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DERAISMES
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1 865
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AUX FEMMES RICHES
Les jeunes filles d'autrefois étaient élevées au couvent; la marche de la nature, elle prépare chaque chose et l'amène
elles grillaient d'en sortir, de se marier pour porter du fard sans surprise. Votre fortune est grande, donnez alors à leur
et des mouches. instruction toute l'extension possible : on n'en sait jamais
En somme, les maisons d'éducation ne forment ni ne trop, on n'en sait jamais assez.
modifient le caractère : toute vie en commun a une règle ; la Une femme profondément instruite ne saurait être légère ;
règle s'impose et ne se discute pas; elle prétend assujettir, le savoir ne s'acquiert pas sans travail, sans fatigue et sans
mais s'inquiète peu de persuader ; d'ailleurs, elle ne porte que une grande volonté, il ennoblit donc celle qui le possède et
l'individu y a satisfait, il est témoigne en faveur de son caractère. Les fils de telles fem-
sur quelques points, et quand
libre sur les autres. mes seront vraiment des hommes. M. de Villemessant, qui
La vie de communauté a deux faces bien marquées ! la vie n'a pas pour habitude de faire des traités d'éducation, n'a
au point de vue des rapports des
membres entre eux, et la vie pu s'empêcher de s'écrier récemment, à l'occasion de la mort
d'une sommité du spor.t : « Les soins maternels ne se rem- quence de l'âme aux démonstrations de 1 esprit, que votre
C'est une mère qui enseigne les délicatesses sentiment échauffe de son ardeur les idées que le cerveau
« placent jamais.
mère dont la main inquiète et sûre éclaire de sa lumière.
« du coeur ; c'est une
« pourtant,
guide son fils en ce passage si difficile de l'ado- Nous ne sommes pas parfaites! vous écrierez-vous. Mais
jeunesse. » les hommes le sont-ils? Non, sans doute.
« lescence à la
En accomplissant de cette façon votre oeuvre dans la fa- L'imperfection se loge toujours quelque part. Seulement
mille, vous régénérez la société, vous la maintenez, malgré efforçons-nous de lui marchander la place, reléguons-la dans
les passions, malgré les défaillances, à une certaine hauteur le détail ; c'est là qu'elle est le moins nuisible.
morale. Qu'apercevous-nous d'abord dans une oeuvre? L'ensemble.
La jeunesse aura un milieu fixe, elle y trouvera et les Si la composition est une, si l'exécution est» harmonique,
glandes vertus et les plaisirs; car je n'ai point prétendu nous la proclamons une oeuvre de génie, malgré quelques
qu'une raideur systématique gênât sans cesse l'abandon, défauts secondaires. Si, au contraire, nous ne rencontrons des
l'enjouement, l'entrain de vos réunions. J'ai remarqué, du beautés que dans les détails, nous ne trouvons plus le génie,
reste , que le sérieux est le plus sûr fondement de la gaieté. nous ne constatons que du talent.
Grâce à lui, en effet, l'homme se trouve dans son équilibre; Ceci s'applique à vous, mesdames ; séparément, vous avez
son intelligence, en fonctionnant, le gratifie de certitude et fait de fort bonnes et de fort belles choses il vous a manqué
,
de convictions qui assoient sa vie, la tranquillise et lui donne de relier le tout. C'est ce travail d'ensemble que je réclame
cette satisfaction de la conscience, dont la manifestation est avec force. Ce que vous exécutez isolément, exécutez-le en
dans l'humeur. corps; massez vos talents, fusionnez vos vertus, marchez de
Il est, je le sais, des gaietés sans joie : efforts factices, front, unies par la même pensée, dirigées vers un même but.
éclats sans rire, secousse de l'âme, entrains fiévreux qui ont 11
ne suffit pas que vous ayez des principes, il faut encore
pour suite l'accablement et le dégoût. savoir pourquoi vous les avez, il faut pouvoir les défendre et
Éloignez-en la jeunesse. Donnez-lui donc, dans le sanc- vouloir les propager. Coalisez-vous, rassemblez-vous, femmes
tuaire du bien, la distraction et le plaisir. Qu'il plane dans vos bien pensantes, travaillez en commun. Quelques femmes d'é-
réunions un souflle intelligent et instructif; mais faites en lite réunies en attireront bientôt un grand nombre; les plus
sorte que l'on s'y amuse. L'amusement est la plus irrésis- indécises finiront, le premier élan donné, par se joindre à vous
tible des attractions. Groupez autour de vous tous les genres et vous prêter leur concours.
