Sunteți pe pagina 1din 14

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :

http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RLC&ID_NUMPUBLIE=RLC_311&ID_ARTICLE=RLC_311_0261

Dans le brouillard, les bibliothèques : Réflexions sur la littérature


européenne
par Mario LAVAGETTO

| Klincksieck | Revue de littérature comparée

2004/3 - N°311
ISSN 0035-1466 | ISBN | pages 261 à 273

Pour citer cet article :


— Lavagetto M., Dans le brouillard, les bibliothèques : Réflexions sur la littérature européenne, Revue de littérature
comparée 2004/3, N°311, p. 261-273.

Distribution électronique Cairn pour Klincksieck.


© Klincksieck. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur
en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 261

Dans le brouillard, les bibliothèques :


Réflexions sur la littérature européenne 1

Fi des pays coloniaux, qui n’ont pour eux


Que les merveilles de la nature, et n’ont pas su
Même se procurer un Théocrite.
Dégoût des jours passés sur le hamac,
En vêtements de toile, dans des villes sans bou-
tiques :
Dégoût des chasses aux bêtes fauves, des rési-
dences
Royales des Indes et des cités d’Australasie,
Où l’on ne fait que penser à toi, par toi, Europe.
Car là, dans le brouillard, sont les bibliothèques !
Valery Larbaud

Chaque fois qu’il m’est arrivé de lire un essai ou un article sur la littéra-
ture européenne, je n’ai jamais réussi à étouffer une question importune
qui ne cessait d’affleurer et qui finissait inévitablement par déranger ma
lecture. Je ne pouvais m’empêcher de me demander : « Existe-t-il vraiment
une littérature européenne ? » « Est-il possible – pour le dire avec les mots
de Toynbee – d’en faire un “domaine d’étude intelligible” ? » Je souhaite-
rais, cette fois, essayer de ne pas mettre de côté ces doutes préliminaires
et les interroger avec la discrétion qui s’impose. Dans La Littérature euro-
péenne et le Moyen Âge latin, Curtius a écrit : « Saisir cette littérature dans
son ensemble n’est possible que si l’on a acquis droit de cité dans chacune
de ses époques, d’Homère à Goethe. » Je ne me trouve évidemment pas
dans une telle condition et par conséquent je n’ai pas la prétention de four-
nir une vision d’ensemble ; il me semble que je peux encore moins – dans

1. Conférence donnée à l’invitation de Stéphane Michaud, à la Sorbonne, le 23 janvier


2003, devant l’École doctorale de littérature française et comparée de l’université
Paris 3, Sorbonne Nouvelle, lors d’une journée sur « la littérature européenne ». On a
volontairement conservé au texte son caractère oral. (Ndlr)

Revue
3-2004
de Littérature Comparée
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 262

Mario Lavagetto

la mesure où cela est possible – satisfaire une autre des conditions posées
par Curtius et m’attribuer une profonde familiarité « avec les méthodes et
les matières des philologies classiques, médiévo-latine et moderne ». Je
ne peux donc en aucune façon revendiquer pour moi-même ce « droit de
cité de l’empire de la littérature européenne » qui, sur la base d’une juri-
diction si exigeante, ne pourrait être concédé qu’à celui qui aurait séjourné
« de longues années dans chacune de ses provinces, et passé bien des fois
de l’une à l’autre ».

Et si, parmi ceux qui me lisent aujourd’hui, il y a des détenteurs légi-


times de ce droit de cité, je ne peux que leur déclarer le risque que j’ai
décidé de courir, en acceptant ce qui me paraît être un pari difficile. Les
lacunes et les contre-exemples sont évidents à mes yeux et il n’est pas une
seule des affirmations que j’avance qui ne comporte, de façon plus ou
moins explicite, un point d’interrogation idéal. Malgré mon état juridique de
clandestin et bien que je ne sois pas en mesure de fournir des références,
le thème est passionnant et constitue, pour ceux qui fréquentent assidû-
ment quelques-unes des littératures qui ont pris corps en Europe, un pro-
blème incontournable.

Les choses m’apparurent déjà en ces termes, lorsque, il y a bien long-


temps maintenant, j’étais étudiant à l’Université de Rome et que j’eus la
chance de suivre la dernière année de cours de Federico Chabod, qui mou-
rut quelques mois plus tard. Avec l’élégance, la légèreté, la passion et le
talent qui lui étaient propres, Chabod reconstruisit sous nos yeux une
Histoire de l’idée d’Europe, un sujet qui lui tenait particulièrement à cœur
et auquel il avait consacré, à plusieurs reprises, son attention, après l’avoir
affronté une première fois entre l’automne 43 et le printemps 44, à l’univer-
sité de Milan : c’était probablement une sorte de testament. Ces cours sont
disponibles aujourd’hui dans un petit volume posthume, publié sur la base
de polycopiés universitaires par l’éditeur Laterza : au moment de les
reprendre en main pour l’occasion qui nous convoque aujourd’hui, et long-
temps après, j’ai retrouvé intact leur pouvoir de suggestion.

