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« Je compte, Halévy, que vous ne réglerez point ces débats par les méthodes kantiennes, par
la philosophie kantienne, par la morale kantienne. Le kantisme a les mains pures, MAIS IL
N’A PAS DE MAINS. Et nous, nos mains calleuses, nos mains noueuses, nos mains
pécheresses nous avons quelquefois les mains pleines *1
– Agis, dit Fouillée, comme si tu étais législateur en même temps que sujet dans la république
des volontés libres et raisonnables. C’était une fois un fonctionnaire qui a eu du génie, du
plus grand. Mais il était fonctionnaire, une fois fonctionnaire: il était célibataire, deux fois
fonctionnaire ; il était professeur, trois fois fonctionnaire ; il était professeur de philosophie,
quatre fois fonctionnaire; il était fonctionnaire prussien, cinq et septante fois fonctionnaire. Il
n’a pu avoir qu’un (très grand) génie de fonctionnaire. (Et de célibataire.) Hélas législateur en
même temps que sujet. Hélas la république des volontés libres et raisonnables. – Agis de telle
sorte, continue Fouillée, agis de telle sorte que la raison de ton action puisse être érigée en
une loi universelle*2. Agis de telle sorte que l’action de Fouillée puisse être érigée en une loi
universelle. Et même l’action de Kant. Alors, pour commencer, il n’y aurait plus d’enfants. Ça
ferait un beau commencement. Tout devient si simple, dès qu’il n’y a plus d’enfant. SICH
ZUR ALLGEMEINEN GESETZGEBUNG SCHICKEN*3. Hélas combien de nos actions
pourront être érigées en une loi universelle. Et combien de raison de nos actions. Zur
allgemeinen Gesetzgebung. Et cela ne nous est-il pas tellement égal. Cela ne nous est-il pas
tellement étranger. N’avons-nous point d’autres inquiétudes, d’infiniment autres profondeurs.
D’infiniment autres soucis. D’infiniment autres détresses. Combien de nos actions ne
pourraient point être érigées, geschickt, en loi universelle, pour qui cet envoi ne présente
même aucun sens; et ce sont celles à qui nous tenons le plus, les seules à qui nous tenions sans
doute ; actions de tremblement, actions de fièvre et de frémissement, nullement kantiennes,
actions d’une mortelle inquiétude; nos seules bonnes actions peut-être; nullement planes,
nullement quiètes, nullement calmes, nullement horizontales; nullement législatives;
nullement tranquilles, sûres de soi; nullement dans la sécurité; nullement sans remords,
nullement sans regrets; des actions sans cesse combattues, sans cesse intérieurement rongées,
nos seules bonnes actions, les moins mauvaises enfin, les seules qui compteront peut-être
pour notre salut. Nos pauvres bonnes actions. Les seules, et ce sera si petit, que nous
pourrons présenter dans le creux de la main. Also kann ein vernünftiges Wesen sich seine
subjectiv-praktichen Principien, d.i.Maximen, entweder gar nicht, zugleich als allgemeinen
Gesetze denhen, oder es mues a nnehmen, dass die blosse Form derselben, nach der jene
sich zur allgemeinen Gesetzgebung schicken, sie für sich allein zum praktischen Gesetze
mache*4. Elle est loin, l’allgemeine Gesetzgebung»
*1 : Un proverbe affirme, traduisant le Fortuna favet stultis latin : « Aux innocents les mains
pleines ».
*2 : Les deux phrases citées se trouvent à la page 411 de l’Histoire de la philosophie [1]
« Etant respectueux de la pensée, ils sont naturellement respectueux des personnes. Ils
seraient volontiers kantiens sur ce point, bien qu’ils n’aiment pas Kant. Ou plutôt ils
aimeraient bien Kant. Mais c’est lui qui ne se laisse pas aimer. Et puis Kœnigsberg est bien
loin. Regis mons*1. Et puis Kœnigsberg est bien dur. Si encore il était né à Weimar*2.
Ils ont aussi cette idée que Kant il ne savait pas. Que c’est entendu, qu’il s’est bien
appliqué. Mais que tout de même il manquait par trop de ce qu’il faut, d’un certain temporel,
d’une vie, et de cette fortune et de cette grâce qui consiste à être malheureux d’une certaine
sorte inexpiable.
Ils ont cette idée que Kant c’est très bien fait mais que précisément les grandes choses du
monde n’ont pas été des choses très bien faites. Que les hautes fortunes n’ont jamais
couronné les parfaits appareils de mécanismes. Que les réussites inoubliables ne sont jamais
tombées sur les impeccables serrureries. Que quand c’est si bien fait que ça ça ne réussit
jamais, ça ne reçoit jamais ce gratuit accomplissement, ce gracieux couronnement d’une
haute fortune. Que quand c’est si bien fait que ça il manque justement de ne manquer de
rien, ce on ne sait quoi, cette ouverture laissée au destin, ce jeu, cette ouverture laissée à
la grâce, ce désistement de soi, cet abandonnement au fil de l’eau, cette ouverture laissée à
l’abandonnement d’une haute fortune, ce manque de surveillance au fond, ce parfait
renseignement, cette parfaite connaissance de ce que l’on n’est rien, cette remise et cette
abdication qui est au fond de tout véritablement grand homme. Cette remise aux mains d’un
autre, ce laissons aller, ce et puis je ne m’en occupe plus qui est au creux des plus hautes
fortunes. Kant s’en occupe tout le temps. Du kantisme. Ce n’est pas la manière de réussir dans
le monde. Les vers les plus beaux ne sont pas ceux dont on s’est occupé tout le temps. Ce
sont ceux qui sont venus tout seuls. C’est-à-dire, en définitive, ceux qui ont été abandonnés. A
la fortune. »
De là viennent tant de manques, (car les manques eux-mêmes sont causés et viennent), de
là viennent tant de manques que nous constatons dans l’efficacité de la grâce, et que
remportant des victoires inespérées dans l’âme des plus grands pécheurs elle reste souvent
inopérante auprès des plus honnêtes gens, sur les plus honnêtes gens. C’est que précisément
les plus honnêtes gens, ou simplement les honnêtes gens, ou enfin ceux qu’on nomme tels, et
qui aiment à se nommer tels, n’ont point de défauts eux-mêmes dans l’armure. Ils ne sont pas
blessés. Leur peau de morale constamment intacte leur fait un cuir et une cuirasse sans faute.
Ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure, une inoubliable détresse,
un regret invincible, un point de suture éternellement mal joint, une mortelle inquiétude, une
invisible arrière-anxiété, une amertume secrète, un effondrement perpétuellement masqué,
une cicatrice éternellement mal fermée. Ils ne présentent point cette entrée à la grâce qu’est
essentiellement le péché. Parce qu’ils ne sont pas blessés, ils ne sont plus vulnérables. Parce
qu’ils ne manquent de rien on ne leur apporte rien. Parce qu’ils ne manquent de rien on ne
leur apporte pas ce qui est tout. La charité même de Dieu ne panse point celui n’a pas des
plaies. C’est parce qu’un homme était par terre que le Samaritain le ramassa. C’est parce que
la face de Jésus était sale que Véronique l’essuya d’un mouchoir. Or celui qui n’est pas tombé
ne sera jamais ramassé; et celui qui n’est pas sale ne sera pas essuyé.
Les « honnêtes gens » ne mouillent pas à la grâce.
C’est une question de physique moléculaire et globulaire. Ce qu’on nomme la morale est
un enduit qui rend l’homme imperméable à la grâce. De là vient que la grâce agit dans les plus
grands criminels et relève les plus misérables pécheurs. C’est qu’elle a commencé par les
pénétrer, par pouvoir les pénétrer. Et de là vient que les êtres qui nous sont les plus chers, s’ils
sont malheureusement enduits de morale, sont inattaquables à la grâce, inentamables. C’est
qu’elle commence par ne pas pouvoir les pénétrer à l’épiderme.
Ils sont impénétrables, en tout, absolument, parce qu’ils sont enduits, parce qu’ils ne
mouillent pas à l’épiderme, parce qu’ils sont impénétrables à l’origine de mouillature, à la
surface de mouillature qui est l’origine et la surface de pénétration. »
A propos des kantiens, Péguy écrit aussi : « hommes singuliers; ils travaillaient beaucoup;
autant, et plus, ou moins, que tous autres, selon qu’on veut l’entendre; mais ils ne travaillaient
pas pour l’œuvre et la fécondité, pour le livre et pour le pain, comme la mère nature et comme
les naturels hommes; comme la bonne et la mauvaise mère nature, comme les bons et les
mauvais hommes naturels; ils ne travaillaient pas pour le résultat du travail, pour faire ce que
l’on fait, comme nous autres pauvres artisans; ils travaillaient pour l’exercice et la vertu du
travail même, pour le mérite et pour l’obligation; ils ne pensaient que de vertu, de mérite, et
de valeur propre; ils ne rêvaient que de mérite individuel et d’épreuve, au lieu de rêver comme
nous de la fin de la tâche et de l’accomplissement du travail accompli; singuliers hommes, et
vraiment que l’on ne pouvait aimer; ils ne connaissaient point le repos du soir, qui n’est pas
refusé aux serruriers les plus simples; ils ignoraient la plénitude de la journée faite et de la
journée satisfaite, et de se coucher, tranquilles et harassés, dans un bon lit ; ces malheureux
ignoraient le contentement, le simple contentement du cœur et des bras, le contentement et la
réjouissance des mains, tout le bonheur, tout ce qui fait le bonheur et la joie du bon ouvrier,
des simples ouvriers; manger une bonne soupe, fumante sous l’écheveau des clartés de la
lampe familiale, assis à la table commune ronde, légèrement ovale, en face de sa simple
femme humaine, entre la poussée des enfants magnifiques : voilà ce qu’ils ne connurent
jamais, célibataires comme leurs maîtres, qui étaient eux-mêmes célibataires comme leurs
maîtres, et ne se permettent que quelques rares neveux ; voilà ce qu’ils ne connurent jamais. »
QUELQUES REMARQUES.
Il y a des phrases que l’on prononce presque distraitement comme si elles vivaient d’une vie
désincarnée, comme si elles brillaient d’une vérité sans chair, sans père. Je crois bien que
c’est ainsi que j’ai souvent maltraité la petite formule de Péguy : « le kantisme a les mains
pures mais il n’a pas de mains ». J’avoue, à ma grande confusion, n’avoir jamais pris la peine
de faire lire à mes élèves le texte d’où est extrait ce célèbre propos. Et pourtant, ô combien il
mérite d’être lu !
D’abord par la force inimitable d’une prose qui ne ressemble qu’à elle-même. Cette
manière bien à elle d’enfoncer le clou, d’attaquer aux tripes et d’ouvrir un gouffre au cœur de
monuments trop bien construits (ici l’architectonique kantienne), trop imperméables aux
intempéries pour avoir un point d’ancrage dans le réel. Le génie ne protège pas du goût des
abstractions et quand ce génie est celui d’un être bien au chaud dans ses constructions
mentales, on atteint des sommets dans l’art d’évacuer les réalités au profit des chimères
intellectuelles.
D’où la violence de cette critique du kantisme mis en cause sur plusieurs fronts dès la
première ligne.
Car les mains pures ne s’opposent pas seulement aux mains calleuses et noueuses, elles
s’opposent aussi aux mains pécheresses.
Et ces mains calleuses, noueuses, pécheresses, ce sont les mains humaines réelles, les
mains concrètes de l’humanité vivante aux prises avec les problèmes concrets de l’existence.
La résistance des choses, l’ambiguïté des situations, l’emprise des passions, la dépendance
d’autrui, la singularité du sol natal et le souci de se dévouer ici et maintenant à la protection
de ceux dont on est responsable. Les mains humaines réelles ont une chair destituant de
toute souveraineté, de toute capacité de faire « comme si » on pouvait commencer une action
n’ayant pas d’autre causalité qu’une liberté nouménale. C’est dire que ce ne sont pas les
mains abstraites du sujet transcendantal soucieux de préserver l’intention morale de toute
contamination avec le texte du monde, d’agir par pur respect de la loi, non pour le bonheur de
la réussite de l’œuvre et d’ériger la maxime de son action en loi universelle.
Exit le rigorisme et le formalisme kantien [2] ! Comme s’il nous était donné d’habiter la
république des volontés libres et raisonnables ! Comme si notre condition était celle d’un être
souverain et acosmique ! Comme si nous étions des anges et pas des pécheurs, pécheurs
même des fautes que nous n’avons pas commises, en peine d’un salut que nous ne pouvons
pas attendre que de nous-mêmes. Des êtres donc qui manquent. Qui manquent, par exemple, à
la pérennité de l’amitié et se blessent en blessant l’ami cher par une fatalité qu’ignorent les
chantres de la raison pure. Pour ceux-là les mots ne sont pas chargés d’une histoire
familiale et sociale, ils ne bruissent pas d’un sol affectant leur sens, et on ne peut pas d’un
coeur amical trahir l’amitié. Voilà pourquoi, l’ami cher, l’ami blessé, Daniel Halévy est
interpellé en ces termes : « Je compte, Halévy, que vous ne réglerez point ces débats par les
méthodes kantiennes, par la philosophie kantienne, par la morale kantienne.».
Dans le ciel de Kant, dans le monde suprasensible, les mots prononcés par Péguy dans
Notre jeunesse à l’endroit de Daniel Halévy peuvent avoir un sens blessant mais sur la terre,
ils doivent être entendus autrement, et Péguy implore Halévy de leur restituer leur innocence
morale, leur densité paysanne, leur origine terrienne.
Nous ne sommes pas des anges, Halévy, mais des êtres bien campés sur la terre et celle-ci
n’en finit pas de nous jouer des tours et de nous faire des obligations. Je ne développerai pas
davantage le contexte de malentendu, de souffrances de part et d’autre à propos duquel Péguy
ciselle cette formule percutante : « le kantisme a les mains pures mais il n’a pas de mains ».
D’autre part l’abime séparant l’homme du péché (mains pécheresses), des tentations
inavouables, ouvert par sa faiblesse même à l’action de la grâce, du sujet kantien que son
autonomie morale ferme à toute possibilité d’un véritable salut.
Je n’ai jamais fait justice à Péguy de la profondeur de ce qu’il dit par là. Trop poète, trop
complexe, trop polémique pour faire l’objet d’un cours en classe de philosophie au lycée. Il
faudrait ne pas être ligoté par le programme, ne pas manquer de temps. Mais enfin, je pense à
la révolte qui serait la sienne de se savoir traité avec tant de désinvolture. N’écrivait-il pas :
« En vérité je vous le dis, moi l’histoire : c’est vraiment un scandale ; et c’est donc un
mystère ; et c’est vraiment le plus grand mystère de la création temporelle : Que les (plus
grandes) œuvres du génie soient ainsi livrées aux bêtes (à nous messieurs et chers
concitoyens) ; que pour leur éternité temporelle elles soient ainsi perpétuellement remises,
tombées, permises, livrées, abandonnées en de telles mains, en de si pauvres mains : les nôtres
[…] Il est effrayant, mon ami, de penser que nous avons toute licence, que nous avons ce droit
exorbitant, que nous avons le droit de faire une mauvaise lecture d’Homère, de découronner
une œuvre de génie, que la plus grande œuvre du plus grand génie est livrée en nos mains,
non pas inerte mais vivante comme un petit lapin de garenne. Et surtout que la laissant tomber
de nos mains, de ces inertes mains, nous pouvons par l’oubli lui administrer la mort. Quel
risque effroyable, mon ami, quelle aventure effroyable, et surtout quelle effrayante
responsabilité. » Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, (juillet 1913) La Pléiade, t. III, p.
1013.1015.
Il permet de bien comprendre que Péguy reproche aux kantiens ce qu’il reproche à «tous les
fondés de pouvoir de l’éternel » :
« il reproche aux catholiques de son temps ou plus précisément aux clercs, aux «fondés de
pouvoir de l’éternel », d’avoir commis une «faute de mystique *1» en méprisant le temporel
et en délaissant la création. Pourquoi une faute de mystique? Parce que ce qui définit
l’opération mystique ce n’est pas, comme il est dit communément, l’immédiateté du contact
avec le ciel, c’est le fait, pour l’âme, de garder les pieds sur terre. Et homo factus est: Jésus ne
s’est pas retiré du monde, il y est entré, il s’y est aventuré, il a assumé «loyalement et sans
tricherie » tous les prédicats, toutes les limitations de la condition humaine. «Jésus même a été
charnel, Jésus a été un martyr, un juste et un saint, non un ange *2» À jouer la règle contre le
siècle, à destituer l’ici-bas, à perpétuer le dualisme métaphysique de la chair et de l’esprit, les
clercs modernes nient, au lieu de le méditer, le mystère de l’Incarnation, c’est-à-dire de
l’inscription du spirituel dans le charnel. Ils prennent, tel est leur contresens et telle est leur
impiété, le plus grand des saints pour le premier des anges. Ce qui conduit ces dévots à
séparer la dévotion du dévouement, et à ériger en modèle la désincarnation plutôt que le
désintéressement et le détachement du monde pour l’amour de Dieu plutôt que le détachement
de soi pour l’amour du monde.
On le voit: quand Péguy parle de mystique, il ne prend pas le parti de la foi contre les
œuvres, ni de la morale de conviction et de sa pureté de cœur contre le souci d’efficience
inhérent à la morale de responsabilité. Il défend la responsabilité pour le monde face à la
double tentation du carriérisme et de l’angélisme, du pur intérêt et de la pure spiritualité.
Assurément nous ne pouvons plus idéaliser le père de famille avec la même évidence et le
même aplomb que Péguy, car entre lui et nous il y a eu Himmler qui n’était ni un bohème
comme le fut Goebbels, ni un criminel sexuel comme Streicher, ni un fanatique perverti
comme Hitler, ni encore un aventurier comme Göring, mais précisément «un bon père de
famille fidèle à sa femme et soucieux d’assurer un avenir convenable à ses enfants*8 ». Plus
généralement, nous savons aujourd’hui que les machines totalitaires ont trouvé leurs
exécutants les plus dociles chez ces bourgeois respectables et rangés qui assouvissaient sur les
proches leur amour du prochain et qui n’éprouvaient depuis longtemps de scrupule ou de
responsabilité qu’à l’endroit du cercle familial. Tout à la beauté de son paradoxe et aux
difficultés de sa situation personnelle, Péguy a célébré la sortie du quant-à-soi par le père de
famille sans s’interroger sur les redoutables potentialités du quant-à-nous domestique. Il n’a
pas pensé la contradiction entre le souci bourgeois des siens et le souci civique du monde. Il
n’a pas vu, comme le dit Hannah Arendt, « le grand criminel » qui dormait dans le grand
aventurier du monde moderne. Il n’a pas vu, et en même temps, avec le concept d’otage, il a
lui-même donné la clé de ce phénomène. »
*3 : Ibid. p.656.
*4 : Ibid. p.656.
*5 : Ibid. p.656.
*6 : Ibid. p.662.
*7 : Ibid. p.658.
Autour de ce Sujet :
Nous aimons la compagnie des personnes dont on dit qu’elles ont du jugement. Tout se
passe comme si la justesse de leur appréciation, en politique, en art ou dans un autre domaine
donnait une visibilité à la qualité de leur esprit. Elles nous semblent avoir du bon sens ou
selon l’expression familière de la « jugeote ». Les Grecs en faisaient une dimension de la
vertu. Le héros homérique n’est pas seulement celui qui se distingue par de glorieux exploits
mais aussi celui que l’on célèbre pour ses paroles ou conseils avisés. C’est dire que la
rectitude du jugement n’est pas la chose du monde la mieux partagée. La question est de
savoir pourquoi.
Est-ce, comme le veut Descartes, [1] le signe que la volonté ne doit pas prendre position sur
quoi que ce soit avant que l’entendement n’ait fait la lumière? La solution aux erreurs de
jugement serait donc dans la méthode [2] (éviter la précipitation et la prévention. Ne rien
recevoir pour vrai qui ne soit évident) et dans l’effort de connaître. Mais alors les savants
devraient être des hommes de bon jugement. Le médecin, fort de tous les savoirs qu’il a
acquis au cours d’une dizaine d’années d’étude, le juriste armé de son érudition juridique, le
spécialiste d’une science devraient être des hommes de jugement. Or il s’en faut de beaucoup
qu’il en soit ainsi.
Voilà pourquoi les analyses de Kant sur la faculté de juger me semblent très éclairantes.
Dans les maximes du sens commun [3], il autonomise cette faculté par rapport à
l’entendement et à la raison. Il lie son exercice à la mentalité élargie ou à la présupposition
d’un sens commun, et dans Théorie et pratique, il fait d’elle le moyen terme assurant l’unité
synthétique de la théorie et de l’expérience, de la théorie et de la pratique. « Il est clair
qu’entre la théorie et la pratique, il faut encore un intermédiaire formant le lien et le passage
de l’une à l’autre, si complète que puisse être la théorie; car au concept d’entendement, qui
contient la règle, doit s’ajouter un acte de la faculté de juger permettant au praticien de
décider si le cas tombe sous la règle ou non; et comme on ne peut proposer toujours à
nouveau à la faculté de juger des règles qui lui servent à diriger la subsomption (car cela irait
à l’infini), on conçoit qu’il puisse exister des théoriciens qui ne peuvent jamais devenir
praticiens de leur vie parce que le jugement leur fait défaut : par exemple des médecins ou des
juristes, qui ont fait de bonnes études, mais qui ne savent pas comment ils doivent s’y prendre
lorsqu’ils ont un conseil à donner ».
« L’entendement n’a été défini plus haut que négativement : un pouvoir de connaître non
sensible. Or, nous ne pouvons, indépendamment de la sensibilité, participer à aucune
intuition. L’entendement n’est donc pas un pouvoir d’intuition. Mais, en dehors de l’intuition,
il n’y a pas d’autre manière de connaître que par concepts. Donc la connaissance de tout
entendement, pour le moins de l’entendement humain, est une connaissance par concepts, non
intuitive, mais discursive. Toutes les intuitions, en tant que sensibles, reposent sur des
affections, et les concepts, par conséquent, sur des fonctions. Or, j’entends par fonction l’unité
de l’acte qui range diverses représentations sous une représentation commune. Les concepts
reposent donc sur la spontanéité de la pensée, comme les intuitions sensibles, sur la
réceptivité des impressions. Or, de ces concepts, l’entendement ne peut faire aucun autre
usage que de juger par leur moyen. Comme aucune représentation, sauf l’intuition seule, ne se
rapporte immédiatement à l’objet, un concept ne se rapporte donc jamais immédiatement à un
objet, mais à quelque autre représentation de cet objet (que ce soit une intuition ou même déjà
un concept). Le jugement est donc la connaissance médiate d’un objet, par conséquent la
représentation d’une représentation de cet objet. Dans tout jugement il y a un concept qui est
valable pour plusieurs concepts et qui parmi eux comprend aussi une représentation donnée,
laquelle enfin se rapporte immédiatement à l’objet. Ainsi, par exemple, dans ce jugement :
tous les corps sont divisibles, le concept du divisible s’applique à divers autres concepts parmi
lesquels il se rapporte surtout à celui de corps, celui-ci, à son tour, à certains phénomènes qui
se présentent à nous. Ainsi ces objets sont représentés indirectement par 1e concept de la
divisibilité. Tous les jugements sont, d’après cela, des fonctions de l’unité parmi nos
représentations, puisqu’à une représentation immédiate se substitue une représentation plus
élevée qui contient la première ainsi que plusieurs autres et qui sert à la connaissance de
l’objet, de sorte que beaucoup de connaissances possibles sont réunies en une seule. Mais
nous pouvons ramener à des jugements tous les actes de l’entendement, de telle sorte que
l’entendement en général peut être représenté comme un pouvoir de juger. En effet, d’après ce
qui a été dit plus haut, il est un pouvoir de penser. Or, penser, c’est connaître par concepts et
les concepts se rapportent, comme prédicats de jugements possibles, à quelque représentation
d’un objet encore indéterminé. Ainsi, le concept de corps signifie quelque chose, par exemple,
un métal, qui peut être connu par ce concept. Il n’est donc un concept qu’à la condition de
contenir d’autres représentations au moyen desquelles il peut se rapporter à des objets. Il est
donc le prédicat d’un jugement possible, par exemple de celui-ci : tout métal est un corps. On
trouvera donc toutes les fonctions de l’entendement, si on parvient à déterminer complètement
les fonctions de l’unité dans les jugements. »
« Si l’on définit l’entendement en général le pouvoir des règles, le jugement sera le pouvoir
de subsumer sous des règles, c’est-à-dire de décider si une chose est ou n’est pas soumise à
une règle donnée (casus datae legis). La logique générale ne renferme aucun précepte pour le
jugement et n’en peut pas renfermer. En effet, comme elle fait abstraction de tout contenu de
la connaissance, il ne lui reste qu’à exposer séparément d’une manière analytique la simple
forme des connaissances d’après les concepts, les jugements et raisonnements, et qu’à établir
ainsi les règles formelles de tout usage de l’entendement. Que si elle voulait montrer d’une
manière générale comment on doit subsumer sous ces règles, c’est-à-dire décider si quelque
chose y rentre ou non, elle ne le pourrait, à son tour, qu’au moyen d’une règle. Or, cette règle,
précisément parce qu’elle est une règle, exigerait une nouvelle éducation du jugement ; on
voit donc que si l’entendement est capable d’être instruit et armé par des règles, le jugement
est un don particulier qui ne peut pas du tout être appris, mais seulement exercé. Aussi le
jugement est-il la marque spécifique de ce qu’on nomme le bon sens (Mutterwitzes) et au
manque de quoi aucun enseignement ne peut suppléer ; car, bien qu’une école puisse
présenter à un entendement borné une provision de règles, et greffer, pour ainsi dire, sur lui
des connaissances étrangères, il faut que l’élève possède par lui-même le pouvoir de se servir
de ces règles exactement, et il n’y a pas de règle que l’on puisse lui prescrire à ce sujet et qui
soit capable de le garantir contre l’abus qu’il en peut faire quand un tel don naturel manque*.
C’est pourquoi un médecin, un juge ou un homme d’Etat peuvent avoir dans la tête beaucoup
de belles règles de pathologie, de jurisprudence ou de politique, à un degré capable de les
rendre de savants professeurs en ces matières, et pourtant se tromper facilement dans
l’application de ces règles, soit parce qu’ils manquent de jugement naturel, sans manquer
cependant d’entendement et que, s’ils voient bien le général in abstracto, ils sont incapables
de distinguer si un cas y est contenu in concreto, soit parce qu’ils n’ont pas été assez exercés à
ce jugement par des exemples et des affaires réelles. Aussi l’unique et grande utilité des
exemples est-elle qu’ils aiguisent le jugement. En effet, pour ce qui regarde l’exactitude et la
précision des vues de l’entendement, ils leur portent plutôt généralement quelque préjudice
parce qu’ils ne remplissent que rarement d’une manière adéquate la condition de la règle
(comme casus in terminis) et qu’ils affaiblissent en outre maintes fois la tension de
l’entendement nécessaire pour apercevoir dans toute leur suffisance les règles dans l’universel
et indépendamment des circonstances particulières de l’expérience, de sorte qu’on finit par
s’accoutumer à les employer plutôt comme des formules que comme des principes. Les
exemples sont donc les béquilles du jugement et celui-là ne saurait s’en passer à qui manque
ce don naturel. »
*Le manque de jugement est proprement ce que l’on appelle stupidité, et à ce vice il n’y a pas
de remède. Une tête obtuse ou bornée en laquelle il ne manque que le degré d’entendement
convenable et de concepts qui lui soient propres, peut fort bien arriver par l’instruction
jusqu’à l’érudition. Mais, comme alors, le plus souvent, ce défaut accompagne aussi l’autre, il
n’est pas rare de trouver des hommes très instruits qui laissent incessamment apercevoir dans
l’usage qu’ils font de leur science ce vice irrémédiable.
Eclaircissements.
Pourquoi faut-il que la fonction essentielle de l’entendement soit aussi la plus difficile ? Car
il est juste de dire que le jugement est la fonction essentielle de l’esprit. Dès que nous
pensons, dès que nous parlons, nous jugeons, et il faut comprendre par là que nous
soumettons le réel à la législation de l’esprit. De fait, en vertu du pouvoir qui lui est propre,
l’entendement unifie le divers sensible en lui appliquant ses concepts qu’il s’agisse de ses
concepts purs ou a priori tels que la causalité, la substance, l’unité, la pluralité, ou de ses
concepts empiriques. Construits à partir de l’expérience, (a posteriori), ces derniers résument
les divers jugements précisant leur compréhension et leur extension. (A l’exception des
noms propres tous les mots du langage sont des concepts. Cf. La définition kantienne du
concept dans la Critique de la raison pure, Puf, p. 152).
C’est dire que le concept n’est pas l’objet d’une intuition. Il repose sur une activité, une
fonction, écrit Kant et il précise qu’il faut entendre par là : « l’unité de l’acte qui range
diverses représentations sous une représentation commune ». Et de ces concepts
« l’entendement ne peut faire aucun autre usage que de juger par leur moyen » (Kant).
Voilà pourquoi l’entendement peut être indifféremment défini comme une spontanéité de
la connaissance par rapport à la réceptivité de la sensibilité, un pouvoir de penser ou de
former des concepts ou un pouvoir de juger. Ce que Kant synthétise dans l’expression :
l’entendement est un pouvoir des règles.
Il faut partir de cette définition pour bien saisir le remaniement que Kant opère de la théorie
du jugement. Jusqu’à lui, celui-ci est analysé comme acte prédicatif. Tout jugement est un
jugement « prédicatif » ou d’attribution consistant à attribuer à un sujet (S) un prédicat (p) par
l’intermédiaire du verbe être. (Ex : l’homme est un être mortel. Cette œuvre est belle. Cette loi
est juste etc.).
Kant substitue à l’idée d’attribution celle de subsomption. Avec cette notion, notre
philosophe place l’esprit dans une position de législateur mettant de l’ordre dans ses
représentations en appliquant les concepts ou les catégories générales de l’entendement aussi
bien aux intuitions sensibles qu’aux concepts eux-mêmes. Subsumer signifie en effet : faire
entrer le particulier sous le général ou l’universel ou le fait sous la loi.
Il n’y a pas de remède car il est impossible de définir la règle qu’il convient de respecter
pour faire une bonne application des règles de l’entendement. C’est impossible, d’une part
parce que la logique est la science des règles formelles du discours. Faisant abstraction des
contenus des propositions, elle ne peut prescrire un principe à une faculté ne mettant pas
seulement en jeu la forme des énoncés mais aussi la matière donnée par l’expérience. C’est
impossible d’autre part parce que si l’on pouvait définir une règle normant l’application des
règles de l’entendement, il faudrait à nouveau définir une règle normant l’application de la
règle d’application des règles et ainsi à l’infini.
En l’absence d’une règle définissable on ne peut donc pas apprendre à bien juger. Il y faut
une qualité d’esprit relevant du don plus que des apprentissages. Il y faut, au fond, du bon
sens, et tous les hommes ne brillent pas par cette aptitude à appliquer à bon escient les règles
de l’entendement. Néanmoins qu’on ne puisse pas apprendre à bien juger ne signifie pas que
le jugement ne puisse pas s’affermir par l’exercice.
Les hommes peuvent en effet se tromper dans l’application des règles aux cas concrets :
« Soit parce qu’ils manquent de jugement naturel, sans manquer cependant d’entendement
et que s’ils voient bien le général in abstracto, ils sont incapables de distinguer si un cas y est
contenu in concreto,
Soit parce qu’ils n’ont pas été assez exercés à ce jugement par des exemples et des affaires
réelles »
Kant cite le cas du médecin, du juriste, de l’homme d’Etat susceptibles d’être fort savants
dans leur connaissance respective tant qu’il s’agit de manier les représentations générales et
abstraites, autrement dit les concepts et les lois. En revanche dès qu’il s’agit d’en faire usage
sur des cas concrets, dans des situations réelles, leur manque de jugement témoigne que la
connaissance, fût-elle très pointue, ne suffit pas. Entre la théorie et l’expérience, il faut un
moyen terme et celui-ci est fourni par la faculté de juger.
D’où l’intérêt pour celle-ci de s’exercer sur des cas concrets. En ce sens, il y a une utilité
des exemples bien qu’il ne faille pas méconnaître leur danger. Ils n’illustrent jamais dans leur
pureté formelle la règle ou le concept et peuvent empêcher les esprits de saisir ceux-ci dans
leur précision et leur exactitude intellectuelle. Le risque est alors que les principes théoriques
dégénèrent en simples formules pragmatiques. Ce qui fait le lit de l’ignorance tout en étant
sans véritable gain pour la faculté de juger car nul ne sait mieux appliquer la règle que celui
qui en maîtrise la rigueur théorique. Mais pour celui qui manque de jugement naturel, les
exemples peuvent être comparés à « des béquilles du jugement ». La métaphore signifie que
comme la béquille est ce qui soutient le boiteux au défaut de sa jambe, la validité exemplaire
de certains cas concrets peut aider une faculté de juger défaillante en exhibant l’universel dans
le particulier. Elle fournit ainsi matière à aiguiser l’aptitude à penser le particulier sous
l’universel chez celui qui est en est singulièrement dépourvu.
« La faculté de juger en général est la faculté qui consiste à penser le particulier comme
compris sous <unter> l’universel. Si l’universel (la règle, le principe, la loi) est donné, alors la
faculté de juger qui subsume sous celui-ci le particulier est déterminante (il en est de même
lorsque, comme faculté de juger transcendantale elle indique a priori les conditions
conformément auxquelles seules il peut y avoir subsumption sous cet universel). Si seul le
particulier est donné, et si la faculté de juger doit trouver l’universel <qui lui correspond>,
elle est simplement réfléchissante.
La faculté de juger déterminante sous les lois universelles transcendantales, que donne
l’entendement, ne fait que subsumer; la loi lui est prescrite a priori et il ne lui est pas
nécessaire de penser pour elle-même à une loi pour pouvoir subordonner le particulier dans la
nature à l’universel. — Toutefois, il y a tant de formes diverses de la nature et pour ainsi dire
tant de modifications des concepts transcendantaux universels dans la nature, qui restent
indéterminées par les lois que l’entendement pur donne a priori, ces lois ne concernant que la
possibilité d’une nature (comme objet des sens), que pour cela aussi il doit y avoir des lois,
qui certes, comme lois empiriques, peuvent être contingentes au regard de notre entendement
<Verstandeseinsicht>., mais qui cependant, pour mériter d’être dites des lois (comme l’exige
aussi le concept d’une nature), doivent pouvoir être considérées comme nécessaires à partir
d’un principe d’unité du divers, encore que celui-ci nous soit inconnu. — La faculté de juger
réfléchissante qui se trouve obligée de remonter du particulier dans la nature jusqu’à
l’universel a donc besoin d’un principe, qu’elle ne peut emprunter à l’expérience précisément
parce qu’il doit fonder l’unité de tous les principes empiriques sous des principes également
empiriques, mais supérieurs et par suite la possibilité d’une subordination systématique de ces
principes les uns aux autres. La faculté de juger réfléchissante ne peut que se donner à elle-
même comme loi un tel principe transcendantal, sans pouvoir l’emprunter ailleurs (parce
qu’elle serait alors faculté de juger déterminante), ni le prescrire à la nature, puisque la
réflexion sur les lois de la nature se règle sur la nature et que celle-ci ne se règle pas sur les
conditions suivant lesquelles nous cherchons à en acquérir un concept tout à fait contingent
par rapport à elle.
Or ce principe ne peut être autre que le suivant : puisque les lois universelles de la nature
ont leur fondement dans notre entendement, qui les prescrit à la nature (il est vrai seulement
d’après son concept universel en tant que nature), les lois empiriques particulières,
relativement à ce qui demeure en elles d’indéterminé par les lois universelles, doivent être
considérées suivant une unité telle qu’un entendement (non le nôtre il est vrai) aurait pu la
donner au profit de notre faculté de connaître, afin de rendre possible un système de
l’expérience d’après des lois particulières de la nature. Ce n’est pas que l’on doive pour cela
admettre réellement un tel entendement (car c’est, en effet, à la faculté de juger réfléchissante
seulement que cette idée sert de principe pour réfléchir et non pour déterminer), mais au
contraire cette faculté, ce faisant, se donne une loi seulement à elle-même, et non à la nature.
La finalité de la nature est ainsi un concept particulier a priori, qui a son origine uniquement
dans la faculté de juger réfléchissante. On ne saurait, en effet, attribuer aux produits de la
nature une chose telle qu’une relation de la nature à des fins ; on ne peut faire usage de ce
concept que pour réfléchir sur la nature au point de vue de la liaison des phénomènes en celle-
ci, liaison donnée d’après des lois empiriques. Au demeurant ce concept est tout à fait distinct
de la finalité pratique (de l’art humain ou même des mœurs), bien qu’il soit pensé d’après
l’analogie avec celle-ci »
1. La conscience est essentielle au dévoilement de l’être mais inessentielle à son être. Sartre. [6]
2. Textes en vue de la dissertation: Peut-on tout pardonner? [7]
3. Textes à méditer en vue de la dissertation:Un être désirant peut-il se dispenser de se
préoccuper de sagesse? [8]
4. Peut-on rire de tout? [9]
5. Kant: la destination de l’être doté d’une raison et d’une main. [10]
Tolstoï est mort il y a cent ans, dans la petite gare d’Astapovo, le 20 novembre 1910. En
cette période de vœux, il me semble qu’inviter les lecteurs de ce blog à lire ou à relire ce
monument de la littérature mondiale est une manière de leur promettre une année exaltante en
compagnie de ce virtuose des joies et des tourments de la vie intérieure.
Pour l’heure, le hasard de mes lectures me conduit à mettre en perspective deux discours
radicalement antinomiques sur le droit pénal :
« La peine juridique (poena forensis), qui est distincte de la peine naturelle (poena
naturalis), par laquelle le vice se punit lui-même et à laquelle le législateur n’a point égard, ne
peut jamais être <considérée> simplement comme un moyen de réaliser un autre bien, soit
pour le criminel lui-même, soit pour la société civile, mais doit uniquement lui être infligée,
pour la seule raison qu’il a commis un crime; en effet l’homme ne peut jamais être traité
simplement comme un moyen pour les fins d’autrui et être confondu avec les objets du droit
réel; c’est contre quoi il est protégé par sa personnalité innée, bien qu’il puisse être condamné
à perdre la personnalité civile. Il doit préalablement être trouvé punissable, avant que l’on
songe à retirer de cette punition quelque utilité pour lui-même ou ses concitoyens. La loi
pénale est un impératif catégorique, et malheur à celui qui se glisse dans les anneaux
serpentins de l’eudémonisme pour trouver quelque chose qui, par l’avantage qu’il promet, le
délivrerait de la peine ou l’atténuerait, d’après la sentence pharisienne : « Mieux vaut la mort
d’un homme que la corruption de tout un peuple »; car si la justice disparaît, c’est chose sans
valeur que le fait que des hommes vivent sur la terre. »
« Mais quel est le mode et quel est le degré du châtiment que la justice publique doit adopter
comme principe et mesure? II n’en est point d’autre que le principe de l’égalité (figuré par la
position de l’aiguille dans la balance de la justice), et qui consiste à ne pas se pencher d’un
côté plus que de l’autre. Ainsi le mal immérité que tu infliges à un autre dans le peuple, tu le
fais à toi-même. Si tu l’outrages, c’est toi-même que tu outrages; si tu le voles, tu te voles toi-
même; si tu le frappes, tu te frappes toi-même; si tu le tues, tu te tues toi-même. Seule la loi
du talion (ius talionis), mais bien entendu à la barre du tribunal (et non dans un jugement
privé), peut fournir avec précision la qualité et la quantité de la peine; toutes les autres sont
chancelantes et ne peuvent, en raison des considérations étrangères qui s’y mêlent, s’accorder
avec la sentence de la pure et stricte justice. »
« Vraiment, il est impossible que la chose soit aussi simple », se disait Nekhlioudov, et
pourtant, si étrange que cela lui parût tout d’abord, étant habitué à penser le contraire, il avait
le sentiment que ces paroles apportaient la solution du problème en théorie comme en
pratique. Quant à l’éternelle question de la conduite à tenir avec les criminels, elle ne le
troublait plus désormais. Fallait-il donc les laisser impunis? L’interrogation aurait eu un sens
s’il avait été prouvé que le châtiment diminue la criminalité et amende les criminels. Mais
lorsque le contraire est démontré, lorsqu’il apparaît clairement qu’il n’est pas au pouvoir d’un
homme d’en amender un autre, alors, la seule attitude raisonnable est de renoncer à quelque
chose d’inutile, de nuisible même, d’immoral et de cruel enfin. « Pendant des siècles, vous
avez supplicié des hommes que vous prétendiez coupables. Eh bien, les avez-vous
exterminés? Loin de disparaître, ces criminels dégradés par la répression n’avaient fait que
multiplier en s’adjoignant d’autres criminels : geôliers, enquêteurs, procureurs, juges, qui
avaient siégé et qui les avaient condamnés. » Nekhlioudov comprenait maintenant que la
société et en général l’ordre social subsistent non pas grâce à ces criminels légaux qui siègent
et qui condamnent les autres hommes, mais parce que malgré tout et en dépit de cette
aberration les hommes gardent un peu d’amour et de pitié les uns pour les autres.
