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Doc 1 : La laïcité face aux libertés religieuses

par Charles Arambourou (1)

En ligne le 18 mars 2011

http://www.mezetulle.net/article-la-laicite-face-aux-libertes-religieuses-par-c-arambourou-
69590404.html

Un essai rigoureux de définition de la laïcité fondé principalement sur l'examen du droit :


voilà un outil précieux proposé par Charles Arambourou. On s'y débarrasse de quelques
préjugés dont les deux suivants, qui sont particulièrement tenaces. L'un est récent : c'est l'idée
que la législation et la jurisprudence européennes seraient entièrement contraires à la laïcité.
L'autre, de longue durée, entraîne encore aujourd'hui beaucoup de confusions y compris chez
de nombreux militants laïques : c'est l'usage inconsidéré de la distinction « privé / public »,
sans fondement juridique.

Voilà 105 ans que s’applique la loi de séparation des églises et de l’Etat. Or c’est une question
bien vivante que je souhaite aborder : quels sont au juste les rapports entre laïcité et libertés
religieuses ?

Un républicain doit se tourner vers le droit pour examiner cette question. Et pour corser la
difficulté, je proposerai pour commencer un détour par le droit international. Ce détour est
nécessaire, car les traités internationaux ont, dès leur ratification, « une autorité supérieure à
celle des lois » (art. 55 de la Constitution). Or en matière de libertés, s’applique en France la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
(1950), ratifiée par notre pays en 1974. Cette Convention a un juge spécialisé : la Cour
européenne des droits de l’Homme (CEDH, Strasbourg 1959) (2).

Il se trouve que la jurisprudence de la CEDH éclaire d’un jour précieux les rapports entre
laïcité et libertés religieuses. En entremêlant le droit et la philosophie, je vais, après avoir
rappelé les textes fondamentaux, tenter de proposer une définition pertinente de la laïcité, que
je confronterai ensuite avec le respect des libertés religieuses.

1 – Statut juridique des notions de laïcité et de libertés religieuses

Dans la Convention européenne, laïcité et libertés religieuses se retrouvent dans le même


article !

1.1 – L’art. 9 de la Convention : « liberté de pensée, de conscience, de religion »


1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit
implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester
sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le
culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.2. La liberté de manifester
sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues
par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité
publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection
des droits et libertés d'autrui.

Tout est dans ce paragraphe 2 : la liberté de religion peut faire l’objet de restrictions, si celles-
ci sont : 1) légales ; 2) légitimes (respect de l’ordre public dans une société démocratique) ; 3)
proportionnées au but recherché. Par sa jurisprudence la CEDH a confirmé à plusieurs
reprises que la laïcité constitutionnelle d’un Etat (Turquie, France, Italie…) ne porte pas
atteinte à la liberté de religion.

A l’occasion de deux arrêts de décembre 2008 (affaires d’exclusions scolaires pour port du
voile islamique, mais avant la loi du 15 mars 2004), la CEDH a donné une définition de la
laïcité française.

1.2 – La laïcité en France


Le mot « laïcité » ne figure pas une seule fois dans la Loi du 9 décembre 1905 de
« séparation des églises et de l’Etat ». Cependant, la CEDH, dans deux arrêts du 4 décembre
2008, a clairement dit que la « clé de voûte » de la laïcité en France est bien cette loi de 1905,
spécialement ses deux premiers articles (que tout républicain devrait savoir par cœur) :
Art. 1er : « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des
cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » ;Art. 2
[principe de séparation] : « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun
culte » […].
La laïcité ainsi définie est devenue postérieurement (1946, puis 1958) constitutionnelle :

- laïcité de l’enseignement public « L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à


tous les degrés est un devoir de l'Etat. »)
- laïcité de la République : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique
et sociale. »

Pour la CEDH, la Constitution ne fait donc que reprendre les principes fondamentaux de la loi
de 1905, notamment celui de « séparation » -objet même de la loi ! Tout le monde en France
n’est pas spontanément du même avis (par exemple le Conseil d’Etat !)… [ Haut de la page ]

2 – Essai d'une définition de la laïcité fondée sur le droit positif (textes et jurisprudence)

La laïcité, c’est le cadre juridique créant l’une des conditions de l’égalité absolue entre
citoyens, quelles que soient leurs convictions :
1 - elle assure la liberté de conscience (ne pas croire à égalité avec croire) ;
2 - elle garantit le libre exercice des cultes ;
3 - par le principe de séparation (interdiction de subventionnement ou reconnaissance publics
des cultes, neutralité absolue de la puissance publique), elle empêche toute ingérence : soit
des autorités publiques dans le domaine religieux ; soit des organismes religieux dans la
conduite des affaires publiques.

2.1 - Le cadre juridique de la liberté de conscience et de l’égalité entre citoyens.

a) C’est seulement un cadre juridique. Ce n’est donc

-ni une idéologie ou un courant de pensée : il n’existe pas de philosophie, d’identité, ni de


morale laïque (cf. la lettre de Jules Ferry aux instituteurs), pas « d’ayatollahs laïques », faute
de dogmes !
-ni une « valeur » (que l’on n’atteint jamais, sauf dans la sainteté, irréalisable disait Kant !) –
c’est un « principe » issu de la raison critique, mis en œuvre par le droit ;
-ni une arme de guerre contre les religions, dont elle permet au contraire le libre exercice, en
interdisant notamment, grâce à la « séparation », toute philosophie officielle antireligieuse…
comme toute instrumentalisation des croyances par le pouvoir politique.

La laïcité s’oppose seulement au « cléricalisme », i.e. à la volonté des organismes religieux


d’imposer leurs règles particulières à l’ensemble de la société en s’ingérant dans la sphère
publique : encore la « séparation »….

b) En quoi consiste la liberté de conscience ? C’est la condition indispensable à l’égalité entre


citoyens, quelles que soient leurs convictions personnelles, ou leurs appartenances
identitaires.

- Exposé des motifs de la loi du 15 mars 2004 : « la liberté de croire OU de ne pas croire ».
- La CEDH (Grzelak v. Poland, 15/06/2010) a rappelé que la liberté protégée par l’art. 9 de la
Convention inclut un « aspect négatif » : ne pas croire, ou ne pas être obligé à manifester sa
croyance ou sa non-croyance.

D’où la règle simple : est laïque tout ce qui contribue au respect de la liberté de conscience,
c’est-à-dire en pratique, à l’égalité absolue de traitement des incroyants.

Voilà pourquoi la laïcité n’admet pas d’épithète comme « ouverte, plurielle, positive… ». Ils
cachent la recherche d’un compromis permanent avec les seules religions, contraire donc à la
liberté de conscience (car les incroyants sont alors exclus !). Ce compromis se fait sur le dos
du principe de laïcité (ex. : crucifix dans les centres de baccalauréat « privés sous contrat » de
l’Académie de Créteil tolérés par le rectorat : ce sont les professeurs qui protestent qu’on
déplace !).
2.2 – Sphère publique et sphère privée : une distinction fallacieuse, inconnue du droit
positif.

Je retiendrai plutôt celle de notre amie philosophe Catherine Kintzler, de l’UFAL : « sphère
de l’autorité publique » / « société civile » (3).

a) La « sphère de l’autorité publique », très restreinte, inclut l’Etat, les Pouvoirs publics
locaux, les services publics. C’est là seulement que s’applique le principe de laïcité, =
séparation d’avec les religions, obligation de neutralité religieuse absolue et d’égalité de
traitement des citoyens (ou usagers). D’où l’interdiction du port de signes religieux par les
agents publics ou les élus dans l’exercice de leurs fonctions (mais aussi pour le président de la
République, de se signer quand il représente la France !). D’où également l’interdiction de
subventionnement des cultes (cf. a contrario constructions de mosquées sur fonds publics !).

b) La « société civile » : c’est tout ce qui ne ressortit pas à la sphère de l’autorité publique, soit
la majeure partie de l’espace d’un individu. La religion relève de la société civile, dans le
cadre du droit privé associatif (innovation de la loi de 1905)… comme le sport (loi de 1901).
La société civile est le domaine des libertés publiques et privées, dans le cadre de l’ordre
public défini par la loi. Mais ce qu'on appelle couramment « l’espace public » n’est pas
astreint à l’obligation de neutralité !

c) Evitons deux confusions sur les termes :

- « espace public » source d’une dérive redoutable : l’ultra-laïcisme, qui consiste à élargir
l’interdiction de toute expression religieuse au-delà de la sphère de l’autorité publique :
affaires du « gîte des Vosges ». La loi « burqa » du 11 octobre 2010 donne la définition de
l’espace public : « voies publiques et lieux ouverts au public ou affectés à un service public »
- rien à voir donc avec la « sphère publique ».
- « sphère privée » : ce terme est à bannir. Il n’existe pas de « sphère » où l’on
« cantonnerait » les religions ! La « société civile » est sans limites précises (internet l’a
d’ailleurs étendue…).

En revanche, il faut sans doute prendre en compte un troisième espace, réellement limité, que
je propose d’appeler « la sphère intime », celle de la conscience de chaque individu. La
sphère intime est le domaine de l’incroyance, de l’indifférence, ou de la foi personnelle (qu’il
ne faut pas confondre avec la religion, dont la liberté d’exercice ne présuppose pas la foi
individuelle). Dans une société démocratique, la loi n’a pas à régir la sphère intime – en
revanche, elle la protège des ingérences d’autrui : manipulations mentales, sectes… abus de
faiblesse !

2.3 – Quand la laïcité ne s’applique pas : deux cas pratiques

a) L’affaire de la crèche Baby-Loup : une salariée licenciée pour port du voile islamique.
C’est à tort que Jeannette Bougrab a invoqué le « principe de laïcité », car cette crèche est un
service privé. En revanche, le règlement intérieur de l’association et la nature éducative de
son objet peuvent justifier une restriction aux libertés d’affichage religieux du personnel.

b) La « loi burqa » du 11 octobre 2010 « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace


public » n’est pas une application du principe de laïcité, mais (décision du Conseil
Constitutionnel du 7 octobre 2010) de celui de l’égalité hommes-femmes (« exclusion et
infériorité manifestement incompatibles avec les principes constitutionnels de liberté et
d’égalité »), ainsi que de considérations d’ordre public (sûreté, « exigences minimales de la
vie en société »).

Ne mettons donc pas la laïcité à toutes les sauces ! [ Haut de la page ]

3 – La liberté de religion : une liberté fondamentale à laquelle doit veiller tout républicain,
même mécréant !

3.1 – Libertés religieuses et ordre public : la valeur relative des libertés

Revenons à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (constitutionnelle) :


art. 4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice
des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres
Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être
déterminées que par la Loi. »art. 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même
religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »

Donc la Loi (cf. art. 34 de la Constitution) définit « l’ordre public », qui fixe les « bornes »
entre : ma liberté et celle d’autrui ; la liberté de croire et celle de ne pas croire ; la liberté
d’expression religieuse et le prosélytisme ; l’intérêt général et les intérêts particuliers… En un
mot, dans « l’espace de la société civile », ce n’est pas le principe de laïcité qui s’applique,
mais l’ordre public défini par la loi.

Ainsi, aucune liberté n’est ni générale, ni absolue. Ce principe démocratique de la relativité


des libertés est totalement repris dans la Convention européenne, notamment l’art. 9.2 cité.
Par exemple, on ne peut invoquer des motivations religieuses pour s’opposer au principe de
l’égalité hommes-femmes, à l’IVG, ou aux programmes scolaires enseignant la théorie de
l’évolution, car tout cela obéit à un intérêt général supérieur, déterminé par la loi.

A contrario, le Conseil Constitutionnel, dans la décision du 7 octobre 2010 citée plus haut,
précise que la liberté de religion permet la dissimulation du visage « dans les lieux de culte
ouverts au public » - puisque, par définition, cela n’y trouble pas l’ordre public.
3.2 – La laïcité et les élèves des écoles publiques : la loi du 15 mars 2004

Ce texte, aujourd’hui peu contesté, est clairement intitulée : « loi encadrant, en application du
principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse
dans les écoles, collèges et lycées publics ». Pour bien comprendre, il faut faire la différence
entre deux situations : celle des agents publics (enseignants, administratifs, personnels divers)
et celle des élèves de l’enseignement public.

- Les agents publics ont interdiction d’arborer tout signe ou emblème religieux (sphère
publique) –cf. licenciement d’une institutrice stagiaire, pour port du voile islamique.
- Quant aux élèves, ils relèvent de la société civile, et jouissent d’un certain nombre de
libertés, dont « la liberté d’expression » garantie par l’article 10 de la loi du 10 juillet 1989
(« loi Jospin »). Cependant, ce sont des citoyens en formation dans le cadre obligatoire du
service public « laïc » (Constitution) : à ce titre, ils sont soumis aux règles de « l’ordre public
scolaire ».

