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Langages

Merleau-Ponty. La langue, le sujet et l'institué : la linguistique dans


la philosophie
Christian Puech

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Puech Christian. Merleau-Ponty. La langue, le sujet et l'institué : la linguistique dans la philosophie. In: Langages, 19ᵉ année,
n°77, 1985. Le sujet entre langue et parole(s) pp. 21-32;

doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1985.1501

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1985_num_19_77_1501

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Chr. PUECH

MERLEAU-PONTY. LA LANGUE, LE SUJET ET L'INSTITUÉ


LA LINGUISTIQUE DANS LA PHILOSOPHIE

A titre général, on ne peut que souscrire à la remarque de J. Schlanger : « la


perspective intellectuelle-culturelle des champs dramatiques, des débats et enjeux,
donne un rôle extrêmement important à l'historiographie de la pensée. En même
temps, elle la rend presque impraticable sous une forme systématique. Pour l'instant,
c'est par manque d'instruments notionnels, de catégories d'approche, de moyens de
découpage et de prise. Mais cela va peut-être aussi beaucoup plus loin parce qu'il est
peu vraisemblable qu'une histoire plurale puisse être une histoire systématique, une
histoire totalisable » ^ En renonçant au mythe d'une histoire culturelle globale, doit-
on s'interdire, du même coup, de rendre compte des champs polémiques plus ou
moins explicites qui dessinent en un moment donné une configuration irréductible à
l'une seulement de ses composantes ? Comment rendre compte, par exemple, de la
manière dont ont été thématisées les notions de « sujet parlant » et d'« énonciation »,
dans la linguistique récente, sans tenir compte du fait que cette élaboration a pu être
tributaire non seulement de ce qu'elle refusait, mais aussi de ce qu'elle ignorait et
dont elle pouvait pourtant aussi partager les enjeux ? Corrélativement, la thématisa-
tion. même marginale, de ces notions par les procédures linguistiques attachées à leur
autonomie et à leurs critères propres de validation n'a pu que, soit renforcer les
réactions de défiance vis-à-vis de la prétention de la linguistique à la scientificité, ou,
plus radicalement à rendre compte fondamentalement du langage, soit conduire à
penser que la philosophie n'avait plus de champ propre ou que les nouveaux espaces
du pensable philosophique ne pourraient lui être fournis par un simple retour à sa
tradition 2.

Le thème du « sujet parlant » nous semble condenser cette situation de crise que
nous essayons de préciser. Introduit par certains linguistes IBenveniste, Jakobson)

1. Judith Schlanger, L'Enjeu et le Débat, Denoël/Gautrier (1979), p. 14.


2. Le caractère trop général de ces remarques ne nous échappe pas. Il faudrait surtout tenu-
compte du fait que les travaux les plus importants de la génération « structuraliste », en
philosophie, ont surtout tenté de réagir et d'échapper à cette alternative : Derrida, parce que la
déconstruction vise à complexifier les notions de « limites », « marges », « champ » et «
propre » et suppose une certaine forme de réactivation de la tradition ; Foucault parce que les
concepts « d'épistémé » et « d'archéologie » sont par nature et par destination
transdisciplinaires ; Althusser, dans la mesure où le thème de I « anti-humanisme théorique »
participe, à sa place, au débat sur l'anthropologie et l'anthropologisation de la philosophie. Mais
tenter d'échapper à cette alternative suppose qu'elle soit déjà en place. C'est à cette mise en
place que nous nous intéressons ici.

21
comme une sorte de point aveugle du structuralisme linguistique post-saussurien 3, le
thème de « la subjectivité dans le langage » ne pouvait que provoquer un certain
« bougé » dans les « problématiques de soi » 4 que la linguistique et la philosophie
avaient, chacune pour leur compte, élaborées. Le philosophe P. Raymond témoignait
récemment de l'effet produit, dans le champ philosophique, par le chapitre intitulé
« L'homme dans la langue » des Problèmes de linguistique générale . Si la question
intéressait alors le philosophe, c'était moins parce que le destin de la linguistique lui
importait, que parce qu'il lui semblait qu'alors, la linguistique était mieux apte que
la tradition philosophique à faire avancer des questions dont l'ancrage disciplinaire
n'était plus évident. Si le sujet n'est que l'effet structurel descriptible d'une propriété
de langue, c'est tout un régime du discours philosophique qui doit être abandonné :
celui de l 'auto-fondation, de la maîtrise des enjeux.
En 1968 déjà, F. Wahl notait sur un mode ironique cette transformation de la
perception par la philosophie de ses enjeux et de ses ressources.
« II semble que pendant quelques années, la philosophie médusée n'ait fait que répéter et
assimiler ce qu'elle lisait dans Lévi-Strauss, dans Saussure, qu'elle se soit mise au service du
renversement épistémologique en cours, sur un terrain qu'elle tenait naguère pour sien » 6.
D'autre part, on ne peut qu'être frappé par la manière dont Benveniste à la fois
suscite, enregistre et répercute cette extension de la linguistique « hors d'elle même »
lorsqu'il est question de « l'homme dans la langue », pour reprendre le titre
significatif de Problèmes. Qu'il écrive dans une revue de linguistique, de psychologie ou qu'il
prenne la parole dans un congrès philosophique, l'analyse de la subjectivité dans le
langage est toujours renvoyée aux limites du linguistique comme tel, à un horizon de
recherches dont l'analyse formelle des langues est la condition absolument nécessaire,
mais encore insuffisante. « De la subjectivité dans le langage » situe bien les enjeux
d'une thématisation proprement linguistique du sujet. Si d'un côté il s'agit de récuser
toute interprétation du langage comme instrument de communication en la renvoyant
à son insuffisance (« une fois remise à la parole cette fonction, on peut se demander
ce qui la prédisposait à l'assurer »), s'il s'agit bien également de mettre en évidence
un statut du discursif distinct de la parole saussurienne, il s'agit également et plus
radicalement de préciser une « problématique de soi » de la linguistique. Au-delà,
donc, du débat intra-linguistique avec le structuralisme bloomfieldien, les
formulations très générales de Benveniste au début des années 60 témoignent bien — dans
un style très différent de celui de Jakobson — d'un véritable effort pour situer le
travail du linguiste par rapport à un certain statut ontologique des faits de langage dans
l'ensemble des faits humains :
« Le langage enseigne la définition même de l'homme... C'est dans et par le langage que
l'homme se constitue comme sujet, parce que la langage seul fonde, en réalité, dans sa réa-

