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Réflexions transversales 289

Les partis politiques sont-ils voués à


disparaître ?
par Frédéric Sawicki, professeur de science politique à
l’université Paris 1, chercheur au CESSP

En France, les partis politiques ont toujours eu mauvaise


presse. Leur faible représentativité, leur déficit de démocratie
interne, leur captation par des professionnels de la politique
(élus ou apparatchiks), leur incapacité à produire des idées
nouvelles ont été pointées de façon récurrente. Dans le même
temps, beaucoup de ceux qui ont porté ces critiques ont eu
tendance à analyser les partis comme des maux nécessaires,
ceux-ci étant in fine considérés, en dépit de leurs graves défauts,
comme des intermédiaires difficilement remplaçables pour
traduire la diversité des attentes et des intérêts des citoyens et
des groupes sociaux en programmes et en décisions politiques.
Le regard porté sur les partis politiques semble cependant
avoir récemment changé de nature et paraît désormais s’ins-
crire dans une perspective nécrologique.
La réédition par les éditions Allia, en février 2017, sous la
forme d’un opuscule, d’un court texte de Simone Weil écrit en
1940 intitulé Note sur la suppression générale des partis poli-
tiques119 et les nombreux comptes rendus et discussions dont
il a fait l’objet, tout comme la traduction en 2015 de la version
complète du classique de Robert Michels120 , Sociologie du parti

119. Notons que ce livre a également été traduit et édité en Italie cinq
ans plus tôt sous le titre Manifesto per la soppressione dei partiti politici
(Rome, Castelvecchi, 2012). Selon S. Weil les partis en appellent princi-
palement aux passions. Leur organisation est «  construite de manière
à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres
humains qui en sont membres ». Leur « unique fin » est leur « propre
croissance, et cela sans aucune limite », si bien que « tout parti est totali-
taire en germe et en aspiration ». Leur suppression serait donc un impé-
ratif démocratique.
120. Robert Michels, Sociologie du parti dans la démocratie moderne.
290 QUE FAire des partis politiques ?

dans la démocratie moderne, symbolisent bien ce changement


de point de vue. Si les thuriféraires de l’action ou de la démo-
cratie directes ont toujours existé, leur nombre s’étend et leurs
appels à se passer des « corps intermédiaires » (partis, syndi-
cats, associations…) se multiplient et reçoivent aujourd’hui un
écho grandissant. Ils sont rejoints de façon surprenante par
des hommes de parti, à l’image de Robert Hue, ex-secrétaire
national du PCF, qui a publié en 2014 un livre au titre retentis-
sant : Les partis politiques vont mourir et ils ne le savent pas121.
Trois ans plus tard, c’est l’ancien vice-président du Parti démo-
crate et premier ministre italien, devenu doyen de l’École des
affaires internationales de Sciences Po, Enrico Letta, qui lui
emboîte le pas avec des arguments similaires. Dans une tri-
bune parue au lendemain de l’élection présidentielle de 2017,
lui aussi prophétise le remplacement des partis par des « mou-
vements politiques ».
«  Le monde politique vit un véritable séisme. Le rôle de
l’Internet et des réseaux sociaux change la politique de l’inté-
rieur. […] Tout est [désormais] rapide et nécessite une réactivité
quasi immédiate, faute de quoi on se retrouve tout de suite hors
jeu. […] Les mouvements ont une capacité de mobilisation qui,
en termes d’enthousiasme, est sans comparaison possible avec
les appareils des partis traditionnels. L’enthousiasme d’un mili-
tant ne se fabrique pas. Il est spontané ou il n’est pas. Les gens
sont aujourd’hui habitués à juger une situation ou une politique
avec une netteté sans précédent, grâce à la transparence dans
laquelle nous vivons. Un militant transmet désormais immé-
diatement un message auquel il croit. Rien à voir avec l’inertie
d’un appareil politique122. »
On notera qu’Enrico Letta dresse ici le même constat que son
adversaire Beppe Grillo. L’ex-comique, co-fondateur du mouve-
ment Cinq Étoiles en 2009, ne cesse en effet d’asséner que « la

Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes, traduit et


préfacé par Jean-Christophe Angaut, Paris, Gallimard, « Folio-essais »,
2015 (1ère éd. 1914, 2ème éd. mise à jour 1925).
121. Le livre est paru aux éditions de l’Archipel.
122. « Le monde politique vit un véritable séisme : c’est la fin des partis ! »,
Le Monde, 9 mai 2018.
Réflexions transversales 291

génération internet balaie partout l’ancienne politique » et que


« la nouvelle manière de faire de la politique change tout. Les
anciens partis, c’est fini », et d’ajouter : « On l’a vu avec Trump
aux États-Unis et avec Macron en France123 ».
Pour les fossoyeurs des partis, Internet aurait donc permis
l’avènement d’« e-militants » et d’« e-citoyens » que seuls des
mouvements seraient en capacité de mobiliser du fait de leur
souplesse. Celle-ci leur permettrait de s’adapter au flux chan-
geant de l’actualité et de produire l’émotion et l’enthousiasme
indispensables pour capter l’attention des citoyens. Cette
argumentation prête une influence quelque peu démesurée
à Internet et laisse de côté d’autres facteurs plus importants
ayant contribué à délégitimer les partis et à laisser en quelque
sorte la place à de nouveaux entrants. Les travaux de science
politique ont jusqu’ici surtout mis en exergue  : l’impact de
la convergence idéologique des partis libéraux et des partis
sociaux-démocrates124, l’incapacité des «  vieux  » partis à