Ainsi la loi du 15 mars 2004 a réglementé – et non interdit - le port des signes religieux par
les élèves : les signes qui ne manifestent pas « ostensiblement une appartenance religieuse »
sont donc autorisés – mais ceux-là seulement. Cette loi de 2004, en en fixant les limites,
garantit donc une liberté qui, sans elle, varierait d’un établissement scolaire à l’autre.

Voici un extrait du Communiqué du greffier de la Cour européenne des droits de l’homme, 17


juillet 2009, à propos de six affaires d’exclusions scolaires en France pour port de signes
religieux ostensibles, sous l’empire de la loi du 15 mars 2004 : tous les plaignants ont été
déboutés…

Dans toutes les affaires, l’interdiction faite aux élèves de porter un signe d’appartenance
religieuse représentait une restriction à leur liberté d’exprimer leur religion, restriction prévue
par la loi du 15 mars 2004 […] poursuivant le but légitime de protection des droits et des
libertés d’autrui et de l’ordre public. […]La Cour rappelle l’importance du rôle de l’Etat
comme organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et
croyances. Elle rappelle également l’esprit de compromis nécessaire de la part des individus
pour sauvegarder les valeurs d’une société démocratique.L’interdiction de tous les signes
religieux ostensibles dans l’ensemble des classes en établissements scolaires publics est
motivée par la sauvegarde du principe constitutionnel de laïcité, conforme aux valeurs sous-
jacentes de la Convention et à la jurisprudence de la Cour.

Conclusion : sans laïcité, pas de libertés

Sachons nous prévaloir de la valeur relative des libertés (« même religieuses »), de la
prééminence de la liberté de conscience, et de la consécration ( !) de notre laïcité par la
CEDH.Voilà un juge international incontesté : cessons de craindre de passer pour des
« laïcards attardés ». Tel est le message que le droit français et européen des libertés
fondamentales permet de faire circuler.

[ Haut de la page ]

© Charles Arambourou et Mezetulle, 2011

Notes [cliquer ici pour fermer la fenêtre et revenir à l'appel de note]

1. Voir la présentation de l'auteur et ses autres articles sur Mezetulle.


2. C’est un organe du Conseil de l’Europe, qui comprend actuellement 47 membres, dont les 27 de l’UE. Ne pas confondre avec la
Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE, Luxembourg, gendarme de la « concurrence libre et non faussée »).
3. Voir notamment sur ce blog La laïcité face au communautarisme et à l'ultra-laïcisme et la FAQ sur la laïcité (points 4 et 5).

Doc 2 :

La laïcité : une conviction paradoxale


Après Baby-Loup, pas de faux débat sur
les « convictions laïques »

par Charles Arambourou

En ligne le 14 février 2014. Modifé le 21 février 2014

La dangereuse problématique ouverte par la Cour de cassation dans l’affaire Baby-Loup a été
commentée avec pertinence sur Mezetulle (blog de Catherine Kintzler) dès mars 2013 (1). Or
depuis, la Cour d’appel de Paris a avancé la solution de « l’entreprise de conviction », déjà
évoquée sur ce site, et philosophiquement examinée par Catherine Kintzler dans son dernier
ouvrage Penser la laïcité (Minerve, 2014). Pourtant rien n’est simple, car le droit français
codifié a organisé une véritable « discrimination envers les laïques et les non-croyants » : les
combats à mener doivent donc éviter de se tromper de cible.

* Certains passages de la 3e partie de cet article ont été modifiés le 21/02/2014, faisant suite à
une observation de Gwénaële Calvès que l’on remercie (voir ci-dessous le commentaire 3 ) ;
ils sont encadrés par un astérisque ; les passages d'origine sont consultables à la fin des
notes.*

Sommaire de l'article :
1 – Comment permettre à un organisme privé de se dire laïque et d’en tirer les conséquences pour ses salariés ?
1.1 - La Cour de cassation, le 19 mars 2013, a effectué un raisonnement en deux temps
1.2 - La solution de la Cour d’Appel de Paris (« l’entreprise de conviction »), quoique logique, suscite encore des incompréhensions
2 – Existe-t-il des « convictions laïques » ? Oui, mais seulement dans la société civile !
2.1 – La « laïcité-conviction » : plus de 150 ans de « combats laïques »
2.2 – La « laïcité-mode d’organisation » : des centaines d’associations et d’organismes
2.3 – De la société civile à la sphère de l’autorité publique
3 – La consécration juridique des convictions laïques
3.1 – Le droit consacre les convictions laïques et les entreprises de conviction
3.2 – Comment la codification a *maintenu* la discrimination envers les laïques et non-croyants
Notes

1 – Comment permettre à un organisme privé de se dire laïque et d’en tirer les conséquences
pour ses salariés ?

1.1 - La Cour de cassation, le 19 mars 2013, a effectué un raisonnement en deux temps :

a - « le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’est pas applicable aux
salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ». Personne ne
conteste ce rappel, qui illustre la distinction bien connue ici entre la « sphère de l’autorité
publique » (principe de laïcité) et « l’espace de la société civile » (libertés définies par la loi).
Mais que vient faire la Constitution, puisque l’affaire relève du code du travail ? La réponse
surprend, mais il faut la reconstituer en combinant le premier et le dernier « attendu ».

b - Une phrase du règlement intérieur de Baby-Loup a donné lieu à une interprétation


inquiétante. Celui-ci évoque en effet « le respect des principes de laïcité et de neutralité qui
s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités [de la crèche] ». Formulation sans
doute équivoque, mais dont la Cour de cassation a estimé, faisant prévaloir la lettre sur
l’esprit, qu’elle se référait au « principe constitutionnel de laïcité », lequel « ne peut être
invoqué pour [priver les salariés] de la protection […] du code du travail » - dont
l’interdiction des discriminations fondées sur la religion.
Au-delà du cas d’espèce, on peut craindre que cet arrêt n’interdise implicitement à tout
organisme (ou personne) privé de se réclamer de la laïcité ou de la neutralité religieuse. C’est
le paradoxe relevé par Catherine Kintzler dans l’article cité :
En France, sous certaines conditions, on a le droit de créer une entreprise à caractère
confessionnel, mais on n'a pas le droit, sous les mêmes conditions, de créer une entreprise qui
entend faire valoir le principe de neutralité religieuse en son sein.
La question est posée : la laïcité serait-elle un « monopole d’État » (ouvrage cité, p. 146) ?

1.2 - La solution de la Cour d’Appel de Paris (« l’entreprise de conviction »), quoique


logique, suscite encore des incompréhensions

La Cour d’appel de Paris a choisi de qualifier Baby-Loup d’entreprise de conviction, « en


mesure d'exiger la neutralité de ses employés ». Les entreprises « de conviction » (ou « de
tendance ») sont effectivement reconnues par la Cour européenne des droits de l’Homme
(CEDH) comme pouvant imposer à leurs salariés des restrictions à leurs libertés conformes à
leurs convictions propres.

Mais les cas sur lesquels la jurisprudence s’est prononcée concernent surtout des organismes
religieux. Cette solution suscite dès lors une double question :
- philosophico-politique : la laïcité peut-elle être considérée comme « une conviction parmi
d’autres » ?
- juridique : peut-on inclure dans le type d’entreprise dit « de conviction » une association
privée se réclamant de la laïcité ? [ Haut de la page ]
2 – Existe-t-il des « convictions laïques » ? Oui, mais seulement dans la société civile !

On commencera par une réponse empirique (au sens de « vérifiée par l’expérience ») : oui, et
depuis fort longtemps en France, au moins 150 ans, voire plus. La laïcité désigne, dès le
milieu du XIXe siècle, une « conception politique et sociale impliquant la séparation de la
religion et de la société civile », et le « caractère de ce qui est organisé selon ce principe » (2)
; c’est-à-dire à la fois une conviction et un modèle d’organisation sociale, fondés sur la mise à
l’écart de la religion du champ de la société civile.

Ainsi, bien avant d’être appliquée à la « sphère publique » de façon restreinte (« principe », tel
que rappelé par les Hautes Juridictions), la laïcité est une conviction privée large concernant
l’ensemble de la société civile, qui professe deux revendications politiques fortes : la
« séparation des églises et de l’État » (Victor Hugo, 1850) ; l’instruction publique obligatoire
et neutre religieusement (Jean Macé, 1851).

2.1 – La « laïcité-conviction » : plus de 150 ans de « combats laïques »

Les lecteurs de ce blog sont familiarisés avec les fondements philosophiques de la « laïcité-
conviction », que Catherine Kintzler a développés (Qu’est-ce-que la laïcité ? et Penser la
laïcité), montrant notamment l’apport des idées de Condorcet. La laïcité, fille des Lumières,
est incontestablement une conviction philosophique.

Elle s’est traduite, dans la sphère juridique, par une première « séparation » mise en œuvre en
1795, mais effacée en 1801 par le Concordat, jusqu’à la loi de 1905. Pendant plus d’un siècle,
le débat politique en France a été animé par d’incontestables « convictions » laïques,
étroitement liées au combat républicain. Les « deux France » qui ont longtemps divisé nos
communes, sont bien deux « blocs de conviction » : l’un Républicain et laïque, l’autre clérical
et catholique (3). Dès les années 1871-72 (action de la Ligue de l’enseignement), puis avec les
lois Ferry de 1881-82, l’école est le principal terrain de la laïcité : de la « foi laïque » de
Ferdinand Buisson (4) au « serment de Vincennes » du CNAL de 1960, et à la manifestation
de 1994 contre le projet de loi Bayrou, les convictions laïques travaillent la société.

Tantôt philosophie, tantôt revendication politique, la laïcité constitue ce qu’on se risquera à


nommer une conviction paradoxale : elle n’en professe aucune pour les permettre toutes. Plus
exactement, « contenant » et non « contenu », la laïcité ne « professe » que son propre cadre,
comme seul susceptible de réaliser l’égalité entre tous les individus, quelles que soient leurs
convictions (5) .

2.2 – La « laïcité-mode d’organisation » : des centaines d’associations et d’organismes

Mais revenons à l’empirisme. Sait-on que c’est du mode d’organisation d’un établissement
scolaire privé laïque, l’École Alsacienne, fondée en 1872, que s’est directement inspiré Jules
Ferry pour fonder l’école publique ? La première occurrence juridique de l’adjectif « laïque »
se trouve dans la loi Goblet de 1886 (6) : appliqué au corps enseignant, il signifie strictement
–et seulement- « qui n’est pas composé de clercs ». – Oui, mais, objectera le demi-habile, il
s’agit de l’école publique, donc nous entrons dans la sphère de l’autorité publique ! – Certes,
mais la constitution de cette sphère publique n’est que le résultat progressif et historiquement
daté de convictions philosophiques bien antérieures, et de pratiques existant dans la société
civile.

Car c’est bien dans l’espace civil que sont nées, au cours du XIXe siècle (1866 : fondation de
la Ligue de l’enseignement), des centaines d’initiatives « laïques », visant notamment à faire
pièce aux actions de l’église catholique depuis 1830, dans le domaine notamment des activités
de jeunesse (récréatives, culturelles, sportives, etc.). Aux patronages paroissiaux ont répondu
les « patronages laïques ». Sans refaire ici l’historique de l’éducation populaire, on rappellera
que de multiples associations, clubs, amicales, etc. se qualifient « laïques », ou pratiquent la
laïcité comme mode d’organisation impliquant la neutralité religieuse. Le Procureur Falletti,
devant la Cour d’appel de Paris, n’a pu citer comme exemples de « convictions laïques » que
« certaines organisations maçonniques, certains clubs de réflexions » : c’est bien en-dessous
de la réalité riche et diverse de la société civile française ![ Haut de la page ]

2.3 – De la société civile à la sphère de l’autorité publique

Les convictions laïques ainsi définies ne sont entrées dans le droit positif, d’abord en matière
scolaire, qu’après 1881 (lois Ferry et Goblet). La loi de séparation de 1905, qui pose pourtant
les fondements de la laïcité, n’use pas du terme. C’est bien plus tard, par la Constitution de
1946 (7), que la République elle-même est devenue laïque. La Constitution n’a donc consacré
la laïcité que plus de 70 ans après le dictionnaire : la société civile a largement précédé la
sphère de l’autorité publique. Encore faudra-t-il attendre 2004 (8) pour que le Conseil
constitutionnel définisse véritablement la portée du « principe constitutionnel de laïcité »
inscrit dans l’art.1 de la Constitution actuelle.

