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395 W~lhnglon Str~l 395. rut:' Wellington
Qnawa. Ontano Onawa (OntariO)
K1AON4 K1AON4
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university which granted the communiquer avec l'université
degree. qui a conféré le grade.
Canada
• Thèse
présentée à la
FacuIté des études avancées et de la recherche
de
l'Université McGill
comme exigence partielle
du doctorat en communications
Communication et interculturalité
en Afrique de l'Ouest francophone
• par
Alain Péricard
Juillet 1995
ISBN 0-612-08145-1
Canada
• AVANT-PROPOS
En effet. je dois d'emblée préciser que non seulement les d0Il11ées présentées
ici, mais également beaucoup d'analyses sont le fruit de la généreuse collaboration de
près d'une centaine d'interlocuteurs africains. Ce travail aurait été impossible sans
•
leur concours; il m'est impossible de tous les nommer (voir dans l'annexe A : «Liste
des collaborateurs à la recherche», ceux avec lesquels des entrevues fonnelles ont été
faites). Je ne peux non plus leur rendre justice, car pour des raisons éthiques la
plupart <les citations qui se trouvent dans ce texte restent confidentielles, J'ai toutefois
.fait exception à cette règle pour des considérations non personnelles qui ont été formu-
léès p:a..!" Ü';:; gens de science ou par des personnalités publiques, Parmi mes collabora-
teurs africains. j~ tiens à remercier particulièrement Kadari Bamba, dernier secrétaire
général de la Communauté économique de l'Afrique de l'Ouest (CEAO) et Modibo
Boly, conseiller éco~omique et infrastructures à la CEAO, Dans des circonstances
critiques, il ont fait beaucoup plus que de me permettre de traVailler dans leur
organisation,
• comme le sont la plupart des Blancs en Afrique, Ils sont devenus pour moi une
famille qui me permet de ne pas être un étranger sur mon continent natal.
• Par ailleurs. j'ai trouvé au Programme d'études supérieures en eommunications
(GPC) de l'Université McGilI un exceptionnel soutien et une vaste ouverture d'esprit
durant les quatre années qu'ont duré une recherche. somme toate. assez peu confor-
III
• fois un homme de science et d'esprit; il est aussi une des rares personnes qui pou-
vaient partager, confirmer et orienter les interrogations qui sont à la base de mon
travail, La valeur d'une tâche théorique comme celle-ci est avant tout affaire de
qualité de relations humaines, m'a t-il confirmé, ce qui implique que la recherche ne
devrait pas être dénuée du plaisir qui accompagne les meilleures de ces relation.o;.
Je dois également signaler que ce travail n'aurait pas pu être réalisé sous cette
fonne sans l'appui financier de plusieurs organismes. La fondation J. W, McConnell
et le Fonds pour la formation des chercheurs et raide à la recherche (FCAR) m'ont
permis de me consacrer exclusivement à mes études. Le Centre de recherche pour le
développement international (CROI) à rendu possible toute la part de la recherche qui
fut réalisée en Afrique, Merci à CoJlstanœ Lim, à Gisèle Morin et à tous ceux qui,
• dans ces organismes, ont favorablement évalué mon travail, ainsi qu'au recteur de
l'Université McGill, Bernard Shapiro, qui m'a accordé une bourse de rédaction.
• Sur un plan technique, la rédaction du texte qui suit soulevait des prohle:mes
dans l'orthographe des mOl~ venant des langues africaines pour lesquels il n'y a
re:gle constante. J'ai en général choisi les orthographes usuellement utilisées par les
pa~
IV
de
anthropologues. Une pratique désormais courante exclut le s au pluriel pour les noms
d'ethnies, sauf exceptions (Maures, Haratines, etc.). J'ai cependant laissé de côté les
choix linguistiques des anthropologues pour les termes venant du mooré, la langue des
Mossé du Burkina Faso, pour lesquels j'ai adopté l'orthographe de Titinga Frédéric
Pacéré (1979; 1991) en hommage à un chercheur ..fricain hors du commun.
Quant aux citations extraites d'entreVUes (toutes les citations sans référence
bibliographique), elles ont parfois été légèrement modifiées comme cela se fait
couramment en journalisme, afin d'en conserver le sens tout en éliminant certaines
redondances et certaines impropriétés de langage qui apparaissent particulièrement
flagrantes lorsqu'elles sont transerÏtes, Afin d'alléger le texte, j'ai en général consi-
• déré que la forme masculine incluait le féminin, J'ai également évité de féminiser les
titres de fonctions, sachant qu'une telle pratique ne serdit pas appréciée par mes
interlocutrices africaines.
Dans l'espoir d'y être parvenu, je vous souhaite une bonne lecture.
• Alain Péricard
Montréa1, le 9 mai 1995
•
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos Il
Table des matières . . . . . . . . . . . . . . .. v
Liste des figures VIII
Liste des sigles et acronymes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . " ix
Résumé xi
Abstract xii
QUESTIONS DE MÉTHODE 12
22
L'Afrique de l'Ouest 22
Afrique de l'Ouest anglophone et francophone " 25
L'Afrique de l'Ouest francophone " 26
La CEAO, vie et'mort d'une organisation . . . . . . . . . . . . . ~. . . . " 28
Les données de recherche -. . . . . . . . " 29
Du local au global . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 31
61
61
62
Cet enfant-là. il faut le mettrf' à récole . . . . . . . . .. 63
Si tu es seul. tu n'es rien 66
Comme des fourmis à l'oeuvre 69
Nous sommes les intermédiaires 71
185
187
188
C'est difficile. si difficile de se placer du mauvais côté. . . . . .. . . . . . . . .. 193
Le Toubab, c'était le symbole du pouvoir. de la puissance. . . . . . . . . . . . .. 195
Pour connaître l'histoire, il faut une étude de la littérature . . . .. . . . . . . .. . 201
238
239
245
250
• Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ' . . . . . . . . . . . . . . . . .
Cartes et images . . . . . . . . . • . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
305
325
• LISTE DES FIGURES
viii
•
• LISTE DES SIGLES ET ACRONYMES
IX
•
CEE: Communauté économique européenne (Bruxelles, Belgique)
CEFOC: Conseil, Études, Formation Continue (Abidjan, Côte d'Ivoire)
CERCOM: Centre d'enseignement et de recherche en communication (Abidjan,
Côte d'Ivoire)
CFA: Communauté financière africaine
ClLSS: Centre inter-États de lutte contre la sécheresse au Sahel (Ouagadougou,
Burkina Faso)
CIRES : Centre international pour la recherche économique et sociale (Abiqjan,
Côte d'Ivoire)
CRDI: Centre de recherche pour le développement international (Ottawa,
ainàda)
ENDA: Environnement et développement en Afrique (Dakar, Sénégal)
FNUAP: Fonds des Nations Unies pour les activités en matière de population
(New York,. États-Unis)
GED: Genre et développement
GUIDE: Bureau d'étude - de formation - de réalisations et d'assistance
technique (ConaIay, Guinée)
IFAN : Institut français d'Afrique noire, puis après les indépendances, Institut
fondamental d'Afrique noire (Dakar, Sénégal)
IFD: Intégration des femmes au développement
FMI : Fonds monétaire international (Washington, États-Unis)
WUFED: Mouvement international femmes et démocratie (Abidjan, Côte d'Ivoire)
ONG: Organisation non gouvernementale
ONU : Organisation des Nations Unies (New York, États-Unis)
• ORSTOM: Office de recherche scientifique et technique outre-mer (Paris. France)
x
•
Divisions et institutions de la CEAO
RÉSUMÉ
• lité en Afrique met ainsi en évidence qu'une approche communicationnelle des problè-
mes interculturels pourrait être fructueuse pour d'autres objets, dans d'autres lieux.
• The ~1udy
ABSTRACT
xii
•
supports the idea that a communicational approach ta intercultural problems could be
fruitfully applied in other contexts,
• Chapitre 1
Comment repenser la communication interculturelle
à partir du cas de l'Afrique de l'Ouest francophone?
•
Si on les situe dans le cadre d'une sous-région comme l'Afrique de l'Ouest
francophone. ces questions recouvrent des problèmes majeurs. Les sociétés subsaha-
riennes contemporaines sont en effet marquées par la persistance de multiples cultures
vieilles parfois de plusieurs millénaires, par plus d'un nJiUénaire de relations avec
l'Islam et le monde arabe, par une période relativement courte mais critique allant de
trois siècles à une soixantaine d'années de colonialisme, ainsi que par quelques décen-
nies d'indépendançe formelle. Pour une large part. ces sociétés sont le produit de la
«compétence interculturelle>o' - de l'intercuInuaIité - qu'ont acquise certains de leurs
membres, aussi bien dans les relations avec les cultures imponées que dans les relations
entre les cultures autochtones de la sous-région en question. Bien qu'aucune recherche
spécifique n'ait encore été réa1isée sur une telle compétence. un observateur attentif du
contexte ouest-africain peut aisément la percevoir.
détournement, c'est-à-dire qu'elles étaient utilisées pour un usage différent de celui pour
lequel elles avaient été acquises - cet usage étant, dans le cas du village étudié, loeale-
ment négocié dans le cadre de processus d'appropriation (Péricard, 1991):.
Les villageois africains appartiennent sans contredit à un groupe dominé, car sur
les plans économique, administratif et politique, ils sont assujettis à des personnes dont
1:1 formation et la langue leur sont largement étrangères, Dans leur cas, la connaissance
de la culture des groupes dominants est bel et bien une question de survie, Par ailleurs,
ce ne sont pas tous les viIlageois qui ont acquis cene compétence que je nomme
• inrerculnuoJiré, mais seulement certains d'entre eux et à des degrés différents. Ces
• derniers l"utilisent surtout à des fins communautaires. Il convient également de préciser
que ce phénomène est essentiellement communicationnel, dans le sens où c'est par la
communication qu"il se développe et qu"il se manifeste. L"interculturalité appartient en
.3
Le présent travail constitue donc la suite logique d'une précédente recherche qui
succédait elle-même à plus de trois ans de pratique du journalisme en Afrique de
l'Ouest, notamment dans les domaines de la vulgarisation scientifique et des question.~
rurales (par conséquent en tant qu'observateur critique des programmes de développe-
ment), 11 est également le fruit de six mois de recherches sur le terrain, effectuées au
sein de la Communauté économique de l'Afrique de l'Ouest (CEAO), une organisation
internationale qui regroupe sept États francophones de la région ouest-africaine.
au même objet.
Le renversement de peISpe.."tive
•
urban scholar. The key concern is how to preserve a space for the
relatively autonomous transformation of traditional cultures in such a way
as to leave their core self-defining values intact. (Howard, 1994, p. 202)
• Enfin, le renversement de perspective ne concernant pas seulement la méthode et la
théorie, il suppose aussi une éthique. En effet, bien qu'il soit en général relativement
autonome dans son travail, le chercheur doit, à mon avis, en partager les résultats et, si
6
possible, en faire bénéficier ses interlocuteurs. Son statut ne lui confère en outre
aucune autorité particulière lui permettant de déduire les changements qui devraient
s'opérer dans la situation qu'il observe. Dans le milieu étudié, sa tâche consiste avant
tout à rendre accessibles les définitions de situation et les processus de légitimation, et à
favoriser la communication entre les cultures. Si la communication et l'étude de la
communication sont d'abord conçues ici comme un échange et comme une négociation
du sens, il importe que les termes de l'échange soient équitables. D'un tel idéal, on ne
trouve que des éléments partiels et épars dans les diverses approches interprétatives aux-
quelles j'emprunte des éléments théoriques et méthodologiques.
de paysan', Qu'une théorie suppose l'enfermement des individus dans leurs cultures
respectives, c'est, de plus, le retour à une norme. L'expérience singulière d'un anthro-
pologue est le produit de contextes historiques très particuliers à \' échelle de l'humanité,
et elle devrait par conséquent être utilisée avec une conscience critique de la position de
son auteur (Marcus et Fischer, 1986; Rabinow, 1988).
• oeuvres font désormais partie d'une formation discursive collective et anonyme qui
possède une indéniable autorité (Foucault, 1969), C'est donc par des positions indivi-
duelles et par des perspectives de groupe qui sont devenues des formations discursives
- le tout inscrit dans le vaste corpus des textes traitant de l'Afrique - que se bâtissent
les définitions de la situation et de l'intereulturalité relatives à ce continent,
pratique communicationnelle d'un temps c-Immun (Fabian, 1983, p. 71), et, enfin, de
tenir compte du fait que l'humain est un produit du langage tout autant que le langage
est une production humaine (p. 159) - ce qui rejoint finalement, sur le plan théorique,
ridée de renversement de perspective. À cela j'ajouterai que la notion d'échange,
incluant celui qui étudie, vise à renouer avec l'action afin de résorber les diStances
spatiales et temporelles. Comment est-il alors possible d'intégrer toutes les dimensions
de l'action dans une approche non seulement interprétative, mais aussi critique de
l'interculturalité? C'est la qr~on que j'aborderai maintenant.
Interculturalité et action
Lorsqu'elle s'intéresse à des sociétés qui nous sont étrangères, l'étude culturelle
•
Rabinow remarque ici que les données ethnographiques sont elles-mêmes des interpréta-
tions qui doivent être réinterprétées en fonction du contexte dans lequel elles sont
•
• produites. Ces processus commandent alors une analyse basée sur la .douhle hermé-
neutique- (Giddens. 1982. p. 7).
l)
une culture commune qui peut être définie comme l'ensemble desfails connus par ces
membres et socialement sanctionnés (p. 76). Pour qu'i! y ait compréhension partagée,
une culture commune est donc nécessaire. Par ailleurs, toujours selon Garfinkel, tout
acteur compétent est aussi un théoricien et un méthodologue des sciences sociales, un
sociologue profane (p. 30) qui sait utiliser le savoir de sens commun des structures
sociales comme une donnée d'analyse de la situation et comme une ressource pour
enquêter. Comme je le préciserai ultérieurement à propos de la méthodologie, cene
conception peut être utile à la collecte de données générales appartenant au même cadre
épistémologique que celles recueillies lors d'une étude de cas.
•
Cene notion touche les «contextuaIi~ des interactions,
• 1...) situated in space and time. lt can he understood as a fitful yet
routinized occurrence of encounters. fading away in time and space. yet
constantly reconstituted within different areas of time-~"pace. The regular
routine features of encounters. in time as weil a~ in ~"pace. represent
Il
• endogènes et des éléments exogènes. Un tel projet est donc nécessairement doublement
critique par rapport aux deux ensembles de sociétés qui sont représentés dans le
• contexte de recherche. La prise en compte des données concernant les positions
particulières (ethniques, sexuel1es, sociales, professionnel1es, etc.) de l'observateur, de
12
ses interlocuteurs et des auteurs cités constitue finalement le point central de la critique.
• QUESTIONS DE MÉTHODE
Marcus et Fischer préconisent des ..juxtapositions transculturelles- par une
approche comparative d'études r6Ilisées dans des contextes occidentaux et non occiden-
taux. Sur ce point, je partage l'opinion d'Uma Narayan qui considère que:
Perhaps we should aIl attempt te cultivate the methodological habit of
ttying to understand the complexities [, .•} involved in different historical
and cultùràJ. settings while escbewing, at least for now, the temptation to
make comparisons across such senings, given the dangers of anempting
te compare what may well he incommensurable in any neat terms.
(Narayan,1989,p.260)
Le problème qui se pose dans le cas d'une approche comparative n'est pas seulement
l'incommensurabilité des situations, mais aussi l'extrême difficulté d'éluder ce qu'on
pourrait nommer l'échange inégal entre les cultures, une situation maintes fois
dénoncée par les critiques de l'anthropologie, Avant de penser à comparer, encore
faudrait-il résoudre de façon satisfaisante les problèmes d'accès à une autre culture,
•
ainsi que les difficultés de traduction qui se posent quand les termes de r étude se
situent dans un cadre qui, sur le plan épistémologique, est dominant par rapport à
• I"objet. C'est d'ailleurs ce que souligne Johannes Fabian qui qualifie d'anifice
réductionniste la méthode comparative, ~[ ... ) that omnivorous intellectuaJ machine
permitting the "equal" treatrnent of human culture at ail time and in ail places- (Fahian.
13
•
• Premièrement, il est possible d'ajouter au cOl11us des textes qui, tout en
n'appartenant pas aux sciences humaines, traitent de généralisations. Il peut s'agir
d'oeuvres littéraires, poétiques et théâtrales ou d'autres ouvrages produit.~ par des
15
•
• Ces principes ont été appliqués à l'ensemble des données recueillies au cours du travail
sur le terrain. En résumé, les choix effectués pour la recherche ont donc été en partie
déterminés par des hasards, c'est-à-dire par de:; connaissances et des relations person-
16
nelles résultant de plusieurs années de travail dans la région étudiée. Parmi toutes les
possibilités qui s'offraient à moi au moment de choisir le lieu de l'étude, la CEAO a été
sélectionnée en fonction du principe de diversité : quel lieu pouvait me permettre
d'étudier le plus vaste éventail possible d'expériences et de situations interculturelles'?
Ce critère de sélection diffère de celui qui préside généralement à la constitution d'un
échantillon, à savoir la représentativité, sans toutefois être aléatoire.
L'énoncé présenté plus tôt, selon lequel des éléments contextuels déterminent
pour une large part la compétence intereulturelle, implique la nécessité de préciser les
éléments du contexte qui doivent être considérés. Certains étaient a priori évident.<; :
l'origine socioculturelle, la famille, l'instruction, les différents liewt de résidence et les
• expérien~ qui y ont été vécues. Mais il aurait été potentiellement réducteur de
ramener ces composantes du contexte à une 1iste préconçue, afin de déterminer un
échantillon. Le principe de diversité a permis, au cours de l'enquête, de décomposer
ces éléments, d'en introduire de nouveaux et d'évaluer leur importance respective; en
d'autres termes, d'orienter la recherche à mesure que les données étaient recueillies.
• donc de rassembler rapidement un maximum de données afin que celles-ci aient le plus
d'unifonnité possible et ne soient pas recueillies avec, de la part des interlocuteurs, une
perception trop variée du statut de l'observateur.
•
• Après la première étape, pendant laquelle l'observateur est perçu comme un
oU!sider, le nouveau statut qui se bâtit peu à peu fait en sorte qu'il est perçu en partie
comme un insider de l'organisation et de son contexte, ce qui lui permet de recueillir
18
Cet apport prend plusieurs formes. En premier lieu, il convient de rappeler que
le travail joumalistique est en principe basé sur le respect de certaines règles : le
recoupement des informations, leur mise en contexte - par exemple, la présentation
• des sources - et, lorsque c'est possible, la collecte d'une variété de point~
comme crédible par un journaliste avant d'avoir été confll'ltl6: par plusieurs sources.
qui n'ont pas grand-chose à cacher ou à vendre et qui sont volontiers coopératives
plutôt que méfiantes ou manipulatrices. Pour un journaliste qui réali.~ une enquête,
l'utilisation optimale de telles situations d'échange exige, à mon sens, deux choses :
d'une part, il doit bien connai'tre le sujet dont il est question, afin de permettre à son
• interlocuteur de dire ce qui pour lui est important (même si ce n'est pas ce qui intéresse
l'enquêteur), d'autre part, il ne doit pas hésiter à exprimer certaines opinions et à
évoquer sa propre expérience, afin de créer une relation de réciprocité. Avec des
personnes peu habituées à accorder des entrevues, ou habituées à des entrevues portant
sur des sujets autres que celui dont il est question, un journaliste expérimenté jouit de
certains avantages. Par exemple, au cours de ma recherche, j'ai réalisé que des rensei-
gnements doni jè disposais pouvaient me permettre de provoquer intentionnellement une
réponse fausse. n m'était ensuite possible, sur l'enregistrement, de noter les indices
liés à cette réponse et de les repérer de nouveau dans la suite de l'entrevue. J'ai
cependant décidé de ne pas abuser de ce procédé qui me semblait inquisitorial et peu
utile, puisque r expérience permet de développer une intuition, c'est-à-dire une connais-
sance immédiate et non raisonnée de la crédibilité d'une réponse.
En dernier lieu. dans le cas particulier d'une enquête en pays non occidentaux,
comme dans la région ouest-africaine, on apprend vite que les réseaux officiels ne sont
• que rarement utiles et crédibles. À titre d'exemple, je ne suis jamais parvenu à obtenir
• une entrevue avec un personnage officiel par l'intermédiaire des services du protocole.
Par contre, en s'adressant à des personnes proches d'un tel personnage, il est générale-
ment possible d'organiser une rencontre privée, ce qui permet en outre des échanges
20
prolongés qui se déroulent dans un climat de confiance et sans témoin officiel. Par
ailleurs, les nouvelles se trouvent rarement dans les lieux réservés à la diffusion de
l'information officielle. Un journaliste construit un réseau d'informateurs et sait quels
lieux fréquenter pour découvrir ce qui se passe de nouveau. En Afrique, c'est à
l'époque où des gouvernements autoritaires tentaient de contrôler tous les canaux
d'information que des réseaux parallèles se sont constitués. Ces derniers font d'ailleurs
appel à des processus de communication largement antérieurs aux médias. Dans les
villes d'Afrique, un journaliste acquiert ainsi l'habitude de «tourner» régulièrement, tout
comme certains citadins qui fréquentent les bars et autres lieux où l'on joue aux cartes,
aux dames, etc. Il s'agit d'une pratique cd'espionnage», dis:lit un de mes interlocu-
teurs, ou de recherche d'information, qui existe aussi en milieu rural. Elle s'effectue
• dans les marchés, sous certains arbres ou au bord des points d'eau, car c'est là que
circulent et que sont interprétées beaucoup de nouvelles, officielles ou non.
• vue et d'observation participante par rapport à ses interlocuteurs, commande que, dans
le cadre de ses recherches, elle respecte certaines règles d'éthique et de savoir-vivre.
• En l'occurrence, beaucoup de données recueillies à propos des membres de la CEAO
sont très personnelles et exigent l'anonymat. Par ailleurs. étant donné que la recherche
a été réalisée en collaboration avec cette organisation. il a été convenu que les docu-
21
ments publics qui en résulteraient seraient soumis à certains de ses membres afin de ne
pas compromettre les buts qu'ils définissent".
• question. Par ailleurs, un refus direct ou indirect de répondre à une question ou une
demande d'arrêter l'enregistrement sont aussi chargés de sens qu'une réponse.
Au fil des entrevues, je me suis rendu compte que de demander à une personne
appartenant à une culture dite «de tradition orale- de décrire certaines expériences
passées, c'était l'amener littéralement à revivre des événements dont elle parle
d'ordinaire très. peu. Cette expérience semblait très intense pour bon nombre de
personnes interrogées et je devais ajouter, à la suite de l'entrevue formelle, une séance
parfois longue de «debriefing. et un retour critique sur l'entrevue - tous deux
généralement très riches d'enseignement. Je dois aussi préciser que mon expérience me
dictait de ne pas dépasser une heure d'entrevue formelle, ce qui m'amenait à créer une
tenSion dans les échanges afin d'obtenir des réponses précises et d'arriver rapidement
aux points qui m'intéressaient. Je palliais par la suite ces indélicatesses en expliquant
en quoi elles étaient utiles.
personnes suggérées par les responsables. Quant aux règles informelles, elles sont tout
aussi nombreuses et requièrent q'Je l'on s'intéresse avant tout à la familIe, à la santé,
aux déplacements et autres événements de la vie de nos interlocuteurs".
L'Afrique de l'Ouest
L'Afrique de l'Ouest continentale compte aujourd'hui 15 États, officiellement
anglophones, francophones ou lusophones (d'anciennes colonies britanniques, françaises
ou portugaises; le Togo était allemand jusqu'en 1918), qui sont regroupés, depuis 1975,
dans la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO). Cette
région est délimitée au nord par le Maghreb et le sahara au niveau du Tropique du
Cancer, à l'est par l'Afrique de l'Est, à environ 8 à 12 degrés de longitude est, au sud
par le golfe de Guinée et à l'ouest par l'océan Atlantique (voii carte l, p. 326).
La plupart de ces États sont peu populeux, à l'exception du Nigéria qui, avec
près de 120 millions d'habitants, est le plus peuplé des 50 pays d'Afrique. Le Ghana
(16 millions) et la Côte d'Ivoire (12 millions) dépassent les 10 miI1ions d'habitants et
deux pays se situent en dessous de 1 million (L'Étal du monde, 1995). De même, les
densités de population sont très faibles dans les zones arides du nord. L'Organisation
des Nations Unies (ONU) les classe dans la catégorie des «pays les moins avancés»
(PMA), à l'exception du Ghana et du Nigéria, ce dernier étant le seul producteur de
• pétrole de la région. Les autres minéraux exploités en Afrique de l'Ouest sont principa-
lement l'uranium au Niger, la hauxite en Guinée et un peu d'or, de fer, de phosphate et
de diamants. Beaucoup de ressources restent toutefois inexploitées.
23
Les langues officielles de ces pays sont les anciennes langues coloniales, mais la
majorité des populations parle des langues vernaculaires (plusieurs centaines dans
•
l'ensemble de la région), la plupart étant classées par les linguistes dans les groupes
berbère, kwa, mandingue, ouest-Atlantique, songhaï et voltaïque. Parmi la dizaine de
langues les plus courantes, on trouve celles de certains peuples commerçants (les
Dioula) et nomades (les Peul). La connaissance de l'arabe est actuellement croissante
au nord avec la multiplication des écoles coraniques.
• xx- siècle ainsi que les indépendances, entre 1956 pour le Ghana et 1975 pour la
Guinée Bissau. seul le Libéria, fondé par d'anciens esclaves américains et devenue une
république en 1847, n'a pas connu le colonialistne (Ki-Zerbo, 1978).
Depuis les indépendances, divers types de régimes civils et militaires ont été au
pouvoir dans la région : dictatures ou régimes autocratiques de gauche ou de droite,
régimes à fondements ethniques ou révolutionnaires et, plus récemment, à l'instigation
des pays occidentaux, régimes d'inspiration ou de forme démocratiques. On y trouve
actuellement plusieurs zones de conflit à caractère partiellement interethnique (Maurita-
nie, Mali, Niger, Casamance au sud du Sénégal et Libéria) avec des tensions sociales
provenant du maintien de régimes militaires (Togo, Nigéria).
Les questions sociales sont marquées par de fortes inégalités, d'une part, entre
les différentes régions, d'autre part, entre des groupes minoritaires urbanisés ayant un
mode de vie de type occidental, et une grande majorité défavorisée et principalement
-----:::
• moyenne, près de 70% des population.~). exploitation des femmes et des enfanl~.
graphie galopante. malnutrition. chômage. exode rural, etc. (L'Érar du monde. 1994:
1995), Ces images partielles du contexte régional recouvrent toutefois une grande
:!5
démo-
•
posteolonial state. (Appiah 1992 : 165)
Alors que les Britanniques avaient maintenu en place des administrations indigènes
largement inspirées des structures précoloniales (ce qui a pu causer plus tard des conflits
ethniques, comme la guerre du Biafra au Nigéria), le projet colonial de la France visait
à créer une élite francophone homogène qui collaborerait à la gestion de structures
administratives de modèle français (d'où une intégration sous-régionale plus marquée
des États francophones). D'un côté, la perspective pragmatique, visant le développe-
ment du commerce britannique, fondait l'..indirect rule- qui gérait les territoires par
l'intermédiaire de chefferies militairement vaincues: rois Ashantis au Ghana. émirs au
nord du Nigéria. De l'autre, les idéaux universalistes français inspiraient une politique
d'«assimilation.. encadrée par une administration centralisée. En pratique, ces deux
modèles n'étaient que partiellement appliqués, mais il en a tout de même résulté
d'importantes différences structurelles et culturelles entre les États postealoniaux
anglophones et francophones (Afigbo et al., 1986, p. 1-50).
•
fi en résulte que les systèmes d'édncation sont encore largement inspirés de ceux
des anciennes métropoles coloniales et ceci à tous les niveaux. Pour ce qui est des
• études supérieures, par exemple, une grande majorité des étudiants doivent encore se
rendre soit en Grande Bretagne soit en France - selon rancienne puissance coloniale
de leur pays d'origine - pour poursuivre leur formation. Par la suite, les canaux
26
Enfin, le sens des échanges dans les domaines technique, économique et culturel
est généralement orienté selon les mêmes axes. Le réseau téléphonique offre un bon
exemple de cette situation puisque pour communiquer entre deux villes proches, rune
dans un pays francophone et l'autre dans un pays anglophone, la communication devait
encore récemment passer par la France et par la Grande-Bretagne, parcourant ainsi près
de 10000 kilomètres pour se rendre à 100 kilomètres. On remarque cependant que les
différences issues du colonialisme ont des conséquences plus prononcées pour les élites
que pour les cIasses populaires qui, elles, maintiennent d'importants canaux de circula-
~et
Ces particularités font que l'étude de l'intereulturalité dans les pays anglophones
francophones pose des problèmes distincts. J'ai donc choisi de m'intéresser exclusi-
vement aux neuf pays francophones d'Afrique de l'Ouest (Bénin, Burkina Faso, Côte
d'Ivoire, Guinée, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal et Togo) qui, bien que ne consti-
tuant pas une entité géographique distincte, partagent certains antécédents historiques
dont découlent une langue officielle et un grand nombre de traits communs.
• j'Ouest (voir carte 2, p. 327), Les frontières de ces pays, héritées du découpage
• territorial résultant de la conférence de Berlin (1887)". correspondent essentiellement
aux intérêts commerciaux et stratégiques des puissances européennes de l'époque.
27
•
divers degrés des modèles coloniaux et français. Dans le domaine commercial et indus-
triel, beaucoup d'entreprises ont une dimension sous-régionale: maisons bordelaises
(Peyrissac) ou marseillaises (Compagnie industrielle et commerciale africaine) nées à
l'époque de l'économie de traite, anciennes entreprises coloniales (Compagnie française
de l'Afrique occidentale), multinationales (Unilever) et firmes détenues par des Libano-
Syriens (Fadoul Afrique) (Coquery-Vidrovitcb et Moniot, 1984). Les principales
banques ont également une dimension sous-régionale, tout comme le franc CFA
(monnaie de la Communauté financière africaine), une devise indexée au franc français
et utilisée dans tous ces pays, à l'exception de la Mauritanie.
• fois présidents de leurs pays devenus indépendants, ils ont donc encouragé la création
d'organisations visant l'intégration de l'ancienne AOF.
• Sur le plan monétaire, les États concernés ont donné des pendants africains à
l'Union monétaire ouest-africaine (UMOA) au sein de laquelle la Banque de France
jouit d'un important contrôle en assurant la convertibilité du franc CFA. Ces
28
La seule catégorie de personnes par rapport à laquelle les données obtenues sem-
blaient peu crédibles était les femmes, en outre toujours situées au niveau intermédiaire
de la hiérarchie (cadres moyens ou secrétaires), J'ai réalisé plus tard que cette diffi-
• culté était doublement révélattice, D'une part, les rapports homme-femme en Afrique
sont empreints d'une grande pudeur, et le fait qu'un homme soulève des questions
• parfois très personnelles évoque automatiquement, pour une femme, des situations qui
n'ont rien à voir avec des questions de science ou de recherche. De plus, les rapports
homme blanc-femme noire s'inscrivent dans un contexte historique particulier où
30
l'égalité est bien loin d'avoir été la règle (Fanon, 1952, p 35-52)'·.
• dans quatre pays de la sous-région (Burkina Faso, Côte d'Ivoire, Mali et Niger).
• Aux femmes et aux spécialistes africains des problèmes de communicaùon et de
culture, j'ai également décidé d'ajouter. dans un dernier temps, des intellectuels âgés
(souvent de la première génération d·intellectuels). qui sont généralement considérés,
31
dans leur société, comme des conseillers et des sages. Lors d'un second séjour. j'ai
ainsi réalisé 23 entrevues supplémentaires, tout en assurant un suivi du travail effectué
plus tôt à la CEAO. C'est donc un total de 59 entrevues formelles qui ont été fdites.
auxquelles s'ajoutent des notes d'observation et près de 200 documents, officiels ou
non, touchant divers aspects de l'interculturalité - une somme de données recueillies
dans des circonstances particulièrement propices à la recherche.
Du local au global
Le 12 janvier 1994, alors que j'entamais mon second séjour en Afrique de
l'Ouest, une dévaluation de 50% du franc CFA était décrétée, officiellement par les
chefs d'État de la Communauté financière africaine, mais en pratique sous la pression
aussi des parents éloignés, des dépendants et des employés. Chez certains membres de
la CEAO, c'était ainsi plus d'une cinquantaine de personnes qui vivaient directement
grâce au revenu d'un cadre moyen. Le dilemme qui se posait rapidement à ces salariés
était soit de renoncer à certains attributs de leur statut (vêtements, véhicule, consomma-
tion de certains produits), soit de refuser d'assumer une part de leurs responsabilités de
solidarité familiale et sociale, ce qui, dans un cas comme dans l'autre, revenait à
abandonner ce qui constituait pour eux des valeurs importantes.
• l'espace sociaI et culturel allait s'en trouver modifié. Un pays comme le Ghana, dont
la situation était jusqu'alors peu enviable, le franc CFA y bénéficiant d'un taux de
change avantageux, était à présent considéré comme un exemple de réussite des poli-
tiques du FMI et devenait un modèle de développement. L'Europe semblait désormais
inacceS51ble à la très grande majorité. Avec le coüt accru des transports et les difficul-
tés à faire preuve de générosité, le «Vil1age- familial même devenait plus lointain.
. .
Au coeur de cette intégration forcée de la sous-région dans ce que les spécia-
listes nomment ..la logique économique mondiale- et de la nécessité d'adaptation qu'elle
suppose, se trouve l'intereulturalité. li ne s'agit plus seulement des pratiques jusque là
familières, dont beaucoup d'Africains ont une longue expérience qui remonte aux
débuts du colonialisme, mais aussi de modèles abstraits venant de l'étranger, de plus en
plus pesants, et qui exigent le recours à de nouvelles pratiques. Plus encore - c'est la
mesure de la dépendance - , ces modèles demeurent largement fondés sur les
définitions, faites ailleurs et par d'autres, de la situation de l'Afrique de l'Ouest
Les distinctions entre ces trois domaines sont loin d'être nettes. Certains auteurs
incluent dans la communication internationale et interculturelle r étude des organisations
(Gudykunst. Stewart et Ting-Toomey, 1985), ainsi que le développement (Asante et
Gudykunst. 1989), alors que d'autres conçoivent la communication interculturelle
comme une subdivision de la communication internationale et du développement"".
• Quant aux spécialistes des questions organisationnelles, il revendiquent souvent l'auto-
rité en ce qui concerne la communication dans les organisations en contexte pluricultu-
rel (Bollinger et HofSlede, 1987), la culture d'entreprise (Quinn et Mintzberg, 1992), le
34
Si, à travers les textes, l'on considère ces champs d'études et de pratiques
comme des formations discursives, il s'agit alors d'approfondir la façon dont ils ont été
historiquement constitués. Pour ce faire, il convient de situer les positions et les
intérêts particuliers des auteurs, y compris les considérations «politiques>- et carriéristes,
qui interViennent dans la prédominance de certaines conceptions sur d'autres. Car c'est
bien là l'enjeu que recouvre les définitions faites par les spécialistes. Comme le
remarque Patricia Howard, la référence au développement,
[•••) bas augmented the power of teehnocrats while invalidating alterna-
(Gudykunst et Nishida, 1989>, mais un constat doit être fait : les peTSpeCÙves sont plus
35
un reflet des contraintes des organIsatiOns auxquelles les chercheurs se rétèrent que de.~
La communication interculturelle
Les études en communication interculturelle accordaient jusqu'à présent peu
d'intérêt à l'interculturalité. Larry A. Samovar et Richard E. Poner introduisaient
d'ailleurs un des nombreux ouvrages collectifs qui meublent ce champ par la remarque
suivante qui, à mon sens, demeure toujours valide :
lnquiry into the nature of intereultural communication bas raised many
questions, but it bas produced ooly a few answers and fewer theories.
Most of the inquiry bas been associated with fields other than commu-
nication: anthropology, international relations, and social psychology
•
• Présupposant, à partir des thèses de Whorf, que les interprétations sont détermi-
nées par le langage qui crée les barrières culturelles, Hall estime qu'«il existe des
moyens de tàire tomber ces barrières. qui subsistent, même après l'acquisition du
36
langage (1973, p. 138). L'intercultura1ité est donc ici le privilège d'une elite qui, à
l'instar de l'anthropologue ou du spécialiste, comprend les mécanismes de la culture et
de la communication interculturelle'3. Comme le remarque Johannes Fabian (1983,
p. 51), les ouvrages de Hall proposent des recettes «for people who want to get things
done (diplomats, expatriate managers and supervisors, salesmen and economic advi-
sors).. Cette orientation se confirme plus tard avec la publication d'un texte intitulé
«Interculturai Communication: A Guide to Men of Action. (Hall et Whyte, 1960),
Par la suite, durant les années 1980, ce champ s'est stn1eturé avec la fondation
de sociétés savantes spécialisées (par exemple, la Intercultura1 Communication Division
de l'International Communication Association), par la publication d'une rewe (Interna-
•
n'est pas de savoir comment et à quelles fins se crée, se manifeste et se transforme la
compétence interculturelle, mais plutôt de déterminer ce qui peut être perçu. en
contexte pluriculturel, comme approprié, efficace et, finalement, rentable. À mon
sens, une question subséquente devrait être posée : qui définit la pertinence, l'efficacité
et la rentabilité et en fonction de quels critères et de quels intérêts'!
La communication organisationnelle
La même remarque pourrait être faite à propos de la communication organisa-
tionnelle, un champ d'études et de pratiques récemment établi en Amérique du Nord,
mais dont les origines remontent au JaX< siècle avec l'émergence des notions d'«organi-
sation scientifique du travail" de l'ingénieur américain Frederick W. Taylor (1856-
1915) et d'organisation «rationoelle-Iégale» du juriste et sociologue allemand Max
Weber (1864-1920), Ici encore, les démarcations entre les dimensions communication-
nelles des théories du management et de la sociologie du travail, et l'étude des organisa-
tions en communications sont extrêmement floues, L'ensemble de ces théories repré-
sente un énorme corpus dont je ne retiendrai, aux fins de la présente recherche, qu'une
part des éléments· pertinent? Pour des raisons encore plus évidentes que dans le cas
de la communication intereulturelle, les conceptions de l'intereulturalité que l'on y
retrouve découlent des contraintes organisationnelles, car la relation aux organisations
est centrale"'. La prise en compte de ces théories est ici essentielle pour trois raisons.
Premièrement, comme je l'ai déjà précisé, la référence aux organisations marque
profondément les théories que l'on rencontre dans le contexte étudié (qu'il s'agisse de
celles concernant le développement, de celles qui fondent les différentes sciences
sociales, etc,), Deuxièmement, les perspectives des gestionnaires sont également sinon
omnipotentes, du moins omniprésentes dans ce contexte, Finalement, ma recherche
• ayant été réalisée dans un cadre organisationnel. il devient possihle de confronter les
données recueillies aux théories.
39
Ici, la communication se fait surtout sous forme écrite; elle doit circuler du haut
• vers le bas à des fins de contrôle et, à un moindre degré, horizontalement pour
permettre la coordination. Il s'agit d'une conception qui suppose un effet direct des
messages selon le schéma linéaire émetteur-message-récepteur. D'après Henry
Mintzberg, ce modèle d'organisation, qu'il nomme bureaucratie mécaniste, reste la
meilleure formule d'organisation pour un service postal, une prison, une entreprise de
fabrication d'automobiles ou de transport aérien (Quinn et Mintzberg, 1992, p. 264),
mais elle est peu.propice à l'innovation et à l'intégration des idées (p. 7). La culture
et, à plus forte raison, l'interculturalité sont ici réduites à leurs plus simples expres-
sions, puisque le modèle est considéré comme universel et que l'environnement est peu
pris en compte.
d'intégration de l'organisation. Elle doit être efficace dans chaque composante, contri-
buer au fonctionnement des liaisons entre les composantes et assurer des lietts avec
l'environnement. La communication est contrôlée par les gestionnaires et, en second
lieu, prise en charge par des spécialistes de la production de documents écrits et audio-
visuels (à usage interne ou externe) ou du fonctionnement des systèmes d'information.
• complexe et dynamique qui exige une capacité d'adaptation des organisations. L'envi-
ronnement est en outre souvent considéré comme hostile dans un contexte de concur-
rence. La notion de culture organisationnelle apparaît également - ce qui révèle
encore l'influence des modèles d'entreprises japonais - mais elle tend alors à être
réduite à des aspects fonctionnels. Pour Henry Mintzberg, la culture est une idéologie
qui se développe grâce au leadership, en créant un sens de la mission et des traditions
qui se renforcent par l'identification des individus (Quinn et Mintzberg, 1992, p. 180).
ainsi que les principaux marchés de cette dernière sont des organisations occidentales,
des entreprises privées, des organismes gouvernementaux, ou encore des organisations
intentationales, qui s'inspirent essentiellement du modèle de la contingence. Il convient
également de noter que la contingence tend actuellement à cohabiter avec les modèles
plus mécanistes appliqués dans les organisations africaines francophones, du fait de la
formation occidentale des gestionnaires africains (et ceci en dépit du fait que les jeunes
gestionnaires jouissent généralement de peu d'autorité).
Une troisième approche des organisations, l'école des relaIions humaines, est un
peu antérieure à la précédente et peut être considérée comme complémentaire. Elle
coexiste avec les écoles classique et né<Klassique, mais s'intéresse à un objet diftërent ;
Dans le cadre des relations humaines, la culture est morcelée à l'extrême. Les
croyances sont avant tout individuelles, elles sont partagées par les membres de cliques
et fondent les rapports sociaux dans l'organisation. L'interculturalité est prise en
compte uniquement sous l'angle particulier d'un de ses effets potentiels; l'influence-
qw n'est pas exclusivement reliée à l'interculturalité. Il convient de noter à ce propos
que, dans le cadre de la présente étude, beaucoup de personnes rencontrées peuvent être
considérées comme des leaders d'opinion dans leurs groupes d'appartenance.
• La notion de leadership" reste cependant ambiguë, en milieu pluriculturel du
moins, car la capacité d'influence demeure relative à un groupe singulier. Dans le
contexte africain, si l'on considère l'influence que procure, vis-à-vis du groupe d'appar-
42
Une quatrième approche des organisations est fondée sur le paradigme interpré-
tatif, fréquemment assimilé à un courant critique (Putnam, 1983, p. 48). Sous sa forme
naturaliste, cette approche suppose que l'organisation n 'existe pas comme telle, mais
qu'elle soit socialement créée, maintenue et transformée. Quant à l'environnement, il
est conçu comme le produit de l'cenaaion.., «constitué par l'action des acteurs interdé-
rôles"'. Dans la plupart des organisations. «QI leasr two meaning system.~ prevail:
managerial and nonmanagerial" (Stnircich. 1983. p. 225) - ce qui représente. à mon
sens. une conception appropriée à l"étude des organisations africaines.
Quant aux limites de rapproche interprétative des organisations. elles ont été
relevées par Stanley A. Deetz et Astrid Kersten qui y remarquent la tendance à une
réduction de ce qui concerne les rapports de pouvoir (1983, p. 152). Linda Smircich
(1983, p. 228) signale aussi que ..bureaucratie forms of control depersonalize power» et
suggère de participer à des changements organisationnels :
If managers are to draw fully upon the interpretive pel spective in the
practice of organizing they will re-cognize the need to design organiza-
tional processes that give voice to those interests that are not normally
La commUDieation et le développement
Les théories en communication et développement sont nées des besoins organisa-
tionne1s, eux-mêmes déterminés par des considérations politiques. Eilesont été précé-
dées par des pratiques dans lesquelles l'on retrouve, explicitement ou implicitement,
• une conception de la communication. En Afrique de l'Ouest francophone, le thème du
développemenr a remplacé, après les indépendances, la mise en valeur instituée par le
système colonial français. La notion de développement est apparue d'abord aux États-
44
Unis. Issue du plan Marshall pour la reconstruction de l'Europe en 1947, elle est
évoquée par Harry Truman dans son discours inaugurai du 20 janvier 1949 (Sachs,
1992), puis inspire un programme lancé en 1962 par John Kennedy, l'Alliance pour le
progrès (Manelan, 1986, p. 232), avant d'être reprise par de nombreuses organisations
internationales, gouvernementales et non gouvernementales.
Née dans les années 1960, la thèse de la modernisation est basée sur une concep-
tion persuasive de la communication qui suppose un effet direct des messages. D'après
Wilbur Schramm :
Development L••• J involves the increasingly effective penetration of the
mass media system into aIl the separate communal dimensions of the
nation; while at the same time the informaI systems must develop the
capacity 10 interaet with the mass media system, benefiting from the
greater flow of communication but aIso maintaining a sense of
community L•••) (1967, p. 16).
Dans cene perspective, le développement exige un changement de mentalité qui est le
produit de l'empathie, une <apaci.té de se percevoir dans la situation de l'autre>o32
(Lerner, 1964), cet «llUtrl> étant l'Occidentaiqui constitue un modèle pour l'individu
•
transitionnel, premier acteur du développemœt. L'intercultura1ité reste donc ici, plus
largement certes que chez E.T. Hall, le privilège de l'OCcidental ou de l'Occidentalisé.
~;.-:'
• Durant les années 1970. des modes d'intervention à un niveau plus micro se sont
répandus, visant la diffusion de l'innovarion, «une idée, une pratique ou un outil perçu
comme nouveau par un individu." (Rogers, 197\). On retrouve dans cene th~rie le
45
Ces trois grandes écoles de pensée ont évolué par la suite. Bien qu'elles soient
définition endogène. Les conceptions de la culture et, à plus forte raison, celles de
l'interculturalité sont réductrices. La culture est généralement considérée comme un
frein au changement et certaines conséquences potentielles de l'intereulturalité -
l'acculturation et l'assimilation - comme une condition du changement.
• sont le plus souvent remplacés par de nouveaux, qui ajoutent aux premiers des éléments
accentuant certains aspects de la participation, de l'écologie (Servaes, 1991) ou parfois
de la spiritua1ité (Mow1ana et Wilson, 1990)". Mais en pratique les fondements
épistémologiques des théories demeurent les mêmes. Ils se situent en Occident et sont
exportés ailleurs.
• communauté spécifique avec ses lieux d'échange, la reconnaissance dans les sphères
• universitaires (Kuhn. 1962) et organisationnelles et. sunout. le maintien des
d'action qui inspirent largement nos perspectives.
47
possihilité.~
•
Ce sont d'autres formations discursives, d'autres disciplines ou champs d'étude
qui ont contribué à élaborer l'image aetue11e de l'Afrique"subsaharlenne et ses défini-
tions implicites de l'intereulturalité. Cet énorme corpus de textes qui remontent à
l'antiquité peut chronologiquement être subdivisé en deux. Dans un premier temps s'est
constitué l'image d'un continent en dehors de l'histoire; une image qui, comme le
démontre Johannes Fabian (1983), est toujours entretenue par une grande partie des
textes anthropologiques. Dans un second temps, depuis les débuts de la lutte contre
l'esclavage et le colonialisme, les textes ont échafaudé un continent appartenant à un
vaste ensemble indifférencié qu'ü est convenu de nommer le tiers-monde.
L'image de l'Afrique édifiée par les textes est le fruit d'une double négation :
négation de l'histoire spécifiquement africaine et de la contemporanéité de ses acteurs,
mais aussi négation de l'immensité, de la diversité et des spécificités d'un continent.
•
L'Afrique fut d'abord,se1ou le terme de Valentin Y. Mudimbe (1988), une
invention des voyageurs, des explorateurs et de ceux qui ont écrit à partir de leurs
_o. - _.".
• récits. D'après J,)seph Ki-Zerbo (1978, p. 13), les documents traitant de l'Afrique
peuvent être classés dans les catégories suivantes : documents de sources antiques
(égyptiennes, nubiennes, gréco-latines), arabes, occidentales ou de sources africaines
48
«récentes-.
Après l'époque antique, des textes en arabe (dont les auteurs ne sont pas
toujours arabes) piésentent des données de première ou de seconde main sur l'Afrique
de l'Ouest, remontant au début de notre millénaire. On constate que certaines de ces
données ont été reprises par des auteurs occidentaux, alors que d'autres demeurent
aujourd'hui encore totalement ignorées. Les plus connus de ces textes sont de Ibn
• Banouta (1304-1377) et Ibn Khaldoun (1332-1406). Puis, à panir du la fm du XVl1l'
siècle, des explorateurs comme Mungo Park (en 1795), René Caillé (en 1827) ou
Heinrich Banh (en 1850) ont voyagé à l'intérieur de l'Afrique de l'Ouest, ouvrant la
49
voie aux expéditions militaires, comme celle de Binger (en 1889), puis aux fonction-
naires, aux commerçants et aux anthropologues.
Sur les sédiments de ces premiers écrits s'est bâti l'Africanisme", un ensemble
de disciplines géographiquement spécialisées, au centre desquelles se trouve l'anthropo-
logie - qui a largement contribué au colonialisme, voire collaboré avec lui, comme
l'avoue Georges Balandier (1982, p. X)31. Bien qu'elle ait évolué depuis l'époque où
elle prétendait que les sociétés africaines étaient an-historiques, une grande part de
l'anthropologie contemporaine, qu'elle soit française ou anglo-saxonne, contribue à
maintenir l'Afrique en dehors de l'histoire et les Africains en dehors du temps contem-
porain (Fabian, 1983).
-fait culturel. (p. 16) que constitue l'idéologie tiers-mondiste sont doubles. On y
de ce
trouve, d'une part, une notion centrale au christianisme, la faute originelle qui suscite
50
une culpabilité et, d'autre part, la trdIlsposition de la notion de lutte des classes sur la
scène internationale, la thèse de l'impérialisme de Lénine. J'ajouterais que, dans le
courant tiers-mondiste francophone, dans lequel se situe Bruckner, l'influence des
Lumières qui fonde le républicanisme est également présente. Par contre, dans le
monde anglo-saxon, c'est parfois le relativisme culturel qui marque l'humanisme tiers-
mondiste (Bruckner, 1983, p. 193-194).
