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M e s s ag e s qu i s s e de Pi e r r e B ou l e z

Collection « L’Académie en poche »

Xavier Luffin, Religion et littérature arabe contemporaine (2012)

François De Smet, Vers une laïcité dynamique. Réflexion sur la


nature de la pensée religieuse (2012)

Richard Miller, Liberté et libéralisme ? Introduction philoso-


phique à l’humanisme libéral (2012)

Véronique Dehant, Habiter sur Mars ? (2012)

Jean Mawhin, Les histoires belges d’Henri Poincaré (2012)

Baudouin Decharneux, La religion existe-t-elle ? (2012)

Jacques Siroul, La musique du son, ce précieux présent.


De Pythagore aux technologies numériques (2012)

Collection « Mémoires »

Musique et sciences de l’esprit. Actes de colloque (2012)

L’idéologie du progrès dans la tourmente du postmodernisme.


Actes de colloque (2012)

www.academie-editions.be
J ea n - M a r i e Rens

Messagesquisse
de Pierre Boulez
Lorsque matériau, temps et formes
s’harmonisent

préface de pierre bartholomée


Vous pouvez écouter les extraits sonores mentionnés dans l’ouvrage
en vous rendant sur la page suivante : http://bit.ly/127Z25R

Publié en collaboration avec

Académie royale de Belgique Crédits


rue Ducale, 1 Photo de couverture :
1000 Bruxelles, Belgique Paul Klee, Rhythmisches, 1930.
www.academie-editions.be Paris, Musée national d’Art
www.academieroyale.be moderne – Centre Pompidou.
Inv. AM 1984-356 (détail).
Collection L’Académie en poche ©Centre Pompidou, MNAM-CCI,
Sous la responsabilité académique Dist. RMN–Grand Palais/
de Véronique Dehant Bertrand Prévost.
Volume 9 Conception et réalisation :
Grégory Van Aelbrouck,
ISBN 978-2-8031-0323-2 Académie royale de Belgique
Dépôt légal : 2012/0092/16
Impression : IPM Printing SA,
© 2012, Académie royale de Belgique Ganshoren
Préface
À l’école d’un chef-d’œuvre

« Je plains les poètes que guide le seul instinct ; je les


crois incomplets  … Il est impossible qu’un poète ne
contienne pas un critique » 1.
Pierre Boulez est membre associé de la Classe des
Arts de l’Académie royale de Belgique depuis le 4 mai
1995. Compositeur phare de son temps – le nôtre –,
interprète hors pair, il a contribué de manière décisive
au renouvellement des outils permettant de « penser »
la musique et, peut-être, à travers elle, le monde.
Dès avant les années 1950, il a eu de nombreux
contacts en Belgique. Ses rencontres et échanges avec
Pierre Froidebise, Henri Pousseur, Célestin Deliège,
Marthe Pendville puis André Souris, Marcelle
Mercenier et, quelques années plus tard, Hervé Thys,
Robert Wangermée et Georges Caraël ont posé les
jalons d’un renouvellement de la création et de la
pratique musicales dans notre pays.
Dès avant leur publication, ses premières œuvres
ont été jouées à Bruxelles tandis qu’il mettait celles
d’Henri Pousseur au programme des concerts du
1 Charles Baudelaire, cité par Pierre Boulez in P. Boulez, Penser
la musique aujourd’hui, Paris, Gallimard, 1963 (rééd. 1987).
8 Messagesquisse de pierre boulez

Domaine Musical, à Paris, où il engageait Marcelle


Mercenier, pianiste, et André Souris, chef d’orchestre.
C’est une mezzo soprano belge, Jeanne Deroubaix,
qui, en 1964, a, sous la direction de Boulez, enre-
gistré une de ses œuvres emblématiques, Le Marteau
sans Maître, qu’une autre mezzo belge, Lucienne
Van Deyck, allait bientôt reprendre à Bruxelles, à
Liège, Londres, Cologne et Belgrade, avec l’ensemble
Musiques Nouvelles, lequel poursuivrait sans tarder
son aventure boulezienne en donnant, à Bruxelles, la
première belge d’Éclat.
Les années 60, c’était aussi la naissance à Bruxelles
d’une biennale internationale, Reconnaissance des
musiques modernes, dont, à chaque session, Pierre
Boulez dirigeait les mémorables concerts inaugural et
de clôture.
La radio était généreusement partie prenante de
tous ces événements qui bouleversaient la vie musicale
belge.
Un vent de modernité soufflait, alors, sur nos
contrées. Bruxelles accueillait non seulement Boulez
mais Messiaen, Stockhausen, Berio, de Pablo (qui,
eux aussi, seraient bientôt associés à la Classe des Arts
de notre Académie royale), Cage, Kagel, Amy, Eloy.
Le public découvrait leurs œuvres les plus récentes
et celles de Ligeti puis, bientôt, celles de Schnittke,
Denisov, Boesmans et bien d’autres. Michaël Gielen
était à la tête de l’Orchestre national.
Avant de les publier, Célestin Deliège avait réalisé
des séries d’entretiens radio avec Pierre Boulez pour
Préface 9

ce qui s’appelait alors le Troisième programme.  Il


suivait attentivement l’évolution d’une œuvre dont il
mesurait l’importance fondatrice et à laquelle il allait
bientôt consacrer de grands textes qui font aujourd’hui
référence.
Compagnon des premières heures, Henri Pousseur,
membre, lui aussi, de notre Classe des Arts, entrete-
nait, pour sa part, une correspondance suivie avec
Pierre Boulez qui avait dirigé plusieurs de ses œuvres
en Belgique, en France et aux États-Unis.
Mais la roue tourne et, au fil des ans et d’une car-
rière extrêmement absorbante, Pierre Boulez s’est fait
de plus en plus rare en Belgique où un projet avait
mûri de longue date, celui d’organiser une cérémonie
officielle pour sa réception à l’Académie royale de Bel-
gique.
Ce projet devait, enfin, se concrétiser en lien avec le
Colloque international Messiaen, la force d’un message
de mai 2012 auquel Boulez avait accepté de prendre la
parole.
La séance officielle de réception offrait l’excellente
occasion de programmer un peu de musique. De la
musique de Boulez ! Une jeune virtuose belge, Marie
Hallynck, violoncelliste, y jouerait Messagesquisse
pour violoncelle solo et six violoncelles avec un groupe
de collègues du Conservatoire royal de Bruxelles.
Messagesquisse, une œuvre passionnante et très
significative composée en 1976 sur le nom du chef
d’orchestre et grand mécène suisse Paul Sacher. Une
œuvre aux codes et résonances multiples sur laquelle
10 Messagesquisse de pierre boulez

un compositeur belge, Jean-Marie Rens, a beaucoup


travaillé, ce qui avait incité le Collège Belgique à lui
demander d’y consacrer une grande conférence intro-
ductive.
Retenu aux États-Unis pour raisons de santé, Pierre
Boulez a malheureusement dû renoncer à sa participa-
tion au colloque Messiaen et la séance de réception a
été annulée.
Mais la conférence-analyse de Jean-Marie Rens a
été maintenue. Illustrée par de nombreux exemples
joués en direct, elle a suscité un tel intérêt que le projet
de la publier s’est rapidement imposé.
Le défi était de taille  : ouvrir un auditoire essen-
tiellement composé de mélomanes non instruits de
théorie et de techniques d’écriture aux arcanes d’un
texte musical complexe aux caractères esthétiques très
particuliers.
Jean-Marie Rens avait déjà donné d’excellentes
preuves de ses capacités d’analyste et de communica-
teur. Voilà bien des années que, parallèlement à ses
travaux de composition, il travaille sur les techniques
d’analyse qu’il enseigne au Conservatoire de Liège et
auxquelles il a consacré un remarquable ouvrage péda-
gogique. Il a également donné beaucoup de son temps
et de son énergie à la création et au développement de
la Société belge d’analyse musicale.
Formé au Conservatoire royal de Bruxelles,
notamment à l’école des œuvres telle que l’ensei-
gnait son maître Jean-Claude Baertsoen, il a, ensuite,
participé à plusieurs stages des Académies « Acanthes »
Préface 11

où, après avoir assisté aux cours donnés par Olivier


Messiaen et Toru Takemitsu, il a suivi ceux de Pierre
Boulez.
Ses travaux procèdent à la fois d’une connaissance
approfondie des systèmes musicaux et d’une réflexion
personnelle sur la modernité.
Nous sommes heureux de présenter ici le texte de
son analyse de Messagesquisse assorti de nombreux
exemples graphiques et sonores, ces derniers acces-
sibles via un lien internet.
Il faut souligner l’indépendance et la rigueur de
l’attitude analytique de Jean-Marie Rens qui, parce
qu’il est compositeur et familier tant des incursions
dans l’imaginaire que de la démarche, du geste poïé-
tique, sait que l’analyse a des limites et que, comme
Pierre Boulez l’a écrit dans Penser la musique au-
jourd’hui : « il reste primordial (…) de sauvegarder le
potentiel d’inconnu enclos dans un chef-d’œuvre. »

Novembre 2012.

Pierre Bartholomée,
Président de l’Académie
et Directeur de la Classe des Arts
Introduction

Lorsque le Collège Belgique m’invita à donner un


cours ou plus précisément un concert-analyse consacré
à Messagesquisse de Pierre Boulez, j’accueillis ce projet
avec intérêt et enthousiasme. Parler d’une œuvre que
j’aime particulièrement, dans le cadre du colloque
consacré à Olivier Messiaen, ne pouvait que me réjouir.
Si l’enthousiasme fut mon premier sentiment, au
moment de me mettre au travail il a très vite laissé
place à l’angoisse. En effet, comment parler d’une mu-
sique complexe à des mélomanes sans passer par l’ar-
senal des outils analytiques généralement utilisés avec
des musiciens – outils qui supposent bien entendu une
connaissance de la théorie musicale, mais aussi de la
lecture de la musique ? Le challenge était lancé : arriver
à faire entrer un auditeur non-musicien dans une pièce
de la seconde moitié du XXe siècle. Le sentiment d’an-
goisse, bien passager il est vrai, s’est transformé alors
en une excitation extrêmement positive.