C’est cette définition juridique restrictive, rappelée par la Cour de cassation, que l’on présente
à tort comme épuisant le concept de laïcité, et interdisant d’en faire « une conviction comme
une autre » (9). Catherine Kintzler répond très justement (Penser la laïcité, pp. 143 et 146) :
« La laïcité politico-juridique n’est pas un courant philosophique particulier, c’est une règle
organisant la coexistence entre les libertés. En ce sens, mais en ce sens seulement, elle ne
saurait constituer un courant de pensée comparable à d’autres (différence notoire avec la
conception belge)(10) [...] »

Non seulement la laïcité ne s’est jamais réduite au seul « principe de laïcité » applicable
aujourd’hui aux pouvoirs ou services publics, et à eux seuls, mais celui-ci n’eût pas été
possible sans un siècle de « combat laïque ». Comme tout principe républicain, il appelle un
effort permanent de vigilance et de « conviction », à la fois pour le défendre dans la vie
publique, et pour le faire vivre dans la société civile (notamment par les associations).
Telle est bien la portée de la solution retenue par la Cour d’appel de Paris, qui reconnaît ainsi
à la fois l’existence, la légitimité, et la licéité de cette conviction pour un organisme privé,
hors de la sphère de l’autorité publique. Le procureur Faletti, à cette occasion, a invoqué la
laïcité « au sens d’indifférence active à l’égard des religions, et non d’obligation
constitutionnelle de neutralité pesant sur le seul État ».
C’est bien « la laïcité » qui a présidé aux statuts de la crèche Baby-Loup, sous son double
aspect : la « conviction » que, face au multiculturalisme et au multi-confessionnalisme de la
population accueillie, la neutralité religieuse de l’institution était le seul moyen de ne laisser
personne à l’écart ; le « mode d’organisation » (notamment par son règlement intérieur
applicable au personnel) propre à « transcender le multiculturalisme des personnes auxquelles
elle s’adresse » (Cour d’Appel de Paris).

Pour nous résumer : la laïcité est une conviction dans la société civile. Dans la sphère de
l’autorité publique, c’est seulement un principe d’organisation (11). Les interrogations
suscitées par la notion de « conviction laïque » proviennent à la fois de la confusion entre
sphère publique et espace civil, et de l’incompréhension du fait que la première est
circonscrite, le second sans limites.

3 – La consécration juridique des convictions laïques

On s’en voudrait de brandir la loi comme argument philosophique : néanmoins le droit


applicable en France reconnaît sans conteste des « convictions laïques ». [ Haut de la page ]

3.1 – Le droit consacre les convictions laïques et les entreprises de conviction

On suivra ici la hiérarchie descendante des normes, en rappelant que le droit européen
conventionnel s’applique en France, avec une valeur juridique supérieure à la loi.

- Les « convictions laïques » sont reconnues par la Cour européenne des droits de l’homme
(Grande Chambre, Lautsi c. Italie, 18 mars 2011) à égalité avec les convictions religieuses :

« La Cour souligne que les partisans de la laïcité sont en mesure de se prévaloir de vues
atteignant le « degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance » requis pour qu’il
s’agisse de « convictions » au sens [de l’article 9] de la Convention […] ».

- Le Traité de Lisbonne consacre les « organisations non-confessionnelles » (art. 172) « en


vertu du droit national » (en droit français : la liberté d’association, principe constitutionnel,
permet de se dire « non-confessionnel » ou « laïque »).

- Le paragraphe 2 de l’art. 4 de la directive européenne 2000/78 CE du 27 novembre 2000


(12) visant à lutter contre les discriminations en matière d’emploi et de travail autorise les
États à introduire dans leur législation future une dérogation pour les entreprises dont
« l’éthique » est elle-même « fondée sur la religion ou les convictions » :
« […] lorsqu’une caractéristique liée à la religion ou aux convictions […] constitue une
exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et
que l’exigence soit proportionnée. »

- La jurisprudence de la CEDH a appliqué cette dérogation à des organismes religieux (13).

- La loi française du 27 mai 2008 transposant la directive européenne 2000/78, article 2 §2°,
interdisant les discriminations fondées notamment sur « la religion ou les convictions »,
prévoit la même dérogation que la directive :

« Ce principe ne fait pas obstacle aux différences de traitement fondées sur les motifs visés à
l’alinéa précédent lorsqu’elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et
déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée ;»

- Depuis longtemps sont reconnus juridiquement et administrativement des organismes


identifiés par leurs convictions « laïques », aux côtés d’organismes confessionnels. Citons-en
trois exemples :

- Les mouvements de scoutisme reconnus par le ministère de la jeunesse et des sports : les
Éclaireurs-Éclaireuses de France sont laïques, les autres mouvements confessionnels
(catholique, protestant, israélite, musulman).
- Les associations familiales reconnues membres de l’Union Nationale des Associations
Familiales comportent deux associations laïques (Union des Familles Laïques, Conseil
National des Associations Familiales Laïques), aux côtés d’associations confessionnelles
(catholiques, protestantes), ou autres.

- L’École Alsacienne, déjà citée, établissement privé laïque sous contrat, voit en outre ses
« convictions laïques » protégées par le principe constitutionnel de « respect du caractère
propre des établissements privés sous contrat » (inventé en 1977 par le Conseil constitutionnel
pour justifier… la loi Guermeur aggravant la loi Debré).

*Sans qu’il soit besoin de gloser davantage sur la notion de conviction, le cadre juridique
actuel devrait permettre de reconnaître à une entreprise (ou une association) la possibilité de
faire de « la religion ou [des] convictions » dont elle se réclame une « exigence
professionnelle essentielle et déterminante » justifiant une différence de traitement des
salariés (exigence de « loyauté » et de « bonne foi » envers les objectifs de l’organisme,
limitant leur propre liberté de religion ou de conviction).*

La condition « d’exigence professionnelle essentielle et déterminante » suffit à écarter le


risque d’arbitraire évoqué à juste titre par Catherine Kintzler (op. cit., p. 147).

De plus, la stricte égalité juridique entre « religion » et « convictions »(14) devrait assurer aux
organismes non-confessionnels ou laïques le bénéfice de la dérogation « de conviction »…
Or tel n’est pas le cas, à la suite *d'une omission juridique véritablement discriminatoire*. [
Haut de la page ]

3.2 – Comment la codification a *maintenu* la discrimination envers les laïques et non-


croyants

*La loi française de transposition du 27 mai 2008 aurait dû donner lieu, notamment dans le
code du travail, à l’inclusion des termes « religion et convictions » dans la liste des
discriminations interdites. Or, aux articles L. 1132-1 et L.1321-3 de ce code, figurent
seulement : les « convictions religieuses », complétées par les « opinions politiques », les
« activités syndicales ou mutualistes ». On ne peut croire qu’il s’agisse d’un oubli, puisque
l’art. L.1132-1 actuel renvoie explicitement à l’art. 1er de la loi du 27 mai 2008… lequel vise
bien « la religion ou les convictions » (15) : cette loi a donc été codifiée de façon
discriminatoire.*

*Ainsi, les orientations non-confessionnelles ou laïques non seulement sont exclues de toute
protection contre les discriminations, mais ne peuvent bénéficier de la dérogation
d’entreprises éthiques ! Les organismes s’en réclamant ne sont pas admis en France à
invoquer des « exigences professionnelles essentielles et déterminantes » pour réglementer les
droits d’expression religieuse de leurs salariés. C’est ce que confirme l’étude précitée du
Conseil d’État, rappelant que l’obligation de « loyauté » n’est appliquée par la jurisprudence
qu’aux salariés de « certaines catégories d’employeurs tels que les Églises [sic, avec
majuscule !], les groupes religieux, mais aussi les organisations politiques et les syndicats […
». Ce, en toute méconnaissance de l’article 1er de la loi du 27 mai 2008.*

*La conclusion de la Cour de cassation dans l’affaire Baby-Loup s’inscrit bien dans la logique
de cette « discrimination par omission » (16), véritable déni de la liberté de conscience.*
Comme le remarquait G. Calvès dans Respublica (17) :
« les militants laï[que]s – dans toute leur diversité - sont aujourd’hui moins protégés par le
droit, et donc moins libres, que les militants de la cause de Dieu. »

*La conséquence est grave : il est ainsi permis, en droit français, de refuser d’embaucher une
personne de convictions laïques, ou athées, ou antireligieuses (par exemple si elle profère des
blasphèmes, lesquels ne constituent pourtant pas des délits en France !), ou un Franc-maçon
(18). En revanche, une association maçonnique n’aurait pas le droit de licencier (ou de refuser
d’embaucher) un salarié au motif qu’il est membre du Front National, celui-ci en revanche
pouvant invoquer la discrimination pour opinions politiques !*

*L’actuelle rédaction du code du travail doit donc être corrigée d’urgence, pour se conformer
à la loi française du 27 mai 2008 –sans même qu’il soit besoin d’évoquer la directive
européenne ! Les articles L. 1132-1 et L.1321-3 doivent mentionner « la religion ou les
convictions », et non plus les seules convictions religieuses. Il conviendrait d’ailleurs de
modifier à l’identique l’art. 225-1 du code pénal (discriminations sanctionnées pénalement).*
*Cette mesure est à nos yeux la seule solution législative évitant que ne se répète « l’affaire
Baby-Loup ». Mais au-delà, elle s’impose au nom même de la liberté de conscience, victime
incontestable de cette « discrimination par omission » introduite dans nos codes.*

© Charles Arambourou et Mezetulle, 2014

Voir les autres articles de Charles Arambourou en ligne sur Mezetulle.

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Notes [cliquer sur le numéro de la note pour revenir à l'appel de note]

1 - http://www.mezetulle.net/article-affaire-baby-loup-discrimination-envers-les-laiques-et-les-non-croyants-116370411.html
2 - Robert, Dictionnaire historique de la langue française, reprenant Littré (1873).
3 - Il y a nombre de croyants dans le camp laïque : néanmoins « le catholicisme » comme religion instituée dotée d’une hiérarchie constitue
un champ convictionnel idéologico politique (lutte contre le « mariage pour tous »).
4 - Voir notamment le chapitre II de Penser la laïcité, ouv. cité.
5 - Il s’agit ici de « tout individu » ou de « toute conviction » possibles, même absents, imaginaires, inconnus, oubliés, etc. Une professeure
des écoles stagiaire, qui portait le voile durant ses études, demandait récemment : « Mes élèves sont tous musulmans, est-ce que je peux
mettre mon voile ? ». La réponse est non : un enseignant n’a pas à connaître la religion de ses élèves, et surtout il doit toujours imaginer qu’il
existe au moins un enfant qui ne pense pas comme les autres, qui ne croit pas, ou qui croit autrement – même si ce cas n’est pas réalisé. Le
service public n’est pas le service d’un public empirique.
6 - Art. 17 : « Dans les écoles publiques de tout ordre, l’enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque ».
7 - De deux façons : 1° Préambule : laïcité de l’enseignement public ; 2° art. 1 : « La France est une République indivisible, laïque,
démocratique et sociale ».
8 - Décision du 19 nov. 2004 : les dispositions de l’art. 1 de la Constitution « interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances
religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre pouvoirs publics et particuliers. »
9 - Par ex., la Ligue de l’enseignement, reniant le combat de conviction de Jean Macé :
http://blogs.mediapart.fr/edition/laicite/article/291113/affaire-baby-loup-un-communique-de-la-ligue-de-lenseignement
10 - La Belgique ne peut servir ni de référence, ni d’épouvantail. Le « courant humaniste » n’y est « comparable à d’autres » que parce que la
société dans son ensemble est officiellement constituée de « convictions » (ou « piliers »), reconnues et subventionnées. C’est cette
communautarisation institutionnelle, non les convictions elles-mêmes, qui est à l’opposé de notre « principe constitutionnel de laïcité ».
11 - L’expression « [laïcité] confinée dans un statut de « conviction » (Ligue de l’Enseignement, communiqué cité) est absurde : c’est au
contraire le statut de « principe constitutionnel » limité aux pouvoirs publics qui « confine » la laïcité – et c’est heureux : la sphère publique
doit rester « bornée » -mais l’espace civil est illimité.
12 - « 2 - Les États membres peuvent […] prévoir dans une législation future reprenant des pratiques nationales existant à la date d'adoption
de la présente directive des dispositions en vertu desquelles, dans le cas des activités professionnelles d'églises et d'autres organisations
publiques ou privées dont l'éthique est fondée sur la religion ou les convictions, une différence de traitement fondée sur la religion ou les
convictions d'une personne ne constitue pas une discrimination lorsque, par la nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont
exercées, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l'éthique de
l'organisation. »
13 - La CEDH n’a été saisie qu’à leur sujet. Notamment Obst c. Allemagne (23/09/2010) : un responsable mormon, licencié pour adultère,
débouté car il était conscient de l’importance de la fidélité maritale pour l’employeur ; Siebenhaar c. Allemagne (03/02/2011) : même
raisonnement pour une éducatrice licenciée par l’église protestante car devenue catholique.
14 - On notera avec intérêt le pluriel systématiquement employé à propos de « convictions ».
15 - *Il serait donc préférable, dans un contentieux, d’invoquer directement l’art. 1er de la loi du 27 mai 2008.*
16 - *On la retrouve dans le code pénal, à la section « discriminations » (art. 225-1 à 225-4), pourtant modifiée suite à la loi du
27 mai 2008. Dans la liste de l’art. 225-1, seule figure « la religion », réduite à une « appartenance, réelle ou supposée »
(même pas une conviction).*

17 - http://www.gaucherepublicaine.org/respublica/la-chambre-sociale-de-la-cour-de-cassation-face-a-laffaire-baby-loup-trois-lecons-de-
droit-et-un-silence-assourdissant/6149
18 - *La dénonciation des Francs-maçons revient à nouveau à la mode dans les milieux d’extrême-droite.*

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Version originale des passages modifiés de la 3e partie :

3.1

Sans qu’il soit besoin de gloser davantage sur la notion de conviction, le cadre juridique actuel devrait permettre de reconnaître à une
entreprise (ou une association) la possibilité de faire de « la religion ou [des] convictions » dont elle se réclame une « exigence
professionnelle essentielle et déterminante » justifiant une différence de traitement des salariés (exigence de « loyauté » et de « bonne foi »
envers les objectifs de l’organisme, limitant leur propre liberté de religion ou de conviction).

