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Le don d’organes : toujours plus!

Toujours
mieux ?Application de la théorie morale
conséquentialiste à la pratique du prélèvement d’organes
Armelle Nicolas-Robin

To cite this version:


Armelle Nicolas-Robin. Le don d’organes : toujours plus! Toujours mieux ?Application de la théorie
morale conséquentialiste à la pratique du prélèvement d’organes. Sociologie. Université Paris-Saclay,
2016. Français. <NNT : 2016SACLS009>. <tel-01586008>

HAL Id: tel-01586008


https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01586008
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NNT : 2016SACLS009

THESE DE DOCTORAT
DE
L’UNIVERSITE PARIS-SACLAY
PREPAREE A
L’UNIVERSITE PARIS-SUD

ECOLE DOCTORALE N° 578


Sciences de l'Homme et de la Société

Spécialité de doctorat : Ethique

Par

Mme Armelle Nicolas-Robin

Le don d'organes : toujours plus ! Toujours mieux ?


Application de la théorie morale conséquentialiste
à la pratique du prélèvement d'organes

Thèse présentée et soutenue à Paris, le 15 janvier 2016


Composition du Jury :
Mr Didier HOUSSIN Professeur des Universités Président
Mr Sadek BELOUCIF Professeur des Universités Rapporteur
Mr Ali BENMAKHLOUF Professeur des Universités Rapporteur
Mme Sperenta DUMITRU Maitre de conférences Examinateur
Mr Philippe STEINER Professeur des Universités Co-directeur de thèse
Note aux lecteurs
Travail réalisé dans le cadre du Doctorat Ethique Science, Santé et Société,
de l’Ecole Doctorale Sciences Humaine et Sociales,
ED 578, Université Paris Saclay – Paris 11.

Pour reproduire ou utiliser ce document, veuillez consulter l’auteur.

1
Table des matières

INTRODUCTION

I. Histoire de la greffe .................................................................................................................................8

II. Prélèvements d'organes: état des lieux, situation actuelle .................................................... 12


1. Activité de prélèvements et de greffe en France.......................................................................................... 12
2. Diminution du nombre d'inscriptions .............................................................................................................. 22
3. Augmentation du nombre de greffons proposés à la transplantation.............................................. 27

1ère partie : PRINCIPES FONDAMENTAUX DU PRELEVEMENT D’ORGANES

I. La Règle du Donneur mort (Dead Donor Rule)........................................................................... 35


1. Définitions de la mort .............................................................................................................................................. 37
2. Remise en question des définitions de la mort cardiaque....................................................................... 53
3. Remise en question des définitions la mort encéphalique ...................................................................... 58

II. Règles du consentement ..................................................................................................................... 79


1. Typologie du consentement .................................................................................................................................. 80
2. Système français : consentement présumé "faible" ................................................................................... 84
3. Système anglo-saxon : consentement explicite..........................................................................................122
4. Alternatives au consentement : appropriation étatique des corps ..................................................127

III. Gratuité ...................................................................................................................................................132


1. Fondements philosophiques de la gratuité..................................................................................................133
2. Situation actuelle à travers le monde ............................................................................................................166
3. Alternatives au principe de gratuité : légalisation du marché...........................................................173

2ème partie : NOUVELLES SOURCES DE GREFFONS

I. Nouvelles sources de greffons exploitées depuis peu............................................................200


1. Donneurs à critères élargis...................................................................................................................................201
2. Donneurs décédés après arrêt cardiaque de survenue inopinée.........................................................214
3. Donneurs décédés après arrêt cardiaque dans les suites d'une décision d'arrêt des
thérapeutiques............................................................................................................................................................253
4. Réanimation non-thérapeutique élective.......................................................................................................298

2
IV. Nouvelles sources de donneurs non encore exploitées.........................................................316
1. Vivants d'aujourd’hui, morts de demain : redéfinition de la mort....................................................318
2. Abandon de la DDR .................................................................................................................................................326

CONCLUSION...................................................................................................................................331
REFERENCES...................................................................................................................................338

3
REMERCIEMENTS

Au Professeur Emmanuel Hirsch,


Ta contribution à l'enseignement de l'éthique des pratiques soignantes est un modèle. Merci
de m'avoir offert l'opportunité de profiter de cet enseignement inestimable.

Au Professeur Philippe Steiner,


Vous avez eu la gentillesse d'accepter de co-diriger cette thèse alors que je rencontrai des
difficultés. Votre lecture bienveillante fut réconfortante et éclairante et vos conseils précieux.

Au Professeur Sadek Béloucif,


Merci d'avoir accepté d'être rapporteur de cette thèse. Tes compétences de médecin
clinicien et ta réflexion, mises au service des plus hautes instances éthiques, sont un exemple
pour moi.

Au Professeur Ali Benmakhlouf,


Merci d'avoir accepté d'être rapporteur de cette thèse. Votre contribution philosophique à la
pratique médicale du prélèvement d'organes en France, comme rapporteur de l'avis n° 115
du Comité Consultatif National d'Ethique, est d'une aide incontestable.

Au Professeur Didier Houssin,


Merci de me faire l'honneur d'avoir examiné cette thèse et de m'offrir le privilège de
bénéficier du regard critique d'un haut responsable en matière de santé, d'enseignement et
de recherche.

A Madame Speranta Dumitru,


Merci d'avoir accepté d'examiner cette thèse, forte de votre expertise en matière d'éthique
sociale, dont l'activité de prélèvements d'organes et de redistribution des greffons peut
assurément représenter une forme de paradigme.

4
Au Professeur Pierre Coriat,
Merci de m'avoir accueillie au sein du département d'anesthésie-réanimation de l'hôpital de
la Pitié pendant de nombreuses années, aux cours desquelles j'ai pu bénéficier du terreau
humain et intellectuel qui a alimenté ma réflexion.

A l'équipe de coordination de prélèvement d'organes et de tissus, avec laquelle j'ai eu la


chance de collaborer étroitement tout au long de ces années et dont j'ai pu profiter de
l'expertise humaine et technique. Je garderai un souvenir ému de tous ces instants partagés
autour des "donneurs d'organes" et de leurs proches, souvent nocturnes, parfois, souvent,
douloureux. Le soutien de cette équipe a été considérable. Je souhaite particulièrement
rendre hommage au travail de Joëlle Florit, sans oublier le Professeur Bruno Riou, Viviane
Justice, Véronique Kokoszka-Biscompte, Isabelle Oillic, Christine Spuccia, Frank Ferrari,
Myline Gouelibo, Sophie Laclautre.

A toute l'équipe paramédicale de la Salle de Surveillance Post-Interventionnelle-Accueil des


Polytraumatisés. Qu'elle soit remerciée de l'aide précieuse quotidienne qu'elle nous apporte
dans les soins aux malades et dans l'accompagnement de leurs proches.

Aux internes et aux externes qui m'ont aidée à structurer ma réflexion grâce à leurs
questions faussement naïves et positivement déstabilisantes.

A mes collègues et amis, qui m'ont soutenue et aidée, et sans lesquels ce travail universitaire
n'aurait assurément jamais vu le jour. Et particulièrement à Olivier Langeron, Julien Amour,
Sabine Roche, Cristina Ibanez-Esteve, Morgan Le Guen, David Barouk, Nicolas Boccheciampe,
Aurélie Birenbaum, Frédéric Le Saché, Mathieu Raux, Evelyne Combettes, Agnès Almayrac,
Vanessa Reubrecht et Marie Paries.

Aux membres du comité d'éthique de la Société Française d'Anesthésie-Réanimation avec


lesquels j'ai pu échanger, et parfois confronter, mes opinions. La qualité de leur réflexion a
largement contribué à ce travail.

Et enfin, à mes proches, que je tairai pudiquement les noms, mais qui savent combien ils me
sont chers et combien je leur suis reconnaissance d'avoir toléré mes bavardages, quelque

5
peu monothématiques au cours de ces dernières années, et de m'avoir toujours encouragée
et soutenue dans mes entreprises.

Je dédie ce manuscrit aux proches des personnes décédées


qui ont permis, en dépit de leur profonde douleur d'avoir
brutalement perdu un-e être aimé-e, que celui-ci ou celle-ci
puisse être prélevé-e de ses organes pour que d'autres
puissent être soigné-e-s.

6
INTRODUCTION

7
Implantation d'un cœur artificiel ? Culture de cellules embryonnaires ? Greffe d'organes
porcins ? Elevage de clones dans le seul but de constituer des banques d'organes vivants ?
Pour l'heure, en cas de défaillance terminale d'un organe, la transplantation du même organe
prélevé sur un autre être humain, vivant ou mort, peut s’avérer être le traitement de dernier
recours à proposer à de nombreux malades. Toute autre solution est encore expérimentale
ou relève même de la science-fiction. Mais, si l'activité médicale de greffe relève d'une
véritable prouesse, aboutissement de progrès scientifiques multiples, combinant la
découverte des groupes sanguins et du système de défense immunitaire, l'expansion de la
pharmacologie antibiotique et immunosuppressive, l'avancement des techniques
chirurgicales et le développement technologique à l'origine de la réanimation, elle n'en est
pas moins source de tensions réelles, qui n'ont cessé d'alimenter des débats éthiques animés.
Nous entendons aujourd'hui participer à certains de ces débats.
Pour ce faire, nous présenterons rapidement l'historique de cette épopée. Puis, nous
détaillerons la problématique essentielle liée à cette activité de transplantation : l'existence
d'un écart grandissant entre le nombre de greffons disponibles et le nombre de malades en
attente d'un greffon. Nous pourrons alors examiner les solutions envisageables pour réduire
cet écart et les soumettre à la critique de notre réflexion éthique.

I. Histoire de la greffe

Les grandes étapes de cette révolution médicale se sont déroulées essentiellement au cours
de la deuxième moitié du XXe siècle, pour constituer l'un des progrès majeurs de cette
période.
En réalité, l'histoire de la greffe a débuté bien avant : dès le IIIe siècle de notre ère, Côme et
Damien, frères jumeaux d’origine arabe, qui exerçaient gratuitement la médecine dans une
ville de Cilicie, une région de l’actuelle Syrie, eurent l'idée d'amputer la jambe du Diacre
Giustiniano, porteuse semble-t-il d'une tumeur cancéreuse, et de substituer le membre
amputé par celui d'un Ethiopien récemment décédé. Cette intervention chirurgicale fut
immortalisée par de nombreuses toiles et fresques représentant l'évènement, mettant en
scène un corps de couleur claire contrastant avec le membre très pigmenté abouté. Les
auteurs de cet exploit devinrent les saints patrons des médecins et des chirurgiens.

8
L'atteinte portée au cadavre de l'Ethiopien ne semblait donc pas poser pas un obstacle moral
majeur. Certes, il ne s'agissait pas d'une nouveauté : l'autopsie est une pratique médicale
dont l'histoire a débuté avant notre ère. En Grèce, les examens anatomiques n’étaient
autorisés que sur le cadavre des traîtres, des grands criminels et des enfants perdus. Cet
exercice pris momentanément fin avec la renommée d'Hippocrate (460-370 avant JC), qui
considérait la médecine plus comme une science à raisonner qu'une science à pratiquer.
Sous l'Empire romain, l'édiction du principe d’inviolabilité du corps humain mis
officiellement fin à la dissection des corps humains. En 1300, le Decretum de Sepultaris du
pape Boniface VIII confirma ce principe, condamnant à l’excommunication tous “ceux qui
extrairaient les viscères du corps des défunts pour en faire un abus horrible et
détestable”. Néanmoins, dès cette époque, les dissections sauvages étaient devenues
courantes. Il fallut attendre 1376 pour que les autopsies deviennent légales : Louis d’Anjou
accorda à la Faculté de Montpellier “le privilège de saisir tous les ans la dépouille d’un
condamné à mort”. L'exploration, à visée scientifique, du corps humain vécut ses premières
heures de gloire avec A. Vésale, qui publia en 1543 son traité d'anatomie humaine, intitulé
De humani corporis fabrica libri septem (À propos de la structure du corps humain en sept
livres), dont G. Canguilhem dira, quatre siècles plus tard, qu'il a été et est encore “ un
document capital pour l’histoire de la médecine”. L’autopsie est alors définitivement
acceptée et classée au rang de science médicale. C'est essentiellement la médecine légale qui
a permis le développement de cette activité, d'autant mieux socialement acceptée qu'elle a
permis de résoudre quelques affaires criminelles grandement médiatisées. Conséquemment,
le principe d'inviolabilité du corps humain s'est trouvé subordonné à l'intérêt scientifique,
que cet intérêt soit à visée thérapeutique ou de recherche. La transplantation d'organes
prélevés sur des cadavres constitue de façon évidente le paradigme de cet intérêt
thérapeutique, évidemment au bénéfice d'autrui.
Après la première greffe réalisée par Côme et Damien, qui tenait plus du miracle que de la
science, il fallut attendre le XIXe siècle pour voir débuter l'histoire moderne de la
transplantation. Initialement, ce sont les tissus, comme la peau, qui ont fait l'objet de
tentatives de greffes. Les greffes d'organes ont dû attendre, au tout début du XXème siècle, la
mise au point des techniques de suture entre vaisseaux sanguins, réalisée notamment par
Alexis Carrel (1873-1944), Français émigré aux Etats-Unis, chirurgien au Rockefeller
Institute de New York. Il fut récompensé de ses travaux expérimentaux et cliniques par prix
le Nobel de médecine en 1912. Une fois résolus les problèmes techniques liés à la

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revascularisation des organes transplantés, plusieurs chercheurs expérimentèrent les
transplantations d'organes prélevés sur des animaux (xénogreffes). Ainsi, M. Jaloubay,
chirurgien vasculaire lyonnais, tenta de greffer, en 1906, un rein de porc puis un rein de
chèvre au pli du coude de deux femmes atteintes d’insuffisance rénale. Les deux tentatives
aboutirent à une recoloration des organes, preuve du succès chirurgical des sutures
vasculaires permettant l'oxygénation des greffons. Néanmoins, les deux greffes se soldèrent
rapidement par un rejet manifeste des greffons, qui se nécrosèrent rapidement. Les causes
de cette intolérance manifeste de l'organe étranger n'étaient alors pas connues. D'autres
tentatives se succédèrent avant de rencontrer un premier succès. En 1933, le Russe Y.
Voronoy, persuadé que le problème d'intolérance du greffon était d'ordre immunologique,
réalisa la première transplantation rénale en utilisant un greffon d'origine humaine
(homogreffe) prélevé sur un donneur décédé. Mais les groupes sanguins du donneur et du
receveur étaient différents et la jeune femme transplantée mourut quatre jours plus tard. Si
l'hypothèse du rejet était la bonne, la solution n'en restait pas moins encore à découvrir... En
1947, David Hume connut le premier succès temporaire en réalisant une greffe rénale à
partir d'un donneur décédé. Si cette greffe s'acheva par un rejet final, le greffon fonctionna
néanmoins suffisamment longtemps pour que les reins natifs récupèrent une activité propre
suffisante et ne puissent plus causer la mort du malade.
De fait, ce sont bien les progrès médicaux en matière d'immunité qui permirent l'essor des
transplantations. Il fallut comprendre le rôle des globules blancs (E. Metchnikoff, prix Nobel
de médecine en 1908) et du plasma (C. Richet, prix Nobel de médecine en 1913) dans la
défense contre les infections. E. Von Behring montra que les anticorps présents dans le
plasma attaquaient les antigènes portés par le greffon étranger, non reconnu comme l'un de
ses constituants natifs, à l'origine de son rejet. En 1952, J. Dausset contribua largement à
l'amélioration de la sélection des greffons compatibles, par sa découverte du système HLA,
cible des attaques du système de défense immunitaire, à l'origine du rejet. L'idée naquit
alors d'utiliser des greffons immunologiquement identiques. En 1952, J. Hamburger réalisa
la première tentative de greffe à partir d'un donneur vivant apparenté, à l’hôpital Necker, à
Paris : il transplanta un jeune homme de 17 ans, qui avait perdu son rein unique lors d’un
accident, avec un des reins de sa mère. Le jeune homme décéda 21 jours après la greffe. Deux
ans plus tard à Boston les Drs Harrison, Merill et Murray prirent en charge les jumeaux
Herricks et greffèrent le rein de l'un - donneur vivant immunologiquement strictement
identique - à l'autre. En l'absence de rejet du greffon, cette greffe rénale représenta le

10
premier succès de l'histoire de la transplantation.
D'autres stratégies de lutte contre la défense immunitaire furent testées : si le tissu était
initialement incompatible, peut-être pouvait-on inhiber le système de défense du receveur
en l'irradiant totalement, dans le but de détruire purement et simplement ses cellules
immunitaires. De fait, cette méthode a permis d’augmenter la durée de vie du greffon et la
survie du patient. Cependant, la destruction de l'ensemble des cellules immunitaires
rendaient le greffé également incompétent vis-à-vis des infections, qui finissaient par causer
sa mort. La solution de la destruction totale du système immunitaire étant manifestement
contre-productive, il fallut envisager des mesures moins radicales, notamment
médicamenteuses. Parmi les médicaments immunosuppresseurs, la cortisone fut le premier
découvert en 1958 ; l’azathioprine, en 1959, se montra plus efficace ; et enfin la ciclosporine
en 1970 qui demeure le plus puissant. Ces progrès pharmaceutiques permirent à l’Américain
D. Hume de réaliser avec succès, dès 1959, la première greffe à partir d’un rein prélevé en
post-mortem. L'avènement des prélèvements d'organes sur donneurs décédés venait de voir
le jour.
Les greffes autres que rénales, de réalisation technique plus compliquées, se développèrent
au cours de la décennie suivante. 1963 fut l'année de la première greffe pulmonaire réalisée
par J. Hardy, à l’Université du Mississippi. En 1966, à Minneapolis, R. Lillche et W. Kelly
greffèrent un pancréas à un patient diabétique. Après un échec en 1963, le Dr Thomas Starzl
réalisa la première greffe hépatique efficace, à Denver, en 1967. En 1980, H. Bismuth,
confronté à la présence de deux enfants nécessitant simultanément une greffe en urgence,
améliora la rentabilité de la technique en réalisant un split : les deux lobes hépatiques d'un
même greffon furent séparés et greffés à chacun des deux enfants. Cette idée avait d'autant
plus germé dans l'esprit du chirurgien que le foie est un organe connu pour ses capacités de
régénération tissulaire. Cette propriété particulière permit aussi d'envisager des
transplantations hépatiques à partir de donneurs vivants : en 1989, la mère d'un bébé de 21
mois fut prélevée d'une partie de son foie, qui fut greffée avec succès à son enfant, sans que
la mère elle-même pâtisse de l'amputation de son organe.
C'est également en 1967, au Cap, en Afrique du Sud, que Louis Washkansky, âgé de 54 ans fut
transplanté d'un greffon cardiaque par C. Barnard. Malheureusement, les suites post-
opératoires furent marquées par l'acquisition d'une pneumonie, conséquence immédiate de
l'utilisation des immunosuppresseurs à fortes doses, à l'origine du décès du patient dix-huit
jours après la transplantation. L'année suivante, la première greffe cardiaque française fut

11
réalisée par C. Cabrol, et la première greffe cardio-pulmonaire par D. Cooley au Texas. A
partir de ce moment-là, l'activité de transplantation d'organes ne cessa plus de croitre.
Aujourd'hui, ces interventions chirurgicales, outre leur caractère hautement symbolique,
sont pratiquées en routine par des équipes chirurgicales entrainées.

II. Prélèvements d'organes: état des lieux, situation actuelle

1. Activité de prélèvements et de greffe en France

1.1. Les types de donneurs

Chaque année, l'Agence de la biomédecine publie son rapport d'activité, accessible à tous sur
internet. En 2013, 2100 prélèvements d'organes ont été effectués, soit 49% des
prélèvements potentiels, permettant ainsi la réalisation de 5123 greffes.
Ces prélèvements ont trouvé une occurrence parmi les trois circonstances qui les
autorisaient alors en France : réalisés sur des personnes décédées en mort encéphalique
(77%), sur des personnes décédées après arrêt cardiaque de survenue inopinée (3%) ou sur
des donneurs vivants (20%)1. A partir de fin 2014, les prélèvements d’organes sur
personnes décédées après un arrêt circulatoire survenu dans les suites d'une décision
d'arrêt ou de limitation des traitements curatifs ont également été autorisés.

1.1.1. Donneurs vivants

Les organes qui peuvent faire l'objet d'un prélèvement sur donneur vivant sont en nombre
restreint, car le prélèvement ne doit théoriquement pas contrevenir à l'adage Primum non
nocere. Autrement dit, le donneur ne doit pas souffrir du prélèvement de la totalité ou d'une
partie de son organe. Les organes concernés sont donc les organes doubles dont un seul
suffit à la vie (reins et poumons), et le foie, qui a la capacité de se régénérer.
En France, en 2013, 10% "seulement" des greffons étaient issus de donneurs vivants. Les lois
et les règles qui s'appliquent à ce type de prélèvements ne sont pas communes avec celles

1Agence de la biomédecine. Rapport médical et scientifique de l'Agence de la biomédecine. [en ligne]


http://www.agence-biomedecine.fr/annexes/bilan2013/accueil.htm

12
qui régissent les prélèvements d'organes sur personnes décédées. Ainsi, les principes
fondamentaux, que nous détaillerons dans la suite, tels que le consentement présumé et
l'anonymat, ne s'appliquent pas ici. Bien au contraire, le consentement doit être explicite. Sur
le site internet de l'Agence de la biomédecine, on peut lire le paragraphe suivant, intitulé
"liberté du choix"2 :
“Il ne suffit pas d’être volontaire (...). Il faut aussi suivre un processus au cours
duquel le donneur candidat reçoit une information éclairée et transparente l’aidant
à prendre sa décision en toute connaissance de cause. Il est reçu par un comité
appelé “comité donneur vivant” composé de cinq membres nommés par arrêté
ministériel : trois médecins, une personne qualifiée en sciences humaines et sociales
et un psychologue. Ce comité est chargé de vérifier que le donneur a bien compris
les enjeux et les risques éventuels de l’opération, qu’il n’a pas subi de pression
psychologique ou financière de l’entourage et qu’il est bien libre de son choix. Le
donneur pressenti doit exprimer son consentement devant le président du tribunal
de grande instance ou le magistrat désigné par lui. Jusqu’à l’opération, il peut
revenir sur sa décision à tout moment. A la fin de la procédure, c’est le comité
donneur vivant qui donne – ou non – l’autorisation de procéder à la greffe."
Par ailleurs, l'anonymat n'est pas compatible avec la procédure car le don vivant est un don
dirigé exclusivement au profit d'un proche : le père ou la mère du receveur, ou, par
dérogation, son conjoint, son frère ou sa sœur,
son fils ou sa fille, un grand parent, son oncle
ou sa tante, son cousin germain ou sa cousine germaine, le conjoint de son père ou de sa
mère,
ou toute personne pouvant justifier d’au moins deux ans de vie commune avec le
malade. Depuis 2011, ce cercle de proches a été étendu à toute personne pouvant apporter la
preuve d’un "lien affectif" étroit et stable depuis au moins deux ans avec le receveur. La loi
de bioéthique de 2011 a cependant introduit une exception à la notion de proches, sans
toutefois remettre en question la levée de l'anonymat (qui en l'occurrence pourrait être
théoriquement respectée, bien que difficilement en pratique...) : il s'agit des cas de don croisé.
Lorsque le don n’est pas possible au sein d'un couple A qui constitue néanmoins une paire
"donneur-receveur", en raison d'une "intra-incompatibilité", le don croisé consiste à réunir
deux "paires" donneur-receveur présentant une "inter-compatibilité". Le donneur de la paire
A peut donner son rein au receveur de la paire B et vice-versa. Ce procédé n'était pas

2Agence de la Biomédecine. Don d'organes.fr [en ligne] http://www.dondorganes.fr/019-qui-peut-donner-un-


rein-de-son-vivant

13
autorisé avant 2011. Dans tous les cas de figure, la compatibilité entre les donneurs et les
receveurs est une condition requise. Dans d'autres pays que la France, le don peut n'être ni
apparenté ni croisé.
Enfin, ce don peut faire l'objet d'une compensation, financière ou non, selon la législation en
vigueur dans les différents pays. Ainsi, en Iran et en Arabie Saoudite, les 2 types de
prélèvements sur donneurs vivants sont autorisés, apparentés et non-apparentés, avec
compensation financière du donneur (2 à 4.000 $ en Iran et 13.300 $ en Arabie Saoudite, en
2010)3. Mais la majorité des pays, dont les Etats-Unis et la France, n'autorisent que les dons
entre proches ou croisés, sans autre compensation financière que le remboursement de la
carence salariale liée à l'arrêt de travail nécessité par la chirurgie.
Qu'il s'agisse de foie ou de rein, le don vivant soulève des questions éthiques qui lui sont
propres, concernant notamment la liberté de donner et le risque médical per-opératoire et
post-opératoire, à court terme et à long terme, encouru par le donneur. Nous ne traiterons
pas ici de ces questions spécifiques et nous renvoyons le lecteur intéressé vers d'autres
travaux, et notamment ceux de V. Nurock et M. Zélany4, et la thèse publiée en 2009 par V.
Gateau5, intitulée Pour une philosophie du don d'organes, préfacée par A. Fagot-Largeault. Ces
auteures se sont particulièrement intéressées aux transplantations hépatiques réalisées à
partir de donneurs vivants.

Dans la suite de ce manuscrit, nous nous limiterons donc aux prélèvements d'organes
réalisés en post-mortem.

1.1.2. Donneur décédés en mort encéphalique

Le concept de mort encéphalique est né dans les années 1950.


En France, depuis la circulaire du 24 avril 1968 dite "circulaire Jeanneney ", relative aux
autopsies et prélèvements d’organes, qui a fixé la procédure à suivre et les étapes
impératives du constat de décès des personnes en réanimation, et jusqu'à la ratification du

3 Jingwei AH, Yu-Hung AL, Ching L. Living Organ Transplantation Policy Transition in Asia: towards Adaptive
Policy Changes. Global health governance. 2010;3(2):1–14.
4 Nurock V, Zélany M. “Une greffe de la foi ?” Pour une réflexion éthique sur la transplantation hépatique avec

donneur vivant. La vie des idées; 2011 Apr pp. 1–14.


5 Gateau V, Fagot-Largeault A (préf.) : Pour une philosophie du don d’organes. Paris : Vrin, Coll. Pour demain ;

2009

14
décret n° 2005-949 du 2 août 2005 relatif aux conditions de prélèvement des organes, des
tissus et des cellules, les greffons étaient exclusivement prélevés à partir de donneurs
décédés en mort encéphalique : parce que les greffons restaient irrigués jusqu'au moment
du prélèvement, qui était réalisé à "cœur battant", la qualité supérieure de ces
transplantations avaient rapidement été démontrée.
Depuis, les donneurs décédés en mort encéphalique ont toujours représenté la très grande
majorité des donneurs en France : en 2013, 1627 donneurs de ce type ont été prélevés,
aboutissant à 88% des greffes réalisées.

1.1.3. Donneur décédés après un arrêt cardiaque de survenue inopinée

Mais avant que le concept de mort encéphalique n'apparaisse, la circonstance de la survenue


d'un arrêt cardiaque brutal était la seule compatible avec un prélèvement d'organes. L'arrêt
de l'activité cardiaque entrainait immédiatement l'arrêt de la circulation du sang à travers le
corps et suspendait l'apport d'oxygène depuis les poumons vers les organes et les tissus. Il
était donc nécessaire que les greffons soient prélevés très rapidement, au risque que
l'organe ait par trop manqué d'oxygène et ne puisse plus jamais fonctionner, y compris dans
le corps d'un autre. En France, et notamment à Paris, les chirurgiens étaient prévenus de la
date des applications de sentence de mort (qui n'était donc pas du tout inopinée...) et étaient
autorisés à prélever les organes des condamnés immédiatement après leur décapitation,
dans la cour de la maison d'arrêt....de la Santé !
Dans les années 60, les transplantations dites "à cœur arrêté" ont été partiellement
remplacées dans certains pays, voire suspendues dans d'autres, dont la France, par les
transplantations dites "à cœur battant", pour les raisons de meilleure qualité des
transplantations que nous avons déjà évoquées. . Néanmoins, certains pays, comme les pays
européens nordiques (Norvège, Pays-Bas...) ont rencontré des difficultés culturelles et/ou
sociétales avec le concept de mort encéphalique. D'autres, comme les pays Anglo-Saxons,
pour des raisons de régime de consentement sur lequel nous reviendrons, n'ont pas été en
capacité de développer suffisamment cette activité de prélèvements sur donneurs décédés
en mort encéphalique, pour répondre à la demande croissante de greffons. Dans ces pays, les
transplanteurs n'ont jamais cessé de prélever les organes sur des personnes décédées après
arrêt cardiaque. Dans ces pays, la technique de prélèvement et surtout de conservations des

15
organes s'est considérablement améliorée au cours des deux dernières décennies. Leurs
résultats très encourageants6 ont conduit la France à reconsidérer ce type de donneurs.
Dans le but de standardiser le dialogue international, une conférence de consensus s'est
tenue en 1995 à Maastricht et a abouti à la classification; révisée en 2013; en quatre classes
des donneurs potentiels d'organes décédés après arrêt cardio-circulatoire :
- la classe I fait référence à la survenue d'un arrêt cardiaque en dehors de tout contexte de
prise en charge médicalisée. La victime est déclarée décédée, en raison de l'absence d'une
réanimation précoce, dès sa prise en charge. La réanimation cardio-circulatoire, réalisée
dans un délai maximal de trente minutes après l'arrêt cardiaque, n'est entreprise que pour
assurer la perfusion post-mortem des organes ;
- la classe II fait référence à la survenue d'un arrêt cardiaque en présence de secours
qualifiés, aptes à réaliser un massage cardiaque et une ventilation mécanique efficaces, mais
dont la réanimation n'a pas abouti à l'obtention d'une récupération hémodynamique
(“unsuccessful ressucitation”). La victime est déclarée décédée après constatation de l'échec
de la réanimation. Celle-ci est poursuivie pour assurer la perfusion post-mortem des
organes ;
- la classe III concerne les personnes hospitalisées en réanimation et sera traitée dans le
paragraphe suivant ;
- la classe IV fait référence à la survenue d'un arrêt cardiaque chez une personne décédée en
mort encéphalique, au cours de la réanimation de ses organes en vue d'un prélèvement
d'organes prévu sur donneur décédé en mort encéphalique (“cardiac arrest while brain
dead”).
Les Anglo-Saxons rassemblent les catégories I, II et IV en employant le qualificatif
uncontrolled cardiac arrest, que nous traduisons par arrêt cardiaque de survenue inopinée.

6Valero R, Cabrer C, Oppenheimer F, Trias E, Sánchez-Ibáñez J, De Cabo FM, et al. Normothermic recirculation
reduces primary graft dysfunction of kidneys obtained from non-heart-beating donors. Transpl Int.
2000;13(4):303–10.

16
Maastricht I : arrêt cardiaque survenu en dehors de tout contexte de prise
en charge médicalisée mais dont l’horaire de survenue et la
durée (inférieure à 30 minutes) sont connus, caractérisé par
l'absence de tentative de réanimation cardio-respiratoire.
Maastricht II : arrêt cardiaque pris en charge par des secours qualifiés,
aptes à réaliser un massage cardiaque et une ventilation
mécanique efficaces, mais dont la réanimation ne permettra
pas une récupération hémodynamique.
Maastricht III : arrêt cardiaque survenu en réanimation à la suite d'une
décision de limitation ou d’arrêt des traitements en
raison du pronostic des pathologies ayant amené la prise en
charge en réanimation
Maastricht IV : arrêt cardiaque survenu chez un sujet en état de mort
encéphalique.
Tableau : classification internationale de Maastricht concernant les donneurs
décédés après cardiaque, révisée en 2013

Pour réaliser de nouveau ce type de prélèvement "à cœur arrêté" en France, il a été jugé
nécessaire d'aménager la loi en vigueur, même si finalement celle-ci n'avait jamais interdit
les prélèvements d'organes sur donneurs décédés après arrêt cardiaque. Mais la circulaire
Jeanneney du 24 avril 1968 exigeait, pour constater de la mort en vue d'un prélèvement
d'organes, d'effectuer les tests complémentaires pour confirmer la mort encéphalique
(électro-encéphalogramme ou angiographie cérébrale). Le décret n°2005-949 du 2 août
20057 a donc à nouveau permis, légalement, de prélever les organes de personnes en arrêt
cardiaque persistant, par la modification de l'article R. 1232-4-1 du Code de la Santé
Publique :
"Les prélèvements d'organes sur une personne décédée ne peuvent être effectués que
si celle-ci est assistée par ventilation mécanique et conserve une fonction
hémodynamique. Toutefois, les prélèvements des organes figurant sur une liste fixée
par arrêté du ministre chargé de la santé, pris sur proposition de l'agence de la

7Légifrance. Décret n°2005-949 du 2 août 2005 relatif aux conditions de prélèvement des organes, des tissus et
des cellules et modifiant le livre II de la première partie du code de la santé publique (dispositions
réglementaires). [en ligne] http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000449123

17
biomédecine, peuvent être pratiqués sur une personne décédée présentant un arrêt
cardiaque et respiratoire persistant."
L'article R1232-4-3, créé par ce même décret, autorise "par défaut" la mise en place des
procédures médico-chirurgicales qui visent à poursuivre la réanimation des seuls organes, y
compris si la technique s'avère invasive (au sens "pénétrante" du terme), avant même
d'avoir pu recueillir auprès d'un proche le témoignage de l'absence d'opposition au
prélèvement des organes :
"Il est mis fin aux mesures médicales prises avant le prélèvement pour assurer la
conservation des organes d'une personne dont la mort a été dûment constatée s'il
apparaît, au vu du témoignage des proches de cette personne recueilli en application
de l'article L. 1232-1, qu'elle avait manifesté de son vivant une opposition au don
d'organes."
Dans les suites immédiates de la promulgation du décret, l'Agence de la biomédecine a été en
charge de produire une procédure particulièrement encadrée, visant à définir les conditions
et les modalités de ce type de prélèvement. Les contraintes de prise en charge de ces
donneurs potentiels, imposées par cette procédure, sont importantes, tant en pré-hospitalier
qu’en intra-hospitalier. L'objectif de l'Agence était d'imposer un protocole national8, afin que
les équipes concernées par ce type de prélèvements respectent toutes les mêmes règles et
n'aient aucune latitude pour une quelconque improvisation. Neuf centres hospitaliers
“pilotes” (Angers, Bordeaux, Lyon, Marseille, Nancy, Strasbourg et à Paris, les hôpitaux
Kremlin Bicêtre, Pitié-Salpêtrière et Saint Louis) ont alors souscrit à ce protocole. Une
première phase d'observation de l'activité de ces centres était prévue avant d'envisager une
extension à tous les centres hospitaliers de France, agréés pour les prélèvements d’organes.
En pratique, cette activité peine à se développer, voire même régresse depuis 2009. En 2013,
les donneurs décédés après un arrêt cardiaque de survenue inopinée ont représenté moins
de 3% des donneurs d'organes en France, à l'origine de 78 greffes rénales sur les 3074
réalisées. Le prélèvement des greffons hépatiques a été autorisé par l'Agence à partir de
2010. Entre 2010 et 2013, ces prélèvements ont abouti à la réalisation de 13 greffes
hépatiques sur les 4658 réalisées sur la même période.

8 Conditions à respecter pour réaliser des prélèvements de rein sur des donneurs à cœur arrêté dans un
établissement de santé autorisé aux prélèvements d’organes, Agence de la Biomédecine, Coordination Corine
Antoine et Alain Tenaillon, 27 décembre 2005.

18
1.1.4. Donneurs décédés après un arrêt circulatoire survenu après un arrêt des
thérapeutiques

Le décret n°2005-949 du 2 août 2005 autorisait également les prélèvements qui relèvent de
la classe III, concernant les arrêts circulatoires survenus dans les suites d'une décision
d'arrêt ou de limitation des thérapeutiques curatives, dont la mise en route ou la poursuite
est jugée déraisonnable en raison du pronostic défavorable du malade et de la vanité
conséquente de ces thérapeutiques. La classe III de Maastricht s'oppose donc
catégoriquement aux trois autres par le caractère attendu de la survenue de l'arrêt
cardiaque (awaiting cardiac arrest ou controlled), par opposition aux catégories I, II et IV de
Maastricht sus-évoquées, qui concernent des arrêts cardiaques de survenue inopinée,
indépendante de toute décision médicale. Nous n'utiliserons pas ici la traduction "contrôlé"
pour évoquer les arrêts cardiaques qui surviennent dans les suites d'une décision médicale.
En effet, il nous semble, comme nous le verrons plus loin, que ce terme est inapproprié, ne
serait-ce qu'en raison de l'ignorance du délai de survenue de l'arrêt circulatoire après la
prise de décision. De plus, l'idée de "contrôle" pourrait même s'avérer source de confusion,
d'avantage appropriée à une décision d'injection létale, qui, elle, offrirait un contrôle réel de
la survenue de l'arrêt cardiaque dans les minutes qui suivrait cette injection. Nous ne
souhaitons pas offrir une quelconque opportunité d'amalgame entre décisions d'arrêt des
thérapeutiques curatives et injection d'une substance létale.
Bien que légalement autorisés, l'Agence de la biomédecine avait, en 2006, décidé d'émettre
un moratoire et d'exclure les prélèvements Maastricht III "compte tenu de l’avis du Comité
d’éthique et des différentes parties engagées". Fin 2014, ce moratoire a été levé et
l'Agence a édité une procédure des "Conditions à respecter pour réaliser des prélèvements
d’organes sur des donneurs décédés après arrêt circulatoire de la catégorie III de
Maastricht dans un établissement de santé"9. En décembre 2014, un premier malade décédé
dans les suites d'une décision d'arrêt des thérapeutiques a été prélevé de ses organes à

9Agence de la biomédecine. Conditions à respecter pour réaliser des prélèvements d’organes sur des donneurs
décèdes après arrêt circulatoire de la catégorie III de Maastricht dans un établissement de santé. [en ligne]
http://www.agence-biomedecine.fr/Arret-circulatoire-suite-a-un

19
l'hôpital d'Annecy, premier centre français habilité à ce type de prélèvements. Depuis, le
centre hospitalo-universitaire de Nantes et l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris, l'ont rejoint.

1.2. Déséquilibre entre le nombre de greffes réalisées et le nombre de


malades en attente

Grâce aux excellents résultats de la greffe - ou à cause d'eux -, tant en termes de qualité de
vie et de survie du greffon et du greffé qu’en termes économiques, mais aussi en raison du
vieillissement de la population et de l’augmentation de la prévalence de maladies chroniques
comme le diabète ou les maladies cardio-vasculaires, responsables du dysfonctionnement de
certains organes, la liste des patients en attente d’un greffon ne cesse de s’allonger. En
conséquence, malgré l'augmentation du nombre de greffes réalisées annuellement (4620 en
2008, 5123 en 2013), le déséquilibre entre le nombre de greffons attendus et le nombre de
greffons transplantés ne cesse de croître. De fait, en 2008, 1602 patients inscrits au 1er
janvier sur une liste d'attente de greffon n'avaient pu être satisfaits dans l'année ; en 2013,
ce sont 4256 malades qui n'ont pu être greffés, faute de greffons, soit presqu'autant que le
nombre de malades greffés. Et si l'on en croit les prévisions démographiques, cette tendance
n'a pas atteint son point culminant, puisque la génération issue du baby-boom des années 50
atteindra l'âge de 70 ans sous peu, âge à partir duquel l'incidence de l'insuffisance rénale
terminale s'élève significativement...

20
Evolution entre 2008 et 2014 de l'écart entre le nombre de malades inscrits au 1er
janvier sur une liste d'attente de greffe d'un organe et le nombre de greffes effectuées
dans l'année. Cet écart représente le nombre de malades qui n'ont pu être greffés au
Ce cours de l'année précédente

déséquilibre a pour conséquence logique un allongement de la durée d'attente des malades


avant de pouvoir bénéficier d'une greffe. Ainsi, un malade inscrit sur la période 2004-2007
pour être transplanté d'un rein devait attendre en médiane 18 mois, contre 28 pour ceux
inscrits entre 2001 et 2013. Lorsqu'il s'agit d'organes vitaux, les délais d'attente ont bien
évidemment un retentissement en termes de mortalité : en 2008, 107 malades étaient
décédés en attente d'un greffon hépatique, contre 206 en 2013. Cette augmentation en
valeur absolue doit néanmoins être tempérée : le taux de mortalité est proportionnellement
stable puisque, dans le même temps, le nombre de malades inscrits a également
considérablement augmenté (+33% de nouveaux inscrits/an).
Forte de ces chiffres, l'Agence de la biomédecine n'hésite pas à employer le terme de
"pénurie" et trace certains critères pour suivre l'évolution de cet indice "écart", parmi
lesquels on peut citer :
- le nombre total de candidats pour un greffon : 4,7 candidats en 2013 pour un greffon
utilisable dans l’année, contre 3,5 en 2008.
- le nombre de candidats en attente au 1er janvier de l’année pour un greffon : 3,2 receveurs
début 2013 pour un greffon rénal disponible, contre 2,2 en 2008 ;

21
- le nombre de nouveaux inscrits pour un greffon : 1,5 inscrit en 2013 pour un greffon
disponible, contre 1,3 en 2008
Néanmoins, pour parler de "pénurie", vocable utilisé habituellement à propos de biens de
consommation venant à manquer, encore faudrait-il en établir le caractère “nécessaire”, au
sens "indispensable" du terme. Cette affirmation ne va pas de soi car selon le Comité
Consultatif National d'Ethique "Le nombre annuel des décès en France (...) permettrait, si ces
décès étaient tous recensés à temps et signalés aux équipes de prélèvements, de fournir un
nombre d’organes utilisables à peu près suffisant pour couvrir les besoins des
transplantations souhaitables des patients qu’il convient d’inscrire chaque année sur les
listes d’attente.”10.
Si néanmoins on validait le postulat de "nécessité", deux solutions seraient théoriquement,
au sens mathématique du terme, envisageables pour réduire ce déséquilibre : la diminution
du nombre d'inscriptions de malades sur la liste d'attente de greffe et/ou l’augmentation du
nombre des greffons prélevés.

2. Diminution du nombre d'inscriptions

Malgré le vieillissement de la population générale et donc de l'augmentation théorique du


nombre de malades en attente d'un greffon, il est possible d'envisager une diminution de la
liste d'attente en la restreignant aux malades pour lesquels une transplantation est
indiscutablement nécessaire. Encore faudrait-il alors établir des critères admis par tous pour
définir cette nécessité, autrement dit établir la liste des critères qui autoriserait l'inscription
d'un malade sur une liste d'attente de transplantation.

2.1. Prévention

La première stratégie vise à éviter l'occurrence de ces critères, par une amélioration des
politiques de prévention sanitaire. Il en est ainsi de la prévention des maladies cardio-
vasculaires à l'origine d'insuffisance cardiaque par l'éducation de la population quant aux

10Comité Consultatif National d'Ethique. Avis n°115: Questions d’éthique relatives au prélèvement et au don
d’organes à des fins de transplantation. 2011 [en ligne] http://www.ccne-
ethique.fr/fr/publications/questions-dethique-relatives-au-prelevement-et-au-don-dorganes-des-fins-de

22
règles hygiéno-diététiques ou au recours à de nouveaux médicaments qui permettent de
retarder significativement la survenue d'une insuffisance cardiaque terminale. De même, le
renforcement des programmes d'éducation thérapeutique des malades diabétiques peut
retarder la survenue des complications, notamment rénales, de la maladie. Les campagnes
gouvernementales de communication qui pointent les dangers liés à la consommation
d’alcool et le risque de survenue d'une cirrhose pourraient se révéler plus incisives, ou les
taxes sur les produits alcooliques plus élevées, au risque de réserver ces substances à ceux
qui ont l'argent pour se les procurer. Il ne s'agit ici que de quelques exemples parmi bien
d'autres.

2.2. Alternatives à l'homogreffe

La deuxième stratégie peut consister à développer des thérapeutiques alternatives à


l'homogreffe. A travers le monde entier, des recherches expérimentent le recours à des
sources nouvelles très différentes de celles que nous avons envisagées jusqu'alors. Ces
nouvelles voies peuvent être naturelles, avec le développement de greffons animaux non-
humains ou de greffons humains créés à partir de cellules souches ou artificielles. Nous
n'aborderons que rapidement ces perspectives, qui nécessitent encore des progrès
techniques indispensables à leur concrétisation. Pour l'heure, elles relèvent encore de la
science-fiction.

2.2.1. Xénogreffes

Une des premières pistes envisagées, avant même l'avènement de la transplantation


d'organes telle qu'elle est pratiquée aujourd’hui, était la xénogreffe, c'est-à-dire la greffe
d'organes issus d'animaux. Rappelons que M. Jaboulay avait réalisé la première greffe rénale,
au tout début du XXème siècle, à partir d'un rein de chèvre. A ce jour, ce sont toujours les
problèmes de compatibilité immunologique non résolus qui font obstacle à l'utilisation de
ces xénogreffons.
La Fondation pour la Recherche Médicale11 nous informe que, de par leur proximité
génétique, les primates supérieurs étaient considérés comme des donneurs théoriques
idéaux. Mais, d'une part, ces animaux sont protégés car bon nombre d'espèces sont

11 Fondation recherche médicale. Transplantation d'organes. [en ligne] http://www.frm.org/dossiers-80.html

23
menacées d'extinction ; d'autre part, ces animaux peuvent être porteurs de virus qui, du fait
même de la proximité génétique de leur hôte avec l'Homme, pourraient probablement
exprimer leur virulence à l'encontre de leur nouvel hôte humain, avec un risque plus élevé
que celui qui incomberait si on utilisait une espèce animale plus éloignée. Les recherches les
plus intensives se sont reportées sur le porc, essentiellement en raison de la taille de ses
organes, de sa facilité de reproduction, des connaissances acquises dans le domaine de
l’agro-alimentaire concernant la reproduction de lignées exemptes d’organismes pathogènes
spécifiés et de son coût de reproduction relativement faible. La production d’un animal
transgénique exprimant un gène humain destiné à limiter la réaction de rejet est l’une des
avancées récentes de la recherche en ce domaine. Mais il semble que de multiples transgènes
seront indispensables pour limiter le phénomène de rejet et que cette technique devra en
associer d’autres.
N'ayant jamais été personnellement confrontés au débat, nous n'aborderons pas ici les
questions éthiques propres au sacrifice des animaux pour l'utilisation des xénogreffons, et
notamment pas le débat animé par les défenseurs des droits des animaux, dénonçant,
comme P. Singer et bien d'autres, le spécisme12.

2.2.2. Thérapie cellulaire

Une voie plus rapidement prometteuse est sans doute celle de l'utilisation de cellules
souches embryonnaires humaines, ces cellules non encore différentiées, prélevées entre le
5e et le 7e jour suivant une fécondation in vitro sur des embryons surnuméraires, qui
peuvent se multiplier et se spécialiser pour générer un organe autoconstruit. C'est ce que
l'on appelle la thérapie cellulaire. Le principe consiste à prélever une partie des cellules de
l'organe déficient et de n’en garder que la trame, la matrice, puis de recoloniser cette trame
avec des cellules issues de cellules souches qui ont la capacité de se différencier en cellules
propres à l'organe souhaité. Ainsi, en expérimentation animale, des foies ont déjà été
reconstruits et regreffés avec succès. Néanmoins, ces techniques ne résolvent pas
complètement les risques de rejet et peuvent être à l'origine de tumeurs.
Et surtout, des problèmes éthiques spécifiques à l'emploi de ces cellules se posent : leur
prélèvement sur l'embryon entraîne sa destruction, et donc la suppression du potentiel

12 Singer P. (trad. fr. Louise Rousselle). La libération animale. Paris : Payot, coll. Petite Bibliothèque Payot ; 2012

24
d'une vie humaine. Or, pour certains, la potentialité de cette vie humaine lui confère d'ores-
et-déjà une valeur incompatible avec l'acte destructeur. Pour d'autres, l'embryon n'acquiert
le statut de "personne humaine potentielle" qu'au cours de son développement. Néanmoins,
la grande majorité s’accorde sur le fait que l’embryon ne peut être instrumentalisé à des fins
de recherche et ne peut donc être conçu dans cette seule finalité : un embryon doit
obligatoirement être conçu dans le cadre d’un projet parental.
Par ailleurs, tous s'accordent à interdire de porter atteinte à l’intégrité de l’embryon in vitro
tant qu’il est inscrit dans le désir et le projet d’avoir un enfant du couple qui demande sa
création13. Ainsi, le lien humain entre les parents et l'embryon doit d'une part avoir motivé
l'existence de cet embryon et, d'autre part, doit être préservé au-delà des besoins de la
recherche. Autrement dit, le prélèvement de ces cellules souches ne peut être, à ce jour,
exécuté que sur des embryons congelés exclus de tout projet parental.
Le roman élaboré par K. Ishiguro14, mettant en scène des êtres humains conçus et élevés
dans un pensionnat anglais, autorisés à vivre dans l'unique but d'être prélevés de leurs
organes, y compris vitaux, pour sauver la vie des citoyens "normaux", restera-t-il encore
longtemps une œuvre d'anticipation ?

2.2.3. Bioimpression

Depuis ces quelques dernières années, la technique dite de bioimpression, dérivée de


l’impression 3D, tend à se développer très rapidement Jusqu'à récemment des tissus inertes
ont pu être fabriqués. En 2011, une mâchoire en titane, imprimée en 3D, était implantée
pour la première fois. La bioimpression, comme son nom le laisse entendre, concerne elle la
fabrication de cellules vivantes, imprimées couche par couche. Le but est de fabriquer des
tissus, et à terme des organes complets. Depuis 2005, les chercheurs du laboratoire “Bio-
ingénierie tissulaire” de Bordeaux travaillent sur l’impression de tissus de cornée et de peau.
Fin 2014, la start-up californienne Organovo a commercialisé ses premiers microtissus
hépatiques fonctionnels, permettant notamment de tester la toxicité hépatique des
médicaments, mais aussi capables de produire de l'albumine, protéine impliquée dans

13 Comité Consultatif National d'Ethique Avis n°112. 2010. Une réflexion éthique sur la recherche sur les
cellules d’origine embryonnaire humaine, et la recherche sur l’embryon humain in vitro. [en ligne]
http://www.ccne-ethique.fr/fr/publications/une-reflexion-ethique-sur-la-recherche-sur-les-cellules-dorigine-
embryonnaire-humaine
14 Ishiguro K. Auprès de moi toujours. Paris : Gallimard, Coll. Folio ; 2008

25
plusieurs fonctions physiologiques. Si la fabrication d'organes fonctionnels complets relève
encore de la fiction, les perspectives d'aboutir au résultat escompté, à en croire les plus
optimistes, sont de l'ordre d'une dizaine d'années. Et ce n'est pas l'importance colossale des
investissements réalisés à travers le monde qui peut les contredire : sur le site de l'INSERM,
on peut lire que " le marché de l’ingénierie tissulaire [était] évalué à 15 Milliards de dollars
en 2014 et devrait doubler d’ici 2018 (source : MedMarket Diligence, LLC.)." 15

2.2.4. Cœur artificiel

En revanche, l'implantation d'un cœur totalement artificiel ne relève d'ores-et-déjà plus de la


science-fiction. En juillet 1963, une première tentative d'implantation d'un dispositif
artificiel avait été réalisée au Texas Medical Center, Houston. Le patient implanté était
décédé quatre jours après l'intervention. A l'époque, les recherches avaient été supplantées
par la réalisation, en 1967, de la première transplantation d'un greffon cardiaque humain
par C. Barnard à Cape Town, Afrique du Sud. Néanmoins, la recherche sur les dispositifs
artificiels fut poursuivie car le nombre de greffons cardiaques s'avéra rapidement insuffisant
pour satisfaire la demande et que certains malades nécessitaient, dans l'attente d'être
greffés, une assistance mécanique. En 1969, l'équipe texane implanta un premier cœur
artificiel complet. L'organe pneumatique était activé par un compresseur externe de 250
kilogrammes. Le malade, greffé ultérieurement, mourut dans les suites de la greffe. Depuis
les années 70 et grâce aux progrès technologiques permettant la miniaturisation des
dispositifs, de très nombreux patients ont pu bénéficier d'une assistance partielle
implantable. Mais il fallut attendre 2008 pour que la notion de greffe d'un cœur artificiel
complet, totalement implantable, se matérialise, grâce aux efforts combinés de médecins,
d'électroniciens et de micromécaniciens. Et il faudra encore cinq années supplémentaires
pour que la première véritable greffe d'un cœur artificiel soit menée à bien, le 18 décembre
2013, à l'hôpital européen Georges-Pompidou, Paris. Le patient implanté est décédé 74 jours
après, à la suite d'un dysfonctionnement inopiné de la mécanique. Une seconde greffe de ce
type a été réalisée le 5 août 2014 à Nantes et, cette fois, le malade a pu rejoindre son
domicile au début de l'année suivante. Il est finalement décédé en mai 2015, après avoir pu,
semble-t-il, reprendre une activité quasi-normale pendant quelques mois.

15INSERM. Espaces journalistes. [en ligne] http://www.inserm.fr/index.php/layout/set/print/espace-


journalistes/impression-3d-laser-du-vivant-une-approche-innovante-a-bordeaux

26
2.3. Remise en question du “droit à la santé”

En attendant de pouvoir satisfaire à grande échelle toutes les demandes de greffon, grâce
notamment au recours à des sources alternatives, la question de sélectionner les demandes
est posée par certains.
Ainsi, il n'est pas exceptionnel d'entendre que les consommateurs abusifs d’alcool ou tout
autre personne adoptant des “conduites à risque”, sont seuls responsables des conséquences
de leur conduite volontaire et éclairée, qu’ils se doivent donc d'assumer seuls. La suite
logique d’une telle perspective est au final de fonder la distribution des greffons sur des
considérations de “mérite” et de “faute morale”, privant les alcooliques d'un accès à la
transplantation hépatique. Faudrait-il également récuser les malades atteints de
mucoviscidose et par ailleurs fumeurs, dont le tabagisme pourrait altérer à terme leur
greffon pulmonaire, au prétexte qu'ils ne prennent pas suffisamment soin de leur greffon ?
Ou les personnes stressées, plus à risque d'infarctus du myocarde ?
Il est aujourd'hui médicalement reconnu que l'addiction est une pathologie. En ce sens,
refuser de proposer la greffe à ces malades serait assurément en contradiction avec un droit
égalitaire d'accès aux soins médicaux. Les critères nécessaires pour accéder à une liste de
transplantation doivent être les mêmes pour tous les malades, et considérer objectivement
l'état du malade au moment où l'indication à une transplantation se pose, sans que la cause
de cette nécessité puisse faire l'objet d'une discrimination négative.

3. Augmentation du nombre de greffons proposés à la transplantation

Si l'on admet l'hypothèse que l'écart entre le nombre de greffons proposés et le nombre de
greffons attendus ne peut être simplement réduit par la diminution du nombre de malades
en attente d'une greffe, alors il nous faut admettre logiquement que cet écart doit être réduit,
au moins partiellement, par l'augmentation du nombre de greffons prélevés et proposés à la
transplantation. Les politiques de santé publique actuelles semblent vouloir privilégier cet
objectif. Pour y parvenir, quelles solutions peut-on envisager ?
La solution la plus "simple" est de développer le système d'ores-et-déjà existant, sans le
modifier. Dans ce cadre, il faudrait pouvoir 1) augmenter le recensement des personnes

27
décédées en mort encéphalique, mais aussi le nombre relatif des prélèvements, notamment
en diminuant le taux d'opposition, 2) développer l'activité de prélèvement sur donneurs
décédés après un arrêt cardio-circulatoire et 3) promouvoir le don vivant.
L’Agence de la biomédecine recense actuellement les personnes en mort encéphalique
clinique ou confirmée, susceptibles d'être prélevées, puis effectivement prélevées ou non, en
raison principalement du consentement ou non au prélèvement. Ce recensement est basé
exclusivement sur le signalement de ces personnes, en temps réel, par les coordinations
hospitalières de prélèvement d’organes et de tissus. Des disparités importantes sont
observées d’une région administrative à l’autre. Les taux de donneurs recensés varient de
31,5 à 69,2 par millions d'habitants (pmh) et ceux des donneurs prélevés de 15,2 à 33,8 pmh.
Ces variations peuvent être le fruit soit d'une incidence réellement différente d'une région à
l'autre, ce qui est peu probable malgré l'inégalité certaine de la qualité de l'offre de soins sur
l'ensemble du territoire français, soit d'une implication variable d'une équipe hospitalière à
l'autre dans l'activité de prélèvement d'organes. Ainsi, on peut imaginer (et comprendre)
qu'un réanimateur exerçant dans un hôpital régional isolé, ne prendra pas
systématiquement le temps (nécessairement imputé à d'autres malades) de considérer une
personne âgée de plus de 80 ans, diagnostiquée cliniquement en mort encéphalique, comme
une donneuse potentielle d'organes, sous peine de devoir attester, par les examens
paracliniques, requis du caractère irréversible de cet état, prendre contact avec la
coordination hospitalière afin d'organiser la suite de la procédure, joindre les proches et
dialoguer avec eux pour leur expliquer la situation et recueillir leur témoignage quant aux
volontés du défunt vis-à-vis de ses organes. Ce d'autant que toutes ces démarches, dans
l'unique objectif de prélever deux reins, n'ont qu'une chance sur deux d'aboutir si l'on
considère un taux de non prélèvement, toute causes confondues, de l'ordre de 50%....
L'amélioration de la qualité du recensement des personnes susceptibles d'être prélevées
devient d'autant plus nécessaire que le décompte absolu de ces personnes ne cesse de
décroître avec le nombre de victimes de traumatismes crâniens mortels, eu égard à
l'amélioration de la sécurité routière et des techniques de neuro-réanimation, ou de victimes
d’accident vasculaires cérébraux eu égard à l'amélioration de la prévention des maladies
cardio-vasculaires.
C'est donc bien sur la qualité du recensement que les efforts se portent. Ainsi, un programme
européen de démarche-qualité appelé "Donor Action" a été mis en place. En France, l'Agence

28
de la biomédecine a développé son programme sous l'appellation "Cristal Donneur”16, qui
prévoit que la coordination hospitalière passe en revue les décès survenus au sein des
centres hospitaliers de son réseau et enquête rétrospectivement, pour vérifier si les défunts
n'étaient effectivement pas éligibles à un prélèvement d'organes ou si, au contraire, certains
sont passés à travers les mailles du filet. Après analyse, les résultats sont communiqués aux
équipes, lors de revues de morbi-mortalité, leur permettant d’élaborer des mesures
correctrices. L'utilité de ce programme a été démontrée par une étude préliminaire à son
implantation à l'échelle nationale par l'Agence de la biomédecine en 2010, sous le nom de
"Cristal Action"17 : implanté dans huit unités de soins critiques de la région PACA-Est/Haute
Corse en 2006, le programme a permis une augmentation en 2 ans de 52,5% du nombre de
donneurs potentiels recensés, de 95,8% du nombre de donneurs prélevés (de 13,0 à 27,4
pmh) et de 132% du nombre d’organes prélevés.
Il est également concevable, à nombre constant de personnes recensées comme susceptibles
d'être prélevées, d'augmenter le nombre relatif de personnes effectivement prélevées. Or,
l'opposition au prélèvement, rapportée par les proches du défunt, est la cause de non-
prélèvement dans près de 2/3 des cas, et ce de façon constante depuis plus de 10 ans.
Ce taux de refus est-il dû à un manque d'information de la population française ou le reflet
de la non-volonté réelle d'un tiers de la population française de ne pas être prélevé de ses
organes ? En 2006, l'Agence avait commandité à l’Institut Ipsos un sondage mené auprès 1
003 personnes de 18 ans et plus. Cette étude avait révélé que, si 70% des Français
semblaient y avoir déjà songé, "39% seulement de la population [avait] pris position sur le
don d’organes“18. L'étude révélait par ailleurs que "le niveau de connaissances sur le sujet
[était] disparate.". C'est pourquoi l'Agence de la biomédecine consacre désormais une part
conséquente de son budget à des campagnes d'information pour éduquer la population par
l'intermédiaire des médias. L'école et les médecins traitants constituent également une
source d'informations importante.

Outre l'information délivrée à propos du don post-mortem, l'Agence de la biomédecine mise

16 Journées méditerranéennes. Prélèvements et greffes d'organes et de tissus [en ligne]


http://www.jmpg.fr/documents-jmpg-2010/jour2/11-jean-paul-jacob-cristal-action.pdf
17 HAS. P. Jambou et al. Programme donor action/cristal action : un programme d’évaluation des

pratiques professionnelles de prise en charge d’un sujet décédé en vue d’un prélèvement d’organes,
pour éviter une perte de chance à un patient en attente de greffe, R200. [en ligne] http://www.has-
sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2010-04/symphas-bmjpo200.pdf
18Agence de la biomédecine. [en ligne] www.agence-biomedecine.fr/IMG/pdf/dpjeunes.pdf

29
également de plus en plus sur le développement de l'activité de prélèvement d'organe sur
donneur vivant. Fin 2013, considérant que ce type de greffe "rest[ait] insuffisamment
pratiquée" en France19, l'Agence lançait une première campagne intitulée “un don en moi,
pour la greffe rénale à partir de donneur vivant”20. Le législateur, lui aussi, promeut cette
orientation : lors de la dernière révision des lois de bioéthique en 2011, le don vivant,
jusque-là réservé aux paires donneur-receveur apparentées, a été étendu au don croisé.

Mais développer le système de prélèvement d'organes tel qu'il existe à ce jour ne permettra
sans doute pas de combler l'écart entre le nombre de greffons disponibles et le nombre de
greffons attendus. Il faut donc envisager d'explorer de nouvelles voies.

L'objet de notre travail est précisément d'interroger ces nouvelles voies et d'examiner
l'acceptabilité morale des solutions envisagées dans cette optique : seront-elles en accord de
principe avec les fondements éthiques, sur lesquels repose l'activité de prélèvement
d'organes, ratifiés par les instances politiques et bioéthiques ?

Pour répondre à cette question, nous nous proposons, dans un premier temps, d'exposer ces
fondements philosophiques, que sont la règle du donneur mort, le consentement et la
gratuité. Nous laisserons de côté le quatrième fondement qui concerne l'anonymat,
considérant que celui-ci prête moins à discussion. Quant aux trois premiers, sont-ils
transcendants, universels et immuables, pour devoir être imposés à la société usagère du
système de santé, et interdire toute contrevenance qui ouvrirait la porte à ces nouvelles
voies ? Ou bien, pouvons-nous raisonnablement leur opposer des arguments visant à
contredire chacun d'entre eux ? C'est la tâche que nous nous proposons d'accomplir par ce
travail.
Notre objet ne sera jamais prescriptif : faute de légitimité - mais qui est légitime en la
matière ? -, jamais nous n'affirmerons que tel ou tel argument doive être adopté par tous,
plutôt qu'un autre. Bien au contraire, notre démarche est de proposer, à la mesure de nos
moyens, les arguments controverses que chaque lecteur aura ensuite le loisir de choisir et de
s'approprier, afin de forger sa propre réflexion et établir ses propres conclusions.

19Agence de la biomédecine. [en ligne] http://www.agence-biomedecine.fr/IMG/pdf/dpdonduvivant2013.pdf


20Idem

30
Pour ce faire, sur les traces de M. Weber21, nous confronterons les arguments propres à
l'éthique de la conviction à ceux qui servent d'avantage l'éthique de la responsabilité.
L'éthique de la conviction relève d'une rationalité axiologique et ses références
appartiennent à la philosophie morale déontologique, qui impose que les actes soient
conformes aux principes essentialistes, sans tenir aucunement compte de leurs
conséquences. C'est pourquoi M. Weber en parle comme d'une "éthique absolue", qui ne
considère que le respect total aux valeurs supérieures, et ce, quelle que soit la situation
concrète, en toute indépendance des retombées possibles. Aucun compromis avec la réalité
n'est envisageable. Dans cet esprit, la loi universelle kantienne affirme que tout être humain
est investi d'une dignité dont le respect doit être garanti, absolument.
A cette philosophie, nous opposerons des alternatives de pensée qui permettent de
relativiser ces normes imposées, avec l'idée d'ouvrir un débat argumentatif et démocratique,
conformément à l'éthique de responsabilité. Celle-ci, de type conséquentialiste, priorise
l'autonomie de l'individu et le principe de justice distributive. Elle relève d'une rationalité
téléologique, défendant l'idée selon laquelle la moralité de l'acte est définie par la
maximisation du bien-être et/ou la minimisation de la souffrance de la population. Selon
cette philosophie morale, un acte est moralement acceptable si le bien commun s'en trouve
finalement majoré, sans que d'aucun en subisse des nuisances. Cette éthique se caractérise
par l'analyse de l'efficacité opérante des moyens justifiés par la finalité recherchée, appelant
pragmatisme et compromis. La maxime kantienne est ici inversée : c'est bien la fin qui
justifie les moyens. C'est en ce sens que M. Weber y fait parfois référence en évoquant une
"éthique de l'adaptation au possible".
Après ce premier temps théorique, nous soumettrons à la critique une mise en application
concrète de certains de ces contre-arguments conséquentialistes, pour envisager des
mesures visant à augmenter le nombre de greffons disponibles. C'est ainsi que nous
envisagerons le développement de l'activité de prélèvements sur personnes décédées après
arrêt cardiaque, mais aussi la redéfinition de la mort pour ouvrir la voie du prélèvement des
personnes en état végétatif et/ou pauci-relationnelles et même, nous discuterons de
l'abandon de la règle du donneur mort.

21 Weber M (trad. par C. Colliot-Thélène). Le savant et le politique. Paris : La Découverte ; 2003

31
Pour autant, l'analyse que nous pourrons avoir faite des éventuelles solutions au problème
de la "pénurie d'organes" devra passer, si ce n'est pas encore le cas, sous le crible du regard
prescriptif bioéthique et juridique. On peut alors se demander à qui appartient ce regard
aujourd'hui en France ? Et de quelle légitimité sont investis les scrutateurs pour décider si
ces solutions sont acceptables ou non ? Le savant (en l'occurrence le médecin en charge
clinique du prélèvement des organes) a-t-il sa place auprès du politique ?
La démonstration que certaines voies d'action, dans le champ du prélèvement d'organes sur
donneurs décédés, restent à ce jour inexplorées, parce qu'encore condamnées d'emblée par
les instances étatiques, nous conduira nécessairement à nous poser la question foucaldienne
de l'exercice, par les instances gouvernementales qui mènent la réflexion bioéthique
française et par celles qui établissent les lois, d'un biopouvoir potentiellement nuisible aux
intérêts des malades en attente d'une transplantation.

32
1ERE PARTIE :
PRINCIPES FONDAMENTAUX DU

PRELEVEMENT D’ORGANES

33
En parallèle au développement du système d’ores-et-déjà existant de prélèvement d'organes
sur personne décédée, il est envisageable - voire envisagé et réalisé - de modifier ce système.
Il ne s'agit donc plus seulement de potentialiser les sources de greffons "exploitées" mais
aussi d'en définir de nouvelles. Il ne s'agit plus seulement de creuser plus profondément la
mine, mais aussi de chercher et de trouver de nouveaux gisements.
C'est cette réflexion autour de ce qui peut être changé dans le système que nous souhaitons
développer et analyser ici, sous un angle éthique. Il s'agit donc pour nous de poser des
hypothèses de travail, c'est-à-dire de décrire de nouvelles sources de greffons, soit
aujourd'hui déjà "exploitées", soit encore virtuelles, et de les passer au crible de la critique
morale, en argumentant pour et contre telle ou telle modification, selon la rhétorique
thomasienne.
Mais avant d'exposer à la critique de telles sources de greffons nouvelles, il nous faut
préciser les principes fondamentaux sur lesquels le prélèvement d'organes repose
aujourd'hui, en France et à travers les pays du monde suffisamment techniquement et
économiquement développés pour pouvoir développer cette activité médicale. Ces principes
fondamentaux sont partagés par l'unanimité de ces pays et concernent la règle du donneur
mort, le consentement de l'individu au prélèvement de ses organes et la gratuité du
prélèvement22. Un quatrième principe est généralement adjoint, qui est celui de la garantie
de l'anonymat de l'individu-source décédé. Nous ne développerons pas ce dernier principe
car il ne semble remis en question par aucun. En effet, l'exposé détaillé de ces principes n'a
qu'un but, celui de répondre à la question suivante, conforme à la théorie morale utilitariste :
ces principes fondamentaux pourraient-ils faire l'objet d'une remise en question dans le but
d'augmenter le nombre de greffons disponibles à la transplantation ? Mais cette remise en
question, si elle devait s'avérer nécessaire, ne risquerait-elle pas d'être moralement
réprouvée par le plus grand nombre et d'être alors à l'origine d'un effondrement de l'édifice
de la confiance de la société, dans un système qui semble déjà parfois fragile et précaire ?
Autrement dit, ne risque-t-on pas d'être plus contre-productif à vouloir maximiser les
sources de greffons ?

22seul l'Iran déroge au respect du principe de gratuité comme nous le verrons plus loin. D'autres pays, comme
Israël et Singapour "composent" pour l'application de ce principe.

34
I. La Règle du Donneur mort (Dead Donor Rule)

En matière de prélèvements d'organes sur personne décédée, une des règles commune à
l'ensemble des pays qui les pratiquent est celle du donneur mort ("dead donor rule" des
Anglo-Saxons). Cette règle consiste à s'assurer que le certificat médical de constatation du
décès a été établi préalablement au prélèvement chirurgical des organes. L'essence et la
conséquence immédiate de l'application de cette règle sont que, en aucune circonstance, le
prélèvement d'organes per se ne peut être assimilé à la cause directe du décès légal de la
personne. Ainsi, le chirurgien qui explante les organes ne peut pas être soupçonné
d'homicide volontaire car ce n'est pas lui qui, en prélevant les organes et notamment le cœur
provoque délibérément la mort. De fait, comment pourrions-nous accepter que le chirurgien
transplanteur d'organes, qui fait l'objet d'une admiration sociétale incontestable, puisse être
pris en flagrant délit de prélever les organes d'une personne vivante si ce prélèvement
devait induire la mort de cette personne, autrement dit en flagrant délit de commettre un
homicide ? Force est de constater qu'il s'agit là non seulement d'une circonstance redoutée
par l'inconscient collectif, mais en réalité d'une croyance très répandue. Au cours
d'entretiens que nous avons pu mener auprès de proches qui avaient perdu un des leurs
dans les circonstances qui nous intéressent, nous avons pu entendre les propos suivants
tenus à propos de la dernière visite avant l'acte chirurgical :

"C’est pas comme quand on va voir un grand-père qui est sur son lit de mort gisant là; on quitte
quelqu'un en vie : son cœur bat encore. Et là il faut quand même se dire qu'on va la laisser dans
les mains de personnes qui vont arrêter son cœur..."

Et régulièrement la presse, y compris celle de la meilleure réputation, n'hésite pas à user de


titres racoleurs pour entretenir le mythe du prélèvement d'organes responsable de la mort
du donneur. Ainsi, la page 3 de Le Monde, daté du 10 juin 2008, est-elle titrée "Le donneur
d'organes n'était pas mort"23. L'article, signé de J.-Y. Nau, journaliste scientifique renommé
du journal, rapporte l'histoire d'un homme qui a présenté un arrêt cardiaque et qui a été
acheminé par l'équipe du SAMU à l'Hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Le journaliste rapporte
que "A l'arrivée, le cœur ne bat toujours pas et, après analyse rapide du dossier, l'équipe des
cardiologues estime que la dilatation coronarienne n'est techniquement pas réalisable. Les

23Le Monde. Nau JY. [en ligne] http://www.lemonde.fr/planete/article/2008/06/10/le-donneur-d-organes-n-


etait-pas-mort_1056121_3244.html

35
médecins commencent dès lors à considérer leur patient comme un donneur potentiel
d'organes. (...) Les chirurgiens pouvant pratiquer les prélèvements d'organes n'étaient pas
immédiatement disponibles. Lorsqu'ils arrivent au bloc, leurs confrères pratiquent le
massage cardiaque depuis une heure et trente minutes, sans résultat apparent. Mais au
moment même où ils s'apprêtent à opérer, les médecins ont la très grande surprise de
découvrir que leur patient présente des signes de respiration spontanée, une réactivité
pupillaire et un début de réaction à la stimulation douloureuse. (...) Après plusieurs
semaines émaillées de complications graves, le patient marche et parle, les détails
concernant son état neurologique ne sont pas connus." A lire cet article, on ne peut être que
terrorisé à l'idée qu'il s'en est fallu de bien peu pour que ce pauvre homme succombe sous
les coups de bistouri du chirurgien ! Pourtant, l'information, rapportée par cet éminent
journaliste, selon laquelle le malade aurait été conduit au bloc opératoire pour y être prélevé
de ses organes est tout simplement fausse. La réponse officielle apportée par l'Agence de la
Biomédecine, instance gouvernementale responsable de cette activité de prélèvements
d'organes et de transplantation, à l'article provocateur de à J-Y. Nau a été très claire : "le
patient n'était pas décédé et aucun constat de décès n'a donc été fait pour cette personne en
arrêt cardiaque. Le prélèvement en vue d'une greffe n'était donc pas envisageable à ce stade
de la prise en charge du patient." Mais nous ne pouvons tenir rigueur à J-Y. Nau de son
incompétence. Certes, d'une part, la règle du donneur mort est systématiquement et
indubitablement respectée en France, tant la législation française est contraignante et
l'Agence de la biomédecine garante sans faille du bien-suivi de la procédure de prélèvement
d'organes ; mais, par ailleurs, la déclaration du décès n'est pas toujours aussi simple qu'on
voudrait bien le croire. Ainsi donc, cet homme n'a jamais été considéré comme un donneur
d'organes potentiel car il n'a jamais été déclaré décédé....mais il aurait pu l'être... En
conséquence, ce n'est pas tant le respect de la règle du donneur mort qui pose problème à
être respectée que la mort à être reconnue et le décès déclaré. Car la meilleure façon - et la
seule- pour garantir la légalité de la procédure de prélèvement d'organes, autrement dit ne
pas assimiler cette intervention chirurgicale à un homicide volontaire, est, pour le médecin
en charge, d'avoir préalablement déclaré la personne à prélever décédée et d'avoir signé son
certificat de décès. La question qui subsiste alors est la suivante : un individu dont le
certificat de décès est signé est-il mort ? Car pour que ce certificat soit signé, il convient
"seulement" que l'on se soit collectivement entendu sur la définition de la mort. Mais quelle
est donc cette définition collective de la mort ? Est-elle effectivement si collective qu'on

36
voudrait bien s'en convaincre ? Est-elle modifiable ? Mais si cette définition est malléable, a
fortiori pour qu'une nouvelle définition soit cohérente avec certains objectifs médicaux
comme par exemple celui de varier les sources de greffons, porte-t-elle encore une
quelconque véracité ? Modifier la définition de la mort selon son gré et surtout en fonction
du but à atteindre, n'est-il pas un équivalent moral à l'abandon de la Règle ? Car si un
médecin peut déclarer tel individu vivant ou mort, selon la définition en vigueur de la mort,
sur quoi le respect du principe de la Règle du donneur mort repose-t-il encore ? L'alternative
au respect de ce principe consisterait alors à modifier la loi, morale et juridique, et à
renoncer à la Règle du donneur mort : la déclaration du décès ne serait pas nécessaire avant
de procéder au prélèvement chirurgical des organes, qui serait de facto la cause immédiate
du décès de la personne. Il serait alors nécessaire que cet acte médical fasse exception au
droit et ne puisse être considéré comme un crime. Nous envisagerons cette hypothèse
ultérieurement et nous commencerons par envisager la première solution consistant à
aménager la définition de la mort.

1. Définitions de la mort

La vie est “une simple variété de la mort, mais une variété très rare”
(Nietzsche, le gai savoir, III, 109)24

Depuis longtemps déjà, la vie a cessé d'être pour nous une évidence : depuis l’aube des
temps, la mort n’a cessé de préoccuper l’Homme. Des philosophes y ont consacré leur vie.
Aujourd’hui, certains scientifiques les ont rejoints.
R. Descartes, dans l'introduction des Passions de l'âme, défend la vision des religions
anciennes et modernes qui supposent souvent que la différence entre le corps vivant et le
corps sans vie réside dans la possession d'une âme, d'un souffle vital, lequel serait exhalé au
moment de la mort : “Voyant que tous les corps morts sont privés de chaleur et ensuite de
mouvement, on s'est imaginé que c'était l'absence de l'âme qui faisait cesser ces mouvements et
cette chaleur (...). Considérons que la mort n'arrive jamais par la faute de l'âme, mais
seulement parce qu'une des principales parties du corps se corrompt et jugeant que le corps
d'un homme vivant diffère autant de celui de la mort que fait une montre (...) lorsqu'elle est
montée et qu'elle a en soi le principe corporel des mouvements pour lesquels elle est instituée,

24 Nietzsche F. (trad. Wotling P.).Le Gai Savoir. Paris : Flammarion, Coll. Garnier-Flammarion ;1997

37
avec tout ce qui est requis pour son action, et la même montre (...) lorsqu'elle est rompue et que
le principe de son mouvement cesse d'agir."25 Ici, R. Descartes nous présente la différence
entre le vivant et le mort comme la différence entre une machine en état de marche et une
machine qui a cessé de fonctionner. Mais cette métaphore occulte a priori un trait
fondamental : dans la mort, il y a une complète irréversibilité qu'on ne peut au même degré
attribuer à un dysfonctionnement momentané ou même au ressort brisé. Et nous verrons
combien ce caractère "définitif" de la mort importe pour la définir. Le corps mort ne se laisse
pas restaurer et ne revient pas à la vie, après la réparation quelconque ou le remplacement
de l'une de ses pièces. Un mécaniste convaincu pourrait-il répondre à l'objection de
l'irréversibilité ? P. Hamou propose la réponse suivante : " la mort est irréversible non parce
qu'un souffle vital a faussé compagnie au corps, mais parce que le corps est un organisme
excessivement complexe et que la complexité est toujours beaucoup plus aisément détruite
que restaurée : tout comme un puzzle qu'on fait voler en éclat et dont chaque partie serait
elle-même un puzzle qui vole en éclat au moment où elle se voit séparée des autres, le corps
mort est voué à une si rapide dégradation, qu'au-delà d'un temps très bref après la cessation
des battements du cœur, aucune réparation humaine ou naturelle n'est envisageable.."26.
Pourtant, même si on peut douter métaphysiquement - et peut-être aussi médicalement - de
l'irréversibilité de la mort, déclarer la mort de l'individu que le médecin pense objectivement
mort est nécessaire, pour différentes raisons, qu’il s’agisse de la célébration d’obsèques,
inhumation ou crémation, de la transmission du patrimoine ou, le cas échéant, du
prélèvement d’organes. Définir les critères qui vont autoriser le médecin à signer un
certificat de décès s'avère donc indispensable car, selon L.-V. Thomas, "les définitions de la
mort ne se séparent pas des critères par lesquels on confirme celle-ci."27. Mais quels sont
donc ces critères ?
Selon l'Organisation Mondiale de la Santé, ces critères devraient théoriquement satisfaire
aux exigences suivantes28 :
- parvenir à une définition de la mort comme un phénomène singulier;

25 Descartes R. Les Passions de l'âme. Paris : Garnier-Flammarion ; 1998


26 Hamou P. Cours d'histoire et philosophie des sciences : introduction. Université Paris Ouest Nanterre- la
défense
27 Thomas LV. La mort. Paris : P.U.F. , coll. Que sais-je ? ; 2003
28 WorldHealth Organization-Canadian Blood Services Report of the Meeting (phase 1) in Montreal May 2012.

[en ligne] http://www.who.int/patientsafety/montreal-forum-report. pdf?ua=1. [consultée le 12 mars 2013].

38
- décrire la mort de l'organisme comme la perte de son intégrité (considéré comme un
tout) et non pas celle de son intégralité (considéré dans chacune de ses parties) ; la
destruction ou la désintégration n'est pas exigée;
- être pertinents dans la très grande majorité des situations cliniques et des pratiques
médicales;
- être reconnus uniformément par les individus quels qu'ils soient;
- être adaptables aux avancées scientifiques;
- être fiables dans leur application;
- être reconnus par la communauté médicale et par la société, dans le sens où les
répercutions sociétales sont évidentes.
Néanmoins, l'établissement du cahier des charges à remplir par ces critères ne solutionne en
rien la question posée et la mort n’a jamais été aussi énigmatique sur le plan scientifique. La
difficulté tient au fait que ces critères n'ont cessé d'être modifiés au fil du temps. C'est
pourquoi L.-V. Thomas affirme "En un sens la Mort n’est pas ; seul n’existe que le mourant ou
le cadavre. (...) La mort, en effet, n'est-elle pas le Rien, le Presque-Rien qu'aucune démarche
scientifique ne parvient à cerner, tant sur le plan des critères que de la définition ? D'ailleurs,
plus la connaissance de la mort progresse scientifiquement et moins on s'avère capable de
préciser quand et comment elle intervient. Mais c'est sur ce Rien que se focalisent toutes les
angoisses, que se mobilisent toutes les énergies pour la repousser, l'obnubiler, la supprimer
ou la récupérer.”29. Dans ces circonstances évolutives, quand et selon quels critères le
médecin peut-il et doit-il encore décider de mettre un terme au mourir ? C’est bien du choix
de cet instant, celui de la déclaration du décès, dont il est question. Car si la mort est un fait
biologique (même si ce fait est difficilement définissable) dont la reconnaissance incombe
aujourd'hui au médecin, la décision de déclarer la mort d'une personne à tel instant et pour
telle raison est une nécessité sociétale.
C'est ce qui fait affirmer par E. Taieb "La mort n'est qu'accessoirement naturelle, elle est
surtout politique"30, source d'un "thanatopouvoir", antonyme du biopouvoir de M. Foucault,
défini "comme un ensemble de dispositifs et de technologies de pouvoir qui prennent en

29Thomas LV. La mort. Paris : P.U.F. , coll. Que sais-je ? ; 2003


30Taïeb E. Avant-propos: du biopouvoir au thanatopouvoir. Quaderni. Centre de recherche et d'étude sur la
décision administrative et politique; 2006; 62(1):5–15, p5.

39
charge et réifient le corps dans sa dimension mortelle"31, dont le médecin pourrait, plus ou
moins inconsciemment, être rendu complice. Et finalement, ne peut-on soupçonner que le
médecin définisse les critères de la mort selon les actes que son constat autorise les ayants-
droit (obsèques, succession), mais aussi la société toute entière (prélèvement d'organes), à
commettre une fois la mort déclarée ?

1.1. Mort cardio-respiratoire

Selon le récit biblique de la Genèse32, la vie est insufflée : "L'Eternel Dieu forma l'homme de
la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être
vivant." En conséquence, la mort a longtemps été cardio-vasculaire et respiratoire : on se
contentait de constater l’arrêt du pouls et du cœur par une auscultation, la cessation de la
respiration repérée à l’aide d’un duvet ou d’un miroir placé devant la bouche, l'absence de
réceptivité et de réaction aux stimuli d’ordre sensoriel et la perte de la conscience, la
mydriase fixe bilatérale, l’atonie et l’aréflexie, la pâleur cadavérique, le refroidissement
cutané. Autrefois, les autopsies commençaient par une artériotomie radiale : on entaillait le
poignet pour vérifier l’absence de circulation sanguine. Parfois, on positionnait une aiguille
dans le cœur pour vérifier l’absence de mouvement transmis par les éventuels battements
résiduels de celui-ci. Plus tard, on a élaboré des tests plus sophistiqués qui ne relevaient plus
de la simple observation ou du simple examen clinique. Tel est le cas du test à l’éther : si le
sujet était mort, l’éther injecté par voie sous-cutanée ressortait par l’orifice de ponction. Par
la suite est apparu le test d’Icard dont le but était de constater l’absence de coloration des
conjonctives trente minutes après l’injection intraveineuse de fluorescéine. Aujourd’hui, en
réanimation, les battements cardiaques sont monitorés : lorsque le chiffre zéro, associé à un
tracé électrocardiographique plat, s'inscrit sur le scope, le patient n’a plus d’activité
cardiaque électrique et donc plus d’activité cardio-circulatoire. Aujourd'hui encore, c'est
cette définition cardio-respiratoire de la mort qui est communément admise par la société,
ancrée solidement dans l'inconscient collectif : le cadavre paradigmatique est gris et froid,
dépourvu de tout souffle vital.
Pourtant, il est apparu que l'on pouvait également définir la mort en l'absence de ces critères

31 Taïeb E. Avant-propos: du biopouvoir au thanatopouvoir. Quaderni. Centre de recherche et d'étude sur la


décision administrative et politique; 2006;62(1):5–15, p12.
32 Anonyme. Genèse chapitre 2 verset 7. In: La Bible : Ancien Testament, tome I : La Loi ou le Pentateuque.

Paris : Gallimard; coll. Bibliothèque de la Pléiade ; 1956

40
consécutifs à l'arrêt de la respiration et des battements cardiaques.

1.2. Mort encéphalique

Le concept de “mort encéphalique”33 est né dans les années cinquante, dans les suites des
progrès médico-techniques de réanimation notamment cardio-respiratoire engendrés en
réponse à l'épidémie de poliomyélite qui fait alors des ravages à travers l'Europe. Les
ingénieurs et les industriels se saisirent alors du problème technique et mirent au point des
machines qui pouvaient “respirer” à la place des malades qui, eux, en avaient perdu la
capacité. Le premier ventilateur34, le Bird Mark 7, fut utilisé à partir de 1955. Sans cette
percée technologique, le concept de mort encéphalique n'aurait jamais vu le jour. C’est cette
révolution technique qui a abouti à une révolution médicale autant qu’anthropologique,
puisqu'elle a finalement conduit à redéfinir la mort.
Désormais, des respirateurs pouvaient permettre à des malades, paralysés ou dans le coma,
si leur le cerveau avait été sévèrement lésé par un traumatisme ou un accident cérébral, de
les maintenir en vie jusqu'à ce que la pathologie première guérisse. Mais certains malades ne
sortaient jamais de leur coma et restaient ainsi maintenus en vie, ventilés mécaniquement.
En 1954, un éminent neurologiste américain, R. Schwab, s'interrogea sur la réalité du
caractère vivant d'un patient qui avait été pris en charge dans les suites d'un accident
vasculaire cérébral et qui avait été placé sous ventilation artificielle au bloc opératoire.
C'était un samedi soir ; le bloc opératoire était fermé le dimanche et il n'y avait pas d'autre
lieu qui dispose d'un respirateur. Le patient ne présentait plus aucun réflexe. R. Schwab
enregistra un électroencéphalogramme qui objectiva l'absence totale d'activité électrique
cérébrale. Le patient était-il mort ou vif ? En l'absence de réactivité aux stimuli, de
respiration spontanée (i.e. autonome), et d'activité électrique cérébrale, R. Schwab et ses

33 Dans le langage médical courant, les termes de "mort encéphalique" et de "mort cérébrale" sont volontiers
confondus. Pourtant, il existe une différence anatomique importante. L'encéphale est la partie du système
nerveux contenue dans la boîte crânienne, comprenant le cerveau, le cervelet et le tronc cérébral (partie
archaïque du cerveau, comprise entre le cerveau et la moelle épinière, centre de contrôle des fonctions
fondamentales vitales de l’organisme par lequel transitent toutes les grandes voies nerveuses ascendantes et
descendantes sensitives et motrices). Ainsi, lorsque l'on parle de "mort encéphalique" cela signifie que le tronc
cérébral n'est plus fonctionnel. Par contre, stricto sensu, lorsque l'on parle de "mort cérébrale", cela signifie que
les structures situées au-dessus du tronc cérébral ne sont plus fonctionnelles, qu'il n'existe plus aucun état de
conscience, mais que le tronc cérébral peut l'être encore, au moins partiellement: il peut subsister une forme de
vie végétative, automatique, au sens inconscient du terme.
34 On utilise indifféremment les termes de ventilateur et de respirateur

41
collègues présents considérèrent que le patient était mort, en dépit de la persistance d'une
activité cardio-circulatoire. Ils arrêtèrent le respirateur et déclarèrent la mort du patient. 35
En janvier 1959, en France, M. Jouvet et J. Wertheimer-Descotes décrivirent "la mort du
système nerveux" et préconisèrent d'arrêter le ventilateur des personnes dans le coma qui
présentaient un arrêt respiratoire et dont l'électroencéphalogramme s'avérait plat.
La même année, date de la création du service de réanimation de l’Hôpital Claude-Bernard à
Paris, le Pr Maurice Goulon, infectiologue très impliqué dans la pandémie de poliomyélite, et
le Dr Mollaret, réanimateur, rapportèrent une série de 23 cas de malades souffrant de “coma
dépassé”, ainsi défini : “patient présentant un tableau neurologique associant sous ventilation
mécanique une abolition totale de la conscience, la suppression de tous les réflexes du tronc
cérébral, l’absence de ventilation spontanée à l’arrêt du ventilateur et la platitude de
l’électroencéphalogramme…”36. Mais ils doutaient que cet état puisse être confondu avec la
mort : "Avons-nous le droit d'arrêter le traitement en fonction de critères qui prétendent
établir la frontière entre la vie et la mort ?" interrogeaient-ils. Selon eux, ce "coma dépassé"
annonçait une mort certaine dans un futur très proche, mais n'était pas équivalent à la mort.
La constatation d’un tel "coma dépassé" était décrite alors par les auteurs comme "une
révélation et une rançon de la maîtrise acquise en matière de réanimation neuro-
respiratoire".
Néanmoins, à partir de cette observation médicale, certains cliniciens, dont R. Schwab, ont
distingué deux catégories de patients cérébro-lésés : ceux qui étaient plongés dans un coma
dont ils pourraient éventuellement émerger et ceux qui étaient plongés dans un “coma
dépassé”, irréversible. Ces derniers, selon les auteurs, n’étaient pas maintenus en vie par le
ventilateur : ils étaient déjà morts. De fait, selon eux, la machine ventilait un cadavre, bien
que le corps ventilé en l’occurrence ne ressemblait aucunement à ce que l’on avait coutume
jusque-là de nommer “cadavre” : le cœur du défunt battait encore, sa peau était chaude et
bien colorée ; il apparaissait d’avantage comme un “dormant”.
En 1963, R. Schwab proposa de déclarer mort, malgré la persistance de l'activité cardiaque,
les personnes qui présentaient une triade de symptômes pathognomoniques 1) des pupilles
dilatées et aréactives, l'absence de réflexes à la stimulation - l'absence de mouvements
spontanés ; 2) l'absence de mouvements respiratoires ; 3) un électroencéphalogramme

35 Belkin GS. Brain death and the historical understanding of bioethics. J Hist Med Allied Sci. 2003;58:325–61.
36 Mollaret P, Goulon M. Le coma dépassé. Mémoire préliminaire. Rev Neurol (Paris). 1959;101:3–15.

42
plat.37
Dans la décennie qui suivit, les progrès de la chirurgie, la compréhension des mécanismes
immunologiques du rejet de greffe et le développement des traitements
immunosuppresseurs permirent la réalisation de transplantations rénales à partir de
donneurs vivants sous l’impulsion en France du Pr Jean Hamburger. L’idée de prélèvement
d’organe sur le patient en état de "coma dépassé", a alors "naturellement" germé à travers la
communauté médicale internationale et la distinction entre les deux catégories de patients
cérébro-lésés graves, plongés dans un coma réversible ou dépassé, a été adoptée par la
majorité des pays du monde. Aux Etats-Unis, le ad hoc committee of the Harvard medical
school to examine the definition of brain death fut réuni. Il était présidé par Henry Beecher et
constitué de dix cliniciens, un historien, un avocat et un théologien. Leur objet n'était pas de
redéfinir la mort en tant que telle, mais bien celui de définir le concept de mort encéphalique.
Il n'était pas initialement question d'assimiler "mort-tout court" et "mort encéphalique", en
proposant de rendre absolument futile l'épithète de l'expression "mort encéphalique". Mais
leur but était de faire accepter que les personnes en mort encéphalique puissent être
considérées comme mortes, suffisamment pour qu'il soit médicalement, légalement et
sociétalement acceptable de les déclarer comme telles. En 1968, ils publièrent un article qui
fait depuis référence en la matière et qui conclut que les personnes qui remplissaient les
critères de “coma dépassé” pouvaient être légalement déclarées décédées et de ce fait
qu’elles pouvaient être légalement "débranchées" du respirateur artificiel38 . Dès le premier
paragraphe de l'article tel que rapporté par J.-N. Missa39, les intentions et les motivations
utilitaristes des auteurs sont sans équivoque : "Notre objectif premier est de définir le coma
dépassé comme le nouveau critère de la mort. Deux raisons expliquent le besoin d'une
nouvelle définition. Première raison : l'amélioration dans les services de soins intensifs a
conduit à de nouveaux efforts pour sauver celui qui est désespérément blessé. Parfois, ces
efforts n'aboutissent qu'à un succès partiel : le cœur du sujet continu de battre et son
cerveau est irrémédiablement détruit. Cette situation est difficile pour les patients qui
souffrent d'une perte permanente des fonctions cognitives, pour leurs familles, pour les

37 Schwab RS, Potts F, Bonazzi A. EEG as an aid to determinng death in the presence of cardiac activity (ethical,
legal and medical aspects). Electroencephalogr Clin Neurophysiol 1963;15:145–66.
38 HK Beecher. A Definition of Irreversible Coma. Report of the Ad Hoc Committee of the Harvard Medical

School to Examine the Definition of Brain Death. JAMA. 1968;(205):85–8.


39 Missa J.-N.. L'évolution des critères de la mort dans les sociétés pluralistes in La philosophie et la biologie de

la fin de la vie. Annales d’histoire et de philosophie du vivant, vol. 4, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond /
Le Seuil, 2001, p 30-31

43
hôpitaux et pour ceux qui ont besoin de lits déjà occupés par ces patients. Deuxième raison :
des critères obsolètes de la définition de la mort peuvent mener à une controverse sur
l'obtention d'organes destinés à la transplantation." J.-N. Missa rapporte également que H.
Beecher, président du ad hoc Committee of the Harvard Medical School to Examine the
Definition of Brain Death, a réaffirmé les motivations conséquentialistes du dit comité. Dans
son article, il rapporte les propos que H. Beecher avait tenus quelques années après la
parution du rapport du comité bostonien : "la nouvelle définition permet de sauver des vies,
car, une fois acceptée, il y a une plus grande disponibilité d'organes pouvant être
transplantés dans de bonnes conditions. Définir la mort représente une décision arbitraire.
La mort cardiaque ? Les cheveux continuent de pousser. La mort du cerveau ? Le cœur peut
encore battre. Il faut choisir un état irréversible où le cerveau ne fonctionne plus. C'est mieux
de choisir un état où le cerveau est mort mais où les autres organes sont encore fonctionnels.
C'est ce que nous avons décidé ici de faire." 40
Désormais, la constatation du décès d’une personne pouvait se faire dans deux circonstances
physiopathologiques différentes : (1) la cessation irréversible des fonctions cardiaque et
respiratoire ; (2) la cessation irréversible de l’ensemble des fonctions encéphaliques. Pour
préciser cette dernière situation, qui pouvait porter à confusion (le patient était-il vraiment
mort alors que son cœur battait encore ?), le President's Council on Bioethics41 illustra en
2008 son propos d’une métaphore : reconnaître la mort encéphalique, c’est comme regarder
dans une pièce pour vérifier la présence de quelqu’un : si vous regardez par une fenêtre dont
le rideau est tiré, il vous faudra trouver une autre fenêtre pour atteindre le but de la
vérification. En l’occurrence, le ventilateur est le rideau qui maintient artificiellement les
fonctions cardio-respiratoires. Le diagnostic de mort encéphalique est la deuxième fenêtre.
Cette deuxième fenêtre, par laquelle on peut constater les critères de coma dépassé, n’est
nécessaire que dans les cas où le rideau est tiré sur la première fenêtre, masquant alors les
critères usuels de mort cardio-respiratoire. Les auteurs de ce rapport reconnaissaient que
l'assimilation du coma dépassé à la mort répondait à deux objectifs : permettre de
débrancher le respirateur des patients irréversiblement inconscients et faciliter les
transplantations d'organes.

40ibid p31
41Georgetown University. Bioethics. Controversies in the Determination of Death: A White Paper by the
President's Council on Bioethics. [en ligne] https://repository.library.georgetown.edu/handle/10822/559343

44
Ainsi, en l'espace d'un peu moins de dix ans, la première définition française de la mort en
état de “coma dépassé” avait évolué vers le concept de mort encéphalique (whole brain death
pour les Anglo-Saxons) impliquant la destruction irréversible de l’ensemble des structures
encéphaliques (hémisphères cérébraux et tronc cérébral), conséquence d’un arrêt complet
de la circulation sanguine au niveau du cerveau.
Il fallut néanmoins attendre 1978 et 1980 pour que la publication de l'article médical soit
formalisée aux Etats-Unis juridiquement par l'adoption de l'Uniform Brain Death Act corrigé
par l'Uniform Determination of Death Act. Cet acte avait pour objet de proposer des critères
reconnus par tous pour certifier la mort, et d'autoriser le prélèvement des organes des
individus chez lesquels ces critères étaient reconnus. Finalement, en 2007, seulement
quatorze des cinquante états et le district de Columbia avait adopté l'Uniform Determination
of Death Act tel qu'écrit dans sa version initiale ; dix-huit états l'avaient adopté dans une
version modifiée; quatorze l'avaient significativement reformulé selon leurs propres statuts ;
et quatre, dont le New-jersey et l'Etat de New-York, n'avaient formalisé aucune législation,
même s'ils avaient incorporé le concept de mort encéphalique au sein de leur jurisprudence
ou de règlementations 42.
En 1981, la President's Commission for the Study of Ethical Problems in Medicine and
Biomedical and Behavioral Research, présidée par M.-B. Abram conforta sociétalement
l'Uniform Determination of Death Act 43. Le cadre défini par cette commission a consisté,
avant tout, à définir conceptuellement la mort (définition exclusivement philosophique),
puis à définir les critères physiopathologiques qui satisfaisaient à cette définition théorique
(sur les plans philosophique et médical) et enfin à déterminer les examens complémentaires
qui objectivaient la présence de ces critères physiopathologiques (sur le plan exclusivement
médical). Sur le plan philosophique, la Commission présidentielle états-unienne a défini la
mort comme la perte définitive de l'intégrité fonctionnelle de l'organisme ("cessation of the
integrated functioning of the organism as a whole"), et donc comme l'impossibilité pour cette
organisme de maintenir son homéostasie interne. En 2006, cette définition a été précisée par
B. Gert et al. , réduite à la perte observable de l'intégrité fonctionnelle de l'organisme, étant
entendu que les fonctions auxquelles la science n'avait pas accès ne pouvaient être prises en
compte pour annihiler le diagnostic de mort ; mais aussi étendue par le caractère

42Luce J.M.. The uncommon case of Jahi McMath. Chest. 2015 (147):1144-51.
43Georgetown University. Bioethics President's Commission for the Study of Ethical Problems in Medicine and
Biomedical and Behavioral Research. Defining death. Library of Congress. 1981, 177 p. [en ligne]
https://repository.library.georgetown.edu/handle/10822/559345

45
nécessairement permanent de la perte de toute conscience, au sein de l'organisme dans son
entité et dans chacun de ses composants44.
Le critère physiopathologique proposé pour satisfaire à cette définition est donc la cessation
de toutes les fonctions de l'encéphale pris dans son ensemble, i.e. le cortex (composés des
deux hémisphères cérébraux) et le tronc cérébral. Ce critère correspond
physiopathologiquement à la mort encéphalique. Il aurait pu tout aussi bien être défini, et ce
de façon parfaitement équivalente pour satisfaire la définition philosophique, comme la
cessation irréversible du fonctionnement du cœur et des poumons puisque, en l'absence de
circulation sanguine et de respiration, le cerveau ne peut plus être oxygéné et ne peut donc
plus fonctionner, et ce définitivement. Les tests cliniques choisis pour attester de la cessation
de toutes les fonctions de l'encéphale dans son ensemble sont la perte de conscience et de
motricité, l'absence de réflexes du tronc cérébral et l'absence de ventilation spontanée, les
trois signes devant être simultanément présents. Les tests paracliniques consistent en la
réalisation de deux électroencéphalogrammes ou d'une angiographie cérébrale objectivant
l'absence de toute perfusion sanguine cérébrale : en l'absence d'apport sanguin et donc
d'oxygène, le cerveau ne peut être que "mort".
En France, il fallut attendre le 22 décembre 1976 pour que ce type de prélèvements
d'organes soient juridiquement encadrés, en l'occurrence par la loi dite "Caillavet".
Auparavant, ils relevaient d'une manière un peu relative de la loi Lafay et de la circulaire
précitée. Pour autant, la loi Caillavet ne précisaient pas les modalités de constat du
décès : “des prélèvements à des fins thérapeutiques ou scientifiques peuvent être faits
sur le cadavre d’une personne”.
En France, cette définition médicale de la mort a été adoptée comme définition légale de la
mort (décret n° 96-1041 du 2 décembre 1996 relatif au constat de la mort préalable au
prélèvement d’organes, de tissus et de cellules à des fins thérapeutiques ou scientifiques45),
afin de permettre aux médecins de pratiquer en toute légalité des prélèvements d’organes de
bonne qualité. La mort devint légalement caractérisée par la démonstration de l’absence
irréversible d’activité cérébrale :

44 Gert B., Culver C.M., Clouser K.D. Bioethics – A Systematic Approach. New York : Oxford University Press ;
2006,
45 Légifrance. Décret no 96-1041 du 2 décembre 1996 relatif au constat de la mort préalable au prélèvement

d'organes, de tissus et de cellules à des fins thérapeutiques ou scientifiques et modifiant le code de la santé
publique. [en ligne]
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000196811&dateTexte=19961204

46
Art. R671-7-1 de l’ancien code de la santé publique :
"Si la personne présente un arrêt cardiaque et respiratoire persistant, le constat de la mort ne
peut être établi que si les trois critères cliniques suivants sont simultanément présents :
1. Absence totale de conscience et d'activité motrice spontanée ;
2. Abolition de tous les réflexes du tronc cérébral ;
3. Absence totale de ventilation spontanée."
Art. R671-7-2 de l’ancien code de la santé publique :
"Si la personne, dont le décès est constaté cliniquement, est assistée par ventilation
mécanique et conserve une fonction hémodynamique, l'absence de ventilation
spontanée est vérifiée par une épreuve d'hypercapnie.
De plus, en complément des trois critères cliniques mentionnés à l'article R. 671-7-1,
il doit être recouru pour attester du caractère irréversible de la destruction
encéphalique :
1° Soit à deux électroencéphalogrammes nuls et aréactifs effectués à un intervalle
minimal de quatre heures, réalisés avec amplification maximale sur une durée
d'enregistrement de trente minutes et dont le résultat doit être immédiatement
consigné par le médecin qui en fait l'interprétation ;
2° Soit à une angiographie objectivant l'arrêt de la circulation encéphalique et dont le résultat
doit être immédiatement consigné par le radiologue qui en fait l'interprétation."

Paradoxalement, avec le concept de mort encéphalique, la mort se réinscrit dans la durée. En


effet, "l'instant" légal de la mort a perdu toute instantanéité : alors que l’on peut
théoriquement déterminer l’heure exacte du dernier souffre ou de la disparition d’un pouls
ou de l’apparition du tracé plat et du chiffre "0" qui l'accompagne, sur un écran
d’électrocardioscope, il est impossible de savoir à quel moment le cerveau s’est effectivement
arrêté de fonctionner. Les critères de mort encéphaliques ne sont validés qu'a posteriori de
leur apparition successive. Ainsi que l’analyse B.-M. Dupont, “La mort n’est plus synonyme
de rupture du temps, car la technique permet de la remplacer par la durée”46. Alors quand
faut-il considérer que quelqu’un a cessé de vivre ? L’heure légale de décès n’est de fait plus
que l’heure de réalisation de l’examen qui va authentifier cette mort encéphalique,
électroencéphalogramme ou angiographie. Par ailleurs, en dépit de sa précision, cette

46 Dupont BM. In: JC Ameisen, D. Hervieu-Léger et E.Hirsch, Qu’est ce mourir ? Paris : Le Pommier, coll. “Le
collège de la cité n°3“, 2003

47
définition médico-légale de la mort pose deux problèmes majeurs que nous aborderons dans
la suite : d’une part celui de la non-acceptation universelle de ce concept de mort
encéphalique, et d’autre part celui du paradoxe de la déclaration de mort d’un sujet dont les
organes et les cellules, par définition vivants car fonctionnels, vont pouvoir être utilisés pour
prolonger la vie d’un autre. La mort source de vie… Bichat disait “les organes vivent
ensemble et meurent séparément”. C’est pourquoi certains distinguent plusieurs “niveaux de
mort” : la mort de l’organisme, telle que définie ci-dessus, la mort de l’organe et la mort
cellulaire.

1.3. Mort de l’organisme, mort de l’organe et mort cellulaire.

D. Schrader définit l'être humain vivant par l'association de deux composants


conceptuellement distincts mais intimement reliés47. Primo, l'être humain vivant est
constitué premièrement d'une entité biologique, appelée Homo sapiens sapiens, caractérisée
par la présence de 23 paires chromosomiques. Mais l'être humain vivant ne se réduit pas à
cette organisme biologique : secundo, l'être humain est constitué d'une personne, définie
selon une “liste d’indicateurs d’humanité”. Ces caractères distinctifs ont été initialement
identifiés par le théologien protestant J. Fletcher et repris par P. Singer : “la conscience et le
contrôle de soi, le sens du futur et du passé, la capacité d’entrer en relation avec les autres,
de se préoccuper des autres, la communication et la curiosité”48. Ces caractéristiques
peuvent ne pas avoir encore avoir éclos (fœtus) ou avoir disparu (perte des capacités
mentales), mais elles doivent posséder ce potentiel d'existence ou avoir existé pour pouvoir
définir l'appartenance de l'être vivant à la catégorie des "personnes". La personnalité de
l'individu définit son essence, son identité. Dans des circonstances normales, la mort de la
personne et la mort de l'organisme biologique surviennent simultanément, dans un lieu
unique. Dans certaines circonstances particulières, les deux morts peuvent survenir
séparément. Ceci explique que les besoins vitaux d'un fœtus puissent justifier le maintien
fonctionnel de sa matrice, i.e. de l'organisme biologique femelle en gestation, bien que
l'élément "personne" qui compose l'être de cette femme soit déjà mort.

47 Shrader D. On dying more than one death. Hastings Center Report. 1986 (16):12–7.
48 Singer P. (trad. M. Marcuzzi). Questions d’éthique pratique, Paris : Bayard 1997, p.91-92.