d'esprit et de talent, animez le tout par une vivacité naturelle, Mettez beaucoup de discernement dans votre choix, n'ad-
rejetez l'emphase, l'affeclation, vous le pouvez, vous avez les mettez les nouvelles venues qu'avec prudence, exigez trois con-
éléments, il ne vous reste qu'à choisir; je me lie, ici, à votre ditions indispensables pour le succès de votre entreprise : l'in-
sagacité. Votre milieu alors portera un cachet spécial, nul ne telligence, l'éducation, les bonnes moeurs. Comme, dès l'abord,
pourra le contrefaire et le singer. ces réunions auront un caractère intime, vous n'inviterez que
Le sentiment de dignité personnellel'attrait de la supé- celles qui vous en sembleront dignes. N'hésitez pas à intro-
riorité, !e plaisir ramèneront vers vous les enfants prodigues. duire tous les degrés de la vie, à partir de l'âge de raison ; les
11. faut être, en effet, bien profondément dégradé et abruti plus âgées apporteront leur expérience, la solidité de leur ju-
pour ne pas donner la préférence au beau et au bien. gement; les plus jeunes communiquerontleur chaleur et leur
Enfin, mesdames, pour éclairer ee qui pourrait prêter à enthousiasme. Quand vous traiterez nue question, remontez
de fausses interprétations, je répète que la beauté et la grâce toujours à l'origine de l'idée, ne vous arrêtez pas aux minu-
sont certainement des avantages précieux, mais que vous ties, ne faites aucun cas des idées superficielles; elles donnent
devez estimer au-dessus les dons moraux et intelleclulles ;
parce.qu'ils Jour sont supérieurs en valeur et en durée.
Je veux que votre éducation soit complète, puisque vous
bien qu'en disant idées superficielle,
le change, mais sont plus dangereuses que salutaires; et notez
je n'entends pas seule-
ment idées frivoles, je comprends encore l'idée qui s'acquiert
avez l'honneur de jeter la première empreinte sur l'être hu- dans le monde sur une simple audition, qu'on adopte aussitôt,
main; je veux, puisque votre influence dans la vie est im- sans se donner la peine de l'examiner scrupuleusement. Une
mense, que cette influence soit intelligente : l'esprit naturel apparence de profondeur, une phrase bien tournée suffisent
ne suffit pas, il faut v ajouter les connaissances qui affir- pour vous décider en laveur de cette idée. La valeur intellec-
ment la qualité, la solidité de nos jugements; je veux que tuelle de la personne d'où elle émane, sa réputation d'esprit,
tout en ne vous attribuant pas, en général, les Fonctions du vous déterminent trop facilement. Le génie n'est grand que
dehors, vous soyez aptes à les comprendre et à vous y livrer parce qu'il est approuvé; il est lui-même soumis au contrôle,
au besoin , car les actes extérieurs des hommes dépendent le l'adhésion que lui donnent les hommes est libre ; ceux-ci,
en
plus souvent des influences de la vie privée. lui conférant l'autorité, se réservent toujours le droit de juger
Je vous ait dit : Ne soyez ni avocat, ni juge, ni médecin. ses actes. C'est ainsi qu'un grand homme tombe sous la férule
Ne réclamez pas les charges publiques ; car la société aurait d'un homme de bon sens ; quand le génie s'égare, malgré la
plus à y perdre qu'à y gagner. La famille a besoin d'un siège réputation qu'on lui a faite, malgré la confiance qu'on lui
a ac-
stable : il est là où réside la femme. cordée, l'admiration cesse l'approbation se refuse, les
mur-
Éloignée du choc des opinions, des impressions immé- mures s'élèvent, le blâme les suit.
diates, de concessions subites, elle est comme la protestation Le bon sens domine les plus grandes conceptions de l'es-
vivante de l'immutabilité du principe. C'est à elle à remettre prit, elles ne prennent corps et solidité que par lui ; il est la
dans la voie ceux qui s'en écartent, avec toute la fascination de base de tout jugement, et c'est vraiment là
que l'humanité s'é-
la grâce, avec toute l'autorité de la raison. Ajoutez l'élo- galise.
Ayez donc des idées par vous-mêmes, mesdames,discernez rale, les projets de réforme et toutes les brochures contre le
par vos propres forces, éludiez dans votre conscience tout ce luxe.
qui vient du dehors, aidées de votre coeur et de votre esprit. Tentez donc une vigoureuse sortie, il est temps. La prosti-
Opposez une noble résistance à toute innovation qui dégrade tution latente, moins hideuse à l'oeil que l'autre, mais plus
la pensée et le goût. dangereuse parce qu'elle ne peut être dénombrée, s'inocule
Si une mode paraît, qu'elle estropie la nature, qu'elle gêne dans tous les rangs, elle est le virus moderne; elle menace
et vous et les autres, ne l'adoptez pas. Au théâtre, dans un de devenir endémique; elle bouleverse toute l'économie so-
salon, dans les lieux publics, entendez-vous toutes pour faire ciale : beauté, santé, génie, justice.
une protestation contre l'extravagance par une tenue et une Déblayez, autant que possible, la voie des immondices de
mise de bon goût. la débauche ; faites place au progrès.