Espérant trouver dans ce même Évangile la confirmation de ses théories, Nekhlioudov se
remit à le lire depuis le commencement. Il reprit le Sermon sur la Montagne qui l’avait
toujours ému. Alors, pour la première fois, au lieu de belles pensées abstraites qui
recommandaient dans la plupart des cas une conduite extraordinaire et impossible à tenir, il
trouva des commandements d’une application simple, claire, pratique, qu’il suffisait de suivre
(et cela était fort aisé) pour instaurer une organisation de la société absolument nouvelle —
organisation qui non seulement ferait disparaître d’elle-même toute cette violence qui
indignait tant Nekhlioudov, mais encore permettrait à l’homme d’atteindre le Bien suprême,
le Royaume de Dieu sur la terre.
Dans le premier (Matth. V, 21-26), il était dit que non seulement l’homme ne doit pas tuer
son frère, mais même ne doit pas s’irriter contre lui comme il ne doit mépriser personne, le
considérer comme «raca » ; s’il se querelle avec quelqu’un, il doit se réconcilier avec lui avant
de présenter son offrande à Dieu, c’est-à-dire sa prière.
Dans le deuxième (Matth. V, 27-32), il était dit que non seulement l’homme ne doit pas
s’abandonner à la sensualité, mais qu’il doit fuir la beauté des femmes, et une fois uni à l’une
d’entre elles, ne jamais la tromper.
Dans le troisième (Matth. V, 33-37) il était dit que l’homme ne doit rien promettre par
serment.
Dans le quatrième (Matth. V, 38-48), il était dit que l’homme ne doit point rendre œil pour
œil, mais bien tendre la joue droite quand on l’a frappé sur la gauche, pardonner les offenses,
les supporter avec humilité et ne rien refuser de ce que les hommes exigent de lui.
Dans le cinquième (Matth. V, 43-48), il était dit que l’homme non seulement ne doit pas
haïr ses ennemis et les combattre, mais qu’il doit les aimer, les aider et les servir.
« Le droit de punir est le droit qu’a le chef, envers celui qui lui est soumis, de lui infliger
une peine en raison de son crime ». La définition du crime (Verbrechen) donnée par Kant se
réfère à la dichotomie du crime privé (crimen privatum) — comme l’abus de confiance ou la
fraude envers un particulier — et du crime public (crimen publicum) — comme, dit-il, le faux
monnayage, le vol ou la rapine. Pour classique qu’elle soit, cette dichotomie a d’abord, il faut
l’avouer, un caractère un peu insolite dans sa référence au droit romain par rapport auquel
Kant brouille les catégories. Pour la conscience moderne, elle paraît en outre, au premier
regard, traduire par sa formulation une conception rétrograde du «crime». Une conception
plus affinée du crime lui reconnaît toujours un caractère public dans la mesure où il affecte
l’ordre public en son ensemble. En vérité, Kant n’en disconviendrait pas et s’il reste tributaire
d’une distinction ancienne, sa pensée est ici résolument moderne. Ce qui importe selon lui,
c’est que, dans le cas du crime privé comme dans le cas du crime public, la loi publique ait été
transgressée et qu’en conséquence, il appartienne au pouvoir judiciaire, donc à l’Etat,
d’infliger une punition au coupable: le crime privé doit être déféré devant la justice civile; le
crime public, devant la justice criminelle. Ces deux instances judiciaires sont l’une et l’autre
habilitées à infliger une peine judiciaire (poena forensis) — laquelle ne se peut confondre
avec la peine morale (poena naturalis) que, seule, inflige la conscience et que ni le législateur
ni le juge n’ont à envisager. Le jugement implique que l’homme soit reconnu punissable; par
conséquent, la punition doit être infligée au coupable non pas comme moyen de réaliser le
bien du criminel ou de la société civile, mais pour la seule raison qu’il a commis un crime.
Pas un instant Kant n’envisage la possibilité d’une punition qui permette le rachat ou
l’amendement du coupable. «La loi pénale, dit-il, est un impératif catégorique»: malheur à
celui qui s’en remettrait à la doctrine du bonheur pour délivrer le coupable de la peine. Celle-
ci doit exprimer la justice sous sa forme rétributive, indépendamment de toute considération
eudémoniste ou philanthropique: le rigorisme du droit pénal ne doit connaître aucune
déviance; la justice cesse d’être une justice dès qu’elle se vend.
La loi du talion
Certes, dans les faits, il est impossible, reconnaît Kant, d’appliquer «à la lettre » la maxime
du talion. II y a des crimes qui ne permettent aucune réciprocité: les cas de viol, de pédérastie,
de bestialité ; en outre, l’argent et l’orgueil falsifient souvent les fautes commises: quand deux
conjurés ont fomenté un complot et que la sanction peut être ou la peine de mort ou le bagne,
l’homme d’honneur, assure Kant, choisit la mort, le coquin, le bagne… Mais, dans le
principe, il en va tout autrement car, «selon l’effet», le talion est toujours valable: il l’est en
tout cas infiniment plus que des excuses ou qu’une amende pour injure verbale, qu’une
détention pour coups et blessures, que les travaux forcés ou la maison de correction pour
attaque à main armée – car, alors, le châtiment n’a rien à voir avec l’offense ou le délit. Il est
dans l’ordre des choses que le meurtrier doive mourir: «il n’existe ici aucun succédané qui
puisse satisfaire la justice ». La mort doit être juridiquement infligée à quiconque a tué —
pourvu qu’elle soit exempte de tortures et de mauvais traitements. En principe et sauf
exceptions, aucune commutation de peine ne satisfera jamais la justice; d’ailleurs, prononcer
des peines arbitraires « est littéralement contraire au concept de justice pénale». L’égalité-
uniformité jus talionis qui veut l’égalité théoriquement rigoureuse entre le dommage résultant
de la faute et la peine infligée au coupable, est le masque impassible de la justice rétributive :
elle exprime «l’unique Idée a priori déterminante, en tant qu’elle est le principe du droit pénal
»— car il importe de ne pas confondre justice pénale (justitia punitiva) qui répond aux
exigences de la raison pure pratique, avec la prudence pénale, empirique et pragmatique. Dans
la topique des concepts de droit, la justice pénale est le lieu du juste (locus justi):la prudence
pénale ne correspond qu’à l’utile ou à l’honnête dans la mesure où ils sont « praticables».
C’est au nom de la justice pure, « conçue comme Idée du pouvoir judiciaire se réglant sur des
lois universelles fondées a priori » que meurtriers, tous autant qu’ils sont, qu’ils aient donné la
mort, qu’ils l’aient commandée ou qu’ils y aient coopéré, doivent, à leur tour, subir la mort.
La peine n’est pas répression ; elle est rétribution de la faute.
La position rigoriste et formaliste de Kant est en tout point en accord avec le ton général de
sa doctrine du droit et l’on comprend qu’elle ait suscité l’indignation de Hegel considérant
que la peine de mort, et plus généra1ement toute punition, est en contradiction avec l’idée des
droits inaliénables de la conscience (Cf. Principes de la philosophie du droit [1], § 96 à 99). Il
est possible que Kant, qui condamne catégoriquement la torture et qui, comme nous le verrons
à propos du droit de grâce, envisage la possibilité pour le souverain (en cas de lèse-majesté
seulement, il est vrai) de remplacer la peine de mort par la déportation, le bannissement ou
l’exil, ait mesuré l’austérité extrême de sa thèse. C’est pourquoi on ne saurait mettre entre
parenthèses le caractère polémique qui fait d’elle une réponse cinglante à « la sensiblerie
sympathisante » (compassibilitas) dont Beccaria fait étalage dans son Traité des délits et des
peines. »
« L’Evangile, dont nous considérons chaque mot comme sacré, nous dit clairement et sans
détour : vous avez eu une loi pénale, dent pour dent, et moi, je vous en donne une autre : ne
résistez pas au méchant ; suivez tous ce commandement : ne répondez pas au mal par le mal,
mais faites toujours le bien pour tous, pardonnez tout le monde.
Et plus loin, il est dit sans ambages: ne jugez pas. Et afin que soit évité tout malentendu
concernant ces paroles, il est ajouté : ne condamnez pas à des châtiments dans des tribunaux.
(…)
A présent, j’avais compris ce que le Christ disait dans sa maxime: « Vous avez appris qu’il
est dit: œil pour œil, dent pour dent. Et moi, je vous dis: ne résistez pas au méchant,
supportez-le. » Le Christ dit : vous avez appris, vous vous êtes habitués à considérer qu’il est
bon et raisonnable de se défendre contre le mal par la force et d’arracher un œil pour venger
un œil arraché, d’instituer des tribunaux, une police, une armée, de résister à l’ennemi; et moi,
je vous dis: ne commettez point de violence, ne participez pas à la violence, ne faites de mal à
personne, même à ceux que vous considérez comme vos ennemis.
(…)
Chose étonnante! Ces derniers temps, j’ai souvent eu l’occasion de m’entretenir avec
différentes personnes au sujet de cette loi du Christ, de la non résistance au méchant. Il m’est
arrivé, quoique rarement, de rencontrer des gens qui m’ont donné raison. Mais il existe deux
catégories de gens qui n’admettent jamais, ne serait-ce que dans le principe, l’interprétation
littérale de cette loi, affirmant avec acharnement qu’il est juste de s’opposer au méchant. Ces
gens appartiennent à deux pôles opposés: il y a parmi eux des chrétiens patriotes et
conservateurs qui reconnaissent leur Eglise pour la seule vraie, et des révolutionnaires athées.
Ni les uns ni les autres ne veulent renoncer au droit de combattre par la violence ce qu’ils
considèrent comme un mal. Et même les plus intelligents, les plus savants d’entre eux
refusent de voir cette vérité simple, évidente que si l’on admet qu’un homme peut s’opposer
par la violence à ce qu’il considère comme un mal, un autre peut tout aussi bien combattre par
la violence ce que ce dernier considère, lui, comme un mal.
J’ai eu récemment entre les mains la correspondance d’un slavophile orthodoxe avec un
chrétien révolutionnaire, très instructive à cet égard. Le premier défendait la violence de la
guerre au nom de ses frères slaves opprimés, l’autre la violence de la révolution au nom de ses
frères opprimés, les moujiks russes. Tous les deux, ils demandaient de la violence, tous les
deux ils se réclamaient du Christ.
Nous avons organisé notre vie sur les principes que le Christ récuse, nous ne voulons pas
comprendre son enseignement dans sa signification évidente et simple, nous nous persuadons
nous-mêmes, et nous persuadons les autres que nous confessons bel et bien sa doctrine, ou
bien que celle-ci ne nous convient pas. (…)
Le Christ dit clairement et simplement : la loi qui consiste à combattre la violence par la
violence, cette loi dont vous avez fait un fondement de votre vie est fausse et antinaturelle; et
il donne un fondement nouveau: celui de la non-violence qui, selon son enseignement, est le
seul capable de délivrer l’humanité du mal. Il dit: vous pensez que vos lois de violence
corrigent le mal : elles ne font que l’accroître. Durant des milliers d’années, vous avez tenté
de combattre le mal par le mal, et vous n’y êtes pas parvenus, vous n’avez fait que l’accroître.
Faites ce que je vous dis, et vous verrez si c’est vrai.
Et il ne fait pas que le dire, il accomplit lui-même son commandement de non-violence par
toute sa vie et par sa mort.
(…)
Nous savons parfaitement que la doctrine du Christ a toujours visé, et continue à le faire,
tous les égarements des hommes, tous ces « tohu* », ces idoles creuses que nous avons cru
pouvoir extraire de la série des égarements en les appelant « Eglise », « Etat », « culture «, «
science », « art », «civilisation ». Or c’est elles que le Christ fustige, sans justifier aucun de
ces «tohu* ».
Non seulement le Christ, mais tous les prophètes juifs, et saint Jean Baptiste, et tous les
vrais sages de ce monde ont considéré Eglise, Etat, culture et civilisation comme un mal qui
causerait la perte des hommes.
Imaginons qu’un bâtisseur dise à un propriétaire de maison : votre maison est mal faite, il
faut la refaire entièrement. Et qu’ensuite, il donne des détails au sujet des poutres qu’il faudra
abattre et de l’endroit où il compte les déposer. Le propriétaire préfère ne pas entendre que sa
maison est mal bâtie, mais il écoute avec un feint respect les paroles du bâtisseur concernant
les dispositions et les arrangements futurs de sa maison. Il est clair que tous les conseils de ce
bâtisseur lui paraîtront inutilisables et qu’un homme qui ne respecte pas ce bâtisseur pourra
tout simplement les considérer comme stupides. C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui
par rapport à l’enseignement du Christ.
Je donne cette comparaison, car je n’en ai pas trouvé de meilleure. Et je me suis rappelé que
le Christ, en enseignant sa doctrine, avait utilisé cette même comparaison. Il avait dit: Je
détruirai votre temple, et en trois jours, j’en édifierai un nouveau. Et c’est à cause de cela
qu’on l’a crucifié, Et c’est à cause de cela que l’on continue aujourd’hui à crucifier son
enseignement.
Le minimum que l’on puisse demander à ceux qui jugent l’enseignement d’un maître est
qu’ils le considèrent d’un même point de vue que le maître lui-même. Or, le Christ
comprenait sa doctrine non pas comme un lointain idéal de l’humanité, dont
l’accomplissement est impossible, ni comme la fantaisie poétique d’un rêveur séduisant les
habitants naïfs de La Galilée. Il comprenait sa doctrine comme une cause capable de sauver
l’humanité. Et sur sa croix, il n’a pas rêvé, il a crié et il est mort pour sa doctrine, et bien
d’autres sont morts et mourront encore de cette manière. On ne peut pas qualifier de rêve
pareil enseignement.
Mais il suffit d’abandonner un seul instant l’idée que l’organisation existante, mise en place
par des hommes, est la meilleure, qu’elle est sacrée, pour que l’objection selon laquelle le
christianisme est contraire à la nature des hommes se retourne contre ceux qui l’avancent. Qui
pourrait nier le fait que non seulement tourmenter ou tuer un homme, mais même tourmenter
un chien, tuer une poule ou un veau est contraire et pénible à la nature de l’homme? (Je
connais des gens qui, devenus agriculteurs, ont cessé de manger de la viande uniquement
parce qu’ils devaient tuer eux-mêmes les animaux.) Cependant, toute l’organisation de notre
vie est telle que l’on ne peut acquérir aucun bien personnel autrement que par la souffrance
des autres, ce qui est contraire à la nature de l’homme. Cette organisation et tout le
mécanisme complexe de nos institutions qui ont pour but la violence montrent que celle-ci est
contraire à la nature de l’homme. Aucun juge n’osera étrangler avec une corde celui qu’il a
condamné à la mort. Aucun gradé n’osera arracher lui-même un moujik à sa famille en pleurs
pour le jeter en prison. N’était la discipline, le serment et la guerre, aucun général ni soldat ne
tuerait non seulement une centaine de Turcs ou d’Allemands, ni ne pillerait leurs villages,
mais ils n’oseraient blesser un seul homme. Tout cela se produit uniquement par le biais de
cette complexe machine de l’Etat et de la société dont la tâche est de fractionner la
responsabilité des exactions commises de manière à ce que personne ne sente le caractère
antinaturel de ces actes. Les uns écrivent les lois; les autres les appliquent; les troisièmes
dressent les gens afin de leur inculquer des habitudes de discipline, c’est-à-dire une
obéissance absurde et aveugle; les quatrièmes — ces hommes dressés justement —
commettent toutes sortes de violences, allant jusqu’à tuer sans savoir pourquoi ni au nom de
quoi. Mais il suffirait à l’homme de se libérer mentalement, ne serait-ce qu’un instant, de ce
filet qu’est l’organisation du monde, filet dans lequel il s’est empêtré, pour comprendre ce qui
est antinaturel pour lui.
Cessons seulement d’affirmer que le mal habituel qui nous profite est une vérité divine
immuable, et il apparaîtra clairement si ce qui est naturel et propre à l’homme est la violence
ou la loi du Christ. Est-il naturel de savoir que ma tranquillité et ma sécurité, ainsi que celle
de ma famille, et toutes mes joies et mes amusements sont achetés au prix de l’indigence, de
la débauche et de la souffrance de millions d’hommes, de gibets que l’on voit chaque année,
des tourments de centaines de milliers de prisonniers et d’un million de soldats arrachés à
leurs familles et abrutis par la discipline, d’agents de ville et de policiers qui protègent mes
distractions par des fusils braqués sur des hommes affamés; d’acheter chaque morceau de
gâteau que je mets dans ma bouche ou dans celle de mes enfants au prix des souffrances de
l’humanité, indispensables pour que je puisse me procurer ces douceurs; n’est-il pas au
contraire naturel de savoir qu’un morceau m’appartient quand personne d’autre n’en a besoin
et que personne ne souffre pour cela?
Il suffit de comprendre une fois pour toutes qu’étant donné l’organisation de notre vie,
chaque instant de joie, chaque minute de tranquillité sont acquis au prix des privations et des
souffrances de milliers de gens que l’on contraint par la violence; il suffit de comprendre cela
une seule fois pour voir ce qui est propre à la nature entière de l’homme, pas seulement à sa
nature animale, mais aussi à sa nature raisonnable; il suffit de comprendre la loi du Christ
dans sa totalité, avec toutes ses conséquences, pour voir que ce n’est pas l’enseignement du
Christ qui s’oppose à la nature de l’homme, mais qu’au contraire, cet enseignement tout entier
consiste à rejeter la doctrine inconsistante de la résistance au mal, contraire, elle, à la nature
de l’homme, et qui fait son malheur.
Il suffit de comprendre l’enseignement du Christ pour voir que le monde, non pas celui qui
fut donné par Dieu pour la joie de l’homme, mais celui qui fut institué par les hommes pour
leur propre perte, est un rêve, un rêve des plus absurdes, terrifiants, le délire d’un fou dont il
suffit de se réveiller une fois pour ne plus jamais replonger dans ce cauchemar. »
Tolstoï, Quelle est ma foi ? dans Confession. Traduction Luba Jurgenson, Pygmalion,
Gérard Watelet, 1998, p 159 à 167.
* Note de la traductrice. « Tohu est le mot que l’on trouve dans le second verset du premier
chapitre de la Genèse qui décrit l’état de la terre avant la création du monde: ce terme
recouvre une idée de vide souvent associé au chaos, un principe contraire à la création ».
Autour de ce Sujet :
Thèse : Non, répond Kant. « Quand quelqu’un ne trouve pas beau un édifice, un paysage, un
poème, il ne se laisse pas imposer intérieurement l’assentiment par cent voix, qui toutes les
célèbrent hautement ». Le jugement de goût est absolument singulier. D’où notre étonnement.
Comment peut-on à la fois universaliser son expérience et ne pas fonder cette prétention sur
un accord intersubjectif effectif ?
Pour bien pointer la spécificité du jugement esthétique, Kant le met en perspective avec le
jugement de connaissance.
Thèse : A l’évidence non. Et pourtant même l’expérience esthétique atteste que l’homme se
sent inscrit dans une communauté humaine dont les accords intersubjectifs sont
implicitement pris en considération pour s’assurer de sa propre humanité. Deux indications
le suggèrent :
1) La première révèle une grande finesse psychologique. Kant fait remarquer que lorsqu’il y
a désaccord manifeste entre le jugement d’une personne et le jugement des autres, celle-ci
peut éprouver de la gêne à exprimer son appréciation. Tout se passe comme si elle redoutait
d’être exclue d’une communauté de goût, comme si elle avait peur « d’être considérée
comme dépourvue de goût ». D’où la tentation, chez certains, de faire semblant de
partager le goût commun afin de ne pas se singulariser négativement. Les études de
Bourdieu confirment cette observation : les gens interrogés sur les œuvres qu’ils trouvent
belles répondent moins en fonction de leur expérience que de ce qu’ils supposent être le goût
de ceux qui les interrogent afin de ne pas apparaître comme des gens dénués de goût. Mais là
où Bourdieu ne voit que les effets de domination du goût d’une classe privilégiée ou des
distinctions sociales, Kant déchiffre la condition transcendantale du jugement de goût.
Celui-ci suppose le principe d’un sens commun esthétique, il implique l’exigence d’un
assentiment universel. Si ce n’était pas le cas on ne dirait pas : « c’est beau ». On se
contenterait de dire : « cela me plaît » ou « c’est agréable ».
« Lorsqu’il s’agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu’il fonde
sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme d’un objet qu’il lui plaît, soit
restreint à sa seule personne. Aussi bien disant : « Le vin des Canaries est agréable », il
admettra volontiers qu’un autre corrige l’expression et lui rappelle qu’il doit dire : cela m’est
agréable […] Ce serait folie que de discuter à ce propos, afin de trouver erroné le jugement
d’autrui qui diffère du nôtre, comme s’il lui était logiquement opposé ; le principe : « à
chacun son goût » (s’agissant des sens) est un principe valable pour ce qui est agréable. Il en
va tout autrement du beau. Il serait (tout juste à l’inverse) ridicule que quelqu’un, s’imaginant
avoir du goût, songe à en faire preuve en déclarant : cet objet (l’édifice que nous voyons, le
vêtement que porte celui-ci, le concert que nous entendons, le poème que l’on soumet à notre
appréciation) est beau pour moi. Car il ne doit pas appeler beau ce qui ne plaît qu’à lui.
Beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme et de l’agrément, personne ne s’en
soucie ; toutefois lorsqu’il dit qu’une chose est belle, il attribue aux autres la même
satisfaction ; il ne juge pas seulement pour lui, mais pour autrui et il parle alors de la beauté
comme si elle était une propriété des choses » Critique de la faculté de juger, [1]§ 7.
Il s’ensuit que si les hommes ont une réticence à assumer la singularité du jugement de
goût, au point de faire preuve d’hypocrisie parfois, c’est qu’ils considèrent que l’affirmation :
« c’est beau » ne peut pas valoir pour un seul. Ce qui ne vaut que pour un seul ne vaut rien.
En matière de beau : « à chacun son goût » signifierait que le goût n’existe pas. Il ne faut
donc pas confondre le jugement qui dit le beau et celui qui dit l’agréable. Un jugement
portant sur le beau qui ne prétendrait pas à l’assentiment de tous serait une contradiction
logique.
2) La deuxième indication va dans le même sens. Toujours avec la même finesse Kant fait
remarquer que le désaccord des appréciations esthétiques commence par susciter un doute sur
la valeur de son propre jugement. Et à la fin du texte, il précise que c’est « à bon droit ». Ce
doute peut donc être légitimé, c’est-à-dire justifié raisonnablement, car n’importe quel
jugement étant une opération d’entendement et l’entendement une faculté commune, la
communauté des hommes est engagée en lui. De ce point de vue il n’y a pas de différence
entre le domaine esthétique et celui de la connaissance.
Or lorsque je suis le seul à percevoir une forêt là où tous les autres voient une ville, il ne me
vient pas à l’esprit, folie exceptée, de considérer que j’ai raison et les autres, tort. Ce qui
assure, à mes propres yeux, la rectitude de mon jugement c’est son accord avec celui des
autres. La singularité logique disqualifie mon appréciation et je ne persévère pas dans un
jugement théorique singulier. Kant le souligne clairement dans un autre de ses ouvrages :
« Le seul caractère général de l’aliénation est la perte du sensus communis et l’apparition
d’une singularité logique (sensus privatus) ; par exemple un homme voit en plein jour sur sa
table une lumière qui brûle, alors qu’un autre à coté de lui ne la voit pas ; ou il entend une
voix qu’aucun autre ne perçoit. Pour l’exactitude de nos jugements en général et par
conséquent pour l’état de santé de notre entendement, c’est une pierre de touche
subjectivement nécessaire que d’appuyer notre entendement sur celui d’autrui sans nous isoler
avec le nôtre, et de ne pas faire servir nos représentations privées à un jugement en quelque
sorte public » (Anthropologie du point de vue pragmatique). [2] On sait d’ailleurs que c’est ce
qui fonde la seconde maxime du sens commun en ce qui concerne l’acte de penser : Penser
en se mettant à la place de tout autre. Si l’homme étroit d’esprit est prisonnier de son
arbitraire subjectif, un homme d’esprit ouvert s’efforce de s’élever à un point de vue
universel, ce qu’il ne peut déterminer qu’en se plaçant au point de vue d’autrui.
L’intérêt du propos kantien est ici d’établir une analogie entre le plan théorique et le plan
esthétique. Je ne me sens pas plus autorisé à croire que je puisse être le seul à trouver beau
quelque chose que je ne le suis à croire que j’ai raison tout seul. La capacité de distinguer le
beau du laid, (ce qu’on appelle le goût), ne me semble pas plus être frappée au sceau de
l’arbitraire subjectif que celle de discriminer le vrai du faux. Aussi le désaccord avec les
autres me conduit-il à me remettre en cause et à me demander si je n’ai pas laissé en friche
mes capacités esthétiques par une absence d’éducation esthétique. L’expérience montre en
effet que la sensibilité esthétique se modifie par la fréquentation des œuvres. Le beau se saisit
par contraste avec le laid, la réussite formelle par écart avec ce qui est moins réussi et il va de
soi que seul le contact avec les uns permet de faire la différence avec les autres.
Prenons l’exemple d’une œuvre littéraire. Tant qu’on n’a pas la pratique des grands textes,
dont la grandeur s’atteste dans leur immortalité, il est difficile d’identifier la médiocrité de la
littérature de gare. Idem pour la peinture ou la musique. Même un empiriste comme Hume
n’explique pas la variété des appréciations humaines en matière esthétique par l’absence
d’une universalité naturelle du goût mais par la variété des circonstances dans lesquelles le
jugement s’exerce. En l’absence d’une culture de la délicatesse de la perception esthétique, de
la pratique d’un art particulier, de la comparaison entre des œuvres de qualité différente, de
l’ascèse des préjugés, Hume soutient qu’on ne peut pas prononcer un jugement autorisé en
matière de goût.
Questions : Mais alors sur quoi se fonde un tel jugement ? Se construit-il de la même manière
que le jugement théorique ? S’il exige l’adhésion universelle, cela signifie qu’il doit pouvoir
se justifier par des raisons, qu’on doit pouvoir discuter du goût car il est permis de discuter
là seulement où l’on a l’espoir de s’accorder. Cf. Critique de la faculté de juger, [1]§
56. La question est donc, en dernière analyse, de savoir si l’on peut convaincre autrui de la
beauté ou de la laideur d’un objet.
Thèse : Pour éclaircir les choses Kant approfondit l’analyse comparative du jugement
théorique et du jugement esthétique.
Dans le cas du jugement théorique, l’assentiment des autres est une preuve suffisante de la
validité du jugement. L’accord intersubjectif est la garantie absolue de sa rectitude tandis
que :
« l’assentiment des autres ne constitue absolument pas une preuve valide pour
l’appréciation de la beauté ;
il « n’y a pas de preuve empirique permettant d’imposer à quelqu’un le jugement de goût » ;
jamais le jugement des autres « ne saurait nous convaincre de l’illégitimité » de notre
propre jugement.
Les termes convoqués pour marquer l’hétérogénéité des champs théorique et esthétique
appartiennent au registre de la rationalité. Une preuve est ce qui ôte le doute, ce qui amène
l’esprit à admettre la vérité d’une proposition ou la réalité d’un fait. En matière de
connaissance, les jugements humains ont nécessairement besoin de s’étayer sur des preuves et
la garantie absolue de la validité d’une affirmation est de pouvoir faire l’accord des esprits.
Rappelons qu’ « absolu » signifie : qui ne dépend de rien d’extérieur à soi. Il s’ensuit qu’il
faut et il suffit que l’accord des membres de la communauté des esprits soit réalisé sur un
énoncé pour ne pouvoir en douter. L’assentiment des autres, pour autant que ces autres ne
sont pas des esprits fanatisés mais des esprits libres, est une preuve absolument valide de la
vérité d’un jugement de connaissance. L’accord intersubjectif est suffisant pour nous
convaincre, dans le cas d’un différend, de notre erreur.
Sur le plan théorique, les autres peuvent donc nous expliquer par des raisons que nous nous
trompons; ils ont le pouvoir de nous convaincre car « convaincre » consiste à amener l’autre
à consentir à une conclusion par des arguments valides pour la communauté des esprits. Ceux-
ci ont un caractère contraignant, de telle sorte que l’intériorité rationnelle ne résiste pas, sauf
à se nier elle-même, au jugement commun.
Il n’en est pas ainsi avec le jugement esthétique. L’assentiment intérieur ne peut pas être
imposé et « cent voix qui célèbrent hautement» la beauté d’un paysage n’ont pas autorité
pour déterminer le jugement esthétique. Pourquoi? Parce qu’il est impossible de justifier par
des concepts l’appréciation de la beauté. « Le beau est ce qui est représenté sans concept
comme l’objet d’une satisfaction universelle » écrit Kant. Critique de la faculté de juger, [1]§
6.
Son seul fondement est la satisfaction éprouvée en présence de l’objet beau. Lorsque je
dis « c’est beau », je dis mon plaisir à contempler l’objet. Mon jugement ne renseigne pas sur
les qualités objectives de l’objet, observables empiriquement, comme c’est le cas dans le
jugement de connaissance, mais sur la manière dont je suis affecté par lui. Et ce plaisir, dit
Kant, n’est pas le seul agrément donné dans la sensation, car si c’était le cas, il ne pourrait
avoir qu’une valeur individuelle. Ce plaisir, soutient-il, n’est pas la cause mais l’effet du
sentiment de la communicabilité universelle de l’état d’esprit, éprouvé en présence de
l’objet. Si donc nous prétendons à l’universalité subjective, c’est que le jugement sur
l’objet précède et détermine le sentiment de plaisir. Nous sentons, dans ce jugement, une
harmonie naturelle, non fondée sur des concepts, entre notre imagination et notre
entendement, entre nos facultés sensibles et nos facultés intellectuelles, harmonie qui doit être
valable pour chacun, et par conséquent universellement communicable. « L’universelle
communicabilité subjective des représentations dans un jugement de goût, devant se produire
sans supposer un concept déterminé, ne peut être autre chose que l’état d’âme résultant du
libre jeu de l’imagination et de l’entendement » Critique de la faculté de juger, [1]§ 9.
La beauté a en effet ceci de spécifique qu’elle nous délie de tout rapport intéressé aux
choses en nous faisant exister dans notre liberté d’être indistinctement intelligible et sensible
nouant avec elles une relation contemplative. Ni satisfaction d’un désir, ni satisfaction d’un
intérêt, elle est l’objet d’une satisfaction, que Kant décrit paradoxalement comme
satisfaction pure ou désintéressée. Ce qui fonde l’idée que l’état d’âme suscité en sa
présence met en jeu l’humaine nature dans ce qui concerne notre part commune. « Qui a
conscience que la satisfaction produite par un objet est exempte d’intérêt, ne peut faire
autrement qu’estimer que cet objet doit contenir un principe de satisfaction pour tous »
Critique de la faculté de juger, [1]§ 6. C’est donc parce que les conditions subjectives du
jugement sont celles de l’homme pensé comme subjectivité transcendantale que la
satisfaction produite par la représentation du beau est élevée à l’universel. En disant « c’est
beau », chacun « estime qu’il est possible (ce qu’il fait d’ailleurs réellement) de former des
jugements susceptibles d’exiger un tel assentiment universellement, et en fait chacun suppose
cet assentiment pour tous ses jugements de goût, sans que les sujets s’opposent sur la
possibilité d’une telle prétention, car ce n’est qu’en ce qui concerne la juste application de
cette faculté dans des cas particuliers qu’ils ne parviennent pas à s’accorder ». Critique de la
faculté de juger, [1]§ 8.
Soulignons la réserve : l’accord intersubjectif engagé dans le jugement de goût porte sur la
possibilité de la prétention à l’universel non sur « la juste application de cette faculté à des
cas particuliers ». Il va de soi que les hommes se trompent souvent et qu’ils ne savent pas
toujours reconnaître ce qui mérite d’être jugé beau, mais chaque fois qu’ils se permettent ce
jugement, ils postulent la possibilité de l’harmonie intersubjective.
Conclusion :
Annexe :
Dans son livre La crise de l’art contemporain, 1997, Yves Michaud interprète de manière
intéressante l’esthétique kantienne.
Il lie le projet kantien à un moment historique : celui la modernité, marquée par l’entrée de
l’art dans l’espace public de la discussion. Modernité esthétique inséparable de la modernité
politique. Comme l’homme revendique le droit d’instituer son monde en qualité de sujet
autonome, il revendique celui de déterminer librement les critères du beau.
L’art « est devenu l’Art avec un grand A, non pas pour des raisons esthétiques mais pour
des raisons sociales : lorsqu’il est devenu un objet goûté et discuté par un public d’amateurs.
Malgré l’apparence du paradoxe, l’art pour l’art, c’est d’abord et avant tout l’art pour le
public. Ce n’est pas l’esthétique, au sens où nous l’entendons comme champ d’expériences
spécifiquement esthétiques, qui commande l’autonomisation de l’art : c’est l’entrée de l’art
dans la sphère publique qui engendre la question esthétique. Et c’est alors que la pluralité des
jugements de goût d’un public et leur confrontation dans un espace public conduit à poser la
question des critères du goût »PUF, p. 230.231.
Il sera difficile pour un siècle à venir de se passer de ces modèles, car il sera toujours plus
éloigné de la nature et il pourrait bien être à peine capable, sans en posséder des exemples
durables, de se faire une Idée de l’heureuse union dans un seul et même peuple de la
contrainte légale qu’exige la culture supérieure avec la force et la justesse d’une nature libre
possédant le sentiment de sa propre valeur »
Propos prophétiques, à la lumière desquels on peut comprendre ce qui se passe dans une
postmodernité qui est moins, à de nombreux égards, la réalisation de l’utopie de la
modernité que sa trahison.
En tout cas je renvoie à la lecture du passage du livre d’Yves Michaud dans lequel il
rappelle que le problème central de Kant dans la Critique de la faculté de juger [1]est le
problème de la modernité par excellence, à savoir celui de l’intersubjectivité.
L’utopie de l’art est corrélative de l’utopie citoyenne. Cette utopie de l’art est une utopie de
la communication possible, une utopie du « communisme culturel », ou du moins de la
communauté culturelle. Le monde n’est pas irrémédiablement partagé entre les plus cultivés
et les plus incultes puisqu‘il y a précisément cette universalité formelle du jugement de goût. »
Sur le plan personnel, sous la forme d’une bonne volonté ou volonté morale.
Sur le plan collectif sous la forme de l’institution juridico-politique des rapports sociaux, qu’il
s’agisse, à l’échelle nationale, d’une constitution civile juste ou constitution républicaine, et
à l’échelle internationale, de l’établissement d’une Société des Nations.
C’est dire que la notion de progrès est centrale dans la représentation kantienne de
l’histoire. Cette idée d’une histoire progressiste correspondant à un dessein de la nature est
même ce qu’il appelle le millénarisme propre à la philosophie.
Remarquons qu’au moment où il formule cette affirmation si étrange, Kant se hâte d’en
prévenir une interprétation erronée. D’emblée il avertit : s’il est permis à la raison de rêver,
l’utopie rationnelle se distingue des autres en ce qu’elle est indemne des aveuglements de
l’enthousiasme. Le millénarisme de la philosophie ne peut donc qu’être un millénarisme
maintenu dans les limites de la simple raison. Il ne s’agit pas de jouer les devins comme si
l’avenir pouvait être prédit ou les secrets de la Providence percés. En réalité, il s’agit
seulement de fonder une espérance sur les exigences de la raison qui donne ses règles à
l’action. Celle-ci nous fait obligation d’agir par devoir c’est-à-dire de travailler à la promotion
du règne des fins (communauté éthique où tous les êtres raisonnables seront
systématiquement liés par des lois objectives communes) or n’est-il pas nécessaire de penser
que l’effort moral n’est pas vain et que ce dont il est la condition de réalisation finira par
advenir ? Non point que cette espérance entre dans les principes d’action d’une bonne
volonté. Kant ne cesse de répéter que la loi morale commande inconditionnellement. Nous
devons faire notre devoir parce que nous le devons mais cela n’interdit pas d’espérer que cette
exigence a un sens inscrivant notre aventure personnelle dans une aventure collective.
L’actualisation du rêve de la raison dépend en effet de l’engagement de tous les agents
moraux. L’avenir ne sera que ce que les hommes contribueront à en faire et seuls des
hommes s’efforçant d’orienter le cours de l’histoire dans un certain sens peuvent faire qu’il en
ait un. Voilà pourquoi «l’idée que la raison en a peut être elle-même nécessaire à son
avénement». De fait le meilleur alibi de l’indifférence, du cynisme voire du fatalisme à
l’endroit de notre aventure est la conviction qu’elle n’a pas de sens ou que celui-ci est
inéluctable quoi que nous fassions. Il s’ensuit que pour que la disposition morale de
l’humanité puisse s’accomplir historiquement, il faut qu’elle croie en elle-même c’est-à-dire
qu’elle croie à la capacité des hommes à être les auteurs de leur destinée.
Néanmoins il faut trouver dans l’expérience quelques signes nous autorisant à nourrir cette
espérance.
En 1784, dans Idée d’une histoire universelle, Kant évoque les indices qui, au 18°siècle,
autorisent cette espérance. Il prend acte de l’interdépendance des Etats contraignant chacun,
dans une rude concurrence, à développer l’industrie et le commerce et à élargir le domaine
des libertés civiles afin de ne pas nuire à leur dynamisme, condition de leur puissance. « Ainsi
naissent peu à peu sur un arrière-fond d’illusions et de chimères les Lumières, grand bien qu’il
faut que le genre humain tire encore des égoïstes projets d’expansion de ses souverains ».
On observe donc des progrès même si on ne peut pas les imputer à la volonté morale des
hommes. Ils sont de simples effets mécaniques du jeu des passions et des intérêts
humains, mais il n’en demeure pas moins qu’on est passé de « la plus grande rudesse » à une
culture plus civilisée. Certes civilisation ne veut pas dire moralisation de l’homme : « Nous
sommes cultivés au plus haut degré par l’art et la science. Nous sommes civilisés, jusqu’à en
être accablés, par la politesse et les bienséances sociales de toute sorte. Mais nous sommes
encore loin de nous tenir pour déjà moralisés » Septième proposition.
Nous sommes seulement civilisés mais la civilisation n’est pas sans effet sur la capacité
morale des individus. Tout se passe comme si elle rendait possible la moralisation de
l’homme en promouvant un changement intérieur. La huitième proposition parle d’un
« certain intérêt du cœur qui ne peut manquer de porter l’homme éclairé au bien qu’il conçoit
parfaitement ». Kant veut dire qu’un esprit éclairé est plus qu’un autre capable de se
représenter le bien moral et d’y prendre intérêt. Il n’y a là aucune nécessité. La civilisation
n’entraine pas mécaniquement la moralisation des hommes car celle-ci ne met en jeu que la
liberté des individus mais elle la rend possible comme si des individus civilisés étaient dans
de meilleures conditions matérielles et morales pour s’affirmer comme des sujets libres
c’est-à-dire pour se sentir tenus d’instituer leur monde selon les principes de l’autonomie
rationnelle.
En 1796, dans Le conflit des facultés, Kant trouve un autre témoignage dans l’expérience
du bien fondé d’une histoire progressiste En 1789 les Français ont fait une grande révolution
or celle-ci a suscité un véritable enthousiasme, une sympathie chez ceux qui en ont été de
simples spectateurs. Des spectateurs, à la différence des acteurs de l’événement n’ont pas
d’intérêts partisans dans l’affaire or ils ont pris un grand intérêt à cet événement par lequel un
Peuple s’est revendiqué l’instituteur d’un monde fondé sur les principes du droit. N’est-ce pas
là un signe historique de la disposition morale de l’humanité ?
Il doit se produire dans l’espèce humaine quelque expérience qui, en tant qu’événement,
indique son aptitude et son pouvoir à être cause de son progrès, et (puisque ce doit être d’un
être doué de liberté) à en être l’auteur ; or, à partir d’une cause donnée, on peut prédire un
événement en tant qu’effet, si se produisent les circonstances qui y concourent. Mais, que ces
dernières doivent à quelque moment se produire, c’est ce qui peut bien être prédit en général,
comme dans le calcul des probabilités au jeu, sans toutefois qu’on puisse déterminer si cela se
passera dans ma vie, et si j’en aurai l’expérience qui confirmerait cette prédiction. Il faut donc
rechercher un événement qui indique l’existence d’une telle cause et aussi l’action de sa
causalité dans le genre humain d’une manière indéterminée sous le rapport du temps, et qui
permette de conclure au progrès comme conséquence inévitable; cette conclusion pourrait
alors être étendue aussi à l’histoire du passé (à savoir qu’il y a toujours eu progrès); de sorte
toutefois que cet événement n’en soit pas lui-même la cause, et, ne devant être regardé que
comme indication, comme signe historique (signum rememorativum, demonstrativum,
prognosticum), puisse ainsi démontrer la tendance du genre humain considéré en sa totalité,
c’est-à-dire non pas suivant les individus, (car cela aboutirait à une énumération et à un
compte interminable), mais suivant les divisions qu’on y rencontre sur terre en peuples et en
Etats.
VI.D’UN EVENEMENT DE NOTRE TEMPS QUI PROUVE CETTE TENDANCE
MORALE DE L’HUMANITE.
