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Nicos Poulantzas [1936-1979]

philosophe, politologue et sociologue français d’origine grecque

(1972)

“Les classes sociales.”

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,


Professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi
Page web. Courriel: jean-marie_tremblay@uqac.ca
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professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
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Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, socio-


logue, bénévole, professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi, à
partir de :

Nicos Poulantzas

“Les classes sociales.”

In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et


de synthèses sociologiques, no 24-25, avril-septembre 1972, pp. 23-
55. Numéro intitulé : “Théorie et sociologie marxiste.” Paris : Les
Éditions Anthropos.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008


pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 1er septembre 2017 à Chicoutimi,


Ville de Saguenay, Québec.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 4

Nicos Poulantzas [1936-1979]


philosophe, politologue et sociologue français d’origine grecque

“Les classes sociales.”

In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et


de synthèses sociologiques, no 24-25, avril-septembre 1972, pp. 23-
55. Numéro intitulé : “Théorie et sociologie marxiste.” Paris : Les
Éditions Anthropos.
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mérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier


numérisée.
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Table des matières

Introduction [23]

I. CLASSES SOCIALES ET RAPPORTS DE PRODUCTION [24]


II. MODE DE PRODUCTION ET FORMATION SOCIALE [30]
III. LES CRITÈRES POLITIQUES ET IDÉOLOGIQUES :
CLASSES, FRACTIONS, COUCHES [32]
IV. LES CATÉGORIES SOCIALES [38]
V. LES CLASSES DOMINANTES [43]
VI LA REPRODUCTION ÉLARGIE DES CLASSES SOCIALES
[49]
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 7

[23]

Nicos Poulantzas [1936-1979]


philosophe, politologue et sociologue français d’origine grecque

“Les classes sociales.”

In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et


de synthèses sociologiques, no 24-25, avril-septembre 1972, pp. 23-
55. Numéro intitulé : “Théorie et sociologie marxiste.” Paris : Les
Éditions Anthropos.

Je dois, aux lecteurs, quelques explications sur le texte qui suit.


Ce texte m'a été originellement demandé par la C.F.D.T. Il a été
diffusé en exemplaires ronéotés par le centre C.F.D.T. - B.R.A.E.C.
document N. 9, à l'usage des cadres C.F.D.T. Il s'agit donc d'un texte
dans lequel j'ai essayé de présenter brièvement, pour des militants ou-
vriers, des éléments d'analyse théorique appliqués à la conjoncture
actuelle. Ces éléments sont tirés de mes deux ouvrages : Pouvoir po-
litique et classes sociales, et Fascisme et Dictature.
C'est, avec de légères retouches, ce même texte que j'ai soumis au
Colloque du Mexique sous la forme que l'on trouve ici, et dont F. H.
Cardoso a fait la critique. Le présentant aux lecteurs de L'Homme et
la Société, j'ai ajouté en appendice une dernière partie, celle concer-
nant la reproduction des classes sociales, et qui ne figurait pas dans
le texte soumis au Colloque. C'est non seulement parce que cette par-
tie me semble essentielle à la compréhension de l'ensemble du texte,
mais surtout parce qu'elle concerne une question théoriquement ac-
tuelle, qui a été dernièrement amplement traitée dans les colonnes de
L'Homme et la Société.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 8

INTRODUCTION

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Qu'est-ce que les classes sociales dans la théorie marxiste ?


Les classes sociales sont des groupes d'agents sociaux, des
hommes définis principalement, mais non exclusivement, par leur
place dans le procès de production, c'est-à-dire dans la sphère écono-
mique.
Deux points principaux doivent être signalés ici, car de nom-
breuses conséquences politiques en découlent :
[24]
— La place économique des agents sociaux a un rôle principal
dans la détermination des classes sociales. Mais il ne faudrait pas en
conclure que cette place suffit pour la détermination des classes so-
ciales. En effet, pour le marxisme l'économique a bien le rôle détermi-
nant dans un mode de production et dans une formation sociale ; mais
le politique et l'idéologique, bref la superstructure, ont également un
rôle important. De fait, toutes les fois que Marx, Engels, Lénine et
Mao procèdent à une analyse des classes sociales, ils ne se limitent
pas au seul critère économique, mais se réfèrent explicitement à des
critères politiques et idéologiques.
On peut dire ainsi qu'une classe sociale se définit par sa place dans
l'ensemble des pratiques sociales, c'est-à-dire par sa place dans l'en-
semble de la division du travail qui comprend les rapports politiques
et les rapports idéologiques. Cette place recouvre la détermination
structurelle des classes, c'est-à-dire l'existence de la détermination de
la structure — rapports de production, places de domination/subordi-
nation politique et idéologique — sur les pratiques de classe (les
classes n'existent que dans la lutte des classes) : ce qui prend la figure
d'un effet de la structure sur la division sociale du travail. Mais signa-
lons déjà que cette détermination des classes, qui n'existe ainsi que
comme lutte des classes, doit être distinguée de la position de classe
dans la conjoncture ; insister sur l'importance des rapports politiques
et idéologiques dans la détermination des classes, et sur le fait que les
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 9

classes sociales n'existent que comme lutte des classes, ne saurait nous
conduire à réduire, de façon « volontariste », la détermination des
classes à la position des classes : il en découle des conséquences poli-
tiques d'une grande importance, que l'on mentionnera dans l'examen
du cas des techniciens et ingénieurs et de celui de l'aristocratie ou-
vrière.
— Le critère économique reste pourtant déterminant. Mais qu'en-
tend-on, dans la conception marxiste, par critère économique, et par
économique ?

I. CLASSES SOCIALES
ET RAPPORTS DE PRODUCTION

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On commence par ce dernier point :

1.1. La sphère « économique » est déterminée par le procès de pro-


duction, et la place des agents, leur distribution en classes sociales, par
les rapports de production.
Bref, dans l'unité production-consommation-répartition du produit
social, c'est la production qui a le rôle déterminant. La distinction, à ce
niveau, des classes sociales, n'est par exemple pas une distinction fon-
dée sur la grandeur des revenus, une distinction entre « riches » et
« pauvres », comme le croyait toute une tradition pré-marxiste, ou en-
core aujourd'hui toute une série de sociologues. La distinction, réelle,
dans la grandeur des revenus n'est qu'une conséquence des rapports
de production.
Or, qu'est-ce que ce procès de production et les rapports de produc-
tion qui le constituent ?
[25]
Dans le procès de production, on trouve tout d'abord le procès de
travail, qui désigne, en général, le rapport de l'homme à la nature.
Mais ce procès de travail se présente toujours sous une forme sociale
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 10

historiquement déterminée. Il n'est constitué que dans son unité avec


les rapports de production.
Les rapports de production sont constitués, dans une société divi-
sée en classes, par une double relation qui englobe les rapports des
hommes à la nature dans la production matérielle. Les deux relations
sont des relations des agents de la production avec l'objet et les
moyens du travail, les forces productives, et, ainsi, par ce biais, des
rapports des hommes entre eux, des rapports de classe.
Ces deux relations concernent ainsi :

a) la relation du non-travailleur (propriétaire) avec l'objet et les


moyens de travail ;
b) la relation du producteur immédiat (ou du travailleur direct)
avec l'objet et les moyens de travail.

Ces relations comportent deux aspects :

a) la propriété économique : on entend par là le contrôle écono-


mique réel des moyens de production, c'est-à-dire le pouvoir
d'affecter les moyens de production à des utilisations don-
nées et de disposer ainsi des produits obtenus ;
b) la possession : on entend par là la capacité de mettre en
œuvre les moyens de production.

1.2. Dans toute société divisée en classes, la première relation (pro-


priétaires/moyens de production) recoupe toujours le premier aspect :
ce sont les propriétaires qui ont le contrôle réel des moyens de produc-
tion, et, ainsi, exploitent les travailleurs directs en leur extorquant,
sous plusieurs formes, le sur-travail.
Mais cette propriété désigne la propriété économique réelle, le
contrôle réel des moyens de production, et se distingue de la propriété
juridique, telle qu'elle est consacrée par le droit, qui est une super-
structure. Bien entendu, le droit entérine en général la propriété éco-
nomique : mais, il se peut que les formes de propriété juridique ne
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 11

coïncident pas avec la propriété économique réelle. Dans ce cas, c'est


cette dernière qui reste déterminante pour la définition des classes so-
ciales.
Apportons des exemples :
a) dans la division des classes sociales dans les campagnes, pre-
nons le cas des gros fermiers. Ceux-ci, selon Lénine, appartiennent à
la paysannerie riche, alors qu'ils n'ont pas la propriété juridique for-
melle de la terre, qui appartient au capitaliste rentier. Si ces gros fer-
miers appartiennent à la paysannerie riche, ce n'est pas qu'ils ont des
hauts revenus : c'est qu'ils ont le contrôle réel de la terre et des
moyens de travail, c'est-à-dire qu'ils en sont les propriétaires écono-
miques effectifs.
[26]
Ce n'est là qu'un exemple : on n'entrera pas, en effet, dans les li-
mites de ce texte, dans la question de la division de la « paysannerie »
qui n'est pas une classe unique, en classes. Signalons pourtant que la
division des campagnes en grands propriétaires terriens (agrariens),
paysans riches, paysans moyens et paysans pauvres, englobant, dans
chaque classe, des groupes provenant de formes de propriété et d'ex-
ploitation différentes, ne peut se faire qu'en distinguant rigoureuse-
ment la propriété juridique formelle et la propriété économique réelle.
b) le deuxième exemple, très discuté mais qu'on ne saurait taire,
concerne l'URSS et les pays « socialistes » : la propriété juridique for-
melle des moyens de production appartient à l'État, considéré comme
l'État du « peuple ». Mais le contrôle réel, la propriété économique
n'appartient certes pas aux travailleurs eux-mêmes, vu le dépérisse-
ment des Soviets et des conseils ouvriers, mais aux « directeurs d'en-
treprise » et aux membres de l'appareil. On peut ainsi soutenir légiti-
mement que, sous la forme de propriété juridique collective, se cache
une nouvelle forme de propriété économique « privée », et, ainsi, que
l'on devrait parler d'une nouvelle bourgeoisie en URSS. En effet, abo-
lition de l'exploitation de classe ne saurait simplement signifier aboli-
tion de la propriété juridique privée, mais abolition de la propriété
économique réelle : c'est-à-dire, contrôle par les travailleurs eux-
mêmes des moyens de production.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 12

Ces considérations, d'ailleurs, ont leur importance quant à la ques-


tion du passage au socialisme. Si l'on tient bien compte de la distinc-
tion, théorique et réelle, capitale entre propriété économique et pro-
priété juridique formelle, on va voir que la simple nationalisation des
entreprises n'est pas la solution-panacée que l'on a longtemps cru : et
ceci non seulement parce que les « nationalisations » se plient aux in-
térêts de la bourgeoisie. C'est que, même dans le cas d'un changement
du pouvoir d'État, les nationalisations ou l'étatisation de l'économie ne
changent que la forme de propriété juridique : ce n'est finalement que
le contrôle de la production par les travailleurs eux-mêmes qui peut
modifier, fondamentalement, la propriété économique, et, ainsi,
conduire à une abolition des classes.

