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Revue des Études Anciennes

Antigone, l'introspection tragique


Marie-Christine Leclerc

Résumé
L'article étudie successivement trois aspects de Γ Antigone de Sophocle : la présence-absence de Dionysos tout au long de la
pièce, le traitement réservé au temps et certaines structures binaires à l'œuvre dans la composition et dans la langue. Ces trois
parcours montrent que la conception du genre tragique, son sens, les conditions de la représentation, sont inscrits dans
Antigone non comme un supplément de préoccupation, mais comme un souci essentiel. La tragédie se pense ici comme le
miroir du destin des hommes et la forme par excellence de son expression.

Abstract
Three topics of Sophocles' Antigone are successively explored here : Dionysos both absent and present all along the play ; the
way of dealing with time ; binar structures in composition and language. We can see that conception, meaning and
circumstances of tragic performance are not here something like an extra, but essential care. The tragedy look like a mirror of
human destiny, and the very expression of it.

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Leclerc Marie-Christine. Antigone, l'introspection tragique. In: Revue des Études Anciennes. Tome 98, 1996, n°3-4. pp. 281-
293;

doi : 10.3406/rea.1996.4658

http://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1996_num_98_3_4658

Document généré le 06/07/2017


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ANTIGONE, L'INTROSPECTION TRAGIQUE*

Marie-Christine LECLERC**

Résumé. — L'article étudie successivement trois aspects de ΓAntigone de Sophocle : la


présence-absence de Dionysos tout au long de la pièce, le traitement réservé au temps et
certaines structures binaires à l'œuvre dans la composition et dans la langue. Ces trois parcours
montrent que la conception du genre tragique, son sens, les conditions de la représentation, sont
inscrits dans Antigone non comme un supplément de préoccupation, mais comme un souci
essentiel. La tragédie se pense ici comme le miroir du destin des hommes et la forme par
excellence de son expression.
Abstract. — Three topics of Sophocles' Antigone are successively explored here : Dionysos
both absent and present all along the play ; the way of dealing with time ; binar structures in
composition and language. We can see that conception, meaning and circumstances of tragic
performance are not here something like an extra, but essential care. The tragedy look like a
mirror of human destiny, and the very expression of it.
Mots-clés. — Sophocle ; Antigone ; tragédie grecque.

La haute estime dont jouit YAntigone de Sophocle tient sans doute pour partie à la gravité
et à la permanence des problèmes qu'elle traite1. Mais ces thèmes ne feraient pas de la pièce « la
pierre de touche de toute théorie de la tragédie »2 si ne s'y trouvait également une certaine
« méditation » sur le tragique3. Ce sont quelques aspects de ces préoccupations qu'on se propose
d'examiner ici en suivant trois pistes divergentes (qui n'en excluent évidemment pas d'autres),
celle du temps, celle des structures symétriques et, d'abord, celle de Dionysos, patron du théâtre.

*** Université
Je remerciedeMonsieur
ToulouseJ.-M.
II. Jacques pour les améliorations que sa lecture critique a permis d'apporter à cet article.
1 . Sophocle fut longtemps considéré comme le modèle de la Grèce, rappelle C. H. Whitman, « Das Rätsel Sophokles :
die klassizistische Schweise », Sophokles, hrsg. H. Diller, Wege der Forschung, Darmstadt, 1967, p. 9-35 (ici p. 9-13) ;
Antigone est la plus jouée des pièce grecques à l'époque moderne, ajoute R. P. WlNNlNGTON-lNGRAM, Sophocles : an
Interpretation, Cambridge, 1980, p. 117.
2. K. KERÉNYI, Dionysus und das Tragische in der Antigone, Francfort-sur-le Main, 1935, p. 9. Également G. STEINER,
Les Antigones, trad. fr. Paris, 1986, p. 143.
3. Expression de G. Steiner, op. cit., p.. 112, 293. De « l'impression de perfection artistique » (Sophocle, Tome I, Les
Trachiniennes, Antigone, texte établi par A. Dain et traduit par P. MAZON, Paris, CUF, 1967, p. 67-68) à celle de l'harmonie
d'une pièce de musique (H. D. F. KlTTO, Greek Tragedy, Londres, 1939 (rééd. 1966, réimp. 1973), p. 126, n. 1), le sentiment
d'un souci de l'esthétique dans Antigone est largement partagé.

REA, T. 98, 1996, nos3-4, p. 281 à 293.


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*
* *

Apparemment, le rôle du dieu dans la pièce est modeste. On n'y trouve déployées ni
l'omniprésence du Dionysos des Bacchantes, ni son omnicompétence telle que l'a mise en
lumière D. Auger4. Le dieu n'est cité dans Antigone que trois fois, et seule la troisième de ces
mentions, au dernier stasimon5, s'intègre dans une évocation qui ait quelque ampleur6. La
première allusion, dans la parodos, semble avoir pour principale fonction d'annoncer la
dernière : il y aura des chœurs bacchiques la nuit suivante7. La seconde mention figure au
quatrième stasimon, où le chœur rapproche du sort d' Antigone, entre autres exemples, celui de
Lycurgue, enfermé par Dionysos dans une prison de roc pour s'être opposé à son culte8. Dans ce
seul cas, Dionysos n'est pas invoqué comme dieu thébain.

Ce caractère local du dieu est net9, et on peut même constater que les mentions de son nom
sont étroitement liées à l'évocation de Thèbes. La ville, qui n'apparaît de manière précise dans
aucun autre chant du chœur (l'allusion à la « demeure des Labdacides » et au « palais d'Oedipe »
aux vers 594 et 600 ne s'accompagne d'aucune évocation de Thèbes), est décrite dans la parodos
sous son aspect urbain, avec ses « remparts »10, leurs sept portes11 et leurs « créneaux »12, avec
ses « nombreux chars »13, ses « toits »14 et ses « temples »15. Ce paysage urbain, à peine esquissé
dans le dernier stasimon avec la mention des « rues »16, cède la place à une évocation de Thèbes
comme demeure de Dionysos « habitant » (ναιετών) près des « eaux de l'Isménos » et « aux
lieux où a levé la semence du dragon »17. Ces derniers éléments figurent également dans la
parodos sous des formes différentes : le dragon apparaît discrètement comme symbole du
guerrier thébain en lutte contre l'aigle agresseur18 ; les « eaux », également ρέεθρον, mais de
Dircé cette fois, y sont citées comme le lieu où l'on voit se lever le soleil19. Enfin, alors que
Dionysos intervient à la fin de ce premier chant comme celui qui « ébranle le sol thébain sous
ses pas » (ό Θήβας δ' έλελίχθων Βάκχιος)20, le cinquième stasimon le présente, pour sa part,
comme thébain et voyageur à la fois. Mais la composition de ce chant suggère que Dionysos est
fondamentalement enraciné à Thèbes. Avant que l'appel pressant au dieu ne soit finalement

