « projet ». Le mutant
comme le cyborg ont, de façon immédiate ou médiée, des capacités dépassant le spectre de
l’humain naturel. Ils redéfinissent les frontières de la finitude de l’homme et son rapport à
l’ouvert. Les puissances du Ge-stell modifiant la nature humaine, serviront donc à reconstruire les
bases de toute formation de monde, mais encore, seront causes d’une nouvelle perception pure.
C’est du moins le pari que l’on veut faire, si l’on veut sauver la figure du post-humain.
Le post-humain écrit l’histoire de l’invagination des puissances rationalisantes de l’homme,
dans son être même (dans son corps et dans sa lignée). L’histoire de l’humain était celle de
l’extériorisation des aptitudes techno-discursives (diraient Leroi-Gourhan et après lui Stiegler),
c’est-à-dire de l’objectivation toujours plus grande du réel dans lequel il évolue. Corrélativement,
elle narrait l’histoire de la subjectivation de l’homme, comme détenteur de cette puissance et
moteur de cette production représentante. L’histoire du post-humain est celle de l’hybridation de
ces deux pôles (objet-sujet) non pas dans un retour à un état animal, mais par la fusion du
principe auto-directeur : celui de la projection. L’homme, objet-sujet de ses puissances et de ses
désirs, devient, dans le post-humain, son propre projet. L’homme-projet, c’est le dépassement de
l’objectivation de l’homme tel qu’Heidegger la condamne1, pour relancer l’homme sur de
nouvelles voies vers l’ouvert.
Se joue ici le drame de la profanation de l’ouvert, qui se tenait coi, à l’abri des audaces de
l’homme, et qui se voit progressivement conquis par des moyens inédits.

1 « L’homme est exposé (…) au péril croissant de devenir un pur matériel ; il reste exposé au péril de devenir pure et
simple fonction d’objectivation ». Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », dans Chemins qui ne mènent nulle part,
Paris, Gallimard, 1962, p. 352.

- 286 -
Partie III : Le glaçage du sensible

« Profaner, c’est restituer à l’usage commun ce qui a été séparé dans la sphère
du sacré. »
« [Contrairement à la sécularisation,] la profanation implique une neutralisation
de ce qu’elle profane. Une fois profané, ce qui n’était pas disponible et restait
séparé perd son aura pour être restitué à l’usage. »1
Dans le post-humain, l’insondable de l’ouvert est profané, démystifié, mais réactivé sous
l’angle de l’usage et du vécu.

* *
*

1 Giorgio Agamben, « Eloge de la profanation », dans Profanations, Paris, Ed. Payot & Rivages, 2005, p. 91, p. 97.

- 287 -
Partie III : Le glaçage du sensible

Pourquoi des poètes ? demande Heidegger. Ils sont ceux qui doivent, malgré la disparition des
dieux et de leurs traces, à cause de leur « dépouillement » (Entgötterung), en « ses temps de
détresse »1, risquer le plus essentiel, c’est-à-dire le langage, ou encore le chant, c’est-à-dire la
poésie (Dichtung). Le plus essentiel, c’est notre ouverture à l’être, et « la parole est l’enceinte, la
demeure de l’être »2. Le poète est là le garant du maintien de cette conscience transcendante,
quand il enfante les mots de la perception pure.
Et, comme cherche à l’expliciter Heidegger dans son titre éponyme, l’origine (Ursprung) de
l’œuvre d’art, c’est l’art, en tant que Dichtung3. L’œuvre d’art est donc le produit d’une poésie, et
l’artiste est un Dichter. Le faire-venir d’une œuvre est justement la poïèse, qui se révèle donc
l’articulation de la fibre poétique de la conscience transcendante et de la perception pure de
l’homme, avec la fibre de la technè de la conscience immanente et de l’aperception médiée de
l’homme. Il est donc la confrontation d’une source (Anfang) poétique avec la capacité
organisatrice de l’homme, formateur de monde.
C’est ainsi que l’œuvre « installe un monde », « en maintenant ouvert l’ouvert du monde ».
L’homme « a un monde parce qu’il séjourne dans l’ouvert de l’étant4 », parce qu’il est membre
d’un peuple historial. La prise de l’homme sur son monde est donc diverse. Avec le Ge-stell de la
technoscience, il s’en forme (c’est-à-dire qu’il s’en élabore) des conceptions (ou des images :
Bilder) ; avec la Dichtung de l’art, il laisse l’œuvre instaurer un monde. L’œuvre d’art, « installant un
monde et faisant venir la terre, est alors le lieu d’instigation d’un combat5 » entre les deux.
Qu’est-ce qu’un monde ? Il est l’ordonnancement des actes et de l’être de l’homme dans son
déploiement historial. « Il s’ordonne en monde (die Welt Weltet)6 ».
« Un monde est le toujours inobjectif sous la loi duquel nous nous tenons,
aussi longtemps que les voies de la naissance et de la mort, de la grâce et de la
malédiction nous maintiennent en l’éclaircie de l’être. Là où se décident les
options essentielles de notre Histoire, que nous recueillons ou délaissons, que
nous méconnaissons ou mettons à nouveau en question, là s’ordonne un
monde. » 7

1 Martin Heidegger, « L’époque des « conceptions du monde » », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard,
1962, p. 99-100.
2 Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 373.
3 Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art [Der Ursprung des Kunstwerkes] », dans Chemins qui ne mènent nulle part,

Paris, Gallimard, 1962.


4 ibid, p. 48.
5 ibid, p. 53.
6 ibid, p. 47.
7 ibid, p. 47.

- 288 -
Partie III : Le glaçage du sensible

Qu’est-ce que la terre ? Elle est la masse et la pesanteur de la physis, elle est l’irrationalisable
de l’étant (la sensation de pesanteur que le chiffrage du poids ne dit pas ; l’irradiance d’une
couleur que sa longueur d’onde rate).
« Elle ne se montre que si elle reste non décelée et inexpliquée. La terre fait
ainsi se briser contre elle-même toute tentative de pénétration. (…) Ouverte
dans le clair de son être, la terre n’apparaît comme elle-même que là où elle est
gardée et sauvegardée en tant que l’indécelable par essence, qui se retire devant
tout décel, c’est-à-dire qui se retient en constante réserve. » 1
Le monde est l’accomplissement de l’homme existant, l’inobjectif ; la terre, la réserve de
présence de l’être pour l’homme, l’irréductible. « Installer signifie : ériger pour vouer et
glorifier2 » ; et faire venir la terre (herstellen) veut dire « la porter et maintenir dans l’ouvert d’un
monde, la libérer pour qu’elle soit elle-même ».
« Le monde est l’ouverture ouvrant toute l’amplitude des options simples et
décisives dans le destin d’un peuple historial. La terre est la libre apparition de
ce qui se referme constamment sur soi, reprenant ainsi en son sein. Monde et
terre sont essentiellement différents l’un de l’autre, et cependant jamais séparés.
Le monde se fonde sur la terre, et la terre surgit à travers le monde. » 3
Ce faisant, l’œuvre est la bataille où est conquise la venue au jour de l’étant dans sa totalité,
c’est-à-dire la vérité4. En effet, l’un des modes dans lequel la vérité se déploie, c’est l’être-œuvre
de l’œuvre. C’est donc « l’avènement de la vérité qui est à l’œuvre dans l’œuvre ».
Il y a chez Heidegger un statisme essentiel5. L’œuvre in-stalle, in-staure, dans une stat-ure.
« L’art, c’est la constitution en une stature de la vérité qui s’institue6 ». L’être, bien qu’historial, est
de toute éternité. Les œuvres pour en rendre compte, se conçoivent dans l’immobilisme de
pareille stature : « l’être-créé de l’œuvre, c’est la constitution de la vérité en sa stature (Gestalt) ».
Avec la technologie, la détermination de la choséité de l’œuvre fait défaut. Son essentiel
dynamisme nécessite une nouvelle ontologie de l’art. Elle propose une nouvelle destination pour
l’art, non plus faire advenir la vérité, qui serait l’ouverture sur l’être – mais ménager un lieu d’où
faire pro-venir la puissance, qui serait la pré-figuration du devenir, l’actualisation du Virtuel.
Le virtuel remplace l’ouvert, terme à terme. Ou plutôt, il est un autre mode de la vérité de
l’être, et donc reconstruit un ouvert-en-devenir, un outre-ouvert – là où la vérité instaure l’ouvert-
en-son-être. L’œuvre d’art technologique est moins la chose où s’institue une vérité, que celle où
in-volue une puissance. La vérité est ici à créer. Elle est ce qui peut être créé dans le virtuel de

1 ibid, p. 50.
2 ibid, p. 46, puis p. 50.
3 ibid, p. 50.
4 ibid, p. 61, puis p. 67.
5 Heidegger en réfère à la thésis grecque. ibid, p. 68.
6 ibid, p. 80, puis p. 71.

- 289 -
Partie III : Le glaçage du sensible

l’ouvert. La puissance du virtuel est pro-duction de l’ouvert. L’œuvre d’art technologique est
inventrice, plus que témoin, de vérité.
L’art technologique introduit, au cœur, au sein du stare (qui fait l’œuvre installée), les forces
du mouvement, la dynamis.
L’œuvre d’art est par essence une œuvre-créée. L’être-créé de l’œuvre renvoie bien à son
passé producteur (poïétique) et à son futur figé, installé. L’être-produit de l’appareil est aussi un
être-inventeur. L’œuvre d’art technologique devra donc concilier son être-créé et son être-
produit.
Evoquer un art technologique, c’est imaginer une articulation à trois termes : une source
toujours poétique et deux instances de formation de monde : l’organisatrice, la technique ; et
l’inventrice, la technologique.

- 290 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Clip

All is full of love – Chris Cunningham


(1999)

- IV, 1 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Clip

Source : http://www.youtube.com/watch?v=EjAoBKagWQA

- IV, 2 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Portrait

Le cri – Edvard Munch (1893) Autoportrait – Francis Bacon (1969)

Autoportrait – Vincent Van Gogh (1888) Les quatre saisons en une tête – Arcimboldo (XVIè s.)

Gaston Bachelard 1 – Asgern Jorn (1960)

- IV, 3 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Portrait

Almond Blossom – Glenn Brown (2010) Filth – Glenn Brown (2004)

Erato
Wim Delvoye
(2001-2002)

- IV, 4 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Portrait

Self Hybridations – Orlan

Refiguration-Self-Hybridation n° 28 (1998) Refiguration-Self-Hybridation n° 31 (1998)

Hybridations africaines – Orlan (années 2000)

Masque de danse « Pwevo » et visage de femme Femme-girafe Ndebelé souche nguni Zimbabwe
Euro-Parisienne (2000) et visage de femme Euro-Forezienne (2000)

- IV, 5 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Portrait

PerfectlySuperNatural – Lawick&Müller (1998-2000)

Athena from Velletri – Isabelle, Anna, Simone

Hermes – Stefan, Micha, Jörg, Fabian

Dystopia – Aziz&Cucher (1994-1995)

May (1994) Chris (1994)

- IV, 6 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Portrait

Human Race Machine – Nancy Burson (2000)

Alex – Catherine Ikam (1995)

Le Messager 3 – Catherine Ikam (1995)

- IV, 7 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Portrait

Prosthetic Head – Stelarc (2003)

Partial Head – Stelarc (2005)


- IV, 8 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Portrait

Ann Lee – Philippe Parreno et Pierre Huyghe (1999)

Fictitious portraits – Keith Cottingham (1990-1992)

Triplets

- IV, 9 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Sculpture

Reclining Figure, No. 4 – Henri Moore (1954-55)

Head No. 2 – Naum Gabo (1916)

Singing Sculpture – Gilbert and George (1970)

Rest Energy – Marina Abramovic (1980)

Thinking On Your Feet – Richard Serra (1997)

- IV, 10 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Sculpture

Drawing Restraint 9 (extrait) – Matthew Barney (2006)

Fragments d’un archétype – Catherine Ikam (1980) Valis – Catherine Ikam (1988)

Série Cyborg : Cyborg Red – Lee Bul (1998) Série Amaryllis, Siren, Crysalis – Lee Bul (2000)

- IV, 11 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Sculpture

Cloaca – Wim Delvoye (2000)

Mother and Child, Divided – Damien Hirst (1993)

Blender – Stelarc (2005)

- IV, 12 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Sculpture

Le Lion (2006)

– Xavier

L'Ours (2010) Blind Sculpture (Head), Jean Nouvel Blind Sculpture (Jordan)
(2006) - IV, 13 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Sculpture

Dreamcatcher – Marilène Oliver (2009)

Family portrait – Marilène Oliver (2003)

Iceman Frozen Scanned and Plotted


Marilène Oliver (2007)

- IV, 14 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Sculpture

Skippings – Frank Thilo (2008)

No Kutemo light and shadow – Kazuki Takamatsu (2007) Target, target – Kazuki Takamatsu (2008)

- IV, 15 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Installation

Le salon – Yaacov Agam (1974-1975)


Eucalyptus – Alexandre Calder (1940)

Les Messagers – Annette Messager (2007) Untitled – Felix Gonzalez-Torres (1990)

Sans Titre
Rirkrit Tiravanija
(2002)

- IV, 16 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Installation

Number 7, Plus or Minus 2 – Tony Oursler (2010)

UNK – Tony Oursler (2005)

Milano PAC – Tony Oursler (2011)


Sternbau n°2 – Lee Bul (2007)

Installation à la Park
Avenue Armory, in
NYC

Ernesto Neto
(2009)

- IV, 17 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Installation

Disembodied Cuisine – TCA (2003)

Telematic Encounter – Paul Sermon (1996)

- IV, 18 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Installation

Interactive Plant Growing – Christa Sommerer et Laurent Mignonneau (1992)

Eau de Jardin – Christa Sommerer et Laurent Mignonneau (2004)

- IV, 19 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Installation

Telegarden – Ken Goldberg (1995)

Akousmaflore – Scenocosme (2007)

- IV, 20 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Installation

The eighth day – Eduardo Kac (2001)

The board room – Antoni Muntadas (1987)

Le procès – Bill Vorn (1991)

- IV, 21 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Architecture

Crystal Palace, Londres – Joseph Paxton (1851) Musée Guggenheim, Bilbao – Frank Gehry (1997)

Performing Arts Center, Abu Dhabi – Zaha Hadid (2007)

Cité Radieuse, Marseille – Le Corbusier (1952) Centre de culture et de congrès, Lucerne


Jean Nouvel (2000)

- IV, 22 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Architecture

Facade Crystal Mesh, Complexe ILUMA (Singapore) – Agence WOHA (en cours)

Framework f5*5*5 – LAb[au] (2009) Adaptive fa[CA]de – Marilena Skavara (2009)

Dynamic facade, Showroom Kiefer Technic, Bad Gleichenberg – Ernst Giselbrecht + Partner (2007)

- IV, 23 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Architecture

Living light, Séoul – The Living (2009)

Media ICT, Barcelone – Enric Ruiz Geli (2011)

- IV, 24 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Architecture

Façade « 555 Kubik », Hamburger Kunsthalle – Daniel Rossa et Urbanscreen (2009)

Two origins, Toulouse


Rafael Lozano-Hemmer (2002)

Nevel – Lawrence Malstaf (2004)

- IV, 25 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Architecture

Pavillon des métamorphoses – Electronic Shadow (2010)

3minutes2 – Electronic Shadow (2003-2004)

- IV, 26 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Architecture

The phoenix is closer than it appears – Frank Thilo (2010)

Cube – Vincenzo Natali (1999) Cube 2 : hypercube – Andrzej Sekula (2003)

ParaCube – Markos Novak (1998)

Turbulent Topologies – Markos Novak (2008)

- IV, 27 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Paysage

La montagne Sainte-Victoire – Paul Cézanne (1906)

Les Chantiers – Vieira Da Silva (1957) 144 Graphite Silence – Carl Andre (2005)

Spiral Jetty,
Grand Lac Salé dans
l'Utah, USA

Robert Smithson
(1970)

- IV, 28 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Paysage

A Sudden gust of Wind – Jeff Wall (1993)

Bahrain – Andréas Gursky (2005)

Kamiokande
Andréas Gursky
(2007)

Hétérotopie #IEGDII – Vincent Stoker (2010)

Balcon 2 (Hong Kong) – Philippe Ramette (2001)

- IV, 29 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Paysage

The weather project – Olafur Eliasson (2003)

Installation de Shangaï – Serge Salat (2007)

- IV, 30 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Paysage

Yellow
Anish Kapoor
(1999)

- IV, 31 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Paysage

Ephémère – Char Davies (1998)

- IV, 32 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Paysage

Legible City – Jeffrey Shaw (1989)

HazeExpress – Christa Sommerer et Laurent Mignonneau (1999)

- IV, 33 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Abstraction

Spirale no 1 – Jesus Rafael Soto (1971) Composition en rouge, bleu et jaune


Piet Mondrian (1937-42)

Parc près de Lu – Paul Klee (1938) N°5 – Jackson Pollock (1948)

- IV, 34 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Abstraction

Gong Series Cosmos – Félicie d’Estienne d’Orves (2011)

Cloud Gate, Chicago – Anish Kapoor (2004-2006)

- IV, 35 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Abstraction

Mirror Number 2 – Daniel Rozin (2000)

Weave Mirror – Daniel Rozin (2007)

Wooden Mirror – Daniel Rozin (1999)

- IV, 36 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Abstraction

Enter the void – Gaspar Noé (2010)

Biogenesis – William Latham (1993)


The Garden of Unearthly Delights
William Latham (1992)

- IV, 37 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Abstraction

Vertical skip – Frank Thilo (2009)

Nemo observatorium – Lawrence Malstaf (2002)


- IV, 38 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Abstraction

Galápagos – Karl Sims (1997) Genetic Images – Karl Sims (1993)

A-Volve – Christa Sommerer et Laurent Mignonneau (1994)

- IV, 39 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Sens

A bit beyond what is designated as the pale


Lawrence Weiner
(2008)
The True Artist Helps the World by Revealing
Mystic Truths – Bruce Nauman (1967)

Glass Words Material Described


Joseph Kosuth
(1965)
MONUMENT – Jenny Holzer (2008)

Date Paintings – On Kawara (1966)

- IV, 40 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Sens

ZYX – Eduardo Kac (1985) Letter – Eduardo Kac (1996)

Adrift – Eduardo Kac (1991)

VPoem12 – Ladislao Pablo Györi


(1995)

- IV, 41 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Sens

Genesis – Eduardo Kac (1999)

Life Writer – Christa Sommerer et Laurent Mignonneau (2006)

- IV, 42 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Sens

Echo&Narcisse – Electronic Shadow (2009)

- IV, 43 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Sens

Black shoals : stock market planetarium – Lise Autogena et Joshua Portway (2010)

Labylogue
Maurice
Benayoun
(2000)

- IV, 44 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Sens

On Translation : The Internet Project


Antoni Muntadas
(1997)

n-cha(n)t
David Rokeby
(2001)

- IV, 45 -
Planches : Partie IV : Chapitre 1 : Conclusion

Ghost Catching – Bill T Jones (1999)

- IV, 46 -
Partie IV : Planches

Le diable est-il courbe ? – Maurice Benayoun (1995) Dieu est-il plat ? – Maurice Benayoun (1994)

Paysage n° 1 – Luc Courchesne (1997)

T’es où ? – Luc Courchesne (2005)


Partie IV : Planches

Panoscope 360 – Luc Courchesne (2000-2005)

Messa di voce – Tmema (2003)


Partie IV : Planches

Double_Skin – Nathalie Fougeras (2009)

Level Head – Julian Oliver (2008)


Partie IV : Planches

Pissenlits – Edmond Couchot et Michel Bret (2005)


Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Donc la technologie aurait un impact sur les diverses manifestations de l’art : ses produits et
ses producteurs ; leurs modes de faire, d’apparaître et d’interagir. Mais la question reste pendante
touchant la possibilité d’un « art technologique », c’est-à-dire la capacité pour une sensibilité
technologique d’insuffler dans le monde un esprit toujours-encore artistique. Cette interrogation
porte sur l’existence d’une véritable sensibilité technologique, au-delà de l’invention d’une
sensorialité technologique. Il y aura un art technologique moins si ses représentants conservent
les critères idoines (eux-mêmes sujets à caution) – que si cet art putatif continue l’aventure de
l’Art dans sa tonalité propre. Chaque période a marqué l’histoire de l’art de sa sensibilité, a forgé
son art contemporain en insufflant à « l’idée de l’art » sa propre petite musique épochale, un
visage du temps, une forme, au sens où Hegel la conçoit.
« [La forme] est une détermination précise qui anime et vivifie un contenu en
luttant activement contre son caractère abstrait, indéterminé, ou
« nocturne ». »1
L’histoire de l’art, Hegel ou Malraux disent cela aussi, peut alors se lire comme le roman des
formes artistiques, la « forme » étant l’adéquation d’un contenu avec sa configuration. Pour
Hegel, l’art symbolique a été la mise-en-forme du sacré au travers des formes monumentales de
l’architecture ; l’art classique, le saisissement du divin au travers de la sculpture au premier chef ;
etc. L’étude que Wölfflin consacra en 1915 à la naissance du Baroque2 l’a mis aussi bien en
valeur : à travers un style déterminé, passe un contenu épochal, une Weltanschauung particulière.

1 Benoît Timmermans, « L’esthétique ou l’entêtement du sentiment », dans Georg Wilhelm Friedrich Hegel,

Esthétique. Tome 1, Paris, Librairie Générale Française, 1997, p. 14.


2 Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art : le problème de l’évolution du style dans l’art moderne, Paris, Club

des Éditeurs, 1961.

- 291 -
Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

La question de la possibilité d’un art technologique peut alors être différée encore un peu,
pour tenter de cerner sa forme propre. Si « art technologique » il y a, il doit être reconnaissable à
son contenu et à son contenant. Le premier renvoie à une expression, et à son discours ; le
second, à un visage et à ses traits. Nous parlerons plus volontiers de l’association d’un imaginaire
et d’une présentation.
Si cet art existe, alors il doit avoir mis à jour une forme nouvelle, il doit proposer sa forme
propre. C’est cela que nous tenterons de cerner à présent, en ne rechignant plus au syntagme, tout
hypothétique soit-il encore, d’art technologique.

Supposons qu’il y ait bien une « volonté d’art technologique » qui cherche à prendre corps
dans nos sociétés hyper-modernes – quelle forme choisit-elle de produire pour s’incarner ?
Comment peut-on la reconnaître ? Peut-on la caractériser comme art, et non plus seulement en
fonction de l’usage d’un (pseudo-)médium ? Peut-on tenter de raconter son imaginaire et de
pointer les caractéristiques propres de sa présentation ?
Problème que l’on peut encore éclairer au travers de deux séries de questions :
A quoi rêve la génération Facebook ? Dans quel univers imaginaire évolue t-elle ? A quoi
ressemble le monde onirique qu’elle se forge et dans lequel elle se sent chez elle ? De quoi parlent
ses artistes et que montrent-ils ? Quelle formule pourrait venir ramasser cet imaginaire ? Quelle
œuvre pourrait leur servir d’étendard ? Et où se crée cette sensibilité (dans quels cercles) ?
Par quels moyens, les artistes qui opèrent dans le domaine, tentent-ils de donner corps à ce
Mediakunstwollen (non pas un Kunstwollen à l’ère des médias, mais une volonté d’art médiatique) ?
Quelle façon et quel tour ont-ils donnés à leurs œuvres pour les rendre idoines à cet objectif ?
Quels critères peuvent venir unifier cette production artistique ? A quoi ressemblent les œuvres
d’art technologique, par opposition à celles d’autres styles ou époques ?

- 292 -
Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

L’esthétique fantomatique
La modernité est peut-être ce dont, une fois trouvée, on ne peut plus se défaire. Nous en
dépêtrer, nous ne pouvons – donc finie, l’histoire de l’art ? L’invention baudelairienne ne laisse
pas de s’adapter à une société tout accélérée soit-elle, comme à un art si polymorphe et mutant
soit-il. Les candidats à sa suite clament eux-mêmes leur stricte obédience : le « post-moderne » de
Lyotard1, le « surmoderne » d’Augé2, « l’hypermoderne » de Lipovetsky3, le tout récent
« altermoderne » de Bourriaud4. L’art contemporain vient certes après les avant-gardes, mais sans
s’être trouvé de nouveau paradigme, qui lui permettrait de se sevrer de toute dépendance, de
toute ressemblance. Si la modernité est ce par quoi l’homme exalte la vie présente dans laquelle il
se tient5, tout art de son temps, restera un art moderne, quelle que que soit l’apposition qu’on
veuille y mettre pour le préciser, non pour le qualifier. Elle est par essence « fluide », et
« transitoire »6. Si l’art moderne est un art du présentisme, et s’il prit la suite d’un art du passé
(qu’il soit mythologique, surnaturel ou historique) – alors peut-être l’art sortira t-il de la modernité
quand il se fera « du futur » ? Pour l’heure, nous proposons d’identifier une unique période
moderne allant du milieu du XIXème siècle à nos jours, laissant apparaître trois intervalles d’un
haut, d’un moyen et d’un bas modernisme.
Il y a comme une erreur d’adressage dans la naissance de la modernité. Baudelaire invente le
mot en adulant Delacroix ; l’histoire de l’art lui reprendra sa formule, mais l’appliquera à partir de
Manet. « Qu’une nouvelle ère commence, et que sa peinture soit née vers 1860, nul ne l’ignore
plus » : tels sont les tout premiers mots de « l’Introduction générale » de la Métamorphose des dieux
de Malraux7. La bascule dans la modernité se joue donc autour des années 1860, et, s’il fallait

1 Jean-François Lyotard, La condition post-moderne : rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 2002.
2 Marc Augé, Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 1992.
3 Gilles Lipovetsky, Les temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004.
4 Nicolas Bourriaud, Radicant : pour une esthétique de la globalisation, Paris, Denoël, 2009, p. 26-92.
5 « Il s’agit pour [l’artiste] de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer

l’éternel du transitoire ». « La modernité », extrait de : Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, dans Œuvres
complètes. Tome 2, Paris, Gallimard, 1976, p. 694 et sq.
6 « Parler, hors de toute nuée folklorique ou exotique, de manière strictement adéquate à ce qui, en ce temps auquel

j’appartiens, est le cadre de ma vie mentale aussi bien que physique ». Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Paris,
Gallimard, 1981, p. 231.
7 Cette introduction aura été écrite autour de 1955. Le premier tome, plus tard isolé sous le titre Le Surnaturel, sort

pour la première fois en 1957. Voir la notice de l’édition en Pléiade de : André Malraux, Œuvres complètes. Tome V.
Ecrits sur l’art. Tome 2, Paris, Gallimard, 2004, p. 1229-1291.

- 293 -
Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

trouver sa clenche, ce serait donc Olympia, qui déchaîna les diatribes et les quolibets en 1863. Le
Salon de 1846 de Baudelaire se limita à conclure sur « l’héroïsme de la vie moderne » ; celui de
1859 s’ouvrira sur « l’artiste moderne » ; et 1863 verra la sortie d’un opuscule entièrement dédié à
l’un de ses représentants, sous le titre : Le peintre de la vie moderne1. En quinze ans, la « modernité »
est passée d’une fin de cortège à la tête du convoi2. Ce que l’histoire en dit, c’est qu’à cette
époque, la peinture a cessé de s’intéresser aux problèmes de la mimésis et de la référence, pour
devenir autotélique, pour sacrer l’espace du tableau comme le seul pertinent pour l’artiste. La
fiction, la beauté idéale, la narration deviennent secondaires, face aux qualités plastiques propres
que la toile réclame. Cette bascule est contemporaine de la lente adoption d’un nouvel appareil,
auquel Baudelaire consacre son deuxième chapitre du Salon de 1859 : l’appareil photographique3.
Avec la modernité, l’art se voit assigner deux nouveaux horizons : celui de chanter les vertiges de
la vie moderne, tout en dégageant ses enjeux à l’intérieur de l’espace plastique qu’il réalise. Les
premières écoles des « refusés » (qui ne sont pas encore des « avant-gardes ») voient le jour.
Aucune d’elles n’a totalement abandonné le « sujet », même si toutes s’ordonnent autour de mots
d’ordre4 pour des recherches d’abord formelles : Impressionnisme, Pointillisme, Cubisme,
Fauvisme. L’art est encore une histoire de peinture5. C’est en s’en émancipant, que nous passons
dans le moyen-modernisme.
En 1913, Duchamp produit son premier ready made (La roue de bicyclette), la course aux avant-
gardes est lancée. Chaque nouveau mouvement ira un cran plus loin dans la négativité, dans la dé-
définition de l’art, dira Rosenberg6 en 1972. Le cadre référentiel disparaît totalement, c’est le
médium qui règne, et les recherches formelles autour de médium particulier (et bientôt singulier)
deviennent l’essence de l’art. Ainsi, pour Greenberg, chaque art doit avoir à cœur de pousser la
logique de son médium à son comble afin d’exprimer son propre, ce propre qui le différencie des
arts voisins. Tel est le modernisme qu’il propose en 1960. Manet avait découvert la planéité de la
toile, Cézanne la puissance d’un aplat de couleurs, Pollock ou Reinhardt remporteront la mise
avec la peinture abstraite.

1 Charles Baudelaire, Œuvres complètes. Tome 2, Paris, Gallimard, 1976, p. 493, p. 608, p. 683-725.
2 L’art moderne de Théophile Gautier date de 1853 ; mais il s’agit d’un recueil de critiques d’œuvres de l’époque.
3 « Le public moderne et la photographie », extrait de : Charles Baudelaire Salon de 1859, dans Œuvres complètes. Tome 2,

Paris, Gallimard, 1976, p. 614 et sq.


4 Tels : « changer la vie » ; « peindre sur le motif » ; « l’art pour l’art ».
5 Le dernier tome de la Métamorphose des dieux, paru en 1976 est, à cet égard, déceptif. En guise « d’art moderne »,

Malraux, en fait : 1. se consacre à la peinture avant tout, et 2. évoque peu la génération d’après Picasso.
6 Harold Rosenberg, La Dé-définition de l’art, Nîmes, Ed. Jacqueline Chambon, 1992

- 294 -
Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

« Parce que la planéité était la seule condition que la peinture ne partageait


avec aucun autre art, la peinture moderniste s’est engagée dans la planéité
avant toute chose. » 1
Une course à la nouveauté, au Novum, est lancée ; le chantier est tel que les avant-gardes se
multiplient, tirant légitimité de leurs manifestes ou de ceux des critiques. Ils découvrent non
seulement d’autres façons de continuer les anciens médiums en les déconstruisant (orphisme,
suprématisme, art abstrait, hard edge, nouveau réalisme, etc), mais surtout ils les creusent en
découvrant de nouveaux matériaux dans tout ce qui les entoure (ready made, art minimal,
actionnisme, sky art, arte povera, concrétion césarienne, art conceptuel, etc). Chaque avant-garde
porte son étendard, et l’art est militant. Au même moment, dans la société, Griffith invente le film
cinématographique : Naissance d’une nation sort le 3 mars 1915, et sera suivi, l’année suivante,
d’Intolérance… La société devient technicienne, ce qui concourt à la sculpture d’une esthétique et
d’une sensibilité nouvelles. En 1935, Benjamin diagnostique une sensibilité du « choc » pour une
« réception distraite », dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique… Paul Morand ausculte
les ressorts de l’homme pressé en 1941, tandis que Burroughs et Gysin introduisent les techniques
de collage dans la littérature, au début des années 1960 (les cut-ups).
En 1979, Linz tient sa première édition d’Ars Electronica et Lyotard publie La condition post-
moderne. Il semblerait qu’une nouvelle page se soit tournée et que s’ouvre le temps du bas-
modernisme. L’homme contemporain a perdu ses valeurs et ses idéologies, le relativisme règne
dans une société devenue glocale. En art, les « -ismes » ont fini par lasser leur monde. L’irruption
de chaque nouveau mouvement a fini par morceler le paysage des mondes de l’art, dont les lignes
de fracture ne sont plus toujours si franches. Une nouvelle typologie, plus englobante, essaye
d’ordonner cette pléthore de groupes : peinture, sculpture, installation, land-art, body-art, art vidéo,
art numérique. La guerre est finie, les avant-gardes se sont épuisées dans leur négativité. L’art
contemporain sera sans école, sans combat, sans dogme, sans tabou. L’exploration des médiums,
poussée à son comble, vient de buter sur son fond ; elle se continuera transversalement : dans le
pluri-médial (et bientôt « inter- », et aujourd’hui « trans- »). L’art moderne n’aura eu de cesse de
réinventer ses rapports avec ses référentiels.
Après Manet, la quête mimétique de la peinture perd en légitimité. Auparavant, une œuvre
était belle, parce qu’elle traitait convenablement son sujet ; après cela, une œuvre sera importante
parce qu’elle réinventera son cadre de référence. La dénotation est une valeur en berne, le sujet ne
sera maintenu que sous le registre de la connotation – la force de l’œuvre ne sera plus à chercher

1Nous traduisons : « Because flatness was the only condition painting shared with no other art, Modernist painting
oriented itself to flatness as it did to nothing else ». Clement Greenberg, « Modernist Painting », dans Forum Lectures,
Washington, Voice of America, 1960. Disponible en ligne : http://www.sharecom.ca/greenberg/modernism.html.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

à l’extérieur de la toile, mais en s’y cantonnant strictement. Chez les impressionnistes, le motif
remplacera le sujet. Un nouveau cadre de référence entre en jeu : l’histoire de l’art, dans laquelle
l’œuvre vient s’inscrire et donc engager un dialogue. Dans le moyen-modernisme, ce dialogue
s’est tenu sous une forme agressive et à un rythme stichomythique. Le réel, comme référence,
continuait de perdre du terrain, jusqu’à sa totale disparition dans l’art abstrait par exemple : le
règne de la connotation se réduit à celui du symbole, de « l’à-propos » (Danto). De plus, l’histoire
de l’art, comme référentiel, s’ouvre elle aussi, en découvrant toutes les pratiques qu’elle avait
laissées en dehors de sa clôture et en les annexant dans son Musée Imaginaire mondial (Malraux).
Dans le bas-modernisme, ce double système de référence (mimétique et artistique) prend un
nouveau visage : le figuratif devient une façon non de copier le réel, de rivaliser avec lui, mais
d’en produire de nouveaux pans ; le référentiel de l’art s’ouvre encore pour accueillir une culture
populaire jusqu’ici illégitime1.
Deux événements sociétaux viennent bouleverser la sensibilité de cette époque : le walkman
de Sony sort en 1981 et la télévision libère ses ondes2. L’homme des années 1980 sera
continuellement à portée d’une source sémiotique de plus en plus riche et aguichante. L’empire
des médias, annoncé par McLuhan en 19643, va prendre une ampleur sans précédent.
Parallèlement, les principales sources de l’édification de l’imaginaire collectif se modifient. A la
Renaissance, peut-être y avait-il deux imaginaires qui se partageaient le parc humain : celui des
artistes et des nantis, construit sur l’écrit et quelques œuvres d’art ; et celui de la masse, nourrie
des discours de l’Eglise et des menaces de la Nature. Par la suite, l’écrit y prendra une place de
plus en plus enviable, s’oralisant pour les analphabètes : imprimés, journaux, littérature bleue,
almanachs. Dans les premiers temps de l’époque moderne, l’art, collecté dans les musées, est sans
doute, avec la littérature, le forgeron de l’imaginaire de son époque : artistes et grand public
rêvent à partir d’un terreau médiologique commun (imprimé, roman feuilleton, œuvre d’art,
musique jouée pour les plus heureux). A t-on besoin de préciser qu’ils n’en tirent pas le même
rêve… La modernité voit survenir une rupture. Les artistes, maudits ou maudissant, créaient sans
s’inquiéter de l’attente sociale ; les avant-gardes, par définition presque, créent contre ce qui les a
précédées, contre ce qui est admis. Leur source d’inspiration est toujours là où on ne l’attend pas
(comme l’art nègre pour Picasso, Bali pour Artaud, l’Inde pour Glass). L’imaginaire des artistes
sera l’art lui-même – pour le reste des gens, ce sera la guerre. En temps de bas-modernisme, les

1 « [L’audio-visuel] pèsera au moins autant sur notre peinture et les jeunes de 1976, que le musée imaginaire sur
l’Ecole de Paris et les jeunes de 1925 ». André Malraux, La Métamorphose des dieux. Tome 3, L’intemporel, Paris,
Gallimard, 1976, p. 345.
2 En France, François Mitterrand sera le président des radios et des télés libres.
3 Première publication en anglais de : Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Points, 1968.

- 296 -
Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

artistes et le peuple se retrouvent autour d’un imaginaire commun. Ce ne sont plus les œuvres
d’art et les livres qui le déterminent d’abord, ce seront deux industries culturelles de masse : le
cinéma et la musique1.
Les années 1970 voient ainsi apparaître un groupe de musique inouï : Kraftwerk. La musique
techno ou électro est née. Le succès arrive dès 1974 avec Autobahn ; en 1978, l’album Man-Machine
confirme le succès avec l’un des morceaux les plus samplés du groupe : The Robots2. Entre 1977 et
1982, sortiront coup sur coup : Alien, Blade Runner et la trilogie Star Wars. Une nouvelle esthétique
apparaît : celle du technologique, du futurisme – c’est-à-dire celle qui perpétue la tradition de
science-fiction en se débarrassant de tous les bouts de ficelle. Mais ce n’est pas l’imagerie qui fait
l’imaginaire, et une esthétique technologique se niche bien au-delà du fantastique. Où et quelle est
t-elle ? Dans le domaine musical, Air3, Massive Attack, Björk4, Marylin Manson5 ou Radiohead6,
chacun dans leur genre, nous paraissent répondre à une vis commune, et mettre en sons une
esthétique proche. Celle qui invente un genre, en simulant une sonorité inédite, « électro », sans
que l’on puisse assurer son suffixe (électronique ou électrique ?). Des distorsions, non isolables –
une sensation de voix déformées plutôt – qui ne se laissent pas pour autant saisir ni dans leur fait
ni dans leur lieu. Tous arrivent à recréer d’abord une ambiance, tout en produisant des morceaux
aptes à plaire à un public de masse. L’auditeur est à la fois étonné par une sonorité nouvelle,
hyper-moderne, et conquis par son format accessible. L’expérimental devient grand public ! La
musique y est post-industrielle : du bruitisme et de l’industrie, ils n’ont gardé que quelques sons,
plus mélodiques, plus riches. Ils découvrent dans la froideur de sons glacés, technologiquement
éthérés, la matrice d’un univers lisse et ouaté, courbe et émoussé, lithophanique. Dans le domaine
cinématographique, ce n’est pas vers la science-fiction qu’il faut se tourner, mais vers d’autres
films, plus étranges, plus ouverts, plus interactifs. C’est Lynch, c’est Cronenberg, c’est Fincher,
c’est Aronofsky – que nous voudrions ici convoquer. Non pour leur sujet, mais pour son
traitement. Un point les rapproche : la composition narrative et filmique qui plonge le spectateur
au cœur d’un monde où il se perd. Hitchcock réussissait à créer du suspens, eux du virtuel pur.
Celui qui laissera le spectateur perdu et libre – libre de son interprétation, de son implication, et
perdu dans le labyrinthe spéculaire tressé par le montage. Ces films captent le spectateur pour

1 La télévision élabore des valeurs (ce qui est bien pire !) et la publicité des tics sémiotiques. La télévision, ici, étant

considérée comme médium (de sa propre production), et non comme vecteur du domaine de l’art. En dépit des
espoirs de Malraux, il n’y a pas d’art sur les programmes télé (exception faite de l’art cinématographique).
2 Trois ans plus tard, Laurie Anderson, artiste d’avant-garde, devient une star des hit-parades avec un titre tout aussi

post-humain : O Superman. Elle y réclame les bras affectueux et protecteurs de sa mère : des bras électroniques,
automatiques.
3 En 2007, la pochette de l’album Pocket Symphony sera illustrée par Xavier Veilhan.
4 En 1997, sort Homogenic, avec le titre All neon like, d’abord intitulé Techno Prayer.
5 En 1998, sort Mechanical Animals, avec le titre Post-human.
6 En 1997, sort l’irremplaçable OK Computer, avec le titre Paranoïd Androïd.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

l’installer au cœur de leur univers, dans lequel il se reflète en partie. Qui est ce fameux Dick
Laurent, mort1 sub species aeternatis, si ce n’est un double du héros et peut-être aussi, vertige
métaleptique, le spectateur lui-même ? De même, ce n’est pas la littérature de science-fiction qui
nous fera sentir cette esthétique, mais celle qui tricote des pièges au lecteur, qui recrée un monde
qui s’ouvre au fur et à mesure qu’on le voit nous enfermer. Il aspire son lecteur en son cœur, en
masquant son étrangeté. La schizoïdie fut un thème très porteur à cet égard : PK Dick, Dantec,
Palahniuk (dont on retrouve le Fight Club chez Fincher) en ont tiré le meilleur. Cette schizoïdie
qui se love dans les méandres de la plume, et qui frappe le lecteur de Brett Easton Ellis ou de
Danielewsky.
Il y a là une communauté d’esprits et d’auteurs qui veulent créer des mondes dans lesquels le
spectateur entre et se perd, dont l’étrangeté se terre au lieu de s’annoncer ou de se laisser prendre
dans ses dispositifs de manifestation. En cela, l’esthétique technologique, tel qu’on la subodore
dans la culture de masse – n’est ni fantaisiste, ni féerique. L’imaginaire féerique a peuplé les âmes
pré-scientifiques d’aventures et de miracles, obtenus par des moyens non-scientifiques. On lui
doit encore L’illusion comique (Corneille-1636) ou la Flûte enchantée (Mozart-1791). Quand science et
technique s’affirment comme des puissances démiurgiques, l’imaginaire féerique est relégué aux
contes pour enfants, et cède sa place à un imaginaire fantastique. Frankenstein, l’Eve future chantent
le corps électrique. Cette nouvelle esthétique reste un peu naïve, un brin brinquebalante, celle
d’un bricoleur fou. Elle demande la bonne volonté du spectateur indulgent pour parvenir à ses
fins. La filiation cinématographique part de Méliès et vit encore aujourd’hui avec Guy Maddin,
Michel Gondry, Jean-Pierre Jeunet et Terry Gilliam ; la filiation artistique part du Surréalisme
pour s’épanouir chez un Pierrick Sorin ou un Philippe Découflé, après Tinguely : Géo
Trouvetous et bricoleurs du dimanche, qui créent des œuvres de bric et de broc en menace
d’échec. C’est cette menace même – que le spectateur sent planer autour d’une œuvre fantastique,
alors même qu’elle ambitionne les plus hauts projets (tout à la fois : faire rêver, invoquer l’image
d’un rêve, et projeter le spectateur dans ce rêve) – qui lui donne ce charme tout particulier, en
confessant sa machinerie branlante. Il y a toujours un élément de distanciation dans ces
propositions fantaisistes, qui fait que le spectateur jouit du spectacle offert et du spectacle qu’il
donne en se laissant attraper. Enfantine et bonhomme, l’esthétique fantastique se décrit dans ses
termes même : c’est « pour de faux », on fait « comme si on croyait » à son monde, qui commence
toujours par un « il était une fois ». A l’inverse, l’esthétique technologique n’exhibe ni ses rouages
ni le merveilleux de l’univers qu’elle semble exposer froidement. Mais son déroulé consiste en la
capture du spectateur dans un treillis dense et complexe de signifiants et de significations, qui se

1 David Lynch, Lost Highway, Paris, MK2, 2008.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

répondent et se détournent, pour tresser une toile qui – enfermant le héros ou clôturant le décor
– tient captif le spectateur. Parce qu’imperceptiblement, c’est lui-même qui a été installé en lieu et
place du héros, parce que dès le début, il était ce héros. Spider de Cronenberg en est une
illustration captivante.
Aux confluents de la musique et du cinéma, que notre hypothèse a fait sources principales de
l’imaginaire collectif et artistique du bas-modernisme, se trouve cet objet hybride, invention de la
télé libérée : le clip. A cet égard, le travail de Björk est plus que symptomatique. En 1997, les deux
premiers singles d’Homogenic s’accompagnent de clips réalisés par Michel Gondry : ambiance contes
de Perrault, carton pâte et bouts de ficelle. Deux ans plus tard, c’est Chris Cunningham qui
viendra mettre en scène All is full of love avec un clip qui fera date1. On y voit un robot androïde,
aux formes féminisées, être construit sur une rampe de montage, et, s’éveillant, s’éveiller à
l’amour. L’ambiance est très simple, blanche léchée : la manufacture ressemble à un laboratoire.
Des bras robotiques, aux gestes précis, souples, délicats, s’agitent autour d’un robot aux traits de
l’artiste, immobile puis gagnant la mobilité de la bouche, des yeux, de la tête et du corps tout
entier. Un ballet s’agite pour donner vie à ce corps artificiel, aux lignes épurées, crayeuses, quasi-
translucides. L’énergie nécessaire à cette création irradie au travers des néons blancs, des
étincelles de soudure, et des liquides qui se répandent et dont la blancheur ne peut pas ne pas
évoquer le lait (maternel) et le sperme (fertilisant)2. Tout y semble étrangement organique. Non
pas mimant piteusement la souplesse du geste humain, mais ayant trouvé, au sein même de leur
corporalité artificielle, une façon naturelle de se mouvoir. A son éveil, le corps robotique de Björk
retrouve un autre corps semblable, aux formes féminines, qui l’attend. Ils s’embrassent et se
caressent sur la table de montage, qui pourrait être comme une table de dissection, mais qui fut
une table d’érection, alors qu’autour d’eux, les bras robotisés semblent les couver, les surveiller,
les envier. Le rythme de la musique et du film nous berce et nous plonge au cœur de cette
histoire, à la découverte de ces entités qui finalement ne sont peut-être pas ce que l’on croit. Vues
la délicatesse et la tendresse qui en émanent, elles ne peuvent pas l’être en effet. Une grâce. Une
grâce au cœur de l’industrie et de la technologie. Une grâce inattendue qui nous égare, parce
qu’elle paraissait impossible à atteindre. L’esthétique technologique dans ses plus beaux atours…
L’esthétique technologique qui apparaît dans le bas-modernisme est d’abord d’une facture
analogique. Parce que les appareils le sont encore. Certes, le walkman introduit les notions,
fondamentales, de portabilité et de nomadisme, qui permettront à la technologie de s’édifier en

1 Optionalinfo, « All is full of love », Youtube, 07/12/2005, en ligne :

http://www.youtube.com/watch?v=EjAoBKagWQA.
2 Chris Cunningham affirme que les premiers mots qui lui vinrent à l’écoute de ce titre, furent : « sexuel, lait,

porcelaine blanche, chirurgie ».

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

milieu d’une densité sans faille – mais reste qu’une cassette audio est analogique. Les premiers
films futuristes utilisent des technologies d’effets spéciaux pyrotechniques encore analogiques.
L’étoile noire est une maquette. Baudrillard est un visionnaire, cherchant à être un critique1. Vingt
ans plus tard, cette esthétique aura à disposition un nouveau moyen d’expression et d’expansion :
le numérique2. Le web et son protocole d’interopérabilité « http » naissent en 1990 ; et en 2001,
Apple lance l’ipod. La musique continuera de nous suivre partout, mais sous forme numérique
cette fois. L’esthétique technologique va pouvoir se donner à voir dans sa facture constitutive, ie
technologique. Steve Jobs incarne peut-être cette nouvelle figure post-artistique, qui a su si bien
déceler, objectiver et véhiculer cette fibre d’un Mediakunstwollen : si les produits d’Apple marchent
si bien, c’est qu’ils ne font pas seulement date mais époque, fonctionnant sur des images du clean,
du high tech, du smart, du lisse, du féminin, de la blancheur clinique valorisée… Au cinéma, un film
fera l’événement de l’année 1999 : Matrix des frères Wachowsky. Les technologies du virtuel
envahissent nos écrans. Les anciens monstres mécatroniques (de grosses marionnettes) se font
tailler des croupières par les créatures totalement numériques (Jurassik Park en démontre le rendu
exceptionnel dès 1993).
Un tout nouveau médium, issu des industries culturelles vient rejoindre le cinéma et la
musique, pour former la trinité intriquée de l’audio-visuel. Il emprunte leurs codes autant qu’il les
nourrit en retour : le jeu vidéo3. En 2000, Sony lance la Playstation2 et Nintendo arrête la
production de la SuperNES (tandis que Sega se retirera du marché de la console un an plus tard).
C’est plus qu’un symbole. La proto-esthétique, « électronique », des premières consoles, chétive,
maladive presque, ne fournissant que des héros pixélisés, aux gestes lents, pauvres, saccadés – va
céder sa place à une esthétique virtuelle, léchée, plongeant le joueur dans des univers foisonnants,
rapides, d’une fluidité organique, d’une richesse et d’une joliesse éblouissantes. La « fonction
héroïque » (comme la critique inventa la « fonction auteur ») va prendre une tout autre dimension
en s’entant dans ce terrain neuf : elle se rêvait dans la lecture, elle s’activera dans le jeu vidéo. Le
héros ne sera pas celui que vous suivez, en vous identifiant plus ou moins ; mais celui que vous
dirigez, en vous incarnant plus ou moins4.
Le bas-modernisme est donc, aussi, l’époque où s’édifie cette esthétique technologique, à
travers deux opérabilités différentes : l’une analogique, traditionnelle, et l’autre purement
technologique (et qui nous a occupés jusqu’à présent). L’imaginaire qu’il construit peut se laisser

1 Simulacres et simulation sort en 1981.


2 Ce en quoi, la pensée post-moderne est dépassée : venue trop tôt, elle a « raté » le numérique et le web.
3 Aujourd’hui, première industrie culturelle par son chiffre d’affaires.
4 Le succès des jeux Doom-like, vient notamment de la caméra subjective qui les gouverne : ce que vous voyez à

l’écran, est ce que voit le personnage que vous manipulez.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

approcher dans les domaines des industries culturelles. Nous y avons vu le souci d’absorber le
spectateur dans un univers dont l’étrangeté est déboussolante : elle le perd au détour de l’un de ses
innombrables méandres – ailleurs que là où l’on pouvait le craindre, diversement selon le
spectateur, et aléatoirement à chaque visite. L’opus est une réserve de virtuel qui attire, accueille
puis retient celui qui l’actualise. Cet imaginaire, l’art technologique, dans sa facture analogique
comme numérique, ne se contente pas de le poursuivre, mais le creuse.
L’art technologique ne se limite donc pas à sa pointe la plus high tech, celle qui crée dans les
appareils – mais il se retrouve encore chez tous ceux qui sont sensibles à cette nouvelle sensibilité,
à cet inconscient technoïde. En effet, la technologie n’est pas qu’un milieu d’appareils, elle est
encore présente comme état d’esprit ; et l’art technologique est l’art de ceux qui incarnent ce
Kunstwollen de notre époque. Les œuvres technologiques ne sont pas simplement celles d’une
facture technologique, ni celles d’un sujet technologique (comme une peinture critiquant Internet
pourrait le faire), mais toutes celles qui transpirent un esprit, une fibre, un état d’âme
technologique. Matthew Barney (compagnon de Björk), pourrait répondre à ce critère. Ses films
ne sont pas à proprement parler high tech. Il fait du cinéma, sans effets spéciaux particuliers, sans
numérique, sans interactivité. La technologie n’est pas plus son sujet qu’elle n’est présente dans
ses films (Ambiance « années 1950 » pour le premier Cremaster, chevalerie centr-européenne pour
le cinquième, etc). Pour autant, certains schèmes figuraux employés semblent appartenir à la
galaxie des schémas technologiques : l’hybridation, non pas magnifiée dans la chimère ou le
monstre, mais auscultée dans ses zones de contact entre des corps étrangers ; la répétition de
séquences, qui, sous prétexte de poursuivre le même, propose d’infimes changements ; la
puissance du nombre, des courbes, non dans une approche numérologique ou baroque, mais
algébrique, mathématisée ; l’entre-deux qui n’en finit pas de se définir et de se dé-définir ; la
personnification des machines ; les multi-rapports au territoire. Dans un autre genre, Houellebecq
pourrait en présenter un pendant littéraire. Il expose pour une part le versant high tech de la société
hyper-moderne, le socius technologicus en tant qu’il s’ignore : des héros désensibilisés, isolés dans un
monde artificiel devenu glaçant1.
Tel est à présent le territoire à explorer pour tenter de mettre à jour les valeurs de cet
imaginaire, ses accents, ses mutations.

1Sa techno-sensibilité apparaissant encore dans ses écrits teintés de science-fiction (La possibilité d’une île), et dans sa
plume même, attaquée pour avoir recyclé des textes de wikipédia (La carte et le territoire).

