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Revue des Études Grecques

À propos d'un passage du Ménon : une définition « tragique » de la


couleur.
Edmonde Grimal

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Grimal Edmonde. À propos d'un passage du Ménon : une définition « tragique » de la couleur.. In: Revue des Études
Grecques, tome 55, fascicule 259-260, Janvier-juin 1942. pp. 1-13;

doi : https://doi.org/10.3406/reg.1942.2933

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1942_num_55_259_2933

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A PROPOS D'UN PASSAGE DU MÊNON :

UNE DÉFINITION « TRAGIQUE » DE LA COIMUR

Je voudrais attirer l'attention sur un passage du Ménon dont


l'importance n'est pas ordinairement reconnue, et qui pourtant,
outre les obscurités qu'il renferme, soulève plusieurs difficultés
touchant à des points importants, non seulement de la
philosophie platonicienne, mais encore de la pensée grecque en
général.
Il s'agit de 76 c-77 a : Socrate veut montrer par l'exemple
à Ménon ce que c'est qu'une bonne définition. Pour plaire à
son interlocuteur, et surtout se faire comprendre de lui, il va
essayer de définir la couleur κατά Γοργίαν, d'après la méthode
de Gorgias, qui a été le maître de Ménon. Auparavant, dans le
passage qui précède immédiatement, il a défini la figure (σχήμα)
selon sa manière à lui, Socrate, c'est-à-dire, more geometrico,
comme « la limite du solide », στερεού πέρας, définition
excellente : précise et parfaitement rigoureuse, parce qu'elle concerne
une essence idéale, abstraite (1). Ménon réclamant maintenant
la définition de la couleur, Socrate change de méthode et
propose de lui parler, sur ce point, la langue de ses adversaires.
D'où un premier problème : quelle est la raison de ce brusque
changement de front, et la courtoisie, ou même le souci
pédagogique, suffisent-ils à l'expliquer?

(1) Cette définition, dont la mention dans le Ménon atteste l'origine


académique, se trouvera d'ailleurs reprise presque textuellement dans les Éléments
d'Euclide : L. XI, def. 2 : στερεού δ! πέρας έιηφίνειχ.
REG, LV, 1945, n· «59-160. 1
2 EDMONDE GRIMA.L

Socrate expose alors une théorie, en tous points semblable à


celle que la tradition doxographique prête unanimement à
Empédocle, d'après laquelle la couleur serait due à ce que
certains « effluves » qui s'échappent des corps, étant de calibre
proportionné à notre vue, sont perçus. Ménon est enthousiasmé
par cette définition, mais Socrate ne se déclare pas satisfait :
à son avis, l'autre, celle de la figure, était bien meilleure, et
si Ménon préfère la seconde, c'est à cause du caractère «
tragique » de celle-ci, ce qu'A. Croiset, dans une note de son
édition (1), commente en disant que « celle-ci a la
grandiloquence obscure delà tragédie ». Pour lui, d'ailleurs, le passage
tout entier a un caractère ironique, ce qui suffit à en expliquer
les obscurités. Mais ne faudrait-il pas alors essayer de préciser
coutre qui et contre quoi est dirigée J'ironie socratique? De
plus, A. Groiset se laisse influencer par la désapprobation de
Socrate à l'égard de la théorie qui vient d'être proposée, au
point d'écrire en note que c'est une « parodie » de la doctrine
d'Empédocle (2). Or, bien loin d'en être la caricature, c'est au
contraire cette doctrine même., telle qu'elle nous a été conservée
par un certain nombre de témoignages, qui remontent, partie
au texte du Ménon, partie à une tradition qui en est
certainement indépendante (3).

(1) Platon, Œuvres (Coll. des Univ. de France), t. Ill, 2, p. 243, n. 3.