4. D. AUGER, « Le jeu de Dionysos : déguisements et métamorphoses dans les Bacchantes d'Euripide », Nouvelle revue
d'Ethnopsychiatrie 1, 1988, p. 57-80.
5. Antigone, v. 1 1 15-1 152. L'édition de référence ici est celle de A. Dain-P. Mazon, citée note 3.
6. Remarque de F. Zeitlin, « Staging Dionysus between Thebes and Athens », Masks of Dionysus, T. H. CARPENTER and
C. A. Faraone ed., Cornell, 1993, p. 147-182 (ici p. 154-159).
7. Antigone, v. 154.
8. Antigone, v. 957.
9. R. P. WlNNINGTON-lNGRAM, op. cit., p. 111-113, note que Dionysos est explicitement et expressément invoqué comme
dieu thébain.
10. Antigone, v. 122.
U. Antigone, v. 101-102, 119, 141.
12. Antigone, v. 131.
13. Antigone, v. 149.
14. Antigone, v. 117.
15. Antigone, v. 152.
16. Antigone, v. 1136.
11. Antigone, v. 1123-1125.
Ì8. Antigone, v. 126.
19. Antigone, ν. 105 ; comparer ν. 1 124.
20. Antigone, ν. 153-154.
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lancé21, un premier ensemble célèbre Dionysos d'une manière générale. Il s'ouvre et se clôt sur
l'évocation de Sémélè, « épouse cadméenne » et « mère foudroyée », aux vers 1 1 15 et 1 139. A
l'intérieur de cette composition annulaire, alternent les mentions de Tailleurs, aux vers 11
ΠΙ 121 et 1127-1133, et celles deThèbes, aux vers 1122-1125 et 1135-1139, qui enveloppe ainsi,
dans l'ordre du texte, les pérégrinations divines. De la parodos au dernier stasimon, la
focalisation explicite s'est ainsi déplacée de la ville à son dieu. Tout se passe comme si, de même
que la première mention de Dionysos ne faisait que préparer la dernière, de même l'évocation du
lieu préparait l'invocation du dieu. Il n'y a là rien de surprenant : en cette fin de pièce, Dionysos
est le dieu sauveur dont le chœur sollicite l'aide22 en tant que dieu thébain par excellence,
membre de la famille des héros et dont, à l'époque de Pausanias encore, on vénérait une statuette
sous le nom de Dionysos Cadmos23. Une invocation aussi pressante et appliquée ne se justifiait
pas dans la parodos, où les chœurs projetés ont apparemment pour objet de fêter la paix
retrouvée et la ville sauvée.
Cependant la modification des points de vue fait aussi de ce stasimon un hymne à Dionysos
et non pas seulement à Dionysos thébain. Tous les ingrédients de l'hymne y figurent, origine et
geste du dieu, lieux de sa légende, attributs, culte comportant la mention appuyée des Bacchantes
et des Thyiades24, dont la parodos ne parlait pas. Le dernier chant du chœur accomplit ce que
la parodos annonçait, mais en l'élargissant et non pas, comme le pense S. Benardete, en lui
succédant comme si rien ne s'était passé25. Apparaît ici nettement ce que F. Zeitlin juge difficile
à cerner dans les pièces thébaines : un Dionysos bacchique et tragique dont elle-même et Ch.
Segal ont donné une belle analyse26. Le chœur, achevant le dernier chant, couronne son
invocation par un appel à Dionysos « chef du chœur (χοράγ') des étoiles »27, invité à
« apparaître... au milieu de ces Thyiades, dont les danses (le) célèbrent » (προφάνηθ' ... σαΐς αμα
περιπόλοις θυίαισιν, αϊ σε... χορεύουσι)28. Ne s'agit-il pas d'une invitation à la danse, lancée au
dieu dont les pas « ébranlaient » déjà « le sol de Thèbes » dans la parodos29 par un chœur qui
danse lui-même et mime sans doute la geste du dieu, dans le théâtre athénien de Dionysos,
une invitation qui renvoie le spectateur à une autre forme de la présence invisible du dieu,
censé assister à la représentation donnée en son honneur ? Quand le chœur presse le dieu
d' « apparaître », n'est-ce pas en tant que choreute, l'épiphanie du dieu tragique se superposant
à celle du dieu thébain dans l'attente du public, et l'espace scénique à la cité close de Thèbes30 ?

2 1 . Antigone, v. 1 1 40 (και νυν).


22. Voir les remarques de R. P. WinningtON-Ingram, op. cit., p. 1 1 1-1 13, qui semble avoir raison de considérer qu'il ne
s'agit pas de chants joyeux, contre l'avis de R. Jebb (Sophocles, The Plays and Fragments, with critical Notes, Commentary, and
Translation in english Prose, Part III, The Antigone, Cambridge, 1928, p. 198).
23. Pausanias, IX, 12, 3.
24. Antigone, v. 1122, 1129, 1151.
25. S. BENARDETE, « A Reading of Sophocles' Antigone », HI, Interpretation 5, 2, 1975, p. 148-184 (ici p. 172-173) ; voir
également Th. C. W. OUDEMANS-P. M. H. Lardinois, Tragic Ambiguity. Anthropology, Philosophy and Sophocles' Antigone,
Leyde, 1987, p. 151.
26. F. Zeitlin, « Thebes : Theater of Self and Society in Athenian Drama », Nothing to do with Dionysos ? Athenian
Drama in Its Social Context, Princeton, 1 990, p. 1 30- 1 67 (la remarque citée se trouve p. 1 35), et « Staging Dionysus... », op. cit. ,
où se trouve citée l'étude de A. BlERL, « Was hat die Tragödie mit Dionysos zu tun ? Rolle und Funktion des Dionysos am
Beispiel der Antigone des Sophokles », WJA 15, p. 43-58 ; Ch. Segal, Tragedy and Civilisation. An Interpretation of Sophocles,
Cambridge-Londres, 198 1, p. 200-206 ; également Ch. SEGAL, « L'Antigone de Sophocle : la maison et la caverne », La musique
du Sphinx, Paris, 1987, p. 128-151.
27. Antigone, v. 1147.
28. Antigone, v. 1149-1152.
29. Antigone, v. 153-154.
30. Sur ce rôle de Thèbes, voir F. Zeitlin, « Thebes... », op. cit., p. 144-148.
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Les conditions religieuses de la représentation sont ainsi mises en abîme dans le finale de ce
chant final où s'imbriquent, dans l'illusion théâtrale, le dieu énoncé et celui qui préside à
renonciation.
La présence de Dionysos dans Antigone ne se limite cependant ni à ses mentions explicites,
ni à ses liens avec la cité de Thèbes, ni à son rôle de chef du chœur tragique. En informant des
comportements qui ne sont pas expressément rapportés à son influence, le dieu a aussi une
fonction de modèle implicite. Ce n'est pas là une particularité de YAntigone de Sophocle. Des
études récentes ont montré comment, chez Euripide, un comportement de type dionysiaque
peut être rapporté à Hadès31. Antigone elle-même est qualifiée, dans Les Phéniciennes, de
« bacchante de cadavres » (βάκχα νεκύων)32. Il peut l'être à Ares, rapproché de Dionysos dans
les pièces thébaines d'Eschyle et d'Euripide33 ; plusieurs sources anciennes et modernes soulignent
l'étroite parenté qui unit parfois les deux divinités, leur quasi-interchangeabilité34.