Pour Chabod, « l’idée d’Europe » commence à s’esquisser au XVIe siècle,


entre Machiavel et Montaigne, prend corps avec les Illuministes et acquiert
une physionomie presque définitive au cours du XIXe siècle, en se heurtant
dans un premier temps à l’idée de nation, une idée qui sera par la suite
absorbée et redéfinie. Une des pages sur lesquelles Chabod attirait avec le
plus de force l’attention de ses étudiants était celle qui conclut le trente-
quatrième chapitre de l’Essai sur le siècle de Louis XIV de Voltaire :

On a vu une république littéraire établie insensiblement dans l’Europe,


malgré les guerres et malgré les religions différentes. Toutes les
sciences, tous les arts ont reçu ainsi des secours mutuels. Les acadé-
mies ont formé cette république. L’Italie et la Russie ont été unies par
les lettres. L’Anglais, l’Allemand, le Français, allaient étudier à Leyde. Le

262
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 263

Réflexions sur la littérature européenne

célèbre médecin Bœrhaave était consulté à la fois par le pape et par le


czar. Ses plus grands élèves ont attiré ainsi les étrangers, et sont deve-
nus en quelque sorte les médecins des nations. Les véritables savants
dans chaque genre ont resserré les liens de cette grande société des
esprits, répandue partout, et partout indépendante. Cette correspon-
dance dure encore ; elle est une des consolations des maux que l’ambi-
tion et la politique répandent sur la terre.

Il était sans doute difficile de résister au charme de ces mots, mais il


était encore plus difficile, pour qui suivait les cours de Chabod, et qui, n’étant
pas historien, commençait tout juste à s’occuper de littérature, de découvrir
les frontières et d’imaginer, à défaut de pouvoir dessiner, ne serait-ce
qu’une vague morphologie de cette « république littéraire qui s’était consti-
tuée presque insensiblement ». C’est ainsi qu’à la fin de ces cours admi-
rables on risquait de se retrouver avec entre les mains une idée d’Europe,
séduisante et plausible, qui tenait jusqu’au moment où l’on essayait de la
soumettre à l’épreuve de la littérature. C’est alors qu’on se heurtait à une
faille imprévue, à une asymétrie originelle et apparemment très profonde.

Chabod a dû essuyer deux critiques tout à fait légitimes : d’un côté son
histoire des idées, fortement influencée par le modèle de Croce, est appa-
rue détachée de la base matérielle sur laquelle cette histoire s’est déroulée
de siècle en siècle ; de l’autre, on a souligné que son idée d’Europe s’appuie
sur la France et l’Italie et semble n’élargir ses horizons que de façon spo-
radique vers l’Angleterre et l’Allemagne. Tout le reste demeure dans
l’ombre. Je reviendrai bientôt sur ce point qui me semble crucial et que
nous verrons continuellement affleurer. Mais avant de prendre congé de
Chabod je voudrais mettre de côté une suggestion méthodologique et qui
me semble (et m’a toujours semblé, même depuis mes premières années
d’études universitaires) un acquis fondamental : le concept d’Europe se
forme « en opposition, en ceci qu’il existe quelque chose qui n’est pas
l’Europe, et qui acquiert des caractéristiques qui lui sont propres, et se pré-
cise dans ses éléments, tout au moins au début, justement à travers une
comparaison avec cette non-Europe ».

Le problème des origines que s’est posé Chabod (et que s’est également
posé Curtius en les situant au début de vingt-six siècles d’histoire) est un
problème qu’ont dû affronter tous ceux qui se sont occupés de littérature
européenne et qui, de façon plus ou moins évidente, l’ont fait coïncider
(malgré l’asymétrie dont j’ai parlé et qui est à mes yeux assez évidente)
avec la culture européenne. À côté de ceux qui – peut-être sur les traces de
Chabod – ont fait naître cette littérature au XVIe siècle, en promettant de jus-
tifier leur choix, mais sans respecter ensuite l’engagement qui avait été
pris, d’autres ont préféré suivre les indications de Curtius, d’autres encore
y ont englobé l’héritage hébreu et ont rendu encore plus difficile la recon-
naissance d’une « non-Europe », d’autres encore – comme Umberto Eco –
ont indiqué sans trop d’hésitations le Moyen Âge :

263
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 264

Mario Lavagetto

L’Europe commence avec la naissance de ses langues vulgaires, et avec


la réaction, souvent alarmée, à leur irruption, commence la culture cri-
tique de l’Europe, qui affronte le drame des fragmentations des langues
et se met à réfléchir sur son destin de civilisation multilingue.
Puisqu’elle en souffre, elle essaie d’y porter remède au sein d’un double
mouvement : en arrière, en essayant de redécouvrir la langue qu’avait
parlée Adam, ou bien en avant, dans le but de construire une langue de
la raison qui aurait la perfection perdue de la langue d’Adam.