(2) lbid., n. 2.
(3) Par exemple, Aristote, rapportant la théorie d'Empédocle, fait expressément
le rapprochement avec la théorie exposée par Platon dans le passage du Ménon
(De sensu, 2, 473 b 23-Diels, V. S., 5e éd., 1, 341-31 B. fr. 84). Il semble donc qu'il
connaisse les deux théories par deux traditions indépendantes. Cf. aussi ibid.,
4, 441 a-3 (V. S., fr. 94) et Théophraste, De Sensu D 499 sqq. (V. S., 301 sqq.,
fr. 86).
Un fragment d'Aotius permet d'établir plus nettement encore l'existence d'une
autre tradition relative à la théorie d'Empédocle et indépendante de celle que
représente le passage du Ménon : Placita, I, 15, 3 (V. S., p. 313, fr. 92) :
Εμπεδοκλής χρώμΛ εΐνα1. άπεφαίνετο τα τοις πόροις ττ,ς όψεως έναρμόττον. Τέτταρα δέ τοις
στοιχείοις ισάριθμα, λευκόν, μέλαν, ερυθρόν, ώχρόν. Les expressions employées par
Aëtius sont si voisines de celles du Ménon que Schleiermacher, dans une note à
son édition de ce dialogue, croit que Platon a été directement utilisé dans les
Placita. Ce que Diels critique, faisant remarquer avec juste raison qu'Aëtius,
pour exprimer la convenance réciproque des pores et des etïluves, emploie le
A PROPOS D'UN PASSAGE DU « MÊNON » 3

Les trois points intéressants soulevés par ce passage sont


alors : Pourquoi Socrate (et, derrière lui, Platon) ne sont-ils
pas satisfaits de cette théorie (1)? Pourquoi en particulier
Socrate la déclare-t-il « tragique » ? épithète au moins
surprenante, appliquée à une théorie d'un caractère matérialiste aussi
net, et, quoiqu'en pense Groiset, aussi simple. Enfin, pourquoi
est-ce parler « selon la méthode de Gorgias » que d'exposer
une théorie empruntée, vocabulaire y compris, à Empédocle?
Et, si c'est Gorgias que vise l'ironie de ce passage, en quoi
est-ce l'atteindre, que de critiquer une théorie empruntée à ce
dernier philosophe? Nous allons voir qu'une même hypothèse
rend raison de ces trois difficultés.
Il faut remarquer d'abord que la théorie d'Empédocle ne
semble pas, à première vue, le moins du monde ridicule ; et
que même elle est à peu près identique — au langage près —
à celle que l'on admet communément aujourd'hui, et qui est
déjà dans Lucrèce (2). Remplaçons les « effluves » qui
s'échappent des corps par des « vibrations lumineuses ou sonores »,
des « corpuscules d'énergie » (des « photons », par exemple,
dans le cas de la lumière) ou même des particules matérielles
(dans le cas de l'odorat, par exemple, auquel s'appliquait la
même théorie), remplaçons les « pores » récepteurs de notre

mot έναριχόττειν, qui est le terme employé couramment par Théophraste, là où


Platon met άρμόττειν {Gorgias und Empedokles, Siiz. Ber. A/c. Berl., 1884,
p. 346). La source d'Aètius serait donc, directement ou indirectement,
Théophraste, et non pas le Ménon. Il est en outre certain qu'il puise à un exposé plus
complet que le passage du Ménon, puisqu'il ajoute à l'exposé de la thèse d'Em-
pédocie un renseignement pi'écis, celui d'après lequel il y aurait quatre couleurs
principales (correspondant aux quatre éléments) : le blanc, le noir, le rouge et
le jaune, ce qui ne se trouve nullement dans le dialogue.
Parmi les fragments d'Empédocle lui-même, le seul qui ait quelque rapport à
cette théorie est le fragment 89 : « Sachez que des effluences s'écoulent de toutes
les choses qui sont nées... ».
(1) Fait d'autant plus étonnant que Platon, dans le 7ïmée, fera donner par le
protagoniste du dialogue une définition en tous points semblable, quant aux
termes mêmes, de la couleur : c'est, dit Timée, « une flamme qui s'écoule de
chacun des corps et qui comporte des parties proportionnées à la vue, de
manière à produire l'impression ».
(2) De natura rerum, V, 145 sqq.
4 EDMONDE GRIMAL

