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Author(s): A. Philonenko
Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 72e Année, No. 4 (Octobre-Décembre 1967),
pp. 465-485
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40901030
Accessed: 01-03-2017 21:50 UTC
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Revue de Métaphysique et de Morale
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ÉTUDES CRITIQUES
Chestov
ou la lutte contre la raison
« Messieurs les jurés, la psychologie
est une arme à deux tranchants, et nous
savons aussi nous en servir. »
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Chestov l'a dit, et il l'a cent fois, mille fois, redit : les flammes qui
dévorent l'existence humaine sont nourries par la raison, par le savoir I
Lisons cette pensée : « Le savoir pèse lourdement sur nous et nous para-
lyse et la pensée achevée fait de nous des êtres soumis, privés de
volonté, et qui ne cherchent, ne voient, n'apprécient dans la vie que Vordre
et les lois et les normes établies par cet ordre. 1 » De même : « Le savoir
n'a pas donné à l'homme la liberté ; en dépit de ce que nous avons l'habi-
tude de croire, en dépit de ce que proclame la philosophie spéculative,
le savoir nous a rendus esclaves ; il nous a livrés pieds et mains liés au
pouvoir des vérités éternelles. * » Et encore : « Qui dit : cela ne se peut ?
Notre raison évidemment, cette raison qui se considère orgueilleusement
comme capable de nous guider dans toutes les circonstances difficiles de
la vie, cette raison qui nous a convaincus qu'elle élargit notre pauvre et
misérable expérience. Mais voyez un peu ce qu'elle fait ! Avec toutes
ses généralisations et ses anticipations, elle n'élargit pas, mais, au con-
traire, restreint infiniment notre expérience déjà suffisamment indi-
gente. 8 » Toute la pensée de Chestov est une lutte passionnée contre la
raison, qui pétrifie V existence humaine 4.
Or il est possible, il est même infiniment probable, que Chestov n'a
jamais espéré vaincre la raison. Il a peut-être été, à ses propres yeux, le
premier à vraiment crier au feu, le premier à reconnaître l'incendie,
précisément parce qu'il ne pouvait plus être jugulé. Après Chestov la
galerie du scepticisme était définitivement close. Cet événement sin-
gulier, important et tragique caractérisera dans l'histoire de la philoso-
phie la pensée de Chestov. Ce qui fut foncièrement nouveau en celle-ci
ce fut de revêtir le visage profond et déconcertant de la conclusion.
Nous disons que Chestov fut le premier à crier au feu, parce qu'il fut
le premier à reconnaître la hauteur et la puissance désormais invin-
cible des flammes ; disons plus clairement qu'il fut le dernier des scep-
tiques selon Vhistoire et que la philosophie doit reconnaître en lui le pre-
mier des sceptiques, leur prince, et lui accorder une couronne aussi lourde
et cruelle qu'à Fichte, prince de la raison. Tentons de comprendre pour-
quoi Chestov méritait une telle couronne. Notre tentative nous amènera
sans doute au résultat suivant : Chestov luttait contre la raison, mais
l'incendie était tel qu'il devait douter non seulement de la raison, mais
aussi du sens du combat qu'il lui livrait.
1. L. Chestov, Regarder en arrière et lutter, in Forum philosophicum, vol. I, I, p. 92.
2. Kierkegaard et la philosophie existentielle, Vrin, 1936, p. 31. CI. aussi, p. yi, 113,
1834, etc.
3. Le Pouvoir des Clefs, p. 97.
4. Regarder en arrière et lutter, p. 104.
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Chestov ou la lutte contre la raison
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cru à l'abri d'une tentation qui habite « l'immense majorité des hommes » ?