C'est précisément par un comportement rapporté à Ares que se manifeste pour la première
fois, dans Antigone, la présence implicite de Dionysos. Dans laparodos, l'ennemi (Capanée ou
Polynice35) d'abord figuré par un aigle blanc, rapace tournoyant sur Thèbes comme avide d'une
proie, fait place à l'image d'un « bacchant porte-feu » en proie au « délire frénétique » et que
Zeus « balance dans les airs » (πέσε τανταλωθείς πυρφόρος δς τότε μαινόμενα ξύν όρμα βακχεύων)36.
Une telle association sémantique, d'ailleurs peu courante chez Sophocle37, ne saurait être
fortuite. Le bacchant, la μανία et la torche auraient suffi à établir le type du possédé de
Dionysos38. S. Benardete leur ajoute un rapprochement entre les pieds de Dionysos frappant le
sol et la chute du guerrier39. On peut, me semble-t-il, en supposer aussi un autre, d'ordre différent.
Le participe τανταλωθείς, comme l'indique la scholie reproduite par P. Chantraine, évoque le
mouvement de la chute « de haut en bas »40. Mais il pourrait aussi, non par étymologie mais par
similitude phonétique, faire une allusion oblique à Tantale. Pourquoi, en effet, recourir à ce mot
rare si aucune arrière-pensée ne justifiait un tel choix41 ? Or le châtiment de Tantale, dans l'une
des variantes de la légende42, sanctionne une grave transgression des normes alimentaires qui

3 1 . C'est le cas dans Hécube. Voir R. Schlesier, « Die Baken des Hades : Dionysische Aspekte von Euripides' Hecabe »,
Métis 3, 1988, p. 1 1 1-135 ; F. Zeitlin, « Euripides' Hekabe and the somatics of Dionysiac Drama », Ramus 20, 1991, p. 53-94,
qui cite également Les Troyennes. Héraklès est dit « bacchant d'Hadès » dans YHéraklès furieux (v. 892-99, 965-967, 1 142.
Cf. F. Zeitlin, « Thebes... », op. cit., p. 138, n. 4).
32. Euripide, Les Phéniciennes, v. 1489. Voir F. ZEITLIN, « Staging Dionysus... », op. cit., p. 163 ; Th. C. W. OUDEMANS-
P. M. H. Lardinois, op. cit., p. 99.
33. Eschyle, Les Sept contre Thèbes, v. 341-344 ; Euripide, Les Phéniciennes, v. 784-800. Voir F. Zeitlin, « Staging
Dionysus... », op. cit., p. 154-159.
34. Ils sont rapprochés en Thrace par Hérodote, V, 7. Sur leur rapport dans la tragédie, voir R. Jebb, op. cit., p. 168 ;
R. P. Winnington-Ingram, op. cit., p. 109 ; Th. C. W. Oudemans-P. M. H. Lardinois, op. cit., p. 1 1 1-1 12, 156 ; F. Zeitlin,
« Staging Dionysus... », op. cit., p. 177-178 ; O. LONGO, « Dionysos à Thèbes », Lire les polythéismes 1. Les grandes figures
religieuses. Fonctionnement pratique et symbolique dans l'Antiquité, Besançon-Paris, 1986, p. 93-106.
35. Sans doute plutôt Polynice que Capanée. Voir F. ZEITLIN, « Staging Dionysus... », op. cit., p. 156, n. 20.
36. Antigone, v. 134-136.
37. Voir les remarques de R. Jebb, op. cit., p. 35.
38. Voir J. C. Kamerbeek, The Plays of Sophocles. Commentaries III. The Antigone, Leyde, 1978, p. 58.
39. S. Benardete, « A Reading of Sophocles' Antigone », I, Interpretation 4, 3, 1974, p. 148-196 (ici p. 166-168).
40. P. CHANTRAINE, Diet. Etym., s.v. Τάνταλος ; Η. FRISK (Griech. etym. Wörterbuch, s.v. Τάνταλος) estime que le
rapport entre le verbe et le nom n'est pas absolument clair.
41. A noter que, quand Antigone se compare à Niobè, elle l'appelle « fille de Tantale » (v. 824-825) ; il s'agit peut-être
d'une manière détournée de renvoyer encore une fois au personnage.
42. Les deux versions sont exposées par Pindare, Olympique I, v. 1-64. Le thème de l'anthropophagie, auquel il s'oppose,
lui est antérieur et donc ancien.
ANTIGONE, L'INTROSPECTION TRAGIQUE 285

rappelle certains aspects de la légende de Dionysos, dépecé et bouilli comme Pélops, avant que
les auteurs de ces méfaits, les Titans comme Tantale, ne soient foudroyés par Zeus43. Là se
trouve peut-être la justification de l'allusion : l'ennemi, si j'ose dire, « tantalise » en plein délire
bacchique pourrait renvoyer conjointement à ces deux légendes, comme aussi, du même coup,
à l'omophagie du rituel dionysiaque censée commémorer l'épisode du chaudron.
Si cette interprétation est exacte, c'est-à-dire s'il ne s'agit pas seulement de vacillation, elle
place Polynice (ou Capanée) en tête de la liste bien fournie de ceux qui, dans Antigone, perdent
l'esprit. Antigone est folle aux yeux d'Ismène44 et du chœur45 ; folles les deux soeurs selon
Créon46 ; fou Créon pour Antigone47, pour Tirésias48, pour lui-même49, pour Hémon, à qui son
père renvoie la même appréciation50 ; fous les rebelles aux yeux du chœur, ainsi que tous les
frénétiques poursuivis par l'acharnement divin51, chœur lui-même insensé pour le roi52 ; folles
les victimes des dieux, celles d'Eros et d'Aphrodite53, mais bien sûr aussi les Thyiades possédées
par Dionysos54 comme également Lycurgue qui s'opposa à son culte et dont la μανία est répétée
deux fois en deux vers55. La formulation de la parodos place la folie des personnages sous le
patronage de Dionysos qui rend fous ceux qu'il approche, dans son culte ou en dehors. Or,
indiquent J.-P. Vernant et P. Vidal Naquet, la capacité du dieu à déclencher la folie n'apparaît
que rarement dans les tragédies, où le délire est plutôt rare, et le lien qui unit à celle de dieu du
théâtre cette autre fonction de Dionysos reste insaisissable56. Dans Antigone, semble-t-il, nous
assistons à une tentative pour intégrer cette fonction du dieu à l'intrigue, de même que le choix
de Thèbes comme cadre y intégrait tout naturellement la dimension locale du dieu. Le délire,
comme Thèbes, se trouve ainsi investi d'une fonction théâtrale. La pièce est dominée par la
puissance tout à la fois effective et cachée d'une divinité présente, à Thèbes, au théâtre, dans la
folie, et qui cependant ne se présente pas.