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Portrait d’une tête déplissée


Depuis l’expressionnisme, le visage peint est le lieu d’où sourd une furieuse déflagration de
puissances intérieures. Un même cri relie Munch à Bacon, en passant par Appel ou Jorn. Le
visage est supplicié : on peut y lire le déchaînement des humeurs d’un corps qu’il n’arrive plus à
contenir – parce qu’elles s’y inscrivent dans les traits. La modernité a appris que toute figuration
doit laisser affleurer, en son sein, le principe de sa propre défiguration, qu’elle n’a véritablement
lieu qu’au travers de sa négativité même. Les traits de ces visages sont ravagés : on peut y lire les
symptômes des puissances physiologiques et psychanalytiques qui sont en latence dans le moi.
Cette opération (dé)figurante se manifeste par une peinture capiteuse, furieuse, agonistique qui
mêle les couleurs pour les opposer, qui projette rageusement des aplats les uns contre les autres,
qui ménage à la surface d’une peau qu’on croyait dormante des zones d’affrontement, des pics
d’intensité qui sont comme autant de chocs tectoniques entre des puissances contraires, trop
longtemps contenues et qui crèvent littéralement la surface des corps, comme celle de la toile. Le
visage devient le lieu sublime d’une tempête affective ou organique. L’art du portrait laisse
derrière lui un champ de bataille, plein de fractures, de cadavres et de désordre. L’expression de
forces invisibles tempête et ravage – la figure est lacérée, scarifiée, ruinée.
Chez un Glenn Brown aujourd’hui (ou un Chuck Close), on peut voir un exercice d’un
nouveau genre : la manifestation, apaisée, de forces contenues, qui s’exposent non dans l’éruption
cutanée, mais dans la diffusion osmotique. Reprenant des portraits de la Renaissance, l’artiste les
noie sous un flot coloré d’arabesques aplanies. Il y a du Arcimboldo, et l’on pense à Van Gogh,
mais les lumières, comme les ombres, ne créent pas ici véritablement de relief. Le visage semble
se tenir tout en dégoulinant – et toutes les zones sont liées les unes aux autres par un complexe
réseau d’arabesque. Un animal microscopique pourrait se promener sur ces corps, comme en
déambulant dans un labyrinthe aux formes arrondies. On pense parfois à des cartes
topographiques, qui indiquent les altitudes et les nivellements par un jeu de lignes emboîtées les
unes dans les autres. Une telle carte représente bien un paysage de relief, mais elle est un objet
totalement plan. On dirait le plan des humeurs et des passions qui dorment sous la peau du
portraituré, comme nous le révèlerait une nouvelle machine éclairante (après les infrarouges et les
rayons X). C’est dans la planéité du rendu de la figure que transparaît à présent la profondeur de
la vie intérieure. Cette profondeur, hier, apparaissait en creux. Le relief de la toile peinte, dans sa
matérialité même, rendait l’abysse de l’invisible. Ils étaient le négatif l’un de l’autre ; quand
aujourd’hui, cette profondeur, aperçue dans un prisme technologique, vient s’aplatir sur une
surface sans aspérité, homo-gène. Le corps-sans-organe deleuzien ou le corps-territoire de Ballard
étaient des massifs peuplés d’intensités vitales : ils s’en voyaient déformés, métabolisés en

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

permanence. Le visage passé au crible des appareils est une surface plane, qui simule les saillances
en les lissant. Les portraits, sexuels, de Delvoye aux rayons X disent la même chose (séries Chapel
en 2001 et 9 muses en 2001-2002). Dans ce cas, l’effet est augmenté par le support utilisé : celui du
vitrail. La profondeur (factuelle : c’est l’intérieur des corps qui est donné à voir) devient éthérée
quand son image se projette et transparaît par le jeu de la lumière qui la transperce.
Le nouvel art du portrait, plat et glacé, quand il état mat et plissé – préférera à la figuration
du disparate enfoui sous la peau, l’accomplissement du divers promis au corps. C’est le devenir-
autre de l’individu qui le retiendra. Comme chez Orlan et ses portraits hybrides (1998-2000). La
technologie numérique permet à l’artiste de s’hybrider à des canons de beauté non-occidentaux.
Cela donne de drôles de madones mayas, africaines ou toltèques. L’heure n’est plus aux
défigurations mais aux refigurations, qui sont des reconfigurations du visage, de ces zones qu’on
croyait structurellement arrêtées. Les traits de l’artiste restent reconnaissables, tout en s’étant
hybridés non à une nouvelle image, mais à une nouvelle norme. Ce sont des règles qu’elle a
implémentées et fait fonctionner pour en tirer moins un portrait d’elle-même, que le portait d’une
femme à venir. Ici, le portrait précède le modèle. Une même nappe, sans pli, relie tous les points
du visage. Tous ces portraits qui flottent dans des cadres sans fond, sont comme les visages
d’entité en attente de trouver un refuge pour prendre vie. Dans le nouvel espace de ces « toiles »,
il n’y a qu’une seule entité fluide et souple, sans relief ni contrainte, qui donne à voir son visage
comme une carte se déploie. La carte qui montre les lieux, les pulsions, et les puissances à
dompter pour maîtriser ce devenir-autre. Des devenir-autre-chose, transitifs, c’est-à-dire par
hybridation. La technologie n’est pas seulement l’outil scientifique de l’hybridation, mais la
balance qui juge sa réussite. Et sa réussite passe par l’épiphanie d’un nouvel individu, étranger ;
par cette irruption d’un autre soi-même, rendu étrange par l’harmonie parfaite qui règne dans ses
traits monstrueux. Vitrifé, le résultat de cet agon, et aplani, le terrain de son avènement. Les
portraits de Lawick&Müller de 2000, hybridant l’image d’individus lambda avec des images de la
statuaire antique, donnent peut-être une clé : l’hybridation est cette opération au sortir de laquelle
le modèle aura été délaissé pour son image, cette image qui renvoie à présent vers un individu qui
n’existe pas et qui n’a donc pas de modèle. Les figures ici exposées renvoient non vers le monde
réel qu’elles auraient copié, ni vers l’unique espace du tableau qui en fixerait les lois, mais vers un
monde imaginaire qu’elles créent en le produisant comme leur propre référentiel. Et ce monde
imaginaire est lissé, parce que tous ses points sont reliés par leur calculabilité.
Ce devenir-autre de l’individu qui s’actualise par son visage, peut, tout aussi bien, rester
intransitif. L’autre est l’autre de soi-même, et c’est le soi-idéal d’un corps qui va se dénaturant.
Gommer les imperfections, atténuer les traits, idéaliser la peau, lisser le visage et rendre les armes

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

de la singularité – c’est tout un. L’homme lisse, ici l’homme lissé par des moyens qui se cachent,
se destitue d’une part de son humanité au profit de la simulation de son idéal. Les dystopia
d’Aziz&Cucher (1994) présentent des lieux qui n’existent pas, des lieux de malheur, comment
autant de repoussoirs. Et ces lieux, ce sont les corps de ces gens qui ont préféré la douceur d’une
enveloppe asphyxiante aux anfractuosités que recèle le crâne. Les portraits sont zonés et non plus
organisés : ils sont une seule et même nappe, découpée en zones communicantes, et non plus
l’image d’organes assemblés mais maintenus dans leur disparation. A force de devenir son
archétype technologisé, son diagramme, la version canonique de lui-même mais qui n’existe
jamais telle dans le réel – l’individu s’oublie dans sa singularité et dans son être individuel. De
même que l’homme de Vitruve de Vinci n’est qu’un archétype de la race humaine, ces portraits
présentent un archétype de l’individu qui en fut l’origine. L’origine se perd bientôt tandis qu’il
devient l’origine de l’être futur en demande de création. Les portraits d’Ikam ou de Burson
présentent cette même étrangeté. Toutes les aspérités de la peau ont été gommées par un fond de
tain numérique, non en la recouvrant mais en la modélisant. Une peau sans aspérité est une peau
inorganique et une peau qui ne respire pas ; dit positivement : c’est une peau de synthèse et une
peau transparaissante.
Car un visage se dépèce, et le scalp peut alors se déployer comme les premiers planisphères,
dessinés à partir de la projection de Mercator (1569). En concevant sa tête prothétique en 3D,
Stelarc en a aussi obtenu une carte 2D. On peut s’y promener, écrasée qu’elle est dans une
planéité inquiétante. Tous les points sont devenus comme indifférents, n’étant plus reliés à une
hauteur quelconque. Ainsi aplatie, la tête privée de sa profondeur, en perd son orientation. Il n’y a
plus de devant ni de derrière, elle ne vectorise plus ni la perception ni l’attention de l’individu.
C’est tout aussi bien une image abstraite, ou, vu son format, celle d’un paysage. La route du
Tendre ressemblait à un cœur – aujourd’hui les têtes se cartographient comme des plaines. En
reconstruisant sa tête en trois dimensions, Stelarc en donne une version sobre et lisse. Sa facticité
saute aux yeux et se précise d’évidence : elle n’a pas de chaleur parce qu’elle n’est pas irriguée,
parce qu’elle n’a pas de profondeur, parce qu’elle est cette nappe, plane et lisse, qui fut construite
en déplissant la tête de l’artiste. Le portrait est défroissé.
Le lisse du visage devient insondable chez Ann Lee (Parreno&Huyghe, 1999). Il devient la
seule expression formelle possible de la profondeur simulée de ces créatures virtuelles. No more
ghost, just a shell ; autant dire que les corps de synthèse, non pas simulacres du réel, mais
autoréférentiels, ne présentent une perfection des traits qu’à la mesure de leur vacuité. C’est cette
tension que les artistes qui s’empareront du personnage viendront ensuite interroger. Que peut-
on dire d’un lisse insondable ? Que peut-il se nicher en deçà ? De quelle vie peut-il être le rendu

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

de surface ? Un lisse « insondable » parce qu’il n’y a plus rien à sonder – parce qu’il n’y a pas
d’(arrière-)fond. Les fictitious portraits de Cottingham présentent cette même inquiétante étrangeté
technologique : ces êtres clonés, retouchés, au corps parfait – quelle vie intérieure les anime ?
quels souvenirs ont-ils en partage ? de quoi sont-ils la chair ? L’unheimlich technologique, c’est la
production d’une chair nouvelle, sans épaisseur, clinquante et peaufinée.
Ce n’est pas la platitude qui caractérise tous ces portraits mais leur lustre. La platitude n’est
lié qu’à l’interface de leur manifestation : généralement les deux-dimensions de la toile ou de
l’écran. Mais la technologie est pourvoyeuse de solutions qui rendraient la profondeur sans
ramener le relief. A cet égard, les technologies d’imagerie 3D représentent peut-être le même saut
que l’invention de l’appareil perspectif à la Renaissance. On peut y voir une continuation de la
perspective par de nouveaux moyens, en créant non plus l’illusion de la profondeur, mais sa
sensation. Cette technologie qui, ayant marqué le cinéma ces dernières années, s’engage à présent
dans la voie de la télévision privée. Il n’est pas anodin qu’un Wim Delvoye propose de nouvelles
versions en trois dimensions de ses œuvres initialement plates1.
Dans tout cet art du portrait technologique, où le lissé remplace le crevassé, la peau semble
avoir été polie. Ce sont toutes les composantes du moi-peau qui dépérissent et deviennent
obsolètes. La peau n’est plus cette interface sensorielle aux multiples fonctions2 – elle n’est plus
qu’une forme enveloppante, réduite à son rôle social et communicant. Elle ne dit plus quelque
chose du corps qu’elle abrite, de l’histoire de l’homme qu’elle contient, des puissances émotives
qu’elle cherche à cacher – elle les neutralise. Elle peut tenter de faire croire qu’elle saurait les
modéliser, en les rationalisant, en les reconstruisant – elle dénie leur force incontrôlable
essentielle. Il n’y a plus rien à lire sur ces visages, quand bien même sauraient-ils prendre toutes les
expressions listées dans le grand dictionnaire des émotions. En polissant la peau, la technologie
rabote le moi-peau.
Ne faut-il y voir qu’une condamnation ? Ne peut-on trouver dans ces marionnettes virtuelles,
les mêmes bénéfices que Craig appelait de ses vœux dans son théâtre de surmarionnettes3. Primo,
un corps entièrement calculé ne parasitant pas les désirs de l’artiste par les affects des corps
infidèles :
« Pour se libérer totalement de l’instrument infidèle du corps humain, il ne faut
pas seulement une marionnette, il faut une surmarionnette, qui « peut-être

1 Wim Delvoye, « Wim Delvoye - 3D », en ligne : http://www.wimdelvoye.be/3D.php#.


2 Maintenance, Contenance, Pare-excitation, Individuation du Soi, Intersensorialité, Soutien de l’excitation sexuelle,
Recharge libidinale, Inscription des traces sensorielles. Didier Anzieu, « Fonctions du moi-peau », dans Le moi-peau,
Paris, Dunod, 2001, p. 119-138.
3 Isabelle Rieusset-Lemarié, « Partie 2, Les clones. III, De la sumarionnette de Craig à l’acteur de synthèse :

l’élimination de l’acteur réel ? », dans La société des clones à l’ère de la reproduction multimédia, Arles, Actes Sud, 1999, p.
141-162.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

redeviendra un jour le médium fidèle de la belle pensée de l’artiste », parce


qu’elle ne dépendra plus de cet instrument corporel humain incontrôlable (…)
« Pour faire quelque œuvre d’art que ce soit, il est clair que nous ne pouvons
opérer qu’avec ces matériaux avec lesquels nous pouvons calculer ». »1
Et secundo, un corps aux mouvements intenses et descendants, libéré de l’immanence de la
chair, connecté au sacré par sa désincarnation même, ne retenant de la vie que son essence en
refusant sa contingence.
« « A cette fin, nous devons étudier la recréation de ces images – ne plus nous
contenter de la marionnette – nous devons créer une surmarionnette. La
surmarionnette ne rivalisera pas avec la vie – mais elle ira plutôt au-delà d’elle.
Son idéal ne sera pas la chair et le sang mais plutôt le corps en transe – elle
cherchera à se vêtir d’une beauté de mort exhalant un esprit vivant ». »2
L’image virtuelle, débarrassée de l’accidentalité de la chair, peut alors se tourner entièrement
vers l’ineffable et le transcendant. Le film Simone de Niccol3 (2002) a suivi cette piste : une actrice
de cinéma virtuelle vient tenir des premiers rôles et devient une vedette mondiale. Tout le monde
la croit réelle, sauf son manipulateur-réalisateur. Ils ne voient pas qu’une telle perfection, qu’une
telle grâce incarnée est plus qu’humaine. L’un des nombreux mérites du film est d’ailleurs de
provoquer la rencontre de cet être hybride high tech, non pas avec un faiseur de block-busters
hollywoodiens, mais avec un réalisateur-auteur très exigeant, old school, dont les films comme le
nom rendent hommage à Tarkosvki… L’actrice virtuelle non seulement sauve l’artiste, mais elle
le rend meilleur – la technologie non seulement sauve l’art cinématographique, mais encore, elle
le sublime…
Le virtuel devient le lieu par excellence d’où naîtra l’imaginaire de l’homme, comme pouvait
en rêver le symboliste Maeterlinck, prônant un théâtre d’androïdes :
« … la représentation d’un chef d’œuvre à l’aide d’éléments accidentels et
humains est antinomique. Tout chef d’œuvre est un symbole, et le symbole ne
supporte pas la présence active de l’homme. » 4
Son essai Un théâtre d’androïdes, laissé à l’état d’ébauche, le confirmera : le drame se déroule
moins « sur la scène » que « dans le rêve de chaque spectateur » de sorte qu’il ne soit occulté ni
par le réalisme trop poussé de la caractérisation du personnage, ni par le trop de présence du
comédien vivant5. Le rêve de Maeterlinck, c’est le théâtre du virtuel technologique.

1 ibid, p. 148.
2 ibid, p. 153.
3 Andrew Niccol, Simone, Paris, Metropolitan filmexport, 2002.
4 Maurice Maeterlinck, « Préface de 1896 », dans Trois petits drames pour marionnettes, Bruxelles, La Renaissance, 2010, p.

11.
5 Fabrice Van de Kerckhove, « Genèse des trois petits drames pour marionnettes », dans Maurice Maeterlinck, Trois

petits drames pour marionnettes, Bruxelles, La Renaissance, 2010, p. 223.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Sculpture du corps feuilleté


Historiquement, la sculpture était la grande pourvoyeuse des corps, quand la peinture
s’occupait de la chair. Les œuvres sculptées figuraient des héros, saisis en plein drame, ou des
martyrs, figés dans leur tragédie. La modernité, chassant la référence, a mis à jour des sculptures
défigurantes ou afigurales, qui s’affrontaient à un médium avant de s’intéresser à un sujet. Et ce
médium était la « matière spatialisée ». Les corps sculptés cédèrent la place à des volumes
sculptés. Moore ou Agam remplaçaient Rodin. Le bas-modernisme a suivi la pente en proposant
de sculpter des espaces, avec des œuvres qui n’enferment plus un continuum, mais qui en créent
dans leur entourage. Les œuvres de Serra ou de Kapoor ne sont plus des sculptures volumiques
mais des ouvertures d’espace. Il fallait bien que le corps refasse surface par un autre biais. Ce fut
celui du body art. Gilbert&Georges s’annoncent comme des sculptures vivantes : le corps devient
matériau d’une œuvre et vecteur de sa performativité. Les photographies qui ont gardé la
mémoire de la performance d’Abramovic et Ulay (1980) – nous mettent en présence de ce qui
pourrait être une sculpture revisitant le mythe d’Actéon. Dans le body art, le corps mis en scène est
un corps physiologique, un corps physique dont on teste les limites, les possibilités, l’endurance,
les souffrances, la symbolique. Le geste est tout à la fois politique et narcissique pour des artistes
qui malmènent leur instrument d’expression, sans le dénier, mais au contraire en l’exaltant par là
même.
Matthew Barney, s’il fut d’abord estampillé body artiste, porte aujourd’hui une esthétique
technologique qui a ajouté de nouveaux codes à cette évocation des corps. Le corps qu’il célèbre
est un corps hybride (mélange de chair et de métal comme dans son court-métrage de 2004, Hoist
du projet Destricted), un corps mutant (c’est-à-dire dans l’indécision du processus de mutation), un
corps chimérique, un corps en instance d’avènement, en époché de toute détermination, maintenu
dans un état de virtuel au seuil de son actualisation. Dans une scène de Drawing Restraint 9, on le
voit enlacé à un personnage féminin, enfermé dans une pièce dans laquelle l’eau monte. Leurs
membres se détachent progressivement du reste de leur corps, comme des lépreux dont la chair
pourrirait à vitesse grand V. Ce corps se change en une forme aquatique indéfinissable. Le corps
ne se dilue pas, il se fragmente. C’est un « corps à fragmentation », comme l’armée collectionne
les « bombes à fragmentation ». Les morceaux du corps se séparent et s’oublient, ou se
conservent pour se reconfigurer. De tels fragments, Catherine Ikam s’est évertuée à les récupérer
pour les assembler en des sculptures où une figure humaine, bien que démantibulée, reste
reconnaissable. Si chez Barney, les formes organiques priment et persévèrent, elles n’en sont pas
moins des blocs de chair ou d’ersatz dont on peut se débarrasser, pour s’en trouver d’autres ou
pour y revenir. Les membres sont détachables de leur enveloppe et de leur patrie, de sorte que le

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

corps tout entier est en menace de disparition. Les sculptures aux formes tout aussi organiques de
Lee Bul, que l’on rapproche souvent de l’imaginaire cybernétique, ressemblent là encore à des
squames rejetées par leurs porteurs, ou en attente d’être enfilées. Elles pendent dans la galerie
comme les robes de soirée dans les dressings des femmes chic. Elles sont autant des armures qui
viendront augmenter un corps, que les enveloppes métamorphosées de leur ancien utilisateur.
Des squames, des fragments, ou encore des tranches de corps, comme Damien Hirst aime à nous
les présenter dans des caissons de formols. Les corps des animaux ainsi découpés sont destitués
de toute fonction organique (les organes n’y survivent pas, sectionnés eux aussi), mais conservés
dans un semblant de vie atomisée. La technique n’est pas sans rappeler celle des empailleurs. Mais
ceux-ci ne s’intéressaient qu’à l’enveloppe extérieure de leurs animaux, quand Hirst privilégie la
vision intérieure des corps. Le corps se détache, par partie ou par bloc ; il a perdu sa colonne.
On reconnaît distinctement des lions, des ours, des rhinocéros, ou des monstres (comment
peut-on donc reconnaître un monstre ?). Mais on les croirait réalisés par un logiciel graphique
ancestral, qui n’aurait possédé, pour simuler ces volumes, qu’un nombre ridicule de facettes.
Combien faut-il d’arêtes pour former un cercle qui soit reconnu comme tel ?… Quatre ? Tout le
monde verra un carré… Vingt ? Les avis se partageront entre un icosagone (rare) ou un cercle
mal détouré (plus probable)… Combien d’informations sont nécessaires pour reconnaître un
objet ? Les sculptures de Xavier Veilhan présentent cet aspect d’objets directement sortis de
l’écran d’ordinateur : brillant, poli, avec des facettes permettant le rendu approximatif d’un corps
donné. Dans ces œuvres, le corps est refacetté : l’enveloppe a été respectée en moyenne. Chaque
surface plane a écrasé les turbulences de la zone du corps qu’elle remplace. Le corps originel est
comme enfermé dans cette gangue. Il ne nous apparaît plus dans toutes ses nuances mais comme
un sujet prismatique, qui à la fois écrase les détails et met à jour sa richesse. La personne humaine
ne se présente t-elle pas avec une multitude de facettes, qui fait sa richesse ? Pourquoi ne
pourrait-elle pas se forger un corps l’affirmant ? L’épiphanie des corps renverrait alors bien plus
au corps symbolique qu’au corps organisé, dont l’anatomie serait délaissée. Les blocs sculptés de
Veilhan ne dénotent aucune vie intérieure, aucune physiologie. Contrairement au dessin ou à la
sculpture classique qui gagnent en qualité et en puissance en étudiant l’anatomie, et en devinant,
sous la surface rendue, le réseau de chair, de sang et de nerfs – le corps refacetté fait fi de cette
connaissance. Il se préfère comme cet agrégat de multiples zones de contact surfacique. Le corps
sculpté est toujours dense, mais il n’a plus d’intérieur.
Quelle quantité de matière faut-il pour réaliser la présence d’un corps ? Quelle quantité de
matière peut-on supprimer à un corps tout en maintenant sa présence au monde ? On peut bien
sûr lui conserver son enveloppe tout en l’évidant comme ces œufs de Pâques trompeurs qui ne

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

cachent aucune gourmandise quand on les ouvre. Mais cette solution ne s’exhibe pas comme
telle, et reste vaine. On peut aussi l’échantillonner. C’est cette technique qu’a suivie Veilhan avec
ses Blind Sculptures : bustes de Jean Nouvel ou silhouettes géantes de Jordan. Les corps solides ont
été discrétisés et reproduits par couches, horizontales ou verticales. Le « pas » entre chaque
couche, et l’épaisseur de la couche sont les paramètres à optimiser pour conserver l’aspect tout en
réduisant la matière. C’est la méthode exacte d’intégration en mathématiques. Pour calculer des
volumes ou des surfaces, l’ingénieur calcule respectivement des surfaces ou des longueurs sur un
domaine hyper-réduit, en approximant la valeur retenue sur son entourage direct ; puis il
« intègre » ce calcul sur tout le domaine de l’objet à mesurer. Ces deux méthodes (discrétisation,
intégration) sont complémentaires : la première déconstruit, la seconde reconstruit. Elles disent la
même chose : que pour connaître un objet, ou tout aussi bien pour le rendre, le découper et n’en
conserver que des tranches suffisent. Le corps feuilleté récupérera son volume quand un
mouvement relatif lui sera impulsé : qu’il tourne sur lui-même ou que le spectateur lui tourne
autour. Une nouvelle ossature se définit : non pas celle, anatomique, physiologique, organique, de
la nature (la colonne vertébrale, les membres, leurs articulations), mais celle surfacique,
grammatisée, polie de la technologie (l’ensemble des informations nécessaires à sa
reconstruction). Le corps se réduit à la matérialité strictement nécessaire à ces informations in-
formantes, excluant toutes les zones inutiles. Il est compressé (comme les formats numériques de
musique), tout en conservant ses capacités à s’exhiber comme un corps plein. On retrouve
l’imaginaire lié à la téléportation, où un rayon laser venait balayer l’objet initial, ligne par ligne,
pour le reconstruire de la même manière, strate par strate dans une autre partie de l’univers1. Le
corps stratifié, poussé à son comble, serait un corps qui n’aurait pas plus d’intérieur que
d’ossature organique et qui tendrait à disparaître, suivant le devenir infime, immatériel, des
feuillets qui en assurent la présence.
Le pas se franchit avec les corps superbement translucides de Marilène Oliver. D’une part,
les couches conservées ont été elle-même évidées ; d’autre part, elles sont devenues transparentes.
Il ne subsiste qu’une frontière poreuse entre l’intérieur et l’extérieur, ne marquant plus aucune
distinction matérielle entre ces deux zones. Le corps s’éthère. Il devient fantomatique. Tout aussi
bien, la forme sculptée est un sarcophage et non l’enveloppe d’un corps. Devenue invisible, elle
n’aura d’autres choix que de l’enfermer dans des blocs de matière, cages translucides pour des
corps transparaissants. La technique utilisée vient de l’imagerie médicale. L’artiste scanne le corps
d’individus par IRM (Imagerie à Résonance Magnétique) et diverses méthodes d’imageries

1 Par exemple : David Cronenberg, La Mouche, U.S.A., Twentieth Century Fox Home Entertainment, 2007.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

internes non intrusives1. Elle obtient ainsi le pendant numérique du corps réel, sous la forme d’un
ensemble d’informations (pixels ou voxels). Elle projettera ensuite ces données dans la dimension
du réel pour leur fournir un tenant-lieu, redonner la profondeur et l’unité au corps tranché,
enregistré, informatisé, capté par l’IRM. Un cycle de métamorphoses pourrait s’enclencher entre
les processus de virtualisation et d’actualisation du réel. Chacun semblant poursuivre le devenir-
diaphane du corps initial. Les corps finals y sont feuilletés (comme chez Veilhan) ou pixélisés à
même le matériau de leur prison. Leur présence se devine en ce qu’ils rendent plus mates ou plus
brillantes les zones de contact avec le volume de leur écrin. Il n’est plus question d’y reconnaître
un individu singulier, mais la silhouette évanescente d’un archétype humanoïde. Certains artistes
cinétiques sculptaient avec les lumières, ici, on sculpte avec la transparence. Contrairement à
celles-là, celle-ci est matérialisée. La transparence, c’est de la matière transparente, c’est un matériau
qui a vocation à se faire oublier. Ici le verre est un matériau diversement utilisable : comme voile
invisible, à travers lequel on croit voir parfaitement, sans déformation ; comme empilement de
plaques qui hachent l’espace pour traquer une présence qui ne peut que se deviner ; comme
surface diversement traitée, réussissant à nous faire voir des images, là où l’on aurait parié sur du
vide. Prenons Iceman frozen scanned and plotted (2007) : l’empilement de plaques de verre,
transpercées par le devenir-forme de ses propres coefficients de transparence – laisse échapper
une (trans)figure qui veut jaillir de sa cellule, se sachant pourtant sans existence en dehors d’elle.
Ces apparitions sont encore plus troublantes avec des projections quasi-spectrales, où il nous
semblerait vraiment voir une figure humaine émerger de la course d’un instrument. Les Skippings
de Frank Thilo (2008) sont de celles-là. C’est le rythme donné à l’objet qui dessine, en creux, le
corps de son manipulateur. Ce n’est même plus la trace de l’homme mais celle de son geste, dont
l’empreinte a été laissée par ses prothèses objectales. L’individu n’est même plus feuilleté, il a
disparu dans son mouvement même ; seul le parcours de son corps en actes a pu laisser un
supplément dans le registre des phénomènes. C’est plutôt un fantôme qui nous fait face, comme
chez Takamatsu, dont les toiles présentent des figures diaphanes, éthérées, virtuelles, en absence
de corps matériel.
Le corps feuilleté se réduit à la trace qu’il aurait laissée dans un monde diaphane. De son
anatomie, rien n’a été gardé. Les fonctions organiques, seront, au contraire, autonomisées, sorties
du corps, conservées mais ailleurs : les organes sans corps répondent au corps sans substance.
Wim Delvoye produit une Cloaca (2000) qui isole la fonction digestive animale de toute
corporalité (là où le canard de Vaucanson était encore un corps). Visuellement, sa machine n’a
aucune ressemblance avec un organe ou un organisme. De même, quand Stelarc et Nina Sellars

1 Tomographie informatisée, Tomographie d’émission monophotonique, Scan laser3D.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

isolent leurs tissus, leurs graisses et leur sang dans une machine qui les mélange, ils donnent une
seconde vie propre et libérée à leurs fonctions organiques1. Ne subsiste qu’un corps
décomposable et recomposable, libéré de ses entraves bio-historiques, par le pouvoir de la
segmentation : fragmentation, discrétisation, pixellisation. Avec l’abandon de son anatomie, c’est
sa charpente qui est délaissée au profit de nouveaux principes formateurs, reformateurs,
informateurs : ceux de l’intégration. Le corps feuilleté est tout sauf un corps désintégré : c’est un
corps intégrable.

Installation de l’habiter
Les avant-gardes ne se sont pas contentées de creuser leur médium, elles ont aussi testé ses
limites, en tentant des hybridations matérielles ou formelles, qui sont venues ouvrir leur art, voire
proposer de nouveaux chantiers. Quand la sculpture n’a plus pu contenir les violences que lui
faisaient subir les artistes, l’art de l’installation naquit. Les sculptures étaient d’un bloc, dans un
matériau partitif (continu). On tournait autour. L’installation fit sauter tous ces repères essentiels :
elle produisit des œuvres en morceaux, dans des matériaux les plus divers, regroupant des objets
de tout horizon. On entrait dedans. Si les mobiles de Calder sont encore des sculptures, les
propositions d’Agam, cinétiques mais déjà multimédias, ne le sont plus. Les installations sont
démontables, remontables, réparables. L’éccéité du matériau n’a déjà plus cours dans la définition
de l’œuvre. Les poupées qui se traînent par terre chez Messager seront remplacées au besoin par
d’autres, pas forcément identiques, pour la prochaine exposition. L’installation reste cependant
encore une œuvre à regarder, étrange chaînon manquant entre la sculpture et l’architecture.
L’art relationnel, apparu au début du bas-modernisme, propose des installations qui ont,
d’abord, une valeur d’usage. Le vernissage est le moment fort d’une performance, puis l’œuvre
attend les spectateurs invités à en user. Les propositions de Tiravanija ont été les plus fortes
illustrations de cette tendance, que l’on retrouve aussi dans les piles de bonbons ou d’oranges de
Gonzales-Torrès. L’installation devient le lieu où le spectateur peut s’installer non plus seulement
pour en jouir esthétiquement, mais pour s’en servir prosaïquement. Cet esprit nous paraît se
conserver dans les installations technologiques. Mises bout à bout, elles pourraient s’agglomérer
en véritable habitat pour le spectateur, accueilli en même temps qu’appelé à en user. Un habitat
fonctionnalisé, où les œuvres sont autant de fonctions domestiques isolées. Les parcourir, c’est
improviser une visite dans un appartement témoin.

1 Dans Blender (2005), les deux artistes construisent une machine d’un mètre cinquante de haut, sorte de grande

lessiveuse qui mélange régulièrement près de cinq litres de « graisse sous-cutanée, d’adrénaline, de sang O+, de
bicarbonate de sodium, de nerfs périphériques, de solution saline et de tissu connectif ». Stelarc et Nina Sellars,
« Blender », en ligne : http://stelarc.org/?catID=20245.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Le hall d’entrée est placé sous surveillance. Toutes ces têtes et ces yeux qui flottent dans
l’espace ou se cachent dans les recoins sont l’œuvre de Tony Oursler. C’est à la fois un dispositif
anti-intrusion et l’interface de dialogue entre la maisonnée et son propriétaire. Une identité
s’accole à ces yeux ou ces têtes déformées. Une multiplicité d’identités, même, comme autant de
prisonniers de l’endroit, ou comme les nombreuses facettes de l’intelligence irrationnelle qu’il
recèle. Quelle intelligence ? Quel esprit des lieux ? Au vu des déformations monstrueuses, on
pencherait pour un magma archaïque, absorbant, protéï-glossique – que le spectateur ira peut-être
bientôt rejoindre quand il aura été « avalé » par ces murs.
Au passage, admirez le lustre et ses lignes courbes, importées des mathématiques les plus
contemporaines : le Sternbau de Lee Bul (2007). Faites attention à votre tête, les bulbes de Néto
pendent de partout !
La cuisine est à votre droite. Vous pouvez admirer ce que les cuisiniers sont en train de vous
préparer, et ils vous le feront goûter à la sortie. Ça n’a pas l’air bien appétissant, mais ne vous y
fiez pas : il n’y a là que du bio, son ontogenèse l’atteste. L’œuvre s’appelle Disembodied Cuisin.
Présentée à Nantes en 2003 par Tissu Culture and Art Project (TCA), elle propose de faire
grandir des steaks « semi-vivants » de cellules souches, extraites de grenouille (mais ce fut aussi de
l’agneau), et se nourrissant sur un milieu de polymères. A la fin de l’exposition, le public est invité
à venir festoyer autour de l’œuvre en dévorant ses étranges productions. Le cuisto a fait ses armes
dans les cuisines de Symbiotica, laboratoire artistico-génétique australien. Si la solitude vous pèse au
cours d’un repas solitaire, vous pourrez vous réfugier autour de la table de Paul Sermon, qui
propose des rencontres télématiques, avec de gens situés dans d’autres lieux, reliés ainsi virtuellement.
C’est le même Paul Sermon qui a conçu la chambre à coucher. Le spectateur peut s’étendre
sur un lit, sur lequel est projetée l’image d’un autre spectateur ailleurs, qui a pris place sur un lit
semblable. Chaque couche accueille un couple improbable, contre nature presque : réel et virtuel,
en chair et en images, incarné et projeté. C’est de téléprésence, bien sûr, qu’il retourne ici, comme
dans nombre de ses travaux : des rencontres s’improvisent en des lieux divers : autour d’une
table, sur des sofas, autour d’une table tournante, dans des salons, etc1. Ainsi s’inventent des
espaces où des rencontres se nouent parce qu’elles se dénoueront aussi vite, où des colloques se
tiennent parce qu’ils sont sans danger. La rencontre sans menace de l’autre. L’installation comme
un écrin qui accueille son spectateur, qui le met à son aise et qui le maintient dans une protectrice
sécurité, en le gardant isolé, bien que relié.
Les toilettes ont été investies par la Cloaca de Delvoye.

1 En ligne : http://www.paulsermon.org/.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Les jardins donnent naissance à toutes sortes de fantaisies. En 2011, Scenocosme montait au
TNT de Toulouse : Akousmaflore. Six plantes en pot pendent du plafond. Le spectateur, en les
touchant, ou simplement en approchant ses mains de leurs feuilles, déclenche la diffusion de
boucles sonores. Un concert commence à s’élever au fur et à mesure que le public déambule et
butine, sautant d’une fleur à l’autre, ou démultipliant ses efforts. L’ambiance est feutrée. La
technologie reproduit la nature dans un cadre dénaturé. Avec quelque chose en plus : son
contrôle, son harmonie instituée, sa sommation algorithmisée. Mais aussi son augmentation, son
doublement auditif. Les sons et les images se répondant, une ambiance quiète se dépose, et le
public se repose. Il y avait dans la première salle du musée d’art contemporain de Strasbourg, en
Octobre 2010, une œuvre qui recréait l’ambiance hors du temps des jardins zen. Un bac d’eau de
trois mètres de diamètre, sur lequel erraient, naviguaient cinq ou six bols de porcelaine blanche de
diverses tailles. Un petit moteur en un point de cette « piscine », mettait l’eau en mouvement,
lentement. Les corps blancs se laissaient porter par ce courant, tels des méduses, et se heurtaient
de temps en temps. Un gong sonore, plus ou moins aigu, se faisait alors entendre pour les
spectateurs patients qui jouissaient du spectacle sur le banc de bois qui jouxtait le simili-étang.
Qu’y a t-il de plus contraire à l’approche technologique que le jardin zen ? Son imitation par ce
biais, toute contre-nature parait-elle, est-elle un pitoyable pis-aller, ou la diffusion extra-territoriale
du sensible qu’il prodigue1 ? Ce thème botanique a aussi beaucoup intéressé Christa Sommerer et
Laurent Mignonneau avec leurs installations totalement virtuelles ou couplant des simulacres
synthétiques avec leur source organique. Dans Interactive Plant Growing (1992), des plantes en pot
attendent le public. Son approche déclenche l’apparition sur un grand écran de toute une flore
exubérante qui vient peindre le mur d’une présence florale factice mais lumineuse, virtuelle mais
émerveillante. Le spectateur est jardinier d’un parc, obéissant et changeant, impérissable et non-
vivant. Parce que le jardin dont il est ici question est ailleurs, dans une autre dimension. En 1995,
avec Telegarden de Ken Goldberg, il était ailleurs mais réel. Le public provoquait, à distance, son
arrosage. Il était non localisé (on ne pouvait que localiser le lieu de son absence : là où il aurait dû
être et où il ne figurait pas), mais enraciné quelque part. Son pendant virtuel est localisable (il est
devant nous, sur l’écran), mais sans racine nulle part.
Plutôt que de proposer un banal aquarium, nous fournissons une véritable bulle dans laquelle
vivent des organismes génétiquement modifiés : plantes, amibes, souris, poissons. Tous brillent
dans le noir grâce au gène GFP. Ils partagent leur territoire avec un « biobot » dont les
mouvements sont déterminés par la colonie d’amibes qui s’y développe et l’action d’internautes

1Question similaire : doit-on acheter des DVD qui diffusent pendant quatre heures, en caméra fixe, des flambées
dans des âtres, ou des poissons dans des aquariums ?

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

depuis chez eux. L’écosystème du futur y prépare son drame à venir : the eighth day d’Eduardo Kac
l’atteste (2001).
Une grande penderie dans le salon : elle recèle toutes les œuvres-jeux qui déferleront sur
nous, si nous avons le malheur de l’ouvrir. Nous nous en garderons ici.
Dans la cave, Bill Vorn a monté un espace en hommage à Kafka : le procès1 (1991). Le grand
volume est occupé par diverses machines robotiques non-anthropomorphes, qui s’agitent dans
une ambiance sonore très industrielle, baignées d’un voile de fumigène dense, et zébrées par des
éclairs lumineux sporadiques. On se croirait à un concert undergound techno-indus. Le public
prend place dans un lieu qui pourrait être une arène. Les machines, surplombantes, semblent
assurer les plaidoiries et les jugements, dont on ne sait si ce sont les machines en contrebas ou le
public humain qui en font l’objet. Le spectateur est-il le jury, le public ou l’accusé de ce procès
dont on ignore les tenants et les aboutissants comme on est exclu des débats, dont la langue
machinique est bruit, musique, langue, ou imposture ? L’ambiance est oppressante et littéralement
ahurissante. Le spectateur semble avoir répondu à la convocation non reçue d’un tribunal
machinique pour un dossier dont il ignore tout…
Il y a bien sûr une salle de réunion et de travail. Muntadas a monté en 1987, The Board Room,
lieu de pouvoir où les grands de ce monde (ici, religieux) se réunissent pour prendre des décisions
importantes. La table, malgré ses chaises tirées, est vide. Leurs occupants putatifs ne sont
présents que dans des tableaux à leur effigie, dans lesquels une mini-télévision est venue se ficher
à la hauteur de la bouche. Il n’est pas dit que la salle soit vide. Il n’est pas dit que l’absence des
siégeants soit avérée. Leur télé-présence technologique (ici médiatique) vaut présence effective.
Ou plutôt leur évocation technologique est une invocation qui empêche toute autre occupation
des lieux à ce moment. Le spectateur circule autour de la table mais ne s’y assoit pas. La salle est
pleine de fantômes. Non pas de ceux qui furent, et qui hantent les vivants, mais de ceux qui
seront, et dont la place est réservée.
Notre visite touche bientôt à sa fin. Comme vous avez pu le constater, chaque pièce propose
une fonctionnalité précise et s’active selon votre bon vouloir. C’est que cette maison a besoin
d’un résident qui l’habite, et non d’un visiteur qui passe. Le visiteur déclenche la machinerie de
l’exposition qui ne prend vie que pour lui. Une vie engrammée dans ce dispositif, qu’on aurait pu
croire figée par lui mais qui s’avère aléatoire dans son expression – vient prendre le public dans
ses rets. Dans L’invention de Morel2, le héros-narrateur, échoué sur une île déserte, se faisait

1 billvorn, « Le Procès - The Trial Robotic Art Project », Youtube, 16/06/2009, en ligne :

http://www.youtube.com/watch?v=aV6ChawH2KI.
2 Adolfo Bioy Casarès, L’invention de Morel, Paris, Robert Laffont, 1952.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

pareillement prendre dans le monde engrammé puis re-projeté par les machines électriques de
l’île, que la marée recharge. Ce héros se laisse intégré dans ce tissu para-réel du monde pour en
composer avec lui un scénario nouveau.
L’art de l’installation était déjà un art de la disposition. Avec la technologie, il devient un art
du dispositif1. C’est du spectateur dont l’œuvre dispose. Cherchant à s’actualiser, elle veut être
agie, et pour l’être, elle doit attirer le spectateur en son sein et l’amener à cette action. Elle
fonctionnalise le lieu de l’œuvre et lui insuffle une valeur d’usage qui en appelle à un inter-acteur.
Pour fonctionner, l’œuvre doit se laisser habiter ; pour interagir, le spectateur doit se laisser
prendre par le dispositif. Un nouveau rapport s’ouvre entre ces deux-là. L’œuvre en appelle à son
habitant comme à sa source, se languissant de son absence. En s’actualisant, elle devient hantée
par ce qu’elle invoquait. Les installations technologiques sont des artefacts qui réclament un
activateur pour déclencher leur puissance. L’œuvre devient un rituel d’invocation quand elle est
agie, de même que le Nécronomicon est ce livre démoniaque, qui veut se faire lire par un humain
afin de pouvoir invoquer le Grand Ancien qu’il retient2. Le livre est tout à la fois plainte, prison,
sceau, mode d’emploi et porte de sortie du démon qu’elle détient, qu’elle contient, et qu’elle
délivre. En lisant le livre maudit, le lecteur-bibliothécaire (qui y a été poussé par l’action diffuse et
insondable de la plainte maléfique) apprend cette histoire, l’existence du démon, et comment sa
simple lecture est en train de le réveiller, et assurera son avènement quand il aura fermé le
grimoire… Chez Lovecraft, la puissance invoquée est celle, extérieure, du Grand Ancien ; dans
les installations technologiques, la présence invoquée est celle de l’habitant de l’œuvre : sa figure
interagie en latence. L’habitant-virtuel est en attente de l’arrivée de l’habitant-spect-acteur.

L’architecture générative
Avec l’ère moderne, l’architecture a découvert de nouveaux matériaux et a ainsi pu
développer ses constructions dans des directions toujours renouvelées. Le Crystal Palace3, édifié
lors de la Great Exhibition de Londres en 1851, bijou de verre, définitivement anéanti en 1936,
marque une étape importante. Ailleurs, l’apparition du béton armé lançait l’Amérique dans la
conquête de la hauteur. L’architecture conservait ses deux fondamentaux : agencement d’espaces
et organisation de fonctionnalités. Et c’est peut-être Le Corbusier qui l’illustrera le plus clairement
et dogmatiquement avec la Cité Radieuse, véritable village dans une barre de béton, ou tout tourne

1 A noter, l’œuvre de Tony Oursler s’intéressant à l’histoire des dispositifs (en commençant par ceux relatifs à la

lumière) : Time stream (2001). En ligne : http://www.moma.org/interactives/projects/2001/timestream/.


L’artiste met en espace (et en profondeur) son article théorique : Tony Oursler, « Timestream », New-York, Moma,
2001, en ligne : http://www.moma.org/interactives/projects/2001/timestream/timestream.pdf.
2 Howard Phillips Lovecraft, La couleur tombée du ciel, Paris, Gallimard, 2000.
3 Peter Sloterdijk, Le palais de cristal, Maren Sell Ed., 2006.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

autour de l’homme, ses besoins, ses déplacements. La maison est pour lui une « machine à
habiter »1.
L’arrivée de ces matériaux et d’autres à leur suite, a permis l’émergence récente d’une
architecture spectaculaire, grandiose, qui vise à créer des formes explosives, comme rétives aux
lois élémentaires de la physique. La forme qui s’élevait à partir d’une base pleine, solide et étendue
semblait imposée par la nature, la Villa Savoye de Le Corbusier n’en aura cure (l’habitation s’élève
sur pilotis, massifs certes, mais depuis une surface au sol ridicule) ; les principes de la gravité
semblaient imposer les points d’appui et une épaisseur minimale, Jean Nouvel propose à Lucerne
un porte-à-faux de 45 mètres de long surplombant le lac, d’une finesse qui le rend quasi-
imperceptible (Centre de culture et de congrès – 2000) ; le traitement industriel des matériaux
semblait prescrire la ligne droite et l’arête, les murs du Guggenheim à Bilbao (Frank Gehry) ou les
projets de Zaha Hadid les délaissent pour des formes courbes et organiques. En s’emparant de la
technologie, les architectes explorent de nouvelles façons de répondre aux exigences de leur
médium, et en défrichent des attendus latents.
Avec le projet Crystal Mesh (2011), le cabinet d’architecture WOHA propose d’habiller le
bâtiment ILUMA d’une « peau » constituée de trois milles alvéoles hexagonales, disséminées,
réparties comme dans un rideau qui laisserait passer la lumière du jour, en lui ajoutant des
irisations interactives. L’aspect du building s’anime et s’éclaire en fonction de différents motifs
graphiques. Un visage digital semble avoir été donné au bâtiment pour engager un dialogue avec
les passants. L’architecture de verre se voit continuée, rehaussée, par une architecture de la
lumière électronique.
C’est encore un jeu sur la transparence, les éclairages, la zébrure de surfaces translucides qui
anime le projet du Pavillon Living Light de Séoul (2009). Là encore, l’édifice élabore un double
canal d’interactions : avec son environnement (la qualité de l’air), et avec ses utilisateurs qui
peuvent lui envoyer des textos qui activeront ses facettes, et donneront au bâti son aspect
changeant.
A cette animation par la lumière, peut s’ajouter une véritable dynamique des matériaux. Dans
leur projet de 2009, Framework f5*5*5, le collectif LAb[au] propose un mur modulaire constitué
de 375 carrés, mus par servo-moteurs, pouvant prendre des teintes et des angles multiples, de
sorte qu’au mur plan traditionnel, se substitue une fenêtre mobile d’un nouveau genre, s’ouvrant
par alvéoles, s’irisant par zones. Ailleurs, Ernst Giselbrecht a conçu en 2007 une façade
dynamique pour le Showroom Kiefer Technic, constituée d’une centaine de plaques planes pouvant

1 Le Corbusier, Urbanisme, Paris, Flammarion, 1994, p. 219.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

s’élever ou s’aplanir pour constituer une paroi totalement ou partiellement fermée, aveugle ou
trouée d’ouvertures variables sur le monde.
C’est ici la surface qui se fonctionnalise, qui se fait enrôler dans le projet architectural. Le
bâtiment n’est plus ce bloc inerte, agencement d’espaces et configuration de fonctions ; il se voit
augmenter d’une enveloppe dynamique, active et intelligente, lui permettant de remplir de
nouvelles missions. L’Adaptive fa[CA]de de Marilena Skavara (2009) utilise des automates
cellulaires, quand Enric Ruiz-Geli parle « d’intelligence distribuée » pour son bâtiment Media ICT
(2011). Un cerveau réparti pour une peau granularisée.
Bien sûr, l’architecture n’a pas attendu la technologie pour se prévaloir d’une certaine
capacité à remplir des missions. Elle protège des intempéries, mais peut aussi récupérer et recycler
l’eau de pluie ; elle isole des rayons du soleil, mais peut aussi offrir des lieux auto-ventilés ou
énergétiquement économiques1. Mais tout se joue alors dans la structure initiale, dans son plan et
son programme de construction – qui sont ensuite figés. La structure est active, mais elle n’est
pas en activité ; elle est bien fonctionnelle, mais elle n’est pas intelligente ; elle est bien adaptée à
son rôle, mais elle n’est pas adaptative. Ce que propose la technologie, au contraire, c’est bel et
bien l’adaptativité d’une architecture, dans un individu métamorphe.
A quoi donc s’adapte cette « architecture adaptative » ? Elle s’adapte à son environnement, et
celui-ci est constitué par deux entités distinctes : son résident et son milieu. Le bâtiment est le lieu
qui articule la confrontation des deux, il est le truchement de leur rapport. A cet égard,
l’architecture était hier fonctionnelle, c’est-à-dire qu’elle visait à organiser au mieux la demeure de
l’homme sédentarisé. Elle visait à répondre à ses activités, en leur ménageant des espaces. Elle peut
aujourd’hui se rendre adaptative, c’est-à-dire ouvrir la demeure de l’homme sur des
préoccupations extra-territoriales. Elle tend à correspondre à des désirs, en intégrant une
dimension onirique au sein même de ses limitations spatiales.
Dès lors, l’espace lui-même peut passer au second plan et l’architecture devenir non plus ce
lieu qui articule résident et territoire, mais ce médium qui organise la mise-en-relation des
habitants entre eux, dans l’oubli du territoire. Dans ses nombreux projets d’architecture
relationnelle, Lozano-Hemmer cherche à transformer le bâti en surface de médiation pour les
contacts humains. C’est alors sa capacité à disparaître sous l’empreinte numérique projetée, pour
laisser advenir un espace de rencontre entre les occupants des lieux – qui marque l’adaptativité de
l’architecture, par la liquidation de son apparence.
Les formes qu’un édifice peut ainsi prendre, fruits de la réponse de milliers d’appareils à la
stimulation de leur environnement, sont indéfinies et virtuellement illimitées. A ce stade, ce qui

1 C’est tout l’enjeu de l’architecture verte.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

ressort surtout, c’est une esthétique granulaire, écaillée. Ces nouveaux dermes technologiques se
constituent de myriades d’appareils identiques, formant comme une armure. Le bâtiment se
recouvre d’une « cotte de mailles » faite de la répétition pléthorique d’un même motif, dont le
nombre et la petitesse assurent la possibilité d’existence de l’ensemble (c’est la production en série
qui la rend économiquement possible) et la finesse de son adaptativité (chaque micro-élément
pouvant avoir un comportement propre). L’équivalent architectural de l’image pixélisée est
l’édifice écaillé1. Au lisse ou tout du moins à l’homogène habituellement recherché, se substitue
une esthétique de l’écaillure qui, loin de dénoter un vieillissement (comme le ferait une peinture
murale), revêt l’ensemble d’un halo high tech. L’aspect changeant d’une telle carapace fonctionne
ici comme critère pour cette esthétique.
Ce que la technologie apporte à l’architecture, c’est l’enrôlement de la surface en troquant la
passivité du matériau2 contre l’hyper-activité de son nappage. Partant, les édifices acquièrent un
visage (changeant, mobile), là où ils se contentaient d’un dehors (figé, déterminé). Et l’évolutivité
d’un visage, quand il s’agit d’architecture, laisse augurer de la générativité de dimensions
topologiques inédites.
Sur le mur du Centre d’Art de Hambourg, on peut voir deux mains projetées, qui semblent
délicatement reposer sur la surface murale (Façade « 555 Kubik » de Daniel Rossa et Urbanscreen
– 2009). On les voit bientôt s’agiter, comme on ferait jouer ses doigts sur les touches d’un piano.
Et sous les doigts ainsi mobilisés, des carrés de murs semblent se creuser, comme si ces doigts
gigantesques jouaient vraiment sur une surface composée, capable de se mouvoir, et qui serait ce
mur. Une profondeur virtuelle se déploie dans les deux sens, selon l’action des doigts. On voit la
surface murale comme traversée d’une onde, qui viendrait lui donner, c’est selon, de la hauteur ou
de la profondeur. Le mur n’est plus cette surface plane et arrêtée, dans l’espace visuel ici proposé,
il est une surface apte à s’étendre dans la troisième dimension. Les mains viennent appuyer de
plus en plus et finissent par perforer ce qui n’est plus le mur mais l’image d’un mur, son
simulacre, dans lequel elles s’enfoncent, et qui se reconstruit sur elles, comme une mer de béton.
Noyées, elles ont disparu, et la surface du mur est revenue à son état originel. L’architecture
appareillée est génératrice de volume.
Dans une pièce de cent mètres carrés, l’artiste plasticien Lawrence Malstaf a agencé une série
de murs semi-transparents et mobiles qui réagissent à la présence des spectateurs : Nevel (2004).
Le regardeur devient déambulateur dans un espace en constant réagencement. Le labyrinthe serait

1Pris dans son sens actif : « couvrir d’ornements en forme d’écailles ».


