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« Le concept de travail chez Friedrich Engels

et ses implications éthiques et politiques »


par Ragip EGE
Bureau d’Economie Théorique et Appliquée (BETA – Theme)
Université Louis Pasteur de Strasbourg

Contribution pour le XIIème Congrès international de l'association Charles Gide, sur le thème
"Regards croisés sur le travail : histoires et théories"
22-24 mai 2008 – Orléans
(à paraître dans Presses Universitaires d’Orléans, courant 2010)

Résumé
Dans l’œuvre d’Engels le travail jouit d’une valeur ontologique infinie ; cette exaltation du
travail conduit l’auteur jusqu’à affirmer que « le travail a créé l’homme ». Une telle
conception du travail s’inspire essentiellement de la philosophie spéculative hégélienne qui
conçoit le travail comme l’essence même de l’homme. Le présent article s’efforce d’identifier
et d’analyser, dans un premier temps, les arguments d’ordre épistémologique qui conduisent
Engels à imputer une valeur aussi élevée au concept de travail. Dans un second temps, nous
nous interrogeons sur les implications éthiques et politiques de cette vision hypertrophiée du
travail. En effet, la conception du réel comme un processus ininterrompu de transformation,
comme pur mouvement, a marqué toute l’histoire du marxisme.

Abstract
In the work of Engels labour enjoys an infinite ontological value; this glorification of labour
carries the author to the point of asserting that “labour created man himself”. Such a
conception of labour draws its inspiration essentially from Hegelian speculative philosophy
which considers labour as the essence of man. First we try to identify and analyze
epistemological arguments which lead Engels to attribute such a huge value to the concept of
labour. Secondly, we examine ethical and political implications of this overdeveloped vision
of labour. In fact, the understanding of reality as an interrupted process of transformation, as a
pure movement, left its mark on the whole history of Marxism.
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Introduction

Dans Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme Friedrich Engels


écrit:
« Le travail, disent les économistes, est la source de toute richesse. Il l’est
effectivement (…) Mais il est infiniment plus encore. Il est la condition
fondamentale (Grundbedingung) première de toute vie humaine, et il l’est à un
point tel que, dans un certain sens, il nous faut dire : le travail a créé l’homme
lui-même (sie hat den Menschen selbst geschaffen) » (Engels 1876, p.171 ; orig.
p.444).

Ce jugement d’Engels traduit la valeur ontologique que particulièrement les penseurs du 19ème
siècle ont conférée au travail, voyant en ce dernier la dimension fondamentale, l’essence
même de l’homme. Nous savons qu’Engels comme Marx et comme beaucoup d’autres jeunes
philosophes et intellectuels de langue allemande de l’époque, a été un fervent lecteur, très
attentif, de Hegel. C’est à partir de Hegel, sur la base d’une accumulation philosophique
intégrant le système dialectique de l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit qu’Engels pense
le monde. “Intégration” ne veut évidemment pas dire “adhésion” ou “adoption”. Mais quelles
que soient les distances critiques que l’auteur est amenées à prendre à l’égard de la
philosophie hégélienne et quelles que soient les méfiances qu’il peut exprimer à l’égard de
l’idéalisme de la dialectique hégélienne, ses interventions (intellectuelles ou politiques) dans
le monde supposent fondamentalement la lecture de Hegel, c’est-à-dire l’éducation, la
Bildung, qu’il a pu acquérir au contact de l’œuvre exigeante de Hegel. Et au 19ème siècle c’est
sans aucun doute Hegel qui a le plus rigoureusement contribué à cette valorisation infinie de
l’activité créatrice, productrice et reproductrice de l’homme à travers son travail. Dans un
premier temps nous nous arrêterons sur le moment hégélien et nous nous interrogerons sur la
signification de l’immense valeur que reconnaît Hegel au travail (I). Nous retournerons
ensuite aux arguments d’Engels relatifs à la justification de cette valorisation ontologique
infinie du travail (II). Les problèmes d’ordre logique que pose cette argumentation nous
donneront l’occasion de nous interroger sur les implications éthiques et politiques d’une telle
définition de l’homme (III).
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1. LE TRAVAIL CHEZ HEGEL


Quelques trente deux ans avant la remarque d’Engels citée plus haut, Marx écrivait
dans les Manuscrits parisiens de 1844 :
« L’immense mérite de la Phénoménologie de Hegel et de son résultat final -
la dialectique de la négativité comme principe moteur et créateur - consiste
tout d’abord en ceci : Hegel conçoit l’homme, l’autocréation (die
Selbsterzeugung des Menschen) comme un processus, l’objectification
(Vergegenständlichung) comme négation de l’objectification
(Entgegenständlichung), comme aliénation (Entäußerung) et suppression de cette
aliénation ; de la sorte il saisit la nature (Wesen) du travail, et conçoit
l’homme objectif (gegenständlich), véritable, parce que réel, comme résultat de
son propre travail (als Resultat seiner eignen Arbeit) » (Marx 1844, p.125-126,
orig., p.574)

Le concept majeur de ce passage est la notion d’autocréation (Selbsterzeugung). L’homme ne


se contente pas simplement de produire des objets d’utilité en vue de satisfaire des besoins
particuliers et limités, mais se comporte à l’égard de la nature et de lui-même comme à son
propre objet. Grâce à son travail, à travers son activité productrice, l’homme sait réanimer, si
l’on peut dire, la totalité de la matière, de l’« étant », et par là il sait se reproduire comme être
universel, comme « être générique » (Gattungswesen) -pour utiliser un terme qui revient
abondamment dans les Manuscrits parisiens et qui a été popularisé dans les années 1840 par
Feuerbach. La nature de l’homme, son essence (das Wesen) ne réside point dans sa capacité à
porter quelques modifications limitées et éphémères sur la surface de la terre mais dans son
pouvoir d’humaniser et d’historiciser la nature par son activité de production : l’homme
réanime et reproduit la nature à son image dans son travail. Si l’essence de l’homme se définit
par le travail, c’est parce que la vocation de l’homme est ainsi dessinée qu’il doit soumettre la
nature, intégralement, à sa volonté. C’est en établissant sa domination et son règne absolus sur
la terre qu’il se reconnaîtra comme être générique, universel, c’est-à-dire libre.
Cette vision de l’homme conçu comme un être dont l’essence se révèle dans son
travail, par la mobilisation toujours plus perfectionnée des instruments de production en vue
de la maîtrise progressive et intégrale de la nature -que Papaioannou qualifie de métaphysique
« barbare » (Papaioannou 1983, p.82)-, s’élabore dans la section « Indépendance et
dépendance de la conscience de soi : domination et servitude (Selbständigkeit und
Unselbstaändigkeit des Selbstbewusstseins : Herrshaft und Knechtschaft » de la Phénoménologie de