Ainsi affleure, parallèlement au problème chronologique, un autre pro-


blème, encore plus délicat si faire se peut, et décisif si l’on se concentre sur
les textes littéraires : quel rapport peut-on relever ou instituer entre chaque
réalité nationale, qui vit le « drame », pour le dire en employant l’emphase
de Eco, de la « fragmentation linguistique », et une civilisation « multi-
lingue » qui les englobe toutes ? Je veux renvoyer à deux réponses qui m’en
suggéreront une troisième : Franco Moretti a vu dans l’Europe littéraire
« une sorte d’écosystème », « d’horizon possible avec lequel doit se mesu-
rer la croissance interne de chacune de ces littératures », qui en devient
chaque fois stimulée ou freinée. Guido Paduano, lui, a parlé de « macro-
texte » à l’intérieur duquel il est possible de relever « de nombreuses direc-
trices d’influence » qui sont en mesure de fournir un éventail d’explications
plus efficaces « de ce que l’on considère habituellement ».

De façon tout aussi légitime, je crois qu’il serait possible d’emprunter à


Lotman la définition de sémiosphère qui, si elle est appliquée avec les pré-
cautions qui s’imposent, promet de se révéler très fructueuse :

Le concept de sémiosphère est lié à l’homogénéité et à l’individualité


sémiotique. Il est suffisamment évident que ces concepts – homogénéité
et individualité – sont tous deux formellement difficiles à définir et dépen-
dent du système de description, mais ceci ne leur enlève ni réalité ni évi-
dence au niveau intuitif. Ces deux concepts impliquent l’un et l’autre que
la sémiosphère est circonscrite par rapport à l’espace qui l’entoure, qui
est extra-systématique ou qui appartient à une autre sphère sémiotique.
Un des concepts fondamentaux liés à la délimitation est le concept de
frontière.
[…]
Étant donné que la frontière est un élément nécessaire à la sémio-
sphère, cette dernière a besoin d’un contexte externe « non organisé »
et, lorsqu’il fait défaut, elle s’en crée un. La culture en effet ne crée pas
seulement son organisation interne, mais aussi un type de désorganisa-
tion externe qui lui est propre. C’est ainsi que l’Antiquité a construit « ses
barbares » et la « conscience » son « subconscient ».

Sous cet éclairage, nous pourrions ou nous devrions penser à l’Europe


comme à un espace sémiotique commun à toutes les nations qui la compo-
sent : seules l’homogénéité et l’individualité sémiotique de cet espace, tout
en étant fort difficiles à démontrer, subordonnées aux décisions straté-

264
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 265

Réflexions sur la littérature européenne

giques de celui qui s’attacherait à les décrire et toutefois absolument évi-


dentes sur le plan intuitif, seraient en mesure de garantir la sémiose.
Toutefois, en même temps, se poserait le problème de définir aussi ce que
Chabod appelait la non-Europe. En d’autres termes, parler de littérature
européenne sans rester sur le plan du général impliquerait nécessairement
de pouvoir identifier, sur un plan translinguistique, une sorte de grande
koiné étendue sur une aire difficile à circonscrire à laquelle les écrivains
européens pourraient puiser : en quelque sorte – pourrions-nous dire – une
langue fantôme, que chacun finirait par parler dans l’ombre, et de façon
plus ou moins consciente, en même temps qu’il parle sa propre langue.

Arrêtons-nous un instant et cédons la parole à un grand poète du


XXe siècle, Thomas Stearn Eliot qui, dans une série de trois conversations
radiophoniques pour un public allemand cherchait, en 1946, à fixer ce en
quoi consiste L’unité de la culture européenne. À un moment donné Eliot
dit que, au-delà de certaines différences très marquées et immédiatement
visibles, entre sa poésie, celle de Yeats et celle de Rilke, il existe un élément
commun : toutes trois seraient « difficilement imaginables » sans l’exis-
tence d’une « tradition française qui commence avec Baudelaire et culmine
avec Paul Valéry ».

Cette fois nous sommes face à un exemple concret et bien défini : la


diversité linguistique passe au second plan et l’évolution de la poésie entre
le XIXe et le XXe siècle n’est compréhensible que si elle s’insère dans un
contexte européen : Eliot, Yeats, Rilke, mais nous pourrions ajouter aussi,
de façon non arbitraire, Ungaretti ou Montale ou Machado, effectuent leurs
choix et définissent leur individualité en partant d’une souche commune,
d’une « trame d’influences » qui se sont progressivement tissées et en
dehors desquelles les résultats obtenus par chacun seraient impensables.
Ainsi Eliot est convaincu d’avoir atteint « une vérité importante quant à la
poésie européenne, c’est-à-dire qu’aucune nation et aucune langue n’au-
raient accompli ce qu’elles ont accompli si le même art n’avait pas été
cultivé dans des pays voisins, dans des langues différentes ». Il y a dans ces
mots quelque chose de rassurant mais en même temps, si l’on excepte bien
entendu la lucidité et la classe de celui qui parle, de terriblement conven-
tionnel, à tel point que Eliot se décide trop rapidement à mettre de côté une
brève observation, brève mais lourde de conséquences, qui faisait suite à la
reconnaissance de sa généalogie et de ses rapports de parenté transver-
saux. « Les influences littéraires sont tellement compliquées, avait-il
ajouté, que ce mouvement français devait lui-même beaucoup à un
Américain d’origine irlandaise : Edgar Allan Poe ».