corps par les organes des sens, et nous aurons la théorie


moderne de la perception. Il n'est pas jusqu'à la théorie dite
de « l'énergie spécifique des nerfs » ou de la « sélectivité » des
appareils sensoriels qui ne se trouve déjà dans Empédocle :
il faut en effet qu'il y ait une « convenance » réciproque
(exprimée dans le texte par les mots άραόττειν 76 c-7 et σύμμετρος
76 d-6) entre les pores et les effluves, c'est-à-dire entre les
organes et les excitations qu'ils captent. Cette convenance est
précisée d'une façon purement quantitative qui nous semble
aujourd'hui un peu grossière : les effluves seront captés par
tel ou tel pore s'ils ne sont ni trop gros ni trop petits pour lui.
Nous dirions, nous, que la rétine, par exemple, peut capter
seulement celles des vibrations qui ont une fréquence comprise
entre certaines limites ; mais il faut reconnaître que cette
notion de sélection quantitativo-qualitative est bien obscure :
elle est quantitative du côté de la vibration, qualitative du côté
de l'organe sensoriel, à moins qu'on ne parvienne à expliquer
quelle particularité de sa structure le rend apte à capter telle
« longueur d'onde » plutôt que telle autre. La notion de «
diamètre » des pores avait eu au moins le mérite d'être claire et
de parler à l'imagination, en raison de sa simplicité et de sa
grossièreté mêmes. D'ailleurs, la définition est plus subtile :
elle emploie, pour exprimer cette 'convenance indéfinissable
entre l'organe et l'effluve, le mot σύμμετρος, qui offre une
variété infinie de sens, depuis l'adaptation la plus superficielle
jusqu'à la proportionnalité entendue au sens mathématique le
plus rigoureux (1).
Pourquoi alors Socrate ne partage-t-il pas l'enthousiasme de
Ménon concernant une théorie si juste, si inévitable qu'elle se
retrouvera identique dans toutes les physiques matérialistes?
C'est que précisément elle possède la fausse clarté de toutes

(i) C'est par exemple le mot couramment employé dans la langue


mathématique pour exprimer le fait que deux grandeurs ont une « commune mesure »>
que Tune n'est pas irrationnelle par rapport à l'autre prise comme unité : cf*
Archimède, De sphaera et cylindro (éd. Heib. 1910, I, p. 4).
A. PROPOS D'UN PASSAGE DU « MÉNON » 5

les doctrines matérialistes, qui leur vient de ce qu'elles parlent


exclusivement à l'imagination, au moyen d'images concrètes,
empruntées au monde visible et tangible. Exactement comme
la tragédie, fille du mythe et sœur de l'épopée (1), présente
aux hommes des événements vraisemblables, qui n'ont pas eu
besoin d'arriver réellement pour offrir un intérêt, à la
différence de ceux que raconte l'histoire (2), qui doivent simplement
parler à notre esprit et lui faire entrevoir une certaine vérité
inaccessible autrement. Ceci explique l'épithète de « tragique »
dont est qualifiée la théorie d'Rmpédocle. Diels, dans son
article sur Gorgias et Empédode (3), y veut voir une épithète de
pure forme, une façon plaisante de railler le mélange de poésie
et de prose qui caractérisait le style de Gorgias. Il compare
cette expression avec la façon dont sont introduits dans le
Phédon les mots semi-poétiques έμε νυν ηδη καλεί ή εψαρ {/.ένη
par la formule : φαίη αν άνηρ τραγικός (4). Les trois éléments
« tragiques » dans la forme même de la définition seraient pour
lui : l'emploi de αισθητός comme forme féminine, au lieu de la
forme normale αισθητή, le mot απορροή, qu'on ne trouve avant
Platon que chez un tragique, Euripide (//e'c, 1S87) et, chez
Platon même, que dans les passages « poétiques » ou « semi-