•
• Tout particulièrement dans la sphère francophone, les divers courants de
lïdéologie tiers-mondiste considèrent de nombreux éléments des cultures africaines
comme un frein au changement et à r interculturaiité - dans le sen.~
51
de r acquisition de
la pensée tiers-mondiste occidentale ou occidentalisée -, comme la solution aux
problèmes exogènes ou culturels. Le changement suggéré n'implique aucun renverse-
ment de perspective, car celui qui adhère à l'idéologie tiers-mondiste, c'est-à-dire
r auteur de la thèse proposée et ses disciples, est exclu du problème. On trouve ici une
vision quelque peu manichéenne et simplificatrice avec, d'une part, des bons et des
méchants, ceux qui possèdent la solution et ceux qui sont responsables du problème et,
d'autre part, la masse indifférenciée, quasi infantilisée, des sous-dive/oppës'".
Comme je rai déjà indiqué, en Afrique francophone, les premiers sont surtout
marqués par les mouvements anti-colonialisœs dont certains des principaux acteurs ont
été des gens de lettre, comme Léopold S. Senghor (1964), un des penseurs de la
• Négritude, et Cheik Anta Diop (1955; 1960) qui a tenté de donner des fondements au
panafricanisme. La deuxième catégorie, celle des textes locaux parfois qualifiés de
• -traditionalisteS», regroupe des autobiographies dans lesquelles des Africains iIlSlTUilS
tentent de dire ce que sont leurs racines cu1wrelles (Laye, 1953, 1978; Bâ, 1973. 1980.
1992, 1994). On Yretrouve également des textes qui traitent du passé et du présent des
52
sociétés africaines (Bonkian, s. d., Kane, 1961, 1978; Kourouma. 1968; Sow. 1983;
Sow FaU, 1982). Du côté anglophone, la riche littérawre nigériane évoque fréquem-
ment des groupes culwrels que l'on retrouve dans les pays voisins francophones
(Soyinka, 1984, 1986). Le troisième groupe de textes rassemble les écrits de
philosophes et critiques littéraires africains qui s'intéressent aux sciences humaines et à
la littérawre africaine. Quand ils ne vivent pas en Occident (Kwame A. Appiah et
Valentin Y. Mudimbe), ils n'en restent pas moins proches d'écoles de pensée occidenta-
les (Paulin Hountondji et Kwasi Wiredu). Enfin, on peut également ranger dans cene
dernière catégorie certains romans ou essais d'Occidentaux qui décrivent une expérience
en Afrique (Barrot et Drame, 1993, Gordimer, 1993, Harris, 1992, Londres, 1929,
Pisani, 1988).
Le chapitre 2 traitera de ceux que l'on nomme parfois en Afrique les Blancs-
noirs (Bâ, 1994, p. 187), c'est-à-dire les Africains instruits qui constituaient la plus
grande partie de mes interlocuteurs. Par rapport à l'étude de l'intereulturalité, ces
personnes me semblaient a priori être les plus susceptibles d'avoir développé une
compétence et une conscience dans tout ce qui touche les échanges intereulwrels, parce
qu'elles avaient le plus vécu d'expériences dans ce domaine. Mais leur situation est
double. D'un côté, les Blancs-noirs sont membres d'un groupe culwrellement dominé
•
• dans les relations avec des interlocuteurs occidentaux et. de l'autre. ils sont considérés.
dans leurs sociétés. comme une élite privilégiée.
53
Une question, à mon sens. essentielle se pose par rapport aux Africains
instruits: dans le contexte étudié. ce groupe peut-il être considéré comme relativement
homogène (ainsi que le prétend la majeure partie des textes) ou bien ses membres
restent-ils marqués par les singularités des cultures dont ils proviennent et par d'autres
composantes de leurs positions'? Quelles pourraient alors être les conséquences de ces
singularités par rapport à l'interculturalité'? r aborderai ces questions en considérant que
le Blanc-noir n'est pas seulement le fonctionnaire de la CEAO, mais aussi l'intormateur
de l'anthropologue et récrivain ouest-africain, par exemple. Dans les différentes
positions qui sont les leurs, comment ces personnes perçoivent-elles et comment vivent-
elles les relations avec leurs pairs, avec les membres de leur communauté d'origine.
avec les autres Africains et avec les Blancs, de différents groupes'?
• de même que des anthropologues et des spécialistes en sciences humaines, qui ont
oeuvré en Afrique de l'Ouest francophone.
• Le dernier chapitre, par une synthèse des précédents, tentera de dégager la
validité de ces grandes catégories (Africains instruits ou non et Blancs, de dive.-ses
nationalités) que r on retrouve généralement dans les textes qui traitent des questions
54
interculturelles. Il s'agira également de revenir sur les concepts dont je me suis servi
pour réaliser cette étude. En particulier, la question se pose de déterminer comment la
position doit être définie pour permettre d'approfondir la notion dÏnterculturalité, ses
fondements et ses manifestations. Cette tiche devrait par la suite permettre de reconsi-
dérer les éléments théoriques et la méthodologie utilisés pour la recherche, ainsi que les
différentes thèses qui prévalent actuellement par rappon à rinterculturalité - ce qui,
dans le contexte étudié, pourrait également avoir des incidences sur d'autres domaines,
tels que la communication organisationnelle et tout ce qui concerne le développement.
Puisque ce travail est né d'une pratique et qu'il fut réalisé avec une intention
pragmatique, une question essentielle doit enfin être abordée : quelles pourraient en être
•
• NOTES
55
2. À ma connaissance, ce phénomène n'a jamais été étudié sous l'angle d'une approche
communicationnelle. Certains anthropologues se sont bien intéressés aux transforma-
tions des savoirs locau."I: et au caractère hégémonique des entreprises de développement
(Hobart, 1993), mais en accordant toujours plus d'attention aux manifestations de la
domination qu'aux processus de résistance produits par une compétence communication-
nelle et interculturelle.
3. Cette expression est empruntée au philosophe belge Raoul Vaneigem qui l'utilise
dans son ouvrage Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations (1967,
p. 194) : «Renverser la perspective, c'est cesser de voir avec les yeux de la commu-
•
nauté, de l'idéologie, de la famille, des autres." J'estime que cette notion appliquée à
la recherche exige une définition plus précise et que, contrairement à ce que préten-
dent nombre d'auteurs, le «renversement» (shift) opéré par les approches interpré-
tatives n'est souvent que partici, faute d'inclure des dimensions critiques et éthiques.
4, Ce qui est vrai peut être considéré comme la réalité qui, d'après Peter Berger et
Thomas Luckmann (1986, p. 7), est «une qualité appartenant à des phénomènes que
nous reconnaissons comme ayant une existence indépendante de notre propre volonté
(nous ne pouvons pas les "souhaiter")". Il en résulte que l'on peut comprendre: «1... 1
la "connaiSSMce" comme la certitude que les phénomènes sont réels et qu'ils possèdent
des caractéristiqiJès spécifiques>-.
5. La réflexivité peut être ici comprise dans le sens que lui donne Judith Okely
(1992, p. 24) : «1...) reflexivity forces us to think through the consequences of our
relations with others, whether it be conditions of reciprocity, asymmetry or potential
exploitation."
6. Goffman remarque d'ailleurs lui-même: «For Western science can be seen as but
one e;xp.tession of a general etnpiricism and rationality that every society must have à _~""
good bit of in various sectorS of its undertakings, eise the reproductive cOntinuity of its '
members could never have been achieved." (1974, p. 2(0)
• France, poUirait être considérée comme une. tentative partielle dans ce sens. Mais le
• choix effectué par Diallo d'un objet comme les guérisseurs africains en France ne
correspond pas totalement à la définition de Marcus et Fisch...r rour un tel projet.
8. Je laisse ici de côté le débat sur le bien-fondé d'une opposition entre la théorie et la
56
pratique, considérant qu'il existe effectivement une distinction entre l'étude intercul-
turelle sur un lieu d'interaction, laquelle étude concerne des pratiques communication-
nelles limitées dans un temps et dans un espace de coprésence des acteurs, et d'autres
approches d'un !clle étude interculturelle qui sont situées ailleurs.
9. Pour qui a été journaliste, ces deux principes correspondent finalement aux règles de
diversifiearïon des sources et de recoupemenr des infonnarïons, l'expérience et l'intui-
tion permettant d'évaluer ce qui peut être considéré comme nécessaire et suffisant à la
validation. Des erreurs peuvent se produire en journalisme, mais certaines sont parfois
si coûteuses qu'il convient de tout faire pour les éviter. Je dirais qu'il devrait normale-
ment en être ainsi pour les enquêtes en scietices humaines.
10. Un mensonge pourrait ici être considéré comme une proposition non crédible, si
l'on se base sur le sens commun partagé par les membres de l'organisation.
Il. L'évaluation des applications potentielles pouvant résulter de cene recherche était
considérée comme importante par deux organisations qui y étaient associées : le Centre
12. À mon avis, les techniques d'écriture journalistique peuvent également contribuer
aux procédés narratifs utilisés pour la mise en forme des résultats d'une recherche.
13. La CEAO a été pratiquement démantelée et l'organisme qui doit lui succéder,
l'Union économique et monétaire ouesr-tifricaine (UEMOA), ne fonctionne pas encore.
L'application de ce principe pourrait se faire par la consultation d'anciens membres de
la CEAO ou d'autres personnes oeuvrant dans le domaine de l'intégration régionale.
14. Goffman (1973a, p. 107) remarque d'ailleurs que: -Dans l'étude des organisations
sociales, ü importe de décrire les normes de bien.<éance dominantes; c' est là quelque
chose de difficile, parce que les informateurs et les chercheurs ont tendance à considérer
.un grand nombre de ces normes comme allant de soi l...l." L'observation d'une
oi'ganisation africaine révèle deux niveaux de normes: les normes bureaucratiques (de
modèle français), coaespondant à la hiérarchie formelle de l'organisation, et les normes
plus locales ou régionales, plus complexes à comprendre car très diverses.
15. S'Ü ne fait aucun doute que le Sahara fut à l'époque néolithique une région
• humide, l'unanimité ne règne pas parmi les spécialistes quant aux raisons de l'assèche-
ment de cette région.. L'étude de l'évolution récènte de la situation au Sahel semble
• cependant étayer la thèse selon laquelle la désertification serait le résultat d'un cumul
de facteurs climatiques et humains interdépendants. Voir à ce ~lIjet Pierre Rognon.
Biographie d'un désen, 1989.
57
16. Voir à ce sujet «Les arbres sacrés du Sahel. (Péricard, 199Ob). Je rapportais en
outre dans cet article que, d'après plusieurs biologistes ouest-africains. ce ne seraient
pas les pratiques locales qui auraient produit la désenifieation dans les pays du Sahel.
Ce seraient au contraire certaines prescriptions des experts occidentaux qui auraient
fait adopter, par les gouvernements de la région, des règlements sur Iïnterdietion des
feux de brousse et de la divagation du bétail : ces règlements auraient acceléré les
processus de dégradation de l'environnement déjà entamés par l'abandon et la
transformation des techniques culturales sécula:res.
•
18. Au printemps 1995, l'UEMOA ne fonctionnait pas encore et il ne restait de la
CEAO qu'une structure minimale pour régler les affaires courantes. Au-delà des
discours et des textes, ces derniers n'étant pas appliqués, la volonté politique de réaliser
l'intégration régionale ou sous-régionale semble très limitée. Les analyses faites par
beauCOUJl de mes interlocuteurs, comme l'étude des procès-verbaux des rencontres de
chefs d'État et de ministres (CEAO, 1987; 1989b; 1991a; 1991c; 19913), révèlent
finalement que les décideurs sont plus préoccupés par leurs prérogatives nationales.
voire personnelles, que par l'interdépendance économique de leurs pays. Cette d::.mière
existe pourtant en pratique. bien qu'elle soit contrariée par des barrières douanières et
administratives; elle est même particulièrement cruciale pour les pays enclavés (Burkina
Faso, Mali et NIger) ainsi que pour les petits pays (Togo, Bénin).
20. «1•••] it is possible that the way we construet gender is not neœssarily universal
over time and place-, affirment Suzanne J. Kessler et Wendy McKenna.
-
21. Ce passage est basé sur l'analyse de journaux de plusieurs pays (Bénin, Burkina
Faso, Côte d'Ivoire, Mali, Niger et Sénégal), publiés en janvier et en février 1994.
23. Cette équation de E.T. Hall, qui suppose que la compréhension de la différence
58
24. Même sur le plan épistémologique, certains auteurs remarquent (après avoir noté
les traits communs entre perspective systémique et tradition positiviste) que le
renversement n'e;;t que superficiel: «1...) humanistic theories 1...1 use sorne of the
systems theoric principles» (Kim et Gudykunst, 1988, p. 18).
25. Le mot clé «organisation" renvoie à plus de 10 000 documents répertoriés dans les
bibliothèques de l'Université du Québec à Montréal et à plus de 16000 dans celles de
l'Université McGill. Par contre, dans ces mêmes bibliothèques, on ne compte
respectivement que 265 et 136 entrées à la rubrique «communication et organisation".
En pratique, beaucoup de références utilisées en communication organisationnelle sont
empruntées à d'autres disciplines, surtout au management et à la sociologie du travail.
26. Charles W. Redding (1985, p. 24-25) signale par ailleurs que la communication
organisationnelle'est née durant la dernière guerre et que ses fondements se situaient
dans le cadre d'une «triple alliance» : l'université, l'armée et l'industrie.
27. Dans son ouvrage Management and Ideology: The Legacy ofthe International
Sdenliftc Management Movement (1980), Judith A. Merlde consacre un chapitre aux
spécificités de la bureaucratie et du management en France. Elle écrit que le
eFayoüsme [de l'ingénieur des mines Hemy Fayol (1841-1925)1 was a doctrine of
leadership, suited to stable societies with fixed class differences; in appealing to those
at the top, it circumscribed the area of its own success, limiting its spread to executive
personnel" (p. 160). Ce modèle est clairement celui qui prévalait dans l'administra-
tion française à l'époque de la décolonisation et qui, par la suite, est demeuré celui
des bureaucraties d'Afrique francophone.
• 28. En management, le -leadership. est perçu comme une des fonctions clé de la
gestion des organisations. EOI 1974, on comptait déjà plus de 3 000 articles sur ce
sujet (Clark, 1985, p. 56).
59
29. Selon Karl E. Weick, il convient de considérer -1 •.. 1an environment which is
constituted by the actions of independent actors-.
30. D'après Erving Goffman (1973a. p. 98). -1 ...) chaque organisation peut être
considérée comme un lieu où l'on dispose d'un certain nombre de personnages à
attribuer à de futurs acteurs et comme une col1ection d'appareils symboliques et
d'accessoires cérémoniels à réparti!'l>.
31. -If people want to change their environment, they need to change themselves... not
someone else-, affirme Karl E. Weick (1979, p. 152), cité par Linda Smircich.
32. «Empathy, to simplify the matter, is the capacity to see oneself in the other fel1ow's
situation." (Lerner, 1964, p. 50)
33. «An innovation is an idea, practice or object perceived as new by an individual."
(Rogers, 1971, p. 19)
36. Je dirais que, plus généralement, la recherche sociologique franc;aise en Afrique est
caractérisée par une tendance à aborder des objets à un niveau très large ou par d:s
généralisations. Anthony Giddens (1979) souligne fort justement les dangers d'une tel1e
propension. En outre, comme l'écrit Michel Maffesoli dans la préface de la traduction
de l'ouvrage de Berger et Luckmann (1986), «l...] dans la lignée des grandes "cons-
ciences" intel\ectuel1es, le sociologue français est naturellement moraliste. Il a tendance
à vouloir déterminer ce que "doit être" la société présente ou à veni!'l>.
•
canadienne des études africaines, la Société des africanistes de France et leurs homolo-
gues dans les autres pays occidentaux. Ces délimitations à caractère exclusif se sont
• maintenues malgré des ohjections comme celle d'Edward W. Said (1980, p. 66) :
.P-drler d'une spécialisation scientifique comme d'un "domaine" géographique est 1... \
bien révélateur, puisque personne ne va imaginer un domaine symétrique, r"occiden-
talisme" .-
60
38. Balandier écrit: «11 nous avait été demandé d'étahlir une sorte de "bilan" quant à
deux peuples - Les Fang du Gabon et les Ba-Kongo du Congo - qui s'imposaient à
l'attention des autorités administratives par leur "reprise d'initiative" et leurs entreprises
novatrices.- En d'autres termes, l'administration coloniale demandait à l'anthropologue
d'analyser la situation des peuples qui refusaient de se soumettre à son autorité.
39. René Dumont (1962) fut l'un des premiers tiers-mondistes à ne pas chercher de
coupables uniquement en Occident, en désignant les paysans comme responsables de la
dégradation de l'environnement africain, à cause, prétend-il encore aujourd'hui, de leur
tendance à se reproduire de façon inconsidérée. Pour ma part, je n'ai jamais rencontré
d'intellectuel africain qui adhère à cette thèse, même parmi ceux qui choisissent d'avoir
peu d'enfants. La responsabilité endogène se retrouve d'ailleurs de plus en plus dans
les textes, particulièrement d'auteurs africains. Un cas extrême est la thèse d'un
manager formé aux États-Unis, Daniel Etounga-Mangue11e (1992), qui prétend que le
sous-développement est d'abord causé par la culture africaine, car ces pays où l'on
•
retrouve «l'enflure de l'irrationnel- (p. 60) dans «des sociétés cannibales et totalitaires-
(p.74) auraient besoin d'un «ajustement culturel-.
•
• Chapitre 2
Blancs-noirs et interculturalitê
61
•
ce qui les différencie des Blancs et des autres Africains, mais aussi ce qui les distingue
les uns des autres. Comment est-il alors possible de les caractériser'!
collaboranr. L'acculturé était celui qui avait adhéré au projet d'assimilation des
Français. Dans cette catégorie. les plus engagés dans le projet colonial étaient des
Sénégalais vivant dans les «quatre communes» (Dakar. Gorée, Rufisque et Saint-Louis)
dont les habitants - noirs ou créoles - étaient devenus, dès 1887, des citoyens
français, avec leurs institutions propres et leur représentant au parlement français
(Brunschwig, 1983). Mais l'idéal universaliste de l'assimilation demeurait en contradic-
tion avec les politiques et avec les pratiques coloniales, ce qui a inspiré, chez les
intellectuels africains, un courant dont l'objectif était d'cassimiler et non d'être assimi-
le> (Senghor, 1964) : le mouvement de la Négritude. Il visait un métissage culturel
qui, sans renier l'héritage africain, adoptait la science et certains aspects de 1'1 pensée
occidentales. En d'autres termes, la Négritude tendait à formaliser l'expérience
•
Du point de vue de la division "officielle" des classes, j'étais un sujet
français lerrré, né au Soudan et non au Sénégal, donc juste au-dessus de
• la dernière catégorie. Mais selon la hiérarchie indigène. j'étais incontes-
tablement un blanc-noir. ce qui. on ra vu. nous valait quelques privilè-
ges - à cene réserve près qu'à répoque le dernier des Blancs venait
toujours avant le premier des Noirs... (p. 187)
63
Beaucoup de mes interlocuteurs des pays sahéliens étaient parmi les premiers
réticents, ils désignaient des enfants de leurs sujets pour remplacer les leurs. D'émou-
vantes anecdotes m'ont été contées sur les circonstances qui ont déterminé l'entrée à
récole de ces enfants qui, plus tard. sont eux-mêmes devenus des notables grâce à l'ins-
truction. Un cadre supérieur de la CEAO se souvenait ainsi que. alors qu'il était
orphelin et berger et qu'il passait à côté du chef du village. il fut montré du doigt : «cet
enfant 1à, il faut l'envoyer à l'école». Plus tard, ces enfants que l'on considérait parfois
comme étant porteurs de malédiction' sont devenus des interprètes pour leur village,
pour leur communauté d'origine'.
• ne, ou encore des interlocuteurs locaux capables de communiquer en français sur les
questions qui intéressaient l'administration. Mais à cette stratégie appuyée par la force
répondait parfois, chez les Africains, des stratégies de résistance qui visaient l'acqui-
sition d'habiletés communicationnelles et culturelles au profit de la communauté. Ces
dernières stratégies étaient parfois délibérées et collectives. Les chefs de plusieurs
ethnies (en particulier les Songbay-Zarma du Niger, les Mossé du Burkina Faso et les
Toucouleur du Séilégal et de Mauritanie) ont décidé, après l'invasion coloniale, d'en-
voyer certains de leurs enfants à l'école française tout en maintenant des contacts très
étroits avec eux, ce qui leur permettait de disposer plus tard de contacts privilégiés avec
des membres de l'administration. 11 s'agissait d'une décision douloureuse :
Les Blancs sont venus par le fleuve, des bateaux à vapeur avec des
canons. ils ont débarqué et ils ont balayé les villages toucouleur en moins
d'une semaine. Donc les anciens se sont réunis et ils ont accepté de
«mourir dans leurs enfants» l...) pour «apprendre à vaincre sans avoir
raison••'
Après l'invasion coloniale, les chefs toucouleur ont ainsi réalisé qu'en )X'SSédant, par
Aidés par une série de hasards, quelques enfants ont eu la poSloibilité de choi~ir
les pays côtiers et ceux dont des parents avaient déjà été scolarisés étaient beaucoup
plus fréquemment envoyés à l'école, alors que cenains de leurs frères et, sunout, <le
leurs soeurs devaient rester à la maison où l'on avait besoin de main d'oeuvre. Je dois
d'ailleurs souligner ici que toutes les femmes instruites que j'ai rencontrées appane-
naient à une deuxième génération au moins de scolarisés.
déjà scolariséeS et dans laquelle l'on trouvait des auxiliaires coloniaux, à différents
• niveaux, ainsi que des contacts plus ou moins étroits avec des coloniaux ou des
auxiliaires. Le statut socio-etbnique et l'appartenance ethnique furent aussi parfois
• déterminants, car l'on constate que certains groupes sont demeurés longtemps réfractai-
res à la scolarisation et d'autres, marginalisés, ont été largement exclus du système
scolaire et universitaire après les indépendances. Dans ce dernier groupe, certaines
66
personnes sont des exceptions. Elles apparùennent soit à des ethnies marginales (dans
leur pays), qui ont parfois maintenu des vélléités sécessionnistes après les indépendances
(par exemple, les Diola de casamance au Sénégal ou les Touareg du Sa\tara nigérien et
malien), soit à des groupes considérés comme acéphales par les anthropologues, c'est-à-
dire de petites ethnies, sttr les plans démographique et territorial, dont la hiérarchie
traditionnelle était peu organisée et dont la culture s'est largement transformée sous l'in-
fluence des colonialistes - qui trouvaient en eux des auxiliaires plus dociles que les
membres des ethnies dont les structures coutumières demeuraient fones. J' approfondi-
rai plus loin dans ce chapitre le cas des membres de groupes marginaux ou marginalisés
qui, comme celui des femmes, présentent un intérêt parùculier pour l'étude de l"in-
•
terculturalité, car ils constituent des groupes dominés parmi les Blancs-noirs. Leurs
stratégies cl'mmunicati<>anelles ne sont plus essentiellement dictées par la communauté,
elles sont aussi largement individuelles.
• un cadre beaucoup plus large que celui de la famille nucléique, dans un groupe d'âge
• où l'éducation est tàite par un «oncle» ou par une «tulte» (qui peuvent être des parents
lointains). La fréquentation de l'école primaire, généralement située à une distance de
leur village qu'il était possible de parcourir à pieds matin et soir, n'était pa.~ vécue
67
comme un déracinement. Les jeunes élèves avaient tôt fait de constituer des groupes
d'âge, lieux de solidarité régis par des règles familières. L'apprentissage des diftëren-
tes matières enseignées semblait aisé à des enfants entraînés à la mémorisation, particu-
lièrement à ceux qui avaient déjà fréquenté une école coranique où l'on devait retenir de
longs textes en arabe. Beaucoup d'entre eux disposaient d'un avantage provenant des
habiletés communicationnelles propres à leur culture.
Dans les pays tardivement colonisés, le contact avec des enseignants et avec des
cadres scolaires, auxiliaires antillais ou africains, et surtout avec des Blancs, pouvait
susciter une certaine crainte. Un de mes interlocuteurs se souvenait de l'arrivée, en
1913, du premier administrateur militaire français sur la place du marché de Kaya
• (Burkina Faso). Ce dernier était porté par quatre Noirs, dans une chaise surplombée
d'un parasol, et encadré par une troupe de cavaliers armés :
ce qui m'a frappé à l'époque, c'était son odeur. Mais c'était tbrt, j'ai
gardé cette mémoire olfactive [.•. J, et puis alors ce qui m'a fait peur,
c'est qu'il était rouge, ça surprend, je n'avaisj3lllais vu ça. Et puis cet
homme, il avait des moustaches [...J,
Après le premier contact, la peur est devenue plus concrète. Les Africains se souvien-
nent aussi des réqilisitions, de l'impôt, du service militaire et des travaux obligatoires,
des châtiments corporels à l'école (la «chicotte») et de l'arbitraire de l'administration.
D'après un Nigérien: "Pour n'avoir plus du tout peur du Blanc il a fallu attendre 1945,
après la dernière guerre mondiale», et même plus tard dans beaucoup de caS.
Pour ces enfants, le choc principal était clairement une prise de conscience du
fait qu'en s'éloignant du village il devenait possible de connaître la solitude, ce qui était
une sensation insupportable: «Si tu es seul, tu n'es rien-, La solitude n'existe pas dans
• un village l!fricaïn, pas plus que l'intimité avant le mariage, Une de mes interlocutrices
me confiait que la chose la plus difficile pour elle fut d'apprendre à dormir seule dans
une chambre fermée, Par contre, l'adaptation à un environnement physique nouveau
(ville, pensionnat, dortoirs, longues périodes d'études) était rarement douloureuse,
Même l"arbitraire du système scolaire était généralement bien supporté, Par exemple,
l'orientation des élèves était généralement décidée par l'administration, en fonction des
places disponibleS, de la planification administrative des besoins ou des bourses données
par les bailleurs de fonds. Beaucoup d'étudiants devaient s'orienter vers des domaines
autres que ceux auxquels ils aspiraient et c'est généralement sans grande difficulté qu'ils
semblaient accepter cette décision. C'était en particulier le cas des femmes, qui étaient
envoyées dans des institutions catholiques et qui étaient orientées vers des professions
traditionnelles, comme le secrétariat ou l'assistance sociaJe.
• n'était pas perçu comme très important. En revanche. les modestes bourses qui
• permettaient de se procurer vêtements et menus objets étaient très estimées. Quant au
statut d'élève, celui-ci leur valait rapidement une certaine consiC:ération dans la commu-
ttauté. Les jeunes instruits pouvaient lire, écrire et assister leurs parenL~ dans les
69
démarches administratives qui constituaient une importante source de tracas. I1s avaient
l'avantage de pouvoir partager les connaissances communicationnelles et lïntercultum-
lité qu'il avaient acquises.
Sans doute, les élèves qui poursuivaient leurs études n'étaient-ils pas non plus
indifférents à l'émulation que suscitaient leurs enseignants. Beaucoup de ceux qui
réussissaient à poursuivre leurs études jusqu'au niveau supérieur rêvaient de se rendre
en France : con se représentait une image mirobolante de la métropole : 1•••1 Paris, la
ville lutnière, la plus belle ville du monde». Un de mes interlocuteurs se souvenait
ainsi que, chaque semaine, un groupe d'élèves marchait jusqu'à l'aéropon pour voir
l'avion qui s'envolait vers le Nord où ils espéraient un jour aller.
•
• La conception du temps était ressentie comme ayant de profondes incidences humainc:s :
«Les Français étaient un peu comme des fourmis à r oeuvre. alors que chez nous c' est
la nonchalanc!>. Plus encore. personne ne semblait épargné. comme le remarquait une
70
Les jeunes Africains faisaient alors le constat de leur propre singularité qui était
reflétée par les Occidentaux : «des femmes étaient à la fenêtre pour regarder passer les
•
Noirs». Pour ces jeunes qui avaient étudié l'histoire, la géographie et la littérature
françaises, il était surprenant de constater l'absence de réciprocité: ...Je pensais que
comme ils avaient colonisé les pays africains, ils devaient les connaître, mais les
Français ne connaissent pas le monde, ils sont incultes à la limite." À partir de là,
certaines perceptions s'inversaient. Alors que le Blanc en Afrique donnait l'impression
de connaî'tre à la fois la France et l'Afrique, le jeune Africain réalisait qu'en France, il
possédait la capacité de connaître à la fois son propre monde et celui de l'Autre.
•
J'ai vite bu un café et je suis parti pour ne pas déranger les gens. 1...1Il
Ya le racisme et puis il Ya cette méfiance naturelle envers les étrangers,
la peur des différences.
:
• Mais les manifestations d'exclusion avaient parfois des conséquences plus graves: ..ïai
appris à récole que nous somme tous égaux. et puis j'arrive en France. on me r~iene
[...1-. Les Blancs-noirs faisaient alors le même constat que leurs prédécesseurs. les
71
• était possible d'échanger, dans leur langue ou en français, des nouvel1es, des rituels du
pays (salutations, plaisanteries, conversations, repas, ete.), de jouir de solidarité et de
partager une condition d'étrangers vivant loin de chez eux.
• l'intérieur d'une même ville, pour résoudre un problème qui se posait à l'un d'eux ou à
• la communauté. Ils se réunissaient, par exemple, pour sanctionner l'un des leurs qui
avait commis une faute et pour tenter de réparer publiquement cene faute.
72
La vie en Occident était souvent une expérience plus intense pour les femmes et
pour les membres. des groupes ethniques ou socio-ethniques margïnau.'t que pour les
. membres des ethnies pour lesquelles l'instruction correspondait à une stratégie, La
~ .
. plupart de ces derniers bénéficiaient de l'aide des membres de leur groupe déjà établis
en France et parfois de la protection de parents parlementaires ou fonctionnaires, avant
les indépendances, ou de parents diplomates, plus tard. Même lorsque de tels soutiens
n'existaient pas, les membres des ethnies dominantes étaient nettement mieux lotis que
d'autres. C'était, par exemple, le cas d'un prince appartenant à une famille royale
inossé qui avait étudié en Amérique. 11 s'était fait reconnaître au point de participer à
des émissions de radio et de télévision, de rencontrer des politiciens et des hauts fonc-
tionnaires et de devenir membre honoraire d'un important parti politique.
• L'expérience de récole et du séjour à l'étranger constituent donc le cadre qui a
73
Comment se fait-il que certains de ceux qui ont longuement vécu à l'étranger
rentrent chez eux, alors que d'autres décident de rester en Occident'! Dans beaucoup
des cas où la possibilité de rester était évoquée, le retour au pays était souhaité par
attachement à la famille ou était clairement commandé par la famille. Deux raisons
pouvaient motiver le choix fait par certains de rester en Occident. La première tenait à
des avantages acquis grâce à un travail obtenu au terme des études. Rester ne signifiait
pas alors accepter l'idée de l'assimilation, mais plutôt atteindre un sommet dans la
À cette motivation, faut-il préciser, pouvait aussi s'ajouter la difficulté de faire face à
des contraintes familiales ou politiques qui pouvaient devenir pesantes au retour. Mais
la raison première évoquée pour rester en Occident demeure l'échec dans les études.
Dans l'esprit des Blancs-noirs, la vie des Africains en France est souvent misérable. Le
statut acquis par ceux qui accèdent aux études supérieures, dans leur groupe d'appar-
tenance, suppose des contraintes, principalement l'obligation de faire preuve de généro-
sité à l'égard de la famille et d'influence à son profit. Ne pas pouvoir s'y soumettre,
parce que l'on n'est pas parvenu à la situation espérée, est un déshonneur insupportable
au point que certains restent en Ocddent et «fuient leurs parents»; p3S les parents
directs, car il reste que l'«on a besoin de ne pas se sentir seul.., mais la grande famille
qui est une charge extr~mement lourde. Vivre à l'étranger permet de taire sa condition
• de l'identité.
• ETHNIES, NATIONS, CULTURES ET INTERCULTURALlTÉ
Sur le plan culturel et communicationneI. les Blancs-noirs sont marqués par leurs
origines ethniques et socio-ethniques ainsi que par leur genre. Les longs processus de
75
réintégration qu'ils vivent au terme de leurs études et de leur séjour à r étr.mgcr" révè-
lent de nouveaux éléments constituant l'identité. la position. les habiletés et Slroltégies
communicationnelles. et l'interculturalité. Cene intégration se situe à trois niveaux
différents: dans la communauté d·origine. où l'on retrouve diverses situations liées aux
particularités de cene communauté. dans un cadre professionnel et organisationnel ainsi
que dans le cadre civil. généralement urbain. qui est celui où vivent les instruil~.
• 1980, cene intégration élaÏt qwisi automatique. Ils étaient généralement incorporés. dès
leur retour, dans la fonction publique de leur pays, souvent dans une administration où
ils possédaient des relations". Les débuts dans la vie professionnelle coïncidaient
généralement avec le mariage (le premier, dans le cas des hommes polygames) et
l'établissement d'une famille.
• la mesttre où un second mariage, moins contraignant, reste possible pour les polygames,
les monogames ayant eux la possibilité d'avoir un «deuxième bureau>o.
• La situation conjugale des femmes appanenant au groupe des Blancs-noirs
apparaît cependant différente. Comme je rai déjà noté, la plupan descendent de
parents lettrés et nombre d'entre elles ont été encouragées par leur père à s'émanciper
76
du cadre coutumier, ce qui est remarquable. Toutefois, les femmes instruites sont
encore très peu nombreuses en Afrique de l'Ouest. Presque toutes, même les musulma-
nes, vivent en monogamie et la plupan ont connu leur mari durant leurs études, alors
qu'elles vivaient loin de leur famille. Plusieurs de ces unions transgressent les interdits;
ce sont, par exemple, des mariages interethniques entre Mossé et Samo ou entre Mossé
et Peul ou Toucouleur. Il semblerait donc que l'éducation devienne, pour ces femmes,
le moment et le moyen de l'émancipation de certaines contraintes coutumières.
Pour les femmes comme pour les hommes, il n'y a cependant pas de rupture des
liens familiaux; il y a redéfinition et négociation de ces liens dans le cadre de l'image
des Blancs-noirs, une image largement stéréotypée que se font les membres non instruits
• de la famille : cau village, on nous considère comme des Blancs». Et être Blanc
suppose, pour les villageois, que l'on dispose de ressources matérielles considérables et
que l'on ait la capacité de résoudre la plupan des problèmes administratifs, scolaires et
médicaux. Dans ce cadre, la négociation de nouveaux liens familiaux oppose deux
stratégies communicationnelles différentes.
Par exemple. les étudiants utilisent une formule pour dire que quelqu'un el.t un -cou.~in
ou une -cousine-. alors qu'en moore on parle d'un grand-frère ou d'un perir frère.
d'une grande-soeur ou d'une peTire soeur. Cene innovation marque la création d'un
distance sociale. Le petit-frère, ..même mère-même père-. le -parent direct-, est
distingué d'un autre petit-frère, alors qu'il ne l'était pas dan.~ le passé.
Alimata O. Sidibé a fait deux autres constats. Le premier est que les étudiants
comprennent, certes, le moore des villageois; mais tout comme eux. et bien qu'elle soit
elle-même une spécialiste de la lexicographie, elle tend spontanément à utiliser la langue
des Blancs-noirs, une ..langue mixte» différente du moore. Dans le cas des jeunes
africains instruits, la compréhension, la connaissance et l'étude de la langue. même
Les Blancs-noirs estiment avoir une responsabilité, voire une dette, vis-à-vis de
leur famille. Ils sont émus par la pénurie vécue par leurs parents, ils ont de la gratitude
pour ceux qui ont travaillé à leur place alors qu'ils étudiaient. Ils sont reconnaissants
• pour l'accueil qui leur est fait au retour et se rendent compte de l'austérité et de la
douceur de la vie au village : «je vois ces gens si pauvres, mais ils ont une joie de
vivreo. La nécessaire démonstration de confo'lIlÏté aux valeurs du groupe se manifeste
alors principalement par le respect du devoir de générosité et d'influence au profit de la
famille - devoir que les Africains désignent généralement par le terme ambigu de
soüdJJrùéJ7 • C'est d'ailleurs ce qui est attendu d'eux. Les stratégies communication-
nelles de la famille à l'égard du Blanc-noir se manifestent souvent sous forme de
messages non verbaux que tout membre de la communauté SûÏt décoder. La famille
peut décider un mariage selon les règles coutumières (un événement coüteux pour
l'intéressé), envoyer une jeune fille pour aider à l'entretien de la maison, confier un
enfant pour qu'il soit instruit, si celui-ci est refusé, elle peut même cdonnCf" cet enfant
en remerciement de services rendus, ce qui exclut toute pos:..iJilité de refus. D'ailleurs,
en général, il est impoli d'être en désaccord, de discuter, de convaincre (Appiah, 1992,
p. 130). Sur le plan individuel enfin, les membres de la famille peuvent faire appel au
Blanc-noir pour des problèmes matériels, administratifs, juridiques, sanitaires ou autres,
s'ajoutent des demandeurs d'aide ponctuelle. Selon les régions et selon les ethnie.~, ces
réseaux de dépendants semblent cependant plus ou moins régis par des règles. Dans les
ethnies sahariennes et nord-saheliennes, où l'entraide était dans le passé une exigence de
survie, la générosité reste un devoir qui est toutefois delimité par des règles coutu-
mières. Com;ne je le développerai dans le prochain chapitre, dans les ethnies sahélien-
nes aux StrUctures coutumières fortes, la générosité est pa."fois négociée entre les
autorités coutumières et les Blancs-noirs. Chez certaines ethnies côtières, chez les
ethnies acéphales et, plus généralement. chez beaucoup d'ethnies dont les structures
coutumières ont été profondément transformées depuis les débuts du colonialisme, le
devoir de générosité que doivent assumer les Blancs-noirs est quasi insupportable,
Une seconde stratégie par rappon aux demandes venant du village consiste à les
resituer dans un cadre organisationnel en conttibuant à la mise sur pied d'organisations
locales suscepttbles de répondre aux besoins, Cette stratégie, doit-on souligner, fut
encouragée par les bailleurs de fonds étrangers qui exigent qu'une~!!emande locale soit
- ~,
•
formulée pour pouvoir bénéficier d'un programme d'aide et qui requièrent que cette
demande soit faite en français et selon des règles précises, Pour les Blancs-noirs, il
• convient alors d'user de leurs connaissances et de leurs réseaux de relations au profit ùe
leur communauté. Ici encore, on constate quïl s'agit, selon les ethnies, dïnitiatives
individuelles ou collectives. À titre d'exemple, si une école est ouverte au village grâce
80
à un projet., il n'est plus nécessaire d'envoyer les enfants en ville. Même dans le cas où
il taut payer les études, les coûts sont moindres et il reste plus aisé de se désengager eil
cas de problèmes financiers. Les Stratégies collectives, quant à eUes, font généralement
appel a des processus de détournement, les ressources extérieures étant utilisées à des
fins autres que celles pour lesqueUes eUes ont été attribuées.
Différentes Stratégies sont utilisées, selon que l'interlocuteur est une organisa-
tion de coopération étrangère ou l'administration locale. Vis-à-vis d'un organisme
étranger, il s'agit avant tout de se confonner à la culture organisationneUe de la
coopération ainsi qu'aux règles, généralement connues, qui fondent les interVentions de
l'organisme, Cette conformité fait évidemment appel à la connaissance de la langue et
• Blanc-noir, des actions prennent ici un sens communicationnei. Ces actions sont en
• outre appuyées par des interventions, directes ou indirectes, auprès dc:.~ interlocuteurs
clés et ce sOnt surtout ces interventions qui ohligent le décideur il réagir. 11
possible d'ohserver des processus semhlahles à l'intérieur d'un cadœ organisationnel.
c:.~t aussi
81
• formel à l'informel, est basée sur une généralisation où l'on considère les
africaines comme un ensemble qui est principalement déterminé, d'une part, par le
organisation.~
colonialisme et, d'autre part, par des traits communs à toutes les cultures du continent.
Yaoundé au cameroun (Bolap, 1993), mais aussi pour de vastes ense:ri..,les d'organisa-
tions sur tout le continent. Si l'on considère la position des auteurs qui sont des spécia-
listes des organisations en Afrique, la généralisation coïncide clairement avec leurs
intérêts : on peut difficilement vendre un ouvrage ou une expertise dans le cilllmp
organisationnel si ces derniers correspondent à des contextes très limités.
•
• L'étude de l'interculturalité ne s'intéresse pas à la structure organisationnelle sur
un plan formel, elle se penche sur l'organisation en tant que lieu d'interdctions. Ce
qu'elle révèle, c'est que les situations interculturelles entre Blancs-noirs sont d'une
diversité et d'une complexité telles qu'il serait ha<;ardeux de prétendre pouvoir un jour
les rëduire à un modèle unique et valable pour toute l'Afrique. De plus, la communi-
cation entre membres étant un élément central de l'organisation, il e:.1 douteux que les
autres aspects qui intëressent les spécialistes dans ce domaine puis.o;ent être généralisés.
• par rappon à cette hiérarchie informelle sont : quel est l'âge de la personne en ques-
tion'? Mais sunoUl, qui l'a nommëe à son poste'? Ce poste est-il statutaire'! Qui sont
ses protecteurs, localement et dans son pays'? Chaque membre de l'organisation possède
des réponses à ces questions par rappon aux autres membres. 11 existe donc des
facteurs relationnels provenant en apparence, mais en apparence seulement, comme je
l'expliquerai plus loin, d'un cadre national, c'est-à-dire du pays d'origine. Ces fueteurs
interViennent dànS la constitution de la position d'une personne en situant cette dernière
dans la biërarchie organisationnelle non seulement formelle, mais aussi informelle'".
• de son supërieur - en présence d'un étranger - qu'il est son esclave (ce qui ne doit
cependant pas être compris dans un sens littéral), cela n'est certainement pas fortuit.
•
83
La persistance des statul~ socio-ethniques e~1 aussi évidente, tant à trdvers
cel1ains rituels qu'à travers cel1aine.~ pratiques. Elle se manifeste dans Ie.~ marques de
déférence utilisées entre membres d'une même ethnie, dans l'expression des titres
coutumiers (prince, chef, etc.), parfois même entre membres d'ethnies différentes. et
dans le rôle particulier que peuvent jouer, par exemple, les membres de familles de
griots dans le cad;-e de l'organisation. Le griOt, comme je le préciserai dans le prochain
chapitre, est celui qui peut s'exprimer sans retenue à l'égard du chef et sans risquer de
réaction de la part de ce demie... On constate cependant ici une possible transformation
des rôles socio-ethniques : une personne qui n'appartient pas au groupe des griots peut
agir et être reconnue comme un griot. Sur le plan religieux, l'Islam introduit aussi des
statuts et des rôles signalés, entre autres, par les vêtements et les discours de celui qui a
fait son pèlerinage à La Mecque (le Juulji ou Juulja pour la femme) qui constitue une
marque d'influence et suscite le respect, même de la part des non-musulmans.
• Américain ou autre, mais l'ennui c'est que je prends en compte les senti-
ments plus que la gestion ou la rationalité,
Les «sentiments» en question se situent clairement dans le cadre des réseaux de relations
qui existent à l'intérieur et à l'extérieur de l'organisation. Ces réseaux, ainsi que l'in-
tercuIturalité et la hiérarchie qui s'y manifestent, sont donc avant tout liés à différents
cadres culturels : nation, ethnie, statuts socio-ethniques et religieux, genre, groupe
d'âge et microcuItures, Ces différents cadres culturels se manifestent aussi, sous
d'autres formes, dans les réseaux extérieurs à l'organisation,
•
lisme, certains groupes se sont disséminés dans la sous-région pour pratiquer des activi-
tés spécialisées. Ainsi, les «banas banas» sénégalais vendent de l'artisanat et des bijoux;
• les Guinéens qui ont fuit la dictature travaillent dans les transports et l'éducation; les
Touareg. déplacés après les sécheresses. les cont1its et la répression. se ~-pécialisent
l'artisanat destiné aux touristes ainsi que dans la surveillance des maisons de Blancs.
85
dans
• Il est donc clair que les principaux réseaux sont extérieurs à l'organisation.
Pour ceux qui résident à l'étranger, ces réseaux permettent d'échanger des
informations sur la situation au pays (on y remarque une importante circulation de
journaux, souvent transponés par des voyageurs). C'est là que sont intégrés les
compatriotes de passage. C'est là aussi que se négocient les problèmes qui, dans
d'autres circonstances, sont du resson de la famille; c'est le cas, entre autres, pour les
conflits conjugaux qui font interVenir des médiateurs, des aînés du même pays ou d'un
pays voisin. Lors d'une crise collective, diverses formes d'entraide se manifestent dans
ces réseaux : partage des ressources pour le logement et la nourriture, conseil et négo-
ciation collective avec les fournisseurs de services en cas de problèmes financiers, ete.
Mais la situation duale des Blancs-noirs, la distance qu'ils ressentent par rappon
à leur communauté d'origine ainsi que les difficultés vécues dans le cadre administratif
où ces origines doivent être officiellement niées, créent un inconfon. Beaucoup d'entre
• eux, lorsqu'ils prennent de l'âge, admettent qu'ils n'ont pas réa1isé leurs aspirations :
«\10US sommes un échec>. Les contradictions deviennent parfois pesantes entre, d'une
• pan, les modèles occidentaux (nationaux et organisationnels) qui ont ëtë imposës et
d'abord acceptés par eux et, d'autre pan, la vie familiale: et communautaire".
86
Les stéréotypes exprimés durant les entrevues signalent ':galemem les d':marca-
tions qui existent entre les diftërents groupes culturels, Les membres de l'organisation
étant avant tout nommés par leur pays respectif. les stéréotypes recouvrent les divisions
nationales: «les Béninois sont des sorcie!'S'", -les Burkinabés sont arriérés-, -manipula-
teurs- et «paresseux-, «les Ivoiriens sont des snobs-, -les Malien.~ sont jaloux-, les Nigë-
riens -peu hospitaliC!'S'", les Sénégalais «malhonnêtes- et «bavards- et les Mauritanien.~
Mais la majorité des stéréotypes exprimés touchent les ethnies - par exemple,
•
«les Gourounsi sont des voleurs- - et plus particulièrement celles qui sont puissantes
dans la sous-région: les Haoussa (<<des fanatiques-), les Mossé «<impérialistes-,
«Calculateurs- et «voleurs-), Les Peul et les Toucouleur (<<comploteu!'S'", «peureux- et
«saIes-), les Touareg (<<racistes-) et les Woolof (<<pas sérieux- et csuperficiels-). Un
autre groupe parfois visé par les expressions stéréotypées et par les plaisanteries est
celui des femmes engagées.
•
ne peut pas pendant longtemps se passer de l'ethnie en Afrique>, affirme un Blanc-noir.
Tout comme les membres des organisations, les chefs d'État se situent largement, mais
• cn général discrètement vis-à-vis des Occidentaux, dans un cadre ethnique : -tous les
chefs d'État qui ont survécu en Afrique sont soutenus par l'aristocratie traditionnelle».
Plus généralement, -tout pouvoir qui veut s'enraciner doit utiliser une politique partici-
87
•
singularités culturelles sont également une composante majeure, Les statuts socio-ethni-
ques, le genre, la situation hiérarchique formelle et informelle ainsi que les cultures
''>Ib'aIlÏsationnelle<: ~%t tous traversés par des coutumes et par une histoire qui appartien-
neni !l une I)U à plusieurs des ethnies parmi les centaines que compte la sous-région, .
POlT les caractériser, il convient de tenir compte de deux facteurs : d'une part, une
spéciaiisation des ethnies (commerce, élevage, agriculture intensive ou extensive, artisa-
nat. métallurgie, ete,), en d'autres termes l'existence de champs de connaissances
endogènes qui se sont souvent transformés à l'époque coloniale, et. d'autre part, des
processus de domination culturelle et technologique d'une majorité d'ethnies localisées
par quelques ethnies plus importantes sur les plans démographique et territorial, Les
situations interculturelles, comme les habiletés et les stratégies communicationnelles des
Blancs-noirs, sont donc d'une extrême diversité dans le contexte étudié,
•
tement avec la chefferie et les aînés, Quant aux groupes culturels dominés, on trouve
d'abord parmi eux de petites ethnies qui se situent en marge d'une ethnie dominante,
• D'autres ethnies qui étaient dominantes se sont trouvées marginalis...'e.~ depuis le debut
du colonialisme. Les ethnies acéphales ont vu leur situation se moditier considé-
rablement depuis les debuts du colonialisme, ce qui est aussi le cas pour les femmes,
88
pour autant menacer ces derniers. On retrouve beaucoup de membres de ces groupes
parmi les Blancs-noirs, et cela jusqu'au plus haut niveau des organisations. Il est
possible que leur présence soit parlois le fruit de compromis ou de concessions de la
pan des membres des ethnies dominantes. D'après mes observations, ces personnes ont
Parmi les groupes dominés sur le plan socioculturel se trouvent également des
membres de certaines ethnies, autrefois puissantes, qui ont résisté à l'invasion coloniale
et à la scolarisation. Les rapports de domination se sont inversés : «l'esclave (envoyé à
l'école à la place du fils de chef] est devenu chef (...). Il lui faut absolument éliminer
ses anciens maîtres». La situation actuelle des membres de ces chefferies déchues est
parlois difficile : «on en voulait à ma famille parce que c'était la famille régnante
traditionnellE>, me confiait quelqu'un qui a vécu l'exil pendant plusieurs années. C'est,
• dans un cas extrême, I"histoire de Kone Ibrahima, dans le roman d'Ahmadou Kourouma
Les soleils des indépendances (1968), membre d'une famille de chefs malinke: -spolié de
sa chefferie». Or. y constate I"humiliation et une profonde nostalgie:
89
• communicationnelles qui fondent les actions des groupes dominants ne soient guère
efficaces lorsqu'il n'y a plus domination effective, Par llIlleurs, peu de membres de ces
ethnies marginalisées accèdent à des postes dans les organisations ouest-africaines",
•
de ce dernier groupe motive l'é1aboration de nouveaux modèles d'organisation, de
nouvelles stratégies qui redeviennent collectives. Sur le plan communicationnel, ces
• ves et pour transférer une part de leurs connaissances :
1...1quand j'arrive au village. je suis envahi de toutes parts.