[...]

Or tel n’est pas le cas, à la suite de ce qu’il faut bien appeler une trahison française.

3.2 – Comment la codification a organisé la discrimination envers les laïques et non-croyants

C’est la codification de la loi française de transposition du 27 mai 2008, notamment dans le code du travail, qui a donné lieu à une
modification aussi substantielle que subreptice de la loi. Ainsi, à l’art. L. 1132-1 du code du travail, établissant la liste des discriminations
interdites (donc susceptibles de dérogations éventuelles), les termes « religion et convictions » ont été remplacés par : « convictions
religieuses », simplement complétées par « opinions politiques », « activités syndicales ou mutualistes ».

Les orientations non-confessionnelles ou laïques non seulement sont ainsi exclues de toute protection contre les discriminations, mais ne
peuvent bénéficier des dérogations d’entreprises éthiques ! Les organismes s’en réclamant ne sont donc pas admis en France à invoquer des
« exigences professionnelles essentielles et déterminantes » pour réglementer les droits d’expression religieuse de leurs salariés. De fait,
selon l’étude précitée du Conseil d’État, l’obligation de « loyauté » n’est appliquée par la jurisprudence française qu’aux salariés de
« certaines catégories d’employeurs tels que les Églises [sic, avec majuscule !], les groupes religieux, mais aussi les organisations politiques
et les syndicats […] ».

La conclusion de la Cour de cassation dans l’affaire Baby-Loup découle directement de cette trahison dans le droit français . Comme le
remarquait G. Calvès dans Respublica :
« les militants laï[que]s – dans toute leur diversité - sont aujourd’hui moins protégés par le droit, et donc moins libres, que les militants de la
cause de Dieu. »
La cause de cette trahison, outre qu’elle sert objectivement la cause anti-laïque, est sans doute la phobie qu’éprouve l’administration
française à l’égard des « sectes », qu’elle différencie, bien à tort, des « cultes », et qui bénéficieraient, craint-elle, de la protection des
« convictions » autres que religieuses.

La conséquence est grave : il est ainsi permis, en droit français, de refuser d’embaucher une personne de convictions laïques, ou athées, ou
antireligieuses (par exemple si elle profère des blasphèmes, lesquels ne constituent pourtant pas des délits en France !). En revanche, une
association maçonnique n’aurait pas le droit de licencier (ou de refuser d’embaucher) un membre du Front National, celui-ci en revanche
pouvant invoquer la discrimination pour opinions politiques !

C’est donc l’actuelle rédaction du code du travail qui doit être corrigée, ne serait-ce que pour se conformer à la directive européenne comme
à la loi française de transposition ! Les art. L. 1132-1 et L. 1321-3 doivent mentionner « la religion ou les convictions ». Il conviendrait
d’ailleurs de modifier à l’identique l’art. 225-1 du code pénal (discriminations).

En dehors même de la seule solution législative évitant que ne se répète « l’affaire Baby-Loup », cette mesure s’impose au nom même de la
liberté de conscience, qui se trouve gravement compromise par cette trahison codificatrice.

Doc 3

Toutes les civilisations se valent-elles ?


par André Perrin

En ligne le 8 avril 2014

Le 4 février 2012 un ministre soulevait une de ces tempêtes qu'on a accoutumé de nommer
« médiatiques » en déclarant devant une assemblée d'étudiants que « toutes les civilisations ne
se valent pas ». C'est le bien-fondé de cette affirmation qu'examine André Perrin. Son
examen, très minutieux et référencé, n’éclaire pas seulement le contenu des propositions en
jeu et ses variations, mais aussi quelques-uns des procédés familiers au « politiquement
correct ».

L'analyse, toujours précise et souvent drôle, ne se réduit pas à une contre-polémique ; en


passant par une réflexion sur la pertinence et l’usage des concepts de culture, de régime
politique, de relativisme, d’égalité, de valeur, de jugement, elle permet de comprendre en quoi
et pourquoi il y a du sens à parler des civilisations, à poser la question de leur valeur, et à
répondre qu'elles ne sont pas équivalentes - car une telle réponse soulève à son tour la
question de la capacité d'une civilisation à ne pas se prendre pour le centre du monde et à
lutter contre sa propre barbarie.

Sommaire de l'article

Introduction

1 - Une proposition fausse ? Ou dénuée de sens ?

2 - Un concept sans objet ?

3- Civilisation et régime politique

4 - Civilisation et culture

5 - Un objet sans valeur ?

5.1 - Une aporie : valeur et jugement moral

5.2 - Relativisme ou capacité à se décentrer ?

6 - Une valeur sans mesure ?

7 - La civilisation : soi-même par les autres

Notes
Le 4 février 2012 un ministre soulevait une de ces tempêtes qu'on a accoutumé de nommer
« médiatiques » en déclarant devant une assemblée d'étudiants que « toutes les civilisations ne
se valent pas ». C'est le bien-fondé de cette affirmation qu'il s'agira d'examiner ici et nous
nous proposons de le faire en commençant par écarter parmi les objections qu'on a pu lui
adresser toutes celles qui sont contraires au « principe de charité » (1), celui-ci exigeant
qu'entre plusieurs interprétations on choisisse celle qui est la plus favorable au locuteur, à tout
le moins celle qui n'exclut pas a priori que ce dernier puisse avoir raison. On laissera ainsi de
côté l'argument selon lequel la déclaration du ministre aurait obéi à des arrière-pensées
politiques et cela non seulement parce qu'il est contraire au principe de charité, mais aussi
parce qu'il est très difficile de démontrer qu'un homme politique n'a pas d'arrière-pensées
politiques. Si l'on admettait la validité de cet argument il faudrait en toute équité l'opposer
aussi aux contradicteurs du ministre, par exemple à ce député du camp adverse qui lui avait
répliqué que son propos conduisait tout droit aux camps nazis : comment prouver qu'un
député n'a pas d'arrière-pensées électorales ? On écartera de même la thèse qui consiste à
soutenir qu'en disant ce qu'il a dit le locuteur a voulu dire, et donc a réellement dit, autre chose
que ce qu'il a dit. Ainsi, dans une tribune intitulée « Le différentialisme de M. Guéant », un
maître de conférences à Sciences Po explique-t-il que, de même que dans le discours du
GRECE européen voulait dire blanc, dans la bouche du ministre civilisation voulait dire
culture qui voulait dire race (2). Selon cette logique, Victor Hugo ou Léon Blum pouvaient
encore, en 1879 ou en 1925, affirmer la supériorité de la race blanche sur la race noire, mais le
ministre, pour exprimer la même idée que ces figures tutélaires du socialisme, se serait vu
contraint par les exigences nouvelles du politiquement correct de substituer le mot civilisation
au mot race. Entrer dans cette logique reviendrait à interdire toute discussion sur quelque
question que ce soit car il sera toujours possible de soutenir qu'une question en cache une
autre. Cependant celle qui nous occupe s'est posée bien avant d'avoir été soulevée par un
homme politique en 2012. L'idée de civilisation figurait au programme de philosophie des
classes terminales de 1960, programme qui fut en vigueur jusqu'en 1973, et les manuels de
l'époque, par exemple le célèbre Huisman et Vergez ou le Meynard, abordent la question de
l'égalité des civilisations en y apportant ou en suggérant des réponses d'ailleurs assez
différentes. Quant à André Comte-Sponville, qui de notoriété publique n'est pas du même
bord politique que le ministre concerné, c'est dans une conférence donnée à Cannes le 20
décembre 2003 qu'il affirmait : « Toutes les civilisations ne se valent pas ». Telles sont les
raisons qui nous conduisent à accepter d'examiner cette question dans les termes où elle a été
posée.

De trois choses l'une : ou bien la proposition « Toutes les civilisations ne se valent pas » est
vraie, ou bien elle est fausse, ou bien elle n'est ni vraie ni fausse. Cette tripartition permet de
répertorier et de distinguer les critiques qu'on peut adresser à celui qui la soutient : on peut lui
reprocher d'avoir dit quelque chose de vrai, ou d'avoir dit quelque chose de faux, ou enfin
d'avoir dit quelque chose qui n'a pas de sens. Le statut de la réflexion que nous avons
entreprise nous autorise à écarter tout de suite la première critique. On peut sans doute
concevoir qu'on puisse reprocher à un homme politique, que sa fonction dispose à adopter une
éthique de la responsabilité, d'énoncer des vérités dont la proclamation publique l'empêcherait
d'accomplir sa tâche ou aurait des conséquences néfastes pour la communauté dont il a la
charge ; mais précisément nous avons pris soin de détacher la proposition énoncée du sujet
qui l'énonce et de l'envisager non comme proposition de X ou de Y, mais en elle-même, c'est-
à-dire objectivement ou philosophiquement. Or on ne saurait reprocher au philosophe, qui n'a
d'autre tâche que d'aller « à la vérité de toute son âme », d'énoncer une proposition vraie. [
Haut de la page ]

1 - Une proposition fausse ? Ou dénuée de sens ?

La proposition « Toutes les civilisations ne se valent pas » est-elle fausse ? Les propositions
« Toutes les civilisations se valent » et « Toutes les civilisations ne se valent pas » étant des
contradictoires elles ne peuvent, dès lors qu'elles sont envisagées en même temps et sous le
même rapport, ni être vraies ensemble, ni être fausses toutes les deux de telle sorte que,
conformément au principe du tiers-exclu, la vérité de l'une implique la fausseté de l'autre et
réciproquement. Il en résulte qu'on ne peut nier que toutes les civilisations ne se valent pas
qu'en affirmant que toutes les civilisations se valent. À celui qui procède à cette négation on
est donc en droit de demander comment il démontre que toutes les civilisations se valent.

Il est remarquable que pas un seul des auteurs des multiples tribunes qui ont été publiées dans
les journaux pour récuser la proposition selon laquelle toutes les civilisations ne se valent pas
ne se soit aventuré à fournir ne serait-ce que l'ébauche d'une telle démonstration. Si elle
existait se serait-on fait faute de la produire ? Et il n'est pas moins remarquable qu'il suffise de
se plonger dans les écrits de ceux qui récusent cette proposition pour s'apercevoir que souvent
ils la présupposent et que parfois ils la formulent explicitement. Ainsi Le Nouvel Observateur
avait publié en février 2012 de multiples articles (ayant pour auteur, pêle-mêle : Stéphane
Maugendre, Serge Raffy, Vincent Verschoore, Hela Khamara, Rhodo, Laurent Binet, Hélène
Asssekour, Eric Fassin, Jean-François Probst, Fadila Mehal) destinés à pourfendre l'idée selon
laquelle toutes les civilisations ne se valent pas. Or trois mois plus tard ce même
hebdomadaire publiait un numéro hors-série intitulé Les grandes civilisations. Les grandes
civilisations ? Diable ! Il y en aurait donc de petites ? Et le petit n'est-il pas au grand ce que
l'inférieur est au supérieur ? De même au mois de mars 2011 les éditions Odile Jacob
publiaient un ouvrage rédigé par 50 chercheurs et citoyens « engagés », préfacé par Martine
Aubry et intitulé : Pour changer de civilisation. À quoi cela rime-t-il de vouloir changer de
civilisation si toutes les civilisations se valent ? Enfin on pouvait trouver à la date du 5 février
2012 sur le site Union pour le communisme un article qui commençait en affirmant : « C'est
au nom de cette conception de l'humanité comme divisée en civilisations inégales que les
puissances esclavagistes, coloniales puis capitalistes d'Occident ont imposé au monde entier,
au fil des siècles, un système raciste basé sur la prétendue suprématie blanche, sur le pillage
des ressources et l'exploitation des hommes et des femmes » et qui concluait : « Tant que se
maintiendra la civilisation capitaliste elle continuera à pousser dans la crise la société humaine
... », appelant alors de ses vœux une révolution censée substituer à la civilisation capitaliste
une civilisation qui lui fût supérieure.
Dénuée de sens ?