Bien plus ! Chestov croyait que le péché originel, dont découle la fai-
blesse humaine, consistait à goûter au savoir ' Chestov pouvait-il croire
qu'il ne portait pas lui, lui seul ! la marque du péché ? Et même en
admettant que par sa force même il eût triomphé de cette marque, pou-
vait-il être assuré de ne pas succomber à nouveau à la tentation ? Chestov
devait être rempli par un profond sentiment d'horreur en songeant qu'il
n'était pas impossible qu'il se réveillât un beau matin esclave des véri-
tés éternelles. Les justes eux-mêmes - et Chestov ne prétendait cer-
tainement pas être un juste - ne sont pas à l'abri de la tentation. C'est
pourquoi, ne sachant ni le jour ni l'heure, Chestov ne cessait pas de lutter
contre la raison, disant toujours la même chose. Au fond il ne cessait
pas de prier. A défaut de vaincre la raison dans le monde, il voulait au moins
la vaincre en soi. Mais là encore - et on le comprendra - le combat
était douteux. Certes l'espoir permettait à Chestov d'affirmer parfois
qu'il avait définitivement rompu avec la raison et la fausse assurance
qu'elle procure : « Une fois qu'on a perdu la quiétude, on ne la retrouve
plus jamais. * » Mais Chestov était trop initié à la vie, à « l'instabilité » *
des convictions humaines pour exclure la possibilité de sa soumission
à la raison. Disant qu'il ne voyait aucune honte à changer de conviction
Chestov triomphait certes ouvertement des esclaves de la raison liés
aux vérités éternelles, mais secrètement il devait craindre de céder un
jour à la raison : « Et puis encore : les gens se sentent très offensés que,
lorsque j'émets quelque jugement, je ne déclare pas que je n'y renoncerai
jamais. Comme si eux-mêmes ne renonçaient jamais à leurs jugements,
et comme si les jugements d'un mortel pouvaient et devaient être immor-
tels ! Pourquoi les gens s'imaginent-ils cela ? 4 »
Enfin en troisième lieu Chestov se demandait très certainement avec
angoisse s'il savait exactement ce qu'était cette raison qu'il combattait de
toutes ses forces. Chestov se représentait, en effet, la domination de
la raison ainsi : « II ne faut pas endormir son esprit au moyen d'expli-
cations, même métaphysiques, des énigmes de l'être ; mais il faut, au
contraire, s'efforcer de demeurer éveillé. Or, pour se réveiller, il faut
que l'homme prenne douloureusement conscience des chaînes que lui
impose le sommeil, il faut qu'il devine que c'est précisément la raison que
nous sommes accoutumés à considérer comme une force libératrice et
capable de nous réveiller, qui nous tient dans cet état d'assoupissement. 5 »
On voit bien qu'en ceci, parlant d'assoupissement, Chestov demeurait
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Chestov ou la lutte contre la raison
pascalien l. Mais Ton voit aussi quelle angoisse devait être la sienne.
Suffit-il d'être éveillé, ou même réveillé, pour connaître les ruses du
sommeil, ou, si Ton préfère, les ruses de la raison ? Peut-on jamais
connaître assez exactement le visage du sommeil pour frapper là où il le
faut vraiment ? La raison est une puissance nocturne ; comme telle elle
se dérobe et nul mortel ne peut se vanter d'en connaître tous les secrets.
Chestov compare la raison à Circe et au diable. Et il est alors bien près
d'avouer sa défaite.
Car Chestov savait tout d'abord mieux que personne qu'Ulysse ne
triomphe des charmes de Circe qu'en usant de l'herbe de vie donnée
par le dieu Hermès : « Mais, écrit Chestov, la force et le pouvoir de la
Circé-raison sont tels, qu'elle parvint à soumettre les esprits les plus
fins, les plus audacieux, et qu'il ne s'est pas encore trouvé de sage Ulysse
capable de découvrir la fleur miraculeuse et de mettre fin aux sorcelle-
ries de la magicienne.* »
Mais, ensuite la raison est surtout une puissance diabolique. « On sait,
remarque Chestov, qu'il faut être extrêmement prudent avec le diable :
il lui suffît de vous saisir par le bout du doigt pour s'emparer entièrement
de vous ensuite. Il en est de même de la raison : cédez-lui ne fût-ce que
sur un seul point, admettez ne fût-ce qu'une prémisse, et aussitôt
« finita la commedia I » Vous ne parviendrez jamais à vous débarrasser
d'elle et serez obligé tôt ou tard de reconnaître ses souverains droits 8. »
Ce que Chestov dit de la puissance de la raison est sans aucun doute vrai.