Les gens ne
90
Blancs-noirs ont acquis une crédihilité qu'ils utilisent pour susciter des actions collecti-
viennent plus à moi pour me demander quelque chose. ils viennent pour
communiquer. ils disent qu'il ont envie d·apprendre. Les paysans
veulent que je leur explique les choses. Généralement. on parle de la vie
qu'on mène. de I"adaptation. des prohlèmes de changement, on en parle
dans notre langue. (... 1Je leur donne des conseils pour mieux gérer
parce que les problèmes se situent souvent dans la gestion.
L'observation des processus de communication chez les memhres des trois types
d'ethnies dominées révèlent deux choses. D'une part, les stratégies communicationnel-
les de celles qui sont dominées depuis longtemps s"inspirent parfois de celles des
dominants et s'adaptent aux situations nouvelles crées par le colonialisme et par les
indépendances. Par contre, les ethnies dominantes déchues semblent posséder une
moindre capacité d'adaptation et leurs membres manifestent moins d'habiletés à
• négocier dans un cadre intereU1tureI. D'autre part, on remarque chez les membres des
groupes dominés des ten~ces mimétiques et nostalgiques plus manifestes que chez les
membres des groupes dominateurs. Alors que 1"on note, dans certains cas, un reca-
drage de la solidarité par la création de nouvelles formes d'organisation rurale qui
visent à donner accès aux ressources disponibles pour le développement, une question se
pose : comment la tension entre mimétisme et nostalgie (et I"interculturalité qu'elle
sous-tend) est-ellé liée aux processus de détournement que ron constate dans le cadre
des programmes de développement? J'y reviendrai plus loin.
• des interVentions visant les femmes africaines, interVentions qui ont provoqué une
• réaction non seulement de la part des hommes. mais aussi de la part des femmes
engagées en Afrique - dont très peu acceptent. encore aujourd·hui. le qualiticatif de
.tëministe-"'. -.Je reproche aux tëministes de nous avoir tàit perdre certains avanta-
91
ges-. disait une de mes interlocutrices. pourtant engagée. rai également constaté
qu'une seconde divergence sépare les féministes occidentales des tëministes africaines.
Pour beaucoup d·Occidentales. l'émancipation doit se faire sur la base de l'égalité entre
les femmes et les hommes. alors que pour les Africaines, elle doit ëtre fondée sur les
différences entre les genres et doit se réaliser sans que cela nuise aux avantages dont
jouissent les femmes africaines. En effet. dans certaines ethnies. des sphères d'activité
qui ne sont pas dévalorisées - dans le commerce, la santé ou l'éducation - demeurent
réservées aux femmes. De plus, le système éducatif donne souvent à chaque homme
une mère éducatrice, la ctante>, qui jouit généralement d'une grande autorité (Bonr.f'!.
1988, p. 52)"'. Dans ces domaines, la dépendance des hommes par rapport aux
femmes semble bien constituer un avantage spécifique pour les Africaines. De part et
• concertation, plus informels que formels, à l'intérieur desquels des stratégies et des
actions sont définies. Ces réseaux soutiennent les interventions des plus engagées
contre les réactions parfois virulentes et la margina1isation. Une féministe disait :
• L'expérience des autres femmes ne fait que confoner la conviction que
j'ai acquis, qu'au fond, je ne suis pa~ une erreur de la nature. D'autres
que moi ressentent aussi les même injustices.
Les problèmes étant publiquement de1Jattus, la concenation informelle permet d'élaborer
des stratégies d'action visant un changement. On le constate, par exemple, avec les
femmes juristes du Burkina Faso auxquelles on avait contié la révision uu Code des
personnes et de la famille durant la «révolution.". Dans un pays où il y a beaucoup
plus de mariages polygames que monogames. ces femmes ont introduit dans les textes
que la monogamie devait être la norme et la polygamie une exception qui exige des
démarches particulières - le premier statut étant définitif et non le second. La ba~ de
leur argumentation était r égalité des femmes et des hommes inscrite dans la nouvelle
constitution. Dans ce cas précis. un petit groupe de temmes a donc utilisé une période
d'exception pour modifier de façon irréversible un texte fondamental.
• cadre informel, car lorsqu'une organisation officielle est créée «les hommes s'en mêlent
et ils politisent tout-, J'ai pu constater que ces stratégies visent également la promotion
des jeunes femmes instruites, Par contre, dans la sphère du privé et de la fdmille, les
stratégies sont généralement restées individuelles, Pour les femmes. comme pour les
hommes, la famille est un lieu où nombre de règles sont déjà établies, pour une large
part, dans un cadre coutumier, Il n'y a guère d'autre choix: «nous devons te.'1ir
compte de l'environnement et ce que nous faisons ne doit pas, finalement, nous empê-
cher de vivre dans cette société qui est la nôtre-.
•
permet une médiation entre leur société d'origine et le contexte administratif officielle-
ment «moderne>, le second, une médiation entre les mondes féminins et masculins.
• 93
Bit:n qu'ils St: manitestt:nt souvt:nt par des actions de nature féministe, les processus dt:
résistance à la domination masculint: ne correspondent pas uniquement aux transforma-
tions récentes. J'ai pu observer qu'en cas de crise l'ensemble des femmes d'une
organisation pouvaient légitimement tenir une réunion dont les hommes étaient exclus,
puis signifier aux responsables leurs doléances - qui ne sont d'ailleurs pas toujours
spécifiques aux femmes. Dans son roman Aké, les années d'enfance (1981), Wole
Soyinka décrit ainsi une révolte de femmes contre \'impôt - ce qui révèle que les
femmes africaines ont depuis longtemps des possibilités d'action qui leur sont propres :
Les femmes s'installèrent en vue d'un long siège. Des escouades d'as-
saut parcouraient la ville pour mobiliser le monde féminin. Les femmes
des marchés et des boutiques reçurent l'ordre de fermer. (p. 298)
Dans le cadre de la recherche que j'ai réalisée. les Mauritaniens du sud qui
avaient été renvoyés de l'organisation pouvaient s'exprimer lihrement. mais \:Cux qui y
étaient restés signalaient la domination qu"ils suhissaient :
Le conflit... c'est un domaÎ.'1e politique et je ne suis vr.lÏment pas qualitié
pour en parler. C'est douloureux. c'est douloureux. 1.•• 1 Si je faisais de
la politique, je ne serais pas là pour en parler.
Il semhlerait que plusieurs aspects de cette domination soient liés à de.~ changemenl~
récents. l'ancienne puissance coloniale ayant favorisé une mainmise sur l'État par les
Blancs maures, pourtant minoritaires et relativement peu instruits. À cet égard. la
politique très ambiguë du gouvernement français est à signaler" .
Les Haratines. les esclaves des Maures, désormais considérés comme affran-
• chis", ont souvent été instruits à la place des fils de chefs maures. Les études suJll.'-
rieures ont été pour eux l'occasion de se forger une identité au contact des memhres
d'ethnies subsahariennes. Un Haratine confie:
Je me suis épanoui, j'ai fait la découverte extraordinaire que les Africain.~
étaient vraiment différents des Mauritaniens Iles Maures 1. 1...1je me
suis dit qu'il y a quelque chose qui unit l'Afrique Isubsahariennel,
quelque chose de plus fort que tout et je me suis senti plus proche des
Africains que des Maures.
L'instruction n'a cependant pas permis aux Haratines de s'émanciper de la domination
des Maures, car ces derniers contrôlent l'année qui, malgré la démocratisation appa-
rente des dernières années, conserve la haute main sur l'État. Des mouvements visant
l'émancipation des Haratines - El Hor, par exemple - sont certes nés récemment,
mais ils semblent souffrir de dissensions (ou d'une division largement entretenue par les
Maures). De cette situation découle une perspective paradoxalement duale; une
perspective qui est en partie universa1iste, puisque c'est dans ce cadre que l'émancipa-
tion des esclaves est apparue et qu'elle est devenue réalisable". et également relati-
Les Maures, dans l'ensemble peu inslrUits et donc minoritaires dans l'adminis-
!ration, ont utilisé divers moyens pour éliminer les Haratines et les Négro-africains qui
ne leur étaient pas soumis: l'emprisonnement sous prétexte d'«espionnage»", le
bannissement ou encore l'éloignement par l'envoi dans des organisations intemationaJes.
Sans pouvoir affirmer que cela fut généraJ, j'ai constaté que le récent conflit avait
parfois été le prétexte à une reprise en main, par les Maures, de leurs compaoiotes
noirs qui !ravaillaient dans les organisations intemationaJes. Plusieurs Négro-africains
ont été congédiés et ne sont pas rentrés dans leur pays. Quant aux Haratines, certains
ont été soumis à d'incroyables oU!rages,
Les Maures semblent ainsi manifester non seulement leur pouvoir séculaire, mais
• également leur conviction de la supériorité ethnique des Arabes, L'un d'eux préci-
sait d'ailleurs: -ge me sens plus proche des Arabes que des Noirs>o, Cette distance était
également signalée par certains de mes interlocuteurs, des Noirs de plusieurs pays qui
ont étudié en Algérie. Paradoxalement, les jeunes Maures qui, une fois sortis de
l'univers de la transhumance (ils ont d'abord fréquenté «l'école nomade» qui suivait les
troupeaux), se retrouvaient enfermés, découvraient de nouveaux espaces :
C'était une manière de découvrir le monde. Bien sûr, je me suis re-
trouvé entre quatre murs et puis il Yavait cette manière unidimension-
nelle de voir le monde, mais en fait c'était quand même des perspectives
d'ouverture et un cadre plus large.
Et cette redéfinition de l'espace, qui correspond aussi à une redéfinition des modalités
du pouvoir, se manifeste par le biais de la communication avec la communauté: -ge
suis bien sûr la voix autorisée par laquelle s'expriment beaucoup de gens»,
Les Maures étaient des guerriers, des éleveurs et des commerçants vivant dans
un environnement hostile. On remarque d'ailleurs que la plupart de ceux qui vivaient
• cependant que l'islam arabe (des Maures et des Baratines) est différent de celui des
•
97
Négro-africains qui coexiste avec l'animisme, comme je le développerai dans le
prochain chapitre. Les Négro-africains de diverses ethnies sont en général très proches
de leurs «parents» sénégalais de la rive gauche du fleuve Sénégal. Forts de l'appui de
ces dernier et disposant d'une possibilité de repli à l'extérieur de la Mauritanie. ils
adoptent parfois une attitude de relative confrontation fondée sur lïllégitimité de la
suprématie Maure dans le cadre ::ontemporain officiellement ..démocratique>.
Les Haratines sont perçus comme distincts par les Négro-africains. Bien qu'ils
soient, en pratique, de la même origine ethnique que ces derniers, les Haratines ont
développé leur propre culture en marge de la culture maure. Le trait marquant de cette
culture est l'expérience de la servitude : ..ils croient toujours qu'on les considère en tant
qu'esclaves, ils ont ce complexe de culpabilité historique>, affinnait un Mauritanien du
sud. Les Haratines ne peuvent pas se situer ailleurs que dans le cadre national et, avec
la mise sur pied d'organisations politiques, ils tentent actuellement de tirer parti de leur
• nombre et de la formation de lenrs élites. Mais en plus de l'oppression dont ils sont
toujours victimes, ils doivent se définir dans un contexte où ils sont les seuls à ne pas
posséder d'identité clairement reconnue, comme le révèle un texte politique:
Lutte pour affirmer la spécificité Haratine : Bien que l'objectif de ce
dernier point ne soit pas d'affirmer que les Haratines constituent une
spécificité différente des Maures, il démontre qu'ils sont des arabes
particuliers ayant connu l'esclavage, de couleur généralement noire à
cause de r origine négro-africaine, mais de civilisation et surtout de
culture arabe.3'1
Ce à quoi un critique maure du mouvement baratine réplique publiquement:
Certains milieux de baratines ont tissé entre eux des rapports de solidarité
dans lesquels a germé une conscience du destin commun [... J. C'est bien
dans ce cadre qu'il faut inscrire l'actuel discours d'Elbor, lequel discours
passe à côté paf rapport à l'essence de la question qui reste fondamen-
talement une question socio-politique et non identitaire.3I
On constate donc qu'à la stratégie qui consiste à tenter de résoudre un problème paf une
tentative d'affirmation d'une identité, s'oppose une stratégie paf laquelle le problème est
•
replacé dans un cadre national et contemporain. La négation de l'identité ethnique ou
• culturelle s'inscrit ici dans un processus de légitimation du pouvoir, alors même que le
pouvoir est implicitement légitimé sur des fondement~ ethniques.
98
Le cas des é<:hanges entre les membres des diftërentes cultures mauritaniennes
est donc particulier. Il serait également possible d'aborder des cas similaires au nord
du Mali ou du Niger. ou encore dans les agglomérations du golfe de Guinée où les
commerçants maures jouent un important rôle social. Par rapport à l'étude de Iïnter-
cultura1ité. ce cas soulève deux lots de questions. Le premier concerne les échanges
entre le monde arabe et le monde subsaharien. entre Iïslam arabe et africain (c' ~t un
aspect que je développerai dans le chapitre 4. lorsque j'aborderai la question du
racisme). Le second touche la situation singulière des Blancs-noirs mauritaniens et
surtout des Haratines. qui ont connu la servitude et qui. aujourd'hui encore. cne
sauraient vivre sans la protection d'un maître maure> (Gaudio. 1988. p. 14\).
•
Ce que confirme cette situation, c'est l'importance de la définition ou de la
perception d'une identité ethnique par rapport à l'intereultura1ité. La perte ou la
négation d'une identité peuvent correspondre à des situations de dépendance ou
d'oppression; on constate ainsi les difficultés liées à l'absence d'une identité clairement
reconnue dans le cas des Haratines. Une situation marginale par rapport à un groupe
dominateur ne semble pas être suffisante pour que se manifestent des stratégies commu-
nicationnel1es efficaces; il faut aussi que cette situation se situe dans le cadre d'un
sentiment identitaire qui fonde certaines possibilités de cohésion de la communauté. De
plus, l'expérience, passée et présente, de la servitude suscite des stratégies individuel-
les. Mais ces dernières rencontrent des difficultés pour s'élargir au plan collectif,
difficultés renforcées par les stratégies des autres groupes concurrents dans le contexte.
La nostalgie chez les Haratines se manifeste finalement sous des traits particu-
liers, car comment peut-on rêver de retourner dans un lieu de servitude'! "De là découle
une mobilité, Les mariages interethniques avec des membres d'ethnies subsahariennes
sont fréquents, d'où une nouvelle identité h"brement affirmée alors que les unions étaient
perverties par l'esclavage (le droit de cuissage des maîtres et les mariages qu'ils impo-
• saient). Mais la liberté individueIle n'est pas aisée à vivre dans un contexte où même
les Blancs-noirs sont subordonnés à la communauté.
99
Pour ceux-là, qui vivent loin de chez eux. la possibilité d'un contact avec la
la carrière: «il fallait que je revienne pour ramener les enfants à leurs origines-.
Certains Blancs-noirs expatriés engagent des professeurs pour enseigner à leurs entant.~
la langue de leur ethnie d'origine; la plupart tiennent à ce qu'ils puissent aller régulière-
ment au village. «La langue, m'affirmait l'un d'eux, c'est la clé de la culture, la clé de
l'apprentissage.- L'exigence du retour aux origines se trouve également confonëe par
le contexte socioéconomique actuel et. en particulier, par le chômage des jeunes :
Comme j'ai des enfant qui ne travaillent pas, je pourrais les occuper. On
s'ouvre une petite boutique, un peu de culture et d'élevage. Si ça
marche, ça va, on mange [...1."
• visites programmées, il est nécessaire d'y aller à cenaines occasions, comme les
funérailles. À l'âge de la retraite, rares sont ceux qui n'envisagent pas de s'établir dans
leur village: «il faut vraiment gagner la campagne». Le rêve est parfois poignant:
Je l'envisage fortement, sincèrement, que le jour où je vais me débarras-
ser de cette administration, je vais prendre mes terrains et je vais faire
mes champs, mes cultures. Je vais me retrouver véritablement.
La nosta1gie est.parfois vécue comme une forme de solitude:
J'attends tard le soir, quand tout le monde est couché, je vais dans le
jardin et je regarde les étoiles. Ça me rappelle mon enfance où il n'y
avait pas d'électricité. J'ai l'impression que l'électricité a contribué à
éteindre la solidarité.
Dans certains cas, le sentiment d'une perte culturelle peut mener à des projets ayant un
caractère ethnologique, tel celui d'un juriste qui a rassemblé plusieurs centaines
d'enregistrements de personnes âgées: «je suis un homme paniqué, j'ai peur que ça
disparaissc>. Un de mes interlocuteurs qui avait acquis une caméra vidéo lors de son
pèlerinage à La Mecque m'a demandé de former son fils à son maniement dans le but
Les personnes qui sont les plus engagées dans la modernisation au niveau
national ou international (donc dans des échanges internationaux), des hauts responsa-
bles qui ressentent sur le tard un sentiment d'échec, tendent à resituer leurs projets au
niveau local et. finalement. communautaire, «Nous étions des rêveurs, nous croyions
que c'était la <:'::!"nisation qui avait tout handicapé, mais en fait c'est pas ça-, me disait
l'un d'eux qui signifiait aussi son rejet de certains thèmes reliés au développement:
• «avec votre foutue démocratie, on s'embourbe, on passe notre temps à faire du papier-.
Alors qu'est-il possible de faire?
Je veux me présenter comme conseiller dans mon village, c'est là que les
choses se font. (...) être celui qui traduit, je dis traduire, pas interpréter,
celui qui fait que l'outil est adapté à l'environnement (...). Des réu-
nions, des palabres, ça c'était démocratique.
est notoire pour un observateur qui a vêcu plusieurs annêes en Afrique de rouest. La
maîtrise de la langue en est évidemment l'aspect le plus manifeste, auquel s'ajoute une
maîtrise des processus de communication des Occidentaux, de même qu'une habileté à
manier les règles du raisonnement et les contenus de la communication avec les Blancs.
En pratique, je constate qu'il m'est gênêralement possible d'êchanger de la même façon
- ou presque - avec un Blanc-noir qu'avec un intellectuel occidental.
L'acquisition de la langue est d'abord perçue comme une contrainte: cil fallait
au moins que nous parlions français, alors on a nous tous mis à l'êcole, filles comme
garçOJ1S>o. n est indéniable qu'elle rait été dans le cadre de mes êchanges avec mes
interlocuteurs : «Si je ne connaissais que le moore, vous ne seriez même pas venu me
voir>o, remarquait un Burkinabé. Mais la maîtrise à la fois des langues dominantes et
des langues vernaculaires procure aussi un avantage qui est utilisé dans les stratégies
communicationnelles. À un premier niveau, l'OCcidental qui fréquente des groupes
• d'Africains peut noter que c'est sans la moindre gène qu'ils utilisent leur langue pour
• parler de l'étranger qui ne la comprend pas. S'il arrive que ce dernier saisisse de quoi
103
il s'agit et le signifie, cela fait rire, mais n'empêche pas que l'on poursuive. «11 y a des
choses que r on ne peut pas dire en français, que r on ne veut pas dire en français>-. me
confiait un Blanc-noir, par ailleurs chef coutumier".
Au-delà de la langue, c'est un vaste bagage culturel qu'ont acquis les Blancs-
•
noirs, une large compréhension de ce qui vient de l'Occident. L'un d'eux me disait:
Je n'ai jamais considéré les Blancs comme des personnes qui me sont
étrangères. J'ai été atterré plutôt par leur sens de l'organisation, de la
méthode, de la discipline [...]. C'est une autre vision du monde. J'ai
compris que le Blanc est essentiellement un être matériel; c'est un être
qui vit dans le présent, qui ne se projette pas dans le futur, parce que le
sens de l'histoire que le Blanc a est différent du nôtre. Nous, nous
sommes essentiellement des êtres spirituels, versés dans la contemplation,
alors que les Blancs, à l'image de Bacon, sont des êtres matériels,
concrets,'qùi doivent agir sur la nature. Ils ont étouffé en eux tout ce
qui était «irraisonnable> et cÏDdémontrable>.
Cette suprématie de la rationalité, comme cet homme le remarquait, ne s'est pas
affirmée sans violence : «on a brùlé les sorciers sur les bûchers, anéanti les alchimistes,
les jeteurs de sorts, les voyantS>'. Bien qu'appartenant à un univers culturel différent et
largement incommensurable, les Blancs-noirs n'ont eu d'autre choix que de supporter
cette violence, sans vraiment accepter la supériorité du monde qui l'imposait:
C'est une cité inhumaine, une cité de robots, des gens qui courent
derrière le gain, demère l'intérêt. Nous, nous sommes d'abord des
humains, nous sommes dans les familles. 1...] Mais il faut être myope
pour ne pas comprendre que les valeurs de référence dans le monde
actuel, ce sont les valeurs occidentales.
• Ce que continnent ces observations, c· est que lïnterculturaIité est étroitement
liée à des rapports de pouvoir, à des processus de domination et de dépendance. et que
les contraintes issues du pouvoir sont vécues tant sur le plan physique que sur le plan
104
• sont pas des acculturés dans le sens où leurs bagages culturels ne sont pas moindres.
bien au contraire, que ceux de leurs parents qui ont été moins exposés aux cultures
étrangères, Si une distance a été acquise par rappon à la culture d'origine, elle est
largement délimitée par l'évolution de l'eusemble de la communauté, communauté à
l'intérieur de laquelle ces personnes continuent de se situer et vers laquelle. bien
souvent, elles cherchent à retourner tout au long de leur vie après la rupture survenue
durant les études:
S'ils sont parfois des intermédiaires entre leur communauté et les interlocuteurs
étrangers, les Blancs-noirs ne peuvent cependant pas être considérés comme des métis;
ce sont des personnes qui ont intégré des éléments de cultures plurielles. II ont
conservé et entretenu l'essentiel de leurs cultureS d'origine - d'où une bonne part des
particularités relevées parmi les Blancs-noirs de différents groupes ethniques. Ils ont
aussi transformé certains aspects de leur culture, au prix de la nostalgie et d'une volonté
de retour aux origines. Ils ont acquis une large connaissance d'une culture étrangère
(française et internationale) et une capacité d'utiliser cette connaissance, Ils ont enfin
intégré une ou plusieurs cultureS nationales, professionnelles et organisationnelles.
La position peut donc être comprise comme étant constituée par le biais d'un
• échange dialectique entre les expériences vécues et les lapports de pouvoir dans un
contexte donné. Elle est aussi étroitement liée à l'identité, individuelle et surtout
• collectivement partagée. Enfin, lïnterculturalité. issue de la position, possède égaIe-
ment un rappon dialectique avec lïdentité.
106
CONTEXTE
PLURICULTUP..EJ..
Dans certaines sphères de la vie d'un Africain, l'idée subsiste que «c'est le
désordre qui gouverne le monde>. L'ordre fut créé par certains hommes - spatiale-
2. Tous les sous-titres des chapitres 2, 3 et 4 sont extraits des entrevues réalisées en
Afrique de l'Ouest, de même que toutes les citations sans référence bibliographique.
•
statuts socio-ethniques permettent de distinguer différents sous-groupes dans une même
ethnie (chefs, chefs de terre, prêtres, griots, captifs, ete.). Les dil.1inctions sociales
peuvent être antérieures ou non au colonialisme (orphelins, lettrés en arabe coranique
ou en français, commerçants, fonctionnaires, ete.). Les distinctions nationales
correspondent aux entités territoriales et politiques qui ont été délimitées par le colo-
nialisme.
4. Pour beaucoup de musulmans du Sahel, si un père donnait son enfant au recruteur
scolaire, cet enfant reviendrait le chercher le jour du jugement dernier pour le mener
en enfer. ..
5. Dans le sens africain, le viiJJJge est le lieu d'origine de la communauté familiale
dans son sens large, la grande famille. Des liens se sont généralement maintenus avec
les pare1llS restés paysans, ceux-ci faisant appel à leurs proches urbanisés en cas de
besoin. Ces derniers se doivent aussi de retourner au village à certaines occasions,
telles que des funérailles. Dans certains cas, le village peut être situé en ville, où il
existait avant l'urbanisation et où perdurent les modèles ruraux d'organisation sociale
(statuts socio-ethoiques, propriété des terres, connaissance des lieux sacrés, ete). Dans
ce cas, les notables coutumiers deviennent des interlocuteurs incontournables des
gestionnaires municipaux. Dans de rares cas, les liens avec le village ont été rompus
par une génération antérieure qui aspirait à l'assimilation. 00 remarque cependant
que les membres actuels de ces familles rétablissent des liens avec leur localité
d'origine ou s'intègrent parfois dans une nouvelle comumnauté où il existe des
processus permettant d'accueillir les étrangers dans le cadre coutumier. Je n'ai, pour
ma part, jamais reocootré d'Africain de l'Ouest qui n'ait pas son village.
•
109
6. Les expressions entre guillemets sont empruntées par mon interlocuteur à un
écrivain, lui aussi toucouleur, Cheikh Hamidou Kane (L'aventure ambiguë. 1961).
8. Cette crainte du Blanc que l'on rencontre encore aujourd'hui en Afrique mériterait,
à mon sens, d'étre documentée. Un Africain signalait que, dans sa région, cil y a eu
des épisodes effroyables qui sont restés dans l'esprit des gens, des personnes enchaî-
nées, battues toute la journée parce qu'elles ne pouvaient pas payer l'impôt: il y a des
gens qui en sont morts (... J... Il est aussi arrivé, lors de séjours en brousse, qu'un
jeune enfant se mette à hurler simplement en me voyant, en voyant un Blanc. Les
•
mères africaines, faut-il préciser, menacent parfois les enfants indisciplinés: «si tu
n'est pas sage, je vais te donner au Blano-. La mémoire, collective comme indivi-
duelle, peut remonter fort loin dans le temps dans ces régions de culture orale.
Beaucoup de pratiques des périodes esclavagistes et coloniales n'ont pas été reconnues,
ni réparées (sinon sous une forme ceathartique> dans les discours tiers-mondistes). Le
souvenir du passé subsiste pourtant dans les mémoires. D'ou vient la peur'? Com-
ment s'est-elle constituée'? Comment, enfin, la crainte du Blanc et son dépassement
contribuent-ils à la constitution de l'intereulturalité en Afrique de l'Ouest'?
9. cL'Afrique est noire, la France est blanche>, trouvait-on comme exemple grammati-
cal dans un mailuèl d'école primaire.
10. Le racisme, écrit Albert Memmi (1994, p, 113), est cla valorisation, généralisée
et définitive, de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l'accusateur et au
détriment de sa victime, afin de justifier une agression...
Il. D'après Berger et Luckmann (1986, p. 235-237), l'identité est «(..) un élément clé
de la réalité subjective, et comme toute réalité subjective, elle se trouve dans une
relation dialectique avec la société. 1••• J Les sociétés possèdent une histoire au cours
de laquelle des identités spécifiques émergent; cette histoire est, cependant, produite
par des hommes oétenam une identité spécifique... Ils ajoutent que : «Les théories sur
l'identité sont toujours incorporées dans une intelprétation plus générale de la réalité...
- ce qui vaut d'ailleurs aU13l1t pour l'identité telle qu'elle est comprise par les
13. Depuis les années 1980, la situation des jeunes qui terminent leurs études a
beaucoup évolué en Afrique de l'Ouest francophone, à l'exception peut-être de la
Mauritanie où l'on manque encore de cadres. De nos jours, les administrations
publiques ne peuvent plus intégrer le nombre croissant de diplômés universitaires, dont
beaucoup sont désormais formés dans les pays africains. Dans la plupan des pays,
plus de 50% du budget de l'État est déjà consacré à des dépenses de personnel et les
prescriptions des instirotions financières internationales, Banque mondiale et FMI.
imposent une réduction de ces dépenses. Le Burkina Faso et le Mali ont récemment
avisé leurs étudiants qu'ils ne pouvaient espérer entrer dans la fonction publique et
qu'ils devaient s'orienter vers le secteur privé (en l'occurrence très peu développé).
De plus en plus de jeunes africains instruits se retrouvent donc au chômage au terme
•
de leurs études. Certains parviennent à trouver du travail dans des organismes de
coopération, ou alors ils se «débrouillent- dans le secteur.informel.
14. La notion de mimétisme s'inspire ici de l'étymologie du terme (du grec mimos :
«imitateur-), Elle retient de la définition biologique la ressemblance avec l'environne-
ment, mais exclut évidemment toute détermination génétique. Certaines manifesta-
tions mimétiques ont fait l'objet de critiques explicites de la pan d'écrivainS africains,
comme Cheikh C, Sow dans Cycle de sécheresse (1983, p. 115) : «En regardant tous
ces blanchis se promenant, ou en voirore, montrant leurs femmes dépigmentées, je
m'attends à to~ 1!10ment à voir tout cela disparaître comme un mauvais rëve. Car
comment peut-il être vrai de vivre aussi tàussement'!-
•
certains de ses effets se raréfient pour les psychiatres, on peut cependant penser que la
nostalgie se répand de plus Cl plus, sous des formes différentes, avec le développe-
ment des transports et l'augmentation des déplacements humains.
III
17. Comme j'ai souvent pu l'observer. la solidarilé présente deux facettes. Autrefois,
et encore parfois aujourd 'hui, elle pouvait garantir la survie dans un contexte où les
ressources étaient inégalement distribuées dans le temps et dans l'espace. Mais
comme le remarquait une de mes interlocutrices : .il faut se méfier de ce que les gens
racontent à propos de cette solidarité là; en ville surtout, c'est devenu du parasitisme,
il y en a un qui travaille et les autres vivent à ses crochets. r estime que si solidarité
il doit y avoir, elle doit être sincère et réciproque, comme dans le passé>.. La
solidarité est en effet souvent devenue une notion qui permet de légitimer des formes
d'exploitation et de manipulation (de la peur de l'exclusion et de la nostalgie) que
vivent les Blancs-noirs ou les plus fortunés des Noirs.
18. Le choix des partenaires pour un projet de coopération reste cependant limité, car
on constate que chaque organisation possède son territoire sur lequel les organisations
concurrentes refusent d'intervenir. Par ailleurs, il existe également une division du
travail entre les organisations. Certaines se spécialisent dans la santé ou dans r éduca-
tion, d'autres dans l'agroforesterie, dans la micro-hydraulique ou dans la diffusion de
technologies (traction attelée, maraîchage, foyers améliorés, énergie solaire, etc.).
C'est donc dans le cadre de h notion de développemenr inrégré, ou dans celui de ses
versions récentes, que se situe la possibilité de négocier avec une organisation qui
n'est pas déjà engagée sur le territoire.
• 19. On observe que, dans la hiérarchie informelle, les cadres supérieurs disposent
généralement de très peu de pouvoir, car ils ont été nommés surtout grâce à leurs
diplômes. La nomination des cadres intermédiaires correspond non seulement à la
formation, mais aussi à des considérations famiIiales, politiques, parfois ethniques ou
religieuses. C'est donc là que se situe le sommet de la hiérarchie informelle. Quant
aux subalternes, ils sont généralement choisis par les cadres intermédiaires et agissent
pour le compte de ces derniers, notamment en tant qu'informateurs. Les subalternes
jouissent donc d'un pouvoir considérable, car ils contrôlent l'information qui parvient
au sommet de l~ .hiérarchie informelle. Un haut responsable d'une organisation me
confiait que le seul moyen pour lui de consolider sa position était de négocier une
augmentation de personnel et de nommer des personnes de son choix, pour bâtir son
propre réseau interne parallèle aux réseaux existants dont il était lui-même exclu.
20. La paTenré à plaisanterie peut être définie comme une relation entre deux groupes
ethniques ou socio-ethniques, qui suppose un modèle de communication basé sur des
plaisanteries rinJalisées. On trouve Cette relation surtout entre des groupes susceptibles
de connaî"tre des conflits, par exemple entre des nomades et des sédentaires qui
occupent un même territoire ou entre une ethnie dominante et ses anciens captifs. La
parenté à plaisanterie autorise certains interlocuteurs à en «insulter» d'autres tout en
interdisant toute réaction de la pan de ces derniers. n est surprenant pour un observa-
teur étranger de constater comment, même chez les intellectuels, des parents à
•
plaisanterie qui se rencontrent se reconnaissent instantanément et peuvent impunément
se dire d'énormes indélicatesses. n s'agit, en quelqUe sorte, d'ÙD processus endogène
de résolution de conflits, parfois utilisé comme tel lors de problèmes entre deux
• membres d'un groupe qui font alors intervenir un médiateur «li plaisanterie-. Au-
jourd'hui encore. beaucoup estiment «que C·est très bien. ces sessions où r on se tape
dessus de temps en temps, tout comme autrefois où ça remplaçait les guerres trihales-.
112
2 I. Ces écoles révèlent une forme de ségrégation dans la formation. qui ressemble de
façon troublante à ce qui se passait à r époque de r Apartheid en Afrique du Sud. Un
.. ' de mes interlocuteurs âgé disait, à propos de Iïnstitution où il avait étudié à Paris :
..c'est toujours cette histoire de Blancs, j'étais dans un centre où il n'y avait que d~
nègres>. Entre 1950 et 1970, le principe d'une formation séparée pour les Africains a
été abandonné. Mais une coupure s'est créée entre deux générations d'instruits.
Anecdote révélatrice: en 1924, trois Africains de rOuest ont étudié à récole normale
d'Aix-en-Provence cpour voir s'ils pouvaient suivre 1..•1: ils sont revenus avec le
papier. À l'époque c'était inimaginable». Mais lorsqu'ils se sont établis dans leur
pays, ces trois instituteurs ont été victimes de l'ostracisme non seulement de leurs
homologues Blancs, qui avaient le même diplôme qu'eux, mais aussi des ..instituteurs
indigènes>. L'un d'eux est apparemment entré «dans le giron des militaires martini-
quais (... 1 et c'est l'alcool qui ra tué>.
22. Cette situation duale des Blancs-noirs pourrait être due à la rupture qui s'est
produite dans les processus de socialisation. Peter Berger et Thomas Luckmann
•
(1986, p. 18) écrivent en effet: ..Il est évident que la socialisation primaire est
habituellement la plus importante pour l'individu, et que la structure de base de toute
socialisation secondaire doit ressembler à celle de la socialisation primaire.-
23. En 1987, Thomas Sankara, président du Burkina Faso, fut assassiné par son
compagnon d'armes, Blaise Compaoré, qui est l'actuel président du pays. Thomas
Sankara, originaire d'un groupe ethnique marginal par rappon aux Mossé (les Silmi-
Mossé), avait tenté de réduire les pouvoirs de la puissante chefferie mossé qu'il
considérait COmme une force créactiollllaire-. Blaise Compaoré appartient lui-même à
une famille mossé et son premier geste, après sa prise de pouvoir, fut d'aller se
prosterner devaÎ:1t l'empereur des Mossé. Un observateur local interprétait cet
événement de la manière suivante: ..le président qui va se prosterner devant le Mogho
Naaba (l'empereur), ça n'est plus le président, c'est le fils du pays qui demande à son
chef spirituel de l'aider dans sa tâche (... 1, il lui restitue ce qu'il a obtenu dans son
aventure». Un de mes interlocuteurs résumait la situation des hommes politiques du
Burkina Faso dans ces termes : ..Le Mogho Naaba est une puissance et tous ceux qui
ne l'ont pas compris l'ont payé de leur vie.- Amadou Hampâté Bâ (1994, p. 128)
avait d'ailleurs remarqué, lors de son séjour à Ouagadougou avant la dernière guerre,
..r...] l'attachement des Mossis à leur empereur, qu'ils aimaient plus qu'eux-mêmes.-
24. Certain groupes, numériquement importants dans la sous-région, n'étaient pas
représentés parmi les personnes rencontrées, principalement parce que les membres de
ces groupes sont généralement exclus de l'administration publique. J'utilise ici des
27. À cette époque, les préoccupations des femmes étaient devenues un thème majeur
dans les débats politiques. Le charismatique chef de l'État, Thomas Sankara, avait
nommé plusieurs femmes à des postes clés, comme le ministère des Finances. Il
prenait la parole publiquement pour dénoncer l'exploitation des femmes. Il disait des
prostituées «ce sont nos soeurs, nous devons les comprendre et les aider 1.·.1'"
32. D'après l'organisation baratine El Hor, bien que l'esclavage ait été officiellement
aboli en 1980, près de 800 000 Mauritaniens vivraient encore une situation de quasi-
servitude.-Attilio Gaudio (1984, p. 143) observe que: ..Même dans la fonction
•
publique où trouve encore des Haratines qui paient une partie de leur maigre salaire à
leur maître». Il précise, par ailleurs, que ..le son de ces captifs et affranchis domesti-
ques est certes sans commune mesure avec celui des esclaves de grande traite 1•••1
américan<reuropéenne. De réels liens d';lSSÏstance et de protection mutuels les lient.
dans le meilleur des cas, à leurs maîtfesl' (p. 141). De nombreux esclaves bella sont
également au service des Touareg et, en 1984, j'ai personnellement assisté à l'achat
d'un enfant par un Arabe dans l'Adrar des Iforas au nord du Mali.
33. Un parallèle existe entre l'universalisme des Haratines et celui que l'on trouve
chez les Noirs américains et dans les études afro-américaines (Asante, 1980; 1987).
Tous deux correspondent à une recherche d'identité que Kwame Appiah (1992,
p. 162) présente ainsi : cAt the level of generality at which Africans are opposed to
Europeans, it is easy to persuade us that we have similarities: most of "us" are black.
most of "them" white; we are ex-subjects, they are ex-masters; we are or were
recently "traditional", they are "modern"; we are "communitarian", theyare "indivi-
dua1istic", and so on. That these observations are, by and large, neither very true nor
very clear does not stop them from being mobilized to differentiate 1••,1'" Dans les
deux cas, on retrouve nettement l'influence des thèses de Cheik Anla Diop. Mais le
problème particulier auquel sont confrontés les Haratines est que leurs maîtres, tout en
étant souvent blancs, sont également africains, ..traditionneJs.. et ceommunilaires>-.
34. L'emprisonnement est, dans ce cas, un moindre mal. En novembre 1990, plus de
300 militaires mauritaniens noirs ont été assassinés après la découverte d'un ccomplOll'
(L'État du monde, 1994, p. 246).
• 35. C'est ce que remarquait Clifford Geertt (1973, p. 246) à propos de la société
marocaine du nord de la Mauritanie : «The continuity of the social order lay less in
any durability of the arrangements composing it or the groups embodying it, for the
sturdiest of them were fugitive, than in the constancy of the processes by which,
115
36. Hélène Claudot-Hawad, une anthropologue française dont le mari est un poète
targui, me confiait que les Blancs ont souvent une réaction romantique face aux
«hommes bleus», fiers, sobres, courageux et, incidemment, souvent Blancs chez les
nobles. J'ai moi même vécu avec un Targui, un homme exceptionnel, dans le Hoggar
algérien; je dois avouer avoir été fasciné par ce peuple au point de publier plusieurs
articles imagés les concernant. C'est un tel romantisme qu'a utilisé un notable touareg
qui a rallié l'opinion publique française, par le biais des médias, pour forcer les
gouvernements du Niger et du Mali a accepter de négocier une autonomie territoriale
(voir Mano Dayak et al. Touareg. la tragédie, 1992). Mano Dayak est propriétaire
•
d'une agence de voyages à Agades (Niger), Après le massacre des Touareg de Tchin-
Tabaradène par des militaires nigériens en 1990 (600 morts, d'après les sources les
plus crédibles), il a publié l'ouvrage dans lequel on trouve des témoignages d'appui de
personnalités telles que l'anthropologue Théodore Monod, le cinéaste Bernardo Bert0-
lucci (auteur de Un thé au Sahara) et l'ancien ministre et ancien conseiller du
président Mittemmd, Edgar Pisani. Toutefois, dans son plaidoyer pour la «vérité»,
Mano Dayak oublie totalement des épisodes troublants où de jeunes Touareg ont assas-
siné des touristes et des membres d'ONG pour dérober leur véhicule et il ne dit
évidemment rien de ses liens avec les services de renseignements français (Claudot-
Hawad, 1995)•. On retrouve donc chez les Touareg une stratégie semblable à celle des
Maures qui consiste à rallier des appuis en Occident en se servant du romantisme des
Blancs, c'est-à-dire en exploitant leur tendance à percevoir l'Autre à travers des
conceptions totalement imaginaires. Les «problèmes» maliens et nigériens ne sont tou-
jours pas résolus, car, comme les Maures, les Touareg sont divisés en familles et en
groupes de familles très autonomes. Historiquement, ces groupes ne se confédéraient
qu'en cas de nécessité pour le maintien de l'hégémonie sur le territoire - qui n'existe
plus aujourd'hui du fait des nouvelles frontières.
38. Cheikh Ahmed Ould zahaf, «La question baratine est-elle socio-économique ou
•
identitaire'?.. dans Al Bayane n° 71, Nouakchott, 21-27 avril 1993, p. 2.
• semble correspondre à certaines réponses données à une question comme : que
116
39. Le terme «rêve> était parfois utilisé par les personnes que rai rencontrées. 11 me
souhaiteriez-vous pouvoir faire le jour où vous prendrez votre retraite"! Les réponses
obtenues, je le rappelle, se situaient dans un contexte de crise.
40. Ce retour aux sources n'épargne pas le milieu rural où l'on remarque actuellement
un retour de certains jeunes qui étaient partis en ville, ainsi qu'une croissance des
cultures vivrières. Cene dernière est renforcée par la baisse des revenus procurés par
les cultures de rente (cacao, café, noix palmiste, arachide, coton, etc.) et par les
retards dans les paiements des agences gouvernementales qui achètent ces cultures.
41. De plus, je me rends compte qu'avec l'âge, il m'est devenu beaucoup plu.~ facile
de travailler en Afrique, autant avec des intellectuels qu'en brousse. «La considération
pour l'âge c'est la base même de la société», me faisait-on remarquer. Ce commen-
taire vaut également pour mes interlocuteurs qui, à mesure qu'ils vieillissent. possè-
dent plus d'autorité à la fois dans leur milieu de travail et dans leur milieu familial.
Sur un pian communicationnel, beaucoup de sujets ne peuvent être abordés publique-
ment qu'à partir d'un certain âge.
42. Goffman (1973a, p. 171) écrit que la tactique qui consiste à utiliser une langue
•
étrangère pour communiquer secrètement est considérée comme «grossière et malhon-
nête; on peut de cette façon garder un secret mais on ne peut dissimuler le fait qu'on a
des secrets à garder». Je doute personnellement que, daÏ1s le contexte ouest-africain
où l'intimité est rare et où des personnes passent constamment d'une langue étrangère
ou indigène à une autre, une telle pratique soit considérée comme une indelicatesse. 11
suffit en effet d'en faire la detnande pour que des échanges en langue étrangère soient
traduits de façon assez fidèle.
•
•
117
Chapitre 3
Noirs et interculturalité
[.. ,[ interest in the history of our discipline and disciplined inquiry into
the history of confrontation between anthropology and its Other are 1•••1
ways to meet the Other on the same ground, in the same Time.
(Fabian, 1983, p. 165)
• Johannes Fabian suggère ici une prise en compte des textes sur lesquels se fondent nos
échanges avec les Noirs. Mais si l'anthropologie joue un rôle majeur dans nos façons
de percevoir ces échanges, elle n'est pas seule. Notre entendement se situe aussi dans
le cadre plus large de l'histoire des contacts entre l'Occident et l'Afrique, dans celui des
formations discursives qu'ils ont produites, de même qu'à l'intérieur des limites fixées
par l'évolution de l'intereulturalité et des conceptions de l'intereulturalité, de pan et
d'autre, Un élément majeur de la démarche anthropologique est en effet la compétence
intereulturelle de l'observateur et de ses informateurS - ce qui inclut donc nécessaire-
ment l'auteur de ces lignes. À partir de là, un problème se pose : comment pourrais-je
évaluer ma propre compétence? Ce serait manifestement être juge et partie.
Afin de ne pas m'enfermer dans un débat qui pourrait vite devenir circulaire,
j'adopterai dès le départ la posture suivante - quitte à Yrevenir plus tard : je ne suis
pas noir et certaines dimensions du monde des Noirs ne peuvent m'être accessi\lles. Je
ne peux en apprébender des aspects que par l'intermédiaire d'informateurS qui ne sont
• plus eux-mêmes totalement noirs, puisqu'ils peuvent échanger directement avec moi et
• qu'ils parlent ma propre langue - ce qui n'est pas donné à tout paysan ou paysanne
d'Afrique ou à tous ceux qui sont marginalisés. Mes informateurs possèdent toutefi-lis
une large capacité d'accès au monde rural dont ils proviennent. De plus, il m·t::.1
118
possible de connaître des situations d'interaction avec certains Noirs, situations qui
peuvent être analysées avec une conscience critique de la position des acteurs.
• à certaines dimensions du monde communautaire, Une telle situation procure des droits
et crée des devoirs qu'il convient, en partie, d'assumer,
Je reviendrai plus loin sur la notion d'initiation qui est importante pour la
communication et donc pour l'intereulturalité dans le contexte étudié. Pour clore cette
digression épistémologique, j'ajouterai une précision concernant l'observation directe
parmi les Noirs. Lors d'un séjour dans un village africain ou dans une famille urbaine,
cc-::cjJ arrive qu'avec le temps l'observateur ait le sentiment d'avoir été en quelque sorte
«oublié», la vie se déroulant paisiblement comme s'il n'était pas là. 11 peut lui sembler
possible d'accéder simplement à l'univers des Noirs - qui, doit-on noter, peut inclure
des mondes magiques, invisibles, féminins, etc. Je crois cependant que l'observation
directe des Noirs doit être évaluée d'un point de vue critique, en tenant compte de la
position ainsi que de ce trait particulier du Blanc qu'est le romantisme, cette tendance
qu'ont les OCCidentaux à définir l'Autre à partir de conceptions imaginaires,
Pour revenir à l'interculturalité chez les Noirs, son étude suppose d'abord que
l'on s'intemlge sur les conceptions locales de l'identité et de la situation de l'individu
• par rappon à la communauté dans les différentes ethnies. Ces conceptions sont hien
entendu liées à des ensemhles de connaissances et de croyances très diversifiés. L'étude
de 1ïnterculturalité chez les Noirs suppose égaIement que r on comprenne ce qu' est la
119
• lière. aux mondes magiques, surnaturels ou invisibles; là encore, il existe des singulari-
tés ethniques. Dans ce cadre, enfin, ce sont des ensembles de connaissa1Jces, à la fois
locales et acquises par l'intereu1turaIité, qui fondent les stratégies communicationnelles
des communautés et ethnies de Noirs par rappon au monde qui leur est extérieur.
•
logue français Georges BaIandier - une référence majeure - considère qu'il existe
«une culture africaine», «une société noire> (Balandier, 1982). «Ba1andier 1...1fut le
• promoteur des études africaines en France-, remarque Sally Falk Moore (1994. p. 99).
La recherche empirique des tenant~ de l'anthropologie -dynamique-, ou marxiste. mène
certes au constat, tàit dans le précédent chapitre, de la persi~1ance de l'ethnie:
120
Pourtant, les Africains qui voyagent perçoivent vite des différences fondamen-
tales entre les diverses cultureS du continent, et cela malgré l'apparente homogénéisa-
•
• Comment peut-on alors caractériser les ethnies et les diverses communautés qu'elles
regroupent'! Et quelles stratégies communicationnelles. quelle interculturalité,
produisent-elles'!
121
Dans le précédent chapitre, j'ai déjà abordé la question des stratégies des Blancs-
noirs dont les ethnies ont été récemment transformées. Ce sont des stratégies indivi-
duelles qui s'inspirent largement de nouveaux principes apparus depuis les débuts du
colonialisme. Si l'on considère maintenant les communautés sous l'angle des singulari-
tés culturelles, le cas le plus révélateur est celui des ethnies qui sont restées dominantes
et cbez lesquelles on retrouve des processus de négociation collective qui fondent les
stratégies communicationnelles. Dans le contexte étudié, de tels processus peuvent être
observés, entre autres, cbez les Toucouleur et les Woolof du Sénégal, les Songhay-
Zarma du Niger, les Baoulé de Côte d'Ivoire et les Mossé du Burkina Faso.
•
À titre d'exemple, au tout début du colonialisme, les cbefs du petit royaume de
Téma, situé en péripbérie de l'empire massé,
étaient beaucoup plus éclairés que d'autres et avaient une perception de
l'avenir. Ils se sont dit : ..Bon! Le Blanc est venu, il est en train de
nous embêter, pourquoi nos enfants ne feraient-ils pas comme lui'!» 1•••1
J'appartiens à la plus grande famille d'intellectuels du Burkina Faso.
(... ) Nous avons au moins 60 fonctionnaires dans toute la hiérarchie
administrative, nous avons eu des ministres, un président 1•••).
Cette stratégie qùï consiste à développer une maîtrise de la langue et de la culture
françaises ainsi que de la communication avec les Blancs n 'est pas exclusive. Elle se
double d'alliances avec d'autres groupes, alliances qui engagent d'autres membres de la
communauté et s'effectuent par le biais de la conversion à l'islam et par celui de
mariages interetbniques permettant d'élargir le territoire'. Chez ceux qui sont désignés
?Our être instruits dans le système français, la formation est nettement perçue comme un
élément d'une stratégie collective: «j'avais une mission à accomplir et après je devais
reveniI>o. Parla suite, ces personnes - qui ont souvent des titres coutumiers - bénéfi-
•
cient généralement d'une nomination politique à un poste de cadre intermédiaire ou
supérieur. Il est alors manifeste que leur situation est essentiellement utilisée au profit
• de la communauté. Ces Blancs-noirs disposent de vastes réseaux d'informateurs et ils
utilisent abondamment les médias, sunout les journaux et la l"J.dio :
Je préfère ne pas manger que de ne pas écouter les informations. Le:
122
matin, à 4 heures 3D, j'écoute France-inter, puis la BBC: après ça. vers 5
heures 3D, de nouveau France-inter, puis la Voix de I"Amérique. À 6
heures et demie, c'est Radio Burkina et puis encore France-inter 1...1'.
Les messages provenant des médias, écrits et électroniques. sont largement réinterpré-
tées dans les réseaux interpersonnels :
Je discute de tout ça avec ma famille, avec les amis, avec les partenaires
et avec les collègues. Ma compreôension d'un problème n'est pa.~ la
même que celle d'un autre et, comme on dit, c'est la discussion qui
dirige la lumière. il faut, dans la discussion, que 1"on sache exactement
s'il y a des compléments d'information que I"un ou l'autre possède. 1... 1
Je me refuse à ne pas pouvoir prendre part à une discussion dans n'im-
porte quel domaine; même au niveau de la culture générale, il faut que je
sois renseigné.
