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l’avenir ou
la mise à mort
de l’industrie de
l’équipement ?
Le mastodonte du commerce électronique est en passe de dominer le marché
de l’équipement outdoor et son influence sur le secteur ne cesse de s’accroître.
Est-ce la fin des enseignes qui ont nourri notre goût de l’aventure ?
Ou bien ont-elles encore une chance de survivre sans s’entretuer ? MYA FRAZIER
Tra d u c t i o n : M a r t a d e Te n a
CORY THOLL PRESSE SON POUCE SUR UN BOUTON en lançant un logiciel appelé MAP Moni-
tor, lequel, dit-elle, « débusque sur le Net
E T L A C A R TO U C H E D ’ A R G O N S ’ É V E I L L E D A N S tous les sites où l’on peut acheter quelque
chose » puis remplit une feuille de calcul
U N S I F F L E M E N T. L E G A Z I S O L A N T T R AV E R S E avec les différents prix trouvés. Le but de
UN TUBE EN CAOUTCHOUC DANS LA VESTE cette opération, trop souvent atteint, c’est
de repérer les commerçants qui proposent
ÉTENDUE SUR LA TABLE ET REMPLIT LES PETITES des produits Klymit en dessous du MAP –
minimal advertised price, prix minimal
CHAMBRES BLEUES QUI LA COMPOSENT POUR annoncé.
Contrôler le prix de vente est devenu
DONNER TOUT SON VOLUME AU VÊTEMENT. une priorité absolue pour de nombreuses
marques outdoor dans cette économie nu-
mérique où l’on peut créer une boutique
Il s’agit du du gilet kinetic, le tout premier tenaires, dont Costco, la grande enseigne en ligne du jour au lendemain et où les
produit de la marque Klymit, lancé en 2008 américaine de la vente en gros et Amazon. consommateurs écument Internet à la re-
en même temps que cette entreprise ba- Tholl avait choisi de vendre directement cherche de la bonne affaire avant de dégai-
sée dans l’Utah. « Chaud et croustillant… au leader mondial du e-commerce dans le ner leur carte de crédit.
C’était le concept, en tout cas », explique cadre du programme « Vendor Central », Lorsqu’une marque établit un MAP pour
Cory Tholl en tapotant le vêtement. Tholl accessible exclusivement sur invitation. un produit donné, les détaillants sont cen-
est l’actuel P.-D.G. de Klymit. Conçu par Dans ce cas de figure, Amazon fonctionne sés s’y tenir, et, s’ils ont toujours contourné
Nate Alder, le fondateur de l’entreprise, comme un magasin traditionnel, c’est-à- cette règle, jusqu’à présent, les fabricants
après une expédition de plongée en eaux dire, achète aux fournisseurs pour vendre d’équipement pouvaient tolérer ces écarts :
profondes, le gilet gonflable était cen- aux consommateurs. Le site s’occupe de autrefois, un magasin dans l’Etat du Maine
sé chambouler le marché du duvet et de la l’expédition, des retours, du SAV et, plus soldant des skis en fin de saison n’avait au-
veste. Ce fut un flop monumental. important encore, du contrôle des prix. cun impact sur une boutique située dans
Tholl, trentenaire à l’allure athlétique, Très vite, Amazon s’est mis à passer des les Rocheuses, à l’autre bout du pays. Au-
ingénieur en mécanique et titulaire d’un commandes de Static V dont le volume jourd’hui, les répercussions s’en ressentent
MBA, raconte les débuts difficiles de Kly- dépassait de loin n’importe quel autre re- au niveau national, en grande partie à cause
mit. Le gilet Kinetic n’intéressait personne vendeur de produits Klymit. À la fin 2012, d’Amazon, qui, selon des études récentes,
et la marque mit au point d’autres articles pour la première fois de son histoire, Kly- représente près de la moitié de chaque
gonflables — une veste, un matelas – sans mit terminait l’année avec un résultat net dollar dépensé dans la vente en ligne aux
parvenir pour autant à développer un bon positif et un million de dollars de chiffre États-Unis.
réseau de distribution. Pendant des lustres, d’affaires. Les profits ont continué à aug- Les marques et les revendeurs peuvent
les marques débutantes qui parvenaient à menter régulièrement au cours des deux travailler avec Amazon de plusieurs fa-
s’imposer sur le marché outdoor avaient années suivantes, et en 2015 et 2016, ils ont çons. Dans le programme « Vendor Cen-
toujours suivi la même recette : concevez doublé. Dans la foulée, l’entreprise lance tral » choisi par Klymit, l’entreprise
un bon produit, présentez-le aux détail- une variante du Static V et toute une série accorde à Amazon des remises sur quan-
lants lors des salons et foires, décrochez des de nouveautés : des oreillers, des sacs à dos, tité et l’e-commerçant s’occupe de tout
commandes pour la saison suivante. Croi- des sacs de couchage. Selon les projections le reste. Une alternative pour les marques,
sez les doigts pour que les consommateurs pour cette année, les ventes devraient dé- c’est d’installer leur propre « vitrine »
craquent eux aussi. Rongez votre frein. passer les 20 millions de dollars, dont le sur la plateforme Amazon Marketplace en
Klymit a suivi à la lettre la formule en fai- quart environ proviendrait des ventes en échange d’une commission sur chaque ar-
sant fi des opportunités en ligne qui étaient gros pour Amazon. « Nous n’aurions pas ticle vendu en plus des frais de fonctionne-
déjà en train de changer la donne pour les pu y arriver sans Amazon », avoue Tholl. ment. Dans le cadre de cette option, connue
start-up de l’équipement. sous le nom de « Seller Central », les so-
Début 2011, l’insolvabilité pointait ses vi-
laines oreilles. L’entreprise avait désespé-
rément besoin de liquidités et encore plus
d’un produit révolutionnaire pour sauver « Les marques ne peuvent pas se permettre de
sa mise. ne pas être sur Amazon étant donné le grand
Tholl et Maxfield, son partenaire com- nombre de clients potentiels » estime Christian
mercial, ont cherché à développer un
nouveau matelas gonflable à l’aide d’une
Gennerman, consultant e-commerce.