1.3. Revenons à la deuxième relation, celle des producteurs directs


— des travailleurs — aux moyens et à l'objet du travail, relation qui
définit la classe exploitée.
Cette relation peut prendre des formes diverses, selon les divers
modes de production.
Dans les modes de production « pré-capitalistes », les producteurs
directs — les travailleurs — n'étaient pas entièrement « séparés » de
l'objet et des moyens de travail. Prenons le cas du mode de production
féodal : bien que ce fût le seigneur qui avait à la fois la propriété juri-
dique et la propriété économique de la terre, le serf avait la possession
de son lopin de terre, protégé par les coutumes, et dont le seigneur ne
pouvait le déposséder purement et simplement. Dans ce cas, l'exploi-
tation se faisait par l'extraction [27] directe du sur-travail, sous forme
de corvée ou de tribut en nature. C'est dire par là que la propriété éco-
nomique et la possession se distinguaient en ce qu'elles ne relevaient
pas, toutes les deux, de la même relation propriétaires/moyens de pro-
duction.
En revanche, dans le mode de production capitaliste, les produc-
teurs directs — la classe ouvrière — sont totalement dépossédés de
leurs moyens de travail dont la possession même appartient aux capi-
talistes. C'est l'apparition de ce que Marx désigne comme « travailleur
nu ». L'ouvrier ne possède que sa force de travail, qu'il vend. Le tra-
vail lui-même devient une marchandise, ce qui détermine la générali-
sation de la forme marchande. L'extraction du sur-travail est donc
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 13

faite non pas directement, mais par le biais du travail incorporé dans
la marchandise, c'est-à-dire par l'accaparement de la plus-value.
Des conséquences importantes en découlent :

1.3.1. On voit bien que le procès de production n'est pas défini par
des données « technologiques », mais par des relations des hommes
aux moyens de travail, donc par l’unité du procès de travail et des rap-
ports de production. On ne peut parler, dans les sociétés divisées en
classes, de travail « productif » neutre en soi. Est « travail productif »,
dans chaque mode de production divisé en classes, le travail qui cor-
respond aux rapports de production de ce mode, c'est-à-dire celui qui
donne lieu à une forme spécifique d'exploitation. Production, dans ces
sociétés, signifie en même temps, et dans un même mouvement, divi-
sion en classes, exploitation et lutte de classe.
Ainsi, dans le mode de production capitaliste, est « travail produc-
tif » celui qui, sur la base toujours de la valeur d'usage, produit de la
valeur d'échange, des marchandises, donc de la plus-value. C'est pré-
cisément ce qui définit « économiquement », dans ce mode, la classe
ouvrière : le travail productif renvoie directement à la division de
classe dans les rapports de production.
Ce qui permet de résoudre certains problèmes, mais qui en pose
d'autres :

1.3.2. Ce n'est pas le salaire qui définit la classe ouvrière, car le sa-
laire est une forme juridique de répartition du produit par le « contrat »
d'achat et de vente de la force de travail. Si tout ouvrier est un salarié,
tout salarié n'est pas un ouvrier, car tout salarié n'est par forcément tra-
vailleur productif, c'est-à-dire produisant de la plus-value/marchan-
dises.
Ici Marx nous donne des analyses explicites : par exemple, les tra-
vailleurs des transports (SNCF, etc.) sont considérés comme tra-
vailleurs productifs, appartenant à la classe ouvrière. C'est parce
qu'une « marchandise » n'existe qu'à partir du moment où elle est pré-
sente sur le marché, et ce qui compte pour la définition du travail pro-
ductif, c'est la marchandise plus-value.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 14

En revanche, Marx exclut des travailleurs productifs les salariés de


commerce, des banques, des bureaux de publicité, des divers services,
etc. C'est :
[28]

a) que certains d'entre eux appartiennent à la sphère de la circu-


lation ;
b) que les autres ne produisent pas de la plus-value, mais
contribuent simplement à la réalisation de la plus-value.

1.4. Mais le problème est autrement plus compliqué, en ce qui


concerne les « techniciens » et les « ingénieurs » au sein et autour de
la production matérielle, les entreprises : entre autres, ceux que l'on
désigne souvent, à tort, comme « porteurs de la science ».
II est inutile de chercher, pour ces cas, une réponse explicitement
cohérente chez Marx : Marx apporte en effet, se cantonnant ici sur le
plan économique, deux réponses relativement contradictoires :

1.4.1. Dans L'Histoire des doctrines économiques et dans les Fon-


dements de la critique de l'Economie Politique, il se réfère à la notion
d e travailleur collectif : étant donné, dit Marx, la socialisation pro-
gressive des forces productives et du procès de travail, d'une part, l'in-
terpénétration croissante des travaux concourant à la production des
marchandises de l'autre, la science tendrait à faire partie des forces
productives et les « techniciens » devraient, par le biais du travailleur
collectif, être considérés comme faisant partie de la classe ouvrière :
quitte, éventuellement, à les considérer comme une « aristocratie ou-
vrière », aristocratie ouvrière qui, selon Lénine, est une couche de la
classe ouvrière elle-même.
1.4.2. Dans Le Capital, Marx considère nettement que cette caté-
gorie d'agents ne fait pas partie de la classe ouvrière. La science, nous
dit-il, n'est pas une force productive directe : ce n'est que ses applica-
tions qui entrent dans le procès de production. Ces applications,
d'ailleurs, ne concourent qu'à l'augmentation et à la réalisation de la
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 15

plus-value, et non à sa production directe. Les agents techniques ne


font pas partie de la classe ouvrière.
Qu'est-ce à dire ? Il faut commencer par signaler les limites de cer-
tains critères « économiques », saisis de façon technicienne, car ils ne
peuvent offrir de réponse :
1.4.2.1. Une division « travail manuel/travail intellectuel » conçue
de façon techniciste, à savoir comme relevant de la division technique
du travail. D'ailleurs, au seul niveau du procès de production, cette di-
vision ne vaut pas, de façon intrinsèque, pour la division en classes :
le travailleur productif, produisant de la plus-value, ne se réduit nulle-
ment au seul « travailleur manuel ». Mais, en revanche, cette division
travail manuel/travail intellectuel revêt toute son importance si l'on
considère qu'elle caractérise l'ensemble des places dans la division so-
ciale du travail, déterminant les classes sociales : dans l'entreprise, au-
torité et direction du travail liées au travail intellectuel et au « secret
du savoir », etc. La division travail manuel/travail intellectuel ne revêt
de l'importance dans la détermination des classes sociales que par son
extension aux places dans les rapports politiques et idéologiques.
1.4.2.2. Une prétendue distinction, que l'on retrouve dans le récent
Traité d'Economie Marxiste : le capitalisme monopoliste d'État, du
PC, entre [29] travailleur collectif et travailleur productif. Ce traité se
fonde en effet, à cet égard, presque exclusivement sur des critères
technico-économiques.
La question est importante, et elle vaut que l'on s'y arrête.
Ce traité (T. I, p. 211 et sq.) essaie de définir une notion écono-
mique du travailleur collectif= ceux qui concourent « techniquement »
à la production de la plus-value, en la distinguant de la notion plus
stricte de « travailleur productif » = ceux qui produisent directement
de la plus-value, la classe ouvrière. On découvre ainsi toute une série
de catégories bâtardes qui, tout en n'étant pas considérées comme ou-
vriers, sont considérées comme partie du « travailleur collectif », bref
comme quasi-ouvriers.
C'est là une déformation économiste doublée d'un objectif politique
précis :
Déformation économiste : en effet, toutes les fois que Marx em-
ploie la notion de travailleur collectif, c'est pour l'identifier à une ex-
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 16

tension de la classe ouvrière elle-même, du travailleur productif. Il n'y


a nullement, chez Marx, de distinction entre travailleur collectif et tra-
vailleur productif : le terme de travailleur collectif sert à désigner,
chez Marx, les transformations de la classe ouvrière elle-même. En re-
vanche, il est vrai que Marx définit, dans Le Capital, le travailleur col-
lectif selon des critères uniquement économiques : c'est d'ailleurs la
raison pour laquelle ce terme reste, chez lui, flou et ambigu.
En fait, on doit avancer la proposition suivante : le travailleur col-
lectif n'est autre chose que la classe ouvrière, avec cette différence que
ce terme introduit précisément des critères idéologiques et politiques
dans la délimitation de la classe ouvrière, et c'est là sa signification
fondamentale : on y reviendra. En revanche, distinguer entre tra-
vailleur collectif et classe ouvrière, en faisant surgir des couches
d'agents « quasi-ouvriers », c'est se rapprocher, à s'y méprendre, du
mythe de la « classe salariale » : c'est-à-dire de la conception qui iden-
tifie salariat et classe ouvrière.
On peut donc se demander si la politique de la hiérarchie des sa-
laires et la politique à l'égard des « cadres » de la CGT ne nourrit pas
ces analyses concernant le travailleur collectif.

1.5. Cette question nous permet d'ailleurs d'avancer dans un pro-


blème important. Nous avions dit que le procès de production est
composé de l'unité du procès de travail et des rapports de production.
On peut maintenant avancer une proposition supplémentaire : au sein
de cette unité, ce n'est pas le procès de travail, incluant la « technolo-
gie » et le « procès technique », qui a le rôle dominant : ce sont les
rapports de production qui détiennent le primat sur le procès de tra-
vail et les « forces productives ».
Ceci est important dans la question des classes sociales. Leur dé-
termination dépend des rapports de production, qui renvoient directe-
ment à la division sociale du travail et à la superstructure politico-
idéologique, et non des coordonnées d'un quelconque « procès tech-
nique » en soi : la division technique du travail est dominée par la di-
vision sociale. Ainsi, pour le cas mentionné du travail productif, qui
n'est pas délimité comme ceux qui [30] participent à une « produc-
tion » entendue au sens technique, mais comme ceux qui produisent
de la plus-value, sont donc exploités, en tant que classe, de façon dé-
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 17

terminée : ceux donc qui occupent une place déterminée dans la divi-
sion sociale du travail.
C'est notamment en tenant compte de ces remarques que l'on es-
saiera de répondre ci-dessous à la question des « techniciens et ingé-
nieurs », à laquelle s'apparente d'ailleurs celle du groupe des « sur-
veillants » du procès de travail (agents de maîtrise, etc.). La seule ré-
férence au « procès technique » et à la division technique du travail ne
saurait suffire.

II. MODE DE PRODUCTION


ET FORMATION SOCIALE

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Avant d'avancer aux critères politiques et idéologiques nécessaires


pour la délimitation des classes sociales, il faut s'arrêter sur les classes
d'un mode de production et d'une formation sociale — d'une « socié-
té » — concrète.

2.1. En effet, lorsqu'on parle d'un mode de production, ou encore


d'une forme de production, on se situe à un niveau général et abstrait :
par exemple, les modes de production esclavagiste, féodal, capitaliste,
etc. On « isole », en quelque sorte, dans la réalité sociale, ces modes et
formes de production pour les examiner théoriquement. Mais, ainsi
que Lénine l'a montré dans Le développement du capitalisme en Rus-
sie, une société concrète en un moment donné - une formation sociale
- est composée de plusieurs modes et formes de production, qui y co-
existent de façon combinée. Par exemple, les sociétés capitalistes du
début du XXème siècle étaient composées par des éléments du mode de
production féodal, par la forme de production marchande simple et la
manufacture - forme de transition du féodalisme au capitalisme - par
le mode de production capitaliste sous ses formes concurrentielle et
monopoliste. Mais ces sociétés étaient bien des sociétés capitalistes :
c'est-à-dire que le mode de production capitaliste dominait. En fait,
dans toute promotion sociale on constaté la dominance d'un mode de
production, ce qui produit des effets complexes de dissolution-conser-
vation sur les autres modes de production, dominance qui attribue à
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 18

ces sociétés leur caractère (capitaliste, féodal, etc.) : à la seule excep-


tion des « sociétés en transition » caractérisées précisément par un
équilibre des divers modes de production.
Revenons aux classes sociales. Si l'on se tient aux seuls modes de
production, examinés de façon « pure » et abstraite, chaque mode de
production comporte deux classes : la classe exploiteuse, politique-
ment et idéologiquement dominante, et la classe exploitée, politique-
ment et idéologiquement dominée : maîtres et esclaves (mode de pro-
duction esclavagiste), seigneurs et serfs (mode de production féodal),
bourgeois et ouvriers (mode de production capitaliste).
Mais, une société concrète, une formation sociale, comporte plus
de deux classes, dans la mesure même où elle est composée de plu-
sieurs modes et formes de production. En effet, il n'y a pas de forma-
tion sociale qui ne [31] comporte que deux classes : ce qui est exact,
c'est que les deux classes fondamentales de toute formation sociale
sont celles du mode de production dominant dans cette formation.
Ainsi, par exemple, dans la France actuelle, les deux classes fonda-
mentales sont la bourgeoisie et le prolétariat. Mais on y trouve égale-
ment la petite-bourgeoisie traditionnelle - artisans, petits commerçants
- qui dépend de la forme de production marchande simple, la petite-
bourgeoisie « nouvelle » des salariés non-productifs qui dépend de la
forme monopoliste du capitalisme, et plusieurs classes sociales dans
les campagnes : là, on y trouve encore des « vestiges » transformés du
féodalisme, par exemple les formes de métayage.

2.2. Ces considérations sont très importantes concernant la ques-


tion des alliances de la classe ouvrière avec les autres classes popu-
laires. En effet, la petite-bourgeoisie, les classes populaires dans les
campagnes - ouvriers agricoles, paysans pauvres, paysans moyens -
sont des classes qui diffèrent de la classe ouvrière. Or, il est vrai que,
dans la mesure où les deux classes fondamentales sont la bourgeoisie
et la classe ouvrière, les autres classes populaires ont tendance à se
polariser dans leur reproduction élargie, autour de la classe ouvrière.
Mais, cette tendance à la polarisation ne signifie pas leur dissolution
en tant que classes dans un amas indifférencié : il s'agit toujours de
classes à intérêts spécifiques. Autrement dit, les concepts de « classe »
et de « peuple » ne sont pas coextensibles : une classe peut, ou peut ne
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 19

pas, suivant la conjoncture, faire partie du « peuple », sans que cela


veuille dire, pour autant, qu'elle change de nature de classe.
Et c'est là que consiste le problème des alliances. D'une part, la
classe ouvrière doit, dans ses alliances, prendre en charge les intérêts
spécifiques des classes qui constituent, avec elle, le « peuple » ou les
« masses populaires » : pensons précisément à l'alliance ouvriers-pay-
sans préconisée par Lénine. D'autre part, il ne faudrait pas perdre de
vue que, comme pour toute alliance, il existe des contradictions entre
les intérêts spécifiques de la classe ouvrière en tant que classe et ceux
des autres classes populaires. Reconnaître ces faits, c'est aussi se don-
ner les moyens d'une juste solution des contradictions « au sein du
peuple ».
Car il existe, en effet, deux autres interprétations, également erro-
nées, du phénomène.