(1) Aristote, Poétique, ch. ν : La tragédie est semblable à l'épopée en ce


qu'elle est une « imitation » de grandes actions : Ή μέν ούν εποποιία xij τρα-
γψδϊα μίμησις είναι σπουδαίων ήκολούθησε · ; et plus loin : « Tout ce que
possède l'épopée appartient à la tragédie » : *A μέν γαρ εποποιία Ιχει, υπάρχει xij
τραγφδία.
(2) Aristote, Poétique, ch. ix : La poésie diffère de l'histoire en ce que Tune
raconte des événements réels et l'autre des événements possibles (τούτο>
διαφέρει τφ τον μέν τα γενόμενα λέγειν, τον δέ οϊα αν γένοιτο.) La poésie est un art du
général et du vraisemblable, κατά το εΙκός ή το άναγκαΐον (ibid.).
(3) Sits. Ber. Ak. Berl. 1884, p. 348 9.
(4) Phédon, HS-a : « Mais moi, voici que dès maintenant, comme dirait un héros
tragique, ma destinée m'appelle! » — Mais ici l'épithète de « tragique » est
parfaitement à sa place, et ne présente aucune obscurité, puisque le concept
d' ειμαρμένη est essentiellement un concept « tragique ·; le parallélisme profond
avec le passage du Ménon n'est absolument pas évident, à moins que Diels ne
prenne « tragique » comme signifiant simplement « poétique », confusion dont
son argumentation tout entière semble entachée,
6 EDMONDE ORIMAL

prophétiques » comme Phèdre 251 sqq. ou dans le Timée (1) —


et qui de plus a par lui-même une « résonance poétique » (2);
enfin le troisième argument repose sur une correction de texte
proposée (en l'absence de toute divergence des manuscrits) par
Diels, qui voudrait lire, au lieu de σχημάτων, χρημάτων, comme
d'ailleurs l'avait suggéré une annotation marginale au Venetus Γ,
due à un lecteur anonyme, et sûrement postérieure à l'ensemble
du manuscrit; or, dit-il, ce mot de χρή^α a visiblement une
valeur poétique, et de plus archaïque : c'est le mot
qu'employaient les anciens physiciens ioniens pour désigner les
choses.
Sans parler même du vice de méthode qu'il y a à proposer la
substitution d'un mot « poétique » à la leçon véritable des
manuscrits, pour en tirer ensuite argument en faveur du
caractère « poétique » du texte (3), on voit que cette troisième
raison, comme d'ailleurs les deux autres, expliquerait tout au
plus pourquoi la définition de Gorgias serait qualifiée de
« poétique » ou au mieux d' « épique » ; mais non point
pourquoi Socrate la dit, très précisément, « tragique ». C'est ainsi
que l'emploi du mot « poétique » απορροή s'explique très
suffisamment par le fait (4) que ce soit un terme technique provenant
du vocabulaire d'Empédocle, lequel écrivait un poème de style
^et de langue épiques. Quanta la forme αισθητός, on sait qu'il a
toujours régné une certaine liberté dans la désinence de
l'adjectif féminin dérivé, par réaction réciproque du type composé et
du type dérivé (5). Tout au plus peut-on supposer que le choix

(1) II s'agit du passage cité plus haut (p. 3, n. 1) qui est simplement une
reprise plus détaillée de la théorie empédocléenne de la perception. Je crois
inutile d'insister sur le caractère « semi-prophétique » du Timée, spécialement
dans le passage en question, que la philosophie la plus matérialiste ne
désavouerait pas.
(2) Ibid., p. 348.
(3) Pour ne rien dire du sens très vague qu'a très souvent le mot chez Héro-
rodote, chez Platon lui-même, et dans la langue attique en général.
(4) Reconnu pourtant par Diels lui-même ; ce qui ne l'empêche pas de
chercher une autre explication.
(5) αθάνατο? et άθανάτη, p. ex., en face de δόκιμος maso. fém. (Meillet et Ven-
tfryea, Grammaire comparée, par. 770).
A PROPOS D'UN PASSAGE DU « MÉNON » 7