3. E. Benveniste, Problèmes de Linguistique Générale, t. II (Ed. Gallimard, 1974). « Рощ-


un linguiste qui est habitué à pratiquer le travail linguistique et qui a eu de bonne heure, c'est
mon cas, des préoccupations structuralistes, c'est un spectacle surprenant que la vague de
cette doctrine, mal comprise, découverte tardivement et à un moment où le structuralisme en
linguistique est déjà pour certains quelque chose de dépassé », p. 16. Pour une première
approche de la réception de Saussure dans le champ délimité de la linguistique, Cf. L.I.N.X. (revue
du Centre de Recherches linguistiques de Paris-X, Nanterre) n° 6 (1980).
4. J. Schlanger, op. cit., p. 14 : « Autant que de comprendre ce qui est directement en
cause, il s'agit de se formuler et de se situer. Dans sa dimension culturelle, une problématique
est une problématique de soi ».
5. P. Raymond : Raisons, nua 4 et s.
6. F. Wahl, Qu'est-ce que le structuralisme ; Philosophie, 5 (Ed. Seuil, Coll. « Points »,
p. 14).

22
lité qui est celle de l'être, le concept d'« ego » (p. 259) [...]. Or nous tenons que cette «
subjectivité », qu'on la pose en psychologie ou en phénoménologie, comme on voudra, n'est
que l'émergence dans l'être d'une propriété fondamentale du langage. Est « ego » qui dit
« ego ». Nous trouvons là le fondement de la subjectivité qui se détermine par le statut
linguistique de la personne » (p. 260). « Le langage est marqué si profondément par
l'expression de la subjectivité qu'on se demande si, autrement construit, il pourrait encore
fonctionner et s'appeler langage... L'installation de la « subjectivité » dans le langage crée, dans le
langage et, croyons-nous, hors du langage aussi bien 7, la catégorie de la personne. »
Sans mutliplier les citations bien connues, il apparaît que la thématisation
linguistique du sujet parlant acquiert chez Benveniste un caractère principiel. Sur son
versant « purement » linguistique, elle implique un remaniement des distinctions
fondamentales langage/langue/parole/discours. Mais par ailleurs, cette reconfiguration
concerne aussi les limites du « linguistique pur », et une certaine détermination des
rapports que la linguistique entretient avec son « dehors ». C'est ainsi que le statut
véritablement transcendantal conféré au langage est gagné à la fois contre la
psychologie et contre la phénoménologie, philosophiquement dominante à l'époque : « Le
langage est donc la possibilité de la subjectivité, du fait qu'il contient toujours les
formes linguistiques appropriées à son expression » (p. 263). Si le dialogue s'instaure
entre la linguistique et la philosophie, c'est donc de manière toujours médiate, à
partir de la notion de formes linguistiques, comme si, plutôt que de faire front aux phi-
losophèmes concernant le sujet, il s'agissait plutôt d'en appeler à de nouvelles
exigences (celles du formalisme) que philosophie et linguistique pourraient ou devraient
partager pour se hisser à la hauteur de leur véritable tâche.
Dans « La philosophie analytique et le langage » 8, la discussion des thèses d
'Austin sur le performatif s'ouvre sur quelques remarques concernant les rapports de la
linguistique et de la philosophie.
« Les interprétations philosophiques du langage suscitent en général chez le linguiste une
certaine appréhension... Il entre peut-être dans cette attitude quelque timidité devant les
idées générales. Mais l'aversion du linguiste pour tout ce qu'il qualifie, sommairement, de
« métaphysique » procède avant tout d'une conscience toujours plus vive de la spécificité
formelle 9 des faits linguistiques, à laquelle les philosophes ne sont pas assez sensibles. »
Ce qui pourrait ressembler ici à une mise en garde ironique et unilatérale adressée
par la positivitě linguistique à la philosophie, résonne en fait aussi comme un rappel
à l'ordre commun des préoccupations de la philosophie du langage ordinaire et de la
linguistique. La conclusion de l'enquête le confirme où Benveniste, rappelant la
philosophie analytique à l'ordre de ses propres exigences, formule du même coup l'enjeu
commun aux deux disciplines :
« Si l'on ne tient pas à des critères précis d'ordre linguistique et formel, et en particulier, si
l'on ne veille pas à distinguer sens et référence, on met en danger l'objet même de la
philosophie analytique, qui est la spécificité du langage dans les circonstances où valent les
formes linguistiques qu'on choisit d'étudier. La délimitation exacte du phénomène de langue
importe autant à l'analyse philosophique qu'à la description linguistique... » 10.
Ce qui fait la spécificité de l'analyse linguistique — la prise en compte des formes —
est en même temps ici le lieu d'un enjeu beaucoup plus général : la détermination du
sujet anthropologique, la détermination anthropologique du sujet « en tant qu'il
parle ». Cette tâche proprement linguistique ne peut être exclusivement linguistique.
Il faudrait ici réunir et comparer tous les textes de la période structuraliste où
s'exprime, au travers des réflexions variées sur la sémiologie générale, le sémiotique

