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L’intérêt général au crible de l’intérêt commun https://journals.openedition.

org/asterion/3031

Philosophie, histoire des idées, pensée politique

17/2017
De l'intérêt général
Dossier

L’intérêt général au crible de


l’intérêt commun
The general interest in the sieve of the common interest

PIERRE CRÉTOIS

Résumés
Français English
L’intérêt général (contrairement à l’intérêt commun) se présente comme une position de
surplomb prenant le point de vue de la société et des exigences de rationalisation
supposées la structurer. Nous nous proposons d’examiner trois options différentes
concernant la nature et la détermination de cet intérêt en suivant, par facilité, une
démarche chronologique qui, en réalité, se rapporte à des distinctions conceptuelles et
thétiques de premier plan. L’approche du physiocrate, Lemercier de La Rivière dégage un
intérêt général comme simple épiphénomène de l’intérêt des membres de la société qui
cherchent tous à voir leurs gains individuels maximisés. L’approche de Saint-Simon,
étudiée ensuite, renverse celle-ci car, pour ce dernier, les droits des individus dépendent
entièrement de leur fonction sociale dans le système industriel de telle sorte que le seul
intérêt commun des individus est leur intérêt d’industriel qui converge dans une
coopération universelle, de telle sorte que l’intérêt général assumé par l’État exprime les
exigences générales de l’industrie, c.-à-d. de la production et de la distribution optimale des
ressources dans tout le corps de la société. Enfin, l’approche de Léon Bourgeois permet
d’articuler une thèse basée sur les droits et la protection des individus avec une thèse
fondée sur la promotion d’intérêts sociaux irréductibles aux intérêts individuels. L’intérêt
général incarné par l’État vise alors à réinscrire l’individu dans les exigences et les
obligations civiques notamment par des devoirs comme celui de payer l’impôt.

The general interest (by opposition to the common interest) presents itself as a position of
overhang, taking the point of view of society and the requirements of rationalization
supposed to structure it. We propose to examine three different options concerning the
nature and the determination of this interest. We follow a chronological approach which, in
fact, refers to essential conceptual distinctions. Lemercier de La Rivière’s approach shows

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general interest as a mere epiphenomenon of the interest of the members of society who
are all seeking to see their individual gains maximized. The approach of Saint-Simon
overturned it because, for him, the rights of individuals depend entirely on their social
function in the industrial system in such a way that the only common interest of individuals
is their interest as member of the industrial society. The general interest assumed by the
State expresses the general requirements of industry, i.e. the production and optimum
distribution of resources throughout the whole body of society. Finally, Leon Bourgeois'
approach allows to articulate a thesis based on the rights and protection of individuals with
a thesis based on the promotion of social interests irreducible to individual interests. The
general interest incarnated by the State aims to reinstate the individual in the requirements
and the civic obligations in particular by duties like that of paying the tax.

Entrées d’index
Mots-clés : Rousseau, intérêt général, intérêt commun, Lemercier de La Rivière, Léon
Bourgeois, philosophie politique, État social
Keywords : Rousseau, general interest, common interest, Lemercier de La Rivière, Léon
Bourgeois, political philosophy, welfare state

Texte intégral
1 On dit souvent que la modernité politique est marquée, notamment, par le fait
que le peuple y prend la place du prince. Rousseau est certainement un de ceux
qui mirent le mieux en scène ce passage. Il propose de distinguer le souverain (la
volonté générale qui est celle du peuple) et le gouvernement (la volonté des
gouvernants qui est censée être subordonnée à la première) : le prince ne détient
pas la souveraineté, cette dernière appartient de manière inaliénable au peuple
dont l’intérêt doit triompher de l’intérêt de corps de la puissance publique. Dans
ce cadre, c’est la détermination même du sens de l’intérêt général qui se pose : est-
ce l’intérêt du prince, l’intérêt de la nation, l’intérêt de l’État et de l’administration
ou celui du peuple ?
2 La notion d’intérêt général est assez peu mobilisée au XVIIIe et XIXe siècle et
quand elle l’est, elle n’est pas nécessairement définie. Une des premières
occurrences caractérisées de l’expression figure dans un ouvrage de Lemercier de
La Rivière de 1770 (L’intérêt général de l’État ou La liberté du commerce des
blés), dont nous traiterons dans cet article, où Lemercier répond aux critiques que
l’abbé napolitain Ferdinando Galiani faisait à son Ordre naturel et essentiel des
sociétés. Il s’efforce de montrer que les mesures de protection des propriétés
individuelles et de libéralisation des échanges ne visent pas à favoriser la classe
des possédants, mais sont conformes à l’intérêt général de la nation. La nature de
l’intérêt général et son rapport à l’intérêt commun des membres du peuple ne sont
pas des plus aisés à saisir et à restituer. L’économie politique a notamment
contribué depuis le XVIIIe siècle à offrir certaines conceptions des rapports
entretenus entre individus et société, ainsi que de la nature de la relation entre les
exigences collectives et les intérêts individuels : réductibilité des structures aux
caractéristiques et opérations individuelles, émergence des structures à partir des
interactions entre individus, détermination des individus par les structures ou, au
contraire, des structures par les individus. Depuis l’économie libérale des
physiocrates qui pensent les cadres collectifs comme devant préserver les
caractéristiques des individus jusqu’à l’économie socialiste d’un Saint-Simon qui
voit l’individu comme l’élément d’une organisation collective déterminé par elle,
les configurations du rapport entre intérêt général et intérêts individuels sont

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multiples. Si l’intérêt général peut souvent apparaître comme le fondement des