l’esprit. Ce passage, popularisé en France essentiellement par les soins de Kojève sous
l’appellation de « Dialectique du maître et de l’esclave », constitue le moment où la définition
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que nous appelons « technocratique » de l’homme (qui est également celle d’Engels) est le
plus rigoureusement formulée.
"La conscience de soi (Selbstbewusstsein) atteint sa satisfaction (Befriedigung) seulement
dans une autre conscience de soi" (Hegel 1807, p.153 ; orig. P.143). Cette satisfaction
consiste à transformer la simple certitude subjective (Gewissheit) de soi-même en vérité
(Wahrheit). Ce dont la conscience fait l'expérience, sous une forme immédiate dans la
perception et dans le besoin doit être reconnu par une autre conscience. La conscience devient
consciente de soi lorsqu'elle sort d’elle-même vers une autre conscience pour faire retour sur
soi-même à partir de cet être autre. Dans le besoin et à un degré supérieur dans la perception,
la conscience ne vit ce mouvement, ce retour sur soi par l'être autre, que sous la forme de
sensation, laquelle s'évanouit immédiatement avec la disparition (la consommation) de l'objet.
La conscience de soi est par conséquent, essentiellement, un être de désir. Dans le désir le
mouvement sur soi-même de la conscience ne se médiatise plus par un objet mais par un autre
être de désir. La conscience trouve sa vérité et devient conscience de soi dans le désir de
l'autre car le désir qui porte sur un autre désir (et non plus sur un objet ou une réalité finis)
conserve la médiation dans le temps : "1’histoire humaine est l'histoire des désirs désirés" dit
Kojève (1947, p.13). Le "désir anthropogène" est toujours un désir de reconnaissance. Ce n'est
que si l'être autre me reconnaît dans mon humanité, c'est-à-dire en tant que liberté pure au-
delà de toute détermination extérieure par un être-là quelconque, que je peux transformer ma
certitude subjective en vérité objective. Les deux consciences de soi se présentent donc face à
face comme pure "négation de leur manière d'être objective (reine Negation [ihrer]
gegenständlichen Weise) » ; ceci consiste à montrer qu’

« on n'est attaché à aucun être-là déterminé, pas plus qu'à la singularité


universelle de l'être-là en général (die allgemeine Einzelheit des Daseins), à
montrer qu'on n'est pas attaché à la vie" (Hegel 1807, p.159 ; orig. p.148).

La lutte pour la vie ou pour la mort s'engage : les deux opposants face à face sont prêts à aller
jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la mort tant qu'ils ne s'accordent pas mutuellement leur
reconnaissance. Si les deux consciences de soi sont absolument déterminées dans leur quête
de reconnaissance la lutte s'achève évidemment par leur destruction pure et simple. Mais il
arrive que l'une d'elles éprouve la peur, non au sujet de tel ou tel être-là mais la peur de mourir
et de supprimer, précisément, avec la mort, la vérité qui devait sortir de cette lutte. Alors elle
préfère conserver la vie (servus) ; mais cette manifestation de dépendance à l'égard de la vie,
c'est-à-dire à l’égard de l`être-là en général équivaut à la victoire de l'autre puisque celle-ci ne
craint nullement l'issue de la lutte. L'une des consciences de soi devient esclave, l'autre maître.
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L'esclave reconnaît bien le maître mais celui-ci ne reconnaît pas l'esclave et cette inégalité
prouve que ni l'un ni l'autre n'ont pu atteindre la satisfaction dans leur désir. Car l'esclave a
reconnu une conscience de soi qui refuse de lui accorder la sienne ; le maître a bien obtenu
une reconnaissance mais celle-ci n'est en rien l’acte d'une conscience de soi libre. L’esclave se
met à travailler au service du maître ; ayant différé sa propre jouissance, il commence à
transformer l'être-là pour la jouissance du maître :
"Le travail (…) est désir réfréné (gehemmte Begierde), disparition retardée
(aufgehaltenes Verschwinden) : le travail forme (sie bildet). Le rapport négatif à
l'objet devient forme (Form) de cet objet même, il devient quelque chose de
permanent (Bleibende), puisque justement à l'égard du travailleur, l'objet a une
indépendance (Selbständigkeit)" (ibid., p.165 ; orig. p.153-54).

Le rapport, à l'origine purement négatif, qui s'instaure, dans le travail forcé, à l'égard de la
chose, apparaît progressivement comme le chemin même de la libération de l'esclave. En
effet, en transformant l'être-là, le monde, la nature, l'esclave lui imprime sa propre
subjectivité; l'intériorité de l'esclave acquiert ainsi "une subsistance et une permanence"
(Hyppolite 1946, p.170) dans le produit du travail :
"Cet être pour soi (Fürsichsein des Bewusstseins) dans le travail s'extériorise lui-
même et passe dans l'élément de la permanence (Element des Bleibens) ; la
conscience travaillante (arbeitende Bewusstsein) en vient ainsi à l'intuition
(Anschauung) de l'être indépendant comme intuition de soi-même" (Hegel
1807, p.165 ; orig., p.154).

L'esclave avait tremblé dans tout son être devant la mort, c'est-à-dire devant la
perspective d'une perte absolue de l'être-là, du monde. Il s'était, par conséquent, rendu esclave
de la vie. Or, dans le travail, il s'affranchit progressivement de cet esclavage en transformant
l'être-là à son image. L'indépendance de l'esclave s'obtient donc par la réanimation, la maîtrise
et l'appropriation de la totalité de l'être-là. Ceci réalisé, l'esclave n'aura nul besoin de la
reconnaissance du maître puisqu'il pourra désormais se contempler dans le produit de son
travail, et reconnaître son être-pour-soi dans le monde devenu sa propre œuvre :
"Le Maître ne peut jamais se détacher du Monde où il vit, et si ce Monde
périt, il périt avec lui. Seul l'Esclave peut transcender le Monde donné
(asservi au Maître) et ne pas périr. Seul l'Esclave peut transformer le Monde
qui le forme et le fixe dans la servitude, et créer un Monde formé par lui où il
sera libre" (Kojève 1947, p.34).