7. C'est nous qui soulignons.


8. Problèmes de Linguistique Générale, p. 267.
9. C'est nous qui soulignons.
10. P.L.G. I, p. 276.

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et le symbolique, cet avenir « projectif » de la linguistique, en même temps que sont
produits de nouveaux philosophèmes sans enracinement disciplinaire propre. C'est là,
peut-être, que l'on trouverait la seule « philosophie structuraliste » si souvent
invoquée à contre-sens. Benveniste :
« Quant à la place du sémiotique, je crois que c'est un ordre distinct qui obligera à
réorganiser l'appareil des sciences de l'homme... On connaît les tentatives qui sont faites
actuellement pour organiser en notions certaines données qui relèvent de la culture, de l'homme et
de la société, grâce à la propriété de signification dont nous essayons de dégager la nature
et le domaine » n. « Le problème des corrélations entre les sciences humaines, soulignons-
le, s'ordonne autour de la linguistique »
formule pour sa part R. Jakobson dans un style nettement plus positiviste, non sans
avoir précisé auparavant :
« II faut accorder une attention égale à ce que la structure et le développement d'un secteur
donné du savoir ont de spécifique, et ce qu'il y a de commun dans les bases de plusieurs
disciplines et les modalités de leur évolution, ainsi qu'à l'interdépendance de ces
disciplines » 12.
Que l'autonomie de la linguistique (proclamée dès 1928 par Meillet comme aime
à le rappeler Jakobson) passe nécessairement, en 1970, par son intégration dans une
anthropologie générale dont « l'homme dans la langue » est une pièce essentielle, tel
nous semble être le fonds commun d'un structuralisme qui ne saurait être «
proprement » linguistique dans les années 50-60 qu'en se « généralisant » hors de ses
propres limites 13. Dans cette mesure, le structuralisme serait moins la promotion d'idées
neuves que la mise à jour plus ou moins systématisée d'une situation installée sur le
plan philosophique depuis plus longtemps que lui. En 1968, F. Wahl présentait le
structuralisme philosophique en des termes dont l'apparence dogmatique ne faisait
peut-être que souligner le paradoxe d'une avant-garde « toujours déjà » en retard sur
elle-même :
« Partout où le signe n'est pas encore conçu dans une position absolument fondatrice, la
pensée n'a pas encore pris acte du structuralisme. Partout où le primat du signe est
contesté, le signe détruit ou déconstruit, la pensée n'est déjà plus dans l'orbe du
structuralisme » 14.
A travers cette pensée du signe, dépassée au moment où elle se diffuse dans les
autres disciplines, n'est-ce pas un débat plus ancien qui se poursuit : celui de la
nature et de la légitimité d'une anthropologie générale ? Dans ce débat, la
linguistique serait à la fois l'une des parties prenantes, l'enjeu et le point aveugle. Partie
prenante, elle statue elle-même sur le rôle fondateur qu'elle jouerait dans une telle
anthropologie, tout en revendiquant la spécificité de son objet. Enjeu, dans la mesure où,
au-delà du débat académique sur la méthode structurale et son aptitude à rendre

11. Ibid., p. 238.


12. R. Jakobson : Essais de Linguistique Générale, t. 2 (éd. Minuit (1973), p. 25).
13. Il faudrait étudier systématiquement les textes où la linguistique tente de penser, en
même temps que son objet, son statut disciplinaire. Jakobson : « II est évident que le langage
est un élément constitutif de la culture mais, par rapport à l'ensemble des phénomènes
culturels, son rôle est celui d'une infrastructure, d'un substrat et d'un véhicule universel » (op. cit.,
p. 35). Benveniste : « La langue est nécessairement l'instrument propre à décrire, à
conceptualiser, à interpréter tant la nature que l'expérience, donc ce composé de nature et d'expérience
qui s'appelle la société » (op. cit., p. 97). Il faudrait également examiner quel type de lien cette
anthropologie latente entretient avec une entreprise comme l'Encyclopédie de la Science Unifiée
d'inspiration positiviste logique (1938) et à laquelle participe Bloomfield. Il faudrait enfin
comparer ces différents projets à la Philosophie des Formes Symboliques de Cassirer dont L'Essai
sur L'Homme (1945) couronne l'édifice par une réflexion sur l'anthropologie.
14. Op. cit., p. 16 (F. Wahl).

24
compte des faits culturels et sociaux, c'est bien, chez les philosophes les plus
farouchement opposés à l'anthropologisation de la philosophie (Heidegger principalement),
la prétention de la linguistique à faire du langage un objet de science qui est
radicalement remise en cause. Point aveugle enfin, dans la mesure où, dans le champ
philosophique, la linguistique apparaît avant tout comme une méthode relevant de
l'enquête épistémologique. F. Wahl illustre bien encore ce point de vue :
« Où situer dès lors la pertinence de la méthode ? Faudra-t-il en resserrer le champ, où
bien y articuler plusieurs types de systèmes ? » 15 Si l'attention portée à la science des
signes fournit bien le critère du « pas structural » en philosophie, « le discours
philosophique peut toujours revenir sur les instruments avec lesquels il accepte d'abord d'opérer, et
franchir, à partir de là, un pas autrement escarpé que celui de la science » 16.
Que ce pas supplémentaire ait été franchi ou non par le « discours
philosophique » ultérieur ne nous intéresse pas ici, mais plutôt la manière dont il pense ici sa
propre « problématique de soi » comme le prolongement, fut -il rupteur, d'un premier
pas qu'il n'a pas lui-même accompli. La linguistique risque d'apparaître alors,
globalement, comme un ensemble de résultats acquis à partir desquels une problématisa-
tion est possible, plutôt que comme une pensée problématique du langage. C'est en
ce point sans doute que se manifeste le mieux le destin strictement parallèle de la
linguistique et des préoccupations philosophiques concernant le langage. Depuis la
naissance du courant phénoménologique, et depuis surtout la postérité de Husserl,
la concentration de la thématisation philosophique sur le langage « n'est pas le
simple reflet du développement de certaines sciences humaines et du rôle paradigmati-
que attribué à la linguistique, mais appartient plutôt à l'approfondissement d'une
problématique interne à la philosophie » 17. Sans doute cette extériorité des
problématiques se réfléchit-elle selon différentes modalités — du refus à la fascination — ,
mais rien n'indique qu'avec le « structuralisme élargi » des années 60 cette situation
se trouve bouleversée. Comme le remarque justement F. Wahl, dès 1968, les pensées
« fortes » — celles de Foucault, de Derrida, d'Althusser ou de Lacan — sortent bien
de « l'orbe structuraliste » ; mais non pas seulement parce qu'elle déconstruiraient
l'idéologie du signe : plutôt parce que l'idée régulatrice des sciences humaines
(devenues sémiologiques) à savoir l'anthropologie, y est remise en cause 18.

