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Chestov ou la lutte contre la raison

Author(s): A. Philonenko
Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 72e Année, No. 4 (Octobre-Décembre 1967),
pp. 465-485
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40901030
Accessed: 01-03-2017 21:50 UTC

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ÉTUDES CRITIQUES

Chestov
ou la lutte contre la raison
« Messieurs les jurés, la psychologie
est une arme à deux tranchants, et nous
savons aussi nous en servir. »

Dostoievsky, Les Frères Karamazov,


IV« partie, Livre XII, chapitre xii.

« Mon objet, affirme Chestov, est d'arrêter la course de la pensée,


de la pensée dont une chanson populaire russe dit qu'elle est plus rapide
qu'un coursier. 1 » La philosophie chestovienne se définit donc elle-
même comme une aporétique. « II faut douter de tout, mais non pas pour
revenir ensuite aux convictions solides ; cette opération serait vaine...
Il faut que le doute devienne une force constante, créatrice, il faut qu'il
imprègne tout Vêtre jusqu'en son essence la plus intime. * » On jugera,
sans doute, qu'un tel projet n'est pas véritablement nouveau ; parmi
les meubles anciens de la philosophie on remarque le scepticisme, tou-
jours revêtu de nouvelles couleurs et de nouveaux ornements et, cepen-
dant toujours semblable à lui-même. Il est donc remarquable, intéres-
sant, mais aussi profondément déconcertant d'observer qu'un esprit
aussi subtil que Chestov a pu croire son entreprise, sinon originale, du
moins foncièrement nouvelle. Dans Le Pouvoir des Clefs il ose dire, lui
si modeste, « Je suis le premier à crier au feu. 8 »
Qu'en est-il donc de ces flammes contre lesquelles Chestov croyait

1. L. Chestov, Le Pouvoir des Clefs (Potestas Clavium), Flammarion, 1966, p. 91.


2. L. Chestov, La Philosophie de la Tragédie (Dostoievsky et Nietzsche), Sur les
Confins de la Vie, l'Apothéose du déracinement, Flammarion, 1967, p. 247.
3. Ibid., p. 115.

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A. Philonenko

être le premier à « lutter » ? Comment « lutte-t-il » contre elles ? Qu'atten-


dait-il de cette «lutte» ?
I

Chestov l'a dit, et il l'a cent fois, mille fois, redit : les flammes qui
dévorent l'existence humaine sont nourries par la raison, par le savoir I
Lisons cette pensée : « Le savoir pèse lourdement sur nous et nous para-
lyse et la pensée achevée fait de nous des êtres soumis, privés de
volonté, et qui ne cherchent, ne voient, n'apprécient dans la vie que Vordre
et les lois et les normes établies par cet ordre. 1 » De même : « Le savoir
n'a pas donné à l'homme la liberté ; en dépit de ce que nous avons l'habi-
tude de croire, en dépit de ce que proclame la philosophie spéculative,
le savoir nous a rendus esclaves ; il nous a livrés pieds et mains liés au
pouvoir des vérités éternelles. * » Et encore : « Qui dit : cela ne se peut ?
Notre raison évidemment, cette raison qui se considère orgueilleusement
comme capable de nous guider dans toutes les circonstances difficiles de
la vie, cette raison qui nous a convaincus qu'elle élargit notre pauvre et
misérable expérience. Mais voyez un peu ce qu'elle fait ! Avec toutes
ses généralisations et ses anticipations, elle n'élargit pas, mais, au con-
traire, restreint infiniment notre expérience déjà suffisamment indi-
gente. 8 » Toute la pensée de Chestov est une lutte passionnée contre la
raison, qui pétrifie V existence humaine 4.
Or il est possible, il est même infiniment probable, que Chestov n'a
jamais espéré vaincre la raison. Il a peut-être été, à ses propres yeux, le
premier à vraiment crier au feu, le premier à reconnaître l'incendie,
précisément parce qu'il ne pouvait plus être jugulé. Après Chestov la
galerie du scepticisme était définitivement close. Cet événement sin-
gulier, important et tragique caractérisera dans l'histoire de la philoso-
phie la pensée de Chestov. Ce qui fut foncièrement nouveau en celle-ci
ce fut de revêtir le visage profond et déconcertant de la conclusion.
Nous disons que Chestov fut le premier à crier au feu, parce qu'il fut
le premier à reconnaître la hauteur et la puissance désormais invin-
cible des flammes ; disons plus clairement qu'il fut le dernier des scep-
tiques selon Vhistoire et que la philosophie doit reconnaître en lui le pre-
mier des sceptiques, leur prince, et lui accorder une couronne aussi lourde
et cruelle qu'à Fichte, prince de la raison. Tentons de comprendre pour-
quoi Chestov méritait une telle couronne. Notre tentative nous amènera
sans doute au résultat suivant : Chestov luttait contre la raison, mais
l'incendie était tel qu'il devait douter non seulement de la raison, mais
aussi du sens du combat qu'il lui livrait.
1. L. Chestov, Regarder en arrière et lutter, in Forum philosophicum, vol. I, I, p. 92.
2. Kierkegaard et la philosophie existentielle, Vrin, 1936, p. 31. CI. aussi, p. yi, 113,
1834, etc.
3. Le Pouvoir des Clefs, p. 97.
4. Regarder en arrière et lutter, p. 104.

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Chestov ou la lutte contre la raison

En premier Heu Chestov doutait historiquement des chances de l'homme


appelé à combattre la raison. Il ne pouvait naturellement pas se cacher
que la raison, élevée par Socrate à la royauté absolue, investie du pouvoir
« immense et terrible des clefs du royaume des cieux » *, détenant la
puissance sur le savoir, mais surtout sur la volonté et la liberté des
hommes et des dieux'*, n'avait jamais dans l'histoire de la philosophie
et de la religion été mortellement atteinte, tandis qu'en revanche elle
avait su triompher cruellement, et qui plus est de manière différente,
d'esprits aussi généreux et puissants que saint Augustin8, Tolstoï, Dos-
toievsky et Nietzsche. Bien entendu Chestov ne pouvait s'empêcher de
nourrir quelque espoir : « Le Russe le plus sceptique, reconnaît Chestov,
nourrit toujours au fond du cœur un certain espoir. C'est de là que pro-
vient cette intrépidité dans la sincérité et la véracité, qui a stupéfié la
critique européenne. * » Et en un des moments d'ivresse que procure
l'espoir, Chestov salue l'aurore de la liberté : « II semble probable que
le règne de Socrate touche à sa fin, que l'humanité renoncera au monde
grec de la vérité et du bien.... • » Mais cet espoir vient de trop loin, du
fond du cœur, et Chestov comprend qu'il est plutôt le messager de la
nuit : « Socrate et l'hellénisme triomphèrent. Cela signifie-t-il qu'il en
sera encore ainsi, qu'il en sera toujours ainsi ? C'est fort possible et même
probable. • » En somme la raison avait depuis trop longtemps établi sa
souveraineté pour que son règne, pour que le siècle, en vérité nocturne,
des « lumières », pour que Y Aufklärung ne pût bientôt célébrer son
suprême triomphe. Et cela conduisait Chestov à considérer son entreprise
comme un combat douteux. Dans le monde, il le savait, la raison serait
finalement victorieuse.
Mais en second lieu dans sa lutte contre la raison, Chestov se sentait
nu et désarmé. Il existe en l'homme une faiblesse originelle. Au sens
propre du terme la raison, le savoir du bien et du mal, est une invincible
tentation ! « Je suis même disposé à croire, avoue Chestov, que le pou-
voir des idées ne tombera pas de sitôt et que peut-être même il persistera
sur notre terre. Les arguments de la raison ont une action irrésistible
sur l'esprit humain, de même que les charmes de la morale. Lorsqu'il
faut choisir entre le rationnel et le réel, l'homme inclinera toujours vers
le rationnel et ce que dit Husserl est en somme l'expression franche et
hardie de l'état d'esprit de l'immense majorité des hommes : que le
monde périsse, pourvu que soit sauve la justice ! Que la vie disparaisse,
mais nous ne sacrifierons pas la raison ! 7 » Pourquoi Chestov se fût-il
1. Le Pouvoir des Clefs, p. 97.
¿. Kierkegaard et la philosophie existentielle, p. 45-47.
3. L. Chestov, Sola Fide, Luther et l'Eglise, Paris, 1957, p. 34 ; - Le Pouvoir des
Clefs, p. 203.
4. Sur les Confins de la Vie, p. 334.
5. Le Pouvoir des Clefs, p. 67.
6. Ibid., p. 206.
7. Ibid., Memento mori, p. 281.