2Bien sûr, il y a les matériaux à mémoire de formes. Certes, ils ressortissent de la sphère technologique, mais nous
nous focalisons ici sur les problématiques d’appareillages. Par ailleurs, leur activabilité est extrêmement limitée.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

parfait s’il était de plus grande taille. Le parcours suivi par le visiteur est rigoureusement unique.
Aucun retour en arrière n’est possible mais, pareillement, aucun cheminement n’est
programmable, puisque la route que l’on peut apercevoir au travers des murs semi-transparents,
le chemin que l’on peut donc imaginer et prévoir à l’instant ‘t’, seront irrémédiablement abolis par
le déplacement de l’arpenteur provoquant la reconformation des parois. Dans le volume de
l’œuvre de x mètres de large sur y mètres de long sur z mètres de haut, il y a une infinité d’espaces
possibles et indéfinis, imprévisibles et irrattrapables. L’architecture appareillée est génératrice
d’espace.
Electronic Shadow a repris un principe proche avec son Pavillon des métamorphoses (2010). Il
s’agit d’un espace de seize mètres carrés dont toutes les parois sont en verre et qui peut devenir
entièrement transparent. Ces parois deviennent support d’images, faisant du Pavillon un temple où
fusionnent matière et lumière (totalement synchronisées), un lieu en perpétuelle métamorphose,
suspendu dans le temps et l’espace. Sur les parois du pavillon, sont projetés divers décors, qui
répondent à l’activation de l’œuvre par son spectateur. Les artistes proposent de plonger le
spectateur moins au milieu de pièces, qu’au cœur d’ambiances diverses. Ces ambiances sont
cinétiques et dynamiques, répondant au mouvement du spectateur, à ses errances, à son intérêt
pour les visages du site. L’architecture organise alors une rencontre entre le réel de l’homme qui
le parcourt et le virtuel de la structure qui le reçoit. Le bâtiment devient le lieu de l’hybridation. Le
pas a été franchi quelques années auparavant avec 3minutes2 : cette fois, les spectateurs sont
invités à rester en dehors du bâtiment et à s’y voir incruster par le biais d’un avatar silhouetté. Le
regardeur se découvre témoin et spectateur de sa propre présence dans un salon virtuel, dont il
peut modifier le décor projeté sur les murs par un mouvement des bras. S’ouvre un terrain pour
une nouvelle narration, un point de concrétion pour diverses invocations de décor, réel ou
imaginaire. L’architecture appareillée est génératrice de lieux.
C’est la figure du Cube qui semble revenir comme le topos permettant la concentration et le
déploiement d’espaces virtuels infinis quoique ramassés. C’est un cube, entièrement recouvert de
miroirs, dans lequel Franck Thilo nous fait pénétrer afin d’y voir se dérouler comme l’image de
l’extension et de la dilatation infinies (The phoenix is closer than it appears – 2010). Après avoir pu, de
l’extérieur, constater les limites réelles de la pièce (quatre mètres de côté), le spectateur y pénètre,
et se retrouve dans une salle aux teintes vertes, tapissée de miroirs, dans lequel il pourra flotter en
se balançant sur une margelle. Il faut dire que le cube est fractal et qu’il est aisément
combinatoire. Le cinéma s’en est souvenu avec le film Cube, où des individus sont réunis dans
une salle cubique qui n’est qu’une infime partie d’un cube aux dimensions titanesques, et qui
réagence ses cellules périodiquement. Le deuxième épisode explorera une dimension nouvelle : le

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

temps. Les cellules dans lesquelles sont enfermés les héros, se repositionnent non seulement dans
l’espace mais encore dans le temps. Il n’y a plus un temps unique, donné, « principe a priori » ; il y
a le temps manipulé, et généré par le lieu de l’architecture technologique1.
En 1998, Markos Novak concevra un Paracube, soit six surfaces définies par des équations
interdépendantes de sorte que les faces s’altèrent dans un système de correspondances et laissent
deviner un « squelette » structurel et une « peau » texturée qui co-évoluent. Le tout est devenu
purement virtuel, et informationnelle l’architecture visée. L’inventeur de « l’architecture liquide »,
qui s’est défini dès le début des années 1990 comme l’importateur des paradigmes du cyberespace
dans le monde de l’architecture, poursuit sa quête d’une transarchitecture2. Le résultat se veut une
architecture construite sur des processus biologiques et évolutifs, numériques et algorithmiques,
hyperfluides : une façon de créer l’architecture du monde virtuel, étant données ses qualités
propres et de repenser l’architecture réelle à partir de ces nouveaux paradigmes.
L’architecture redevient un nexus, ce point de concrétion où l’hybridation du réel et du virtuel
se vit en dur et en direct. Les limites physiques du bâti se retournent en seuils sur lesquels
viennent prendre corps, les espaces virtuels ainsi produits. « Bâtir » n’est plus seulement un
« rassemblement d’espaces3 », c’est encore un générateur d’espaces et d’une topologie virtuelle
accessible. Sa valeur lui vient plus de ce qu’il contient une « réserve originelle » (où s’origine le
déploiement d’espaces à activer) ; plutôt que de ce qu’il organiserait une pratique de l’agencement
ou un agencement pratique. Comme dans un temple qui assure la médiation avec le divin au
creux de l’édifice matériel (c’est cela, « con-templer »), le visiteur de cette architecture est invité à
s’ouvrir au lieu réel, qui lui-même est ouverture sur une topologie du virtuel.
L’homme qui y prend place n’est ni l’habitant, ni le nomade – mais l’hébergé. Le premier
s’installe au milieu de, utilise son environnement direct, traite le monde sous un rapport utilitariste
et pragmatique ; en fonction de ses besoins. Le deuxième s’oriente dans son horizon, cherche à se
situer dans le paysage qui se déploie à perte de vue, traite le monde sous un rapport cosmique ; en
fonction de ses limites. Notre homme ici prend place et corps au cœur d’un assemblage d’espaces,
demeure comme l’hôte de passage d’un lieu, traite le monde sous un rapport opportuniste – en
fonction de ses désirs.

1 Dans Ex-îles (2003), Electronic Shadow revendique la mise en place d’un vingt-cinquième fuseau horaire, celui de
l’Internet, un « nouvel espace temps d’ubiquité et d’instantanéité ». Electronic Shadow, « Ex-îles, installation
interactive, espace hybride », en ligne : http://www.electronicshadow.com/exiles/text.htm.
2 Markos Novak, « Liquid architectures in cyberspace », dans Michael Benedikt (sld), Cyberspace : first steps, USA, MIT

Press, 1991, p. 225-254.


3 « L’être du bâtir, c’est édifier des lieux par l’assemblement de leurs espaces ». Martin Heidegger, « Bâtir, habiter,

penser », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 191.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Si « l’habitation est la manière dont nous sommes sur terre », « dont les mortels sont sur
1
terre », et si l’habiter c’est proprement « bâtir » (bauen) un habitat – alors la technologie en
propose une triple relance, en tant qu’elle agit : sur l’installation de l’homme, sur l’édification de
son hébergement, et sur le design de son paysage…

Errances en terres étrangères


Avec Cézanne, le paysage devient un bloc de perceptions pures. L’artiste ne cherche plus à
retranscrire, dans l’espace de la toile, une image de la réalité, mais un bloc du réel. Déjà les
impressionnistes avaient offert le primat à la sensation, plus qu’à la reconstruction du monde, et
leurs descendants troqueront les motifs contre des aplats de couleurs « en un certain ordre
assemblées2 ». La figure humaine disparaît bien souvent de ces toiles, alors qu’elle était présente
dans l’art classique des paysages, que ce soit sous la forme de vestige, de preuve, ou de personne.
A présent, le réel vaut pour lui-même, et l’artiste crée du percept, c’est-à-dire saisit dans le réel des
ordonnancements insondables et éternels, qu’il transpose dans l’espace pictural. L’art est le rival
du réel3.
Le land art prolongera cette vis, par des moyens différents. Que des blocs de pierre soient
amassés dans l’espace d’une galerie, réagencés dans la nature, ou simplement identifiés dans leur
milieu même – l’artiste isole du réel des tranches de réalité pour les transfigurer en percepts, en
créant une œuvre intégrée au réel même qu’elle veut dénicher. L’espace de l’œuvre, l’espace de sa
référence, et le réel sont un seul et même treillis compact, et l’œuvre est une reconfiguration du
réel dans son mode-d’existence propre. L’art est l’agenceur du réel.
Dans ces deux cas, le réel agit comme référence, et vaut en lui-même. L’art cherche à en
isoler et faire voir ses relations secrètes ou son insondable : il relève la présence du réel au monde.
Avec la technologie, le réel comme donné va céder sa place au réel produit. Les photographies de
Jeff Wall présentent deux caractéristiques : elles sont narratives, et elles contiennent une dose
d’étrangeté qui échappe au premier regard. Certes, ces scènes sont hautement travaillées et non-
historiques ; elles sont aussi, pour certaines, non-naturelles, physiquement impossibles. Notre œil,

1 Toutes citations tirées de : Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard,
1958, p. 173-175.
2 « Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote – est

essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Maurice Denis,
« Définition du néo-traditionnisme. §1 », dans Théories : du symbolisme au classicisme, Paris, Hermann, 1964, p. 33.
Première publication dans la revue Art et Critique, 23 et 30 Août 1890.
« Pour [les symbolistes], au contraire, un tableau, avant d’être une représentation de quoi que ce soit, c’est une surface
plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées, et pour le plaisir des yeux ». Maurice Denis, « Préface
de la IXè exposition des peintres impressionnistes et symbolistes », dans Théories : du symbolisme au classicisme, Paris,
Hermann, 1964, p. 48.
3 « L’artiste n’est pas le transcripteur du monde, il en est le rival ». Incipit de : André Malraux, La Métamorphose des

dieux. Tome 3, L’intemporel, Paris, Gallimard, 1976.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

bercé par les habitudes audiovisuelles et l’imagerie cinématographique doit faire effort pour le
voir, mais il finit par se dessiller : si cette scène était cinématographique, elle pourrait être réelle,
c’est-à-dire une prise factuelle d’un événement effectivement arrivé ; mais en tant que
photographie, elle est simplement impossible. C’est parce que le mouvement y a été arrêté
artificiellement. L’instant figé est un instant glacé technologiquement, c’est-à-dire numériquement
reconstitué. Cette gerbe de lait qui monte dans le ciel, ne peut être concomitante ni
contemporaine de l’activité des autres protagonistes de la photo. D’ailleurs, le mouvement fixé ne
ressemble pas à cela (Marey, le premier nous en a convaincu). Wall, lui, fait comparaître, au sein
du même lieu de la photographie, des points de vue et des portions de réel incommensurables.
Aucune référence n’est à la source de l’œuvre qui, bien plutôt, s’en crée une propre. Vincent
Stoker propose, lui, un cycle d’hétérotopies (2010). Ces lieux n’existent pas. Pas plus que ceux de
Gursky qui, lui aussi, fait mentir le contrat d’authenticité et de témoignage qui fit les beaux jours
de la photographie. Kamiokande (2007) est un paysage onirique par la démultiplication du réel, et
imaginaire par la présence en son sein d’une barque qui flotte sur une surface indéterminée. Son
circuit de Formule 1 (Bahrain, 2005) est tout aussi improbable. Il pourrait être le projet d’un
Escher ou d’un Piranèse de l’automobile, le vestige d’une civilisation perdue, ou le prodrome de
lieux à venir. Lost Highway n’est pas une autoroute « perdue ». Elle est une autoroute qui fait
basculer le réel dans un para-réel, une interface qui a un pied dans le réel (d’où les protagonistes
et le spectateur viennent), et un autre dans le monde propre qu’elle va déployer depuis ses
réserves (où les protagonistes et le spectateur vont partir se noyer). L’art technologique du
paysage produit des pseudotopies, des lieux qui pourraient être, n’était ce diffus sentiment
d’étrangeté qui nous crie au viol du réel, à son écornement.
Ce type de paysages appelle un certain type de figures occupantes, c’est-à-dire un certain
mode d’occupation pour les figures qu’il accueille et appelle. Dans les photographies de Philippe
Ramette, l’homme est au centre de l’œuvre. Il en est l’occupant solitaire et le héros, un héros pas
banal aux actions impossibles. Certes, la scène est bizarre, mais c’est surtout son traitement qui en
assure l’inestimable sensation d’étrangeté. Parce que là, contrairement à Wall, la scène a bien eu
lieu, dans le réel. Ramette est un artiste ironiquement technologique, technologique au second
degré : il déjoue notre perception technologique en troquant le trucage numérique contre les
préparatifs du réel. Mais le sentiment de déplacement de la figure au sein de ces lieux reste. C’est
que les figures ne s’inscrivent plus dans le paysage, elles s’y incrustent. Les techniques du cinéma,
qui dès les années 1950, utilisent des fonds verts pour filmer des acteurs au premier plan sur un
décor en mouvement – ont forgé notre perception du réel. L’infographie a poursuivi notre
nouvelle éducation visuelle en fonctionnant à partir de calques, que le dessin animé utilisait déjà.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Une image numérique est aujourd’hui un feuilletage transparent et sans aucune épaisseur d’un
nombre incalculable de calques qui isolent : des motifs, des effets, des plans, des figures…
L’image n’est pas décomposée de la sorte, elle est composée ainsi. Chaque élément s’incruste
dans l’image générale qui n’est qu’une mosaïque de formes en un certain ordre agencées.
« Ordre » doit s’entendre ici verticalement, dans la profondeur, et non horizontalement, sur la
surface, comme chez Sérusier. La profondeur nulle nécessitera donc un ordonnancement
hiérarchique : la première, la deuxième, la troisième couche,… Une telle déformation perceptuelle
n’est pas étrangère aux sentiments qui émanent des toiles de Gursky ou de Wall : la figure
humaine y semble là aussi incrustée, puisque le paysage n’est pas réel – et que la scène n’a pas pu
avoir lieu. La distinction entre l’incrustation (technologique) et l’inscription (classique) d’une
figure dans un paysage tient à un distinguo ontologique dans ce dernier. L’« inscription » dit que
la figure est incluse dans le paysage, et définit le paysage comme le réel-dont-la-figure, de sorte que
s’y compose une tranche de vie. Avec l’« incrustation », le paysage est conçu en amont, seul bien
qu’apte à recevoir un supplément figuratif. Il est en attente d’une occupation, qui viendra plus ou
moins aléatoirement s’insérer à certains endroits. Le paysage est le réel-sans-la-figure, et il faut
comprendre : le réel-en-attente-de-sa-figure. Ainsi se compose une scène, et son plan est construit
en réservant des zones qui peuvent accueillir la figure.
A l’invention de lieux irréels dans l’espace de l’imaginaire, répond la production de lieux dans
le réel. Quand Olafur Eliasson introduit au sein de la Tate Modern un mini-soleil, il ne déporte
pas une portion du réel, de son lieu naturel vers le lieu du musée ; il recrée un réel concurrent au
monde tel qu’il existe, sans y puiser. Dans the weather project (2003), l’immense soleil irradie,
secouru par un plafond entièrement recouvert de miroirs, et une légère brume – qui viennent
plonger le public dans un bain vaporeux et méditatif. L’ambiance qu’il arrive alors à instiller n’est
pas celle d’un coucher de soleil (le soleil est bien trop grand), ni son ersatz, mais une sensation
totalement inédite bien que cousine du réel, artificielle mais tenant aux sens un discours
naturalisant, glacée mais étrangement réconfortante au spectateur. On assiste à la relève du réel, le
passage de témoin d’un réel dont on s’est fatigué, dont on n’accepte plus les intempéries et les
contre-temps – au profit d’un protagoniste plein d’entrain, plus jeune, plus imaginatif. La « relève
du réel », c’est le titre d’un texte et d’une œuvre de Serge Salat1. Il propose des installations
cubiques, dans lesquelles le spectateur pénètre, et qui, toutes recouvertes de miroirs et de néons,
produisent une vision de l’infini. Un vertige abyssal prend à la tête le public qui s’y risque. On
croyait investir un cube de quelques mètres de côté, on se retrouve projeté au cœur d’un espace
infini et fractal (des cubes et des surfaces creusés répondant à la coque principale). Quel que soit

1 Serge Salat, La relève du réel : les arts du chaos et du virtuel, Paris, Hermann, Éd. des sciences et des arts, 1997.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

l’endroit où le regard porte, l’infini regarde l’homme comme l’abîme regardait Nietzsche. Un
vaste espace surréel s’ouvre dans cette étendue localisée du réel. L’art technologique du paysage
produit des hétérotopies, des lieux qui s’inscrivent au sein même du réel, pour en proposer une tout
autre conformation, des lieux qui dénichent, dans le réel, de nouvelles dimensionnalités et
d’autres horizons.
Ici, c’est le spectateur lui-même qui est la figure appelée par ces hétérolieux. Il ne s’incruste
pas, il s’immerge. Il apprécie sensuellement le nouveau sensible produit par cet espace hétéroclite. Au
bloc de perceptions proposées, doit répondre un amas de vie perceptive, apte à synthétiser cette
expérience inédite. Ce n’est plus un héros, mais un corps essentiellement sensible, qui est appelé à
être le goûteur de ce lieu. Et c’est un corps en mouvement qui est invité à prendre conscience de
ces lieux-paysages. Chez Salat, les sens trompés retrouveront leur assise quand le corps en
mouvement sera venu les désillusionner. C’est le corps réel, en butant contre le miroir, qui
trouvera des moyens de repositionner ce surréel, de le localiser, d’en situer les confins. C’est le
mouvement du corps spectateur qui dévoile, dans le réel, la dimension de sa relève. L’œuvre
Yellow (1999) d’Anish Kapoor retiendrait à peine le visiteur, sans ses dimensions monumentales.
Dans une salle très haute, un immense cercle jaune, d’une densité plus forte en son centre qu’en
sa circonférence, regarde le public qui pénètre l’endroit. C’est la seule œuvre à y voir, et elle
attend le spectateur, là-bas, au loin, à quinze ou vingt mètres. A première vue, une œuvre
abstraite, en nuances de jaune. Un Newman monocolore et circulaire. Puis le regardeur avance. A
pas lents. Et le cercle commence à devenir iridescent, à trembler, comme on pouvait encore
l’attendre. Puis le regardeur, s’approchant, s’étonne de voir l’œuvre s’approfondir. La profondeur
sourd de l’approche du regardeur. C’est que l’œuvre n’est pas une toile, elle est le mur creusé et
peint en jaune. Une cuvette, hyper-lisse, gaussienne, est venue transformer le plan du mur en une
matrice solaire inouïe. Ces paysages sur-viennent dans le mouvement du corps du spectateur.
La pointe finale consistera à produire des paysages purement virtuels, qui tirent leur
existence non du réel mais de l’espace de la matrice. La même tradition rattache Osmosis à
L’incendie du Parlement (Turner), Char Davies au Lorrain : les paysages réels étaient peints, des
paysages para-réels seront virtualisés. Le recours à la référence n’ayant plus son urgente nécessité,
la porte est ouverte à toutes les inventions. On reconnaît encore une familiarité chez Char
Davies : dans Osmose (1995) comme dans Ephémère (1998), l’œuvre produit des paysages
vaguement bucoliques. C’est surtout le mode d’affichage qui est troublant. Le public pouvant se
déplacer à sa guise, les repères de haut et de bas n’ont plus vraiment cours. A la perspective
orthogonale, se substitue un système de représentation radiale : le public est le centre de la
construction du paysage dont l’infini est assuré non par des lignes de fuite, comme chez Salat,

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

mais par une boucle. L’œuvre tient du tore et du ruban de Möbius. Comme chez Benayoun1. Les
paysages ainsi constitués ont des aspects oniriques et charmeurs, dans lesquels le public est invité
à plonger (au-delà de toute contemplation). Dans le fameux Legible City (Jeffrey Shaw, 1989), le
spectateur pédale sur un vélo pour se déplacer dans une ville virtuelle dont les immeubles sont
composés de mots. Les capacités d’invention du virtuel offrant de nouvelles perspectives aux
possibilités de création du réel. Dans la création de paysages virtuels, se joue la production d’un
paysage allotopique, sur un plan parallèle et incommensurable à celui du réel tel qu’il est vécu par
les corps mondains. L’art technologique du paysage produit des allotopies, des lieux qui sont dans
une dimension totalement étrangère au réel, et qui le continue malgré tout, en se déployant dans
un espace surnuméraire (ni complémentaire, ni concurrent)2.
Ceux qui peuplent ces paysages, ce sont les spectateurs qui s’ignorent, et dont le corps est
virtualisé. C’est le corps virtuel qui met en branle le paysage et participe de son déploiement. C’est
sur le mode de la déambulation spectrale que l’occupant de ces lieux les fait vivre, les suscitent. Et cet
occupant, c’est le spectateur dans sa projection au cœur de la matrice, au milieu de cette allo-
topie. Ces paysages s’actualisent quand ils sont visités, se mettent en mouvement à la cadence et
en réponse à la marche du visiteur. Ils ne sont pas leur propre raison d’être. Bien au contraire, ils
sont conçus pour articuler leur scénographie autour et à partir de l’emplacement qu’occupe leur
regardeur, qui est leur occupant. Ils défilent sous leurs yeux comme les paysages derrière les vitres
des trains (voir HazeExpress de Sommerer&Mignonneau – 1999). Ils ont été produits pour
s’épanouir autour de cette présence qu’ils appellent. A l’état de nature, ie en l’état de leur non-
activation, ils sont hantés par les spectres qui devront venir les occuper et les faire jouer, comme
les gongs rouillés d’une porte. Par la suite, leur déploiement consistera en l’intégration d’un
double mouvement : énergétique, du regardeur-arpenteur ; algorithmique, de la matrice.
Les paysages technologiques se rapportent au monde selon trois modalités : comme
pseudotopies, ils proposent des lieux inscrits dans l’espace de l’imaginaire ; comme hetérotopies,
ils s’intègrent dans l’étendue du réel ; comme allotopies, ils s’édifient dans la dimension du virtuel.

1 Notamment dans : Le diable est-il courbe ? (1994) ou Dieu est-il plat ? (1994). Vide infra.
2 C’est bien un troisième axe qu’il faut voir sortir du plan d’immanence perceptuel et poïétique de l’homme. En
mathématiques, la découverte des nombres imaginaires (la fameuse lettre ‘i’ tel que i2=-1) fut accompagnée d’une
représentation en deux dimensions : l’axe horizontal représente la dimension des réels (R) et l’axe vertical celle des
imaginaires (I). Un tel diagramme pourrait être repris pour les œuvres d’art qui construisent un monde entre réel et
imaginaire, le réel comme référence et comme support, l’imaginaire comme destination et comme source. Le virtuel
serait ce nouvel axe, perpendiculaire au plan Réel-Imaginaire, qui vient offrir une troisième voie d’expression à la
poïèse. Le virtuel technologique insuffle de nouveaux possibles dans le plan Réel-Imaginaire et explore sa propre
voie de pure synthèse matricielle. Le virtuel de simulation n’est plus du réel, en ce qu’il n’est ni du donné, ni ne prend
place dans ce réel ; il n’est pas non plus de l’imaginaire symbolique, sans existence concrète. Il est une troisième voie,
objective dans l’espace de la simulation, s’articulant dans ses fondations avec les dimensions du réel et de l’imaginaire
– sans entrer en compétition ni avec l’une ni avec l’autre.

- 325 -
Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Ils présentent en outre trois particularités : ils n’en appellent plus à la référence du réel comme
source unique, mais ils produisent des lieux hyper-réels (irréel, surréel ou para-réel) ; ils semblent
invoquer la figure humaine qui les peuplerait sur un mode prospectif et non référentiel ; et ils ont
intégré le mouvement en leur principe, qu’il fasse écho, ou non, à celui du regardeur. On pourrait
même voir une complémentarité entre cet imaginaire paysager et celui du portrait. Celui-là a
ménagé en son sein des zones blanches pour recevoir une figure à venir ; celui-ci flotte dans son
cadre sans fond. On aurait presque envie de détourer les seconds pour les incruster dans les
premiers. A bien y réfléchir, c’est le reproche que l’on a dû faire à Manet pour son Déjeuner sur
l’herbe : des figures, réunies en colloque, faisant fi des lois de la perspective, et dans un cadre
totalement incongru. Ici, où le médium même est celui de l’intégration et de la désintégration, ces
rapprochements ne peuvent plus être honnis, ils sont la marque d’une certaine esthétique :
l’épiphanie des figures dans l’aléatoire de leur environnement.

L’abstraction processuelle
Admettons Carré noir sur fond blanc de Malevitch (1915) comme l’une des œuvres qui ouvrent
à l’abstraction les voies de l’art (en l’espèce la peinture). Les entreprises et les discours légitimant
qui l’illustreront par la suite sont aussi divers que leurs auteurs. Pour autant, nous pourrions, dans
notre cadre, proposer d’en relever deux familles esthétiques principales.
Une esthétique des effets, qui met en œuvre un procédé combinatoire, qui propose une
approche procédurale et métrique de la poïèse. Les œuvres de Mondrian, de Supports/Surfaces,
de Morellet, des arts cinétiques ou optiques relèveraient de cette famille. Point, ligne, plan, mais
aussi couleur, motif, volume, seront isolés, décomposés, puis recomposés pour donner naissance
à des œuvres dont l’impact visuel fait mentir leur simplicité programmatique. L’art creuse dans le
potentiel de l’extériorité de la matière, et se fait le miroir du dehors du réel…
Une esthétique des causes, qui met en scène des procédés énergétiques, afin d’en illustrer des
principes. L’action painting le dit, ô combien, dans son nom même. Mais Klee aussi semblait
s’attacher à montrer l’invisible de forces encore indomptées. L’œil du peintre pouvait comme
transpercer la nature qui l’entourait pour lui permettre d’en rendre, sur la toile, une « vision
secrète » des choses. La toile est devenue le révélateur de forces invisibles, et l’art un moyen de
figurer l’intériorité de la matière, le dedans du réel…
« La nature naturante lui importe d’avantage que la nature naturée. (…)
Plus loin plonge son regard (…) et plus s’imprime en lui, au lieu d’une image
finie de la nature, celle (…) de la création comme genèse. »1

1 Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Paris, Denoël, 1985, p. 29.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Avec la technologie, des outils exceptionnellement puissants et riches sont mis à la


disposition du premier axe. Le principe de calculabilité qui les définit, en marque les limites
(réduction) tout en assurant leur développement indéfini. En effet, cette puissance augmentant, le
rendu visuel de ces œuvres va s’améliorant, tant en ce qui concerne leur mouvement, que leur
finesse, leur grain, ou leur mutabilité.
C’est d’abord en tant qu’ils se manifestent au travers d’une interface appareillée, que de
nouveaux percepts peuvent être produits par l’art technologique. Avec Gong series cosmos (2011),
Félicie d’Estienne d’Orves proposait une œuvre dans la droite ligne de l’op’art : un disque de
néons de grande taille venait obnubiler le spectateur qui consentait à s’y laisser prendre. Les
néons s’éclairaient alternativement, de plus en plus, avec des dégradés de couleurs, qui se
mettaient à flotter dans les airs. Le phénomène, optique, n’est pas neuf en soi – mais les appareils
lui donnent de nouvelles ressources, par leur vitesse, par leurs couleurs, par leur attaque. Il y a des
formes et des couleurs que la technologie a créées. Que ni la nature ni l’homme n’avait laissées
sourdre auparavant. C’est tout le spectre perceptuel de l’homme regardeur qui s’en trouve
agrandi.
A cette puissance d’invention, s’ajoutent des procédés de déformation (visuels, sonores, etc),
qui viennent là encore élargir le dictionnaire sensitif de l’homme moderne. Cloud Gate d’Anish
Kapoor, trônant depuis 2004 à Chicago, y participe. Le miroir déformant renvoie à l’homme qui
s’y mire l’image d’un monde altéré qu’il sait pourtant réel – aux formes fluides et argentées,
douces et médusantes. Les miroirs de Daniel Rozin sont les dispositifs abstraits de la plongée
dans un univers déformé et toujours reconnaissable. Qu’il s’agisse d’appareils recouverts de bois
ou d’or, ou bien d’écrans d’ordinateur affichant divers modes de traitement de ce que la caméra
reçoit : ils sont cette machine hypnotique qui produit des percepts sans équivalents. L’art
technologique propose un univers hypnotisant, qui capture et captive, en composant une vision
mystifiée du réel.
Avec Enter the void, Gaspar Noé a réalisé en 2010 un film étendard pour l’esthétique
technologique : quasiment tout y est simulé et pourtant ce maquillage est indécelable. Il en ressort
une impression très troublante où quelque chose semble clocher sans que l’aberration ne soit
identifiable. Les mouvements de caméra, les altérations de la pellicule, l’ambiance visuelle du
Tokyo relaté : tout y paraît étrangement authentique ou énigmatiquement décalé. Le héros meurt
dès le début du film. S’ensuit une longue errance de 49 jours de son fantôme, avant une
réincarnation par fécondation naturelle, comme le stipule le Livre des Morts tibétain. La caméra est
subjective : son errance est ainsi directement rendue au spectateur, sans filtre. Tokyo, la ville de
tous les néons, semble se changer en une maquette fantomatique que l’on survole et traverse –

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

comme celle que fabrique l’un des protagonistes. Le monde qui se donne est alors mort et vide,
en même temps qu’ouverture et vertige1. Bien plus qu’une notice nécrologique, le film est une
longue plongée dans un monde reconstruit, hyper-coloré, stroboscopique, insolite, autre.
Le héros, amateur de drogues en tout genre, est régulièrement dans des états de conscience
altérée. Ceci donne l’occasion au réalisateur d’utiliser des séquences de pure abstraction
technologique. Le héros se voit aspiré dans des mondes hyper-réels, qui s’ouvrent devant lui,
donc devant nous. L’onirique est devenue technologique : le décor est scintillant et lisse, les
formes délimitées mais courbes. Elles se déploient de façon très organique, c’est-à-dire
cinétiquement mais sans à-coup, artificiellement mais sensuellement, selon des formes inconnues,
mais biomorphes. La caméra parcourt un monde qui se fait fractal, elle plonge dans des
anfractuosités qui se font abysses pour déboucher sur des versions d’univers fantasmatiques2.
L’abstraction technologique se reconnaît à ses couleurs brillantes et l’articulation de la
répétitivité et de la syncope. Deux paramètres la construisent : la phénoménologie inédite des
interfaces de sortie de l’œuvre appareillée et l’inventivité perceptuelle de l’algèbre de la matrice de
l’œuvre (qui alterne boucle et répétition). L’univers virtuel ainsi proposé n’a pas de fin, il peut
reboucler sans fin sur des versions toujours changeantes de lui-même.
Cette abstraction algébrique donne aussi lieu à la création de figures. Des « créatures »
semblent apparaître devant nous. William Latham a ainsi mis au point un système de production
de formes individuelles par des processus algorithmiques. Son esthétique est exemplaire de
nombre de productions visuelles du Computer art. L’artiste arrive à générer des formes étonnantes,
armé seulement de quelques éléments très simples : un dictionnaire limité de schémas initiaux, un
motif de répétabilité, des règles d’enchaînement de ces motifs, et des connecteurs entre eux. Et
de même pour les couleurs, les ombres et les textures choisies. Le résultat est une forme,
brillante, flottant dans un éther. Les capacités exponentielles de calcul ont permis d’atteindre une
finesse et une complexité très éloignées des premières rudesses du genre. Il y a là tout un monde
à créer de formes, de mouvements, de dynamiques. Et pour cela, il suffit de laisser advenir toutes
les possibilités d’invention de la matrice.

1 « Void » signifiant autant ‘vide’ qu’‘ouverture’.


2 On pourra d’ailleurs rapprocher ce film (pour l’opposer) au Las Vegas Parano de Terry Gilliam (1998). Nous avions
proposé de distinguer une esthétique fantastique, bon enfant, qui joue à faire croire à une autre réalité en en
produisant une version brinquebalante (et Gilliam en était) ; d’une esthétique technologique, qui nous prend dans ses
rets, en nous tenant enfermés dans un monde alternatif sans que l’on puisse s’en sortir, ni voir comment on s’y est
fait prendre, ni même où se situe l’étrangeté. Dans Las Vegas Parano, Gilliam nous invite à suivre la virée de deux
branleurs sous acide qui passent d’hôtels en casinos. Les scènes psychédéliques renvoient principalement à
l’esthétique flower power des années 1960 : un jeu d’acteurs, une errance de la caméra, des angles de vue, quelques
effets évidents de distorsion d’images – une outrance qui veut se montrer telle. Terry Gilliam, Las Vegas Parano,
Boulogne-Billancourt, TF1 vidéo, 1999.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

L’abstraction ici réalisée est d’origine algébrique, elle explore les capacités à créer des effets
visuels proprement artificiels. La technologie permet encore de rendre visibles les forces
invisibles, en mettant en scène leurs principes (naturels, mécaniques, etc). Et ceux-ci tiennent
principalement en quatre points : structure, mouvement, force et énergie.
Armé d’une simple corde, qui brille dans l’obscurité, Frank Thilo semble invoquer les
mannes des puissances naturelles en même temps qu’il illustre la simplicité des lois mécaniques.
Avec Vertical skip (2009), une corde pendue verticalement est mise en mouvement de rotation
très rapidement. Dans l’espace apparaît une trace, la trace d’une forme, comme si l’objet révélait
son âme propre, qui ne serait qu’une évanescence, que la silhouette d’un voile flottant, se
déformant, se régénérant en permanence. A la simplicité du principe, s’opposent l’instabilité,
l’indéterminabilité d’un informe échevelé, sauvage, indomptable, intouchable.
C’est aux forces naturelles que Lawrence Malstaf a décidé de s’attaquer avec Nemo
observatorium (2002). Le spectateur est invité à prendre place au centre d’un cylindre transparent de
quatre mètres de diamètre. Il s’assoit confortablement. Autour de lui, de grands ventilateurs se
mettent en marche et déclenchent une tempête sur les bords du cylindre. Alors, de petites billes
de polystyrène, chahutées par le vent produit, commencent à s’élever contre la paroi de verre et à
se laisser tourbillonner contre elle. Le spectateur, lui, est dans l’œil du cyclone. Il peut jouir, bien à
l’abri, de la tempête qui se joue à portée de bras, et des motifs que dessinent les billes blanches
matérialisant le phénomène naturel. Non seulement la beauté naturelle peut être reproduite, mais
elle peut être rendue visible. Les formes qui se donnent à voir sont dynamiques, changeantes. Les
billes se rapprochent pour dessiner des courbes, puis se séparent pour s’agréger ailleurs. Des
ondes blanches, montantes et descendantes parcourent la surface en verre s’opacifiant par
instants. Pour l’observateur resté à l’extérieur, le spectacle n’est pas moins impressionnant.
L’activateur trône au centre d’un ouragan. Déclencheur, il en semble maintenant le maître. Une
micro-tempête reproduite à échelle humaine, domptée, façonnée.
L’abstraction ici réalisée tente de figurer des principes, elle explore les capacités à évoquer ou
à exemplifier des causes d’ordre cosmique1.
Le premier axe de l’abstraction technologique fut donc celui de la combinatoire numérique,
articulant deux illimités : le rendu de l’œuvre par le bouclage et l’itération – et les capacités de
calcul de la matrice. On ne peut pas ne pas penser au « sublime mathématique » kantien. Le
second axe tentait d’exemplifier la puissance naturelle, dans un rendu amorphe. Il proposait des

1 On pourrait encore citer : Maelström de Roman Kirschner (2011) ou Navier-stokes de Rafael Lozano-Hemmer (2009).

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

illustrations chaotiques de principes régulateurs. Ce que Kant avait appelé le « sublime


dynamique »1.
Si la technologie continue bien (et même relance) ces esthétiques des effets et des causes, ils
nous semble qu’elle ouvre une troisième tendance, issue de cette dernière, et qui s’autonomise.
C’est celle qui se concentre sur la simulation des élans vitaux, en pointant soit les dynamiques
évolutives (phylogénétiques), soit les dynamiques individuelles (épigénétiques), soit les
dynamiques instantanées (actantielles).
Devant vous, dix postes de télévision donnent à voir chacun une forme abstraite singulière.
Ce sont ici en fait des créatures, ou plutôt des archétypes de créatures virtuelles. Le spectateur est
amené à se placer devant l’un de ces écrans, pour choisir son « animal » de prédilection qui
viendra ensuite occuper une niche et survivre au sein d’un écosystème virtuel, reproduisant
l’environnement des îles des Galapagos. L’œuvre de Karl Sims date de 1997. Elle s’intéresse aux
lois de l’écologie génétique, telles que les spécialistes ont pu les théoriser et telles que les
informaticiens ont pu les implémenter dans les algorithmes génétiques. Le spectateur a droit de
vie ou de mort sur chacune de ces espèces. Le résultat par contre lui échappe, puisqu’elles seront
amenées à muter et à s’hybrider au fil du temps virtuel qui les traverse.
C’est un logiciel du même acabit qui a permis la création d’A-volve de
Sommerer&Mignonneau (1994). Les artistes ont créé le biotope dans lequel les créatures vont
s’épanouir ; les spectateurs, eux, engendrent leur créature et la laisse ensuite s’animer dans
l’écosystème de l’œuvre. La démiurgie que l’homme se propose ici à lui-même consiste à simuler
les processus de création : sur des principes d’énergie, de forme, de structure, de genèse,
d’évolution, d’interaction endogène – et de liberté des « créatures ». Il y a deux mystères en jeu
dans cette œuvre : celui de la vie (ici artificielle, mais alors ?) et celui de la divinité. En
l’occurrence, les dieux ici, sont les spectateurs, pouvant intervenir depuis une autre sphère, sur le
monde des entités. Les entités peuvent être ponctuellement sauvegardées par leur spectateur, elles
ne sont pas pour autant sous contrôle. Leurs actes sont à la fois libres et non gratuits. Leur
venue-à-l’être fut déclenchée et insufflée par les spectateurs ; mais elle devient effective dans
l’espace virtuel de l’œuvre et informée par la mise-en-algorithme des critères du spectateur. Les
interventions des spectateurs-dieux sont à la fois limitées et hétéro-nomes. Les artistes recréent
une simulation du mystère en inventant une simulation de puissances cosmiques où l’homme
prend place comme techno-démiurge.
Ce sont enfin les processus en instance dans le corps-en-acte qui apparaissent dans les
travaux d’abstraction technologique. Aaron en est le meilleur interprète. Il illustre notamment la

1 Emmanuel Kant, « Analytique du sublime : §23, 24 », dans Critique de la faculté de juger, Paris, LGF, 1995, p. 225-228.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

place du hasard et sa richesse intrinsèque dans la vie des corps et la création des œuvres. Une toile
peinte par Aaron peut être parfaitement explicable (a posteriori) sans être prévisible (a priori). Non
pas parce qu’elle simule de l’aléatoire (avec des programmes informatiques), mais parce qu’elle
met en œuvre l’aléa de l’aléatoire. Les moments, les zones où l’aléatoire rentre dans l’œuvre sont
eux-mêmes aléatoires, de même que sa dose, son degré d’aléa. L’aléa n’est plus gratuit, mais
intriqué dans l’économie générale de l’historique de l’œuvre, tissé dans la dynamique globale du
déploiement de l’œuvre. Il n’est plus imposé mais proposé dans le cadre d’une dynamique
nécessaire. C’est ce même aléatoire qui nourrissait le travail du chorégraphe Merce Cunningham.
Il utilisait son logiciel Lifeforms pour se proposer à lui-même des attitudes et des mouvements
auxquels il n’aurait pas songé seul. Hasard encore, qu’il utilisait pour trouver les solutions de
continuité et les enchaînements entre les figures retenues. Avec Biped (1999), il donne à voir le
résultat de ce travail projetant, çà et là, dans l’espace des danseurs, des figures virtuelles de
danseur silhouettées. Ces irruptions sont rares. Les danseurs réels et virtuels ne se renvoient pas
la balle. Il s’agit plutôt de l’enchevêtrement de deux univers parallèles – où se joue la visualisation
de la technè chorégraphique : la mise à l’épreuve du diagramme des mouvements dansés dans
l’irruption de ces sur-marionnettes.
La technologie propose de simuler les processus de création : démiurgie et imprédictibilité.
D’une part, la puissance créatrice, réduite à des schèmes algorithmiques ; d’autre part, l’aléatoire
pondéré par l’intention de l’homme. Ce sont des puissances de vie qui peuvent alors apparaître,
ou être reproduites, ou être inventées. L’abstraction ici réalisée est d’origine énergétique, elle
explore les capacités à figurer des dynamiques vitales.

Le sens composite
C’est peut-être dans les calligrammes d’Apollinaire que se fait le mieux ressentir l’irruption de
la plasticité des signes dans l’événement du sens textuel. Une opération moins d’illustration que
de relance s’y fait jour, où la signification du texte se voit relayée, en même temps qu’altérée,
comme remonétisée par son traitement spatial. L’art moderne poursuivra l’aventure à bien des
égards.
D’un côté, une certaine « tendance lumineuse » de l’art conceptuel, représentée par des
artistes comme Bruce Nauman, Jenny Holzer, semble avoir eu à cœur de travailler le corps même
des mots et des lettres. Ils leur donnent une matérialité nouvelle, un apparaître hors de la surface-
support de la page et au-delà des habitudes formelles de l’encre. C’est d’abord un travail sur la
qualité plastique des signifiants qui se met en route pour donner un écho inhabituel à leur champ
de signification.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

D’un autre côté, le mail art, les tableaux de Ben, l’in-situ de Wiener où les œuvres ultra-
littérales de Kosuth semblent davantage viser à une décontextualisation du sens du geste
artistique. Le texte est sorti de son contexte, réinventé par le geste de l’artiste, donné dans un
cadre de réception extra-textuel. C’est peut-être alors à une altération des signifiés qu’il faudrait
renvoyer, c’est-à-dire à l’interrogation de leur valeur de signe, comme signe.
Parce que la technologie est la sous-traitance du traitement de l’information, elle est une
machine triplement opératoire sur la question des signes (et donc du signe auquel ils renvoient) :
en tant qu’elle recode tout comme signe-code (numérisation réductrice), en tant qu’elle manipule
du signe-nombre (traitement numérique), et en tant qu’elle fournit du signe-valeur (traduction
pragmatique). Elle devient une instance privilégiée pour un travail de déconstruction, de
déformation et de recomposition des sons, des signes et de leur signification.
Eduardo Kac travaille depuis des années sur la poésie technologique (qu’il appelle Media
Poetry1). Ses œuvres explorent les possibilités numériques de présentation des lettres et des textes,
qui se voit notamment augmentée d’une dimension temporelle. Elles sont holographiques, et
acquièrent à la fois profondeur et légèreté (en trois dimensions, elles flottent dans l’espace) ; elles
sont digitales et illustrent les qualités déformantes et dynamiques de la matrice ; elles sont
biologiques et cherchent à s’enter sur tous les supports vitaux ou à s’injecter dans leurs chaînes
ADN. Ces textes se devinent plus qu’ils ne se donnent, tant leur apparence, instable avec le
mouvement du regardeur, errante dans l’espace de l’œuvre – est insaisissable, fantasmatique. C’est
une véritable esthétique des appareils qui vient contaminer le rendu plastique du texte littéral. Les
appareils interfacés charrient leur esthétique : enroulement des formes, brillance des couleurs,
palpitation des apparitions. Ainsi, quand l’apparaître d’un poème s’inspire des dynamiques du
minitel, on le voit advenir, ligne par ligne (et non plus lettre par lettre), pixélisé (et non plus
linéaire) et légèrement papillonnant sur des écrans gris-bleu (et non plus stable sur son support).
Avec Genesis, c’est au corps du poème tout entier que l’artiste semble vouloir trouver une
nouvelle expression plastique. Un texte est codé en séquence de quatre lettres (A, C, T, G), puis
retranscrit afin de produire une séquence d’ADN. Séquence qui sera ensuite fournie à des
laboratoires afin de créer une entité vivante, l’exact représentant du poème dans le règne du
vivant, selon ce procédé génétique. Visuellement, le poème ne se perçoit plus comme un bloc de
lettres diversement agencées, mais comme le métabolisme auquel il a donné vie.
En 2006, Sommerer et Mignonneau présentent LifeWriter. Avec cette machine à écrire, une
capacité morphodynamique est implantée dans les lettres d’un texte. Le spectateur est invité à
taper une phrase sur une machine à écrire a priori banale. La feuille sur laquelle les tiges viennent

1 Que l’on peut rapprocher de la Virtual Poetry de l’argentin Ladislao Pablo Györi.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

frapper va ensuite se dérouler pour laisser apparaître le texte. Il s’agit en fait d’un écran sur lequel
les lettres vont progressivement se déformer, s’affranchir de leur rigidité, du carcan de la ligne, et
des limites de leur forme – pour s’animer, se répandre dans l’espace de la feuille, tels des oiseaux
miniatures et noirs, cherchant à s’échapper de leur plan d’existence. C’est une vie simulée,
artificielle qui semble advenir sous les doigts de l’écrivain.
Avec la technologie, le travail sur la plasticité des signes permet de leur donner une
dynamique nouvelle, et de leur insuffler comme une éclosion sémiotique.
Electronic Shadow présente Echo&Narcisse en 2009. Le spectateur est plongé dans un monde
onirique et sémantiquement très riche. Devant lui, contre le mur, dans ce qui pourrait ressembler
à un paysage virtuel très éthéré – des nombres flottent et avancent dans les airs. Au sol, un bassin
plein d’eau, nimbé d’azur, se remplit virtuellement d’une cascade de croix bleues. L’intensité de la
cascade et sa vitesse dépendent directement de la valeur du chiffre happé du mur, et ainsi intégré
à l’installation au sol. Sur le mur, « une sorte de galaxie de chiffres en mouvements, le nombre de
naissances, de décès, la quantité de CO² produite, les arbres abattus, l’énergie renouvelable, etc »1.
Au sol, une représentation visuelle de cette dynamique humaine, comme l’écho lointain et
maintenant rapproché du rythme de l’humanité. En s’approchant, le spectateur voit son ombre
projetée dans le bassin, tel un reflet transparaissant sur une surface aqueuse. A travers cette
cascade figurée de chiffres, dans cette cascade même, l’individu découvre sa propre trace, sa
propre image. Dans ce bassin, l’écho du monde tel qu’il va, rencontre le reflet de l’individu tel
qu’il est. L’œuvre ouvre un espace de confrontation entre des significations qui s’ignorent et
opère la mise en relation de réalités incommensurables.
Black shoals : stock market planetarium de Lise Autogena et Joshua Portway (2004) offre une
véritable transformation de systèmes de référence. Le spectateur pénètre une vaste salle, dont les
plafonds et les murs brillent comme des ciels étoilés. Y sont en effet projetées des constellations.
On n’y reconnaît pourtant rien de terrestre. Il s’agit d’une transcription des salles de marché
boursier de la planète. Les artistes proposent une mise en images, sur le mode de la
métaphorisation et de la retranscription, du fonctionnement des marchés. Les entreprises sont
représentées par ces étoiles et ces points plus ou moins brillants, selon la valeur de leur cours. Les
amas d’étoiles renvoient aux affinités électives qui se tissent entre ces différentes sociétés (selon
leur domaine d’activité). Les mouvements d’étoiles correspondent aux évolutions historiques des
sociétés concernées. Les fusions/acquisitions donnent lieu à des disparitions d’étoiles absorbées
dans une autre… C’est toute une faune financiéro-stellaire qui va prendre vie dans cet

1« Données annuelles divisées à l’échelle d’une journée ». Electronic Shadow, « Echo & Narcisse : Réalités
Hybrides », en ligne : http://www.electronicshadow.com/echo/index2.htm.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

écosystème. Des algorithmes génétiques viennent en effet donner à ces amas des dynamiques
biologiques. Signes et valeurs se sont changés en groupes stellaires et en créatures animées qui se
chassent et se reproduisent. On assiste là à une double transformation : transcription des signes et
de leur domaine de sens – et implantation d’un modèle d’évolution biologique extrait d’un champ
hétérogène. Non seulement le monde de la bourse et ses principes ont été retraduits pour donner
corps à un univers inédit – mais encore sa dynamique s’est hétéronomisée en s’hybridant des
modèles zoologiques. Le monde produit est sans référentiel, sui generis. Un univers tout autre
s’ouvre, per se, s’inventant lui-même, inexistant dans le réel. Un univers où se donneraient à voir
des tendances occultes des sociétés humaines – où apparaîtraient au grand jour des voies et des
rapports, par figuration plus que par démonstration, en les évoquant plus qu’en le démontant.
L’œuvre est moins didactique qu’onirique. Et le monde ici présenté est en mouvement, en
expansion, en croissance. Le monde ne s’installe pas, il se déploie ; la vérité ne s’instaure pas, elle
s’élabore.
Le labyrinthe de Maurice Benayoun, labylogue (2000), est tapissé de textes. Ces textes sont les
transcriptions écrites de dialogue en direct entre les spectateurs qui parcourent virtuellement
l’espace labyrinthique. Une voix synthétique sert de fond sonore : elle est la transcription orale de
la version qui s’inscrit sur les murs des dialogues des spectateurs. A chaque étape, un écart se
creuse entre la version originale et sa version retranscrite. Au couple traditionnel qui voit une
« trahison » dans toute « traduction », s’ajoute un degré supplémentaire de transcription, c’est-à-dire
de récupération approximative du texte originel. Trois voix se mêlent dans ce labyrinthe, chacune
bordée d’une signification propre et légèrement distincte. Sur les murs, les vestiges des
conversations passées prolongent, dans un espace textuel, le labyrinthe spatial. Le labyrinthe est
tout autant cette structure architecturale que l’ouverture des significations des mots et des
paroles, dans leur relance et leur correspondance. L’œuvre opère moins une mise-en-signifiance,
qu’elle ne contrôle une mise-en-résonance des significations possibles, autorisées.
Avec la technologie, le traitement des signes autorise une transposition des registres des
significations, proposant de les ouvrir par une sorte de déclosion1 sémantique.
Chez Antoni Muntadas, la traduction apparaît pour ce qu’elle est : un outil de déconstruction
des langues, du langage et finalement du sens. Dans le cadre de son projet On Translation (initié en
1994), il se focalise sur le « rôle des traductions et des traducteurs en tant que fait

1Nous voulons dire ici, une ouverture qui est action de déclore mais aussi vitalisme, parasitage et folie glossolalique.
Le terme a déjà été utilisé par Jean-Luc Nancy dans un tout autre sens. Jean-Luc Nancy, Déconstruction du christianisme :
Tome 1, La Déclosion, Paris, Galilée, 2005.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

visible/invisible1 ». On Translation : The Internet Project2, inauguré en 1997, en est la version en ligne.
Une phrase a été soumise à une série de traductions en 23 langues différentes pour revenir à celle
d’origine. Le cycle a été réitéré plusieurs fois, de sorte que l’on ne peut que constater l’altération
progressive de la phrase initiale3 (d’autant que les langues concernées ne se cantonnent pas au
traditionnel bassin indo-européen). Babel, terrifiante, se déploie sous nos yeux : c’est notre propre
langue qui se dissout dans le maëlstrom des traductions (la spirale figurant les cycles de traduction
est éloquente). On constate une croissance organique de la traduction, par la traduction ; un
abîme qui dit l’intransmissibilité des choses tel qu’Agamben le pointe dans L’Homme sans contenu4.
On assiste – en spectateur – à l’enflure et l’altération du sens par la production sémiotique, sa
profusion.
Les signes de la technologie associent une valeur (quantifiable, numérique) à une grandeur
(unité de mesure, référent, signification, Bedeutung). C’est en cela qu’ils ne sont pas seulement
sémiotiques mais encore sémantiques. Le sens, quant à lui, est indivisible, et provient de l’objet
traité synthétiquement. Il est holistique. Avec les technologies, le sens est en amont (dans
l’intentionnalité de l’auteur) et en aval (dans la lecture interactive du récepteur). Entre les deux, a
eu lieu un phénomène d’émergence. Il s’agit d’un processus aveugle, qui n’a pas conscience de la
forme qu’il engendre5. C’est cette forme qui donne le sens (Sinn et direction) du processus : elle
est très précisément la figure du sens.
La production de sens est comme relancée par les tours de la technologie. Elle en propose
une nouvelle composition par le mélange et le rapprochement de différents « rythmes
sémantiques », c’est-à-dire des vecteurs et des modulateurs du sens : la voix, la phrase, le mot, leur
valeur et leur champ sémantique – et tout autant de retranscriptions dans l’espace sonore, visuel,
sémantique de la machine – et encore leur traduction vers un autre domaine – ad libitum. La
signification s’émiette dans la discrétisation de ses régimes. Avec n-cha(n)t (2001), David Rokeby poursuit
un travail de production du sens via le jonglage des significations. Une installation d’une dizaine

1 Raymond Bellour, « Le regard, l’écoute », dans Multitudes. Numéro 25, été 2006. Disponible en ligne :

http://multitudes.samizdat.net/Le-regard-l-ecoute#nb9.
2 En ligne : http://www.adaweb.com/influx/muntadas/project.html.
3 La phrase initiale était : « communication systems provide the possibility of developping better understanding between people : in which

language ? ». Ce que l’on pourrait traduire par : « Les systèmes de communication offrent la possibilité d’instaurer une meilleure
compréhension entre les gens : mais quelle langue utiliser ? ».
A la douzième traduction, apparaît la première version française : « Tous les systèmes d’analyse intensifs améliorent la qualité
des dispositifs internationaux servant à communiquer. Le problème concerne la langue qu’on utilise ».
Un cycle plus tard, on peut lire : « Les méthodes de recherches appliquées, actuellement dans le système d’analyse des significations,
peuvent améliorer la qualité de la base du travail international. A mon avis, les problèmes principaux résultent d’un fait si important
qu’on ne peut pas s’en libérer en développant un système efficace, fonctionnant rapidement, au profit d’un mode d’utilisation bilatéral ».
4 Giorgio Agamben, L’homme sans contenu, Circé, 1996.
5 La « forme » que dessine la caravane de fourmis en goguette, n’est pas connue de ses maillons qui ne font

qu’appliquer des règles simples. Elle n’en existe pas moins.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

d’écrans et de haut-parleurs réagit au spectateur qui déambule dans la pièce. Chaque ordinateur
détecte sa présence et l’invite à une conversation. Une conversation sonore s’engage entre le
spectateur et les ordinateurs qui lui sont le plus proches. Et les ordinateurs plus éloignés
réagissent et répondent au bruit qu’ils arrivent à capter. Les mots et les phrases sont relancés
poétiquement selon une algorithmique associant logiciel de reconnaissance et dictionnaires. En
l’absence de spectateur, les ordinateurs se mettent progressivement au même diapason, et la
musique cacophonique qu’ils faisaient auparavant s’apaise jusqu’à ce que, d’une même voix,
chacun égrène les mêmes mots. Ce chœur sera ensuite troublé par l’arrivée d’un ou plusieurs
interacteurs, dont l’échange avec une interface privilégiée provoquera autant de chaînes sonores
et sémantiques dans les ordinateurs proches, eux-mêmes mettant en branlent les machines les
plus éloignées. Emerge une poésie sonore dont la possibilité du sens n’est assurée que par le
spectateur émetteur et l’algorithme de l’artiste.
Le réseau des appareils et le milieu technologique produisent leur sens propre, à partir de
schèmes et de règles pré-implantés. A cet égard, la nouvelle de Ray Bradbury, Barton appelle Barton
(1949), était prophétique1. Un homme seul sur Mars cherche de la compagnie en passant des
coups de téléphone. Il mettra la main sur un appareil permettant d’enregistrer des messages et de
lancer automatiquement des appels téléphoniques. De sorte qu’à défaut d’alter ego, il aura des
interlocuteurs : lui-même tel qu’il s’est enregistré au préalable afin de simuler une conversation
dans divers contextes quotidiens. Les années passant, c’est lui jeune qu’il entend. Il lui semble ne
plus reconnaître ni les voix ni les phrases : les scénarii qu’il avaient concoctés hier deviennent des
réalités aujourd’hui. Le réseau téléphonique finira par prendre vie pour concevoir des dialogues à
partir d’un montage des phrases préenregistrés. Un ghost a ainsi émergé de la matrice
téléphonique, avec ses propres désirs, sa propre voix, sa propre histoire. Un ghost qui survivra à la
mort du dernier homme et persistera à se faire entendre sur ce réseau, continuera de se
transformer, de grandir, d’évoluer, de chercher un sens à son existence.
En 1993, Stephen Wilson propose Is Anyone there ? Il utilise un standard téléphonique pour
faire appeler automatiquement des cabines publiques à San Francisco (USA), et utilisera quatre
systèmes différents de conversations synthétiques pour engager des causeries avec ces
interlocuteurs d’un instant. Entre Bradbury et Wilson, la micro-électronique a remplacé
l’électricité, pour les mêmes conséquences, afin de rendre possible ce qui n’était que fantasme : la
composition du sens, au travers d’une combinaison des significations – la constitution du sens,

1 Ray Bradbury, Je chante le corps électrique, Paris, Denoël, 1971, p. 141-155.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

élaboré à partir du sens produit par l’homme, comme source, et du traitement symbolique d’un
algorithme, comme outil1.
Avec la technologie, le traitement des signes autorise une recomposition des significations, et
débouche sur une forme d’émergence du sens. Le sens, mis en miettes par la grammatisation des
significations, ré-émerge dans la mosaïque d’un sens composite.