*
* *

V. Descombes note le fait sans chercher à lui donner un sens historique :


« Merleau-Ponty est probablement le premier à avoir été demander une philosophie au
Cours de Linguistique générale : il en invoque le structuralisme contre le dualisme sartrien,
l'histoire les autorités mêmes qui seront invoquées, après 1960, contre toute phénoménologie.

15. Op. cit., p. 45. Dix ans plus tard, V. Descombes reprend sur le mode de la restriction
(et non plus celui de la préfiguration) ce même thème : « Le structuralisme n'est en lui-même
qu'une méthode. Cette méthode n'est liée en principe à aucun objet spécifique » (Le Même et
l'Autre, Minuit, 1980, p. 100).
16. Ibid.
17. Préface de J. Ladrière au livre de G. Hottois : L'inflation du Langage dans la
Philosophie Contemporaine (éd. de l'Université de Bruxelles (1979), p. 14).
18. C'est la filiation de ces auteurs avec la pensée de Heidegger qu'il faudrait ici examiner :
la proximité complexe et conflictuelle de Derrida, les références énigmatiques de Lacan, l'aveu
tardif de M. Foucault (Heidegger, plus encore que Nietzsche).

25
ménologie... Merleau-Ponty mobilise au service de son projet d'une phénoménologie de
l'histoire les autorités mêmes qui seront invoquées, après 1960, contre toute phénoménologie.
Ses alliés sont, dans les années 50, la linguistique saussurienne, l'anthropologie de Lévi-
Strauss » 19.
Si le fait est bien remarquable, sont interprétation, elle, est plus discutable. D'abord
parce qu'il n'est pas sûr qu'on ait demandé, après Merleau-Ponty, une «
philosophie » quelconque au Cours de linguistique générale. La rupture
postphénoménologique de Derrida, par exemple, s'effectue à la fois contre Husserl et,
sinon contre Saussure, du moins contre un logo-phono-centrisme que Saussure et
l'anthropologie latente qui s'en réclame partagent largement avec Husserl. De plus,
cette interprétation laisse entendre que le « tournant » des années 60 serait le résultat
d'une conversion brusque, confinant à la bizarrerie anecdotique et sans portée
théorique et historique réelle. On peut se demander au contraire si cette aventure singulière
d'une pensée qui voit se retourner contre elle-même certaines de ses armes en
quelques années n'est pas l'indice d'une excentricité plus fondamentale et plus
paradoxale encore.
Héritier de Husserl 20, Merleau-Ponty situe volontiers et de manière explicite son
entreprise dans le fil de 1 'elucidation phénoménologique la plus authentique. « La
Phénoménologie se confond avec l'effort de la pensée moderne. » Elle est une «
pensée laborieuse » sans lieu privilégié ni terme véritable puisque, « s'adressant à elle-
même l'interrogation qu'elle adresse à toutes les connaissances, elle se redoublera
donc indéfiniment » . Il ne s'agit pas ici de juger de la légitimité de cette
filiation 22. Cette question occupe une partie de la scène philosophique du vivant de
Merleau-Ponty à travers, notamment, le débat avec Sartre. Significativement, le
numéro spécial des Temps Modernes 23 consacré en 1961 à Merleau-Ponty témoigne
du double intérêt qu'on lui porte alors. Les articles de A. De Waehlens, de J. Wahl
et J. Hyppolite le situent dans la tradition phénoménologique, tandis que J.-B. Ponta-
lis et surtout J. Lacan mesurent une certaine distance de son œuvre à une modernité
qu'il a pourtant contribué à mettre en place. Nous voudrions essayer de montrer
comment la référence de Merleau-Ponty à la phénoménologie husserlienne introduit,
dans les années 50, en ce qui concerne les rapports de la philosophie et des sciences
humaines (la linguistique en particulier!, une configuration originale. La proximité
« enveloppante » de la phénoménologie aux sciences humaines dont le principe est
formulé par Husserl dans la Krisis ne cherche à se réaliser effectivement, dans la
philosophie post-husserlienne, que chez Merleau-Ponty. Avec quelles conséquences ?
Il s'agira donc moins pour nous d'exposer pour elle-même la « philosophie du
langage » impliquée dans l'œuvre de Merleau-Ponty, ni même de débrouiller «
l'imbroglio phénoménologico-structural » dont sa pensée serait le lieu 24, que d'essayer de

19. V. Descombes, op. cit., p. 89.


20. Sur la formation de la pensée de Merleau-Ponty, Cf. T. Geraets, Vers une nouvelle
philosophie transcendantale (éd. Martinus Nijhoff, 1971).
21. Merleau-Ponty, la Phénoménologie de la Perception (éd. Gallimard, 1945).
22. Dans Dialogue avec Heidegger, t. 111, J . Beaufret revient à plusieurs reprises sur cette
filiation. Cf. Philosophie et Science, p. 33, et surtout, Husserl et Heidegger, p. 106 à 152. Cf.
également : G. Hottois, op. cit. ; L. Fontaine de Vischer : Phénomène et structure
(Publications des facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1974) ; G. Charron : Du langage (éd.
de l'université d'Ottawa, 1972) ; J.-C. Pariente : « Lecture de Merleau-Ponty », Critique,
n° 186 (1962) ; M. Lefeuvre : Merleau-Ponty au-delà de la phénoménologie (éd. Klincksieck,
1974).
23. Les Temps Modernes, nos 184-185 (1961).
24. V. Descombes, op. cit., p. 89.