Les connaissances acquises sont utilisées pour des stratégies qui engagent I"en.~mble de
• la communauté :
Les problèmes traditionnels et les problèmes administratifs sont complète-
ment encastrés, complètement et parfaitement compatibles; il n'y a aucun
problème. On a des parents qui sont restés dans la tradition. Bon! 11
faut les consulter. il y a beaucoup de concertation au niveau de la
famille, pratiquement tous les dimanches on se rencontre, Ils nous
consultent, mais, eux, ils sont détenteurs de la tradition. S'il y a un
problème, on le prend sous les deux facettes, sur le plan traditionnel,
d'abord en tant que famille royale, 1•••) Nous, nous apponons la rationa-
lité pour aider à cerner les problèmes. il n'y a pas d'incompatibilité.
En plus de ces rencontres régulières, on organise, en ville ou au village, des rassem-
blements périoclic;ues auxquels tous les enfants de la famille participent :
1•••) on essaie de leur faire voir le côté positif de la tradition, qui consti-
tue le lien entre l'individu et le groupe, en leur disant que sans le groupe
l'individu n'est rien. 1•••) ce n'est pas chacun pour soi, c'est tous pour
chacun et chacun pour tous.
Les princes du royaume de Téma, faut-il noter, bien que directement apparentés
•
à la famille impériale, se situent à la périphérie de l'empire. Us sont considérés comme
des «cousins belliqueux,. et, jusqu'à un certain point, insoumis. Comme dans d'autres
• royaumes en marge de l'empire mossé (Tenkodogo, Ouahigouya), la nomination des
rois de Téma n'est pas soumise à l'approbation de l'empereur. Autrefois, ces groupes
périphériques, nés d'un conflit au centre de l'empire, défendaient les frontières ou
123
• guerriers, beaucoup ont acquis une formation supérieure dans l'armée qui, jusqu'en
1993, contrôlait totalement le pays, Au moment de la «démocratisation... certains
d'entre eux sont devenus des civils. fonctionnaires ou politiciens. De tels processus
, s'observent également dans les petites ethnies qui se situent en marge des ethnies
dominantes et, à un moindre degré, dans les ethnies qui sont dominées.
rie, métallurgie, ete.), par des modèles d'organisation sociale et par des croyances. Si
l'on y ajoute les effets des transformations récentes sur chacun, c'est donc une
mosaïque d'une immense complexité que l'on retrouve dans la région ouest-africaine.
C'est de cette complexité que proviennent les connaissances, les habiletés communica-
tionnelles et l'interculturaIité, chez les Noirs tout comme chez les Blancs-noirs.
• division du travail, ainsi que, dans cenains cas, des persoJllles et des groupes périphé-
riques, À chaque segment de la famille correspondent des espaces spécifiques de la
communication - qui peut être formelle ou informelle. 1\ est naturellement impos-
sible, dans le cadre de ce travail, d'eyaminer les processus de communication dans le
cadre familial en Afrique de l'Ouest. Je me bornerai donc à en résumer certains
aspects pertinents.
Dans une ethnie, chaque famille est définie par son appartenance à un groupe
socio-ethnique : «c'est toujours par rappon à vos souches qu'on vous identifie>. À
l'intérieur même de la famille, l'individu est défini par son origine, par ses parents
directs, par ses parents éducateurs et même par des origines plus lointaines, L'enfant
peUt en effet être l'incarnation d'un esprit ou d'un ancêtre qui s'expriment alors à
travers lui (Bonnet, 1988, p, 86-90), L'âge est un facteur centtaI de l'identité. mais,
ici encore, il y a l'âge officiel - celui de l'état-civil" - et l'âge dans le cadre familial,
qui peut être différent du premier : un jeune garçon est parfois l'oncle ou le grand-frère
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personnel-privé et l'espace public, c'est-à-dire celui de la famille, de la communauté,
de l'étranger, des lieux où se trouve l'Autre.
• Dans la famille, l'identité et la communication sont ~-urtout définies par le genre
et par râge. La femme joue un rôle central dans la cohésion du groupe, et cela à deux
niveaux. D'une part, elle possède généralement une grande autorité sur ses entànts.
126
D'après Amadou Hampâté Bâ, chez les Peul, «on pouvait à la rigueur désobéir à son
père, mais jamais à sa mère» (1992, p. 502). «La mère est respectée presque à l'égal
d'une divinité» (p. 61). D'autre part, selon une interlocutrice, «dans la société afri-
caine, la fille est généralement considérée comme l'enfant qui unit-. Alimata O. Sidibé
précise cependant que :
le conseil d'une femme est toujours écouté, surtout si c'est la grande
soeur ou la grande tante; même le chef de famille doit lui obéir, ce qui
est un atout [... 1. Mais le changement augmente la mainmise des
hommes.
Les femmes possèdent également des prérogatives dans les domaines de la santé et du
commerce : elles ont leur champ et leur case, et ce sont souvent elles qui vont au
marché et au puits - qui sont des lieux essentiels de la communication au village.
• L'une des rares anthropologues à avoir étudié les femmes d'Afrique francophone
écrit qu'au delà du monde masculin se trouve «un univers de l'errance non socialisé,
féminin, occupé par les génies, traversé par les fous et les devins- (Bonnet, 1988,
p. 51). 11 existe, de plus, des lieux de communication exclusifs aux femmes: la cuisine
et l'aire où se trouve le mortier' ainsi que certains endroits de commerce. On
remarque que les'échanges entre femmes donnent parfois lieu à des stratégies collecti-
ves; c'est le cas, par exemple, des échanges entre coépouses dans une famille polyga-
me, comme le signale Camara Laye dans son roman L'enfQl/l noir (1953, p. 172) :
Mes tantes Awa et N'Gady [...1étaient foncièrement bonnes et d'humeur
enjouée; et je ne fus pas long à CODStater qu'entre elles, elles s'enten-
daient on ne peut mieux.
Au-delà du genre, le monde familial est surtout structuré par l'âge et par les
groupes d'âge. Le chef, dans la famille ou ailleurs, est d'abord celui qui prend conseil
des aînés qui, en fin de compte, détiennent une bonne part de l'autorité : «vous ne
• pouvez pas dire non à quelqu'un qui est plus vieux que vous, quel qu'il soit; vous ne
• 127
pouvez pas regarder en face quelqu'un qui est plus âgé que vous». Le respect des
«vieux.'· est considéré par la plupart de mes interlocuteurs comme une de.~ valeurs
fondamentales à inculquer aux enfants. La «bonne éducation. consiste à «savoir se
comporter avec les grands, à les saluer, à ne jamais s'asseoir là où ils sont et à être
toujours loin.. Beaucoup d'auteurs africains évoquent, avec une certaine émotion, les
marques d'affection de certains de leurs parents; mais dès que l'espace devient public.
les relations sont déterminées par une hiérarchie de l'âge, et la communication entre
groupes d'âge reste largement ritualisée.
Pour un Noir, une large part de la communication se réfère donc à des pairs.
c'est-à-dire qu'elle se situe à l'intérieur d'un même groupe d'âge. Les premiers
groupes d'âge se trouvent dans les familles où se rassemble, dans une même case et
sous l'autorité d'un adulte, une génération d'enfants qui participent collectivement à des
activités spécifiques. Par exemple, les plus jeunes peuvent garder les troupeaux ou
• surveiller les champs contre les animaux et les larcins. D'autres groupes d'âge sont
constitués de membres de plusieurs familles, comme la waaldé qu'Amadou Hampâté Bâ
évoque dans son autobiographie Amkoullel. l'enfant peul (1992, p. 247) et qui regroupe
une cinquantaine d'enfants partageant jeux rituels et apprentissages :
[...] tout ce que nous faisions tendait à imiter le comportement des
adultes, et depuis notre âge le plus tendre le milieu dans lequel nous
baignions était celui du verbe. TI ne se tenait pas de réunion, de palabre,
ni d'assèmblée de justice (sauf les assemblées de guerre ou les réunions
de sociétés secrètes) sans que nous y assistions, à condïncn de rester
tranquilles et silencieux. Le langage d'alors était fleuri, exubérant,
chargé d'images évocatrices, et les enfants, qui n'avaient ni leurs oreilles
ni leur langue dans la poche, n'avaient aucune peine à le reproduire [...].
Les groupes d'âge, qui sont des organisations formellement structurées pour les
filles comme pour les garçons, sont des lieux d'échange et de partage, mais aussi de
rivalité. Comme le précise Bâ, «la tradition recommandait d'avoir beaucoup de
camarades, mais pas trop de "vrais" amiS» (p. 60). Ici, la communication correspond
• donc surtout à des processus de socialisation, et les stratégies reproduisent celles des
aînés et des groupes dominants. Ce qui s'expérimente, ce n'est pas seulement la
• conformité, mais aussi la négociation dans le cadre des diftërences sociales et cultu-
relles. Les rivalités entre groupes et à lïntérieur des groupes constituent manifestement
un lieu d'apprentissage des stratégies de communication et d'action.
128
Les groupes d'âge, comme je rai déjà signalé, tendent à se reproduire, par la
suite, pour les Noirs qui vivent à r extérieur de la communauté, Le processus de
passage d'un groupe d'âge à un autre, rinitiation, consiste en rituels formels - et aussi
informels - qui marquent raccès à un groupe supérieur dans râge et donc dans les
hiérarchies du pouvoir et du savoir, À chaque groupe d'âge correspondent des connais·
sances qui fondent l'espace de la communication, Aux stades supérieurs d'initiation,
par exemple celui auquel parviennent les silariguis chez les Peul,
(.. ,] l'homme était relié d'une façon subtile et vivante à tout ce qui
l'environnait, Pour eux, la configuration des choses à certains moments
clés de l'existence revêtait une signification précise qu'ils savaient
déchiffrer. "Sois à l'éCOUle, disait-on dans la vieille Afrique, roUl parle,
roUl est parole. roUl cherche à nous communiquer une connaissance.. ,"
(Bâ, 1992, p. 31)"
présent d'en perdre un peu. N'oublie pas que je ne dois pas non plus
trop distancer les autres : ce ne serait pas poli.
L'intégration des étrangers fait aussi largement appel à de tels processus informels
d'initiation utilisant, entre autres, des tâches partagées ou des histoires ayant valeur
d'exemple, qui permettent à l'outsider d'accéder à des sphères du monde commu-
nautaire. Cependant, l'étranger susceptible d'être initié à des savoirs locaux doit
d'abord démontrer une certaine civilité, une capacité à vivre dans l'espace et le temps
locaux, et sunout une acceptation de certains devoirs qui incombent à tout membre de
la communauté. En d'autres termes, l'accession à certains savoirs suppose ici un dépas-
seJ.Dent, au moins partiel, des relations basées sur le pouvoir.
Le dernier groupe du monde des Noirs est constitué par les marginaux, plus ou
moins nombreux selon, entre autres, la prospérité de la communauté; il peut s'agir de
captifs (ou esclaves), d'orphelins, de dépendants lointains ou de migrants'·. Suivant
les familles où ils se trouvent, leur situation va d'une quasi-servitude (une lourde charge
de travail sans autre rémunération qu'une piètre nourriture) à des rapports d'interdépen-
• dance non dénués de respect. Ces marginaux demeurent toujours au bas de la hiérar-
chie communautaire. Beaucoup restent longtemps craintifs vis-à-vis d"un étranger et
semblent totalement subordonnés aux exigences de la survie au jour le jour. En
130
revanche, d'autres ont acquis une certaine indépendance dans un cadre urbain et peuvent
devenir d'exceptionnels interlocuteurs pour un étranger" - comme je le prëciserai à la
fin de ce chapitre à propos des marginaux qui vivent en përiphërie des villes.
Chez les Noirs, l'identité et l'intereultura1ité se développent donc d"abord par les
ëchanges entre les membres de la communauté. Par rapport au pouvoir, on remarque
que tout membre de la communauté peut, à différents moments et à divers degrés, être
dominé par un groupe et posséder des pouvoirs sur un autre. Chacun a vécu l'expé-
rience de la dépendance et de la domination, institutionnalisées dans la famille, par
rapport à d'autres membres. Les marginaux eux-mêmes, une fois âgés, possèdent une
autorité incontestable sur les enfants du chef'·, On ne peut cependant pas réduire le
• pouvoir dans la communauté à ces aspects visibles, tant le monde invisible se trouve au
coeur des sociétés africaines, De même, on ne peut comprendre la communication
exclusivement en termes d'ëchanges entre des groupes et en termes d'interactions entre
des individus, car ces sociétés sont profondément empreintes de spiritua1ité.
• être chargés de sens et de pouvoirs spirituels (comme une relique ou un objet de culte
• chez les chrétiens et les musulmans). Ensuite. on ne peut affirmer que les religions
africaines n'ont pas été révélées". Leur principale spécificité touche non pas le monde
des divinités, mais celui des technologies de communication : les religions africaines ne
l3l
sont pas inscrites dans un livre et elles se distinguent des religions importées par une
absence de prosélytisme.
•
Les démarcations entre les divers espaces séculiers et religieux restent floues. La
vie des Noirs, tout comme celle des Blancs-noirs, est parsemée, dans pratiquement tous
les domaines, de croyances religieuses. Cela s'observe par la persistance de la magie
dans des domaines aussi variés que l'agriculture, la médecine et, comme je le développe-
rai plus loin, la communication. TI convient aussi de préciser qu'en Afrique, plus
modestement peut-être qu'ailleurs, les humains ne prétendent pas communiquer directe-
ment avec Dieu -. li. moins de s'élever, après un long parcours individuel, li. un stade
supérieur de conscience. Le commun des mortels communique avec des intermédiaires
de diverse nature - esprits. ancêtres ou divinités - , incarnés ou non dans des éléments
vivants ou dans des objets, et dont l'action peut être bénéfique ou maléfique.
Les croyances religieuses varient bien entendu d'une ethnie li. l'autre, tout comme
les groupes qui sont 1Dal"'tres des différentes sphères du monde religieux. La vie est
imprégnée de sens religieux: «Dotre culture est une culture religieuse>, affirme un
chercheur africain. Et c'est sur ce fond de religions africaines que se sont implantés,
Les religions importées ne se sont pas répandues sans violence, ni san.~ incitatitS.
Les Arabes se rendaient probablement au Mali dès le VIl' siècle (Gaudio, 1988.
p. 179), mais ce n'est que vers le XI' siècle que les Almoravides venus d'Espagne
imposèrent l'islam dans certaines régions du sud du Sahara. Grâce aux témoignages de
naufragés sur les côtes maures, comme Monsieur de Brisson (Gaudio, 1984), ou
d'explorateurs, tels que René Caillé (1979) ou Mungo Park (1980), on sait qu'il y a
quelques siècles à peine certains musulmans étaient d'une grande cruauté à l'égard des
non-musulmans et même des musulmans de conversion récente. Quant aux entreprises
missionnaires des derniers siècles, elles n'étaient guère plus respectueuses des personnes
et des cultures :
• J'en veux aux missionnaires, [...] ils nous ont fait croire que notre
religion était du fétichisme, du charlatanisme et qu'il fallait tout jeter.
Dans mon village, on a jeté les fétiches dans le marigot, certains ont été
brülés, alors qu'on les conservait précieusement depuis des siècles. 1•••1
n ne restait plus rien, la vie n'avait plus de sens.:ZO
Chez les musulmans du nord, beaucoup de jeunes qui vont à l'école dite
«française> fréquentent l'école coranique le soir et pendant les vacances : «Si je refusais,
on me voyait comme quelqu'un qui, ayant eu des contacts avec les Français, était sur le
chemin de l'infidélité». Les Français, «on les appelait les "cafres" (de kofir, «infidèle-
en arabe), c'est-à-dire les mangeurs de porc>. L'islam ouest-africain est cependant
pluriel, allant de l'intégrisme de certaines confréries maraboutiques sénégalaises dont
«vous pouvez devenir esclaves», au soufisme universaliste que décrit Amadou Hampâté
Bâ dans Vie et enseignemmr de 1ïenw Bokar. le sage de Bandiagara (1980, p. 122) :
l'intolérance, étroitement liée à l'ignorance et au manque de maturité
spirituelle, n'est le privilège d'aucune race, d'aucune communauté
particulière. C'est une maladie humaine générale [00']' Je souhaite de
• tout mon coeur la venue de l'ère de réconciliation entre toutes les confes-
sions de la terre [,..J.
• Bâ précise que l'islam soufi de son maître, Tiemo Bokar, s'est établi sur :
le vieux fond de tolérance religieuse de rAfrique traditionnelle animiste
qui acceptait toutes les formes de pratique religieuse ou magico-religieuse
133
Les religions chrétiennes, quant à elles, sont moins tolérantes que rislam vis-à-
vis des religions africaines, ce QUÏ pourrait expliquer leur faible développement.
Pourtant, le christianisme procure des avantages et jouit d'un certain prestige : cça
faisait bien d'être dans ce milieu là, dans une religion de toubabs». Au chapitre des
avantages, le christianisme offre la posstbilité d'étudier sans frais dans des institutions
reconnues et il permet, si l'on devient metnbre d'une communauté, de jouir prati-
•
quement des mêm:..... conditions de vie qu'un cadre supérieur. D'après une musulmane,
cles chrétiens, vous savez. ils sont chrétiens quand ça les arrange». Et une chrétienne
confiait que cl'école catholique est perçue comme un moyen de promotion":>, Achille
Mbetnbe écrit que :
1•••) en répondant à la question de savoir «pourquoi se sont-ils "conver-
tis"", l'on a trop souvent négligé la pan de ruse et de calcul qui convain-
quit les natifs de «fréquenter'- les systèmes religieux et symboliques
victorieux 1•••). (1988, p. 77)
Et il ajoute à propos des stratégies de certaines chefferies :
Il est évident que des chefs embrassèrent la nouvelle foi en échange
d'avantages économiques et politiques. Ils surent capitaliser cette nou-
velle ressource pour négocier la survie de positions de pouvoir et d'accu-
mulation qu'ils détenaient dans le champ domestique et au sein de
l'espace colonial. (p. 86)
• Dans le monde des Noirs, religions et cultures sont donc étroitement imbriquées.
La religion, affirment René Luneau et Louis-Vincent Thomas, modèle toute la société,
[...) elle imprime au groupe sa hiérarchie (degrés d'initiation), elle
organise une multitude de sous-groupes à fonctions bien définies 1•••1,
elle codifie certaines activités (celles du prêtre, du magicien, sans doute
mais aussi celle du travailleur, du paysan, du forgeron, du cordonnier, du
tisserand, du pêcheur, du chasseur, du père ou de la mère de famille).
(1992, p, 57)
Les Noirs possèdent donc des espaces religieux dans lesquels les croyances imponées ne
peuvent pénétrer, par exemple le monde de la terre :
La terre ne sera jamais un élément abstrait pour moi, elle représente autre
chose, ce n'est pas seulement une matière d'échange et de crédit; la terre
c'est d'abord un bien commun par lequel on confone un lignage, c'est
une divinité qui représente toute une succession de personnes.
On constate enfin que les religions africaines sont étroitement liées à des champs
de co1l1UÙSSOnCes endogènes, des savoirs locaux généralement ignorés ou dépréciés par
La science s'inscrit dans des paradigmes qui sont eux-mêmes fondés sur des
•
visions du monde historiquement et géographiquement situées, la validité d'un para-
digme étant établie par la communauté recOnnue (Kuhn, 1970). Cette communauté,
précise Evelyn Fox Keller (1985, p. 7), rassemble presque exclusivement des hommes,
blancs et de classe moyenne. La démarche scientifique, lorsqu'elle aborde des objets
dans des contrées exotiques comme l'Afrique, consiste alors à resituer ces objets «dans
un temps et dans un espace ordonnés 1... J, habitables par la société occidentale»
(Fabian, 1983, p.. 111-l12). En pratique, la science et les mythes constituent, d'après
le philosophe Michel Serres, des domaines comparables, voire identiques :
n n'y a pas, il n'y aura jamais eu la science d'une part et les mythes de
l'autre. La part de savoir pertinent, dans un mythe donné, une tradition
millénaire, une pensée sauvage, est probablement aussi grande que la part
de mythologie qu'enveloppe avec elle une science donnée. Nous en
savons quelque chose, nous autres Occidentaux, gorgés de science depuis
des millénaires, et encombrés de toutes partS des farces et attrapes
giissc'5 sous ce vocable.2)
Mais, dans le contexte ouest-africain de l'incommensurabilité des champs de connais-
sances scientifiques et endogènes, il reste que le développement et les autres applica-
dans les visions locales du monde - c'est-à-dire situés dans des sphères spatio-tempo-
relIes spécifiques - et qui concernent des domaines considérés comme étant du res.wn
de la science, d'autres qui ont été oubliés ou exclus des champs d'études scientifiques.
Il peut également s'agir du sens commun panagé par un groupe culturel particulier.
Pour en illustrer certains aspects, je présenterai quelques exemples de connaissances
endogènes en rappon avec leurs homologues dans le domaine de la science.
•
Dans le domaine médical, puisque l'augmentation de l'espérance de vie est
souvent présentée comme un bienfait du «progrès>-. on constate que la médecine n'a en
rien diminué la pratique des thérapies locales. Pour Titinga Frédéric Pacéré. la notion
d'espérance de vie est étrangère à l'Afrique : «Qui vous a dit que je venais sur terre
pour vivre plus longtemps et non que j'y sois pour être plus beureux et sans subir
d'agressions psycbologiques'l.. Pragmatiques, les médecins de l'hôpital de Ouagadou-
gou au Burkina F.aso ont, pour leur pan, réalisé une étude statistique du taux de
guérison obtenu par les guérisseurs locaux - auxquels ils confient désormais cenains
de leurs patients. Les statistiques démontrent en effet que ces «CharIatans» parviennent
à guérir des maux, parfois considérés comme incurables, dans une proportion que la
science ne peut expliquer". L'approche des questions de santé, que panagent une
majorité d'Africains, permet de constater la coexistence de différents champs de
connaissances, étrangers et endogènes, ces derniers étant parfois très locaux et liés à des
espaces particuliers de croyances et de communication (van Beek., 1993).
• Pour choisir un autre exemple, en astronomie cette fois-ci, les travaux des
anthropologues ont révélé que les Dogon du Mali possèdent depuis 10Dgtemps des
• connaissances complexes sur la rotation et sur la révolution des planètes. En outre.
avant 1787, ils connaissaient déjà l'existence et la composition d'une étoile sombre
137
gravitant autour de Sirius : Sirius B. un lointain ascéroïde qui ne fut «découvert- par la
science qu'en 1862 et dont la composition ne fut donnée que durant les années 1930
(Mudimbe 1988, p. 13-15). Carl Sagan, un astronome de l'Université Comell fut donc
chargé d'étudier la cosmologie dogon, et sa conclusion, logiquement invraisemblable,
fut que les Dogon avaient dû être renseignés par un explorateur inconnw - ce qui
nous en dit finalement plus sur les préjugés des scientifiques que sur les connaissances
"
astronotniques des Dogon.
incéresser. L'agronome belge Hugues Dupriezr{I982) a constaté que les jardins «muIti-
étagéS» des Bamiléké.du Cameroun étaient le sYstème agricole connu le plus productif et
le plus «rentable>- au .monde sur le plan énergétique et éconotnique. Ce modèle de
• production est en ouire adapté à un ensemble de contraintes sociales. Par ailleurs, les
techniques complexes de rotation, de compagnonnage, d'agroforesterie, de fertilisation
et de lutte biologiques pratiquées dans le Sahel restent ignorées; on observe pourtant
que les innovations réalisées par certains paysans n'ont rien à envier aux «découvertes-
scientifiques". Après plusieurs années d'observation du milieu rural ouest-africain, il
me semble qu'une question devrait sérieusement être posée: comment la science et les
techniques occidentales ont-elles, par ignorance et dépréciation des savoirs agricoles
locaux, créé les problèmes environnementaux que connaît l'Afrique'?
•
• Les sciences dites exactes admenent effectivement que l'univers n' est plus explicahle
par une saiete rationalité logique et que diverses théories peuvent coexi~1er'" .
138
Par ailleurs. certains domaines moins acces.o;ibles que ceux que .lai décrit~. la
magie et la sorcellerie". permenent de constater que certaines connaissances endogènes
peuvent être perçues comme néfastes. Magie et sorcellerie sont sinon pratiquées. du
moins toujours reconnues et respectées par tout Africain. Camara Laye (1953. p. 77)
décrit les dons de voyance de sa mère qui permenaient d'éloigner l'adversité. mais un
gestionnaire ivoirien, grand lecteur de la Bible, disait également que :
Le diable est plus facile à expérimenter que Dieu. Je pratiquais quand
j'étais petit (... 1. Par exemple pour faire du mal. faire échouer. provo-
quer un accident, causer une maladie, tout ce qui est négatif, ça marche
très très vite, même sans contact. Mais s'il faut faire du bien. vraiment
c'est pas facile.
•
Ce sont donc à la fois des croyances et des champs de connaissance endogènes•
parfois indescriptibles dans nos termes, qui façonnent le monde des Noirs, les cultures
et les espaces communicationnels qui sont les leurs. La démarcation entre croyances et
connaissances ne pourrait être nette, pas plus que dans la science. Pour poursuivre, la
question se pose de savoir comment est conçue et pratiquée la communication chez les
Noirs; et comment les croyances, les connaissances et la communication endogènes.
façonnent l'intereu1turalité des Noirs et, en partie, celle des Blancs-noirs d'Afrique de
. .
l'Ouest. Comme les connaissances, faut-il souligner, la communication endogène ou
les connaissances communicationnelles des Africains constituent des domaines souvent
ignorés et pratiquement inexplorés par la recherche.
•
nication appliqués en Afrique viennent de l'étranger et sont souvent désuets et inadé-
quats'!'. Leur mise en place mène à la dépréciation des connaissances endogènes - un
• effet de l'idéologie tiers-mondiste. Les agences étrangères et internationales, bailleurs
de fonds de la recherche, de la formation et des pratiques en communications, imposent
en effet d'étroites conceptions du développement, par la réalisation d'infrastructures et
139
par la diffusion de modèles censés susciter la «modernisation». Ce qui est imposé aux
Africains, c'est l'appartenance à un espace vague, le tiers-monde, que d'autres savent
comment «développer» pour eux'".
• le cadre de réseaux qui, comme je l'ai montré, sont essentiellement constitués sur une
base communautaire et ethnique. La communication africaine, doit-on admettre, est un
champ d'une immense richesse, dont l'exploration reste à faire.
11 existe plusieurs catégories de griots qui interViennent dans ce qui peut paraître,
à première vue, comme étant des domaines de la mémoire collective ou du divertisse-
ment"• Certains sont attachés à une famille dont ils conservent la généalogie et
• enregistrent les événements marquants de son hi~10ire. Leur mémoire 01 remarquable:
ils peuvent parfois relater en détail des situations qui remontent au moyen âge européen.
Camara Laye rappone. dans Le mairre de /il parole (/978). les paroles d'un griot
140
mandingue. Babou Condé. qui décrit rhistoire de r empire du Mali depuis sa fondation
par Mani Diata en 1230. Pour cenains Africains. une telle mémoire n'est pa.~ excep-
tionnelle, comme l'indique Aminata Sow FaU dans son roman L'appel des arènes :
Malamine. le griot du village raconta neuf cents ans d'histoire des Lô
que lui avait apprise son père qui la tenait de ses pères. 11 conclut que
l'exploit de mon père était inscrit dans la nature des choses puisque en
aucun cas, un fils de Nar Lô pouvait semer la honte. (1982, p. 94)
Certains griOts sont donc historiens et gardiens des valeurs. D'auttes. généralement
considérés comme inférieurs, semblent plutôt être musiciens, poètes et conteurs: ils
animent certains événements et sont perçus, par les spécialistes. comme des «trouba-
doUi'S>' (Thomas et Luneau, 1992, p. 56).
Le griot assume, de plus, une tâche fondamentale auprès des chefs. Selon
•
conseiller.
Le griot est certes parfois considéré comme un membre d'un groupe socio-ethnique
inférieur, qui vit de la charité des puissants qu'il sait flatter et de la prodigalité de ceux
qui doivent marquer par une tete un événement important. «II y a des gens qui ont
honte de dire qu'ils sont griots». Mais il y a également une fierté à être griot et à
rapporter au chef les doléances de ses sujets". En outre, les pouvoirs dont dispose le
griot sont souvent craints.
Il est remarquable que le griot puisse dire à l'étranger, comme au chef, ce que
personne d'autre ne dit. L'un d'eux me disait que, pour un Noir, «les Blancs sont des
intermédiaires entre les hommes et les génies, car Dieu leur a donné des pouvoirs que
les hommes n'ont Jl8S">3. Les griots sont parfois considérés, par les Blancs, comme
des informateurs privilégiés; ils le savent et proposent aux chercheurs étrangers leurs
services en tant qu'interprètes ou assistants. Un griot avoue cependant que, quand il
transmet un message, ill!Ïoute toujours quelque chose «pour mieux lui donner forme,
• pour agrémenter». Les griots n'ont en outre accès qu'à des champs de connaissances
limités.
• animer
Il semblerait. par ailleurs. que les griots soient tonnés non seulement pour
le..~ activités sociales. mais aussi pour développer une capacité de traduire
messages d'une sphère sociocultureIle à une autre. Bien qu'ils soient en général relié à
de.~
142
toutes les sphères sociales, même les plus hautes. À l'étranger, leur tonnation facilite
également les contacts: «en Europe, j'avais beaucoup d'amis, j'avais ma guitare et je
faisais des veillées où l'on s'amusait beaucoup•.
• r...] les Masques me parlent. Oui! je dis bien : les Masques communi-
quent avec moi, ils me parlent. 1•••] La \'oix était soudain là, multiple,
sonant de tous les Masques en même temps, du Dogon Renard-à-étages,
du Mangbetu-dix-mentons comme du Baoulé-cercles-de-fer.
Le langage des masques, affirme Titinga Frédéric Pacéré,
1•••1renferme plus que la culture, le message du masque est littéraire,
politique, économique et éthique, Quand vous utilisez un stylo, ça n'est
pas le stylo qui écrit, c'est vous. Pour le déchiffrer, on lit les caractères
et le meSSage prend sens. C'est la même chose pour un masque, en
faisant des mouvements, c'est un langage qui s'exprime et que l'on peut
comprendre.
Incidemment, il est révélateur qu'aux fins d'explication l'aune à laquelle on compare le
langage des masques soit l'écriture. C'est là une manifestation de ce que Johannes
Fabian (1983, p. 123) nomme le «Visualisme>o ptopre à la pensée occidentale:
The visualist bias that is brought to the visua1 production of other cultu-
res is no less in aleed of critique than visualist reductions of, say, langua-
ge, ritual, dance and music, social relations, or ecological relations.
• De nos jours, certains masques deviennent des objets folkloriques, et les danses
des masques, des événements organisés pour les touristes ou pour les anthropologues
• (Balandier, 1981. p. 206). Les ~cialistes
144
• moyen de diffusion des connaissances. Comme le bendre (Pacéré, 1991), il peut trans-
• mettre des messages jusqu'à plus de 30 kilomètres, messages qui, relayés d'un village à
l'autre, gagnent vite toute une région. Si le tambour sen à diffuser des messages à
travers de longues distances, affinne Bouah, on doit le considérer comme un média.
145
Masques et tambours sont les manitèstations les plus remarquables des espaces
de communication endogènes, ou des médias locaux. Ils ont suscité 1"intérêt des
chercheurs occidentaux qui considèrent ces moyens de communication comme des
«objets» artistiques chargés de significations. Leur langage est généralement perçus
comme réductibles à la compréhension occidentale du sens et de la communication.
D'autres espaces sont plus difficiles encore à appréhender. Nous ne savons pratique-
ment rien du bogolan, c'est-à-dire les motifs des pagnes utilisés comme moyen de
communication chez les femmes mandingues". Plus généralement. les espaces de
communication spécifiques aux femmes africaines, parfois évoqués par des chercheuses,
n'ont jamais été étudiés. Quand à la communication avec la nature, les animaux, les
rels particuliers. Cest dans ce cadre que, depuis près d'un millénaire, de.~ médias
étrangers ont été imponés - et contribuent à la transformation des proces.~us de
communication locaux ainsi qu'aux changements dans les sociétés africaines.
Radio tain-tain
Les moyens de communication étrangers à l'Afrique, écriture, radio, téléphone,
télévision et autres, n'ont donc pas été implantés sur un temùn vierge, mais au
contraire dans un monde où existaient déjà des conceptions et des pratiques locales de la
communication, des connaissances endogènes et des espaces de communication incon-
nus, ou niés, en OCcident. Les nouveaux médias ont été intégrés dans les conception.~
• étrangers sont apparus en Afrique. Wole Soyinka écrit que, dans les années 1940, date
des débuts de la radio au sud du Nigéria, cette «boite» était surnommée «celui qui parle
sans attendre de réponse», et un chant d'enfants disait : «Radiodiffusion, mensonge de
l'homme blanc» (1984, p. 155).
La radio fut imposée par les colonisateurs, mais auparavant il avait fallu près de
huit siècles pour que l'écriture soit partiellement utilisée comme un moyen de communi-
cation à distance ou de conservation des données. L'écriture des Touareg, le rijinar,
sen à inscrire sur le sable des poèmes éphémères, mais il n'est utilisé ni pour le commer-
ce ni pour l'archivage (des domaines dans lesquels la mémoire et la parole prévalent),
Autrefois, dans les régions islamisées, l'arabe servait sunout à l'enseignement du Coran
et, dans certaines villes (Agadez. Gao, Maradi, Tombouctou), à la rédaction de textes
scientifiques, en astronomie, en mathématiques, en médecine, en sciences sociales ou
autres. Ces travaux d'érudition écrite, doit-on noter, se retrouvent là où les liens avec
l'Afrique du Nordet le Moyen Orient étaient étroits. D'ailleurs, dans le Sahel, ce n'est
• que récemment que l'arabe a été utilisé pour fonnaliser des transactions.
•
147
L'écriture était perçue comme magique par les Noirs. L'inscription de la parole
touchait le surnaturel - les mots possédant les pouvoirs de ce qu'ils évoquent. Des
explorateurs relatent que les Noirs d'Afrique de l'Ouest lavaient les ardoises où était
inscrit un texte et buvaient l'eau qui avait servi à effacer les écrits afin de s'approprier
leurs pouvoirs (Caillé, 1979, Park, 1980). Un texte sur une feuille de papier pouvait
menacer ou protéger les humains. L'écriture était donc connue, mais restait peu utilisée
à des fins séculières. Chez les musulmans, affirme Jack Goody, «l'utilisation de
l'écriture était restreinte parce qu'elle représentait. à l'origine, la parole de Dieu»
(1986, p. 121). Aujourd'hui encore, on constate que beaucoup d'Africains prétèrent
utiliser la mémoire que l'écrit; la parole plutôt que le contrat. Les enfants des écoles
retiennent textuellement leurs leçons en évitant de résumer et d'interpréter. Même les
fonctionnaires utilisent relativement peu l'écriture, en dehors des formulaires officiels
- des documents laborieu.o:ement produits, plus significatifs dans leur forme que dans
leur contenu, et dûment indexés et archivés"". L'écriture semble donc n'avoir pénétré
qu'en superficie le monde des Noirs.
Ces constats sur les perceptions africaines de l'écriture nous ramènent à l'opposi-
tion - couramment faite - entre l'écrit et l'oral ou entre culture écrite et culture
orale. Il existe certes des distinctions fondamentales entre les sociétés qui ont déve-
loppé et utilisé la communication écrite et celles qui l'ont ignorée. Mais comment
aborder ces distinètions, alors qu'elles ont presque exclusivement été étudiées par des
gens de science pour lesquels l'écrit est le moyen de communication privilégié et la
publication de l'écrit, la consécration de la pensée? En d'autres termes, notre entende-
ment des cultures orales n'est-ù pas toujours biaisé par la valorisation de la communica-
tion écrite?
Pour une très grande ~orité de spécialistes, adoptant une perspective évolu-
tionniste, la communication, ou «littérature» orale, se définit essentiellement. par
opposition à la communication écrite. Il Ya toutefois des exceptions. Selon Isidore
Okpewho :
• ln more recent times. a number of Western scholars have revisited these
cultural dichotomies with a view to restating them in more polite terms
and panIy even to revising them. (1992, p. 366)
148
Jack Goody (1986), qui est de ces derniers, affirme que le caractère ethnocentrique de
nos conceptions de r écriture provient de r accent qui fut mis sur les moyen.~ de
production, au dépens des moyens de communication. Il reconnaît que des lien.~
•
Mais il nie finalement que l'écriture puisse être située au centre de la production
économique et de l'organisation sociale.
Ce à quoi l'introduction de l'écriture contribue cependant. c'est à rendre
explicite ce qui était auparavant implicite, et ce faisant à étendre les
possibilités d'action sociale, parfois en mettant en relief les contradictions
latentes, favorisant ainsi de nouvelles solutions (et probablement de
nouvelles contradictions). (p. 175)
•
• «modernes-. Alors que l'observation est révélatrice. la démonstration dans une langue
étrangère et avec un raisonnement rationnel reste toutefois difficile.
149
• cependant borné à en faire le constat sans en dégager les incidences, car les études sont
• demeurées essentiellement descriptives. Dans son ouvrage sur .la communication
tribale». Jean Lahisse (1974) recense les singularités de la communication en Afrique
pour conclure sommairement qu'elles contribuent sunout au maintien des
150
.tradition.~ •.
À propos de la télévision. André-Jean Tudesq (1992) constate que les producteurs et les
auditoires africains se component de façon très particulière. tout en supposant que la
télévision demeure un outil de développement". En pratique. il faut admettre que la
recherche fondamentale et l'analyse des processus de communication en Afrique de
l'Ouest francophone restent à faire. Du côté anglophone. particulièrement au Ghana et
au Nigéria, les chercheurs se situent dans deux courants principaux. Le premier est
associé aux études afro-américaines qui ont connu un imponant développement aux
États-Unis; il adhère à la perspective d'un fond culturel commun partagé par tous les
Noirs - qu'ils soient africains ou américains (Asante et Asante, 1985; Ziegler et
Asante, 1992). J'approfondirai, dans la conclusion de ce texte, les limites évidentes de
cette approche. Le second courant, proche des études britanniques et américaines en
•
• coramédia'i>', semblent avoir un effet beaucoup plus important que les médias de masse
(p. 172). Les recherches en communications, et plus généralement en sciences sociales,
1..•1have until recently suffered in part from erratic conclusions. wild
151
Les processus de communication chez les Noirs sont donc peu explorés par les
études en communications, mais il demeure qu'il sont connus de chaque Africain qui les
pratique. La réintégration des pratiques dans les théories, effectuée par les chercheurs
africains ou autres spécialistes de r Afrique, correspond à leur position, à leur intercul-
tura1ité et, sans doute, à des intérêts particuliers. Dans ces conditions, c'est donc
d'abord par l'observation qu'il convient d'aborder l'intereultura1ité chez les Noirs.
Quoique la collecte systématique des données reste à faire, des hypothèses peuvent être
• déduites de certaines observations ainsi que des constats faits par des Blancs-noirs.
•
• En apprenant. ils oublieront
En ce qui concerne r étude de Iïnterculturalité, le.~ Noirs ne peuvent pas être
considérés comme un groupe homogène. Leurs connaissances et hahiletés sur le plan
152
interculturel dépendent des expériences et de la position, qui sont très variahles selon les
personnes et selon les groupes. Les apprentissages dans ces domaines peuvent être
considérés comme les produits de trois principaux champs d'expérience : les contacl~
avec des cultures et sous-cultures différentes, la formation dans un sens large - qu'elle
soit scolaire ou autre - et les voyages et migrations.
Comme je l'ai expliqué, les Noirs sont d'abord membres de divers groupe.~ qui
constituent la communauté : genre, groupe d'âge, grande famille, groupe socio-ethnique
et ethnique; ces niveaux d'appanenance détertuinant des statuts qui se modifient dans le
temps. À rintérieur de la communauté, ou dans les nouvelles communautés qui se sont
constituées en milieu urbain ou semï-urbain, l'individu se situe également dans des
L'interculturalité chez les Noirs provient d'abord des échanges entre sous-
groupes à l'intérieur d'une même culture, puis elle est un produit des contacts entre
cultures; contacts qui. dans les sociétés africaines, sont quasi permanents. De tous
temps, plusieurs ethnies et groupes socio-ethniques ont cohabité sur un même territoire.
Ils vivent parfois, dans un même lieu, d'activités distinctes: différentes pratiques
d'agriculture, d'élevage, de cueillette, de pêche, d'artisauat. de commerce et autres.
De cette cohabitation naissen~ des réseaux d'échanges qui peuvent être d'une eictrëme
complexité, comme cela est le cas dans le delta du Niger au Mali où les agriculteurs
bambaras laissent la terre aux pasteurs maures, peuls ou touareg en saison sèche, alors
• que les Bom demeurent les «maîtres de l'eau». Les villes de Djenne, Mopti et Tom-
• bouetou étaient à la fois d'imponants marchés et des centres de religion et de savoir -
lieux d'échanges entre autochtones, nomades, lettrés urbains, carav::..tiers sahariens,
pèlerin.~ et commerçants, venus d'aussi loin que la côte atlantique et le Maghreb.
153
Dans les sociétés africaines, lCii étrangers sont formellement intégrés par des
«rites d'incorporation.. qui instMItionnalisent des processus informels. selon William
A. Shack et Elliotl P. Skinner (1979, p. 9) :
• The cultural rather than the political process, incJuding the adoption of
language, custom. dress. mode of livehood, fictive kinship. and religious
practices. bas been the most common and widespread method by which
strangers have been completely incorporated inlo host societies.
154
Malgré cela. le souvenir des origines subsiste toujours. Les groupes socio-ethniques
d'une même ethnie peuvent correspondre à des origines ethniques diftërenles. à des
peuplements plus ou moins anciens sur un territoire. et il en reste des ~-pécialisations au
niveau des connaissances et des pouvoirs.
• qu'à un ressentiment profond parmi les populations. Ces événements sont nés dan.~ des
situations de crise économique et politique, et, là où ils ont pris fin. c·est sur un plan
local et grâce à l'interVention des autorités coutumières. À Bamako au Mali. au
moment où les Touareg étaient menacés à cause de la rébellion de leurs homologues du
nord, les autorités locales ont demandé aux chefs coutumiers, chefs de quartiers ":~
vieux, d'interVenir pour que soient maintenues les habitudes de cohabitation pacifique.
On constate donc qu'il e:<iste des coutumes et des connaissallces locales tàvori-
sant les échanges intereu1turels et, parfois, une transgression des barrières culturelles.
Cette mobilité n'est possible que lorsque la culture d'accueil, dominante sur le terri-
toire, l'autorise, et l'on constate que la possibilité e:<iste à divers degrés parmi les
cultures africaines, et beaucoup moins parmi les cultures européennes. En effet, bien
que les Africains aient l'habitude de se soumettre au conquérant et d'adopter sa culture.
et que beaucoup parmi les premiers colonisés aient résolument choisi de devenir
français, le projet d'assimilation s'est révélé irréalisable dans une société occidentale
• peu ouverte aux étrangers - comme la France qu'ont connu la plupart des Blancs-noirs.
• Malgré l'impossihilité d'assimiler les Africains dans la société frdllçaise,
l'éducation dans le système scolaire français était perçue, dès les débuts, comme une
155
forme d'intégration, car elle pouvait créer une distance vis-à-vis de la culture d'origine.
Avant même d'envoyer leurs enfants à l'école, les vieux toucouleurs prédisaient qu'.en
apprenant, ils oublieront,.; et, en effet, ce que les Blancs-noirs manifestent aujourd'hui
par la nostalgie, c'est le sentiment d'une perte culturelle. Les Noirs eux-mêmes
admettent qu'ils perçoivent qu'une distance s'est créée entre eux et les Blancs-noirs,
distance qui n'existe pas entre Noirs. Un Mossé du Burkina Faso peut vivre une
vingtaine d'années en Abidjan, puis revenir au village et en devenir le chef, sans qu'il
soit perçu comme un outsider. Il semblerait donc qu'une intégration, même relative,
dans les cultures administrative et française crée un handicap.
• suscitent, chez certains de leurs membres, le développement d'une vaste compétence sur
le plan interculturel. Ce constat peut être étayé par ce que l'on sait des stratégies
communicationnel1es des chefferies mossé; il l'est également par l'observation du
syncrétisme religieux et de la coexistence de moyens de communication endogènes et
importés. Les stratégies de communication et d'action sont donc fondées sur un bagage
de connaissanœs sur les processus interculturels qui est, en partie, culturellement situé
dans les contexteS endogènes.
Les groupes qui adoptent une stratégie collective dans une situation d'échanges
culturels et de changements sociopolitiques croissants, utilisent des connaiSS'lllces qui se
situent dans divers espaces de communication et de culture, locaux et étrangers. La
concertation se fait, entre autres, par des échanges entre des membres qui possèdent des
connaissances endogènes provenant de différentes sphères socioculturelles : ethnie,
grande fami11e, genres, groupes d'âge et autres. En bref, l'interculturalité dépend d'un
ensemble de connaissanœs et d'habiletés, dans le domaine de la communication
dans la famille et au village. ou en dehors. par exemple dan.~ les écoles. La formation
dans le cadre du village correspond à une socialisation non seulement primaire. mais
également secondaire. puisque r enfant est formé très tôt à des techniques agricoles ou
autres, selon son âge, son genre et les spécialisations de son groupe d'appartenance.
P3r la suite, certains Noirs fréquentent récole dite «française>: ils apprennent les ba~es
•
Ces derniers, auxquels s'ajoutent de plus en plus de personnes urbanisées et ayant eu
une courte scolarité, ou encore certains diplômés au chômage, peuvent être perçus
comme des Blancs-noirs au village et comme des Noirs en ville - où ils tendent
généralement à reproduire un nouveau village. En périphérie des villes africaines se
dévelOPPe ainsi une société de jeunes marginalisés et de travailleurs du secteur informel:
un monde se crée, qui est le produit de multiples échanges entre cultures. On observe
d'ailleurs que c:est là que sont adaptés de nombreux modèles venant de l'étranger".
• se, les f'etes, l'agriculture, les activités collectives, les pairS restés ruraux et les aînés
auxquels on doit le respect. De la formation au village subsiste, d'une part, l'acquïsi-
•
157
Comme je l'indiquais plus tôt, l'entànt, la femme et l'homme noirs font tous
l'expérience du pouvoir, à divers degrés. Il existe des statuts qui excluent. d'autres qui
intègrent, mais tous delimitent des droits, des devoirs et des connaissances. Tous les
membres sont, d'une façon ou d'une autre, non pas subordonnés, mais jusqu'à un
certain point dépendants des décisions prises par le chef de famille et par les ainés. A
chaque statut correspond, en quelque sone, une microculture qui déte=.ine les échanges
avec d'autres groupes et la constitution de l'interculturalité. Les étapes de la vie du
Noir, qui sont marquées par des rituels, initiations, mariages et autres, correspondent à
un changement de statut et donc au passage d'un espace de culture, de pouvoir et de
connaissances à un autre. Cette nécessaire mobilité socioculturelle de l'individu (qui est
• finalement acceptée comme étant dans l'ordre des choses) conmbue-t-elle à l'acquisition
d'une familiarité avec le changement, en imposant le passage d'une sphère sociale et
culturelle à une autre, d'une conception du monde à une autre?
Parmi les expériences des Noirs liées à l'intereulturalité, les voyages constituent
le dernier aspect que j'aborderai. Beaucoup d'Africains sont, depuis longtemps, de
• grands voyageurs. Certains groupes vivent dans un monde qui est heaucoup plus vaste
que le village, hien qu'il exh1e presque tou,iours un lieu central qui est au moins
périodiquement occupé et qui demeure familier. Les nomades, loin de vivre dans
158
Les femmes, les enfants et les hommes nomades n'ont pas tous la même
mobilité dans l'espace. Les crises récentes ont provoqué de vastes déplacements de
nomades du nord sahélien et ont poussé certains d'entre eux à se rendre jusque dans le
Maghreb et en Afrique équatoriale. De plus, alors que certains groupes nomades
• (Maures, Touareg, Toubou) ont l'usage exclusif d'un territoire aride, d'autres cohabi-
tent avec plusieurs ethnies dans des régions semi-arides. Chez les Peul, divers groupes
partageant une langue commune, le poular, sont disséminés sur un immense territoire
allant de la Mauritani~'au cameroun. Ces sociétés nomades sont subdivisées en nobles,
guerriers, «castés>o (forgerons, cordonniers), captifs et autres. Le terme erroné qui est
souvent utilisé à propos de ces ethnies est celui de «féoda\isme- - ce qui se trouve
clairement infirine par l'observation de la persistance, entre autres, d'éléments de
matriarcat et de modèles confédéraux inconnus de l'Europe médiévale.
Les commerçants, par exemple les Dioula et les Sarakolé, sont aussi de grand.~
voyageurs. D'autres groupes ont également élargi leur territoire d'activité, comme des
pêcheurs originaires du Ghana que l'on retrouve dans la plupart des pays du golfe de
Guinée, De nombreuses femmes d'Afrique de l'Ouest voyagent aussi, entre les villes
de la côte atlantique et du sahel, pour faire du commerce de tissus, de cosmétiques, de
médicaments, d'aliments, ete. Certains jeunes urbanisés se déplacent constamment et
Tout Noir, où qu'il soit sur la planète, maintient des canaux de communication
avec sa famille et avec son pays, dans lequel il se doit de retourner régulièrement si
cela est poSStble". Ceux qui se déplacent fréquemment développent de larges compé-
tences linguistiques : il n'est pas rare de rencontrer des commerçantes qui parlent une
dizaine de langues. Leurs connaissances sur diverses cultures sont également considéra-
bles, car beaucoup de ces personnes vivent à l'étranger, dans des communautés dont
elles partagent les coutumes. Des échanges se font. d'une part, avec la société urbaine
et occidentalisée de 1'3dministration, des villes, des Blancs-noirs et des Blancs, d'autre
part, avec de nombreux groupes culturels localisés, Étant considérés comme étrangers
• là où ils pratiquent leurs activités, les Noirs qui voyagent doivent acquérir un vaste
bagage culturel afin de devenir, en partie, des insiders dans les sociétés locales.
