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- Aurélien Marion - master II - semestre 2 - 2011 - séminaire : “mémoire du monde” (B.

Bricout) -

mémoire de la souillure
(sale, crasse, crade : traces)

« Ainsi, dit-on, la crotte de chameau parvenue dans la mer


navigue et navigue jusquʼà ce quʼelle ait rencontré dans lʼécume
une autre crotte de chameau. » 1

La mémoire désigne tant une temporalisation de la pensée que ce qui,


de lʼimaginaire, fait trace; ces traces transmettent langagièrement des manières
et des matières… Celles-ci tissent les motifs et les formules des contes, au gré
dʼun quotidien dans lʼimminence du merveilleux et au risque du fantastique. Les
contes, récits fictionnels oraux, venus dʼun temps indéfini où les
métamorphoses surprennent afin de changer à jamais nos convictions, donnent
consistance à la mémoire populaire.
Ce sont les visages de lʼadolescente, de sa puérilité de jeune fille à son
devenir-femme, qui nous guideront à travers les motifs complexes de la
souillure dans les contes, et, des traces mémorielles de cette souillure. Nous
tenteront de montrer pourquoi la mémoire de ce qui souille se conjugue dʼabord
au féminin et pourquoi cʼest le passage adolescent qui en est le laps psychique
privilégié. Lʼadolescente parvient à associer son corps pubère à sa pensée
mature à travers trois versions de souillures : le sale (traces du corps), la crade
(restes du corps), et la crasse (dehors du corps).
Les motifs de celle qui sʼest fait mondialement connaître sous le nom de
“Cendrillon” seront ceux qui nous permettront le mieux de distinguer ces
diverses souillures et le rapport mémoriel qui les lie. À lʼorigine, les types de

1Extrait de la “Cendrillon de Fez” (version marocaine), plus longue version du recueil


Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 198 : il est ici question du père et de la belle-mère (!)

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contes classés en 510A et en 511A étaient indistincts2 : de lʼun à lʼautre, un


“polissage” et une diversification sʼopère de sorte que “le motif du meurtre de la
mère et celui de sa métamorphose en vache, laissés souvent tacites, se
transforment en mort déplorable mais naturelle et en protection prodiguée
depuis lʼau-delà. Jusquʼà son remplacement par la marraine, fée il est vrai,
substitut maternel socialement identifié.”3 Ajoutons toutefois que le passage du
motif primordial du meurtre de la mère comme naissance des métamorphoses
à celui de lʼintervention dʼune fée comme création métamorphique est un
changement décisif en ce qui concerne le rapport de lʼadolescente à la
souillure, car la fée nʼest pas un simple “substitut maternel”.
Dans de nombreuses versions orales recueillies de par le monde, un
autre conte-type sʼajoute, afin de complexifier les rapports entre motifs féminins
par une épreuve initiatique, cʼest le type 480, communément appelé “Les
Fileuses près de la fontaine.”4 Ce conte greffe donc une rencontre
circonstanciée et une comparaison qualifiante à la structure de base que nous
pourrions décrire ainsi : a/ mort de la mère et remariage du père -> b/
adolescente humiliée/battue/passive -> c/ souillure t3 et survie par le travail ->
d/ sorties au champ et souillure t1 -> e/ métamorphoses, bal et souillure t2 -> f/
femme en couple et justice.5 Nous développerons et compléterons les motifs de
ces contes merveilleux via les particularités dʼun conte filmique -Une vraie jeune
fille de Catherine Breillat-, dʼun conte post-exotique -Dondog dʼAntoine
Volodine-, et, dʼun conte poétique -Post-crevette dʼAntoine Boute-.

2 Nicole Belmont, “Cendrillon : une affaire de femmes ?”, postface à Sous la cendre, figures de
Cendrillon, p. 363-364; Selon la classification Aarne-Thompson; le type 510A correspond à
“Cendrillon” dans sa forme “épurée” alors que le type 511A correspond au “Petit Bœuf rouge.”
Dans de nombreuses versions du conte, le type 510B (“L'Habit d'or, d'argent et d'étoiles” ou
“Peau dʼÂne”) et le type 511 (“Un-Œil, Double-Œil, Triple-Œil”)  sʼy trouvent aussi amalgamés.
Tous ces contes-types se trouvent dans la catégorie des “contes merveilleux” et dans la sous-
catégorie des “Aides surnaturels.”
3 Nicole Belmont, “Cendrillon : une affaire de femmes ?”, postface à

Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 364


4 Notons que ce conte-type, quoique dans la même catégorie du merveilleux, fait partie dʼune

autre sous-catégorie de contes, les contes dit de “Tâches surnaturelles.”


5 Rappelons que, dans notre structure, le souillure t1 correspond au sale (traces du corps), la

souillure t2 correspond au crade (restes du corps) et la souillure t3 à la crasse (dehors du


corps, en particulier le motif omniprésent de la cendre).

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Du foyer infâme et affamant au désordre du dehors.

Commençons par éclaircir la notion de souillure en égrenant les


différentes acceptions glanées au fil des lectures : impureté sale; pollution
tabou; désordre corporel; obscénité transgressive; liberté crade ou crasseuse;
et enfin, risque rituel (initiatique). Ces six définitions possibles nous
accompagneront au long du développement et permettront de mieux situer le
rapport de lʼadolescente aux structures familiale et sociale. Par ailleurs, les trois
souillures-types déjà dégagées préciseront ce quʼil en est, par rapport à ces
définitions générales, de la mémoire de la souillure.
Présentons ensuite la famille de laquelle la jeune fille doit émerger en
tant quʼadolescente : il y a la mère morte6 (dʼabord symbolisée par les cendres
du foyer) qui endeuille Cendrillon, il y a le père, tour à tour et selon les versions,
absent, incestueux7, défaillant, éclipsé, dépassé, aliéné, ou simplement ailleurs.
Dans un grand nombre de versions, il disparaît complètement du récit, comme
impuissant, recouvert par la Loi de la marâtre, qui ainsi, prendrait sa place : la
marâtre dicte les impératifs, donne les ordres et, ainsi, coupe les liens de
Cendrillon à ses parents. Cʼest la castratrice. La fille (souvent dédoublée) de
cette dernière est à la fois obéissante et privilégiée, envieuse de Cendrillon
comme sa mère en est jalouse, banale et brutale comme les impuissantes face
à une Cendrillon toujours trop belle et trop intelligente. La marâtre et sa fille
sont méchantes au sens où elles cultivent leur possession (le père, le foyer, le
pouvoir) et leur intégration (à la société riche). La jeune Cendrillon, quant à elle,
tient sa “douceur” et sa “bonté” de sa Mère, présentée comme “la meilleure
personne du monde.”8 À partir de là, le visage de la mère sera sans cesse
présent (métamorphosé) pour opacifier/complexifier les rapports de Cendrillon à
sa belle-mère : ce n’est qu’en sortant des cendres (en renaissant) qu’elle pourra

6 Nous reviendrons dessus plus tard afin de développer, par le type 511A, ce qui est passé sous
silence dans le 510A et donc dans la majorité des versions.
7 Notamment dans les versions du Maroc et de Mauricie, où le père voit encore la mère morte

dans Cendrillon, soutenant ainsi le désir œdipien de celle-ci pour lui. Pour plus de détails sur le
père, cf. la postface de Elisabeth Lemirre, “Du côté des hommes”,
Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 381-393
8 Charles Perrault, Contes, éd. par J.-P. Collinet, p. 171