Dans les Manuscrits parisiens Marx loue chez Hegel, comme nous l’avons rappelé plus haut,
cette conception du travail en tant qu'objectivation et réalisation de l'homme ; Hegel, dit
Marx, « conçoit le travail comme l'essence (Wesen), l’affirmation de sa nature (bewährende
Wesen - l'essence avérée) de l'homme » (Marx 1844, p.126 ; orig., p.574). L'homme libre est son
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travail ; il est le produit de son travail ; il n'est libre que dans un monde entièrement réanimé
et reproduit par son travail.
Si nous avons tenu à présenter ce récit anecdotique qui est à l’évidence fortement
réducteur rapporté à l’ensemble de l’argumentation de la Phénoménologie -dans la mesure où
il se contente de s’arrêter à un moment particulier de cette argumentation-, c’est parce qu’il
révèle les deux aspects de la question du travail. Ces deux aspects nous permettront de mieux
comprendre la problématique du travail chez Engels. Comme on le constate, le thème de
travail surgit, chez Hegel, en relation avec la question de la conscience de soi. L’accession à
la conscience de soi de l’homme exige une médiation par une autre conscience de soi, c’est-à-
dire qu’elle exige la reconnaissance. De ce point de vue, le thème de travail est directement lié
à la question de la conscience ou de la réflexivité. C’est là le premier aspect du thème de
travail. Le deuxième aspect réside dans le fait qu’à ce moment de son argumentation Hegel
semble laisser entendre que l’esclave, à travers son expérience douloureuse de vaincu, ferait
la découverte de la vertu libératrice, émancipatrice du travail. Ce qui reviendrait à dire que
l’esclave parviendrait à surmonter la crise de la peur et de la subordination par les seuls soins
du travail, sans avoir besoin d’une opération de reconnaissance. La vertu libératrice du travail
lui permettrait d’accéder à la conscience de soi dans un rapport immédiat de soi à soi sans la
médiation de l’autre. Le travail à lui seul, par la simple intensification et accumulation de lui-
même, ferait accéder l’agent qui l’exerce à l’humanité.

2. LA VISION ENGELSIENNE DU TRAVAIL


2.1. Le « vrai » comme pur mouvement
Le statut ontologique que la philosophie hégélienne accorde au travail a sans doute
marqué la formation intellectuelle, la Bildung d’Engels comme celle de tous les autres jeunes
intellectuels de son milieu. Dans sa Dialectique de la nature Engels tente de relire l’ensemble
de l’histoire humaine à travers le motif de travail. Celle-ci est conçue comme un processus
ininterrompu de transformation, un pur mouvement de devenir. L’intelligence d’une telle
conception de l’histoire pourrait également être saisie par une autre référence à Hegel, à la
célèbre remarque de la Préface de la Phénoménologie :
« Selon ma façon de voir, qui sera justifiée seulement dans la présentation du
système, tout dépend de ce point essentiel : appréhender et exprimer le Vrai (das
Wahre), non comme substance, mais précisément aussi comme sujet (Subjekt)» (Hegel
1807, p.17 ; orig., p.22-23 ).
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Dans cette proposition nous retenons essentiellement le concept de “sujet”. “Le Vrai est
également sujet” signifie que la temporalité constitue une dimension fondamentale du Vrai,
que le Vrai, en tant que sujet et comme sujet, émerge, se construit et se révèle dans le temps,
qu’il est essentiellement une réalité qui s’inscrit dans le devenir. La vision engelsienne de la
dialectique porte son attention particulièrement sur cette définition du Vrai comme sujet se
construisant dans l’histoire. Si le vrai est un processus ininterrompu de construction de soi-
même c’est qu’il est essentiellement production, c’est-à-dire travail. Au demeurant, dans tous
ses écrits d’ordre épistémologique et en particulier dans la Dialectique de la nature, Engels a
toujours dénoncé et combattu la conception « idéaliste » de la réalité, qu’elle soit naturelle ou
humaine, comme « quelque chose d’ossifié (Verknöchertes), d’immuable (Unwandelbares) »,
comme quelque chose qui est censé être créé d’« un seul coup (mit einem Schlage Gemachtes) »
(Engels 1886, p.33 ; orig., p.315). Selon l’auteur, jusqu’à la parution en 1755 de l’essai de
Kant intitulé Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels, cette « conception
pétrifiée de la nature (versteinerte Naturaunschauung) » (ibid., p.34 ; orig., p.3I6) s’est maintenue
dans l’histoire des sciences en Europe ; la conviction de l’« immuabilité absolue de la nature
(Unveränderlichkeit der Natur) » a été unanimement partagée par l’ensemble des sciences
naturelles (ibid., p.32 ; orig., p.314). Ce n’est qu’à partir de l’essai de Kant que la conception
de la nature comme une réalité qui « n’est pas (die Nature nicht ist) mais devient (wird) et périt
(vergeht) » (ibid., p.35 ; orig., p.317) commence à être adoptée par les scientifiques.
L’approche dialectique de la nature et de toute autre réalité réside dans cette conception :
« La nouvelle conception de la nature était achevée dans ses grandes lignes :
voilà dissous tout ce qui était rigide (alles Starre war aufgelöst), volatilisé tout ce
qui était fixé (alles Fixierte verflüchtigt), et périssable tout ce qu’on avait tenu
pour éternel (alles für ewig gehaltene Besondere vergänglich geworden); il était
démontré que la nature se meut dans un flux et un cycle perpétuels (in ewigem
Fluß und Kreislauf) » (ibid., p.38 ; orig., p.317).