26
situer à l'une de ses origines l'enjeu du débat intellectuel et disciplinaire qui se noue
ainsi entre la philosophie et les sciences humaines autour de la question du sujet
parlant.
L'intérêt porté par Merleau-Ponty à la linguistique ne se manifeste explicitement
qu'à partir de Signes, publié en 1960, et dont les articles sont rédigés après la
publication de La Structure du Comportement (1942) et de la Phénoménologie de la
Perception (1945). C. Lefort note toutefois que, dès son commentaire du Qu'est-ce que
la Littérature de Sartre (1947), Merleau-Ponty « avait déjà interrogé les travaux de
Saussure et de Vendryés et les invoquait... » 25. Quoi qu'il en soit, il est évident que
l'intérêt porté par Merleau-Ponty au langage précède très largement la lecture des
linguistes et que son œuvre nous fournit en cela l'exemple d'une réflexion
philosophique dont l'infléchissement est peut-être pour partie redevable à l'instauration d'un
débat avec la linguistique et les sciences humaines qui s'en réclament.
Le rôle de Merleau-Ponty dans la diffusion du saussurisme hors des cercles de
spécialistes nous paraît, de ce point de vue, déterminant. Si la référencée Saussure,
dans les années 60, est devenue un lieu commun de la « modernité », c'esť que la
diffusion du saussurisme a auparavant largement dépassé le cercle de la linguistique (à
peine) institutionnalisé 26. Il semble bien en effet que ce soit dans des séminaires, au
Collège de France, dans certains cours à la Sorbonně, que la modernité structuraliste
ait pris corps. Dès 1949, Merleau-Ponty enseigne la psychologie de l'enfant et la
pédagogie à la Sorbonně. Dans ce cadre, le cours sur Les Sciences Humaines2^ et la
Phénoménologie exprime, de manière plus nette encore que Signes et La Prose du
Monde, le sens de la référence conjointe à Husserl et Saussure. Husserl est ici
invoqué contre Heidegger :
« Philosopher, c'est décrire, explorer, la notion naturelle du monde avant la science {Sein
und Zeit p. 56). Dans cette description, il (Heidegger) utilise un pouvoir philosophant
considéré comme illimité, et qui ne nécessite pas le recours à l'ethnologie ou à la psychologie.
Les sciences humaines sont purement et simplement subordonnées à la philosophie...
Heidegger revendique une priorité de la philosophie par rapport à la psychologie, alors que
Husserl tend à remplacer ce rapport de dépendance par un rapport d'enveloppement
réciproque. »
Pourtant, en ce qui concerne la linguistique proprement dite, on sait que Husserl,
contemporain de Saussure, ne le mentionne pas plus qu'aucun autre linguiste.
Lorsque Merleau-Ponty examine les rapports de la phénoménologie et de la linguistique,
il est donc contraint de reconstituer tout l'itinéraire de Husserl, des Recherches
Logiques à L'origine de la Géométrie pour mettre en évidence une convergence théorique
avec Saussure. Selon lui, le projet husserlien d'une grammaire pure des significations
exposé dans la quatrième Recherche Logique (il s'agissait d'énumérer les formes de
signification sans lesquelles « une langue n'est pas une langue »), ce projet présenté
comme le fondement véritable de toute linguistique empirique (scientifique), serait
progressivement abandonné par Husserl au profit d'une véritable linguistique du
« sujet qui parle ». Alors, commente Merleau-Ponty,
« Penser le langage n'est plus rechercher une logique du langage en deçà des phénomènes
linguistiques, mais retrouver un logos déjà engagé dans la parole, retrouver le langage que
je sais, parce que je le suis... Il n'y a donc pas de linguistique universelle possible mais le

25. C. Lefort, Avertissement à La Prose du Monde, éd. Gallimard (1969).


26. Sur 1 'institutionalise tion de la linguistique dans les années 50-60, Cf. Langue Française
n° 63 (septembre 19841.
27. Merleau-Ponty à la Sorbonně, « Késumé de ses cours établi par ses étudiants et
approuvé par lui-même », in Bulletin de psychologie, t. XVIII, Paris, novembre 1964, p. 152.