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reconsidérer sa belle-sœur en faisant le deuil de sa mère. Le merveilleux


n’intervient ici que pour changer le visage de la mère (comme de la belle-mère).
Ainsi, la mère (oblitérée par la belle-mère) apparaît comme garante de valeurs
positives grâce au merveilleux. Le cas est toutefois plus ambigu : le remariage
du père avec une “marâtre” isole la jeune fille de sa belle-sœur. Du coup, seule
cette dernière suit le chemin tracé par les parents et la société, cherchant un
mari pour sʼintégrer : Cendrillon, marginalisée, aura nécessairement un rapport
au foyer et au dehors différent. Ce rapport, cʼest fondamentalement, le rapport
quʼa lʼadolescente à lʼordre établi par la famille et la société.
Le foyer (où habite Cendrillon) est le premier lieu de souillure : “Si le père
de Cendrillon nʼapparaît que sous les espèces dʼune pâle figure, lʼattachement
de Cendrillon aux cendres du foyer dénote son lien à la maison du père et donc
au père lui-même. Les cendres -on lʼa noté- sont une figure ambiguë, car cʼest
aussi ce qui reste du corps de la mère. Cendrillon, clouée à cette place, se
désigne ainsi comme un substitut de la mère brûlée du désir de prendre sa
place auprès du père […] Elle ne peut quitter le foyer paternel. Elle y revient
toujours, impuissante à sʼen dénouer. […] Cendrillon se retrouve donc dans une
situation bloquée. Elle émeut ses cendres et, défigurée, ne reconnaît plus en
elle que la mère disparue. […] Toute défiguration est un appel, un signe lancé
pour être reconnu. Mais le désir du père est ailleurs, vers cette autre femme,
quʼil a prise ou qui lʼa pris.”9 Mais passons sur les nécessaires souillures
infantiles (avec ses phases de sexualité orale, anale et phallique10) pour nous
concentrer sur le quotidien de la jeune fille pubère (quoique la plupart des
versions de Cendrillon soient précisément elliptiques à ce sujet) :
« Il était une fois un mari et sa femme. La femme mourut laissant son
mari veuf et leur fille orpheline. / Longtemps après le veuf se remaria. La
belle-mère maltraita sa belle-fille, surtout à partir du moment où elle
constata que lʼorpheline était bien plus belle que sa propre fille. Cela
faisait enrager la belle-mère et elle empoisonnait comme elle pouvait les

9 Elisabeth Lemirre, “Du côté des hommes”, Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 389
10 À ce propos, nous conseillons la lecture de La vie sexuelle de Sigmund Freud : lʼenfant

découvre son corps et le plaisir quʼil peut en tirer à partir des sécrétions (souillure t1), dʼabord
par la bouche et par lʼanus, ensuite par lʼorgane sexuel symbolisé -castration- en phallus.

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journées de la pauvre petite. Elle ne la baignait jamais, ne lui changeait


pas son linge, ne lui donnait ni à manger ni à boire […] » 11

Elle doit ainsi, entre les cendres du foyer et la poussière du dehors (il est
ici question de la souillure t3), exécuter dʼinfinies tâches : ramener du bois et de
lʼeau, garder les bêtes, filer et tricoter de la laine, bref travailler jusquʼà
lʼépuisement. Elle doit servir la marâtre et sa fille, comme lʼesclave grecque, la
plébéienne allemande ou lʼimpure indienne servaient leurs supérieurs
hiérarchiques (cʼest-à-dire tous les autres).12 Cendrillon, en plus dʼêtre
marginalisée, est exploitée, humiliée, et souvent, battue. Pour elle, le foyer est
un lieu à la fois protecteur (le refuge des cendres, les repères de la misère) et
infâme (elle y est maltraitée, épuisée et affamée). La souffrance passive de
Cendrillon ne trouvera sa solution que dans lʼinteraction de la souillure t3 à la
souillure t1, impactant ainsi le rapport du foyer au dehors : les cendres du foyer
et la poussière du dehors lui arrachent des larmes, celles-ci sʼajoutant à la
sueur du travail incessant et interminable. Pleurs et sueur : traces dʼun corps
éreinté par son dehors, mémoire dʼune souillure quotidienne. Ici, cʼest la
mémoire de la souillure t3 (la crasse nécessaire) qui fait jaillir la souillure t1 (le
sale du corps fatigué) :
“Lʼorpheline pleura, pleura à chaudes larmes et ses larmes allèrent
rejoindre lʼeau. Acquérant le don de la parole, la vache lui dit : […] » 13

Les larmes la lave de la cendre, donnant la parole à la mère


métamorphosée, cʼest-à-dire que cette souillure t1 aide au deuil (souillure t3).

11 Début de “LʼOrpheline et sa vache” (version géorgienne), consultable dans


Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 174
12 Lʼimpure, de la caste la plus basse, doit sʼoccuper de tout ce qui souille, libérant ainsi les

castes “pures” du travail et des basses besognes. En outre, “lʼappartenance de lʼindividu à telle
caste est déterminée par sa mère.” (Mary Douglas, De la souillure, p. 141) La mort de la mère
met donc en danger la “pureté”, il y a risque de tomber dans la souillure. De même, dans
lʼantiquité grecque, un foyer usait toujours dʼesclaves pour libérer les maîtres du temps de
travail et de la souillure, cʼest-à-dire des “contraintes de la nécessité” (Hannah Arendt, Condition
de lʼhomme moderne, p. 179-180, à propos du “labor”). Enfin, rappelons que la notion de plèbe
(“pöbel”), développée notamment par Hegel et Marx, regroupe la masse des travailleurs
passifs, soumis à lʼhumiliation miséreuse de lʼexploitation.
13 Suite de “LʼOrpheline et sa vache” (version géorgienne), consultable dans

Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 174

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De même, la sueur, même si elle reste inexprimée dans presque toutes les
versions, oblitère la poussière du travail, par lʼeffort. La mémoire de la souillure,
cʼest donc dʼabord lʼactivation de la souillure jusque là passive. Souillure
prenant corps, du foyer au dehors. Souillure adolescente : en écho à ce qu’écrit
l’un des plus grands penseurs de l’adolescence, Olivier Douville (psychanalyste
et anthropologue), rappelons les enjeux de ce moment où la jeunesse fait
l’épreuve “d’une rencontre forcée avec le sexuel et la qualité de non-réversibilité
du temps”14 : expérimentations visant à donner du sens à la puberté et “remise
en compte des idéaux”, c’est-à-dire exploration des failles dans le lien social (et
dans le foyer familial). Ce passage de la vie est donc -révélé par le rapport à la
fée ou aux métamorphoses de la mère- symbole de l’irruption du merveilleux de
la souillure à travers la figure passive et humiliée de la jeune fille. Nʼest-ce pas
merveilleux de pouvoir jouir dʼun temps de travail transformé par des fées (ou
des reste de mère) en temps de plaisir ?

Au fond, Cendrillon positive la souillure à partir du moment où elle la lie
au désir de sortir, typiquement adolescent : si elle pleure, si elle sue, cʼest parce
quʼelle voudrait, elle aussi, se libérer du travail, pour explorer les plaisirs du
corps. Nous verrons quelles métamorphoses féminines et quelles autres
souillures le lui permettront pleinement. Mais, il nous faut dʼabord développer
les rapports mémoriels de la souillure t1 à la souillure t3 par lʼexemple dʼAlice,
héroïne du conte filmique Une vraie jeune fille. Dans le cinéma de Breillat, la
pudeur et lʼordre établi sont transgressés cathartiquement par lʼactivation de la
souillure comme exploration libératrice du corps : “Alice se livre avec délice
(jamais aucune grimace de dégoût ne se lit sur son visage) au contact de
différents liquides glaireux comme le jaune dʼun œuf brisé entre ses doigts, la
résine récoltée le long dʼun arbre, la cire dʼune bougie ou encore celle logée

14 Olivier Douville, «Sur deux semaines d’enseignement à propos de l’“adolescence” pour les
étudiants en psychanalyse et des collègues cliniciens à l’Université du Sichuan, Chengdu» -
pour plus de précisions, cf. De lʼadolescence errante, du même, et notamment (p. 15-17) :
“Lʼadolescence vaut comme un temps dʼexpérimentation des repères identificatoires et des
ordres dʼappartenance” et “Lʼadolescent explore, avec méthode et vigueur -et tout en le
dénonçant parfois avec virulence- ce qui est manquant, incomplet, ébréché et ouvert dans les
discours courants et dans les promesses parentales, familiales ou sociales.”