La vision dialectique du réel c’est de le concevoir comme mouvement pur (Bewegung),


transformation ininterrompue (Umgestaltung), changement perpétuel (Veränderung).
Où il y a mouvement il y a travail. Vu sous cet angle ce n’est pas l’homme seul qui
devrait être considéré comme un agent qui travaille, la nature elle-même est une force qui
travaille puisque c’est elle qui produit et se reproduit par excellence. Mais le chapitre de la
Dialectique de la nature qui retient ici particulièrement notre attention s’intitule (traduit
littéralement) : Le rôle du travail dans le devenir homme du singe. Même si au sens très
général du terme il serait concevable de prêter à la nature la faculté de travail, le travail qui a
permis la transition du singe en homme doit être d’une autre nature, d’une autre espèce.
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S’agissant de l’histoire de l’homme et non de la nature, le travail qui est en cause est une
action de transformation certes mais obéissant à une intention ou à une préméditation ; c’est-
à-dire qu’il s’agit d’une action de transformation consciente. Et les choses se compliquent
singulièrement dans le texte d’Engels lorsqu’il fait intervenir la dimension de la réflexivité
dans l’examen du travail.

2.2. La question de la réflexivité et la problématique du besoin


Engels écrit :
« Le développement du travail a nécessairement contribué à resserrer les
liens entre les membres de la société (Gesellschaftsglieder) en multipliant les cas
d'assistance (Unterstützung) mutuelle, de coopération commune
(Zusammenwirken), et en rendant plus claire chez chaque individu la conscience
de l'utilité (das Bewußtsein von der Nützlichkeit) de cette coopération. Bref, les
hommes en formation en arrivèrent au point où ils avaient réciproquement
quelque chose à se dire (etwas zu sagen). Le besoin se créa son organe (das
Bedürfnis schuf sich sein Organ), le larynx non développé du singe se transforma,
lentement mais sûrement, grâce à la modulation pour s'adapter à une
modulation sans cesse développée, et les organes de la bouche apprirent peu
à peu à prononcer un son articulé après l'autre » (Engels 1876, p.174 ; orig.,
p.446)

Les singes comme tout autre être naturel sont ici supposés travailler au sens immédiat
du terme : déployer des efforts en vue d’assurer la survie, de se conserver dans le temps et
dans l’espace. Il s’agit là de la simple action d’acquisition des objets nécessaires à la survie,
destinés à la satisfaction des besoins strictement naturels. On ne comprend guère ici -ce que
Rousseau a le premier souligné avec force et profondeur au sujet du passage de l’état de
nature à la culture-, pour quelle raison « les cas d’assistance » devraient se multiplier
progressivement entre les membres des tribus de singe avant toute « conscience » de l’utilité
de la coopération. Plus exactement qu’est-ce qui autorise Engels à qualifier d’«assistance
mutuelle » (gegnseitiger Unterstützung) ou de « coopération commune » (gemeinsamen
Zusammenwirkens) les interactions entre les êtres naturels pré-humains. Tant que la conscience,

c’est-à-dire la réflexivité n’est pas encore présente et en acte, les interactions, quelle que soit
par ailleurs leur intensité, sont de simples contacts dictés par l’instinct. C’est l’émergence de
la conscience qui les fait apparaître, aux yeux des individus concernés, comme des « cas »
d’assistance ou de coopération. En d’autres termes, Engels ne s’explique guère sur le fait de
savoir pour quelle raison, au cours de la transition évolutive du singe en homme, c’est l’utilité
de la coopération ou de l’assistance qui deviendrait plus claire, c’est-à-dire consciente dans
les esprits et non la perception ou l’appréhension même de ces interactions comme des cas
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d’assistance et de coopération. Selon Engels les singes feraient l’expérience de l’utilité de la


coopération, de l’utilité de l’assistance, de l’utilité du langage sous la poussée d’une
accumulation purement quantitative d’interactions et d’efforts d’acquisition des objets de
besoin. Le raisonnement d’Engels laisse entendre qu’il se réfère ici à la première des « lois »
de la dialectique : « conversion de la quantité en qualité (Umschlag von Quantität in Qualität) »
(Engels 1886a, p.215 ; orig., p.482). Mais même si on admettait la validité d’un phénomène
comme un « saut qualitatif » par la simple accumulation quantitative, il faut bien accepter que
le saut entraîne un redéploiement et une modification radicale des rapports des êtres concernés
à leur monde et à leur propre existence. Avec le saut qualitatif les êtres ne prennent pas
conscience de l’« utilité » de leur « être ensemble » ou de leur Mitsein ; ils prennent
conscience de ce que leur existence collective ou en tribu est une forme de coopération ou
d’assistance, c’est-à-dire une forme de division du travail. Avec le saut qualitatif ce n’est pas
la conscience de l’utilité de la division du travail qui se révèle mais les individus prennent
conscience du fait que l’ensemble de leurs interactions constitue une division du travail, est de
la division du travail. En d’autres termes, il nous semble que la supposition engelsienne du
fait que la division du travail devrait être considérée comme le résultat d’une intensification
des besoins naturels pose problème. Il semble plus conséquent de supposer qu’en devenant
homme nous prenons conscience du fait que les différentes tâches exercées au sein d’une tribu
forment les composantes d’un ensemble cohérent, c’est-à-dire d’une division du travail. Avec
l’« humanisation », ce n’est pas l’utilité de la division du travail que nous découvrons ; nous
prenons conscience de ce que notre « être ensemble » est une division du travail. De ce point
de vue, la question de l’utilité ou de la désutilité de la division du travail vient en second lieu.
En quoi consiste exactement le geste d’Engels ? Mettre à l’origine de l’humanisation
de l’homme, absolument, le besoin. Et la satisfaction du besoin exige évidemment du travail.
Il y a par conséquent d’abord les besoins et c’est le développement des besoins qui donne lieu
à l’intensification de la division du travail, à la nécessité de la communication entre les
individus, au langage, à la conscience. En d’autres termes la société dérive du besoin naturel,
de la multiplication des besoins naturels. Engels dit « le besoin se créa son organe ». Cet
organe c’est le langage. Le besoin de la communication créa le langage. Par conséquent on
suppose qu’un processus naturel de développement des besoins nécessite du travail toujours
plus conscient, toujours plus élaboré, toujours mieux organisé. Pour répondre aux exigences
de ce processus de complexification de l’organisation du travail, les individus en voie
d’humanisation, éprouvent le besoin de se parler ; ils découvrent qu’ils « ont quelque chose à
se dire ». Et nous avons l’explication de l’apparition du langage. Mais est-ce qu’il est évident,
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comme le pense Engels, que les pré-humains ou les singes ne commencent à parler que sous
la poussée des besoins naturels ? Peut-on accepter, comme allant de soi, que les besoins
puissent se multiplier au rythme et à l’intensité que leur suppose la représentation d’Engels –
et par voie de conséquence le travail puisse se diviser à un degré très élevé-, sans que
l’existence individuelle et sociale des pré-humains n’intègre une dimension de réflexivité ?
Nous lisons :
“C'est à l'esprit (Kopf), au développement et à l'activité du cerveau (Gehirn)
que fut attribué tout le mérite (Verdienst) de la progression rapide de la
civilisation; les hommes s'habituèrent à expliquer leurs actions par leur
pensée (Denken) au lieu de l'expliquer par leurs besoins (Bedürfnissen) (qui
cependant se reflètent (widerspiegeln) assurément dans leur tête (im Kopf),
deviennent conscients), et c'est ainsi qu'avec le temps on vit naître cette
conception idéaliste du monde qui, surtout depuis le déclin du monde
antique, a dominé les esprits Elle règne encore à tel point que même les
savants matérialistes de l'école de Darwin ne peuvent toujours pas se faire
une idée claire de l'origine de l'homme, car, sous l'influence de cette
idéologie (jenem ideologischen Einfluß), ils ne reconnaissent pas le rôle que le
travail a joué dans cette évolution » (Engels 1876, p.178 ; orig., p.451)

