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Bricout) -
mémoire de la souillure
(sale, crasse, crade : traces)
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- Aurélien Marion - master II - semestre 2 - 2011 - séminaire : “mémoire du monde” (B. Bricout) -
2 Nicole Belmont, “Cendrillon : une affaire de femmes ?”, postface à Sous la cendre, figures de
Cendrillon, p. 363-364; Selon la classification Aarne-Thompson; le type 510A correspond à
“Cendrillon” dans sa forme “épurée” alors que le type 511A correspond au “Petit Bœuf rouge.”
Dans de nombreuses versions du conte, le type 510B (“L'Habit d'or, d'argent et d'étoiles” ou
“Peau dʼÂne”) et le type 511 (“Un-Œil, Double-Œil, Triple-Œil”) sʼy trouvent aussi amalgamés.
Tous ces contes-types se trouvent dans la catégorie des “contes merveilleux” et dans la sous-
catégorie des “Aides surnaturels.”
3 Nicole Belmont, “Cendrillon : une affaire de femmes ?”, postface à
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6 Nous reviendrons dessus plus tard afin de développer, par le type 511A, ce qui est passé sous
silence dans le 510A et donc dans la majorité des versions.
7 Notamment dans les versions du Maroc et de Mauricie, où le père voit encore la mère morte
dans Cendrillon, soutenant ainsi le désir œdipien de celle-ci pour lui. Pour plus de détails sur le
père, cf. la postface de Elisabeth Lemirre, “Du côté des hommes”,
Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 381-393
8 Charles Perrault, Contes, éd. par J.-P. Collinet, p. 171
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9 Elisabeth Lemirre, “Du côté des hommes”, Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 389
10 À ce propos, nous conseillons la lecture de La vie sexuelle de Sigmund Freud : lʼenfant
découvre son corps et le plaisir quʼil peut en tirer à partir des sécrétions (souillure t1), dʼabord
par la bouche et par lʼanus, ensuite par lʼorgane sexuel symbolisé -castration- en phallus.
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Elle doit ainsi, entre les cendres du foyer et la poussière du dehors (il est
ici question de la souillure t3), exécuter dʼinfinies tâches : ramener du bois et de
lʼeau, garder les bêtes, filer et tricoter de la laine, bref travailler jusquʼà
lʼépuisement. Elle doit servir la marâtre et sa fille, comme lʼesclave grecque, la
plébéienne allemande ou lʼimpure indienne servaient leurs supérieurs
hiérarchiques (cʼest-à-dire tous les autres).12 Cendrillon, en plus dʼêtre
marginalisée, est exploitée, humiliée, et souvent, battue. Pour elle, le foyer est
un lieu à la fois protecteur (le refuge des cendres, les repères de la misère) et
infâme (elle y est maltraitée, épuisée et affamée). La souffrance passive de
Cendrillon ne trouvera sa solution que dans lʼinteraction de la souillure t3 à la
souillure t1, impactant ainsi le rapport du foyer au dehors : les cendres du foyer
et la poussière du dehors lui arrachent des larmes, celles-ci sʼajoutant à la
sueur du travail incessant et interminable. Pleurs et sueur : traces dʼun corps
éreinté par son dehors, mémoire dʼune souillure quotidienne. Ici, cʼest la
mémoire de la souillure t3 (la crasse nécessaire) qui fait jaillir la souillure t1 (le
sale du corps fatigué) :
“Lʼorpheline pleura, pleura à chaudes larmes et ses larmes allèrent
rejoindre lʼeau. Acquérant le don de la parole, la vache lui dit : […] » 13
castes “pures” du travail et des basses besognes. En outre, “lʼappartenance de lʼindividu à telle
caste est déterminée par sa mère.” (Mary Douglas, De la souillure, p. 141) La mort de la mère
met donc en danger la “pureté”, il y a risque de tomber dans la souillure. De même, dans
lʼantiquité grecque, un foyer usait toujours dʼesclaves pour libérer les maîtres du temps de
travail et de la souillure, cʼest-à-dire des “contraintes de la nécessité” (Hannah Arendt, Condition
de lʼhomme moderne, p. 179-180, à propos du “labor”). Enfin, rappelons que la notion de plèbe
(“pöbel”), développée notamment par Hegel et Marx, regroupe la masse des travailleurs
passifs, soumis à lʼhumiliation miséreuse de lʼexploitation.