imprimante 3D achetée à grands frais en
2010. Leur premier prototype était trop en-
combrant et surtout, avec ses 3 kg 2, bien
trop lourd. Maxfield s’est mis à travailler 15
heures par jour pour en créer d’autres ver- Lutter coûte que coûte contre le dumping ciétés peuvent gérer les expéditions et les
sions. Pendant des mois. Il dormait dessus On aurait pu s’en douter, s’engager à ce retours ou bien payer Amazon pour s’en
dans son jardin, y annotait ses observations point avec l’empire de Jeff Bezos présente occuper.
dessus avec un feutre, et le lendemain, il se aussi des inconvénients. En témoigne Quelle que soit la modalité choisie, les
remettait au boulot pour améliorer le de- Becky Stoker, la responsable des opérations marques n’apprécient pas que leurs pro-
sign. En parallèle, Tholl se concentrait sur commerciales de Klymit. Elle a de multi- duits soient soldés sans leur consentement,
la stratégie de distribution. ples responsabilités, mais sa préoccupation car cela risque de provoquer une réaction
Au printemps 2012, ils présentent le principale en ce moment est le maintien en chaîne dommageable. Si un revendeur
Static V, qui doit son nom à ses cellules des prix en ligne des produits Klymit, en baisse le prix, d’autres auront tendance à
en chevron. Un succès immédiat mis à la particulier du Static V, qui reste le best-sel- l’imiter, ce qui entraînera une réduction de
vente dans les magasins spécialisées mais ler de la marque. Jusqu’à il y a peu, elle la marge bénéficiaire ou même sa dispari-
aussi par l’intermédiaire de nouveaux par- commençait systématiquement sa journée tion si chacun surenchérit pour rester com-
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pétitif. De plus, lorsqu’une marque s’avère
incapable de contrôler ces soldes sauvages,
les détaillants refusent de travailler avec Becky Stoker,
responsable des
elle. Cette dynamique touche encore plus opérations
lourdement les entreprises comme Klymit commerciales
qui vendent directement à Amazon. Le lo- de Klymit
à gauche :
giciel de réajustement de prix de la plate- Cory Tholl, P.-D.G.
forme détecte une baisse, le site peut choisir
de s’y aligner en justifiant éventuellement
le fait d’être passé en dessous du MAP avec
l’excuse classique des revendeurs : « C’est
pas moi qui ai commencé ! ». Ce n’est pas
un secret qu’Amazon consent à rogner sa
marge ou même à des pertes dans le but de
garder son statut de vendeur en ligne uni-
versel. Mais pour Klymit, qui vend deux
tiers de son matériel à travers les distri-
buteurs indépendants et la grande surface,
les conséquences pourraient être catastro-
phiques. « Si nous n’arrivons pas à main-
tenir les prix, nous risquons de perdre leur
confiance et donc de les perdre tout court »,
s’inquiète Cory Tholl.
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Plateforme logistique de
Backcountry, Salt Lake City
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Tom Coleman,
fondateur de
Recreation Outlet
à droite:
entrepôt d’Amazon à
Florence, New Jersey
partenaires triés sur le volet la vente de ses puis plus de trente ans, REI organise toute On dirait que même Klymit a appris à dire
produits sur leur espace Amazon, à condition sorte d’événement et de stages et propose non. « Beaucoup d’entreprises ignorent qu’il
qu’ils respectent strictement sa politique des voyages d’aventure. Massey Outfitters est possible de tenir tête à Amazon, explique
de prix. « Il y a des clients potentiels sur propose régulièrement des ateliers de cuisine Tholl. Pourtant, on l’a fait. »
Amazon que nous ne voulons pas perdre, dit et de sports de plein air, ce qui, d’après son
Brensinger. Mais on ne le fera pas aux dépens directeur, est un élément clé dans le succès JOURNALISTE D’INVESTIGATION SPÉCIA-
de nos autres distributeurs. » Les firmes durable de la chaîne. LISÉE DANS L’ÉCONOMIE, MYA FRAZIER
outdoor sont de plus en plus nombreuses à Cependant, les détaillants soulignent qu’il EST BASÉE DANS LE MIDWEST AMÉRI-
suivre cette stratégie qui leur permet de ré- est fondamental pour eux de pouvoir pro- CAIN. ELLE SIGNE ICI SA PREMIÈRE EN-
server certains articles à la vente en magasin poser des produits à offrir en exclusivité, QUÊTE POUR OUTSIDE US.
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photo de Hannah McCaughey