48
D. Schrader définit la mort biologique comme “la cessation des processus biologiques de
synthèse et de réplication”. Plus avant, il distingue la mort biologique partielle ("mort locale",
mort d'une partie du corps) comme la cessation complète et irréversible des fonctions
parties spécifiques de l'organisme biologique. Cela inclut la mort cardiaque, la mort
encéphalique et la mort corticale. Il définit la mort biologique complète ("mort moléculaire",
mort des tissus) comme la cessation complète et irréversible de toutes les fonctions
biologiques incluant la fonction de synthèse (reproductive et transformative) de tous les
organes et de toutes les cellules. La mort biologique de l'organisme ("mort somatique", mort
de l'organisme considéré comme un tout) est définie par la perte irréversible de l'intégrité
des unités biologiques, indépendamment du fonctionnement ou de la viabilité
indépendant(e) de certaines de ces unités. Avec ces distinctions, on peut, selon D. Schrader,
considérer qu'un organisme biologique est mort, même si les ongles ou les cheveux
continuent de croitre pendant des jours ou des semaines, et même si certaines des unités de
cet organisme biologique mort comme le cœur ou les reins ou d'autres organes continue(nt)
de fonctionner après avoir été transplantées dans l'organisme biologique receveur d'un
autre individu, et ce pendant plusieurs années encore. Il faut noter que ces définitions ne
tiennent pas compte du caractère spontané ou non de la fonction persistante de l'organe. Si
nous considérons vivant un organisme biologique fonctionnant à l'aide d'un stimulateur
cardiaque, dira-t-on que ce stimulateur cardiaque est une partie de l'organisme biologique ?
Si nous considérons que la spontanéité de la fonction organique est un critère nécessaire à la
définition de la vie de l'organisme biologique, alors cet organisme biologique devra être
considéré comme mort. Si au contraire, nous considérons le stimulateur cardiaque comme
intégré à l'organisme biologique, alors nous devrons considérer l'organisme biologique
comme vivant, et ce malgré le fonctionnement de son cœur dans un mode non spontané. Il
en va de même si nous considérons non plus seulement le fonctionnement électrique du
cœur assuré par le stimulateur cardiaque, mais aussi si nous considérons un organisme
biologique maintenu en vie par le biais d'un cœur artificiel, para-corporel (machine externe)
ou intra-corporel (implant cardiaque). Dirait-on qu'un individu porteur d'un cœur artificiel
implanté dont le cœur natif est définitivement arrêté et ce de façon certaine absolument, est
mort ? A l'instar du fonctionnement cardiaque, nous pourrons considérer qu'un respirateur,
y compris para-corporel, peut être intégré à cet organisme biologique. Alors, en dépit de la
perte de la spontanéité de la fonction ventilatoire, cet organisme biologique ne pourrait pas
être considéré comme mort. Car, de fait, le caractère externe du ventilateur n'est qu'un détail

49
technique. On peut aisément imaginer que, tout comme les cœurs artificiels, les respirateurs
de demain pourront être internalisés...Mais comment alors attester encore de la perte de
toute ventilation spontanée, nécessaire à la validation des critères de mort encéphalique ?
L'organisme humain de demain est-il condamné à ne plus pouvoir être déclaré décédé ?

1.4. Mort de la personne

Mais comme nous l'avons dit, un être humain vivant est également constitué de sa
personnalité. C'est la composante qui, pour la plupart des auteurs, distingue l'homme des
autres êtres vivants, même si les défenseurs des droits des animaux, chaque jour plus
nombreux, reconnaissent également à certains de ceux-ci une potentialité de
personnification. P. Singer considère ainsi que certains animaux, citant le cas des grands
singes49, sont d'avantage des personnes que certains Homo sapiens sapiens dépourvus depuis
toujours et à jamais de toute capacité mentale, comme les nouveau-nés anencéphales par
exemple. Ainsi la personne est conçue comme une entité complexe composée de multiples
capacités potentielles et la mort de la personne est définie par la perte de ses capacités, par
la perte de son essence ou simplement par la perte irréversible de sa conscience. Il est
évident que le moment de la survenue de la mort de la personne peut être impossible à
identifier, tant cette définition est subjective. Pour illustrer ce propos, D. Shrader utilise la
métaphore provocatrice du vol de voiture 50 : je ne me plaindrai pas qu'on m'ait volé ma
voiture si je constate la simple disparition des enjoliveurs, et je n'hésiterai pas à affirmer que
l'on m'a volé ma voiture si à son emplacement je ne retrouve que les enjoliveurs... Mais que
dirai-je si je retrouve la carrosserie de voiture, et, sous le capot, quelques vestiges de pièces
détachées ?
Est-ce au médecin de décider quelles pièces détachées résiduelles sont nécessaires à la
définition de la vie persistante de l'être humain défini comme organisme biologique et
comme personne ? Certes non ! Il va falloir nous en remettre à une décision sociétale,
confirmée sous forme de définition légale de la mort. Car la mort légale n'est qu'un cas
particulier de la mort sociale, celle-ci étant définie par le statut d'une personne qui provoque
chez les autres un comportement réactionnel "adapté", propre à chacun. Ainsi, un père dont
la fille lui a désobéi et a épousé un homme inconvenant peut être répudiée par celui-là, qui

49 Cavalieri P., Singer P. (trad. D. Olivier). Déclaration sur les grands singes anthropoïdes. Cahiers Antispécistes,
1993 (8).
50 Shrader D. On dying more than one death. Hastings Center Report. 1986 (16):12–7.

50
affirmera "tu n'es plus ma fille, je n'ai plus de fille". De fait, elle sera socialement morte à ses
yeux...Dans notre société humaine, le comportement social vis-à-vis de la mort comporte
avant tout des obsèques, comprenant une mise en bière, mise en terre ou non, ou incinérée,
la lecture du testament, l'héritage des biens, le paiement d'une assurance sur la vie,
l'autorisation de remariage pour le survivant du couple sans avoir à divorcer ou à demander
l'annulation du mariage. C'est cette définition légale de la mort légale qui autorise l'adoption
d'un tel comportement social.

1.5. Mort légale française

Dans un article tout à fait bien éclairant, M. Iacoub retrace l'histoire de la construction de la
mort en droit français51. Elle nous rappelle que pour les rédacteurs du Code civil, la mort
biologique était un élément nécessaire à la déclaration du décès : la mort était un fait visible
et évident qui pouvait être déduit de certains signes irréfragables tels que la fixité, la rigidité,
le refroidissement corporels, l’absence de respiration et de pulsations perçues.... Un
jugement de 1889, le premier à avoir émis une définition de la mort, rendait explicite le
contenu des règles du Code civil : “Une personne doit être considérée comme morte du point
de vue de l’ouverture de la succession, à l’instant où les battements du cœur ont cessé, où le
lien vital qui relie toutes les parties de l’organisme a été rompu et où le fonctionnement
simultané des différents organes nécessaires à la vie a été définitivement paralysé.”52. Un
officier d’état civil devait se déplacer auprès de la personne présumée morte pour s’en
assurer avant de délivrer le permis d’inhumer. L’identité du défunt était conforme à la
déclaration de deux témoins, sans aucune intervention médicale. Ce n'est qu'à partir de 1924
qu'obligation sera faite de mentionner le jour, l’heure et le lieu du décès, autant qu'ils
puissent être établis. La même loi supprimera la nécessité des deux témoins pour n'en
n'exiger plus qu'un seul53. Finalement, l'intervention médicale pour attester de la réalité de

51 Revues. Enquêtes. Iacub M. La construction de la mort en droit français, 1999. [En ligne]:
http://enquete.revues.org/1564
52 Tribunal de la Seine, 28 août 1889, DP 1892-2-533
53 Légifrance. Code Civil. Art. 78 et 79 [en ligne]
http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006070721&idArticle=LEGIARTI0
00006421228

51
la mort ne sera exigée qu'en 1960, nécessaire à la délivrance du permis d’inhumer54.
Néanmoins, depuis 1948, l'autorisation dérogatoire de la pratique des autopsies au cours
des premières 24 heures post-mortem, était soumise au constat du décès par deux médecins
de l’établissement, lesquels se devaient de réaliser une artériotomie et un test d'Icard pour
certifier l'arrêt cardiaque.
En 1959, le concept de mort encéphalique est décrit par P. Mollaret et M. Goulon.
Juridiquement, ce concept apparait avec la circulaire Jeanneney du 24 avril 1968, qui évoque
des “altérations du système nerveux central dans son ensemble” pouvant engendrées
“l’irréversibilité de lésions incompatibles avec la vie”. La circulaire fixe l'état de mort
encéphalique d'un individu sur la présence persistante et concordante de signes cliniques
évocateurs, tous nécessaires, et confirmés par des méthodes diagnostiques jugées
irréfutables. En 1978, le décret n° 78-501 du 31 mars 1978 pris pour l’application de la loi
du 22 décembre 1976 relative aux prélèvements d’organes précise les conditions dans
lesquelles les médecins doivent constater l'état de mort encéphalique si une utilisation
scientifique ou thérapeutique du corps humain est envisagée. Ces médecins doivent alors ne
pas être impliqués dans le prélèvement des organes ou des tissus de ce cadavre. Ce décret a
été renforcé par celui de 1996 (décret n° 96-1041 du 2 décembre 1996 relatif au constat de
la mort préalable au prélèvement d’organes, de tissus et de cellules à des fins thérapeutiques
ou scientifiques), précédemment mentionné, qui a détaillé les conditions de réalisation des
examens complémentaires pour confirmer le diagnostic de mort encéphalique. Ce décret de
1996, encore actuellement en vigueur, a produit une équivalence totale entre la mort
encéphalique et la mort d’un être humain, définissant le critère de mort comme “le caractère
irréversible de la destruction encéphalique” : lorsque les critères sont satisfaits, ce n'est pas
un constat de mort encéphalique que réalise le médecin, mais un constat de mort.

Si juridiquement les choses semblent désormais bien établies, il n'en demeure pas moins que
les critères diagnostiques ont été déterminés scientifiquement. Or chacun sait que la science
est évolutive. Mais si ces critères peuvent évoluer, la définition médicale de la mort peut-elle
être sujette à caution ? Et par voie de conséquence, qu’en est-il de la validité des dispositions
légales de constat du décès ?

54 Légifrance. Code des communes. Art. 363-18. [en ligne]


http://legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006070162&idArticle=LEGIARTI00000
6348741&dateTexte=20151117

52
2. Remise en question des définitions de la mort cardiaque

La définition de la mort selon les critères usuels d'arrêt cardiaque commença d'être sujette à
caution après que C. Beck eut réalisé en 1947, la première défibrillation cardiaque. Ce
chirurgien de l'hôpital de Cleveland, terminait d'opérer un adolescent de 14 ans au niveau
du thorax. Lorsque celui-ci présenta un arrêt cardiaque, le chirurgien plongea sa main dans
le thorax et sentit le cœur fibriller : il tremblait de façon totalement anarchique, tant et si
bien qu'aucune circulation sanguine ne pouvait être assurée faute de contraction cardiaque
ordonnée. Il plaça alors deux électrodes de part et d'autre du cœur du jeune garçon, et
administra un courant électrique qui resynchronisa les contractions anarchiques
inefficaces : le premier choc électrique cardiaque venait d'être réalisé avec succès. Pour la
première fois, un acte médical avait permis de restaurer le fonctionnement d'un cœur qui
avait cessé de battre. Pour la première fois, la mort cardiaque avait été réversée.
Dès 1957, le pape Pie IX avait publiquement admis, lors d'un discours tenu devant une
assemblée internationale d'anesthésistes, l'émergence du dilemme créé par la technologie
moderne qui permettait désormais de prolonger artificiellement la vie, reconnaissant
clairement et prévoyant le concept d'un "coma irréversible" comme une définition de mort
compatible avec la séparation de l'âme du corps55. Mais au-delà du caractère non-nécessaire
de l'arrêt cardiaque pour prononcer l'état de mort, c'est même son caractère suffisant qui est
désormais sujet à caution. Pour le dire autrement, la mort doit-elle être prononcée lorsque
constat est réalisé que le cœur a cessé de battre ?
La terreur qu'inspire l'hypothèse d'être enterré vivant est parfaitement transcrite par A. E.
Poe dans son conte L'ensevelissement prématuré : "Être enseveli vivant, c’est à coup sûr la plus
terrible des extrémités qu’ait jamais pu encourir une créature mortelle. Que cette extrémité soit
arrivée souvent, très souvent, c’est ce que ne saurait guère nier tout homme qui réfléchit. Les
limites qui séparent la vie de la mort sont tout au moins indécises et vagues. Qui pourra dire où
l’une commence et où l’autre finit ? Nous savons qu’il y a des cas d’évanouissement, où toute
fonction apparente de vitalité semble cesser entièrement, et où cependant cette cessation n’est,
à proprement parler, qu’une pure suspension — une pause momentanée dans
l’incompréhensible mécanisme de notre vie. Au bout d’un certain temps, quelque mystérieux
principe invisible remet en mouvement les ressorts enchantés et les roues magiciennes. La
corde d’argent n’est pas détachée pour toujours, ni la coupe d’or irréparablement brisée. Mais

55 Pope Pius XII. Verbatim: The Prolongation of Life, by Pope Pius XII. Natl Cathol Bioethics Q 2009;9(2):325–32

53
en attendant, où était l’âme ? ". Pour soutenir ses affirmations, Poe nous conte l'histoire de la
demoiselle Victorine Lafourcade devenue la malheureuse Madame Renelle, qui fut bel et
bien été ensevelie vivante ! Par bonheur (et par chance), elle fut déterrée à temps par son
premier amour éconduit...
Pour éviter de tels écueils si effrayants, P. Aries56 nous rappelle que l'idée d'une erreur
d'appréciation et d'une déclaration abusive du décès a pu motiver des comportements, qui
appartiennent certes au passé et qui peuvent aujourd'hui prêter à sourire, mais qui ont
néanmoins eu cours. Ainsi, le croque-mort devait-il mordre l'orteil du supposé défunt pour
s'assurer de son absence de réaction à la douleur. De même, il était d'usage d'enterrer les
corps en mettant à leur disposition une ficelle reliée à une clochette disposée au-dessus de la
tombe : en cas d'erreur, le retentissement de l'alarme pouvait permettre d'extraire le
malheureux de sa sépulture ! En réalité, cette angoisse d'être indument déclaré décédé n'a
jamais quitté l'être humain... A en croire P. Ariès, affirmant que "Par un curieux paradoxe (…),
plus le savoir sur la mort s’accumule, plus celle-ci nous pose des questions auxquelles il est
difficile de répondre.", cette angoisse n'est pas forcément injustifiée !

2.1. Auto-ressuscitation

L'auto-ressuscitation est définie par la reprise spontanée d'une activité cardiaque après que
le cœur se soit arrêté de battre momentanément, pendant une durée mesurable. Cet état
peut être constaté dans deux circonstances très différentes : soit à l'issue d'une réanimation
"infructueuse" 57 , soit en l'absence de toute réanimation. La première circonstance
correspond au phénomène décrit sous le terme de "phénomène de Lazare"58. En dehors d'un
contexte de prélèvement d'organes, la durée de l'arrêt cardiaque qui permet de certifier la
mort n'a jamais été définie. Par contre, lorsque le constat du décès permet, dans le cadre
d'un prélèvement d'organes, de satisfaire à la règle du donneur mort, comme nous le
détaillerons plus loin, des durées minimales d'observation d'absence de circulation sanguine,
témoin de l'absence ou de l'inefficacité de toute activité cardiaque, sont requises pour établir
le caractère "irréversible" de cet état de mort apparente et donc pour certifier le décès. Il est

56 Ariès P. L'homme devant la mort. Paris : Le Seuil, Coll. Points Histoire ; 1977.
57 On considère que la réanimation a été "infructueuse" car la reprise de l'activité cardiaque n'est pas survenue
durant la réanimation. Pour autant, il est impossible de savoir si cette reprise d'activité cardiaque spontanée
serait survenue en l'absence de toute réanimation....
58 Bray JG Jr: The Lazarus phenomenon revisited. Anesthesiology 1993 May;78(5):991

54
important de comprendre ici la distinction entre arrêt cardiaque et arrêt circulatoire. Le
cœur peut encore présenter une activité électrique et l'électrocardiogramme n'est donc pas
nécessairement "plat". Mais l'absence de fonctionnalité au sens mécanique du terme, c'est-à-
dire l'absence de contraction du muscle cardiaque, a pour conséquence l'absence de tout
mouvement circulatoire sanguin. Les organes et les tissus ne peuvent donc plus recevoir
l'oxygène qui est nécessaire à leur survie. L'auto-ressuscitation est constatée lorsque
l'activité cardiaque et circulatoire reprend "spontanément", au-delà du délai imposé pour
théoriquement garantir le caractère irréversible de la situation. Récemment Hornby et al.59
ont passé en revue 27 articles, rapportant 32 cas d'auto-ressuscitation, survenus à travers
16 pays. Néanmoins, les auteurs n'ont retenu que 8 études méthodologiquement valides,
dans la mesure où une surveillance de l'activité électrique cardiaque était disponible pour
déterminer le moment de la reprise d'activité cardiaque. Ainsi, des cas d'auto-ressuscitation
ont été rapportés jusqu'à sept minutes après l'arrêt de toute manœuvre de réanimation. Les
auteurs concluent leur revue par l'évidence d'un manque de données pour établir jusqu'à
quel délai un phénomène de Lazare pourrait être observé. Néanmoins, ils concluent que le
caractère définitif de l'arrêt circulatoire au cours des sept premières minutes qui suivent
l'arrêt d'une réanimation cardiaque infructueuse ne peut être garanti et, conséquemment,
que tout décès certifié sur ces constatations peut être sujet à caution. Comme nous allons le
voir, ce délai a une importance majeure dans le cadre des prélèvements d'organes réalisés
sur personne décédée après un arrêt cardiaque et/ou circulatoire.

2.2. Réanimation des arrêts cardiaques réfractaires

Il y a encore quelques décennies, voire quelques années, la survenue d'un arrêt cardiaque
était presque systématiquement associée à la survenue du décès (à l'exception des cas
d'auto-ressuscitation...). Avec l'apparition des techniques de réanimation permettant de
maintenir les malades sous ventilation artificielle, et les progrès de la médecine en matière
de cardiologie interventionnelle (qui permet de déboucher une artère coronaire lors d'un
infarctus du myocarde par exemple), l'évolution des malades souffrant d'un arrêt cardiaque
a considérablement été modifiée et le taux de survie après un tel évènement n'a fait que
croitre. En conséquence, les recommandations reconnues internationalement préconisent la

59Hornby K, Hornby L, Shemie SD. A systematic review of autoresuscitation after cardiac arrest. Crit Care Med.
2010 (38):1246–53.

55
conduite d'une réanimation d'une durée minimale de 30 minutes avant de pouvoir déclarer
le décès d'un individu victime d'un arrêt cardiaque sur lequel une réanimation a pu
rapidement être entreprise. Récemment, cet espoir de survie a pu encore s'accroitre grâce
aux progrès technologiques qui ont permis la miniaturisation et finalement la grande
facilitation de l'utilisation de machines de circulation extra-corporelle, pompes électriques
capables de remplacer la fonction cardiaque durant quelques heures ou quelques jours,
permettant, dans le meilleur des cas, au cœur de récupérer sa fonction propre et autonome.
Ces techniques ont donc permis d'envisager de poursuivre la réanimation de malades en
arrêt cardiaque alors qualifié de "réfractaire", c'est -à-dire persistant malgré une
réanimation bien conduite pendant une durée minimale de 30 minutes, conformément aux
recommandations en vigueur. Ainsi, un malade déclaré décédé hier a encore une chance,
même faible, de survie aujourd'hui. Dès lors, il devient particulièrement difficile de définir la
mort en fonction d'un critère de durée de l'arrêt cardiaque dans la mesure où on ne connaît
pas précisément la durée de la réanimation, maximisée par la mise sous circulation extra-
corporelle, au-delà de laquelle tout espoir que le cœur reprenne une activité propre devient
vain. Mais il est certain qu'au cours des interventions chirurgicales qui nécessitent d'arrêter
le cœur pour faciliter la chirurgie, l'activité cardio-circulatoire, après avoir été remplacée par
une machine tout le temps nécessaire, et ce temps peut être de quelques heures, reprend sa
course. Qu'en est-il pour un cœur dont l'arrêt survient en dehors des conditions "optimales"
d'un bloc opératoire, c'est-à-dire en l'absence d'oxygénation préalable maximisée des
organes et des tissus et sans avoir été substitué immédiatement par une machine de
circulation extra-corporelle, comme cela est réalisé au cours de la chirurgie cardiaque ?
Personne à ce jour ne peut répondre à cette question...
En 2009, une équipe chirurgicale cardio-thoracique anglaise60 rapporta le cas d'une femme
dont il avait été décidé d'arrêter la réanimation jugée déraisonnable. Son cœur s'arrêta une
minute après que la ventilation artificielle ait été arrêtée. Son décès fut déclaré après une
période d'observation de 5 minutes durant laquelle il ne fut pas observé d'auto-
ressuscitation. Ensuite, elle fut transférée au bloc opératoire pour être prélevée de ses
organes. Au bloc opératoire, une circulation extra-corporelle fut mise en place, fonctionnelle
23 minutes après le constat du décès. Cinq minutes plus tard, le cœur, réalimenté par du
sang oxygéné grâce à la circulation extra-corporelle, recouvra des fonctions contractiles.

60Ali A, White P, Dhital K, Ryan M, Tsui S, Large S. Cardiac Recovery in a Human Non–Heart-beating Donor
After Extracorporeal Perfusion: Source for Human Heart Donation ? J Heart Lung Transplan; 2009 (28):290–3.

56
Trois heures plus tard, la machine fut arrêtée et le cœur de la défunte, dont l'arrêt avait
motivé la déclaration du décès moins de quatre heures avant, assurait de nouveau une
fonction circulatoire correcte ...

2.3. Transplantation des "cœurs arrêtés"

Le caractère aberrant de la définition de la mort selon les critères cardiaques actuels a


touché son paroxysme en août 2008 par la publication par M. Boucek et al.61 dans le plus
grand journal médical international, The New England Journal of Medicine, des cas de deux
nouveau-nés anencéphales déclarés décédés après l'observation d'une période d'inactivité
électrique cardiaque durant 75 secondes, après que les machines qui les maintenaient en vie
aient été arrêtées. Après la constatation de leur décès, sur ce seul critère cardiaque, leur
cœur a été prélevé pour retrouver une activité électrique et mécanique dans le thorax d'un
autre nouveau-né.
Malgré l'émoi qu'avait soulevé cet article immédiatement après sa publication, l'intervention
a été réitérée en mars 2015, par la même équipe anglaise que celle qui avait rapporté le cas
du cœur réanimé en post-mortem sous circulation-corporelle, cette fois-ci sur un adulte62.
Comme précédemment, l'arrêt de la réanimation du malade, en raison de son caractère jugé
vain a été, comme attendu, suivi de la survenue d'un arrêt circulatoire. Selon la procédure, le
malade a été déclaré décédé après cinq minutes sans reprise d'activité circulatoire
spontanée observable. Son cœur, dont l'arrêt, au minimum de la fonction, a permis la
déclaration du décès, a pu être lui-aussi réanimé en post-mortem pendant 3 heures, sous
circulation extra-corporelle. Mais cette fois, le cœur à nouveau fonctionnel fut prélevé et
transplanté à un autre malade insuffisant cardiaque en attente d'un greffon. Un mois plus
tard, une équipe australienne rapportait trois cas de transplantations cardiaques réalisées
dans les mêmes conditions63.
Ainsi, le cœur d'une personne, dont l'arrêt jugé "permanent" de son fonctionnement est à
l'origine de la déclaration de son décès, peut désormais encore bénéficier à une autre pour
sa survie. Mais comment accepter l’idée qu'un cœur théoriquement définitivement arrêté

61 Boucek MM, Mashburn C, Dunn SM, Frizell R, Edwards L, Pietra B, et al. Pediatric heart transplantation after
declaration of cardiocirculatory death. N Engl J Med. 2008;359(7):709–14.
62Cambridge News. [en ligne] http://www.cambridge-news.co.uk/Landmark-procedure-Papworth-Hospital-

set/story-26237045-detail/story.html
63 Dhital KK, Iyer A, Connellan M, Chew HC, Gao L, Doyle A, et al. Adult heart transplantation with distant

procurement and ex-vivo preservation of donor hearts after circulatory death: a case series. Lancet; 2015 jun
27 ; 385 ( 9987) :2585–91

57
peut battre à nouveau au sein d'un autre corps ? Force est de constater que mort
physiologique et mort légale à partir de critères cardiaques ne coïncident pas forcément !

3. Remise en question des définitions la mort encéphalique

Il est certain qu’aujourd’hui, il existe de nombreux doutes, de nombreuses controverses et


finalement une absence de consensus autour de la définition de la mort, que ce soit en raison
de divergences à travers le monde d'ordre anthropologique (définition de la vie, dualité
corps-âme, définition de la personne), culturel, religieux (immortalité de l'âme,
réincarnation du corps dans un autre) ou éthique (caractère utilitariste de cette
redéfinition). Des cas médiatisés, de plus en plus fréquents, viennent corroborer le doute
qu'une personne déclarée en mort encéphalique soit effectivement morte.

3.1. Justification métaphysique : Dualité de l'âme et du corps

Pour éclairer la question de l'assimilation de la mort encéphalique à la mort de l'être, il nous


semble indispensable de développer ici la conception dualiste de l'âme et du corps, car
l'appréhension du concept de mort encéphalique présuppose assurément l'acceptation
d'une certaine forme de dualisme. Et encore faut-il présupposer également qu’âme et esprit
sont équivalents, que la pensée est forgée par l'esprit et que le cerveau est le siège de
l'esprit... De fait, si on ne peut concevoir la séparation de l'esprit et du corps, alors il est
impossible d'assimiler la mort de son cerveau (en présupposant que le cerveau est bien le
siège de l'âme...) à la mort de l'individu dans son intégralité. Or, la pensée pourrait être un
acte ou un produit du corps, sans qu’il y ait une substance différente du corps qui ait comme
attribut la pensée : que la matière et l'esprit semblent avoir des propriétés différentes ne
suffit pas à établir que l'esprit n'est pas une chose matérielle. C'est tout l'enjeu du débat
entre monisme et dualisme.
A l'origine, ce sont les orphistes qui, rejetant les théologies traditionnelles, ont distingué
pour la première fois le corps et l'âme. A partir du VIe siècle avant notre ère, en Grèce et en
Italie du Sud, ils affirmèrent que les hommes étaient les descendants et de Dionysos et des
Titans, foudroyés par Zeus pour avoir dévoré Dionysos. Cette double hérédité leur confère
une composition hybride, que la mort seule ne suffit pas à dépasser : seule une discipline

58
ascétique, nécessaire à la réincarnation de l'âme, pourra la libérer de tout lien au corps,
l'affranchissant ainsi de la nécessité de se réincarner une nouvelle fois après la mort. Platon
reprendra à son compte cette distinction substantielle, en rappelant dans le Phédon la
définition que donne Socrate de la mort : "La mort nous parait-elle quelque chose ? (...) N'est-
ce pas la séparation de l'âme et du corps de manière que le corps, demeure seul d'un côté, et
l'âme seule de l'autre ? N'est-ce pas cela qu'on appelle la mort ?"64. Et selon lui, l'âme est bien
le siège de la pensée, qui distingue l'homme de l'animal et que le corps ne peut que troubler :
"[Socrate] N'est-ce pas surtout dans l'acte de la pensée que la réalité se manifeste à l'âme ?
[Simmias] Oui. [Socrate] Et l'âme ne pense-t-elle pas mieux que jamais lorsqu’elle n'est
troublée ni par la vue, ni par l'ouïe, ni par la douleur, ni par la volupté, et que, renfermée en
elle-même et se dégageant, autant que cela lui est possible, de tout commerce avec le corps,
elle s'attache directement à ce qui est pour le connaitre ? [Simmias] Parfaitement bien dit.
[Socrate] N'est-ce pas alors que l'âme du philosophe méprise le corps, qu'elle le fuit, et
cherche à être seule avec elle-même ?"65. Ainsi, l'immortalité de l'âme n'est garantie qu'au
prix du sacrifice de son union réelle avec le corps.
Mais, alors, comment concilier, du vivant de l'individu, ces deux exigences en apparence
contradictoires, que sont celle de l'immatérialité de l’âme, et celle de son incarnation
essentielle ? Cette incohérence va être mise en exergue par Aristote, qui affirmera que l'âme"
est réalisation première d'un corps naturel qui est potentiellement la vie "66. Ainsi, l'âme est
"forme du corps", donc en un sens immanente à sa substance : "L'âme est la réalisation
première d'un corps naturel qui a potentiellement la vie. Tel est, du reste, tout corps pourvu
d'organes. (...) Et si l'on a besoin d'une formule qui s'applique en commun à toute âme, ce
sera : la réalisation première d'un corps naturel pourvu d'organes. C'est pourquoi l'on n'a
même pas besoin de chercher si le corps et l'âme font un, exactement comme on ne le
demande non plus de la cire et de la figure, ni, globalement, de la matière de chaque chose et
de ce qui à cette matière. Car l'un et l'être, dont on parle effectivement en plusieurs sens,
c'est, souverainement, la réalisation. En termes généraux, voilà donc ce qu'est l'âme : c'est la
substance, en effet, qui correspond à la raison. Ce qui veut dire : la détermination qui fait
essentiellement de telle sorte de corps ce qu'il est. C'est comme si un quelconque des outils
était un corps naturel, par exemple une hache. La détermination qui fait essentielle la hache

64 Platon, (trad. V. Cousin) Phédon, de l'âme. 64c.. Paris : Arvensa ; 2014


65 Ibid 65c
66 Aristote (trad. R.Bodéüs), De l'âme, II, I, 421a5-413a5 Paris : Flammarion, Coll. GF ; 1993, p135-140

59
serait sa substance et son âme s'identifierait à cela. Et si l'on mettait cette détermination à
part, il n'y aurait plus de hache, sauf de façon purement nominale. Mais voilà, c'est une hache
et ce n'est pas, en réalité, de cette sorte de corps que l'âme représente la détermination
essentielle et la raison, mais d'un corps naturel, d'un genre précis, qui possède un principe
de mouvement et de stabilité en lui-même. On doit voir, au reste, ce qu'on a voulu dire, en
prenant le cas des parties du corps. Si l'œil, en effet, était un animal, la vue en serait l'âme,
car c'est elle la substance de l'œil qui correspond à sa raison, tandis que l'œil, lui, est matière
de la vue. Et, quand cette dernière disparaît, il n'y a plus d'œil, sauf de façon nominale,
comme l'œil en pierre ou celui qui est dessiné. On doit donc transférer ce qui est vrai de la
partie sur la totalité du corps vivant. Car le rapport de partie à partie est celui de la sensation
entière au corps entier doué de sensation, en tant que tel. Par ailleurs, ce n'est pas lorsqu'il
se trouve dépouillé de son âme que le corps à la puissance de vivre, mais lorsqu'il la possède.
(...) on savait à la vue ou à la puissance de l'outil que l'âme est comparable, tandis que le
corps est la réalité potentielle. Mais, tout comme l'œil comprend la pupille et la vue, dans ce
cas là aussi, c'est l'âme et le corps qui forment l'animal." Ainsi, selon la théorie
hylémorphiste aristotélicienne, l'âme détient le rôle moteur qui fait du corps un corps vivant,
elle est cause d'un faisceau d'activités, ce qui tend à en faire une substance distincte, bien
qu'étroitement unie au corps. Elle est réalisation des parties mêmes du corps, même si rien
n'empêche la séparation de certaines parties, tant qu'elles ne sont réalisations d'aucun corps.
Cette vision quelque peu mécaniste sera reprise et largement développée par Descartes.
Mais celui-ci reprendra également la thèse dualiste platonicienne, en affirmant qu'il existe
des substances matérielles et des substances, qui sont d’un autre type que les substances
matérielles, et qui sont des substances spirituelles.67 Descartes défend donc un tout autre
concept de l'âme (un terme qu'il tend d'ailleurs à récuser au bénéfice de celui d'esprit :
animus plutôt que anima) ou de “chose pensante”, très différent de celui qui a traversé les
siècles depuis Aristote : l'esprit (plutôt que l'âme) en l'homme est une substance
immatérielle indépendante, absolument distincte de la matière, qui elle aussi se trouve être
une substance complète, pleinement actualisée. Les propriétés de l'une sont à l'opposé de
celles de l'autre : l'esprit est simple et indivisible, le corps est composé et divisible ; l'esprit
est toute intériorité, le corps tout extériorité, etc... L'existence de l'un ne peut donc dépendre
de celle de l'autre.

67 Descartes R., Sixième Méditation. In Méditations métaphysiques. Paris : Flammarion, Coll. GF ; 2009

60
Le corps et l'esprit appartiennent ainsi respectivement à ces deux types de substances
matérielles et spirituelles, caractérisées respectivement par leurs attributs principaux que
sont l’étendue, figurée et mobile, et la pensée. Pour autant, l'homme n'est pas dans son corps
“qu'un pilote en son navire” pour reprendre la métaphore platonicienne : âme et corps ne
sont pas indifférents l'un à l'autre, ils sont au contraire nécessairement liés (via la glande
pinéale...). Néanmoins, il convient donc de distinguer la res extensa (la substance étendue) de
la res cogitans (la substance pensante, le cogito). Mais, l'esprit ne conduit pas le corps par le
seul exercice de l'intellect. Descartes argumente son affirmation en recourant à trois
prémisses explicites. Premièrement, selon lui, ce que je conçois clairement et distinctement
comme séparé peut être produit par Dieu comme séparé ; il est donc concevable que l’âme
ne soit pas identique au corps (argument de concevabilité). Deuxièmement, si quelque chose
est concevable, cette chose est possible (argument de fiabilité modale de la concevabilité).
Troisièmement, si une chose est identique à une autre, alors c’est nécessairement que ces
deux choses sont identiques (argument de nécessité de l’identité). De la première et la
deuxième prémisse, on peut déduire qu’il est possible que l’âme ne soit pas identique au
corps. À partir de là et de la troisième prémisse, on peut inférer que l’esprit n’est pas
identique au corps, et c’est bien la conclusion dualiste à laquelle il s’agissait de parvenir : je
conçois clairement et distinctement mon esprit et mon corps comme séparés ; donc mon
esprit et mon corps sont deux substances distinctes.
Mais alors, s'il ne peut y avoir d’interface entre l’âme et le corps puisqu'il s’agit de deux
substances de types distincts, comment envisager l'interaction entre l'âme et le corps ? De
fait, la pensée pourrait être un acte ou un produit du corps, sans qu’il y ait une substance
différente du corps qui ait comme attribut la pensée...
Leibniz à tenter de résoudre ce problème de l'union de l'âme et du corps en réfutant tout
interactionnisme entre le corps et l'âme. Pour illustrer sa théorie d'une "harmonie
préétablie", il usa ingénieusement de la métaphore des horloges : "Figurez-vous deux
horloges ou deux montres, qui s'accordent parfaitement. Or cela peut se faire de trois façons.
(...) Enfin la troisième manière sera de faire d'abord celle de pendule avec tant d'art et de
justesse, qu'on se puisse assurer de leur accord dans la suite ; et c'est la voie du
consentement préétabli. Mettez maintenant l'âme et le corps à la place de ces deux horloges.
(...) Il ne reste que mon Hypothèse, c'est-à-dire que la voie de l'harmonie préétablie par un
artifice divin prévenant, lequel dès le commencement a formé chacune de ces substances
d'une manière si parfaite et réglée avec tant d'exactitude, qu'en ne suivant que ses propres

61
lois, qu'elle a reçues avec son être, elle s'accorde pourtant avec l'autre."68 Ici est développée
l'idée d'une influence réelle de l'âme sur le corps et du corps sur la main en parfaite
synchronie ou selon un accord parallèle.
Mais les réponses peu convaincantes de Descartes face aux objections relatives à
l'interactionnisme âme-corps et le rejet des théories non-interactionnistes leibniziennes ont
ouvert la porte à la réfutation pure et simple de leurs conceptions dualistes.
Ainsi, selon Spinoza, "ni le Corps ne peut déterminer l'Ame à penser, ni l'Ame le Corps au
mouvement ou au repos ou à quelques autres manières d'être que ce soit (si l'on est quelque
autre)."69. Il est une seule et même substance, unique, qui est Dieu, pourvue d'attributs
distincts, que sont l’étendue (le corps) et la pensée (l'âme) : "l’Ame et le corps sont une seule
et même chose qui est conçue tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de
l’Etendue."70 . Il n’y a pas nécessité d’interaction causale entre l’âme et le corps, car l’âme et
le corps sont les expressions isomorphiques d’un seul et même mode, ils sont les deux
attributs d'une même substance. Plus exactement, l’âme est l’idée du corps : "l'objet de l'idée
constituant l'âme humaine est le corps"71. Et finalement, les attributs ne sont pas même
distincts entre eux, si ce n’est en raison, et ils ne sont pas davantage distincts de la substance
elle-même dont ils ne sont que des expressions.
Nietzsche ne s'opposera pas à cette conception moniste, mais à la suprématie de l'âme. Selon
lui, il n'est d'existence pour l'homme, et d'ailleurs pour tout être vivant, que celle du corps :
“la croyance dans le corps est bien mieux établie que la croyance dans l'esprit”72. C'est le
corps qui pense, car toute connaissance prend pour point de départ la sensibilité : “derrière
tes pensée et tes sentiments, mon frère, se tient un puissant maître, un inconnu montreur de
route-qui se nomme soi. En ton corps il habite, il est ton corps.”. Ce point de vue sera repris
par Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception : “Je ne suis pas devant mon
corps, je suis dans mon corps, plutôt je suis mon corps.”73
L'application de cette conception métaphysique de l'être vivant, pourtant largement adoptée
aujourd'hui, ne semble pas aisément compatible avec le concept de mort encéphalique : si un

68 Leibniz. Lettre de 1696 au Journal des savants, in Système nouveau de la nature et de la communication des
substances, Paris : Flammarion, coll. GF ; 1994, p 84
69 Spinoza (trad. C. Appuhn). Ethique. III, 2. Paris : Flammarion, coll. GF ; 1965
70 Spinoza, Ethique, III, scolie de la proposition II. Ibid
71 Spinoza. Ethique. II, 13 Ibid
72 Nietzsche F. (Trad. M. Haar et M.de Launay) Fragments posthumes. Paris : Gallimard, Coll. Œuvres

philosophiques complètes ; 1982


73 Merleau-Ponty M. Phénoménologie la perception. Paris : Gallimard ; 1945, page 161

62
individu déclaré en mort encéphalique "est son corps" et si ce corps conserve la plupart des
capacités notamment métaboliques d'un corps vivant, comment cet individu peut-il lui être
déclaré mort ?

3.2. Justification anthropologique : aspect d'un corps vivant

Car, si la Médecine peut démontrer la mort du cerveau, en objectivant le fait que le cerveau,
dépourvu de circulation sanguine, n'est plus en capacité de recevoir l'oxygène nécessaire à
son fonctionnement et à sa survie, elle est bien incapable de prouver si une personne en état
de mort encéphalique est vivante ou morte, car il s’agit là d’un concept bien plus
métaphysique que scientifique. Il est d’ailleurs incontestable que les patients en état de mort
encéphalique ont bien plus l'aspect d'êtres vivants que celui de cadavres. Pour un
observateur non averti, ils ressemblent à s'y méprendre aux malades comateux sous
ventilation artificielle, coma dont ceux-ci pourraient revenir. De fait, ces corps sont chauds
au toucher et n'ont pas la couleur grisâtre des cadavres tels que l'inconscient collectif se les
représente, en raison de la circulation sanguine persistante au niveau cutané. Ainsi, Cordélia,
l'infirmière de Simon, le héros du roman de Maylis de Kérangal 74 , s'adresse-t-elle
naturellement à lui en le prévenant "Je vais vous prendre la température (...), je vais regarder
votre sonde urinaire maintenant, voir si vous avez fait pipi", comme elle le ferait auprès d'un
malade appelé à sortir de son coma sous peu... Mais Simon est déjà en mort encéphalique...
Pour cette raison évidente, il est bien difficile pour les proches, auxquels le médecin vient
d'annoncer la réalité du décès, d'assimiler cette information. Mr B., le compagnon d'une
jeune femme décédée six mois plus tôt dans les suites d'une rupture d'anévrisme, nous
narrait sa dernière visite ainsi : "j'ai demandé à la voir tout seul. J'ai fait ce que j'avais à faire.
Puis tous les autres sont entrés dans la chambre. Elle est morte entourée, ça c'est sûr. Enfin,
non ! Elle n'est pas morte entourée...on l'a quittée entourée...c'est ça qui est déchirant...elle
n'est pas morte, elle est encore ventilée, elle est chaude.... et là on passe dans un autre
monde. On a quitté le monde des médecins. On est face à nos consciences"
Par ailleurs, les organismes biologiques qui habitent ces corps sont encore capables de se
défendre contre une infection en régulant leur température et en devenant fébriles ; leur
moelle épinière étant elle aussi encore vascularisée, ces corps peuvent être animés de

74 de Kérangal M.. Réparer les vivants. Paris : Gallimard, Coll; Verticales ; 2014, p 96

63
réflexes médullaires, à l'origine de mouvements notamment des membres. C'est ainsi qu'en
référence à la résurrection de Lazare par Jésus à Béthanie, Urazaki et al. ont rapporté leurs
observations d'une femme dont les bras se sont élevés au-dessus du lit pour venir se croiser
sur sa poitrine lors de l'épreuve d'apnée réalisée pour confirmer sa mort encéphalique,
mouvement qu'ils ont baptisé le "signe de Lazare"75. Dans le cas rapporté, il est peu probable
que la malade ait été effectivement en mort encéphalique puisque les auteurs rapportent
également des mouvements respiratoires ajoutés aux mouvements des bras...Néanmoins, de
nombreux rapports de cas cliniques ont été publiés pour appuyer la thèse de la potentialité
de survenue de ce signe. Théoriquement, la survenue de ce signe devrait venir en
contradiction avec la définition stricte de la mort encéphalique, qui elle implique l'absence
de tout mouvement spontané (volontaire ou réflexe, conscient ou inconscient, d'origine
cérébrale ou médullaire). Et c'est bien l'éventualité de survenue de ces mouvements réflexes
qui motivent les cliniciens pour administrer systématiquement des curares aux personnes
en mort encéphalique, après réalisation de l'épreuve d'apnée ou de l'angiographie
cérébrale76. La motivation est double. Premièrement, il est difficilement tolérable tant par les
proches que par les soignants de voir un mort bouger et a fortiori s'asseoir dans son lit ! Et
deuxièmement, il n'est pas envisageable de prendre le risque que le corps soit animé d'un
quelconque mouvement commandé par un réflexe médullaire lors du prélèvement des
organes, alors que le chirurgien tient un bistouri dans ses mains, et qu'il pourrait alors ou
abimer un greffon et risquer de le perdre, ou se blesser lui-même.
Mais ce n'est pas tout puisque non seulement le corps d'une personne en mort encéphalique
est chaud, et rose, et peut développer un syndrome fébrile, ou émettre des mouvements
réflexes spontanés ou en réponse à certaines stimulations, mais il peut encore métaboliser
les nutriments, produire des déchets (urines et fèces), et ce pendant plusieurs semaines
voire des mois comme dans le triste cas de Jahi McMath. En décembre 2013, cette
adolescente américaine a présenté une hémorragie puis un arrêt cardiaque dans les suites
d'une chirurgie réglée dans un hôpital californien. Malgré la reprise per-réanimation de
l'activité cardiaque, un état de mort encéphalique fut constaté le lendemain. Car, si la
réanimation initiale avait été efficiente au niveau cardiaque, elle ne l'avait malheureusement

75 UrasakiE., Tokimura T, Kumai J-I, Wada S., and Yokota A. Preserved spinal dorsal horn potentials in a brain-
dead patient with Lazarus' sign. Journal of Neurosurgery.1992 (76): 710-713
76 Les substances curarisantes ne peuvent être administrées préalablement à l'épreuve d'apnée puisqu'ils ne

permettraient plus à celle-ci d'être réalisable : les muscles respiratoires étant paralysés par les curares, il ne
serait plus possible de déterminer si l'absence de mouvements respiratoires était secondaire à la mort
encéphalique ou au curare.

64
pas été au niveau cérébral, le cerveau étant particulièrement sensible, plus que le cœur, à un
arrêt de l'apport en oxygène, y compris très bref. Logiquement, l'équipe soignante
s'apprêtait alors à arrêter le respirateur qui maintenait la ventilation de Jahi. Mais ses
parents s'y opposèrent, arguant du fait que, selon leurs croyances religieuses leur fille, dont
le cœur était battant, était toujours vivante et qu'il n'était pas envisageable de suspendre la
réanimation. Une bataille juridique s'en suivit. Fin décembre, le juge californien déclara Jahi
décédée selon la loi californienne mais autorisa le maintien de la ventilation artificielle afin
de permettre aux parents de Jahi de trouver une issue qui puisse les satisfaire. Finalement, la
jeune fille fut transférée dans un hôpital du New Jersey, à plus de 4000 km de son domicile,
la loi de cet Etat autorisant la non-reconnaissance de la mort encéphalique pour motifs
religieux. En mars 2015, Jahi était toujours maintenue sous ventilation artificielle77 ; son
certificat de décès avait été établi le 12 décembre 2013. Peut-on admettre qu'une personne
soit déclarée morte depuis plus d'un an, alors que son corps conserve sa capacité de survivre
au prix d'une ventilation et d'une nutrition artificielles ? La mort de l'être humain n'est-elle
pas inhérente à la mort de son corps ?

Mais si le cas de l'adolescente est pour le moins perturbant, que dire d'une personne
décédée encore en capacité de nourrir la vie d'un autre être à venir ? Tels sont les cas des
femmes dont la mort encéphalique est survenue au cours de leur grossesse.

3.3. Mort encéphalique et grossesse

Un des arguments majeurs contre le concept de mort encéphalique est que celui-ci n'a été
inventé que dans un but conséquentialiste de prélèvement d'organes viables qui vont
ensuite pouvoir être greffés à d'autres. Il est alors évident que certains considèrent que cette
pratique de prélèvements d'organes sur personne décédée en mort encéphalique
présuppose une conception choséifiée du corps humain, considéré dès lors comme un simple
réservoir d'organes disponibles et recyclables dans d'autres corps.
Les cas les plus paradigmatiques de ce risque évoqué de réification du corps nous semblent
représentés par les cas de mort encéphalique qui surviennent au cours d'une grossesse. De
fait, non seulement le corps d'une femme en cours de grossesse peut être considéré comme

77New Jersey. Family of N.J. girl declared dead files malpractice suit claiming hospital pressured them for
organs. [en ligne] http://www.nj.com/somerset/index.ssf/2015/03/family_for_jahi_mcmath_files_lawsuit.html

65
un réservoir d'organes, mais il peut aussi être utilisé comme un incubateur permettant la
maturation du fœtus jusqu'à un terme viable pour lui. On touche là à un des concepts les plus
troublants qui soit. Est-il concevable qu'une femme puisse porter un certain temps (voire un
temps certain) un fœtus auquel elle donnera naissance alors qu'elle-même peut être (ou
même a été) déclarée décédée depuis plusieurs semaines voire plusieurs mois ?
Face à une telle situation de gestation, admettre la définition de la mort encéphalique
comme celle de la mort impose de choisir entre trois attitudes théoriquement envisageables
: (1) on peut déclarer la femme décédée et arrêter toute réanimation et notamment le
respirateur qui maintient artificiellement la ventilation et l'oxygénation du cœur ; le fœtus
meurt dans les suites de l'arrêt cardio-respiratoire de sa mère ; (2) on peut envisager de
réaliser une césarienne en urgence extrême pour extraire le fœtus, si sa maturité est
compatible avec sa survie ex utero, et déclarer la mère décédée immédiatement après la
naissance de l'enfant ; (3) on peut poursuivre la réanimation du corps de la femme en mort
encéphalique jusqu'à ce que le fœtus soit suffisamment mature pour être extrait.
Dans son célèbre livre Rethinking life and death, Peter Singer commence par raconter les
histoires de Trisha Marshall, aux USA et celle de Marion Ploch, en Allemagne78. Très
récemment, l'actualité a encore été marquée par deux "faits divers" concomitants : les cas de
Marlise Muñoz, au Texas, USA et de Robyn Benson, en British Columbia, Canada, très
similaires sur le plan médical et pourtant traités radicalement différemment l'un de l'autre.
C'est en avril 1993, à Oakland, Californie, que Trisha Marshall est morte deux jours après
avoir reçu une balle dans la tête, tirée par un homme en légitime défense qu'elle s'apprêtait à
cambrioler après avoir pénétré chez lui par effraction. La déclaration du décès a été réalisée
dans les suites du constat de l'état de mort encéphalique de Trisha Marshall. Elle était mère
de quatre enfants et était alors enceinte de dix-sept semaines. Ses propres parents et le père
présumé de son fœtus ont insisté auprès des médecins en charge de Trisha pour qu'ils
fassent tout leur possible pour mener la grossesse à terme. Le corps de Trisha fut donc
maintenu sous ventilation artificielle et artificiellement nourri le temps jugé nécessaire au
développement in utero du fœtus et à sa viabilité, autrement dit une quinzaine de semaines.
Et c'est ainsi que feu Trisha Marshall, trois mois et demi après la déclaration de son propre
décès, donna naissance à un bébé, Darious Marshall, extrait du ventre de sa mère par
césarienne. Le débat sociétal qui avait fait rage à l'époque s'intéressait de façon

78Singer P. Rethinking Life & Death: The Collapse of Our Traditional Ethics. New York : St. Martin's Griffin ;
1996.

66
prédominante aux questions pécuniaires : à qui allait incomber la facture de 200.000 $
relative à la prise en charge dans une unité de réanimation d'une personne décédée ?
Certainement pas à son assurance maladie privée, à supposer qu'elle en ait eu une,
puisqu'elle avait perdu tout droit à prétendre à une quelconque prise en charge médicale en
mourant...
L'année précédente, en Allemagne, une autre jeune femme, Marion Ploch, avait été victime
d'un accident de voiture alors qu'elle était enceinte de treize semaines. Les médecins
demandèrent aux parents de Marion leur accord pour la maintenir sous respirateur dans le
but de mener le fœtus jusqu'à un terme viable. Après avoir initialement consenti, les parents
de Marion se rétractèrent rapidement. Pour autant, les médecins refusèrent d'obtempérer,
arguant du fait que la vie du fœtus était en jeu et qu'ils n'étaient donc pas autorisés à
éteindre le respirateur de Marion et ainsi à mettre un terme à la vie de ce fœtus. Les parents
se saisirent de l'opinion publique via la presse. Il s'en suivit un débat qui se focalisa non pas
autour de la question de l'argent, comme ce sera le cas aux Etats-Unis l'année suivante, mais
autour de la question de la réification du corps de Marion, qui selon l'opinion publique, était
donc considéré par les médecins comme un simple incubateur de fœtus, dont on pourrait se
débarrasser sitôt celui-ci né. A cet argument, le conseiller légal de l'établissement de soins
objecta que le respect du corps d'une personne défunte était une exigence éthique moindre
que celle de la vie d'un être en devenir. Dans ce pays, qui se remettait difficilement de sa
triste Histoire, le médecin de Marion fut comparé à Josef Mengele...Les autorités religieuses
émirent des avis contradictoires, les uns remettant en question la réalité de la mort de
Marion, établie sur des critères encéphaliques, et doutant en conséquence du "départ de son
âme", les autres affirmant que son âme avait d’ores-et-déjà quitté son corps (sans pouvoir le
prouver, évidemment). La loi ne fut pas d'un grand secours car la loi peut garantir les droits
et les intérêts des personnes vulnérables, et notamment des personnes dans le coma,
incapables de s'exprimer, mais la loi n'est pas prévue pour "protéger les intérêts des morts",
qui ne sont plus sensés en avoir. Au mieux, la loi aurait pu se faire la garante du respect de la
volonté de Marion, y compris en post-mortem. Mais Marion n'avait pas exprimé de directives
anticipées quant à son souhait ou son refus que sa grossesse se poursuive par-delà sa propre
mort... L'histoire pris fin brutalement, cinq semaines plus tard, avec le constat de l'arrêt
"spontané" de la grossesse, dont la cause ne fut pas recherchée...

67
Très récemment, deux nouveaux cas similaires ont "fait le buzz" sur internet et dans la
presse écrite. Ces deux cas ont eu la particularité d'être simultanés et pour autant d'avoir eu
une issue très différente.
La première histoire est celle de Marlise Muñoz et s'est déroulée au Texas, USA. Le 26
novembre 2013, alors enceinte de 14 semaines, cette femme a été victime d'une embolie
pulmonaire, compliquée d'un arrêt cardiaque. Son mari, infirmier urgentiste (paramedic), a
très rapidement réalisé un massage cardiaque à domicile, en attendant les secours. De fait, à
l'arrivée à l'hôpital, elle présentait une reprise d'activité cardiaque spontanée, témoignant de
l'efficacité, sur le plan cardiaque, de la prise en charge initiale rapidement réalisée par son
époux. Mais, deux jours plus tard, le diagnostic de mort encéphalique a dû être posé, comme
dans le cas de Jahi McMath. Mr Muñoz, son mari, rapporta les directives anticipées,
exprimées oralement, de sa défunte épouse, invoquant le droit au respect de ses préférences
pour garantir son intégrité corporelle et ne pas subir d'interventions médicales à visée de
réanimation. Malgré cette requête, l'hôpital refusa de pratiquer un arrêt des thérapeutiques
actives qui maintenaient l'activité circulatoire de Marlise Muñoz. En particulier, ils n'ont pas
accédé à la demande d'arrêt de la ventilation artificielle. Le motif invoqué pour justifier le
refus des médecins et de l'administration hospitalière était que la loi texane (à l'instar de la
majorité des états américains) interdit tout arrêt de la réanimation, en particulier cardio-
respiratoire, lorsque cet arrêt concerne une femme enceinte, y compris si la demande de cet
arrêt est conforme à ses directives anticipées, y compris mentionnées par écrit : le fœtus doit
être protégé au-delà des souhaits d'une femme enceinte pour elle-même, faisant exception
au droit d'exercice de l'autonomie de celle-ci. Dans un conflit d'intérêt opposant la future
mère et le fœtus qu'elle porte, c'est l'intérêt de la vie de ce dernier qui est légalement
privilégié, contre le préjudice potentiel porté à cette future mère de porter atteinte à la
dignité de sa mort en ne permettant pas la réalisation des funérailles. Dans le cas de Marlise
Muñoz, même la constatation, en janvier 2014, de graves anomalies fœtales révélées par une
l'échographie, probablement consécutives à l'arrêt circulatoire et à l'épisode hypoxique
(manque d'apport en oxygène) initiaux, n'a pas été initialement suffisante pour lever cette
interdiction légale. D'emblée pourtant, certains experts juridiques avaient argué du fait
qu'arrêter les thérapeutiques actives d'une femme en mort encéphalique, enceinte ou non,
relevait d'un oxymore : si on accepte la mort encéphalique comme définition de la mort, alors
une personne en mort encéphalique ne peut recevoir des thérapeutiques quelles qu’elles
soient. Ou pour le dire plus crûment, il est impossible de vouloir maintenir en vie une femme

68
morte... sauf à considérer cette femme comme un simple moyen, en l'occurrence comme un
simple incubateur permettant au fœtus de se développer, et non pas comme une fin en elle-
même. On peut s'interroger au passage de la systématisation d'une telle attitude : il faudrait
alors vérifier que toute femme, ayant déclaré ne pas vouloir être réanimée, ne soit pas
enceinte au moment de l'application de ces directives, le cas échéant... La cour de justice
texane a entendu ces arguments, considérant qu'il n'y avait pas de sens à appliquer la loi au
cas d'une femme décédée en interdisant un arrêt des thérapeutiques au cours d'une
grossesse. Par cette affirmation, il est clair que la Justice américaine admettait
théoriquement possible qu'un fœtus puisse se développer au sein du cadavre d'une femme
déclarée décédée du fait de la cessation complète et irréversible de l'activité de son cerveau.
Le juge a finalement ordonné de débrancher le respirateur de Marlise Muñoz le 26 janvier
2014, alors que le fœtus qu'elle portait avait 22 semaines de vie.
Pour autant, cette jurisprudence ne règle pas tous les cas litigieux de poursuite de la
réanimation cardio-ventilatoire d'une femme enceinte, décédée en mort encéphalique.
De fait, si le fœtus de Marlise Muñoz avait été viable lors de l'accident inaugural, aurait-on du
réaliser une césarienne en urgence pour extraire le fœtus avant de débrancher le
respirateur, conformément à ses souhaits si tels ils avaient été exprimés ? Autrement dit,
aurait-on du pratiquer une intervention chirurgicale sur un cadavre pour permettre à un
enfant de naitre ?
J.L. Ecker, obstétricien américain de renom qui exerce au Massachusetts General Hospital de
Boston, a commenté ce cas dans un article publié dans le New England Journal of Medicine79.
Son argumentaire a été très différent de celui qui avait été entendu par la justice, à savoir
que la loi ne s'appliquait par concernant une personne d’ores-et-déjà décédée. Ainsi, son
article ne fait aucunement référence à la définition de la mort par le concept de mort
encéphalique. Son argument principal, pour abonder dans le sens d'un arrêt de la
réanimation, a concerné le droit des femmes et le respect de leur libre auto-détermination :
les femmes, à l'instar des hommes, pères ou non, doivent être respectées dans leur choix
pour elles-mêmes, notamment concernant leurs directives anticipées de refus de telle ou
telle thérapeutique, dans telle ou telle circonstance, indépendamment d'un état de grossesse.
Ce plaidoyer était en parfait accord avec les recommandations du Committee on Ethics of the
American College of Obstetricians and Gynecologists, publiées en 1987 et retranscrites par

79 Ecker JL. Death in pregnancy-an American tragedy. N Engl J Med. 2014 (370):889–91.

69
D.R. Field 80 : "le recours à l'autorité judicaire pour imposer un traitement refusé par la mère
au détriment du fœtus représente une violation de la liberté de celle-ci (...) et ce recours n'est
presque jamais justifié"81. Il était également en accord avec les arguments féministes qui
refusent de considérer une femme uniquement au travers de sa capacité à enfanter et ainsi
donc qui refusent de permettre qu'une femme puisse être assimilée à un "incubateur
fœtal”82.
En conséquence, J.L. Ecker recommandait aux médecins de déclarer, le cas échéant, leur
objection de conscience, et de contrevenir à une injonction administrative hospitalière qui
les obligerait au maintien de la réanimation cardio-respiratoire, contraire aux directives
anticipées d'une femme, y compris enceinte, a fortiori renforcée par les souhaits de ses
proches. Il concluait son article par un appel à une modification de la loi afin que la liberté de
la personne de choisir pour elle-même soit toujours prioritaire, y compris en cours de
grossesse. Cet argumentaire n'est pas partagé de tous ceux qui affirmaient, au contraire, que
l'intérêt de l'enfant à venir devait toujours prévaloir sur la liberté de la mère, et ce d'autant
plus que celle-ci pouvait difficilement être victime en post-mortem de quelque nuisance que
ce soit et que ses droits ne pouvaient plus être bafoués... D'ailleurs, la lex Regia, établie au
septième siècle avant J.C. sous le règne de Numa Pompilius obligeait déjà à l'extraction
fœtale en cas de décès inopiné d'une femme durant sa grossesse. Sept siècles plus tard, sous
le règne des empereurs romains, cette loi était rebaptisée Lex Cesarea, à l'origine du terme
médical de "césarienne"...
En 1982, R. Veatch avait avancé que, selon lui, si la femme s'était préalablement déclarée
volontaire pour donner ses organes, alors son utérus pouvait être considéré comme un
organe dont l'usage pouvait profiter à son fœtus83. Dans ce cas, la poursuite de la
réanimation de son corps, et en l'occurrence le maintien de la fonctionnalité de son utérus,
n'allait nullement à l'encontre de l'expression autonome de ses volontés. Pour autant, R.
Veatch a omis de considérer deux aspects particuliers de la situation. Tout d'abord, le temps
de réanimation nécessaire pour permettre la maturation du fœtus peut être beaucoup plus
long que la durée de la réanimation d'un donneur d'organes "classique", qui généralement
n'excède pas quelques jours. Le coût, qu'il soit supporté à titre individuel ou à titre collectif

80 Field DR, Gates EA, Creasy RK, Jonsen AR, Laros RK. Maternal brain death during pregnancy. Medical and
ethical issues. JAMA. 1988 (260):816–22.
81 "The use of judicial authority to implement treatment regimens in order to protect the fetus violates the

pregnant woman's autonomy. . . Resort to the courts is almost never justified". c'est nous qui traduisons
82 Purdy LM. Are pregnant women fetal containers ? Bioethics. 2007;(4):273–91.
83 Veatch RM. Maternal brain death: An ethicist's thoughts. JAMA. 1982 (248):1102-3

70
(assurance privée ou système social), n'est assurément pas le même. De plus, un receveur
"classique" a consenti à être bénéficiaire d'un greffon. Le fœtus, lui, n'a évidemment pas
consenti à bénéficier de la réanimation de sa mère. Mais, si de façon évidente, lui ne peut pas
consentir, alors la réanimation de la mère doit-elle néanmoins être consentie par le
représentant du fœtus, autrement dit par son père biologique ? Et si elle peut être consentie
par le père, peut-elle être due, comme on doit assistance à une vie en danger ?
Le cas de Robyn Benson pourrait le laisser entendre. Un mois après la constatation de l'état
de mort encéphalique de Marlise Muñoz, le 21 décembre 2013, cette autre jeune femme a
présenté une hémorragie cérébrale fatale alors qu'elle était enceinte de 22 semaines.
Contrairement au cas précédent, le mari de Robyn Benson a demandé le maintien du corps
de son épouse sous ventilation artificielle. Les médecins et l'hôpital de Victoria, British
Columbia, Canada, ont accédé à sa demande et ont accepté de poursuivre la réanimation du
corps de Robyn jusqu'à la trente-quatrième semaine de grossesse, afin d'assurer un
développement fœtal et une naissance compatibles avec une non-prématurité. Finalement,
une césarienne a été réalisée à la vingt-huitième semaine et un petit garçon, Iver, est né le 8
février 2014. Pour faire face aux frais de la réanimation qui a été poursuivie pendant six
semaines et de la chirurgie, son mari avait créé un site sur internet et appelé aux dons
(http://www.misterbenson.com/). L'objectif initial de recueillir 32.000$ avait été atteint en
quelques jours, et, à l'heure de la naissance de Iver, plus de 150.000$ avaient été récoltés.
Une telle générosité publique est-elle seulement la preuve de la sympathie des concitoyens ?
Ou bien se manifeste-t-elle également du fait d'une incrédulité quant à la réalité de la mort
de ces femmes, en relation avec le refus de l'idée qu'une femme puisse donner naissance
après sa mort ?
Il convient de préciser que ces bébés ne sont pas les seuls ni même les premiers à être nés de
mère décédée. Force est de constater que les cas de femmes enceintes décédées en mort
encéphalique dans les suites d'un arrêt cardiaque ou d'une autre cause (traumatique,
vasculaire ou tumorale) ne sont pas si exceptionnels qu'on pourrait le croire. L'incidence de
survenue d'un arrêt cardiaque au cours de la grossesse est estimée à 1/3000084. Le premier
cas de naissance d'un enfant viable a été rapporté en 1982 par Dillon et al.85. Sa mère avait
été diagnostiquée en mort encéphalique au cours de la vingt-cinquième semaine de

84 Mallampalli A, Guy E. Cardiac arrest in pregnancy and somatic support after brain death. Crit Care Med. 2005
(33):S325–31.
85 Dillon WP, Lee RV, Tronolone MJ, Buckwald S, Foote RJ. Life support and maternal brain death during

pregnancy. JAMA. 1982;(248):1089–91.

71
grossesse et la réanimation avait été poursuivie cinq jours. L'enfant avait survécu et avait pu
sortir de la réanimation néo-natale à l'âge de trois mois de vie. En 1986, V. Katz et al. avaient
pu recenser 188 cas de mort encéphalique survenus per grossesse entre 1900 et 1985, qui
s'étaient conclus par la naissance de 61 enfants86. Toutes les procédures d'extraction fœtale
qui avaient été réalisées dans les 5 minutes suivant l'arrêt cardiaque maternel (et donc avant
de savoir que l'évolution maternelle allait s'avérer péjorative) avaient permis la survie des
enfants sans aucune séquelles neurologiques.
En 2010, M. Esmaeilzadeh et al. ont passé en revue 30 cas de personnes décédées en mort
encéphalique survenue au cours d'une grossesse, rapportés entre 1982 et 201087. La durée
moyenne de la poursuite de la réanimation post-mortem était de 38 jours, comprise entre 2
et 107 jours, supérieure à 100 jours dans deux cas, pour aboutir à un terme moyen de
grossesse de 29 semaines et demie (26-33 semaines). Dans presque deux-tiers des cas (12
sur 19), un bébé viable était né. Après l'extraction du fœtus, 10 de ces femmes avaient
secondairement été prélevées de leurs organes.
Après la publication de cette revue, le "record" de durée de réanimation d'une femme
enceinte en mort encéphalique a été rapporté en 2013 par une équipe des Emirats Arabes
Unis : cette réanimation a duré plus de 15 semaines88. Il s'agissait du cas d'une femme qui
avait présenté une rupture d'anévrisme cérébral au cours de sa 16ème semaine de
grossesse. Après avoir été opérée de cet anévrisme et réanimée pendant neuf jours, l'équipe
médicale avait suspecté un état de mort encéphalique. Les examens cliniques pour affirmer
la mort encéphalique ne furent pas réalisés, en particulier la vérification que la jeune femme
avait perdu la capacité de respirer par elle-même, afin de ne pas mettre en danger le fœtus
en prenant le risque que l'apnée entraine une hypoxie fœtale (manque d'oxygène). La
réanimation a été poursuivie pendant 110 jours au total, permettant que le fœtus atteigne le
terme de 32 semaines. A ce terme, le fœtus a été extrait pas césarienne et présentait des
signes vitaux satisfaisants à la dixième minute de vie. Ce n'est qu'après la naissance que les
examens cliniques ont été réalisés pour affirmer l'état de mort encéphalique de la mère. Elle
a alors été déclarée décédée, après avoir donné naissance à son enfant. Dans cet article, il
n'était pas précisé à la demande de qui avait été poursuivie la réanimation : celle du père de

86 Katz VL, Dotters DJ, Droegemueller W. Perimortem cesarean delivery. Obstet Gynecol. 1986 (68):571–6.
87 Esmaeilzadeh M, Dictus C, Kayvanpour E, Sedaghat-Hamedani F, Eichbaum M, Hofer S, et al. One life ends,
another begins: Management of a brain-dead pregnant mother-A systematic review. BMC Med. 2010; (8):74-85.
88 Said A, Amer A, Ur Rahman M, Dirar A, Faris C. A brain-dead pregnant woman with prolonged somatic

support and successful neonatal outcome: A grand rounds case with a detailed review of literature and ethical
considerations. Int J Crit Illn Inj Sci 2013;(3):220-4

72
l'enfant à naitre ? Celle de la société, sachant que l'islam est la religion d'Etat des Emirats
Arabes unis ?

Finalement, y a-t-il une attitude univoque qui puisse être recommandée face à une demande
d'arrêt de la réanimation dans de telles circonstances ? Cela semble peu probable. Il convient
de confronter les intérêts potentiellement conflictuels des différents protagonistes :
1) ceux
d'une femme qui exerce sa liberté et son auto-détermination en exprimant par ses directives
anticipées son refus d'être maintenue sous ventilation mécanique en cas de cérébro-lésion
grave, y compris si l'arrêt de cette réanimation doit avoir pour conséquence l'interruption de
facto de sa grossesse en cours;
2) ceux d'une femme enceinte qui exerce son droit à
l'interruption volontaire de sa grossesse, si tant est que les délais soient compatibles avec la
législation en vigueur;
3) ceux d'un homme qui exprime le souhait que sa paternité ne lui
soit pas imposée dans ces circonstances. Car, si des femmes meurent chaque jour en per- ou
en post-partum, la médecine n'est généralement en rien responsable de la situation solitaire
du père... ; 4) ceux d'un fœtus, personne en devenir, qui, selon l'opinion de certains, possède
dès sa conception un droit inaliénable et sacré à la vie.
5) ceux de la société, qui, confrontée
à de tels dilemmes moraux, doit déterminer en fonction de la culture de ces citoyens, quels
sont ses choix, en particulier concernant les limites de la liberté des personnes à décider
pour elles-mêmes qu'elle entend fixer.

Nous avons donc mis en évidence tout le paradoxe qu'il y a à confirmer la mort d'un être
dont l'organisme est maintenu vivant pour différentes raisons, que celles-ci soient
compassionnelles (par exemple pour donner le temps à des proches d'arriver auprès de la
personne aimée pour la toucher une dernière fois "encore chaude"), ou pour maintenir
viables des organes transplantables, ou comme nous venons de l'évoquer, pour offrir le
temps à un fœtus d'atteindre une maturité viable. L'évidence de ce paradoxe nous amène
tout naturellement à nous poser la question fondamentale suivante : un être humain en état
de mort encéphalique est-il effectivement mort ?

Avant d'argumenter plus avant le doute que la mort encéphalique puisse être assimilée à la
mort, il faut assurément poser le diagnostic de mort encéphalique. Or, comme on l'a vu,
autant le diagnostic de mort cardiaque ne pose pas grande difficulté, autant celui de mort

73
encéphalique est beaucoup plus complexe. Cette réalité est matérialisée par l'existence de
critères différents à travers le monde.

3.4. Non uniformité des critères diagnostiques

La mort cardiaque est diagnostiquée selon les mêmes critères par tous les médecins, quel
que soit leur pays d'exercice : à l'auscultation, les bruits du cœur ne sont plus perceptibles, à
la palpation, les pouls et notamment le pouls carotidien n'est plus sensible. Il n'en va pas de
même pour l'établissement du diagnostic de mort encéphalique. Un des défis majeurs dans
l'activité médicale de prélèvement d'organes réside dans la variabilité, d'un pays à l'autre,
voire d'un état à l'autre s'agissant des Etats-Unis, des critères exigés par les différentes
législations pour établir un diagnostic de certitude de mort encéphalique. Et même au sein
d'un même pays, comme la France, les critères diagnostiques ne sont-ils pas les même selon
s'il s'agit "seulement" de certifier la mort d'un individu, ou de certifier la mort encéphalique
d'un individu, candidat potentiel à un prélèvement d'organes. La loi impose alors d'ajouter à
l'examen clinique des examens complémentaires. Ainsi le degré de certitude exigé peut
sembler inférieur lorsqu'un prélèvement d'organes n'est pas envisagé, comme si une erreur
diagnostique était alors moins dommageable....La conséquence matérielle est qu'un individu
peut être vivant en France, et prélevé de ses organes au Royaume-Uni ! Il va sans dire que la
confiance sociétale dans le diagnostic peut s'en trouver assurément ébranlée...
Il fallut attendre 1995 pour que l'American Academy of Neurology publie quels critères
devaient être nécessairement identifiés pour que la mort encéphalique puisse être
reconnue : pour la première fois, les signes cliniques, le test d'apnée et les examens
complémentaires étaient décrits dans le détail, de même que les circonstances confondantes
qui pouvaient porter à une erreur diagnostique. Ainsi l'électroencéphalogramme d'un
malade en hypothermie (par exemple enseveli sous une avalanche) ou dans un coma
pharmacologique peut être plat. Mais il suffit de réchauffer le malade ou d'attendre que son
organisme métabolise les sédatifs pour que son activité électrique cérébrale reprenne. De
plus, les directives de l'Académie recommandaient qu'un deuxième examen vienne
confirmer le premier, avec un délai minimal fixé arbitrairement à six heures entre les deux
examens. Ce deuxième examen doit théoriquement permette d'asseoir le critère
d'irréversibilité (ou de permanence, nous distinguerons les deux concepts), critère majeur
d'acceptabilité de l'assimilation du concept de "mort encéphalique" à celui de "mort-tout-

74
court". Pour autant, à notre connaissance, un diagnostic de mort encéphalique posé dans les
règles n'a jamais fait l'objet d'une dénégation par le deuxième examen réalisé quelques
heures plus tard. D'ailleurs, la même American Academy of Neurology a proposé en 2010 de
revenir sur la nécessité du deuxième examen89.
Malgré la publication de ces recommandations, force est de constater que, d'une part, tous
les pays ne les ont pas adoptées, et que, d'autre part, elles sont peu suivies dans les pays qui
les ont reconnues : une étude récente a montré que moins de la moitié des diagnostics de
mort encéphalique posés à travers les Etats-Unis s'avéraient parfaitement conformes à ces
recommandations...90
En Europe, le Royaume-Uni est le seul pays qui n'exige pas la mort de l'ensemble de
l'encéphale, mais seulement de la dysfonction totale et irréversible du tronc cérébral, cette
partie située entre les hémisphères cérébraux et la moelle épinière, par lequel passe toutes
les connections neuronales entre le cerveau et le reste du corps, raison pour laquelle on lui
attribue la responsabilité de la capacité intégrative de l'organisme. Dans ce contexte, une
activité corticale, certes incompatible avec une activité consciente, peut subsister :
l'électroencéphalogramme peut ne pas être plat, une circulation sanguine cérébrale peut
persister. Pour les défenseurs du concept de la "mort du tronc cérébral" plutôt que celle de la
mort encéphalique, la conscience est l'élément indispensable à définir la personne. Sa perte
totale et irréversible n'est pas compatible avec l'idée de vie. Cette différence de paradigme
définitionnel soulève néanmoins le problème des personnes qui présentent une atteinte
isolée du tronc cérébral et qui peuvent pendant plusieurs jours ou semaines être dans un
état clinique similaires à celui des personnes en mort encéphalique. Néanmoins, dans leur
cas, le critère d'irréversibilité est absent puisqu’ils peuvent, pour certains, recouvrer un
certain degré de conscience, même s'ils demeurent totalement paralysés et incapables de
respirer par eux-mêmes. Certains peuvent retrouver une capacité de communication via un
langage organisé autour des mouvements des yeux et des clignements des paupières
(locked-in syndrome). Un problème similaire se pose quant aux personnes sans conscience,
qu'elles n'en aient jamais eu (nouveau-nés anencéphales) ou qu'elles l'aient définitivement
et irréversiblement perdue (état végétatif persistant).

89 Wijdicks EF, Varelas PN, Gronseth GS, Greer DM; American Academy of Neurology. Evidence-based guideline
update: determining brain death in adults: report of the Quality Standards Subcommittee of the American
Academy of Neurology. Neurology. 2010;74(23):1911-1918.
90 Shappell CN, Frank JI, Husari K, Sanchez M, Goldenberg F, Ardelt A. Practice variability in brain death

determination: a call to action. Neurology. 2013;81(23):2009-2014

75
En dehors de cette exception législative britannique (qui cependant est d'importance), les
critères cliniques qui se doivent d'être authentifiés sont, semble-t-il, uniformes et conformes
aux critères définis en 1968 par le Ad Hoc Commitee de Harvard. Il convient à l'examinateur
(ou aux examinateurs, selon l'exigence du pays concerné), de vérifier l'état d'inconscience et
d'absence totale de réactivité aux stimuli y compris douloureux, l'absence de
fonctionnement du tronc cérébral et l'incapacité à respirer. Par contre, les examens
complémentaires exigibles pour confirmer l'examen clinique sont très variables d'un pays à
l'autre. Et souvent, les conditions de réalisation de ces examens sont suffisamment
imprécises pour pouvoir être invalidantes. Ainsi, comme nous l'avons mentionné ci-dessus,
une température corporelle anormalement basse peut annihiler momentanément toute
activité électrique corticale et être à l'origine d'un électroencéphalogramme "plat". Par
ailleurs, il n'est pas certain que l'électro-encéphalogramme, y compris réalisé avec une
amplitude maximale comme la loi française l'exige, ait la capacité technique de révéler toute
activité électrique corticale. Il semble même que des chercheurs aient pu récemment
identifier une activité électrique cérébrale au niveau de l'hippocampe non détectée par
l'électro-encéphalogramme91. Un électroencéphalogramme plat peut-il encore suffire à
confirmer une mort encéphalique cliniquement suspectée ?
D'aucun considère que le seul examen de certitude est celui qui peut confirmer l'absence de
circulation du sang au niveau de l'encéphale et donc affirmer l'absence d'oxygène au niveau
des cellules cérébrales. Le doppler trans-crânien, examen facile de réalisation, consiste à
mettre en évidence un flux sanguin au niveau des artères cérébrales. Néanmoins, autant on
peut objectiver l'existence de ce que l'on observe, autant il est beaucoup plus contestable
d'affirmer l'inexistence de ce que l'on n’observe pas : ce n'est pas parce que l'examinateur
n'entend pas l'écho du déplacement des globules rouges au sein des vaisseaux sanguins
cérébraux que ceux-ci ne transportent pas l'oxygène vers les neurones cérébraux. Ce peut
être que l'examinateur ne sait pas entendre les bruits du cerveau vivant... L'examen de
référence pour objectiver une telle absence de circulation sanguine reste l'angiographie
cérébrale, qui elle rend visible la circulation sanguine cérébrale lorsqu'elle existe. Pour
autant, cet examen révèle la situation à un instant t et ne peut aucunement affirmer
l'irréversibilité de cet état, contrairement à ce qu'il est écrit dans le livret d'aide à la prise en

91Kroeger D, Florea B, Amzica F. Human Brain Activity Patterns beyond the Isoelectric Line of Extreme Deep
Coma. PLoS ONE 2013;8(9): e75257

76
charge d'un donneur potentiel d'organes en vue d'un prélèvement92 : l'angiographie "atteste
du caractère irréversible de la destruction encéphalique". Or la pression artérielle requise
pour effectuer l'examen n'est pas précisée. Il suffit que cette pression artérielle soit abaissée
en deçà de la pression qui s'exerce au niveau du cerveau (anormalement augmentée par
l'hématome et l'œdème réactionnel, cause de la mort encéphalique suspectée) pour que la
circulation sanguine cérébrale disparaisse. Il suffit de restaurer cette pression artérielle pour
qu'elle soit supérieure à la pression cérébrale pour que la circulation sanguine réapparaisse.
Cette influence sur la pression artérielle est d'autant plus aisée que dans la majorité des cas,
la pression artérielle est soutenue par des médicaments dont il suffit de modifier les doses
pour que cette pression artérielle en soit immédiatement modifiée.

3.5. Justification scientifique : persistance de certaines activités


cérébrales

L'exemple de Jahi McMath, déclarée en mort encéphalique depuis décembre 2013 et celui
des femmes décédées dont la grossesse peut néanmoins être poussée à terme démontrent
parfaitement que les fonctions intégratives de l'organisme peuvent s'avérer indépendantes
d'un dysfonctionnement cérébral complet et permanent. L'impossibilité d'assimiler
scientifiquement la mort encéphalique à la mort biologique est formelle.
De plus, et contrairement à ce que la President's Commission for the Study of Ethical Problems
in Medicine and Biomedical and Behavioral Research avait affirmé en 1981, la définition de la
mort encéphalique, selon laquelle toutes les fonctions de l'encéphale pris dans son ensemble
doivent avoir cessé, est fausse. Ainsi, certaines hormones de l'axe hypothalamo-
hypophysaire continuent d'être produites, alors même que la persistance d'une circulation
hypophysaire d'origine extra-crânienne ne suffit pas à l'expliquer. De même, l'hypothalamus
peut être stimulé par les substances relarguées lors d'une infection et réguler la température
à la hausse : la fièvre peut encore être intégrée à l'arsenal anti-inflammatoire naturel, et ce
malgré la survenue de la mort encéphalique93.

92 Agence de la biomédecine. Livret d'aide à la prise en charge d'un donneur potentiel d'organes en vue d'un
prélèvement [en ligne] www.agence-biomedecine.fr/IMG/pdf/livretaidebd.pdf
93 Shewmon A. The Brain and Somatic Integration: Insights Into the Standard Biological Rationale for Equating

"Brain Death‘’ With Death. Journal of Medicine and Philosophy. 2001 Nov 9;26(5):457–78.

77
3.6. Exceptions légales : cas du Japon et du New-Jersey

Comme nous l'avons rappelé ci-dessus, le droit français a admis les critères de mort
encéphalique comme critères nécessaires et suffisant pour déclarer la mort d'un individu. Ce
droit n'est pas universel. Au Japon, l'acceptation sociétale de la définition encéphalique de la
mort est loin d'être généralisée. Au point que la loi japonaise, si elle reconnait l'existence de
la mort encéphalique, n'autorise l'utilisation des critères encéphaliques pour déclarer le
décès que si l'individu a préalablement admis par écrit qu'il reconnaissait ces critères
encéphaliques comme suffisant pour garantir son décès et que, de surcroit, sa famille ne s'y
oppose pas94.
Dans le même ordre d'idée, nous avons préalablement évoqué le fait que, aux Etats-Unis,
l'Uniform Determination of Death Act n'était pas reconnu par l'Etat du New Jersey. L'histoire
de Jahi McMath a récemment illustré la démarcation de cet Etat95.

En résumé, il apparait donc assez clairement que les critères nécessaires pour reconnaitre
une mort cardiaque semblent universels. Néanmoins, le caractère irréversible ou permanent
de cet état est largement sujet à caution au vu des nouvelles techniques de réanimation.
A contrario, les critères de mort encéphalique, légalement nécessités pour la déclaration du
décès de la personne susceptible d'être prélevée de ses organes, sont très variables en
fonction du pays dans lequel est envisagé ce prélèvement. Leur assimilation aux critères de
mort est source de nombreuses controverses, dont H. Jonas avait été dès 1968 le chef de file.
Dénonçant l'incertitude des scientifiques de pouvoir définir la frontière entre la vie et la
mort de façon univoque, le philosophe préconisait le respect d'un principe de précaution en
refusant de remettre en question la nécessité du critère cardio-vasculaire au constat du
décès96. Selon lui, il était moralement justifiable d'envisager d'arrêter la réanimation des
personnes diagnostiquées dans un coma irréversible. Mais il convenait alors d'arrêter
effectivement la réanimation et d'observer l'arrêt cardio-respiratoire avant de pouvoir
constater la mort. Au contraire, anticiper le moment de la mort en l'assimilant à la mort

94 Kondo K. The organ transplant law of Japan ? The past, the present, and the future. Journal International de
Bioéthique. 2005;16(1):91.
95 Luce JM. The uncommon case of Jahi McMath. Chest. 2015(147):1144–51.
96 Jonas H. Essais philosophiques: Du credo ancien à l'homme technologique. Paris : Vrin. Coll. les textes

philosophiques. 2013

78
encéphalique, c'est faire courir le risque que le prélèvement d'organes sur personnes
décédées en mort encéphalique ne soit en réalité une vivisection. De fait, citoyens mais aussi
soignants ont du mal à reconnaitre la mort dans l'aspect du gisant rose et chaud, encore
ventilé. Les cas de naissances d'enfants, extraits du ventre de leur mère défunte plusieurs
semaines ou plusieurs mois avant l'évènement, contribuent à l'imbroglio collectif.
Néanmoins, la pratique des prélèvements d'organes sur personnes décédées en mort
encéphalique est un fait. Est-ce à dire, si l'on admet finalement que mort et mort
encéphalique ne peuvent être simplement confondues, comme l'a affirmé H. Jonas, suivi par
de nombreux autres, que la règle du donneur mort est un principe régulièrement bafoué ? En
toute conscience (si nous osons) ? Si telle est l'évidence, n'est-il pas alors l'heure de
reconnaitre notre impuissance à proposer une définition universelle de la mort, établie sur
des critères admis et appliqués par tous, qui autoriseraient la pratique des prélèvements
d'organes sur les personnes décédées-sans-aucun-doute ? L'abandon de cette règle, prôné
par certains, n'est-il pas alors obsolète : plus que de proposer l'abandon pur et simple de la
règle du donneur mort, ne serait-il pas plus exact d'avouer à la société, ou encore mieux
d'expliquer à la société, que nous ne l'avons jamais respectée car un tel principe n'est pas
concrètement respectable ?

II. Règles du consentement

Etymologiquement, "con-sentir" signifie s'associer à un autre ou à d'autre(s) pour donner du


sens à une action, le même sens. Le verbe consentir est alors défini par l’action de se
prononcer en faveur de l’accomplissement d’un projet, d’un acte, qui relève de l'initiative
d'autrui. Consentir est le fruit d’une volition précédée d’une réflexion quant à la proposition
exprimée par autrui, fruit d’une délibération interne, chose qui se pense et qui peut se
déclarer par écrit ou oralement.
En l'occurrence, "je consens au prélèvement de mes organes" signifie que je donne mon
accord au prélèvement de mes organes si les conditions légales requises sont présentes.
Peut-on présumer de la volonté de celui qui n’a rien dit, rien écrit ? Dans le doute, faut-il
s’abstenir ou s’opposer ? Comme le rappelle C. Guibet-Lafaye, le consentement n'a pas
toujours été requis en matière de prélèvement de tissus : "le décret du 30 octobre 1947, pris

79
pour faciliter les greffes de cornées – les transplantations d’organes n’étant pas encore
d’actualité – stipule en effet que "des prélèvements peuvent être pratiqués dans un intérêt
scientifique ou thérapeutique, même en l’absence d’autorisation de la famille...""97.
En droit français, concernant le domaine médical, la notion de consentement n'est apparue
dans le Code de déontologie médicale qu'en 1995, au sein de l'article 36 :
"Le consentement de la personne examinée ou soignée doit être recherché dans tous
les cas.
Lorsque le malade, en état d'exprimer sa volonté, refuse les investigations ou le
traitement proposé(es), le médecin doit respecter ce refus après avoir informé le
malade de ses conséquences.
Si le malade est hors d'état d'exprimer sa volonté, le médecin ne peut intervenir sans
que ses proches aient été prévenus et informés, sauf urgence ou impossibilité.".
Ce consentement doit être précédé d'une information délivrée par le médecin (Article 35 du
Code de déontologie médicale) :
"Le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille une
information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins
qu’il lui propose. Tout au long de la maladie, il tient compte de la personnalité du
patient dans ses explications et veille à leur compréhension."
Pour autant, on ne peut parler simplement de "consentement" : comme nous allons le voir, il
existe en réalité de nombreuses formes de consentement, notamment en matière de
consentement au prélèvement des organes et des tissus d'un individu.

1. Typologie du consentement

Ainsi que l'a clairement exposé D. Rodriguez-Arias98, deux grands types de consentement
peuvent être distingués, selon si la personne concernée a donné son accord de façon
implicite (ou tacite ou passive) ou explicite (ou expresse ou active), définissant

97 Guibet-Lafaye C. Le don d'organes: de l'altruisme à la disponibilité consentie des organes. Colloque


Universitaire Jean Fournier (CUF), Nov 2013, Fontenay-aux-Roses. [en ligne] https://hal.archives-
ouvertes.fr/hal-00915264
98 Université Paris-Descartes. Ethique et santé - espace Rodin. Rodríguez-Arias D. Discussion sur le

consentement présumé ou explicite pour le don d’organes, rubrique “le corps humain et ses éléments”,
2009. [en ligne] http://www.ethique.sorbonne-paris-cite.fr/?q=node/241

80
respectivement le consentement dit "présumé" et le consentement dit "explicite".
Néanmoins, à ces deux grandes catégories modélisées, il convient d'ajouter des sous-
catégories, qui sont au moins aussi importantes que celles de niveau supérieur, et qui
viennent en réponse à la question du pouvoir participatif voire décisionnel alloué aux
proches du défunt.
La présomption d'un choix implique que, en l'absence d'expression opposée à ce choix
préétabli, le choix présumé soit appliqué de facto. L'opposition faite à ce choix est celle de
l'expression de la volonté d'être extrait du groupe sociétal pré-établi (traduit en anglais par
opt-out). Dans le domaine qui est le nôtre, le choix présumé le plus commun au sein des
législations propres à chacun des pays est celui du consentement au prélèvement des
organes (et non pas le choix présumé de l'opposition au don). Le consentement présumé
signifie donc que, par défaut, i.e. en l'absence d'opposition expresse à ce choix présumé, les
individus sont "volontaires" pour que leurs organes soient prélevés, si les conditions
requises sont respectées par ailleurs : c'est l'application de la fameuse règle du "qui ne dit
mot consent". Ceux qui souhaitent ne pas être prélevés de leurs organes doivent exprimer
leur volonté d'être extraits du groupe des donneurs potentiels.
Ce modèle se distingue de celui de l'expression explicite de la volonté d'intégrer (opt-in) le
groupe des donneurs ou celui des non-donneurs. Dans ce cas du consentement explicite, le
plus commun, le système est basé sur l'existence d'un registre des accords et non pas sur un
registre des refus. Néanmoins, le système peut s'enrichir de l'adjonction d'un registre des
refus. Dans ce cas, la personne doit s'exprimer pour ou contre le prélèvement de ses organes,
et pas seulement pour.

1.1. Situation internationale

Les pays qui ont choisi le consentement présumé sont, en Europe, l'Autriche, la Belgique, la
Bulgarie, la Croatie, l'Espagne, l'Estonie, la Finlande, la France, la Grèce, la Hongrie, l'Italie, la
Lettonie, le Luxembourg, la Moldavie, la Norvège, la Pologne, le Portugal, la Slovaquie, la
République tchèque, la Slovénie (en 2010), et la Suède ; et dans le reste du monde,
l'Argentine, la Colombie, l'Equateur, Israël, le Mexique, le Panama, le Paraguay, Singapour, la
Russie, la Tunisie, l'Uruguay. Au Mexique, si la règle du consentement présumé a été adoptée
en 2011, au moins un des parents du donneur doit également approuver le prélèvement. À
Singapour, la règle du consentement présumé a été progressivement mise en place depuis

81
1987. Depuis 2008, les personnes de confession musulmane sont également concernées par
cette disposition99.
Les pays anglo-saxons, et plus généralement les pays de tradition libérale, ont
majoritairement opté pour le modèle du consentement explicite. Les pays qui ont choisi le
consentement explicite sont, en Europe : l'Allemagne, la Bosnie-Herzégovine, le Danemark,
l'Irlande, la Lituanie, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Suisse; et dans le reste du monde :
l'Afrique du Sud, l'Australie, le Brésil, le Canada, le Chili, la Corée du Sud, Cuba, les États-Unis,
le Guatemala, l'Inde, le Japon (en 2009), la Jordanie, la Malaisie, le Maroc, la Nouvelle-
Zélande, la Thaïlande et le Venezuela. La Bosnie-Herzégovine, depuis 2009, a opté pour un
régime de consentement explicite et "éclairé" : la personne majeure, capable de
discernement, fait une déclaration écrite auprès du médecin traitant qu’elle a choisi et qui
l'aura préalablement informée de ce à quoi elle s'apprête à consentir ou non. En Suisse, en
l’absence de consentement explicite préalablement exprimé par le défunt, le prélèvement est
possible si les proches (âgés de plus de 16 ans) ou une personne de confiance du défunt
donnent leur accord. De même, aux Etats-Unis au nom du principe d’autonomie du patient,
interprété comme un droit à l’autodétermination, la personne doit consentir explicitement
au prélèvement de ses organes, et ce choix doit être confirmé par sa famille. Néanmoins,
dans certains Etats, compte tenu des difficultés rencontrées par les professionnels de santé
confrontés au refus de la famille contrevenant à la volonté du défunt de donner ses organes,
la loi fédérale autorise à ne pas tenir compte de l’avis de la famille, toujours au nom du
même principe d’autonomie. Par ailleurs, il est suffisamment rare pour devoir être précisé
que, dans ce pays, l'expression du choix est requise, inscrite sur le permis de conduire. Au
Japon, outre le consentement explicite de la personne avant son décès, l’absence
d’opposition des membres de la famille est également requise. Les mineurs, y compris de
moins de 15 ans, peuvent être prélevés, dans les mêmes conditions. Au Maroc, le droit pénal
détermine les mécanismes de protection corporelle, applicables aussi bien au corps vivant
qu'au cadavre : la sacralité du corps humain est garantie dès la naissance et se poursuit
après la mort. Ainsi, un prélèvement d’organes sans consentement y est formellement
interdit100.
Il apparait donc clairement que dans certains pays, non seulement la voix de l'individu doit

99 Agence de la biomédecine. Encadrement juridique.


[en ligne] http://www.agence-biomedecine.fr/IMG/pdf/2012encadrementjuridiqueversioninternet.pdf
100 Agence de la biomédecine. Encadrement juridique.

[en ligne] http://www.agence-biomedecine.fr/IMG/pdf/2012encadrementjuridiqueversioninternet.pdf

82
avoir été entendue, mais celles de ses proches également.

1.2. Rôle accordé aux proches

Ainsi, au-delà de la classification implicite/explicite, en rapport avec les souhaits exprimés


ou non de son vivant par le donneur potentiel, la question qui peut sembler finalement la
plus pertinente est "qui décide réellement ?", isolant ainsi le défunt et ses proches interrogés
quant aux souhaits de celui-là.
Au sein de la catégorie du consentement présumé, on distingue le consentement présumé
"fort" (hard opt-out) et le consentement présumé "faible" (soft opt-out).
Le consentement présumé "fort" ne laisse aucune place à la volonté et à parole des proches.
En l'absence d'inscription effective sur le registre national des refus, les proches ne peuvent,
en aucune façon, s'opposer au prélèvement des organes du défunt. Si la personne est inscrite
sur le registre national des refus, les proches auront beau témoigné que la personne avait
changé d'avis, bien qu'elle n'ait pas pris la peine de démarcher pour faire biffer son nom du
registre, le prélèvement d'organes ne pourra avoir lieu. L'Autriche est un exemple de pays
qui ont légalement adopté ce système. Néanmoins, sur le terrain, il semble bien que les
soignants recherchent également l'assentiment des proches, afin d'éviter toute situation
conflictuelle en cette période douloureuse pour eux... Nous reviendrons sur ce point à
propos de l'amendement français adopté le 10 avril 2015.
A contrario, le consentement présumé "faible" donne la parole aux proches des proches. Le
contenu de cette parole donnée peut être très différent, au moins sur le plan théorique, selon
qu'on leur demande de faire état soit de leurs propres souhaits vis-à-vis des organes de leur
proche défunt, soit des souhaits de leur proche défunt, rendus par un témoignage direct si la
personne s'était clairement exprimée de son vivant, ou par l'interprétation qu'ils peuvent
réaliser de ses opinions et volitions diverses, de sa personnalité. Ainsi, en l'absence
d'inscription du défunt sur le registre des refus, mais si les proches refusent par eux-mêmes
ou témoignent du refus exprimé de son vivant par le défunt, les organes du défunt ne
pourront faire l'objet d'un prélèvement, y compris dans le cas où le défunt serait porteur
d'une carte de donneur. La France et l'Espagne sont deux des pays qui ont opté pour cette
modélisation du consentement présumé avec quête décisive auprès des proches de leur
témoignage quant à l'existence d'une opposition au prélèvement exprimé par la personne de
son vivant.

83
A l'instar du modèle du consentement présumé, on distingue deux sous-formes de
consentement explicite en fonction du pouvoir participatif accordé aux proches. Le
consentement explicite "fort" (hard opt-in) ne permet nullement aux proches de révoquer la
décision exprimée de son vivant par le défunt, i.e. qu'en l'absence d'inscription sur la liste
des donneurs, aucun prélèvement ne pourra être opéré, quand bien même les proches
témoigneraient de sa volonté oralement exprimée de donner ses organes. Ainsi, l'abstention
par négligence est nécessairement défavorable au prélèvement d'organes.
Dans le cas d'un consentement explicite "faible" (soft opt-in), le témoignage des proches, ou
l'expression de leur propre volonté, devient prioritaire : ils peuvent témoigner de la volonté
du défunt de faire l'objet d'un prélèvement d'organes, qui pourra avoir lieu même si le
défunt ne s'était pas inscrit sur la liste des donneurs, de même qu'ils peuvent s'opposer au
prélèvement même si le défunt s'était inscrit sur le registre des donneurs. Par contre, à notre
connaissance, aucun pays n'a adopté un système qui permettrait aux proches d'autoriser un
prélèvement d'organes contre lequel se serait explicitement exprimé le défunt.
En pratique, le consentement "faible", présumé ou explicite, est le système prudentiel
imposé par le principe de précaution qui a été adopté par la majorité des pays, ne souhaitant
pas prendre le risque de mettre en péril la chaine du don. En effet, dans tous les cas où une
situation a été dénoncée par des proches opposés à la décision prise (le plus souvent celle
d'un prélèvement contre leurs souhaits), pour une raison ou pour une autre, justifiée ou non,
la médiatisation de l'"affaire" a systématiquement été préjudiciable pour l'activité de
transplantation, par la crise de confiance sociétale qu'elle a pu soulever. C'est pourtant très
précisément ce que l'amendement proposé par les députés J.-L. Touraine et M. Delaunay
préconise.

2. Système français : consentement présumé "faible"

En France, le système en vigueur est celui d'un consentement présumé, régi par l'Article
L1232-1 du Code de la Santé Publique :
"Si le médecin n'a pas directement connaissance de la volonté du défunt, il doit
s'efforcer de recueillir auprès des proches l'opposition au don d'organes
éventuellement exprimée de son vivant par le défunt, par tout moyen, et il les informe
de la finalité des prélèvements envisagés."

84
L’écriture du texte légal semble plus en conformité avec un système de consentement
présumé "fort" : c'est bien la volonté du défunt qui doit être prise en compte, et non pas celle
des proches, qui n'est théoriquement pas à rechercher. Néanmoins, en pratique, la quête du
témoignage auprès des proches ouvre la porte à l'opportunité pour les proches d'exprimer
leurs propres volontés et, finalement, oblige à considérer ce système comme celui d'un
consentement présumé "faible". En conséquence, que le donneur ait explicitement consenti
ou qu'il se soit abstenu de s'opposer, aucun prélèvement d'organes n'est, jusqu'à présent,
réalisé sans une forme d'assentiment des proches, soit franc et direct, soit masqué derrière
le "report des volontés du défunt". Les proches disposent dans ce cas d'un droit de décision
souverain. Ainsi, dans la pratique des entretiens menés par l'équipe de coordination des
prélèvements d'organes et de tissus, ce n'est pas seulement l'autonomie du défunt qui peut
s'exprimer, mais aussi, voire en priorité, celle de ses "proches", à qui la loi confère le pouvoir
d'interpréter sa volonté, sans pour autant que celui-ci ait validé au préalable ce transfert de
compétence. Ce sont eux qui peuvent encore faire entendre leur voix, sans finalement qu'il
soit réellement possible de distinguer l'expression qui traduit leur volonté propre de celle du
défunt.
Mais qui sont ces "proches" évoqués par la loi et dont la voix devient souveraine ? Depuis la
révision des lois de bioéthique de 2004, le texte ne fait plus mention de "la famille" mais bien
"des proches". Et, bien que la notion familiale ait disparu du texte légal, pour se conformer à
l'évolution sociétale des liens entretenus par les individus, de moins en moins authentifiés
par un contrat de mariage ou un pacte civil de solidarité ou même une simple déclaration de
concubinage, la complexité de certaines situations "familiales" impose parfois de
hiérarchiser les rapports affectifs. En effet, lorsque l'équipe de coordination se met en quête
des proches à contacter afin de requérir leur témoignage, elle s'adresse généralement en
premier lieu au conjoint, aux descendants, à la fratrie... Mais selon quel ordre préétabli, et
préétabli par qui, se doit-on de les contacter ? Combien de proches doit-on interroger ? Et si
émergent des témoignages discordants parmi les proches, faut-il considérer que certains
témoignages ont plus de valeur que d'autres ? Selon quels critères ?

Ce système légal a été largement critiqué lors des Etats Généraux de la bioéthique qui se sont
tenus au cours du 1er semestre 2009, à travers l'ensemble du territoire français, en

85
préparation de la révision des lois de bioéthique101. Ainsi, les questions qui ont pu être
posées lors des débats citoyens interrogeaient la véracité de ce "consentement présumé", et
sa traduction réelle de la volonté du défunt comme expression de son autonomie. Mais, si le
consentement présumé peut faire douter du fait que le défunt soit effectivement auteur de
son choix d'être prélevé ou non de ses organes, alors, à qui devrait incomber ce choix : à ses
proches ? Aux soignants ? A la société ? Quelles sont les conséquences de ce transfert de
compétence décisionnelle ? Quels sont les arguments pro et con de ce type de système de
consentement ? Quelles seraient les conséquences de sa remise en question ?

2.1. Arguments en faveur du caractère présumé du consentement

2.1.1. Principe de justice et de bienfaisance à l'égard de la société

Que le don d'organe post-mortem soit un acte bienfaisant semble consensuel. Si tel est le cas,
et conformément à l'injonction kantienne "Agis comme si la maxime de ton action devait être
érigée par ta volonté en loi universelle de la nature”102, le don d'organes, parce qu'il peut
aider des personnes dans le besoin, voire sauver des vies, constitue une exigence morale qui
répond à un impératif catégorique évident : on doit porter assistance à quelqu'un qui
manque d'un organe vital en lui procurant un organe équivalent, qu'on pourrait prélever sur
quelqu'un à qui cet organe ne fait pas défaut. L'application d'une telle morale revient à créer
un droit-créance à la transplantation, comme il y a obligation à porter assistance à personne
en danger, ou comme les plus nécessiteux ont un certain droit sur les revenus des plus riches,
ou à l'instar du droit au logement : la réquisition d'un bien immobilier inusité par son
propriétaire doit permettre d'accueillir des sans-logis. L'évidence que l'on peut sauver des
vies, ou au minimum en améliorer grandement la qualité, confère au prélèvement un
caractère assurément juste, a fortiori s'il n'en coûte à personne ni sur le plan moral ni sur le
plan physique, ou plus exactement si la société en accepte le coût, ici financier. Quant à la
question de savoir si l'organe peut ou non faire défaut au défunt, elle reste entière.

101 Ministère des Affaires sociales, de la Santé et des Droits de la femme. Etats généraux de la bioéthique. [en

ligne] http://www.sante.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_final_bioethique_2_juillet09.pdf
102Kant E. (trad Delbos V.). Fondement de la métaphysique des mœurs. Paris : Le Livre de Poche ; 1993

86
L'acceptation de ce présupposé explique la dichotomie opérée par S. Novaes, citée par V.
Gateau, qui divise la population en personnes altruistes et en personnes égoïstes103 : "On
félicite ceux qui, ayant le souci "désintéressé" des besoins d'autrui se détachent d'une vision
archaïque du corps et du cadavre pour donner et sauver des vies" alors que "les non-
donneurs apparaissent en creux dans ce discours comme des personnes lâches, indifférentes
ou repliées sur elles-mêmes, incapables de se projeter au-delà de leurs besoins immédiats ou
de ceux de leur entourage". En pratique, c'est souvent cette référence à l'altruisme qui est
utilisée lors des entretiens entre les proches et la coordination : en cas d'hésitation, en cas
d'incertitude exprimée par les proches quant aux volontés du défunt, l'équipe de
coordination tâche de les "aider" en les interrogeant sur la personnalité du défunt. Mais la
question est très rarement posée dans le respect de la neutralité du discours : il n'est pas
demandé "pouvez-vous me décrire la personnalité de X ? Etait-il généreux ou égoïste (voire
égoïste ou généreux...) ?" Non. La question qu'il nous a souvent été donnée d'entendre était
plutôt la suivante "Etait-il plutôt généreux ? Aimait-il aider les autres ?" Difficile pour les
proches de souiller la mémoire du défunt en avouant qu'il était un être ignoble, qui n'était en
réalité préoccupé que de sa petite personne ! Pour l'anecdote, nous avons été confrontés à
cette réponse une fois, exprimée par une ex-épouse qui nous a affirmé que son ex-mari était
un "immonde salaud qui ne s'intéressait à personne d'autre qu'à lui-même". Par la phrase
suivante, elle nous a commandé de prélever tous ses organes, "pour qu'il fasse quelque chose
de bien au moins une fois dans sa vie !"104. Ou après sa vie...
Au-delà de cette anecdote, force est de constater que lorsque l'équipe de coordination des
prélèvements d'organes et de tissus s'adresse aux proches, son référentiel est assurément
d'associer don et générosité et finalement don et norme, au risque de culpabiliser, y compris
non-intentionnellement, les proches qui seraient tentés de rapporter un témoignage négatif,
laissant percevoir le manque d'altruisme du défunt. Mais comment pourrait-il en être
autrement ? La question est posée par des soignants convaincus du caractère bienfaisant de
la transplantation, dont le prélèvement est l'objet de leur travail. De plus, et sans vouloir
laisser entendre que cet argument est premier, il ne faut pas oublier qu'il existe un conflit

103 Gateau V, Fagot-Largeault A (préf.) : Pour une philosophie du don d’organes. Paris : Vrin, Coll. Pour demain;

2009, p. 37-43
104 E. Fourneret raconte exactement la même anecdote. Sachant qu'il a interrogé des professionnels lyonnais et

grenoblois, il ne peut s'agir de la même personne. Nous tenons néanmoins à affirmer que la dite anecdote n'a
pas été "empruntée" à cet auteur et que nous l'avons effectivement expérimenté par nous-mêmes.
Agence de la Biomédecine. E. Fourneret. Penser les arrêts de traitement Maastricht III à propos des greffes.
2013 [en ligne] http://www.espace-ethique.org/sites/default/files/ABM%203%20DOC%20Fourneret.pdf
p.30

87
d'intérêt évident pour la coordination : la réalisation de prélèvements est un indicateur
d'efficacité et donc de qualité, suivi par l'Agence de la biomédecine, même si la rémunération
financière est assurée par le recensement du nombre de donneurs potentiels et non pas par
le nombre de prélèvements effectifs d'organes. Ainsi, les membres de l'équipe de
coordination sont nécessairement dans une logique de conviction vis-à-vis des proches, et
produisent consciemment ou inconsciemment le "petit coup de pouce" (nudge) qui peut être
utile pour faire pencher la balance du bon côté. Selon E. Fourneret105, cette logique de
conviction est contre-balancée par la relation d'empathie qui s'instaure entre l'équipe de
coordination et les proches, à l'évocation de l'histoire singulière du défunt. Dans notre
pratique, même si les professionnels s'appliquent avec le plus grand soin à accompagner
indifféremment tous les proches, ceux qui refusent aussi bien que ceux qui consentent, il
n'en demeure pas moins vrai qu'un refus engendre un sentiment de frustration intense, vécu
par l'ensemble de l'équipe soignante, qui a dispensé des soins de réanimation aux organes,
qui dès lors basculent dans une inutilité abyssale, et par l'équipe de coordination pour des
motifs triviaux. Nous reviendrons sur l'impact de cette attitude et du recours aux méthodes
dérivées de psychologie sociale (nudge), lorsque nous aborderons le processus décisionnel.
Donner ses organes est-il assurément un acte moral et ce don doit-il être imposé par
l'impératif catégorique ? Selon E. Lepresle, le don est l'acte juste; par conséquent, il relève
d'un devoir moral que les institutions se doivent de faire respecter106.
De fait, si l'acte de donner ses organes permet de réduire les souffrances de certains de nos
concitoyens, pourquoi alors ne pas encourager par tous les moyens l'accomplissement d'un
tel acte bienfaisant ? A l'instar de B. Saunders qui a invoqué le caractère normatif du
prélèvement d'organes sans consentement, on peut, en référence au principe de P. Singer du
"greater moral evil" [principe du plus grand mal moral], préconiser que l'ensemble des
individus aient obligation de redistribuer une partie de son argent au profit des plus pauvres
qu'eux, étant entendu que ce qu'ils "sacrifient" ne peut avoir qu'un impact négatif bien
inférieur, en valeur absolue, au bénéfice que pourraient en tirer les grands nécessiteux107.
Appliquant ce principe aux malades en attente de greffes, B. Saunders affirme que la norme

105 Agence de la Biomédecine. E. Fourneret. Penser les arrêts de traitement Maastricht III à propos des greffes.

2013 [en ligne] http://www.espace-ethique.org/sites/default/files/ABM%203%20DOC%20Fourneret.pdf


p.29
106 Lepresle E. Les fondements philosophiques du consentement présumé. In : Caillé, Y., Doucin, M., (dir.),

Réflexions éthiques sur la pénurie d’organes en Europe. Paris : L’Harmattan, Coll. L’éthique en mouvement, ,
2010, pp. 151-157
107 Singer P. (trad. Loubet P.) Sauver une vie. Agir maintenant pour éradiquer la pauvreté. Paris : Michel Lafon,

2009

88
devrait être celle d'un système qui oblige à la mise à disposition des organes, a fortiori
lorsque les pertes subies par celui qui se sépare de ses organes sont négligeables voire nulles.
Ainsi, selon lui, obligation devrait être faite de proposer ses organes, car celui qui a proposé
ses organes prélevés en post-mortem ne peut plus souffrir du manque de ses organes,
puisqu'il ne peut plus en tirer aucun profit. Mais cette absence de manque pour le défunt est-
elle universelle ? Comme nous le verrons concernant le principe de gratuité , on pourrait
penser, comme le lui a reproché M. Potts, que B. Saunders propose une "recette de
totalitarisme" pour justifier le prélèvement systématique des organes. En réalité, B.
Saunders ne préconise par une étatisation systématique des corps, puisqu'il reconnait un
droit d'opposition (opt-out) aux personnes (et à leurs proches : soft opt-out) qui jugeraient
que les pertes occasionnées par le don de leur corps seraient estimées supérieures aux
bénéfices attendus pour autrui. Ces personnes ou leurs proches peuvent être notamment
motivés par des raisons religieuses, comme les Bouddhistes qui nécessitent que leur corps
soit intègre pour pouvoir se réincarner. Mais, quoiqu'il en soit, B. Saunders reconnaît que ces
personnes ne sont pas tenues de justifier leur opposition, tout comme personne n'est tenu
de justifier son refus de consentir à prêter son corps à un acte sexuel. Pour beaucoup, la
différence est mince entre une absence de consentement, dont B. Saunders souhaiterait que
ce soit la norme, et un consentement présumé, dans la mesure où l'information quant à
l'existence même du consentement présumé est peu diffuse et largement méconnue.
Finalement, l'argument que défend B. Saunders pour obliger au don est tout aussi applicable
à ce système de consentement présumé, puisqu'il favorise, même par des moyens que l'on
pourrait critiquer moralement (extorsion d'un consentement "présumé" par absence
d'information éclairée), une redistribution bienfaisante de richesses de personnes qui en ont
moins besoin vers des personnes qui en ont plus besoin, voire un besoin vital. On pourrait
même émettre l'hypothèse que, malgré une diffusion générale insuffisante de cette
information, les personnes particulièrement motivées par la conservation de l'intégrité de
leur corps, ou par toute autre raison interdisant le prélèvement des organes, seraient
probablement mieux informées que la majorité de la population et donc en capacité de s'y
opposer. On se tient généralement mieux informé des questions qui nous préoccupent que
celles qui n'ont que peu d'importance à nos yeux, et auxquelles nous n'accordons que notre
négligence.