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dans le creux de lʼoreille. En réalité, chacune de ces matières érotisées par ce


mélange bataillien dʼattirance et de répulsion permet à Alice de prendre
conscience de chaque partie de son corps.”15 Cette expérimentation de la
crasse du dehors naturel (animal et végétal) a pour but principal de mémoriser
un corps livré à la souillure t1, celle des sécrétions corporelles : “Se sentant
absente à elle-même et au monde, dans le néant de son être réduit au silence
disciplinaire, Alice sʼéveille, la main entre les jambes, puis écrit son prénom sur
le petit miroir accroché près du lit avec la trace de son plaisir déposé sur le bout
des doigts. Lʼimage est parlante : cʼest à travers ses muqueuses quʼAlice sait
qui elle est, quʼelle se reconnaît pleinement, le miroir et le prénom étant les
signes par excellence dʼune conscience identificatoire.”16 Ce sont justement ces
éléments qui manquent à la Cendrillon de la tradition orale : lʼéclipse de son
prénom et la difficulté à prendre conscience de son image. Il lui faudra pour
cela lʼappui dʼune rencontre.
Alice, cʼest une Cendrillon moderne qui, faisant fi de lʼhostilité tyrannique
de sa mère et de la faiblesse de son père, sort chercher les expériences du réel
qui manquent à son imaginaire pour trouver les symbolisations adéquates à sa
libération : “Quelques minutes plus tard, sur les latrines des cabinets du dortoir,
Alice est à lʼaffût des marques qui seront autant de preuves de son existence
physique au contact de la souillure. Marques des latrines sur ses fesses,
courbes de terre et dʼurine mélangées, dessinées sur le carrelage, cendres de
cigarette tombant sur le pubis humide; en quelques plans, Breillat configure un
antre sacré dʼodeurs et dʼexcrétions propres à faire du sale un élément de
ritualisation de la souillure […]” 17 Cendrillon pleure quand elle se sent perdue
dans la souillure; Alice, elle, pisse pour sʼy retrouver (sur les latrines, sur le sol,
sur le sable). Cʼest précisément le contact de la peau et des sécrétions avec la
crasse et le dehors qui permet que la mémoire de la souillure opère. Cette
dernière libère du temps en amenant le désordre (corporel, social) dans lʼordre

15 David Vasse, Catherine Breillat - Un cinéma du rite et de la transgression, p. 105-106


16 Ibidem, p. 106
17 Idem, nous soulignons.

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établi : la nature animale, végétale et minérale vient actualiser la nature


féminine de lʼadolescente.

Métamorphoses féminines et mise-en-scène des désirs.

La souillure t2, celle du crade lié aux restes du corps, peut sʼéclairer de
deux circuits pulsionnels fondamentaux : celui qui lie lʼoral à lʼanal (sexualité
surtout infantile) et celui qui lie la nourriture à la pourriture (sexualité surtout
adolescente). La jeune fille pubère commence à comprendre la possibilité de
donner la vie (avec les cycles menstruels, le sang et lʼovulation) et commence à
faire lʼexpérience de la mort (fascination pour le danger, les limites et les
cadavres). Ainsi, ce qui était simplement vécu inconsciemment comme
œdipiennement plaisant18 devient, pour lʼadolescente, une question consciente
de vie (se nourrir) ou de mort (pourrir). Si les reste du corps sont toujours les
“causes du désir”19, lʼadolescente ne prend conscience quʼavec la mémoire de
la souillure ce quʼenfant elle avait refoulé : si les reste du corps souillent, le
désir -entre pulsion de vie (eros) et pulsion de mort (thanatos)- est métonymie
de la souillure20 et métamorphose du corps (réel et imaginaire).
Dans Une vraie jeune fille, les cadavres de mouches collés à un ruban,
les dépouilles de poules sanguinolentes et les carcasses de chiens sur la plage

18 “Œdipe, pour faire bref et consistant, «  Œdipe cʼest manger  ». / Explications  : Prenons, si
vous le permettez, le mythe du Dieu qui sʼest fait homme pour sauver lʼhumanité, que dit-il ? En
lʼoccurrence il sʼagit de Jésus qui dit, en montrant le pain, prenez ceci est mon corps, et en
montrant le vin, prenez ceci est mon sang. Cʼest la Cène, en latin, le repas du soir. […] Mais
reprenons, « le pain est mon corps, le vin est mon sang », quʼest-ce que cela veut dire; au sens
propre, sinon que le père, le créateur suprême, lʼAutre, nʼest autre que la nourriture  ? / Que
raconte lʼŒdipicode  ? En mangeant nous tuons le père. Voilà Thanatos. Et pourquoi nous le
tuons  ? Pour jouir de la mère  : la vie. Voilà Eros. Manger cʼest tuer son père et épouser sa
mère. Thanatos et Eros.” - Guy Massat, “Lʼob-jet petit a”, article consultable ici : http://
www.psychanalyse-paris.com/1106-L-ob-jet-petit-a.html
19 Pour Jacques Lacan, les restes du corps réel, aussi nommés “éclats”, “bords” ou “ob-jet a” -

parfois noté @ par les psys dʼaujourdʼhui- sont ce qui cause le désir car seuls des restes
peuvent permettre la “métonymie du manque-à-être”, cʼest-à-dire permettre au corps de devenir
conscient par son désir (au lieu de, symptomatiquement, devenir parlé par son refoulé).
20 Nous pastichons ici la définition lacanienne du désir mentionnée juste au-dessus parce que

nous pensons que la question de lʼêtre se résume, pour lʼadolescent, à la question de la


souillure, car lʼêtre dépend des métamorphoses du corps.

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sont là pour rappeler lʼalternative : nourrir ou pourrir. Pour lʼadolescente,


cependant, le désir sexuel oblige à maintenir les deux : se nourrir de ce qui
pourrit, joindre jouissance et désir par les restes du corps, faire une ode au
crade : “Il y a dans ce film une sorte de métabolisme narratif qui consiste à
animer un dispositif de rimes et de correspondances entre le fantasme sexuel
et lʼallusion nutritive. En résultent ces quelques plans montrant Alice, jeune fille
parfaitement déraisonnable, en train de dominer son ennui par le titillement des
différents orifices corporels : buccal (le vomi), anal (avec lʼintromission dʼun
goulot de bouteille de vinaigrette), vaginal (avec une cuillère ou bien un caillou
pris au hasard sur une voie ferrée) et même otique (avec cet index enduit de
cérumen déposé ensuite sur le coin dʼune table).”21 Les restes du corps réel
soutiennent donc, comme lʼexplique Lacan dans ses séminaires, les fantasmes,
ce dernier faisant consister ce qui était seulement causé comme désir.

Dans les versions du conte de type 511A, Cendrillon est nourrie le plus
souvent par une vache, métamorphose animale de sa mère :
« Tape avec cette gaule de coudrier sur ta brette22 […] Et puis la
Cendroulié prit cette gaule de coudrier et puis elle tapait sur le derrière
de la brette… il en tomba de la miche et du fromage. […] » 23

La vache symbolise la mère pour plusieurs raisons qui, réunies,


expliquent pourquoi cʼest la métamorphose animale la plus répandue dans
Cendrillon : dʼabord, les pis donnent du lait comme les seins des femmes;
ensuite, la vache est sacrée en Inde et en Egypte antique car elle incarne la
présence dʼune déesse-Mère sur la terre; enfin, “la lettre A, par quoi on désigne
le grand Autre, a pour étymologie vache. La vache ça se mange et cʼest par là
que tout alphabet commence. Thèbes, le royaume dʼŒdipe, fut fondé à