27
langage de fait devient modèle pour comprendre ce que sont les autres langages. Husserl,
ici, se rapproche en particulier de Saussure qui souligne la nécessité d'une phénoménologie
de la parole » 28.
On pourrait ainsi multiplier les exemples où celui qu'on peut appeler le « second
Merleau-Ponty » cherche à combler l'absence, dans la phénoménologie, de toute
référence à la linguistique. Il nous semble plus intéressant de noter en ce point
l'effort, en quelque sorte symétrique, de Roman Jakobson, pour enraciner
rétrospectivement les travaux du Cercle de Prague dans le terreau phénoménologique :
« C'est ainsi qu'on reproche souvent aujourd'hui au courant structuraliste en linguistique
générale, qui a pris naissance dans des congrès internationaux réunis autour de 1930,
d'avoir ignoré la philosophie, alors qu'en réalité les protagonistes internationaux de ce
mouvement entretenaient des contacts étroits et effectifs avec la phénoménologie, dans sa
version husserlienne et hégélienne » 29.
Malgré le caractère péremptoire de l'affirmation, Jakobson reste vague sur les liens
« effectifs » du Cercle de Prague et de la phénoménologie husserlienne. Mathésius
fut un auditeur de Masaryk et de Marty qui, comme Husserl, suivirent les cours de
Brentano. K. Biihler, qui participa à la Réunion de Phonologie en 1930, fut
« influencé » par le courant phénoménologique. Seul, en fait, le philosophe Hendrik
Pos, disciple direct de Husserl, peut être considéré comme un lien effectif.
Merleau-Ponty mentionne à plusieurs reprises l'article de Pos publié en 1939 dans
la Revue Internationale de Philosophie 30. Dans le Cours à la Sorbonně comme dans
Signes, il le résume comme s'il s'agissait de la dernière version de la pensée de
Husserl. La phénoménologie du langage ne saurait être qu'un retour au sujet parlant, à
la langue que « je » parle, tandis que le linguiste, lui, risque de peindre le langage
comme un « fait accompli » et de manquer ainsi ce qui fait de la langue « un
système dont tous les éléments concourent à un effort d'expression unique, tourné
vers le présent ou l'avenir, et donc gouverné par une logique actuelle » 31. Pourtant,
ce point de vue de Pos, le plus proche d'une connaissance scientifique, demeure
encore, selon Merleau-Ponty, trop extérieur à l'objet qu'il vise. Entre la connaissance
objective du linguiste et l'expérience subjective du sujet parlant décrite par le phéno-
ménologue, le rapport risque de n'être encore que de juxtaposition supplémentaire,
« comme la pédagogie ajoute à la connaissance des concepts mathématiques
l'expérience de ce qu'ils deviennent dans l'esprit de ceux qui les apprennent ».
La tâche d'élucidation phénoménologique du langage à partů- de Signes
empruntera donc la voie que lui ouvre une certaine interprétation de la conceptualité saussu-
rienne. La référence à Saussure dans Signes, la Prose du monde, les cours au Collège
de France (y compris la leçon inaugurale) devient constante. On pourrait dire qu'elle
répond, dans la stratégie de Merleau-Ponty, à une triple fonction.
a) Saussure poursuit, selon Merleau-Ponty, un effort de pensée que le dernier
Husserl n'a pu mener à terme, et que la linguistique légitime après-coup.
« Husserl ne fera qu'achever le mouvement de toute sa pensée antérieure lorsqu'il écrira
dans un fragment posthume que l'incarnation linguistique fait passer le phénomène
intérieur transitoire à l'existence idéale. Mais alors, si la philosophie n'est plus passage à
l'infinité des possibles ou saut dans l'objectivité, si elle est contact avec l'actuel, on comprend
que certaines recherches linguistiques anticipent les siennes et que certains linguistes, sans
le savoir, foulent déjà le terrain de la phénoménologie. Husserl ne le dit pas, ni H. Pos,

28. Cours à la Sorbonně, p. 149-150.


29. R. Jakobson, op. cit., p. 12.
30. H. Pos : Phénoménologie et Linguistique.
31. Signes (éd. Gallimard, p. 107, 1960).

28
mais il est difficile de ne pas penser à Saussure quand il demande que l'on revienne de la
langue-objet à la parole » 32.
Si, depuis la Phénoménologie de la perception, la réflexion de Merleau-Ponty, en
« revenant aux choses mêmes », vise à passer outre « lalternative classique de la
conscience et des choses », du sujet et de l'objet (selon une interprétation de Husserl
et de l'intention phénoménologique souvent contestée 33, c'est bien de Saussure que
Merleau-Ponty attend un renouvellement de la réflexion sur le statut du sujet, sur le
« cogito incarné ».
b) Mais la référence à Saussure ouvre aussi le dialogue avec les sciences
humaines telles qu'elle se sont constituées après Husserl. De la Phénoménologie de la
Perception à Signes, l'intérêt de Merleau-Ponty se déplace des travaux de la psychologie
de la forme et de la psycho-physiologie vers ceux de la linguistique, de la sociologie,
de l'ethnologie et de la psychanalyse. Dans les notes de travail réunies après sa mort
sous le titre Le Visible et L'Invisible, il semble résumer la trajectoire suivie depuis
1945 en un raccourci dont la cohérence (peut-être forcée) souligne d'autant plus la
tension entre l'expression et l'expérience que cherche à résoudre le dernier ouvrage.
« Pour nous, la « foi perceptive » enveloppe tout ce qui s'offre à l'homme naturel et original
dans une expérience-source, avec la vigueur de ce qui est inaugural et présent en personne,
selon une vue qui pour lui est ultime et ne saurait être conçue plus parfaite et plus proche,
qu'il s'agisse des choses perçues, dans le sens ordinaire du mot ou de son initiation au
passé, à l'imaginaire, au langage, à la vérité predicative de la science, aux œuvres d'art,
aux autres et à l'histoire » 34.
Cette véritable « ontologie du sens » 35 que projette Merleau-Ponty à la fin de sa vie
est à la fois impliquée et suscitée par le développement des sciences structurales.
C'est dans Signes encore {De Mauss à Lévi-Strauss, 1954), qu'il prend acte du
renouvellement structural : « C'est tout un régime de pensée qui s'établit avec la
notion de structure dont la fortune aujourd'hui dans tous les domaines, répond à un
besoin de l'esprit. » En passant du vocabulaire des psychologues où il servait à
désigner les configurations du champ perceptif, à celui des linguistes, sociologues et
anthropologues, le terme de structure a sans doute perdu de sa précision. Mais tout
indique que pour Merleau-Ponty, cette perte relative de compréhension est largement
compensée par l'accroissement de son extension. Le terme de structure acquiert sa
valeur philosophique en désignant dans l'homme la fonction symbolique : « Pour le
philosophe, présente hors de nous dans les systèmes naturels et sociaux, et en nous,
comme fonction symbolique, la structure indique un chemin hors de la corrélation
sujet-objet qui domine la philosophie de Descartes à Hegel » 36.
Sur un mode sans doute différent de celui qui prévaudra par la suite, mais de
manière néanmoins troublante, le thème épistémologique de la « structure » consonne
ici avec le thème anthropologique de la « fonction symbolique ». Ce nouveau régime
structural de la pensée qui apparaît dans les sciences humaines implique bien, en
effet, que 1 'elucidation phénoménologique du sens des objets dont elles traitent soit

32. Signes, Le philosophe et la sociologie, p. 132 (1951). Souligné par nous.


33. J. Beaufret par exemple {op. cit., p. 33) : « Si les choses étaient si simples que le dit
Husserl, il n'y aurait pas beaucoup à s'émouvoir. Il n'y aurait, avec Merleau-Ponty, qu'à
restituer au monde du cogito le sens du « paysage où nous avons d'abord appris ce que c'est qu'une
forêt, une prairie où une rivière ». Des savants que nous sommes devenus, redevenons
paysagistes. La psychologie de la forme nous y aidera, avec aussi la pêche à la ligne, la peinture de
Cézanne et tant soit peu d'existentialisme. Mais les choses sont-elles vraiment si simples ? »
34. Le Visible et L'Invisible (éd. Gallimard, Coll. Tel (1964), p. 209-210).
35. T. Geraets, Op. Cit.
36. Signes, p. 154 et 155.