Le texte proposé ici s’articulera en quatre moments


bien distincts.
14 Messagesquisse de pierre boulez

Le premier sera consacré à un petit portrait de


Pierre Boulez. Nous dirons également quelques mots
sur les raisons du titre de la conférence donnée le 3 mai
2012 au Collège Belgique et qui a été conservé dans le
cadre de cette contribution.
Le deuxième moment présentera le projet compo-
sitionnel et donc la genèse de Messagesquisse, mais
également les stratégies générales mises en œuvre  :
instruments, forme, …
Une troisième partie, la plus conséquente, s’atta-
quera à l’analyse détaillée des différentes parties de
l’œuvre.
Enfin, après ce parcours analytique, et en guise
de conclusion, nous reviendrons à la globalité de la
pièce, montrant combien le souci de la perception est
un enjeu important dans Messagesquisse, mais plus
largement dans l’œuvre de Pierre Boulez.
Petit portrait
de Pierre Boulez

Faut-il encore présenter cette figure importante de la


musique d’aujourd’hui  ? Musicien aux multiples fa-
cettes, il est d’abord et avant tout compositeur. Si nous
devions, sans être exhaustif, ne retenir que quelques
œuvres que nous considérons comme marquantes
dans sa production, nous mettrions à l’avant-plan : Le
Marteau sans Maître sur des textes de René Char, les
trois Sonates pour piano, Éclat/Multiples, Pli selon Pli,
Répons, Sur Incises, les Notations pour orchestre et, bien
entendu, Messagesquisse dont nous allons faire l’ana-
lyse.
Pierre Boulez, c’est aussi un chef d’orchestre « par
obligation », comme il aime à le souligner lui-même. Sa
carrière l’a conduit à diriger les plus grands orchestres
dans un répertoire souvent tourné vers la musique
du XXe siècle. Mais cette défense de la musique mo-
derne ne lui a toutefois pas fait oublier le répertoire
classique et romantique. Ainsi, dans sa discographie,
nous le retrouvons dans, entre autres, des œuvres de
Mozart, Wagner, etc. À ceux qui souhaiteraient à la
fois en savoir plus sur cette brillante carrière de chef
16 Messagesquisse de pierre boulez

d’orchestre, mais aussi mieux comprendre la manière


dont Boulez l’envisage, nous recommandons la lecture
de l’ouvrage L’écriture du geste - série d’entretiens avec
Cécile Gilly 1.
La troisième facette de Pierre Boulez, certes moins
connue du grand public, est celle du penseur et du
chercheur. La lecture des très nombreux ouvrages de
réflexion générale sur le langage musical est, pour
tout musicien et en particulier pour les compositeurs,
incontournable. Si ces ouvrages théoriques demandent
un certain bagage musical, les entretiens avec Célestin
Deliège 2, ainsi que les conférences données au Collège
de France 3 et l’ouvrage consacré au peintre Paul Klee 4,
pourront intéresser tout lecteur curieux.
Pourquoi le sous-titre « Lorsque matériau, temps et
forme s’harmonisent » ?
C’est ainsi, non sans une certaine hésitation, que la
conférence proposée au Collège Belgique a été intitu-
lée. Hésitation, car, dans le cadre de cette pièce, deux
autres titres auraient été en phase avec notre propos. Le
premier est une citation de Webern : « Il est clair que,
1 P. Boulez, L’écriture du geste  – entretiens avec Cécile Gilly,
Paris, France éditions  – Christian Bourgois, collection
musique, 2002.
2 P. Boulez, Par volonté et par hasard – entretiens avec Célestin
Deliège, Paris, Le Seuil, 1975.
3 P. Boulez, Jalons pour une décennie  – dix ans de cours au
Collège de France (1978-1988), Paris, Christian Bourgois,
Musique/passé/présent, 1989.
4 P. Boulez, Le pays fertile – Paul Klee, Paris, Gallimard, 1989.
Petit portrait de Pierre Boulez 17

lorsqu’il y a relation et cohérence à tous les niveaux,


l’intelligibilité de l’œuvre est assurée 5 ». Cette citation,
tellement révélatrice de la pensée de ce grand repré-
sentant de la seconde école viennoise, aurait été, à la
lumière de l’analyse de Messagesquisse, assez oppor-
tune. En effet, dans cette œuvre, on ne trouve pas un
élément, aussi minime soit-il, qui ne soit en rapport
avec la globalité de la pièce. Il y a dans Messagesquisse,
comme nous allons tenter de le montrer, un lien étroit
et fort entre la microstructure (le matériau générateur)
et la macrostructure.
L’autre titre possible aurait été «  Comment
composer une musique à partir d’un élément exogène
à celle-ci  ?  ». Il aurait été, lui aussi, particulièrement
en rapport avec Messagesquisse, car c’est à partir d’un
nom, celui de Paul Sacher, que Pierre Boulez compose
l’entièreté de la pièce.

Alors, pourquoi «  Lorsque matériau, temps et forme


s’harmonisent » ?
Si l’analyse qui va suivre illustre, nous l’espérons,
les raisons de notre choix, notre travail de composi-
teur explique également, en partie, ce titre. En effet,
lorsqu’on écrit de la musique, le rapport entre le
matériau et la forme est au centre des préoccupations.
De manière encore plus radicale, nous pensons même
que composer, c’est, finalement, au-delà de la créativité

5 A. Webern, Chemin vers la nouvelle musique, Paris,


Lattès, « Musiques et musiciens », 1980, p. 62.
18 Messagesquisse de pierre boulez

et de l’artisanat, occuper un espace temporel à partir


d’un matériau de base, d’une matière première.
Portrait général
de Messagesquisse

La genèse de l’œuvre

Messagesquisse, composée en 1976, est une pièce de


courte dimension et extrêmement unifiée sur le plan
de l’instrumentarium puisqu’écrite pour sept violon-
celles (un violoncelle principal et six violoncelles
secondaires). Cette œuvre est considérée par certains
observateurs comme relativement secondaire dans
la production de Pierre Boulez. Mais d’autres ne
partagent pas cet avis, dont le compositeur et musi-
cologue français Antoine Bonnet qui est l’auteur d’un
important et remarquable article consacré à Messa-
gesquisse 1. À l’instar d’Antoine Bonnet, nous consi-
dérons cette œuvre comme importante, puisque non
seulement elle préfigure les préoccupations de Répons
(pièce pour orchestre, six solistes et dispositif électro-
nique), mais aussi parce qu’elle propose une forme de

1 A. Bonnet, « Écriture et perception : à propos de Messages-


quisse de Pierre Boulez », in InHarmoniques, n°3, Musique et
perception, Paris, Ircam, 1988, p. 211-243.
20 Messagesquisse de pierre boulez

transposition des préoccupations de la musique mixte 2


dans un domaine purement acoustique. Mais nous
aurons l’occasion de revenir sur ce point.

Le projet

C’est à l’initiative de Mstislav Rostropovitch que le


projet voit le jour. En effet, ce célèbre violoncelliste
décide de passer commande à douze compositeurs 3
d’une œuvre impliquant le violoncelle, et ce, afin de
fêter le 70e anniversaire de Paul Sacher 4  – violoncel-
liste lui-même, mais aussi chef d’orchestre et grand
mécène dans le domaine de la musique du XXe siècle.
La seconde demande, ou plus précisément consigne,
était de composer la pièce à partir du nom de Sacher.

Comment composer à partir d’un nom ?

Les Allemands, mais aussi les Anglo-saxons, n’utilisent


pas les syllabes que nous connaissons bien en Belgique

2 Une musique mixte est une musique qui fait appel à des
instruments acoustiques associés à un dispositif électronique.
3 Alberto Ginastera, Wolfgang Fortner, Hans Werner Henze,
Conrad Beck, Henri Dutilleux, Witold Lutosławski, Luciano
Berio, Cristobal Halffter, Benjamin Britten, Klaus Huber,
Heinz Holliger et Pierre Boulez.
4 Paul Sacher, né et mort à Bâle (1906–1999), est, entre autres, le
créateur de la fondation Sacher à Bâle où les esquisses, mais
aussi les manuscrits de nombreux compositeurs du XXe siècle
sont conservés et disponibles pour les chercheurs.
Portrait général de Messagesquisse 21

comme en France pour nommer les notes : à savoir do,


ré, … En Allemagne, ce sont des lettres qui servent à les
désigner : A=la, B=si  @, C=do, D=ré, E=mi, F=fa, G=sol
et H=si.
Bach, comme bien d’autres compositeurs, a utilisé
cette propriété pour signer certaines de ses œuvres – la
petite formule musicale représentant les lettres du nom
de Bach étant si  @-la-do-si. Signalons encore que si la
signature pouvait être représentée par des notes, elle
pouvait également se faire numérologiquement et que
le nombre de Bach, en rapport avec le positionnement
des lettres dans l’alphabet, est 14 (2+1+3+8) 5.
Mais comment transposer le nom de Paul Sacher
alors que deux lettres (le S et le R) n’entrent pas dans
cet alphabet musical  ? Boulez a trouvé une solution
assez évidente pour le S car il se fait qu’en allemand
la note mi  @ s’écrit Es (s représentant le bémol) et se
prononce S. La petite série de six notes commencera
donc par mi @. Par contre, le R pose problème, car il
ne peut trouver de place dans cet alphabet. Boulez a
tout simplement choisi de lui attribuer la note le plus
en rapport avec la lettre, à savoir ré.
Sacher donne donc en termes de notes : mi @-la-do-
si-mi-ré.
C’est à partir de cette série de six notes et de ses
transformations que toute la pièce va se composer.

5 Pour ceux qui voudraient en savoir plus sur cet aspect de la


musique de Bach, nous conseillons la lecture du remarquable
ouvrage de Kees Van Houten et Marinus Kasbergen, Bach
et le nombre, Wavre, Mardaga, 1992.
22 Messagesquisse de pierre boulez

Mais Pierre Boulez ne va pas se contenter de nommer


Sacher au travers des notes, il va également le faire
à l’aide de six petits motifs rythmiques. Comment
les a-t-il engendrés  ? Tout simplement à partir de la
transposition de chaque lettre en alphabet morse. Cet
alphabet utilisant exclusivement des brèves (b) et des
longues (l) 6, voici le nom de Sacher : S=b-b-b, A=b-l,
C=b-l-b-l, H=b-b-b-b, E=b et R=b-l. Tout comme pour
les notes, cette série de six petits motifs rythmiques
sera très présente dans Messagesquisse.