abus du pouvoir d’État, il est donc aussi une exigence nécessaire pour rappeler
aux individus les contraintes collectives nécessaires à la vie en société. Toute la
question est alors celle du rapport entre l’intérêt général porté par l’État et
l’intérêt commun des membres de la société.
3 En première analyse, intérêt général et intérêt commun des individus peuvent
apparaître comme des notions connexes. Pourtant, on peut les distinguer. On peut
définir l’intérêt général comme l’intérêt transcendant porté par l’administration1
(ou tout organisme/société chargé d’une mission dite d’intérêt général) : on
distingue alors l’intérêt public qui est celui de l’administration proprement dite de
l’intérêt général qui est l’intérêt au nom duquel l’administration est supposée agir.
On peut définir l’intérêt commun des individus comme le recoupement des
intérêts individuels autour d’attentes partagées, c’est-à-dire l’immanence de la
constitution de l’intérêt populaire. L’intérêt commun des individus relève de
besoins, de convictions et de passions sociales partagées alors que l’intérêt général
relève de considérations de surplomb se voulant fondées sur une rationalisation
des phénomènes sociaux pouvant justifier des mesures contraignant, contre leur
gré en apparence, les individus.
4 On pourrait avoir tendance à considérer que l’intérêt général est une valeur
propre aux sociétés autoritaires faisant primer le collectif sur l’individu là où les
sociétés libérales s’efforceraient d’émanciper l’individu de toute contrainte et de
toute subordination à des considérations collectives. Pourtant, contre toute
attente, certains penseurs que l’on associe volontiers à la tradition économique
(mais aussi politique) libérale ont pu avoir recours à la notion d’intérêt général
pour promouvoir des réformes économiques et politiques volontaristes censées
libérer les individus et promouvoir la propriété de soi-même et des biens2.
5 De son côté, une partie de la pensée socialiste s’est constituée au XIXe siècle par
et à travers un modèle sociologique (plus que politique) privilégiant un recours à
l’auto-organisation qui l’a conduit à affirmer le primat de l’initiative individuelle
et l’importance, dans ce cadre, de l’interdépendance sociale des individus et de la
constitution d’un intérêt commun. Cela peut la conduire à être très suspicieuse à
l’égard du recours à l’intérêt général considéré comme l’instrument rhétorique
utilisé par la puissance publique pour imposer les intérêts de la classe dominante
et d’un ordre économique défavorable aux démunis. Y aurait-il alors abus de la
notion d’intérêt général pour couvrir et cautionner des pouvoirs administratif et
législatif potentiellement excessifs ? Dans ce cadre, on a pu, à bon droit,
s’interroger pour savoir si l’intérêt général est celui du peuple ou celui de
l’institution elle-même.

L’intérêt général de l’État compris


comme promotion d’une structure
économique visant à maximiser les
gains individuels (Lemercier de La
Rivière)
6 Lemercier de La Rivière, membre de l’école physiocratique fondée par Quesnay
en 1756 avec son célèbre Tableau économique3, répond à ses détracteurs,

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notamment au napolitain Galiani dans un ouvrage de 1770 intitulé L’intérêt


général de l’État ou La liberté du commerce des blés, démontrée conforme au
droit naturel ; au droit public de la France ; aux lois fondamentales du
royaume ; à l’intérêt commun du souverain et de ses sujets dans tous les temps
avec la réfutation d’un nouveau système, publié en forme de Dialogues sur le
commerce des blés (donc le livre de Galiani)4. Dans cet ouvrage, Lemercier
conteste la thèse de Galiani selon laquelle le laissez-faire, laissez-passer des
physiocrates serait contraire à l’intérêt général de l’État et au droit naturel.
Galiani, contre Lemercier, a prétendu notamment que la doctrine physiocratique
était entièrement au service de l’intérêt particulier des accapareurs et
propriétaires en grand qui vivent d’une spéculation conduisant à disettes et
famines. Lemercier montre que c’est le contraire qui résulte d’une telle liberté : la
concurrence favorise non l’élévation artificielle des prix, mais le bon prix et est
donc conforme à l’intérêt général de l’État. L’expression « intérêt général de
l’État » témoigne du fait que Lemercier de La Rivière ne s’est pas complètement
libéré de la notion d’intérêt d’État pour penser l’intérêt général malgré la lecture
qu’il a faite de Rousseau et dont témoigne une lettre de juillet 1767.
7 Pour Lemercier, l’intérêt commun des individus réside dans la garantie et
l’accroissement de leurs gains puisqu’il est naturel que chacun cherche à se
préserver et à préserver ce qui lui appartient. Dans ce cadre, l’intérêt général, qui
prend le point de vue surplombant de la rationalisation, se rapporte aux
exigences5 qui visent l’accroissement et la préservation de la capacité des
individus à prospérer : notamment la libéralisation du commerce pour favoriser la
circulation des biens, le despotisme des lois qui font respecter d’une manière
inflexible la propriété de soi, des biens mobiliers et fonciers et la distribution de la
dépense et du produit net entre les classes. Il y a donc un intérêt général dont
l’intérêt de chaque agent est une partie intégrante, à savoir la fluidité et la
libération de la production et des échanges. Lemercier ne nie pas qu’il existe des
réalités collectives irréductibles, notamment les classes : productive (agricole),
stérile (artisanat, propriétaire), mais il estime qu’elles participent et résultent de
la constitution et de la garantie du système des propriétés individuelles. Les
réalités collectives n’ont donc au fond aucune autonomie à l’égard des
considérations basées sur des prémisses individuelles6.
8 Dans ce cadre, le droit de propriété qui protège les intérêts et gains individuels
apparaît comme le premier, le plus élémentaire et le plus essentiel des droits, à la
fois du point de vue de la préservation de la nature humaine et de celui de l’ordre
général des sociétés. On observe alors la parfaite congruence de l’élément
individualiste de la protection des propriétés avec l’élément collectif de
l’interdépendance des intérêts. La préservation de la propriété est nécessaire à la
production d’un commun (l’interdépendance des individus dans et par le droit) et
se situe au fondement des politiques d’intérêt général visant à la libéralisation des
activités économiques :

Voilà comme sous le règne de la justice essentielle, sous un gouvernement


dont le premier principe, la première loi fondamentale est le droit de
propriété et la liberté qui en est inséparable, tous les intérêts particuliers
sont tellement liés les uns aux autres qu’il n’est plus possible d’en imaginer
un légitime qui puisse être séparé de l’intérêt commun7.

9 Il y a donc chez Lemercier une très claire convergence de l’intérêt commun


compris comme agrégation des gains individuels (et qui relève d’un intérêt où le
commun est réductible aux intérêts des individus distincts et s’excluant les uns les

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autres8) et de l’intérêt général qui consiste dans les exigences normatives


assumées par l’État et visant à faire exister et à garantir les structures de la libre-
circulation. Or, l’intérêt général commande, dans ce cadre, un « despotisme des
lois » naturelles, c’est-à-dire la protection la plus rigide des droits fondés sur des
caractéristiques ou exigences purement individuelles, subsistance et travail
individuels :

J’aurais bien désiré que l’anonyme [sc. Galiani] se fût demandé s’il est dans
la politique et dans ce qu’il appelle raison d’État, un intérêt supérieur à celui
des subsistances, à celui d’assurer les moyens d’exister, et si l’intérêt
commun des subsistances ne requiert pas que dans tous les cas le droit de
propriété ne puisse être ouvertement violé9.