N’attendez pas que cet événement consiste en hauts gestes ou forfaits importants commis
par les hommes, à la suite de quoi, ce qui était grand parmi les hommes est rendu petit, ou ce
qui était petit rendu grand, ni en d’antiques et brillants édifices politiques qui disparaissent
comme par magie, pendant qu’à leur place d’autres surgissent en quelque sorte des
profondeurs de la terre. Non; rien de tout cela. Il s’agit seulement de la manière de penser des
spectateurs qui se trahit publiquement dans ce jeu de grandes révolutions et qui, même au prix
du danger que pourrait leur attirer une telle partialité, manifeste néanmoins un intérêt
universel, qui n’est cependant pas égoïste, pour les joueurs d’un parti contre ceux de l’autre,
démontrant ainsi (à cause de l’universalité) un caractère du genre humain dans sa totalité et en
même temps (à cause du désintéressement), un caractère moral de cette humanité, tout au
moins dans ses dispositions; caractère qui non seulement permet d’espérer le progrès, mais
représente en lui-même un tel progrès dans la mesure où il est actuellement possible de
l’atteindre
Peu importe si la révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons vu s’effectuer de nos
jours, réussit ou échoue, peu importe si elle accumule misère et atrocités au point qu’un
homme sensé qui la referait avec l’espoir de la mener à bien, ne se résoudrait jamais
néanmoins à tenter l’expérience à ce prix, cette révolution, dis-je, trouve quand même dans les
esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas eux- mêmes engagés dans ce jeu) une
sympathie d’aspiration qui frise l’enthousiasme et dont la manifestation même comportait un
danger; cette sympathie par conséquent ne peut avoir d’autre cause qu’une disposition morale
du genre humain […]».
« Depuis que le soleil se trouve au firmament et que les planètes tournent autour de lui, on
n’avait pas vu l’homme se placer la tête en bas, c’est-à-dire se fonder sur l’idée et construire
d’après elle la réalité. Anaxagore avait dit le premier que le Noùs gouverne le monde ; mais
c’est maintenant seulement que l’homme est parvenu à reconnaître que la pensée doit régir la
réalité spirituelle. C’était donc là un superbe lever de soleil. Tous les êtres pensants ont
célébré cette époque. Une émotion sublime a régné en ce temps-là, l’enthousiasme de l’esprit
a fait frissonner le monde » Leçons sur la philosophie de l’histoire, Vrin, p. 340.
Autour de ce Sujet :
1. Kant et la philosophie de l’histoire. [1]
2. Kant et la révolution. A propos des révoltes arabes. [2]
3. Kant: la destination de l’être doté d’une raison et d’une main. [3]
4. Les utopies sont les rêves de la raison. Octavio Paz. [4]
5. L’enthousiasme révolutionnaire comme antidote de l’ennui. Saül Bellow. [5]
« La philosophie n’est véritablement qu’une occupation pour l’adulte, il n’est pas étonnant
que des difficultés se présentent lorsqu’on veut la conformer à l’aptitude moins exercée de la
jeunesse. L’étudiant qui sort de l’enseignement scolaire était habitué à apprendre. Il pense
maintenant qu’il va apprendre la Philosophie, ce qui est pourtant impossible car il doit
désormais apprendre à philosopher. Je vais m’expliquer plus clairement : toutes les
sciences qu’on peut apprendre au sens propre peuvent être ramenées à deux genres : les
sciences historiques et mathématiques. Aux premières appartiennent, en dehors de l’histoire
proprement dite, la description de la nature, la philologie, le droit positif, etc. Or dans tout ce
qui est historique l’expérience personnelle ou le témoignage étranger, – et dans ce qui est
mathématique, l’évidence des concepts et la nécessité de la démonstration, constituent
quelque chose de donné en fait et qui par conséquent est une possession et n’a pour ainsi dire
qu’à être assimilé: il est donc possible dans l’un et l’autre cas d’apprendre, c’est-à-dire
d’imprimer soit dans la mémoire, soit dans l’entendement, ce qui peut nous être exposé
comme une discipline déjà achevée.
Ainsi pour pouvoir apprendre aussi la Philosophie, il faudrait d’abord qu’il en existât
réellement une. On devrait pouvoir présenter un livre, et dire : « Voyez, voici de la science et
des connaissances assurées ; apprenez à le comprendre et à le retenir, bâtissez ensuite là-
dessus, et vous serez philosophes » : jusqu’à ce qu’on me montre un tel livre de Philosophie,
sur lequel je puisse m’appuyer à peu près comme sur Polybe, pour exposer un événement de
l’histoire, ou sur Euclide pour expliquer une proposition de Géométrie, qu’il me soit permis
de dire qu’on abuse de la confiance du public lorsque, au lieu d’étendre l’aptitude
intellectuelle de la jeunesse qui nous est confiée, et de la former en vue d’une connaissance
personnelle future, dans sa maturité, on la dupe avec une Philosophie prétendument déjà
achevée, qui a été imaginée pour elle par d’autres, et dont découle une illusion de science, qui
ne vaut comme bon argent qu’en un certain lieu et parmi certaines gens, mais est partout
ailleurs démonétisée. La méthode spécifique de l’enseignement en Philosophie est zététique,
comme la nommaient quelques Anciens (du grec Zêtêsis recherche), c’est-à-dire qu’elle est
une méthode de recherche, et ce ne peut être que dans une raison déjà exercée qu’elle devient
en certains domaines dogmatique, c’est-à-dire dérisoire ».
Kant, Annonce du programme des leçons de M. E. Kant durant le semestre d’hiver (1765-
1766), traduction de M. Fichant, Éd. Vrin, 1973, pp. 68-69.
Thèses
[1] http://www.philolog.fr/hegel-philosophie-et-apprentissage/#more-4445:
http://www.philolog.fr/hegel-philosophie-et-apprentissage/#more-4445
[2] http://www.philolog.fr/pourquoi-philosopher/: http://www.philolog.fr/pourquoi-
philosopher/
[3] Science et philosophie. : http://www.philolog.fr/science-et-philosophie/
[4] Hegel. Philosophie et apprentissage. : http://www.philolog.fr/hegel-philosophie-et-
apprentissage/
[5] La valeur de la philosophie. Bertrand Russell. : http://www.philolog.fr/la-valeur-de-la-
philosophie-bertrand-russell/
[6] Introduction à la philosophie. Karl Jaspers. : http://www.philolog.fr/introduction-a-la-
philosophie-karl-jaspers/
« La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse
l’agencement mécanique de son existence animale et qu’il ne participe à aucun autre bonheur
ou à aucune autre perfection que ceux qu’il s’est créés lui-même, libre de l’instinct, par sa
propre raison.
La nature, en effet, ne fait rien en vain et n’est pas prodigue dans l’usage des moyens qui lui
permettent de parvenir à ses fins. Donner à l’homme la raison et la liberté du vouloir qui se
fonde sur cette raison, c’est déjà une indication claire de son dessein en ce qui concerne la
dotation de l’homme. L’homme ne doit donc pas être dirigé par l’instinct; ce n’est pas une
connaissance innée qui doit assurer son instruction, il doit bien plutôt tirer tout de lui-même.
La découverte d’aliments, l’invention des moyens de se couvrir et de pourvoir à sa sécurité et
à sa défense (pour cela la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion,
ni les crocs du chien, mais seulement les mains), tous les divertissements qui peuvent rendre
la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et aussi bien la bonté de son vouloir,
doivent être entièrement son œuvre. La nature semble même avoir trouvé du plaisir à être la
plus économe possible, elle a mesuré la dotation animale des hommes si court et si juste pour
les besoins si grands d’une existence commençante, que c’est comme si elle voulait que
l’homme dût parvenir par son travail à s’élever de la plus grande rudesse d’autrefois à la plus
grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de penser et par là (autant qu’il est
possible sur terre) au bonheur, et qu’il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n’en être
redevable qu’à lui-même; c’est aussi comme si elle tenait plus à ce qu’il parvînt à l’estime
raisonnable de soi qu’au bien-être. Car dans le cours des affaires humaines, il y a une foule de
peines qui attendent l’homme. Or il semble que la nature ne s’est pas du tout préoccupée de
son bien-être mais a tenu à ce qu’il travaille assez à se former pour se rendre digne, par sa
conduite, de la vie et du bien-être […] »
Idées générales
L’homme et le monde dans lequel se déploie son existence ne sont pas des données
naturelles. Ils sont œuvre humaine. Le naturel chez l’homme, c’est son organisme avec ses
deux attributs spécifiques : le cerveau, organe de l’intelligence ou de la raison et la main. Or
avec l’intelligence et la main, l’évolution cesse d’être ce qui aboutit à l’homme pour
devenir ce qui en part. La raison et la main marquent ce moment où l’évolution se
transforme en histoire.
Kant nous invite à penser ce fait. Quel est le sens de notre humaine nature ? Pourquoi
avons-nous été dotés de la main et de la raison ? L’interrogation porte sur la finalité de l’être
que nous sommes. Est-elle la même que celle de l’animal ? En quoi consiste cette dernière et
si d’aventure celle-ci n’épuise pas le sens de l’existence humaine, quelle est la finalité propre
de l’être doué d’une raison et d’une main ? Comme il s’agit d’une dotation naturelle, l’homme
tirant tout de lui-même sauf sa raison et sa main, la réflexion est nécessairement conduite à
prendre pour objet la nature. Que faut-il entendre par là et comment Kant l’envisage-t-il ?
Par nature, on entend l’ensemble du règne minéral, végétal, animal considéré comme une
totalité ordonnée par des lois. Le propre d’un être naturel est de posséder en lui-même son
principe d’existence et d’organisation. La nature s’oppose, en ce sens, à l’art ou à la
technique. « L’art est principe en autre chose, la nature dans la chose même » écrit Aristote.
Ex : La voiture est un objet technique ayant son principe de production extérieur à elle dans
l’homme qui l’a conçue et fabriquée. L’arbre est un objet naturel ayant son principe de
production et de croissance en lui. Celui-ci est immanent à la matière qu’il organise.
Le finalisme revient donc à prêter à la nature une intention. C’est bien ce que fait Kant ici
en disant : « la nature a voulu », en parlant d’un « dessein de la nature » ou en se
réappropriant la formule aristotélicienne : « la nature ne fait rien en vain ». Par là, Aristote
signifiait que les productions naturelles ne sont pas l’effet du hasard ou d’une causalité
aveugle. Elles ont une raison d’être, celle-ci étant la fin qu’elles ont vocation à réaliser.
On peut s’étonner de voir Kant recourir à l’idée « d’un dessein de la nature ». En effet dans
la Critique de la raison pure [1], il a démontré que l’idée de dessein naturel ou d’ordre
téléologique est un sophisme. On ne peut pas user de la finalité comme d’un principe
constitutif d’une connaissance objective. Au contraire la science a conquis sa scientificité
en renonçant à l’explication finaliste et en dénonçant en celle-ci une illusion
anthropomorphique. Car la matière n’ayant pas de profondeur psychique ne peut avoir ni
intention ni volonté. Tout ce qui se produit en elle est l’effet d’une causalité aveugle, les effets
étant des résultats non des visées ou des fins. Ainsi, un organe peut ne pas avoir de fonction (
Ex: l’appendice), les espèces animales, espèce humaine comprise, que le processus de
l’évolution fait surgir ne correspondrent à aucune intention. Elles n’ont aucune raison d’être.
Ce sont des effets mécaniques engendrant eux-mêmes d’autres effets. Par présupposé
méthodologique la science a substitué le modèle mécanique au modèle finaliste. Kant n’en
discute pas la légitimité.
Mais dans la réflexion sur l’histoire il ne s’agit pas d’élaborer une science ou une
connaissance objective. Il s’agit seulement d’interroger le sens de notre aventure en la
prenant comme un tout. En termes kantiens il s’agit de PENSER non de CONNAÎTRE.
Aussi si le savant doit s’interdire tout recours à la finalité, le penseur peut en faire un usage
légitime à condition de l’envisager comme « un principe régulateur » n’ayant qu’une valeur
heuristique et de se demander sous la réserve d’un « tout se passe comme si » s’il n’y a pas
un sens caché dans le jeu mécanique des causes et des effets. (Cf. La répétition dans le texte
de l’expression: c’est comme si la nature voulait, c’est comme si elle tenait).
PB : Quel dessein à l’œuvre dans la nature est-il possible de discerner lorsqu’on réfléchit sur
ce que nous sommes ?
On voit par cette question que si le savant renonce à poser la question du sens (et de la
valeur) le penseur se reconnaît à son souci de questionner le sens.
Quelle signification conférer au fait que l’homme est l’être doué d’une raison et d’une
main ?
A) La thèse.
En dotant l’homme de la raison et non d’un instinct la nature a voulu non seulement qu’il
invente les moyens de son existence mais aussi qu’il se donne des fins relatives à sa nature
d’être libre. L’économie apparente de la dotation humaine est l’envers de son éminente
dignité, une dignité qu’il paye très cher en efforts et en peines mais qui révèle sa véritable
destination Sans doute a-t-il comme tous les êtres naturels une finalité naturelle (son
adaptation, la satisfaction de ses besoins, en un mot le bien-être ou le bonheur) mais cette
dernière n’épuise pas le sens de sa vie. En qualité d’être raisonnable l’homme a à se donner
une fin spécifique à savoir une fin éthique. Sa vocation est moins d’être heureux que de se
rendre digne de l’être.
B) Justifications.
« L’homme ne doit donc pas être dirigé par l’instinct ». « Ce n’est pas une connaissance
innée qui doit assurer son instruction ».
« La nature ne lui a donné ni les cornes du taureau ni les griffes du lion ni les crocs du chien
mais seulement des mains».
Le « doit » de ces formules ne dénote pas une prescription morale, il énonce ce qui découle
nécessairement de l’aptitude raisonnable. Kant, en effet, ne réfléchit pas sur ce qui doit être, il
analyse ce qui est. Puisque l’homme est doté de la raison, tout ce qui chez l’animal procède de
l’instinct lui fait défaut. Il y a là une manière de pointer la différence de nature entre l’ordre
humain et l’ordre animal. Avec l’instinct et l’intelligence, comme le théorisera Bergson,
l’évolution prend deux voies radicalement différentes. La rigidité mais la réussite immédiate
d’un côté, la souplesse mais les tâtonnements, les échecs, la rudesse initiale de l’autre ;
l’immuabilité d’un côté, la perfectibilité de l’autre.
« La force immanente à la vie a dû hésiter entre deux modes d’activité psychique, l’un
assuré du succès immédiat mais limité dans ses effets, l’autre aléatoire mais dont les
conquêtes, s’il arrivait à l’indépendance, pouvaient s’étendre indéfiniment. Le plus grands
succès fut d’ailleurs remporté ici encore du côté où était le plus gros risque. Instinct et
intelligence représentent donc deux solutions divergentes, également élégantes, d’un seul et
même problème (celui de l’adaptation) » L’évolution créatrice.
Avec Kant cette divergence est interprétée comme déterminisme d’un côté, liberté de
l’autre. D’emblée la raison est liée à la liberté. « Donner à l’homme la raison et la liberté du
vouloir qui se fonde sur cette raison » lit-on.
Parce qu’il est porteur d’une raison l’homme n’est pas soumis à la nécessité des lois
naturelles tant dans les modalités de son action que dans ses fins. « Il est libre de l’instinct »
dit l’auteur.
PB : Faut-il le déplorer et voir dans ce fait, à la manière du mythe de Prométhée raconté par
Protagoras, une étourderie, une imprévoyance de la nature ? Tout en insistant, à l’instar du
mythe, sur l’économie de la dotation humaine, (l’homme ne dispose pas d’une connaissance
innée, il n’a que des mains) ce texte renverse l’interprétation sophistique. L’homme n’est
pas une erreur de la nature, il est l’être dans lequel elle s’accomplit sous sa forme la plus
noble. Tout se passe comme si un génie avait bien fait les choses. L’homme n’est
qu’apparemment le plus démuni des animaux. En réalité ce déficit d’instinct est sa chance car
c’est le fondement de son exceptionnelle aventure et surtout de sa dignité.
Rien ne lui est donné. Il doit tout conquérir à la sueur de son front. A l’aube de l’histoire
de l’espèce humaine ou à la naissance de chaque individu, l’homme est un candidat à
l’humanité mais un candidat seulement. Il a des dispositions mais celles-ci doivent être
développées pour parvenir à la pleine réalisation d’elles-mêmes. Or cet accomplissement
jamais achevé est œuvre collective. Il implique un temps sans commune mesure avec celui
qui est dévolu à l’existence individuelle. Il suppose des exercices, des apprentissages, une
instruction dans lesquels la dimension historique est essentielle. Il n’est pas indifférent de
naître à l’âge de Neandertal ou à celui de l’ordinateur. En cultivant ses aptitudes pour
atteindre ses fins, l’homme transforme son milieu, produit des œuvres techniques,
intellectuelles, artistiques, institutionnelles et par là se transforme lui-même. La longue suite
des générations ne laisse pas l’homme inchangé. On observe une évolution au cours du temps
et même un progrès. Les outils de l’homme moderne sont infiniment plus performants que les
outils de Cro-Magnon, son mode de pensée moins frustre, ses mœurs plus raffinées. Il y a bien
un mouvement permettant d’affirmer que par ses efforts, l’homme « s’élève de la plus grande
rudesse d’autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de
pensée ».
D’où la dialectique : la culture, l’histoire qui sont des produits de l’activité humaine sont en
retour ce qui la modifie. L’homme est bien à lui-même sa propre production. Il tire tout de
lui-même sauf ce par quoi cela est possible : sa raison et sa main, mais ces aptitudes portent
en creux le mouvement de la culture et de l’histoire. Comme toutes les dispositions, elles
n’actualisent que progressivement leurs potentialités. Elles témoignent en tout cas que
l’homme n’est pas déterminé à être ce qu’il est. Sa nature est originairement indéterminée.
C’est une somme de possibles qu’il lui revient de déployer dans tel ou tel sens.
Prenons la main. En disant : « il n’a que la main », Kant souligne qu’à la différence des
griffes ou des crocs la main n’est pas un organe spécialisé dans une fonction. C’est pourquoi
elle peut en accomplir une infinité, toutes celles que l’intelligence lui assigne. Ce qui fait une
main c’est son usage intelligent. Sa fonction est d’être instrumentalisée. Elle est disponible
anatomiquement et physiologiquement. L’homme peut en faire une pince, un marteau, un
crochet mais aussi un instrument d’exploration de la distance du monde ou de la rencontre de
l’autre dans la caresse ou le signe adressé à une autre conscience. Elle est bien comme le
disait Aristote, un outil et même « un instrument d’instruments » puisqu’elle permet de
fabriquer d’autres outils. Les organes animaux, au contraire, ne sont pas de vrais outils
car l’animal n’a pas le pouvoir de les instrumentaliser. Il est pris en eux, il ne peut pas les
prendre, en jouer pour la bonne raison qu’il ne peut ni s’en déprendre ni les reprendre.
L’homme est donc bien libre de l’instinct. D’où l’urgence de réfléchir sur le sens de son
aventure. Faut-il penser à la manière de Protagoras que la raison supplée, dans une vie
humaine, l’instinct et que sa fonction est la même que celle de l’instinct chez
l’animal : assurer l’adaptation et la conservation de l’espèce? Autrement dit la raison est-elle
totalement engluée dans le cycle vital ou la nécessité biologique ? De toute évidence les
analyses précédentes veulent montrer que non. « Libre de l’instinct » l’homme l’est dans la
mesure où il est capable d’inventer les moyens de son action mais aussi de se donner toutes
sortes de fins ; aussi bien la poursuite d’un but utile (les activités utilitaires) qu’un but
désintéressé (les activités libérales). Il peut être technicien ou artiste, physicien, philosophe ou
prêtre.
La raison est fondamentalement liée à la liberté . Certes comme l’animal, l’homme doit
assumer la nécessité vitale. Il est contraint lui aussi de pourvoir à la satisfaction de ses
besoins. Si on appelle bonheur (ou bien-être pour l’animal) la satisfaction des besoins et des
désirs, alors il faut dire que l’aspiration au bonheur est une tendance commune aux hommes et
aux animaux. Le bonheur est une finalité propre aux espèces animales.
Mais si le bonheur était la seule finalité de l’existence humaine, pourquoi la nature nous
aurait-elle engagés dans la douloureuse aventure qui est la nôtre ? Car outre qu’avec la
conscience, le besoin devient désir, c’est-à-dire dynamisme beaucoup plus difficile à combler,
l’homme ne peut atteindre ses buts que par le travail. Or travail implique efforts, souffrances.
La transformation de l’homme et du monde par le travail n’est pas un chemin de délices.
« Une foule de peines attendent l’homme ». Il est dur de tout devoir tirer de soi. Songeons que
même les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable sont conquis de haute lutte. Le
moindre spectacle, les plaisirs du sport, de l’art coûtent cher en sacrifices et en douleurs. La
nature semble nous avoir destinés à la conquête plus qu’à la jouissance proprement dite des
fruits de notre labeur. A bien observer les choses, on a l’impression qu’on est moins fait pour
être heureux que pour promouvoir par notre effort les conditions d’un bonheur mérité. Et cette
observation va dans le sens des requêtes de la conscience commune. Pour chacun le bonheur
est un bien et une aspiration naturelle, mais on s’indigne lorsqu’on constate que tout réussit à
un paresseux et à un méchant alors qu’un homme vertueux peut être accablé par les coups du
sort. Cela ne signifie-t-il pas que les hommes conçoivent le bonheur comme ce qui devrait
être la récompense du mérite moral? Ils subordonnent donc la finalité naturelle (le bonheur)
à une finalité plus élevée, une finalité éthique, décrite ici comme « mérite », « estime de
soi » ?
En effet l’homme s’estime légitimement lorsqu’il a accompli son devoir dit Kant. Il s’estime
lorsque sa conduite ou son être incarne une valeur, lorsqu’il soumet sa conduite à une loi dans
laquelle il peut contempler le visage de ce qui le constitue comme une dignité. Cette loi est la
loi morale que la raison est capable de se représenter. Il s’ensuit que tout se passe comme si
la raison avait sa finalité spécifique ; une finalité éthique : construire un monde dans lequel
les exigences de la raison, celles de la liberté et de la moralité triomphent des obstacles
qu’elles ont à surmonter. Tout se passe dit le texte comme si la nature «tenait plus à ce qu’il
parvînt à l’estime raisonnable de soi qu’au bien-être»
Conclusion :
La fin d’un être raisonnable ne peut pas être la même que celle de l’être dépourvu de
raison. Kant nous demande de réfléchir sur le sens de notre condition. A quoi bon la raison si
l’instinct pouvait pourvoir à notre destination? Ne faut-il pas le suivre lorsqu’il nous rappelle
à notre destination éthique ? N’est-il pas vrai que nous sommes autre chose qu’un animal et
que si nous aspirons au bonheur, celui-ci nous semble être une finalité subordonnée à une
finalité plus haute ? Tout se passe comme si en droit le bonheur devrait être la récompense du
mérite.
II. La disposition pragmatique est d’un niveau plus élevé; il s’agit du progrès de la civilisation
par la culture, surtout la culture des qualités sociales et du penchant naturel dans l’espèce à
échapper par les rapports sociaux à la brutalité de la force solitaire, et à devenir un être policé
(pas encore moral cependant) et destiné à la concorde. — Cet homme est susceptible et a
besoin d’une éducation aussi bien sous la forme de l’enseignement que de la répression
(discipline). Une question se pose alors (avec ou contre Rousseau) t est-il plus facile de
découvrir le caractère de l’espèce humaine selon ses dispositions naturelles, dans la rusticité
de sa nature ou dans les artifices de la culture dont on ne peut apercevoir le terme ? — Avant
tout, il faut remarquer que chez tous les autres animaux livrés à eux-mêmes, chaque individu
atteint sa destination entière ; mais chez les hommes, seule l’espèce peut atteindre ce résultat
de telle sorte que la race humaine ne peut s’efforcer vers sa destination que par le progrès au
long d’une série d’innombrables générations. Pour elle le but demeure toujours en perspective
; et malgré bien des entraves cette tendance vers un but final ne fait jamais retour en arrière.
III. La disposition morale. La question est de savoir si l’homme par nature est bon ou
mauvais, ou si, par nature, il peut être l’un ou l’autre selon la main qui l’a façonné. Dans ce
cas, l’espèce elle-même n’aurait pas de caractère. — Mais il y a là une contradiction; car un
être doué d’une faculté de raison pratique, et de la conscience que sa volonté est libre (cet être
est une personne) se voit dans cette conscience même, au milieu des représentations les plus
obscures soumis à la loi du devoir et affecté du sentiment (qu’on appelle le sentiment moral)
qu’il est objet ou instrument de la justice et de l’injustice. Tel est le caractère intelligible de
l’humanité en général, et dans cette mesure l’homme, selon ses dispositions innées, est bon
par nature. Pourtant l’expérience montre un actif désir de l’illicite, bien qu’on sache que c’est
illicite, c’est-à-dire un désir du mal ; penchant qui s’éveille infailliblement aussitôt que
l’homme commence à faire usage de sa liberté t pour cette raison, on peut considérer ce
penchant comme inné ; ainsi l’homme à cause de son caractère sensible peut être considéré
comme méchant par nature si on parle du caractère de l’espèce : car on peut considérer que sa
destination naturelle consiste dans le progrès continu vers le mieux »
II faut donc à l’homme une éducation; mais celui qui a tâche de l’éduquer est aussi un
homme, affecté par la grossièreté de sa nature, et il doit produire chez l’autre ce dont il a lui-
même besoin. C’est pourquoi l’homme dévie constamment de sa destination et qu’il y revient
toujours à nouveau »
[2]
Kant. Anthropologie du point de vue pragmatique. 1798. Vrin, 1991, trad. Michel
Foucault, p. 161 à 164.
Autour de ce Sujet :
Avertissement à mes élèves: Voici le corrigé du devoir que vous m’avez rendu
hier. Etudiez-le, comparez avec ce que vous avez fait. Avez-vous compris
correctement le propos de l’auteur, isolé les concepts clés, procédé aux
approfondissements requis et travaillé la précision conceptuelle? A partir de là
essayez d’attribuer une note à votre copie. Cet exercice est destiné à vous faire
comprendre que l’évaluation n’est pas arbitraire.
« Je ne puis refuser tout respect à l’homme vicieux lui-même, comme homme, car,
en cette qualité du moins, il n’en peut être privé, quoiqu’il s’en rende indigne par sa
conduite…
Introduction :
Thèse : Il ne faut jamais condamner l’erreur et la faute morale dans des termes
expulsant l’homme de l’humanité. Non seulement parce que le respect de la
personne est un impératif catégorique mais aussi parce qu’il est la condition de
son progrès intellectuel ou moral. La nécessité pragmatique se conjugue à la
nécessité morale pour condamner un mépris qui ne s’arrêterait pas au mauvais
usage de la raison mais s’étendrait à la totalité de la personne.
Exemple d’introduction :
La question, en dernière analyse, est de savoir si l’on peut suivre Kant dans sa
manière de fonder l’obligation morale du respect et dans les implications pratiques
de cette fondation.
Commençons par définir de quoi l’on parle. Le vice est le contraire de la vertu.
Si le vertueux nous semble accomplir l’humanité dans ses exigences les plus
hautes, le vicieux nous paraît se conduire de manière indigne, aussi suscite-t-il une
réaction d’indignation. L’homme vicieux remet en cause ce qui fait la dignité d’un
être humain et pourtant, apprend-on, il n’a pas perdu toute dignité. Voilà qui mérite
approfondissement.
En toute rigueur une dignité est une valeur, une noblesse méritant le respect. Le
mot respect qui vient du latin « respectus » signifie étymologiquement : se
retourner pour regarder. Il indique un temps d’arrêt marqué devant l’objet du
regard. Cette étymologie révèle que le respect est un sentiment nous portant à
accorder (intérieurement et extérieurement) une attention, une considération à ce
que nous identifions comme une valeur et conséquemment à nous conduire à son
égard avec une certaine réserve et retenue. Il est clair que le vice n’ayant en soi
aucune valeur, nous ne sommes pas disposés, intérieurement, ainsi envers lui. Il
exclut nécessairement le respect. Il dispose, au contraire à retirer à l’autre son
estime et à le condamner sévèrement. Or si nous sommes naturellement portés à
mépriser le vice, nous ne sommes pas autorisés à mépriser l’homme vicieux,
affirme Kant. Propos étonnant tant nous avons tendance à considérer qu’un homme
est identifiable à ce qu’il est et fait concrètement et que c’est, à ce titre, qu’il est
respectable ou méprisable,
La force de ce texte est de montrer qu’il y a là une erreur et surtout une faute, Car
ce qui fonde le respect dû à l’être humain n’est pas l’usage qu’il fait de sa raison
ou de sa conscience, c’est le fait qu’il est porteur d’une raison ou d’une
conscience. Sa dignité est attachée à ce qui fait son humanité. Or l’humanité n’est
pas un fait biologique, une réalité naturelle, (comme c’est le cas pour l’espèce
humaine) c’est une signification métaphysique et morale. Un homme est un
homme, c’est-à-dire le contraire d’une chose, parce qu’à la différence des choses il
est une conscience ou une raison. Cela lui confère une supériorité ontologique, un
statut d’exception dans l’univers et l’élève à la dignité d’une personne. Ainsi je
puis juger que sa conduite n’est pas respectable et qu’elle mérite mon mépris mais
celui-ci ne saurait englober la totalité de sa personne. Car il est homme et
« comme homme », « en cette qualité du moins » dit le texte il mérite mon respect.
Kant répond à notre question d’une manière qui n’est pas explicitée dans ce texte
mais qui est le noyau dur de sa réflexion morale. La raison fait la dignité de
l’homme parce qu’elle est la faculté permettant de se représenter la loi morale et de
se sentir tenu de soumettre sa conduite à son exigence. La raison est donc ce qui
arrache l’homme au règne de la nature ou de l’être (régi par le principe du
déterminisme) pour rendre possible le règne du devoir être ou de la moralité, (ce
qui est possible par liberté). C’est ce pouvoir moral et la liberté qu’il suppose qui
inspirent le respect en l’homme et rien d’autre. « La moralité est la condition qui
seule peut faire qu’un être raisonnable est une fin en soi… La moralité ainsi que
l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, c’est donc là, ce qui seul a de la
dignité » (Fondements de la métaphysique des mœurs). [2]
Ce postulat peut certes être reçu comme une convention arbitraire et à ce titre
refusé. Certains ne s’en privent pas mais ce qu’ils refusent ainsi c’est le postulat
fondateur de la moralité et avec lui de la civilisation.
2) Les implications pratiques de cette thèse.
Si ce qui fait la dignité de l’homme c’est sa raison il s’ensuit que « même » dans
l’usage intellectuel de cette raison l’homme doit être ostensiblement respecté. Or il
en est de cet usage ce qu’il en est de l’usage moral. Tous les hommes n’en font
pas un bon usage. Leurs jugements peuvent être erronés voire franchement
stupides. Quelle est l’attitude concrète qu’il convient alors de mettre en œuvre ?
Remarquons que Kant introduit l’exemple d’un mauvais usage de la raison en
parlant, de manière neutre « d’un usage logique ». C’est qu’il s’agit de comprendre
qu’un sujet qui raisonne mal est néanmoins un sujet qui raisonne. Il fait bien « un
usage logique de sa raison ». La raison étant le propre de l’homme, nul ne peut
soupçonner l’autre, par principe, d’en être dépourvu. Il s’ensuit qu’il est
moralement condamnable de pointer son erreur avec des mots qui, implicitement,
l’expulsent du champ de la raison. Ce qui est le cas lorsqu’on recourt aux notions
d‘ineptie ou d’absurdité.
L’absurdité est le propre de ce qui n’a pas de sens, l’ineptie de ce qui relève de la
bêtise. Dans les deux cas on semble admettre que l’autre est étranger à la nature
raisonnable. En traitant son propos d’absurde on signifie qu’il n’a pas du tout de
sens, en le traitant d’inepte on signifie qu’il ne dépasse pas l’intelligence des bêtes
et là est la faute puisque qu’on dénie à l’autre le fait d’être porteur d’une raison. Il y
a là une façon de « flétrir » leurs jugements dit le texte. « Flétrir » c’est faire perdre
à une fleur son éclat, sa forme naturelle. Par analogie, les qualificatifs utilisés
dépouillent l’homme de sa dignité d’être raisonnable et cela est moralement
inacceptable.
Est-ce à dire que l’absurdité ou l’ineptie de fait sont un droit moral et que le
devoir des hommes est de s’incliner devant elles ? Certes non. Parce que l’homme
est un sujet raisonnable il a le devoir de développer son esprit pour se porter
subjectivement à la hauteur de la capacité qui est en lui mais il n’est pas sûr qu’il
soit enclin à cet effort si les autres lui dénient précisément cette capacité.
Voilà pourquoi il convient de supposer « qu’il doit y avoir dans leurs opinions
quelque chose de vrai, et on l’y cherchera » écrit Kant. En disant « on supposera »
le philosophe rappelle que l’attitude éthique exige, comme on l’a vu dans la
première partie, d’admettre quelque chose. Ce postulat est celui de la nature
raisonnable de l’homme. A priori il nous faut considérer que l’autre est digne
d’être entendu car comme tout sujet raisonnable, il prétend, lorsqu’il parle,
prononcer des propos cohérents et intelligents. Il se peut qu’il n’y ait aucune
cohérence et aucune vérité dans ses paroles car il se trompe manifestement. Mais il
faut d’abord s’assurer que l’erreur manifeste ne masque pas une vérité latente et
qu’elle n’est pas le résultat d’une maladresse de l’expression, par exemple. « En
même temps » que cet acte de confiance dans la raison de l’autre il convient de
rechercher ce qui l’égare afin de lui permettre de rectifier son erreur. L’erreur
consiste toujours, en effet, dans une singularité logique. Je prends pour
objectivement vrai, entendons comme une vérité reconnaissable par tout autre être
de raison, un énoncé qui n’est vrai que pour moi. Je confonds une raison
subjective d’affirmer ceci ou cela avec un fondement objectif. Au fond, mon
erreur est une illusion : je suis abusé par une « apparence », je prends pour une
vérité ce qui m’apparaît telle à moi. La tâche de celui à qui je m’adresse, comme à
cet alter ego dont j’attends confirmation de ma prétention à la vérité n’est donc pas
de m’humilier en m’expulsant du champ de la raison, elle est de m’expliquer
pourquoi je me trompe. Ainsi manifeste-t-on son respect pour la nature raisonnable
de l’autre et a-t-on une chance de lui faire comprendre qu’il s’est trompé.
Au fond, Kant pointe avec finesse ce qu’observe tout pédagogue : il faut qu’un
homme soit confirmé par l’autre dans la certitude de son intelligence pour se sentir
tenu de grandir en intelligence. L’humiliation a toujours l’effet inverse. Elle
raidit celui qui se trompe dans son erreur. Pourquoi ? Parce que tout homme
s’estime lui-même en raison de cette capacité qu’il expérimente, également à tout
autre, de penser et parce qu’il ne peut penser que par lui-même. Il lui est impossible
de s’en remettre à un autre pour discerner le vrai du faux. Seul son jugement peut
faire autorité à ses propres yeux. Il s’ensuit que seule la compréhension
personnelle de son erreur peut le conduire à la rectifier. Mais pour être mis sur la
voie de cette ouverture d’esprit (# étroitesse) il ne faut pas que le ressentiment à
l’égard de celui qui vient de l’humilier l’amène, par la confusion que produisent
toujours les affects violents à emporter dans le même ressentiment la vérité dont
l’autre est porteur. Il faut être libéré de ce qui aveugle pour discerner le vrai du faux
or rien n’aveugle plus que l’humiliation. (cf. en annexe : Pascal)
Comme dans le premier cas cette exigence, qui en toute rigueur, se fonde sur un
impératif commandant absolument, fait l’objet d’une seconde justification : une
justification pragmatique.
Tu ne dois pas refuser tout respect à l’homme vicieux lui-même parce que tu ne le
dois pas (impératif catégorique de la moralité) mais tu ne le dois pas non plus
parce que si tu le faisais, tu compromettrais les possibilités d’amélioration morale
de celui que tu admonestes (impératif hypothétique de l’habileté).
Conclusion :
Nous vivons dans une époque où les hommes parlent abondamment de respect.
Ce qui, à bien y réfléchir, est fort suspect. Rousseau remarquait que lorsqu’un
peuple parle d’une vertu c’est qu’elle a cessé d’être vivante. On peut se demander
s’il n’en est pas ainsi pour le respect. S’il faut rappeler aux hommes la nécessité
morale du respect, c’est sans doute parce qu’ils ont une grande propension à se
manquer de respect comme en témoignent les injures ordurières, les mensonges, les
trahisons ou les instrumentalisations caractérisant souvent leurs relations.
Or il s’en faut de beaucoup que cela soit possible et légitime. L’erreur et la faute
morale sont condamnables et cela est sans réserve. Elles sont ce qui nous rend
indignes car il y a en nous le principe d’une dignité nous faisant obligation
d’honorer la vérité et la moralité. Il ne faut donc pas voir notre dignité là où elle
n’est pas. Tout l’intérêt du kantisme est, en ce domaine d’opérer une salutaire
clarification. La seule dignité de l’être humain est une capacité morale et
intellectuelle. C’est elle qui lui confère le statut de personne. C’est dire que ce qui
fonde le respect dû à l’homme est un principe bien impersonnel et abstrait.
C’est pourtant ce principe que Kant nous demande d‘isoler (=abstraire) dans
tout homme, dans l’homme le plus vicieux aussi bien que dans l’homme vertueux
afin de ne pas faillir à notre propre humanité. Car aussi impersonnelle et abstraite
soit-elle, la valeur d’humanité se manifeste dans des hommes concrets et souvent
dans des hommes ne faisant guère l’effort de se porter subjectivement à la hauteur
de cette dignité. Ce texte rappelle qu’aussi déchu ou ignorant soit-il un homme
participe, de droit, de cette dignité, il s’ensuit que ce serait une faute de ne pas lui
témoigner la considération due à sa supériorité ontologique.
Faute d’autant plus grave qu’elle n’est pas sans incidence sur le devenir-homme.
Telle est la dernière leçon de ce texte, la plus importante peut-être : il s’agit de
comprendre que nous sommes en partie ce que les autres, par l’attitude qu’ils
ont à notre égard, nous invitent à être. L’homme respecté est enclin à honorer le
respect qu’on lui témoigne, l’homme méprisé est exposé à rester indigne du respect
qu’on lui a refusé. Il y a dans cette observation d’une grande profondeur une
manière de pointer la responsabilité infinie de chacun à l’endroit de chacun et la
responsabilité du législateur à l’égard des délinquants. Si l’on comprend bien la
pertinence de l’analyse kantienne, il est urgent de se projeter moralement vers
l’autre car c’est le disposer à devenir plus humain.
Annexe :
Pensée 80 B : « D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas, et un esprit boiteux
nous irrite ? A cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit, et qu’un esprit
boiteux dit que c’est nous qui boitons ; sans cela nous en aurions pitié et non colère.
L’humanité elle-même est une dignité ; en effet l’homme ne peut jamais être
utilisé simplement comme moyen par aucun homme (ni par un autre, ni même par
lui-même), mais toujours en même temps comme une fin, et c’est en ceci
précisément que consiste sa dignité (la personnalité) grâce à laquelle il s’élève au-
dessus des autres êtres du monde, qui ne sont point des hommes et peuvent lui
servir d’instruments, c’est-à-dire au-dessus de toutes les choses. Tout de même
qu’il ne peut s’aliéner lui-même pour aucun prix (ce qui contredirait au devoir
d’estime de soi), de même il ne peut agir contrairement à la nécessaire estime de soi
que d’autres se portent à eux-mêmes en tant qu’hommes, c’est-à-dire qu’il est
obligé de reconnaître pratiquement la dignité de l’humanité en tout autre homme ;
et par conséquent sur lui repose un devoir qui se rapporte au respect qui doit être
témoigné à tout autre homme ».
Autour de ce Sujet :
1. Kant:Le fondement trans-affectif du rapport moral. L’éthique du respect. [4]
2. Morale close, morale ouverte. Bergson. [5]
3. Le sentiment du respect. [6]
4. Liberté et obligation. Kant. [7]
5. Morale antique. Morale moderne. [8]
« En fait, il est absolument impossible d’établir par expérience avec une entière
certitude un seul cas où la maxime d’une action d’ailleurs conforme au devoir ait
uniquement reposé sur des principes moraux et sur la représentation du devoir. Car
il arrive parfois sans doute qu’avec le plus scrupuleux examen de nous-mêmes nous
ne trouvons absolument rien qui, en dehors du principe moral du devoir, ait pu être
assez puissant pour nous pousser à telle ou telle bonne action et à tel grand
sacrifice ; mais de là on ne peut nullement conclure avec certitude que réellement
ce ne soit pas une secrète impulsion de l’amour-propre qui, sous le simple mirage
de cette idée, ait été la vraie cause déterminante de la volonté ; c’est que nous nous
flattons volontiers en nous attribuant faussement un principe de détermination plus
noble ; mais en réalité nous ne pouvons jamais, même par l’examen le plus
rigoureux, pénétrer entièrement jusqu’aux mobiles secrets ; or, quand il s’agit de
valeur morale, l’essentiel n’est point dans les actions que l’on voit, mais dans ces
principes intérieurs des actions, que l’on ne voit pas ».
KANT : Fondements de la métaphysique des mœurs.1785.Vrin, page 112.
*
Thème : L‘opacité du sujet moral.
*
*
Thèse : Non, la morale n’est pas affaire d’extériorité. Ce qui importe, en matière
morale, est le principe du vouloir, la pureté de l’intention et cela n’est pas
déterminable de l’extérieur. « Quand il s’agit de valeur morale, l’essentiel n’est
point dans les actions que l’on voit, mais dans ces principes intérieurs des actions,
que l’on ne voit pas ». Il s’ensuit que seul l’agent moral peut savoir ce qu’il en est
de son vouloir, nul autre que le sujet concerné n’ayant les moyens de pénétrer le
secret d’une intériorité.
*
Questions : Néanmoins est-il possible, sur le seul témoignage de l’expérience,
même avec « le plus scrupuleux examen de soi-même » de savoir avec certitude ce
qui est au principe de son vouloir ? Pourquoi est-il permis d’avoir des doutes sur ce
point ?