Ce passage est extrêmement significatif. Les hommes, étant « naturellement » portés à


l’idéalisme, auraient pris l’habitude d’expliquer leurs faits et gestes par leur pensée et non par
leur besoin. Pourtant Engels indique bien que les besoins « se reflètent assurément dans leur
tête ». A partir du moment où les besoins se reflètent dans la tête, ne deviennent-ils pas
radicalement autre chose que les besoins dits naturels ? Plus exactement, à partir du moment
où les faits et gestes des pré-humains se trouvent reflétés dans leur tête, ces derniers ne
commencent-ils pas à percevoir comme besoin ce qui, jusque là, était vécu comme instinct ?
Engels pose le besoin à l’origine. Or, en toute logique matérialiste, il devrait mettre à l’origine
l’instinct. Le besoin, au sens humain du mot, implique une réflexivité de l’agent considéré sur
ses faits et gestes. En d’autres termes c’est une conscience de soi qui peut avoir des besoins.
Le pré-humain ou le singe, parce qu’il n’est pas encore humain, est privé de cette réflexivité ;
par conséquent il doit être enfoui dans l’ordre de l’instinct. Pour Engels le fait de mettre en
avant l’importance déterminante de la conscience ou de la réflexivité revient à faire preuve de
l’idéalisme. Une attitude matérialiste devrait partir du « besoin » et du « travail » pour
expliquer l’apparition de l’homme. Or notre sentiment est que mettre la conscience à l’origine
comme dimension déterminante de l’homme, ne signifie pas nécessairement qu’on tente tout
expliquer par les pensées. Cela veut dire qu’avec la conscience ou la réflexivité, c’est
l’ensemble de l’existence naturelle, c’est-à-dire instinctuelle des êtres naturels qui se trouve
redéfinie. Et c’est dans ce mouvement de réflexion d’une entité sur elle-même que ce qui
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s’effectuait auparavant selon la détermination de la nature, sans conscience, se trouve


appréhendé comme besoin obéissant aux exigences d’une intention ou d’un projet.
Considérons encore ces deux passages d’Engels :
« Or, plus les hommes s'éloignent de l'animal, plus leur action sur la nature
prend le caractère d'une activité préméditée (vorbedachter), méthodique
(planmäßiger), visant des fins déterminées, connues d'avance (bekannte Ziele).
L'animal détruit la végétation d'une contrée sans savoir ce qu'il fait » (Engels
1876, p.179 ; orig., p.451)

« D'ailleurs, il va de soi qu'il ne nous vient pas à l'idée de dénier aux animaux
la faculté d'agir de façon méthodique (planmäßiger), préméditée (vorbedachter).
Au contraire. Un mode d'action méthodique existe déjà en germe partout où
du protoplasme, de l'albumine vivante existent et réagissent, c'est à dire
exécutent des mouvements déterminés, si simples soient ils, comme suite à
des excitations externes déterminées. Une telle réaction a lieu là ou il n'existe
même pas encore de cellule, et bien moins encore de cellule nerveuse. La
façon dont les plantes insectivores capturent leur proie apparaît également,
dans une certaine mesure, méthodique (planmäßig), bien qu'absolument
inconsciente (obwohl vollständig bewußtlos) » (Engels 1876, p.179 ; orig., p.452)

Le premier passage affirme clairement que l’éloignement de l’homme de l’animal s’effectue


par la transformation de son action sur la nature ; son travail devient méthodique,
prédéterminé, obéissant à des buts connus d’avance. C’est donc bien la réflexivité, la
conscience qui fait la spécificité de l’homme par rapport à l’animal, c’est-à-dire par rapport à
un être naturel. Or le deuxième passage reconnaît également au règne animal une certaine
réflexivité puisque Engels estime que les animaux possèdent une certaine faculté d’agir de
façon méthodique et prédéterminée. Mais ces deux derniers concepts ne relèvent pas du même
registre. L’action de l’instinct peut être rigoureusement méthodique sans qu’elle soit
préméditée, c’est-à-dire consciente ou réflexive. D’ailleurs la suite du passage montre sur ce
plan une ambiguïté troublante. Au sujet des plantes insectivores Engels observe que leur
action est « dans une certaine mesure méthodique, bien qu’absolument inconsciente
(vollständig bewußtlos) ». Bewusstlos veut dire, littéralement, absence de conscience. Cette
remarque montre qu’aux yeux d’Engels une action peut être parfaitement méthodique sans
qu’elle soit réflexive. On voit donc que les analyses d’Engels comportent une imprécision et
une ambiguïté concernant la question de l’origine de l’homme. Etant profondément convaincu
qu’une analyse « matérialiste » doit nécessairement placer à l’origine quelque chose de
matériel, de concret et de naturel (c’est-à-dire de nature purement quantitatif) l’auteur désigne
le « besoin » comme le moteur de l’hominisation de l’homme. Et contre l’argument qui
considère la conscience comme la dimension spécifique de l’homme, et pour pouvoir
12