21 David Vasse, Catherine Breillat - Un cinéma du rite et de la transgression, p. 109


22 La brette est une vache à lait.
23 “La Cendroulié” (version du Limousin), consultable dans

Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 43

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lʼemplacement dʼune vache morte, nous rapporte la mythologie.”24 Ajoutons que


si le lait est une sécrétion sacrée car elle permet la matérialité de la
métamorphose de la mère en vache, en revanche, tuer la vache pour la manger
est profane et relève de la souillure. Les restes de la mère/vache, ce nʼest donc
pas le lait (nourriture, vie, eros) mais les os, les tripes, la viande, bref la
carcasse (pourriture, mort, thanatos). Il nous faut donc distinguer les apports du
lait des apports de la souillure, pour Cendrillon : le lait lui permet de survivre, de
résister, et ainsi, dʼactiver la mémoire de la souillure; les restes lui permettent
de désirer. En outre, dans certaines versions, comme celle de Sardaigne (“I
Chisginedda”) et celle de Géorgie déjà citée, la mère métamorphosée en vache
est aussi celle qui va libérer lʼadolescente de son temps de travail :
« Mets la laine sous ma queue. Je la battrai, la carderai, je la filerai et
jʼen tricoterai des chaussettes que tu porteras à ta belle-mère […] » 25

Remarquons quʼici comme dans la version du Limousin, la mère-vache


aide sa fille quand celle-ci touche à lʼanus de celle-là : manger et libérer du
temps par un bord pulsionnel de la mère métamorphosée (autant dire : la mère
imaginaire), voilà déjà un faire-avec la pourriture propre au désir de
lʼadolescente26. Cependant, ce nʼest quʼune fois tuée par la marâtre que la
mère-vache, pourra, de par ses restes, permettre à la jeune Cendrillon de se
métamorphoser à son tour. Dans certaines versions, ce sera par le biais dʼune
métamorphose des restes animaux de la mère en végétal : un arbre poussera
pour donner des fruits nécessaires à Cendrillon pour conquérir le prince
charmant. Mais avant de revenir sur la problématique sexuelle des fruits,
insistons sur la pourriture de la mère : “Au lieu de dépérir, la jeune fille garde la
ʻmine toute fraîcheʼ, si bien que la marâtre lʼépie ou la fait épier par sa fille et

24 Guy Massat, “Lʼob-jet petit a”, article consultable ici : http://www.psychanalyse-paris.com/


1106-L-ob-jet-petit-a.html - Massat faut ici renversé à lʼorigine symbolique des lettres : le A
symbolise effectivement une tête de vache renversée (cornes en bas, museau en haut). Le
“grand Autre”, cʼest lʼappellation que Lacan donne au “trésor des signifiants” et au “lieu de la
parole”, cʼest-à-dire à la dimension dʼoù nous parlons.
25 “LʼOrpheline et sa Vache” (version géorgienne), consultable dans

Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 175


26 Dans le version de la Sardaigne, cʼest la salive (donc une souillure t1) qui vient laver, afin de

libérer le temps : ici, cʼest encore lʼinteraction des st1 et st3 qui opère.

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découvre le rôle de lʼanimal nourricier. Elle décide de le faire abattre, mais celui-
ci donne auparavant ses instructions à sa fille : ne pas manger de sa chair,
recueillir telle ou telle partie, toujours non consommable, et lʼenterrer” 27 :
« La vache lui dit : - Ne pleure pas. Ils nʼont quʼà me tuer. Mais toi, ne
mange pas de ma chair et ne laisse traîner aucun de mes os. Dépose-
les ensemble dans quelque trou. » 28

Alors que la marâtre et sa fille dévore la mère (la vache) afin de la faire
disparaître, mais inconsciemment, afin de devenir gracieuse comme elle (car
nous devenons ce que nous mangeons : nous devenons ce que nous
refoulons), Cendrillon (qui dans certaine version tue elle-même sa mère,
poussée par la marâtre-castratrice) en conserve les restes, cʼest-à-dire ce qui
échappe à lʼoralité, la pourriture : os et/ou viscères, queue, corne. Cette
souillure sera salvatrice car elle ouvrira doublement lʼadolescente à la mémoire
dʼelle-même. “Dans les formes qui relèvent strictement du T 511A, lʼhéroïne ne
quitte pas lʼenclos familial. Cʼest fortuitement que le prince vient à elle et
convoite les si beaux fruits que porte lʼarbre : il épouse celle qui, seule, peut lui
en cueillir. La convoitise orale lʼattire dʼabord vers les fruits si appétissants, puis
se convertit en désir sexuel pour la jeune fille qui les lui a procurés.”29 Dans ce
cas, la scène ressemble au “péché de chair” édénique où elle offre le fruit à lui.
Offrir son fruit : symbolisme sexuel évident, accélérant le dénouement du conte,
et élisant la souillon pour sa capacité à pouvoir donner sa souillure alors que sa
sœur ne le peut pas.
Cependant, le conte T 510A, cʼest-à-dire la version “homologuée” de
Cendrillon, intercale des motifs autrement décisifs quant à la mémoire de la
souillure, certains nʼempêchant pas dʼailleurs quʼil soit aussi question de fruits.
Mais, dans ces cas-là, ils viennent soit dʼune fée (mais nous y reviendrons
longuement), soit du père (ce qui ramène à lʼŒdipe). Ainsi :

27 Nicole Belmont, “Cendrillon : une affaire de femmes ?”, postface à


Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 365
28 “LʼOrpheline et sa Vache” (version géorgienne), consultable dans

Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 178


29 Nicole Belmont, “Cendrillon : une affaire de femmes ?”, postface à

Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 367

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« - […] Tu rouvriras ta petite noix et dans la noix, il y aura deux beaux


chevaux attelés sur un carrosse. Tu auras un cocher pour te mener et tu
seras bien habillée, bien mieux que la laide. » 30

Traduction : lʼadolescente ouvre son fruit secret, y découvre deux bêtes


élancées puis une “voiture” emmenée par un “cocher” faisant avancer le
véhicule dédié au plaisir… Bref, elle se masturbe : les deux lèvres, le vagin, le
clitoris donnant de lʼénergie au tout (la version canadienne allant même jusquʼà
préciser, avec malice, que la cocher désire aussi sʼamuser !)… Cendrillon
passe ainsi dʼune interaction entre les souillures comme activation et libération
à la création sa propre souillure t1 qui, cette fois-ci, la lave de la souillure de la
souillure t3, puisque sa saleté se transforme en parure : connaître son corps
donne un savoir sur la souillure suffisant à la mise en scène du désir, alors
quʼune simple activation de la souillure par la mémoire ne sert quʼà pouvoir
repérer son désir. Dʼailleurs, associer la souillure à la mise-en-scène du désir
est typiquement adolescent (car les petites filles découvrent le plaisir quʼelles
peuvent tirer de la masturbation bien avant lʼadolescence, mais sans pouvoir en
jouer sur la scène de la séduction, cʼest-à-dire au lieu de lʼAutre). Dans les
fruits, lʼadolescente ouvre le désir (sexuel) et se pare de la coquille (contenant)
pour le mettre-en-scène en un lieu de rencontre.
Nous pouvons ici revenir à la problématique de la souillure t2 : que
donne la pourriture de la mère à la jeune Cendrillon ? Trois merveilleuses
parures pour se montrer, pour briller, pour apparaître, cʼest-à-dire simplement le
contenant, la coquille, le bord… La souillure t2, si elle donne la mémoire de
lʼoralité, et ainsi de la distinction entre la vie et la mort, ne donne pas, en
revanche, lʼouverture du désir comme la masturbation fructueuse. Cette
différence fondamentale peut sʼexpliquer par la différence quʼil y a entre une
mère métamorphosée et une fée métamorphosant, et ce, même si
lʼadolescente sʼen trouve, dans les deux cas, à son tour transformée.
Formulons alors lʼhypothèse que lʼinterdit temporel, lʼhoraire à ne pas