Aristote indique que l'action de la tragédie « s'efforce de s'enfermer, autant que possible,
dans le temps d'une seule révolution du soleil, ou de ne la dépasser que de peu »57. Mais cette

43. Sur cet aspect « orphique » de la légende du dieu, voir G. THOMSON, Aeschylus and Athens, Londres, 1941 (éd. 1973,
p. 105-106) ; H. Jeanmaire, Dionysos. Histoire du culte de Bacchus, Paris, 1970, notamment p. 378-408, et surtout
M. Détienne, Dionysos mis à mort, Paris, 1977. Le livre de M. Halm-TîSSERANT, Cannibalisme et immortalité, L'enfant dans
le chaudron en Grèce ancienne, Paris, 1993, chapitres V et VI en particulier, apporte des vues intéressantes sur la parenté des
deux histoires, et aussi des nuances qu'il n'entre pas dans notre propos de développer ici.
44. Antigone, v. 68, 99.
45. Antigone, v. 383.
46. Antigone, v. 561-562.
47. Antigone, v. 470.
48. Antigone, v. 1026, 1050-1052.
49. Antigone, v. 1261, 1339.
50. Antigone, v. 648-649, 754-755, 765.
5 1 . Antigone, v. 220, 596-597, 603.
52. Antigone, v. 281.
53. Antigone, ν. 790. Sur le caractère irrationnel de ces divinités, voir notamment Ch. SEGAL, « L'Antigone... », op. cit., et
F. Zeitlin, « Staging Dionysus... », op. cit., p. 154-159.
54. Antigone, v. 1151.
55. Antigone, v. 959-960.
56. J.-P. VERNANT- P. VIDAL NAQUET, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, II, Paris, 1 986, p. 18-21. Les Bacchantes sont
considérées comme une exception.
57. Aristote, Poétique, 1449 b 12-13. J. de Romilly, Le temps dans la tragédie grecque, Paris, 1971, p. 11, indique que
cette règle est « à peu près » respectée.
286 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

« unité de temps » n'est généralement obtenue que grâce à un artifice, même dans les pièces les
plus ramassées. Ainsi l'arrivée de Teucros dans Ajax ou du Corinthien dans Oedipe Roi
constituent-elles des coïncidences qui auraient peu de chances de survenir aussi opportunément
dans la réalité. Dans Antigone, au contraire, nul besoin de ces interventions providentielles. Tout
se passe à Thèbes entre Thébains, pour la plupart apparentés. Cette proximité spatiale et
familiale, qui donne à la pièce une atmosphère de huis clos, lui permet aussi une remarquable
contraction du temps, que le poète ne se prive pas de faire remarquer.

Au commencement, les deux soeurs dialoguent dans la nuit finissante, et l'indication


temporelle est nettement soulignée58 : « l'armée d'Argos est partie au cours de cette nuit » (έν
νυκτΐ τρ νυν)59, dit Ismène quelque quatre-vingt-cinq vers avant le salut au soleil levant qui ouvre
la parodos60. Celle-ci s'achève sur l'entrée en scène de Créon, venu confirmer ses ordres61. A
peine a-t-il terminé qu'arrive le garde. Il insiste lourdement sur ses hésitations et la lenteur de
son trajet62, mais finit par annoncer que le mort vient juste d'être enterré (τον νεκρόν τις άρτίως
θάψας)63 ; c'est « le premier garde de jour » (ό πρώτος ήμεροσκόπος)64 qui a découvert l'affaire. Il
a donc été procédé au rituel dès l'aube ; et, si le garde n'avait pas traîné, on se demande si Créon
aurait eu le temps d'achever son discours. Les explications du soldat, que S. Benardete juge
superflues, ont en réalité pour fonction de marquer le temps65. Ce premier épisode se déroule
dans la matinée, probablement assez tôt.

Le deuxième épisode a lieu peu après midi. Antigone a été prise sur le fait au moment où
cessa la tempête pendant laquelle elle est intervenue, et qui avait éclaté « à l'heure où le disque
du soleil atteint le milieu du ciel » (έν αίθέρι μέσω)66. Le garde a d'ailleurs fait remarquer
d'emblée qu'il ne pensait pas revenir si vite67.

Il n'y a pas d'indication temporelle précise au moment où le chœur annonce « voici


Hémon »68, mais il est peu probable que ce fiancé, qui ira jusqu'à se suicider sur le cadavre de sa
promise, ait attendu longtemps avant de tenter de fléchir son père. Hémon agit dans l'urgence, et
la question liminaire que lui pose Créon, reprenant l'hypothèse formulée par le chœur, le
confirme : il est venu « en apprenant l'arrêt sans appel » qui frappe Antigone69. Il repart
épouvanté que son père envisage de tuer la jeune fille « sous ses yeux immédiatement »
(αύτίκα)70. Huit vers après son départ, Créon clôt le troisième épisode en confirmant la
condamnation et en annonçant le mode d'exécution d'Antigone71.

58. Voir les remarques de J. C. KAMERBEEK, op. cit., p. 7.


59. Antigone, v. 16.
60. Antigone, v. 100-105.
6 1 . Antigone, v. 155-156.
62. Antigone, v. 223-236.
63. Antigone, v. 245-246.
64. Antigone, v. 253.
65. S. BENARDETE, op. cit., I, p. 177. Voir la reconstitution des faits que propose R. JEBB, op. cit., p. 57.
66. Antigone, v. 415-416.
67. Antigone, v. 390.
68. Antigone, v. 626.
69. Antigone, v. 631-632 (Créon) ; cf. 626-630 (le chœur).
70. Antigone, v. 760.
li. Antigone, \. 773-780.
ANTIGONE, L'INTROSPECTION TRAGIQUE 287