La grande forme

Une série de six notes et une série de six motifs ryth-


miques pour la microstructure, six violoncelles secon-
daires, etc. Le chiffre 6 agit à plusieurs niveaux et entre
autres, comme nous allons le voir, sur le plan de la
macrostructure (la grande forme).
Celle-ci se compose de six sections. En dehors des
deux dernières qui s’enchaînent et peuvent dès lors
être entendues comme très unifiées, ces sections sont
extrêmement bien délimitées et aisément perceptibles.
L’exemple ci-contre représente graphiquement la
forme.
Les cadres qui entourent les chiffres romains à la
première ligne (niveau a) montrent les parentés d’une
section à l’autre. Ainsi, la quatrième entretient
6 La longue vaut le double de la brève. En termes musicaux, si la
brève vaut une noire, la longue vaut une blanche.
Portrait général de Messagesquisse 23

e x e mp l e 1
________________________________

des liens étroits avec la première : elle est en quelque


sorte, pour reprendre une terminologie boulézienne,
son commentaire. De la même manière, la troisième
section est à mettre en relation avec la deuxième et la
sixième prolonge la cinquième.
Sous les cadres, nous avons placé des commentaires
généraux. Les premiers (niveau b) tentent de montrer
les rapports possibles entre la structure générale et
les formes plus «  classiques  » (classique étant à com-
prendre dans le sens d’ancrage dans la tradition). Le
niveau c propose une synthèse des différentes vitesses
tandis que le quatrième niveau (d) donne une fonction
à ces différentes sections.
24 Messagesquisse de pierre boulez

Après une introduction proposant le nom de Sacher


et un premier déploiement sur lequel nous revien-
drons, la deuxième section constitue le moment le
plus développé de la pièce. Nous l’avons baptisée sec-
tion « ping-pong ». Nous reviendrons bien entendu en
détail sur cette section afin d’expliquer les raisons de
cette métaphore pouvant paraître un peu étrange, nous
en sommes bien conscient.
La troisième section  – qui, nous l’avons dit plus
haut, est le pendant de la deuxième – a pour mission
de ramener le calme après le véritable orage de la deu-
xième section tellement énergique et virtuose. Elle est
en quelque sorte une décompression ayant toutes les
caractéristiques d’une transition dont la fonction est
d’amener le calme qui habite le début de la quatrième
section. Celle-ci joue un double rôle. D’abord celui
d’un mouvement lent, mais aussi celui d’une cadence 7
puisque c’est le soliste qui assume seul toute cette sec-
tion.
Enfin, les cinquième et sixième sections, très uni-
fiées, sont écrites dans un mouvement extrêmement
rapide qui pourrait nous faire songer à une gigue 8 ef-
frénée. Ajoutons encore, mais nous y reviendrons, que
le projet ici est de travailler sur des effets de masses et

7 Une cadence est le moment où, à la fin d’un mouvement, le


soliste fait son grand « solo ».
8 La gigue est une danse très rapide d’origine anglaise ou
irlandaise. On en trouve dans les suites de danses à l’époque
baroque (chez Bach…), mais aussi dans la musique tradition-
nelle irlandaise.
Portrait général de Messagesquisse 25

que ce sont sans nul doute les sections les plus « plas-
tiques 9 » de l’œuvre.
Après ce portrait général, nous proposons mainte-
nant d’entrer dans le détail de l’écriture, dans l’artisa-
nat et donc, dans une certaine mesure, dans l’atelier de
composition de Pierre Boulez.

9 Plastique est à comprendre ici dans le sens « art plastique » :


sculpture, peinture...
e x e mp l e 2
________________________________
26
Messagesquisse de pierre boulez
A na lyse déta illée de l’œu v r e

Première section

Comme pour la grande forme, nous proposons un


schéma général que nous allons commenter.
Nous commencerons l’examen de cette section en
définissant le rôle des violoncelles secondaires.
Ils vont, dans un premier temps, reprendre, nous
dirions même «  mettre en mémoire  », les six lettres
(notes) du nom de Sacher énoncées par le violoncelle
principal dans un tempo extrêmement lent.
Le principe est assez simple : le violoncelle principal
joue la première note (S=mi @) et le violoncelle secon-
daire 1 la reprend dans une dynamique très feutrée
grâce, entre autres, à une sourdine placée sur le cheva-
let – ce qui a pour effet de transformer très légèrement
le son. Il en résulte, pour la perception, que l’entrée du
violoncelle secondaire ne s’entend pas. Elle est en
quelque sorte masquée. Ce n’est qu’au moment où le
violoncelle principal joue la seconde note (A=la) qu’on
prend conscience rétrospectivement de sa présence et
de la mise en mémoire du son. Le A sera ensuite mis en
mémoire par le violoncelle secondaire  2, le C par le
violoncelle secondaire 3, etc. À l’issue de cette pre-
28 Messagesquisse de pierre boulez

mière séquence 1, le nom de Sacher aura donc été enten-


du horizontalement (dans le temps), mais aussi dans
l’espace, car, après la dernière entrée du violoncelle se-
condaire 6 et grâce au processus mis en œuvre, le nom
de Sacher est aussi entendu verticalement sous la forme
d’un grand accord. Ajoutons encore qu’un effet de spa-
tialisation du son se fait entendre puisque les
violoncelles secondaires
1. Très lent, de 0 à 1 : 19 sont disposés en arc de
cercle derrière le soliste 2.

Si nous insistons sur la mise en mémoire ainsi que sur


la transformation du son et sa spatialisation, c’est parce
que ces procédés sont communs dans le domaine de
la musique mixte. En effet, la mise en mémoire est,
dans la musique mixte, généralement assumée par ce
qu’on appelle un « delay » – ce que l’instrumentiste a
joué est enregistré et rejoué. La transformation du son
(la sourdine placée sur le chevalet) a pour effet, nous
l’avons déjà signalé, de filtrer le son de certaines har-
moniques – là aussi, les filtres sont des outils communs
dans la transformation électronique des sons. Enfin, la
spatialisation peut être comparée aux enceintes desti-
nées à diffuser le son, mais aussi à le faire voyager dans
l’espace.

1 Une séquence est à comprendre comme une des composantes


de la section – une sous-section en quelque sorte.
2 La spatialisation sonore est surtout prégnante en situation de
concert.
Première section 29

La lente répartition des six notes dans un assez large


registre peut être perçue non seulement comme une
manière de définir et de s’approprier un espace, mais
aussi comme une grande respiration. De manière plus
métaphorique et étant donné les circonstances qui pré-
sident à la composition de cette œuvre, nous pourrions
y voir les bras de Pierre Boulez qui s’ouvrent afin de
congratuler celui dont on fête l’anniversaire. L’exemple
audio qui suit propose la première séquence inaugurale
dont nous venons de parler.

Une fois cette séquence terminée, ce sont six petites


séquences qui vont se faire entendre  – elles sont
chiffrées au-dessus de l’exemple. Au cours de celles-
ci, le paysage acoustique va progressivement se trans-
former.
Comme le montrent les traits qui suivent les lettres,
chaque violoncelle secondaire va, de séquence en
séquence, abandonner sa note mémorisée pour laisser
la place au retour de la première lettre du nom de
Sacher, soit mi  @. Ce mi  @ est alors joué col legno 3 (C.L à
l’exemple 2). Grâce à ce mode de jeu, les violoncelles
secondaires vont maintenant jouer également un rôle
de percussions marquant les lettres du nom de Sacher
en alphabet morse. Prenons le violoncelle secondaire 6
afin de comprendre le processus de cette séquence.

3 Col legno veut dire « avec la ligne » (avec le bois). L’instru-


mentiste joue avec l’archet retourné et frappe les cordes un
peu comme un percussionniste les frapperait à l’aide d’une
baguette.
30 Messagesquisse de pierre boulez

Dès le début de la séquence 2, ce violoncelle se-


condaire joue, de manière répétitive et en boucle, les
lettres S et A. À la seconde séquence il joue, toujours
de manière répétitive, SAC, à la suivante SACH, etc.,
pour arriver à faire entendre le nom de Sacher com-
plet à la sixième et dernière séquence. Le violoncelle
secondaire  5 procède de la même manière, mais, ne
commençant le processus qu’à la troisième séquence,
il commence par faire entendre trois lettres afin d’arri-
ver aux six lettres à la fin de la section. Le violoncelle
secondaire 4 commence avec quatre lettres, etc. Dans
l’organisation de toutes ces entrées, il y a quelque chose
d’assez remarquable. En effet, comme la lettre surmon-
tée d’un crochet le montre, le violoncelle secondaire 5
joue les trois petits motifs morse en boucle – donc de
manière circulaire – mais en commençant par le deu-
xième (soit le rythme morse de la lettre a). Le qua-
trième violoncelle secondaire commence par la lettre c,
etc. Grâce à ce procédé d’écriture, le nom de Sacher
apparaît également en diagonale (rappelons que nous
avions déjà vu le nom de Sacher dans les dimensions
horizontale et verticale). Évidemment, cela ne s’entend
pas, mais cette dimension diagonale, toute symbolique
soit-elle ici, est, comme nous le verrons un peu plus
loin, importante dans la pensée boulézienne.
Au-delà des procédés d’écriture démontrés ici et
sur le plan de la perception, l’envahissement des col
legno agit avant tout sur le paysage sonore. Ceux-ci
créent une véritable poétique sonore. De manière plus
métaphorique, ils peuvent nous donner l’impression
Première section 31

d’un sol qui se dérobe progressivement, ou encore de


bruissements de plus en plus présents, un peu comme
lorsqu’on marche sur des coquillages à la plage.
Tout ce paysage en transformation constante
constitue alors un écrin destiné à accueillir le violon-
celle principal.
Les soufflets au bas de l’exemple 2 et qui, globale-
ment, valent également pour le violoncelle principal,
signalent «  l’enveloppe  » générale du son. Le premier
soufflet, qui concerne les dynamiques 4 et la vitesse,
montre une augmentation progressive (de plus en
plus fort et de plus en plus vite) – les chiffres signalent
simplement une hiérarchie dans la progression. Le
second soufflet concerne la densité verticale des
hauteurs – dit plus clairement, le nombre de hauteurs
différentes entendues de manière synchrone (de 1 à 6
sons pour la séquence inaugurale et de 6 à 1 pour le
reste).
Si nous insistons sur ces deux enveloppes, c’est
pour montrer les trajectoires opposées de celles-ci. En
réalité, l’enveloppe des densités de hauteurs n’est que la
lecture inverse de l’enveloppe des dynamiques. Dans le
domaine musical, on parle d’une rétrogradation.

4 Le terme « dynamique » fait référence ici à l’intensité du son.


Dans le jargon musical, on parle souvent de nuances.
32

e x e mp l e 3
________________________________
Messagesquisse de pierre boulez
Première section 33

Le violoncelle principal

Le violoncelle principal vient donc se déposer sur la


structure décrite ci-dessus. Les chiffres à la première
ligne de l’exemple 2 ont été remplacés ici par des lettres
dans des cadres dont nous nous servirons ultérieure-
ment.