2.2.1. Selon la première, prônée par de nombreux sociologues, les


transformations actuelles des sociétés capitalistes auraient donné lieu
à la naissance d'une vaste « classe intermédiaire », englobant tous les
groupes sociaux autres que la bourgeoisie et le prolétariat : cette
« classe troisième force » serait, par son importance numérique, le vé-
ritable pilier des sociétés modernes. Or, on a constaté qu'il s'agit là de
plusieurs classes : rien ne nous autorise à parler actuellement, à ce
propos, d'une fusion de ces différentes classes intermédiaires en une
classe unique.
[32]
2.2.2. La deuxième interprétation erronée est actuellement exposée
dans le récent Manuel d'Economie Marxiste (T. I, p. 204 et sq.) du PC,
déjà mentionné. Selon elle, on assisterait actuellement — sous le « ca-
pitalisme monopoliste d'État », à un phénomène de polarisation qui
donnerait lieu à une effective dissolution des autres classes de la so-
ciété que la bourgeoisie et le prolétariat : les autres classes sociales,
celles de la paysannerie, les diverses fractions de la petite-bourgeoisie,
etc., n'existeraient plus en tant que classes, mais simplement en tant
que couches intermédiaires. Le fait mérite d'être souligné car jamais
auparavant une telle énormité n'avait été explicitement formulée de fa-
çon autorisée. Cette interprétation doit être d'ailleurs mise en rapport
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 20

avec l'interprétation attribuée au « travailleur collectif » : il y aurait


d'une part la classe ouvrière (travailleur productif), d'autre part des
« quasi-ouvriers » (travailleur collectif) à intérêts quasi identiques à
ceux de la classe ouvrière, plus des couches intermédiaires qui n'au-
raient pas des intérêts propres de classe, mais qui seraient automati-
quement regroupées autour de la classe ouvrière.
Il est évident que cette interprétation ouvre la voie à une alliance
sans principes, qui peut aboutir à des lendemains dangereux. Com-
mencer par nier les différences entre les membres de l'alliance popu-
laire aboutit par la suite, lorsque les contradictions que l'on n'a pas es-
sayé de résoudre deviennent évidentes (prolétariat-paysannerie en
URSS sous Staline), à réprimer ces contradictions par la forme poli-
cière, en proclamant purement et simplement que l'intérêt véritable
des autres membres de l'alliance s'identifie automatiquement, à tout
moment, à celui de la classe ouvrière.

III. LES CRITÈRES


POLITIQUES ET IDÉOLOGIQUES :
CLASSES, FRACTIONS, COUCHES

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Le deuxième volet de la question consiste à développer le point


évoqué plus haut : les critères purement économiques ne suffisent pas
à déterminer et localiser les classes sociales, ce qui est particulière-
ment clair lorsqu'on prend en considération une formation sociale
concrète. La référence aux places dans les rapports idéologiques et po-
litiques de la division sociale du travail est absolument indispensable :
ceci deviendra plus net lors de l'examen de la question de la reproduc-
tion des classes sociales.

3.1. Commençons avec les problèmes relatifs à la délimitation de


la classe ouvrière.
3.1.1. C'est dans cette voie qu'on doit rechercher la solution du pro-
blème signalé plus haut, celui des techniciens et ingénieurs. En effet,
si les critères économiques suffisent pour exclure de la classe ouvrière
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 21

les salariés de commerce, de banque, etc., ils n'offrent pas de réponse


quant au groupe social en question. Il faut se référer à l'ensemble de la
division sociale du travail. En effet, cet ensemble occupe, à cet égard,
des places contradictoires : concourant de plus en plus, du point de
vue économique-technique, à la [33] production de la plus-value, il
est, en même temps, chargé d'une « autorité » spéciale dans la sur-
veillance du procès de travail et son organisation despotique, est placé
« du côté » du travail intellectuel — voir ci-dessus — en détenant le
monopole du savoir, etc. On peut avancer même que, jusqu'ici tout au
moins, ce dernier aspect de la « situation » de cet ensemble prend le
pas sur le premier dans sa détermination de classe, les ingénieurs et
techniciens ne pouvant ainsi pas être considérés, en tant qu'ensemble,
comme appartenant à la classe ouvrière.
Cette référence aux critères idéologico-politiques concerne pour-
tant toujours la détermination structurelle de classe des techniciens, à
savoir leur place dans les rapports politiques et idéologiques : elle ne
se réduit pas à leur position de classe dans la conjoncture. En effet, vu
sa détermination contradictoire de classe, cet ensemble peut parfois
prendre, dans des grèves par exemple, le parti des patrons, parfois ce-
lui des ouvriers. Si la référence aux critères idéologico-politiques se
réduisait à sa position de classe, on aurait dû dire que cet ensemble
fait partie de la classe ouvrière toutes les fois qu'il prend parti pour la
classe ouvrière, et qu'il n'en fait pas partie toutes les fois qu'il prend
parti contre elle. Ce qui serait remettre en cause la définition objective
des classes par le marxisme. De fait, il ne faut pas perdre de vue que,
même lorsqu'ils prennent position pour la classe ouvrière, les ingé-
nieurs et techniciens ne sont pas des ouvriers : on se rend compte de
l'importance de ces remarques pour une politique juste des alliances.

3.2. Cette référence aux critères politiques et idéologiques est éga-


lement indispensable quant à la différenciation de la classe ouvrière
elle-même en couches diverses.
3.2.1. On a souvent tenté de réduire les différences au sein de la
classe ouvrière à des différences « technico-économiques » dans l'or-
ganisation du travail ou même à la grandeur des salaires, en réduisant
à ce facteur les différences idéologico-politiques au sein de la classe
ouvrière (notamment A. Touraine) : il s'agit de différences directement
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 22

réductibles à la classification : manœuvres, OS, ouvriers qualifiés,


etc., c'est-à-dire fondées sur la « qualification » conçue de façon
« techniciste », et dont on touchera deux mots dans la dernière partie
concernant la reproduction des classes sociales. Et cela, pour aboutir à
des généralisations qui vont le plus souvent dans un sens inverse : soit
pour soutenir que les simples manœuvres, OS, etc., ont une
conscience de classe et un potentiel révolutionnaire plus élevés que le
reste de la classe ouvrière, soit pour soutenir la même chose pour les
ouvriers qualifiés.
Or, des enquêtes actuelles, l'expérience historique et les analyses
sociologiques montrent que ces généralisations, fondées sur des cri-
tères purement « technico-économiques », sont arbitraires. Les diffé-
renciations dans la classe ouvrière ne recoupent pas purement et sim-
plement la place dans l'organisation du travail. Elles dépendent de cri-
tères politiques et idéologiques, des formes de lutte, des formes d'or-
ganisation du combat, de la tradition : [34] critères qui possèdent une
autonomie propre. Pour ne prendre que l'exemple de l'anarcho-syndi-
calisme en France : comment expliquer, par de simples critères « tech-
nico-économiques », une forme idéologique qui s'est par excellence
implantée à la fois dans les manœuvres des grandes entreprises, et
aussi dans les ouvriers qualifiés des petites manufactures ?
3.2.2. Deuxième exemple, celui de la fameuse aristocratie ou-
vrière. Il s'agit là, selon Lénine, d'une couche de la classe ouvrière,
base de la social-démocratie. Or, il existe une version « économiste »
de la conception de l'aristocratie ouvrière : celle prônée notamment
par la 3ème Internationale. Il s'agirait de la couche d'ouvriers les plus
qualifiés et les mieux payés dans les pays impérialistes, par les miettes
de surprofits, tirés des colonies, que les bourgeoisies impérialistes leur
distribueraient. Ces ouvriers-là constitueraient la base du réformisme
et de la social-démocratie.
La première difficulté consiste, bien entendu, dans le fait que, en
raison de l'interpénétration et fusion des capitaux dans le stade impé-
rialiste on ne peut guère distinguer rigoureusement les parties de la
classe ouvrière qui seraient payées par les surprofits impérialistes de
celles qui seraient payées par le capital autochtone. Mais, de toute fa-
çon, des études historiques et sociologiques rigoureuses concernant la
base de classe des adhérents et électeurs des partis communistes et so-
cialistes (notamment entre les deux guerres), dans divers pays capita-
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 23

listes, semblent invalider la version économiste de l'aristocratie ou-


vrière. Notamment les ouvriers les plus qualifiés et les mieux payés
d'une part, les manœuvres et les « ouvriers pauvres » d'autre part,
semblent se répartir entre les deux guerres, en parts sensiblement
égales entre le parti et les syndicats communistes, et le parti et les syn-
dicats socialistes. Si des variations nationales existent, elles sont loin
d'être concluantes.
Cela ne veut pas dire que la notion d'aristocratie ouvrière est
fausse, à condition de se référer dans sa définition à des places dans
l'ensemble de la division sociale du travail : places par rapport à la di-
vision du travail manuel/travail intellectuel reproduite au sein même
de la classe ouvrière, situation éventuelle de certains agents au sein
des organisations « bureaucratiques » syndicales de collaboration de
classe, etc.
3.3.3. Enfin, on peut mentionner ici le problème relatif aux diffé-
renciations salariales au sein de la classe ouvrière. En effet, même s'il
est vrai que l'intérêt commun et la solidarité effective de classe do-
minent au sein de la classe ouvrière, surtout groupée autour d'organi-
sations de classe, il ne reste pas moins que ces différenciations sala-
riales posent un problème réel.
Elles ne correspondent pas, en fait, à de simples données « écono-
miques ». Le salaire est, selon Marx, une forme juridique de réparti-
tion du produit social, donc une forme dans la composition de laquelle
interviennent directement des éléments politiques. Les « salaires »
correspondent, dans leur ensemble dans une société, et du point de
vue d'une analyse « abstraite », aux coûts de reproduction de la force-
travail : mais la « force-travail » est ici [35] considérée de façon « gé-
nérale » et « abstraite ». Il ne s'ensuit pas du tout, pour autant, que
toute différenciation concrète du niveau des salaires au sein de la
classe ouvrière correspondrait à des nécessités « techniques »,c'est-à-
dire au fait que la reproduction de la force-travail d'un groupe d'ou-
vriers relativement mieux payés coûterait forcément plus, ou autant
que la différence des salaires, que celle d'un groupe d'ouvriers moins
payés. En fait, toutes les analyses historiques et économiques tendent
à montrer que ces différenciations salariales recoupent, dans une me-
sure importante, des coordonnées politiques : notamment une poli-
tique de la bourgeoisie aux fins de la division de la classe ouvrière.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 24

Ceci ne veut pas du tout dire, bien entendu, que cette politique
bourgeoise réussit effectivement à créer des différenciations politiques
au sein de la classe ouvrière, et qu'il faudrait considérer les ouvriers
les « mieux payés » comme suspects. Mais cela démontre, en re-
vanche, l'inanité d'une certaine politique syndicale de défense à tout
prix de la hiérarchie des salaires, politique qui est défendue sous pré-
texte que les différenciations salariales seraient des simples « nécessi-
tés économiques » tenant, de façon exhaustive, à des différences
réelles dans les coûts de reproduction de la force-travail. Ce serait
considérer le salaire, forme juridique, comme une donnée exclusive-
ment économique, voire « technique » : ce qui plus est, on lui attribue-
rait « presque » un rôle analogue aux rapports de production. D'une
certaine politique de défense à tout prix de la hiérarchie des salaires au
mythe de la « classe salariale », il n'y a qu'un pas.