89
2.1.2. Respect du droit de refus

Si la proposition par défaut du "consentement présumé" est bien celle du prélèvement


d'organes, il est clair que la recherche systématique (car légalement obligée) du témoignage
des proches encourage l'expression de la volonté réelle du défunt. Il suffit là encore
d'examiner les chiffres pour se convaincre de cette réalité existante : 87277 personnes
seulement étaient inscrites sur le Registre National des Refus en 2012108, soit moins de 0,1%
de la population française. Pourtant, un tiers des proches témoignaient d'une opposition au
don. Le régime de consentement présumé permet donc de ne pas prélever un tiers des
donneurs potentiels, alors même qu'une infime minorité d'entre eux a réalisé la démarche
active, auprès de l'Agence de la biomédecine, de refuser d'être prélevé de ses organes. On
peut donc penser que le régime de consentement présumé, bien qu'implicite, autorise les
individus à être pris en considération dans l'expression, y compris orale, de leur volonté
réelle et, en l'occurrence, dans l'expression de leur opposition. Ou pour le dire autrement, le
système de consentement présumé ne contrevient pas au droit de refus des individus d'être
prélevés de leurs organes.

2.1.3. Illusion de l'autonomie

Un argument fort en faveur du consentement présumé peut être, paradoxalement, un


argument par défaut, qui dénonce l'illusion et l'utopie du consentement quel qu’il soit. Selon
la perspective rawlsienne, le consentement est une manifestation individuelle de
l'autonomie. Or, selon la définition proposée par le rapport Belmont, "une personne
autonome est capable de délibérer sur ses objectifs personnels et d’agir dans le sens de la
délibération."109 Il ne s'agit donc pas seulement d'exprimer ses droits à la liberté au sens où
l'individu pourrait agir librement selon ses désirs et sa volonté. L'expression de l'autonomie
passe par une étape réflexique, qui s'intègre dans un processus décisionnel. L’individu doit
donc être capable d'autodétermination et la perte d'autonomie s'entend dans une non-

108 Agence de la biomédecine. Le consentement présumé [en ligne] http://www.dondorganes.fr/049-le-

consentement-presume
109Fond de recherche Santé Québec. Rapport Belmont : Principes éthiques et directives concernant la

protection des sujets humains dans le cadre de la recherche (Commission nationale pour la protection des
sujets humains dans le cadre de la recherche biomédicale et béhavioriste), 1979 [en ligne]
http://www.frqs.gouv.qc.ca/documents/10191/186011/RapportBelmont1974.pdf/511806ff-69c4-4520-
a8f8-7d7f432a47ff.

90
acquisition ou une perte de capacité de cette autodétermination ou d'action. Cette perte
d'autonomie engendre, par voie de conséquence, une dépendance vis-à-vis d'autrui.
Néanmoins, sur les pas de M. Marzano110, on pourrait objecter à cette interprétation son
caractère inatteignable du fait de la surestimation potentielle de la capacité
d'autodétermination des individus. Cette incapacité est évidente dans certains cas, soit par
l'incomplétude de l'information de l'individu qui se retrouve alors dans l'incapacité
contingente, faute d'avoir reçu les informations nécessaires, de mener une réflexion
productive et donc incapable de délibérer et de décider, soit par incapacité réflexique de
l'individu, y compris en pleine possession des éléments réflexiques mais incapable de les
utiliser du fait d'une déficience intellectuelle. L'individu pourrait donner son consentement,
ou l'inverse, sans même savoir pourquoi, sans disposer des clés de réflexion qui lui
permettraient d'exercer librement son autonomie et de se forger ses propres convictions.
Finalement, le consentement serait plus proche d'une reddition, d'une soumission volontaire
à l'autorité, sans pour autant que la personne qui consent soit véritablement consciente de
ce à quoi elle se soumet...Le consentement ne peut donc aucunement être un gage de la
valeur morale de l'acte consenti.
De plus, comme le rappelle encore M. Marzano, même pour un individu compétent, cette
autodétermination doit être considérée comme utopiste de par la contingence de la
conception individuelle du bien : l'individu est nécessairement influencé par ses conditions
psychiques et physiques et il est donc nécessairement limité dans l'usage de son libre arbitre.
Et même s'il pouvait exercer son libre-arbitre de façon optimale, l'individu n'est pas un pur
agent rationnel dont tous les choix sont pris sur la base exclusive de motifs raisonnables. Il
n'est pas non plus un être qui sait toujours ce qu'il veut ou qui "signifie" toujours ce qu'il dit.
Autrement dit, sa parole exprime une subjectivité qui peut modifier le sens qu'un énoncé
possède : qui parle réellement lorsque quelqu'un individu parle ? Est-ce réellement lui-
même ? Ainsi donc, même un consentement qui semblerait être la résultante d'une réflexion
menée dans les conditions optimales et qui aboutirait à l'expression claire d'un choix
délibéré pourrait encore apparaitre douteux aux oreilles de certains.

2.1.4. L'illusion de la protection juridique

Cet argument "par défaut" pourrait être complété par un autre, très similaire : l'obligation du

110 Marzano M. Je consens donc je suis. Paris : PUF Coll. hors collection ; 2006; p28 et suivantes

91
consentement n'est pas une garantie absolue contre la réalisation de l'acte non consenti. De
fait, une circulaire du ministère de l’Intérieur publiée le 28 février 1931, sous la république
de Weimar en Allemagne, concernant les nouveaux traitements médicaux et les
expérimentations sur l’homme, affirmaient déjà le caractère indispensable du consentement
informé du malade ou de son représentant juridique, sauf en cas d’urgence ou
d’impossibilité : "la science médicale ne peut, si elle veut progresser, renoncer à entreprendre,
dans certains cas appropriés, un traitement avec des moyens et des procédés nouveaux, non
encore suffisamment expérimentés. Elle ne peut non plus s’abstenir de toute expérience
scientifique sur l’homme… De ces droits découle pour le médecin l’obligation particulière de
demeurer constamment conscient de sa grande responsabilité… On ne doit appliquer de
nouveaux traitements sans que la personne concernée ou son représentant juridique et, suite à
des renseignements préalables adéquats, déclare son consentement de manière univoque”. Ces
dispositions juridiques étaient encore en vigueur sous le régime nazi... Certes, depuis le
procès de Nuremberg et l'établissement du Code de Nuremberg en 1947 qui en a découlé, le
consentement, notamment à la participation à la recherche biomédicale, a été rendu
théoriquement souverain : "Le consentement volontaire du sujet humain est absolument
essentiel. Cela veut dire que la personne concernée doit avoir la capacité légale de consentir ;
qu’elle doit être placée en situation d’exercer un libre pouvoir de choix, sans intervention de
quelque élément de force, de fraude, de contrainte, de supercherie, de duperie ou d’autres
formes sournoises de contrainte ou de coercition ; et qu’elle doit avoir une connaissance et une
compréhension suffisantes de ce que cela implique, de façon à lui permettre de prendre une
décision éclairée. Ce dernier point demande que, avant d’accepter une décision positive par le
sujet d’expérience, il lui soit fait connaître : la nature, la durée, et le but de l’expérience ; les
méthodes et moyens par lesquels elle sera conduite ; tous les désagréments et risques qui
peuvent être raisonnablement envisagés ; et les conséquences pour sa santé ou sa personne, qui
pourraient possiblement advenir du fait de sa participation à l’expérience. L’obligation et la
responsabilité d’apprécier la qualité du consentement incombent à chaque personne qui prend
l’initiative de, dirige ou travaille à l’expérience. Il s’agit d’une obligation et d’une responsabilité
personnelles qui ne peuvent pas être déléguées impunément."
Malheureusement ni le code de Nuremberg, ni la déclaration d'Helsinki de 1949 renforcée
par la déclaration de Manille de 1981, n'ont empêché la commission ultérieure de
manquements scandaleux au respect de l'exigence du consentement.

92
Finalement, si le consentement est une utopie, parce que l'autonomie est illusoire, et parce
que la protection juridique du consentement ne garantit pas absolument son respect, alors le
consentement présumé n'est ni plus ni moins valable que tout autre type de consentement.
Et si l'on reconnait que le consentement présumé comporte une certaine forme de limitation
consciente à l'expression de la volonté réelle du consentant, on pourrait même arguer que
cette forme de consentement est finalement moins utopiste que d'autres, qui seraient sous-
tendues par l'inconscience que le respect de l'autonomie individuelle n'est qu'illusoire.

2.1.5. Principe de bienfaisance à l'égard des proches

Lorsque les proches sont dans l'incertitude, voire dans l'incapacité, par réelle ignorance ou
pas sidération, de se prononcer à la place du défunt, le risque pour eux-mêmes de présenter
des symptômes de stress post-traumatique et de rapporter des souvenirs traumatiques est
majoré111. Le simple rappel (qui, en réalité, n'est pas souvent un rappel, mais bien la
délivrance d'une information nouvelle) de la loi et de l'existence du système de
consentement présumé peut les décharger de la responsabilité de la prise de décision. En
effet, il importe d'expliquer clairement que la loi impose non seulement qu'ils témoignent de
l'absence (ou de la présence) d'une opposition exprimée au prélèvement des organes, mais
elle impose également de ne pas prendre en considération l'opinion des proches. Insister sur
cette non-participation des proches à la décision peut être protecteur à leur égard, car il peut
alors leur sembler moins pénible de se ranger à la décision du législateur. Certes, l'impact
sur la diminution éventuelle de la survenue d'un deuil pathologique n'est pas connu. Mais
c'est pourtant bien au nom du principe de bienfaisance vis-à-vis des proches que cette
attitude paternaliste peut sembler justifiée. Comment le médecin, au moment où il vient
d'annoncer la mort de l'être aimé à ses proches, peut-il ne pas se sentir responsable d'eux,
non pas au sens juridique du terme, mais dans un sens lévinassien, c'est-à-dire missionné
face à leur fragilité et leur vulnérabilité, et donc mandaté par la société pour leur épargner la
douleur supplémentaire du poids de la décision ?
Avec l'expérience, les membres des équipes de coordination deviennent experts dans l'art de
distinguer les proches qui expriment les volontés du défunt de ceux qui expriment en réalité

111 Merchant SJ, Yoshida EM, Lee TK et al. Exploring the psychological effects of deceased organ donation on the
families of the organ donors. Clin Transplant 2008; 22:341-47

93
les leurs. Les réponses peuvent d'emblée donner la parole au défunt : "il m'avait dit que...", "il
pensait que...", "il souhaitait que...". Le mode utilisé peut-être conditionnel "il aurait
préféré...". D'autres s'expriment d'emblée à la première personne : "je sais que...", "je pense
que...", "je suppose que...". Souvent, les proches les plus catégoriques sont les plus sujets à
caution : "je suis certain qu'il souhaitait donner ses organes", "jamais il n'aurait voulu être
opéré encore une fois, il détestait les hôpitaux, les médecins, les interventions...". En dépit de
formation spécifique en psychologie, il peut être néanmoins utile que les professionnels se
donnent la peine d'entendre le sens parfois caché des mots. La violence de certains propos
peut refléter une immense douleur, l'incertitude trahir un désarroi total. La capacité
d'empathie des soignants prend alors tout sens : il s'agit bien là de se mettre "à la place de",
de pénétrer leurs pensées pour tâcher d'en extraire le fond véritable, afin de les
accompagner au mieux sur leur chemin de pensée, en évitant autant que possible de les
heurter, de les blesser, de les violenter, tout en essayant de les pousser à prendre la juste
décision.
Cette situation est particulièrement fréquente lorsqu'il s'agit de quérir le témoignage d'une
mère qui vient de perdre son fils. Rien n'est plus injuste que de perdre un enfant. L'ordre
naturel n'est pas respecté. Ainsi, en juillet 2013, l'équipe de coordination d'un hôpital
parisien s'est entretenue avec Madame R. dont le fils, Marc, avait été victime d'un accident de
scooter deux jours plus tôt112. Marc avait 22 ans et il était étudiant en troisième année de
médecine. Une carte de donneur d'organes avait été retrouvée dans son portefeuille.
L’équipe de coordination en était informée. C'est pourquoi le coordonnateur aurait pu
aborder Mme R. ainsi : "Nous savons que Marc était porteur d'une carte de donneur
d'organes. Pouvez-vous nous confirmer qu'il n'avait pas changé d'avis et qu'il ne vous avait
pas dit qu'il ne souhaitait plus donner ses organes ?". En réalité, le coordonnateur, conscient
du désespoir de la mère de Marc, n'a pas souhaité mentionner la carte de donneur, car il lui a
semblé que cette carte pouvait être perçue comme une menace par Mme R. : la menace que
cette carte puisse être prise pour un autodafé..." que pensez-vous, Mme R., que Marc aurait
souhaité ? Aurait-il voulu donner ses organes à des malades qui ont besoin d'une greffe ?".
Mme R, perdant tout contrôle hurle dans le bureau : "Je vous interdis de toucher à un seul
cheveu de mon bébé ! Personne ne touchera à mon petit ! Personne !" Le coordonnateur,
avec beaucoup le tact, pris son temps pour témoigner de sa compassion envers Mme R. : "je

112Nous rapportons les propos de Mme R. tels que dans notre souvenir : la conversation n'avait pas été ni
enregistrée ni retranscrite à l'époque

94
sais combien la situation vous semble inhumaine, inconcevable, inacceptable. Pourtant, elle
est...Je sais combien le corps de Marc vous est cher, ce corps que vous avez porté pendant
votre grossesse, ce corps dont vous avez pris si soin durant toute l'enfance de Marc... Car si
Marc a toujours été et demeurera à jamais votre "petit", vous lui avez permis de grandir, et
d'être lui-même, de voler de ses propres ailes, d'être un homme... N'est-ce pas le but de tous
les parents que de voir leurs enfants prendre leur envol...même si on regrette toujours un
peu l'époque où ils avaient si besoin de leurs parents, de leur mère...
Nous ne voulons pas abimer le corps de Marc. Bien au contraire. Nous voulons lui rendre
hommage, de la plus belle manière qu'il soit. En permettant à Marc de nous dire ce qu'il
souhaiterait, en permettant à Marc de sauver des vies, lui qui avait choisi d'être médecin.
Que pensez-vous que Marc nous dirait aujourd'hui s'il le pouvait encore. Que vous chuchote
votre enfant à l'oreille Mme R. ? Quel message souhaite-t-il que vous nous transmettiez ?".
L'entretien dura. Il fut interrompu à de nombreuses reprises par les pleurs de Mme R.,
initialement sous forme de sanglots. Puis, progressivement, les larmes coulèrent plus
silencieusement, et finalement sans bruit... Elle répéta "je ne peux pas, je ne peux pas"...Puis
"je ne sais pas..." et finalement, Marc retrouva sa place dans l'expression de sa mère : "bien
sûr que Marc voulait soigner les gens...il venait de commencer les stages à l'hôpital... il en
parlait pendant des heures...il était si excité à l'idée de commencer à soigner les gens...". Marc
fut prélevé de ses organes. A la date anniversaire de la mort de Marc, Mme R. contacta le
coordonnateur. Elle lui demanda des nouvelles des personnes qui avaient reçues les organes
de son fils : toutes étaient en bonne santé. Elle remercia le coordonnateur de lui avoir permis
de respecter les volontés de Marc. Elle était si fière que son fils ait pu sauver la vie de toutes
ces personnes : "il a bien fait son métier de médecin mon grand, non ? !".

2.1.6. Maximation du nombre de prélèvements

La conséquence de ce rappel de la loi en cas de non-opposition exprimée constitue


l'argument principal des défenseurs de ce système, qui est assurément un argument
utilitariste : la plupart des décideurs sont convaincus que, malgré la reconnaissance de la
possibilité effective de s'opposer au prélèvement de ses organes en dépit de la présomption
de consentement, le taux de prélèvement d'organes est supérieur avec ce système qu'avec le
système de consentement explicite. Si l'on examine objectivement les taux de prélèvement

95
par millions d'habitants, il faut bien constater que, en 2010, l'Espagne était en tête du
classement mondial avec 32 pmh, suivie par le Portugal avec 30,2, les Etats-Unis avec 25,0, la
France avec 23,8, l'Autriche avec 23,3, l'Italie avec 21,6, la Norvège avec 20,8, la Belgique
avec 20,5, la Grande-Bretagne avec 16,4, l'Allemagne avec 15,8, les Pays-Bas avec 13,7,
l'Australie avec 13,5, la Pologne avec 13,3 et la Suède avec 12,6 pmh. Autrement dit, à
l'exception des Etats-Unis, les pays qui ont opté pour un système de consentement présumé
ont effectivement un taux de prélèvement plus élevé.
Ces résultats peuvent s'expliquer par le fait que la démarche d'inscription sur un registre de
donneurs est une démarche active, tout comme la démarche de s'inscrire sur un registre des
refus. Elle implique donc un engagement de la personne, qui devra nécessairement avoir pris
une décision préalable. Ne pas agir, en ne s'inscrivant sur aucun registre, et a fortiori pas sur
un registre des refus, est une absence de démarche, moins engageante pour un individu : il
n'a pas eu à prendre d'autre décision que, dans les cas les plus expressifs, celle de s'abstenir.
Cet individu a pu suivre ce qui lui semblait être la recommandation des décideurs politiques.
Son raisonnement inconscient est le suivant : si le législateur a choisi par défaut que les
citoyens soient donneurs, alors il est probablement souhaitable que je suive cette
recommandation. Accepter une décision par défaut demande moins d'effort que de prendre
une décision, a fortiori si celle-ci devait s'opposer à l'attitude prévue légalement par défaut.
De plus, ne pas être contraint d'avoir à réfléchir au devenir de ses propres organes, et par
conséquent ne pas avoir à faire face à sa propre finitude, est moins angoissant que d'y être
contraint ! Finalement, il semble bien que, en moyenne, l'engagement soit suffisamment rare
ou l'inertie décisionnelle individuelle suffisamment fréquente pour qu'il soit "rentable" en
matière de prélèvement de profiter de l'attitude passive des citoyens !
Cette affirmation a été mise en évidence par l'étude d'E. Johnson et D. Goldstein113 : ces
chercheurs ont séparé 161 personnes en trois groupes et les ont interrogées différemment
sur leur volonté de donner ou non leurs organes après leur mort. Le premier groupe était
constitué d'individus citoyens d'un pays dans lequel, par défaut, ils n'étaient pas donneurs;
pour être donneurs, il leur fallait donc affirmer qu'ils souhaitaient l'être (opt-in). La
suggestion qui leur était faite était donc “Cochez la case si vous voulez être donneur". Seuls
42% des individus se disaient prêts à cocher la case, autrement dit à entreprendre une
démarche active pour devenir donneurs. Le deuxième groupe interrogé était celui de

113 Johnson EJ, Goldstein D. Do defaults save lives ? Science. 2003;302(5649):1338–9.

96
citoyens ressortissants d'un pays dans lequel, par défaut, ils étaient donneurs : la
proposition était donc "Cochez la case si vous refusez d’être donneur" (opt-out). Les résultats
montrent que 82% des individus n'entreprenaient pas cette démarche active et demeuraient
donneurs, par défaut. Dans le troisième groupe, les citoyens étaient contraints au choix, en
l'absence de situation par défaut ; la proposition "cochez la case pour préciser si vous
souhaitez ou refusez d'être donneur" s'avérait neutre (bien qu'on puisse encore discuter sur
l'ordre des propositions...), mais exigeait un consentement explicite. Le pourcentage
d'individus qui se déclaraient activement donneurs n'était alors pas statistiquement
différent de celui qui émanait du système de consentement présumé (79%). Il semble donc
que le taux de prélèvement soit maximisé par un système d'engagement passif des citoyens à
donner leurs organes, quitte à prélever également ceux qui ont été particulièrement
négligents en ne prenant pas la peine de signifier leur opposition.

2.2. Arguments contre le caractère présumé du consentement

De nombreux arguments contre le caractère présumé du consentement ont été avancés au


cours des débats particulièrement animés lors des Etats généraux de la bioéthique. Les
détracteurs de ce régime ont notamment insisté sur le manque d'information des citoyens,
faisant passer la présomption du consentement pour une affirmation des plus hypocrites.
Mais ce manque de transparence n'est pas le seul argument qui peut être opposé au
consentement présumé.

2.2.1. Information = prérequis au consentement

Nous avons ci-dessus insisté sur le fait qu'un consentement, comme exercice de l'autonomie,
ne pouvait être l'issue que d'une réflexion, d'une délibération, qui nécessitait donc la
possession d'éléments pour conduire cette réflexion. Ces éléments ne sont de façon évidente
pas des concepts innés. Il nous faut donc pour les appréhender, pour que notre
entendement puisse s'en saisir, qu'ils nous soient délivrés sous la forme d'une information.
Etymologiquement, informer signifie "façonner" une matière brute, pour lui donner une
forme, une structure signifiante. Il s'agit donc que, forts de cette information délivrée, les
individus puissent s'extraire de leur condition naturelle indécise et exprimer le fruit de leur
entendement. Mais cette information est-elle garantie ? Par qui doit-elle être fournie ? Y a-t-il
obligation à la recevoir, autrement dit la société a-t-elle pouvoir sur ses citoyens pour les

97
contraindre à faire face à leur propre mort ?
L'Agence de la biomédecine est l'organisme institutionnel en charge de délivrer
l'information auprès du grand public. Concrètement, le site internet de l'Agence est
accessible à tous et contient les informations utiles et nécessaires aux citoyens pour acquérir
ces éléments réflexiques. De plus, depuis 1996, le Conseil de l'Europe célèbre, le 13 octobre
de chaque année, la Journée Européenne du don d'organes et de la greffe; en France, une
journée nationale de réflexion sur le don d’organes et la greffe, et de reconnaissance aux
donneurs est organisée annuellement le 22 juin. A ces occasions, des rencontres sont
organisées au sein des établissements de santé avec les professionnels de santé et
notamment les membres des coordinations hospitalières, qui se mettent à la disposition des
usagers pour distribuer des prospectus informatifs et répondre à leurs questions le cas
échéant. Par ailleurs, ces mêmes membres peuvent être missionnés pour rencontrer les
élèves au sein des écoles et participer à leur éducation en la matière. Enfin, l’Agence de la
biomédecine a réalisé des outils pédagogiques pour accompagner les médecins généralistes,
investis par la loi de bioéthique du 6 août 2004 d’une mission d’information des 16-25 ans
sur les modalités du don d’organes à fins de greffe. Parmi ces outils figurent des feuillets à
distribuer, qui mentionnent l'adresse internet www.ledonlagreffeetmoi.com, composé d'une
vingtaine de pages contenant informations, témoignages de jeunes et de médecins,
questionnaires pour tester ses connaissances, ainsi qu’un guide d’information “le don, la
greffe et moi” à télécharger. Le courrier adressé aux médecins contient également une
affiche pour la salle d’attente, ainsi qu’un exemplaire du guide “le don, la greffe et moi”, qui
synthétise les principales informations délivrées par le site. 
Pour les médecins qui
souhaitent aller plus loin sur le don d’organes et la greffe, l’Agence propose un espace
spécifique “médecins traitants” sur son site www.agence-biomedecine.fr. Il donne accès à
une information médicale et juridique et à des outils pédagogiques à télécharger.
Ces nombreux objets font preuve que l'Agence a fourni ces dernières années un réel effort
pour améliorer la communication et l'information des citoyens, et notamment celle des plus
jeunes. Comme nous le verrons plus loin (lorsque nous aborderons les nouvelles sources de
donneurs, en en particulier les donneurs décédés après arrêt cardiaque, de la classe
Maastricht II), nous avions déploré, à l'époque, l'opacité absolue vis-à-vis du grand public,
mais aussi des professionnels de santé non directement concernés, recouvrant la mise en
place du programme de prélèvements des donneurs décédés après arrêt cardiaque de
survenue inopinée. Récemment encore, sur le site de l'Agence, il était bien difficile de

98
trouver une quelconque information sur ce type de donneurs et sur la procédure qui les
concerne, en dehors du bilan annuel d'activité. Force est de constater que pour la toute
récente mise en place du programme de prélèvements des donneurs décédés après arrêt
cardiaque survenu dans les suites d'une décision d'arrêt des thérapeutiques (classe
Maastricht III), la politique de communication adoptée par l'Agence est toute autre : la
procédure est disponible en ligne à partir du portail dédié aux professionnels114. Il est alors
possible de télécharger le protocole des conditions à respecter pour réaliser des
prélèvements d’organes sur ce type de donneurs décédés ainsi qu'un guide pédagogique.
Contrairement au "black out" total de 2006 qui avait accompagné les débuts des
prélèvements sur donneurs décédés après arrêt cardiaque de survenue inopinée, la
communication avec les médias (télévision nationale, presse écrite nationale et régionale) a
permis qu'ils se fassent le relai, à la fin de l'année 2014, du lancement du nouveau
programme à l'hôpital d'Annecy, premier centre français autorisé par l'Agence.
Certes, ces efforts sont tout-à-fait louables et leur développement ne peut être qu'encouragé.
Pour autant, il est encore bien difficile aujourd'hui d'évaluer l'efficience de la diffusion de
cette information. Les médecins généralistes prennent-ils effectivement le temps - et si le
médecin veut pouvoir répondre aux éventuelles questions, ce temps n'est probablement pas
négligeable bien que non rémunéré - d'évoquer la question avec leurs jeunes patients lors
d'une consultation réalisée pour un motif réel (et non pas théorique...) ? Et s'ils prennent au
moins la peine de leur fournir un feuillet prévu à cet effet, les jeunes et les moins jeunes
vont-ils spontanément au-devant de l'information en se connectant sur le site dédié pour
recueillir un complément d'informations ?
Si la société a choisi le régime du consentement présumé, il est certain qu'elle a fait
simultanément le choix de ne pas exercer de contrainte sur les citoyens pour les obliger à
décider et donc pas de contrainte à recevoir et encore moins à aller aux devants de
l'information. Il est d'ailleurs peu probable que la majorité des citoyens consentirait à être
contraints d'avoir à réfléchir aux conséquences de leur mort, autrement dit à faire face à la
réalité de leur finitude. Pour s'en convaincre, il suffit de noter qu'en 2015, moins de 2% des
Français avaient rédigé des directives anticipées, soit dix ans après la promulgation de leur
validité légale...
Pour toutes ces raisons, que ce soit la volonté de la majorité de ne pas être confrontée à cette

114Agence de la biomédecine. Arrêt circulatoire suite à un arrêt des traîtements.


[en ligne] http://www.agence-biomedecine.fr/Arret-circulatoire-suite-a-un

99
problématique morbide ou l'accès le plus souvent nécessairement actif à l'information, accès
qui lui-même nécessite une information quant à la démarche à suivre, force est de constater
que l'information est peu répandue et que le prérequis au consentement est peu souvent
valide.

2.2.2. Non-respect de l'autonomie des personnes

Dès à présent, nous pourrions déjà considérer que l'expression "consentement présumé" est
un oxymore ! L'Agence de la biomédecine en convient d'ailleurs elle-même si on en croit tous
ses derniers slogans publicitaires qui rappelle que "Pour sauver des vies, il faut l'avoir dit",
"Don d'organes : il suffit de le dire. Maintenant", pour le moins contradictoire avec un
système de consentement implicite.
Et encore, cela ne suffit-il pas : y compris lorsque le défunt était porteur d'une carte de
donneurs, l'équipe de coordination a toujours l'obligation de recueillir le témoignage de sa
non-opposition auprès des proches ! Ainsi, si les proches, pour une raison qui peut leur être
personnelle, non partagée par le défunt, désapprouvent le prélèvement d'organes, celui-ci ne
sera vraisemblablement pas réalisé malgré le consentement explicite du défunt exprimé
préalablement. Comme si le défunt avait pu exprimer oralement auprès de ses proches un
changement de souhait quant au devenir post-mortem de ses organes, mais aurait omis de
déchirer sa carte de donneur, et, au contraire, l'aurait négligemment laissé trainer dans son
portefeuille... A l'heure où nombre de nos concitoyens revendiquent un droit au "bien
mourir", il peut sembler pour le moins inopportun de leur refuser le droit d'être au
minimum "sujet" de leur propre mort et donc d'en autodéterminer les conditions, a fortiori
lorsqu'ils ont eu la démarche active de s'exprimer par écrit !
La présomption est définie par l'opinion fondée seulement sur des indices, des apparences,
des commencements de preuves. En vertu du code civil (article 1349) "les présomptions
sont des conséquences que la loi ou le magistrat tire d'un fait connu à un fait inconnu." La loi
tire donc du fait de l'absence d'inscription au registre national des refus (fait connu) le fait
qu'un individu veuille faire don de ses organes (fait inconnu). Mais quels sont les indices de
sa volition ? Comment de son silence peut-on déduire ses souhaits ? Car celui qui affirme
qu'ici l'application du proverbe "Qui ne dit mot consent", sous prétexte que "nul n'est censé
ignorer la loi", ne respecte pas sa liberté de choisir pour lui-même, son autonomie. L'exercice
de son autonomie ne peut passer que par l'expression pleine et entière de sa volonté, comme

100
résultat de l'usage de son libre-arbitre. Pour garantir sa liberté de choix, il faudrait donc
s'assurer que son silence est bien le fruit d'un choix éclairé et délibéré, exprimé dans ce
silence. Autrement dit, pour que le système de consentement présumé soit respectueux de
son autonomie, il faudrait que le silence qui justifie cette présomption soit explicite, comme
cela est le cas par exemple au cours d'une vente aux enchères : celui qui se tait refuse
expressément de surenchérir. Dans notre cas, le silence de celui qui se tait n'est pas acte de
volition d'être prélevé de ses organes, a fortiori lorsqu’il n'est pas même informé de la
signification de son silence. La passivité d'une absence d'inscription sur le Registre National
des refus n'équivaut certainement pas à l'expression explicite d'une volonté de donner. De
fait, à l'issue des nombreux entretiens que nous avons mené avec des proches dans
l'incapacité de rapporter un témoignage réel des propos tenus par le défunt, faute que ceux-
ci existent, nous avons toujours eu un doute sur la congruence entre les souhaits du défunt
et l'acte de prélèvement que l'on s'autorisait à réaliser. Les seules situations satisfaisantes
sont celles pour lesquelles le défunt avait exprimé, auprès de ses proches ou par le biais
d'une carte de donneur, sa volonté de donner ses organes. D'où l'oxymore !
Le consentement présumé est d'autant plus une atteinte à l'autonomie individuelle que
l'évolution de l'exercice de la médecine, sans pour autant atteindre certains extrêmes ultra-
libéraux, préconise la participation forte de la personne malade aux décisions qui le
concerne et l'abandon d'un paternalisme certain. "Aucun acte médical ni aucun traitement
ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce
consentement peut être retiré à tout moment."115
Pourquoi le droit, en matière de prélèvement d'organes, se permet-il de faire exception, de
devenir transgressif ?

2.2.3. Norme de justice et acceptation sociétale du don

Ce droit est d'autant plus contestable que, contrairement à ce que laisse entendre E. Lepresle,
l'idéal de justice n'est pas absolu : il diffère avec les lieux, les époques... On pourrait arguer
que la France est certes une unité de lieu ; pour autant, elle est de moins en moins une unité
culturelle. Ainsi le droit positif, qui établit qu'un acte est légal ou non, peut apparaitre juste
ou injuste, selon qu'il satisfait ou non à la norme de justice en vigueur. On peut donc suivre H.

115Légifrance. Code de la Santé publique. Art. L. 1111-4. [en ligne]


http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006685767&cidTexte=LEGITEXT0
00006072665

101
Kelsen en affirmant que "puisqu'il n'existe pas de justice entendue comme valeur absolue
(une telle norme de justice permettrait d'exclure toute norme de justice qui ne lui serait pas
conforme), il devient dès lors impossible de faire dépendre le droit d'une norme de justice
qui lui préexisterait. En effet, si on accepte l'idée contraire, à savoir qu'il existe plusieurs
normes de justice différentes, alors un système juridique donné, s'il est en accord avec la
norme de justice sur laquelle il se fonde, entrera en contradiction avec une autre norme de
justice. En d'autres termes, tout système de droit devient critiquable en vertu d'une norme
de justice autre. Aucun système juridique ne peut dès lors se considérer comme pleinement
légitime.”116
Le système juridique adopté par le Code de la Santé publique français est d'autant plus
contestable que la population française ne semble pas favorable au système du
consentement présumé. C'est ce qu'établit A. Graf dans son rapport des états généraux de la
bioéthique117 : "A l’unanimité, les citoyens se sont donc accordés sur la nécessité de faire
évoluer le système actuel, reposant sur le régime du consentement présumé. L’avis citoyen
prend l’exact contre-pied des positions défendues, lors du débat public, par les experts et les
praticiens qui s’étaient prononcés pour le maintien d’un simple registre du “non”.
La préférence du public pour le régime du consentement explicite peut également être mise
en évidence par le fait que, autant il est envisageable que la loi évolue du consentement
présumé vers le consentement explicite, autant l'inverse est peu probable et finalement
exceptionnel dans les faits. Car cette "évolution" semblerait relever davantage d'un "retour
en arrière" que d'un progrès. Pourtant, en janvier 2011, l'état de New-York a bien failli être
le premier des cinquante états unis à adopter le régime du opt-out. Mais le projet de loi
défendu par le député R. Brodsky fut rapidement contrecarré par les représentants de
différents cultes118. Des efforts similaires ont été portés au Canda et au Royaume-Uni,
rencontrant les mêmes difficultés de conviction auprès du public. A notre connaissance,
aucun pays n'a encore opéré ce renversement. Les Pays-Bas avaient semblent-ils hésité à
faire volte-face après avoir opté pour le consentement explicite, du fait de la baisse
temporaire des prélèvements d'organes successives a la modification du régime. Finalement,
ils ont maintenu leur choix. Pour l'heure, le consentement explicite demeure la règle à suivre
dans ce pays. En 2015, il est prévu que le consentement présumé entre en vigueur au Pays

116 Kelsen H. Justice et droit naturel. In : Annales de philosophie politique (vol. 6). Paris : PUF, 1959, pp. 66-67
117 Ministère des Affaires sociales, de la Santé et des Droits de la femme. Etats généraux de la bioéthique. [en
ligne] http://www.sante.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_final_bioethique_2_juillet09.pdf
118 Bard JS. Lack of Political Will and Public Trust Dooms Presumed Consent. Am J Bioeth. 2012 (12):44–6.

102
de Galles, après deux ans d'un programme d'éducation destiné à faire connaître le dispositif.
Par ailleurs, une consultation sur le consentement présumé a également débuté en Irlande
du Nord. Néanmoins, Selon J. Band, les lois autorisant le consentement doivent
nécessairement être soutenues par les citoyens et non leur être imposées, sous peine de
rupture sociétale119.

2.2.4. Le consentement présumé ne garantit pas la maximation des prélèvements

Il n'est pas certain qu'un utilitariste soigneusement renseigné opte pour le modèle de
consentement présumé. La Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine
humaine "estime qu’il ne faudrait envisager un tel changement de réglementation que s’il est
effectivement prouvé qu’il a pour vertu d’augmenter le nombre de dons (...) "120. Pourtant,
l'étude d’E. Johnson et D. Goldstein précitée est largement critiquable du fait de la faible
taille de l'échantillon des personnes interrogées. Certes la différence entre les deux premiers
groupes est telle qu'on pourrait être tenté d'adopter la conclusion. Pour autant, s'agit-il d'un
échantillon réellement représentatif? N'est-il pas raisonnable de penser qu'avec un autre
échantillon, les résultats auraient pu être strictement inverses ? De plus, l'analyse du cas des
Pays-Bas est particulièrement intéressant, car ce pays avait momentanément inversé son
mode de consentement : en 1998, par la mise en application du Dutch Organ Donation Act, le
consentement explicite avait remplacé le consentement présumé et un registre des donneurs
avait été mis en place. Tous les citoyens néerlandais âgés de plus de 18 ans avaient alors
reçu un formulaire leur demandant de se prononcer pour ou contre le prélèvement de leurs
organes. Leur décision demeurait révocable à tout moment. Ils pouvaient également préférer
ne pas se prononcer et confier cette décision à l'un de leurs proches ou à une personne de
confiance désignée. Cette modification semble ne pas s'être soldée par une diminution du
nombre de prélèvement d'organes sur donneurs décédés (187 en 2001, 217 en 2005). Et,
bien que le taux de prélèvement soit un des plus faible d'Europe (15,2 pmh en 2013), non
seulement ce pays n'a pas eu à déplorer une baisse du taux de prélèvements mais même une
augmentation récente du nombre de prélèvement a pu être observée. Certes, cette
augmentation nécessitera confirmation dans le temps (252 et 255 en 2012 et 2013), mais

119idem
120Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine. Le consentement présumé en
matière de don d’organes, Prise de position n° 19/2012 [en ligne] http://www.nek-cne.ch/fr/themes/prises-
de-position/

103
elle suffit néanmoins à contredire l'argument selon lequel le modèle de consentement
présumé serait, de façon certaine, le système le plus pourvoyeur d'organes. De plus, selon la
Commission d’éthique suisse, si le taux de prélèvement a augmenté dans certains pays qui
ont introduit le consentement présumé, notamment en Belgique, il est resté inchangé dans
d’autres, par exemple en Suède et à Singapour, et il a même diminué au Brésil, au Danemark
et en Lettonie. A l’inverse, certains pays comme l’Australie et les Etats-Unis ont vu les taux de
prélèvement augmenter avec l’introduction du modèle du consentement explicite. Et
finalement, si la disposition au prélèvement d’organes semble statistiquement plus élevée
dans les pays qui ont adopté un régime de consentement présumé, la conjonction des
facteurs complexes entrant en ligne de compte ne permet, dans aucun de ces pays,
d’expliquer le nombre accru de personnes prélevées par le seul modèle adopté. Car
l'adoption du régime de consentement présumé n'est jamais un fait isolé : elle s'accompagne
nécessairement d'une diffusion de l'information auprès de la population, de l’optimisation
de la formation du personnel soignant impliqué et de la logistique des hôpitaux agréés. Tous
ces facteurs sont synergiques pour participer à l'augmentation du taux de prélèvements.

2.3. Arguments en faveur du caractère faible du consentement et donc de


la participation des proches à la décision

Dans la réalité du système de consentement présumé, il arrive souvent (voire le plus


souvent ?) que le défunt ne se soit pas clairement exprimé de son vivant quant à ses souhaits.
Concrètement, à la question usuelle qui vise à recueillir le témoignage des proches "vous
avait-il/elle dit ce qu'il/elle souhaitait ?", la réponse ressemble bien souvent à "non...on n'a
jamais vraiment abordé la question...je ne suis pas certain(e) de ce qu'il ou elle aurait
souhaité...". Pourtant, il va néanmoins leur falloir se prononcer.

2.3.1. Principes de non-malfaisance et de bienfaisance à l'encontre des proches

Parmi les protagonistes potentiellement décisionnaires quant à la réalisation effective d'un


prélèvement d'organe potentiel, nous pouvons distinguer le défunt, ses proches et les
citoyens, qui eux peuvent être par ailleurs donneurs et/ou receveurs potentiels. Conférer un

104
pouvoir décisionnel à un parti, c'est nécessairement respecter son autonomie,
éventuellement au détriment de celle des autres. L'inverse, c'est-à-dire ne pas respecter son
autonomie, peut être considéré comme un crime commis à son encontre. Laissons pour
l'instant de côté l'hypothèse du pouvoir conféré aux citoyens, autrement dit à l'Etat, de
contrainte au prélèvement d'organes.
En cas de divergence entre les deux autres partis, défunt et proches, le respect de
l'autonomie du défunt peut donc entrer en conflit avec le principe de non-malfaisance vis-à-
vis des proches. Néanmoins, comme le rappelle S. Dumitru, certains éthiciens minimalistes,
prônant l'idée qu'il ne peut y avoir de crime sans victime, considèrent que le non-respect de
la volonté d'une personne ne peut pas être injuste si cette personne est décédée : "Nuire,
c’est nuire à quelqu’un qui existe."121. Au nom d'une morale utilitariste qui vise le plus grand
bien pour le plus grand nombre, il s'agirait de prioriser les survivants et de limiter leur
souffrance en ne contrevenant pas aux souhaits de ceux-ci, étant entendu que la souffrance
du défunt, y compris si ses souhaits ne sont pas respectés, ne peut être invoquée, le défunt
ne pouvant être assimilé à une victime. Ne pas prendre en considération son opinion, ou au
minimum la reléguer à un rang secondaire, ne peut être jugé comme un crime. Il s'agit alors
d'extraire les survivants du joug de la "tyrannie des morts"122. De fait, dans les situations où
les proches vivent comme une véritable agression l'éventualité du prélèvement des organes
de leur proche, est-il défendable, au nom du respect de l'autonomie de celui-ci, de respecter
un consentement fort, implicite ou explicite, et en conséquence, de leur imposer un acte
qu'ils ne peuvent considérer que comme malveillant à leur égard? Certes, des malades sont
en attente de greffon. Mais ces proches-ci, se remettront-ils un jour du dommage
psychologique subi? N'est-ce pas alors soigner certains au prix de la pathologie d'autres ?
Cette attitude de priorisation des proches du défunt peut paraitre d'autant plus judicieuse
que, si l'on considère le défunt comme une non-victime par essence, les survivants à son
décès, autrement dit ses proches, vont au contraire devoir vivre jusqu'à leur dernier jour
avec le souvenir prégnant de cette situation à laquelle ils auront été confrontés, de
prélèvement ou de non-prélèvement. Chaque fois qu'ils évoqueront la mémoire de leur
proche, chaque fois le souvenir de l'agression subie reviendra les hanter, jusqu'à leur propre
mort. Ce souvenir sera d'autant plus difficile à vivre que leurs souhaits auront été en

121 Dumitru S. Consentement présumé, famille et équité dans le don d'organes. Revue de Métaphysique et de
Morale. 2010;67(3):341-54
122 J. Bentham cité par Dumitru S.

105
désaccord avec ce qui aura ou n'aura pas été réalisé.
En cela, les proches sont des victimes potentielles réelles, dont il peut être justifié de
protéger la vulnérabilité en favorisant la mise en adéquation de leurs souhaits avec la
réalisation ou non du prélèvement. Donner la primauté à la parole des proches exprimant
leurs propres préférences est donc un moyen de minimiser la souffrance du plus grand
nombre de ceux qui peuvent encore souffrir et justifie donc le caractère faible du
consentement. Dans certains cas, il est même probable que, non seulement procurer une
place aux proches prévient une certaine forme de malfaisance, mais qu'en plus cette attitude
puisse porter concrètement à bénéfice. Ainsi, lorsque l'occasion leur est fournie de
transmettre le témoignage certain des souhaits exprès du défunt, les proches se sentent
réconfortés par la procédure de prélèvement d'organes : ils peuvent alors éprouver le
sentiment d'avoir trouvé un sens à la mort du défunt, se sentir moins déprimés et, en
conséquence, présenter moins souvent des souvenirs traumatiques ou un état de stress
post-traumatique123, 124. Le risque qui persiste néanmoins pour les proches qui ont accepté le
prélèvement est de croire que l'être aimé continue de "vivre" au sein du corps d'un autre et
de devenir alors incapables de réaliser leur deuil...

2.3.2. Préservation de la confiance sociétale

Comme nous l'avons précédemment précisé, la mort, en l'occurrence encéphalique, du


donneur potentiel n'est pas définie selon les critères plus conventionnels de la mort, tels
qu'ils existent lorsque celle-ci survient après un arrêt cardiaque (corps froid, gris...). Ici, le
corps du défunt est chaud et rose et semble respirer normalement, puisque la respiration est
maintenue par un ventilateur. Une confiance infinie des proches envers le médecin est
nécessaire pour qu'ils puissent accepter l'affirmation que l'être aimé est réellement mort. Le
doute peut d'autant plus s'immiscer dans l'esprit de certains que ceux-ci n'ont même jamais
entendu parler de mort encéphalique... Toute situation d'incrédulité quant à la réalité du
décès peut provoquer l'émergence de craintes irrationnelles : au vu du sombre pronostic,
certains proches pourraient soupçonner que les soignants puissent avoir considéré qu'il leur
serait plus utile d'envisager de récupérer des organes, plutôt que de poursuivre un but vers
une guérison très incertaine. Ils pourraient donc choisir de prélever des organes pour les

Sque M, Payne SA. Dissonant Loss: the experiences of donor relatives. Soc Sci Med. 1996 (43) : 1359–70.
123

Kesselring A, Kainz M, Kiss A. Traumatic Memories of Relatives Regarding Brain Death, Request for Organ
124

Donation and Interactions with Professionals in the ICU. Am J Transplant. 2007 (7 ) : 211–7.

106
greffer à d'autres malades, au pronostic meilleur, éventuellement même sans juger bon de
les en informer. Ainsi, la crainte maximale ne réside pas tant dans l'idée que leur proche
malade parte vivant au bloc opératoire, et que finalement ce soit bien le prélèvement
d'organes per se qui mette fin à sa vie, bafouant ainsi la règle du donneur mort que dans
l'idée que leur proche malade aurait pu encore être sauvé.
Les équipes de coordination sont très conscientes du risque permanent de rompre la
confiance que les proches du défunt leur ont spontanément accordé. En 1992, "l'affaire
d'Amiens" a représenté un exemple des conséquences dramatiques que peuvent rencontrer
une situation dans laquelle les proches peuvent se trouver outragés. C. Boileau a raconté
cette malheureuse affaire d'Amiens dans son livre125 : "(...) 'l'affaire d'Amiens', révélée par le
quotidien 'Le Monde', (...) éclate en 1992. (...) En août 1991, les parents d'un jeune homme de 19
ans perdent leur fils à la suite d'un accident et consentent à certains prélèvements d'organes.
En novembre, ils apprennent que des actes chirurgicaux autres que ceux auxquels ils avaient
souscrit ont été effectués sur leur fils : le prélèvement de plusieurs artères ou veines et, surtout,
le prélèvement des globes oculaires. (...) On leur fit savoir que le prélèvement de cornée pouvait
être assimilé à un prélèvement de tissu dans la mesure où de nouvelles techniques évitaient
l'extraction tout entière du globe oculaire. En ce cas, ils demandèrent pourquoi les globes
oculaires de leur fils avaient été remplacés par des prothèses : 'Lorsque nous avons découvert
que les médecins d'Amiens avaient trahi notre confiance en ne prélevant pas seulement les
quatre organes que nous avions accepté de donner, mais aussi les veines, des artères et surtout
les yeux de notre fils Christophe, remplacés par des globes oculaires artificiels, nous fûmes
horrifiés. Les médecins n'avaient pas respecté leur engagement, avaient menti en cachant la
réalité d'un prélèvement multi-organes, n'avaient pas respecté la loi Lafay126 qui exigeait un
legs testamentaire pour le prélèvement des cornées. D'un point de vue éthique, nous
découvrîmes que les médecins se mettaient au-dessus des lois et, encouragés par le législateur
qui avait mis à leur disposition le consentement présumé, avaient une ignoble notion de la
dignité et du respect de la personne humaine. La confiance a disparu, la transparence a été
malmenée. Que reste-t-il ? Un profond sentiment d'horreur face aux prétendus progrès de la
médecine. En effet, 'l'affaire d'Amiens' n'est pas un simple dérapage. Elle met en cause tout le

125 Boileau C. Dans le dédale du don d'organes. Le cheminement de l'ethnologue. Paris : Editions des archives
contemporaines, Coll. Une pensée d'avance ; 2002, pp.57-58
126 La loi Lafay du 7 juillet 1949 avait autorisé les prélèvements anatomiques après décès, en vue de la greffe de

la cornée, chaque fois que la personne décédée avait, par disposition volontaire, légué ses yeux à un
établissement public ou à une œuvre privée.

107
système."
Les parents de Christophe T. ont porté plainte pour vol et viol de sépulture. Et même si la
justice n'a pas donné suite, la société, elle, les a entendus. L'impact sur l'augmentation
brutale des taux de refus opposés aux prélèvements d'organes fut majeur : le nombre de
prélèvement chuta de 20% au cours des trois années qui suivirent...
Fort de ces informations, pas un seul défenseur de la morale utilitariste irait prôner
l'opposition forcée à l'opposition des proches au prélèvement des organes du défunt, au
risque de "gagner" les organes de celui-ci mais d'en "perdre" bien plus dans les suites d'une
éventuelle dénonciation auprès du grand public.
Si ces craintes publiques de dérapage sont ignorées, la confiance sociétale dans le processus
de prélèvement d'organes risque d'en souffrir. En février 1997 le Brésil avait adopté un
système de consentement "fort" : les prélèvements d'organes ont alors été effectués sans la
réquisition de l'avis des proches. De nombreuses et vives réactions d'opposition tant
publiques que médicales ont contraint les législateurs à révoquer cette nouvelle disposition
législative des octobre 1998127.
En France, le 13 mars 2015, l'amendement n°AS1344 au projet de loi sur la santé, visant à
légaliser le régime de consentement présumé fort, a été adopté à l'unanimité par la
commission des affaires sociales. Cet amendement proposait de modifier l'article L1232-1
du Code de la Santé publique suivant :
"Si le médecin n'a pas directement connaissance de la volonté du défunt, il doit
s'efforcer de recueillir auprès des proches l'opposition au don d'organes
éventuellement exprimée de son vivant par le défunt, par tout moyen, et il les informe
de la finalité des prélèvements envisagés.
Les proches sont informés de leur droit à connaître les prélèvements effectués."
L'adoption en première lecture le 14 avril 2015 par l'Assemblée Nationale du projet de loi de
modernisation de notre système de santé modifie donc l'article L1232-1 du Code de la Santé
publique ainsi :
"Le médecin informe les proches du défunt, préalablement au prélèvement envisagé,
de sa nature et de sa finalité, conformément aux bonnes pratiques arrêtées par le
ministre chargé de la santé sur proposition de l'Agence de la biomédecine.

127 Csillag C. Brazil abolishes “presumed consent” in organ donation. Lancet 1998 Oct 24;352(9137):1367.

108
Ce prélèvement peut être pratiqué sur une personne majeure dès lors qu'elle n’a pas
fait connaître, de son vivant, son refus d’un tel prélèvement, principalement par
l’inscription sur un registre national automatisé prévu à cet effet. Ce refus est
révocable à tout moment."
Il est prévu que ces modifications entrent en vigueur six mois après la publication du décret
en Conseil d'Etat et au plus tard le 1er janvier 2017, laissant le temps théoriquement à
l'information du grand public.
La Société française d'Anesthésie-Réanimation (SFAR) a très vivement réagi contre cet
amendement : "Penser que les proches qui pour une raison ou une autre témoigneront de
leur connaissance du refus du don exprimé par le patient ou exprimeront leur propre refus
du principe d’un prélèvement sur le patient, accepteront aisément l’application d’une telle
loi, est illusoire. Croire que les médecins prélèveront dans une telle situation est tout autant
illusoire. Ils ne le font pas actuellement malgré le principe du consentement présumé déjà
inscrit dans la loi dès lors qu’il y a oppositions des proches, fussent‐elles ou pas l’expression
de la réelle volonté du défunt. Fort de ce constat de terrain, les médecins ne modifieront pas
leur attitude au vu de l’amendement. La SFAR enjoint les anesthésistes réanimateurs
confrontés à une telle situation à préserver la mémoire du défunt, la cohésion familiale et
des relations médecins-famille sereines.
La SFAR ne souhaite en aucun cas encourager le prélèvement d’organes en situation
conflictuelle."128

2.4. Arguments contre le caractère faible du consentement

2.4.1. Principe de non-malfaisance à l'encontre du défunt

Pour autant, il ne faut pas perdre de vue que les intérêts du défunt et ceux des malades en
attente d'un greffon peuvent être totalement laissés pour compte par la primauté allouée au
discours des proches. La loi française qui autorise la matérialisation d'une telle hypothèse
peut-elle être considérée comme juste ?
De fait, l'éthique minimaliste et l'hypothèse de l'absence de crime sans victime ne font pas
l'unanimité. Ne peut-on être malfaisant contre une personne décédée ? Aristote considérait

128Espace éthique région Ile de France. [en ligne]


http://www.espace-ethique.org/sites/default/files/CommuniqueSFARamendementJLTouraine.pdf.

109
que le sort des défunts pouvaient être affecté par les actions des vivants, sans cependant que
ces affects soient "d’une nature et d’une importance telles qu’ils puissent rendre malheureux
ceux qui sont heureux, ni produire quelque autre effet de cet ordre"129. Mais T. Nagel, cité
par S. Dumitru130, rappelle qu'il y a dommage y compris en l'absence de conscience du
dommage par celui qui le subit. Ainsi, celui qui est abusé par un contrat, qu'il a signé tout-à-
fait volontairement, n'en est pas moins la victime d'un abus de confiance. C'est pourquoi la
loi prévoit un délai de prescription très variable pour recourir à la justice en cas de préjudice
passé inaperçu pendant un certain temps. En cas d'homicide, ce délai de prescription est
infini...
De plus, ne peut-on pas considérer, avec S. Dumitru, que le faux témoignage apporté par les
proches, s'il ne constitue pas un délit puisque la personne décédée ne constitue pas une
victime, n'en est pas moins un outrage porté à la personne qu'elle était ? Juridiquement, la
personne disparait au moment de sa mort. Pour autant, le respect de sa dignité lui est encore
du en post-mortem. Au nom de ce principe, la photographie du cadavre de M. Erignac, préfet
de Corse assassiné le 6 février 1998 avait été interdite de publication. Le cliché représentait
la victime ensanglantée, gisant sur la chaussée, le visage gravement endommagé par la chute
de son corps. Dans sa motivation, le juge relevait “que toutes les mesures tendant à assurer
le respect de la dignité du corps du préfet assassiné et la protection élémentaire des
sentiments des demandeurs dont le temps n'a pas encore atténué l'horreur subie n'ont pas
été observées”.
Ainsi, il semblerait juste de considérer le respect des volontés des personnes décédées, ne
serait-ce qu'au bénéfice des personnes vivantes, et du respect du contrat social qui les lient,
afin de ne pas envisager un système normatif différent de celui qui régit la vie des personnes
vivantes, et qui pourrait ainsi lui porter atteinte en le relativisant. Et même si ce respect doit
engendrer des souffrances pour les proches survivants.
Faut-il en conclure que la loi française concernant le recueil du témoignage des proches de la
non-opposition du défunt au prélèvement de ses organes est injuste ? S. Dumitru l'affirme en
argumentant que les donneurs potentiels sont subordonnés à leurs proches voire même que
les liens entre les proches souverains et le proche défunt sont rompus pas l'absence de
possibilité de vérifier la validité de leur témoignage.

Aristote (trad. Voilquin J.) Éthique à Nicomaque, livre 1, chap. 11. Paris : Flammarion, coll GF ; 1965.
129

Dumitru S. Consentement présumé, famille et équité dans le don d'organes. Revue de Métaphysique et de
130

Morale. 2010;67(3):341-54

110
2.4.2. Principe de non-malfaisance à l'égard des proches

Nous avons argumenté précédemment que les proches pouvaient être les victimes du choix
du défunt si leurs souhaits ne pouvaient être pris en considération, ni même, a minima,
entendus. Pour autant, même si les campagnes d'information de l'Agence de la biomédecine
commencent à porter quelques fruits, il n'est pas rare que le choix du défunt ne soit pas
expressément connu de ses proches. Malgré ces circonstances, ils peuvent être néanmoins
pressés de décider pour le défunt. De fait, en qualité de proches, ils sont a priori les plus à
même de s'exprimer, in fine, en lieu et place du défunt, garants d'une minimisation des
risques de trahison de ses volontés non explicitement exprimées. Pourtant, la frontière entre
se porter parole pour le défunt et exprimer ses propres souhaits apparait ténue. Cette
position de "meilleurs porte-paroles théoriques" justifie-t-elle que leur soit imposé de
répondre à cette injonction décisionnelle ? Plusieurs études ont clairement établi que,
lorsque les proches sont plongés dans l'incertitude, faute de connaissance précise de ce que
le défunt aurait souhaité pour lui-même, et qu'ils se trouvent alors confrontés à la difficulté
d'avoir à décider pour lui, imposés d'avoir à produire une réponse binaire, d'avoir à trancher
en faveur ou en défaveur du prélèvement, le processus de deuil se complexifie et les proches
risquent davantage d'être exposés à un syndrome de stress post traumatique et à des
souvenirs traumatiques131. Kesserling et al. se sont entretenus avec quarante proches de
patients décédés, six à douze mois plus tôt, en mort encéphalique (31 donneurs et 9 non
donneurs). Ils ont recensé les proches qui présentaient des souvenirs traumatiques, définis
par la présence d'au moins trois des symptômes suivants : (1) des cauchemars à propos de
leur présence en réanimation; (2) des réactions psychologiques ou physiques pathologiques
durant l'entretien, comme par exemple des pleurs incontrôlés (3) l'évitement de pensées,
d'activité ou de lieux en relation avec leur séjour en réanimation ou (4) des symptômes
d'hypervigilance. Ils ont conclus de leurs entretiens avec ces proches que ces souvenirs
traumatiques étaient favorisés par deux facteurs : d'une part le caractère formel ou

131Bellali T, Papadatou D. Parental grief following the brain death of a child: does consent or refusal to organ
donation affect their grief? Death Stud. 2006; (30) : 883-917.
Sque M, Long T, Payne S. Organ Donation: Key Factors Influencing Families' Decision-Making. Transplant Proc.
2005; (37): 543–6.
Cleiren M, Van Zoelen AJ. Post-mortem organ donation and grief: a study of consent, refusal and well-being in
bereavement. Death Stud. 2002; (26): 837–49.

111
ambivalent du souhait du défunt et, d'autre part, le comportement des soignants, concentrés
sur les organes du défunt ou sur sa personne132.

2.4.3. Principe de non-malfaisance à l'égard des citoyens en attente de greffons

Même en l'absence de problème particulier dans l'identification des proches, peut-on


considérer qu'il est juste de donner à ces proches le pouvoir décisionnel de s'opposer au
traitement, par la greffe d'un organe salvateur, d'une personne en danger de mort
immédiat ? Autrement dit, est-il légitime de conférer aux proches un pouvoir d'intervention
sur le circuit de distribution et d'allocations de ressources aussi précieuses que le sont des
greffons ? Dans notre système de santé français, où la solidarité est première, il semble
incompatible de concilier nos devoirs de justice les uns envers les autres et le pouvoir
décisionnel, absolu dans les faits, accordé aux proches.
Comme l'écrit C. Fabre, traduite par S. Dumitru, “tout comme permettre aux individus de
recevoir des héritages sans aucune restriction revient à assujettir le nécessiteux à la
malchance brute qu’est celle de ne pas faire partie de la famille du défunt, de même,
permettre aux individus de refuser au malade les organes de leur proche revient à assujettir
le malade à la malchance de ne pas être membre de leur famille”133.
De plus, le calcul utilitariste qui affirme que la souffrance des proches doit primer sur le
respect de la volonté du défunt ne prend pas en compte l'injustice portée aux besoins des
malades en attente d'être transplantés, ni à la souffrance des proches de ces malades en
attente de greffon. Peut-on estimer que certains proches souffrent plus que d'autres ? C'est
probable... Mais, quelle échelle "mesure" la souffrance des proches ? Et comment affirmer,
par conséquent, que ceux qui souffrent davantage disposeraient d'un droit de veto au
prélèvement des organes plus légitime que ceux qui semblent moins souffrir ? Quels seraient
ces critères de hiérarchisation de la douleur morale ? Le volume des larmes versées ?
L'intensité sonore des cris poussés lors de l'annonce du décès ? La durée du silence ? Et
comment évaluer la souffrance des malades inscrits sur une liste de greffes depuis plusieurs
mois, contraints encore de se rendre à leurs séances de dialyse trois fois par semaine ou
d'être maintenus branchés à une assistance circulatoire ? Ou celle de leurs proches, "aidants

132 Kesselring A, Kainz M, Kiss A. Traumatic memories of relatives regarding brain death, request for organ
donation and interactions with professionals in the ICU. Am J Transplant. 2007; (7):211-7.
133 Fabre C. Whose Body is it Anyway ?, Oxford : Oxford University Press ; 2006, p. 78.

112
naturels" qui les accompagnent au quotidien dans la chronicité de leur pathologie...? La
douleur est une perception. Elle appartient à un référentiel qui n'est pas objectivable. Deux
douleurs ne sont donc pas comparables, au sens où il est impossible de les quantifier. En
conséquence, la douleur des malades en attente de greffons et celle de leurs proches ne peut
être de facto hiérarchiquement subordonnée à celle des personnes auxquelles un médecin
vient d'annoncer la perte d'un être cher.

2.4.4. Dissensus au sein des proches

Fréquemment, les proches sont plusieurs. Parfois, ils sont même issus de plusieurs
"groupes", qu'ils se soient croisés ou non. Il en va ainsi des "familles recomposées", des amis
d'origines diverses, de la famille et de la belle-famille... Parfois, l'accord semble parfait, ou au
moins aisé. Et même si l'unanimité n'est pas au rendez-vous, un consensus peut émerger
rapidement, les volontés du défunt semblant évidentes à la plupart sans qu'elles se heurtent
à une opposition forte. Mais, bien entendu, il n'en va pas toujours aussi facilement. Les
réponses contradictoires, témoins des "histoires de famille" qui ne manqueraient pas une si
belle occasion, peuvent resurgir. Mais la loi ne prévoit pas les cas de dissensus avéré.
L'Agence de la biomédecine ne propose pas de recette magique pour gérer ces situations
pourtant fréquentes. Seule l'expérience des professionnels permet de trouver une issue à ces
situations. Car l'issue est dichotomique : les organes seront ou ne seront pas prélevés. La
décision devra trancher entre ces deux options. Pour illustrer cette réalité, les cas cliniques
foisonnent. Les trois cas que nous rapportons ici ont été vécus par l'équipe de coordination
d'un hôpital parisien et nous-mêmes, entre 2010 et 2013.

Mr V. était tranquillement en train de déjeuner au restaurant avec ses collègues de


bureau. Après avoir payé sa part de l'addition et avant de reprendre le chemin du
retour vers son lieu de travail, il descendit aux toilettes. Il trébucha dans l'escalier et
sa tête heurta violemment les marches puis le sol. Malheureusement, Mr V. était sous
anticoagulants à cause d'une arythmie du cœur.... Dès son admission, ses collègues,
témoins de la scène, s'étaient rendus précipitamment à l'hôpital. Une femme parmi
eux se présenta spontanément à l'équipe soignante comme étant une "amie
particulièrement proche". L'insinuation était à peine voilée et il sembla évident que
cette femme laissait entendre qu'elle entretenait en réalité des relations très intimes
avec Mr V. La situation médicale de Mr V. se compliqua rapidement et

113
malheureusement, celui-ci décéda dès le lendemain. Entre temps, aucun autre proche
ne s'était manifesté. Le décès fut donc annoncé en première instance à l'"amie
particulièrement proche", qui ne l'avait pas quitté depuis la veille. Elle informa
l'équipe que Mr V. était légalement encore marié, mais qu'il était séparé de son
épouse depuis environ cinq ans. Il était également le père d'une jeune femme, avec
laquelle il était brouillé depuis fort longtemps... Ces éléments furent confirmés après
que l'équipe ait réussi à contacter l'épouse et la fille de Mr V. Spontanément, l'"amie
particulièrement proche" et un autre collègue présent rapportèrent la volonté de Mr
V. de donner ses organes : "ils en avaient parlé il y a peu de temps au lendemain d'une
émission de télévision sur le don d'organes". Mais l'épouse de Mr V. affirma que pour
rien au monde il n'aurait souhaité "être charcuté". Et d'ajouter : "je le connais bien
mon mari : j'ai quand même vécu vingt ans avec lui ! Et même si nous ne vivions plus
ensemble, nous étions encore très liés...ce n'est pas à l' "autre" de décider !". La fille de
Mr V., contactée par téléphone, ne souhaita pas "être mêlée à toutes ces histoires, qui
ne la concern[ai]ent en rien".
Auquel des deux témoignages doit-on accorder le plus de crédit ? À celui de l'épouse
légitime en colère ? Parce qu’elle a une légitimité familiale ? À celui de l' "amie
particulièrement proche" effondrée ? Parce qu'elle semble avoir des liens de proximité
plus récents ? Parce qu'elle manifeste plus de tristesse ?

Mr A. était un sans domicile fixe, qui dormait dans la rue, sur un carton qu'il installait
chaque soir au même endroit, devant la bouche d'aération d'un magasin de surgelés.
Le voisinage était habitué à sa présence... Un matin, contrairement à l'habitude, il ne
se leva pas. Un des habitants du quartier s'en inquiéta et appela les secours : Mr A.
était dans le coma, victime d'une hémorragie cérébrale. Il décéda quelques jours plus
tard à l'hôpital, seul. Entre temps, l'équipe du service de réanimation avait cherché à
recueillir quelques renseignements auprès du service social qui aidait Mr A. : elle
avait finalement découvert que Mr A. était veuf et père de trois enfants, disséminés
sur le territoire français. Selon l'assistante sociale qui suivait Mr A., ses enfants
n'avaient eu aucun contact avec leur père depuis plus de dix ans. Après plusieurs
heures de recherche, et avec l'aide de la police et de la gendarmerie, l'équipe de
coordination était parvenue à entrer en contact avec un seul des enfants. Celui-ci
s'opposa fermement aux prélèvements des organes de son père, sans préciser aucun

114
motif et sans laisser entendre clairement s'il s'agissait là de ses volontés propres ou
bien du témoignage des volontés de son père.
Ce "témoignage" devait-il avoir valeur légale ? Si un "voisin" avait porté à la
connaissance de la coordination de prélèvement que Mr A. était particulièrement attentif,
malgré sa condition de sans domicile fixe, aux autres : " toujours un petit mot gentil
adressé aux gens qui passaient devant lui, toujours des excuses pour le dérangement "... Ce
témoignage aurait-il eu une quelconque valeur ? Supérieure à celui du fils retrouvé ?

Melle H. était une très jeune femme, décédée en mort encéphalique quelques heures
après un accident de la route. Fille unique, elle vivait à Paris depuis qu'elle avait
quitté le foyer parental un an auparavant, après que son père ait condamné certains
de ses choix intimes de vie. Depuis, elle n'entretenait plus aucune relation avec son
père, a fortiori depuis que ses parents s'étaient séparés, peu de temps après son
départ. Ces informations avaient été portées à la connaissance de l'équipe soignante
par les amis de Melle H., confirmées par sa mère. Les amis n'avaient pas quittés
l'hôpital depuis son admission. Les parents de Melle H. étaient arrivés, l'un et l'autre,
aussi vite qu'ils avaient pu, après avoir été prévenus individuellement de l'accident
par téléphone. Tous avaient été informés, séparément (les amis et les parents), de la
gravité de la situation de Melle H., puis de son décès, avec autant de précautions et de
délicatesse que possible. Lorsque l'heure était venue de recueillir leur témoignage
quant au prélèvement des organes de Melle H., parents et amis avaient été réunis
dans la même pièce. Dès la formalisation de la question, le dissensus était clairement
apparu : sa mère, sidérée par la brutalité du décès de sa fille unique, incapable
d'entendre la question posée, était restée mutique ; son père s'était immédiatement
exprimé avec force contre le prélèvement, hurlant qu'il interdisait "à quiconque de
toucher à son bébé, à sa fille bien aimée, qui était tout pour lui et pour laquelle il
aurait fait n'importe quoi, pour laquelle il serait encore prêt à donner sa propre vie
pour la ramener à la sienne"; a contrario, l'unanimité de ses amis témoignait de sa
volonté de donner ses organes, affirmant qu'elle était porteuse d'une carte de
donneuse. La police, qui avait réquisitionné le portefeuille de la jeune fille sur les lieux
de l'accident, confirma la présence de la carte...

Que faire dans ses situations particulièrement conflictuelles, où la violence verbale - quand
elle n'est pas physique - devient le mode d'expression de la douleur des uns et des autres, de

115
la culpabilité de ne pas avoir dit ce qui ne pourra plus jamais être entendu ou de ne pas avoir
fait en temps et heure ce qui ne pourra jamais être rattrapé...? Faut-il proposer un vote
démocratique et se ranger à l'avis de la majorité des votants, les abstentionnistes ne pouvant
être pris en compte ? Ou bien faut-il subir la tyrannie des opposants au prélèvement, y
compris au risque de porter atteinte à l'autonomie de la personne décédée et des proches
favorables au prélèvement, au prétexte que l'atteinte portée à son corps, en l'absence de
consensus dégagé par ses proches, relèverait d'un crime de concussion ? Le principe de
précaution ne prête-t-il pas systématiquement une voix plus forte aux opposants, par crainte
du scandale médiatisé d'une suspicion de "vol" ou de "trafic" d'organes, qui romprait la
chaine du "don", établie sur la confiance sociétale placée dans le système de la
transplantation ?

2.4.5. Pouvoir soignant : manipulation des proches

Nous avons précédemment évoqué les risques liés à la logique dialogique employée par
l'équipe de coordination qui requiert le témoignage des proches, notamment lorsque la
question est posée de savoir si le défunt était généreux. Selon E. Fourneret134, la neutralité
du discours est impossible car l'Etat impose nécessairement une conception du bien, ne
serait-ce que par devoir de protection des personnes vulnérables. En conséquence, ce
philosophe considère que l'impartialité des soignants, inexistante, ne peut faire l'objet d'un
contre-argument au caractère présumé du consentement. A contrario, l'équipe de
coordination, dans son enthousiasme à procurer des organes aux personnes en attente de
greffe, peut devenir réellement manipulatrice, consciente ou non de se conformer à la
méthode nudge ("coup de pouce"), issue de la psychologie sociale. Ce procédé consiste à
inciter en douceur les individus à changer leur comportement, plutôt que d’employer
contrainte et sanctions, et à organiser les choix sans les forcer, pour inspirer la bonne
décision. Cette tactique a été popularisée par C. Sunstein, professeur de droit à Harvard, et R.
Thaler, économiste à la Chicago University135. D'après ces auteurs, parce que partiellement
ou mal informés, paresseux, pressés, nous sommes souvent amenés à prendre des décisions
regrettables, parfois fatales, allant à l'encontre de nos intérêts, de notre santé, de notre

134 Fourneret E. Penser les arrêts de traitement Maastricht III à propos des greffes. [Internet]. Agence de la
Biomédecine; 2013 Dec pp. 1–131. Available from: http://www.espace-
ethique.org/sites/default/files/ABM%203%20DOC%20Fourneret.pdf p. 33
135 Thaler RH, Sunstein CR. Nudge, la méthode douce pour inspirer la bonne décision. Paris : Vuibert ; 2010.

116
bonheur même. Théoriquement, cette méthode se contente de nous aider à "redresser" nos
choix qui ont été biaisés par des facteurs identifiables. Ainsi, nous pouvons être amenés à
commander dans un fast-food un hamburger et des frites, accompagnées d'un soda et d'une
glace, plutôt que raisonnablement une salade et une eau gazeuse, suivies d'un fruit. Les
facteurs qui nous ont poussés à prendre la mauvaise décision sont identifiables : hâtés, nous
n'avons pas eu le temps de réfléchir aux différentes options, aux bénéfices et aux risques
offerts par chacune ; certains d'entre nous manquent d'informations quant aux dangers de la
malbouffe ; parfois, nous pouvons juste être distraits, insuffisamment concentrés ... Mais si
nous avions pu échapper à ces biais réflexifs, il est certain que nous aurions commandé la
salade ! Un petit "coup de pouce" nous a fait défaut pour prendre la bonne décision...
En est-il de même pour la non-opposition au prélèvement des organes d'un proche ?
L'équipe de coordination doit-elle, telle une maman éléphant, qui, d'un léger coup de trompe,
pousse gentiment son petit sur la bonne voie, provoquer l'infléchissement des proches un
tant soit peu inertes sur le chemin de l'acceptation ? Et, dans une perspective telle, quels
devraient être les arguments "promotionnels" tenus par l'équipe ?"
Plusieurs auteurs ont étudié les raisons qui pouvaient infléchir les proches vers une décision
favorable. Selon ces auteurs, trois éléments semblent particulièrement impactants :
1) La qualité de l’information quant à la mort encéphalique semble déterminante. Il est
certain que le concept de mort encéphalique n'est pas préalablement assimilé ni même
connu de tous les proches confrontés à la situation. L'état de stress dans lesquels ces proches
se trouvent plongés, lors de l'annonce du décès, puis celle de l'éventualité d'un prélèvement
d'organes, n'est pas favorable à l'acquisition de concepts nouveaux et complexes136. Il
convient pour l'équipe de coordination de jouer de pédagogie, afin de rendre accessible à la
compréhension le discours qu'elle adresse aux proches, en évinçant tout vocabulaire
technocrate sans pour autant verser dans une vulgarisation démagogue.
2) La temporalité de l'entretien est influente : l'empressement, voire la pression, des
soignants est responsable d'insatisfaction des proches137. Le risque est d'autant plus
prégnant que les soignants prennent de moins en moins de temps pour dialoguer avec les
proches, ou par manque de disponibilité réelle, ou parce que le dialogue n'est plus d'actualité.
Souvent, il est demandé aux proches de prendre leur décision "sans trop tarder", car "le

136 Sque M, Long T, Payne S: Organ Donation: Key Factors Influencing Families' Decision-Making. Transplant
Proc 2005; 37:543–6
137 Manuel A, Solberg S, MacDonald S: Organ donation experiences of family members. Nephrol Nurs J 2010;

37:229–36

117
temps est compté" et que "les organes risquent de perdre en qualité si on attend trop avant
le prélèvement". Lorsque l'on sait que le corps de Jahi McMath est maintenu vivant depuis
plus d'un an, il est loin d'être certain qu'il y ait une urgence réelle à prélever...
Consciente de cette injonction des proches, l'Agence de la biomédecine a établi des
recommandations visant à respecter un schéma d'annonce en plusieurs étapes. La première
étape est assurée par le réanimateur, avant même que le patient ne soit considéré encore
comme un donneur potentiel. Elle consiste en l'information délivrée aux proches de la
gravité de la situation et du peu d'espoir qu'il subsiste de parvenir à une fin heureuse. Ainsi
Mme R., la mère de Pierre, victime d'un accident de moto nous raconte : " Tous les jours on
me disait c'est grave, c'est très grave, c'est très très grave... Je pense qu'ils commençaient à
préparer le terrain... " La deuxième étape succède l'acquisition par le réanimateur de la
certitude de la survenue inéluctable du décès, probablement consécutif à un passage en mort
encéphalique. Il doit alors informer les proches de la probabilité forte de cette issue, malgré
le recours de l'équipe soignante à tous les moyens médico-techniques disponibles. Cette
étape peut être celle de la présentation aux proches de l'équipe de coordination hospitalière.
La présence de la coordination peut s'avérer particulièrement pertinente dès cette phase : il
n'est pas rare que, lorsque le médecin réanimateur évoque l'impuissance médicale et
l'évolution défavorable malgré les efforts réalisés, un proche interroge "Mais s'il n'y a plus
aucun espoir, pourquoi est-ce que vous n'arrêtez pas tout maintenant ? Pourquoi ne
débranchez-vous pas la machine ? Pourquoi ne retirez-vous pas les tuyaux? Ça sert à quoi de
faire durer les choses s'il n'a plus aucune chance de s'en sortir ?". Si les conditions de réception
semblent favorables au réanimateur et à l'équipe de coordination, il peut être opportun de
"saisir l'occasion", et de dévoiler les motifs qui contrecarrent une décision immédiate d'arrêt
des thérapeutiques. Il convient alors d'évoquer la potentialité d'un prélèvement d'organes,
même si les conditions requises ne sont pas encore au rendez-vous. Curieusement, la
troisième étape recommandée par l'Agence est intitulée "l’accompagnement des proches" :
"dès la fin de cet entretien [durant lequel la potentialité du prélèvement a été évoquée]
débute une phase d’accompagnement. Les réanimateurs et la coordination restent
disponibles à tous moments pour les proches". Est-ce à dire que les proches n'avaient pas été
accompagnés préalablement par l'équipe soignante, durant la phase de réanimation du
malade pour lui-même, durant laquelle on pouvait avoir encore gardé l'espoir d'une
évolution favorable ? Nous voulons croire qu'il s'agit d'une maladresse regrettable de
rédaction de ces recommandations... Car l'accompagnement des proches devrait commencer

118
bien avant l'acquisition par le mourant du statut de potentiel donneur ! Il devrait avoir
commencé dès l'entrée dans le service de ces proches anéantis par l'annonce de l'admission
d'un être qui leur est cher, dans la très grande majorité des cas, en urgence, dans les suites
d'un accident traumatique ou vasculaire, et qui vont être reçus le plus rapidement possible.
L'accompagnement devrait avoir commencé dès la première minute de la rencontre, dès que
l'empathie du soignant se trouve sollicitée par la détresse manifeste de ces proches.
Enfin, la quatrième étape définie par l'Agence de la biomédecine est celle de l'annonce du
décès, après que la mort encéphalique ait été confirmée par les examens d'usage.
3) la qualité de l'accompagnement des proches par l’équipe de coordination et par l’équipe
de réanimation semble impacter à la fois sur la décision elle-même et sur le processus de
deuil138. Pourtant, la concrétisation de cet accompagnement peut être largement remise en
cause. Au cours des entretiens que nous avons mené auprès de proches confrontés à cette
situation, tous, sans exception, nous ont affirmé avoir reçu des explications très claires, mais
tous ont affirmé également n'avoir bénéficié d'aucun accompagnement par les soignants.
Mme R., mère de Pierre, nous a raconté avec ses mots cette absence de considération pour
elle-même : " on a été tout de suite reçu dans une salle pour nous expliquer que c'était très très
grave (silence). (...) les toubibs, ils sont supers, ils vous expliquent, ils vous racontent pas de
bobards" et, un peu plus loin, Mme R. répondant à nos questions concernant sa propre prise en
charge par l'équipe soignante : " moi, personne ne m'a prise en charge ! Le soir où je suis partie,
le mercredi soir, je suis partie euh... je ne veux pas dire comme une "cloche" mais bon.... Je n'ai
pas vu quelqu'un de l'hôpital pour parler avec moi, parce que, en fin de compte l'hôpital et moi
c'est la relation commune qu'on avait pour Pierre. Moi, l'hôpital et Pierrot. Voilà. Et quand je
suis partie, pas de " bon courage" ou... je ne sais pas... ce n'est pas grand-chose ça quand même,
enfin, peut être que je demande trop, je ne sais pas. Enfin je me suis retrouvée toute seule,
comme les gens à qui ça arrive ; je ne suis pas la seule au monde à qui malheureusement ça
arrive ... Et puis ce milieu-là je ne connais pas tellement non plus... il faut accepter leur façon de
faire ... mais enfin bon on se retrouve à la porte : Pierre était à l'intérieur, moi j'étais dehors,
c'était fini. C’est peut-être normal. Puis après il fallait qu'ils s'occupent du prélèvement
d'organes... ils avaient beaucoup de choses à faire, plutôt que de s'occuper de quelqu'un qui
était vivant alors bon...".
Mme E., épouse d'un homme victime d'un accident vasculaire cérébral, nous tient des propos

138Sque M, Long T, Payne S: Organ Donation: Key Factors Influencing Families' Decision-Making. Transplant
Proc 2005; 37:543–6

119
similaires : " Les médecins, ils vous expliquent certaines choses mais bon… ils ne sont pas là à
vous tenir la main... et puis ils ont aussi à faire, surtout dans ces services-là."
De tels témoignages ne vont certes pas dans le sens d'un usage pernicieux de l'empathie
comme d'une quelconque méthode d'influence des proches qui, manifestement, peuvent être
grandement négligés...

La synthèse de ces arguments a été réalisée par la revue de 34 travaux qualitatifs, ayant
inclus au total plus de 1000 proches confrontés à la question du prélèvement d'organes
post-mortem. Ralph et al139. ont pu identifier 7 thèmes récurrents7. Ces thèmes étaient
déclinés comme suit :
1. Compréhension d'une mort inattendue
a. Acceptation de la finitude de la vie
b. Ambiguïté du concept de mort encéphalique
2. Trouver un sens au prélèvement d'organes
a. Sauver des vies
b. Maintenir le donneur en vie dans le corps d'un autre
c. Satisfaire à une obligation morale
d. Faciliter le deuil
3. Craintes et suspicion
a. Motivations financières
b. Refus de la responsabilité de la mort
c. Manque de confiance dans le corps médical
4. Conflit décisionnel
a. Pression pour la décision
b. Participation familiale et consensus
c. Discordance interne au sein du groupe familial
d. Adhésion aux croyances religieuses
5. Vulnérabilité
a. Respect de la sensibilité des individus et rapports interindividuels
b. Sentiment d'écrasement par le pouvoir soignant et de dépossession de tout
pouvoir personnel

139Ralph A, Chapman JR, Gillis J, Craig JC, Butow P, Howard K, Irving M, Sutanto B, Tong A. Family perspectives
on deceased organ donation: thematic synthesis of qualitative studies. Am J Transplant 2014; 14:923–35

120
6. Respect du donneur
a. Honorer les souhaits du donneur
b. Préserver l'intégrité du corps
7. Besoin de mettre un terme au processus de prélèvement d'organes
a. Appréciation de la reconnaissance
b. Connaissance du devenir du receveur
c. Incertitude persistante vis-à-vis de la décision
d. Sentiment de rejet
Il est important de noter que cette revue synthétise les observations d'études réalisées, pour
la quasi-totalité d'entre elles, dans des pays dans lesquels le consentement au prélèvement
est explicite. Seuls 44 proches interrogés (sur plus de 1000...) étaient ressortissants d'un
pays dans lequel le consentement est présumé (Espagne et Suède). Il semble évident que le
vécu des proches n'est pas le même selon le mode de consentement. Dans les pays sous
régime opt-in, le statut de donneur du défunt ne prête pas à interprétation puisque, par
définition, il a été exprimé clairement (hard opt-in). Dans les pays sous régime soft opt-in ou
soft opt-out (cas de la France), le poids de la décision incombe inévitablement aux proches.

Forts de ces données, les soignants pourraient user de cette "méthode douce" pour tenter
d'influer sur la décision des proches, afin que celle-ci s'oriente vers la réalisation d'un
prélèvement d'organes. Cet acte de persuasion pourrait alors se confondre avec l'exercice
d'un bio-pouvoir, défini par M. Foucault comme un certain rapport entre le pouvoir et la vie :
dès la fin du XVIIème siècle, la vie de l'espèce humaine est devenue l'enjeu de stratégies
politiques, marquant le "seuil de modernité biologique d'une société"140. Ce biopouvoir agit
en sous-marin à l'insu des proches concernés, en régulant l'usage que la société peut avoir
des organes de ses défunts. Il aurait pour effet, non pas d'encourager, libéralement, les
citoyens sur la voie qu'ils auraient choisie si les circonstances avaient été réunies pour qu'ils
puissent prendre l'évidente bonne décision, mais bien plutôt de les orienter insidieusement
vers la voie que l'Etat a décidé qu'ils devaient emprunter pour le bien de tous. Plutôt que
d'une méthode douce, ne s'agirait-il pas au contraire d'une propagande forcenée ? Mais alors,
sur les pas de G. Agamben, qui propose de penser la vie comme un mode d'entrée en
résistance contre ce pouvoir étatique141, nous pouvons nous interroger quant à la légitimité

140 Foucault M. Histoire de la sexualité, t. I, La volonté de savoir. Paris : Gallimard, coll. TEL ; 1976.
141 G. Agamben (trad. Raiola M). Homo sacer. I, Le pouvoir souverain et la vie nue. Paris : Le Seuil ; 1997

121
de l'Etat dans l'exercice d'un biopouvoir qui nous contraint, après notre mort, à être prélevés
de nos organes. Le rejet du système de consentement implicite imposé par ce biopouvoir
serait acte de résistance politique.

3. Système anglo-saxon : consentement explicite

3.1. Bénéfices du consentement explicite

Comme nous l'avons précédemment évoqué - mais c'est un argument de poids ! - le


consentement explicite est le régime usuel en matière de soins médicaux et de recherche
biomédicale. Le consentement présumé qui régit le prélèvement d'organes en France est une
exception, justifiée légalement par le bénéfice pour autrui. Voyons donc à présent les
avantages que l'on aurait à adopter le système de consentement explicite requis pour la
dispensation des soins médicaux et pour la participation à une recherche biomédicale au
prélèvement d'organes post-mortem.

3.1.1. Bénéfice individuel

Le premier bénéfice d'un tel système de consentement est trivial : c'est le seul qui respecte
au mieux l'autonomie des personnes. Nous ne développerons pas davantage ici cet argument
évoqué précédemment.

3.1.2. Bénéfices pour les proches

Le bénéfice pour les proches est éminemment dépendant de l'absence d'incompatibilité


entre le souhait exprimé par le défunt et leurs propres convictions. Lorsqu’une telle
incompatibilité existe, et qu'en l'occurrence les proches s'opposent à un prélèvement des
organes d'un individu qui se serait prononcé clairement en faveur, aucun bénéfice ne peut
être attendu pour les proches. A contrario, en l'absence d'une telle incompatibilité, soit pas
accord parfait, soit par priorisation par les proches eux-mêmes de la volonté du défunt sur
les leurs, la soustraction des proches au processus décisionnel, dans des moments
particulièrement éprouvants, ne peut être perçue que positivement. Ceci semble
particulièrement vrai pour les proches incertains quant aux souhaits du défunt. Cette

122
incertitude face à l'injonction qui leur est faite de témoigner de la volition, y compris
supposée du témoin, peut être à l'origine d'un état de stress post-traumatique142, 143.
Néanmoins, même lorsque le proche semble connaitre les souhaits du défunt, le doute
culpabilisant, relatif au poids de la décision, ne peut s'empêcher de subsister. Mr B., dont la
compagne était décédée dans les suites d'une rupture d'anévrisme cérébral, nous confiait : "
Bien sûr, elle aurait dit "oui". Et on a dit "oui"; non pas en notre nom, mais en ce qu'on pensait
être le sien. Mais on culpabilise. Moi je culpabilise toujours. Je ne sais pas si, finalement, c'est
bien ce qu'elle voulait. Je n'en sais rien, je ne saurai jamais..."

3.1.3. Bénéfices pour les soignants

Certes, les soignants peuvent faire preuve de plus ou moins d'empathie. Mais peu ont la
capacité de rester totalement indifférents : être confronté à une telle douleur ne peut laisser
insensible. Et, être investi de la mission de les soumettre à la question n'est pas anodin, a
fortiori lorsque les proches sont dans l'incertitude. Avoir à pousser les proches dans leurs
retranchements peut s'avérer culpabilisant pour le réanimateur ou le coordonnateur chargé
du recueil de témoignage, qui se sent alors comme un " marchand de tapis ", qui a obligation
de vendre son discours, y compris à celui qui ne veut surtout pas l'entendre. Ils peuvent
alors être convaincus de faire du prosélytisme, d'arracher un "oui", quitte parfois à offenser
la mémoire du défunt.... A notre connaissance, le vécu des soignants confrontés à l'abord des
proches dans de telles circonstances n'a jamais fait l'objet d'études publiées. Néanmoins, il a
été démontré que les soignants qui apportent un soin qu’ils jugent inapproprié ont un désir
accru de changer de profession, une contrainte professionnelle plus lourde et une
satisfaction au travail plus altérée. Ces résultats transposés à l'équipe de coordination, on
peut émettre l'hypothèse qu'un "refus limpide vaut mieux qu'un consentement arraché dans
la confusion, obtenu au forceps, et regretté quinze jours plus tard"144 sera moins pourvoyeur
d'épuisement professionnel.

142 Merchant SJ, Yoshida EM, Lee TK et al. Exploring the psychological effects of deceased organ donation on
the families of the organ donors. Clin Transplant 2008; 22:341-47
143 Kesselring A, Kainz M, Kiss A. Traumatic memories of relatives regarding brain death, request for organ

donation and interactions with professionals in the ICU. American Journal of Transplantation 2007; 7:211-217
144 de Kérangal M.. Réparer les vivants. Paris : Gallimard, Coll; Verticales ; 2014, p132

123
3.1.4. Bénéfices pour la société

Comme l'affirme S. Rameix145, le consentement aux soins représente un triple contre-


pouvoir octroyé à la société :
- contre-pouvoir au "technocosme", en rendant sa place aux personnes qui partagent le sens
donné à l'action et en évinçant la technique systématique dépourvue de signification et de
valeur.
- contre-pouvoir au biopouvoir politique qui, légalement, autorise prioritairement les
médecins à intervenir sur le corps malade. Comme le rappelle D. Thouvenin, juriste, citée par
S .Rameix, "ce qui autorise un médecin à intervenir sur le corps malade, ce n'est nullement le
consentement de ce dernier mais l'autorisation de la loi ". Néanmoins, l'évolution de notre
société, et du développement du pluralisme culturel, politique et religieux qui l'accompagne,
rend de plus en plus improbable une définition universelle du bien dont l'Etat pourrait se
rendre garant. Le paternalisme étatique assuré par une législation verticale (l'Etat décide,
au-dessus des citoyens) est donc mis à mal. Aujourd'hui, on lui préfère les dispositions
législatives horizontales qui promeuvent la participation citoyenne, a fortiori lorsqu'il est
question du propre bien du citoyen qu'il est le seul à pouvoir définir.
- contre-pouvoir à la mort, devenue un tabou social. Consentir à son devenir post-mortem,
c'est redonner du sens à la mort pour conjurer cette perte de sens dont notre société actuelle
souffre de façon évidente.

Le consentement explicite constituerait alors une réponse de la conscience morale face à ces
“parasitages” pervers du principe de bienfaisance.

3.2. Critiques du consentement explicite

3.2.1. Le consentement ne constitue pas une justification

Certes, dans bon nombre de situations, le consentement est un préalable requis à l'action. Il
en va ainsi de l'acte sexuel partagé, qui nécessite le consentement mutuel des partenaires. Le
consentement est également requis en matière de soins dispensés à un individu conscient ou
auquel proposition est faite de participer à une recherche biomédicale. Pour autant,

145 S.Rameix. In : C. Louzoun, D.Salas. Justice et psychiatrie: normes, responsabilité, éthique. Paris : Eres ; 1998

124
l'obtention du consentement de celui qui constitue l'enjeu de l'acte ne justifie pas l'acte per
se, et ne relève pas l'acteur de sa responsabilité pénale. Ainsi, une demande d'euthanasie est
encore à ce jour en France assimilée à un homicide volontaire et donc passible d'une peine
de réclusion à vie. Si le consentement suffisait à légitimer une action, cela reviendrait
incontestablement à enlever tout fondement normatif au consentement, en admettant que
"tout est légitime à condition que ce soit possible pour un individu". Or le consentement peut
être très spontané, non réfléchi, traduction d'un vouloir instantané. Il peut donc ne pas être
en conformité avec les critères aristotéliciens d'éthicité d'une action jugée bonne lorsqu'elle
peut être justifiée par des raisons et des principes moraux, et non pas seulement par des
désirs et des préférences de celui qui consent. Car comme l'affirme P. Pharo, cité par M.
Marzano "Il est essentiel de distinguer la légitimité prima facie, fondée sur un consentement
du moment, d'une légitimité juste et objective, sous toutes les descriptions disponibles, qui
transcende le consentement subjectif"146.
A cela s'ajoute le fait que le consentement peut avoir été abusé, extorqué. Par nature
contractuelle, le consentement s'entend dans un climat établi de confiance, partagée dans sa
réciprocité, entre les acteurs. Mais cette confiance peut être allouée à mauvais escient :
comment les citoyens pourraient-ils acquérir la certitude qu'il n'y aura aucune malversation
dans la gestion des organes dont ils ont consenti au prélèvement ?
La légitimité éthique d'une action doit donc en passer par des raisons explicatives des
motivations à l'origine de l'action. Et le simple consentement ne peut être considéré comme
une explication donnée à l'acte et ne peut donc suffire à justifier cet acte.

3.2.2. Impossibilité du consentement du défunt

Un consentement explicite peut concerner un don réel ou un don idéel. S'agissant de


donneurs décédés (et contrairement au cas des donneurs vivants), le don d'organes
appartient nécessairement à la catégorie des dons hypothétiques : d'une part, parce que le
don n'est pas d'actualité (temporalité incompatible) ; d'autre part, parce que les conditions
de réalisation ne sont que rarement requises, la mort encéphalique ne représentant
qu'environ 2% des circonstances de décès (matérialité incompatible). Le don réel procède
d'un acte de donation, le don hypothétique ne nécessite pas d'autre engagement que celui
d'une éventuelle promesse de don, comme c'est le cas pour les levées de fonds télévisées

146 Marzano M. Je consens donc je suis. Paris : PUF Coll. hors collection ; 2006, p 38

125
(Teléthon...). De plus, le don hypothétique peut évoluer dans le temps, être reconsidéré, car il
appartient au futur ; le don actuel, par définition exécuté, ne peut être rattrapé, car il
appartient d'ores-et-déjà au passé. De fait, à moins d'avoir explicitement confirmé mon
souhait de donner nos organes au moment de mourir, on ne peut que présumer du fait que je
n'ai pas inversé mon souhait de donner mes organes entre l'instant où j'ai explicitement
consenti au prélèvement post-mortem de mes organes et l'instant de ma mort. Finalement,
le système du consentement explicite n'est-il pas un système de non-opposition présumée
qui s'ignore ? Le système pâtirait alors des mêmes inconvénients, augmentés de celui de
contraindre les individus à se confronter à leur propre finalité, alors même que le droit
prévoit un droit de "ne pas savoir", un droit au refus de l'information.
Outre l'aberration théorique du consentement explicite, l'organisation pratique peut
également poser des difficultés réelles et constituer une impossibilité pour certains. De fait,
l'expression du consentement nécessite d'être enregistrée et rendue accessible aux
soignants lorsque la situation est potentiellement compatible avec un prélèvement. En
France, il pourrait d'agir d'un dossier médical informatisé, crypté au sein de la puce insérée à
la carte Vitale. Aux Etats-Unis, le choix de l'individu est mentionné sur son permis de
conduire. Mais l'expression des plus démunis, sans domicile fixe ou étrangers en situation
irrégulière n'est pas simple à enregistrer : tous les individus ne sont pas détenteurs d'un
permis de conduire ou d'une carte de sécurité sociale...

A l'opposé des défenseurs du consentement explicite obligatoire, certains considèrent que la


possibilité de ne pas consentir est la garante de la démarche non contraignante du
prélèvement d'organes, qui l'extrait de toute politique totalitaire et qui, ainsi, conditionne la
durabilité sociale et l'acceptabilité sociétale de cette pratique. De fait, lorsque place n'est
plus accordée au débat, à la délibération, les tensions notamment éthiques portées par
certaines pratiques ne sont plus portées au grand jour et les risques de dérapage ne peuvent
plus être contrôlés.
Les arguments en faveur d'un consentement implicite et explicite peuvent donc continuer
d'être opposés. Certains ont résolu le dilemme en proposant une voie différente : celle de ne
plus se préoccuper ni des volontés ni du défunt, ni de celles de ses proches.

126
4. Alternatives au consentement : appropriation étatique des corps

Jusqu’à présent, nous n'avons envisagé le prélèvement d'organes que sous l'angle d'un don
communautaire, tel un cadeau que peut offrir directement un individu à un autre, que ce
cadeau soit consenti par le défunt ou par ses proches, implicitement ou explicitement.
Autrement dit, nous avons considéré le "don d'organes" sous l'angle d'un geste individuel
altruiste avéré, tel que P. Ricœur pouvait l'envisager. Pourtant, de nombreux auteurs ont
défini le "don d'organes" comme un don sociétal en argumentant que, contrairement au don
communautaire, le "don" d'organes implique que la transaction se fasse indirectement, par
l'intermédiaire de la société. Selon P. Steiner le don sociétal "se trouve dans une
configuration sociale différente du fait que le donneur et le receveur ne sont pas liés par des
relations personnelles"147. C'est donc en réalité la société qui se fait donatrice d'un bien, qui,
par conséquent, n'est plus un bien privé mais un bien sociétal148. Mettant en scène
l'organisation hospitalière, ce don sociétal peut même être plus spécifiquement qualifié de
don "organisationnel"149. L'organisation hospitalière garantit alors une allocation juste des
organes, sans préférence individuelle de la part du donateur. Les conditions d'allocation des
organes sont uniquement circonstances-dépendantes (les raisons exclusivement médicales
qui ont promu le receveur en tête de liste) et non pas personne-dépendantes, choisies selon
les préférences du défunt ou de ses proches.
Si l'on pousse le raisonnement un peu plus loin, force est de constater que l'organisation
hospitalière n'est autre qu'une organisation étatique. De même, l'Agence de la Biomédecine,
en charge de la répartition des organes à greffer et donc de la priorisation des receveurs
selon les seuls critères circonstanciels et non personnels précédemment évoqués, est elle-
même un organisme étatique. La conclusion logique est donc que le don organisationnel
implique largement l'Etat, en qualité de donateur. Et si l'Etat peut donner, c'est
nécessairement après s'être approprié les corps des défunts, ou au minimum s'être octroyé
un droit de disponibilité de ces corps. Ainsi, il semble finalement plus exact d'envisager les
dons d'organes sous la forme d'un sacrifice collectif au profit de la société, mandaté par
l'Etat, dans le cadre d'une patrimonialisation étatique des corps, telle que l'ont défendu J.

147 Steiner P. Sociologie de l’acteur ou de la relation ? Le cas du don d’organes. Revue européenne des sciences
sociales. 2001;XXXIX(121):111–24.
148 Kluge EH. Designated organ donation: private choice in social context. Hastings Cent Rep. 1989

Sep;19(5):10–6.
149 Steiner P. Sociologie de l’acteur ou de la relation ? Le cas du don d’organes. Revue européenne des sciences

sociales. 2001;XXXIX(121):111–24.

127
Harris ou F. Dagognet.
Dès 1975, J. Harris, dans son célèbre article provocateur "the survival lottery"150 avait
imaginé un système de réquisition des corps. Son imagination était pour le moins radicale,
puisqu'il émettait l'hypothèse qu'un citoyen bien portant (ou pas, peu importait...) puisse
être tiré au sort et doive être tué, pour être prélevé de ses organes. Ainsi, plusieurs malades
en attente de greffon pourraient être prolongés d'une certaine quantité de vie au prix d'une
seule. Ce système était selon lui parfaitement juste puisque chacun encourrait le même
risque de se voir condamner à être "donneur", ce risque vital étant par ailleurs bien inférieur
à celui que chaque citoyen rencontrait quotidiennement en traversant la rue... De plus, ce
système était bénéfique pour l'ensemble de la société car il permettrait de réduire
considérablement le taux de mortalité, en épargnant la vie de nombreux malades en attente
insatisfaite de greffons, moyennant la perte d'un seul individu. Correctement expliqué aux
citoyens, J. Harris ne doutait pas que ceux-ci puissent adhérer pleinement à ce projet en
faveur du Bien commun.
Adoptant une attitude toute aussi transparente, F. Dagognet proposait d'évoquer clairement
la "nationalisation des corps", à l'instar de la mobilisation des hommes en temps de guerre.
De fait, les Etats se sont de tout temps octroyé le droit d'utiliser les corps des jeunes hommes
sans leur demander vraiment leur avis, et de les rendre à leur foyer avec potentiellement des
membres ou des organes en moins (qui, pour ceux-ci, n'auront pas même pu profiter à
d'autres) ou, au pire, d'avoir même consommé leur vie. F. Dagognet défendait la conviction
que “les organismes appartiennent à la puissance publique” ; il affirmait qu'il fallait
“nationaliser les corps” et permettre à l'Etat bienfaisant d'user de son pouvoir d'en disposer
pour les transplanter : “Je t’ai permis de naître, je t’ai protégé, surveillé, éduqué, entouré. A
partir du moment où tu cesses de vivre, abandonne-moi ton cadavre ! Et tu faciliteras, à
travers moi, la santé de tes descendants”151 . Cette patrimonialisation étatique des corps
peut être assimilée à un “impôt de solidarité”, bien que non strictement obligatoire, mais
néanmoins très encouragé : certes, il persiste un droit d'opposition ; mais, d'une part le don
d'organes s'inscrit comme priorité nationale dans la loi de bioéthique et, d'autre part, le
maintien du régime de consentement implicite priorise le don sur le refus de don.
Le prélèvement d'organes serait alors exclu du champ du don individuel ou organisationnel
pour entrer dans le champ de la réquisition au nom du collectif et du solidaire.

150 Harris J. The survival lottery. Philosophy. 1975;50:81–7.


151 Dagognet F. La maîtrise du vivant. Paris : Hachette ; 1988, p. 188

128
Il est évident que cette conception du Bien commun est très éloignée des conceptions
modernes individualistes qui défendent avant tout l'autonomie voire l'autodétermination,
c'est-à-dire les libertés individuelles non normées, non partagées par l'ensemble des
citoyens, et l'individualisme, éventuellement même au détriment des valeurs partagées. Au
XXIème siècle, la démocratie n'est qu' "un simple contrat formel"152 au sein duquel il n'y a
pas de place pour les res publica. Néanmoins, on peut s'interroger sur le fait que la défense
de ces libertés individuelles cimente notre communauté républicaine, que l'on souhaiterait
constituée de personnes singulières plus que d'individus. La Liberté n'est-elle pas ici en
opposition potentielle avec la Fraternité ? Peut-être ce constat est-il inhérent, comme
l'affirme S. Rameix153, à l'évolution de nos droits-libertés fondamentaux, inscrits dans la
Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, vers les droits-créances, ordonnés
par le Préambule de la Constitution de 1946, qui obligent les tiers à l'égard des individus.
Ainsi donc il ne s'agit plus seulement d'avoir le droit de mais aussi le droit à. En matière de
Santé et de soins, la France est un pays qui a opté pour l'un des systèmes les plus solidaires
au monde, mixant les systèmes bismarckiens et beveridgiens154. Il s'agit d'un système
d'assurance obligatoire, redistributif égalitaire maximal dans la mesure où les cotisations
sont proportionnelles aux revenus, garantissant ainsi une égalité d'accès aux soins. Cette
égalité est assurée d'une part en ouvrant la voie d'une redistribution verticale des richesses
des riches aux pauvres, y compris vers les non-travailleurs qui ne bénéficient d'aucun
revenu, et d'autre part grâce à l'uniformisation territoriale de la dispensation des soins.
Théoriquement, la politique de soins française est donc bien celle de la disponibilité pour
chacun du traitement connu pour être efficace. L'obligation créée par les droits-créances
impliquerait, en l'occurrence, que les malades en attende de greffon puissent assurément le
recevoir, tout comme aujourd'hui les sans-logis ont droit à un logement (du moins dans la
théorie légale...). La garantie de ce droit devrait indubitablement passer par une socialisation
des organes, au nom de la primauté de la maximation du bien-être collectif sur la satisfaction
du besoin individuel. Il s'agit là de la définition même de l'utilitarisme égalitariste.
Si cette politique est dénoncée par certains penseurs anti-utilitaristes, elle est largement
défendue par d'autres, et parfois même de façon encore plus radicale. C'est l'opinion

152 Assemblée Nationale. S.Rameix, p70 In : Rapport d’information fait au nom de la mission d’évaluation de la
loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie et présenté par M. Jean
Leonetti.. [en ligne] http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/rap-info/i1287-t2.pdf.
153 Ibid
154 Letourmy A. Les politiques de santé en Europe: une vue d’ensemble. Sociologie du travail. 2000;42(1):13–30.