L’esthétique technologique recompose, dans toute la polyphonie de ses acteurs, un univers


plein et complet. Chaque œuvre est un fragment qui s’enchâsse avec les autres, pour produire,
ensemble, un monde avec toutes ses composantes, c’est-à-dire un complexe de complexité.
L’heure est au Gesamtkunstwelt… Gageons que l’art de l’exposition changera à sa suite. Les
expositions du futur ne seront plus ces événements localisés qui concentrent en un lieu et un
temps donnés, un conglomérat d’œuvres plus ou moins en rapport ; mais des intrications
d’œuvres afin de composer un univers particulier. Telle œuvre sonore, s’intégrant dans telle
installation, continuée par telle sculpture. On ne déambulera plus dans une galerie mais dans un
monde, constitué par le rapprochement d’œuvres éparses comme autant de fragments. C’est
l’image du puzzle qui s’impose ici, chaque œuvre étant une pièce, aux contours changeants, de
sorte qu’elle puisse s’intriquer avec autant de partenaires qu’un curator pourra en imaginer, de
sorte qu’une même pièce puisse apparaître comme élément de différentes élaborations et que le
puzzle entier vaille plus et autrement que la seule pièce isolée.
Force est de constater que le médium co-détermine bien cette forme. L’hybridation
esthétique suppose, autant qu’elle impose, l’hybridation matérielle des opus. Si l’on est passé du
multimédia au transmédiatique, c’est justement pour cela : savoir, le passage de l’exposition à
l’hybridation, de la séquence à l’intrication, de l’œuvre d’art à l’univers d’art. L’esthétique
commande la transmédialité comme cette dernière se construit sur l’interopérabilité. Sans elle, les
passerelles, les passages, les relais, les relances des fragments d’opus entre eux et d’œuvres les
unes dans les autres – resteraient lettre morte. La technologie, ie l’ensemble de l’appareillage
objectal, devient donc l’outil indispensable par un tel imaginaire. Ce pseudo-médium, que nous
avons plus tôt (et plutôt) qualifier de « parasite médiumnique », apporte cette composante
essentielle et nécessaire à la transmédialité, qui est elle-même la condition pour la production

1Couchot proposa d’appeler « régime de la commutation », ce mode où le sens s’élabore dans un échange. Edmond
Couchot, « La mosaïque ordonnée ou l’écran saisi par le calcul », dans Louise Poissant (sld), Esthétique des arts
médiatiques. Tome 1, Québec, Presses de l’université du Québec, 1995, p. 190.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

« d’univers d’art », comme variante de la création d’œuvres d’art. Peut-on préciser les contours de
ces univers d’art ?
La nouveauté nous semble tenir dans le rapport de l’œuvre au réel comme référentiel. Qu’il
voulût le copier ou le symboliser ou s’y affronter, l’art posait le réel comme aune, comme son
autre représentationnel. Aujourd’hui, exténué par les apports des sciences et des discours, il est
abandonné par l’art, qui préfère l’invention d’un para-réel sui generis à l’adoption du réel donné.
L’art actuel crée son propre cadre de référence. Avec la technologie, il invente un univers hyper-
réel. Et, pour être plus précis : l’œuvre d’art technologique s’aménage un écosystème spécifique,
simulacre d’un réel autre, simulation et modélisation, en lieu et place de l’illusion et du modelage.
Introduire la notion d’écosystème, c’est insister sur trois aspects de ces univers artistiques :
leur géographie, leur temporalité et leur réseau trophique. Un écosystème est un espace-temps
équilibré dans lequel faune et flore sont complémentaires pour en prolonger la valeur
transcendantale qu’est la vie. L’œuvre d’art technologique produit une topographie, inspirée par le
réel, mais inscrite dans une dimension du para-réel. Les mondes virtuels comme Second Life
organisent ainsi diverses modalités du bâtir-virtuel : l’action du « Grand architecte », qui pose
l’univers, ses lois, ses règles, ses moyens d’évolution, son cadre ; celle des développeurs, qui
s’inscrivent dans le cadre proposé pour élaborer l’édification de leurs bâtiments1 ; et celle des
utilisateurs lambda qui peuvent produire des petits objets virtuels à moindre frais (de
développement)2. D’où émergent : le kosmos qui forme l’horizon du navigant (nomade), le topos
qui édifie la place du résident (hébergé), et l’oikos qui rassemble les commodités de l’utilisateur
(habitant). Le monde virtuel propose alors un lieu hyper-topique depuis lequel peut se déployer
une pluralité de formes pour l’espace comme pour le temps. L’œuvre d’art technologique produit
aussi une temporalité spécifique, uchronique (disait Couchot). Elle piège le temps qu’elle tient à
disposition. Elle enferme, en en détenant un instrument de production, une portion du temps,
qu’elle déploiera dans son actualisation. « L’intemporel » de l’art moderne (Malraux) est
perceptible en ce qu’il est obtenu ici par la création d’un temps hyper-local, d’un temps de
l’actualisation de l’œuvre. Il s’agit souvent d’un temps bouclé ou d’un temps que les opérations
d’extinction et d’allumage viendront boucler. C’est dire, sans doute, que l’intemporel lui-même se
métamorphose. Si le sentiment d’intemporel devant l’œuvre d’art est bien agissant, il faut sans
doute le lire comme un atemporel, une parenthèse hors du temps, l’irruption de l’immémorial

1 Bâtir virtuellement, c’est programmer la fonction mathématique de l’érection d’un bâtiment, dans l’interface de

programmation proposée (langages, OS, champs paramétrables et valeurs possibles). Chaque monde virtuel possède
alors ces propres schèmes de programmation et de programmabilité, ses lois spécifiques d’espace-temps et ses
principes de navigabilité, d’habitabilité en son sein. Il voit une requalification de la facticité du réel en pré-paramètrage de
la matrice.
2 Comme Stelarc avec son troisième bras dans Second life.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

dans le présent pur. L’œuvre d’art provoque une concrétion d’un temps qui s’active par le regard,
quand celui du monde se dérobe et que celui de l’œuvre se libère. L’art, c’est justement le
maintien, au cours des âges, de cette opération de libération d’un temps de l’œuvre. Avec la
technologie, ce temps sera en mouvement, para-temporel, plus qu’a-temporel. Il y a un double
mouvement à l’œuvre dans les productions technologiques : corporel et topologique, mais aussi
mémoriel et chronologique. Ce mouvement, forme pure, geste sans substance, fait sentir ses
effets quand il passe dans les figures qui peuplent l’œuvre. Comme écosystème, l’œuvre implique
la présence d’un réseau énergétique, composé d’acteurs consommateurs et d’un milieu producteur
d’énergie. C’est alors que la danse des figures peut se donner à voir. Quelles sont ces figures qui
peuplent ces écosystèmes d’art ?

Il nous semble que ce sont des fantômes. Mais de ceux que seule la technologie sait créer.
L’imaginaire pré-technologique a consacré deux types de fantômes : le revenant et l’esprit. Le
premier est typiquement un homme, décédé, qui vient, sous forme ectoplasmique hanter tels
lieux ou telles personnes : il dénote un mort1. Le second est une émanation d’un lieu ou d’un
espace, une prosopopée, comme si la région qu’il hante avait sécrété son propre défenseur, autre
et même. C’est une allégorie : elle renvoie directement à son objet. L’allé-gorie, c’est « l’autre-qui-
parle-pour », ici pour le lieu. Elle en est le porte-parole. Avec la notion de ghost, intelligence
artificielle, é-mergée de la matrice et hantant des univers virtuels – la technologie s’est inventée
son fantôme. Un fantôme infigurable parce qu’inexistant. Le fantôme technologique est celui qui
naîtra des arcanes des écosystèmes, en créant, par son apparition, les conditions de son existence,
ayant réussi à surprendre l’univers dans un agencement fertile. Le phénomène mathématique et
algorithmique « d’émergence » a déjà produit des formes inattendues et imprévisibles. Explorant
son imaginaire, l’art technologique ménage en son sein la promesse et la prouesse de l’éruption
d’un ghost, dépourvu de tout référentiel formel, réduisant sa source à un terreau énergétique
chaotique : la forme émerge du chaos. Le ghost, lui, ne parlera que pour lui-même, et son propre
sabir (c’est une « auto-gorie »). La figure majeure qui peuple ces œuvres, qu’elle prenne l’aspect de
personnages, qu’elle s’incarne dans le public, ou qu’elle se donne à déceler comme absence – c’est
le fantôme.
Et ici, il est invisible, non parce que ses qualités physiologiques le rendent invisibles, mais
parce qu’il est en absence. C’est une forme et un contenu sui generis, en souffrance de substance. Il

1 Le colossos, sculpture grossièrement taillée, stèle funéraire, en annonce l’invisible présence, tient le lieu pour l’absent.

Jean-Pierre Vernant, « Figuration de l’invisible et catégorie psychologique du double : le colossos », dans Mythe et
pensée chez les Grecs. Tome 2, Paris, Maspero, 1974, p. 65-78.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

est en germe. L’œuvre est en gésine d’une pure promesse, maintenant le virtuel de
l’indétermination par la séquestration de sa figure dans des limbes. Le fantôme, ici, c’est l’invisible
en mouvement. C’est le mouvement de l’invisible qui ne peut être suivi et appréhendé que par et
dans ce mouvement, par les traces qu’il laisse derrière lui, par l’énergie qu’il dépense et qu’il
irradie sur son passage. Quand on place un aimant sous une feuille blanche saupoudrée de limaille
de fer, on voit la poudre ferreuse se déplacer sur la feuille et prendre la forme du champ
magnétique. Les conditions de l’expérience ont rendu le phénomène visible. La technologie met
en place les conditions d’apparaître de phénomènes invisibles, qui lui échappent, quoiqu’elle les
produise. L’art technologique ne cherche alors plus à représenter l’invisible, mais à l’augmenter en
en produisant de nouvelles formes. De ces formes, il ne peut avoir qu’un pressentiment, il ne
peut que parier sur leur existence ou leur aspect. L’invisible n’est pas ici l’objet d’une vision, donc
déterminable ou approchable – mais l’émergence incontrôlable, au creux d’un milieu, de forces
sans corps. L’art technologique produit des formes pour l’invisible. L’œuvre d’art technologique
est la mise en réserve et l’expression aformelle d’un invisible inédit. Celui-ci n’est pas montré,
mais il est évoqué, pressenti, promis à l’état de latence – et l’œuvre propose d’actionner son
principe. Ici, le fantôme est la figure sans substance, son apparaître est l’invention de l’invisible.
Il est alors l’Autre de l’Ange de l’histoire benjaminien.
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule «Angelus Novus». Il représente un
ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard.
Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte ses ailes déployées. C’est à cela
que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là
où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et
unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à
ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a
été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses
ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le
pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le
monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que
nous appelons le progrès. »1
Et de retourner l’ange de l’histoire…
Le ghost ne dialectise plus passé et mémoire avec le présent, comme « l’image dialectique »
reprise par Didi-Huberman2 ; mais avenir et anticipation avec le présent. Le cours de l’aura est
remonté, pris à rebours : toujours l’unique apparition d’un lointain si proche soit-il ; mais le
lointain est ici ce qui est devant nous.

1Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 434.
2« L’image dialectique ne cherchera plus à reproduire le passé, à le représenter : d’un coup elle le produira, émettant
une image comme on émet un coup de dés. (…) D’un coup donc, elle devient l’origine » (p. 132). Georges Didi-
Huberman, « L’image critique », dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992, p. 125-152.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Alors, l’avenir s’explore dans la simulation et par l’inventivité de ces appareils fantasmatiques.
L’œuvre de Bill T Jones, Ghostcatching1 (1999), pourrait ici servir de blason. Spectacle de danse, le
corps du danseur a totalement disparu derrière la silhouette technologique qui en procède. Les
mouvements « capturés » des corps-sources sont transplantés dans une figure virtuelle,
illusionniste, papillonnante – qui laisse dans l’espace les traces de son mouvement comme les
comètes sèment leur queue dans le vide sidéral. C’est autant au spectateur de tenter « d’attraper ce
fantôme », qu’au fantôme d’attraper et de convertir les mouvements des corps réels des danseurs.
L’art technologique produit un univers de (dis)simulation : une simulation qui se dissimule et qui
nous plonge dans un environnement para-réel où « quelque chose cloche ». La simulation cherche
à se faire oublier et à s’oublier elle-même ; en même temps qu’elle dys-simule, qu’elle produit une
altération de l’espace de simulation. Cette altération est l’intranéation du futur.

Si l’art a longtemps consisté à peindre ce qui est arrivé, la modernité l’a ré-orienté comme la
peinture de ce qui est (ou pourrait être) là. Avec la technologie, il semble tenter de peindre ce qui
arrive. Si l’on veut à tout crin conserver le réel comme cadre de référence, alors, il faut entendre le
réel à venir. L’enjeu de l’œuvre n’est plus d’être le marqueur de ce qui s’est passé, de ce qui se
passe, mais de ce qui advient. Le régime artistique devant encore apporté une opération de
transcendance à une telle volonté d’art, celle qui ne se contentera pas de singer un accident (« ce
qui advient »), mais s’évertuera à rêver un avènement (ce qui fait sens dans ce qui advient).

1 OpenEndedGroup, « The OpenEnded Group - Ghostcatching, 1999 », en ligne :

http://openendedgroup.com/index.php/artworks/ghostcatching/.
Repris en 2010 sous le titre After Ghostcatching. OpenEndedGroup, « The OpenEnded Group - After Ghostcatching,
2010 », en ligne : http://openendedgroup.com/index.php/artworks/after-ghostcatching/.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

La poïétique des appareils


La démarche fut analytique d’abord. Nous avons tenté de suivre, au plus près, l’infiltration de
la technologie dans l’art et de voir comment, en chaque lieu, de nouvelles logiques se mettaient en
place, venant jouer des coudes avec les présupposés ou les nécessités de la poïèse, de l’ontologie
et de la réception artistique. C’est au microscope que nous avons suivi cette piste pour cerner au
mieux les difficultés soulevées, les conciliations nécessaires, les interrogations posées par
l’invasion technologique dans la sphère de l’art.
La démarche doit se faire synthétique à présent. De même que l’art cinétique s’est défini avec
des critères propres, inédits dans l’histoire de l’art (le mouvement de l’objet d’art), de même que
les installations ont redéfini la place du spectateur dans l’œuvre (qui se laissait, par lui, pénétrer),
de même que la performance a inventé des catégories nouvelles (la trace d’une œuvre improvisée)
– quels nouveaux « objets » l’art technologique propose t-il d’introduire dans l’art ? Il s’agit de
nouveaux objets pratiques ou théoriques, soit autant de façons de faire passer de l’art et autant de
moyens différents de présentation artistique. Il convient à présent de mettre à jour une image
globale, mise en perspective de toutes les découvertes de l’analyse, qui y trouvent là leur juste
place et leur pertinence. Délaissant le carreau pour observer la mosaïque, nous tenterons de
répondre à cette question : qu’est-ce qui, dans l’art technologique, n’appartient qu’à lui, le
constitue en sa facture ?
C’est alors, forcément, de l’œuvre que nous partons.
L’œuvre perçue d’abord, ou l’œuvre-image, dans le double sens d’image-phénomène et
d’image-iconique. L’œuvre est image et montre des images. La technologie vient proposer de
nouveaux statuts ontologiques à l’œuvre-image.
L’œuvre dans le monde ensuite, ou l’œuvre-espace, qui existe dans le monde et organise
autour d’elle le jeu de son exposition et de sa réception. La technologie vient introduire des
fonctionnalités inédites à l’œuvre-espace.
L’œuvre ouverte enfin, ou l’œuvre-monde, qui est installation, instauration de monde(s), qui
est la mise-en-réserve d’un surgissement renouvelé et équivoque au cœur de la forme. La
technologie apporte les ressources du numérique, afin d’inventer des formes infinies pour
l’œuvre-monde.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

L’Image phasmique
Partons de Bergson :
« Nous allons feindre pour un instant que nous ne connaissions rien des
théories de la matière et des théories de l’esprit, rien des discussions sur la
réalité ou l’idéalité du monde extérieur. Me voici donc en présence d’images, au
sens le plus vague où l’on puisse prendre ce mot, images perçues quand j’ouvre
mes sens, inaperçues quand je les ferme. Toutes ces images agissent et
réagissent les unes sur les autres. […] Tout se passe comme si, dans cet ensemble
d’images que j’appelle l’univers, rien ne pouvait se produire de réellement nouveau que par
l’intermédiaire de certaines images particulières, dont le type m’est fourni par mon corps. »1
Notre hypothèse est que la technologie propose de nouvelles formes d’images au monde et
que l’« œuvre d’art technologique » en constitue le lieu d’apparition privilégié. Le monde et les
choses se donnent comme images, qui ne sont pas que des représentations nées dans une
conscience. Le terme d’« image », tel que nous l’employons ici, renvoie donc aux images que l’art
tire de l’emploi de la technologie. L’image dont il sera ici question est donc celle qui : 1. agit
esthétiquement, 2. s’est hybridée de technologie.
Traditionnellement, les conceptions de l’image la décrivent selon une forme, une matière, un
médium et un référentiel. Notre image bouleverse ces anciens paradigmes, en ce qu’elle se
présente dans une forme instable, recelant un infini sémiotique, s’affranchissant de la nécessité du
support, et produisant son propre référentiel extra-réel. L’image est devenue : diamorphe,
extensive, projetée et figurante…

Reprenons ce qu’Edmond Couchot disait des images numériques :


« [l’image numérique] est métamorphose, puissance de transformation, il faudrait
dire « diamorphose » pour insister sur ce passage, non pas d’une forme à
l’autre, mais entre (dia) deux formes qui ne sont ni des origines, ni des
termes.2 »
Nous reprenons à notre compte le terme en l’ouvrant au mode propre de l’apparaître de
l’ensemble des œuvres d’art technologique. Parce que l’image (numérique) transmise par leurs
interfaces est instable et parce que le véhicule (technologique) où s’incarne l’œuvre est dynamique
– la diamorphose devient le mode propre de la manifestation des œuvres d’art technologique :
elle est l’apparaître dynamique d’un objet esthétique à un sujet d’observation.
Dès lors, elle fonctionne et résonne selon deux axes – espace et temps – et en deux lieux
– l’objet d’art et le regardeur.

1Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, 1999, p. 11-12.


2Edmond Couchot, « Image puissance image », dans Revue d’Esthétique. Numéro 7, Juin 1984, p. 123-133, en ligne :
http://www.olats.org/livresetudes/etudes/couchot1984.php.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Au lieu de l’objet d’art, se joue une objectalité dynamique de l’image. Car l’œuvre est un
véhicule. Et ce dynamisme se révèle d’abord dans l’espace. L’œuvre est un produit, non plus figé
dans son lieu, mais mobile sur son terrain. La diamorphose de l’œuvre provoque ainsi une
utilisation augmentée de son espace chorétique et une labilité de son espace topique : l’œuvre est
tout à la fois mobile et cadrée, selon les caractéristiques de son véhicule et selon les paramètres de
son algorithmique (angle, vitesse, direction,…). L’œuvre n’est plus étriquée dans son topos-carcan,
défini une fois pour toutes par le découpage du support ; mais elle évolue dans une zone
d’existence plus vaste, s’autorisant une certaine expansion spatiale, que viennent limiter le lieu de
l’exposition (salle de musée) et le paramétrage retenu par l’artiste.
Mais c’est aussi dans le temps-durée que le dynamisme objectal de l’œuvre se rencontre.
L’œuvre, dans sa phénoménalité, se déplace dans le temps, présente toujours un visage transitoire.
La puissance de calcul des ordinateurs permet des algorithmes de plus en plus élaborés, et une
richesse, non seulement dans le rendu des images, de leur texture, mais encore dans les
caractéristiques de leur dynamisme. La diamorphose de l’œuvre s’affine, elle devient plus souple,
plus « naturelle », en augmentant son pouvoir de discrétisation. Ce sont les vitesses d’apparition
des entités, la fluidité des transitions morphiques, la puissance de l’éploiement des formes qui
viennent construire et caractériser cette diamorphose. Celle-ci, dans son étendue temporelle, se
construit à partir de deux schèmes fondamentaux de fonctionnement de l’informatique : la boucle
et l’enchaînement programmatiques. Celui-ci construit le temps linéaire et l’en-avant de l’œuvre ;
celle-là produit du temps cyclique et l’en-dedans de l’œuvre. Le passage de l’un à l’autre est
provoqué par l’utilisation de valeurs seuil ou de l’aléatoire. C’est l’emploi de l’aléatoire, plus ou
moins paramétré, qui métamorphose la répétition de la phrase informatique en dynamisme
perceptuel.
Au lieu du spect-acteur, s’opère une personnalisation de l’objectalité dynamique de l’image. Car
l’œuvre est une actualisation. Une personnalisation qui vient relativiser cette objectalité. Et cette
relativisation est d’abord spatiale. Selon le point de vue qu’il occupe, le regardeur prend connaissance
de l’œuvre différemment, la perçoit subjectivement. L’apparaître de l’œuvre dépend ici de son
(point d’) observation.
De même, cette relativité est encore temporelle : l’œuvre d’art se manifeste dans des atours
phénoménologiques différents selon le moment de l’actualisation déclenchée par le regardeur. Ce
temps de l’intervention s’inscrit dans la double histoire de la manifestation de l’œuvre : son temps
interne (à quel point du programme sommes-nous ?) et son temps externe (où, dans la chaîne des
interacteurs, notre intervention prend-elle place ?). Une seconde source d’aléatoire intervient ici,

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

non plus programmée dans la matrice, mais ménagée dans l’espace de l’œuvre : la place du
spectateur et sa liberté d’actualisation.
Et effectivement, le corps agissant de l’inter-acteur devient l’une des causes du résultat
aspectuel de l’œuvre. Corps du spectateur situé dans le temps et l’espace ; mais aussi corps-en-
actes, décrypté par le dispositif de l’œuvre comme un corps signifiant, traduit, capté. Un corps
multi-modal qui transmet une effectivité et une sémiotique, mais aussi une affectivité et une
noétique. Le regardeur se retrouve englobé dans l’image car il l’active, selon lui : « homo in imagine
ambulat », comme l’écrivait Saint Augustin1.
L’art technologique trouverait alors, peut-être, dans la « diamorphose », l’un de ses enjeux
plastiques propres, ce que le cadrage est à la photographie, ou le montage au cinéma. Traitée
plastiquement, la diamorphose engagerait l’artiste à peser les lois, les enchaînements et les
résonances dans le tempo, l’extension et la durée de la dynamique de l’œuvre. La diamorphose
serait exactement la plasticité de cette instabilité, une plasticité au second ordre, la mutabilité
d’une déformabilité.
La diamorphose serait alors une question de rythme : cette façon de tresser ensemble
toutes ces modalités dynamiques (et donc notamment aléatoires), avec fluidité. Ce rythme de
manifestation qui répond à « l’archi-rythme » tel qu’il a été conçu dans l’espace des archétypes, tel
qu’il fut mis au point au moment de la conception de l’algorithmique de l’œuvre . Cet archi-
rythme qui vient générer ensemble forme, mouvement, tempo, déploiement, geste. L’art
technologique creuserait ainsi le sillon des arts photo-mécaniques que l’invention de l’appareil
photographique a initié.
Le premier art est fixe. C’est un art en deux dimensions (voire trois, mais spatiales2), et
c’est un art mécanique (au sens des lois de la physique mécanique). Ses résultats sont
phénoménologiquement déterminés, en un complexe hylémorphique arrêté et stable. Les qualités
plastiques qu’il mettra en avant, sont contenues dans l’idée de cadrage ; les problématiques, qu’il
élaborera comme siennes, seront celles de la structure – c’est-à-dire de l’organisation de l’espace. La
photographie en est le paradigme.
Le second paraîtra dans son sillage quelques décennies plus tard : il est mobile. C’est un
art en trois dimensions (dont la troisième est temporelle), et c’est un art cinématique. La
manifestation de ses œuvres se joue dans le temps – mais ses résultats restent déterminés dans

1 « L’homme chemine dans l’image », mais il faut entendre : « l’image de Dieu ». Il reprend et commente là le Psaume
38, verset 7. Saint Augustin, « La Trinité. Livre XIV. Chapitre 6 : L’image de Dieu ne peut être trouvée que dans la
nature intellectuelle de l’âme humaine, même « déformée » », dans Œuvres III. Philosophie, Catéchèse, polémique, Paris,
Gallimard, 2002, p. 628-629.
2 Nous pensons aux anaglyphes (photographies en relief), dont la production débuta dès la fin du XIXème siècle.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

leur aspect. C’est un art mobile, mais stable. Il ajoute à son prédécesseur une dimension inédite
(le temps), et donc théorise une qualité plastique nouvelle, qu’est le montage ; et un mode
d’existence supplémentaire, celui du mouvement – c’est-à-dire de l’organisation du rapport
espace/temps. Le cinéma en est le paradigme.
Le troisième est celui-là même qui nous retient aujourd’hui, et il est instable. C’est un art
en quatre dimensions, qui s’active dans l’espace et dans le temps, et c’est un art dynamique. Il n’y
a plus aucun moyen de voir l’œuvre apparaître deux fois sous la même forme. Bien qu’explicable
a posteriori, elle est imprévisible a priori. Sa qualité plastique pertinente serait alors la diamorphose et
son mode d’existence, celle de l’éploiement – c’est-à-dire de l’organisation du rapport
mouvement/temps. L’art technologique en est le paradigme.
Un jeu de poupées russes pourrait s’élaborer de cette perspective : le cadrage s’occupe de
la mise-en-scène d’une image ; le montage, de la mise-en-confrontation de séries différentes
d’images ; et la diamorphose, de la mise-en-interconnexion de registres différents d’images.
Chacun assurant par là même, la mise-en-sens de l’image1.

Une peinture a un relief, une épaisseur. Ainsi se donne à voir la chair de la matière picturale.
De même qu’une sculpture se caresse pour attester son grain, son modelé. En peinture,
l’épaisseur est donnée par l’empâtement de la matière ou bien par les couches de peinture dont
l’assemblage donnera la teinte finale. C’est cette qualité qui permet aussi le repentir, voire le
palimpseste. Les technologies sont venues éclairer et déflorer cette épaisseur : la radiographie à
rayons X permet de voir, sous la couche visible, la toile, différente, qui était présente à l’origine ;
l’éclairage rasant fait apparaître la topographie en relief de la toile, ses fractures, ses anfractuosités.
La toile vibre de sa matière picturale, comme une peau frissonne.
Une œuvre d’art a aussi une profondeur. C’est l’ensemble des mondes, des histoires, des
affects, des percepts qu’elle contient, qui compose sa finitude et qui se donne à voir autant qu’il
se tient en réserve dans l’œuvre. L’œuvre est profonde de ce qu’elle est riche en compréhension.
L’œuvre d’art technologique, en tant qu’elle est véhiculée par un appareil, possède les qualités
du corps des appareils. L’une d’elle est son absence d’épaisseur, son aspect lisse, glacé. L’appareil
se présente avec une peau nette comme une enveloppe, qui peut s’ôter mais non se creuser. Elle
fait écran, se donne comme butée. Mais ce point d’arrêt se charge d’une puissance d’ouverture
nouvelle. Si l’image numérique est polie, si elle est surface pure, si les interfaces technologiques

1 Pour le cinéma, l’expérience de Koulechov fait autorité. Pour l’image photographique, on pourra se réclamer de

Barthes, qui identifie le cadrage comme l’un de ses procédés de connotation. Roland Barthes, « Le message
photographique », dans Œuvres complètes. Tome I. 1942-1965, Paris, Seuil, 1993, p. 938-948.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

sont lisses et sans épaisseur, si les appareils sont d’autant plus high tech qu’ils sont sans grain – s’il
n’y a surtout rien à gratter – il n’en reste pas moins que les œuvres d’art technologique
contiennent des réserves phénoménologiques, enfouies sous le léché de leur surface. Il y a une
extensibilité dans ces œuvres surfaciques : c’est tout ce que cette peau recèle et peut donner à
percevoir, malgré le plat de sa coque technologique. L’infini se cache au creux des appareils, un
infini phénoménologique, permis par l’infini du calcul. L’image produite est illimitée, sans bord,
sans fond (Ab-grund). L’œuvre technologique est extensive de ce qu’elle est riche en extension.
A l’épaisseur de l’objet d’art, répond le lisse de l’appareil ; et la profondeur de l’œuvre se voit
contrainte de survivre à l’illimité de l’image phasmique…
C’est le code informatique qui contient cet infini, et c’est le lancement du programme qui
déclenche son apparition. Pendant les trois quarts du film Matrix (2000), Néo évolue dans un
simulacre de réalité où des avatars lui font face. A la fin, il est celui qui voit les codes derrière les
images, et ce faisant, peut les explorer, les manipuler, les manier, les transformer, s’y déplacer. Le
décor et ses personae sont remplacés par cette myriade de chiffres coulant, cette data shower, dont
Néo est le transparaissant :
« Le transparaissant voit le code (data shower), il voit tous les ruissellements et
les flux, il voit que « tout événement, objet, entité, etc descriptible est une
abstraction à partir d’une totalité inconnue et indéfinissable de mouvements
fluides. »1 »
C’est que la surface intouchable du technologique renferme le territoire virtuel du rhizome
qu’est la matrice. L’extension de l’œuvre d’art technologique est un arrière-fond. Il contient
l’ensemble des phénomènes passés, présents, futurs, virtuellement accessibles à travers elle. Il
revêt alors une triple dimension.
Il se rapporte d’abord à l’expansibilité du territoire contenu dans l’image. Potentiellement, ce
territoire est indéfiniment explorable. Les fractales en présentent un exemple parfait. L’image est
toujours devant ou derrière soi ; elle ne s’arrête jamais. On a beau la forer, tenter de se rapprocher
de tels détails, la parcourir jusqu’à tels points d’arrêt – elle se reconstruit toujours à mesure,
s’ouvre en permanence sur une nouvelle version d’elle-même. Elle n’a pas de commencement,
elle n’a pas d’échelle, elle n’a pas de fin : elle ne peut s’épuiser ni s’exténuer. Cette métaphore de
l’image que l’on creuse et qui ne s’en épuise pas pour autant se retrouve dans Dieu est-il plat ? de
Maurice Benayoun (1994). Il n’y a pas de sortie. Il y a cet univers, aussi réellement plat que
virtuellement sans fond.

1David Bohm, La plénitude de l’univers. Cité dans : Michaël La Chance, « Une fiction biopolitique : le corps larvaire »,
dans Louise Poissant (sld), Art et biotechnologies, Saint-Étienne, Presses de l’université de Saint-Étienne, 2005, p. 191.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

L’arrière-fond se tient encore dans l’historicité de l’éploiement de l’œuvre d’art technologique.


Une des qualités de la technologie consiste en effet à conserver des versions antérieures et le
cours même des actualisations de l’œuvre par ses interacteurs. Deux notions, devenues banales,
sont à relever ici : celle de « calque » (fondamentale dans Photoshop, par exemple) et celle
« d’historique » (centrale dans la navigation web). Elles autorisent la création d’un espace d’une
profondeur virtuelle in-dé-finie au sein d’une surface réelle sans épaisseur (l’interface) : une image
infiniment multiplex. L’expansibilité du territoire n’est plus seulement horizontale, spatiale – elle
est encore topographique (stratigraphique, verticale) et temporelle (diachronique). Les
événements poïétiques qui ont « eu lieu » dans le temps, se transforment en sous-couches
sédimentaires de l’état actuel de l’œuvre.
L’arrière-fond de l’image réside enfin dans le degré d’adaptativité de l’œuvre. Comme on a pu le
voir, les projets architecturaux les plus en pointe proposent ainsi souvent des façades adaptatives,
faites de myriades d’éléments modulaires très fins, qui, reliés à des ordinateurs, se combinent
diversement selon les stimuli qu’ils reçoivent de leur environnement1.
L’objet d’art technologique est extensif en ce qu’il manifeste une image sans bord, un illimité
des phénomènes. Cette qualité devra se jumeler avec la profondeur de toute œuvre d’art, qui est
intensive.

Pour apparaître, l’image objectale fait fond d’un support. L’image naît avec son médium. Si
celui-ci est ce que l’image traditionnellement « dissimule », il n’en reste pas moins la condition
primordiale d’apparition.
« La dissimulation (Verdecktheit) du support est le mode authentique de sa
donnée. Mais dissimulation ne signifie pas invisibilité (…). Tant que la
conscience d’image fonctionne de manière unitaire, le support fonctionne
anonymement. » 2
L’image ne fait qu’un avec son médium, qui, littéralement, la porte, l’installe. Avec la
technologie, ce corps-objet de l’œuvre, ce subjectile, se voit requalifier en « véhicule », appareillé,
qui offre un nouveau panel de qualités pour l’image. L’image technologique va se voir dissociée
de son support singulier, car elle s’affranchit de la quiddité trop rigide de celui-ci. Il n’est plus
seulement ce qui est neutralisé, anonymisé dans l’apparaître de l’image, il devient arbitraire voire
sur-numéraire…

1 C’est-à-dire l’environnement tel qu’il a été décidé par les programmeurs. Le bâtiment peut être sensible à la

température, au soleil, à des SMS envoyés, etc - selon le projet de ses concepteurs.
2 Eugen Fink, De la phénoménologie, Paris, Minuit, 1974, p. 91.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

En premier lieu, le véhicule de l’œuvre peut se concevoir comme un prototype, et non plus,
traditionnellement, comme un monotype. C’est dire que l’œuvre peut s’incarner dans des
véhicules pluriels et non plus seulement dans un objet unique. L’être-prototypique de ces nouveaux
véhicules leur confère certaines caractéristiques. Ils sont reproductibles et donc clonables. Ces
machines, qui forment l’appareil d’art, ne fondent pas l’œuvre dans leur persistance : elles sont
tout aussi bien remplaçables, sans que l’œuvre ne soit altérée. Ce n’est plus ce corps, donné, de
l’appareil qui assure la manifestation de l’œuvre-image, mais la pérennité de ses schèmes
morphodynamiques au travers d’occurrences indifférentes du prototype. De la même façon,
l’intégrité du corps de l’appareil n’est plus nécessaire. Au contraire, les véhicules des œuvres sont
réparables, amendables. Troisième et dernière qualité d’un véhicule-prototype : il est améliorable, afin
d’approcher au mieux l’idée de « l’œuvre idéale » que s’en fait l’artiste.
Par ailleurs, l’être-numérique de ces œuvres leur apporte deux qualités des programmes
informatiques, qui sont réplicables et migrables. La réplicabilité permet à l’œuvre d’exister en
s’affranchissant totalement d’un lieu donné (lieu d’exposition ou lieu d’existence), pour se
dupliquer sur tous les vecteurs possibles d’appareils interopérables. L’œuvre d’art technologique
est unique. Mais, elle peut s’incarner dans de nombreux réplicants. En outre, pour concilier la
pérennité de ses outils avec leur progrès continu (et linéaire et révolutionnaire), la technologie
développe des procédés de migration de ses schèmes de fonctionnement. Informatiquement, cela
passe par des processus de mise à jour ou d’émulation. Cette qualité vient irriguer les œuvres d’art
technologique dont la survie, dont le fonctionnement durable passe par cette même propriété de
la technologie.
Troisièmement, l’être-interfacé de ces œuvres entre en ligne de compte. En tant que les œuvres
paraissent et les images transparaissent au travers d’interfaces de sortie, la définition même de
leurs qualités perceptuelles devient secondaire. En effet, les interfaces de sortie sont conçues pour
être multiples ou contingentes – sans que la différence de rendu qui en découle ne nuise à l’ontologie
de l’œuvre qui s’y manifeste. Le web art est conçu sur ce présupposé (l’œuvre apparaît quels que
soient les paramètres du récepteur). La même œuvre se donne à voir dans une variabilité de ses
manifestations. Elle s’affranchit non seulement de la quiddité de son support de manifestation,
mais même de la qualité de son rendu.
Enfin, la libération de l’image devient totale de par sa possibilité de projection. L’image
technologique peut être cette image projetée sur un support-écran devenu indifférent et ouvert à
toute labilité, ou se contentant de transparaître dans la diaphanéité de l’absence de tout écran. Luc
Courchesne, depuis des années, travaille sur des projets qui tournent autour d’une géode où les
images sont projetées et vécues par le spectateur placé en son centre. Notons encore comment

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Pranav Mistry, jeune chercheur au Média Lab du MIT, est en train de révolutionner les interfaces
numériques en se débarrassant tout simplement du support de l’apparaître des images. Avec le
projet 6ème sens, l’individu est apte à se promener avec un ordinateur portable invisible et utilise
toute surface dans son champ de vision comme écran virtuel. Il lui suffit même d’agiter les mains
dans l’espace devant lui, dessinant un cadre, une fenêtre ou un clic, pour que l’action ici mimée
prenne effet dans le monde informatique. L’image, projetée ou introjectée, existe n’importe où
dans l’espace capté par le dispositif de l’appareil. Le support a disparu, l’image est errante,
invisible. Une infra-phénoménologie accompagne la possibilité d’une image-flux. L’image se
désubstantialise. Elle devient image projetée-à-travers un espace transparent – qu’elle traverse,
transperce, éclaire dans son mouvement sans se donner la peine d’y prendre forme, restant à l’état
d’évanescence, tout juste découverte. L’image pro-jetée n’aurait plus nulle part où s’écraser pour
prendre corps : image devant, image au-delà, image qui toujours s’échappe à la fois dans l’espace
et dans le temps, dans le lointain et dans l’avenir.

« Le mot d’image ne saurait désigner que le rapport de la conscience à l’objet :


autrement dit c’est une certaine façon qu’a l’objet de paraître à la conscience ou
si l’on préfère, une certaine façon qu’a la conscience de se donner un objet. » 1
L’image est une sorte de véhicule, de go-between qui relie une conscience (imageante) à un
objet. Elle a donc deux faces, renvoie vers deux continents, en même temps qu’elle les apparie :
elle rappelle un modèle, un original (une chose) ; et elle en appelle à une visée signifiante, à une
intention (un sujet conscientisé). Avec l’art moderne, la question du référentiel de l’image s’est
déplacée du premier vers le second. Si Danto continue de penser que l’aboutness de l’œuvre (son
« à-propos ») constitue un critère artistique2, cet emploi de la référence s’est déporté du modèle
objectal vers l’intention de l’artiste. C’est l’auteur qui déclare le jeu des références, quelles que
soient les qualités plastiques, et assure l’existence du sens de l’œuvre. Ainsi, les toiles abstraites de
Barnett Newman ou de Georges Mathieu, dont les titres renvoient précisément à des références
réelles (Les Chemins de croix du premier ; les Batailles du second) – sont à lire et à comprendre en
fonction de cette intention auctoriale. L’image renvoie donc classiquement à un double système
référentiel, le modèle et l’intention, d’où elle tire son sens.
Avec l’œuvre d’art technologique, un nouveau couple paradigmatique entre en scène. Au jeu
de la référence et de la source, l’image technologique présente deux faces indissociables, qui sont
deux approches du virtuel.

1 Jean-Paul Sartre, L’imaginaire : psychologie phénoménologique de l’imagination [1940], Paris, Gallimard, 1940, p. 21.
2 Arthur Danto, La transfiguration du banal, Paris, Seuil, 1989, p. 223.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

La source de l’image est l’algorithmique de l’œuvre. C’est le code, le programme, qui détient les clés
de manifestation et d’éploiement de l’image-œuvre. L’artiste, lui, a conçu le spectre d’apparition
de ces images, le cadre général, plus ou moins lâche, sans pouvoir contrôler précisément son
actualisation.
Cette algorithmique de l’œuvre, qui est la source concrète de l’image, d’où elle procède,
combine plusieurs origines, et organise différents niveaux de renvoi. Elle détient et a intriqué,
dans ses arcanes cryptiques, quatre couches de référence. 1/ L’implémentation de l’intentionnalité de
l’auteur. Il s’agit d’une opération de schématisation, par laquelle l’auteur a transformé son projet
en diagramme conceptuel puis en programme informatique afin de rendre au mieux son intention
artistique. Sachant que la manifestation de l’œuvre se joue dans une interaction où l’inventivité de
la matrice et l’activation du spect-acteur sont mis à contribution, il s’agit donc d’une
intentionnalité négociée. L’auteur propose un « contexte d’art » à activer par le couple spectateur-
matrice. 2/ La symbolisation des ressources du réel. Les œuvres utilisent bien souvent d’autres briques,
des banques de données, d’images, de mots, de couleurs, de signes – afin d’y puiser et de les
assembler en un nouveau paysage. Le réel ici, n’agit plus comme modèle, mais comme ressource.
Il sera pillé en étant numérisé. Il n’est présent que sous forme de données. Dès lors, les capacités
sémiotiques de la technologie qui ingère tout sous forme de symboles calculables, peuvent rentrer
en lice pour métamorphoser toute ressource du réel en n’importe quelle valeur in-formée : cette
extraction du réel est une transcription et aussi une traduction, autorisant une transformation des
significations, des registres, des mondes. Le réel-ressource peut se rendre méconnaissable et
donner lieu à des mondes tout autres. 3/ L’inventivité figurale des codes. Comme le montre l’exemple
des fractales, une simple équation peut donner naissance à une gamme de paysages et de formes
inouïs, imprévisibles, sur-réels. La musique électronique, de même, a introduit des sons, des
timbres, des qualités inconnus dans l’histoire de la musique. Ce sont autant de « phénomènes de
synthèse », liés à la capacité de figuration synthétique de la matrice, ou encore à l’inventivité de la
technologie. Cette inventivité se construit sur les schèmes technologiques que sont le traitement,
la mémoire et le hasard – et réalise des effets de transfiguration. 4/ L’actualisation interactive de
l’environnement. A différents degrés, l’œuvre d’art technologique s’active bien souvent en fonction
de son environnement : milieu « naturel » (l’enclos et les autres robots dans les installations de
Ken Rinaldo), partenaire qu’est l’artiste-performer (dans les exosquelettes de Stelarc), ou bien, plus
souvent, en faisant appel au spectateur-interacteur. Celui-ci est alors amené à choisir, à agir, à
contribuer à l’œuvre de façon plus ou moins libre. La place du spectateur est remise en cause,
puisqu’il est contraint d’agir et intervient dans l’aspect de l’œuvre. Il s’y voit, par ce truchement,
transplanté, alors qu’il se contentait précédemment de lui « faire face ».

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Si l’image technologique est telle qu’elle est au moment où je la regarde, c’est qu’elle tire sa
source d’une algorithmique qui organise l’action cogénérative de l’auteur, du réel-ressource, de
l’inventivité des codes et de l’implication du récepteur. Alors et ainsi, se déploie le monde, virtuel,
de l’œuvre – et se construit, le sens, composite, de l’œuvre.
L’image est elle-même la source de son propre monde. Parce que personne ne sait prédire et assurer ce
que l’image sera – elle se crée elle-même, propose un sens propre, composite, a-référencé1 – à
l’intérieur d’un cadre élastique. Avec la technologie, l’art invente un univers supra-réel : c’est-à-
dire un écosystème, peuplé de figures en-devenir, donnant jour à un sens recomposé.
Cet éco-système est un « milieu », c’est-à-dire une étendue prise dans une durée. L’œuvre
d’art technologique produit une topographie, inspirée par le réel, mais inscrite dans une
dimension du para-réel : le virtuel. D’une part, ses productions visuelles, et donc la topographie
qu’elle synthétise ainsi, débordent le possible du réel : elle invente de nouveaux horizons. D’autre
part, elle génère des lieux qui ne s’inscrivent pas dans le réel tel qu’il était vécu jusqu’à présent,
mais qui définissent une nouvelle fibre de la réalité : elle requalifie des lieux en contaminant leurs
limitations par sa logique sémiotique. De ce milieu, émergent des figures sui generis…
Ces figures sont les fantômes, les ghosts de la matrice. Ils sont engendrés par les conditions
technologiques et sont à naître. Leur existence même est latente dans l’espace algorithmique de
l’œuvre, ne devenant manifeste que dans son actualisation. Et la forme que prendra cette patence
reste imprévisible. C’est une « figure figurante » et non figurée : « en suspens, en train de se faire,
en train d’apparaître2 ». Le monde de l’œuvre, c’est alors la source de ce ghost – et le sens de
l’œuvre, la geste de ce ghost.
Le sens de l’œuvre peut en effet se lire dès lors comme le discours de ces fantômes. Un sens
recomposé par les qualités associatives, traductives, symboliques de la technologie – et un sens
co-construit par les apports signifiants des interacteurs. L’image technologique est cette image
figurante, qui produit le monde para-réel qu’elle contient en germe, et lui insuffle un sens
composite qu’elle synthétise en direct.

1 Certes, l’œuvre reste liée au réel parce que ses co-auteurs et les réservoirs de signes ou de stimuli qu’elle organise, le

sont. Pour autant, le monde qu’elle invente par métaphorisation (c’est-à-dire, techniquement, par la traduction et le
traitement du système de référence qu’est le réel) – finit par valoir pour lui-même, alors que le modèle, qui en a été à
l’origine, s’est vu totalement déconstruit et annihilé par ces opérations. L’existence de la référence ne suffit pas, il faut
encore le modèle ; il faut la volonté de l’œuvre à conserver le modèle, à y tendre, à l’évoquer. Par sa puissance de
grammatisation infinie et de recombinaison sémiotique, la technologie abandonne totalement son allégeance au
modèle du réel, c’est-à-dire au réel comme modèle. Au contraire, elle vise une modélisation d’un outre-réel, et
l’œuvre d’art technologique renvoie vers une pré-figuration d’un réel autre, à venir ou compossible (c’est-à-dire
cherchant à amener à l’existence une figure en la pro-vocant).
2 Georges Didi-Huberman, « Une ravissante blancheur », dans Phasmes : essais sur l’apparition, Paris, Minuit, 1998, p.

88.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

La technologie, manipulation de signes, produit, dans les registres du sémiotique et du


sémantique, des résultats sans précédent : invention de formes, proposition de significations et
recomposition du sens et de ses figures d’énonciation. Alors, l’image technologique devient la
source d’un virtuel-monde. 1/ Elle génère son propre référentiel. Non plus le réel comme
modèle ; mais un hyper-réel comme modélisation. Le réel disparaît comme référence, même s’il
se conserve comme ressource. 2/ Elle engendre son ghost, qui lui échappe par essence, qui est son
invisible en mouvement, la figure de son monde. 3/ Elle recompose son sens, qui déborde
l’intentionnalité du créateur, en restreignant ses capacités de traitement sémiotique à un cadre
symbolique décrété. L’œuvre d’art technologique, en tant qu’elle est une œuvre virtuelle, est à la
fois performative et pragmatiquement ouverte à la création de son monde.
*
Jean-Pierre Vernant repère trois formes dans lesquelles se présente l’eidolon archaïque (ie :
pré-platonicien) : onar, l’image de rêve ; psychê, fantôme d’un défunt ; et phasme, apparition suscitée
par un dieu1. L’image, l’eidolon, est une ombre ou un double, qui dit conjointement une absence
par une présence. L’image de rêve (onar) est produite, créée par le sujet-rêveur ; l’image défunte
(psychê) est la copie de l’objet-modèle. L’image phasmique, suscitée par un dieu, possède la liberté
d’apparaître dans une forme, en un lieu, selon un mode qui déjouent toute possibilité de prévision
et de production humaines. Elle ne tire pas son sens de l’homme ni n’exprime sa vision ; c’est
l’homme qui doit en déchiffrer le sens et en découvrir le monde. « Phasma, signifie forme,
apparition, vision, fantôme, et par conséquent présage2 ». L’image phasmique, engendrée par des
puissances hyper-réelles, s’ouvre et prend corps selon une dynamique imprévisible. L’œuvre d’art
technologique produit des images phasmiques.
L’art de l’image phasmique sera alors un art de la transition et de la transplantation ; un art qui
noue sémantiquement la traduction des valeurs, des registres et des significations dans leur
collusion même ; un art qui appareille esthétiquement le lieu de l’œuvre et l’espace du spectateur ;
soit encore un art de l’hybridation.

L’Espace hybride
La technologie est une matière hybridante. Elle s’instille entre les différents étants (les
hommes, les machines, etc), et s’insinue comme liant entre leurs ordres (homme-nature, homme-
machine). Elle apparie aussi différents régimes symboliques : la technè et l’épistémè, l’analogique et le

1 Jean-Pierre Vernant, « Naissance d’images », dans Religions, histoires, raisons, Paris, Maspero, 1979, p. 110.
2 Georges Didi-Huberman, Phasmes : essais sur l’apparition, Paris, Minuit, 1998, p. 11.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

numérique, le sensitif et le cognitif. L’ordre des appareils officie donc dans le règne du matériel et
de l’idéel, dans la dimension du réel et celle du virtuel.
Le choix du terme d’« hybridation » n’est pas neutre. Hybridation implique de 1/ réussir une
liaison 2/ entre deux entités d’espèces différentes, 3/ afin d’obtenir un être ouvrant une troisième
voie. Nous posons que la technologie est un opérateur d’hybridation, ou encore un vecteur
d’hybridité. En effet, elle abouche des entités appartenant à des ordres incommensurables. Et elle
y parvient en organisant une opération de double traduction, en l’espèce une réduction
numérique. Les ordres se retrouvent alors appareillés dans leur version traduite ; reliés dans
l’espace virtuel logé au cœur des appareils. Le résultat sera un objet inédit, fonctionnant de façon
mieux optimisée.

En art, la technologie nous est apparue comme un pseudo-médium, un parasite des


médiums. Elle interconnecte pragmatiquement et concrètement des entités jusque-là isolées et
fait de l’œuvre d’art une machine en fonctionnement.
On peut suivre les traces de cette hybridation en de nombreux endroits :
Le support d’une telle œuvre est à la fois le corps de l’œuvre d’art et le véhicule de l’appareil.
L’espace chorétique de l’œuvre devient alors le lieu d’une hybridation entre l’œuvre et son
spectateur-interacteur.
L’espace algorithmique de l’œuvre est le lieu d’implémentation du faire de l’artiste sous le
régime des codes.
Le sens de l’œuvre est un sens composite, négocié entre l’intentionnalité de l’artiste, les
capacités de traitement et de métaphorisation des codes, et l’activation motivée du public.
Le monde de l’œuvre se présente comme une réalité mêlée de réel et de virtuel.
Le lieu de la réception de l’œuvre, soit le siège du spectateur, est lui aussi un nexus entre le réel
et le virtuel.
Le spectateur lui-même, est pris dans une chaîne, historique et instantanée, d’actualisations qui
le relie aux autres interacteurs.
Avec l’hybridation de ces objets, s’enclenche une hybridation de leur régime d’existence ou
d’être-au-monde (c’est selon). Ainsi, le régime de la réception de l’œuvre s’hybride lui aussi : il est
à la fois esthétique et pragmatique : l’œuvre se goûte dans son usage. La perception esthétique elle-
même se voit troublée par l’irruption d’une modalité cognitiviste d’élucidation des schèmes
morpho-dynamiques de l’œuvre. Le rôle du récepteur se trouble à l’avenant : esthéticien d’une
part, mais encore interacteur obligé. L’ontologie de l’œuvre se voit modifiée pareillement : la
durabilité de l’œuvre doit cohabiter avec l’obsolescence de l’appareil et ses tactiques de

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

pérennisation ; sa valeur auratique doit s’accorder avec l’opportunisme pragmatique de l’appareil. Le


processus poïétique de l’œuvre, pour une part irrationnel et gestuel, doit faire siens les procédés
protocolarisés d’une création algorithmique et programmée. Bref, les registres de l’art, impactés par
l’irruption des appareils, sont obligés d’intégrer de nouvelles tonalités pour la greffe
technologique.
Mais l’hybridation atteint à un troisième degré, nous semble t-il, en ce qu’elle existe aussi
sous la forme d’une intrication de ces différents registres entre eux. La technologie produit
l’hybridation des trois registres de l’apparaître de l’œuvre que sont sa poïèse, sa manifestation et
sa réception. Et cette hybridation est bel et bien organisée par l’œuvre dans son espace, dans
« l’espacement1 » que l’œuvre crée pour apparaître. Ces registres se rejoignent donc et se nouent
en un temps et un lieu requalifiés : l’espace hybride. Telle est l’entité nouvelle issue de cette
hybridation.