123. Interview à la Radio-Télévision Suisse, 8 février 2018. https://www.


rts.ch/info/monde/9318653-beppe-grillo-la-generation-internet-ba-
laie-partout-l-ancienne-politique-.html
124. Notons que cette convergence a été pronostiquée pour la première
fois au début des années 1960 par Otto Kirchheimer pour qui les partis
tendaient à devenir « attrape-tout » (catch-all). Pour ce juriste allemand
d’origine juive exilé aux États-Unis, la généralisation de la protection
sociale, le développement des médias de masse et notamment de la télé-
vision, l’extension du salariat, l’augmentation du niveau général d’éduca-
tion et du niveau de vie seraient à l’origine du déclin des partis de classe.
Ces transformations auraient conduit ces partis à s’adresser à tous les
électeurs et, en conséquence, à édulcorer leurs discours. O. Kirchheimer
« The Transformation of the Western European Party Systems », in J. La
Palombara, M. Weiner (eds), Political Parties and Political Development,
Princeton, Princeton University Press, 1966, pp.  177-200. Les mouve-
ments de protestation des années 1968 peuvent être interprétés comme
un démenti de ce pronostic. Sous leur pression, les partis dominants ont
en effet été amenés à ré-idéologiser quelque peu leurs discours. Cette
parenthèse s’est néanmoins refermée dans les années 1980 qui ont vu
de nouveau converger les partis, mais cette fois autour d’un référentiel
néo-libéral. Sur ce point, nous renvoyons aux travaux de Gerassimos
Moschonas, notamment «  Au bord de la rupture. Le grand change-
ment idéologique et programmatique de la social-démocratie contem-
poraine  », in P. Delwit (dir.), Où va la social-démocratie européenne  ?,
Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 2004.
292 QUE FAire des partis politiques ?

penser et à représenter la diversité des groupes et des intérêts


caractérisant la société contemporaine et leur transformation
corrélative en auxiliaires de gouvernement125. Concernant ce
dernier point, Pierre Rosanvallon note que l’affaiblissement des
institutions parlementaires au profit du pouvoir exécutif a for-
tement contribué à affaiblir la «  fonction de représentation  »
des partis au profit de leur « fonction de gouvernement ». Selon
lui, ils « sont en conséquence devenus des éléments auxiliaires
de l’activité du pouvoir exécutif  ; ce sont eux qui mènent le
combat pour essayer d’assurer une légitimation continue au
pouvoir, ou préparer au contraire sa défaite aux prochaines
élections en faisant la preuve du caractère néfaste de sa poli-
tique. Ils représentent en fait plus la raison des gouvernements
auprès des citoyens qu’ils ne représentent ces derniers auprès
des premiers126 ».
Ces dernières explications rendent bien compte de l’augmen-
tation de l’abstentionnisme et de la volatilité électorale, de la
professionnalisation renforcée des partis127 et du déclin conco-
mitant des niveaux d’adhésion128 , ainsi que de l’émergence de

125. Dans son ouvrage posthume, le spécialiste de la comparaison des


partis et des systèmes de partis, le politiste irlandais Peter Mair, s’efforce
ainsi de démontrer que « l’échec des partis est le résultat d’un proces-
sus de retrait ou d’abandon mutuel  : d’un côté les citoyens se replient
sur leur vie privée ou dans des formes plus spécialisées et souvent ad
hoc de représentation, de l’autre, les directions des partis se replient sur
les institutions, justifiant leur existence par l’exercice des fonctions de
gouvernement. » P. Mair, Ruling the Void : The Hollowing of Western Demo-
cracy, Londres, Verso, 2013, introduction.
126. P. Rosanvallon, Le bon gouvernement, Paris, Le Seuil, 2015, introduc-
tion.
127. Angelo Panebianco (Political Parties. Organization and Power,
Cambridge, Harvard University Press, 1988 [1ère éd. en italien 1982])
considère par exemple que les partis occidentaux sont progressivement
devenus « électoral-professionnels » à partir des années 1960.
128. Ce point reste toutefois un objet de controverse. Si l’on constate une
diminution sur la longue durée des effectifs des partis dans le monde
occidental, ceux-ci continuent d’être soumis à de fortes variations dans
le temps et dans l’espace et cachent l’émergence d’autres formes d’en-
gagement partisan (dons d’argent, participation aux campagnes électo-
rales, aux élections primaires, cyberactivisme…) qui montrent que les
partis n’ont pas perdu leurs capacités de mobilisation. Cette argumen-
tation est au cœur du récent livre de Susan E. Scarrow  : Beyond Party
Réflexions transversales 293

partis et/ou de candidats, qualifiés tantôt de « protestataires »


tantôt de « populistes », dénonçant la clôture du champ poli-
tique129, phénomène que Richard Katz et Peter Mair nomment
« cartellisation130 ». Elles expliquent en revanche moins bien les
formes particulières prises par les nouvelles entreprises poli-
tiques131 qui ont surgi dans de nombreuses démocraties libé-
rales au cours de la dernière décennie. Au-delà des cas d’En
Marche et de la France insoumise, le mouvement Cinq étoiles
en Italie132, Podemos et dans une moindre mesure Ciudadanos
en Espagne133, les Tea parties aux États-Unis134, pour citer les
Members. Changing Approaches to Partisan Mobilization, Oxford, Oxford
University Press, 2015.
129. Qu’on songe ici à la dénonciation récurrente de «  l’UMPS  » par
Marine Le Pen qui a fait suite à la stigmatisation par son père de «  la
bande des quatre » (PCF, PS, UDF, RPR) dans les années 1980-1990.
130. Sur cette théorie, cf. Y. Aucante, A. Dezé (dir.), Les systèmes de partis
dans les démocraties occidentales. Le modèle du parti-cartel en question,
Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
131. Cette notion d’inspiration wéberienne doit être entendue dans le
sens que lui donne Michel Offerlé, c’est-à-dire un « type particulier de
relation [sociale] dans laquelle un ou des agents investissent des capi-
taux pour recueillir des profits politiques en produisant des biens poli-
tiques », in Les partis politiques, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2002, p. 12.
132. N. Conti, F. Tronconi, « Le Mouvement Cinq Étoiles. Organisation,
idéologie et performances électorales d’un nouveau protagoniste de la
politique italienne », Pôle Sud, 45, 2016.
133. Comme le notent Astrid Barrio et Juan Rodrigues Terruel (« Le parti
catalan qui aspire à gouverner l’Espagne », Pôle Sud, 45, 2016) Ciudada-
nos, souvent associé à Podemos, correspond davantage jusqu’en 2014
à un parti «  traditionnel  » dont l’organisation s’inspire des partis de
masse. Ce n’est que quand ses dirigeants se lancent à la conquête du
reste du pays en 2012-2013 qu’ils sont amenés à intégrer des petits partis
régionalistes et des groupements politiques locaux jusque-là autonomes.
Ils lancent alors le Movimiento Ciudadano dont la thématique centrale
devient la lutte contre la corruption. À compter de cette date, leur chef,
Albert Rivera, multiplie les interventions dans les médias espagnols et
devient la figure de prou d’un parti-mouvement qui agrège des membres
aux parcours et aux objectifs très divers qui conduisent Ciudadanos à
abandonner une ligne social-démocrate pour une ligne libérale, entraî-
nant le départ de nombreux soutiens de la première heure, notamment
en Catalogne.
134. Voir à ce sujet la récente thèse de Marion Douzou fondée sur une
enquête de terrain très approfondie  : Le conservatisme américain en
mouvement. Enquête sur le Tea Party en Pennsylvanie, Thèse pour le docto-
rat d’études anglophones, Université Lumière Lyon 2, 2017. Elle montre
294 QUE FAire des partis politiques ?