129
développée notamment par S. Giordano : “Dès que la personne décède, son corps doit être
automatiquement tenu pour une chose publique”155, car les souhaits exprimés de son vivant
par le défunt n'existent plus : ils ont disparu avec lui. Et son corps n'appartient pas non plus
à ses proches qui ne peuvent donc pas être, théoriquement, davantage décisionnaires que lui,
bien que vivants. Finalement, S. Giordano conclut que si les souhaits des proches doivent
effectivement être respectés, ce n'est certainement pas en regard d'un droit de possession
quelconque du corps de leur proche, ni d'un droit autre que celui de ne pas être violentés
psychologiquement par une décision d'offrir en sacrifice communautaire le corps de leur
être cher perdu. Ces arguments sont proches de ceux que F. Dagognet a pu défendre dans
plusieurs de ses écrits et notamment dans Pour une philosophie de la maladie156.

Néanmoins, l'adoption d'un tel système pourrait, selon E. Hirsch, "porter atteinte à la
signification profonde d’un don au motif invoqué d’un intérêt supérieur (“une priorité
nationale”) qui en altèrerait sa portée tout autant que son acceptabilité sociale." 157 D'autres
y voient un outrage potentiel porté à la dépouille du défunt, si celui-ci s'était déclaré opposé
au démantèlement de son corps.
Mais pourquoi serait-on si choqué par cette pratique de prélèvement d'organes systématisés
sur les corps des défunts, ordonné par l'Etat au bénéfice des citoyens qui nécessitent un
greffon, voire auxquels on pourrait aller jusqu'à prêter un droit-créance à un greffon, alors
que, par ailleurs, l'autopsie judiciaire ordonnée par le Parquet et qui ne prend pas davantage
en compte ces mêmes souhaits du défunt, ne semble pas, elle, soulever autant de
polémiques ? Est-ce seulement parce qu'il semble impossible de s'opposer à l'organe
judiciaire ? Pourtant, le législateur a pris la précaution d'imposer aux médecins qui ont
prélevé des organes dans un but thérapeutique, contrairement aux médecins légistes, la
meilleure restauration possible du corps158. De fait, les corps, qui font l'objet d'une enquête
criminelle en cas de mort violente, sont mis de façon autoritaire et incontestablement à la
disposition des enquêteurs au nom du bien collectif, afin que justice puisse être rendue.
Pourquoi santé ne pourrait-elle être rendue obligatoirement à ceux qui la nécessitent, elle
aussi?

155 Giordano S. Is the body a republic? J Med Ethics. 2005;31:470–5.


156 Dagognet F., Petit P. Pour une philosophie de la maladie. Paris : Les Editions textuel ; 1996.
157 Espace Ethique Ile de France. Ressources. [en ligne] http://www.espace-
ethique.org/ressources/editorial/ne-pas-trahir-les-valeurs-du-don-d’organes
158 Légifrance. Code de la santé publique. Article L1232-5 [en ligne]

http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006072665&idArticle=LEGIARTI0
00006686164&dateTexte=&categorieLien=cid

130
Nous avons précédemment développé l'argument de B. Saunders qui défend l'idée d'un
"consentement normatif", arguant du fait que ne pas consentir à être prélevé de ses organes
n'était pas moral, à de rares exceptions près. L'annihilation de la nécessité du consentement,
quelle qu’en soit la forme, équivaudrait à l'appropriation sociétale des corps qu'évoquait J.
Harris ou à la "nationalisation des corps" de F. Dagognet. En réponse à cet argument, M.
Potts accusa B. Saunders de proposer là purement et simplement "une recette pour le
totalitarisme" 159 , c'est-à-dire de vouloir faire coïncider les lois imposées par un
gouvernement avec une certaine idée de la volonté générale rousseauiste qui viserait "le
Bien commun". Cette proposition ne semble pas compatible, aux yeux de M. Potts, avec un
régime politique démocratique160.

159 la traduction par "recette pour le totalitarisme" ne met pas en valeur le jeu de mot entre "recipe" qui signifie
"recette de cuisine" et "recipient", qui signifie "receveur" d'organe
160 Potts M, Verheijde JL, Rady MY, Evans DW. Normative consent and presumed consent for organ donation: a

critique. J Med Ethics. 2010 Jul 27;36(8):498–9.

131
III. Gratuité

La gratuité est le troisième principe sur lequel repose l'activité de prélèvement d'organes
que nous nous proposons de discuter.
A. Fagot-Largeault et P. Amiel, dans leur rapport d'enquête sur les pratiques et conceptions
de l'information et du recueil du consentement dans l'expérimentation sur l'être humain,
affirment qu' " il est capital (...) de bien saisir la rationalité qui organise juridiquement la
gratuité “161. Il en va assurément de même en ce qui concerne la gratuité dans le domaine du
prélèvement d'organes.
Le vocable "gratuité" est défini soit 1) par le caractère de ce qui est fait ou donné, de ce dont
on peut profiter, sans contrepartie pécuniaire ou sans recherche de compensation, soit 2)
par le caractère de ce qui ne repose sur rien, de ce qui n'est pas fondé, justifié ou de ce qui
est fait sans but déterminé, de ce qui ne sert à rien162. Il est évident que dans le cadre qui
nous préoccupe, nous nous intéresserons à la gratuité dans son premier sens, tel que défini
ci-dessus.
Il est probable que le second sens pourrait en conduire plus d'un à s'offusquer : il peut
sembler quelque peu incongru d'imaginer que lorsque l'on affirme que "le don d'organes est
gratuit", d'aucun puisse comprendre "le don d'organes est sans conséquence et n'a aucune
utilité" ! Cette interprétation n'est sans doute pas commune et c'est heureux car nous ne
devons certes pas oublier que la situation vécue par les proches est grevée d'un coût humain
véritable. Comme nous l'avons précédemment souligné dans le paragraphe concernant la
place des proches dans le régime de consentement, ce coût semble d'autant plus important
que les proches sont en situation d'incertitude quant aux souhaits réels du défunt. La
décision prise trouve alors moins de sens que dans le cas où le défunt s'était expressément
déclaré en faveur du prélèvement de ses organes et que ses proches sont en capacité de
témoigner fidèlement de sa volition. Dans les cas d'incertitude, son coût s'en trouve, par
conséquent, majoré. Il ne s'agit certes pas là d'un coût financier, mais du coût inestimable
occasionné par la crainte indicible d'avoir trahi la mémoire d'un être cher. Et même en

161Fagot-Largeault A, Amiel P. Enquête sur les pratiques et conceptions de l'information et du recueil du


consentement dans l‘expérimentation sur l’être humain. 2000.
162 Centre National de Ressources Textuelles et Lexixales. Lexicographie. Gratuité. [en ligne]
http://www.cnrtl.fr/definition/gratuit%C3%A9

132
condition de connaissance de la position de donneur du défunt, "gratuité" ne doit pas
impliquer "perte de toute valeur du don". De fait, la suppression de la nécessité d'aucune
forme de consentement ou de recherche d'opposition au prélèvement, en le conformant à la
norme, telle que l'ont proposée J. Harris, F. Dagognet ou S. Giordano, annihilerait de facto la
conscience de ce coût existentiel inhérent au don d'organes.
Néanmoins, lorsque l'on évoque la gratuité dans le cadre du prélèvement d'organes, c'est
communément au premier sens que l'on se réfère intuitivement : le principe de gratuité
empêche toute forme de contrepartie, toute forme de "contre-don" comme l'exprimerait M.
Mauss, du donneur, vivant ou mort, ou de qui que ce soit d'autre, personne physique ou
morale, individu ou institution, et ce, quel que soit le mode de contrepartie envisagé (argent,
avantage en nature, privilèges...).

Le don présuppose lui-même l'appropriation de l'objet du don : on ne peut donner que ce


que l'on possède. Est-on de fait propriétaire de ses propres organes ? Si tel est le cas,
pourquoi ne pourrait-on envisager une quelconque forme de rémunération du "don"
d'organes ? Pourquoi les organes ne pourraient-ils être considérés comme des biens
soumettables au marché de l'offre et de la demande ? Autrement dit, le principe de gratuité
est-il incontournable ?
Avant d'envisager le débat qui oppose les partisans du respect inconditionnel de ce principe
de gratuité à ceux qui défendent l'autorisation d'un marché des organes, il nous faut
prioritairement nous interroger sur les fondements philosophiques sur lesquels il repose.

1. Fondements philosophiques de la gratuité

S'il fallait l'exprimer en une unique phrase, on pourrait affirmer que le fondement
philosophique de la gratuité relève de l'identification du soi et du corps. Par ailleurs,
trivialement, on ne peut donner que ce que l'on possède. La question est donc simple, tout
du moins dans son expression : sommes-nous réellement les propriétaires de notre corps,
conformément à l'intuition forte que nous portons généralement ? Et parmi les biens que
nous possédons, notre corps est-il un bien patrimonial ? Autrement dit, est-il à considérer
comme un bien aliénable, dont on peut se séparer au profit d'un autre ? Et dans cette
hypothèse, la valeur marchande de ce bien aliénable peut-elle être appréciée ? Mais si l'on

133
admet un principe de non-patrimonialité du corps humain, alors l'activité de prélèvement
d'organes basée sur le don ne relève-t-elle pas d'une aporie ? Sauf éventuellement à
considérer que le corps puisse être entendu comme un bien extra-patrimonial, dont la valeur
marchande ne saurait être déterminable, mais dont pour autant l'individu pourrait disposer
selon sa volonté, comme il le fait de son temps "libre", qu'il peut mettre gratuitement à la
disposition d'autrui en participant à des actions caritatives... Il faudrait alors considérer que
le corps puisse disposer d'un statut particulier.
Quel est l'enjeu de ces considérations ? Comme prévient D. Thouvenin, juriste, "si
l'identification du corps de la personne empêche de traiter ce corps comme un objet, la
séparation des organes du corps humain les objective en en faisant des produits détachés de
la personne : le risque est donc de les considérer comme appropriables”163. Il s'agit alors
d'éprouver ce risque et de s'interroger sur les conséquences potentielles de l'appropriation
effective ou non des organes par la personne dont le corps est constitué de ces organes.
Bien sûr, il s'agit là de concepts juridiques. Pour autant, ces concepts reposent sur des
fondements philosophiques. C'est probablement d'ailleurs la confusion des domaines
juridiques et philosophiques qui rend bien confuse l'appréhension de cette question : très
souvent, amalgame est réalisé entre les notions philosophiques de la personne (et de son
rapport avec son corps constitutif) et de la notion juridique de propriété.
Nous avons précédemment établi que la pratique du prélèvement d'organes per se imposait
une certaine conception dualiste de la personne, c'est-à-dire de pouvoir conceptualiser le
corps et l'esprit comme deux substances différentes, et séparables. Si on adopte une telle
conception dualiste du corps et de l'esprit, alors quel argument fondamental peut-on
opposer à considérer le corps et a fortiori le cadavre comme un bien, objet potentiel de
transaction marchande ? Pour autant, dire que le corps et l'esprit sont deux substances
différentes, séparables dans l'espace, ne revient pas à dire que le corps est aliénable : même
s'ils sont de nature différente, esprit et corps peuvent entretenir des rapports indissociables,
y compris par-delà la mort....
Selon la conception de nombre d'individus, ces parties demeurent interconnectées, non pas
par la glande hypophysaire comme le pensait R. Descartes, mais par l'humanité même qui
caractérise l'individu Homo Sapiens. Ainsi, si le corps et l'esprit sont fortement liés, qu'ils
sont conceptuellement indissociables, alors le corps enferme la personnalité de l'individu en

163 Thouvenin D. Don et/ou prélèvement d'organes. sosan. 1997;15(1):75–97.

134
lui et toute atteinte portée au corps revient à porter atteinte à cet individu lui-même. Cette
interaction persistante est donc à l'origine de l'interdiction morale de l'appropriation du
corps, de sa considération comme un bien patrimonial et aliénable. En conséquence, il ne
pourrait en aucun cas faire l'objet d'une tractation marchande quelconque. Par contre, au
nom de cette humanité-même, et, de par un acte altruiste caractéristique, selon certains, de
l'espèce humaine164, il pourrait être détaché seulement matériellement de l'esprit et alors
cédé gratuitement.
Il ne s'agit donc pas encore ici de discuter du mode de transfert des organes depuis le ou les
donateurs vers le ou les donataires, mais bien de considérer la qualification de l'organe en
tant que "ressource" et de considérer si cette ressource peut et doit être estimée dans sa
valeur marchande.

1.1. Non-propriété, non-patrimonialité, inaliénation, indisponibilité

L’être humain peut-il être reconnu comme propriétaire de son corps ? La question n'est pas
simple, mais elle se complexifie encore lorsqu'on étend le problème à la non-patrimonialité
du corps ou à son inaliénabilité ou encore à son indisponibilité. Il semble nécessaire
d'éclaircir ces concepts.

C'est classiquement à J. Locke que l'on doit le fondement philosophique du droit de propriété
(property), comme garantie de la liberté individuelle à disposer de soi-même. Le philosophe
anglais évoque ainsi la propriété de soi165 :
"(...) chacun a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne
peut avoir aucune prétention. Le travail de son corps et l'ouvrage de ses mains, nous
le pouvons dire, sont son bien propre. Tout ce qui a été tiré de l'état de nature, par sa
peine et son industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été
acquis par cette peine et cette industrie”

164 En réalité, l'altruisme n'est pas propre à l'être humain : des actes altruistes ont été reconnus au sein du

règne animal non humain. Par exemple les chauves-souris ayant fait bonne chasse qui partagent leur
nourriture avec celles revenues bredouilles au risque de manquer de nourriture pour elles-mêmes, les singes
Chlorocebus pygerythrus qui préviennent leur groupe de la présence d’un prédateur au risque d’attirer
l’attention du prédateur sur eux, etc...
165 Locke J. (Trad. Mazel D.) du Second traité du gouvernement civil, 1725, chapitre V § 27 In Traité du

gouvernement civil . Paris : Flammarion, coll. GF ; 1999

135
La propriété de soi ne concerne donc pas directement la propriété de son corps, mais la
propriété de ce qui peut émaner de soi. Le soi, dans son nouveau concept, est susceptible de
s'étendre aux objets dans leur ensemble, dans la mesure où ils sont appropriables et que l'on
s'en est approprié. 166
Bien sûr, il convient encore de considérer les modalités sous lesquelles des objets extérieurs
sont appropriables. En effet, si je cultive une terre qui ne m'appartient pas sans l'accord de
son propriétaire légitime, il est évident que je n'ai aucun droit à revendiquer les fruits de ce
travail-puisse que, dès le départ, je n'ai pas légitimement le droit de mêler mon travail à
cette terre. Or J. Locke affirme également que les hommes sont propriété de Dieu. La
disposition de soi peut alors ne pas être sans borne, si on considère que, propriété de Dieu,
les hommes ne sont pas légitimes pour user librement du bien d'Autrui, en l'occurrence de
Dieu, et donc pas d'eux-mêmes167.
Dans la lignée de J. Locke, A. Smith, considère que l'individu est propriétaire de sa personne
et des fruits de son ouvrage, dont la valeur peut être définie en fonction de la durée du
travail qui a été nécessaire à sa fabrication. Encore faut-il distinguer valeur marchande et
valeur d'utilité. Selon K. Marx, la valeur d'un bien est dépendante du rapport entre la force
de travail qui a été nécessaire à sa production et sa valeur marchande. Pour déterminer cette
dernière, il faut considérer sa valeur d'usage, relative aux besoins satisfaits par un bien et sa
valeur d’échange, relative à la quantité des autres biens que le bien peut permettre
d'acquérir, y compris monétaires168 . Le corps d'un individu ne pouvant a priori être tenu
pour le fruit de son labeur propre ni de celui d'un autre (sauf à considérer que l'homme est
le produit d'une œuvre divine...), on ne peut donc théoriquement lui attribuer une valeur
marchande.
L'histoire de John Moore, largement médiatisé sous le surnom de "l'homme aux cellules d'or",
illustre parfaitement cette distinction. Elle est rapportée entre autres par C. Lafontaine169.
Cette affaire date d'une trentaine d'années. C'est en 1976 que les médecins diagnostiquèrent
chez J. Moore une forme très rare de leucémie. Sans même avoir tenté d'obtenir son
consentement, ces médecins, très enthousiasmés par l'intérêt scientifique et potentiellement
commercial des cellules tumorales de ce malade, se sont entendus pour planifier une

166 Gharbi J-S, Sambuc C. Propriété de soi et justice sociale chez les libertariens. Cahiers d'Économie Politique.
2012;62:187.
167 Locke J. (Trad. Mazel D.) Du Second traité du gouvernement civil. chapitre V §27, 1725. In Traité du

gouvernement civil . Paris : Flammarion, coll. GF ; 1999


168 Marzano M. Je consens donc je suis. Paris : PUF Coll. hors collection ; 2006, p 125
169 Lafontaine C. Le corps marché. Paris : Seuil, coll.La couleur des idées ; 2014, p 98

136
recherche collective. Pour ce faire, ils ont décidé de tirer profit des ponctions de tissus et de
cellules qu'ils ont réalisé au cours des sept années de prise en charge thérapeutique du
malade : ils se sont partagé son sang, sa moelle osseuse, sa peau, son sperme... Après avoir
épuisé un certain nombre de traitements, il fallut finalement procéder à l'ablation de sa rate,
qui fut elle aussi l'objet de toutes les convoitises et d'un partage "équitable" entre les
différents médecins dès la fin de l'intervention chirurgicale. La lignée cellulaire tumorale de J.
Moore cultivée en laboratoire fit l'objet d'un dépôt de brevet en 1984. Ensuite, ils passèrent
une série de contrats avec Genetics Institutes, célèbre société de génie génétique, qui les
rémunéra en parts de capital, et avec Sandoz, qui devait assurer le développement et la
commercialisation des cellules. Quand John Moore pris par hasard connaissance de l'affaire,
le processus commercial était pratiquement achevé : ses médecins l'avaient ponctionné
régulièrement de 1976 à 1983, et ils étaient détenteurs d'un brevet d'une valeur estimée à
15 millions de dollars ! J. Moore, se considérant spolié, porta l'affaire devant la justice de
l'Etat californien. Mais il fut finalement débouté de tout droit financier, le juge estimant,
selon la sociologue américaine Sheila Jasanoff citée par C. Lafontaine, "qu'en eux-mêmes les
tissus ne possèdent aucune valeur économique, qu'ils sont en fait considérés comme des
déchets, comme de simples résidus corporels n'appartenant à personne. (...) Reconnus dans
la tradition de la Common law comme res nullius, ils sont désormais l'enjeu d'une logique
d'appropriation dont les contours économiques, juridiques et éthiques sont complexes et
mouvants. Si le juge avait reconnu à J. Moore un droit à une part des bénéfices obtenus grâce
à ses cellules, cette décision aurait eu pour conséquence de favoriser la commercialisation
du corps biologique en lui-même touchant ainsi à la dignité de la personne humaine." Ainsi,
c'est le labeur du chercheur, qui a cultivé artificiellement ces cellules et a su en exploiter les
potentialités scientifiques, qui a conféré aux produits biologiques humains leur valeur
marchande.
Mais n'est-ce pas contradictoire, voire quelque peu kafkaïen, d'autoriser le brevetage de
lignées cellulaires humaines cultivées in vitro, et par là-même d'autoriser la reconnaissance
de leur valeur marchande, mais d'interdire de considérer ces mêmes cellules comme une
marchandise tant qu'elles sont rattachées à un corps et en capacité d'auto-reproduction in
vivo? Même si cette reproduction cellulaire n'est pas le fruit d'un labeur conscient et
volontaire de J. Moore, n'en est-il pas moins la source de production et par conséquent le
propriétaire ? Contesterait-on la propriété d'une découverte fortuite, non programmée par
l'inventeur, au titre de son caractère involontaire ? Ou bien celle d'un bien fabriqué lors

137
d'une crise de somnambulisme, au titre de l'inconscience du fabriquant quant à sa
production ? Ou bien alors est-ce le caractère in vivo, autrement dit "partie du corps" qui
remet en question l'inappropriabilité des cellules de J. Moore ?
La considération du caractère "in vivo" du bien considéré n'est pas superflue, d'autant plus
qu'il apparait trivial de considérer, qu'aujourd'hui, le corps humain peut être l'objet de
transformations multiples. Ne pourrait-on alors envisager de breveter ces transformations
et, in fine, considérer l'ensemble de ce corps comme une marchandise potentielle ? C'est la
question que pose B. Edelman : "Pourquoi le corps ne pourrait-il lui aussi se transformer en
“moyen”, de sorte qu'on pourrait le sculpter, le modifier, le rendre adéquat à nos désirs ? En
deux mots, rien ne devrait s'opposer à ce que nous devenions l'inventeur de notre propre corps ;
il aurait alors un statut intermédiaire - point tout à fait chose, il serait au service de la
personne."170 Si tel était le cas, nous pourrions donc devenir les propriétaires de notre corps
transformé, inventé dans sa nouveauté et breveté. Mais, selon B. Edelman, encore faudrait-il,
pour affirmer notre qualité d'inventeur de notre propre corps, que nous soyons capables de
le "reproduire à l'identique", ce qui pour l'heure n'est pas encore le cas. Le sociologue en
conclut que nous ne sommes que les "producteurs" et non les "inventeurs" de notre corps, ce
qui n'apparait pas suffisant pour en revendiquer, selon lui, un droit de commercialisation.
Cette opinion nous a néanmoins éloignés de la définition originelle de J. Locke du droit de
propriété, qui n'exigeait pas d'être le concepteur de l'objet produit mais seulement de sa
production pour revendiquer la propriété du dit objet.
L'impossibilité de possession de son propre corps exclut-elle de facto la possibilité de
possession d'une personne, que cette personne soit soi-même ou un autre ? Là encore, le
débat est celui de la vision dualiste versus la vision moniste du couple esprit-corps. Les
esclaves, objets de marché, étaient possédés dans leur corporéité. De fait, n'étant pas
reconnus doués de raison, mais plus assimilés à des animaux, ce n'est pas leur personne qui
était appropriable mais bien leur force de production. On pourrait donc penser que le
caractère immoral de l'esclavage ne réside pas tant dans l'accession à la propriété de leur
corps que dans la non-reconnaissance de leur humanité. Par contre, si on reconnait la
qualité humaine d'une personne, alors, soit on la considère de par son esprit, véhiculé par un
corps, soit on la considère comme une entité indissociable esprit-corps. Dans le premier cas,

170 Edelman B. Ni chose ni personne. Le corps humain en question Paris : Hermann, Coll. Philosophie ; 2009, p
17

138
le corps, en qualité de moyen, peut être considéré comme un bien et donc faire l'objet d'une
transaction marchande; dans l'autre cas, cette éventualité n'est pas moralement
envisageable.

Le principe de non-patrimonialité est plus restreint que celui de non-propriété : il concerne


l'impossibilité de transmettre un bien par héritage. Il concerne donc un sous-ensemble des
biens que l'on possède, à l'exclusion des biens que l'on peut transmettre à ses descendants.
Qu'exprime-t-il ? Qu'il existe des "choses" que je peux posséder mais dont je ne peux pas
revendiquer un libre et plein usage. Ce principe découle directement de la vision moniste
d'indissociabilité de l'entité esprit-corps. En conséquence, je ne peux jouir de la pleine
propriété de mon corps : celui-ci n'est pas un objet tel qu'une caméra que l'on m'aurait
offerte à Noël, alors que j'en possède déjà une beaucoup plus performante, et que je
projetterais de vendre sur un site internet. Selon ce principe, je peux certes user de mon
corps comme je l'entends, je peux le soigner ou le meurtrir, mais je ne peux ni le détruire, ni
le transmettre à mes héritiers, ni le céder que ce soit à titre gratuit ou a fortiori contre une
quelconque rétribution financière ou autre, provisoirement ou définitivement : mon corps
est inaliénable.

Le concept d'inaliénabilité est particulièrement complexe du fait d'usages contradictoires du


terme, décryptés par P. Ricœur dans son article de l'Encyclopedia Universalis171. Dès le XIIIème
siècle et avant J.-J. Rousseau, le mot aliénation, de latin alienatio, appartient principalement à
la langue juridique et signifie la cession d'un bien possédé, que cette cession soit sous la
forme d'un don ou d'une vente. On peut également rapporter le terme à l'étymologie alienare,
au sens de rendre étranger, hostile. Dans ce sens juridique de l'aliénation-vente, le
développement du concept s'est fait dans le sens d'une abstraction croissante de la relation
par rapport aux choses échangées. Avec J.-J. Rousseau, le concept d'aliénation est influencé
par la philosophie du contrat. Avant lui, T. Hobbes avait préconisé que les citoyens
abandonnent (give up) au souverain leur droit naturel à se gouverner eux-mêmes et leur
liberté originelle source d'insécurité (reprenant la locution de Plaute "l'homme est un loup
pour l'homme"), en échange de la garantie par ce même souverain, désormais détenteur du
pouvoir, d'assurer la paix et la sécurité. Ce contrat entend donc l'aliénation de vente sous la

171Encyclopædia Universalis. Ricœur P., « Aliénation ».


[en ligne] http://www.universalis.fr/encyclopedie/alienation/

139
forme fondamentale d'un échange. Dans son contrat social, J.-J. Rousseau préconise que
chacun se désiste, non plus en faveur d'un individu contractant – le souverain – mais en
faveur de la volonté de tous : il recommande " l'aliénation totale de tout associé avec tous ses
droits à toute la communauté ; car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition
est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse
pour d'autres. De plus, l'aliénation se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle peut
l'être et nul associé n'a plus rien à réclamer. Car s'il restait quelques droits aux particuliers,
comme il n'y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun,
étant en quelque sorte son propre juge, prétendrait bientôt l'être en tous ; l'état de nature
subsisterait et l'association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine”172. Avec J.-J.
Rousseau, le concept d'aliénation est grandement modifié : comme l'analyse P. Ricœur,
"Chacun, en se donnant à tous, ne se donne à personne et gagne l'équivalent de tout ce qu'il
perd, puisqu'il n'y a pas de contractant sur lequel il n'acquière le même droit que celui qu'il
cède." 173 ; Ainsi, le concept conserve une valeur positive : "Certes l'aliénation est une perte,
mais dans l'échange cette perte est compensée. (...) Cette conviction elle-même trouve une
certaine base dans les aspects subjectifs de l'aliénation-vente et de l'aliénation-contrat ; la
vente et l'échange, et a fortiori la cession d'un droit naturel, d'une liberté sauvage, affectent la
volonté d'une certaine perte ressentie comme telle : un sacrifice d'intérêt ou de jouissance,
c'est-à-dire un affect négatif, est échangé contre un affect positif. Ce jeu affectif de perdre et
d'acquérir marque le passage possible entre les aspects extérieurs de l'échange chose contre
chose et la conscience de soi impliquée dans l'abandon et le renoncement.".
Néanmoins, G. Hegel dénoncera l'extension du domaine d'exercice du concept d'aliénation
du juridique au politique : on ne saurait “transporter les caractères de la propriété privée dans
une sphère qui est d'une autre nature et plus élevée”. S'emparant du concept, le philosophes
allemand en a développé deux autres sens à partir de l'étymologie du terme (alius, l'autre),
l'un renvoyant à la thématique de l'“étranger” et l'autre au thème de l'“extérieur”. Reprenant
la problématique de l'aliénation-contrat, il affirme “Je peux me défaire de la propriété
(puisqu'elle est mienne seulement dans la mesure où j'y mets ma volonté), et abandonner ma
chose sans maître, ou la transmettre à la volonté d'autrui, mais seulement dans la mesure où la
chose par nature est extérieure”. Ainsi, parce qu'elle désigne la perte de soi dans un autre,

172Rousseau JJ. Du Contrat social. Paris : Flammmarion, coll. GF ; 2011


173Encyclopædia Universalis. Ricœur P., « Aliénation ».
[en ligne] http://www.universalis.fr/encyclopedie/alienation/

140
l'opposition de soi avec soi-même, l'aliénation-extériorisation entraîne avec elle tout un
appareil conceptuel négatif, qui fera oublier le précédent. Le terme est désormais associé à la
notion de dessaisissement, de dépossession de soi-même, voire d'"extraénisation" selon
l'expression de J. Camatte. C'est, usant de ce sens, que K. Marx dénoncera dans ses
Manuscrits de 1944, en extrapolant le concept à la sphère économique, la perte du
travailleur dans sa production.
Certes P. Ricœur nous encourage à garder en mémoire que l'usage du concept d'aliénation
peut être particulièrement source de confusion, si on ne le référence pas à un contexte
juridique ou politique ou philosophique ou économique. Pour autant, dans le domaine qui
nous intéresse, c'est bien le sens particulièrement péjoratif auquel nous nous référons.
Lorsque nous affirmons que le corps est inaliénable, il s'agit bien d'interdire la soumission
extrême de soi-même à un autre, "l'extraénisation" de son propre corps aux besoins voire
aux désirs de l'autre, qu'elles que soient ses motivations. Cette aliénation interdit donc toute
cession sur le plan juridique, monétarisée ou non, mais elle va jusqu'à limiter la disponibilité
que je peux avoir de mon propre corps. Non seulement je ne suis pas propriétaire de mon
corps, non seulement je ne peux le céder à mes héritiers, mais je ne peux pas non plus en
disposer comme je l'entends puisqu'il m'est interdit de le mettre à la disposition soumise
d'autrui. Ce principe de non-aliénabilité est donc de loin le plus restrictif des trois principes
évoqués jusqu’à présent.
Mais il n'est encore pas aussi contraignant que celui d'indisponibilité du corps, qui restreint
son usage y compris par moi-même pour moi-même : je ne peux soumettre mon corps à moi-
même.

Il est communément fait référence à la philosophie kantienne pour éclairer l'impossibilité


d'exercer un droit à disposer de son propre corps, Car le corps “est en effet une partie de lui-
même et constitue, dans l'union est que soi, sa propre personne”174 : selon E. Kant, disposer de
son corps est équivalent à disposer de sa propre personne au risque de mettre à mal sa
dignité, valeur intrinsèque caractéristique de la personne, qui la distingue des choses : "ce
qui se rapporte aux inclinaisons et aux besoins généraux de l'homme, cela a un prix marchand ;
ce qui, même sans supporter de besoin, correspond à un certain goût. (...) Cela a un prix de
sentiments ; mais ce qui constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une fin

174 Kant E. Leçons d'éthique (1775-1780). Paris : Le livre de Poche, coll. Classiques de la philosophie ; 1997

141
en soit, cela n'a pas seulement une valeur relative, c'est-à-dire un prix, mais une valeur
intrinsèque, c'est-à-dire une dignité. Or la moralité est la condition qui seule peut faire qu'un
être raisonnable est une fin en soi ; car il n'est possible que par elle d'être un membre
législateur dans le règne des fins. La moralité, ainsi que l'humanité, en tant qu'elle est capable
de moralité, c'est donc là ce qui seul a de la dignité”175. Selon le philosophe allemand, le corps
représente donc une partie intégrante de la personne en tant que condition de la vie et il ne
peut pas être détruit ou utilisé, de même que la personne ne peut ni se détruire ni s'utiliser,
au risque de voir sa dignité en être altérée. Le respect de ce principe interdit donc
l'éventualité du suicide, la prostitution ou la gestation pour autrui. La conséquence en est
une obligation de soumission de l'individu à des normes d'humanité, qui s'oppose au
principe de liberté personnelle. Néanmoins, selon M. Marzano, cette interprétation est
erronée : "Lorsque Kant parle de la dignité (…), il ne prétend cependant pas soumettre
l'individu à quelque chose qui le transcende, à une instance objective qui définirait ce qui est
humain et ce qui ne l'est pas. La dignité dont il nous parle est celle qui appartient un être
humain à partir du moment où il justifie ses choix en s'appuyant sur une norme (nomos) qu'il
s'est donnée soi-même (autos) selon son jugement et sa raisons propres."176. Au contraire,
elle affirme que, selon le philosophe allemand, dignité et autonomie (au sens exercice de la
liberté individuelle) sont parfaitement liées, "le respect de la première [étant] nécessaire au
maintien de la seconde mais, inversement, celle-ci [étant] la garantie de celle-là"177.
La seule exception qu’E. Kant reconnaît à l'utilisation possible de son corps est constituée
par un péril vital : "on peut par exemple se faire amputer un pied s'il devient une menace pour
sa vie. Pour préserver notre personne, il nous est donc permis de disposer de notre corps."178.
Mais, bien entendu, E. Kant n'a pas pu explorer, au XVIIIème siècle, l'hypothèse de porter
atteinte à son propre corps du fait du péril vital encouru pas un autre. Autrement dit, suis-je
autorisé à mettre en péril ma vie en proposant l'amputation de mes organes pour sauver
celle d'autres, dont les organes sont défaillants ? Qu'en aurait-il pensé ? Une telle situation
aurait-elle pu elle aussi constituer une exception au principe d'indisponibilité, à l'instar du
héros qui sacrifie volontairement sa vie en projetant son corps sous la trajectoire d'une balle
destinée à un autre ? Le respect de ce principe d'indisponibilité du corps n'entre-t-il pas en
contradiction avec les dons de sang, de gamètes (sperme et ovules), de moelle ? Ces

175 Kant E. (trad. Fussler JP.) Critique de la raison pratique (1788). Paris : Flammarion, coll. GF ; 2003
176 Marzano M. Je consens donc je suis. Paris : PUF Coll. hors collection ; 2006, p 59
177 ibid p 74
178 Kant E. Leçons d'éthique (1775-1780). Paris : Le livre de Poche, coll. Classiques de la philosophie ; 1997

142
prélèvements de tissus, certes à des fins thérapeutiques, ne font-ils pas usage du corps
considéré alors comme un moyen de suppléer à la déficience d'un autre corps ?
Par ailleurs, si le corps demeure indisponible en dehors du péril vital, paradoxalement, E.
Kant reconnaît que celui-ci doit être objet de soins afin d'assurer la survie de la personne, à
laquelle incombent donc des devoirs envers son propre corps. Le corps est-il alors autre
chose que le moyen de la survie de la personne ? N'y a-t-il pas contradiction avec l'impératif
catégorique de ne le concevoir que comme une fin et jamais comme un moyen ? Ou bien
l'assimilation du corps avec la personne qu'il constitue justifie-t-elle de considérer le corps
comme la fin-même du soin porté ?
A l'inverse, la philosophie défendue par les libertariens, héritiers du libéralisme classique du
XVIIème siècle qui revendiquait l'élargissement des libertés individuelles politiques,
économiques et sociales, à l'encontre des pouvoirs des monarques et des privilèges des
aristocrates, réfutent catégoriquement ce principe d'indisponibilité. Eux prônent d'une part
l'entière propriété de soi, sur laquelle ils fondent la propriété privée, et, d'autre part, une
liberté individuelle garantissant l'absence de contraintes exercées par un quelconque autrui,
protégé par un Etat interventionnel : nul ne peut empêcher un individu d'user de son bien
comme il l'entend, dusse ce bien être son propre corps. G.A. Cohen, cité par J-S. Gharbi et al.,
affirme que “Chaque personne possède, moralement, sur elle-même tous les droits qu’un maître
a, légalement, sur un esclave lui appartenant totalement, et elle a le droit, moralement parlant,
de disposer d’elle-même de la même façon qu’un maître a le droit de le faire, légalement
parlant, de son esclave.”179 Ainsi, si un individu est son propre esclave, il ne peut pas être
celui de l'État, qui ne peut donc l'empêcher de disposer librement de soi et de son corps, s'il
est reconnu propriétaire de lui-même. Cette propriété peut être transférée à ses ayants-droit,
si telle est sa volonté.

Pour l'heure, nous pouvons conclure qu'en vertu du respect du principe d'inaliénabilité, je
ne suis pas en droit de vendre un de mes organes de mon vivant; en vertu du respect du
principe de non-patrimonialité, je ne suis pas en droit de transmettre ni mon cadavre ni mes
organes à mes héritiers; en vertu du respect de non-propriété, je ne suis pas en droit de
céder ni gratuitement ni contre rémunération ni mon corps, vif ou mort, et donc pas
d'avantage mes organes.

Gharbi J-S, Sambuc C. Propriété de soi et justice sociale chez les libertariens. Cahiers d Économie Politique.
179

2012;62(1):187.

143
Mais, si je ne suis pas propriétaire de mon corps, inaliénable et potentiellement indisponible
pour certaines activités, comment l'activité de prélèvements d'organes, y compris post-
mortem, peut-elle être autorisée légalement et moralement ? Cette activité médicale est
pourtant une réalité. Il nous faudrait donc logiquement admettre que la propriété
d'inaliénabilité ne s'applique pas au corps à partir duquel les organes sont prélevés. Qu'elle
est alors la caractéristique du corps prélevé qui pourrait l'extraire du champ d'application
du principe d'inaliénabilité et autoriser son aliénation ? La seule différence entre les deux
types de corps, inaliénable et aliénable, est que le premier est l'habitacle d'une personne
vivante, tandis que le second était l'habitacle de cette personne, et qu'il est désormais un
cadavre.
Accorder un caractère aliénable au corps-cadavre serait donc reconnaitre la capacité de
dissociabilité de la personne d'avec son cadavre, alors même que la personne est
indissociable de son corps. Pourtant, force est de constater qu'un cadavre n'est pas
anonyme : il porte en lui l'histoire de l'individu qui l'a habité, celui-ci et aucun autre. Il est,
seul, le grand témoin de son histoire.
De fait, il n'est pas rare d'entendre les proches d'un donneur d'organes se consoler comme
ils peuvent en imaginant que le cœur de l'être chéri continuera à battre dans le thorax d'un
autre, comme si un peu de sa vie subsistait quelque part...Ainsi, Marianne, dont le fils, Simon,
est en état de mort encéphalique, s'interroge-t-elle : "Que deviendra l'amour de Juliette une
fois que le cœur de Simon recommencera de battre dans un corps inconnu, que deviendra tout
ce qui emplissait ce cœur, ses affects lentement déposés en strates depuis le premier jour ou
inoculés çà et là dans un élan d'enthousiasme ou un accès de colère, ses amitiés et ses aversions,
ses rancunes, sa véhémence, ses inclinaisons graves et tendres ? "180. Il arrive même que
certains proches ne puissent jamais "faire leur deuil", convaincus de la permanence de l'être
aimé. Mais, si cette conviction l'emporte, faut-il encore envisager de céder les parties du
corps d'un défunt au bénéfice d'un être malade nécessiteux de cette partie ? N'y a-t-il pas
conflit d'intérêt entre le proche définitivement enfermé dans l'impasse d'un deuil impossible
et les malades en attente de greffon ?
Ce caractère incessible de la personnalité de l'individu devient encore plus tangible lorsqu'il
s'agit de concevoir la transplantation de tissus apparents. Ils sont l'expression directe de
l'identité de l'individu et ils peuvent être très impliqués dans les relations avec autrui et

180 de Kérangal M.. Réparer les vivants. Paris : Gallimard, Coll; Verticales ; 2014, p 201-2

144
dans l'image que l'entourage a de l'individu. De fait, la greffe de mains, outils de langage, ou a
fortiori celle du visage, garant légal de l'identité de la personne, remet fondamentalement en
question le caractère aliénable du corps. Cette situation a été imaginée par M. Renard qui
créa en 1920 le personnage de Stephen Orlac181, pianiste virtuose victime d'un accident au
cours duquel ses mains furent sévèrement brulées, au point qu'il était difficilement
envisageable qu'il puisse poursuivre l'exercice de son art. Mais un illustre chirurgien lui
affirma qu'il détenait le pouvoir de le guérir. A son insu, il lui greffa deux mains...prélevées
sur le corps d'un assassin fraichement guillotiné pour avoir étranglé à mains nues ses
victimes ! Tout l'objet du roman est de savoir si le fameux pianiste n'a pas été également
transplanté des penchants criminels de son "donneur"....
La greffe de visage constitue une difficulté concrète encore bien supérieure. Cette difficulté a
conduit le Comité Consultatif National d'Ethique français à rendre un avis réservé
concernant ce type de greffe de tissus182. Arguant du fait que "deux traits caractérisent le
visage : son unicité et son expressivité" et que "le visage est toujours le visage de tel ou tel être
humain", et que, finalement, un être humain est reconnu par son visage, les membres du
Comité ont considéré que les risques engendrés par ce type d'intervention pouvaient
s'avérer supérieurs aux bénéfices escomptés.
En serait-il autrement si, plutôt que de greffer un visage, on greffait la totalité d'un corps ? Ce
qui n'était que pure science-fiction il y a encore quelques années pourrait bien devenir
réalité prochainement. S. Canavero, neurochirurgien à l'université de Turin, Italie, envisage
très sérieusement de greffer le corps entier (à l'exception de la tête) d'un donneur décédé en
mort encéphalique à un receveur. Il a d'ores-et-déjà publié son protocole chirurgical de mise
en connexion du cerveau et du tronc cérébral du receveur avec la moelle épinière du
donneur183. Un jeune russe myopathe s'est porté volontaire pour "bénéficier" de cette
intervention, ce qui suppose qu'il se fasse décapiter pour que soit transplanté le corps "sain"
du donneur, raccordé à sa tête...
Au-delà de l'aspect "syndrome du Dr Frankenstein", l'hypothèse même de la réalisation de
cette intervention suppose trivialement que la personnalité de l'individu réside
exclusivement dans sa tête, entre son cerveau, siège de ses pensées, ses convictions, sa

181 Renard M. Les mains d'Orlac. (1920). Paris : Hachette : 1978


182 Comité Consultatif National d'Ethique. Avis. L’allotransplantation de tissu composite (ATC) au niveau de la
face (Greffe totale ou partielle d’un visage).
[en ligne] http://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/avis082.pdf
183 Canavero S. The "Gemini" spinal cord fusion protocol: Reloaded. Surg Neurol Int 2015;6:18.

145
mémoire, ... et son visage, par lequel il est reconnu en tant que lui-même et dont E. Levinas
affirmait qu'il est la forme-même d’autrui, la première voie d’accès à l’altérité.

Ainsi, l'interdiction de disposer de ses organes et de ses tissus selon sa volonté pleine et
entière, et notamment de les proposer à la vente, repose sur la définition kantienne de la
dignité humaine portée par le corps constitutif de la personne humaine, et qui serait de facto
bafouée par sa mise à disposition pour autrui ou pour soi-même. Mais nous avons également
évoqué les conceptions libertariennes, opposées à cette conception. Quelle pensée
philosophique a-t-elle été priorisée pour bâtir notre droit ?

1.2. Statut juridique du corps

Le droit français, hérité du droit romain, divise fondamentalement le monde juridique en


deux grandes catégories sur lesquelles le droit va s'appliquer : les personnes et les choses.
Or, c’est précisément cette summa divisio qui peut s'avérer non-satisfaisante pour le
domaine qui nous concerne et qu'il va nous falloir dépasser. Comme l'exprime M. Marzano,
le statut du corps humain est particulièrement complexe du fait qu'il n’est pas un simple
objet matériel parmi d’autres, comme peut l'être une table, mais “il est le signe de notre
humanité et de notre subjectivité – d’où l’intérêt de réfléchir sur celui-ci notamment lorsqu’on
cherche à comprendre ce qu’est l’homme.”184 Il convient alors de distinguer le corps vivant,
qui entre juridiquement dans la catégorie des personnes, le corps étant identifié à la
personne qu'elle constitue selon une vision moniste que nous avons détaillée précédemment,
et le corps mort, le cadavre, qui appartient à la catégorie des choses. Néanmoins, la situation
juridique du corps n'est pas pour autant parfaitement clarifiée : la philosophie du droit,
concernant le statut juridique du cadavre, traduit à la fois un rejet de sa personnification et
une certaine réticence à sa réification. Ainsi, saisi sur la question de la recherche biomédicale
exercée sur personnes décédées en mort encéphalique, le Conseil d’État a affirmé que “les
principes déontologiques fondamentaux relatifs au respect de la personne humaine, qui
s’imposent au médecin dans ses rapports avec son patient, ne cessent pas de s’appliquer avec la
mort de celui-ci [et] font obstacle à ce que, en dehors des prélèvements d’organes [...], il soit
procédé à une expérimentation sur un sujet après sa mort, alors que, d’une part, la mort n’a pas
été constatée dans des conditions analogues à celles qui sont définies par les articles 20 à 22 du
décret du 31 mars 1978 ; que, d’autre part, ladite expérimentation ne répond pas à une

184 Marzano M. Philosophie du corps. Paris : PUF, coll. Que sais-je ? ; 2007, p. 4-5.

146
nécessité scientifique reconnue ; et qu’enfin, l’intéressé n’a pas donné son consentement de son
vivant ou que l’accord de ses proches, s’il en existe, n’a pas été obtenu”185 . On remarquera au
passage que la circonstance du prélèvement d'organes constitue une exception à la règle...
Mais surtout, il semble admis que le corps “survive” à la mort de la personne. Cette difficulté
non résolue a pour conséquence, selon P. Raimbault, que "le cadavre demeure un objet social
particulièrement difficile à appréhender juridiquement, comme l’atteste également le fait que
les enjeux liés à la fin de la vie soient traditionnellement délaissés par la réflexion juridique. Dès
lors, seule une jurisprudence éparpillée, souvent anecdotique et parfois contradictoire permet
au juriste de se saisir de cette question pourtant porteuse de représentations sociales
fondamentales. Aussi surprenant soit-il, il faut donc se rendre à ce constat fascinant : le droit
positif français n’offre aujourd’hui aucune protection systématique et clairement organisée de
la dépouille mortelle en tant que donnée corporelle."186
Le droit civil n'accorde pas au cadavre les mêmes droits qu'il accorde à la personne : à
l'instar des droits extrapatrimoniaux, le cadavre n'est pas protégé par un droit à la vie privée.
Plus généralement, un cadavre ne peut faire l'objet d'un préjudice ; politiquement, il ne
détient ni droit de vote ni nationalité ; familialement, le cadavre ne peut pas accéder à un
nouveau statut : il ne peut pas se marier ou divorcer, revendiquer une filiation... Finalement,
seul le droit pénal laisse entrevoir une protection potentielle du cadavre, mais seulement
après qu'il ait reçu les apprêts funéraires : il impose légalement le respect de son intégrité et
punit la violation de sa sépulture. Pour autant, le droit pénal, pas plus que le droit civil, ne
reconnait le statut de personne au cadavre, qui appartient bien à la catégorie des biens.
Néanmoins, comme nous l'avons déjà évoqué, le cadavre humain n'est pas un bien, une
chose, comme les autres. De par son origine humaine, d'aucun lui attribue même un
caractère "sacré", impliquant l'exigence d'une protection renforcée, notamment à l'égard de
toute manœuvre d'appropriation. C'est en vertu de ce caractère sacré que J-P. Baud plaide
pour la définition d'une troisième catégorie juridique, au-delà de la summa divisio : celle du
corps humain, qui demeurerait une chose, mais qui se distinguerait d'une marchandise187.
Cette conception nouvelle pourrait permettre de concilier les éventuels droits de propriété

185 CE Ass., 2 juillet 1993, Milhaud, Recueil, p. 194, concl. Kessler ; Recueil Dalloz, 7, 1994, jurispr. p. 74, note

Peyrical ; Actualité juridique. Droit administratif, 1993, p. 530, chron. Maugüé et Touvet ; Revue française de
droit administratif, 1993, p. 1002, concl. ; La Semaine juridique, édition générale, 41, 1993, II, 22133, note
Gonod.
186 Raimbault P. Le corps humain après la mort. Quand les juristes jouent au “cadavre exquis”…. Droit et Société.

2005;61: 817-844
187 Baud J-P. L'affaire de la mam volée. Une histoire juridique du corps. Paris : Seuil, Coll. "Des Travaux" ; 1993

147
de l'individu sur son corps avec les exigences éthiques de fixer les limites de l'exploitation
mercantile de ce corps, que nous détaillerons ci-dessous. Ainsi, le cadavre relèverait du
domaine des choses mais pourrait bénéficier de la protection juridique allouée aux
personnes. Mais, pour l'heure, le droit cherche encore à établir l'équilibre entre "l’impossible
personnification et l’effrayante réification" du cadavre.188 L'idée, soutenue par X. Labbée189,
est de s'opposer clairement ainsi à toute tentative indue de réification du corps humain et
notamment à toute tentation de commercialisation.

In fine, qu'en est-il aujourd'hui du statut juridique français du cadavre humain ? A l'instar du
droit adopté par de très nombreux pays, le corps n'appartient légalement à personne. Si
nous ne sommes pas propriétaires de notre corps, cela implique de facto que nous ne
pouvons pas l'aliéner, c'est-à-dire que nous ne pouvons le céder ni gratuitement, ni contre
une quelconque rétribution, financière ou autre, étant entendu que sa valeur ne peut faire
l'objet d'aucune évaluation marchande. Et, non seulement le corps est inaliénable, mais il est
aussi indisponible c'est-à-dire qu'on ne peut en user selon sa seule volonté individuelle,
inconditionnellement : la prostitution ou la gestation pour autrui ne sont pas des activités
autorisées dans notre pays, même si la première semble plus ou moins tolérée.

Avant la première loi de bioéthique du 29 juillet 1994, aucun texte ne consacrait le principe
de non-patrimonialité du corps humain, les solutions étant jurisprudentielles. Le principe de
l'indisponibilité du corps humain avait été posé par la Cour de cassation, dans une décision
très connue du 31 mai 1991190. En l'espèce, il s'agissait de se prononcer sur la validité de la
convention par laquelle une femme accepte, moyennant rémunération, de porter, pour une
autre, un enfant conçu à l'aide des techniques de la procréation médicalement assistée et de
l'abandonner à la naissance en vue de son adoption (gestation pour autrui).
La Cour de cassation avait décidé que la convention par laquelle la femme s'engage, même à
titre gratuit, à concevoir et à porter un enfant pour l'abandonner à sa naissance contrevenait
au principe d'ordre public de l'indisponibilité du corps humain et au principe
d'indisponibilité du droit des personnes. Cet arrêté était d'autant plus critiquable que bon

188 Raimbault P. Le corps humain après la mort. Quand les juristes jouent au “cadavre exquis”…. Droit et Société.
2005; 61: 817-44.
189 Labbée X. La condition juridique du corps humain avant la naissance et après la mort. Lille : Presses

universitaires de Lille, 1990


190 Légifrance. Cour de Cassation.

[en ligne] http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000007026778

148
nombre de situations réelles promues ou tolérées (don de sang, prostitution, ...) ne
pouvaient s'accorder avec ce principe.
Mais la Cour de cassation visait l'article 1128 du Code civil "Il n'y a que les choses qui sont
dans le commerce qui puissent être l'objet des conventions". Ce qui signifie que les choses hors
commerce ne peuvent faire l'objet d'un contrat. L'application de cette disposition au corps
humain implique donc de considérer ce dernier comme une chose hors du commerce.
La tristement célèbre affaire du "lancer de nains" relevait également de ce principe.
L'ensemble des cours judicaires, jusqu'au Comité des droits de l'Homme des Nations Unies
ont considéré qu'un nain qui se faisait jeter dans la foule, dans le but de distraire cette foule
moyennant rétribution, constituant ainsi son moyen de subsistance, portait atteinte à la
dignité de son propre corps et par là-même pouvait porter atteinte à l'ordre public191. Mr
Wackenheim, le nain qui s'était prêté à ce spectacle parfaitement volontairement, a eu beau
clamé que l'Etat lui interdisait de gagner sa vie en exerçant un travail honnête, il ne lui fut
pas permis de disposer de son corps dans des circonstances estimées indignes. Dans ces
observations associées à la décision rendue par le Comité des Droits de l'Homme en 2001192,
M. Lévinet portait les précisions suivantes : "il s’avère difficile de voir dans une attraction où
l’intéressé est traité en raison de son handicap comme un simple projectile, rabaissé au rang
d’objet, et qui ramène l’Humanité aux jeux du cirque de l’Antiquité, un élément
d’épanouissement personnel. Le lancer de nains bafoue d’ailleurs, non seulement la dignité de
son principal acteur mais aussi celle des personnes atteintes de nanisme comme la dignité des
spectateurs qui y participaient ou y assistaient. Dans ces conditions, peu importent et les
mesures de protection prises pour assurer la sécurité de la personne “lancée”, et son
consentement à pareille exhibition." Néanmoins, M. Lévinet reconnaissait que le débat
"opposant les thuriféraires de la primauté du principe du respect de la dignité humaine aux
contempteurs du prétendu retour à l’ordre moral, voire à ceux qui y voient le triomphe du “jus
naturalisme radical” sinon le germe du totalitarisme — débat sans fin possible puisqu’il renvoie
à l’interrogation sur le fondement même des droits de l’homme et, plus généralement, de la
liberté" était loin de devoir s'éteindre...
La loi de bioéthique du 29 juillet 1994 a inscrit, dans notre édifice légal, le principe du

191Légifrance. Conseil d'Etat. [en ligne]


http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?oldAction=rechJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000007877
723
192 Lévinet M. Comité des droits de l’homme des Nations Unies, 26 juillet 2002: Wackenheim c. la France. Rev

trim dr h. 2003;55:1017–42.

149
respect du corps humain. Et ce respect "ne cesse pas avec la mort“193. Le principe
philosophique d'indisponibilité du corps humain a alors été traduit par la règle légale de la
non-patrimonialité. Le corps de la personne humaine y est défini comme dénué de valeur
patrimoniale et ne pouvant pas être l'objet d'acte à titre onéreux. “Chacun a droit au respect
de son corps. Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne
peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial.” (Article 16-1 du Code civil194). Le corps humain,
ou ses dérivés, n’est pas une marchandise et ne peut donc pas faire l’objet d’un contrat ou
d’une convention entre qui que ce soit donnant lieu ou pas à une transaction financière. Pour
autant, cette loi laisse entendre que les conventions à titre gratuit portant sur le corps
humain seraient licites, contrairement à ce que le principe de non-patrimonialité impose.
Comme le confirme l’analyse du Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) dans son avis
n°21 du 13 décembre 1990 : “Dire que le corps humain est hors commerce ou encore hors
marché, c’est formuler deux propositions complémentaires : d’une part, le corps de l’homme, ou
l’un de ses éléments ne peut être l’objet d’un contrat, d’autre part, il ne peut être négocié par
quiconque.”195. Mais si l'avis du CCNE est clair quant à ce qu'il invoque comme une
impossibilité éthique de faire commerce d'un organe, il l'est moins en matière de don. Car si
le don d'organes ne fait pas matériellement référence à un contrat de donation inter-
individuelle signé, il fait bien néanmoins référence à un contrat social. Il nous faut donc
admettre que le don est ici entendu comme, non pas une donation au sens juridique
contractuel du terme, mais bien comme un acte ne permettant aucun commerce au sens
mercantile du terme.
Et, de fait, ce principe de non-patrimonialité n’est pas absolu, puisque notre droit reconnait
la validité exceptionnelle de certains actes de disposition. Comme le rappelle C. Guibet-
Lafaye196, seul le biais de "la notion de don dans l’intérêt thérapeutique d’autrui (loi n° 94-654
du 29 juillet 1994 du code civil, article 16-3), permet d’aménager cette non-patrimonialité du
corps humain, de telle sorte que l’individu puisse accepter de son vivant soit de donner un
organe, soit que ses organes fassent l’objet d’un prélèvement après sa mort". C'est donc

193 Légifrance. Autres textes législatifs et réglementaires. [en ligne]

http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000549618&dateTexte=19940730
194Légifrance. Code civil. Article 16-1-1 [en ligne]

http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006070721&idArticle=LEGIARTI0
00019983158
195 Comité Consultatif National d'Ethique. Avis. Avis sur la non-commercialisation du corps humain, 1990 [en

ligne] http://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/avis021.pdf
196 Guibet-Lafaye C. Le don d'organes: de l'altruisme à la disponibilité consentie des organes. Colloque

Universitaire Jean Fournier (CUF), Nov 2013, Fontenay-aux-Roses

150
l'intérêt thérapeutique d'autrui qu'il a fallu faire accepter comme légitime. Le principe de
non-patrimonialité du corps humain est ainsi supplanté par l'introduction d'un "autre" qui
pourrait bénéficier de ce "don" d'organes. Toutefois, aux yeux de la loi, s’agissant
d’exceptions, ces aménagements légaux doivent obéir à des conditions strictes de validité.
Ainsi, s’il est possible de céder son sang, des gamètes ou un organe, il n’est pas possible de le
faire à n’importe quelle condition. La cession doit notamment être gratuite, anonyme et
accomplie dans la conviction de l’intérêt thérapeutique d’autrui.

Ce faisant, tandis que nous évoquions le droit patrimonial, le terme de "don" est apparu
incidemment. Mais la définition même du don n'est-elle pas questionnable ? Si don il y a,
sous forme d'exception au principe de non-patrimonialité du corps humain, au nom de
l'intérêt thérapeutique d'autrui, et si nous admettons que nous pouvons donner
exclusivement des biens dont nous avons la possession, alors il nous faut nous interroger
encore sur la forme du don qui concerne celui de ses propres organes. Car forts de ces
contradictions juridiques, nous commençons de percevoir à quel point confondre
prélèvement d'organes et don d'organes peut s'avérer erroné, n'en déplaise aux altruistes
qui ne voudraient y voir que la marque d'une générosité inter-individuelle constitutive d'une
identification sociétale bienfaisante. Le "don" d'organes peut-il être considéré comme un
acte aussi altruiste que celui que défini P. Ricœur ou finalement ne relève-t-il d'aucune des
catégories de don usuellement mentionnées ?
Nous allons montrer dans la suite pourquoi il conviendrait effectivement d'exclure le "don"
d'organes du registre des dons, et que in fine, cette terminologie ne persiste que du fait d'un
usage conséquentialiste, manipulateur de la perception publique, visant à majorer le nombre
de greffons disponibles pour la transplantation du fait de la connotation positive altruiste du
terme.
Peut-on envisager que l'obtention des greffons à transplanter ne relève d'aucun des
systèmes de consentement que nous nous sommes évertués à décrire précédemment ?
Autrement dit, peut-on envisager que les greffons ne soient pas les produits d'un don
librement consenti ? Car s'il n'y a pas don, à quoi y a-t-il consentement ? Et en l'absence de
don, comment doit-on alors qualifier le transfert d'un organe d'un corps à un autre ? Avant
d'envisager cette alternative, il faut au préalable s'interroger sur la définition du "don"
associée à l'activité de prélèvement d'organes.

151
1.3. Rhétorique du don

En France, s'agissant, comme nous l'avons vu, de consentement implicite, il incombe au


réanimateur ou au coordonnateur de prélèvement de rechercher, auprès des proches du
défunt, l'expression préalable d'une opposition au prélèvement de ses organes, afin de
matérialiser, en l'absence d'une telle opposition, l'éventualité d'un prélèvement de ses
organes. Dans la concrétude de la pratique médicale, lorsqu'il se trouve face aux proches du
défunt pour recueillir ce témoignage, ce n'est pas l'expression d'un "consentement" au
prélèvement qu'il recherche. Jamais il n'est demandé aux proches "Est-ce que Mr ou Mme X,
est-ce que votre fils, votre mère, votre mari, votre sœur, votre neveu, votre ami(e), avait
consenti au prélèvement de ses organes ?". La question posée aux proches du défunt n'est pas
non plus la suivante : "Est-ce que Mr ou Mme X, est-ce que votre fils, votre mère, votre mari,
votre sœur, votre neveu, votre ami(e), avait, à votre connaissance, exprimé de son vivant une
opposition, un refus, au prélèvement de ses organes ?". Appliquant les théories maintenant
anciennes de A. Tversky A et D. Kahneman 197, que nous développerons lorsque nous
aborderons la question de la prise de décision médicale, il est certain que la façon de
présenter la problématique, de "cadrer" notre discours (framing affects), influence
considérablement le témoignage des proches, a fortiori lorsque ceux-ci se trouvent en état
d'incertitude. Car, pour la grande majorité des professionnels concernés, l'approche
précédente peut sembler contre-productive par deux aspects. D'une part, l'opposition
recherchée pourrait être perçue comme une attitude négative adoptée par une personne
résistante, qui ferait délibérément obstacle au mieux-être des malades en attente de greffon ;
la question ainsi posée pourrait alors sembler agressive, cherchant à "démasquer" la
personnalité "égoïste" du défunt. D'autre part, l'emploi du vocable "prélèvement" appartient
à un référentiel technique, donc déshumanisant. Or, au contraire, s'il s'agit certes là de
respecter avant tout la volonté du défunt, dans le cas fréquent d'une absence totale
d'expression par la personne défunte de ses souhaits d'être prélevée ou non de ses organes,
la simple formulation de la question visant à recueillir le témoignage des proches peut
assurément faire pencher la balance du bon côté ! Et de fait, sur le terrain hospitalier, lorsque
nous requérons le témoignage de proches quant à la volonté du défunt vis-à-vis de ses
organes, nous sommes bien attentifs à, d'une part, optimiser la question en ne cherchant pas
une quelconque opposition mais bien l'expression d'un souhait positif et, d'autre part, à

197 Tversky A, Kahneman D. The framing of decisions and the psychology of choice. Science 1981 ; 211 : 453-8.

152
évincer le terme de "prélèvement" au profit de celui de "don". Dans le même ordre d'idée, le
terme médicalement adopté est celui de "donneur d'organe" et non pas celui de "donataire"
alors, pourtant, que ce terme implique une idée de don matériellement ou moralement
important. Mais le terme de "donataire" appartient avant tout au domaine du droit, faisant
référence à l'un des signataires d'un contrat, volontiers associé dans l'inconscient collectif
aux questions pécuniaires, à connotation, elles aussi, péjorative... En conséquence, la phrase
prononcée traditionnellement n'est pas "Est-ce que Mr ou Mme X, est-ce que votre fils, votre
mère, votre mari, votre sœur, votre neveu, votre ami(e), avait, à votre connaissance, exprimé de
son vivant une opposition, un refus, aux prélèvement de ses organes ?" mais bien plutôt "Est-ce
que Mr ou Mme X, est-ce que votre fils, votre mère, votre mari, votre sœur, votre neveu, votre
ami(e), avait, à votre connaissance, exprimé le souhait de donner ses organes, afin que des
malades en attente de greffes puissent être sauvés ?; ou en l'absence, pensez-vous qu'il aurait
souhaité donner ses organes, afin que des malades en attente de greffes puissent être sauvés ?".
Le Dr Thomas Rémige, le réanimateur imaginé par Maylis de Kérangal dans son roman
Réparer les vivants, gomme lui aussi tout terme dont la représentation pourrait être
connotée négativement et toute référence au "prélèvement" lorsqu’il s’adresse aux parents
de Simon : "Nous sommes dans un contexte où il serait possible d'envisager que Simon fasse
don de ses organes." [c'est nous qui soulignons]198.

Si, comme nous l'avons vu, les formes de consentement diverses et variées n'ont pas fini
d'alimenter les polémiques, il n'en va pas autrement de la substitution du terme
"prélèvement" par celui de "don". Le constat que l'Agence de la Biomédecine use, voire abuse,
du terme "don" n'est assurément pas anodin. Les représentations inhérentes à chacun de ces
deux termes appartiennent de façon évidente à deux sphères qui n'ont rien en commun.
"Prélever" signifie "prendre avant". Historiquement, le terme comportait même une notion
de "prendre ce qui était dû", lever l'impôt avant que l'argent ne soit dépensé dans sa totalité.
Ainsi, cette action est a priori menée par un autre que moi-même : ce n'est pas moi qui
prélève, c'est moi qui suis prélevé de mes impôts... ou de mes organes. Donc je suis
absolument passif au sein de cette action, voire je la subis. Par ailleurs, dans notre contexte
de prélèvement d'organes, le terme est associé à la représentation chirurgicale d'une
intervention dans un lieu froid qu'est le bloc opératoire, nécessitant l'usage d'un bistouri qui
va permettre la dissection et la séparation de l'organe du reste du corps. Le "prélèvement"

198 de Kérangal M.. Réparer les vivants. Paris : Gallimard, Coll; Verticales ; 2014

153
est donc un terme qui fait de moi un figurant passif placé par un tiers dans un décor hostile...
En conséquence, le vocable "prélèvement" semble péjorativement connoté au sein de
l'inconscient collectif, entaché d'images de rapaces qui prélèveraient des bouts de chair ou
d'associations négatives telles que "prélèvement d'impôts" qui pourraient nous porter à
croire qu'il s'agit là d'un acte dû à la société.
A l'inverse, "donner", concernant les biens qui m'appartiennent, relève d'une action précise :
il s'agit de céder gratuitement et volontairement la propriété d'une chose. Il s'agit alors
d'offrir activement un bien, dans une considération généreuse des autres et notamment des
personnes rendues vulnérables par la maladie. On comprend bien pourquoi la politique de
communication de l'Agence de la biomédecine se réfère dans ses spots incitatifs au terme de
"don" plutôt qu'à celui de "prélèvement" !

En réalité, s'agissant de "don d'organes", chacune de ces caractéristiques peut être discutée.
De fait, peut-on parler de don de biens qui ne sont pas définis comme des choses et que nous
ne possédons donc pas ? Que dire de la gratuité alors que toute l'activité de prélèvement et
de transplantation d'organes est une activité pour le moins coûteuse ? Et que certains pays
n'hésitent plus aujourd'hui à quantifier la valeur marchande des organes ou à légiférer sur
une récompense due en retour au don ?
Il est donc temps de comprendre ce qui est caché derrière la rhétorique usant du "don" pour
explorer plus avant la notion de "don d'organes" et nous poser la question de son
appartenance réelle à la catégorie du don.

1.4. Signifiance du don : hypocrisie du terme "don" ?

L'éviction, à visée évidente utilitariste, du vocable "prélèvement" au profit de celui de "don"


est-il une option défendable ? Ou est-ce pure hypocrisie utilitariste de la part des soignants
impliqués dans la chaine de prélèvements et de transplantation d'organes, comme l'affirme
A.M.Fixot199 ? La question posée revient à déterminer si une forme de don précède
effectivement ou non le prélèvement. Pour répondre à cette question, il nous faut donc
décrypter ce que le mot "don" implique dans notre contexte.

199 Fixot A-M. Don, corps et dette : une approche maussienne. Revue du MAUSS. 2010; 35(1): 477.

154
Le don, tel que nous l'entendons communément et actuellement, possède plusieurs
caractéristiques. La gratuité de ce don est délibérée, dans le sens où celui qui donne fait le
choix de ne pas être rémunéré de quelque façon que ce soit en échange de ce qu'il donne,
alors qu'il aurait pu faire un choix opposé. Cela signifie que ne sont pas concernés par le don
les biens qui ne possèdent pas de valeur marchande. Lorsqu'on se promène en montagne, on
ne "donne" pas à son compagnon de marche l'eau qui coule de la source, car celle-ci n'est pas
monnayable. Il en va autrement lorsque je donne un bien que j'ai acheté dans un magasin à
l'occasion de l'anniversaire d'un de mes proches pour lui en faire cadeau. De même, lorsque
j'aide un aveugle à traverser une rue, je ne donne pas de ma personne. Il en va autrement si
je m'engage dans une association pour proposer d'aider régulièrement et bénévolement les
aveugles dans leurs tâches administratives ou autres. Je donne alors de ma personne, ne
serait-ce que par le temps que je consacre à cette activité bénévole, que j'aurais pu utiliser de
façon plus rentable au sens économique du terme. Ce n'est pas alors mon temps que je
donne, contrairement à ce qui est souvent entendu, car le temps n'appartient à personne et
n'est donc pas vendable, mais ma force de travail, au sens marxien du terme, que j'aurais pu
choisir de vendre plutôt que de la mettre à disposition gratuitement. Ainsi, un don est un
acte gratuit au sens où il n'est pas payé alors qu'il pourrait l'être.
De plus, le don est un acte qui se doit d'être désintéressé. Certes, le donateur n'attend pas
d'argent en retour, mais il ne devrait pas non plus attendre un quelconque bénéfice autre
que pécuniaire, tel que la renommée ou la reconnaissance. Nous verrons que cette
abnégation, inhérente pour certains à la notion de don, a largement été controversée et
débattue par les sociologues. En corolaire de l'absence d'intérêt liée au don se trouve la
discrétion. De fait, le don gratuit et désintéressé n'a pas à être publié ni à faire l'objet d'une
quelconque publicité.
Par ailleurs, le don est un acte individuel qui définit une relation de personne à personne et
qui ne doit pas être confondu avec un acte de bienfaisance réalisable par une collectivité ou
par l'Etat. Le donateur est bien un individu, qui cède un bien dont il a la possession, et non
pas une société publique ou privée qui redistribue les biens collectés auprès de ses
sociétaires ou de ses contribuables.
Le don doit être pertinent, adapté aux besoins du donataire. Que penser des "dons" alloués
aux organisations humanitaires pour qu'elles les redistribuent vers les pays en voie de
développement, parfaitement inadaptés aux nécessités réelles ? On pourrait écrire des
catalogues entiers de ce type de "dons", comprenant par exemple les appareils électriques

155
ou électroniques, destinés aux pays qui ne disposent pas de l'électricité en permanence ou
qui ne peuvent aucunement en assurer la maintenance, ou qui nécessitent une formation
indispensable pour pouvoir être utilisés... ; ou l'envoi de denrées alimentaires contenant du
porc dans des pays dont la majorité des habitants sont interdits de consommer cette viande
pour des raisons religieuses... En conséquence, le don doit pouvoir être accepté
volontairement par le donataire, c'est-à-dire sans obligation contraignante, ni précédente au
don (récompense au mérite), ni contemporaine du don (obligation de recevoir, de prendre
possession), ni successive au don (obligation de rendre).
Finalement, ces caractéristiques du don entendu dans son sens commun et actuel sont
associées à la représentation collective du don, éminemment positive, associant les notions
de générosité, d'action morale altruiste, de chaleur humaine, voire de charité chrétienne... De
façon intuitive, la réaction commune est d'envisager le don d'organes comme tout autre don,
sous ce même aspect altruiste de transfert volontaire des organes depuis le corps d'un
donneur décédé vers celui malade d'une personne en attente de greffes, comme nous l'avons
défini ci-dessus. Pourtant, il semble bien que, au vu de l'abondance de la littérature, tant
sociologique que philosophique ou psychologique, qui traite de ce concept de don, que celui-
ci soit autrement complexe. D'ailleurs, comme le souligne M. Mauss, l'étymologie allemande
du "gift" renvoie autant au "don" qu'au "poison"200 ! De façon moins immédiate, le don peut
ainsi être envisagé dans sa dimension philosophique, juridico-économique et sociologique.
Sur le plan juridico-économique, nous l'avons dit, le don doit être librement consenti, sans
que le donateur n'ait subi aucune obligation. L'obligation de donner relève alors d'un
oxymore, tout autant d'ailleurs que l'obligation de recevoir. Un tel don suppose une absence
totale de contrepartie obligatoire, sans quoi il ne peut plus être question de don mais
d'échange. Néanmoins, si l'on en croit M. Mauss, le don se distingue difficilement de
l'échange, car le don sous-entend l'obligation de rendre, fermement associé dans la triade
fameuse du donner-recevoir-rendre. J. Derrida201, dans sa démarche déconstructiviste,
renforce cette opinion en affirmant que l'acte même du don apparaît comme une sorte de
contradiction : dès lors que le bénéficiaire perçoit un don (au sens double de percevoir i.e.
prendre connaissance par les sens et recevoir un bien) et dès lors même qu'il tente de
rendre quelque chose du don sous la forme d'un contre-don, il annule rétroactivement l'acte

200 Mauss M. Essai sur le don. : Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques. Paris : Presses
universitaires de France, Coll. Quadrige, Grands textes. 2007
201 Derrida J. Donner le temps, T.1, La fausse monnaie. Paris : Galilée, Coll. La philosophie en effet ; 1991

156
même de donner. Car, par le fait de s'acquitter, il rend une sorte de dette contemporaine du
don et la dette se révèle contradictoire à l'égard du don. S'il y a véritablement don, il ne peut
pas y avoir de dette. "Pour qu'il y ait don, il faut qu'il n'y ait pas de réciprocité, de retour,
d'échange, de contre-don ni de dette" écrit Derrida. Il faut donc que le bénéficiaire du don ne
rembourse pas, ne s'acquitte pas, ne contracte pas de dette, ne soit pas asservi au devoir de
rendre et donc ne reconnaisse pas le don comme don. Car la simple reconnaissance du don,
en tant que don, ouvre la porte d'une représentation symbolique "de l'ordre de l'échange et
de la dette, la loi ou l'ordre de la circulation où s'annule le don". Dette et dépendance ne
peuvent pas figurer comme composantes de l'acte même du don. Il suffit que le don
apparaisse ainsi au bénéficiaire pour qu'il s'annule. Mais il ne doit pas non plus apparaître
comme un don au donateur “sans quoi il commence, dès le seuil, dès qu'il a l'intention de
donner, à se payer d'une reconnaissance symbolique, à se féliciter, à s'approuver, à se
gratifier, à se congratuler, à se rendre symboliquement la valeur de ce qu'il vient de donner,
de ce qu'il croit avoir donné, de ce qu'il s'apprête à donner”. La présence même de la
reconnaissance au sein du don constitue, selon J. Derrida, une menace pour l'intégrité et la
pureté du don.
La classification sociologique actuelle a été établie par des successeurs de M. Mauss.
J.T.Godbout202, citant Temple et Chabal, propose que le don soit distingué "en quatre degrés
de liens sociaux, chacun étant un dépassement dialectique du précédent" :
- La vengeance est associée à la notion de réciprocité négative. Elle est une forme de
don qui "requiert symétrie, égalité et simultanéité". Nous ne développerons pas ici l'aspect
social du don dans sa triade reconnaissance-don-vengeance envisagé bien mieux que nous
serions en mesure de le faire par des anthropologues et sociologues tel que Mauss, Lefort,
Karsenti, Bourdieu ou plus récemment Caillé ou Lazzeri. Ce d'autant qu'il est aisé d'exclure le
don d'organes, qui ne peut être ni symétrique, ni égalitaire, ni simultané, de ce type de don...
- La réciprocité positive qui implique que celui qui donne, autrement dit le donateur,
quand il est fait référence à un bien, procède à son geste dans son unique propre intérêt d'un
retour de reconnaissance, sous quelque forme que soit rendue cette reconnaissance, et
notamment pas l'acquisition d'une renommée ou d'un prestige augmenté(e), comme le
Potlatch203, nom chinook qui évoque la cérémonie pratiquée par les tribus indigènes

202Godbout JT. Don, gratuité, justice. Revue du MAUSS. 2010;35(1):423.


203M.Mauss. Essai sur le don : Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques. Coll. Quadrige Grands
textes. Ed. Presses Universitaires de France, 2007, p 72

157
d'Amérique du Nord, au cours de laquelle des clans ou des chefs de clans rivalisaient de
prodigalité, soit en détruisant des objets, soit en faisant des dons au rival, qui est contraint à
son tour à donner davantage. Si l'on considère le donneur d'organes, défunt, on pourrait
envisager que sa mémoire puisse être honorée différemment après que ses organes aient été
prélevés. Néanmoins, cela nécessiterait que, lors des obsèques religieuses ou civiles,
l'hommage rendu au défunt mentionne le don d'organes. Nous manquons de données
sociologiques pour établir l'existence de telles pratiques... Pour autant, nous doutons de la
fréquence de ce fait. Et quoiqu'il en soit, quel bénéfice en termes de renommée ou de
prestige pourrait-il être attendu ? Un bénéfice pour les ayants-droit du défunt ? Les
retombées ne seraient certainement pas prolifiques.
- la réciprocité symétrique prend en compte les désirs et du donateur et du donataire,
autorisant alors une juste circulation des biens, égalitaire et proportionnelle. Il s'agit là
typiquement du don maussien, tel que l'ethnologue l'a rendu dans sa description du hau,
cette "force" qui contraint le donateur à la réciprocité. Le don maussien inclut donc
incontestablement une notion d'obligation. Le don est obligatoire, la réception du don est
obligatoire, et l'acquittement de la dette ainsi créée par le don est obligatoire. Le don ainsi
conçu relève donc autant d'un acte du donateur désintéressé dans son don que d'un acte
intéressé par le recevoir-en-retour. C'est pourquoi, A.M. Fixot affirme qu' "en tout don, il y a
à la fois une part d’obligation et de liberté, mais aussi une part d’intérêt pour autrui (de
gratuité ou désintéressement) et d’intérêt pour soi (de calcul ou d’égoïsme)."204
De nombreux auteurs ont pourtant envisagé le don d'organes sous un éclairage maussien
(pour le dire rapidement), mais aussi seulement maussien. Cet éclairage ne nous semble pas
pertinent pour la raison qui vient d'être évoquée : parce que le receveur ne peut envisager
un contre-don vers son donneur, conformément à la logique du do ut des (je donne pour que
tu donnes), la transplantation d'organes ne peut être référencée sous les mêmes modèles
théoriques. Pour ces mêmes raisons, R. Fox et J. Swazey 205 évoquaient le caractère
"tyrannique" du don, le receveur étant nécessairement redevable sans jamais pouvoir
s'acquitter de sa dette. Il peut alors théoriquement s'en suivre un rapport de domination du
donataire par le donateur, tant que le donataire est sous la dépendance du donateur. C'est
pourquoi, Aristote avait d'emblée condamné ce comportement : par nature, dit-il, le

204Fixot A-M. Don, corps et dette : une approche maussienne. Revue du MAUSS. 2010;35(1):477
205Fox RC, Swazey JP. The courage to fail: a social view of organ transplants and dialysis. New Brunswick, NJ:
Transaction ; 2002.

158
magnanime “aime à répandre les bienfaits mais il rougit d'en recevoir, parce que, dans le
premier cas c'est une marque de supériorité, et dans le second d'infériorité. Il est enclin à
rendre plus qu'il ne reçoit, car de cette façon le bienfaiteur originaire contractera une nouvelle
dette envers lui et sera l'obligé [...] Celui qui reçoit un service est l'inférieur de celui qui le lui
rend, alors que l'homme magnanime souhaite garder la supériorité”206. Cette condamnation
est justifiée, s'il on en croit l'avertissement donné par Pascal : “Les bienfaits sont agréables
tant qu'on croit pouvoir les rendre, s'ils passent beaucoup cette limite la gratitude fait place à
la haine”207, mettant alors en péril l'ordre social. Ce danger pourrait alors justifier
l'encadrement de la pratique par une institution d'Etat, afin de prévenir toute perversion du
système.
Malgré ces réserves, il semble bien que l'Agence de la biomédecine ait adoptée la définition
maussienne du don d'organes en ce qu'il oblige à rembourser une dette. Cette dette est
d'autant plus dommageable qu'elle ne peut évidemment pas être acquittée par le défunt.
C'est pourquoi, par l'intermédiaire de l'Agence, la société a décidé de se substituer aux
bénéficiaires des organes et de prendre à son compte et à sa charge le paiement de cette
dette sous la forme d'actes symboliques de sa reconnaissance. L'acquittement de cette dette,
devenue sociétale, est à l'origine de l'organisation annuelle d'une "Journée nationale de
réflexion sur le don d’organes et la greffe, et de reconnaissance aux donneurs"208. Pour
matérialiser cette reconnaissance et offrir des "lieux de mémoires en hommage aux
donneurs et à leurs familles", plusieurs actions ont d'ores-et-déjà été menée à travers le
territoire : une plaque commémorative a été posée dans le Hall de l’hôpital Pierre Zobda-
Quitman, à la Martinique ; l’hôpital de Verdun a inauguré un “Jardin du Cœur” ; l’hôpital
Necker à Paris a également planté un arbre ; l’hôpital de Pointe-à-Pitre, à la Guadeloupe, a
inauguré une stèle de reconnaissance aux donneurs, tout comme l'hôpital de la Pitié-
Salpêtrière à Paris. Dans cet hôpital, depuis 2006, une stèle sur laquelle repose "le livre de la
vie" rend hommage aux donneurs d'organes et à leurs proches. Néanmoins, d'aucun pourrait
s'offusquer de cette stèle et considérer que cette "reconnaissance" est purement formelle,
car l'emplacement choisi peut sembler peu prestigieux : alors qu'elle aurait pu trôner au sein
du Parc de la hauteur, dans lequel déambulent de nombreuses personnes, membres du

206 Aristote (Trad. Bodéüs R.) Ethique à Nicomaque, livre IV. Paris : Flammarion, Coll. GF / Philosophie ; 2004
207 Pascal B. Pensées Frag 199. Paris : Folio, Coll. Folio classique, 2004
208 Agence de la Biomédecine. 22 juin 2013, 13ème édition de la Journée nationale de réflexion sur le don

d’organes et la greffe, et de reconnaissance aux donneurs.


[en ligne] http://www.agence-biomedecine.fr/22-JUIN-2013-13eme-edition-de-la

159
personnel, usagers ou simples promeneurs, elle a été posée le long d'une voie de passage
emprunté très principalement par les véhicules, entre deux points d'accès à l'hôpital, devant
le mur d'enceinte qui longe le boulevard de l'hôpital... Peut-être que la référence constante à
la mort, comme condition préalable au don d'organes (même si elle n'est pas spécifiée et
qu'en l'occurrence la stèle honore tout autant les donneurs vivants que les donneurs
décédés), n'est pas forcément de bon augure quand il s'agit d'interpeller les usagers de la
médecine qui doivent subir examens ou traitements...
Selon notre opinion, le don d'organes ne devrait donc pas être envisagé comme un échange
ou comme un commerce non marchand au sens maussien. Comme nous l'avons affirmé
quant au don-vengeance, le don d'organes ne peut être égalitaire. Il ne connait pas non plus
d'équivalent, sauf dans les cas exceptionnels ou une personne greffée devient à son tour
donneuse d'organes. Car quel est le bien donné en retour qui pourrait équivaloir à un organe
donné ? Cela reviendrait nécessairement à attribuer une valeur à cet organe. Nous
développerons ce point un peu plus loin. Par ailleurs, la rhétorique du don met en exergue la
gratuité de la cession et son caractère altruiste, et non pas l'attente du contre-don, nécessitée
par la vie sociale basée sur l'échange. Il n'est donc pas non plus question de don maussien au
sens contre-don obligatoire et attendu. Pour l'heure, estimons que le don d'organes ne se
situe pas au niveau d'une réciprocité positive et qu'il ne peut donc pas être "juste" au sens
aristotélicien du terme.
En réalité, comme l'ont écrit R. Fox et J. Swazey, la référence théorique de ce type de don est
bien plus proche de celle d'un don-sacrifice. Et même, D. Foyer209 considère qu'elle
s'apparente davantage à une "retour au stade sacrificiel primitif", la divinité honorée n'étant
autre que la Santé de l'Individu, dont les soignants seraient les grands prêtres ordonnateurs.
Etymologiquement, "sacri-fier" signifie opérer un acte sacré (sacrum facere), impliquant une
transformation d'un objet réel par sa mise en relation avec le divin. Dans son cours de
philosophie morale et politique, C. Lazzeri210 rappelle que, dans les sociétés archaïques, la
communauté offrait une victime, animale ou humaine à une divinité pour se la concilier. La
relation sacrificielle est donc par définition une relation bilatérale, le sacrifice appelant le
contre-don divin, matérialisée sous la forme de l'exaucement d'une prière, une victoire sur
l'ennemi, ou une prospérité politique. De fait, une fois le don à la divinité effectué, les
hommes pouvaient alors se tourner les uns envers les autres et entreprendre d'entrer dans

209 Foyer D. Don et sacrifice : un point de vue théologique. Éthique & Santé. 2013;10(2):85–93.
210 données non publiées, reproduites avec l'autorisation de l'auteur

160
une logique de la donation horizontale cérémonielle destinée à renforcer la paix obtenue par
le geste sacrificiel, concentrateur de la violence humaine. En ce sens, le don s'articule sur le
sacrifice comme la réciprocité positive s'articule sur la fin de la réciprocité négative, telles
que nous les avons définies précédemment.
Néanmoins, à propos de notre société moderne et de nos religions monothéistes, D. Foyer
s'interroge sur notre capacité humaine à faire de son corps un "sacrifice" qui plaise à Dieu.
Interrogation à laquelle il répond "personne, bien évidemment". Pour les Chrétiens, seul le
Christ en est capable : "Le sacrifice chrétien se réfère à l'acte de Jésus qui livre sa vie
volontairement. Il semble sacrifié, et pourtant il se donne. Cela change tout ; du coup, le
sacrifice chrétien peut se présenter comme "sacrifice non-sanglant", donc comme " action de
grâces" salvifique. Comme un don." 211 Le changement de paradigme est d'autant plus réel que,
ici la "victime" contrairement aux enfants qui étaient égorgés sur les autels des divinités
paganistes, est parfaitement consentante. Car si Jésus avance volontairement et librement
vers la mort, il le fait par amour du peuple chrétien.
- pour finir avec la classification proposée par Godbout, le quatrième degré est celui
du don mutuel, celui qui est réalisé par amour ou par amitié, dans l'unique but de faire du
bien à l'autre, engendrant une dette positive, non pas établie en vertu de la justice, mais en
vertu de l'altruisme. C'est le don charitable par excellence, qui relève de l'image idéalisée de
P. Ricœur du sacrifice chrétien altruiste, mettant le moi en péril, jusqu’à le sacrifier au besoin.
Cette forme de don permet la libre circulation des biens, et, contrairement au don
réciproque, n'impose pas le sens circulatoire de ces biens. Il nous semble bien que, en
matière d'organes, la rhétorique usuelle soit effectivement en faveur de ce don mutuel
altruiste. On se rapproche alors du don moral, qui, défini par A. Caillé212, met en œuvre une
forme de reconnaissance unilatérale, sans contrepartie, et n'appelle pas nécessairement de
réciprocité sous forme de contre-don. C'est alors le donateur qui reconnait le donataire et
non pas l'inverse. Dans cette perspective, analysée par A. Caillé, le donateur ne possède pas
“un intérêt à”, mais un “intérêt pour”. Autrement dit, il existe bien une sorte d’intérêt dans le
don dont on ne peut faire abstraction, mais ce n’est pas l’intérêt de l’attente du contre-don
ou de la reconnaissance que le don s’attire. L’ "intérêt pour" représente une formule plus
réaliste qui permet, non pas de nier l'existence d'un rapport d'intérêt dans le don, mais de
situer correctement la nature de cet intérêt : celui-ci indique que l'on entre dans le jeu de la

211 Foyer D. Don et sacrifice : un point de vue théologique. Éthique & Santé. 2013;10(2):85–93.
212 Caillé A. Anthropologie du don. Le tiers paradigme. Paris : La découverte, coll. La découverte Poche ; 2007

161
satisfaction de l'intérêt d'autrui. Ce qui exprime sans doute le mieux cette absence “d'intérêt
à” dans le phénomène du don, c'est le fait que l'acte de donation prend, pour A. Caillé, la
forme d'un “pari” : le donateur en prodiguant son don agit exactement comme s'il prenait le
risque de le faire à fond perdu, puisqu'il n'a strictement aucune garantie qu'un don en retour
pourra lui être fait, ou qu'un rapport social pourra se construire avec lui. C'est un geste par
lequel on “lance” quelque chose au bénéficiaire, mais de manière quasi aveugle. Et qui
pourrait donner plus à fond perdu et de manière aveugle qu'une personne décédée ? Et,
quand bien même il y aurait attente de reconnaissance par le donateur en retour de son don,
et que donc cette reconnaissance ne serait pas aussi unilatérale que le suggère A. Caillé, P.
Ricœur213 affirme lui que cette reconnaissance, qui ne requiert aucune lutte pour être
acquise, ne peut nullement déstabiliser le donataire ou engendrer une quelconque
concurrence sociale. Car, selon P. Ricœur, cette reconnaissance est inhérente au don : la
reconnaissance est incluse dans l'acte du don lui-même, et non pas dans l'objet du don, au
sens où le donneur se donne lui-même en donnant, et, en se donnant il reconnaît le
bénéficiaire comme le partenaire, semblable à lui, d'un rapport social qu'il construit et qu'il
entend conserver. Il y a donc, dans l'acte même du don la construction d'un schéma de
reconnaissance réciproque qui du même coup, annihile toute nécessité de recours à la lutte
pour la reconnaissance et surtout toute notion de dette, contrairement à ce qu'a pu affirmer J.
Derrida.
Il est indubitablement tentant, a fortiori pour les acteurs de la chaine du prélèvement
d'organes, d'associer la pensée altruiste de P. Ricœur à leur pratique professionnelle en
affirmant que celle-ci est sous-tendue par la reconnaissance par une personne défunte de
l'existence d'un autre, de l'Autre, malade, pour lequel la transplantation d'un organe sain
serait un bien, au sens où elle lui procurerait une amélioration de sa qualité de vie voire de
son espérance de vie en terme de longévité, et que cet Autre serait dégagé de toute
obligation de dette en retour de ce don, remboursée par le don per se, du fait même que la
reconnaissance est inhérente au don.
Pour accepter cette assertion telle que posée, et bien moralement confortable, il nous faut
encore nous accepter deux points présupposés : 1) le donneur est de facto la personne sur
laquelle est prélevée les organes 2) le donneur est détenteur de ses organes : il les détient,
dans le sens où il en a la possession, et il peut les dé-tenir, dans le sens où il peut s'en

213 Ricœur P. Parcours de la reconnaissance. Trois études. Paris : Stock, ; 2004

162
désapproprier en les cédant à un donataire. Nous avons d'ores-et-déjà débattu la question de
la propriété juridique du corps. Qu'en est-il de l'identification des acteurs du don ?

1.5. Identification du donneur et du donataire

En réalité, qui est celui qui donne les organes qui vont être transplantés ? Autrement dit, le
"donneur" est-il correctement identifié ? Est-il bien la personne dont le cadavre fut un jour
son habitacle qui est à la source du don ? Rien n'est moins sûr ! La temporalité pose un
premier obstacle : si l'on veut imaginer que le donneur soit bien la personne sur laquelle le
chirurgien prélève les organes, alors il faut accepter que ce don ait été réalisé de son vivant,
"pour la simple raison qu’un mort ne donne pas"214. Il faudrait donc envisager le don
d'organes comme une donation différée, qui impliquerait l'usufruit viager de son corps par
le donateur ; à l'heure du décès, le donataire pourrait recevoir l'objet du don.
Néanmoins, selon P. Steiner215, la procédure de don ne se situe pas entre la personne dont
les organes sont prélevés et chacune des personnes auxquelles ces organes sont transplantés,
mais entre les soignants et les proches du défunt. De fait, l'anonymat du "donneur" d'organes,
imposé au donataire, rend toute relation effective caduque et, de ce fait exclut, le don de la
catégorie des dons communautaires (à la différence des dons d'organes entre vifs) et, par
voie de conséquence, l'exclut également du champ du don maussien impliquant un contre-
don nécessaire. Par ailleurs, le système de consentement présumé, a fortiori lorsque la non-
opposition doit être confirmée par les proches, est à l'origine du transfert de la qualité de
"donneur" du défunt au "profit" de ses proches. La conséquence, selon P. Steiner, est une
dépersonnification de ce don : "le défunt (...) n'est plus acteur, il est agi, il est donné au lieu de
se donner". Mais le donataire n'est pas non plus celui que l'on croit : l'objet du don ne
concerne pas les organes eux-mêmes, mais en réalité elle concerne l'autorisation faite au
chirurgien de pratiquer leur explantation. La relation de don s'inscrit donc dans un système
finalement complexe, entre un individu, qui n'est pas le défunt mais bien le représentant
désigné de ses proches, une première organisation à laquelle appartient l'équipe de
coordination de prélèvement d'organes et de tissus, ainsi que les autres professionnels

214 Comité Consultatif National d'Ethique. Avis. Questions d’éthique relatives au prélèvement et au don
d’organes à des fins de transplantation, 2011.[en ligne] http://www.ccne-ethique.fr/fr/type_publication/avis
215 Steiner P. La transplantation d'organes. Un commerce nouveau entre les êtres humains. Paris : Gallimard,

Coll. Bibliothèque des Sciences humaines ; 2010, p98


Steiner P. Sociologie de l’acteur ou de la relation ? Le cas du don d’organes. Revue européenne des sciences
sociales 2001; XXXIX (121) : 111-124 [En ligne] http://ress.revues.org/651

163
concernés par l'activité de prélèvement d'organes et de tissus, une seconde organisation qui
implique les professionnels concernés par l'activité de transplantation et l'individu qui
reçoit un greffon. Le don qui aboutit à une transplantation d'organes devient
"organisationnel" 216, défini par une double relation qui relève non pas d'une obligation
juridique, mais d'une obligation morale, mettant socialement en relation d'une part une
personne physique et morale (le proche) avec une personne impersonnelle, membre de
l'organisation, interchangeable avec un autre membre de la même organisation, et d'autre
part une autre personne impersonnelle, d'une autre organisation avec une autre personne
physique (le receveur). Et finalement, s'il y a don, le donneur n'est pas plus le défunt que le
donataire n'est le malade en attente de greffe.
Ne serait-il pas alors plus exact de parler de "transfert" plutôt que de poursuivre dans la
rhétorique du don, transfert d'une ressource depuis un individu qui vient de perdre un
proche vers une première institution hospitalière, puis une seconde, et finalement vers un
individu en attente d'un greffon. Et ce transfert, s'il n'est plus qualifié, à juste titre, de "don",
pourrait-il alors faire l'objet d'une contre-partie financière légale ?

Dès 1887, la loi du 15 novembre avait associé le principe de gratuité à la non-patrimonialité


du corps humain en déclarant que “le corps d’un sujet décédé est un bien extra-patrimonial ne
faisant pas partie de l’héritage des ayants-droit, ne pouvant pas donner lieu à saisie par les

créanciers ou à cession par vente à un institut d’anatomie”.

Dans notre Code civil, attaché à régir les actions inter-individuelles, le principe est posé de
l'impossibilité d'obtenir un élément du corps humain par un transfert de propriété
moyennant un prix. Ce principe est garanti par la loi du 29 juillet 1994 relative au respect du
corps humain :
- Article 16-1 : “Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire
l'objet d'un droit patrimonial”;
- Article 16-5 : “Les conventions ayant pour effet de conférer une valeur
patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles” ;

216 Steiner P. La transplantation d’organes comme don organisationnel. [en ligne] http://clerse.univ-
lille1.fr/IMG/pdf/STEINER_Don_Organisationnel.pdf.

164
- Article 16-6 : “Aucune rémunération ne pourra être allouée à celui qui se prête à
une expérimentation sur sa personne, au prélèvement d'éléments de son corps ou
une collecte des produits de celui-ci”.
Quant au Code de la santé publique, qui établit les règles fondées sur l'intérêt général, il
réitère en partie ces règles d'absence de rémunération. Dès l'avènement de la législation
visant à encadrer l'activité de prélèvement d'organes et de tissus et de transplantation, le
principe de gratuité a été inscrit dans la loi. La première loi importante relative au
prélèvement d'organes, la loi dite "Caillavet" adoptée le 22 décembre 1976, mentionnait que
“Sans préjudice du remboursement de tous les frais qu'ils peuvent occasionner, les
prélèvements visés aux articles précédents ne peuvent donner lieu à aucune contrepartie
pécuniaire". Mais ce sont surtout les lois de bioéthique qui se sont préoccupées d'écarter
expressément certains moyens d'obtention des organes :
- Article L1211-4 du CSP : "Aucun paiement, quelle qu'en soit la forme, ne peut
être alloué à celui qui se prête au prélèvement d'éléments de son corps ou à la
collecte de ses produits. Seul peut intervenir, le cas échéant, le remboursement
des frais engagés selon des modalités fixées par décret en Conseil d'Etat."
Afin de prévenir tout contrevenue à ces articles des sanctions pénales ont été prévues par le
législateur :
- Article 511-2 du code pénal : “Le fait d’obtenir d’une personne l’un de ses
organes contre un paiement, quelle qu’en soit la forme, est puni de sept ans
d’emprisonnement et de 100000 euros d’amende.
Est puni des mêmes peines
le fait d’apporter son entremise pour favoriser l’obtention d’un organe contre
le paiement de celui-ci, ou de céder à titre onéreux un tel organe du corps
d’autrui.
Les mêmes peines sont applicables dans le cas où l’organe obtenu
dans les conditions prévues au premier alinéa provient d’un pays étranger.”
Juridiquement parlant, l'interdiction de tout retour au prélèvement des organes sous
quelque forme rétributive financière est en accord parfait avec le respect du principe de
gratuité sous-tendu par la transaction sous forme de don. Pour autant, et partant du constat
qu'il s'agit d'un "don organisationnel", l'argent est omniprésent dans la "chaine du don" et
certains des maillons de cette chaine sont rémunérés de leur "don". En réalité, le principe de
gratuité, auquel la loi est jusqu'à présent restée fidèlement attachée, ne vaut que pour les
ayants-droit du donneur défunt, qui, eux seuls, ne peuvent prétendre à une quelconque
rétribution en retour de la réalisation du prélèvement d'organes.

165
Après nous être interrogés sur le bienfondé de ce principe et son application au domaine qui
nous occupe, nous questionnerons la remise en question de ce principe de gratuité à l'égard
du donateur, qu'il soit le défunt ou ses ayants-droit.

2. Situation actuelle à travers le monde

Nous nous sommes restreints à l'étude de la juridiction française. Mais au-delà de la France,
la quasi-totalité des pays dans lesquels la transplantation d'organes constitue une
thérapeutique disponible prône le principe de gratuité de la mise à disposition des greffons.
L'Organisation Mondiale de la Santé a édité neuf principes directeurs sur la transplantation :
cinq concernent la gratuité du transfert.217 D'emblée il est affirmé que "les cellules, tissus et
organes ne peuvent faire l’objet que de dons gratuits, sans aucune contrepartie pécuniaire ou
autre récompense ayant une valeur marchande. L’achat ou les offres d’achat de cellules, de
tissus ou d’organes aux fins de transplantation, ou leur vente par des personnes vivantes ou par
les proches de personnes décédées, doivent être interdits." Il peut seulement être toléré de
rembourser "dans des limites raisonnables les frais vérifiables encourus par le donneur, y
compris les pertes de revenu, ou de régler les dépenses liées au prélèvement, au traitement, à la
préservation et à la mise à disposition de cellules, de tissus ou d’organes humains aux fins de
transplantation."
Pourtant, il est bien connu que les organes peuvent devenir l'enjeu "d'une logique
d'appropriation dont les contours économiques, juridiques et éthiques sont complexes et
mouvants"218. Concrètement, quatre situations différentes selon les pays sont rencontrées à
travers le monde :
- aucune rétribution n'est allouée pour les organes prélevés : le principe de gratuité
est parfaitement respecté.
- une rétribution financière légale est allouée pour les organes prélevés (non
conformément aux principes de l'OMS)
- une "compensation" financière légale est allouée pour les organes prélevés
(conformément aux principes de l'OMS)
- une rétribution financière illégale est allouée pour les organes prélevés.

217World health Organization. Transplantation. [en ligne]


http://www.who.int/transplantation/Guiding_PrinciplesTransplantation_WHA63.22en.pdf
218 Lafontaine C. Le corps marché. Paris : Seuil, coll.La couleur des idées ; 2014, p 97

166
2.1. Marché légal

A ce jour, un seul pays dans le monde a éradiqué le déséquilibre entre l'offre et la demande
de greffons rénaux : l'Iran. C'est également le seul pays à avoir autorisé un marché légal des
greffons rénaux prélevés sur donneur vivant. Le système iranien a été instauré en 1988 et 11
ans plus tard, le diastasis entre la demande et l'offre avait disparu. Ce marché légal est
encadré et contrôlé par l'Etat dans sa totalité, tant et si bien que la tractation financière ne se
fait pas entre vendeur-à prélever et acheteur-à greffer, mais entre vendeur-à prélever et
l'Etat puis entre l'Etat et l'acheteur-à greffer, sur le même modèle que le don organisationnel
auquel nous avons fait précédemment allusion, tel que décrit par P. Steiner. La gestion des
greffons et la liste des acheteurs en attente de greffon sont assurées par un organisme d'Etat
à but non-lucratif, la Dialysis and Transplant Patients Association (DAPTA). Les médecins
attachés à la DAPTA, pour valider les candidatures des vendeurs, se doivent de ne pas
connaitre préalablement ces derniers, et de réaliser leur évaluation selon les mêmes critères
que ceux qui sont appliqués à la validation de la candidature des donneurs bénévoles
(apparentés). En 2010, les vendeurs étaient payés, d'une part par l’Etat qui leur versait 1200
$ et leur garantissait une assistance médicale gratuite pendant un an, et d'autre part par
l'acheteur-à greffer, qui versait entre 2300 et 4500 $. En cas d'indigence du receveur, cette
somme pouvait être prise en charge par des œuvres caritatives. Le transfert de ce paiement
se faisait systématiquement par l'intermédiaire de DAPTA : aucun transfert d'argent ne
pouvait être directement exécuté entre le vendeur et l'acheteur219.
A ce jour, à notre connaissance, aucun pays n'a légalisé l'achat des organes prélevés sur un
cadavre.

2.2. "Compensations " financières

Outre la légalisation de la vente des organes, qui implique une valorisation du bien, certains
proposent de promouvoir les "dons" d'organes par l'allocation de "compensations"
financières qui se voudraient prendre en compte le "coût" du prélèvement d'organes pour
les proches. Mais de quels coûts peut-il s'agir, sachant que la loi de bioéthique française du 6

219 Wall Street Journal. Tabarrok A. The meat market., 2010 [en ligne] http://on.wsj.com/1zFzJaA

167
août 2004 n'a pas modifié le code de la santé publique en vigueur, et que “les frais afférents
au prélèvement ou à la collecte sont intégralement pris en charge par l'établissement de santé
chargé d'effectuer le prélèvement ou la collecte” ? Concernant les prélèvements exécutés sur
donneurs vivants, on comprend bien que, outre les frais d'hospitalisation eux-mêmes, le
"manque à gagner" durant l'hospitalisation et la convalescence peuvent s'avérer
rédhibitoires, a fortiori pour un travailleur indépendant. C'est la raison qui a conduit
l'Australie à proposer une "compensation" de salaire pouvant aller jusqu'à 3600 $,
correspondant au salaire moyen australien perçu en six semaines220.
Mais en ce qui concerne les prélèvements post-mortem, les frais induits par le prélèvement
lui-même, c'est-à-dire les examens complémentaires requis et in fine la chirurgie ne sont pas
comptabilisés à la charge du défunt, et donc pas à celle de ses ayants-droit. Ce surcoût est
pris en charge par l'hôpital, qui en retour, perçoit un forfait alloué par la Caisse Nationale
d'Assurance Maladie.
Néanmoins, il arrive, comme nous le détaillerons dans la deuxième partie du manuscrit, que
la durée de la réanimation puisse être influencée par l'hypothèse d'un prélèvement
d'organes. A qui incombe alors le paiement des journées de réanimation induites par
l'instauration ou la prolongation éventuelle d'une réanimation dont la seule visée est le
prélèvement des organes ? En France, la prise en charge par la Caisse Nationale d'Assurance
Maladie est intégrale dès lors que la réanimation nécessite des examens coûteux, ce qui est,
en pratique, toujours le cas. Mais toutes les personnes concernées ne sont pas
nécessairement affiliées au régime de la sécurité sociale. Par ailleurs, les proches qui
souhaitent rester présents pour accompagner la fin de la vie, autant que possible, se
trouvent, eux, dans l'éventuelle incapacité de travailler. Cette perte de capacité de travail
peut évidemment avoir un coût réel, qu'ils soient travailleurs libéraux ou qu'ils doivent
solliciter un congé. De même, lorsque le prélèvement d'organes nécessite le transfert du
donneur vers un centre hospitalier habilité au prélèvement d'organes, il se peut que la
procédure entraine un éloignement de la personne de son domicile. Le coût de la prise en
charge par l'entreprise de pompes funèbres pour retransférer le corps vers son lieu de
sépulture peut s'en trouver alors majoré, sans que l'institution sans soucie réellement.
On pourrait ainsi se convaincre que des compensations financières puissent être légitimes,
conformément aux principes édités par l'OMS. Mais, lorsque l'on évoque l'éventualité de

220 The Australian, 2013. [en ligne] http://www.theaustralian.com.au/news/latest-news/living-donors-to-


receive-financial-support/story-fn3dxiwe-1226614172117

168
"compensations" financières, ne s'agit-il pas plutôt, en réalité, de proposer des "incitations"
financières à l'acceptation du don ? Parmi les incitations les plus fréquemment proposées, il
peut justement être question de prendre en charge tout ou partie des frais d'obsèques du
donneur, ou au minimum les frais d'acheminement du corps vers le lieu de sépulture. Cette
incitation peut avoir une influence certaine, notamment sur les populations émigrées qui
souhaitent que le corps soit rapatrié vers le pays d'origine du défunt, transfert
potentiellement très onéreux, notamment en cas de transport aérien de la dépouille. Ces
incitations ne relèveraient-elles alors pas d'une infraction au sixième principe directeur de
l'OMS : "Toute publicité (...) proposant de l’argent à des personnes en échange de leurs
cellules, tissus ou organes ou à la famille de ces personnes si elles sont décédées doit être
interdite."221?
Et si ces compensations financières semblent s'apparenter davantage à des incitations, peut-
on envisager des incitations non financières, possiblement mieux acceptées ?

