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org/asterion/3031
17/2017
De l'intérêt général
Dossier
PIERRE CRÉTOIS
Résumés
Français English
L’intérêt général (contrairement à l’intérêt commun) se présente comme une position de
surplomb prenant le point de vue de la société et des exigences de rationalisation
supposées la structurer. Nous nous proposons d’examiner trois options différentes
concernant la nature et la détermination de cet intérêt en suivant, par facilité, une
démarche chronologique qui, en réalité, se rapporte à des distinctions conceptuelles et
thétiques de premier plan. L’approche du physiocrate, Lemercier de La Rivière dégage un
intérêt général comme simple épiphénomène de l’intérêt des membres de la société qui
cherchent tous à voir leurs gains individuels maximisés. L’approche de Saint-Simon,
étudiée ensuite, renverse celle-ci car, pour ce dernier, les droits des individus dépendent
entièrement de leur fonction sociale dans le système industriel de telle sorte que le seul
intérêt commun des individus est leur intérêt d’industriel qui converge dans une
coopération universelle, de telle sorte que l’intérêt général assumé par l’État exprime les
exigences générales de l’industrie, c.-à-d. de la production et de la distribution optimale des
ressources dans tout le corps de la société. Enfin, l’approche de Léon Bourgeois permet
d’articuler une thèse basée sur les droits et la protection des individus avec une thèse
fondée sur la promotion d’intérêts sociaux irréductibles aux intérêts individuels. L’intérêt
général incarné par l’État vise alors à réinscrire l’individu dans les exigences et les
obligations civiques notamment par des devoirs comme celui de payer l’impôt.
The general interest (by opposition to the common interest) presents itself as a position of
overhang, taking the point of view of society and the requirements of rationalization
supposed to structure it. We propose to examine three different options concerning the
nature and the determination of this interest. We follow a chronological approach which, in
fact, refers to essential conceptual distinctions. Lemercier de La Rivière’s approach shows
general interest as a mere epiphenomenon of the interest of the members of society who
are all seeking to see their individual gains maximized. The approach of Saint-Simon
overturned it because, for him, the rights of individuals depend entirely on their social
function in the industrial system in such a way that the only common interest of individuals
is their interest as member of the industrial society. The general interest assumed by the
State expresses the general requirements of industry, i.e. the production and optimum
distribution of resources throughout the whole body of society. Finally, Leon Bourgeois'
approach allows to articulate a thesis based on the rights and protection of individuals with
a thesis based on the promotion of social interests irreducible to individual interests. The
general interest incarnated by the State aims to reinstate the individual in the requirements
and the civic obligations in particular by duties like that of paying the tax.
Entrées d’index
Mots-clés : Rousseau, intérêt général, intérêt commun, Lemercier de La Rivière, Léon
Bourgeois, philosophie politique, État social
Keywords : Rousseau, general interest, common interest, Lemercier de La Rivière, Léon
Bourgeois, political philosophy, welfare state
Texte intégral
1 On dit souvent que la modernité politique est marquée, notamment, par le fait
que le peuple y prend la place du prince. Rousseau est certainement un de ceux
qui mirent le mieux en scène ce passage. Il propose de distinguer le souverain (la
volonté générale qui est celle du peuple) et le gouvernement (la volonté des
gouvernants qui est censée être subordonnée à la première) : le prince ne détient
pas la souveraineté, cette dernière appartient de manière inaliénable au peuple
dont l’intérêt doit triompher de l’intérêt de corps de la puissance publique. Dans
ce cadre, c’est la détermination même du sens de l’intérêt général qui se pose : est-
ce l’intérêt du prince, l’intérêt de la nation, l’intérêt de l’État et de l’administration
ou celui du peuple ?