Il est aisé de comprendre les raisons d’une telle hâte. Car s’il en est
ainsi, comment ne pas se demander : mais alors où commence et où finit
l’Europe ? Les origines irlandaises de Poe sont-elles vraiment suffisantes
pour l’assimiler, et lui conférer un droit de cité sans réserves ? Et si le pro-
pos se maintient sur le plan des influences, ne risque-t-on pas de transfor-

265
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 266

Mario Lavagetto

mer la littérature en un organisme indistinct et omnivore, capable d’englo-


ber tout ce que, plus ou moins prudemment, nous lui présenterions ? Ne
court-on pas le risque, en poursuivant sur cette route, d’arriver à la conclu-
sion paradoxale que la littérature nord-américaine se présente à notre
conscience ou à notre conscience culturelle comme étant plus européenne
que la littérature des pays scandinaves ?

Il existe en Italie une petite maison d’édition intelligente et courageuse,


« Iperborea » qui, au cours des dernières années, s’est lancée dans la publi-
cation systématique des œuvres d’écrivains islandais, danois, suédois, nor-
végiens et finlandais. Elle a ainsi, en un temps relativement bref, accumulé
un catalogue important. Lorsque je parcours ce catalogue (je parle à titre
tout à fait personnel naturellement), j’ai l’impression de m’aventurer dans
une terre inconnue ou presque : je connais quelques titres et quelques
noms, j’ai lu quelques livres ; mais, dans l’ensemble, je me rends compte, et
je le regrette, que j’ai perdu tout sens de l’orientation. Et lorsque je pense à
la littérature européenne, dont je me suis construit au cours des années une
carte générale et qui ne coïncide pas avec la géographie officielle, je dois
admettre – si je n’oublie pas ce catalogue – avoir et avoir eu malgré moi le
réflexe de ces anciens géographes dont parle Plutarque au début de sa Vie
de Thésée : ils avaient l’habitude de repousser « aux limites extrêmes des
cartes les lieux dont ils n’avaient qu’une vague connaissance » et écrivaient :
« au-delà de cette frontière : “dunes sans eau, animaux féroces” ou bien
“marécages mystérieux” ou bien “Scythie, gel” ou bien “océan glacé” ». Ils
se créaient en quelque sorte un domaine externe, et le désorganisaient.

Nous voilà donc revenus au texte de Lotman, à une série de questions


qu’il semblait imposer et qui ont été stratégiquement renvoyées. La fron-
tière est d’importance fondamentale et elle est d’autant plus cruciale et déli-
cate qu’elle n’est pas réductible, dans le cas de la littérature européenne, à
la « somme des “filtres” linguistiques de traduction ». Nous pouvons alors
nous poser les questions suivantes : existe-t-il des traits, des constantes,
des caractéristiques pertinentes qui permettent de fixer une ligne de
démarcation et de distinguer ce qui en littérature peut être défini comme
européen de ce qui n’est pas européen ? Existe-t-il des occurrences, des
ensembles stylistiques, des persistances sémantiques et iconographiques,
des structures, des formules, des stéréotypes de l’imaginaire, des solutions
dramatiques et narratives qui nous autorisent à reconnaître comme étant
européen un texte dont nous ignorons le nom de l’auteur et dont nous ne
savons rien ? Et ces frontières, après avoir été reconnues, à quelles fluctua-
tions historiques sont-elles soumises ? La littérature russe fait-elle partie
(ou a-t-elle toujours fait partie ou depuis quand fait-elle partie) de la littéra-
ture européenne ? Et, au-delà de la tradition française évoquée par Eliot, la
poésie de Pound ou de Stevens ou de Williams Carlos Williams est-elle vrai-
ment « pensable » ? Et quand, dans un autre domaine, des compositeurs
comme Stravinsky ou Chostakovitch s’inspirent du jazz, confèrent-ils un
droit de cité européen à Louis Armstrong ou à Duke Ellington ?