3.3. La nécessité de référence aux critères politiques et idéolo-


giques dans la détermination de classe est particulièrement nette en ce
qui concerne la petite-bourgeoisie.
En effet, existe-t-il une classe petite-bourgeoise ? Quels ensembles
en font partie ?
Sont en général considérés comme faisant partie de la petite-bour-
geoisie, deux grands ensembles d'agents, qui pourtant ont des places
toutes différentes dans la production :
3.3.1. La petite-bourgeoisie « traditionnelle », qui a tendance à
s'amenuiser : la petite production et le petit commerce (la petite pro-
priété). Il s'agit des formes d'artisanat et de petites entreprises fami-
liales, où le même agent est à la fois propriétaire des moyens de pro-
duction et de travail, et travailleur direct. On ne trouve pas, ici, d'ex-
ploitation économique à proprement parler, dans la mesure où ces
formes de production n'emploient pas, ou alors ne le font que tout oc-
casionnellement, des ouvriers salariés. Le travail est principalement
fourni par le propriétaire réel ou par des membres de sa famille, qui ne
sont pas rétribués sous forme de salaire. Cette petite production tire du
profit de la vente de ses marchandises et par la participation à la redis-
tribution totale de la plus-value, mais n'extorque pas directement du
sur-travail.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 25

[36]
3.3.2. La « nouvelle » petite-bourgeoisie, qui a tendance à aug-
menter sous le capitalisme monopoliste : celle des travailleurs sala-
riés non productifs, que l'on a mentionnée et à laquelle il convient
d'ajouter les fonctionnaires de l'État et de ses divers appareils. Ces tra-
vailleurs ne produisent pas de la plus-value. Ils vendent, eux aussi,
leur force de travail : leur salaire est déterminé, lui aussi, par le prix de
reproduction de leur force-travail, mais leur exploitation se fait par
l'extorsion directe du sur-travail, et non pas par la production de la
plus-value.
Or maintenant, ces deux grands ensembles occupent dans la pro-
duction des places différentes, qui n'ont rien de commun. Peuvent-ils
être considérés comme constituant une classe, la « petite-bourgeoi-
sie » ?
On peut donner ici deux réponses :

3.3.2.1. La première fait précisément intervenir des critères poli-


tiques et idéologiques. On peut, en effet, considérer que ces places dif-
férentes dans la production et la sphère économique ont pourtant, au
niveau politique et idéologique, les mêmes effets. D'une part, la « pe-
tite propriété », d'autre part des salariés qui ne vivent leur exploitation
que sous la forme du « salaire » et de la « concurrence » loin de la
production, présenteraient, pour ces raisons économiques pourtant dif-
férentes, les mêmes caractéristiques politiques et idéologiques : « indi-
vidualisme » petit-bourgeois, attirance vers le « statu quo » et crainte
de la révolution, mythe de la « promotion sociale » et aspiration vers
le statut bourgeois, croyance à l'« État neutre » au-dessus des classes,
instabilité politique et tendances à soutenir des « États forts » et des
bonapartismes, formes de révolte du type « jacquerie petite-bour-
geoise »,
Ces caractéristiques idéologico-politiques communes suffiraient, si
tel était le cas, à considérer que ces deux ensembles, qui occupent des
places différentes dans l'économie, constituent une classe, relative-
ment unifiée, la petite-bourgeoisie.
D'ailleurs, même dans ce cas, rien n'empêcherait de distinguer
entre « fractions » d'une même classe. En effet, on le verra à propos
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 26

de la bourgeoisie, le marxisme établit également des distinctions entre


fractions d'une classe. Celles-ci se distinguent des simples couches,
car elles recoupent des différenciations économiques importantes, et
peuvent même revêtir, en tant que fractions, un rôle de forces sociales
important et relativement distinct de celui des autres fractions de la
classe dont elles relèvent. On pourrait ainsi éventuellement établir que
la fraction petite-bourgeoise des salariés non-productifs est plus
proche de la classe ouvrière que celle de la petite-bourgeoisie tradi-
tionnelle. On pourrait également, dans la mesure où il s'agit de frac-
tions, faire intervenir l'élément de la conjoncture : l'une ou l'autre
fraction serait plus ou moins proche de la classe ouvrière suivant la
conjoncture (c'est ici qu'interviendrait notamment le facteur actuel de
« prolétarisation » de l'artisanat, etc.). Rien n'empêcherait d'ailleurs de
faire également intervenir ici des différenciations entre couches pe-
tites-bourgeoises, en se référant plus particulièrement aux divergences
idéologico-politiques, [37] au-delà de la position idéologico-politique
fondamentalement commune à l'ensemble de la petite-bourgeoisie :
divergences tenant à la situation particulière des divers ensembles pe-
tits-bourgeois, notamment du point de vue de leur reproduction.
Mais, dans cette solution, on n'oublierait pas qu'il s'agit quand
même toujours d'une même classe, la petite-bourgeoisie, et qu'il fau-
drait traiter ces fractions et couches, dans la question des alliances ou
celle de la prévision de leur comportement politique (notamment leur
instabilité), en conséquence : c'est la solution qui semble la plus cor-
recte.
3.3.3.2. Deuxième solution, sous deux formes :
a) Réserver le terme de petite-bourgeoisie à la petite-bourgeoisie
traditionnelle, et parler à propos des salariés non-productifs d'une nou-
velle classe sociale. Ceci pose pourtant des problèmes théoriques et
réels difficiles : à moins de considérer que le mode de production ca-
pitaliste est dépassé et qu'on se trouverait dans une quelconque « so-
ciété post-industrielle » ou « technocratique » qui produirait cette nou-
velle classe, comment soutenir que le capitalisme lui-même, dans son
développement, produit une nouvelle classe ? Ce qui est possible pour
les idéologues de la « classe managériale » ou de la « technostructure »
est impensable pour la théorie marxiste.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 27

b) Classer, à l'instar du PC, ces salariés non productifs non pas


dans la petite-bourgeoisie, mais dans les « couches intermédiaires ».
Ce qui est également faux, on l'a vu, et pour une raison supplémen-
taire : si le marxisme parle bien de couches, de fractions et de catégo-
ries, afin de désigner des ensembles particuliers, il ne reste pas moins
que ces couches, fractions et catégories ont toujours une apparte-
nance de classe. L'aristocratie ouvrière est bien une couche spéci-
fique, mais elle est une couche de la classe bourgeoise. Les « intellec-
tuels » ou la « bureaucratie » sont bien, on y reviendra, des catégories
sociales, particulières, mais qui ont une appartenance de classe bour-
geoise ou petite-bourgeoise.
C'est d'ailleurs, entre autres, ce qui distingue le marxisme des di-
verses conceptions américaines de la « stratification » sociale. Alors
que ces dernières définissent, de façon fantasque, divers groupes so-
ciaux en diluant et faisant disparaître les classes sociales, le marxisme
introduit, de façon rigoureuse, des différenciations au sein de la divi-
sion en classes. Les fractions, les couches et les catégories ne sont pas
« en dehors » ou « à côté » des classes sociales, elles font partie des
classes.
c) La référence aux critères politiques et idéologiques est égale-
ment importante pour la détermination des fractions de la bourgeoisie.
En effet, la bourgeoisie se présente constitutivement fractionnée en
fractions de classe. Or, certaines de ces fractions sont déjà repérables
au niveau économique de la constitution et de la reproduction du capi-
tal : bourgeoisie industrielle, commerciale et financière, grand capital
et moyen capital au stade du capitalisme monopoliste (impérialisme).
[38]
Mais, dans le stade impérialiste précisément, surgit une distinction
qui n'est pas repérable au seul niveau économique : celle entre « bour-
geoisie compradore » et bourgeoisie nationale.
On entend par bourgeoisie compradore la fraction de la bourgeoisie
dont les intérêts sont constitutivement liés au capital impérialiste
étranger, celui de la principale puissance impérialiste étrangère, et qui
est ainsi entièrement inféodée, du point de vue politico-idéologique,
au capital étranger. Par bourgeoisie nationale, on entend la fraction de
la bourgeoisie dont les intérêts sont liés au développement écono-
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 28

mique national, et qui entrent en contradiction relative avec les inté-


rêts du grand capital étranger. On sait que cette distinction, même si
elle ne vaut guère désormais que pour certains pays colonisés, est im-
portante : en effet, suivant les étapes, des formes d'alliance peuvent
être envisagées entre la classe ouvrière et la bourgeoisie nationale
contre l'impérialisme étranger et pour l'indépendance nationale (ce fut
notamment le cas en Chine sous Mao).
Or, cette distinction « bourgeoisie compradore » et « bourgeoisie
nationale » ne recoupe pas entièrement des positions économiques : en
raison de l'interpénétration prononcée des capitaux sous l'impéria-
lisme, la distinction entre capitaux liés à l'impérialisme étranger et ca-
pitaux nationaux devient très floue, et très discutable. Par ailleurs,
cette distinction ne recoupe pas celle entre grand capital et moyen ca-
pital : il peut exister des grands monopoles nationaux à intérêts relati-
vement contradictoires avec ceux des monopoles étrangers, comme il
peut exister des moyennes entreprises inféodées, par de multiples
sous-traitances, au capital étranger. De fait, on entend par bourgeoisie
nationale la fraction de la bourgeoisie qui, pratiquement, du point de
vue idéologique et politique, s'oppose effectivement à l'inféodation
d'un pays à l'impérialisme étranger.
Mais il semble bien que l'on ne puisse guère parler, pour les pays
capitalistes développés, et dans la phase actuelle de mondialisation
des rapports sociaux d'une « bourgeoisie nationale », c'est-à-dire prati-
quement opposée à l'impérialisme américain : et ceci, en raison de
l’internationalisation croissante du capital, de la dominance massive
du capital américain, de la décadence politique et économique de la
classe bourgeoise, et de la tendance croissante vers une dépendance
dissymétrique des « vieux centres » de l'impérialisme, notamment de
l'Europe, par rapport aux USA (ce qui ne veut pas dire pour autant que
l'on ne puisse pas parler, à propos de ces pays, d'une bourgeoisie inté-
rieure). Il semble notamment plus que douteux que la politique gaul-
liste d'« indépendance nationale », plutôt fictive, ait correspondu à une
quelconque « bourgeoisie nationale » française : il s'est plutôt agi de
divergence toute conjoncturelle entre capitaux américains et français,
de problème interne de décolonisation et de néo-colonisation, et d'une
politique plébiscitaire cherchant un appui dans les masses populaires.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 29

IV. LES CATÉGORIES SOCIALES

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4.1. Mais, outre les fractions et couches de classe, le marxisme dis-


tingue également des catégories sociales. Le trait distinctif des caté-
gories sociales par [39] rapport aux fractions et aux couches, est le
suivant : alors que les critères politiques et idéologiques interviennent
de façon plus ou moins importante dans la détermination de ces der-
nières, ces critères ont toujours le rôle dominant dans la détermination
des catégories sociales. On désigne en effet par catégories sociales des
ensembles d'agents dont le rôle principal consiste dans le fonctionne-
ment des appareils d'État et de l'idéologie.
Tel est le cas par exemple pour la bureaucratie administrative dont
font partie des groupes de fonctionnaires de l'État. Tel est également le
cas pour le groupe que l'on désigne communément par le terme d'in-
tellectuels, et qui a pour rôle social principal le fonctionnement de
l'idéologie.
Mais il faut répéter ici la remarque précédente. Les catégories so-
ciales ont elles-mêmes une appartenance de classe : ces catégories ne
sont pas des groupes « à côté » ou « en dehors » des classes, pas plus
qu'ils ne sont, comme tels, des classes sociales.
En fait, les catégories sociales n'ont pas une appartenance de classe
unique, mais leurs membres appartiennent en général à des classes so-
ciales diverses. Ainsi, les « sommets », le « haut » personnel de la bu-
reaucratie administrative, appartiennent en général, par leur mode de
vie, par leur rôle politique, etc., à la bourgeoisie : les membres inter-
médiaires et la base de la bureaucratie appartiennent soit à la bour-
geoisie soit à la petite-bourgeoisie.
Ces catégories sociales ont donc une appartenance de classe et ne
constituent pas, en eux-mêmes, des classes : ils n'ont pas de rôle
propre et spécifique dans la production. Il fallait le signaler, car de
nombreux sociologues et politologues ont considéré ces catégories so-
ciales comme des classes effectives : ce fut le cas pour la « bureaucra-
tie », qui fut souvent considérée comme une classe.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 30

