Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RLC&ID_NUMPUBLIE=RLC_311&ID_ARTICLE=RLC_311_0261
2004/3 - N°311
ISSN 0035-1466 | ISBN | pages 261 à 273
Chaque fois qu’il m’est arrivé de lire un essai ou un article sur la littéra-
ture européenne, je n’ai jamais réussi à étouffer une question importune
qui ne cessait d’affleurer et qui finissait inévitablement par déranger ma
lecture. Je ne pouvais m’empêcher de me demander : « Existe-t-il vraiment
une littérature européenne ? » « Est-il possible – pour le dire avec les mots
de Toynbee – d’en faire un “domaine d’étude intelligible” ? » Je souhaite-
rais, cette fois, essayer de ne pas mettre de côté ces doutes préliminaires
et les interroger avec la discrétion qui s’impose. Dans La Littérature euro-
péenne et le Moyen Âge latin, Curtius a écrit : « Saisir cette littérature dans
son ensemble n’est possible que si l’on a acquis droit de cité dans chacune
de ses époques, d’Homère à Goethe. » Je ne me trouve évidemment pas
dans une telle condition et par conséquent je n’ai pas la prétention de four-
nir une vision d’ensemble ; il me semble que je peux encore moins – dans
Revue
3-2004
de Littérature Comparée
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 262
Mario Lavagetto
la mesure où cela est possible – satisfaire une autre des conditions posées
par Curtius et m’attribuer une profonde familiarité « avec les méthodes et
les matières des philologies classiques, médiévo-latine et moderne ». Je
ne peux donc en aucune façon revendiquer pour moi-même ce « droit de
cité de l’empire de la littérature européenne » qui, sur la base d’une juri-
diction si exigeante, ne pourrait être concédé qu’à celui qui aurait séjourné
« de longues années dans chacune de ses provinces, et passé bien des fois
de l’une à l’autre ».
262
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 263
Chabod a dû essuyer deux critiques tout à fait légitimes : d’un côté son
histoire des idées, fortement influencée par le modèle de Croce, est appa-
rue détachée de la base matérielle sur laquelle cette histoire s’est déroulée
de siècle en siècle ; de l’autre, on a souligné que son idée d’Europe s’appuie
sur la France et l’Italie et semble n’élargir ses horizons que de façon spo-
radique vers l’Angleterre et l’Allemagne. Tout le reste demeure dans
l’ombre. Je reviendrai bientôt sur ce point qui me semble crucial et que
nous verrons continuellement affleurer. Mais avant de prendre congé de
Chabod je voudrais mettre de côté une suggestion méthodologique et qui
me semble (et m’a toujours semblé, même depuis mes premières années
d’études universitaires) un acquis fondamental : le concept d’Europe se
forme « en opposition, en ceci qu’il existe quelque chose qui n’est pas
l’Europe, et qui acquiert des caractéristiques qui lui sont propres, et se pré-
cise dans ses éléments, tout au moins au début, justement à travers une
comparaison avec cette non-Europe ».
Le problème des origines que s’est posé Chabod (et que s’est également
posé Curtius en les situant au début de vingt-six siècles d’histoire) est un
problème qu’ont dû affronter tous ceux qui se sont occupés de littérature
européenne et qui, de façon plus ou moins évidente, l’ont fait coïncider
(malgré l’asymétrie dont j’ai parlé et qui est à mes yeux assez évidente)
avec la culture européenne. À côté de ceux qui – peut-être sur les traces de
Chabod – ont fait naître cette littérature au XVIe siècle, en promettant de jus-
tifier leur choix, mais sans respecter ensuite l’engagement qui avait été
pris, d’autres ont préféré suivre les indications de Curtius, d’autres encore
y ont englobé l’héritage hébreu et ont rendu encore plus difficile la recon-
naissance d’une « non-Europe », d’autres encore – comme Umberto Eco –
ont indiqué sans trop d’hésitations le Moyen Âge :
263
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 264
Mario Lavagetto
264
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 265
Il est aisé de comprendre les raisons d’une telle hâte. Car s’il en est
ainsi, comment ne pas se demander : mais alors où commence et où finit
l’Europe ? Les origines irlandaises de Poe sont-elles vraiment suffisantes
pour l’assimiler, et lui conférer un droit de cité sans réserves ? Et si le pro-
pos se maintient sur le plan des influences, ne risque-t-on pas de transfor-
265
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 266
Mario Lavagetto
266
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 267
267
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 268
Mario Lavagetto
logie scrupuleuse et qui a fait ses preuves, La Joie de vivre, roman que
Svevo avait lu et dont il avait fait le compte rendu dès 1884 : Lazare
Chanteau, le protagoniste, imprégné de ce que Zola définit comme la
« grande poésie noire de Schopenhauer », voudrait trouver « le moyen de
faire sauter l’univers d’un coup, à l’aide de quelque cartouche colossale ».