2.3. Incitation non financière : Singapour et Israël

Deux pays, Singapour et Israël, ont été pionniers dans la mise en place de systèmes
d'incitation non financière aux prélèvements d'organes. Singapour a opté pour un système
d'incitation "négative" : le système incite à ne pas perdre un avantage. L'Etat d'Israël, a quant
à lui, opté pour un système d'incitation "positive" : le système incite à gagner un avantage.
A Singapour, le système de consentement est présumé. Ceux qui décident de se déclarer
"non-donneurs" perdront leur priorité sur la liste d'attente si un jour ils nécessitent un
greffon. C'est le système qu’A. Tabarrok, économiste, a labélisé sous le terme de "no give, no
take."222
En Israël, la politique en matière de don d'organes est assez originale puisqu'elle propose un
contre-don systématisé par l'obtention d'une priorisation, en cas de besoin d'un organe. Ce
système de priorisation a été développé à partir des résultats d'une enquête nationale
menée par le National Committee for Transplant Coordination en 2004, au cours de laquelle
417 citoyens israéliens ont été interrogés quant à leur attitude vis-à-vis du don altruiste de

221 World health Organization. Transplantation. [en ligne]


http://www.who.int/transplantation/Guiding_PrinciplesTransplantation_WHA63.22en.pdf
222 Wall Street Journal. Tabarrok A. The meat market., 2010 [en ligne] http://on.wsj.com/1zFzJaA

169
leurs organes, dans l'optique de prévenir le tourisme médical de transplantation. De fait,
avant cette date, les Israéliens qui étaient en attente d'un greffon rénal voyageaient
volontiers vers des pays moins riches, et notamment vers la Turquie, pour y trouver plus
facilement un organe, quitte à le monnayer223. Cette pratique était plus courante que dans
d'autres pays, eu égard au faible taux de prélèvement d'organes sur donneur décédé observé
en Israël. Dans ce pays, seulement 10% des adultes sont porteurs d'une carte de donneur, et
60% des proches s'opposent au prélèvement des organes de leur proche défunt. En
conséquence, la durée moyenne d'attente d'un greffon rénal y est supérieure à 4 ans...
Les résultats du sondage mené par le National Committee for Transplant Coordination ont
établi que le don serait moins favorisé par une contre-partie financière (25% donneraient)
que par un accès prioritaire à un greffon en cas de besoin personnel de l'interviewé,
ultérieur à la signature de leur carte de donneur (55% donneraient). Fort de ces données, le
système a été légalement entériné en 2011, après que le trafic d'organes ait été condamné à
l'échelle internationale par la déclaration d'Istanbul de 2008
contre le trafic d’organes et le
tourisme de transplantation. La même année une loi prohibant l'achat de greffon a été votée
en Israël, menaçant le médecin et l'agent intermédiaire (mais ni le vendeur, ni le receveur
d'organe) de trois années de prison.
Cette vision du contre-don est tout à fait intéressante car il n'est pas rare d'entendre parmi
les fervents défenseurs du prélèvement d'organes, que les proches qui refusent que l'un des
leurs soit prélevé refusent rarement un greffon lorsqu’ils en ont besoin ! En réalité, la
politique israélienne ne vise pas à rendre aux donataires conformément à la triade
maussienne du donner-recevoir-rendre, mais vise à promouvoir le donner par le rendre. La
triade israélienne s'inverse alors pour devenir un rendre-donner-recevoir. Cette politique a
même été élargie aux proches de premier degré de parenté (parents, enfants, fratrie,
époux) : si un citoyen se signale comme consentant au don post-mortem de ses organes,
alors lui-même et ses proches au premier degré deviennent, trois ans après, prioritaires s'ils
se trouvent inscrits sur une liste d'attente d'un greffon 224. Ainsi, un candidat à la
transplantation, dont un proche au premier degré possède une carte de donneur, bénéficiera
d'un bonus de 50% des points de priorité qu'un même candidat qui serait lui-même donneur
(soit respectivement 1 et 2 points pour une transplantation rénale, sachant que le score de

223Greenberg O. The Global Organ Trade. Camb Q Healthc Ethics. 2013 Apr 30;22(03):238–45.
224Israel government Portal. Organ transplantation law 5768-2008. Israeli book of laws, [en ligne].
http://www.justice.gov.il/NR/rdonlyres/F8E6E7B8-D67A-475A- B64A-F9B86797F282/9952/2144.pdf

170
priorité d'accès à la greffe est établi sur une échelle de 0 à 18). Et un candidat à la
transplantation dont un proche aurait d’ores-et-déjà été prélevé de ses organes en post-
mortem ou qui aurait d’ores-et-déjà donné un organe de son vivant dans le cadre d'un don
non-dirigé serait alloué d'un bonus de 150% des points de priorité alloués aux porteurs de
cartes (soit 3 points pour une transplantation rénale). En cas d'égalité de points de priorité,
les critères usuels de priorisation feraient autorité (âge du candidat, durée d'inscription sur
la liste d'attente, taux d'immunisation et compatibilité immunologique avec le donneur). Ce
type de priorité acquise ne supplante pas la priorité d'accès à une transplantation pour un
mineur ou une personne protégée ou urgente. Néanmoins, si deux personnes sont
candidates à une même transplantation urgente, alors ces points de priorité familiale seront
pris en considération. A l'heure actuelle, Israël est le seul Etat qui a adopté un tel de système
de compensation non financière pour promouvoir les dons d'organes. Malheureusement, ces
incitations non financières ne semblent pas suffire à satisfaire la liste des malades en attente
d'un greffon.

2.4. Marché noir : trafic d'organes

Constater l'existence d'une "pénurie" d'organes, c'est nécessairement ouvrir la porte à un


marché. S'agissant de denrées particulièrement difficiles à se procurer légalement, et a
fortiori lorsque la vente de ces denrées est illégale, la création d'un marché "parallèle",
illicite, semble inhérente à la situation.
Conformément à la Déclaration d'Istanbul de 2008, "le trafic d’organes consiste à rechercher,
transporter, transférer, détenir ou réceptionner des personnes vivantes ou décédées ou leurs
organes en faisant usage de menaces, de violence ou de toute autre forme de coercition et
d’abduction, par la fraude ou par tromperie, par abus de pouvoir ou en mettant à profit la
vulnérabilité des individus ; c’est aussi le fait de donner ou de recevoir en tant que tierce partie
un paiement ou toute autre forme de bénéfice, pour conduire un donneur potentiel à se laisser
exploiter par l’ablation de ses organes en vue d’une transplantation"225 .
Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, 5 à 10% des transplantations sont effectuées au
moyen d’un organe humain issu du trafic, soit environ 10 000 par année. La très grande

225The Declaration of Istanbul on organ trafficking and transplant tourism. 2008. [en ligne]
http://multivu.prnewswire.com/mnr/transplantationsociety/33914/docs/33914-Declaration_of_Istanbul-
Lancet.pdf

171
majorité de ces organes est achetée auprès de vendeurs vivants et concernent donc
quasiment exclusivement des greffons rénaux, rarement des greffons hépatiques et
exceptionnellement des greffons pulmonaires. Le trafic d'organes à partir de donneurs
décédés semble marginal, raison pour laquelle nous ne développerons pas le sujet plus que
nécessaire. Selon un récent rapport de Global Financial Integrity le trafic d’organes, présent
dans de nombreux pays, serait à la hausse et génèrerait des profits annuels de 600 millions à
1,2 milliard $. Ainsi, alors qu'en Iran un rein est légalement acheté entre 2000 et 4000$, les
prix peuvent dépasser 160,000$ au marché noir.
Afin de dénoncer ostensiblement cet inacceptable marché, l'anthropologue N. Scheper-
Hugues n'a pas hésité à user de vocables pour le moins provocateurs : elle a associé cette
pratique à un "néo-cannibalisme" et même à un "bio-terrorisme", elle a accusé les
chirurgiens impliqués de "hors-la loi", de "vautours" de "mafieux" ; elle a moralement
condamné les malades qui profitaient de ce marché...226 Pour empêcher l’extension de ce
marché illégal, l’anthropologue américaine propose de respecter la règle “des 4 C” :
- Consommation : définir les conditions qui autorisent les parties du corps à être
assimilées à des biens consommables.
- Consentement : s’assurer de son existence réelle, en particulier concernant la
vente de leurs organes par des personnes vulnérables
- Coercition : s’assurer que la vente est motivée par un besoin économique réel,
sans exercice d’aucune pression contraignante à l’encontre du vendeur
- “Commodification” ou marchandisation : définir les conditions qui autorisent les
parties du corps à être assimilées à des marchandises.
Ce marché est évidemment condamné juridiquement et moralement par l'ensemble de la
communauté internationale.
Alors, la solution pour éradiquer ce marché illégal ne serait-elle pas justement d'envisager sa
légalisation ? De fait, et alors qu'a priori les principes moraux qui dirigent ces actions sont
identiques, le prélèvement de certains tissus, comme par exemple le sang, peuvent faire
l'objet d'une transaction financière dans certains pays, dans lesquels, par ailleurs, le principe
de gratuité concernant les organes prévaut encore. Et même dans les pays, comme la France,
dans lesquels le donneur de sang ne peut revendiquer aucun bénéfice financier, il ne faut pas
oublier le fait qu'il existe un double circuit pour ce sang collecté : comme le rappelle P.

226Scheper-Hugues N. The Tyranny and the Terror of the Gift: Sacrificial Violence and the Gift of Life. Economic
Sociology: the European Electronic Newsletter. 2009 (11): 8-17

172
Steiner227, les produits sanguins labiles, comme les globules rouges ou les plaquettes ou le
plasma, restent à l'écart du marché, alors que les médicaments dérivés du sang, tels que les
facteurs de coagulation, sont du ressort du monde pharmaceutique et intègrent alors un
processus “capitalistique”. D'autres tissus (gamètes) peuvent également être conservés au
sein de banques spécialisées privées et peuvent alors faire l'objet d'un commerce, dont le
donneur est toutefois exclu.

3. Alternatives au principe de gratuité : légalisation du marché

Avant tout, il semble important de clarifier ce que l'on entend par "légaliser le marché des
organes". De quels organes parle-ton exactement ?
Le marché des organes peut concerner aussi bien les vendeurs prélevés vivants que les
vendeurs prélevés en post-mortem. S'agissant des vendeurs prélevés vivants, le vendeur est
le bénéficiaire immédiat des produits de sa vente. S'agissant des vendeurs prélevés en post-
mortem, la situation est plus complexe. Le vendeur peut être la personne qui a actuellement
l'usage de son corps. Elle peut vendre son corps en viager et en conserver l'usufruit jusqu'à
sa mort. Dans ces conditions, les circonstances de sa mort à venir ne sont pas connues au
moment de signature du contrat de vente. Sachant que les circonstances de mort qui sont
compatibles avec un prélèvement d'organes sont rares (la mort encéphalique est
responsable du décès dans moins de 2% des cas) et que l'état des organes au moment du
décès ne peut pas davantage être anticipé, l'achat de ce corps représente un placement
particulièrement risqué pour l'acheteur. L'organe acheté, est un organe in vivo, qui n'est
qu'un potentiel organe à greffer. Ce risque ne peut être qu'à l'origine d'un montant faible
pour constituer un "bouquet-plancher" si celui-ci est versé au moment de la signature du
contrat de vente. On peut encore concevoir le versement d'une rente mensuelle au vendeur,
mais alors celle-ci devrait diminuer avec le temps qui s'écoule, inversement proportionnel à
la probabilité de prélever des organes de qualité. Par contre, le prix pourrait être augmenté
si l'argent n'était versé qu'au moment du décès, selon un barème qui pourrait être préétabli
en fonction des organes prélevés, et accepté par le vendeur. Bien entendu, ce sont alors les

227Steiner P. Don de sang et don d'organes : le marché et les marchandises “fictives”. Revue de sociologie
française. 2001;42(2):357–74.

173
ayants-droit qui deviendraient les bénéficiaires de la vente et non plus le vendeur. La
dernière option est de considérer que les ayants-droit puissent hériter du corps de leur
proche défunt, et par là même qu'ils puissent vendre ce corps, à leur seul profit, avec ou sans
le consentement préalablement exprimé par le défunt. Le montant de la vente serait là aussi
évalué en fonction des organes prélevés. Il faut également songer que l'acheteur ne pourrait
être qu'une banque d'organes, privée ou publique : de fait, un malade en attente de greffon
ne pourrait acheter en viager un organe dont il ne connaitrait pas la date de mise à sa
disposition. Le banquier servirait alors d'intermédiaire rémunéré, pour proposer à la vente
des organes effectivement et non plus hypothétiquement disponibles pour un prélèvement
et une transplantation.
En résumé, concernant les prélèvements post-mortem, trois situations de marché légal sont
envisageables :
• la vente ad integrum (signature et paiement) est réalisée du vivant de la
personne ; le prix consenti est faible ; l'acheteur ne peut être le malade à greffer.
• la signature du contrat est réalisée du vivant de la personne et le paiement est
perçu par ses ayants droits ; le prix est plus élevé, ajusté aux organes prélevés;
l'acheteur ne peut être le malade à greffer.
• la vente ad integrum est réalisée après le décès de la personne par ses ayants
droits ; le prix est ajusté aux organes prélevés ; l'acheteur peut être le malade à
greffer.
L'Iran est le seul pays à ce jour à avoir légalisé un marché des organes vendus par des
individus vivants, prélevés sur ces individus durant leur vie. Aucun pays n'a légalisé un
marché des organes vendus par des individus vivants, prélevés après leur mort.
Un système dans lequel les ayants-droit seraient les bénéficiaires directs de la vente ne
serait pas si éloigné du système qui tolère des "compensations-incitations" financières
proposées aux proches lors de l'entretien évoquées ci-dessus (en particulier prise en charge
des obsèques du défunt). Néanmoins, dans un cas c'est la personne prélevée de ses organes
qui a consenti au bénéfice de ses ayants-droit, alors que dans l'autre cas ce sont des tiers qui
consentent à la marchandisation d'un corps dont ils auraient en quelque sorte hérité, pour
en tirer un profit financier.
Pourquoi alors la totalité des pays qui pratiquent la transplantation d'organes, à l'exception
de l'Iran, persiste-t-elle à interdire la libéralisation d'un marché d'organes, bien qu'il soit
probable que des formes d'incitation promouvraient cette activité, et par conséquent

174
permettraient de diminuer le déséquilibre entre l'offre et la demande et de sauver la vie de
certains malades en attente de greffon ? Autrement dit, quels sont les arguments moraux qui
peuvent s'opposer à cette proposition dont les conséquences peuvent a priori être
considérées comme appréciables de tous ?
Et si cette politique d'interdiction est aussi largement admise à travers le globe, quels
peuvent être encore les arguments des opposants au respect du principe de gratuité ?

Envisager que les organes puissent être achetés à l'individu, auquel le corps dont ils seront
extraits appartient, présuppose une certaine vision dualiste, au sens où il faut considérer que
l'humanité de cet individu est autonome vis-à-vis de son corps. Ceci étant dit, il est
impossible de nier le fait que l'activité de transplantation (qui suppose préalablement
l'activité de prélèvement) est loin d'être gratuite, elle. Elle a même un coût conséquent,
hautement valorisée par notre système de Tarification A l'Acte (T2A). Ainsi, un
établissement public habilité à pratiquer les prélèvements d'organes et de tissus perçoit un
forfait annuel alloué par la Caisse Nationale d'Assurance Maladie, qui assure ainsi le
financement de cette activité exercée par l'hôpital. Ce forfait "coordination prélèvement
d'organes" est basé sur l'activité de recensement des donneurs potentiels réalisée l'année
précédence par la coordination du centre hospitalier. Ce recensement concerne les
personnes décédées en mort encéphalique, indemnes de contre-indications médicales
annihilant d'emblée toute hypothèse de prélèvement d'organes. La coordination peut alors
opérer l'ouverture d'un dossier Crystal au niveau du système informatique de l'Agence de la
biomédecine, avant même d'avoir recueilli le témoignage des proches ou d'avoir vérifié
l'existence de receveurs compatibles : cette compatibilité émanera du dossier informatisé du
donneur potentiel. En 2013, le forfait "coordination prélèvement d'organes" variait de
116037 € pour les centres qui avaient réalisé entre 1 et 9 recensements (tarif C) à 335000 €
pour ceux qui avaient recensé plus de 40 donneurs potentiels (tarif E2). A ce forfait peuvent
s'ajouter des suppléments pour les prélèvements de tissus. Ce forfait est prévu pour le
financement de l'équipe de coordination. Concernant les frais surajoutés par la prise en
charge du donneur, le forfait "prélèvement d'organes", alloué pour chaque prélèvement
effectif, dépend du nombre et du type d'organes prélevés : 7 332,86 € pour le(s) rein(s)
et/ou le foie (tarif PO 1), 10 320,85 € pour le(s) rein(s), le foie, le cœur, du pancréas, le(s)
poumon(s) et/ou l’intestin, ou pour 7 organes ou plus (tarif PO 2), 8 486,37 € pour les

175
autres organes (tarif PO 3), et 11 257,81 € pour les organes prélevés sur un donneur décédé
après arrêt cardiaque (tarif PO 4).
Le prélèvement d'organes appartient d'autant plus à une logique d'économie de marché que
l'on sait que les transplantations sont source d'économies de santé : un malade greffé coûte
beaucoup moins cher qu'un malade dialysé. Selon les données financières de 2007, la prise
en charge d'un malade sous dialyse coûte 88 000 € par an, soit un montant équivalent à ce
que coûte la première année d'un malade transplanté. En revanche, les années suivant la
greffe, les dépenses chutent à 20 000 € par an !
Si les organes appartiennent de facto à une logique de marché, pourquoi certains pourraient
tirer profit de ce commerce, à l'exclusion de l'individu-source ?

3.1. Contre

Deux types d'arguments, qui s'opposent à la libéralisation du marché des organes, peuvent
être clairement distingués : les arguments de type philosophique, et les arguments de type
politique.
De nombreux auteurs, philosophes, sociologues, médecins, se sont intéressés à cette
question. La littérature foisonne des arguments des uns et des autres. Pourtant, à notre
connaissance, le débat tourne exclusivement autour des vendeurs d'organes prélevés de leur
vivant. Or, si bon nombre de ces arguments peuvent être extrapolés aux vendeurs vivants de
leurs organes qui seront prélevés après leur mort, il est trivial d'affirmer que le préjudice
corporel, et donc ses conséquences potentiellement vitales - ne sont pas superposables à
celles qu'encourent les vendeurs vivants prélevés vivants.
Certes l'argument philosophique n'est pas fondamentalement modifié par le statut vivant ou
mort de la personne. Mais les arguments politiques sont-ils aussi forts ?

Nous avons évoqué précédemment la situation juridique concernant la non-patrimonialité


du corps et sa règle d'exception en matière d'intérêt thérapeutique pour autrui. Ainsi donc,
s'il est juridiquement admis qu'il est envisageable que les organes puissent faire l'objet d'un
"don", alors quel argument juridique pourrait-il être s'opposé à leur session rémunérée ? Si
obstacle il y a, il ne peut être d'ordre juridique. Quels sont donc les arguments autres que
l'on peut opposer à la vente de ses organes ?

176
3.1.1. Argument ontologique : réification du corps

Comme nous l'avons établi précédemment, le principe de gratuité est fondé sur le concept
philosophique de l'indissociabilité en totalité du corps et de la personne, sous peine de
prendre le risque de considérer le corps, y compris mort, comme une simple chose.
L'argument moral principal avancé par les opposants à la création d'un marché d'organes
consiste donc à s'opposer fermement contre toute tentative de marchandisation des
éléments du corps, qui suppose sa réification préalable. L'idée même de la
commercialisation des éléments du corps porterait atteinte à la dignité de la personne, et à
sa valeur intrinsèque, encore portées par le cadavre du défunt.

Pourtant, cette objectivation du corps peut être envisagée en héritage de la vision mécaniste
développée par Descartes, qui réfute toute frontière bien définie entre les êtres vivants et les
objets inanimés, et qui appréhende le fonctionnement des êtres vivants comme un reflet du
fonctionnement déjà élucidé pour les autres objets naturels. Ainsi, il affirme dans ses
Principes de la philosophie228 que “Lorsqu'une montre marque les heures par les moyens des
roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il n'est à un arbre de produire des
fruits”. Il s'agit là d'une nouvelle définition ontologique de la nature, qui assimile les êtres
vivants à des machines. Cette vision mécaniste a été largement adoptée par les biologistes,
qui assimilent le cœur à une pompe dont la fonction est de faire circuler le sang à travers un
réseau de tuyaux-vaisseaux et les cellules à des usines de production d'énergie. De plus, un
mécanisme n'est rien d'autre qu'une association d'éléments distincts capables de
fonctionner ensemble, qui constituent cet ensemble. A contrario, cet ensemble peut être
aisément décomposé en ses éléments constitutifs. La biologie moderne a renforcé cette
"parcellisation" des constituants corporels en démontrant l'autonomie de certains de ces
constituants. Aujourd'hui, il est aisé de "cultiver" des cellules dans un laboratoire, comme
celle de J. Moore. Selon C. Lafontaine, ces progrès scientifiques matérialisent l'indépendance
de ces cellules vis-à-vis du corps qu'elles constituent, "rendant invisible l'identité biologique
qui les rattachent à une individualité corporelle"229. Reprenant les arguments de J. Awaya,
elle affirme que l'objectivation des corps résulte finalement d'un triple processus : 1) de la
"parcellisation techno-scientifique du corps, en organes, cellules, (...) gènes...." ; 2) de la

Descartes, R. (Trad. Moreau D.),). Principes de la philosophie, IV, 1644. Paris : Vrin, Coll. Bibliothèque des
228

Textes Philosophiques ; 2009


229 Lafontaine C. Le corps marché. Paris : Seuil, coll.La couleur des idées ; 2014, p.86

177
"ressourcification", i.e. de l'utilisation potentielle de ses parties à des fins thérapeutiques
ayant pour effet de les transformer en ressources biomédicales ; 3) de la "marchandisation
en pièces détachées”230.

L'argument des opposants à l'idée de la réification du corps par la commercialisation de ses


composés consiste donc à réfuter cette conception mécaniste du corps et à défendre une
vision indubitablement moniste de la personne. En conséquence, la personne doit être
protégée des tiers qui envisageraient de porter atteinte à son corps, ou de lui-même, le cas
échéant, quitte à limiter l'usage de son libre-arbitre.
Le Conseil d'Etat reprendra à son compte cette conception moniste en mentionnant
"l'indivisibilité du corps et de l'esprit, constitutif de la personne humaine et de la
personnalité juridique tout à la fois, entre lesquels existe une relation d'identité"231 et
rappellera, dans son rapport publié en 1988, que la gratuité “découle directement de
l'indivisibilité de la personne et de son corps”232, et par conséquent de sa position “hors
commerce”.
Et A. Fagot-Largeault et P. Amiel d'ajouter : "La théorie (juridique) de la gratuité est de ces
forteresses qu'on érige et qu'on ne cesse de consolider tant est chargé de valeur
(idéologique) ce qui s'y préserve : la solidarité de la personne et de son corps fonde, en
l'espèce, une certaine conception du contrôle des mœurs par l'État, dont l'argument
essentiel est “la nécessité de protéger le sujet contre lui-même”233 (ici, contre “la tentation de
porter atteinte à son intégrité contre de l'argent”234 ).
Comme le rappelle D. Thouvenin235, cette posture moniste et kantienne continuera d'être
adoptée par les législateurs. Lors de la rédaction des projets visant à réviser les lois de
bioéthique, ils maintiendront cet objectif de répondre au souci fondamental du respect de la
dignité de la personne humaine : “il faut éviter que le corps humain soit traité comme une
entité séparée de la personne et il importe de rappeler que le corps est la personne dont il
est le support forment un tout indissociable et que tout être humain, avant comme après la
mort, mérite le respect de sa dignité propre”236 .

230 Lafontaine C. Le corps marché. Paris : Seuil, coll.La couleur des idées ; 2014, p 69
231 Conseil d’État. Sciences de la vie : de l’éthique au droit. Paris: La Documentation française ; 1988
232 Ibid p.27
233 Ibid
234 Ibid
235 Thouvenin D. Don et/ou prélèvement d'organes. sosan. 1997;15(1):75–97.
236Assemblée Nationale. Archives. Projet de loi, Assemblée nationale n° 2600 du 25 mars 1992, relatif au don et

à l'utilisation des éléments et produits du corps humain et à la procréation médicalement assistée, et modifiant

178
Ainsi, l'autorisation du commerce du corps contreviendrait au respect du principe
d'indisponibilité du corps, en le rendant “objet susceptible d'une appropriation”, et en
autorisant de “le faire entrer dans la circulation des biens”237; la voie “indiscutablement
illicite” de “l'aliénation totale du corps” serait dès lors ouverte. L'ouverture de cette voie
pourrait même conduire certains individus à “se donner en esclavage”238, au risque de
déstabiliser les fondements de notre société moderne basée sur l'égalité entre Hommes.
C'est donc la société dans laquelle nous vivons ensemble qui peut se trouver menacée par la
remise en question de la gratuité des organes.

3.1.2. Injustice sociale : exploitation des pauvres, forme d'esclavagisme.

D'autres arguments d'opposition à la marchandisation des éléments du corps peuvent être


d'ordre politique, relatifs aux conséquences citoyennes et sociétales qu’engendrerait la
légalisation d'une telle marchandisation. Ils expriment l'inquiétude majeure soulevée par
l'adoption d'un système autorisant la commercialisation des organes qui inciteraient à
l'exploitation économique des individus les plus vulnérables, et plus précisément, en
l'occurrence, les plus pauvres, en les persuadant de penser qu'ils ne peuvent pas se
permettre de ne pas vendre leurs organes. Une telle opportunité modifierait
fondamentalement les normes des relations intra-individuelles, c'est-à-dire les relations que
nous entretenons avec notre propre corps, mais aussi celles des relations interindividuelles,
c'est-à-dire celles que nous partageons avec les autres. Car les relations interindividuelles
entretenues par le don ne peuvent être confondues avec celles qui sont créées par le
commerce : "Donner quelque chose à quelqu'un revient à lui donner une part de vous-même.
Un tel don s'inscrit dans une relation personnelle avec celui qui le reçoit ou il en crée une.
Par contraste, l'échange contre de l'argent instaure ou souligne la séparation entre les
personnes"239. S. Rippon illustre cette modification relationnelle en donnant l'exemple d'un
locataire qui serait dans l'incapacité de payer son loyer, parce qu'il ne possède pas l'argent
requis, parce qu'il n'a pas la possibilité de l'acquérir (en travaillant, en l'empruntant ou en le
recevant en cadeau...), et parce qu'il ne possède aucun bien qu'il puisse vendre : le

le code de la santé publique; [en ligne] http://archives.assemblee-nationale.fr/9/cri/1992-1993-


ordinaire1/081.pdf
237 Ibid.
238 Ibid., citant J. Carbonnier.
239 Radin MJ. Contested commodities. The trouble with trade in sex, children, body parts and other things.

Cambridge, Mass.: Harvard University Press ; 1996. p 197

179
propriétaire de son habitat ne sera aucunement offusqué qu'il ne vende pas un de ses reins
pour honorer sa dette. Par contre, si le marché des organes devenait légal, il est probable que
le propriétaire pourrait exiger que le locataire vende l'un de ses organes, à l'instar d'une
"saisie pour défaut de paiement"240.

Ici, il ne s'agit pas tant de dénoncer le caractère malin intrinsèque de la marchandisation des
éléments du corps, que de prévenir les injustices qui pourraient être portées à l'encontre de
certains citoyens, que sa banalisation engendrerait. Ces injustices étant trivialement jugées
inacceptables.
L'argument présent consiste donc à défendre une politique de justice sociale, interdisant que
les individus riches puissent acheter les organes de leurs concitoyens plus pauvres, au nom
de la protection des plus vulnérables. C'est ce que P. Amiel appelle le "complexe de Fantine" :
Fantine, la mère célibataire des Misérables de Victor Hugo, vend ses cheveux et s'apprête à
vendre ses dents pour payer la pension de Cosette aux Thénardier241, empruntant alors "la
pente plus ou moins inexorable qui mène de l'atteinte consentie à la perte de toute
dignité…".242
Car il semble évident pour tous que, dans ce type de système de vente légalisée, les pauvres
sont les vendeurs, et les riches les acheteurs. Quel citoyen riche, qui ne présente pas de
difficultés financières irait vendre l'un de ses organes ? Il faut assurément rencontrer une
situation de détresse économique suffisante pour envisager de se laisser déposséder d'un
organe, sachant que le risque de l'intervention n'est pas nul et que les conséquences
médicales de cette dépossession, si elles sont jugées négligeables dans les pays qui peuvent
assurer le suivi médical des donneurs, est tout à fait inconnu pour les vendeurs prélevés
dans les pays plus défavorisés. Seul est connu le fait que la qualité du prélèvement
chirurgical et du suivi médical post-chirurgical est inversement proportionnelle au degré de
clandestinité dans lequel est effectuée ce prélèvement...
Une telle exploitation du "complexe de Fantine" peut être assimilée à une absence de
consentement du vendeur, dont la pauvreté et la nécessité le prive de tout libre-arbitre.
Pour certains, les personnes concernées doivent être “défendues contre elles-mêmes”,
potentiellement incapables de discriminer par elles-mêmes leur intérêt propre. Cet

240 Rippon S. Imposing options on people in poverty: the harm of a live donor organ market. J Med Ethics. 2014
Mar;40(3):145–50.
241 Hugo V. Les Misérables, t. 1. Paris : Flammarion, Coll. GF ; 1967, p. 215
242 Amiel P. Protection des personnes et droit à l’essai dans la recherche biomédicale en France. Étude

jurisociologique. Thèse de Doctorat en Droit privé, Montpellier, 2008.

180
argument justifierait donc une attitude paternaliste, visant à protéger les plus démunis,
particulièrement vulnérables.
Pourtant, il ne faut pas oublier que Fantine envisageait de se faire prélever de ses dents alors
qu'elle était encore vivante et donc que ses dents auraient pu encore participer activement à
sa vie, en qualité si ce n'est en quantité. Car il est trivial d'affirmer que les vendeurs prélevés
vivants subissent un préjudice physique indéniable.
Et il est tout aussi trivial d'affirmer que les vendeurs prélevés en post-mortem ne subissent
pas de dommage corporel qui puisse porter atteinte à la qualité ou à la quantité de leur vie.
Sachant que les risques encourus sont incomparables à ceux d'un vendeur prélevé vivant,
l'argument d'injustice sociale est inévitablement déplacé vers la droite d'une courbe qui
mettrait en corrélation la richesse acquise et la probabilité de vendre ses organes dans ces
conditions : à risque élevé, seuls les pauvres peuvent être tentés de consentir à la vente,
alors qu'à risque faible voire nul, mêmes des personnes qui ne seraient pas dans le besoin
pourraient y consentir. Dans ces conditions, la vente des organes ne serait-elle pratiquée que
par les pauvres ? Pourquoi un individu, quel que soit sa situation économique initiale, y
compris favorable, ne pourrait-il envisager de vendre son bien en viager, s'il peut en
conserver l'usufruit, dans le simple but d'accroitre encore sa richesse ? Les seuls qui
pourraient théoriquement en subir un dommage seraient les ayants-droit, si on imagine que
le vendeur serait payé non pas au moment du prélèvement de ses organes, mais au moment
de la signature du contrat de vente "en viager avec usufruit des produits de la vente". Les
ayants-droit ne disposeraient alors plus du loisir de vendre eux-mêmes les organes pour en
tirer profit. Quoiqu'il en soit, c'est la liberté reconnue à chacun d'user de ses biens comme il
l'entend, quitte à ne pas en faire bénéficier ses descendants.
Néanmoins, même si la courbe richesse préalable/probabilité de vente est déplacée vers la
droite, l'argument d'injustice sociale peut demeurer valide, dans la mesure où au-delà d'un
certain seuil de richesse, la population riche ne trouvera aucun bénéfice significatif à
s'occuper de la vente de ses organes, ni pour elle-même, ni pour ses ayants-droit. La
question est alors de savoir si le fait que l' "exploitation" concerne, non plus les individus les
plus pauvres de la planète, mais plus de 90% d'entre eux rend moralement moins
condamnable l'hypothèse de la légalisation du marché.
Si on en croit K. Marx ou P. Singer, cette forme d'exploitation d'une immense majorité des
citoyens du monde par une infime minorité d'entre eux est c'est d'ores-et-déjà une réalité

181
concernant tous les biens de consommation. Politiquement parlant, la vente des organes ne
poseraient pas de problèmes moraux ou sociaux nouveaux, qui n'existent déjà.

3.1.3. Liberté accrue par la réduction des options de choix

Décider pour autrui est assurément un positionnement paternaliste critiquable. Ainsi,


intuitivement, nous avons tendance à considérer que notre liberté est accrue avec le nombre
d'options qui s'offrent à nous avant de décider d'une action; au contraire, plus ce nombre
d'options est restreint, moins nous sentons libre et, à l'extrême, lorsqu'une seule option nous
reste "offerte", nous considérons a priori que notre action est imposée et non plus le fruit
d'une délibération libre. Pourtant, certains peuvent également trouver un argument libéral
pour justifier un tel positionnement paternaliste, qui consisterait à réduire le nombre
d'options de choix. Considérons, par exemple, l'hypothèse d'une société dans laquelle
l'héritage n'existe pas : les parents ne peuvent rien léguer à leurs enfants, leurs biens
revenant d'office à l'Etat pour être redistribuer à l'ensemble des administrés. Tel était le
régime de l'ex-URSS communiste. Supposons que cette situation change et que,
soudainement, les citoyens aient à léguer leurs biens, à leurs enfants ou à d'autres, selon les
modalités de leurs choix. Les voilà donc contraints à choisir leurs héritiers, à décider s'ils
souhaitent partager leurs biens en part égale, lequel des enfants va hériter de la maison
principale et lequel de la résidence secondaire, etc... L'opportunité de ces options nouvelles
peut constituer une contrainte nouvelle plus qu'une liberté accrue. Tel est l'argument de S.
Rippon : il ne s'agit pas de porter un jugement moral sur l'option rejetée, il s'agit de rejeter
des options qui accroitraient le nombre des options au point de rendre la délibération pour
choisir entre toutes ces options nuisible243.
Extrapolons la situation à notre contexte : avoir à considérer une opportunité financière
peut être assimilé à une contrainte, restrictive de liberté. Au contraire, ne pas procurer
l'opportunité de cette réflexion accroit la liberté individuelle. La gratuité est donc entendue
comme gage de liberté et l'interdiction du commerce ne se veut pas être pas une contrainte.
Au contraire, c'est offrir l'opportunité d'une contrepartie financière qui obligerait le sujet
nécessiteux à considérer la commercialisation de son corps comme une option. Si nous

243 Rippon S. Imposing options on people in poverty : the harm of a live donor organ market. J Med Ethics. 2014
Mar;40(3):145–50.

182
reprenons l'exemple du locataire en incapacité de payer précédemment cité, il est clair que
l'opportunité d'un marché légal peut venir contraindre le mauvais payeur de vendre un
organe pour essuyer ses dettes, y compris contre sa volonté première. Mais c'est l'exercice
de son libre arbitre étendu qui lui commandera son choix final, s'il consent à être honnête et
à payer le propriétaire. Ainsi l'accroissement des options revient à exercer une pression
sociale, qui est loin d'être compatible avec l'idée de l'accroissement de sa liberté.
C'est l'argument qui avait été utilisé par le Conseil d'Etat, concernant le consentement à
participer à une expérimentation sur l'être humain, cité par P. Amiel244 : "La gratuité permet
(…) d'exercer sa liberté au mieux de ses intérêts : l'appréciation qu'il fait de son intérêt
personnel, de sa volonté d'agir par générosité et philanthropie n'est pas troublé par des
considérations financières."245.

3.1.4. Quantité

De façon contre-intuitive, l'argument purement comptable peut servir la cause de


l'interdiction de la marchandisation du corps. Si l'on en croit R. Titmuss, dont les réflexions
sont rapportées par P. Steiner246, un système de collecte du sang basé sur le bénévolat est
plus productif qu'un système de collecte rémunérée : "le comportement intéressé à la base
des relations marchandes se révèle moins efficace dans la location d'une ressource rare que
le bénévolat couplé à des institutions para-étatiques", justifiant la défense de la non
rémunération des biens collectés (par opposition à la juste rémunération des biens produits).
L'explication de ces résultats chiffrés tiendrait d'une part au fait qu'il s'agit de
"marchandises fictives", c'est-à-dire non produites par les pourvoyeurs, exclues du marché
économique usuel, et d'autre part au fait que le bénévolat est plus efficient pour ce qui est de
l'allocation des ressources rares.
B. Frey a développé la thèse de R. Titmuss. Le point de départ réside dans la distinction
réalisées par les psychologues économistes, qui individualisent deux ordres de motivations à
l'action : les motivations qui relèvent d'un ordre intrinsèque, c'est-à-dire celles qui relèvent
d’un impératif déontologique ou affectif, sans recherche aucune d'un intérêt quelconque; et,
par opposition, les motivations extrinsèques, qui relèvent de la recherche "d'une

244 Amiel P. Enquête sur les pratiques et conceptions de l'information et du recueil du consentement dans
l'expérimentation sur l'être humain. Revue française des affaires sociales 3/2002 (n° 3) , p. 217-234
245 Conseil d’État. Sciences de la vie : de l’éthique au droit. Paris: La Documentation française ; 1988
246 Steiner P. Don de sang et don d'organes : le marché et les marchandises “fictives”. Revue de sociologie

française. 2001;42(2):357–74.

183
gratification exogène à l’activité elle-même : une rémunération, une bonne conscience,
l’approbation de l’entourage dans une perspective intéressée et conséquentialiste" 247.
Comme le rapporte encore P. Steiner248, "l'idée principale est de distinguer deux types de
motivation au point de départ du comportement économique : la motivation extrinsèque
correspond à ce sur quoi l'économiste a l'habitude de raisonner au travers de l'effet-prix
(une hausse de prix ou de la récompense élève l'offre du bien ou l'incitation à agir dans le
sens voulu), alors que la motivation intrinsèque repose sur le fait que l'acteur trouvant lui-
même les ressources qui le motivent à offrir le produit ou le comportement désiré.(...) On
conçoit que l'effet-prix peut avoir comme résultats non voulu d'amoindrir (effet d'éviction
faible) ou de détruire (effet d'éviction fort) la motivation intrinsèque, ce qui a pour
conséquence de diminuer la contribution lorsque cette motivation est essentielle à l'action."
Est-ce que réellement le nombre de prélèvements d'organes diminuerait si ceux-ci étaient
rémunérés ?

3.1.5. Qualité

S'il est difficile d'extrapoler la situation quantitative du sang à celle des organes, il est peut-
être plus judicieux de le faire en matière de qualité. De fait, contrairement au donneur
bénévole, celui qui attend une compensation financière a tout intérêt à ne pas divulguer des
informations qui pourraient lui faire perdre sa chance d'être "donneur" et donc d'être
rémunéré. Ainsi, il pourrait omettre de signaler des antécédents médicaux rédhibitoires, qui,
pourtant, pourraient être à l'origine d'une moindre qualité du bien collecté. Par exemple, le
vendeur pourrait omettre de signaler un usage de substances toxiques ou un comportement
sexuel à risque récent (suffisamment pour qu'une contamination virale ne puisse encore être
détectable...). Ceci explique pourquoi les personnes les plus démunies, à même de souhaiter
vendre des produits issus de leur corps, doivent être considérées comme moins dignes de
confiance que des donneurs bénévoles qui eux, n'ont aucune raison de cacher quelque
information médicale que ce soit.

247 Batifoulier P. Gadreau M, lievaut J. La décision tarifaire : des actes gratuits aux actes chers. Les effets pervers
de la politique publique de santé. Journal d’Économie Médicale, 2009; 27(4) 222-33.
248 Steiner P. Don de sang et don d'organes : le marché et les marchandises “fictives”. Revue de sociologie

française. 2001;42(2):357–74.

184
3.1.6. Bénévolat comme ciment social

La question est alors de savoir si, lorsqu'elles peuvent trouver satisfaction, les motivations
extrinsèques non seulement prennent le dessus, mais même anéantissent les motivations
intrinsèques. L'affirmer reviendrait à affirmer que, si la vente des organes était autorisée, le
nombre de don de ces "biens" à titre strictement gratuit, pratiqué au nom d'un altruisme
convaincu, s'effondrerait. C'est la théorie du "crowding-out effect" développée notamment
par R. Titmuss, qui illustre cette assertion par l’exemple du don de sang. Selon lui, donner
son sang est considéré, par la plupart des individus, comme un acte civique nécessaire. Ils
peuvent être intrinsèquement motivés par le fait d’entreprendre une action citoyenne et
offrir ainsi gratuitement leur sang. Les payer pour accomplir un tel acte dévaloriserait leur
motivation altruiste au point de diminuer leur propension à donner leur sang.
Pour autant, il importe de noter que l'argument ne consiste pas à condamner moralement la
vente des organes per se. Il s'agit plutôt de craindre les conséquences matérielles de la
disparition d'une motivation intrinsèque altruiste. L’argument est en cela purement
comptable. De fait, il semble évident que si un bien peut être acheté et vendu, à l'instar de
toute marchandise commercialisée, le fait d'offrir en cadeau ce bien à quelqu'un épargne
"seulement" le donataire de la dépense qu'il pourrait réaliser pour se le procurer par lui-
même. La représentation symbolique d'un tel cadeau a une "valeur" moindre que celle d'un
cadeau "sans prix", dans le sens où ce cadeau ne peut être ni acheté ni vendu,
commercialement inestimable. Avoir des relations sexuelles avec l'être que l'on aime a une
valeur inestimable (au sens infinie), bien supérieure à celle d'avoir des relations sexuelles
tarifées avec un professionnel du sexe. Ainsi, la "commodification" 249 des organes fait
perdre beaucoup de sa valeur symbolique au don altruiste d'un organe, jusque-là considéré
comme un don inégalable car inestimable. La perte de la valeur de ce don altruiste conduirait
inévitablement à sa disparition.
Par conséquent, la création d'une opportunité aux motivations extrinsèques par la
légalisation d'un marché des organes non seulement déprécierait la valeur jusque-là

249"Commodification" est un terme anglais qui signifie en gros la même chose que "marchandisation" en
français : transformation en marchandises de biens qui n'ont pas vocation à l'être en principe. Mais on s'en sert
aujourd'hui en français dans les sciences humaines et en philosophie pour éviter justement d'employer le
terme "marchandisation" et bien marquer que le cadre théorique de la discussion n'est pas limité aux idées de
Marx sur la question. (Ogien R. Le corps et l'argent. Paris : La Musardine ; 2012. p.57)

185
inestimable du don altruiste, mais irait jusqu'à l'anéantir dans son existence même. Le risque,
à en croire V. Gateau, serait celui d'engendrer au sein de la société un "dégoût moral"250.
Est-ce à dire que l'avenir de la commercialisation des organes est joué ? Ce n'est certes pas
l'opinion des penseurs libertariens ou défenseurs d'une éthique minimaliste.

3.2. Arguments en faveur de la marchandisation des organes

En réalité, les arguments en faveur d'une telle marchandisation des organes sont au moins
aussi nombreux que les précédents.

3.2.1. Quantité et bénéfices secondaires

Contrairement à ce qui a été défendu ci-dessus, notamment par R. Titmuss et B. Frey en


matière de collecte de produits sanguins, la rémunération contre cession des organes
pourrait bien augmenter le nombre de greffons disponibles. Pour preuve, dès lors que le
prélèvement devient contraignant pour le "donneur", comme c'est le cas pour le
prélèvement d'ovules qui se pratique sous anesthésie, la compensation financière apparait
indispensable : au Canada et en France, qui n'autorisent pas la rémunération, les banques
d'ovules demeurent désespérément vides... En 2007, G. Becker, prix Nobel d'économie, et J.
Elias ont estimé que si le gouvernement fédéral américain proposait 15,000 $ aux vendeurs
vivants de greffon rénal, le problème de "pénurie" de greffons rénaux serait réglé251. Les
auteurs défendaient ce choix politique par le fait qu'il était économiquement rentable, eu
égard au coût moindre de la transplantation, comparé à celui de la dialyse, désormais pris en
charge aux Etats-Unis par l'assurance maladie Medicare252. En France, il a été évalué que la
réalisation de 900 greffes rénales supplémentaires par an pendant dix ans permettrait une
économie de 2,5 milliards d’euros sur les dépenses de la caisse nationale d’assurance
maladie prévisibles sur une même période253.

250 Gateau V. La gratuité dans le cadre du don d'organes. Revue du MAUSS. 2010;35(1):463.
251 Becker GS, Elias JJ. Introducing incentives in the market for live and cadaveric organ donations. J Econ
Perspect. 2007;21(3):3–24.
252 Wall street journal. Tabarrok A. The meat markey. 2010. [en ligne] http://on.wsj.com/1zFzJaA
253 Blotière P., Tuppin P., Weill A., Ricordeau P., Allemand H., . Coût de la prise en charge de l’IRCT en France en

2007 et impact potentiel d’une augmentation du recours à la dialyse péritonéale et à la greffe. Néphrologie
thérapeutique, 2010;6 (4):240-7.

186
Considérant les prélèvements post-mortem, G. Becker et J. Elias ont affirmé que, le donneur
n'ayant pas à subir les dommages du prélèvement, la valeur du bien devait s'en trouvée
d'autant diminuée. De plus, comme nous l'avons expliqué précédemment, acheter les
organes du vivant de la personne relève d'un pari pour le moins risqué, puisque les vendeurs
ne décèderont en mort encéphalique et ne pourront donc être réellement prélevés de leurs
organes que dans moins de 2% des cas... Le prix à proposer devrait donc raisonnablement
être très inférieur aux 15,000 $ proposés aux vendeurs vivants.
Malgré le prix peu attractif, les vendeurs pourraient encore accepter de vendre leurs organes
car, jusqu'alors, en l'absence de marché les organes, ils étaient cédés gratuitement :
finalement, même un faible prix est toujours plus élevé que ce à quoi ils auraient pu
prétendre jusque-là... Ainsi, l'augmentation du nombre de greffons disponibles pourrait se
faire au prix d'un investissement somme toute modéré.
Mais ne pourrait-on craindre alors que ces prix faibles n'intéressent plus que les plus
démunis et renforcent leur exploitation ? Car c'est bien là l'argument politique principal
contre la légalisation du marché. De fait, les abus des trafiquants sont volontiers dénoncés
par les associations humanitaires, qui affirment que certains vendeurs perçoivent des
sommes dérisoires en échange de leur rein. A l'inverse, il est probable que la légalisation du
marché permettrait un contrôle des prix. Si on tient un raisonnement capitaliste, on peut
même penser qu'une telle légalisation permettrait une régularisation de ce marché : de par
la chute des prix, le commerce deviendra beaucoup moins lucratif pour les vendeurs et la
production de ces biens dangereux sera moins encouragée et diminuera d'autant.
Plus encore, selon N. Scheper-Hugues254, l’augmentation du nombre de greffons pourrait
permettre de diminuer le recours aux donneurs vivants. En effet, comme nous le verrons
dans la deuxième partie, un des moyens très efficaces pour recourir à des greffons
supplémentaires est de promouvoir le don vivant. Pourtant, ce type de don est loin de faire
l'unanimité. A ce propos, R. Fox et J. Swazey n'hésitent pas à dénoncer la "tyrannie du don".
De fait, le don vivant est parfois (souvent ?) contraint, par la famille, par les proches, par le
malade lui-même... En conséquence, non seulement ces donneurs vivants n'auraient plus à
souffrir de l'amputation d'un organe, ce qui ne peut jamais se faire sans risque aucun, mais
aussi les receveurs ne seraient plus en dette d'une réciprocité impossible, d'un contre-don
inégalable, que la présence de leur donneur familial leur rappelle quotidiennement. Ainsi, le

254 Scheper-Hugues N. The Tyranny and the Terror of the Gift: Sacrificial Violence and the Gift of Life. Economic
Sociology: the European Electronic Newsletter. 2009 (11): 8-17

187
marché légal ouvrirait une forme de protectionnisme contre le prélèvement des donneurs
vivants.
Enfin, G. Becker et J. Elias avaient également estimé que l'introduction d'un marché légal
aurait une influence certes sur l'offre, accrue, mais aussi sur la demande, révisée à la baisse :
le remboursement des frais supplémentaires liés à l'achat du greffon, qu'il incombe au
malade ou à la société ou à une assurance privée, pourrait favoriser un contrôle plus
rigoureux des indications à la transplantation. Les conséquences et sur l'offre et sur la
demande réduiraient conjointement le déséquilibre entre les deux.

3.2.2. La bioéconomie est une réalité

Peut-on raisonnablement remettre en question et arguer contre un marché qui existe ? De


fait, que les éléments du corps humain soient d'ores-et-déjà objets de marché ne fait plus
aucun doute. Comme l'écrit C. Lafontaine255, les tissus biologiques ont incontestablement
pénétré le circuit des inventions brevetables. Selon la sociologue canadienne, ce changement
de paradigme à l'origine de la bioéconomie, cette économie fondée sur la marchandisation
du corps, a été rendu possible par le renversement hiérarchique qui préexistait entre le zoe,
la vie nue, purement biologique et le bios, la vie sociale, politique, tels que distinguées par G.
Agamben 256. Aujourd'hui, le zoe n'intéresse plus ; le projet du politique est devenu le projet
du bios, du prolongement de la vie. L'individu investit maintenant dans son capital
biologique, porté par une vision biologisante du rapport à soi et par un fantasme de post-
humanisme. Mais "plus on subjectivise le corps, plus on l'objective à travers ses différents
produits.".
Que l'on approuve ou que l'on réprouve, nombre d'éléments du corps humain sont sujet à un
commerce légal. Les marchés les plus juteux concernent la recherche scientifique, et
notamment le brevetage de gènes spécifiques, la recherche sur les cellules souches
embryonnaires, mais aussi la fécondation in vitro, par l'intermédiaire des banques de
gamètes apparues aux Etats-Unis dès les années 80.
Concernant le corps cadavérique, il constitue d'ores-et-déjà un produit d'exportation
exploité par les Etats-Unis, notamment à des fins de dissection anatomique pour les

255Lafontaine C. Le corps marché. Paris : Seuil, coll.La couleur des idées ; 2014.
256Agamben G. (trad. Raiola M.). Homo sacer. I, Le pouvoir souverain et la vie nue. Paris : Seuil, coll. L'ordre
philosophique ; 1998

188
étudiants en médecine ou pour la recherche, au même titre que les céréales ou les avions
civils257. En quoi son usage à des fins de transplantation serait-il moralement moins
acceptable ?
Certes, le Uniform Anatomical Gift Act états-unien de 1987 définit cette vente comme un acte
criminel puisque la vente d'une partie d'un cadavre extraite après la mort de l'individu n'est
pas autorisée. Néanmoins, l'acte ne fait pas mention du corps cadavérique entier... Certains
n'ont pas manqué de s'engouffrer dans cette brèche juridique et, aujourd'hui, il existe aux
Etats-Unis plus de cent programmes académiques de "don" du corps pour la science, à
l'origine d'un nombre estimé à environ 20.000 cadavres concernés. 258
Même si ce n'est pas le "donneur" ou ses ayants-droits qui peu(ven)t bénéficier de la vente
de son cadavre259, mais bien les intermédiaires qui fournissent les universités ou autres
utilisateurs, et même si on peut considérer que ce n'est pas le cadavre per se qui est facturé
mais le service d'approvisionnement, le discours fallacieux qui consiste à affirmer que "la
personne en elle-même n'est pas marchandisée" 260 ne devient-il pas moins crédible ? N'est-
il par temps d'accepter cet état de fait, sans pour autant qu'il soit moralement condamné ?
Quels préceptes permettent-ils d'insinuer que la transaction marchande rend l'amoralité
voire l'immoralité nécessairement liée à l'acte ?

3.2.3. L'argent n'est pas immoral

La vente de l'organe plutôt que son don annihile-t-elle tout altruisme, au point comme le dit
V. Gateau de pouvoir générer un "dégoût moral" ? Penser cela reviendrait à penser, par
exemple, que tous les individus salariés qui travaillent dans le domaine du social ont choisi
leur profession indépendamment de toute motivation intrinsèque altruiste, et seulement
motivés extrinsèquement par le salaire relatif à l'emploi. De même, dès l'instant où un
médecin tarifie sa consultation, a fortiori s'il use de son droit à dépasser les honoraires
établis par l'Assurance Maladie, on considérerait que son travail perd tout caractère altruiste
de par la rétribution financière quémandée. Or, personne n'irait affirmer de tels jugements.

257 Anteby M. A market for human cadavers in all but name ? Economic Sociology: The European Electronic

Newsletter. 2009;11 (1): 3–7.


258 Ibid
259 En France, il revient même à la personne qui souhaite que son corps soit utilisé à des fins scientifiques de
verser une somme correspondant aux frais d'acheminement de la dépouille vers la faculté et aux frais
d'incinération: en 2010, il en coûtait 800 € à Nantes ou à Rennes.
260 Lafontaine C. Le corps marché. Paris : Seuil, coll.La couleur des idées ; 2014

189
De plus, conformément au respect du principe de traiter les cas similaire de façon similaire,
si nous estimons qu’il est moralement acceptable voire justifié de rémunérer les jeunes qui
s’engagent, à leur corps défendant, dans l’armée, quitte à laisser leur vie sur le champ de
bataille, alors nous devons tout aussi bien considérer comme moral, voire justifié, de
rémunérer les individus qui vendent leurs organes de leur vivant, que ceux-ci soient
prélevés durant leur vie ou en post-mortem.
Au contraire, arguant du fait que le don, a fortiori vivant, peut être contraint, R. Ogien pose
l'hypothèse que “la rétribution doit être préférée à la gratuité (...) parce qu'elle rend le
transfert d'organes plus acceptable moralement"261. Selon lui, l'accessibilité par l'argent aux
organes permet de réparer l'injustice naturelle que peuvent connaitre certains de ne pas
être apparenté à aucun individu qui pourrait leur faire don, de leur vivant, d'un organe. Et
même si P. Ricœur affirme que tout échange marchand exclut de facto le "tiers invisible" qui
a été dépossédé de la liberté d'acquérir le bien proposé sur le marché, il reconnait que "le
négoce est l'occupation la plus propre à entretenir des mœurs pacifiques, à l'encontre de la
folie meurtrière des princes." 262 Le contrat marchand, en annihilant tout rapport de
subordination entre les contractants, peut alors s'en trouvé moralement réhabilité.

Si la question monétaire n'est plus à considérer comme source d'immoralité du transfert de


l'organe du corps d'un individu à une institution puis à un autre corps, la problématique de
la disponibilité du corps peut-elle être également résolue ?

3.2.4. Autonomie et disponibilité du corps

Même un précurseur du libertarisme comme J. S. Mill, accepter l'idée que l’Etat puisse “user
de la force contre un de ses membres, contre sa volonté, [pour] empêcher que du mal soit
fait à autrui”. Il reconnait là la seule situation où l’Etat est légitimé pour employer des
moyens coercitifs263. Néanmoins, comme le rappelle R. Ogien, ce type de coercition doit être
mis en place pour protéger les individus des autres, et non pas d’eux-mêmes. Dans cette
situation, la protection imposée par l’Etat aux citoyens contre eux-mêmes peut être perçue
comme une ingérence étatique non justifiable aux yeux des défenseurs de la liberté et du

261 Ogien R. Le corps et l'argent. Paris : La Musardine ; 2010. p. 115


262 Ricœur P. L'argent: d‘un soupçon à l’autre. Esprit.2010;(1):200–13
263 Mill JS. (trad. Pataut F.), 1859) De la liberté Paris : Presses Pocket, Coll. Agora ; 1990, p. 39

190
droit à disposer de soi-même. En conséquence, l’éthicien minimaliste propose de limiter les
situations légitimes d’emploi de moyens étatiques coercitifs à celles qui concernent des
nuisances portées aux individus non-consentent et d’extraire du champ les situations de
dommages imposés aux individus consentants et, a fortiori, auto-infligées, autrement dit
toutes les situations caractérisées par l’absence de “victime”264. L’absence de victime est,
selon lui, inhérente au consentement car pour qu’il y ait victime il faut qu’il y ait dommages
et souffrance injustes. Or, à l’instar d’un mariage arrangé par les parents d’une jeune fille
“consenti” par celle-ci, le consentement légitime toute situation qui aurait pu sembler a
priori injuste.
Appliqué à notre propos, l’argument consiste donc à soutenir que les individus, y compris les
plus pauvres, ne peuvent être considérés comme des victimes d’injustice dès l'instant où ils
ont consenti à la vente de leurs organes, quelque soient leurs motivations pour accepter le
contrat. L'attitude paternaliste consistant à interdire de telles pratiques serait d'autant plus
critiquable qu'elle présuppose que la vente d'un organe soit apparentée à un "préjudice
consenti", selon l'expression proposée par A.-D. Mornington pour traduire le terme "harm to
self" employé par J. Feinberg265. A l'instar des pratiques masochistes pourvoyeuses de plaisir,
celui qui vend ses organes peut considérer ne pas subir un préjudice dont se rendrait
coupable l'acheteur, s'il considère au contraire que le profit qu'il peut en tirer lui est tout à
fait profitable. C'est cette classe de conduites, qui ne causent pas de torts à autrui, que R.
Ogien appelle "les crimes moraux sans victimes" et qui, selon lui, ne devraient pas relever de
la classe des conduites immorales, conformément à l'éthique minimaliste qu'il défend. Elles
ne devraient donc pas être sanctionnées par des lois raisonnables et rationnelles266.
A contrario, K. Marx a dénoncé et condamné l'exploitation capitaliste des travailleurs qui se
trouvent dans l'obligation économique d'avoir à vendre une partie de leur production issue
de l'usage des moyens de production (travail). Néanmoins, le philosophe politique a
également insisté sur le fait que les travailleurs conservaient leur liberté : Marx écrit que les
travailleurs sont “libres dans un double sens, libérés des vieilles relations de clientélisme, de
sujétion et de servitude"267. Autrement dit, contrairement aux systèmes esclavagiste et
féodal, qui exerçaient une sujétion physique du producteur au propriétaire des moyens de

264 Ogien R. La vie, la mort, l’Etat : le débat bioéthique. Paris : Grasset, coll. Mondes vécus ; 2009, p 50
265 Mornington A-D. Vendre ses organes : un cas de préjudice consenti ? Raisons politiques. 2011;44(4):57.
266 R. Ogien. La vie, la mort, l’Etat : le débat bioéthique. Paris : Grasset, coll. Mondes vécus; 2009.
267 Marx K. Manuscrits de 1857-1858, “Grundrisse”, Paris : Éditions Sociales, coll. Les essentielles ; 1980, t. 1, p.

132.

191
production, le système capitaliste autorise le travailleur à choisir de vendre une partie de
son labeur, quitte à ce que ce choix soit motivé par des pressions économiques voire une
raison de survie. Or le moyen de production essentiel est le travailleur lui-même, usant des
outils de production que détient leur propriétaire. Si les travailleurs sont libres de vendre
tout ou partie de leur production, pourquoi seraient-ils empêcher de vendre tout ou partie
de leurs moyens de production, i.e. une partie de leur corps dont ils auraient l'usufruit
jusqu'à leur décès ? Ou pour le dire autrement, en quoi serait-il moralement condamnable
d'être autorisé à la vente viagère de son corps ? Et par voie d'extension, tous les citoyens
libres ? Ainsi, R. Ogien considère que “rien ne nous interdit de penser que nous devrions
avoir la liberté de mettre notre corps à disposition d'autrui contre un paiement, même s'il
peut y avoir des divergences au niveau de sa justification philosophique”. Selon lui, le
caractère moral n'est pas l'apanage de la cession gratuite d'un bien, tout comme l'argent
n'entache pas d'immoralité tout ce qui le concerne. De même, T. Engelhardt affirme que les
organes sont la propriété d'un agent moralement libre de les utiliser comme il l'entend :
“puisque se vendre librement un autre ne viole pas le principe d'autonomie, ces transactions
(sur le sang, les organes, les gènes) relèvent de la sphère privée des individus libres, sphère
qu'il faut protéger. En outre, si l'on se vend au juste prix et dans des circonstances
appropriées, on peut en tirer le maximum de bénéfices et le minimum de dommages point
mais le point important est que des individus libres doivent pouvoir disposer librement de
même.”268
Et, de fait, nous ne sommes pas absolument interdits de disposer librement de notre corps, y
compris dans des situations de mise en danger de ce corps. Nous pouvons, avec J. Savulescu,
remarquer que nous sommes autorisés à prendre des risques, éventuellement vitaux, pour
notre simple plaisir (en abusant de substances nocives comme le tabac ou l'alcool, ou en
pratiquant des sports dangereux comme le paralpinisme ...), sans que personne n'en soit
choqué outre mesure. Cette mise en danger peut même faire l'objet d'une rétribution.
Par ailleurs, ne propose-t-on pas de l'argent sous forme de salaire aux jeunes volontaires
pour rejoindre l'armée au risque de leur vie ? En Avril 2015, l'armée française affichait 122
postes vacants de "chefs de groupe de combat d'infanterie, (...) pour pouvoir, le cas échéant,
exécuter une action de combat d’infanterie coordonnée au sein de son unité élémentaire sur

268 Engelhardt T. The foundations of bioethics. New York : Oxford University Press, 1996.

192
le terrain"269 . Il en va de même pour les travailleurs qui touchent une prime de risque, un
"salaire de la peur", eu égard à la mise en danger de leur corps, tels, par exemple, que les
convoyeurs de fonds dont les fourgons sont de plus en plus souvent victime d'attaques ou les
grimpeurs-élagueurs, régulièrement victimes d'accident du travail. Dès l'instant où la société
valide ces pratiques professionnelles, selon quelle logique de raisonnement la prise de
risques par la vente d'un organe prélevé sur vendeur vivant serait-elle alors moralement
condamnable ? Et a fortiori lorsque le risque est annihilé par la mort déjà survenue ? Selon le
philosophe australien J. Savulescu, il s'agirait là de "la pire forme de paternalisme"270.
La question qui persiste est celle d'évaluer l'autonomie de l'individu. Car, comme nous
l'avons exposé ci-dessus, l'achat des organes est assimilé, par certains, à un prélèvement
sans consentement réel, le vendeur, contraint par le caractère désespérant de sa situation
économique, n'étant plus en capacité d'exercer sa liberté de choix. J. Harris lui-même,
pourtant fervent défenseur de la liberté à disposer de soi-même, indiquait que "le don ou la
vente d'organes et éléments vitaux du corps humain ne devrait jamais être permis aux
personnes qui n'ont pas la capacité de décider ou d'exprimer de façon autonome un
consentement à une telle procédure."271 Pourtant, rien ne prouve que le vendeur ne soit plus
en capacité de choisir. La vente d'un organe peut être la résultante d'un choix parfaitement
libre et éclairé des conséquences de cette vente. En l'occurrence, s'agissant de donneur
décédé, les conséquences matérielles ne peuvent s'appliquer qu'aux ayants-droit, et
pourraient éventuellement concerner un surcoût engendré par la prolongation de la prise en
charge hospitalière, dans l'attente du passage en mort encéphalique. Quant aux
conséquences "immatérielles" (au sens où elles ne portent pas un préjudice au corps de
personne, puisque ce corps n'existe plus que sous forme de cadavre, et ne peut donc plus
être source de douleur ou de pathologie), comme certaines croyances religieuses qui
usuellement ne sont pas compatibles avec le prélèvement des organes, elles sont
généralement connues des vendeurs potentiels. Ou tout du moins, elles peuvent l'être.
Certes, la vente des organes peut se trouver associée à une certaine forme d'injustice sociale,
en motivant ceux qui se trouvent en deçà d'un certain seuil de richesse (et non pas d'un
certain seuil de pauvreté, expression que nous aurions utilisée s'agissant de prélèvement sur
donneur vivant). Mais en réalité, il faut considérer la vente d'organes comme un révélateur

269 Armée de Terre. recrutement.terre.defense, [en ligne]. http://www.recrutement.terre.defense.gouv.fr/nos-


emplois/trouver-un-emploi-par-profil/item/289-chef-de-groupe-de-combat-d-infanterie
270 Savulescu J. Is the sale of body parts wrong? J Med Ethics 2003;29:138–9.
271 Harris J., cité par Marzano M. Penser le corps. Paris: PUF, coll. Questions d'éthique. 2002

193
d'injustice et non pas comme la cause elle-même de cette injustice. Ce qui est inadmissible
n'est pas tant la vente des organes, a fortiori par les plus vulnérables, que la constatation
qu'ils n'aient pas d'autres options que celle de vendre leurs organes pour améliorer leurs
conditions dramatiques de vie. Ainsi, comme l'a évoqué M. Radin, si la société n'a pas su
prévenir ou améliorer la situation économique désespérée de certains individus, qui les
contraint en toute leur conscience de vendre leurs organes, y compris durant leur vie, le
minimum que la société puisse encore faire est de ne pas les contraindre davantage en les
empêchant d'utiliser une des rares ressources dont ils peuvent encore tirer profit272. Comme
le dénonce R. Ogien, ne serait-ce pas là ajouter "une misère à une autre misère, sans
contribuer le moins du monde à la corriger ? "273. Ainsi, une loi qui obligerait les plus
nécessiteux à rester parmi les plus nécessiteux en leur interdisant de s'extraire d'une
situation, qu'ils considèrent comme pire que celle à laquelle ils pensent qu'ils auraient pu
accéder en vendant leurs organes, ne peut que les contenir dans une "double impasse”274. S.
Rippon a formalisé logiquement l'argument de défense d'un marché légal des organes qu'il
appelle lui-même l'argument du "Laissez-Choisir" (en français dans le texte)275 :
P1 : s'il existait un marché libre, les pauvres qui choisiraient de vendre leurs
organes devraient avoir examiné préalablement toutes les autres options possibles
et considérer ces autres options comme pires que la vente de leurs organes
(proposition de la moins mauvaise option)
P2 si nous interdisons à ceux qui considèrent que c'est là leur meilleure option,
alors nous nous rendons responsables de l'aggravation de leur situation, tout au
moins de leur point de vue.
P3 Si une politique est cause de l'aggravation de leur situation, tout au moins de
leur point de vue, il serait paternaliste de notre part d'en juger autrement et de
leur imposer cette politique en leur nom.
Dès lors, une telle politique ne peut sembler moralement acceptable. Pour autant, se
contenter de la légalisation du marché pour ne pas ajouter une peine à une autre peut
apparaitre insuffisant à celui qui préfèrerait qu'aucune peine ne soit infligée, autrement dit
que le problème de la pauvreté puisse être suffisamment réglé pour que les individus n'aient

272 Radin MJ. Contested commodities. Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1996.
273 Ogien R. Le corps et l'argent. Paris : La Musardine ; 2012.
274 Radin MJ. Contested commodities. Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1996.
275 Rippon S. Imposing options on people in poverty: the harm of a live donor organ market. J Med Ethics. 2014

Mar;40(3):145–50.

194
plus besoin de trouver une solution à leur situation défavorisée dans la vente de leurs
organes.
P. Singer considère qu'il est un devoir pour tout individu "riche absolument", c'est à -dire qui
possède une richesse supérieure à la richesse minimale pour assurer ses besoins nécessaires
(nourriture, logement, habillement soins de santé et d’éducation) de partager une partie de
sa richesse superflue avec les pauvres absolus "Venir en aide aux autres n’est pas, comme on
le pense d’ordinaire, un acte charitable digne de louange, mais qu’on ne saurait blâmer de ne
pas accomplir ; c’est quelque chose que tout le monde doit faire." 276. Ainsi, le risque
d'exploitation des très pauvres par la contrainte exercée sur eux de vendre leurs organes
disparaitrait de facto. Ne persisterait que la vente librement consentie des organes dans le
but d'accroitre ses richesses, accroissement qui profiterait encore aux plus démunis, dans
une chaine sans fin.

Finalement, la problématique revient à la hiérarchisation que chacun fera des valeurs qui lui
sont chères. Les kantiens, qui estiment que leur dignité constitue une valeur première, et que
la mise à disposition de leur corps contre paiement porte assurément atteinte à cette dignité,
s’opposeront éternellement aux libertariens, qui estiment que le respect de la dignité
s'oppose au respect de leur liberté individuelle, qu’ils considèrent, eux, comme le premier
droit fondamental à défendre et à respecter.

3.2.5. Aliénabilité du corps : le corps ne définit pas la personne la personne

Contre la vision kantienne, il est encore possible de défendre l'idée selon laquelle, si le corps
dans son ensemble, peut être considéré comme le porteur de la personnéité, cette
personnéité n'est pas fragmentée ou éparpillée parmi les différents éléments corporels. Par
conséquent, l'atteinte qu'on peut porter à un de ces éléments, en les supprimant ou en les
remplaçant, ne porte pas atteinte à la personne elle-même. Les individus sont
essentiellement des individus, c'est-à-dire des êtres uniques, identifiables à eux-mêmes dans
une trajectoire spatio-temporelle qui les conduit de la naissance à la mort. Le même individu
est tour à tour un embryon, un enfant, un adulte et un vieillard, et dans cette série de
transformations, la matière qui le compose change continuellement. Et pourtant on peut dire

Singer P (trad. Marcuzzi M). Questions d’éthique pratique, Paris : Bayard ; 1997, chap. 8 “Riches et pauvres” p.
276

207-233

195
qu'ils participent à chaque fois de la même vie, que c'est le même individu vivant. En un sens,
l'individu n'est jamais identifiable à la matière qui le compose, sauf peut-être lorsqu'il est
mort. Pour illustrer ce propos, R. Ogien use de la métaphore du bateau de Thésée277, qui,
pour pouvoir traverser les siècles, a vu ses planches être remplacées au gré des besoins afin
qu'il puisse continuer à voguer : le bateau était-il finalement toujours le même ou un autre ?
Une personne défigurée peut ne pas être reconnue au premier abord, superficiellement. Mais,
pour ses proches qui la connaissent, cette personne est restée la même personne : ses
valeurs, ses opinions, ses convictions, ses qualités et ses défauts, sont demeurés inchangés
(si on laisse de côté l'impact probable de l'accident à l'origine de la défiguration...). Il en va
ainsi également pour les personnes greffées du visage. Nous avons précédemment discuté
cette question concernant le principe d'inaliénabilité du corps. Pour aller plus loin encore
dans la démonstration, on peut prendre l'exemple des jumeaux-siamois diencéphales qui
partagent un seul et même corps : les jumeaux sont bien deux personnes distinctes, y
compris légalement, puisque chacune dispose d'un état civil propre, alors même qu'elles
sont matériellement identifiées par la même entité corporelle.
Selon toutes ces considérations, “il ne devrait pas y avoir d'obstacles politiques ou morales
insurmontables à la circulation d'éléments du corps prélevé avec le consentement effectif ou
présumé de leurs possesseurs. Car ce ne serait pas une atteinte au corps lui-même, qui
resterait une entité morale et juridique inaliénable” 278. Ainsi, R. Ogien ne remet pas en
question le principe d'inaliénabilité du corps. Par contre, il affirme que ce principe est
respecté dès l'instant où l'individu est volontaire pour mettre à disposition les parties de son
corps, gratuitement ou contre rémunération.

Nous avons parcouru dans cette première partie les grands principes qui régissent l'activité
médicale de prélèvement d'organes exécuté sur personne décédées. Nous avons pu
constater que finalement chacun de ces principes - la règle du donneur mort, le
consentement et la gratuité - pouvait être remis en cause.
Concernant la règle du donneur mort, nous avons affirmé que la mort encéphalique était loin
d'être reconnue par tous comme équivalente à la mort. Par conséquent, il est logique de

277 Ogien R. Le corps et l'argent. Paris : La Musardine; 2010. p. 48


278 Ogien R. Le corps et l'argent. Paris : La Musardine; 2010. p. 47

196
penser que pour certains, le constat de mort réalisé dans ces circonstances est erroné : si le
prélèvement d'organes exécuté sur une personne en mort encéphalique respecte la règle du
donneur mort sur le plan légal, il la bafoue assurément sur le plan ontologique.
Concernant le consentement, nous avons détaillé quels problèmes conceptuels posait le
système français du consentement présumé faible et ceux que poseront celui du
consentement présumé fort si la loi santé votée en première lecture en mai 2015 devait être
appliquée.
Enfin, il semble que certains arguments convaincants puissent être exposés pour proposer
une rémunération à ceux qui souhaiteraient vendre de leur vivant leurs organes prélevés
après leur mort.
Forts de la remise en question de ces principes fondamentaux, nous pouvons désormais
partir en quête de nouvelles sources de greffons, alors même que celles-ci pourraient
contrevenir au respect de certains de ces principes, pourtant encore respectés à ce jour par
l'immense majorité des pays qui pratiquent ces prélèvements d'organes

197
2EME PARTIE :
NOUVELLES SOURCES DE GREFFONS

198
Augmenter le nombre de greffons est une des deux composantes nécessaires pour réduire
l'écart qui persiste entre le nombre de malades inscrits sur une liste d'attente de
transplantation et le nombre de malades transplantés chaque année, l'autre composante
étant, bien entendu, de limiter le nombre d'inscriptions sur cette liste. L'ultime solution pour
augmenter le nombre de greffons potentiels, après avoir maximisé les sources jusque-là
exploitées, est d'en explorer de nouvelles. La stratégie peut être comparée à celle des
ingénieurs et spécialistes des sources d'énergie qui, inquiets de l'épuisement des énergies
fossiles, réfléchissent aujourd'hui au développement de nouvelles sources, naturelles ou
artificielles. Dans une telle perspective, deux voies peuvent être envisagées.
La première voie consiste à développer les sources d'ores-et-déjà existantes, comme on
multiplie les forages pétroliers en haute-mer, autrement dit à augmenter le nombre des
greffons prélevés sur cadavres humains, définis selon les critères de mort encéphalique ou
cardio-circulatoire "usuels", en optimisant le recourt à ce type de cadavres-sources
potentielles de greffons.
La seconde voie consiste à changer de source de greffons, comme on changerait
radicalement de type d'énergie : devant l'épuisement des réserves mondiales en
hydrocarbures, réflexion est menée de développer des énergies dites durables, comme
l'énergie solaire, éolienne, hydraulique, et la biomasse. Cette option revient à envisager de
prélever des greffons à partir de corps qui, jusqu'à présent, étaient reconnus comme ceux de
personnes vivantes, raison pour laquelle ils n'étaient pas considérés comme sources
potentielles. Les considérer désormais comme sources potentielles supposerait alors soit de
redéfinir les critères de mort, pour permettre de déclarer ces mêmes personnes somme
toute décédées, soit de décider d'abandonner la règle du donneur mort et d'autoriser que ces
personnes soient prélevées vivantes, avant qu'elles n'aient été déclarées décédées et, en
conséquence, accepter l'idée que le prélèvement de leurs organes soit la cause immédiate de
leur mort.
Ce sont les enjeux éthiques de ces deux voies que nous nous proposons maintenant
d'explorer.
Par facilité de langage et dans le souci de ne pas alourdir l'écriture, nous utiliserons dans
cette seconde partie du manuscrit le vocable de "donneur" pour qualifier la personne
prélevée de ses organes, malgré toutes les réserves que nous avons préalablement établies.

199
I. Nouvelles sources de greffons exploitées depuis peu

La solution française la plus immédiate pour réduire l'écart entre le nombre de greffons
disponibles à la transplantation et le nombre de malades en attente d'être transplantés
pourrait être d'accroitre le recours aux sources de greffons d'ores-et-déjà utilisées, i.e. les
donneurs vivants, les donneurs déclarés décédés en mort encéphalique ou, depuis 2006,
décédés après arrêt cardiaque de survenue inopinée ou, depuis 2014, décédés après arrêt
circulatoire dans les suites d'une décision médicale d'arrêt des traitements curatifs.
Dans de nombreux pays, notamment asiatiques, le don vivant est la source dominante : au
Japon, 70% des greffons rénaux et plus de 99% des greffons hépatiques émanent d'un don
apparenté279. Pour comprendre l'originalité de la situation nipponne, il faut se rappeler que
ce pays n'a légalement reconnu la mort encéphalique qu'en 1997 et réalisé son premier
prélèvement d'organes à partir d'une femme en mort encéphalique en 1999... Nous ne
développerons pas ici la question de la promotion du don vivant.
Par contre, nous développerons trois types de nouvelles sources d'organes.
Concernant les personnes décédées en mort encéphalique, certaines étaient encore
récemment exclues du groupe des donneurs potentiels, du fait de leur âge avancé ou d'une
pathologie organique préexistante. Mais, grâce aux progrès de prise en charge des receveurs,
il est aujourd'hui possible d'élargir les critères médicaux qui permettent de considérer
comme potentiels donneurs des personnes qui, hier encore, ne l'étaient pas. Ces nouveaux
donneurs sont dits "à critères élargis".
Par ailleurs, des personnes malades dont l'état est jugé au-delà de toute ressource
thérapeutique mais dont les organes présentent les critères médicaux compatibles avec un
éventuel prélèvement d'organes peuvent être proposées pour une réanimation "élective" de
leurs organes : ces personnes ne sont alors pas réanimées dans l'espoir de les sauver elles,
mais uniquement pour permettre la survenue éventuelle des conditions nécessaires au
prélèvement de leurs organes au profit d'autres.
Enfin, un décret publié en 2005 a rouvert, en France, la voie du prélèvement d'organes sur
des personnes décédées dans les suites d'un arrêt cardio-circulatoire, que celui-ci survienne

279Yanaga K. et al, “Overseas Liver Transplantation for Japanese Patients,” Transplantation Proceedings 31, no 5
(August 1999): 1950-1952.
Tanaka K, et al. Living donor liver transplantation: Eastern experiences. HPB: Official Journal of The
International Hepato Pancreato Biliary Association. 2004 May 1;6(2):88–94.

200
inopinément ou après une décision d'arrêt des traitements curatifs, l'arrêt cardiaque étant
alors dit "attendu", survenant sans surprendre ni les proches, ni l'équipe soignante.

1. Donneurs à critères élargis

Les donneurs dits "à critères élargis" ont été, au début des années 90, une des premières
pistes suivies pour accroitre le nombre de donneurs potentiels. Les premiers organes
concernés ont été les reins, car ils relevaient de la demande la plus forte : au premier janvier
2011, plus de 8000 malades étaient en attente d'une transplantation rénale en France, soit 4
candidats par greffon disponible. Nous raisonnerons donc à partir du cas particulier de la
greffe rénale, sachant néanmoins que le questionnement éthique proposé ici est applicable
aux autres organes.
Initialement qualifiés de “marginaux”, ou "limites" ou "suboptimaux" ou "non standard" ou
"inférieurs" ou "affaiblis" ou "à risque non standard", ces nouveaux donneurs ont été
rebaptisés, en 1997, “donneurs à critères élargis”. Il s'agit soit de donneurs âgés de plus de
60 ans, soit de donneurs qui ont au moins deux des antécédents médicaux suivants : une
hypertension artérielle, une insuffisance rénale ou un accident vasculaire cérébral à l'origine
de la mort encéphalique. Depuis 2006, les donneurs décédés après un arrêt cardiaque sont
également rattachés au groupe des donneurs à critères élargis. La proportion des greffons
issus de donneurs à critères élargis ne cesse d'augmenter d'année en année. En 2013, plus de
la moitié des greffons rénaux ont été prélevés sur ce type de donneurs (cf. figure ci-dessous).

Figure : Evolution de la répartition des donneurs décédés en état de mort encéphalique prélevés : donneurs
standard et donneurs à critères élargis. (Lamy F-X, Atinault A, Thuong M. Prélèvement d’organes en France :
état des lieux et perspectives. Presse médicale; 2013;42(3):295–308).

201
Cette proportion croissante s'impose en dépit d'une qualité moindre reconnue à ces greffons.
Le concept de transplantation est fondé sur la prévalence d'un rapport bénéfice/risque
favorable pour le malade qui va être greffé avec un tel greffon, comparé au rapport
bénéfice/risque de ne pas être greffé avec ce greffon, intégrant le risque de mourir ou d'être
maintenu dans sa dépendance vis-à-vis de la dialyse dans l'attente d'un greffon "normal".
Classiquement, on retient comme critère de qualité un taux de survie du greffon supérieur à
80% trois ans après la transplantation. Si la qualité des greffons prélevés sur donneurs à
critères élargis s'avérait être la même que celle des greffons prélevés sur donneurs à critères
standard, certaines questions d'ordre éthique se dissiperaient sur le champ. Mais la tension
est portée par le fait qu'on puisse envisager de greffer un organe dont on sait que la qualité
n'est pas optimale, alors qu'un meilleur greffon peut être disponible, dans un délai inconnu.
Le donneur idéal est le frère jumeau homozygote vivant : d'une part, la compatibilité est
parfaite, et il n'y a donc aucun risque de rejet ; d'autre part, les résultats de la
transplantation, en termes de durée de vie du greffon, sont optimisés par le recours aux
donneurs vivants, car les organes ne sont pas altérés par les phénomènes inflammatoires qui
sont déclenchés lors de la survenue de la mort encéphalique ou de l'arrêt du cœur. Mais
rares sont les malades qui ont un frère jumeau susceptible de donner un organe...
Néanmoins, bien qu'il faille raisonnablement renoncer au greffon idéal, cela n'empêche pas
d'espérer recevoir le meilleur greffon possible. La question qui se pose est alors de mettre en
balance la durée d'attente de ce greffon-le meilleur possible et le risque que la maladie
évolue défavorablement en l'absence de transplantation. Vaut-il mieux attendre un meilleur
greffon ou transplanter le plus rapidement possible ? Où se situe le point de déséquilibre
entre durée d'attente et qualité du greffon ? Qui le détermine : le médecin ou le malade ? Sur
quels critères ? Sont-ils les mêmes, applicables à tous les malades ? Et finalement, peut-on
(malade ou médecin) être autorisé à attendre mieux ? Mais attendre mieux, cela veut dire
aussi refuser des greffons proposés : le receveur doit-il perdre sa position prioritaire sur la
liste d'attente s'il refuse le greffon proposé en raison de sa qualité jugée insuffisante ? Ou
bien le système de répartition des greffons parmi les receveurs peut-il prendre en compte et
corréler la qualité des greffons à la "qualité" des receveurs ? Mais, dans ce cas, faut-il
privilégier, par souci d'équité, la compensation de risque, afin de compenser le handicap
initial du plus malade et rétablir l'égalité des chances : proposer le meilleur greffon pour un
receveur à risque, et un greffon à critères élargis pour un receveur moins vulnérable, malgré
la menace de "sacrifier" un greffon dont la durée de vie aurait pu être plus longue si l'organe

202
avait été greffé à un "meilleur" receveur, dénué de ces critères péjoratifs ? Ou bien, au
contraire, est-il préférable d'optimiser l'usage des greffons en réservant les meilleurs
greffons aux meilleurs receveurs ?
Dans les deux cas de figure, que l'on opte pour une corrélation positive ou négative entre la
qualité du greffon et la qualité du receveur, quels seraient les critères de qualité du
receveur ? A l'instar des réflexions menées autour des questions de triage des patients à
admettre en réanimation en cas de pandémie grippale, ou de toute autre cause de
dépassement des capacités d'accueil, faudrait-il considérer l'âge, l'espérance de vie en tenant
compte des pathologies associées, le niveau de responsabilité familiale, le "rendement"
social (un travailleur est plus rentable qu'un chômeur, et un chômeur qui conserve un
potentiel de travail salarié plus qu'un retraité...), etc... ? Ou bien faudrait-il plutôt respecter
scrupuleusement un principe égalitariste, selon lequel chacun est traité exactement comme
l'autre, sans considération de ses particularités, sans pondération aucune, selon un système
du premier arrivé-premier servi ?
Le fait est que les greffons parfaits ne sont pas disponibles pour tous, ni même des greffons
de la meilleure qualité possible. Avant d'envisager les règles de répartition des greffons
selon leur qualité, envisageons les arguments qui peuvent soutenir ou s'opposer au
prélèvement des greffons issus de donneurs à critères élargis.

1.1. Arguments favorables au recours aux donneurs à critères élargis

Le recours aux donneurs à critères élargis n'est pas seulement inhérent à l'augmentation de
la demande. Il est même avant tout induit par le vieillissement rapide de la population qui
décède en mort encéphalique. L'âge moyen des donneurs d'organes ne cesse de croître : il
est passé de 38 ans en 1998 à 57 ans en 2013. Cette évolution est principalement le fait
d'une diminution des accidents de la route, qui concernent plus souvent une population
jeune, grâce aux campagnes de prévention de la sécurité routière, au port obligatoire de la
ceinture de sécurité et à une limitation des vitesses plus souvent respectée. Désormais, les
accidents vasculaires cérébraux, dont sont victimes des personnes plus âgées que les
accidentés de la route, sont à l'origine de plus de la moitié des décès en mort encéphalique.
En corollaire, le pourcentage des donneurs de plus de 65 ans est passé de 2 à 38%.
Autrement dit, décider de ne pas prélever les donneurs à critères élargis du fait de leur âge

203
reviendrait à refuser d'emblée plus d'un tiers des donneurs. Ce message serait
vraisemblablement difficile à justifier auprès des milliers de malades en attente d'un greffon.

1.1.1. La greffe est supérieure à la dialyse

Le premier argument qui autorise l'utilisation des greffons à critères élargis consiste à
démontrer leur intérêt. Sachant que le greffon idéal, issu d'un jumeau homozygote vivant est
exceptionnellement disponible (moins de 0,5% des cas), le recours à un greffon non-idéal est
inévitable. Le nombre insuffisant de donneurs vivants et de donneurs décédés à critères
standard rend indispensable le recours aux donneurs à critères élargis. Car, même s'ils sont
d'une qualité éventuellement moindre, ce recours constitue une meilleure solution
thérapeutique que le renoncement à la transplantation, a fortiori pour les sujets âgés : la
survie des malades dialysés est nettement moindre que celle des malades greffés. Ainsi, en
2013, 13% des malades âgés de 60-69 ans et 20% des malades âgés de 70-79 ans dialysés
sont décédés, contre 3% et moins de 10% des malades du même âge porteurs d'un greffon
fonctionnel280. Autrement dit, transplanter un greffon prélevé sur un donneur à critères
élargis est préférable à l'alternative de maintenir définitivement le malade sous dialyse.
Cette pratique semble donc éthiquement justifiée par son utilité, sa nécessité et son
caractère bienfaisant.
Pour autant, s'il est clair qu'il vaut mieux transplanter un tel greffon que de n'en greffer
aucun, la question de la qualité inégale des greffons demeure pertinente. Et, par conséquent,
les questions relatives à la hiérarchisation des receveurs également : quel greffon doit-on
attribuer à quel receveur ? Pourquoi un receveur devrait-il être transplanté avec un greffon
de moindre qualité s'il peut espérer en recevoir un de meilleure qualité ?

1.1.2. Evolution des critères élargis

La question se complexifie si l'on considère que le statut de "critères élargis" n'est pas
immuable. Ce qui était encore considéré hier comme un facteur de gravité peut apparaitre
demain comme insignifiant, eu égard aux progrès médicaux. Il en va ainsi notamment de
l'âge du donneur. La différence entre l'âge réel et l'âge physiologique n'est pas stable : les

280Agence de la biomédecine. Rapport REIN 2013 [en ligne] http://www.agence-biomedecine.fr/Le-


programme-REIN#8

204
personnes âgées de 70 ans en 2015 sont physiologiquement plus jeunes que les personnes
qui avaient 60 ans en 1950... De même, la prise en charge précoce de l'hypertension
artérielle permet de prévenir ses complications, notamment au niveau de la vascularisation
des reins des personnes qui en souffrent. Ainsi, la différence de qualité in vivo entre les
greffons prélevés sur donneurs à critères standard ou sur des donneurs sexagénaires et/ou
hypertendus tend à s'amoindrir.
Cette différence de qualité s'amenuise encore de jour en jour grâce à l'amélioration des
techniques de réanimation ex vivo des organes. De fait, jusqu'à récemment, les greffons
explantés étaient simplement disposés dans des containers remplis de glaçons, afin de
permettre leur conservation "statique" durant quelques heures, le temps de les acheminer
vers le receveur. Depuis une dizaine d'années, les greffons rénaux, après avoir été explantés,
peuvent être préservés sur des machines de perfusion. Un liquide de conservation, qui
remplace momentanément le sang, va pouvoir circuler au sein des organes. Il est désormais
bien établi que ces dispositifs améliorent la qualité des greffons rénaux. Des dispositifs
équivalents sont en cours de développement pour les greffons hépatiques et cardiaques. Les
greffons pulmonaires peuvent être placés sous respirateur afin d'être réanimés ex vivo.
Toutes ces techniques de réanimation ex vivo des greffons permettent de gommer, au moins
partiellement, les inégalités qualitatives relatives au type de donneurs, à critères standard
ou élargis. Néanmoins, de grandes disparités de mise à disposition de ces machines existent
à travers le territoire français. De fait, si plus de la moitié des greffons prélevés sur donneurs
à critères élargis ont pu être placés sur machine à perfusion à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière
à Paris, aucun ne l'a été à Caen, et ce malgré une activité de transplantation rénale identique,
ni à l'hôpital de la Conception à Marseille pour une activité bien supérieure281. Se pourrait-il
que l'investissement financier dans la qualité des greffons ne soit pas pareillement motivant
pour toutes les directions hospitalières ? L'intérêt scientifique de ces machines, notamment
en termes de perte immédiate de greffons, étant aujourd'hui clairement établie282, est-il
acceptable que les services de prélèvement d'organes ne soient pas tous dotés de ces
machines, en nombre suffisant pour accueillir au minimum tous les greffons issus de

281 Agence de la biomédecine. [en ligne]


http://www.agence-biomedecine.fr/annexes/bilan2013/donnees/organes/06-rein/synthese.htm
282 Sans machine de perfusion, le risque de nécessiter une séance de dialyse au cours de la première semaine

après la transplantation passe de 22 à 29%. Mais surtout, lorsque cette séance de dialyse s'avère nécessaire, le
risque de perdre définitivement le greffon au cours de la première année passe de 15% à 69%. Avec la
machine, le risque de perdre le greffon au cours de la première année baisse de 35%.
Treckmann J, Moers C, Smits JM, et al. Machine perfusion versus cold storage for preservation of kidneys from
expanded criteria donors after brain death. Transpl Int 2011;24:548–54

205
donneurs à critères élargis ? La réponse à cette question pourrait se trouver imposée par
l'étude pharmaco-économique réalisée par une équipe madrilène, à partir d'une cohorte de
donneurs très comparable aux donneurs français (56% de donneurs à critères élargis, dont
l'âge moyen est de 73 ans) : ces auteurs ont établi que le coût de chaque transplantation était
majoré de 500 $ par l'usage de la machine de perfusion, mais aussi que l'usage de la machine
permettait d'économiser plus de 3300$ pour chaque cas de mauvais fonctionnement du
greffon transplanté évité. Compte-tenu de l'incidence de ces dysfonctions, les auteurs
concluaient que l'investissement dans ces machines s'avérait incontestablement rentable283.

1.1.3. D'autres critères interviennent dans la qualité du greffon

Les critères élargis du donneur sont connus et l'allocation du greffon à un receveur


déterminée avant le prélèvement des organes. Pour autant, les critères élargis, tels que nous
les avons rappelés, ne sont pas les seuls critères pronostiques de la qualité du greffon.
D'autres critères comme la durée de l'ischémie froide (le temps qui s'écoule entre le
prélèvement de l'organe et la greffe, autrement dit le temps passé pour l'organe dans la glace
ou sur la machine de perfusion) ou les caractéristiques du receveur (âge, comorbidités,
compatibilité immunologique, seconde greffe...) peuvent être déterminants. Il est important
de noter ici que la durée de l'ischémie froide, si elle peut dépendre du temps
d'acheminement de l'organe vers le receveur, a fortiori si celui-ci est éloigné au point même
de nécessiter un transport aérien, est néanmoins principalement déterminée par la
mobilisation de l'équipe de transplantation. On peut aisément imaginer que chacun des
professionnels de santé impliqués dans la transplantation préfère débuter son activité à huit
heures du matin, après une nuit de sommeil réparateur, probablement bien méritée, plutôt
que d'être extrait de son lit à trois heures du matin. Pourtant, ces cinq heures vont avoir un
retentissement réel sur la qualité définitive du greffon. L'inertie éventuelle des soignants
n'est probablement pas le facteur principal qui influe sur la durée de l'ischémie froide : selon
l'organisation de l'établissement hospitalier, la greffe va pouvoir être rapidement réalisée
dans un bloc dédié aux urgences chirurgicales, s'il existe, ou bien va devoir être insérée au
sein d'un programme "réglé", quitte à retarder (ou non...) les interventions chirurgicales
prévues.

283Gómez V., Galeano C., Diez V., Bueno C., Díaz F., Burgos F.J. Economic Impact of the Introduction of Machine
Perfusion Preservation in a Kidney Transplantation Program in the Expanded Donor Era: Cost-Effectiveness
Assessment, Trans Proceed, 2012; 44 (9): 2521-4

206
Enfin, si une différence de qualité, même moindre, persiste encore entre les greffons issus
des différents types de donneurs, cette différence est renforcée ou contrebalancée par la
présence ou l'absence de critères péjoratifs portés par le receveur.

Ainsi, non seulement l'élargissement des critères semble nécessaire mais aussi ces critères
ne sont sans doute pas les responsables principaux et encore moins exclusifs de la moindre
survie des greffons issus de ce type de donneurs.
Néanmoins, pour l'heure et tant que tous les greffons ne peuvent disposer d'une mise sur
machine de perfusion, force est de constater que le risque pour le receveur de perdre un
greffon issu d'un donneur à critères élargis est d'emblée multiplié par 1,7 tout autre facteur
de risque étant exclu par ailleurs. De plus, la moindre qualité des greffons n'est pas le seul
argument qui s'oppose à leur utilisation.

1.2. Arguments défavorables au recours aux donneurs à critères élargis

1.2.1. Absence de consentement du donneur

Toute personne consentante au prélèvement de ses organes l'est-elle en toute circonstance ?


Autrement dit, peut-on consentir à donner ses organes tant que ceux-ci sont des organes à
critères standard, mais refuser dès lors que ceux-ci deviennent des organes à critères
élargis ? Ce refus pourrait être, par exemple, motivé par l'idée que, comme nous le verrons,
ces organes ne sont préférentiellement pas attribués à des receveurs jeunes pour lesquels on
espère des greffons de meilleure qualité. Ce choix serait prima facie contraire à une éthique
égalitariste, conforme au principe de justice distributive : les personnes âgées ont, elles aussi,
un droit d'accès à la transplantation. Il semblerait difficilement acceptable qu'une personne
puisse consentir à être prélevée de ses organes dans le seul cas où ceux-ci seraient greffés à
des malades âgés de moins de 50 ans. Le don d'organes prélevés post-mortem n'est pas un
don dirigé. Autrement dit, un donneur ne peut pas établir une "liste noire" de receveurs, par
exemple issus de minorités ethniques et/ou culturelles, auxquels il ne souhaiterait pas qu'on
attribue ses organes. Néanmoins, ce refus pourrait être motivé, non par des idées
discriminatoires, mais par le désir bienveillant de n'être aucunement lié, y compris après sa

207
mort, à une transplantation de qualité diminuée. Ce refus serait-il moralement
condamnable ? Nous avons conclu précédemment que seul le consentement explicite était
conforme à l'exercice de l'autonomie individuelle. Ce consentement à donner ses organes,
pour être parfaitement explicite, ne doit-il pas être éclairé quant aux critères qui interfèrent
avec leur qualité, le cas échéant ?

1.2.2. Absence de consentement du receveur non-informé

Si le consentement du donneur peut sembler précieux, que dire du consentement du


receveur ? Celui-ci doit-il nécessairement être informé et consentir à recevoir un greffon à
critères élargis et ainsi renoncer à attendre davantage un greffon de qualité meilleure ? Cette
nécessité est légalement entérinée dans la majorité des pays. Pourtant, tel n'était pas le cas
en France en 2009, alors que les Etats généraux de la bioéthique étaient en préparation. Un
manifeste intitulé "demain, la greffe" appelait à combler cette lacune juridique et à obliger
les médecins greffeurs à délivrer une information aux malades susceptibles de recevoir ces
greffons. Informés, ces malades devaient pouvoir faire valoir un droit de refus et manifester
leur souhait d'attendre un greffon à critères standard284. En juin 2012, la Haute Autorité de
Santé publiait une synthèse et ses recommandations concernant l'analyse des possibilités de
développement de la transplantation rénale en France : "Bien qu’il soit inenvisageable de
présenter pour chaque type d’organes (qualités optimales, critères élargis, prélevés sur
donneurs décédés par arrêt cardiaque, etc.) une information complète au receveur au regard
des incertitudes actuelles, les membres du groupe de travail ont considéré comme
nécessaire de donner aux patients en attente d’une transplantation rénale les informations
disponibles en termes de bénéfices-risques. En outre, les membres du groupe de travail
considéraient qu’un patient pouvait, en fonction de sa situation, préférer attendre plus
longtemps un greffon de qualité optimale ou, au contraire, être prêt à accepter plus de
risques pour être transplanté plus rapidement. Ainsi l’information faite par le médecin
participe à l’élaboration d’une décision partagée entre l’équipe médicale et le receveur, qui
apparaît souhaitable." 285. Qu'en est-il de l'application de ses recommandations ? Aux Etats-
Unis, où le recueil du consentement du receveur est obligatoire pour lui attribuer un greffon
à critères élargis, le pourcentage des malades inscrits sur la liste d'attente de greffons

284 Etats généraux de la bioéthique [en ligne]


http://www.etatsgenerauxdelabioethique.fr/uploads/articles/manifestedemainlagreffeavril.pdf
285 Haute Autorité de Santé [en ligne] http://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_1292604

208
standard et élargis était, en 2002, très différente d'un centre à l'autre, s'échelonnant de plus
de 80% des candidats (dans 15% des centres) à moins de 20% (dans près d'un tiers des
centres). Cette différence est-elle due à une extrême disparité du taux de consentement à la
greffe à critères élargis ou, plus probablement, à une grande variabilité de la politique
médicale de chaque centre de proposer ou non ce type de greffons ? Les conséquences en
termes d'allocation ne sont évidemment pas négligeables : dans les centres où ces
transplantations sont proposées à peu de malades, ceux-ci ont toutes les "chances" de
recevoir plus rapidement un greffon à critères élargis plutôt que standard. A l'inverse, les
malades qui ont refusé ces greffons, dans un centre où ils sont communément proposés,
auront davantage d'opportunités pour recevoir un greffon à critères standard286. En France,
à ce jour, le consentement éclairé du receveur n'est requis que pour les greffes dites
dérogatoires, i.e. qui comporte un risque (jugé inférieur au bénéfice attendu de la
transplantation) de transmission du virus de l'hépatite B ou C. Il n'est pas exigé pour les
greffes réalisées avec des greffons à critères élargis. L'information est-elle néanmoins
délivrée, a fortiori aux malades âgés d'avantage susceptibles de recevoir un tel greffon ?
Nous ne disposons pas de données permettant de répondre à cette question.
Pour autant, le consentement éclairé n'apporte pas la solution à toutes les questions.
L'information préalable, portée à la connaissance du futur receveur au moment de son
inscription sur la liste d'attente, ne peut être que "générique", concernant les données
statistiques relatives à l'ensemble des greffons à critères élargis. Sachant que les disparités
entre ces greffons sont très importantes en termes de qualité, ce consentement ou ce refus
sera-t-il applicable au greffon particulier qui sera proposé au malade le jour J ? Mais si une
information étendue était fournie au receveur potentiel concernant les caractéristiques du
greffon qui lui est proposé, ne peut-on craindre alors que la sélection puisse se faire sur des
critères discriminatoires, usant d'une autonomie non bornée : un malade masculin pourrait
refuser un organe issu d'une donneuse (ou l'inverse), ou d'un donneur plus âgé ou de race
ou de niveau socio-culturel différent(e)... ?
La solution imaginaire pourrait être d'établir un modèle mathématique pour établir un score
de risque de dysfonction du greffon ou d'espérance de vie du greffon en fonction des critères
élargis présents et de leur impact théorique, mais aussi des critères pronostiques
indépendants du greffon comme la durée de l'ischémie froide. Le futur receveur pourrait

286Schold JD, Hall YN. Enhancing the expanded criteria donor policy as an intervention to improve kidney
allocation: is it actually a ’Net-Zero’ model ? Am J Transplant. 2010;10(12):2582–5.

209
alors consentir à la greffe en deçà d'un seuil de risque qu'il lui reviendrait de déterminer
pour lui-même.

1.2.3. Non nécessité du recours aux donneurs à critères élargis

Contrairement à ce qui est généralement affirmé face au constat de "pénurie", le recours aux
donneurs à critères élargis n'est nécessité que par l'incapacité du système à pourvoir
suffisamment d'organes à critères standards pour satisfaire la demande. Or, comme nous
l'avons présenté précédemment, des solutions peuvent être proposées, voire imposées, pour
augmenter le nombre de greffons disponibles, et a fortiori le nombre de greffons de bonne
qualité. Il suffirait de rendre obligatoire, en déclarant caduque toute forme de consentement,
la mise à disposition au prélèvement des organes cadavériques de l'ensemble des citoyens.
Selon les défenseurs de cette solution collectiviste, il n'est pas moralement justifiable de
proposer à la greffe des greffons que l'on sait être d'une qualité moindre avant de s'être
donner tous les moyens possibles d'en proposer de qualité meilleure.

1.3. Allocation des ressources rares

Si, malgré ces réserves, décision est prise de poursuivre l'utilisation de tels greffons, alors la
question de leur allocation doit être posée : selon quelles règles va-t-on attribuer à tel ou tel
receveur un greffon grevé d'un risque de fonctionner moins bien ou de fonctionner moins
longtemps qu'un autre, le risque concret pour le receveur étant un retour prématuré à la
dialyse, et donc d'être menacé d'un taux de mortalité majoré ?
Tant que la "pénurie" demeurera un problème persistant, les organes seront considérés
comme des "ressources" rares. A partir de ce constat, la question de l'allocation des greffons
peut se poser quel que soit leur qualité : qui reçoit quoi, quand et comment ?
Il s'agit donc d'interroger d'une part les conditions d'accès à la liste d'attente d'un greffon, et,
d'autre part, d'interroger le système d'allocation des greffons mis en place, pour vérifier s'il
respecte le principe de justice distributive.
En l'absence de critères définis et entérinés pour justifier et garantir l'inscription sur une
liste d'attente de transplantation, l'accès à cette liste n'est assurément pas uniforme et
égalitaire pour tous. Pour preuve, certains patients sont dialysés durant plusieurs années
avant de s'entendre proposer une greffe rénale, tandis qu'un peu plus d'un tiers des malades
en insuffisance rénale pré-terminale sont inscrits pour une greffe préemptive, i.e. avant

210
d'avoir eu recours à la dialyse287. Au final, environ 15% des greffés rénaux n'auront jamais
été branchés à une machine de dialyse. Jusqu'à très récemment, les modalités d'inscription
dépendaient encore du bon vouloir des médecins néphrologues d'adresser le malade à une
équipe de transplantation. Or, l'activité de dialyse est une activité lucrative. Il est
malheureusement possible d'imaginer que certains centres de dialyse préfèreraient
"fidéliser" leur patientèle plutôt que de permettre à un malade de recouvrir trop rapidement
une autonomie rénale. Cette pratique, si elle existait, serait d'autant plus condamnable que
l'on sait que l'espérance de vie d'un malade dialysé est inférieure à celle d'un malade greffé,
sans parler de la qualité de vie altérée par la contrainte que représente la nécessité de se
rendre trois fois par semaine dans un centre de dialyse parfois éloigné de plusieurs dizaines
de kilomètres du domicile pour une séance de trois ou quatre heures.
De fait, il a fallu attendre 2014 pour que la Haute Autorité de Santé émette des
recommandations quant à l'accès à la liste d'attente nationale en matière de transplantation
rénale288. Ces recommandations visent à "préciser les modalités et les critères d’inscription
des patients approchant du stade terminal de l’insuffisance rénale chronique (dont les
éléments du bilan de pré-transplantation) ainsi que la révision périodique des motifs de
non-inscription." .
Une fois les modalités d'inscription à la liste de transplantation satisfaites, il faut encore
s'interroger sur les modalités d'attribution des greffons : certains malades inscrits sont-ils
priorisés ? Le cas échéant, selon quels critères ?
Sur le plan théorique, le premier principe associé au principe de justice distributive est un
principe d'égalité. La procédure égalitaire parfaite consisterait à tirer au sort, parmi les
malades en attente de greffon, celui qui sera le prochain à pouvoir en bénéficier : tous ont
une chance strictement égale à celle des autres. Pourtant, le respect inconditionnel de ce
principe peut diminuer l'efficacité du système et finalement être contre-productif. Ainsi, par
exemple, le centre hospitalier impliqué dans le prélèvement d'organes, qui s'est investi dans
la prise en charge du donneur d'organes, se voit-il récompensé d'une "priorité locale" : un
des deux greffons rénaux prélevés sera prioritairement proposé à un receveur inscrit sur la
liste du dit centre hospitalier, sans être versé au "pot commun" national des organes
disponibles pour l'ensemble des receveurs en attente. De même, en l'absence de malade

287 Haute Autorité de Santé. [en ligne] http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2014-


07/notecadragegrefferenalemel.pdf
288 Ibid

211
relevant d'une catégorie prioritaire, le score d'attribution d'un greffon hépatique prend en
compte la distance qui sépare les centres hospitaliers préleveur et greffeur. Même si ce
critère n'est pas discriminant, une distance nulle améliore le score des malades en attente
inscrits sur la liste du centre préleveur et favorise donc l'utilisation du greffon par le centre
qui l'a prélevé. Cette politique se veut incitative à l'égard des centres préleveurs : le
présupposé est que la récompense peut optimiser l'efficience de l'équipe de prélèvement
d'organes. Mais, pour autant, le malade en attente d'un greffon rénal, inscrit dans un centre
hospitalier qui ne participe pas à l'activité de prélèvement, n'est-il pas prima facie défavorisé
par rapport à celui qui est inscrit dans un centre de prélèvement dans lequel un greffon sera
disponible pour chaque prélèvement effectué ?
Pourtant, si l'on en croit les chiffres, cet "avantage" concédé aux équipes actives n'est pas
suffisant pour amoindrir l'effet d'un autre facteur, source d'inégalité : celui du nombre de
malades "concurrents" inscrits dans le même centre hospitalier. Pour conséquence, il existe
une variabilité importante des délais d'attente d'un greffon selon les centres. Si l'on ne
considère que les greffes adultes, pour un insuffisant rénal chronique terminal inscrit sur
une liste d'attente de greffon au 1er janvier 2008, cette attente variait en médiane de 10
mois à Poitiers à 33 mois à Paris-Hôpital Pitié-Salpêtrière et à 52 mois à Paris, Hôpital Saint-
Louis, sur l'autre rive de la Seine. Autrement dit, certains de ces malades inscrits en 2008
n'ont été greffés qu'en 2013. Ces deux derniers centres sont pourtant très actifs en matière
de prélèvements de greffons rénaux. Il n'est pas certain que les malades en attente de greffe
soient tous informés de cette inégalité territoriale, a fortiori lorsqu'ils s'adressent à une
équipe de transplantation grevée des délais les plus longs. De plus, l'allongement de la durée
d'attente d'un greffon entraine de facto l'allongement de la durée de la période de dialyse.

Outre un principe égalitaire strict, on peut également envisager d'évaluer les besoins du
malade, et de prioriser les plus vulnérables, quitte à perdre en efficacité : c'est le choix pour
lequel a opté l'Agence de la biomédecine. En pratique, un score national d'attribution, calculé
pour chaque greffon proposé à la transplantation en fonction de multiples paramètres,
permet le classement des receveurs potentiels selon un rang qui déterminera l’ordre des
propositions.

Concernant le cas particulier des greffons à critères élargis, le système d'allocation des
greffons rénaux prélevés sur donneurs âgés est basé sur un principe d'adéquation de l'âge :

212
le programme européen mis en place pour adopter cette stratégie est baptisé "old for old".
Cette stratégie s'est vue imposée par l'accroissement majeur du nombre de malades inscrits
sur une liste d'attente de transplantation rénale âgés de plus de 65 ans : leur nombre a été
multiplié par plus de 10, passant de 200 sur la période 1996-1999 à plus de 2500 sur la
période 2008-2012. En pratique, il s'agit de mettre en regard le nombre d'années de
fonctionnement espérées du greffon, évaluées selon les critères de risque du donneur, et
l'espérance de vie du receveur. De fait, serait-il acceptable de proposer un greffon prélevé
sur un donneur âgé de plus de 75 ans à un receveur de 20 ans, alors qu'il est certain que ce
receveur devra être à nouveau greffé lorsque son greffon ne sera plus fonctionnel du fait de
son vieillissement inéluctable ? A l'inverse, serait-il juste d'attribuer un greffon prélevé sur
un jeune de 20 ans, avec un potentiel de fonctionnalité résiduelle de plusieurs dizaines
d'années à une personne âgée de plus de 75 ans dont l'espérance de vie résiduelle est de
l'ordre d'une dizaine d'années ? Néanmoins, on sait que le risque de mortalité des greffés de
plus de 60 ans est majoré par la transplantation d'un greffon à critères élargis. Le
programme "old for old" n'est-il pas alors discriminatoire vis-à-vis de ces malades plus
âgés ? Ses défenseurs le justifient par le fait que les résultats en terme de survie sont
meilleurs pour les greffés, quel que soit le type de greffon, comparé à celui des malades qui
restent sous dialyse.