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cru à l'abri d'une tentation qui habite « l'immense majorité des hommes » ?
Bien plus ! Chestov croyait que le péché originel, dont découle la fai-
blesse humaine, consistait à goûter au savoir ' Chestov pouvait-il croire
qu'il ne portait pas lui, lui seul ! la marque du péché ? Et même en
admettant que par sa force même il eût triomphé de cette marque, pou-
vait-il être assuré de ne pas succomber à nouveau à la tentation ? Chestov
devait être rempli par un profond sentiment d'horreur en songeant qu'il
n'était pas impossible qu'il se réveillât un beau matin esclave des véri-
tés éternelles. Les justes eux-mêmes - et Chestov ne prétendait cer-
tainement pas être un juste - ne sont pas à l'abri de la tentation. C'est
pourquoi, ne sachant ni le jour ni l'heure, Chestov ne cessait pas de lutter
contre la raison, disant toujours la même chose. Au fond il ne cessait
pas de prier. A défaut de vaincre la raison dans le monde, il voulait au moins
la vaincre en soi. Mais là encore - et on le comprendra - le combat
était douteux. Certes l'espoir permettait à Chestov d'affirmer parfois
qu'il avait définitivement rompu avec la raison et la fausse assurance
qu'elle procure : « Une fois qu'on a perdu la quiétude, on ne la retrouve
plus jamais. * » Mais Chestov était trop initié à la vie, à « l'instabilité » *
des convictions humaines pour exclure la possibilité de sa soumission
à la raison. Disant qu'il ne voyait aucune honte à changer de conviction
Chestov triomphait certes ouvertement des esclaves de la raison liés
aux vérités éternelles, mais secrètement il devait craindre de céder un
jour à la raison : « Et puis encore : les gens se sentent très offensés que,
lorsque j'émets quelque jugement, je ne déclare pas que je n'y renoncerai
jamais. Comme si eux-mêmes ne renonçaient jamais à leurs jugements,
et comme si les jugements d'un mortel pouvaient et devaient être immor-
tels ! Pourquoi les gens s'imaginent-ils cela ? 4 »
Enfin en troisième lieu Chestov se demandait très certainement avec
angoisse s'il savait exactement ce qu'était cette raison qu'il combattait de
toutes ses forces. Chestov se représentait, en effet, la domination de
la raison ainsi : « II ne faut pas endormir son esprit au moyen d'expli-
cations, même métaphysiques, des énigmes de l'être ; mais il faut, au
contraire, s'efforcer de demeurer éveillé. Or, pour se réveiller, il faut
que l'homme prenne douloureusement conscience des chaînes que lui
impose le sommeil, il faut qu'il devine que c'est précisément la raison que
nous sommes accoutumés à considérer comme une force libératrice et
capable de nous réveiller, qui nous tient dans cet état d'assoupissement. 5 »
On voit bien qu'en ceci, parlant d'assoupissement, Chestov demeurait

1. Ibid., p. 146. Cf. aussi Kierkegaard et la philosophie existentielle, p. 149 : « La savoir


auquel aspire si avidement notre raison est le plus grand, le plus mortel des péchés > ;
de même, p. 158 so., p. 181-182.
2. La Philosophie de la tragédie, Sur les Confins de la Vie, p. 304.
3. Le Pouvoir des Clefs, p. 155 ; cf. aussi p. 106.
4. Le Pouvoir des Clefs, p. 154.
5. Ibid., p. 168.

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pascalien l. Mais Ton voit aussi quelle angoisse devait être la sienne.
Suffit-il d'être éveillé, ou même réveillé, pour connaître les ruses du
sommeil, ou, si Ton préfère, les ruses de la raison ? Peut-on jamais
connaître assez exactement le visage du sommeil pour frapper là où il le
faut vraiment ? La raison est une puissance nocturne ; comme telle elle
se dérobe et nul mortel ne peut se vanter d'en connaître tous les secrets.
Chestov compare la raison à Circe et au diable. Et il est alors bien près
d'avouer sa défaite.
Car Chestov savait tout d'abord mieux que personne qu'Ulysse ne
triomphe des charmes de Circe qu'en usant de l'herbe de vie donnée
par le dieu Hermès : « Mais, écrit Chestov, la force et le pouvoir de la
Circé-raison sont tels, qu'elle parvint à soumettre les esprits les plus
fins, les plus audacieux, et qu'il ne s'est pas encore trouvé de sage Ulysse
capable de découvrir la fleur miraculeuse et de mettre fin aux sorcelle-
ries de la magicienne.* »
Mais, ensuite la raison est surtout une puissance diabolique. « On sait,
remarque Chestov, qu'il faut être extrêmement prudent avec le diable :
il lui suffît de vous saisir par le bout du doigt pour s'emparer entièrement
de vous ensuite. Il en est de même de la raison : cédez-lui ne fût-ce que
sur un seul point, admettez ne fût-ce qu'une prémisse, et aussitôt
« finita la commedia I » Vous ne parviendrez jamais à vous débarrasser
d'elle et serez obligé tôt ou tard de reconnaître ses souverains droits 8. »
Ce que Chestov dit de la puissance de la raison est sans aucun doute vrai.
Mais il est peut-être quelque chose d'encore plus vrai : c'est que personne
ne peut vraiment savoir à quel moment et sur quel point il fait une
petite concession au diable. Et Dostoievsky que Chestov connaissait si
bien, s'est précisément appliqué dans Les Frères Karamazov, en construi-
sant le dialogue du diable et d'Ivan Fiodorovitch, à nous montrer qu'on
peut faire des concessions au démon sans même le savoir. Le problème
serait vraiment beaucoup trop simple, et même inexistant, si nous pou-
vions être toujours assez éveillés pour pénétrer le danger du langage
diplomatique t Dans la « tragédie » qui nous conte l'histoire de Faust,
il y a un élément mythique, pour ne pas dire faux : avant de faire une
concession, Faust converse avec le diable. En général les choses se passent
tout autrement. Nous faisons d'abord une concession - et même, si
l'on y tient, une « petite » concession - au diable... et c'est ensuite seu-
lement que, l'ayant reconnu, nous conversons avec lui. L'histoire de
Faust n'est qu'une comédie parce qu'il commence par parler et fait
ensuite une concession. Nous, hommes, faisons d'abord - et c'est notre
tragédie - une concession, et ensuite nous parlons interminablement.

1. L. Chestov, La nuit de Gethsemani (Essai sur la philosophie de Pascal), Les


Cahiers verts, Paris, 1923, p. 152 sa.
2. Le Pouvoir des Clefs, p. 239.
3. Sur les Confins de la Vie, p. 301.

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Revub de Méta. - N« 4, 1967. 31

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Chestov savait fort bien, même s'il ne l'a pas dit, que Faust n'était
qu'une plaisanterie ; et sa propre conversation avec la raison était tragique,
c'est-à-dire aussi plus humaine et plus douloureuse.
On comprend maintenant peut-être quel était l'incendie que Chestov
combattait et l'on peut juger combien, à ses propres yeux, l'issue du
combat était douteuse. En Chestov le scepticisme doutant du sens même
de sa lutte s'est élevé de V existence à V essence. On ne peut certainement
pas dépasser le « rationalisme » de Fichte * ; on ne peut certainement pas
dépasser le « scepticisme » de Chestov. Celui-ci a compris sa situation
historique dans la pensée humaine et, osons le dire, il a vraisemblable-
ment pénétré dans le chemin du désespoir *. Dans son livre consacré à
Vidée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche, Chestov cite la remarque suivante
de l'auteur de la Généalogie de la Morale : «... Schreibt man nicht gerade
Bücher, um zu verbergen, was man bei sich birgt ? * » (N'écrit-on pas
des livres pour dissimuler ce que l'on cache en soi ?) Il n'est pas impos-
sible que Chestov ait caché sa défaite. Et le sens ultime de sa lutte pour-
rait s'expliquer par là. Vaincu, il a maudit la raison comme la victime
mourante peut maudire le criminel. Tel est le discours sceptique essentiel.
Comment Chestov a-t-il « lutté » contre la raison ?

