Jacques Le Goff
.:m~irn'iW Il a révélé le quotidien du Moyen Age en défrichant
inexploitées. Pour ses 75 ans, retour sur les hauts
Un autre Moyen Age, ongtemps consacrée au récit des événe-
de Jacques Le Goff. ments,à la mémoire des grandshommeset
Ed. Gallimard, au devenir politique des Etats, l'Histoire,
coli. " Quarto », , a subi un profond boulever-
1404 p., 150 F. sement. Prolongeant la réflexion de la fameuse
Ecole des annales,qui, avec Marc Bloch, Lucien
Febvre puis Femand Braudel, a révolutionné les
méthodesde travail en adoptant une attitude plus
ouverte face aux sacro-saintsdocuments,des his-
toriens ont investi d'autres territoires. S'appuyant
sur les scienceshumaines et sociales (sociologie,
anthropologie, ethnologie...), ils ont accordé une
place prépondéranteau non-écrit (vestigesarchéo-
logiques, traditions orales et iconographie sous
toutessesformes) et à destextesjusqu'alors négli-
gés (contes, sermons) ; ils ont traqué l'Homme,
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des sources
faits de l'historien.
avec son corps, son alimentation, son langage,
son imaginaire, ses croyances; ils ont cherché
des invariants derrière l'accélération des événe-
ments et la permanencede longues périodes der-
ri ères les ruptures apparentes.
JacquesLe Goff, né à Toulon enjanvier 1924,est
l'un des chefs de file de cette nouvelle discipline.
Attiré par l'Histoire dèsle lycée, il suit un parcours
brillant qui le conduit, via l'Ecole normale supé-
rieure, à la sixième section de l'Ecole pratiquedes
hautesétudes,de 1962 à 1993.Chercheurinfatiga-
ble, enseignantpassionné,animateurd'un célèbre
séminaire où s'est pressée la relève des jeunes
historiens, JacquesLe Goff a publié de nombreux
ouvragesdevenusde grandsclassiques:Les lntel-
lectuels au Moyen Age (1956), Pour un autre

Moyen Age (1977), La Naissance du purgatoire
(1981), L'Imaginaire médiéval (1985), Saint Louis
(1995). Cultivant la marginalité avec insouciance
-il n'a jamais passé sa thèse! -, suivant les traces
du passé plutôt qu'un plan de carrière, il a imposé
un style, une façon « égotique » et gourmande
de faire de l'Histoire: un ogre, pour reprendre
le titre de l'ouvrage en forme d'hommage qui
vient de lui être consacré (1). A l'occasion de ses
75 ans, Gallimard-Quarto réédite ses publications
majeures: un prétexte rêvé pour rencontrer cet
ogre historien qui n'a pas trop de ses cinq sens pour
« jouir » de son Moyen Age...
TELERAMA : D'où vous vient cette passion pour
cette période particulière ?
JACQUESLE GOFF: Essentiellement de la lecture,
enfant, des romans d'aventures de l'Anglais Wal-
ter Scott. Et puis, j'ai été fasciné par mon profes-
seur de quatrième au lycée de Toulon, Henri Michel,
qui traitait cette période pendant ses cours. Etu-
diant, j'ai été séduit par le fait que les documents
d'archives concernant le Moyen Age ne sont ni
rares ni fragmentaires comme pour l'Antiquité, ni
pléthoriques comme pour l'époque moderne. D'un
point de vue plus affectif, j'ai aimé cette période
parce qu'elle est à la fois proche de nous -nos ra-
cines ! -, tout en restant profondément exotique.
TRA : L '« autre » Moyen Age, c'est le titre d'un de
vos livres et celui du recueil de vos a!uvres qui paraît
aujourd'hui. Qu'entendez-vous par « autre » ?
J.L.G. : Disons d'abord que c'est un Moyen Age
différent de celui qu'on étudiait durant ma jeunes-
se à la Sorbonne, dominée alors par l'Ecole des r-
chartes, l'étude des institutions, du pouvoir; de _.
l'économie. Dans ce Moyen Age-là, pas de vie, <
pas de gens, pas de frémissements. Mais, pour ~
reprendrecette phraseadmirable que l' on attribue (D
à Marc Bloch et qui est de Lucien Febvre: « Des
U)
paysansqui ne labourent que des cartulaires » (2).
Moi, j'ai essayéde partir à la rencontre de pay-
sansqui labouraient une vraie terre, sentant bon
la glaise et la sueur ; de trouver des êtreshumains
de chair et d' os, avec des vêtements,une maison,
une nourriture,deshabitudes,une paroissed'appar-
tenance et une religion selon leur creur et selon
leurs besoins.Et cesêtres-là,tellementplus vivants,
je n'ai pu les dénicher qu'en consultant des docu-
ments négligés par les historiens traditionnels.
TRA : Quels documents ?
J.L.G. : Par exemple, les manuels de confesseurs.
