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ABECEDAIRE EPISTOLAIRE

Joaquín MANZI

ABC. L’accès à l’univers de l’écrit peut être long et difficile pour l’enfant
— tout comme peut l’être l’entrée en matière pour le critique adulte —.
Cette difficulté est montrée dans un chapitre de Silvalande1 où les deux
Julio mettent en mots et en images les échecs cuisants des maîtres d’école
à enseigner l’alphabet à leurs élèves. Ceux-ci rechignent à remplacer les
objets aimés et bien connus par des mots qu’ils commencent à peine à
savoir lire et écrire. Et ceci, même si leur maître se déguise en lettres qui
incarnent un B, essentiel à ses yeux pour pouvoir devenir plus tard
bachelier, par exemple. Ce à quoi les malicieux élèves « lui font
remarquer qu’il n’a pas le droit de profiter d’un handicap aussi
avantageux pour les traiter de benêts, de vagabonds ou d’analphabètes ».
Incapable de recourir à des lettres aussi pauvres en exemples
convaincants que le X ou le W, le maître entend le chant des baîllements
des élèves, signe de son échec cuisant. Pour conjurer peut-être un
baîllement semblable de la part du lecteur avant même d’entamer la
lecture de ce dernier article, je proposerai donc un accès décalé aux
quelque mille neuf cent pages des Lettres de Julio Cortázar2.

1
« L’alphabétisation difficile », J. Cortázar et J. Silva, Silvalande, traduit
par K. Berriot, Paris, Le dernier terrain vague, 1977, s. p.
2
Cartas 1, 2, 3, édition de A. Bernárdez, Buenos Aires, Alfaguara, 2000,
1835 p. Les citations se feront désormais par le numéro de page de cette
édition. En attendant — et en espérant — la parution en français des
Lettres, je traduis en français les extraits cités.

* Paru dans Cortázar de tous les côtés, La licorne n° 60, 2002, p. 354-387
2 JOAQUIN MANZI

Jouer ainsi avec un double arbitraire, celui des lettres de l’alphabet


mais aussi celui des entrées qui seront proposées, reviendra à monter une
lecture latérale, modeste et volontairement limitée des Lettres en
attendant d’autres approches, exhaustives et bien plus savantes.
Certaines entrées de cet abécédaire feront référence explicitement les
unes aux autres par le biais du renvoi suivant (!), permettant ainsi aux
lettres et aux œuvres de communiquer entre elles, même si elles ont été
écrites à des décennies — ou à des centaines de pages maintenant — de
distance. Ainsi, grâce à l’alphabet et à son arbitraire rigide, les entrées et
les notions qui suivent ressembleront un peu à ces escargots chers à Julio
enfant, et dont il croyait qu’ils pouvaient servir à transmettre des
messages à autrui, à condition de toucher leurs antennes. Les escargots
étant par nature rétifs à se laisser toucher, qui plus est les antennes, il était
cependant difficile de les convaincre de transmettre un quelconque
message, à moins de recourir à une magie sympathique. C’est sans doute
cette même magie qui fait resurgir ce souvenir enfantin dans une lettre à
Francisco Porrúa, son complice de la maison d’édition Sudamericana et
l'un de ses plus fidèles correspondants (p. 435).
Emportant — en portant aussi — lentement chacune leur maison, leur
monde, avec elles, ces notions-escargot classées alphabétiquement seront
littéralement des entrées latérales aux Lettres. Il est difficile de concevoir
d’autre entrée principale, d’autre accès central aux Lettres que ceux de
Aurora Bernárdez, première épouse de l’écrivain et légataire universel de
son œuvre, qui a recueilli avec patience et amour ces centaines de lettres.
Après une quinzaine d’années de travail, et grâce à l’aide de Gladys
Yurkievich, elle les a éditées en Argentine avec tout le sérieux et
l’élégance que Julio Cortázar lui-même y aurait mis. Quant à connaître les
désirs de l'épistolier et les aléas de la correspondance, il faut se plonger
dans les Lettres et dans cet abécédaire pour essayer d'y voir un peu plus
clair (!EPISTOLAIRE).

AMERIQUE (ARGENTINE, CHILI, CUBA, NICARAGUA) Le continent


apparaît tout d’abord comme un désir, comme une soif de découverte et
de voyages. C’est le lointain Mexique qui, dès 1939, attire le jeune
écrivain « pour des raisons inexplicables » (p. 47). Le voyage désiré
prend dès lors une forme littéraire, celle d’une échappée romantique dans
un cargo (!VOYAGE). Il s’agit, en effet, de « fuir » seul avec, pour seuls
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE 3

compagnons, un livre de poèmes et une petite valise (p. 44). Faute de


moyens, ce continent désiré et peu connu s’incarne l’année suivante dans
les paysages du nord de l’Argentine, que Cortázar découvre avec son ami
Francisco Reta. Pendant les trois mois de voyage, il parcourt le nord-
ouest andin, les forêts du nord-est de Misiones, et le centre sous-tropical
du Chaco où les paysages brisent la monotonie de la province de Buenos
Aires et où le susbstrat amérindien du pays est également bien plus
évident. Le nord du pays préfigure en quelque sorte, dès sa jeunesse, la
boussole intellectuelle, la dimension américaine que Cortázar ne cessera
de chercher et de revendiquer autant dans ses amitiés que dans ses choix
politiques et littéraires à venir.
Lorsqu'il raconte ses premières aventures dans le nord du pays à
Mercedes Arias, le substrat littéraire du voyage resurgit de plus belle,
avec l’évocation de la vie « paradisiaque » des pionniers dans une jungle
à la Kipling ou à la Quiroga (p. 106-107). Trois ans plus tard, il fait
sienne et réelle la phrase de Jimmy Cricket « let your conscience be your
guide » (p. 121), et repart vers le nord en compagnie du même ami,
Francisco Reta. A Tucumán, où la chaleur extrême rend l'atmosphère
cauchemardesque, c'est la nature environnante qui l'attire : celle des
rivières encaissées où bruissent de façon obsédante les eaux, celle de la
cordillère et son spectacle de lignes de sommets lointains et brumeux,
difficilement descriptibles en images ou en mots. La rivière et la
montagne font ici résonner un appel qui dépasse ainsi le sujet parlant
même si elles ne cessent de le convoquer. Celle-ci est l'une des
nombreuses contradictions qui caractérisent, selon Daniel Mesa
Gancedo3, l'écriture poétique de Cortázar (!POÉSIE). L'appel de ce dehors
américain est à la mesure de la « vocation voyageuse » de l'écrivain (p.
121), où vie et poésie sont inextricablement liées.
Si, l'année suivante, un troisième voyage à Tucumán doit être écourté,
c'est en raison de la maladie de son ami Francisco Reta qui meurt à la fin
de cette année le plongeant dans un profond désespoir. Il part donc seul
au Chili dont il parcourra les côtes centrales (p. 147) pour aller ensuite à
Mendoza, où il enseignera pendant deux années jusqu'à l'intervention
péroniste de l'Université. Ses études universitaires pour obtenir les

3
La emergencia de una escritura. Para una poética de la poesía
cortazariana, Kassel, Ed. Reichtenberger, 1998, p. 83.
4 JOAQUIN MANZI

diplômes de traducteur assermenté d'anglais et de français, ainsi que les


préoccupations liées à la subsistance personnelle et à celle de sa famille
— qu'il soutiendra économiquement jusqu'à sa mort — semblent ajourner
cette soif d'Amérique pour une longue période.
Le désir voyageur paraît en effet progressivement se déplacer peut-être
vers un autre idéal, une autre vocation, celle de l'Europe qu'il visite en
1950, et dont il épouse l'identité : « […] je choisis d'être Européen, tout
en me sentant lâche de ne pas réaliser ce choix » (p. 253). Cet aveu écrit à
Fredi Guthman, qui a fait son propre voyage en Inde comme une étape de
réalisation d'une autre philosophie existentielle, aura une portée double et
paradoxale lorsque Cortázar lui-même visitera pour la première fois
l'Inde, étant déjà installé à Paris (!FRANCE). D'une part, après ce voyage,
il peut confirmer dans une très belle lettre à Jean Barnabé sa condition
d'occidental et d'européen vivant à Paris (p. 358). Mais, d'une autre, cette
reconnaissance — délestée maintenant des attaches nationales trop
astreignantes —, le lie plus profondément à l'Amérique, à tout le
continent, dont il perçoit une fois pour toutes le contour d'ensemble par
delà la fragmentation et l'isolement des pays. C'est grâce à la distance,
celle de l'éloignement du pays natal, certes, mais aussi celle transcendée
par la lecture et l'amitié épistolaire, que cette deuxième certitude lui est
offerte à Paris, ce « détonateur de la conscience latino-américaine » (p.
1511), tel qu'il l'explique en 1957 à l'écrivain cubain José Lezama Lima :

Dans ces îles parfois terribles où nous vivons, nous sud-américains (car
l'Argentine, ou le Mexique sont aussi insulaires que Cuba), il est parfois
nécessaire de venir vivre en Europe pour découvrir enfin les voix fraternelles.
D'ici, peu à peu, l'Amérique devient une constellation, avec ses lumières qui
brillent et qui dessinent lentement la véritable patrie, bien plus grande et belle que
celle que vocifère le passeport (p. 368).

Cette double reconnaissance — être occidental mais américain (c'est-à-


dire étranger) en Europe — crée l'oscillation intellectuelle et affective de
l'expatrié4, qui structure en bonne partie Marelle, et dont la figure de
Oliveira est l'incarnation fictionnelle.

4
Cf. D. Sorensen « From diaspora to agora: Cortázar's reconfiguration of
exile », MLN, march 1999, Baltimore, p. 357-388.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE 5

Selon une coïncidence historique frappante, le désir d'une Amérique


transnationale — celle qui est partagée avec ses amis écrivains —
s'investit dans l'île de Cuba précisément. Cette nouvelle utopie qu'est l'île
viendra confirmer la certitude américaniste et excentrée de Cortázar.
Selon un semblable mouvement d'arrachement et d'investissement
affectif, le Cuba de la Révolution l'inclut dans un mouvement plus large
et généreux qui le « fait participer à une tâche qui n'est pas la [s]ienne »
(p. 882). S'avouant « trop petit-bourgeois peut-être pour aller s'installer
là-bas » (p. 538), l'île marquera cependant un tournant existentiel définitif
pour Cortázar. L'Amérique devient dès lors une communauté de création
et de destin où les jeunes romanciers comme M. Vargas Llosa
exprimeront le vrai continent dans des œuvres radicalement neuves et
audacieuses :
Mais voyons, lorsque paraîtra ton livre [La maison verte], Le siècle des Lumières
[du romancier cubain Alejo Carpentier], sera automatiquement situé — tel que je
te l'ai déjà dit pour te scandaliser — dans le coin des vieux machins
anachroniques et des brillants exercices de style. C'est toi l'Amérique ; la tienne
est la véritable lumière américaine, son drame véritable, mais aussi son espoir
dans la mesure où elle est capable de t'avoir fait tel que tu es (p. 926).