II

Chestov approuve Voltaire : « Tous les genres sont bons, disait Vol-
taire, hors le genre ennuyeux. 4 »
Dans sa lutte contre la raison Chestov s'est par conséquent efforcé
de n'être jamais ennuyeux. Cette exigence détermine la forme et le
contenu de ses écrits. En s'appuyant sur elle, on peut acquérir une vue
synoptique de la manière dont Chestov a lutté contre la raison. Tentons
de parvenir à cette vue synoptique - nous reviendrons plus loin en
détail sur chaque moment fondamental. On peut discerner grossière-
ment trois aspects ou moments dans la lutte de Chestov contre la raison.
On relèvera tout d'abord l'aspect ou le moment que l'on nommera (sans
user d'un terme adéquat) dialectique. Cet aspect caractérise les dévelop-
pements en lesquels Chestov exprime sa pensée personnelle. Chestov
choisit alors une forme d'exposition chère à Nietzsche : l'aphorisme. Il
présente sa philosophie « sous l'aspect d'une série de pensées privées de
tout lien extérieur, au risque de provoquer la colère des lecteurs et sur-
tout des critiques, qui ne voudront voir dans cette infraction à la forme
1. A. Philonenko, La Liberté humaine dans la philosophie de Fichte, Paris, 1966,
§ 43-44, p. 13 sq.
2. De là son intérêt pour Kierkegaard aecouvrant que ia pmiosopnie commence par
le désespoir. Cf. Kierkegaard et la philosophie existentielle, p. 86.
3. F. Nietzsche, Werke (Schlechta), Bd. II, p. 751. - Chestov, L'Idée de Bien
chez Tolstoï et Nietzsche, Paris, 1949, p. 208.
4. Sur les Confins de la Vie, p. 309.

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consacrée qu'un caprice absurde » 1. On découvrira ensuite l'aspect que


l'on nommera (plus justement sans doute) psychologique : Chestov nous
invite à « rencontrer » d'autres pensées et aussi à retrouver les siennes,
en le suivant dans sa pérégrination à travers les âmes de Shakespeare,
Tolstoï, Nietzsche, Dostoievsky, Pascal, Lermontov... Chestov est un
guide extraordinaire, un merveilleux psychologue a. Mais que l'on y
prenne garde : Chestov n'est pas un interprète, surtout pas un critique,
qui croit toujours que son auteur aurait pu être plus cohérent, que cer-
taines « difficultés » auraient dû être « surmontées » et quelques doutes
écartés. Chestov est fondamentalement un conteur, le conteur de l'his-
toire des âmes. Ainsi il n'interprète pas Dostoievsky, il nous le conte,
et comme on écoute Stendahl il faut écouter Chestov 8. Enfin on s'attachera
à l'aspect moral (cette fois le terme est très impropre) de la lutte chesto-
vienne. Chestov parle rarement comme un « philosophe ». Il aime scan-
daliser son lecteur, il ose l'émouvoir, il ne craint pas de le faire rire. Ce
n'est pas là chose contingente. On connaît l'immortelle maxime que
Spinoza reçoit des mains de la raison : Non ridere, non lugere, neque detes-
tari, sed intelligere 4. Chestov repousse cette maxime : « Si étrange que
cela soit, souvent il vaut mieux pleurer, rire, maudire que de comprendre8. »

Avant de revenir de manière approfondie sur chacun de ces aspects,


déterminons-les assez dans leur enchaînement pour en apercevoir
l'unité fondamentale.
Ces trois aspects apparaissent de manière exemplaire dans le recueil
intitulé : La Philosophie de la Tragédie. Sur les Confins de la Vie. Dans
l'exposé nommé Sur les Confins de la Vie et sous-titré : Apothéose du
déracinement, Chestov développant sa pensée personnelle présente des
aphorÌ8mes. Il imite Nietzsche et n'ignore aucunement par conséquent
le jugement que porteront les professeurs de philosophie. « Pour eux,
Nietzsche est un brillant écrivain, ce n'est pas un philosophe. C'est un
" forgeur " d'aphorismes, mais les capacités synthétiques lui ont man-
qué, il ne savait pas généraliser, ni ramener à l'unité des observations
disparates. « » Mais Chestov croyait avoir autant que les professeurs de
philosophie le droit de juger et voici quel était son jugement : «... ce fait
que les destinées de la philosophie furent remises entre les mains des pro-
fesseurs, ne peut s'expliquer que par la jalousie des dieux, qui ne veulent
pas octroyer l'omniscience aux mortels. 7 » On ajoutera évidemment
l. Ibid., p. 190.
2. Etudiant Nietsche, Chestov dit lui-même que son analyse est psychologique.
Cf. L'Idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche, p. 192.
3. On lira ce que Chestov pense des « critiques » dans la Philosophie de la Tragédie...,
4. Chestov cite très souvent ce texte. Cf. par exemple, Kierkegaard et la philosophie
existentielle, p. 111.
5. Le Fouvoir des Clefs, p. 81.
6. L'Idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche, p. 189.
7. Sur les Confins de la Vie, p. 303.

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ceci : « L'esprit de suite, la logique... n'est obligatoire que pour les dis-
ciples ; toute leur vertu consiste à développer logiquement les idées de
leurs maîtres. Quant à ceux-ci, ils inventent eux-mêmes leurs idées, et
ont donc le droit de remplacer une idée par une autre. Le pouvoir suprême
qui édicté les lois peut aussi les abroger ; quant aux institutions subal-
ternes, leur fonction consiste à commenter et à exécuter les ordres du
pouvoir supérieur.1 »
Le refus de la forme systématique est triplement fondé chez Chestov.
En premier lieu Chestov croyait que « notre malheur vient de ce que les
hommes s'imaginent qu'une activité systématique et méthodique est le
meilleur gage de succès. » II dénonçait avec violence cette erreur : « Les
plus remarquables créations du génie, affirme Chestov, furent le fruit
d'efforts obstinés, mais absurdes, fantastiques et qui semblaient à tous
ridicules et d'aucune utilité. 2 » - En second lieu l'usage de la forme sys-
tématique, dont Chestov niait purement et simplement la valeur démons-
trative dans le champ des problèmes humains, lui semblait impliquer
une horrible mutilation de la philosophie : tout ce qui répugne à cette
forme est retranché de la philosophie. C'est ainsi, ChÃtov nous le rap-
pelle, que Hegel voulait amputer la philosophie platonicienne des mythes
qu'elle enveloppe. 8 C'est ainsi que portés par la conviction fichtéenne
et husserlienne que la philosophie doit être « une science rigoureuse »
nous chassons « du domaine de la philosophie Mozart et Beethoven,
Pouchkine etj Lermontov » 4. Grand système, petite philosophie 1 -
Enfin en troisième lieu Chestov pensait que la forme systématique était
« stérilisante » à l'intérieur même de l'enceinte qu'elle détermine. Tout
d'abord la forme systématique, ou comme dit parfois Chestov « le systé-
matique », c'est-à-dire la théorie « vous oblige à dire non ce que vous
voyez et sentez, mais ce qui ne contredit pas vos convictions une fois
admises. Plus encore : le philosophe qui, déjà, a sa théorie faite, formée,
cesse de voir et de sentir tout ce qui n'entre pas dans le cadre ainsi fixé » s.
Ensuite par conséquent la démarche systématique, refusant les contra-
dictions, même lorsqu'elles sont « splendides et bien vivantes » •, conduit
au mépris de l'expérience, et plus particulièrement au mépris de l'expé-
rience dangereuse de la vie : « La métaphysique, dit Chestov, est le grand
art de tourner et d'éviter la dangereuse expérience de la vie. 7 »
Ce refus de la systématique philosophique conduisait Chestov à s'atta-
cher à des esprits que les philosophes refusent souvent d'admettre parmi
eux et à s'engager dans les voies de l'analyse psychologique. Ce
1. Ibid., p. 280.
2. Sur les Confins de la Vie, p. 278.
3. Le Pouvoir des Clefs, p. 42, p. 213. - ta. Hegel, sammtucne werice (uiocicnerj,
Geschichte der Philosophie, Bd. XVII, p. 114 sq. ; Bd. XVIII, p. 189, 204.
4. Le Pouvoir des Clefs, p. 186.
5. L'Idée de Bien chez Tolstoï et melisene, p. îuu.
6. Sur les Confins de la Vie, p. 303.
7. ibid., p. 280.