*
Thèse : Elle articule deux grands thèmes :
*
Un être moral agirait de façon totalement désintéressée. Nulle inclination sensible,
nul intérêt n’interviendrait dans le principe de son vouloir. Or ne s’abuse-t-on pas
sur soi-même lorsqu’on se croit capable d’une telle perfection ? Kant donne dans ce
texte la mesure de son pessimisme anthropologique. La capacité de se rendre
indépendant de la loi de l’être pour se déterminer selon la loi du devoir-être est
concevable dans l’ordre nouménal d’une humanité définie comme nature
raisonnable. Elle est problématique dans l’ordre phénoménal d’une espèce
caractérisée par le dualisme de la nature et de la raison. Et quand bien même elle
aurait une réalité, celle-ci demeurerait inaccessible à la connaissance objective car
ce qu’il est permis de penser n’est pas pour autant connaissable. La distinction que
Kant établit entre le penser et le connaître est aussi à l’arrière-plan de l’idée que
l’introspection la plus scrupuleuse est inapte à témoigner de l’effectivité d’une
bonne volonté mais laissons de côté cette signification.
[1] le : http://www.philolog.fr/le-sentiment-du-respect/
[2] Kant:Le fondement trans-affectif du rapport moral. L’éthique du respect. :
http://www.philolog.fr/kantle-fondement-trans-affectif-du-rapport-moral-lethique-du-
respect/
[3] Liberté et obligation. Kant. : http://www.philolog.fr/liberte-et-obligation-kant/
[4] Kant: la destination de l’être doté d’une raison et d’une main. :
http://www.philolog.fr/kant-la-destination-de-letre-dote-dune-raison-et-dune-main/
[5] Déterminisme et liberté. Kant. : http://www.philolog.fr/determinisme-et-liberte-kant/
[6] Rousseau et Smith.Le fondement passionnel du rapport moral. :
http://www.philolog.fr/le-fondement-passionnel-du-rapport-moral/
« Quelles sont les fins qui sont en même temps des devoirs?
C’est également une contradiction que de me prescrire comme fin la perfection d’autrui et
que de me tenir comme obligé de la réaliser. En effet la perfection d’un autre homme, en tant
que personne, consiste en ce qu’il est capable de se proposer lui-même sa fin d’après son
concept du devoir, et c’est donc une contradiction que d’exiger (que de me poser comme
devoir) que je doive faire à l’égard d’autrui une chose que lui seul peut faire.
La perfection personnelle
Le bonheur d’autrui
La nature humaine ne saurait faire autrement que souhaiter et rechercher le bonheur, c’est-à-
dire le contentement de l’état où l’on se trouve accompagné de la certitude qu’il est durable ;
pour cette raison précisément il ne s’agit pas d’une fin qui soit en même temps un devoir. —
Certains voulant encore établir une différence entre un bonheur moral et un bonheur physique
(le premier consistant dans le contentement qui intéresse notre personne et sa conduite
morale, c’est-à-dire ce que l’on fait, tandis que le second consiste dans le contentement de ce
dont la nature, nous fait don, par conséquent de ce dont l’on jouit comme d’un don étranger),
il faut remarquer ici, sans même relever l’abus de l’expression (qui comprend déjà une
contradiction), que seule la première espèce de contentement <die erstere Art zu empfinden>
relève du titre précédent, je veux dire de la perfection. — En effet, celui qui doit se sentir
heureux de par la seule conscience de son honnêteté, possède déjà cette perfection, qui dans le
titre précédent a été définie comme la fin, qui est en même temps un devoir.
S’il s’agit de bonheur, d’un bonheur auquel ce doit être pour moi un devoir de travailler
comme à ma fin, il ne peut s’agir que du bonheur d’autres hommes, dont je considère la fin
(légitime), comme étant ma fin. C’est à eux-mêmes que reste le soin de juger ce qui est propre
à les rendre heureux ; mais, à moins qu’ils n’aient le droit de l’exiger de moi comme étant leur
dû, il m’est possible de leur refuser beaucoup de choses, qu’ils considèrent comme liées à leur
bonheur et que je ne juge pas telles. Il y a une objection sans solidité, mais souvent mise en
avant contre la précédente division des devoirs qui a besoin d’être relevée et qui consiste à
opposer à cette fin une prétendue obligation de cultiver mon propre bonheur (physique) et à
faire de cette mienne fin naturelle et simplement subjective un devoir.
L’adversité, la douleur, la pauvreté sont de grandes tentations menant l’homme à violer son
devoir. L’aisance, la force, la santé et la prospérité en général, qui s’opposent à cette
influence, peuvent donc aussi, semble-t-il, être considérées comme des fins qui sont en même
temps des devoirs, je veux dire celui de travailler à son propre bonheur et de ne pas
s’appliquer seulement à celui d’autrui. — Mais alors ce n’est pas le bonheur qui est la fin,
mais la moralité du sujet et le bonheur n’est que le moyen légitime d’écarter les obstacles qui
s’opposent à cette fin, aussi personne n’a ainsi le droit d’exiger de moi le sacrifice de mes fins
qui ne sont pas immorales. Ce n’est pas directement un devoir que de chercher pour elle-
même l’aisance, mais indirectement ce peut bien en être un, à savoir écarter la misère comme
étant une forte tentation à mal agir. Mais alors ce n’est pas de mon bonheur, mais de ma
moralité que j’ai comme fin et aussi comme devoir de conserver l’intégrité. »
2) Formulez à partir de ce texte une question que vous pourriez avoir à traiter en
dissertation.
Autour de ce Sujet :
Introduction :
*
Développement :
Que l’homme soit un être de la nature soumis aux lois de cette même nature, la
simple observation de l’expérience l’atteste. Il éprouve des besoins, des désirs et sa
tendance naturelle est de chercher à les satisfaire. Le principe du plaisir, dira Freud,
ou l’aspiration au bonheur, affirme Kant, est le principe déterminant de chacun en
ce qu’il est un simple être empirique. Tout animal, et l’homme ne fait pas exception
à la règle, tend à persévérer dans l’existence et à rechercher ce qui le satisfait. On
appelle amour de soi ce penchant et il est si puissant que l’homme en tire prétexte
souvent pour prétendre qu’il ne dispose d’aucune liberté, qu’il est rigoureusement
déterminé. Ainsi lui serait-il « impossible » de résister à un désir.
Argument problématique car il se trouve que l’homme vit dans des sociétés ayant
normé ses désirs et imposé des restrictions à leur satisfaction. Toute société a
institué des lois et l’expérience montre que lorsque la satisfaction d’un désir est
prohibée par une loi assortie d’une sanction sévère, l’homme doit avouer que la
représentation de la sanction est de nature à le dissuader de s’abandonner à son
penchant. L’intérêt de ce premier cas de figure est de mettre en conflit l’inclination
naturelle et la loi juridique. La potence symbolise le tribunal de police et de
justice. Elle signifie en creux que le droit oppose la loi du devoir-être à celle de
l’être et que si l’on ne pouvait pas postuler la liberté des hommes, définie comme
capacité de mettre en échec le déterminisme naturel, la possibilité même d’un
ordre juridique serait compromise.
Il s’ensuit qu’il n’y a aucun sens, au plan empirique, à parler de liberté. Dans
l’ordre phénoménal il n’y a que du déterminisme, celui de la nature ou de la
société. Les choix humains ne sont qu’apparents, en réalité ils ne sont que le
masque des divers appétits déterminant leur volonté.
Alors faut-il admettre qu’il n’y a que du déterminisme ? N’y a-t-il pas une
expérience révélant aux hommes qu’il leur est impossible de le prétendre de
manière absolue ?
*
Il s’ensuit que la seule expérience révélant à l’homme qu’il n’est pas soumis
rigoureusement au déterminisme naturel est l’expérience morale. Lorsque la loi du
devoir fait retentir « sa voix d’airain », elle rappelle à l’homme qu’il n’est pas un
être de la nature comme un autre et que ce qui le distingue de l’animal est
précisément la possibilité de se rendre indépendant du déterminisme naturel
pour faire exister un monde ayant sa source dans la liberté d’un être
raisonnable. Tout se passe comme si, alors que tous les êtres naturels sont
déterminés par des lois, la nature avait remis à l’homme le soin d’instituer par sa
propre initiative les lois de son monde. Et cela apparaît clairement si l’on remarque
que l’homme est le seul être qui n’agit pas d’après des lois mais d’après la
représentation de lois. Il se représente la loi de son intérêt sensible et lorsqu’il s’y
soumet, on peut dire que son vouloir est déterminé par la causalité empirique. Mais
lorsqu’il fait de la loi morale que se représente sa raison le principe de sa volonté, il
n’est plus possible d’invoquer la causalité empirique car la loi morale n’est pas la
loi régissant les êtres naturels. C’est pourquoi elle s’énonce à l’impératif et
contraint l’inclination sensible. Elle est une loi d’un autre ordre, loi
raisonnable, rendant possible un règne humain que seule la bonne volonté d’êtres
raisonnables peut instituer. Parler de causalité empirique sur ce plan n’a pas de
sens puisque la causalité de la raison suppose la capacité de mettre en échec cette
dernière. La bonne volonté ne peut pas être pensée comme une volonté déterminée
par des causes antécédentes, elle est une volonté se déterminant de manière
autonome par la loi que la raison lui donne.
Au fond le vrai choix de l’homme est le choix entre l’existence animale
déterminée et l’existence humaine autonome. La liberté ne fait signe dans le réel
que comme l’effort de la faire exister. Et il apparaît que cet effort se confond avec
l’effort moral. En deçà l’homme n’est pas encore ce qu’il peut être. Il trahit la
personnalité qui fait sa dignité, à savoir sa capacité morale ou liberté.
D’où la conclusion du texte : « Il juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a
conscience qu’il doit (soll) la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la
loi morale, lui serait restée inconnue ».
*
Conclusion :
Ce n’est pas la liberté qui fonde l’obligation morale. Kant n’affirme pas, à la
manière de Descartes, que la liberté est de l’ordre du fait, qu’elle est une évidence
et qu’elle nous oblige à en faire un bon usage.
Ce qui est de l’ordre du fait, fait de la raison remarque Kant, est la représentation
de la loi morale. L’homme fait l’expérience du devoir et c’est l’expérience morale
qui fonde la liberté. Je découvre que je peux être libre en m’éprouvant obligé.
« Tu dois donc tu peux » écrit Kant. La liberté est ce qu’exige d’admettre la raison
qui donne ses règles à l’action. Elle est un postulat de la raison pratique.
A méditer:
« Deux choses remplissent le cœur (Gemüth) d’une admiration et d’une
vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y
attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Ces
deux choses, je n’ai pas besoin (darf) de les chercher et de les conjecturer
simplement, comme si elles étaient enveloppées de ténèbres ou placées dans une
région transcendantale (im Ueberschwenglichen) en dehors de mon horizon ; je les
vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence
[…] Le premier spectacle, d’une multitude innombrable de mondes, anéantit pour
ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale qui doit rendre
la matière dont elle est formée à la planète (à un simple point de l’univers), après
avoir été pendant un court espace de temps (on ne sait comment) douée de la force
vitale (Lebenskraft). Le second, au contraire, élève infiniment ma valeur, comme
celle d’une intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me
manifeste une vie indépendante de l’animalité et même de tout le monde sensible,
autant du moins qu’on peut l’inférer d’après la détermination conforme à une fin
(zweckmässigen) que cette loi donne à mon existence, détermination qui n’est pas
limitée aux conditions et aux limites de cette vie, mais qui s’étend à l’infini ».
Kant. Critique de la raison pratique. [1] Conclusion.
Autour de ce Sujet :
Or, bien que l’on croie que l’action soit déterminée par là, on n’en blâme pas moins
l’auteur et cela, non pas à cause de son mauvais naturel, non pas à cause des
circonstances qui ont influé sur lui, et non pas même à cause de sa conduite passée ;
car on suppose qu’on peut laisser tout à fait de côté ce qu’a été cette conduite et
regarder la série écoulée des conditions comme non avenue, et cette action comme
entièrement inconditionnée par rapport à l’état antérieur, comme si l’auteur
commençait absolument avec elle une série de conséquences. Ce blâme se fonde
sur une loi de la raison où l’on regarde celle-ci comme une cause qui a pu et a dû
déterminer autrement la conduite de l’homme indépendamment de toutes les
conditions empiriques nommées. Et on n’envisage pas la causalité de la raison,
pour ainsi dire, simplement comme concomitante, mais au contraire, comme
complète en soi, quand même les mobiles sensibles ne seraient pas du tout en sa
faveur et qu’ils lui seraient tout à fait contraires ; l’action est attribuée au caractère
intelligible de l’auteur ; il est entièrement coupable à l’instant où il ment ; par
conséquent, malgré toutes les conditions empiriques de l’action la raison était
pleinement libre, et cet acte doit être attribué entièrement à sa négligence ».
[1]
Kant : Critique de la raison pure. 1781 (2°édition 1787).PUF.
Trad.Tremesaygues et Pacaud. p.405.
Introduction :
Il va de soi que si nous devions nous en tenir à cette première perspective il serait
parfaitement inconséquent de juger moralement l’acte. Ce qui est l’expression
d’une nécessité naturelle se constate mais ne se juge pas moralement. La
condamnation morale (le blâme) ou l’approbation morale (la louange) présuppose :
D’une part que l’agent est un sujet conscient apte à distinguer le bien et le
mal, le permis et l’interdit, apte à anticiper les conséquences de ses actes et
donc à agir en connaissance de cause.
D’autre part que ce qu’il a fait (ici mentir), il avait la possibilité de ne pas le
faire.
« Ce blâme se fonde sur une loi de la raison où l’on regarde celle-ci comme une
cause qui a pu et a dû déterminer autrement la conduite de l’homme
indépendamment de toutes les conditions empiriques nommées ».
La raison n’est pas seulement la raison théorique c’est-à-dire la faculté permettant
de construire les savoirs. C’est aussi la raison pratique c’est-à-dire la faculté
permettant de se représenter la loi morale et de soumettre la conduite à cette loi
sous la forme du droit ou de la morale. La raison pratique ou morale est ainsi
l’instance qui est au principe des diverses obligations conférant à l’existence
humaine sa dimension morale et conséquemment, élevant l’homme à la dignité
d’une personne exigeant le respect.
Or Kant nous dit que ce qui autorise à imputer la responsabilité à un agent moral
est « une loi de la raison ». La raison pratique formule des lois qui sont des
exigences. Une exigence n’énonce pas ce qui est, cet énoncé étant du type :
L’homme est un sujet libre capable de se donner la loi de sa conduite.
Une exigence formule ce qui doit être, cet énoncé étant du type : Il faut, on doit
admettre que la raison est ce qui peut et ce qui doit déterminer la conduite de l’être
qui en est porteur.
Notons l’expression « qui a pu et a dû ». Là est l’idée cardinale du texte. Elle
énonce que la raison se considère elle-même comme ce qui doit être au principe de
la conduite. Elle formule un devoir. La loi de la raison ou loi morale nous fait
obligation de nous autodéterminer rationnellement et c’est parce qu’elle nous
assigne ce devoir qu’elle nous demande d’admettre que nous en avons la
possibilité. Car si l’on ne pouvait pas supposer que l’homme a la possibilité de se
rendre indépendant (= de s’affranchir) de la loi de l’être (l’ordre du déterminisme)
pour soumettre sa conduite à la loi du devoir être un ordre juridique et un ordre
moral seraient impossibles.
Il s’ensuit que pour comprendre la possibilité du droit et de la morale il faut
postuler que l’homme est libre. « Tu dois donc tu peux » écrit Kant dans un autre
texte. La liberté est un postulat de la raison pratique non l’énoncé d’un fait
empirique. Ce n’est pas parce que tu es libre que tu dois, c’est parce que tu fais
l’expérience de l’obligation morale, parce que tu dois qu’il faut supposer que tu es
libre.
La fin du texte précise bien que la causalité de la raison ne doit pas être envisagée
comme concomitante, entendons comme coexistant avec les causes empiriques. La
perspective métaphysique et morale exige de faire abstraction de ces dernières et de
n’admettre au principe de l’acte volontaire que la causalité de la raison. Et si Kant
précise que celle-ci doit être conçue comme « complète » c’est pour rappeler
l’hétérogénéité absolue des plans. Il ne s’agit pas de croire que l’imputation de
responsabilité repose sur une distribution du rôle des différentes causalités comme
si celle de la raison pouvait n’avoir qu’un rôle partiel. La cohérence exige de
comprendre que soit un acte est déterminé empiriquement et il n’y a aucun sens à
en imputer la responsabilité à son auteur, soit on impute la responsabilité et on
suppose que l’auteur est bien l’auteur de l’acte. Auteur, avons-nous dit, celui qui
est au principe de l’action, qui l’initie et qui par là s’expose à devoir en assumer les
conséquences. Auteur, celui qui a la capacité de commencer une « série de
conséquences » c’est-à-dire qui est libre. Cela est sans réserve.
Kant insiste : « quand bien même les mobiles sensibles ne seraient pas du tout en
sa faveur », « malgré toutes les conditions empiriques de l’action… ». C’est-à-dire,
quand bien même l’éducation d’un sujet serait désastreuse, ses fréquentations très
mauvaises, les circonstances favorables à la délinquance « l’action est attribuée au
caractère intelligible de l’auteur ». C’est pourquoi « il est entièrement coupable à
l’instant où il ment ».
L’acte volontaire met nécessairement en jeu une spontanéité spirituelle c’est-à-
dire une capacité de se déterminer à agir en se représentant des possibles : Ex : Ai-
je intérêt à mentir ou à dire la vérité ? Première possibilité : Si je mens ma petite
amie ne m’en voudra pas ; deuxième possibilité : Si je dis la vérité elle risque de
me quitter. Il met en jeu une capacité de se déterminer pour des raisons : Ex :
Comme je ne veux pas compromettre ma relation avec ma petite amie, je choisis la
première possibilité.
Puisque l’acte volontaire implique la conscience et le pouvoir de choisir entre des
possibles, on peut et on doit considérer son auteur comme responsable.
Exemple : « Tu ne dois pas mentir » prescrit la raison humaine. Parce que la
conscience est la capacité de se représenter la loi du devoir, on suppose que tu peux
ne pas mentir. Il s’ensuit que si tu mens ton mensonge est imputé à ta négligence.
Puisque tu as négligé de te conduire comme la personne qu’on te fait l’honneur de
respecter, tu dois répondre de tes actes.
Conclusion :
Ce texte établit que seul un parti pris métaphysique et moral sauve le jugement
moral et les institutions demandant aux hommes de répondre de leurs actes de
l’inconséquence. Parti pris métaphysique qui chez Kant n’est pas l’objet, comme
chez Descartes, d’une affirmation dogmatique. La liberté n’est pas présentée
comme une évidence dont il est impossible de douter. Elle est supposée, elle est un
postulat qu’il faut admettre pour fonder la dignité de la personne humaine et la
rationalité de nos pratiques. En effet nous jugeons moralement et juridiquement les
hommes. Il est donc important de préciser au nom de quoi nous le faisons afin de
savoir si nous avons le droit de le faire. Car tant que ce présupposé permet de
fonder la dignité de la personne humaine, il ne nous pose aucun problème. Mais dès
qu’il apparaît que la contrepartie de la dignité c’est la responsabilité, les choses se
compliquent. Car la responsabilité, c’est ce qui autorise les juges à condamner à la
réclusion criminelle à perpétuité, parfois à la peine de mort. Bref, c’est ce qui
confère le pouvoir de punir or il faudrait être bien superficiel pour ne pas voir que
ce pouvoir est redoutable et qu’il est impossible de l’exercer dans une totale
sérénité. L’homme éprouve un scrupule à faire souffrir l’homme car il lui semble
que son devoir moral est de diminuer la somme des maux dans le monde non de
l’accroître. Or il doit remplir le devoir de justice et la rétribution exige, là où un
homme a fait subir un mal à un autre de prononcer une peine (= une sanction qui
fait souffrir). Le tribunal de justice rend effectives ces diverses exigences.
Ce texte montre que ce solennel édifice repose sur des assises bien
fragiles…D’où la difficulté d’éviter un certain nombre de doutes. Et s’il n’y avait
que du déterminisme de telle sorte que ce qu’un homme a fait, il était déterminé à
le faire ? Ne serait-il pas monstrueux de cautionner moralement un jugement
impliquant un présupposé relevant de la pure fiction? Ne faudrait-il pas alors
soupçonner avec Nietzsche que le présupposé de liberté appartient à une
métaphysique du bourreau et que ce qui est au principe de l’affirmation de la
liberté relève de la méchanceté, de la volonté cruelle de punir, de l’appétit de
vengeance ? « Si l’on a conçu les hommes libres, c’est à seule fin qu’ils puissent
être jugés et condamnés, afin qu’ils puissent devenir coupables » écrit-il dans Le
crépuscule des idoles.
Avouons qu’il y a là de quoi donner encore davantage de scrupules. Le
philosophe Paul Ricœur ne cachait pas ses doutes lorsqu’il écrivait : « Lorsque la
conscience s’attarde à méditer sur ses conditions et sur ses limites, elle n’est pas
loin d’être accablée ».
Autour de ce Sujet :
La République comme Idée pure de la raison ou le contrat social comme devoir. Kant.
Qu’est-ce qu’une République ? Peut-on appeler ainsi n’importe quelle organisation humaine
au point qu’il n’y ait pas de différence entre un Etat républicain et une bande de brigands ?
L’image se retrouve souvent sous la plume des grands auteurs, la question étant de savoir ce
qui permet de discriminer les ordres.
Cicéron le précise : La res publica est la chose publique, la chose du peuple mais un peuple
« n’est pas un rassemblement quelconque de gens réunis n’importe comment, c’est le
rassemblement d’une multitude d’individus qui se sont associés en vertu d’un accord sur le
droit et d’une communauté d’intérêts » De la République I, XXV, 39.
Kant s’inscrit dans cette tradition. « Par République, on entend un Etat en général » et non
une des trois formes d’Etat : la démocratie par rapport à l’autocratie et à l’aristocratie. Ce
n’est pas la forme du gouvernement (autocratie, aristocratie, démocratie) qui définit le
républicanisme, c’est son mode qui est soit despotique, soit républicain.
Le mode qualifie la manière dont l’Etat fait usage de sa souveraine puissance. Soit il l’exerce
arbitrairement en substituant une volonté particulière à la volonté publique, c’est le
despotisme, soit il y a séparation des pouvoirs, l’exécutif étant soumis au pouvoir législatif
lui-même étant l’expression de la volonté commune et c’est la république. Elle seule « mérite
d’être tenue pour une véritable constitution civile ».Anthropologie du point de vue
pragmatique. [1]
L’originalité de Kant consiste à établir que la République n’est pas une donnée de
l’expérience mais une Idée pure de la raison qui se déduit a priori de ce qu’il définit comme
le devoir de tout être raisonnable : celui de sortir de l’état de nature et d’entrer dans une
constitution civile.
« Parmi tous les contrats par lesquels une multitude d’hommes s’unissent en une société, le
contrat qui établit une constitution civile est une espèce si particulière […] qu’il se distingue
de façon essentielle de tous les autres dans le principe de son institution. L’union de plusieurs
hommes en vue d’une fin quelconque (que tous ont en commun) se retrouve dans tous les
contrats d’affaire, mais l’union de ces mêmes hommes, qui est en soi-même une fin (que
chacun doit avoir) […] est un DEVOIR INCONDITIONNE ET PREMIER : une telle union
ne peut se rencontrer que dans une société se trouvant dans une constitution civile c’est-à-dire
constituant un être commun » Théorie et Pratique.
Cette constitution civile ou république suppose un contrat originaire qu’il ne faut pas
considérer comme une réalité historique. Nulle part dans le réel, il n’est donné d’observer
cette règle de constitution d’un Etat ; « elle doit être dérivée a priori par la raison de l’idéal
d’une association juridique des hommes sous des lois publiques ».
La fonction de cette idée est de réguler l’action des hommes dans l’histoire et en particulier
celle des législateurs dont le devoir est d’édicter des lois comme si les sujets avaient
concouru, en tant que citoyens, à leur élaboration car « il n’y a que la volonté d’un peuple qui
puisse être législatrice ».
Ainsi une monarchie peut être républicaine dans son mode de gouvernement si le monarque
traite le peuple suivant ce principe et édicte des lois « comme un peuple de mûre raison se les
prescrirait à lui-même encore qu’à la lettre ce peuple ne soit pas invité à donner son
consentement ».
Il s’ensuit que l’histoire ne peut que difficilement incarner cet Idéal. La République telle
qu’elle se réalise, ce que Kant appelle la République phénoménale ne peut que se rapprocher
de la République nouménale (La République telle qu’elle est pensée en qualité d’Idée pure
de la raison). Son moyen de réalisation est essentiellement, à ses yeux, celui de réformes
progressives conduites sous l’autorité de monarques éclairés. Celles-ci exigent pour être
comprises un progrès des lumières que Kant porte à l’actif de l’usage public de la raison
par des gens éclairés.
La solution du problème politique, celui dont il dit qu’il est le plus difficile à résoudre ne
peut donc venir que de l’éducation du peuple à la raison ou à la liberté. Voilà pourquoi, le
contrat inaugural dont Rousseau énonce les clauses idéales et dont Kant dit qu’il est un devoir
inconditionné ne peut pas se passer au début de l’histoire mais au terme d’un processus
historique impliquant le développement du savoir et l’apprentissage de la liberté.
Autour de ce Sujet :
Dans le Conflit des facultés (1798), Kant détermine trois perspectives suivant lesquelles
l’histoire peut être pensée : « 1) Ou bien le genre humain se trouve en perpétuelle régression ;
2) Ou bien il est en constante progression par rapport à sa destination morale ; 3) Ou bien il
demeure en stagnation et reste éternellement au degré actuel de sa valeur morale parmi les
divers membres de la création (stagnation qui se confond avec l’éternelle rotation circulaire
autour d’un même point.
Chaque perspective fait donc problème. L’idée que l’humanité est en constante régression
est insoutenable dans la mesure où cela signifie à terme l’anéantissement de notre espèce,
celle d’un progrès conçu dans le cadre d’une téléologie physique est aporétique, et celle de la
stagnation consiste à consentir à l’absurdité de notre aventure. Ces objections permettent à
Kant de préciser la spécificité de sa propre conception de l’histoire, conception progressiste
où le progrès est pensé dans le cadre d’une téléologie morale.
I) La conception abdéritique.
Elle consiste à penser que l’humanité est en constante progression par rapport à sa
destination morale. Mais cet optimisme se heurte à de redoutables objections car rien,
empiriquement, n’empêche de penser qu’arrivée à un certain point de son développement
l’humanité ne régresse ou bien que dans le cours du monde, le bien et le mal, les avantages et
les inconvénients s’équilibrent, tout progrès impliquant une chute, toute chute étant
compensée par un progrès. Si la somme des biens et des maux s’équilibre à chaque époque, il
faut renoncer à l’idée qu’un moment de l’histoire est qualitativement supérieur à un moment
antérieur.
« On peut toujours admettre que la masse de bien et de mal, inhérente à notre nature, reste
en son fond constamment la même et ne peut être ni augmentée ni diminuée chez un même
individu ; et comment donc cette quantité de bien pourrait-elle augmenter en son fond,
puisque cela devrait se produire par la liberté du sujet , et que, dans ce cas, celui-ci aurait à
son tour besoin d’un capital de bien plus grand que celui qu’il possède déjà ? – Les effets ne
peuvent dépasser le pouvoir de la cause agissante; par conséquent la quantité de bien mêlée
dans l’homme au mal ne saurait aller au-delà d’une certaine mesure de ce bien, au-dessus de
laquelle il pourrait s’élever par son effort et ainsi progresser toujours. L’eudémonisme, avec
ses espérances imaginaires, paraît donc insoutenable et semble laisser peu d’espoir en faveur
d’une histoire prophétique de l’Humanité, au point de vue d’un progrès incessant dans la voie
du Bien » Le conflit des facultés, dans Kant, la philosophie de l’histoire, Médiations, Denoël,
1985, traduction : Stéphane Piobetta, p. 166.167.
Kant refuse donc une conception métaphysique ou prédéterministe du progrès moral, (ce
que Dieu veut faire de la destinée humaine), comme on la trouve chez un Leibniz par
exemple. Cette thèse n’est qu’en apparence favorable à l’idée de progrès, car on ne voit pas
comment une réalité physique ou cosmique se caractérisant par une certaine quantité de bien
et de mal peut produire plus de bien qu’elle n’en contient. Kant met l’eudémonisme en
contradiction avec ses présupposés. Il ne peut y avoir plus de perfection dans l’effet que dans
la cause.
Et c’est précisément parce que le progrès ne peut être pensé qu’en terme moral comme ce
que l’homme peut faire de sa liberté que Kant refuse l’eudémonisme et va s’efforcer de fonder
une conception progressiste de l’histoire sur d’autres présupposés.
Elle s’énonce ainsi : « Retomber dans le pire ne peut constamment durer pour
l’espèce humaine, car descendue à un certain degré elle s’anéantirait elle-même.
C’est pourquoi quand se développe un amoncellement de grands forfaits et de
maux à leur mesure l’on dit : à présent cela ne peut plus empirer ; nous voici
parvenus au dernier jour ; le pieux visionnaire rêve déjà du retour de toutes choses
et d’un monde renouvelé lorsque l’univers aura péri par le feu ». (Kant)
Conception récurrente au cours de l’histoire. Sous le règne de Néron, les chrétiens avaient le
sentiment que la fin du monde était proche. Rousseau est un bon représentant de ce pessimisme. Dans
Le Discours sur les sciences et les arts, il établit que l’humanité s’est abîmée dans un funeste
processus de socialisation. Ce qui est perdu ne se retrouve jamais. Dans son livre La théorie kantienne
de l’histoire, Alexis Philonenko cite deux propos où Rousseau apparaît clairement comme un prophète
de l’apocalypse : « Il n’y a plus de remède à moins de quelque grande révolution presque aussi à
craindre que le mal qu’elle pourra guérir et qu’il est blâmable de désirer et impossible de prévoir »
Réponse au roi de Pologne. En 1750 Rousseau n’est pas encore un visionnaire mais en 1775, dans un
entretien rapporté par Nicolas Bergasse, il dit : « Nous touchons à quelque grande révolution, le calme
dont nous jouissons est le calme terrible qui précède les tempêtes et je voudrais que la Providence
rapportât au-delà des années orageuses qui vont éclore le peu de jours qui me restent pour être témoin
du nouveau spectacle qui se prépare ».
L’idée même de Révolution répugne à Kant car la révolution est une violence. Sa
folie destructrice se paie du sang et des larmes et demande souvent beaucoup de
temps pour accoucher d’un ordre stable et meilleur que celui qu’elle a détruit.
Comme tous les très grands philosophes, Kant est fondamentalement réformiste.
D’où son ambiguïté à l’égard de la Révolution française. Il l’accueille avec
sympathie tant qu’elle signifie une transformation positive du corps politique par le
moyen du droit mais il exprime son horreur des violences révolutionnaires.
L’exécution de Louis XVI est pour lui un point de rupture.
Cette conception est développée par Kant dans Idée d’une histoire universelle au
point de vue cosmopolitique.
Une telle histoire ne peut pas être fondée empiriquement. On ne peut en élaborer
qu’une Idée. Kant entend par Idée, « un concept rationnel nécessaire auquel ne peut
correspondre aucun objet donné par les sens » (Critique de la raison pure [1]). De
fait, ni l’histoire universelle, ni l’histoire comme perfectionnement progressif des
dispositions de notre nature ne sont des données empiriques. Ce qui est donné, ce
sont des histoires singulières, celles de tel ou tel peuple, et rien n’empêche
d’imaginer qu’arrivée à un certain niveau de développement, l’humanité ne
régresse et inverse le mouvement. Une histoire universelle conçue comme progrès
ne peut donc être qu’une représentation de la raison qui se rapporte à un objet
d’après un certain principe. Quel est-il ?
« Considérons les hommes tendant à réaliser leurs aspirations : ils ne suivent pas
simplement leurs instincts comme les animaux ; ils n’agissent pas non plus
cependant comme des citoyens raisonnables du monde selon un plan déterminé
dans ses grandes lignes. Aussi une histoire ordonnée (comme par exemple celle des
abeilles ou des castors) ne semble pas possible en ce qui les concerne. On ne peut
se défendre d’une certaine humeur, quand on regarde la présentation de leurs faits
et gestes sur la grande scène du monde, et quand, de-ci de-là, à côté de quelques
manifestations de sagesse pour des cas individuels, on ne voit en fin de compte
dans l’ensemble qu’un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de
méchanceté puérile et de soif de destruction. Si bien que, à la fin, on ne sait plus
quel concept on doit se faire de notre espèce si infatuée de sa supériorité. Le
philosophe ne peut tirer de là aucune autre indication que la suivante: puisqu’il lui
est impossible de présupposer dans l’ensemble chez les hommes et dans le jeu de
leur conduite le moindre dessein raisonnable personnel, il lui faut rechercher du
moins si l’on ne peut pas découvrir dans ce cours absurde des choses humaines un
dessein de la nature: ceci rendrait du moins possible, à propos de créatures qui se
conduisent sans suivre de plan personnel, une histoire à un plan déterminé de la
nature ».
Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue
cosmopolitique.1784.
Question : Est-elle une aventure absurde ou bien est-il possible de lui trouver un sens dans la double
acception de direction et de signification ?
Thèse : À première vue le cours des choses humaines semble absurde. L’abdéritisme est bien la
tentation première du penseur. Kant exprime ici son horreur de l’humanité empirique. Elle se conduit
de manière puérile et méchante. Avec l’idée de puérilité, le philosophe signifie qu’elle n’est pas
sortie de sa minorité spirituelle et morale. Elle est toujours esclave de ses inclinations sensibles et,
soumise à la tutelle de meneurs qui savent exploiter ses passions, elle s’engage souvent dans le pire en
croyant concourir au meilleur.
Avec l’idée de méchanceté, il signifie que l’homme utilise sa liberté davantage
pour détruire que pour construire. D’où la souveraineté de la violence dans
l’histoire.
Thèse : Oui si l’on devait considérer que le sujet d’une histoire sensée dût être l’homme en tant
qu’acteur conscient et volontaire. Impossible, en effet, d’admettre que les hommes se donnent
l’actualisation de ce sens comme un projet personnel ou collectif. « Ils n’agissent pas […] comme
des citoyens raisonnables du monde selon un plan déterminé dans ses grandes lignes ». Au contraire,
l’amour de soi est souverain dans les conduites humaines. Chacun poursuit ses propres intérêts au
mépris souvent des intérêts légitimes des autres, et cette inclination condamne l’histoire à être ce
« théâtre de bruit et de fureur » que dénonce Shakespeare. (Cf. « Demain, puis demain, puis demain
glisse à petits pas de jour en jour jusqu’à la dernière syllabe du registre du temps ; et tous nos hiers
n’ont fait qu’éclairer pour des fous le chemin de la mort poudreuse. […] La vie n’est qu’un fantôme
errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on
n’entend plus ; c’est une histoire dite par un idiot, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien …
Macbeth, Acte V, scène V).
C’est que les hommes ne sont ni de purs êtres de la nature, ni de purs êtres
raisonnables.
S’ils étaient de purs êtres de la nature, leurs conduites seraient aussi ordonnées et
harmonieuses que les conduites animales. Celles-ci sont régies par l’instinct et ce
dernier a sur la raison et la liberté qui lui est liée l’avantage de la régularité. Une
« histoire ordonnée » n’est donc possible que pour le monde animal.
S’ils étaient de purs êtres de raison leur histoire serait raisonnable. Elle serait
celle d’un usage de la liberté pour accomplir les exigences de la raison, à savoir le
perfectionnement de toutes les dispositions originelles de l’espèce humaine et
l’actualisation de la vocation éthico-politique de la raison (c’est-à-dire la promotion
de la loi morale dans le monde sous la forme du droit). La paix, la justice et la
liberté pour tous seraient au rendez-vous. Or à l’évidence ce n’est pas le cas.
L’histoire donne de manière récurrente, le spectacle de la folie et de la méchanceté
humaines et non celui d’une raison à l’œuvre en elle.
Et pourtant des progrès ont été réalisés dans l’histoire et l’on a même
l’impression que ce bateau ivre finit par accoucher des fins que les hommes se
donneraient s’ils agissaient raisonnablement.
Questions : Cette constatation ne permet-elle pas d’espérer que le progrès des connaissances, des
techniques, des institutions, des mœurs etc. soit le sens de l’histoire ? Espérance : tel est bien le
principe qui est au fondement de l’Idée kantienne d’histoire. Le mot est prononcé au début de
l’introduction : « De quelque façon qu’on veuille concevoir la liberté du vouloir au point de vue
métaphysique, les manifestations du vouloir, les actions humaines, sont déterminées aussi bien que
tout autre événement naturel selon les lois universelles de la nature. On peut espérer que l’histoire
qui se propose de raconter ces manifestations, à quelque profondeur que se cachent leurs causes, si elle
considère dans ses grandes lignes le jeu de la liberté du vouloir humain, y peut découvrir un cours
régulier; et que, de cette manière, ce dont la complication et l’irrégularité saute aux yeux quand on
considère les sujets individuels pourrait au contraire, quand on considère l’espèce tout entière, être
reconnu comme un développement progressif et continu, quoique lent, des dispositions originelles de
cette espèce »
Mais comment ce progrès est-il possible puisque les hommes ne le
poursuivent manifestement pas comme une fin consciente et volontaire ? Il y a là
une aporie. Est-il possible de la dépasser ?
Thèse : Oui, répond Kant, si l’on recourt à l’idée d’un « dessein de la nature ».
L’expression suggère de faire un usage du principe de finalité et de considérer que
tout se qui se produit dans la nature concourt a une fin ou un but. Kant sait bien que
le finalisme n’a pas droit de cité dans les sciences, mais il ne s’agit pas ici de bâtir
une connaissance objective du devenir historique. Ce souci est celui de l’histoire
comme discours méthodiquement élaboré du passé de telle ou telle société. Ici, il
s’agit de penser l’histoire, d’en interroger le sens global. Et s’il est impossible de
faire de l’homme conscient et volontaire l’auteur d’une histoire sensée, ne peut-on
pas considérer qu’une telle histoire est ce qui lui est extorqué par le jeu de ce qui le
détermine, à savoir ses inclinations naturelles ? Telle est l’issue proposée par Kant
au problème qu’il a formulé. Si le sens de l’histoire est le perfectionnement
progressif des dispositions originelles de l’espèce humaine, progrès dont
l’expérience atteste la réalité dans certains domaines et si on ne peut pas imputer
l’actualisation de ce sens à la volonté humaine, il faut donc qu’il s’accomplisse à
l’insu des hommes et que ceux-ci en soient des agents inconscients et involontaires.
Les hommes ne se doutent pas qu’en faisant un si mauvais usage de leur liberté,
c’est-à-dire en se soumettant à la puissance de leurs intérêts et de leurs passions, ils
concourent à l’avènement de fins qui sont celles de leur nature raisonnable mais
tout semble se passer comme s’il en était ainsi.
Ex : C’est leur ambition, l’appétit des richesses, de la gloire, du pouvoir qui leur
arrachent les efforts nécessaires au développement de leurs talents, c’est le conflit
des intérêts qui les contraint à limiter les prétentions de l’amour de soi pour
instituer la loi garantissant l’intérêt de tous. Ni le droit, ni les progrès des
connaissances ou des techniques ne n’originent dans le volonté morale des
hommes. Dans le langage de Kant, il faut reconnaître qu’ils leur sont « extorqués
pathologiquement ».
Le jeu des inclinations naturelles étant le jeu de ce qui est, en l’homme, la part du
déterminisme naturel, il est donc permis de se tourner vers la nature pour sauver
l’idée de progrès comme principe d’intelligence de l’histoire.
Le philosophe laisse à ses successeurs le soin d’écrire l’histoire en fonction de ce
fil directeur. Comme Newton et Kepler surent découvrir sous le désordre apparent
des phénomènes l’ordre caché, il y aura peut-être dans l’avenir un génie capable de
conduire ce projet à terme.
Autour de ce Sujet :
1) Analyse de l’empirisme.
Locke (1632.1704), Hume (1711.1776), J.S. Mill (1806.1873) sont des empiristes. Newton
se revendique empiriste.
*
L’empirisme est avant tout une critique de l’innéisme. Locke soutient qu’ « il n’y a rien dans
l’entendement qui n’ait d’abord été dans les sens ». Il n’y a pas d’idées ou de principes innés.
L’esprit est une table rase, une cire vierge sur lequel viennent s’imprimer les données de
l’expérience. Nos idées sont le reflet de nos impressions sensibles. L’ordre que nous mettons
dans les phénomènes ne procède pas de principes a priori (« a priori » signifie : qui est
antérieur à l’expérience. S’oppose à « a posteriori » : qui découle de l’expérience), il est le
reflet dans notre esprit de ce que l’expérience nous montre. La répétition des mêmes
expériences fait, avec l’habitude, naître les idées d’identité, de ressemblance et toutes les
généralisations nécessaires à la connaissance.
Cf. La célèbre analyse que Hume fait du principe de causalité. C’est de l’expérience,
affirme Hume, que nous tirons l’idée qu’un phénomène A est cause d’un phénomène B. Le
rapport causal est un rapport chronologique. Nous constatons une conjonction constante
entre deux phénomènes et c’est l’habitude, l‘accoutumance qui nous détermine à attendre
l’un quand paraît l’autre. La prétention qui est la nôtre d’énoncer une relation nécessaire entre
A et B n’a aucune validité rationnelle. En réalité il s’agit d’une impression subjective produite
par l’expérience réitérée d’une succession dans le temps. Car en toute rigueur, que cette
succession ait été observée un grand nombre de fois dans mon expérience passée me permet
seulement de dire qu’il est probable qu’elle sera observable demain, cela ne me permet pas
de dire qu’il est nécessaire qu’il en soit ainsi.