10 Autrement dit, les réalités collectives peuvent épouser de la manière la plus


naturelle les réalités individuelles sans les altérer en quoi que ce soit. Les richesses
produites par le seul travail individuel doivent revenir à celui qui les a produites
sans quoi, si elles sont assujetties à une destination que leur propriétaire n’a pas
choisie, il s’agit d’une forme d’oppression contraire au droit naturel. Lemercier
appelle donc à distinguer entre les richesses de la nation (qui appartiennent à
l’État) et les richesses dans la nation (que détiennent les individus qui la
composent). L’État ne saurait instrumentaliser les propriétés individuelles à ses
propres fins sans commettre à la fois une faute contre l’ordre le plus efficient de la
société, mais aussi contre le droit naturel de propriété et la préservation de la
liberté :

Il n’en est pas ainsi de l’argent qu’un homme peut avoir amassé par son
industrie ou ses économies : si vous lui enleviez cet argent pour l’employer à
des dépenses communes, il est évident que vous blesseriez son intérêt
particulier ; et voilà pourquoi cet argent n’est qu’une richesse dans la nation
et point du tout une richesse de la nation10.

11 Le droit de propriété est tout à la fois la pierre d’angle de l’ordre collectif et de la


préservation de l’agrégation des gains individuels. Il est donc nécessaire à la
préservation de l’intérêt commun des individus qui entrent en interaction dans la
société, mais il est aussi un des modes de réalisation de l’intérêt général dont
l’expression la plus parfaite est la liberté du commerce et la concurrence entre les
agents économiques sur un marché sans entraves :

Sans intérêt commun point de corps politique ; sans droit de propriété point
d’intérêt commun ; sans liberté point de droit de propriété11.

12 Bien sûr, on pourrait objecter à Lemercier que ces préconisations ont pu


conduire à l’augmentation artificielle des prix du grain à cause de la spéculation et
donc à des conflits et à la paupérisation absolue d’une frange de la population, ce
qui est contraire à l’intérêt général et au bon ordre de la société. C’est notamment
une critique que lui feront Linguet ou Mably12. Mais là encore, Lemercier propose
des réponses que nous n’avons pas le temps de considérer dans le cadre qui nous
est donné13. Cependant, on remarquera, pour terminer, que ce qui est central pour
Lemercier, c’est la conception de l’intérêt commun des individus comme la
protection des intérêts individuels par le droit de propriété et comme l’agrégation
des gains individuels (sur le mode de la cohabitation exclusive des intérêts
individuels). Si cet intérêt commun produit, du point de vue de l’action étatique,
des maximes générales comme la liberté du commerce, le despotisme des lois
assurant l’ordre essentiel des sociétés, la préservation de l’équilibre des dépenses
et du produit net entre les différentes classes, il ne s’agit là que d’épiphénomènes

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réductibles à la première couche individuelle et qui n’ont pas vocation à l’affecter,


en droit, bien qu’en fait les politiques de libéralisation du commerce eurent des
conséquences contraignantes et parfois délétères sur les individus.

L’intérêt général ou la fin poursuivie


par les citoyens compris comme
coopérant à la production des
ressources collectives (Saint-Simon)
13 Pourtant, la conviction selon laquelle les structures collectives ne font
qu’épouser les contours des opérations, des intérêts et des droits individuels a été
tout de suite contestée, donnant lieu à des théories diverses dont un des ressorts
fut de considérer que l’individu appartient à la totalité sociale, qu’il est, en partie
au moins, déterminé par elle et porté par un élan qui le porte à la coopération. Ces
contestations s’incarnèrent dans ce qui s’est appelé le socialisme au XIXe siècle,
dont un des représentants fut Saint-Simon. Il est intéressant, dans le cadre que
nous nous proposons, d’examiner sa proposition d’économie politique et la
manière dont elle prend le contre-pied du positionnement physiocratique.
14 Une grande partie de la tradition socialiste naissante, à laquelle se rattache
Saint-Simon, apparaît très méfiante à l’égard du pouvoir politique et administratif
et se range, bien souvent, soit du côté de l’utopie, soit du côté de l’insurrection ou
de l’anarchie. Pourtant ce n’est pas le cas de Saint-Simon, qui se classe lui-même
comme un proche des libéraux (parmi lesquels il ne veut néanmoins pas compter)
en tant qu’il veut terminer la Révolution de manière pacifique14. Saint-Simon est
suspicieux envers un État héritier de la féodalité en tant qu’il représenterait non
pas l’intérêt général, mais celui de la classe nobiliaire. Il promeut néanmoins un
État fort sous la forme d’un État industriel et, en quelque sorte, stratège15. Ainsi la
pensée de Saint-Simon, qui a inspiré une certaine forme d’étatisme
technocratique, développe une thèse au sujet de l’intérêt général qui permet
d’attribuer une place spécifique à l’État.
15 Il ne peut être question de rendre compte de l’intégralité de la pensée de Saint-
Simon qui est complexe et pleine de tensions, car certains de ses aspects peuvent
laisser croire qu’il estime que le politique se limite à la production et à la
distribution des ressources. Le Saint-Simon de la Lettre d’un habitant de Genève
(1802) n’est pas le même que celui du Catéchisme industriel (1824) et il ne faut
pas sous-estimer les évolutions de fond qui s’opèrent au sein de la pensée d’un
auteur. Il pourrait être considéré comme un fidèle héritier des physiocrates en
tant qu’il prônerait la libéralisation de l’industrie, la subordination de tous les
impératifs politiques aux exigences de la classe industrielle productive, la
préservation de certains ordres de classe (en tout cas dans la Lettre d’un habitant
de Genève) ainsi qu’une certaine forme de droit de propriété qu’il considère
comme l’institution première des sociétés. Mais nous verrons que ce n’est pas le
cas.
16 Si l’on peut le classer dans la tradition du socialisme, c’est d’une part parce que,
d’un point de vue descriptif, il considère en effet la société comme une totalité
organisée (dont les membres dépendent les uns des autres pour accomplir les
opérations les plus élémentaires) plus que comme une agrégation d’individus, et
d’autre part parce qu’il voit, d’un point de vue normatif, la société moins comme