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n'était pas là une simple affaire de goût : Chestov, l'eût-il voulu, ne


pouvait faire autrement. Chestov le reconnaît très volontiers :• on ne
peut pas étudier psychologiquement un système philosophique. Sur ce
point il est d'accord avec les professeurs de philosophie. On voit aisé-
ment pourquoi : c'est qu'un système philosophique n'a pas d'âme 1
Comment pourrait-on l'étudier psychologiquement ? Il ne faut pas le
dissimuler : Mozart aurait jugé Kant « trop plat, trop ennuyeux »*.
Quant à Chestov voici ce qu'il écrit - en cherchant volontairement à
nous scandaliser - de Spinoza : « La biographie de Spinoza nous dit que
parmi les êtres vivants du xvne siècle erra longtemps un fantôme, c'est-
à-dire un être sachant penser comme les hommes et s'intéressant même
à sa manière à la vie terrestre, mais privé de toutes ces qualités qui nous
permettent de distinguer les vivants des apparitions.1 » Spinoza, le plus
souvent, se montre à nous sans âme : « ... dans Y Éthique ,... dans le Traité
Thêologico-Politique,... dans ses lettres, il nous ... apparaît comme un
« philo8ophus » achevé, comme un homme qui a surmonté tous les doutes,
qui a élagué tout ce qu'il y avait d'humain en lui... »•. Certes Spinoza
n'est pas arrivé à vendre son âme à la raison. C'est tout compte fait
plus difficile qu'il n'y paraît. Dans le Tractatus de intellectus emendatione,
on rencontre l'homme. Mais quelle brève rencontre ! De même Chestov
croit que sa célèbre sentence : Non ridere, non lugere, ñeque detestan, sed
intelligere, « ne signifie nullement qu'il ne riait, ni ne pleurait, ni ne mau-
dissait * ». Mais enfin ! Spinoza « réussit mieux que tout autre à trans-
former son âme en une idée générale » ». Or Chestov pense beaucoup de
mal, énormément de mal, des idées générales : « Les animaux remarquent
très rarement le particulier ; ils ne font généralement exception que pour
leurs petits, et encore pas toujours.... On sait que les oiseaux ne sont
même pas capables de distinguer leurs propres œufs.... Je ne parle même
pas des organismes inférieurs qui n'ont, semble-t-il, que les représen-
tations les plus générales : ce qui est mangeable et ce qui n'est pas man-
geable. Ainsi donc, à l'encontre de Hegel, et de ceux dont il accepta les
principes fondamentaux, il y a lieu de considérer la faculté de passer
du particulier au. général, non pas comme une ascension, mais bien
comme une chute, si naturellement on admet que dans l'échelle des êtres
vivants l'homme occupe une place supérieure à celle des animaux. • »
Précisons aussi ceci : « Tous les philosophes se trouvent être des spino-
zistes, tous, et les théologiens aussi. 7 » Qu'est-ce que Ja philosophie

1. Le Pouvoir des Clefs, p. 181.


2. Ibid., p. 230.
3. Ibid., p. 231. Cf. p. 48 : « La philosophie n'est possible qu'à la condition qu
l'homme soit prêt à renoncer à soi-même et à se détruire. »
4. Le Pouvoir des Clefs, p. 234.
5. Ibid., p. 229.
6. Ibid., p. 219-220. N'oublions pas en lisant ce texte que Chestov découvre dans
le savoir le principe et le fruit du péché originel.
7. Ibid., p. 172.

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A. Philonenko

alors ? tí o3v r¡ cpiXoffocpfoc ; tò TtfxtwrotTov l. Qu'est-ce qui est le plus


important ? Ce ne sera jamais le discours qui nous entretient « de l'es-
pace et du temps, du monisme et du dualisme,... de la théorie de la
connaissance en général.... La vraie philosophie doit commencer là où
se font jour les questions de la place et de la destination de l'homme dans
le monde, de ses droits et du rôle qu'il joue dans l'univers, etc. C'est-
à-dire précisément les questions à l'étude desquelles Guerre et Paix de
Tolstoï est consacré. * »
Mais tournant le dos à la raison, à Spinoza - c'est-à-dire aussi à Fichte
qui refusait les résultats spinozistes, mais admettait le projet d'une phi-
losophie comme science rigoureuse et systématique 3 - , s'avançant dans
les chemins de la psychologie et de l'histoire des âmes, Chestov devait
faire place à l'homme et se placer délibérément dans la région des larmes,
des rires et des malédictions. Ce n'est pas l'aspect le moins essentiel de
la pensée de Chestov. La raison dira sans doute : « Je rìaime pas les
aphorismes, mais je peux les comprendre, à la rigueur ; je consens à suivre
les analyses psychologiques : elles m'enseignent ce qui est faux, je veux dire
humain ; mais ce que je ne puis absolument pas tolérer c'est le rire, ce sont
les larmes, ce sont les cris ! Ce qu'il faut ¿est comprendre ! » Or Chestov
montrait une particulière indulgence pour Schopenhauer : « Schopenhauer
pleure, rit, se réjouit, s'indigne et ne songe nullement que cela est inter-
dit au philosophe. 4 On peut donc supposer que Chestov aurait répondu
à la raison : « Je vous parle certes, mais c'est surtout à Vhomme que je
m'adresse. » De là le rire, les larmes et les malédictions de Chestov. Pour
pénétrer plus avant dans les sentiers dangereux où marche Chestov
- Nur fur Schwindelfreie ! 6 - , il faut commencer par écouter son rire,
ses larmes et ses malédictions.

III

Le rire de Chestov : « Les hoquets interrompent parfois les plus sublimes


méditations. Si l'on en a envie, on peut tirer de ce fait différentes conclu-
sions ; mais on peut aussi, si l'on veut, n'en rien conclure du tout. • »
Les larmes de Chestov : « Pauvre Pouchkine, avec ses doux sons et ses
prières ! Il chantait et priait, mais Dantès le visait et naturellement, il

1. Ibid., p. 186. Cf. Plotin, Ennéades, I, ni, 5.


2. L'Idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche, p. 118. - CI. A. Camus, Le Mythe de
Sisyphe, 33e éd., Paris, Gallimard, 1943, p. 16.
3. Sur Fichte, cf. Le Pouvoir des Clefs, p. 269. Notons que le conflit de Spinoza et
de Fichte épuise presque totalement le contenu de la philosophie spéculative.
4. Sur les contins ae la vie, p. ¿su*.
5. Ibid., p. 339 . Seulement pour ceux qui n'ont pas le vertige.
6. Ibid., p. 306. Comparer Pascal, Pensées (éd. Brunschvicg, n° 3bb, eü. che-
valier, Œuvres complètes, Pléiade, n° 95, p. 1114) : « L'esprit de ce souverain juge
du monde n'est pas si indépendant, qu'il ne soit sujet à être troublé par le premier
tintamarre qui se fait autour de lui. »