Mais il est peut-être quelque chose d'encore plus vrai : c'est que personne
ne peut vraiment savoir à quel moment et sur quel point il fait une
petite concession au diable. Et Dostoievsky que Chestov connaissait si
bien, s'est précisément appliqué dans Les Frères Karamazov, en construi-
sant le dialogue du diable et d'Ivan Fiodorovitch, à nous montrer qu'on
peut faire des concessions au démon sans même le savoir. Le problème
serait vraiment beaucoup trop simple, et même inexistant, si nous pou-
vions être toujours assez éveillés pour pénétrer le danger du langage
diplomatique t Dans la « tragédie » qui nous conte l'histoire de Faust,
il y a un élément mythique, pour ne pas dire faux : avant de faire une
concession, Faust converse avec le diable. En général les choses se passent
tout autrement. Nous faisons d'abord une concession - et même, si
l'on y tient, une « petite » concession - au diable... et c'est ensuite seu-
lement que, l'ayant reconnu, nous conversons avec lui. L'histoire de
Faust n'est qu'une comédie parce qu'il commence par parler et fait
ensuite une concession. Nous, hommes, faisons d'abord - et c'est notre
tragédie - une concession, et ensuite nous parlons interminablement.
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Chestov savait fort bien, même s'il ne l'a pas dit, que Faust n'était
qu'une plaisanterie ; et sa propre conversation avec la raison était tragique,
c'est-à-dire aussi plus humaine et plus douloureuse.
On comprend maintenant peut-être quel était l'incendie que Chestov
combattait et l'on peut juger combien, à ses propres yeux, l'issue du
combat était douteuse. En Chestov le scepticisme doutant du sens même
de sa lutte s'est élevé de V existence à V essence. On ne peut certainement
pas dépasser le « rationalisme » de Fichte * ; on ne peut certainement pas
dépasser le « scepticisme » de Chestov. Celui-ci a compris sa situation
historique dans la pensée humaine et, osons le dire, il a vraisemblable-
ment pénétré dans le chemin du désespoir *. Dans son livre consacré à
Vidée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche, Chestov cite la remarque suivante
de l'auteur de la Généalogie de la Morale : «... Schreibt man nicht gerade
Bücher, um zu verbergen, was man bei sich birgt ? * » (N'écrit-on pas
des livres pour dissimuler ce que l'on cache en soi ?) Il n'est pas impos-
sible que Chestov ait caché sa défaite. Et le sens ultime de sa lutte pour-
rait s'expliquer par là. Vaincu, il a maudit la raison comme la victime
mourante peut maudire le criminel. Tel est le discours sceptique essentiel.
Comment Chestov a-t-il « lutté » contre la raison ?
II
Chestov approuve Voltaire : « Tous les genres sont bons, disait Vol-
taire, hors le genre ennuyeux. 4 »
Dans sa lutte contre la raison Chestov s'est par conséquent efforcé
de n'être jamais ennuyeux. Cette exigence détermine la forme et le
contenu de ses écrits. En s'appuyant sur elle, on peut acquérir une vue
synoptique de la manière dont Chestov a lutté contre la raison. Tentons
de parvenir à cette vue synoptique - nous reviendrons plus loin en
détail sur chaque moment fondamental. On peut discerner grossière-
ment trois aspects ou moments dans la lutte de Chestov contre la raison.
On relèvera tout d'abord l'aspect ou le moment que l'on nommera (sans
user d'un terme adéquat) dialectique. Cet aspect caractérise les dévelop-
pements en lesquels Chestov exprime sa pensée personnelle. Chestov
choisit alors une forme d'exposition chère à Nietzsche : l'aphorisme. Il
présente sa philosophie « sous l'aspect d'une série de pensées privées de
tout lien extérieur, au risque de provoquer la colère des lecteurs et sur-
tout des critiques, qui ne voudront voir dans cette infraction à la forme
1. A. Philonenko, La Liberté humaine dans la philosophie de Fichte, Paris, 1966,
§ 43-44, p. 13 sq.
2. De là son intérêt pour Kierkegaard aecouvrant que ia pmiosopnie commence par
le désespoir. Cf. Kierkegaard et la philosophie existentielle, p. 86.
3. F. Nietzsche, Werke (Schlechta), Bd. II, p. 751. - Chestov, L'Idée de Bien
chez Tolstoï et Nietzsche, Paris, 1949, p. 208.