conserver à l’origine quelque chose de concret, naturel, il attribue à certaines réalités de la


nature la faculté de préméditation.
La même ambiguïté est également observable chez Marx lorsque dans l’Idéologie
Allemande il écrit :
« Ce début est aussi animal (tierisch) que l’est, à ce stade, la vie sociale elle-
même ; c’est une pure conscience grégaire (Herdenbewußtsein), et l’homme ne
se distingue ici de du mouton qu’en ce que sa conscience lui tient lieu
d’instinct (sein Bewußtsein ihm die Stelle des Instinkts vertritt) ou que son instinct est
un instinct conscient (sein Instinkt ein bewußter ist) » (Marx-Engels 1846, p.1062,
orig. 31)

Que devons-nous comprendre ici par «sa conscience qui lui tient lieu d’instinct » et « son
instinct est un instinct conscient » ? Si l’essence de la conscience est la réflexivité, il faut
opter ou pour la première ou pour la seconde partie de l’énoncé. La conscience est ou bien
l’instinct même de l’homme, dans ce cas l’instinct humain est fondamentalement différent de
l’instinct animal puisqu’il est un savoir qui se sait en tant que savoir. Ou bien la conscience
est fondamentalement distincte de l’instinct, c’est-à-dire d’un savoir essentiellement non
réflexif. En tout état de cause, ni dans le premier ni dans le second cas il ne serait possible
d’affirmer que le début de l’homme soit purement animal. La conscience –qu’elle soit ce qui
remplace l’instinct ou ce grâce à quoi l’instinct humain devient réflexif – introduit d’emblée
un abîme irréductible entre l’homme et l’animal. A la fois Marx et Engels veulent en revanche
réduire cet abîme à une différence infime. Pour quelle raison ?

3. IMPLICATIONS ETHIQUES ET POLITIQUES DE LA VISION DU TRAVAIL


EN TANT QU’ESSENCE DE L’HOMME
Cette ambiguïté s’explique à nos yeux par le fait qu’Engels, comme Marx, tient à ce
que le passage de la nature à la culture soit un processus continu et que ce passage soit réalisé
par le travail devenant toujours plus intense et complexe sous la poussée des besoins. La thèse
fondamentale qu’il considère comme la condition sine qua non du matérialisme c’est le fait
que le travail vienne avant la conscience. En d’autres termes cette thèse implique que
l’homme est supposé se construire, se former et donc accéder à la conscience à travers son
activité de travail, son activité de production. Cette attitude ne traduit pas une banale volonté
de contestation de l’idéalisme. Elle renvoie à un souci et à un espoir autrement plus
fondamentaux. Ce qui importe à Engels d’établir c’est que dans le devenir de l’homme il n’y a
pas un avant et un après. Pas de rupture radicale. L’homme, dans son évolution obéit à une
nécessité d’ordre naturel. Cette nécessité c’est sa domination progressive sur la nature.
13

L’homme domine la nature, évidemment, par le travail, c’est-à-dire par son activité de
production. Il ne s’agit donc pas d’une simple décision subjective ou d’un projet qui ne serait
dicté que par la conscience. C’est la nature qui intensifie et multiplie progressivement les
besoins de l’homme. Le travail n’est donc pas une invention de l’homme. C’est pour répondre
aux besoins qui se développent que l’homme travaille. Dans son travail l’homme s’inscrit
fondamentalement dans une nécessité d’ordre, en dernière instance, naturel.

3.1. Contingence mais progrès


Faisons justice à Engels au sujet de la question de la nécessité dans l’histoire. Nous
avons vu plus haut que pour Engels l’histoire est pur mouvement. Lorsqu’Engels décrit ce
mouvement il met souvent en avant l’importance de la contingence dans l’histoire. Par
exemple dans le paragraphe intitulé « Zufälligkeit und Notwendigkeit » de Dialektik der
Natur, il s’arrête précisément sur la question de la contingence en rapport avec la nécessité.
Les analyses qu’il développe sur cette question sont complexes et subtiles ; il s’y efforce de
ne pas opposer mécaniquement contingence et nécessité. C’est à cette occasion qu’il loue la
perspicacité de Darwin, dans l’Origine des espèces -« œuvre qui fait époque (das
epochemachende Werk ) »-, concernant le rôle de la contingence dans la théorie de l’évolution

(Engels 1886a, p.222 ; orig., p.489,). Dans cet ordre d’idées, plusieurs moments du
raisonnement d’Engels pourraient être mis en regard avec l’approche althussérienne de
l’histoire comme « procès sans sujet » ou ce que le même auteur appelle le « matérialisme
aléatoire » (Althusser 1984-88, p.34). Dans d’innombrables passages de ses interrogations
épistémologiques, Engels dénonce la vision de l’histoire comme un processus dont le but ou
la destination serait pré-programmé par une conscience ou une volonté transcendantale ; il
rappelle constamment que dans le processus historique le négatif et le positif sont des
moments qui ne sauraient être dissociés et opposés l’un à l’autre comme des réalités isolées,
sui generis, s’articulant selon une causalité linéaire ; il met en garde contre la tentation de
vouloir comparer, sur un plan qualitatif, telle configuration historique avec telle autre. Par
conséquent, Engels tient à affirmer fermement qu’à ses yeux l’histoire n’est pas un processus
censé être régi, gouverné, orienté, déterminé par un sujet transcendantal. Bien au contraire,
cette vision des choses c’est ce qu’il dénonce comme « métaphysique ». Cependant,
s’inscrivant pleinement dans l’intuition hégélienne du « Vrai comme sujet », il conçoit le
processus historique également comme sujet. Quelque chose d’éminemment « positif » se
réalise dans l’histoire, tout au moins dans une séquence de cette histoire, à l’instar d’un sujet.
Essayons de développer cette dernière proposition.
14