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Chestov ou la lutte contre la raison

tua le poète. La philosophie rationnelle doit certainement prendre le parti


de Dantès, en faisant comme toujours précéder son jugement d'un régi-
ment de nobles phrases. Car la philosophie tout comme Dantès veut
frapper à coup sûr en s'orientant sur les étoiles fixes. x » Les malédictions
de Chestov : « Kant passa toute son existence dans le calme et la paix du
cœur, et il accueillit la mort avec sérénité, persuadé qu'il n'était coupable
envers personne. Mais si le Christ revenait sur terre, il le condamnerait
peut-être pour sa vertu, car, je le répète, le pharisien était un juste, si
seulement la vertu consiste dans la pureté des intentions, jointe à l'accom-
plissement de tout ce que l'on considère comme son devoir. * »
II arrive que Chestov unisse le rire, les larmes et les malédictions. Il
écrit alors - et il le sait - des choses insupportables. Cela arrive lorsque
Chestov songe à son premier ennemi, au père de ses ennemis, Socrate.
« Jusqu'à ce jour, constate Chestov,... toute tentative pour se débarrasser
des principes socratiques a toujours été considérée par l'humanité comme
un attentat contre ses trésors les plus sacrés. 8 » « Kierkegaard... n'ose
pas se moquer de Socrate. 4 » A présent écoutons Chestov : « Combien il
est pénible de lire le récit de Platon des derniers entretiens de Socrate.
Les jours, les heures de Socrate sont comptés, et lui il parle, il parle, il
parle.... Criton vient le trouver dès l'aurore et lui annonce que les vais-
seaux sacrés vont être incessamment de retour à Athènes. Socrate est
prêt aussitôt à parler, à prouver... Il est vrai qu'il ne faut pas avoir
entièrement confiance en Platon. On rapporte que Socrate dit au sujet
des entretiens qu'avait transcrits Platon : " Comme ce jeune homme
menti sur mon compte 1 " Mais tous les témoignages s'accordent pour nou
affirmer que Socrate passa le mois qui suivit sa condamnation en conver
sations incessantes avec ses amis et ses élèves. Voilà ce que c'est que d'êtr
aimé et d'avoir des disciples !... On ne vous laisse même pas mourir en
paix I... La meilleure mort est celle qu'on considère comme la pire : lors
qu'on est seul et qu'on meurt loin de son pays, à l'hôpital, comme u
chien sous une haie, selon l'expression populaire. Au moins on peut ne
plus dissimuler au cours de ces dernières minutes, ne plus parler et ense
gner, et il est permis de se taire alors, de [se préparer à l'événement ter
rible et peut-être particulièrement important. La sœur de Pascal nous
rapporte que lui aussi parla beaucoup avant de mourir ; Musset, lui
pleurait comme un enfant. Ne se peut-il pas que Socrate et Pascal aient
parlé si abondamment précisément parce qu'ils avaient peur de fondre
en larmes ? Fausse honte ! 6 »

1. Le Pouvoir des Clefs, p. 81.


z. our les confins ae la vie. p. ¿24U.
3. Le Pouvoir des Clefs, p. 60.
4. Kierkegaard et la philosophie existentielle, p. 41. Luther, soulignons-le, s est
de Platon, mais il a dit cependant : « Amicus Plato, Amicus Socrates, sed praehono-
randa ventas » (Luthers Werke. O. Clemen Herausgeber, 5e Auflage, Bd. Ill, p. 104).
'S. Sur les Confins de la Vie, p. 205.

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Chestov, on le voit, veut nous scandaliser.


Mais Platon aussi voulait nous scandaliser.
Comment Platon nous scandalisait-il ? Essentiellement dans ses
mythes. Le mythe platonicien vise à nous dépayser, à nous déraciner. C
que nous croyons être notre sol n'est qu'un abîme : le corps n'est sans
doute qu'un tombeau, en réalité le monde lumineux n'est qu'une cavern
et selon le Phédon nous vivons dans un creux ! Platon opposera princi-
palement la rigueur géométrique de VAtlantide à l'esprit helléniqu
vivant dans la démocratie athénienne bariolée et désordonnée comme la
tortueuse cité de Périclès. Le mythe platonicien tend toujours à nous
dépayser, à nous faire reconnaître Vétrangeté de notre condition. Aussi
bien qu'est-ce que le mythe ? C'est avant tout une technique pour gou-
verner l'irrationnel, dominer la 8óÇa et la déraciner. Le rire, les larmes,
les malédictions remplissent dans la pensée chestovienne la fonction que
Platon accorde au mythe. A travers le rire, les larmes et les malédic-
tions, Chestov vise le déracinement, le dépaysement. D'un point de vue
formel son projet est semblable à celui de Platon : il faut miner un sol,
en apparence assuré : le hoquet compromet pour longtemps la dignité
de la « métaphysique ». Mais si l'on considère l'orientation, le projet de
Chestov est radicalement opposé à celui de Platon. La 8ó£a que combat
Chestov est imprégnée de raison. Et c'est pourquoi chez Chestov le
rire, les larmes et les malédictions sont une technique pour agir sur le
rationnel, tout de même que chez Platon le mythe était une technique
pour agir sur l'irrationnel. Platon scandalise l'homme pour donner à la
raison l'hégémonie en l'âme humaine. Chestov scandalise l'homme pour
délivrer l'âme du despotisme de la raison. Platon croit que la vie hait
la raison plus que] tout au monde et, pense-t-il, la mort de Socrate le
démontre. Il faut donc dominer la vie, l'irrationnel, - le mythe, principe
de gouvernement *, le permettra. En revanche, Chestov croit que « par
nature, la raison hait la vie plus que tout au monde, sentant ins-
tinctivement en elle un ennemi irréconciliable. Depuis que la raison est
apparue dans l'arène de l'histoire, sa principale tâche fut toujours la
lutte contre la vie. * » Rires, larmes et malédictions sont ainsi l'illustra-
tion du principe de libération.
En cette opposition originaire, Platon et Chestov s'unissent pour
reconnaître que V essence de la philosophie est le combat. Nous trouvons
donc dans les écrits de Chestov une phrase à double sens qui pourrait
aussi bien exprimer la pensée de Platon que la sienne : « Le philosophe
recherche ce qui est difficile, il recherche la lutte. Son vrai élément, c'est
le problématique. Il sait que le Paradis est perdu et il veut retrouver le
Paradis perdu ». » Mais, et c'est le point important, il est arrivé à Chestov

1. Platon, Politique, 304 CD.


2. Le Pouvoir des Clefs, p. 43.
3. Le Pouvoir des Clefs, p. 223,

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Chestov ou la lutte contre la raison

ce qui est arrivé à Platon, à condition, bien entendu, de considérer que


de Platon à Chestov une inversion des termes est supposée, si bien que
les équations sont semblables, mais si Ton ose dire de signe opposé. Il y
a un échec chez Platon et même un échec fondamental : pourquoi, si
les mythes ne sont pas l'essentiel, sont-ils indispensables ? Pourquoi
faut-il scandaliser l'homme pour l'amener à écouter la voix de la raison ?
Pourquoi Platon ne s'en est-il pas tenu, comme l'eût voulu Leibniz *,
aux solides démonstrations ? On dira que Platon n'a pas voulu ruiner
et combattre la tradition et qu'il a continué à parler son langage. Mais
disant cela, on ne fait qu'aggraver le problème. Car, et tout le monde le
sait, Platon a « inventé » des mythes. Est-il chose plus dangereuse, je
dirai même plus horrible, pour la tradition ? De nouveaux mythes !
Et qui ne voit que c'était là de toutes les attaques la plus cruelle qui
pouvait être dirigée contre la tradition et de tous les péchés de mythologie
le plus profond * ? Nous en revenons donc à la question première : pour-
quoi si les mythes ne sont pas l'essentiel sont-ils indispensables ? Pour-
quoi cette insuffisance nucléaire de l'essence - le rationnel, le Bien -
face à l'existence s ? Mais Chestov, qui se refuse à retrancher les mythes
de la philosophie platonicienne - et l'on saisit à présent la profondeur
de ce refus - échoue aussi fondamentalement que Platon. Toute son
œuvre nous le montre. Chestov ne se contente pas de rire, de pleurer et de
maudire ; il raisonne aussi I II appuie ses rires, ses larmes, et ses cris par
des « arguments ». Pourquoi les rires, les larmes et les cris ne sont-ils
pas suffisants ? Quelle est cette insuffisance nucléaire de l'existence -
la vie, la liberté - face à l'essence, ou, si l'on préfère, à la raison ? Bref :
pourquoi faut-il risquer d'être confondu avec les philosophes et même
avec les « professeurs de philosophie » ? Chestov cherche à se défendre ici
en se livrant aux aphorismes. C'est un moyen. Il n'est pas plus sûr que le
moyen dont Platon use. Platon nous dit de ne pas prendre ses mythes
au sérieux 4. Est-ce suffisant pour empêcher les mythes de voiler et
d'assombrir la raison ? Chestov use d'aphorismes. Est-ce suffisant pour
empêcher l'argument de voiler et d'étouffer les cris, les larmes et les
malédictions ?