266
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 267

Réflexions sur la littérature européenne

Il ne s’agit évidemment pas de questions originales. Toutefois ce sont


des questions incontournables lorsque l’on s’aventure dans le champ bour-
beux des relations intertextuelles qui, comme chacun sait, se révèlent par-
fois mystérieuses. Les problèmes ainsi posés ne se laissent pas résoudre
« de façon exhaustive par cette digne et vétuste discipline appelée
Quellenkunde ou science des sources ». Ce sont encore les mots de Guido
Paduano, qui ne se soustrait pas à la responsabilité de fournir quelques
exemples. Arrêtons-nous rapidement sur le premier : « Dans une comédie
semi-dialectale de Augusto Novelli, Gallina vecchia, la protagoniste fait
écrire à son jeune amant une lettre d’adieu adressée à la jeune fille limpide
et ingénue qui est amoureuse de lui, et qui représente pour lui le seul
espoir de libération : la lettre au contraire réitère dans son contenu, et aussi
dans sa forme explicite, la domination de la personne qui la dicte. Les lec-
teurs bien plus nombreux qui connaissent L’Esprit de la terre de Wedekind,
et Lulu de Berg qui en a été tiré, n’auront aucune difficulté à reconnaître la
scène de la lettre dictée par Loulou au docteur Schön. Postuler un rapport
direct entre les deux textes est “impossible” et dans cet exemple, comme
dans mille autres cas semblables, “il n’est pas facile – continue Paduano –
de fournir une explication qui ne soit pas en même temps un renoncement
à en fournir une”. Mais plutôt que de parler de “réalisations indépendantes
d’une même attitude anthropologique ou sociologique ou psychologique”,
qui en réalité ne fourniraient rien d’autre qu’un “travestissement cultivé”
au principe de pur hasard, il est préférable de croire à l’hypothèse de
réponses indépendantes […], mais appartenant toutes au même univers
homogène de la formalisation littéraire ».

Le court-circuit est sans doute brillant et les conclusions sont tirées


avec une prudence appréciable. Toutefois pouvons-nous véritablement
exclure qu’un spécialiste de littérature orientale ou que quelqu’un, qui pro-
viendrait d’un coin quelconque perdu au-delà des frontières, ne puisse nous
signaler une lettre semblable, peut-être même dans un texte semi-dialec-
tal d’une des nombreuses langues de l’univers désorganisé ? Quel serait
alors le sort de l’univers homogène de la formalisation littéraire ? Quelles
frontières devrions-nous alors lui attribuer ?

Je veux assumer toute la responsabilité d’un autre exemple sur lequel


j’ai eu l’occasion d’insister au cours de mon travail. La Coscienza di Zeno se
termine sur l’hypothèse d’une catastrophe universelle : un homme plus
malade que les autres, après s’être emparé d’un explosif très puissant, « se
hissera au centre de la terre pour le situer dans l’emplacement où son effet
pourra être maximal. Il y aura alors une explosion énorme que personne
n’entendra et la terre, après avoir repris sa forme de nébuleuse éternelle
errera dans les cieux, privée des parasites et des maladies ». Il s’agit d’une
page célèbre qui a induit des lectures inconsidérées qui croyaient entrevoir
derrière les mots de Svevo la sombre prophétie de déflagrations à venir. En
réalité nous nous trouvons dans un domaine à la fois plus simple et plus lit-
téraire. Cette vérité émerge si l’on consulte, comme le conseille une philo-

267
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 268

Mario Lavagetto

logie scrupuleuse et qui a fait ses preuves, La Joie de vivre, roman que
Svevo avait lu et dont il avait fait le compte rendu dès 1884 : Lazare
Chanteau, le protagoniste, imprégné de ce que Zola définit comme la
« grande poésie noire de Schopenhauer », voudrait trouver « le moyen de
faire sauter l’univers d’un coup, à l’aide de quelque cartouche colossale ».
Invention forte et qui, avant d’être reprise et élaborée par Svevo, se retrouve
dans l’Île des Pingouins d’Anatole France et dans un roman inachevé
(L’Imperio) de Federico de Roberto. Le terrain me semble ici plus solide et
l’arbre généalogique peut être facilement reconstruit par cette « vétuste et
digne discipline » qu’est la science des sources, capable, dans le cas qui
nous intéresse, de nous restituer un nœud significatif de la littérature euro-
péenne dans le passage d’un siècle à l’autre. Mais, si un élève de
Binswanger et de la psychanalyse phénoménologique, en se fondant sur les
résultats de son travail avec ses patients psychotiques, voulait relier cette
invention à la Weltuntergangerlebnis, à l’expérience de la fin du monde à
laquelle il s’est heurté à plusieurs reprises, que pourrions-nous lui répli-
quer ? Pourrions-nous nier sans scrupule le bien-fondé de sa suggestion ?
Et pourrions-nous vraiment exclure que cette expérience ne puisse advenir
« au-delà des frontières » ?