Invention forte et qui, avant d’être reprise et élaborée par Svevo, se retrouve
dans l’Île des Pingouins d’Anatole France et dans un roman inachevé
(L’Imperio) de Federico de Roberto. Le terrain me semble ici plus solide et
l’arbre généalogique peut être facilement reconstruit par cette « vétuste et
digne discipline » qu’est la science des sources, capable, dans le cas qui
nous intéresse, de nous restituer un nœud significatif de la littérature euro-
péenne dans le passage d’un siècle à l’autre. Mais, si un élève de
Binswanger et de la psychanalyse phénoménologique, en se fondant sur les
résultats de son travail avec ses patients psychotiques, voulait relier cette
invention à la Weltuntergangerlebnis, à l’expérience de la fin du monde à
laquelle il s’est heurté à plusieurs reprises, que pourrions-nous lui répli-
quer ? Pourrions-nous nier sans scrupule le bien-fondé de sa suggestion ?
Et pourrions-nous vraiment exclure que cette expérience ne puisse advenir
« au-delà des frontières » ?
268
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 269
Ceci pour les lignes générales, mais si l’on examine dans un second
temps et de façon plus minutieuse les bases sur lesquelles le livre est
construit, les surprises ne manquent pas. On se rend compte alors que
Curtius, particulièrement doué en tant que chercheur, se révèle moins
convaincant sur le plan de la théorie, au point d’instaurer des alliances fort
dangereuses quant à son dessein. Je crois qu’il vaut la peine de s’arrêter
sur deux d’entre elles.
269
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 270
Mario Lavagetto
avec force (et avec des arguments très efficaces) par Georges Didi-
Hubermann, qui a soutenu la thèse d’une incompatibilité absolue et radi-
cale. Si toutefois un scrupule demeure au moment d’accepter jusqu’au bout
un tel jugement, il naît du concept même d’archétype qui, dans les écrits de
Jung, est instable, évasif, défini de façon si fluctuante que toute tentative de
le centrer et de dire avec précision de quoi il s’agit constitue problème.
Cette liste de citations montre très nettement que Jung oscille de façon
évidente entre une représentation de l’archétype comme motif, thème,
image repérables sous toutes les latitudes et transmis par voie héréditaire
d’un côté, et de l’autre comme disposition fonctionnelle, comme structure
apte à produire ces motifs, ces thèmes et ces images, ou même comme un
facteur instinctuel, assez semblable à celui qui guide les oiseaux au
moment de la nidification et qui agit dans le domaine de l’imaginaire.
Warburg peut, selon les cas, apparaître plus ou moins éloigné. Il y a en tout
cas un point sur lequel Warburg et Jung semblent se rapprocher et se révé-
ler, comme je le disais, des alliés dangereux capables de miner à la racine
270
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 271
Cela n’enlève rien au fait que la voie tracée par Curtius continue à se
révéler – au moins à mes yeux – comme la seule qui puisse être parcourue :
à condition de la reprendre et de la développer sur une échelle bien plus
ample, il sera peut-être possible à la fin de trouver la littérature euro-
péenne, de lui donner une identité et d’en tracer une carte. Car, pour le
moment, elle demeure quelque chose d’indéterminé : une réalité qui n’a
toutefois pas réussi à atteindre au statut d’évidence, sinon sur le plan dan-
gereux de l’intuition.
Pour rendre plus clair mon propos, j’aurai recours au reportage fictif,
signé Timothy Taylor, que l’on peut lire en conclusion de Ach, Europa ! de
Enzensberger et dont on imagine qu’il est publié le 21 février 2006 dans The
New New Yorker.
271
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 272
Mario Lavagetto
272
01 Lavagetto 1/09/04 15:14 Page 273
Mario LAVAGETTO
(Traduit de l’italien par Elena Pessini)
273