Evitez l'affectation ainsi que la pédanterie, vous devez vous Des gens riront de votre tentative, laissez rire ceux-là;
attirer les sympathies et écarter les défiances; tenez un peu à leur opinion ne vaut même pas la peine que l'on s'en oc-
distance toute cette légion évaporée et mondaine. Faites place cupe. Il en est un grand nombre, du reste, incapables de don-
aux hommes sérieux ; ils vous entoureront avec plaisir, si vous ner le signal du bien, mais qui en suivent l'exemple, par
les dispensez d'employer le ramage inepte des salons. esprit d'imitation.
Fermez vos portes à tous ces fanfarons de vices. Bannissez L'anecdote des moutons de Panurge est éternellement
de vos réunions, quels que soient leurs noms, quels que soient vraie.
leurs titres, ces afficheurs de débauches et de scandales; ne Ne prenez donc pas souci de vos détracteurs. Poursuivez
craignez pas d'apprendre aux hommes qu'ils sont responsa- votre chemin; c'est en continuant qu'on arrive.
bles des désordres sociaux, et que la considération qu'ils re- Croyez bien que ce que je vous demande n'est pas au delà
cherchent dépendra de leurs bonnes moeurs et de leur hono- de votre portée.
rabilité. Que la pensée de votre tâche vous soutienne, on est Vous avez de l'esprit, des talents, des vertus; je vous dis :
bien fort quand on est le serviteur de sa conviction. Cultivez-les en particulier, additionnez-les par l'association,
Ne croyez pas qu'une vérité ait plus de puissance lorsqu'elle vous constituerez une véritable force.
tombe d'une chaire, d'une tribune ou d'une estrade; l'entre- Platon avec son esprit sagace avait entrevu ce dont vous
tien à voix basse est plus persuasif que toute la sonorité re- êtes capables. Le Timée, la République, offrent des passages
dondante d'un discours public. D'ailleurs, la conversation est qui montrent toute son opinion à ce sujet. Quintilien vous a
une improvisationcontinuelle, elle a donc un caractère de sin- jugées avec la même faveur.
cérité qui frappe davantage l'interlocuteur. Par elle, votre De nos temps, Mirabeau s'écrie, à propos d'un grand mou-
mission est de tous les instants; vous captivez les esprits par vement social: Il ne sera possible que si les femmes s'en
surprise, vous les prenez sans préparation, vous les forcez à mêlent et se mettent à sa tête (1).
penser quand ils ne songeaient qu'à se distraire. Voltaire, Condorcet (2), Stewart (3) mettent en relief vos
Réunissez-vous donc, mesdames ; que vos assemblées mérites et vos influences.
soient périodiques et fréquentes, afin que de longs intervalles Point de pusillanimité; que ces nobles jugements, portés sur
n'en refroidissent pas les effets. Faites-vouschacune un devoir vous, vous stimulent et vous encouragent; votre vie n'en sera
de conscience d'y assister, et que des circonstances sérieuses que plus heureuse.
et imprévuesjustifient seules votre absence. Vous supporterez la vieillesse et les cheveux blancs; ils
Du reste, je crois cette recommandation inutile. seront pour vous les signes de l'accomplissement de votre
Ces réunions, à peine organisées, exciteront tout votre tâche.
intérêt et enflammeront votre zèle; l'indifférence ne tiendra Vous aurez réellement formé des hommes dans la plus
pas devant l'espoir du succès de votre entreprise.
noble acception du mot. Vous aurez créé des femmes fortes,
Vous sentirez bientôt combien grande est la puissance de capables de continuer votre oeuvre et de l'agrandir.
l'idée, lorsqu'elle est servie par un grand nombre.
Pour ce beau résultat, il n'est besoin que de vous rassem-
Vous verrez alors qu'elle peut facilement se vitaliser, c'est-
bler. Chassez d'au milieu de vous la rivalité, l'antagonisme.
à-dire passer de la théorie à l'acte.
Appelez-vousdésormais alliance, union, solidarité.
La charité a mille façons de se manifester, et de tous ses
bienfaits la société vous devra le plus grand si vous accom-
plissez l'oeuvre collective. (1) Le Socialismependant la Révolutionution française, par A. Le Faure, p. 168
Condorcet, OEuvres complêtes, livre XII, pages 25 et 20.
En agissant ainsi, vous ferez plus que les traités de Mo- (3) Philosophie de l'esprit humain, livre III, page 339.