30“La Noix” (version canadienne, du Comté de Charlevoix), consultable dans


Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 288-289

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transgresser (au fond : pour revenir au foyer avant les autres), est dû à la
méconnaissance de Cendrillon quant au rapport entre lʼinteraction des
souillures t1 et t3 et la mémoire de la souillure t2, comme si un autre Autre (la
fée) devait encore faire le lien, dans le cas du type 510A; de même, la
métamorphose de lʼanimal en végétal serait un interdit temporel, une loi
contraignante, dû à la méconnaissance de Cendrillon quant au rapport entre la
mémoire de la souillure t2 et lʼouverture du désir, comme si lʼAutre (la mère)
devait encore préserver le fruit sur lʼarbre, dans le cas du type 511A… Cette
schize entre une mère (même morte et métamorphosée) donnant littéralement
sa fille et son fruit au prince voulant bien lʼaccueillir (Cendrillon sait comment
activer la souillure car elle en a la mémoire, mais ne sait pas comment la créer)
et une fée imposant une progressivité au jeu de la mise-en-scène du désir
(Cendrillon sait le faire mais ne sait pas différencier la vie de la mort) oblige à
une équivoque où une souillure vient toujours hanter lʼautre : cʼest lʼappel du
fantastique, par-delà le merveilleux du quotidien, cʼest-à-dire de ce qui de la
souillure hante (fantomatique) le désir (fantasmatique).
Deux motifs permettent de résoudre la schize et deux notions permettent
dʼéclairer cette césure entre les deux types de contes. Dʼabord, les deux
motifs : le tri (comme Psyché dans la mythologie31) et lʼépreuve initiatique
(comme Vassilissa dans les contes où intervient une Baba Yaga, la sorcière
slave32). Si le tri, consistant à séparer ce qui se mange de la souillure t3 (la
crasse), revient à donner la possibilité à Cendrillon dʼexpérimenter la différence
entre la vie et la mort (comme une mémoire -dans le 510A- du rapport à la
pourriture développé dans le type 511A), lʼépreuve initiatique, consistant à élire
Cendrillon comme maîtresse de la langue (par la métaphore) quant à
lʼinteraction entre souillure t1 et souillure t3, revient à donner lʼadolescente la
possibilité de transgresser (donc de se donner ses propres interdits et limites).
Le tri intervient dans presque toutes les versions du type 510A, en revanche,
lʼépreuve initiatique nʼintervient que lorsque le conte de type 480 (“Fileuses à la

31 Cf. la version dʼApulée, en particulier, dans LʼÂne dʼor.


32 Cf. la version littéraire de Femmes qui courent avec les loups de Clarissa Pinkola Estés.

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Fontaine”) se greffe au type 510A, ce qui est le cas chez Perrault33 par
exemple, ou dans la version du Nivernais et Morvan :
« La fée a mis la tête sur les genoux de Cendrillon. Ce nʼétaient que
poux, lentes et gales. - Quʼy trouvez-vous, mʼamie ? - Or et argent, ma
marraine, or et argent. - Or et argent vous aurez, mʼamie, or et argent
vous aurez. » 34

Cʼest donc la mémoire de la souillure (activation par interaction entre


souillure t1 et t3) qui lui permet ici de formuler (car la répétition en fait une
formulette) la notion même de métamorphose, via la langue métaphorique. Ne
connaissant pas la mémoire de la souillure, sa sœur, trop littérale, subira la
souillure de plein fouet. cette épreuve initiatique lui donnera, par la langue, la
possibilité de pallier à lʼabsence de création (motif du fruit) par la transgression
(elle se donne elle-même ses limites), bravant ainsi lʼéquivoque fantastique
entre la vie et la mort. Dans certaines versions, justement, sa sœur en meurt
(après avoir été défigurée alors que Cendrillon obtient au contraire un nouveau
visage). “Cendrillon ne se laisse pas piéger, comme le fera la fille de la marâtre.
Elle sait, par expérience, que les choses ne sont pas toujours ce quʼelles
apparaissent. La même pensée symbolique est présente : sous la saleté, il y a
lʼor, sous la cendre, il y a la brillance.”35 Si dans la plupart des versions, les fées
sont rencontrées au bord de lʼeau (élément équivoque par excellence : donne
vie et mort), dans la version du Nivernais et Morvan, elles le sont auprès dʼun
feu, dans un trou, comme un autre foyer, marquant de manière encore plus
évidente la mémoire de la souillure, tout en conservant la césure entre la mère
et la fée.

33 Celui-ci nomme sobrement son conte : “Les fées”, nous y reviendrons.


34 “La Cendrillon” (version Nivernais et Morvan), consultable dans
Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 16
35 Nicole Belmont, “Cendrillon : une affaire de femmes ?”, postface à

Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 374

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Dans Dondog, conte post-exotique 36 dʼAntoine Volodine, le personnage


féminin le plus présent, et ce, sous divers visages, comme autant de versions
dʼun même conte, sʼappelle Gabriella Bruna, et trois chapitres (8, 9 et 10) lui
sont consacrés tout particulièrement. Jeune fille pauvre travaillant pour des
riches, exploitée et traquée comme étant une “ybüre” (peuple exterminé dans
lʼunivers volodinien), Gabriella Bruna vit dans la souillure au quotidien. Son
expérience de celle-ci deviendra active lorsque, violée par un soldat, elle lavera
le sang par le sang, la souillure par la souillure, en lʼégorgeant, ainsi que son
cheval. Ce dernier, dʼailleurs, la hantera. Par la suite, elle deviendra une
révolutionnaire, avec son amie, mais, et cʼest là quʼintervient le motif de
lʼépreuve initiatique : son expérience (sa mémoire) de la souillure lui permettra
de se venger du violeur une seconde fois, lui donnant la possibilité de repérer
et de mettre en scène son désir. Elle partira aux “Trois-Museaux” conquérir
lʼamant de son amie -qui, elle, devra survivre, avec le violeur- et devenir
chamane (une autre forme de fée), tout en continuant sa vengeance. Car son
violeur a survécu à la première vengeance par le sang, comme il survivra à la
seconde, par la pisse (on le souillera ainsi quotidiennement), mais ne survivra
pas à la troisième, celle de Dondog, par la mémoire de la souillure t2 (la
pourriture). Cʼest un conte où la vengeance est à comprendre comme une
hygiène intime, cʼest-à-dire lʼusage actif et cathartique de la souillure par
rapport à une souillure trop longtemps subie. Si cʼest Dondog qui finalement
achèvera le violeur, cʼest parce que Gabriella Bruna se trouve dans son récit de
conteur, métamorphosée, et que cʼest bien la vocalité du conteur qui finalement
réalise la mémoire de la souillure.

36 Lire à ce propos : Des Anges mineurs et Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze
dʼAntoine Volodine. Pour faire bref, disons quʼun conte post-exotique est un conte crépusculaire
se passant dans un futur indéfini mais proche de sa fin, où divers survivants vont dʼun ailleurs
vers un autre ailleurs, avançant par fragments et oublis, comme des conteurs à la mémoire
défaillante. Les notions dʼoralité (rapport nourriture-parole) et de vocalité (voix de la parole) y
sont évidemment omniprésentes.

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Initiations, transgressions et jeux joyeux des rencontres.

Les deux motifs décisifs éclairant la partie précédente faisaient appel aux
deux motifs déterminants autour desquels nous avons déjà beaucoup tourné et
quʼil nous à présent expliciter : la fée et la métamorphose. Nous en dériverons
ceux mentionnés par le titre (de la partie) via les épisodes du bal, de la
pantoufle et de lʼessayage. Mais donc, dʼabord, quʼest-ce quʼune fée ?
À l’entame du conte de Perrault dédié aux visages les plus
caractéristiques de lʼappel du fantastique, Les Fées, J.-P. Collinet note37 que
c’est Furetière qui en donne la définition la plus exacte (“certaines femmes
ayant le secret de faire des choses surprenantes -…- nom honnête de
Sorcières ou Enchanteresses”) et l’étude étymologique la plus intéressante
(“fatus” ou “fatuus” : destinal/fatal ou fat/insensé). Il complète avec le
Dictionnaire de l’Académie (1694) : “Fée : (…) une espèce de nymphe
enchanteresse qui avait le don de prédire l’avenir, et de faire beaucoup de
choses au-dessus de la Nature (…) On dit de certaines choses parfaitement
bien faites, et où il paraît du merveilleux qu’il semble qu’elles aient été faites par
les fées”; elles sont alors dites “fées” (adjectif relativement rare). De cette
précieuse note ressort deux pôles singuliers : le merveilleux d’un visage “au-
dessus de la Nature” -parfois proche de l’animisme- et l’insensé d’un visage lié
au destin et à l’inexplicable (surprenant et équivoque). La fée serait donc
perçue comme un visage merveilleux où transparaîtrait le fantastique (et nous
renvoyons ici à la distinction de T. Todorov 38) : donatrice de transformabilité et
matrice de métamorphoses. Il s’agit de différencier le transparaître merveilleux
du transparaître fantastique : le premier apparaît phénoménologiquement
(transformabilité par la mémoire de la souillure) alors que le second apparaît
spectralement (métamorphoses par la création de la souillure).
Traditionnellement dans les contes, les fées sont souvent les marraines des
jeunes filles (avatar de la mère donc) mais cela reste un terme marqué par la
religion, ainsi assez adapté au masque social d’une époque. Nous allons donc