2003, Messa di voce présenté par le duo Tmema2. Un homme seul entre sur scène. Il chante,
comme le XXème siècle a pu nous habituer à l’entendre. Derrière lui, sur un écran, on voit se
projeter des kyrielles de bulles, qui s’élèvent au rythme de son chant, comme si elles sortaient de
sa bouche. L’écran, tel un aquarium, se remplit peu à peu de bulles virtuelles, par le haut. Soudain,
l’artiste-performer cesse de chanter, et les bulles commencent à retomber, comme si elles avaient
cessé d’être soutenues par le chant. L’humain, dessous, tente vainement de lutter contre, en les
repoussant vers les hauteurs, à grands moulinets de bras et de jambes. Les bulles virtuelles
« rebondissent » sur le corps réel de l’artiste mais finissent par disparaître… Le chanteur est alors
rejoint par une chanteuse. Ils entament un duo. Sur l’écran, derrière eux, le décor a changé : des
ondes prennent forme et viennent s’affronter, comme si, une fois encore, les chanteurs en étaient
la source. Le projet synesthésique baudelairien trouve là sa mise-en-phénomènes, dans une
traduction hyper-moderne.
2009, Double_Skin par Nathalie Fougeras3. La danseuse est sur un plateau circulaire instable
d’un mètre cinquante de diamètre. Relié au sol non par une surface plane, mais par une zone
concave, il oscille depuis son centre. Le corps de la danseuse couchée dessus, lui donne ses
impulsions, son rythme, semble avoir engagé un corps-à-corps irrémédiablement instable, et donc
éternel, avec l’objet. Derrière elle, sur un écran, des formes géométriques apparaissent et
disparaissent avec les mouvements du « duo ». Autour d’elle, dans l’espace, des sons se font

1 Martin Heidegger, « L’art et l’espace », dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 272.
2 Tmema, « Messa di Voce - Tmema, Blonk, La Barbara », en ligne : http://www.tmema.org/messa/messa.html.
3 Nathalie Fougeras, « double_skin », Viméo, 2/10/2009, en ligne : http://vimeo.com/6865818.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

entendre dont la force et le motif reproduisent un analogon du corps-à-corps qui se joue devant
nous. La chorégraphie pourrait être celle du combat moderne avec un ange virtualisé, gardien ou
intime, veillant sur un corps ou s’exhumant de sa schizoïdie.
2008, Level Head de Julian Oliver1. Le spectateur regarde un écran. A l’image, on peut voir en
gros plan, une table sur laquelle trois cubes de dix centimètres de côté sont posés. Deux mains
viennent saisir les cubes, pour n’en laisser qu’un à l’écran. La face visible du cube perd sa matité,
« s’ouvre », s’approfondit, pour laisser voir une salle miniature et une silhouette humaine qui
semble y attendre : une petite chambre virtuelle, comme celle de nos maisons de poupées, mais
simulée, est apparue sur la face supposée lisse et neutre du cube. En faisant pivoter le cube, les
mains de l’artiste mettent le corps du bonhomme virtuel en mouvement : il commence à marcher
dans le sens de la pente et parcourt la salle pour passer par diverses portes, monter l’escalier, etc.
En franchissant la porte, la figure disparaît. Il faudra que l’artiste tourne les faces du cube pour la
retrouver, dans la salle suivante. Plus tard, il la fera passer d’un cube à l’autre. Et ainsi, pas à pas, il
fera sortir cette forme du dédale des pièces, en manipulant un cube physique presque quelconque.
Kafka est prolongé dans le monde de la matrice, où l’auteur recrée une diégèse sans parole à
chaque performance.
L’espace de l’œuvre devient un espace hybride, qui ne fonctionne pas avec les règles
traditionnelles. D’une part, cette manifestation ouvre sur un territoire de « réalité mêlée » (mixed
reality). D’autre part, il articule le moment de négociation entre l’intentionnalité de l’artiste,
l’inventivité de la machine, et l’activation de l’interacteur – au moment de la manifestation de
l’œuvre.

L’espace hybride est le terrain où s’hybrident différents acteurs. Quels sont les objets de cette
hybridation ? En quoi cet espace peut-il être vu comme une « réalité mêlée » ? Nous suivons ici
l’approche de Milgram qui a posé le « continuum réalité-virtualité » comme substrat pour qualifier
le mode d’affichage des appareils technologiques2. D’un côté le réel, nous dirions l’objectal, le
brut. De l’autre, le virtuel pur, c’est-à-dire le simulé. Entre les deux, différents niveaux de
contamination, allant de la « réalité augmentée » (ajout d’informations virtuelles dans un affichage
globalement réel – par exemple : des indications de vitesse au travers d’un casque transparent sur
le monde) au « virtuel augmenté » (affichage de prises de réel au milieu d’un environnement
globalement virtuel – par exemple : une photo de soi dans un environnement à la Second Life), en

1Julian Oliver, « Levelhead », en ligne : http://julianoliver.com/levelhead.


2Paul Milgram et Haruo Takemura, « Augmented Reality : A class of displays on the reality-virtuality continuum »,
SPIE, 1994, en ligne http://etclab.mie.utoronto.ca/publication/1994/Milgram_Takemura_SPIE1994.pdf.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

passant par cette zone intermédiaire de réalité mêlée où ces deux co-existent, se contaminent, co-
fonctionnent à parts à peu près égales.
Ce territoire de « réalité mêlée » est créé par le déploiement même de l’espace hybride de
l’œuvre. Cet espace hybride n’est pas un mode particulier de l’œuvre d’art technologique, mais
son mode propre de manifestation.
Il fait fond sur le réel comme substrat ; il se déploie sur le lieu du réel. Il ponctionne dans le
réel une zone déterminée qu’il fera fonctionner selon un régime particulier. Il faut voir ici le
dispositif de l’œuvre. Le dispositif de l’œuvre est le lieu et son mode de fonctionnement, que
l’œuvre impose à son environnement direct. Celui-ci se voit découpé, et requalifié par l’action de
l’œuvre. Deux zones se dessinent : l’une en dehors du dispositif, celle que l’œuvre-appareil ne voit
pas, qu’elle n’utilise pas pour fonctionner, dont le fonctionnement ignore tout – et l’autre qu’elle
peut être amenée à utiliser ou à parcourir dans le cadre de sa manifestation. Cette zone est
délimitée spatialement, requalifiée modalement et nécessairement ouverte à la pénétration.
L’espace hybride accueille et invente une phénoménalité virtuelle ; il active la puissance du
virtuel. Il provoque des formes extraites des puissances du virtuel technologique pour les
« produire » (comme on « produit des preuves ») sur le substrat du réel, au coeur de l’objectalité
de l’œuvre. C’est précisément le monde de l’œuvre qui s’actualise ainsi. Le monde de l’œuvre tel
qu’il est en puissance programmé dans l’espace de ses archétypes, donc tel que son auteur l’a
prévu ; et tel qu’il paraît toujours insaisissable et décliné lors de l’actualisation des schèmes de
l’œuvre par un interacteur donné. Ce monde est programmé dans sa compréhension, imprévisible
dans son extension, et ouvert aux inputs du réel.
L’articulation s’opère par un truchement. C’est là le rôle des interfaces. Elles ne sont pas
seulement des zones où le réel est capté, ou ceux où le virtuel est rendu perceptible ; elles sont
surtout l’opérateur d’hybridation entre le réel et le virtuel. Les interfaces assurent le mode de
fonctionnement de l’œuvre comme dispositif. Elles rendent possible son appareillage : qui
appareillera le lieu de l’œuvre et son activateur ; et qui assurera la supplémentation du réel sur le
virtuel, ou inversement.

C’est dire que les différents registres de l’art se sont vus contaminés par ceux de la
technologie, et c’est dans l’espace hybride que cette greffe prend. Comment opère cet espace ?
Quels sont les modes de fonctionnement de cet espace qui n’existaient pas avant l’arrivée des
technologies dans les espaces topique ou chorétique de l’œuvre ? Comment s’y nouent les
différents registres artistiques : réception, poïèse, manifestation ?…Nous constatons qu’il s’agit là
d’un espace dense, enrichi d’informations, et non plus éthéré ; qui accueille le résultat d’une poïétique

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

communicationnelle, envahie par le code numérique et calculable ; et qui manifeste alors une œuvre-en-
actions et en interactions avec les autres agents.
La densité du volume pointe la façon dont le sémiotique -valeur technologique- envahit l’univers
physique diaphane. Traditionnellement, l’espace chorétique de l’œuvre est neutre. La chôra n’est
certes pas abolie, au contraire, elle est médiatrice de la réception de l’œuvre – mais elle n’est pas
non plus exploitée à quelque fin (extra-esthétique) que ce soit. Pour tenter de transmettre une
certaine vérité de l’œuvre, on peut même supposer que sa neutralité est nécessaire, afin de ne pas
agir comme filtre, ou brouilleur. Dans l’espace hybride, au contraire, les moindres volumes sont
investis d’une fonctionnalité nouvelle : celle de se constituer en signaux, que l’œuvre appareillée
réduira en signes (inputs). Ainsi, potentiellement, tout le volume contenu dans l’espace hybride
peut être amené à faire signe, selon l’algorithme prévu par l’œuvre. Il est donc devenu dense, et à
plusieurs égards.
D’abord, il peut être intégralement source de données, et donc complètement dé-neutralisé.
Chaque parcelle volumique peut être un lieu surveillé par les interfaces d’entrée de l’œuvre, afin
d’y puiser une information qui influe sur sa manifestation. Mais il est aussi ouvert dans les choix
des signaux relevés. Le capteur d’entrée peut s’intéresser à une forme, une couleur, un son, une
température – bref, à diverses qualités ; comme il peut réagir en fonction de différentes valeurs,
seuils, moments – bref, à diverses quantités. L’espace devient un substrat pour une multiplicité
d’informations disponibles. Enfin, on pourra évoquer la densité des opérations de traduction des
interfaces. Un input reçu prend une valeur dans l’espace de la matrice, et cette valeur n’est fixée
par aucune obligation analogique. Au contraire, la grande force de la technologie est bien sa
qualité de métaphorisation, c’est-à-dire de transformation d’une unité symbolique vers une autre.
La valeur du signal reçu pas le capteur, numérisée, est ensuite libre d’être associée à n’importe
quelle grandeur (unité de sens pour l’algorithme). Autrement dit, pour un même geste devant une
œuvre, la technologie autorise une infinité d’interprétations et de réponses phénoménales.
Le spect-acteur dans l’espace hybride ne sait a priori pas à travers quel filtre il va être perçu ;
ni à quel aune il va être découpé ; ni sous quelle forme il va être réintroduit dans l’algorithme de
l’œuvre.
C’est ici la nature symbolique de la technologie qui entre en jeu : elle opère sur ses signes. Dans
son cas, elle extrait du réel des signaux qu’elle numérise pour en faire des signes mathématiques
(data) ; et dans le même temps, elle leur associe une signification pour leur emploi futur.
La cybernétisation des messages exprime l’irruption du calculatoire -valeur technologique- dans la
matérialité du médium. Traditionnellement, la poïèse de l’œuvre est achevée en amont de sa
présentation, au moins dans son dessein. Avec la technologie, on voit apparaître un être hybride,

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

un « auteur artificiel », un peu insaisissable, comme le résultat qui apparaît devant nous. On l’a dit
déjà souvent, cet auteur est tricéphale : l’artiste, l’algorithme et le spect-acteur. Mais aussi, il est
contemporain de la manifestation de l’œuvre et fonctionne sur un modèle cybernétique
(rétroaction, bouclage, système). On pourrait relever diverses caractéristiques à ce modèle.
Premièrement, il ne fonctionne qu’avec un certain nombre et type de signaux émis
spécifiques. Cela implique que, pour y participer, il faut d’abord être passé par l’opération de
réduction qu’il suppose : réduction de la pensée plastique à un schéma algorithmique, réduction de
l’interaction du spectateur à un signal d’entrée (input), et réduction de la phénoménologie de
l’œuvre à son code-source. Ensuite, il crée un espace de rencontre virtuelle entre ces trois instances,
malgré leur dissémination dans le temps (entre auteur et regardeur) et/ou dans l’espace (cf : le web
art). Enfin, il fonctionne sur le principe du calculable, selon une logique mathématique,
informatique ou algorithmique, qui traite et manipule des symboles.
Cette interaction, cybernétique, propose un nouveau moyen de produire une manifestation de
l’œuvre, où les formes, les figures et le sens sont en partie le fruit d’un échange technologique
entre les volontés d’art des trois acteurs. L’œuvre se manifeste dans sa forme en fonction de
l’intentionnalité de l’auteur, traduite en diagramme ; le désir plus ou moins déçu du spectateur,
transcodé par les interfaces ; et l’inventivité de la matrice qui produit des phénomènes de
synthèse, plus ou moins aléatoires.
C’est ici le mode logique de la technologie qui entre en jeu : elle ne traite que des données, par
le calcul et des règles automatiques. Cela implique que tout désir d’interagir avec elle, doit trouver
les moyens de se voir transcrit ; et que tout désir intranscriptible ne peut se voir intégré au
processus.
La proxémique des corps, enfin, révèle comment la pragmatique -valeur technologique- a envahi
l’existence autonome de l’œuvre. Traditionnellement, l’œuvre existe dans sa monumentalité.
Matériellement, elle n’agit pas plus qu’elle n’est agie. L’espace hybride est au contraire un lieu où
les deux corps de l’œuvre et du spectateur sont poussés à l’activité.
Le corps de l’œuvre est un corps-en-mouvements, soit dans son aspect (les formes changent
sur un écran), soit dans son état (l’appareil bouge). L’œuvre est en activité, comme agie de
l’intérieur. Quant au corps du spectateur, il est un corps-en-actes. Il n’a d’influence, et donc
d’importance, que dans un certain cadre protocolaire. Le paradoxe vient de ce qu’il est un corps-
en-actes, qui ne vaut que parce qu’il est considéré par l’œuvre comme un corps-en-signes. Il est
source de signes, alors qu’il est ordinairement vécu comme source de gestes. L’œuvre est alors
réactive, elle réagit à son environnement.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

L’espace hybride est le lieu qui abrite et orchestre cette valse des corps : corps-appareil de
l’œuvre, mu par des codes, mais reçu par le spectateur comme phénomène (donc comme
analogique) ; corps-ressource de l’interacteur, vécu comme analogique, mais reçu par l’œuvre,
suite à une traduction numérique de certaines caractéristiques de son signal.
C’est ici le caractère pragmatique de la technologie qui entre en jeu : elle a vocation à agir dans
le réel et sur le monde. A destination humaine, elle s’interface avec le réel pour en extraire un
contenu (input) et restituer un résultat (output).

On a donc, avec cet espace, un brouillage des deux notions traditionnelles de topos et de chôra.
L’espace hybride est entre les deux : il trouble la localisation du topos, et ménage dans la chôra un
terrain privilégié. A partir du moment où l’œuvre-appareil est mobile : elle n’est plus limitée à un
topos déterminé, mais parcourt un « espace topique » plus ou moins libre et ouvert. A partir du
moment où l’œuvre est interactive, elle dessine au sein de sa chôra un sous-espace privilégié
nécessaire à son dispositif. L’espace hybride est la réunion de ces deux nouveaux territoires.
Il s’agit d’un espace contraint, avec des limites spatio-temporelles – et d’un espace
fonctionnel, doué de la performativité de l’appareillage. C’est dans cet espace que se joue (et
souvent s’improvise) le spectacle du monde de l’œuvre.

Le Virtuel-monde
Mircea Eliade définit l’acte de création comme « le passage du chaotique au cosmique »1.
Avant cet acte fondateur, n’existe qu’une vaste soupe primordiale, indéfinie, dont la mise-en-
ordre sera l’acte de création. Celui-ci réalise donc le passage de l’amorphe au formel, du désordre
à l’ordre, du virtuel à l’actuel. Pour le dire avec Aristote, c’est l’energeia, qui fait passer de la dynamis
à l’entéléchie2. La dynamis recouvre exactement les puissances du virtuel.
La réflexion sur le virtuel remonte à Aristote et irrigue l’histoire de la pensée occidentale.
« Est virtuel ce qui existe en puissance et non en acte »3. La quadripartition est la suivante : virtuel
s’oppose à actuel, alors que possible s’oppose à réel.
« Le possible se réalisera sans que rien ne change dans sa détermination ni dans
sa nature. C’est un réel fantomatique, latent. Le possible est exactement comme
le réel : il ne lui manque que l’existence.(…)
Le virtuel, quant à lui, ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel. Contrairement au
possible, statique et déjà constitué, le virtuel est comme le complexe

1 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1992, p. 53.


2 Aristote, La Métaphysique : Livre Θ, Paris, Flammarion, 1998, p. 295-317.
3 Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, Paris, La Découverte, 1995, p. 13.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

problématique, le nœud de tendances ou de forces qui accompagne une


situation, un événement. » 1
Le virtuel n’est donc pas opposé au réel. Il n’est pas irréel ou non réel ; il est à côté du réel, il
le redouble, il en est la réserve. De cette réserve – qui forme un fonds d’immanence, une richesse
– seule une forme parmi toutes les potentielles advient, s’actualise. L’actualisation est l’événement
particulier qui arrive dans le monde, à partir de ce fonds virtuel.
Ce virtuel est un virtuel naturel. Tout arbre est virtuellement présent dans sa graine : celui qui
croîtra dans le futur est une actualisation, parmi toutes celles permises, du virtuel contenu dedans,
en quoi elle consiste. Ce virtuel naturel n’est pas totipotent. Il ne s’agit pas d’un fluide vitaliste, à
partir duquel on pourrait former un arbre, un rocher, une amibe ou une étoile. C’est un virtuel
« différentié » déjà, pourrait dire Deleuze2. Il est catégoriel, car essentiel (il ne concerne que
l’essence de certaines choses3).
Le virtuel naturel est un virtuel analogique. Il est un fonds d’immanence d’où sourd
l’actualisation qui lui donne une détermination. Il est continu et peut se parcourir comme tel. La
branche de l’arbre est à telle hauteur (h) et s’échappe avec tel angle (α) de son tronc nourricier. h
et α peuvent prendre toutes les valeurs possibles sur l’intervalle limité par les conditions
extérieures de l’actualisation. La forme actualisable peut parcourir tout le spectre des virtuels, et
ce, de façon analogique. C’est parce que le virtuel est analogique que le réel, dont il est la réserve,
est continu. C’est parce que le virtuel est analogique que ses actualisations peuvent prendre toutes
les valeurs réelles autorisées. L’actualisation, par contre, est l’opération par laquelle le virtuel
prend corps dan une forme, une, déterminée, et définitive.
Le virtuel avec lequel l’homme s’est familiarisé pendant des millénaires est donc : naturel,
spécifique, irréversible et non répétable. Avec la technologie, un nouveau type de virtuel apparaît.

Le virtuel technologique se construit sur trois niveaux opérationnels.


Sur la couche logique de l’ordre technologique, c’est-à-dire en tant que la technologie se
construit sur des protocoles, des enchaînements, une mathématique, une logique pure. Il s’agit de

1 ibid, p. 14.
2 « Quand le contenu virtuel de l’idée s’actualise, les variétés de rapports [I] s’incarnent dans des espèces distinctes, et
corrélativement les points singuliers [II] qui correspondent aux valeurs d’une variété s’incarnent dans des parties
distinctes, caractéristiques de telle ou telle espèce (…) Nous appelons différentiation la détermination du contenu
virtuel de l’idée [I] ; nous appelons différenciation l’actualisation de cette virtualité dans des espèces et des parties
distinguées [II]. C’est toujours par rapport à un problème différentié, qu’une différenciation d’espèces et de parties
s’opère, comme correspondant aux cas de solution de problème ». Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF,
2000, p. 267.
3 Seule la théorie du Big Bang nous introduit à un virtuel omnipotent : au commencement, il n’y avait rien qu’un amas

d’atomes et d’énergies ; cinq milliards d’années plus tard, les galaxies, la flore, la faune sont monnaie courante. Tout
était virtuellement contenu dans cet athanor primordial. On pourrait parler ici d’un virtuel méta-physique. Depuis
cette date, le virtuel naturel a appris à se différentier, a perdu son omnipotence.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

la possibilité de mettre en diagramme des algorithmes et de mettre en langage des instructions.


Dans son pan numérique, cette couche est constituée par les langages informatiques ou leurs
méta-langages. En inventant un langage informatique (le C, le fortran), l’homme invente une
certaine façon de lier des opérandes entre elles dans un cadre logique structuré. C’est sur ce
fondement logique que peut s’organiser le deuxième niveau.
Vient ensuite la couche symbolique, en tant que la technologie répond à un certain type de
missions, dans un contexte de sens donné : sa logique vide se remplit d’unités, de significations,
de liens sémantiques et non plus seulement logiques. Dans son versant numérique, cette couche
est constituée par les programmes informatiques et leurs instructions. En écrivant un programme
informatique, l’homme cherche à faire réaliser un certain type d’instructions sur des valeurs
sensées, afin de remplir un certain nombre de tâches dans un contexte précis. C’est à partir de
cette origine, que peut s’actualiser le troisième niveau.
La dernière couche est pragmatique, en tant que la technologie remplit un certain nombre de
fonctions précises, renouvelées, et réalise des actions concrètes dans le monde : elle est
performative, en-actes, avec des résultats analogiques et incarnés. C’est en tant que la technologie
est constituée d’appareils, ie de produits mondains, que cette couche survient. Elle a donc encore
deux dimensions distinctes : celle de l’appareillage et celle du fonctionnement. L’appareillage consiste
dans le choix des objets qui vont venir implémenter le schème technologique retenu (un iphone,
un ipad, un ordinateur ?), et le fonctionnement renvoie à l’usage qui sera fait de l’appareillage
préalablement arrêté. En manipulant un appareil, l’homme cherche à répondre à un besoin précis
et ponctuel, en donnant, pour cet appareil designé, une valeur précise aux variables qui les
attendent. La mise en branle de cette couche pragmatique, son usage par un individu, est le
passage du virtuel technologique à son actualisation dans un résultat final1.
L’artiste, frayant avec la technologie, utilise ses diverses strates de virtuel pour les fixer une à
une et ainsi créer son œuvre-appareil. On retrouve notamment cette dualité de la couche
pragmatique : l’appareillage est de la responsabilité de l’artiste, le fonctionnement de celle du
récepteur. Par exemple, Aaron de Cohen s’incarne soit dans un robot mobile soit dans une table
traçante ; la troisième main de Stelarc, peut s’associer à d’autres greffes cyborgs pour ré-apparaître
dans différentes œuvres de l’artiste ; les mêmes lignes de code se retrouvent dans divers opus de

1 La synthèse de ces trois niveaux pourrait être contenue en une formule mathématique, soit : « a=b*c ».
La couche logique pose une structure vide, et le système des opérations : « quels que soient a, b et c, , je pose le signe
‘=’, le signe ‘*’ et le rapport de ces trois lettres, tels que a=b*c ». La couche symbolique remplit la structure vide en
affectant un sens aux trois lettres : « j’appelle ‘a’, le salaire ; ‘b’, un nombre d’heures ; et ‘c’, un taux ». La couche
pragmatique va mettre en place un dispositif d’interconnexion, puis va donner aux variables une valeur précise, et
ainsi obtenir un résultat ponctuel : « si b vaut ‘150’ et c, ‘10’ - combien ai-je gagné ce mois-ci ? », demande la voix
synthétique.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Sommerer&Mignonneau (Life Spacies I et II, A-Volve) ; Electronic Shadow modifient leur


appareillage pour proposer des œuvres distinctes, partageant un même air de famille (Ex-îles en
2003, Ex-îles mini en 2007, Archipel en 2008) ; etc1.
Avec la technologie, il n’y a plus le chaos qui s’oppose à l’ordre, mais des degrés dans le chaos,
c’est-à-dire des niveaux dans le virtuel. La couche logique est une organisation du monde, mais
très ouverte car vide. On peut, en puissance, en faire ce que l’on veut. La couche symbolique a
donné un sens à l’objet, une destination – tout en le laissant ouvert à divers emplois. On pourra,
en puissance, l’implémenter dans divers contextes, mais son dessein, son horizon et son éventail
d’emplois possibles sont restreints (déjà). La couche pragmatique fixe à l’objet le cadre de son
usage, sa gamme d’actualisation – tout en le laissant ouvert à différentes activations. On peut, en
puissance, l’utiliser à plusieurs occasions, avec diverses sollicitations.
La technologie élabore une organisation progressive de ses ressources numérico-logico-
calculatoires de virtuel. Cette organisation est l’élaboration de la destination de l’appareil. Et ce
virtuel technologique se distingue du naturel, en ce qu’il est activable, répétable et potentiellement
réversible. Certes, une graine peut devenir tout corps d’arbre, mais une fois qu’elle est devenue cet
arbre, sa réserve de virtuel s’en est allée avec son actualisation. La création est alors un acte de
deuil des puissances du virtuel, qui disparaissent dans la concrétisation d’un fait singulier. Le
virtuel technologique, lui, est constamment réactivable – son actualisation ne l’épuise pas. D’un
langage, peut se tirer une infinité de programmes ; un programme peut se décliner dans une
multitude d’appareils ; un appareil peut s’utiliser de bien des façons et produire autant de
résultats.

L’œuvre d’art technologique, en tant qu’elle se manifeste dans un appareil, profite de ces
qualités toutes particulières du virtuel technologique. Si elle est acte de création, elle est mise-en-
ordre de virtuel dans un résultat organisé, mise-en-ordre qui intervient en deux temps. L’art
technologique promeut une création à double détente.
Au temps de la poïèse, l’artiste crée le schème morpho-dynamique de l’œuvre. Il propose
ainsi un contexte d’art. Il s’agit là du cadre générique où sont définis, de façon plus ou moins
ouverte à l’interaction future avec le récepteur, un sens, une activation, une apparence. Il a donné
corps et forme aux niveaux logique, symbolique et pragmatique-d’appareillage du virtuel
technologique.
Au temps de la réception, le système spect-actoriel actualise ce schème pour lui donner un
visage particulier et circonstancié. Il arrête ainsi une occurrence d’art, dont l’aspect, la forme et le

1 Idem pour Bill Vorn et ses hysterical machines (2006).

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

sens seront fixés pour un instant, dans l’ouverture que le contexte d’art a autorisée. Il puise dans
la couche pragmatique-de-fonctionnement du virtuel technologique.
L’œuvre d’art technologique propose alors deux temps et deux modalités, pour sa sortie du
chaos originel. La création de ce qu’on pourrait appeler l’univers de l’œuvre, à la fois post-
chaotique et pré-cosmique, puisqu’il est l’arrière-fond d’où tirera forme l’ensemble des
actualisations possibles et à venir. Il est le résultat du travail de l’artiste, en latence, avant
l’activation par le public, qui en arrêtera une manifestation temporaire. Puis la création d’un monde
de l’œuvre, actualisation de cet univers, à la fois cosmique et éphémère. L’univers de l’œuvre
serait l’ensemble des mondes compossibles de l’œuvre. L’œuvre d’art technologique est invention
d’un chaosmos, pour reprendre le terme de Joyce, repéré par Deleuze : une couche intermédiaire
entre le chaos et le cosmos : un virtuel défini, différentié, d’où sortiront des actualisations
innombrables et différenciées.
Et ce chaosmos donne bien naissance à des « mondes ». En effet, un monde, c’est d’abord
un ensemble de signes reliés les uns aux autres par un système intrinsèque de significations, une
connexion interne de ses constituants.
« La manière dont un objet ou un événement fonctionne comme œuvre
explique la manière dont, à travers certains modes de référence, ce qui ainsi
fonctionne peut contribuer à une vision – et à la construction – d’un monde. »1
Ce monde compossible de l’œuvre n’est pas qu’une question d’apparence. L’actualisation du
contexte d’art que propose l’œuvre, dans une occurrence éphémère, consiste en une intégration
du spectateur dans le cadre symbolique de l’œuvre. Nous l’avions évoqué avec le Rêve télématique
de Paul Sermon (1992) : l’expérience esthétique vécue par le spectateur, c’est-à-dire le sens qu’il
donnera à l’œuvre, dépend à la fois de lui (et de l’usage qu’il fera de l’œuvre-appareil) et du
spectre d’utilisabilité offert par l’œuvre-dispositif. Nous revenons ainsi sur ce que nous avions
ébauché : le monde d’une œuvre d’art technologique est l’ensemble composé d’un écosystème
dynamique, de ses figures fantomatiques et de son sens recomposé. Il est tel parce qu’il s’appuie
sur la puissance du virtuel technologique. L’œuvre d’art technologique propose l’apparaître d’un
virtuel-monde. Ou encore : elle est le siège de son virtuel-monde, qu’elle laisse ad-venir…

Par exemple, de quel virtuel-monde, Pissenlits d’Edmond Couchot et Michel Bret2 (2005), est-
il le nom ?

1 Nelson Goodman, « Quand y a t-il art ? », dans Manières de faire des mondes, Nîmes, Ed. Jacqueline Chambon, 1991, p.
105.
2 L’œuvre originelle Je sème à tout vent, Le pissenlit a donné lieu à de nombreux remontages et déclinaisons depuis 1988.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Le spectateur se retrouve dans une pièce vide avec un petit objet oblong en son centre. Sur
les murs, sont projetées des représentations numériques d’un champ de pissenlits, frissonnant sur
leur tige. Ils sont dans des états plus ou moins avancés d’effeuillage. Le champ virtuel, dans lequel
le spect-acteur a pénétré, a un visage ponctuel et qu’il ne retrouvera jamais plus. Comme il irait se
ressourcer à la campagne, le public entre dans ce champ virtuel, à la fois à portée de main et dans
une dimension totalement autre. Ce n’est pas en tentant de toucher les fleurs sur les murs, où
elles sont projetées, qu’il pourra se transplanter dans son écosystème, y porter sa marque, lui
donner un tour personnel ; ce sera en acceptant de jouer le jeu du dispositif de l’œuvre : en
soufflant sur le capteur au milieu de la pièce. Capteur qui est comme une invite à l’interaction, un
artefact d’invocation pour cette figure fantomatique absente de l’œuvre, mais provoquée par elle.
C’est sous forme de trace, de mouvement invisible que la figure que l’œuvre appelle se donne
à voir. Et c’est le public qui la déclenche. Un étrange sentiment de poésie, de démiurgie, et de
vertige, nous prend quand, soufflant sur le capteur, nous voyons le pissenlit virtuel se délester de
ses akènes. Comment pouvons-nous agir si facilement dans le réel et dans le virtuel ? Comment
pouvons-nous tenir ainsi dans notre souffle le devenir de l’œuvre et de cette « plante » ? D’où
provient le souffle qui vient de secouer la fleur ? Le ghost de l’œuvre, c’est ce souffle, non pas
quand je le lance en le produisant dans le monde réel – mais tel qu’il est inscrit dans le
programme de l’œuvre comme son deus-ex-machinā. Il est l’inscription du souffle dans la teneur de
l’œuvre. Il fallait actionner l’œuvre pour en découvrir le schème et sa figure. Le souffle, comme
ghost, s’inscrit dans l’œuvre, et plane sur elle, sécrété par le monde qu’elle invente. Un souffle
virtuel dans le virtuel : engrammé dans le code, déclenché par l’analogique, effectif dans la
matrice. Un souffle dont la puissance et la direction sont imprévisibles, qui est « là » (dans le
virtuel-monde de l’œuvre) quand il souffle dans un « là-bas » (le lieu de l’interacteur). Sa présence
se pressent mais continuera de briller dans son absence.
Pour le public français, la référence de l’œuvre est à la fois évidente et surdéterminée. Slogan
et symbole du Larousse, elle renvoie au savoir et la connaissance qui se transmettent à tous les
vents. Souffler sur un pissenlit, c’est rejouer une métaphore de l’histoire de l’humanité, de la
croissance d’un enfant et de l’aventure de la pensée. Une fleur s’étiole sous l’acte de l’homme,
pour permettre son avancée dans son histoire. C’est reconnaître l’imprévisibilité des effets de nos
actes et de leurs impacts : en soufflant, on ne sait quelle sera la course des pétales arrachés, ni le
lieu de leur chute, ni leurs fruits futurs ; mais on constate comme l’impalpable respiration peut
être le plus dramatique et urgent des gestes. Le spectateur qui souffle sur ce capteur redécouvre
ce geste, que l’habitude biologique lui a fait oublier. Il est double : nécessité vitale, devenue action
inconsciente – mais aussi moyen d’agir le plus subtil qui soit. Cette subtilité ici redoublée par le

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

fait que c’est dans le monde virtuel, dans un monde qui existe ailleurs, que se sèment les pistils et
que se déroule le drame. Le public se redécouvre corps actant (qui respire) et corps marquant
(son entourage, qu’il vivifie). C’est le sens même qui se sème dans l’envolée de ses bribes. Il est ce
qui, sous l’action de l’homme, migre plus loin, se répand et se dépose ailleurs, s’engage sur des
voies sans rester enraciné sur ses acquis. Et c’est ici le virtuel qui creuse ses voies inédites.
Nous aimerions encore en proposer une autre lecture, allégorique. La fleur, symbole de
beauté et de fragilité, investie de l’affect et de la rêverie de l’homme, représente ici l’art. L’œuvre
des auteurs consiste, le plus concrètement qui soit, à l’appareiller, à hybrider et virtualiser ce
symbole poétique. La fleur qui s’éparpille, balayée par le souffle-ghost de l’œuvre – c’est l’art pris
dans le flux de la technologie. Selon la puissance des vents, la fleur vacillera et tiendra tête,
s’étiolera ou explosera tout simplement. La progéniture de cet acte destructeur/créateur sera à
guetter dans l’efflorescence de tous les pistils essaimés, partis se planter plus loin…

Est-ce à dire que la technologie introduit le virtuel dans l’œuvre ? Certes non.
Toute œuvre d’art est déjà le lieu du virtuel, un virtuel sensible et idéel. Un virtuel artistique
se trouve déjà dans l’exécution d’une œuvre (que chaque performance vient singulariser), dans un
certain flou des formes (que le spectateur doit compléter), ou encore dans le jeu ouvert de
l’interprétation (il y a autant de lectures que de lecteurs).
L’art fonctionne déjà en actionnant le régime du virtuel pour tout ce qui touche les
performances (musique, théâtre, etc). La manifestation de telles œuvres d’art est alors sujette à
l’aléa : d’un jour à l’autre ; d’un acteur à l’autre ; d’un metteur en scène à l’autre ; d’une époque à
l’autre… C’est ainsi que des œuvres se redécouvrent, se redynamisent, se colorent, s’imprègnent
de tonalités perceptuelles, affectives et sensées nouvelles.
Par ailleurs, du virtuel peut se repérer dans le flou même des caractéristiques objectales d’une
œuvre. La forme arrêtée qu’est l’objet d’art est une forme indéterminée à l’égard du sens, ou en
regard des dispositions des regardeurs. Elle se donne comme un complexe hylémorphique stable,
mais sous-déterminé : elle devra être complétée, dans ses qualités mêmes, par le choix du public.
Nous pourrions, nous semble t-il, en déceler des expressions à divers endroits déjà. Dans la
poésie sans syntaxe d’un Apollinaire, des dadaïstes, ou du Coup de dés de Mallarmé. Parce que le
texte existe virtuellement avec ses diverses variantes syntaxiques – il peut être lu selon différents
accords de rythmes, de sens, de formes. Et les lecteurs ne s’accorderont pas sur le corps même du
texte, et peut-être se désaccorderont-ils eux-mêmes par la suite, la lecture d’un jour chassant celle
de la veille. La poésie, en (re)devenant sonore, s’est emparée de toutes les réserves virtuelles
cachées dans la langue écrite. Le cinéma, de Rohmer et de Straub, a su nous montrer comme la

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

langue parlée pouvait ré-inventer l’écrit et proposer des phraséologies nouvelles, une diction
inédite. Les toiles de Rothko, dont la couleur semble se diffuser sans se laisser saisir, sont elles
aussi indéterminables dans leur plasticité. Au Moyen Âge, nos arcs-en-ciel à sept couleurs n’en
avaient que trois : le phénomène physique est inchangé mais preuve en est qu’il contient une
ressource de virtuel spécifique. En tant que le virtuel est un aléatoire dompté, cadré, mis en ordre,
la musique aléatoire des années 1950 présente elle aussi son emploi avant l’heure1. Et encore :
l’indéterminabilité du geste de la sculpture de Michel-Ange, de son Moïse (se lève t-il ? s’assoit-il ?
se courrouce t-il ? rattrape t-il ses tables de la Loi ?2), tient sans doute à ce qu’il est tout cela à la
fois, l’artiste ayant trouvé, dans la fixité de la forme, la solution pour une mise-en-sommeil
virtuelle de son geste.
Enfin, la liberté interprétative du spectateur démontre bien les ressources en virtuel de
l’œuvre. Les sémiologues l’ont démontré d’abondance : l’œuvre d’art est « ouverte ». C’est dire
que, bien qu’arrêtée dans son complexe hylémorphique, elle contient une réserve indéfinie
d’interprétations, de prises, de sens qui s’actualisent par sa réception. Si toute œuvre est ouverte
au moment de sa réception, dans les limites de son interprétation3 – si la réception d’une œuvre
l’ouvre, est l’histoire de cette ouverture – c’est qu’aussi, elle contenait déjà une part de virtuel :
cette quantité d’œuvre qui échappe à son propre objet, qui en déborde la détermination. Le
virtuel de l’œuvre est l’éventail des projections des récepteurs, des reconformations attendues au
moment de la réception, intégré inconsciemment par l’artiste au moment de son faire.
L’œuvre d’art est peut-être ce qui, dans la perfection d’une forme arrêtée, ouvre sur un
virtuel indéfini de réceptions actualisantes. L’œuvre d’art est virtuelle par essence : elle est
ouverte, elle n’est pas une image, mais elle installe un monde, riche, inépuisable, qui n’a qu’à être
saisi par le regard.
« Littéralement ou métaphoriquement, [les œuvres d’art] exemplifient des
formes, des sentiments, des affinités, des contrastes, qu’elles cherchent dans,
ou construisent en, un monde. »4
Ce que la technologie apporte, c’est donc une autre dimension du Virtuel, qui vient
redoubler (et non remplacer) celle de l’œuvre ouverte. L’œuvre est virtuelle en compréhension, en ce

1 John Cage bien sûr, mais encore Intersection III de Morton Feldman (1953), où une grande liberté est laissée aux
interprètes. « La participation de cette pièce pour piano consiste en un assemblage de petites cases correspondant à
des unités de temps. Sur chaque page sont inscrites trois bandes d’une hauteur de trois cases correspondant
respectivement, de haut en bas, au registre aigu, médium, et grave. Les chiffres à l’intérieur des cases indiquent le
nombre de sons à produire ». Jean-Yves Bosseur, Le sonore et le visuel : intersections musique/arts plastiques aujourd’hui,
Paris, Ed. Dis Voir, 1992, p. 16.
2 Sigmund Freud, « Le Moïse de Michel-Ange », dans Œuvres complètes : psychanalyse. Tome 12. 1913-1914, Paris, PUF,

2005, p. 127-160.
3 Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992.
4 Nelson Goodman, « Sur la correction des rendus », dans Manières de faire des mondes, Nîmes, Ed. Jacqueline

Chambon, 1991, p. 188.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

qu’elle est « d’art » et donc en ce qu’elle installe un monde ; l’œuvre d’art technologique est, par
surcroît, virtuelle en extension, en ce qu’elle propose toujours un visage changeant et imprévisible,
en ce qu’elle actualise son virtuel-monde dans des occurrences répétées et différentes. L’éternel
retour du schème, qui assure l’essence de l’œuvre signée, se passe dans l’inépuisable variation du
rythme. L’œuvre d’art technologique est une machine à produire un chaosmos, le siège d’un virtuel-
monde.

* *
*

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Ce qui caractérise l’art, disait Malraux en 1976, c’est la « présence d’une interrogation »1. Et
ce qui le distingue, c’est l’édification d’un imaginaire dans une forme – ajouterions-nous. Si l’art
technologique existe, nous pouvons estimer avoir ici précisé, quelque peu, cet imaginaire et cette
forme. Mais la question demeure. Celle de notre rapport à l’absolu, de notre relation au
nécessaire-en-soi, qui est, selon Hegel, le signe de l’art :
« Le nécessaire en soi n’est donc rien d’autre que le divin, conçu non comme
un dieu personnel manipulateur des destinées, mais comme le mouvement de
l’histoire tendant vers sa propre fin, c’est-à-dire la liberté effective. »2
Peut-on continuer de maintenir la transcendance comme fondement de l’art en ses
principes ? Peut-on saisir la présence d’une interrogation par l’emploi de la technologie ? Peut-on
continuer d’insuffler du sens dans des œuvres d’art technologique ? L’art technologique réussit-il
vraiment à donner une forme propre à cette interrogation première ? La technologie ne pourra
élaborer une nouvelle sensibilité contemporaine que si elle arrive à concevoir une langue poétique
sui generis ou une façon singulière de l’employer. L’enjeu pour ces artistes consistera donc à créer
une poétique du XXIème siècle, cette langue techno-sensible.
Et quelle chance ont-ils de continuer de frayer avec l’Initial (Anfang, qui est l’inépuisable fond
poétique3) ? Quels moyens ont-ils à leur disposition pour pointer le mystère de l’homme dans un
monde dépourvu de toute transcendance ? Cette part mystérieuse de l’homme et de son monde
qui est allée s’étiolant avec les prouesses des sciences d’abord, des techniques ensuite, de la
technologie de nos jours4. Quelle relance, le fait artistique du début du XXIème siècle, peut-il
proposer à cette volonté d’art, alors que le monde actuel semble avoir éradiqué tout refuge au
mystère ? Peut-on encore déceler un peu de transcendance, même dans une version techno-
profane, dans ces œuvres d’art ?
Pour tenter de répondre à cette question, revenons un instant sur l’histoire des formes à
travers lesquelles la transcendance s’est manifestée dans l’art.

1 André Malraux, La Métamorphose des dieux. Tome 3, L’intemporel, Paris, Gallimard, 1976, p. 377.
2 Gérard Bras, Hegel et l’art, Paris, PUF, 2008, p. 25.
3 « Il faut comprendre initial très littéralement comme ce qui… nous prend et ne cesse de nous reprendre, ce qui,

ainsi, nous saisit en une trame ». Note 1 : Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent
nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 86.
4 La transparence technologique réalise en fait deux accrocs à la transcendance. La perte du sacré, des dieux, en

substituant au mystère des puissances supérieures la froide compétence de la rationalisation technico-technologique.


Plus rien n’échappe à l’œil des appareils, perçant le réel, plaçant l’encore-insu dans la catégorie du bientôt-rationalisé.
Les appareils poursuivent ici le travail des sciences en leur donnant un nouveau souffle pour appréhender une part
toujours plus grande et profonde du réel. La deuxième perte est celle de la contingence de l’homme, de sa facticité
(dirait Sartre), en délaissant son énigme pour le vertige de ses sensations et des signes-stimuli de son excitation. Tout
n’est plus qu’une tempête somptuaire de signes, et le régime d’interactions vides qu’elle met en place, les signes se
renvoyant les uns aux autres, dans un circuit qui s’est débarrassé de tout besoin d’une assise plus vraie.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

Aux premiers temps, l’homme nu vit dans un monde qui le dépasse complètement, où toutes
les puissances de la nature sont des puissances surnaturelles, à concilier, indomptables par la
raison. C’est le temps où la transcendance se donne sous les atours du sacré. Ce sont des
puissances qui s’invoquent alors, dans des architectures en premier lieu. Et l’art, symbolique dit
Hegel, essaye de la relayer sans même s’en rendre compte, en toute ignorance de son acte.
L’irreprésentable, s’il a trouvé une forme (par exemple, la pyramide), n’a pas trouvé de figure
pour sa présentation. L’art traduit l’originel.
Les seconds temps sont, suivant Hegel, ceux du miracle grec : l’homme prend conscience de
sa propre existence et puissance. Certaines forces naturelles ont commencé de se laisser saisir par
le logos, d’autres donnent lieu à des spéculations et à la métaphysique. C’est le temps où la
transcendance a les contours du divin. Ce sont des dieux qui s’incarnent alors, dans des sculptures
avant tout. L’art, classique dit Hegel, atteint son apogée dans sa quête de la beauté absolue :
l’œuvre est le lieu d’accueil du divin, sa figure est celle d’un archétype, d’un idéal de beauté.
Comme telle, elle doit être parfaite comme écrin, et en totale harmonie avec la communauté des
hommes qui la révère. L’art cherche à figurer le divin, dirait Malraux1.
La troisième période serait celle de l’essor de la chrétienté : d’un côté, l’homme se débarrasse
de ces vieilles mythologies polythéistes en leur préférant un dieu unique, infini, sans forme ; de
l’autre, il construit son propre mythe du progrès, de la conquête et du savoir rationnel (cartésien).
C’est Dieu qui détient toute transcendance – et tout ce qui est en dehors du périmètre de l’activité
humaine, est transcendance et appartient à Dieu. La nature retombe dans le giron de l’homme, et
Dieu, confisquant la transcendance, occupe la sphère du supranaturel. L’homme se découvre
comme individu, central, élu, créature à l’image de Dieu. Ce sont des images de Dieu qui se
matérialisent alors, dans des peintures au premier chef. L’art, romantique dit Hegel, culmine avec la
Renaissance italienne (Raphaël, Léonard) : au travers de personnages humains mais transfigurés,
inscrits dans leur temps mais renvoyant aux scènes immémoriales, s’incarne la transcendance.
L’art fraye avec l’Irréel, dirait Malraux2.
A la fin de cette période, l’art a atteint à son idéal de beauté et est donc voué à sa fin (mort,
dissolution ou dépassement). Hegel lui concèdera une suite possible dans un art qui se mêle à la
prose du monde, voué à son décel. « L’idéal se survit dans son objectivité prosaïque ; c’est le contenu
de la vie commune qui, au lieu d’être saisi dans son essence, dans sa partie morale et divine, est

1André Malraux, « Le divin », dans La Métamorphose des dieux. Tome 1, Le surnaturel, Paris, Gallimard, 1957, p. 39-110.
2En fait, les frontières de Malraux et d’Hegel ne coïncident pas. Malraux réunit l’art grec et l’art pré-renaissant au
sein d’un temps du Surnaturel, auquel succédera le temps de l’Irréel, englobant l’art de 1400 à 1860. Hegel réunit art
pré-renaissant et jusqu’à lui, dans ce moment du « romantique », séparé du « classique » de l’art grec.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

montré dans son élément passager et fini ». « L’art se mettra à porter un intérêt à ce qui est en soi
insignifiant » ; « et le plus digne d’être admiré sous ce rapport [est] la peinture de genres des
Hollandais ». L’art « se consacre à un nouveau culte, celui de l’humanité »1.
Et de fait, avec les débuts de la modernité, la société des hommes se découvre de nouveaux
principes d’espérance : progrès scientifique et sa religion (Positivisme et Scientisme), progrès
moral et sa philosophie (Lumières), progrès matériel et son économie (Libéralisme). L’homme n’a
plus besoin de Dieu, et le délaisse, pour magnifier sa propre existence, ses propres forces, sa
propre puissance illimitée. Dieu est passé dans l’homme. La société civile est miraculeuse ; la
personne humaine, héroïne de ses propres épopées2. La transcendance vient d’intégrer la sphère
de l’homme. Il la découvre dans le profane. S’entame une opération de profanation de la
transcendance, qui en change radicalement les abords et les attendus. L’art divorce de la religion.
Il gagne, dans cette bascule, une autonomie et une spécificité nouvelles : Adorno pourra alors le
définir comme la « sécularisation de la transcendance »3. Jusque-là, art et religion marchaient de
conserve, s’élaboraient autour d’une même volonté4. A présent, la transcendance divine forme le
socle de la religion ; mais son pendant laïc, profane, irrigue la volonté d’art de l’époque. L’art,
réaliste, recherche dans l’homme des moments d’exception, dans la nature des instants de grâce,
dans le réel des fulgurances archaïques. L’art fait l’expérience de l’Intemporel, dirait Malraux.
Le XXème siècle verra l’homme dominer son sujet. C’est-à-dire son monde, son
environnement, son quotidien, sa technique. La nature n’expose plus ses mystères, le visible ne
pose plus aucun défi. L’appareil photographique est arrivé, le monde est cartographié, les
puissances mécaniques régentées. L’homme se lance même à l’assaut de l’invisible, de la nature
invisible. Il y découvre de nouvelles forces, de nouveaux paradigmes, et le besoin de forger de
nouveaux outils. Hubble sonde l’espace, les quarks peuplent la mécanique quantique, Freud
découvre l’inconscient, Crick et Watson la structure de l’ADN… L’homme déniche au sein de la
Nature de nouvelles réserves de mystère mais les profane par là même. Certes, la Nature est plus
profonde que l’on pouvait le croire, comme l’attestent les résultats de la puissance rationalisante

1 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « 2ème partie. 3ème section. 3ème chapitre. 3, Dissolution de la forme romantique de
l’art », dans Esthétique. Tome 1, Paris, Librairie Générale Française, 1997, p. 729, p. 731, p.732, p. 744.
2 « Le spectacle de la vie élégante et des milliers d’existences flottantes qui circulent dans les souterrains d’une grande

ville, – criminels et filles entretenues – la Gazette des tribunaux et le Moniteur nous prouvent que nous n’avons qu’à
ouvrir les yeux pour connaître notre héroïsme. (…) Il y a donc une beauté et un héroïsme modernes ! ». Charles
Baudelaire, Salon de 1846, dans Œuvres complètes. Tome 2, Paris, Gallimard, 1976, p. 495.
3 « Si l’art, dans sa totalité, est la sécularisation de la transcendance, il prend part à la dialectique de la Raison ».

Théodor Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1989, p. 49.


4 D’ailleurs le système hégélien pourrait être taxé d’être une lecture religieuse de l’histoire de l’art (ie : religieusement

orientée). N’admet-il pas que le « contenu artistique [de l’art romantique] coïncide avec ce que le christianisme dit de
Dieu comme esprit, à la différence de la foi grecque qui constitue quant à elle le contenu essentiel et le plus adéquat
de l’art classique ». Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique. Tome 1, Paris, Librairie Générale Française, 1997, p.
140.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

de l’Homme qui, par essence, démystifie ce qu’elle pointe. Mais ipso facto, elle s’en révèle moins
mystérieuse. Les vestiges de transcendance se survivent dans la nature, en tant qu’elle contient
des puissances invisibles, mais pourtant agissantes. La transcendance s’anime dans l’invisible.
L’art, moderne, explore toutes les pistes possibles, exploite toutes les ressources, même les plus
bizarres, pour faire le pendant de cette nouvelle richesse et pour trouver des nouveaux moyens de
figuration de cet invisible. L’expressionnisme pour la vie intérieure ; le cubisme et le temps ; Klee
et les champs de forces ; Klein ou la mystique ; etc. Tous les outils sont bons, et pas seulement :
la course aux nouveaux médiums, aux nouvelles technai, au Novum en général est nécessaire à cette
prise sur ces forces invisibles. L’art pourchasse l’Invisible.
De deux choses l’une, ou l’art contemporain continue de s’inscrire dans ce dernier temps de
la modernité, ou il ouvre une nouvelle étape de cette histoire. Cette première possibilité n’est pas
inconcevable. La lecture de la transcendance comme invisible, comme forces invisibles, est bien
assez ouverte pour en accueillir une variation. De même qu’il ne serait pas impossible de chercher
à autonomiser la sphère de l’art de cette invasion technologique, et de miser sur la continuité de
l’art en dépit de cette cassure sociohistorique sans précédent.
Notre modernisme actuel, tel qu’il prend forme à l’orée du troisième millénaire, apporte t-il
son chapitre à cette fable de la métamorphose de la transcendance ? On pourrait imaginer trois
suites possibles à donner à cette histoire des rapports de l’homme avec l’absolu.
1/ Sa continuation, dans sa variante propre, avec ses accents et son contenu spécifiques, qui
donnera un visage contemporain à l’absolu.
2/ Son abandon, par la liquidation même de toute transcendance. L’homme se perd dans ses
propres dérélictions, se noie dans le mondain, tandis que son art n’est plus qu’un produit banal de
son activité.
3/ Sa désubstantialisation, par l’évidement de la transcendance dans le maintien de son geste.
Elle ne se conserverait que comme pure forme, sans visage, sans caractère. Elle ne serait plus cet
apparaître d’une figure, mais simplement le mouvement de cette trans-parition, son vecteur, une
‘vis transcendationnelle’.
Quatrième voie, hybride, et un brin sacrilège, soufflée par les exploits des appareils : la
simulation d’un simulacre de transcendance à l’heure de son meurtre. La technologie comme meurtrière et
comme relève. L’empire des techno-sciences s’étendant, la connaissance allant croissant – le
caché et l’occulte fondant, le tragique perdant toute assise et tout fondement1 – l’art se doit, non
plus de représenter le tragique, mais de le recréer. Il peut s’y atteler en créant une simulation du

1 Notamment par l’acculturation des catastrophes. Paul Virilio, Un accident intégral, Paris, Galilée, 2011.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

sacré, c’est-à-dire une mise en production d’un sacré artificiel. L’histoire de l’art n’étant peut-être
que la découverte des moyens de relever ce défi à nouveau, perpétuellement :
« Reste à découvrir comment – vivant dans un temps dénué de légendes ou de
mythes qu’on puisse qualifier de sublimes, refusant de trouver la moindre
exaltation dans la pure relation et refusant de vivre dans l’abstrait – comment
nous pouvons créer un art sublime. »1

1 Barnett Newman, « Le sublime est pour maintenant », dans Ecrits, Paris, Macula, 2010, p. 245.

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Partie IV : Les techno-morphoses de l’art

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D - Ceci, Madame la Maréchale, va nous jeter dans une
longue discussion. (…)
La M - (…) Je ne sais trop que vous répondre, et cependant
vous ne me persuadez pas.
D - Je ne me suis pas proposé de vous persuader. (…)
La M - Vous n’avez pas, à ce que je vois, la manie du
prosélytisme. (…)
D - « J’ai résonné comme un étourdi, soit ; mais j’ai été sincère
avec moi-même et c’est tout ce qu’on peut exiger de moi. »1

Conclusion – Dialogue aporétique

M – « L’analyse achevée, il faut revenir sur le problème laissé de côté, et le seul qui vaille : la
mise en technologie de l’œuvre d’art lui est-elle fatale ? Ou encore : art et technologie sont-ils
compatibles ? Si oui, dans quel modèle hybride ? Si non, selon quelles propriétés ? Qui veut tenter
de défendre sa thèse ? »

P – « Maître, je vais essayer. Je note, en préliminaires, que le risque, dans une telle question,
consiste à ce que la réponse n’y soit en germe, et ceci insidieusement : je veux dire dans le
périmètre définitionnel de ses termes. Autant le prologue a servi à poser une définition de la
technologie, autant aucune définition de l’art n’a été proposée. Si nous en donnons une, ne
risque-t-on pas, se faisant, d’y déposer, comme en passant, soit une dose suffisante
d’incompatibilité, soit un contour suffisamment ouvert pour accepter l’intromission
technologique. Et comme cette définition de l’art sera elle-même soumise à tous les vents de la
critique…
Comment espérer répondre à notre question sans définition de l’art ? Et comment espérer
définir l’art quand l’histoire moderne des sciences de l’art a prouvé les divergences de vue
insurmontables à cet égard ? Il nous reste la possibilité de nous rallier à une bannière (école ou
philosophie), de faire nôtre sa définition (si tant est qu’elle soit isolable si aisément), et de
répondre alors à la question : « technologie » et « art selon X », sont-ils compatibles ? Et de
retomber dans la stérilité pointée d’une question qui contient sa réponse dans ses considérants
mêmes.