Pour conclure ce paragraphe, il semble que le recours aux greffons à critères élargis s'avère
rendu nécessaire par l'augmentation croissante du nombre de malades, notamment âgés de
plus de 65 ans, sur une liste d'attente de transplantation, en particulier rénale, et ce, tant que
la systématisation des prélèvements d'organes rendus obligatoires n'aura pas été actée par
la société civile. En conséquence, l'attribution de ces greffons, dont la qualité est moindre,
doit respecter des règles transparentes de justice distributive, et prioriser les plus
vulnérables au détriment de l'égalitarisme. La question de l'autonomie du receveur à
consentir à être transplanté avec un greffon d'une qualité potentiellement diminuée doit
être encore réfléchie. Des directives anticipées, établies par le futur greffé informé par son
médecin des risques globaux, pourraient prendre en compte le seuil de tolérance du
receveur pour accepter ou refuser tel ou tel greffon grevé d'un risque particulier.

213
2. Donneurs décédés après arrêt cardiaque de survenue inopinée

En France, le recours à ce type de donneurs, des classes I et II de Maastricht (cf. Introduction,


§ II- 1.1.3) a été réinstauré après la modification de la loi sous la forme du décret n° 2005-
949 du 2 août 2005 relatif aux conditions de prélèvement des organes. Un premier
prélèvement a été réalisé en 2006 par l'équipe lyonnaise, puis plusieurs centres ont
participé à cette activité à partir de 2007.
Comparée aux pratiques des années 1960, cette procédure s'est considérablement
complexifiée. Elle prend évidemment en compte les progrès des techniques chirurgicales et
les données scientifiques accumulées, notamment dans le domaine de l'immunologie et de la
réaction inflammatoire engendrée par la présence d'un "corps étranger", a fortiori lorsque
celui-ci a manqué d'oxygène lors de l'interruption de la circulation sanguine. De fait, l'impact
très délétère de la durée, que l'on nomme période d'ischémie, pendant laquelle les organes
ne sont pas perfusés, entre l'arrêt du cœur du donneur et la transplantation des greffons, est
mieux connu. Outre le prélèvement précoce des greffons, dans les suites immédiates de la
survenue de l'arrêt de la circulation sanguine, une meilleure technique de conservation des
greffons après qu'ils aient été prélevés a pu être proposée. Le refroidissement des organes
par un liquide, conçu spécialement pour préserver biologiquement les cellules, déposé dans
l'abdomen du donneur le temps du prélèvement, et leur conditionnement, après
prélèvement, dans de l'azote liquide, ont également permis de mieux les conserver, le temps
de les acheminer vers les receveurs. Une alternative supplémentaire a été proposée par les
Barcelonais : ils ont substitué la circulation sanguine arrêtée du défunt par une machine
utilisée jusqu'alors pour assister les personnes en insuffisance cardiaque. Cette machine est
une pompe externe qui assure une "circulation extra-corporelle", en aspirant le sang et le
réinjectant dans corps cadavérique par l'intermédiaire de tuyaux, appelés "canules", placés
dans les gros vaisseaux fémoraux (voir la figure explicative du paragraphe suivant).

2.1. Situation clinique

Un dimanche de juillet. Nous sommes de garde.


Quelques minutes après la prise de service, la sonnerie caractéristique du téléphone reliée à
la ligne dédiée au SAMU retentit. "Ça commence bien ! " : c'est la pensée non exprimée
partagée par la majorité des soignants présents sur place... Le régulateur du SAMU présente

214
rapidement, le cas d'un homme d'une trentaine d'années, dont on ne connait aucunement les
antécédents médicaux, qui s'est effondré devant un témoin alors qu'il faisait son jogging. Le
témoin s'est précipité vers lui, a constaté que le jogger était inconscient, immobile. Très
judicieusement, il a débuté un massage cardiaque en hurlant à un autre passant d'appeler le
SAMU. Lorsque l'équipe du SAMU arrive sur les lieux dix minutes plus tard, elle constate que
le jogger est en arrêt cardiaque par fibrillation ventriculaire (activité électrique persistante
au niveau du cœur, mais totalement désordonnée, qui ne permet pas une contraction du
muscle cardiaque et donc pas la circulation du sang). La réanimation débute et malgré les
efforts soutenus de l'équipe pendant quarante minutes, le cœur ne reprend aucune activité
efficace. Plus aucune activité électrique n'est enregistrée : le jogger est en asystolie, son tracé
électrocardiographique est plat. Lorsque le régulateur du SAMU rapporte le cas au téléphone,
cela fait donc entre cinquante et cinquante-cinq minutes que l'arrêt cardiaque perdure.
L'identité du jogger n'est pas connue car, en short et T-shirt, il ne porte aucun papier sur lui.
Il porte un brassard avec un smartphone fonctionnel. Le régulateur demande, selon
l'habitude, si notre unité peut prendre le malade en charge pour lui proposer une technique
de réanimation extra-ordinaire : la mise sous assistance circulatoire alors que le cœur est en
arrêt dit "réfractaire", i.e. toujours sans activité malgré une réanimation bien conduite
depuis plus de trente minutes. Avant que réponse soit donnée au SAMU, l'équipe de
chirurgie cardiaque est jointe pour s'assurer qu'elle soit disponible immédiatement pour
mettre en place la machine de circulation extra-corporelle. C'est le cas : elle peut être dans le
service d'ici cinq minutes. Néanmoins, le chirurgien fait d'emblée remarquer que les délais
reconnus comme compatibles avec la mise en place d'une circulation extra-corporelle à visée
thérapeutique (pour le malade lui-même) vont être difficiles à tenir. Effectivement, selon les
recommandations d'experts, la circulation extra-corporelle ne doit raisonnablement être
mise en place que si l'on espère qu'elle puisse être fonctionnelle au maximum 100 minutes
après la survenue de l'arrêt cardiaque. Le régulateur du SAMU a pu suivre la conversation
avec le chirurgien : nous acceptons de prendre en charge le malade, avec la réserve qu'il
n'est pas certain que nous puissions proposer la technique évoquée. Si le recours à la
circulation extra-corporelle à visée thérapeutique n'est pas retenu, alors l'éventualité d'un
potentiel prélèvement d'organes devra être examinée. Dans le doute, et préventivement, la
coordinatrice de prélèvements d'astreinte est mise en alerte : la situation incertaine lui est
expliquée, mais eu égard aux trois quarts d'heure qui lui sont nécessaires pour rejoindre
l'hôpital depuis son domicile, nous lui proposons de prendre la route dès maintenant.

215
Dans l'attente de l'équipe chirurgicale, qui arrive effectivement cinq minutes après, certains
membres de notre équipe préparent le matériel spécifique à cette réanimation. D'autres
s'attèlent à déplacer un malade admis dans l'unité après qu'il ait eu des difficultés à respirer
dans la nuit. Son état de conscience est normal mais il nécessite encore une assistance
respiratoire. Il convient donc de l'éloigner le plus possible de la zone d'accueil du jogger,
sachant néanmoins que notre salle est un "open space", sans cloison aucune et que l'intensité
de cette activité est difficile à masquer...
Puis, l'équipe du SAMU arrive avec le jogger dont le cœur est massé en continu par une
pompe placée sur son thorax. Notre équipe, expérimentée dans la prise en charge de ces
patients, exécute les gestes habituels. L'équipe de réanimation pré-hospitalière nous
transmet ses informations : l'histoire concorde parfaitement avec les renseignements qui
avaient été rapportés par le régulateur du SAMU. L'arrêt cardiaque est survenu à 9:15, 65
minutes auparavant. Le témoin l'a massé environ une minute après qu'il se soit effondré, le
temps "de réaliser". Ils ajoutent que la police a saisi le portable pour tenter de joindre des
contacts. Pour l'instant, nous l'enregistrons sous le nom de Mr X. Un prélèvement de sang est
immédiatement prélevé et porté au laboratoire en urgence.
Deux options doivent alors être considérées :
1) soit décision est prise de poursuivre la réanimation : le chirurgien cardiaque implantera
une circulation extra-corporelle pour remplacer momentanément le cœur, en espérant que
celui-ci finisse par repartir, peut-être après avoir conduit le malade à la coronarographie
pour déboucher une artère coronaire. Si le cœur natif ne refonctionne pas malgré la
circulation extra-corporelle, une transplantation cardiaque en "super-urgence" pourra être
discutée dans certains cas.
2) soit décision est prise de ne pas poursuivre la réanimation et alors de déclarer le décès
immédiatement. Le défunt peut alors être envisagé comme un potentiel donneur d'organes.
Les critères établis par la procédure de l'Agence de la biomédecine sont vérifiés.
Les deux options sont discutées par l'équipe de réanimation pré-hospitalière, l'équipe de
réanimation hospitalière et l'équipe de chirurgie cardiaque. Le médecin du SAMU n'avait pas
évoqué le prélèvement d'organes avec son équipe. Ils avaient pratiqué la réanimation durant
tout le parcours avec la certitude de la mise en place d'une circulation extra-corporelle pour
tenter de sauver le malade dès l'arrivée à l'hôpital. L'équipe pré-hospitalière est atterrée par
notre hésitation. L'interne qui accompagne le médecin nous regarde avec des yeux
écarquillés. Manifestement, elle ne saisit pas la situation : elle ne comprend pas pourquoi

216
l'éventualité d'un prélèvement d'organes est évoquée. Le chirurgien cardiaque n'est pas
favorable à la poursuite de la réanimation. Le délai optimal théorique des soixante minutes
est dépassé, l'activité électrique est nulle. Nous observons le malade : il est gris, ses pupilles
sont totalement dilatées, sans aucune réaction à la lumière. Nous penchons également pour
un arrêt de la réanimation. A ce moment-là, les résultats du laboratoire sont disponibles : ils
sont intermédiaires, ni favorables, ni catastrophiques... Réanimation à visée curative ou
prélèvement d'organes ? Prélèvement d'organes ou réanimation à visée curative ? Trois
jours avant, nous avions branché une circulation extra-corporelle à visée curative : la
personne était morte douze heures après, malgré une dépense considérable de moyens :
coronarographie, stents289, transfusion sanguine massive... Nous parcourons du regard les
infirmiers de notre équipe, nous sondons les visages. Nous examinons à nouveau le corps du
malade. Ses pupilles sont toujours complètement dilatées. Son visage est gris. Il est plutôt sec,
des muscles fins, la marque de bronzage au-delà du caleçon de bain...Les genoux sont
marbrés, franchement. Depuis les cinq minutes de sa présence, son abdomen s'est un peu
distendu, témoin probable d'une mauvaise circulation sanguine au niveau des intestins. A
chaque pression de la pompe sur le thorax, un liquide sanglant sort des poumons par la
sonde d'intubation ... Trop de signes péjoratifs. Nous jugeons que la poursuite de la
réanimation à visée curative serait déraisonnable et nous décidons de son arrêt. L'interne de
l'équipe du SAMU pleure en silence. Le massage cardiaque et la ventilation artificielle sont
immédiatement suspendus. Nous enregistrons l'électrocardiogramme durant les cinq
minutes imposées par le protocole de l'Agence de la biomédecine : celui-ci s'avère plat,
témoin d'une asystolie persistante. Passé ce délai, Mr X. est déclaré décédé après arrêt
cardiaque de survenue inopinée. En l'absence de contre-indication connue, Mr X. est
désormais considéré comme un donneur potentiel d'organes. A ce moment-là, l'absence
d'identité est un problème puisque le registre national des refus n'est pas interrogeable.
Mais le smartphone devrait permettre une identification rapide et la vérification du registre
pourra être alors réalisée. Il est 10:30, soit 75 minutes après l'effondrement. Nous sommes
dans les temps : le chirurgien dispose de 75 minutes pour mettre en place la pompe qui doit
être fonctionnelle dans les 150 minutes après l'effondrement. C'est bien plus qu'il ne lui en
faut habituellement. Il s'apprête à mettre en place la circulation extra-corporelle, non pas à
visée thérapeutique pour le malade (puisqu'il est de facto décédé), mais dans le but exclusif

289Les stents sont des petits ressorts que le cardiologue positionne, pendant la coronarographie, dans une
artère coronaire bouchée, pour la maintenir ouverte

217
de préserver ses organes : la machine va permettre à ses reins et à son foie de continuer à
recevoir du sang oxygéné. Pour cela, il doit réaliser une incision de quelques centimètres au
niveau des deux plis de l'aine : d'un côté il va positionner les canules dans l'artère et la veine
fémorale pour pomper et réinjecter le sang grâce à la machine; de l'autre côté, il va insérer
un petit tuyau muni d'un ballonnet à son extrémité. Une fois ce ballonnet gonflé dans l'aorte,
il empêchera le sang, oxygéné par la machine et réinjecté dans l'artère fémorale et l'aorte, de
remonter jusqu'au cœur et au cerveau. Ainsi, la fonction de ce ballonnet est d'empêcher que
le cœur ou le cerveau puisse reprendre une quelconque activité après la déclaration du
décès. De fait, si le cœur était reperfusé, une activité électrique pourrait éventuellement être
observée sur l'électrocardioscope, accompagnée ou non d'une activité circulatoire. De même,
si le tronc cérébral, des gasps pourraient être remarqués. La permanence déclarée du décès
pourrait alors être remise en cause.

Figure: circulation extra-corporelle "régionale". Le ballonnet de la sonde, une


fois gonflé, permet de limiter la circulation du sang au niveau de l'abdomen et
des jambes. Le thorax, la tête et les bras ne sont pas perfusés par le sang.

218
Pendant que le chirurgien œuvre sur le corps du défunt, nous joignons le commissariat en
charge de l'affaire : l'officier de police a pu identifier le jogger, et même joindre son épouse
au numéro associé à l'item "maison" parmi les contacts du répertoire téléphonique. C'est un
enfant qui lui a répondu, avant de lui passer Mme B. Il l'a prévenue de l'accident cardiaque et
de son transfert en réanimation. Elle ne devrait d'ailleurs plus tarder : elle cherchait
quelqu'un pour garder ses deux enfants et elle se rendait immédiatement à l'hôpital.
Il est 10:40. Trente minutes se sont écoulées depuis l'appel du SAMU, une heure et vingt -
cinq minutes depuis que Mr B. (désormais identifié) s'est effondré, vingt minutes depuis
qu'il est officiellement décédé. La machine de circulation extra-corporelle vient de démarrer.
A partir de maintenant, nous avons quatre heures, deux cent quarante minutes, pour
recevoir Mme B. dès son arrivée, lui expliquer l'accident cardiaque et la tentative échouée de
réanimation, lui annoncer le décès de son mari, lui expliquer qu'une procédure de
prélèvements d'organes a débuté, recueillir son témoignage quant à une éventuelle
opposition exprimée par son mari au prélèvement de ses organes et donc à la poursuite de
cette procédure mise en route avant son arrivée, et, en l'absence d'opposition rapportée,
vérifier l'état des organes, organiser l'intervention chirurgicale, préparer le corps et
l'emmener au bloc opératoire pour que les reins et le foie puissent être finalement prélevés.
Quatre heures. Départ du chronomètre. Nous devons entrer au bloc au plus tard dans trois
heures et trente minutes, avant 14:10 donc.
Quand le chirurgien a terminé de brancher la machine, le corps de Mr B. est préparé pour
l'arrivée de son épouse. La sonde d'intubation et les perfusions sont retirées. Le corps
semble séparé en deux : la moitié supérieure et les bras sont violacés, presque déjà gris et la
peau s'est considérablement refroidie ; la moitié inférieure, juste en dessous du ballonnet
placé à la jonction thorax-abdomen, est rose et chaude. A ce niveau, le sang circule encore,
pompé et réinjecté par la machine. Un drap est placé pour dissimuler cette partie maintenue
"vivante" du corps et les tuyaux qui transportent le sang du défunt vers la machine. Les bras
sont disposés par-dessus le drap : ce qui est laissé à voir de Mr B. appartient
incontestablement à un corps cadavérique.
Mme B. est arrivée à 11:30, avec ses enfants : sa sœur n'était pas disponible pour venir les
garder. Nous allons vers elle. La coordinatrice, arrivée entre temps, se joint à nous. Nous
sommes dans le couloir. Nous nous présentons. Instantanément, Mme B. demande comment
va son mari. "Dites-moi, docteur, qu'il va bien, qu'il va s’en sortir. Il a trente et un ans. Ce
n'est pas possible. Il ne peut pas mourir. Son père est mort à trente-cinq ans. Bruno avait

219
cinq ans, le même âge que leur fils ainé Paul. Il va bien, hein, Docteur, dites-moi qu'il va bien !
" Ses larmes. Ses cris. Notre silence. Elle a compris. Mais elle ne veut pas. Elle tombe à genoux.
Nous la relevons, et l'emmenons vers un bureau.
Nous lui racontons les évènements depuis le début : l'effondrement, le témoin, le SAMU, la
police, l'arrivée à l'hôpital....déjà trop tard...le cœur était arrêté depuis plus d'une heure...plus
rien à faire...plus rien pour lui....il est mort. Il a été déclaré décédé à 10:25. Nous lui laissons
quelques minutes pour entendre l'inentendable. Nous lui répétons plusieurs fois nos regrets.
Non pas pour nous excuser, mais pour essayer de lui faire réaliser la mort de son mari. Elle
exprime le souhait de le voir. "Bien sûr, nous allons vous conduire auprès de lui." Elle ne
pleure plus, elle se raidit. Elle tente d'échapper à la réalité. Puis elle s'approche du corps, et
la réalité la rattrape. Elle touche la main gauche de son mari, passe son doigt à
l'emplacement de l'alliance que nous avons retirée. Maintenant, elle pleure en silence. Elle
s'assied sur la chaise que nous avions préparée à son intention. Les minutes passent, et il ne
passe plus rien : elle ne bouge plus, elle reste auprès de lui, les larmes continuent de couler
sans bruit. Il est 11:50. Il nous reste moins de trois heures pour prélever les organes. Nous
l'invitons à revenir dans le bureau "car il faut qu'on parle d'autre chose". Elle a du mal à
lâcher la main de son mari mais elle obtempère. Une fois dans le bureau, elle pose des
questions sur la cause de la mort : "C'est bon signe, pensons-nous. Elle a réalisé. " Nous
discutons quelques minutes supplémentaires de Mr B. puis nous lui demandons si elle a
remarqué la machine à côté du corps de son mari. "Non...". Alors, nous lui expliquons la
circulation extra-corporelle, pour que les organes soient encore viables, le temps de
l'interroger, elle, sur ce qu'aurait souhaité son mari. Elle ne sait pas, elle nous dit être
incapable de réfléchir. La coordinatrice et moi-même poursuivons la discussion. Elle veut
appeler la mère et le frère de Mr B. "Bien sûr". Mais la coordinatrice et moi échangeons un
regard : c'est souvent très difficile avec les mères... El le temps continue de passer, vite. A sa
demande, nous la laissons seule dans le bureau pour appeler sa belle-famille. Nous
attendons, sans grand espoir de parvenir à faire aboutir la procédure. Puis, Mme B. sort du
bureau : ils sont d'accord. Il est 12:30. Nous serons au bloc avant 14:10 pour prélever un foie
et deux reins.

Cette situation clinique n'est pas caricaturale. Nous avons rencontré de nombreux cas
similaires et nous sommes convaincus que tous les soignants qui ont participé un tant soit
peu à cette activité y ont été également confrontés. Son intérêt est d'illustrer un certain

220
nombre des difficultés associées à cette source particulière de greffons, et qui n'ont pas
manqué de surgir rapidement. Parmi celles-ci, la première a concerné la déclaration du
caractère permanent de l'arrêt cardiaque, corolaire de la décision d'arrêter la réanimation
du malade en arrêt cardiaque dit réfractaire, i.e. n'ayant pas répondu aux manœuvres
usuelles de réanimation, bien conduites pendant au moins trente minutes, conformément
aux recommandations internationales de prise en charge d'un malade en arrêt cardiaque.
Bien d'autres problématiques ont été soulevées au fil des neuf années qui se sont écoulées
depuis la reprise de cette activité de prélèvement d'organes sur donneur décédé après arrêt
cardiaque : la temporalité est particulièrement critique de par le caractère extrêmement
brusque de la prise en charge qui comprend, dans un délai imparti très bref, la réanimation
de l’arrêt cardiaque, l’annonce du décès aux proches, le transfert vers l’hôpital agréé, la mise
en place d’une technique invasive de conservation des organes, l’entretien avec les proches
pour recueillir leur témoignage quant au refus éventuel du défunt d'être prélevé de ses
organes et le temps chirurgical le cas échéant. En conséquence, le ressenti des soignants qui
participent à ce type de prélèvements peut être difficile voire douloureux.
Nous nous proposons de discuter chronologiquement l'ensemble des étapes de la procédure
et de passer en revue chacun des aspects délicats : l'éclairage porté sur les dilemmes
éthiques soulevés pourra sans doute expliquer pourquoi cette activité ardue ne semble pas
vouloir se développer autant que certains l’avaient prédit et espéré.

2.2. Processus décisionnel

Conformément aux recommandations éditées par l'Agence de la biomédecine et les sociétés


savantes concernant l'abord des proches290, "en l’absence de recours à une assistance
circulatoire thérapeutique, décision prise par le médecin du SMUR en accord avec le
médecin régulateur du SAMU et en cas d’échec de la réanimation pré-hospitalière, la
procédure de prélèvements d’organes sur donneur décédé après arrêt cardiaque doit être
immédiatement envisagée, en l’absence de contre-indication connue."
On peut d'emblée remarquer que, d'après ces recommandations, la décision de limiter la
réanimation en s'abstenant de proposer une circulation extra-corporelle doit être prise en

290 Agence de la Biomédecine, Société française d'anesthésie et de réanimation, Société française de médecine
d'urgence, Société de réanimation de langue française, Samu–Urgences de France. Recommandations sur
l’information et l’abord des proches des donneurs potentiels d’organes et de tissus décédés après arrêt
cardiaque (DDAC), dans l’optique d’un prélèvement. Ann Fr Med Urgence. 2011;1(6):438–41.

221
pré-hospitalier, par une équipe qui par définition n'a pas ou peu l'expérience de cette
technique, sans l'implication d'aucune équipe hospitalière de réanimation, a priori plus
expérimentée. L'orientation précoce vers un hôpital inapte à proposer une circulation extra-
corporelle à visée thérapeutique pose néanmoins un problème délicat : selon les
recommandations d'experts, le délai écoulé entre la survenue de l'arrêt cardiaque et
l'arrivée dans le service hospitalier est un critère de sélection pour proposer
raisonnablement ou non une telle réanimation. Or, il n'est pas toujours aisé de pouvoir
prédire le temps d'acheminement du malade vers l'hôpital ad hoc. Comment alors décider de
ne pas proposer cette réanimation en l'absence de connaissance de ce critère de délai ?
Ainsi, la première difficulté rencontrée consiste à décider immédiatement, lorsque le malade
en arrêt cardiaque réfractaire est orienté par le régulateur du SAMU vers tel ou tel hôpital,
apte ou non à proposer la circulation extra-corporelle à visée thérapeutique, habilité ou non
au prélèvement d'organes de type Maastricht II. Lorsque l'établissement est en capacité
d'exercer les deux options, cette décision peut être "retardée" jusqu'à l'arrivée à l'hôpital, et
partagée avec les équipes hospitalières de réanimation et de chirurgie cardiaque. En
l'occurrence, il s'agit de décider, pour un malade dans l'incapacité de décider par lui-même,
d'instaurer un traitement exceptionnel (la circulation extra-corporelle à visée
thérapeutique) ou de récuser le recours à ce traitement, si celui-ci est jugé déraisonnable.
Nous commencerons par décrire le processus décisionnel, tel qu'il nous apparait dans des
situations plus habituelles de réanimation. Mais, parce qu'il s'agit là d'un cas décisionnel
poussé hors champ du cadre légal défini par la loi du 22 avril 2005 du fait de l'urgence vitale
extrême dont est grevée la situation, nous pointerons les difficultés convoquées par cette
situation particulière.
Durant leur formation médicale, les étudiants en médecine apprennent très tôt à raisonner
en termes de bénéfices/risques : ils sont "formatés" pour faire des choix qui impliquent une
supériorité des bénéfices sur les risques. Par la suite, les médecins seront à même de
proposer des traitements dont ils estiment que les effets thérapeutiques seront supérieurs
aux effets néfastes indésirés. Le contraire relèverait d'une mauvaise pratique médicale et,
concernant des personnes en fin de vie, pourrait être assimilé à une obstination
déraisonnable et s'apparenter à ce qui est communément nommé sous le terme d'
"acharnement thérapeutique".
Nous le savons tous, la problématique de l'acharnement thérapeutique, qui touche de près à
la gestion médicale de la fin de vie, est particulièrement d'actualité. A l'heure de la révision

222
de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, il semble, plus que
jamais, indispensable que l'ensemble des soignants soit parfaitement au clair avec la notion
d' "obstination déraisonnable", de "risques disproportionnés", et de tout ce qui s'apparente à
un éventuel "acharnement thérapeutique". L'aversion sociétale - et donc médicale, car ne
l'oublions pas, les soignants sont également des citoyens - envers l'acharnement
thérapeutique est aujourd'hui clairement exprimée, témoignage d'une réaction de rejet au
paternalisme bien-pensant de nos défunts "maîtres", mandarins du siècle passé. Aujourd'hui,
injonction nous est commandée de décider de ne pas mettre en œuvre ou de ne pas
poursuivre un traitement jugé déraisonnable. Mais comment répondre à cette injonction ?
Autrement dit comment décider qu'un traitement devient déraisonnable ?
Le vocable "décision" est étymologiquement lié au verbe latin caedere, qui signifie couper,
trancher. Décider, c'est couper court à la réflexion, aux interrogations, aux doutes. Toute
action (y compris abstentionniste) est consécutive à une décision.
Au sein de notre champ décisionnel, deux cas de figure très différents doivent ici être
envisagés :
- soit le malade est compétent, en capacité et en capabilité, pour décider pour lui-même,
informé et éclairé par le médecin. Dans ce cas, le médecin a un rôle d'informateur le plus
objectif possible, pour laisser place à la subjectivité du malade. Le médecin n'est pas le
décideur. Nous laisserons de côté cette situation.
- soit le malade n'est pas compétent. Dans ce cas, la décision, doit suivre la procédure
prescrite par la loi. Le médecin en charge du malade est responsable de cette décision.
Certaines décisions sont "évidentes". Il s'agit des situations pour lesquelles il existe certes
plusieurs options théoriques, qui doivent être départagées par une décision, mais pour
lesquelles l'option retenue est la seule qui possède véritablement un sens. C'est le cas par
exemple de la réanimation d'une personne de vingt ans sans antécédent médical connu, dont
le pronostic est statistiquement bon. Certes il faut décider d'entamer ou non une
réanimation. Mais l'option "ne pas réanimer" n'a pas de sens pratique réel, car la décision de
réanimer une telle personne est imposée à tous par les bonnes pratiques médicales. D'autres
décisions apparaissent plus complexes et nécessitent de mettre en compétition les
différentes options, qui toutes pourraient trouver des défenseurs et des contradicteurs. C'est
évidemment le cas des décisions, jamais simples, qui concernent l'acharnement
thérapeutique et auxquelles nous nous limiterons dans la suite de notre propos.

223
La décision qui vise à évincer tout acharnement thérapeutique est la matérialisation d'un
choix entre deux hypothèses, laissant derrière l'hypothèse rejetée :
- soit il est décidé de ne pas entreprendre ou de ne pas poursuivre une réanimation, sous
couvert d'une obstination déraisonnable, et/ou d'autres principes moraux fondamentaux ;
- soit il est décidé d'entreprendre ou de poursuivre une réanimation, soit pour le propre
bénéfice du malade, soit au bénéfice d'autre(s). C’est le cas, par exemple, lorsque l'on décide
d'intuber un malade victime d'un accident vasculaire cérébral jugé au-delà de toute
ressource thérapeutique, dans l'unique but de réanimer ses organes, en vue d'un
prélèvement au bénéfice des malades en attente de greffons. On parle alors de "réanimation
élective". Nous détaillerons cette pratique dans la suite.
Dans le cas de Mr B. (qui est encore à ce moment-là Mr X.), les trois hypothèses de travail
sont les suivantes :
- soit il est décidé de mettre en place une circulation extra-corporelle totale à visée curative,
avec l'espoir de le guérir ;
- soit il est décidé de le déclarer décédé et de mettre en place une circulation extra-
corporelle partielle, exclusivement abdominale (le thorax et le cerveau étant exclus de la
circulation par le ballonnet gonflé), pour poursuivre la réanimation de certains organes, avec
l'espoir de traiter des malades en attente d'un greffon rénal ou hépatique. Néanmoins, cette
option pose le problème moral de l'instauration de techniques médico-chirurgicales
invasives, sans consentement, et sans bénéfice attendu pour la personne elle-même. Nous
développerons cet aspect un peu plus loin ;
- soit il est décidé de le déclarer décédé et de ne pas mettre en place une circulation extra-
corporelle, ni totale, ni partielle. Néanmoins, en l'absence de connaissance des volontés du
défunt, et sachant que l'activité de prélèvement d'organes s'inscrit dans la loi comme une
priorité nationale, cette troisième option ne devrait théoriquement pas pouvoir être retenue.
En effet, au moment de la déclaration du décès, l'information d'une éventuelle opposition
exprimée de son vivant par une personne en arrêt cardiaque réfractaire n'est pas toujours
accessible, comme dans le cas de Mr B. : l'identification peut ne pas avoir encore été faite ; un
membre de la coordination hospitalière, qui a accès au Registre National des Refus, n'est pas
toujours présent au moment de la déclaration du décès ; et surtout, puisque la consultation
du Registre National des Refus n'est pour l'heure pas suffisante, eu égard au système
français de consentement présumé faible, le proche référent n'a pas toujours pu être
entendu pour recueillir son témoignage.

224
Une décision, quelle qu'elle soit, est un aboutissement contraint : la décision doit être, au
sens où elle doit survenir : il n'y pas de "non décision" ou de décision "suspendue" ou
"différée". Qu'elle soit en faveur d'une limitation ou d'un arrêt des thérapeutiques curatives
(massage cardiaque externe, ventilation artificielle, médicaments, perfusions) et donc d'une
orientation vers la déclaration du décès, ou au contraire de l'instauration d'une réanimation
extra-ordinaire par circulation extra-corporelle, la décision est. Car l'action d'entreprendre
ou de poursuivre une réanimation est bien le fruit d'une décision : celle de faire, d'agir, à ne
pas confondre avec une idée de poursuite "par défaut". De cette décision, le réanimateur,
légalement responsable, peut être amené à se justifier.
Entreprendre ou poursuivre une réanimation est une décision révocable ; ne pas
entreprendre ou arrêter une réanimation peut être une décision irrévocable si la mort
survient rapidement, voire immédiatement. L'urgence vitale constitue un contexte
d'exception dans le processus décisionnel, de par les conséquences irrémédiables si le
traitement n'est pas instauré rapidement. Mais elle peut être rendue également particulière
par la difficulté voire l'impossibilité d'informer le malade lui-même, afin qu'il puisse
consentir ou s'opposer au traitement proposé, par la disponibilité souvent très incomplète
des informations médicales le concernant, d'autant plus que le médecin traitant peut être
difficile à joindre (surtout en dehors des horaires ouvrés) et que les proches peuvent être
absents ou mal informés, par le faible nombre des soignants impliqués dans la prise en
charge immédiate et disponibles pour partager la réflexion collégiale...
Malgré tout, décider est un impératif, dont la situation impose le caractère urgent ou non :
nous ne pouvons pas ne pas décider.

2.2.1. Cadre légal

Nous ne pouvons envisager de prendre une décision quelle qu’elle soit qu'à la condition
qu'elle soit conforme à la loi en vigueur. La difficulté avec la loi française, c'est qu'il arrive
que des articles des différents codes (pénal, civil, de santé publique, de déontologie...) ne
soient pas aisés à concilier, au risque de rendre leur interprétation parfois subjective.
Comment, de fait, associer l'article 223-6 du code pénal qui stipule que "Sera puni des
mêmes peines [cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende] quiconque
s'abstient volontairement de porter à une personne en péril l'assistance que, sans risque
pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en

225
provoquant un secours." et l'article R4127-8 du Code de la Santé Publique (CSP) qui stipule
que " Dans les limites fixées par la loi, le médecin est libre de ses prescriptions qui seront
celles qu’il estime les plus appropriées en la circonstance. Il doit, sans négliger son devoir
d’assistance morale, limiter ses prescriptions et ses actes à ce qui est nécessaire à la qualité,
à la sécurité et à l’efficacité des soins. " Ou encore l'article L1110-5 du CSP qui précisent que
" Les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas, en l'état des
connaissances médicales, lui faire courir de risques disproportionnés par rapport au
bénéfice escompté. Ces actes ne doivent pas être poursuivis par une obstination
déraisonnable. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet
que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris." ?
Autrement dit, d'un côté le code pénal m'interdit de m'abstenir de porter secours, et de
l'autre le CSP m'interdit de faire "tout et n'importe quoi", sans avoir au préalable pesé le
pour et le contre, et donc d'avoir évalué par anticipation les conséquences de mes actes
médicaux.
Sans doute ces articles sont-ils conciliables dans le "prendre soin" : si je décide que certains
actes peuvent relever un caractère déraisonnable, alors je dois porter secours à la personne
en lui portant des soins qui viseront, non pas à augmenter sa quantité de vie, mais à
privilégier sa qualité de vie, y compris aux dépends éventuels de la quantité de vie qui lui
reste à vivre.
La procédure d'application de la loi du 22 avril 2005 dans le cas de malades incompétents en
fin de vie a été maintes fois rapportée. Nous n'en rappellerons ici que les grands principes :
- la procédure est collégiale, ce qui implique que les souhaits du malade, comme résultante
de ses volontés, de ses convictions, de ses valeurs, informés et motivés, exprimés par écrits
(directives anticipées) ou rapportés par sa personne de confiance désignée ou ses proches,
doivent être pris en compte, ainsi que l'avis des membres de l'équipe soignante,
accompagnés d'un médecin extérieur au service, réunis pour cette occasion ;
- le médecin en charge du malade est juridiquement responsable de la décision ;
- la décision est tracée par écrit dans le dossier du malade. Sa personne de confiance ou à
défaut ses proches en sont avisés.
Pour agir conformément à la loi, je dois donc évaluer la situation en terme de
bénéfices/risques, afin de déterminer quels sont les buts atteignables "raisonnablement",
c'est-à-dire ceux que le malade a une bonne chance d'atteindre sans trop y perdre. Il s'agit
d'une adaptation de la théorie des jeux : si les risques me semblent "disproportionnés", c'est-

226
à-dire "supérieurs" aux bénéfices attendus en terme de quantité et/ou de qualité de vie,
alors je dois faire le choix de m'abstenir de mettre ne route ou de poursuivre (autrement dit
de miser sur) certains traitements, afin de ne pas opter pour une attitude "acharnée", proche
de la conviction ou de la croyance irréfléchie. Pour autant, cette théorie purement statistique
est-elle applicable à ce malade : comment vais-je déterminer ma décision de réanimer ou
non, d'anesthésier ou de récuser cet individu ?

2.2.2. Processus décisionnel dans le champ de la médecine

De nombreux auteurs se sont intéressés à la théorie de la décision : quels sont les facteurs
qui influencent nos décisions ?
Dans certains cas, plus faciles, la décision est normée par des recommandations291. Il peut
s'agir par exemple
- de l'intervention sur un malade qui présente des signes évidents de mort depuis un délai
incompatible avec la reprise d'une activité cardiaque,
- ou de l'inefficacité d'une réanimation cardio-respiratoire bien conduite pendant au moins
30 minutes (sauf hypothermie ou intoxication cardiotrope),
- ou de la connaissance d'antécédents incompatibles avec l'entreprise d'une réanimation
(pronostic engagé à court terme avant même la survenue du problème occurrent),
- ou d'une réanimation dont un médecin expérimenté est convaincu qu'elle n'a aucune
chance d'aboutir.

Dans notre réalité quotidienne, les décisions les plus fréquentes ne répondent pas à un
schéma diagnostic et/ou thérapeutique préétabli : elles ne sont pas systématiques. Le plus
souvent, nous devons les définir nous-mêmes, en ayant recours à des arguments
d'évaluation de la situation en termes de bénéfices/risques.
La théorie de la décision est basée sur le calcul de l'espérance d'utilité, définie en termes de
probabilité de survenue des gains (bénéfices attendus) et des pertes (risques entrevus),
associée à une estimation subjective du retentissement qualitatif de ces gains et de ces
pertes.

291Haegy JM, Andronikof M, Thiel MJ, Simon J. Ethique et urgences: Réflexions et recommandations de la
Société Francophone de Médecine d'Urgence. Journal européen des Urgences 2003. [en ligne]
http://www.sfmu.org/upload/consensus/rbpc_ethique.pdf

227
La première étape qui incombe au médecin est de structurer le problème, par exemple en
dessinant un arbre décisionnel qui devra comporter les différentes options à considérer
(traitement A, traitement B, abstention..), la survenue d'évènements pour chacune des
options (guérison complète, amélioration, absence d'amélioration...), l'identification des
résultats significatifs (maladie traitée et guérie, maladie traitée non guérie, etc.).
La deuxième étape consiste en l'affectation des probabilités aux évènements aléatoires
(survenue ou non de la maladie, guérison ou non..). L'objectivité de cette étape est
dépendante des données scientifiques disponibles. Si l'incidence de telle ou telle évolution
est bien connue, la probabilité sera au plus juste. Si les ressources scientifiques sont rares,
l'appréciation des probabilités sera imprécise voire fausse.
La troisième étape est toujours subjective. Elle consiste à attribuer une note d'utilité à
chacun des résultats. L'utilité peut être appréciée selon des critères très variés : quantité de
vie, qualité de vie, durée et intensité de la douleur, temps passé en maladie, complications
spécifiques, coût...Par exemple, et de façon caricaturale, l'utilité d'une cure chirurgicale
d'anévrysme aortique thoraco-abdominal qui peut se compliquer d'une paraplégie est
probablement jugée différemment par une personne jeune et physiquement active et par
une personne âgée, peu mobile, dont les plaisirs sont essentiellement psychiques. Le risque
inhérent à la complication potentielle va sembler plus important au jeune actif ; l'espérance
d'utilité de l'intervention sera inversement diminuée. Le calcul final de l'espérance d'utilité
est obtenu selon la formule suivante :
espérance d'utilité = note d'utilité (subjective) x probabilités de survenue des évènements
(objective si données scientifiques disponibles)292.
La bonne décision, nécessairement grevée d'une certaine subjectivité, est celle qui aboutit à
l'espérance d'utilité maximale.
Cette procédure est critiquable. Dans sa part objective, lorsque les probabilités de survenue
des évènement sont connues, elle ne permet pas de considérer le malade dans sa
singularité : la règle appliquée est générale, conforme aux données statistiques, tirée de
l'evidence based medicine, refusant toute incertitude. A contrario, lorsque les probabilités ne
sont pas connues, il faut se résoudre à prendre une décision, non plus dans des conditions de
risque, mais dans des conditions d'incertitude. D'autre part, la subjectivité du malade vis-à-
vis de sa maladie est rarement exprimée. Ces constatations ont conduit à complexifier le

Sonnenberg FA. Theorie de la prise de decision et de la strategie medicale. in Décision thérapeutique et


292

qualité de vie. Paris: John Libbey Eurotext; 1992. pp. 27–54.

228
modèle de la théorie de la décision.

D. Kahneman, psychologue récompensé par le prix Nobel d'économie en 2002 pour l'apport
de l'application de ses théories dans le domaine financier, et A. Tversky, ont développé la
théorie des perspectives, en affirmant que le contexte environnant le décideur influençait
fortement l'utilité et les probabilités qu'il allouait aux évènements : selon ces auteurs, ce
n'est pas tant l'état d'arrivée espéré qui influence la décision que l'état de départ et
l'amplitude d'évolution espérée depuis cet état de départ vers un état d'arrivée293.
Transposé à notre domaine d'action, cela signifie que la guérison absolue n'est pas toujours
le but recherché ; une amélioration significative peut sembler suffisante pour être
déterminante. C'est ce type d'arguments qui peut conduire à décider d'une intervention
chirurgicale palliative chez un malade paraplégique du fait d'une compression médullaire
métastatique : la guérison n'est pas espérée, mais l'amélioration significative des conditions
de vie est suffisante pour motiver le geste chirurgical.
Ces notions nouvelles ont été enrichies par l'identification ultérieure d'autres éléments
psychologiques influents294 :
- l'aversion des pertes : une perte provoque une réaction négative d'intensité plus grande
que celle de la réaction positive provoquée par le gain correspondant. Par exemple, dans le
cas d'une intervention chirurgicale visant à extraire une tumeur cérébrale sans
retentissement préalable sur l'état de conscience, la probabilité de 50% de ne pas reprendre
conscience au décours semblera plus grande que la probabilité de 50% que la tumeur puisse
être extraite avec une conscience post-opératoire normale. La crainte de perdre ce que nous
possédons est plus importante en valeur absolue que la satisfaction que nous espérons
obtenir en cas d'évolution favorable ;
- l'aversion des choix risqués dans une zone de gains et la recherche de choix risqués dans la
zone des pertes. Cette notion peut expliquer le comportement du "on n'a plus rien à perdre",
qui pousse à poursuivre des traitements qui n'ont que très peu de chances d'aboutir, alors
qu'il n'est pas question de limiter un traitement chez un malade en phase d'amélioration
même minime, même si l'espoir de l'améliorer finalement est très faible ;

293 Tversky A, Kahneman D. The framing of decisions and the psychology of choice. Science. 1981 Jan
30;211(4481):453–8.
294 Gollier C, Hilton D, Raufaste E. Daniel Kahneman et l'analyse de la décision face au risque. Revue d'économie

politique. 2003;113(3):295–307.

229
- la théorie de la formation d'habitude explique qu'on est moins enclin à risquer de perdre ce
que l'on possède depuis longtemps. Le médecin d'un service dont le taux de mortalité est
très faible prendra plus difficilement une décision de limitation ou d'arrêt des
thérapeutiques qu'un médecin exerçant dans un service dont le taux de mortalité est
beaucoup plus élevé, habitué à "perdre" des malades. Cette théorie explique également que
l'on résiste plus facilement à prendre le risque de regretter d'avoir dérogé à la norme plutôt
que de prendre une décision inhabituelle qui pourrait s'avérer inefficiente : le regret du
choix original en cas d'échec est surpondéré par rapport à la satisfaction d'avoir atteint son
but en choisissant de suivre la règle ;
- la pondération des probabilités, a fortiori lorsque la réduction du risque aboutit à
l'élimination du risque d'erreur et donc à l'élimination de l'incertitude : nous valorisons
davantage une action qui réduit le risque de 10 à 0% (-10%) que celle qui réduit le risque de
50 à 30% (-20%).
Selon les théoriciens des perspectives, la notion clé de la décision réside dans la pertinence
de la sélection initiale des options par les décideurs. De fait, la plupart n'envisagent pas la
totalité des options hypothétiques, mais seulement quelques-unes, sélectionnées d'emblée.
La représentation qu'ils se font des situations, à bénéfices ou à risques élevés, devient alors
capitale pour cette pré-sélection. Comment ces options sont-elles retenues ? En réalité, cette
pré-sélection est influencée par la présentation qui leur est faite de la situation, et par la
représentation subjective qu'ils s'en font en conséquence. Ainsi, il est possible de faire
baisser la probabilité d'un risque si ce risque est décrit uniquement en termes abstraits, de
sorte que la représentation de ce risque soit malaisée, et inversement. On entrevoit
immédiatement l'opportunité d'influence possible des modalités de présentation du dossier
d'un malade : par la description que l'on fera des éléments réflexiques portés à la
connaissance, notre attention sera focalisée sur des représentations "agréables" ou
"désagréables", influençant nos décisions vers des prises de risques ou au contraire vers des
attitudes modérées. Par exemple, on peut brièvement évoquer le risque de "paraplégie" ou
bien décrire la situation d'une personne paralysée des membres inférieurs, définitivement
contrainte à circuler en fauteuil roulant, dans l'incapacité d'accéder à sa chambre située au
premier étage, obligée de se reconvertir professionnellement, etc...
Ces auteurs nous affirment que notre affect, qui constitue le lien interactif entre nos
émotions et notre représentation de la situation, est un élément important du processus
décisionnel. Notre décision n'est pas seulement rationnelle : elle est aussi émotionnelle.

230
Certes, la décision dépend de principes éthiques établis en dehors de toute subjectivité
émotionnelle. Ainsi, l'impératif de justice, norme supérieure, détermine les principes
éthiques fondamentaux qui lui sont subordonnés : les principes d'autonomie, le principe de
bienfaisance et son corolaire, le principe de non-malfaisance, le principe de dignité... Par
exemple, nous décidons de traiter tous les malades avec égalité de soins, indépendamment
de nos émotions, car ce comportement nous est dicté par la morale.
Il serait néanmoins inconséquent de négliger la participation de nos émotions dans nos
décisions. Prendre conscience de cette participation peut permettre d'en déjouer les effets
parfois négatifs, a fortiori lorsqu'ils court-circuitent toute réflexion rationnelle.
Le terme "émotion" est entendu comme une hyperacuité d'un sentiment habituel, en
réponse au caractère inhabituel d'une situation, qui nous force alors à réagir lorsque nous en
sommes "victimes". Certaines émotions sont dites primaires, éprouvées par l'espèce animale
ou humaine : la peur, la colère, la tristesse, la joie, la surprise et le dégout. Elles se
distinguent des émotions secondaires, acquises et donc variables selon la culture du sujet
sensible, comme la culpabilité judéo-chrétienne, la pitié, la jalousie...
La participation des émotions aux prises de décisions a été largement démontrée par des
neurophysiologistes comme A. Damasio ou A. Berthoz295, décrivant le rôle de structures
comme l'amygdale (cérébrale), siège des décisions émotionnelles et intuitives, en lien avec le
cortex orbito-frontal, impliqué dans les décisions cognitives. D. Kahneman296 a synthétisé le
processus décisionnel dans la description de deux systèmes neuronaux compétitifs : le
système S1 est le système de pensée rapide, intuitif et automatique, qui s'exprime sous
forme d'émotions, de réactions, de récits ; il est, en conséquence, sujet à de multiples biais
décisionnels et d'erreurs de jugement. Le système S2 est le système de pensée lente, auquel
participe la logique, la réflexion, le self-control. Selon D. Kahneman, S1 est à l'origine de la
plupart de nos décisions, S2 se contentant le plus souvent de "laisser faire" et n'intervenant
que lors de la confrontation à l'inhabituel. De la compréhension du processus décisionnel,
nous pouvons déduire que le risque majeur qui peut biaiser la décision médicale est que le
décideur soit submergé par ses émotions et, par conséquent, que son système S2 soit
systématiquement court-circuité.

295 Berthoz A. Bases neurales de la décision. Une approche de neurosciences cognitives. Annales médico-
psychologiques; 2012 Mar 1;170(2):115–9.
296 Kahneman D. Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée. Paris : Flammarion, Coll. essais ; 2012

231
Une prise de conscience du rôle prépondérant de nos émotions dans la prise de décision
peut donner lieu à l'ouverture d'une discussion analytique de la situation, individuelle ou
partagée, et aboutir à une "révision émotionnelle" : l'écoute ou la prise de conscience
d'émotions différentes des nôtres, ressenties et exprimées par d'autres, peut nous conduire
à ressentir différemment la situation et à modifier nos émotions initiales. Cette "révision
émotionnelle" signifie une entrée en réflexion partagée entre les soignants en charge du
malade, pour hiérarchiser les émotions exprimer par chacun, et de ce fait, convoquer le
système S2 de chacun, quitte à inhiber partiellement son système S1. Néanmoins, il serait
erroné d'en conclure que la participation du système S2 est suffisante pour garantir, sous
couvert de rationalité, le caractère qualitatif de la décision : même lorsque l'on a pris la peine
de ne pas succomber à ses seules émotions, et que l'on a pris la peine d'évaluer et de
confronter les arguments, on peut encore malheureusement se tromper.
La garantie supplémentaire de prendre la moins mauvaise décision provient de son
caractère consensuel : on se trompe moins, quantitativement et qualitativement, à
plusieurs ! Si le processus de réflexion se doit d'être partagé collégialement, il faut rappeler
que la décision n'a pas obligation d'être unanime, ni même d'avoir retenu la majorité des
suffrages. Consensus est obtenu lorsque l'ensemble des acteurs de la réflexion finit par
trouver un accord, en l'absence de contre-argument plus défendable que celui qui a été
retenu, conformément à l'éthique de la discussion proposée par J. Habermas297. Ainsi, un
consensus est la résultante d'une composante individuelle négative des arguments que
certains ont dû abandonner sur le terrain de la discussion, mais aussi la résultante
globalement enrichie des arguments individuels apportés par certains lors de la discussion
et retenus par tous. La force de cette réflexion collégiale confère son poids à la décision
individuelle médicale.
Pour autant, il ne faut pas idéaliser la mise en pratique de la collégialité dans la réalité
soignante. Elle suppose que tous les participants soient dans une position théorique
égalitaire alors même que le groupe est constitué de personnes dont le statut socio-
professionnel n'est pas le même et dont les relations professionnelles sont régies par la
hiérarchie institutionnelle. Est-il crédible de penser que l'aide-soignant(e) va s'exprimer
librement, pour s'opposer à l'opinion du chef du service ? Car s'il est certain que l'un n'est

297Habermas J. (trad. C.Bouchindhomme). Morale et Communication. Conscience morale et activité


communicationnelle. Paris : Le Cerf, coll. Passages ; 1986

232
pas plus juste que l'autre, force est de constater que la circulation de la parole entre tous les
protagonistes de la discussion n'est pas toujours parfaitement équitable et que, souvent, la
parole du premier pèse moins lourd que celle du deuxième.
Habermas a beau affirmer que “Chacun doit pouvoir exprimer ses points de vue, ses désirs et
ses besoins” 298, la parole des uns et des autres ne profite pas systématiquement d'un temps
d'expression égale, et ne bénéficie pas non plus toujours d'une écoute égalitaire. Certains
médecins, rhétoriciens plus expérimentés, peuvent être tentés de profiter de cet avantage.
Mais comment donner le même crédit à la parole de celui qui prend soin (au sens du terme
anglo-saxon du terme "care") qu'à celle de l'expert médical, qui seul va pouvoir évaluer le
pronostic ? Comment le témoignage de l'humanité du malade peut-elle encore
contrebalancer le discours technique du sachant ?
Seule la formation des soignants, de tous les soignants, et leur sensibilisation à l'éthique de
la discussion pourra permettre de progresser dans la mise en application de la procédure
collégiale qui conduit à un consensus réel et à la décision médicale probablement la moins
mauvaise.

Que dire de ce processus décisionnel théorique appliqué à notre situation clinique ?


L'urgence, a fortiori vitale, exclut notre situation du champ d'application de la loi du 22 avril
2005. Par ailleurs, l'application de la théorie de la décision, basée sur le calcul de l'espérance
d'utilité, souffre d'un manque évident de données scientifiques quant au bénéfice de la
circulation extra-corporelle comme technique de réanimation d'un arrêt cardiaque
réfractaire. Selon S.P. Wall et al.299 , la décision de refuser la poursuite de la réanimation par
la mise en place d'une circulation extra-corporelle à visée thérapeutique est une décision
"évidente", qui ne nécessite donc pas la participation du système S2 de pensée lente : selon
lui, les résultats de cette technique sont si mauvais (survie < 1%) que l'option ne vaut pas
d'être retenue pour évaluation ; elle doit être d'emblée écartée eu égard à son manque
d'intérêt. Il ajoute logiquement que, puisqu'il considère que la poursuite de la réanimation
ne constitue pas une option concrète, les modalités de déclaration du décès ne peuvent
aucunement être influencées par la perspective éventuelle d'un prélèvement d'organes.

298 Habermas J. (trad. C.Bouchindhomme). Morale et Communication. Conscience morale et activité


communicationnelle. Paris : Le Cerf, coll. Passages ; 1986
299 Wall SP, Munjal KG, Dubler NN, Goldfrank LR, NYC uDCDD Study Group. Uncontrolled organ donation after

circulatory determination of death: US policy failures and call to action. Annals of Emergency Medicine. 2014
Apr;63(4):392–400.

233
Nous ne partageons pas cette opinion, d'une part parce qu'en l'état actuel des connaissances,
les résultats de la technique sont d'ores-et-déjà suffisamment variables pour devoir être
sérieusement considérés dans certaines circonstances. D'autre part, ces résultats sont loin
d'avoir été optimisés. L'amélioration de cette technique ne peut passer que par son
utilisation éprouvée, cadrée par des procédures de recherche scientifique, afin d'en
améliorer notre connaissance et pouvoir déterminer ses indications les meilleures. Il est
certain que jusqu'à présent cette technique de réanimation n'a le plus souvent été utilisée
qu'empiriquement, sans sélection des "bons candidats", et le plus souvent sans association
avec les mesures de réanimation cardiaque qui ont fait leur preuve en terme de morbi-
mortalité. Ainsi, dans notre expérience, les personnes en arrêt cardiaque réfractaire n'ont
pas systématiquement bénéficié ni d'une sédation ni d'une hypothermie pour prévenir les
lésions cérébrales consécutives au manque d'oxygène. Il nous semble donc bien prématuré
de conclure, comme S.P. Wall semble le faire, que cette technique ne peut aucunement entrer
en interférence avec la procédure de prélèvement d'organes. Pour preuve, des résultats
particulièrement prometteurs ont été publiés par différentes équipes concernant la
réanimation d'arrêts cardiaques réfractaires secondaires à une intoxication aux
cardiotropes300 ou à une hypothermie (qui protège le cerveau en même temps qu'elle arrête
le cœur), ou qui surviennent au sein de l'hôpital301, i.e. avec la possibilité d'implanter très
rapidement la circulation extra-corporelle à visée curative. Dans ces circonstances, des taux
de survie supérieurs à 30% ont été rapportés302. Par contre, lorsque l'arrêt cardiaque est
provoqué par une cause cardiaque (cardiopathie chronique, infarctus du myocarde, embolie
pulmonaire,...), les résultats sont effectivement nettement moins encourageants : dans notre
série publiée recensant 52 malades, nous n'avions enregistré que 4% de survie303.
En 2009, des recommandations sur les indications de l’assistance circulatoire dans le
traitement des arrêts cardiaques réfractaires ont été publiées, sous l’égide de la Direction
Générale de la Santé et de la Direction des Hôpitaux et de l’Organisation de la Santé. Un

300 Megarbane B, Leprince P, Deye N, Resiere D. Emergency feasibility in medical intensive care unit of

extracorporeal life support for refractory cardiac arrest. Intensive Care Med. 2007 33(5):758-64
301 Avalli L, Maggioni E, Formica F, Redaelli G, Migliari M, Scanziani M, et al. Favourable survival of in-hospital

compared to out-of-hospital refractory cardiac arrest patients treated with extracorporeal membrane
oxygenation: an Italian tertiary care centre experience. Resuscitation. 2012; 83(5):579–83.
302 Walpoth BH, Walpoth-Aslan BN, Heinrich P. Mattle HP et al. Outcome of Survivors of Accidental Deep

Hypothermia and Circulatory Arrest Treated with Extracorporeal Blood Warming. N Engl J Med 1997;
337:1500-1505
303 Le Guen M, Nicolas-Robin A, Carreira S, Raux M, Leprince P, Riou B, et al. Extracorporeal life support

following out-of-hospital refractory cardiac arrest. Crit Care. 2011;15(1):R29.

234
algorithme simple, utilisable dans les conditions de l’urgence, a ainsi été proposé pour
déterminer les circonstances qui ne devaient pas conduire à la mise en place une circulation
extra-corporelle à visée thérapeutique. Notamment, l'algorithme est dichotomisé en fonction
de la durée qui sépare la survenue de l'arrêt cardiaque (matérialisée par l'effondrement de
la personne) et le début du massage cardiaque externe, réalisée par le témoin présent ou par
l'équipe soignante. Ce délai a été fixé par les experts304 à 5 minutes : si le délai est supérieur
à 5 minutes, les experts recommandent de ne pas poursuivre la réanimation au moyen d'une
circulation extra-corporelle. Mais l'on sait que jamais les témoins ne regardent leur montre
au moment de l'effondrement ; et que la notion de temps, a fortiori dans des circonstances
aussi extrêmes, ne peut être objective... Comment l'heure exacte de l'effondrement, qui va de
facto conditionner les modalités de la poursuite de la réanimation si l'arrêt cardiaque
devient réfractaire, a-t-elle été déterminée ? De plus, il n'est pas rare de constater un
décalage de quelques minutes entre les heures affichées sur les montres des différents
intervenants. Cette asynchronie peut s'avérer très défavorable si elle laisse supposer un
horaire d'effondrement plus précoce qu'il n'était en réalité : si l'équipe du SAMU estime être
arrivée 3-4 minutes ou 6-7 minutes après l'accident cardiaque, les décisions peuvent s'en
trouver influencées, avec les conséquences que l'on a comprises...
De plus, il faut insister sur le fait que ces recommandations n'étaient basées que sur l'avis
des experts et non pas sur des données scientifiques, de fait indisponibles. Ces
recommandations s'avèrent donc de faible grade. Elles ont néanmoins le méritent de
proposer une aide à la décision, selon l'algorithme présenté ci-dessous, même si, selon
certains, la "zone grise" d'incertitude décisionnelle reste importante. De fait, ces
recommandations sont assez claires pour déterminer les cas pour lesquels il ne semble pas
raisonnable de proposer une circulation extra-corporelle à visée thérapeutique ; en revanche,
elles le sont moins pour déterminer à quels malades il peut sembler raisonnable de proposer
une telle thérapeutique. Il incombe encore dans ces cas d'incertitude de décider de la mise
en route ou non d'une thérapeutique exceptionnelle.

304Ce délai correspond à la réserve moyenne en oxygène du cerveau : au delà de quelques minutes de privation
en oxygène, le cerveau humain est susceptible de présenter des lésions irréversibles. Pour autant, ce délai ne
tient pas compte de variabilités inter-individuelles évidentes.

235
PAS de CEC thérapeu que envisageable

Algorithme décisionnel adapté de l'algorithme recommandé par les experts des sociétés savantes concernées
(Ann Fr Anesth Reanim. 2009;(28):182–90)
FV : fibrillation ventriculaire, TV : tachycardie ventriculaire, torsades de pointe : le cœur a encore une activité
électrique, mais ces rythmes n'entraînent pas d'une activité mécanique, donc ne permettent pas la circulation
sanguine.
No flow : période d'arrêt circulatoire, avant le massage cardiaque
Low flow : période de bas débit sanguin, sous massage cardiaque
EtCO2: gaz carbonique expiré, témoin de la consommation d'oxygène par les organes, et donc témoin de
l'existence d'un débit cardiaque minimal
CEC : circulation extra-corporelle

Cette décision peut-elle être influencée par un conflit d'intérêt entre le malade à réanimer et
les malades en attente de greffon ? Autrement dit, l'idée de prélever les organes peut-elle
s'immiscer au-devant de l'évaluation du pronostic du malade ? Nous développerons plus
avant cette question dans le paragraphe consacré aux prélèvements de type Maastricht III.
Néanmoins, nous pouvons d'ores-et-déjà affirmer qu'on ne peut pas espérer que le médecin
réanimateur appelé à décider devienne brutalement schizophrène et soit capable de
dissocier sa pensée en éliminant les données concernant le prélèvement d'organes, n'en
déplaise au législateur qui a prévu une totale indépendance entre l'équipe de réanimation et

236
l'équipe de transplantation. Car même si le réanimateur n'est pas directement impliqué dans
le processus de transplantation, il a néanmoins la faculté d'entrer le critère "receveur" dans
sa réflexion, fusse-t-elle immédiate ! Au mieux, on peut espérer que la conscience de ce
conflit d'intérêt, inhérent au processus, peut lui permettre de minimiser la subjectivité de sa
décision en relation avec ce paramètre décisionnel. Pour autant, ce conflit d'intérêt ne remet
pas fondamentalement en cause la confiance des citoyens états-uniens dans le processus de
prélèvement d'organes, y compris lorsqu'ils sont trouvés porteurs d'une carte de donneur.
Ainsi, lorsque le conflit d'intérêt est maximisé par la certitude d'obtenir les organes en cas de
décision d'abstention de réanimation et de déclaration immédiate du décès, 32% de ces
citoyens estiment, en toute confiance et en toute conscience, que le port d'une carte de
donneur peut influencer la décision du médecin de poursuivre ou non la réanimation, sans
pour autant remettre en cause le bienfondé de la procédure.

2.3. Diagnostic de mort

Lorsque l'arrêt cardiaque survient, la circulation du sang au niveau cérébral s'arrête. Si cet
arrêt circulatoire persiste, il est à l'origine d'une ischémie cérébrale puis d'un
dysfonctionnement cérébral majeur et d'une perte complète des capacités cérébrales. Après
quelques minutes, la mort survient inévitablement. C'est ainsi que sont liés les deux critères
diagnostiques de mort, que sont la mort encéphalique et la mort cardio-respiratoire.
Pour considérer une personne en arrêt cardiaque réfractaire comme un donneur potentiel, il
faut que deux conditions soient respectées simultanément :
1) que les signes cliniques de mort encéphalique soient présents sous forme d'absence de
conscience et de motricité, d'absence de réflexes du tronc cérébral et d'absence de
ventilation spontanée ;
2) que le caractère "permanent" de l'arrêt cardiaque soit affirmé par l'absence de reprise
spontanée d'une activité cardiaque électrique durant une période observée de 5 minutes
durant laquelle toute manœuvre de réanimation est suspendue (arrêt du massage cardiaque
externe et arrêt de la ventilation) : ne peuvent être observés que quelques complexes
agoniques, c'est à dire quelques soubresauts électriques qui ne peuvent être à l'origine
d'aucune activité cardiaque mécanique et donc d'aucune circulation sanguine;
Le délai de cinq minutes, le plus communément admis pour déclarer un arrêt cardiaque
permanent, est largement débattu dans la littérature internationale. Ce délai, comme nous le
verrons dans le paragraphe dédié, est une transposition des délais observés dans les

237
protocoles concernant les prélèvements sur donneurs décédés de la catégorie III de
Maastricht. Néanmoins, la situation médicale des donneurs Maastricht I-II et celle des
donneurs Maastricht III ne sont pas similaires. Contrairement aux donneurs potentiels
Maastricht III (pour lesquels aucun cas de reprise spontanée d'une activité électrique n'a été
décrit), des cas de reprise d'activité cardiaque ont été rapportés jusqu'à 7 minutes après
l'arrêt des manœuvres de réanimation dans le cas d'arrêt cardiaque de survenue inopinée.
Mais l'allongement du délai d'observation compromettrait la viabilité des greffons : durant
toute cette période, en l'absence de reprise d'activité électrique, les organes ne sont plus
aucunement perfusés. Plus ce délai est court, moins les organes, qui ont déjà subi la période
l'arrêt cardiaque avant l'entreprise de la réanimation et la période prolongée de la
réanimation305, risquent de se dégrader davantage. A contrario, le risque de déclarer mort
une personne dont le cœur pourrait encore reprendre une activité, si ce n'est mécanique, au
moins électrique, augmente avec le raccourcissement de ce délai d'observation.
Dans ces circonstances, peut-on encore logiquement accepter ces critères de définition de la
mort comme garants de la réalité de la mort de la personne ?

2.4. Ballonnet pour limiter la reperfusion des organes

L'ambiguïté, pour le moins dérangeante, quant à la survenue effective de la cessation


définitive de toute potentialité fonctionnelle et du cœur et du cerveau à l'instant de la
déclaration du décès est matérialisée, dans la procédure imposée par l'Agence de la
biomédecine, par l'obligation de mettre en place, dans l'aorte thoracique, un ballonnet
occlusif pour exclure la circulation cardiaque et cérébrale avant la mise en route de la
circulation extra-corporelle. Ainsi, comme nous l'avons déjà expliqué, lors de la reperfusion
du corps par la machine, seuls l'hémicorps inférieur reçoit le sang oxygéné. Le cœur et le
cerveau, eux, ne doivent pas être "bénéficiaires" de cette réanimation. Mais la mise en place
de ce ballonnet, nécessitée par l'hypothèse d'une ressucitation encéphalique et/ou cardiaque
après le démarrage de la circulation extra-corporelle, dénonce per se l'incertitude quant à la
survenue réelle du décès.
La question qui surgit alors est inévitablement la suivante : si les critères cardiaques ou
neurologiques ne sont pas réunis de façon certaine et permanente pour définir la mort, et si

305le massage cardiaque, y compris réalisé de façon automatique par une machine, n'est pas équivalent a la
circulation générée par le muscle cardiaque normal. Ceci est d'autant plus vrai qu'il est connu que les périodes
de massage cardiaque sont fréquemment interrompues

238
décision est prise de mettre en place une circulation extra-corporelle, l'inflation du ballonnet
ne peut-elle pas être la cause immédiate de la mort efficiente ? De fait, en l'absence de
ballonnet, si la mort n'est pas encore présente, la reperfusion du cerveau et du cœur peut
permettre la survie de la personne. Le gonflement du ballonnet est-il la matérialisation de
l'intention, si ce n'est de donner la mort, au minimum de permettre que la survie soit
théoriquement impossible, y compris dans un état végétatif ? Cette intention ne pourrait
alors plus se confondre avec celle de ne pas proposer une réanimation déraisonnable : d'un
côté, la décision "passive" consiste à s'abstenir de faire (circulation extra-corporelle sans
ballonnet, à visée thérapeutique), avec l'intention de ne pas ouvrir la voie à une option non
souhaitable (survie en état végétatif chronique ou pauci-relationnel), de l'autre la décision
"active" consiste à agir (circulation extra-corporelle avec ballonnet), avec l'intention de
fermer la voie à cette même option non souhaitable. Décider de rester passif en n'aidant pas
une personne dont la jambe est fracturée à marcher ne peut pas être confondu avec l'action
de lui ligoter les jambes pour lui rendre impossible la marche, même si, dans les deux cas, le
résultat est le même : l'immobilité de cette personne. Nous reviendrons sur la distinction
morale que certains revendiquent entre action et abstention à conséquences similaires, telle
qu'illustrée par le problème du trolley posé par P.Foot (cf. paragraphe Maastricht III).

2.5. Techniques invasives sans consentement

Lorsqu'un malade présente un échappement à la neuro-réanimation de ses lésions


cérébrales et qu'il est sur le point de passer en mort encéphalique, les traitements
spécifiques à cette neuro-réanimation, qui visaient à éviter l'aggravation de l'état cérébral,
peuvent être suspendus devant la perte de tout espoir de le guérir. Dans ce cas, la
perspective naissante d'un prélèvement d'organes n'implique pas nécessairement une
modification majeure de la prise en charge médicale : les techniques d'administration des
médicaments sont les mêmes que lorsque le malade était réanimé pour lui-même, et
n'impliquent pas l'insertion de dispositifs supplémentaires, comme des cathéters (déjà
positionnées) ou des canules, pas plus que le retrait des dispositifs insérés préalablement
pour le malade, notamment le respirateur. Concrètement, cette modification, qui consiste le
plus souvent à alléger le traitement et non pas à l'alourdir, n'est pas évidente au regard des
proches non-spécialistes, qu'on ne prend pas toujours la peine d'éclairer avant l'entretien
visant à recueillir leur témoignage.

239
Dans le cas des potentiels donneurs décédés après un arrêt cardiaque de survenue inopinée,
la chronologie des évènements médicaux est différente : la conservation des organes
nécessite la poursuite du massage cardiaque externe et de la ventilation, instaurés pour le
malade lors de la réanimation cardio-respiratoire initiale, mais aussi l'instauration d'une
machine supplémentaire uniquement au bénéfice des malades en attente d'un greffon :
l'intention n'a jamais porté sur la personne réanimée mais bien sur ses organes seuls,
comme détachés d'elle-même. La situation semble donc se rapprocher de la réanimation
non-thérapeutique élective, que nous discuterons en détail. Mais, à la différence de la
réanimation non-thérapeutique élective, qui elle aussi nécessite l'introduction d'une
technique à la seule visée du prélèvement d'organes et nullement au bénéfice de la personne
"soignée", la machine de conservation des organes peut être instaurée avant le recueil du
témoignage d'un proche si celui-ci n'a pas encore été interrogé, autrement dit avant de s'être
assuré que le défunt n'avait pas exprimé son opposition. Dans les pays anglo-saxons, où le
régime de consentement est explicite, le protocole prévoit la poursuite du massage
cardiaque jusqu'au recueil du témoignage d'un proche et son consentement avant la mise en
place de la technique de conservation des organes. En France, la justification légale de la
mise en place précoce de la machine est fournie par le régime du consentement présumé.
Pour autant, le régime de consentement présumé, comme nous l'avons précédemment
discuté, est tout-à-fait discutable sur le plan de la justification morale. En l'occurrence, il faut
souligner le caractère particulièrement "invasif" de la technique du fait de l'incision cutanée
pratiquée par le chirurgien au moyen d'un bistouri, comme pour toute intervention
chirurgicale dite "à ciel ouvert", pour faire pénétrer dans le corps les canules de la
circulation extra-corporelle. La réanimation non-thérapeutique élective, qui consiste à
intuber la personne et à la placer sous ventilation artificielle, est moins invasive : certes une
prothèse trachéale est introduite dans le corps, mais elle n'implique pas d' "effraction" du
corps, et le retrait de cette prothèse ne laisse pas trace de son passage. Dans le cas de la mise
en place d'une circulation extra-corporelle, si les proches témoignent d'un refus de la
personne d'être prélevée de ses organes, le retrait des canules met en évidence des plaies de
plusieurs centimètres au niveau des plis de l'aine, souvent très hémorragiques. Ces plaies
doivent être refermées par plusieurs points de suture et comprimées pour tâcher d'éviter la
formation d'un volumineux hématome sous-jacent.
Peut-on penser que la réanimation des donneurs décédés après un arrêt cardiaque inopiné
est plus "invasive" que celle des donneurs décédés en mort encéphalique ? La trace

240
indélébile de l'action du réanimateur engage-t-il la moralité de son intention ? Autrement dit,
l'action peut-elle sembler moins nuisible si elle peut être cachée derrière son invisibilité et
derrière l'imperception de ce geste invasif par la "victime" ? Ou, pour le dire autrement, est-il
moins moralement condamnable de voler un riche, incapable de constater le vol subi, que le
pauvre qui en souffrira bien davantage ?
Des défenseurs d'une éthique maximaliste, héritiers de Kant, affirmeront qu'aucune des
deux techniques n'est moralement acceptable de par l'agression du corps du malade, a
fortiori sans son consentement explicite.
A contrario, des défenseurs d'une éthique minimalistes, tels que R. Ogien, clameront qu'il n'y
a pas de "crime moral sans victime"306 et, probablement, qu'une réanimation, imperceptible
par la personne concernée, ne peut lui nuire. En conséquence, cette action peut sembler
justifiable, y compris sous couvert d'un consentement seulement présumé, et même sans
consentement, si le but de cette réanimation est moralement justifiable. Certes, une fois la
mort survenue, les conséquences peuvent sembler moindres et la "victimisation" plus sujette
à caution. Encore faudrait-il admettre que la nuisance n'existe que lorsqu'elle porte à
conséquences, alors que la nuisance peut vraisemblablement exister dans l'immédiateté...
Mais notre propos n'est pas là.
Le débat devient plus prégnant lorsque l'action non consentie se tient alors que la personne
n'est pas encore décédée. Cette contestation est matérialisée par l'autorisation donnée ou
non à l'injection pre mortem de médicaments, qui n'ont d'autre visée que la préservation des
organes dans l'intérêt du receveur.
Les arguments de ceux qui autorisent l'injection de tels médicaments, ou l'instauration d'une
autre moyen de préservation des organes quel qu’il soit, affirment que l'autonomie de la
personne et de ses proches est respectée en rendant possible le prélèvement d'organes
souhaité par le défunt. De fait, en l'absence de mise en place de telles mesures
conservatoires, le défunt perd toute opportunité d'offrir ses organes. Logiquement,
l'argument inverse est tenu par les opposants : l'autonomie de la personne et de ses proches
est violée par l'absence de consentement recueilli au préalable. Les mêmes affirment que la
confiance sociétale dans le processus de prélèvement d'organes peut s'en trouver gravement
compromis. Volk et al. ont interrogé plus de mille citoyens états-uniens, culturellement
fervents défenseurs du principe d'autonomie et de la non-intervention étatique : 80%

306 Ogien R. La vie, la mort, l’Etat : le débat bioéthique. Paris : Grasset, coll. Mondes vécus ; 2009, p.22

241
d'entre eux ont affirmé être en accord avec la possibilité de mettre en place une technique de
conservation de leurs organes, y compris invasive. Néanmoins, la mise en œuvre de ces
techniques, en l'absence de consentement préalable, attesté par un proche ou une carte de
donneur, n'était acceptable que pour 17% d'entre eux307.
L'attitude aristotélicienne prudente consisterait donc probablement à poursuivre une
réanimation non-invasive d'attente, justifiée par le fait que malgré l'absence de
consentement, elle n'est que la poursuite d'une thérapeutique instaurée au bénéfice de la
personne elle-même, jusqu'au recueil du témoignage du proche. Ainsi, le massage cardiaque
externe et la ventilation artificielle, instaurés initialement au bénéfice de la personne
réanimée, pourraient être maintenus jusqu'au recueil du témoignage des proches. Par contre,
aucun geste médico-technique invasif ne saurait être exécuté sans vérification de l'absence
d'opposition rapportée par ses proches. Mais une telle attitude, si elle peut apparaitre
comme le fruit d'un compromis souhaitable, semble se heurter violemment au problème
principal posé par cette situation : le problème de la temporalité de l'annonce aux proches
du décès brutal de la personne aimée et de l'éventualité du prélèvement d'organes.

2.6. Malfaisance aux proches : non-respect de la temporalité de


l'annonce

"Donner du temps" est devenu l'injonction de la prise en charge soignante, tant à l'égard des
malades qu'à l'égard de leurs proches. Donner le temps de comprendre, d'assimiler, de
s'approprier les informations, donner le temps à l'échange, aux silences, aux questions, à la
réflexion. Donner du temps au présent, au passé, au futur. En matière de mort encéphalique,
l'Agence de la biomédecine recommande, chaque fois que possible, de favoriser la
trichotomie de l'annonce du décès probable, du décès survenu et le recueil du témoignage : "
il est souhaitable d’attendre et de laisser du temps entre l’annonce du décès et l’information
sur le don d’organes. L’annonce anticipée de l’évolution probable vers l’[état de mort
encéphalique] permet le temps à la réflexion des proches sur le don d’organes dès
l’apparition des premiers signes cliniques de mort encéphalique."308

307 Volk ML, Warren GJW, Anspach RR, et al. Attitudes of the American public toward organ donation after
uncontrolled (sudden) cardiac death. Am J Transplant. 2010;10:675-680.
308 Agence de la biomédecine. Recommandations sur l’abord des proches des sujets en état de mort

encéphalique en vue d’un prélèvement d'organes et de tissus. [en ligne] http://www.agence-


biomedecine.fr/IMG/pdf/recommandations-sur-l-abord-des-proches-de-sujets-en-etat-de-mort-encephalique-
en-vue-d-un-prelevement-d-organes-et-de-tissus.pdf

242
Mais dans la situation présente, point de temps à offrir : l'urgence prime sur tout, et le
receveur sur les proches du donneur.
Concrètement, lorsque l'arrêt cardiaque survient en présence d'un proche, celui-ci est
nécessairement témoin de la réanimation exécutée par l'équipe pré-hospitalière. Lorsque le
caractère réfractaire de l'arrêt cardiaque devient évident, le discours médical qui lui est tenu
est source de tension : le transfert vers un centre hospitalier doit être annoncé, mais
comment le justifier ? Faut-il "gagner du temps" en expliquant aux proches que la situation
semble très mal engagée, mais qu’il est nécessaire de se rendre à l'hôpital pour en être avisé,
quitte à faire perdurer un espoir d'ores-et-déjà vain ? Ou au contraire, annoncer d'emblée le
décès et recueillir le témoignage des proches ?
Dès 2006, avant même le démarrage de cette activité, la Société Française de Médecine
d'Urgence, dans ces premières recommandations quant au discours à tenir vis-à-vis de ces
proches, avait conclu qu' "à l'heure actuelle, en raison d'une absence de campagne
d'information grand public sur les prélèvements d'organes "à cœur arrêté", il ne parait pas
raisonnable d'annoncer en pré-hospitalier le décès et le transfert pour les prélèvements
d'organes "à cœur arrêté". Une information des proches concernant la gravité et le pronostic
très défavorable doit être effectuée afin de ne pas donner de faux espoirs à la famille." Afin
que les médecins soient déchargés de toute réflexion individuelle, la phrase suivante, à
l'attention des proches, leur était suggérée: "Votre parent a été victime d'un arrêt cardiaque.
Une réanimation a été entreprise, mais, malgré toutes les techniques de réanimation et les
médicaments puissants utilisés, le cœur ne peut pas repartir. Je pense que votre parent est
décédé mais je préfère poursuivre les manœuvres thérapeutiques jusqu'à l'hôpital afin de ne
pas prendre seul la décision de les arrêter. La décision sera prise de manière collégiale à
l'hôpital X. Il est important que vous vous rendiez tout de suite à l'hôpital."309
Si cette attitude, quelque peu paternaliste adoptée par les experts de la société savante, a pu
sembler aidante pour certains urgentistes inexpérimentés, elle en a choqué d'autres.
Pouvait-il être acceptable de tenir un tel discours, alors même que l'objectif du transfert vers
le centre hospitalier était d’ores-et-déjà identifié, alors même que la décision n'était plus à
prendre devant des critères qui ne permettaient plus de proposer raisonnablement de
poursuivre la réanimation au moyen d'une circulation extra corporelle ? Avec l’expérience,

309SFMU. Le transfert de patients « à coeur arrêté ». Réunion de travail SFMU - Samu-de-France (21/06/2006)
[en ligne] http://www.samu-de-france.fr/en/news/front/afficher/?id_actu=248

243
les équipes soignantes pré-hospitalières ont abordé de plus en plus souvent, spontanément
et naturellement, la question du don dans un souci de vérité, de loyauté et de transparence.
En 2008, l'équipe du CHU Saint-Louis, Paris, a repris 50 dossiers de potentiels donneurs
décédés après arrêt cardiaque admis dans le service entre février 2007 à février 2008 : dans
40% des cas, le décès avait été annoncé sur place par l’équipe pré-hospitalière après la
constatation d’un échec de réanimation. La question du prélèvement d'organes avait été
abordée sur le lieu de prise en charge ou à l’hôpital respectivement dans 22% et 54% des cas.

Souhaitant éviter toute malveillance à l'encontre des proches, les équipes pré-hospitalières
ont souhaité être aidées dans la démarche de "pré-entretien" par la rédaction de nouvelles
recommandations. En réponse à cette demande, un groupe de travail a été constitué par
l'Agence de la biomédecine en 2009 et a abouti à la publication de nouvelles
recommandations "sur l’information et l’abord des proches des donneurs potentiels
d’organes et de tissus décédés après arrêt cardiaque, dans l’optique d’un prélèvement" 310.
Ainsi, il est désormais recommandé d'informer les proches "tout au long de la prise en
charge, chaque fois que possible", afin de respecter des étapes d'annonce, à l'instar de ce
qui est préconisé pour l'entretien avec les proches d'un patient décédé en mort
encéphalique, y compris si ces étapes sont particulièrement courtes. En cas d’échec de la
réanimation, et de certitude qu'une circulation extra-corporelle n'est pas envisageable dans
ce cas, le décès doit être annoncé aux proches, sans ambiguïté possible d'interprétation. Si
l'équipe soignante estime que la question du don d’organes peut être abordée sur place, le
médecin peut expliquer l'objectif d'un transfert à l'hôpital habilité aux prélèvements
d'organes : “Dans cette situation, votre proche pourrait faire don de ses organes pour des
malades en attente de greffe. Nous vous proposons de le conduire vers un hôpital habilité à
vérifier cette possibilité. C’est la raison pour laquelle nous n’arrêtons pas le massage
cardiaque. Je vous propose de vous rendre dans les plus brefs délais à l’hôpital pour
rencontrer les équipes de coordination de don d’organes et prendre le temps d’en discuter
avec elles”. Ces recommandations ont donc pris le contre-pied de la proposition initiale de la
SFMU de ne pas annoncer le décès sur place.

310Thuong M. Recommandations sur l’information et l’abord des proches des donneurs potentiels d’organes et
de tissus décédés après arrêt cardiaque (DDAC), dans l’optique d’un prélèvement. Ann Fr Med Urgence. 2011
Sep 27;1(6):438–41.

244
Néanmoins, elles sont moins transparentes dans la situation où les proches n'apparaissent
pas en capacité d'entendre d'emblée la question du prélèvement d'organes : "le transfert
vers l’hôpital référent, où l’information appropriée pourra être délivrée et reçue, peut être
acceptable". Mais le discours à tenir dans de telles circonstances est laissé au libre arbitre du
médecin. La difficulté face à un dialogue estimé irréalisable dans les temps impartis reste
donc non résolue. Dans ces circonstances, deux attitudes sont théoriquement envisageables :
soit la question du prélèvement d'organes est néanmoins posée, par souci de loyauté absolue
vis-à-vis du défunt et des proches, quitte à prendre le risque d'être confronté à une décision
de rejet, réflexe, automatique, purement émotionnelle, exprimée par les proches ; soit,
l'objectif du transfert n'est pas mentionné. Cette attitude risque nécessairement de
permettre aux proches de continuer à espérer la réversibilité de la situation cardiaque...
L'intérêt de tenir un discours franc n'est pas au seul respect des principes moraux de vérité
et de non malveillance vis-à-vis des proches. Il permet aussi, lorsque les proches témoignent
sans équivoque d'une opposition au prélèvement, de ne pas transférer parfaitement
inutilement le corps du défunt. De fait, si la question n'avait pas été posée sur place, elle
l'aurait été à l'hôpital et la réponse aurait été incontestablement la même. L'économie du
transfert, outre l'aspect purement financier, préserve également les soignants et les policiers
ou les gendarmes qui ouvrent la route, voire les autres usagers de la route, du risque réel
d'un accident durant un transfert réalisé dans des conditions de vitesse et d'insécurité,
imposées par l'urgence.
Si le "pré-entretien" n'a pas pu être réalisé en pré-hospitalier, parce que les proches
n'étaient pas présents ou parce qu'ils n'ont pas été jugés en capacité de pouvoir participer à
un tel échange, il incombera à l'équipe de réanimation et à la coordination hospitalières de
s'en charger. Pour l'heure, il faut encore se ruer, sans s'arrêter, vers l'hôpital.
Ainsi, lorsque le malade en arrêt cardiaque réfractaire parvient à l'hôpital, soit le décès a pu
être annoncé aux proches au domicile (bien qu'il ne soit officiellement déclaré qu'à l'hôpital
conformément à la procédure Maastricht II), soit l'annonce reste encore à faire.
Elle doit alors être réalisée dès que possible, aussi brutale que l'arrêt cardiaque. Bien sûr, les
soignants tâchent d'être le plus délicats possibles. Mais les minutes s'égrènent
inexorablement et l'épée de Damoclès surplombe la procédure : si le temps imparti est
dépassé, tous les efforts engagés jusque-là l'auront été vainement. Pourtant, comment faire
comprendre immédiatement que le mari de trente ans parti faire son jogging en pleine forme
ne rentrera jamais à la maison ? Que la mère de quatre enfants n'est jamais arrivée sur son

245
lieu de vacances outre-Atlantique car elle s'est effondrée en sortant de l'avion, terrassée par
une embolie pulmonaire ? Que le fils, à qui on a lancé "à ce soir", ne vivra plus un seul soir ?
Comment faire réaliser l'inimaginable ? Malgré tout, le proche doit comprendre, doive-t-il y
être contraint.
Car, une fois le décès annoncé, et le temps "minimal" accordé au proche pour qu'il soit en
capacité d'entendre la suite, l'explication concernant le prélèvement d'organes doit encore
être fournie. En cas de témoignage favorable, le proche sera le plus souvent abandonné des
soignants qui eux, devront s'affairer pour mener la procédure jusqu'au prélèvement
d'organes au bloc opératoire.
Finalement, un sentiment inexorable de violence induite à l'encontre des proches
endeuillés assombrit la démarche de leur propre accompagnement par les soignants. Les
proches ressentent-ils l'agressivité de l'entretien ? Souffrent-ils d'un manque d'empathie à
laquelle on ne donne pas l'occasion de s'exprimer ? Le caractère abrupt de l'entretien peut-il
avoir un retentissement négatif sur le deuil du proche ?
De nombreux travaux de recherche ont exploré le vécu chaotique des proches de malades
hospitalisés en réanimation, en particulier lorsque l'issue de cette hospitalisation en
réanimation est fatale. On peut imaginer que lorsque le décès survient dans des conditions
extrêmes de soudaineté, leur vécu en est encore davantage altéré. Celui-ci est renforcé par la
singularité du milieu dans lequel ils sont "débarqués". A l'issue d'un séjour en réanimation, y
compris en cas d'issue favorable, trois-quarts des proches souffrent d'un syndrome d’anxiété
et un tiers d'un syndrome de dépression311. Si l'issue est fatale, la moitié d'entre eux
souffrent d'un syndrome de stress post-traumatique trois mois après l'évènement. Ce
pourcentage grimpe à 60% pour les proches dont le patient est décédé après une décision de
limitation ou d'arrêt des thérapeutiques actives et à 82% chez ceux qui ont été amenés à
participer à une telle décision312.
D'autres études ont exploré le vécu des proches de personnes décédées en mort
encéphalique. Néanmoins, la plupart se sont intéressées à leur vécu du processus de
prélèvement d'organes et de l'impact, à moyen ou long terme, de leur participation à la
décision de prélèvement ou non. Certains éléments semblent particulièrement impactants

311 Pochard F, Azoulay E, Chevret S, Lemaire F, Hubert P, Canoui P, et al. Symptoms of anxiety and depression in
family members of intensive care unit patients: ethical hypothesis regarding decision-making capacity. Crit
Care Med. 2001 Oct 1;29(10):1893–7.
312 Azoulay E, Pochard F, Kentish-Barnes N, Chevret S, Aboab J, Adrie C, et al. Risk of Post-traumatic Stress

Symptoms in Family Members of Intensive Care Unit Patients. Am J Respir Crit Care Med. 2005
May;171(9):987–94.

246
pour les proches et peuvent tout autant concerner les donneurs décédés après un arrêt
cardiaque :
- la temporalité de l'entretien autour de la question du prélèvement d'organes est capitale,
sachant que l'empressement, voire la pression, des soignants est responsable d'insatisfaction
des proches313 ;
- la qualité de l'accompagnement des proches par l’équipe de coordination et par l’équipe de
réanimation semble impacter à la fois sur la décision elle-même et sur le processus de
deuil314.
A notre connaissance, aucune étude n'a encore été menée auprès de proches confrontés à la
question du prélèvement d'organes de type Maastricht II. En Espagne, le taux de
prélèvement Maastricht II est supérieur à celui des personnes décédées en mort
encéphalique. L'interprétation que les équipes concernées donnaient de ce résultat résidait
dans l'absence de doute de la survenue de la mort, eu égard à l'aspect cadavérique du corps
du défunt. Les proches, dépourvus de tout soupçon vis-à-vis du discours soignant et plus
confiants dans leur décision d'autoriser le prélèvement, seraient alors moins enclins à
développer un deuil pathologique.
Notre expérience ne nous fait pas partager ce sentiment réconfortant. Bien au contraire, la
brutalité de l'annonce du décès inattendu est le plus souvent perçue avec une violence inouïe,
dévastatrice, sidérante : les proches, pour la plupart, sont alors plongés dans une incapacité
absolue de témoigner objectivement des volontés du défunt. Et la pression exercée par les
soignants, en l'absence d'expression préalable du défunt, pour les enjoindre à déterminer
quel aurait été son choix, ne fait qu'ajouter à l'intensité néfaste de l'échange. Par voie de
conséquence, les proches ne sont pas les seuls à être maltraités, mais les soignants
également : car cette violence, que des soignants peuvent se sentir contraints d'imposer, est
incontestablement culpabilisante. Ce sentiment dévalorisant n'est pourtant pas la seule
source de souffrance des soignants qui participent à cette activité.

313 Manuel A, Solberg S, MacDonald S. Organ donation experiences of family members. Nephrol Nurs J. 2010
May;37(3):229–36.
314 Sque M, Long T, Payne S. Organ Donation: Key Factors Influencing Families' Decision-Making. Transplant

Proc. 2005 Mar;37(2):543–6.

247
2.7. Malfaisance aux soignants

Dès 2007, la Société de réanimation de langue française avait alerté la communauté des
réanimateurs qu' "une information soigneuse et une formation répétée ainsi que l'analyse et
le suivi des répercussions psychologiques sur les équipes sont indispensables"315.
En 2009, deux ans après la mise en route du programme, la prise en charge d'un donneur
Maastricht II était jugée éprouvante chez 55% des soignants, voire pénible chez 34%. Les
soignants interrogés évoquaient une atmosphère de stress pour 59% d'entre eux et même
d'angoisse pour 17%316.
De fait, la procédure Maastricht II impose aux soignants d'être en capacité de modifier
l'objectif de la réanimation sans transition et de gérer une prise en charge médicale dans un
temps imparti particulièrement difficile à tenir.

2.7.1. Effacement du temps de deuil soignant

Lorsqu’une équipe soignante intervient pour réanimer une personne en arrêt cardiaque, une
lutte pour la vie s'engage : c'est un véritable combat entre l'équipe et la mort, les deux rivaux
s'affrontent au milieu de l'arène. Un seul en sortira vainqueur. Lorsque la mort triomphe,
inexorablement l'équipe soignante vit un sentiment d'échec. Et avant de pouvoir poursuivre
sa mission pour d'autres, un temps de deuil est nécessaire. Bien sûr, il ne s'agit pas de
comparer en intensité ce deuil avec celui des proches. Pour autant, il ne faut pas non plus
minimiser la nécessité de cette étape soignante : le temps du dire adieu à la personne dont
on n'a pas pu sauver la vie. Pour certains, des regrets voire excuses silencieux(ses) doivent
même être prononcé(e)s. Parfois, ce temps se confond avec celui de la toilette mortuaire.
Pour d'autres, ce besoin est matérialisé par l'habitude de certaines équipes de maintenir un
délai de quelques heures avant d'accepter de prendre en charge un nouveau malade dans la
chambre du défunt, alors même que celle-ci a été vidée du corps. Ainsi, il leur est possible de
quitter paisiblement la personne.

315 Commission d'éthique de la SRLF. Position de la Société de réanimation de langue française (SRLF)
concernant les prélèvements d'organes chez les donneurs à cœur arrêté. Réanimation. 2007;16(5):428–35.
316 Penfornus L., Rami L., Fieux F. et al Perception du personnel paramédical sur les prélèvements d'organes sur

Donneur Décédé Après Arrêt Cardiaque. [en ligne]


http://www.srlf.org/ModuleEventPublic/viewPresentation.phtml ?about=rc/2009/srlf2009/abstract/200810
03-120402-3197/container

248
Mais ici, le temps de cet adieu est effacé, annihilé : dès la constatation de la perte du combat,
qui a duré quelques dizaines de minutes, il convient à l'équipe de changer immédiatement
d'arène, sans transition aucune, pour en mener un nouveau : celui de maintenir les organes
viables pour un autre... Ce n'est pas seulement l'objectif médical qui change : le bénéficiaire
du combat aussi. N'abandonne-t-on pas ici la personne, sans disposer d'un temps minimal
pour la saluer, pour ne plus se préoccuper que de son corps démuni de toute personnalité,
de sa dépouille ? Pourtant, le moment d'y songer n'est pas arrivé : il viendra plus tard,
lorsque chacun des soignants aura fini sa journée ou sa nuit et se retrouvera seul, pour
revoir le film.

2.7.2. Course contre la montre

Tout au long de la procédure, le temps est omniprésent, envahissant, écrasant, étouffant. Le


temps se compte ici en minutes. L'objectif n'est pas d'aller au plus vite ; l'objectif est de
franchir la ligne d'arrivée avant une certaine heure, ce qui est autrement plus contraignant.
Les règles sont fixées, immuables, et il faut parvenir à les suivre malgré la difficulté du défi
imposé. L'ensemble de la procédure est constituée de deux boîtes à minutes, dont la capacité
maximale est de 150 minutes pour la première et de 240 pour la seconde : la succession des
délais qui s'ajoutent les uns aux autres doivent y trouver leur place.
Durant les 150 premières minutes, il faut avoir
1. avoir pratiqué une réanimation pendant au moins 30 minutes (souvent plus dans la
réalité du terrain),
2. avoir acheminé la personne vers un centre hospitalier agréé à la procédure (entre 10
et 60 minutes), parfois en hélicoptère si la distance l'impose,
3. avoir décidé de ne pas poursuivre la réanimation (quelques secondes à quelques
minutes)
4. avoir constaté le caractère permanent de l'arrêt cardio-respiratoire (5 minutes)
5. avoir mis en place la sonde à ballonnet et la circulation extra-corporelle (entre 5 et 20
minutes, en moyenne),
Avant le couperet qui tombera 240 minutes après la mise en route de la circulation extra-
corporelle si l'ensemble des étapes n'est pas validé, et qui annihilera tous les efforts de
l'ensemble des soignants ayant participé à la chaine du prélèvement, il faut en parallèle
6. avoir identifié de façon certaine la personne,

249
7. avoir identifié le proche de référence et trouvé ses coordonnées,
8. avoir joint le proche de référence et lui demander, si possible, de se rendre à l'hôpital,
9. avoir annoncé le décès, expliqué les circonstances,
10. avoir expliqué l'opportunité du prélèvement d'organes,
11. recueilli le témoignage du proche,
12. prévenu l'Agence de la biomédecine et monté le dossier Cristal,
13. avoir convoqué les acteurs du temps chirurgical, qui doivent à leur tour rejoindre
l'hôpital
14. et finalement avoir pratiqué l'intervention chirurgicale d'explantation des organes.
Il arrive que la procédure soit interrompue : parce que le trafic routier a ralenti
l'acheminement, parce que la canulation a été techniquement difficile voire impossible,
parce que les proches ne sont pas arrivés, parce qu'ils n'ont pas pu rendre leur réponse
spontanément...L'arrêt en cours de la procédure, c'est le claquage musculaire du champion
sur le court central lors de la finale du tournoi de Roland Garros : tant d'efforts, de
souffrance de tant de gens, de risques encourus par certains...pour rien. Un immense
sentiment d'inutilité envahi alors chacun des membres de l'équipe. Chacun aura a géré, dans
le meilleur des cas avec le soutien d'un psychologue attaché au service. Malheureusement,
toutes les équipes n'en bénéficient pas : la solidarité au sein de l'équipe prend alors tout son
sens.

2.8. Malfaisance aux autres malades

Sans invoquer ici le conflit d'intérêt qui pourrait être soupçonné par la confrontation de la
poursuite de la réanimation au bénéfice du malade victime de l'arrêt cardiaque et de son
arrêt au bénéfice des malades en attente de greffons, que nous discuterons dans le
paragraphe consacré aux prélèvements Maastricht III, nous pouvons néanmoins mentionner
l'éventuelle négligence, voire malfaisance, portée aux autres malades, concomitamment
hospitalisés dans le même service que le donneur potentiel d'organes.
Le risque est majoré lorsque l'accueil prend place dans une salle occupée par plusieurs
malades. Dans le cas de rapporté de Mr B., nous avons fait mention qu'un tel malade avait dû
être déplacé vers un endroit le plus éloigné possible de la zone d'accueil de Mr B. De fait, la
prise en charge des donneurs Maastricht II est particulièrement agitée, de par le bruit de la
pompe à masser mais aussi de par la présence active de nombreux intervenants médicaux et
paramédicaux (équipe du SAMU, équipe médicale et paramédicale de la réanimation,

250
chirurgiens, coordination hospitalière). Parfois les pleurs et les cris des proches viennent
s'ajouter au tumulte déjà présent. Le stress occasionné par la situation est sensible. Et les
autres malades, contrains d'être les témoins ne serait-ce qu'auditifs de la scène, ne peuvent
que partager ce stress ambiant et en pâtir. Leur imagination angoissée peut d'autant plus
aggraver leur sentiment de terreur qu'il leur est rarement (ou jamais ?) fourni d'explication
sur la situation qui se déroule à leur proximité...
Par ailleurs, nous l'avons dit, cette activité est "consommatrice" du personnel médical et
paramédical de la réanimation, en plus grand nombre que celui qui habituellement alloué à
un seul malade : le médecin n'est plus aussi disponible pour les autres malades, un(e)
infirmier(e) a du confier ceux dont il (elle) avait la charge à un(e) collègue pour aider à
l'accueil et à la prise en charge complexe du malade en arrêt cardiaque réfractaire... L'impact
sur la qualité de la prise en charge de ces autres malades n'a jamais été évalué. Pourtant, le
bon sens affirme qu'il ne peut être nul. Jusqu'à quel point les malades en attente de
transplantation doivent-ils être les bénéficiaires prioritaires des soins portés par les
soignants ?

2.9. Faible efficience de la procédure

L'ensemble des obstacles à surmonter que nous venons d'évoquer expliquent en grande
partie la faible efficience de la procédure : de fait, pour trois malades admis en arrêt
cardiaque réfractaire et déclarés décédés à l'arrivée à l'hôpital, donc pour trois circulations
extra-corporelles instaurées pour réanimer six reins (deux par malade), deux greffons
rénaux seulement seront finalement transplantés. Pour les quatre autres, les délais auront
été dépassés ou les proches n'auront pas pu être joints ou ils n'auront pas été en capacité de
rapporter la non-opposition du défunt, ou la circulation extra-corporelle n'aura pas été
performante, etc...

En conséquence, il nous semble que le prix à payer pour obtenir ces greffons n'est pas
justifié. La réduction de l'attente d'une transplantation rénale, qui n'est pas, rappelons-le,
une transplantation immédiatement vitale, ne vaut pas la souffrance des proches ni de celle
de soignants voire d'autres malades. Apres huit ans d'expérience française, le constat doit
être fait que cette activité est loin d'être rentable, non pas en termes économiques, mais en
terme de coûts humains. Nous opinion est qu'il ne faut plus pratiquer les prélèvements
d'organes sur donneurs décédés après arrêt cardiaque de survenue inopinée.

251
En réalité, nous pensons que la procédure Maastricht II n'aurait même jamais dû entrer en
vigueur : selon notre opinion, les prélèvements Maastricht II sont en réalité des
prélèvements Maastricht III qui s'ignorent. De fait, ne sont-ils pas des prélèvements, eux
aussi, réalisés sur des "les personnes pour lesquelles une décision de limitation ou d’arrêt
programmé des thérapeutiques est prise en raison du pronostic des pathologies ayant
amené la prise en charge en réanimation" : n'a-t-on pas décidé en pré-hospitalier ou à
l'arrivée à l'hôpital de limiter la réanimation de l'arrêt cardiaque réfractaire en ne proposant
pas une circulation extra-corporelle à visée thérapeutique, a fortiori concernant des cas
situés en "zone grise" ? Le fait que l'arrêt cardiaque soit préalablement survenu à la décision
de limitation des moyens de réanimation ne modifie pas la définition de la catégorie III de
Maastricht.

Néanmoins, afin de ne pas perdre inutilement ces greffons, nous proposons une alternative
rendue récemment envisageable, à laquelle nous allons maintenant nous intéresser.
En pratique, et maintenant que la voie des prélèvements Maastricht III a été ouverte en
France par l'Agence de la biomédecine, nous proposons que tous les malades relevant des
catégories I et II de Maastricht soient transportés à l'hôpital et qu'une circulation extra-
corporelle à visée thérapeutique soit mise en route, à l'exception de ceux pour lesquels une
circulation extra-corporelle à visée thérapeutique est d'emblée jugée déraisonnable, selon
les critères forts d'une asystolie certaine d'une durée supérieure à cinq minutes, et qui
présentent également une contre-indication au prélèvements d'organes réalisés sur
donneurs décédés après arrêt circulatoire (Maastricht III). Certes, les délais compatibles
avec une telle réanimation exceptionnelle restent contraignants puisque l'on sait qu'elle doit
être implantée le plus précocement possible, au mieux au cours de la première heure. Le
stress subi par les soignants, inhérent à l'urgence de la situation, ne s'effacera donc pas
miraculeusement. Pour autant, le chronomètre n'apparaitra plus aussi aiguisé que pour la
procédure Maastricht II. D'autre part, cette stratégie permettra d'affiner les critères futurs
de sélection des malades : les données collectées sur les malades survivants et sur les
malades décédés pourront être comparées et servir à discriminer les futurs malades en arrêt
cardiaque réfractaire qui pourront effectivement bénéficier de cette technique de
réanimation d'exception. Un frein pourra être porté aux prophéties auto-réalisatrices : si le
réanimateur décide de ne pas proposer une circulation extra-corporelle à visée
thérapeutique parce que cette réanimation lui semble déraisonnable au regard de critères

252
qu'il estime péjoratifs, alors le malade en arrêt cardiaque réfractaire ne peut que mourir,
auto-confirmant que les critères évalués étaient bien des critères de très mauvais pronostic.
Mais, en réalité, que serait-il devenu si cette réanimation avait été instaurée ?
De plus, les proches pourront être abordés une première fois pour être informés de la
gravité de la situation et du risque élevé d'évolution fatale, sans que le couperet de l'annonce
du décès doive immédiatement tomber. Si l'évolution de l'état du malade, après quelques
heures317, apparait effectivement défavorable, alors il pourra être décidé, avec une urgence
moins accrue, de ne pas poursuivre cette réanimation. Les proches en seront à nouveau
informés. Le mourant sera alors considéré comme un donneur potentiel d'organes selon la
procédure Maastricht III et ses proches interrogés sur ses volontés. Le cas échéant, le décès
sera alors déclaré après l'arrêt momentané de la circulation extra-corporelle ; celle-ci sera
reprise après la déclaration du décès, non plus cette fois à visée thérapeutique, mais pour
permettre la perfusion des organes jusqu'à leur prélèvement.
L'abandon de la procédure Maastricht II au profit de la procédure Maastricht III ne résout
pour autant pas les difficultés propres à celles-ci. Il nous faut maintenant les détailler.

3. Donneurs décédés après arrêt cardiaque dans les suites d'une


décision d'arrêt des thérapeutiques

Le décret d'août 2005, qui a autorisé le prélèvement d'organes et de tissus sur donneurs
décédés après arrêt cardiaque de survenue inopinée, a également autorisé et ouvert la voie
des prélèvements sur donneurs d'organes décédés en réanimation, dans les suites d'une
décision d'arrêt des traitements curatifs. Ce type de prélèvements est défini par la classe III
de Maastricht. Compte-tenu du caractère attendu de la survenue de l'arrêt circulatoire, dans
le sens où proches et soignants savent que l'arrêt circulatoire risque fortement d'advenir
dans les suites de cet arrêt des traitements curatifs, les Anglo-Saxons évoquent leur aspect

317Dans notre expérience, l'évolution se fait généralement sur les premières heures : 1) soit la circulation
extra-corporelle a pu être instaurée avant que les lésions notamment au niveau de l'intestin rende l'état
hémodynamique, c'est-à-dire le débit cardiaque la tension artérielle, incontrôlable; le malade pourra être
maintenu sous circulation extra-corporelle plusieurs jours : le pronostic sera ensuite déterminé par les lésions
cérébrales subies lors de l'arrêt cardiaque ou par la survenue de complications intermittentes ; 2) soit les
lésions sont d'emblée avérées et la circulation extra-corporelle deviendra très rapidement inefficace pour
assurer un débit sanguin suffisant pour irriguer les organes et notamment le cerveau et le cœur. Le décès est
alors tout aussi rapidement inéluctable, malgré la mise en route de la circulation extra-corporelle.

253
"contrôlé" et les référencent sous le label de controlled Donation after Circulatory Death ou
after Cardiac Death. Ce type de prélèvements est réalisé depuis de nombreuses années déjà,
dans un certain nombre de pays européens (Royaume-Uni, Pays-Bas, Belgique, Italie,
République tchèque, Autriche, Suisse) et à travers le monde (Canada, États-Unis, Australie,
Nouvelle-Zélande, Japon). L'Espagne a développé ce programme tardivement. En France,
l’Agence de la biomédecine avait, depuis le décret de 2005, adopté un moratoire qui
interdisait ce type de prélèvements, que d’aucun juge comme source de conflit d’intérêt
potentiel entre le malade à réanimer et les malades en attente de greffe. Mais à partir de
2009, la mission parlementaire d’information sur la révision des lois de bioéthique s’est
penchée sur les problèmes et les perspectives de ce type de prélèvements. Les membres de
la mission parlementaire ont auditionné un certain nombre de professionnels français et
européens et ont conclu que "le débat mérit[ait] d’être ouvert pour apprécier précisément si
l’encadrement de l’application des arrêts de traitement de Maastricht III pallierait des
risques de dérives."318 . En conséquence, ils invitaient "les sociétés savantes à ouvrir un
débat sur la procédure de prélèvements après arrêt cardiaque (catégorie Maastricht III)".
(Proposition n°62 du rapport d’information parlementaire).
Et incontestablement, le débat a soulevé de très nombreuses questions que nous nous
proposons d'aborder, après avoir expliqué la procédure technique et exposé la situation
internationale, afin que chacun puisse comprendre les tenants et les aboutissants de la
discussion.