Remarquons, à ce sujet, que Trotsky lui-même, qui a attribué à la


« bureaucratie » soviétique un rôle important dans l'explication de
l'évolution de l'URSS, n'a pourtant jamais considéré que la bureaucra-
tie pouvait constituer une classe. Par ailleurs, de nombreux socio-
logues actuels considèrent que les « intellectuels » constituent une
classe distincte : et ceci, en se fondant en général sur des considéra-
tions fantasques à propos du rôle de la « science comme force produc-
tive » et des intellectuels comme « porteurs de la science ».
La fonction idéologique de ces conceptions est nette : elles s'ac-
compagnent inévitablement soit de la négation du rôle de la lutte des
classes (bourgeoisie, prolétariat) comme moteur principal du proces-
sus historique (c'est le cas pour la conception de la bureaucratie
comme classe), soit de la négation du rôle fondamental d'avant-garde
de la classe ouvrière : c'est le cas de la conception des intellectuels
comme classes, intellectuels à qui appartiendrait désormais le rôle
d'avant garde.
Mais si les catégories sociales ne sont pas des classes, et si elles
ont une appartenance de classe, pourquoi essayer de les distinguer ?
C'est que les catégories sociales, en raison de leur rapport aux appa-
reils d'État et à l'idéologie, peuvent souvent présenter une unité
propre, en dépit de leur [40] appartenance à des classes diverses. Et,
qui plus est, elles peuvent présenter, dans leur fonctionnement poli-
tique, une autonomie relative par rapport aux classes auxquelles leurs
membres appartiennent.
Ainsi, pour la bureaucratie administrative, en raison de la hiérar-
chie interne par délégation d'autorité qui caractérise les appareils
d'État, du « statut » particulier attribué aux « fonctionnaires », de
l'idéologie interne propre qui circule au sein même des appareils
d'État (l’« État neutre » et « arbitre » au-dessus des classes, le « ser-
vice de la nation » et de l'« intérêt général », etc.), la bureaucratie peut
présenter, dans des conjonctures déterminées, une unité propre qui
soude en quelque sorte ensemble des membres bourgeois et petits-
bourgeois. La bureaucratie peut ainsi, dans son ensemble, servir des
intérêts différents des classes auxquelles ses membres appartiennent,
selon les rapports du pouvoir d'État : par exemple, en Angleterre,
Marx l'avait souligné : les « sommets » de la bureaucratie apparte-
naient, à l'aristocratie, alors que l'ensemble de la bureaucratie servait
les intérêts de la bourgeoisie. Enfin, les membres petits-bourgeois de
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 31

la bureaucratie servent souvent des intérêts d'« État » qui pourtant


vont à l'encontre des intérêts de la petite-bourgeoisie.
Tout cela a d'ailleurs comme résultat, reconnu par Lénine, que ces
catégories sociales peuvent parfois fonctionner comme effectives
forces sociales : c'est-à-dire avoir un rôle politique propre e t impor-
tant dans une conjoncture donnée : rôle qui n'est donc pas réductible
au fait d'être simplement « à la traîne » des classes sociales auxquelles
leurs membres appartiennent, ou même des deux forces sociales fon-
damentales, de la bourgeoisie et du prolétariat. Pensons par exemple
au comportement politique de l'« ensemble » de la bureaucratie dans
les cas du bonapartisme et des fascismes.

4.2. Ces remarques sont importantes, car elles aboutissent à deux


conséquences, concernant la question des alliances de la classe ou-
vrière :
4.2.1. Dans l'alliance, indispensable pour la classe ouvrière, avec
les « intellectuels » et les couches intermédiaires et subalternes des
« fonctionnaires », ceux-ci doivent être considérés de façon spéci-
fique : ils présentent souvent des intérêts particuliers qui ne se ré-
duisent pas, par exemple, aux intérêts généraux de la « petite-bour-
geoisie » à laquelle ils appartiennent. Ne citons, comme exemple, que
l'importance que revêt pour les « intellectuels » la garantie du facteur
de la liberté de la production intellectuelle, scientifique et artistique,
de la liberté d'expression et de circulation de l'information, etc.
4.2.2. Mais, en revanche, le rapport des catégories sociales aux
classes sociales ne doit jamais être perdu de vue.
D'une part, en raison de l'appartenance de classe des catégories so-
ciales. En effet, il est clair qu'en dépit de leur unité interne, des cou-
pures e t des contradictions se manifestent au sein des catégories so-
ciales, qui souvent recoupent des appartenances de classe différentes
de leurs membres : coupures [41] qui prennent la forme, dans l'appa-
reil administratif, de contradictions entre « échelons supérieurs »
(bourgeois) et « échelons subalternes » (petits-bourgeois). Coupures
qui sont également dues, parfois, dans le cas des « intellectuels » no-
tamment, aux idéologies différentes qu'ils élaborent et transmettent.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 32

Pensons simplement aux contradictions qui se sont manifestées de fa-


çon aiguë, dernièrement, en France au sein du « corps enseignant ».
D'autre part, il ne faudrait pas perdre de vue, lors de ces alliances
que les membres de l'appareil d'État ou des intellectuels qui « bas-
culent » du côté de la classe ouvrière restent pourtant, dans leur
masse, et du point de vue de leur appartenance de classe (à distinguer
de la question de l'origine de classe) petits-bourgeois. Certes, ceci ne
doit pas conduire à un sectarisme : les cas ne sont pas rares d'« intel-
lectuels » qui prennent, politiquement et idéologiquement, le parti de
la classe ouvrière, qui militent activement dans ses organisations de
classe, et pour qui le critère d'appartenance de classe s'estompe et
même disparaît. Mais ce problème est différent : il relève de la ques-
tion de l'organisation de la classe ouvrière. Il reste que, dans l'alliance
avec les « intellectuels », ceux-ci restent, dans leur masse, petits-bour-
geois ; ils présentent souvent les caractéristiques fondamentales de la
petite-bourgeoisie : instabilité politique, extrémisme de gauche, ac-
couplés à un opportunisme de droite, etc.
Il faudrait donc se garder ici de deux extrêmes, également faux et
dangereux :
4.2.2.1. Surestimer, à propos des catégories sociales, la question de
leur appartenance de classe : ce qui conduit à vouer aux ténèbres exté-
rieures, une fois pour toutes, un « intellectuel fils de bourgeois » ou
« petit-bourgeois », en négligeant l'importance que revêtent sa
conduite pratique et ses options politiques et idéologiques :
4.2.2.2. Sous-estimer la question de l'appartenance de classe en
traitant les catégories sociales comme unités indifférenciées, « à côté »
et « en dehors », des classes.
Car en plus, on peut donner, en même temps, dans ces deux direc-
tions, fausses. On peut le constater dans les positions actuelles du PC
et de la CGT, voire de la direction actuelle du SNE. SUP.
4.2.2.2.1. Relativement à la question de la surestimation de l'appar-
tenance de classe des « intellectuels », il suffit de rappeler les posi-
tions « étudiants/fils de bourgeois/gauchistes-Marcellin ».
4.2.2.2.2. Les catégories sociales sont traitées (en dépit de précau-
tions verbales) comme des entités unifiées, à côté et en dehors des
classes, en négligeant les clivages de classes qui s'y manifestent. Ain-
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 33

si, propos du corps administratif de l'État, auquel des « appels » sont


faits allant des « sommets » technocratiques aux échelons subalternes.
Comme si cette catégorie sociale était, à l'exception des représentants
directs du grand capital (Pompidou = banquier), unifiée, quitte à men-
tionner simplement « l'idéologie [42] technocratique » du haut person-
nel, et en restant discret quant à son appartenance de classe bour-
geoise. Position encore plus nette en ce qui concerne le « corps ensei-
gnant », étant censé présenter des professeurs titulaires aux assistants
contractuels, une unité irréductible, et étant censé, sous la dénomina-
tion générale d'« intellectuels », constituer au même titre un allié pos-
sible de la classe ouvrière.
4.2.2.2.3. Les catégories sociales sont incluses elles aussi dans les
fameuses couches intermédiaires, et l'on rejoint par là les remarques
faites plus haut. Ainsi, les « intellectuels », en tant que catégorie in-
cluse dans les « couches intermédiaires », seraient, comme ces der-
nières, à côté ou en dehors des classes. Le problème posé par leur ap-
partenance à un appel, tout démagogique, à une large alliance entre
classe ouvrière et intellectuels, sans discrimination : quitte à ce que, à
la moindre divergence entre les intellectuels prenant le parti de la
classe ouvrière et la direction du PC, le terme de « petits-bourgeois »
leur soit automatiquement appliqué comme preuve irréfutable de la ra-
cine de ces divergences.
4.2.2.2.4. Cela dit, la question de l'alliance classe ouvrière/intellec-
tuels se pose actuellement dans les sociétés capitalistes avancées, de
façon particulièrement aiguë. C'est en raison de l'extension considé-
rable de cette catégorie entendue au sens large, mais surtout en raison
de la crise idéologique, précédant ou accompagnant la crise politique
des bourgeoisies impérialistes : de plus en plus nombreux sont les
« intellectuels » qui se dégagent de l'emprise de l'idéologie bour-
geoise, et sont ainsi susceptibles d'être gagnés à la cause de la classe
ouvrière. Par ailleurs, il semble probable que la forme d'alliance tradi-
tionnelle « classe ouvrière-intellectuels », fondée exclusivement sur
l'appartenance de classe des « intellectuels » et réduite à l'alliance
« classe ouvrière/petite-bourgeoisie », et qui négligerait donc la ques-
tion des intellectuels comme catégorie sociale, ne suffit plus à ré-
soudre le problème.
Des solutions différentes ont été proposées : elles vont de la
conception de « bloc historique » de Garaudy, qui reprend par là des
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 34

analyses de Gramsci, aux récentes « thèses » publiées par le groupe


italien du Manifesta.
Ces solutions présentent des points communs, et posent également
une série de problèmes communs :
a) En général (mais ceci est également le cas actuellement pour le
PC), ces solutions considèrent que l'alliance classe ouvrière-intellec-
tuels au sens large, est prioritaire par rapport à l'alliance traditionnelle
classe ouvrière-paysannerie pauvre et moyenne. Certes, les deux ob-
jectifs ne sont pas exclusifs, mais il s'agirait en quelque sorte d'une ré-
adaptation de l'ancien schéma de la troisième internationale : front
unique ouvrier (au sein de la classe ouvrière) d'abord, et, sur sa base,
front populaire (alliance de la classe ouvrière avec les autres classes).
Seulement, ici, l'alliance de « bloc » de base est celle ouvriers/intellec-
tuels, à partir de laquelle s'édifie celle entre ce bloc et la paysannerie.
Position discutable s'il en est, même compte tenu de l'« exode [43] ru-
ral » et de la diminution numérique de la paysannerie, et qui, par
ailleurs, colporte une série d'idéologies des « intellectuels » comme
« quasi-ouvriers » (science = force productive). Signalons d'ailleurs
que Gramsci voyait dans le « bloc historique » le rapport fondamental
ouvriers-paysans.
b) Le « bloc historique » ouvriers/intellectuels, et c'est là l'impor-
tance du terme de bloc historique, se distinguerait d'une simple al-
liance : alors que l'« alliance » implique une distinction et une autono-
mie particulière de membres à intérêts spécifiques et organisations
propres, le bloc historique signifie une liaison et une soudure orga-
nique de membres à intérêts à long terme, identiques.
Mais, d'une part, rien ne prouve qu'actuellement la petite-bourgeoi-
sie intellectuelle voit ses intérêts propres se dissoudre dans ceux de la
classe ouvrière, en dépit du fait qu'elle est de plus en plus susceptible
de se ranger aux côtés de la classe ouvrière.
D'autre part, s'il est vrai que cette solution vise à dépasser la dis-
tinction ouvriers-intellectuels reproduite au sein des organisations po-
litiques, il ne reste pas moins vrai qu'elle reste purement verbale. Le
débat, qui n'est autre que celui des formes d'organisation de la classe
ouvrière, reste ouvert.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 35

V. LES CLASSES DOMINANTES

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Enfin, quelques remarques sont nécessaires concernant, cette fois-


ci, les classes dominantes, notamment la bourgeoisie. Sur ce champ
également, le marxisme établit certaines distinctions qui évitent les
analyses schématiques.