Les raisons pour lesquelles Platon a été forcé d'user des mythes sont
nombreuses. Indiquons lafplus apparente : la raison sommeille 5. A ceux
qui vont tuer Socrate il est dit : « Ensuite vous dormiriez pendant toute

1. Leibniz, Philosophische Schriften (Gehrhardt), Bd. VIL p. 147-148.


2. Phèdre, 243 A. Cf. E. Cassirer, Wesen und Wirkung des Symbolbegriffs, Oxford,
1956, p. 73-74. L. Robin, La pensée hellénique, des origines à Epicure, Paris, 1942,
p. 48.
3. Théétete. 176 A.
4. L. Couturat, De Mythis platonici*. Paris, 1896.
5. S. Pétrement, Le dualisme chez Platon, les gnostiques et tes manichéens, Paris,
1947, p. 88-97.

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A. Philonenko

votre vie » *. Cela signifie donc ceci : on ne peut pas faire usage de la raison
à volonté. Les raisons pour lesquelles Chestov a été contraint d'user
d'arguments ne sont pas moins nombreuses. Mais la plus apparente -
ce qui ne veut pas dire, pas plus que pour Platon, la moins profonde -
est que la liberté sommeille. Chestov le sait : on ne peut pas rire, pleurer,
maudire à volonté *. En ceci se révèle l'essentielle faiblesse de l'âme
humaine. Elle oblige Chestov à dépasser le rire, les larmes et les malé-
dictions. Mais il semble se refuser à heurter de front la raison. Se sachant
vaincu sur le plan essentiel, mais croyant encore au sens de son combat
- on connaît le proverbe : perdre une bataille n'est pas encore perdre
la guerre - , Chestov s'applique à nous conter l'histoire de l'âme humaine,
se situant à mi-chemin des cris et des rires et des arguments et des syl-
logismes. Nous avons dit qu'il y avait trois aspects dans la lutte de Ches-
tov contre la raison : l'aspect dialectique, l'aspect psychologique, l'aspect
moral. Nous venons de peser, de jauger, d'apprécier l'aspect moral de
la lutte chestovienne. L'échec de Chestov nous oblige naturellement -
puisque nous avons premièrement étudié l'aspect moral - à considérer
maintenant l'aspect psychologique.

IV

Chestov nous entretient de Dostoievsky, de Nietzsche....


Mais aussi du comte Tolstoï.
En Dostoievsky, en Nietzsche, Chestov nous conte la mort de la
raison.
« On peut distinguer dans l'activité littéraire de Dostoievsky deux
périodes : la première débute par Les Pauvres Gens et s'achève par les
Mémoires de la Maison des Morts ; la seconde commence par La Voix
Souterraine et se termine par le discours prononcé lors des fêtes du cen-
tenaire de Pouchkine, et qui est une sorte d'apothéose lugubre de toute
l'œuvre de Dostoievsky. 8 » On le voit : l'œuvre de Dostoievsky est,
selon Chestov, comparable à une balance dont l'un des plateaux penche
vers la raison et l'autre vers le rire, les larmes et les malédictions. Ce
dernier plateau sera le plus lourdement chargé et ainsi le rire, les larmes
et les malédictions de Chestov seront sinon justifiés, du moins fondés.
Dans le Journal d'un écrivain, Dostoievsky déclare : « Biélinsky ne
m'aima point, mais je me vouais passionnément à ses idées. 4 » Quelles
idées ? toutes celles que l'on résume sous les mots « humanitarisme » et
« devoir ». « Bien que Biélinsky fût un critique, écrit Chestov, les ten-

1. Apologie de Socrate, 31 A.
2. Le Pouvoir des Clefs, p. 101,
3. La Philosophie de la tragédie, p. 39.
4. Ibid., p. 44.

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Chestov ou la lutte contre la raison

dances de son esprit faisaient de lui en réalité un maître, un prédicateur.


En effet, il considérait les grandes œuvres littéraires à la lumière d'une
certaine idée morale. Ses études sur Pouchkine, Gogol, Lermontov,
sont pour les trois quarts un hymne en l'honneur de l'humanitarisme. * »
Or, et c'est ce qui intéresse Chestov, ce même Dostoievsky qui se pas-
sionnait pour les idées de Biélinsky fera un épouvantable aveu : « Que
les idées triomphent ! qu'on libère les paysans ! qu'on établisse des tri-
bunaux justes et pitoyables ! qu'on mette fin à l'ancien système de recru-
tement ! - Son âme à lui ne s'en sentira pas plus légère, ni plus heureuse.
Il se voit obligé de s'avouer à soi-même que si, au lieu de tous ces évé-
nements heureux, des catastrophes avaient fondu sur la Russie, il ne
s'en serait pas senti plus mal pour cela ; au contraire, il s'en serait senti
peut-être mieux encore.... * »
Ainsi, « pensée monstrueuse, ignoble », la raison est morte en Dos-
toïevsky. La balance l'indique. Comment Yexpliquer ? Expliquer semble
facile. Mais Chestov, qui sait que toute explication est un triomphe de
la raison B, pense qu'il n'y a pas d'explication. Dostoievsky dut subir
deux épreuves dont les « critiques » déduiront assez aisément ses « varia-
tions » morales. « La rupture avec Biélinsky fut la première épreuve
qu'eut à subir Dostoievsky. » « II la supporta avec honneur, constate
Chestov. Non seulement il ne trahit pas sa foi, mais il s'y abandonna,
8emble-t-il, avec plus de passion encore.... * » « La seconde épreuve que
dut supporter Dostoievsky fut son arrestation comme complice de Pétra-
chevsky. » Chestov commente : « Dostoievsky fut condamné à la peine
capitale qu'on commua ensuite en celle des travaux forcés. Mais il
demeura ferme et inflexible, et non pas seulement extérieurement : ainsi
que le prouvent ses propres souvenirs, nul doute ne vint troubler son
âme. * » On ne pourra donc pas expliquer du dehors (rupture avec Bié-
linsky, bagne) l'étrange bouleversement de Dostoievsky, ni son horrible
aveu. Ceci demeurera pour la raison qui se refuse à rire, à pleurer, à
maudire, strictement inintelligible. Il faut « comprendre », dit Spinoza.
Certes ! Voici ce que Spinoza peut comprendre : « Après sa sortie du
bagne, Dostoievsky se remit aussitôt à écrire avec ardeur. Son premier
ouvrage important fut la nouvelle : Le village Stepantchikovo et ses habi-
tants. L'œil le plus perspicace ne pourra deviner que ce récit est l'œuvre
d'un homme qui vient de sortir du bagne. Au contraire, le narrateur
nous paraît un homme débonnaire et spirituel, débonnaire à tel point
même, que son histoire extrêmement embrouillée se termine par un
dénouement heureux.... La conclusion est une véritable idylle bergère. • »

1. Ibid., p. 43.
2. Ibid., p. 57.
3. Le Pouvoir des Clefs, p. 90.
4. La Philosophie de la tragédie, p. 46.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 48.

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A. Philonehko

Gela, Spinoza, qui veut seulement comprendre, peut le pénétrer. En somme


le bagne n'a pas ôté à Dostoievsky son mépris des larmes et des rires l et
dans la pire des misères il a maintenu haut levé l'étendard de la raison.
Mais justement parce que Spinoza peut comprendre cela, il ne peut pas
comprendre l'horrible discours de l'homme souterrain : « Je dirai : que
l'univers disparaisse, pourvu que je puisse toujours boire mon thé. • »
Chestov comprend-il ? A vrai dire non. L'âme de Dostoievsky n'est
pas une idée générale et « comprendre » est chose impossible. Cela est
vrai non pas seulement du point de vue de la raison, mais aussi et même
du point de vue de la psychologie. La raison ne peut expliquer la mort
de la raison. La psychologie ne peut pas l'expliquer non plus ; elle peut
seulement constater, voir, sans prétendre comprendre le fin mot de
l'énigme : « Pour nous, Dostoievsky est une énigme psychologique. Pour
trouver la clef de cette énigme, il n'y a qu'un seul moyen, qui est de
suivre d'aussi près que possible la vérité et la réalité. ■ » Chestov dit bien
« la clef de cette énigme » ; mais il n'est pas certain qu'il n'y a pas plu-
sieurs clefs et plusieurs serrures. Il peut seulement constater - je dis
bien constater - ceci : Dostoievsky veut ignorer Spinoza : « Les héros
de Dostoievsky ne pensent pas... conformément aux règles de la logique :
ce ne sont chez lui que sanglots, grincements de dents, efforts frénétiques.
Le théoricien-philosophe considère cela comme des exagérations inu-
tiles et même nuisibles. Spinoza dit : Non ridere, non lugere ñeque detes-
tan sed intelligere.4 »
Quand le plateau penche, la raison meurt. « Ainsi naissent les convic-
tions ; les espoirs d'une vie nouvelle s'évanouirent, de même que ces
rêves que caressait au bagne Dostoievsky.... Le règne millénaire de la
" raison et de la conscience morale " prit fin alors et une ère nouvelle
s'ouvrit, celle de la psychologie.... * » Ici la psychologie triomphe de la
raison et Chestov peut savourer sa victoire, qui bien entendu ne sera
pas « comprise » : il a dressé l'une contre l'autre systématique et psycho-
logie, raison et âme : « Cet antagonisme direct entre " la raison et la
conscience morale ", d'une part, et la " psychologie ", d'autre part -
peu de gens consentent à l'admettre ouvertement. • », mais à ce moment
de victoire Chestov voit apparaître la haute figure du comte Tolstoï.
Et lentement la balance va retrouver l'équilibre.