Une source defenseignements fabuleux que j'avais
repérée au début des années 50, lors de mon séjour
à l'Ecole française de Rome, dans la fantastique
Bibliothèque vaticane. En 1215, le IV" concile
de Latran ordonne à tous les chrétiens des deux
sexes, à partir de 14 ans, de se confesser au moins
une fois l'an, ce qu'on appellera plus tard la «
communion pascale ». Cette injonction nouvelle
donne lieu à une extraordinaire floraison d'ou-
vrages destinés aux prêtres qui n'ont pas l'habi-
tude d'administrer ce sacrement et qui ignorent la
nature des questions à poser, la manière de
conduire l'entretien et l'art d'obtenir un aveu.
Ce fut un bouleversement extraordinaire, renfor- Jacques Le Goff.
cé au cours du XIII" siècle, où la notion de péché " J'aime le Moyen Age
a beaucoup évolué. Car, longtemps, le péché n'a été parce qu'il est à
qu'une sorte de faute objective que l'on rachetait la fois proche
par une pénitence. Avec la confession, tout change. de nous et exotique. "
Les prêtres doivent désormais rechercher les cir- En haut, le purgatoire,
constances exactes de la faute, peser l'importance illustration de
de l'intention, déterminer la sincérité du repentir. La Divine Comédie,
Ils mènent de véritables enquêtes dans les cons- de Dante (XIV" siècle).
ciences. Cet aspect n'a pas échappé au philosophe
Michel Foucault, qui montre comment s'est pro-
gressivement mise en place ce qu'il nomme une
« volonté de savoir », une stratégie pour contrôler,
surveiller et punir les individus, en sondant les
creurs et en leur extorquant l'aveu de leurs péchés...
Ces manuels de confesseurs nous renseignent
beaucoup sur la vie quotidienne des individus et
les mentalités, les préoccupations du clergé. On
voit, par exemple, comment, selon les classifica-
tions héritées de l'ancienne scolastique, les péchés
sont rangés par ordres ou par catégories socio-
professionnelles: il y a ceux commis parles pay-
sans, les marchands, les hommes, les femmes,
les marins; ceux qui touchent à la chair ou qui
concernent l'argent, etc.
TRA : Votre but était aussi de traquer l'imagi-
naire des gens au Moyen Age...
J.LG. : C'est l'une des tâches auxquelles je me suis
attelé avec le plus d'ardeur ! Pour cela, il a fallu trou-
ver encore d'autres sources. C'est ce que mon
ami, l'historien Jean-Claude Schmitt, et moi-même
avons fait en étudiant les exempla. Les exempla
sont des histoires édifiantes intégrées dans les
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 --sennons que prêchaient les prêtres
en chaire. Les historiens ont longtemps
boudé ces textes qui, pour eux, n'étaient
pas reliés à un contexte événementiel
historique connu, étaient hors du temps
et souvent littérairement peu intéressants.
C'est un tort. Car les exempla étaient
le moteur de ce formidable média que fut,
au Moyen Age, le sermon. Par lui pas-
saient la formation et l'information,
travers une certaine recherche de la mise
en scène verbale. n y avait certes des fi-
celles: un des auteurs de ces exempla
proposait par exemple de réveiller son au-
ditoire en prenant une voix de stentor
pour dire à brûle-pourpoint, sans rapport
avec le contexte : « Alors, le roi Arthur... »
Ces exempla qui véhiculent tant d'his-
toires édifiantes et d'anecdotes nous
font pénétrer dans l'imaginaire d'un
Moyen Age vivant, charnu, manifestant
sa peur de la damnation ou sa quête du
salut, alors que les historiens de la lit-
térature n'y ont souvent vu qu'un maté-
riau mort. Le réel et sa représentation :
le travail de l'historien est de mettre en
rapport ces deux versants et d'exploiter
toutes les sources possibles, iconogra-
phiques et littéraires. En travaillant, par-
fois, à la frontière ou au carrefour
d'autres disciplines, comme l'écono-
mie, la sociologie, l'ethnologie.
TRA : C'est ainsi que vous avez décou-
vert la « naissance » du purgatoire ?
J.L.G. : Oui, par le biais de l' ethnolo-
gie. Pour les besoins de mon séminaire
à l'Ecole des hautes études, je me suis
intéressé à des récits d'origine « popu-
laire », ces fameux voyages dans l'au-
delà qui décrivent les paysages de l'autre
monde. Un vrai gibier d'historien que
les ethnologuesconfrontés aux mythes
et aux récits ont plus que nous l'habi-
tude de manipuler. Nous avons étudié
ces récits par ordre chronologique. Je
sais qu'on n'aime plus beaucoup la
chronologie, de nos jours, mais l'His-
toire, c'est le mouvement, et la pre-
mière façon de le capter, c'est d'établir
la chronologie... si possible de façon
souple et intelligente !