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un ensemble dont l’ordre impose d’abord des hiérarchies, que comme une
communauté de membres égaux coopérant, chacun selon sa fonction, à
l’accomplissement d’un but commun. Il n’y a aucune primauté de l’individuel, au
contraire : chaque individu est pris comme participant à la coopération de tous les
industriels (les travailleurs productifs). Si donc il appartient à la pensée socialiste,
c’est en raison de l’idéologie de la coopération horizontale des agents
économiques et d’une critique de la société de privilèges (non fondés sur l’utilité
sociale) que certains agents socialement inutiles mobilisent pour tirer parti du
travail des autres de manière inique (il critique ainsi l’héritage de la tradition
féodale qui institue une classe dirigeante et une classe dirigée, soumettant les
24/25e de la population, considérée comme industrielle, c’est-à-dire socialement
utile, à une minorité de dirigeants ne disposant pas des compétences nécessaires
pour administrer l’État). De ce point de vue, l’agent individuel est
fondamentalement pensé à travers sa fonction sociale. Pour Saint-Simon, tout
individu socialement utile est un industriel :

Un industriel est un homme qui travaille à produire, ou à mettre à la portée


des différents membres de la société, un ou plusieurs moyens de satisfaire
leurs besoins ou leurs goûts physiques […]. La classe industrielle doit
occuper le premier rang, parce qu’elle est la plus importante de toutes ;
parce qu’elle peut se passer de toutes les autres, et qu’aucune ne peut se
passer d’elle ; parce qu’elle subsiste de ses propres forces, par ses travaux
personnels16.

17 De ce point de vue, ce qu’il est légitime de faire, pour un agent, dépend


entièrement de son inscription dans un système général de coopération. On voit
donc d’emblée que la légitimité même des droits des personnes est encastrée dans
une interrogation plus vaste sur la question de leur utilité sociale, c’est-à-dire
dans une grille normative holiste au sein de laquelle les droits des individus n’ont
que très peu d’indépendance.
18 L’intérêt commun relève, plus que du recoupement des intérêts individuels, de
l’émergence d’un intérêt industrialiste spécifique qui ne peut exister que dans un
cadre social collectif. Cela ne signifie pas que cet intérêt ait une quelconque
transcendance, car c’est l’intérêt de tous les agents engagés dans le processus
général de production des ressources socialement utiles. L’intérêt commun n’est
pas un intérêt se situant en dehors de l’ensemble des agents, mais il se situe en
eux sur le mode d’une finalité que chacun poursuit et qui ne le lie pas seulement à
l’accomplissement de sa propre existence individuelle, mais à l’accomplissement
corrélatif de la société tout entière. Il s’agit d’une version inclusive de l’intérêt
commun opposée à celle de Lermercier, mais une version inclusive qui tend à
supprimer la singularité des positions individuelles. L’intérêt commun est donc
celui des individus non comme individus, mais comme fonctionnaires sociaux, en
tant qu’industriels. Ces industriels sont les seuls utiles et leur l’intérêt est, à ce
titre, une partie intégrante de l’intérêt général. Tous les autres agents non
industriels, profitant de la capacité productive des autres sans y apporter leur
concours, sont inutiles et leurs intérêts, pour être individuels, ne sont pas
particuliers, mais ne sont rien du tout (les formulations de Saint-Simon, à ce sujet,
sont particulièrement lapidaires et rigoristes) :

Les intérêts sociaux sont tous industriels. N’en supposons point d’autres
comme éléments de société, ou bien consentons à consulter jusqu’aux
voleurs et aux brigands qui ont aussi bien leurs intérêts sur le grand chemin.

Mais où est le rapport entre ces intérêts-là et les nôtres ? Il n’y a donc rien

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de commun, il n’y a donc point de société entre eux et nous et, loin de nous
accommoder avec leurs prétentions, nous ne voulons ici qu’une chose, c’est
nous en débarrasser. Qu’ils se fassent utiles et ils seront des nôtres.

L’industrie, tout entière, mais l’industrie seule, doit donc être admise, au
jugement des intérêts communs, à composer l’opinion sociale. Eh bien, que
les industriels se présentent, qu’ils viennent se réunir à l’association déjà
formée ; que chacun mesure à son intérêt la part qu’il a besoin d’exercer
dans la délibération commune, et qu’il la prenne. Tous sont appelés, et nul
n’est exclu17.

19 On mesure ici l’espace qui éloigne la conception exclusive de Lemercier et la


conception inclusive de Saint-Simon. La définition de l’industrie est entièrement
fondée sur la notion d’utilité. Mais cette notion d’utilité partagée par l’économie
classique n’est pas, chez le socialiste, rapportée à l’individu, mais à la société et à
son fonctionnement général. Il s’agit, pour Saint-Simon, de donner une définition
collective de l’utilité. Autrement dit, l’utilité ne se réduit pas à l’agrégation des
utilités individuelles, elle a à voir avec l’approvisionnement en ressources de toute
la société sans exclusive. C’est ainsi que sont définis les industriels, le système
industriel et l’intérêt qui le constitue. Dans ce cadre, l’intérêt général relève à la
fois du système industriel et de ses exigences propres, mais aussi d’une
disposition de chacun à la fraternité et à la coopération. L’intérêt général ne se
traduit pas seulement dans la préservation d’un système qui assure
l’accroissement des gains individuels, mais aussi dans l’émergence de dispositions
dans les individus qui les inclinent à se mettre au service des fins de la
communauté à laquelle ils participent (d’où l’insistance régulière de Saint-Simon
pour éduquer et former l’opinion : il ne s’agit pas seulement de permettre la
cohabitation pacifique des individus, mais leur collaboration). Ces sentiments
témoignent de l’existence d’une communauté fraternelle de collaborateurs
subordonnés à certains niveaux, ceux de l’organisation de la production (dans la
hiérarchie des commandements), mais égaux à un autre niveau plus fondamental,
celui de la coopération universelle des industriels (comme participant et
bénéficiant également aux œuvres utiles donc y étant aussi également intéressés).
Saint-Simon traduit cela dans la forme d’une fraternité des industriels
consciemment subordonnés aux exigences de l’utilité commune. On pourrait dire
que le système utopique de Saint-Simon opère sur les biens a priori à travers
l’organisation du système de production et de distribution supposé favorable à
l’intérêt de toutes ses parties prenantes.

L’industrie est une. Tous ses membres sont unis par les intérêts généraux de
la production, par le besoin qu’ils ont tous de sécurité dans les travaux et de
liberté dans les échanges. Les producteurs de toutes les classes, de tous les
pays, sont donc essentiellement amis18.