Dès lors les faits se succèdent à un rythme implacable. Le troisième stasimon est « déjà »
interrompu au bout de vingt vers par le « spectacle » (τάδ' όρων) et le commentaire de la marche
au supplice, qui occupe tout le quatrième épisode. Il n'a fallu que vingt-deux vers pour que Créon
passe à l'acte. Ses ordres, dont on constate les effets à la fin, sont exécutés dans l'intervalle qui
va du quatrième au cinquième stasimon inclus. La visite d'Hémon, celle de Tirésias et, entre les
deux, la lamentation d'Antigone se succèdent dans l'après-midi. Certaines indications figurant
dans ces deux derniers passages, plus discrètes que celles qui concernent la matinée, permettent
de reconstituer la seconde partie de la course du soleil. A deux reprises, Antigone salue l'astre
pour la dernière fois, répétant avec insistance qu'elle quitte sa lumière, et, à cette formulation
métaphorique et convenue d'adieu à la vie, il semble qu'il n'y ait rien à (re)dire72. Cependant
l'héroïne désigne le soleil ou sa lumière, au début et à la fin de son lamento, par des expressions
qui méritent attention. C'est d'abord le terme φέγγος73, davantage « lueur » que « lumière »,
souvent utilisé à propos des astres ou de la lune74. C'est ensuite la désignation du soleil comme
« flambeau » (λαμπάδος)75, métaphorique et classique, certes, mais enfin l'un et l'autre de ces
termes se distinguent de l'éclat doré de la lumière telle que le premier chœur la salue ou telle que
la suppose la position du disque solaire évoqué par le garde76. Que le soleil faiblisse, pour
Antigone, au point de lui devenir invisible sous peu, c'est bien certain ; mais sous cette acception
métaphorique dominante, il n'est pas interdit de retrouver la valeur sémantique concrète : les
rayons du soleil s'affaiblissent, le jour avance, bientôt il faudra recourir aux flambeaux.
L'indication temporelle contenue dans les propos de Tirésias est d'un autre ordre, précise
sous une apparence imprécise, comme il convient aux devins. Créon avait lancé à Tirésias :
« sache que mon jugement n'est pas à vendre » ; le devin reprend la construction pour répliquer,
littéralement : « sache que tu n'achèveras plus beaucoup de courses du soleil » (κάτισθι μη
πολλούς ετι τροχούς... ηλίου τελών) avant de connaître le malheur77. S. Benardete considère que
l'annonce de Tirésias, tout en laissant prévoir un délai court, ne précise pas que les choses
arriveront le même jour. A l'inverse, J. C. Kamerbeek est d'avis que cette « course du soleil » est
celle du jour même, du jour tragique78. Le pluriel « courses » semble donner raison au premier.
Mais le second l'emporte si « plus beaucoup » est une litote ; et de fait le devin reprend peu après
une expression voisine, ου μακροΰ χρόνου τριβή79, « peu de temps passera »80. Ce délai,
apparemment indéterminé, fixe l'échéance dans un avenir proche, si proche qu'il se réduit,
comme les faits le confirment bientôt, à un seul jour, celui que Créon « achève » parce que
l'après-midi s'avance. Je hasarde une hypothèse : en répliquant au roi, Tirésias reprend la
construction du verbe (Ί'σθι, κάτισθι) avec le participe. Créon a utilisé le participe futur. Tirésias
emploie la forme τελών ; futur ou présent ? Jour à venir ou jour en cours ? L'ambiguïté est le
propre des devins. Créon sorti, le chœur invoque sans transition un Dionysos essentiellement
nocturne81.

72. Ch. SEGAL estime que l'obscurité connote les forces irrationnelles {Tragedy, op. cit., p. 197-200).
73. Antigone, v. 808-809.
74. P. Chantraine, Diet. Etym., s.v. φέγγος.
75. Antigone, v. 879.
76. Cette évolution du lexique dans Antigone incite à ne pas donner à φέγγος le sens général de « lumière » qu'il admet
dans d'autres pièces de Sophocle (Electre, v. 381, Trachiniennes, v. 606, Ajax, v. 673, Philoctète, v. 867).
77. Antigone, v. 1063, 1064-1065.
78. S. Benardete, op. cit., III, p. 167-168 ; J. C. Kamerbeek, op. cit., p. 180.
19. Antigone, v. 1078.
80. P. Mazon traduit « peu de jours passeront », mais précisément le pluriel a disparu, la référence temporelle est devenue
plus vague que dans la première tournure (éd. cit. p. 1 13).
81. Sortie de Créon, v. 1 1 14 ; évocation de Dionysos nocturne, v. 1 126 (la chant du chœur a débuté dès le v. 11 15).
288 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

Le dernier stasimon appelle en effet un Dionysos dont le caractère nocturne se fait de plus
en plus précis. D'abord évoqué dans la fumée des torches82, il est ensuite appelé « chef du chœur
des astres enflammés (πυρ πνειόντων άστρων) » présidant aux « appels nocturnes (νυχίων) » et
célébré par les Thyiades dans « des chœurs qui durent toute la nuit (πάννυχοι) »83. Il est certain
qu'une telle invocation se réfère au culte du dieu, mais il est non moins certain que ce dernier
chant salue l'arrivée prochaine de la nuit comme le premier saluait le lever du jour. En effet la
parodos, ouverte par ce salut au soleil, s'achève sur un appel à « se livrer à l'oubli après les
combats » et à « former des chœurs qui durent toute la nuit (παννυχίοις) » conduits par
Bacchos84. Sauf à considérer que les vieillards de Thèbes sont seniles, on est obligé d'admettre
que cette recommandation ne vise pas à une application immédiate, mais propose un programme
pour la nuit suivante85. La reprise, dans le dernier stasimon, des termes de ce programme indique
que l'heure est venue de le réaliser, dans l'esprit différent qu'imposent les circonstances. Le
premier et le dernier chant du chœur se suivent comme la nuit succède au jour86 ; ils marquent
de manière appuyée les limites temporelles de l'action. C'est un phénomène notable.
Généralement en effet, les parties chantées, par leurs illustrations et références au passé,
suspendent l'écoulement du temps87. Dans Antigone, ceci n'est vrai que pour les chœurs
intermédiaires ; le temps suspendu se trouve ainsi enveloppé dans le temps qui court.

Avec le dernier chant, la nuit s'annonce sur Thèbes. C'est alors que l'exode a lieu, sans que
les danses en l'honneur de Dionysos aient eu le temps de se dérouler. Sans la moindre faille, sans
le moindre artifice, la pièce est allée de l'aube au couchant, réalisant à la perfection, et y insistant,
l'unité de temps. Mais il y a plus. La pièce porte la trace d'une préoccupation constante de
l'ajustement entre temps censément réel et temps théâtral. Le temps de Thèbes traîne (ainsi le
garde) ou court (ainsi les suicides finaux, par rapport auxquels tout le monde arrive trop tard) ;
le temps de la scène semble bref (au chœur « déjà » interrompu) ou long (à Créon qui commande
qu'on emmène Antigone « au plus vite » et s'impatiente de la « lenteur » des gardes88). Certes
ces contractions ou dilatations de la durée sont affaire d'appréciation de la part des uns et des
autres, mais, dans ces focalisations alternées, s'installe une problématique du temps qui ne dissocie
pas temps de l'action et durée de la représentation. Tout se passe comme si la tragédie se désignait
comme exploration des modalités selon lesquelles le temps de la vie réelle peut s'inscrire dans
le temps, réel lui aussi, mais contracté, de la représentation. Le temps fictif d'une journée pourrait
ainsi constituer, entre les deux, une solution moyenne, retenue comme conforme à l'expression
du destin des « hommes éphémères » (άμερίων έπ' ανθρώπων)89, caractère dont Ch. Segal relève
qu'il est très marqué dans la pièce90. Il est remarquable que Sophocle jalonne celle-ci
d'indications fondées sur cette durée conventionnelle exigée par le genre, et non de références à
l'un des deux temps réels. S'il y a, dans Antigone, une méditation sur le temps, c'est d'abord une
méditation sur le temps tragique.