Quant aux Blancs-noirs, ils peuvent voyager dans diverses régions d'Afrique,
sans que la connaissance des cultures indigènes soit indispensable, Il leur est générale-
ment possible d'échanger en français, dans le cadre du travail comme à l'extérieur, avec
des «parents», des. cpromotiol\lllÙreS» ou des collègues blancs-noirs, Les Noirs, par
contre, doivent s'adapter aux cultures locales, sans quoi ils ne pourraient pas réaliser
leurs activités, qui se déroulent essentiellement avec d'autres Noirs et qui font large-
ment appel aux processus endogènes de communication et de négociation.
Pour schématiser, il existe donc, dans la sous- région, une culture qui est domi-
nante - la culture administrative de langue française qui est celle des Blancs-noirs et
des Blancs - et des cultures et sous-cultures qui sont localement ou, pour certaines,
régionalement présentes, On constate que, pour une majorité de Noirs, les contacts en
• français avec l'administration sont souvent une source de tracas (du fait de l'arbitraire
des fonctionnaires). Il est plus aisé de vivre dans les communautés locales. Les
• commerçantes, par exemple, ont développé des pratiques qui font peu de ca.~
160
du papier,
de la comptabilité et de la planification, mais qui utilisent des proces.~us endogènes
d'échange qui s'inscrivent dans le cadre des réseaux locaux traversant et reliant les
communautés. Beaucoup de jeunes marginalisés se retrouvent également dans un e.\llace
frontalier entre les cultures, espace dans lequel ils se déplacent perpéroellement. deve-
nant à r occasion des transfuges culturels.
• majorité dans un lieu donné; mais il peut aussi être celui qui détient le plus de pouvoir
•
161
sur le site d'un échange. Le statut d'insider n'est pas nécessairement lié à la culture
première ou dominante sur le tenitoire; il est déterminé à la fois par le temps, l'espace,
le pouvoir et le genre. À titre d'exemple, on observe qu'il existe. dans les villes
africaines, des quartiers qui sont des microcosmes peuplés presque exclusivement
d'étrangers venant d'un autre pays. Dans certaines situations, l'autochtone peut donc
être en position d'oUlsider, En ce qui concerne les interactions dans un contexte
pluriculturel, il y a donc généra1emem une culture qui domine l'autre et il y a hiérar-
chie explicite ou implicite qui détermine largement les termes de la communication,
L'individu qui est subalterne, dans les hiérarchies formelle et surtout infor-
melle, doit faire l'effort de comprendre la culture de l'Autre. Ce constat est évident
dans une situation de communication entre un Blanc et un Africain : c'est l'Africain qui
adopte la langue, les moyens et les objets de communication de l'Autre pour se faire
comprendre et pour être compris. Selon les termes d'une communicologue, «le groupe
• dominant fait rarement l'effort d'aller vers les autres, 1...1 nous, nous avons appris pour
VO\JSlo. Et elle ajoute que ce constat vaut non seulement entre Blancs et Blancs-noirs,
entre Blancs-noirs et Noirs, mais également entre femm.:s et hommes.
Dans le contexte étudié, ce sont certains Noirs qui sont au bas des hiérarchies,
alors que d'autres, dans les structures coutumières et dans les organisations", disposent
d'importants pou\!oirs. Ceux qui sont moins intégrés et moins haut placés dans les
structures formelles peuvent, comme je l'ai fait remarquer, acquérir de vastes compé-
tences sur le pIan intereu1turel. n est donc possible de déduire de ces constats que l'in-
tereu1turalité est un produit non seulement de l'expérience des cultures étrangères, mais
aussi des expériences du statut d'outsider et de la subordination en situation intereultu-
relie. Notons finalement que les stratégies collectives qui semblent les plus efficaces en
termes de communication et d'action, font appel à des échanges entre personnes de
positions différentes, en particulier, entre Blancs-noirs et diverses catégories de Noirs.
•
• Il Yavait cene vieille crainte
Pour poursuivre dans le sens des rapports entre pouvoir et imerculturalité. une:
dernière dimension doit être considérée: l'expérience de la domination. Bèaucoup de
16:!
Noirs ont vécu des situations de domination et d'extrême dénuement, donc de dépen-
dance. La domination est d'abord physique. Les colonialistes ont largement usé de
force, voire de violence et d'arbitraire, à l'égard des population.~ africaines. Le sy~1èmc
• re, traitements injustes et cruels... la liste 01 longue". Les crimes commis n'ont pas
été reconnus et leur souvenir subsiste dans les mémoires, Ces pratiques, doit-on remar-
quer, associaient des auxiliaires antillais ou africains; eUes ont été largement perpétuées
par les militaires ou par les fonctionnaires après les indépendances. Certains Noirs ont
même le sentiment que leur situation est plus critique aujourd'hui qu'à l'époque
coloniale, comme ce paysan qui demandait: «l'indépendance c'est beau, maîs ça finit
quand'?.. L'indépendance des uns n'est certes pas toujours celle des autres.
Le colonialisme a aussi créé les Blancs-noirs, et l'on doit noter à cet égard que
certains auxiliaires coloniaux disposaient d'énormes pouvoirs, en concurrence avec les
pouvoirs coutumiers, Dans son ouvrage L'étrange destin de Wangrin (1973), Amadou
Hampâté Bâ décrit un interprète nommé Racoutié qui, en 1906,
1..,] illettré en français et ignare en arabe, était le second personnage du
cercIe et venait immédiatement après le commandant. Parfois même
celui-ci dépendait de lui, II pouvait à volonté monter et démonter les
•
affaires, Qui n'allait pas chez Racoutié était sûr de trouver un malheur
sur sa route, (,.,) Les pourboires pleuvaient nuit et jour, Chaque nuit
des guitaristes et des chanteurs allaient l'égayer, II mangeait et faisait
• manger gras. Ses femmes ne savaient plus où mettre leurs bijoux d'am-
bre, de corail, d'or et d'argent. Ses deux chevaux mangeaient du cous-
cous fin et buvaient du lait. (p. 44-45)
163
Le pouvoir d'un auxiliaire comme celui-ci tenait au conrrôle qu'il exerçait sur la
communication avec le commandant de cercle blanc (chef de division adminisrrative),
un homme qui «a droit de vie et de mort sur 1••. ) tous» et dont 1"interprète est perçu par
les Noirs comme étant «son oeil, son oreille et sa bouche».
•
tuaient des communautés reliés à de vastes réseaux, qui usaient de srratégies collectives
pour contourner l'arbi\.-aire du système colonial (Bâ, 1994, p. 264 et 351).
• par le bas>o. L'observation des «modes populaires d'action politique» (p. 31) révèle que,
• Jusque dans les sociétés lignagères. il y avait. il suhsiste une parole des
dominants et une parole des dominés. en tout cas une parole des hommes
et une parole des femmes qu'il convient de distinguer. (p. 34)
164
J"a,iouterais qu'il y a également une parole des jeunes. des suhalternes ou cadel~ sociaux
et d'autres encore, à divers niveaux des hiérarchies - qui s'exprime même sous le.~
•
processus de résistance se manifestent alors à travers la communication. Lorsque cela
est toléré, des messages sont diffusés par les journaux indépendants pour provoquer des
réactions de la part des dirigeants. Plus l'espace d'expression est étroit, plus les
messages s'expriment de façon détournée. Comi Toulabor a analysé les slogans que les
foules, recrutées par la contrainte pour participer à des cérémonies, doivent adresser au
dictateur togolais. De subtils changements d'intonations transforment une creuse
glorification en «Pba1lus Eyadéma, oyé! Vive Eyadéma, grand chef au phallus!- - ,
tournant ainsi en dérision les prérogatives sexuelles que se sont arrogées le chef de
l'armée et les militaires (Toulabor, 1992, p. 115-120).
•
le dictateur togolais, il s'agirait, d'après Comi Toulabor, d'un détournement, par les
• jeunes scolarisés. des formulations des Evé qui. dans leur langue, permettent de con-
tourner les interdit~ dans r expression des que.Wons sexuelles.
165
C'est dans ce cadre que sont apparus les Blancs-noirs, une catégorie d'humains
•
qui peut sembler paradoxale, puisque, tout en ayant parfois été des Noirs, il sont
désormais perçus comme des Blancs. Ce n'est pas la couleur de la peau ni l'origine qui
définissent alors l'individu, mais une nouvelle identité - qui se superpose à une iden-
tité antérieure, De là vient le sentiment des Blancs-noirs de posséder une identité, une
culture duale et tronquée; de vivre une situation d' oUlSider dans deux mondes. «Au
village on me considère comme un Blanc>, disait l'un d'eux, «mais je ne me sens pas
du tout proche des Blancs».
• sonne qui est à la recherche d'argent qu'elle a «faim.. et de celle qui détourne de
l'argent qu'elle a «trop bouff~. Pour signifier la richesse de l'interprète dans l'anec-
• dote de Racoutié. Amadou Hampâté Bâ décrit raiimenration de se.~
fuut admettre que c'est une expérience que hien peu d'Occidentaux ou d'occidentalisés
peuvent concevoir.
POlir les Noirs, la survie suppose le maintien des lien.~ avec la communauté et,
souvent, avec des réseaux urbains et même étrangers - que ron songe seulement à
l'importance de r émigration pour r économie rurale ouest-africaine. Sur le plan
individuel aussi bien que familial, il est essentiel de maintenir des canaux d'échange
avec d'autres personnes qui peuvent aider et que r on doit aider en cas de besoin". La
survie exige donc non seulement des contacts et des capacités de négociation avec le
pouvoir, mais également l'acquisition d'une compétence qui, dans une société pluricul-
turelle, tient, pour une large part, de l'intereulturalité : le pauvre est celui qui n'a pas
• de relations, celui qui est un orphelin sodal (Ndione, 1994). Pour un Noir, rincapa-
cité ou la difficulté d'échanges interculturels est perçue comme une menace :
il y avait cette vieille crainte chez ceux du village, qui s'explique par la
raison qu'i! n'ont pas eu roccasion de confronter le contenu de leur
culture avec la culture de r Autre.
Que dire enfin du cadre des échanges intereulturels'! Us se manifestent dans des
lieux et par des processus singuliers. Les échanges formels ou informels se déroulent
au marché, au puits ou sous un arbre à la campagne, au ..maquis» (bar-restaurant) à
Abidjan ou à Ouagadougou, dans un ..grin» (un groupe de discussion où l'on boit du
thé) à Bamako, ou ailleurs encore. Ceux qui ont le temps, les hommes et les cOTMer-
çantes en particulier, consacrent une grande partie de leur temps à rencontrer de multi-
ples personnes. Lorsque le sujet abordé est important, ..on fait palabre». Ce terme de
palabre ne se rétère pas seulement à des pourparlers à roccasion d'une remise de
cadeau, comme raffirme I.e Perir RDben (1991, p. 1342), ou à des «discussions
•
interminables et oiseuseS», mais aussi à diverses formes de négociation. L'expression
..faire palabre» peut s'appliquer à des échanges entre plusieurs personnes dans le but de
• résoudre un problème, de trancher un litige, de conclure un marché, de prendre une
décision plus ou moins collective ou de parvenir à un ::ntendement panagé. Ce
processus se distingue très nettement d'autres modes de communication, car il est régi,
167
•
possibilité de refuser d'accorder le congé s'il pense que son hôte, ou lui-même, n'a pas
communiqué et réglé tout ce qui devait l'être.
On constate généralement que les palabres qui abordent des questions d'impor-
tance, qu'il s'agisse d'une décision majeure, de la résolution d'un conflit, conjugal ou
autre, font intervenir des personnes qui possèdent non seulement des compétences et
une expérience pertinentes par rapport aux enjeux dont il est question, mais également
différentes perspectives sur la situation. À travers l'échange, diverses conceptions du
monde se manifestent, divers angles permettent de comprendre la question. J'ai déjà
évoqué cette façon de faire intervenir, par exemple, un parent à plaisanterie ou un
vieux, de prendre l'avis d'un marabout, d'une femme ou même d'un étranger, de
s'inspirer de connaiSS"nces qui viennent d'ailleurs, d'autres espaces de culture et de
rapports avec le pouvoir, afin de négocier une compréhension panagée avant de prendre
une décision et d'agir. En d'autres termes, la décision, la résolution de problèmes et
nombre de processus de négociation sociale font appel à des connaissances qui sont non
seulement endogènes, mais aussi étrangères, et qui touchent donc l'interculturalité.
• On remarque, entre autres, que dans heaucoup d'ethnies africaines, des femmes
(les «tantes» ou les «grandes soeurs») doivent être consultées avant qu'une décision
importante ne soit prise. Les femmes peuvent aussi intervenir pour moditier une
168
situation. Mais il reste que ces mêmes femmes sont lourdement désavantagées sur le
plan social. Une Ivoirienne bêté, d'une ethnie matrilinéaire dans laquelle les femmes
sont pourtant censées posséder de vastes pouvoirs. constate :
J'ai w ma mère se lever au petit matin. faire le feu. tàire le déjeuner
pour tout le monde dans la maison. puis elle va aux champs. eUe trdvaille
comme une bourrique. elle revient chargée comme un àne. elle nous fait
à manger et elle sert son mari 1".\.
Ces femmes sont donc victimes de la division du travail. Elles subissent la domination
des hommes. mais on prend pourtant en considération leur avis, Cela ne signitierait-il
pas qu'il est avantageux pour la commuttauté de tenir compte de la perspective qui el>"t
celle des femmes, et de l'utiliser'? Les femmes ne sont d'ailleurs pas seules parmi les
•
inférieurs hiérarchiques ou les subalternes à pouvoir s'exprimer sar'~ vraiment décider:
c'est parfois le lot de certains cadets sociaux. tels que les griots, les autochtones. les
captirS même, les jeunes ou d'autres groupes qui jouissent de très peu de pouvoir,
•
• 11 semble donc que certaines stratégies de communication et d'action collectives
s'inspirent des perspectives - qui supposent une torme de transgression des barrières
culturelles - qu'ont développées les inférieurs hiérarchiques possédant. par nécessité de
169
survie. un accès aux mondes de ceux qui détiennent les pouvoirs les plus vastes. La
capacité de comprendre l'Autre e!lt inégalement partagée entre les personnes et les
groupes. selon leur situation dans la hiérarchie. Une composante majeure de lïnter-
culturalité est par conséquent l'expérience de la domination ou de la dépendance.
• démographes. devraient voir leur population doubler au cours de dix à vingt prochaines
années (Gapyisi, 1989). Les villes d'Afrique sont devenues un rassemblement d'un
gr.-nd nombre de groupes culturels originaires du pays où elles se trouvent, de la sous-
région et de r étranger (Bayart, 1992). Ce sont aujourd'hui des sociétés où se mêlent
les cultures et'Jù se créent de nouvelles cultureS. en particulier chez les jeunes qui sont
:.
plus ou moins instruits et qui se trouvent le plus souvent marginalisés. Ce sont ces
jeunes africainsutbanisés qui ont renversé certains dictateurs, entre autres Moussa
~~ Traoré au Mali et ceci dans des conditions tragiques (plusieurs centaines de mons à
Bamako entre le 20 et 24 mars 1991), Depuis les années 1980, ils constituent ég'cde-
ment la plus grosse part des immigrants africains en Occident. Tous ceux qui ont
voyagé en Afrique connaissent ces jeunes, travailleurs du secteur informel et grands
::: voyageurs, qui sont parfois d'exceptionnels guides, car ils fréquentent de multiples
réseaux. Un peu partout dans les villes, ils vivent dans un monde de perpétuels
écIuII!ges interculturels, tout en étant souvent exposés aux médias. Ces nouveaux
•
urbains se situent toujours dans leur culture d'origine, mais ils remettent aussi en
question l'autorité coutumière et certains tendent à être exclus de leur communauté".
• Dans ces nouvelles communautés urbaines, largement pluriculturelles, s'ohser-
vent des processus endogènes de communication -
expression des titres coutumiers et autres -
plaisanteries entre -parents-,
ainsi que des rapports de collahomtion et
170
Il est remarquable que ces personnes manifestent. de par leurs origines, des
connaissances et des compétences particulières. Ceux qui proviennent d'ethnies de
commerçants font du commerce avec le village, en ville ou à r étranger, d'autres
s'orientent vers le maraîchage, le spectacle ou la magie, selon la spécialisation de leur
• groupe socioculturel ou de leur ethnie. Certains acquièrent une vaste mobilité en prati-
quant plusieurs activités, ce qui suppose le développement de nombreux réseaux et
l'acquisition de nouvelles compétences interculturelles. Leur situation reste intermé-
diaire et singulière à chacun d'entre eux, quelque part entre les Noirs dont ils
s'éloignent et les Blancs-noirs dont ils n'ont ni le statut ni la fortune.
Le propre .de ces personnes est rinterculturalité qu'ils ont développé du fait de
leurs multiples expériences, alors qu'ils ont été insider-outsider dans diverses sphères
culturelles. Leur vie est parfois difficile : agressions des militaires ou des policiers,
expulsion pour ceux qui ont émigré, vexations de la part des fonctionnaires, exclusion
sociale et politique, ete. Il est donc évident que la situation des jeunes urbains confirme
largement les hypothèses précédentes. L'interculturalité provient des connaissances
endogènes, de la formation et de l'apprentissage en situations interculturelles, mais elle
provient aussi de l'expérience d'une condition subalterne - où la survie exige l'acquisi-
tion d'une capacité à franchir les barrières culturelles.
•
• Comment détinir ce groupe intermédiaire qui est. somme toute, très peu
homogène. Cela pourrait être des Noirs-blancs-noirs pour certains, c'est-à-dire des
«nègres de blancs», mais aussi des Blancs-blancs-noirs pour ceux qui vivent en marge
171
des sociétés occidentales. Ils peuvent être des médiateurs, des métis, des voyageurs
transculturels; mais je crois qu'ils doivent surtout être définis par leur position d'insi-
der-outsider, par leur connaissance de la négociation en situation subalterne, de la
dépendance symbolique ou physique à l'intérieur de laquelle il faut survivre et,
finalement, vivre. Les marginaux finissent en effet par développer un mode vie où la
compétence première Ilécessaire est communicationnelle et intereulturelle.
Sans aucun doute, «comprendre la culture est une chose, la vivre est autre
chose>. Pour vivre une culture étrangère, les connaissances abstraites et le contact ne
suffisent pas, il faut également que l'expérience ait été acquise et qu'elle se manifeste
dans un contexte de relative soumission à cette culture ou de subordination à certains
membres de cette culture. Il y a de toute évidence un avantage communicationnel et
intereulturel" qui s'acquiert et se développe dans un tel contexte. Je préciserai plus
ioin les incidences théoriques de ce constat, mais ils convient déjà de noter que
l'avantage est relatif et lié à la position. S'il y a avantage, c'est surûn plan compara-
• tif; il faut donc qu'ailleurs il y ait handicap, ce handicap, on le découvre d'abord chez
• les Blancs-noirs qui ont certes expérimenté des situations de subordination. mais qui
possèdent désormais un statut dominant et les accessoires qui vont avec. le Jlouvoir
matériel ainsi que les réseaux de relations et de dépendants.
172
•
La. position qui fonde !'interculturalité est donc liée à un ensemble de facteurs :
genre, culture d'origine, âge, statut, expériences interculturelles, expériences de la
dépendance, formation et, enfin, situation supérieure ou subalterne dans la société ou
dans un contexte particulier. La position est, dans ce cadre, en partie déterminée par la
nature des réseaux d'échanges qui sont à la base de la vie sociale et économique. Elle
se révèle, à travers les interactions, par de subtils processus d'exclusion, de sujétion, de
plus ou moins grande inclusion de la perspective de l'Autre ou encore de soumission
plus ou moins prononcée. Qu'en est-il, par ailleurs, des échanges avec des Blancs et de
la communication par les Blancs?
•
non souhaité est communiqué par des voies détouméès. Dans ce qui est communiqué
au Blanc, ce qui est «peut-êtl'l> ou cimprobabll> devrait être compris comme étant ce
• qui est .Ie plus vraisemblable». Mais le Blanc comprend rarement. car s'il y a avantage
d'un côté, il y a clairement handicap de l'autre, partiel1ement chez les Blancs-noirs et
plus largement chez les Blancs - quoique toute générdlisation r~1e hasardeuse
173
• entendement des Africains. Ils marquent la nature des échanges que nous avons avec
eux et révèlent que, dans le continuum qui mène de l'avantage au handicap intereultu-
rel, le Blanc tend généralement plus vers le second - vers l'incompétence.
•
Le Blanc d'aujourd'hui ne peut plus agir en quasï-esclavagïste (qu'en est-il toutefois de
la prostitution pour Blancs?), mais il possède de nouveaux moyens de domination.
• NOTES
174
1. La question des spécificités culturelles. souvent niée par les thèses venant d'Occi-
dent et postulant un fond culturel commun à l'Afrique. me sc:mble tout à fait cruciale
pour l'étude de l'interculturalité. L'attitude de la plupart des chercheurs occidentaux
ou occidentalisés est, à mon avis. plus idéologique qu'empiriquement démontrée. Par
rapport à la thèse d'un fond commun. je dois cependant signaler que les données re-
cueillies sur le terrain m'ont mené à modifier ma perspective initiale. Alors qu'il
paraissait essentiel a priori de mettre l'accent sur les particularités niées dans les
formations discursives, les données signalent que, si les singularités sont fondamenta-
les, on ne peut pas ignorer certains traits communs aux cultures africaines.
2. Le père de l'actuel roi de Téma fut l'un des premiers fonctionnaires coloniaux de la
Haute-Volta de l'époque. Après qu'il ait été intronisé, il encouragea des membres de
sa famille à se convertir aux religions importées, islam et christianisme. à s'instruire
et à entrer dans toutes les administrations. Quant aux filles, certaines furent «mariées»
à l'extérieur du royaume, à d'autres ethnies, pour favoriser des alliances. Les liens
familiaux sont cependant demeurés très étroits jusqu'à nos jours.
• 3. La question se pose de savoir ce qui motive une telle diversification des sources, en
outre essentiellement occidentales. Trois types de réponses sont formulés. D'abord
les médias locaux étaient. jusqu'à récemment. contrôlés par un pouvoir politique
autoritaire et, aujourd'hui encore, les chaînes étrangères informent parfois plus
rapidement que les médias d'État sur ce qui se passe dans le pays. Radio France
Internationale (RF!), parfois nommée «France Inter>o,·annonçait le 2 février 1994 la
démission du premier ministre du Mali, une nouvelle qui ne fut diffusée par l'Office
de radiodiffusion télévision du Mali (ORTM) que 24 heures plus tard. «Radio
trottoir>- l'avait bien entendu tranSmise en même temps et même, à certains endroits,
plus tôt que RB.' Ensuite, l'écoute des médias occidentaux renseigne sur les inten-
tions de l'Occident à l'égard de la région, ce qui est fondamental pour l'économie et
la politique locales ainsi que pour tout ce qui en dépend. Enfin, il est nécessaire de
diversifier les sources, car aucun média n'est impartial : RFl, c'est «la voix de
l'Élysée»; la Voix de l'Amérique, «de la pure propagande>. La BBC et, à un moindre
degré, la Deutsehe Welle sont considérées comme les plus crédibles. Diversifier les
sources permet d'élaborer des analyses susceptibles d'alimenter d'éventuels débats.
•
1995, p. 236), il a écarté du pouvoir le premier ministre AJa~"S3ne Drahamane Ouatta-
ra qui est originaire d'une famille de chefs bambaras du Burkina Faso. Le système
mis en place par Houmpbouët-Boigny a été 1arg(;lllent maintenu: le président gou-
•
175
verne son pays comme un chef baoulé, prenant conseil de ses tantes et distribuant
généreusement des cadeaux. Après les obsèques officielles à Yamoussoukro (village
natal d'Houmphouët-Boigny, devenu capitale nationale), qui se sont tenues -en pré-
sence d'une délégation française pléthorique», se sont déroulées, dans la plus grande
discrétion, les obsèques traditionnelles. La coutume veut qu'un chef baoulé soit
enterré avec les têtes de plusieurs de ses proches qui sont sacrifiés pour raccompagner
dans la tombe.
6. Les auIochrones étaient ceux qui vivaient sur un territoire avant l'arrivée d'une
ethnie conquérante (ce qui remonte généralement à plusieurs siècles). Chaque groupe
socioculturel a conservé la mémoire de ses origines. Les conquérants détiennent le
pouvoir politique et militaire, mais les autochtones ont souvent préservé une part de
leur identité et certaines prérogatives exclusives concernant surtOut la terre et le divin
(Izard, 1985; Ki-Zerbo, 1978).
•
7. Ces processus complexes de déconcentration du pouvoir sont loin d'avoir été
étudiés pour toutes les ethnies d'Afrique de l'Ouest. Dans le cas des Mossé du
Burkina Faso, par exemple, plusieurs auteurs s'y sont intéressés : Doris Bonnet
(1988), Michellzard (1985), Claudette Savonnet-Guyot (1986) et Elliott P. Skin-
ner(1972}. Mais un problème subsiste par nippon à un tel corpus des textes anthropo-
logiques concernant une ethnie particulière : les auteurs se connaissent tous et ils se
réfèrent les uns aux autres afin de confirmer des thèses qui sont loin d'être incon-
testables, comme je le préciserai au prochain chapitre.
8. Pour les plus âgés des Blancs-noirs, c'est-à-dire ceux qui ont plus de 50 ans, la date
officielle de naissance est parfois approximative. Léopold Kazindé disait: «pour
l'état-eivil, je suis "né vers 1912" mais je pense être né aV'dIIt 1910, parce que entre
1913 et 1914 il Y avait une grande famine et j'en ai la souvenance». Harounao
Ouédraogo, chef du village de Tourum, a dû déclarer un âge moindre (qu'il a
conservé pour l'état-eivil) que son âge réel pour être accepté à l'école. Mais cette
pratique étant courante, les autcrités scolaires ont entrepris d'estimer l'âge des élèves
par l'étude de leur dentition: cils ont compté mes dents et j'ai dû quitter l'école 1·.. Jl'.
•
femmes travaillent sôuvent en groupe pour piler les céréales ou les racines, dans une
aire qui est réservée à cette fin.
• 176
10. Le terme -vieux. n'a, en Afrique, aucune signitication négative ou péjorative et je
l'utiliserai sans guillemets dans la suite de ce texte. Qualifier quelqu'un de vieux est
au contraire une marque de respect et même d'affection. Il e:.1 par ailleurs extrême-
ment troublant pour des Africains de constater qu'au delà des euphémismes -personnes
âgées>- et -aînés-, les vieux d'Occident sont très peu écoutés et re:.-pectés.
Il. Amadou Hampâté Bâ fut probablement un des derniers à recevoir, en 1943, les
connaissances relevant de l'initiation peule pastorale. Selon sa -légataire linér.lÎre-,
Hélène Heckmann, ces connaissances -lui seront transmises "spomanémem et sans
protocole", en raison de sa lignée, par l'un des derniers grands "silatiguis" peuls,
Ardo Dembe, rencontré dans le Ferlo sénégalais à l'occasion d'une enquête ethnOgïd-
phique et religieuse effectuée pour le compte de l'lFAN. (Bâ, 1994, p. 383).
L'IFAN, ou lnstirurfrançaïs d'Afrique noire de Dakar, était dirigé par Théodore
Monod; après l'indépendance, il a pris le nom d'lnstirurfondamemal d'Afrique noire.
12, Il Ya quelques années, alors que je vivais dans un quartier populaire d'une ville
africaine, une impressionnante tempête de poussière s'est levée. Ma -Iogeu.o;e., des
femmes qui vivaient dans ma cour et des voisines sont alors venues chez moi pour me
rassurer. Elles m'ont longuement expliqué comment le vent et la pluie peuvent
résulter de forces surnaturelles, bénéfiques ou maléfiques. J'ai par la suite compris
•
que la présence de ces femmes et les pouvoirs dont elles disposaient devaient me
protéger contre les mauvais sorts,
13, Une diplomate occidentale en poste dans un pays côtier d'Afrique de l'Oue:.1
écrivait, quelques semaines après son arrivée, qu'elle avait déjà été intronisée deux
fois chef de viIlage. Elle s'attendait à recevoir des demandes d'aide de ces villages,
«car rien n'est gratuit dans ces affaires,., D'après les coutumes de la région, il e:.1
inconcevable qu'une femme étrangère soit d'emblée intronisée chef, Il s'agirait donc
d'un simulacre qui correspondrait ici à une stratégie visant l'accès aux fonds d'aide au
développement.
14, Les récentes sécheresses dans le Sahel ont provoqué l'exode de certaines popula-
tions du nord, par exel:'lple les Dogon, les Bella et les Touareg. Beaucoup de
femmes, des mères de fainille ayant perdu contact avec leur mari parti travailler en
viIle, ont alors été recueillies par des familles de villageois du sud.
15, Je pense ici, entre autres, à une orpheline qui fut -donnée-, alors qu'elle était
adolescente, à un important personnage, mari d'une de ses «tantes-. Selon ses termes,
elle a «beaucoup soufferbo, mais elle a aussi réussi à devenir autonome. Devenue
femme d'affaires, elle parle 9 langues locales en plus du français et de l'anglais, et
elle a instruit 12 enfants dont trois seulement étaient les siens.
16. Amadou Hampâté Bâ ciécrit le cas d'un de «Ses» captifs, Beydari Hlùnpâté, qui fut
• désigné par son père, le chef de la famille, «SUT son lit de mort comme gérant de ses
biens et tuteur de ses enfants, et qui, depuis, avait toujours été pour moi le plus
•
177
affectueux des grands frères, et pour toute ma famille un soutien fidèle>- (1994,
p. 369). Il a lui-même affranchi officiellement cet homme qui, depuis longtemps,
n'était plus considéré comme subalterne.
17. Un sociologue ivoirien (musulman, puis catholique avant de devenir protestant),
soutient même que les religions africaines «sont monothéistes, contrairement aux
religions occidentales qui sont polythéistes, car, en Occident, on peut adorer et prier
une infinité de saints. Par contre, le fétiche de l'Africain lui a été donné par Dieu
pour permettre de faire certaines choses, sans pl\lSl'. Génies ou fétiches possèdent des
pouvoirs d'origine divine. Ils peuvent être suppliés ou soudoyés, mais il demeure
qu'ils ne sont pas comparables à des divinités. Des sociologues catholiques contempo-
rains, comme René Luneau et Louis-Vincent Thomas (La cerre africaine ec ses reli-
gions, 1992), n'en persistent pas moins à opposer les religions africaines au christia-
nisme en évoquant la «présence absente de Dieu.. chez les premières (p. 142).
18. Voir, au sujet de la révélation dans les religions africaines, E. Bolaji Idowu,
African Traditional Religion, A Definition, 1975, p. 51-69. Dans cet ouvrage remarqua-
ble, l'auteur, professeur à l'Université D'Ibadan (Nigéria), signale en outre des «erreurs
de teTtt1Ïnologie.. concernant l'utilisation, à propos des religions africaines, des termes
primitif, sauvage, rribu, paganisme, idolârrie, fétichisme et animisme (p, 108-134).
• 19, À propos de la Haute-Volta, devenue par la suite le Burkina Faso, Jan Claessens
(1981, p. 57) précise fort justement que, cd'après les statistiques du ministère de
l'Intérieur pour 1973, la répartition est la suivante:
-Animistes56 %
- Musulmans 33 %
- Chrétiens 10,44 % dont 1,04 % de protestants.
Il nc.us semble plus juste de dire qu'en réalité il Ya 100 % d'animistes, dont 33 %
d'islamisés et 10,5 % de christianisés,..
20. Amadou Hànipâté Bâ décrit, dans ses mémoires, les manoeuvres troubles de la
hiérarchie catholique pour détruire non seulement l'influence des religions africaines,
mais aussi celle de T'islam. En 1931, «l'Église n'avait pas encore modifié sa position
à l'égard de l'Islam; elle le considérait comme une fausse religion, ennemie du
Christianisme et qu'il fallait combattre pas tous les moyenS» (1994, p. 302), En tant
que Blancs, certains ecclésiastiques des colonies jouissaient d'énormes pouvoirs.
• notre culture l...J. Alors je viens vous donner ceci et vous livrer tous ses secret5"•
Des parents de chrétiens entteptelment parfois une démarche sLTJIilaire.
• de s'adapter au contexte africain en tàisant des compromis sur ses principes. C'~1
ainsi que des personnes comme Kadiatou Sy Sow, gouverneur du district de Bamako,
se qualifie elle-même de «Notredamienne-, car elle a étudié à l'École Notre-Dame de
178
22. Il semblerait que l'église catholique ait compris sur le tard qu'il lui était nécessaire
Bamako durant les années 1970, et ceci bien qu'elle fût mu.~ulmane. Les religieux
tentent généralement de convenir leurs elèves non chrétiens, mais ils les conservent si
ces derniers - ou plutôt leurs parents - refusent. Lïntluence actuelle des église..~
africaines est essentiellement fondée sur des ressources procurées par des oiganisations
caritatives occidentales. Par ailleurs. l'utilisation de la religion à des fins de promo-
tion sociale n'est pas le propre des sociétés africaines. Goffman (I9'i3a, p. 50)
remarque en effet que «( ... 1les ecclésiastiques donnent l'impression d'être entré.~ dan.~
les ordres par pure vocation et ils tendent ainsi à cacher, en Amérique, leur désir de
s'élever socialement, et, en Angleterre, leur désir de ne pas trop déchoir.»
23. Conférence présentée le 29 février 1972 à Bamako par Michel SelTes: extrait cité
par Jacques Grinevald dans Robin Honon (dir. publ.), 1990, p. 202.
•
actuellement un véritable pillage des connaissances endogènes accumulées par les
pharmacopées d'Afrique et d'ailleurs, pillage dont les auteurs sont des multinationales.
Ce vol, légitimé par les discours scientifiques, a rendu méfiants nombre de guérisseurs
africains qui tentent désormais de dissimuler leurs connaissances. On remarque, par
ailleurs, que la commercialisation du domaine de la santé a suscité l'apparition de
nouvelles catégories de guérisseurs qui, à l'instar de certains thérapeutes occidentaux,
visent avant tout le profit.
25. D'autres auteurs, certes moins reconnus dans les milieux scientifiques, ont affirmé
pour leur part q~'!l devait s'agir d'une révélation des extraterrestres.
i6. Par exemple, le maraîchage irrigué qui était inconnu des paysans du Sahel s'est
répandu, pour une large pan, spontanément et avec de multiples innovations locales
dans toute la région. rai moi-même observé l'unlisation de certaines techniques
inconnues des agronomes, comme des pai1Iis insectifuges faits d'écorce de baobab
décomposée. Quant aux innovations étrangères, elles ne valent partû~.rien dans le
contexte de l'Afrique tropicale : en 1986, j'ai montré_à des jardiniers~èomment, au
Québec, on élime les feuilles du bas des choux poUr qu'ils pomment mieux. Ces
derniers ont alors tenté l'expérience sur une planche en conservant une planche
témoin. Quelques années plus tare:\, ils m'ont déclaré que la méthode était valable
seulement en début de saison sèche, car plus tard les feuilles du bas sont utiles pour
limiter l'évaporation. La méthode expérimentale n'est manifestement pas étrangère à
•
ces paysans. cene expérience démontre en outre que les paysans font preuve de
. délicatesse vis-à-vis d'un étranger, au point de ne pl!:> contredire une de ses idées.
• 27. La coexistence de plusieurs théories sur la naturt: de la lumii:re (corpusculaire.
ondulatoire. électromagnétique et quantique) en est une i1lu~1ration. De plus. la
179
théorie du chaos. qui est proche des conceptions africaines. a des incidences considérd-
bles non seulement pour les sciences physiques. mais aussi pour les sciences humaines
- comme je le préciserai dans la conclusion de ce texte. Autre exemple d'une
conception «scientifique» et africaine du monde. Amadou Hampâté Râ écrit que pour
son maître spirituel Tiemo Bokar : «Dans l'univers. 1... 1 à tous Ie.~ niveaux. tout e.,'
vibration. Seules les diftërences de vitesse de ces vibrations nous empêchent de
percevoir les réalités que nous appelons invisible.<;>o (1980. p. 129).
28. La magie est. d'apr~ J. C. Froelich (1963, p. 25). «un ensemble de techniques
permettant au spécialiste d'agir sur le monde visible et invisible, gr.i.ce à sa maîtrise
des forces cachées», constituant «une ébauche de science». Mudimhe (1988. p. 32),
s'inspirant de Claude Lévi-Strauss, conçoit plutôt la magie, la «science du concret-.
comme un système parallèle qu"il n'est pas possible de situer chronologiquement par
rappon à la «science de 1"abstrait-. Cette dernière correspond principalement au
développement d'un moyen de communication, 1"écriture. Quant à la sorcellerie, elle
peut être définie comme le don, conscient ou non, d'un pouvoir supranormal maléti-
que (Froelich, 1963, p. 26).
•
29. D'après mon expérience, les théories de la communication que I"on retrouve
appliquées en Afrique francophone proviennent essentiellement d'Amérique du Nord
en passant par I"Europe. À la fin des années 1980, des expens français des organis-
mes de coopération présentaient la «diffusion de I"innovation- comme une approche
nouvelle et originale dans le domaine du développement. Dans ce cas, un délai de
plus d'une vingtaine d'années a donc été nécessaire pour qu'un modèle théorique
parvienne en Afrique. Au sujet du diffusionnistne français dans le développement
ruraI en Afrique, voir Jean-Pierre Olivier de Sardan et Élisabeth Paquot, D'un savoir
à l'aurre: Les agenrs de développeme1l1 comme médiQIeurs, 1991.
30. Dans le cas de r Afrique de l'Ouest. les politiques des bailleurs de fond.~ de la
recherche en communications sont particulièrement étriquées. 1\ existe, dans la
région, un important groupe de chercheurs, à la fois bien entrainés et intéressés à
I"étude des processus endogènes de communication. Mais ils n'ont comme possibilité
de recherche que des commandes d'organisations de développement. Il s'agit, par
exemple, de campagnes de sensibilisation ou de mobilisation autour des thèmes relatifs
au développement ruraI : prévention du Sida, nutrition, santé, alphabétisation, etc.
Une chercheuse africaine déclarait : «Les bailleurs de fonds nous fatiguent avec
l'environnement. Si vous voulez faire une recherche. vous saupoudrez un peu d'envi-
ronnement, de femmes, de nutrition, de radio communautaire, et on vous donne de
l'argent. Ça n'est pas le domaine de recherche qui m'intéresse ~nnellement, mais
c'est le domaine porteur (... 1. Comment imposer quelque chose auX populations, c'est
•
une chose, mais je préférerais poser la question : comment les gens reçoivent et
utilisent les messages'! Il me semble que ça vaudrait la peine... En d'autres termes,
ce qui est nié par les «développeurs.., par les décideurs des organisatlons qui financent
• la recherche en communications, c'est l'existence de connaissances endogènes
susceptihles de contrihuer au mieux-être. L'imposition des su.iel~ de recherche (qui
constitue, cn outre, un ohstacle à la recherche fondamentale) mène tinalement à la
négation de la capacité des Africains à définir eux-mêmes le changement.
180
3 I. Ismaël Maïga (s. d., p. 3) distingue chez les Bambara -1 ...1plusieurs catégories
de griots ou djéli (tyapunya, kulé, gaulé, maabo, etc.), chaque catégorie est spéciali-
sée dans la diffusion de messages précis». Camara Laye (1978, p. 34) signale, par
ailleurs, qu'un seul griot, appartenant égaiement au groupe Mandingue, évoque quatre
différentes catégories de paroles.
33. Ce membre d'une famille de griot, un homme instruit, illUStrait son affirmation
•
par une anecdote. Il y avait, dans son pays, un chef de chasseurs qui était invincible :
les balles de fusil ne pouvaient l'atteindre. Fier de son pouvoir, il demandait fré-
quemment à d'autres chasseurs de lui tirer dessus et s'en sortait toujours indemne. Un
jour, il demanda à un Blanc de tenter l'expérience. Ce dernier refusa d'abord, mais
devant l'insistance du chasseur il a fini par tenter l'expérience. «Le Blanc a tiré et la
tête du chef a explosé».
34. Ces valeurs ne sont pas comprises seulement dans des termes anciens ou «tradi-
tionne15", comme le révèle l'étude des chants pour enfants. Ces derniers évoquent
parfois des événements à caractère politique récents, tout en tirant de ces événements
des leçons qui illlistrent les valeurs locales (Chevrier, 1986).
35. Voir également, au sujet de l'influence africaine dans l'art occidental, William
Rubin (dir. pub!.), "Primitivism" in the 2a" Cemury An: Afftniry ojthe Tribal and
the Modem, T. l, New York: Museum of Modern Art; Little, Brown and Company,
1984.
36. Titinga Frédéric Pacéré me citait un exemple de message d'un masque : «dans un
champ de maïs, dort un vieil os, mille fourmis rouges n'arrivent pas à le déplacer,
mais un chien voleur qui passe par là le prend et il l'emporte dans sa demeure. Pour
vous, c'est du charabia l...1. Le masque a voulu dire que, dans la vie, le droit ne
suffit pas, la raison ne suffit pas, une force aveugle peut avoir raison de tous. C'est
dire que sur le terrain politique, il faut faire en sone qu'il n'y ait pas de dictateur,
• sinon il n'y aura plus de droit, il pourra égorger et rester au pouvoir». Il est par
ailleurs vérifiable, d'après Pacéré, que le langage du masque est compris dans les
• mêmes termes par deux observateurs différents. mais il reste all,,~i perceptible que la
traduction de ce langage est problématique. En ce qui concerne le message du bendre.
le tambour mossé, Pacéré écrit que: «La phrase du tam-tam est un jeu de puzzle.
Quand le tam-tam doit développer un thème. chaque particule de son idée doit ètre
1S1
37. Ces citations proviennent d'une entrevue réalisée par Célestin N'Dri. Fraremiré-
Marin, Abidjan, lundi 14 février 1994, p. 8-9. Cet article concernait le discours du
tambour lors des obsèques d'Houmphouët-Boigny qui avaient eu lieu quelques jours
auparavant, et traitait en particulier de la controverse autour du fait que le tambour se
serait «trompé» en nommant le nouveau chef de l'État, «nouveau père de la nation. -
ce qui constiruerait rusurpation du titre réservé au défunt. Niangoran Bouah précise,
par ailleurs, que la drummologie est enseignée à la licence et à la maîtrise en mll~ique
et musicologie. Deux docteurs de troisième cycle en drummologîe ont été tormés à
l'Université d'Abidjan. Au sujet du langage du tambour chez les Baoulé, voir
•
également «Tambours parleurs en Côte-d'Ivoire-, de Niangoran Bouah (1989).
38. Voir à ce sujet Samuel Sidibé et al., Bogolan et ans graphiques du Mali, 1990.
Ce cahier, réalisé par le Musée national des arts africains et océaniens de Paris, s'inté-
resse aux teChniques et aux significations. Roger Paré, directeur de rÉcole supérieure
des industries textiles de Ségou au Mali (ESITEX), disait quant à lui qu'il serait
acrue\lement important de réaliser une recherche sur le bogolan en termes de commu-
nication et de culture. Une telle recherche n'intéresse toutefois pas les bailleurs de
fonds. Selon Roger Paré, elle pourrait pourtant permettre la définition d'un concept
de mode original ~eptible de favoriser r exportation en Occident de tissus et de
vêtements confectionnés par des Africains.
•
des coururiers français et ignorent totalement les courants endogènes, comme le
renouveau des techniques et des motifs traditionnels imprimés sur «bazin.. (tissu à
motifs généralement importé d'Autriche).
•
182
40. D'après un fonctionnaire, .Ies Africains et même leurs dirigeants vivent toujours
dans ror.l1ité. Quand vous voulez matérialiser ce que vous faites. quand vous passez
à récrit. vous devenez un rebelle, quelqu'un qui veut contrôler. Vous devenez
quelqu 'un de dangereux-.
41. Au sujet des particularités des télévisions africaines. voir les articles intitulés
.Burkina Faso-, .Mali- et .Nigel"» dans Les télévisions du monde (Péricard. 1995).
42. Selon ces auteurs, les conditions d'un tel programme de recherche sont la torma-
tion des chercheurs locaux, l'elaboration de méthodologies appropriées, l'intérêt des
institutions pour la communication, de même que des appuis non seulement sur le plan
financier, de la pan des bailleurs de fonds, mais également sur le plan ..moral-. de la
pan de la communauté scientifique internationale. C'est sur la base de tels critères
que nous préparons actuellement un projet de recherche sur les processus endogènes de
communication, en collaboration avec des collègues d'Afrique francophone (Burkina
Faso, Côte d'Ivoire, Niger et Sénégal). Un autre défi, difficile à réaliser et trop
souvent ignoré, consisterait à établir des ponts entre chercheurs anglophones et
chercheurs francophones dans la région ouest-africaine.
43. Les accessoires de l'apparence, liés au statut des hommes blancs-noirs, qui ont été
relevés dans les entreVUes sont, par ordre d'importance, les vêtements, les belles
44, Certaines ethnies d'Afrique de l'Ouest ont totalement disparu au cours des derniers
siècles. Au nord du Ghana, dans une région nommée Komalond, on a retrouvé
d'admirables statuettes de terre cuite façonnées par un peuple dont on ne sait rien
(E, A. Dagan, Spirits withoU! Boundflries, 1989), Il semblerait que, pour les mem-
bres des ethnies qui vivent actuellement dans la région, ce sujet soit tabou, Les
anciens habitants du KomaIand, pacifiques et d'un haut niveau de spiritualité, auraient
été anéantis par des voisins belliqueux, À ma connaissance, aucun anthropologue ne
s'intéresse de prèS à ce problème.
45. Contrairement à ce que préconise Homi K. Bhabha (1994), rai choisi de nommer
marginal plutôt que subalterne ce groupe de personnes. Comme le démontre l'obser-
vation des processus intereu1tureIs en Afrique de l'Ouest francophone, les marginaux
ne sont pas toujours des subalternes. Par ailleurs, il me semble que le qualificatif de
subalterne utilisé par Bhabha pour parler d'écrivains de notoriété internationale, teIs
que Frantz Fanon, est loin d'être apploprié. Ce terme s'applique d'ailleurs implicite-
ment à Bhabha lui-même, ce qui lui procure une autorité pour s'exprimer au nom de
certaines personnes qui sont bien loin d'avoir son statut, La notion de position permet
précisément de définir en quoi une personne peut être subordonnée à un groupe
particulier, tout en ne l'étant pas nécessairement par rapport à ses pairs ou par rapport
à un autre groupe.
•
• 46. Il est notoire que. pour heaucoup d' Africains vivant en Occident. 1c:s appels
téléphoniques constituent une dépense majeure. Lorsqu 'ils téléphonent à leur tamille.
il se doivent de prendre des nouvelles de tous les parents et voisins. L'achat de
cadeaux pour la famille représente êgalement une charge très lourde.
183
• 49. Au sujet du système colonial français, voir, outre les mémoires de Amadou
Hampâté Bà (1992 et 1994) et les ouvrages de l'historien Henri Brunschwig (1983 et
1988), Terre d'ébène, un remarquable témoignage du journaIiste français Albert
Londres (1929) et I.e monde colonial, de Pierre Guillaume (1974). À propos des
pratiques des militaires français, voir Titinga Frédéric Pacéré. Ainsi on a assassiné
tous les Mossé (1979) et Kélétigui Mariko, Les Touaregs Ouelleminden (1984).
50. Un exemple de ce phênomène est la ..Lettre pour Laye>, une chronique publiée
par le quotidien burkinabé L 'Observateur chaque vendredi. Selon un haut fonctionnai-
re, c'est ..un réSuiné de tout ce qui est prévisible dans le pays», tant sur le plan
coutumier que sur le plan politique (les deux étant évidemmen~!:""). Cette chronique
se termine toujours par un avertissement concernant une cer.aine Tipoko qui révèle à
l'auteur, Passék TaaIé (1994), des ..faits» jusque là inconnus (sans en citer les sour-
ces) : ..Tipoko l'Intrigante n'apprend rien d'elle-même, elle n'invente jamais rien.
Tipoko l'Intrigante est un non-être. Elle n'est ni bonne en elle-même, ni mauvaise en
elle-même. Elle fonctionne par intuition, car "l'intuition c'est la faculté qu'a une
femme d'être sûre d'une chose sans en avoir la certitude..."". L'Observateur, doit-on
noter, fut fondé en 1973 et il est considéré comme l'un des journaux indépendants les
plus sérieux et les plus crédibles de la sous-région ouest-africaine. Ses responsables
sont des enseignants de formation, car, d'après Edouard Ouédraogo qui en est le
directeur, jusqu'à très récemment, «tous ceux qui avaient fait des écoles de journa-
•
lisme et autres étaient des fonctionnaires». Le tirage de ce type de quotidien indépen-
dant se situe entre 2 000 et 5 000 exemplaires, ..mais quand une personne achète un
numéro, il y en a dix autres qui le lisent." (Entrevue n';!lisée en 1990)
• 51. 11 est clair que. pour Ie.~Noirs et mi:me pour la plupart des Blancs-noirs. le
développement de r~eaux de relations prime sur la possession d'un capital. Cene
184
attitude s'inscrit dans les processus endogène.~ de redistrihution des richesses et elle e.\1
à l'origine de beaucoup des prohlèmes rencontrés dans l'application de.~ modèle.~ de
gestion venus d'Occident. D'après Farmo Moumouni (s. d.). un Africain vivant au
Canada, «l'individu se trouve airu.i dans la douhle situation de supérieur social et
d'inférieur social 1... 1. il donne ou redistrihue ce qu'il reçoit- (p. 46-47). En ce qui
concerne l'État, cene situation «rengage envers ses inférieurs (institutions. adminis-
tration. tribus. etlmies. ete.) à donner. et ses inférieurs attendent et exigent des dons
de lui- (p. 53). (<<La logique du donner-, document rédigé pour rACDI)
52. Certains jeunes urbains sont rejetés par leur famille car. ayant été envoyés à
l'école pour devenir des Blancs-noirs. ils n'ont eu. au terme de leurs études. d'autre
horizon que le chômage. Ils ne peuvent donc remplir leurs obliga:ions à l'égard de
leurs parents qui sont restés au village. Il convient d'ajouter que. pour une famille
africaine rurale ou vivant en zone péri-urbaine. l'éducation d'un enfant exige un
investissement énorme - et elle est toujours considérée comme tel.