À chaque séquence (sauf la dernière) le violoncelle


principal joue une nouvelle série de six hauteurs.
Chaque série, dont nous reparlerons plus loin, débute
par la note mi @, soit S.
Dans l’exemple 3, la ligne modes de jeu indique les
sons joués pizzicato par P et arco par A 5.
De la même manière que pour les violoncelles
secondaires, le paysage sonore se modifie progressive-
ment puisque les sons pizzicato sont progressivement
remplacés par des sons arco : ceci contribuant, en plus
du crescendo dynamique noté par Boulez (soufflet), à
une augmentation du volume sonore.
À partir de la séquence B, les six nouvelles notes
de la série sont amenées par une «  petite note 6  ». En
d’autres termes, les notes de base sont ornementées par
une note d’approche. Ici aussi, si nous insistons sur le
procédé d’ornementation, c’est que les notes d’orne-
mentations de la séquence B ne sont que la reprise

5 Comme les mots le laissent entendre, le pizzicato est produit


par la corde pincée, tandis que l’arco est joué avec l’archet.
6 « Petite note » fait référence à la notation. Elle est secondaire et
donc n’a pas le même poids sur le plan hiérarchique.
34 Messagesquisse de pierre boulez

des notes de la séquence A. Autrement dit, les sons de


A ont été mis en mémoire et sont rejoués dans la sé-
quence B nantis cette fois d’une autre fonction. Ils sont
maintenant subordonnés. La séquence C aura deux
notes d’ornementations (les notes des séquences A et B
cumulées), la séquence D aura trois notes d’ornemen-
tations (celles des séquences A, B et C), etc. La mise en
mémoire opère donc, ici, de manière importante. Dans
la dernière séquence, notée dans notre exemple Sacher
morse, le violoncelle principal, tout comme les violon-
celles secondaires, jouent en pizzicato les rythmes liés
à la transposition musicale du nom du dédicataire de
l’œuvre.
La section Très
2. Très lent, à partir de 1 : 20 lent, à partir de
1 : 20, fait entendre
les six séquences (de A à F). L’auditeur s’apercevra rapi-
dement qu’au-delà du morcellement obligé de notre
analyse, il y a malgré tout une grande courbe musicale.
Celle-ci allant d’un certain calme vers une agitation
importante avant de retourner, assez rapidement, au
calme initial. Autrement dit – et il nous semble
important d’insister sur ce point – si le morcellement
analytique que nous avons effectué ici a pour mission
de montrer les procédés compositionnels, il n’est pas
nécessairement actif sur le plan de la perception
globale 7.

7 Nous reviendrons sur ce sujet lors de la conclusion consacrée à


la problématique de la perception.
Première section 35

Cette distinction est importante, car, chez Pierre


Boulez, tout processus mis en place, aussi sophistiqué
soit-il, ne sacrifiera jamais la dimension de la percep-
tion.

La ligne séries de notes fait état des six petites séries (y


compris la séquence initiale) dont nous allons parler
maintenant.
Comment engendrer d’autres séries de hauteurs à
partir d’un matériau de base ?
Composer toute la pièce à partir d’une seule série
immuable n’est pas envisageable pour Pierre Boulez.
Il lui faut donc déduire, ou plus précisément engen-
drer, de nouvelles séries à partir du modèle tout en
conservant une cohérence avec celui-ci. Beaucoup de
systèmes d’engendrements existent chez tous les com-
positeurs issus de la pensée sérielle, comme Karlheinz
Stockhausen, Henri Pousseur, etc. Pierre Boulez a mis
au point quelques techniques toutes personnelles que
nous retrouvons dans plusieurs de ses œuvres et que
nous allons décrire ici.
La première, celle qu’il utilise dans la section qui
nous préoccupe, est définie par Boulez de la manière
suivante : « Transposition circulaire 8 des intervalles
sur une note polaire. »
Malgré la définition qui de prime abord peut
sembler complexe, le processus est assez facile à
comprendre.

8 Nous retrouvons ici cette notion de lecture circulaire dont


nous avons parlé plus haut à propos des rythmes morses.
36 Messagesquisse de pierre boulez

Comme nous l’avons dit plus haut, les lettres


correspondent à des notes. Entre ces différentes notes
(lettres) conjointes, il y a un intervalle (une distance).
Celui-ci est signalé par un numéro d’ordre – de 1 à 6.
Pour les musiciens,  ces intervalles se traduisent de la
manière suivante :

entre mi @ (S) et la (A) – (1) il y a six demi-tons


entre la (A) et do (C) – (2) +trois demi-tons
entre do (C) et si (H) – (3) -un demi-ton
entre si (H) et mi (E) – (4) +cinq demi-tons
entre mi (E) et ré (R) – (5) -deux demi-tons
entre ré (R) et le mi @ initial (S) – (6) +un demi-ton.

La note mi @ (soit S), qui initialise chaque série de six


sons, est considérée comme note polaire 9. Pour engen-
drer une nouvelle série à partir de la première, Boulez
fait glisser d’un rang vers la gauche l’intervalle compris
entre les notes A-C, C-H, H-E, etc. 10 Comme tout se
décale d’un rang (sauf la note polaire), le profil mélo-
dique de Sacher est préservé, mais il est, en dehors de la
première note et l’absence inévitable d’une lettre,
transposé 11. En poursuivant ce processus, à savoir
9 On entend généralement par note polaire, une note qui
prédomine.
10 Étant donné le processus mis en place, une lettre disparaît à
chaque nouvelle ligne.
11 En musique, une transposition consiste à faire entendre une
mélodie à partir d’un autre son de départ. Si une mélodie est
en do majeur, elle peut être jouée plus haut ou plus bas, par
exemple en ré majeur ou en si majeur.
Première section 37

e x e mp l e 4
________________________________

faire glisser d’un rang vers la gauche les intervalles de


la deuxième série, on obtient une troisième série trans-
posée à partir de la lettre H et amputée du C. On l’aura
compris aisément, par ce processus, cinq transforma-
tions sont possibles. En effet, une sixième série nous
ramènerait à l’original. Le nombre de sons composant
la série donne donc le nombre de présentations pos-
sibles, soit un carré de 6 sur 6 – carré qui donne, tant
sur le plan horizontal (ligne) que vertical (colonne), le
nom de Sacher. Signalons encore que par le processus
38 Messagesquisse de pierre boulez

mis en œuvre, le S apparaît dans la diagonale de ce


carré (trait en pointillé).
C’est bien de syntaxe dont il est question ici. Et si
nous ne pouvons développer cette dimension dans
le cadre de cet article, il nous apparaît important de
l’évoquer, car elle fait partie des préoccupations impor-
tantes dans l’œuvre de Pierre Boulez.

Ce qui nous paraît particulièrement intéressant à re-


lever ici, c’est le lien étroit qui existe entre le système
d’engendrement des séries de notes et la construction
de la section. Le processus d’engendrement proposant
un total de six possibilités, celui-ci agit directement sur
l’organisation de la forme.
Deuxième section
La partie de « ping-pong »

C’est, nous l’avons dit plus haut, la section la plus déve-


loppée de la pièce. Elle est composée de cinq séquences
écrites à partir d’une pulsation unique extrêmement
rapide avec, de manière ponctuelle, des accents faisant
ressortir certaines notes. Elle demande une grande
concentration de la part des interprètes qui sont sans
cesse sur le qui-vive. Un peu comme un joueur de ping-
pong dans un échange long et vivace. Les accents, de
par leur organisation, pourraient, quant à eux, être
mis en rapport avec les rebondissements d’une balle de
ping-pong sur le sol. Ceux-ci engendrent une accéléra-
tion du son due au raccourcissement de la trajectoire 1.
C’est, du reste, à partir de ce raccourcissement que
nous allons entrer dans cette deuxième section.
Le principe de base est simple. Le violoncelle prin-
cipal joue des pulsations rapides et régulières dont cer-
taines sont accentuées. Nous pourrions schématiser le
procédé de la manière suivante :

1 Comme nous allons le voir plus loin, les accents peuvent


également s’opérer dans l’autre sens. Ils donnent alors une
sensation de décélération, un peu comme si les sons du rebon-
dissement étaient entendus à l’envers.
40

e x e mp l e 5
________________________________
Messagesquisse de pierre boulez
Deuxième section 41

Les carrés noirs représentent les pulsations accen-


tuées tandis que les triangles représentent la répétition
d’une note qui sert de signal ou plus précisément de
balise pour l’écoute. Les points blancs sont, quant à
eux, plus neutres pour la perception.
L’exemple ci-contre reprend toute l’organisation
rythmique du violoncelle principal de la première
séquence de cette deuxième section 2.
Comme le montrent les carrés, les accents se rap-
prochent ou s’éloignent progressivement. Ils génèrent
de la sorte la sensation d’un rebondissement qui se
réduit ou s’agrandit. C’est, à la première ligne de
l’exemple 5, la lettre ou note polaire A (seconde lettre
du nom de Sacher) qui accompagnera tous les carrés
noirs dans un parcours qui va de 6 à 1 3. Les trois
triangles à la fin de la première ligne, toujours joués sur
la note polaire A, marquent la fin de la première pola-
risation. Ce A, scandé à trois reprises, est accompagné
rythmiquement par tous les violoncelles secondaires.
Cette répétition et cette insistance deviennent alors
un guide précieux pour la perception puisqu’elle nous

2 Comme nous allons le voir plus loin, cette deuxième section


se compose de cinq séquences : quatre séquences relativement
développées et une conclusion rapide.
3 Pour se rendre compte du processus rythmique, nous pro-
posons au lecteur un petit exercice rythmique. Commencez
par scander de manière régulière une pulsation. Ensuite, sans
changer cette pulsation, comptez 1-2-3-4-5-6, 1-2-3-4-5, etc.
jusqu’à 1-2, 1. Chaque fois que vous dites 1, faites-le en l’accen-
tuant généreusement.
42 Messagesquisse de pierre boulez

avertit d’un changement imminent. Nous pourrions


dire que cette répétition agit un peu comme une « salle
d’attente » avant d’amorcer la sous-section et la polari-
té suivante. Et de fait, à la seconde ligne c’est le C qui est
polarisé par les accents (carrés) dont le trajet passe de 6
à 1 et sans transition de 1 à 6. La fin de cette deuxième
petite partie se termine, tout comme la première, par la
répétition du C toujours accompagnée des six violon-
celles secondaires (triangles). Nouveau signal auditif
nous laissant présager un changement imminent.
La troisième ligne polarise le H dans un parcours de
1 à 6 suivi de 6 à 1 et, après le signal de la note répétée,
la dernière ligne polarise le E dans un parcours de 1 à 6.

Il y a donc quatre parcours pour quatre lettres et ces


parcours sont tantôt simples, tantôt doubles  – nous
parlerions volontiers d’aller simple et d’aller-retour.
Toutes les formes sont utilisées puisque le parcours de
1 à 6 (A) trouve son rétrograde au moment de la pola-
risation du E (sans considérer le signal symbolisé par
triangles) et la lettre H emprunte un parcours qui n’est
autre que la rétrogradation du parcours effectué par la
lettre C, toujours sans le signal annonciateur du chan-
gement.