Ce qui nousa intéressésdanscesvoya-
ges dans l'au-delà, c'est la façon dont
l'imaginaire de l'Antiquité se transfor-
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fiait au fil du temps et des récits, et blit son emprise sur ses habitants. Car
commentl'au-delà se spatialisaitavecen que pouvait-on faire pour les âmes du
haut un ciel pour les élus, et en bas un purgatoire ? Faire dire des messes,donner
enfer réservéaux damnés,bien différent des aumônes, deux activités liées à l'Egli-
des ChampsElyséeset des Enfers grecs se et dans lesquelles elle trouvait son
et latins, qui étaient sur le même plan. bien, même si la dimension économique
Rapidement, un détail a attiré notre at- et rentable n'est venue qu'après. L'Egli-
tention : dès les premiers textes du haut se déployait donc son pouvoir sur ces
Moyen Age apparaissenttrès vaguement morts dont le sort n'était pas définitive-
à les descriptions d'un troisième espace ment réglé. Les morts du purgatoire re-
qui n'est pas le Paradis mais qui n'est levaient désormais d'un « for mixte » : 00
pas non plus tout à fait l'Enfer. Les l'Eglise et de Dieu. Un joli coup de filet...
termes employés étaient p(Enapurga- A la même époque, l'intérêt pour les
toria (châtiment purgatoire), loca pur~ sciences et les mathématiques s'est
gatoria (lieux purgatoires)et, comme la accru. D'où les calculs extraordinaires
forme principale de cette purgation était sur la proportion existant entre le nom-
le passagepar le feu, ignis purgatorius bre et l'importance des péchés dont on
(le feu purgatoire). était chargé à l'heure de la mort et le
Assez brutalement, au milieu du XIIe temps à passer au purgatoire. L'histo-
siècle,l'endroit seprécise.On voit.appa- rien Jacques Chiffoleau, qui a travaillé
raître le terme purgatorium non plus avec moi, rend compte superbement de
comme adjectif mais comme nom: le ce phénomène dans La Comptabilité
purgatoire. En quelques décennies,la de l'au-delà. C'était l'irruption de la
géographiede l' au-delàse trouve remo- ratio au double sens latin d' « explica-
delée. On passe des deux lieux, ciel et tion » et de « comptabilité »...
enfer, à trois lieux : ciel, enfer,purgatoi-
re. Puis, plus tard, aux cinq lieux, car il TRA : Comment peut-on être à la/ois un
faut y ajouter les deux limbes (3)... grand médiéviste et un homme tourné
vers le présent ?
TRA : Quelle explication historique J.L.G. : Une des questions les plus épi-
peut-on donner à cette invention ? neusesdu médiéviste est de trouver la
J.LG. : L'invention du purgatoires'expli- continuité, la longue durée, et donc de
que par le tournantdu XIle et du XIlIe siè- sentir une certaine actualité, une proxi-
cle: une périodeessentielleoù l'on passe mité avec nos problèmes contemporains.
presquesanstransition d'un Moyen Age Mais il faut savoir garder les distances :
relativement libre à un Moyen Age très l'homme du Moyen Age, c'est quand
encadré.Au XIIe siècle commenceà se même l'autre. J'ai proposé ridée d'un
mettre en place la notion de chrétienté, long Moyen Age qui va de lafin de l'Em-
qui permet de clore, d'exclure et, aussi, pire romain jusqu'à la fin du xvme siè-
de persécuter: les hérétiques,lesJuifs, les cIe, la Révolution française et la révolu-
homosexuels,les lépreux, les fous. Si le tion industrielle étant la grande rupture.
Le Moyen Age a été un grand labora-
toire d'idées, d'institutions, de formes,
et il reste une mine d'enseignements. Il
vient certes après l'Antiquité, si riche,
si florissante. Pourtant, malgré les pro-
grès de l'histoire ancienne, les civilisa-
tions du passé ont pris un coup de vieux,
dû sans doute à l'abandon du grec et
du latin dans l'enseignement. Les Héro-
dote, Salluste et autres Cicéron ne sont
plus nos ancêtres: c'est le Moyen Age
XllIe reste le grand siècle des universi- qui, en se rapprochant, est devenu notre
tés, du développement de la scolastique, Antiquité, nos sources, notre jeunesse 8
il est aussi, par conséquent, celui du Propos recueillis par Michèle Gazier
contrôle et de l' encadrement de la pensée. et Xavier Lacavalerie
Dans ce contexte, le purgatoire fait (1) L'Ogre historien, autour de Jacques Le Goff,
fortune car il permet à des morts précé- sous la direction de Jacques Revel et Jean-Claude
Schmitt, éd. Gallimard, 355 p., 120 F. Le titre est
demment condamnés à perpétuité à l' en-
une allusion à une phrase de Marc BlochdansApo-
fer d'y échapper, ~rès un temps d'épreu- logie de l'Histoireou Métier d'historien: .Le bon his-
ve dans le purgatoire. Selon les textes torien ressemble â l'ogre de la légende: lâ où Il
flaire ia chair humaine,il sait que lâ est son gibier. .
théologiques, les morts échappaient à (2) Recueilsde chartes mentionnantles titres de pro-
tout contrôle et entraient dans le « for de priété et les privilègestemporels d'une église,d'un
Dieu ». Le sort du défunt ne dépendait monastèreou d'une seigneurie.
(3) Les limbessont un au-delà.neutre " un lieu d'at-
que de Lui et de Lui seul. Dès le mo- tente sans tourments infernauxoù le seul châtiment
ment où existe le purgatoire, l'Eglise éta- est la privationde la vision de Dieu.