•
un contexte pluriculturel-.
54. Les Blancs-noirs constituent en effet l'essentiel de la base sociale de la plupart des
régimes d'Afrique de l'Ouest.
•
• Chapitre 4
Blancs et interculturalité
\85
Il existe cenes des Noirs qui ont eu peu de contacts avec les Blancs et qui
conservent la mémoire de l'expérience de la violence coloniale - jamais totalement
~joritai
•
reconnue. Ces «Noirs-noirs», demeurés ruraux et non instruits, sont toujours
res. Les pays d'Afrique de l'Ouest francophone comptent entre 60% et 80% d'analpha-
bètes, à l'exception peut-être de la Côte d'Ivoire. Pour ceux-là qui sont restés au
village, la crainte du Blanc est toujours contemporaine. Au delà des crimes inqualifia-
bles commis durant l'invasion coloniale, le recrutement pour les travaux forcés et pour
le service militaire ont laissé des traces dans chaque famille. Selon une Africaine,
[...1 quand on prenait un homme en contingent, les gens faisaient presque
des funérailles, car ils se disaient qu'il ne reviendrait plus. Et les fem-
mes pleuraient, elles accompagnaient les recrues de chants de funérailles
de village en viIIage. 1•••\ Mon grand-père me racontait; il parait que
c'était vraiment très triste.
Il faut cependant remarquer que l'image du Blanc chez les Noirs a considérable-
ment évolué dans un laps de temps relativement bref. D'après ce que rapponent les
explorateurs (Caillé, 1979; Park, 1980), il Y a, dans cenaines régions, moins d'un
siècle, les Blancs étaient perçus comme des génies qui venaient de l'eau. Selon
Amadou Hampâté Bâ (1992, p. 186), les Blancs étaient:
• [•••) des êtres aquatiques qui vivaient au fond des mers dans de grandes
cités. [...1De tempS en temps ces "fils de l'eau" sortaient de leur
• royaume aquatique. déposaient quelques-uns de leurs ohjets merveilleux
sur le rivage. ramassaient les offrandes des populations et disparaissaient
aussitôt.
186
C'est en effet de cette iaçon que se taisait. par la mer. le -commerce muet- entre les
hahitants de la côte africaine et les premiers Européens qui échangeaient de la pacotille
contre de ror. de rivoire. de la gomme arabique ou d'autres productions locales.
L'étude de la -littérature orale., légendes. contes et prophéties. permet cependant de
constater révolution rapide de lïmage du Blanc chez les Noirs (Gorog-Karady, 1976).
•
expliqués ce qu'était ce monde aux membres de leurs familles demeurés au village :
-ceux qui veulent mieux comprendre le monde de l'Autre, du Blanc, viennent nous
voir>-. Les Noirs ont appris de ceux d'entre eux qui ont vécu l'expérience des Blancs.
Certains Noirs, les marginaux, ont ainsi acquis un avantage sur le plan intercul-
= ~el, avantage qui se révèle lors des échanges avec les Blancs et, parfois, avec les
Bi~bs-noirs. Fondamentalement, les Blancs et les Noirs sont pourtant, au départ, les
mêmes humains~ àvec les mêmes capacités potentielles de développer l'intereulturalité:
mais leurs apprentissages et leurs expériences divergent, et c'est donc de là que provient
le handicap que l'on constate chez la plupart des Blancs. Comment ce handicap se
manifeste-t-il, d'où vient-il et comment s'est-il constitué'? J'aborderai ici ces questions
par l'étude des formatiol'c-ttiscursives
------.. et par des données d'observation venant, entre
autres, de l'expérience de Blancs ayant vécu en Afrique.
• C'est par l'intermédiaire de ces textes que fut conçue la notion de l'intëriorité des
Africains; c'est là que naissent le racisme et la légitimation des entreprises esclavagis-
tes, colonialistes et de leurs suites. Cette notion de supériorité est intériorisée par les
Blancs et, souvent, par les Africains eux-mêmes. Un vieux me disait :
Il n'est pas dit que ce qu'on a dit de nous soit vraiment vrai. Il n'est pas
dit que les gens que Dieu a fait noirs, qu'ils doivent rester inférieurs
jusqu'Ïl. la. fin des temps. Je ne pense pas ça, nous aussi nous avon...
quelque chose dans le cr.:ine. [...1 notre tour viendra, mais jusqu'à
présent, nous en sommes encore au moyen-âge (... 1.
D'où proviennent de telles croyances? Les formations discursives qui con~tituent
l'image de l'Afrique sont parfois fondées sur des observations; elles sont le produit
d'échanges directs, mais elles sont aussi et surtout le fruit de l'interprétation qui fut
faite de données partielles ou biaisées, reprises et modifiées d'un auteur à l'autre. À
cet égard, l'utilisation sélective que les auteurs font de ce qu'il leur est possible de
savoir de l'Afrique est révélatrice. C'est ainsi que, par des choix, des oublis et des
•
rémterprétations tendancieuses, s'édifient les fondements des conceptions occidentales
du continent africain et de ses habitants.
• Ces chcrcheurs d'Occidcnt qui vculcnt amenuiser l'histoirc
188
Il est possible de prétendre, sur un plan toutefois très abstrait. que la division du
monde entre civilisés et barbares remonte à répoque antique (Mudimbe. 1988: 1994).
Mais Kwame A. Appiah précise :
1... ) the historicist claim is only plausible where there are important
social and intellectual continuities between the various stages of society in
which a concept is studied. And 1 deny that this condition is satisfied in
the relationship between ancient Egypt and modem Africa, or ancient
Greece and modem Europe. (1992, p. 102)
Il serait donc hors de propos de remonter aussi loin que l'antiquité dans le cas de
rétude des interactions, des manifestations de l'interculturalité et de la perception des
Noirs par les Blancs. La notion d'une prétendue infériorité des Africains, faut-il
remarquer, est relativement récente en Occident.
Pour les Grecs de l'antiquité, comme pour les Romains, les Celtes ou les
• Scythes du nord étaient tout aussi arriérés que les Éthiopiens du sud. Aucun texte de
ces époques n'insinue cependant que leur «infériorité» soit définitive (Appiah, 1992,
p. Il). Une ville africaine périphérique comme Carthage pouvait sérieusement menacer
le centre civilisé par son haut niveau technique et culturel. Carthage était d'ailleurs en
contact avec l'Afrique subsaharienne, comme le révèle la chronique du voyage d'Han-
non dans le golfe de Guinée vers 470 avant Jésus-Christ. Au Moyen-Âge, les croisés
d'Europe ont aussi eu des contacts avec les Éthiopiens qu'ils considéraient comme leurs
égaux dans la foi. Sur le devant de la cathédrale de Cologne se trouve ainsi une statue
représentant un preux chevalier noir.
C'est surtout à partir du XVII" siècle que les Européens ont démontré un
penchant pour l'exotisme, repris au XVIII" siècle par les philosophes des Lumières. La
notion de race, tout comme les théories racistes,~est née à partir du moment où les
contrées lointaines, comme l'Afrique, sont devenues des enjeux économiques (sail!,
1980). Des thèses ont été élaborées sur des bases totalement anti-empiriques, sans
Les références aux chroniqueurs arabes qui. dès le XI' ~;ècle, avaient réalisé des
études minutieuses en Afrique subsaharienne, sont restées rares dans les écrits occiden-
taux'. On aurait tort de croire que cet oubli (ou amnésie) n'a pas d'incidences de nos
jours. Bien qu'une recherche approfondie à partir des chroniques arabes reste à faire,
.ï en présenterai ici un exemple révelateur dans le cas des Mossé.
Ce peuple, qui vit dans l'actuel Burkina Faso, a peu intéressé les premiers
anthropologues. Lors de l'expédition Dakar-Djibouti (1931-1933f, Marcel Griaule
traversait le Moogo en trois jours et Michel Leiris précisait :
Les femmes sont jolies, ont de beaux seins qui se tiennent bien, font des
gestes cordiaux. Les hommes ont l'air joyeux et bien portants. Mais
quelle pauvreté ethnographique à côté des Dogons. (1988, p. 45)
• À la fin des années 1960, Elliott P. Skinner, anthropologue et ambassadeur des États-
Unis en Haute-Volta de 1966 à 1969, réalisait une recherche approfondie sur les Mossé.
En se basant sur le Tarikh es-Soudan d'Abderhaman Es-Sadi, qui signalait le passage de
cavaliers «mossiS>' à Tombouctou en 1330, ainsi que sur la tradition orale, il a émis
l'hypothèse que le Moogo existait depuis le XII' siècle (Skinner, 1972). Quant à
Titinga Frédéric Pacéré, qui a travaillé avec le généalogiste de l'empereur, le Larlé
Naaba Ambga, îrsitue plutât la fondation de l'empire des Mossé (qui se disent descen-
dants des Dagomba de l'actuel Ghana) au début du X' siècle.
Mais dans les années 1980, l'anthropologue Michel Izard, qui a rédigé sa thèse
d'État sur l'empire mossé du Yatenga, a prétendu que le Moogo n'avait été fondé qu'au
XV' siècle et que les «Mosi de la boucle du Niger» étaient des nomades (Izard, 1985)'.
Pourtant, aucun chroniqueur arabe n'accrédite cette thèse; ils affirment simpl~ent que
les Mossé ont mené des raids contre Tombouetou à Partir de 1250. À la suité de
Michel Izard, la plupart des chercheurs français ont adopté son hypothèse (Bonnet,
• 1988, Savonnet-Guyot, 1986). 11 suffit de lire les noles de remerciements dans leurs
• ouvrages pour constater qu'ils sont tous liés à Michel Izard. Membre du Collège de
France. ce dernier est désormais considéré comme le premier spécialiste des Mossé.
190
L'hypothèse de Izard est contestée par Joseph Ki-Zerho (1978) et par Titinga
Frédéric Pacéré (1979, 1991)4. La réponse à la controverse se trouve vraisemblable-
ment dans les bibliothèques du nord du Mali, où r on estime à plus de 5 000 les
ouvrages et manuscrits arabes anciens (Gaudio. 1988). Il semblerait toutefois que les
chercheurs occidentaux accordent peu d'intérêt à ces écrits - à moins qu'ils ne soient
tout simplement pas arabisants. Je ne prête certes pas à ces «spécialistes>- une malhon-
nêteté intentionnelle, mais je prétends ici que leur attitude est révélatrice d'au moins
deux choses: d'une part, du caractère réducteur de la division des études en aires
géographiques (Said, 1980, p. 66) et, d'autre part, du handicap des Blancs dans r étude
empirique en Afrique. La théorie et le statut semblent cependant pallier ces lacunes.
tout au moins en apparence.
• L'ignorance des sources arabes révèle les limites de la perspective des Blancs sur
r Afrique, du moins celle des scientifiques. Titinga Frédéric Pacéré (1979) a entrepris
de dénoncer les oublis et les biais des recherches sur les Mossé :
[.•.1j'ai été violent, pas seulement contre Izard, mais contre tous ces
chercheurs d'Occident qui veulent amenuiser l'histoire. (...1 Avec le
recul, Izard s'aperçoit que beaucoup d'Occidentaux ont fini par croire
qu'ils étaient en terrain conquis et que leur vérité était la seule, car les
Africains ne font pas beaucoup de recherches sur eux-mêmes.
À propos des Arabes, je voudrais ouvrir ici une parenthèse sur la perception des Noirs
par les Arabo-berbères du Sahara et du Sahel, peuples originaires du Maghreb dont les
nobles sont parfois blancs (Maures et Touareg). D'anciens conflits persistent entre eux
et les Noirs, qu'il convient de mettre en perspective.
Les «grands nomades» étaient des éleveurs et des guerriers islamisés qui
considéraient comme inférieurs et, surtout, «infidèles» les animistes subsahariens. Les
•
Bella chez les Touareg et les Haratines chez les Maures sont des descendants d'esclaves
crazziés» dans le sud. Ces captifs pouvaient être cruellement traités dans des circons-
• tances difficiles. comme le rapportent les explorateurs c:t comme en tcmoignc: l' c:xpé-
rience de.~ Blancs-noirs haratines. Mais il existe cgalement des rdpports d'cchanges
entre anciens maîtres et esclaves. nomade.~ et sédentaires. qui ne sont pa.~ dcnucs de
191
respect. Les commerçants maure.~ étaient. par ailleurs, eux aussi victimes des Noirs.
comme en témoigne René Caillé, au sud de Tombouctou en 1828 (1979, p. 163-210).
Il faut noter que la notion de race n'existait pa.~ chez Ie.~ Arabo-berhères, du
moins pas dans le sens occidental du tenne. La personne noble est censée être d'ori-
gine blanche, mais pas toujours «teint clair>-, selon une expression africaine. Certains
chefs maures ou touareg sont noirs. Ici r ethnie n' el>"t pas vraiment caractérisée par des
différences susceptibles de fonder une inégalité et certes pas par des diftërences physi-
ques : elle est définie par une ascendance et par une appartenance - qui sont souvent le
produit d'une négociation et d'un métissage'. L'Afrique est un va.~e creuset où les
cultures se sont mêlées au cours d'une histoire qui remonte à plusieurs millénaires.
• On constate donc que le racisme, tel qu'on le connaît en Occident. était étranger
à l'Afrique de l'Ouest. Le racisme est né en Europe à la fin du XVII' siècle et il s'est
développé au cours des siècles suivants avec la colonisation de l'Amérique, la traite
esclavagiste, puis le colonialisme et la seconde guerre mondiale (Mudimhe, 1994,
p. 99). Le racisme fut ainsi progressivement exporté dans le reste du monde. Il
convient toutefois. d'en distinguer différents aspects : le racialisme et deux fonnes
distinctes de racisme, le racisme extrinsèque et le racisme intrinsèque (Appiah, 1992,
p. 13-15),
Selon Kwame A. Appiah, le racialisme el>"t fondé sur des distinctions au niveau
de certains traits physiques (peau, cheveux, ete.), sur la base desquelles sont établies
des classifications infonne1Ies.
Racialism is not, in itself, a doctrine that must he dangerous, even if the
racial essence is thought to entail moral and intellectual dispositions.
[.,,] it seems to he a cognitive rather than a moral problem,
•
• Le racialisme reste cependant un des présupposés du racisme. Le racisme extrinsèque
- qui est, d'après Appiah, la manitestation d'une .incapacité cognitive~ - opère des
distinctions morales entre les races, afin de valoriser une race en particulier. Quant au
192
racisme intrinsèque, il effectue les distinctions qui précèdent dans le but d'elaborer une
hiérarchie des races visant r exclusion et légitimant r exploitation. voire r esclavage ou
le génocide.
Le racialisme existe en Afrique. chez les Arabo-berbères tout comme chez les
Noirs. Les distinctions entre -teint cJair>.. -teint foncé». créole ou noir sont courantes,
Wole Soyinka (1985, p. 16) rappone que les Yoruba se nomment eux-mêmes -les
hommes no~ (enia tfudu). ainsi que les Haoussa (bailii murane) et d'autres encore,
Mais le racisme était autrefois inconnu en Afrique. puisque s'il Y avait exclusion ou
exploitation, c'était sur la base de l'ascendance ou parfois d'une interprétation de la
religion et non sur la base de distinctions physiques ou même morales entre des groupes
• humains, Dans la plupart des ethnies, la chefferie n'est pas automatiquement hérédi-
taire et la nomination d'un chef doit être négociée. Chez les Touareg. selon l'un d·eux.
«l'esclave peut devenir le maître et le maître, l'esclave» et chez les Maures, «il y a des
esclaves blancs et des grands émirs qui sont noirs de teint>-.
singuliers. Trois d'entre eux ont publié des ouvrages marquants: le Britannique Mungo
Park, le Français René Caillé et r Allemand Heinrich Barth" - des personnalités quasi
archétypales. Le premier était chirurgien et semblait surtout motivé par le développe-
ment de l'influence et du commerce britanniques. Le second était plutôt un aventurier à
la recherche de gloire et de reconnaissance. Quant à Heinrich Barth, grand érudit et
chroniqueur minutieux, il constitue une figure d'exception, ce dont témoigne l'estime
que lui vouent nombre d'Africains. Les deux premiers, faut-il noter, ont connu par la
suite une notoriété beaucoup plus impùrtante que le dernier,
• Berlin, Elles étaient souvent financées par des entreprises commerciales, ce qui provo-
quait alors des réticences de la part des représentants des gouvernements européens
(Brunschwig, 1988). Il s'agissait essentiellement d'opérations prétendument scientifi-
ques qui visaient clairement à recenser les richesses susceptibles d'être exploitées. Les
chroniques de ces voyages révèlent avant tout les conceptions que les Occidentaux de
l'époque avaient des sociétés africaines considérées comme eprimitivCSJo :
L'accueil que Nègre reçut de tous ses parents fut très tendre, et il montra
lui-même beaucoup de sensibilité, car ces naïfs enfants de la nature ne
savent pas se contraindre et se livrent à leurs émotions de la manière la
plus forte et la plus expressive. (Park, 1980, p. 104)'
En dépit de l'image du bon sauvage, intempOrel et indifférencié, les Noirs n'en p0ssè-
dent pas moins des tares congénitales: «Ï1S» sont «généralement ignorants, susceptibles
et vindicatifs>. (Caillé, 1979, t. l, p. 286). Certains préjugés sont parfois infirmés :
Les Nègres 1•••] sont représentés par les habitants blancs des côtes
comme 1...] indolents et paresseux. C'est, je crois, avec peu de raison
qu'on leur fait ce reproche. La nature du climat est sans doute peu
•
favorable à une grande activité. Cependant, il D'est pas juste d'appeler
indolent un peuple qui vit Don des productions spontanées de la terre,
'.
• mais de celles que lui-même lui arrache par la culture.
(Park, 1980, p. 278)'
Comme son prédécesseur Mungo Park, René Caillé décrit les sociétés africaines à
194
travers le prisme d'une hiérarchie des cultures: «( ...1ce sont des êtres bruts et sauva-
ges, si on les compare aux peuples soumis à la religion du prophète : ils n'ont aucune
idée de la dignité de l'homme- (1979, t. 2, p. 9)'.
Ces deux explorateurs ont joui d'une énorme audience après leur retour en
Europe, et ils sont longtemps demeurés des figures emblématiques. Dans les années
1930, les autorités coloniales accordaient encore des privilèges à la famille de Tom-
bouctou qui avait hébergé René Caillé un siècle auparavant (Bâ, 1994, p. 36). Les
préjugés corroborés par ces voyageurs ont ainsi contribué aux fondements des théories
qui ont justifié le colonia1isme, puis le développement:
This is the discrepancy between "civilisation" and "Christianity" on the
one band, "primitiveness" and "paganism" on the other, and the means of
Une trentaine d'années après René Caillé, l'oeuvre d'Heinrich Barth décrit de
façon méticuleuse les lieux et les humains qui vivent dans le sahel. Beaucoup de ces
données historiques et surtout physiques seront utilisées par la suite, mais la réserve de
jugement que l'explorateur allemand manifestait sur le plan humain semble avoir peu
inspiré ses contemporains. La singularité de la perception des Noirs par Heinrich Barth
provient du fait qu'il les décrit avec une approche historique et de façon individuelle, et
non en tant que membres indistincts d'un ensemble'·. Ses prédécesseurs ont certes
•
vécu des expériences qui auraient dû les éclairer sur l'humanité africaine, mais ils ne
manifestent qu'une myopie révélant, en définitive, leur handicap intereulturel.
• Les écrits de René Caillé. par exemple. mettent nettement en évidence le
maintien d'une distance par rapport aux Noirs. L'auteur ne vit qu'accessoirement au
195
contact des Africains. il aspire à s'en eloigner et. encore plus. à rentrer en France pour
connaître la gloire. récompense de ses souffrances. Dans radversité. il se laisse certes
parfois toucher par la misère el, surtout. par raide qui lui est apportée. Mungo Park
évoque aussi rempathie que manifestent à son égard des Africaines _. surtout des
temmes pauvres - qui lui donnent gite. nourriture et aide (p. 264). Mais René Caillé.
peu instruiL avoue aussi 1"absence de réciproque :
J'ai ainsi souvent été obligé de partager le peu de nourriture qui m'était
accordée avec ces parasites affamés et paresseux. qui aiment mieux rester
sans manger que de cultiver leurs champs. (1979, t. l, p. 358)
Alors que l"explorateur, pourtant seul dans le monde des Noirs, maintient une
distance par rapport aux humains qui l"entourent, certains Noirs manifestent une
•
capacité à se percevoir eux-mêmes dans la situation de 1" Autre, aussi étranger soit-il; en
d'autres termes, ils manifestent de l'empathie. Si l'on considère les Blancs qui succè-
dent aux explorateurs, on constate, à l"inverse, la persistance générale d'une absence
d'empathie à l'égard des Noirs. Ce trait pourrait donc constituer un des fondement~ du
handicap du Blanc sur le plan interculturel. Un paysan africain disait à propos d'un
Blanc:
li faudrait qu'il se mette dans la peau, à la place de l'Autre. Mais c'est
difficile,· si difficile de se placer du mauvais côté. Si vous ne pouvez pas
vous imaginer à la place des malheureux, alors vous allez les piétiner
sans pitié.
Les Blancs sont presque toujours des privilégiés se percevant comme supérieurs, ce qui
limite leur capacité d'empathie et leur possibilité d'accès à la culture de l'Autre".
Cette époque a produit une quantité énorme d'écrits sur l'Afrique et sur ses
hahitants. mais. ici encore. l'utilisation qui en fut faite reste partielle et hiaisée. Henry
Brunschwig. un historien qui réalise des recherches minutieuses dans les archives
coloniales. souligne la réduction spatio-temporel1e qui est opérée dans les textes et dans
leurs interprétations. Les dOMées sont classées.
(••• 1dans un temps astronomique, mathématique. insensible. inhumain.
qui reste étranger aux durées particulières à chaque individu ou à chaque
groupe social. (1983, p. 210)
La question des particularités locales est largement ignorée. en particulier cel1e des
chefferies, «Si importante et encore si mal connue, car infiniment diverse d'une ethnie à
• une distance entre les Noirs et les Blancs, et la méconnaissance des Noirs par ces
derniers n'a pu que conforter les idées préconçues.
Entre n'importe quel Blanc, «entre ces gens-là et le plus instruit des Noirs, il y
avait un immense fossé-. La moindre offense pouvait provoquer une réaction d'une
violence démesurée: «ils n'avaient que la cravache et le garde tapait, tapait, tapait.....,
se souvient un vièux 1). Même à l'école française des années 1950 :
les Toubabs étaient le symbole du pouvoir, de la puissance, du comman-
dement. On les craignait vraiment 1...1. Mais c'étaient des gens, en
fait, qu'on ne connaissait même pas, on n'avait pas de contact avec eux.
Il existait certes plusieurs catégories de Blancs coloniaux et, sans les passer
toutes en revue, j'évoquerai quelques distinctions pertinentes. Les missionnaires,
d'abord, sont mal connus. Les anecdotes rapponées par Amadou Hampâté Bâ et
évoquées plus tôt sont toutefois révé1atrices. Comme les fonctionnaires, ils oeuvrent
pour des intérêts particuliers - parfois au dépens de leur morale et de l'équité. La
complémentarité des missionnaires et des coloniaux, dans l'établissement d'un système
• d'exploitation, est évidente (Mudimbe, 1988, p. 44-47). L'absence de critiques sur rë-
glise coloniale provient vraisemblablement du fait que la ~iOlité de ceux qui peuvent
198
critiquer, c'est-à-dire les Blancs-noirs, ont été formés dans les écoles religieuses et dans
les séminaires". Ce qui ne s'écrit pas, en Afrique, n'est pourtant pas oublié:
Les Blancs missionnaires.,. il Y avait des Français, des Italiens et des
Espagnols qui parlaient français. Ils étaient au départ très hautains,
quand bien même ils étaient les ambassadeurs de la bonne parole où il est
question d'égalité, de fraternité entre les enfants de Dieu, Ça ne les
empêchait pas d'avoir des tendances à la supériorité, je dirais même une
prétention à la pureté."
Après les fonctionnaires et les missionnaires sont venus des coopérants dits
-techniques», enseignants et autres spécialistes'". Une culture s'est alors développée
dans ces petites communautés d'expatriés en Afrique, culture qui allait plus tard devenir
celle de la coopération. Ces Blancs des colonies manifestent la distance qui les sépare
•
des Noirs, dans leur mode de vie et dans leurs façons d'être avec l'Autre. Ils vivent
dans un espace incompan'ble avec les mondes africains, comme on l'observe dans
l'habitat et dans l'urbanisme des quartiers dits -Toubaboudougou" des grandes villes
africaines. Les Blancs y ont reproduit un monde qui est éttanger à l'Afrique".
L'espace singulier où vivent les Blancs qui séjournent en Afrique s'inscrit dans
une continuité :
Les coloniSateurs ont vraiment développé leur culture sur la base de
l'exploitation, de la traite des nègres et de l'exploitation des ressources.
Ils ont foulé du pied certaines valeurs, certaines richesses. TI leur fallait
les nier pour asseoir une sttatégie.
Cette sttatégie vise à transformer l'Afrique en une construction européenDe, et cela à
des fins d'exploitation. D'après Albert Memmi (1966, p. 42-43),
l'Européen des colonies peut aussi, bien sûr, aimer cette contrée nouvel-
le, goûter le pittoresque de ses moeurs. Mais serait-il rebuté par son
climat, mal à l'aise au milieu de ces foules élrangement vêtues. regIette-
rait-il son pays natal, le problème est désormais celui-ci : faut-il accepter
ces ennuis et ce malaise en échange des avantages de la colonie?
•
• Les colonialistes sont des privilégiés qui deviennent vite opportunistes en attendant le
retour dam. un pays devenu mythique (Memmi. 1966. p. 95-1(0). Les Noirs en sont
évidemment excius. La connaissance du monde colonial" et l'expérience des BlanL'S-
199
noirs démontrent clairement que «les valeurs des colonialistes n'étaient pa.~ les valeurs
occidentales» - pas plus d'ailleurs que ceUes des développeurs.
• des serviteurs noirs, eUes ressentaient manifestement un malaise. EUes étaient «souvent
fatiguées» et «Criardes». D'après Albert Memmi (1966, p. 62), la femme se désinté-
resse du monde africain, eUe a moins «le souci de l'humanité abstraite - et eUe
l'avoue, les colonisés ne lui sont rien et eUe ne se sent à l'aise que parmi les Euro-
péetlS». Plus tard sont enfin venues des enseignantes, qui étaient généralement perçues
par les Blancs-noirs comme plus compréhensives que la majorité des hommes.
n semblerait que, parmi les Blancs, les femmes ressentent plus profondément
que les hommes la distance qui les sépare des Noirs. Même lorsqu'eUes cherchent à se
rapprocher d'eux, l'impuissance du partage subsiste (Fanon, 1952, p. 53-68), Une
forme de dégoût contre soi-même peu alors apparaître, comme le manifeste Nadine
Gordimer dans Feu le monde bourgeois :
Oh nous, femmes blanches baignées. parfumées, épilées, dont les entrai1-
les gardent enfouie la sainteté de la race blanche! Quelle décoction de
musc et pétales bouillis peut masquer les infamies commises au nom de
•
cette sainteté? (1993, p. 44)
• Les femmes hlanches sont arrivées dans les colonies dans un monde conçu par
des hommes, militaires. administrateurs et commerçants. Leur perception de ce monde
provoquait un malaise, signe d'une perspective et d'une position particulières :
200
The particular forms of any emotion that women experience as a.'1 op-
pressed, exploited and dominated gender have distinctive content that is
missing from ail those parallel forms in their hrothers' emotional life.
(Harding, 1991, p. 122)
Les Blanches comprennent le monde colonial à travers le prisme particulier d'une expé-
rience de femme, de mère, de fille ou de soeur. La difficulté de reproduire une société
de femmes, et d'être femme, dans un monde bâti par les hommes en leur ahsence, crée
une contradiction qui peut devenir insupportable. En Afrique, les Blanches subissent
une douhle exclusion : exclusion du monde des hommes, mais aussi des mondes des
Noirs dont les Blancs excluent tous ceux qui sont des leurs.
Les Blancs étaient d'autant plus divers et imprévisibles aux yeux des Noirs qu'ils
étaient distants et disposaient d'énormes pouvoirs. Avec le tempS et l'influence de leurs
prédécesseurs, beaucoup de ces Blancs finissaient par en abuser. Mais certains pou-
vaient se montrer plus communicatifs, équitables et d'humeur égale, et les Noirs les
• percevaient alors comme des êtres d'exception. Panni les Blancs-noirs, beaucoup se
• souviennent avec émotion d'un Blanc qui, alors qu"ils étaient
Mais une distance subsiste malgré tout entre le Blanc et le Noir. Le fonctionnai-
re ou le voyageur panent vite, et aucun lien ne peut alors subsister. Chacun demeure
dans son monde. Comme l'affirme Alben Memmi, le colonisateur de bonne volontê
doit admettre qu'«i1 n'est pas des leurs et qu'il n'a nulle envie d'en être» (1966, p. 6\).
Le Blanc, toujours dominant dans la société locale, peut difficilement réduire la distance
qui le sépare du Noir, car il ne peut, ni ne veut, sortir du monde qui est le sien. Il est
le fIuit d'une histoire d'exclusion et d'une expérience de peu d'empathie. Dans
quelques rares cas, une position singulière et le temps peuvent permettre à un Blanc de
réduire la distance, de tenter de devenir un «transfuge.., mais il ne devient pas Noir
pour autant (p. 73-77). Je crois que tout Blanc qui s'est rendu en Afrique peut déceler
ce qui, dans son expérience et dans sa formation, l'éloigne des Africains - une culture
de domination et d'exclusion qui se retrouve ailleurs, dans les formations discursives.
aliicain sur l'anthropologie. qui confirme le constat qui a été fait sur ses limites.
Comme je l'ai noté plus tôt (voir p. 100-101), des Blancs-noirs s'inspirent
parfois de l'ethnologie pour tenter de renouer avec leurs racines culturelles. Mais leur
approche est marquée par une conception intemporelle de la culture, qui est vraisem-
blablement un signe de la distance qu'ils ont acquise. L'éloignement par rappon aux
origines (avec, peut-être, l'influence de l'anthropologie) tend à provoquer un oubli des
dimensions historiques. Cet oubli ou cette rerte de l'historicité semblent en outre plus
marquées chez les membres des ethnies profondément transformées par le colonialisme
que chez ceux qui proviennent d'ethnies qui sont demeurées puissantes,
Titinga Frédéric Pacéré, qui adopte une perspective critique sur l'anthropologie,
en précise les limites, O'aprë:s lui, les anthropologues accèdent difficilement à l'histoire
africaine, surtout par vice de méthode, Ils se basent généralement sur des récits de
vieux pour COIllllU"tre la culture, sans tenir compte des déficiences de la mémoire ni des
•
champs de connaissances spécifiques à chacun de ces vieux, et, sunout, en ignorant
• d'autres textes dans d'autres sphères culturelles: les discours. les chants. le langage des
tam-tam et celui des masques.
Pour connaître l'histoire. il faut une étude de la linérature. pour connaî-
tre l'histoire. il faut interpréter la musique. Nous aurons des exemples
dans Ie.~ domaines concernant la connaissance de l'organisation sociale et
des conflits sociaux. (Pacéré. 1991. p. 38)
En appliquant cene méthode au cas du Moogo. l'étude des diftërenl~ textes locaux
révèle que cet empire fut en expansion (du X' au XVlIl' siècle). puis qu'il s'est thé
dans ses frontières actuelles. Son histoire fut marquée par l'action de certains hommes
(p. 57). Ce que l'on remarque ici c'est que ces hommes qui ont fait l'histoire de.~
peuples africains ne sont pas compris par I"anthropologue en termes historiques, comme
le feraient des historiens pour des personnalités marquantes en Occident. Une autre
question, d'ailleurs difficile à comprendre, subsiste égaiement : pourquoi les Mossé,
longtemps considérés comme invincibles, sont-ils restés sur le plateau mos.~ qui ot une
région austère et aride'! Titinga Frédéric Pacéré affirme que ces derniers :
• [".] ont créé leur vie qui équilibre leurs valeurs morales et leurs valeurs
matérielles, ils ont voulu d'une terre qui ne soit pas trop fertile afin de ne
pas déséquilibrer cela (.. ,].
n est clair que le territoire de nombreux peuples africains ne correspond pas à leur
potentiel d'expansion; et que chaque peuple répond à des valeurs qui sont protondément
ancrées dans un environnement particulier. Des guerriers redoutés vivent dan.~ le
désert, alors que de petites ethnies vivent paisiblement dans le delta du Niger, qui est
une région des plus fertiles. Dans le Moogo, on constate que :
[..,1 le bonheur individuel [, ..1 se présente comme une résultante, il
résulte de l'absence de toute contrainte :
- Contrainte de la part du voisin (contrainte privée).
- Contrainte de la part de la société (contrainte publique).
- Contrainte morale (contrainte spirituelle). (Pacéré, 1979, p. 21)
L'affinnation de ces valeurs est à la base de l'organisation de l'empire mossé; c'est là
une situation que Titinga Frédéric Pacéré nomme ..I"anti-histoire>o. n ne s'agit pas.
précise-t-il, d'«a.-histoire>o, puisque l'histoire continue à se dérouler à mesure que les
• complexité culturelle de l'Afrique'? Il est difficile d'y croire, lorsqu'on observe que la
compétence interCulturelle est relativement limitée au sein d'un groupe dominant.
•
tive de développement - renforçant alors le biais évolutionniste,
• La période africaniste se conclut. dans les sciences sociales. avec un mouvement
vers une redéfinition de r espace africain dans la pen;pective du développement. Sur le
plan des idéologies politiques. ce mouvement correspond à une poussée vers la moder-
205
nité. vers la transformation d'un ~)'stème politique ha.~é sur l'exclusion des Africains en
un autre qui s'inspire des idéaux universaliste.~. Ces derniers n'étaient certes pas
absents de l'époque coloniale. mais ils étaient perpétuellement hafoués. La control-
diction est devenue trop patente pour les Blancs-noirs et pour certains Blancs, notam-
ment les gens de gauche sur la scène politique française. Pendant une certaine période,
qui débute avec les indépendances, l'idéologie tiers-mondiste s'est imposée. Mais si
l'on y prête attention. il apparaît évident que le tiers-mondisme s'inscrit dans une conti-
nuité et qu'il produit de nouvelles contradictions. Il ne réduit pas la distance intercul-
turelle qui avait été élaborée auparavant.
LE PRIVILÉGIÉ ET LE MARGINAL
Certains régimes d'Afrique de l'Ouest ont été profondément traumatisants pour ceux qui
les ont subis. Les Noirs, comme les Blancs-noirs, ont pratiquement tous connus une
époque d'oppression par un pouvoir plus ou moins dictatorial et sanguinaire. Beaucoup
ont été en prison et ont perdu des proches, parents ou amis'''. Certains se sont exilés.
À cet égard, il est intéressant de noter que les dirigeants dictatoriaux sont généralement
perçus comme des Blancs: les Africains ont déjà fait l'expérience d'un tel pouvoir-
et les Blancs-masqués ont autrefois eu des maîtres pas toujours exemplaires, qu'ils
conservent d'ailleurs parfois.
•
riels, dont bénéficient généralement les expatriés et les voyageurs, et de tout ce qu'ils
procurent, on constate que le Blanc continue à l'heure actuelle à jouir en Afrique de
privilèges considérables. Le Blanc est protégé par son passeport qui est généralement
celui d'un bailleur de fonds du gouvernement local. Même sous les pires régimes
politiques, les Blancs ne sont pas torturés, ou exécutés, ou longuement emprisonnés";
dans le pire des cas, ils sont <c1'llIlçonnés» et expulsés. Comme les Africains, les Blancs
d'Afrique subissent d'interminables tracasseries administratives, mais ils n'en continuent
pas moins à mener une vie occidentale et maintiennent des barrières avec la grande
majorité des Noirs.
trait.~
choisi d'oeuvrer pour le développement. d'abord par conviction. Mais d'où viennent
ces croyances tiers-mondistes qui motivent les développeurs"! Comme je rai indiqué
plus tôt. leurs fondements sont. d'une part. la notion chrétienne de la faute originelle
avec l'exigence de la réparation et. de I"autre, la théorie de I"impérialisme. la transposi-
tion de la notion de lutte des classes sur la scène internationale opérée par Lénine.
C'est sur ces bases que sont fondés les divers courants du tiers-mondisme. plus ou
moins à la mode selon les époques (voir p. 50).
•
effort pour s'identifier à la mondialité reçoit aussitôt son démenti. La
conscience boursouflée est une conscience vide. (Bruckner, 1983, p. 124)
Harounan Ouédraogo, chef du village de Tourum qui a collaboré avec une di-
zaine d'organisations occidentales de développement, perçoit ainsi les développeurs" :
Quand un Occidental quitte son pays pour l'Afrique, il a d'excellentes
idées derrière la tête, comme soutenir la population défavorisée. Mais
après un an, deux ans, il commence à prendre des habitudes et il devient
pire que certains Africains.
•
• Rapidement, les développeurs qui restent, ceux qui font carrière dans le développement.
font preuve du même opportunisme que les colonisateurs de bonne volonte"'. Le
volontaire comprend mal la situation et les acteurs en présence,
208
• teur de bonne volonté : une distance inscrite dans les textes qui sont à la base de sa
formation et de ses croyances, ainsi qu'une distance qui provient d'un manque d'empa-
thie et d'une faible intereultura1ité. Le handicap intereulture1 du Blanc peut alors
susciter des stratégies communicationnelles fondées sur l'avantage dont disposent
certains Noirs - en d'autres termes, c'est une condition du détournement qu'il est
possible d'observer dans le cadre des projets de développement. Comment se fait-il que
de telles stratégies soient élaborées?
était au bout de son contrat», le dernier volontaire avait longtemps été coopérant
ailleurs, et il semblerait qu'il n'ait pas tenté de comprendre les particularités locales. 11
estimait qu'il fallait contourner les autorités coutumières, et, cd'incompréhension en
incompréhension, une distance s'est faite entre les personnes» pour aboutir à une
situation où ..il crée la division dans le village, il travaille contre le développement».
Quand on est Noir, connaître ses droits ne suffit cependant pas à les faire respecter, ni à
ce qu'il soit approprié de les revendiquer :
Ce n'est pas la peine de résister, on peut bien dire ce que l'on pense.
mais, chez les autres, il y a une solidarité agissante. Un Occidental
s'entend mieux avec un autre Occidental, il préfère le soutenir.
Ce que l'on constate dans le cas de ce volontaire - qui n'est pas un cas
Du côté des Noirs, les interlocuteurs des Blancs sont des personnes, souvent des
jeunes ayant une instruction de base, qui ont vécu en ville et connu des fonctionnaires
et des Blancs. Us n'en sont pas moins ancrés dans les structureS coutumières du
village, où toutes les décisions se prennent par des négociations avec les aînés et avec
d'autres groupes. Ce sont souvent ces personnes, qui furent ailleurs les marginaux
• urbains évoqués dans le précédent chapitre, qui négocient avec les développeurs.
• L'utilisation des ressources provenant du développement est alors décidlie par des
négociations dans le cadre local. Un projet est toujours ponctuel. mais la vie du village
s'inscrit dans le long terme et, pour réaliser le programme local d'amélioration des
210
Il ne faudrait pourtant pas en conclure que les développeurs sont des personnes
particulièrement amorales; ce sont des humains, culturellement situés, parmi lesquels on
retrouve, encore une fois, cIe meilleur et le pire». Ils sont marqués par un double
handicap, culturel et individuel, et, surtout, ils participent à un système - celui de
raide internationale, de la coopération ou du développement - qu'ils subissent autant
qu'ils l'assument,
C'est dans le cadre d'échanges entre ces groupes que se situent les prQiets et
programmes de développement. Les critiques du développement et de la coopération
ont été faites, entre autres au moyen de données jouma1istiques (Hancock, 1991) ain.~i
• Blanc, est comme ceci; ils ont telle particularité, Le paysan, la femme, l'enfant, ne
sont plus des personnes; ils s'ittscrivent dans des catégories d'exclusion, En clair,
l'indifférenciation des Noirs qui trattsparait datts les discours des Blancs révèle un
racisme extrinsèque - qui reste très répandu,
• soit l'entendement qu'un Occidental puisse avoir de r Afrique, l'expression qu'il en fait
se situe datts un cadre romantique ou encore datts un cadre de généra1isatiOtts,
• Les Africains sont malgré tout sensibles aux efforts fail~ par un Blanc pour
tenter de les comprendre et de communiquer avec eux, et ils sont indulgents par idppon
aux limites de cette compréhension. Les relations d'échange avec de.~
213
• me, puisqu'il s'agit non de se conformer aux modèles de communication du Blanc, mais
d'anticiper ce qui est souhaité par ce dernier, D'ailleurs, les Africains communiquent
également entre eux de cette façon et ils sont entrainés à décoder les messages en tenant
compte des différences, de la hiérarchie et des règles de courtoisie qui imposent des
limites aux possibilités d'exprimer directement certaines choses. Quant au Blanc, il
reste longtemps désemparé par ces façons d'échanger très peu linéaires. 11 ne peut que
ressentir sa profonde incompréhension des processus endogènes de communication.
• reste possible de démontrer. Mais la culture ou 1"élevage ne sont pas des abstractions et
on trouve encore des experts en agriculture qui ne touchent jamais la terre.
•
• De plus, l'expertise et la définition de tâche des Occidentaux ne favorisent
généralement pas les échanges. Le spécialiste est, selon la l'onnule de J>-dSCal Bruckner
(1983, p. 106), un «professionnel du regard selectif... Ceci est particulièrement marqué
215
chez les gestionnaires ainsi que chez les chercheurs qui travaillent dans des domaines
techniques. Il peut s'agir d'étudier une espèce de graminées ou une variété de souris:
les sujets ne manquent pas. L'expert observe des spécimens, mène des expériences,
mais il n'a pas appris à tenir compte des connaissances endogènes sur les question..~ qui
rintéressent". Le chercheur appartient ainsi à une catégorie de Blancs coupés des
Noirs, tout comme le sont les diplomates qui vivent en milieu fermé et protégé, ain..~i
que les touristes, les consultants et autres personnages qui ne font que passer. «D'une
manière générale, ils ont une image complètement erronée des Africains».
Certains de ces textes semblent également marquer les Blancs-noirs et. à cet
égard, il est intéressant de noter les ressemblances et les différences entre le romantisme
chez les Blancs et la nostalgie chez les Blancs-noirs. L'un comme l'autre produisent
des conceptions imaginaires qui créent une distance. La nostalgie tend souvent à
réduire l'historicité du monde des Noirs en se référant à une culture «authentique». Par
contre, le tiers-mondisme et la négation des singularités culturelles sont constamment en
On constate donc que la nostalgie est une tnanifestation du handicap relatif des
naux. Le rappon entre interculturalité et pouvoir est clair. Mais il est également clair
que ce n'est pas toujours du pouvoir formel qu'il s'agit, mais plutôt d'e:.-paces de
pouvoir situés dans les hiérarchies informelles et aussi dans une hiérarchie culturelle.
• Une question émerge de ce qui a été constaté plus tôt; elle peut être formulée dans ces
termes: comment les perceptions et l'usage du pouvoir sont-ils reliés à l'interculturalité
et comment permettent-ils de circonscrire la position'!
•
• Pour ramener ce constat au niveau de la position. ne serait-ce pas la perception
de son propre pouvoir, plutôt que le pouvoir effectif. qui détermine largement rinter-
culturalité d'une personne dans le sens d'un handicap ou d'un avantage'! On constate en
218
effet que, durant l'invasion coloniale, les pires tortionnaires blancs étaient des gens
modestes propulsés au rang de maîtres absolus d'une troupe d'auxiliaires et, surtout, des
habitants des pays qu'ils avaient «conquis» par les annes. Titinga Frédéric Pacéré
(1979) décrit la conduite d'une violence inouïe - contre les vieux, les femmes et les
enfants - des capitaines Voulet et Chanoine qui envahirent le Moogo en juillet 1896.
Ce type d'individu, l'envahisseur colonial, peut être défini par une empathie et par une
interculturalité approchant le zéro".
• 1986, p. 126). Ils ne peuvent qu'être conscients des limites de leur pouvoir et de leur
• champ de compétence. À un moindre degré. c' ~1 au.<;.~i le cas du fonctionnaire. si lin
le compare au militaire qui. lui, ne sait qu'obéir, commander, tuer ou être tué.
219
• marginaux?
•
différents, je savais que si je l'emmenais en Afrique je ne ferais pas son
bonheur, (...) il aurait fallu que l'un d'entre nous choisisse d'aller de
l'autre côté, c'était forcément injuste.
• Les femmes développent également des stratégies qui, comme je rai déjà
indiqué (voir p. 91-93). révèlent une grande comprellension du monde des hommes et
des espaces de pouvoir et de culture de ces derniers. Les femmes africaines ne peuvent
220
qu'être conscientes des limites de leur pouvoir. lorsqu'elles en possèdent. car elles ont
parfois été considérées comme une sorte d·esclaves. de marchandises ou d'o~jets au
service des hommes. Chez celles qui sont instruites et en position d'autorité. la
connaissance des hommes, des autres sphères culturelles et des limites du pouvoir sert
clairement des stratégies.
Nous avons une connaissance du monde des hommes sur laquelle je joue
sans me gêner. J'estime que c'est pas la peine d'entrer en contlit avec
les gens constamment, il suffit de s'arranger pour que ça ne soit plus leur
affaire. Eux, ils ne peuvent pas raisonner comme moi.
Ces femmes comprennent souvent mieux que la majorité des hommes la situation des
pauvres, qui sont les laissés pour compte de l'économie :
•
Je suis persuadée que pour les plus défavorisés, ceux qui sont en bas de
en bas, la dévaluation ne change rien dans leur vie. L'augmentation des
prix n'est pas pour eux : ils ne boivent pas de lait. ne mangent pas de
viande ni de poisson. Il y a longtemps qu'ils sont dévalués.
Comme le constataient déjà les explorateurs, l'empathie est nettement plus prononcée
chez les femmes; elles ont été formées à donner et à entretenir la vie, et elles ont subi
des formes de domination. Elles disposent parfois d'espaces de pouvoir exclusifs. mais
l'accès à un monde d'hommes exige toujours la transgression de certaines barrières :
«Celles qui arrivent à se détacher des contraintes et des résistances sociales et familiales,
ce sont généralement elles qui parviennent dans les hautes sphères... Ces expériences
produisent un style de gestion particulier; en tant que femme, «vous êtes habituée à voir
les autres débattre, alors vous les mettez à l'aise, sans trop faire sentir les différences».
Les femmes rurales ne sont pas moins habiles à négocier avec les hommes, celles font
les choses en douce pour que l'homme ne soit pas blessé dans sa fierté de mâle, mais
en fait elle ont plus d'un tour dans leur sac»37. Une femme, haute gestionnaire,
démontre, de plus, une sensibilité particulière aux problèmes de communication :
• On fait des discours en français et les gens ne comprennent pas. J'y suis
quand même obligée, car c'est le français qui est la langue officielle,
• mais immédiatement après je reprends le même discours en langue bamanan".
221
Je vois alors que les gens comprennent. qu'ils acquiescent: ils le manifel>1c:nt et
je le vois sur leur visage.
Quant à l'impact des médias. elle admet qu'il reste «très limité». Probablement
encouragée par les bailleurs de fonds occidentaux. on observe de la sorte. dans la
plupart des pays ouest-africains. la nomination de quelques femmes à des postes de
haute responsabilité. Elles créent des lieux où s'elallorent de nouvelles formes de
gestion. de communication et de participation.
En Afrique de l'Ouest. les «petits Blancs» évoqués par Albert Memmi (1966.
p. 51-54) sont. de nos jours. surtout des commerçants à la richesse ostentatoire. ce qui
provoque un ressentiment qui frise parfois le racisme extrinsèque"'. Les communautés
originaires du pourtour méditerranéen et du Moyen-Orient sont petites et hétérogènes:
certaines sont établies en Afrique depuis plusieurs générations. Nirza Kazéni. un expert
•
iranien en marketing social. exilé depuis une vingtaine d·années. se souvient:
J'étais choqué de ne pas trouver l'Afrique en arrivant à Abidjan. J'étais
aussi choqué que l'on me traite d' Arabe, ce qui est ici une insulte. alors
que je suis Persan. Je vient d'une culture complètement différente. Je
m'étais fait une image à travers les livres et. petit à petit. j'ai compris
des choses.
La marginalité suscite une senstllilité aux singularités :
Ma conception de la communication a complètement changé. La com-
munication ne fonctionne pas de la même façon dans une culture et dans
une autre, c·est évident"'. [...1 Nous arrivons en Afrique fiers de notre
science, nous croyons que nous sommes à une époque où il est possible
de tout comprendre. Mais la science est trop matérialiste pour compren-
dre ce qui se passe ici.
•
partage de sens. Les espaces de communication des dominés sont des espaces de
• négociation plus que de persuasion ou d'influence. C'est là que s'elaborent des
modèles originaux d'organisation. D'après une gestionnaire:
Chez nous, on a commencé par mettre en place des institutions démocra-
222
Quant à ceux qui sont totalement marginalisés, ils se situent dans un espace que
l'on peut définir comme étant le plus souvent frontalier :
MarginaIity designates the intermediate space between the so-calIed
African tradition and the projected modernity of colonia1ism. It is
apparently an urbanized space (...]. (Mudimbe, 1988, p. 5)
Cet espace qui se crée en milieu urbain, smtout en périphérie des villes africaines, se
devient connu. une femme qui «3 gagné un Blanc en mariage-. une commerçante ou un
entrepreneur prospères. Des liens et des solidarités sont cependant maintenus: la
marginalité devient ainsi un lieu de mobilité sociale. concrète ou symbolique. Comme
les Blancs-noirs, les marginaux qui deviennent prospères ont de nombreux dépendant~.
Manifestement, c'est dans le cadre des marges péri-urbaines que se manifestent et que
s'acquièrent les compétences les plus vastes et les plus diversifiées. observables dan.~ le
contexte étudié, sur les plans interculturels et communicationnels.