Afin de saisir le mieux pos-


3a et 3b.
Extraits de l’auteur
sible le projet rythmique,
voici deux exemples audio.
Ils reprennent tous deux la première séquence pro-
posée à l’exemple ci-dessus. Le premier est dans un
Deuxième section 43

tempo assez lent, le second à la vitesse demandée par


Boulez. 4

La deuxième séquence va garder ce principe de rebon-


dissement, mais cette fois la balle part de plus haut
puisqu’elle fait des rebondissements allant de 9 à 1 ou
de 1 à 9 – le principe du signal généré par la répétition
d’une note agissant toujours aussi efficacement pour
notre écoute.
La troisième séquence agrandira les rebondisse-
ments jusqu’à 11 et la quatrième jusqu’à 13.
Bref, quatre séquences avec une grande unité sur le
plan des processus rythmiques, mais aussi une unité
de traitement des autres paramètres puisque les vio-
loncelles secondaires ont pour mission de donner à
chaque séquence une identité. Nous pourrions même
comparer ces quatre séquences à des variations autour
du processus de rebondissement. Les variations sont
assumées essentiellement par le traitement des vio-
loncelles secondaires qui seront par moments au ser-
vice de la compréhension auditive des rebonds – ils les
mettront en évidence –, mais à d’autres ils auront pour
mission de nous les masquer quelque peu.
En réalité, il y a un côté extrêmement ludique dans
toute cette deuxième section, un peu comme une

4 Nous avons réalisé cette modélisation du violoncelle principal


avec un programme informatique. Aussi, nous demandons
à l’auditeur toute son indulgence car les sons utilisés ici sont
assez éloignés du paysage acoustique généré par de véritables
violoncelles.
44 Messagesquisse de pierre boulez

partie de cache-cache. Pierre Boulez semble vouloir


jouer sans cesse avec notre perception. Un peu comme
s’il nous montrait un objet en utilisant une série de
filtres ou de masques nous faisant passer de la vision
claire de cet objet jusqu’à, par moments, un masquage
pratiquement complet. Une autre écoute possible, et
nous en reparlerons plus particulièrement lors des
deux dernières sections, consiste à entendre toute
cette section comme un travail sur les densités, sur les
masses. Nous dirions même que l’écoute peut devenir
véritablement plastique 5. Mais nous y reviendrons.
Sur le plan de la forme, cette deuxième section, nous
l’avons dit plus haut, s’organise en 4 séquences plus une
coda que nous allons décrire à l’aide des exemples 6
et 7.

Le premier niveau (sur fond grisé) reprend toutes


les notes polarisées. Le nom de Sacher (sauf le S) est
entendu 2 fois complètement. Les cadres montrent qu’à
chaque changement de séquence. Boulez répète la lettre
polarisée, un peu comme si un son commun (une lettre
commune) marquait le passage à la variation suivante.
Le second niveau de notre exemple reprend les
rebondissements dont nous avons parlé plus haut. Il
synthétise les trajets des divers rebondissements. Les
rebondissements de 1 à 6 proposent donc quatre
parcours (chiffre à la dernière ligne) associés chacun à
une lettre  : un aller simple, deux aller-retour et un

5 Plastique est toujours à comprendre dans le sens d’art


plastique.
Deuxième section 45

e x e mp l e 6
________________________________

aller simple. Les rebondissements de 1 à 9 proposent


deux trajets, ceux de 1 à 11 sont organisés en trois
parcours. Enfin, les rebondissements de 1 à 13 laissent
entendre quatre petites sous-séquences. Si, grâce au
traitement des violoncelles secondaires, mais aussi par
la rapidité des trajets, les rebondissements de 1 à 6 sont
assez perceptibles, les rebondissements de 1 à 13 sont
moins simples à saisir. Encore une fois, le traitement
des violoncelles secondaires (la variation) contribue
également à la perception plus ou moins claire de ces
rebondissements.

Une question se pose et en particulier lorsqu’on


connaît la musique et la pensée de Pierre Boulez. Si
nous comprenons aisément les raisons qui expliquent
le choix des rebondissements de 6 à 1 à la lumière de
l’importance du chiffre 6, pourquoi 9, 11 et 13 ? Car si le
46 Messagesquisse de pierre boulez

trajet avait été de 10 au lieu de 9, le projet global n’était


en aucune manière mis en péril. En réalité, le choix
des nombres est déterminé par la simple addition des
chiffres correspondant aux nombres de notes polaires
entendues dans chaque séquence (le dernier niveau de
l’exemple 6). En effet : 9 = 4+2+3, 11=4+4+3 et 13 est égal
à l’addition de tous les chiffres.

La coda, reproduite graphiquement à l’exemple 7,


montre la fonction de synthèse attribuée à cette
cinquième et dernière séquence.

e x e mp l e 7
________________________________

Boulez va reprendre, de manière chronologique,


toutes les notes polaires entendues lors des quatre
séquences précédentes, mais elles sont beaucoup plus
ramassées dans le temps. En effet, ces notes polaires
accentuées réapparaissent toutes les 2 ou 4 pulsations
(chiffres sous les lettres). Nous sommes devant un
temps complètement contracté, un peu comme si la
balle de ping-pong rebondissait maintenant systéma-
tiquement de manière rapide, mais aussi, par rapport
Deuxième section 47

aux processus entendus jusqu’à présent, de manière


plus aléatoire. Le système a donc changé.
Il est difficile d’imaginer que Boulez ait pu laisser
le nombre de rebondissements dans cette séquence
conclusive au pur hasard. Quelque chose doit expliquer
l’alternance de ces rebondissements organisés par 2 et
4 unités.
En réalité, si nous lisons ces chiffres à la lumière de
l’exemple 6, nous nous apercevons que 2 correspond à
un aller simple (6 à 1, 1 à 6 ou encore 1 à 9…) et que 4
correspond tout naturellement à un aller-retour.

Le lecteur comprendra mieux pourquoi, à la lumière


de la logique d’engendrement et de déduction démon-
trée ici, nous avons hésité quant au titre de cet ar-
ticle. En effet, la citation de Webern « Il est clair que,
lorsqu’il y a relation et cohérence à tous les niveaux,
l’intelligibilité de l’œuvre est assurée  » aurait été, ici
tout particulièrement, d’actualité.

Dans cette section, Très rapide,


4. Très rapide le nombre d’informations et la
vitesse à laquelle la section est
jouée demandent, sans nul doute, plus d’une écoute.
Nous proposons donc au lecteur-auditeur de réécouter
à plusieurs reprises cette deuxième section de Messa-
gesquisse en tentant de focaliser son attention sur les
divers paramètres proposés par l’analyse (les notes
polaires, les rebondissements, les signaux aux moments
des changements de notes polaires, etc.).
48 Messagesquisse de pierre boulez

Le lecteur nous pardonnera, nous l’espérons, de


revenir à nouveau à des questions syntaxiques, mais il
nous semble utile de montrer quelques particularités
qui expliquent le rapport entre matériau, processus
de prolifération et forme. Nous avons expliqué, lors
de l’examen de la première section, comment Boulez
déduisait, à partir d’un processus, des suites de six
notes au départ du nom de Sacher.
La technique utilisée ici est particulièrement inté-
ressante, car, nous l’avons dit, elle explique, en partie,
le propos rythmique de la section que nous venons
d’analyser.
Boulez la définit de la manière suivante : « Réécri-
ture de la série originale (donc le nom de Sacher) sur
chaque note de son renversement ». Définition moins
difficile à saisir que la précédente à condition de
comprendre la notion de renversement. Renverser

e x e mp l e 8
________________________________

une ligne mélodique c’est tout simplement inverser les


Deuxième section 49

intervalles entre ses constituants. Ce qui était montant


devient descendant et vice-versa.
La ligne supérieure  de l’exemple 8, donne la
grandeur des intervalles en termes de demi-tons, un
étalon de base.
Les chiffres négatifs sont des intervalles descen-
dants et les positifs ascendants. On obtient le renverse-
ment en inversant la valeur – le positif devient négatif
et inversement (seconde ligne). En d’autres termes, c’est
tout le profil mélodique du nom de Sacher qui s’est
retourné comme le montre l’exemple 9.

e x e mp l e 9
________________________________

C’est donc à partir de chaque note engendrée par


le renversement que Boulez va écrire le nom de Sacher
50 Messagesquisse de pierre boulez

dans sa forme originale. Celui-ci est donc, inévitable-


ment, transposé à chaque fois.

e x e mp l e 1 0
________________________________

La particularité de ce nouveau carré de 6 sur 6 est


que la note initiale (ici le mi @) traverse de part en part
le carré, créant de la sorte une diagonale (ce carré sera
ensuite transposé sur toutes les notes du nom de Sacher
afin d’alimenter les polarités dont nous avons parlé
plus haut).
C’est à partir de ce type de tableau que Boulez
écrit les rebondissements dans la deuxième section.
Imaginons de vouloir faire entendre une série de six
Deuxième section 51

notes à partir d’un mi @, ensuite, toujours à partir de


ce mi @, cinq notes puis quatre notes, etc. Il suffit donc
de lire, à partir de la diagonale du tableau ci-dessus,
chaque ligne de haut en bas pour générer ces effets
de rebondissements. Soit, si nous prenons la partie
droite du tableau : S(mi @)acher, A(mi @)cher, C(mi @)
her, etc. Cette lecture permet donc de déconstruire (ou
de construire, si le parcours passe de une à six notes)
progressivement le nom de Sacher.
Il y a donc bien un lien étroit entre le processus de
prolifération du matériau et le déploiement temporel
des séquences 6.

6 Lorsque les rebondissements sont de 9, 11 ou 13, Boulez


emprunte les notes nécessaires pour compléter ses séries à
d’autres lignes du tableau.
Troisième section
Une transition

Nous ne nous attarderons que peu de temps sur cette


section qui, nous l’avons dit, est le commentaire de la
section que nous venons d’analyser, mais aussi la tran-
sition qui nous conduit à la quatrième section.
Comme pour les sections précédentes, c’est à partir
d’un exemple graphique que nous allons montrer les
principaux enjeux de cette transition.