Même si selon des formes et des modalités différentes, le problème


qu’il faut affronter est toujours le même, il s’agit, comme cela a été maintes
fois répété, d’un problème de nature historique, mais aussi, et surtout, d’un
problème de géographie historique. Si l’on refuse de se limiter à conclure
qu’il faut entendre par littérature européenne la littérature produite en dif-
férentes langues à l’intérieur des frontières de cette partie du monde que
les atlas désignent sous le nom d’Europe, il faut alors identifier une spécifi-
cité, un ensemble de traits qui nous permettent (d’une façon qui ne serait
ni préjudicielle ni idéologique) de définir, de reconnaître, de classer un texte
comme étant « européen ». Ce problème était bien présent à l’esprit d’Ernst
Robert Curtius quand il se mit à écrire son grand livre, un livre qui demeure
et demeurera probablement une étape fondamentale de toute réflexion sur
la littérature européenne et sur ses origines.

En exploitant les ressources d’une énorme bibliothèque, dans laquelle il


avait passé bien des années, en y évoluant avec grande aisance d’une aile à
l’autre, Curtius se consacra, dans la partie qui demeure aujourd’hui encore
l’aspect le plus fascinant de sa recherche, à reconstituer une trame souter-
raine d’images, de formules, de topoi, de clichés qu’il avait repérés, au-delà
des différences linguistiques, et qui, dans leur ensemble, auraient dû prou-
ver l’existence d’un tissu commun, d’un grand réservoir auquel tous ceux qui
se mettraient à travailler dans cette partie du monde auraient (consciem-
ment ou non) accès. Il s’agit, dira plus tard Franco Moretti, des grandes
chaînes qui unissent la Romania. Soixante-dix ans après la première publi-
cation de La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, ce qui frappe
encore – malgré les moyens et les instruments dont nous disposons et qui
étaient à l’époque inimaginables – c’est l’ampleur du travail, la solidité du

268
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 269

Réflexions sur la littérature européenne

raisonnement, la précision fascinante des reconstructions. Et, au-delà, il est


impossible de ne pas reconnaître que Curtius a indiqué avec une grande
lucidité et en entrant dans le détail la voie qu’il avait suivie pour essayer de
rendre la plus concrète possible l’expression « littérature européenne ».

Si la littérature européenne doit être considérée comme un tout, on ne


peut pour l’explorer, qu’utiliser la méthode historique. Mais non pas
recourir aux méthodes de l’histoire littéraire ! Une histoire qui se borne
à conter et à énumérer n’est jamais qu’un catalogue de faits. Elle laisse
subsister la matière sous ses formes accidentelles. Or, l’étude histo-
rique a pour but de l’analyser, de la pénétrer. Elle doit donc se créer des
méthodes analytiques, capables de « dissoudre » cette matière (comme
chimie avec ses réactifs), de révéler sa structure. Les points de vue aux-
quels il faut se placer pour ce faire ne peuvent être acquis que par une
comparaison des diverses littératures, c’est-à-dire empiriquement.
Seule une science littéraire usant des méthodes historique et philolo-
gique peut être à la hauteur de la tâche.

Ceci pour les lignes générales, mais si l’on examine dans un second
temps et de façon plus minutieuse les bases sur lesquelles le livre est
construit, les surprises ne manquent pas. On se rend compte alors que
Curtius, particulièrement doué en tant que chercheur, se révèle moins
convaincant sur le plan de la théorie, au point d’instaurer des alliances fort
dangereuses quant à son dessein. Je crois qu’il vaut la peine de s’arrêter
sur deux d’entre elles.

À la fin du paragraphe consacré au topos enfant-vieillard (p. 125 de l’édi-


tion française) on peut lire : « La concordance de témoignages d’origine si
diverse montre bien qu’il s’agit là d’un archétype, d’une représentation du
subconscient collectif, au sens où l’entendait C.G. Jung. Nous retrouverons
à l’occasion d’autres types de ce genre. Les siècles de la fin de l’Antiquité,
et de l’Antiquité chrétienne, sont remplis de ces visions qui le plus souvent
ne sauraient être interprétées que comme des projections du subcons-
cient. » Une centaine de pages plus loin (à la page 247 de cette même édi-
tion) ce topos est de nouveau rapidement évoqué : « Toutes les “harmonies
par contrastes” (puer-senex et autres) sont des formes pathétiques
(Pathosformeln), qui ont une vitalité particulière ». Si l’on fait abstraction
de la traduction quelque peu maladroite et que l’on restitue le terme alle-
mand (Pathosformeln), il est aisé de reconnaître le nom de Aby Warburg,
qui est l’un des dédicataires du livre. Nous en trouvons d’ailleurs une
confirmation – si besoin en est – dans un bref essai écrit quelques années
plus tard et intitulé, de façon tout à fait transparente, Antike Pathosformeln
in der Literatur des Mittelalters : un hommage qui n’est toutefois pas
dépourvu de singuliers malentendus. Il s’agit, en tout cas, d’un indice pré-
cieux : si puer-senex est un archétype et est aussi une Pathosformel, Jung
et Warburg sont convoqués, assimilés et élus comme tuteurs des topoi
repérés par Curtius. Cet accouplement, sans doute séduisant, et proposé à
plusieurs reprises, est toutefois discutable et a été dernièrement discuté

269
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 270

Mario Lavagetto

avec force (et avec des arguments très efficaces) par Georges Didi-
Hubermann, qui a soutenu la thèse d’une incompatibilité absolue et radi-
cale. Si toutefois un scrupule demeure au moment d’accepter jusqu’au bout
un tel jugement, il naît du concept même d’archétype qui, dans les écrits de
Jung, est instable, évasif, défini de façon si fluctuante que toute tentative de
le centrer et de dire avec précision de quoi il s’agit constitue problème.