20 Là où Lemercier articulait la propriété à la seule protection des droits


individuels visant, in fine, à défendre la capacité que l’individu a de ne
subordonner les choses qu’à ses finalités individuelles, Saint-Simon estime que la
propriété est certes un droit essentiel pour un système industriel qui produit et
distribue les biens dans toute la société, mais que sa forme, son extension et ses
modalités doivent suivre les besoins et les exigences du système industriel (par
exemple, la propriété qui permet la rente et protège les intérêts d’agents inutiles
ne devrait pas être dans le système industriel de Saint-Simon). Saint-Simon ne se
situe pas dans la perspective d’une propriété absolue (protégeant des privilèges),
mais dans la perspective d’une propriété fonction sociale, y compris dans la Lettre

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d’un habitant de Genève où il insiste beaucoup sur le rôle directeur que doivent
avoir les propriétaires : la propriété doit être mise au service de l’innovation
provenant de la classe intellectuelle et être mise à disposition de la classe
laborieuse des non-propriétaires. Bref, Saint-Simon articule les droits non à des
prérogatives absolues des individus, mais à des fonctions sociales. La propriété
n’est justifiée dans ses modalités qu’en raison de sa destination sociale,
relativement à son intérêt au sein du système industriel dont elle est un des
rouages essentiels. C’est donc par contrecoup et comme en seconde intention que
Saint-Simon comprend et justifie les droits de propriété comme insérés dans cette
structure holiste d’approvisionnement social en denrées utiles. Si la propriété est
universelle, sa forme varie en fonction des temps et des principes d’organisation
sociale (surtout dans sa capacité ou non à protéger des inutiles et dans cette
forme, le droit de propriété apparaît bien comme le plus grand abus) :

Il est donc évident que dans tout pays, la loi fondamentale est celle qui
établit les propriétés et les dispositions pour les faire respecter. Mais de ce
que cette loi est fondamentale, il ne résulte pas qu’elle ne puisse être
modifiée. Ce qui est nécessaire, c’est une loi qui établisse le droit de
propriété et non une loi qui l’établisse de telle ou telle manière. C’est de la
conservation du droit de propriété que dépend l’existence de la société, mais
non de la conservation de la loi qui a primitivement consacré ce droit. Cette
loi dépend elle-même d’une loi supérieure et plus générale qu’elle, de cette
loi de la nature en vertu de laquelle toutes les sociétés politiques puisent le
droit de modifier et de perfectionner leurs institutions, loi suprême qui
défend d’enchaîner les générations à venir par aucune disposition, de
quelque nature qu’elle soit19.

21 La question est donc celle de la place du commun : chez Lemercier, le commun


est construit à partir de la délimitation des parcelles individuelles qui se
recoupent au point de leur interdépendance objective. Chez Saint-Simon,
l’interdépendance objective permet de définir, de situer et d’organiser les parcelles
individuelles. La qualité de membre ne précède pas celle d’individu, mais
l’accompagne et la co-constitue.

Ce sont eux [les industriels] qui produisent toutes les richesses. Ainsi ils
possèdent la force pécuniaire […]. Ils sont les plus capables de bien
administrer les intérêts pécuniaires de la nation, la morale humaine, ainsi
que la morale divine […]. Les industriels sont donc investis de tous les
moyens nécessaires. Ils sont investis de moyens irrésistibles pour opérer la
transition dans l’organisation sociale qui doit les faire passer de la classe des
gouvernés à celle des gouvernants20.

22 In fine, Saint-Simon considère que la totalité sociale déploie une réalité


irréductible aux seuls individus, elle leur impose ses propres exigences. Cela dit,
ces exigences sont moins de l’ordre du devoir que de l’aspiration inspirée en
chacun par le catéchisme industriel et par la fraternité. Dans ce cadre, Saint-
Simon voit l’État et l’intérêt général qu’il porte comme le cadre des activités
industrielles, non comme un organe social de redistribution.

L’intérêt général entre intérêt


spécifique des ensembles sociaux et
dette des individus à l’égard de la

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société (Léon Bourgeois)


23 Contrairement à Saint-Simon qui propose une conception de l’intérêt général
dont le contenu est la structure de production et la distribution des ressources
entre des individus pensés comme industriels, c’est-à-dire comme coproducteur et
collaborateur, Léon Bourgeois maintient une conception individualiste de
l’appropriation et de la distribution des biens par les échanges libres entre
individus. Ainsi, la matrice de son économie politique reste fondée sur les
échanges et les interactions. Toutefois, il réintègre la dimension indissolublement
sociale de l’individu en introduisant le concept de « dette sociale » : parce
qu’aucun individu ne se fait tout seul, nul ne peut être plein propriétaire de ce
qu’il a avant d’avoir payé sa dette à la société représentée par l’État. Ainsi, il
articule au niveau individualiste une conception plus holiste de la dépendance des
individus à l’égard de la vie sociale : pour lui, personne ne serait ce qu’il est et
n’aurait ce qu’il a s’il n’était inséré dans un système social dont il est solidaire. Il
contracte donc une dette envers la société qu’il doit notamment payer par l’impôt
et par des mécanismes de redistribution faisant peser après coup sur les individus
des charges qui relèvent de l’avantage qu’ils ont tiré de la vie en société.
24 Léon Bourgeois peut se situer dans le sillage de Saint-Simon et d’une certaine
pensée socialiste iréniste, au sens où, contrairement à Marx et aux « socialistes
scientifiques », il croit en la coopération et dans la possibilité d’un intérêt
supérieur qui ne soit pas nécessairement celui d’une classe. Léon Bourgeois pense
la possibilité d’une harmonie des intérêts orchestrée par l’État, mais l’État qu’il
préconise, par opposition à celui de Saint-Simon, est moins un État stratège (qui
pourrait entraver la libre activité des personnes et absorber l’individu dans
l’organisme commun) qu’un État redistributeur, un État social qui prendrait en
charge les finalités générales de la société grevant les individus de certaines
obligations nécessaires à son existence. L’intérêt général assumé par l’État n’est
alors pas un intérêt de classe, car il y a bien un intérêt qui peut réunir tous les
membres de la société dans une œuvre commune (par opposition aux conceptions
classistes) :

C’est au fond, entre l’homme et la société humaine, la lutte mystérieuse de


l’individu et de l’espèce, drame de combat et drame d’amour ; l’individu ne
pouvant être sans l’espèce, l’espèce ne pouvant durer que par l’individu.
C’est dans les conditions de ces actions réciproques de la partie et du tout
que l’idée de justice doit chercher sa réalisation. C’est en pénétrant le sens
profond d’une contradiction qui n’est en réalité qu’une harmonie
supérieure, en retrouvant l’échange des services sous l’opposition apparente
des intérêts, l’accroissement de l’individu dans l’accroissement social, que
l’idée morale recevra sa formule et la théorie des droits et des devoirs son
expression, non abstraite et subjective, mais concrète, objective, conforme
aux nécessités naturelles et par là même définitive21.