13 Suite de “LʼOrpheline et sa vache” (version géorgienne), consultable dans
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De même, la sueur, même si elle reste inexprimée dans presque toutes les
versions, oblitère la poussière du travail, par lʼeffort. La mémoire de la souillure,
cʼest donc dʼabord lʼactivation de la souillure jusque là passive. Souillure
prenant corps, du foyer au dehors. Souillure adolescente : en écho à ce qu’écrit
l’un des plus grands penseurs de l’adolescence, Olivier Douville (psychanalyste
et anthropologue), rappelons les enjeux de ce moment où la jeunesse fait
l’épreuve “d’une rencontre forcée avec le sexuel et la qualité de non-réversibilité
du temps”14 : expérimentations visant à donner du sens à la puberté et “remise
en compte des idéaux”, c’est-à-dire exploration des failles dans le lien social (et
dans le foyer familial). Ce passage de la vie est donc -révélé par le rapport à la
fée ou aux métamorphoses de la mère- symbole de l’irruption du merveilleux de
la souillure à travers la figure passive et humiliée de la jeune fille. Nʼest-ce pas
merveilleux de pouvoir jouir dʼun temps de travail transformé par des fées (ou
des reste de mère) en temps de plaisir ?
Au fond, Cendrillon positive la souillure à partir du moment où elle la lie
au désir de sortir, typiquement adolescent : si elle pleure, si elle sue, cʼest parce
quʼelle voudrait, elle aussi, se libérer du travail, pour explorer les plaisirs du
corps. Nous verrons quelles métamorphoses féminines et quelles autres
souillures le lui permettront pleinement. Mais, il nous faut dʼabord développer
les rapports mémoriels de la souillure t1 à la souillure t3 par lʼexemple dʼAlice,
héroïne du conte filmique Une vraie jeune fille. Dans le cinéma de Breillat, la
pudeur et lʼordre établi sont transgressés cathartiquement par lʼactivation de la
souillure comme exploration libératrice du corps : “Alice se livre avec délice
(jamais aucune grimace de dégoût ne se lit sur son visage) au contact de
différents liquides glaireux comme le jaune dʼun œuf brisé entre ses doigts, la
résine récoltée le long dʼun arbre, la cire dʼune bougie ou encore celle logée
14 Olivier Douville, «Sur deux semaines d’enseignement à propos de l’“adolescence” pour les
étudiants en psychanalyse et des collègues cliniciens à l’Université du Sichuan, Chengdu» -
pour plus de précisions, cf. De lʼadolescence errante, du même, et notamment (p. 15-17) :
“Lʼadolescence vaut comme un temps dʼexpérimentation des repères identificatoires et des
ordres dʼappartenance” et “Lʼadolescent explore, avec méthode et vigueur -et tout en le
dénonçant parfois avec virulence- ce qui est manquant, incomplet, ébréché et ouvert dans les
discours courants et dans les promesses parentales, familiales ou sociales.”
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La souillure t2, celle du crade lié aux restes du corps, peut sʼéclairer de
deux circuits pulsionnels fondamentaux : celui qui lie lʼoral à lʼanal (sexualité
surtout infantile) et celui qui lie la nourriture à la pourriture (sexualité surtout
adolescente). La jeune fille pubère commence à comprendre la possibilité de
donner la vie (avec les cycles menstruels, le sang et lʼovulation) et commence à
faire lʼexpérience de la mort (fascination pour le danger, les limites et les
cadavres). Ainsi, ce qui était simplement vécu inconsciemment comme
œdipiennement plaisant18 devient, pour lʼadolescente, une question consciente
de vie (se nourrir) ou de mort (pourrir). Si les reste du corps sont toujours les
“causes du désir”19, lʼadolescente ne prend conscience quʼavec la mémoire de
la souillure ce quʼenfant elle avait refoulé : si les reste du corps souillent, le
désir -entre pulsion de vie (eros) et pulsion de mort (thanatos)- est métonymie
de la souillure20 et métamorphose du corps (réel et imaginaire).