Ex : Je m’attends lorsque je mets une casserole d’eau sur le feu à ce que l’eau bouille parce
que j’ai l’expérience de la conjonction constante de l’échauffement et de l’ébullition.
L’habitude de cette conjonction suscite le sentiment d’un rapport nécessaire mais cette
nécessité n’est pas rationnellement fondée car « l’expérience nous apprend bien que quelque
chose est de telle ou telle manière mais non point que cela ne peut être autrement » (Kant).
L’expérience ne donne à voir que du contingent et du particulier ; elle ne permet pas de
formuler des rapports nécessaires et universels.
Ce qui est vrai de la perception, de l’observation des faits, l’est a fortiori de l’activité
théoricienne. En prétendant la fonder sur la seule expérience, l’empirisme remet en cause son
caractère rationnel et conduit au scepticisme. Or la physique de Newton n’est-elle pas un
désaveu d’un tel scepticisme ? Kant interroge les conditions de possibilité de la science telle
qu’elle vient de donner sa mesure avec le génie de Newton. Elle a un double caractère
expérimental et mathématique. Elle établit des lois dont la forme nécessaire et universelle
s’énonce dans des formules mathématiques. Comment cela serait-il possible si l’expérience
était le fondement de la connaissance ? Ne faut-il pas substituer à l’option empiriste, l’option
rationaliste consistant à admettre que la théorie suppose l’intervention de principes internes à
l’esprit, principes organisant l’expérience mais ne découlant pas d’elle ?
Telle est l’analyse que Kant propose de la causalité. Ce que l’expérience fournit ce sont les
éléments liés par la relation causale, non la relation elle-même. Celle-ci est une catégorie de
l’entendement posant que « tout ce qui arrive suppose quelque chose dont il résulte suivant
une règle ». Sans ce principe, dit Kant, nous serions dans l’impossibilité de connaître quoi que
ce soit et le réel serait inintelligible pour nous. L’esprit donne la règle selon laquelle nous
mettons en ordre le divers donné dans l’expérience. Loin d’être dérivée de l’expérience, la
causalité est la condition de l’expérience, le cadre a priori sans lequel « les intuitions
sensibles seraient aveugles » c’est-à-dire désordonnées et confuses. Réciproquement sans les
intuitions sensibles, les catégories seraient « vides » puisqu’elles n’auraient rien à relier.
Les principes de l’esprit mis en œuvre dans la connaissance sont dits transcendantaux. Est
transcendantal, au sens kantien, ce qui est antérieur à l’expérience (a priori) indépendant
d’elle mais ne trouve à s’appliquer qu’en elle. Comme tel, le transcendantal est la condition de
toute expérience possible.
La connaissance (la science) exige que l’activité de l’esprit (la mise en forme) s’applique à
des objets donnés dans l’expérience (ce qui est objet d’intuition sensible). Un concept (par
exemple : Dieu, l’âme, la liberté, le monde comme totalité) auquel ne correspond aucune
intuition sensible est bien une pensée mais ce n’est pas une connaissance. Il s’ensuit qu’on ne
peut rien connaître au-delà de l’expérience. (Erreur de la théologie rationnelle ou de la
psychologie rationnelle).
En revanche ce qu’on ne peut connaître, il est permis de le penser, de nous en faire une Idée.
« J’entends par Idée, écrit Kant, un concept rationnel, nécessaire auquel ne peut correspondre
aucun objet donné dans les sens ».
Il va de soi que le penser ne peut prétendre à aucune vérité objective. Nous pouvons penser
l’âme, la liberté, Dieu, nous ne pouvons pas en élaborer une connaissance.
Les phénomènes sont les choses telles que nous les connaissons c’est-à-dire telles que nous
les informons par la structure de notre esprit. Il faut distinguer le réel phénoménal et le réel
tel qu’il est en soi indépendamment de notre manière de le connaître. Celui-ci est un x
inconnaissable. Mais ce que nous ne pouvons connaître, il est permis de le penser.
Etymologiquement les noumènes sont les choses pensées.
Il n’y a pour nous de connaissance que du phénoménal, nous ne pouvons savoir ce qu’est le
réel en soi, mais à condition de ne pas nous contredire nous pouvons le penser.
*
c) La révolution copernicienne.
Par cette analyse Kant dit qu’il a réalisé en théorie de la connaissance, une véritable
révolution copernicienne. Comme Copernic a substitué l’héliocentrisme au géocentrisme, il
faut substituer l’option idéaliste à l’option réaliste en matière de théorie de la connaissance.
Le réalisme consiste à croire que la connaissance saisit le réel tel qu’il est en soi. Or toute
connaissance met en rapport un sujet et un objet et c’est moins le sujet qui gravite autour de
l’objet que l’inverse. C’est le réel ou l’objet qui gravite autour de l’esprit ou du sujet. En
conséquence, la connaissance scientifique ne peut pas prétendre à l’objectivité si l’on entend
par là ce que l’épistémologie appelle « l’objectivité forte » c’est-à-dire la conformité ou la
fidélité des énoncés à l’objet. Elle doit se contenter de revendiquer une objectivité définie
comme accord de tous les esprits, comme intersubjectivité. Ce que l’épistémologie appelle
« l’objectivité faible ».
NB : L’idéalisme est mis en question par les savants qui avec B. d’Espagnat argumentent en
faveur d’un réalisme ouvert. Ils objectent que si la science met en jeu un sujet, celui-ci est
contraint de réformer ses catégories dans son dialogue avec le réel. Par exemple, l’espace-
temps courbe de l’astro- physique n’est pas l’espace que Kant définissait comme une forme a
priori de la sensibilité puisque celui-ci était l’espace euclidien. Au fond tout se passe comme
si le réel était « un réel voilé » (métaphore proposée par B. d’ Espagnat) que la science
approche peu à peu dans son effort de dévoilement. L’option réaliste objecte aussi que si la
science ne saisissait pas le réel, les réussites techniques fondées sur cette science relèveraient
du miracle. « Argument du non-miracle de Hilary Putman ». 1975.
*
TEXTES.
« Tout homme a conscience qu’il pense et que son esprit s’applique, quand il pense à des
idées [2]qui sont en lui : il est donc hors de doute que les hommes ont dans leur esprit diverses
idées telles que :
blancheur, dureté, douceur, sucré, pensée, mouvement, homme, éléphant, ébriété et autre
idées; tout d’abord, nous devons nous demander comment l’esprit y parvient ?
Je suppose donc que l’esprit est, comme nous disons, du papier blanc, vierge de tout caractère,
sans aucune idée : comment se fait-il qu’il en soit ensuite garni ? d’où lui vient cette vaste
provision que l’imagination humaine, toujours au travail et sans limites a peintes en elle avec
une variété presque infinie? Je réponds d’un mot: de l’expérience. C’est sur elle que toute
notre connaissance se fonde, c’est d’elle qu’elle dérive en définitive. Notre observation
appliquée soit aux objets sensibles externes, soit aux opérations internes, perçues par nous et
réfléchies sur nous-mêmes, voilà ce qui fournit nos entendements de tous les matériaux de la
pensée. Voilà les deux sources de la connaissance d’où sourdent toutes les idées que nous
avons, ou que nous pouvons avoir naturellement. »
« S’il y a une relation entre les objets qu’il nous importe de connaître parfaitement, c’est celle
de la cause et de l’effet. C’est sur elle que se fondent tous nos raisonnements sur les
questions de fait ou d’existence (…). La seule utilité immédiate de toutes les sciences est de
nous enseigner comment nous pouvons contrôler et régler les événements futurs par leurs
causes. Nos pensées et nos recherches s’emploient donc, à tout moment, autour de cette
relation ; pourtant, les idées que nous formons à son sujet sont si imparfaites qu’il est
impossible de donner une juste définition de la cause, sinon celle qu’on tire de ce qui lui est
extérieur et étranger. Des objets semblables sont toujours en connexion avec des objets
semblables. Cette conjonction, nous en avons l’expérience. D’accord avec cette expérience,
nous pouvons donc définir une cause comme un objet suivi d’un autre et tel que tous les
objets semblables au premier sont suivis d’objets semblables au second. Ou en d’autres
termes, tel que, si le premier objet n’avait pas existé, le second n’aurait jamais existé.
L’apparition de la cause conduit toujours l’esprit, par une transition coutumière, à l’idée de
l’effet. Cette transition aussi, nous en avons l’expérience. Nous pouvons donc, conformément
à cette expérience, former une autre définition de la cause et l’appeler un objet suivi d’un
autre et dont l’apparition conduit toujours la pensée à l’idée de cet autre objet. (…)
J’ose affirmer, comme une proposition générale qui n’admet pas d’exception que la
connaissance de cette relation ne s’obtient en aucun cas par des raisonnements a priori; mais
qu’elle naît entièrement de l’expérience quand nous trouvons que des objets particuliers sont
en conjonction constante l’un avec l’autre.»
« Si toute notre connaissance débute avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive toute
de l’expérience, car il se pourrait bien que même notre connaissance par expérience fût un
composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre pouvoir de
connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit lui-même : addition que
nous ne distinguons pas de la matière première jusqu’à ce que notre attention y ait été portée
par un long exercice qui nous ait appris à l’en séparer. C’est donc au moins encore une
question qui exige un examen plus approfondi et que l’on ne saurait résoudre du premier coup
d’œil, que celle de savoir s’il y a une connaissance de ce genre, indépendante de l’expérience
et même de toutes les impressions des sens. De telles connaissances sont appelées a priori et
on les distingue des empiriques qui ont leur source a posteriori, à savoir dans l’expérience.
(…) Par connaissances a priori nous entendrons désormais non point celles qui ne dérivent
pas de telle ou de telle expérience, mais bien celles qui sont absolument indépendantes de
toute expérience. A ces connaissances a priori sont opposées les connaissances empiriques ou
celles qui ne sont possibles qu’a posteriori, c’est-à-dire par l’expérience. »
1) Peut-on suivre Kant dans l’énoncé d’une morale du devoir aussi rigoriste ?
L’erreur de Kant consiste, me semble-t-il, à méconnaître que la raison n’a pas par elle-même
de force. « La raison n’a que la lumière, il faut que l’impulsion vienne d’ailleurs » disait
Auguste Comte. Cet ailleurs renvoie à notre part sensible. Sans le désir d’honorer l’exigence
morale, il est douteux qu’un homme puisse se conduire moralement. Ici Platon est plus
profond. Il montre que le profil moral d’une personne se joue au niveau du désir, selon que
non éduqué, il restera prisonnier de la part inférieure de l’humaine nature, ou qu’éduqué il
soutiendra de toute son énergie les aspirations de la part supérieure. Cf. Cours : [3] Le sac de
peau.
Dans le même esprit, le soupçon nietzschéen n’a-t-il pas quelque pertinence lorsqu’il nous
invite à lire dans le rigorisme kantien « un relent de cruauté », typique de l’idéal ascétique
contre la vie ou dans le sentiment d’obligation l’effet d’une discipline ?
3) Peut-on suivre Kant lorsqu’il définit la valeur morale de l’action par la seule
pureté de l’intention ?
Cela signifie qu’une action peut être dite moralement bonne même si ses conséquences sont
désastreuses. Or ne sommes-nous pas comptables des conséquences de notre action autant que
de la pureté de nos intentions ?
Il y a là un vrai problème conduisant Max Weber à distinguer deux types d’éthique. Ce qu’il
appelle l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité.
La première, de type kantien, consiste à s’en tenir absolument aux principes, le monde dût-il
en périr.
Cf. Texte de Max Weber : « Toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à
deux maximes totalement opposée. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité ou
selon l’éthique de la conviction. Cela ne veut pas dire que l’éthique de la conviction est
identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de la responsabilité à l’absence de
conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre
l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de la conviction – dans un langage
religieux nous dirions : « le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de
l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité
qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes ». Vous perdrez
votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de
la vérité de l’éthique de la conviction que son action n’aura d’autre effet que celui d’accroître
les chances de la réaction, de retarder l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne
vous croira pas. Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le
partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la
sottise du monde ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le
partisan de l’éthique de la responsabilité comptera justement avec les défaillances communes
de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la
bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des
conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces
conséquences sont imputables à ma propre action ». Le métier et la vocation d’homme
politique. [4]Plon, 1o/18, 1959, p. 172.
Si on examine le rigorisme kantien à la lumière de cette analyse, on peut dire qu’il y a chez
Kant, comme dans toute éthique de la conviction, une forme d’intégrisme, celui-ci consistant
toujours à refuser de transiger avec les contraintes du réel.
Prenons l’exemple du mensonge. Benjamin Constant a sévèrement critiqué Kant dans son
texte : Tout le monde n’a pas droit à la vérité. Extrait de Des réactions politiques. 1796. « Le
principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir, s’il était pris de manière absolue
et isolée, rendrait toute société impossible » écrit-il. Certes, c’est là un principe juste dont le
rejet saperait toute confiance entre les hommes et tout lien social, mais posé en principe
inconditionné il serait tout aussi destructeur. Qu’adviendrait-il de la vie sociale si chacun était
toujours sincère avec l’autre ? La simple politesse n’exige-t-elle pas de taire ce qui pourrait
froisser la sensibilité de l’autre ? La prise en considération des situations concrètes exige de
reconnaître la possibilité de certaines exceptions à la règle.
Ex : Faut-il toujours dire la vérité à un malade ? Faut-il dire la vérité à un malfaiteur si cela
doit nuire à quelqu’un ? Constant répond non, et en conclut qu’il n’y a de devoir de dire la
vérité qu’à l’égard de celui qui y a droit.
PB : On voit bien la justesse de la critique néanmoins est-il toujours possible d’évaluer avec
justesse les conséquences d’une entorse au principe de la moralité? Le mensonge que je
croyais bienveillant sera peut-être plus nuisible à ceux à qui je mens que je ne pouvais
l’imaginer. Empiriquement il est impossible d’être certain de son innocuité remarque Kant.
En revanche, je peux être certain que le manque de véracité porte atteinte à l’humanité et
sape la confiance que les hommes peuvent avoir les uns dans les autres. Prendre des libertés
avec l’exigence morale est donc toujours nocif puisque cela remet en cause la possibilité d’un
monde moral tandis qu’il n’est jamais sûr que l’abandon des principes soit bénéfique. Kant en
conclut qu’on ne doit se permettre cette facilité sous aucun prétexte.
De nombreux auteurs défendent le principe d’une morale des sentiments. C’est le cas du
christianisme qui enseigne avec St Augustin « Aime et fais ce que tu voudras ». L’agapè
(l’amour de bienveillance, la charité) est pensée ici comme le seul fondement sublime de la
morale.
Pour Rousseau « les actes de la conscience morale sont des sentiments non des jugements ».
Le sentiment moral procède de la tendance de tout homme à fuir la souffrance et à pouvoir
imaginer celle des autres. Aussi est-il enclin à avoir pitié et à éviter de faire du mal aux
autres. D’où un principe de morale peut-être moins sublime que l’exigence rationnelle mais
infiniment plus efficace pour limiter les prétentions de l’amour de soi.
De même, Smith accorde à la capacité de sympathiser avec les passions des autres un rôle
déterminant dans le jugement moral et la moralité. La convenance morale est ce qui fait
l’accord des sympathies et la vertu procède du souci d’agir en conformité avec le degré
d’affect dont est capable le spectateur impartial. Cf. Cours [5].
PB : Il ne s’agit pas de nier que les sentiments peuvent disposer à la moralité et que celle-ci
est sans doute affaire de cœur autant que d’intellect. Sans affect, sans pitié, sans sympathie,
sans amour l’homme serait un monstre d’insensibilité et il n’est pas sûr que la moralité aurait
à y gagner, mais il ne suit pas de là que les sentiments soient suffisants pour fonder la
moralité.
D’abord parce que les sentiments sont nombreux et contradictoires. L’homme est sujet à la
haine, tout autant qu’à l’amour, à l’antipathie tout autant qu’à la sympathie. Est-ce un
sentiment qui permet de discriminer le bon et le mauvais sentiment du point de vue moral ?
Ensuite parce que les affects lient les hommes vivant dans une certaine proximité. Je peux
aimer mes proches, sympathiser avec eux et avoir de la pitié lorsqu’ils souffrent. Mais pour
tous les autres ? Le jugement n’est-il pas nécessaire pour élargir les affects positifs à
l’humanité en général ?
Enfin ce que l’on fait par sentiment, on ne le fait pas par obligation, or peut-on penser une
morale étrangère à toute forme d’obligation ?
Et si l’on entend par amour le sentiment d’amour, un devoir d’aimer n’est-il pas un non
sens ? Cf. Cours. [5]
Autour de ce Sujet :
« (…) Nous remarquons que plus une raison cultivée s’occupe de poursuivre la jouissance de
la vie et du bonheur, plus l’homme s’éloigne de vrai contentement. Voilà pourquoi chez
beaucoup, et chez ceux-là mêmes qui ont fait de l’usage de la raison la plus grande
expérience, il se produit, pourvu qu’ils soient assez sincères pour l’avouer, un certain degré de
misologie, c’est-à-dire de haine de la raison.
En effet, après avoir fait le compte de tous les avantages qu’ils retirent, je ne dis pas de la
découverte de tous les arts qui constituent le luxe ordinaire, mais même des sciences ( qui
finissent par leur apparaître aussi comme un luxe de l’entendement), toujours est-il qu’ils
trouvent qu’en réalité ils se sont imposé plus de peines qu’ils n’ont recueilli de bonheur ;
aussi, à l’égard de cette catégorie plus commune d’hommes qui se laissent conduire de plus
près par le simple instinct naturel et qui n’accordent à leur raison que peu d’influence sur leur
conduite, éprouvent-ils finalement plus d’envie que de dédain. Et en ce sens il faut reconnaître
que le jugement de ceux qui limitent fort et même réduisent à rien les pompeuses
glorifications des avantages que la raison devrait nous procurer relativement au bonheur et au
contentement de la vie, n’est en aucune façon le fait d’une humeur chagrine ou d’un manque
de reconnaissance envers la bonté du gouvernement du monde, mais qu’au fond de ces
jugements gît secrètement l’idée que la fin de leur existence est toute différente et beaucoup
plus noble, que c’est à cette fin, non au bonheur, que la raison est spécialement destinée, que
c’est à elle en conséquence, comme à la condition suprême, que les vues particulières de
l’homme doivent le plus souvent se subordonner.
Puisque, en effet, la raison n’est pas suffisamment capable de gouverner sûrement la volonté
à l’égard des ses objets et de la satisfaction de tous nos besoins (qu’elle-même multiplie pour
une part) et qu’à cette fin un instinct naturel inné l’aurait plus sûrement conduite ; puisque
néanmoins la raison nous a été départie comme puissance pratique, c’est-à-dire comme
puissance qui doit avoir de l’influence sur la volonté, il faut que sa vraie destination soit de
produire une volonté bonne, non pas comme moyen en vue de quelque autre fin, mais bonne
en soi-même ; c’est par là qu’une raison était absolument nécessaire, du moment que partout
ailleurs la nature, dans la répartition de ses propriétés, a procédé suivant des fins. Il se peut
ainsi que cette volonté ne soit pas l’unique bien, le bien tout entier ; mais elle est néanmoins
nécessairement le bien suprême, condition dont dépend tout autre bien, même toute aspiration
au bonheur.
Admettons que la nature soit un système finalisé, même si ce postulat n’a aucune validité
scientifique. Pour la science, en effet, il n’y a pas de finalité des phénomènes naturels, ceux-
ci étant conçus comme le résultat d’une causalité aveugle. N’importe, il ne s’agit pas ici de
connaître, il s’agit de penser et on approfondira en son temps la distinction kantienne du
penser et du connaître. [2]
Admettons donc qu’il y ait de la finalité dans la nature et osons la question : quelle peut
bien être la finalité d’un être doué de raison ?
Reconnaissons que si cette finalité était le bonheur, c’est-à-dire ce à quoi tendent nos
inclinations naturelles, elle aurait été bien plus sûrement assurée par un instinct que par la
raison. « Si, dans un être doué de raison et de volonté la nature avait pour but spécial sa
conservation, son bien-être, en un mot son bonheur, elle aurait bien mal pris ses mesures en
choisissant la raison de la créature comme exécutrice de son intention. Car toutes les actions
que cet être doit accomplir dans cette intention, ainsi que la règle complète de sa conduite, lui
auraient été indiquées bien plus exactement par l’instinct, et cette fin aurait pu être bien plus
sûrement atteinte de la sorte qu’elle ne peut jamais l’être par la raison ». Kant
Dans ses Conjectures sur les débuts de l’histoire [4] (1786), Kant insiste particulièrement sur
cette propension de la raison à franchir les bornes que l’instinct assigne à la vie animale. C’est
elle qui, avec l’aide de l’imagination, est au principe de l’invention de nouveaux besoins, de
l’ouverture de possibles entre lesquels l’homme découvre sa liberté de choisir. C’est elle qui
le conduit à s’arracher aux limites du présent et à se représenter l’avenir. A l’attendre donc,
mais le privilège d’une attente réfléchie de l’avenir se paie cher en souci et en crainte. Car
outre l’incitation à l’effort, l’avenir contient l’éventualité de l’échec et la certitude de la mort.
En évoquant le premier couple de l’histoire, Kant écrit : « Avec terreur, tous deux eurent la
vision de ce qui, après une vie pénible, se tient au fond du décor, de ce qui arrive pour tous les
animaux de façon inéluctable sans cependant les tourmenter : de la mort. Ils parurent alors se
reprocher comme un crime et réprouver l’usage de la raison qui leur avait occasionné tous les
maux » La philosophie de l’histoire, Médiations/Denoël, p. 116.
La tentation humaine de la misologie (étymologiquement: haine de la raison) procède donc
du coût élevé en souffrances de l’usage de la raison. Car que cette aptitude ne soit pas un
brevet de réjouissances, impossible de le nier. La moindre conquête intellectuelle, la moindre
réussite pratique coûte cher en efforts, en peines et donne au final des jouissances dont on
peut regretter la brièveté au regard des sacrifices consentis. Ne nous étonnons pas que le
savant, le philosophe, le génie de l’art, de la technique ou de la politique ne puissent pas
toujours se défendre d’une secrète « envie » à l’égard des êtres dont les aspirations sont plus
« communes ».
Se laissant conduire par leurs inclinations naturelles, ceux-ci semblent bien mieux lotis pour
ce qui est de la jouissance de la vie. Ils nourrissent aisément des illusions rassurantes propres
à apaiser l’angoisse, à consoler dans les épreuves, à accorder des satisfactions substitutives ou
à insuffler le courage d’entreprendre.
A l’opposé, la culture de l’intelligence rend plus lucide et la lucidité détruit les illusions
bienfaitrices. Elle concourt à démultiplier un questionnement qu’elle ne parvient pourtant pas
à clore dans des réponses définitives, elle crée des besoins artificiels, elle projette vers des fins
souvent difficiles d’accès. Comment ne pas envier, parfois, l’ignorance préservant d’un
savoir attristant ; la modestie d’exigences inclinant à des contentements faciles ; la disposition
à se sentir chez soi dans l’ordre naturel des choses ?
PB : Est-ce à dire que la misologie soit fondée et même, qu’elle soit la vérité du jugement
de ceux qui instruisent le procès de la raison comme moyen adapté à sa fin, si celle-ci est le
bonheur?
Non, répond Kant, car la plainte de l’être sensible n’efface pas le sentiment de la dignité
que nous attachons au fait d’être porteurs d’une raison. Et si nous « pestons », à juste titre,
contre l’inaptitude de la raison à assurer le bonheur de celui qui en est doté, ce n’est pas pour
regretter la condition des animaux. C’est au contraire pour avouer secrètement que ce n’est
pas entièrement la nôtre et que notre finalité ne se réduit pas à celle de l’instinct. Celle-ci est
en effet le bonheur, et en qualité d’être sensible, nous la partageons avec les animaux. Mais la
destination d’un être raisonnable est nécessairement d’une autre nature, d’une nature
infiniment plus noble car, si ce n’était pas le cas, à quoi bon la raison et qu’est-ce qui
fonderait la dignité de l’être humain ? Il s’ensuit que la vocation de la raison n’est pas le
bonheur, c’est la moralité. La raison nous a été donnée pour produire une bonne volonté,
une volonté morale non pas comme moyen d’une autre fin mais comme fin en soi.
La destination d’un être raisonnable est donc d’accomplir la loi de la raison c’est-à-dire de
remplir toutes les obligations dont elle est le principe. Développer ses talents, promouvoir le
perfectionnement des dispositions d’une espèce qui n’est d’abord rien mais a le mérite de
devenir, par son propre effort, tout ce qu’elle peut être. La raison assigne, à l’être dont elle
fait la dignité, le devoir de participer activement aux progrès de la culture, à la civilisation
de l’homme et à sa moralisation. Sa tâche est de construire ce que Kant appelle « le règne
des fins », l’expression signifiant un monde où tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle
internationale, les rapports humains seront réglés par le droit universel.
L’espèce douée de raison est donc une espèce historique, [5] appelée à parcourir un long
chemin, semé d’embûches. L’humanité n’est pas donnée. Elle doit se conquérir à la sueur de
son front et dans la nostalgie de la tranquillité animale. Mais s’il arrive que les épreuves
fassent regretter la paix de l’hébétude, quel est l’homme qui accepterait de déchoir de son
statut moral pour être ravalé au rang des bêtes? Nul ne veut faire le sacrifice de sa dignité. Or
c’est bien ce qui est en jeu dans la misologie car la haine de la raison et la haine de
l’humanité sont une seule et même chose. Misologie égale misanthropie.
L’attachement à notre humanité est ainsi invitation à comprendre que si la raison nous a été
donnée, c’est moins pour être heureux que pour nous rendre dignes de l’être.
-Lequel? dis-je.
-C’est, dit-il, de devenir misologues, comme on devient misanthrope; car il ne peut rien
arriver de pire à un homme que de prendre en haine les raisonnements. Et la misologie vient
de la même source que la misanthropie. Or la misanthropie se glisse dans l’âme quand, faute
de connaissance, on a mis une confiance excessive en quelqu’un que l’on croyait vrai, sain, et
digne de foi, et que, peu de temps après, on découvre qu’il est méchant et faux, et qu’on fait
ensuite la même expérience sur un autre. Quand cette expérience s’est renouvelée souvent, en
particulier sur ceux qu’on regardait comme ses plus intimes amis et ses meilleurs camarades,
on finit, à force d’être choqué, par prendre tout le monde en aversion et par croire qu’il n’y a
rien de sain chez personne. N’as-tu pas remarqué toi-même que c’est ce qui arrive?
– Si, dis-je.
-N’est-ce pas une honte? reprit-il. N’est-il pas clair que, lorsqu’un homme entre en rapport
avec les hommes, il n’a aucune connaissance de l’humanité; car s’il en avait eu quelque
connaissance, en traitant avec eux, il aurait jugé les choses comme elles sont, c’est-à-dire que
les gens tout à fait bons et les gens tout à fait méchants sont en petit nombre les uns et les
autres, et ceux qui tiennent le milieu en très grand nombre? »
Autour de ce Sujet :
La bonne volonté ou volonté morale consiste à avoir comme principe d’action la seule
obéissance au commandement énoncé par la raison, non un intérêt sensible ou une inclination
naturelle. Elle est la volonté d’agir par pur respect pour la loi de la raison et seule la pureté de
cette intention la qualifie comme bonne volonté. « De tout ce qu’il est possible de concevoir
dans le monde , et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction
être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté » Fondements de la métaphysique
des moeurs [1]. 1785
Il s’ensuit qu’on ne peut pas savoir de l’extérieur si une action est morale ou non. C’est
dans le secret d’une intériorité que se joue la moralité ou l’immoralité d’un acte. Il n’y a que
le sujet lui-même, (et encore on peut en douter si l’on considère combien nous sommes
enclins à nous aveugler sur nous-mêmes, par mauvaise foi ou amour propre ou simplement
parce que nous n’avons pas un absolu rapport de transparence à nous-mêmes) qui puisse
savoir ce qui est au principe de son action. Cf. http://www.philolog.fr/lopacite-du-sujet-
moral-kant/ [2]
1) Première proposition.
L’action morale n’est pas simplement l’action conforme au devoir, c’est l’action
accomplie par devoir. Ex : Une personne peut être bienveillante par sympathie pour le genre
humain. Extérieurement son action est conforme à la loi morale qui nous commande la
bienveillance à l’égard d’autrui. Mais dans ce cas de figure, la volonté de la personne n’est
pas déterminée par la loi morale, elle est déterminée par une inclination sensible (la
sympathie). Ce qui la fait agir n’est pas un principe pratique (le pratique chez Kant est ce
qui est possible par liberté), c’est un mobile pathologique (le pathologique est ce qui relève
de la sensibilité, du passif). L’action n’est donc pas morale, quand bien même elle en a
l’apparence extérieure. La bienveillance ne serait morale que si la personne faisait du bien par
respect pour la loi morale. Autre exemple donné par Kant : Le marchand servant loyalement
ses clients agit conformément au devoir mais s’il n’a en vue que sa réputation ou son intérêt
bien compris, sa loyauté n’a pas de valeur morale. Il est pathologiquement déterminé, il ne se
détermine pas pratiquement (moralement). Il n’est pas libre car il ne s’est pas rendu
indépendant de ses inclinations naturelles pour régir sa conduite par la loi de la raison. Il n’est
pas autonome rationnellement, il est hétéronome et son intention n’a aucune pureté morale.
Cette analyse atteste le rigorisme kantien. Dès lors qu’une inclination sensible, par
exemple l’aspiration au bonheur, intervient dans la détermination de la volonté, celle-ci est
moralement corrompue. Elle n’a pas de valeur morale, elle n’est pas bonne volonté.
2) Deuxième proposition.
L’action tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle ou des effets
qu’elle produit, mais du principe du vouloir. En effet, le but peut être bon, sans qu’il faille
faire preuve de bonne volonté pour l’atteindre. (Cf. La bienveillance par sympathie. La
loyauté par intérêt). Par ailleurs, les buts, les contenus de l’action dépendent de la faculté de
désirer et des situations dans lesquelles se trouve l’agent. Ce n’est pas la matière de l’action
qui permet de juger sa valeur morale, c’est le principe du vouloir. Ce qui importe, c’est la
règle en vertu de laquelle l’action est accomplie. La loi morale n’est pas définissable par un
contenu, elle l’est par sa seule forme. Or la forme d’une loi énoncée par la raison, qu’il
s’agisse des lois formulées par la raison théorique (les lois de la nature) ou de celles qui le
sont par la raison pratique est l’universalité. Il s’ensuit qu’il n’est pas difficile d’agir
moralement, il suffit de se demander en toutes les occurrences de la vie si l’on peut
universaliser la maxime de son action. Ex : Puis-je faire une fausse promesse ? Puis-je
mentir ? Non répond Kant, car je ne peux pas universaliser le principe du mensonge ou de la
fausse promesse. Il y a là une contradiction logique détruisant l’idée de promesse ou celle de
mensonge.
Cette analyse fonde le formalisme kantien et conduit le moraliste à donner cette autre
formulation de l’impératif catégorique ou impératif moral : « Agis uniquement d’après la
maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ».
Agis d’après un principe subjectif (une maxime) qui puisse être érigé en loi objective.
3) Troisième proposition.
Elle est une conséquence des deux propositions précédentes : « Le devoir est la nécessité
d’accomplir une action par respect pour la loi ».
L’action accomplie par respect pour la loi morale est donc bien l’action dans laquelle la
détermination de la volonté procède de la seule causalité de la raison.
Définition : Le souverain bien est le bien suprême, le bien au dessus duquel il n’y en a pas
de supérieur.
Dans les morales antiques ou morales téléologiques (telos : la fin, le but), le souverain bien
est indistinctement vertu et bonheur.
Pourtant qu’il y ait hétérogénéité voire antinomie parfois entre la recherche du bonheur et
la moralité ne signifie pas que l’exigence morale condamne le bonheur. Nous pensons bien
sous le nom de souverain bien l’union de la vertu et du bonheur. Et nous considérons
communément que le bonheur devrait être la récompense de la moralité (ou vertu). Voilà
pourquoi nous nous indignons lorsque nous observons que tout réussit à un scélérat alors que
l’homme de bien, Job par exemple, souffre tous les maux de la terre. Il nous semble qu’il y a
là un scandale car notre idée du bien complet est bien celle de l’union de la vertu et du
bonheur, l’une (la vertu) devant être la condition de l’autre (le bonheur).
Or il s’en faut de beaucoup que les choses soient en fait, ce que nous pensons qu’elles
devraient être en droit :
L’expérience montre que la jouissance de la vie ne semble pas liée à la qualité morale de la
conduite. De nombreuses personnes ne s’encombrent guère de scrupules moraux et cela ne
semble pas altérer leur capacité de jouissance. Ex : Les hommes de la trempe de Calliclès.
L’expérience montre aussi la nette tendance des hommes à sacrifier l’exigence morale à la
satisfaction de leurs désirs c’est-à-dire au bonheur. Ex : De nombreuses personnes
construisent leur bonheur sur la ruine de la vie des autres. Le mari qui abandonne sa femme
vieillissante pour une jeunesse sait bien que sa conduite n’est pas moralement bonne, cela ne
l’empêche pas de choisir son bonheur. Kant fait d’ailleurs remarquer qu’on ne peut reprocher
à personne de choisir le bonheur mais il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que ce n’est
pas toujours respectable moralement.
Ce scandale moral fonde, selon Kant, l’espérance religieuse d’un au-delà où seront
réconciliés la vertu et le bonheur. Cf. Le thème du Jugement dernier où les bons seront
récompensés et les méchants punis.
TEXTES:
Je laisse ici de côté toutes les actions qui sont au premier abord reconnues contraires au
devoir, bien qu’à tel ou tel point de vue elles puissent être utiles; car pour ces actions jamais
précisément la question ne se pose de savoir s’il est possible qu’elles aient eu lieu par devoir,
puisqu’elles vont même contre le devoir. Je laisse également de côté les actions qui sont
réellement conformes au devoir, pour lesquelles les hommes n’ont aucune inclination
immédiate, qu’ils n’en accomplissent pas moins cependant, parce qu’une autre inclination les
y pousse. Car, dans ce cas, il est facile de distinguer si l’action conforme au devoir a eu lieu
par devoir ou par vue intéressée. Il est bien plus malaisé de marquer cette distinction dès que
l’action est conforme au devoir, et que par surcroît encore le sujet a pour elle une inclination
immédiate. Par exemple il est sans doute conforme au devoir que le débitant n’aille pas
surfaire le client inexpérimenté, et même c’est ce que ne fait jamais dans tout grand
commerce le marchand avisé; il établit au contraire un prix fixe, le même pour tout le monde,
si bien qu’un enfant achète chez lui à tout aussi bon compte que n’importe qui. On est donc
loyalement servi; mais ce n’est pas à beaucoup près suffisant pour qu’on en retire cette
conviction que le marchand s’est ainsi conduit par devoir et par des principes de probité; son
intérêt l’exigeait, et l’on ne peut pas supposer ici qu’il dût avoir encore par surcroît pour ses
clients une inclination immédiate de façon à ne faire, par affection pour eux en quelque sorte,
de prix plus avantageux à l’un qu’à l’autre. Voilà donc une action qui était accomplie non par
devoir, ni par inclination immédiate, mais seulement dans une intention intéressée.
Au contraire, conserver sa vie est un devoir, et c’est en outre une chose pour laquelle chacun
a encore une inclination immédiate, Or c’est pour cela que la sollicitude souvent inquiète que
la plupart des hommes y apportent n’en est pas moins dépourvue de toute valeur intrinsèque et
que leur maxime n’a aucun prix moral. Ils conservent la vie conformément au devoir sans
doute, mais non par devoir. En revanche, que des contrariétés et un chagrin sans espoir aient
enlevé à un homme tout goût de vivre, si le malheureux, à l’âme forte, est plus indigné de son
sort qu’il n’est découragé ou abattu, s’il désire la mort et cependant conserve la vie sans
l’aimer, non par inclination ni par crainte, mais par devoir, alors sa maxime a une valeur
morale.
Etre bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, et de plus il y a de certaines âmes si portées
à la sympathie, que même sans aucun autre motif de vanité ou d’intérêt elles éprouvent une
satisfaction intime à répandre la joie autour d’elles et qu’elles peuvent jouir du contentement
d’autrui, en tant qu’il est leur œuvre. Mais je prétends que dans ce cas une telle action, si
conforme au devoir, si aimable qu’elle soit, n’a pas cependant de valeur morale véritable,
qu’elle va de pair avec d’autres inclinations, avec l’ambition par exemple qui, lorsqu’elle
tombe heureusement sur ce qui est réellement en accord avec l’intérêt public et le devoir, sur
ce qui par conséquent est honorable, mérite louange et encouragement, mais non respect; car
il manque à la maxime la valeur morale, c’est-à-dire que ces actions soient faites, non par
inclination, mais par devoir. Supposez donc que l’âme de ce philanthrope soit assombrie par
un de ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort d’autrui, qu’il ait
toujours encore le pouvoir de faire du bien à d’autres malheureux, mais qu’il ne soit pas
touché de l’infortune des autres, étant trop absorbé par la sienne propre, et que, dans ces
conditions, tandis qu’aucune inclination ne l’y pousse plus, il s’arrache néanmoins à cette
insensibilité mortelle, et qu’il agisse, sans que ce soit sous l’influence d’une inclination,
uniquement par devoir alors seulement son action a une véritable valeur morale. Je dis plus :
si la nature avait mis au cœur de tel ou tel peu de sympathie, si tel homme (honnête du reste)
était froid par tempérament et indifférent aux souffrances d’autrui, peut-être parce qu’ayant
lui-même en partage contre les siennes propres un don spécial d’endurance et d’énergie
patiente, il suppose aussi chez les autres ou exige d’eux les mêmes qualités; si la nature
n’avait pas formé particulièrement cet homme (qui vraiment ne serait pas son plus mauvais
ouvrage) pour en faire un philanthrope, ne trouverait-il donc pas encore en lui de quoi se
donner à lui-même une valeur bien supérieure à celle que peut avoir un tempérament
naturellement bienveillant? A coup sûr! Et c’est ici précisément qu’apparaît la valeur du
caractère, valeur morale et incomparablement la plus haute, qui vient de ce qu’il fait le bien,
non par inclination, mais par devoir […]
Voici la seconde proposition une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas
du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée; elle ne
dépend donc pas de la réalité de l’objet de l’action, mais uniquement du principe du vouloir
d’après lequel l’action est produite sans égard à aucun des objets de la faculté de désirer. Que
les buts que nous pouvons avoir dans nos actions, que les effets qui en résultent, considérés
comme fins et mobiles de la volonté, ne puissent communiquer à ces actions aucune valeur
absolue, aucune valeur morale, cela est évident par ce qui précède. Où donc peut résider cette
valeur, si elle ne doit pas se trouver dans la volonté considérée dans le rapport qu’elle a avec
les effets attendus de ces actions? Elle ne peut être nulle part ailleurs que dans le principe de
la volonté, abstraction faite des fins qui peuvent être réalisées par une telle action; en effet, la
volonté placée juste au milieu entre son principe a priori, qui est formel, et son mobile a
posteriori, qui est matériel, est comme à la bifurcation de deux routes; et puisqu’il faut
pourtant qu’elle soit déterminée par quelque chose, elle devra être déterminée par le principe
formel du vouloir en général, du moment qu’une action a lieu par devoir; car alors tout
principe matériel lui est enlevé.
Quant à la troisième proposition, conséquence des deux précédentes, je l’exprimerais ainsi :
le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi. Pour l’objet conçu
comme effet de l’action que je me propose, je peux bien sans doute avoir de l’inclination,
mais jamais du respect, précisément parce que c’est simplement un effet, et non l’activité
d’une volonté. De même je ne peux avoir de respect pour une inclination en général, qu’elle
soit mienne ou d’un autre; je peux tout au plus l’approuver dans le premier cas, dans le second
cas aller parfois jusqu’à l’aimer, c’est-à-dire la considérer comme favorable à mon intérêt
propre. Il n’y a que ce qui est lié à ma volonté uniquement comme principe et jamais comme
effet, ce qui ne sert pas à mon inclination, mais qui la domine, ce qui du moins empêche
entièrement qu’on en tienne compte dans la décision, par suite la simple loi pour elle-même,
qui puisse être un objet de respect et par conséquent être un commandement Or, si une action
accomplie par devoir doit exclure complètement l’influence de l’inclination et avec elle tout
objet de la volonté, il ne reste rien pour la volonté qui puisse la déterminer, si ce n’est
objectivement la loi, et subjectivement un pur respect pour cette loi pratique, par suite la
maxime d’obéir à cette loi, même au préjudice de toutes mes inclinations ».
Autour de ce Sujet :
Cette analyse impose la distinction entre les personnes et les choses. Si la chose est ce dont
je peux disposer, la personne est indisponible pour un usage instrumental.
Qu’est-ce que cela signifie si ce n’est qu’il existe au monde une forme d’existence en
présence de laquelle, j’impose un point d’arrêt à ma tendance à considérer toute chose
comme moyen de satisfaire mes besoins ou de combler mes aspirations ?