cas les plus spectaculaires et rester dans l’orbite occidentale, ne


sont ainsi issus ni de scissions ou de fusions de partis pré-exis-
tants comme beaucoup de ceux qui ont émergé par le passé135,
ni de partis marginalisés qui ont profité d’un changement de
contexte politique et idéologique pour forcer les portes du
champ politique, à l’image de certains partis de droite radicale
ou d’extrême-droite surfant sur les aspirations nationalistes
et protectionnistes, ou des partis de gauche radicale profitant
de la crise financière et du discrédit des partis sociaux-démo-
crates pour supplanter ces derniers, comme en Grèce, ou pour
les obliger à partager le pouvoir, comme au Portugal.
Ces nouvelles entreprises politiques constituées d’outsiders
lancent donc un défi analytique aux chercheurs, aux militants et
aux responsables politiques, qui continuent de croire à la néces-
sité de l’action organisée. En quoi au juste sont-elles nouvelles ?
Annoncent-elles la disparition des partis comme institutions
permanentes (qu’on nous pardonne cet oxymore sociologique)
au profit de structures souples (des sortes d’états-majors) aux
règles non stabilisées qui se reforment le temps des campagnes
électorales ? Ou ne sont-elles que des partis en devenir, voués,
s’ils veulent se pérenniser, à se doter d’une organisation perma-
nente et structurée, déployée sur l’ensemble du territoire ?
Pour y voir plus clair, on s’efforcera d’abord de dégager en
quoi ces entreprises politiques émergentes se distinguent des
partis dits «  traditionnels  ». Quoique se voulant en rupture
avec les manières de faire de ces derniers, nous verrons ensuite
que les différences ne sont peut-être pas aussi importantes
que le prétendent acteurs et observateurs. La notion de partis
« traditionnels » est une commodité de langage ou, de plus en
plus, un instrument de délégitimation qui occulte les change-
que « ce qu’on appelle le Tea Party est schématiquement la résultante
de deux rameaux entrelacés  », mais non hiérarchisés et peu coordon-
nés : « une composante “grassroots”, regroupant une myriade de groupes
de taille variée », « qui agrège des sensibilités et des mouvements très
divers  » et une composante “top-down”, constituée d’organisations
opérant à l’échelle nationale ou étatique […] dont certaines s’étaient
formées avant même l’apparition du mouvement » (p. 3).
135. S. Barnea, G. Rahat, «  Out with the Old, in with the “New”: What
Constitutes a New Party? », Party Politics, 17 (3), 2011.
Réflexions transversales 295

ments importants de leur organisation au cours des décennies


écoulées, dans une direction qui n’est pas si éloignée de celle
empruntée par les nouvelles entreprises politiques. C’est donc
l’hypothèse d’une mutation généralisée que nous défendrons
ici, dans le sens d’une transformation des modes de mobilisa-
tion et de légitimation qu’on ne saurait assimiler à une dispari-
tion des partis politiques.

En quoi les nouvelles entreprises politiques


sont-elles « nouvelles » ?
Par-delà la diversité de leurs positionnements et des groupes
sociaux qu’elles visent en priorité, les nouvelles entreprises
politiques partagent de nombreux points communs quant à
leur mode de structuration et de fonctionnement. Première-
ment, leurs membres, quel que soit leur niveau d’engagement,
rejettent le label partisan, à la fois pour s’auto-désigner et pour
désigner le collectif qu’ils forment au profit de celui de « mouve-
ment ». Deuxièmement, leurs fondateurs et/ou leurs porte-pa-
role refusent d’afficher et d’élaborer une doctrine commune136 .
Les termes choisis pour nommer ces « mouvements » ne ren-
voient d’ailleurs à aucune des grandes idéologies politiques
connues, mais soit à une action – donner du courage et de la
confiance (Podemos), se mettre en marche, refuser de se sou-
mettre –, soit à un collectif aux frontières indéfinies (« nous »,
les citoyens, les générations…) –, soit à une série d’enjeux prio-
ritaires comme dans le cas de Cinq étoiles, dont les étoiles
correspondent à l’eau, à l’environnement, aux transports, au
développement et à l’énergie137. La dénomination de Tea party

136. Ainsi Jean-Luc Mélenchon affirme-t-il que la France insoumise est


« un mouvement, pas un parti [car] il n’y a pas de doctrine commune ». Il
ajoute cependant aussitôt : « Ça ne gêne pas. Car il y a un programme qui
a fixé une ligne politique, c’est celle-là qui s’applique. La réactualisation
du programme viendra le moment venu. » Le Parisien, 24 novembre 2017.
137. Précisons que le 5, écrit en chiffre romain, fait aussi référence au
V-Day (V pour  vaffanculo,  «  va te faire  foutre  »). Le 8 septembre 2007
(en référence au 8 septembre 1943, jour de la débandade du régime
fasciste), à l’appel de Beppe Grillo, des rassemblements sont organisés
dans toute l’Italie et plus de 300 000 signatures sont recueillies en faveur
296 QUE FAire des partis politiques ?