Cette communauté créatrice et engagée trouve à Cuba son espace


d'éclosion puisque l'île offre — par le biais de la revue Casa de las
Américas — l'un des premiers supports (dans tous les sens du terme) pour
l'affranchissement des barrières nationales et politiques des intellectuels
latino-américains.
Cortázar participe à plusieurs reprises aux réunions du concours
littéraire puis à celles du comité de rédaction de la revue. Le raidissement
idéologique de la Révolution vis-à-vis duquel il avait très tôt exprimé ses
craintes5, l'éloignera de toute obédience arbitraire ou partisane, sans
jamais trahir son espoir révolutionnaire pour l'ensemble du continent.
Celui-ci viendra se concrétiser à nouveau au Chili d'Allende (p. 1433) et
au Nicaragua des Sandinistes (p. 1668), aux côtés desquels il fut

5
Dans une lettre de 1963 à son ami américain Paul Blackburn, Cortázar
notait déjà que « Le grand danger à Cuba (et Castro, le Che, et la plupart
des intellectuels le savent), c'est le communisme "raide", staliniste. Et si
cette tendance triomphait à Cuba, la révolution serait perdue » (p. 548).
6 JOAQUIN MANZI

également étroitement engagé. Lorque le Nicaragua lui concède la


distinction de l'ordre Rubén Darío, Cortázar y voit la fin d'un long voyage
« où le début et la fin se confondent et se concilient », le ramenant à sa
découverte enfantine de la poésie et à son destin de « berger des mots »6.
La boucle de l'écriture est fermée imaginairement au Nicaragua, sa
dernière terre lointaine et américaine d'élection, même si Julio revient à
l'Argentine une fois finie la dictature en décembre 1983 (p. 1817). En
rentrant une dernière fois de Buenos Aires à Paris, où il mourra en février
1984, les retrouvailles heureuses avec le pays d'origine auront été en
partie manquées. Mais l'Amérique — faite d'affection et de fiction — aura
donc été parcourue en long et en large.
AMITIE. Parmi les jeux donnés à vivre, l'amitié, l'amour et la littérature
constituent peut-être les plus intenses, les plus rénovateurs et les plus
puissants motifs de quête existentielle. L'amitié vraie revient pour
Cortázar à entreprendre « une aventure spirituelle remplie de dangers,
d'affûts et de risques » (p. 395). Le caractère ludique de l'amitié — donc
absorbant, libre et fictif selon J. Huizinga7 — est illuminé dans la même
lettre à Jean Barnabé par la métaphore d'une « partie d'échecs presque
démoniaque et merveilleuse ». La pièce théâtrale Nada a Pehuajó8, écrite
durant les anées cinquante quand Cortázar s'exprimait ainsi, approfondit
cette conception du jeu en tant qu'engagement existentiel, mise en
commun des hasards individuels et création de règles subversives pour la
société où le jeu se déroule. La subversion principale de Cortázar consiste
à transposer le jeu hors du cadre ludique circonscrit pour le projeter à
l'existence entière, rendant ainsi à la vie les potentialités que la littérature
et l'amour opèrent avec ses logiques propres. L'amitié implique elle aussi
un long itinéraire, un mouvement perpétuel que Cortázar compare aux
orbites des astres (p. 1466), fait de translations, de courbes éloignées, de
rapprochements et d'accords profonds entre deux individus. Ce genre

6
« Discurso en la recepción de la Orden Rubén Darío », Obra crítica / 3,
S. Sosnowski editor, Madrid, Alfaguara, 1995, p. 353.
7
Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard,
1988.
8
Adiós, Robinson y otras piezas breves, Madrid, Alfaguara, 1995, p. 93-
146.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE 7

d'amitié-ci est rare pour Cortázar, qui la cultive dans la durée et la


discrétion.
Pour cela l'amitié s'oppose à la simple sympathie, tout comme l'amour
profond à l'érotisme nu et passager partagé avec une prostituée, par
exemple (p. 395). Cette comparaison — nullement innocente — rappelle
deux traits notionnels fondamentaux de l'amitié, connus depuis Le
banquet de Platon, à savoir d'une part que l'amitié est une forme éthique
de l'éros, et d'autre part, que l'affection par elle exprimée est le signe d'un
manque. En marge des Lettres par sa présence discrète et infime, l'amitié
féminine laisse apparaître deux circuits du désir amical, celui des amours
passagères avec Manja Offerhaus qui naissent (p. 1466) et s'éteignent (p.
1636), et celui de l'amour impossible envers Cristina Peri Rossi, qui se dit
en quinze poèmes, écrits en une lettre puis réunis dans le volume poétique
posthume9.
Libre et individuelle, l'amitié comporte des risques impensables,
puisque l'enjeu est également incommensurable, étranger à toute logique
monétaire. Aux surenchères de plus en plus pressantes pour qu'il se rende
aux Etats-Unis, Cortázar répond : « je suis un solitaire, un homme qui
croit aux amis en tant qu'individus, et non pas en tant qu'ils offrent des
rencontres tous frais payés » (p. 923). L' amitié véritable présuppose donc
l'acceptation de la liberté solitaire et inaliénable d'autrui (!AUTRE), que
Cortázar avoue avoir apprise à ses dépens :
Une fois quelqu'un m'abandonna à jamais et me laissa en signe d'adieu cette
phrase de Rilke : Il faut laisser seuls ceux qu'on aime 10. C'est un bon conseil ;
dites-moi si je dois le suivre ; l'amitié se poursuivra au-delà des mots, invariable
(p. 252).

C'est au prix de telles déceptions, de tels échecs qu'une notion naïve de


l'amitié va être abandonnée. Ainsi, dans l'une des premières lettres datées
de 1939, Cortázar fait-il mention de son retour à Buenos Aires et de
l'impossibilité de renouer ses amitiés d'antan. Il attribue cet échec au
caractère narcissiste de l'amitié et estime qu'il vaut mieux éviter un
rapprochement de convenance plutôt que d'affronter l'apparente
indifférence de l'autre (p. 58). C'était là sans doute l'un des premiers

9
Salvo el crepúsculo, Madrid, Alfaguara, 1984, p. 91-98.
10
En français dans le texte.
8 JOAQUIN MANZI

éloignements qui créeraient plus tard les liens durables et véritablement


transformateurs.
Au fil des ans et au rythme des lettres, le lien exeptionnel de l'amité
devient en effet l'une des brèches par où sortir des Grandes Coutumes et
par où rentrer dans le monde intime d'autrui, « ce monde que souvent
nous refusons aux autres, leur donnant à voir seulement la façade sociale,
notre face cordiale qui n'est pas l'amitié » (p. 357). L'entrée dans ce
domaine franc et entier, mûri par le passage des ans, apparaît comme un
don de soi à autrui que l'ami mérite pour des raisons inexplicables. Un tel
don de soi est celui que cultive en retour Cortázar lorsqu'il offre à ses
amis non seulement des exemplaires de ses derniers livres, mais aussi des
poèmes inédits (p. 141-145) ou la dédicace d'un livre écrit pour l'un de ses
amis, comme ce fut le cas de Tous les feux le feu, tel qu'il l 'annonce à
Franciso Porrúa (p. 931).
L'amitié prend sa véritable dimension dans la durée, lorsque les deux
amis parcourent jusqu'au bout leur itinéraire vital (p. 396) selon leurs
orbites respectives. Les Lettres rendent compte des révolutions lentes,
mais inéluctables de l'univers affectif de Cortázar dont s'éloignent
insensiblement des amis récents comme Mario Vargas Llosa (p. 1518) par
exemple, ou d'autres, de très longue date comme Eduardo Jonquières. La
profonde connaissance mutuelle ayant existé entre eux n'a pas permis de
les rapprocher dans les années soixante-dix (p. 1475), pour des
incompréhensions insolubles. L'amitié échappe à toute tentative de
compréhension ou de connaissance ; ainsi après la mort de son ancien
associé Zoltan, Cortázar redécouvre-t-il l'estime qui existait entre eux et
qui était par-dessus toute tentative de compréhénsion réciproque (p. 288).
C'est parce que, par delà toute tentative de compréhension rationnelle,
l'amitié engage elle aussi la connivence en vue de coïncidences qui n'en
sont pas (!HASARD). L'amitité est ainsi un don de soi par lequel le moi,
la première personne du singurlier, peut parfois se conjuguer à la
deuxième et devenir toi.

AUTRE-AUTRUI. Il arrive que certaines coïncidences, grâce au culte de


l'amitié, s'approfondissent à distance jusqu'à ce que l'ami devienne le
témoin ou le döppelganger de celui qui est parti : « Tu es un peu mon
"témoin", mon double resté en Argentine, qui regarde et juge à ma place ;
je crois que cela s'appelle confiance et amitié » (p. 363). Outre Eduardo
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE 9

Castagnino, ce sont Julio Silva et Francisco Porrúa qui plus tard


apparaîssent dans les lettres comme le « frère » (p. 1256), le « jumeau »
(p. 884) et le double de Cortázar à Paris et à Buenos Aires. La triade
amicale se dessine lorsque Porrúa lui propose par écrit le même projet
pour la couverture de Tous les feux le feu que celui conçu à deux avec
Julio Silva :
C'est incroyable, vois-tu, toi et moi NOUS SOMMES UN SEUL HOMME,
comme l'étaient Baudelaire et Poe sans le savoir. C'est moi le patron des Editions
du Minotaure et toi tu travailles à l'Unesco. Des choses de ce genre (p. 987).

Autrui peut devenir l'autre, une présence de moi-même qui est


simplement coupée ou éloignée de moi, et ceci par l'alchimie de la
création littéraire, surtout lorsque le terrain de la fiction s'y prête, comme
c'est le cas, par exemple, dans le récit « L'autre ciel » dont l'univers se
retrouvait dans la couverture rouge et noire de la première édition de ce
livre.
Ce passage rarissime de l'identité à l'altérité advient une fois encore
lorsque Cortázar lit l'article critique de Ana María Barrenechea sur
Marelle11 et s'exclame :

Tout auteur porte en soi une nostalgie sincère : celle d'écrire la critique définitive
de son propre livre. Il ne s'agit pas d'une vanité […] c'est plutôt le besoin de
traverser la rue, de se placer sur le troittoir d'en face et de donner de ce lieu-là son
opinion au lecteur, une opinion à laquelle nul auteur ne peut renoncer. Mais alors,
parfois — de très rares fois — l'écrivain a la chance que quelqu'un comme toi soit
celui-là, soit lui-même, et le guérisse à merveille de cette nostalgie. (p. 698).

La lucidité et la simplicité expressive de l'article de Ana María


Barrenenchea s'accordent avec ce que l'auteur lui-même aurait voulu et pu
écrire au sujet de son roman, tout en constatant les points de divergence
par lesquels autrui diffère toujours de moi. Cet accueil de l'autre en soi
par l'écriture est réaffirmé dans la même lettre lorsque Cortázar confronte
les interprétations respectives du geste final d'Oliveira, prenant en compte

11
« Rayuela, una búsqueda a partir de cero », Sur n° 66, Buenos Aires,
1964, reproduit dans le Dossier critique de l'édition Archivos, Madrid,
1991, p. 677-680.
10 JOAQUIN MANZI

une troisième possibilité interprétative, celle de Oliveira lui-même, dont


l'issue reste inconnue y compris pour l'auteur.
Dans ses entretiens avec Luis Harss, Cortázar a rappelé le changement
qu'a signifié « Homme à l'affût » dans sa compréhension de la
subjectivité12. La nouvelle présente, en effet, une situation qui sert de
contre-exemple à l'écriture recherchée par Cortázar dans les années
soixante : séparant névrotiquement la création de la réflexion, Bruno
vampirise le saxophoniste Johnny Carter par une pratique alimentaire et
mondaine de l'écriture critique. Ceci jusqu'à souhaiter sa mort, de peur de
chercher ensemble, avec lui, à remplacer son « cirque » et son « sale
langage »13 par une fêlure, une ouverture que la musique a daigné une
seule fois donner à Johnny. Les rencontres exceptionnelles qui advienennt
dans les Lettres mettent en revanche en jeu un pacte avec autrui où le moi
ne cesse de chercher au plus loin de lui ce tout autre qui en réalité est tout
proche — puisqu'il est son prochain — (!EPISTOLAIRE).

BORGES, JORGE LUIS. Le nom de l'écrivain argentin mérite à lui seul


une entrée dans cet abécédaire non parce qu'il revient souvent dans les
Lettres au titre de principal rénovateur des lettres en langue espagnole du
XXème siècle, mais surtout parce qu'il entretient des liens complexes
avec Julio Cortázar. Borges a été, en effet, le premier à éditer à Buenos
Aires l'un de ses récits dans la revue Los anales…, qui est plus est illustré
par des dessins de sa sœur Norah Borges. Ce serait là un fait simplement
anecdotique si le récit en question n'était « Maison habitée », le premier
de Bestiaire14, appelé à susciter des chemins de réception qui ne cessent
de bifurquer15. Mais, par ailleurs, il est frappant de constater que le
souvenir de cette première scène soit radicalement différent pour les deux
écrivains, car Borges16 croit se rappeler les entretiens qu'ils ont eus en vue

12
« Julio Cortázar, or The Slap in the Face », NMQ, 1963, traduit et repris
ibid., p. 680-702.
13
« Homme à l'affût », in Nouvelles 1945-1982, Paris, Gallimard-N.R.F,
coll. du Monde entier, 1993, p. 241.
14
Ibid., p. 93-97.
15
Comme le montrent dans ce même volume les articles de F. Moreno et
de B. Terramorsi.
16
Entretien avec R. Guibert, Siete voces, México, Novaro, 1974, p. 127.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
1
1
de la publication du récit et même la silhouette longiligne du jeune
écrivain. Cortázar insiste au contraire sur le mérite qu'impliquait le fait
d'être publié par lui sans en être connu personnellement (p. 789). Les
récits des années quarante et cinquante portent l'ombre tutélaire de
Borges, comme l'ont montré entre autres, les travaux de Jaime Alazraki17 ;
et, lorsque dix ans plus tard, cette ombre devient corporelle, et que
Cortázar la croise au hasard dans le hall de l'Unesco à Paris, surgissent
spontansément l'affection et la fierté de l'enfant ému par les louanges du
maître. L'admiration devant son auto-ironie, sa maîtrise des langues
étrangères et ses connaissances littéraires, ne font cependant pas oublier
ses sottises politiques habilement extraites par les journalistes (p. 790). Ce
sera encore moins le cas lorsque Borges confiera plus tard à la presse qu'il
ne pourrait jamais devenir l'ami de Cortázar en raison de son
communisme (p. 1279).
La reconnaissance et la gratitude à l'égard de Borges ont trouvé dans
les textes de Cortázar de nombreuses occasions de s'exprimer par le biais
d'un hommage, comme celui, poétique, qu'il a transcrit et dédie à
Francisco Porrúa pendant les travaux d'édition de Marelle (p. 484). «THE
SMILER WITH THE KNIFE UNDER THE COAT »18 réfère des scènes
minimales et imaginaires entre Borges et les milieux intellectuels
portègnes sans jamais l'identifier nommément, mais suggérant son
identité par des clins-d'œil aux titres et aux motifs récurrents de ses récits
afin de suggérer son avant-gardisme et ses bizarreries. Par un jeu railleur
similaire, Cortázar utilise dans une autre lettre un anagramme du nom
complet de l'auteur « Jesús Borrego Gil » (p. 746) qui le ridiculise en
suggérant la bêtise et les maladresses de l'écrivain. Enfin, lorsqu'il s'agit
de reconnaître sa marque au sein du genre fantastique, Cortázar n'hésite
pas à faire de lui la figure capitale19 qui attire et multiplie à foison les
malentendus, pour le plus grand bonheur de l'intéressé.