entre deux formes également possibles est dicté à Platon par le


désir d'imiter une langue dominée parties soucis métriques (1).
Mais la meilleure réfutation de la thèse de Diels consiste à
montrer que le mot de « tragique » s'applique non pas
essentiellement au style même de la définition, que Tépithète de
« poétique » (2) caractériserait tout aussi bien, mais à son
contenu et à ses insuffisances. — Le reproche fondamental fait par
Socrate relativement à sa valeur de vérité pourrait être
formulé d'une façon plus immédiatement claire pour nous en
disant qu'elle est mythique, c'est-à-dire qu'elle n'est susceptible
que d'une vérité probable, provisoire, conjecturale, comme tout
ce qui dépasse la portée de notre esprit par sa grandeur ou par
sa déchéance. Il ne faut pas oublier, en effet, que la tragédie est,
comme l'épopée dont elle procède, un moment dans
l'élaboration rationaliste que les Grecs ont fait subir aux grands mythes
préhelléniques : au lieu de les prendre simplement pour ce
qu'ils étaient, de belles histoires, ou des traditions religieuses
nées de rites dont le souvenir avait été depuis longtemps perdu,
ils y ont cherché un sens, ils ont voulu y voir l'incarnation de
quelque obscure vérité. Par ses origines religieuses, la tragédie
s'apparente aux mythes, non pas tant d'ailleurs au culte de
Dionysos (3) qu'à celui des héros locaux : ainsi, aux
cérémonies d'Eleusis, on « mimait », au sens de la ρύμησ·ις
aristotélicienne, on mettait en action l'histoire de Déméter et de Koré.
De même, aux Thesmophories, avait lieu tous les ans une
représentation mystique du rapt de Koré (4). Comme les
tragédies, les « mythes » platoniciens proprement dits seront issus

(1) Ce souci métrique est-il propre à Gorgias poux des raisons de rhétorique,
ou au contraire faut-il remonter à Empédocle dont le vers, comme celui
d'Homère, admettait des formes également possibles dans la mesure où chacune
répondait aux besoins du mètre ?
(2) Caractère poétique, hors du commun, auquel la citation de Pindare qui
introduit la définition, σύνες δ toi λέγω, est destinée à nous préparer, comme l'a
fait remarquer Diels. Mais Pindare n'est pas un tragique.
(3) Cf. Foucart, Le culte de Dionysos en Attique, Mém. Ac. Inscr. t. 31
(1906), p. 197.
(4) Voir Ronde, Kleine Schriften, II, 1901, p. 361 sqq.
8 EDMONDE GRIMAL

de ces matérialisations concrètes, où les « mystères » de la


religion étaient rendus sensibles à l'esprit encore grossier des
initiés (1). Et la tradition diffuse que recueille, commente et
rationalise la Poétique d'Aristote, par tout ce qu'elle dit des rapports
de l'épopée et du mythe avec la tragédie, montre bien que
pour un Grec de l'époque de Platon la tragédie était un mythe
mis en action et porté à la scène. Dire que la définition de la
couleur est « tragique », c'est donc résumer dans ce mot une
ironie relative au langage un peu trop recherché dans lequel
elle est formulée et une critique beaucoup plus profonde
touchant son rapport avec la réalité : le fait qu'elle ne soit, aux
yeux de Socrate, qu'une description plausible du mécanisme de
la perception, une façon commode de présenter les choses,
tout comme le rapt de Koré est la figuration sensible de la
vérité à laquelle vont être initiés les fidèles, mais non cette
vérité même, qui passe l'entendement humain (2). Elle est
insuffisante parce qu'elle n'exprime pas, comme le faisait la
définition de la figure, les rapports intellectuels éternels qui
unissent réellement deux concepts. Elle est tragique, parce
qu'elle cache la vérité, comme le masque l'acteur, au lieu de
l'étaler au grand jour.
Mais c'est qu'il est impossible de donner de la couleur une
définition aussi parfaite que l'était celle de la forme : et c'est

(1) Voir d'ailleurs avec quelle complaisance Platon compare à ce»1 cérémonies
d'iniliation l'enseignement de l'Académie, en particulier dans le Ménon, à la fin
du passage même que nous commentons : quand Socrate, refusant d'expliquer à
Ménon en quoi la définition de la forme est meilleure que celle de la couleur, lui
dit : « et je crois que tu en viendrais à penser comme moi si tu n'étais pas
obligé de partir avant les Mystères, ainsi que tu l'annonçais hier, et si tu
pouvais rester ici jusqu'après ton initiation », cela signifie évidemment « situ
devenais un élève de l'Académie ». Cf. infra, p. 12.
(2) Ainsi, le Timée dira, à propos de cette même théorie de la perception, et par
manière de conclusion au sujet de sa valeur de vérité : « Pourtant, si Ton voulait
contrôler cela par l'expérience, c'est qu'on méconnaîtrait la différence de la
nature humaine et de la divine. Car seul un Dieu sait bien comme on peut mêler
en un même tout, pour les dissocier ensuite, des éléments divers, et seul il est
aussi capable de le faire. Mais nul homme ne le sera jamais à l'avenir »
(698, trad. fiivaud).
À PROPOS D'UN PASSAGE DU « MÉNON » 9