est peut-être la plus idéologique puisqu’elle réfère à un épisode


marquant de la lutte des Américains contre la Couronne bri-
tannique. Ce refus se combine avec un rejet par les dirigeants
du clivage gauche/droite jugé «  obsolète  », confus ou insuffi-
samment rassembleur. Du coup, la prétention à représenter le
peuple contre les élites, les citoyens contre les professionnels
de la politique, pousse de nombreux observateurs et analystes
à reprendre la catégorie de «  populiste  » pour qualifier ces
mouvements, une catégorie que beaucoup de leurs dirigeants,
retournant le stigmate, endossent, d’autant plus facilement
qu’elle leur permet de jouer sur le caractère polysémique de la
référence au « peuple »138 .
Le troisième trait commun concerne la façon dont se struc-
turent les relations entre les dirigeants et les « membres ». Ces
mouvements rechignent à organiser leurs soutiens optant pour
des liens directs entre la base et le sommet via l’envoi régulier
de courriels, d’appels à manifester et l’organisation de « consul-
tations » ou de votes électroniques. La notion de membre, du
coup, ne correspond plus à celle de l’adhérent ou à celle du mili-
tant et est remplacée par des formes intermittentes et parfois
très éphémères d’appartenance (inscription sur le site internet
du mouvement, participation ponctuelle à des meetings ou à
des manifestations, dons d’argent irréguliers…). L’adhésion dis-
tanciée se redouble ici d’une adhésion à distance, dématéria-
lisée dans tous les sens du terme puisqu’il n’y a plus ni carte
d’adhérent ni cotisation régulière.
Même Podemos, qui prend appui lors de sa création sur
l’importante effervescence militante consécutive au mouve-
ment des Indignados139, adopte lors de son congrès fondateur

d’une initiative appelée « Parlamento pulito » (« Parlement propre ») qui


réclame l’interdiction de l’accès au Parlement des personnes condam-
nées et la limitation à deux du nombre des mandats.
138. La notion de peuple réfère selon les occurrences  à l’ensemble des
citoyens, aux classes ou aux habitants des quartiers populaires ou encore
à « la multitude urbaine prenant conscience d’elle-même à travers ses
revendications communes  » (J.-L. Mélenchon, L’ère du peuple, Paris,
Fayard, 2014).
139. A. Fernandez Garcia, M. Petithomme (dir.), Contester en Espagne.
Crise démocratique et mouvements sociaux, Paris, Demopolis, 2015.
Réflexions transversales 297

en octobre 2014 des statuts qui marginalisent de fait les mili-


tants au profit de la direction du mouvement et des sympa-
thisants. Lors de ce congrès qui a rassemblé 8000 personnes
à Madrid, deux lignes se sont affrontées  : l’une, défendue par
Pablo Enchenique, favorable à l’autonomie des cercles locaux,
l’autre soutenue par Pablo Iglesias, favorable à une direction
centralisée et durable. Selon Héloïse Nez : « Dans le modèle de
Pablo Iglesias, le pouvoir est détenu par sa garde rapprochée
au conseil citoyen national, avec l’aval et la légitimation ponc-
tuelle des 380  000 inscrits sur le site Web. La proposition de
Pablo Enchenique donne au contraire, le pouvoir aux 20 000
militants actifs des cercles, en particulier aux 2000 exerçant
des responsabilités internes.140 » La menace brandie par Pablo
Iglesias de se retirer a fait clairement pencher la balance en sa
faveur141. Le choix d’ouvrir les scrutins portant sur les statuts, le
programme, l’élection des dirigeants aux sympathisants, voire
à toute la population pour les candidats aux élections sous la
forme de primaires ouvertes, a ainsi institué de fait une logique
plébiscitaire et donné une grande latitude d’action à la direc-
tion. Si des courants n’en existent pas au sein de Podemos, il
est significatif qu’ils se définissent autour des enjeux organi-
sationnels, avec d’ironiques revirements de position, tel celui
du principal adversaire actuel de Pablo Iglesias, Iñigo Errejón,
qui pourfend désormais les excès du centralisme, alors qu’il se
définit lui-même comme « l’auteur intellectuel de la stratégie »
visant à doter Podemos « d’une forme ultra-jacobine et plébis-
citaire afin de prendre d’assaut le pouvoir par la voie électorale
dans un processus court et accéléré142 »…
On l’a mentionné, ces nouvelles entreprises politiques ne
s’appuient pas toutes sur les mêmes ressources et sur les mêmes
140. H. Nez, Podemos. De l’indignation aux élections, Paris, Les Petits
matins, 2015, p. 184 et « Podemos : l’irruption d’un nouveau parti poli-
tique en Espagne », Mouvements, 89, 2017.
141. Les statuts sont approuvés par 80% des suffrages en ligne. Ils ouvrent
toutefois la possibilité à un référendum révocatoire de la direction dès
lors que 20% des inscrits sur le site Web de Podemos le demandent. Ibid.,
p. 181.
142. Entretien, Le Vent se lève, 20 janvier 2018, URL : http://lvsl.fr/inigo-er-
rejon-la-patrie-protege-contre-le-desordre-neoliberal
298 QUE FAire des partis politiques ?