17
Hacia Cortázar: aproximaciones a su obra, Barcelona, Anthropos,
1994, p. 57-90.
18
Publié ensuite dans La vuelta al día en ochenta mundos, México, Siglo
XX, 1967.
19
« El estado actual de la narrativa en Hispanoamérica », in Obra crítica
3, op. cit., p. 103.
12 JOAQUIN MANZI

Par toutes ces anecdotes et ces jeux d'écriture, Cortázar a toujours


maintenu avec son aîné argentin un lien amical qui « l'a consolé de tant
d'autres tristesses » (p. 1279). Loin de toute conception simpliste et
arrêtée de la figure de l'écrivain, il a préféré jouer avec Borges comme il
avait pu le faire avec Adolfo Bioy Casares, en traçant un cercle de craie
« à l'extérieur duquel étaient restés Cuba et la métaphysique existentielle
par exemple » (p. 747). Sachant que, de cette façon, il s'attirait les
incompréhensions des critiques pour lesquels, en 1968, l'écrivain devait
être taillé d'une seule pièce, massif et carré comme une brique, il avouait
préférer avoir à détruire des murs en brique, plutôt que d'avoir à les
construire (p. 1280). A travers son amitié envers Borges et Bioy Casares,
mais surtout à travers sa pratique irrévérente de la Littérature, c'était donc
un reflet de lui-même que Cortázar adressait aux dogmatiques de tous
bords. (!PORTRAIT-AUTO).

CRITIQUE. A la lecture du premier tome des Lettres on est frappé par


l'étendue, la quantité et la variété des lectures que le jeune écrivain
pratique tout en menant une vie professionnelle active. Cortázar intègre
par ailleurs cette activité à son métier puisqu'il publie un nombre
important de notes de lecture dans les revues Cabalgata, Sur et Los
anales de Buenos Aires20. Cette écriture critique est alors aussi importante
que celle fictionnelle, comme l'atteste le volume Imagen de John Keats21.
Cortázar y pratique, en effet, une écriture complice, faite de dialogues, de
traductions et de réflexions asystématiques sur la poésie qui préfigurent à
certains égards la composition de Marelle.
Le travail et l'écriture critiques affleurent souvent dans les Lettres,
parfois sous la forme de dénégations22 à peine perceptibles dans le flot
d'un discours franc, méticuleux et extrêmement soigneux à l'égard de la
matérialité du texte d'autrui. A titre d'exemple, on peut lire les

20
Notes publiées entre 1947 et 1952 et recuellies dans Obra crítica 2, ed.
de J. Alazraki, op. cit.
21
Buenos Aires, Alfaguara, 1996, 595 p. Cf. l'étude de cet ouvrage faite
dans ce même numéro par Steven Boldy.
22
« Je ne sais pas, Manuel [Antín, cinéaste et écrivain argentin]. Je n'ai
pas le don critique, et je te fais part simplement de ma tristesse pour
quelque chose qui aurait pu être très beau » (p. 849).
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
1
3
commentaires à propos du roman de Mario Vargas Llosa, La casa verde,
qu'il transmet à l'auteur dans une lettre de 1965 où défilent des remarques
à propos de la voix narrative, de la structure musicale du roman, du nom
et du contour des personnages, de certains péruanismes difficiles à
comprendre et, enfin, de quelques incongruités pour lesquelles il propose
des corrections (p. 925-929). Cette disposition généreuse à l'égard des
œuvres d'autres écrivains est constante tout au long de sa vie d'écrivain
dont la reconnaissance grandissante est mise au profit d'artistes tels que
Luis Tomasello23 ou de jeunes écrivains, dont il préface le livre, comme
celui de Cristina Peri Rossi24.
Les Lettres illuminent d'autres dimensions fondamentales de l'écriture
critique de Cortázar. La première est celle de la défense d'une œuvre
ignorée par ses contemporains, ou injustement dédaignée lors de sa
parution. Ce fut le cas du roman Adán Buenosyares de Leopoldo
Marechal, dont Cortázar avait illustré l'apport puissant et rénovateur pour
les lettres argentines de la fin des années quarante25. Marechal ne donna
aucune réponse, n'exprima aucun signe de remerciement pour la défense
de son roman accomplie par ce jeune inconnu, si ce n'est seize ans plus
tard, lorsqu'il découvrit émerveillé Marelle et le lien que ce roman établit
avec le sien. Au lieu de se lamenter d'un tel oubli de la part de Marechal,
Cortázar lui réaffirme dans une lettre de 1965 l'importance de s'être battu
pour défendre en son temps une « œuvre admirable et incomprise » (p.
900).
Une deuxième dimension de la critique cortazarienne de la littérature
est qu'elle doit dépasser sa condition langagière, se muer en expérience
vitale pour disparaître en tant que telle. C'est bien entendu Morelli qui
resurgit sous la plume de Cortázar lorsqu'il approuve, par exemple, dans
une lettre à Francisco Porrúa les notes de lecture faites par l'écrivain
uruguayen Mario Benedetti :

Elles sont, sans les sous-estimer, splendides. Il n'y a pas de critique de fond, mais
une façon d'avoir vécu le livre qui m'a ému profondément (p. 665).

23
Negro el diez, gallerie M. Guiol, Paris, 1983.
24
La tarde del dinosaurio, Barcelona, Planeta, 1976.
25
« Leopoldo Marechal: Adán Buenosayres », Obra crítica 2, ed. de J.
Alazraki, op. cit., p. 169-176.
14 JOAQUIN MANZI

Dans ce même sens, Cristina Peri Rossi rapporte un extrait d'une lettre
accompagnant les « Quince poemas para Cris » où Cortázar pare à ses
propres remords de lui avoir transmis ces poèmes d'amour en imaginant le
sourire de sa correspondante lisant « au-delà des mots, là où se trouve le
véritable texte »26.
Faute de pouvoir écrire la critique définitive de ses propres livres (p.
698), celle qu'il préfère chez autrui est celle pratiquée par certains
écrivains comme Graciela de Sola ou Néstor Tirri, qui tiennent un
discours intime et ouvertement subjectif. Même si Tirri porte au fond un
jugement négatif sur les contradictions de Marelle, Cortázar approuve
l'essai dans son ensemble :

Votre essai a quelque chose d'une lettre privée, d'uneanalyse dédiée


exclusivement à l'auteur de ces livres que vous avez lus ; c'est en cela que je le
trouve utile pour moi, dans la mesure où je suis dépourvu des vanités habituelles
et où je suis capable de me voir soudain sous une lumière différente, exposé sans
complaisance par quelqu'un qui m'a analysé de façon si sensible et si intelligente.
[…] Cette vision [pessimiste et négative] ne me déprime pas car, en réalité, de ma
faiblesse naît ma force et parce que je n'ai jamais été dupe de moi-même. (p.
1300).

Cette critique littéraire intime, sensible et éminement subjective que


Cortázar apprécie et voudrait également pouvoir pratiquer sur ses propres
œuvres, correspond au moment où le texte se sépare de l'auteur et
appartient à l'autre, comme l'écrit Borges27. De tels textes reflétant la vue
de l'autre sur le texte écrit par celui qui fut son auteur, permettent à celui-
ci de devenir à son tour autre, ou tout simplement l'autre, comme le donne
à voir le passage d'une lettre à Manuel Antín :

Tu peux imaginer combien je suis heureux avec toi de te voir satisfait de ton film
Circe, et de savoir que la projection privée t'a permis de faire une première
confrontation (ce moment terrible où l'œuvre se décolle de toi-même, est vue par
les autres et alors, tu es les autres, et tu commences à la voir telle qu'elle est peut-
etre en réalité) (p. 679).

26
Cortázar, op. cit., p. 73.
27
«Borges y yo », in El hacedor, 1960, repris dans Obras completas II,
Barcelona, Emecé, 1989, p. 185.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
1
5
La critique peut donc faire aboutir l'expérience intersubjective par
excellence, celle de l'accueil de l'autre en soi, celle où le moi est autre
(!AUTRE-AUTRUI).

EPISTOLAIRE (PACTE). De nombreux passages des Lettres reviennent


réflexivement sur l'investissement créatif et affectif qu'implique l'acte
épistolaire. On y retrouve les valeurs notionnelles de réciprocité et de
communication médiate que le verbe « correspondre » recèle
étymologiquement dans les langues latines28. En accord avec la notion
d'harmoniser avec autrui, Cortázar prône une correspondance libre des
politesses et des calculs, libérée des brouillons et des copies de sécurité,
bref une correspondance sincère comme une conversation (p. 163). Ce
pacte établi avec les correspondants fidèles est pourtant miné de
paradoxes insolubles qui, sans entraver l'échange, le situent sans cesse à
la lisière de l'écriture de fiction.
Pour commencer, cette spontanéité demande une certaine familiarité
des codes sociaux et une maturité personnelle que le jeune écrivain ne
mettra délibéremment en pratique qu'après son retour à Buenos Aires en
1946 lorsque sa timidité et sa réserve seront moins pesantes. La
spontanéité, exprimée dans le flux libre de paroles, apparaît seulement si
elle est mûrement travaillée, et rend ainsi quelquefois possible la
rencontre imaginaire recherchée entre les deux correspondants. Lorsque
cette rencontre se produit, comme c'est le cas par exemple avec Ana
María Barrenechea en 1963, on découvre à quel point l'entente profonde
se déroule dans un domaine qui est pourtant distant et imaginaire : celui
de la lecture et des affinités intellectuelles, pondérées et harmonisées à
distance. C'est pendant les années soixante, dans les lettres réunies dans le
premier et le deuxième tome, que la correspondance s'accorde en
profusion avec les correspondants, comme si l'écriture épistolaire se
trouvait de concert avec la réussite des œuvres des années soixante.
A l'image de sa conception de l'écriture des contes29, la lettre recèle un
pouvoir thérapeutique, car elle façonne l'absence du correspondant tel un

28
A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le
Robert, 1995, p. 502.
29
Souvent le conte apparaît comme le produit névrotique d'un cauchemar
ou d'une hallucination neutralisés au moyen d'une « objectivation et d'un
16 JOAQUIN MANZI

médium : elle n'annule en rien la solitude ou la distance qui sépare les


correspondants, mais elle forge une aire imaginaire de rencontre. On sait
que l'écriture épistolaire ressemble à un « endeuillement actif »30, par
lequel la destination de la lettre ressemble à une mise à mort anticipée et
imaginaire du correspondant, pour en susciter la présence fantomatique
dans la lettre. C'est le cas ici, quand la lettre d'autrui devient un « pont »
reliant deux rives ou deux îles proches composant un archipel, « un tout
petit groupe d'hommes et de femmes qui comptent plus que tout autre
chose pour moi » (p. 622). L'entretien amical et différé peut advenir grâce
aux contours fluides d'une parole écrite qui n'immobilise pas les affects :

Tu m'écris une lettre qui semble une respiration profonde, pleine de rumeurs et de
choses à peine dites et de mouvements qui se retrouvent, […] c'est cela qui
m'émeut, que tu m'aies écrit quelque chose qui est comme un balbutiement (et
mon livre [Marelle] est cela, car ce qu'il veut vraiment dire ne peut pas se dire)
[…] et tous ces repérages experts qui font de toi ce que tu es en tant que critique
littéraire et en tant que personne, n'ont pas réussi à pétrifer le reste, ce que
j'appelle balbutiement faute d'autre nom, et alors ta lettre est comme une colombe
ou une boule en verre, quelque chose où adviennent les reflets et les murmures, la
vie (p. 621).