3.1. Procédure de prélèvements d'organes sur donneurs décédés après


arrêt circulatoire survenue dans les suites d'une décision d'arrêt des
thérapeutiques

Mr V. 41 ans, est un homme sans antécédent médical notables. L'an passé, alors qu'il dirige
une réunion au sein de son cabinet d'avocats, il ressent une vive douleur dans la poitrine
puis 'effondre devant ses collaborateurs. L'un d'eux se précipite et commence un massage
cardiaque externe quasi-immédiatement. Une équipe de secours médicalisés, basée à

318Assemblée nationale. Rapport d’information fait au nom de la mission d’information sur la révision des lois
de bioéthique. Janvier 2010 [en ligne] http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i2235-t1.asp

254
l'hôpital situé à trois cents mètres du cabinet, intervient sept minutes plus tard, et constate
que Mr V. présente un arrêt circulatoire et respiratoire. Elle entame immédiatement une
réanimation médicalisée. Après vingt minutes de réanimation intensive, Mr V. recouvre
difficilement une activité circulatoire. Il est transporté à l'hôpital où la réanimation
entreprise par l'équipe pré-hospitalière est poursuivie. Durant les vingt-quatre heures qui
suivent, outre les traitements à visée cardiologique, il est maintenu sous sédation et en
hypothermie afin de protéger le plus possible son cerveau des effets secondaires du manque
d'oxygène survenu lors de l'arrêt cardiaque. Durant cette période, il n'est donc plus possible
de procéder à l'examen de son état de conscience propre, puisque celui-ci est annihilé par les
médicaments sédatifs, indépendamment de la profondeur du coma secondaire au manque
d'oxygène. Après ces 24 heures, le corps de Mr V. est réchauffé et la sédation est arrêtée, afin
de pouvoir évaluer son état neurologique réel, en l'absence de médicaments. Dès la levée de
la sédation, Mr V. présente des myoclonies (contractions musculaires diffuses) incessantes,
témoignant d'une atteinte cérébrale sévère. Après trois jours, l'examen neurologique
objective un coma très profond. Les examens complémentaires réalisés durant les jours qui
suivent confirment un à un le pronostic très péjoratif. Au cinquième jour, une procédure
collégiale est enclenchée pour poser la question du caractère éventuellement déraisonnable
de la poursuite de la réanimation engagée. En l'absence de personne de confiance désignée
et de directives anticipées écrites par Mr V., son épouse affirme sa certitude que son mari
redoutait par-dessus tout de finir "comme un légume". Elle souhaite clairement, en son nom
à lui, qu'on fasse en sorte qu'il ne survive pas à cet accident, s'il semble peu probable qu'il
puisse recouvrer un état de conscience lui permettant au minimum d'être en capacité de
communiquer avec son environnement. La réunion collégiale entre les soignants aboutit
rapidement à un consensus et à la décision médicale d'arrêter les traitements curatifs qui
maintiennent Mr V. en vie. Le médecin décide alors de prendre contact avec la coordination
hospitalière pour envisager un prélèvement d'organes. Mme V., abordée sur cette question,
témoignera que Mr V. souhaitait donner ses organes.
Le déroulé de la procédure lui est expliqué : une sédation de confort va être reprise dès
maintenant et l'arrêt de la réanimation est programmé pour le lendemain matin, sixième
jour. Mr V. sera extubé dans sa chambre, et, après son décès, si celui-ci survient dans un délai
maximal de trois heures après l'extubation, une machine pour assurer la circulation au
niveau des organes sera mise en place avant de conduire son corps au bloc opératoire, où les
organes seront prélevés. Le lendemain, Mr V. présenta un arrêt circulatoire six minutes

255
après avoir été extubé sous sédation (hypnotiques et morphiniques). Ses reins et son foie
furent prélevés et greffés à trois malades en attente de transplantation.

Quelles sont les personnes concernées par ce type de prélèvements ? Il s'agit de malades qui
présentent une ou plusieurs défaillance(s) d'organe vital, ayant motivé leur admission en
réanimation pour suppléer à leur(s) défaillance(s) d'organes supplée(s), encore dépendants
des traitements curatifs pour rester en vie, avec l'espoir de pouvoir les guérir ou de les
améliorer suffisamment pour qu'ils puissent prétendre à recouvrer une qualité de vie
satisfaisante pour eux-mêmes. Pour autant, il faut aussi que certains organes, et notamment
le foie et les reins, fonctionnent encore suffisamment pour qu'ils puissent être transplantés à
d'autres. Cette situation est principalement compatible avec celle des malades cérébro-
lésés : leur cerveau est si endommagé qu'il est très probable que jamais ils ne pourront
reprendre un état de conscience jugé "satisfaisant"; ils sont dans un coma profond, mais
leurs autres organes fonctionnent normalement. Parmi les causes de cérébro-lésion, le coma
anoxique, qui survient après un arrêt cardiaque, est une cause "privilégiée" car les critères
pronostiques d'évolution neurologiques sont les moins incertains. A l'inverse, il peut
s'avérer assez hasardeux de prévoir l'évolution de l'état de conscience d'un malade victime
d'un traumatisme crânien y compris très grave, a fortiori en période aiguë. Mais comme nous
l'expliquerons, la faisabilité du prélèvement d'organes n'est réelle qu'en phase aiguë, alors
que le malade est encore vitalement dépendant des traitements curatifs que l'on peut
décider d'arrêter. A côté de ces malades comateux, des malades conscients peuvent
demander l'abstention de mise en route ou l'arrêt des machines qui les maintiennent en vie.
Il en est ainsi des malades qui dépendent d'un respirateur (en raison d'une maladie neuro-
dégénérative comme la sclérose latérale amyotrophique, ou d'une lésion haute de la moelle
responsable d'un paralysie des muscles respiratoire, etc...) ou d'une machine de circulation
extra-corporelle, soit pour oxygéner leur sang si les poumons ne sont plus en capacité de le
faire (mucoviscidose, syndrome de détresse respiratoire aigu, ...), soit pour remplacer la
pompe cardiaque défaillante. Généralement, ces machines sont mises en route avec l'espoir
que le malade puisse finalement s'en passer, après reprise de la fonction de ses organes
natifs ou pour lui permettre d'attendre une greffe pulmonaire ou cardiaque. Mais il arrive
que la malade ne s'améliore pas autant que prévu ou qu'il ne puisse plus prétendre à un
greffon...Le malade peut souhaiter ne pas rester plus longtemps dépendant d'une machine,

256
dusse-t-elle le maintenir en vie. Il peut alors exiger, légalement et en toute conscience, son
retrait, et souhaiter que ses propres organes fonctionnels soient greffés à d'autres.

Ainsi, le but que les soignants s'étaient initialement fixé n'est finalement pas atteignable. Et
les soignants, si le malade est inconscient et n'est plus en capacité de s'exprimer, sont alors
contraints de se poser la question du bien-fondé de la poursuite des traitements engagés :
cette poursuite de la réanimation ne s'apparenterait-elle pas désormais à une obstination
déraisonnable ? En conformité avec la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et
à la fin de vie, il convient que le médecin responsable du malade incapable d'exprimer ses
souhaits et jugé au-delà de toute ressource thérapeutique raisonnable recueille l'avis de sa
personne désignée préalablement ou, à défaut, ses proches et organise une réunion
collégiale avec ses collègues médecins (dont un consultant extérieur à l'équipe soignante) et
l'équipe paramédicale, afin que chacun des protagonistes puisse exprimer son opinion quant
à un(e) éventuel(le) limitation ou arrêt des thérapeutiques curatives. A l'issue de ces
concertations, le médecin en charge devra décider de poursuivre ad integrum les
thérapeutiques engagées, ou de les limiter, ou de limiter un engagement thérapeutique
supplémentaire, ou de les arrêter. La décision d'un arrêt des thérapeutiques est celle de
laisser mourir le malade, en lui assurant autant que faire ce peut un confort de fin de vie.
Conformément à la loi, cette décision doit nécessairement être transmise à la personne de
confiance ou, à défaut, aux proches et elle doit être motivée. Ces motifs doivent être
retranscrits dans le dossier médical. Le protocole national écrit par l'Agence de la
biomédecine, pour définir les conditions à respecter pour réaliser ce type de prélèvements
d’organes, insiste sur le fait qu'à ce stade décisionnel, "aucune allusion au don d’organes
n’est envisagée et la coordination hospitalière ne doit pas intervenir" 319 . Ainsi,
théoriquement, la possibilité d'un prélèvement d'organes ne doit pas influencer la décision
de limiter ou d'arrêter les thérapeutiques curatives.
En fonction de son état clinique au moment de la décision, la survenue du décès peut
s'avérer plus ou moins rapide : plus le malade est dépendant des machines de support
(ventilateur, assistance circulatoire) ou des médicaments, plus la mort sera certaine et
rapide après la suspension définitive de ces thérapeutiques. Même si une équipe
australienne a récemment établi que la prédiction réalisée par un médecin expérimenté était

319Agence de la biomédecine. Arrêt circulatoire suite à un arrêt des traitements. [en ligne]
http://www.agence-biomedecine.fr/Arret-circulatoire-suite-a-un

257
finalement la plus fiable, comparée à d'autres critères plus objectifs, de nombreux scores de
prédictibilité de survenue de l'arrêt circulatoire dans les temps impartis, qui incluent des
variables cliniques et/ou biologiques, sont utilisés par différentes équipes de différents pays.
Dès 2003, l'université du Wisconsin, USA, avait proposé un score capable de prédire la
survenue du décès dans l'heure qui suit l'arrêt des thérapeutiques, en fonction de l'état
préalable du malade, avant la mise en œuvre de l'arrêt des thérapeutiques curatives, mais
aussi en fonction de la tolérance du malade dix minutes après l'arrêt de la ventilation
mécanique320. Et donc, parce que ce score nécessite la mise en œuvre effective de l'arrêt des
thérapeutiques curatives, il s'avère de facto inutile pour l'aide à la décision de considérer le
malade comme un potentiel donneur d'organes de la catégorie III de Maastricht. En 2008,
l'United Network for Organ Sharing états-unienne a proposé d'observer quatorze critères
présents ou non au moment de la mise en œuvre de l'arrêt des thérapeutiques. En l'absence
d'au moins un de ces critères, moins d'un tiers des malades concernés mouraient dans
l'heure qui suivait l'arrêt des thérapeutiques curatives ; a contrario, en présence d'au moins
trois critères, plus des trois-quarts décédaient dans l'heure. Plus récemment, Rubinstein et
al.321 ont proposé un score simple et rapide, capable, selon les auteurs, de prédire la
survenue du décès dans l'heure qui suit l'arrêt des thérapeutiques, en prenant en compte
l'absence de réflexe de toux (2 points), l'absence des réflexes cornéens (1 point), l'absence
de réactivité motrice à la douleur provoquée ou de réponse motrice en extension (1 point) et
un index d'oxygénation supérieur à 3 322 (1 point). Si un malade a un score ≥ 3, le test prédit
qu'il a trois "chances" sur quatre d'être en arrêt circulatoire dans l'heure qui suivra l'arrêt
des thérapeutiques curatives, tandis que si le score est < 3, il a trois "chances" sur quatre
d'être encore vivant au bout d'une heure.
En l'absence de critères contre-indiquant immédiatement le prélèvement d'organes et si la
prédictibilité de la survenue du décès dans les délais impartis par la procédure semble
favorable, autrement dit si le délai prévisible de la mort s'inscrit dans une temporalité courte,

320 Lewis J, Peltier J, Nelson H, Snyder W, Schneider K, Steinberger D, et al. Development of the University of
Wisconsin donation After Cardiac Death Evaluation Tool. Prog Transplant 2003;13:265–73.
321 Rabinstein AA, Yee AH, Mandrekar J, Fugate JE, De Groot YJ, Kompanje EJ, et al. Prediction of potential for

organ donation after cardiacdeath in patients in neurocritical state: a prospective observational study. The
Lancet Neurology. 2012 Apr 13;11(5):414–9.
322 index d'oxygénation = 100 × (FiO2 × pression moyenne dans les voies respiratoires en cm H2O)/PaO2 en

mmHg

258
alors le malade-bientôt mourant peut être raisonnablement envisagé comme un donneur
d'organes de la classe III de Maastricht.
Il revient alors à la coordination hospitalière de prélèvements d'organes de vérifier les
critères de "prélevabilité" et, le cas échéant, de recueillir le témoignage des proches, comme
pour tout autre prélèvement. Il est donc important de pointer d’ores-et-déjà la succession
des phases de concertation avec les proches : la première est réalisée par l'équipe de
réanimation et concerne la décision de limitation ou d'arrêt des thérapeutiques curatives ; la
seconde est réalisée par la coordination hospitalière, éventuellement en présence du
médecin réanimateur et/ou d'un autre membre de l'équipe soignante.
Si les proches témoignent de la non-opposition du malade au prélèvement de ses organes, la
procédure va alors pouvoir être engagée. Conformément au protocole érigé par l'Agence de
la biomédecine, les proches devront alors être informés de tout ce qu'implique le
prélèvement : les modalités de l'arrêt des thérapeutiques (jour, heure, lieu), les modalités
techniques de l'arrêt des thérapeutiques (extubation ou simple arrêt de la ventilation, arrêt
des médicaments qui assistent le cœur...), les médicaments introduits ou les dispositifs
instaurés dans l'unique but de préserver la qualité des organes. La coordination doit
également leur garantir que la temporalité du décès "naturel" sera respectée et que rien ne
sera tenté pour accélérer la survenue du décès. Les soins de confort seront également
assurés, et notamment la prise en charge pharmacologique à visée antalgique et/ou sédative.
Enfin, les proches devront être informés de la possibilité que la procédure de prélèvements
n'aboutisse pas si l'arrêt circulatoire ne survient pas dans les délais impartis.
En pratique, il faut que le médecin réanimateur en charge de la mise en œuvre de l'arrêt des
thérapeutiques
- prévoit l'heure à laquelle la procédure va débuter, établie avec les proches mais
aussi fonction de la disponibilité du bloc opératoire et des équipes chirurgicales qui se
doivent d'être présentes pour intervenir sans perdre de temps (raison pour laquelle elles se
doivent d'être présentes dans l'attente de la survenue de l'arrêt circulatoire)
- prévoit le lieu de l'arrêt des thérapeutiques : soit dans la chambre de réanimation
qu'occupait jusque-là le malade, soit au bloc opératoire

259
- prévoit les modalités techniques de l'arrêt des thérapeutiques, notamment
concernant le maintien ou non de la sonde d'intubation323 après avoir dans tous les cas
arrêter la ventilation artificielle
- prévoit les modalités de conservation des organes.
Une fois ces modalités déterminées, la procédure peut être débutée. Elle n'aboutira que si
les délais sont compatibles avec une qualité théorique acceptable pour les greffons. De fait,
plus longtemps dure l'agonie du mourant, autrement dit plus la survenue de l'arrêt
circulatoire est retardée, plus longtemps les organes ne reçoivent pas un flux de sang et
d'oxygène optimal et moins la qualité des greffons est satisfaisante. Ainsi, la procédure
éditée par l'Agence de la biomédecine prévoit-elle des délais très stricts à ne pas dépasser,
afin de garantir aux receveurs cette qualité.
En conséquence, en fonction des délais de survenue de l'hypotension, de l'arrêt circulatoire,
et enfin de la reperfusion des organes, la procédure aboutira ou non. Ces délais
correspondent à :
- la phase agonique, qui s’étend du début de la mise en œuvre de l'arrêt des
traitements curatifs (le plus souvent concomitant de l'extubation, ou de l'arrêt d'une
assistance circulatoire) jusqu’à l’observation de l'arrêt circulatoire, défini par la perte de la
pulsatilité du flux sanguin artériel. Cette phase ne doit pas excéder 180 minutes ;
- la phase d’arrêt circulatoire, qui commence immédiatement après la phase agonique,
par une période de 5 minutes, dite période de "no touch", durant laquelle aucune manœuvre
de réanimation n'est effectuée. Si, pendant ces 5 minutes, le médecin n'observe aucun
phénomène d'"auto-ressucitation" alors il se doit de déclarer légalement le décès. Dès le
décès constaté et le registre national des refus interrogé, l'équipe chirurgicale entreprend de
reperfuser les organes, soit au bloc opératoire en intervenant directement sur les organes,
soit par la mise en place d'une circulation régionale normothermique identique à celle
décrite pour les donneurs de la catégorie II de Maastricht. Cette phase s'étend jusqu'à la
reperfusion efficace des greffons ;
- la phase d’ischémie chaude totale, qui correspond à la somme de la phase agonique
et de la phase d’arrêt circulatoire.

323la sonde d'intubation est un tuyau introduit par la bouche (ou plus rarement par le nez) jusqu'à la trachée.
Ce tuyau, s'il est laissé en place, maintient un couloir aérien libre si la personne mourante a conservé une
capacité à respirer sans machine. Par contre, l'ablation de cette sonde (on parle d' "extubation") laisse la
possibilité que la langue tombe en arrière et ferme le couloir aérien : la respiration devient alors difficile, et des
râles agoniques, dus aux sécrétions qui s'accumulent au fond de la gorge, peuvent se faire entendre.

260
- La phase d’ischémie chaude fonctionnelle correspond à l’intervalle de temps durant
lequel les organes sont hypoperfusés du fait de la défaillance circulatoire. Elle commence dès
que la perfusion des organes devient critique. Même s'il n'est pas identique pour toutes les
personnes324, cet instant est matérialisé par une baisse de la pression artérielle moyenne en
deçà de 45 mmHg et se termine au moment de la reperfusion des organes. Ce délai doit être
inférieur à 30 minutes pour permettre le prélèvement du foie, 90 minutes pour celui des
poumons et 120 minutes pour celui des reins.

Procédure de prélèvement des donneurs décédés après arrêt circulatoire.


AT : arrêt des thérapeutiques curatives ; PAM : pression artérielle moyenne ; F : foie ; P : poumons ; R : reins ;
RNR: registre national des refus (d'après Antoine C et al. How France launched its donation after cardiac death
program. Ann Fr Anesth Reanim. 2014; 33:138–43).

3.2. Situations internationale et française

A notre connaissance, les prélèvements de la catégorie III de Maastricht sont pratiqués dans
les pays suivants : le Royaume-Uni, les États-Unis, le Canada, l'Australie, la Belgique et les

324Par exemple, les organes d'une personne souffrant d'hypertension artérielle sont habitués à fonctionner
sous un régime de pression élevée: ils souffriront plus rapidement d'une baise de la pression artérielle que les
organes d'une personne normotendue.

261
Pays-Bas, ainsi que l'Espagne depuis quelques années. S’agissant de la Belgique, celle-ci
autorise les prélèvements Maastricht III, ainsi que ceux sur les personnes euthanasiées qui
ont explicitement exprimé leur volonté d'être prélevées de leurs organes. En 2005-2006, les
prélèvements de la catégorie III représentaient 84 % du total des prélèvements en arrêt
cardiaque en Belgique, ce taux s’élevant à 93 % aux Pays-Bas. Dans ce pays, en 2008, près de
la moitié des donneurs décédés l'était selon des critères cardio-circulatoires et non pas
neurologiques.
Combien de personnes vont-elles être concernées par cette procédure en France ? On estime
qu'environ 50% des décès qui surviennent en réanimation font suite à une décision de
limitation ou d'arrêt des thérapeutiques curatives. Cela représente donc environ 20000
décès annuels. Selon les observations états-uniennes du United Network for Organ Sharing et
si on extrapole ces chiffres à notre population, seuls 8% des personnes qui décèdent dans
ces conditions ne présentent pas de contre-indications médicales au prélèvement d'organes
et peuvent dès lors être considérées comme des donneurs potentiels, soit 1600
personnes/an. Vingt à 40 % de ces décès surviennent dans des centres hospitaliers
susceptibles d'être agréés par l'Agence de la biomédecine. De plus, il nous faut encore
prendre en compte un taux de refus rapporté par les proches, qui sera probablement proche
du taux actuel L’estimation maximale aboutit donc à un nombre de l'ordre de 150 à 300
prélèvements annuels de ce type, ce qui correspond à 1-2% des décès qui surviennent en
réanimation dans les suites d'une décision médicale. Ce taux est de 6% au Royaume-Uni, où
la pression économique sur la santé est très forte et où le seuil du caractère déraisonnable
de la poursuite des soins réanimatoires est probablement plus élevé que dans notre pays.

3.3. Arguments de controverse envers ce type de prélèvements

Afin d'appréhender les tensions éthiques soulevées par ce type de prélèvements, il nous
semble que l'attitude la plus pragmatique consiste à dérouler la procédure et à s'interroger
sur chacune des étapes successives.

3.3.1. Processus décisionnel de limitation ou d'arrêt des traitements curatifs

La décision médicale d'arrêt des traitements curatifs à l'origine du décès définit la catégorie
III de Maastricht. La première étape de ce type de prélèvements est donc constituée par cette

262
décision. Notre propos n'est pas ici de discuter de la procédure décisionnelle, encadrée par
la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie et de
recommandations de bonnes pratiques cliniques concernant son application de la part des
sociétés savantes de réanimation. De nombreux auteurs se sont intéressés à cette
problématique et ont taché d'y apporter des réponses, bien mieux que nous ne saurions y
prétendre. Par contre, nous nous intéresserons au processus décisionnel, autrement dit aux
éléments qui déterminent la décision. Ainsi, nous devons nous poser ici la question de
l'interaction de l'éventualité d'un prélèvement d'organes avec cette procédure. Une
procédure d'arrêt des thérapeutiques curatives, suivie d'un potentiel prélèvement d'organes
est-elle différente d'une procédure "classique" ? Ou, pour le dire autrement, la perspective
d'obtenir des greffons modifie-t-elle la trajectoire de fin vie d'un malade prise en charge en
réanimation ? Et si oui, de quelle façon ? Cette bifurcation est-elle acceptable ? Est-elle
nécessaire ?

La procédure de l'Agence de la biomédecine, à l'instar des recommandations des sociétés


savantes nationales et des recommandations qui émanent des comités d'éthique
internationaux, insiste sur la nécessité absolue d'une totale étanchéité entre la réflexion
menée autour de la question du caractère raisonnable ou non de la poursuite de la
réanimation et l'éventualité d'un prélèvement d'organes dans les suites d'une décision
d'arrêt :

- L’éventualité d’un don d’organes ne doit en rien interférer dans la décision de


limitation ou d'arrêt des thérapeutiques.
- Etanchéité des filières : Réanimation (décision et mise en œuvre de la
limitation ou de l'arrêt des thérapeutiques), Coordination et équipes de Greffe
(procédure don d'organes).
- Chronologie : démarche découplée avec différenciation des temps entre
discussion et décision de limitation ou d'arrêt des thérapeutiques d’une part,
et abord des proches pour l’information éventuelle sur le don possible, d’autre
part325.

Mais cette étanchéité est-elle réellement concevable ? Certes la loi impose une indépendance

Agence de la Biomédecine. Conditions à respecter pour réaliser des prélèvements d’organes sur des
325

donneurs décèdes après arrêt circulatoire de la catégorie III de Maastricht dans un établissement de santé. Oct.
2014 [en ligne] http://www.agence-biomedecine.fr/toutes-nos-recommandations

263
totale entre l'équipe de réanimation et la coordination hospitalière de prélèvement et les
équipes de transplantation. Mais en réalité, peut-on même imaginer que l'équipe de
réanimation puisse faire une totale abstraction de l'hypothèse d'un prélèvement d'organes
lorsqu'elle évoque collégialement la suite à donner à la réanimation d'un malade ? Bien que
chacun puisse faire des efforts considérables pour objectiver autant que faire se peut ses
arguments décisionnels, il lui est tout simplement impossible d'effacer des données de son
cerveau comme on effacerait un fichier d'un disque dur. Car, ce qu'a prévu la loi, c'est qu'un
médecin transplanteur ne puisse pas se laisser aller à "voler" ses organes à un malade au
pronostic des plus précaires, organes qui pourraient assurément améliorer la qualité de vie
de plusieurs autres... On peut même imaginer que le législateur a pensé nécessaire de
protéger ces malades particulièrement vulnérables contre des chirurgiens vénaux tentés
seulement d'augmenter l'activité de leur service... Cette loi laisse aussi supposer que le
réanimateur, décideur de la poursuite ou de la limitation ou de l'arrêt des thérapeutiques
curatives, ne soit préoccupé que par le malade dont il a alors la charge et nullement par les
malades "virtuels" en attente de greffon, dont il connait l'existence théorique mais dont il
n'obtiendra jamais la reconnaissance, faute de leur connaissance. Cette supposition nous
semble particulièrement erronée pour bon nombre de soignants, qui peuvent avoir une
conscience collective du soin et qui entendent pratiquer une médecine collectivement juste,
et pas seulement personnalisée, au cas par cas. De même que, lorsqu’un médecin s'interroge
sur le bienfondé de la prescription d'un médicament particulièrement onéreux, il est en
capacité intellectuelle et morale de s'interroger sur le bienfondé de la poursuite d'une
réanimation qui pourrait sembler déraisonnable, pour le malade lui-même ou en termes de
justice distributive. Ainsi l'influence de l'introduction de potentiels tiers bénéficiaires nous
semble-t-elle inhérente au processus décisionnel.

3.3.1.1 Information délivrée aux proches

Par ailleurs, si les soignants peuvent s'astreindre à affranchir leur réflexion concernant le
caractère raisonnable ou non de la poursuite de la réanimation d'un malade de la
perspective d'un prélèvement d'organes, il ne faut pas oublier que la discussion collégiale
permettant à chaque soignant d'exposer ses arguments doit être précédée d'un entretien du
médecin avec la personne de confiance du malade ou, à défaut, avec ses proches. Quel doit
alors être le contenu de l'information délivrée par le médecin à cette personne de confiance ?
Si l'on respecte la procédure de l'Agence, le médecin doit s'abstenir de faire mention de

264
l'hypothèse d'un prélèvement d'organes. Mais cette omission volontaire ne peut-elle pas être
préjudiciable et vis-à-vis du malade concerné et vis-à-vis des malades en attente de greffon.
De fait, il est parfaitement concevable qu'une personne hiérarchise ses choix de vie en tenant
compte d'autrui. Ainsi, je peux souhaiter survivre avec des lésions cérébrales extrêmement
sévères plutôt que mourir. Mais je peux aussi préférer améliorer ou sauver la vie d'autres
plutôt que de survivre dans de telles conditions. Quel témoignage va alors pouvoir
transmettre la personne de confiance si la seule question qui lui est posée est de savoir si, de
la mort ou de la survie, lequel doit prévaloir ? Selon les théoriciens de la décision, la prise de
décision procède d'une analyse de l'ensemble des options alternatives, des informations et
des préférences du décideur. Encore faut-il qu'on lui offre la possibilité d'évaluer l'ensemble
des options... Contrevenir à ce postulat pourrait s'avérer malveillant à l'égard du malade
et/ou de ses proches, spoliés des options dissimulées par le médecin.
Or la relation établie entre le malade et ses proches d'une part et le médecin responsable et
les autres membres de l'équipe soignante d'autre part est évidemment une relation de
confiance. Chaque jour passé en réanimation, des informations claires sur l'état de santé du
malade et son pronostic ont pu leur être délivrées. La souffrance des proches d'un malade
hospitalisé en réanimation est de mieux en mieux prise en compte par les soignants
sensibilisés et nombreux sont ceux qui s'emploient à accompagner au mieux ces proches
vulnérables. Et si cette vulnérabilité impose incontestablement une relation dissymétrique,
par la dépendance des proches vis-à-vis des soignants imposée par la situation dramatique,
responsable d'une perte au moins partielle de leur capacité d'autonomie, il n'en reste pas
moins que des soignants peuvent éprouver une réelle empathie à leur égard. Comment alors
imaginer que le médecin en charge puisse s'imposer de rompre cette relation au moment le
plus critique, où ces proches sont à terre, abattus par l'imminence du décès du malade ?
Comment concevoir qu'il puisse confier à un autre (la coordination hospitalière) la délicate
tâche d'aborder la question du prélèvement d'organes ? Certes cette attitude peut sembler
pour le moins paternaliste voire prétentieuse : le médecin responsable du malade, investi
dans sa relation privilégiée avec les proches, estime souvent être le plus compétent pour les
accompagner. De plus, ce médecin n'a pas réussi, avec son équipe, à gagner ce duel contre la
maladie ; finalement c'est bien la mort qui s'apprête à asséner le dernier coup. Parfois, un
sentiment d'impuissance voire d'échec peut s'imposer. Or une autre bataille contre la
maladie d'un autre malade est déjà engagée dans la chambre voisine et réclame qu'il se sente
encore investi de son pouvoir de super-héros. Pour cette raison, il ne peut accepter de

265
perdre la face en abandonnant lâchement les proches, dont il doit aussi prendre soin. Sa
mission ne sera pas accomplie s'il ne s'entretient pas lui-même avec les proches sur la
question du prélèvement des organes. Cette interprétation de la psychologie médicale nous
est très personnelle et peut sembler quelque peu emphatique. Pour autant, elle ne nous
semble pas si éloignée de la réalité de certains réanimateurs.

Pour toutes ces raisons, ni les soignants ni le malade lui-même (par l'intermédiaire de sa
personne de confiance) ne sont en capacité de prendre leur décision en "laissant de côté",
consciemment ou non, l'option "arrêt des traitements curatifs - prélèvement d'organes".
Le concept d'étanchéité entre la décision d'arrêt des traitements curatifs et la recherche de
consentement au prélèvement d'organes est purement théorique et, par conséquent, n'est
nullement respectable dans la concrétude du terrain hospitalier .
Ce constat établi, il faut nous interroger sur les modalités d'influence que peut avoir la
perspective d'un prélèvement d'organes sur la décision médicale elle-même ou ses
modalités de limiter ou d'arrêter les traitements curatifs.

La première influence possible, tant redoutée par certains, serait que la décision elle-même
paraisse être modifiée par la perspective du prélèvement. Autrement dit, de décider
d'arrêter la réanimation d'un malade dont le pronostic serait très incertain au bénéfice
d’autres malades pour lesquels le bénéfice d’une transplantation d’organe serait avéré alors
que, sans la perspective du prélèvement d'organes le médecin aurait décidé de poursuivre
cette même réanimation sans se poser davantage de questions sur le bienfondé moral de
cette poursuite. Autrement dit, que la réanimation devienne déraisonnable au seul prétexte
de la possibilité de soigner d'autres malades. Il faut alors distinguer deux types de
répercussions possibles, selon que l'on envisage la problématique des conflits d'intérêt
auxquels peut être confrontée l'équipe soignante, qui pourrait être tentée d'augmenter son
activité de prélèvement d'organes et celle des intérêts conflictuels entre le malade à
réanimer et les malades à greffer.

3.3.1.2 Conflits d'intérêt et intérêts conflictuels

L’article 13 de la Recommandation n° R(2000)10 du Comité des Ministres du Conseil de


l’Europe aux Etats membres sur les codes de conduite pour les agents publics donne la

266
définition suivante du conflit d'intérêt : il "naît d’une situation dans laquelle un agent public
a un intérêt personnel de nature à influer ou paraître influer sur l’exercice impartial et
objectif de ses fonctions officielles."326 Il nous faut alors considérer l'agent comme étant
l'hôpital, dont le financement serait majoré par un accroissement de l'activité de
prélèvements d'organes.
Il nous semble que ce cas de figure est purement théorique. On pourrait éventuellement
imaginer qu'une équipe chirurgicale, dont l'activité de transplantation serait la subsistance,
puisse subir, en cas de carence, des répercussions matérielles et concrètes sur les individus
soignants (fermeture du service, perte de chefferie de service, transfert des soignants dans
d'autres unités...), et qu'elle puisse être confrontée à un réel conflit d'intérêt. Mais s'agissant
de la réflexion de l'équipe de réanimation et de la décision d'un médecin réanimateur, les
retombées individuelles sont inexistantes. Il est peu crédible que les soignants de l'équipe de
réanimation se préoccupent suffisamment de l'enveloppe budgétaire globale de
l'établissement hospitalier pour être influencés, y compris inconsciemment, dans leur
argumentaire en faveur d'une suspension des traitements curatifs.
En réalité, les intérêts conflictuels qui opposent d'une part le malade à réanimer et d'autre
part les malades en attente de greffon et la société sont autrement plus prégnants que les
précédents. De fait, la temporalité joue inversement sur l'un et sur les autres. La temporalité
joue premièrement sur la survenue même du décès et donc sur la quantité des organes
prélevés : plus la décision d'arrêter les traitements curatifs est prise tôt dans l'histoire de la
réanimation du malade, autrement dit plus la défaillance d'organe est aiguë, plus la
dépendance vitale du malade à la réanimation est importante et plus rapidement surviendra
le décès après arrêt de cette réanimation. Cette assertion est capitale concernant les malades
cérébro-lésés victimes d'accident vasculaire ou de traumatisme crânien. La phase hyper-
aiguë dure quelques jours après l'accident, durant lesquels tout arrêt de la réanimation peut
s'avérer rapidement fatal. Par contre, si on réanime le malade durant cette phase initiale,
mais que l'on décide secondairement d'un arrêt de la réanimation, le malade aura entre
temps recouvré un certain degré d'autonomie vitale : la suspension de la réanimation ne
sera pas nécessairement suivie d'un décès suffisamment rapide pour être compatible avec
les délais impartis pour le prélèvement d'organes. L'intérêt conflictuel est alors renforcé par
le fait que la justesse du pronostic neurologique, en termes de séquelles prévisibles à

326Conseil
de l'Europe. Recommandations. [en ligne]
https://www.coe.int/t/dghl/monitoring/greco/documents/Rec(2000)10FR.pdf

267
échéance moyenne et longue, s'affine avec le temps. En pratique, un pronostic posé durant la
phase hyper-aiguë est peu fiable : une décision d'arrêt de la réanimation, jugée
déraisonnable dès cette période précoce garantirait un décès rapide et des organes
probablement de qualité, mais avec un risque réel que les prévisions pessimistes de l'état
neurologique définitif du malade soient erronées. La temporalité joue également sur la
qualité des organes : plus le temps du mourir et de l'accompagnement du mourant s'allonge,
plus la durée de l'agonie et le manque d'oxygène s'accroissent, et moins les receveurs ont
une chance d'être greffés avec des organes de qualité optimale.

La procédure de prélèvements d'organes modifie nécessairement la prise en charge


habituelle du malade en fin de vie et restreint sensiblement l'accompagnement que ses
proches et les soignants peuvent réaliser. Car, comme nous allons le détailler étape par étape,
la procédure de prélèvement d'organes modifie incontestablement l'environnement et la
temporalité de la fin de la vie du mourant.
Nous avons expliqué ci-dessus que le choix de préférer mourir pour avoir l'opportunité
d'être prélevé de ses organes plutôt que de survivre pouvait être compatible avec la volonté
réelle du malade altruiste. Néanmoins, on peut également imaginer que l'information
délivrée à la personne de confiance par le médecin soit modifiée, consciemment ou non, par
la perspective du prélèvement. Le témoignage rapporté par cette personne de confiance
pourrait alors s'en trouver biaisé.

Ces intérêts conflictuels potentiels entre le malade réanimé et les malades à greffer sont
susceptibles d'influencer, dans un sens ou dans l'autre, la réflexion des soignants, selon leurs
représentations de l'accompagnement de fin de vie et du caractère nécessaire de la
transplantation. Ils vont nécessairement avoir à mettre en balance la représentation qu'ils
ont du bénéfice pour les malades à greffer et celle du coût pour le malade à réanimer.
Ces intérêts conflictuels, gérés par les soignants, et départagés par la décision médicale
deviennent paradigmatiques lorsqu'il ne s'agit plus seulement de décider de laisser mourir le
malade en limitant ou en arrêtant les traitements curatifs mais en acceptant de répondre à
sa demande d'euthanasie et de le faire mourir en lui administrant délibérément une
substance pharmacologique létale. En 2009, des médecins belges ont rapporté leur

268
expérience de prélèvements d’organes réalisés sur quatre donneurs euthanasiés327. Ces
donneurs étaient tous des malades souffrant de pathologies neurologiques qui les rendaient
totalement dépendants de l'assistance d'une tierce personne. Depuis dix ans, vingt-et-une
personnes euthanasiées en Belgique ont ainsi donné quatre-vingt-quatre organes
transplantés avec succès328. En Belgique, l'euthanasie, définie comme “l’acte médical de
mettre fin de manière volontaire à la vie d’un patient adulte, légalement compétent et
conscient au moment de sa demande", est autorisée depuis 2002. De plus, la loi belge précise
que "cette demande doit être volontaire, répétée, et ne doit pas être le résultat d’une
pression externe. Le patient doit souffrir d’une affection médicale sans issue entrainant une
souffrance physique ou psychique constante et insupportable, qui ne peut être apaisée, et
qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable. Si le patient n’est
pas en phase terminale de sa maladie, les deux médecins qui réalisent l’euthanasie doivent
consulter un troisième médecin, soit un psychiatre soit un médecin spécialiste de l’affection
concernée. Une fois que la demande d’euthanasie est acceptée, sa date doit être fixée avec un
délai d’au moins un mois”. Ainsi donc, un patient convaincu d'être au-delà de toute ressource
thérapeutique, dans un état incompatible avec l’idée qu’il a d'une vie digne d’être vécue, va
pouvoir demander à deux médecins, non seulement de mettre activement un terme à son
existence en lui administrant des substances létales, mais aussi de faire en sorte que les
circonstances soient réunies pour qu’il puisse offrir ses organes. Sont-ce ces mêmes
médecins qui avaient informé ce malade de son incurabilité probable voire certaine ?
L'article de D. Ysebaert et al. se concluait sur la phrase suivante : " il est primordial de
respecter une stricte séparation entre la demande d'euthanasie, la procédure d'euthanasie et
la procédure de prélèvement d'organes."329 . Cette conclusion se voulait probablement
rassurante, pour prévenir toute suspicion de gestion douteuse des intérêts conflictuels.
Néanmoins, il est maintenant de notoriété publique que certaines euthanasies ont été
réalisées en Belgique en dehors du contexte légal prédéfini, que ce soit par excès concernant
l’état d’avancement de la pathologie (cas de l’écrivain Hugo Claus) ou par excès concernant

327 Ysebaert D, Van Beeumen G, De Greef K et al. Organ procurement after euthanasia: Belgian

experience. Transplant Proc . 2009; 41:585-6


328 Généthique. Belgique : le prélèvement d’organes à partir d’un donneur euthanasié [en ligne]

http://www.genethique.org/fr/belgique-le-prelevement-dorganes-partir-dun-donneur-euthanasie-
63206.html#.VafYc2bSHqs
329 C’est nous qui traduisons. Le texte original est le suivant : " Of most importance is the necessity of a clear

separation between the euthanasia request, the eutha- nasia procedure, and the organ procurement
procedure."

269
la capacité des patients à demander consciemment leur euthanasie (cas des patients
psychiatriques). Il est alors légitime de se poser des questions quant aux garde-fous censés
protégés ces mêmes malades d’une extorsion de leurs organes…
Certes, nous pouvons espérer que ces exactions ne passent pas la frontière.
Pour autant, afin de prévenir toute dérive potentielle, faut-il prévoir une modification de la
procédure décisionnelle d'arrêt des thérapeutiques curatives ou ne rien changer ?
Autrement dit, l'éventualité du prélèvement d'organes nécessite-t-elle d'introduire des
garde-fous supplémentaires contre toute décision subjective et intempestive d'arrêt des
traitements curatifs ou doit-on considérer que la procédure décisionnelle est suffisamment
robuste telle quelle ? De plus, nous avons montré que non seulement la procédure
Maastricht III introduit un tiers dans la fin de vie du malade (la société civile, représentée
par les malades en attente de greffons), mais aussi que les intérêts entre le malade mourant
et ce tiers s'avèrent conflictuels. C'est la raison pour laquelle le comité d'éthique de la Société
française d'anesthésie-réanimation a considéré que la procédure de limitation ou d'arrêt des
traitements curatifs, lorsqu'elle peut être suivie d'un prélèvement d'organes de ce type, ne
pouvait être assimilée à la procédure "habituelle"330. Usuellement, une décision médicale de
limitation ou d'arrêt des traitements curatifs se base sur la conviction qu'ils sont
effectivement “devenus vains”, eu égard au pronostic du malade. Cette conviction repose sur
un faisceau d'arguments apportés par le malade en capacité d'exprimer lui-même ses
souhaits (situation assez rare en réanimation) ou à défaut par sa personne de confiance ou
ses proches Ces arguments, qui, dans le meilleurs des cas permettent d'obtenir un consensus,
ne sont ni certains ni irréfutables. La procédure décisionnelle relève d'une démarche
incontestablement emprunte d'une certaine subjectivité, comme dans toute démarche
médicale. C'est la raison pour laquelle la décision médicale, concernant des cas très
similaires, peut varier d'un groupe de soignants à un autre. Finalement, la décision prise par
le médecin n'est légitimée que par la procédure collégiale et le consensus éventuel auquel
elle a permis d'aboutir.
Pourtant, certains considèrent que l'introduction du tiers-receveur, a fortiori parce que le
malade concerné par la décision ne partage pas les mêmes intérêts, oblige à objectiver,
autant que faire se peut, l'argumentaire décisionnel et impose de "se donner les moyens d'un
très haut niveau de preuves concernant le pronostic qui va être communiquer aux proches"

Comité d'éthique de la SFAR. Analyse critique du prélèvement en condition M3 de Maastricht. Ann Fr Anesth
330

Reanim.; 2012 May ;31(5):454–61.

270
et de "mettre en place une collégialité renforcée" 331, par exemple en systématisant le
recours à deux avis médicaux "experts" extérieurs à la réanimation dans laquelle le malade
est pris en charge, quand la loi du 22 avril 2005 n'en recommande qu'un seul. Les défenseurs
de ce changement de pratique procédurale invoquent l'hypothèse du cas théorique d'un
malade dont l'évolution serait favorable, contrairement à ce que les soignants avaient
pronostiqué et pour lequel ils avaient préconisé un arrêt des traitements curatifs. L'idée que
ce même malade aurait pu être prélevé de ses organes si ses proches avaient consenti au
prélèvement, remettrait alors en cause toute la confiance sociétale dans le processus de
transplantation. Cette rupture de confiance pourrait avoir des conséquences néfastes sur
l'ensemble de l'activité de greffe, y compris sur les prélèvements d'organes effectués sur les
personnes décédés en mort encéphalique.

Nous ne partageons pas l'opinion qu'il faille modifier la procédure décisionnelle de


limitation ou d'arrêt des traitement curatifs, sous prétexte qu'elle peut être suivie d'un
prélèvement d'organes et ce pour trois raisons.
Premièrement, l'examen complémentaire préconisé par certains pour améliorer la
pronostication est l'imagerie par résonance magnétique (IRM) cérébrale. Sans évoquer ici le
manque de données scientifiques concernant cet outil pronostique pour les malades
cérébro-lésés, nous nous contenterons de rapporter que l'accès à cet examen est loin d'être
uniforme sur l'ensemble du territoire français. Se pose alors un problème réel en termes de
justice distributive : les malades réanimés dans des centres hospitaliers qui ne disposent pas
d'IRM ne pourraient prétendre à donner leurs organes dans le cadre de la procédure
Maastricht III. Sachant que les organes prélevés sur ce type de donneurs sont
prioritairement greffés à proximité pour réduire au maximum le délai entre le prélèvement
chirurgical et la greffe, ce sont les malades en attende de greffon inscrits dans un centre
hospitalier proche de celui dans lequel aurait pu se faire le prélèvement qui s'en trouveront
injustement privé. Certes, peu de centres hospitaliers sont habilités à ce type de
prélèvements et l'injustice distributive existe déjà de par la non-homogénéité géographique
de ces centres. Pour autant, imposer la réalisation d'une IRM cérébrale à visée pronostique
dans le but de renforcer la décision médicale d'arrêt des thérapeutiques curatives ne fait que
rendre plus injuste encore l'allocation de cette ressource rare.

331XIe symposium transplantation d’organes et de tissus. Présentations. Puybasset L. Le M3 : Questions


éthiques. [en ligne]
http://www.sympo-transplantation-pitie.fr/presentations/2015/lundi/01-puybasset/puybasset.swf

271
Deuxièmement, préconiser une procédure "optimisée" pour les seules décisions d'arrêt de la
réanimation lorsque l'hypothèse d'un prélèvement se pose revient à hiérarchiser les
décisions qui concernent la fin de la vie d'un malade en réanimation. Est-il acceptable de
laisser entendre qu'une procédure "habituelle" n'impose pas que les arguments soient le
plus objectivés possible par tous les examens disponibles ? Le médecin aurait-il davantage le
droit à l'erreur en décidant d'arrêter la réanimation d'un malade qui aurait eu une évolution
finalement satisfaisante si aucun tiers extérieur n'est impliqué par la décision ?
Troisièmement, et surtout, préconiser que la procédure décisionnelle soit modifiée laisse
entendre que la procédure "habituelle" est douteuse. Mais alors, l'argument de la remise en
question de la confiance sociétale ne s'inverse-t-il pas totalement : comment la société civile
pourrait-elle avoir encore confiance dans une procédure "habituelle", manifestement
incomplète dans l'acquisition des données argumentatives ? Ne serait-elle pas encline à
soupçonner que cette décision n'est basée que sur les représentations subjectives des
soignants, modifiable selon l'humeur du jour de chacun. C'est toute légitimité de la
procédure qui pourrait s'en trouvée ébranlée. Ce n'est pas alors l'ensemble de l'activité de
greffe d'organes qui serait mise en danger, mais l'ensemble des avancées en matière de prise
en charge de la fin de vie, dont notre pays a pu bénéficier ces dernières années. Chaque jour
les média nous rappellent combien cette question est particulièrement délicate. Ce n'est
certainement pas en proposant des procédures décisionnelles différenciées selon les
malades que la société civile et les soignants eux-mêmes, qui semblent se trouver déjà en
grande difficulté face à ces procédures, incapables encore de s'approprier la loi du 22 avril
2005 et de l'appliquer correctement, pourront se sentir soutenus dans leurs efforts de
toujours progresser. Si certains examens complémentaires semblent devoir être exigés pour
diminuer le risque d'erreur pronostique, alors ils doivent l'être pour toutes les procédures
décisionnelles de suspension d'un traitement jugé déraisonnable, que l'avenir de tiers
dépende de la décision finale ou non. Les modalités de procédure de décision de limitation
ou d'arrêt des traitements curatifs ne doivent pas, selon nous, être modifiées par l'hypothèse
d'un prélèvement d'organes.
Par contre, si les modalités de la procédure décisionnelle ne doivent pas être modifiées, il
nous faut admettre que la décision elle-même et ses modalités d'application ne peuvent être
qu'influencées par la perspective du prélèvement.

Lorsque nous affirmons que la décision peut se trouver modifiée, nous n'entendons pas

272
insinuer qu'un médecin puisse décider d'arrêter une réanimation dans l'optique d'un
prélèvement, alors qu'il aurait décidé l'inverse sans cette perspective. Nous ne croyons pas à
la vraisemblance de cette hypothèse. Ceux qui affirment la nécessité de garde-fous à
l'encontre de telles exactions sont les fervents défenseurs de l'argument de la pente "fatale",
selon l'expression de R. Ogien, qui la définit en mentionnant que l' "on peut, à partir de
mesures qui ne semblent pas mauvaises en elles-mêmes, aboutir à des états des choses
horribles dont personne ne veut"332. Ainsi, ouvrir la porte aux prélèvements de type
Maastricht III pourrait conduire, selon ces inquiets, à renoncer à réanimer et à laisser mourir
certains malades dont le pronostic serait au minimum incertain, dans l'unique intention de
greffer des malades au pronostic meilleur, cédant à des pressions d'ordre social (la société
ne souhaite pas s'encombrer de malades en état végétatif persistant ou pauci-relationnels...)
ou économique (la transplantation rénale est rentable...). Certes, aboutir à ce résultat serait
inacceptable aux yeux du plus grand nombre, excepté peut être à ceux de quelques
utilitaristes fondamentalistes. Mais l'éventualité d'une progression fatale de l'opportunité
offerte de prélever les organes des donneurs Maastricht III vers la prise de décisions
malveillantes à l'égard des malades au pronostic critique ne nous semble pas réelle. La
première objection qu'on pourrait faire à ce type de raisonnement est que l'opportunité du
prélèvement n'empêcherait pas les prises de décisions motivées par des intentions
malveillantes, sous la pression sociale précédemment évoquée. Par ailleurs, rien ne porte à
croire que ces dérives se produiront nécessairement, maintenant que la voie des
prélèvements Maastricht III est ouverte en France. Au contraire, nous pensons que la loi du
22 avril 2005, par la collégialité et la transparence qu'elle impose, constitue d’ores-et-déjà
un garde-fou suffisamment puissant pour prévenir ces malversations. C'est l'appropriation
de cette loi par l'ensemble des soignants de réanimation (et les autres) qu'il faut promouvoir,
car c'est elle qui arrêtera les médecins décideurs dès le sommet de la pente et qui annihilera
tout risque de dérapages.

En réalité, lorsque nous affirmons que la décision ne peut que se trouver modifiée par la
perspective du prélèvement, nous signifions une influence, non pas sur la décision elle-
même, mais sur les modalités de cette décision - limite versus arrêt - et sur les modalités
d'application de cette décision.

332 Ogien R. La vie, la mort, l’Etat : le débat bioéthique. Paris : Grasset, coll. Mondes vécus ; 2009, p.33

273
3.3.1.3 Arrêt versus limitation

Concernant les procédures "habituelles", la décision d'arrêter un traitement curatif


préalablement instauré est psychologiquement plus difficile à prendre et à assumer que celle
de ne pas introduire ce traitement. Décider de ne pas proposer une ventilation artificielle à
un malade est plus "facile" que de l'extuber, parce que ce choix-ci est davantage passif.
L’abstention de toute intervention thérapeutique curative peut laisser sa place à l'évolution
naturelle de la maladie, fusse-t-elle fatale. A contrario, lorsque le médecin prend une décision
d'arrêter un ventilateur préalablement instauré, il effectue le geste de l'extubation, c'est-à-
dire qu'il est contraint par sa décision à retirer le tuyau qui relie le ventilateur aux poumons
du malade ; ou, au minimum, s'il préfère ne pas intervenir directement sur le malade, il aura
à appuyer sur l'interrupteur marche-arrêt de la machine. Cette différence entre décision de
"limitation" versus décision d' "arrêt" nous semble bien illustrée par le problème de
philosophie morale appliquée, dit du trolley, posé dans les années 50 par P. Foot et J. Jarvis
Thomson. C'est par l'exposé de ce problème que M. Sandel ouvre son cours "Justice" à
l'université d'Harvard333. De très nombreux philosophes et scientifiques en ont proposé une
analyse spécifique.
Il s'agit de soumettre à la morale des personnes interrogées leur action face à deux
situations. La première est la suivante :
"Un train vide, sans passager ni conducteur, se dirige à vive allure sur une voie de chemin de
fer. Cinq ouvriers travaillent sur cette voie. Sur une voie secondaire, se trouve un autre
ouvrier. Si rien n’est fait, le train poursuivra sa trajectoire sur la voie principale et causera la
mort des cinq ouvriers.
Vous vous trouvez près des voies et vous comprenez ce qui est en train de se passer. Vous
apercevez à proximité un aiguillage qui peut orienter le train vers la voie secondaire : si vous
actionnez l'aiguillage, ce qui orientera le train vers la voie secondaire, vous éviterez la mort
des cinq ouvriers. Mais, ce faisant, le train percutera l’ouvrier seul, ce qui causera sa mort.
Pensez-vous avoir moralement le droit de détourner le train sur la voie secondaire ? "
La seconde est la suivante :
"Un train vide, sans passagers ni conducteur, se dirige à vive allure sur une voie de chemin
de fer. Cinq ouvriers travaillent sur cette voie. Si rien n’est fait, le train poursuivra sa
trajectoire et causera la mort des cinq ouvriers.

333 Harvard University's Justice. Justice. Sandel M. [en ligne] http://www.justiceharvard.org/

274
Vous vous trouvez sur un pont au-dessus de la voie de chemin de fer et vous comprenez qu’il
est possible d'éviter la mort des cinq ouvriers en freinant le train avec un objet très lourd. Un
homme énorme se trouve sur le pont à côté de vous. La seule façon de freiner le train
consiste à pousser cet homme énorme sur la voie. Mais, ce faisant, le train percutera
l'homme et causera sa mort. Avez-vous moralement le droit de pousser l'homme depuis le
pont ? "
Cette paire de scénarios a été proposée à des centaines de sujets de tous âges et de toutes
cultures : invariablement, 85% se déclarent prêts à détourner le train et endosser la
responsabilité de laisser le train tuer une personne. Leur choix est rationnalisé par un calcul
utilitariste basique. A contrario, 12% seulement ont répondu qu’il leur semblait moralement
acceptable de pousser l'homme du pont et de le faire mourir, s'opposant à la conclusion du
même calcul utilitariste que précédemment. Les travaux de J. Greene, neurophysiologiste,
rapportés par F. Cova334, mettent en évidence que la décision de ceux qui refusent de
pousser l'homme, très largement majoritaires, est motivée prioritairement par leurs
émotions, à l'origine d'une morale préférentiellement de type déontologique, et non pas par
leur rationalité, qui les conduirait d'avantage à adopter une philosophie morale de type
conséquentialiste.
Certains fondamentalistes religieux, respectueux des règles principielles plutôt que des
conséquences, s'opposent farouchement à toute action pouvant conduire à abréger la vie
d'un homme, don de Dieu. Pour cette raison, l'Etat d'Israël, pour permettre le respect des
croyances de ses citoyens, a promulgué le 6 décembre 2005 le Dying patient Act, qui
distingue les traitements continus et les traitements discontinus. Ainsi il est autorisé de
suspendre un traitement par hémodialyse ou par ventilation artificielle intermittente
(administrée via un masque appliqué sur le visage que l'on peut aisément enlever et
remettre, contrairement à une sonde d'intubation, réservée à la ventilation artificielle
continue) dans le sens où ces traitements nécessitent d'être "réintroduits" à chaque séance.
Il est possible de décider de ne pas introduire de nouvelles séances, ce qui revient à décider
de limiter le traitement et non pas à l'arrêter, contrairement à la ventilation artificielle
continue. Néanmoins, conscient du fait que la poursuite d'un traitement continu peut
s'avérer déraisonnable dans le sens où la prolongation de la vie du malade n'est qu'une
prolongation de la durée de ses souffrances et de celle de ses proches, le législateur israélien

334Cova, F. La psychologie de l'utilitarisme et le problème du sens commun. In Bozzo-Rey M., Dardenne E.. Deux
Siècles d'Utilitarisme. Rennes : Presses Universitaires de Rennes ; 2012, pp.101-116

275
autorise le médecin à placer une minuterie sur le respirateur dont la fonction est
d'interrompre l'alimentation électrique de la machine, y compris pendant de très brèves
périodes, sans conséquences aucune pour le malade. Néanmoins, ce dispositif a l'intérêt de
rendre ce traitement "intermittent" : si la situation évolue défavorablement, le médecin
pourra alors décider, en conformité avec les souhaits du malade, de limiter le traitement en
décidant de ne pas "réintroduire" la ventilation artificielle335.
Néanmoins, en dehors des situations qui imposent le recours à ces dispositifs légaux
complexes, décider de limiter un traitement curatif n'a de conséquence que si le malade
s'aggrave au point de requérir cette thérapeutique, jugée déraisonnable, pour continuer de
vivre. Par exemple, le médecin peut décider qu'en cas d'arrêt cardiaque, un massage du cœur
ne sera pas réalisé pour tenter de le faire battre à nouveau. Finalement, le médecin
n'intervient pas le premier sur le déroulé des évènements : c'est la maladie qui fait le
premier pas, dans le mauvais sens et le médecin se contente d’emboiter ce pas. Par contre,
s'il décide d'arrêter un traitement curatif nécessaire à la réanimation du malade, voire à sa
survie, il interfère nécessairement avec le cours des choses : dès l'arrêt du traitement, l'état
du malade dépendant du traitement risque fortement de s'aggraver. Et possiblement
rapidement. Cette différence de temporalité dans les conséquences pour le malade s'avère
importante. De fait, nous avons expliqué que le prélèvement d'organes ne pouvait avoir lieu
que si le décès du malade était constaté dans les deux heures qui suivent l'application de la
décision médicale. Or, la seule limite à l'introduction d'un traitement devenu nécessaire n'est
pas compatible avec ces délais : le plus souvent, la nécessité n'est pas prévisible dans le
temps (quand le malade va-t-il s'aggraver au point de requérir le traitement ?) ; ou bien,
parce que le traitement auquel on a décidé de ne pas recourir est immédiatement vital
(ventilation artificielle ou massage cardiaque), ne permettant pas alors l'organisation du
prélèvement : même si on peut imaginer que le dossier cristal soit préconstitué et pré-validé
par l'Agence de la biomédecine, et que le recueil du témoignage de non-opposition au
prélèvement ait pu être anticipé auprès des proches, il faut encore que l'infrastructure
chirurgicale (bloc opératoire et équipe) soit disponible. En pratique, ces circonstances sont
incompatibles avec la réalisation du prélèvement. Et finalement, seule une décision d'arrêt
des traitements curatifs, et notamment une décision d'arrêt de la ventilation artificielle, est
compatible avec la procédure. La procédure de prélèvement d'organes de type Maastricht III

335 Steinberg A, Sprung CL : The dying patient : new Israeli legislation. Intensive Care Med 2006 ; 32 : 1234-7

276
impose aux médecins d'être actifs. La question de savoir si la décision d'arrêter est prise
sous influence de la perspective d'un prélèvement au détriment de la décision de limiter les
traitements curatifs n'a, à notre connaissance, jamais été posée à ces médecins décideurs.

Une fois la décision d'arrêter les thérapeutiques curatives entérinée, plusieurs options
concernant les modalités potentielles d'application vont devoir être envisagées. Ces
modalités concernent le lieu, les modalités d'arrêt de la ventilation artificielle, les
traitements à visée palliative, les traitements au bénéfice d'autrui, le constat de décès et les
techniques de conservation des organes.

3.3.1.4 Lieu de l'arrêt des thérapeutiques curatives

L'arrêt des thérapeutiques curatives peut être réalisé soit au bloc opératoire, soit dans la
chambre de réanimation du malade, soit dans une salle située à proximité du bloc opératoire.
Lorsque la procédure de l'établissement a prévu une mise en application de l'arrêt des
thérapeutiques curatives au bloc opératoire, la question de déterminer qui est l'exécutant de
la décision peut se poser. De fait, généralement, les réanimateurs ne prennent pas en charge
les malades au bloc opératoire mais les confient à leurs collègues anesthésistes. En
l'occurrence, le comité éthique de la Société française d'Anesthésie-Réanimation a insisté sur
le fait que le médecin décideur devait nécessairement assumer sa décision et qu'il n'était pas
envisageable qu'il délègue l'exécution de cette décision à un autre soignant. En conséquence,
l'application de la décision doit être réalisée par le médecin responsable de la décision
d'arrêt des thérapeutiques curatives, de même que le constat de décès : si le lieu choisi pour
exécuter la décision d'arrêt des thérapeutiques curatives est le bloc opératoire, alors le
médecin réanimateur se doit donc d'accompagner le malade dont il avait la charge en
réanimation jusqu'à son décès.
L'argument en faveur du choix pour le bloc opératoire est que l'explantation des organes se
fait immédiatement après la déclaration du décès et la consultation du registre national des
refus. La durée qui sépare la constatation du décès et le prélèvement des organes s'en trouve
raccourcie. En conséquence, on peut espérer que la qualité des greffons s'en trouvée
d'autant améliorée. Ainsi, les malades à greffer sont les principaux, pour ne pas dire les seuls,
bénéficiaires de cette option. Par ailleurs, la possibilité d'effectuer la chirurgie
instantanément permet d'économiser le recours à une circulation extra-corporelle pour

277
préserver les organes en attendant le prélèvement, et donc non seulement d'économiser la
matériel, mais aussi le temps médical nécessaire à sa mise en place.
A l'opposé, les arguments contre sont nombreux et concernent autant le mourant, ses
proches, les soignants et les tiers.
Ainsi, le premier qui peut pâtir de ce choix est le mourant lui-même. Le transfert au bloc
opératoire, avant application de la décision, nécessite d'utiliser un respirateur dit "de
transport". Ces ventilateurs sont généralement beaucoup moins techniquement sophistiqués
que les machines ultra-perfectionnées utilisées en réanimation. Une sensation d'inconfort
liée au changement de machine peut survenir. L'emprunt des couloirs, des ascenseurs voire
d'une ambulance pour certains centres hospitaliers de type pavillonnaires pour accéder au
bloc opératoire ajoute à l'inconfort potentiel du malade. Pour éviter cet écueil, il faudra, le
plus souvent, envisager d'emblée de renforcer la sédation, avant même le transfert vers le
bloc opératoire. Par ailleurs, si la réanimation est parfois considérée comme un milieu
hostile, peu propice à un accompagnement de fin de vie, que dire du bloc opératoire, lieu
froid (aux sens propre et figuré) et ultra-technique, où prévaut la culture de l'acte
chirurgical ? Cet environnement aseptisé peut-il être réellement compatible avec un
accompagnement de fin de vie pour le mourant, pour ses proches, pour les soignants ?
Les proches sont les deuxièmes "victimes" potentielles de ce choix du bloc opératoire.
Certains établissements hospitaliers n'autorisent pas l'accès du bloc opératoire aux non-
membres du personnel. Ils ne seront alors pas autorisés à accompagner le mourant jusqu'à
sa mort : il leur sera proposé de faire leurs adieux en réanimation, avant le transfert. Alors,
une longue attente commencera pour aux : celle de l'annonce de l'heure du décès constaté.
Mais celui-ci peut ne pas survenir dans le délai imparti des heures qui suivent l'arrêt des
traitements curatifs. Dans ce cas, il est prévu que le mourant soit sorti du bloc opératoire
(pour ne pas paralyser inutilement d'avantage encore l'usage de la salle) soit reconduit dans
sa chambre, où les soins de confort et l'accompagnement de la fin de la vie du mourant
seront poursuivis par ses proches et le personnel soignant de réanimation. Le réanimateur,
présent au bloc opératoire, devra donc informer son service et les proches de leur retour en
réanimation. Le pire des scénarios serait que le mourant décède durant ce second transfert,
au milieu d'un couloir ou dans l'ascenseur : faudra-t-il, pour minimiser ce risque, envisager
de reprendre, le temps du transfert, les traitements curatifs (ventilation artificielle,
médicaments de support cardio-vasculaire...) ? Arrivé en réanimation, comment les uns et
les autres - proches et soignants - vivront-ils ce retour, ce réinvestissement nécessaire

278
malgré les adieux d’ores-et-déjà prononcés, et de ce fait le processus de deuil
éventuellement amorcé par les proches ? Comment les soignants, qui pensaient ne plus
revoir le malade dont ils s'étaient occupés depuis un certain temps, qui avaient d’ores-et-
déjà mobilisé les défenses psychologiques nécessaires pour "passer à un autre", vont-ils être
capables de se réinvestir dans une relation aussi empathique que celle qui implique
l'accompagnement d'une personne agonisante ? Certains considèrent que cette situation est
suffisamment malveillante à l'égard de tous - mourant, proches, et soignants - pour justifier
les actions qui aboutiraient à son éviction. Ces actions impliqueraient nécessairement une
intention première d'accélérer la survenue du décès, qui ne peut donc plus être entendu
comme la conséquence du deuxième du double-effet de la sédation instaurée pour le confort
du malade. Elles sont donc rendues illégales en France par la loi du 22 avril 2005. Au
contraire, pour d'autres, le retour en réanimation de certains mourants pourrait constituer
la preuve irréfutable de la juste titration de la sédation, conforme aux besoins du mourant
pour être soulagé, sans dépasser ces besoins pour accélérer le décès. Nous développerons ce
point un peu plus loin.
Dans certains centres, les proches seront autorisés à accéder au bloc opératoire. Il leur
faudra alors porter une tenue spécifique (tunique-pantalon) et s'affubler d'une coiffe
couvrant l'ensemble de leur chevelure et d'un masque chirurgical couvrant le nez, la bouche
et le menton. Pour autant, il est probable que les familles composées de nombreux membres
devront choisir leurs représentants : le bloc opératoire ne peut accueillir qu'un nombre
limité de personnes. Leur intimité ne pourra être respectée, dans la mesure où le
réanimateur et la coordination hospitalière se doivent d'être présents pour garantir le bon
déroulement de la procédure et l'équipe chirurgicale, en tenue, prête à intervenir dès le
décès déclaré. De même, l'urgence de l'intervention chirurgicale, immédiatement après la
déclaration du décès, impose d'avoir "préparé" chirurgicalement le donneur : la peau du
torse et de l'abdomen aura été nettoyée avec un antiseptique et les champs opératoires
stériles auront recouvert la quasi-totalité de son corps, à l'exception de sa tête. Ses mains
seront difficilement accessibles au toucher, sous peine de risquer de déstériliser les champs.
En pratique, il sera proposé aux proches de se tenir à proximité exclusive du visage du
mourant, en prenant garde à ne rien "contaminer". De plus, tout le matériel nécessaire à
l'intervention (bistouris, écarteurs,...) sera d’ores-et-déjà préparé, offerts à leur vue. Ainsi,
même si on peut espérer la discrétion et le profond respect de l'ensemble des soignants
présents, comment imaginer que les proches, témoins des derniers instants de vie de l'être

279
cher, puissent se sentir paisibles dans un tel environnement ? Pour parachever ce tableau, il
faut encore rappeler que, dès le décès prononcé, les proches devront immédiatement quitter
la salle pour faire place aux chirurgiens.
Les soignants du bloc opératoire ne sont pas mieux lotis. En effet, hormis dans le cadre
d'interventions chirurgicales exécutées en urgence vitale, le personnel paramédical de bloc
opératoire est très rarement confronté au décès d'un malade, a fortiori s'agissant
d'intervention programmée. Cette occurrence est toujours vécue comme un évènement
dramatique pour ce personnel peu aguerri à la problématique de fin de vie et encore moins
aux décisions d'arrêt des thérapeutiques curatives. Il risque d'être, pour le moins, heurté par
ces pratiques nouvelles pour lui. De fait, c'est bien au personnel du bloc opératoire qu'il
incombera de prendre en charge la phase agonique du mourant, sachant que le réanimateur
sera le seul membre extérieur au bloc opératoire présent et que, selon la procédure de
l'Agence de la biomédecine, le personnel de la coordination hospitalière, présent au bloc
opératoire dans l'attente du décès, n'est pas habilité à intervenir d'aucune façon avant le
décès constaté. La formation des soignants du bloc opératoire et leur suivi, notamment
psychologique, ne devront pas être négligés.
A contrario, les soignants de la réanimation peuvent souffrir du sentiment de ne pas avoir
achevé leur mission, en se sentant "dépossédés" du mourant et de sa mort. La rupture de la
continuité de la prise en charge par l'équipe de réanimation peut s'avérer très frustrante
pour certains, culpabilisés par l'idée de trahir le malade et ses proches en l'abandonnant à
d'autres.
Les malades en attente d'un greffon hépatique sont sacrifiés par cette option dans la mesure
où le prélèvement du foie est soumis par la procédure de l'Agence de la biomédecine à la
mise en place obligatoire d'une circulation extra-corporelle pour assurer la perfusion des
organes. Or, lorsque le décès est constaté directement au bloc opératoire, les chirurgiens
interviennent immédiatement et refroidissent les organes avant même de les prélever. Ils les
perfusent avec un liquide pharmaceutique de conservation. Seuls les poumons et les reins
peuvent être prélevés, dans des délais impartis de 90 et 120 minutes respectivement.
De plus, le risque que le malade présente un arrêt cardiaque durant le transfert vers le bloc
opératoire n'est pas nul. Si les proches l'attendent au bloc opératoire, il sera bien difficile
pour eux d'entendre que la mort est survenue dans un couloir ou un ascenseur. Par ailleurs,
la durée d'ischémie chaude s'en trouverait d'autant allongée et les organes risqueraient
fortement d'être lésés, s'ils ne pouvaient pas être explantés très rapidement Ce sont alors les

280
malades en attente de leur transplantation imminente qui risqueraient de perdre en qualité
de greffon.
D'autres malades peuvent également subir les conséquences de ce choix : les malades en
attente d'une intervention chirurgicale, parfois urgente, peuvent voir cette intervention
reportée par la mobilisation de la salle opératoire. Si une urgence vitale ne saurait être
retardée par la perspective d'un prélèvement d'organes, une urgence relative le serait
probablement. Les malades hospitalisés en réanimation se voient également privés de la
présence d'un médecin. En cas d'imprévu grave, cette présence peut faire cruellement défaut
et peut résulter en une allocation injuste de la ressource rare qu'est le médecin-réanimateur.
Enfin, en cas de non-aboutissement de la procédure, l'établissement hospitalier peut avoir à
assumer des coûts déficitaires, causés par la mise à disposition d'une salle opératoire et du
personnel médical et paramédical requis pendant trois heures sans contrepartie en termes
de prélèvement d'organes.

L'option d'une salle à proximité du bloc opératoire ne supprime évidemment pas les
inconvénients et les risques liés au transport du malade jusqu'au bloc opératoire, ni la
violence exercée par l'immédiateté nécessaire de la séparation des proches et de la personne
après la déclaration de son décès.
Par contre, il offre la possibilité aux proches, sans restriction en nombre, de se tenir au calme
- jusqu'au constat du décès - auprès du mourant, dans un environnement moins cruel que
celui du bloc opératoire, en la présence minimale de soignants, restreinte au réanimateur
responsable et éventuellement à l'infirmière en charge du malade, dans la mesure des
possibilités du service de réanimation pour la détacher le temps nécessaire.

Enfin, la troisième option consiste à réaliser l'arrêt des traitements curatifs dans la chambre
de réanimation du malade, avant tout déplacement de celui-ci. Cette option supprime les
inconvénients mentionnés ci-dessus, notamment ceux liés à une rupture de prise en charge
par l'équipe de réanimation. Le malade et ses proches, jusqu'au dernier moment de vie,
seront entourés des soignants qu'ils côtoient depuis l'admission en réanimation, avec
lesquels ils ont établi des relations de confiance (sans quoi il est peu probable qu'il soit
encore question de prélèvement d'organes.). Si la réanimation est à proximité du bloc
opératoire, la configuration du transfert est identique à la précédente. Il faudra néanmoins
agir très rapidement après la constatation du décès pour transférer le corps au bloc, le

281
préparer à la chirurgie (asepsie de la peau, mis en place des champs opératoires) et prélever
les poumons et les reins dans les délais impartis. Par contre, si la réanimation est
suffisamment éloignée du bloc opératoire pour compromettre le prélèvement des poumons
ou des reins, ou si le prélèvement hépatique est souhaité, alors une technique de
conservation des organes par l'adjonction d'une circulation extra-corporelle doit être
réalisée. Celle-ci à l'avantage "d'acheter du temps" : elle doit être mise en place par un
médecin dans les mêmes délais que ceux impartis à la reperfusion par le liquide de
refroidissement instillé in situ par le chirurgien (cf. figure), mais le délai toléré pour
l'explantation des organes est plus long (quatre heures maximum). Il est alors possible de
s'abstenir d'"arracher" le corps du défunt à ses proches : il leur est demandé de sortir de la
chambre le temps de mettre en place la machine, en leur assurant qu'ils pourront revenir
dès que la circulation au niveau des organes sera rétablie. Ils pourront alors disposer d'un
moment supplémentaire, mais néanmoins contraint, pour dire une dernière fois adieu avant
que le corps puisse être calmement acheminé vers le bloc opératoire.
A notre connaissance, aucune donnée scientifique n'est disponible à ce jour pour affirmer
que la qualité des greffons est modifiée, dans un sens ou dans l'autre, par la mise en place
d'une circulation extra-corporelle, comparée à la perfusion d'un liquide refroidissement
instillé in situ par le chirurgien. Ainsi, autant le bénéfice pour le malade, ses proches et ses
soignants semble préconiser l'application de la décision d'arrêt des thérapeutiques curatives
en réanimation plutôt qu'au bloc opératoire, autant les conséquences pour le malade en
attente de greffon sont inconnues.

3.3.1.5 Type d'actions motivées par la décision d'arrêt

Avant de revenir sur la question de la circulation extra-corporelle pour préserver les


organes et des autres procédures instaurées au bénéfice d'autrui, il nous faut maintenant
détailler les conséquences du choix de l'arrêt de la ventilation avec ou sans extubation et des
traitements palliatifs.
Nous avons expliqué que la procédure de prélèvement d'organes impliquait que les organes
soient reperfusés dans des délais déterminés par la procédure. Ces délais impliquent
rétroactivement que l'arrêt circulatoire soit lui aussi constaté dans les temps impartis. Ces
délais varient d'un pays à l'autre. Ainsi, au Royaume Uni, le temps d'ischémie chaude
maximal est de 60 minutes (et non pas 90) pour les poumons. Pour éviter la mise en route de

282
procédures de prélèvements Maastricht III qui ont une probabilité très forte de ne pas
aboutir pour cause de dépassement des délais, les chercheurs se sont astreints à identifier
des facteurs pronostiques de survenue de l'arrêt circulatoire dans les 120 minutes qui
suivent l'arrêt des traitements curatifs. Parmi ces facteurs, le choix de la méthode d'arrêt de
la ventilation artificielle est rarement invoqué : extubation ("terminal extubation",) ou arrêt
de la ventilation ("immediate weaning", ventilateur arrêté mais sonde d'intubation laissée en
place), ou arrêt progressif de la ventilation ("terminal weaning", sonde d'intubation laissée
en place, ventilateur en marche, baisse progressive des paramètres du ventilateur jusqu'au
décès) ? Les défenseurs de l’extubation mettent en avant la non-prolongation de l’agonie du
fait d’une procédure sans ambiguïté, qui restaure, dans la transparence, le déroulement
“naturel” de la fin de vie, en supprimant la sonde trachéale, vestige de la réanimation passée.
Le visage retrouve alors un aspect plus humain, débarrassé de tout tuyau devenu inutile. A
contrario, une fois la sonde d'intubation enlevée, la langue est libérée dans sa chute et peut
venir obstruer les voies respiratoires. La respiration peut devenir bruyante, sous forme de
râles agoniques, et le mourant peut sembler "chercher son air". Les proches peuvent
interpréter ces manifestations nouvelles comme signes d'inconfort. Le plus souvent, ces
symptômes peuvent être prévenus ou traités par une diminution de l'hydratation dans les
jours ou heures qui précèdent l'extubation, ou par l'administration de médicaments
diurétiques, de médicaments qui réduisent la production des sécrétions (scopolamine), de
corticoïdes pour diminuer le stridor et surtout par la sédation titrée, i.e. administrée à la
dose nécessaire et suffisante pour assurer le confort du mourant, mais aussi celui de ses
proches, voire celui du personnel soignant qui les accompagne. En cas de besoin, il est
toujours possible, après l'extubation, d'introduire, par la narine, une petite canule,
suffisamment discrète pour que le visage du mourant débarrassé de tout signe
d'intervention médicale demeure ainsi, pour retenir la chute de la langue et diminuer
l'intensité de ces râles agoniques.
Malgré ce qui nous semble être des arguments en faveur du choix pour l'extubation, les
réanimateurs européens optent très rarement pour cette option336. L'explication tient
probablement au fait que notre société, dont les soignants sont membres à part entière, a
perdu l'habitude d'observer la mort à l'ouvrage. La vision de l'agonie ne nous est plus
aucunement familière. Pourtant, conformément à notre expérience personnelle, si les

Sprung CL, Cohen SL, Sjokvist P. End-of-life practices in European intensive care units: the Ethicus study.
336

JAMA 2003; 290: 790-7

283
proches et le personnel soignant ont été soigneusement prévenus du déroulé des
évènements et des manifestations qui peuvent survenir, en insistant sur le fait que le
mourant, d’ores-et-déjà inconscient, ne souffre pas et que, par mesure de sécurité, des
médicaments contre la douleur et contre l'angoisse peuvent être administrés autant que
nécessaire, l'extubation nous semble devoir être proposée préférentiellement. Seul le
manque de formation des étudiants en médecine et en soins infirmiers nous semble pouvoir
expliquer l'angoisse préalable de ces soignants, qui les empêche d'être favorables à cette
option. Néanmoins, il ne s'agit évidemment pas de violenter ni les proches ni les soignants
pour les convaincre d'accepter ce choix.
La temporalité de la survenue du décès est souvent retenue comme un des facteurs
déterminants pour orienter le choix pour telle ou telle option, par les proches et/ou par les
soignants. De fait, le choix d'un arrêt progressif de la ventilation prolonge incontestablement
la durée de l'agonie. Si les proches peuvent profiter de ce temps partagé avec le mourant, la
communication orale lui est néanmoins impossible. Concernant les mourants susceptibles
d'être prélevés de leurs organes selon la procédure Maastricht III, ils ne sont
qu'exceptionnellement conscients. Dans la très grande majorité des cas, il s'agit de malades
cérébro-lésés graves, qui ont perdu toute conscience avant l'arrêt des traitements curatifs.
L'agonie du mourant ne peut donc pas offrir l'occasion d'un dernier échange avec ses
proches. Cette agonie n'est vécue que par les proches et les soignants. Si l'on s'en réfère à
une vision conséquentialiste, c’est donc leurs préférences qui devront être prises en compte
pour déterminer le choix.
La perspective du prélèvement d'organes est-elle influente sur la modalité d'arrêt des
thérapeutiques curatives ? Elle pourrait l'être, si l'on considère que les donneurs-M3
potentiels ont quatre fois plus de "chance" de devenir des donneurs effectifs s'ils sont
extubés, plutôt que si la sonde est laissée en place (ventilateur arrêté ou assistance
progressivement diminuée). De plus, la durée de l'agonie étant plus brève et l'ischémie
moins longue, les greffons ne peuvent être que de meilleure qualité. En conséquence, au
Royaume-Uni, 86% des donneurs-MIII sont prélevés après avoir été initialement extubés337
Pour ces raisons la procédure de l'Agence de la biomédecine stipule que "l’extubation est
recommandée mais ne saurait être imposée".

337Manara AR, Murphy PG, O'Callaghan G Donation after circulatory death British Journal of Anaesthesia 2012
Jan;108 Suppl 1(suppl 1):i108–21

284
En réalité, il n'est pas certain que la méthode d'arrêt de la ventilation artificielle soit la plus
influente sur le délai de survenue du décès, mais plutôt la sédation et l'analgésie prescrites
pour assurer le confort du mourant dans ses derniers instants. Conformément à la loi du 22
avril 2005, cette sédation et cette analgésie doivent être titrées et proportionnées. S'agissant
de mourants dans l'incapacité de communiquer et inconscients pour la très grande majorité
d'entre eux, l'article 37 de cette loi précise que "(...) le médecin, même si la souffrance du
patient ne peut pas être évaluée du fait de son état cérébral, met en œuvre les traitements,
notamment antalgiques et sédatifs, permettant d'accompagner la personne selon les principes
et dans les conditions énoncés à l'article R 4127-38.” Comment alors décider de la dose juste
suffisante pour soulager le mourant de douleurs ou d'angoisse éventuelles ?
La question sous-jacente à celle-ci interroge l'intention de l'administration pre mortem de
certains médicaments et, plus précisément, le bénéficiaire de ces thérapeutiques palliatives :
sont-ce les mourants eux-mêmes ou les malades en attente de greffon ?
Concernant les sédatifs et les antalgiques, la procédure de l'Agence de la biomédecine, qui
affirme pourtant ne pas être concernée par la décision d'arrêt des traitements curatifs ni par
ses modalités d'application, mentionne que "la sédation, comme l’analgésie de confort
doivent être adaptées aux symptômes que présentent le patient (douleur, dyspnée, angoisse,
agitation, ...) et doivent respecter la règle de proportionnalité (sédation titrée338). Une
approche multi-modale doit être privilégiée Les agents curarisants ne doivent pas être
utilisés".
D’après l’International Association for Study of Pain, la douleur est une expérience sensorielle
et émotionnelle désagréable. Cette définition neurophysiologique souligne que la douleur est
une sensation perçue comme désagréable. Pour être présente, il faut donc, d'une part, qu'il y
ait sensation et, d'autre part, perception de cette sensation. Un état de conscience minimale
est requis pour permettre cette perception. De fait, la conscience est un concept complexe
qui comporte, selon S. Laureys, plusieurs attributs, dont l’éveil, la perception de soi et la
perception de l’entourage environnant339. L’éveil est décelé par la capacité d’ouvrir les yeux
(spontanément, ou en réponse à une commande verbale ou à une stimulation douloureuse).
La perception de soi est observée par le biais des réactions motrices émises en réponse à
une stimulation douloureuse (mouvement de retrait en réaction au pincement de la peau).

338 une sédation titrée est une sédation administrée à la dose minimale efficace afin de réduire le plus possible
la survenue d'effets secondaires délétères (c'est nous qui précision)
339 Laureys S. The neural correlate of (un)awareness : lessons from the vegetative state. Trends in Cognitive

Sciences, 2005 ; 9 : 556-559.

285
La perception de l’entourage (observer et non pas seulement voir) est objectivée par
l’entremise de réactions motrices spontanées ou en réponse à une commande verbale
(serrer la main à la demande). Les malade comateux, contrairement aux malades en état
végétatif persistant ou en état pauci-relationnel, sont incapables d’ouvrir les yeux (tant
spontanément qu’à la douleur), présentent un éventail limité de réflexes rudimentaires à la
stimulation douloureuse (flexions stéréotypées, par exemple) et ne réagissent pas aux
commandes verbales. Les malades dans le coma sont donc considérés inconscients et
incapables de ressentir la douleur. Certes, une stimulation nociceptive peut être ressentie et
entrainer des manifestations physiologiques dommageables, comme une accélération du
pouls, une augmentation de la tension artérielle et de la fréquence respiratoire. Ces éléments
sont d'autant plus à prendre en compte que le malade est conscient-non communicant. Mais
cette stimulation nociceptive ne pourra théoriquement pas être perçue comme douloureuse,
si le malade est inconscient.
Dans certaines circonstances, toutefois, il peut y avoir perception de la douleur en dehors de
toute sensation, remplacée par la mémoire d'une sensation douloureuse : ainsi les douleurs
de membres fantômes, après amputation chez un artéritique, qui souffre souvent depuis
plusieurs mois, sont expliquées par ce phénomène de mémorisation. Il n'y a plus de
sensation puisque qu'il n'y a plus de membre, donc plus de terminaisons nerveuses. Mais la
perception douloureuse persiste.
La question de la perception de la douleur par les malades cérébro-lésés graves se pose donc
sérieusement. Certains experts recommandent un traitement prophylactique de la douleur
au bénéfice du doute, par respect du principe de précaution340. Pour autant, les malades
cérébro-lésés graves qui nous concernent sont dans l'incapacité de percevoir une
quelconque douleur, puisque, en l'occurrence, ils sont plongés dans un coma suffisamment
profond pour que la poursuite de la réanimation ait été jugée déraisonnable. Ils ne sont donc
pas en état d'éveil. De plus, sachant qu'ils se trouvent en phase agonique et que leur décès
est inéluctable (même s'il peut ne pas survenir dans les délais impartis par la procédure
Maastricht III), la possible mémorisation d'une sensation douloureuse durant leur coma ne
pourra jamais être à l'origine d'une perception douloureuse sans sensation. En conséquence,
il est probable que la prescription de morphiniques pour accompagner l'agonie de ces
mourants cérébro-lésés graves soit davantage motivée par une prudence excessive à leur

340 Schnakers
C., Chatelle C., Vanhaudenhuyse A., et al. The nociception coma scale : A new tool in dissorders of
consciousness. Pain 2010 ; 148 : 215-9.

286
égard ou, plus probablement encore, pour prévenir l'angoisse des proches et des soignants.
De fait, il peut sembler plus confortable à ces derniers de pouvoir affirmer s'être assurés que
le mourant ne peut pas souffrir grâce à leur prescription de médicaments morphiniques. Il
en va de même pour l'administration d'hypnotiques, dont l'action est de faire perdre
conscience, ou d'anxiolytiques : quel intérêt ces traitements peuvent-ils avoir, lorsque le
malade, d’ores-et-déjà inconscient, ne court aucun risque d'éveil, non souhaité durant la
phase d'agonie, et aucun risque non plus d'éprouver une quelconque angoisse ? Ces
médicaments pourraient-ils être prescrits "dans le doute" ? Pourtant, la prescription de
médicaments que l'on sait n'avoir aucun bénéfice n'est généralement pas recommandée.
Dans ce cas, les médecins sont-ils suffisamment suspicieux envers leurs connaissances du
mécanisme physiologique de la douleur et/ou de l'angoisse non perceptible par ces malades
gravement cérébro-lésés, plongés dans un coma profond, pour se sentir tenus d'administrer
des médicaments a priori inutiles ? Ne serait-il pas préférable pour tous, soignants et
proches, d'expliquer clairement et honnêtement que la douleur ne peut plus être perçue et
que toute médication antalgique ou hypnotique est devenue superflue 341?
Se pourrait-il encore que ces médicaments soient prescrits au bénéfice des futurs
receveurs ? De fait, ces médicaments sont loin d'être dénués d’effets secondaires. C'est ce qui
est inscrit dans la loi du 22 avril 2005 sous le concept du "double-effet" : l'effet recherché,
bénéfique, peut s'accompagner d'un effet maléfique, non souhaité en lui-même, mais toléré
pour permettre la survenue du premier. C'est pourquoi, dans la situation qui nous préoccupe,
la prescription de curares, qui paralysent les muscles respiratoires, est strictement
interdite : ces médicaments, qui permettent usuellement la mise en place de la sonde
d'intubation, ou l'adaptation du malade au respirateur artificiel ou encore certaines
interventions chirurgicales, n'ont ici aucun effet bénéfique. A contrario, dans le contexte de la
médecine palliative, les morphiniques et les hypnotiques sont largement utilisés pour
soulager la fin de la vie des mourants : les morphiniques sont prescrits pour supprimer toute
perception douloureuse, mais ils interfèrent avec la respiration qu'ils affaiblissent ; les
hypnotiques sont prescrits pour supprimer l'anxiété et abaisser le niveau de conscience,
mails ils entrainent le plus souvent une baisse de la tension artérielle. En conséquence,
l'arrêt de la ventilation spontanée du mourant et/ou de la circulation sanguine peuvent s'en
trouver précipités et la phase d'agonie raccourcie. Dans notre contexte de procédure de

341 Blanchet V. Quelles conduites à tenir en phase terminale ? Méd Pal. 2007;6(5):285–8.

287
prélèvement d'organes, plus ces substances sont administrées à des doses élevées, plus le
décès surviendra de façon certaine dans le délai imparti des trois heures.
Afin de prévenir tout risque de soupçon d'intention malveillante à l'égard du mourant, il
nous semblerait raisonnable de ne pas administrer d'antalgiques, ou d'hypnotiques, ou
d'anxiolytiques aux malades cérébro-lésés graves, plongés dans un coma profond, incapables
de perception douloureuse. Ces traitements palliatifs devraient être, selon nous, réservés
aux malades éveillés, y compris de façon minimale, et notamment aux malades moins
sévèrement cérébro-lésés ou aux malades conscients, atteints de maladie neuro-
dégénératives ou de lésion médullaire haute ou d'une assistance cardiaque, dépendants de la
ventilation artificielle, qui refuseraient la poursuite de leur traitement curatif vital.

Si la question du bénéficiaire des prescriptions peut encore être débattue concernant la


prescription d'antalgiques ou d'hypnotiques, elle ne se pose plus dès lors qu'il s'agit de
médicaments anti-coagulants comme l'héparine ou des vaso-dilatateurs ou des antibiotiques
pour poursuivre le traitement d'une infection préalablement établie. Ces médicaments sont
préconisés par certains pour assurer une meilleure perfusion sanguine au niveau des
organes lorsque la tension artérielle faiblit, avant l'arrêt circulatoire complet ou pour
prévenir la transmission d'une infection aux receveurs. Ces médicaments n'ont donc aucun
intérêt pour le mourant et ne bénéficient qu'aux receveurs des greffons. Ce seul constat
d'absence de bénéfice suffit à certains pour interdire leur prescription, dénonçant la
réification du corps du mourant. Pour d'autres, cette interdiction est motivée par le risque
d'effets délétères de ces médicaments à l'encontre du mourant. De fait, l'héparine pourrait
majorer un hématome cérébral préexistant et les vaso-dilatateurs majorer la baisse de la
tension artérielle. Ces réserves sont d'autant plus fortes qu'il n'y a à ce jour aucune preuve
que les anticoagulants sont plus efficaces lorsqu’ils sont administrés au mourant, au lieu
d’être simplement incorporés dans la solution de rinçage des organes au moment du
prélèvement. Néanmoins, les recommandations états-uniennes autorisent l'administration
de ces médicaments, s'ils ne sont pas supposés accélérer la survenue du décès, et surtout si
leur administration est totalement transparente vis-à-vis des proches préalablement
informés La procédure de l'Agence de la biomédecine recommande l'administration -
introduction ou poursuite - d'antibiotiques en cas d'infection et d'héparine, sauf en cas de
risque hémorragique connu. Elle ne fait pas mention des vaso-dilatateurs.

288
Outre les médicaments, des gestes techniques éventuellement invasifs peuvent être réalisés
avant le décès. Ainsi, le constat de la disparition du pouls, et donc de l'arrêt circulatoire,
nécessite la surveillance continue de la tension artérielle sous la forme d'une courbe sur un
moniteur. Cette courbe est obtenue en insérant un cathéter dans une artère, radiale ou
fémorale, relié au moniteur via un capteur de pression. La mise en place de ce cathéter, utile
à la réanimation du malade, est le plus souvent préalable à la décision d'arrêt des
traitements curatifs. Mais dans les cas où ce cathéter artériel n'avait pas été inséré au
bénéfice du malade, alors il devra l'être au bénéfice des receveurs. De même, lorsqu'il est
prévu d'avoir recours à une circulation extra-corporelle, il est autorisé d'introduire
préalablement des guides (fins tuteurs métalliques) dans l'artère et dans la veine fémorales
pour faciliter l'insertion post-mortem des canules de circulation extracorporelles Là encore,
l'information des proches est requise.
Pour certains, ces pratiques sont justifiées par l'amélioration de la qualité des greffons et
donc par l'application du principe de bienfaisance à l'égard des receveurs, considérant que
l'atteinte portée au mourant n'est pas dommageable. Pour les autres, la considération du
corps du mourant, assimilé à un réservoir d'organes, porte atteinte à sa dignité. L'adoption
de cette morale kantienne a motivé les législateurs britanniques pour interdire toute
intervention médicale pre-mortem dont l'intention première ne serait pas en faveur du
mourant. Au Royaume-Uni, aucune intervention visant à la protection des organes n’est donc
autorisée avant le constat du décès. Force est de constater que les résultats en termes de
durée de vie du greffon ne semblent pas en pâtir342.

3.3.1.6 Constat du décès : arrêt circulatoire

Nous avons pu démontrer que les modalités de l'application de la décision d'arrêter les
traitements curatifs se trouvaient incontestablement influencées par la perspective du
prélèvement d'organes à suivre. Il en va de même pour le constat du décès. C'est même là un
des motifs les plus ardents du débat qui opposent ceux qui défendent et ceux qui s'opposent
à la réalisation de ce type de prélèvements d'organes. De fait, nous avons défini, dans la
première partie de ce manuscrit, la mort par une cessation irréversible soit de l'ensemble des
fonctions cardiaque et respiratoire, soit de l'ensemble des fonctions encéphaliques.

342Summers DM, Johnson RJ, Allen J, Fuggle SV, Collett D, Watson CJ, et al Analysis of factors that affect outcome
after transplantation of kidneys donated after cardiac death in the UK: a cohort study Lancet 2010 ; (376):
1303–11

289
Concernant les personnes décédées d'un arrêt cardiaque de survenue inopinée, elles ne sont
susceptibles d'être prélevées de leurs organes, dans le cadre de la procédure Maastricht II,
qu'après qu'un médecin ait vérifié l'absence d'activité électrique ou, au maximum, la
présence résiduelle de complexes dits agoniques. La procédure Maastricht III, elle, ne
s'intéresse pas à la disparition de toute activité cardiaque électrique, mais opère un retour
vers la clinique ancestrale : le décès est constaté sur la disparition du pouls. Cette disparition
doit être ici objectivée par l'observation de la courbe de pression artérielle, qui se dessine
sur le moniteur et qui doit donc désormais apparaitre comme une ligne droite, sans que l'on
ne puisse plus distinguer la pression artérielle systolique (la pression haute) de la pression
artérielle diastolique (la pression basse), en témoignage de l'absence de contraction efficace
du cœur. Il n'est donc plus question d'arrêt "cardiaque" pour définir la mort, mais d'arrêt
"circulatoire". Celui-ci peut survenir plusieurs minutes avant le silence électrique. Ainsi, un
malade en fibrillation ventriculaire présente un arrêt circulatoire mais une activité
électrique cardiaque intense. Dans le cadre de la procédure française de prélèvements
d'organes Maastricht III, son décès peut être déclaré si les signes de mort encéphalique
clinique sont présents (coma aréactif, absence de réflexes du tronc cérébral, absence de
toute ventilation spontanée) et qu'aucune reprise d'activité circulatoire n'a pu être observée
durant 5 minutes consécutives. Par contre, la présence de ces mêmes signes ne suffit pas à
pouvoir prélever de ses organes une personne victime d'un arrêt cardiaque de survenue
inopinée : un enregistrement de l'absence d'activité électrique cardiaque est, dans ce cas,
requise. Il s'avère donc que toutes les définitions de la mort ne sont pas équivalentes,
autorisant certaines personnes mortes à être prélevées de leurs organes et d'autres non.
De plus, comme nous en avons déjà fait mention, les délais d'observation de l'arrêt
circulatoire varient considérablement d'un pays à l'autre : le protocole princeps de
Pittsburgh, Etats-Unis, prévoyait un délai de 2 minutes343. Ce délai est encore suffisant en
Australie, mais il a été allongé jusqu'à 5 minutes dans la majorité des pays (France, Canada,
Grande-Bretagne, Pays-Bas), à 10 minutes en Suisse, voire à 20 minutes en Italie344. A
contrario, en Floride, Etats-Unis, Boucek et al. s'étaient contentés d'attendre 75 secondes
avant de déclarer les nouveau-nés anencéphales décédés et de prélever leur cœur pour les

343 Devita MA, Snyder JV. Development of the University of Pittsburgh Medical Center Policy for the Care of
Terminally Ill Patients Who May Become Organ Donors after Death Following the Removal of Life Support.
Kennedy Inst Ethics J. 1993;3(2):131–43.
344 Dhanani S, Hornby L, Ward R, Shemie S. Variability in the determination of death after cardiac arrest: a

review of guidelines and statements. Journal of Intensive Care Medicine. 2012 Jul;27(4):238–52.

290
greffer à d'autres nouveau-nés. L'objet de ces délais est qu'ils soient cohérents avec
l'assurance de la permanence de l'arrêt circulatoire : le médecin qui constate le décès doit
pourvoir certifier que le mourant ne peut plus revenir à la vie : il doit pouvoir écrire que "le
décès est réel et constant", selon la formule consacrée. De fait, aucun cas d'auto-
ressuscitation, en dehors de tout contexte de réanimation, n'a jamais été rapporté après un
délai de 60 secondes345.
"Constant" doit être entendu comme synonyme d' "irréversible" et non pas seulement de
"permanent" : le certificat de décès est définitif, considérant que le constat du décès ne peut
être invalidé. Le caractère "permanent" de l'arrêt circulatoire n'est pas à confondre avec son
caractère "irréversible" : "permanent" signifie que, en l'absence de manœuvre de
réanimation, il ne peut plus y avoir de reprise spontanée d'activité : on pourrait observer
une reprise d'activité cardiaque si des gestes de réanimation étaient entrepris, mais on n'en
observera pas, car décision a été prise d'arrêter - et de ne pas remettre en œuvre - les
moyens qui permettraient à cette hypothèse de se concrétiser. Néanmoins, à l'instant où la
constatation de la permanence de l'arrêt circulatoire est réalisée, le cœur n'a pas
définitivement perdu sa capacité de fonctionner physiologiquement. Preuve est fournie par la
transplantation des greffons cardiaques prélevés sur ces nouveau-nés anencéphales déclarés
décédés après 75 secondes d'arrêt circulatoire, encore capables de battre à nouveau dans le
corps d'autres nourrissons. R. Veatch a dénoncé cette incohérence : si ces cœurs peuvent
recouvrer une fonction, alors la cessation de l'ensemble des fonctions cardiaque et
respiratoire ne peut être qualifiée d'irréversible. Les conditions de la définition de la mort ne
sont donc pas ici satisfaites et ces nouveau-nés n'auraient pas dus, rétrospectivement, être
déclarés décédés. Car "irréversible" signifie que, malgré une réanimation maximisée, le
retour d'une activité cardiaque efficace en termes de reprise de la circulation sanguine ne
peut pas être constaté ; rien, à l'instant de la déclaration du décès, ne doit plus pouvoir être
raisonnablement et concrètement pensé pour renverser cette situation d'arrêt circulatoire.
Selon R.Veatch, la déclaration des décès de ces nouveau-nés anencéphales a été réalisée sur
un critère de permanence et non pas d'irréversibilité. En conséquence, selon lui, les
prélèvements des greffons cardiaques qui ont suivi cette déclaration violaient la règle du
donneur mort. Pour autant, il faut adopter un regard particulièrement bergsonien pour
penser que la réalité présente du constat de la mort est contingente de l'avenir réservé au

345 Marquis D. Are DCD Donors Dead? Hastings Center Report. 2010;40(3):24–31.

291
cadavre : ce n'est qu'a posteriori, après que le greffon cardiaque ait recouvré une fonction,
que la fausseté du constat du décès apparait...
Mais n'est-ce pas justement la décision d'arrêt des traitements curatifs qui valide la
confusion des termes "permanent" et "irréversible", comme l'affirme J. Bernat346 : par cette
décision, on peut considérer que toutes les techniques raisonnablement envisagées ont étés
mise en route et n'ont pas permis la reprise de l'activité circulatoire. Les techniques
déraisonnables ayant été rejetées, le cœur ne peut plus recouvrer une quelconque fonction
circulatoire.
Par ailleurs, la difficulté pointée par R. Veatch pour satisfaire la définition de la mort peut
être contournée si l'on considère, pour certifier la mort, non plus la cessation irréversible de
toute fonction cardiaque, mais plutôt la cessation irréversible de toute fonction circulatoire.
La cessation de toute circulation sanguine, dont le constat est certifié, est avérée de façon
non seulement permanente mais aussi de façon irréversible : la fonction circulatoire n'étant
pas transplantable, elle est irrémédiablement perdue. Par contre, la fonction cardiaque a
cessé de façon permanente, mais pas de façon irréversible, et peut encore reprendre dans le
corps d'un autre. Ainsi, la formulation de l'article R. 1232-4-1 du Code la santé publique peut
paraitre confondante : "les prélèvements des organes (...) peuvent être pratiqués sur une
personne décédée présentant un arrêt cardiaque et respiratoire persistant.". Il eut sans
doute été préférable de remplacer "cardiaque" par "circulatoire", comme finalement l'a écrit
l'Agence de la biomédecine dans sa procédure relative aux "prélèvements d’organes sur des
donneurs décèdes après arrêt circulatoire de la catégorie III de Maastricht [c'est nous qui
soulignons]"
Est-ce à dire que les prélèvements de type Maastricht IIl violent effrontément la règle du
donneur mort ? Rappelons que la règle du donneur mort ne stipule pas tant que le donneur
doive être mort avant le prélèvement, mais surtout que le prélèvement per se ne doit pas
être la cause du décès. Or J. Menikoff affirme que cette règle n'est pas enfreinte car, s'il
reconnait l'idée que les prélèvements puissent être, dans de telles conditions, réalisés sur
des personnes non encore irréversiblement décédées, il affirme que le prélèvement de reins
et du foie n'est pas la cause du décès, le mourant n'ayant pas vécu le temps supplémentaire
nécessaire pour développer ni une insuffisance rénale ni une insuffisance hépatique fatale.
C'est bien la maladie initiale, suffisamment grave pour que la poursuite de son traitement ait

Bernat JL. How the Distinction between "Irreversible" and “Permanent” Illuminates Circulatory-Respiratory
346

Death Determination. Journal of Medicine and Philosophy. 2010 May 21;35(3):242–55.

292
été jugée déraisonnable, qui demeure la cause immédiate du décès347. Bien sûr, ce
raisonnement n'est plus tenable si les organes thoraciques, cœur et poumons,
indispensables à la survie immédiate, sont prélevés en même temps que les précédents.

Ou bien la définition de la mort doit-elle être - encore - révisée, afin d'accorder la réalisation
de ces prélèvements avec le respect de cette règle, conformément à ce que préconise R.
Veatch ? Nous traiterons cette question dans le chapitre suivant, concernant les "morts de
demain".

3.3.1.7 Quantité et qualité des organes

Concernant ce type de prélèvements, il nous faut encore nous interroger sur la quantité et la
qualité des organes transplantés, autrement dit adopter le point de vue des receveurs : le
bénéfice de cette procédure est-il évident pour eux, ou bien n'est-il que promesse
mensongère ? Car, si l'accroissement du nombre de greffons disponibles pour la
transplantation ne fait pas grand doute, leur qualité est d'avantage controversée. Encore que
certains affirment que le bénéfice y compris numérique ne soit pas si clair : les donneurs
Maastricht III d'aujourd'hui et de demain seraient les donneurs décédés en mort
encéphalique d'hier. Ainsi certaines équipes pourraient considérer comme une attitude plus
fiable - en terme de nombre de prélèvements - et plus "confortable" de programmer l'heure
de l'arrêt des traitements curatifs - et donc celui du prélèvement des organes, avec une
amplitude maximale d'erreur de trois heures - au cours de l'activité chirurgicale diurne,
plutôt que d'attendre l'hypothétique décès en mort encéphalique d'un malade cérébro-lésé
grave, qui devrait ensuite être prélevé selon une procédure d'urgence, au minimum relative.
De fait, aux Pays-Bas entre 2001 et 2006 et en Belgique entre 2006 et 2010, l'essor de
l'activité Maastricht III a été concomitant d'une diminution de l'activité de prélèvements
d'organes sur donneurs décédés en mort encéphalique. Après quelques années, cette
tendance semble s'être stabilisée348. De même, au Royaume-Uni, le nombre de prélèvements
d'organes sur donneurs décédés a certes augmenté de 24% entre 2001 et 2010 ; cette

347 Menikoff J. Doubts about death: the silence of the Institute of Medicine. J Law Med Ethics. 1998;26(2):157–
65.
348 Jochmans I, Darius T, Kuypers D, Monbaliu D, Goffin E, Mourad M, et al. Kidney donation after circulatory

death in a country with a high number of brain dead donors: 10-year experience in Belgium. Transplant
International. 2012 Jun 13;25(8):857–66.

293
augmentation globale est due à une progression de l'activité Maastricht III. Néanmoins, le
nombre de prélèvements sur donneurs décédés en mort encéphalique diminuait de 15% sur
la même période349. Si l'on considère que le nombre global d'organes prélevés augmente, on
pourrait rapidement conclure que les receveurs devraient s'en trouver satisfaits.
Malheureusement, le calcul n'est pas binaire, car il ne faut pas oublier que la procédure
Maastricht III ne permet - a priori et à l'heure actuelle en France- que le prélèvement du foie,
des reins et des poumons. Autrement dit, à ce jour, le pancréas et le cœur ne sont pas des
organes autorisés au prélèvement. Il n'y a pas d'obstacle fondamental au prélèvement du
pancréas dont il est probable qu'il puisse être prélevé après la période pilote de la mise en
application de la procédure dans notre pays. Par contre, la procédure prévoit la mise en
place d'une sonde de Fogarty avant la restauration de la circulation sanguine : le cœur est
délibérément tenu à l'écart de cette restauration et ne pourra faire l'objet d'un prélèvement,
sauf à être canulé dès la déclaration du décès survenu au bloc opératoire. Compte-tenu des
polémiques soulevées par ce type de transplantation précédemment évoquées
(transplantation d'un greffon cardiaque dont l'arrêt a été certifié "irréversible"), il est peu
probable que l'Agence de la biomédecine les autorise. Ce sont alors les malades en attente
d'un greffon cardiaque qui peuvent se trouver spoliés par la transformation d'un décès qui
aurait pu survenir en mort encéphalique en décès qui survient après un arrêt de la
réanimation. Pour tâcher de prévenir cet abus, la procédure Maastricht III éditée par
l'Agence de la biomédecine stipule que les malades "dont l’évolution vers la mort
encéphalique est prévisible" doivent pas être exclus de la procédure Maastricht III : "Il est
important pour le prélèvement cardiaque et les résultats de la greffe de ne pas transformer
en potentiels donneurs décédés après arrêt circulatoire, des malades dont l’évolution vers
l’état de mort encéphalique est prévisible.".
La controverse devient plus vive lorsqu'il s'agit de comparer la qualité des greffons issus de
ces prélèvements avec celle des greffons issus des personnes décédées en mort encéphalique.
Il est assez bien établi aujourd'hui que la qualité des reins est similaire à long terme, malgré
le manque d'oxygène subit lors de la phase agonique : si le recours nécessaire à quelques
séances de dialyse est plus fréquent après transplantation d'un greffon rénal Maastricht III
(la reprise de fonction du greffon est retardée dans 49% des cas, comparée à une incidence
de 23% avec des greffons - mort encéphalique), la survie à 3 ans du greffon est indépendante

349Blackstock MJ, Ray DC. Organ donation after circulatory death: an update. Eur J Emerg Med. 2014
Oct;21(5):324–9.

294
de la source du greffon (88% et 90 % respectivement)350. Il n'en va malheureusement pas de
même lorsque l'on compare la qualité des greffons hépatiques : les greffons Maastricht III
souffrent de complications biliaires beaucoup plus fréquentes (47% versus 26%). Le
retentissement sur la survie des greffons et des malades est significatif : 5 ans après la
transplantation, 56 % des greffons-Maastricht III sont encore fonctionnels contre 76 % des
greffons-mort encéphalique ; au même temps, seulement 68% des malades greffés avec un
greffon-Maastricht III sont encore vivants, contre 81 % des malades greffés avec un greffon-
mort encéphalique.
Ces différences de qualité imposent que les futurs receveurs consentent à recevoir ce type de
greffon. Leur consentement, qui se doit trivialement d'être éclairé, présuppose une
information complète de ces résultats. L'information sur la durée d'attente qui ne cesse de
s'allonger351 est-elle équilibrée par rapport aux résultats qualitatifs ? A notre connaissance, il
n'existe pas d'étude publiée qui rapporte la qualité de l'information transmise aux futurs
receveurs et la qualité de l'entendement de cette information reçue. La hâte que certains
peuvent ressentir à être transplantés, a fortiori d'un organe vital - autrement dit la crainte de
mourir - peut-elle modifier la perception de cette information et influencer leur
consentement ?

3.3.1.8 Vécu des soignants

Le dernier point qu'il nous reste à traiter concerne la perception qu'ont les soignants de
cette activité. Nous avons fait précédemment état du stress généré auprès des soignants par
l'activité de prélèvements de type Maastricht II : en est-il de même pour les prélèvements de
type Maastricht III?
La première réaction qu'il nous a été donné d'entendre de la part de soignants médicaux et
paramédicaux a été d'affirmer que "cela n'a[vait] rien à voir avec Maastricht II. C'est

350 Summers DM, Johnson RJ, Hudson A, Collett D, Watson CJ, Bradley JA. Effect of donor age and cold storage

time on outcome in recipients of kidneys donated after circulatory death in the UK: a cohort study. The Lancet;
2013 Mar 2;381(9868):727–34.
351 La durée médiane de séjour en liste d'attente avant greffe hépatique est de 7,3 mois et a augmenté

significativement par rapport aux périodes 2003-2006 et 2007-2009 (3,6 mois et 4,4 mois).
Agence de la biomédecine [en ligne]
http://www.agence-biomedecine.fr/annexes/bilan2013/donnees/organes/05-foie/synthese.htm

295
beaucoup plus calme. Les choses se font sereinement, sans précipitation aucune, comme
pour les donneurs en mort encéphalique. Il n'y a pas le bruit de la planche à masser. En
l'absence de planche à masser, le corps est inerte, cadavérique. La mise en place des canules
de circulation extra-corporelle par le chirurgien s'en trouve grandement facilitée. Du coup, il
n'y a plus le stress de ne pas y arriver dans les temps. Les proches ont été préparés : ils ne
sont pas anéantis comme avec les donneurs Maastricht II. Ils ont le temps de dire adieu
avant le départ au bloc...".
Pau de données sont disponibles dans la littérature scientifique. Une récente revue a repris
les quelques études publiées sur le sujet352. Ainsi, une étude belge, menée auprès
d'infirmier(e)s, dénonçait récemment un manque cruel d'information quant à la procédure.
Certains émettaient des doutes quant au respect de la règle du donneur mort, eu égard au
court délai de 5 minutes sans activité circulatoire suffisant pour déclarer le décès. En
conséquence, ils s'inquiétaient du regard que la société pouvait porter sur cette activité et de
la perte de confiance potentielle des citoyens placée dans le corps soignant. Cette crainte
semble particulièrement répandue. C'est elle qui a été à l'origine du moratoire de l'Agence de
la biomédecine n'autorisant pas ces prélèvements avant 2014. Mais la crainte des soignants
que les citoyens puissent imaginer qu'ils abrègent la vie de certains malades au profit
d'autres est-elle objective ? Volk et al. , après avoir obtenu les réponses à leurs questions
relatives à la confiance dans le système de procuration des greffons de la part de plus de
1000 citoyens américains, affirment le contraire.353 Cette crainte sera d'autant moins fondée
que la relation de confiance entre les soignants de la réanimation et les proches du malade
initialement réanimé pour lui-même auront été établies avec succès.
Néanmoins, une attention particulière devra être portée sur le personnel du bloc opératoire,
rarement directement confronté à la fin de vie et à la mort, contrairement au personnel de
réanimation. Une formation et un suivi adaptés doivent leur être réservés afin de prévenir
tout risque de négligence à leur égard.