milieux sociaux. Elles ne puisent en conséquence ni dans le


même registre symbolique ni dans le même répertoire d’action.
Idéologiquement tout oppose les membres du Tea party, qu’ils
soient libertariens, ultra-nationalistes ou chrétiens supréma-
cistes, et les membres de la France Insoumise ou de Podemos,
issus des différents courants de la gauche critique. Le recours
au militantisme varie également beaucoup d’un mouvement
à l’autre. Il a, par exemple, plus compté dans le succès de la
France insoumise que d’en celui d’En Marche, lequel a reposé
au premier chef sur la mobilisation de donateurs aisés143 et le
ralliement de notables et de responsables politiques de centre-
gauche comme de centre-droit. Cette même différence se
retrouve entre Podemos et Ciudadanos.
Dans tous les cas cependant, ces entreprises politiques
continuent de s’appuyer sur des bénévoles, ne disposent pour
l’heure que d’un petit noyau de permanents et doivent une
bonne part de leur audience au leader (ou aux leaders pour les
Tea parties dans le cas du fédéralisme étasunien) qui les per-
sonnifie. On posera donc qu’elles partagent un même «  style
de groupe », qui peut être défini schématiquement de la façon
suivante, en reprenant les critères de Nina Eliasoph et Paul
Lichterman à qui l’on emprunte cette notion144 : des liens hori-

143. Cf. M. Magnaudeix, Macron & Cie. Enquête sur le nouveau président
de la République, Paris, Don Quichotte éditions, 2017. Voir aussi la
comparaison des comptes de campagne respectifs de J.-L. Mélenchon et
d’E. Macron tels que certifiés et rendus publics par la Commission natio-
nale des comptes de campagne et des financements politiques, Journal
officiel, 3 août 2017.
https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000035356808
144. N. Eliasoph et P. Lichterman ont élaboré la notion de «  style de
groupe » pour penser les différents modes de structuration des associa-
tions qu’ils ont étudiées aux États-Unis. Le style de groupe renvoie aux
trois fondements sur lesquels repose le monde commun des membres
d’un même groupe : « 1. les « liens dans le groupe », ou le type de rela-
tions que les membres entretiennent les uns avec les autres, assorties
du type d’obligations qu’ils ont le sentiment d’avoir contractées les uns
vis-à-vis des autres ; 2. les « frontières du groupe », ou le type de limites,
réelles ou imaginaires, que les membres d’un groupe projettent autour
d’un « Nous » en se démarquant de différentes figures d’altérité ; 3. les
« standards discursifs », enfin, ou les critères de correction du discours,
tant dans le type de thèmes qui peuvent être abordés, de locuteurs qui
Réflexions transversales 299

zontaux lâches et égalitaires entre les membres mais forts et


inégalitaires vis-à-vis du leader, des frontières réelles et ima-
ginaires floues vis-à-vis des autres groupes et un discours peu
formaté et peu contrôlé. Ces nouvelles entreprises politiques
se définissent en conséquence, plus ou moins sciemment, par
opposition aux styles de groupe et aux modes d’organisation
dominants qui ont été ceux des deux grands types de partis qui
ont dominé les démocraties représentatives européennes au
cours du xxE siècle : les partis de militants et les partis d’élus145.
Rappelons que les partis de militants doivent leur dévelop-
pement au fait qu’ils ont pris appui sur un réseau d’organisa-
tions sociales adventices (syndicats, associations, mutuelles,
coopératives…) et qu’ils ont privilégié un mode d’organisation
bureaucratique régi par des textes (règlements, mais aussi pro-
duction doctrinale et programmatique) et s’appuyant sur un
dense réseau de sections et de fédérations principalement ter-
ritoriales. Même si les liens que ces partis entretiennent avec
d’autres organisations sociales se sont relâchés et si leur niveau
d’activité s’est fortement restreint en dehors des périodes de
campagne électorale, cet héritage se manifeste toujours par la
permanence de procédures formalisées, par l’importance des
congrès et par la place accordée au vote physique des membres
dans les sections. En ce sens, ils continuent de se distinguer
des partis d’élus où le pouvoir appartient à ceux qui ont été
oints par les électeurs (parlementaires et élus locaux) et qui

sont autorisés à intervenir que de manières de s’exprimer qui sont tenues


pour acceptables. » N. Eliasoph, P. Lichterman, « Culture en interaction.
Une ethnographie des styles de groupe de deux organisations civiques
en Californie », in M. Berger, D. Cefaï, C. Gayet-Viaud (dir.), Du civil au
politique. Ethnographies du vivre ensemble, Bruxelles, Peter Lang, 2011.
145. Cette distinction ideal-typique inspirée de Duverger, qui parle
pour sa part de « partis de masses » et de « partis de cadres », permet
de distinguer deux modèles dont les partis concrets se rapprochent plus
ou moins. Elle fournit selon nous toujours un bon moyen de repérer des
styles de groupement partisan différents, tels qu’hérités du passé. Si les
partis sont des institutions dont les formes sont « travaillées en perma-
nence par les formes présentes de la vie collective » selon l’expression de
Durkheim, on peut poser que ce retravail s’opère selon un « sentier de
dépendance » d’autant plus balisé que le parti est ancien.
300 QUE FAire des partis politiques ?

demeurent plus décentralisés et plus coutumier dans leur fonc-


tionnement146 .
Les nouvelles entreprises politiques rejettent les deux
formes principales de représentation qui caractérisent ces
deux types d’organisations partisanes, à savoir une délégation
de jure aux représentants du parti dans les partis de militants
et une délégation de facto aux élus du suffrage universel dans
les partis de cadres, au profit d’une combinaison, plus ou moins
équilibrée, de grande délégation au leader et d’une valorisa-
tion de la démocratie directe147. Elles combinent des collectifs
locaux jouissant d’une grande latitude d’action et d’organisa-
tion au sein desquels les relations sont fondées sur la collégia-
lité et l’informalité, et un état-major restreint dont le leader
maîtrise la composition et qui contrôle plus ou moins étroite-
ment les investitures électorales et la définition du programme.
Élu directement par les adhérents ou accepté à raison de ses
performances électorales, celui-ci s’appuie sur une légitimité
de type charismatique que renforce son omniprésence dans les
médias et que viennent réactiver des scrutins réguliers.
La domination du leader n’est pour autant en rien assurée et
son charisme est sans cesse à reconstruire, comme l’a illustré
le vote de confiance qu’a récemment dû organiser Podemos à la
suite des révélations concernant l’achat par Pablo Iglesias et sa
compagne Irene Montero, porte-parole du parti, d’une villa de
600 000 euros148 . De même, Beppe Grillo, leader et co-fondateur
du Mouvement Cinq étoiles – avec l’informaticien Gianroberto
Casaleggio (décédé le 12 avril 2016 et remplacé par son fils à la
tête de la société privée qui contrôle la plateforme politique du
mouvement) – est régulièrement en butte à des contestations