82. Antigone, ν. 1 1 26- 1 1 27.


83. Antigone, ν. 1 1 46- 1 1 47, 1 1 5 1 .
84. Antigone, ν. 150-151 et 152-154.
85. Sur ce caractère d'annonce, S. Benardete, op. cit., I, p. 166-167.
86. Ch. Segal considère que la parodos va de la lumière à la nuit et le dernier stasimon de la nuit à la lumière (Tragedy,
op. cit., p. 197-200). Je ne pense pas, pour ma part, qu'il y ait de remontée vers la lumière.
87. Voir sur ce point, J. de Romilly, op. cit., p. 27-32.
88. Antigone, v. 885, 932.
89. Antigone, v. 789-790.
90. Ch. Segal, Tragedy..., op. cit., p. 155-156.
ANTIGONE, L'INTROSPECTION TRAGIQUE 289

*
* *

Tout le monde admet, rappelle R. P. Winnington-Ingram, qu'Antigone obéit à une de ces


constructions symétriques que Sophocle affectionne91. La forme la plus visible de cette structure
est l'affrontement. Celui-ci se manifeste d'abord dans la forme : abondance de tirades
antithétiques et de scènes d'àycov, au sens technique que J. Duchemin donne à ce terme comme
au sens large92. La pièce est largement construite comme une succession de confrontations entre
deux personnages. L'affrontement central, opposant Créon à Antigone (épisode II), est précédé
par le conflit entre celle-ci et sa soeur (prologue), et suivi par celui qui oppose Créon à son fils
d'une part (épisode III), au devin d'autre part (épisode V). Le premier épisode présente
successivement Créon, proclamant l'interdiction d'ensevelir Polynice, et le garde, annonçant que
cet ordre a été transgressé. Il obéit ainsi, sous une autre forme, à la logique de l'affrontement.
Seul l'exode, dans lequel Créon puni réalise enfin ses erreurs, semble échapper à cette structure.

L'affrontement intervient également au plan du contenu. Antigone concentre, à un haut


degré, toutes les formes de la confrontation susceptibles d'intervenir dans la vie d'une société :
état-individu, jeunes-vieux, hommes-femmes, morts-vivants, sacré-profane, hommes-dieux,
temps-éternité, selon le catalogue établi par G. Steiner93. Ces conflits, s'imbriquant les uns dans
les autres, constituent la matière même de la pièce. Le duel central oppose Antigone à Créon,
tous deux traités comme personnages principaux à part à peu près égale94. Ce sont deux
caractères entiers comme peu d'autres dans le théâtre grec, sans nuances ni hésitations. C'est
pourquoi le drame ici présenté n'a rien d'un débat intérieur ; il se situe entièrement dans la
relation antagonique entre les deux personnages.

Tout le début de la pièce est comme un « microcosme de l'antinomie tragique », pour


reprendre l'expression que Ch. Segal applique au jeu contrasté de l'ombre et de la lumière dans
la parodos95. En fait, c'est surtout le prologue qui contribue à mettre en place le modèle du
déchirement tragique. Le dialogue entre Antigone et Ismène évoque les malheurs de la maison
de Thèbes en leur conférant une organisation binaire quasi systématique : Etéocle et Polynice se
sont entretués96 ; leurs cadavres font l'objet d'un traitement opposé97 ; Oedipe s'est arraché « les
deux yeux »98 ; Jocaste « mérita le double nom » de « sa mère et sa femme »" ; Antigone et

91. R. P. WlNNlNGTON-lNGRAM, op. cit., p. 128. Également J. Duchemin, ¿'άγων dans la tragédie grecque, Paris, 1944,
p. 1 1 2, 1 59- 1 66 ; G. M. KlRKWOOD, « Struktur Probleme der sophokleischen Tragödie », Sophokles, hrsg. H. Diller, Wege der
Forschung, Darmstadt, 1967, p. 147-182, notamment p. 169-172 ; J. IRIGOIN, «Structure et composition des tragédies de
Sophocle », Entretiens sur l'Antiquité classique 29, Genève, 1983, p. 39-76 ; W. Hering, « Die Eingangsszene der Antigone.
Sophokles, Antigone, ν. 1-99 », Eirene 25, 1988, p. 5-23.
92. J. DUCHEMIN, op. cit., p. 57-58, 116. Également G. M. KlRKWOOD, op. cit., p. 164 notamment ; W. Jens, « Antigone.
Interpretationen », Sophokles, hrsg. H. DiLLER, Wege der Forschung, Darmstadt, 1967, p. 295-310. Pour F. R. Adrados, une
raison technique, la présence de trois acteurs, pourrait expliquer qu'il y ait une série ¿'αγώνες d'acteurs (F. R. ADRADOS,
« Personnages et structure compositionnelle de X Antigone, YOedipe roi et YOedipe à Cotone », Sophocle. Le texte, les
personnages, Actes du colloque international d'Aix-en-Provence, 10-1 1-12 janvier 1990, 1993, p. 143-153).
93. G. Steiner, op. cit., p. 253 sqq.
94. Sur cette dualité, H. D. F. Kitto, op. cit., p. 126 ; G. M. Kirkwood, op. cit., p. 148, 169 ; R. P. Winnington-Ingram,
op. cit.,?. 148-149.
95. Ch. Segal, Tragedy..., op. cit., p. 197-200.
96. Antigone, v. 13-14, 55-56.
97. Antigone, v. 22-30.
98. Antigone, v. 51-52.
99. Antigone, v. 53.
290 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

Ismène restent « toutes deux seules »10°. Selon cette dernière, les femmes sont soumises aux
hommes et les sujets aux rois101 ; elle s'estime ainsi doublement obligée d'obéir à Créon alors
qu'Antigone oppose déjà les droits du sang à la loi d'état102. Mais tout ne va pas par deux de la
même manière. Partant d'un point de vue purement grammatical, A.C. Moorhouse remarque que
les frères et soeurs, contrairement aux parents, sont souvent traités au duel103. Les deux soeurs
d'abord, dès le vers 3 avec l'expression νων ετι ζώσαιν, les deux frères ensuite, dans la
construction très appuyée du vers 13, δυοίν άδελφοίν έστερήθημεν δύο104, sont présentés comme
des paires105. C'est au point que l'évocation de la mort des frères, aux vers 55-57, n'est pas loin
de suggérer que ce fratricide tient du suicide106 : άδελφώ δύο... αύτοκτονουντε τω ταλαιπωρώ
μόρον κοινον κατειργάσαντ' έπαλλήλοιν χεροιν. La paire de frères, déjà traitée au duel dans Les
Sept contre Thèbes101, constitue un tout que leur mort conjointe renforce108. D'autre part, lorsque
Antigone, au vers 899, nomme un des ses frères κασίγνητον κάρα, on ne sait duquel il s'agit. On
opte souvent pour Etéocle, avec bien des précautions toutefois109. Il se pourrait que l'ambiguïté
soit voulue et que ce singulier ait double valeur, de même que le duel tendait à unifier. Quoi qu'il
en soit, l'expression du vers 899 renvoie à celle du premier vers, ω κοινον αύτάδελφον
'Ισμήνης κάρα, dont deux mots ne vont pas sans rappeler ceux qui évoquent le double fratricide
aux vers 55-57. Ces jeux d'écho tendent à établir que ce qui va indissociablement par deux
devrait rester uni.