Dans Une vraie jeune fille, les cadavres de mouches collés à un ruban,
les dépouilles de poules sanguinolentes et les carcasses de chiens sur la plage
18 “Œdipe, pour faire bref et consistant, « Œdipe cʼest manger ». / Explications : Prenons, si
vous le permettez, le mythe du Dieu qui sʼest fait homme pour sauver lʼhumanité, que dit-il ? En
lʼoccurrence il sʼagit de Jésus qui dit, en montrant le pain, prenez ceci est mon corps, et en
montrant le vin, prenez ceci est mon sang. Cʼest la Cène, en latin, le repas du soir. […] Mais
reprenons, « le pain est mon corps, le vin est mon sang », quʼest-ce que cela veut dire; au sens
propre, sinon que le père, le créateur suprême, lʼAutre, nʼest autre que la nourriture ? / Que
raconte lʼŒdipicode ? En mangeant nous tuons le père. Voilà Thanatos. Et pourquoi nous le
tuons ? Pour jouir de la mère : la vie. Voilà Eros. Manger cʼest tuer son père et épouser sa
mère. Thanatos et Eros.” - Guy Massat, “Lʼob-jet petit a”, article consultable ici : http://
www.psychanalyse-paris.com/1106-L-ob-jet-petit-a.html
19 Pour Jacques Lacan, les restes du corps réel, aussi nommés “éclats”, “bords” ou “ob-jet a” -
parfois noté @ par les psys dʼaujourdʼhui- sont ce qui cause le désir car seuls des restes
peuvent permettre la “métonymie du manque-à-être”, cʼest-à-dire permettre au corps de devenir
conscient par son désir (au lieu de, symptomatiquement, devenir parlé par son refoulé).
20 Nous pastichons ici la définition lacanienne du désir mentionnée juste au-dessus parce que
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Dans les versions du conte de type 511A, Cendrillon est nourrie le plus
souvent par une vache, métamorphose animale de sa mère :
« Tape avec cette gaule de coudrier sur ta brette22 […] Et puis la
Cendroulié prit cette gaule de coudrier et puis elle tapait sur le derrière
de la brette… il en tomba de la miche et du fromage. […] » 23
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libérer le temps : ici, cʼest encore lʼinteraction des st1 et st3 qui opère.
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découvre le rôle de lʼanimal nourricier. Elle décide de le faire abattre, mais celui-
ci donne auparavant ses instructions à sa fille : ne pas manger de sa chair,
recueillir telle ou telle partie, toujours non consommable, et lʼenterrer” 27 :
« La vache lui dit : - Ne pleure pas. Ils nʼont quʼà me tuer. Mais toi, ne
mange pas de ma chair et ne laisse traîner aucun de mes os. Dépose-
les ensemble dans quelque trou. » 28
Alors que la marâtre et sa fille dévore la mère (la vache) afin de la faire
disparaître, mais inconsciemment, afin de devenir gracieuse comme elle (car
nous devenons ce que nous mangeons : nous devenons ce que nous
refoulons), Cendrillon (qui dans certaine version tue elle-même sa mère,
poussée par la marâtre-castratrice) en conserve les restes, cʼest-à-dire ce qui
échappe à lʼoralité, la pourriture : os et/ou viscères, queue, corne. Cette
souillure sera salvatrice car elle ouvrira doublement lʼadolescente à la mémoire
dʼelle-même. “Dans les formes qui relèvent strictement du T 511A, lʼhéroïne ne
quitte pas lʼenclos familial. Cʼest fortuitement que le prince vient à elle et
convoite les si beaux fruits que porte lʼarbre : il épouse celle qui, seule, peut lui
en cueillir. La convoitise orale lʼattire dʼabord vers les fruits si appétissants, puis
se convertit en désir sexuel pour la jeune fille qui les lui a procurés.”29 Dans ce
cas, la scène ressemble au “péché de chair” édénique où elle offre le fruit à lui.