146. C’est ce que montre très bien Florence Haegel à propos de l’UMP : Les
droites en fusion. Transformations de l’UMP, Paris, Presses de Sciences
Po, 2012.
147. La valorisation de la démocratie directe passe dans certains cas (En
Marche, la France Insoumise, Génération.s) par le tirage au sort d’une
partie des membres des organes « législatifs ».
148. À la question « Veux-tu que Pablo Iglesias et Irene Montero continuent
à la tête de Podemos  ?  »,  68% des adhérents consultés entre le  22 et le
27 mai 2018 ont répondu « oui ». En 2017, Pablo Iglesias avait été réélu
secrétaire général avec 89% des voix.
Réflexions transversales 301

internes. Comme le note Hervé Rayner, « les débats très animés


au sein des groupes locaux, parfois retransmis en direct sur
Internet, mais aussi entre l’ensemble de ces groupes, les élus et
les deux fondateurs sont souvent tranchés par des votations en
ligne. Si ces consultations sont encadrées par le blog et autres
outils contrôlés par l’entreprise de Casaleggio, les membres ne
subissent pas passivement le diktat des leaders. En janvier 2014,
une large majorité des votants (15 839 contre 9 093 parmi les
80 383 ayants-droit) s’exprime pour l’abrogation du délit d’im-
migration clandestine, allant ainsi à l’encontre de Grillo, qui
avait affirmé publiquement que cet élément ne figurait pas au
programme. En juin 2016, beaucoup critiquent ouvertement
le choix, voulu par Grillo, d’une alliance “de raison” avec le
parti souverainiste britannique UKIP en vue de constituer un
groupe au Parlement européen. En novembre 2015, à la suite
d’une votation, le nom de Grillo est retiré du symbole du mou-
vement149 ». Jusqu’à présent, ces tensions se sont traduites par
des sanctions (notamment pécuniaires) ou par l’exclusion des
membres les plus critiques, légitimées à chaque fois par un vote
des membres. Dans cette chasse aux opposants, le recours à
la démocratie directe ou, en son nom, à des règles particuliè-
rement drastiques en matière de cumul des mandats (comme
la rotation trimestrielle des chefs des groupes parlementaires,
l’interdiction du cumul des mandats et la limitation à deux du
nombre de législatures) a fonctionné au plus grand bénéfice de
Beppe Grillo, à qui son absence de mandat confère une position
arbitrale et une légitimité morale difficilement contestables.
L’avenir dira si ce dernier sera en mesure de conserver cette
position arbitrale après les élections législatives de mai 2017
remportées par son parti.

149. H. Rayner, «  Le Mouvement 5 étoiles en Italie : un populisme


assumé », Questions internationales, 83, 2017. Consulté en ligne : http://
www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/pe000056-le-mouve-
ment-5-etoiles-en-italie-un-populisme-assume-par-herve-rayner
302 QUE FAire des partis politiques ?

Une singularité passagère ?


Ces nouvelles entreprises politiques sont-elles souples,
organisées en réseaux informels, faiblement institutionna-
lisées et très personnifiées parce qu’elles sont nouvelles ou
annoncent-elles l’ouverture d’une nouvelle ère où les « partis »,
si l’appellation subsiste, sont voués à être intermittents à raison
notamment des changements dans le mode de relation entre les
citoyens et la politique découlant de la révolution numérique ?
Plusieurs éléments plaident en faveur de la première hypo-
thèse. Ces entreprises politiques ne sont pas que des plate-
formes. Elles font encore toutes appel, on l’a vu, à des militants.
Si ceux-ci n’ont que peu de contrôle sur les dirigeants, leur
capacité à réclamer un partage du pouvoir, donc une stabili-
sation des règles et des procédures internes, demeure. Si pour
le moment la médiatisation et le contrôle des ressources finan-
cières assurent à ces dirigeants une forte prééminence, celle-ci
n’est donc pleinement assurée que tant que les militants
demeurent trop peu organisés et tant que ces entreprises poli-
tiques ne comptent que peu d’élus ou que la position de ces der-
niers reste étroitement dépendante du leader, comme l’illustre
le cas des députés En Marche recrutés par une commission
nationale, sans réelles bases locales et contraints à l’obéissance
par les mécanismes du parlementarisme rationalisé. L’émer-
gence de leaders locaux lors des élections municipales ou régio-
nales constitue dans ces conditions une menace permanente
pour le leader national et son entourage. De même, chaque
nouveau scrutin vient mettre en question la stratégie élaborée
par ces derniers et donc leur autorité. Tout porte ainsi à penser
qu’à mesure qu’ils vont conquérir des mandats et entrer dans
des négociations pour gérer les institutions politiques, ces nou-
veaux mouvements vont s’institutionnaliser, c’est-à-dire stabi-
liser leurs procédures internes de désignation des candidats et
des dirigeants, de règlement des conflits et d’élaboration des
programmes. La revendication démocratique et la critique de
la professionnalisation politique qui les caractérisent portent
Réflexions transversales 303