5.1. Le problème important concerne ici le fonctionnement en


bourgeoisie industrielle, commerciale et financière, auquel d'ailleurs
se surajoute, sans l'abolir entièrement, celui entre grand et moyen ca-
pital sous le capitalisme monopoliste.
Or, lorsqu'on parle de la bourgeoisie comme classe dominante, il
ne faut pas oublier qu'il s'agit en fait d'une alliance entre plusieurs
fractions bourgeoises dominantes, qui participent à la domination poli-
tique. D'ailleurs, aux débuts du capitalisme, cette alliance au pouvoir,
que l'on peut désigner par le terme de « bloc au pouvoir », comportait
souvent d'autres classes que la bourgeoisie : notamment l'aristocratie
foncière.
Mais, la question importante est que cette alliance de plusieurs
classes et fractions toutes dominantes ne peut fonctionner régulière-
ment que sous la direction d'une de ces classes ou fractions : c'est la
fraction hégémonique, celle qui unifie, sous sa direction, l'alliance au
pouvoir, en garantissant l'intérêt général de l'alliance, et celle en parti-
culier dont l'État garantit, par excellence, les intérêts spécifiques.
Les contradictions internes des fractions dominantes, et leur lutte
interne pour occuper la place hégémonique, ont certes un rôle secon-
daire par rapport à la contradiction principale
(bourgeoisie/prolétariat), mais ce rôle reste important. En effet, les di-
verses formes d'État et formes de régime, Marx le notait dans le 18
Brumaire de Louis Bonaparte, sont marquées par [44] des change-
ments de l'hégémonie entre les diverses fractions bourgeoises. D'au-
tant plus d'ailleurs que domination économique et hégémonie poli-
tique ne s'identifient pas nécessairement et de façon mécanique. Une
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 36

fraction de la bourgeoisie peut avoir le rôle dominant dans l'économie


sans avoir, pour autant, l'hégémonie politique : ce fut notamment
longtemps le cas pour le grand capital monopoliste, dominant dans
l'économie, alors que l'hégémonie politique appartenait à telle ou telle
fraction du moyen capital. On se rend compte de l'importance de ces
remarques pour l'examen du gaullisme par exemple.
Ce qu'il faudrait souligner avec force, c'est que l'alliance au pou-
voir entre classes et fractions dominantes sous la direction d'une frac-
tion hégémonique, aux intérêts de laquelle correspond plus particuliè-
rement l'appareil d'État, est une coordonnée permanente de la forme
de domination bourgeoise. Parler, notamment, de la fraction hégémo-
nique ne doit pas faire oublier qu'elle n'est pas la seule force domi-
nante, mais seulement la force hégémonique d'un ensemble de frac-
tions toutes également dominantes. Lorsque Marx, par exemple, dési-
gnait comme fraction économique, sous Louis Bonaparte, la bourgeoi-
sie industrielle, il signalait pourtant que la domination politique com-
prenait les autres fractions de la bourgeoisie.
Tel est également le cas, dans les sociétés capitalistes actuelles,
pour le rapport notamment entre grand et moyen capital. Dans ces so-
ciétés, c'est désormais le grand capital qui est la fraction hégémo-
nique : mais cela ne veut pas dire que le moyen capital est exclu du
pouvoir politique. Il y participe à titre de fraction dominante, sous
l'hégémonie du grand capital. Les contradictions entre grand et moyen
capital ne sont que la forme actuelle des contradictions entre fractions
bourgeoises dominantes.
Il serait nécessaire de souligner cet élément, en raison de certaines
analyses actuelles concernant le « capitalisme monopoliste d'État » et
« l'alliance antimonopoliste ». En effet, ces analyses, en ne parlant
presque que de la fraction hégémonique, le grand capital, passent sous
silence les autres fractions bourgeoises dominantes. En ne distinguant
pas ainsi entre fraction hégémonique et fractions dominantes on abou-
tit à ceci : on considère, en quelque sorte, que la place de domination
politique est occupée par le seul grand capital, et que les autres frac-
tions bourgeoises en sont désormais exclues.
La question est de taille, et on voit bien les conséquences poli-
tiques qui en découlent : la préconisation d'une large « alliance anti-
monopoliste », s'étendant au moyen capital et à ses représentants poli-
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 37

tiques, baptisés pour l'occasion « bourgeoisie libérale », « démocrates


sincères », etc., pour l'éviction du pouvoir des « deux cents familles »,
considérées comme la seule fraction dominante. De ce fait, les al-
liances stratégiques - toute autre question que celle des compromis
tactiques - de la classe ouvrière s'étendraient jusqu'à des fractions
bourgeoises dominantes - le moyen capital. On sait que c'est là, en
gros, la voie préconisée par les PC occidentaux pour la « démocratie
avancée ».
[45]
Certes, les choses ne sont en général pas présentées de façon aussi
brutale : elles n'en sont pas moins nettes pour autant, ainsi qu'on peut
le constater dans le Manuel d'Economie Marxiste en question. En ef-
fet, toutes les fois qu'il y est question de domination politique, on ne
mentionne que les grands monopoles. En revanche, toutes les fois qu'il
est question d'un autre « capital » que le « grand capital », il n'est sur-
tout question que du petit capital, dont on recherche l'alliance. Or, il
faut s'entendre sur les termes. Si l'on entend par « petit capital » la pe-
tite-bourgeoisie artisanale, manufacturière et commerciale, la re-
cherche de cette alliance est juste, car, en effet, ce « petit capital », la
petite-bourgeoisie n'appartient pas au capital tout court, c'est-à-dire
aux fractions de la bourgeoisie. Mais l'emploi de ce terme de « petit
capital » revêt ici une toute autre fonction : en ne parlant que de
« grands monopoles » et de « petit capital », c'est-à-dire en escamotant
le « capital moyen », on laisse entendre que tout ce qui n'appartien-
drait pas aux « grands monopoles », seule fraction dominante, ferait
automatiquement partie du « petit capital » susceptible d'alliance avec
la classe ouvrière, en incluant ainsi dans ce « petit capital » le moyen
capital. D'ailleurs, les rares fois où ce Manuel parle de moyen capital
(T. I, p. 223), c'est pour le situer expressément du même côté que le
petit, dans leur contradiction supposée commune au « grand capital ».

5.2. Or, la localisation précise de la fraction hégémonique du bloc


au pouvoir pose des problèmes difficiles, d'autant plus que la classe ou
fraction hégémonique peut se distinguer de la classe ou fraction ré-
gnante.
En effet, on entend par classe ou fraction régnante celle dans la-
quelle se recrute le « haut » personnel des appareils d'État, le « per-
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 38

sonnel politique » au sens large. Or, cette classe ou fraction peut se


distinguer de la classe ou fraction hégémonique. Marx nous en fournit
un premier exemple dans le cas de la Grande-Bretagne de la fin du
siècle dernier : alors que c'est la bourgeoisie financière — les banques
— qui constitue la fraction hégémonique de classe, le « haut » person-
nel de l'administration, de l'armée, et de la diplomatie, etc., est recruté
au sein de l'aristocratie, qui occupe ainsi la place de la classe régnante.
Le cas peut également se présenter avec l'hégémonie du grand capital
monopoliste : souvent, dans ce cas, le haut personnel de l'État conti-
nue à être recruté au sein du moyen capital, de la bourgeoisie
moyenne. Il arrive même, dans ces cas exceptionnels, que ce person-
nel politique soit recruté au sein d'une classe qui ne fait même pas par-
tie du bloc au pouvoir : ce fut notamment le cas pour le fascisme où,
sous l'hégémonie du grand capital, ce fut la petite-bourgeoisie, classe
régnante, qui a fourni, par le biais du parti fasciste, les cadres supé-
rieurs des appareils d'État.
Cette distinction entre classe ou fraction hégémonique d'une part,
classe ou fraction régnante de l'autre, qui tient finalement à la stratégie
d'alliances et de compromis nécessaire à l'établissement de l'hégémo-
nie, est importante. Si on la néglige, on est conduit à deux résultats :
[46]
5.2.1. À ne pas pouvoir déceler, sous les apparences de la scène
politique, la véritable hégémonie, en concluant que la classe qui oc-
cupe les « sommets » du personnel étatique est la classe ou fraction
hégémonique. Ainsi, par exemple, dans le cas mentionné du fascisme,
plusieurs auteurs et hommes politiques sociaux-démocrates ont été
amenés à considérer le fascisme comme la « dictature de la petite-
bourgeoisie » : obnubilés par la place de classe régnante occupée par
la petite-bourgeoisie, ils ont identifié cette place avec celle de l'hégé-
monie réelle détenue par le grand capital. Mais, dans les autres formes
d'État également, la place de la fraction régnante, occupée par la
moyenne bourgeoisie, a souvent masqué le fait que ce règne recou-
vrait l'hégémonie politique du grand capital (cas patent, le New Deal
sous Roosevelt aux USA).
5.2.2. À vouloir à tout prix découvrir l'hégémonie politique dans le
fait que la fraction hégémonique elle-même devrait automatiquement
fournir, de son sein, les « sommets » des appareils d'État. On retrouve
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 39

actuellement cette tendance dans des formulations à propos du « capi-


talisme monopoliste d'État », étant censé représenter « la fusion de
l'État et des monopoles en un mécanisme unique ». Les preuves scien-
tifiques que l'on avance, ce sont des rapports occultes de parenté, de
cousinage, de passé, etc., entre les grands monopoles et les « som-
mets » de l'appareil d'État et du personnel politique. L'argument type
de ce syllogisme, c'est « Pompidou = banquier de Rothschild ».
Or, il ne fait pas de doute qu'une certaine tendance s'affirme actuel-
lement vers l'occupation des « sommets » de l'appareil par les
membres eux-mêmes des grands monopoles. Mais cette tendance est
loin d'être généralisable ou même prédominante : on n'a qu'à mention-
ner l'hégémonie politique des grands monopoles qui, souvent, se réa-
lise actuellement sous des gouvernements sociaux-démocrates (Au-
triche, Allemagne, Suède, Grande-Bretagne sous Wilson), c'est-à-dire
sous un personnel politique issu largement de la moyenne et même de
la petite-bourgeoisie, pour ne rien dire de l'aristocratie ouvrière. On
sait d'ailleurs que, même en France, en raison de la constitution parti-
culière de la bureaucratie et des « corps » d'État, et des compromis du
type « jacobin », entre bourgeoisie et petite-bourgeoisie, les sommets
de l'appareil d'État sont encore largement occupés par des membres
d'origine de la moyenne et même de la petite-bourgeoisie.
Mais, ce qui est important, c'est que ce fait, qu'il est inutile de nier,
n'empêche pas l'établissement de l'hégémonie politique du grand capi-
tal : en effet, nier ce fait, en considérant que l'hégémonie politique ne
peut que s'identifier à la place de fraction ou classe régnante, prêterait
le flanc à des critiques aussi justifiées qu'inutiles. De fait, la corres-
pondance entre les intérêts de la fraction hégémonique, des grands
monopoles en l'occurrence, et de la politique de l'État, n'est pas fondée
sur une question de liens personnels : elle dépend, fondamentalement,
d'une série de coordonnées objectives, concernant l'ensemble de l'or-
ganisation de l'économie et de la [47] société sous la coupe des grands
monopoles, et le rôle objectif de l'État à cet égard. L'État ne constitue
pas un simple « instrument » que la fraction hégémonique ne pourrait
adapter à ses intérêts qu'en le tenant, au sens physique, « personnelle-
ment » en main. C'est la raison de ses fonctions objectives à l'égard du
système social dans son ensemble que l'État ne peut, dans une société
organisée sous la coupe des monopoles, que servir, finalement, leurs
intérêts. Le problème, d'ailleurs, de la différenciation éventuelle entre
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 40

classe ou fraction régnante et celle hégémonique, rejoint par là la


question déjà mentionnée à propos des catégories sociales, telle que la
bureaucratie administrative : celle de leur autonomie relative à l'égard
des classes et fractions auxquelles leurs membres appartiennent. En
raison du rôle objectif de l'État, ces catégories servent ainsi les intérêts
hégémoniques, en contradiction souvent avec ceux de leur classe ou
fraction.
Cela ne veut pas dire pour autant, bien entendu, que le fait que le
haut personnel de l'État ait telle ou telle appartenance de classe ou de
fraction de classe est indifférent. Il est net, par exemple, que l'interpré-
tation actuelle croissante entre les membres et les agents directs des
monopoles et le personnel de l'État a ses raisons : il facilite la main-
mise des monopoles sur l'État. Mais il faut bien voir que cette ques-
tion n'est pas la plus importante. Ainsi, par exemple, un « gouverne-
ment populaire » ne saurait pas se limiter à de simples modifications
dans le haut personnel étatique, en croyant par là que les simples
bonnes intentions politiques suffisent pour faire changer les choses : il
s'agit bien de transformer les structures mêmes de l'État, et celles de la
société. D'un autre côté, il est clair aussi que ces transformations ne
peuvent pas être menées à bien en laissant l'appareil et le personnel
étatique intacts : on sait que les transformations structurelles, qui se
heurtent à la réaction du personnel de l'État, peuvent rester parfaite-
ment inopérantes. On peut se rendre compte de l'importance de la
question, si l'on relit les textes de Lénine concernant l'emploi des
« spécialistes bourgeois » dans l'appareil de l'État ouvrier.
5.2.3. Enfin, quelques dernières remarques concernant la forme
d'expression des contradictions entre classes et fractions dominantes,
hégémoniques, régnantes au sein de l'appareil d'État. Il s'agira de
simples remarques indicatives, car il n'est pas question d'entrer ici,
dans ce texte sur les classes sociales, dans un examen du problème de
l'État, quitte à revenir brièvement sur son rôle dans la reproduction
des classes sociales.
Ce qu'il faudrait en effet prendre en considération, c'est que l'État
est composé de plusieurs appareils : en gros, l'appareil répressif et les
appareils idéologiques, l'appareil répressif ayant pour rôle principal la
répression, les appareils idéologiques ayant pour rôle principal l'élabo-
ration et l'inculcation idéologique.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 41