1Denis Diderot, « Entretien d’un philosophe avec la Maréchale de *** », dans Le neveu de Rameau et autres dialogues
philosophiques, Paris, Gallimard, 1972, p. 342, p. 349, p. 355.

- 375 -
Et derrière une telle définition, longtemps mûrie, se terre sans doute comme une « idéologie
de la modernité ». Schématiquement janus : d’un coté les conservateurs (ou les puristes), qui
défendent le « Grand Art », et s’opposent à toutes les vicissitudes qu’une société en perte de
repères ou en course vers tous les Nouveaux fait subir à leur idéal – de l’autre, les néo-jeunes, les
ultramodernes, qui exhortent à la révolution et hurlent au génie dès que de nouvelles formes
viennent chahuter les dogmes et les traditions tutélaires. Ce sont là les deux positions extrêmes
sur un spectre tout en nuances bien sûr. Chacune des deux tendances, plus ou moins
intransigeante, sera susceptible d’accepter telle nouveauté, et d’en refuser telle autre. Le retour
méta-critique sur ces jugements étant justement le moyen de faire affleurer les contours de leur
définition de l’art, parfois non dite.
En élargissant son périmètre, le mot « art » a survécu (en faisant entrer dans son extension les
arts mineurs, les arts non occidentaux, les arts de masse…), peut-être au détriment de son sens
(en modifiant la compréhension du mot, ainsi que l’atteste la disparition des termes comme « beau »
ou « transcendant »). Et c’est la fin de l’art, déplorent les uns – et c’est tant mieux, rétorquent les
autres. »

K – « Si je puis me permettre d’intervenir, je préciserais, que de la même façon, l’analyse que


nous venons de lire est elle-même tout sauf neutre de tout présupposé idéologique. Au contraire,
elle aussi charriait un certain nombre de catégories et de préjugés esthétiques. Ainsi, l’étude faite
du postulant (les œuvres appareillées), l’a été en raisonnant depuis les catégories esthétiques
traditionnelles. Que peut donc valoir une telle entreprise, pour ceux qui pourraient estimer qu’un
art technologique n’existe pas ou, a contrario, qu’il nécessite une esthétique toute nouvelle, à partir
de catégories inconnues, faisant table rase de la tradition établie. Ne faudrait-il donc pas au
contraire, comme le propose peut-être la démarche de Louise Poissant1, réinventer l’art et surtout
le discours sur l’art, en se détachant des vieux concepts, et en en forgeant de nouveaux au fer de
la technologie ? Roy Ascott avait proposé de fonder quasiment une nouvelle branche de la
réflexion, avec son idée de connectivisme :
« Le terme « connectivisme » suggère toutefois l’idée d’un « -isme » de plus,
celle d’un mouvement artistique de plus à classer dans les livres d’histoire.
Nous savons que ce n’est pas le cas. L’art propre à la culture télématique est si
fondamentalement différent de l’art du passé qu’il constitue un domaine
entièrement nouveau d’entreprise créatrice. C’est pourquoi plusieurs d’entre
nous qui sommes engagés dans ce domaine estimons qu’il serait préférable de
trouver un nouveau terme pour le décrire. Le terme « art » est trop lourdement
chargé de significations qui lui ont été attachées par le romantisme, le
classicisme et bien sûr le modernisme, et il est trop profondément enchâssé

1 Louise Poissant (sld), Esthétique des arts médiatiques [4 tomes].

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dans la notion de créateur individuel et de spectateur ré-actif plutôt qu’inter-
actif pour désigner avec justesse ce que nous faisons. Non pas que nous
pensions avoir redéfini l’art dans sa totalité ou que l’art qui trouve ses racines
dans ces ordres antérieurs ne soit plus pratiqué avec vigueur, qu’il n’ait plus
aucune pertinence aujourd’hui (…). »1
Comment un discours esthétique, empêtré dans sa tradition notionnelle, dans son sociolecte
dirait Barthes, peut-il ménager de la place à un objet insaisissable par lui ? Et si l’objet ne peut s’y
voir déterminé, alors exit son référent du champ d’étude concerné. Si l’art technologique n’est pas
appréhendable par le discours esthétique, alors l’objet d’art technologique n’est pas une œuvre
d’art. Quod erat demonstratum. »

P – « Et inversement… »

K – « Avec une telle approche, P va bientôt affirmer que la question se déporte aussi sur un
autre terrain : celui du discours légitimant, celui de la philosophie de l’art, qui est devenu
tellement consubstantiel à l’existence de l’art même2. Dans cette logique, on pourrait affirmer
qu’il y a de nos jours deux façons de reconnaître l’art : par l’émotion sensible ou par la lecture.
L’une n’allant guère sans l’autre. Peut-être la coordination devrait-elle se faire par un « et ».
L’œuvre d’art s’impose d’elle-même devant le récepteur, ou/et elle se démontre en parallèle par le
discours esthétique. La force de ce dernier étant devenue telle, qu’il peut renverser les avis
sensibles. L’intrication de l’art et de l’esthétique (comme champ théorique) fait donc rebondir la
question selon deux perspectives : celle de l’émotion et celle du discours. Ce dernier étant d’un
genre particulier, moins logos que système, moins démonstration que plaidoyer, moins vérité
qu’homélie. Pour le dire abruptement et exagérément : le discours fait l’œuvre et bon discours
vaut mieux que bel objet. »

P – « Précisément. Je crois que, d’une certaine manière, la question devra se prendre elle-
même dans ses filets. Et donc se scinder. Dans le sensible : l’art survit-il à l’invasion
technologique ? Et dans l’intelligible : son discours de légitimation est-il soluble dans
l’esthétique ? »

M – « Pourquoi pas. Mais ne perdons pas de vue l’objectif. Enrichis de la matière qui nous a
été donnée jusqu’ici, étonnés devant l’objet qui, bon an mal an, s’ébauche dans cet exercice

1 Roy Ascott, « Le retour à la Nature II : l’art et la technologie au XXIème siècle », dans Louise Poissant (sld),
Esthétique des arts médiatiques : Tome 2, Québec, Presses de l’université du Québec, 1995, p. 444.
2 Comme l’annonçait Hegel et l’illustre si puissamment Danto.

- 377 -
même, tentons de répondre à la question : tout cela continue t-il de faire art, ou cela explose t-il la
notion même d’art ? Et quel serait l’impact d’une telle explosion sur l’art lui-même ? Les réponses
à ces questions présupposent moins une définition de l’art qu’une liste de critères et un pool de
saillances qui, mis ensemble, délimitent la notion. Chaque fois que nous avons vu la technologie
venir fracturer une catégorie ou un critère artistiques, ou bien les déclarer inapplicables ou oiseux,
ou bien leur préférer d’autres notions – une petite ritournelle se faisait entendre en toile de fond :
« l’art peut-il accepter une telle entorse à telle de ses valeurs ? Finalement, est-ce si grave que cela
que de proposer de faire de l’art autrement ? » Quand bien même, vous estimeriez que l’art y
survit très bien chaque fois, et qu’il peut s’y faire – le retour sur la somme de ces arrangements ne
nous met-il pas en face d’une figure finalement totalement monstrueuse ou grotesque, dans
laquelle, à force d’être étirés et malmenés, tous les traits originels de l’art auraient disparu, de sorte
que la figure se serait totalement perdue ?
Je vous propose d’argumenter vos points de vue, en retenant deux temps de réflexion. Le
premier autour d’une hypothèse essentialiste ou esthétique, et le second autour d’une hypothèse
existentialiste ou artistique. Le premier s’élaborant au niveau des principes, le second s’étayant de
la réalité factuelle. D’abord, quelle thèse construiriez-vous autour des mots « art » et
« technologique », eu égard à leur principe propre ; ensuite, quelle thèse proposeriez-vous autour
du syntagme « art technologique » ?
Selon chacun d’entre vous, quel est le destin du couple « art et technologie » ? »

P – « Ma thèse essentialiste pourrait être : les principes de l’art peuvent s’élargir pour accueillir ceux de
la technologie. »

K – « Et la mienne prouvera le contraire : les principes de l’art et ceux de la technologie sont sans
rapport aucun. »

P – « Et mon premier argument sera empiriste : art et technologie ont des domaines d’activité
communs.
L’art est une activité humaine visant à transformer un matériau brut en un produit possédant
une unité supérieure et un supplément de sens, d’affect et de sensibilité. C’est une activité de
traitement qui s’attaque à un matériau source (une portion du réel), pour en tirer un produit fini
destiné à être appréhendé par la communauté des hommes sur le mode du sensible et capable
d’engendrer une flexion dans le régime de la sensibilité humaine.

- 378 -
La technologie rentre parfaitement dans cette proposition définitionnelle. C’est dire s’ils font
finalement la même chose, s’ils s’attaquent au même contenu, chacun fourbissant ses armes
propres, et chacun proposant des résultats qui ne sont pas forcément si éloignés les uns des
autres. La technologie est peut-être à même de proposer de « continuer l’art sous une autre
forme ». Une branche moderne d’une tradition séculaire ou bien son remplaçant dans l’évolution.
Clausewitz affirmait : « la guerre, c’est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Mais
historiquement, il faudrait retourner les termes : la diplomatie fut la continuation de la guerre par
d’autres moyens. La guerre est première. Depuis l’arrivée de la diplomatie, la guerre ne s’est pas
éteinte, elle s’est modifiée, prenant en compte ce nouvel élément, se ponctuant d’accords et de
traités. Si la technologie vient moissonner dans le champ de l’art, ce dernier peut en tenir compte
en s’inventant de nouvelles harmoniques. »

K – « L’argument me paraît faible, voire erroné. S’ils ont des problématiques communes, des
procès similaires, des domaines qui se recouvrent, cela suffit-il à en faire des compagnons de
route ? Cela n’en fait-il pas plutôt des frères ennemis, en compétition pour conquérir une
légitimité qu’ils puisent à la même source : le niveau d’attention de l’homme, la puissance de
transformation de sa sensibilité, la progression et la survie dans son échelle des valeurs. Il n’est
pas même dit que votre argument les appareille comme il y prétend. Si science et philosophie
tentent de répondre à la question « qu’est-ce que ? » ou « comment se fait-il que ? », à partir de
données communes (le réel), et dans un élan noétique analogue – peut-on en déduire qu’ils sont
les deux faces d’une même réalité, ou de la même famille. J’en doute fort. »

P – « Peut-être, mais observons à présent, non plus leur domaine d’existence, mais le plan de
leur action. Ils semblent se répondre et se relancer. L’art crée (d’abord) des phénomènes à
percevoir ; la technologie invente des signaux simulés. Pour y parvenir, les méthodes diffèrent :
technè d’un côté, algorithme de l’autre. Mais on peut alors imaginer le potentiel de fertilité que leur
rencontre pourrait porter. »

K – « Alors, ils sont concurrents… »

P – « Ou bien partenaires. Les formes inouïes, dynamiques, insaisissables fourbies par la


technologie sont pain béni pour un art qui pourrait tout autant en faire le matériau premier de sa
création, que s’inspirer d’une forme ou d’un processus, qu’engager un dialogue de relance à
plusieurs itérations. Comme la musique s’est enrichie, quand elle a découvert que le bruit même

- 379 -
pouvait la nourrir. La musique concrète n’en est pas moins restée dans le giron de l’art musical.
Elle n’en a pas plus condamné les formes traditionnelles. Elle est venue, en sus, nourrir le débat,
proposer de nouvelles pistes.
Cette communauté d’actions a déjà été indiquée au fil des pages. Je les rappelle pour
mémoire : puissance de figuration, capacité de puiser dans un virtuel, impact esthésique,
inventions rythmique et symbolique, etc. »

K – « Oui et non. Vous semblez oublier comment il ressortait à chaque fois, à quel point les
mots étaient trompeurs et comment des réalités distinctes s’y tenaient lovées : figuration contre
synthétisation, signe plastique contre code calculable, etc. Sous couvert d’une phénoménologie
approchante, la technologie proposait en fait une rationalisation d’une activité dont l’art gardait la
part exclusive d’un ineffable. Non seulement cette perte semblait signer la déchéance de l’art,
mais le gain (à savoir le calcul) vouait le résultat à une sphère poétiquement propre à rien. Par
exemple, Stiegler : « l’œuvre est singulière, c’est-à-dire incalculable1 » – et fin de la discussion. »

P – « Mais n’y a t-il pas une façon, pour une entité calculable, d’être singulière aussi ? Ne peut-
on plutôt proposer différentes démarches pour concilier la technologie et l’art ? En faisant de
celle-là moins un outil « à la place de », qu’« en plus de » ; en l’utilisant moins comme un
ingrédient que comme condiment ; en s’en servant comme point de départ et non comme point
d’arrivée ; en employant ses richesses, et non en s’inféodant à ses schèmes logiques ; en cherchant
à la faire imploser, et non en la laissant causer l’explosion de l’art.
C’est enfin sur le plan de leurs effets, qu’ils peuvent faire cause commune. Osons
l’affirmation : art comme technologie concourent à une mise-en-charme du monde, à son ré-
enchantement. Le prologue le constatait : la technologie est la forme scientifique de la magie, le
ré-enchantement de la rationalité. Justement parce qu’elle s’ébat, parce qu’elle sort du cadre
monacal de la Science. Elle se cherche elle-même, non pour plus de vérité ou de survie, mais pour
ses propres prouesses. Ivre de ses atours sensationnels et de sa puissance, elle s’auto-entretient
infatigablement, mue par une course qui se relance perpétuellement. Qui est relance. Et c’est la
face du monde qui en est changée, enchantée… »

K – « …Glacée. Au mode poétique, élitiste, rare, affectif du ré-enchantement du monde par


l’art, la technologie juxtapose un mode sensationnel, hégémonique, irrévocable, perceptif dans la

1Bernard Stiegler et Ars Industrialis, Réenchanter le monde : la valeur esprit contre le populisme industriel, Paris, Flammarion,
2006, p. 98.

- 380 -
prolifération des appareils. C’est donc une rationalisation de l’enchantement qui se déroule,
passée par l’action des appareils. C’est bien cela votre « enchantement » ? J’appellerai plutôt cela
« mort de l’enchantement », et de toute possibilité d’enchantement même ! »

P – « Votre jugement ne m’étonne guère. Reprenez-moi si je me trompe. Vous considérez


que les hyper-modernes, les « jeunes », appellent « enchantement », un simulacre de ce qu’est le
vrai enchantement, parce que ses caractéristiques fondamentales (la poésie, l’humain, le
transcendant) ont disparu. Du coup, ils se leurrent quand ils essayent de nous démontrer la
viabilité et l’intérêt d’un tel simulacre. Mais les faits et l’effroyable progrès donnant toujours
raison à la jeunesse, le simulacre est voué à s’imposer, et son ancêtre à disparaître, ne survivant
que dans des livres d’histoires et d’histoire que les générations futures, enferrées dans leur
sensibilité pauvre, ne pourront pas même approcher. Les vieux pleurent et les jeunes n’en ont
cure. Là est toute la tension de la transmission : le maintien de la tradition et son immobilisme,
dans la course irrespectueuse du progrès ; la survivance de la valeur « homme », dans les
changements de mœurs. Dans une perspective contemporaine, Régis Debray insiste sur le besoin
d’articuler les appareils de communication et ceux de transmission (qui ont des logiques, enjeux,
tempi distincts). L’art est clairement du côté de la transmission et la technologie de celui de la
communication. Je pense qu’outre des zones d’articulation, des lieux de mixité peuvent se
trouver. »

K – « C’est un peu maigre, quand même… »

P – « La question de la charge de la preuve peut aussi se retourner. Qu’est-ce qui prouve que
cette part d’ineffable qui n’est pas prévu dans le nouvel appareil, ne peut pas s’y frayer un chemin,
tout de même ? »

K – « Montrez m’en un ! »

P – « Des choses intéressantes, je crois qu’on en a vues. De réussites indiscutables, il ne


saurait être question. Mais qui prouve que cet exemple n’est pas à venir ? Qui prouve que les
chemins de la transmission ne trouveront pas leurs marques sous les boulevards de la
communication ?
Dans un pamphlet assez désabusé sur l’état de l’art et de la culture, le même Debray laissait
échapper :

- 381 -
« Seul souvenir de la biennale 2005 [Venise] : de merveilleuses polyphonies
visuelles, en multi-fenêtres, à commande informatique, prodrome d’un art
futur in statu nascendi. »1
Le reste du texte ne brille pas, pourtant, par son technolâtrisme… »

K – « Il pouvait avoir tort… »

P – « Mais enfin, monsieur le rhéteur, je veux encore vous dire que l’art sera technologique
parce que la vie et le monde tout entiers le sont devenus. La rencontre de l’art et de la technologie
se joue peut-être moins dans une matérialité, que dans une inconsciente fertilisation. La
technologie opère aujourd’hui dans ses appareils, mais elle opérera de plus en plus dans la
sensibilité qu’elle conditionne. Si elle se définit comme l’ensemble des appareils et leur mise en
réseau – elle est aussi une certaine forme de sensibilité et, nous l’avons vu, elle laisse ses traces
dans un imaginaire. La technologie est donc – aussi – un inconscient technologique, ou une idéologie.
Elle modifie la Weltanschauung humaine, en sous-main, comme force modelante de la société, sans
regard pour ses actualisations contemporaines et ses mises-en-opérations concrètes. Dès lors, il
ne faut pas s’arrêter à la technologie comme Appareil, mais reconnaître sa présence comme Etat
d’esprit. Milieu, la technologie est omniprésente, à tout moment, dans tous les individus qu’elle
baigne, qu’ils soient ou non appareillés à ce moment-là. A ce rythme, c’est dire qu’ils seront tous
technologiques, dans trente ans, nos artistes. L’art sera technologique, non dans sa facture, mais
dans l’inconscient de ceux qui incarneront le Kunstwollen de leur époque, qui seront les facteurs de
l’art de leur temps. Dans ce scénario, trois formes d’art pourront voir le jour : un art
matériellement technologique, un art sciemment a-technologique, et un art inconsciemment
technologique. Le premier se repérera simplement dans ses œuvres-appareils ; le second
continuera de ne pas s’y intéresser, parce que ses artistes auront d’autres préoccupations, mais
leur herméneute-psychanalyste n’aura de cesse de rappeler qu’ils ne peuvent être en dehors de
l’influence de leur milieu ; le troisième sera d’une espèce nouvelle, où des œuvres matériellement
traditionnelles porteront en elles une idéologie technoïde. L’objet d’art de ce type aurait
matériellement pu exister sans la technologie ; mais l’œuvre d’art qu’il est aussi, elle, ne l’aurait pu.
Non pas parce que l’œuvre parlerait de la technologie (comme une peinture critiquant Internet
pourrait le faire), mais parce que l’œuvre transpirerait un esprit technologique, une fibre, un état
d’âme technologique. »

1 Régis Debray, Sur le pont d’Avignon, Paris, Flammarion, 2005, p. 71.

- 382 -
K – « Cet argument porte mieux. Mais puis-je m’exprimer aussi…
J’ai moi-aussi un argument empiriste à faire valoir. Et il tient en ces mots : la technologie
provoque la perte de l’authenticité esthésique.
Si Valéry a raison en annonçant que l’esthétique, c’est l’esthésique1 – alors, l’art est avant tout
création de perceptions à destination d’un humain. L’expérience esthétique nécessite un
branchement sur le percept2, au delà du tissu des perceptions. Ainsi, « le but de l’art avec les
moyens du matériau, c’est d’arracher le percept aux perceptions d’objet et aux états d’un sujet
percevant, d’arracher l’affect aux affections comme passage d’un état à un autre »3.
La technologie, elle, s’arrête aux perceptions. Elle ne cherche pas à créer un percept mais à
multiplier les stimuli perceptibles. Elle cherche moins à isoler une forme méta-sensible, qu’à
exhiber toutes les formes dérivables de n’importe quel signal. Le foisonnement perceptuel qu’elle
propose s’oppose à l’authentique réception esthétique.
En premier lieu, les appareils amputent la chair sensible, non seulement en la discrétisant,
mais surtout en la compartimentant et en la filtrant. La discrétisation est une grammatisation et
un appauvrissement du signal analogique. »

P – « Voire ! On pourrait vous objecter que l’opération de réduction qui en est constitutive
se compense par la croissance exponentielle des puissances de calcul – de sorte que la
grammatisation s’affinant, la différence essentielle entre le discret et le continu devient
indécelable, insaisissable par l’homme. La trame du monde, la finesse du continu – comme
l’épaisseur du temps – sont deux percepts que le numérique malmène en théorie, mais réussit à
conserver en pratique. L’écart ontologique disparaît dans la pragmatique des phénomènes. Il ne
faut pas raisonner dans l’absolu mais dans le relatif. Et le relatif, ici, c’est l’homme, en tant,
d’abord qu’espèce biologique, avec un certain pouvoir discriminant de ses organes (œil, oreille). Si
le pouvoir de discrétisation de la technologie dépasse les seuils de l’animal « homme », alors, il ne
peut faire de différences entre une perception analogique et une perception numérique. Ne
l’oubliez pas ! »

1 Paul Valéry, « Discours sur l’esthétique », dans Œuvres complètes. Tome 1, Paris, Gallimard, 1957, p. 1294-1313.
2 Deleuze définit l’art comme l’activité qui a en charge la création des affects et des percepts : « l’œuvre d’art est un
bloc de sensations, c’est-à-dire un composé de percepts et d’affects » (p. 154). Les affects sont des êtres provenant du
débordement des affections, qui ne sont elles qu’un simple passage d’un état à un autre. Les percepts « ne sont pas
des perceptions qui renverraient à un objet (référence) » (p. 156), mais elles sont la sublimation de perceptions dans
des êtres absolus. « C’est de tout art qu’il faudrait dire : l’artiste est montreur d’affects, inventeur d’affects, créateur
d’affects, en rapport avec les percepts ou les visions qu’il nous donne » (p. 166). Gilles Deleuze et Félix Guattari,
Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005.
3 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005, p. 158.

- 383 -
K – « Soit, mais les appareils imposent aussi leurs cadres actantiel et perceptuel. Leur
utilisateur, qui est aussi leur récepteur (qui est aussi leur environnement), doit rentrer dans ce
cadre, et il n’a rien à trouver en dehors. L’expérience esthétique était une expérience à la fois
totale et singulière : différente pour chacun, où tous les sens du spectateur rentraient en jeu,
même ceux auxquels aucun perceptible de l’œuvre ne faisait appel. Le message perçu d’une œuvre
dépasse très largement les stimuli objectifs de son véhicule. C’est en cela que la relation à l’œuvre
d’art est de l’ordre de l’intime, que le spectateur s’y sent appelé, pris, inexplicablement touché. Et
cette expérience n’est d’ailleurs pas forcément répétable. Elle nécessite un espace ouvert et de
gratuité dans la réception purement sensible de l’œuvre. Or, la technologie, au contraire, enferme
la chair du sensible dans un cadre infranchissable. Le récepteur doit avoir tel comportement pour
autoriser le déclenchement du schème algorithmique, et il ne pourra être stimulé que par tel
spectre du perceptible, généré par la technologie. Une œuvre d’art propose au regardeur un bain
de perceptions ouvert, les appareils imposent une fenêtre proprioceptive à destination de leur
interacteur. La réception esthétique suppose une liberté du regardeur, liberté de passer à côté bien
sûr, mais surtout d’activer l’œuvre comme bon lui semble, d’y trouver un écho, une résonance de
phases. Elle suppose aussi une réserve perceptuelle, autorisant une relation particulière pour
chacun, et une façon de se découvrir à tous avec un accent particulier. C’est comme cela que la
réception esthétique peut se sublimer en une relation esthétique. Et c’est cette dernière seule que l’art
vise, et qui en fait la valeur. Le cadre contraignant qu’impose la technologie est donc
viscéralement antithétique avec une telle aspiration.
En second lieu, la technologie semble nous éloigner de l’Idée quand l’art tentait de nous y
ramener. »

P – « Est-ce bien à Platon que vous voulez revenir avec l’emploi de ce mot, idée ? »

K – « Effectivement. La technologie crée des simulacres, quand l’art cherche des modèles.
L’art cherche, au travers d’une expression artistique singulière, d’un motif particulier, l’émergence
d’une figure qui vaut pour une universalisation de ces motifs. L’art tente, en délaissant les
accidents et les contingences, à figurer l’essence d’une chose, à travers son événement opéral.
L’événement artistique est un événement de transsubstantiation au cours duquel la matière du
monde, perçu sous un tour donné, cesse de se faire contingence, pour apparaître dans sa
nécessité. L’art cherche à atteindre la grande forme du monde1, masquée par sa phénoménalité,
en en présentant une figuration singulière. »

1 François Jullien, La grande image n’a pas de forme, Paris, Seuil, 2003.

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P – « Je constate que vous conservez le second Platon (et son relais plotinien1), en passant
sous silence le premier Platon, qui condamnait l’art pictural et bannissait le poète de la cité par la
raison qui va vous faire excommunier la technologie de l’art. Le schéma platonicien est connu2 :
le démiurge a créé l’Idée de lit – qui inspire le charpentier (qui dans sa production s’éloigne d’un
pas de son modèle, et donc de la vérité) – qui est à son tour, la source d’inspiration du travail du
peintre. Le premier Platon renvoie donc les artistes au banc de la société puisqu’ils se sont
éloignés de deux degrés du monde des Idées, seul but valable de la destinée humaine. »

K – « Oui, mais un Platon plus mature les sauvera, en envisageant que justement par ce biais,
ils cherchent un autre moyen de figurer les idées, un nouveau mode de branchement sur l’Être,
de contemplation de la vérité3. Or, force est de constater que la technologie, elle, est dans la pure
création de simulacres, cet éloignement de l’Être. Elle utilise des signaux du réel, pour produire
ses signes, et de nouveaux signaux perceptibles. Des signaux qui pâtissent de quatre défauts : ils
sont appauvris par rapport au réel, ils sont une copie des signaux du réel, ils en sont une
déformation, et ils en sont une explosion perceptive. Quand l’art cherchait à isoler une figure, la
technologie cherche à noyer toute idée claire et distincte sous un flot dynamique de phénomènes
toujours insaisissables. La technologie ne produit pas de modèle, elle ingurgite un modèle
algorithmique pour inventer un flot infini de formes. Le vrai du phénomène ne peut plus se
retrouver dans cette profusion phénoménologique. »

P – « Oui, c’est vrai que la question de la vérité est nodale et a été fort à propos introduite
concernant la fonction equalizer des chaînes hi-fi (et leurs différences) qui nous fait perdre tout
socle commun de réception d’une œuvre (musicale ici). »

K – « Enfin, la question de la nudité de l’ergon reste primordiale. L’œuvre apparaît. C’est-à-


dire qu’elle se donne à recevoir, dans son plus simple appareil. Le plus simple appareil, c’est
l’absence d’appareils, c’est le contact direct, c’est le corps-à-corps. La relation esthétique est une
mise en contact de deux entités qui se cherchent dans leur authenticité, ie dans leur nudité. Le
récepteur cherche une valeur de vérité, une façon de reprendre contact avec le monde et avec soi-
même. L’art serait une façon de retrouver une capacité de découverte et d’émerveillement face à

1 Giovanni Lombardo, « L’esthétique de Plotin », dans L’esthétique antique, Paris, Klincksieck, 2011, p. 161-178.
2 Platon, « Livre X », dans La République, Paris, Librairie Générale Française, 1995, p. 438-490.
3 Platon, Phèdre, dans Phédon, Le banquet, Phèdre, Paris, Gallimard, 2006.

- 385 -
ce qui nous entoure. Des retrouvailles avec le vrai, le comptant : à la fois ce qui compte, et ce qui
est égale à sa valeur, ni plus ni moins. Pour atteindre cette relation, il faut donc se débarrasser de
tous les termes, crédits ou débits, qui ne sont pas comptants. La réception esthétique, c’est une
façon de respirer la chair du monde dans un contact direct, une manière, non pas de
branchement (qui dit interface), mais d’engloutissement dans la chair du sensible. Tout cela veut
dire : voir le vrai, se départir de ce qui le parasite, et s’y laisser emporter… Et que propose la
technologie, si ce n’est tout le contraire ! ? Comme elle recouvre le derme du monde : 1/ elle le
couvre, 2/ elle nous habille, 3/ elle orchestre la médiation de ces deux termes. Cette relation se
fait sur le mode de l’interfaçage, qui n’est pas le mode de la réception esthétique. Celui-là prévoit
l’utilisation de trois couches d’appareils, celui-ci revendique la nudité de toutes les zones de
contact. C’est ce qu’on peut ressentir assez intuitivement. La technologie est toute d’artifice, ses
appareils organisent le devenir-artificiel de la vie. L’art, quant à lui, aurait à cœur un retour au
naturel. Non pas au primitif mais à l’authentiquement humain. »

P – « Carcan, simulacre, artifice : tels sont, si je vous entends bien, les trois portraits au vitriol
que l’on peut proposer de la fabrique sensible orchestrée par la technologie, et donc du
dévoiement de la réception artistique procurée par un art qui s’y frotterait. »

K – « Vous avez parfaitement résumé.


Je voudrais poursuivre en faisant jouer un argument finaliste. En effet, je crois que non
seulement technologie et art présentent deux esthésiques antithétiques, mais encore, ils
s’opposent aussi sur le plan de leur finalité. Aussi soutiendrai-je que : Le telos de l’art ne peut que
souffrir de la techno-logique.
On peut déceler dans l’art, comme dans la technologie, des points d’attraction vers lesquels
ils semblent tendre. Dans le cas de l’art, on peut parler d’un telos, d’un but – l’art vise à quelque
chose. Dans celui de la technologie, par contre, qui est tout pragmatisme, nous ne pouvons que
relever une tendance, un « destin » a-t-il été dit d’entrée. La différence n’est pas anodine. L’art est
comme mu par une volonté d’atteindre à une réalité autre, quand la technologie se contente de
suivre sa pente. Il y a une volonté d’art quand il n’y a qu’une viralité technologique.
Pour la technologie, c’est la convergence qui a été définie comme étant cet appel destinal. Elle
signifie deux choses : la diffusion sur tous les ordres et l’absorption des schèmes historiquement
extra-technologiques. Cette convergence ne peut se faire que grâce à la capacité de voûte des
appareils : la mise en calculabilité du monde. Capacité qui entraîne la réduction mathématisante du
monde, en tant qu’il est traité. »

- 386 -
P – « On retrouve là la thèse husserlienne sur la rationalisation des sciences par le calcul, et
son vide essentiel. Son omniprésence a fait disparaître les grandeurs qui lui étaient associées1. Mais
la technologie est justement un régime hybride des signes, c’est-à-dire qu’elle associe un mode, une
logique (le calcul), à des grandeurs et leurs transformations (liées à une signification). La
technologie est symbolique, justement. Elle ne fonctionne pas à vide, mais à partir du réel. Ses
capacités d’hyper-métaphorisation, de transplantation des systèmes de significations, et de
composition rhizomatique du sens – ne font que confirmer son essentielle connexion avec le
registre du Sens. Elle n’est pas que calcul, mais calcul symbolique. Elle n’est pas la sous-traitance
du traitement des données, mais de l’information. »

K – « Si je peux poursuivre mon discours. La technologie suit sa pente de la convergence.


Pour l’art, nous pouvons nous rallier sous les bannières hégéliennes ou adorniennes, en
proposant la transcendance comme ce telos. Cela vient d’être dit, Adorno voit l’art de son temps,
comme « la sécularisation de la transcendance »2. Cette sécularisation peut se lire comme un
double mouvement. Celui de l’appel à la transcendance d’abord, de son incantation, de sa mise en
demeure de s’incarner dans un morceau de monde, même sous une forme attardée. Art et religion
prennent ici des accents communs et se retrouvent autour de l’image du rituel : une œuvre d’art,
c’est un talisman et sa manifestation, le rituel par lequel une miette de transcendance se dépose
sur le derme du monde. L’art in-voque. Ensuite, cette sécuralisation s’opère en fournissant des
points d’accès vers la transcendance. Une façon pour l’homme, créateur ou regardeur, de
s’échapper de sa mondanité et, le temps d’un instant, d’entrer en contact avec une réalité
supérieure, insondable. C’est alors la prière qui fera ici image : une œuvre d’art, c’est un ex-voto
sécularisé et sa contemplation, la prière par laquelle l’homme s’arrache à son humaine condition.
Attraction et pulsion : tels sont les deux types de forces à l’œuvre dans l’art en sa visée
transcendante. »

P – « Une seconde, s’il vous plaît. J’aimerais qu’on m’éclaire sur cette notion de
transcendance. Elle m’apparaît, à moi, très floue et même discutable. D’abord dans son

1 Avec Galilée, une « idée totalement nouvelle d’une science de la nature mathématique » (p. 27) voit le jour, qui
débouchera sur un « objectivisme mathématisant, (…) assignant proprement au monde lui-même un en-soi mathématico-
rationnel », et même un « objectivisme en général » (p. 105). Edmund Husserl, « II. Elucidation de l’origine de
l’opposition moderne entre l’objectivisme physiciste et le subjectivisme transcendantal », dans La crise des sciences
européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, p. 25-116.
2 « Si l’art, dans sa totalité, est la sécularisation de la transcendance, il prend part à la dialectique de la Raison ».

Théodor Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1989, p. 49.

- 387 -
existence : n’est-elle pas la survivance de notions philosophiques proto-positives extraites d’une
époque où la philosophie se faisait audacieusement spéculative, et la religion un réconfort pour
les peuples ? Pour le dire brutalement : notre époque néo-positiviste n’a t-elle pas depuis
longtemps tordu le cou de cette faillite de la pensée ?
En outre, faire d’elle le telos de l’art est tout aussi discutable. Le XXème siècle n’est-il pas
surchargé en œuvres d’art, parfaitement adoubées par les mondes de l’art, dans lesquelles trouver
une trace de transcendance relèverait de la haute voltige sophistique. Dans Fountain ? Dans le
futurisme ? Chez Léger ? Chez Koons ? »

K – « C’est que la transcendance est moins un objet qu’un mouvement, qu’une impulsion qui
arrache l’homme à sa mondanité. L’appel à la transcendance se repère dans les grandeurs de
l’homme : dans l’invention du langage, dans le cheminement de la parole, dans le désir, dans la
critique réflexive, dans la Négativité même. Elle est peut-être ce qui se présente quand l’élan de
l’homme s’affecte. Est transcendant « ce qui est au-delà de toute expérience possible, soit en parlant
de réalités, d’êtres ; soit en parlant de principes de connaissance1 ». Elle souffre dès lors des
tentatives de rationalisation scientifique. Etant ce qui interroge la place de l’homme dans le
kosmos, selon des plans intuitifs, affectifs, émotifs – elle reste inabordable par une entreprise
scientifique. Là où la Raison, sous ses habits scientifiques et techniques, a jeté ses lumières – la
transcendance s’est enfuie. Il y avait plusieurs moyens de la servir : la philosophie (tant qu’elle est
spéculative et non scientifique), la religion (et la magie) et l’art. Chacun d’entre eux s’y essayant
avec ses moyens propres. L’art : par des figures, par sa façon d’arrêter le temps sur une image
dont le sens déborde le motif. C’est parce que la transcendance anime l’art, que les œuvres d’art
sont fondamentalement « non constructibles »2, comme elles sont non rationalisables et non
mesurables. L’œuvre d’art est ce qui excède l’objet d’art. Il y a « art » justement s’il y a cette part
d’excédent indescriptible qui déborde le véhicule objectal. Cette part est tout à la fois l’écho et
l’appel à la transcendance comme seul élément valable de l’entreprise artistique. »

P – « Alors, votre argumentation est une tautologie. Il va de soi qu’en la définissant comme
étant tout ce qui échappe au calculus ratiocinans, elle s’oppose à ce que propose l’algorithmique des
appareils. Mais cette définition n’est en rien unanime. Il y a fort à parier qu’une autre, tout aussi

1 Sens C de l’article « Transcendant », dans André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF,
2002, p. 1144.
2 « Nous sommes en droit de parler de la non-constructibilité fondamentale des œuvres d’art ». Max Bense,

Aesthetica : introduction à la nouvelle esthétique, Paris, Ed. du Cerf, 2007, p. 30.

- 388 -
floue mais différemment troussée, pourrait ménager sa place aux schèmes technologiques. Par
ailleurs, qui dit que cette chose, ainsi définie, existe ?
Quand bien même j’accepterais votre proposition et ses critiques à l’égard de la technologie,
je ne vois pas pourquoi elles ne concerneraient pas tout type de véhicule. Y compris ceux qui
sont auréolés d’un rapport à la transcendance : le corps des prophètes, les œuvres d’art, etc.
Pourquoi ces entités, à partir du moment où elles sont incarnées, n’interdiraient-elles pas de
même toute possibilité de transcendance ? Le cercle est vicieux ou la pétition de principe… »

K – « C’est le calcul numérique qui est ici le coupable. L’œuvre, parce que singulière, est
incalculable ; et l’art, parce qu’il est sécularisation de la transcendance, est inapprochable par
quelque calcul que ce soit. Le calcul numérique est une modalité de réduction du monde,
ramenant tout le monde perçu à une même enseigne, supprimant ce qu’il ne peut traiter. Il ne
retient du monde que son immanence, et n’en propose qu’une caricature symbolique. La
technologie, non seulement est incapable de produire de la transcendance, mais elle détruit celle
qui pourrait résider dans ses objets de calcul. »

P – « Raisonnement imparable qui présuppose l’acceptation de : 1/ l’idée de transcendance,


et 2/ les égalités : art=transcendance et transcendance=irrationalisable. Qu’on pourrait tout aussi
bien dire en termes heideggeriens : c’est le but de l’art que de faire venir la présence de la terre par
l’installer d’un monde. Seul l’art en possède les moyens : présenter une terre inter-dite,
intouchable par les moyens de la Raison humaine (mots, logiques, symboles…). Présenter et non
représenter. La notion même d’art technologique, qui ambitionnerait de faire-venir cette présence
par des moyens qui constitutivement l’annihilent, avouerait son incurable échec. Puisque l’œuvre
est le faire-venir de la terre et que la terre c’est l’irréductible ; alors l’œuvre technologique viserait
à faire-venir de l’irréductible par une opération de réduction. Contradictio in adjecto. »

K – « Heureux de voir que vous vous ralliez à ma cause. »

P (in petto) – « Il a dit « raillez » ou « ralliez » ?… »

K – « Que l’art ait une finalité quand la technologie est guidée par une tendance – leur donne
aussi deux rapports au temps très distincts. La transcendance agit comme un phare face à l’art :
inamovible et de toute éternité. Un indice de la transcendance tient de son inactualité, de son

- 389 -
intemporalité1. L’art s’est donné un point d’ancrage. La technologie, elle, se déploie dans une
logique de progrès. Elle n’a pas de point de visée, mais seulement un moteur qui la pousse vers
toujours plus de. Le telos de l’art s’oppose au progrès de la technologie. Celui-là proposant un
phare, apte à guider et à attirer – celui-ci ne se référant à aucune idéalité supérieure, pour se
réaliser concrètement dans une tendance auto-entretenue. »

P – « Là encore, j’aimerais vous soumettre une hypothèse optimiste. Soit, aujourd’hui les
schèmes algorithmiques s’opposent à tout appel à la transcendance, mais ne peut-on imaginer
l’avènement d’un âge avancé de la technologie qui aurait dépassé ces limites, qui aurait réussi à
trouver, dans sa logique ou dans son emploi, des ressources pour atteindre à une dés-
immantentisation. Je pourrais ainsi vous opposer un autre passage du même texte de Stiegler :
« Il s’agit d’inventer un projet industriel qui vise à intensifier la singularité comme
incalculable en socialisant des nombres tels qu’ils empêchent de compter : il
s’agit d’inventer l’industrie du calcul qui empêche de compter – mais avec quoi il faut
compter : il s’agit de réenchanter le monde en effet, c’est-à-dire de bâtir les modes
de subsistances et d’existences qui soutiennent l’autre plan, le plan des consistances, et qui
est celui du chant – de ces Sirènes sans lesquelles il n’y a rien. » 2
Si l’art et sa transcendance n’ont a priori rien à faire avec les appareils et leur schématisme,
deux pistes peuvent nourrir l’optimisme : accepter la désacralisation de l’art (en le ramenant à une
définition plus sobre), ou imaginer une façon de « sacraliser » la technologie (c’est-à-dire une
humanisation de sa mise-en-nombre). »

K – « Eh bien qu’avez-vous à dire sur le plan finaliste, alors ? »

P – « Rien. Je ne peux que vous suivre sur le fait que le telos de l’art et la pente de la
technologie sont deux choses distinctes – mais je ne mènerais pas forcément ces prémisses
jusqu’à vos conclusions. Conclusions qui, je crois, non seulement interdisent toute idée d’art
technologique, mais encore récusent 80% de la production artistique du XXème siècle…
J’aimerais plutôt proposer un argument théorique que voici : une même discipline esthétique les apparie.
Si la science de l’art est l’instance définitionnelle et légitimante de l’art et de ses opus, alors il
convient de voir comment elle se comporte vis-à-vis d’entités hybrides mêlant à l’art les appareils.
Que constatons-nous ? Lors de son hybridation avec l’art, la technologie a conservé le cadre
de la discipline esthétique comme le cadre du discours apte à saisir son action. Elle ne l’a ni refusé

1André Malraux, La Métamorphose des dieux. Tome 3, L’intemporel, Paris, Gallimard, 1976.
2Bernard Stiegler et Ars Industrialis, Réenchanter le monde : la valeur esprit contre le populisme industriel, Paris, Flammarion,
2006, p. 96.

- 390 -
ni fait voler en éclats. Elle a simplement proposé de nouvelles catégories, et de nouveaux
concepts, mais n’en continue pas moins de se réclamer d’une filiation, d’une tradition et de
méthodes. C’est parce que le discours esthétique a accepté de la prendre à sa charge, que la mixité de l’art et de la
technologie a été adoubée. Parce que le discours s’est vu confronté à une réalité de fait – et qu’il fallut
bien qu’il s’y affronte. Au sein du champ disciplinaire, les théoriciens ont cherché à fonder une
« esthétique technologique ». Max Bense et son Aesthetica1, Fischer et son « esthétique des arts
médiatiques »2, Forest et son « esthétique de la communication »3 – le seul maintien linguistique
d’un terme si chargé est très révélateur. C’est aussi parce qu’une « esthétique technologique »
(quel que soit son nom, celui-ci n’étant en rien meilleur) est possible, forgeable – que l’art et la
technologie peuvent être appareillés. C’est parce que des esthéticiens ont décidé de prendre à leur
compte la question de la technologie dans les arts, qu’un plan de mixité s’est peu à peu érigé,
déterminé.
Bien sûr, à l’intérieur du cadre, rares sont les valeurs ou les catégories conservées. Mais l’art
moderne nous a déjà habitués à ces grands écarts. Le Beau ou le Vrai ont depuis longtemps cessé
d’être les critères exclusifs de l’appartenance à un monde de l’art. Ils ne sont même plus les
catégories les plus aiguës pour appréhender ce phénomène. Ainsi de l’arrivée des arts mineurs et
des arts du monde. Confronté à l’irruption d’une nouvelle « articité », qui se devait d’être
pensable, un nouveau discours esthétique et légitimant devint possible. Et cela n’advint que parce
que l’esthétique avait déjà commencé à se décorseter, à s’ouvrir, à s’imaginer sous des abords
moins stricts. »

K – « De quels concepts parlez-vous ? Des néologismes ronflants ne font pas de facto des
outils noétiques pertinents. »

P – « Je vais vous le dire. Et j’irais même plus loin : le discours esthétique lui-même semble
répondre à la forme de son objet. Il ne s’est pas contenté d’inventer de nouvelles catégories à côté
ou à la place des habituelles, il en propose un déplacement, une transformation. Les anciens
concepts se transmutent en de nouveaux, parce qu’ils en sont comme les ancêtres ; et les
nouveaux eux-mêmes se doivent d’être mouvants. Ils sont essentiellement transitoires, non plus
arrêtés mais toujours prêts à muer en une forme plus aiguisée, plus actuelle. Le fleurissement

1 Max Bense, Aesthetica : introduction à la nouvelle esthétique, Paris, Ed. du Cerf, 2007.
2 Hervé Fischer, « Art interactif et démocratie », dans Louise Poissant (sld), Esthétique des arts médiatiques. Tome 1,
Québec, Presses de l’université du Québec, 1995, p. 243-258.
3 Fred Forest, « Manifeste pour une Esthétique de la communication », dans Louise Poissant (sld), Esthétique des arts

médiatiques. Tome 1, Québec, Presses de l’université du Québec, 1995, p. 25-62.

- 391 -
même de ces diverses terminologies dit moins la difficulté de saisir un nouvel objet, que
l’obligation, pour coller toujours plus près à celui-ci, de se transmuer d’un concept dans un autre.
Que selon la décennie, le discours se construise autour des « flux », des « réseaux », des
« matrices » ou des « rhizomes » – révèle non seulement une affaire de modes, mais la forme même
d’une techno-esthétique. Le phénomène qu’elle cherche à saisir se modifiant, les termes qui le
déterminent doivent donc suivre le rythme. Non en disparaissant, au profit d’autres – mais en se
jetant dans un autre, plus près du sens actuel. Une esthétique technologique, comme un art
technologique est une esthétique vouée à être contemporaine de son objet, toujours en
mouvement, et donc destinée à l’obsolescence sous une forme figée, pour pouvoir se pérenniser
sous sa forme vive.
Par exemple, Longavesne explique :
« A l’esthétique de la forme et du contenu (…) s’adjoignent (…) des
esthétiques de processus. (…)
Ainsi dans le domaine de la création artistique, les princeps esthétiques ne sont
plus la forme, le contenu, la mimésis, la vérité, le sensible, le visible, l’unicité,
l’état affectif du spectateur et-ou de l’artiste ; mais la communication, la
surface, l’immersion, l’hybridation, la synthèse, le rhizome, le réseau, le temps
événementiel, le temps accéléré, l’uchronie, le flou, le transitoire, l’éphémère,
l’ambiguïté, l’Identité, l’invisible, la reproduction, le collectif, le nomadisme, la
diversité, l’installation, la performance, l’interactivité, la multimodalité,
l’échange, la participation, la circularité. » » 1

K – « Mais alors l’esthétique deviendrait une discipline tout aussi labile que ces notions
mouvantes et hyper-actuelles. Une esthétique liquide, et non plus conceptuelle (le concept a une
histoire, mais d’abord une détermination). Mais quelle serait la forme d’une esthétique
technologique ? Outre ces nouvelles catégories, conserverait-elle d’anciens atouts ? Une discipline
de la notion labile est-elle possible ? Elle suivrait en fait les mutations d’une notion à travers le
temps, leurs causes, ses effets dans le milieu technologique extérieur. Mais encore faudrait-il
qu’elle conserve ses fondations, son cadre, ses schèmes méthodologiques. Inventer des mots, tout
en gardant la même langue. Transformer des vocables, sans bouleverser en permanence leur
grammaire. Elle serait le reflet-caméléon, le simulacre discursif, le mime langagier des tendances
technologiques extra-artistiques. Elle en opérerait l’intromission dans un champ qui n’est pas
prioritairement le sien. Je ne vois pas bien où une quelconque distance critique pourrait bien se
loger. »

1Jean-Paul Longavesne, « Esthétique et Rhétorique des arts technologiques : les machines interfaces », dans Louise
Poissant (sld), Esthétique des arts médiatiques. Interfaces et sensorialité, Saint-Etienne, Publications de l’université, 2003, p.
39.

- 392 -
P – « La technologie n’est somme toute que le n-ième processus participant de la dé-
définition de l’art. Les artistes se laissant aiguillonner par la même question, toujours, à la fois
pertinente et impertinente : « qui a dit que… ? ». Qui a dit que l’art se peignait avec les mains ?
qu’une œuvre devait avoir une enveloppe matérielle ? que l’artiste devait être un artisan ? etc. La
discipline esthétique est l’arbitre de la recevabilité d’une telle question. Dans le cas de la
technologie, n’ayant pas renvoyé le questionneur dans ses quartiers, elle en a admis la possibilité
artistique.
L’intérêt de l’esthétique pour la technologie n’est à ce titre, non pas conjectural, mais
véritablement structurel. Non pas parce que la techno-logie est un discours sur la technique, mais
parce qu’elle est un discours de la technique. La technologie est apparue quand les machines se
sont mises à parler et à se parler. La technologie, c’est la technique qui discourt en silence1. La
technologie n’est pas seulement manipulation de perceptions (comme j’y ai insisté dans le premier
argument), mais symbolisation. Elle produit du sens dans le sensible, et cela s’appelle le symbole.
Le calculable, qui est sa limitation, n’est pas dans le sensé, mais dans le sensible. La technologie
propose un cadre au sens du phénomène qu’elle produit – mais c’est le récepteur qui en décide
finalement. Elle invente des phénomènes sensibles calculés pour une part, qui véhiculent un sens
à élucider ou à créer. La technologie propose, le récepteur dispose. Elle est alors bien le discours
de la Technique en tant qu’elle produit du sens via du sensible. Et l’esthétique, c’est justement
l’étude de la manifestation du sens dans le sensible (Hegel encore). Ayant réduit le sens à ses
signes, elle en dispose, et en profite pour le faire exploser en manipulant les variables qui en
étaient la réduction. Et le résultat, c’est que le sens s’est éparpillé – mais non l’idée même du sens.
Elle, s’est conservée malgré les calculs et les algorithmes. Tant que l’idée d’un sens se conserve,
c’est sa possibilité qui se maintient. Le sens est alors à reconstruire, à rêver à nouveau. Les rêves
fonctionnent sur ces principes aussi. La technologie est logos. Elle produit du discours – et charge
à l’herméneute (devenu cryptophante) de trouver, ou de créer de toutes pièces, dans les formes, le
sens. »

K – « Et je propose même de la laisser s’auto-critiquer ! Stade ultime, ne peut-on anticiper


une disparition de l’esthétique humainement pensée par une esthétique technologiquement
produite ? Si la technologie, sous la forme des appareils, s’immisce dans toutes les strates du
monde matériel ; dans le même temps, la technologie, sous la forme d’une matrice symbolique,

1 Le bruit des machines, qui s’articulent, s’engrènent, se frottent – a disparu avec les appareils.

- 393 -
s’immisce aussi dans le périmètre de la production de la signification1. Dès lors, benoîtement,
demandons : qu’y a t-il de plus à même qu’un appareil pour parler d’un autre appareil – serait-il
d’art ? Il y eut en 2008, une œuvre présentée à la FIAC de Paris qui était un système de génération
de discours esthétiques. Des bouts de phrases, composés des topoi et des idiomes spécifiques à la
profession, étaient accolés dans une grammaire pas trop bancale, afin de composer des formules
aussi sentencieuses qu’oiseuses. Œuvre mordante vis-à-vis des discours creux et totalement inter-
changeables qui égayent les catalogues d’exposition ou les plaquettes de présentation – mais aussi,
prémices d’une esthétique à venir, entièrement générée par la technologie : description,
interprétation, récupération des briques légitimantes traditionnelles… »

P – « C’est en effet une possibilité. Le discours esthétique étant pour une part descriptif,
intertextuel, analogique – on pourrait imaginer des machines à discourir sur les œuvres. Mais
laissons cette science-fiction pour l’instant. »

K – « Ou poussons la encore un peu au contraire. On pourrait très bien défendre que la


technologie est une esthétique. En effet, dans le sens français de technologie, elle est un discours
sur la Technique, une épistémologie appliquée en quelque sorte. Dans la mesure où l’esthétique
est un discours sur l’art, qui contient pour une part des interrogations sur la technè (en tant que
savoir-faire) – on pourrait trouver un terrain commun, et donc des outils similaires (concepts) à
ces deux disciplines.
En poussant l’argument, certains pourraient revendiquer que technologie et esthétique se
confondent, en tant qu’ils sont tous deux un discours sur la technique=technè=ars=art. On en
déduirait que la technologie est à la fois à même de se faire art et discours sur l’art… »

P – « Oui, mais ce serait là retenir l’acception française (épistémologique) de la technologie.


Si la techno-logie devient un discours de la technique et sur la technique, nous ouvrons les vannes
aux métalepses en cascade ! Restons sur nos postulats pour l’instant.
L’esthétique (discipline) ne se serait donc pas trompée en s’intéressant à ces monstres
hybrides, puisqu’art et techno art sont pareillement candidats à être son objet d’étude. Il lui suffit de
se reconfigurer, et surtout de rester labile : non pas jeter des fondations et ériger des systèmes,
mais devenir un lieu de passage aux mouvements sociétaux, une machine à transformer
perpétuellement les notions que les innovations technologiques exploitent. L’esthétique

1Comme l’attestent tous les travaux de l’IA, de la traduction automatique, mais aussi, d’indexation de Google, de
catalogage par ontologies, etc.