en quelque sorte en germe leur procéduralisation, comme l’il-


lustre l’évolution passée des partis écologistes.
De même, la réticence de leurs dirigeants à fixer une ligne
qui soit autre chose qu’un programme électoral ponctuel ou l’af-
firmation de principes très généraux ouvre la voie à des conflits
permanents qui ont toutes chances d’affaiblir le mouvement.
Faute d’un cadre général commun, chaque question nouvelle
inscrite à l’agenda politique vient ainsi mettre à l’épreuve la
loyauté des membres. Le vote électronique pour trancher ces
conflits n’a ici probablement qu’une efficacité temporaire150 .
Si l’absence de débats doctrinaux limite certes les chances
que se structurent des factions permanentes et peut être vu à
court terme comme un atout, à plus long terme, la non-recon-
naissance des différences peut finir par limiter la capacité de
rassemblement du groupement. Rétrospectivement, les partis
qui ont su maintenir en leur sein suffisamment de pluralisme
interne, en garantissant aux différentes sensibilités idéolo-
giques qui les composent une juste représentation, semblent en
effet avoir mieux fait face aux aléas de l’histoire et aux réaligne-
ments électoraux que les partis plus monolithiques151.
Les proclamations des porte-parole des mouvements poli-
tiques de ne pas être des partis s’appuient sur des images fos-
silisées de ces derniers dont il ne faut pas être dupe. Les partis
réels n’ont pas attendu leur émergence pour faire évoluer leur
organisation. Face au déficit de légitimité de leurs dirigeants
et de leurs propositions et en raison de la rétraction de leurs
réseaux d’influence, ils ont démocratisé leurs procédures. Le
recours aux primaires ouvertes pour désigner leaders ou can-
didats en est le meilleur exemple. Ce dispositif, qui concerne
de nombreux pays152, a permis aux partis de toucher un public
150. Le fréquent décalage entre le nombre de sympathisants revendi-
qués et le nombre effectif de participants au vote en dépit de la durée des
consultations fournit un argument de poids à tous ceux qui contestent
cette procédure.
151. C. S. Mack, When Political Parties Die: A Cross-National Analysis of
Disalignment and Realignment, Westport, Praeger, 2010.
152. Cf. G. Sandri, A. Seddone, F. Venturino (eds), Party Primaries in
Comparative Perspective, Farnham, Ashgate Pub., 2016 et R. Lefebvre,
É. Treille (dir.), Les primaires ouvertes en France. Adoption, codification,
304 QUE FAire des partis politiques ?

bien plus large que celui de leurs adhérents. Il a été précédé par
l’introduction de pratiques participatives mais aussi de formes
simplifiées d’adhésion et de consultation (via internet ou via
SMS)153. La multiplication des débats et votes internes a eu des
effets contrastés comme on l’a montré avec Rémi Lefebvre à
propos du Parti socialiste154. Si elle a été plutôt bien appréciée
par les militants les plus diplômés et les plus impliqués dans
la gestion des politiques publiques, elle a fini de détourner
du parti les membres y cherchant plutôt des certitudes et des
occasions d’agir.
En ce sens, le succès des nouvelles entreprises politiques qui
adoptent des postures autant morales que politiques et pro-
posent des actions concrètes, peut être interprété non comme
l’expression d’une aspiration à plus de démocratie, mais comme
l’expression d’un rejet vis-à-vis de manières de faire de la poli-
tique trop dialogiques. Cette aspiration à une action « plus en
prise avec le réel  » revêt des formes diverses  : la valorisation
de solutions efficaces, fondées sur l’expertise, au nom d’une
vision managériale de la société, récusant l’idée qu’il y aurait
des solutions de droite ou de gauche, dans les mouvements qui
s’adressent en priorité aux cadres économiques et aux entre-
preneurs ; un retour à l’action de terrain, à ce que Michel Verret
appelle la « politique exécutive » par opposition à la politique
discursive155 dans les mouvements qui s’efforcent de mobiliser
les fractions intellectuelles et publiques des classes moyennes
et au pôle stabilisé des classes populaires.

mobilisation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.


153. A. Gauja, Party Reform. The Causes, Challenges, and Consequences of
Organizational Change, Oxford University Press, 2017 et R. Lefebvre, A.
Roger (dir.), 2009, Les partis politiques à l’épreuve des procédures délibé-
ratives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
154. R. Lefebvre, F. Sawicki, La société des socialistes, Bellecombe-en-
Bauges, Éditions du Croquant, 2006. R. Lefebvre a développé par ailleurs
(in Les primaires socialistes. La fin du parti militant, Paris, Raisons d’Agir,
2011) l’idée que l’introduction des primaires ouvertes en 2011 pour dési-
gner le candidat du PS à l’élection présidentielle a mis fin au caractère
« militant » du PS.
155. M. Verret, La culture ouvrière, Saint-Sébastien-sur-Loire, ACL
Éditions, 1988.
Réflexions transversales 305

Comme on l’a noté plus haut, si ce type d’aspirations peut


conduire à accepter de s’en remettre au leader au nom de l’« effi-
cacité », le décalage entre les dispositions sociales des membres
(majoritairement diplômés de l’enseignement supérieur, à l’ex-
ception du Tea party) et le caractère très monocratique des
mouvements n’en porte pas moins en germe des tensions. Dans
son récent mémoire sur les pratiques militantes et les engagés
au sein de la France insoumise à Marseille, Valentin Soubise
montre ainsi que ce sont les militants et surtout les militantes
aux origines sociales populaires travaillant dans les métiers du
social, très ancrés dans la vie de quartier et attachés à apporter
une aide concrète aux habitants, qui s’épanouissent le mieux
et acceptent la délégation au leader. La valorisation des actions
de terrain tend en revanche à décevoir « les militants qui font
preuve des plus grandes dispositions à la délibération – et qui
occupaient souvent des positions dominantes dans les partis
traditionnels – [qui ont] le sentiment d’être sacrifiés156  ». La
découverte par beaucoup de députés En Marche de l’extrême
centralisation des décisions au sein de l’exécutif, comme au
sein de l’Assemblée nationale, produit de même beaucoup de
frustrations chez celles et ceux qui pensaient pouvoir valoriser
leurs compétences techniques. Ces deux exemples laissent
augurer que ces nouvelles entreprises politiques convergeront
à terme avec le style de groupe et le modèle organisationnel
adoptés progressivement par les partis installés, sauf à s’ex-
poser à des défections, individuelles et collectives.