Paradoxalement, cette écriture épistolaire évanescente et oublieuse


d'elle-même, capable de se muer en murmure, est le fruit d'une pratique
très consciente et calculée de ses effets, une écriture très littéraire en
somme. Le caméléonisme linguistique que Cortázar pratique tout au long
de ses Lettres est à ce titre frappant, car non seulement il adapte à
l'idiolecte ou à la langue de son correspondant les marques de tutoiement
(« tu » aux Cubains, « vos » et « che » aux Argentins intimes), mais il
passe de l'espagnol à l'anglais et au français soit pour créer une
connivence avec son correspondant (p. 56), soit pour maintenir un code
amical ancien (p. 1002).
Par ailleurs, si la lettre est un domaine d'échanges libres, spontannés et
réciproques, les confidences et les intimités de la vie privée sont exclues
du pacte épistolaire de façon explicite :

transport vers l'extérieur », « Del cuento breve y sus alrededores », in


Último round, México, Siglo XXI, 1969, p. 37.
30
V. Kauffman, L'équivoque épistolaire, Paris, Minuit, 1990, p. 137.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
1
7
Le téléphone arabe, qui fonctionne sans doute en France comme partout ailleurs,
t'a déjà fait savoir que je vis des moments difficiles, les pires moments qui
peuvent survenir quand une construction commune longue de plusieurs années
s'écroule et qu'il faut tout recommencer, ou croire qu'il en sera ainsi. Je ne
pratique pas le genre de la confidence et ceci est donc suffisant pour t'expliquer
pourquoi j'ai mis si longtemps à lire Mortaja […] (p. 1262).

Ce que la lettre partage avec son correspondant n'est donc pas de l'ordre
privé et secret, mais un ensemble d' « instances et stances d'un étant qui se
regarde vivre » comme l'écrit Saúl Yurkievich31.
Le narcissisme propre au genre épistolaire resurgit pudiquement à
chaque nouvelle lettre où l'on parle avant tout de soi. Or, cela se produit
comme malgré l'épistolier, qui sait rester toujours discret. Pour Cortázar
la poésie est, en effet, le seul domaine capable de réaliser la confidence
véritable, celle qui peut transcender son égoïsme (p. 898). L'écriture
épistolaire devient donc le domaine intermédiaire entre l'écriture littéraire,
destinée à devenir publique, et l'écriture intime, dérobée à l'espace public.
Un exemple de cette intimité — donc, de cette inexistence de l'espace
privé pour la littérature — est l'ensemble de lettres adressées par Cortázar
à sa mère jusqu'à 1981, et brûlées par une décision de celle-ci, qui fut
pleinement partagée par son fils (p. 1718).
Compte tenu du foisonnement de lettres publiées, on imagine
l'importance et la quantité des lettres véritablement intimes échangées
avec sa mère, de même qu'avec d'autres personnes chères et peu
représentées dans les Lettres. Ces silences épistolaires et éditoriaux
prouvent mieux que toute autre supputation, le caractère transitionnel des
Lettres, elles établissent un passage non seulement entre la sphère
personnelle de l'écrivain et le domaine public de la littérature, mais
surtout entre le brouillon et le manuscrit, entre le billet et le livre. Ce qui
les sépare c'est précisément la destination du texte, le fait que la lettre soit
écrite pour quelqu'un — un absent identifié — alors que le texte de fiction
est destiné à l'Autre, au grand absent, à celui auquel on s'adresse par une
« Bouteille à la mer » (!HASARD).
Le destinataire de la lettre est au contraire bien identifié et réactualisé
sans cesse dans la lettre par un déploiement constant de mirages
énonciatifs et textuels qui le rendent présent lors de l'écriture de la lettre.

31
« El don epistolar », in J. Cortázar, Cartas, 1, op. cit., p. 22.
18 JOAQUIN MANZI

Les codes créés par l'épistolier nous révèlent un humour et une créativité
joyeuse rapprochant le correspondant d'un alter ego réel (!AUTRE-
AUTRUI) et rapprochant aussi l'écrivain de ses alter ego fictionnels
comme Oliveira et Morelli. L'écrivain aime à jouer avec les pseudonymes
et les surnoms de ses correspondants : son ami Sergi devient l'Ours
d'abord, puis le « colonnel Ourssovky » (p. 208), tout comme il change la
typographie afin d'exagérér l'importance de certains passages des Lettres,
du coup ironisés (p. 1490). A l'instar de certains fonctions de la
messagerie électronique actuelle, l'épistolier invente également des codes
permettant d'accélérer l'échange comme « Re » pour répondre à une lettre
arrivée en cours d'écriture, et « Stop the press » pour ajouter des élements
à son correspondant et éditeur Francisco Porrúa.
C'est dans ces jeux d'écriture avec le pacte épistolaire que l'on perçoit
le seuil qui lie et sépare en même temps l'espace intermédiaire de la lettre
— spontannée et anti-littéraire pour Cortázar (p. 251) — du domaine
littéraire qu'il cherchait sans cesse à transformer. Ce seuil se montre
clairement lorsqu'une lettre privée est publiée dans la presse sans
l'autorisation préalable de l'écrivain (p. 942). En bon lecteur, Cortázar
regrette les faiblesses littéraires de ces « Lettres de papa » — tel fut le
titre donné par la revue — qu'il ne tient pas encore à révéler. D'autres
remarques antérieures ironisent sur la possibilité de voir éditées ces pages
qui deviendraient publiques un jour (p. 208). C'est dans ces remarques
contradictoires au sujet du destin même des lettres que le lecteur
d'aujourd hui accède à ce que Vincent Kauffman a appelé le « chaînon
manquant entre l'homme et l'œuvre »32.
Ce chaînon manquant est pourtant bien frêle, un peu à l'image de cette
lettre à Alejandra Pizarnik du 11 novembre 1964 où apparaissent deux
cheveux de l'écrivain scotchés sur la page avec la mention « Authentiques
»33, ce qui donne une fine ironie à la remarque et au geste de l'épistolier.
Le lecteur découvre en fin de parcours qu'il n'a en somme pas grand chose
d'intime ayant appartenu à l'écrivain — deux maigres cheveux —, mais il

32
Op. cit., p. 9.
33
Il est intéressant de noter que cette lettre est facsimilée en raison de
l'impossibilité de transcrire fidèlement et de matérialiser dans la page la
combinaison transversale des phrases et des dessins de Cortázar, qui écrit
ici comme un « Coup de dés » à sa correspondante.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
1
9
sait qu'il a entre les mains la meilleure (auto)biographie de l'écrivain,
celle qu'il a racontée sporadiquement, au jour le jour, et dispersée parmi
ses connaissances et ses meilleurs amis (!PORTRAIT-AUTO).

FRANCE. Au fil des Lettres, on découvre que la France est non


seulement le pays où Cortázar a choisi de vivre et d'écrire son œuvre
littéraire, mais aussi et surtout le référent géographique d'une quête
personnelle qui se révèle au premier tome de la correspondance, vers la
fin des années quarante. Alors qu'il avait essuyé un échec face au
diplomate du British Council qui avait feuilleté son manuscrit de Imagen
de John Keats34, de jeunes conseillers du Service culturel de l'Ambassade
de France en Argentine, apprécient un projet de recherche situé dans le
droit fil de La teoría del túnel et lui octroient une bourse d'un an en
France pour 1952 (p. 257). La France rendait viables ses projets et
devenait sa terre d'élection puisque, de par ses choix de vie intime et
intellectuelle, Cortázar affirmait même sa conviction de vivre à Buenos
Aires comme s'il était déjà à Paris (p. 259).
En annonçant le départ pour la France à son ami Freddi Guthmann, il
expliquait que le voyage — conçu comme un aller sans retour possible —
devait impliquer à ses yeux un changement personnel radical, une mue
par laquelle il deviendrait enfin lui-même (p. 259). Cette conviction d'un
changement existentiel total semble se confirmer puisque dans la seule
lettre datant de 1952 — l'année où il s'est installé à Paris — Cortázar fait
part à son ami d'une bataille entre l'« Ancien et le Nouveau » dont il ne
connaît encore l'issue (p. 267). Et, bien plus tard, récapitulant l'expérience
de ces années-là, Cortázar s'y réfère en termes d'« expérience vitale et
mentale formidable […] une rotation de signes, une "positivation" de [s]a
vie personnelle qui remplaça d'une certaine manière la charge névrotique
de la période de Buenos Aires » (p. 1598).
Paris avait pour Cortázar une dimension intime et existentielle avant
tout, puisque c'est là qu'il avait retrouvé un domaine créatif bien à lui et
fertile, libérateur de certaines de ses angoisses les plus profondes. Cet
aspect strictement personnel sera totalement ignoré plus tard, lorsqu'une
partie de la presse argentine et certains intellectuels latino-américains
l'accuseront d'avoir mythifié la ville et d'y avoir cherché une consécration

34
La vuelta al día en 80 mundos, Madrid, Siglo XXI, t. 2, p. 169.
20 JOAQUIN MANZI

littéraire plus prestigieuse que celle qu'il pouvait attendre de l' Amérique
latine. Avant même que ces malentendus se produisent, au retour du
premier voyage en Inde, Cortázar décrit à Jean Barnabé comment Paris
est devenu l'une des présences auxquelles il tient le plus :

Paris nous retrouva complètement inadaptés, par son ciel couvert, par la pluie qui
nous attendait à Orly telle une mauvaise nouvelle, par le froid qui persiste, par
tous ces gens grisés dans leurs petites misères politiques et sociales, loin de tout
soleil, réel ou spirituel. Mais ce sont là des plaintes inutiles ; pour ma part, je n'ai
jamais renoncé à rien de ce qui m'appartient, et Paris s'y trouve au premier rang.
J'ai à nouveau marché avec le même plaisir habituel dans ses rues, et je suis
revenu à ma vie de toujours (p. 351).

Tel qu'on le devine ici, le rapport à la France n'était pas sans


ambiguïtés ni contradictions : au malaise ressenti par le climat grisâtre du
ciel et des gens de Paris, succède le plaisir de retrouver l'univers
personnel de la ville. De tels tiraillements semblent tenir d'une part à son
caméléonisme culturel et linguistique, et d'autre part à son statut
d'écrivain étranger et engagé politiquement en pleine guerre froide. Par
son travail de traducteur et ses affinités intellectuelles, Cortázar avait eu
très tôt conscience du caractère « planétaire » (p. 1134) du monde culturel
né de la deuxième guerre mondiale et, en effet, il avait l'habitude de
franchir les langues et de jouer avec elles selon ses correspondants, en
jonglant sur les formules en anglais en français par exemple
(!EPISTOLAIRE). Mais il est frappant de le voir toujours sur ses gardes
lorsqu'il écrit en français, ou plutôt en « frangentin » comme il le dit,
amusé, dans une lettre à Jean Thiercelin (p. 1002).
Ses opinions et ses engagements politiques à gauche ont valu à
Cortázar deux refus à ses demandes de naturalisation, jusqu'à ce que
François Mitterand la lui octroie en mai 1981. Ainsi l'écrivain cessait
d'être étranger en France, condition qu'il n'avait en réalité jamais
revendiquée ni désirée. Même si cette naturalisation pouvait le lui être
reprochée par certains de ses compatriotes de l'époque, il tenait à sa
nationalité de façon discrète et intime, n'aspirant pourtant pas à en tirer
une quelconque fierté. Convaincu d'être simplement un « argentin qui se
trouve loin pour y voir plus clair » (p. 721), Cortázar dut maintes fois
faire face aux idées reçues provenant de ce côté-ci — qui le cantonnaient
par exemple à la figure de l'écrivain militant de gauche — comme de ce
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
2
1
côté-là — qui ne voyaient en lui qu'un argentin expatrié et
opportuniste —. Conscient de ses propres contradictions, l'écrivain aura
su monter au créneau (!IDÉES) pour défaire ces stéréotypes et surtout
transformer la distance de celui qui est loin des deux côtés, mais toujours
proche et chaleureux.

HASARD. A l'instar de ces mots dénoncés par Oliveira pour cacher des
béances, ce terme-ci nomme de façon approximative et arbitraire un
ensemble de singularités ou de bizarreries qui constituaient pour Cortázar
non pas des exceptions, mais bel et bien la règle d'un autre ordre du
monde. Au retour d'un voyage en Inde, par exemple, qui lui offre les
préalables de l'accès ultérieur à sa condition d'étranger en Europe, c'est-à-
dire d'occidental à la recherche d'un autre mode de vie, l'écrivain décrit
émerveillé la distance et la brillance de ce monde oriental découvert en
Inde :

Le hasard (ou ce que l'on appelle hasard faute de nom exact) nous attendait là
pour nous faire vivre le moment le plus merveilleux de tout le voyage […]
lorsqu'on arriva sur Dehli une heure plus tard, on vit la ville transformée en un
véritable feu d'artifice […] Le pilote — qui devait être un poète, j'en suis sûr —
comprit que nous étions dans un de ces moments parfaits de l'existence, où l'on
sent que le fait d'être né, d'être vivant, sont des choses inappréciables, et, au lieu
d'aterrir, survola lentement la ville pendant de longues minutes durant lesquelles
Aurora et moi nous nous précipitions d'une fenêtre à l'autre, criant comme des
ivrognes, enivrés par cette merveille, ce ciel à l'envers qui écrasait le ciel d'en
haut, insignifiant à côté de cette folie de lumières s'épanchant comme une
immense écume cosmique […] (p. 350).