Toute cette section est, à nouveau, composée à partir


de six petites séquences.
Chronologiquement, nous entendons les événe-
ments sonores suivants :
Les violoncelles secon-
5. Sans tempo, libre,
daires jouent un accord
de 0 à 1 : 12
(acc. dans notre exemple)
de six notes très fort pour ensuite le laisser sonner dans
une dynamique beaucoup plus réduite. Cet accord va
alors accueillir un trait rapide de treize notes joué par
le violoncelle principal 1. Une fois ce trait exécuté, le
violoncelle secondaire 1 fait entendre le rythme morse

1 Deuxième ligne de l’exemple. Le ff veut dire fortissimo, donc


très fort, le pp pianissimo et le m mezzo (moyennement). L’en-
54 Messagesquisse de pierre boulez

e x e mp l e 1 1
________________________________

de la lettre R (les cadres). Arrive alors un second accord


joué par les violoncelles secondaires sur lequel un trait
de onze notes est joué par le violoncelle principal. Il est
directement suivi des violoncelles secondaires 1 et 2 qui
jouent  à nouveau les rythmes morses : le violoncelle
secondaire 1 joue la lettre E, tandis que le deuxième
violoncelle secondaire joue le R. À la lumière de notre
schéma, il n’est pas utile, nous semble-t-il, de
commenter davantage cette section. Signalons seule-

veloppe générale dynamique ira donc progressivement d’évé-


nements joués très fort vers des événements joués très doux.
Troisième section 55

ment que le nombre de sons composant chacun des


traits joués par le violoncelle principal (13, 11…) est
directement lié à la section qui a précédé. En effet, en
dehors de 12 (6 x 2), le nombre de notes jouées dans
chacun des traits au violoncelle principal reprend, en
sens inverse, les nombres que nous avons mis à jour
dans la deuxième section : soit 13, 11, 9 et 6. Cette troi-
sième section se composant de six séquences et la
deuxième section, en dehors de la conclusion, ne conte-
nant que quatre séquences et donc quatre nombres (6,
9, 11 et 13), Boulez répète à deux reprises le nombre 6 et
le multiplie également par 2 afin d’alimenter les six
séquences de cette transition.
Les grandes flèches montrent le registre général des
accords joués par les violoncelles secondaires (registre
médium, pour commencer, allant vers le registre grave
et montant ensuite, progressivement, vers le registre
aigu).
Quatrième section
La cadence du soliste

Elle est, nous l’avons dit, le commentaire de la pre-


mière section. Nous entendons par commentaire,
le fait que le violoncelle principal va assumer le rôle
qu’il avait assuré dans la première section, mais il va
également reprendre les éléments des violoncelles se-
condaires dans cette même section. Nous pourrions
d’ailleurs considérer cette section non pas comme un
commentaire, mais plutôt comme une synthèse.

Le rôle qu’il avait assumé dans la première section est


assez clair ici puisqu’il va rejouer, globalement, ce qu’il
avait joué, mais en sens inverse. Nous retrouverons
donc les séquences de la première section dans l’ordre
E, D, C, B et A 1 avec les notes d’ornementation, les
substitutions des pizzicati par des arco, etc.

Deux différences toutefois sont à signaler. D’abord


les sortes de traînées qui suivront les sons joués arco.
Ces traînées sont un peu comme des traces lorsqu’on
dépose de l’encre fraîche sur un buvard. Il y a comme
une éclaboussure qui pourrait nous faire songer, à

1 Les lettres sont celles qui avaient été utilisées à l’exemple 3.


58 Messagesquisse de pierre boulez

nouveau, à certains traitements électroniques du son.


Si cette première différence n’est pas marquante dans
l’élaboration de la forme, par contre la seconde l’est
beaucoup plus.
Le premier son (mi @), qui lors de la première sec-
tion était à chaque fois le son initial de chaque sé-
quence, est ici postposé. Il arrivera systématiquement
à la fin des différentes séquences. Non seulement
il arrivera à la fin, mais il sera joué en utilisant les
rythmes de l’alphabet morse (donc ce que les violon-
celles secondaires faisaient).

Voici un schéma tentant de montrer l’organisation de


cette section :

e x e mp l e 1 2
________________________________
Quatrième section 59

   Le violoncelle principal


6. Sans tempo, libre énonce d’abord cinq notes
à partir 1 : 12
en pizzicato (lettre E,
niveau I). C’est ensuite le rythme de la lettre morse S
qui sera scandé dans un tempo assez lent et sur la note
mi @ jouée avec une ornementation (toujours lettre E,
mais niveau II).
Cinq nouveaux sons sont ensuite énoncés. Dans
cette deuxième série de cinq notes, quatre sons sont
joués en pizzicato et un avec l’archet (D niveau I). Cette
série de cinq sons, jouée maintenant un peu plus vite
que la série précédente, est ensuite suivie du rythme
de la lettre A en morse (D niveau II) et ce, toujours sur
la note mi @. Mais, et c’est là la dimension toute remar-
quable de cette section, le tempo de l’énoncé de la
lettre A du nom de Sacher est moins rapide que celui
de la lettre S. En réalité, toute la structure supérieure
(niveau I) va aller en s’accélérant et dans une augmenta-
tion progressive du volume sonore, tandis que celle du
rythme morse (niveau II) va s’étirer progressivement
et diminuer progressivement en intensité dynamique
– c’est ce que montrent les grands soufflets de l’exemple
ci-dessus. Tout comme dans la première section, il y a
une inversion des enveloppes.
En réalité, c’est un peu comme si Boulez proposait
cette grande cadence pour deux solistes ou pour un so-
liste et son double. Au-delà de cette constatation, c’est
en réalité une manière originale de jouer sur la notion
de mémoire puisque c’est ici la mémoire de l’interprète
qui est sollicitée. Celui-ci doit mettre en mémoire la
60 Messagesquisse de pierre boulez

vitesse à laquelle il a joué les cinq sons de la première


séquence (lettre E du niveau I) afin de pouvoir, après
avoir joué en morse le S de Sacher, trouver le tempo
exact de la deuxième séquence (lettre D/niveau I). Le
travail de mémoire est exactement le même pour les
lettres morse. C’est, entre autres, ce dédoublement du
soliste qui crée un espace poétique tout à fait remar-
quable dans cette cadence.

Nous terminerons notre visite de l’atelier compo-


sitionnel de Pierre Boulez par l’analyse des deux
dernières sections dont nous avons déjà dit plus haut
qu’elles étaient, par le tempo et les processus mis en
jeu, très unifiées.
Cinquième et sixième sections
Le finale

Aux allures de gigue


7. Aussi rapide que possible
endiablée, ce dernier
de 0 à 0 : 12
volet de Messages-
quisse est un véritable travail sur les masses. C’est en
effet essentiellement les densités (nombres d’instru-
ments, doublures…) qui préoccupent Boulez.
Comme pour les sections précédentes, nous allons
partir d’un schéma (page suivante) afin d’expliciter le
plus clairement possible ce finale.
Chaque petit rectangle correspond à une série
de six sons joués extrêmement rapidement  – Boulez
demande aussi rapide que possible.
L’exemple 13 reprend toute la section V. L’idée de
travail sur les masses apparaît assez clairement dans la
disposition graphique proposée.
Le violoncelle principal commence par énoncer seul
une série de six sons. Il joue ensuite deux séries de six
sons (symbolisées ici par un rectangle noir et un autre
légèrement moins foncé) dont la première est jouée à
l’identique par le premier violoncelle secondaire et la
seconde à l’identique par les violoncelles secondaires
1 et 2.
62
e x e mp l e 1 3
________________________________
Messagesquisse de pierre boulez
Cinquième et sixième sections 63

La troisième petite séquence amplifie le procédé


puisque la densité du nombre d’instruments passe de
2 à 4 et ainsi de suite jusqu’à la densité maximale de
la sixième séquence où la dernière série de six sons est
jouée, toujours à l’identique, par tous les instruments.
Chaque petite séquence (sauf la première) se voit
accompagnée d’un soufflet qui indique l’augmenta-
tion de la dynamique. Autrement dit, la séquence 2 ira
d’une dynamique faible (1) à une dynamique un rien
plus forte (2) 1. La troisième séquence de (1) à (3), etc.
Le procédé mis en jeu fait que l’enveloppe dyna-
mique donne comme résultat (1) à (2), (1) à (3), (1) à
(4)… et que ces dynamiques sont en concordance avec
le nombre d’instruments croissants qui, eux aussi,
contribuent à l’augmentation sonore générale de cette
section. Mais un deuxième phénomène acoustique ap-
paraît. Grâce au retour du niveau (1) en début de chaque
petite séquence, un rythme se dégage. Et ce rythme,
étant de un groupe de six sons, puis de deux groupes,
trois groupes, etc., nous donne à nouveau la sensation
de la balle de ping-pong qui rebondit (ici en marche
arrière). Bien que cette cinquième section ne soit pas à
proprement parler un commentaire de la deuxième, le
principe du rebondissement crée ici un lien étroit entre
ces deux sections.
L’exemple suivant montre l’image globale du
son générée par l’analyse d’un enregistrement. On

1 Les chiffres entre parenthèses montrent une hiérarchie de la


dynamique allant de 1 (la plus faible) à 6 (la plus forte).
64 Messagesquisse de pierre boulez

y voit assez clairement les six petites vagues de cette


cinquième section.

e x e mp l e 1 4
________________________________

La sixième et dernière section, qui s’enchaîne direc-


tement à la cinquième, poursuit son travail sur les
masses, mais le procédé est quelque peu différent
comme le montre l’exemple 15.
Cette fois, tous les instruments sont présents durant
les cinq premières séquences. La densité et les masses
ne sont plus générées par le nombre d’instruments,
mais bien par ce qui est joué par ces instruments. Si
nous prenons la première séquence, composée de cinq
petites séries de six sons, nous constatons que les six
premiers sons (première colonne) sont joués à l’iden-
tique par tous les instruments. À la deuxième colonne,
le violoncelle principal – en compagnie des violoncelles
secondaires 1 à 4 – joue une nouvelle série de six sons
tandis que les cinquième et sixième violoncelles secon-
daires rejouent la série qu’ils venaient de faire entendre.
e x e mp l e 1 5
________________________________
Cinquième et sixième sections
65
66 Messagesquisse de pierre boulez

Nous sommes passés d’une densité 1 (nombre de sons


différents joués simultanément) à une densité  2. À la
troisième colonne, la densité est de 3, etc. Pour chaque
petite séquence dans cet exemple, un rectangle
symbolise une série de six sons. Les violoncelles secon-
daires 5 et 6 joueront donc cinq fois la même chose. On
dit dans notre jargon musical qu’ils sont « gelés ».
Comme le schéma le montre, la deuxième séquence
réalise quatre parcours de six notes allant d’une densité
1 à une densité 4, la troisième séquence trois parcours,
etc. La balle de ping-pong rebondit donc à nouveau.
Enfin, la dernière séquence de notre exemple
montre un retour d’une densité croissante qui joue à
la fois sur la densité du nombre d’instruments, mais
également sur la densité du nombre de sons différents
entendus simultanément, sorte de synthèse des deux
procédés entendus juste avant 2. La pièce se terminera
par un dernier geste fulgurant où tous les instruments
sont présents.