Et cette limite imposée à l’affirmation de ma propre existence n’est pas une limite subie car
ce n’est pas une impuissance empirique qui m’empêche de traiter autrui comme une chose à
mon usage. En témoignent les exemples où les hommes se servent les uns des autres comme
on se sert des torchons. (Pensons à l’exploitation de l’homme par l’homme, aux tournantes,
aux prises d’otages etc.)
*
La limite, lorsqu’elle est posée, est une limite voulue. Je ne m’autorise pas à traiter autrui
comme une chose parce que je fais l’expérience de l’obligation morale. C’est la loi morale
qui m’oblige à reconnaître en autrui, le droit égal d’un autre vouloir à exister, le droit de cet
autre vouloir comme limitant absolument le mien.
La force du kantisme est ainsi d’avoir lié la reconnaissance d’autrui à l’obligation morale et
l’obligation morale à la raison pratique.
« Je ne peux pas limiter mon désir en m’obligeant sans poser le droit d’autrui à exister,
réciproquement reconnaître autrui c’est m’obliger de quelque manière ; obligation et existence
d’autrui sont deux possibilités corrélatives. Autrui est un centre d’obligation pour moi et
l’obligation est un abrégé abstrait de comportements possibles à l’égard d’autrui » Ricœur.
Sympathie et respect. Revue de métaphysique et de morale 59. 1954.
Si la distinction des personnes et des choses est liée à l’obligation morale, il s’ensuit qu’elle
n’est pas une donnée phénoménologique. Le dévoilement moral d’autrui ne peut pas faire
l’objet d’une description phénoménologique parce qu’il implique un saut éthique. Là est sans
doute la pierre d’achoppement de tout parti-pris phénoménologique.
La question est alors de savoir ce qui fonde la distinction proprement éthique des ordres
d’existence. Pourquoi autrui est-il une personne et non une chose ?
La raison pratique est la raison qui se représente la loi morale et en fait le principe de la
conduite.
Kant nous dit donc que le principe nous faisant obligation de considérer la personne comme
une fin en soi est un postulat. L’énoncé précis de ce postulat est d’ailleurs le suivant : « La
nature raisonnable existe comme une fin en soi ».
D’abord, remarquons qu’il est question de la nature d’un être raisonnable, non de la nature
de l’individu empiriquement observable. Or qu’est-ce que cette nature raisonnable ?
C’est celle d’un être capable de se rendre indépendant des inclinations de la nature et
d’instituer de manière autonome un monde régi par la loi morale.
Cette capacité morale fait participer l’homme à un autre règne que celui de la nature (ordre
sensible), elle le fait participer à un règne éthique (ordre intelligible) que Kant appelle le
règne des fins.
Le philosophe entend par là, un monde où tous les êtres raisonnables seraient
systématiquement liés sous des lois communes, ces lois étant inspirées par l’obligation morale
de « traiter l’humanité en sa personne et en la personne de tout autre, toujours en même temps
comme une fin et jamais simplement comme un moyen ».
Seule cette capacité morale confère à l’homme une dignité, le fait exister comme une fin en
soi et en fait un objet de respect.
Il s’ensuit que « le règne des fins » est la communauté éthique que les personnes
formeraient toutes ensemble, si chacun se situait par rapport à tous selon la réciprocité du
respect.
Le principe d’une telle communauté réside dans l’intention d’une volonté bonne, intention
impliquant l’acte de se situer soi-même dans un tout de personnes comme membre et
souverain à la fois.
« Car des êtres raisonnables sont tous sujets de la loi selon laquelle chacun d’eux ne doit
jamais se traiter soi-même et traiter tous les autres simplement comme des moyens, mais
toujours en même temps comme des fins en soi. Or, de là dérive une liaison systématique
d’êtres raisonnables par des lois objectives communes, c’est-à-dire un règne qui, puisque ces
lois ont précisément pour but le rapport de ces êtres les uns aux autres, comme fins et moyens,
peut être appelé le règne des fins (qui n’est à la vérité qu’un idéal) » Kant. Fondements de la
métaphysique des mœurs [1].
*
Au terme de cette analyse, on comprend que ce n’est pas par l’acte du cogito que l’existence
d’autrui est posée (impasse du cartésianisme) ; ce n’est pas non plus par le seul mouvement de
l’existence (impasse de la phénoménologie) ; c’est par l’acte d’une volonté morale ou volonté
d’agir par devoir.
Kant n’hésite pas à affirmer que : « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde
et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon,
si ce n’est seulement une bonne volonté ». Fondements…
D’abord il convient de souligner le caractère formel du moment éthique car autrui comme
personnalité morale est davantage une abstraction qu’une réalité concrète.
Or comme l’exigence morale n’est pas destinée à rester formelle, il faut examiner comment
elle s’incarne dans des relations concrètes.
Par exemple dans la sympathie que Smith situe au principe de la moralité. Car la tentation
de décrire une genèse empirique de la moralité fait problème. Elle semble reposer sur une
erreur consistant, comme l’a montré Paul Ricœur, à conférer à un affect, une capacité ne
pouvant pas être celle d’un affect mais l’effet en lui, d’une prise de position éthique c’est-à-
dire d’un moment trans-affectif. Smith peut légitimement être accusé de confondre dans la
disposition sympathique, le moment purement affectif et le moment moral, celui du respect.
Pourquoi ? Parce qu’il ne va pas du tout de soi qu’un affect permette une véritable sortie de
soi. Or sans celle-ci, il est vain de croire qu’il puisse y avoir position d’autrui comme une
altérité irréductible à soi. Certes Smith parle de substitution imaginaire des situations.
Sympathiser avec autrui consiste à se mettre par un effort d’imagination dans sa situation afin
de ressentir, même si c’est de manière moins intense, ce qu’il ressent. Mais ne peut-on pas
soupçonner cette expérience d’être davantage projection de soi sur l’autre qu’authentique
ouverture à l’autre ?
Ce caractère équivoque de la sympathie s’est révélé brutalement à moi lors d’une enquête
sur la manière dont il fallait concevoir les nouvelles prisons. En bonne intellectuelle
bourgeoise croyant sympathiser avec les prisonniers, il m’apparaissait évident que tout
homme a droit à son intimité et qu’il convenait d’envisager des cellules individuelles. Quelle
n’a pas été ma surprise lorsque prenant connaissance des résultats de l’enquête conduite
auprès des personnes concernées, elles signifiaient que la solitude d’une cellule individuelle
était ce qu’elles redoutaient le plus ! Ma supposée affinité avec l’autre n’était qu’une
proximité avec moi-même.
Comme tout affect, la sympathie est en effet exposée au risque de la tendance fusionnelle
prompte à dissoudre l’identité des termes en relation ou à la tendance égocentrique prompte
à absorber l’autre en soi.
Pour que l’autre soit posé dans son altérité, il faut transcender le pathos, le redresser, et cet
effort me donnant des doutes sur la clairvoyance de ma sympathie est précisément le moment
trans-affectif du respect.
Il en est de même pour les autres affects, les affects négatifs aussi bien que positifs.
On peut dire que l’obligation morale du respect est ce qui a tendance à dévitaliser les
affects négatifs tels que la haine, l’envie, la jalousie, le mépris. Comment entretenir les
inclinations mauvaises à l’égard d’autrui dès lors que je le vis comme un centre
d’obligations ? Cela ne signifie pas que le sujet moral soit exempt de tout ce qu’il y a de peu
reluisant dans la vie affective. Il est aussi un sujet sensible et comme tel, il est le terrain d’une
multiplicité de sentiments que Kant appelle pathologiques. Mais si la raison pratique œuvre
au sein du pathologique, celui-ci est jugé, condamné et par conséquent apaisé.
Ce qui indique, en creux, la part non négligeable que prend la raison dans le développement
des affects. Si elle ne s’exerçait pas au service des affects, pour les justifier, les entretenir, les
approfondir, ils seraient de facto contenus dans leur malfaisance.
Par exemple, il déjoue l’amour dans son illusoire tentation fusionnelle, dans sa tendance
possessive ; il sauve parfois l’amour de concupiscence, fondamentalement égocentré, en le
métamorphosant en amour de bienveillance où le vecteur de la relation est moins soi que
l’autre. Mais surtout, remarque Kant, l’éthique du respect commande cet amour de
bienveillance. Cf. Cours : [2] Qu’est-ce que je sous-entends lorsque je parle d’autrui comme de
mon semblable ?
Autour de ce Sujet :
Dans la Critique de la faculté de juger, [1] Kant énonce trois maximes que tout homme doit
respecter pour faire un bon usage de sa pensée :
Kant dit de cette maxime qu’elle est la maxime de la pensée sans préjugés, c’est-à-dire
d’une raison qui n’est jamais passive. La raison cesse d’être passive lorsqu’elle conquiert
l’autonomie. Car elle commence par être hétéronome. L’allégorie de la caverne ou la
réflexion kantienne sur les Lumières montre pourquoi. Tant que c’est une loi étrangère à celle
de la raison qui détermine l’activité de la pensée ; que cette loi soit celle de la nature (le
besoin, la pulsion) ou celle d’un tuteur, le sujet est hétéronome. Il est mineur
intellectuellement et moralement. Commencer à comprendre ce que penser veut dire consiste
à saisir l’urgence de l’impératif suivant : « Ose te servir de ton entendement ». Kant résume
ainsi la devise des Lumières et dit que ces dernières marquent le passage de la minorité à la
majorité.
C’est la maxime de la pensée conséquente. On appelle ainsi, une pensée s’efforçant d’éviter
la contradiction interne. L’ordre, la cohérence sont, en effet une exigence fondamentale de la
raison. Il faut donc s’efforcer d’éviter les contradictions, de mettre de l’ordre dans sa pensée.
Textes.
« Les maximes du sens commun sont les suivantes : 1. Penser par soi-même ; 2. Penser en
se mettant à la place de tout autre ; 3. Toujours penser en accord avec soi-même. La première
maxime est la maxime de la pensée sans préjugés, la seconde maxime est celle de la pensée
élargie, la troisième maxime est celle de la pensée conséquente. La première maxime est celle
d’une raison qui n’est jamais passive. On appelle préjugé la tendance à la passivité et par
conséquent à l’hétéronomie de la raison ; de tous les préjugés le plus grand est celui qui
consiste à se représenter la nature comme n’étant pas soumise aux règles que l’entendement
de par sa propre et essentielle loi lui donne pour fondement et c’est la superstition. On nomme
les lumières < Aufklärung > la libération de la superstition ; en effet, bien que cette
dénomination convienne aussi à la libération des préjugés en général, la superstition doit être
appelée de préférence (in sensu eminenti) un préjugé, puisque l’aveuglement en lequel elle
plonge l’esprit, et bien plus qu’elle exige comme une obligation, montre d’une manière
remarquable le besoin d’être guidé par d’autres et par conséquent l’état d’une raison passive.
En ce qui concerne la seconde maxime de la pensée nous sommes bien habitués par ailleurs à
appeler étroit d’esprit (borné, le contraire d’élargi) celui dont les talents ne suffisent pas à un
usage important (particulièrement à celui qui demande une grande force d’application). Il
n’est pas en ceci question des facultés de la connaissance, mais de la manière de penser et de
faire de la pensée un usage final ; et si petit selon l’extension et le degré que soit le champ
couvert par les dons naturels <die Naturgabe> de l’homme, c’est là ce qui montre cependant
un homme d’esprit ouvert <von erweiterter Denkungsart> que de pouvoir s’élever au-dessus
des conditions subjectives du jugement, en lesquelles tant d’autres se cramponnent, et de
pouvoir réfléchir sur son propre jugement à partir d’un point de vue universel (qu’il ne peut
déterminer qu’en se plaçant au point de vue d’autrui). C’est la troisième maxime, celle de la
manière de penser conséquente, qui est la plus difficile à mettre en œuvre ; on ne le peut qu’en
liant les deux premières maximes et après avoir acquis une maîtrise rendue parfaite par un
exercice répété. On peut dire que la première de ces maximes est la maxime de l’entendement,
la seconde celle de la faculté de juger, la troisième celle de la raison. »
[2]
Kant, Critique de la faculté de juger , 1790, Vrin, p. 127.128. Traduction: Alexis
Philonenko.
« Exiger de l’homme la sagesse, en tant qu’elle est l’idée d’un usage pratique de la raison
qui soit parfait et conforme aux lois, c’est beaucoup trop demander ; mais même sous sa
forme la plus rudimentaire un homme ne peut pas l’inspirer à un autre ; chacun doit en être
l’auteur lui-même. Le précepte pour y parvenir comporte trois maximes directrices : 1) penser
par soi-même ; 2) se penser (dans la communication avec les hommes) à la place de l’autre ;
3) penser toujours en accord avec soi-même »
[3]
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1797, Vrin, p. 71, Traduction: Michel
Foucault.
« Les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires » G. Orwell
Il semble donc qu’il y ait aujourd’hui, autant de difficultés qu’hier à saisir la nature du
pouvoir politique et à prendre la mesure de la mutation symbolique qu’incarne la modernité
politique.
Claude Lefort déplorait ces aveuglements. Loin de considérer que les interrogations de la
philosophie politique, inaugurée par Socrate, Platon et Aristote, « sur les principes
générateurs de la société ou, à mieux dire, des diverses formes de sociétés » n’étaient que de
vieilles lunes tout juste profitables à la pensée conservatrice, il se proposait d’en restaurer
l’inspiration et le moins que l’on puisse dire est que ses analyses ne donnent guère raison au
mépris de Jacques Rancière à ce sujet. « La philosophie politique restaurée, [affirmait ce
dernier], ne semble guère pousser la réflexion au-delà de ce que les gestionnaires de l’Etat
peuvent arguer sur la démocratie et la loi, sur le droit et l’Etat de droit. En bref, elle semble
surtout assurer la communication entre les grandes doctrines classiques et les formes de
légitimation ordinaires des Etats dits de démocratie libérale » La Mésentente, Paris, Galilée,
1995, p. 10.
C’est dire que ce qui institue le social, c’est le politique. Toute société, monarchique,
démocratique, despotique, ou autre, suppose une mise en forme, une mise en sens, qui est la
marque en creux de l’effectivité d’un pouvoir. Celui-ci est le pouvoir politique et selon sa
nature, l’institution du social prend des formes très différentes.
Ainsi qu’est-ce qui distingue la forme d’une société démocratique de celle d’une société
monarchique?
Lefort répond :
Toute la difficulté de ces affirmations procède du fait que l’expérience que Lefort s’efforce
de rendre intelligible, au plus près de l’invention la caractérisant, ne s’éclaire pas au raz de
l’analyse empirique. Car il n’y a pas une réalité sociale donnée dans une sorte d’innocence
objective dont il suffirait de prendre acte. Ce que l’on tient pour réel n’est tel que dans
l’ordre de la représentation. Les sociétés ne s’instituent pas dans le réel mais dans un
imaginaire [1] qui détermine la manière dont chacun se rapporte à lui-même et aux autres, à
la totalité sociale, à la nature, à Dieu, etc. C’est dire qu’elles s’instituent dans l’ordre du
symbolique de telle sorte que le travail de la pensée doit porter non sur les supposées réalités
empiriques mais « sur la manière dont une humanité se différencie ou, plus fortement, se
divise, pour exister comme telle, la manière dont elle dispose des repères symboliques pour
figurer ce qui lui échappe : son origine, sa nature, le temps, l’être même » (Claude Lefort, les
Formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978, p.9)
Il s’agit donc d’être attentif à la symbolique instituante de chaque forme de sociétés. Lefort
en analyse particulièrement trois formes : la monarchie, la démocratie et le totalitarisme, les
unes s’éclairant par différence avec les autres.
La monarchie de droit divin institue le social en le fondant dans une extériorité radicale,
celle de la transcendance divine garante de la légitimité du pouvoir, de l’autorité de la loi et
du vrai. Souvenons-nous que roi au sens chrétien, rex vient de regere, qui signifie : « agir
droitement » selon l’étymologie proposée par l’Evêque Isidore de Séville. La symbolique
structurante est donc d’origine théologico-politique. Le roi n’est qu’un médiateur entre Dieu
et les hommes, un serviteur des serviteurs de Dieu, et à l’image de l’union du Christ et de
l’Eglise dans les Epîtres de St Paul, il est inséparable de son peuple dont son propre corps
figure les membres et la tête, « l’unité à la fois organique et mystique » du royaume. En
témoigne ce propos de Louis XIV dans les Instructions à son fils, le Dauphin, en 1671 :
« Nous devons considérer le bien de nos sujets bien plus que le nôtre propre…puisque nous
sommes la tête d’un corps dont ils sont les membres ».
Il s’ensuit que la société monarchique a dans le corps du roi une réalité substantielle, que
les individus lui sont « incorporés » de la même façon, qu’en elle, les différentes instances du
pouvoir, de la loi et du savoir sont imbriquées.
« Dans la monarchie, le pouvoir était incorporé dans la personne du prince. Cela ne veut pas
dire qu’il détenait une puissance sans limites. Le régime n’était pas despotique. Le prince était
un médiateur entre les hommes et les dieux, ou bien sous l’effet de la sécularisation et de la
laïcisation de l’activité politique, un médiateur entre les hommes et ces instances
transcendantes que figuraient la souveraine Justice et la souveraine Raison. Assujetti à la loi et
au-dessus des lois, il condensait dans son corps, à la fois mortel et immortel, le principe de la
génération et de l’ordre du royaume. Son pouvoir faisait signe vers un pôle inconditionné,
extramondain, en même temps qu’il se faisait dans sa personne, le garant et le représentant de
l’unité du royaume. Celui-ci se voyait figurer comme un corps, comme une unité
substantielle, de telle sorte que la hiérarchie de ses membres, la distinction des rangs et des
ordres, paraissait reposer sur un fondement inconditionné. Incorporé dans le prince, le pouvoir
donnait corps à la société. Et, de ce fait, il y avait un savoir latent, mais efficace, de ce qu’était
l’un pour l’autre, dans toute l’étendue du social » Essais sur le politique, Seuil, 1986, p.
27.28.
Lefort ne cesse dans de nombreux textes d’expliciter cette signification, de peaufiner cette
forme de la société monarchique afin de mettre en relief, par contraste, la forme de la société
démocratique.
« La société d’Ancien Régime se représentait son unité, son identité comme celle d’un
corps – corps qui trouvait sa figuration dans le corps du roi, ou mieux s’identifiait à celui-ci,
tandis qu’il s’y rattachait comme à sa tête. Il a été magistralement montré par Ernst
Kantorowicz qu’une telle symbolique s’est élaborée au Moyen Age et qu’elle est d’origine
théologico-politique. L’image du corps du roi comme corps double, à la fois mortel et
immortel, individuel et collectif, s’est d’abord étayée sur celle du Christ. L’essentiel pour
notre propos – je ne saurais en effet analyser les multiples déplacements de la représentation
au cours de l’Histoire – l’essentiel, disais-je, c’est que longtemps après que furent effacés les
traits de la royauté liturgique, le roi a conservé le pouvoir d’incarner dans son corps la
communauté du royaume, désormais investie du sacré, communauté politique, communauté
nationale, corps mystique. Nous n’ignorons pas qu’au XVIII° siècle, cette représentation est
largement minée, que de nouveaux modèles de sociabilité s’imposent sous l’effet de l’essor de
l’individualisme, du progrès de l’égalité des conditions, dont parle Tocqueville, et du progrès
de l’administration d’État qui tend à faire apparaître ce dernier comme une entité
indépendante, impersonnelle. Mais les changements advenus laissent subsister la notion d’une
unité à la fois organique et mystique du royaume, dont le monarque figure à la fois le corps et
la tête. On observe même que, paradoxalement la croissance de la mobilité sociale,
l’uniformisation des comportements, des mœurs, des opinions, de la réglementation, ont pour
effet d’exaspérer plutôt que d’affaiblir la symbolique traditionnelle. L’Ancien Régime est
composé d’un nombre infini de petits corps qui procurent aux individus leurs repères
identificatoires. Et ces petits corps s’agencent au sein d’un grand corps imaginaire dont le
corps du roi fournit la réplique et garantit l’intégrité » L’Invention démocratique, Fayard,
1981, 1994, p. 171
Lefort formule ici une idée difficile mais essentielle. Il s’agit de comprendre que le vide du
pouvoir ne signifie pas qu’il n’existe plus, il tient au contraire une place grandissante (Cf.
Tocqueville et la crainte d’un despotisme démocratique [2]), mais qu’il ne s’incarne plus.
Ceux qui l’exercent n’en sont que des locataires momentanés appelés à remettre en jeu
périodiquement leurs mandats selon des procédures strictes. Ce pouvoir n’appartient plus à
personne car il est l’expression de la souveraineté populaire, mais « souveraineté du peuple »
ne signifie pas que le pouvoir se loge dans le peuple comme si l’unité de ce dernier était une
réalité substantielle, déterminée. Le pouvoir démocratique est l’instance à partir duquel la
société s’appréhende dans son unité, mais celle-ci demeure une unité problématique car ce
que rend visible la compétition pour le pouvoir, c’est la division sociale, le conflit, la
pluralité des individus, la diversité des opinions et des intérêts et leur impossible
subsomption sous la figure de l’unité ou d’une totalité organique. C’est ce que Lefort veut
faire entendre en parlant « d’un clivage entre le dedans et le dehors ». L’expression de la
volonté populaire n’est pas la manifestation d’une seule et même volonté, elle n’est que
celle de la volonté majoritaire, et celle-ci fait signe en creux vers tous ceux qui ne se
reconnaissent pas en elle. D’où le paradoxe d’un pouvoir qui dissout l’unité et l’identité de la
société au moment même où celle-ci s’appréhende symboliquement dans son unité. Voilà
pourquoi Lefort rappelle que le suffrage universel a été dénoncé dans la première moitié du
XIX° siècle par de nombreux esprits comme principe de dissolution du social. « Le péril du
nombre, c’est plus que l’intervention des masses sur la scène politique ; l’idée de nombre
comme tel s’oppose à celle de la substance de la société. Le nombre décompose l’unité,
anéantit l’identité » L’Invention démocratique, Fayard, 1981, 1994, p.172.
Pas plus que le pouvoir n’est occupable, la loi, la vérité, la justice, le légitime ne sont
définissables dans la fixité d’un contenu indiscutable. En l’absence d’un fondement
transcendant, il n’y a plus ni Juste, ni Bien, ni Vrai absolus. Les repères de la certitude sont
dissous avec comme conséquence une crise de la vérité et de toutes les valeurs
traditionnelles. Un boulevard est ouvert à ce que Max Weber appelle « le polythéisme des
valeurs », à la réhabilitation des opinions, et corrélativement au débat démocratique.
« Le partage entre le légitime et l’illégitime ne se matérialise pas dans l’espace social, il est
seulement soustrait à la certitude, dès lors que nul ne saurait occuper la place du grand juge,
dès lors que ce vide maintient l’exigence du savoir. Autrement dit, à la notion d’un régime
réglé par des lois, d’un pouvoir légitime, la démocratie moderne nous invite à substituer celle
d’un régime fondé sur la légitimité d’un débat sur le légitime et l’illégitime – débat
nécessairement sans garant et sans terme. » Essais sur le politique, Seuil, 1986, p.55.
C’est patent dans la sphère du droit comme ailleurs. En ramenant « la source du droit à
l’énonciation humaine du droit », les Déclarations américaine et française signifient que ce
n’est plus un nomothète transcendant qui dit le droit, ce sont les hommes, rien que les
hommes. Ce sont eux qui les déclarent et dans la liberté ainsi proclamée s’inaugure une
aventure, dont on devine le caractère imprévisible. Loin de figer la réalité sociale à un
moment de l’histoire, les Déclarations font reconnaître, selon une expression que Lefort
emprunte à Hannah Arendt, le droit à avoir des droits.
Conclusion :
Admirable invention qu’un ordre symbolique instituant la liberté politique, mais ordre
fragile. La division sociale contient le risque de la fracture, l’indétermination identitaire la
nostalgie d’une fusion identitaire et la tentation de la recomposition fantasmatique d’un
peuple-Un. Pour Lefort, le totalitarisme est sorti de la démocratie comme une tentative pour
conjurer ces différentes menaces, pour réincorporer le pouvoir dans un parti, ou un homme,
supprimant ainsi la séparation de la société civile et de l’Etat et l’inestimable liberté politique.
Depuis la démocratie et contre elle se refait ainsi du corps. Faut-il le préciser, ce qui se refait
est tout différent de ce qui s’était, autrefois, défait. L’image du corps qui informait la société
monarchique s’était étayée sur celle du Christ. En elle s’était investie la pensée de la division
du visible et de l’invisible, la pensée du dédoublement du mortel et de l’immortel, la pensée
de la médiation, la pensée d’un engendrement qui à la fois effaçait et rétablissait la différence
de l’engendré et de l’engendrant, la pensée de l’unité du corps et de la distinction de la tête et
des membres. Le prince condensait en sa personne le principe du pouvoir, le principe de la loi,
le principe du savoir, mais il était censé obéir à un pouvoir supérieur; à la fois il se disait délié
des lois et assujetti à la loi, père et fils de la justice; il détenait la sagesse mais il était soumis à
la raison. Selon la formule médiévale, il était major et minor se ipso, au-dessus et au-dessous
de lui-même. Telle ne paraît pas la position de l’Egocrate ou de ses substituts, bureaucrates
dirigeants. Il coïncide avec lui-même, comme la société est supposée coïncider avec elle-
même. Un impossible engloutissement du corps dans la tête se dessine comme un impossible
engloutissement de la tête dans le corps. L’attrait du tout ne se dissocie plus de celui du
morcellement. Une fois évanouie la vieille constitution organique, l’instinct de mort se
déchaîne dans l’espace imaginaire clos et uniforme du totalitarisme. »
Autour de ce Sujet :
[1] Les sociétés ne s’instituent pas dans le réel mais dans un imaginaire:
http://www.philolog.fr/lhomme-animal-inconsciemment-philosophique-et-poetique-
limaginaire-instituant-castoriadis/
[2] despotisme démocratique: http://www.philolog.fr/le-despotisme-democratique-
tocqueville/
[3] totalitarisme,: http://www.philolog.fr/letat/
[4] L’Institution de la démocratie et la Démocratie radicale. J. Y. Thériault. :
http://www.philolog.fr/linstitution-de-la-democratie-et-la-democratie-radicale-j-y-
theriault/
[5] L’esprit démocratique des lois. Dominique Schnapper. : http://www.philolog.fr/lesprit-
democratique-des-lois-dominique-schnapper/
[6] L'obscénité démocratique : http://www.philolog.fr/lobscenite-democratique/
[7] Nature et souveraineté de l’opinion dans la société démocratique.Tocqueville. Explication.
: http://www.philolog.fr/nature-et-souverainete-de-lopinion-dans-la-societe-
democratique-tocqueville-explication/
Parler, c’est articuler des sons pour faire entendre du sens à quelqu’un. La parole est
l’exercice de la faculté linguistique, faculté innée combinant la double fonction de
symbolisation et de communication. Dire qu’elle est innée, revient à pointer la
détermination biologique du comportement linguistique. Il implique des dispositifs
anatomiques et physiologiques (des organes phonatoires et leurs commandes
neuromusculaires) mais surtout des capacités neurocognitives à défaut desquelles Helen
Keller n’aurait jamais pu établir un lien entre la sensation de l’eau coulant sur sa main et les
signes qu’Ann Sullivan tapait sur son autre main. En ce sens, la parole est un fait de nature.
Mais cet exercice de la faculté linguistique s’accomplit dans une langue qui est un système
de signes et de règles conventionnels, propre à une communauté. Toute langue comporte un
lexique, une syntaxe et une sémantique qu’il faut apprendre pour pouvoir parler. L’aptitude
linguistique qui est naturelle et par conséquent universelle s’exerce dans une langue qui est
particulière. En ce sens la parole est un fait culturel, fait qui la conditionne (il faut notre
immersion dans un milieu social pour développer nos possibilités de parole) mais qu’elle
constitue aussi car les signes sont des inventions humaines et le langage est nécessaire à
l’existence de toutes les institutions sociales. C’est lui qui est au principe de l’aventure
humaine en tant qu’elle n’est plus seulement le résultat d’une évolution naturelle mais œuvre
humaine, production d’une histoire et d’une multiplicité de cultures. La parole articule ainsi
la nature et la culture.
Mais la parole est surtout l’usage que chaque sujet parlant fait de sa langue. Si la langue
définit la dimension abstraite du langage, la parole en constitue la dimension concrète.
Chaque sujet parlant s’empare de sa langue à sa manière, doit se soumettre à ses contraintes
pour être compris mais lui imprime aussi la marque de sa liberté et de sa singularité. En ce
sens la parole est révélatrice d’une personnalité engageant avec les autres certains types
de relations, elles-mêmes tributaires d’une situation intersubjective, c’est-à-dire de certaines
conditions sociales et psychologiques. Envisagée sous cet angle une réflexion sur la parole
exige de pointer les difficultés de la circulation du sens à l’origine du brouillage de la
communication et d’examiner les différentes pratiques possibles de la parole. D’une
parole encore engluée dans la violence de certains rapports sociaux et de certains affects,
d’une parole caisse de résonance des préjugés et des aveuglements idéologiques ambiants à
une parole soucieuse de se mettre au clair avec elle-même, d’assumer la responsabilité des
valeurs qu’elle ne cesse de convoquer (le vrai, le bien, le juste) et donc d’engager avec les
autres un rapport digne de sa vocation spirituelle et morale, l’écart est abyssal. En ce sens
nous ne pouvons pas ne pas nous demander ce que nous apprend sur notre nature le fait
que nous soyons un animal parlant. Ne faut-il pas suivre ici Aristote et sa définition
canonique de la nature humaine ? L’homme, dit-il, est l’animal doué de logos. Logos en grec
signifie à la fois parole et raison. L’animal parlant est un animal rationnel et aussi un animal
politique, l’enjeu étant ici de comprendre pourquoi ces trois définitions de la nature humaine
sont réciproquables.
Enfin, nous ne prendrions pas la mesure du mystère de notre condition si nous n’étions pas
sensibles à la fonction quasi thaumaturgique de la parole tant en ce qui concerne le monde
qui se réduirait à quelques stimuli si la parole ne le faisait pas surgir comme un univers de
significations, qu’en ce qui concerne les subjectivités ne se constituant et ne prenant
conscience de leur identité que dans le procès même de la relation de parole.
Parler, c’est en effet toujours parler de quelque chose à d’autres qui nous parlent. Dès
qu’il y a parole, les trois protagonistes du fait de parole sont en place : un sujet parlant, un
interlocuteur et ce dont on parle ; référence qui est aussi bien le monde extérieur, (« tiens,
l’arbre dans le pré est en fleur »), que le vécu intérieur (« excuse-moi, je suis irritable
aujourd’hui »).
L’enjeu est ici de comprendre que c’est la parole qui nous arrache au mode d’être des
choses ou des animaux pour nous faire exister de manière singulière. Alors que les premiers
sont seulement dans le monde, choses inertes ou vivantes parmi les choses, nous, nous
sommes aussi devant le monde, face à lui, sujet face à des objets, sujet face à d’autres sujets.
Dès que le petit de l’homme accède à la parole grâce à d’autres qui lui parlent, s’opère
comme une seconde naissance s’accomplissant comme multiples émergences ou
libérations. Emergence réciproque d’un moi et d’un toi, dans l’expérience de notre
intersubjectivité, libération de la pensée pour la connaissance et la réflexion mais émergence
aussi du monde en tant qu’il est à la fois la réalité objective s’offrant désormais à une
appropriation symbolique virtuellement illimitée et la réalité instituée par la magie du langage
(Etats, Eglises, systèmes juridiques, etc.)
En ce sens il y a une fonction créatrice de la parole. C’est elle qui est au principe de notre
dévoilement du monde et de l’institution de notre univers social, c’est elle qui est au principe
de la conscience que nous prenons de notre propre identité, c’est elle encore qui nous permet
de déployer nos capacités de pensée, c’est elle enfin qui autorise l’espérance d’une institution
politique pacifiée. Mais cela ne va pas de soi. Pour le comprendre clairement il convient de
remettre en cause des opinions qui, à chaque niveau d’analyse, sont de nature à nous induire
en erreur. Voilà pourquoi chaque partie commence par l’énoncé de l’idée communément
admise afin de mettre en garde les esprits contre les idées toutes faites.
Or il s’en faut de beaucoup qu’il en soit ainsi. La psychologie de l’enfant montre que le
nourrisson ne différencie pas l’interne de l’externe, son propre corps et les objets
environnants. Son univers mental est flou, sans objets au sens où nous l’entendons. Il est
seulement constitué des multiples impressions, sensations qui l’assaillent, la sortie de ce que
Jean Piaget appelle le syncrétisme sensoriel s’opérant progressivement grâce à l’exploration
sensori-motrice de l’espace et de manière décisive par l’accès au langage. Par la médiation
des personnes qui lui parlent et lui apprennent à nommer les choses, le bébé est mis en
situation de découper les objets dans le flux indifférencié de ses impressions, d’en fixer les
contours, et de les mémoriser. L’univers cesse pour lui d’être confus, fluide, il s’organise, il se
met à exister comme un ensemble d’éléments stables, dissociés de ses impressions et d’une
situation donnée, c’est-à-dire comme le corrélat d’un acte mental lui conférant une existence
indépendante. En le désignant, celui-ci donne consistance à une extériorité devenant
désormais un centre de curiosité. « Comment ça s’appelle ? », « Qu’est-ce que c’est ? », la
parole introduit l’enfant dans une autre modalité d’être.
Non point qu’elle crée le monde ; il est déjà là avant que nous le nommions mais ce que l’on
ne nomme pas n’a pas d’existence pour nous et surtout n’existe pas comme un centre de
désignations et de significations. En interposant le signe entre le monde et la conscience, la
parole tire les choses du néant, les fait venir à l’existence. « Si vous nommez la conduite d’un
individu, vous la lui révélez : il se voit » écrit Sartre.
La parole introduit ainsi l’écart, la distance initiant la scission sujet/objet sans laquelle il ne
peut y avoir ni un sujet qui se représente, ni un objet représenté. Les deux sont constitués
conjointement par l’effet magique de la parole. Par la vertu du signe la conscience s’éveille à
elle-même et se projette vers un monde désormais disponible pour une appropriation
symbolique, autrement dit pour l’exploration et l’interprétation d’un esprit en voie de
développement.
Helen Keller a donné un témoignage émouvant de ce moment décisif où la médiation du
mot métamorphose son expérience, l’arrache au brouillard, aux ténèbres de son vécu
antérieurement à sa naissance au langage. Elle était engluée dans des motions affectives
(accès de violence, hébétude, léthargie), dans une sorte de corps à corps avec le monde. Le
langage rompt cette aliénation en lui donnant la capacité d’être présente simultanément au
monde et à elle-même. « Nous descendîmes le sentier qui menait au puits, attirées par le
parfum épandu dans l’air ambiant par le chèvrefeuille qui formait un dôme au-dessus du puits.
Quelqu’un était précisément occupé à tirer de l’eau, et mon institutrice me plaça la main sous
le jet du seau qu’on vidait. Tandis que je goûtais la sensation de cette eau fraîche, miss
Sullivan traça dans ma main restée libre le mot eau, d’abord lentement, puis plus vite. Je
restais immobile, toute mon attention concentrée sur les mouvements de ses doigts. Soudain il
me vint un souvenir imprécis comme de quelque chose depuis longtemps oublié et, d’un seul
coup, le mystère du langage me fut révélé. Je savais, maintenant, que e-a-u désignait ce
quelque chose de frais qui coulait sur ma main. Ce mot avait une vie, il faisait la lumière dans
mon esprit qu’il libérait en l’emplissant de joie et d’espérance. Il me restait encore bien des
obstacles à franchir, il est vrai, mais j’étais pénétrée de cette conviction qu’avec le temps j’y
parviendrais. Je quittai le puits, pleine d’ardeur à l’étude. Tout objet avait un nom, et tout nom
provoquait une pensée nouvelle. Tout ce que je touchais sur le chemin de la maison, me
semblait palpiter de vie: c’est que maintenant je voyais les choses extérieures sous un aspect
nouveau ». Histoire de ma vie, Payot, 1991, trad. A Huzard, p.40.41.
La parole fait donc surgir le réel en le dévoilant. Elle opère sur le réel une action que Sartre
appelle « une action par dévoilement ». Mais aucune symbolisation n’est neutre. Tributaire
d’une certaine manière de se projeter vers le monde, elle est toujours porteuse de valorisations
implicites. Ainsi si l’apprentissage de la langue maternelle ouvre pour l’enfant un univers de
désignations et d’idées en l’arrachant à sa prison syncrétique, il l’expose à une autre prison,
celle de la communauté à laquelle il appartient et qui a déposé dans sa langue ses préjugés, sa
vision particulière du réel dont il faudra un jour se libérer aussi par un rapport critique à sa
langue pour que la parole ouvre un monde ayant valeur d’universalité.
Remarquons au passage que la Bible se fait l’écho de ce pouvoir magique du verbe dans les
deux formules : « Dieu dit : « Que la lumière soit ! » et la lumière fut». (Ancien Testament,
Genèse) « Au commencement était le verbe ». (Nouveau Testament, Prologue de l’Evangile
selon St Jean).
Cette émergence d’une conscience intentionnelle libérée des limites d’un être-dans-le-
monde structuré par l’existence purement biologique ne s’observe jamais chez les animaux.
Quoi qu’en disent tous ceux qui voudraient que nous soyons un animal comme un autre, le
langage est un mur, un Rubicon qu’aucun animal n’a jamais franchi. Les animaux disposent
bien d’un système de signes pour communiquer mais leur comportement ne révèle ni une
véritable activité de symbolisation, ni une véritable situation d’interlocution comme en
témoigne la parole humaine. Tout invite à penser que leur communication s’inscrit dans une
stratégie par laquelle l’espèce poursuit ses finalités biologiques.
Pas d’initiative symbolique chez les abeilles étudiées par Von Frisch. On n’a jamais vu une
abeille inventer une danse pour signifier autre chose que ce qu’elle est programmée à
indiquer, par exemple qu’il n’y a pas de sources de nourriture dans les environs ou qu’elle n’a
pas envie de sortir de la ruche aujourd’hui. On n’a jamais vu non plus une abeille répondre à
la danse de l’abeille pourvoyeuse par une autre danse comme ce serait le cas si on avait affaire
à un échange linguistique, fût-il par gestes.
L’émission de signes est toujours déclenchée par une excitation directe (présence d’une
source de nourriture, d’un danger, d’un partenaire sexuel). Elle colle à la situation et elle est
toujours en rapport avec un besoin. D’où la pauvreté et la fixité des contenus du message. Sa
rigidité aussi. Si la situation change, l’animal est inapte à inventer un nouveau signe. Von
Frisch le vérifie en posant une source de nourriture au sommet d’un pylône de radiodiffusion.
Les abeilles pourvoyeuses le découvrent mais ne peuvent pas le signifier. « Il n’est pas prévu
d’expression signifiant « en haut » dans le langage des abeilles. C’est qu’aucune fleur ne
pousse dans les nuages » écrit-il.
Cette expérience montre que les signes animaux sont des signes instinctifs. Ils sont propres
à une espèce, ne varient pas dans le temps, renvoient toujours aux mêmes données, procèdent
d’automatismes. Ce sont essentiellement des signaux par lesquels les animaux obtiennent les
uns des autres les comportements utiles à la conservation de l’espèce.
L’animal ne fait jamais ni de ses états, ni de son monde un symbole c’est-à-dire un signe
renvoyant à un sens. Il semble privé de ce qui est le propre de l’homme, à savoir la fonction
symbolique par laquelle celui-ci ouvre un monde de significations, monde de la culture où
l’échange des paroles n’est pas tributaire d’un contact direct avec la chose mais peut
s’effectuer à partir des seules données linguistiques.
Même Sarah, la femelle chimpanzé soumise avec obstination par les Premack à
l’apprentissage linguistique ne parvient pas à manifester une quelconque initiative
symbolique. Elle est capable par des moyens relevant du dressage d’une certaine capacité de
communication et de symbolisation, voire d’abstraction puisqu’elle parvient à signifier les
propriétés d’une pomme (rouge, ronde, dotée d’une queue) à l’aide de jetons distingués de
ceux qui indiquent carré, vert et non doté d’une queue ; à dissocier aussi les propriétés du
signe de celles de la chose puisqu’elle désigne la pomme rouge à l’aide d’un jeton bleu et
même à utiliser des connecteurs logiques en encodant une phrase telle que : si Sarah prend
banane, alors Mary donner chocolat Sarah. Mais ces balbutiements ne libèrent jamais Sarah
pour un jeu avec les signes comme on le voit chez l’enfant, pour une expression linguistique
détachée de la présence concrète des objets désignés et encore moins pour l’emploi de signes
permettant de parler de tout et de n’importe quoi, de ce qui n’existe pas, du possible, du futur,
du passé, bref pour faire exister un univers n’ayant pas d’autre support que les signes.
Voilà pourquoi, on peut suivre Heidegger lorsqu’il écrit : « La pierre est sans monde,
l’animal est pauvre en monde, l’homme est configurateur de monde » (cours de 1929.1930).
Et il précise dans sa Lettre sur l’humanisme: « Si plantes et animaux sont privés de langage,
c’est parce qu’ils sont emprisonnés chacun dans leur univers environnant ». Ils demeurent
immergés dans leur milieu, l’apparition des choses étant épuisée par leur sens utilitaire. Ce
n’est pas la capacité phonique d’articulation qui leur fait défaut, c’est la possibilité typique
d’une conscience de déborder les limites de l’existence biologique, de se projeter vers un
monde comme un esprit ouvrant un monde de significations.