Le plateau victorieux penchait non vers le sol, mais bien plutôt vers
l'absence de sol, la Bodenlosigkeit (bezpotchviennost). Le problème du
comte Tolstoï est la découverte d'un sol. Que se répète le héros à? Anna

1. Ibid., p. 51 : t Mais au bagne on ne pleure pas ».


2. Ibid., p. 64.
3. Ibid., p. 47.
4. Ibid., p, 55.
5. Ibid., p. 61,
6. La Philosophie de la tragédie, p. öl.

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Chestov ou la lutte contre la raison

Karénine? « ... Et moi aussi [se dit Levine], je sens le sol sous mes pieds.
Et tout, absolument tout ce que fait Levine n'a qu'un but : persuader
les autres et se persuader soi-même qu'il est profondément enraciné dans
la terre.... l » Tolstoï, avoue Chestov, « conserve encore un espoir et
jusqu'à la fin de sa vie il luttera contre le spectre du désespoir. f »
Chestov a peut-être raison : « Cette lutte détermine le caractère de l'œuvre
de Tolstoï, qui nous offre le seul exemple d'un homme de génie s'effor-
çant par tous les moyens de se mettre au niveau de la médiocrité, de
devenir soi-même médiocre. Naturellement, cela ne lui réussit pas. s »
On observera cependant trois choses. En premier lieu Chestov s'emporte
en disant « le seul exemple » ; Fichte, qui ne cessa d'exalter les droits de
la raison et de la conscience morale comme le fit le comte Tolstoï selon
Chestov 4, fut un autre exemple : de toute son âme il cherchait à fonder
I' « humanitarisme » et à justifier le sens commun. En second lieu Chestov
nous inquiète en disant « naturellement » : « Je ne sais pas qui a introduit
le premier, disait-il, l'usage de ce terme " naturellement ". Je sais seule-
ment qu'il existe depuis très longtemps, depuis qu'existe la philosophie
très probablement. Et je sais encore qu'il faut... une audace immense
pour se débarrasser du pouvoir de ce mot. • » Face à Tolstoï, Chestov
manque d'audace. En troisième et dernier lieu, Chestov doit le dire : il
y a des hommes qui « lutteront » jusqu'à leur dernier souille, môme
poursuivis et tentés par les rires, les larmes et les cris, qui lutteront pour
les droits de la raison. Cela ne leur réussit pas peut-être. Peut-être
aussi que la lutte contre la raison ne réussit pas à Chestov ? Ils seront
vaincus ? Alors Chestov n'est pas victorieux.
La balance est maintenant en équilibre. Nietzsche ne pèsera pas plus
lourd que Dostoievsky : dans la balance spirituelle deux âmes ne pèsent
pas plus qu'une et une âme peut à elle seule peser autant que toutes les
autres. Chestov le sait : « Une cuiller de goudron gâte tout un tonneau de
miel. • » Aussi bien, le, « seul exemple » du comte Tolstoï suffît.
Quel combat douteux 1 Et aussi : comment Chestov pourrait-il éviter
de « lutter » directement contre la raison ?

Chestov affirme sans cesse qu'il ne veut pas lutter directement contre
la raison. Il ne veut pas raisonner, il veut arrêter la course de la pensée,

1. Ibid.. p. 69.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 61.
5. Le PouDoir des Clefs, p. 228.
6. La Philosophie de la tragédie, p. 58.

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A. Philonenko

Chestov ne veut pas « contester » les vérités, mais, comme il le dit, s'en
débarrasser. « Penser, cela signifie dire adieu à la logique. 1 »
Mais il faut croire que Chestov n'avait plus assez confiance dans le rire,
les larmes et les malédictions, ni dans la psychologie. Il en est donc venu
à la dialectique. Mais avec quelle répugnance ! Chestov chercha par sa
dialectique à abattre non seulement Kant, mais Husserl lui-même, qui
exigeait qu'on l'affronte avec d'autres armes que les larmes ou la psy-
chologie. Chestov affirma alors à Husserl qu'il n'avait pas désiré cette
« lutte » directe : « Je n'aurais, lui déclara-t-il, jamais entamé la lutte
contre les évidences si votre façon de les poser ne m'y avait provoqué,
obligé même.... Ce sont vos évidences autonomes, hors de raison et hors
de l'homme, vraies même si l'homme n'existait pas, qui m'y ont poussé....
Aussi, si jamais dans l'autre monde, je suis accusé d'avoir lutté contre
les évidences, je ne manquerai pas de vous en rendre responsable ! 2 »
En affrontant Husserl, Chestov engageait enfin, malgré lui, la lutte contre
Platon sur le terrain de Platon ».
Et l'on doit, pour bien comprendre le sens de cette ultime phase du
combat de Chestov, saisir la structure de sa pensée en l'opposant à celle
de Platon. Comme on l'a déjà dit le rire, les larmes et les malédictions
assurent dans la pensée chestovienne la même fonction que le mythe
chez Platon. Mais et cela est fondamental, comme on l'a également sou-
ligné, les rires, les larmes et les malédictions sont l'essentiel chez Ches-
tov, tandis que les mythes ne sont pas l'essentiel chez Platon. Si l'on fait
abstraction de la fonction pour ne considérer que la hiérarchie des
moments, en allant de l'essentiel à l'inessentiel, il faudra ainsi opposer
Platon et Chestov. Ce qui est essentiel chez Platon, c'est la raison ou,
si l'on préfère, la démonstration. Ce qui est essentiel chez Chestov, c'est
le rire, les larmes, les malédictions. Ce qui est moyen entre l'essentiel et
l'inessentiel chez Platon c'est la forme dialogique ; ce qui est moyen entre
l'essentiel et l'inessentiel chez Chestov, c'est la psychologie. Enfin ce
qui est inessentiel chez Platon c'est le mythe ; chez Çhestov c'est l'argu-
ment. Aussi bien, comme on l'a indiqué, c'est dans les arguments que
va se consommer la défaite de Chestov, tout de même, en un sens, que
la défaite du Xoyoç chez Platon se consomme dans le yiùooç.
Chestov, à présent livré à la dialectique, déclare : « C'est alors qu'il
faudrait se ressouvenir du vieux scepticisme de Hume, considéré géné-
ralement par la philosophie idéaliste comme un jeu d'esprit très raffiné
qui a perdu tout intérêt. * » Quel dut être son désarroi en écrivant ces

1. Sur les Confins de la Vie, p. 275.


2. B. Fondane, Rencontres avec Chestov, in Le Pouvoir des Clefs, p. 18-19.
3. Chestov a dit que Husserl était platonicien (Le Pouvoir des Clefs, p. 186). Il pen-
sait que la théorie de la connaissance de Husserl se « rapproche de celle de Platon »
(Ibid., p. 263). Mais il n'a pas manqué de relever ce qui sépare Platon et Husserl (Ibid.,
p. 282, 286, 294).
4. Sur les Confins de la vie, p. 277.