2 La notion d’intérêt général est assez peu mobilisée au XVIIIe et XIXe siècle et
quand elle l’est, elle n’est pas nécessairement définie. Une des premières
occurrences caractérisées de l’expression figure dans un ouvrage de Lemercier de
La Rivière de 1770 (L’intérêt général de l’État ou La liberté du commerce des
blés), dont nous traiterons dans cet article, où Lemercier répond aux critiques que
l’abbé napolitain Ferdinando Galiani faisait à son Ordre naturel et essentiel des
sociétés. Il s’efforce de montrer que les mesures de protection des propriétés
individuelles et de libéralisation des échanges ne visent pas à favoriser la classe
des possédants, mais sont conformes à l’intérêt général de la nation. La nature de
l’intérêt général et son rapport à l’intérêt commun des membres du peuple ne sont
pas des plus aisés à saisir et à restituer. L’économie politique a notamment
contribué depuis le XVIIIe siècle à offrir certaines conceptions des rapports
entretenus entre individus et société, ainsi que de la nature de la relation entre les
exigences collectives et les intérêts individuels : réductibilité des structures aux
caractéristiques et opérations individuelles, émergence des structures à partir des
interactions entre individus, détermination des individus par les structures ou, au
contraire, des structures par les individus. Depuis l’économie libérale des
physiocrates qui pensent les cadres collectifs comme devant préserver les
caractéristiques des individus jusqu’à l’économie socialiste d’un Saint-Simon qui
voit l’individu comme l’élément d’une organisation collective déterminé par elle,
les configurations du rapport entre intérêt général et intérêts individuels sont
J’aurais bien désiré que l’anonyme [sc. Galiani] se fût demandé s’il est dans
la politique et dans ce qu’il appelle raison d’État, un intérêt supérieur à celui
des subsistances, à celui d’assurer les moyens d’exister, et si l’intérêt
commun des subsistances ne requiert pas que dans tous les cas le droit de
propriété ne puisse être ouvertement violé9.
Il n’en est pas ainsi de l’argent qu’un homme peut avoir amassé par son
industrie ou ses économies : si vous lui enleviez cet argent pour l’employer à
des dépenses communes, il est évident que vous blesseriez son intérêt
particulier ; et voilà pourquoi cet argent n’est qu’une richesse dans la nation
et point du tout une richesse de la nation10.
Sans intérêt commun point de corps politique ; sans droit de propriété point
d’intérêt commun ; sans liberté point de droit de propriété11.
un ensemble dont l’ordre impose d’abord des hiérarchies, que comme une
communauté de membres égaux coopérant, chacun selon sa fonction, à
l’accomplissement d’un but commun. Il n’y a aucune primauté de l’individuel, au
contraire : chaque individu est pris comme participant à la coopération de tous les
industriels (les travailleurs productifs). Si donc il appartient à la pensée socialiste,
c’est en raison de l’idéologie de la coopération horizontale des agents
économiques et d’une critique de la société de privilèges (non fondés sur l’utilité
sociale) que certains agents socialement inutiles mobilisent pour tirer parti du
travail des autres de manière inique (il critique ainsi l’héritage de la tradition
féodale qui institue une classe dirigeante et une classe dirigée, soumettant les
24/25e de la population, considérée comme industrielle, c’est-à-dire socialement
utile, à une minorité de dirigeants ne disposant pas des compétences nécessaires
pour administrer l’État). De ce point de vue, l’agent individuel est
fondamentalement pensé à travers sa fonction sociale. Pour Saint-Simon, tout
individu socialement utile est un industriel :
Les intérêts sociaux sont tous industriels. N’en supposons point d’autres
comme éléments de société, ou bien consentons à consulter jusqu’aux
voleurs et aux brigands qui ont aussi bien leurs intérêts sur le grand chemin.
Mais où est le rapport entre ces intérêts-là et les nôtres ? Il n’y a donc rien
de commun, il n’y a donc point de société entre eux et nous et, loin de nous
accommoder avec leurs prétentions, nous ne voulons ici qu’une chose, c’est
nous en débarrasser. Qu’ils se fassent utiles et ils seront des nôtres.
L’industrie, tout entière, mais l’industrie seule, doit donc être admise, au
jugement des intérêts communs, à composer l’opinion sociale. Eh bien, que
les industriels se présentent, qu’ils viennent se réunir à l’association déjà
formée ; que chacun mesure à son intérêt la part qu’il a besoin d’exercer
dans la délibération commune, et qu’il la prenne. Tous sont appelés, et nul
n’est exclu17.