Offrir son fruit : symbolisme sexuel évident, accélérant le dénouement du conte,
et élisant la souillon pour sa capacité à pouvoir donner sa souillure alors que sa
sœur ne le peut pas.
Cependant, le conte T 510A, cʼest-à-dire la version “homologuée” de
Cendrillon, intercale des motifs autrement décisifs quant à la mémoire de la
souillure, certains nʼempêchant pas dʼailleurs quʼil soit aussi question de fruits.
Mais, dans ces cas-là, ils viennent soit dʼune fée (mais nous y reviendrons
longuement), soit du père (ce qui ramène à lʼŒdipe). Ainsi :
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transgresser (au fond : pour revenir au foyer avant les autres), est dû à la
méconnaissance de Cendrillon quant au rapport entre lʼinteraction des
souillures t1 et t3 et la mémoire de la souillure t2, comme si un autre Autre (la
fée) devait encore faire le lien, dans le cas du type 510A; de même, la
métamorphose de lʼanimal en végétal serait un interdit temporel, une loi
contraignante, dû à la méconnaissance de Cendrillon quant au rapport entre la
mémoire de la souillure t2 et lʼouverture du désir, comme si lʼAutre (la mère)
devait encore préserver le fruit sur lʼarbre, dans le cas du type 511A… Cette
schize entre une mère (même morte et métamorphosée) donnant littéralement
sa fille et son fruit au prince voulant bien lʼaccueillir (Cendrillon sait comment
activer la souillure car elle en a la mémoire, mais ne sait pas comment la créer)
et une fée imposant une progressivité au jeu de la mise-en-scène du désir
(Cendrillon sait le faire mais ne sait pas différencier la vie de la mort) oblige à
une équivoque où une souillure vient toujours hanter lʼautre : cʼest lʼappel du
fantastique, par-delà le merveilleux du quotidien, cʼest-à-dire de ce qui de la
souillure hante (fantomatique) le désir (fantasmatique).
Deux motifs permettent de résoudre la schize et deux notions permettent
dʼéclairer cette césure entre les deux types de contes. Dʼabord, les deux
motifs : le tri (comme Psyché dans la mythologie31) et lʼépreuve initiatique
(comme Vassilissa dans les contes où intervient une Baba Yaga, la sorcière
slave32). Si le tri, consistant à séparer ce qui se mange de la souillure t3 (la
crasse), revient à donner la possibilité à Cendrillon dʼexpérimenter la différence
entre la vie et la mort (comme une mémoire -dans le 510A- du rapport à la
pourriture développé dans le type 511A), lʼépreuve initiatique, consistant à élire
Cendrillon comme maîtresse de la langue (par la métaphore) quant à
lʼinteraction entre souillure t1 et souillure t3, revient à donner lʼadolescente la
possibilité de transgresser (donc de se donner ses propres interdits et limites).
Le tri intervient dans presque toutes les versions du type 510A, en revanche,
lʼépreuve initiatique nʼintervient que lorsque le conte de type 480 (“Fileuses à la
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Fontaine”) se greffe au type 510A, ce qui est le cas chez Perrault33 par
exemple, ou dans la version du Nivernais et Morvan :
« La fée a mis la tête sur les genoux de Cendrillon. Ce nʼétaient que
poux, lentes et gales. - Quʼy trouvez-vous, mʼamie ? - Or et argent, ma
marraine, or et argent. - Or et argent vous aurez, mʼamie, or et argent
vous aurez. » 34
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36 Lire à ce propos : Des Anges mineurs et Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze
dʼAntoine Volodine. Pour faire bref, disons quʼun conte post-exotique est un conte crépusculaire
se passant dans un futur indéfini mais proche de sa fin, où divers survivants vont dʼun ailleurs
vers un autre ailleurs, avançant par fragments et oublis, comme des conteurs à la mémoire
défaillante. Les notions dʼoralité (rapport nourriture-parole) et de vocalité (voix de la parole) y
sont évidemment omniprésentes.