Les deux derniers


8. Aussi rapide que possible exemples proposés
à partir de 0 : 12
ci-dessus étaient,

2 Les lettres S.P. (sul ponticello) et Or. (ordinaire ou jeu normal)


sont en rapport avec des modes de jeux. Sul ponticello veut
dire que l’archet est très proche du chevalet, engendrant de la
sorte une altération du son – le son est en quelque sorte plus
«  grinçant  ». Ces entrées sul ponticello mettent en évidence
chaque entrée des violoncelles secondaires et accentuent par
la même occasion l’effet de spatialisation du son.
Cinquième et sixième sections 67

lors de la conférence donnée le 3 mai 2012, en couleurs.


La polychromie de ces exemples, conjugués au côté tel-
lement «  plastique  » des masses sonores, nous avait
conduit à faire un rapprochement avec l’œuvre de Paul
Klee dont on sait combien Pierre Boulez admire le tra-
vail.
Afin de commenter le rapprochement possible
avec le travail de Paul Klee, nous proposons une de ses
œuvres : Rhythmisches, Paul Klee, 1930 (page suivante).
Entièrement composée de quadrilatères allant
du rectangle vers le carré en passant par le parallélo-
gramme, cette toile est extraordinairement rythmée.
Mais ce rythme n’est pas régulier. Non seulement
les droites délimitant les formes ne sont pas régu-
lières, mais les formes elles-mêmes n’ont pas la même
dimension. Certaines couleurs sont également plus
vives ou s’interpénètrent et la distorsion des formes,
associée aux distorsions des couleurs, va même
jusqu’à donner, à certains endroits, une sensation
de profondeur de champ. Bref, cette toile vit. Elle est
en mouvement. Dans les deux dernières sections de
Messagesquisse, les doublures (jouer à l’identique), les
textures (les masses), les différentes voix qui se super-
posent et les dynamiques changeantes peuvent être
mises en rapport avec les «  irrégularités  » dont nous
avons parlé dans la toile de Klee. Deux ou trois ins-
truments jouant ensemble ne sont jamais, et en parti-
culier lorsque le compositeur demande de jouer le vite
plus possible, tout à fait ensemble. Chaque musicien a
également son coup d’archet, une pression différente
68 Messagesquisse de pierre boulez

Paul Klee, Rhythmisches, 1930. Paris, Musée national d’Art


moderne – Centre Pompidou. Inv. AM 1984-356.
©Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN – Grand
Palais / Bertrand Prévost.
Cinquième et sixième sections 69

sur les cordes, son geste, sa sonorité, etc. Et c’est pré-


cisément ces imperfections qui, entre autres, donnent
vie aux masses. Ces différences, aussi minimes soient-
elles, créent un champ sonore tout particulier.
La perception : proposition de
quelques pistes d’écoute en guise
de conclusion

Arrivé au terme de ce parcours analytique, nous


voudrions terminer notre propos en revenant à la
globalité de l’œuvre afin d’envisager, à la lumière
du parcours analytique effectué, la perception plus
générale de celle-ci  – perception qui, inévitablement,
fera preuve d’une certaine subjectivité.
En effet, malgré les processus compositionnels dé-
montrés ici et l’écoute locale qui peut en découler, il
y a aussi, dans l’écriture de Messagesquisse, un projet
global. Nous dirions même une stratégie composi-
tionnelle ayant pour mission de nous inviter à écouter
tantôt le détail, tantôt la globalité, voire même de passer
rapidement de l’un à l’autre ou encore de se trouver à
mi-chemin entre ces deux dimensions d’écoute.
De plus, comme nous l’avons laissé entendre à
quelques reprises, les processus mis en œuvre peuvent,
eux aussi, à certains moments, être perçus. Ainsi, lors
des premiers instants de la section inaugurale, Boulez
semble nous proposer d’écouter le détail, à savoir
l’exposé de chaque note (lettre) du nom de Paul Sacher
72 Messagesquisse de pierre boulez

au violoncelle principal ainsi que la mise en mémoire


de chacune d’elles par les violoncelles secondaires. À
la lumière de l’analyse que nous avons proposée, nous
pourrions même avancer que le processus compo-
sitionnel est non seulement compris, mais qu’il est
également perceptible auditivement.
Cependant, avant d’aller plus loin, il nous faut
prendre quelques précautions, car parler de percep-
tion n’est pas chose aisée puisque, c’est évident, nous
n’avons pas tous les mêmes oreilles, ni le même bagage
musical et les mêmes références. Certains auditeurs
sont plus sensibles au timbre, d’autres au rythme ou aux
textures, etc. De plus, une écoute précédée de l’éclai-
rage analytique tel que nous l’avons présenté ici, est
sensiblement différente d’une première audition vierge
de toute information. Le lecteur nous excusera donc du
côté quelque peu « dirigiste » qui lui sera proposé ici.
Et bien que les suggestions d’écoutes qui vont suivre
soient intimement liées à l’analyse ci-dessus, il nous
excusera également, nous l’espérons, de l’inévitable
subjectivité de notre perception.

Il y a donc, par rapport à la perception, plusieurs types


d’écoutes possibles. D’abord celle du déroulement
général du discours musical, sans nul doute la plus im-
portante et qui peut, grâce, entre autres, à la complexité
de l’écriture, nous faire entendre l’œuvre de diverses
manières. Ensuite, une fois les informations analy-
tiques données, nous sommes également en mesure de
pouvoir percevoir un certain nombre de processus  –
La perception 73

ceux-ci demandant, cela va de soi, une écoute extrê-


mement ciblée.
Si, comme lors des premiers instants de l’œuvre,
processus et discours rhétorique sont intimement liés,
à d’autres moments ces processus ne font qu’agir de
manière souterraine et ne sont pas, nous semble-t-il,
destinés à être perçus.

Afin de saisir cette dimension tellement importante


dans Messagesquisse, et plus particulièrement celle du
passage de l’écoute du détail vers celle de la globalité,
nous proposons un dernier exemple.

e x e mp l e 1 6
________________________________

Nous avons placé trois niveaux de perception : celui du


détail et du global, ainsi qu’un niveau intermédiaire.
74 Messagesquisse de pierre boulez

Les flèches au-dessus et au-dessous des cadres


proposent, grossièrement, une trajectoire générale
pour chacune des sections.
Ainsi, la première section va d’une organisation
où le détail est très perceptible – la première séquence
durant laquelle Boulez expose les six lettres du nom de
Sacher – vers une perception plus globale. Une fois les
six premiers sons exposés et le léger frémissement qui
ensuite les anime, l’écriture de cette première section
de l’œuvre vise à nous faire passer progressivement
d’un état à un autre. Cette transformation du paysage
sonore, due à l’accumulation d’informations, mais
également à l’accélération du tempo et au renforcement
progressif de la dynamique, engendre une tension très
perceptible. Celle-ci ne se résorbera par petits paliers
qu’au moment de la septième et dernière séquence où
les violoncelles secondaires et le principal énoncent,
dans une enveloppe dynamique qui décroît progressi-
vement, les lettres du nom de Sacher en morse.

Nous pourrions donc entendre toute cette section non


pas comme la concaténation de sept petites séquences,
mais bien comme une structure tripartite. La première
séquence pouvant être comprise comme une exposi-
tion du matériau de base, les cinq suivantes comme
un développement de celui-ci  – développement qui
s’égraine, nous l’avons dit, sous la forme d’une tension
toujours croissante – et, enfin, la septième et dernière
séquence comme la conclusion de la section. Mais cette
proposition d’organisation formelle n’est pas la seule
La perception 75

possible pour l’écoute. En effet, le statut de la première


séquence, tellement singulière et claire, fait qu’elle
peut être perçue comme véritablement autonome. En
revanche, les six séquences qui suivent et qui s’en-
chaînent l’une à l’autre peuvent se percevoir comme
extrêmement unifiées. Ainsi, nous pourrions entendre
toute cette première section non pas comme une or-
ganisation tripartite, mais bien comme une structure
bipartite. Bref, plusieurs lectures formelles sont
possibles pour cette section qui s’organise malgré tout,
au-delà des deux segmentations proposées et donc de
la pluralité des écoutes, avec un début, un déploiement
et une fin. Et si nous insistons sur l’idée de début, de
déploiement et de fin, c’est que, comme nous allons le
voir plus loin, toutes les sections de Messagesquisse ne
s’articulent pas de cette manière.

Dès les premiers instants de la deuxième section, la fré-


quence et surtout la proximité des accents font que nous
pouvons, en partie, appréhender le processus d’écri-
ture. Mais plus les accents s’éloignent (de 1 à 9, à 11), plus
Boulez semble vouloir nous faire perdre pied. De plus,
comme nous l’avons montré plus haut, si l’écriture des
violoncelles secondaires est, à certains moments, au
service de la compréhension des rebondissements du
violoncelle principal, à d’autres moments du texte ils
auront pour mission de nous les masquer. Notre écoute
peut donc voyager sans cesse d’une perception de rela-
tif détail jusqu’à des moments où la globalité du son
l’emporte. Il y a du reste, dans cette section (nous en
76 Messagesquisse de pierre boulez

avons parlé plus haut), un côté extrêmement ludique


pour l’écoute : j’entends, je n’entends plus, je devine…
Encore une fois, cette écoute n’est pas la seule possible
et nous nous permettons ici de livrer le commentaire
d’un étudiant qui, en découvrant Messagesquisse, nous
faisait part de son étonnement de voir combien Pierre
Boulez était, dans cette deuxième section, influencé
par le jazz… Mais pourquoi le jazz ?
Les accents ainsi que la vitesse d’exécution et
l’énergie générale de l’enregistrement que nous avions
écouté, faisaient que pour cet étudiant, ni l’organisa-
tion des accents (pourtant tellement méthodique), ni
les polarités entendues au violoncelle principal, ne
focalisaient son attention. Pour lui, ce qui était frap-
pant, c’était essentiellement « le groove » qui se déga-
geait de cette musique. Groove engendré par, nous le
citons : « … l’imprévisibilité des accents et l’énergie des
breaks » – les breaks étant, pour le jeune étudiant en
question, ce que nous avons baptisé plus haut « salles
d’attente ». Une fois l’analyse réalisée, l’étudiant ama-
teur de jazz s’est mis à écouter différemment cette
deuxième section de Messagesquisse, mais sans pour
autant, fort heureusement, faire table rase de ses pre-
mières impressions.