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Chestov ou la lutte contre la raison

lignes ! Il était « le premier » à crier au feu ; le voici qui se souvient de


Hume ! Il « luttait » contre Platon à travers de nombreux siècles, pénétré
de la grandeur de sa mission historique, maintenant il revient à Hume.
« Le philosophe, dit Chestov, ne doit pas craindre les souffrances du
scepticisme. * » Qui dira le contraire et quel est l'intérêt de cette remarque ?
Si Platon a trahi sa faiblesse dans les mythes - et encore une fois c'est
pour cette raison que Chestov refusait de les détacher du platonisme - ,
Chestov révèle la sienne dans sa dialectique.
Comme Hume, Chestov conteste les principes et les résultats de la
raison qui a revêtu le visage de la science. Et tout d'abord - comme
le veut la logique interne du scepticisme - on attaquera les résultats.
Qu'est-ce que la science ? C'est essentiellement un ensemble de pensées
utiles 2. Ce qui est insupportable ce sont ses prétentions à la « vérité » 8.
Invoquera-t-on l'expérience ? Ce qui est prouvé expérimentalement,
déclare Chestov, ne possède « qu'une vérité conditionnelle et relative » *.
« L'expérience nous enseigne par exemple que les graines de betteraves
produisent des betteraves et que les graines de concombres produisent
des concombres. Nous le savons parce que cela se passe toujours ainsi....
Mais brusquement si tout changeait, si des graines de betteraves sortaient
soudain des oranges, des ananas, des veaux ou même des rhinocéros,
nous en serions d'abord fort étonnés, car cela irait à l'encontre de nos
habitudes, mais nous n'aurions rien à répliquer et nous nous verrions
seulement dans l'obligation de noter le nouvel ordre de choses, que nous
formulerions ainsi : les graines de betteraves produisent parfois des ananas,
parfois des veaux, et parfois aussi des rhinocéros// » La science, fondée
sur l'expérience, commence par Vétonnement ; elle finit évidemment dans
V habitude. Ajoutons que nous nous habituons aux habitudes ; nous en
venons à borner la vérité aux démonstrations et aux expériences : « L'habi-
tude que nous avons de ne considérer comme vrai que ce qui est démontré
est la plus détestable et la plus malheureuse des habitudes. ' » Et c'est
dire que la raison scientifique n'est qu'une habitude.
La raison se défendra-t-elle en invoquant ses principes ? Bornons-
nous à considérer un seul principe, celui d'identité. Chestov estime que
« son origine est purement empirique »7. Mais cela est absurde pour
deux raisons : tout d'abord parce que l'expérience n'est pas possible
sans ce principe 8, ensuite parce que l'expérience naïve nous montrerait

1. Ibid., p. 277. - Est-il sûr d'ailleurs que le scepticisme soit douloureux ? Hegel ne
rapproche-t-il pas justement scepticisme et comédie ? Cf. J. Hyppolite, Genèse et
Structure de la Phénoménologie de VEsprit de Hegel, 1" éd., p. 179.
2. Sur les Confins de la Vie, p. 196.
3. Ibid., Le Pouvoir des Clefs, p. 157,
4. Le Pouvoir des Clefs, p. 157.
5. Ibid.t p. 157-158.
6. Ibid,, p. 157.
7. Sur les Confins de la Vie, p. 269.
8. Fichte, Nachgelassene Schriften, Bd. II (Jakob), p. 369.

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A. Philonenko

plutôt le contraire : il n'est pas deux feuilles d'arbre qui se ressemblent ;


avec deux êtres différents, un homme et] une femme, on en voit souvent
apparaître un troisième, qui, par-dessus le marché, n'est pas identique
aux deux premiers, mais seulement à Fun d'entre eux 1. Au moins, dira
Chestov, passant d'un extrême à l'autre, cela prouve que « le principe
d'identité n'a d'application que dans la logique » ". En d'autres termes, on
reconnaîtra qu'il y a des principes a priori, mais on niera que l'a priori, que
la raison, puisse s'appliquer à autre chose qu'à soi. Il y a peut-être des
a priori ; il n'y a pas de jugements synthétiques a priori. Pourtant sur
ce dernier point Chestov est moins assuré qu'on ne pourrait l'attendre :
« On sait que Kant découvrit dans les mathématiques et les sciences natu-
relles des jugements synthétiques a priori. Qu'il ait eu tort ou raison,
autrement dit : que les jugements qu'il nous a indiqués soient a priori
ou a posteriori, il est certain en tout cas que nous les considérons comme
indubitables, sinon absolument, tout au moins relativement. 8 » En disant
« nous les considérons », Chestov ne présente aucune restriction ; ce
« nous » l'englobe. Voici, en effet, comment se poursuit le texte : « La
situation est toute différente dans le domaine de la métaphysique.... »
Effectivement nous nous souvenons de Hume ! Ce que dit Chestov
n'est pas différent, si l'on fait abstraction de ses drôleries. En désespoir
de cause - car enfin Hume n'a pas pu interdire les philosophies de Kant,
Fichte, Hegel, Husserl - Chestov tente de dégager dans la force de la
raison sa faiblesse. Elle peut tout démontrer, donc elle peut démontrer
aussi bien la vérité des cris du désespéré que la vérité du silence stoï-
cien ; et justement parce qu'elle peut démontrer n'importe quoi, la
raison ne démontre jamais rien. Chestov nous présente le raisonnement
de l'un et de l'autre et nous interroge : « Comparez ces deux raisonne-
ments : lequel est le plus rigoureux, le plus logique ? Ils sont tous les
deux excellents, c'est clair.... * » Si Épictète donne la préférence à l'un
de ces raisonnements ce « n'est pas qu'il était plus raisonnable... ». Voici
les Stoïciens, voici leurs adversaires : « La raison les soutient tout aussi
bien qu'elle soutient leurs adversaires. * » Tel était le contenu d'un para-
graphe que Chestov intitulait : « La raison ». S'est-il alors souvenu de la
fin des Frères Karamazov, du procès en lequel le procureur Kirillovitch
et l'avocat Fétioukovitch présentent devant le tribunal (la raison), en
partant des mêmes faits, deux portraits tout différents d'un même
homme : « La psychologie est une arme à deux tranchants ! » Chestov
veut ruiner la raison en nous montrant qu'elle est à double sens. Quelle
dangereuse suggestion ! Comme si l'on ne pouvait pas dire la même chose

1. Chestov n'a pas redouté d'user de cet argument contre la raison !


2. Le Pouvoir des Clefs, p. 153. Cf. aussi, p. 279 : « Nous découvrons... entre l'idéal
«t le réel... un antagonisme irréductible. »
3. Sur les Confins de la Vie, p. 323.
4. Le Pouvoir des Clefs, p. 100.
5. Ibid., p. 101.

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Chestov ou la lutte contre la raison

de la psychologie ! Comme si le rire, les larmes et les malédictions étaient


toujours univoques !
Alors Chestov, qui ne pouvait pas ignorer cela, a dû désespérer.
Et il ne reste qu'une seule question : qu'attendait-il de sa « lutte » ?

Chestov, redisons-le, a désespéré.


En même temps comme tout homme qui livre un combat désespéré,
il s'est trouvé seul.
Désespoir et solitude furent ses récompenses. Et - ceci ne sera un
paradoxe que pour les professeurs de philosophie - humilié et offensé,
Chestov triomphe. « Toute pensée profonde, dit Chestov, doit commencer
par le désespoir. * » Au terme de ce combat Chestov atteignit le commen-
cement de la pensée profonde. Il atteignit aussi la cime de la méta-
physique : « Et comme tout homme tôt ou tard est condamné à être
irrémédiablement malheureux, le dernier mot de la philosophie est donc
la solitude. 2 » Vaincu Chestov « goûta » le désespoir et la solitude. Il
n'attendait pas autre chose. Il savait enfin ceci : « L'homme ne se met à
penser, à penser effectivement que lorsqu'il se convainc qu'il ne peut
rien faire, qu'il a les mains liées.8 » En Chestov la grande nuit de l'âme
se levait. « Nulle science, nul art ne peuvent nous offrir ce que nous
octroient les ténèbres 4. » Car la nuit peut offrir la grâce, la grande nuit
où Dieu vient. Chestov était prêt :
« Que le soleil disparaisse et vivent les ténèbres ! »

A. Philonenko.

1. Sur les Confins de la Vie. p. 274.


2. Ibid.. d. 235.
3. Ibid., p. 274.
4. Ibid., p. 272.

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Revue de Méta. - N° 4, 1967. 32

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