Malheureusement, il n'en va pas ainsi, et c'est par là que la tragédie arrive. D'abord
l'ensemble formé par les deux frères jusque dans la mort est rompu du fait de Créon. La déchirure
est nettement marquée par la formulation d'Antigone aux vers 21-30 : d'abord évoqués au duel,
Etéocle et Polynice sont ensuite non seulement séparés par le jeu des particules μεν..., δε, mais
aussi opposés par les détails concernant le sort de leurs corps :

ου γαρ τάφου νων τω κασιγνήτω Κρέων


τον μεν προτίσας, τον δ' άτιμάσας έχει,
Έτεοκλέα μέν,...
τον δ(έ) θανόντα Πολυνείκους νέκυν...

Leur sort « commun » s'arrête à leur mort. D'autre part la « communauté » initiale des deux
soeurs se brise au cours du prologue et fait place à un échange rythmé par des pronoms
personnels de première et deuxième personnes. Le dernier duel se trouve au vers 58, μόνα... νώ
λελειμμένα ; sept vers plus loin, Ismène refuse de participer à l'ensevelissement de Polynice dans

100. Antigone, v. 58.


101. Antigone, v. 61-64.
102. Antigone, v. 48, 73.
103. Α. C. MOORHOUSE, The Syntax of Sophocles, Leyde, 1982, p. 2-4. Voir également l'étude des pronoms dans ce
passage que donne W. JÄKEL, «Die Exposition in der Antigone des Sophokles», Gymnasium 68, 1961, p. 34-55 ; R. P.
WlNNINGTON-lNGRAM, op. cit., p. 134 et n. 51.
104. Sur cette construction, voir R. Jebb, op. cit., p. 1 1. Autres duels v. 21, 50, 55-57, 58 ; plus loin, v. 144-146.
105. Sur ce traitement des enfants, voir R. P. Winnington-Ingram, op. cit., p. 128-136 ; Ch. Segal, Tragedy..., op. cit.,
p. 185-186.
106. R. Jebb, op. cit., p. 19-20.
107. Eschyle, Les Sept contre Thèbes, v. 81 1, 816, 863, 922, 932.
108. Voir les remarques de F. Zeitlin, « Thebes... », op. cit., p. 138-140, et « Staging Dionysus... », op. cit., p. 149-150.
109. Ainsi R. P. Winnington-Ingram, op. cit., p. 144, n. 79 ; P. Demont, « Autour du v. 899 de XAntigone de Sophocle »,
Sophocle. Le texte, les personnages, op. cit., p. 1 1 1-123.
ANTIGONE, L'INTROSPECTION TRAGIQUE 291

une phrase commençant par έγώ μεν, à laquelle répond le fier έγώθάψω d'Antigone110 ; on trouve
encore έγώ μεν (Ismène), συ μεν.. .έγώ δε (Antigone)111. Bref, les deux paires consanguines se sont
déchirées, comme un paradigme redoublé de la déchirure tragique.

A la fin du prologue, on sait parfaitement ce qui va arriver, mais la confrontation qui s'ouvre
est redoublée par le jeu de la répétition. Dans le premier épisode, la proclamation de l'édit par
Créon lui-même confirme la rumeur publique dont Antigone faisait état dans le prologue ;
l'ensevelissement du mort réalise l'annonce faite par la jeune fille dans ce même prologue, tous
les spectateurs l'ont compris. Ici, les paroles précédentes deviennent actes, et devient effectif le
conflit qu'elles exprimaient déjà. Mais il y a plus : certains actes eux-mêmes sont doublés. Le
garde revient deux fois parce qu'Antigone recommence une deuxième fois le rituel funéraire. On
s'est demandé pourquoi. Si les gardes avaient été vigilants et l'action d'Antigone interrompue, on
s'expliquerait qu'elle soit revenue. Mais ce n'est pas le cas : le rapport du garde précise
expressément que le corps était « enterré » et que « tous les rites qu'il faut » avaient été
accomplis (τον νεκρόν τις... θάψας... κάφαγιστεύσας à χρή)112. Les dieux sont-ils intervenus la
première fois, comme le suggère le chœur113 ? Mais si Antigone n'avait encore rien fait elle-
même, on ne s'expliquerait pas que la seconde fois, à la vue du corps « dépouillé » (ψιλόν),
elle lance des imprécations contre « ceux qui ont accompli cet acte » (τοίσι τοΰργον
έξειργασμένοις)114. De quel « acte » parlerait-elle ? En réalité, le rituel a bel et bien été accompli
dès la première fois et refait une seconde fois. Est-ce parce que Sophocle recherche un double
effet théâtral, comme le soutiennent plusieurs commentateurs115 ? C'est possible, mais il semble
que la reprise du rituel relève, plutôt que d'une nécessité de l'intrigue ou d'une recherche d'effet,
d'une logique de composition binaire dont la confrontation et les symétries se nourrissent,
logique non indépendante du sens profond que le poète attribue à la tragédie116.

L'exode ne semble pas obéir à cette structuration : le conflit a cessé avec l'écrasement de
Créon et le dénouement, contrairement aux épisodes précédents, ne présente aucune confrontation.
Il n'échappe cependant pas, lui non plus, à un traitement binaire, lisible dans l'organisation
narrative. Trois personnages trouvent ici la mort, Antigone, Hémon et Eurydice, dont les
cadavres s'ajoutent à celui de Polynice, pris enfin en compte officiellement comme défunt. Ces
décès sont traités deux à deux séparément, d'une part dans le récit du messager, d'autre part dans
les lamentations de Créon, qui se font suite dans cet exode. Le messager parle d'abord de deux
tombeaux, celui qu'on dresse tardivement à Polynice117 et la grotte où est emmurée Antigone,
qualifiée conjointement, comme dans la bouche de la victime elle-même, de « tombeau » et de

1 10. Antigone, v. 65, 71-72.