37 Charles Perrault, Contes, éd. par J.-P. Collinet, p. 333-334


38 Cf. Introduction à la littérature fantastique, publié en 1970.

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montrer que si la mémoire de la souillure de lʼadolescente se “branche” sur la


polarisation fantastique de la fée, cette “marraine” devient plutôt une
“assistante”, cʼest-à-dire un visage féminin inconnu mais initiateur. Pour Giorgio
Agamben, “l’assistant est la figure de ce qui se perd (…) de la relation avec ce
qui est perdu”, il est un témoin de la “pulsation temporelle”, une “représentation
de l’oubli”, et enfin, un “opérateur d’une théophanie infinie, d’une révélation
continue”39 . Bref, en tant qu’assistante, la fée spectralise la matière comme un
fétiche (matière fée : “fée-tiche”) et paraît comme le visage-témoin d’un rapport
équivoque au temps et à l’espace. La fée fétichise la souillure pour
lʼadolescente afin dʼen assurer la mémoire et lʼoubli : oubli de la passivité par
initiation à une langue adéquate à la positivité de la souillure et mémoire de
lʼactivité par lʼévénement métamorphosant la jeune fille en femme.
Dans Les Fées de Perrault, c’est sous les traits d’une “pauvre femme”
sʼavérant être une “bonne femme”, donc une vieille souillon (une sorcière ?),
que se présente la fée. Un don merveilleux ressort de cette rencontre, entre la
vieille et la jeune : la création métaphorique par la parole (transformabilité de la
souillure mémorisée). Le don merveilleux permettant de différencier une jeune
fille de l’autre conserve néanmoins sa part d’équivoque appelant au pôle
fantastique car la fée se présente en princesse (parures) pour la sœur, et se
voit offrir de l’eau d’un “flacon” (et non de la fontaine)40 : la différence de don
souligne ici le contraste établi par la différence des apparences, comme si les
parures de la fée dépendait du désir de la jeune fille rencontrée. Dans son
chapitre dédié aux fées, Pierre Péju remarque dʼailleurs que c’est dans le
manque et le désespoir (voire dans l’oubli) qu’apparaît un “désir de fée”, cette
dernière étant “la solitude du féminin, la compagne éphémère de l’accord,
l’incitatrice et la révélatrice, celle qui surgit avec son corps de lumière, ses yeux
de paysages purs et surtout ses doigts, ses doigts de fée”41 . Les deux
rencontres diffèrent donc d’abord de par le désir de chaque jeune fille : la
première a la mémoire de la souillure et ne cherche quʼà y lier, par la langue,

39 Giorgio Agamben (trad. Martin Rueff), Profanations, p. 29-38


40 Soulignant la volonté de la fille de la marâtre de médier son rapport à la souillure, donc de ne
chercher à distinguer la vie de la mort : cela freine toute initiation.
41 Pierre Péju, La Petite Fille dans la Forêt des Contes, p. 157-163

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ses désirs, c’est pourquoi la fée surgit en vieille initiatrice; l’autre s’idéalise,
voulant imposer une identité et une norme, c’est pourquoi la fée rencontrée lui
renvoie une image de princesse, cʼest-à-dire une mêmeté figeant la souillure
dans sa négativité. La solitude de Cendrillon lʼa aidé à accueillir la fée et donc
la possibilité de la métamorphose, par la transformabilité liée à lʼusage de la
parole. En suivant ce fil, nous comprenons à quel point la solitude et la mémoire
-dʼune activation de la souillure- de l’une permet que l’appel au fantastique (à la
mise-en-scène équivoque du désir) soit entendu dans le jeu initiateur de la
rencontre lorsque l’arrogance de l’autre masque toute possibilité de révélation
par un merveilleux car le désir est alors assujetti -voire aliéné- à une figure
imposée, à un ordre établi. Le spectre de la fée comme assistante à la
métamorphose ne paraît ainsi faire effet (prendre corps) que dans la
transparence (plasticité) équivoque du quotidien au merveilleux, de la mémoire
à lʼoubli, de la souillure à la transformabilité de la parole, et donc, dʼune
expérience liée à un Autre familial à lʼépreuve dʼun autre Autre.
En outre, si les fées sont très présentes dans les contes, c’est peut-être
précisément dans le type 510A que nous trouvons le ressort le plus explicite du
“savoir” propre à ce visage féminin si original. C’est d’abord le “toucher
transfigurant”42 (masturbateur ou simplement expérimentateur) qui change la
vie d’une Cendrillon désespérément seule : des descriptions fines et détaillées
de ce qu’il y a de merveilleux dans le quotidien (et inversement), des diverses
parures de son désir mises en scène en un lieu de rencontre avec le masculin,
ralentissent ainsi lʼaction de presque toutes les versions, comme si lʼinitiation
avait permis de faire primer les circonstances de la rencontre de lʼautre sexe, et
avec celle-ci, de la transgression. Ainsi, le toucher “assistant” (et insistant) de la
souillure permet à Cendrillon de passer de la transformabilité par la parole à la
métamorphose, quand elle le décide : jeu joyeux de la séduction (le désir pris
entre la souillure et les parures, entre un Autre et lʼautre Autre). Pour le dire
autrement, la fée fait don d’un savoir-vivre merveilleux suffisant pour dépasser
le quotidien par la différence, grâce aux jeux de la parole et du désir, mais aussi
dʼun toucher permettant de formuler ce qui nous hante comme répétition. Ce

42 Pierre Péju, La Petite Fille dans la Forêt des Contes, p. 157-163

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savoir-faire avec la répétition du merveilleux (les épreuves se répètent comme


les nuits de fête) permet à la souillure de devenir “fée-tiche” et aux rencontres
de créer du fantastique. En effet, la preuve que la mémoire de la souillure et la
sortie dans un lieu de rencontres ne suffit pas, cʼest que la première nuit -
simplement merveilleuse- ne transforme pas le quotidien de Cendrillon, même
si celle-ci en est métamorphosée : tout se joue dans la répétition de la fête -où
la pantoufle fée témoignera finalement de lʼobscénité du désir- et dans le jeu
joyeux entre la solitude et la rencontre. Cendrillon, de par la répétition du
merveilleux et le jeu de la séduction, oublie la césure entre les deux figures
féminines de lʼAutre, perd sa pantoufle de verre (fétiche équivoque), et laisse la
souillure quotidienne surgir dans le merveilleux (elle retrouve ses “méchants
habits” mais conserve une pantoufle merveilleuse). C’est précisément là, dans
la transgression des limites, fixées entre les lieux et entre les parures -par la
transformabilité de la parole-, que l’effet de l’appel fantastique de la souillure se
fait sentir dans toute sa force vitale : c’est la spectralité d’une conduite insensée
et surprenante (danser plus longtemps, jusquʼà la transgression et le désordre)
qui métamorphose durablement le destin des pulsions de lʼadolescente, lui
permettant enfin de joindre son désir à celui dʼun homme (le prince tombe
amoureux après la fuite transgressive de Cendrillon, pas avant). Cʼest
lʼévénement transgressif qui métamorphosera la vie même de Cendrillon en
libérant la souillure de la mise-en-scène du désir par lʼobscénité :
« Une autre fois, il y eut encore un bal. Le fils du roi dansa encore avec
la belle demoiselle, mais cette fois, il voulut savoir son nom. Alors la
Cendroulié tenta de sʼenfuir, et un des souliers lui échappa. Le fils du roi
eut vite fait de le ramasser pendant que la belle demoiselle retournait
chez elle. / Le lendemain, le fils du roi dit : - Celle qui enfilera ce soulier,
je veux me marier avec elle. » 43