*
Certes il ne suffit pas de dire pour faire. Les énoncés qu’Austin appelle des énoncés
performatifs, (opposables aux énoncés constatifs), ne sont pas tels par la seule magie du
langage. Par exemple n’importe qui n’a pas la possibilité de dire le droit. Seuls les être
investis par le corps social de ce pouvoir (le législateur, le juge) en ont la capacité. Les
performatifs impliquent des « conditions de félicité » (Austin) mettant en jeu différents
statuts de pouvoir à l’intérieur d’une société à un moment donné. Le pouvoir symbolique bien
réel est tributaire de certaines conditions sociales d’effectuation. Reste que dans le monde
humain, faire consiste parfois simplement à dire (« Je te promets », « Je vous déclare unis
par les liens du mariage », etc.) et l’action des hommes s’enracine toujours dans une parole
préalable formulant le projet qui préexiste mentalement dans la conscience des concepteurs.
Songeons que l’acte de naissance des grandes civilisations se recueille dans quelques
grandes paroles fondatrices, n’en finissant pas de retentir, de coaguler dans les consciences
humaines et de produire leur effets de réalité dans la longue durée. Les « cordes de
l’imagination » (Pascal) font tenir le pire comme le meilleur, mais lorsqu’elles se détendent
par l’efficace d’autres paroles, le meilleur ne résiste pas davantage que le pire.
*
On croit communément que chaque personne est un être substantiel, un sujet de parole
préexistant aux actes de parole, le langage étant un simple instrument lui permettant d’entrer
en relation avec d’autres êtres analogues, chacun se tenant en soi et par soi. Or c’est là une
idée naïve méconnaissant le rôle constitutif de la parole dans la construction de la subjectivité,
et de l’image que chacun a de soi-même.
Car il n’y a pas de subjectivité consciente antérieurement aux actes sociaux de langage. La
parole des autres n’est pas déterminante seulement dans la construction des représentations
mentales que le bébé se fait du monde extérieur, elle intervient aussi dans l’élaboration de la
conscience de soi. Dès qu’il sourit, le nourrisson fait son entrée dans l’univers des relations
humaines, dès qu’il fait un lien entre ses pleurs et les soins qui lui sont prodigués, il accède à
l’intentionnalité. Les interactions avec les autres sous forme non verbale préparent l’échange
verbal. L’acquisition du langage marque une étape décisive (entre 18 mois et 3 ans)
accompagnant le processus d’individuation. Il est significatif que l’enfant commence à parler
de lui comme il entend les autres en parler, c’est-à-dire à la troisième personne. Puis peu à peu
il accède à la parole en première personne, il emploie le « je ».
Ce qui n’est pas rien ! L’enfant se pose désormais comme un locuteur, un sujet, et non plus
un objet du langage.
Kant a souligné l’importance capitale de cet événement : « Il faut remarquer que l’enfant,
qui sait déjà parler assez correctement, ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à
dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher etc.) ; et
il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de
ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir,
maintenant il se pense » Anthropologie du point de vue pragmatique. [2]1798.
Désormais « il se pense », dit Kant. De fait dire « Je » indique que l’enfant accède au
sentiment de son unité et de son identité personnelle. Or l’unité et l’identité de la personne ne
sont pas des données empiriques, pas plus d’ailleurs que celles des objets. Comme tout ce qui
existe dans le temps, le moi ne cesse de changer, son vécu est éclaté en une multiplicité et une
diversité de sensations, de mouvements. L’émergence du « je » implique une activité de
synthèse par laquelle on unifie la multiplicité de ses états et de ses actes et on les identifie
comme siens. Une telle opération ne va pas de soi. Elle requiert l’exercice d’un entendement.
En disant « Je », l’enfant témoigne qu’il n’est pas seulement comme les animaux une
sensibilité, il dispose d’un entendement ou de l’intelligence. Kant a tiré les conséquences
morales de cette caractéristique humaine : « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir
élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est
une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui
survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le
rang et la dignité, des choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à
sa guise ; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas encore dire le Je, car il l’a cependant dans sa
pensée ; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne doivent penser ce
Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est
l’entendement ». Anthropologie du point de vue pragmatique. [2]1798
Il est donc permis de se demander ce que cet exercice de l’entendement doit à la situation
d’interlocution. Pourrait-il se déployer sans le support du langage et indépendamment de cette
situation? Pourrait-on advenir comme un sujet si on n’était pas en relation avec d’autres
sujets, pourrait-on découvrir son identité si on ne se saisissait pas dans une opposition à une
altérité ? Toutes ces questions suggèrent que le sentiment de notre unité et de notre identité
personnelles doit quelque chose à la capacité de disposer linguistiquement du Je, du tu et aussi
au fait de porter un nom. Il ne s’agit pas de dire que le moi est un simple produit de la
grammaire (ce serait oublier que les langues sont des créations de l’esprit humain), mais de ne
pas méconnaître qu’on construit le réel à travers les catégories d’une langue, ce qui n’est pas
sans incidence sur la construction de sa propre identité.
Les linguistes, par exemple, insistent avec Benveniste, sur le fait que le sujet ne préexiste pas
aux actes d’énonciation mais est au contraire institué par eux. La personnalité, la subjectivité
au sens psychologique et moral se constitue à l’intérieur du langage.
« La subjectivité dont nous traitons ici c’est la capacité du locuteur à se poser comme
« sujet ». […] Nous tenons que cette « subjectivité » …n’est que l’émergence dans l’être
d’une propriété fondamentale du langage. Est « ego » qui dit « ego ». Nous trouvons là, le
fondement de « la subjectivité » qui se détermine par le statut linguistique de « la personne ».
La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. « Je » n’emploie « je »
qu’en s’adressant à quelqu’un qui dans son allocution sera un « tu ». C’est cette condition du
dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu
dans l’allocution de celui qui se désigne à son tour par je » Emile Benveniste. De la
subjectivité dans le langage » in Problème de linguistique générale. [3] 1956, Gallimard « Tel
», 1966, p. 259-260.
Les études de genre portant sur la construction sociale et culturelle de l’identité sexuelle,
insistent elles aussi sur le rôle déterminant de la langue dans l’appropriation par chaque
individu de son identité masculine ou féminine. D’abord, le terme même de genre est importé
de la grammaire, mais il ne peut se prévaloir d’aucune neutralité grammaticale. La distinction
d’un « il » et d’un « elle » oblige chacun à s’inscrire dans une seule catégorie au sein d’un
système qui n’en comporte que deux avec la contrainte normative que cela implique et les
difficultés psychologiques que cette assignation entraîne pour les individus qui ne veulent pas
ou ne peuvent pas s’inscrire dans une seule case. Elle n’indique pas seulement une binarité au
sein de l’espèce humaine mais aussi une hiérarchie dans la plupart des langues. En français,
par exemple, le genre universel est le genre masculin (« les hommes), le genre féminin est un
sous-ensemble spécifique du genre humain. L’usage du « masculin dit générique » contribue à
rendre invisible les femmes dans le corps social, (les Français, les étudiants, les salariés, les
électeurs, etc.) ou à les expatrier des métiers valorisés (cf. le processus de féminisation en
cours des professions prestigieuses). Le masculin l’emporte sur le féminin dans les accords
comme s’il y avait une supériorité naturelle du mâle sur la femelle. Comment dès lors ne pas
intérioriser les significations déposées dans la langue que l’on parle chaque jour, et
s’identifier conformément à l’inégalité des rapports sociaux de sexes qu’elle reflète ?
Cette idée qu’il y aurait une extériorité réciproque de la pensée et du langage semble
s’attester :
d’une part dans l’expérience que nous faisons d’un écart entre la pensée que nous cherchons
à exprimer et ce que nous disons comme s’il y avait une étape prélinguistique de la pensée ;
d’autre part dans le fait que l’enfant commence par faire un usage non intellectuel du
langage, essentiellement affectif et conatif.
Pourtant penser, c’est viser du sens, la question étant de savoir s’il est possible de
désolidariser le signifié des liaisons signifiantes qui en sont les supports. Car qu’est-ce qu’une
pensée sans mots, si ce n’est dans le pire des cas une illusion de pensée ou dans le meilleur,
une ébauche de pensée, un vague élan qui ne prendra consistance que dans l’épreuve de la
formulation ?
Platon définissait ainsi la pensée comme le dialogue intérieur de l’âme avec elle-même et
une attention scrupuleuse à notre expérience révèle qu’on ne cherche ses mots qu’à l’aide
d’autres mots, qu’on ne sait ce qu’on voulait dire que lorsqu’on l’a dit. D’où la salutaire
démystification hégélienne :
« C’est dans les mots que nous pensons, affirme le philosophe. Nous n’avons conscience de
nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous
les différencions de notre intériorité, et par suite nous les marquons d’une forme externe, mais
d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son
articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l’externe et l’interne sont si intimement
unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée. Et il est
également absurde de considérer comme un désavantage, et comme un défaut de la pensée
cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement il est vrai, que ce qu’il y a de
plus haut, c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement; car, en
réalité, l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient
claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi, le mot donne à la pensée son existence la plus
haute et la plus vraie. » Hegel. Encyclopédie, III, Philosophie de l’esprit. § 462.
Hegel dénonce ici la double illusion d’une pensée pure et d’un ineffable supérieur à tout ce
qu’il est possible de dire.
Il n’y a pas de pensée extérieure au langage, pas de pensée hors des signifiants. Penser c’est
opérer avec des signes, remarque Wittgenstein, et il n’y a pas lieu de localiser hors de cette
opération une activité mentale que l’on substantialise sous le nom de pensée. La pensée pure
est un mythe. C’est une impulsion confuse, une énergie vague, indéterminée, vide de contenu.
C’est une nébuleuse indistincte, un rêve flou et fugitif, une illusion de pensée. Seule la
verbalisation des pensées en assure l’effectivité. Certes on peut distinguer l’intériorité
spirituelle de l’extériorité des mots et de leur objectivité au sens où un code lexical et
syntaxique doit être appris et vaut pour tous les membres d’une communauté. Mais ce n’est
pas un argument pour croire que la pensée a une réalité antérieurement à son objectivation
dans les mots. Car seul le mot lui permet de sortir de l’indistinction, de la confusion, de
l’indifférenciation. Loin que la verbalisation trahisse la pensée, elle la fait advenir à elle-
même. L’ineffable, ce qui ne peut pas se dire est en réalité, ce qui n’est pas clairement pensé,
ce qui reste confus. C’est une pensée qui se cherche et ne se possède pas encore.
Ainsi l’intention signifiante ne va pas d’une pensée intérieure, extérieure aux mots à la
parole. Elle procède par approximations successives d’une formulation intérieure imprécise à
une formulation plus précise dans une dialectique sans fin qui est la vie de la parole et de la
pensée. Elle va de l’obscur au clair par la médiation des mots. C’est donc dans le mot que la
pensée prend corps, consistance, réalité.
C’est patent dans l’apprentissage que l’enfant fait de sa langue. Il ne l’apprend pas comme il
apprendra plus tard sa table de multiplication. Il découvre plutôt les possibilités symboliques
et logiques de sa faculté linguistique à travers une expérimentation incessante faite
d’autocorrections et de mise en œuvre inconsciente des règles d’analyse et de construction en
jeu dans tout énoncé. Dans son récit, Helen Keller insiste beaucoup sur la chance qu’ont les
enfants indemnes de ses propres handicaps, en particulier qui entendent, pour acquérir la
compétence linguistique. Elle note avec nostalgie qu’ils apprennent à parler par imitation, les
conversations se tenant autour d’eux stimulant leur esprit sans qu’ils aient à prendre
conscience de toutes les règles implicites ; « ils saisissent au vol, si l’on peut dire, les mots qui
tombent des lèvres, tandis que le petit sourd ne les acquiert que par un procédé long et
pénible. Mais qu’importe le procédé ! Le résultat est merveilleux. On commence par
apprendre le nom d’un objet ; puis graduellement, on franchit le vaste espace entre la
première syllabe balbutiée et le monde de pensées contenues dans un vers de Shakespeare ».
Histoire de ma vie, Payot, 1991, trad. A Huzard, p. 47.
Voilà pourquoi Aristote établit que les trois définitions de notre humaine nature, animal
parlant, animal rationnel et animal politique, sont réciproquables. Etre un animal parlant
signifie que nous sommes un animal rationnel parce que la parole met en jeu une activité
d’abstraction, (les mots sont des concepts), de jugement (toute proposition est un jugement
consistant à affirmer ou nier la vérité d’une relation posée par l’esprit entre des concepts) et
de raisonnement (on enchaîne des propositions selon des règles logiques). Il s’ensuit que
parler, c’est autre chose qu’exprimer des affects, du plaisir, de la douleur et de les
communiquer, comme c’est le cas chez les animaux. Le cri de douleur (Aïe !) est une chose,
le jugement selon lequel on affirme que « cela fait mal » en est une autre. Dans un cas
l’existence humaine se déploie dans la seule sphère de l’immédiat et du subjectif, dans l’autre
dans celle de l’objectif et du communément jugé. En parlant, le locuteur s’inscrit dans une
communauté de sens et de valeurs, les notions dont le discours est saturé (vrai, faux, juste,
injuste, bien, mal, utile nuisible, dangereux ou non etc.) ne pouvant pas prétendre à la seule
validité subjective. Lorsqu’on dit que quelque chose est vrai, ou que telle conclusion est
cohérente, le juge de ces appréciations n’est pas l’arbitraire subjectif, mais une faculté qui
nous est commune et qui s’appelle la raison. La parole comme discours sensé n’est donc pas
seulement le marqueur de notre dimension raisonnable, elle l’est aussi de notre nature sociale
ou politique. Elle révèle la nature relationnelle de la réalité humaine et si immédiatement elle
témoigne de notre inscription dans une communauté au sens ethnique, plus fondamentalement
elle ouvre l’horizon d’une communauté où les hommes peuvent faire amitié par l’esprit,
débattre de leur conception du bien commun, et réaliser par la délibération collective les
accords nécessaires à la vie en commun.
Si la parole nous a été donnée, c’est peut-être parce que notre destination est d’accomplir
notre nature raisonnable et politique dans son excellence, c’est-à-dire de dessiner en nous et
dans la cité le visage de l’homme.
« Aux origines mêmes de l’existence, l’expression semble s’affirmer à peu près seule. Le
premier cri de l’enfant, puis tous ses exercices vocaux avant l’acquisition du langage,
manifestent la prépondérance de la première personne sur la seconde ou la troisième. Sans
doute, le cri est un appel, mais il adhère à la réalité personnelle qu’il exprime. Même après la
première éducation, le langage enfantin demeure largement égocentrique: babillage et jeux de
mots, passe-temps articulatoires se situent en dehors de l’utilité pratique et de la réalité
sociale. C’est seulement après 7 ans – l’« âge de raison » de la sagesse traditionnelle – que la
parole de l’enfant, au dire des psychologues, atteste la prépondérance de la fonction de
communication sur la fonction simplement expressive. L’expression l’emporterait donc aux
origines – comme elle l’emporte d’ailleurs lorsque la parole atteint à sa plus haute intensité:
dans la passion ou dans l’effroi, le cri, dégagé de toute contrainte sociale, obéit à une
spontanéité essentielle de l’être. Et, dans un autre ordre, le chant du poète fait entendre une
parole plus secrète et plus pure, libre des contaminations extérieures, un cri sublimé où
l’expression atteint à sa plus noble valeur. Entre ces situations limites, l’expression est
toujours présente comme un coefficient de la parole, qui ferait équilibre au coefficient de la
communication. Pour que disparaisse le besoin de s’exprimer, il faut que le goût de vivre lui-
même soit atteint. « Je n’ai plus grande curiosité de ce que peut m’apporter encore la vie,
affirme une des dernières pages d’André Gide. J’ai plus ou moins bien dit ce que je pensais
que j’avais à dire et je crains de me répéter… » (La Nouvelle Revue française, « Hommage à
André Gide », 1951, p. 37 l-372). Et le grand écrivain, constatant qu’il n’a plus rien à dire, se
pose aussitôt la question du suicide ». (La parole. Puf, Quadrige, 1952. 2013, p. 65.66.)
L’expressivité est en effet le propre des êtres vivants. Le mouvement exhibe l’énergie
vitale, les cris, gestes et comportements trahissent les besoins et les affects des sensibilités
animales, mais avec l’homme l’expressivité devient celle d’un être fortement individualisé
imprimant sur son corps, ses conduites ou dans le décor de sa vie la marque de sa dimension
spirituelle et culturelle. La parole et l’action sont pour l’être humain les moyens
d’expression privilégiés.
« En agissant et en parlant les hommes font voir qui ils sont, révèlent activement leurs
identités personnelles uniques et font ainsi leur apparition dans le monde humain, alors que
leurs identités physiques apparaissent, sans la moindre activité, dans l’unicité de la forme du
corps et du son de la voix. Cette révélation du « qui » par opposition au « ce que » – les
qualités, les dons, les talents, les défauts de quelqu’un, qu’il peut étaler ou dissimuler – est
implicite en tout ce que l’on fait et tout ce que l’on dit. Le « qui » ne peut se dissimuler que
dans le silence total et la parfaite passivité, mais il est presque impossible de le révéler
volontairement comme si l’on possédait ce « qui » et que l’on puisse en disposer de la même
manière que l’on a des qualités et que l’on en dispose. Au contraire, il est probable que le «
qui », qui apparaît si nettement, si clairement aux autres, demeure caché à la personne elle-
même, comme le daimôn de la religion grecque qui accompagne chaque homme tout au long
de sa vie, mais se tient toujours derrière lui en regardant par-dessus son épaule, visible
seulement aux gens que l’homme rencontre ». (Hannah Arendt, Condition de l’homme
moderne, Calmann-Lévy, 1961.1983, p. 236).
Ainsi en prenant la parole, l’homme fait son apparition dans le monde en montrant de lui-
même plus ou autre chose que ce qui correspond à son intention consciente. La posture du
corps, les tremblements de la voix peuvent révéler la timidité, la gêne, la panique de ceux qui
ont à surmonter les obstacles liés à des relations de pouvoir inégales. La parole étant
immédiatement confisquée par ceux qui jouissent de statuts sociaux supérieurs, il ne va pas de
soi, pour ceux qui sont privés de la reconnaissance sociale ou démunis sur le plan du capital
symbolique, de prendre la parole. Plus que d’autres peut-être, ils ont bien conscience que cet
acte est une mise en danger de soi, une manière de devenir l’otage des préjugés de ceux qui
écoutent moins qu’ils ne projettent sur l’autre leurs a priori réducteurs. La prostituée peut
être d’emblée figée dans un statut d’indignité humaine jetant un soupçon sur la crédibilité de
sa parole, les plaintes des victimes des problèmes sociaux peuvent être rapidement
disqualifiées dans leur légitimité par les élites que leurs conditions de vie mettent à l’abri du
déclassement social, de l’insécurité culturelle, ou du chômage.
Les facteurs psychologiques peuvent aussi rendre la prise de parole difficile. En deçà du
contenu du message, la parole trahit un fond obscur de la personnalité psychique
susceptible de parasiter le sens de ce qu’elle veut dire. Combien de fois l’agressivité du ton
semble fournir un démenti à l’aveu d’irénisme! En ce sens, l’expressivité du sujet parlant,
dans les modalités non linguistiques de sa manifestation surtout, (posture du corps, ton,
débit, mimiques, etc.), lui échappe en partie et peut faire écran à la façon dont il veut
consciemment se présenter aux autres. La psychanalyse nous a ainsi habitués à entendre autre
chose dans la parole de l’autre que le sens qu’il vise. Le sociologue de même. Parle, et je
mettrai à jour ton inconscient psychique ou les déterminismes sociaux dont tu es le jouet.
Il me semble qu’il convient de dénoncer dans ce type de rapport à la parole d’autrui, une
manière de manquer la personnalité individuelle dans ce qui fait sa singularité. Car, à la
différence des animaux, la manifestation de l’être humain dans l’extériorité met en jeu une
liberté, un choix de ce qu’il veut montrer et de ce qu’il juge indigne d’apparaître aux autres.
On rencontre ici la distinction qu’ Hannah Arendt établit entre « se montrer » et « se
présenter ». Ce qui apparaît de la personne à son insu renvoie au fond aux émotions de l’âme
(peur, colère, amour, haine, etc.), lesquelles sont solidaires du corps et sont les mêmes pour
tous. Idem pour les déterminismes sociaux. Ils font signe vers ce qu’il y a de plus impersonnel
dans la réalité humaine. S’il n’en était pas ainsi il n’y aurait pas de psychologie ou de
sociologie comme science puisqu’il n’y a de science que du général. Or dans son expression,
la personne révèle autre chose que ce fond anonyme et indifférencié. En transposant le donné
intérieur dans le manifeste, elle l’individualise, le façonne et cela passe par la médiation des
pouvoirs de l’esprit. Par la parole, par l’action, elle « se présente » aux autres.
Mais ce risque que doit affronter chaque sujet parlant dans la mesure où il est l’otage de la
manière dont celui qui l’écoute se projette vers lui n’est pas le seul auquel il est exposé. Un
autre obstacle tient au fait qu’il ne dispose pour se dévoiler dans sa vérité singulière que d’un
moyen de communication impersonnel. Les mots du langage sont en effet des pièces de
monnaie bien commodes tant que l’objet de l’échange est insignifiant (les lieux communs de
la conversation usuelle) ou purement pragmatique. Pour exprimer les besoins communs à tous
ou obtenir des autres les conduites utiles à leur satisfaction, « les mots de la tribu »
(Mallarmé) avec leurs significations communes, souvent galvaudées sont bien suffisants. A la
limite d’ailleurs si l’expression se limitait à de tels contenus de simples gestes pourraient faire
l’affaire. Mais dès qu’il s’agit d’exprimer autre chose que des vérités impersonnelles ou des
intérêts utilitaires, la difficulté commence. Faite pour déjouer l’obstacle de l’extériorité, la
parole est confrontée à ce même obstacle par la nature même du langage.
Comment dire la singularité de mon amour, ce qu’il a d’unique et d’original avec des mots
qui, en tant que concepts, n’ont retenu de l’expérience humaine que les propriétés les plus
générales ? L’amitié de Montaigne et de la Boétie n’est pas celle d’Achille et de Patrocle et
pourtant un même mot sert à les désigner. Comment ne pas soupçonner parfois la
communication apparente de reposer sur un immense malentendu ? Nous employons des mots
nous donnant l’impression de nous comprendre mais le vécu auquel renvoie la signification
commune n’est-il pas fondamentalement différent d’une personne à une autre ? Ce doute
surgit dans les relations exigeantes où confronté à l’expérience de l’altérité des autres, on
découvre combien la singularité individuelle peut être une prison.
Cette insuffisance ontologique du langage a souvent été dénoncée. Il ferait obstacle par
principe à la rencontre, à la communion des êtres, d’une part parce qu’il est une médiation,
d’autre part parce que les mots ne donnent pas accès à la vérité personnelle. D’où la
tentation du silence chez ceux qui, aspirant à la transparence des êtres, désespèrent de la
parole.
Mais le silence n’est-il pas, davantage encore que la parole, source de malentendus ? Car il
y a une profonde ambiguïté du silence. Il peut n’être que le silence vide de l’hébétude ou de
l’indigence de ceux qui se taisent parce qu’ils n’ont rien à dire. Il peut être le silence de l’émoi
amoureux, de la connivence amicale ou de la complicité des êtres. Mais il peut être aussi celui
de la pudeur, du malaise, du blocage affectif ou intellectuel, des non-dits empoisonnant les
relations humaines. Ses différentes tonalités témoignent qu’il est moins l’autre absolu la
parole que ce qui bruisse d’une parole confuse, éloquente jusque dans sa suspension.
Ainsi même s’il est vrai qu’il y a des silences pleins, proprement miraculeux, où la
communication s’opère de manière indirecte, par un regard, par une vibration des sensibilités,
ne faut-il pas qu’il s’explicite par le moyen de paroles ? Car à défaut de ce prolongement, le
risque est toujours de lui conférer un sens qu’il n’a pas. En excès ou en défaut par rapport à
la parole, le silence a besoin d’elle pour clarifier son sens. Réciproquement elle a besoin de
lui pour avoir une profondeur. C’est lui qui fait résonner dans l’échange la richesse du sens
visé par des signes le menaçant toujours d’être réduit au dénominateur commun. C’est lui qui
laisse entrevoir l’expérience humaine de l’ineffable, ou celle du mystère des êtres
s’efforçant d’être moins opaques les uns aux autres. Comme en musique, silence et parole se
font écho dans un jeu subtil par lequel les personnes tentent de s’ouvrir les unes aux autres
dans un défi aux difficultés et aux illusions de la communication.
Mais cette visée garde un caractère d‘exception. Elle n’est pas et ne peut pas être celle de
la pratique commune de la parole. L’urgence de l’action, des fins utilitaires, la tâche
quotidienne de vivre et de travailler ensemble rendent nécessaire un usage de la parole
étranger à l’exigence de l’expression singulière et de la communication intime. En
témoigne le fait que l’usage courant de la parole s’épuise dans un échange d’informations, de
consignes, de propos sur la pluie ou le beau temps, sur les nouvelles du jour ou la santé de
chacun, dans le cadre duquel les hommes n’éprouvent pas, sauf exception, des difficultés à se
comprendre. La réussite du langage pragmatique se vérifie aussi dans la cité scientifique dans
la mesure où physiciens, chimistes, biologistes ou mathématiciens emploient un langage
affranchi des ambiguïtés du langage courant et poursuivent une fin impersonnelle.
Seules donc des relations intersubjectives privilégiées permettent d’accomplir, sous des
formes plus ou moins réussies, l’aspiration à la transparence qui travaille chaque solitude
mais dont tout le monde sait bien qu’elle est impossible dans sa perfection.
Les relations sociales ont d’ordinaire d’autres enjeux et exigent de mettre la barre moins
haute. C’est peut-être moins la subjectivité des êtres qui importe dans ce contexte que leur
humanité, moins leurs états d’âme, que leurs manières de s’engager dans et envers le
monde. L’humanité se dévoile donc dans la manière dont chacun agit et porte des
jugements sur le monde que nous habitons en commun. Et moins ces actions et ces jugements
sont prisonniers de l’arbitraire subjectif, plus ils gagnent en humanité. La parole s’éclaire
ici à la lumière d’une autre exigence. Non plus celle de la transparence des intimités, mais
celle de l’accès de chacun à sa propre humanité et cela passe par le déploiement de notre
raison commune. Car c’est la raison en nous qui pose la question du sens, de la valeur, du
fondement de nos discours et de nos pratiques. C’est elle qui peut contrôler l’exercice de
l’entendement dans la recherche du vrai, c’est elle qui affronte la question du juste, du bien en
jeu dans le débat sur le monde, et ni le vrai, ni le juste, ni le bien ne se mesure à l’aune des
subjectivités et de leur particularité empirique. Le vrai, le juste sont ce qui peut prétendre à
la reconnaissance universelle. Le dévoilement de notre humanité est donc consubstantiel à
une pratique de la parole soucieuse de se justifier devant le tribunal de notre commune raison.
Cette parole conséquente, responsable n’est pas la parole spontanée. Celle-ci est d’ordinaire
aliénée affectivement et compromise avec la violence sociale. Pour libérer son potentiel
d’humanité, la parole a besoin de se confronter à d’autres paroles afin d’initier un rapport
critique à elle-même, et de subvertir par là son rapport aux autres.
Telle est la tâche du débat démocratique en tant qu’il devrait être l’instituteur du monde
commun. Mais l’expérience montre que celui-ci est moins, dans la pratique commune,
l’instrument du dépassement de la violence, que sa reconduction sous des formes plus
insidieuses. Pour qu’un vrai dialogue entre les hommes soit possible, pour que la parole
assume vraiment sa vocation éthico-politique, il y faut une certaine intentionnalité. Disons
que celle-ci est sous sa forme idéale l’intentionnalité philosophique dans son sens
socratique.
Autour de ce Sujet :
« Il reste que la science sociale doit prendre acte de l’autonomie de la langue, de sa logique
spécifique, de ses règles propres de fonctionnement. On ne peut en particulier comprendre les
effets symboliques du langage sans prendre en compte le fait, mille fois attesté, que le langage
est le premier mécanisme formel dont les capacités génératives sont sans limites. Il n’est rien
qui ne puisse se dire et l’on peut dire le rien. On peut tout énoncer dans la langue, c’est-à-dire
dans les limites de la grammaticalité. On sait depuis Frege que les mots peuvent avoir un sens
sans référer à rien. C’est dire que la rigueur formelle peut masquer le décollage sémantique.
Toutes les théologies religieuses et toutes les théodicées politiques ont tiré parti du fait que les
capacités génératives de la langue peuvent excéder les limites de l’intuition ou de la
vérification empirique pour produire des discours formellement corrects mais sémantiquement
vides. Les rituels représentent la limite de toutes les situations d’imposition où, à travers
l’exercice d’une compétence technique qui peut être très imparfaite, s’exerce une compétence
sociale, celle du locuteur légitime, autorisé à parler et à parler avec autorité : Benveniste
remarquait que les mots qui, dans les langues indo-européennes, servent à dire le droit se
rattachent à la racine dire. Le dire droit, formellement conforme, prétend par là même, et avec
des chances non négligeables de succès, à dire le droit, c’est-à-dire le devoir être. Ceux qui,
comme Max Weber, ont opposé au droit magique ou charismatique du serment collectif ou de
l’ordalie, un droit rationnel fondé sur la calculabilité et la prévisibilité, oublient que le droit le
plus rigoureusement rationalisé n’est jamais qu’un acte de magie sociale qui réussit.
Le discours juridique est une parole créatrice, qui fait exister ce qu’elle énonce. Elle est la
limite vers laquelle prétendent tous les énoncés performatifs, bénédictions, malédictions,
ordres, souhaits ou insultes : c’est-à-dire la parole divine, de droit divin, qui, comme l’intuitus
originarius que Kant prêtait à Dieu, fait surgir à l’existence ce qu’elle énonce, à l’opposé de
tous les énoncés dérivés, constatifs, simples enregistrements d’un donné préexistant. On ne
devrait jamais oublier que la langue, en raison de l’infinie capacité générative, mais aussi,
originaire, au sens de Kant, que lui confère son pouvoir de produire à l’existence en
produisant la représentation collectivement reconnue, et ainsi réalisée, de l’existence, est sans
doute le support par excellence du rêve de pouvoir absolu ».
« Comment Homo sapiens a-t-il réussi à […] fonder des cités de plusieurs dizaines de
milliers d’habitants et des empires de centaines de millions de sujets ? Le secret réside
probablement dans l’apparition de la fiction. De grands nombres d’inconnus peuvent coopérer
avec succès en croyant à des mythes communs.
Toute coopération humaine à grande échelle – qu’il s’agisse d’un Etat moderne, d’une
Eglise médiévale, d’une cité antique ou d’une tribu archaïque – s’enracine dans des mythes
communs qui n’existent que dans l’imagination collective. Les Églises s’enracinent dans des
mythes religieux communs. Deux catholiques qui ne se sont jamais rencontrés peuvent
néanmoins partir en croisade ensemble ou réunir des fonds pour construire un hôpital parce
que tous deux croient que Dieu s’est incarné et s’est laissé crucifier pour racheter nos péchés.
Les États s’enracinent dans des mythes nationaux communs. Deux Serbes qui ne se sont
jamais rencontrés peuvent risquer leur vie pour se sauver l’un 1’autre parce que tous deux
croient à l’existence d’une nation serbe, à la patrie serbe et au drapeau serbe. Les systèmes
judiciaires s’enracinent dans des mythes légaux communs. Deux juristes qui ne se sont jamais
rencontrés peuvent néanmoins associer leurs efforts pour défendre un parfait inconnu parce
que tous deux croient à l’existence des lois, de la justice, des droits de l’homme – et des
honoraires qu’ils touchent.
Pourtant, aucune de ces choses n’existe hors des histoires que les gens inventent et se
racontent les uns aux autres. I1 n’y a pas de dieux dans l’univers, pas de nations, pas d’argent,
pas de droits de l’homme, ni lois ni justice hors de l’imagination commune des êtres humains.
Nous comprenons aisément que les «primitifs» cimentent leur ordre social en croyant aux
fantômes et aux esprits, et se rassemblent à chaque pleine lune pour danser autour du feu de
camp. Ce que nous saisissons mal, c’est que nos institutions modernes fonctionnent
exactement Sur la même base. Prenez l’exemple du monde des entreprises. Les hommes
d’affaires et les juristes modernes sont en fait de puissants sorciers. Entre eux et les shamans
tribaux, la principale différence est que les hommes de loi modernes racontent des histoires
encore plus étranges. La légende de Peugeot nous en offre un bon exemple.
[… ] Raconter des histoires efficaces n’est pas chose facile. La difficulté n’est pas de raconter
l’histoire, mais de convaincre tous les autres d’y croire. Une bonne partie de l’histoire tourne
autour de cette question : comment convaincre des millions de gens de croire des histoires
particulières sur les dieux, les nations ou les sociétés anonymes à responsabilité limitée ?
Quand ça marche, pourtant, cela donne à Sapiens un pouvoir immense, parce que cela permet
à des millions d’inconnus de coopérer et de travailler ensemble à des objectifs communs.
Essayez donc d’imaginer combien il eût été difficile de créer des Etats, des Eglises ou des
systèmes juridiques, si nous ne pouvions parler que de ce qui existe réellement comme les
rivières, les arbres et les lions.
Au fil des ans a été tissé un réseau d’histoires d’une incroyable complexité. Dans ce réseau,
des fictions comme Peugeot non seulement existent, mais elles accumulent un immense
pouvoir.
Dans les cercles universitaires, le genre de choses que les gens créent à travers ce réseau
d’histoires portent le nom de « fictions », de « constructions sociales » ou de « réalités
imaginaires ». Une réalité imaginaire n’est pas un mensonge. Je mens quand je dis qu’il y a un
lion près de la rivière alors que je sais parfaitement qu’il n’y en a pas. Mentir n’a rien de très
particulier. Les singes verts et les chimpanzés peuvent mentir. On a observé un singe vert
crier : « Attention, un lion ! » alors qu’il n’y avait pas de lion dans les parages. L’alerte avait
l’avantage d’effrayer un comparse qui venait de trouver une banane, que le menteur put
conserver pour lui seul.
Contrairement au mensonge, une réalité imaginaire est une chose à laquelle tout le monde
croit; tant que cette croyance commune persiste, la réalité imaginaire exerce une force dans le
monde. Très probablement, le sculpteur de la grotte Stadel pouvait sincèrement croire à
l’existence de l’esprit tutélaire homme-lion. Certains sorciers sont des charlatans, mais la
plupart croient sincèrement à l’existence de dieux et de démons. La plupart des millionnaires
croient sincèrement à l’existence de l’argent et des sociétés anonymes à responsabilité limitée.
La plupart des défenseurs des droits de l’homme croient sincèrement à l’existence des droits
de l’homme. Personne ne mentait quand, en 2011, les Nations unies exigèrent du
gouvernement libyen qu’il respecte les droits de l’homme de ses citoyens, alors même que les
Nations unies, la Libye et les droits de l’homme sont des fictions nées de notre imagination
fertile.
Depuis la Révolution cognitive, les Sapiens ont donc vécu dans une double réalité. D’un
côté, la réalité objective des rivières, des arbres et des lions; de l’autre, la réalité imaginaire
des dieux, des nations et des sociétés. Au fil du temps, la réalité imaginaire est devenue
toujours plus puissante, au point que de nos jours la survie même des rivières, des arbres et
des lions dépend de la grâce des entités imaginaires comme le Dieu Tout-Puissant, les États-
Unis ou Google »
Yuval Noah Harari, Sapiens, une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, 2015,
Traduction par Pierre-Emmanuel Dauzat, p.39 à 45.
*
Le langage n’est créateur de fictions qui réussissent que dans des conditions
d’effectuation données, dans des conditions sociales de pouvoir des locuteurs.
« La question des énoncés performatifs s’éclaire si l’on y voit un cas particulier des effets de
domination symbolique dont tout échange linguistique est le lieu. Le rapport de forces
linguistique n’est jamais défini par la seule relation entre les compétences linguistiques en
présence. Et le poids des différents agents dépend de leur capital symbolique, c’est-à-dire de
la reconnaissance, institutionnalisée ou non qu’ils reçoivent d’un groupe : l’imposition
symbolique, cette sorte d’efficace magique que l’ordre ou le mot d’ordre, mais aussi le
discours rituel ou la simple injonction, ou encore la menace ou l’insulte, prétendent à exercer,
ne peut fonctionner que pour autant que sont réunies des conditions sociales qui sont tout à
fait extérieures à la logique proprement linguistique du discours. Pour que l’importance du
philosophe soit reçue comme il demande à l’être, il faut que soient réunies les conditions
sociales qui font qu’il est en mesure d’obtenir qu’on lui accorde l’importance qu’il s’accorde.
De même, l’instauration d’un échange rituel tel que celui de la messe suppose entre autres
choses que soient réunies toutes les conditions sociales nécessaires pour assurer la production
des émetteurs et des récepteurs conformes, donc accordés entre eux ; et de fait, l’efficacité
symbolique du langage religieux est menacée lorsque cesse de fonctionner l’ensemble des
mécanismes capables d’assurer la reproduction du rapport de reconnaissance qui fonde son
autorité. Cela vaut aussi de toute relation d’imposition symbolique, et de celle-là même
qu’’implique l’usage du langage légitime qui, en tant que tel, enferme la prétention à être
écouté, voire cru et obéi, et qui ne peut exercer son efficacité spécifique que pour autant qu’il
peut compter sur l’efficacité de tous les mécanismes, analysés ci-dessus, qui assurent la
reproduction de la langue dominante et de la reconnaissance de sa légitimité. On voit en
passant que c’est dans l’ensemble de l’univers social et des relations de domination qui lui
confèrent sa structure que réside le principe du profit de distinction que procure tout usage de
la langue légitime, et cela bien qu’une des composantes, et non des moindres, de ce profit
réside dans le fait qu’il paraît fondé sur les seules qualités de la personne.
L’enquête austinienne sur les énoncés performatifs ne peut se conclure dans les limites de la
linguistique. L’efficacité magique de ces actes d’institution est inséparable de l’existence
d’une institution définissant les conditions (en matière d’agent, de lieu ou de moment, etc.)
qui doivent être remplies pour que la magie des mots puisse opérer. Comme l’indiquent les
exemples analysés par Austin, ces « conditions de félicité » sont des conditions sociales et
celui qui veut procéder avec bonheur au baptême d’un navire ou d’une personne doit être
habilité pour le faire, de la même façon qu’il faut, pour ordonner, avoir sur le destinataire de
l’ordre une autorité reconnue. […]
N’importe qui peut crier sur la place publique : « Je décrète la mobilisation générale ». Ne
pouvant être acte faute de l’autorité requise, un tel propos n’est plus que parole ; il se réduit à
une clameur inane, enfantillage ou démence. L’exercice logique qui consiste à dissocier l’acte
de parole de ses conditions d’effectuation fait voir, par les absurdités que cette abstraction
permet de concevoir, que l’énoncé performatif comme acte d’institution ne peut exister socio-
logiquement indépendamment de l’institution qui lui confère sa raison d’être et qu’au cas où il
viendrait à être produit malgré tout il serait socialement dépourvu de sens. Parce qu’un ordre,
ou même un mot d’ordre, ne peut opérer que s’il a pour lui l’ordre des choses et que son
accomplissement dépend de toutes les relations d’ordre qui définissent l’ordre social, il
faudrait, comme on dit, être fou pour concevoir et proférer un ordre dont les conditions de
félicité ne sont pas remplies. Les conditions de félicité anticipées contribuent à déterminer
l’énoncé en permettant de le penser et de le vivre comme raisonnable ou réaliste. Seul un
soldat impossible (ou un linguiste « pur ») peut concevoir comme possible de donner un ordre
à son capitaine. L’énoncé performatif enferme « une prétention affichée à posséder tel ou tel
pouvoir », prétention plus ou moins reconnue, donc plus ou moins sanctionnée socialement.
Cette prétention à agir sur le monde social par les mots, c’est-à-dire magiquement, est plus ou
moins folle ou raisonnable selon qu’elle est plus ou moins fondée dans l’objectivité du monde
social : on peut ainsi opposer comme deux actes de nomination magique très inégalement
garantis socialement, l’insulte (« tu n’es qu’un prof ») qui, faute d’être autorisée, risque de se
retourner contre son auteur, et la nomination officielle (« je vous nomme professeur »), forte
de toute l’autorité du groupe et capable d’instituer une identité légitime, c’est-à-dire
universellement reconnue. La limite vers laquelle tend l’énoncé performatif c’est-à-dire n
l’existence d’un pouvoir normatif est l’acte juridique qui, lorsqu’il est prononcé par qui de
droit, comme il convient, c’est-à-dire par un agent agissant au nom de tout un groupe, peut
substituer au faire un dire qui sera, comme on dit suivi d’effet : le juge peut se contenter de
dire « je vous condamne » parce qu’il existe un ensemble d’agents et d’institutions qui
garantissent que sa sentence sera exécutée. La recherche du principe proprement linguistique
de la « force illocutionnaire » du discours cède ainsi la place à la recherche proprement
sociologiques des conditions dans lesquelles un agent singulier peut se trouver investi, et avec
lui sa parole d’une telle force. Le principe véritable de la magie des énoncés performatifs
réside dans le mystère du min, c’est-à-dire de la délégation au terme de laquelle un agent
singulier, roi, prêtre, porte-parole, est mandaté pour parler et agir au nom du groupe, ainsi
constitué en lui et par lui ; il est, plus précisément, dans les conditions sociales de l‘institution
du ministère qui constitue le mandataire légitime comme capable d’agir par les mots sur le
monde social par le fait de l’instituer en tant que médium entre le groupe et lui-même ; cela,
entre autres choses, en le munissant des signes et des insignes destinés à rappeler qu’il n’agit
pas en son nom personnel et de sa propre autorité.