29
aussi une elucidation du sens de l'attitude scientifique elle-même. De ce point de
vue, les indications de Husserl dans la Krisis 37 trouvent, dans les sciences
structurales et « séméiologiques » elles-mêmes, l'occasion historique de leur réalisation
effective. La crise de la Raison diagnostiquée par Husserl en 1935 avait pour causes le
scepticisme et le relativisme engendrés par le psychologisme, l'historicisme et le socio-
logisme, le divorce entre le savoir systématique et le savoir progressif. Or, c'est
précisément ce divorce auquel mettraient fin la notion de structure sur le plan épistémolo-
gique et ontologique et celle de fonction symbolique sur le plan anthropologique. Par
une sorte de retournement de l'attitude husserlienne, Merleau-Ponty semble discerner
dans les développements de la « nouvelle » linguistique inaugurée par Saussure les
prémices d'une histoire structurale comme libération du sens, pensée du progrès
libérée des pesanteurs déterministes comme de l'irrationalisme de la contingence.
« Le temps linguistique n'est plus cette série de simultanéités familière à la pensée
classique, et à laquelle Saussure pensait encore quand il isolait les deux perspectives du simultané
et du successif... Si la fonction symbolique devance le donné, il y a inévitablement quelque
chose de brouillé dans tout l'ordre de la culture qu'elle porte... Comment appeler, sinon
Histoire, ce milieu où une forme de pensée grevée de contingence ouvre soudain un cycle
d'avenir et le commande avec l'autorité de l'institué » 38.
Dans cette mesure, si le geste husserlien consistait d'abord à dépasser la naïveté
relativisante du regard scientifique sur l'homme, tout se passe chez Merleau-Ponty
comme si les sciences humaines, en substituant le sens à la causalité, se libéraient du
même coup de l'hypothèque d'une pensée objectivante et rendaient possible une
anthropologie de l'homme sémiologique, c'est-à-dire historique. Dès 1947, prenant la
défense de Sartre, il écrit que « si l'humanisme est la religion de l'homme comme
espèce naturelle ou la religion de l'homme achevé, Sartre en est plus loin que
jamais » . Dans La phénoménologie de la Perception, Merleau-Ponty donne déjà la
« formule » de cette anthropologie de l'inachèvement :
« L'existence humaine nous obligera à réviser notre notion usuelle de la nécessité et de la
contingence parce qu'elle est le changement de la contingence en nécessité par l'acte de
reprise. Tout ce que nous sommes, nous le sommes sur la base d'une situation de fait que
nous faisons nôtre et que nous transformons sans cesse par une sorte d'échappement, qui
n'est jamais une liberté inconditionnée » 40.
Dans Signes, la réflexion phénoménologique sur le langage et la linguistique
permet de préciser le lieu propre de cette anthropologie : la culture comme réactivation
intersubjective de l'intention de signifier.
« La parole, en tant que distincte de la langue, est ce moment où l'intention de signifier
encore muette et tout en acte, s'avère capable de s'incorporer à la culture, la mienne et celle
d'autrui, de me former et de le former, en transformant le sens des instruments culturels...
(Le document) sollicite et fait converger toutes les idées connaissantes, et à ce titre instaure
et restaure un « logos » du monde culturel » 41.
Est-ce un hasard si Merleau-Ponty retrouve ici, par delà la différence des
intentions et des références, une source d'inspiration proche de celle de E. Cassirer et
d'une « philosophie des formes symboliques » dont Heigegger refusa très tôt le
principe .

37. Husserl. La crise du savoir européen (1935, rééd. Paulet, 19601.


38. Signes, ibid.
39. Sens et Non-Sens ; Paris, Nagel (1948), p. 80.
40. Phénoménologie de la Perception, éd. Gallimard (1945). Nous soulignons.
41. Signes, p. 115 et 121.
42. E. Cassirer, M. Heidegger : Débat sur le Kantisme et la Philosophie, Ed. Beau-
chesne, Paris (1972).