25 Léon Bourgeois, dans le sillage d’Alfred Fouillée, penseur solidariste de la


propriété sociale dont Robert Castel a contribué à la résurgence récente22, suggère
d’ouvrir une troisième voie entre l’individualisme des économistes et le
collectivisme des socialistes, c’est du moins ainsi que l’un et l’autre présentent leur
ambition. De ce fait, sa proposition redistributive constitue-t-elle une synthèse
possible entre le point de vue de Lemercier et celui de Saint-Simon. Pour Léon
Bourgeois, la qualité de membre ne précède pas celle d’individu, elle ne la co-
constitue pas non plus car, selon lui, il y a bien des droits de l’homme, comme
individu, c’est-à-dire comme distinct et séparé des autres. Ces droits ont une

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forme d’existence absolue et l’intérêt commun des membres de la société réside


notamment dans le fait que ces droits soient protégés. Mais cette perspective
normative ne saurait en exclure une autre : celle selon laquelle les individus ne
sauraient devoir qu’à eux-mêmes et à leur propre et individuelle activité d’être ce
qu’ils sont. Autrement dit, ils sont façonnés dans leur être par une vie sociale dont
ils bénéficient et à laquelle ils sont redevables. Cette dette de chacun envers la
totalité sociale à laquelle il appartient peut sans doute être considérée comme
l’expression de l’intérêt général, c’est-à-dire d’un intérêt irréductible à celui de
l’individu isolé, qui pèse sur lui et le grève de certaines obligations civiques
(comme le paiement des impôts, mais pas seulement). Si l’on s’en tient à ces
postulats alors on observe une coupure entre le niveau de l’intérêt commun réduit
à la préservation des personnes et des biens et celui de l’intérêt général qui
imposerait des devoirs civiques spécifiques et fonderait également certains droits
sociaux liés à la mise en commun de ressources visant à rendre possible l’égal
accès de tous à certains biens fondamentaux. L’intérêt général représente, dans ce
cadre, une exigence contraignante pour les individus. Bourgeois mesure bien la
difficulté qu’il y a à articuler les deux points de vue, celui de l’individu égoïste qui
estime ne dépendre que de lui-même et ne rien devoir aux autres, et celui de
l’intérêt général qui peut représenter un bien à long terme (et encore), mais ne
représente à court terme qu’une restriction des intérêts individuels :

En tout cas, l’égoïsme humain veille et ne se laissera pas facilement


persuader qu’il y a pour lui un intérêt supérieur s’accordant avec le devoir,
et qu’il lui faut pour un bien général dont on peut obtenir une part,
abandonner un bien, moindre peut-être, mais certain et immédiatement
réalisé23.

26 Cette articulation n’est possible que si l’on admet que des intérêts non égoïstes
sont possibles, c’est-à-dire, des intérêts qui, sans être pour autant altruistes, ont
leur fondement dans la vie sociale. Ainsi, pour Léon Bourgeois, les intérêts ne se
limitent pas aux intérêts individuels qui peuvent se déployer au sein des échanges
marchands. Les individus peuvent avoir des intérêts qui ne se réduisent pas au
calcul individualiste et qui n’ont de sens que pour un être vivant en société. En
outre, la vie sociale, de son côté, suppose l’émergence de considérations
irréductibles au pur intérêt individuel :

L’association humaine n’est pas exclusivement constituée en vue des


intérêts matériels, auxquels la liberté des échanges donne la plus entière
satisfaction ; elle a d’autres objets dont les associés doivent se préoccuper
également. Ces intérêts d’ordres divers trouvent satisfaction dans
l’application d’autres lois, lois biologiques, psychologiques, morales,
auxquelles le quasi-contrat d’association humaine doit également obéir pour
produire son entier et définitif effet24.

27 Les interactions et les réalités nouvelles qu’elles produisent appellent la


conception d’une nouvelle forme d’intérêt potentiellement contraignante pour les
individus. Cette nouvelle forme d’intérêt qui impose des devoirs nouveaux et n’est
pas réductible aux droits naturels de l’individu doit être assumée par l’État. C’est
dans ce nouvel espace que Bourgeois se propose de penser l’État social comme
Fouillée avant lui avait pensé la « propriété sociale », c’est-à-dire comme un
ensemble de fonctions non régalien assumé par l’État au nom d’un intérêt qui
émergerait de l’interaction sociale et qui obligerait chacun de ses membres tout en
lui distribuant de nouveaux droits collectivement constitués. Le rôle de l’État n’est
donc pas seulement de préserver et de promouvoir le laissez-faire, laissez-passer :

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Il est inutile de discuter si la puissance publique a, ou non, le droit


d’intervenir dans la formation des contrats passés entre les particuliers. Il
s’agit ici des conditions d’un quasi-contrat général qui résulte entre les
hommes du fait naturel, nécessaire, de leur existence en société et qui a
pour objet de régler, non les rapports privés entre chacun et chacun, mais
les rapports communs entre chacun et tous, à raison du louage permanent
de services et d’utilités que représente l’outillage commun de l’humanité25.