Précisément parce qu'on ne pourrait réfuter la proposition selon laquelle toutes les
civilisations ne se valent pas qu'en démontrant que toutes elles se valent et parce que cette
tâche est apparue exagérément difficile, on a généralement préféré lui opposer qu'elle était
dépourvue de sens. Reste à savoir comment elle l'est car c'est en plusieurs sens qu'une
proposition peut être réputée dépourvue de sens. S'agissant de la proposition selon laquelle les
civilisations ne sont pas d'égale valeur on peut soutenir qu'elle est dépourvue de sens soit
parce que le mot de civilisation n'a pas de sens, soit parce qu'il n'y a pas de sens à lui
appliquer la notion de valeur, soit enfin parce qu'est insensée l'entreprise de déterminer
l'égalité ou l'inégalité de ces valeurs. [ Haut de la page ]

2 - Un concept sans objet ?

La première raison qui a été donnée, et peut-être la plus radicale, consiste à dire qu'il n'y a pas
de civilisations et qu'en conséquence le mot même de civilisations, après celui de races, doit
être banni. Cette proscription est clairement formulée par Tzvetan Todorov : « Pour lever
toute ambiguïté, je choisis donc d'employer ici "civilisation" uniquement au singulier » (3). Le
mot civilisation ne doit pas avoir de pluriel. De même qu'il n'y a pas de races, mais une seule
race, la « race humaine », de même il n'y a pas de civilisations, mais une seule civilisation,
celle de l'humanité. Pourquoi ? C'est que le mot civilisations, au pluriel, est en quelque sorte
« contaminé » par le mot civilisation, au singulier. Car la civilisation n'est pas un concept
purement descriptif qui se rapporterait à un simple état de fait, mais une valeur :
« contrairement à la culture, la civilisation ne peut être pensée seule car elle comporte
toujours implicitement un jugement de valeur en opposition à un autre, plus barbare », dit
Maurice Godelier (4). Or tous les hommes étant égaux et l'homme n'existant humainement
qu'en tant qu'il est civilisé, il ne saurait y avoir de « barbares », ou alors il faut admettre avec
Lévi-Strauss que « le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie » (5), ce qui est
une autre manière de proclamer cette même égalité puisque en excluant de l'humanité ceux
que nous désignons comme barbares, nous reproduisons leur attitude à eux pour qui
« l'humanité cesse aux frontières de la tribu » (6).

Ce n'est donc pas l'équivalence des civilisations qu'il eût fallu nier, mais celle des « cultures »
ou encore des « régimes politiques ». La question est alors de savoir si les formules « toutes
les cultures ne se valent pas » ou « tous les régimes politiques ne se valent pas » peuvent et
doivent être substituées à « toutes les civilisations ne se valent pas ». [ Haut de la page ]

3 - Civilisation et régime politique


La défense de l'humanité en tout homme, celle de l'égalité de l'homme et de la femme sont-
elles affaire de régime politique, la ligne de partage étant, grosso modo, celle qui sépare les
démocraties des dictatures ou des tyrannies ? Dans le monde grec l'esclavage a existé aussi
bien dans la démocratie athénienne que dans l'aristocratie militaire spartiate tant admirée par
Barrès. Dans le monde romain, il a existé aussi bien sous la royauté que sous la république et
l'empire. Aux États-Unis la constitution adoptée en 1787 à Philadelphie qui entre en vigueur
le 4 mars 1789 ne le remet pas en question : son abolition devra attendre le treizième
amendement voté le 31 janvier 1865. Considérons maintenant parmi les multiples formes de
l'oppression dont les femmes sont victimes la coutume particulièrement choquante des
mariages précoces. Des millions de très jeunes filles sont mariées chaque année, parfois à
peine pubères, dans de nombreux pays d'Afrique subsaharienne et d'Asie du sud : le Niger, le
Bangladesh, la Guinée, le Mali, le Soudan etc. La plupart d'entre eux sont, sinon des
républiques islamiques, des pays à forte tradition musulmane. Dira-t-on que la faute en
incombe au régime politique ? Même si l'on peut montrer, au risque d'accréditer la thèse d'une
incompatibilité entre l'islam et la démocratie, que les régimes politiques de ces États sont fort
peu démocratiques, il n'en demeure pas moins qu'on n'a marié massivement des fillettes de 12
ou 13 ans ni dans l'Italie fasciste, ni dans la Russie soviétique, ni dans l'Allemagne nazie, ni
dans l'Espagne franquiste, ni dans le Portugal salazariste, ni dans la Grèce des colonels, ni
dans le Chili de Pinochet. Il y a donc quelque raison d'y voir plutôt un phénomène
civilisationnel ou culturel qu'un phénomène politique. [ Haut de la page ]

4 - Civilisation et culture

Civilisationnel ou culturel ? Aurait-il fallu dire que « Toutes les cultures ne se valent pas » ?
On peut douter que cette dernière formulation eût évité à son auteur la volée de bois vert que
lui a valu la première, mais la seule chose qui nous importe ici est de savoir si elle est
objectivement préférable. Tzvetan Todorov justifie ce choix de la manière suivante : « Utilisé
au singulier, "civilisation" s'oppose à "barbarie" et implique une exigence morale, un certain
mouvement, tout un ensemble de qualités. Mais attention, des qualités qui ne sont pas
simplement valables pour un groupe en particulier, mais pour l'humanité tout entière [...]
Lorsque la notion est utilisée au pluriel, elle pourrait parfaitement être remplacée par l'idée de
"culture" » (7). Mais s'il n'y a pas de civilisations au pluriel pour la raison que nous sommes
tous civilisés, pourquoi pourrait-il y avoir des cultures alors que nous sommes tous
« acculturés » ? Par ailleurs la distinction culture-civilisation est loin de faire l'objet d'un
consensus. Comme le fait remarquer Alfred Grosser, c'est en Allemagne qu'on débat depuis
deux siècles de la différence entre culture et civilisation, mais en France il n'y a pas une
grande différence (8). Norbert Elias, qui consacre le premier chapitre de La civilisation des
mœurs à l'antithèse culture-civilisation en Allemagne, montre que l'Allemand utilise le mot
culture « quand il veut exprimer la fierté de ses propres réalisations et de sa propre nature »
(9), que cette notion « souligne les différences nationales, les particularités des groupes » (10)
et qu'elle se rapporte « aux œuvres d'art, aux livres, aux systèmes religieux ou philosophiques
révélateurs des particularités d'un peuple » (11). Au contraire « dans l'usage allemand le terme
de « civilisation » désigne quelque chose de fort utile, certes, mais néanmoins d'importance
secondaire : ce qui constitue le côté extérieur de l'homme, la surface de l'existence humaine »
(12). C'est ainsi que déjà dans l'Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique
Kant écrivait : « Nous sommes cultivés au plus haut degré par l'art et par la science. Nous
sommes civilisés, jusqu'à en être accablés, par la politesse et les bienséances sociales de toute
sorte » (13). Cette opposition recoupe dans une certaine mesure celle que fait Burckhardt dans
ses Considérations sur l'histoire universelle entre les productions spontanées de l'esprit et les
normes sociales coercitives fixées par l'État et la religion et l'on peut, en dépit de son
antihégélianisme, y retrouver la distinction hégélienne de l'esprit subjectif et de l'esprit
objectif. Selon ces distinctions et ces oppositions, celui qui juge que le respect de l'humanité
en tout homme et de l'égalité de l'homme et de la femme ne sont pas la chose du monde la
plus équitablement partagée serait davantage fondé à attribuer ces inégalités aux civilisations
qu'aux cultures. [ Haut de la page ]

Marcel Mauss était parfaitement conscient de l'usage idéologique qui pouvait être fait du
concept de civilisation. En 1900, dans sa recension du livre de Joseph Deniker Les races et les
peuples de la terre, il écrit que parler de peuples incultes et sans civilisation, « c'est parler de
choses qui n'existent pas » (14) ; et en 1929 il observe que les nationalistes tendent à identifier
leur nation ou leur culture à la Civilisation « car ils ignorent généralement la civilisation des
autres » (15). Il n'en juge pas moins nécessaire, dans un article qu'il signe avec Durkheim
(16), d'avoir recours au concept de civilisation qui se distingue de celui de culture par son
extension à la fois dans l'espace et dans le temps. Évoquant vingt ans plus tard les
phénomènes qui sont « communs à un nombre plus ou moins grand de sociétés et à un passé
plus ou moins long de ces sociétés » il conclut : « On peut leur réserver le nom de
"phénomènes de civilisation" » (17).

Ce qui donne aujourd'hui raison à Marcel Mauss, c'est que nos contemporains continuent à
recourir, explicitement ou implicitement, au concept de civilisation, y compris quand ils
prétendent le récuser. Le 30 avril 2008 le journal Libération publiait une tribune signée par 56
chercheurs en histoire et en philosophie intitulée : Oui, l'Occident chrétien est redevable au
monde islamique ! Que sont donc l'Occident chrétien et le monde islamique dans cette phrase
? Le christianisme est une religion, mais l'Occident chrétien n'en est pas une. Ce n'est pas non
plus un « régime politique » et pas davantage une « société » ni une « culture ». Si les
signataires ont parlé de « monde » islamique, plutôt que de « culture » islamique, c'est
précisément parce que le concept de monde renvoie à l'idée d'une totalité, c'est-à-dire permet
de signifier la permanence et la continuité qui justifiaient chez Mauss l'usage du mot
civilisation. Le 12 mars 2008 on pouvait lire sur le site oumma.com un article intitulé Pour
l'étude de la culture arabe dans lequel M. Marwan Rashed, professeur à l'École Normale
Supérieure et futur signataire de la tribune ci-dessus mentionnée, se proposait de réfuter tout à
la fois Samuel Huntington et Benoît XVI. Pour ce faire, dans une première partie intitulée :
Les « civilisations » existent-elles ? Il reprochait à Huntington d'avoir prétendu distinguer des
civilisations après avoir admis que ce n'était pas une tâche facile. Quant à lui, Marwan
Rashed, il se proposait de procéder à une « déconstruction de la notion de civilisation ».
Moyennant quoi notre auteur consacrait toute la suite de son article à mettre en évidence les
vertus, les richesses et les apports de ce qu'il n'avait alors aucun scrupule à nommer « la
civilisation islamique » ou « la civilisation arabo-islamique ». Avec de tels déconstructeurs,
on peut se passer de constructeurs.
Qu'il soit malaisé de définir le concept de civilisation est incontestable mais ne constituerait
un argument suffisant pour l'invalider que si l'on faisait subir le même sort à tous les concepts
dont les contours sont aussi indéterminés. Pour s'en tenir à un seul exemple, ni les sociologues
ni les économistes ne renoncent à faire usage du concept de classe moyenne alors même que,
selon la définition qu'on en donne, il englobe un pourcentage de la population qui varie de 40
à 80% : plutôt que Frege aux yeux de qui « on ne saurait du tout nommer district un district
vaguement circonscrit » (18), ils suivent le second Wittgenstein ... De même Mauss légitime
qu'on parle de civilisations française, hellénique, hellénistique, byzantine, chinoise, indienne,
bouddhique, islamique et écrit : « Dans un très grand nombre de cas, on a le droit d'étendre un
peu son acception sans grande faute scientifique » (19). [ Haut de la page ]

5 - Un objet sans valeur ?