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« La philosophie des formes symboliques part de la présupposition que s'il existe une
définition de la nature de l'homme, elle doit être comprise comme une définition fonctionnelle et
non substantielle... Le caractère dominant de l'homme, son trait distinctif, n'est pas son
essence, mais son œuvre... Le langage, le mythe, la religion, l'art, la science, l'histoire, sont
les constituants, les divers secteurs de ce cercle... On ne cherche pas l'unité des effets, mais
l'unité de l'action : non celle des produits, mais celle du procès créateur » 43.
c) Enfin, la référence à Saussure ne pourrait jouer ces rôles si elle n'était d'abord
confirmation et élargissement de la philosophie du sujet ouverte par La
Phénoménologie de la Perception, même si c'est au prix de difficultés croissantes. Le sujet-
support de la fonction symbolique est en effet nécessairement voué à la non-
coïncidence avec lui-même, à l'opacité. Le chapitre VI de la P.P. renvoyait déjà dos
à dos les traditions empiristes et intellectualistes de la philosophie du langage :
l'empirisme mécaniste ( associa tioniste) s'intéresse bien au langage, mais « sans
personne qui le parle » ; l'intellectualisme s'attache bien au sujet, mais le sujet ne parle
que parce qu'il pense. C'est l'affirmation de l'inhérence de la parole vive au monde
et de la pensée aux mots qui devrait permettre, selon Merleau-Ponty, d'échapper à
cette fausse alternative. Si toute conduite est signifiante (Chap. V, Le corps comme
être sexué), si le lien du corps au monde est déjà un rapport indécomposable de
« l'expression et de l'exprimé », la parole n'est qu'un cas particulier du geste : « Si
nous disons que le corps à chaque moment exprime l'existence, c'est au sens où la
parole exprime la pensée » 44. Ramener la parole au geste (hors de toute
problématique de l'origine du langage), c'est d'abord la ramener à la source du sens, à
l'expression, à la parole parlante qui déforme de manière cohérente la parole parlée sédimen-
tée dans les œuvres de culture instituées. C'est alors que le sujet se découvre comme
tel, mais aussi qu'il est projeté comme en avant de lui-même, dans l'écoute de l'autre
et de lui-même comme autre. C'est ce difficile statut d'un « cogito tacite » (qui
garderait tous les privilèges attachés au cogito classique tout en ne désignant plus la
coïncidence de soi à soi) dont Merleau-Po*nty croit trouver la légitimation dans le
saussurisme dont il cite volontiers la version guillaumienne. Si la langue est un
système de signes diacritiques, chaque parole incarne un état du langage, l'activité de
parole est la reprise indéfinie, l'échappement du langage par lui-même.
Mais si le sens est ainsi inhérent au système lui-même, peut-il être encore
interprété comme un geste au sens propre du terme ? On l'a souvent remarqué, cette
interprétation prend à partir de Signes un sens de plus en plus métaphorique. Le
« geste expressif » tend de plus en plus à désigner la distance intralinguistique du
signe au signe qu'effectue la parole, plutôt que celle du sujet au monde.
« L'esprit du langage ne voudrait tenir que de soi », note Merleau-Ponty dans
Signes . Dans cette constatation perce comme la conscience et le regret de ce que la
fidélité à la phénoménologie ne soit pas conciliable avec un saussurisme strict. Dans
une note de travail rédigée en 1959 à la suite d'une conférence d'André Martinet, il
écrit : « La méthode de définition de la langue par le pertinent ; le « ce sans
quoi »... Non ! — on repère par où passe la parole. Mais ceci ne donne pas' la
parole dans sa puissance entière » 46. Au paradoxe qui consistait à trouver dans
Saussure une linguistique du sujet parlant, Merleau-Ponty ajoute le paradoxe d'une
philosophie du sujet qui, au moment même où elle découvre en Saussure une solution
à ses propres difficultés, découvre aussi, dans la linguistique saussurienne qui lui est

43. E. Cassirer. Essai sur l'Homme (éd. Minuit (1945), p. 103).


44. Phénoménologie de la Perception, p. 193.
45. Signes, p. 100.
46. Le Visible et L'Invisible, p. 235.

31
contemporaine, l'indice de nouvelles difficultés qui ne pourront être résolues que par
un changement radical de paradigme.

Sans doute la « rupture structuraliste » avec la phénoménologie est-elle inscrite en


puissance dans ce parcours contradictoire dont nous n'avons pu ici que schématiser
les grandes lignes. Mais, si l'on se place sur le plan intellectuel-culturel qui nous
intéresse, la singularité de Merleau-Ponty apparaît sous un autre jour que celui d'une
pensée qui annoncerait elle-même les signes de sa propre caducité. L'œuvre de
Merleau-Ponty révèle plutôt, dans certains de ses aspects, une certaine continuité ou
contiguïté entre des courants de pensée, des enjeux, des disciplines que la «
problématique de soi » propre à chacune laissait croire historiquement dépassés ou
théoriquement séparés. Elle met en évidence, sans que cela soit son but, une relative
stabilité — au-delà des déclarations spectaculaires de rupture — des enjeux de pensées
depuis les années 30. Elle souligne (même et surtout si c'est de manière
contradictoire) le rôle de la linguistique dans le débat ouvert depuis cette époque sur le thème
de la « fin de la philosophie », son « devenir-anthropologie ».
Parce qu'il ne considère pas la linguistique comme une méthodologie générale,
mais comme une problématique de l'activité du sujet parlant, Merleau-Ponty occupe,
contre une certaine vulgate saussurienne qui se met en place au même moment et
aussi contre une certaine orthodoxie husserlienne, une place où la phénoménologie,
l'anthropologie de Cassirer, les nouveaux savoirs de l'homme se côtoient de manière
inédite, se diffusent au-delà de leurs cercles propres, et, par là, se mesurent les uns
aux autres. En ceci, il éclaire par récurrence (plutôt que par anticipation) les enjeux
des débats du « structuralisme généralisé » qu'il contribue aussi à mettre en place.
L'anthropologie latente qui prolonge (recouvre pour une part ?) les audaces
linguistiques de Benveniste et Jakobson, rencontre bien les difficultés de Merleau-Ponty à
maintenir les exigences d'une philosophie du sujet dans le cadre d'une anthropologie
de « l'homme inachevé », de « l'échappement ».
En confirmant que « la question du « propre » de la linguistique est indissociable
de celle des choix d'étayage à travers lesquels se constitue et se transforme le réseau
de ses alliances » 47, Merleau-Ponty souligne aussi, implicitement et comme « par
défaut », l'originalité historique de Heidegger et la place à la fois discrète et
déterminante qu'il occupera dans le débat structuraliste concernant le statut intellectuel et
disciplinaire de la linguistique. En 1929, le débat avec Cassirer exprimait un refus
catégorique du projet de philosophie des Formes Symboliques. En 1947, La Lettre
sur L'Humanisme ^ (quasi contemporaine de la Phénoménologie de la Perception)
réunissait en même geste la critique de la métaphysique du sujet, la critique des
représentations objectivantes du langage et celle de « l'anthropologisation » de la
philosophie.

47. M. Pêcheux : «Sur la (dé-) construction des théories linguistiques», D.R.L.A.V.,


№ 27 (1982).
48. M. Heidegger, lettre sur l'Humanisme, Trad. К. Munier, Aubier (1964).

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