Si les versions diffèrent beaucoup quant à ce qui poussa Cendrillon à fuir,


à partir précipitamment, à transgresser, soulignons quʼà chaque fois -et cette

43“La Cendroulié” (version du Limousin), consultable dans


Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 45

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version lʼexplicite- Cendrillon refuse de parler au prince, alors quʼelle lʼavait fait
de manière si salutaire à la fée… Pourquoi cette rencontre débouche-t-elle sur
une transgression et un acte manqué alors que celle dʼun Autre féminin -la fée-
lui avait donné un savoir décisif quant aux jeux de la séduction ? cendrillon
aurait-elle perdu en transformabilité (par la parole) ce quʼelle aurait gagné en
métamorphose (par le désir) ? Cʼest ici quʼintervient lʼautre motif absolument
central de notre analyse, jusquʼici toujours effleuré sans jamais être explicité : la
métamorphose du désir, entre mise en scène et obscénité, entre souillure
fétiche et séduction merveilleuse. “Lʼadolescence est sans doute un âge de la
vie où le jeune homme ou la jeune fille éprouve directement, concrètement, pas
uniquement dans ses idéalités, mais dans sa chair, quʼune rencontre, avec son
potentiel confus, entremêlé, de captation, dʼeffroi et de ravissement, peut
entraîner une métamorphose de son être au risque quʼil ne se reconnaisse pas.
Cʼest-à-dire quʼun des points de retentissement de la métamorphose, cʼest sans
doute quelque chose de lʼordre de la dépersonnalisation. À la fois comme effroi,
comme vertige, comme risque, mais parfois aussi pour apprivoiser cet effroi,
expérimenter ce vertige, ritualiser ce risque, la dépersonnalisation comme une
écriture patiemment construite de soi et de lʼautre. Il y a donc une affinité assez
claire entre adolescence et métamorphose.”44
Ce risque adolescent quʼéprouve Cendrillon au contact du prince fait appel
à deux angoisses fondamentales : la simultanéité de la souillure t1 et la
souillure t3 (i.e. la souillure du prince en contact à la sienne) et la simultanéité
de la nourriture et de la pourriture (t2 : le sang, la possibilité de lʼenfant).
Lʼangoisse de la métamorphose, cʼest le risque dʼune saturation des souillures.
Le désir corpore le fantastique qui nous hante mais cʼest lʼévénement du
commun (a fortiori la rencontre) qui métamorphose : partage altérant dʼune
intensité “où les singularités s'altèrent sous l'effet des événements qui com-

44 Intervention dʼOlivier Douville lors du Congrès « Adolescence et métamorphoses » le 9


décembre 2009 à Bruxelles, “Adolescence entre errance et métamorphose”, consultable ici :
https://www.facebook.com/note.php?note_id=335951864883 - Plus loin, plus précisément :
“lʼadolescence est un grand moment de solitude des humeurs et des substances. [...] Et le sujet
adolescent, voué à la métamorphose, y insistant tant et y arrivant parfois si mal, est un sujet qui
sʼembrouille dans les registres du réel de son corps, du symbolique de sa filiation, de
lʼimaginaire de son image. / […] ce que serait lʼadolescent : un candidat au bricolage.”

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posent les reliefs finis de leur exposition infinie. [...] L'altération est le mode
singulier de la venue en présence de l'être (toujours modale et modalisante) : la
venue de l'autre en tant que seule possibilité de la présence [...]”45 - “La
métamorphose est le nom même de la vie, jusque dans la mort.”46 La
métamorphose, cʼest lʼexcès vivant de la venue en présence dʼun corps autre et
altérant, cʼest, par exemple, sa danse : le prince et Cendrillon ne font que ça,
trois soirs durant… Il est facile dʼimaginer leur sueur, leur souillure. Lʼangoisse
de la métamorphose conduit Cendrillon à lʼacte manqué, cʼest-à-dire un acte
travaillé par le manque : perte transgressive trouant la saturation de la souillure.
Le prince, figure peu développée mais figure du jeune homme aventurier
et libre (contraintes royales mises à part), est tour à tour -nous suivons ici
Elisabeth Lemirre47- : quêteur, Hermès (voyageur, messager), joueur, et
“baiseur”. Développons un peu : il cherche une femme, il parcourt le royaume, il
danse et séduit, et puis, une fois trouvé la pantoufle, il fait publier une annonce,
à travers le royaume, car il devient amoureux. Il écrit pour prévenir quʼil fera
essayer ce “rien” fétichisé, cause du désir, quʼest la pantoufle (qui, souvent,
vient dʼun fruit), ob-jet de lʼappétit48 sexuel, et enfin, phallus (signifiant et
symbole de la jouissance). Mais, autant que de la pantoufle et que du moment
voulu, lʼamour naît de la transgression : Cendrillon rentre mi-souillon-mi-
princesse et cʼest comme cela quʼelle retrouvera le prince et lui nʼhésite pas à
essayer (à “enfiler” même) toutes les filles du royaume pour trouver “chaussure
à son pied” (dʼailleurs, “chausser” signifia, à une époque, “baiser”). Ces
transgressions les délivrent de lʼangoisse dʼune saturation de la souillure car
elle joue avec lʼincitation à la jouissance (qui est, elle, absence de souillure) 49.
La transgression crée de la souillure par incitation sexuelle comme faire-avec la
métamorphose. Un épisode de la plus ancienne version recueillie peut
symboliser cela :

45 Boyan Manchev, La métamorphose et lʼinstant, p. 125-134


46 Boyan Manchev, ibidem, p. 137
47 Elisabeth Lemirre, “Du côté des hommes”, Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 393-416

48 Cf. Guy Massat, “Lʼob-jet petit a”, article consultable ici : http://www.psychanalyse-paris.com/

1106-L-ob-jet-petit-a.html
49 Nous formons ici lʼhypothèse que souillure et jouissance sont des antonymes.

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« Les gens de la caverne furent attristés pour elles 50, et les enterrèrent
dans une anfractuosité, quʼon appela la Tombe des Femmes Affligées.
Les habitants de la caverne y faisaient des accouplements rituels : toute
jeune fille pour laquelle ils imploraient, ils lʼobtenaient. » 51

Dans cette version, “lʼessayage” de jeune fille est possible pour tout
habitant de la caverne (le lieu de rencontre) et non seulement pour le prince,
mais la transgression consistant à créer de la souillure par la rencontre sexuelle
est de la même sorte : expérimentation au risque de la métamorphose. Lʼaveu
de lʼappariement, lorsque les deux pantoufles se trouvent réunies résous
finalement le risque en liant la souillure créée à la mémoire de la souillure
(puisque Cendrillon retrouve le prince en tant que souillon, seule sa pantoufle
témoignant de sa parure, mise-en-scène de son désir) : “ce soulier, cʼest la
pièce à conviction du désir. Dans lʼéconomie du récit, il est lʼautre face des
cendres. Ces dernières sont la marque de lʼattachement de Cendrillon au foyer
paternel; le soulier est la marque de son ʻdétachementʼ de ce lieu”. Libération
spatiale, après la libération temporelle obtenue grâce à la fée, et donc, richesse
de la souillure, ajustement de celle-ci à la métamorphose :
« […] on finit par faire venir la jeune fille et on vit que la pantoufle allait
justement à son pied et quʼelle avait aussi lʼautre pantoufle de la paire.
» 52