4. Sur les Confins de la Vie, p. 309.
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ceci : « L'esprit de suite, la logique... n'est obligatoire que pour les dis-
ciples ; toute leur vertu consiste à développer logiquement les idées de
leurs maîtres. Quant à ceux-ci, ils inventent eux-mêmes leurs idées, et
ont donc le droit de remplacer une idée par une autre. Le pouvoir suprême
qui édicté les lois peut aussi les abroger ; quant aux institutions subal-
ternes, leur fonction consiste à commenter et à exécuter les ordres du
pouvoir supérieur.1 »
Le refus de la forme systématique est triplement fondé chez Chestov.
En premier lieu Chestov croyait que « notre malheur vient de ce que les
hommes s'imaginent qu'une activité systématique et méthodique est le
meilleur gage de succès. » II dénonçait avec violence cette erreur : « Les
plus remarquables créations du génie, affirme Chestov, furent le fruit
d'efforts obstinés, mais absurdes, fantastiques et qui semblaient à tous
ridicules et d'aucune utilité. 2 » - En second lieu l'usage de la forme sys-
tématique, dont Chestov niait purement et simplement la valeur démons-
trative dans le champ des problèmes humains, lui semblait impliquer
une horrible mutilation de la philosophie : tout ce qui répugne à cette
forme est retranché de la philosophie. C'est ainsi, ChÃtov nous le rap-
pelle, que Hegel voulait amputer la philosophie platonicienne des mythes
qu'elle enveloppe. 8 C'est ainsi que portés par la conviction fichtéenne
et husserlienne que la philosophie doit être « une science rigoureuse »
nous chassons « du domaine de la philosophie Mozart et Beethoven,
Pouchkine etj Lermontov » 4. Grand système, petite philosophie 1 -
Enfin en troisième lieu Chestov pensait que la forme systématique était
« stérilisante » à l'intérieur même de l'enceinte qu'elle détermine. Tout
d'abord la forme systématique, ou comme dit parfois Chestov « le systé-
matique », c'est-à-dire la théorie « vous oblige à dire non ce que vous
voyez et sentez, mais ce qui ne contredit pas vos convictions une fois
admises. Plus encore : le philosophe qui, déjà, a sa théorie faite, formée,
cesse de voir et de sentir tout ce qui n'entre pas dans le cadre ainsi fixé » s.
Ensuite par conséquent la démarche systématique, refusant les contra-
dictions, même lorsqu'elles sont « splendides et bien vivantes » •, conduit
au mépris de l'expérience, et plus particulièrement au mépris de l'expé-
rience dangereuse de la vie : « La métaphysique, dit Chestov, est le grand
art de tourner et d'éviter la dangereuse expérience de la vie. 7 »
Ce refus de la systématique philosophique conduisait Chestov à s'atta-
cher à des esprits que les philosophes refusent souvent d'admettre parmi
eux et à s'engager dans les voies de l'analyse psychologique. Ce
1. Ibid., p. 280.
2. Sur les Confins de la Vie, p. 278.
3. Le Pouvoir des Clefs, p. 42, p. 213. - ta. Hegel, sammtucne werice (uiocicnerj,
Geschichte der Philosophie, Bd. XVII, p. 114 sq. ; Bd. XVIII, p. 189, 204.
4. Le Pouvoir des Clefs, p. 186.
5. L'Idée de Bien chez Tolstoï et melisene, p. îuu.
6. Sur les Confins de la Vie, p. 303.
7. ibid., p. 280.