5.1 - Une aporie : valeur et jugement moral

Étant admis qu'il y a un sens à utiliser le mot civilisation au pluriel, il s'agit maintenant de
savoir s'il y en a un à comparer les civilisations entre elles du point de vue de leur valeur. Pour
porter sur les civilisations un jugement de valeur qui permette de les départager ou de les
hiérarchiser, il faut connaître la Valeur, autrement dit disposer d'une norme. Sans doute de
telles normes existent-elles, mais elles sont propres à chaque civilisation et donc aussi
nombreuses que les civilisations elles-mêmes. Il faudrait alors disposer de la Valeur des
valeurs ou de la Norme des normes, c'est-à-dire juger du point de vue de Dieu, pour classer
les civilisations selon la distance qui les sépare de la Norme ou de la Valeur. Or dans le
monde humain nul ne peut s'arracher à la civilisation dont il est issu pour se placer du point de
vue de Dieu : « puisqu'une culture ne peut s'évader d'elle-même [...] son appréciation reste,
par conséquent, prisonnière d'un relativisme sans appel », écrit Lévi-Strauss (20). La seule
objectivité à laquelle on puisse prétendre est celle de la science, qui émet des jugements de
réalité mais non des jugements de valeur. Si à ses yeux toutes les civilisations se valent, c'est
parce que, à proprement parler, aucune ne vaut rien, de même que l'acide nitrique n'est ni
« supérieur », ni « inférieur » à l'acide sulfurique, sauf relativement à tel ou tel usage
déterminé. Dans une discussion qui eut lieu le 15 octobre 1979 à l'Académie des sciences
morales et politiques, Raymond Aron interjetait cependant appel de ce relativisme : « Des
jugements universels sur les comportements moraux sont-ils incompatibles avec le relativisme
culturel ? » et s'attirait la réponse suivante : « L'ethnologue rencontre à la fois des croyances,
des coutumes, des institutions qu'il peut étudier, dont il peut proposer une typologie sans
aucune préoccupation d'ordre moral […]. Je n'essaierai donc pas de répondre à cette question.
Je dirais que c'est une aporie, que nous devons vivre avec elle, tâcher de la surmonter dans
l'expérience du terrain en renonçant, par sagesse, à lui donner une réponse théorique » (21). [
Haut de la page ]

Reste à savoir comment on peut surmonter cette aporie sans lui donner une réponse théorique.
Dans une interview accordée à un hebdomadaire, Tzvetan Todorov abonde tout d'abord dans
le sens de Lévi-Strauss : « qu'il s'agisse des langues, des coutumes, des comportements ou des
codes culturels, tous ces composants ne relèvent pas d'un jugement de valeur » (22) même
s'ils s'opposent à ce que nous concevons ordinairement comme la civilisation. Et de donner
l'exemple des sacrifices humains chez les Aztèques : « Lorsqu'on s'est aperçu qu'ils
s'adonnaient à des sacrifices humains, on les a qualifiés de barbares. Or dans leur culture, cela
participe à un rituel complexe et ils ne le considèrent nullement comme une atteinte à la
dignité humaine. Bien au contraire » (23). Ainsi les sacrifices humains ne doivent pas faire
l'objet d'un jugement de valeur, à moins qu'ils ne méritent d'être évalués à l'aune de la norme
interne à la société aztèque selon laquelle ils ne constituent pas une atteinte à la dignité
humaine mais, « bien au contraire », une manière de la respecter. Cependant, à la question qui
lui est ensuite posée de savoir si toutes les cultures se valent, Todorov répond : « C'est ce que
pensent souvent les ethnologues. Mais je ne partage pas vraiment cet avis. En effet chaque
culture possède un certain nombre de caractéristiques que l'on peut parfaitement juger par des
critères universels. Il peut s'agir de critères moraux, de critères ethnologiques ou tout
simplement de progrès objectivement observables à un moment donné » (24). On a un peu de
mal à suivre le raisonnement : comment passe-t-on d'une prémisse selon laquelle les coutumes
et les comportements observables dans une culture ne doivent pas faire l'objet d'un jugement
de valeur à la conclusion qu'on a le droit de les juger conformément à des critères universels,
par exemple moraux ? Peut-être Todorov s'est-il remémoré, entre la formulation de sa
prémisse et celle de sa conclusion, les remarques de Léo Strauss dans l'introduction de Droit
naturel et histoire : « Si les principes tirent une justification suffisante du fait qu'ils sont reçus
dans une société, les principes du cannibale sont aussi défendables et aussi sains que ceux de
l'homme policé. [...] Et puisque tout le monde est d'accord pour reconnaître que l'idéal de
notre société est changeant, seule une triste et morne habitude nous empêcherait d'accepter en
toute tranquillité une évolution vers l'état cannibale » (25). [ Haut de la page ]

Que l'ethnologue ou l'historien ne puissent ès qualités porter des jugements de valeur sur les
cultures ou les civilisations, cela découle de ce que la science, selon la formule de Poincaré,
parle à l'indicatif (26). On ne peut cependant donner à un précepte méthodologique une
extension et une portée qui, au-delà du champ de l'investigation scientifique, prétendrait
interdire à l'esprit humain de formuler des jugements de valeur et qui invaliderait toute
proposition de nature optative. Que toutes les civilisations se valent aux yeux du savant qui
cherche à les décrire et à les expliquer ne signifie pas qu'elles se valent en soi et pour soi.

Et de fait des jugements sont régulièrement portés sur la valeur respective des différentes
civilisations sans que cela suscite ni réprobation ni indignation. Qui par exemple n'a jamais
entendu célébrer l'âge d'or d'Al-Andalus ? Qui n'a appris que sous le pouvoir éclairé et
tolérant des califes ommeyyades l'Espagne musulmane a connu une apogée économique et
culturelle où les arts étaient florissants, où des savants venus d'Orient transmettaient à une
Europe chrétienne obscurantiste et violente un héritage grec que son inculture lui avait fait
oublier, tandis que les trois « religions du Livre » y cohabitaient dans une paisible et
bienveillante harmonie ? Tout cela s'est dit, tout cela se dit encore sans qu'aucun député ne
qualifie ces discours de racistes ni ne leur fasse grief de nous reconduire aux « heures les plus
sombres de notre histoire ». Nous n'entreprendrons pas ici de démêler la part de vérité et la
part de mythologie qu'ils comportent (27). Ce qui importe en revanche c'est d'expliciter les
critères qui permettent d'appliquer la notion de valeur aux civilisations et de décider que l'une
a plus de valeur que l'autre. Pierre-Henri Tavoillot propose le critère suivant : « Une
civilisation est dite grande lorsqu'elle produit des œuvres qui ne s'adressent pas seulement à
elle-même mais concernent, touchent, parlent à l'ensemble de l'humanité » (28), avant de le
déclarer « très incertain ». Cette réserve ne nous semble pas justifiée. Entre les VIe et IVe
siècles avant Jésus-Christ la civilisation grecque a substitué à une pensée mythique une
pensée rationnelle, inventé la politique, la démocratie, la philosophie, produit en l'espace de
80 ans les tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, ainsi que de multiples chefs-
d’oeuvre de l'architecture et de la sculpture. À la même époque vivaient en divers endroits de
la planète des hommes qui n'étaient assurément pas des barbares ou des bêtes brutes, qui
étaient « civilisés » (les Nok au Nigéria, les Samnites ou les Lapyges en Italie etc.), mais dont
les civilisations n'ont pas brillé d'un tel éclat. Aujourd'hui encore c'est à la Grèce que nous
nous référons lorsque nous discutons des mérites comparés de la démocratie directe et de la
démocratie représentative ; c'est la figure de Socrate que nous invoquons quand nous
enseignons la philosophie ; c'est le mythe d'Œdipe que nous reconnaissons comme susceptible
d'éclairer le fonctionnement de notre psychisme ; c'est à la figure d'Antigone que nous faisons
appel lorsque nous voulons légitimer la désobéissance « civile ». A 25 siècles de distance, tout
cela continue à irriguer nos vies et nos pensées bien plus que les statuettes en terre cuite et les
hauts-fourneaux des Nok, tout admirables qu'ils soient. [ Haut de la page ]

5.2 - Relativisme ou capacité à se décentrer ?

Il y a toutefois un critère qui serait autrement décisif, c'est celui qui aurait l'agrément du
relativiste culturel lui-même. Pour l'obtenir il faut demander à ce dernier si le relativisme
culturel qu'il professe a plus de valeur que l'ethnocentrisme, ou s'il n'en a ni plus ni moins, et,
dans l'hypothèse où il opterait pour la première branche de l'alternative, ce qu'il sera amené à
faire s'il ne veut pas qu'on tienne pour de vaines paroles sa critique de l'ethnocentrisme, si une
civilisation qui se rapporte aux autres et à elle-même avec le regard relativiste de l'ethnologue
a plus ou moins de valeur qu'une civilisation qui demeure repliée sur la certitude de la valeur
de ses propres valeurs. Comme le dit fort bien Tzvetan Todorov : « la civilisation consiste à
reconnaître la pleine humanité et la pluralité culturelle des autres. C'est l'ouverture, en
somme » (29). Cependant toutes les civilisations ne manifestent pas la même aptitude à
reconnaître cette humanité et cette pluralité culturelle, ce qui signifie qu'elles ne sont pas
également civilisées. C'est du reste ce qui ressort d'une lecture attentive du passage de Race et
histoire si souvent cité : « En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus
"sauvages" ou "barbares" » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs
attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie » (30). De toute
évidence Lévi-Strauss s'adresse à ceux qui au sein de la civilisation occidentale sont portés à
adopter une attitude qui est, elle, commune à tous dans d'autres civilisations.

Que la capacité de se décentrer, de rompre avec soi-même, de s'ouvrir à l'altérité ne soit pas
chose également partagée entre toutes les civilisations, c'est ce qui a été mis en évidence par
des philosophes aussi différents par les traditions auxquelles ils se rattachent que Cornelius
Castoriadis et Rémi Brague. Castoriadis montre que l'immense majorité des sociétés qui se
sont succédé dans l'histoire de l'humanité sont hétéronomes : l'ordre institué s'y donne comme
transcendant et sa transcendance est à ce point intériorisée par les individus qu'il ne peut être
remis en question. Ainsi la Loi hébraïque se donne-t-elle comme divine et ne peut apparaître à
ceux qui lui sont soumis comme simple loi de la tribu : « Il faut constater que la mise en
question de l'institution par la réflexion ne se fait qu'exceptionnellement dans l'histoire de
l'humanité, et dans la seule lignée européenne ou gréco-occidentale. Il n'y a là aucun
ethnocentrisme – et, encore moins, aucun privilège, politique ou autre, qui nous serait ainsi
conféré. Il y a seulement la constatation que la mise en question de l'institution implique une
énorme rupture historique – et que, autant que l'on sache, cette rupture ne s'est pas produite
chez les Nambikwara ou les Bamiléké. Cette rupture, nous ne la rencontrons que deux fois
dans l'histoire de l'humanité : en Grèce ancienne une première fois, en Europe occidentale à
partir de la fin du haut Moyen Âge ensuite. [...] Et ce qui change, avec la Grèce ancienne
d'une part, avec l'Europe postmédiévale d'autre part, c'est que l'institution de la société rend
possible la création d'individus qui n'y voient plus quelque chose d'intouchable, mais qui
parviennent à la mettre en question, soit en paroles, soit en actes, soit par les deux à la fois.
Nous parvenons ainsi à la première ébauche historique de ce que j'appelle le projet
d'autonomie sociale et d'autonomie individuelle » (31). On le voit, l'autonomie est dans la
civilisation européenne corrélative du relativisme : pour qu'il soit légitime de se donner à soi-
même sa propre loi il faut avoir admis que la loi est œuvre humaine et rien qu'humaine, qu'elle
ne requiert aucun fondement transcendant, qu'il n'y a pas de Norme de la norme. [ Haut de la
page ]