Citons, parmi les appareils idéologiques, les églises, le système


scolaire, les partis politiques bourgeois et petits-bourgeois, la presse,
la radio, la télévision, l'édition, etc. Ces appareils appartiennent au
système étatique en [48] raison de leur fonction objective d'élabora-
tion et d'inculcation idéologique, indépendamment du fait que, du
point de vue juridique formel, ils sont étatisés — publics — ou main-
tiennent un caractère privé.
L'appareil répressif comprend lui-même plusieurs branches spé-
cialisées, l'armée, la police, l'administration, la magistrature, etc.
Or, on avait constaté que le terrain de la domination politique n'est
pas occupé par la seule classe ou fraction hégémonique, mais par un
ensemble de classes ou fractions dominantes. De ce fait même, les
rapports contradictoires entre ces classes et fractions s'expriment,
comme rapports de pouvoir, au sein des appareils et de leurs branches.
Cela veut dire que ces appareils et branches ne cristallisent pas, tous,
le pouvoir de la classe ou fraction hégémonique, mais peuvent expri-
mer le pouvoir et les intérêts d'autres classes ou fractions dominantes.
C'est en ce sens que l'on peut parler d'une autonomie relative des di-
vers appareils et branches entre eux, au sein du système étatique, et
d'une autonomie relative de l'ensemble de l'État à l'égard de la classe
ou fraction hégémonique.
Prenons des exemples : dans le cas d'une alliance ou d'un compro-
mis bourgeoisie/aristocratie foncière aux débuts du capitalisme, l'ad-
ministration bureaucratique centrale a constitué le siège du pouvoir de
la bourgeoisie, alors que l'église — l'église catholique en particulier
— a continué à constituer le siège du pouvoir de l'aristocratie foncière.
Des décalages semblables peuvent d'ailleurs paraître entre les
branches elles-mêmes de l'appareil répressif : en Allemagne, par
exemple, entre les deux guerres et avant l'avènement du nazisme, l'ar-
mée était le siège du pouvoir des grands agrariens ; la magistrature, le
siège du pouvoir du grand capital, alors que l'administration était par-
tagée entre le grand et le moyen capital. Dans les cas de la transition
vers l'hégémonie du grand capital, ce sont souvent l'administration et
l'armée qui ont constitué son siège de pouvoir (le « complexe militaro-
industriel »), alors que le parlement continuait à constituer le siège de
pouvoir du moyen capital : c'est d'ailleurs une des raisons du déclin du
parlement sous le capitalisme monopoliste.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 42

Plus encore : en ce qui concerne, en particulier, les appareils idéo-


logiques possédant, de par leur fonction, une autonomie relative plus
étendue que celle de l'appareil répressif, on constate qu'ils peuvent,
parfois, constituer des sièges de pouvoir de classes, qui ne font même
pas partie des classes dominantes. C'est parfois le cas avec la petite-
bourgeoisie, en raison des alliances et des compromis passés entre elle
et le bloc dominant : en France notamment, où ces compromis ont,
pour des raisons historiques, revêtu une grande importance, le système
scolaire a pour longtemps constitué un appareil d'État « cédé » en
quelque sorte à la petite-bourgeoisie. Petite-bourgeoisie qui a été ainsi,
pour longtemps, érigée en classe appui du système.
Mais cela ne veut pas dire pour autant que l'État capitaliste consti-
tue un ensemble de pièces détachées, exprimant un « partage » du
pouvoir politique parmi diverses classes et fractions. Bien au
contraire, l'État capitaliste exprime toujours, au-delà des contradic-
tions au sein de ses appareils, [49] une unité interne propre, qui est
une unité de pouvoir de classe : celui de la classe ou fraction hégémo-
nique. Mais cela se fait de façon complexe. Le fonctionnement du sys-
tème étatique est en effet assuré par la dominance de certains appa-
reils ou branches sur les autres : et la branche ou appareil qui domine
est, en règle générale, celle ou celui qui constitue le siège du pouvoir
de la classe ou fraction hégémonique. Cela fait que, dans le cas d'une
modification de l'hégémonie, on assiste à des modifications et des dé-
placements de dominance de certains appareils et branches vers
d'autres : ces déplacements déterminent d'ailleurs les changements des
formes d'État et des formes de régime.
On voit donc bien que toute analyse concrète d'une situation
concrète doit prendre en considération à la fois les rapports de lutte de
classe, et les rapports réels de pouvoir au sein des appareils d'État,
rapports réels qui sont en général cachés sous les apparences institu-
tionnelles formelles. L'analyse précise des rapports de pouvoir au sein
des appareils peut nous aider à localiser, de façon exacte, la fraction
hégémonique : en constatant, par exemple, la dominance d'un appareil
ou d'une branche sur les autres, en constatant également les intérêts
spécifiques qu'il sert de façon dominante, on peut tirer des conclusions
sur la fraction hégémonique. Mais il s'agit toujours ici d'une méthode
dialectique : en effet, d'un autre côté, en localisant, dans l'ensemble
des rapports d'une société, la fraction hégémonique et ses relations
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 43

privilégiées avec un appareil ou une branche, on peut tirer des ré-


ponses quant à la question de savoir quel est l'appareil dominant dans
l'État, c'est-à-dire l'appareil à travers lequel la fraction hégémonique
détient les leviers de commande réels de l'État.
Mais il est net également que, dans le rapport complexe lutte de
classes/appareils, c'est la lutte de classes qui a le rôle principal. Ce ne
sont pas les modifications « institutionnelles » qui ont pour consé-
quence les « mouvements sociaux », comme le croient toute une série
de sociologues « institutionnalistes », c'est la lutte des classes qui dé-
termine les modifications des appareils.

VI. LA REPRODUCTION ÉLARGIE


DES CLASSES SOCIALES

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Cette dernière remarque, qui est des plus importantes, ressortira


plus nettement en se plaçant, cette fois, du point de vue de la repro-
duction élargie des classes sociales. En effet, les classes sociales
n'existent que dans la lutte des classes, qui a une dimension historique
et dynamique. La constitution, voire la délimitation même des classes,
des fractions, des couches, des catégories, ne peut être faite qu'en pre-
nant en considération cette perspective historique de la lutte des
classes, qui pose d'emblée la problématique de leur reproduction :
c'est sur ce point qu'il nous faudra maintenant insister.
Nous avons été un certain nombre à avoir analysé, il y a déjà
quelque temps, l'importance de la question de la reproduction des rap-
ports sociaux : question qui, précisément, ne pouvait être correcte-
ment saisie, dans toute sa [50] portée, le lecteur s'en rendra compte,
que dans la problématique exposée ci-dessus des classes sociales et
de la lutte des classes. Parallèlement à l'analyse des problèmes du
pouvoir d'État, on avait mis l'accent sur un des rôles décisifs des appa-
reils d'État, plus particulièrement des appareils idéologiques d'État :
celui qu'ils jouent dans la reproduction des classes sociales. Mon pro-
pos, dans ces remarques finales, ne sera ainsi pas de revenir sur l'en-
semble de cette question : il sera plutôt d'essayer d'éclaircir quelques-
uns de ses aspects, en mettant en garde contre certaines mésinterpréta-
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 44

tions qui peuvent surgir, et ce en choisissant comme exemple privilé-


gié le rôle de l'appareil scolaire dans cette reproduction, exemple qui
a dernièrement retenu l'attention de l'analyse marxiste.

6.1. Les appareils d'État, dont l'école comme appareil idéologique,


ne créent pas la division en classes, mais contribuent à cette division,
et, ainsi, à sa reproduction élargie. Encore faut-il dégager toutes les
implications de la proposition ci-dessus : que non seulement ce sont
les rapports de production qui déterminent les appareils, mais aussi
que ce ne sont pas les appareils d'État qui président à la lutte des
classes, comme le soutient toute la tradition institutionnaliste, mais la
lutte des classes, à tous les niveaux, qui commande aux appareils.
En effet, il faut attribuer la plus grande importance au rôle précis
des appareils idéologiques dans la reproduction des rapports sociaux,
y compris des rapports sociaux de production, car c'est elle qui do-
mine l'ensemble de la reproduction, notamment la reproduction de la
force de travail et des moyens de travail. Cela est une conséquence du
fait que ce sont les rapports de production, dans leur relation constitu-
tive aux rapports de domination/subordination politique et idéolo-
gique, qui dominent le procès de travail au sein du procès de produc-
tion.
6.1.1. Cette reproduction élargie des classes sociales (des rapports
sociaux) comporte deux aspects, qui n'existent que dans leur unité :
— La reproduction élargie des places qu'occupent les agents. Ces
places désignent la détermination structurelle des classes, c'est-à-dire
le mode d'existence de la détermination par la structure — rapports de
production, domination/subordination politique et idéologique — dans
les pratiques de classe. Cette détermination des classes régit d'ailleurs
leur reproduction : autrement dit, et Marx, faut-il le rappeler, le souli-
gnait, c'est l'existence même d'un mode de production comportant la
bourgeoisie et le prolétariat qui entraîne la reproduction élargie de la
bourgeoisie et du prolétariat.
— La reproduction-distribution des agents eux-mêmes parmi ces
places.
Ce deuxième aspect de la reproduction, qui pose la question : qui,
comment, à quel moment occupe telle ou telle place, est ou devient
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 45

bourgeois, prolétaire, petit-bourgeois, paysan pauvre, etc., est subor-


donné au premier, c'est-à-dire à la reproduction des places elles-
mêmes des classes sociales (au fait que le capitalisme, dans sa repro-
duction élargie, reproduit de [51] la bourgeoisie, du prolétariat, de la
petite-bourgeoisie sous forme nouvelle dans la phase actuelle du capi-
talisme monopoliste, etc., ou encore qu'il élimine tendanciellement
certaines classes et fractions de classe au sein des formations sociales
où a lieu sa reproduction élargie — les paysans parcellaires, la petite-
bourgeoisie traditionnelle, etc.). Autrement dit, s'il est vrai que les
agents eux-mêmes doivent être reproduits — « qualifiés-assujettis »
— pour occuper certaines places, il ne reste pas moins vrai que cette
distribution des agents ne tient pas à leurs choix ou aspirations, mais à
la reproduction même de ces places.
6.1.2. Il est important de signaler déjà que la distinction entre ces
deux aspects de la reproduction, celle des places et celle des agents,
ne recoupe pas la distinction entre reproduction des rapports sociaux
d'une part, reproduction de la force de travail de l'autre. Ces deux as-
pects marquent l'ensemble de la reproduction, à l'intérieur de laquelle
domine la reproduction des rapports sociaux dont il est ici question.
Mais, dans l'ensemble de la reproduction, y compris celle des rapports
sociaux, c'est la reproduction des places qui constitue l’aspect princi-
pal.
Or, le rôle des appareils d'État, y compris de l'école comme appa-
reil idéologique, n'est pas le même quant à ces deux aspects de la re-
production.

6.2. Certes, la détermination structurelle des classes n'étant pas li-


mitée à des places dans le seul procès de production — à une situation
économique des classes en soi — mais s'étendant à tous les étages de
la division sociale du travail, ces appareils interviennent, comme in-
carnation des rapports idéologiques et politiques — de la domination
idéologique et politique — dans la détermination des classes. Ces ap-
pareils interviennent ainsi, par leur rôle dans la reproduction des rap-
ports politiques et idéologiques, dans la reproduction des places qui
définissent les classes sociales. Mentionnons donc en passant que le
rôle de la superstructure ne se limite pas, comme on le soutient par-
fois, à la seule reproduction, pas plus que le rôle de la base ne se li-
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 46

mite à la seule production et reproduction des produits et des moyens


de travail (mais s'étend à la reproduction des rapports sociaux) ; le rôle
des appareils dans la reproduction ne peut s'expliquer, comme c'est le
cas pour toute reproduction, que par son rôle dans la constitution
même d'un mode de production (et de ses rapports de production),
c'est-à-dire par son rôle dans la production même des rapports so-
ciaux.
Les appareils idéologiques d'État interviennent donc activement
dans la reproduction des places des classes sociales. Mais, à moins de
sombrer dans une vision idéaliste et « institutionnaliste » des rapports
sociaux, qui présente les classes sociales et la lutte des classes comme
le produit des appareils, il faut bien voir que cet aspect de la reproduc-
tion déborde les appareils et leur échappe largement, en leur assignant
leurs limites. On peut en fait parler d'une reproduction première —
d'une reproduction fondamentale — des classes sociales dans et par
la lutte des classes, où se joue la reproduction élargie de la structure
— y compris des rapports de production — et qui préside au [52]
fonctionnement et au rôle des appareils. Pour prendre un exemple vo-
lontairement schématique : ce n'est pas l'existence d'une école formant
des prolétaires et des nouveaux petits-bourgeois qui détermine l'exis-
tence et la reproduction — extension, diminution, certaines formes de
catégorisation, etc. — de la classe ouvrière et de la nouvelle petite-
bourgeoisie ; c'est, à l'inverse, l'action des rapports de production, des
formes complexes de la propriété économique et de la possession sur
le procès du travail, voire le procès de production dans son articula-
tion aux rapports politiques et idéologiques, et, ainsi, la lutté — éco-
nomique, politique, idéologique — des classes qui a pour effet cette
école. Ceci explique pourquoi la reproduction par le biais des appa-
reils ne va pas sans luttes, contradictions et frictions constantes dans
leur sein. C'est enfin de cette façon que l'on peut comprendre l'autre
face de la question : tout comme la reproduction élargie des rapports
sociaux dépend de la lutte des classes, leur révolutionarisation dépend
également de cette lutte.
Ainsi, cette reproduction fondamentale des classes sociales ne
concerne pas seulement les places dans les rapports de production, à
savoir les rapports sociaux de production. Il ne s'agit pas d'une « auto-
reproduction économique » des classes face à une reproduction idéo-
logique et politique par le seul biais des appareils. Il s'agit bel et bien
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 47