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Les deux motifs décisifs éclairant la partie précédente faisaient appel aux
deux motifs déterminants autour desquels nous avons déjà beaucoup tourné et
quʼil nous à présent expliciter : la fée et la métamorphose. Nous en dériverons
ceux mentionnés par le titre (de la partie) via les épisodes du bal, de la
pantoufle et de lʼessayage. Mais donc, dʼabord, quʼest-ce quʼune fée ?
À l’entame du conte de Perrault dédié aux visages les plus
caractéristiques de lʼappel du fantastique, Les Fées, J.-P. Collinet note37 que
c’est Furetière qui en donne la définition la plus exacte (“certaines femmes
ayant le secret de faire des choses surprenantes -…- nom honnête de
Sorcières ou Enchanteresses”) et l’étude étymologique la plus intéressante
(“fatus” ou “fatuus” : destinal/fatal ou fat/insensé). Il complète avec le
Dictionnaire de l’Académie (1694) : “Fée : (…) une espèce de nymphe
enchanteresse qui avait le don de prédire l’avenir, et de faire beaucoup de
choses au-dessus de la Nature (…) On dit de certaines choses parfaitement
bien faites, et où il paraît du merveilleux qu’il semble qu’elles aient été faites par
les fées”; elles sont alors dites “fées” (adjectif relativement rare). De cette
précieuse note ressort deux pôles singuliers : le merveilleux d’un visage “au-
dessus de la Nature” -parfois proche de l’animisme- et l’insensé d’un visage lié
au destin et à l’inexplicable (surprenant et équivoque). La fée serait donc
perçue comme un visage merveilleux où transparaîtrait le fantastique (et nous
renvoyons ici à la distinction de T. Todorov 38) : donatrice de transformabilité et
matrice de métamorphoses. Il s’agit de différencier le transparaître merveilleux
du transparaître fantastique : le premier apparaît phénoménologiquement
(transformabilité par la mémoire de la souillure) alors que le second apparaît
spectralement (métamorphoses par la création de la souillure).
Traditionnellement dans les contes, les fées sont souvent les marraines des
jeunes filles (avatar de la mère donc) mais cela reste un terme marqué par la
religion, ainsi assez adapté au masque social d’une époque. Nous allons donc
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ses désirs, c’est pourquoi la fée surgit en vieille initiatrice; l’autre s’idéalise,
voulant imposer une identité et une norme, c’est pourquoi la fée rencontrée lui
renvoie une image de princesse, cʼest-à-dire une mêmeté figeant la souillure
dans sa négativité. La solitude de Cendrillon lʼa aidé à accueillir la fée et donc
la possibilité de la métamorphose, par la transformabilité liée à lʼusage de la
parole. En suivant ce fil, nous comprenons à quel point la solitude et la mémoire
-dʼune activation de la souillure- de l’une permet que l’appel au fantastique (à la
mise-en-scène équivoque du désir) soit entendu dans le jeu initiateur de la
rencontre lorsque l’arrogance de l’autre masque toute possibilité de révélation
par un merveilleux car le désir est alors assujetti -voire aliéné- à une figure
imposée, à un ordre établi. Le spectre de la fée comme assistante à la
métamorphose ne paraît ainsi faire effet (prendre corps) que dans la
transparence (plasticité) équivoque du quotidien au merveilleux, de la mémoire
à lʼoubli, de la souillure à la transformabilité de la parole, et donc, dʼune
expérience liée à un Autre familial à lʼépreuve dʼun autre Autre.