pourquoi Socrate a changé spontanément de méthode en même


temps que changeait l'objet à définir ; la manière géométrique,
qui avait réussi pour la forme, ne peut s'appliquer à la
couleur; en tant que celle-ci appartient au sensible, au monde du
devenir et de la chute, qui est celui de la physique, elle ne
peut être définie de la même façon que les réalités éternelles
qu'étudient les mathématiques. C'est pourquoi aussi Socrate
ne formule aucune critique expresse contre la théorie d'Empé-
docle (1), que Platon reprendra dans le Timée : il ne la déclare
pas « fausse », mais seulement « moins bonne » que l'autre ; elle
appartient en effet au plan des choses qui par nature ne sont
susceptibles ni de vérité ni de fausseté, puisque d'elles il ne
peut y avoir qu'une « opinion probable » ; et même il lui
reconnaît un mérite positif : celui de fournir un principe
d'explication universel pour la perception sensible, de s'appliquer non
seulement à la vue, mais encore à l'ouïe, à l'odorat et à
« mainte autre chose analogue » (2), Mach et ses disciples de
l'école de Vienne soutiendront de même, à propos des
« grandes théories » de la physique moderne, qu'elles ne
peuvent être dites ni vraies ni fausses, puisqu'elles ne sont
nullement des descriptions du réel, mais seulement des hypothèses
commodes, d'autant plus précieuses qu'elles résumeront un
nombre de faits aussi grand que possible.
Il ne faut pas oublier, en effet, que pour Platon (particuliè-
ment à l'époque où il écrit le Ménori) le sensible est
irrémédiablement déchu; de tout ce qui le concerne, il ne saurait y

(1) Une autre raison de cette réserve est probablement le souci de ne pas se
perdre dans le détail : en effet, il s'agit déjà là d'une digression par rapport à
l'objet premier du dialogue. 11 importe donc de ne pas s'y attarder outre mesure.
De plus, il ne faut pas oublier que le Ménon est une sorte de « programme » de
l'Académie, et presque un manifeste de lancement : il s'agit donc avant tout
d'éveiller l'intérêt du lecteur, de piquer sa curiosité, plus que de la satisfaire.
Ceci est sans doute pour beaucoup dans l'obscurité de maint passage du
dialogue, entre autre de celui que nous essayons de commenter ici.
(2) 16-d. Cette possibilité de généralisation à tous les autres sens était aussi
un trait de la théorie d'Einpédocle, qui ne semble d'ailleurs pas s'être donné la
peine de leur appliquer sa théorie dans le détail.
10 EDMOMDE GRIMÀL

avoir vérité, mais seulement opinion vraisemblable : c'est la


thèse que soutiennent par exemple les livres VI et VII de la
République, dialogue à peu près contemporain du Ménon.
Aussi, il ne peut être objet de connaissance certaine et
rigoureuse, comme les Formes, mais seulement d'une connaissance
approximative, incertaine, bref, impure. Aucune définition de
la couleur, ni d'un objet physique quelconque, ne saurait donc
ôtre bonne. Des métaphores spatiales, comme celles auxquelles
recourt la théorie d'Empédocle, seront donc parfaitement
légitimes, puisqu 'adaptées à leur objet, — à condition toutefois
qu'on ne les donne pas pour des connaissances véritables,
comme font le sophiste Gorgias et tous les charlatans ses pareils,
et qu'on les distingue soigneusement des définitions d'objets
éternels, telles que celle de la figure, ce dont est incapable le
naïf Ménon. Il ne peut pas y avoir d'autre définition de la
couleur que « tragique », tout comme il ne peut pas y avoir de la
genèse du monde d'autre description que mythique : et c'est le
« récit » du Timëe.
On pourrait imaginer l'un des mythes que Platon n'a pas
écrits où, au seuil de l'Académie, un Socrate imaginaire
conterait à des auditeurs impatients, pour ralentir leur ardeur,
l'histoire de Zeus et de la nymphe Sémélè, trop avide elle
aussi de posséder la vérité, et qui, pour avoir voulu
contempler le visage de son royal amant, mourut foudroyée. L'ironie
socratique, les apories, les mythes, et jusqu'à cette difficile
leçon sur le Bien dont l'appareil mathématique effrayait les
auditeurs, autant de façons de préparer les âmes à recevoir la
vérité et à contempler le Soleil intelligible du Bien, bref de
les initier. Seulement il y aurait deux choses qu'on ne
pourrait contempler en face, mais seulement à travers le voile du
mythe ou le masque de la tragédie : la réalité ultime, c'est-à-
dire le Bien, qui éblouit des yeux accoutumés à l'obscurité de
la Caverne, et les choses sensibles, le monde physique, parce
qu'on ne peut connaître ce qui n'est pas (1).