Une rapide digression, vu l’importance du propos pour Curtius et indi-


rectement pour nous, nous paraît opportune. Un état des lieux, même som-
maire, nous révèle des définitions très éloignées, voire contradictoires.
D’une définition à l’autre les archétypes peuvent être :

a) « une tendance instinctive, aussi marquée que l’impulsion qui pousse


l’oiseau à construire un nid, et les fourmis à s’organiser en colonies »,
b) « des formes universellement présentes et héritées qui dans leur tota-
lité constituent la structure de l’inconscient » ou bien « des facteurs
d’organisation au sens de modes fonctionnels innés qui constituent
dans leur ensemble la nature humaine »,
c) le cas psychique du pattern of behaviour (modèle de comportement),
connu du biologiste, qui attribue à chaque être vivant son mode spéci-
fique,
d) « des motifs […], des formes ou des images collectives que l’on retrouve
à peu près sur toute la surface de la terre en tant que constituants des
mythes, et en même temps comme des produits individuels autochtones
d’origine inconsciente. Les motifs archétypaux trouvent probablement
leur origine dans ces empreintes qui non seulement par tradition ou par
migration mais aussi par héritage se transmettent dans l’esprit humain.
Cette dernière hypothèse est inévitable, puisque des images archéty-
pales même compliquées peuvent se reproduire spontanément, même
lorsque toute possibilité de tradition directe est à exclure. »
e) « un modèle […] ou une idée auxiliaire qui peut toujours être remplacée
par une formule meilleure »,
f) « des catégories de l’imagination » caractéristiques d’une « structure
psychique universellement présente, différenciée et sous cette forme
héritée, qui détermine, voire contraint, toutes les expériences à avoir
une direction et une forme déterminée ».

Cette liste de citations montre très nettement que Jung oscille de façon
évidente entre une représentation de l’archétype comme motif, thème,
image repérables sous toutes les latitudes et transmis par voie héréditaire
d’un côté, et de l’autre comme disposition fonctionnelle, comme structure
apte à produire ces motifs, ces thèmes et ces images, ou même comme un
facteur instinctuel, assez semblable à celui qui guide les oiseaux au
moment de la nidification et qui agit dans le domaine de l’imaginaire.
Warburg peut, selon les cas, apparaître plus ou moins éloigné. Il y a en tout
cas un point sur lequel Warburg et Jung semblent se rapprocher et se révé-
ler, comme je le disais, des alliés dangereux capables de miner à la racine

270
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 271

Réflexions sur la littérature européenne

le projet de Curtius : ni les Pathosformeln ni les archétypes ne connaissent


de frontières et il n’est possible en aucune façon de leur attribuer une
« spécialisation européenne ». Tout comme Jung reconnaît Swedenborg
dans le Livre tibétain des morts, Warburg va à la recherche des liens sou-
terrains entre le Laocoonte et le visage du prêtre Hopi, barbouillé de cou-
leurs, avec un gros serpent entre les dents. La « frontière », sans être véri-
tablement abolie, est déplacée bien au-delà de l’Europe.

Cela n’enlève rien au fait que la voie tracée par Curtius continue à se
révéler – au moins à mes yeux – comme la seule qui puisse être parcourue :
à condition de la reprendre et de la développer sur une échelle bien plus
ample, il sera peut-être possible à la fin de trouver la littérature euro-
péenne, de lui donner une identité et d’en tracer une carte. Car, pour le
moment, elle demeure quelque chose d’indéterminé : une réalité qui n’a
toutefois pas réussi à atteindre au statut d’évidence, sinon sur le plan dan-
gereux de l’intuition.

Pour rendre plus clair mon propos, j’aurai recours au reportage fictif,
signé Timothy Taylor, que l’on peut lire en conclusion de Ach, Europa ! de
Enzensberger et dont on imagine qu’il est publié le 21 février 2006 dans The
New New Yorker.