Contrairement à la première section, cette deuxième


partie de Messagesquisse peut ne pas se comprendre
comme une structure musicale ayant un début, un
déploiement et une fin. Et de fait, il y a dans l’écriture
de toute cette section une volonté de nous livrer une
La perception 77

globalité d’informations qui s’accumulent et qui font


qu’il est difficile, voire même impossible, de présager
de la fin de celle-ci.
Boulez nous livre ici un long ruban sonore qui, ne
sachant comment se terminer, finit par s’interrompre
brusquement avant de s’enchaîner à la section suivante.
Cette deuxième section se distingue donc de
la première non seulement par son climat général,
son énergie, etc., mais aussi par le processus formel
de composition. En comparant les deux premières
sections, nous dirions que la première est une structure
musicale autonome (avec un début, un déploiement et
une fin), tandis que la deuxième nous apparaît comme
en devenir permanent. Mais alors, comment continuer
ou terminer ?
Boulez, une fois le dernier geste de la deuxième
section entendu (la coda) et après un bref silence,
fait entrer la troisième section, celle que nous avons
appelée aussi transition. Celle-ci peut être comprise
non seulement comme une transition destinée à
préparer l’arrivée de la quatrième section, mais elle
peut également être interprétée comme une grande
déconstruction, voire même comme une grande
conclusion de la deuxième section. Nous pourrions dès
lors comprendre ces deuxième et troisième sections
comme une seule et grande entité, et ce, malgré les
processus compositionnels qui les distinguent. Ces dif-
férentes interprétations nous montrent aussi combien
les deuxième et troisième sections sont intimement
liées. Elles sont liées non seulement sur le plan de la
78 Messagesquisse de pierre boulez

perception, mais aussi, comme nous l’avons montré


plus haut lors de l’analyse détaillée, sur le plan propre-
ment compositionnel. De la même manière que lors de
la première section, l’écriture de Boulez nous suggère
une liberté d’écoute.
Mais quelle que soit la manière dont nous compre-
nons la segmentation et donc la forme, cette troisième
partie a de toute évidence pour mission de ramener
progressivement le calme et de nous conduire au seuil
de la quatrième section (la cadence) qui, tout comme la
première section, est très lisible sur le plan formel.
En effet, comme nous l’avons dévoilé lors de l’analyse
détaillée, le texte musical de ce quatrième volet est
organisé de manière très lisible par Pierre Boulez.
Cette grande cadence du soliste propose un déploie-
ment du discours en deux moments bien distincts qui
s’alternent. L’un, celui qui accélère et s’amplifie pro-
gressivement, est construit sous la forme d’une grande
continuité de tension – un peu à l’image des séquences
2 à 6 de la première section. L’autre, qui agit comme
de petites incises venant interrompre la progression du
premier, est, quant à lui, pratiquement dépourvu de
tension. Cette alternance entre ces deux évolutions bien
distinctes a conduit Antoine Bonnet à baptiser cette
section «  Antiphonie  » 1. Comme lors de la première
section, nous avons à nouveau une musique qui s’orga-
nise avec un début, un déploiement et une conclusion.
1 Forme musicale typique de la liturgie chrétienne, l’antiphonie
est le fait de chanter une mélodie en alternance par deux
chœurs.
La perception 79

L’aspect conclusif de cette section est très marqué.


Il est engendré à la fois par une nuance générale assez
faible (piano), mais aussi par l’extrême ralentissement
final. C’est un peu comme si la raréfaction progressive
de la matière, ou sa désagrégation si l’on préfère, ne
pouvait que nous conduire, inexorablement, au long
silence qui précède l’avant-dernière section.
Nous voudrions, avant de parler du finale, dire
quelques mots à propos de ce silence qui s’avère être
non seulement le plus long mais aussi, nous semble-t-il,
un des plus intenses de l’œuvre 2.
Comment agit ce silence sur notre écoute  ? L’en-
tendons-nous comme un moment d’apaisement,
comme une grande respiration  ? L’entendons-nous,
au contraire, comme une tension – un peu comme si
nous retenions notre souffle afin de nous préparer au
grand orage final ? Et pourquoi pas les deux énergies ?
Car, en effet, ce long silence pourrait être perçu
comme apaisant dans un premier temps et se trans-
former progressivement, par le vide qu’il crée, en une
grande tension. Bref, quelle fonction pouvons-nous lui
attribuer 3 ?

2 Signalons au passage, sans pouvoir entrer dans le détail, que


Messagesquisse ne comporte que très peu de silences.
3 Cet aspect du rôle fonctionnel d’un silence est une chose
passionnante mais difficile à discuter longuement dans le
cadre de cette contribution. Mais quel que soit le sens que
nous voudrons bien lui donner ici, il ne fait pas l’ombre d’un
doute que la manière dont les musiciens vont faire vivre cette
absence de son risque d’avoir un impact sur notre perception.
80 Messagesquisse de pierre boulez

Ce qui est certain, c’est que, sur le plan rhétorique, il


prépare efficacement l’arrivée des sections suivantes :
le finale.

Messagesquisse se termine donc par un finale composé


des deux dernières parties de l’œuvre qui, nous l’avons
déjà signalé, sont extrêmement unifiées.
C’est, ici, le timbre ainsi que la notion de masse
et de volume qui semblent intéresser le compositeur.
Tout comme dans la deuxième section, Pierre Boulez
écrit une musique qui se déploie comme un long ruban
sonore. Le nombre d’informations, cumulé à la vitesse
et aux masses sonores changeantes, font que les proces-
sus, bien que très systématiques comme nous l’avons vu
lors de l’analyse détaillée, ne sont que peu, voire prati-
quement pas perceptibles. C’est manifestement, durant
tout ce finale, la globalité de l’écoute qui l’emporte.
De la même manière que lors de la deuxième sec-
tion, rien ne semble nous annoncer la fin du texte mu-
sical. C’est, ici aussi, et sans doute de manière encore
plus prononcée, l’accumulation d’événements ainsi
que la dynamique de plus en plus dense qui font que
nous arrivons à une véritable saturation sonore. Mais
alors, comment terminer ?
En réalité, Boulez se trouve ici exactement dans la
même situation que Stravinsky lors de l’écriture de
l’introduction du Sacre du Printemps et plus précisé-
ment au moment de la saturation sonore qui précède
le retour de la phrase initiale du basson transposée
un demi-ton plus bas. À ce moment de l’introduction,
La perception 81

Stravinsky arrive à un tel degré de tension et de satu-


ration sonore que le seul moyen d’arrêter la musique
est de l’interrompre brusquement. Un peu comme si
on fermait un potentiomètre brusquement lors d’une
écoute. Après cette rupture aussi brusque qu’inat-
tendue et le très court silence qui suit, Messagesquisse
se termine alors dans un dernier sursaut énergique qui,
par la légère accélération du tempo ainsi que la nuance
extrêmement puissante générée par tous les violon-
celles jouant triple forte, semble nous dire : il nous faut
maintenant conclure !

Qu’il me soit permis de conclure à mon tour en


adressant quelques remerciements.
Tout d’abord au Collège Belgique de m’avoir
proposé ce cours qui, une fois passée l’appréhension
de devoir m’adresser à des non-musiciens, est devenu
non seulement un exercice assez passionnant mais
aussi extrêmement enrichissant. Je dirais même que
ce travail a été une source d’enseignement car, entre
autres, la recherche de stratégies me permettant de
faire comprendre l’artisanat mais aussi les écoutes
possibles d’une œuvre sans utiliser les outils habituels
de l’analyse, m’ont obligé à réécouter Messagesquisse
autrement.
Nul doute que cette expérience enrichissante m’aura
ouvert de nouveaux horizons.
Je voudrais également remercier Pierre Bartho-
lomée qui a pris non seulement le temps de relire ce
texte mais qui a également proposé certains aménage-
ments judicieux.
Merci à Arnould Massart pour sa relecture extrê-
mement minutieuse et qui par ses nombreux com-
mentaires, a, lui aussi, contribué à la finalisation de ce
projet.
Enfin, merci à tous celles et ceux qui auront pris le
temps de lire cette analyse qui, j’en suis bien conscient,
n’est pas de tout repos mais qui, je l’espère, aura éclairé
le lecteur sur la genèse et la réalisation d’une œuvre.
Table des matières

Préface : À l’école d’un chef-d’œuvre7

Introduction13

Petit portrait de Pierre Boulez 15

Portrait général de Messagesquisse19

Analyse détaillée de l’œuvre

Première section 27

Deuxième section : la partie de « ping-pong » 39

Troisième section : une transition 53

Quatrième section : la cadence du soliste 57

Cinquième et sixième sections : le finale 61

La perception : proposition de quelques pistes


d’écoute en guise de conclusion 71
L’au t e u r

Jean-Marie Rens est compositeur et professeur


d’analyse musicale au conservatoire royal de Liège.
Il est l’auteur de plusieurs articles d’analyse publiés,
entre autres, aux éditions Mardaga et l’Harmattan.
Il publie également en 2004 un ouvrage théorique
«  Comprendre les œuvres tonales par l’analyse  » aux
éditions Delatour France. Parmi sa discographie
signalons deux CD monographiques qui reprennent
des œuvres pour orchestre, chœur, musique de
chambre et solistes (Cyprès-records).

1. Discographie

CDs monographiques
« Vibrations », Cyprès cyp4619 (2003).
« Traces », Cyprès cyp4638 (2011). Octave de la musique
contemporaine en 2012.

Enregistrements divers
« Espace – Temps » pour grand orchestre, Orchestre philharmonique
de Liège. 50 ans, Cyprès cyp7650 (2010).

« Zap » pour guitare, 2012. Musiques Nouvelles. 50 ans, Cyprès


cyp4650 (2012).

« Tourelle », Jazz (Philip Catherine et Charles Loos), Igloo 023


(1985).
2. Bibliographie

Comprendre les œuvres tonales par l’analyse. De la première école


viennoise à Schubert, Sampzon, Delatour France, 2004.

Solfède. La réglette du musicien, s. l., Avogadro, 2005.

Articles

« L’analyse comme outil de manipulation et de recherche. Bela


Bartok : le microkosmos et les duos de violons », in Les écritures
musicales. Recherche et enseignements basés sur les pratiques
compositionnelles, Wavre, Mardaga, 2007.

« Quatuor à cordes de Pierre Bartholomée. Éléments d’analyse »,


in Pierre Bartholomée. Parcours d’un musicien, Wavre, Mardaga,
2008.

« Beetween two weaves. À propos de Victor Kissine », in Les


carnets du forum des compositeurs, no2 , Bruxelles, Conseil de la
musique de la communauté française, Wallonie-Bruxelles, 2010.

« Les valeurs véhiculées dans les systèmes de formation à


l’enseignement : de la subjectivité et de l’objectivité », in Former
à l’enseignement musical. Pratiques et problématiques évaluatives,
Paris, L’Harmathan (coll. « Sciences de l’éducation musicale »),
2011.

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