L’industrie est une. Tous ses membres sont unis par les intérêts généraux de
la production, par le besoin qu’ils ont tous de sécurité dans les travaux et de
liberté dans les échanges. Les producteurs de toutes les classes, de tous les
pays, sont donc essentiellement amis18.
d’un habitant de Genève où il insiste beaucoup sur le rôle directeur que doivent
avoir les propriétaires : la propriété doit être mise au service de l’innovation
provenant de la classe intellectuelle et être mise à disposition de la classe
laborieuse des non-propriétaires. Bref, Saint-Simon articule les droits non à des
prérogatives absolues des individus, mais à des fonctions sociales. La propriété
n’est justifiée dans ses modalités qu’en raison de sa destination sociale,
relativement à son intérêt au sein du système industriel dont elle est un des
rouages essentiels. C’est donc par contrecoup et comme en seconde intention que
Saint-Simon comprend et justifie les droits de propriété comme insérés dans cette
structure holiste d’approvisionnement social en denrées utiles. Si la propriété est
universelle, sa forme varie en fonction des temps et des principes d’organisation
sociale (surtout dans sa capacité ou non à protéger des inutiles et dans cette
forme, le droit de propriété apparaît bien comme le plus grand abus) :
Il est donc évident que dans tout pays, la loi fondamentale est celle qui
établit les propriétés et les dispositions pour les faire respecter. Mais de ce
que cette loi est fondamentale, il ne résulte pas qu’elle ne puisse être
modifiée. Ce qui est nécessaire, c’est une loi qui établisse le droit de
propriété et non une loi qui l’établisse de telle ou telle manière. C’est de la
conservation du droit de propriété que dépend l’existence de la société, mais
non de la conservation de la loi qui a primitivement consacré ce droit. Cette
loi dépend elle-même d’une loi supérieure et plus générale qu’elle, de cette
loi de la nature en vertu de laquelle toutes les sociétés politiques puisent le
droit de modifier et de perfectionner leurs institutions, loi suprême qui
défend d’enchaîner les générations à venir par aucune disposition, de
quelque nature qu’elle soit19.
Ce sont eux [les industriels] qui produisent toutes les richesses. Ainsi ils
possèdent la force pécuniaire […]. Ils sont les plus capables de bien
administrer les intérêts pécuniaires de la nation, la morale humaine, ainsi
que la morale divine […]. Les industriels sont donc investis de tous les
moyens nécessaires. Ils sont investis de moyens irrésistibles pour opérer la
transition dans l’organisation sociale qui doit les faire passer de la classe des
gouvernés à celle des gouvernants20.
26 Cette articulation n’est possible que si l’on admet que des intérêts non égoïstes
sont possibles, c’est-à-dire, des intérêts qui, sans être pour autant altruistes, ont
leur fondement dans la vie sociale. Ainsi, pour Léon Bourgeois, les intérêts ne se
limitent pas aux intérêts individuels qui peuvent se déployer au sein des échanges
marchands. Les individus peuvent avoir des intérêts qui ne se réduisent pas au
calcul individualiste et qui n’ont de sens que pour un être vivant en société. En
outre, la vie sociale, de son côté, suppose l’émergence de considérations
irréductibles au pur intérêt individuel :
31 Si l’on veut traduire cette thèse dans les termes que nous utilisons depuis le
début, même si ce ne sont pas ceux de Bourgeois, on dira que l’intérêt commun
des individus est bien la préservation de leurs droits individuels (intégrité,
autonomie, égalité…), mais que cette préservation doit s’articuler avec les devoirs
qui représentent l’intérêt général de la société, devoirs qui réencastrent l’individu
dans le collectif. Les intérêts sociaux dont l’État a la charge ne sont pas
réductibles, en tout cas pas immédiatement, à l’intérêt individuel dans la mesure
où ils sont précisément des réalités émergentes et pas seulement des
épiphénomènes : l’éducation, les services publics, la souveraineté du peuple… Le
service de l’intérêt général apparaît alors comme une charge qui résulte du fait
que chacun profite de réalités proprement sociales. Pour le dire autrement :
comme toute réalité n’est pas proprement individuelle ou réductible à des
phénomènes individuels, il y a une redevabilité de chacun à l’égard de la société en
tant que chacun profite de ces réalités. Cela se traduit par un droit de la société
sur une partie des biens, droit qui l’autorise à subordonner cette partie des biens à
une destination qui n’est pas celle que leur auraient attribuée leurs propriétaires.