Erkki Rintala, le président finlandais de la Communauté européenne,


après avoir présenté sa démission, a disparu, disparu sans laisser de traces.
Taylor accomplit des recherches minutieuses et à la fin réussit à découvrir
le refuge de cet homme qui a tiré sa révérence de façon si brusque et singu-
lière. Il loue une voiture et, après avoir effectué trois heures de voyage et
s’être trompé plusieurs fois de chemin en suivant les indications d’un plan
rudimentaire que lui a fourni son informateur, il arrive enfin dans les alen-
tours d’un petit lac. « L’homme que je cherchais se tenait penché sur une
table, derrière une grande remise ». L’accueil est rude, peu courtois, et
Taylor ne réussit à faire parler son interlocuteur que sur le tard. Leur
conversation, et c’est bien naturel, finit sur l’Europe et c’est à ce moment-là
que Rintala propose une description-définition assez singulière empruntée,
de façon inattendue, à Mandelbrot, « le Colomb de la multiplicité irréduc-
tible », exposée de façon à être comprise par Taylor qui a pris la précaution
(heureusement pour nous) d’avouer sa totale ignorance des mathématiques.

« Si vous prenez une carte de l’Europe qui présente la distribution des


revenus ou les dialectes, les comportements électoraux, les religions,
les degrés d’instruction, les mouvements migratoires, les habitudes ali-
mentaires, tout ce que vous voulez, vous vous heurterez à la même
structure, c’est-à-dire à des figures dont les dimensions ne sont plus
exactement calculables. Hausdorff, déjà en 1919, a indiqué comment
dans des cas semblables il convient d’exprimer la dimension par le biais
d’une fraction. En somme l’Europe est un objet fractal. »
« Si je comprends bien, avec cela vous voudriez justifier le fédéralisme
sur des bases mathématiques. »

271
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 272

Mario Lavagetto

« Mais pas du tout ! Je voulais juste me moquer un peu. Mais en ce qui


concerne la société européenne, elle est effectivement irrégulière jus-
qu’au cœur de ses microstructures, et tenter de l’ordonner au sens tra-
ditionnel est une entreprise sans espoir. »

Si nous sommes disposés à notre tour à laisser Enzensberger se


moquer de nous, et si nous n’oublions pas non plus qu’un physicien ou un
mathématicien nous dirait que la théorie des fractals est née justement
pour calculer la « multiplicité apparemment irréductible », nous pouvons,
je crois, en tirer une bonne métaphore. La littérature européenne, encore
plus que l’Europe, pourra être de bon droit définie comme un objet fractal,
quelque chose de multiple, de composite, une entité irrégulière jusque dans
le cœur de ses microstructures, qui s’est soustraite jusqu’ici aux instru-
ments de mesure avec lesquels on a cherché à la définir et à la décrire.
Dans certains cas, comme dans celui de Curtius, avec des résultats fruc-
tueux, mais qui auraient besoin d’être soumis à vérification. Parce que si un
grand chercheur peut, comme nous l’avons vu, obtenir droit de cité dans la
littérature européenne par le simple fait de dominer toutes les époques
d’Homère à Goethe, et d’avoir séjourné pendant de nombreuses années
dans plusieurs régions de cette littérature, je ne peux ne pas me demander
combien d’années il lui resterait pour vérifier si la frontière qu’il a tracée
tient, pour séjourner dans les littératures extra européennes sans se limi-
ter à les désorganiser et à écrire « marécages mystérieux », « dunes sans
eau » ou bien « océan glacé ». Parce que, si je parle de littérature italienne
et si je lui reconnais une physionomie et une histoire, en plus de l’identifier
sur la base d’une langue, je l’identifie aussi sur la base d’un réseau très
serré de traits multiples et fonctionnels, d’un dictionnaire articulé d’élé-
ments idiotiques qui sont tels parce qu’ils sont non-français, non-anglais,
non-allemands ; et je peux le faire parce que, au-delà de la frontière, il n’y a
pas d’étangs mystérieux, mais la France, l’Angleterre et l’Allemagne avec
des littératures tout aussi définies et caractérisées, et non italiennes.

Cela équivaut à dire que si l’on voulait soustraire la littérature euro-


péenne au règne du relativement indéterminé et du préjudiciel, il faudrait
la transformer en un grand programme de recherche dont devrait s’occu-
per une chaîne d’universités : ce programme devrait avoir comme but de
reconstruire et de définir une géographie historique, ses transformations,
ses vicissitudes, les différents déplacements de ses frontières, pour cher-
cher à donner une certaine consistance à l’hypothèse nucléaire, et devrait
prévoir aussi la possibilité d’un échec. Il s’agirait, en tout cas, d’un noble
échec qui conduirait à la construction d’un index analytique gigantesque
et fort précieux. Mais si au-delà des frontières était effectué un travail
semblable, il pourrait aussi arriver un jour que l’on découvre l’existence
d’une sémiosphère à laquelle nous pourrions donner le nom de littéra-
ture européenne.

272
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 273

Réflexions sur la littérature européenne

« Aucune université – disait Eliot presque à la fin des conversations


radiophoniques dont j’ai déjà parlé – ne devrait être une institution pure-
ment nationale. » Ce pourrait être, me semble-t-il, une bonne devise à ins-
crire en tête de cette recherche.

Mario LAVAGETTO
(Traduit de l’italien par Elena Pessini)

273

S-ar putea să vă placă și