111. Antigone, χ. 78, 80.
1 12. Antigone, ν. 245-247. Voir S. Benardete, op. cit., I, p. 161, 179. J. C. Kamerbeek, op. cit., p. 73.
113.Antigone, v. 278-279. Voir les remarques de Ch. SEGAL, Tragedy..., op. cit., p. 159-160 ; Th. C. W. OUDEMANS-
P. M. H. Lardinois, op. cit., p. 176-177.
1 14. Antigone, v. 426, 428.
115. H. D. F. KlTTO, Form and Meaning in Drama, Londres, 1956, p. 152 ; G. M. KlRKWOOD, A Study of Sophoclean
Drama, Londres, 1958, p. 221 ; J. C. KAMERBEEK, op. cit., p. 93.
116. On peut hésiter dans l'interprétation de la scène entre Créon et Tirésias. Les deux tirades du devin, de longueur
sensiblement égale (v. 998-1032, 1064-1090), sont symétriquement disposées, mais la seconde en dit plus que la première et on
ne peut parler de répétition pure et simple comme on est tenté de le faire pour la scène qui, dans Oedipe Roi, oppose le devin au
héros (v. 316-462). Voir S. Benardete, op. cit., III, p. 166-167.
1 17. Antigone, v. 1 196-1204. Ch. Segal, Tragedy..., op. cit., p. 173-176, etF. Zeitlin, « Thebes... », op. cit., p. 150, notent
que Créon inverse l'ordre des priorités en commençant par s'occuper du mort, alors que le chœur lui avait suggéré de se rendre
d'abord à la grotte et de ne pourvoir qu'ensuite Polynice d'un tombeau (v. 1 100-1 101).
292 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

« chambre nuptiale »118. Ensuite le messager évoque Antigone et Hémon, ayant tous deux mis
fin à leurs jours par des voies différentes et enlacés dans la mort119. L'acte d'Hémon se dédouble
lui-même en tentation de frapper son père et coup porté à soi à l'aide de l'épée « à double
tranchant »120. Après le récit du messager, il n'est plus question d'Antigone121, non plus que de
Polynice. Les lamentations de Créon, même dans les allusions à sa faute, n'en font pas mention.
Dans le finale, les morts pris en compte sont à nouveau deux, Hémon et Eurydice, et, comme
dans le prologue, les choix lexicaux et syntaxiques contribuent à souligner la dualité. Ainsi, par
exemple, aux « malheurs » que Créon porte dans ses bras (le cadavre d'Hémon) s'ajoutent ceux
qui l'attendent chez lui sous la forme du corps d'Eurydice (τα μεν..., τα δ(έ))122, appelés aussi
« second malheur » (κακόν τόδ' άλλο δεύτερον)123. Même quand il fait référence à l'ensemble des
morts dont Créon est responsable, le messager, reproduisant les appréciations d'Eurydice, les
divise en deux parties, les anciens et les nouveaux124. La reine, qui semble, comme dit H. D. F.
Kitto, n'être entrée en scène que pour se tuer125, a introduit un cinquième mort en rapprochant le
sort d'Hémon de celui de son premier fils, Mégarée, pour attribuer la responsabilité de ces deux
pertes à Créon, doublement assassin126. Elle-même, comme Antigone, a donc à déplorer deux
morts127. Le rôle d'Eurydice, muet et apparemment inutile, doit sans doute son existence aux
nécessités de l'organisation polaire de ce finale. Avec son suicide, la culpabilité de Créon est
doublée parce qu'à la mort d'Antigone et d'Hémon s'ajoutent la sienne et celle de Mégarée.

Même si on fait abstraction de cette organisation narrative, on est inévitablement amené à


grouper les morts par paires : les deux fois deux frères, Etéocle et Polynice, Hémon et Mégarée ;
les deux femmes, Antigone et Eurydice, rapprochées à la fois par leur double deuil et par leur
suicide128 ; Antigone et Hémon, fiancés et suicidés. Le processus à l'œuvre dans le prologue, la
séparation de paires d'êtres unis comme figure de la déchirure tragique, soutenu tout au long de
la pièce par la mise en œuvre de structures binaires dans la langue et dans la composition, trouve
ici son complément et son aboutissement : la mort, qui va par deux. Les héros en sont tous deux
victimes : Antigone, bien sûr, mais assez banalement, si j'ose dire, par son propre trépas placé
au centre de ces couples de cadavres. Créon offre un cas plus intéressant. Resté seul, il voit se
dresser contre lui, morts, ceux qui l'ont défié vivants et aussi d'autres, oubliés ou ignorés. Ils sont
en nombre indéfini, indéfiniment groupés deux à deux dans des configurations successives,
qui se défont et se reforment. C'est une mécanique qui accable Créon et le dénonce* une
machine binaire qui se montre ici dans sa forme, presque nue, et comme l'essence du tragique.
R. P. Winnington-Ingram estime qu'il y a deux tragédies dans Antigone, celle de l'héroïne

1 18. Antigone, v. 1204-1207 ; comparer ν. 848-849, 891, ainsi que l'expression du chœur au v. 804.
119. Antigone, v. 1220-1223, 1240.
120. Antigone, v. 1231-1237.
121. Cette absence d'Antigone, qu'il constate au plan matériel (Créon ne rapporte que le cadavre d'Hémon), est remarquée
par H. DlLLER, « Menschendarstellung und Handlungsführung bei Sophokles », Sophokles, hrsg. H. Diller, Wege der
Forschung, Darmstadt, 1967, p. 190-21 1 (p. 200).
122. Antigone, ν. 1279. Rapprocher la formulation des v. 1297-1298.
123. Antigone, v. 1295.
124. Antigone, \. 1312-1313.
125. H. D. F. Kitto, Greek Tragedy, op. cit., p. 126.
1 26. Antigone, v. 1 302- 1 304.
127. Ch. Segal rapproche de ces dualités l'exemple du quatrième stasimon, v. 970-973, présentant les deux fils de Phinée
rendus aveugles par leur marâtre (Tragedy..., op. cit., p. 194-196). On peut ajouter que cet épisode est situé « près des flots de
la double mer » (v. 968).
128. Il est remarquable qu'Ismène ait disparu. Car sauf à écrire une autre histoire, elle ne pouvait pas jouer le rôle à'alter
ego d'Antigone confié en cette fin à Eurydice, ni contribuer comme elle à la multiplication des morts.
ANTIGONE, L'INTROSPECTION TRAGIQUE 293

éponyme et celle de Créon129. Psychologiquement, peut-être, mais il me semble qu'il y a surtout


comme une mise à nu du mécanisme tragique. Tout se passe comme si les deux parties de la
conscience déchirée, qui fait ordinairement le héros tragique, étaient séparées, polarisées et
représentées par ces deux figures. Celles-ci, portant d'emblée l'enjeu au niveau de la mort,
donnent à leur lutte quelque chose de radical, d'irréversible, d'inaccessible, qui en fait presque
un modèle abstrait. Par ce traitement, quantitatif et qualitatif, de l'intrigue et des personnages,
Antigone se présente comme une pièce modèle de l'univers conflictuel propre à la tragédie.

La tragédie, comme genre et comme rite, ses lois, son sens et son dieu, sont donc pris en
compte dans Antigone non comme un supplément de préoccupation, mais comme un souci dont
le centre est partout et les contours nulle part isolables ; il s'inscrit au lieu même où s'effectue la
fusion de la forme et du sens, auxquels il s'articule conjointement. La tragédie se pense ici
comme un miroir tendu au destin tragique de l'humanité et comme la forme par excellence de
son expression130.

129. R. P. WlNNINGTON-lNGRAM, p. 148-149.


130. H. DlLLER a raison de dire que la forme tragique n'est pas due au hasard, mais adaptée au destin humain {op. cit..
p. 221).

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