•
rents groupes bumains présents en Afrique de l'Ouest francophone -les Blancs-noirs,
les Noirs et les Blancs (chapittes 2, 3 et 4) - permet de préciser les composantes de la
• position qui fonde les compétences et les stratégies sur les plans communicationnels et
interculturels. L'hypothèse première qui a déterminé le site de la recherche se trouve
largement infirmée : les Blancs-noirs, bien qu'ils aient été largement exposés à d'autres
225
cultures et bien qu'ils aient été formés et vivent dans un cadre interculturel. n'en sont
pas moins relativement handicapés. La formation des Blancs-noirs est souvent le
produit d'une décision communautaire. Le déracinement est imposé à l'étudiant. puis
au fonctionnaire; il est souvent subi plus que choisi, ce qui produit la nostalgie, c'est-à-
dire une volonté de retour dans la chaleur de la communauté. qui croit avec le temps.
Plus ils appartiennent à une ethnie puissante (Mossé. Maures). moins les Blancs-
noirs peuvent être considérés comme des «leaders d'opinion.., car l'autorité demeure
largement dans le cadre coutumier et le «leadership.. des Blancs-noirs dépend de leur
conformité à ce cadre. Par contre, dans les ethnies moins puissantes. les Blancs-noirs
possèdent ou développent une autonomie et acquièrent une certaine autorité. L'in-
• terculturalité n'est cependant pas garante de cette autorité, mais elle permet d'élaborer,
sur un plan d'abord individuel, des stratégies qui utilisent les compétences interculturel-
les - chose que l'on constate aussi chez les femmes, En d'autres termes. d'un côté.
les stratégies collectives des ethnies puissantes sont fondées sur l'utilisation de l'ensem-
ble des compétences des membres dans un cadre de négociation - et aussi sur une
reconnaissance des limites de chacun; de l'autre, les stratégies individuelles des Blancs-
noirs marginaux" et des femmes nécessitent généralement de vastes compétences chez
une même personne.
• propres aux groupes dominants; ils possèdent une double capacité de médiation, avec le
• monde des Blancs et avec celui des Blancs-noirs dominants, et ils démontrent une
faculté d'adaptation et une interculturalité plus prononcées. L'interculturalité que ron
observe dans les groupes dominants correspond à des stratégies collectives, à l'expé-
226
À rinverse. les Blancs manifestent un handicap qui est le produit d'un pouvoir
matériel et symbolique - largement inscrit dans les textes, De là viennent les idéolo-
gies africanistes puis tiers-mondistes. le racisme extrinsèque persistant et. au niveau
individuel, le romantisme doublé d'un sentiment de supériorité, ainsi que le maintien
d'une distance et, enfin, rexclusion des Noirs de son monde, ce qui provoque sa propre
exclusion des mondes des Noirs. Les Blancs-noirs ont d'ailleurs intégré une part de ce
• handicap épistémologique, On constate aussi que l'Afrique des Blancs est inscrite dans
une continuité, depuis l'époque précédant celle des explorateurs, des premiers commer-
çants et colonialistes jusqu'à nos jours,
L'imaginaire, les théories et l'expertise sont des lieux qui produisent une carence
d'intereulturalité, à laquelle s'ajoute le pouvoir et, surtout, la conception du pouvoir,
L'expérience intea:uIturelle avec la conscience de ses propres limites peut permettre de
combler une part du handicap qui est celui des Blancs, mais la distance qui les sépare
des Noirs est grande et difficile à combler. Il faut donc bien admettre l'existence de ce
vaste handicap épistémologique et culturel du Blanc, si l'on se réfère à ceux que l'on
peut observer en Afrique. La distance peut être réduite, comme on le constate avec
l'expérience d'Heinrich Barth et des Blancs marginaux. Certaines dispositions d'esprit,
formations et expériences peuvent ainsi permettre au Blanc de se rapprocher des mondes
des Noirs.
• pour tendre vers l'égalité des interlocuteurs, le respect des opinions, ainsi que des
tentatives de compréhension réciproques. Dans un contexte pluricu\turel et inégalitaire,
la conversation implique donc, de la part du Blanc, une conscience critique de sa
position, qui se manifeste par une volonté de comprendre et de valoriser la culture de
l'Autre et d'encourager l'expression d'énoncés qui en proviennent", Toutefois, il est
clair que la conversation ne peut exister qu'entre personnes qui veulent communiquer.
.··il =:- ~E
;.{; Propagande
Définitions de la
communication
~) ~:=etion
Co_lion
. ..
1. Les textes en arabe les plus connus sur l'Afrique subsaharienne sont le Tarikh el-
Fettah et le Tarikh es-Soudan. Écrits aux XVI' et XVII' siècles par les lettrés de
Tombouctou, Kati et Es-Sâdi, ils se rétèrent à des sources plus anciennes pour relater
l'histoire de la région depuis la fondation de l'empire du Ghana vers l'an 300
(Gaudio, 1988, p. 29-30). Auparavant des géographes et historiens arabes avaient
d~à compilé de nombreuses données sur l'Afrique, entre autres EI-Bekri (1028-1094).
El-Idrisi (1099-v.lI66) et Ibn Battûta (1304-1377). On remarque que les données
cartographiques des savants arabes ont été utilisées par les Occidentaux jusqu'au
XVIII' siècle, mais que les données historiques et sociologiques sont restées ignorées.
2. D'après James Clifford (1988), cette célèbre «expédition., une des premières du
genre, fut parrainée par la haute société parisienne (p. 56) à une époque ou «(thel
interest in Africa had become a fuIly developed exotisme.. (p. 137). Elle a permis de
rapporter en France une quantité considérable de masques et autres «objets d'art-.
•
chronologie à laquelle Michel Izard (1985) se réfère puisse être prétendue complète.
Cette chronologie n'est cependant pas celle du Larlé Naaba qui est l'autorité locale-
ment reconnue en la matière. Quant aux chroniqueurs arabes, ils pouvaient, selon
Izard, avoir confondu les Mossé avec les Songhaï (ou Songhay) qui, incidemment, ne
sont pas nomades. Depuis le XI' siècle, Tombouctou faisait d'ailleurs partie de leur
royaume dont la capitale était Gao. Comment auraient-ils pu conquérir Tombouctou
un siècle plus tard'? Michel Izard n'en dit rien.
5. n m'est arrivé d'être interpellé par un Touareg, appaxemment noir: «nous qui
sommes Blancs..•". n convient malgré tout de noter que, parmi les membres de
se nourrit principalement de lait est grand et mince, alors qu'un agriculteur Qui cultive
le mil est plutôt trapu. Ces différences se retrouvent dans de nombreux stéréotypes.
Le «teint clair» est par ailleurs souvent considéré comme un signe de beauté par
beaucoup d'Africains. Certaines femmes s'empoisonnent ainsi gravement en utilisant
des produits à base de mercure pour dépigmenter la peau.
6. Entre 1795 et 1797, Mungo Park s'est rendu par la Gambie jusqu'en aval de
Ségou, dans l"actuel Mali, avant de publier Voyage à rimérieur de l'Afrique. 11
disparaît en 1806 près de Boussa (Nigéria), alors qu'il avait entrepris de descendre le
Niger jusqu'à la mer. En 1824, René Caillé séjourne chez les Maures, puis, en 1827,
il entreprend un périple jusqu'à Tombouctou en passant par le Fouta-Djalon (Guinée),
Bamako, Ségou et Djenné (Mali). Il rejoint finalement le Maroc par les pistes carava-
nières et publie en 1830 Lejoumal d'un voyageur. Parti de Tripoli (Libye) en 1850,
Heinrich Barth se rend à Agades (Niger), Kano (Nigéria), Tombouctou et jusque
qu'au Tchad et au Cameroun. Son ouvrage Travels and Discoveries in Nonh and
Cenrral Africa, publié en 1858, n'a été réédité que très récemment.
•
sociaux, tels que la reprise de contact après une absence appréciable, favorisent
beaucoup l'émergence du rituel de salutation 1...1", c' ~ la situation contraire,
l'absence de rituel, qui devrait être considérée comme digne d'attention, précise-t-il.
9. René Caillé a effectué son voyage de l'actuelle Guinée à Tanger en passant par le
Sahara, en se faisant passer pour un arabe musulman respectueux des rites.
développée certains habitants des villes sahéliennes qui sont un point de rencontre
entre de nombreuses cultures; il conserve néanmoins une conception évolutionniste des
civilisations.
•
fondée sur l'historicité des sociétés d'Afrique de l'Ouest, démontre que l'empathie
n'est pas le propre des individus transitionnels, c'est-à-dire des Blancs-noirs, et encore
moins des Blancs. Elle se retrOuve sunout chez certaines personnes désavantagées et
marginalisées, Chez Daniel Lemer, l'empathie n'est en outre pas comprise dans tous
les sens de la définition donnée (que je partage); elle est uniquement envisagée comme
étant la capacité d'un membre d'une société non occidentale à se percevoir dans la
situation d'un Occidental. La capacité inverse n'est jamais considérée comme étant
d'un quelconque intérêt. J'estime personnellement qu'elle peut fonder un «développe-
ment» selon les conceptions endogènes - le seul qui soit possible.
13. Dans le second tome de ses mémoires, Amadou Hampâté Bâ (1994) décrit, non
sans humour, des fonctionnaires coloniaux imprévisibles et parfois violents surnommés
cPorte-baobab», cDiable-boiteWt.., cBoule d'épines» et cBrise-crânes». La méconnais-
sance par ces Blancs des langues locales autorisait les Noirs à adopter des stratégies de
résistance qui ressemblent finalement à celles que les Togolais utilisent al!Ïourd'hui
pour critiquer subtilement un pouvoir totalitaire (Toulabor, 1992).
14, Parmi les auteurs africains, spécialiSteS des sciences humaines cités dans ce texte,
plusieurs ont été formés danS des écoles missionnaires ou dans des séminaires :
Kwame A. Appiah, Paulin Hountondji, Achille Mbembe et Valentin Y. Mudimbe.
Dans son ouvrage de 1988, ce dernier, malgré des critiques d'ordre général, semble
• 233
particulièrement complaisant vis-à-vis des missionnaires (voir citation.~ p. 201-202 et
204). Il ne s'inclut cependant pas parmi les intellectuels africains intluencés dans un
sens négatif par le christianisme (1988. p. 39).
15. Les notions d'égalité et defraJemité provenaient plutôt du cadre civil républicain.
Leur confusion avec les principes religieux est révélatrice de la perception d'une
identité entre les principes civils et religieux dans l'esprit de ceux qui étaient
contraints de se soumettre à ces principes durant l'époque coloniale.
16. On estime généralement que les spécialistes du développement ont une respon.~bi
lité moindre que celle de leurs prédécesseurs, les fonctionnaires coloniaux. Comme le
remarque Goffman (1973a. p. 148), ces spécialistes deviennent membres d'une équipe
«en ce qu'ils apprennent les secrets du spectacle et l'observent depuis les coulisses.
Toutefois, à la différence des membres de l'équipe, le spécialiste ne partage pas le
risque [... J du spectacle auquel il a contribué-. On constate en effet que les action.~
des fonctionnaires coloniaux français ont parfois été dénoncées par la presse (Londres,
1929), devant les parlements et parfois même devant les tribunaux, ce qui n' est que
très exceptionnellement le cas pour les coopérants et autres spécialistes.
17. La maison à angles droits, entourée d'un jardin et d'un mur avec une pane étroite
•
et fermée, est l'antithèse de l'habitat africain. Ce dernier est généralement constitué
d'un ensemble de pièces qui s'ouvrent sur une cour centrale avec parfois un jardin ou
un arbre au milieu. La pone donnant sur l'extérieur est large et elle reste toujours
ouverte durant la journée. Il convient de noter que l'habitat de type occidental tend à
être adopté par les Blancs-noirs, quoiqu'il soit alors beaucoup moins fermé que celui
des Blancs et qu'il se situe pius rarement dans des quartiers spécifiques.
18. Je suis né et j'ai passé mon enfance dans un protectorat français en Afrique, c'est-
à-dire dans un monde où la culture des Blancs était essentiellement celle des colonies.
19. Judith Okely'(1992) remarque cependant que les femmes constituent. parmi les
anthropologues, une catégorie particulière de personnes qui sont avantagées par la
qualité des relations qu'elles entretiennent avec leurs informateurs, Les femmes
anthropologues qui jouissent d'une certaine autorité par rappon à l'Afrique de l'Ouest
francophone sont toutefois très rares.
20, En 1989, on estimait à plus de 80 000 les «expeI1S» étrangers travaillant pour des
programmes de développement en Afrique. À ce nombre s'ajoutent les personnes qui
effectuent de couns séjours d'évaluation, de consultation et. naturellement. de
recherche, ainsi que les industriels, les commerçants et les touristes.
21. Parmi les pays d'Afrique de l'Ouest, les seules exceptions relatives sont la Côte
d'Ivoire et le Sénégal. Au sujet de l'horreur des prisons politiques sous des régimes
• militaires, voir l'ouvrage de Wole SoyinIca. Cet homme est mon, 1986.
• 22. En tant que journaliste. j'ai eu l'occasion de subir quelques interrogatoires dan.~
les «Sûretés» africaines, c'est-à-dire les services de renseignements. À Lomé au Togo.
en 1986. on m'a retenu dans une confortable prison pour Blancs pendant deux jours.
On offrait de me faire livrer les repas de mon choix (et même une femme). Après
234
plusieurs interrogatoires par des militaires de plus en plus galonnés, j'ai finalement
reçu la visite d'un «conseiller- militaire français. Quelques instants après, on m'a
cordialement invité à partir (en conservant mes tilms).
23. Albert Memmi (1966, p. 85) décrit les colonisateurs dans ces termes : «Combien
en ai-je vus qui, arrivés de la veille, timides et modestes, subitement pourvus d'un
titre étonnant, voient leur obscurité illuminée d'un prestige qui les surprend eux-
mêmes. Puis. soutenus par le corset de leur rôle social. ils redressent la tête, et
bientôt, ils prennent une confiance si démesurée en eux-mêmes qu'ils en deviennent
stupides... Ceci pourrait fort bien s'appliquer à certains développeurs. comme on le
constatera dans la suite de ce texte.
24. À propos du village de Tourum, voir Péricard (1991). L'histoire des relations
entre ce village et la coopération est le sujet d'un livre aetllellement en préparation.
Tourum: CommuniClllion, coopération er déroumemenr autour d'un village du
Burkina Faso, par Harounan Ouédraogo et Alain P~icard. Aux recherches déjà
•
réalisées, cet ouvrage doit ;;iouter un volet sur les processus endogènes de participation
et de prise de décision, réalisé au moyen d'une enquête auprès de vieux, de chefs de
famille, de responsables d'association et de femmes.
25. Des entreVUes avec des coopérants eprofessionneis>o indiquent que leur itinéraire
ressemble à ce qui suit. lis ont souvent acquis une formation dans un domaine relié
au développement, par exemple l'agriculture tropicale. Par la suite, ils ont travaillé
comme volontaires et certains se sont mariés localement. Ils ont alors réalisé qu'étant
donné leurs qualifications, il leur était pratiquement impossible de trouver du travail
dans leur pays d'origine en dehors des organisations de coopération. Par ailleurs, il
faut des qualitéS Iiumaines peu communes pour ne pas prendre goût au pouvoir qui est
celui des expatriés. L'habitude est vite prise de considérer comme indispensables les
avantages démesurés dont jouissent les Blancs en Afrique. Par exemple, lorsqu'une
organisation de volontaires prétend que ces derniers ne sont pas payés, car ils ne
reçoivent que 10 000 dol1ars par an d'caIlocation de subsistance>o (souvent en plus d'un
logement, d'un véhicule, des soins de santé et d'une bourse de réinsertion), ils sont en
pratique mieux rétribués que la plupart des ministres d'Afrique de l'Ouest. Quant aux
coopérants rémunérés au saIaire occidental (plus avantages), ils accumulent rapidement
un important capital. L'un d'eux me déclarait qu'un des inconvénients de la vie en
Afrique est que l'on manque d'information pour faire des placements profitables. Les
expatriés en Afrique ont généralement plusieurs serviteurs qui prennent en charge
toutes les tâches domestiques. Cette situation fait que des personnes, parties en
•
coopération avec des idées gé:léteuses, se retrouvent rapidement contribuer à repr0-
duire, par tous les moyens, un systèmedont la disparition ferait d'elles des chômeurs;
le moyen le plus manifeste est la manipulation de l'information.
• ressources pour un profit individuel.. Je ne suis pas le seul joumali~1e à avoir
constaté que de telles pratiques sinon illégales, du moins amorales, sont fréquentes
chez les développeurs (Hancock. 1991). De nombreux témoignages de Blancs-noirs
235
26. J'utilise ici le terme -détourner» dans son sens ;inéraI. c'est-à-dire -sou~traire des
28. Sous une forme romancée. cet ouvrage fait en outre une remarquable description
des processus de détournement dans le cadre des projets de développement. ain.~i que
du vieillissement ou de la désuétude d'une innovation, Une pompe a eau manuelle
peut être considérée comme une innovation pertinente par des paysans dans un
contexte particulier, mais à partir du moment où sa diffusion est institutionnalL~. elle
tend à être imposée (et souvent refusée) dans d'autres contextes,
-. 30. Les sessions de formation des nouveaux coopérants décrivent trois phases dans
l'adaptation des coopérants et autres expatriés blancs : l'euphorie, la dépression puis
une relative stabilité (il s'agit donc d'une approche essentiellement psychosociologique
• des problèmes interculturels}. Dans un premier temps. le caractère exotique des
mondes africains répond au romantisme. Puis les contradictions deviennent pesantes.
jusqu'à ce que l'intégration dans l'opportunisme ambiant - et dans l'exclusion
symbolique et physique des Noirs - crée un nouvel espace où la vie est possible. La
236
culture des Blancs d'Afrique devient. rapidement et plus ou moins selon les personnes,
une culture étrangère aux mondes dans lesquels vivent les Noirs. Une recension des
stéréotypes que l'on retrouve chez les Blancs serait à cet égard révélatrice.
3 I. Les exceptions sont, d'après mon expérience, très rares. En 1983, j'ai passé
quelques heures avec un groupe de Touareg au nord d'Arlit au Niger et j'ai remarqué
que l'un deux, un homme voilé, se tenait à l'écart : il s'agissait d'un ancien anthropo-
logue américain qui vivait là depuis de nombreuses années. II a évité de me parler,
mais j'ai appris de ses compagnons qu'il avait coupé tout lien avec son pays et avec sa
famille. À mon sens., il n'était pas totalement touareg, car il n'avait pas la cordialité
de ces derniers vis-à-vis d'un étranger de passage. Son rappon avec les Blancs n'était
pas celui d'un Touareg.
32. Par exemple, un Blanc qui s'arrête pour demander son chemin à quelqu'un, se
verra souvent décrire un parcours simple et court. Un Noir sait que l'espace dans
lequel le Blanc se déplace est différent du sien et qu'il est imponant que le déplace-
•
ment du Blanc se fasse rapidement et simplement. Contrairement à ce qu'il en est
pour le Noir, le voyage du Blanc est rarement un parcours initiatique, un moyen d'ap-
prentissage et d'échange où le temps importe relativement peu.
33. J'ai eu l'occasion d'assister, dans deux villages du Mali, à la venue d'une évalua-
trice américaine travaillant pour le compte d'un bailleur de fonds qui finançait un
projet de diffusion de la traction attelée avec des boeufs. J'ai observé une cmise en
scène-, ou une «performance- : le village au complet, en grande tenue, était sous
l'arbre; il y avait des musiciens et d'énormes repas étaient servis. L'évaluatrice faisait
consciencieusement son travail, posant constamment les mêmes questions, en français,
jusqu'à ce qu'uùë réponse claire soit obtenue. EUe n'a cependant rien vu des proces-
sus de détournement: certains des boeufs qui lui ont été présentés dans les deux
villages étaient les mêmes, car ils avaient été transférés de l'un à l'autre. II y a eu un
moment d'émotion. Quand une femme réfugiée a raconté l'histoire de ses malheurs,
l'évaluatrice a essuyé une larme et elle a décroché ses boucles d'oreil1e pour les lui
donner. Outre la méconnaissance des singularités culturelles, le Blanc de passage
semble donc manifestement handicapé par la spécialisation (c'est-à-dire, en termes
organisationnels, la standardisation des compétences) et par le romantisme.
34. Certaines techniques agricoles adoptées par des paysans sont peu appropriées à un
environnement fragile qui a déjà été profondément modifié. Les cultures du coton et
de l'arachide se sont répandues, non sans pression de la part des administrations, avec
des conséquences environnementales parfois désastreuses. Les effets néfastes de la
culture de l'oignon en pays dogon révèlent également les limites des connaissances
agricoles que les paysans ont adoptées - en les transformant à partir de leurs connais-
• sances endogènes (van Beek, 1993). Par contre, l'adoption de cenaines innovations
est surprenante. Le Burkina Faso. pays sans ressource..~ halieutiques (seule la Volta
Noire conserve un mince courant d'eau en saison sèche). est malgré tout parvenu a
devenir exponateur de poisson. Le pays s'est couvert de petits barrage..~. largement
237
35. Ce problème est parfois partiellement résolu par une tendance à intégrer des volets
humains dans la recherche agronomique. Mais il reste qu'il est difficile de justitïer le
fait que des recherches soient réalisées à un coût élevé par des Blancs, alors que l'on
dispose de ressources locales hautement qualifiées.
36. L'une des anecdotes - et pas la pire - rapportée par Titinga Frédéric Pacéré
(1979, p. 122) est la suivante: cUne nuit, des Européens se postèrent à l'aftùt des
bêtes féroces; l'appât ne fut ni une chèvre bêlante, ni un agneau, mais une fillette de
10 ans que l'on plaça sur un nid de fourmis noires. La pauvre enfant ne cessa de
crier jusqu'au moment où elle fut tuée par les terribles insectes>- (extrait de Vigné
d'Octon, La gloire du sabre, Paris : Société d'édition littéraire, 1900).
37. Au sujet des processus de négociation avec les hommes chez des femmes rurales,
voir l'ouvrage de Chantal Rondeau, Les paysannes du Mali, 1994. L'observation de
•
trois sociétés qui tendent nettement vers le patriarcat, les Dogon, les Minyanka et les
Sénufo du Mali, démontre clairement que ces femmes créent, par leurs actions
collectives et individuelles, des espaces d'autonomie. .
38. Le bamanan est la langue des Bambara qui appartiennent au groupe Mandingue
(avec, entre autres, les Malinké et les Dioula).
39. D'apres un politicien du Burkina Faso: cLe lobby de ces Libanais en Afrique
n'est pas des moindres. Ds suscitent la corruption, ils l'entretiennent et détruisent
l'économie. r...) Il faut que les gens se battent contre les destructeurs de l'économie
qui nous saignent ici,.. (entrevue avec Louis Germain Kaboré, Ouagadougou, Le
JoumaI du Jeudi, dossier 3, cLa h1lanûSe", février-mars 1994) (O'Gust Kutu, 1994).
40. Nirza Kazéni illustrait son propos par une anecdote: une organisation lui a confié
la conception d'une série d'affiches destinées à sensibiliser les paysans dans le
domaine de la santé. Un expert occidental est alors intervenu pour que l'on supprime,
sur un projet, la représentation d'une seringue hypodermique sous prétexte qu'elle
avait des connotations négatives. Apres plusieurs tests, il a été décidé de revenir à
une représentation de seringue qui, en Afrique, est perçue de manière positive.
Dans cene pe:tspective, comment comprendre les théories qui s'intéressent à des
objets plus ou moins reliés à l'interculturalité ou à l'étude de la communication dans un
contexte pluriculturel comme celui de Afrique lie l'OUest francophone'!
• Trois ensembles de théories doivent à mon sens être évalués à la lumière de cette
recherche : les théories féministes «Standpoinl» qui constituent une rare référence à des
• questions comparables à celles que soulève r objet étudié. les études africaines qui
pourraient être considérées comme le cadre général de ce travail. ainsi que les thé\)ries
sur la communication et le développement auxquelles. immanquablement. nous r"dmène
239
toute intention de dégager les incidences pratiques de la recherche. Dans les trois ca.~.
• entre l'étude de l'interculturalité et les théories srandpoint. Pour les situer dans le
temps, ces dernières apparaissent aux États-Unis dans les années 1980, dans le cadre
d'une mouvance féministe où l'on retrouve un ensemble de disciplines, notamment
l'épistémologie, les études culturelles. la critique littéraire et les sciences politiques.
•
Rather than a simple dnalism, lu.] posits a ~ of leve1s of reality, of
which the deeper level or essence bath includes and explains the "surfa-
• ce" or appearance and indicates the logic by means of which the appea-
rance inverts and distorts the deeper reality. (p. 117)
Cette notion est donc dérivée de la conscience de la classe ouvrière de Karl Marx. La
240
perspective qu'elle fonde vise un changement social et. surtout. une redéfinition de la
science - d'où le caractère central de l'épistémologie;
Because the ruling group contrais the means of mental as weil as physical
production. the production of ideas as weil as goods, the standpoint of
the oppressed represents an achievement bath of science and of political
struggle on the basis of whicb science can be construeted. (p. 132)
Bien que les fondements de cette thèse soient avant tout théoriques, ils sont
également le fruit d'intuitions provenant de l'expérience de la vie des femmes dans le
monde occidental Iargement contrôlé par les hommes. L'étude de l'intereulturalité
partage avec cette école de pensée le constat que :
[...] all scientific knowledge is always, in every respect, socially situated,
Neither knowers nor the knowledge they produce are or could be impar-
Les études féministes restent toutefois marquées par leurs auteures, Blanches et
OCcidentales (Harding, 1991, p. 191). fi existe néanmoins des traits communs entre la
situation des femmes et celles des habitants du monde non occidental, tous victimes
d'une domination concrète et symbolique. Le sexisme, ou plus généralement l'ché-
térophobie, (...] une peur diffuse et agressive d'autrui.. (Memmi, 1994, p. 234), et le
•
racisme sont deux aspects d'un même système. De là découlent des visions du monde
particuhères, cbez les femmes comme cbez les Africains, par exemple. Dans la
• perspective srandpoinr. Sandra Harding (1991) affirme que la position est constituée par
des éléments de race. de classe et de genre :
1...1 the social structures of race relationships are interlocked with gender
241
and c\ass systems. This linkage is partially responsible for the tlexibility
and adaptability of cach system of exploitation and oppression: since their
origins. cach bas been used to construet the other. (p. 215)
Les critiques de la science faites par cette théoricienne rejoignent l'eUes qui émergent de
l'étude de i"interculturalité. Le questionnement féministe sur i"Autre ressemble à une
question soulevée par l'étude intereulture11e en Afrique : «How can white Western
feminists read African history. for example, without projecting into it our own fantasies
and desires'?.. (p. 247) Le problème se pose de la même façon lorsqu'il s'agit pour un
Blanc de comprendre, au delà de l'histoire, la communication et les cultures endogènes.
Des deux côtés, l'étude se centre alors non sur l'expérience d'un groupe humain parti-
culier, mais sur le produit de cette expérience et, plus précisément, sur la vision qui
•
provient du cadre de vie particulier où eUe se situe. C'est un lieu où toute prétention
universaliste est contestée; on y retrouve une exigence commune : la reconnaissance des
singularités, pour la femme comme pour l'Autre.
perspective de certains intellectuels d'origine non occidentale qui ont acquis récemment
une notoriété en Occident.
Prétendre qu'i! n'y a pas d'intellectuels asiatiques ou africains, n'est-ce pas nier
la contemporanéité de l'Asie ou de l'Afrique'! N'est-ce pas oublier que la pensée
occidentale est désormais une part de l'expérience des habitants de ces régions du
monde'! Quant à la question de savoir s'il existe une philosophie africaine (Horton,
1990; Mudimbe, 1988), elle me semble futile : la présence aujourd'hui en Afrique de
philosophes (Hountondji, 1977; Wiredu, 1990) constitue une réponse à l'aspect le plus
important de cene question. Nier la spécificité des intellectuels d'ailleurs, n'est ce pas
également réduire les possibilités de transfonnation de la science? Je crois au contraire
• qu'il y a désormais deux catégories d'intellectuels non occidentaux: ceux qui s'adres-
sent d'abord à une communauté occidentale et les autres qui, le plus souvent, ont une
audience très réduite en Occident'.
En outre, je crois que les théories féministes gagneraient à adopter une approche
communicationnelle et intereulturelle de l'étude des interactions, qui permetlt3Ït de
mieux comprendre les subtils processus d'exclusion et de compréhension réciproque qui
sont le lieu même où se manifestent la perspective et la position (srandpoinr) singulière
des femmes. Une approche qui est trop exclusivement théorique et qui demeure à un
niveau macro et abstrait obscurcit la complexité des processus d'échange entre des
personnes, chacune de position singuhère, Dans un contexte comme celui de l'Afrique
de l'Ouest francophone, les concepts de «race» et de ce\asse>o semblent nenement
inappropriés à une définition de la position. Les facteurs ethniques altèrent le sens de
la notion de race et les hiérarchies informelles, celui de la notion de classe. Les races
ne peuvent être uniquement définies par la couleur ou par l'origine, ni les classes en
Uma Narayan (1989) adopte une perspective féministe et indienne pour critiquer
l'épistémologie féministe, «d'une manière prédominante anglo-américaine- (p. 258).
Elle signale les champs de pouvoir et de connaissances qui sont propres aux femmes de
l'Inde (p 259), Un cadre de référence non positiviste n'est pas en soi suftisant pour
comprendre ces femmes, affinne-t-elle, car il peut y avoir, de part et d'autre, des
valeurs incompatibles", 11 en résulte que toute collaboration s'avère difticile :
We are suspicious of the motives of our sympathizers or the extent of
their sincerity, and we worry, often with good reason, that they may
daim that their interest provides a warrant for them to speak for us, as
dominant groups throughout history have spoken for the dominated,
(p. 263)
Par ailleurs, 10rsqu'Uma Narayan évoque «not just a perspectival view of knowledge
•
but a relativistic one- (p. 263), n'indique-t-elle pas ici qu'une approche relativil>1e est,
avec l'empathie (elle dit «5Ympathie-), une condition première de la communication
intereu1ture1le et donc de l'intereu1turalité en milieu universitaire'!
Une perspective féministe et non occidentale rejoint nettement les CODl>1ats qui
sont faits dans le cadre de l'étude de l'intereu1turalité :
Mere access to two different and incompatible contexts is not a guarantee
that a critical stance on the part of an individual will result. There are
many ways in which she may deal with that situation. (p. 266)
Uma Narayan précise que les membres de la celasse moyenne- des pays non occiden-
taux, par exemple les Blancs-noirs, ont souvent une vie duale : ce sont des gens «who
are very westemized in public life but who return ta a very traditional lifestyle in the
realm of the family. (p. 266). Des femmes peuvent ainsi jouer un'rôle dominant dans
le cadre de leur travail et changer de rôle dans le cadre familial ou communautaire. On
rencontre également un conformisme à la peispective du groupe dominant - le
mimétisme en quelque sorte - , fréquent, affirme Uma Narayan, chez beaucoup
•
• d'intellectuels occidentalisés. Certains peuvent cependant choisir une position intermé-
diaire, plus difficile à assumer, car elle se situe dans un espace de marginalité:
It May lead to a sense of totally lacking roots or any space where one is
244
Suffit-il d'être femme pour acquérir une position féministe dans le sens où
l'entend Harding'? La réponse est bien entendu négative. L'accès pour un membre
• d'un groupe dominé au monde des dominants varie et il peut se modifier dans le temps.
D'après ce que dit Uma Narayan, et d'après ce qu'il est possible d'observer en Afrique
de l'Ouest francophone, une femme noire peut appartenir à un groupe dominant par
rapport à d'autres groupes dont les membres sont alors susceptibles de posséder un
accès au monde de cette femme'. Il est possible que, dans certains contextes, des
femmes aient une position dominante qui limite leur capacité d'accès au monde de
l'Autre - même'si de telles situations sont plus rares que celles où des hommes blancs,
instruits et Occidentaux, sont dominants. Si l'on sort des milieux scientifiques pour
aborder des lieux situés en terres non occidentales, il faut alors admettre que la position
repose sur des bases plus complexes et moins nettes que de simples oppositions homme-
fetnme, dominant-dominé, Blanc-Noir ou riche-pauvre.
• les études africaines. Elle permet de situer cette réduction dans le cadre d'idéologies
universalistes qui tendent à nier les singularités observables à de multiples niveaux. Ce
• 246
que je tiens à souligner à cet égard, c'est que le postUlat de l'universalisme reposant sur
des bases essentiellement théoriques mène à une négation de r Autre par une appropria-
tion des espaces qui sont les siens et par une prise de parole en son nom, ce qui fait
taire sa propre parole. L'universalisme, faut-il noter, peut aussi se dissimuler derrière
des énoncés anti-positivistes, À l'inverse, une reconnaissance des singularités, n'ex-
cluant pas un idéal universaliste, vise à établir des espaces d'échange avec r Autre.
• Sese Seko au zaïre et de Sékou Touré en Guinée. Les idéaux universalistes ont aussi
fondé l'Organisation de l'unité africaine (OUA) qui, en reconnaiSS'Ult les frontières
. héritées du coloniaIisme, visait surtout à éviter la possibilité, perçue comme désastreu-
se, d'une plus grande balkanisation du continent africain sur des bases ethniques.
socialiste
pour r Afrique - dont il n'existe toutefois aucun modèle'·,
•
• Une telle pen;pective se retrouve chez quelques AtTicains anglophones comme KW.lsi
Wiredu qui étudie les conceptions endogènes des droit~ humains chez les Akan du
Ghana (1990. p. 243-260) ou comme Frank O. Uglloajah (1985) en communications.
24Q
•
contraire en organisant entre elles un dialogue pacifique, en vue de leur
enrichissement mutuel.
Je peilSe qu'il n'est pas du ressort d'un chercheur, africain ou autre, de po~"tuler que la
diversité culturelle de \'Afrique existe ou non: il ne peut que constater s'il est en
mesure ou non de l'observer - pour autant que son trdvail inclut sérieu.~ment l'obser-
vation13 - et de choisir éventuellement comment intégrer ce constat dans les théories
et dans les pratiques. Pour ma part, la réponse ne fait aucun doute et une posture au
départ relativiste est une exigence de la recherche en sciences humaines en Afrique,
ainsi qu'une condition de la communication et de son étude sur ce continent.
Quant à la proposition qui prétend que la prise en' compte des singularités
culturelles contribue à les accentuer, elle est inacceptable. Je di."lIÏs même que l'inverse
peut se produire. En Afrique, les tensions interethniques onto"'J!lout augmenté là où
~.
des régimes politiques ont tenté d'imposer par la force des idéologies totalisantes
_(Ethiopie, Guinée, Somalie; les exemples sont nombreux). Les pays où la -indirect
rule- des Britanniques a été appliquée ne connaissent pas plus de conflits que ceux où
• étaient diffusés des idéaux républicains, par exemple l~ Libéria ou le Rwanda. Dans le
• domaine scientifique, l'application des modèles prétendus universels démontre constam-
ment qu'ils ne le sont pas. L'étude de l'inteiculturalité. avec la reconnaissance des
cultures, s'inscrit au contraire dans un idéal d'échanges interculturels: elle ne saurait
250
•
Communication, développement et interculturalité
QueUes leçons peut-on fina1ement tirer de l'étude de l'intercu1tura1ité par rapport
au champ de la communication et du développement? Il faut ici changer de niveau afin
de situer la question dans son contexte. Comme je l'indiquais plus tôt, le domaine du
développement demeure subordonné à des contraintes organisationneUes. Les décideurs
définissent les situations en termes administratifs; la communication ainsi que les
échanges interculturels sont généralement compris en termes réducteurs et la culture
comme un facteur négatif. Récemment, toutefois, les milieux du développement ont
développé un intérêt plus prononcé pour les aspects communicationnels et culturels".
Par ailleurs, il ne faut pas non plus perdre de vue que la culture organisationnelle de la
coopération tend à maintenir l'ordre actuel.
•
Il m'apparai"t clairement que l'étude de,]acommunieation et de l'intereultura1ité
implique.des stratégies visant le changement organisationnel dans un cadre de dévelop-
• pement. Donc le problème devient le suivant : comment concevoir un engagement qui
soit acceptable pour les interlocuteurs des organisations. mais qui puisse aus.~i
favoriser
demeure une question réservée aux managers et que le travail dans les organisations
suppose un minimum de conformisme.
Si j'aborde cette question d'un point de vue théorique. je dimis qu'une po~1ure
double est probablement la plus appropriée. En ce qui concerne l'analyse des situations
dans les entreprises de développement, un cadre de référence comme celui qui est détini
ici est adéquat et pertinent. Les milieux du développement sont de plus en plus
conscients de I"importance de la communication" et des problèmes interculturels.
Beaucoup de catégories d'analyse utilisées ici deviennent acceptables : -pe~'JICCtives»,
• respect des cultures élargit les possibilités d'analyse et multiplie les objets potentielle-
ment abordés par des approches communicationnelles'6.
• .peut en effet clairement observer que les utilisations que les audiences font des messa-
• 253
ges sont très singulières dans des contextes socioculturels très diversitiés. La communi-
cation et les processus interculturels doivent donc être compris dans le cadre de ces
contextes multiples.
•
UNE THÉORIE COMMUNlCATIONNELLE DE L'INTERCULTURALlTÉ
Ce travail se veut une illustration et une démonstration de la pertinence d'une
approche communicationnelle des questions interculturelles. Ailleurs, ces questions sont
généralement abordées sous un angle disciplinaire, psychosociologique, linguistique.
sociopolitique, littéraire ou autre. Chacune de ces approches demeure cependant
partielle et vise généralement à répondre à des besoins spécifiques aux organisations
concernées. La question qu'il convient alors de poser est la suivante: les problèmes de
communication interculturelle sont-ils du ressort des études en communications'!
•
peuvent en être les inci~ces pour notre compréhension de la communication'!
•
254
•
Un troisième problème, pour reprendre le terme de Clifford Geertz (1973,
p. 29), est lié à la «traduction.. dans un langage qui soit intelligible et acceptable dans
• un cadre particulier, historiquement situé. Ce dernier peut cependant être élargi, c'est
du moins ce qui est tenté dans ce travail. La méthode utilisée ici a permis de rassem-
bler nombre d'éléments analytiques qui ont été formulés non par l'auteur. mais par des
255
centraux de l'analyse ont été dits - ou ont été déduits de ce qui a été dit - par des
personnes qui étaient dans la situation de r Autre par rapport à l'auteur. 11 apparaît
donc que le produit de la recherche en communications peut partiellement provenir de
r interculturalité et des échanges interculturels entre des personnes et des groupes de
positions différentes. Par ailleurs, en ce qui concerne les procédés narratifs, ce texte se
veut une illustration des possibilités qu'offre une intention de dire les choses dans les
termes de r Autre. Les limites d'un tel procédé sont certes ici évidentes : la commu-
nication se fait en français dans un espace spatio-temporel singulier, celui des sciences
humaines occidentales ou américaines. Je suis cependant convaincu que ces limites
•
culturels d'intérêt commun.
• Sur le plan institutionnel, la reconnaissance de la communication interculturelle
comme branche des études en communications suppose. en quelque sorte. la reconnais-
sance d'un nouveau paradigme: un changement dont Thomas Kuhn (1970) décrit les
256
•
sion des problèmes par la recherche au niveau des interactions, des organisations et des
textes, et par des applications qui dépassent la formation sans nécessairement l'exclure.
La communication peut aborder d'autres problèmes: analyse. conception, intervention
- médiatisée ou non - et évaluation. Je crois cependant que le principal domaine
concerné par la communication intercu1turelle reste situé dans le cadre de la communi-
cation organisationnelle; il s'agit, par conséquent, d'oeuvrer dans le sens de sa transfor-
mation - une entreprise parfois partagée avec les managers (Mintzberg, 1989).
•
tuellement transformées par des processus intereu1turels complexes; elles ne peuvent
• être comprises de façon définitive. pas plus qu'elles ne peuvent être totalement appré-
hendées dans des termes figés. Comme le reconnaît tardivement Georges Balandier.
La science actuelle ne tente plus de parvenir à une vision du monde
257
• encore, la science elle-même montre que les sociétés africaines ne sont guère plus
désordonnées que celles d'Occident. On y trouve de multiples modèles d'organisation
qui ne peuvent que nous surprendre par leurs caractéristiques structurelles à la fois
remarquablement originales et complexes. L'Afrique constitue un gigantesque espace
où coexistent de nombreux possibles de l'aventure humaine. Mais ici, l'ordre mythique
ou social n'a jamais été compris comme total et définitif; il n'a pas été permis qu'il
devienne totalitaite. Aujourd'hui, c'est la compréhension même des sociétés en termes
de caractéristiques structurelles définitives qui doit être contestée. La science, et non
les cultures, tend à fonualiser un ordre qui devient alors abstrait et réducteur, puisque
les sociétés demeurent, ici comme ailleurs, le fruit du mouvement.
Bien que nos visions du monde puissent y inscrire un ordre provisoire, l'univers
reste chaotique. La science, en particulier, implique la création d'un ordre par le
langage, par la logique et par le respect de multiples règles et procédures. L'ordre
émerge alors du désordre qui naît dans un état perçu auparavant comme ordonné. Les
sciences physiques elles-mêmes sont désormais marquées par la théorie du chaos - ce
qui n'est pas sans conséquences pour les sciences humaines :
•
258
• L'immobilité dans le temps et dans l'espace aura donc été une abstraction créée
par la science (manifeste dans l'anthropologie, dans le tiers-mondisme, dans l'adminis-
tration et dans le développement) dont l'étude intereulturelle en communications
souligne les limites et par rapport à laquelle elle suggère des tentatives de dépassement.
Car l'exigence de la mobilité émerge fina1ement d'une approche communicationnelle
des questions intereulturelles ou, du moins, de l'étude de cet objet particulier que
constitue l'intereulturalité. La mobilité en est une composante centrale. Il ne s'agit pas
ici d'une simple cobilité à travers l'espace, mais d'une mobilité à travers des concep-
tions du monde, à travers des espaces de culture et de pouvoir. La mobilité est enfin
un élément de la méthode d'étude intereulturelle qui suppose un mouvement de posi-
tions d'insider et d'outsider ou, plutôt, d'une position mobile d'wider-outsider entre
plusieurs sites d'interaction et plusieurs niveaux d'échange ou de conversation.
Par ailleurs, il est très clair que 1'étude communicatioonel1e des questions
intereulturelles. ou de l'interculturalité, se centre rapideme!lt sur les espaces frontaliers.
Les diverses formes de marginalité, en zone péri-urbaine, en marge des villages, parmi
les femmes, les Haratines, les ethnies et les groupes socioculturels dominés, les cadets
sociaux ou les marginaux, constituent des lieux privilégiés d'entendement. C'est d'ail-
• néanmoins «inscrit/> et qui peut parfois faire appel à des teclmologies : masques,
• tambours, musique, danses, palabres, jeux, discours. initiation.~ et autres. Une analyse
tenant compte de l'ensemble de cette .littérature», qui reconceptualise donc la notion de
texte, peut révéler l'histoire, la société et la culture.
261
et qui peuvent être lues ou décodées et interprétées à des fins d'analyse. Dan.~ un cadre
intereulturel, la notion de texte ainsi que le travail d'interprétation et de traduction
devraient impliquer une lecture tenant compte de la position de l'observateur, de ses
interlocuteurs et des auteurs auxquels il se réfère. En termes journalistiques, la
multiplication et la diversification des sources permettent d'accéder à des définition.~ de
la situation qui constituent les éléments centraux de la méthode de l'étude interculturel-
le. Mais ces sources doivent aussi être identifiées et c'est là qu'interVient la dimension
critique visant à situer chaque perspective en fonction de la position de son auteur, à
• tenir compte des processus de légitimation et des rapports de pouvoir que cette dernière
sous-tend. Quant à la dimension pragmatique, elle résulte du processus de l'étude, de
la méthode d'investigation qui est aussi susceptible de dépasser un cadre de recherche,
•
partir de l'observation participante peut être résolu par une confrontation des données
avec des généralisations formulées dans les textes. Mais l'étude intereulturelle implique
une définition large des textes que l'on peut considérer comme pertinents. Les écrits
«Scientifiques- approuvés par un éditeur reconnu ou par un comité de publication sont-
ils toujours plus crédibles que d'autres dans une perspective interculturelle? Ce travail
démontre que la réponse à cette question est souvent négative et que des textes non
scientifiques, parfois non écrits, peut-être même non verbaux, proposent aussi des
généralisations valables formulées à partir de positions autres que celles, très singuliè-
res, des gens de science. Les généralisations pertinentes ne découlent pas uniquement
de théories : «Exagérer l'importance de la pensée théorique dans la société et dans
l'histoire est une erreur inhérente au théoriciens." (Berger et Luckmann, 1986, p. 25)
connaissance dans des termes excluant les définitions fondées sur des croyances et sur
• des valeurs autres que celles de la science". La définition des connaissances endogè-
nes constitue donc un défi majeur. Ces connaissances sont d'abord dynamiques :
• (... ) such knowle:dges are su~iect to testing and moditication. involvc
theory 1••• ) and metaphysical presuppositions. although not necessai"ily in
the senses imagined in Welolern analytical philosophy.
(Hobart, 1993, p. 4)
Les anthropologues les situent généralement à un niveau tr~ local. ou m':mc individucl.
Les connaissances peuvent être élaborées au moyen de performances. gr.ice: à de:s
capacités d'improvisation si:lgulières (Richards, 1993). Elles sont aus.~i parlllis
considérées comme le pendant local de ce qui, ailleurs, est con.\idéré comme: scie:ntiti-
que. Selon Patricia Howard, il s'agit alors de connaissances allemati\'es :
1...1alternative knowledge systems include ail sorts of subsblence
production systems. knowledge regarding ecosystems and relaxed logics
of subsistence. traditional methods of healing and prophylaxis. traditional
methods of socialization and education. methods for aqjudicating di~"putes
and the convictions and experience that inform them. traditional syste:ms
of self government and communal decision making. and a myriad of
languages and written and oral traditions. to name a few of the mO~l
obvious. (1994. p. 192)
•
•
264
La méthode de compréhension des champs endogènes de connaissance et de
communication passe donc par l'étude des singularités qui permet de situer le contexte
des processus interculturels. L'ethnographie, l'observation des rituels (Geertz, 1973).
ou des performances (Turner, 1985; 1986) et l'interprétation constituent ici des outils
éprouvés qui peuvent être adaptés à l'observateur et aux situations étudiées. L'étude
spécifique des processus interculturds suppose, de plus. un lieu particulier d'observa-
tion : les interactions et leur contexte.
•
dupe de son propre jeu. Et cela est d'autant mieux concevable que nul
• observateur n'est mieux placé pour percer à jour le jeu d'un acteur que
cet acteur lui-même. (p. 25)
La réalité d'une représentation apparaît cependant de moins en moins nene pour les
265
membres d'un public, à mesure qu'ils s'en éloignent. À présent, si I"on ohserve des
situations d'interaction dans le contexte ouest-africain à travers cene perspective, il
apparaît d'abord qu'un trait partagé par les humains de cultures différentes est l"in.'itÏnct
grégaire, c'est-à-dire la nécessité des contacts sociaux qui se manifeste sou.~ deux
formes: «le besoin d'un public [... 1et le besoin d'équipiers>- (p. 195)".
•
d'événements (cérémonies, funérailles, tètes et autres rituels) révèlent le caractère
scénique, ou spectaculaire, des sociétés africaines, tout comme certains cacces.~ires>
qui, pour nous, évoquent la scène : les masques, les tambours et les vêtements orne-
mentés, pour ne nommer que les plus évidents, L'étude empirique des sociétés
africaines montre comment ces dt.mières peuvent être wes en tant que spectacles
permanents et sans cesse renouvelés.
L'observation révèle d'abord que les interactions dans ce contexte se situent fré-
quemment dans un cadre où un groupe possède plus d'autorité que l'autre pour donner
une représentation et pour maintenir ses définitions de la situation. En d'autres termes,
certaines personnes sont généralement acteurs alors que d'autres font plus souvent partie
du public. «La parole se donne, on ne la prend pas», écrit un communicologue ma-
lien2S ; on constate toutefois que la parole n'est pas souvent donnée à certainès person-
nes : femmes, jeunes, membres des groupes marginaux ou marginalisés et paysans.
Cette expérience de l'exclusion des représentations centrales se duuble cependant d'une
•
expérience d'acteur Sttr d'autres scènes, dans d'autres contextes ou entre pairs.
• Du côté des acteurs qui peuvent imposer leurs représentations, les Blancs ou les
chefs vivent des situations souvent régies par des protocoles. où les interactions sont
limitées, ce qui a nettement pour conséquence de maintenir une diStance et. à la longue,
266
de créer un handicap. C'est aussi en partie le cas des situations vécues par les Blancs-
noirs. 11 faut cependant ici percevoir la scène locale dans sa spécificité. En Afrique,
les coulisses sont discrètes et plus symboliques que concrètes. Elle sont souvent des
lieux où se manifestent des complicités, des «Signaux secrets» ou un «langage souter-
rain- (Goffman, 1973a, p. 170), car les espaces clos, hors d'atteinte des publics, sont
rares; de plus, il est difficile de contrôler les «régions antérieures- afin de séparer ces
publics. L'espace africain est ouvert". Ceux qui tendent à le clore sont surtout des
Blancs, certains dirigeants et parfois des Blancs-noirs qui délimitent des lieux privés -
une notion étrangère à l'Afrique où l'espace est généralement public ou, du moins,
communautaire. La propriété privée de la terre y est en effet une notion récente qui est
•
appliquée de façon très limitée.
relatives dans un espace qui reste largement ouvert sur le plan spatial et sur le plan de
la communication : c'est un espace de négociation.
• dans les coulisses du palais, ce qui est d'ailleurs également le cas chez nombre de
Blancs. La certitude, le sentiment d'une supériorité ou la prétention à une supériorité
correspondent ici à peu d'empathie et d'intereulturalité. À l'inverse, la connaissance
des limites du pouvoir et la création par la négociation d'espaces d'autonomie permet-
tent une maItrise de certains espaces de communication :
" ".