S'agissant maintenant de l'ouverture à l'altérité, toutes les civilisations ne peuvent non plus
être mises exactement sur le même plan car il y a différentes manières de s'ouvrir à l'altérité.
Ainsi n'est-ce pas de la même manière que la civilisation islamique et la civilisation
européenne se sont rapportées au savoir grec : « L'Islam, à la différence de l'Europe, n'a guère
songé à utiliser son savoir de l'étranger comme instrument lui permettant, par comparaison et
distanciation par rapport à soi, de mieux se comprendre soi-même en prenant conscience de ce
que ses pratiques culturelles ont de non évident » (32), écrit Rémi Brague dans le beau livre
qu'il a publié il y a une vingtaine d'années sous le titre Europe, la voie romaine. Pourquoi la
voie romaine ? Parce que les Romains ont adopté, intégré, diffusé la culture du peuple qu'ils
avaient pourtant vaincu, le peuple grec. Conscients de leur infériorité ou de leur manque, ils
se sont sentis barbares devant les Grecs autant que Grecs devant les barbares (33). Il en va de
même pour la seconde matrice de la civilisation européenne, le Moyen-Orient biblique. En
rejetant le marcionisme (34) comme hérétique, le christianisme a reconnu que le judaïsme
l'avait précédé : sur les vitraux de la cathédrale de Chartres, on peut voir les quatre
évangélistes juchés sur les épaules des prophètes de l'Ancien Testament. Le propre de
l'identité européenne, c'est sa « secondarité » et son « excentricité » : la civilisation
européenne a toujours cherché et trouvé sa substance en dehors d'elle-même. Alors que la
curiosité à l'égard de ce qui est autre « n'est guère plus qu'une exception dans le monde grec
(Hérodote) ou dans l'Islam médiéval (Al-Biruni) » (35), elle est la caractéristique constante de
l'Europe. En outre son rapport à l'autre se caractérise par un mode d'appropriation culturelle
qui préserve et renforce même l'altérité de ce qui est approprié et que Rémi Brague appelle le
modèle de l'inclusion par opposition à celui de la digestion. Dans le processus de la digestion,
l'altérité absorbée est assimilée, c'est-à-dire détruite et reconstruite selon les exigences propres
de celui qui l'absorbe. Elle devient semblable à lui : « un loup consiste au fond en moutons
digérés et devenus du loup » (36). L'autre est devenu le même, intériorisé au point d'avoir
perdu toute autonomie. Ce modèle est celui de l'Islam et trouve un fondement religieux dans
le passage de la quatrième sourate du Coran qui accuse les juifs d'avoir falsifié les Écritures :
« Certains Juifs altèrent le sens des paroles révélées [...] Ils tordent leurs langues et ils
attaquent la Religion » (37). Dès lors le judaïsme et le christianisme n'ont aucune raison de
survivre à l'islam, ni d'être étudiés, puisque c'est en celui-ci qu'ils trouvent enfin leur vérité.
Cela implique un tout autre rapport aux textes et aux langues. Pour l'islam, l'arabe est la
langue de Dieu lui-même, la langue définitive, de sorte que toute œuvre traduite en arabe se
trouve par-là même magnifiée et ennoblie. La copie est ici supérieure à l'original de sorte que
celui-ci peut être oublié (38). Et de fait dans le monde islamique on ne s'est soucié ni
d'apprendre le grec (39), ni de conserver les versions originales des textes traduits par les
Arabes, comme le fait remarquer Ibn Khaldûn lui-même dans un texte décisif : « <Les
musulmans> désireux d'apprendre les sciences des autres nations, ils se les approprièrent par
la traduction, les adaptèrent à leurs propres vues et les firent passer dans leur propre langue à
partir des langues étrangères. Ils y surpassèrent <les auteurs étrangers> dont les manuscrits
écrits dans leurs langues, furent oubliés et complètement abandonnés. Désormais toutes les
sciences étaient en arabe […]. Ceux qui les étudiaient n'avaient besoin que de connaître
l'écriture et la langue arabes. Car les autres langues avaient disparu et n'intéressaient plus
personne » (40). Tout à l'inverse la civilisation européenne se présente comme une culture de
l'inclusion tant du point de vue de sa secondarité à l'égard d'Athènes qu'à l'égard de Jérusalem.
À l'égard de l'Ancien Testament le christianisme est resté fidèle, contre Marcion, à la parole
du Christ : « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu
non pour abolir, mais pour accomplir » (41). S'il peut contester l'interprétation juive de
l'Ancien Testament, il ne conteste pas son authenticité ; parce qu'il a conscience de sa
secondarité à son égard, il ne le perçoit pas comme un passé révolu, mais comme « un
fondement permanent » (42) et il s'emploie à montrer comment l'Ancienne Alliance tendait
vers la Nouvelle, c'est-à-dire vers l'incarnation ; enfin la formule justinienne selon laquelle
l'Église est le verus Israël ne signifie pas que le peuple juif ne l'est plus, mais, c'est du moins
ce que suggère Rémi Brague, « qu'elle est un vrai Israël, vraiment Israël [...] parce qu'elle se
comprend elle-même comme le corps ressuscité d'un juif » (43). À l'égard de l'héritage grec,
la civilisation européenne a constamment renouvelé le geste romain qui a consisté, à partir de
son complexe d'infériorité, à valoriser la culture et la langue étrangères qu'elle s'appropriait :
« pendant des siècles, les élites européennes ont été sélectionnées sur leur capacité à assimiler
les langues anciennes » (44). En même temps elle a maintenu les œuvres de cette culture dans
un rapport de distance et d'extériorité qui a permis d'explorer indéfiniment leurs richesses et
qui a ouvert la voie à la série des « renaissances » dont l'histoire intellectuelle de l'Europe est
constituée. [ Haut de la page ]

6 - Une valeur sans mesure ?

Si l'on admet qu'il y a du sens à comparer les civilisations du point de vue de leur valeur, il
reste à savoir s'il y en a un à effectuer cette comparaison en termes d'égalité et d'inégalité car
on se heurte alors à la difficulté qu'on rencontre chaque fois qu'on transporte ce concept hors
du champ des mathématiques d'où il est issu et où il s'applique à des quantités. L'égalité est la
qualité de ce qui est substituable : deux quantités sont égales lorsque dans une équation elles
peuvent être substituées l'une à l'autre. Des opérations comme l'addition ou la soustraction
permettent de déterminer l'égalité ou l'inégalité. De telles opérations ont-elles un sens lorsqu'il
s'agit de comparer les civilisations ? On se trouve à vrai dire devant une double difficulté,
l'une qui tient aux différents caractères dont l'ensemble constitue ce qu'on appelle une
civilisation, l'autre qui a égard aux rapports que ces caractères entretiennent les uns avec les
autres. Une civilisation est en effet un ensemble complexe et hétérogène de phénomènes : des
savoirs, des savoir-faire, des beaux-arts, des institutions politiques, un système juridique, un
système économique, une ou des religions, des croyances morales, des coutumes, des règles
de courtoisie, des manières de table, etc. S'agissant des sciences et des techniques, on
admettra sans peine que l'astronomie d'Eddington est supérieure à celle de Ptolémée et que,
pour allumer un feu de camp, des allumettes ou un briquet valent mieux que des silex.
Cependant, s'agissant des règles de politesse ou des manières de table, les choses sont un peu
plus compliquées. Ainsi à l'époque médiévale on avait coutume de manger avec les doigts.
C'est du XVIe au XVIIIe siècle que s'impose, à la Cour d'abord, puis dans la noblesse
provinciale, puis dans la bourgeoisie, l'habitude d'utiliser la fourchette. On peut donc se
demander avec Norbert Elias « pourquoi il est "plus civilisé" de manger avec une fourchette »
(45). Or l'usage de la fourchette s'est imposé en étant motivé non par des considérations
hygiéniques, donc objectivement rationnelles, mais, à l'instar des règles du beau langage, par
des considérations sociales : « ne fais pas ceci ou cela, parce que ce n'est pas "courtois", parce
qu'un homme "bien né" ne fait pas une telle chose » (46). Échappera-t-on davantage à
l'arbitraire si l'on prétend hiérarchiser les civilisations du point de vue de leurs productions
artistiques ? Todorov admet la légitimité de jugements esthétiques transculturels : « Il n'y a
rien d'excessif à affirmer que la musique instrumentale allemande du XIXe siècle est
supérieure à la musique bulgare de la même période [...] il n'est pas arbitraire de dire que la
peinture européenne a connu, entre le XVe et le XXe siècle, une période d'épanouissement
exceptionnel qui dépasse tout ce qui avait existé auparavant comme tout ce qui a été produit
depuis » (47). Mais si l'on peut affirmer la supériorité de la peinture flamande du XIVe siècle
sur la peinture grecque du IIIe siècle, peut-on pour autant affirmer celle de l'art médiéval sur
l'art grec, ou inversement ? Et à supposer même qu'on puisse instituer de telles hiérarchies
entre les différentes composantes d'une civilisation – sciences, techniques, arts, droit, religion,
coutumes, etc. – pourrait-on additionner celles-ci pour comparer les résultats? Une civilisation
« est une somme, si l'on veut, mais intotalisable », écrit André Comte-Sponville (48). Le
Parthénon va avec l'esclavage et la civilisation occidentale avec la pollution atmosphérique.
Faut-il reconnaître plus de valeur à une civilisation inégalitaire où Platon et Aristote, comme
dans une célèbre fresque de Raphaël, se disputent la primauté ou à celle qui fait des droits de
l'homme une politique tandis qu'Alain Badiou et Bernard-Henri Lévy se disputent le titre de
philosophe français le plus lu à l'étranger ? Peut-on coefficienter et additionner la splendeur
du Parthénon, la philosophie de Platon, la condamnation de Socrate, la démocratie, le sort des
ilotes, la mythologie et en comparer la somme à celle de la thérapie génique, du
réchauffement climatique, de l'emmaillotage du Pont-neuf par Christo et de la Recherche du
temps perdu ?

L'objection peut paraître forte, mais elle repose sur un présupposé utilitariste contestable et
sur une représentation erronée des rapports de l'entendement et de la volonté, comme si nos
choix reposaient jamais sur une semblable arithmétique, comme s'il fallait ici appliquer aux
bienfaits et méfaits des civilisations un calcul benthamien des plaisirs et des peines pour
décider de la civilisation dans laquelle nous jugeons préférable de vivre. Une expérience de
pensée y suffit, même si nul n'est contraint de conclure avec Benjamin Constant que « nous
aimons mieux avoir moins de poètes, et n'avoir plus d'esclaves » (49). Les jugements que
nous pouvons porter sur la valeur comparée des civilisations ne sont assurément pas des
jugements scientifiques, ni plus ni moins que les autres jugements de valeur. L'universalité
des jugements moraux et des jugements esthétiques n'est pas non plus empiriquement
constatable, mais cela ne nous a jamais dissuadés d'en formuler. [ Haut de la page ]

7 - La civilisation : soi-même par les autres

Il y a donc du sens à parler des civilisations, à poser la question de leur valeur, et à répondre
qu'elles ne sont pas équivalentes. Ce que le savant en tant que tel doit s'interdire en vertu d'un
sain précepte méthodologique, le sujet humain ne peut y renoncer parce que, comme le
montre Pierre Manent, il y va du sens qu'il veut donner au monde dans lequel il vit :
« L'égalité postulée des coutumes ou "cultures" écrase et pour ainsi dire annule les
articulations autrement les plus déterminantes du monde humain. La question de ce qui est
plus ou moins rationnel – la question "éclairante" par excellence – devient oiseuse. Or, si l'on
ne peut pas poser la question de ce qui est rationnel, et donc de ce qui est plus ou moins
rationnel, il n'y a aucun moyen de s'orienter rationnellement dans le monde humain » (50).
Cependant la reconnaissance de l'inégalité des coutumes, des cultures et des civilisations ne
conduit pas plus à l'ethnocentrisme qu'elle ne repose sur lui. Si une civilisation est d'autant
plus grande qu'elle ne croit pas à la barbarie, c'est-à-dire qu'elle reconnaît pleinement la pleine
humanité de l'autre, ce qu'ont fait par exemple celles qui ont aboli l'esclavage, et l'esclavage
n'a hélas pas disparu partout, elle cesserait d'être grande si elle cessait de s'ouvrir à l'autre et
de poursuivre la reconnaissance de sa pleine humanité. Si la grandeur de la civilisation
européenne est, comme le montre Rémi Brague, fondée sur son « complexe d'infériorité », il
serait suicidaire pour elle de le convertir en complexe de supériorité : « Le danger pour les
habitants de l'espace qui se nomme "européen" (les prétendus "Européens") est de considérer
leur européanité comme possédée et non plus à conquérir, comme une rente de situation et
non plus comme une aventure, comme un particularisme et non plus comme une vocation
universelle » (51). Si sa grandeur procède de son « excentricité », c'est-à-dire de sa capacité à
lutter contre sa propre barbarie en s'ouvrant à l'autre pour accueillir ses richesses tout en les
maintenant dans une altérité qui permet d'en faire un trésor inépuisable, elle ne se grandirait
pas en se repliant sur soi et en déprisant tout ce qui lui est extérieur.

© André Perrin et Mezetulle, 2014

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Notes [cliquer sur le numéro de la note pour revenir à l'appel de note]


(1) Le principe de charité est à l'origine un précepte anthropologique, formulé par Quine, qui
s'oppose à la notion de « mentalité prélogique » et qui consiste à postuler la rationalité du
discours et du comportement d'autrui.

(2) Karim Amellal, « Le différentialisme de M. Guéant », Le Monde 23-02-2012.

(3) Tzvetan Todorov La peur des barbares, Robert Laffont 2008 p.46.

(4) Le Figaro 6-02-2012.

(5) Lévi-Strauss Race et histoire Gonthier Médiations 1961 p.22.

(6) Ibid p.21.

(7) Le Point 7-02-2012.

(8) Ouest-France 6-02-2012 Propos recueillis par Sandra Lacut pour l'AFP.

(9) Norbert Elias La civilisation des mœurs Calmann-Lévy Pluriel 1973 p.12.

(10) Ibid p.14.

(11) Ibid.

(12) Ibid p.12.

(13) Kant Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique 7ème proposition
trad. J-M. Muglioni.

(14) L'année sociologique 1899-1900 p.141. Cité par Jean-François Bert « Marcel Mauss et la
notion de civilisation » in Cahiers de recherche sociologique n°47 2009 p.126.

(15) Marcel Mauss Les civilisations. Éléments et formes 1929 Classiques des sciences sociales
Université de Québec p.21.

(16) « Note sur la notion de civilisation » L'année sociologique 1909-1912 p.46-50.

(17) La civilisation. Éléments et formes art. cit. p.7.

(18) Wittgenstein Investigations philosophiques § 71 Gallimard Tel 1961 p.150.

(19) Marcel Mauss Les civilisations. Éléments et formes art. cit. p.19.

(20) Lévi-Strauss Race et histoire op.cit. p.51.

(21) Commentaire N°15 automne 1981 p.372.

(22) Tzvetan Todorov Le Point 7-02-2012.

(23) Ibid.
(24) Ibid.

(25) Léo Strauss Droit naturel et histoire Flammarion Champs 1986 p.15.

(26) Henri Poincaré Dernières pensées ch. 8 « La morale et la science » Flammarion 1963
p.225.