- 394 -
cosmologique de Bense, qu’il rapportait à la science du XXème siècle1, actait elle aussi un
passage : celui « d’une conception du beau et de l’art qui se veut ontologico-objectale à une
théorie sémantico-fonctionnelle », celui de « l’essence » esthétique (l’idéal de Hegel) au
« signe » esthétique2. »

K – « Et cette discipline ne s’émancipe t-elle pas aussi de son médium traditionnel : le


papier ? On l’a vu : les œuvres d’art technologique sont moins disséminables par reproduction
que par réplication, moins présentes dans les revues que sur Internet. Le discours esthétique de
l’art technologique est-il compatible avec ce vieux médium qu’est l’écriture ? L’est-il avec ce vieux
vecteur qu’est le papier ? Rappelons-le : la revue Archée n’a pas d’illustrations visuelles mais
vidéos. Dès lors, elle ne pouvait être qu’en ligne. Le discours techno-esthétique, devant faire
toucher du doigt une réalité dynamique et insaisissable, peut-il se contenter de l’écriture ? Ne
peut-on envisager, par exemple, qu’il se transforme en un mode d’emploi de l’œuvre à découvrir.
Après tout, qu’est-ce qu’un discours esthétique si ce n’est un élément paratextuel cherchant à
expliciter un objet ? Un fil d’Ariane adressé à la raison pour guider le récepteur dans l’intelligence
de l’œuvre ? Quand l’œuvre est en fonctionnement, quand son épiphanie passe par sa bonne
activation, ce fil d’Ariane ne peut-il se concevoir comme un vademecum ? S’agit-il bien toujours de
la même chose, franchement ? »

P – « Hypothèse intéressante. L’intérêt que vous portez à cette question ne peut que
conforter mon point de vue… »

K – « Excusez-moi, mais je ne suis pas du tout d’accord. J’opposerai au contraire que :


L’esthétique technologique n’existe pas.
Appelons « techno-esthétique », la forme du discours qui tente l’analyse des appareils d’art.
De nombreux textes lui ont peu à peu donné corps, et le présent travail se place dans leur sillage.
Vous avez fait l’hypothèse que ce champ du discours appartenait à celui de l’esthétique, bien que
renouvelant le vocabulaire, car revendiquant sa filiation et conservant une certaine forme, un
même sociolecte. Mais peut-on vraiment avaliser cette filiation ?
Estimer que la techno-esthétique conserve le cadre en abandonnant les notions est quelque
peu factieux. Les concepts de l’esthétique sont les principes de l’art. Ils y renvoient, ils transposent

1 « L’Esthétique moderne arrive en même temps que la physique moderne (statistique, à base de fonction/structure

et non d’objet) ». Max Bense, Aesthetica : introduction à la nouvelle esthétique, Paris, Ed. du Cerf, 2007, p. 356.
2 Max Bense, Aesthetica : introduction à la nouvelle esthétique, Paris, Ed. du Cerf, 2007, p. 386.

- 395 -
sur le plan intelligible des réalités sensibles. Le beau, le transcendant, le percept, la sensation, le
jugement de goût, la poésie… S’ils sont délaissés, au profit d’autres, pour aborder des objets
qu’ils ne peuvent pas atteindre ; c’est que le discours lui-même démontre sa faillite.
Quand bien même ce ne serait pas le cas, tenir un discours formellement esthétique sur un
objet n’en fait pas de jure une œuvre d’art. Tout objet peut être pris dans un énoncé ayant la forme
du discours esthétique, cela n’en fait pas une œuvre d’art (une route, un yaourt). Barthes est
brillant quand il parle des voitures1, cela n’en fait pas des œuvres d’art ! Ici aussi, la techno-
esthétique n’est peut-être qu’une « esthétique comme si » : on fait comme si l’objet d’étude valait la
peine de développer un discours esthétique, et on s’y aventure. La question « Quels sont les
critères que l’art peut abandonner pour continuer d’en être ? » – a son exact homologue dans le
champ du logos : « Quelles sont les catégories que l’esthétique peut oublier sans risquer de se
perdre? » Et l’accusation de « simulacre d’art » renvoie très exactement vers celle d’une
« esthétique-comme-si ». »

P – « Pourrait-on alors tenter de circonscrire mieux la dite discipline esthétique ? »

K – « Oui. Nous posons que le discours esthétique consacre l’œuvre d’art quand il trouve
dans les mots un correspondant de son urgence, sa transcendance, son intérêt, sa nécessité, sa
beauté, sa grandeur. Dans tous les exemples que j’ai vus ici, aucune transcendance n’a pu être
vraiment décelée. L’esthéticien magnifie l’œuvre (Deleuze et Bacon, etc), il reste plat quand il n’y
a pas d’œuvre à relayer dans le registre du langage, mais simplement des objets. La spécificité du
discours techno-esthétique, incapable de mettre au jour quelque trace de transcendance, indique
sa sortie du domaine de l’esthétique (qui n’a, lui, pas d’autre vocation). Dans le même temps : la
faillite (esthétiquement parlant) du discours techno-esthétique est l’indice de celle de l’objet
considéré en tant qu’œuvre d’art. »

P – « Mais alors, qu’est-ce que font tous ces gens qui en parlent ? »

K – « Je vais vous le dire dans un instant. Peut-on préciser ce qu’est une science humaine ? »

P – « Eh bien, mettons qu’une science humaine se définit par un objet, un point de vue et un
corpus d’outils. Dans le domaine de l’art, l’esthétique, d’abord isolée, a été secondée par d’autres

1 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1992.

- 396 -
disciplines : psychologie de l’art, sociologie de l’art, histoire de l’art, sémiologie, etc. L’ensemble
de ces champs forme le domaine plus vaste des « sciences de l’art ». »

K – « Cela me va. Et comment la techno-esthétique prend-elle pied dans ce bataillon ? »

P – « Je pourrais retenir deux hypothèses possibles : ou elle ouvre un nouveau champ dans le
domaine, l’élargissant, se rendant complémentaire des autres ; ou elle remplace la discipline
« esthétique », comme son nom de baptême pousserait à le supposer. Si elle se veut une nouvelle
science, cela suppose que l’objet d’étude est maintenu et que seul l’éclairage change. Une nouvelle
facette aurait été découverte dans le vaste domaine de l’art, et une forme inédite de logos viendrait
l’éclairer. »

K – « Très bien. Revenons sur l’objet de la science humaine putative. Quel serait l’objet de la
techno-esthétique ? Ce serait l’événement artistique appareillé. Et je gage qu’il peut être appréhendé
par les diverses sciences de l’art sauf une. Nous pouvons en proposer une sociologie, une
psychanalyse, une épistémologie etc – mais non une esthétique, avec ses catégories reconnues. La
seule façon pour la techno-esthétique d’intégrer le champ des sciences de l’art, c’est de prendre la
place de l’esthétique. Dès lors, les catégories de cette dernière se voit remplacées par celles,
mouvantes, et censément plus ouvertes, de son avatar technologique. La techno-esthétique, si elle
est science de l’art, ne peut être qu’une esthétique.
Mais le vrai problème, c’est que l’objet traditionnel des sciences de l’art, ie l’événement artistique,
ne peut, lui, être appréhendé par la techno-esthétique. Les catégories de dynamisme, virtuel
algorithmique, auctorialité éparpillée, etc – sont incapables de cerner les œuvres d’art
(traditionnelles). Le dépassement d’une science dans une autre, implique que les nouvelles venues
soient aptes à englober l’étape précédente (la physique newtonienne étant dépassée, mais non
démentie, par la physique einsteinienne) ; ou que l’étape précédente soit invalidée par une science
plus apte à mieux cerner l’objet (changement de paradigmes de Kuhn1). Mais la techno-esthétique se
révèle incapable – avec ses notions, son cadre, etc – de parler d’art. D’ailleurs, l’auteur de l’étude a lui-
même peiné à révéler, dans ses descriptions d’appareils d’art, des œuvres. »

P – « Tout cela est bel et beau, mais si la techno-esthétique n’est ni une science de l’art, ni
non plus une esthétique, qu’est-elle ? »

1 Thomas Samuel Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983.

- 397 -
K – « Nous y voilà. Quelle fut la démarche du travail présenté ? S’inscrire dans un cadre
discursif (une discipline universitaire appelée « sciences de l’art »), identifier un objet qui semblait
compatible avec son utilisation (la technologie dans l’art), et mener l’analyse avec les références et
le sociolecte idoines. L’énoncé ainsi produit appartenant de facto au cadre esthétique et s’étant
développé sous la forme d’une techno-esthétique. Mais nous pouvons à présent oublier le cadre,
refuser la problématisation (gouvernée par le paratexte disciplinaire), pour ne nous en tenir
qu’aux résultats factuels de l’analyse, et à l’apparition des catégories du discours utilisées.
Un discours s’est érigé autour des notions de « dynamisme », « d’algorithmes »,
« d’interactivité », « d’interfaçage », de « forums », etc. On nous a parlé d’un objet dont l’auteur
n’est pas seul, où sa technè est superfétatoire, où l’auctorialité même a tendance à disparaître ou
tout au moins à ne se plus reconnaître. On nous a parlé d’un objet autour duquel des récepteurs
s’activent, ensemble, afin de construire inventivement un épisode en commun, et une jouissance
sensorielle. On nous a parlé d’un objet prototypique, mis-en-protocole et qui se déploie via un
conditionnement de l’environnement, qui est réplicable bien que phénoménologiquement
instable.
Le verdict tombe de lui-même : la techno-esthétique est une ludologie, et un jeu l’appareil d’art1. »

P – « Le texte l’a proposé déjà. Une dimension ludique vient enrober le régime de la
réception esthétique, sans pour autant l’interdire. »

K – « Je pense que les conséquences n’ont pas été suffisamment menées au bout. Certes,
l’analyse de la réception le disait : ces appareils d’art se reçoivent comme des appareils hyper-
sensoriels, sensationnels – dans un cadre participatif et ludique où les récepteurs prennent du
plaisir à activer les schèmes, à faire fonctionner un objet avec d’autres, spectateurs ou
interacteurs. La grille proposée par Caillois s’applique parfaitement aux appareils d’art2. Les jeux
fonctionnent sur quatre fibres : compétition (agôn), simulacre (mimicry), hasard (alea) et vertige
(ilinx). Comme tous les opus pseudo-artistiques qui ont servi d’illustrations au présent texte. Ce
qui peut nous permettre de comprendre pourquoi ils échouent en tant qu’œuvres. C’est parce qu’il
ne nous faut pas les appréhender esthétiquement, mais ludiquement. Les gens que les jeux
embêtent, s’ennuient devant les appareils d’art. Si l’« œuvre d’art technologique » est
inintéressante, c’est parce qu’elle est ennuyeuse en tant que jeu. »

1 La ville d’Aix en Provence propose, en décembre 2010, la 6ème édition de son festival Gamerz – à la croisée de l’art

contemporain, des technologies et des jeux – « consacré au jeu et au détournement dans la création contemporaine ».
Quatre-vingt cinq artistes français y participent. En ligne : http://www.festival-gamerz.com.
2 Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1967.

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P – « Mais, en tant que jeu, les œuvres d’art technologique sont nulles ! ! Ce n’est pas sur
cette seule fibre, ni même sur cette fibre principalement, qu’elles fonctionnent ! Là n’est pas leur
mode d’existence, quel que soit le statut que vous vouliez lui donner. »

K – « Je suis bien plus pessimiste que vous. Je crois qu’on est à l’avant-garde d’un
changement hiérarchique. Je ne suis pas sûr, contrairement à Schiller ou Huizinga, que le jeu soit
à l’origine ni au cœur de l’art. Il me semble qu’un point les sépare irrémédiablement : leur finalité.
L’un cherche à produire des sensations fortes, l’autre à créer des émotions vraies. L’un cherche le
divertissement, l’autre une certaine satisfaction cognitive. Par contre, ce qui est possible, c’est que
l’on assiste à une universalisation de la tendance ludique de la sensibilité humaine. La technologie,
par le foisonnement de ses appareils, exacerbant la fibre ludique de l’homme, de sorte que « les
gens que le jeu ennuie » n’existeraient plus. Auquel cas, l’appareil d’art pourra être reçu
convenablement. Mais alors, l’esthétique sombrant dans le ludique, l’art ne saura plus être
apprécié comme tel. Que le secteur des jeux vidéos soit la plus grosse industrie culturelle et que
les trentenaires des pays riches s’y adonnent majoritairement, me semble mauvais signes.
Finalement, après vingt siècles passés à essayer d’autonomiser l’art de la sphère du jeu, on
retombe dans les travers décrits par Platon, encore : l’art comme paidiá1. Merci la technologie ! »

P – « Peut-être, mais dans le même temps, notez comme ces jeux vidéos se sont diversifiés
dans leurs attendus et leurs propositions. Le temps des seuls beat’em-up et shoot’em-up2 est loin à
présent… Il y a aussi un paradoxe du jeu vidéo : la fibre ludique gagne du terrain en même temps
qu’elle s’ouvre à des préoccupations extra-ludiques. Imaginons un jeu vidéo qui se voudrait
« métaphysique », ne gagnerait-il pas ses galons d’œuvre d’art3 ? »

M – « Bon, je ne suis pas sûr que ce premier temps ait rapproché les points de vue. Je vous
propose d’aller prendre un café, dix minutes… »

1 Platon, « Le sophiste. §235-236 », dans Sophiste ; Politique ; Philèbe ; Timée ; Critias, Paris, Flammarion, 1969, p. 77-79.
2 Jeux vidéos de combats aériens et de combats au poings.
3 Jean-Paul Fargier, dans son article du Monde du 18 novembre 1994, qualifiait l’œuvre Dieu est-il plat ? de Maurice

Benayoun (1994) de « premier jeu vidéo métaphysique ». Cité dans : Maurice Benayoun, « Dieu est-il plat ? », en
ligne : http://www.benayoun.com/Dieu1.htm.

- 399 -
M – « Bien, reprenons à présent, autour de l’élaboration d’hypothèses existentialistes,
construites à partir des objets qui nous ont été présentés – de leur réalité, de leur (f)actualité. K,
voulez-vous commencer, pour changer ? »

K – « Je défendrai la thèse radicale : L’art technologique n’existe pas. Mais, si possible, j’aimerais
laisser P parler le premier. »

P – « Je n’y vois pas d’inconvénients. Je maintiendrai la thèse absolument contraire et tout


aussi synthétique : L’art technologique existe.
Et mon premier argument sera d’un pragmatisme enfantin : il y a des œuvres-d’art-technologique
dans les musées d’art contemporain.
Et je déposerai sur le seuil cette remarque outrancière : se poser la question de la
compatibilité de l’art et de la technologie, à un niveau ontologique, est vain, dans la mesure où les
faits ont déjà tranché.
D’abord, il existe des œuvres d’art technologiques. Depuis quelques années, voire décennies,
de nombreux objets d’art, produits par des artistes, et présentés dans des galeries et des musées –
utilisent des appareils technologiques. Ils sont autant des objets technologiques que des objets
d’art. Le présent travail en a proposé un panel très incomplet mais tout à fait suffisant, pour
affirmer l’existence, de facto, si ce n’est de jure, d’appareils d’art. »

K – « Ce sont des gadgets sans intérêt et sans avenir. »

P – « Ensuite, il existe des artistes technologiques, créateurs de telles œuvres. Leur parcours
est à cet égard révélateur : ils furent d’abord artistes, avant de se lancer dans les technologies :
Stelarc, Harold Cohen, Antoni Muntadas, etc. C’est parce qu’ils étaient déjà des artistes, que leur
travail technologique a pu rester dans ce sillage. L’apparition, à l’autre bout du spectre,
d’ingénieurs ou d’informaticiens qui, découvrant les prouesses des technologies, essayaient de se
lancer dans l’art – n’aurait sans doute pas suffi à sa légitimation (Roy Ascott, Abraham Moles,
etc). La jeune génération, quant à elle, a grandi avec la technologie. Leur parcours et leur
formation sont ceux de prétendants à l’art ; tandis que leurs outils et leurs méthodes peuvent se
construire sur les technologies (Sommerer&Mignonneau, Rinaldo, Bruno, etc). La future
génération sera nativement technologique. L’évolution de la formation dans les écoles d’art plaide
pour un même type de réponse : les nouvelles technologies (pas seulement les nouveaux outils

- 400 -
d’imagerie numérique, mais l’étude des schèmes algorithmiques) se sont introduites dans les
cursus1 et voient leur place s’accroître. »

K – « Hélas !
On ne peut que regretter que les artistes se fourvoient ainsi !… »

P – « Enfin, les diverses instances du Monde de l’art (au sens de Dickie surtout2) ont accepté
l’irruption de ce phénomène dans leur champ d’élection. Ces pièces sont entrées dans les musées,
elles sont chroniquées dans les dispositifs éditoriaux traditionnels, elles sont l’objet de l’étude
universitaire, elles organisent leur visibilité dans leurs festivals (Ars electronica, Spigraph), elles
développent leurs vecteurs de communication et de légitimation (revues en ligne, portails). »

K – « C’est vraiment l’argument faible par excellence. »

P – « Nous ne pouvons dès lors que constater que l’irruption des technologies dans l’art est
déjà actée, et n’a pas provoqué plus d’interrogations que cela (mais qu’est-ce qui arrive encore à
en provoquer ?). Bien sûr, à l’ontologue, l’argument pragmatique est de portée dérisoire : « ce
n’est pas parce que cela existe, que cela est ; et ce n’est pas parce que cela est, que cela est bien ». »

K – « Exactement ! Je qualifierai un tel événement d’épiphénomène, ou de non-phénomène.


Le premier prend acte d’une passade de l’art, qui en reviendra bientôt à ses fondamentaux, et
cette irruption ne sera qu’un épisode d’une histoire où le temps long permet à l’accidentel de
disparaître sous l’essentiel. Le second rejette en bloc un phénomène qui est autre chose que de
l’art : un jeu, tout au plus un art mineur. »

P – « Mais malheureusement, l’histoire et la force irrépressible du « progrès » donnent tort


aux atrabilaires de l’art3. C’est Baudelaire pourfendant la photographie4 ; Huysmans5, Maupassant

1 Dans le cadre du pôle numérique de l’école des Beaux Arts de Paris, « six pratiques sont enseignées : image de
synthèse 2D, image de synthèse 3D, interactivité, photographie, son, vidéo ». Beaux Arts de Paris, « Livret de
l’étudiant 2010-2011 », en ligne : http://www.ensba.fr/download/pdf/Ensba_LivreEtudiant.pdf.
L’un des quatre axes du Laboratoire d’Études en Sciences des Arts d’Aix-Marseille 1, ne porte t-il pas sur les
« Techniques et idéologies à l’âge du numérique » (maquette de novembre 2011).
2 George Dickie, « La nouvelle théorie institutionnelle de l’art », dans Tracés. Numéro 2, 2009. Disponible en ligne :

http ://www.cairn.info/revue-traces-2009-2-page-211.htm.
3 Jean Clair, Journal atrabilaire, Paris, Gallimard, 2006.
4 « Le public moderne et la photographie », extrait de : Charles Baudelaire, Salon de 1859, dans Œuvres complètes. Tome

2, Paris, Gallimard, 1976, p. 614-619.


5 Joris-Karl Huysmans, « Le fer », dans Ecrits sur l’art : 1867-1905, Paris, Bartillat, 2006, p. 413-419.

- 401 -
et Gounod1 agonisant la Tour Eiffel ; la critique conspuant les Fauves. En vrai, l’art accueille tout.
Le XXème siècle a été le temps de la métamorphose de l’art qui, délaissant la chrysalide qui
l’engonçait dans des conventions, s’est découvert comme une activité sociale ouverte aux quatre
vents, propre à se déployer pour accueillir même ses enfants qui en tentaient le meurtre. Quelle
proposition revendiquant le statut d’art a été refusée par l’histoire de l’art ? Toute entreprise
visant à trouver des critères d’exclusion est vouée à la défaite. L’histoire de l’art est devenue au
XXème siècle, une histoire complète, qui ne laisse plus rien de côté, dresse la liste exhaustive de
tous ses mouvements, les pondérant peut-être selon le nombre d’individus qui s’en réclamaient. »

K – « Mais tout cela est une histoire courte. La longue histoire sera un tamis, ne pourra pas
ne pas destituer – par l’oubli. Si l’on se demande à quoi ressemble l’art du début du XXIème
siècle, alors un chapitre pourra s’écrire pour évoquer la technologie. Si l’on s’interroge sur ce
qu’est l’art depuis trois mille ans, alors nos plus grands « artistes technologiques » seront peut-être
oubliés, et donc exclue leur « école artistique ». S’il n’y avait que cinq artistes à citer dans l’histoire
de l’art entre 1900 et 2100, retrouvera t-on un représentant de l’art technologique ? Impossible de
répondre bien sûr, mais on peut poser la question autrement : y a t-il des mouvements artistiques
qui passeront à la trappe ? On retiendra Duchamp, Cage et Beuys, c’est entendu ; mais
Supports/Surfaces, le mail art, l’Hard edge ? Bien sûr que certains seront oubliés, et l’art
technologique pourrait bien être du nombre. Ne peut-on pas dire alors, dans une perspective
pragmatique (ici historienne), que ces mouvements que l’histoire oubliera, sont ceux-là mêmes,
qui se seront fourvoyés dans des entreprises trop éloignées de l’essence de l’art, et qu’elles
n’étaient donc pas vraiment artistiques ? Pas seulement des tendances mineures, mais des
tendances « à côté ».
Et le profil des survivants est connu : non pas ceux qui possédaient les troupes les plus
importantes, ni ceux qui étaient les plus en phase avec leur époque ; mais les monuments qui ont
su porter leurs problématiques propres à un niveau de développement d’une richesse inépuisable.
Ceux qui ont produit une œuvre à la fois neuve, élaborée et riche pour les générations futures. De
même en va t-il pour les tendances artistiques : l’histoire n’a pas retenu le théâtre bourgeois
français du XVIIIème (lui préférant l’anglais), parce qu’il se révéla décevant, malgré ses plumes
prestigieuses (Diderot en tête). »

P – « C’est vrai. A ce stade, la question se transforme pour ressembler à un simple pari. Parier
sur une passade qui disparaîtra avec le temps (un épisode, comme tous les « -ismes » du XXème

1 Roland Barthes, « La Tour Eiffel », dans Œuvres complètes. Tome I. 1942-1965, Paris, Seuil, 1993, p. 1379-1402.

- 402 -
siècle le furent, avec une date de début et une date de fin), ou sur une simple tendance qui
vivotera et avec laquelle il faudra bien composer (la technologie comme nouveau médium dans le
capharnaüm de tous les médias possibles, réservée à quelques geeks, tout juste enseignée comme
option en année terminale d’universités), ou sur une lame de fond qui viendra bouleverser l’art en
profondeur (la technologie comme médium parasite qui s’immisce partout et dans toutes les
sphères humaines). Selon cette troisième voie, c’est tout l’art qui deviendrait technologique. Il n’y
aurait plus alors un art technologique, comme n-ième tendance ; mais toutes les tendances
artistiques se verraient contaminées par la technologie.
L’hypothèse d’un « art technologique » a donc trois modes de temporalité différents :
Celui du temps court, des avant-gardes, pas forcément sans influence, mais du moins sans
lendemain. Celui d’une vie, avec sa date de naissance et de décès.
Celui du temps long, des techniques et des médiums, qui persévèrent tant que leur emploi
conserve ses utilisateurs et ses transmetteurs1. Celui de l’apparition d’une sphère qui trouve sa
place dans la société telle qu’elle se survit.
Celui du temps nul, de l’oxymoron, qui affirme contre les faits mêmes, l’inanité de l’existence
d’une telle branche. Celle-ci ne pouvant par essence exister, comme on peut affirmer que la durée
de vie d’un minotaure est nulle car l’être en question n’existe pas. »

K – « Je note surtout comme vous êtes empêtré dans votre propre syntagme ! »

P – « Mais ce syntagme justement, « art technologique », est polysémique et devrait être


précisé. Je dirais qu’il a quatre lectures possibles :
Celle de l’attribut, où l’adjectif permet de catégoriser et d’isoler des domaines distincts entre
toutes les tendances artistiques en cours : le body art, le land art, le techno art, etc. C’est l’hypothèse
de la technologie comme médium.
Celle de l’épithète faible, où l’adjectif n’apporte qu’un supplément d’informations à des
domaines qui lui pré-existent. C’est l’hypothèse de la technologie comme parasite de médiums, à
diffusion limitée. Les tendances artistiques se conservent avec l’arrivée des appareils, simplement
certaines œuvres se colorent d’une teinte technologique, comme caractéristique seconde. La liste
des arts (installation, sculpture, performance, théâtre) reste inchangée, et les appareils viennent
seulement préciser certaines œuvres, certains corpus.
Celle de l’épithète forte, où l’adjectif apporte une précision inutile parce que tautologique. Tout
art est technologique. C’est l’hypothèse de la technologie comme médium parasite implacable,

1 Les forgerons des katana japonais sont « trésors nationaux » parce que rares et en disparition.

- 403 -
inévitable. Pas un seul art ne restera en dehors de sa juridiction, de sa contamination
algorithmique. Et sans pour autant être matériellement dénonçable, cette présence n’en sera pas
moins prégnante : parce que l’inconscient des créateurs sera technologique, et parce que la
sensibilité des récepteurs aura été formatée par leurs appareils quotidiens.
Celle de la ré-attribution, où l’adjectif opère un déplacement de ce qu’il qualifie pour l’intégrer
à un autre domaine. Comme le « vin cuit » n’est plus du vin. L’activité sociale appelée « art
technologique » existe certes, mais elle s’épanouit et fonctionne en dehors de celle de l’art, dont
les principes sont restés imperméables. »

K- « Tout cela est une construction intellectuelle. »

P – « C’est vous, le défenseur de la transcendance, qui dites cela ? Mais je vous le demande
encore : l’art peut-il exister en dehors de la technologie ? Peut-il vraiment se garder de toute
intromission ? Peut-il rester totalement isolé, dans sa forclusion ? Fait-il vraiment cela avec le
social ou le technique ? Si non, le technologique ne vient-il pas modifier de fond en comble le
social, et donc par ricochet, l’artistique ? Adorno, chantre de l’autonomie de l’art, n’a pas occulté
sa part objective. »

K – « Puisque vous invoquez Adorno, restons-y un moment. L’autonomie de l’art s’est


construite progressivement dans sa lente prise d’indépendance avec le religieux. Et elle se
maintient difficilement dans sa non-compromission avec les autres ordres. L’art est seul à se
donner ses propres règles et se fixer ses principes idiotiques. Telle est son autonomie. »

P – « Mais dans le même temps, il n’existe que par ses objets, dont la concrétude même est
compromission. Il y a tout à la fois autonomie de l’art par rapport à la réalité sociale et à la réalité
empirique ; mais dans le même temps les œuvres d’art sont à la fois phénomènes esthétiques et
faits sociaux1. Deux vérités sont posées : l’art, pour ne pas sombrer dans l’industrie culturelle, ne
doit pas se cantonner à être un simple fait social ; pour autant, il n’en a pas moins une réalité
objective qui compose avec ces autres sphères. La conciliation de ces deux vérités n’est pas chose
aisée. »

1 Théodor Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1989, p. 320.

- 404 -
K – « Mais c’est tout l’enjeu ! Voilà la conciliation : l’idéal est maintenu dans l’art, tandis que
ses manifestations sensibles s’incarnent dans des objets et à des époques. L’œuvre d’art ne se
maintient telle – qu’en ne se résignant pas à n’être qu’un fait social :
« La barbarie ; c’est de prendre des choses à la lettre. Totalement objectivée,
l’œuvre d’art – en vertu de sa rigoureuse légalité – devient un simple fait et
disparaît en tant qu’art. L’alternative qui apparaît dans la crise de l’objectivité
est celle-ci ; ou bien sortir de l’art, ou bien transformer son propre concept. »1
A contrario, la poésie consiste à laisser la transcendance affleurer et même gouverner
l’objectivation nécessaire de l’art, dans une œuvre. »

P – « Alors, l’arrivée de la technologie (comme du reste) était déjà prévue par Adorno : elle
n’est ni plus ni moins qu’une modalité de cette objectivation. Elle peut envahir comme bon lui
semble la fibre de la réalité et des faits, tant qu’elle n’impose pas une barbarie, tant qu’elle peut se
voir porteuse à son tour de la marque de l’art : la transcendance.
Ainsi défini, l’art ne fraye avec rien, et donc pas plus avec la technologie. Pour plagier la
boutade anti-kantienne de Péguy : « l’art a les mains pures, mais il n’a pas de mains ». Dans cette
perspective, l’art se maintient bien dans son autonomie, tandis que ses objets s’abîment dans la
réalité (celle qui l’oblige à composer avec les autres sphères). Ici se tient le drame tragique de
l’œuvre d’art. L’objectivation n’est qu’une contingence. L’objet conservera son potentiel d’art, son
appel vers l’art, que s’il ne sombre pas dans la barbarie. Adorno ni vous ne m’avez encore
convaincu que la technologie interdisait cela… »

K – « J’aimerais à mon tour me placer sur un plan pragmatico-historiciste (puisqu’on moque


ma propension métaphysicienne) en notant que l’Histoire n’a retenu aucune œuvre d’art technologique.
Dès les années 1920 (Jakobson le rappelle), apparaissent les premières « théories du vers basé
sur le calcul des probabilités conditionnelles et des tensions entre anticipation… » 2. Allait naître
la poésie mathématiquement générée. Les recherches structuralistes de Propp sur les contes ont
servi de bases à toutes les recherches informatiques de génération automatique, non seulement de
phrases mais de textes, et de textes longs et structurés. Ont été cités les poèmes générés par
ordinateur de Louis Couffignal, comme exemplaires d’une réussite. Etc. Où sont toutes ces
œuvres aujourd’hui ? Qui a acheté, ces dix dernières années, un recueil de « poésie assistée par
ordinateur » ? Un roman généré par une machine ? Personne. Cela ne se trouve pas, parce que
cela ne s’édite pas, parce que cela ne se crée pas. De telles propositions sont restées à l’état

1 ibid, p. 88-89.
2 Roman Jakobson, Essais de linguistique générale : 1. Les fondations du langage, Paris, Minuit, 1963, p. 98.

- 405 -
expérimental quand leurs chantres nous prédisaient leur arrivée tonitruante. Parce qu’ils avaient
oublié que recevoir une œuvre, c’est recevoir une œuvre humainement créée.
Autre chose. Les propositions artistiques qui ont cherché de nouveaux instruments de
création se sont, dans le domaine de la musique par exemple, révélées stériles. Seul le Théremin a
engendré quelques œuvres, et encore. Les historiens de la musique l’ont bien noté : « tous les
instruments de musique, inventés début XXème siècle, se sont révélés sans descendance1 ».
Prenons quelques courants que l’histoire contemporaine a retenus. Le computer art apparaît
autour de 1967, l’art vidéo vers 1960, l’art conceptuel bat son plein entre 1965 et 1969, le land art
entre 1969 et 1975. Parmi ces tendances, quelle est celle à laquelle vous ne pouvez associer aucun
nom, aucune œuvre, aucune image ? Et il serait faux de croire que les autres tendances étaient
plus armées, mieux à même de « prendre » dans les mondes de l’art contemporain. Toutes
possèdent une difficulté extrême à pouvoir se médiatiser, se communiquer, se vendre, se décrire.
Une seule n’a laissé aucune trace pour le grand public. »

P – « Disons : le public d’amateurs. N’exagérons rien. »

K – « Soit. 1989 peut être appréciée comme la date de naissance de la réalité virtuelle en art.
Scott Fisher et Brenda Laurel s’organisent autour du groupe de recherche Telepresence. Pendant
quelques années, on ne parlera plus que du système CAVE, qui va permettre de plonger le
regardeur au cœur d’une œuvre et lui faire vivre des expériences sensationnelles, armé de gants de
données et de casques visières. Quel artiste en a produits depuis vingt ans ? Quel spectateur en a
vu ces vingt dernières années ? Cette proposition artistique, liée à une technologie archi-actuelle,
n’a pas survécu à d’autres progrès techniques. Le phénomène qui se rapproche le plus de ce cas
est la mode. Comment la technologie, qui est hyper-actuelle, pourrait-elle bien servir l’incarnation
de l’art, qui doit être inactuel ?
Enfin, avec l’explosion d’Internet depuis au moins quinze ans, on aurait du voir l’avènement
d’une lame de fond dans les milieux artistiques. La plupart des avant-gardes du XXème siècle ont
brillé sur un laps de temps plus court, et ont fait moisson de leurs œuvres les plus emblématiques
dès leurs premiers pas. Internet était un outil très simple à dominer, très riche, très aisé à
médiatiser, facile à maintenir. Les œuvres de web art auraient dû envahir les musées qui n’avaient
qu’à s’acheter un ordinateur. Quel spectateur en a vu une seule fois, en dehors des lieux hyper-
spécialisés ? Le public avait accepté les salles vides, les hommes nus, les télévisions enneigées, les

1Annette Van de Gorne, « Une histoire de la musique électro-acoustique », dans Louise Poissant (sld), Esthétique des
arts médiatiques. Tome 1, Québec, Presses de l’université du Québec, 1995, p. 296-297.

- 406 -
capharnaüms, les œuvres grands-foutoirs – pourquoi bouderait-il les œuvres informatiquement
assistées ? »

P – « Bien sûr c’est vrai, mais la nature de ces œuvres n’a pas joué en leur faveur, notamment
dans les instances de médiation et de conservation1. Autre chose, je remarque que ces œuvres
s’améliorent. Avec la génération nativement technologique, des propositions plus sobres et plus riches
apparaissent, moins contingentées par la solution aux difficultés techniques. Par exemple : le duo
d’artistes Eva et Franco Mattes, plus connu sous le sigle 0100101110101101.ORG, ont produit en
2010 : No Fun2. Les artistes ont détourné le procédé de « chat roulette » où des internautes se
parlent par webcam interposée, en étant mis en relation les uns avec les autres, de façon aléatoire.
L’artiste s’est « pendu » de son côté de la caméra et a lancé le processus, à la rencontre
d’internautes qui n’avaient rien demandé mais se sont ainsi retrouvés devant un cadavre pour tout
interlocuteur… Leurs réactions composent le corps d’une œuvre qui n’a rien à envier aux
propositions de Santiago Sierra. »

K – « Je vous laisse à votre foi. L’art technologique n’existe pas ; il n’est qu’un gadget, ou une
démarche expérimentale, ou un effet de mode. A quoi ressemblent les œuvres qui revendiquent
ce label ? Oublions le cadre artistique, regardons-les telles qu’elles sont, et demandons-nous quel
serait le meilleur endroit pour les rendre publiques. Aaron qui tourne dans son enclos devant des
spectateurs médusés – d’autres qui viennent regarder ‘leur’ petit poisson s’épanouir dans un
aquarium virtuel – le rodéo de Stelarc – le jeu des ressemblances de Bruno, déclenché quand le
public pousse un bouton… De telles activités existent déjà, et de longue date, dans la société. De
telles machine(rie)s ont déjà trouvé leur lieu où s’implanter. Ce sont les casinos, les fêtes foraines,
les cirques, les foires (avec leur galerie de monstres). Ces « appareils d’art » ont donc leur place
comme appareils de foire, et non dans des galeries d’art. Ils visent à divertir ou à faire frémir. Ils
sont plus merveilleux qu’artistiques – et leur place est dans les anciens WunderKammern, ces
cabinets de curiosités, où toutes les bizarreries du monde s’entassaient. Ce sont des phénomènes (de
foire) ! »

P – « Vous y allez fort, tout de même ! »

1 Anne Laforêt, Le net art au musée : Stratégies de conservation des œuvres en ligne, Ed. questions théoriques, 2011.
2 Eva and Franco Mattes aka 01.ORG, « No Fun », Viméo, 04/05/201, en ligne : http://vimeo.com/11467722.

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K – « Non. S’ils ont une valeur expérimentale, alors leur intérêt est d’abord cognitiviste,
scientifique. D’ailleurs, la présence des artistes dans les universités ou les laboratoires scientifiques
le prouve. Leur travail intéresse aussi les instances du savoir. L’artiste n’est alors qu’un embrayeur,
parmi bien d’autres (commande privée, commande publique, les clients), du progrès
technologique. Il n’est plus premier et principal, mais second et secondaire : il n’est qu’un moyen
que la technologie se donne pour se développer et investiguer de nouveaux territoires. Ce n’est
pas l’art qui s’empare de la technologie comme d’un outil, c’est la technologie qui annexe l’art
comme un vassal. Harold Cohen le reconnaît à demi-mots quand il rappelle que ce sont les
enjeux cognitivistes de l’activité artistique qui sont le centre de son travail avec Aaron1. Il fait
finalement un travail de neurologie appliquée, qui chercherait à comprendre les mécanismes de la
représentation et de la créativité. En s’emparant des algorithmes de génération du laboratoire
Lotus Artifical Life, ce sont les modèles mathématiques proposés qui sont testés dans Blackshoals,
pour en sonder les possibilités. Le Jeu de la vie (1970) de John Horton Conway, est autant une
œuvre destinée au public d’art qu’aux chercheurs sur les automates cellulaires.
S’ils ont valeur de gadget, ils servent à tester des technologies, des usages et leurs
hybridations. Apple a tout intérêt à laisser les artistes développer des applis pour son iphone2, s’il
veut voir de nouveaux horizons s’ouvrir, qui viendront en retour influencer les autres
développeurs, donc permettre l’arrivée d’applications plus attrayantes, et ainsi renforcer
l’utilisabilité et la greffe de son écosystème. La place de l’artiste comme créateur survit, mais elle
est comme rattrapée par la logique de développement de la technologie, qui se renforcera, dans
ses sphères propres, des trouvailles de l’artiste dans ses niches artistiques. L’artiste à la solde de la
technologie – malgré lui…
S’ils ne sont qu’un effet de mode, ils jouent d’abord comme scoops médiatiques, qui relancent
l’imaginaire et offrent au progrès constant et irrémédiable des appareils, des respirations, des
« coups » qui leur permettent de toujours occuper les feux de la rampe. Stelarc sur Second Life, fait
peut-être de l’art, mais aussi du buzz. C’est Second Life qui en est relancé. L’événement artistique
est rattrapé par l’industrie de l’événementiel. Un artiste technologique qui s’empare d’une techno,
c’est un coup de communication. C’est à cela que servent les grands défilés de mode : à faire des
piqûres de rappel au public, pour qu’il se souvienne que telle grande marque existe bien et

1 Harold Cohen, « What is an image », CRCA, 1979, p. 1, en ligne :

http://crca.ucsd.edu/~hcohen/cohenpdf/whatisanimage.pdf.
2 Nous avons déjà cité le cas du site jacksonpollock.org et de sa version iphone.

Le groupe de danse N+N Corsino a aussi son application sur l’Apple Store, Soi Moi, vendue à 8 euros. Une vidéo de
démonstration en assure la publicité sur Youtube. Nncorsino, « soi moi n+n corsino », Youtube, 18/12/2009, en
ligne : http://www.youtube.com/watch?v=mI0MoIb5CgE.

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continue d’innover. L’artiste devient « l’agent » de la technologie1, lui apportant ponctuellement
quelques « plans art-médias ». Dans cette perspective, un plan chasse l’autre : la course est
ouverte, incessante et amnésique. Les œuvres épochales disparaissent matériellement très vite,
tuées par le progrès technologique et laissées à cet état morbide par l’arrivée de nouveautés,
toujours plus à jour, toujours plus performantes. Une « œuvre épochale » qui disparaît n’est qu’un
effet de mode. »

P – « Tout cela marche sur le papier, mais vous semblez ignorer l’intentionnalité des artistes.
C’est leur faire une sacrée injure que de déconsidérer ainsi leur rage poïétique, et leur désir
poétique… »

K – « Poétique ? Je tiens que si certaines œuvres appareillées arrivent à échapper à cet


immanentisme en conservant leur potentiel poétique, c’est justement lorsqu’elles ne sont pas
technologiques ! »

P – « J’aimerais enfin m’appuyer sur les quatre cents pages que nous venons de lire pour en
tirer un argument analytique : l’art technologique existe, comme cela a été montré.
En enquêtant sur l’impact de l’arrivée de la technologie dans les diverses instances
artistiques, n’a-t-on pas en effet déterminé, même à grands traits, une forme – qui serait celle de
l’art technologique. Elle se définirait comme suit :
Un travail poïétique reconfiguré où l’artiste, suppléé dans sa technè, compose avec des
schèmes algorithmiques pour créer une machine poïétique secondaire, riche d’inventivité et de
symbolisation, troquant son rapport instantané à l’ergon contre un dialogue interne avec la
machine. -- Une techno-poïétique.
Un objet d’art complexifié, phénoménologiquement dynamique, qui dispose d’un virtuel
numérique au service d’un virtuel poétique, qui existe sous une forme réplicable (et pas seulement
reproductible), et qui n’apparaît que tant qu’il fonctionne et se donne à être agi. -- Une techno-
phanie.
Un moment esthétique, fort d’une nouvelle sensibilité, nécessitant plus de contribution mais
moins de disponibilité, où le récepteur est un spect-acteur parmi d’autres et dans une histoire
particulière de l’œuvre, où l’attention esthétique se redouble d’une activité motrice. -- Une techno-
esthétique.
Ou l’édifice est vain, ou l’édification fut aussi celle de cette notion. »

1 Comme les sportifs ou les acteurs ont leur agent.

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K – « Il me semble, à moi, que l’étude a surtout mis en valeur tout ce qui faisait obstacle à
l’apparaître de l’art dans les appareils. Comme elle insista sur les faux-semblants que la
technologie propose en guise de création : moins de la créativité que de l’inventivité, moins de la
figuration que de la synthétisation, moins du sens que du calcul, moins de la sensation que du
sensationnel, etc. On pouvait en déduire une thèse péremptoire : que l’art n’est pas soluble dans
la technologie ; que celle-ci l’étouffe, ne lui permet aucune prise. »

P – « Mais il y a aussi une thèse plus nuancée : qu’il ne faut pas prendre les simulacres
technologiques pour ce qu’ils ne sont pas. Cette dernière thèse ne tranche pas la question.
Maintenant que les lignes de séparation ont été rendues bien visibles, peut-on imaginer un art qui
se fraie son chemin au travers des appareils ? La technologie est-elle incapable de porter, outre ses
schèmes propres, ceux d’un autre ordre – comme le marbre ou les pigments savent le faire ?
Toutes les césures qui ont été marquées pour distinguer le vrai du simulacre révèlent-elles
des obstacles dirimants ou surmontables ? S’agit-il d’impasses ou d’enjeux ? »

K – « Mais enfin, que dites-vous des qualités premières et anti-artistiques de la


technologie ? »

P – « Bien sûr, il y a une certaine forme anti-artistique portée par la technologie, appelons-la :
rationalisation algébrique. Mais si telle est bien la faiblesse de cet assimilé médium, ne tire-t-il pas
de ses avantages les moyens de laisser advenir l’art ? Connaissant ses faiblesses, ne peut-il trouver
un remède, ou disons une façon d’en user, qui en minimise les inconvénients ?
Plutôt que de condamner ce mariage de fait, n’y a t-il pas à trouver, pour les artistes qui s’y
essaient, la bonne distance dans l’utilisation et dans le rendu de leur travail ? Ce serait une question
de dosage mais aussi de hiérarchisation. Dosage de la quantité de technologie dans l’œuvre, dans
sa facture, et dans sa réception interactive (Y’a-t-il une quantité maximale absorbable par une
œuvre pour qu’elle reste artistique ?) – mais aussi hiérarchisation des intentionnalités. Il faut à l’art
technologique une bonne gouvernance, qui laisse la volonté d’art diriger l’entreprise, qui
maintient les appareils dans leur rôle d’hyper-techniciens, qui fait disparaître le corps
technologique dans le véhicule de l’œuvre afin de ne pas faire écran à l’apparaître du corps de
l’œuvre. »

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K – « Mais il n’y a pas d’accord possible entre art et technologie. Je vous renvoie vers
Heidegger, explicitant Platon1. Croire à un « accord » stipulerait, outre une union et un partage
des vues, un même rang hiérarchique des accordés. Ainsi, si Art et Vérité peuvent s’accorder ou
se désaccorder, il faut « d’abord que l’art soit posé au même degré que la vérité2 ». Etre posé au
même degré signifie être à la même distance de l’Être et sous un rapport commun. Ou encore :
ces deux-là peuvent ou non s’accorder parce qu’ils se retrouvent sous un rapport commun à la
transcendance. Quel rapport peut bien entretenir la technologie avec la transcendance ? Aucun…
Elle est tout pragmatisme, elle ignore jusqu’à son existence. Elle ne cherche ni le vrai ni le beau –
mais l’efficace et l’interopérable ; elle ne pense pas, elle inter-agit ; elle ne se réclame d’aucun
principe supérieur, mais au contraire a à coeur de maintenir son archi-immanentisme. Elle n’a
finalement qu’une âme végétative, mais qui lui suffit pour proliférer. »

P – « C’est entendu, mais je parlerai plutôt d’adéquation. A plus courte vue, la technologie est
plutôt dans un rapport hiérarchique avec l’art. Elle est outil, et d’abord outil, quand bien même ce
dernier s’autoriserait à la subrogation d’une part des activités poïétiques. Dans son entreprise
d’hybridation, le telos transcendant de l’art doit venir dominer le telos absolument immanent de la
technologie (ou plutôt l’absence de tout telos dans une activité de pure immanence). C’est la
volonté d’art qui apparie ces deux-là, l’un étant la source et la destination, l’autre une partie du
moteur et du véhicule. La nature du rapport est celui de l’adéquation de la technologie à
l’intentionnalité de l’art. Bien que nous ayons vu les dialectiques qui apparaissent dans le travail
des intentionnalités, et dans la domination de l’outil informatique – dialectiques qui, dans leur
version exacerbée, peuvent amener à renverser le rapport d’adéquation – c’est toujours la
question de l’adaptation des fins et de ses moyens qui est en jeu. L’art qui tient ses assises dans le
sensible, y recherche les moyens de sa destinée : la révélation de l’Être. La technologie qui
propose de nouvelles explorations et d’inventions inouïes dans le sensible, lui fournit un matériau
de plus.
Et c’est bien le rapport qui doit être adéquat et non la technologie. Art et technologie ne sont
pas incompatibles, en soi. Leur mise en relation est possible. La réussite de cette mise en relation

1 Pour expliquer l’inversion du Platonisme orchestrée par Nietzsche, Heidegger montre – dans sa leçon « Le Phaidros
de Platon : Beauté et Vérité dans un bienfaisant ‘désaccord’ » – comment Platon, bien qu’ayant fait de l’art l’inférieur
de la vérité dans la Politique, en fait des égaux, séparés, dans le Phèdre. A gros traits : « l’art produit le Beau » ; « la
beauté accomplit le dévoilement de l’Etre », au même titre que « la vérité ». Le désaccord, la désunion de ces deux
notions placées sur un même degré, provient du fait que l’un « tient ses assises dans le sensible » tandis que l’autre
« n’est qu’un luire non sensible ». Mais pour autant, vérité et beauté « vont ensemble » en ce « qu’elles ont une égale
relation à l’Etre : le révéler ». Martin Heidegger, « La volonté de puissance en tant qu’art », dans Nietszche I, Paris,
Gallimard, 1971, p. 180.
2 Martin Heidegger, « La volonté de puissance en tant qu’art », dans Nietszche I, Paris, Gallimard, 1971, p. 180.

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nécessite l’adéquation de leur rapport. Pas seulement que la bonne technologie soit utilisée dans
le bon projet poïétique ; mais que l’hybridation de l’art et de la technologie, de l’œuvre et de
l’appareil, soit idoine à une volonté d’art. L’enjeu est donc plus complexe qu’une simple
adaptabilité technologique (qui dirait : « si l’appareil d’art échoue, c’est que la prise de la
technologie dedans n’y est pas adéquate »), il s’agit d’une hybridation réussie. Son échec décrètera
l’invalidité de l’objet d’art technologique dans son entier. »

K – « Je ne suis pas sûr de bien saisir la nuance, même si je comprends que la technologie
doit être la servante de l’art. »

P – « Par ailleurs, plutôt que de dénoncer une esthésique glacée et techno-attractive dans les
œuvres, ne peut-on imaginer, que l’attention esthétique, détournée par les prouesses des appareils,
retrouvera sa primauté quand ces prouesses seront « naturalisées » ? Le devenir-technologique de
l’homme, l’incorporation de ces schèmes et donc l’assimilation de cette production-de-simulacres
dans une techno-esthétique – en un mot, le devenir-banal (si ce n’est « naturel ») du
technologique – permettront le retour d’une attention à la volonté d’art de l’œuvre. Quand la
technologie ne sera plus magique mais transparente, l’attention esthétique du récepteur,
aujourd’hui dérangée par les chatoiements des appareils – retournera à son objet premier.
D’ailleurs, quelle dose d’art suffit à faire d’un objet une œuvre ? »

K – « Et d’où vient à présent cette idée d’une « dose d’art » ? »

P – « C’est simplement la prise en compte de l’histoire des avant-gardes. Les œuvres qu’elle a
laissées survenir ont, pour certaines, présenté une certaine dose de non-art, avec laquelle l’art doit
donc cohabiter. Ramasser un caillou par terre, mettre un ready made sur un meuble – même en y
cherchant bien, je doute qu’on n’y trouve trace de transcendance. Ne faut-il pas plutôt y voir un
certain degré de « non-art » qui leur est associé ? ! La « dose d’art » serait le coefficient d’articité
d’une œuvre, qui mesurerait l’intensité de la poïèse.
C’est une autre façon de mettre en mots les thèses de Danto sur la transfiguration du banal1 :
plus la dose d’art est faible dans l’objet, plus l’effet de transfiguration doit être important. Ou
encore, un pendant aux thèses de Goodman2 sur les cinq, six critères susceptibles d’adouber la
présence d’une œuvre : plus la dose d’art est forte, plus le nombre de critères atteints est grand.

1 Arthur Danto, La transfiguration du banal, Paris, Seuil, 1989.


2 Nelson Goodman, Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles, Nîmes, Ed. Jacqueline Chambon, 1990.

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Si la galerie ou le musée est l’aune, je serais tenté d’affirmer que le plus infime coefficient
d’art dans un objet peut lui conférer cette reconnaissance. Si les chefs d’œuvre sont les seuls qui
valent, alors, au contraire, il faut que l’art ait tout submergé dans l’œuvre, qu’il ait fait oublier
jusqu’à son objectivation. L’appareil peut-il abolir une dose d’art qui lui serait associée. Présent en
input, il la malmène et la calcule, mais n’en continue t-elle pas de se survivre ? En aval, si l’art ré-
écrit le résultat des appareils, ne reste t-il pas exempt de toute compromission ? L’art ne se voit
donc jamais étouffé par la technologie. Il y survit, même sous une forme amoindrie. Demain
peut-être sera-t-il démultiplié. Dès lors, le plaidoyer serait le suivant : la technologie n’abolit pas la
part d’art qui est associée à son objet ; toute infime qu’elle soit, cette part continue d’être
présente. Qu’elle soit suffisamment présente pour transcender l’objectivité de la réalisation et
trancher sa dimension-œuvre : tel est l’enjeu.
En tout état de cause, l’apparaître de l’œuvre n’est pas interdit par l’appareil d’art. Et c’est
donc bien laisser la porte ouverte à la possibilité d’un art technologique. »

K – « Votre conclusion me semble bien timorée, soudainement. »

P – « Direz-vous, vous, qu’il n’y a pas d’objet derrière ces quatre cents pages ? »

K – « Oui. Mon argument analytique soutiendra en effet votre exact opposé : L’art
technologique n’existe pas, comme cela a été montré.
Et ce, dès les premiers pas. La technologie n’est pas un médium, mais un parasite de
médiums. Et c’est pour cela que l’art technologique n’existe pas. Si une œuvre appareillée
continue de fonctionner comme œuvre, c’est qu’elle appartient de plain pied à un art consacré :
celui du corps, de l’installation, de la vidéo, de la sculpture, etc. L’art technologique a échoué dans
sa tentative pour se créer sa propre branche, parce qu’il a échoué dans son autonomisation, parce
qu’il n’a pas trouvé sa forme propre.
La technologie se greffe sur. Trois destinées sont possibles pour elle. Le rejet de la greffe :
l’artiste s’aperçoit que son œuvre n’a pas besoin de cette bouture, voire en pâtit. La prise : le
greffon reste subsidiaire, intégré à un organisme plus vaste qui définit son ordre, son cadre, ses
enjeux et ses catégories. L’invasion enfin : le corps hôte se fait phagocyter par le greffon parasite,
la logique des appareils venant prendre le dessus sur le telos de l’art, et l’œuvre devient un
« phénomène ». »

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P – « Il y a donc une façon de concilier l’art et la technologie : dans le deuxième modèle,
selon le destin de la prise. »

K – « Oui, mais dans ce scénario, la technologie n’est pas le médium. Dès lors, elle n’est pas
au centre des débats, elle n’est même pas concernée par le débat. Comme le type de pinceau
utilisé par tel peintre ne fait rien à l’affaire à l’appréciation de l’amateur.
« L’art technologique » ne peut donc exister que sous sa forme épithète. L’adjectif ne faisant
que préciser un élément de l’œuvre qui se définit par ailleurs. Telle œuvre est une sculpture, et par
ailleurs, soit dit en passant, elle utilise quelques appareils. Je retournerai alors votre question :
quelle est la « dose d’appareils » absorbable par l’œuvre sans risque de noyade ?
La réponse à cette question a déjà été donnée dans sa mouture théorétique. Si l’art
technologique peut être approché par ce qui a été dit dans les trois premières parties ; il doit
encore ne pas s’avancer trop loin dans ces contrées où il ne serait plus critiquable et appréciable
que par l’emploi d’une techno-esthétique. Du coup, la part maximale d’appareils absorbable par
une œuvre est celle qui n’autorise pas la tenue de ce discours techno-esthétique. Des appareils
peuvent s’employer dans l’art tant que les catégories ici introduites échouent à le saisir, tant que les
catégories techno-esthétiques ne servent à rien, tant qu’il ne devient pas un « art
technologique ». »

P – « Vous dites tout et son contraire. L’art peut survivre à une certaine dose d’appareillage,
tant que les appareils restent à la marge et ne viennent pas contaminer les registres artistiques
traditionnels, c’est bien cela ? »

K- « Oui, je veux bien le concéder. Dans sa passe d’arme avec la technologie, l’art doit la
confiner dans des frontières strictes.
Au moment de la poïétique, la logique protocolaire, subrogatoire et dialogique de la
technologie – est ce dont il faut se méfier. Le créateur doit au contraire conserver mainmise et
maîtrise de son processus créateur, ou du moins ne pas sous-traiter cette geste à l’activité des
appareils. Bref, il faut que la technologie soit cantonnée à sa place d’outils compris dans le
catalogue de la technique de l’auteur.
Dans le corps de l’œuvre, le dynamisme phénoménologique et le conditionnement du
véhicule dans son espace – sont les ressorts à dompter. Toutes les puissances des appareils, leur
interopérabilité, font leur disséminablité mais aussi leurs limitations. Le véhicule de l’œuvre doit
violenter la tendance technologique en conservant une autonomie, un archaïsme. Le dynamisme

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aspectuel, qui retient l’attention, doit s’astreindre afin de laisser cette dernière se tendre vers le
corps de l’œuvre. Bref, il faut que la technologie ne transparaisse plus à travers des appareils (et
leurs prouesses), mais se masque dans leur emploi appauvri d’objets.
Au moment de la réception, la fibre interactive et hyper-sensorielle, qui place le spectateur
dans une excitation et sur le mode ludique – sont à négocier à la baisse. L’esthétique de la
sollicitation (après celle du choc) est une anti-esthétique, parce qu’interactive, elle n’est pas
réfléchissante :
« L’œuvre est singulière, c’est-à-dire incalculable : l’œuvre est l’objet d’un
jugement réfléchissant dans cette stricte mesure où (…) elle réfléchit et intensifie la
singularité de celui qui juge, et lui permet de se projeter comme son motif même,
c’est-à-dire comme l’objet de son désir. » 1
Là encore, la technologie devrait abandonner ses appareils-interfaces, pleins de
sophistication, pour disparaître tout à fait. L’appareil doit prendre la forme d’un meuble, c’est-à-
dire d’un produit qui disparaît dans sa fonction, sous l’importance du contenu qu’il sert. »

P – « Autrement dit, la seule façon de sauver la technologie dans l’art serait donc de refuser l’idée d’un
« art technologique ». S’il est toléré, les schèmes technologiques viennent prendre le pas sur le désir
d’art de l’œuvre. La seule façon de sauver la technologie dans l’art est donc de la voir disparaître
dans l’œuvre. Cette disparition pouvant se réaliser selon plusieurs processus : l’occultation visuelle
des appareils, leur effacement derrière la puissance de l’œuvre, leur présence à un stade
simplement inconscient. Trois axes d’intégration où la technologie, pour vivifier l’art (et non le
réduire et le tuer), doit s’y camoufler. Qu’elle soit, elle aussi, à l’œuvre (comme on dit : « je suis à
toi »), et pas simplement dans l’œuvre. »

K – « Oui, mais ce n’est pas la bonne question. L’urgence est de sauver l’art de la technologie
(et non le contraire)… »

P – « Cela a l’air très sophistique… »

K – « Ma thèse aurait une version forte et une version faible.