28 Pourtant, les solidaristes ne renoncent pas au caractère politiquement premier


de l’individu, de sa liberté et de ses droits. Ils cherchent plutôt à articuler les deux
perspectives (individuelle et collective). Il en résulte une tension entre les niveaux
normatifs. Léon Bourgeois, comme Alfred Fouillée avant lui, retient la thèse selon
laquelle la société produit des réalités que l’individu isolé ne pourrait réaliser.
L’idée est donc que, pour bénéficier de certains avantages, l’individu dépend de la
vie sociale. Pour Léon Bourgeois, comme pour Fouillée et Proudhon, la vie sociale
produit un « plus d’être » dans l’individu, un plus d’être qui le constitue et génère
un devoir de maintenir et de perfectionner la vie sociale en vue du plus grand bien
de ses membres. Léon Bourgeois insiste sur le fait que bénéficier des avantages de
la vie sociale est constitutif d’un quasi-contrat, c’est-à-dire d’une dette de fait qui
impose, par contrecoup, des devoirs civiques, notamment l’impôt. Bourgeois ne
remet pourtant pas en cause la possession individualiste de soi-même et de ses
biens, mais il la réencastre dans des considérations civiques, il la tempère par des
devoirs avec l’idée corrélative que l’individu ne doit pas qu’à lui-même d’être ce
qu’il est et d’avoir ce qu’il a : l’idée de richesses dans la nation qui, d’une certaine
manière, ne soient pas aussi des richesses de la nation est un élément nécessaire
pour penser la possibilité de la redistribution, point d’appui pour faire valoir le
devoir civique, c’est-à-dire le poids de l’intérêt général.
29 Bien sûr, Bourgeois ne thématise pas encore très clairement ces devoirs au nom
de l’intérêt général, mais ce à quoi il fait référence désigne bien les compétences
spécifiques que l’État s’attribue en raison du fait qu’elles promeuvent un intérêt
irréductible à celui de l’individu. L’État ne se constitue alors plus seulement en
représentant des individus, comme le laissaient penser certaines théories du
contrat, mais en représentant de la société elle-même. Ce mouvement ne me
semble pas étranger à l’émergence de l’école du service public et, en son sein, à
celle de la notion d’intérêt général26.
30 En outre, la thèse de Bourgeois consiste bien à défendre les droits individuels,
notamment la propriété, et cela lui sera reproché par Jaurès au moment du vote
des retraites paysannes et ouvrières en 1910. L’idée est donc que la protection des
droits individuels des personnes n’est pas négociable. Bourgeois essaie donc de
tracer une voie médiane entre le socialisme qui, d’après lui, tend à absorber
l’individu dans la totalité sociale et l’individualisme libéral. C’est d’ailleurs un
point que Jaurès considéra comme particulièrement incohérent lors des débats
sur les retraites :

Si la formule des radicaux « maintien de la propriété individuelle », a un


sens pour leur esprit, ils doivent désirer que la propriété collective de l’État
constituée par l’impôt reste le plus près possible de la propriété individuelle,
le plus éloignée possible de la propriété sociale commune. Or je prends, à
titre d’exemple, la combinaison proposée par le ministre des finances pour
les retraites ouvrières27…

31 Si l’on veut traduire cette thèse dans les termes que nous utilisons depuis le
début, même si ce ne sont pas ceux de Bourgeois, on dira que l’intérêt commun
des individus est bien la préservation de leurs droits individuels (intégrité,

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autonomie, égalité…), mais que cette préservation doit s’articuler avec les devoirs
qui représentent l’intérêt général de la société, devoirs qui réencastrent l’individu
dans le collectif. Les intérêts sociaux dont l’État a la charge ne sont pas
réductibles, en tout cas pas immédiatement, à l’intérêt individuel dans la mesure
où ils sont précisément des réalités émergentes et pas seulement des
épiphénomènes : l’éducation, les services publics, la souveraineté du peuple… Le
service de l’intérêt général apparaît alors comme une charge qui résulte du fait
que chacun profite de réalités proprement sociales. Pour le dire autrement :
comme toute réalité n’est pas proprement individuelle ou réductible à des
phénomènes individuels, il y a une redevabilité de chacun à l’égard de la société en
tant que chacun profite de ces réalités. Cela se traduit par un droit de la société
sur une partie des biens, droit qui l’autorise à subordonner cette partie des biens à
une destination qui n’est pas celle que leur auraient attribuée leurs propriétaires.
32 Pour conclure, il semble important de rappeler que le parcours historique
proposé est une facilité qui permet seulement de mettre en évidence trois
approches différentes de l’intérêt général et de son articulation avec l’intérêt
commun des individus dans le cadre de l’économie politique. L’intérêt général se
présente comme une position de surplomb prenant le point de vue de la société et
des exigences de rationalisation supposées la structurer.
33 L’approche de Lemercier dégage un intérêt général comme simple
épiphénomène de l’intérêt commun des membres de la société qui cherchent tous
à voir leurs gains individuels maximisés. L’approche de Saint-Simon renverse
celle-ci car, pour ce dernier, les droits des individus dépendent entièrement de
leur fonction sociale dans le système industriel, de telle sorte que le seul intérêt
commun des individus est leur intérêt d’industriel qui converge dans une
coopération universelle. Ainsi, l’intérêt général assumé par l’État exprime les
exigences générales de l’industrie, c’est-à-dire de la production et de la
distribution optimale des ressources dans tout le corps de la société. Enfin,
l’approche de Léon Bourgeois permet d’articuler une thèse basée sur les droits et
la protection des individus avec une thèse fondée sur la promotion d’intérêts
sociaux irréductibles aux intérêts individuels. L’intérêt général incarné par l’État
vise alors à réinscrire l’individu dans les exigences et les obligations civiques
notamment par des devoirs comme celui de payer l’impôt.
34 À l’issue de ce parcours, il semble évident que la notion d’intérêt général n’est
pas l’apanage de la pensée socialiste (et nous aurions pu le montrer de bien
d’autres façons, y compris en montrant le soupçon de bien des socialistes à l’égard
de cette notion). En revanche, elle se présente bien comme un élément essentiel
de la pensée rationalisatrice de l’État et de l’action publique. Mais nous avons
surtout montré qu’il y a deux manières de penser un État dont la mission ne
relève pas seulement de la protection des biens et des personnes, mais qui incarne
aussi des exigences d’un niveau irréductible au niveau individuel : il y a d’abord
l’État distributeur et industriel qui cherche à subordonner les droits et les
processus aux exigences collectives de la production et de la distribution des
ressources ; il y a ensuite l’État qui, tout en maintenant la préservation
élémentaire des personnes et des échanges libres, cherche, en redistribuant après
coup les ressources individuelles, à constituer une propriété sociale qui ne soit pas
un champ commun sans règles, mais qui ait pour vocation de réaliser et
d’incarner des finalités non individuelles sous la forme du service public.