d'une reproduction première dans et par la lutte des classes à tous les
étages de la division sociale du travail. Tout comme leur détermina-
tion structurelle, cette reproduction des classes sociales concerne éga-
lement les rapports (sociaux) politiques et les rapports (sociaux) idéo-
logiques de la division sociale du travail qui, dans leur relation aux
rapports sociaux de production, revêtent un rôle décisif. C'est parce
que la division sociale du travail elle-même ne concerne pas seule-
ment les rapports politiques et idéologiques, mais également les rap-
ports sociaux de production au sein desquels elle domine la « division
technique » du travail : ce qui est une conséquence de la domination
des rapports de production sur le procès du travail au sein du procès
de production.
Dire que cette reproduction première des classes sociales dépend
de la lutte des classes, c'est dire aussi que ses formes concrètes dé-
pendent de l’histoire de la formation sociale : telle ou telle reproduc-
tion de la bourgeoisie et de la classe ouvrière, des classes de la pay-
sannerie, de l'ancienne et de la nouvelle petite-bourgeoisie dépendent
de la lutte des classes dans cette formation. On n'a qu'à mentionner la
forme et le rythme spécifiques de reproduction, en France, de la pe-
tite-bourgeoisie traditionnelle et de la paysannerie parcellaire, sous le
capitalisme, tenant aux formes spécifiques de leur alliance, pendant
longtemps, avec la bourgeoisie. Le rôle des appareils dans cette repro-
duction ne peut donc être lui-même situé que par rapport à cette lutte :
le rôle particulier à cet égard de l'école en France ne peut être situé
notamment que par rapport à l'alliance bourgeoisie/petite-bourgeoisie
qui a longtemps marqué la formation sociale française.
C'est dire également par là que si la reproduction élargie des places
des classes sociales « fait appel », notamment dans le champ idéologi-
co-politique, aux appareils idéologiques d'État, elle ne s'y limite pas.
[53]

6.3. Revenons sur le cas déjà mentionné de la division entre travail


manuel et travail intellectuel : cette division, propre à la détermination
des places dans la division sociale du travail, ne se limite nullement au
seul domaine économique où, cela dit en passant, elle n'a pas, intrinsè-
quement, de rôle propre quant à la division des classes — le tra-
vailleur productif, le prolétariat, produisant de la plus-value/marchan-
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 48

dises ne recouvre aucunement le seul travail manuel. La division tra-


vail manuel/travail intellectuel ne peut être saisie que dans son exten-
sion aux rapports politiques et aux rapports idéologiques à la fois de
la division sociale du travail dans l'entreprise — autorité et direction
du travail liées au travail intellectuel et au secret du savoir — et de
l'ensemble de la division sociale du travail, rapports qui interviennent
dans la circonscription des places des classes sociales. Mais il est clair
que ce n'est pas l'école, ou d'autres appareils idéologiques, qui créent
cette division, ou qui sont les facteurs premiers et exhaustifs de sa re-
production, bien qu'ils interviennent dans cette reproduction, en y ap-
paraissant en même temps sous leur forme capitaliste, comme l'effet
de cette division et de sa reproduction dans et par la lutte des classes.
Autrement dit, si l'école reproduit en son propre sein la division entre
travail manuel et travail intellectuel, c'est que cette école est déjà, de
par sa nature capitaliste, située globalement par rapport à — et repro-
duite comme appareil en fonction de — une division travail
manuel/travail intellectuel — et une reproduction de cette division —
qui déborde l'école et lui assigne son rôle (séparation de l'école et de
la production liée à la séparation et à la dépossession du producteur
direct des moyens de production).

6.4. Mais encore : il faut bien voir, puisqu'on parle d'appareils


idéologiques, que ces appareils, pas plus qu'ils ne créent l'idéologie,
ne sont les facteurs premiers ou exhaustifs de reproduction des rap-
ports de domination/subordination idéologique. Les appareils idéolo-
giques ne font qu'élaborer et inculquer l'idéologie dominante : ce n'est
pas l'Église qui, comme le soutenait M. Weber, crée et perpétue la reli-
gion, mais la religion qui crée et perpétue l'Église. Quant aux rapports
idéologiques capitalistes, les analyses de Marx concernant le féti-
chisme de la marchandise qui se rapporte précisément au procès de
valorisation du capital, offrant un excellent exemple d'une reproduc-
tion de l'idéologie dominante qui déborde les appareils : ce que notait
d'ailleurs Marx, en parlant souvent d'une « correspondance », qui im-
plique une distinction, des « institutions » et des « formes de
conscience sociale ». Bref, le rôle de l'idéologie et du politique dans la
reproduction élargie des places des classes sociales recouvre ici direc-
tement la lutte des classes sociales qui commande aux appareils.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 49

Enfin, en conséquence de ce qui précède, la reproduction des


places dans les rapports de domination idéologique et politique, pour
autant qu'elle fait appel aux appareils, fait également appel à d'autres
appareils que les appareils idéologiques d'État, notamment à l'appa-
reil économique lui-même : une « entreprise », en tant qu'unité de pro-
duction sous sa forme capitaliste, constitue également un appareil, en
ce sens qu'elle reproduit elle-même, par la [54] division sociale du
travail en son sein — organisation despotique du travail — les rap-
ports politiques et idéologiques concernant les places des classes so-
ciales. Autrement dit, la reproduction des rapports idéologiques, qui
ont un rôle capital, n'est pas seulement l'affaire des appareils idéolo-
giques, comme si tout ce qui se passait dans la « production » ne
concernait que l'« économique », les appareils idéologiques se réser-
vant le monopole de reproduction des rapports de domination idéolo-
gique.

6.5. Venons-en maintenant au deuxième aspect de la reproduction,


à la reproduction des agents. Cette reproduction englobe, comme mo-
ments d'un même procès, la qualification-assujettissement des agents
de telle façon qu'ils puissent occuper les places, et la distribution des
agents parmi ces places : c'est notamment en saisissant exactement
l'articulation des deux aspects de la reproduction, celle des places et
celle des agents, que l'on peut comprendre l'inanité de la probléma-
tique bourgeoise de la mobilité sociale. Les appareils idéologiques
d'État, et notamment l'école, ont ici une fonction décisive. Encore qu'il
faille faire certaines remarques :
6.5.1. Il est vrai que la reproduction des agents, notamment la fa-
meuse « qualification » des agents de la production même, ne
concerne pas une simple « division technique » du travail — une for-
mation technique — mais constitue une effective qualification-assujet-
tissement s'étendant aux rapports politiques et idéologiques : en effet,
cette reproduction élargie des agents recouvre ici un aspect de la re-
production des rapports sociaux qui imprime son tracé à la reproduc-
tion de la force de travail. Or, si cela implique un rôle particulier à cet
égard de l'école, il ne faut pas perdre de vue que cette qualification-as-
sujettissement a lieu, comme telle — et pas seulement comme forma-
tion technique « sur le tas » — également au sein de l’appareil écono-
mique lui-même, l'entreprise ne constituant pas une simple unité de
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 50

production. Cela implique d'ailleurs le rôle propre de l'entreprise,


comme appareil précisément, dans la distribution des agents en son
sein. Ce rôle de l'appareil économique est même dominant quant aux
travailleurs immigrés, mais il ne concerne pas qu'eux. Oublier ce rôle
de l'appareil économique et présenter les agents comme d'ores et déjà
exhaustivement distribués dans l'école — avant l'appareil économique
— serait tomber dans le même type d'explication régressif et univoque
qui considère ces agents comme d'ores et déjà exhaustivement distri-
bués dans la famille — avant l'école. Pas plus qu'elles ne sont des
castes d'origine ou d'hérédité, les classes capitalistes ne sont des castes
scolaires. Tout comme, enfin, cette explication régressive ne vaut pas
pour la relation famille-école, dans la mesure où la famille continue à
exercer son action pendant l'école, elle ne vaut pas pour la relation
école-appareil économique, l'école continuant à exercer son action
pendant l'activité économique des agents : cela s'appelle pudiquement
formation permanente.
6.5.2. Il faut bien voir que cet aspect de la reproduction est subor-
donné au premier — c'est parce que, et dans la mesure où il y a repro-
duction élargie des places qu'il y a telle ou telle reproduction — distri-
bution des agents parmi elles — et qu'il y est indissolublement lié. Et
il ne faudrait pas oublier ici que [55] le rôle déterminant quant à la
distribution des agents dans l'ensemble de la formation sociale revient
au marché du travail, comme expression de la reproduction élargie des
rapports de production : et cela même s'il ne s'agit pas, à proprement
parler, d'un marché de travail unifié, c'est-à-dire même si le marché du
travail exerce sa demande dans un champ déjà compartimenté, en rai-
son entre autres de l'action propre des appareils idéologiques d'État
(ce n'est pas un étudiant-chômeur qui remplira la place vide d'un
O.S.). C'est parce qu'il existe, sous l'aspect de distribution également,
une relation constitutive entre appareils distributeurs et rapports de
travail : relation qui, entre autres, impose les limites de l'action des
A.I.E. dans cette compartimentation du marché du travail. Ce n'est par
exemple pas l'école qui fait que ce sont principalement des paysans
qui occupent les places supplémentaires d'ouvriers. C'est l'exode des
campagnes, à savoir l'élimination des places dans les campagnes ac-
compagnant la reproduction élargie de la classe ouvrière, qui régit le
rôle, à cet égard, de l'école.
Nicos Poulantzas, “Les classes sociales.” (1972) 51

6.5.3. Enfin, dans la mesure même où cet aspect de la reproduction


est subordonné au premier, et où il s'agit de reproduction élargie, il
faut bien circonscrire les effets directs des places elles-mêmes sur les
agents, ce qui n'est autre chose que de retrouver ici le primat de la
lutte des classes sur les appareils. En effet, il ne s'agit pas, à propre-
ment parler, d'agents originellement (pré- ou extra-scolairement)
« libres » et « mobiles », « circulant » parmi ces places d'après les in-
jonctions des appareils idéologiques et d'après l'inculcation idéolo-
gique ou la formation qu'ils reçoivent. Il est vrai que les classes du
M.P.C. et d'une formation sociale capitaliste ne sont pas des castes,
que l'origine des agents ne les lie pas à des places déterminées, et que
le rôle propre de distributeurs de l'école et des autres appareils des
agents parmi ces places est très important. Mais il ne reste pas moins
vrai que ces effets de distribution se manifestent par le fait que, au
moyen des appareils idéologiques, ce sont précisément les bourgeois
qui restent — et leurs enfants qui deviennent — massivement bour-
geois, et que ce sont les prolétaires qui restent - et leurs enfants qui
deviennent - massivement prolétaires. Cela montre que ce n'est ni
principalement ni exclusivement en raison de l'école que la distribu-
tion prend cette forme, mais en raison d'effets des places mêmes sur
les agents, effets qui débordent l'école, et d'ailleurs la famille elle-
même. Il ne s'agit précisément pas, dans ce cas, comme certains débats
actuels ont pu le faire croire, d'une alternative famille-école dans
l'ordre de causalité : il ne s'agit même pas d'un « couple » famille-
école comme fondateur premier de ces effets de distribution. Il s'agit
bel et bien d'une série de relations entre appareils qui plonge ses ra-
cines dans la lutte des classes. Autrement dit, il s'agit d'une distribu-
tion première des agents liée à la reproduction première des places des
classes sociales : c'est elle qui assigne à tel ou tel appareil, ou à telle
ou telle série d'entre eux, et suivant les étapes et les phases de la for-
mation sociale, le rôle respectif propre qu'ils assument dans la distri-
bution des agents.

Université de Paris-Vincennes

Fin du texte

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