Si l'on regarde la perception comme une forme de contact et de commu-
nication; alors avoir le contrôle de ce que l'on perçoit. c'est le contrôle
du contact établi, de même qu'en délimitant et en réglant le spectacle, on
dé1imite et on règle le contact. (Goffman, 1973a, p. 69)
Mais les interactions révèlent sunout les singularités, et.. pour aborder une
dimension comparative, je dirais qu'il est notoire que les habiletés et les apprentissages
en communication, ou l'initiation à cenains aspectS de la communication interper-
sonnelle, procèdent de définitions plus larges en Afrique qu'en Occident :
Dans la culture anglo-américaine, il semble que l'on conçoive le compor-
tement d'après deux modèles communément admis: la représentation
véritable, sincère, honnête; et la représentation mensongère 1.••J. Il
convient maintenant de remarquer que cette conception dualiste peut
servir d'idéologie aux acteurs honnêtes et donner de la vigueur à leur
spectacle, mais qu'elle constitue une piètre analyse.
(Goffman, 1973a, p. 71-72)
En Afrique, les notions de vrai et de faux sont souvent perçues comme relatives. Le
• «SOCiologue profane» qu'est le membre d'un public tend par conséquent à devenir un
-expero. dans l'analyse des repTésentations. Par ailleurs, de la même façon qu'en
Occide::( - d'après ce que constate Goffman - , les divisions observées dans les
sociétés apparaissent beaucoup moins nettes, à travers l'étude des interactions, que ce
qui est généralement supposé dans beaucoup de textes théoriques :
(...1 on voit [...1, lorsqu'on examine de plus près une classe sociale,
qu'elle est.composée de groupes sociaux distincts, chaque groupe conte-
nant un, et seulement un, ensemble d'acteurs ayant des positions différen-
tes. (p. 99)
À certains niveaux, des traits semblent donc communs aux sociétés humaines.
Les poSSIbilités d'imposer des définitions, ainsi que la compétence et les habiletés
nécessaires pour les créer et les maintenir, sont inégalement répartis entre lès groupes
- ainsi qu'on l'observe'en milieu ouest-africain. Paradoxalement, il semblerait qu'une
volonté de contrôle des définitions, par div~ actions, tende à réduire la compétence
permetrant de les maintenir lors des interactions. L'usage du pouvoir et la croyance
D'un autre côté, les espaces partagés par les marginaux sont des espaces de
ccréation de rôle> (Goffman, 1973a, p, 234) ou de mobilité. Les répertoires de cfaçade
personnelle> sont diversifi~ comme peuvent l'être les décors, mobiles et polyvalents,
ainsi que les apparences et les manières. La marginalité peut être considérée comme
l'expérience de multiples rôles de spectateur et de figurant, et de nombreuses équipes.
li en résulte que l'intimité, dans son sens occidental, existe peu, Les acteurs,
qui disposent difficilement de coulisses, n'en développent que plus d'expérience des
reptésentations dans divers cadres et d'habileté d'cimprovisatiOOlO. 11 existe bien
entendu des lieux réservés, au.~ femmes, aux hommes ou à des groupes particuliers",
• mais il existe surtout de nombreux lieux plus ou moins ouverts qui se modifient selon
•
270
les moments où peuvent se produire des interactions entre différents groupes, en
présence de divers publics. «La conversoIion, affirme un Africain, dirige la lumière»,
et pour beaucoup la multiplication des possibilités de conversation est une préoccupation
constante. L'étude empirique montre ici en particulier que des stratégies sont élaborées,
à travers des interactions de natures plurielles, par les femmes, les jeunes et d'autres qui
possèdent peu d'autorité pour exprimer leurs définitions de situation, c'est-à-dire par
ceux qui jouent plus souvent le rôle de public que le rôle d'acteur.
• C'est en effet ce que l'on observe plus particulièrement dans les milieux marginaux.
Une dose d'«improvisation.., donc d'habileté au jeu, devient nécessaire, alors que les
possibilités de préparation et de mise en scène des représentations sont réduites.
L'humour et la dérision, faut-il ajouter, sont très présents dans ce contexte. Dans
certains cas, le marginal peut devenir un «imposteur» ou un «esCI'OC», selon les termes
de Goffman, car il acquiert les compétences nécessaires à ces rôles"'. Mais la margi-
nalité est avant tOut un lieu où se développent des complicités, des loyautés souvent
discrètes entre pairs ou alliés, ou parfois des rivalités. La compétence du marginal est
partagée et provient de multiples expériences de différentes définitions de situation,
négociées ou imposées. Les statuts sont flous et changeants, et la position est caractéri-
sée par une mobilité à travers les couches sociales. d'une culture ou d'une microculture
à d'autres". De cette mobilité découle une capacité d'adaptation à diverses scènes et à
• de multiples publics :
Les perSonnes qui ont une forte mobilité sociale, ascendante ou descen-
dante, réalisent cette ségrégation des publics de façon saisissante parce
•
.,
qu'ils ont l'assurance de quitter leur lieu d'origine. (p. 133)
• 271
Il apparaît donc que les interactions sont un site où se manifel."!ent les compéten-
ces interculturelIes autant que communicationnelIes. Chez Goffman. les intel'llctions se
présentent d'ailleurs souvent comme des échanges entre des membres appartenant à
différentes microcultures. Il convient toutefois de souligner que ranalogie théâtrale
appliquée à r étude des interactions ne présente qu'une image limitée des situations
inrerpers.>nne\les ou de groupe, dans le contexte africain. D'après Goffman :
Il ne faudrait pas [...) déduire que le schéma d'analyse présenté ici est
indépendant de la culture ou qu'on peut l'appliquer, dans les sociétés non
occidentales, aux mêmes secteurs de la vie sociale que la nôtre. Nous
autres Occidentaux menons une vie sociale en vase clos. Nous avons fait
spécialités des décors installés en permanence d'où les étrangers sont
exclus et où l'acteur jouit d'une intimité qui lui permet de se préparer au
spectacle. (1973a, p. 230)
S'il est peu contestable que l'étude des interactions soit le lieu premier de rétude des
questions interculturelles et sociales (Giddens, 1984), une question demeure presque
•
entière : comment comprendre les interactions dans des contextes non occidentaux, en
particulier dans ceux de l'Afrique de l'Ouest?
Sur le plan théorique, 1'étude de l'intercultura1ité suppose donc, à mon sens, une
approche interdisciplinaire et une certaine dose d'éclectisme. Dans différentes circons-
'>
tances, plusieurs facettes d'un même problème peuvent être comprises en abordant les
situations interculturelles de diverses façons. Différentes pustures sont nécessaires, ou
encore une posturë mobile. L'étude des textes, l'étude historique, l'enquête et l'ethno-
graphie à différents niveaux, rituels ou interactions, en sont des aspects possibles.
Toutes ces approches permettent d'aborder les processus interculturels à différents
niveaux. Plus généralement, l'étude de l'intereultura1ité implique un intérêt pour la
culture, la société, le pouvoir, la littérature, les discours et la langue. Diverses -:;.
perspectives sur un même objet peuvent ensuite être superposées et intégrées par le biais
de l'inteJ:prétation. ,
situation peuvent être réalisées. En d'autres termes, je reprends ici une idée courante
dans les milieux joumalistiques selon laquelle le communicateur doit préférablement
posséder une vaste culture générale. De même, le communicologue, qui s'intéresse à
des objets tels que rinterculturalité, doit idéalement être un généraliste des sciences
humaines ou, peut-être, un membre d'une équipe multidisciplinaire. Dans ces deux
cas, l'intuition et une diversité d'expériences sont des conditions aux pratiques et à
l'étude de la communication interculturelle. Il n'existe pas, à mon sens, d'approche qui
permette seule de rassembler des données suffisantes sur des sujets comme rintercultu-
ralité; il existe diverses perspectives disciplinaires dont la somme procure un entende-
ment plus global de l'objet d'étude que chacune utilisée isolément.
Un point de départ en ce qui concerne ces incidences pratiques est l'idée selon
laquelle la méthode d'étude de l'intereulturalité implique une forme de pratique :
(...1the condition of generating descriptions of social activity is being
able in principle to participate in it. It involves 'mutual knowledge'
• shared by observers and participants whose acùon con.\1Ïtutes and recons-
ùtutes the social world. (Giddens. 1982. p. 15)
Dans le cadre de ce travail. l'observaùon suppose ainsi une praùque interculturelle. A
273
•
donné. Dans cene perspective, je suggérerais ici que les pratiques dans le domaine
intercuItureI se situent préférablement au niveau des interactions et qu'elles soient
réalisées à la demande des membres d'un groupe, avec pour objectif de définir des
situations, des buts communs et, éventuellement, des stratégies d'action et de change-
ment. En d'autres termes, les pratiques privilégiées de l'intercultura1ité résident au
niveau des interventions dans les processus de communication entre les membres des
organisations en. contexte pluriculturel - l'organisation étant comprise comme une
abstraction constituée par un ensemble de groupes et de réseaux d'échange entre des
p.~nnes. Les techniques d'intervention utilisées à ce niveau touchent des domaines
généralement désignés, comme ranimation, la dynamique de groupe, la prise de
décision ou encore la résolution de problèmes. Chacune de ces pratiques est fondée sur
un ensemble de connaissànces ainsi que sur une éthique. Les questions qui se posent
sont donc les suivantes : comment définir de telles pratiques dans des term~ qui corres-
pondent aux c(\nnaissances et à l'éthique _(lui dé"..oulent de l'étude de l'intercultura1ité
telle qu'elle a été définie? Et comment ces pratiques peuvent-elles viser à favoriser une
•
•
274
panicipation à une conversation, des définitions consensuel1es panagées par des
membres d'une organisation dans un contexte paniculier'!
•
for change. (1983, p. 239)
L'utilité d'une intervention externe dans un tel cadre provient des situations où
l'on note que,
The tendeticy of groups to evaluate solutions before they assemble all
possibilities is one of the reasons why brainstorming bas been recommen-
dt:d. 1..,] Groups look for solutions even before they are certain ofwhat
the problem is. (Weick, 1969, p. 12)
Dans beaucoup d'organisations, une telle situation est créée par la planification, par les
procédures inscrites dans les textes et par les rapports de pouvoir qui figent des défini-
tions de la situation et nuisent au changement. L'adaptation à un environnement
toujours en mouvement et l'action sont d'autant moins possibles que les processus de
communication internes sont peu propices à des conversations. Ces problèmes se
retrouvent fréquemment dans les organisations bureaucratisées, qu'elles soient interna-
tionales, nationales ou non gouvernementales.
interculturels, n'ont plus la possibilité de se manifester dès lors qu'un tel modèle
étranger est imposé. Selon ces approches, la résolution de problèmes est conçue
d'après des définitions de la participation et de la communication qui sont imposées au
groupe : la psychosociologie présente l'anima...."IJI" comme modèle démocratique, la
• négocie d'abord une définition de situation commune aux membres d'un groupe.
L'élément premier de la participation serait donc, selon le terme de Goffinan (l973a,
p, 216), «[,.,] le tact qui pousse le public et les personnes de l'extérieur à adopter un
comportement protecteur pour aider les acteurs à préserver leur spectacle>. Dans une
culture comme dans une autre, le tact est une condition fondamentale de la communica-
tion, qui favorise l'expression par les acteurs de leurs définitions de situation. Avec
une optique de réSolution de problèmes, il s'agit donc de susciter et de maintenir le tact
afin de parvenir à une définition consensuelle de ce qui est considéré comme probléma-
_tique et de ce qui peut être collectivement négocié comme une action ou un changement
souhaitables. Les termes de la démarche,~. que ses objectifs, doivent préa1ablement
. -
être définis par les acteurs ~ ur.e situation Jonnée,
• interactions, mais non directives par rapport à leur contenu, qui suscitent l'exPlession
• des perceptions du problème et la négociation en vue de détinitions consensuelles. Je
ne décrirai pas ici la méthode (Beaugrand-Champagne. 1967: 1995). mais je me
bornerai à évaluer les diftërents facteurs qui favorisent son adaptation à un contexte
:?-76
L'intervenant ne peut certes pas modifier sa position, mais il lui est toujours
possible de modifier la perception que les membres du groupe ont de son statut et de sa
• tâche, ainsi qu'avec le temps sa capacité à comprendre les cultures en présence. 11 reste
qu'intervenir dans un groupe ou dans une organisation, selon Guy Beaugrand-Champa-
gne (1995, p. 10), «c'est se mêler des affaires des autres»; la tâche première de l'in-
tervenant consiste donc à circonscrire son rôle dans le cadre d'un besoin exprimé par le
groupe. La première illusion de r «expert» peut alors être de se considérer comme tel,
de présupposer qu'il possède lui-même des connaissat1ces susceptibles de résoudre le
problème. Dans un contexte de développement, l'expérience démontre toutefois que
l'expertise étrangère est rarement une solution aux problèmes locaux, même (et peut-
être surtout) lorsqu'elle est doublée de «bonnes intentioIlS>o (Harden, 1990; Howard,
1994). li convient donc préalablement de refuser ce rôle d'expert et de le signifier
clairement aux membres.
•
La tâche de l"intervenant peut donc être considérée comme un travail d'observa-
tion participante dans le plein sens du terme, Il doit, en principe, être étranger au
groupe dans lequel il intervient. Il s'efforce d'observer la situation sans y introduire de
changement et de participer pour susciter des clarifications. Il s'intéresse à la langue et
aux significations; son travail consiste avant tout à «être extrêmement situationnel et
circonstanciel.. (Beaugrand-Champagne, 1995, p. 15). Malgré ce recul, l"intervention
permet de favoriser un changement par une pleine participation des membres à la
définition d'une situation, à la résolution d'un problème et éventuellement à la mise en
oeuvre de stratégies d'action collectives. Cette approche
n'est pas une méthode de persuasion, [.,.] Elle est méthode de mobilisa-
tion des facteurs sociaux. qu'ils soient linguistiques, logiques ou psycho-
logiques, qui contribuent à l'émergence de la cohérence dans l'élabo-
ration collective et volontaire d'une connaissance, d'une pensée, d'une
interprétation, (p, 11)
•
Ce sont parfois des expériences qui tiennent à la condition humaine que nous
partageons tous, même si elles sont rapidement réintégrées dans des cadres culturels : la
•
279
mort. la soutfrance. la vie". Certaines d'entre elles sent désormais rares dans notre
monde. mais pas toujours ailleurs : la faim. les endémies récurrentes, la guerre et
r exode. Par exemple, vivre la perte de son entant auprès d'une femme africaine révèle
des traits humains qui n'ont rien à voir avec la culture. Très vite, cependant. cene
femme démontre une pudeur dans r expression de ses sentiments profonds, je dirais une
dignité. qui n'a pas souvent cours dans la plupart des sociétés occidentales. Le partage
de telles expériences est un premier aspect des espaces d'échanges entre les cultures.
La participation à ce type de situation est le fruit d'une mobilité et elIe exige une
certaine empathie. Il est clair que les femmes, les Africains. les marginaux et les
marginalisés possèdent généralement à cet égard un avantage par rapport à, disons, des
hommes blancs et privilégiés. Mais il apparaît aussi que rempathie est liée à des
valeurs qui peuvent se cultiver, telles que la modestie et rhumilité, c'est-à-dire une
conscience aiguë de ses limites et de la finitude de son Être. En d'autres termes, il faut
admettre que nous sommes peu de chose à récheIle des mondes vastes et incommen-
• surables qui nous entourent, et c'est manifestement là une forme de conscience favori-
sant réchange interculturel- une conscience qui peut croître. Un second aspect de
rexpérience intereulture1le est plus profond et concerne le développement de rinter-
culturalité, qui est bien sûr toujours relatif.
Pourtant, quand ils étaient enfants, ces Africains vivaient parfois dans «une brousse> où
pratiquement personne ne savait parler le français et encore moins l'écrire. Leurs
expériences démontrent la possibilité du parcours d'une vaste distance intereulture1le.
• Que dire finalement des enfants de ces immigrants africains, de seconde génération,
• toujours «visiblement diftërents-. mais aussi semblablc:s à nos
dïmmigrant~.
:!80
qui connaissent
leur village familial tout en ayant sunout vécu en Occident'! Comment comprendre. à
ainsi que les
descendants de ces immigrants, qui viennent de cultures fon éloignées de la nôtre'!
Plus généralement, lorsqu'on aborde les problèmes posés par les pratiques en
milieu organisationnel et intercultureI. la question qui se pose peut être tllrmulëe ainsi :
comment définir des pratiques qui incluent un travail sur un contenu, sur des proces.~us
•
communication qui peut s'appliquer au travail dans les organisation et aussi, potentielle-
ment, à l'enseignement, à la formation et à nombre d'autres domaines d'intervention..
• Sur le plan théorique. une telle approche est à la fois communicationnelle. interdiscipli-
naire. centrée sur les proces:.-us (ou. encore une fois. multidisciplinaire). critique et
relativiste; elle vise à comprendre dans leurs spécificités des dimensions culturelles
281
L'éthique est donc conçue ici comme une réflexion sur les morales, les principes
qui guident la pensée et l'action. Elle provient de textes et d'expériences intereulturel-
les ainsi que des communications en tant que domaine institutionnel. En ce qui
concerne la première de ces références, la communication intereulturelle suppose la
création de lieux de partage de sens entre les membres de différentes cultures. En
pratique, il existe deux conceptions des relations entre les cultures. La première
suppose une hiérarchie explicite ou implicite des cultures et donc la supériorité d'une
• culture par rapport à d'autres. On la retrouve dans nombre de textes; elle produit une
• :!8:!
volonté. plus ou moins discrète. d'imposer des définitions. d'assimilt:r ou d'intégrer les
cultures autres à celle qui prévaut. c'est-à-dire la culture: occidentale. Les données
rassemblées lors de cette recherche montrent clairement que cette attitude est la plus
répandue du côté des groupes dominants dan.~ le contexte étudié. paniculièrement dans
le secteur administratif et dans celui du développement. On y constate que les détini-
tions de situation sont imposées par Iïnvocation d'une quelconque autorité (expenise ou
autre). à laquelle une approche éthique oftTe précisément une alternative.
Une telle démarche situe donc l'éthique au niveau individuel - tout comme les
principes qui fondent cette recherche. Lorsqu'elles sont basées sur l'expérience, la
théorie, la méthode et les pratiques interculturelles ne peuvent que provenir d'un idéal,
individuellement réalisable, de transgression des barrières qui séparent les membres de
différentes cultllTCS. Pour résumer ce qui a été dit précédemment, une éthique de la
communication intercultureIle, telle que je la conçois, part donc du présupposé que
chaque culture appartient à une branche singulière de l'aventure humaine, que chacune
est en partie incommensurable aux autres et que l'on ne peut établir de continuité ni de
hiérarchie entre elles. n n'existe pas de cultures traditionnelles ou modernes, sinon
dans les livres et dans les discours. Les cultures qui nous intéressent sont toutes
contemporaines et, de plus en plus, interdépendantes; des éléments étrangers peuvent,
Les implications d'un telle attitude sont d'abord un intérêt et un respect pour les
conceptions locales du temps et de l'espace et pour les valeurs qui leurs correspondent.
Si l'on tient compte des processus d'échange inégal entre les cultures, une telle
Toute éthique demeure cependant située dans un contexte et tend à produire une
perception «universaliste- des situations, Elle pose des principes qui délimitent une
vision du monde potentiellement contradictoire par rapport à d'autres, Sur un plan
pratique, il reste cependant possible de privilégier une approche qui consiste à découvrir
l'éthique implicite dans les définitions de situation et à questionner leur cohérence
(Beaugrand-ebampagne, 1995). En d'autres termes, l'éthique de la communication
•
intereulturelle privilégie la conscience qui suppose une volonté de liberté et s'oppose au
positivisme d'une éthique, ou d'une morale, de la connaissance. Par rapport à l'éthique
• interculturelle, la connaissance demeure toujours relative et ne devient peninente que
dans la mesure où elle permet de mieux comprendre les conditions de la liherté.
:!14
Sur un plan théorique, il nous appartient donc de ne pas enfermer nos définitions
de situation dans un cadre unique qui fasse taire la communication quise manifeste dans
les termes issus des champs de connaissances endogènes. C'est du moins un idéal, tout
•
comme l'intention méthodologique de mobilité et de non-complll3ÏSOn, Il reste
également la difficulté à traduire, qui peut suggérer de nouveaux procédés narratifs.
•
285
Sur un plan très pratique enfin. la notion de position suggère une prise en compte des
per...pectives liées aux expériences singulières qui sont le propre de chaque personne ou
de chaque communauté paniculière.
•
des questions humaines. Au-delà de l'étude, la responsabilité exige, en ce qui. concerne
les incidences d'un tel travail, que la tâche de la communication interculturelle soit
• comprise comme une recherche de panicipation et non comme l'élahoration d'un outil
de manipulation. Ici. le prohl~me est heureusement apprellendé dans sa complexité. cc
qui exclut toute possihilité d'en faire un outil d'.ingénierie sociale-.
286
• individuel qu'un Blanc peut parvenir à dépasser ces perceptions de lui-même et, sur un
plan interpersonnel, par la communication avec les membres d'une autre culture.
élargir rhorizon:
rimagination devient alors la limite des possibilités de cet elargissement. L'étude de
Iïnterculturalité démontre, par exemple, qu'en Afrique de rouest f:'ancophone les
recherches (y compris la recherche fondamentale actuellement urgente) et les interven-
tions en communications devraient. de préférence. être réalisées au moins conjointement
avec des Africains, Il se pourrait même que ces tâches soient mieux conçues et mieux
réalisées par des Africains, d:ms leurs termes. en particulier par des femmes et par de
jeunes diplômés-chômeurs africains qui sont aujourd'hui nombreux et souvent qualifiés.
L'intervention d'OUIsitiers n'est justifiée que de façon circonstancielle.
Il est clair que tout travail en communications demeure déterminé par celui ou
celle qui le réalise, Le résultat dépend donc du fait que cene personne soit insider.
outsider, jeune. vieille, homme ou femme; il diffère également selon qu'elle provienne
• d'un groupe socio-ethnique, d'une ethnie, d'une classe sociale ou d'une autre. ou peut-
être encore d'un pays, d'une région ou d'une autre, La communication et la perspec-
tive sur la communication, en particulier en contexte non occidental et pluriculturel.
découlent d'une expérience toujours singulière ainsi que de l'identité et de la mobilité
qu'elles produisent,
•
• NOT ES
2. D'après Nancy Hartsock (1983, p. 118), qui peut être considérée comme une
fondatrice des théories sraruipoinr, Georges Lukacs suggère une analyse de la cons-
•
cience de classe par l'étude des phénomènes économiques, non pas à partir du travail,
mais à partir des structures complexes d'une économie de marché développée. De là
émerge l'idée que l'existence humaine est le produit d'une activité ancrée à la fois dan.~
la production et dans la conscience - ceUe-ci restant liée à l'existence matérielle.
3. Cette idée est antérieure au courant féministe srandpoinr et découle d'une argumenta-
tion logique. D'après Janet Radcliffe Richards (1980, p. 94), cany feminist who thinks
that justice must entaii equality of weU-being between men and women cannot stop
there. Sexual justice is, after aIl, only part of justice in general. (...1 Any feminist
who is commited to equality on average of weU-being between men and women is in
fact commited to ihe absolute equality of weU-being of aU people-.
•
réduit à un système et certainement pas à un système universel. Foucault connaissait
ses limites ; il a publié dans Le Monde une mise au point après avoir écrit, en se
référant à l'Iran (où il avait été envoyé spécial de l'Observateur et du Corriere della
•
289
Sera). que le changement passait par l'émergence d'une -spiritualité politique». \1 disait
aussi lors de sa leçon inaugurale au Collège de France: les mot~ -m'ont peut-~tre porté
au seuil de mon histoire. devant la porte qui s'ouvre sur mon histoire. ça m'étonnerait
si elle s'ouvre» (L'ordre du discours. 1971. p. 8).
•
responsabilité vis-à-vis de leurs collègues africains dont ils peuvent faire reconnaître les
travaux en Occident, c'est-à-dire ..là où ça compte», selon la formule d'un chercheur
africain.
6. Uma Narayan (1989, p. 261-262) prend l'exemple de Jürgen Habermas (1979) qui.
dans ce qu'il décrit comme des situations de «pure intersubjectivité>-, ignore les différen-
ces de race, de classe et de genre. La notion de «consensus rationnel.. dissimule
également la possibilité d'échanges fondés sur ..la sympathie ou la solidarité>-, qui se
situent dans le cadre de valeurs souvent étrangères à des hommes, occidentaux et
universitaires. N!lTayan souligne l'ethnocentrisme des thèses comme celles d'Habermas.
7. Uma Narayan est, à mon avis, la seule qui ait sérieusement tenté de formuler dans
une perspective non occidentale les problèmes intereulturels qui apparaissent dans un
cadre universitaire, en particulier au niveau épistémologique. Elle n'a, à ma connais-
sance. publié aucun autre texte que ce court article.
8. Des commerçantes et des femmes du groupe des Blancs-noirs peuvent avoir plusieurs
employés masculins. Par ailleurs, comme je l'indiquais plus tôt, certaines femmes afri-
caines ont acquis un statut élevé dans la hiérarchie, notamment à la suite de pressions
de la part des bailleurs de fonds occidentaux. Dans la très grande majorité des cas, ces
femmes agissent pour créer de nouveaux types de communautés et de nouveaux modèles
de gestion. Mais on en rencontre qui, dans un cadre organisationnel, utilisent leurs
pouvoirs à des fins personnelles, à la manière de certains hommes, pour exclure l'Autre
10. Les grilIes d'analyse marxistes sont utilisées de deux façons, toutes deux réductri-
ces, dans l'étude des sociétés africaines. La façon négative consiste en une critique des
sociétés africaines à travers un prisme emprunté à une école de pensée marxiste: elIe est
particulièrement courante chez les spécialistes français qui s'inscrivent dans la lignée du
fondateur de l'anthropologie dynamique, Georges Balandier (1%7: 1981). Michel
Izard, par exemple, s'inspire des analyses réalis&s par Louis Althusser en Occident
pour prétendre, à propos des institutions du royaume du Yatenga, que «l'État, c'est un
appareil politique d'État et un appareillage idéologique d'État.. (1985, p. 410). La
façon positive s'appuie sur les thèses de Cheik Anta Diop pour démontrer une conti-
•
nuité entre le ceommunalisme» africain et le socialisme moderne. On en trouve des
exemples parmi les études afro-américaines, notamment dans un ouvrage colIectif publié
par Molefi K, Asante (1985) dont les titres de certains articles sont révélateurs :
«Cultural, Political and Economic Universals in West Africa.. de Aguihou Y. Yansane
et cSociaIism in the African Cultural Context>o de Eghosa Osagie.
Il. Les conditions de vie et de travail des universitaires africains en sciences humaines
sont souvent très difficiles. Deux possibilités de promotion peuvent se présenter à eux :
un poste dans une organisation internationale et, pour les anglophones, un poste dans un
programme d'études afro-américaines d'une université américaine. 11 est plus difficile
et moins avantageUx pour des francophones d'aller enseigner en Europe.
12. n convient de remarquer que Valentin Y. Mudimbe est originaire du zaïre, donc
d'Afrique francophone, et qu'il fut formé à l'école française (catholique) avant de
s'établir aux États-Unis. n adopte une conception universaliste de l'Afrique en
s'inspirant en bonne partie de la perspective de Lévi-Strauss. À ce propos, Anthony
Giddens (1987) remarque avec justesse que le structuralisme tend à présupposer que la
maîtrise d'un langage correspond à une maîtrise des contextes dans lesquels ce langage
est utilisé, ce qui revient à une réduction de la complexité des problèmes intereulturels.
Par ailleurs, l'objet étudié par Mudimbe est surtout la critique de la branche de l'anthro-
pologie qui se penche sur l'étude des «modes de pensée» (Moore, 1994, p. 86) -
presque sans jamais se référer à des observations directes ni à une communauté intellec-
tuelle. n est ainsi étrangement seul dans son «idée de l'Afrique». Son oeuvre n'est-elle
•
approche communicationnelle dans les entreprises de développement. Ils se question-
nent toutefois sur les façons de le réaliser.
16. Un excellent exemple d'analyse critique réalisée dans un cadre organisationnel est
l'ouvrage de Patricia Stamp (1989), La rechnologie, le rôle des sexes erle pouvoir en
Afrique. publié par le Centre de recherche pour le déve10ppement international (CROl)
d'Ottawa. Par ailleurs, il me semble qu'une série d'arguments peuvent plaider en
faveur de nouvelles approches du développement: l'efficacité dans un contexte de
ressources limitées, la qualité des ressources humaines désormais disponibles en Afrique
(des ressources qui ont été formées en Occident) ainsi que les contradictions de plus en
plus manifestes "générées par les approches conventionnelles. S'il existe un problème
dans ces approches, il apparaît clairement qu'il est qualitatif et non quantitatif.
17. Le mot clé qui légitime la rigidité des conceptions organisationnelles du développe-
ment est celui d'«Ïmputabilité». En aval, les modèles sont imposés au nom de la
«responsabilité» ou de la «bonne gouvernance», avec accessoirement, dans le domaine de
la communication, la «transparence» - des termes compris dans un sens précis et non
négociable, qui sont donc etbnocentriques en contexteS pluriculturels. Bnèvement, la
àéfinition préalable des projets est justifiée par la nécessité d'une évaluation dans des
termes qui soient acceptables pour les bailleurs de fonds. Le gestionnaire doit qualifier
et quantifier la situation. planifier et anticiper le changement, et prévoir les termes de
l'évaluation du programme réa1isé. n est impossible d'oeuvrer dans le développement
sans accepter cette contrainte et ses accessoires au niveau du langage et des modèles de
gestion et de communication. généralement systémiques et plus ou moins complexes.
Au discours officiel de légitimation se superposent également des processus liés à une
• .Je n'ai pas été fonnée à travailler pour que le développement se réalise et pour que
mon travail devienne alors inutile. En tant que gestionnaire dans un contexte de
coupures budgétaires. je ne peux pas non plus dire que le programme dont je suis
:!9:!
culture organisationnelle. Une responsable d'une organisation de coopération contiait :
responsable doit être le premier coupé. et que mes collègues doivent être congédiés.»
18. Il semble en effet qu'en Afrique les médias possèdent un impact sunout auprès de
dirigeants. Comme je le disais plus tôt. ces derniers ont généralement une conception
linéaire de la communication. ils tendent à acquérir une (.Toyance dan.~ r efficacité des
médias et. apparemment. ils sont largement influencés par leurs messages. Un de mes
interlocuteurs affinnait que: .,Jeune Afrique a assassiné $ankara». le président du
Burkina Faso de 1983 à 1987 (date de son assassinat commandé par raetuel président.
Blaise Compaoré). «Sankara est devenu un objet en vitrine qUII fallait vendre». Jeune
Afrique. une revue hebdomadaire publiée à Paris et très lue en Afrique. décrivait
Thomas Sankara comme un dirigeant de stature internationale. Celui-ci aurait été pris
au piège de cette image; il aurait alors perdu contact avec ses réseaux locaux. ce qui
serait une cause première de sa chute. Du moins, telle est ranalyse d'un homme qui
était très proche de l'ancien «Président du Faso» (ou «PF»).
19. Comme le remarque James Clifford (1988, p. 25), «1 ... 1ethnography is, from
•
beginning to end, enmeshed in writing-.
20. D'après Robin Honon (1990, p. 19) : «Soumise à l'éclairage anthropologique, toute
réflexion sur les modes de pensée est comparative» - ce qui vaut certainement aussi
pour l'étude de la communication intereu1turelle. Mais il me semble y avoir une marge
importante entre ce constat et le choix délibéré de mettre l'accent sur la comparaison.
Honon, pour sa part, vise à «saisir l'unité psychique de rhumanité» (p. 21) par l'ex-
ploration de «l'univers cognitif de la primitivité» (p. 29); en d'autres tennes, il s'inté-
resse à la comparaison de «la pensée traditionnelle africaine» et de «la pensée moderne
occidentale» (p. 45). En plus des objections faites par Johannes Fabian (1983) à ce
type d'approche, il me semble qu'Honon ne peut éviter des abstractions et des généra-
lisations hautement problématiques.
21. Dans un article (à paraître en 1995) intitulé «Technology and Culture in Internatio-
nal perspective: canadian Points of Reference», Gertrude J. Robinson suggère, par
exemple, que les technologies utilisées pour le «développement durable» soient évaluées
à partir de critères correspondant à des valeurs féministes.
22. Parmi les ouvrages de Goffman, je m'inspire ici surtout de La mise en scène de la
vie quotidienne: La présenrazion de soi (1973a). Ce dernier traite en effet plus particu-
lièrement des interactions dans les groupes, entre des «équipes» et avec des «publics», à
l'extérieur des États-Unis (à l'ile de Shetland au nord de l'Écosse, où Goffman a fait sa
recherche doctorale), alors que d'autres ouvrages de cet auteur abordent plutôt les
• interactions sur un plan individuel, ..face à face» ou entre mdividus (Goffman, 1967;
1974), dans le contexte nord-américain. .
•
293
23. Plus généralement, comme 1"affirme Erving Goffman (I973b. p. 12), «les rapports
qu'un ensemble quelconque de gens entretiennent les uns avec les autres et avec des
classes déterminées d'objets paraissent universellement sujets à des règles fondamentales
de nature restrictive ou permissive». Mais il n'en reste pas moins que r observation des
interactions ne s'intéresse pas à des invariants abstraits. car «( ... 1 les universaux sont
précisément ce que toute bonne ethnographie met en question. (p. 99).
24. Il serait en effet réducteur de présenter les griOts, ou encore les conteurs, les
musiciens et les danseurs, comme des «acteurs» professionnels. Le théâtre africain fait
appel à des acteurs qui ont d'autres activités, comme on le constate au Mali en ce qui
concerne le Koréba, le théâtre bambara (Maïga, s. d.). Mais là comme ailleurs, le
spectacle tend aujourd'hui à se professionnaliser et à se commercialiser. Le Burkina
Faso compte ainsi une troupe de théâtre professionnelle qui est dirigée par Jean-Pierre
Guingene, professeur de communications à l'Université de Ouagadougou.
• 27. L'espace africain est largement ouvert et circulaire, et les acteurs peuvent savoir qui
sont leurs publics. Par contre, l'espace à angles droits et., en apparence, fermé des
Blancs rend parfois difficile le fait de savoir qui sont les publics. Dans les pays
tropicaux., on vit dehors ou dans des maisons aérées, même si l'on est entouré de murs.
De nombreuses personnes peuvent alors observer les Blancs qui, eux, n'ont que peu de
possibilités de connaître ou d'identifier les différents groupes de Noirs qui les entourent.
On remarque certes la création ou le maintien de ghettos de plus en plus fermés et
réservés aux Blancs, aux riches ou au dirigeants. Mais comment savoir qui peut
entendre ce qui se' dit demère un mur ou à travers une fenêtre ouverte? Comment
savoir à quels réseaux sont reliés les voisins, les enfants, les commerçants itinérants, le
jardinier, le gardien, la cuisinière, la «Dounou. et tous ceux qui observent silencieu-
sement? Comment savoir à qui sera rapporté ce qui a pu être vu ou entendu?
28. Ce n'est vnisemblablement pas par hasard si, dans certains pays sahéliens, des
Touareg se sont spécialisés dans le gardiennage des maisons de Blancs. Ces anciens
nomades sont craints par les Noirs du sud., Us ont une grande prestance et se définissent
souvent eux-mêmes comme des seigneurs. Leur travail n'est assurément pas considéré
comme subalterne.
29. Simone de Beauvoir (citée par Goffinan), Le deuxième sexe, tome n, Paris :
Gallimard., 1949, p. 349.
• 30. Mobutu Sese Seko, -président à vie» du Zaïre, vit dans un palais qu'il a fait
construire dans son vil1age natal, à une grande distance de la capitale. 11 exerce une
emprise absolue sur son environnement immédiat gr.ice à une -sécurité- très sophis-
tiquée. Autre «président à vie». Félix Houmphouët-Boigny de Côte d'Ivoire avait
294
transféré la capitale dans son vil1age natal, Yamoussokro, où il avait fait construire une
immense basilique copiée sur Saint-Pierre de Rome et où il vivait dans un palais d'un
luxe insolent. Blaise Compaoré. président du Burkina Fasc depuis 1987, vit dans un
quartier qu'il a fait réquisitionner (le -Conseil de l'entente», avec de nombreuses vil1a~
confortables); ce quartier est interdit au public et est gardé en permanence par l'armée.
Ces chefs d'État se déplacent rapidement avec de grosses escortes (entrainées par la
coopération «technique» française); ils font occasionnellement des représentations publi-
ques très protocolaires (à l'intention des médias) et les contacts directs avec eux sont
difficiles. Les dirigeants plus ou moins despotiques vivent ainsi en vase clos. Le ca~
de Moussa Traore, dictateur du Mali pendant 22 ans, est révélateur. Durant son procès
il semblait convaincu que la majorité des Maliens lui vouaient une grande affection.
Cet homme vivait entouré par une cour qui lui reflétait l'image de lui-même qu'il
souhaitait, et il n'avait de contacts avec l'extérieur qu'à travers des protocoles. 11 a
finalement été renversé par des membres de l'armée dont il était le chef, qui ont ensuite
organisé des élections de modèle démocratique,
•
31. Erving Goffman affirme qu'«i1 n'est pas douteux que la distinction 1sociale] la plus
importante est la distinction de sexe, il semble en effet qu'il n'existe pas de société où
les membres des deux sexes, aussi étroitement liés qu'ils soient, ne maintiennent pas
certaines apparences les uns devant les autres>- (1973a, p. 126). Il existe une sous-
culture féminine et une sous-culture masculine, possédant sa mythologie propre
(p. 185). Entre autres illustrations, Goffman décrit comment de jeunes femmes
américaines entretiennent les hommes dans la croyance en leur supériorité, tout en
maintenant des espaces d'autonomie excluant ces mêmes hommes (p. 44), Ce constat
des espaces de complicité chez les femmes et de l'usage qu'elles en font -la «solida-
rité entre collègu~ (p, 155) - se retrouve fréquemment chez cet auteur.
32. En milieu rural, la case d'un adulte est l'un des seuls lieux qui soient essentiel-
lement privés. Elle sert presque uniquement à dormir, à s'habiller et à entreposer les
effets personnels, Le jour, il est rare que l'on passe du temps à l'intérieur,
33, Clifford Geertz (1986, p. 34) remarque que les travaux de Goffman «repOsent
presque entièrement sur l'analogie avec le jeu.., bien qu'ils s'inspirent surtout du
langage de la scène et parfois de l'éthologie (1973b). Mais la scène chez Goffman est
plus proche de la comédie populaire - du cearnaval.., dit Geertz - que du théâtre dans
le sens classique du terme. C'est chez Victor Turner (1985; 1986) que l'on trouve une
véritable analogie dramaturgique avec la notion de «performance». On y remarque
cependant que les «performances» se réalisent dans des circonstances particulières plutôt
exceptionnelles, et non dans le cadre des interactions de la vie quotidienne. Les
• métaphores ne sont donc pas interchangeables; chacune définit ses objets, ses «événe-
ments paradigmatiques» privilégiés et un niveau d'entendement des situations observées.
•
295
34. Erving Goffman écrit que .Ies escrocs [... 1doivent utiliser des façades personnelles
très minutieusement étudiées et agencer souvent les décors de manière méticuleuse. non
pas tant parce que leur mensonge est leur moyen d'existence que parce que. pour faire
accepter un mensonge de l'ampleur de ceux qu'ils proposent. on doit entrer en rappon
avec des personnes inconnues et mettre fin aux tractations le plus vite possible>- (l973a.
p. 212). Je dirais que cette description peut correspondre à l'escroc «professionnel»
occidental. Dans le contexte africain. la tentative d'escroquerie occasionnelle des
Blancs peut être un jeu pratiqué par de nombreux -amateurs». souvent des marginaux.
qui utilisent ainsi leur compétence intereulturelle pour exploiter le handicap d'un inter-
locuteur fortuné et souvent naïf - ou peu compétent dans l'entendement des situations
locales. Tout Blanc qui a vécu en contact étroit avec l'Afrique a pu observer la finesse
de leurs stratégies. Par la suite, le Blanc devenant -africain», et le jeu étant dévoilé ou
accepté par les parties. ces personnes peuvent devenir d'exceptionnels guides ou
informateurs. Les journalistes et les chercheurs qui oeuvrent en Afrique traitent
généralement avec des ..informateurs professionnels-. Il me semble qu'il est également
approprié d'établir des réseaux ailleurs. parmi les marginaux - les jeunes. les femmes,
les petits commerçants, voire les «petits délinquantS» - , afin d'accéder à des informa-
tions ou encore de rassembler des données de recherche dans un tel contexte. .
•
négocier avec l'insécurité. D'après Goffman (1973b, p. 246), les acteurs doivent «se
faire phénoménologues, observateurs précis de la vie quotidienne, non pas, bien sûr, de
la leur, mais de ce qu'elle est pour le sujet». En utilisant une métaphore éthologique,
Goffman décrit une telle expérience comme celle où ..les autres - 1...] dans le rôle du
prédateur ou de la proie qui cherchent à éviter de l'alarmer - doivent aussi se soucier
des apparences normales. Mais les apparences normales dont ils se soucient ne sont pas
des apparences normales pour eux-mêmes, mais d'eux mêmes pour l'ennemi».
36. La résolllrion de problèmes est un domaine auquel les gestionnaires et les décideurs
des organisations de développement accordent beaucoup d'intérêt. C'est un des derniers
thèmes à la mode: Un autre secteur où une approche communicationnelle pourrait
susciter de l'intérêt est l'«évaluation rapide>- (en anglais: RAP ou crapid assessment
procedure>, également appelé crapid rural appraisal..) qui peut s'effectuer avec des tech-
niques proches de celles qui furent utilisées pour cette recherche et qui s'inspirent à la
fois des ..méthodes anthropologiques rapideS» et du journalisme d'enquête. Voir à ce
sujet. Michel Beal.'champ, ..RAP, journalisme d'enquête et évaluation "rapide" en
communication.., Communicorion, Vol. 14, n° 2, automne 1994, p. 239-245.
•
que (dans le sens occidental du terme) pour la gestion des interactions au sein du
groupe. L'approche sociopolitique subordonne les membres du groupe à un idéal de
• changement collectiviste. Voir à ce sujet. Saul Alins":y (1976). Manuel de ["animateur
social: Une action direere non violente.
38. La posture d'outsider présente ici de nombreux avantlges en ce qui concerne la
296
•
approches traditionnelles de la résolution de problèmes.
42. Outre le fait qu'elle rende très inconfortable la position de celui qui s'est installé
dans un statut d'expert. cette approche peut déranger dans un contexte organisationnel
ou universitaire. Elle suppose en effet non seulement l'égalité des membres indépen-
damment de leur compétence, mais également la préséance de l'expérience et de la
pratique sur la théorie. Elle démontre enfin la supériorité de la pédagogie sur la recher-
che, au niveau de la résolution des problèmes de communication et d'action.
•
297
43. Voir au sujet des spécificités locales des conceptions de la mort et de la vie chez un
peuple du golfe de Guinée. l'ouvrage de Jean-Paul Eschlimann. Les Agni devant la mon
(Côte d'Ivoire). 1985.
44. Dans les statistiques officielles canadiennes. les membres de la plupart des commu-
nautés africaines sont, à quelques exceptions près, répenoriés sous les rubriques «Noil'S"
ou «Autres- (Voir à ce sujet Statistique Canada, Origine ethnique, le pays .. Recense-
ment 1991). Quant aux enfants des immigrants africains. ils sont généralement
considérés comme des Canadiens. La catégorie «Noirs», dans laquelle entrent indistinc-
tement les Africains, les Américains du Nord et du Sud, et les Antillais, ne révèle rien
de ces personnes qui possèdent des identités nationales. ethniques et socio-ethniques très
différentes selon leurs origines.
45. Aujourd'hui, l'indigène d'Amérique, celui qui est né sur ce territoire et qui
revendique l'appartenance à un espace et à un temps qui y sont désonnais inscrits, est
nettement le Blanc. Les conceptions du monde et les valeurs qui prévalent sur ce conti-
nent sont celles des Blancs, que ce soit au sud ou au nord. Les «véritables- autoch-
tones, ceux qui étaient là avant les Blancs (qui sont aussi venus d'ailleurs, d'après ce
que disent les archéologues), ont été exclus non seulement de leur territoire, de leur
espace et de leur temps, mais aussi, pour une large part, du nouveau territoire créé par
•
les Blancs dans lequel ils sont réduits à la marginalité.
46. Lors d'une session de fonnation, un coopérant sur le aépart me posait la question
suivante : «Comment encourager le détournement des projets de développement'l.. Cette
réaction révèle que la compréhension de tels phénomènes peut-être perçue comme une
base pour leur manipulation. La réponse à une telle question me semble claire : «en
devenant un membre de la communauté locale, ce qui peut parfois se faire après
quelques dizaines d'années sur place à partager la vie des villageois».
47. Kwame Anthony Appiah (1992, p. 8) rapporte une anecdote révélatrice à propos du
poids des préjugéS, parfois justifiés, qui s'exercent sur un Blanc en Afrique. Au
Ghana, un de ses amis blancs qui conduisait sa voiture avait été victime d'une erreur de
conduite de la part d'un camionneur noir. Au moment de constater les dommages, il ne
s'est pas trouvé une seule personne, parmi la foule présente, pour témoigner de la faute
évidente du camionneur. On observe donc que, si un Blanc peut avoir des amis afri-
cains, il demeure, au milieu de la foule anonyme, un Blanc, celui qui ca l'argent», alors
qu'un camionneur noir pourrait perdre son travail s'il créait des problèmes à son
patron. Le Blanc peut bien avoir été une victime, dans le sens occidental du terme, il
reste que, dans le contexte local, tout problème devrait être compris comme pouvant
être résolu par la négociation, sans conséquences désastreuses pour une partie - sauf
peut-être dans le cas d'une faute très grave. Mais c'est généralement impossible avec
des Blancs. Cette attitude de la foule à l'égard d'un Noir témoigne d'une solidarité et
d'une empathie peu communes en OCCident, qui sont toujours insaites dans le sens
• commun partagé par la plupart des Africains. Comme l'affirme Appiah, il s'agit ici de
solidarité «de classe.. et non de solidarité raciale. Alors que la paIabre aurait pu être le
• moyen de négociation, un système légal étranger qui est imposé rend nécessaire un
détournement.
298
49, Une erreur majeure des pédagogues occidentaux, en ce qui concerne la formation
des étudiants africains, consiste, à mon sens, à inciter ces derniers à faire uniquement
des études et des recherches sur l'Afrique, en utilisant des modèles occidentaux, Les
agences de développement qui financent la formation et les bourses d'études encoura-
gent également cette tendance. Le résultat est que, là où ils étaient généralement des
communicateurs et des communicologues compétents, ces étudiants finissent par devenir
•
des spécialistes des modèles étrangers inadaptés au contexte (CEAO, n,d.; 1992b). Je
crois au contraire qu'il serait beaucoup plus utile que de jeunes africains soient formés à
comprendre les processus de communication en Occident, afin de développer une
compréhension de ce qui en provient dans les contextes pluriculturels où ils seront
appelés à travailler. En d'autres termes, les pays d'Afrique n'ont pas vraiment besoin
de spécialistes occidentalisés des questions africaines, car, comme le montre cette
recherche, ils en ont inévitablement. Ces pays ont plutôt besoin de spécialistes des
questions occidentales, qui pourraient certes être doublement critiques, mais qui pour-
raient également apporter un éclairage utile à la communication et à la négociation dan.~
les organisatio~, .et ceci à divers niveaux, tant locaux qu'internationaux,
•
• Annexe A : Liste des collaborateurs à la recherche
299
Bruno KAFANDO, chef de la divison promotion des échanges, DEC (Burkina Faso)
•
• Abdul KANE KANE, cadre A, division de la coopération douanière et
DEC (Mauritanie)
300
stati~1ique,
Konan KANGA, chef de la division pêche, eaux et forêts, DDR (Côte d'Ivoire)
•
• Autres collaborateurs en Afrique de l'Ouest :
(lieu de la rencontre)
301
Léopold KAZINDÉ, instituteur retraité, ancien ministre des Travaux publics, des·.
Transports, de l'Urbanisme, des Postes, Télégraphes et Téléphones du Niger
(Niamey, Niger) .
•
• Nematollah NIRZA KAZÉNI, consultant en communication, Academy for education
and development (Ouagadougou, Burkina Faso)
302
Sy Kadiatou SOW, ancien goul ernt:ur du district de Bamako, ministre des Affaires
étrangères et des Maliens de l'extérieur (Bamako, Mali)
Collaborateurs à Montréal :
•
• Annexe B : Les actes mentaux dans la résolution de problèmes
d'après Guy Beaugrand-ebampagne
303
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Cartes et images
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• Cartel: Les pays d'Afrique
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Arabie
Saoudite
Angola
Namibie
• Carte 2 L'Afrique de l'Ouest
327
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• Remarque Cette carte ne contient que les noms de lieux mentionnés dans le texte
• Carte 3 : Les ethnies principales d"Afrique de I"Ouest
328
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Touareg
Peul
Peul
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•
• Cane 4 : L'Afrique pour les Européens du début du XVI' siècle
329
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Cane de Ptolémée dont les données ont été compilées par Martin Waldseemüller à
Strasbourg en 1513. On Y constate, tout comme sur la carte suivante, que les côtes de
r Afrique étaient assez bien connues, mais non l'intérieur du continent.
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•
o Marshall Editions Deveiopments Limited
(Phillip Allen, The AtIos ofAtIoses: The Map Maker's VISion ofthe Wor/d, Londres:
Marshall, 1992, p. 115)
• Images d'Afrique de l'Ouest
331
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Dessin circulant dans les ambassades de France en Afrique (janvier 1994).
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Habitat ouest-africain
Tamale, Ghana. 1984
• J..ogement de volontaires
Bobo Dioulasso, Burkina Faso, 1989
• 333
• Pêcheurs ghanéens
Lomé. Togo. 1984
335
• Mission d'évaluation
Fonfana, Mali. 1986
337
• COI.l.ABORATEURS ET COLLABORATRICES
Harounan OUI..'dmogo
Tourum. Burkina Faso. 1986
• Monique K. Awouha
Oua~adou~ou.
e- ~
1994