En outre, si les fées sont très présentes dans les contes, c’est peut-être
précisément dans le type 510A que nous trouvons le ressort le plus explicite du
“savoir” propre à ce visage féminin si original. C’est d’abord le “toucher
transfigurant”42 (masturbateur ou simplement expérimentateur) qui change la
vie d’une Cendrillon désespérément seule : des descriptions fines et détaillées
de ce qu’il y a de merveilleux dans le quotidien (et inversement), des diverses
parures de son désir mises en scène en un lieu de rencontre avec le masculin,
ralentissent ainsi lʼaction de presque toutes les versions, comme si lʼinitiation
avait permis de faire primer les circonstances de la rencontre de lʼautre sexe, et
avec celle-ci, de la transgression. Ainsi, le toucher “assistant” (et insistant) de la
souillure permet à Cendrillon de passer de la transformabilité par la parole à la
métamorphose, quand elle le décide : jeu joyeux de la séduction (le désir pris
entre la souillure et les parures, entre un Autre et lʼautre Autre). Pour le dire
autrement, la fée fait don d’un savoir-vivre merveilleux suffisant pour dépasser
le quotidien par la différence, grâce aux jeux de la parole et du désir, mais aussi
dʼun toucher permettant de formuler ce qui nous hante comme répétition. Ce
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version lʼexplicite- Cendrillon refuse de parler au prince, alors quʼelle lʼavait fait
de manière si salutaire à la fée… Pourquoi cette rencontre débouche-t-elle sur
une transgression et un acte manqué alors que celle dʼun Autre féminin -la fée-
lui avait donné un savoir décisif quant aux jeux de la séduction ? cendrillon
aurait-elle perdu en transformabilité (par la parole) ce quʼelle aurait gagné en
métamorphose (par le désir) ? Cʼest ici quʼintervient lʼautre motif absolument
central de notre analyse, jusquʼici toujours effleuré sans jamais être explicité : la
métamorphose du désir, entre mise en scène et obscénité, entre souillure
fétiche et séduction merveilleuse. “Lʼadolescence est sans doute un âge de la
vie où le jeune homme ou la jeune fille éprouve directement, concrètement, pas
uniquement dans ses idéalités, mais dans sa chair, quʼune rencontre, avec son
potentiel confus, entremêlé, de captation, dʼeffroi et de ravissement, peut
entraîner une métamorphose de son être au risque quʼil ne se reconnaisse pas.
Cʼest-à-dire quʼun des points de retentissement de la métamorphose, cʼest sans
doute quelque chose de lʼordre de la dépersonnalisation. À la fois comme effroi,
comme vertige, comme risque, mais parfois aussi pour apprivoiser cet effroi,
expérimenter ce vertige, ritualiser ce risque, la dépersonnalisation comme une
écriture patiemment construite de soi et de lʼautre. Il y a donc une affinité assez
claire entre adolescence et métamorphose.”44
Ce risque adolescent quʼéprouve Cendrillon au contact du prince fait appel
à deux angoisses fondamentales : la simultanéité de la souillure t1 et la
souillure t3 (i.e. la souillure du prince en contact à la sienne) et la simultanéité
de la nourriture et de la pourriture (t2 : le sang, la possibilité de lʼenfant).
Lʼangoisse de la métamorphose, cʼest le risque dʼune saturation des souillures.
Le désir corpore le fantastique qui nous hante mais cʼest lʼévénement du
commun (a fortiori la rencontre) qui métamorphose : partage altérant dʼune
intensité “où les singularités s'altèrent sous l'effet des événements qui com-
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posent les reliefs finis de leur exposition infinie. [...] L'altération est le mode
singulier de la venue en présence de l'être (toujours modale et modalisante) : la
venue de l'autre en tant que seule possibilité de la présence [...]”45 - “La
métamorphose est le nom même de la vie, jusque dans la mort.”46 La
métamorphose, cʼest lʼexcès vivant de la venue en présence dʼun corps autre et
altérant, cʼest, par exemple, sa danse : le prince et Cendrillon ne font que ça,
trois soirs durant… Il est facile dʼimaginer leur sueur, leur souillure. Lʼangoisse
de la métamorphose conduit Cendrillon à lʼacte manqué, cʼest-à-dire un acte
travaillé par le manque : perte transgressive trouant la saturation de la souillure.