La longueur de l'exemple (cité partiellement et traduit partialement)


s'impose pour comprendre la lente saisie poétique que Cortázar fait de
cette expérience. L'écriture n'est pas qu'une transcription a posteriori de
l'expérience, mais un mode d'accès à un réel qui passerait inaperçu sans la
complicité d'autres poètes, comme ici le pilote de l'avion.
Les Lettres font état de ce partage de plus en plus amical et habituel
d'émérgences qui ne sont pas des « coïncidences mais des signes » (p.
1035), non pas des « hasards mais des choses qui répondent à des rythmes
méconnus et souvent tout aussi fatals (et méchaniques) que l'événement
répété du lever du soleil » (p. 897). Non seulement l'écriture littéraire
donne accès à ces clés, rédisposant des signes qui autrement passeraient
22 JOAQUIN MANZI

inaperçus, mais elle peut même ouvrir la voie à des réalités inouïes par le
simple fait de les avoir imaginées et réalisées dans les textes. C'est ainsi
que certains arguments littéraires semblent passer sans transition du
domaine de la fiction à celui de la réalité des journaux : l'écrivain
découvre comment l'empoisonnement amoureux et morbide de « Circé »35
est devenu un fait divers en Italie par exemple (p. 689, 707), ou pire
encore, comment les événements du roman L'examen36 se réalisent
absurdement dans le climat social des coups d'état militaire à répétition de
1962 en Argentine : « J'ai l'impression d'écrire une fois de plus L'examen.
J'ai été le prophète du malheur, merde ! » (p. 506-507).
On sait que, à la suite de Marelle et surtout de 62 - Maquette à
monter, ces faits atypiques s'inscrivent pour Cortázar — avec stupeur ou
effroi — dans une trame, ou une figure que les textes, au même titre que
des gestes ou des actions individuelles, contribuent à dessiner et à
modifier sans qu'il soit possible de déterminer à l'avance leur issue. Une
figure particulièrement frappante est celle qui se dessine à partir du récit
« Nous l'aimions tant, Glenda »37 et qui trouve son épilogue dans
« Bouteille à la mer »38. Empruntant le cadre épistolaire, l'écrivain feint de
s'adresser à l'actrice Glenda Jackson pour récapituler les symétries
produites entre son film Hospscotch39 et le premier récit, car, dans les
deux cas, la figure fictive renvoyant à chacun d'eux trouve la mort dans
l'intrigue narrative conçue ou jouée par l'autre. Sachant que cette fausse
lettre qu'est le récit de fiction finira par parvenir à la véritable actrice en
chair et en os, la figure de l'écrivain s'empresse de dissiper la sensation de
vague horreur suscitée par l'écriture de ce deuxième récit, car il sait que
cette fiction a permis leur rencontre en un « territoire affranchi des
boussoles »40. Que ce territoire soit découvert et forgé par un récit peut-
être fictif, mais doué d'une vraie forme épistolaire, réalise encore une fois
cette magie sympathique et guère hasardeuse du jeu, amical ou créatif,

35
Bestiaire, Récits 1945-1982, op. cit., p. 130-140.
36
Paris, Denoël, traduction de Jean-Claude Masson, 2001, 313 p.
37
Nous l'aimions tant, Glenda, Récits 1945-1982, op. cit., p. 858-863
38
Heures indues, idem, p. 943-947.
39
Marelle en français.
40
Ibidem, p. 947.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
2
3
producteur d'espaces qui sont toujours potentiels c'est-à-dire, tôt ou tard,
réels (!AMITIÉ, LECTEUR)

HUMOUR. L'idéal d'écriture fluide et léger auquel aspire Cortázar pour


ses Lettres est bien souvent réalisé grâce à un humour récurrent qui
éveille le sourire et la complicité de son correspondant. Ici on retrouve
encore une fois le caractère intermédiaire de l'écriture épistolaire, puisque
l'on retrouve sous le trait de l'humour des ébauches des textes de fiction,
comme, par exemple, lorsque, à la suite d'un accident de la circulation
(!ZAPOTEK), Cortázar attribue aux petites vieilles parisiennes un instinct
suicidaire (p. 272) qui surgit ironiquement ensuite dans la nouvelle « La
nuit face au ciel »41. Ce cas prouve à quel point l'humour dépasse la
douleur et l'amertume — ici les blessures de l'accident, et, en général,
celles des contrariétés de la vie — par un désir joyeux qui est la meilleure
expression du principe de plaisir.
Si l'humour est pratiqué souvent, et par de multiples recours, c'est qu'il
est l'un des plus efficaces antidotes contre beaucoup de choses (p. 1639).
Un éléphant au regard pensif dessiné au bas d'une lettre (p. 571)
dédramatise l'insistance et l'outrance presque avec lesquelles Cortázar
revient à la charge sur son éditeur Francisco Porrúa pour préciser les
instructions initiales de Marelle. Un autre dessin, abstrait cette fois-ci,
représente la perplexité de l'écrivain qui est sans nouvelles de Julio Silva
(p. 1400). Un jeu supplémentaire ouvre cette lettre puisque, datée du trois
juillet (Julio 3 en espagnol), elle est adressée par Julio Dos (Cortázar) à
Julio Uno, (Silva, alias Le patron).
Ce genre d'humour langagier est très fréquent dans les Lettres, car
l'épistolier accueille dans le flux de son écriture les lapsus et les
associations libres qui sont le signe du caractère labile et flexible de son
psychisme. Décrivant, par exemple, les lenteurs de sa maison d'édition
française, Cortázar la qualifie non pas de ténébreuse mais de
« tenebroma » (p. 965), mot valise qui réunit l'adjectif ténébreux et le
nom référant une plaisanterie en espagnol. Le mot-valise est célébré par

41
Alors que le protagoniste revient à lui après l'accident, des voix
« l"encourageaient en plaisantant […] "Vous l'avez à peine touchée"
[…] », Fin d'un jeu, op. cit., p. 359.
24 JOAQUIN MANZI

l'écrivain, qui reconnaît la justesse du sens véhiculé par cette association


libre et inattendue.
Même lorsque l'humour se fait parodique, il échappe à la méchanceté
des railleries ou des sarcarmes, car la véritable cible visée n'est autre que
l'un des traits de l'humoriste lui-même. Ainsi, lorsqu'il adopte un ton oral
populaire et un idiolecte franchement argentin (p. 646-647), celui de ses
échanges amicaux avec Francisco Porrúa. Ailleurs, il imagine les
retrouvailles théâtrales avec Alejandra Pizarnik sous un ton dramatique
digne des romans de Fedor Dostoïevski qu'il se plaît à imiter (p. 1073)
Par le biais de l'absurde enfin, Cortázar célèbre joyeusement le plaisir
d'être à nouveau ensemble, riant à distance, comme par exemple lorsqu'il
imagine une édition commune, « et en papier bible » de Marelle et de
Misteriosa Buenos Aires de M. Mujica Lainez, qui ont reçu ex æquo le
prix littéraire Kennedy en 1964. Non content de suggérer à son éditeur
cette idée échevelée, il propose que les chapitres des deux romans soient
alternés, et que le titre commun soit un autre mot-valise : « Boyuela [une
petite bouée] ou Ramarzo [mot inventé et sans dénotation] » (p. 726). Il
n'est pas étonnant que cette plaisanterie reprenne un principe fou de
composition, celui-là même qui est à la base de Marelle. Si cet absurde
est devenu une réalité créatrice — le principe constructif du roman —,
l'invention de l'absurde humoristique réintroduit dans cette lettre le libre
arbitre et le rire libérateur qui détache les amis des préoccupations
éditoriales trop pesantes. La lettre matérialise alors le murmure, le souffle
ludique que recherchait sans cesse Cortázar (!EPISTOLAIRE).

IDEES. L'aspect provocant et actif de la composition de Marelle, ainsi


que la discussion irrévérencieuse des idées vécues et mises en scène dans
le roman constituent un rappel utile pour situer la passion des idées dont
témoignent les Letttres de Cortázar. De fait, cette attitude vitale à l'égard
des idées est bien antérieure à l'écriture de ce roman et apparaît dès 1940,
lorsque le jeune professeur de Lettres de Chivilcoy conseille à une jeune
amie taraudée par les doutes existentiels de ne pas attendre de l'université
ou de quelque lecture que ce soit la réponse à ses angoisses sur la mort,
par exemple (p. 80). Il insiste au contraire sur le cheminement personnel à
vivre pour parvenir à quelques minces trouvailles ou certitudes.
Parmi celles-ci, Cortázar lui fait part d'une réalité où se réunissent les
moments de rêve et de veille, malgré la difficulté à s'en approcher et la
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
2
5
perception fragmentaire que l'on peut en avoir. Conseillant à son amie
Mercedes Arias de vivre jusqu'au bout ses problèmes pour essayer d'en
créer quelque chose, l'écrivain tournait résolument le dos au rationalisme
pour vivre ses espoirs de jeunesse face à une réalité encore brouillée, mais
toujours puissante et douée d'un fort magnétisme.
La jeunesse intellectuelle qui accompagnera Cortázar jusqu'à la fin de
ses jours s'exprime à travers une curiosité vorace et une critique
infatigable des idées reçues et des certitudes acquises. Son terrain de
prédilection est tout d'abord celui des traditions et des valeurs du passé —
qu'elles soient politiques ou esthétiques —, contre lesquelles le jeune
écrivain se rebelle lors de sa première expérience professionnelle à
Chivilcoy :

Exaspérant, oui, car ceci [le lycée où il travaille] est l'un des miroirs du pays ;
parce que des villes comme celle-ci il y en a partout sur le sol argentin, et que
nous souffrons le triste châtiment d'être un pays jeune dirigé par des idées du
siècle dernier, par des mentalités séniles et par des préjugés dignes du temps de
nos grands-parents (p. 53).

Cette attitude libre et franche à l'égard du poids mort de certaines


traditions lui vaudra les menaces venant de deux bords idéologiques
opposés (!UNIVERSITÉ). Mais tout au long de sa vie Cortázar se
confronta à différentes formes de dogmatisme comme celui, nationaliste,
que Péron instrumentalisa en Argentine à partir de 1945 (p. 197), puis, à
celui communiste, qui s'empara de l'intelligentsia cubaine dès les années
soixante (p. 1327).
Sa critique s'exerce aussi sur le terrain esthétique et littéraire, parfois
aux dépens même de l'écrivain, qui se montre souvent railleur à l'égard de
son propre rationalisme (p. 256) ou de son propre parcours créatif, surtout
à la suite de cette double secousse de l'année 1963 que fut l'édition de
Marelle et le premier voyage à Cuba. En effet à la suite de ces deux
événements personnels, l'écrivain ne cessera de se faire l'écho de l'ancrage
de l'écriture dans les temps et le monde qui sont les siens, par une prise de
conscience en tant qu'intellectuel du tiers monde (p. 1141). La lettre de
1967 à Roberto Fernández Retamar est une véritable profession de foi
qu'il ne reniera jamais, mais à l'égard de laquelle l'œuvre antérieure lui
semble trop individualiste et bourgeoise :
26 JOAQUIN MANZI

De l'Argentine s'est éloigné un écrivain pour lequel la réalité, tel que l'imagine
Mallarmé, devait parvenir à un livre ; à Paris est né un homme pour lequel les
livres devaient parvenir à la réalité. Ce processus a comporté plusieurs batailles,
plusieurs défaites, plusieurs trahisons et quelques réussites partielles (p. 1136).

Si, en 1951, la réalité fuyante lui apparaissait « de l'autre côté », telle


« un cri, un éclair d'une lumière aveuglante » (p. 256), après 1963, le réel
s'offre à l'écrivain comme un ensemble multiple de possiblités auquel il
lui faut, d'une manière ou d'une autre, renoncer partiellement pour que le
texte advienne (p. 693). Cortázar a enfin pu réaliser l'ouverture poétique
où l'homme se réunit avec ses semblables pour atteindre « ce lecteur où
réside déjà le germe de l'homme nouveau » (p. 1140).
Cette conjoncture personnelle de l'année 1963 semble avoir cristallisé
les vœux du jeune Cortázar des années quarante, tant et si bien que, se
sentant vieux en 1939 (p. 44), sa soif de vivre jusqu'au bout le rendait
jeune en 1977 (p. 1611-1612) (!PORTRAIT-AUTO).