(27) Le livre de Rosa Maria Menocal The arabic role in medieval litterary history : a
forgotten heritage Philadelphie University of Pennsylvania Press 1987 a contribué à
accréditer une vision idyllique de l'Espagne musulmane. Les travaux récents de Sérafin
Fanjul, professeur à l'Université Autonome de Madrid et membre de l'Académie royale
d'histoire (Al-Andalus contra Espana. La forja del mito Madrid Siglo XXI 2000 et La
quimera de Al-Andalus Madrid Siglo XXI 2004) ont procédé à une vigoureuse déconstruction
de cette mythologie.

(28) Pierre-Henri Tavoillot « Oui, il est permis d'évaluer les cultures ! » Le Monde 23-02-
2012.

(29) Tzvetan Todorov Le Point 7-02-2012.

(30) Lévi-Strauss Race et histoire op.cit. p.22.

(31) Cornelius Castoriadis Figures du pensable Les carrefours du labyrinthe VI p.117-118.

(32) Rémi Brague Europe, la voie romaine Gallimard Folio Essais 1992 p.145 Voir aussi du
même auteur Au moyen du Moyen Âge Flammarion Champs Essais 2006 p.285.

(33) Ibid p.56.

(34) Marcion est un hérésiarque de la seconde moitié du IIe siècle qui, opposant le Dieu
d'amour du Nouveau Testament au Dieu vindicatif de l'Ancien, niait la continuité des deux et
préconisait la rupture avec toute la tradition hébraïque.

(35) Rémi Brague La « voie romaine ». Vingtième siècle Revue d'Histoire 3/2001 n°71 p.63-
66.

(36) Rémi Brague Au moyen du Moyen-Âge op.cit. p.266.

(37) Coran IV, 46 Trad. Masson.

(38) Rémi Brague Europe, la voie romaine op.cit. p.126.

(39) Al-Biruni avait appris non pas le grec, mais le sanskrit. Al-Farabi, à qui il arrive de citer
des mots grecs, avait peut-être appris cette langue, mais il ne semble pas en avoir eu une
connaissance très approfondie. Cf Brague Au moyen du Moyen Âge op. cit. p.306-307.

(40) Ibn Khaldûn Muqaddima VI,4 cité par Rémi Brague Au moyen du Moyen Âge op. cit.
p.280-281.

(41) Matthieu V, 17 Marcion avait éliminé ce verset de sa version du Nouveau Testament.


(42) Rémi Brague Europe, la voie romaine op.cit. p.143.

(43) Rémi Brague Au moyen du Moyen Âge op.cit. p.25.

(44) Rémi Brague Europe, la voie romaine op.cit. p.158.

(45) Norbert Elias op.cit. p.206.

(46) Ibid p.187.

(47) Tzvetan Todorov op.cit. p.61

(48) André Comte-Sponville « Noter l'autre est absurde » Le Monde 23-02-2012.

(49) Benjamin Constant De la religion Actes Sud 1999 p.498 cité par Tzvetan Todorov op.cit.
p.65.

(50) Pierre Manent Montaigne La vie sans loi Flammarion 2014 p.243.

(51) Rémi Brague Europe, la voie romaine op.cit. p.190.

Doc

La laïcité face au communautarisme et à l’ultra-laïcisme


par Catherine Kintzler

en ligne le 14 octobre 2007

Deux dérives symétriques menacent la laïcité. L'une, qui cautionne le communautarisme,


consiste à vouloir étendre au domaine de l'autorité publique le régime de la société civile : elle
a été désavouée et bloquée par le vote de la loi de mars 2004 interdisant le port des signes
religieux à l'école publique. L'autre, où l'on reconnaît l'ultra-laïcisme qui est une forme du
dogmatisme anti-religieux, consiste inversement à vouloir durcir l'espace civil en exigeant
qu'il se soumette à l'abstention qui règne dans la sphère de l'autorité publique ; elle a marqué
une partie de l'histoire de la IIIe République, et refait surface avec la déplorable affaire
d'Epinal.

En novembre 1989, lors de la « première affaire du voile » à Creil, je me suis jointe à


Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut et Elisabeth de Fontenay pour écrire un
Appel – publié dans Le Nouvel Observateur – réclamant l’interdiction du port de signes
religieux à l’école publique. En mai 2003, j’ai été co-auteur d’un second appel collectif,
publié dans Libération, en faveur d’une loi sur cette question.
L’un des enjeux de ces textes était d’exposer en quoi l’école publique primaire et secondaire
doit être soustraite à l’espace civil ordinaire : parce qu’elle fait partie des dispositifs
constitutifs de la liberté, parce qu’elle accueille des libertés en voie de constitution, elle ne
peut être confondue avec un lieu de simple jouissance des droits qu’elle contribue à rendre
possibles. Il ne s’agit ni de la rue, ni d’un simple « service » au sens ordinaire du mot : on n’y
vient pas seulement pour jouir de sa liberté, mais pour la construire, pour s’autoconstituer
comme sujet. Aussi la laïcité, qui réclame l’abstention en matière de croyance et
d’incroyance, s’applique à l’école comme à l’ensemble du domaine de l'autorité publique. A
l’école, on se soumet à cette abstention pour les mêmes raisons qu’on doit la respecter
lorsqu’on exerce l’autorité politique, lorsqu’on fait des lois, qu’on parle en leur nom ou
lorsqu’on est chargé de les appliquer.
Le combat mené visait entre autres à dissocier le régime de constitution du droit et des libertés
(sphère de l’autorité publique rendant les droits possibles) d’avec celui de leur exercice
(espace civil ouvert au public et espace privé). Sans cette distinction, le principe de laïcité
perd son sens : c’est précisément parce que la puissance publique et le domaine qui lui est
associé s’astreignent à la réserve en matière de croyance et d’incroyance que les libertés
d’expression, d’opinion, etc. peuvent, dans le respect du droit commun, se déployer dans la
société civile sous le regard d’autrui (par exemple : la rue, le métro, une boutique, un hall de
gare, une bibliothèque, un musée, une piscine, un club de gym, un hôtel..) et dans l’espace de
la vie privée à l’abri du regard d’autrui. C’est précisément parce que la sphère publique
fondatrice des libertés est rigoureusement laïque que l’espace civil ouvert au public et
l’espace privé, où elles s’exercent, n’ont pas à être laïques, mais simplement tolérants. La
tolérance qui règne dans la société civile a pour condition et pour garantie la laïcité à laquelle
se soumet la sphère publique (1).

On voit alors que deux confusions symétriques peuvent ruiner cet édifice.
La première consiste à dissoudre le principe de laïcité dans le principe de tolérance, à étendre
à l'autorité publique le régime de la société civile : à accepter que la production du droit
s’effectue en fonction des appartenances et que celles-ci soient légitimées en tant qu’autorités
politiques. Voilà pourquoi « l’affaire du voile » était décisive : s’y jouait la question de la
reconnaissance ès qualités d’appartenances dans un lieu qui par principe doit les suspendre.
Ce mouvement de dissolution – que la loi du 15 mars 2004 a opportunément désavoué et
bloqué – conduit au mieux à une juxtaposition paisible de communautés, au pire à un
affrontement de celles-ci en l’absence de principe qui les transcende et rende possible leur
coexistence pacifique, tout en rendant possible celle des individus qui ne se réclament
d’aucune appartenance.
La seconde consiste à durcir l’espace civil en prétendant le soumettre au régime qui gouverne
la sphère de l’autorité publique, en prétendant y substituer le principe de laïcité au principe de
tolérance. Mais si l’on exige que le principe d’abstention qui règne dans la sphère publique
s’applique aussi dans la société civile, on prive tout simplement celle-ci d’une de ses libertés
fondamentales, la liberté d’expression (que pourtant la sphère publique doit fonder, constituer
et garantir). Cela conduit inévitablement, par exemple, à interdire toute manifestation
religieuse dans la rue ou dans un lieu accessible au public et à la cloîtrer dans l’espace
strictement privé. Position qui ruine non seulement la tolérance mais aussi la laïcité, dont l’un
des objets est précisément de rendre possible une large jouissance du droit de manifester ses
opinions. Position qui en outre contredit la laïcité puisqu’elle consiste pour la puissance
publique à professer une doctrine anti-religieuse.
Dans la première dérive, on reconnaît le communautarisme encouragé naguère par une
« laïcité ouverte » qui proposait, au nom du « droit à la différence », d’entériner la différence
des droits : même un fascisme, pourvu qu’il se présente au nom des « pauvres » et d’une
conscience religieuse, pouvait être non seulement toléré mais soutenu…
Dans la seconde, qui a marqué une partie de l’histoire de la IIIe République et qui refait
surface actuellement avec la déplorable affaire du gîte d’Epinal, on reconnaît le dogmatisme
anti-religieux, l’ultra-laïcisme (et cette fois le suffixe -isme qui désigne une doctrine est
pertinent) au nom duquel il faudrait, par exemple, interdire le port d’une soutane, celui d’une
croix, d’une kippa ou d’un voile islamique dans tout lieu accessible au public.

Les laïques ont combattu et combattent le communautarisme sous la forme de la première


dérive. Mais ils doivent aussi avoir le courage de combattre, y compris en leur propre sein,
l’ultra-laïcisme dogmatique. Celui-ci non seulement ruine la laïcité en la vidant de son sens,
mais, en pourchassant dans la société civile les manifestations religieuses ou d’appartenance,
il encourage le communautarisme et coalise autour des appartenances ainsi menacées des
solidarités inespérées. C’est pourquoi la dérive « laïciste » est symétrique de la dérive
communautariste : en stigmatisant les manifestations civiles d’appartenance, elle les
transforme en étendard, ce qui cautionne leurs prétentions politiques. Soyons encore plus
clair, à l’aide d’un exemple : pour donner raison à l’intégrisme musulman, un bon moyen est
de réclamer l’interdiction du voile dans un hôtel, et bientôt dans le métro, dans la rue (2)…

Ceci nous amène à l’affaire d’Epinal : la propriétaire d’un gîte, ayant demandé à deux clientes
d’ôter leur voile dans les parties publiques de son établissement, a été traînée devant la justice
et lourdement condamnée. On pouvait évidemment s’y attendre et ceux qui ont apporté leur
« soutien » à Mme Truchelut en instrumentalisant son combat auraient mieux fait de lui éviter
cette déplorable issue par de judicieux conseils.
Cependant, il faut examiner un aspect particulier à cette affaire. Un point fortement souligné
par les ultra-laïcistes est que la demande de la propriétaire a été faite notamment au nom de la
dignité des femmes : le voile est signe d’infériorité et d’aliénation. Mais si le patron
musulman d’un hôtel refusait de me servir un cognac au bar sous prétexte que la
consommation d’alcool manifeste une forme d’aliénation qui n’a pas à être rendue publique
(ce qui n’est pas complètement faux), je le traînerais en justice… et j’aurais bien sûr gain de
cause. Ma liberté, lorsqu’elle s’exerce dans la société civile et pourvu qu’elle respecte le droit
commun, comprend bien entendu le droit de dénier la liberté et d’afficher ma propre
aliénation : à quoi bon la liberté, s’il faut en priver a priori les ennemis de la liberté ? La loi
doit-elle prendre soin de mon âme et de mon corps au point de m’interdire tout ce qu’elle juge
leur être nuisible alors que je ne nuis à personne d’autre ? Pour paraphraser Locke (3) : si je
suis malade, et à moins que cette maladie ne soit dangereusement contagieuse ou qu’elle
m’amène à mettre autrui en danger, a-t-elle le droit de m’obliger à me soigner ?

La distinction entre d’une part la laïcité dun domaine de l'autorité publique et de l’autre la
tolérance dans la société civile, entre d’une part le domaine constitutif des droits et de l’autre
celui de leur exercice, ne suppose en aucune manière qu’on dépose les armes. Le combat
idéologique est possible, il est permis par l’exercice même des libertés : il peut donc être
requis. Si une femme croit bon de porter le voile dans la société civile, je ne suis pas obligée
de me taire et je peux chercher à lui faire entendre pourquoi je considère qu’elle brandit une
aliénation. Accepter, en tant que commerçant, de servir une femme voilée, ce n’est pas pour
autant adopter sa position : je peux comme commerçant me plier à cette obligation légale et
comme citoyen afficher mon désaccord y compris en m’adressant à elle et en menant un
combat idéologique sans concession. Pour paraphraser encore Locke : j’ai le droit et le devoir
d’user de persuasion et d’exhortation pour conseiller à autrui de prendre soin de son âme, de
son corps et de ses biens, mais je n’ai pas à lui imposer mes convictions par la contrainte.
De même qu’il ne faut pas confondre le principe de laïcité qui vise la constitution même des
droits et le principe de tolérance qui en est le résultat dans l’exercice des droits, ne
confondons pas combat politique et combat idéologique : vouloir imposer ses convictions
morales par la loi, c’est exposer la liberté à un grand danger.

Osons combattre le communautarisme et l’ultra-laïcisme, deux dérives symétriques et


complices qui menacent la laïcité !
© Catherine Kintzler et UFAL Flash, 2007

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