Vers des partis professionnels-


démocratiques ?
L’ensemble de ces considérations nous conduit donc à poser
l’hypothèse d’une évolution probable de ces nouvelles entre-
prises politiques vers un modèle dominant de parti combinant
haut niveau de professionnalisation, permanence d’un noyau
156. V. Soubise, Une tentative de reconquête politique des classes popu-
laires désaffiliées : l’exemple de la France insoumise dans les quartiers
nord de Marseille, Mémoire de master 2 en science politique, Université
Paris 1, dir. F. Sawicki, juin 2018, pp. 127 et s.
306 QUE FAire des partis politiques ?

militant et dispositifs de mobilisation de sympathisants arti-


culant utilisation des outils numériques et actions de terrain.
Même si elles s’efforcent de promouvoir de nouveaux profils
d’élus, issus de la « société civile », et si elles entendent mettre
en œuvre des dispositifs visant à empêcher leur professionna-
lisation, elles se distinguent en effet peu des partis installés en
matière de professionnalisme, si l’on entend par là une rationa-
lisation poussée de leur organisation et de leur stratégie. Leurs
dirigeants semblent recourir tout autant à des experts en études
d’opinion, en organisation et en communication pour façonner
et cibler leur discours, promouvoir leur image et « manager »
les dévouements. La présence d’un noyau de professeurs de
science politique à la tête de Podemos, par ailleurs très au fait
des expériences latino-américaines des années 2000, symbolise
de façon paroxystique cette « expertisation » : experts et diri-
geants se confondant ici. De même, les principaux porte-parole
nationaux du Tea party sont des journalistes de télévision et de
radio très connus157. L’association d’un comique bretteur très
populaire et d’un ingénieur en informatique à l’origine de Cinq
étoiles peut également être vue comme la combinaison réussie
de deux compétences politiques essentielles  : la capacité de
séduire les masses par la parole et celle de les organiser. Les
nouvelles entreprises politiques disposent même à cet égard
d’un avantage stratégique. Là où les ressources des partis ins-
tallés sont disséminées et captées par l’entretien de leur réseau
de sections et de fédérations territoriales, la centralisation de
leurs ressources financières qu’autorise leur structure leur a
permis de développer ou de perfectionner158 des outils de com-
munication (chaînes télévisées diffusées sur Youtube, blogs…)
et des logiciels de consultation des adhérents particulièrement
performants.
Tout comme les partis installés, les nouvelles entreprises
politiques continuent on l’a vu de s’appuyer sur des noyaux

157. M. Douzou, Le conservatisme américain en mouvement…, thèse citée.


158. On rappellera par exemple que Gianroberto Casaleggio, le grand
ordonnateur du Mouvement Cinq étoiles, a d’abord vendu ses talents
d’informaticien et de communiquant au service de Forza Italia avant de
les mettre au service de Beppe Grillo.
Réflexions transversales 307

d’activistes et des amateurs fortement intéressés par la poli-


tique. Ceux-ci constituent des relais d’autant plus indispen-
sables pour animer les campagnes électorales et conquérir
(à terme) des positions locales, que l’identification partisane
est en déclin159. À ce jour, très rares sont les partis politiques
sous-traitant leurs activités de démarchage électoral à une
main-d’œuvre directement appointée par leurs soins. Même
aux États-Unis, où les possibilités ouvertes aux candidats et
aux partis de collecter des fonds auprès des entreprises ou des
lobbies sont innombrables, et où les dépenses de campagne ont
connu une évolution exponentielle depuis les années 1990, les
consultants professionnels n’ont pas remplacé les amateurs à
rebours de certaines prédictions160 . Les campagnes de Barak
Obama en 2008, Bernie Sanders et Donald Trump en 2016161 ont
montré que la mobilisation d’un réseau de militants de terrain
était une pièce essentielle de la performance, voire de la vic-
toire de certains candidats, qu’il s’agisse de la collecte de fonds
auprès de petits donateurs ou pour faire du porte-à-porte,
même si le démarchage est par ailleurs hautement rationalisé
en recourant aux big data162. En Europe où, à l’exception de la
Grande-Bretagne, le financement des partis et les dépenses de
campagne sont contrôlés et plafonnés, car pris en charge par
des subventions publiques, le recours à des prestataires de ser-
vice a encore moins de chances de se substituer au travail poli-
159. Pour ce qui concerne la France, en 1978, 48% des Français disaient se
sentir très proches ou proches d’un parti, ils ne sont plus que 30% dans
ce cas au cours de la décennie 2000 ; en outre, parmi ces derniers, seuls
57% votent constamment pour leur parti préféré en 2002 contre 75% en
1988. J. Chiche, F. Haegel, V. Tiberj, « Érosion et mobilité partisanes », in
B. Cautrès, N. Mayer (dir.), Le nouveau désordre électoral, Paris, Presses
de Sciences Po, 2004.
160. D. Johnson, No Place for Amateurs. How Political Consultants are
Reshaping American Democracy, New York, Routledge, 2001.
161. D. Karol, « Un système sous pression : les partis politiques et l’in-
vestiture présidentielle aux États-Unis en 2016  »,  Politique américaine,
28 (2), 2016.
162. J. Talpin, « Faire campagne aux États-Unis et en France. Engagement
militant et structuration partisane lors des élections présidentielles de
2012 », in D. Sabbagh, M. Simonet (dir.), De l’autre côté du miroir. Compa-
raisons franco-américaines, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2018.
308 QUE FAire des partis politiques ?

tique volontaire, lequel est en outre plus facile à coordonner à


moindre coût grâce à la révolution numérique.
Dans ces conditions, les nouvelles entreprises partisanes
sont confrontées à la nécessité de fidéliser tant bien que mal
leurs membres. Face à ce dilemme, les partis installés ont été
amenés à associer de plus en plus leurs militants puis leurs
sympathisants aux décisions concernant le choix des leaders,
des candidats et de leurs orientations programmatiques et
stratégiques. Les nouvelles entreprises politiques ont jusqu’à
présent plutôt donné la faveur aux sympathisants, au risque
de démobiliser les membres les plus investis. Ce choix a toutes
chances de se révéler à terme très coûteux.

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