LECTEUR. De la même façon que la notion de sujet s'est trouvée pour


Cortázar à jamais changée après l'écriture de « Homme à l'affût »
(!AUTRE), une nouvelle notion de lecteur se forge dans Marelle. Non
seulement parce que « l'aventure éditoriale » de ce livre (p. 465) a engagé
dès sa conception d'autres lecteurs, outre Cortázar lui-même, mais parce
que le désir le plus fervent de l'écrivain était de « voir agir le lecteur, de le
transfomer — tel que Morelli le dit par là — en un ami et un ennemi, en
un complice, en co-auteur du livre » (p. 698). On le voit bien ici, dans ses
Lettres, Cortázar redevient Morelli réécrivant, entre autres, un passage du
chapitre 7942 et reprenant surtout à son compte le rôle qu'il espérait avoir
inculqué et provoqué chez les lecteurs potentiels de ses livres. Cette
incarnation des personnages du roman réapparaît lorsque Cortázar répond
à un lettre de Jean Barnabé en défendant l'échange, éprouvant parfois, que
le roman prétend instaurer avec le lecteur :

"Depuis la première page jusqu'à la dernière, je me suis surpris à dialoguer avec


vous, à réagir, à m'irriter souvent"43. Croyez-moi qu'aussi bien Horacio que

42
Marelle, traduction de L. Guille-Bataillon et Fr. Rosset, Paris,
Gallimard, 1966, p. 412.
43
En français dans le texte.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
2
7
Morelli ont souri, heureux. Car tout cela, et surtout cela, est ce qu'ils attendent
des lecteurs : un dialogue violent, exaspéré, incluant des insultes et des signes
d'amour, si nécessaire, mais dans tous les cas, d'un dialogue fait dans la liberté,
dans l'indépendance, dans une lutte fraternelle et nécessaire. (p. 871).

On perçoit à quel point les distinctions de Morelli entre un lecteur mâle et


un lecteur femelle44 n'étaient pas dues au hasard et correspondaient, au
moins dans un premier temps, à une conception essentiellement agressive,
belliqueuse et masculine du lecteur. Dans ce domaine, comme dans celui
de la sexualité, après avoir reçu les remarques de ses amies et de ses
lectrices, Cortázar reconnut une tendance à l'homocentrisme45.
Toutes les remarques au sujet du rôle du lecteur ne reviennent certes
pas sur le côté viril de l'échange instauré avec le lecteur ou plus largement
avec l'interlocuteur, car bien souvent elles insistent sur la nécessité, pour
le cinéaste, par exemple, de ne pas perdre le « contact » avec le spectateur
afin de ne pas annuler la communication avec lui (p. 673). On constate
également que les recontres les plus fructeuses avec les lectures de ses
livres ont souvent eu lieu avec des critiques femmes parmi lesquelles le
cas le plus abouti est sans doute celui de Ana María Barrenechea qui édita
plus tard le logbook ou « livre de bord » de Marelle46.
Il n'en demeure pas moins que Cortázar projetait sans doute des images
fortement investies de lui-même sur ses lecteurs comme lorsqu'il répond à
des lycéens qui lui demandaient de localiser l'emplacement réel du jardin
fictif où se déroule l'intrigue du récit « Fin d'un jeu »47 :

Cette maison-là n'existe pas. […] Je me réjouis cependant que votre professeur
vous ait demandé de chercher la maison. Vos camarades et vous vous êtes

44
Chapitres 79 et 99 de Marelle, op. cit.
45
« Ceci a commencé lorsque j'ai parlé de "lecteur femelle" dans Marelle.
J'ai fait amende honorable, y compris dans un entretien écrit, mais
maintenant, lorsque je relis Le livre de Manuel, je constate une fois
encore que l'érotisme est vu de façon presque exclusivement masculine, et
que les femmes, malgré mon amour et mon respect pour elles, sont
"réifiées", ou chosifiées, comme tu voudras appeler cela » (p. 1531).
46
Cuaderno de bitácora de "Rayuela", Buenos Aires, Sudamericana,
1983, reproduit dans l'édition Archivos du roman, op. cit., p. 469-538.
47
Récits 1945-1982, op. cit., p. 365-374.
28 JOAQUIN MANZI

beaucoup amusé à vous promener ainsi. En tout cas, la vie est toujours un peu
cela, à savoir chercher des choses qui n'existent pas. Peut-être, en les cherchant,
nous les créons, nous les sortons du néant. Et en plus, qui nous priverait de la
promenade que nous avons faite ? (p. 913).

Sans doute l'écrivain contribuait ainsi à élargir le monde des lecteurs qu'il
jugeait déjà mûr et intelligent dans les années 60 (p. 743). Comme
Morelli lui-même, il tenait ainsi à pouvoir toujours changer avec lui, pour
faire de lui son semblable, son frère48 (!PORTRAIT-AUTO).

MORT. Au début et à la fin des Lettres, la disparation d'un être aimé


marque l'écriture épistolaire de Julio Cortázar : celle de son ami Francisco
Reta en 1942, à qui sera dédié le premier volume de contes, Bestiaire et,
en 1982, celle de Carol Dunlop, sa dernière épouse, co-auteur du livre Les
autonautes de la cosmoroute. Ces deux dates ne disent pourtant pas à quel
point l'expérience de la mort est présente chez Cortázar tout au long de la
cinquantaine d'années de sa pratique scripturaire — fictionnelle ou non —
. La porosité entre les différentes sphères de réalité, qu'il a recherchée
dans le genre fantastique, était, on le sait, non seulement une façon de
rendre réelle par exemple, l'expérience de sortie hors du temps telle que
Johnny Carter la raconte49, mais aussi le retour obsessionnel à l'espace
souterrain et parallèle de la « Ville »50 où il continuait à rechercher les
causes des morts injustes qui l'ayant marqué dès sa jeunesse (p. 1013).
Dans la même lettre à Francisco Porrúa, l'écrivain avoue que l'âge
adulte a commencé rétrospectivement pour lui avec la mort de ses deux
amis les plus chers (p. 1013). Ces disparitions l'ont confronté à ce que,
désormais, personne ne pourrait faire à sa place, car l'expérience de la
mort impliquait la solitude extrême et un partage langagier ou affectif
impossible dont la mort nous retranche à jamais. Eloigné de toute foi
religieuse, la mort d'autrui prend corps chez le jeune écrivain qui affirme
porter ses morts avec soi « et ils sont déjà nombreux ! » (p. 140)
s'exclame-t-il en récapitulant le vécu de son deuil à Lucienne C. de
Duprat. Dès lors, la littérature deviendra le domaine imaginaire où se
confronter non pas tant à la mort d'autrui, mais à la propre mort, dans la

48
Marelle, chapitre 79, op. cit., p. 413.
49
« Homme à l'affût», in Récits 1945-1982, op. cit., p. 214-215.
50
Celle de 62 - Maquette à monter, Paris, Gallimard, 1971.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
2
9
mesure où le processus créatif s'achève avec la séparation totale entre
l'œuvre et l'auteur, ce moment qu'il qualifie de terrible (p. 679).
Alors même qu'il vient de finir le manuscrit de 62 - Maquette à
monter, une lettre écrite à Alejandra Pizarnik revient sur ce processus
d'assomption de la mort propre par le biais de la création littéraire. Un jeu
de coïncidences qui ne relève pourtant pas d'une combinaison aléatoire de
faits (!HASARD), associe la mort subite d'un oiseau contre une vitre, la
fin de l'écriture du roman et le vécu anticipé de la mort comme seule issue
possible pour tenter de la vaincre (p. 1039-1040). Ce désir de se
rapprocher d'elle, de l'anticiper afin de lui enlever d'avance la douleur à
laquelle elle est associée, passe par la conviction que ce brusque coup
d'arrêt ne touche point à l'essence du moi (p. 1040). C'est ainsi que, arrivé
au terme de l'écriture du roman, le jour même du solstice d'été et de la
découverte de l'oiseau mort, recueilli tiède encore dans la paume de la
main, Cortázar renoue avec le plaisir d'être vivant, en écrivant cette lettre
précisément.
Si les textes littéraires de Cortázar ont souvent commerce avec la mort
— au sens ancien de l'expression —, le commerce que certains
personnages entretiennent avec la mort permet de mieux comprendre le
rapport éthique qui a été le sien tout au long de sa vie d'écrivain. En effet,
alors que l'écrivain a toujours affirmé le caractère vital, charnel même, de
l'écriture en tant qu'expression de la vie, certains personnages affirment
l'écriture ou la réception de l'œuvre pour mieux nier la vie. Le narrateur
de l' « Homme à l'affût », par exemple, le critique musical Bruno, poursuit
l'accès au sens figé une fois pour toutes du jazz qu'il admire chez Johnny
Carter, alors même que celui-ci est incapable de le lui formuler. Mais, par
ailleurs, le musicien conteste le livre que le critique a déjà publié à son
sujet. C'est ainsi que Bruno, incapable de résoudre la contradiction de son
écriture et de son éloignement à l'égard de Johnny, en vient à souhaiter la
mort du musicien, tout en sachant que même mort, il continuera de le
hanter51. Ce désir de voir mourir l'artiste aimé pour résoudre des
incapacités personnelles, on le retrouve dans le récit « Nous l'aimions
tant, Glenda », où le groupe d'admirateurs de l'actrice ne se contente pas
de refaire et de remplacer les séquences des films à leurs yeux peu réussis

51
Op. cit., p. 239
30 JOAQUIN MANZI

ou peu convenables avec leur image de l'actrice, mais envisage même de


la faire disparaître afin que l'œuvre soit définitivement close et finie52.
Le rapport combatif et généreux que l'écrivain maintenait avec
l'échéance mortelle, on le lit par exemple dans la toute dernière lettre
publiée, datant de décembre 1983 : cette lettre se clôt avec un appel
politique à Jean Andreu, une incitation qu'il adresserait aussi à lui même,
pour tenter de se battre contre la mort qui le guettait : « Attendons et
luttons » (p. 1821). Un appel semblable est celui qu'il a adressé à
Alejandra Pizarnik avant le suicide de celle-ci (p. 1480). Cortázar y
réaffirme le désir de la voir du côté de la vie, de la pulsation de la terre et
du lien avec ce qui « nous enveloppe tous » :

Sortir par cette porte [celle du suicide], est faux pour toi, je le sens comme s'il
s'agissait de moi-même. Le pouvoir poétique est à toi, tu le sais, et nous tous qui
te lisons le savons aussi. Nous ne vivons plus au temps où ce pouvoir était
antagoniste de la vie et celle-ci le bourreau du poète. (p. 1480).

Ainsi, à travers son désir de voir vivre son amie poète, l'écrivain
réaffirmait son propre désir de continuer à vivre en affrontant la mort par
l'écriture. Le rapport conscient et créatif à la mort s'assume dans les textes
comme un désaisissement perpétuel de soi au profit d'autrui, comme par
exemple lorsque Cortázar emploie la métaphore du décollement de
l'œuvre au moment de sa parution ou de la première projection d'un film
(p. 692). En tant que lecteur, l'œuvre d'écrivains comme José Lezama
Lima peut symétriquement s'incarner en lui et le faire participer au
mystère et à la beauté en le disant à l'auteur « depuis le sang même qui
circule sous [s]es veines » (p. 1489).

POESIE. A la lumière du volume poétique posthume Salvo el


crepúsculo, on est à peine surpris de constater que la poésie s'éclipse
lentement au fur et à mesure que l'on avance dans les trois volumes des
Lettres. Dans l'un des épigraphes de ce volume, Cortázar y fait sien le

52
« Nous savions qu'Irazusta allait faire le nécessaire, rien de plus simple
pour quelqu'un comme lui […] A la cime intangible où nous l'avions
exaltée, nous la garderions de la chute, ses fidèles pourraient continuer de
l'adorer sans déclin : on ne descend pas vivant d'une croix », Récits 1945-
1982, op. cit., p. 862-863.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
3
1
regret de Yeats « — and I am melancholy because/I have not made more /
and better verses »53. Les toutes premières lettres attestent pourtant d'une
production poétique importante, puisque une dizaine de poèmes est
transcrite et offerte à différents correspondants. Mais surtout, dans ces
lettres des années trente et quarante, la poésie apparaît aux yeux du jeune
écrivain comme l'expression littéraire par excellence, vouée à exprimer
ce qui ne peut pas l'être (p. 67), à dépasser toute logique rationnelle (p.
129). L'écriture poétique pratiquée alors est celle héritée du romantisme
tardif de Baudelaire et dont la modernité s'incarne en Rimbaud. Tel que
Jaime Alazraki54 l'a montré, son essai sur le poète maudit se revèle tout
aussi fondamental pour son écriture ultérieure que son livre sur Keats,
avec lequel Cortázar espérait pouvoir décrocher une bourse pour venir en
Europe.
Une fois en France, la sensibilité poétique ne l'abandonnera pas
puisqu'il ne cessera d'écrire également des poèmes. Elle trouvera
simplement d'autres voies d'expression moins secrètes par le biais des
récits brefs en particulier, ce que Alejandra Pizarnik a perçu dès les
années soixante (p. 1040). Le romantisme extrême qui faisait de sa jeune
vocation littéraire une « maladie poétique » (p. 41), Cortázar le retrouvera
plus tard incarné en cette poétesse, auteur d'une œuvre tout aussi
puissante que fulgurante, et avec qui il maintiendra l'un des plus beaux
échanges épistolaires de l'ensemble.