Dans Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen Philosophie nous
lisons les lignes suivantes:
“Pas plus que la connaissance, l’histoire ne peut trouver un achèvement définitif dans
un état idéal parfait de l’humanité (in einem vollkommnen Idealzustand der Menschheit) ; une
société parfaite, un “Etat” parfait sont des choses qui ne peuvent exister que dans
l’imagination (Phantasie) ; tout au contraire, toutes les situations (Zustände) qui se sont
succédé dans l’histoire ne sont que des étapes (Stufen) transitoires dans le
développement sans fin (endlose Entwicklungsgang) de la société humaine progressant de
l’inférieur vers le supérieur (vom Niedern zum Höhern). Chaque étape est nécessaire
(notwendig), et par conséquent légitime (berechtigt) pour l’époque et les conditions
auxquelles elle doit son origine (für die Zeit und die Bedingungen, denen sie ihren Ursprung
verdankt )…” (Engels 1886b, p.13; orig., p.267;)

Engels souligne, dans un premier temps, l’inadéquation des concepts de « perfection » et d’


« achèvement » à la dialectique. La perfection ou l’achèvement, dans la mesure où ils
supposent la fin de l’histoire, et donc du mouvement, sont des hypothèses absurdes, de purs
produits de l’imagination. Cette remarque, entendue au sens d’une vision de l’histoire
composée de moments, de situations, d’étapes obéissant, dans chaque cas, à une logique
spécifique et se déployant dans des conditions particulières aussi positives les unes que les
autres, en ce sens donc cette remarque peut être interprétée comme une illustration du
« matérialisme aléatoire » d’Althusser. Mais la suite du raisonnement met à mal une telle
interprétation. Engels parle du progrès de la société humaine « de l’inférieur vers le
supérieur » (vom Niedern zum Höhern). L’histoire humaine obéit par conséquent au rythme et au
sens d’un mouvement téléologique, en constant progrès : du primitif vers le civilisé, de la
faiblesse vers la force, de l’impuissance vers la maîtrise, de l’ignorance vers le savoir, de
l’obscurité vers la lumière, de l’erreur vers la vérité, de la naïveté vers la sagesse, de
l’esclavage vers la liberté… Nous sommes alors en droit de nous demander pour quelle raison
un tel mouvement de progrès ne devrait pas aboutir, un jour, à la perfection. En d’autres
termes, pour quelle raison il serait illégitime de supposer qu’un tel processus de progrès
s’achève, un jour, dans la perfection ? Non seulement c’est légitime mais c’est même
irréfutable sur le plan logique. Que peut signifier l’expression « de l’inférieur vers le
supérieur » sinon l’idée d’une évolution où les moments de l’histoire s’ordonneraient entre
eux selon une logique de dépassement, chaque moment réalisé représentant un état
nécessairement plus avancé au regard du moment antérieur. Il existe donc une contradiction
logique entre la première et la deuxième partie du raisonnement d’Engels. Si l’on renonce à la
perspective de perfection, il faut également renoncer à la perspective de progrès constant,
c’est-à-dire à la perspective d’un mouvement qui avancerait constamment et nécessairement
15

« de l’inférieur vers le supérieur ». Or la perspective de progrès constant de la société


humaine est la dernière hypothèse à laquelle serait prêt à renoncer Engels. La croyance en le
progrès constant dans la marche de la société humaine constitue proprement la pierre
angulaire de son œuvre à la fois théorique et pratique.

3.2. Les deux « phases » de l’histoire


La chose est évidemment plus complexe. Nous avons vu plus haut qu’aux yeux
d’Engels, avec l’essai de 1755 de Kant, les sciences ont cessé de concevoir la nature (y
compris la réalité humaine) comme quelque chose de figé pour l’appréhender comme une
réalité qui devient et périt. S’il y a anéantissement et mort de la nature, l’hypothèse d’un
progrès ininterrompu de la société humaine se trouve privée de tout fondement. Mais
examinons cette remarque qui suit immédiatement le passage du texte d’Engels sur
Feuerbach que nous venons de commenter:
“…la science de la nature, qui, si elle prévoit que la terre pourrait cesser d’exister,
tient pour fort probable qu’elle cessera d’être habitable (Bewohnbarkeit), ce qui revient
à envisager pour l’histoire de l’humanité non seulement une période ascendante, mais
aussi une phase de déclin (nicht nur einen aufsteigenden, sondern auch einen absteigenden Ast).
Nous nous trouvons en tout cas (jedenfalls) encore assez loin du tournant (noch ziemlich
weit von dem Wendepunkt) à partir duquel l’histoire de l’humanité ira en déclinant (von wo
an es mit der Geschichte der Gesellschaft abwärtsgeht) …” (Engels 1886b, p.14-15; orig.,
p.268,)

Une phase descendante de l’histoire humaine est ici explicitement envisagée. La science de la
nature nous enseigne, dit Engels, qu’un jour notre monde « cessera d’être habitable ». Mais
immédiatement après il s’empresse d’affirmer que nous sommes jedenfalls encore assez loin
du Wendepunkt à partir duquel la descente commencera. Autant dire que pour le moment nous
pouvons nous rassurer ; la phase ascendante de l’histoire de l’humanité se poursuivra pour un
moment et pour un long moment ; il n’y a pas lieu de nous inquiéter, de nous alarmer ; le
progrès n’est point menacé dans un avenir proche ; le déclin et la mort sont encore bien loin.
Le lecteur souhaite évidemment prendre connaissance des arguments qui justifient une telle
assurance. Qu’est-ce qui autorise Engels à utiliser avec autant d’évidence l’adverbe
« jedenfalls ». Qu’est-ce qui nous garantit que la phase actuelle de l’histoire humaine
s’inscrirait dans l’aufsteigenden Ast ? Et si nous étions déjà pris dans l’absteigenden Ast ? Le
fait que nous ne soyons pas encore engagé dans la phase descendante s’expliquerait-il par le
fait que la société humaine n’a pas encore atteint l’état parfait ? Ces questions demeurent sans
réponse car aucun argument précis ne vient étayer cette affirmation d’Engels ; ceci parce qu’il
16

s’agit d’une pure affirmation, c’est-à-dire d’une croyance, d’une certitude, nous dirions
volontiers, d’une « foi ». En dernière analyse Engels dit : « c’est comme ça ». Quelles que
soient donc les finesses, les subtilités, la complexité de ses raisonnements dialectiques, quelles
que soient la profondeur philosophique, la rigueur conceptuelle, l’érudition impressionnante
de ses interrogations en matière épistémologique, jamais l’évidence de la phase ascendante de
l’histoire humaine n’est interrogée et encore moins remise en question par l’auteur. Aucune
analyse spécifique n’est consacrée à l’examen de ce présupposé. La raison réside dans le fait
que la conviction d’Engels relève ici de la « foi » ; elle ne correspond pas à une simple
hypothèse d’un raisonnement analytique.