32 Pour conclure, il semble important de rappeler que le parcours historique
proposé est une facilité qui permet seulement de mettre en évidence trois
approches différentes de l’intérêt général et de son articulation avec l’intérêt
commun des individus dans le cadre de l’économie politique. L’intérêt général se
présente comme une position de surplomb prenant le point de vue de la société et
des exigences de rationalisation supposées la structurer.
33 L’approche de Lemercier dégage un intérêt général comme simple
épiphénomène de l’intérêt commun des membres de la société qui cherchent tous
à voir leurs gains individuels maximisés. L’approche de Saint-Simon renverse
celle-ci car, pour ce dernier, les droits des individus dépendent entièrement de
leur fonction sociale dans le système industriel, de telle sorte que le seul intérêt
commun des individus est leur intérêt d’industriel qui converge dans une
coopération universelle. Ainsi, l’intérêt général assumé par l’État exprime les
exigences générales de l’industrie, c’est-à-dire de la production et de la
distribution optimale des ressources dans tout le corps de la société. Enfin,
l’approche de Léon Bourgeois permet d’articuler une thèse basée sur les droits et
la protection des individus avec une thèse fondée sur la promotion d’intérêts
sociaux irréductibles aux intérêts individuels. L’intérêt général incarné par l’État
vise alors à réinscrire l’individu dans les exigences et les obligations civiques
notamment par des devoirs comme celui de payer l’impôt.
34 À l’issue de ce parcours, il semble évident que la notion d’intérêt général n’est
pas l’apanage de la pensée socialiste (et nous aurions pu le montrer de bien
d’autres façons, y compris en montrant le soupçon de bien des socialistes à l’égard
de cette notion). En revanche, elle se présente bien comme un élément essentiel
de la pensée rationalisatrice de l’État et de l’action publique. Mais nous avons
surtout montré qu’il y a deux manières de penser un État dont la mission ne
relève pas seulement de la protection des biens et des personnes, mais qui incarne
aussi des exigences d’un niveau irréductible au niveau individuel : il y a d’abord
l’État distributeur et industriel qui cherche à subordonner les droits et les
processus aux exigences collectives de la production et de la distribution des
ressources ; il y a ensuite l’État qui, tout en maintenant la préservation
élémentaire des personnes et des échanges libres, cherche, en redistribuant après
coup les ressources individuelles, à constituer une propriété sociale qui ne soit pas
un champ commun sans règles, mais qui ait pour vocation de réaliser et
d’incarner des finalités non individuelles sous la forme du service public.
Notes
19 Ibid., p. 1603.
20 Ibid., p. 2881.
21 Léon Bourgeois, Solidarité, Paris, Armand Colin, 1906, p. 89.
22 Robert Castel, La métamorphose de la question sociale, Paris, Gallimard, 1995. Voir
le chapitre VI à partir de la page 430 qui est consacrée à la propriété sociale et donc
largement aux thématiques solidaristes.
23 Léon Bourgeois, op. cit., p. 69
24 Ibid., p. 147.
25 Ibid., p. 148.
26 Parmi les pères fondateurs de l’école du service public française au début du
XXe siècle, on citera notamment Duguit et Hauriou (voir Jacques Chevallier, « Essai sur la
notion juridique de service public », Publication de la faculté de droit d’Amiens, 1976, no 7,
p. 136-161).
27 Jean-Jaurès, Œuvres de Jean Jaurès, t. VI, Études socialistes II, 1897-1901, Paris,
Rieder, 1933, p. 380.
Auteur
Pierre Crétois
Université Paris-Nanterre, Sophiapol • Pierre Crétois est agrégé et docteur en philosophie,
qualifié aux fonctions de maître de conférences en philosophie. Il a soutenu une thèse sur
l’émergence de la notion de propriété dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle dont il a tiré
un livre Le renversement de l’individualisme possessif de Hobbes à l’État social (Paris,
Classiques Garnier, 2014). Il a publié plusieurs articles sur Jean-Jacques Rousseau dont il
est spécialiste. Il a également coédité deux ouvrages collectifs : L’homme présupposé (Aix-
en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2014) et Le républicanisme social : une
exception française ? (Paris, Publications de la Sorbonne, 2014). Spécialisé en philosophie
politique, philosophie de l’économie et philosophie du droit, il travaille actuellement sur des
thématiques portant sur les transformations actuelles du droit de propriété.
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