La technologie et ses appareils sont une chose ; l’art et ses œuvres en sont une autre. Tout
autre. L’appariement n’est ni souhaitable ni possible. La technologie n’est ni un partenaire, ni une

1Bernard Stiegler et Ars Industrialis, Réenchanter le monde : la valeur esprit contre le populisme industriel, Paris, Flammarion,
2006, p. 98.

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question pour l’art. Ceux qui essayent de trouver un moyen de les mixer perdent leur temps : ils
se fourvoient et les résultats de leur travail nous le prouvent d’abondance.
A la rigueur, par accident, il pourrait arriver qu’une œuvre d’art technologique soit. Mais ce
sera alors dans la mesure même où la technologie s’est rendue invisible dans l’œuvre, refusant son
esthétique sensationnelle. Et qu’elle n’est, tout simplement, qu’une œuvre d’art. »

P – « Cette version faible dénie la version forte. Si celle-ci est possible, alors celle-là est
fausse… Il faudrait trancher.
Pour moi, vous avez une posture dogmatique et théorique. Je miserais bien plutôt sur
l’aboutissement suivant : que la pensée systématique vienne buter devant la force brute des faits.
Certains auditeurs pourront estimer que vous avez démontré que l’art et la technologie ne peuvent
pas faire bon ménage. Qu’ils s’excluent, qu’ils sont sur deux principes contradictoires, que leur
appariement est une hérésie – et pourtant les œuvres sont là, dans les musées, par des artistes. La
réponse consistant à renvoyer ces œuvres au statut d’aberrations ou de gadgets ne nous paraît pas
non plus tenable sur le long terme. Qui peut croire que les appareils ne vont pas, dans l’avenir, se
tailler et se conserver leur part dans les mondes de l’art ? Le champ artistique ne sera pas épargné
par le cours de l’évolution sociétale. C’est sachant cela, que les contempteurs d’un art
technologique font raisonner la puissance de leur discours sur des mélodies du chagrin. Le
combat est déjà d’arrière-garde, moins combat que complainte. On dirait Hume, expliquant que
la monarchie est nuisible à l’émergence de l’art, faisant fi de la période dorée, en France, qui vit le
jour sous le règne de Louis XIV1 ! Finalement, à quoi sert la pensée si elle peut démontrer qu’une
chose est impossible, au moment même où elle advient ? »

M – « Bon, je crois que la joute n’avancera plus.


Il y a bien sûr des présupposés sur la technologie, et sur sa révocabilité (endo- et exo-gène) –
qui mériteraient d’être questionnés.
Il y aurait aussi sans doute des leçons à prendre dans les autres registres de la pensée. Le
même problème se pose pour tous les champs qui concernent l’homme et son rapport à la vérité,
au monde, à l’être – on l’appellera comme on veut. Il faudrait pouvoir suivre ses effets et ses

1 « Cette supposition [=celle qui croirait que l’essor de l’art est possible sous une monarchie] ne semble guère
conséquente, ni conforme à la raison ». Quelques pages plus loin, cependant, il nuancera cette thèse. David Hume,
« De l’origine et du progrès des arts et des sciences », dans Essais sur l’art et le goût, Paris, Vrin, 2010, p. 229.

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menaces sur les domaines des sciences (devenues instrumentales), de la philosophie, de l’art – les
trois plans d’assise de la pensée selon Deleuze1.
Mais cela nous mènerait trop loin.
Vous aviez raison dans votre remarque liminaire. Ce qu’il nous manque pour trancher la
question, c’est une définition de l’art.
Quelle est la vôtre ? »

K – « Je dirais que l’art est la manifestation poétique de la transcendance.


Je prends « poétique » dans le sens heideggerien de Dichtung, ou pour le dire plus simplement,
j’appelle poétique tout ce qui s’oppose au prosaïsme.
Et je dis que la « transcendance » est tout ce qui déborde l’homme, est toujours l’en-dehors
de son système de représentation : par le haut, dans le cosmos ; ou par le bas, dans l’intime de
l’humain. « L’art est présence de l’homme à lui-même2 », écrivait Blanchot. L’homme est jeté dans
l’existence et en a conscience. L’art est l’un des moyens donnés à l’homme pour installer son
monde, relié à la fois aux puissances extérieures et infinies du cosmos, et aussi aux profondeurs
abyssales et inconscientes de l’humain.
« L’homme est toujours à la fois présence à lui-même et présence au monde,
c’est-à-dire conscience de soi en tant que conscience du monde et conscience
du monde en tant que conscience de soi. »3
La transcendance dit le Sens de l’homme dans l’univers. L’art rend présent le mystère du
monde ou questionne l’énigme qu’est l’homme. »

P – « Et je propose une définition plus large : l’art est ce qui vient ouvrir ma vision du monde.
Et il faut tout de suite préciser la formule, par une définition plus analytique : l’œuvre d’art
est une chose, proposée par un artiste, dans le but de venir ouvrir mon être-au-monde par un
biais non conceptuel et non totalement intellectualisable. L’œuvre est l’objet par lequel « la
conscience du récepteur saisit la possibilité de renouveler sa perception du monde », disait Jauss4.
Je sauve ainsi des œuvres non belles, non transcendantes, mais qui ont changé la face du
monde, quand même.

1 « La pensée ne se constitue que dans le rapport entre les trois plans servant d’assise respectivement à la science, la
philosophie et l’art ». « Penser, c’est penser par concepts, ou bien par fonctions, ou bien par sensations, et l’une de
ces pensées n’est pas meilleure qu’une autre, ou plus pleinement, plus complètement, plus synthétiquement
« pensée » ». Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005, p. 187.
2 Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1991.
3 Ernest Ansermet, « La condition de l’œuvre d’art », dans Le robot, la bête et l’homme : rencontres internationales de Genève,

Neuchâtel, Les Éditions de la Baconnière, 1965, p. 163.


4 Hans Robert Jauss, « Petite apologie de l’expérience esthétique », dans Pour une esthétique de la réception, Paris,

Gallimard, 1990, p. 143.

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Un critique d’art me semble avoir trouvé le bon verbe pour cristalliser cela – dans le titre de
son dernier ouvrage de vulgarisation :
53 œuvres qui (m’)ébranlèrent le monde1. »

K – « Alors, Maître, quel est votre verdict ? »

M–«…
Eh bien…
Je crois que… »

1Bernard Marcadé, 53 œuvres qui (m’)ébranlèrent le monde : une lecture intempestive de l’art du XXe siècle, Paris, TTM Editions,
2009.

- 418 -
Index des auteurs

ADORNO Theodor W, 59, 84, 98, 200, 232, 371, GOODMAN Nelson, 40, 85, 122, 128, 167, 364, 367,
387, 404, 405 412
AGAMBEN Giorgio, 15, 22, 172, 280, 282, 287, 335 GREENBERG Clement, 62, 77, 294, 295
ALAIN, 49, 50, 53, 92, 94 GUERIN Michel, 49, 85, 157, 165, 168, 176, 239, 244
ANZIEU Didier, 40, 74, 77, 305 HABERMAS Jürgen, 2
ARENDT Hannah, 19, 30, 171, 218 HEGEL Georg WF, 53, 84, 97, 162, 163, 238, 280,
ARISTOTE, 30, 117, 139, 140, 165, 171, 261, 360 291, 369, 370, 371, 377, 393, 395
ARTAUD Antonin, 257, 258, 296 HEIDEGGER Martin, 1, 2, 7, 29, 32, 42, 43, 48, 148,
ASCOTT Roy, 100, 376, 377, 400 157, 172, 205, 261, 279, 280, 281, 282, 283, 284,
AUGE Marc, 293 285, 286, 288, 289, 320, 321, 355, 369, 411
BACHELARD Gaston, 9, 94 HILLAIRE Norbert, 98, 155, 157, 158, 171
BACON Francis, 43, 94, 140, 142, 302, 396 HUIZINGA Johan, 399
BADIOU Alain, 167, 195, 196 HUME David, 416
BARTHES Roland, 40, 159, 346, 377, 396, 402 HUSSERL Edmund, 139, 160, 161, 387
BAUDELAIRE Charles, 4, 54, 182, 293, 294, 371, HUYGHE Pierre-Damien, 14, 64, 253
401 JAKOBSON Roman, 405
BAUDRILLARD Jean, 215, 300 JAUSS Hans Robert, 36, 62, 94, 417
BAXANDALL Michael, 65, 98 JULLIEN François, 384
BELTING Hans, 252 KANT Emmanuel, 108, 139, 330
BENJAMIN Walter, 34, 60, 61, 89, 120, 182, 183, KLEE Paul, 85, 326
184, 185, 189, 197, 202, 209, 210, 251, 252, 253, LEIBNIZ Gottfried W, 95, 131, 136
295, 340 LEROI-GOURHAN André, 6, 7, 27, 28, 142, 286
BENSE Max, 121, 126, 161, 388, 391, 395 LESSING G. Ephraïm, 54, 139
BENVENISTE Emile, 105, 123, 124, 126, 141, 206 LEVY Pierre, 63, 360
BERGSON Henri, 120, 164, 343 LIPOVETSKY Gilles, 293
BLANCHOT Maurice, 417 LYOTARD Jean-François, 11, 161, 249, 293, 295
BOOLE George, 128, 129, 136 MAETERLINCK Maurice, 306
BOURDIEU Pierre, 39 MALRAUX André, 182, 185, 291, 293, 294, 296, 297,
BRECHT George, 93 321, 338, 369, 370, 371, 390
CARNAP Rudolf, 9 MAUSS Marcel, 45
CASTORIADIS Cornelius, 13, 27 MICHAUD Yves, 6, 11, 20, 24, 25, 186
CHANGEUX Pierre, 92 MOLES Abraham, 135, 400
CHRISTIN Anne-Marie, 125 NAGEL Thomas, 262
COUCHOT Edmond, 86, 100, 155, 228, 337, 338, NANCY Jean-Luc, 53, 334
343 NEWMAN Barnett, 373
CRAIG Edward Gordon, 305 NIETZSCHE Friedrich, 42, 43, 281, 324, 411
DANTO Arthur, 108, 127, 152, 296, 350, 377, 412 PASSERON René, 40, 43, 107, 142, 162, 170
DEBRAY Régis, 52, 59, 210, 381, 382 PEIRCE Charles Sanders, 127, 181, 275
DELEUZE Gilles, 35, 82, 140, 142, 253, 258, 259, PLATON, 18, 140, 160, 384, 385, 399, 411
285, 361, 364, 383, 396, 417 POUIVET Roger, 146, 247
DEOTTE Jean-Louis, 14, 189, 200, 202, 203, 251, PUECH Michel, 1, 7, 12, 15
252, 253 RANCIERE Jacques, 44, 136, 161, 201, 203
DERRIDA Jacques, 18, 104, 107, 157 ROCHLITZ Rainer, 60, 197
DICKIE George, 40, 401 ROSENBERG Harold, 294
DIDI-HUBERMAN Georges, 340, 352, 353 SARTRE Jean-Paul, 94, 159, 223, 350, 369
DUFRENNE Mikel, 162, 170, 225, 227, 229, 230, SAUSSURE Ferdinand De, 123, 127
234, 235, 240, 242, 246, 247, 261 SAUVANET Pierre, 139, 140
DURING Elie, 151, 261 SCHAEFFER Jean-Marie, 163
ECO Umberto, 39, 46, 139, 367 SERIS Jean-Pierre, 7
ELIADE Mircea, 360 SIMONDON Gilbert, 1, 6, 7, 14, 16, 21, 45, 255,
FINK Eugen, 348 256, 268, 269, 280
FLUSSER Villem, 50 SLOTERDIJK Peter, 315
FOREST Fred, 391 SOURIAU Etienne, 55, 240
FOUCAULT Michel, 15 STIEGLER Bernard, 2, 7, 33, 286, 380, 390, 415
FOURMENTRAUX Jean-Paul, 40, 65 UEXKÜLL Jakob Von, 172, 173, 268
FRANCASTEL Pierre, 126, 132, 133, 158 VALERY Paul, 77, 80, 139, 246, 248, 273, 383
FREUD Sigmund, 116, 189, 367, 371 VERNANT Jean-Pierre, 42, 339, 353
GENETTE Gérard, 40, 119 VIRILIO Paul, 221, 222, 372
WOLFFLIN Heinrich, 291
Index des artistes contemporains

0100101110101101.ORG, 272, 407 MOURA Leonel, 269


AMERIKA Mark, 240 MUNTADAS Antoni, 178, 192, 314, 334, 400
ANTUNEZ ROCA Marcel.Li, 170, 261 N+N CORSINO, 408
ART ORIENTE OBJET, 262 NADJ Joseph, 57
AUTOGENA Lise, 333 NAPIER Mark, 168, 169, 191
AZIZ+CUCHER, 304 NOE Gaspard, 327
BALPE Jean-Pierre, 325, 334, 347, 399 NOVAK Marcos, 320
BARCELO Miquel, 57 OLIVER Marilène, 309
BARNEY Matthew, 258, 301, 307 OLIVER Julian, 356
BENAYOUN Maurice, 325, 334, 347, 399 OPALKA Roman, 83, 134, 135
BILAL Wafaa, 262 ORLAN, 168, 178, 303
BOLTANSKI Christian, 193 OURSLER Tony, 312, 315
BROWN Glenn, 302 PAIK Nam June, 86, 115
BRUNO Christophe, 87, 104, 109, 110, 400, 407 PARRENO Philippe et HUYGHE Pierre, 304
BUL Lee, 308, 312 PAYSANT Michel, 261
BURSON Nancy, 304 PENNY Simon, 267
CAGE John, 55, 141, 367, 402 POOK Lynn et CLAUSS Julien, 262
COHEN Harold, 70, 72, 73, 74, 75, 82, 104, 107, 108, QIANGYUAN Liu et YAH LAB, 79
118, 131, 147, 191, 249, 362, 400, 408 RAMETTE Philippe, 322
COTTINGHAM Keith, 305 RINALDO Ken, 103, 194, 249, 268, 351, 400
COUCHOT Edmond et BRET Michel, 159, 364 ROKEBY David, 110, 196, 233, 335
COUFFIGNAL Louis, 130, 405 ROSSA Daniel, 318
COURCHESNE Luc, 349 ROZIN Daniel, 327
CUNNINGHAM Chris, 299 RUIZ GELI Enric, 317
CUNNINGHAM Merce, 110, 170, 331 SALAT Serge, 323, 324
D’ESTIENNE D’ORVES Félicie, 327 SAUTER Joachim, 228
DAVIES Char, 236, 324 SERMON Paul, 237, 272, 312, 364
DELVOYE Wim, 303, 305, 310, 312 SERRA Richard, 60, 188, 307
DOMINGUES Diana, 236 SHAW Jeffrey, 325
ELECTRONIC SHADOW, 110, 319, 320, 333, 363 SHUGRINA Maria, 88
ELIASSON Olafur, 323 SIERRA Santiago, 60, 407
FABRE Jan, 129 SIMS Karl, 272, 330
FOUGERAS Nathalie, 355 SKAVARA Marilena, 317
GHERBAN Alexandre, 245 SOMMERER Christa et MIGNONNEAU Laurent,
GISELBRECHT Ernst, 316 37, 39, 67, 70, 102, 110, 137, 138, 178, 191, 250,
GOLDBERG Ken, 313 313, 325, 330, 332, 363, 400
GURSKY Andréas, 322, 323 STELARC, 64, 66, 67, 70, 81, 89, 103, 109, 166, 178,
GYÖRI Ladislao Pablo, 332 231, 245, 249, 259, 260, 261, 263, 272, 273, 304,
HERTZ Garnet, 216 310, 311, 338, 351, 362, 400, 407, 408
HIRST Damien, 308 STOKER Vincent, 322
IKAM Catherine, 304, 307 TAKAMATSU Kazuki, 310
ISHIGURO Hiroshi, 170 TCA, 312
JONES Bill T, 341 THE LIVING, 316
KAC Eduardo, 70, 80, 262, 314, 332 THILO Franck, 310, 319, 329
KAPOOR Anish, 307, 324, 327 TMEMA, 355
KIRSCHNER Roman, 329 TOMAS David, 81
LAB[AU], 79, 350 URBANSCREEN, 318
LATHAM William, 328 VEILHAN Xavier, 297, 308, 309, 310
LAUREL Brenda, 173, 406 VORN Bill, 147, 148, 174, 191, 267, 269, 314, 363
LAWICK&MÜLLER, 303 WALL Jeff, 321, 322
LOZANO-HEMMER Rafael, 317, 329 WEINBREN Grahame, 110, 115, 116
MACMURTRIE Chico, 267 WILSON Stephen, 336
MALSTAF Lawrence, 318, 329 WOHA, 316
MANETAS Miltos, 82, 104 WURM Erwin, 232
MESSAGER Annette, 176, 311
Index des planches illustrées

0100101110101101.ORG, III-20 MANETAS Miltos, I-15


ABRAMOVIC Marina, IV-10 MESSAGER Annette, IV-16
AGAM Yacov, IV-16 MONDRIAN Piet, IV-34
AMERIKA Mark, III-10 MOORE Henry, IV-10
ANDRE Carl, IV-28 MOURA Leonel, III-18
ANTUNEZ ROCA Marcel.Li, III-14 MUNCH Edvard, IV-3
ARCIMBOLDO, IV-3 MUNTADAS Antoni, IV-21, IV-45
ART ORIENTE OBJET, III-15 NAPIER Marc, II-16
AUTOGENA Lise, II-19, IV-44 NAUMAN Bruce, IV-40
AZIZ+CUCHER, IV-6 NETO Ernesto, IV-17
BACON Francis, IV-3 NOE Gaspard, IV-37
BARNEY Matthew, IV-11 NOUVEL Jean, IV-22
BENAYOUN Maurice, IV-44, IV-47 NOVAK Marcos, IV-27
BILAL Wafaa, III-13 OLIVER Marilène, IV-14
BROWN Glenn, IV-4 OLIVER Julian, IV-49
BRUNO Christophe, I-16 ON KAWARA, IV-40
BUL Lee, IV-11, IV-17 ORLAN, IV-5
BURSON Nancy, IV-7 OURSLER Tony, IV-17
CALDER Alexandre, IV-16 PAXTON Joseph, IV-22
CEZANNE Paul, IV-28 PAYSANT Michel, III-12
COHEN Harold, I-5 PARRENO Philippe et HUYGHE Pierre, IV-9
COTTINGHAM Keith, IV-9 PENNY Simon, III-17
COUCHOT Edmond et BRET Michel, II-13, IV-50 POLLOCK Jackson, IV-34
COUFFIGNAL Louis, II-4 POOK Lynn et CLAUSS Julien, III-14
COURCHESNE Luc, IV-47 QIANGYUAN Liu et YAH LAB, I-9
CUNNINGHAM Chris, IV-1 RAMETTE Philippe, IV-29
DA SILVA Vieira, IV-28 RINALDO Ken, II-20
DAVIES Char, III-6, IV-32 ROKEBY David, I-21, III-4, IV-45
DELVOYE Wim, IV-4, IV-12 ROSSA Daniel, IV-25
D’ESTIENNE D’ORVES Félicie, IV-35 ROZIN Daniel, IV-36
DOMINGUES Diana, III-8 RUIZ GELI Enric, IV-24
ELECTRONIC SHADOW, IV-26, IV-43 SAUTER Joachim, III-3
ELIASSON Olafur, IV-30 SALAT Serge, IV-30
FOUGERAS Nathalie, IV-49 SCENOCOSME, IV-20
GABO Naum, IV-10 SERMON Paul, III-9, III-21, IV-18
GERHY Franck, IV-22 SERRA Richard, IV-10
GHERBAN Alexandre, III-11 SHAW Jeffrey, IV-33
GILBERT&GEORGES, IV-10 SHUGRINA Maria, I-19
GISELBRECHT Ernst, IV-23 SIMS Karl, IV-39
GOLDBERG Ken, IV-20 SKAVARA Marilena, IV-23
GONZALES-TORRES Félix, IV-16 SMITHSON Robert, IV-28
GURSKY Andréas, IV-29 SOMMERER Christa et MIGNONNEAU Laurent, I-1, I-
GYÖRI Ladislao Pablo, IV-41 3, II-5, II-9, IV-19, IV-33, IV-39, IV-42
HADID Zaha, IV-22 SOTO Jesus Rafael, IV-34
HERTZ Garnet, III-1 STELARC, I-11, I-12, I-13, I-20, II-14, II-15, III-14, III-19,
HIRST Damien, IV-12 IV-8, IV-12
HOLZER Jenny, IV-40 STOKER Vincent, IV-29
IKAM Catherine, IV-7, IV-11 TAKAMATSU Kazuki, IV-15
ISHIGURO Hiroshi, II-17 TCA, IV-18
JONES Bill T, IV-46 THE LIVING, IV-24
JORN Asgern, IV-3 THILO Frank, IV-15, IV-27, IV-38
KAC Eduardo, I-10, III-13, IV-21, IV-41, IV-42 TIRAVANIJA Rirkrit, IV-16
KAPOOR Anish, IV-31, IV-35 TMEMA, IV-48
KLEE Paul, IV-34 URBANSCREEN, IV-25
KOSUTH Joseph, IV-40 VAN GOGH Vincent, IV-3
LAB[AU], IV-23 VEILHAN Xavier, IV-13
LATHAM William, IV-37 VORN Bill, II-11, II-12, III-17, IV-21
LAUREL Brenda, II-18 WALL Jeff, IV-29
LAWICK&MÜLLER, IV-6 WEINBREN Grahame, II-1
LE CORBUSIER, IV-22 WEINER Lawrence, IV-40
LOZANO-HEMMER Rafael, IV-25 WOHA, IV-23
MACMURTRIE Chico, III-16
MALSTAF Lawrence, IV-25, IV-38
Index des notions

accessibilité, 88, 91, 133, 141, 192, 221, 222, 224, 229, 329, 330, 331, 332, 333, 334, 343, 344, 345, 346,
232, 245, 246, 248, 252, 254, 297, 320, 347 353, 354, 363, 364, 379, 385, 395, 409
aléa, 73, 90, 104, 106, 136, 139, 141, 147, 265, 314, 326, écran, 4, 8, 19, 32, 33, 38, 47, 51, 80, 83, 87, 89, 102,
331, 344, 366, 407 116, 120, 127, 136, 138, 155, 159, 169, 170, 178,
algorithme, 33, 38, 39, 40, 64, 68, 74, 82, 90, 94, 96, 110, 186, 188, 197, 205, 206, 207, 213-220, 228, 233,
120, 130-137, 153, 162, 163, 166, 170, 172, 174, 250, 253, 275, 276, 300, 301, 305, 308, 313, 327,
175, 185, 191, 226, 227, 229, 230, 231, 232, 233, 330, 332, 333, 336, 337, 346, 349, 355, 359, 410
234, 235, 242, 243, 249, 250, 269, 270, 272, 275, émergence, 10, 23, 26, 94, 130, 184, 279, 284, 316, 335-
330, 334, 336, 337, 344, 358, 361, 379, 393, 398, 340, 352, 384, 416
408 émulation, 119, 196-198, 349
algorithmique, 30, 36, 38, 51, 60, 64, 76, 78, 94, 97, 101, énergie, 7, 8, 10, 11, 28, 34, 38, 39, 43, 49, 96, 137, 138,
102, 103, 111, 121, 130-136, 155, 156, 172, 179, 147, 166, 176, 177, 193, 206, 215, 223, 248, 255,
192, 200, 226, 227, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 256, 257, 265, 267, 268, 276, 299, 325, 329, 330,
242, 243, 244, 249, 250, 253, 272, 274, 320, 325, 331, 333, 339, 340
328, 331, 336, 339, 344, 345, 350, 351, 352, 354, ergonomie, 19, 34, 200, 240
359, 384, 385, 388, 390, 397, 401, 404, 409 extensivité, 254, 266, 343, 347, 348
archétype, 118, 119, 120, 121, 127, 128, 139, 143, 144, figuration, 32, 63, 73, 74, 85, 86, 89, 90, 96, 97, 98, 103,
147, 157, 158, 162, 163, 172, 179, 185, 226, 227, 113, 135, 140, 161, 163, 167, 261, 278, 289, 302,
243, 255, 273, 304, 310, 330, 345, 357, 370 303, 326, 329, 331, 334, 335, 351, 352, 370, 372,
avatar, 4, 31, 47, 54, 73, 191, 217, 236, 255, 270-279, 380, 384, 385, 410
286, 319, 347, 397 filtre, 46, 91, 102, 174, 208, 218, 246, 327, 358
calcul, 11, 12, 30, 36, 46, 87, 115, 130, 131, 139, 172, fragments, 159, 307, 337
219, 222, 309, 328, 329, 337, 344, 347, 358, 359, habitant, 315, 320, 338
380, 383, 387, 389, 390, 405, 410 hasard, 11, 32, 39, 82, 93, 94, 95, 97, 133, 331, 351, 398
cinéma, 14, 34, 56, 62, 69, 114, 120, 155, 171, 182, 184, homologie, 39, 49, 170, 211, 225, 242, 272, 396
190, 202, 205, 206, 207, 210, 251, 252, 253, 254, hybridation, 12, 16, 28, 31, 32, 35, 36, 53, 56, 61, 62, 71,
297, 299, 300, 301, 305, 306, 319, 322, 345, 346, 82, 101, 119, 256, 257, 264, 279, 280, 283, 284, 285,
366 286, 299, 301, 303, 306, 307, 319, 320, 330, 337,
cinétique, 120, 139, 140, 168, 176, 183, 190, 222, 310, 353-360, 366, 372, 375, 387, 390, 392, 394, 411, 412
311, 319, 326, 342, 345 infrastructure, 26, 27, 33, 118, 119, 165, 167, 170, 171,
codage, 11, 47, 125, 129, 332 175, 176, 177, 178, 179, 184, 190, 194, 199, 205,
code, 24, 25, 32, 39, 41, 60, 73, 78, 81, 92, 101, 113, 115, 206, 222, 265
121-129, 144, 147, 148, 171, 174, 213, 275, 332, 347, interacteur, 34, 174, 227, 229, 235, 236, 241, 242, 243,
350, 357, 359, 362, 365, 380 244, 249, 250, 267, 315, 336, 344, 345, 348, 351,
compilation, 47, 48, 123, 127, 274 352, 354, 356, 357, 359, 365, 384, 398
consigne, 17, 18, 80, 95, 166 interaction, 5, 38, 39, 90, 116, 158, 174, 176, 223, 227,
contribution, 5, 229, 231, 234, 238, 250, 251, 351, 409 229, 230, 231, 232, 234, 236, 237, 240, 241, 242,
convergence, 26, 27, 28, 386, 387 243, 244, 245, 249, 250, 253, 254, 267, 271, 273,
cybernétique, 23, 46, 47, 82, 131, 166, 210, 215, 256, 257, 275, 316, 330, 351, 357, 359, 363, 365, 369
261, 263, 264, 270, 272, 279, 308, 358, 359 interfaçage, 25, 26, 35, 89, 119, 120, 153, 172, 177, 234,
cyborg, 12, 71, 110, 166, 255-264, 272, 278, 279, 286 240, 241, 244, 247, 264, 272, 276, 349, 386, 398
démiurgie, 38, 49, 96, 277, 330, 331, 365, 385 interface, 19, 32, 39, 40, 41, 49, 80, 126, 131, 148, 159,
dialogue, 18, 19, 33, 57, 91, 115, 167, 217, 230, 250, 296, 166, 172, 174, 177, 213, 214, 218, 230, 232, 233,
312, 316, 334, 336, 379, 409 234, 240, 242, 244, 245, 246, 250, 263, 266, 271,
diamorphose, 155, 343-346 274, 275, 277, 305, 312, 322, 327, 328, 336, 338,
discrétisation, 70, 127, 166, 171, 174, 206, 309, 311, 335, 343, 346, 348, 349, 357, 358, 359, 360, 386, 392,
344, 383 415
dispositif, 10, 14, 15, 22, 26, 33, 60, 67, 69, 82, 87, 89, interopérabilité, 23, 24, 26, 28, 101, 148, 177, 180, 192,
102, 105, 107, 116, 117, 138, 164, 167, 173, 174, 300, 337, 411, 414
175, 183, 200, 205, 212, 228, 229, 232, 233, 236, inventivité, 4, 5, 35, 44, 77, 89, 91, 96, 103, 125, 134, 146,
237, 244, 245, 249, 250, 251, 252, 253, 263, 276, 234, 235, 238, 239, 250, 255, 260, 283, 293, 295,
298, 312, 314, 315, 327, 335, 345, 350, 357, 360, 297, 328, 338, 341, 342, 351, 352, 356, 357, 359,
362, 364, 365, 401 361, 365, 366, 379, 385, 390, 391, 393, 409, 410
dissémination, 41, 45, 178, 190, 199, 219, 245, 246, 359 logique, 6, 14, 17, 19, 26, 27, 29, 33, 54, 59, 60, 63, 65,
dynamique, 33, 69, 71, 90, 94, 95, 100, 120, 129, 132, 67, 68, 69, 73, 74, 76, 77, 78, 79, 81, 83, 96, 110,
137, 138, 139, 142, 143, 144, 146, 147, 155, 156, 121, 122, 125, 128, 129, 132, 140, 142, 147, 148,
159, 165, 169, 178, 190, 191, 202, 220, 222, 226, 155, 166, 171, 172, 174, 175, 177, 179, 180, 185,
234, 235, 236, 240, 246, 283, 316, 317, 319, 328, 187, 193, 196, 206, 223, 224, 228, 234, 235, 278,
283, 294, 352, 359, 361, 362, 363, 377, 386, 387, 222, 225, 226, 227, 229, 231, 233, 234, 235, 237,
390, 408, 413, 414 240, 242, 244, 249, 250, 253, 255, 263, 264, 271,
ludique, 162, 237, 240, 250, 271, 398, 399, 415 275, 280, 301, 331, 336, 338, 344, 349, 351, 354,
machine poïétique, 76, 83, 94, 97, 102, 103, 104, 105, 114, 357, 362, 363, 365, 367, 380, 384, 386, 389, 390,
203, 229, 231, 237, 253, 409 392, 398, 401, 409, 410, 412, 415
maintenance, 153, 154 sémantique, 30, 124, 125, 126, 127, 214, 274, 275, 334,
matrice, 39, 77, 79, 80, 83, 86, 121, 128, 151, 156, 174, 335, 352, 364
185, 199, 227, 232, 239, 250, 272, 273, 274, 275, sémiotique, 8, 30, 75, 124, 126, 156, 171, 206, 214, 215,
277, 297, 324, 325, 328, 329, 332, 336, 338, 339, 216, 217, 274, 275, 277, 296, 333, 335, 343, 345,
345, 347, 351, 352, 356, 358, 359, 365, 393 352, 357
mémoire, 12, 40, 43, 74, 92, 93, 96, 113, 142, 157, 233, sens, 6, 21, 36, 46, 85, 91, 97, 106, 107, 124, 125, 126,
253, 261, 262, 268, 269, 307, 318, 340, 343, 351, 130, 131, 136, 138, 173, 212, 230, 234, 235, 268,
380 283, 331, 332, 334, 335, 336, 337, 341, 346, 350,
migration, 194, 198, 349 351, 352, 353, 354, 359, 363, 364, 365, 366, 367,
modélisation, 40, 76, 89, 90, 94, 138, 215, 270, 278, 305, 369, 376, 378, 387, 388, 393, 410, 417
338, 352 signal, 5, 8, 10, 11, 12, 23, 27, 30, 34, 91, 172, 174, 208,
monotype, 150, 348 212, 215, 232, 256, 268, 270, 275, 276, 358, 359,
multimédia, 32, 185, 186, 187, 188, 189, 191, 305, 337 379, 383, 385
numérisation, 27, 87, 88, 91, 92, 174, 332, 351 signe, 30, 32, 34, 35, 46, 60, 88, 95, 97, 99, 119-129, 138,
observateur, 37, 232, 249, 329 144, 162, 164, 172, 174, 192, 193, 199, 208, 212,
participation, 39, 171, 201, 225, 229, 236, 241, 367, 392, 213, 214, 215, 218, 224, 226, 228, 241, 264, 268,
398 274, 275, 276, 280, 284, 285, 331, 332, 333, 334,
personnalisation, 24, 66, 111, 217, 241, 243, 273, 279, 344 335, 337, 351, 352, 358, 359, 362, 364, 369, 380,
pixélisation, 207, 332 385, 387, 393, 395, 399
pragmatique, 29, 44, 71, 121, 148, 156, 188, 196, 200, simulation, 87, 89, 90, 92, 93, 97, 113, 215, 216, 217,
246, 275, 320, 332, 354, 359, 360, 362, 363, 383, 269, 272, 273, 276, 278, 300, 304, 308, 325, 327,
401, 402 330, 331, 336, 338, 341, 356, 372
pragmatisme, 101, 204, 386, 400, 411 stéréotype, 118, 151, 197, 222
procédures, 24, 33, 75, 77, 79, 84, 92, 121, 124, 128, 134, supplément, 20, 96, 105, 108, 146, 250, 257, 310, 323,
136, 144, 196, 238 378, 403
programmation, 25, 33, 64, 66, 67, 76, 78, 87, 121, 122, symbolique, 30, 32, 46, 97, 122, 123, 124, 126, 127, 128,
125, 128, 130, 133, 195, 233, 265, 271, 274, 338, 129, 156, 171, 172, 199, 212, 214, 215, 218, 232,
357 255, 274, 275, 291, 307, 308, 325, 337, 352, 353,
programme, 12, 14, 19, 25, 33, 40, 47, 50, 66, 73, 74, 90, 358, 362, 363, 370, 380, 387, 389, 393
91, 92, 120, 123, 124, 125, 128, 129, 130, 131, 133, synthétique, 35, 69, 81, 85, 96, 97, 131, 134, 143, 161,
134, 136, 147, 149, 153, 190, 209, 245, 258, 270, 164, 233, 334, 342, 351, 362, 400
273, 274, 275, 297, 317, 331, 344, 347, 349, 350, synthétisation, 27, 96, 97, 217, 235, 324, 380, 410
351, 362, 363, 365 technè, 41-52, 57, 58, 89, 106, 107, 110, 135, 281, 288,
projection, 54, 116, 117, 170, 171, 185, 214, 217, 221, 331, 353, 379, 394, 398, 409
239, 253, 255, 285, 286, 298, 304, 312, 315, 319, traduction, 8, 25, 26, 30, 39, 46, 47, 57, 76, 85, 86, 91, 92,
323, 325, 349, 355, 415 127, 128, 132, 133, 135, 156, 172, 174, 208, 211,
protocole, 23, 24, 27, 29, 33, 39, 73-84, 102, 110, 166, 213, 217, 218, 261, 276, 332, 334, 335, 351, 352,
190, 192, 237, 243, 300, 359, 361, 398, 414 353, 355, 358, 359, 394
prototype, 34, 41, 51, 67, 118, 119, 146, 147, 148, 149, traitement, 8, 10, 12, 17, 20, 22, 27, 28, 30, 32, 46, 64, 80,
150, 151, 152, 153, 154, 170, 178, 184, 190, 191, 87, 91, 92, 93, 110, 113, 121, 128, 129, 134, 156,
192, 196, 197, 199, 348, 398 172, 174, 186, 187, 204, 206, 209, 212, 219, 222,
proxémique, 359 260, 263, 265, 266, 269, 270, 297, 316, 322, 327,
recyclage, 65, 68, 110, 301, 317 331, 332, 334, 337, 351, 352, 353, 354, 378, 387
réplicabilité, 181, 190, 192, 349, 398, 409 transparence, 19, 26, 185, 186, 189, 212, 213, 214, 215,
réplicant, 191, 199 242, 276, 277, 310, 316, 319, 323, 329, 350, 356,
résident, 314, 317, 338 369
robot, 73, 74, 76, 118, 130, 131, 147, 148, 170, 172, 174, Umwelt, 172, 173, 260, 261, 262, 263, 267, 274, 275, 280
191, 194, 217, 255, 265, 266, 267, 268, 269, 270, vérité, 93, 188, 189, 215, 225, 233, 246, 247, 289, 334,
271, 278, 279, 299, 362, 417 358, 377, 380, 385, 392, 411, 416
rythme, 24, 136, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 148, 164, virtualisation, 223, 224, 272, 310
186, 200, 202, 225, 226, 234, 235, 236, 296, 299, virtuel, 36, 39, 87, 89, 92, 102, 118, 133, 136, 138, 143,
310, 333, 345, 355, 368, 382, 392 147, 153, 156, 162, 170, 171, 173, 178, 199, 223,
schème, 6, 8, 19, 20, 21, 26, 27, 31, 33, 47, 48, 68, 69, 73, 227, 230, 231, 232, 236, 242, 248, 254, 255, 261,
76, 87, 89, 90, 92, 95, 96, 98, 101, 102, 103, 104, 272, 273, 274, 275, 276, 277, 289, 297, 300, 301,
105, 106, 111, 118, 122, 131, 133, 136, 137, 138, 306, 307, 312, 313, 315, 319, 320, 323, 325, 328,
139, 141, 143, 144, 147, 153, 155, 156, 162, 163, 164, 330, 333, 338, 340, 347, 350, 351, 352, 353, 354,
169, 178, 185, 190, 191, 192, 193, 197, 198, 199, 356, 357, 360-367, 380, 397, 407, 409
Table des matières
Table des matières

Prologue : Qu’est-ce que la technologie ? p.1


Trois petits essais : du flou linguistique… – … au mésusage quotidien – une lecture de l’histoire technicienne des objets
La technique et la technologie : le dire et le faire – le 5e élément – le numérique – et la technologie dans tout ça ?
Qu’est-ce qu’un appareil technologique ? : dans la jungle des appareils – la boîte noire et l’intégration (irréparable, incassable) – la boîte de
dialogue et l’universalisation (menu, icone, navigation) – la boîte de réception et l’invasion (traitement)
Qu’est-ce qu’un appareillage technologique ? : appareillage et dispositif – interopérabilité (normes, standards, protocoles) – interfaçage (langage,
traduction) – convergence (absorption, diffusion)
*
Introduction : L’art sous tension p.31
*

PARTIE I : DE LA POÏETIQUE MULTIPOLAIRE p.37

A-Volve de Christa Sommerer et Laurent Mignonneau (1994)


1. La technè en sous-traitance p.41
Art et technè – artistes et technè – la technologie comme super-outil : compilation et maîtrise ; subrogation et implantation – fin de l’homologie – perte
du faire : le geste (homothétie et idiotie) – perte du faire : le corps
2. Le médium parasite p.52
Qu’est-ce qu’un médium ? : le médium et l’art – le médium et le matériau – opérativité et verbe – les médiums : histoire, écosystème et horizon
médiumnique – * – La technologie est-elle un médium ? : oui : mode projet et recyclage – non : produits discrets et manufacturés – le médium
parasite ?
3. La création sous protocole p.72
Aaron d’Harold Cohen (1970’s) – approche du protocole – protocole et artiste : procédures – protocole et appareils : mode d’emploi, check-list –
protocole et spectateur : consignes – actualisation en protocole : corps, main-mise, machine poïétique – création sous protocole ?
4. La figuration synthétique ? p.84
Création de formes : numérisation, simulation, modélisation – Logo.hallucination de Christophe Bruno (2006) – les schèmes de « l’imagination » :
traitement et traduction, mémoire informatique, codification du hasard – inventivité – figuration synthétique – symbolisation et synthétisation
5. L’auctorialité en questions p.98
Double système complexe : intentionnalité, inventivité, activité – l’actualisation et son « supplément » : régime de la preuve et qualité de l’œuvre –
signature : l’artiste comme auteur, le public comme agent, la machine comme assistant – style : prise en main et centre d’intérêt

PARTIE II : L’HYPER-ESPACE PLASTIQUE p.115

The Erl King Project de Grahame Weinbren et Roberta Friedman (2004)


1. L’espace des archétypes p.120
Le code et le signe plastique : langage informatique – système linguistique – système symbolique – code et calcul
L’algorithme et la pensée plastique : ratio schématique – pensée plastique – cas litigieux – ligne de fracture
Le schème et le rythme plastique : Verbarium de Sommerer&Mignonneau (1999) – skhéma et rhuthmos – rythme plastique (statique et
cinétique) – rythmique stratifiée – archi-rythme technologique
2. La possibilité d’un prototype d’art p.146
Les défis du prototype : la catégorie du prototype – art et prototypie – singularité ou contre-emploi – existence et maintenance
Véhiculer l’instable : métastabilité – virtuel algorithmique – événement opéral VS spectacle
La valence du véhicule : image-copie et sujet-image – corps matériel et corps transcendant – corps schématique – articulation d’une trivalence
3. Lieu et infrastructure p.165
Fractal Flesh de Stelarc (1995)
La skéné – le double conditionnement : performance : enclenchement, extinction – initialisation, reset – double conditionnement
Le forum – la discrétisation du lieu : Umwelt et Innenwelt – discrétisation – partage des actions et des ordres
L’oikos – la réticulation de l’œuvre : le milieu – la ressource informative – relais et dissémination – hétéro-suffisance
4. Les domaines de la réplicabilité technologique p.181
L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technologique : enregistrement technique – intégration du schème de reproductibilité
Le multimédia ou la transparence : photographie – multimédia : apport cognitif – enrichissement et enfouissement de l’œuvre
Les réplicants technologiques : duplicabilité – historiques – réplicants
Migration et finition – Emulation et distance : périssabilité technologique – migration et progrès de l’œuvre – émulation et vintage

PARTIE III : LE GLAÇAGE DU SENSIBLE p.201

1. La fabrique du sensible technologique p.204


Sensorialité : stimulation : humanisation, définition – hyper-stimulation : ivresse et affadissement – outre-stimulation : sensori-motricité
Symbolique : in-formation, interfaces – pan-sémiotisation, filtres – simulation, écrans
Espace-temps : mise en situation de l’homme, optimisation de l’espace-temps – mise en présence du monde, affranchissement de l’espace-temps – mise en
absence, virtualisation de l’espace-temps
2. Le régime de la réception techno-esthétique p.225
Analytique : l’activation – l’interaction : exploration, dialogue, personnalisation – les interfaces – le schème algorithmique
Critique : intérêt esthétique : point de vue et participation – fibres : ludique et créative – catégories : ergonomie et valorisation – qualités opérales :
transparence et transduction
Public et exposition : dissémination du lieu de médiation : disponibilité du spectateur, vérité de l’œuvre – du kaïros à l’accessibilité permanente –
public : interacteur et observateur – histoire des sensibilités
3. Post-anthropo-gonie p.255
Cyborg : devenir-homme des appareils – corps-sans-organe – Umwelt technologique et augmenté – apprentissage des nouveaux stimuli – l’humain hôte
et sa volonté de puissance
Robot : devenir-autonome des appareils – organisme-sans-corps -– Umwelt : énergie, Merkwelt, Wirkwelt – chaîne distribuée – l’humain maître et sa
volonté de pouvoir
Avatar : devenir-monde des appareils – corps-sans-organisme – Umwelt sémiotique – immersion dans la matrice – l’humain alter-ego et sa volonté de
changement
Figures du post-humain et profanation de l’ouvert

PARTIE IV : LES TECHNO-MORPHOSES DE L’ART p.291

1. L’esthétique fantomatique p.293


Les âges de la modernité
Portrait d’une tête déplissée : le lisse, le déplissé, l’insondable – perte du moi-peau ou libération de la chair chaotique ?
Sculpture du corps feuilleté : corps fragmenté, refacetté, discrétisé, pixélisé, évanescent – le corps intégrable
Installation de l’habiter : hall, cuisine, chambre, jardin, cave, bureau – l’invocation de l’habitant
Architecture générative : bâtiments dynamiques, adaptatifs, métamorphes, génératifs, cubiques – l’abri de l’hybridation
Errances en terres étrangères : pseudotopie et héros incrusté – hétérotopie et corps en mouvement – allotopie et déambulation spectrale
Abstraction processuelle : esthétique algébrique – esthétique naturelle – esthétique vitaliste
Le sens composite : plasticité des signes et éclosion sémiotique – traitement des signes et déclosion sémantique – composition et émergence du sens
2. La poïétique des appareils p.342
L’Image phasmique : diamorphose et esthétique – extensivité et poétique – affranchissement et projection – figuration et démiurgie
L’Espace hybride : hybridation des registres – objets, modalités et résultats de l’hybridation : densité, cybernétisation, proxémique
Le Virtuel-monde : virtuel et virtuel technologique – œuvre, contexte et occurrence d’art – Pissenlits de Couchot&Le Bret (2005) – Virtuel-monde,
chaosmos et virtuel artistique
Les temps de la transcendance

*
Conclusion : Dialogue aporétique p.375
*
Index
Table des matières
Bibliographie-Webographie
Bibliographie

Connaissances de l’art
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… / Curieux? : De l’étrange et du merveilleux dans l’art d’aujourd’hui à travers la collection IAC - FRAC Rhone-Alpes - ?: Actes Sud
/ Musée de Grenoble, 2005
… / Cy Twombly : peintures, oeuvres sur papier, sculptures : [exposition], Paris, Musée national d’art moderne, Galeries contemporaines,
Centre Georges Pompidou 17 février-17 avril 1988 - Paris: Centre Pompidou, 1988
… / DITS. Numéro 1 : L’hybride - Hornu (Belgique): le Grand Hornu musée d’art contemporain, Septembre 2002
… / DITS. Numéro 3 : Le simulacre - Hornu (Belgique): le Grand Hornu musée d’art contemporain, Aut-Hiv 2004
… / Figures de l’art. Numéro 10 : L’esthétique aujourd’hui - Pau: Pub. de l’université de Pau, 2005
… / Figures de l’art. Numéro 6 : Anges et chimères du virtuel - Pau: Pub. de l’université de Pau, 2001-2002
… / Labyrinthes : du mythe au virtuel - Paris: Paris-Musées, 2003
… / Parcours #2 : 2007-2008 - Vitry Sur Seine: Mac/Val, 2007
… / Traces du sacré - Paris: Centre Pompidou, 2008
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BAUDELAIRE, Charles / Critique d’art : Le Peintre de la vie moderne [1863], dans Œuvres complètes. Tome 2 - Paris:
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BAUDELAIRE, Charles / Critique d’art : Salon de 1846, dans Œuvres complètes. Tome 2 - Paris: Gallimard, 1976
BAUDELAIRE, Charles / Critique d’art : Salon de 1859, dans Œuvres complètes. Tome 2 - Paris: Gallimard, 1976
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BAUDELAIRE, Charles / Les fleurs du mal [1857] - Paris: Dunod, 1994
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BECKETT, Samuel / Fin de partie - Paris: Minuit, 1981
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BERNHARD, Thomas / Maitres anciens : comédie - [Paris]: Gallimard, 1988
BRETON, André / Manifeste du Surréalisme : poisson soluble [1924] - Paris: Ed. du Sagittaire, 1924
BRETON, André et SOUPEAU, Philippe / Les champs magnétiques [1920] - Paris: Lachenal et Ritter, 1988
BROCH, Hermann / La mort de Virgile [1945] - Paris: Gallimard, 1997
BUKOSWKI, Charles / Contes de la folie ordinaire - Paris: LGF, 2003
BURROUGHS, William Seward / Essais [1960-1970] - Paris: Christain Bourgois, 2008
BURROUGHS, William Seward / Le festin nu [1959] - Paris: Gallimard, 1998
BURROUGHS, William Seward / Le Métro Blanc [1965] - Paris: Bourgois, Seuil, 1976
CALVINO, Italo / Si par une nuit d’hiver un voyageur : roman - Paris: Seuil, 1981
CALVINO, Italo / Temps zéro : récits - Paris: Seuil, 1991
CORTAZAR, Julio / Les fils de la vierge : nouvelle - Paris: Myriam Solal, 1994
CORTAZAR, Julio / Marelle - Paris: Gallimard, 1966
CUECO, Henri / Le collectionneur de collections - Paris: Seuil, 1995
CUMMINGS, Edward Estlin / 95 poèmes [1958] - Paris: Points, 2006
DELILLO, Don / Body art - Arles: Actes Sud, 2003
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DIDEROT, Denis / Jacques le fataliste et son maître [cir. 1780] - Paris: Gallimard, 2006
DIDEROT, Denis / Le neveu de Rameau et autres dialogues philosophiques [cir.1770] - Paris: Gallimard, 1972
DOSTOIEVSKI, Fedor / Le double - Paris: Gallimard, 1980
ECO, Umberto / Comment voyager avec un saumon : nouveaux pastiches et postiches - Paris: LGF, 2005
ECO, Umberto / Pastiches et postiches - Paris: 10-18, 1996
ELLIS, Bret Easton / American Psycho - Paris: Seuil, 1995
FLAUBERT, Gustave / Bouvard et Pécuchet [1881] - Paris: Pocket, 1998
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FO, Dario / Le gai savoir de l’acteur - Paris: L’arche, 1990
FRANKETIENNE / D’un pur silence inextinguible : spirale - La Roque-d’Anthéron: Vent d’ailleurs, 2004
HAWTHORNE, Nathaniel / Contes et récits [1827-1836] - Paris: Imprimerie Nationale, 1996
HEIDSIECK, Bernard / Notes convergentes - Romainville: Al Dante, 2001
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IONESCO, Eugène / L’impromptu de l’Alma [1956] - Paris: Gallimard, 1958
IONESCO, Eugène / Tueur sans gages [1959] - Paris: Gallimard, 1959
JACOB, Max / Conseils à un jeune poète [1945] - Paris: Gallimard, 1945
JAMES, Henry / "La madone de l’avenir", dans Nouvelles complètes. Tome 1. 1864-1876 - Paris: Gallimard, 2003
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JOYCE, James / Finnegans Wake [1939] - Paris: Gallimard, 1997
JOYCE, James / Portrait de l’artiste en jeune homme [1916] - Paris: Gallimard, 1992
JOYCE, James / Ulysse [1922] - Paris: Gallimard, 2006
KAFKA, Franz / Le Procès [1925] - Paris: Pocket, 2004
KANTOR, Tadeusz / Le théâtre de la mort - Lausanne: Age d’homme, 2000
KIERKEGAARD, Sören / La reprise [1843] - Paris: Flammarion, 2008
KLOSSOWSKI, Pierre / Le Baphomet - Paris: Gallimard, 1987
KOESTLER, Arthur / Le cheval dans la locomotive : le paradoxe humain - Paris: Calman Lévy, 1968
LESKOV, Nikolai Semenovitch / "L’ange scellé" [1873], dans Lady Macbeth au village ; L’Ange scellé ; Le Vagabond enchanteé ;
Le Chasse-diable - Paris: Gallimard, 1982
MAETERLINCK, Maurice / Trois petits drames pour marionnettes [1894] - Bruxelles: La Renaissance du Livre, 2010
MAIAKOVSKI, Vladimir / Maiakovski Vladimir : anthologie - Paris: Textuel, 2004
MAIAKOVSKI, Vladimir / Théâtre : la punaise, le mistère-bouffe, la grande lessive [cir. 1920] - Paris: Grasset, 2003
MALLARME, Stephane / Œuvres complètes [1860-1898] - Paris: Gallimard, 1961
MANN, Thomas / La mort à Venise [1912] - Paris: Stock, 2003
MELVILLE, Herman / Bartleby le scribe [1853] - Paris: Gallimard, 1996
MICHAUX, Henri / L’espace du dedans [1944], dans Œuvres complètes. Tome 3 - Paris: Gallimard, 2004
MISHIMA, Yukio / Le pavillon d’or [1956] - Paris: Gallimard, 1984
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Bandes dessinées
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BOUCQ, François / Sus à l’imprévu ! - Tournai: Casterman, 1998
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FLAMENT, Patrick / La bibliothèque fantastique - Aix-Noulette: Culture Commune, 1992
GREG, Shaw / Travelling square district - Paris: Sarbacane, 2010
KISHIRO, Yukito / Gunnm [9 Tomes] - Grenoble: Glénat, 1995-1999
MATHIEU, Marc-Antoine / La 2,333e dimension - Paris: Delcourt, 2004
MATHIEU, Marc-Antoine / La qu... - Paris: Delcourt, 1999
MATHIEU, Marc-Antoine / Le début de la fin / La fin du début - Paris: Delcourt, 1995
MATHIEU, Marc-Antoine / Le dessin - Paris: Delcourt, 2001
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SCHUITEN, Luc et SCHUITEN, François / Nogegon - Genève: Les Humanoïdes Associés, 2000
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Webographie

Artistes technologiques

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