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A. Philonenko
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Chestov ou la lutte contre la raison
Les raisons pour lesquelles Platon a été forcé d'user des mythes sont
nombreuses. Indiquons lafplus apparente : la raison sommeille 5. A ceux
qui vont tuer Socrate il est dit : « Ensuite vous dormiriez pendant toute
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A. Philonenko
votre vie » *. Cela signifie donc ceci : on ne peut pas faire usage de la raison
à volonté. Les raisons pour lesquelles Chestov a été contraint d'user
d'arguments ne sont pas moins nombreuses. Mais la plus apparente -
ce qui ne veut pas dire, pas plus que pour Platon, la moins profonde -
est que la liberté sommeille. Chestov le sait : on ne peut pas rire, pleurer,
maudire à volonté *. En ceci se révèle l'essentielle faiblesse de l'âme
humaine. Elle oblige Chestov à dépasser le rire, les larmes et les malé-
dictions. Mais il semble se refuser à heurter de front la raison. Se sachant
vaincu sur le plan essentiel, mais croyant encore au sens de son combat
- on connaît le proverbe : perdre une bataille n'est pas encore perdre
la guerre - , Chestov s'applique à nous conter l'histoire de l'âme humaine,
se situant à mi-chemin des cris et des rires et des arguments et des syl-
logismes. Nous avons dit qu'il y avait trois aspects dans la lutte de Ches-
tov contre la raison : l'aspect dialectique, l'aspect psychologique, l'aspect
moral. Nous venons de peser, de jauger, d'apprécier l'aspect moral de
la lutte chestovienne. L'échec de Chestov nous oblige naturellement -
puisque nous avons premièrement étudié l'aspect moral - à considérer
maintenant l'aspect psychologique.
IV
1. Apologie de Socrate, 31 A.
2. Le Pouvoir des Clefs, p. 101,
3. La Philosophie de la tragédie, p. 39.
4. Ibid., p. 44.
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Chestov ou la lutte contre la raison
1. Ibid., p. 43.
2. Ibid., p. 57.
3. Le Pouvoir des Clefs, p. 90.
4. La Philosophie de la tragédie, p. 46.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 48.
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A. Philonehko
Le plateau victorieux penchait non vers le sol, mais bien plutôt vers
l'absence de sol, la Bodenlosigkeit (bezpotchviennost). Le problème du
comte Tolstoï est la découverte d'un sol. Que se répète le héros à? Anna
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Chestov ou la lutte contre la raison
Karénine? « ... Et moi aussi [se dit Levine], je sens le sol sous mes pieds.
Et tout, absolument tout ce que fait Levine n'a qu'un but : persuader
les autres et se persuader soi-même qu'il est profondément enraciné dans
la terre.... l » Tolstoï, avoue Chestov, « conserve encore un espoir et
jusqu'à la fin de sa vie il luttera contre le spectre du désespoir. f »
Chestov a peut-être raison : « Cette lutte détermine le caractère de l'œuvre
de Tolstoï, qui nous offre le seul exemple d'un homme de génie s'effor-
çant par tous les moyens de se mettre au niveau de la médiocrité, de
devenir soi-même médiocre. Naturellement, cela ne lui réussit pas. s »
On observera cependant trois choses. En premier lieu Chestov s'emporte
en disant « le seul exemple » ; Fichte, qui ne cessa d'exalter les droits de
la raison et de la conscience morale comme le fit le comte Tolstoï selon
Chestov 4, fut un autre exemple : de toute son âme il cherchait à fonder
I' « humanitarisme » et à justifier le sens commun. En second lieu Chestov
nous inquiète en disant « naturellement » : « Je ne sais pas qui a introduit
le premier, disait-il, l'usage de ce terme " naturellement ". Je sais seule-
ment qu'il existe depuis très longtemps, depuis qu'existe la philosophie
très probablement. Et je sais encore qu'il faut... une audace immense
pour se débarrasser du pouvoir de ce mot. • » Face à Tolstoï, Chestov
manque d'audace. En troisième et dernier lieu, Chestov doit le dire : il
y a des hommes qui « lutteront » jusqu'à leur dernier souille, môme
poursuivis et tentés par les rires, les larmes et les cris, qui lutteront pour
les droits de la raison. Cela ne leur réussit pas peut-être. Peut-être
aussi que la lutte contre la raison ne réussit pas à Chestov ? Ils seront
vaincus ? Alors Chestov n'est pas victorieux.
La balance est maintenant en équilibre. Nietzsche ne pèsera pas plus
lourd que Dostoievsky : dans la balance spirituelle deux âmes ne pèsent
pas plus qu'une et une âme peut à elle seule peser autant que toutes les
autres. Chestov le sait : « Une cuiller de goudron gâte tout un tonneau de
miel. • » Aussi bien, le, « seul exemple » du comte Tolstoï suffît.
Quel combat douteux 1 Et aussi : comment Chestov pourrait-il éviter
de « lutter » directement contre la raison ?