PORTRAIT (AUTO). A aucun moment Cortázar ne brosse ce qui


ressemblerait de près ou de loin à un autoportrait. En revanche, au fil des
pages, et au gré des correspondants, les Lettres font succéder les images
furtives et les couleurs variées d'un kaléidoscope très personnel — celui
de chaque lecteur — où l'on mire certains reflets de l'auteur, queVincent
Kauffman55 compare à un « yeti » surgi de la correspondance des
écrivains. La prudence est ici de mise, puisque même aux yeux de
certains de ses amis comme Jean Barnabé, Cortázar pouvait sembler
secret :

53
Op. cit., p. 91.
54
« Cortázar antes de Cortázar », in Rayuela, édition Archivos, op. cit., p.
571-582.
55
Op. cit., p. 9.
32 JOAQUIN MANZI

Vous qui avez déjà fait allusion, et plus d'une fois, à mon côté "secret", et qui
voudriez me déchiffrer un peu mieux à travers la lecture de mon roman, vous me
connaissez cependant bien mieux que beaucoup de gens qui croient être au
courant de ma vie […] C'est vrai que je suis discret et que les gens extravertis me
dérangent […]. Mais au fond, Jean, ce qui se passe c'est qu'il n'y a rien
d'intéressant chez moi, il n'y a pas grand-chose à montrer ou à raconter. Ne
croyez pas que je fais l'intéressant ou que je pèche par modestie. Ce que j'écris
relève surtout de l'invention, et c'est de l'invention parce que je n'ai pas de
souvenirs qui vaillent la peine d'être rappelés (p. 396).

« Certes Monsieur Cortázar — serait tenté de lui répondre un


psychanalyste peu affable — mais votre caractère introverti s'épanche
parfois, débordant de telles dénégations ».
Pour répondre au psychanalyste, on pourrait faire valoir que l'écriture
est ce point de passage même entre la timidité revendiquée et l'expansion
ouverte des sentiments. Julio enfant resurgit, en effet, dans des
circonstances inattendues référées par les Lettres, comme une rencontre
avec le maître admiré (!BORGES), une liaison amoureuse qui commence
et lui rappelle ses amours enfantines pour « une maîtresse jeune et
gentille » (p. 1466), ou encore lorsqu'il se défend d'être un personnage
médiatique rappelant son « cœur plein de peluches, de bonbons mous, de
colombes en papier, et bien d'autres choses de mauvais goût que je ne
renie ni ne renierai jamais » ( p. 1638).
Ce grand enfant pour qui la littérature était au sens littéral un jeu, le jeu
suprême (!LECTEUR), se voyait lui-même comme « un jeu de
masques » :

Je sais qu'au fond je n'existe pas, que je suis un jeu de masques, le caméléon de
ma petite allégorie à la façon de Keats. A force de glisser entre des entités plus
solides, de mener ce jeu dans les interstices et cette osmose à la façon d'un
axolotl (ce que vous [Néstor Tirri] avez très bien vu) une œuvre est née dont la
force, finalement, aura été de nier toute vision, toute conception, toute action
monolithiques (p. 1301).

Cette aire de jeu scripturaire est essentielle car on y voit constamment


changer de signe les catégories et les valeurs existentielles pour aboutir
précisément à une vie plus riche en présences et en nuances. Sa
conception de l'individualité de l'écrivain et de l'appartenance identitaire
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
3
3
permettra de comprendre les potentialités et les transformations que
l'écriture apporte à la vie .
Le caractère sainement et ouvertement égoïste, Cortázar le revendique
pour lui, ainsi que pour tout écrivain ou artiste pour lequel le travail de
création est une nécessité vitale (p. 861). Cet égoïsme n'est en rien
contraire à sa participation généreuse à diverses causes populaires, et à sa
lutte contre la facilité, y compris lorsque celle-ci provient de ses propres
compagnons de route. Une des lettres les plus instructives en ce sens est
celle adressée à Haydée Santamaría, directrice de la revue cubaine Casa
de las Américas, après l'affaire Padilla56. Cortázar s'insurge contre le
silence auquel les défenseurs de la Révolution en Europe ont été
contraints pendant toute la durée de cette polémique, l'obligeant à
adresser une demande d'information à Fidel Castro signée avec d'autres
intellectuels. S'expliquant sur les raisons qui l'ont poussé à entreprendre
un tel geste, mal interprété par l'intelligentsia cubaine, Cortázar
revendique le refus de tout manichéisme, de toute facilité. Reprenant les
termes de sa correspondante, il affirme alors, avec une pointe d'ironie
peut-être, mériter le titre de révolutionnaire, auquel il n'a pourtant jamais
prétendu (p. 1494).
On retrouve un semblable refus de toute facilité, lorsque Cortázar fait
de la distance à l'égard de son pays un moyen constant de se rapprocher
de lui autant par son univers fictionnel que par ses styles d'écriture variés,
mimant parfois la langue portègne tantôt humouristique et irréverente,
tantôt sérieuse et intellectuelle. A la distance géographique s'ajoutait bien
entendu celle culturelle et idéologique lorsqu'il fut aux côtés des Cubains,
des Chiliens et des Nicaraguayens, par exemple. Cette contradiction
apparente, qui n'avait échappé ni aux critiques ni, bien entendu, à
l'écrivain lui-même, qui la résolvait dans ses livres, resurgit dans maints
passages des Lettres, où il revendique en même temps une « âme
d'apatride » (p. 827) mais aussi, après sa naturalisation française, sa
condition d'argentin bien plus profonde que celle des prétendus patriotes
d'un jour de fête nationale (p. 1726). Ceci, en raison d'une œuvre qu'il sait
intégrée à l'histoire de la littérature argentine et qui a ému et amusé ses
compatriotes. (!LECTEUR).

56
Affaire commentée ici même par N.-E. Rochdi dans son article
« Plaidoyer pour un révolté de la littérature : Julio Cortázar ».
34 JOAQUIN MANZI

REGRETS. Avec les amitiés qui se dissolvent, et les liens amoureux qui
se défont, apparaissent quelques regrets de Cortázar, toujours rares et
pudiques. Ceux qui méritent la peine d'être interrogés sont ceux qui, au
soir de sa vie, examinent rétrospectivement l'œuvre au regard de
l'existence :

Finalement, j'aurais passé ma vie à essayer de revenir, je ne sais à quoi, ni


pourquoi, mais cherchant toujours cet espace que la vie transforme en simple
"passé". Et en plus, je ne l'ai pas fait pour échapper à la vie présente, actuelle,
mais parce que je suis convaincu que la vie serait bien plus riche et présente si
elle était capable d'incorporer en tant que matière vivante tout ce que l'on nous
enseigne comme des choses mortes et lointaines (p. 1694)

Cette volonté de redonner vie aux temps morts, en apparence, du passé,


on l'a vue à l'œuvre, entre autres, dans les relectures diverses qu'il
pratique dans ses fictions et ses articles (!CRITIQUE), ainsi que dans le
désir de redonner un protagonisme au lecteur par lequel le texte
recommence perpétuellement le jeu de la fiction, le jeu socialement
dangereux du comme si.
Le retour perpétuel qu'il signale ici à Jaime Alazraki, est peut-être celui
de chaque nouveau livre, qui revient à la charge contre l'inertie de la vie
et contre notre tendance à l'ankylose. Le regret serait ici de n'avoir pu
réaliser totalement l'utopie littéraire, de l'avoir entrevue comme une île
finale, s'éloignant toujours plus loin à l'horizon.
L'utopie inachevée et regrettée est aussi la mienne, celle d'un
Abécédaire trop long et pourtant toujours inachevé, où des entrées telles
que cinéma, écriture, exil, maquettes à monter, temps et théâtre parmi tant
d'autres resteront malheureusement absentes, mais toutefois présentes
maintenant comme des bouteilles lancées à la mer.

TRADUCTION. Pendant une bonne vingtaine d'années, Cortázar gagna


sa vie à Paris grâce à son métier de traducteur à l'Unesco. Pourtant, il
n'entretenait pas qu'un rapport de subsistance à l'égard de la traduction,
car elle faisait aussi partie intégrante de sa condition d'écrivain. D'une
part, parce que Cortázar pratiquait la traduction comme une écriture faite
de concert avec le texte source, cherchant le rythme approprié à la phrase
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
3
5
à traduire57. D'une autre part, sa collaboration active à la traduction de ses
œuvres en d'autres langues, témoignait une fois de plus de sa conscience
plurilingue et cosmopolite de la littérature. Ce souci pour des versions
correctes mais également osées de ses textes, on le retrouve dans maints
passages du deuxième tome des Lettres, celui qui couvre les années 1964-
1968, dont je traduirai ici un bref passage :

Je dois aider simultanément d'une part une traductrice italienne, et d'autre partune
française et un yankee qui sont en train de traduire Marelle. Si tu as feuilleté le
livre, tu peux admettre que la version dans une autre langue pose d'énormes
problèmes. A peine ai-je fini de résoudre une série de difficultés en italien, et
voici qu'arrivent cinquante pages en anglais, et ainsi de suite… Bien entendu, je
ne m'en plains pas, puisque la traduction est ma terre d'élection (ma terre
promise, je ne le sais pas) ; mais tout ce travail me prend de nombreux jours (p.
824).

En cette « terre d'élection » où s'accomplit un travail constant et


sérieux, Cortázar pratique non seulement des relectures extrêmement
soignées et attentives, des recherches discursives et lexicales aussi bien en
français qu'en anglais dont témoignent, entre autres, les lettres à Gregory
Rabassa, son traducteur américain, mais aussi une réflexion d'ensemble
sur les stratégies de traduction, pourtant difficilement conceptualisables :

Lorsque je lis une bonne traduction espagnole d'un auteur anglais, je ne suis pas
gêné de trouver des expressions un peu trop proches de la construction et du
vocabulaire anglais. Pourquoi cela devrait-il me déranger ? Cela assure une
proximité, un contact presque avec l'auteur (p. 361).
Le chapitre de la grosse planche [le chapitre 41 de Marelle], tu l'as traduit avec
une fidélité intérieure qui m'émeut et me rend très heureux. On voit que tu as
senti par-dessous le texte apparent, pour ainsi dire, le sens sous-jacent, et dans ta
version, tout cela ne s'est guère perdu, bien au contraire (p. 856).

Conscient des choix qu'opère le traducteur, il n'hésite pas à superviser


la traduction française de Marelle pour laquelle il décide hardiment de
confier la tâche à deux traductrices différentes : Laure Guille pour la
partie qu'il appelle « romanesque » et Françoise Rosset pour la partie
« théorique » (p. 685). C'était peut-etre là une occasion pour lui non

57
, Cf. dans ce même volume l'article de Sylvie Protin. « Quand Cortázar
traduit… que faire ? »
36 JOAQUIN MANZI

seulement d'accélerer et de faciliter le travail, mais aussi de retrouver les


sphères du roman sous deux plumes différentes, capables d'incarner peut-
être en français et dans son imaginaire, Oliveira et Morelli, ses deux alter
ego de Marelle.

UNIVERSITE. Par des mouvements rapides de fuite et de retour,


l'institution académique apparaît et disparaît des Lettres tout aussi
subrepticement. Il est intéressant d'y prêter attention car le parcours
intellectuel de Cortázar, tant de fois mis injustement en question dans les
milieux critiques argentins58, apparaît sans aucune ombre, limpide et clair
malgré des circonstances si différentes que celles des années quarante en
Argentine et des années soixante-dix en France.
A une amie qui entame des études universitaires de Lettres à Buenos
Aires, Cortázar conseille de ne pas faire grand cas des examens ni de la
faculté en général (p. 109). Le jeune écrivain travaille déjà en tant que
professeur de Lettres dans l'enseignement secondaire d'une ville de
province, et même s'il garde des liens d'affection profonds avec des
camarades et des professeurs de l'Ecole Normale, il tient à approfondir ses
connaissances littéraires et philosophiques par lui-même, loin de toute
institution. Lorsqu'il rejoint l'institution universitaire à l'ouest du pays,
c'est pour échapper à des procès idéologiques qui feront de lui d'abord un
communiste à Chivilcoy (p. 173) et, un an plus tard, un fasciste à
Mendoza (p. 186).
L'autoritarisme de la société argentine tout au long du XXème siècle
ne pouvait laisser indemne l'institution éducative, « cette cendrillon
frappée par tout le monde, qu'il soit de droite ou de gauche, catholique ou
progressiste » (p. 363) et dont un des récits tardifs dresse un tableau
effrayant59. Mais l'université est aussi un espace de partage et d'exigence à
l'égard des jeunes générations qui ont apprécié le caractère franc et entier
du jeune professeur de littérature française et anglaise (p. 174). Ces
qualités humaines lui ont valu l'emprisonnement en 1945, lorsqu'il
s'opposa avec d'autres collègues à l'intervention péroniste de l'université.