(l) Ces deux extrémités inconnaissables de la réalité se rejoignent et se con-


A PROPOS D'UN PASSAGE DU « MÉNOM » 11

Reste à expliquer pourquoi c'est Gorgias que Platon espère


ainsi atteindre à travers Empédocle. De 76 c (1. 6-7) (1), on
peut, semble-t-il, conclure avec une quasi-certitude que
Gorgias de Léontium avait adopté la physique de son
compatriote et contemporain Empédocle d'Agrigente, et qu'il
l'enseignait à ses élèves (2). Ceci étant d'ailleurs entièrement
conforme à ce que nous savons par ailleurs du manque
d'originalité, d'honnêteté intellectuelle et plus encore de cohérence
logique des sophistes, qui prenaient leur bien où ils le
trouvaient, et n'hésitaient pas à juxtaposer, comme Gorgias, une
physique pluraliste à la dialectique moniste de Zenon (3).
Platon s'amuse ici à souligner ce défaut.

fondent dans le Timée : soustraites à la connaissance de l'homme, elles sont


également justiciables de celle de Dieu ; tandis qu'au stade du Ménon il était
permis de se demander s'il y avait une vérité quelconque du sensible, même
pour Dieu. Mais depuis le Sophisle, le non-être a été « réhabilité » d'une
certaine façon, et la physique est devenue possible.
(1) OùvcoOv λέγετε απορροάς τινας των δντων κατά Έμπεδ όχλε α.
(2) II existe, dans ce sens, toute une tradition antique, dont on ne peut
malheureusement évaluer l'authenticité ni surtout garantir l'indépendance par
rapport au Ménon. On la trouve chez Suidas, Quintilien III, 1, 9, dans une
scholie du Gorgias 465 d, et surtout chez Diogène Laërce (VIII, 58-59) qui nous
dit que, d'après Satyros, Gorgias aurait été le disciple (μαθητής) d'Empédocle,
et même aurait assisté à ses opérations magiques.
Si douteuse que soit l'authenticité de ce témoignage, des raisons internes
tirées des ressemblances, trop marquées pour être fortuites, entre la physique
des deux philosophes (en particulier en ce qui concerne l'optique : d'après
Théophraste, ils expliquaient exactement de la même façon que la
concentration des rayons du soleil dans un miroir puisse mettre le feu à un objet) et
leur style, permettent d'affirmer une influence réelle d'Empédocle, d'une
dizaine d'années plus âgé, sur Gorgias. C'est d'ailleurs l'opinion à laquelle se
range Diels (art. cit.).
(3) Certains commentateurs, comme Frey [Rhein. Mus. VIII, 1853, p. 212) ont
vu une contradiction dans l'attribution à Gorgias, auteur du traité nihiliste De
la Nature ou du Non-Être, d'une théorie physique comme celle-ci ; ce qui le»
conduit à interpréter l'expression : «ατά Γοργίαν comme signifiant que seule la
forme extérieure de la définition est empruntée à Gorgias. En réalité, sans
parler du fait que, comme le suppose Diels, la « phase éristiqne » de Gorgias avait
probablement succédé à la « phase physique » sans coexister absolument avec
elle, une contradiction de ce genre ne devait pas peser beaucoup à Gorgias.
De même, il semble avoir utilisé les principes de la dialectique de Zenon
pour démontrer que rien n'existe : il les détourne ainsi de leur vrai sen·, qui
12 EDMONDE ftRIMÀL