Notes

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1 Chevallier, « L’intérêt général dans l’administration française », Revue internationale


des sciences administratives, 1975, vol. XLI, no 4, p. 325-350.
2 Le physiocrate Lemercier de La Rivière, par exemple, dans L’intérêt général de l’État
ou La liberté du commerce des blés (1770) considère les réformes favorables à la
libéralisation du commerce du blé comme requises par l’intérêt général.
3 Au sujet de l’économie du XVIIIe siècle, voir Catherine Larrère, L’invention de
l’économie au XVIIIe siècle. Du droit naturel à la physiocratie, Paris, PUF, 1992. Sur les
physiocrates, voir en particulier Arnault Skornicki, L’économiste, la cour et la patrie, Paris,
Éd. du CNRS, 2011.
4 Lemercier de La Rivière, L’intérêt général de l’État ou La liberté du commerce des
blés, démontrée conforme au droit naturel ; au droit public de la France ; aux lois
fondamentales du royaume ; à l’intérêt commun du souverain et de ses sujets dans tous
les temps avec la réfutation d’un nouveau système, publié en forme de Dialogues sur le
commerce des blés, Paris, Desaint, 1770.
5 Ainsi, les physiocrates mobilisent la raison contre les passions du peuple qui le
conduisent souvent à ne pas voir et à ne pas suivre ce qui, pourtant, est dans son intérêt.
Ainsi, les mesures contraignantes prises au nom de l’intérêt général sont motivées par leur
caractère rationnel, par le point de vue de la raison surplombante contre le point de vue
naïf de l’ignorance.
6 Ibid., p. 91 : « Sans cette concurrence, vous éprouverez perpétuellement un cours
alternatif d’augmentations et de diminutions dans les prix, qui jettera votre commerce dans
le désordre et la confusion, et qui sera très préjudiciable à l’intérêt commun des vendeurs et
des acheteurs ; car, par un effet naturel de ces révolutions, ils se trouveront lésés tour à
tour. »
7 Ibid., p. 96.
8 Une autre version, plus inclusive, de l’intérêt commun est en effet envisageable et
pourrait relever de la constitution d’une relation interne des intérêts par la confrontation et
la mixité des points de vue avec recherche d’un point médian entre des intérêts a priori non
convergents. Voir le point suivant de notre contribution ou l’article de Théophile Pénigaud
dans ce numéro.
9 Ibid., p. 350-351.
10 Ibid., p. 337.
11 Ibid., p. 357. « Plus on médite la justice par essence, celle dont les lois sont établies sur
la nature des choses, et plus aussi on parvient à se convaincre que, relativement au corps
social, le juste et l’utile sont inséparables ; que chaque intérêt particulier, tel qu’il est réglé,
déterminé par cette justice, est toujours ce qu’il y a de plus conforme à l’intérêt commun de
la société. Je dis donc que la liberté du commerce des blés est essentiellement juste, parce
qu’elle est nécessairement utile à tous. » (Ibid., p. 99)
12 Voir, par exemple, Simon Linguet, Réponse aux docteurs modernes ou Apologie pour
l’auteur de la théorie des lois et lettres sur cette théorie, [s. l.], [s. n.], 1771, 3e partie, p. 73 ;
Gabriel Bonnot de Mably, Du commerce des grains (1775), dans G. B. de Mably, Œuvres
complètes, Paris, Desbrières, 1794-1795.
13 Pour cela voir par exemple mon ouvrage : Pierre Crétois, Le renversement de
l’individualisme possessif de Hobbes à l’État social, Paris, Classiques Garnier, 2014,
notamment le deuxième chapitre.
14 Henri Saint-Simon, Catéchisme des industriels, dans Œuvres complètes, IV, Paris,
PUF, 2012, p. 2964.
15 Comme le montre Gilles Jacoud, dans ce même dossier, les saint-simoniens, qui
inscrivent leurs travaux dans le sillage de Saint-Simon en s’en affranchissant également,
reprennent le principe de l’ordre industriel comme incarnation de l’intérêt général : « Le
projet saint-simonien se veut un projet industriel, intellectuel et moral pour la société.
L’économie politique doit être pensée en relation avec ce projet, d’une part pour montrer
en quoi l’ordre économique et social existant ne peut être satisfaisant et d’autre part pour
déterminer ce que doit être le nouvel ordre. ».
16 Henri Saint-Simon, Œuvres complètes, J. Grange, P. Musso, Ph. Régnier, F. Yonnet
éd., Paris, PUF, p. 2876.
17 Ibid., p. 1543.
18 Ibid., p. 1582.

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19 Ibid., p. 1603.
20 Ibid., p. 2881.
21 Léon Bourgeois, Solidarité, Paris, Armand Colin, 1906, p. 89.
22 Robert Castel, La métamorphose de la question sociale, Paris, Gallimard, 1995. Voir
le chapitre VI à partir de la page 430 qui est consacrée à la propriété sociale et donc
largement aux thématiques solidaristes.
23 Léon Bourgeois, op. cit., p. 69
24 Ibid., p. 147.
25 Ibid., p. 148.
26 Parmi les pères fondateurs de l’école du service public française au début du
XXe siècle, on citera notamment Duguit et Hauriou (voir Jacques Chevallier, « Essai sur la
notion juridique de service public », Publication de la faculté de droit d’Amiens, 1976, no 7,
p. 136-161).
27 Jean-Jaurès, Œuvres de Jean Jaurès, t. VI, Études socialistes II, 1897-1901, Paris,
Rieder, 1933, p. 380.

Pour citer cet article


Référence électronique
Pierre Crétois, « L’intérêt général au crible de l’intérêt commun », Astérion [En ligne],
17 | 2017, mis en ligne le 20 novembre 2017, consulté le 18 novembre 2018. URL :
http://journals.openedition.org/asterion/3031 ; DOI : 10.4000/asterion.3031

Auteur
Pierre Crétois
Université Paris-Nanterre, Sophiapol • Pierre Crétois est agrégé et docteur en philosophie,
qualifié aux fonctions de maître de conférences en philosophie. Il a soutenu une thèse sur
l’émergence de la notion de propriété dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle dont il a tiré
un livre Le renversement de l’individualisme possessif de Hobbes à l’État social (Paris,
Classiques Garnier, 2014). Il a publié plusieurs articles sur Jean-Jacques Rousseau dont il
est spécialiste. Il a également coédité deux ouvrages collectifs : L’homme présupposé (Aix-
en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2014) et Le républicanisme social : une
exception française ? (Paris, Publications de la Sorbonne, 2014). Spécialisé en philosophie
politique, philosophie de l’économie et philosophie du droit, il travaille actuellement sur des
thématiques portant sur les transformations actuelles du droit de propriété.

Articles du même auteur


De l’intérêt général : introduction [Texte intégral]
Paru dans Astérion, 17 | 2017

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