Le prince, figure peu développée mais figure du jeune homme aventurier
et libre (contraintes royales mises à part), est tour à tour -nous suivons ici
Elisabeth Lemirre47- : quêteur, Hermès (voyageur, messager), joueur, et
“baiseur”. Développons un peu : il cherche une femme, il parcourt le royaume, il
danse et séduit, et puis, une fois trouvé la pantoufle, il fait publier une annonce,
à travers le royaume, car il devient amoureux. Il écrit pour prévenir quʼil fera
essayer ce “rien” fétichisé, cause du désir, quʼest la pantoufle (qui, souvent,
vient dʼun fruit), ob-jet de lʼappétit48 sexuel, et enfin, phallus (signifiant et
symbole de la jouissance). Mais, autant que de la pantoufle et que du moment
voulu, lʼamour naît de la transgression : Cendrillon rentre mi-souillon-mi-
princesse et cʼest comme cela quʼelle retrouvera le prince et lui nʼhésite pas à
essayer (à “enfiler” même) toutes les filles du royaume pour trouver “chaussure
à son pied” (dʼailleurs, “chausser” signifia, à une époque, “baiser”). Ces
transgressions les délivrent de lʼangoisse dʼune saturation de la souillure car
elle joue avec lʼincitation à la jouissance (qui est, elle, absence de souillure) 49.
La transgression crée de la souillure par incitation sexuelle comme faire-avec la
métamorphose. Un épisode de la plus ancienne version recueillie peut
symboliser cela :
48 Cf. Guy Massat, “Lʼob-jet petit a”, article consultable ici : http://www.psychanalyse-paris.com/
1106-L-ob-jet-petit-a.html
49 Nous formons ici lʼhypothèse que souillure et jouissance sont des antonymes.
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« Les gens de la caverne furent attristés pour elles 50, et les enterrèrent
dans une anfractuosité, quʼon appela la Tombe des Femmes Affligées.
Les habitants de la caverne y faisaient des accouplements rituels : toute
jeune fille pour laquelle ils imploraient, ils lʼobtenaient. » 51
Dans cette version, “lʼessayage” de jeune fille est possible pour tout
habitant de la caverne (le lieu de rencontre) et non seulement pour le prince,
mais la transgression consistant à créer de la souillure par la rencontre sexuelle
est de la même sorte : expérimentation au risque de la métamorphose. Lʼaveu
de lʼappariement, lorsque les deux pantoufles se trouvent réunies résous
finalement le risque en liant la souillure créée à la mémoire de la souillure
(puisque Cendrillon retrouve le prince en tant que souillon, seule sa pantoufle
témoignant de sa parure, mise-en-scène de son désir) : “ce soulier, cʼest la
pièce à conviction du désir. Dans lʼéconomie du récit, il est lʼautre face des
cendres. Ces dernières sont la marque de lʼattachement de Cendrillon au foyer
paternel; le soulier est la marque de son ʻdétachementʼ de ce lieu”. Libération
spatiale, après la libération temporelle obtenue grâce à la fée, et donc, richesse
de la souillure, ajustement de celle-ci à la métamorphose :
« […] on finit par faire venir la jeune fille et on vit que la pantoufle allait
justement à son pied et quʼelle avait aussi lʼautre pantoufle de la paire.