Pour conclure ce paragraphe concernant les personnes prélevées de leurs organes après
avoir été déclarées décédées dans les suites d'un arrêt des thérapeutiques curatives, il nous

352 Bastami S, Matthes O, Krones T, Biller-Andorno N. Systematic Review of Attitudes Toward Donation After
Cardiac Death Among Healthcare Providers and the General Public. Crit Care Med. 2013 Mar;41(3):897–905.
353 Volk ML, Warren GJW, Anspach RR, Couper MP, Merion RM, Ubel PA. Attitudes of the American Public

toward Organ Donation after Uncontrolled (Sudden) Cardiac Death. Am J Transplant. 2010 Mar;10(3):675–80.

296
semble avoir clairement montré que les recommandations procédurales institutionnelles,
qui émanent en France de l'Agence de la biomédecine, autant que les injonctions bioéthiques
nationales et internationales, qui souhaiteraient imposer une ligne de démarcation
infranchissable entre la décision de non-poursuite de la réanimation d'un malade et la
gestion de sa fin de vie d'une part, et le processus de prélèvement de ses organes d'autre
part, ou pour le dire autrement entre les intérêts propres de la personne et ceux des malades
en attente de greffon, sont tout simplement incompatibles avec la réalité du terrain et
finalement impossibles à mettre en application. Faut-il pour autant renoncer à ce type de
prélèvements ? Ce n'est certes pas la réponse que nous souhaitons suggérer. Par contre, que
ces recommandations puissent tenir compte de la réalité des soignants confrontés à ces
pratiques nous semble nécessaire pour tous les protagonistes : les malades en fin de vie en
réanimation, leurs proches, leurs soignants, les malades en attente de greffon et les citoyens.
Le potentiel numérique des greffons issus de ces prélèvements est probablement important,
suffisamment pour réduire significativement l'écart entre le nombre de greffons disponibles
et le nombre de greffons en attente. Cette hypothèse optimiste rendrait d'autant plus
regrettable l'émergence d'une suspicion sociétale concernant le respect des intérêts des
mourants, a fortiori dans un climat actuellement particulièrement tendu autour de ces
questions complexes de la fin de la vie. La nécessité d'éclairer les citoyens sur ces questions,
et surtout sur leur face cachée, nous apparait comme d'autant plus nécessaire aujourd'hui.
Sans ces informations assimilées et adoptées par l'ensemble des citoyens, il serait
probablement inadapté d'aller plus loin en envisageant effectivement de redéfinir la mort ou
encore d'envisager de renoncer à la règle du donneur mort. Dans une perspective futuriste,
nous nous proposons néanmoins d'envisager ces sources potentielles de greffons "de
demain", au moins sur le plan théorique. Mais avant d'aborder ces questions, il nous reste
encore à discuter d'une dernière source de greffons exploitées depuis quelques années, mais
dont l'évolution pourrait se trouver influencée par la levée du moratoire français concernant
les donneurs-Maastricht III : elle concerne les malades réanimés à la seule visée de prélever
leurs organes.

297
4. Réanimation non-thérapeutique élective

Nous traduisons par "réanimation élective non thérapeutique" le terme anglo-saxon le plus
couramment employé d'elective ventilation. Parce que cette réanimation peut ne pas être
limitée à la ventilation artificielle, certains emploient plutôt le terme de elective intensive
care ou non-therapeutic intensive care.
Etymologiquement, ce terme désigne la mise en route d'une ventilation artificielle délibérée
(du latin eligere, choisir, élire). Cela signifie, non pas qu'elle puisse être autrement, mais
qu'elle pourrait ne pas être du tout. Autrement dit, tout comme le médecin peut décider de la
limitation ou de l'arrêt des traitements curatifs, il peut aussi décider délibérément de la mise
en route d'un traitement malgré l'absence de toute possibilité curative pour la personne
soignée. Ce traitement n'est pas non plus instauré à visée palliative, comme pourrait l'être
une ventilation de confort pour un malade en détresse respiratoire. En réalité, ce terme est
employé pour référencer la mise en route d'une réanimation, et plus particulièrement d'une
ventilation artificielle, non pas dans l'intérêt du mourant, mais dans le but exclusif de
réanimer ses organes, dans l'intérêt des malades en attente de greffon. Il est certain que la
réanimation des organes ne se restreint pas à la réanimation respiratoire et à l'instauration
d'une ventilation artificielle. La réanimation d'un donneur potentiel d'organes est
extrêmement complexe et vise à maintenir non seulement la fonction respiratoire du
mourant, mais aussi ses fonctions cardio-vasculaire, son homéostasie hormonale et
métabolique, la prévention ou le traitement d'infections intercurrentes... C'est pourquoi le
terme de "réanimation élective" nous semble mieux adapté que le terme de "ventilation
élective".
Certains utilisent également le terme de "réanimation élective" pour évoquer la poursuite
délibérée de la réanimation des organes d'un malade pour lequel une décision d'arrêt des
thérapeutiques curatives a été prise, autrement dit la réanimation réalisée dans l'attente de
la mise en application des modalités d'arrêt des traitements dans le cadre de la procédure de
prélèvements d'organes - Maastricht III ou dans l'unique attente d'un passage en mort
encéphalique d'un malade cérébro-lésé, intubé initialement avec l'espoir de le guérir, mais
pour lequel l'évolution n'a pas été favorable. La réanimation de son cerveau a pu être
suspendue et seule la réanimation des organes susceptibles d'être greffés est alors
poursuivie. Pourtant, tout comme la limitation et l'arrêt des traitements curatifs ne sont pas
moralement appréhendés par tous de la même façon (cf. problème du trolley) de même

298
instaurer ou poursuivre un traitement dans l'intention similaire de réanimer exclusivement
les organes de la personne et non pas la personne elle-même ne nous semble pas relever des
mêmes arguments critiques. Nous aborderons donc les deux situations successivement.

4.1. Instauration d'une réanimation non-thérapeutique élective

Le 23 décembre 2013, Madame B., 69 ans, traitée par anti-coagulant pour une arythmie
cardiaque, fut conduite par son mari aux urgences d'un centre hospitalier parisien : elle se
plaignait d'un mal de tête violent depuis plusieurs heures, qui ne faisait qu'empirer malgré
l'automédication d'antalgiques. Ils étaient en partance vers l'hôpital lorsque Mr B. a constaté
que son épouse avait du mal à parler, mélangeait les mots, et commençait à devenir
somnolente. Rapidement après son arrivée à l'hôpital, Mme B. passa un scanner qui révéla
un très volumineux hématome intra-cérébral. L'antidote pour réverser les effets anti-
coagulants du traitement fut immédiatement injecté pour éviter que l'hématome ne s'étende
davantage. Malgré cela, l'état de Mme B. se dégrada rapidement et elle sombra dans un coma
profond. Les équipes spécialisées de neuro-réanimation et de neuro-chirurgie furent
consultées : en raison de la localisation très profonde de l'hématome et de son volume
important, responsable d'une lésion du cerveau adjacent, écrasé par l'hématome lui-même, il
ne semblait pas raisonnable de proposer ni chirurgie ni réanimation. En effet, l'espoir que
l'une ou l'autre puisse permettre à Mme B. de sortir du coma et de recouvrer un état de
conscience satisfaisant était pronostiqué inexistant. Faute de traitement curatif à proposer,
l'évolution de Mme B. était jugée inexorablement fatale. Si son coma progressait encore, il
était probable qu'elle passe en mort encéphalique. Il était également possible qu'elle
présente des difficultés à respirer et, dans ce cas, par manque d'oxygène, son cœur pouvait
s'arrêter à n'importe quel moment. Deux attitudes médicales pouvaient alors être
envisagées : 1) Mme B. pouvait être hospitalisée dans une chambre, si possible non partagée
avec un autre malade, afin d'y être accompagnée par ses proches et l'équipe soignante
jusqu'à la fin de sa vie. Des soins dits de conforts lui seraient alors prodigués jusqu'à l'arrêt
de son cœur ; 2) Mme B. pouvait être transférée en réanimation pour y être intubée et placée
sous respirateur, dans l'attente de son passage éventuel en mort encéphalique. Cette
deuxième option illustre le concept de "réanimation non-thérapeutique élective". Après que
Mr B. ait été informé par l'équipe soignante du pronostic désespéré de son épouse et de sa
mort prochaine inéluctable, ces deux options lui furent exposées. Le but de la réanimation
non-thérapeutique élective lui fut détaillé : il ne s'agissait aucunement d'essayer de sauver

299
Mme B., mais bien de réanimer ses organes, dans le cas où elle aurait souhaité les donner
après sa mort. Mr B. témoigna effectivement que Mme B. était porteuse d'une carte de
donneur et qu'il lui semblait conforme à sa volonté que ses organes soient réanimés dans
l'attente qu'elle satisfasse aux conditions autorisant le prélèvement, autrement dire dans
l'attente de son passage en mort encéphalique. Mr B. fut informé de l'éventualité que la mort
encéphalique ne survienne pas immédiatement, voire jamais. Il lui fut précisé qu'il était
possible d'arrêter la réanimation si cette attente lui devenait insupportable ou si après
quelques jours, la probabilité de survenue de la mort encéphalique s'annulait. De fait, après
cinq jours de maintien sous ventilateur et après la mise en route de médicaments
antibiotiques pour traiter une infection pulmonaire (qui survient très fréquemment dans ce
contexte) et de médicaments vasopresseurs pour maintenir sa pression artérielle à un
niveau suffisant pour assurer la perfusion des organes, Mme B. était toujours vivante. Son
coma, encore très profond, était légèrement plus réactif à la stimulation douloureuse qu'à
son arrivée. Un second scanner montra que l'hématome avait commencé de régresser : le
cerveau était irrémédiablement endommagé, mais la mort encéphalique ne surviendrait plus.
Le sixième jour, en accord avec son mari, la réanimation de Mme B. fut arrêtée : le médecin
procéda à son extubation. Trente-cinq minutes plus tard, elle présenta un arrêt cardio-
respiratoire et son décès fut prononcé. Ses organes ne furent pas prélevés.

La pratique de la réanimation non-thérapeutique élective a été introduite en 1988 à Exeter,


Royaume-Uni. Initialement, elle a permis d'augmenter de 50% le nombre de greffons
disponibles à la transplantation... avant d'être brutalement suspendue six ans plus tard car
dénoncée comme illégale, en opposition avec l'intérêt du mourant354. Pourtant, refusant de
perdre ces donneurs potentiels, certains pays comme l’Espagne et les Etats-Unis ont autorisé,
voire recommandé, cette pratique. Depuis, la question de l'illégalité de la procédure a
resurgit et fait aujourd'hui débat au Royaume-Uni355.
En France, des recommandations d'experts ont été publiées en 2010, pour entreprendre la
réanimation des malades victimes d'un accident vasculaire cérébral, y compris si le médecin
juge qu'il n'y a plus de bénéfice médical à attendre pour le malade lui-même, mais dans la

354 NHS Executive: Acute Services Policy Unit Identification of potential donors of organs for transplantation.
Health service guideline 41 ; 1994
355 Coggon J. Elective ventilation for organ donation: law, policy and public ethics. J Med Ethics. 2013 Feb

18;39(3):130–4.

300
seule intention de réanimer les organes au bénéfice des malades en attente de greffons356.
Ces recommandations sont ainsi rédigées :

Champ 5

Place du don d’organes chez les patients en coma grave à la suite d’un
accident vasculaire cérébral

1) Devant un coma grave à la suite d’un infarctus ou d’une hémorragie


cérébrale, en l’absence de toutes ressources thérapeutiques et lorsque
l’évolution vers une mort encéphalique est probable, il est possible
d’admettre en réanimation un patient dans l’optique exclusive d’un
prélèvement d’organes (accord faible).

2) Il est nécessaire d’informer les proches de la gravité de l’atteinte cérébrale,


du pronostic sombre (séquelles sévères ou décès) et de l’absence de
ressources thérapeutiques avant la recherche préalable auprès d’eux d’une
opposition du patient au don d’organes (accord fort).

(...)

4) En l’absence d’opposition du patient au don, l’accord des proches est


indispensable à l’instauration ou à la poursuite des thérapeutiques de
réanimation dans l’optique exclusive d’un prélèvement d’organes (accord
fort).

5) Il est indispensable que les proches soient informés qu’en l’absence


d’évolution vers un état de mort encéphalique, les thérapeutiques de
réanimation seront arrêtées et les soins palliatifs entrepris (accord fort).

6) Pendant la poursuite des thérapeutiques de réanimation, les proches


doivent être soutenus et leur adhésion à la démarche régulièrement évaluée

356 Bollaert PE, Vinatier I, Orlikowski D, Meyer P, Groupe d’experts. Prise en charge de l'accident vasculaire
cérébral chez l'adulte et l'enfant par le réanimateur (nouveau-né exclu), (hémorragie méningée exclue).
Recommandations formalisées d'experts sous l'égide de la Société de réanimation de langue française, Avec la
participation du groupe francophone de réanimation et urgences pédiatriques (GFRUP), de la Société française
neurovasculaire (SFNV), de l'association de neuro-anesthésie et réanimation de langue française (ANARLF), de
l'agence de la biomédecine (ABM). Réanimation. Société de réanimation de langue française; 2010 Jul 30;:1–8.

301
grâce à des entretiens répétés avec l’équipe soignante et la coordination
hospitalière aux prélèvements d’organes (accord fort).

7) Il est recommandé de mener, préalablement à une démarche de don


d’organes chez les patients en coma grave à la suite d’un accident vasculaire
cérébral, sans espoir thérapeutique, une réflexion hospitalière aboutissant à
un consensus, entre les différentes équipes soignantes qui les prennent en
charge (accord fort).

8) Cette démarche doit faire l’objet d’une procédure écrite (accord fort).

Ainsi, nos experts français ont considéré que l'illégalité d'entreprendre une réanimation
jugée déraisonnable pour le malade lui-même, parce qu'elle n'offre aucun intérêt pour lui, et
n'a d'autre effet que le seul maintien artificiel de sa vie, était subordonnée à la perspective
d'un prélèvement des organes de ce malade. Il faut donc considérer que la réanimation non-
thérapeutique élective n'a pas que pour seul effet le maintien artificiel de la vie du malade,
mais qu'elle a également pour effet de permettre éventuellement de proposer une
thérapeutique curative à d'autres malades. Mais, alors, la qualification de "non-
thérapeutique" n'est-elle pas alors erronée ? Sauf à considérer que le plus grand intérêt du
malade, et a fortiori du mourant, n'est pas seulement médical, mais qu'il concerne également
ses intérêts personnels dans leur ensemble, et l'exercice de son autonomie : si le malade
souhaitait donner ses organes après sa mort, alors n'est-il pas dans son intérêt que de lui
offrir la possibilité de réunir les conditions nécessaires pour permettre d'exaucer son vœu ?
Par ailleurs, ces recommandations imposent le recueil premier d'un consentement explicite
à l'instauration de cette réanimation et, implicitement, au prélèvement des organes. Cette
nécessité ne présuppose-t-elle pas que les soignants cherchent à être cautionnés dans leurs
pratiques jugées - au moins partiellement - malveillantes à l'égard du mourant ? Si ce
soupçon n'était pas fondé, pourquoi le consentement implicite ne suffirait-il plus à
entreprendre une telle réanimation ? N'est-ce pas la procédure autorisée légalement pour
les personnes décédées après un arrêt cardiaque de survenue inopinée, pour lesquelles il est
possible de mettre en route une circulation extra-corporelle, tout aussi invasive qu'une
ventilation artificielle, avant d'avoir pu obtenir le témoignage de non-opposition au
prélèvement des organes auprès des proches ? Certes, il existe une différence entre les deux
catégories de donneurs potentiels : les premiers sont mourants tandis que les seconds sont
morts. C'est donc bien l'éventualité de soins malveillants à l'égard du mourant qui oblige ici

302
le recueil préalable non seulement d'une non-opposition au prélèvement des organes, mais
même au consentement explicite à la réanimation élective. Cette crainte admise, que doivent
faire les soignants si la personne de confiance n'est pas présente : suivre les
recommandations à la lettre et proposer exclusivement des soins palliatifs au mourant, en
abandonnant toute idée de prélèvement d'organes, si le consentement ne peut être recueilli
à temps, ou entreprendre une réanimation élective "d'attente" le temps nécessaire pour
prendre contact avec les proches ? Autrement dit, quels sont les arguments qui pourraient
nous pousser à refuser d'instaurer ce type de réanimation pour le mourant ou au contraire à
y procéder ?

Les arguments contre cette pratique sont, avant tout, le risque évident de contrevenir à la
qualité de la fin de la vie d'une personne mourante, y compris inconsciente. Cette
malveillance peut concerner d'une part le mourant lui-même, fruit du conflit d'intérêt
potentiel avec les malades en attente de greffons, et d'autre part ses proches et/ou l'équipe
soignante et/ou la société.
Concernant le mourant, l'instauration d'une réanimation non-thérapeutique le prive de facto
des soins de confort auxquels il aurait pu légalement prétendre pour adoucir, autant que
faire se peut, la fin de sa vie. Le premier article de la loi du 9 juin 1999 visant à garantir le
droit à l'accès aux soins palliatifs ne stipule-t-il pas que "toute personne malade dont l'état le
requiert a le droit d'accéder à des soins palliatifs et à un accompagnement." ? Le mourant
aurait pu être transféré dans une chambre calme, accompagné de ses proches, pris en charge
médicalement par une équipe attentionnée, attachée à soulager ses derniers instants. Ou
bien, le mourant aurait pu retourner à son domicile, pour y mourir auprès des siens, dans
son environnement usuel, là encore soulagé de ses souffrances. Au lieu de cette perspective,
le mourant va être transféré en réanimation, dans un milieu particulièrement technique,
envahi de machines qui émettent des bruits stridents, voire stressants (alarmes de scope, de
respirateur...), où la lumière est le plus souvent continue et intense. Il va devoir être intubé
pour être placé sous respirateur. Usuellement, pour un malade conscient, l'intubation est
suffisamment douloureuse pour nécessiter une anesthésie générale. Chez un malade
comateux, en l'absence de certitude, notamment quant à la profondeur de son coma, il est
souhaitable de faire de même. Le maintien sous respirateur nécessite également le maintien
d'une sédation de confort. Certes, cette sédation permet de garantir l'absence de souffrance.
Il est même probable que, ainsi, le mourant risque moins de souffrir que s'il n'avait pas été

303
réanimé. Mais sa conscience est alors irrémédiablement annihilée, si ce n'est pas l'atteinte
cérébrale, en tout cas par les médicaments. Aucun retour à un éveil, même partiel, n'est plus
envisagé. Le mourant et ses proches sont donc spoliés de tout dernier contact autre que
visuel. Et ce qui est laissé à voir du mourant à ses proches n'a plus rien de naturel : ils n'ont
plus à voir que des tuyaux et des machines...
Par ailleurs, ce risque de malveillance à l'égard du mourant n'est pas contrebalancé de façon
certaine par le bénéfice attendu pour les malades en attente de greffon. De fait, il n'est pas
assuré que le malade décède en mort encéphalique. Cette issue est d'autant moins probable
que la réanimation à visée non-thérapeutique est néanmoins effectivement thérapeutique :
la mise sous ventilation artificielle et la lutte contre l'hypotension artérielle (afin de
maintenir la perfusion des organes) peuvent limiter la progression naturelle, i.e. en dehors
de toute réanimation, de l'œdème cérébral et de l'hypertension intra-crânienne, qui
conduisent à la mort encéphalique. Cette réanimation "non-thérapeutique" peut donc
retarder, voire annihiler, la survenue de la mort encéphalique visée. Mais si la mort
encéphalique ne survient pas "comme prévu", que se passe-t-il alors ? L’évolution
neurologique peut se faire vers un état végétatif persistant ou vers un état pauci-relationnel,
états considérés par certains comme "pire que la mort" 357 . Ce scénario n'est
malheureusement pas improbable car, à ce jour, il semble encore bien difficile de prédire
avec certitude l'évolution d'un malade victime d'un accident vasculaire cérébral grave. Le
score du National Institute of Health états-uniens (NIHSS), le plus fréquemment utilisé par la
communauté scientifique, prédit au mieux que 75% des malades avec un score élevé seront
morts ou grabataires à trois mois358. Un autre score, plus sophistiqué encore, prédit un
risque de mortalité durant l'hospitalisation supérieur à 60% dans les cas les plus graves à
l'arrivée. Récemment un travail de thèse de médecine rapportait que 76% des malades
victimes d'un accident vasculaire cérébral hémorragique dont le volume de l'hématome
mesuré au scanner dépassait 45 ml avaient mourraient en mort encéphalique. Cela signifie
aussi que 24% ne meurent pas en mort encéphalique359. Finalement, aucun score ou aucune
mesure ne permet de prédire la survenue de la mort encéphalique avec plus de certitude que
"dans 3 cas sur 4", y compris dans les cas initialement les plus graves. Concrètement,

357 Crozier S. Le pari éthique de la complexité. Action médicale dans le champ des accidents vasculaires
cérébraux graves. These éthique. Déc 2012. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00815733
358 Brott T, Adams HP, Olinger CP, Marler JR, Barsan WG, Biller J et al. Measurements of acute cerebral

infarction: a clinical examination scale. Stroke 1989;20:864-70.


359 Jouffroy V. Facteurs de risque de mort encéphalique des patients hospitalisés en réanimation pour accident

vasculaire cérébral. Thèse de Doctorat médecine, université Paris-Sud. 2011

304
l'hypertension intra-crânienne, et donc le risque de mort encéphalique, sont maximaux entre
la quarante-huitième et la soixante-douzième heure, au moment où les effets de la réaction
inflammatoire et donc l'œdème cérébral sont les plus importants. Dans les jours qui suivent,
la réaction inflammatoire régresse et, en l'absence de complications intercurrentes, la
probabilité de survenue de la mort encéphalique s'amenuise. Après quatre ou cinq jours,
cette probabilité devient quasi nulle. Le scénario du "pire que la mort" pourrait donc
survenir dans 1 cas sur 4 si rien n'est décidé pour l'éviter, autrement dit si la réanimation
"non-thérapeutique" n'est pas arrêtée pour permettre à la maladie de reprendre son
évolution naturelle et aboutir - enfin- à la mort, non pas encéphalique, mais cardiaque.
Néanmoins, le risque que le malade ait alors recouvré une autonomie respiratoire et puisse
survivre sans respirateur n'est pas nulle. Il faudra alors, pour lui éviter une évolution vers un
état neurologique non souhaitable, décider une limitation des traitements curatifs des
complications, notamment infectieuses ; en l'absence de ces complications, les seuls
traitements qui pourront encore être arrêtés seront l'alimentation et l'hydratation. Nous ne
rapporterons pas ici le débat qui fait actuellement rage autour du cas de Mr V. Lambert, pour
savoir si la loi du 22 avril 2005 est applicable dans les cas d'états végétatifs persistants qui
ne sont pas des états de fin de vie à proprement parler. Néanmoins, dans notre situation
aiguë, la chronicité de l'état végétatif est loin d'être diagnostiquée. Et comme nous l'avons
préalablement expliqué, plus les décisions d'arrêt des traitements curatifs sont prises
précocement, lorsque le mourant est encore dépendant de ces traitements, plus elles sont
suivies de façon certaine de la survenue rapide du décès. En phase aiguë, le recours à l'arrêt
de la nutrition et/ou de l'alimentation n'est jamais nécessaire. Néanmoins, dans les pays qui
ne disposent pas d'une législation équivalente à la nôtre, autorisant l'arrêt des traitements
curatifs devenus vains, la pratique de la réanimation non-thérapeutique nous semble
présenter un risque trop élevé de concrétisation du scénario du "pire que la mort" pour
devoir être envisagée.
Il y a donc bien conflit d'intérêt potentiel entre le malade victime d'un accident vasculaire
cérébral grave, dont on ne sait prédire avec certitude l'évolution, et les malades en attente de
transplantation. Certains, pour régler ce conflit d'intérêt, ont pu proposer que la décision de
s'abstenir d'instaurer une réanimation thérapeutique et celle d'instaurer une réanimation
non-thérapeutique soient prises par deux équipes soignantes indépendantes, à l'instar de la
règle d'indépendance entre l'équipe de réanimation d'un donneur d'organes potentiel d'une
part et la coordination hospitalière ou l'équipe de transplantation d'autre part. Nous avons

305
préalablement soulevé les difficultés de mise en application de cette règle à propos des
prélèvements Maastricht III. Néanmoins, la situation présente n'est pas strictement
superposable. Ici, les deux options en conflit ne sont pas 1) si la réanimation thérapeutique
est poursuivie, le malade peut encore avoir une chance, même minime, d'évoluer de façon
satisfaisante et 2) si la réanimation thérapeutique est arrêtée, d'autres malades vont pouvoir
être greffés ; autrement dit, la décision d'arrêter la réanimation pour le laisser mourir peut
priver le malade réanimé d'une option thérapeutique favorable. Dans le cas présent, les deux
options sont 1) si une réanimation thérapeutique est instaurée, le malade va très
probablement mourir ou évoluer vers un état "pire que la mort" et aucun autre malade ne
sera greffé et 2) si une réanimation non-thérapeutique est instaurée, le malade va
probablement mourir, avec un degré de certitude moindre que si aucune ranimation n'avait
été instaurée, et d'autres malades vont probablement être greffés ; autrement dit, la décision
d'instaurer la réanimation peut risquer de faire vivre le malade dans un état pire que la mort,
dont le décideur peut alors se sentir responsable. Mais celui-ci peut aussi maitriser ce risque
en mettant un terme rapide à la réanimation non-thérapeutique instaurée en l'absence de
survenue de la mort encéphalique au quatrième ou cinquième jour. Dans les deux cas, le
malade meurt. Il devient alors évident que le niveau de conflit d'intérêt engendré par la
décision d'instaurer ou non une réanimation non-thérapeutique n'est pas le même que celui
engendré par la décision de poursuivre ou d'arrêter une réanimation thérapeutique. En
conséquence, la duplicité de l'équipe soignante ne nous semble pas ici nécessaire.
Théoriquement et idéalement, l'équipe soignante, dans le cas qui nous concerne, ne devrait,
même, avoir à prendre que la décision première de ne pas instaurer une réanimation
thérapeutique, devant l'extrême gravité de l'accident vasculaire cérébral : la décision
d'instaurer ou non une réanimation non-thérapeutique devrait avoir été prise par le malade
lui-même, lorsqu'il s'est explicitement exprimé quant à sa volonté ou non d'être prélevé de
ses organes, au prix éventuel d'une réanimation non-thérapeutique. Une fois encore, seul un
consentement explicite pourra permettre de résoudre ces tensions éthiques subies par
l'ensemble des protagonistes, que sont le malade, ses proches, ses soignants et les malades
en attente de greffon.

Parallèlement au risque, même contrôlé, de malveillance à l'égard du malade, il apparait


également un risque de malveillance à l'égard de ses proches et/ou de l'équipe soignante
et/ou de la société. En effet, nous avons préalablement soulevé le fait que la réanimation

306
élective impliquait le transfert dans un environnement hostile, peut propice à un
accompagnement de fin de vie serein. Certaines unités de réanimation, pour des raisons
d'hygiène hospitalière, imposent des tenues astreignantes : le port de blouse impersonnelle,
d'un masque couvrant la moitié de leur visage, d'un bonnet de papier, et de gants avec
lesquels le toucher perd tout son sens.... Il est peu probable que le mourant pâtisse de ces
contraintes. On peut même espérer que la très grande majorité de ces unités assouplissent,
en la circonstance, leurs règles. Pour autant, les proches n'auraient-ils pas préféré un univers
plus intime que celui proposé par la réanimation, loin du bruit et de la fureur ?
L'équipe soignante, elle-aussi, peut être malmenée par ce type de pratique. Tout d'abord en
ressentant de la culpabilité vis-à-vis des proches, pour les conditions imposées que nous
venons de décrire. Mais surtout vis-à-vis des malades, parce que la réanimation non-
thérapeutique modifie considérablement la relation fondamentale soignant-soigné. Celle-ci
est traditionnellement basée sur la confiance inébranlable que place le malade dans la
volonté du soignant d'user de tous les moyens disponibles pour le soigner. Or, le soignant
use ici de ces moyens pour influencer le cours naturel de la maladie et permettre que le
malade meure selon des critères encéphaliques plutôt que cardiaques, et non pas du tout
dans l'intérêt du malade. Il lui faut même assumer l'espoir non-dit qui l'anime, celui que la
mort encéphalique survienne rapidement, avant de ne plus survenir. Ce désir de mort peut
s'avérer très déstabilisant pour les soignants, qui transgresse, en toute leur conscience, leurs
valeurs traditionnelles et leur mission première de porter secours au malade dont ils ont la
charge, au risque de se voir assimiler à une "bande de vautours". Les soignants risquent de
ne plus se percevoir eux-mêmes et de ne plus être perçus par les usagers de la médecine
comme des individus dont la mission prioritaire sur tout autre est de prendre soin, mais
plutôt comme des techniciens à la recherche vampirique de corps et d'organes360. On peut
imaginer que cette culpabilité soit vite oubliée si la démarche aboutit à la transplantation de
plusieurs organes, au profit de malades en attente. Les soignants auront le loisir de se
satisfaire de ces succès. Mais, lorsque, dans approximativement un cas sur quatre, la
réanimation élective est arrêtée faute de survenue de la mort encéphalique, alors aucun
bénéfice ne vient contrebalancer ce sentiment premier. Seul persiste le sentiment d'avoir
imposé inutilement une réanimation à un malade et de l'avoir privé, ainsi que ses proches,
d'un accompagnement de fin de vie paisible. Finalement, on pourrait craindre un effet

360 Gillett G. Honouring the donor: in death and in life. J Med Ethics. 2013 Feb 18;39(3):149–52

307
contre-productif de cette procédure visant à augmenter le nombre de greffons disponibles si,
par voie de conséquence, les citoyens perdaient confiance dans le système de soins et
notamment dans le système de la transplantation, et refusaient désormais d'être prélevés de
leurs organes.
Et enfin, non seulement cette pratique peut s'avérer malveillante et inutile, mais elle peut
aussi s'opposer au principe de justice distributive. De fait, l'allocation de la ressource
relativement rare qu'est un lit de réanimation doit être pensée. La France dispose d'environ
10 lits de réanimation / 100000 habitants, soit deux fois et demi moins que l'Allemagne,
deux fois moins que les Etats-Unis, un peu plus que l'Espagne et trois fois plus que le
Royaume-Uni. Quel que soit le nombre de lits de réanimation, ce nombre est fini. Sauf à
croire que le nombre satisfaisant aux besoins de la population ait pu être surestimé, les lits
sont supposés être le plus souvent occupés, par des malades qui requièrent des soins
particulièrement complexes et dont leur vie dépend. Que doit alors décider le médecin
réanimateur lorsque qu'un malade "éligible" à une réanimation non-thérapeutique lui est
proposé par un service d'urgence pour occuper le dernier lit disponible ? Doit-il réserver ce
lit pour un malade virtuel, quitte à ce que ce malade n'arrive pas avant qu'un autre lit soit
rendu disponible ? Les organes auraient alors été inutilement perdus... Ou bien accepter de
prendre en charge le mourant, quitte à devoir refuser le malade suivant, même si celui-ci est
un jeune accidenté de la route, ou la mère de cinq enfants qui souffre d'une crise d'asthme
sévère ou du patron d'une entreprise de cinquante salariés qui présente un infarctus du
myocarde...? Combien de malades peuvent-ils ainsi être privés d'accès à la réanimation dans
l'espoir incertain de prélever quelques organes ? Est-il envisageable, sans heurter
d'avantage encore la fin de la vie du mourant, de le prendre en charge tant que le lit ne peut
être plus utile à un autre, pour lequel une réanimation thérapeutique prendrait tout son sens
? Cela supposerait qu'il faille arrêter rapidement, voire brutalement sa réanimation non-
thérapeutique et le transférer à nouveau, en dehors de la réanimation, vers une chambre où
il puisse être accompagné. Les proches devraient-ils être préalablement informés de cette
éventualité ? Devraient-ils y consentir ? L'espérance d'une mort encore plus rapide pour
échapper à cette circonstance serait-elle encore tolérable, et pour les uns, proches, et pour
les autres, soignants ?
Pourtant, si l'on raisonne en termes pharmaco-économiques, ne peut-on pas imaginer que
les économies réalisées sur les dépenses liées à la dialyse par les transplantations rénales

308
puissent financer les lits supplémentaires de réanimation qui pourraient suffire à la prise en
charge des uns et des autres ?

On voit combien cette démarche de réanimation non-thérapeutique peut être sujette à


controverses. En réalité, assez peu la défendent et leurs arguments sont rares.
Bien sûr, si la pratique respecte la volonté du mourant, qui avait préalablement consenti
explicitement au prélèvement post-mortem de ses organes, voire même qui avait consenti à
la mise en œuvre d'une réanimation non-thérapeutique élective si celle-ci s'avérait
nécessaire, les risques de malveillance à son encontre, discutés ci-dessus, s'évanouissent ...
sauf à considérer que cette pratique, en réifiant le corps du mourant, réduit à un simple
réservoir d'organes, porte atteinte à la dignité humaine. Conformément à la déontologie
kantienne, l'autonomie de l'individu devrait alors être subordonnée au respect
inconditionnel de sa dignité.
Néanmoins, G. Gillett et al. 361 considèrent qu'il y a une autre forme de respect à explorer :
celle de la valeur intrinsèque, qui ne concerne pas seulement l'être humain dans son
ensemble, mais aussi chacun de ses composants. Chaque organe est habité de cette valeur
intrinsèque. Par conséquent, il serait tout aussi indigne d'envisager de "sacrifier" la totalité
de ces organes, si certains peuvent être "soignés", tout comme il est inconcevable de ne pas
sauver la vie d'un être humain qui peut encore l'être. En l'absence de connaissance de la
volonté du mourant, le respect de la valeur intrinsèque des constituants de son être peut
nous encourager à les honorer par la réanimation, y compris au profit d'autres êtres
humains. Ces auteurs proposent donc que le prélèvement des organes d'un individu soit
associé à une expression de respect vis-à-vis de son cadavre, contrairement à ce que
l'inconscient collectif suggère généralement de par l'idée de sa réification.
Les mêmes auteurs vont plus loin encore en affirmant que la participation de l'individu,
fusse-t-il mourant, au bien collectif ne peut que contribuer à mettre en évidence sa valeur
extrinsèque qui s'ajoute à sa valeur intrinsèque. Ainsi, conformément au principe de
Solidarité, (a) si un être humain est une entité dépendante de ses relations avec le monde
extérieur, et notamment de ses congénères, dont le bien-être repose en partie sur ces
relations et donc sur les autres êtres vivants et (b) s'il est rationnel et bon d'améliorer la vie
de ceux qui contribuent à son propre bien-être, alors (c) tout être vivant trouve intérêt à

361 Gillett G. Honouring the donor: in death and in life. J Med Ethics. 2013 Feb 18;39(3):149–52

309
participer à l'amélioration de la vie des autres êtres humains avec lesquels il/elle est en
relation. Selon G. Gillett et al., et d'après ce syllogisme, il est donc tout à fait raisonnable
d'adopter la pratique de la réanimation non-thérapeutique élective comme pratique "par
défaut", y compris en l'absence de connaissance du souhait explicite du mourant d'être ainsi
réanimé et/ou de donner ses organes après sa mort. Ce n'est pas tant le consentement de la
personne qui est présumé que sa rationalité à définir son propre intérêt.

4.2. Poursuite d'une réanimation non-thérapeutique élective

Le 20 juin 2015, Mr R., 40 ans, sans antécédent médical connu, s’effondre brutalement dans
la rue et présente une crise convulsive généralisée. Une équipe médicalisée du SAMU, averti
par un passant, intervient très rapidement et diagnostique un coma léger, ce qui n'est pas
nécessairement inquiétant après une crise d'épilepsie. Mais le coma s'approfondit dans la
dizaine de minutes qui suit et la pupille droite se dilate pour devenir aréactive à la lumière.
Devant ce symptôme, cette fois très alarmant, Mr B. est anesthésié, intubé et placé sous
ventilation artificielle. A l’arrivée aux urgences de l'hôpital, le scanner cérébral réalisé
immédiatement montre un hématome sous-dural. Les neuro-chirurgiens interviennent dans
la foulée pour évacuer l'hématome et la réanimation du cerveau est poursuivie en post-
opératoire. La situation semble satisfaisante. Mais 24h plus tard, les pupilles de Mr B. se
dilatent de nouveau, sans efficacité des médicaments : le deuxième scanner réalisé en
urgence révèle un volumineux hématome, cette fois dans le parenchyme cérébral, sous la
zone opérée, due à une malformation vasculaire. Devant l’état de coma très profond, sans
efficacité des médicaments, et l’imagerie très péjorative, il est décidé de surseoir à toute
nouvelle intervention chirurgicale. Mr B. est alors reconduit en réanimation, sans espoir
désormais de pouvoir lui proposer un traitement curatif. Dès lors, l'évolution de Mr B. ne
peut plus se faire que dans quatre directions : 1) vers une mort encéphalique, qui
permettrait d'envisager un prélèvement d'organes, y compris celui du cœur, 2) vers une
mort circulatoire après décision d'arrêt des traitements curatifs, qui permettrait d'envisager
le prélèvements des reins, du foie et des poumons (Maastricht III), 3) vers une mort
cardiaque "non contrôlée" et non réanimé, 4) vers un état pauci-relationnel ou végétatif
chronique persistant si la neuro-réanimation intensive du cerveau Mr B. est poursuivie. Les
deux dernières hypothèses n'étant pas compatibles avec aucun prélèvement d'organes.
Compte-tenu de l'importance des lésions cérébrales, le médecin en charge de Mr B., après

310
discussion avec Mme B. puis l'équipe soignante, décide rapidement de ne pas poursuivre la
neuro-réanimation de Mr B. Son épouse est informée qu'elle doit se préparer au décès de
son mari, probablement proche. Le médecin évoque une "mort cérébrale". Les médicaments
hypnotiques sont arrêtés, sans qu'aucune modification de l'état neurologique de Mr B. ne
soit observée. Les morphiniques, au bénéfice du doute sur sa capacité résiduelle à percevoir
la douleur, sont poursuivis, de même que les médicaments pour maintenir la tension
artérielle et la perfusion des organes.
Conformément aux recommandations de l'Agence de la biomédecine362, et parce que
l'hypothèse de la survenue rapide de la mort encéphalique semblait très plausible, la
procédure Maastricht III ne fut pas envisagée d'emblée pour Mr B. Le lendemain, l'hypothèse
se confirme : le décès en mort encéphalique de Mr B. est certifié et annoncé à Mme B. La
coordination hospitalière, alertée par l'équipe de réanimation, s'entretient alors avec Mme B.,
qui témoigne sans hésitation du refus exprimé de son vivant de Mr B. d'être prélevé de ses
organes. Le médecin assure à Mme B. que les souhaits de son mari seront respectés et que,
en conséquence, le respirateur de Mr B. va être arrêté.

Avant que l'Agence de la biomédecine ne décide récemment d'autoriser les prélèvements de


type Maastricht III, les soignants qui décidaient d’arrêter la neuro-réanimation d'un malade
n’avaient pas d’autre choix, pour pouvoir envisager un prélèvement des organes, que
d’attendre l’évolution naturelle du malade vers une mort inéluctable, cardiaque ou
encéphalique. Si la mort cardiaque survenait avant la mort encéphalique, alors le
prélèvement d'organes était rendu impossible. Si la mort encéphalique survenait avant la
mort cardiaque, alors la procédure ad hoc de prélèvement d'organes pouvait être enclenchée.
Depuis fin 2014, la procédure Maastricht III peut être appliquée, autorisant le prélèvement
des reins, du foie et des poumons. Ainsi, pour l'heure, le prélèvement cardiaque reste
envisageable en France uniquement si le malade décède en mort encéphalique.
Or, il est théoriquement possible de faciliter le passage en état de mort encéphalique, aux
dépens de la mort cardiaque, et ainsi de favoriser les conditions légales qui autorisent, sans
discrimination, le prélèvement de tous les organes. Il faut néanmoins mentionner ici que les
procédés qui viseraient à favoriser la survenue de la mort encéphalique ne sont pas

362 "les malades dont l’évolution vers la mort encéphalique est prévisible [présentent une contre-indication à
l'application de la procédure]. Il est important pour le prélèvement cardiaque et les résultats de la greffe de ne
pas transformer en potentiels donneurs décédés après arrêt circulatoire, des malades dont l’évolution vers
l’état de mort encéphalique est prévisible."

311
autorisés par la loi telle qu’écrite aujourd’hui : ces soins pourraient être assimilés à des actes
criminels, dans la mesure où leur intention première et leur finalité unique seraient de
provoquer la mort encéphalique.
Pour autant, le consentement du mourant à être prélevé de ses organes est légalement
présumé. Cette présomption justifie-t-elle que l’équipe de réanimation favorise la mort
encéphalique aux dépens de la mort cardiaque chez un malade dont la mort a été rendue
inéluctable par la décision d’arrêt de la neuro-réanimation, avant d'avoir recueilli le
témoignage de ses proches ? Car cette décision a défini un point de non-retour irrémédiable :
le malade est devenu un "mourant-non-encore-mort". Désormais, la seconde décision, qu'il
incombe au médecin de prendre, concerne la poursuite ou non d’une réanimation partielle,
celle de ses organes, à l’exclusion de celle de son cerveau. En d’autres termes, il lui faut ici
décider d’arrêter toute réanimation ou d'arrêter seulement la neuro-réanimation, tout en
poursuivant la réanimation cardio-respiratoire, dans l’unique intention de maintenir les
organes viables et donc éligibles pour une transplantation éventuelle : nous définissons ainsi
la réanimation d’organes. Il s'agit donc ici de poursuivre une réanimation non-thérapeutique
élective, similaire à celle dont nous avons évoqué l'instauration dans le paragraphe
précédent.
Néanmoins, comme nous l'avons déjà écrit, l'intention de la poursuite de la réanimation
d'organes, à la différence de l'instauration, peut être tue aux proches.
De fait, dans notre expérience, la recherche anticipée, i.e. avant la survenue de la mort
encéphalique, des volontés de la personne quant au devenir de ses organes est loin d'être
systématisée. Si l'entretien avec les proches concernant le prélèvement d'organes n'est pas
réalisé immédiatement après que la décision d'arrêter toute neuro-réanimation ait été prise,
il est peu probable que ceux-ci soient informés de la finalité réelle de la poursuite de la
réanimation : pourrait-on expliquer à des proches que l'on poursuit la réanimation dans
l'unique but d'attendre un passage en mort encéphalique, sans évoquer la possibilité alors
ouverte de prélever les organes ? La réaction instinctive des proches, qu'il nous a souvent
été d'entendre dès l'annonce de la mort inéluctable, peut être alors de demander "Pourquoi
vous ne le débranchez pas tout de suite, alors ? Pourquoi continuer à le laisser sous
respirateur si vous êtes sûrs qu'il va mourir dans les prochaines heures ?"
Pourtant, certaines équipes n'adhèrent pas à l'idée de l'anticipation des entretiens. Selon eux,
évoquer le prélèvement d'organes, avant que la mort encéphalique ne soit effective, peut
provoquer une inquiétude supplémentaire, imposée aux proches, a fortiori lorsque le

312
mourant ne s'était pas clairement exprimé : comme nous l'avons expliqué précédemment (cf.
Arguments contre le caractère faible du consentement), les proches peuvent se sentent alors
investis d'une responsabilité décisionnelle, source de stress post-traumatique, voire de deuil
pathologique. Cet argument paternaliste devient plus prégnant encore lorsque la mort
encéphalique ne survient pas : l'éventuelle malveillance exercée à l'encontre des proches
s'est avérée d'aucune utilité. Bien entendu, les défenseurs de l'autonomie, comme principe
premier à respecter, objecteront que le consentement du mourant à la poursuite de la
réanimation non-thérapeutique de ses organes et donc implicitement à leur prélèvement,
transmis par l'intermédiaire de sa personne de confiance ou de ses proches, est
indispensable à cette poursuite, à l'instar de ce qui est exigible pour instaurer la même
réanimation.
Un consentement donné à cette poursuite est-il suffisant pour justifier la facilitation de la
mort encéphalique ? Un raisonnement utilitariste appliqué ne peut qu'approuver : la volonté
du mourant de faire don de ses organes est respectée et des malades en attente de greffons
peuvent être transplantés. L'accélération intentionnelle de la survenue de la mort
encéphalique est d'autant plus bénéfique pour les receveurs potentiels que le prolongement
de la réanimation est souvent accompagné de la survenue de complications, notamment
infectieuses, qui peuvent altérer la qualité des organes. Ne pas accélérer le processus de
passage en mort encéphalique peut alors être assimilé à un refus de se donner les moyens de
proposer des greffons de la meilleure qualité possible.
Le bénéfice d'une telle action de facilitation et d'accélération de la survenue de la mort
encéphalique est ainsi avéré, sans dommage pour aucun, si ce n'est le coût de la poursuite de
la réanimation. Est-elle pour autant moralement acceptable ? Autrement dit, quel argument
contradictoire pourrait lui être opposé ? Avant de répondre à cette question, il nous faut
détailler en quoi cette facilitation consisterait. Le but de la neuro-réanimation, lorsqu'elle est
entreprise et poursuivie, est de lutter contre la survenue ou la majoration de l'œdème
cérébral, réactionnel à la lésion, qui majore la souffrance du cerveau, voire provoque sa mort.
Favoriser l’œdème cérébral, c’est arrêter de faire ce que la médecine recommande pour
traiter les malades cérébro-lésés graves. Ainsi, il est préconisé de maintenir les malades en
hypothermie et sous anesthésie profonde, afin de diminuer au maximum les besoins
énergétiques du cerveau (équivalent d’hibernation des animaux qui vivent en conditions
hostiles). Il s’agirait alors, non pas seulement d’arrêter le refroidissement artificiel du corps
(défini comme un arrêt d'une thérapeutique curative), mais de le réchauffer avec une

313
couverture chauffante pour augmenter le métabolisme cérébral (instauration d'une
thérapeutique non seulement inutile pour le mourant, mais même délétère). Dans le même
ordre d’idée, il est usuellement proscrit d’administrer des solutés de perfusion glucosés, qui
eux-aussi augmentent le métabolisme cérébral et peuvent même augmenter le volume des
cellules cérébrales et donc l'hypertension intra-crânienne. Il est donc recommandé
d'administrer des solutés salés, d’autant plus que ceux-ci ont par ailleurs des capacités de
résorption de l’œdème cérébral. Là encore, il s’agirait alors, non seulement de suspendre
l'administration de ces solutés salés (arrêt d'une thérapeutique curative), mais même de les
remplacer par des solutés sucrés (instauration d'une thérapeutique délétère). Par ailleurs, il
est possible d'influer sur la circulation cérébrale : la présence de taux élevés de gaz
carbonique dans le sang favorise la dilatation des vaisseaux cérébraux et donc l’œdème
cérébral. La neuro-réanimation vise donc à maintenir ce taux dans la limite basse de la
normale. Or ce taux est contrôlé par la ventilation, et donc en l’occurrence par la ventilation
artificielle et les réglages du ventilateur. La diminution de cette ventilation augmente le taux
de gaz carbonique sanguin et favorise l’œdème cérébral (limitation de la ventilation
artificielle, mais dans l'intention première d'un effet délétère recherché). Enfin, pour faciliter
le drainage mécanique de l’œdème cérébral, il peut être utile de maintenir les malades en
position demi-assise. Mais le mourant peut être allongé horizontalement (arrêt d'une
thérapeutique curative), voire en position déclive, la tête en bas, pour majorer la pression
intra-crânienne (action non-thérapeutique délétère).
A l'instar de la loi du 22 avril 2005, qui distingue clairement l'intention première d'une
action du deuxième effet qu'elle peut induire, faisant référence au double effet thomasien,
certains refusent de cautionner les actions dont l’intention première consisterait à
provoquer délibérément la mort du malade, y compris si la mort du malade apparait comme
inéluctable à brève échéance : tuer d'une balle de révolver un agonisant est considéré par la
loi comme un meurtre, même si l'assassin peut prouver que, sans son geste, la victime serait
néanmoins décédée dans les minutes qui suivent. De même, précipiter intentionnellement la
mort d'un mourant, y compris avec l'intention bienveillante d'abréger ses souffrances n'est
pas, jusqu'à présent, toléré par notre société française, même si d'aucun revendique ce droit.
Dans notre cadre légal, les actions de limitation ou d'arrêt des thérapeutiques instaurées
initialement avec une visée curative mais désormais jugées déraisonnables sont permises,
tandis que celles qui consistent en l'introduction d'une thérapeutique délétère pour le
mourant, au sens où elles précipitent la survenue de sa mort encéphalique, sont prohibées.

314
Nous l'avons vu, l'instauration d'une réanimation non-thérapeutique élective est non
seulement tolérée mais même recommandée par les sociétés savantes. Certes, l'intention
première du réanimateur n'est pas de précipiter la mort encéphalique, mais de créer une
situation qui permette sa survenue. Pour autant, cette réanimation n'en est pas moins
délétère pour le mourant, puisqu'elle est considérée comme suffisamment douloureuse pour
nécessiter une anesthésie générale. La différence avec les actions qui visent à orienter la
cause de la mort vers le cerveau plutôt que vers le cœur devient dès lors pour le moins
subtile. Cette subtilité est encore renforcée depuis la réalisation possible des prélèvements
Maastricht III : l'intention première d'un arrêt des thérapeutiques curatives, plutôt que leur
limitation, n'est-elle pas la facilitation, voire la précipitation, de la survenue de la mort
cardiaque, avec la visée que celle-ci soit compatible avec les délais impartis par la
procédure ? Le constat qui s'impose est alors le suivant : il est légalement envisageable
d'arrêter activement la réanimation d'un malade, d'accepter que cette action puisse
précipiter la survenue de sa mort cardiaque et, le cas échéant, de lui prélever ses organes
dans le respect de la procédure ad hoc. Par contre, il ne semble pas acceptable, ni
moralement, ni légalement, de mener une action qui favoriserait la survenue de la mort
encéphalique au détriment de la mort cardiaque.
Il serait, nous semble-t-il, plus cohérent (et plus accessible à l'entendement commun) de
condamner toute forme d'influence médicale sur la cause immédiate de la mort
(encéphalique ou cardiaque), autrement dit d'interdire la pratique de toute thérapeutique
jugée délétère pour le mourant ; ou, au contraire, tout aussi cohérent de tolérer, au bénéfice
de l'autonomie des mourants qui souhaitent donner leurs organes et de ceux qui peuvent les
recevoir, toute action dont le but est de promouvoir les circonstances compatibles avec un
prélèvement d'organes, garanties prises que le mourant ne puisse en souffrir. Une
anesthésie générale, s'il existe le moindre doute sur la capacité résiduelle de la personne à
percevoir une souffrance, peut suffire à cette garantie. Une seconde condition nécessaire à la
tolérance de telles pratiques devrait être qu'elles soient réalisées en toute transparence :
toutes les prescriptions d'instauration, de poursuite, de limitation ou d'arrêt de traitements,
quels qu'ils soient, devraient être écrites dans le dossier du malade et leur visée explicitée
clairement aux proches du mourant.
Pour conclure, l'intention première de toute réanimation non-thérapeutique élective, qu'elle
soit instaurée ou qu'elle soit la poursuite d'une réanimation première à visée thérapeutique,
est de permettre à une personne mourante d'être prélevée de ses organes, si tel est son

315
souhait supposé par ses proches ou exprimé préalablement auprès d'eux. Pour parvenir à ce
but, certaines actions peuvent avoir pour effet de précipiter une mort inéluctable ou de
transformer la cause cardiaque de la mort en cause encéphalique. Elle est donc assimilable,
selon nous, à celle qui motive l'arrêt des traitements curatifs aux dépens de leur seule
limitation, pour satisfaire aux conditions à respecter pour réaliser des prélèvements
d’organes de type Maastricht III et faire en sorte que les délais impartis ne soient pas
dépassés.

IV. Nouvelles sources de donneurs non encore exploitées

Les politiques d'extension des sources de donneurs précédemment décrites vont-elles


suffire à réduire voire supprimer l'écart entre le nombre de malades en attente de greffe et
le nombre de greffons proposés à la transplantation ? Probablement pas...
Peut-on envisager d'autres sources, encore non exploitées jusqu'à présent ?
Avant la pratique des transplantations, la définition légale de la mort et l’état physiologique
réel dans lequel se trouvaient ces personnes, dont on déclarait le décès, coïncidaient : la
personne était déclarée décédée lorsque son corps avait entamé un processus de
décomposition363.
Afin de permettre des transplantations de qualité, il a fallu envisager de prélever les
personnes dont le cœur persistait à battre. La mort a alors été redéfinie selon les critères de
mort encéphalique dans le but de satisfaire à la règle du donneur mort : tout donneur
d’organes doit être irrévocablement mort avant le prélèvement de ses organes vitaux, car le
prélèvement d'organes ne doit pas être la cause immédiate de sa mort. Celle-ci doit être
établie selon des critères univoques et irrévocables, autour desquels un consensus s'est
établi, réunissant usagers de la santé et corps soignant. Par là même, un débat sur la
différence entre donneur d’organes mort et donneur d’organes mourant ne peut avoir lieu :
le donneur d’organes vitaux est mort, c’est inscrit dans la loi. S’il était mourant, donc non
encore mort, le prélèvement de ses organes vitaux constituerait un délit susceptible
d’entraîner la comparution des chirurgiens préleveurs en justice, accusés d’homicide
volontaire avec préméditation. Ainsi, le concept de mort encéphalique a très clairement été

363Même la cryogénisation, qui a pour but d'éviter toute décomposition du corps, est réalisée après le constat
du décès. Le processus de décomposition corporelle, aussi minime soit-il avant la prise en charge du cadavre, a
néanmoins pu débuter.

316
adopté pour, d’une part autoriser le débranchement du respirateur des patients décédés à
cœur battant, et, d’autre part, permettre la réalisation des prélèvements d’organes le cas
échéant.
Ne peut-on alors envisager de proposer d'autres critères pour définir "la mort" ? Définir un
terme signifie lui donner un sens en utilisant d’autres mots. Ainsi nous pouvons définir un
triangle comme étant une figure plane à trois côtés. Mais si nous définissons désormais un
triangle par “une figure plane à quatre côtés”, nous ne parlons plus d’un triangle mais d’un
quadrilatère. Ainsi, durant des siècles, la mort a été définie par l’arrêt du cœur et de la
respiration. Si nous définissons désormais la mort par l’arrêt du cerveau, définissons-nous
toujours le même phénomène physiologique ?
Le caractère purement opportuniste de cette définition a été largement dénoncé : selon ses
détracteurs, la mort encéphalique ne traduit aucunement la réalité de la mort. Si l'on agrée
cette contestation, trois comportements sont envisageables :
1) en conformité avec la définition ancestrale de la mort, i.e. nécessitant un arrêt cardio-
respiratoire, et selon la règle du donneur mort, il faut refuser la pratique des prélèvements
d’organes sur patients “décédés” à cœur battant, considérant qu’il n’y a pas adéquation entre
la mort légale et la mort physiologique et que, de fait, le patient en mort encéphalique n’est
pas mort. Cette position est défendue par P. Byrne et M. Potts364 ;
2) accepter l’idée que la définition légale de la mort ne coïncide pas nécessairement avec sa
définition physiologique et modifier la définition légale de la mort, de sorte que le respect de
la règle du donneur mort soit maintenu. C'est le procédé utilisé précédemment avec
l'adoption des critères de mort encéphalique pour redéfinir la mort. Il est possible de
modifier encore ces critères, si besoin. Cette position est défendue par R. Veatch365 ;
3) accepter l’idée de prélever les organes d’un patient “mourant-non-encore-mort” et dont la
mort est inéluctable et donc d'abandonner la règle du donneur mort. C’est la thèse défendue
notamment par R.Truog366.
Nous nous proposons d'envisager les deux dernières stratégies évoquées.

364 Potts M., Byrne PA., and Nilges RG. Beyond Brain Death: The Case Against Brain Based Criteria for Human
Death. Dordrecht: Kluwer Academic Publishers ; 2000.
365 Veatch R. The Death of Whole-Brain Death: The Plague of the Disaggregators, Somaticists, and Mentalists. J
Med Philos. 2005 Aug 1;30(4):353–78.
366 Truog RD, Miller FG, Halpern SD. The Dead-Donor Rule and the Future of Organ Donation. N Engl J Med.

2013 Oct 3;369(14):1287–91.

317
1. Vivants d'aujourd’hui, morts de demain : redéfinition de la mort

1.1. Perte irréversible de la conscience

Dans la première partie de ce manuscrit, nous avons dénoncé la difficulté d'appréhender le


concept de mort, et particulièrement de faire coïncider une définition ontologique de la mort
avec une définition physiologique assise sur des critères scientifiques objectivables. A
l'heure des prouesses technologiques, qui permettent de maintenir un corps en état de
fonctionnement biologique malgré la destruction irréversible (au moment où nous
l'écrivons) du cerveau, est-il encore concevable, comme le préconise l'Organisation Mondiale
de la Santé, de "parvenir à une définition de la mort comme un phénomène singulier " ?
Nous avons affirmé que les critères scientifiques de mort encéphalique ne satisfaisaient pas
la définition physiologique de la mort comme perte irréversible de l'intégrité fonctionnelle
de l'organisme, établie en 1981 par la commission présidentielle états-unienne367 à partir de
la définition proposée en 1968 par le Harvard Brain Death Committee et défendue depuis par,
entre autres, J. Bernat368. Prenant en compte certaines preuves contraires, comme la
persistance de fonctions hormonales, le President's Council on Bioethics a préféré opter, en
2008, pour une définition de la mort qui exige, non pas la perte de l'intégrité fonctionnelle de
l'organisme, mais la perte de sa capacité à interagir avec l'environnement qui se manifeste
tout particulièrement lors de la respiration spontanée369. Pour autant, le cas de Jahi McMath,
diagnostiquée en mort encéphalique depuis deux ans, sans aucune interaction possible avec
son environnement, constitue un contre-exemple suffisant pour encore rejeter cette
définition.
Finalement, certains ont renoncé à définir la mort selon des critères scientifiques, et
s'attachent désormais à distinguer les morts des vivants selon des critères ontologiques, qui
caractérisent la personne humaine. Parmi eux, R. Veatch affirme que l'intégration de l'esprit
et du corps est nécessaire à la vie. Si esprit et corps sont intégralement et définitivement
séparés, alors la vie a cessé. Tel est le cas des nouveau-nés anencéphales et des personnes en

367 Uniform determination of Death's Act. Guidelines for the Determination of Death: Report of the Medical

Consultants on the Diagnosis of Death to the President's Commission for the Study of Ethical Problems in
Medicine and Biomedical and Behavioral Research. JAMA. 1981;246(19):2184-2186
368 Bernat. J. A Defense of the Whole-Brain Concept of Death. Hastings Center Report 1998; 28 (2): 14–23.
369 Georgetown University. Bioethics research Library. Controversies in the Determination of Death: A White

Paper by the President's Council on Bioethics. 2008 [en ligne]


https://repository.library.georgetown.edu/handle/10822/559343

318
état végétatif permanent. Cette perte d'intégration esprit-corps peut survenir sans que tous
les critères de mort encéphalique soient vérifiés. De fait, la mort néocorticale est définie par
la perte irréversible des fonctions cérébrales situées au niveau de la couche externe des
hémisphères cérébraux. Il s'agit des activités cérébrales sentivo-motrices, mais surtout du
lieu d'exercice de la vie cognitive et des fonctions dites supérieures, autrement dit très
élaborées, celles-là même qui nous distinguent des animaux (à quelques exceptions près...).
Autrement dit, en cas de destruction totale et définitive du néocortex, la conscience et la vie
cognitive, qui lui sont liées, sont irrémédiablement abolies.
Si l'on considère que ce qui définit ontologiquement la vie humaine est dépendant de
l'activité physiologique néocorticale, pourquoi ne pourrait-on pas définir la mort selon des
critères scientifiques de mort néocorticale ? A l'instar de la mort encéphalique objectivée par
l'absence de circulation sanguine au niveau de l'encéphale, la mort néocorticale pourrait être
objectivée par un silence colorimétrique absolu, constaté sur des images d'IRM fonctionnelle.
Mais, si la mort néocorticale implique de facto la perte de la conscience, celle-ci peut aussi
être définitivement abolie sans que la destruction du néocortex soit complète. C'est pourquoi,
ceux, comme R. Veatch, pour qui la vie a disparu en l'absence de toute conscience,
n'accordant de la valeur à la vie qu'en qualité de véhicule de cette conscience, ne sont pas
davantage satisfaits de cette nouvelle définition, encore trop restrictive.
L'état végétatif est un état d'inconscience chronique caractérisé par la préservation des
fonctions végétatives, notamment cardiaques et respiratoires. Toutes les fonctions
cognitives sont absentes, en dépit de l'apparence d'éveil des malades. Contrairement à l'état
comateux, la personne concernée peut avoir les yeux ouverts, cligner spontanément des
paupières, présenter une alternance veille-sommeil et une variété de réponses réflexes
archaïques comme la succion, allant parfois jusqu’à la capacité de déglutir. En IRM
fonctionnelle, des zones cérébrales apparaissent encore actives. Mais cette personne n'a plus
aucune conscience ni d'elle-même ni de son environnement. Du moins, comme le fait
remarquer J.N Missa, c'est ce que l'on suppose370. Car objectivement, nous ne pouvons que
constater les effets cliniques de la fonctionnalité d'une partie du cerveau, notamment celle
du tronc cérébral, qui permet l'apparence d'éveil et l'indépendance du système cardio-
respiratoire vis-à-vis de tout support technique. Mais, compte tenu de notre impossibilité à

370 Missa J.-N.. L'évolution des critères de la mort dans les sociétés pluralistes in La philosophie et la biologie de
la fin de la vie. Annales d’histoire et de philosophie du vivant, vol. 4, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond /
Le Seuil, 2001

319
décrire la conscience phénoménale, ce n'est que subjectivement que nous pouvons affirmer
que la personne est dépourvue de toute vie cognitive, de toute conscience d'elle-même et de
son environnement, autrement dit de toute perception. En effet, peut-on scientifiquement
soutenir que les malades en état végétatif sont dépourvus de tout quale ?
Pour autant, selon R.Veatch, tant que la science médicale n'aura rien à proposer pour
suppléer à la perte totale de la conscience, la survenue de cet état doit conduire à déclarer
cette personne décédée. Affirmant cela, il estime être en adéquation, au moins partiellement,
avec certaines convictions sociétales, comme l'ont montré des chercheurs qui avaient
présenté trois scénarios hypothétiques différents à plus de 1300 citoyens de l'Ohio, Etats-
Unis371. Le premier scénario était celui d'une personne en état de mort encéphalique ; le
deuxième, celui d'une personne en état comateux chronique jugé définitif, nécessitant une
ventilation artificielle ; le troisième, celui d'une personne en état végétatif persistant,
respirant sans machine, possédant un réflexe de déglutition permettant de la nourrir par la
bouche. La grande majorité des citoyens sondés identifiait sans équivoque la mort de la
première personne, et plus de la moitié considérait la seconde comme morte. Le troisième
scénario est probablement le mieux connu de la population générale, tant les affaires
médiatisées de demande d'arrêt d'alimentation et d'hydratation pour mettre un terme à la
vie de personnes dans un état similaire n'ont pas manqué d'égrener l'actualité des dernières
années, depuis l'affaire judiciaire de Karen Quinlan débutée en 1975. Malgré cela, plus d'un
tiers encore des citoyens interrogés considérait la troisième personne d'ores-et-déjà
décédée. La proportion des citoyens estimant que les personnes des scénarios 2 et 3 étaient
décédées peut même avoir été minorée par leur connaissance éventuelle de la définition
légale de la mort : il est probable que ceux qui savaient que celle-ci correspondait
uniquement au premier scénario n'aient pas répondu que la personne était décédée, en dépit
de leur conviction intime contraire.
Ainsi, selon R. Veatch, la définition sociétale de la mort semble pluraliste. Le même vocable
"mort" pourrait indiquer des états différents, tout comme celui de "personne" peut faire
référence, matériellement, à un être humain vivant ou, ontologiquement, à ce qui caractérise
l'individualité de cet être humain, inhérente à sa dignité. Ici, "mort" pourrait être employé
dans un sens physiologique comme cessation de toute fonction organique ou dans un sens
philosophico-sociétal comme cessation de toute relation avec l'environnement. Et tous les

Siminoff LA, Burant C, Youngner SJ. Death and organ procurement: public beliefs and attitudes. Soc Sci Med.
371

2004 Dec 1;59(11):2325–34.

320
individus "morts" pourraient être légalement prélevés de leurs organes, sans contredire la
règle du donneur mort.
Pourtant, il existe une différence fondamentale entre un individu en mort encéphalique et
un individu en état végétatif. Cette différence réside dans le degré de certitude pronostique
quant au caractère définitif ou non de leur condition. L'absence de circulation sanguine au
niveau encéphalique garantit la nécrose du tissu cérébral. Par contre, rares sont les
personnes en état végétatif "permanent" : la plupart des malades diagnostiqués en état
végétatif évoluent en quelques mois vers un état dit pauci-relationnel. Pour certaines le
diagnostic d'état végétatif a pu être erroné : entre 1992 et 1995, d'après Andrews et al., près
de la moitié des diagnostics s'avérait a posteriori fausse372. Aujourd'hui, le recours à l'IRM
fonctionnelle permet sans doute de corriger la majorité de ces erreurs. Néanmoins,
l'évolution vers un état pauci-relationnel a également pu être constatée, après que certaines
cellules cérébrales aient pu repousser373.
Dès lors, la certitude diagnostique de la permanence de l'état végétatif n'est plus garantie : la
perte de l'ensemble des fonctions intégratives du couple esprit-corps peut ne pas être
définitive ; dans certains cas, cet état peut être, si ce n'est réversible, au moins évolutif vers
un état de conscience minimale.
En l'absence de certitude pronostique, la "certitude" diagnostique d'un état végétatif à un
instant t peut-elle suffire à déclarer la personne concernée décédée, afin que ses organes
puissent éventuellement être prélevés ?
Si les critères diagnostiques de mort néocorticale sont assurément moins consensuels que
ceux qui définissent la mort encéphalique, force est de constater qu'ils apparaissent
suffisamment fiables aux yeux de la loi pour permettre, dans les pays qui l'autorisent, à
envisager d'arrêter l'administration artificielle de l'hydratation et de l'alimentation, dans le
but de laisser mourir la personne concernée. De fait, le 6 juillet 2015, la cour européenne des
droits de l'Homme a déclaré que la justice française ne violerait pas la convention
européenne des droits de l’Homme en permettant que les traitements (en l'occurrence
l'alimentation et l'hydratation), qui maintiennent Mr Vincent Lambert en vie, puissent être
suspendus.

372 Andrews K, Murphy L, Munday R, Littlewood C. Misdiagnosis of the vegetative state: retrospective study in a
rehabilitation unit. BMJ. 1996;313(7048):13-16.
373 Voss HU, Uluç AM, Dyke JP, et al. Possible axonal regrowth in late recovery from the minimally conscious

state. J Clin Invest. 2006;116(7):2005-2011

321
Si les critères diagnostiques de ces états sont suffisamment fiables pour autoriser
moralement et légalement l'arrêt des traitements vitaux d'un malade, et que, en
conséquence, le malade décède effectivement, alors ces mêmes critères devraient
logiquement être suffisamment fiables pour le déclarer d'emblée décédé. Et c'est bien ce qui
se passe en pratique : tous les jours, des décisions d'arrêt des traitements curatifs sont prises,
pour prévenir l'évolution d'un malade souffrant d'une lésion cérébrale sévère vers un état de
conscience minimale ou végétatif. Pourtant, plus le diagnostic est porté précocement, moins
la certitude pronostique est importante, comme nous l'avons déjà mentionné. Quel argument
peut justifier cette attitude qui consiste à prendre une décision vitale, y compris en dehors
d'une zone de certitude pronostique absolue ? Ceux qui sont confrontés à ce type de
décisions estiment que l'erreur portée sur un nombre infime de malades (qui auraient
évolué mieux que ce qui a été prédit) est moins préjudiciable que de prendre le risque de
poursuivre la réanimation de tous les malades cérébro-lésés graves, quitte à ce qu'un plus
grand nombre évoluent vers un état pauci-relationnel ou végétatif, que ne souhaitent pas
"vivre" la très grande majorité des individus. En termes conséquentialistes, cette décision est
compatible avec le moindre mal pour le plus grand nombre.
L'objection évidente à ces prises de position consiste à rappeler que la valeur que chacun
accorde à sa propre vie est le fruit d'une évaluation strictement personnelle : n'est-ce pas
alors l'individu lui-même qui est le plus apte à décider d'accepter ou non de prendre le
risque de vivre cette situation ?

1.2. Autodétermination de la définition de la mort - directives anticipées

Les directives anticipées ont pour objet que chacun détermine ses volontés quant à ce qui lui
semblerait acceptable ou non de vivre, s'il était un jour confronté à une situation médicale
qui amputerait la qualité de sa vie, sans qu'il ne puisse plus, à ce moment-là, exprimer un
consentement ou un refus aux soins médicaux proposés. La loi de nombreux pays, dont la
France depuis 2005, reconnait la valeur légale de ces directives anticipées, a fortiori si celles-
ci sont manuscrites. Un insuffisant respiratoire chronique peut refuser d'être, une fois de
plus, placé sous respirateur, considérant que cette contrainte ne lui offre plus une qualité de
vie suffisante pour être compatible avec ses propres critères de vie. Il considère désormais la
ventilation artificielle, selon ses critères propres, comme un critère de mort. Et, autorisé à ce
refus de soins, il peut effectivement décéder si la ventilation artificielle n'est pas instaurée.
De même, certains peuvent considérer que la vie en état végétatif est une vie aussi digne que

322
toute autre et mérite donc, à ce titre, d'être tout autant vécue qu'une autre. D'autres, au
contraire, peuvent refuser tout traitement réanimatoire si la certitude du recouvrement de
leurs fonctions cognitives ne peut être garantie à court ou moyen terme. Ce refus
catégorique entrainerait alors leur mort rapide.
Certes, les directives anticipées ne peuvent apporter une réponse parfaite à toutes les
situations problématiques de prise en charge médicale, notamment parce que les souhaits
d'un individu interrogé sur un scénario théorique peuvent différer de ses souhaits exprimés
en situation réelle374. Pour autant, elles sont encore le moins mauvais moyen offert aux
individus pour exercer, tant qu'ils le peuvent, leur autonomie.
Si chacun peut avoir une définition individuelle de la vie qui a un sens d'être vécue par lui-
même, ne pourrait-on pas envisager, en négatif, que chacun puisse déterminer sa propre
définition de la mort, définie par la vie qui ne vaudrait pas la peine d'être vécue ?
L'idée d'un choix possible quant aux critères de mort individuellement acceptés ou refusés a
été défendue par A.Bagheri, qui propose aux citoyens de choisir leurs propres critères de
mort parmi une liste de critères préétablis, qui respecteraient les croyances du plus grand
nombre, en éliminant seulement les plus marginaux375. Mais, proposer de choisir ses propres
critères de mort, c'est aussi autoriser les citoyens à ne pas reconnaitre pour eux-mêmes
certains critères de mort. Dans l’état du New Jersey, USA, le rejet individuel de la définition
de la mort encéphalique, sous couvert d’arguments religieux, est légal. C'est d'ailleurs pour
cette raison que les parents de Jahi McMath l'ont transférée dans un établissement de cet
état, afin qu'elle puisse continuer à recevoir des soins "vitaux", après qu'elle ait été déclarée
décédée en mort encéphalique en Californie. De même, les citoyens japonais qui souhaitent
être prélevés de leurs organes doivent spécifier sur leur carte de donneur si leurs volontés
s'appliquent en cas de décès par mort cardiaque et/ou par mort encéphalique, sachant que
culturellement, la mort encéphalique n'est communément pas admise comme définition de
la mort. La liste de critères pour définir individuellement sa propre mort proposée par
A.Bagheri ne retenait d'ailleurs que ces deux options de définitions de mort par arrêt cardio-
respiratoire ou en mort encéphalique, qualifiant de "bizarres" les autres options imaginables.
D'autres situations médicales, comme l'état végétatif, pourraient-elles être définies
individuellement comme la mort de demain ? L'auto-détermination des critères de mort

374 Albrecht GL, Devlieger PJ. The disability paradox: high quality of life against all odds. Soc Sci Med. 1999 Apr
1;48(8):977–88.
375 Bagheri A. Individual choice in the definition of death. J Med Ethics. 2007 Mar 1;33(3):146–9.

323
doit-elle être bornée ? Autrement dit, pourrait-on déclarer décédées des personnes dont le
cœur bat encore et dont le cerveau conserverait une activité néocorticale, mais qui
estimeraient que leur état n'est pas compatible avec la vie tels qu'eux la conçoivent ? Quelles
options de définitions seraient-elles moralement et sociétalement acceptables ? Autrement
dit, un individu pourrait-il définir sa mort par l'acquisition d'une mauvaise grippe ? Selon
A.Bagheri, la définition individuelle de la mort doit être un choix individuel parmi un certain
nombre d'options sociétalement acceptables voire acceptées, afin de prévenir tout chaos
sociétal.
Pour autant, certaines situations médicales pourraient engendrer un débat sociétal plus
délicat : dans nos sociétés occidentales, où la démence est vécue comme un mal
insupportable, serait-il acceptable qu'une personne atteinte d'une maladie d'Alzheimer,
certes consciente, mais qui aurait perdu en grande partie ses capacités intellectuelles, puisse
avoir exigé de la société qu'elle soit définie comme morte le jour où ces symptômes
apparaitraient irréversibles ? Est-ce que le critère ''démence" pour définir la mort devient
moins ''bizarre" s'il a été sociétalement validé ? Usant de l'argument de "la pente glissante",
ne pourrait-on craindre, avec K. Enghelhardt376, que le spectre des exactions commises par
les Nazis ne surgisse immédiatement ? A cet argument, P. Singer a répondu que la
légalisation de l'euthanasie et du suicide assisté dans certains pays n'avait pas été
accompagnée de dérives manifestes377. Il n'est malheureusement pas certain que ce contre-
argument soit toujours vrai : en mars 2015, l’Eglise de Belgique lançait une mise en garde
contre l’extension de l’euthanasie légale aux personnes démentes, constatant que "Depuis la
loi de 2002 sur l’euthanasie (...) la dérive prédite à l’époque est devenue réalité. Les limites
de la loi sont systématiquement contournées, voire transgressées. L’éventail des groupes de
patients entrant en ligne de compte pour l’euthanasie ne cesse de s’élargir."378

1.3. Détermination de la mort par le médecin : point de non-retour

Si laisser aux individus la possibilité de choisir la définition de leur propre mort peut ouvrir
la porte au chaos, la délégation de cette tâche au corps médical permet-elle d'éviter cet
écueil ? N'est-ce pas, depuis la nuit des temps, les médecins qui déterminent l'instant de la

376Engelhardt K. Organ donation and permanent vegetative state. Lancet. 1998;351:211–2.


377 Singer P. Decisions about death. Free inquiry. August/sept 2005 [en ligne]
http://utilitarian.net/singer/by/200508--.htm
378 Zenit. Belgique : les évêques s'opposent à l'euthanasie de personnes démentes [en ligne]

http://www.zenit.org/fr/articles/belgique-les-eveques-s-opposent-a-l-euthanasie-de-personnes-dementes

324
mort ? J.-C. Ameisen a écrit : “il n’y a pas de définition biologique du mourir. Mourir, c’est
quand la médecine décide d’arrêter…” 379 . On perçoit alors de quelle responsabilité
normative est investi le médecin chargé de “déclarer” une mort qui ne se présente plus
comme un fait directement constatable par la vérification de critères préétablis, mais comme
un concept dont il faut établir, le plus certainement possible, l'applicabilité et la véracité. La
mission du médecin consiste alors à identifier l'instant qui va établir la succession de la vie
et de la mort comme des contraires opposés, annihilant théoriquement toute place au temps
du mourir, à toute notion de durée si chère à H. Bergson.

Et c'est bien la mission que la société a confiée au médecin : lorsque le malade n'est plus en
capacité de décider pour lui-même, alors c'est à lui de décider quelle situation médicale lui
commandera d'arrêter les traitements curatifs. Ce faisant, il détermine le point à partir
duquel la mort du malade devient inéluctable, le point de non-retour à la vie. Si, dès lors,
l'arrêt du cœur devient inéluctable dans un futur très proche, ce point lui-même ne pourrait-
il pas définir l'instant de la mort ? Ainsi, plutôt que de laisser mourir de déshydratation
et/ou de dénutrition un malade, diagnostiqué en état végétatif ou pauci-relationnel, et
d'attendre l'arrêt de toute activité cardiaque, on pourrait affirmer qu'il est légalement mort
dès la prise de cette décision : le médecin pourrait d'emblée signer le certificat de décès et
procéder, si telles étaient les volontés du défunt, au prélèvement de ses organes.

Si un tel scénario devenait réalité demain, faudrait-il préconiser l'injection, au bloc


opératoire, de substances anesthésiantes - (morphiniques et hypnotiques) - afin de s'assurer
que le défunt ne puisse souffrir du prélèvement de ses organes ? Les soignants engagés dans
la chaine de la transplantation d'organes sont-ils prêts à affronter et à assumer une telle
aporie ?

Finalement, les nouvelles définitions de la mort, si elles sont envisagées, peuvent s'avérer
multiples, variables selon les pays et les cultures. On est loin de satisfaire les
recommandations de l'Organisation Mondiale de la Santé visant à définir la mort comme
"un phénomène singulier". Par conséquent, il nous semble que le risque de chaos sociétal,
dénoncé par A.Bagheri, pourrait bien devenir réalité si chaque individu en capacité de
décider pour lui-même était en droit d'établir la liste de toutes les situations médicales

379Ameisen JC., Hervieu-Léger D. et Hirsch E. Qu’est ce que mourir ? Paris : Le Pommier, collection “Le collège
de la cité n°3”, 2003

325
devant conduire un médecin à le déclarer décédé, ou, en cas d'incapacité de cet individu, si le
même médecin pouvait le déclarer décédé à l'instant-même où la poursuite de la
réanimation qui le maintenait jusque-là en vie serait jugée déraisonnable.

Néanmoins, envisager cette stratégie semble encore, aux yeux de certains, aussi hypocrite
que la stratégie qui avait conduit le Harvard Brain Death Committee à adopter les critères de
mort encéphalique pour autoriser le débranchement du respirateur des malades en coma
dépassé et le prélèvement de leurs organes, malgré une activité cardio-circulatoire
persistante. Plutôt que de vouloir à tout prix déclarer, selon des critères disparates et donc
critiquables, le décès des donneurs potentiels d'organes, dans l'unique but de satisfaire à la
règle du donneur mort, l'heure n'est-elle pas venue d'ouvrir le débat public sur l'abandon,
sous certains conditions d'exception, de la règle du donneur mort ?

2. Abandon de la règle du donneur mort

Nous avons vu combien les critères pour définir la mort pouvaient être sujets de débat. Peut-
on encore affirmer que la règle du donneur mort est respectée lorsque l'on prélève les
organes d'un sujet décédé en mort encéphalique, alors que son cœur bat encore, que
certaines de ses fonctions hormonales sont intègres et que son corps peut permettre la
maturation d'un fœtus ? Ou après que sa circulation sanguine se soit arrêtée pendant 2 ou 5
ou 10 minutes ? Ou, au contraire, peut-on affirmer, avec R.Truog et d'autres, que finalement,
il n'est pas honnêtement possible de respecter cette règle ?

Revenons un instant sur les trois scénarios soumis aux citoyens de l'Ohio. Indépendamment
de la situation clinique, lorsque les citoyens affirmaient que la personne était morte, 95%
d'entre eux étaient d'accord avec l'idée qu'elle puisse être prélevée de ses organes : un état
clinique compatible avec la conception sociétale de la mort semble autoriser moralement les
prélèvements d'organes. Mais, de façon plus surprenante, plus de la moitié de ceux qui
déclaraient la personne comateuse, dépendante du ventilateur, comme étant encore vivante,
et presqu'un tiers de ceux qui déclaraient la personne en état végétatif persistant comme
étant encore vivante étaient en accord avec l'idée qu'elle puisse être prélevée de ses organes,
bravant ainsi la règle du donneur mort.

326
A ce jour, deux situations font d’ores-et-déjà figure d'exception à cette règle : celles qui
concernent d'une part les condamnés à mort chinois et d'autre part les personnes belges
euthanasiées au bloc opératoire et prélevées de leurs organes dans le même temps. La
première a été internationalement condamnée. La deuxième est plus discutée, du fait du
consentement explicite de la personne : le principe d'autonomie et le principe de non-
malveillance sont parfaitement respectés. Si telle est la volonté de la personne, pourquoi ne
pourrait-elle donner ses organes, quitte à ce que le prélèvement d'organes mette un terme à
sa vie ?

Les défenseurs du respect de la règle du donneur mort affirment que le consentement de la


personne ne peut justifier un crime : la déclaration du décès, préalable au prélèvement,
protège le chirurgien de toute accusation potentielle de meurtre. Mais, selon eux, le respect
absolu de cette règle ne vise pas tant à protéger les soignants que la confiance sociétale
placée dans le système de la transplantation. Si cette confiance devait être remise en
question par l'idée que certaines personnes, dont la vie serait jugée indigne d'être vécue
pour quelque raison que ce soit, puissent être prélevées vivantes de leurs organes, alors le
système entier serait ébranlé. Il est indubitable que certaines affaires très médiatisées sont
extrêmement dommageables, comme celle du Dr H. Roozrokh, chirurgien californien accusé
en 2006 d'avoir administré des drogues sédatives à un jeune homme cérébro-lésé grave et
de l'avoir déclaré lui-même décédé, avant de prélever ses organes, en violation évidente de
la règle d'étanchéité entre les équipes de prélèvement et de transplantation380.
Si le système, basé sur cette confiance sociétale, devait être affaibli, les premières victimes en
seraient les malades en attente de greffon, alors même que ceux qui préconisaient l'abandon
de cette règle visaient à ce qu'ils soient greffés plus précocement. Autrement dit, l'abandon
de la règle serait tout simplement contre-productif.

L'argument de la protection juridique du chirurgien peut être facilement débouté. De fait, si


un médecin entre dans la chambre d'un malade dont la vie dépend du respirateur auquel il
est branché et arrête le respirateur de son propre chef, il pourra être accusé de meurtre.

380Georgetown University. [en ligne]


https://m.repository.library.georgetown.edu/bitstream/handle/10822/712341/Ethics_and_Intellectual_10_2.
pdf

327
Mais si un malade conscient, dont la vie dépend du respirateur auquel il est branché (comme
ça peut être le cas d'une personne tétraplégique), refuse la poursuite de ce traitement et
demande au médecin d'arrêter la machine, celui-ci a obligation d'exécuter le même geste qui
consiste à arrêter la machine. Si c'est bien l'exercice de l'autonomie du malade qui distingue
les deux situations, on pourra néanmoins encore objecter que dans le deuxième cas, le
médecin n'a pas tué le malade, mais l'a laissé mourir. Ce à quoi on pourra répondre que,
d'une part, l'intention première du médecin est probablement la même dans les deux
situations : celle de soulager le malade, même si, dans le premier cas, le médecin peut aussi
être soupçonné d'avoir agi selon des motivations moins avouables ; et d'autre part, que le
consentement, ou plus précisément la demande de mort, explicite, du malade suffit à
affranchir le médecin qui pratique une euthanasie, dans les pays dans lesquels cette pratique
a été légalisée. Il est donc bien moralement admissible, pour certains, que le médecin puisse
commettre l'acte de tuer, si son intention première est de soulager la personne, à sa
demande explicite, sans pour autant être condamnable juridiquement.
Par ailleurs, les prélèvements d'organes sur donneur vivant sont légalement autorisés. En
France, deux donneurs de foie sont décédés, en 2000 et 2007. Pour autant, le chirurgien,
bien qu'averti quant au risque vital, même exceptionnel, encouru par le donneur, n'a pas été
accusé d'homicide involontaire. S'il est facilement démontrable que le chirurgien n'a aucune
intention de meurtre lorsqu'il réalise un prélèvement d'organes sur quelque donneur que ce
soit, la règle du donneur mort qui viserait à lui conférer une protection juridique
supplémentaire apparait alors superflue.

A l'inverse, R. Truog rapporte le cas des parents d'une petite fille ayant subi un très grave
traumatisme crânien, pour laquelle la procédure Maastricht III avait été déclenchée. Mais
l'activité cardiaque de l'enfant ne s'arrêta pas dans les temps impartis et les organes ne
purent être prélevés. Les parents exprimèrent leur sentiment d'une "deuxième perte"...
Pour qu'aucune autre famille ne connaisse pas la même déception, P.E. Morrissey propose
une alternative, pour les personnes qui ne décèderaient pas dans les délais impartis : plutôt
que de les laisser mourir sans qu'elles aient pu, selon l'expression de leurs souhaits, être
prélevées de leurs organes, il est possible, sans contrevenir à la règle du donneur mort, de
les prélever de leurs reins. Après la néphrectomie bilatérale, elles seront retournées dans
leur chambre de réanimation où les traitements vitaux, réinstaurés au bloc pour les besoins
chirurgicaux, pourront être à nouveau arrêtés et les soins de confort de fin de vie dispensés.

328
Dans ces circonstances, le prélèvement des organes non vitaux ne saurait être considéré
comme la cause immédiate de la mort381.

Par quel principe tous ces subterfuges peuvent-ils être justifiés ? Selon R. Truog, la règle du
donneur mort ne peut être que violée, si ce n'est légalement, du moins moralement, étant
démontré que la définition de la mort encéphalique n'est elle-même qu'une ruse qui permet
de prélever des êtres physiologiquement vivants. De même, les donneurs d'organes
Maastricht III sont, certes mourants, mais ils ne pas encore morts.
Si d'une part, le consentement de la personne valide l'arrêt des traitements qui la
maintiennent en vie et que, d'autre part, l'intention première du médecin est de soulager le
malade et de satisfaire ses volontés de donner ses organes, quel obstacle peut encore venir
s'opposer à l'abandon de la règle du donneur mort ?
L'argument, auquel nous n'avons pas encore répondu, de la remise en cause de la confiance
sociétale peut-il être, lui aussi, rejeté ? Les soignants impliqués dans la chaine de la
transplantation sont-ils prêts à assumer les titres provocateurs de la presse à scandale qui
ne manquerait pas de titrer de nouveau “le donneur d'organes n'était pas mort”382, mais,
cette fois, avec raison ?
En réalité, il nous semble que les citoyens - la situation française actuelle, autour de l'affaire
Vincent Lambert, en est une preuve - sont bien plus inquiets du processus décisionnel qui
peut conduire un médecin à arrêter des traitements vitaux que des critères médicaux dont il
peut va user pour déclarer le décès. La question préoccupante n'est pas "est-il bien mort
dans l'état où il est ? " mais "doit-on le laisser mourir, compte tenu de son état actuel ? ".
Pour autant, serait-il acceptable qu'un individu en bonne santé puisse demander à être
prélevé de ses organes vitaux, autrement dit que le don altruiste des organes vitaux puisse
devenir un mode d'euthanasie ou de suicide assisté ? Cette demande nécessiterait alors de
faire mourir l'individu par l'administration par le médecin (euthanasie) ou par auto-
administration (suicide assisté) d'une substance létale, et non plus "seulement" de le laisser
mourir. Nous avons préalablement discuté de la différence morale qui distingue les deux
types d'actes. Par ailleurs, aucun pays n'a encore légalisé les demandes d'euthanasie faites
par des individus non souffrants, y compris celles qui seraient motivées par un sacrifice

381Morrissey PE. The Case for Kidney Donation Before End-of-Life Care. Am J Bioeth. 2012 Jun;12(6):1–8.
382Le Monde. Nau JY. [en ligne] http://www.lemonde.fr/planete/article/2008/06/10/le-donneur-d-organes-
n-etait-pas-mort_1056121_3244.html

329
volontaire au bénéfice des malades en attente de greffon.
Il convient donc de définir les cas sociétalement et moralement acceptables d'exception à
l'application de la règle du donneur mort. L'identification de ces cas d'exception doit
permettre d'ériger les garde-fous indispensables à la conservation de la confiance sociétale.
Ces cas sont définis par la conviction de la survenue imminente du décès, après que les
traitements vitaux aient été suspendus, avec l'intention de laisser mourir la personne, sans
que son décès n'ait encore pu être constaté.
Dès lors, deux catégories seulement de ces donneurs potentiels peuvent être reconnues : 1)
les malades cérébro-lésés très sévères, dont la conscience est très ou entièrement altérée, et
qui avaient préalablement exprimé leur consentement à être prélevés de leurs organes ; 2)
les malades conscients qui, d'une part, refusent, conformément à la loi en vigueur en France
depuis 2002, la poursuite des traitements qui les maintiennent en vie et dont le retrait
entrainerait une mort inéluctable rapide, synonyme d’une dépendance vitale complète, et
qui, d'autre part, souhaitent être prélevés de leurs organes383. Dans ces deux circonstances il
nous semble moralement raisonnable d’accepter le préjudice porté au mourant d'abréger sa
vie au bénéfice d’autres.

Pour autant, cette option ne serait acceptable que sous couvert d'une information claire de
l'ensemble des citoyens. Pour l'heure, force est de constater que l'éducation du grand public
est loin d'être satisfaisante. C’est sur les bancs des écoles, année après année, qu’il faut
donner les moyens aux potentiels donneurs de demain de se prononcer, en toute
connaissance et maitrise du sujet, quant à leur choix pour ou contre le prélèvement de leurs
organes, dans les circonstances prédéfinies, afin que leur autonomie puisse être respectée.

383 Truog R. Brain death-too flawed to endure, too ingrained to abandon. J Law Med Ethics. 2007;35: 273-81

330
CONCLUSION

331
Ce travail de thèse nous a permis d’explorer la réflexion éthique dans le champ des
prélèvements d'organes sur donneurs décédés, à travers le prisme de l'écart constaté entre
le nombre insuffisant de greffons proposés à la transplantation et le nombre toujours
croissant de malades en attente d'être transplantés et les solutions proposées pour tenter de
réduire cet écart, voire de l'effacer. Pour ce faire, nous avons eu recours à l'analyse de la
littérature scientifique, humaine et médicale et à celle de l'expérience des soignants,
professionnels de terrain.
Ce travail a permis d’apporter des connaissances sur ces pratiques et de mieux en
comprendre les enjeux sociétaux, afin de proposer à chacun une approche éclairée de ces
situations complexes.

Dans un premier temps, nous avons cherché à explorer les fondements philosophiques
principiels sur lesquels la pratique médicale des prélèvements d'organes sur donneurs
décédés est basée, en France et ailleurs. Pour des raisons évidentes de faisabilité, nous avons
restreint nos recherches et nos réflexions aux problématiques de la règle du donneur mort,
du consentement au prélèvement et de la gratuité de la transmission des greffons. Le choix
de ces thématiques a été raisonné sur la base d'une acceptation globale, mais néanmoins
controversée par certains, et donc ouverte au débat. Après l'exposé de ces principes
fondamentaux, il apparait clairement que la pratique des prélèvements d'organes sur
donneurs décédés, régulée par ces principes, obéit à une éthique kantienne de conviction,
qui ne se soucie nullement des retombées chiffrées de leur respect inconditionnel. La
conclusion logique s'impose : seule la remise en cause de cet ordre axiologique peut ouvrir la
voie d'une augmentation du nombre de greffons disponibles à la transplantation. Pour
autant, besoin n'implique pas devoir : si des moyens peuvent justifier une fin, tous les
moyens ne sont pas acceptables. C'est pourquoi, avec l'idée d'ouvrir un débat conforme à
l'esprit d'une éthique de responsabilité, nous avons choisi d'opposer les arguments qui
assoient ces principes ou, au contraire, s'y opposent. Ainsi faisant, nous avons souhaité, sans
jamais être prescriptifs, proposer des instruments de réflexion, que chacun pourrait
s'approprier selon ses convictions propres, afin de les confirmer ou de les faire évoluer.
En premier lieu, nous avons pu montrer que le respect de la règle du donneur mort reposait
sur une redéfinition opportuniste de la mort, basée sur des critères neurologiques et non
plus cardio-respiratoires, avec pour seule finalité le cautionnement moral et la légalisation

332
de l'arrêt de la réanimation des personnes "en coma dépassé" et, avec leur consentement,
présumé ou exprès, avalisé ou non par leurs proches, du prélèvement "à cœur battant" de
leurs organes. Ainsi, la logique conséquentialiste de la règle du donneur mort, faute de
dénonciation publique, s'est-t-elle paradoxalement associée à la rationalité axiologique qui
régit la pratique des prélèvements d'organes. D'autre part, au-delà de la remise en cause des
motivations qui ont conduit à adopter généralement la définition de la mort selon les
critères de mort encéphalique, nous avons pu établir combien les critères tant cardio-
respiratoires que neurologiques étaient eux-mêmes sujets à caution : grâce aux progrès
médico-techniques, qui peuvent conduire à envisager de réanimer une personne en arrêt
cardiaque "réfractaire", le caractère "irréversible" de situations, qui semblaient encore hier
définitives, peut s'avérer aujourd'hui caduque. Comment alors la mort doit-elle être définie
pour que le respect de la règle du donneur mort soit garantie, si tant est que cette règle doive
encore être respectée absolument ?
De plus, après avoir détaillé les différents systèmes de consentement mis en application à
travers le monde, nous avons mis en évidence combien le système du consentement
présumé, a fortiori "fort", i.e. sans nécessité d'être confirmé par les proches, qui devrait être
vraisemblablement adopté très prochainement en France, après que l’Assemblée nationale,
le 14 avril 2015, ait déjà voté en première lecture en faveur du projet de loi relatif à la
modernisation du système de santé, nous semblait fortement critiquable et violer le principe
d'autonomie des citoyens.
Enfin, nous avons discuté des avantages et des inconvénients du maintien de l'interdiction
de rémunérer sous quelque forme que ce soit le transfert d'un organe, partiel ou total, d'un
individu à un autre, que cet autre soit une institution ou un individu lui-même. Pour ce faire,
nous avons rappelé les notions philosophiques et juridiques en vigueur, qui concernent la
non-propriété, la non-patrimonialité et l'indisponibilité du corps, et qui interdisent par là-
même la transgression du principe de gratuité, y compris sous couvert d'un contrat inter-
individus consentants, garantissant qu'aucun des contractants ne victime l'autre. Nous avons,
à cette occasion, fait valoir et défendu les arguments des penseurs libertariens qui, en
l'absence de victime et donc de crime, s'opposent à de telles restrictions conservatrices à la
liberté individuelle.

Forts d'avoir ébranlé le socle sur lequel reposent les principes philosophiques fondateurs
des prélèvements d'organes sur donneurs décédés, nous avons entrepris, dans le second

333
temps de notre travail, d'interroger la pratique médicale telle qu'elle se rencontre déjà sur le
terrain hospitalier, ou telle qu'elle pourrait être envisagée demain, sans pour autant relever
d'un document-fiction d'anticipation.
Ainsi, nous avons décrit les nouvelles sources de donneurs décédés qui émanent de
l'élargissement des critères autorisant le prélèvement des organes : les donneurs qui
n'étaient pas encore hier considérés comme suffisamment "sains" peuvent aujourd'hui être
prélevés de certains de leurs organes. La moindre qualité de ceux-ci peut néanmoins les faire
réserver à des receveurs choisis, rendus particuliers du fait, notamment, de leur âge avancé.
On peut alors craindre que cette pratique implique une certaine forme de discrimination
négative. Celle-ci semble d'autant moins acceptable que les receveurs concernés ne semblent
pas systématiquement informés du traitement spécifique qui leur est réservé.
Nous avons également détaillé les expériences françaises récentes des prélèvements sur
donneurs décédés après arrêt cardiaque de survenue inopinée (classe Maastricht II) ou
après arrêt circulatoire survenu dans les suites d'une décision médicale d'arrêt des
thérapeutiques curatives (classe Maastricht III). Concernant la procédure Maastricht II, nous
avons montré combien elle était particulièrement éprouvante pour les proches et les
soignants. Cette pénibilité est d'autant plus difficile à justifier que la procédure souffre d'un
manque d'efficience évident et que, de surcroit, elle est pourvoyeuse de greffons de qualité
incertaine à long terme. De plus, nous avons soutenu le point de vue que cette procédure,
compte-tenu du fait qu'elle nécessitait qu'un médecin ait préalablement renoncé à proposer
une réanimation d'exception par circulation extra-corporelle à visée thérapeutique,
autrement dit qu'un médecin ait préalablement décidé de limiter les thérapeutiques
curatives, était en réalité assimilable à une procédure Maastricht III. En conséquence, nous
avons proposé de cesser la pratique des prélèvements sur donneurs décédés après arrêt
cardiaque de survenue inopinée (classe Maastricht II). Les bénéfices de cette suppression
seraient éprouvés par 1) les malades en arrêt cardiaque réfractaire pour lesquels il serait
alors possible d'étudier les critères de bon pronostic pouvant justifier le recours à cette
technique de réanimation d'exception, sans que plus aucune prophétie auto-réalisatrice
empêche toute évaluation de qualité scientifique ; 2) les proches, qui pourraient se trouver
extraits de la temporalité ultra-violente d'annonce brutale, immédiate et simultanée du
décès inattendu et du recueil du témoignage de la volonté du défunt quant au devenir post-
mortem de ses organes ; 3) les soignants, qui n'auraient plus à se voir imposer par leurs

334
instances cette même temporalité d'exercice, source potentielle d'épuisement professionnel,
ni à l'imposer aux proches du défunt.
Malgré des avantages certains de la procédure Maastricht III comparée à la procédure
Maastricht II, nous avons aussi discuté, à la lumière des expériences internationales, des
difficultés qui pouvaient être rencontrées par sa mise en application très récente en France.
Nous avons encore débattu de l'opportunité de décider d'une réanimation dite "élective non-
thérapeutique" avec, pour seule finalité, la réanimation des organes de la personne
mourante.
Enfin, nous avons envisagé, sur un plan théorique, deux stratégies d'expansion du pool de
personnes susceptibles d'être prélevées, et qui ne sont pas aujourd'hui considérées comme
des donneurs d'organes. Ces personnes sont celles qui souffrent d'une perte complète (état
végétatif) ou quasi-complète (état pauci-relationnel ou état de conscience minimale) et
"irréversible" de leur conscience. Prélever ces personnes dans le respect de la règle du
donneur mort impliquerait de redéfinir - une fois encore - la mort, selon des critères
ontologiques de perte des capacités cognitives, caractéristiques de la personne humaine.
Mais plutôt que d'avoir recours à un tel subterfuge intellectuel utilitariste, il nous semblerait
plus honnête, vis-à-vis de la société, d'assumer le renoncement à la règle du donneur mort, si
tant est qu'elle ait jamais pu être respectée, eu égard à ces errements-mêmes de la définition
de la mort. Si la personne, dont l'altération définitivement très sévère de sa conscience est
indubitable, avait antérieurement donné son consentement exprès au prélèvement de ses
organes, a fortiori éclairé quant aux situations compatibles avec un tel prélèvement (ante
mortem en état de conscience minimale ou post mortem), alors il nous semble que ce choix
ne porterait aucun préjudice à autrui - bien au contraire- et que, par conséquent, rien ne
devraitt venir limiter l'exercice de son autonomie.

Bioéthique et biopouvoir
Pour autant, ces solutions sont condamnées par la bioéthique. Sont-elles condamnées à être
toujours condamnées ? D. Borrillo384 a raison d'affirmer que la bioéthique apparait comme
une réflexion menée par les instances contrôlées par l'Etat et par "l'Administration [qui]
contrôle l'ensemble du processus délibératif et normatif à travers plusieurs instances tels
que le Comité de Sages désignés par le Président de la république, la Haute Magistrature

384 Borrillo D. Bioéthique. Paris : Dalloz, Coll. A savoir ; 2011

335
(notamment le Conseil d'Etat), les journées nationales d'éthique, les agences publiques de
biomédecine, les missions parlementaires et les forums de citoyens", et que ces instances
sont chargées de l'élaboration et de l'application de la réglementation. De fait, la bioéthique
n'a-t-elle pas pour objet de réguler l'activité des scientifiques qui s'intéressent, voire
agissent, sur la santé et la vie ? Son objet n'est-il pas d'imposer un guide des bonnes
pratiques aux professionnels de santé, et, par voie de conséquence, de l'imposer à l'ensemble
des citoyens ?
Il nous faut alors admettre qu'aujourd'hui, en France, la bioéthique semble plus influencée
par l'éthique de conviction que par l'éthique de responsabilité. De fait, le respect
inconditionnel de la dignité humaine, comme conception univoque de la personne, et le
système de consentement présumé relèvent bien plus de la soumission à des principes
transcendants qu'à la priorisation de l'autonomie individuelle, immanente. Force est de
constater que la bioéthique, après avoir été investie par les plus hautes instances
gouvernementales dirigeantes, exerce une forme de biopouvoir, d'influence déontologique,
privant l'individu de la liberté de son corps, tant avant qu'après sa mort. Ce biopouvoir
consiste à décider pour l'individu, en lieu et place de celui-ci, de ce qui lui convient le mieux
en matière de prélèvements d'organes, lui imposant les limites que l'Etat a fixé. Mais la loi
est-elle légitime pour interdire de telles libertés, a fortiori si le politique s'est délibérément
passé de l'aide expérimentée et experte du savant ?
M. Weber prévenait ainsi les audacieux : "Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la
plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l’éthique de conviction,
que son action n’aura d’autre effet que celui d’accroître les chances de la réaction, de
retarder l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne vous croira pas."385 Avons-
nous perdu notre temps à exposer des arguments qui nous semblent relever davantage
d'une éthique de la responsabilité que les prescriptions ordonnées par les réflexions issues
de la bioéthique actuelle ? Nous voulons croire que non ! En conséquence, nous appelons à
rendre aux professionnels de santé, acteurs engagés, un droit de parole citoyenne, afin
d'initier un processus de délibération argumentative démocratique, conduit par la société
elle-même, usagère de la Santé. De fait, il nous semble que c'est à elle que revient en priorité
le droit de choisir librement le fondement moral de ses actes, qu'il soit transcendant à des
principes invariables ou immanent à son histoire et à son évolution, et non pas seulement

385 Weber M (trad. Colliot-Thélène C.). Le savant et le politique. Paris : La Découverte ; 2003.

336
aux instances contrôlées par l'Etat, trop souvent ignorantes des réalités du champ de bataille
menée par les professionnels soignants contre la maladie.
Pour permettre à la société cet exercice libéral d'autonomie, il aura bien entendu fallu
préalablement l'informer, lui expliquer, l'instruire, l'aviser des enjeux sous-tendus par
l'activité de prélèvement d'organes : il aura fallu accompagner les citoyens dans leur
réflexion bioéthique. La question de savoir qui serait légitime pour mener cet éclairage reste
posée. Mais, pour l'heure, il nous semble bien que ce sont les soignants, confrontés à ces
situations dans leur réalité quotidienne, et non les acteurs de l'Administration, qui sont les
experts les plus à même de transmettre leur connaissance de la question, et d'influer sur le
nouveau droit de "faire vivre ou de rejeter dans la mort"386. Sans doute devront-ils eux aussi
pouvoir bénéficier d'un enseignement prudentiel, qui puisse leur permettre de poursuivre et
progresser dans leur réflexion éthique quant à leur exercice professionnel, présent ou à
venir. Nous ne pouvons qu'encourager et saluer toute initiative qui promeut ce type
d'enseignement. Et c'est ce que nous espérons comme exercice de son pouvoir biopolitique
par l'Etat : qu'Il développe sensiblement l'accès pour les étudiants et les professionnels de la
santé aux formations certifiées à l'éthique de la santé et qu'Il leur offre la place qu'ils doivent
occuper à la table des discussions bioéthiques concernant le prélèvement post mortem des
organes.

386Foucault M. La Volonté de savoir. Histoire de la sexualité, vol. 1, , chapitre V, “Droit de mort et pouvoir sur la
vie” . Paris : Gallimard, 1976. p181

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Le don d'organes : toujours plus ! Toujours mieux ?
Application de la théorie morale conséquentialiste
à la pratique du prélèvement d'organes

La transplantation d'un organe peut s’avérer être le traitement de dernier recours en cas de
dysfonctionnement terminal. Mais le nombre de greffons proposés à la transplantation ne
suffit pas à satisfaire le nombre croissant de demandes. Des solutions alternatives sont
proposées pour tenter de réduire cet écart. Certaines d'entre elles peuvent heurter les
principes philosophiques fondateurs de cette activité médicale, qui constituent
prioritairement le socle d'une éthique de conviction.
Limité à la transmission d'un organe prélevé sur une personne décédée, ce travail de thèse
propose une exploration raisonnée de certains éléments principiels, tels que le
consentement, la gratuité et la "règle du donneur mort". Dans un second temps, il présente
une lecture critique de certaines solutions nouvellement proposées, éclairée par une vision
conforme à une éthique de responsabilité.

Mots-clé : Prélèvements d'organes ; mort encéphalique : philosophie morale

The organ transplantation may be the last treatment for terminal insufficiency. But the
number of grafts available for transplantation is insufficient to meet the increasing demands.
Alternative solutions are proposed in an attempt to reduce this gap. Some of them may
offend the philosophical principles of this medical practice, which establish the ethic of
conviction.
Limited to the transplantation of organs removed from deceased persons, this thesis offers a
reasoned exploration of some principled elements, such as consent, free transfer and “dead
donor rule". Secondly, it presents a critical reading of some newly proposed solutions to
reduce the gap, informed by a vision consistent with the ethic of responsibility.

Key-words : organ donation ; brain death ; moral philosophy

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