58
Comme le montre ici-même l'article de G. Goloboff, « Cortázar
revisité ».
59
« L'école, la nuit », Heures indues, in Nouvelles 1945-1982, op. cit., p.
989-999.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
3
7
Dans une très belle lettre ouverte aux étudiants de l'université de Cuyo,
Cortázar explique les raisons éthiques et intellectuelles de son
éloignement en insistant par ailleurs sur son « sentiment fier de la dignité
humaine et du désir de réaliser la vocation avec laquelle [il] est né dans la
solitude et le travail » (p. 201).
Malgré une éclipse apparente qui irait de la fin des années quarante —
lorsque Cortázar obtient ses diplômes universitaires de traducteur
assermenté de français et d'anglais — jusqu'à la fin des années soixante-
dix — lorsqu'il dispense des séminaires dans certaines universités
américaines comme l'UCLA —, l'université est toujours proche de
l'univers de Cortázar par ses goûts et ses curiosités de lecteur invétéré. En
effet, dans les années cinquante, il entreprend la traduction de l'œuvre en
prose de Edgar Allan Poe, qui est publiée aux presses de l'université de
Puerto Rico en 1956, précédée d'une étude biographique et critique très
poussée60. Son travail de réflexion critique le rapproche également de
l'institution universitaire à Cuba et aux Etats-Unis pendant les années
soixante-dix.
Enfin, quand il lui faut expliquer les inconséquences de l'Etat français
qui le maintient à l'écart de la vie politique du pays en lui refusant la
naturalisation, tout en lui demandant d'y prendre part par le biais d'un
hommage écrit à l'un de ses politiciens, François Mitterrand, Cortázar
n'oublie pas de mentionner les honneurs que lui accorde le ministère de
l'Education de ce même Etat, en lui attribuant la distinction de docteur
honoris causa de l'université de Poitiers (p. 1710). Cortázar ne faisait pas
que mettre ainsi à son profit les absurdités burocratiques françaises ; il
rappelait par la même occasion que cette distinction provenait d'une
université où il avait tissé à jamais des liens d'amitié, de complicitié et de
travail par des textes — comme l'hommage à Lezama Lima61 qu'il fit à
Poitiers en mai 1982 pendant le colloque consacré à l'écrivain cubain —
et des expositions — celle du Musée Sainte-Croix en 1979 autour des
peintures de Julio Silva —. L'exposition récente faite au même musée

60
« Vida de Edgar Allan Poe », in Obra crítica 2,ed. de J. Alazraki;
Madrid, Alfaguara, p. 287-364.
61
« Encuentros con Lezama Lima », Coloquio internacional sobre la
obra de Lezama Lima, Poesía, Madrid, Fundamentos, Espiral Ensayo,
1984, p. 11-18.
38 JOAQUIN MANZI

poitevin62, et ce numéro de La Licorne constituent des prolongements


imprévus et heureux de cette affinité qui lie encore de nos jours l'œuvre
de l'Argentin à l'université.
Cortázar rappelait par ces actes que cette institution universitaire va
bien plus loin que les visées de certains de ses hiérarques et que la
mesquine politique provinciale (p. 186), car la raison d'être de l'université
touche au dialogue subtil (p. 1715) et à l'échange franc, libre de tout
embrigadement esthétique ou idéologique (p. 203) (!IDÉES).

VOYAGES. Sur un vieux cargo, où il pourrait travailler pour payer


son voyage, le jeune Cortázar rêve de rejoindre le Mexique sans argent,
pour revenir à peine quelques jours plus tard, les mains dans les poches,
sans avoir peut-être visité grand-chose (p. 43). Cortázar regrette alors les
temps anciens où le voyage n'était pas encore revêtu d'une dimension
existentielle qu'il exprime par l'impératif « Soit tu pars, soit tu meurs » (p.
44) et qui semble nourrie d'un poème de César Vallejo63.
Cette nostalgie bien littéraire des voyages des Romantiques l'emporte
sur tout le reste, invalidant par avance la réalité même du voyage
envisagé, et récusant surtout la tentation du touriste qui voyage afin de
"voir du pays” selon des itinéraires et des prix fixes (p. 43). Le refus d'une
vie compartimentée, aliénée par la « bureaucratie et la médiocrité
économique » (p. 44), marquera la vocation voyageuse de Cortázar,
même si son métier de traducteur et interprète pour l'Unesco, l'obligera à
des déplacements répétés partout dans le monde pour des raisons avant
tout professionnelles. Les lettres lui permettent précisément de quitter ce
monde étriqué et absurde par le biais de jeux de langage ravageurs, qui le

62
En mars 2000, lors de la première de Rien pour Pehuajo mis en scène
par Jean Boilot, le musée Sainte-Croix de Poitiers a exposé des portraits
photographiques de Julio Cortázar et des peintures de Julio Silva.
63
« Algo te identifica con el que se aleja de ti y es la facultad común de
volver, de ahí tu más grande pesadumbre./ Algo te separa del que se
queda contigo y es la esclavitud común de partir: de ahí tus más nimios
regocijos. […]/¡Alejarse! ¡Quedarse! ¡Volver! ¡Partir! Toda la mecánica
social cabe en estas palabras » « Algo te identifica », Poemas póstumos,
ed. de A. Ferrari, Madrid, Archivos, 1988, p. 434.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
3
9
rapprochent de ses complices d'écriture et d'édition, comme Julio Silva et
Francisco Porrúa (!HUMOUR).
A ces déplacements en avion, qui remplaceront progressivement les
longues traversées en bateau, Cortázar préfère les trajets en auto-stop
d'abord, comme ceux à travers l'Italie avec Aurora Bernárdez (p. 284).
L'univers étroit et banal de la voiture sera également remplacé par un
camping-car baptisé Fafner avec lequel il sillonera l'Autoroute du Sud en
compagnie de Carol Dunlop pour l'écriture de Les autonautes de la
cosmoroute (p. 1773-1775).
L'Europe, qu'il parcourt sans cesse, à la recherche de ses affinités
électives dans les paysages et les villes des écrivains et peintres aimés, lui
réserve souvent des surprises, comme celle des hippies rencontrés un soir
à Heildeberg, avec lesquels il passe une nuit entière devant le porche de la
cathédrale à fumer de la marihuana et à relire Pedro Salinas, dont il
préparait le prologue d'une anthologie à paraître en Espagne64. Par des
chemins de traverse comme ceux qui constituent la trame du conte « Lieu
nommé Kindberg »65, Cortázar redécouvre le bonheur d'une jeunesse qui
est tout le contraire du « cancer social » dénoncé par les conservateurs de
l'époque. A l'opposé du personnage plus âgé de Marcelo, qui se sépare de
sa jeune amante Lina parce qu'il est incapable d'épouser la perspective
vitale de celle-ci et meurt dans un banal accident de voiture, Cortázar ne
cesse de rajeunir avec ces gens « en dehors du système » (p. 1426)
auxlesquels il s'identifie.
Dans le même ordre d'idées, il avoue ironiquement être « une
catastrophe en tant qu'Argentin » (p. 480). C'est pour cette raison que,
lorsqu'il faut revenir quelque temps à Buenos Aires et retrouver un
univers qui n'a pas changé (p. 470), il faut reprendre un masque que l'on
peine à porter et que l'on n'abandonne qu'entre amis (p. 974). A Buenos
Aires en effet, Cortázar se sent assiégé, enfermé (p. 470), captif dans les
cercles médiocres de l'enfer portègne (p. 410). Plus tard, il reconnaîtra lui-
même la charge névrotique d'une ville dont il a dû se séparer pour se
retrouver lui-même dans et par la création littéraire (p. 1598).
Ce recommencement vital a été accompli à Paris pendant les années
cinquante, sans que les angoisses aient pour autant disparu, mais changé

64
Prologue réédité dans le livre Poesías, Barcelona, Lumen, 1996.
65
Octaèdre, in Nouvelles 1945-1982, Paris, Gallimard, 1993, p. 627-634.
40 JOAQUIN MANZI

de signe. C'est à Paris que se déroule le véritable « voyage intérieur »


qu'est Marelle (p. 703) et qui justifie les aller-retour du lecteur à travers
son anti-roman. Le voyage intérieur à Paris est donc le véritable retour, le
retour à la ville où Cortázar a fait sa mue définitive. Le retour à un endroit
où il savait qu'il resterait à tout jamais, lui qui, — selon Cristina Peri
Rossi66 — aimait à réciter les vers d'un de ses poètes admirés, le péruvien
César Vallejo : « Je mourrai à Paris/ un jour de pluie dont j'ai déjà
souvenir » (!MORT).

ZAPOTEK. Tel le nom de code d'une opération secrète, ce terme


apparaît au passage d'une lettre datant de 1953 à Freddi Guthmann, son
ami poète, féru de religions et spiritualités orientales. Alors qu'il est
encore convalescent suite à un accident de la circulation, et qu'il vient
d'épouser Aurora Bernárdez, Cortázar réfère dans cette lettre le désir
d'affronter cette entité (p. 275). Même si la graphie finale du terme a été
altérée ludiquement à la façon d'une écriture phonétique, on reconnaît
sous ce nom le groupe indigène mexicain de la région de Oaxaca qui
faisait partie de l'empire aztèque67. Ainsi l'écrivain fait allusion à l'écriture
du récit qui, selon toute vraisemblance, deviendra plus tard « La nuit face
au ciel »68. Quelques mois plus tôt, il avait raconté au même
correspondant l'accident en moto, survenu dans les mêmes circonstances
que dans le récit, à savoir une chute violente dans un carrefour après avoir
heurté une vieille dame qui traversait la rue malgré le feu vert (p. 271). Le
long séjour à l'hôpital pour soigner ses hémorragies, ses blessures et ses
fractures, lui réserve des nuits d'insomnie et de délire fiévreux qui
brouillent les lectures et alimentent l'écriture. Le bonheur d'être enfin sorti
de l'hôpital lui permet d'envisager des sorties à pied dans le Paris

66
Julio Cortázar, Barcelona, Omega, colección Vidas Literarias, 2.000, p.
8.
67
M. Seco, Diccionario del español actual, Madrid, Aguilar lexicografía,
1999, tome 2, p. 4598. De la même façon, dans la nouvelle « La nuit face
au ciel », Cortázar crée un nom indigène fictif, celui de motèque, analysé
par B. Terramorsi, Le fantastique dans les contes de Julio Cortázar, Paris,
L'Harmattan, 1994, p. 95-96.
68
« La nuit face au ciel », in Nouvelles 1945-1982, op. cit., p. 359-364.
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE
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1
printanier. Cette joie est surtout figurée selon une image centrale pour le
récit fictionnel :

A ma façon, je suis parvenu à un bonheur personnel qui m'emplit de joie. J'ai


l'impression d'être sorti d'un puits et d'être à nouveau sous les étoiles, respirant
l'air spendide de la nuit (p. 274).

Dans cet extrait l'ouverture et l'immensité d'une nuit peuplée d'étoiles


figurent la libération et le soulagement d'être à nouveau sain et sauf, après
l'accident. Dans le récit, au contraire, tel que Bernard Terramorsi le
montre69, la nuit regardée bouche bée, et de bas en haut, exprime la
sidération des deux protagonistes : la fragilité blessée du motard, la peur
de l'indien motèque chassé par les Aztèques pendant la Guerre Fleurie
rituelle. Si l'expression « boca arriba » du titre original n'est pas rendue
par l'expression française « face au ciel » choisie par Laure Guille-
Bataillon et Roger Caillois pour le titre du récit en français, le glissement
de sens d'une langue à l'autre est déjà présent dans l'écriture même de
Cortázar. En effet, l'écrivain condense selon une logique onirique dans la
même image — être en plein air sous les étoiles — des sentiments et des
émotions de signe contraire comme le sont dans le récit l'angoisse
menaçante d'une mort prochaine et dans la lettre la délivrance joyeuse de
cette même menace.
A première vue, Cortázar semble rabaisser dans sa lettre la lecture et
l'écriture faites pendant son séjour hospitalier au rang de simples
« manœuvres de fuite, de substitution » (p. 273). Or ce bref exemple
rappelle combien son écriture exprime et transcende en même temps non
seulement ses propres émotions, mais plus largement un ensemble de
émotions d'un sujet lecteur qui revient sans cesse au récit pour y trouver
des bribes de réponse, pour y regarder quelques étoiles brillantes ou
filantes dans un vaste ciel noir et béant comme son propre inconscient
(!LECTEUR).

69
Op. cit., p. 95-96.

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