» 52
La fin du conte nous laisse cependant croire à un éventuel retour de
lʼordre établi, celui dʼune société patriarcale où la souillure féminine serait un
danger à annuler dans la jouissance, car, dans la grande majorité des versions,
elle se marie, et va vivre avec le prince. Ainsi, même Cendrillon paraît rattrapée
par la loi mariale et ses normes, ce qu’expliquerai la citation suivante :
50 Il est ici question de la marâtre et sa fille punies et tuées par des “pierres volantes” (!)
51 “La Cendrillon chinoise” (version la plus ancienne), consultable dans
Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 244
52 “LʼOrpheline et sa Vache” (version géorgienne), consultable dans
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- Aurélien Marion - master II - semestre 2 - 2011 - séminaire : “mémoire du monde” (B. Bricout) -
“La Jeune-Fille est vieille en ceci déjà qu’elle se sait jeune. Dès lors, il n’est
jamais pour elle question que de profiter de ce sursis, c’est-à-dire de commettre
les quelques excès raisonnables, de vivre les quelques ‘aventures’ prévues
pour son âge, et ce en vue du moment où elle devra s’assagir dans le néant
final de l’âge adulte. Ainsi donc, la loi sociale contient en elle-même, le temps
que jeunesse pourrisse, ses propres violations, qui ne sont au reste que des
dérogations.”53 Cette vision pessimiste considère la jeune fille comme le
modèle de la mêmeté et de lʼintégration à lʼordre, comme si, après avoir déjouer
-dans lʼexaltation adolescente de la souillure- tous les pièges, Cendrillon
finissait par tomber dans lʼoubli social du monde “adulte”, dʼautant que dans un
certain nombre de version, elle devient mère (oblitérant son adolescence
féminine). Un détail de taille nous retient néanmoins de conclure ainsi : après
lʼessayage de toute jeune fille, la prince finit par comprendre que cʼest la plus
souillée qui lui correspond, que cʼest celle-ci qui sʼest jouée de lui de par la
mise-sen-scène de son désir, que cʼest encore elle qui lui révèle lʼobscénité
même de leur désir mutuel, la mémoire de la souillure sous la création. sans
son savoir à elle, lui restait seul, ou partait avec une jeune fille banale (voire
même avec la sœur)… Cela signifie au moins que Cendrillon pourra, jusquʼau
bout, transgresser pour poser ses propres limites corporelles et jouer du désir
pour donner lieu à des rencontres. En imposant sa souillure à lʼordre princier,
Cendrillon reste le désordre incarné, et dans certaines versions où elle a des
enfants, son rôle de mère ne contraint pas ses perpétuelles aventures
adolescentes.
Dans Post-crevette, Antoine Boute poétise et éternise ces métamorphoses
adolescentes en narrant, justement, comment elle (aux multiples noms de
souillon), devient, après sʼêtre livrée à corps perdu à la nature, une mère qui
restera une femme, souillée et souillante. Une adolescente qui, malgré la
souffrance et peut-être la mort, fera excéder la vie en une danse infinie.
Finitude adolescente dʼune souillure oscillant entre la jouissance dʼun corps
propre, substantiel, et le désordre dʼun corps débordant :
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- Aurélien Marion - master II - semestre 2 - 2011 - séminaire : “mémoire du monde” (B. Bricout) -
“Sous les touffus nous apparaît, lorsquʼil fait beau, que le printemps -
jacasse à plein nez- nous voyons apparaître, sous les touffus, ces anciennes
thermes ces vieux bassins, ces anciens bains, où érotique plongeait, fesses
huîtres petite jument, lʼhippocampe mère, notre crevette-mère hippocampe -là,
si minuscule- pas plus grosse, lombrics lombrics lombrics, quʼun fœtus, pas
plus pâle non plus, quʼune jument brune… Cʼest les crapauds, les grenouilles
ocres, maman, que lʼon tâte approchons visqueusement -de nos sexes- là,
visqueusement, visqueusement, en mémoire de cela.”54
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- Aurélien Marion - master II - semestre 2 - 2011 - séminaire : “mémoire du monde” (B. Bricout) -
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