4. EN GUISE DE CONCLUSION
Ces considérations nous amènent à faire deux remarques conclusives en ce qui
concerne les ambiguïtés du geste engelsien qui confère une valeur ontologique infinie au
travail. En premier lieu, dans sa conception de l’histoire, Engels tient particulièrement à
adopter une attitude à la fois matérialiste, dialectique et a-téléologique. La référence au besoin
et par voie de conséquence au travail assure le caractère matérialiste de l’attitude. L’approche
dialectique réside dans la vision hégélienne de l’histoire en tant qu’essentiellement « sujet ».
L’a-téléologie est justifiée par l’attention accordée à la contingence et au fait que dans
l’histoire il doit y avoir nécessairement des phases ascendantes et descendantes. Or, notre
lecture de la logique qui régit le raisonnement d’Engels nous a montré que même si une phase
descendante est envisageable, son éventuelle survenue n’est absolument pas à l’ordre du jour.
Au contraire, nous pouvons nourrir une sereine confiance en la marche de l’humanité dans la
phase ascendante vers plus de « positivité ». Une telle conviction permet de conserver les
avantages de la téléologie en en évitant les désavantages idéalistes. Car s’il y a une chose dont
Engels, comme Marx, est absolument convaincu et à laquelle il ne renoncera à aucun prix,
c’est la certitude de la marche de l’humanité vers la libération, dans sa phase ascendante.
Cette libération n’est pas une affaire de conscience ; elle est inscrite dans la logique même de
l’histoire en tant nécessité. C’est le développement du travail, de la division du travail au sens
le plus radical du terme (qui comprend également la division du travail intellectuel, c’est-à-
dire le développement des connaissances et de la science) qui réalise progressivement cette
libération par le perfectionnement des forces productives. L’accession à la pleine liberté de
l’homme se réalise, en dernière analyse, par la domination intégrale de la nature grâce au
développement du travail. C’est à ce propos que Papioannou parle d’une « métaphysique
barbare » des forces de travail que nous avons évoquée plus haut. Dans une telle
17

métaphysique les conditions dans lesquelles le travail est réalisé ne sont guère interrogées.
Plus exactement, dans cette métaphysique la question n’est jamais posée de savoir si le
travail, pour qu’il exerce effectivement sa vertu émancipatrice, ne devrait pas être exécuté
dans un contexte social déjà libre, juridiquement et politiquement libre. Une telle question
reviendrait à accorder à la liberté une priorité et une antériorité par rapport au travail. Il
faudrait par conséquent abandonner la conception technocratique du travail en tant qu’activité
en elle-même libératrice. Tout ceci exigerait un retour patient sur et un réexamen du
positionnement respectif du travail et de la conscience (du langage) au sujet de l’origine de
l’homme. L’homme qui travaille a fondamentalement un autre rapport au monde et à lui-
même comparé avec la meilleure araignée de la nature œuvrant sous la dictée de ses instincts.
Ce rapport est le fait de la réflexivité. Et il serait malaisé de supposer que cette réflexivité soit
simplement le résultat du développement des besoins naturels et du travail. L’activité
instinctive devient du travail effectivement humain au sein et à travers cette réflexivité. Il
faudrait, d’une certaine façon, reconnaître une antériorité à la conscience par rapport au
travail. Mais si le travail en lui-même ne peut pas exercer sa vertu libératrice, il faudrait
également remettre en cause la vision de l’histoire comme un processus obéissant à la
nécessité de la marche vers plus de positivité. Il faudrait par conséquent renoncer également à
notre certitude selon laquelle nous, ici même, représenterions le moment le plus élevé et le
plus avancé de l’histoire.
En deuxième lieu, la méfiance que nourrit Engels à l’égard de la conscience le conduit,
paradoxalement, vers une attitude utilitariste. Rappelons-nous le passage précité d’Engels au
sujet du devenir homme du singe : progressivement les hommes découvrent et expérimentent
l'utilité de leur coopération. Utilité, parce que cette coopération permet la satisfaction de
besoins toujours plus diversifiés, toujours plus complexes. Plus le travail satisfait des besoins
complexes plus l’homme maîtrise la nature et son environnement. Autrement dit Engels
conçoit le travail, essentiellement, du point de vue de son utilité dans la marche vers la
libération. A ses yeux, un regard qui n’est pas attentif à cette dimension d’utilité ne peut être
que le fait d’une vision idéaliste. En définitive le dépassement engelsien de l’idéalisme
s’avère être l’utilitarisme. Or n’y a-t-il pas une dimension ludique dans le travail ? N’est-ce
pas précisément cette dimension qui contribue à l’émancipation -mais une émancipation
conçue en dehors de toute logique téléologique, c’est-à-dire en dehors de toute vision de la
destination de l’homme comme maîtrise absolue de la nature? Pourquoi ne jamais évoquer les
passions, la passion dans le travail, la passion pour le travail ? Le travail effectivement
émancipateur n’est-il pas, également, une activité jouissive, une activité de plaisir ? Les mots
18

jouissance, plaisir, passion, désir sont désespérément absents dans la Le rôle joué par le
travail dans le devenir homme du singe. L’auteur dont s’inspire cette vision jouissive du
travail est évidemment Fourier : un des rares penseurs du 19ème siècle à avoir osé mettre le
travail au service de la passion (Barthes 1971).

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PAPAIOANNOU K. (1983), De Marx et du marxisme, NRF Gallimard
RUBEL M. (1965), “Note” à Introduction générale à la critique de l’Economie politique
(1857), in Marx. Economie I, Gallimard, Pléiade, p.233-234

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