Chestov affirme sans cesse qu'il ne veut pas lutter directement contre
la raison. Il ne veut pas raisonner, il veut arrêter la course de la pensée,
1. Ibid.. p. 69.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 61.
5. Le PouDoir des Clefs, p. 228.
6. La Philosophie de la tragédie, p. 58.
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A. Philonenko
Chestov ne veut pas « contester » les vérités, mais, comme il le dit, s'en
débarrasser. « Penser, cela signifie dire adieu à la logique. 1 »
Mais il faut croire que Chestov n'avait plus assez confiance dans le rire,
les larmes et les malédictions, ni dans la psychologie. Il en est donc venu
à la dialectique. Mais avec quelle répugnance ! Chestov chercha par sa
dialectique à abattre non seulement Kant, mais Husserl lui-même, qui
exigeait qu'on l'affronte avec d'autres armes que les larmes ou la psy-
chologie. Chestov affirma alors à Husserl qu'il n'avait pas désiré cette
« lutte » directe : « Je n'aurais, lui déclara-t-il, jamais entamé la lutte
contre les évidences si votre façon de les poser ne m'y avait provoqué,
obligé même.... Ce sont vos évidences autonomes, hors de raison et hors
de l'homme, vraies même si l'homme n'existait pas, qui m'y ont poussé....
Aussi, si jamais dans l'autre monde, je suis accusé d'avoir lutté contre
les évidences, je ne manquerai pas de vous en rendre responsable ! 2 »
En affrontant Husserl, Chestov engageait enfin, malgré lui, la lutte contre
Platon sur le terrain de Platon ».
Et l'on doit, pour bien comprendre le sens de cette ultime phase du
combat de Chestov, saisir la structure de sa pensée en l'opposant à celle
de Platon. Comme on l'a déjà dit le rire, les larmes et les malédictions
assurent dans la pensée chestovienne la même fonction que le mythe
chez Platon. Mais et cela est fondamental, comme on l'a également sou-
ligné, les rires, les larmes et les malédictions sont l'essentiel chez Ches-
tov, tandis que les mythes ne sont pas l'essentiel chez Platon. Si l'on fait
abstraction de la fonction pour ne considérer que la hiérarchie des
moments, en allant de l'essentiel à l'inessentiel, il faudra ainsi opposer
Platon et Chestov. Ce qui est essentiel chez Platon, c'est la raison ou,
si l'on préfère, la démonstration. Ce qui est essentiel chez Chestov, c'est
le rire, les larmes, les malédictions. Ce qui est moyen entre l'essentiel et
l'inessentiel chez Platon c'est la forme dialogique ; ce qui est moyen entre
l'essentiel et l'inessentiel chez Chestov, c'est la psychologie. Enfin ce
qui est inessentiel chez Platon c'est le mythe ; chez Çhestov c'est l'argu-
ment. Aussi bien, comme on l'a indiqué, c'est dans les arguments que
va se consommer la défaite de Chestov, tout de même, en un sens, que
la défaite du Xoyoç chez Platon se consomme dans le yiùooç.
Chestov, à présent livré à la dialectique, déclare : « C'est alors qu'il
faudrait se ressouvenir du vieux scepticisme de Hume, considéré géné-
ralement par la philosophie idéaliste comme un jeu d'esprit très raffiné
qui a perdu tout intérêt. * » Quel dut être son désarroi en écrivant ces
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Chestov ou la lutte contre la raison
1. Ibid., p. 277. - Est-il sûr d'ailleurs que le scepticisme soit douloureux ? Hegel ne
rapproche-t-il pas justement scepticisme et comédie ? Cf. J. Hyppolite, Genèse et
Structure de la Phénoménologie de VEsprit de Hegel, 1" éd., p. 179.
2. Sur les Confins de la Vie, p. 196.
3. Ibid., Le Pouvoir des Clefs, p. 157,
4. Le Pouvoir des Clefs, p. 157.
5. Ibid.t p. 157-158.
6. Ibid,, p. 157.
7. Sur les Confins de la Vie, p. 269.
8. Fichte, Nachgelassene Schriften, Bd. II (Jakob), p. 369.
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A. Philonenko
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Chestov ou la lutte contre la raison
A. Philonenko.
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