Mais le reproche porte plus profondément : ce que Platon


reproche avant tout aux sophistes, c'est d'être des charlatans
et des faussaires, et par suite des « empoisonneurs » : comme
ils ne connaissent pas les vraies réalités, qui sont
mathématiques, ils ne savent pas distinguer le vrai du faux ni du
vraisemblable et ils habitueront leurs élèves à les confondre, à ne
pas discerner du vrai le poétique, le « tragique », comme le
fait Ménon, qui est visiblement séduit par la plus mauvaise des
deux définitions. Chez Platon au contraire il y aura toujours
une séparation très nette entre le mythe et la vérité. Ce qui
est visé ici, c'est donc essentiellement le confusionisme
des sophistes, par lequel ils laissent leurs élèves dans la
« Caverne », et auquel s'opposera l'enseignement de
l'Académie. Aussi, quand, un peu plus loin, Socrate dit à Ménon :
« Ce n'est pas elle pourtant qui est la meilleure, ô fils d'Alexi-
démos : c'est l'autre, à mon avis ; et je crois que tu en
viendrais à penser comme moi si tu n'étais obligé de partir avant
les Mystères, ainsi que tu l'annonçais hier, et si tu pouvais
rester ici jusqu'après ton initiation » (1). Il faut entendre ces
mots dans un sens très précis comme destinés à donner à
Ménon un avant goût de ce qu'il apprendra s'il est « initié »,
c'est-à-dire s'il entre comme élève à l'Académie, et en
particulier des « bienfaits spirituels des mathématiques (2) ». Il y

était polémique, pour leur conférer abusivement une valeur ontologique. Il


faudra le Sophiste de Platon pour faire justice de ces confusions.
On objectera^peut-être que Gorgias, en juxtaposant la physique de tel
philosophe et Ja dialectique de tel autre, ne faisait que suivre une coutume générale
à son époque : ainsi, Parménide avait fait sienne la physique des
Pythagoriciens dont il combattait par ailleurs le pluralisme en mathématique et en
logique ; mais, dans le cas de Parménide, dont Platon reprendra, sur ce point,
la 'tradition, une physique en valait une autre, puisque toutes appartenaient
également à la voie de l'Opinion et de l'Erreur. Le scepticisme intégral de
Gorgias ne' peut se chercher une excuse dans une distinction analogue : il
s'agit chez lui de confusionisme intellectuel pur et simple.
(1) 76-e (trad. A. Croiset).
(2) On reconnaît ici un thème commun au Ménon et à la République, deux
dialogues à peu près contemporains de la fondation de l'Académie : le premier
dialogue le traite par allusions constantes (p. ex. de 82 sqq. à 86-d), le second
expressément (1. VI et VII).
A PROPOS D'UN PASSAGE DU « MÉNON )) 13

apprendra essentiellement à distinguer les choses dont il peut


y avoir vérité de celles qui n'en sont pas susceptibles ; celles
qu'on peut connaître par l'opinion droite seulement, de celles
dont il peut y avoir « science véritable ». Ainsi, il ne risquera
plus de se laisser séduire par des arguments spécieux au
moyen desquels Gorgias démontrait, dans son traité De la
Nature ou du Non-Être, d'abord qu'il n'y a rien, ensuite que,
s'il y avait quelque chose, nous ne pourrions pas le connaître,
enfin que, si nous pouvions le connaître, nous ne pourrions
communiquer aux autres cette connaissance. Cet agnosticisme
intellectuel qui enveloppe toute chose dans une même
obscurité est d'autant plus dangereux qu'il mène tout droit au
scepticisme en matière de morale : le Galliclès du Gorgias
montrera le lien qu'il y a entre conventionalisme et immoralisme.
On aperçoit ici, outre les rapports qui unissent le Gorgias au
Ménon et au but ultime de l'Académie : former des
philosophes-rois, la liaison entre la digression apparente que
constitue la théorie de la couleur et l'objet profond du dialogue,
montrer ce que nous appellerions Γ « objectivité » des notions
morales, soustraites à l'arbitraire individuel.

Edmonde Grimal.

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