La fin du conte nous laisse cependant croire à un éventuel retour de
lʼordre établi, celui dʼune société patriarcale où la souillure féminine serait un
danger à annuler dans la jouissance, car, dans la grande majorité des versions,
elle se marie, et va vivre avec le prince. Ainsi, même Cendrillon paraît rattrapée
par la loi mariale et ses normes, ce qu’expliquerai la citation suivante :

50 Il est ici question de la marâtre et sa fille punies et tuées par des “pierres volantes” (!)
51 “La Cendrillon chinoise” (version la plus ancienne), consultable dans
Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 244
52 “LʼOrpheline et sa Vache” (version géorgienne), consultable dans

Sous la cendre, figures de Cendrillon, p. 178

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- Aurélien Marion - master II - semestre 2 - 2011 - séminaire : “mémoire du monde” (B. Bricout) -

“La Jeune-Fille est vieille en ceci déjà qu’elle se sait jeune. Dès lors, il n’est
jamais pour elle question que de profiter de ce sursis, c’est-à-dire de commettre
les quelques excès raisonnables, de vivre les quelques ‘aventures’ prévues
pour son âge, et ce en vue du moment où elle devra s’assagir dans le néant
final de l’âge adulte. Ainsi donc, la loi sociale contient en elle-même, le temps
que jeunesse pourrisse, ses propres violations, qui ne sont au reste que des
dérogations.”53 Cette vision pessimiste considère la jeune fille comme le
modèle de la mêmeté et de lʼintégration à lʼordre, comme si, après avoir déjouer
-dans lʼexaltation adolescente de la souillure- tous les pièges, Cendrillon
finissait par tomber dans lʼoubli social du monde “adulte”, dʼautant que dans un
certain nombre de version, elle devient mère (oblitérant son adolescence
féminine). Un détail de taille nous retient néanmoins de conclure ainsi : après
lʼessayage de toute jeune fille, la prince finit par comprendre que cʼest la plus
souillée qui lui correspond, que cʼest celle-ci qui sʼest jouée de lui de par la
mise-sen-scène de son désir, que cʼest encore elle qui lui révèle lʼobscénité
même de leur désir mutuel, la mémoire de la souillure sous la création. sans
son savoir à elle, lui restait seul, ou partait avec une jeune fille banale (voire
même avec la sœur)… Cela signifie au moins que Cendrillon pourra, jusquʼau
bout, transgresser pour poser ses propres limites corporelles et jouer du désir
pour donner lieu à des rencontres. En imposant sa souillure à lʼordre princier,
Cendrillon reste le désordre incarné, et dans certaines versions où elle a des
enfants, son rôle de mère ne contraint pas ses perpétuelles aventures
adolescentes.

Dans Post-crevette, Antoine Boute poétise et éternise ces métamorphoses
adolescentes en narrant, justement, comment elle (aux multiples noms de
souillon), devient, après sʼêtre livrée à corps perdu à la nature, une mère qui
restera une femme, souillée et souillante. Une adolescente qui, malgré la
souffrance et peut-être la mort, fera excéder la vie en une danse infinie.
Finitude adolescente dʼune souillure oscillant entre la jouissance dʼun corps
propre, substantiel, et le désordre dʼun corps débordant :

53 TIQQUN, Premiers Matériaux pour une Théorie de la Jeune Fille, p. 19

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- Aurélien Marion - master II - semestre 2 - 2011 - séminaire : “mémoire du monde” (B. Bricout) -

“Sous les touffus nous apparaît, lorsquʼil fait beau, que le printemps -
jacasse à plein nez- nous voyons apparaître, sous les touffus, ces anciennes
thermes ces vieux bassins, ces anciens bains, où érotique plongeait, fesses
huîtres petite jument, lʼhippocampe mère, notre crevette-mère hippocampe -là,
si minuscule- pas plus grosse, lombrics lombrics lombrics, quʼun fœtus, pas
plus pâle non plus, quʼune jument brune… Cʼest les crapauds, les grenouilles
ocres, maman, que lʼon tâte approchons visqueusement -de nos sexes- là,
visqueusement, visqueusement, en mémoire de cela.”54

Si la mère métamorphosée permet à lʼadolescente souillée de soigner les


souffrances du quotidien par le merveilleux dʼune souillure activée en mémoire,
la fée assistante risque de dévoiler ce qui de la tradition merveilleuse lui
échappe, et donc de faire vaciller la construction de l’ordre par une initiation
ouvrant à la césure du désir; c’est pourquoi le jeu joyeux des rencontres, pour
répondre aux angoisses dʼune transformabilité langagière insuffisante face à la
saturation de la souillure, doit permettre le branchement du visage créateur de
la fée sur la faille adolescente que la jeune fille creuse dans l’image princière.
Lʼadolescente doit donc transgresser les limites de sa souillure mémorisée pour
pouvoir en créer qui soit apte à corporer ce qui du désir la hante. Là où le
dispositif familial se défait sous l’effet d’une fente dans le passage adolescent,
le propos du conte semble déborder la volonté du conteur et attiser l’angoisse
par l’appel au fantastique : lorsque le féminin est hanté par lʼaltérité altérante de
la métamorphose, le conte perd de sa cohérence conférant une plus grande
amplitude à la libération du désordre créateur de souillure par le débord réel du
fantastique sur le merveilleux, rendant ce dernier irréductible à une figure
sociale. Le visage féminin ne recèle plus dès lors de vérité adulte et fixe mais
un savoir spectral touchant autant à la création adolescente de la féminité qu’à
la part sexuelle du conte. Sale, crade et crasseuse, la souillon adolescente des
contes trace lʼombilic hallucinatoire de nos rêves, y accomplissant librement la
violence transgressive dʼune souillante succube.

54 Antoine Boute, Post-crevette, p. 93

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- Aurélien Marion - master II - semestre 2 - 2011 - séminaire : “mémoire du monde” (B. Bricout) -

BIBLIOGRAPHIE

Corpus

COLLECTIF (établi et postfacé par Nicole Belmont & Elisabeth Lemirre),


Sous la cendre, figures de Cendrillon, éd. José Corti, 2010
Antoine BOUTE, Post-crevette, éd. LʼÂne qui butine, 2010
Catherine BREILLAT, Une vraie jeune fille, prod. CB Films & Artédis, 1976
Charles PERRAULT, Contes, éd. par J.-P. Collinet, Gallimard, 1981
Antoine VOLODINE, Dondog, éd. Seuil, 2003

Pensées

Giorgio AGAMBEN (trad. Martin Rueff), Profanations, éd. Payot & Rivages, 2006
Hannah ARENDT, Condition de lʼhomme moderne, éd. Calmann-Lévy, 1961, 1983
Bruno BETTELHEIM, Psychanalyse des Contes de Fées,
trad. par Théo Carlier, éd. Robert Laffont, 1976
Mary DOUGLAS, De la souillure, éd. La Découverte & Syros, 2001 (1971)
Olivier DOUVILLE, «Sur deux semaines d’enseignement à propos de l’“adolescence”
pour les étudiants en psychanalyse et des collègues cliniciens à l’Université du
Sichuan, Chengdu», inédit, décembre 2006
- “Adolescence entre errance et métamorphose”, intervention lors du Congrès
« Adolescence et métamorphoses », 9 décembre 2009 à Bruxelles
- De lʼadolescence errante, éd. Pleins Feux, 2008
Jacques LACAN, Écrits, éd. Seuil, 1966
- Séminaire, I à XXVII, éd. AFI et/ou Seuil et/ou ELP, 1951-1980
Boyan MANCHEV, La métamorphose et lʼinstant, éd. de La Phocide, 2009
Guy MASSAT, Séminaire, http://www.psychanalyse-paris.com/_Guy-MASSAT_.html,
2003-2011
Pierre PÉJU, La Petite Fille dans la Forêt des Contes, éd. Robert Laffont, 1981, 1997
TIQQUN, Premiers Matériaux pour une Théorie de la Jeune Fille,
éd. Mille et Une Nuits, 2001
David VASSE, Catherine Breillat - Un cinéma du rite et de la transgression,
éd. Complexe et ARTE éditions, 2004

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