Il n’y a pas de pouvoir symbolique sans une symbolique du pouvoir. Les attributs
symboliques – comme le montrent bien le cas paradigmatique du skeptron et les sanctions
contre le port illégal d’uniforme – sont une manifestation publique et par là une officialisation
du contrat de délégation : l’hermine et la toge déclarent que le juge ou le médecin sont
reconnus (dans la reconnaissance collective) à se déclarer juge ou médecin ; que leur
imposture – au sens de prétention affirmée dans les apparences – est légitime »
La philosophie est souvent accusée d’être une discipline inutile. Comme l’écrit une des
personnes intervenant sur mon blog « elle n’apporte pas de solution satisfaisante à mes
problèmes ». Au fond, on lui demande de fournir des réponses positives aux questions que
l’esprit se pose et, comme sur ce point, l’attente est déçue, on s’empresse de retourner à ses
chères mathématiques ou à des sciences plus fécondes en matière de résultats théoriques et
pratiques.
L’intérêt de ce texte de Hannah Arendt est d’établir qu’une telle expérience, si fréquente,
procède d’une confusion consistant à croire que le besoin de penser et l’appétit de savoir
sont une seule et même chose. Or il importe de différencier les activités mentales afin de
comprendre que connaître est une chose, penser une autre. Les deux correspondent à des
intérêts fondamentaux de l’esprit humain mais ce ne sont pas les mêmes.
Hannah Arendt, La vie de l’esprit, I, La pensée, Puf, 1981, p. 79.80. Traduit de l’américain
par Lucienne Lotringer.
Thèse :
L’appétit de savoir s’accomplit comme exigence de vérité et le vrai est ce sur quoi les
hommes peuvent s’entendre grâce à l’usage de leurs sens et de leur entendement
(Hannah Arendt dit « intellect »). Le domaine du savoir est celui d’une expérience qui
est celle du sens commun même s’il est vrai que l’ordre phénoménal dans les limites
duquel se construit la connaissance ne s’offre pas dans sa complexité à une perception
immédiate. Celle-ci doit être rectifiée dans une aventure rendant possible le progrès
des connaissances et opératoire l’idée que les vérités atteintes sont des vérités
provisoires qui, bien qu’irréfutables dans l’état actuel du savoir, s’exposent à être
révisées grâce à de meilleurs instruments d’investigation et des élaborations théoriques
plus fines. En ce sens, Hannah Arendt affirme qu’ «il n’y a pas de vérités au-dessus et
par-delà les vérités de fait », et que « la vérité est ce que la nature de ses sens et de son
cerveau oblige l’homme à admettre ».
Question : Qu’est-ce qui fonde la confusion si répandue entre le besoin de penser et l’appétit
de savoir ? Ou, dit autrement : qu’est-ce qui conduit à confondre vérité et signification ?
Thèse : Cette confusion s’explique par le fait que les deux activités de l’esprit sont liées. C’est
parce qu’il est un être pensant, que l’homme pose les questions auxquelles le savoir peut
apporter des réponses. Si l’être humain n’était pas un être d’interrogation, la science pas
davantage que les grandes œuvres d’art ne seraient possibles. Les unes et les autres sont des
productions de la pensée. En ce sens, souligne Hannah Arendt, la pensée est la condition a
priori du savoir. C’est l’aiguillon de la pensée qui mobilise l’intellect dans l’application de
ses catégories aux données de l’intuition sensible. Et dans ce domaine, on peut apporter des
réponses aux questions que l’esprit se pose parce que son exercice est maintenu dans les
limites de l’expérience commune par nécessité méthodologique. Il peut ainsi établir des
vérités de fait aussi contraignantes que le sont les vérités de raison. Dans le domaine du
savoir, il y a donc sens à parler de vérité. « Ce que recherchent la science et la quête du savoir
est une vérité irréfutable, c’est-à-dire des propositions que les humains ne sont pas libres de
rejeter car elles sont contraignantes » (Ibid., p. 76) Mais cette revendication de vérité ne peut
pas valoir pour la pensée dès lors qu’elle s’émancipe des limites du monde sensible. L’enjeu
pour la pensée n’étant pas de connaître le monde tel qu’il est donné aux sens, mais
d’interroger la signification, l’usage de la raison est conduit à s’affranchir des conditions
fondant la légitimité de la prétention à la vérité.
Questions : Quelles sont les implications de cette hétérogénéité des activités mentales ?
Si la valeur vérité est opératoire dans le champ des sciences, elle ne l’est pas pour le
domaine des significations. « Les questions que soulève la pensée, et qu’il est de la
nature même de la raison de soulever – les questions de significations – ne sont
résolues ni par le sens commun ni par la version affinée de celui-ci qu’on appelle
science. La recherche de la signification est « dépourvue de signification » pour le
sens commun et le raisonnement qu’il anime, car la fonction du sixième sens est
d’ajuster l’homme au monde des phénomènes » Ibid., p.76.
L’appétit de savoir peut être en partie comblé. La recherche scientifique fait avancer la
connaissance. Elle constitue un savoir positif qui s’enrichit de nouvelles découvertes
et laisse en dépôt une somme considérable de savoirs « emmagasiné par chaque
civilisation comme partie intégrante de son univers ». La perte d’un tel trésor,
l’absence de soin apporté à sa transmission et aux conditions de son accroissement
mettraient en péril le monde auquel il appartient. Si malgré tout la soif de savoir
demeure inapaisée, cela ne tient pas à l’impuissance de l’esprit à apporter des
réponses solides à ses questions, mais à l’immensité de tout ce qui reste à connaître.
En revanche les résultats de la pensée de ceux qui ont pensé avant nous ne nous
laissent pas un tel dépôt. « Il n’y a pas de philosophie que l’on puisse apprendre, on ne
peut qu’apprendre à philosopher » disait Kant. Les grands penseurs peuvent en effet
permettre à notre propre pensée de prendre possession d’elle-même, d’être moins
naïve. Il n’en demeure pas moins qu’aucun ne peut absolument satisfaire notre besoin
de comprendre et de poser à nouveaux frais les questions ultimes.
Annexe
« Car, même si on ne s’est jamais très bien entendu sur ce qu’était la métaphysique, une
chose au moins a toujours été tenue pour sûre : ces disciplines – qu’on les appelle
métaphysique ou philosophie – traitent de problèmes qui échappent aux perceptions, et leur
compréhension transcende le sens commun, fruit de l’expérience sensorielle, qui peut être
confirmé par des méthodes et des tests empiriques. De Parménide à la mort de la philosophie,
tous les penseurs s’accordaient à dire que, pour se frotter à ces questions, l’homme devait
disjoindre son esprit des sens en le détachant à la fois du monde tel qu’ils le lui transmettent et
des sensations – ou passions – causées par les objets sensibles. Le philosophe, dans la mesure
où il est philosophe, et non pas (ce que, bien sûr, il est aussi) « un homme comme vous et
moi », se place en retrait du monde des phénomènes et, depuis que la philosophie existe, on
parle des régions qu’il fréquente comme d’un monde d’élus. Cette distinction immémoriale
entre la multitude et les « penseurs de profession » qui se spécialisent dans l’activité réputée
la plus élevée pour les êtres humains – le philosophe de Platon à qui « il appartient de devenir
cher à la divinité, et, s’il y a un homme au monde capable de s’immortaliser, n’est-ce pas à
celui dont je parle que reviendra le privilège ? » (Le Banquet) – a perdu sa crédibilité, et c’est
là le second avantage de notre situation. Si, comme je l’ai suggéré plus haut, la capacité de
distinguer le bien du mal se révélait liée au pouvoir de penser, il faudrait être en mesure d’«
exiger » de tout être sain qu’il l’exerce, quel que soit son degré d’érudition ou d’ignorance,
d’intelligence ou de stupidité. Kant – à cet égard pratiquement seul philosophe de son espèce -
, supportait mal l’opinion communément admise que la philosophie est réservée à quelques
élus, à cause de ses implications morales précisément, et il affirme quelque part que « la
stupidité est causée par un cœur mauvais. » Ce n’est pas vrai : absence de pensée ne veut pas
dire stupidité; elle se manifeste chez des gens très intelligents et elle ne provient pas d’un
cœur mauvais; c’est sans doute l’inverse qui est vrai, la méchanceté peut être causée par
l’absence de pensée. Quoi qu’il en soit, on ne peut plus abandonner la question aux «
spécialistes », comme si la pensée, semblable en cela aux mathématiques avancées, était le
monopole d’une discipline spécialisée.
L’obstacle majeur que la raison Vernunft place sur son propre chemin surgit du côté de
l’intellect (Verstand) et des critères parfaitement fondés qu’il a établis pour son propre usage,
c’est-à-dire pour étancher notre soif et satisfaire notre besoin de savoir et de connaissance. La
raison pour laquelle Kant et ses successeurs n’ont jamais prêté grande attention à la pensée en
tant qu’activité et moins encore aux expériences du moi pensant est que, en dépit de toutes les
distinctions, ils exigeaient le genre de résultats et appliquaient le type de critères de certitude
et d’évidence qui sont les résultats et les critères de la connaissance. Mais, s’il est vrai que
pensée et raison peuvent légitimement transcender les limitations de la connaissance et de
l’intellect – selon Kant du fait que leurs objets, bien qu’inconnaissables, sont pour l’homme
du plus haut intérêt existentiel – on est porté à croire que la pensée et la raison n’ont pas les
mêmes préoccupations que l’intellect. Si l’on anticipe, en quelques mots, sur ce qui va suivre,
l’exigence de raison n’est pas inspirée par la recherche de la vérité mais par celle de la
signification. Et vérité et signification ne sont pas une seule et même chose. L’argument
fallacieux par excellence, celui qui l’emporte sur tous les raisonnements spécieux de la
métaphysique pris un à un, est d’interpréter la signification selon le modèle de la vérité.
L’exemple le plus récent, et à certains égards le plus frappant, se trouve dans l’Etre et le
Temps où dès les premières pages, se pose « à nouveau la question du sens de l’être ».
Heidegger lui-même, réinterprétant par la suite sa question initiale, affirme explicitement :
« L’essence de l’Etre… c’est-à-dire sa vérité ». Ibid., p. 28 à 31.
« La pensée, au sens non cognitif et non spécialisé, conçue comme un besoin naturel de la
vie, l’actualisation de la différence présente dans la conscience de soi, n’est pas la prérogative
d’une minorité, mais une faculté constamment présente en chacun de nous; de plus,
l’incapacité de penser n’est pas le défaut des légions de gens qui manquent d’intelligence,
mais une possibilité qui, sans arrêt, guette tout un chacun – y compris les hommes de
laboratoire, les érudits, et autres spécialistes de l’équipée mentale. Tout le monde peut être
amené à fuir ce rapport à soi-même dont Socrate a, le premier, découvert qu’il était réalisable
et important. La pensée va de pair avec la vie et est elle-même la quintessence dématérialisée
du vivre; et, du fait que la vie est un processus, sa quintessence ne peut résider que dans le
processus de pensée en soi, et non dans des résultats tangibles ou des pensées spécifiques.
Une vie dépourvue de pensée n’a rien d’impossible; elle ne réussit pas à développer sa propre
essence, c’est tout – elle n’est pas seulement dépourvue de signification; elle n’est pas tout à
fait vivante. Les hommes qui ne pensent pas sont comme des somnambules.
Pour le moi pensant et les expériences qu’il traverse, la conscience qui «obstrue l’homme
partout d’obstacles » est un effet accessoire. Quelles que soient les voies qu’emprunte l’ego
pensant dans son cheminement, le moi que nous sommes tous doit s’efforcer de ne rien faire
qui rende impossible l’amitié et l’harmonie entre les deux-en-un. C’est ce que Spinoza
entendait par « satisfaction intérieure » (acquiescentia in seipso) : la satisfaction intérieure
peut naître de la raison, et seule cette satisfaction qui naît de la Raison est la plus grande qui
puisse être. (Ethique [1], IV, LII) Son critère d’action ne sera pas les règles habituelles,
reconnues des multitudes et entérinées par la société, il sera de savoir si je me sentirai capable
de vivre en paix avec moi-même, une fois venu le temps de réfléchir sur mes actes et mes
paroles. La conscience est l’anticipation de l’individu qui vous attend chaque fois qu’on veut
bien rentrer chez soi.
Pour le penseur lui-même, cet effet accessoire moral reste marginal. Et la pensée en elle-
même n’apporte pas grand-chose à la société, beaucoup moins que la soif de savoir qui
exploite la pensée comme instrument appliqué à d’autres fins. Elle ne crée pas de valeurs; elle
ne va pas trouver, une fois pour toutes « ce qu’il y a de mieux à faire »; elle ne consolide pas
les règles de conduite acceptées, mais les désagrège plutôt. Elle n’a aucune portée politique
non plus à moins que ne se déclare un état d’urgence. Qu’il me faille, tant que je suis en vie,
savoir vivre avec moi-même est une considération qu’ignore la politique, sauf dans les «
situations-frontières ».
Ce terme a été forgé par Jaspers pour décrire la conduite humaine, générale et immuable –
(qui veut que) je ne puisse vivre sans lutte et sans souffrance; que je ne puisse éviter la
culpabilité; qu’il me faille mourir » – faire connaître l’expérience « de quelque chose
d’immanent qui désigne déjà la transcendance » et qui, en cas de réaction de notre part, fera
de nous « l’Existenz que nous sommes potentiellement ». Chez Jaspers, l’expression doit
d’être plausible et pleine de suggestion moins à des expériences spécifiques qu’au simple fait
que la vie elle-même, comprise entre la naissance et la mort, est affaire de frontières dans la
mesure où l’existence de l’homme ici-bas le contraint sans cesse à tenir compte d’un passé
qu’il n’a pas vécu et d’un futur qu’il ne vivra pas. Le fait intéressant, à ce point, est que dès
qu’on transcende les limites de la vie individuelle en réfléchissant au passé, pour le juger, et
au futur, pour faire des projets de volonté, la pensée cesse d’être une activité politiquement
marginale. Et ce genre de réflexion naît immanquablement quand la situation politique
devient critique.
Quand tout le monde se laisse emporter, sans réfléchir, par ce que font et croient les autres,
ceux qui pensent sont obligés de sortir de leur trou, car le refus d’entrer dans la danse est
flagrant et se transforme en une espèce d’action. Dans les situations d’urgence de ce type, il se
révèle que l’élément de purgation contenu dans la pensée (le travail de sage-femme de
Socrate, qui amène au grand jour les implications d’opinions admises sans examen, et par là
les détruit – valeurs, doctrines, théories, convictions même) est implicitement politique. Car la
destruction en question a un effet libérateur sur une autre faculté, celle de jugement, qu’on
peut à bon droit appeler la plus politique des facultés mentales humaines. C’est elle qui juge
des cas particuliers, sans les faire entrer dans le cadre de règles qui s’enseignent et
s’apprennent jusqu’à ce qu’elles acquièrent le statut d’habitudes remplaçables par d’autres
habitudes et d’autres règles.
La faculté de juger des cas particuliers (révélée par Kant), l’aptitude à dire « c’est mal », «
c’est beau » et ainsi de suite n’est pas la même chose que la faculté de penser. La pensée
manipule l’invisible, des représentations d’objets absents; le jugement se préoccupe toujours
d’objets et de cas particuliers qui sont proches. Mais il existe des liens entre les deux, comme
entre la conscience et la conscience de soi. Si la pensée – le deux-en-un du dialogue
silencieux – actualise la différence comprise dans l’identité que connaît la conscience de soi,
et par là élabore la conscience en sous-produit, alors le jugement, sous-produit de l’effet
libérateur de la pensée, réalise la pensée, la rend manifeste dans le monde des phénomènes où
l’on n’est jamais seul et toujours trop occupé pour penser. La manifestation du vent de la
pensée n’est pas le savoir ; c’est l’aptitude à distinguer le bien du mal, le beau du laid.
Aptitude qui, aux rares moments où l’enjeu est connu, peut très bien détourner les
catastrophes, pour le moi tout au moins ». Ibid. p. 216 à 219.
Autour de ce Sujet :
[1] Ethique:
http://www.amazon.fr/s/?_encoding=UTF8&camp=1642&creative=19458&field-
keywords=%22ethique%22+spinoza&linkCode=ur2&rh=i%3Aaps%2Ck%3AAlain%2
0D%C3%A9finitions&tag=lacuidemer-21&url=search-alias%3Daps
[2] Pensée et nihilisme.Hannah Arendt. : http://www.philolog.fr/pensee-et-nihilisme-
hannah-arendt/
[3] Le mal radical. Kant. Arendt. A propos du film « Hannah Arendt » de M. Von Trotta. :
http://www.philolog.fr/le-mal-radical-kant-arendt-a-propos-du-film-hannah-arendt-de-
m-von-trotta/
[4] Solitude, esseulement, isolement. Hannah Arendt. : http://www.philolog.fr/solitude-
esseulement-isolement-hannah-arendt/
[5] Contre l’irréversibilité et l’imprévisibilité temporelles: le pardon et la promesse. H.
Arendt. : http://www.philolog.fr/contre-lirreversibilite-et-limprevisibilite-temporelles-le-
pardon-et-la-promesse-h-arendt/
[6] Le point de départ de la philosophie. Epictète. : http://www.philolog.fr/le-point-de-
depart-de-la-philosophie-epictete/
Faut-il penser que nous sommes en deuil de l’esprit des Lumières? Les lectures que je
viens de faire d’une pléthore de sociologues, anthropologues, théoriciens du genre m’amènent
à le penser comme d’ailleurs en témoignent les textes que j’ai précédemment mis en
ligne. Mais il faut savoir ce que l’on entend par esprit des Lumières car le siècle qu’on a
appelé ainsi est un siècle si foisonnant qu’il inclut aussi des Contre-Lumières. Je me propose
donc de ramasser en quelques idées majeures ce qui fut l’inspiration positive de cette époque
féconde.
Les Lumières sont un mouvement culturel caractérisant l’Europe au 18° siècle. Le mot a
son équivalent dans toutes les langues européennes. L’Illuminismo en italien, El Siglo de las
luces ou la Ilustración en espagnol, Aufklärung en allemand, the Enlightenment en anglais.
Les Lumières définissent donc un esprit : celui d’un rationalisme critique, militant qui
élève le fait de se servir de sa raison à la dignité d’un impératif catégorique. « Sapere aude » ;
«ose te servir de ton entendement » telle est, selon Kant, la devise des Lumières.
Il s’agit de s’affranchir de toutes les tutelles maintenant l’homme en situation de minorité.
Les Lumières sont un combat contre toutes les superstitions et les obscurantismes.
Cela signifie que l’homme n’est d’abord rien, il ne deviendra tout ce qu’il peut être que par
son propre effort. Ce projet, cette tâche, les hommes des Lumières se le donnent avec
l’espérance que les générations futures en goûteront les fruits. On a donc foi en la raison
comme faculté civilisatrice et émancipatrice.
Le 18° siècle exalte ainsi l’idée de progrès dont Pascal avait déjà formulé dans la Préface
du traité du vide (1663) l’idée. « « Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de
siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend
continuellement », écrivait-il. Les hommes des Lumières vont donner consistance à cette idée
sans jamais tomber dans les illusions du romantisme tel qu’on le trouve chez un Hugo.
« Dompter la matière, c’est le premier pas ; réaliser l’idéal, c’est le second » s’écriait le poète
dans Les Misérables, (V, I, V). A ce lyrisme fait écho un siècle plus tôt la prudence de
philosophes bien conscients des limites des facultés humaines et des pesanteurs que la
nature humaine et le réel opposent à ce qui n’est qu’une espérance. Mais celle-ci doit orienter
l’action humaine et il faut pour cela mettre en œuvre les conditions de son accomplissement.
On élabore donc l’Encyclopédie pour mettre à la disposition d’un public le plus large
possible le capital du savoir et des techniques de l’humanité.
En effet, le but d’une Encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la terre;
d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux
hommes qui viendront après nous, afin que les travaux des siècles passés n’aient pas été des
travaux inutiles pour les siècles qui succéderont; que nos neveux, devenant plus instruits,
deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans
avoir bien mérité du genre humain. […] C’est à l’exécution de ce projet étendu, non
seulement aux différents objets de nos académies, mais à toutes les branches de la
connaissance humaine, qu’une Encyclopédie doit suppléer; ouvrage qui ne s’exécutera que
par une société de gens de lettres et d’artistes, épars, occupés chacun de sa partie, et liés
seulement par l’intérêt général du genre humain, et par un sentiment de bienveillance
réciproque. […] J’ai dit qu’il n’appartenait qu’à un siècle philosophe de tenter une
Encyclopédie; et je l’ai dit, parce que cet ouvrage demande partout plus de hardiesse dans
l’esprit, qu’on n’en a communément dans les siècles pusillanimes du goût. Il faut tout
examiner, tout remuer sans exception et sans ménagement; oser voir […] que ceux qui sont
venus après les premiers inventeurs n’ont été, pour la plupart, que leurs esclaves; que les
productions qu’on devait regarder comme le premier degré, prises aveuglément pour le
dernier terme, au lieu d’avancer un art à sa perfection, n’ont servi qu’à le retarder, en
réduisant les autres hommes à la condition servile d’imitateurs. […] Il faut fouler aux pieds
toutes ces vieilles puérilités; renverser les barrières que la raison n’aura point posées; rendre
aux sciences et aux arts une liberté qui leur est si précieuse. […]
Je sais que ce sentiment n’est pas celui de tout le monde; il y a des têtes étroites, des âmes
mal nées, indifférentes sur le sort du genre humain, et tellement concentrées dans leur petite
société qu’elles ne voient rien au-delà de son intérêt. […] A quoi bon divulguer les
connaissances de la nation, ses transactions secrètes, ses inventions, son industrie, ses
ressources, ses mystères, sa lumière, ses arts et toute sa sagesse ! Ne sont-ce pas là les choses
auxquelles elle doit une partie de sa supériorité sur les nations rivales et circonvoisines ?
Voilà ce qu’ils disent; et voici ce qu’ils pourraient encore ajouter. Ne serait-il pas à souhaiter
qu’au lieu d’éclairer l’étranger, nous pussions répandre sur lui des ténèbres, et plonger dans la
barbarie le reste de la terre, afin de le dominer plus sûrement ? Ils ne font pas attention qu’ils
n’occupent qu’un point sur ce globe, et qu’ils n’y dureront qu’un moment; que c’est à ce point
et à cet instant qu’ils sacrifient le bonheur des siècles à venir et de l’espèce entière »
Cf. Condorcet. Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1793-1794)
« Des progrès futurs de l’esprit humain »
« Nos espérances sur les destinées futures de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces
trois questions : la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un
même peuple ; enfin le perfectionnement réel de l’homme.
Y a-t-il sur le globe des contrées dont la nature ait condamné les habitants à ne jamais jouir
de la liberté, à ne jamais exercer leur raison ? Cette différence de lumières, de moyens ou de
richesses, observée jusqu’à présent chez tous les peuples civilisés entre les différentes classes
qui composent chacun d’eux ; cette inégalité, que les premiers progrès de la société ont
augmentée, et pour ainsi dire produite, tient-elle à la civilisation même, ou aux imperfections
actuelles de l’art social ? Doit-elle continuellement s’affaiblir pour faire place à cette égalité
de fait, dernier but de l’art social, qui, diminuant même les effets de la différence naturelle des
facultés, ne laisse plus subsister qu’une inégalité utile à l’intérêt de tous, parce qu’elle
favorisera les progrès de la civilisation, de l’instruction et de l’industrie, sans entraîner ni
dépendance, ni humiliation, ni misère ; en un mot, les hommes approcheront-ils de cet état où
tous auront les lumières nécessaires pour se conduire d’après leur propre raison dans les
affaires communes de la vie, et la maintenir exempte de préjugés, pour bien connaître leurs
droits et les exercer d’après leur opinion et leur conscience ; où tous pourront, par le
développement de leurs facultés, obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins ; où,
enfin, la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents, et non l’état habituel d’une
portion de la société?
Enfin, l’espèce humaine doit-elle s’améliorer, soit par de nouvelles découvertes dans les
sciences et dans les arts, et, par une conséquence nécessaire, dans les moyens de bien-être
particulier et de prospérité commune ; soit par des progrès dans les principes de conduite et
dans la morale pratique ; soit enfin par le perfectionnement réel des facultés intellectuelles,
morales et physiques, qui peut être également la suite, ou de celui des instruments qui
augmentent l’intensité et dirigent l’emploi de ces facultés, ou même de celui de l’organisation
naturelle ?
En répondant à ces trois questions, nous trouverons, dans l’expérience du passé, dans
l’observation des progrès que les sciences, que la civilisation ont faits jusqu’ici, dans l’analyse
de la marche de l’esprit humain et du développement de ses facultés, les motifs les plus forts
de croire que la nature n’a mis aucun terme à nos espérances.
Si nous jetons un coup d’œil sur l’état actuel du globe, nous verrons d’abord que, dans
l’Europe, les principes de la Constitution française sont déjà ceux de tous les hommes
éclairés. Nous les y verrons trop répandus, et trop hautement professés, pour que les efforts
des tyrans et des prêtres puissent les empêcher de pénétrer peu à peu jusqu’aux cabanes de
leur esclavage ; et ces principes y réveilleront bientôt un reste de bon sens, et cette sourde
indignation que l’habitude de l’humiliation et de la terreur ne peut étouffer dans l’âme des
opprimés ».
Comme ce texte le montre, la fonction législatrice de la raison n’est pas revendiquée dans
sa seule dimension théorique, elle l’est aussi dans sa vocation éthique et politique.
Ce projet typique de ce que l’on a appelé la modernité [2]est aujourd’hui dévoyé ou bien en
voie d’épuisement, selon le constat de mes derniers articles. Il consistait à « développer sans
faillir selon leurs lois propres les sciences objectivantes, les fondements universalistes du droit
et de la morale et enfin l’art autonome, mais également à libérer conjointement les potentiels
cognitifs ainsi constitués de leurs formes nobles et ésotériques afin de les rendre utilisables
par la pratique pour une transformation rationnelle des conditions d’existence » Habermas, La
modernité comme projet inachevé, Critique n° 413. 1981.
[1] paideia,:
http://www.amazon.fr/s/?_encoding=UTF8&camp=1642&creative=19458&field-
keywords=%22paideia%22+jaeger&linkCode=ur2&rh=i%3Aaps%2Ck%3AAlain%20
D%C3%A9finitions&tag=lacuidemer-21&url=search-alias%3Daps
[2] la modernité : http://www.philolog.fr/quest-ce-que-la-modernite/
[3] renversement postmoderne du projet moderne: http://www.philolog.fr/philippe-d-
iribarne-le-renversement-postmoderne-du-projet-moderne/#more-4590
[4] le-soleil-du-progres-disparait-a-lhorizon-o-paz/: http://www.philolog.fr/le-soleil-du-
progres-disparait-a-lhorizon-o-paz/
« La démarche mise en œuvre dans la familiarisation avec une philosophie riche en contenu
n’est bien aucune autre que l’apprentissage. La philosophie doit nécessairement être
enseignée et apprise, aussi bien que toute autre science. Le malheureux prurit qui incite à
éduquer en vue de l’acte de penser par soi-même et de produire en propre, a rejeté dans
l’ombre cette vérité – comme si, quand j’apprends ce que c’est que la substance, la cause, ou
quoique ce soit, je ne pensais pas moi-même, comme si je ne produisais pas moi-même ces
déterminations dans ma pensée, et si elles étaient jetées en celle-ci comme des pierres ! –
comme si, encore, lorsque je discerne leur vérité, je n’acquérais pas moi-même ce
discernement, je ne me persuadais pas moi-même de ces vérités ! – comme si, une fois que je
connais bien le théorème de Pythagore et sa preuve, je ne savais pas moi- même cette
proposition et ne prouvais pas moi-même sa vérité !, Autant l’étude philosophique est en soi et
pour soi une activité personnelle, tout autant est-elle un apprentissage – l’apprentissage d’une
science déjà existante, formée.
[… ] La représentation originelle, propre, que la jeunesse a des objets essentiels, est, pour une
part, encore tout à fait indigente et vide, et, pour une autre part, en son infiniment plus grande
partie, elle n’est qu’opinion, illusion, demi-pensée, pensée boiteuse et indéterminée. Grâce à
l’apprentissage, la vérité vient prendre la place de cette pensée qui s’illusionne. »
Thèse : Faux, répond Hegel en prenant le contre-pied d’une opinion largement répandue. La
pensée n’accède à une dimension philosophique que par un apprentissage rigoureux
consistant à se familiariser avec le contenu des grandes pensées philosophiques. Il y a là une
nécessité, aussi incontournable que pour n’importe quel autre savoir. En imputant l’opinion
qu’il critique à «un malheureux prurit», c’est-à-dire à un désir irrépressible comme l’est une
démangeaison, Hegel ne cache pas tout le mépris qu’elle lui inspire. Elle est proprement
irréfléchie, si peu innocente qu’elle trahit la tentation de la facilité, le fantasme d’une pensée
vide de tout contenu, les illusions de l’immédiat.
Question : Pourtant, penser ne consiste-t-il pas à penser par soi-même et ne suit-il pas de là
que l’effort de penser soit un effort strictement personnel excluant de s’en remettre à la
médiation des autres penseurs ? Dès lors à quoi bon prendre la peine de se former à l’école
des grands philosophes ? Chacun n’a-t-il pas une aptitude philosophique par le fait même
qu’il est doué de la capacité de penser, enfants et ignorants inclus ? On sait que cette opinion
est très en vogue dans une époque comme la nôtre où prospèrent les cafés philosophiques et
où l’on prétend introduire la philosophie dans les classes enfantines.
Thèse : Hegel ne remet pas en cause l’idée selon laquelle philosopher, c’est penser par soi-
même. Il prend au contraire la peine d’enfoncer le clou sur ce point : « L’étude philosophique
est en soi et pour soi une activité personnelle » écrit-il à la fin du premier paragraphe. Mais il
refuse de tirer de cette vérité indiscutable, l’idée qu’on puisse se passer d’un apprentissage.
Question : N’y a-t-il pas là une inconséquence de sa part ? Comment concilier ces deux
idées apparemment contradictoires : l’acte de penser est un effort intérieur ne mettant en
jeu que le sujet pensant lui-même et pourtant la pensée ne peut faire l’économie d’un
apprentissage ?
Thèse : Pour Hegel, il n’y a là une contradiction que pour ceux qui commettent deux erreurs
fondamentales :
La première est d’ignorer que pour comprendre le contenu d’une philosophie, il faut
déployer ses propres ressources intellectuelles. Les concepts philosophiques,
l’enchaînement cohérent des propositions ne sont intelligibles que pour ceux qui les
pensent par eux-mêmes. L’auteur établit une équivalence entre les concepts, la
démarche philosophiques et la démonstration mathématique. Comprendre le théorème
de Pythagore ne consiste pas à s’informer d’une découverte mathématique comme si
celle-ci demeurait extérieure à un esprit se contentant de la mémoriser. On peut, de
fait, apprendre par cœur une démonstration comme une suite mécanique de
propositions dont la nécessité rationnelle n’est pas saisie. Mais cela signifie qu’on ne
l’a pas comprise car comprendre, c’est être capable d’en établir soi-même la vérité. Il
en est de même lorsqu’on se familiarise avec la philosophie d’un Descartes ou d’un
Spinoza. Tant qu’on ne pense pas soi-même avec eux, les idées qu’ils développent
demeurent de simples curiosités historiques tout justes bonnes à intéresser un
historien de la philosophie. Ce ne sont que des opinions n’ayant aucune valeur
philosophique parce qu’on n’en expérimente pas par soi-même l’intentionnalité et la
rationalité philosophiques. Il s’ensuit que les concepts que les penseurs élaborent, les
vérités qu’ils fondent sont autre chose que des opinions pouvant être jetées en nous
« comme des pierres ». Ils ont une nécessité rationnelle, et celle-ci est celle de la
pensée elle-même dès lors qu’elle se déploie dans l’universalité et la nécessité de ses
exigences. C’est dire qu’on ne peut s’élever à l’intelligence du travail de la pensée
d’un autre, en suivre le développement que par l’effort de penser par soi-même, de
produire soi-même dans sa propre pensée les déterminations (concepts et
démonstration des thèses) constituant le riche contenu de la philosophie à laquelle on
s’initie. Par exemple, s’approprier les concepts de phénomène et de noumène chez
Kant, déployer la substance du concept de cause chez Aristote, approfondir les
problèmes qu’il pose avec Hume et avec Kant, c’est toujours, pour la pensée, rompre
avec l’inertie intellectuelle ou être réveillée de son sommeil dogmatique, comme le
constate Kant en parlant de l’effet de sa lecture de Hume dans la constitution de sa
propre pensée. Il est donc illégitime de considérer qu’il y a une antinomie entre
apprendre une philosophie et penser par soi-même.
Question : Pourquoi donc, quand bien même l’étude de l’histoire de la philosophie ne serait
pas la philosophie elle-même, la philosophie requiert-elle nécessairement un apprentissage ?
Pourquoi peut-on à la fois donner raison à Kant lorsqu’il affirme qu’« il n’y a pas de
philosophie que l’on puisse apprendre, on ne peut qu’apprendre à philosopher » et néanmoins
soutenir que la philosophie requiert une formation rigoureuse ? Pour Kant, en effet, « la
philosophie n’est que la simple idée d’une science possible qui n’est donnée nulle part in
concreto » (Critique de la raison pure. Architectonique de la raison). « Ainsi pour pouvoir
apprendre aussi la philosophie, il faudrait qu’il en existât réellement une. On devrait pouvoir
présenter un livre et dire : « Voyez, voici de la science et des connaissances assurées ;
apprenez à le comprendre et à le retenir, bâtissez ensuite là-dessus et vous serez philosophes »
: jusqu’à ce qu’on me montre un tel livre de Philosophie, sur lequel je puisse m’appuyer à peu
près comme sur Polybe pour exposer un événement de l’histoire, ou sur Euclide pour
expliquer une proposition de Géométrie, qu’il me soit permis de dire qu’on abuse de la
confiance du public lorsque, au lieu d’étendre l’aptitude intellectuelle de la jeunesse qui nous
est confiée, et de la former en vue d’une connaissance personnelle future, dans sa maturité, on
la dupe avec une Philosophie prétendument déjà achevée, qui a été imaginée pour elle par
d’autres, et dont découle une illusion de science, qui ne vaut comme bon argent qu’en un
certain lieu et parmi certaines gens, mais est partout ailleurs démonétisée » Annonce du
programme des leçons de M. E. Kant durant le semestre d’hiver 1765-1766, tr. fr. M. Fichant,
Vrin, pp. 68-69.
On ne peut être plus éloigné du dogmatisme hégélien, prétendant, dans notre texte, que la
philosophie est « une science déjà existante, formée ». Et pourtant pour Kant comme pour
Hegel, la pensée n’a pas d’emblée une dimension philosophique dans son exercice. Elle doit
conquérir sa propre maîtrise contre ce qui lui fait obstacle dans l’immédiat. D’où le jugement
d’une extrême sévérité de Hegel sur la pensée d’une jeunesse non instruite.
Thèse : « La représentation originelle, propre, que la jeunesse a des objets essentiels, est, pour
une part, encore tout à fait indigente et vide, et, pour une autre part, en son infiniment plus
grande partie, elle n’est qu’opinion, illusion, demi-pensée, pensée boiteuse et indéterminée.
Grâce à l’apprentissage, la vérité vient prendre la place de cette pensée qui s’illusionne. »
Hegel signifie d’abord qu’une pensée non instruite est une pensée pauvre en contenu,
voire vide de tout contenu. De fait, penser consiste à penser le réel qu’il s’agisse du monde
extérieur à la conscience ou de son monde intérieur. Or c’est l’expérience et la culture que
l’on acquiert qui nous en donnent une idée. Sans formation intellectuelle, sans ouverture à
l’expérience des autres, le monde d’un individu, ayant de surcroît peu vécu, est réduit à ses
propres œillères. Comment pourrait-il avoir une idée de la diversité géographique, ethnique,
de la multiplicité des passions, des croyances, des organisations humaines si son expérience se
limite à la sienne ? Sa pensée est aussi bornée que son propre vécu.
L’auteur signifie ensuite que si sa pensée a un contenu réel, celui-ci n’a pas de dimension
philosophique. Un jeune non instruit a des opinions, [1] non des idées philosophiquement
fondées. Hegel reconduit ici une signification que tout élève entrant en classe de philosophie
a à comprendre intimement. Opiner n’est pas penser. La pensée première, la pensée qui
n’est pas le résultat d’un travail de la pensée est une illusion de pensée. Elle est la caisse de
résonance de significations reçues passivement par le simple fait de parler telle langue,
d’appartenir à tel milieu culturel et social, à telle époque, d’avoir reçu telle éducation ou
encore d’avoir tel profil psycho-physiologique ou tel vécu. Dans l’allégorie de la caverne [2],
Platon montre combien l’image du réel que chacun croit être sienne est en fait construite à
son insu par tout autre chose qu’une pensée libre et active. Celle-ci commence par être
aliénée et il faut d’abord en prendre conscience pour commencer à penser vraiment. C’est
pourquoi la philosophie [3] ne peut pas être une pensée au premier degré. La pensée
véritable s’actualise originairement comme négativité, découverte du caractère boîteux,
indéterminé, illusoire, doxique des pensées premières. Elle s’accomplit donc comme pensée
de la pensée, c’est-à-dire comme mouvement de retour de l’esprit sur lui-même afin de
soumettre ses productions à l’examen rationnel. Reprise critique de ce qui jusqu’alors allait
de soi, et construction à nouveaux frais de contenus de pensée dont le propre est de se fonder
sur un ordre de raisons. Des raisons ne sont pas des arguments frappés au sceau de la
fantaisie subjective. Ce sont des arguments justifiables par tout autre esprit faisant l’effort
d’en comprendre la nécessité. Le moment philosophique marque ainsi ce moment où la
pensée se réapproprie la maîtrise des significations et des valeurs, où elle s’affranchit de
l’arbitraire subjectif pour donner consistance à un sujet qui n’est ni « toi » ni « moi » mais
un « nous » reconnaissable à des exigences qui sont celles de la pensée universelle. Il
correspond à une expérience que Socrate définissait comme une « nouvelle naissance » et
Hegel, comme le moment où la pensée, en sa liberté, se pose dans l’existence.
« La philosophie est la pensée qui se rend consciente, qui s’occupe d’elle-même, se fait son
propre objet, se pense dans ses diverses déterminations. La science de la philosophie est un
développement de la pensée libre » Leçons sur l’histoire de la philosophie. I, tr. J. Gibelin.
Gallimard, Idées, nrf, 1954, pp.139.140.
Peu importe que le terme de « science » ne soit pas approprié. Contrairement à ce que
soutient Hegel, la philosophie, fût-elle envisagée comme totalité des monuments ayant
jalonné son histoire, n’est pas un savoir positif. On n’en a jamais fini avec la négativité tant
les postulats, les perspectives propres à chaque philosophie peuvent être mis en question.
Mais chaque possible de la pensée ne la laisse pas inchangée. Chacune actualise les exigences
de la pensée universelle et on ne pense pas après Kant ou Hegel comme on pensait avant eux.
C’est dire qu’on ne peut apprendre à philosopher sans se former auprès de ceux qui ont
pensé avant nous. L’ironie socratique, le doute cartésien, la critique kantienne éveillent la
pensée de l’élève à elle-même, lui donnent la mesure des impasses dans lesquelles elle peut se
fourvoyer. Ils la mettent en situation d’expérimenter ce que penser veut dire car si aucune
philosophie n’est LA philosophie, toutes sont des philosophies. Toutes mettent en œuvre « le
courage de la vérité et la foi en la puissance de l’esprit » dont Hegel fait la première condition
de la philosophie, (Cf. Introduction au cours de Heidelberg. Leçons sur l’histoire de la
philosophie. I, tr. J. Gibelin. Gallimard, Idées, nrf, 1954, p. 18.)
Penser avec Platon, Aristote, St Thomas, Descartes et les autres n’est donc pas une question
d’érudition, comme si l’on avait affaire à une galerie d’opinions, dont on pourrait d’ailleurs
pointer les contradictions pour discréditer la philosophie. Tous ceux qui pratiquent ainsi la
philosophie, et ils sont légion, attestent par là leur ignorance car, précisément, un livre de
philosophie n’est pas un exposé d’opinions. Hegel est très clair sur ce point :
[ …] Ce qu’on pourrait dire au sujet de cette réflexion, ce serait d’abord que quelle que soit la
diversité des philosophies, elles ont ce trait commun d’être de la philosophie. Quiconque donc
étudierait ou posséderait une philosophie, si toutefois c’en est une, connaîtrait par suite la
philosophie. Ce prétexte qui s’en tient à la simple diversité et qui, par dégoût ou appréhension
de la diversité où se réalise un universel, ne veut ni saisir, ni reconnaître cette universalité, je
l’ai comparé ailleurs à un malade pédantesque auquel le médecin conseille de manger du fruit
et auquel on sert des cerises, des prunes ou des raisins ; son pédantisme fait qu’il n’en prend
point car aucun de ces fruits n’est du fruit, mais que ce sont des cerises, des prunes ou des
raisins» (Introduction au cours de Berlin. Leçons sur l’histoire de la philosophie. I, tr. J.
Gibelin. Gallimard, Idées, nrf, 1954, pp. 42.43.44.)
Conclusion :
On ne naît pas philosophe, on le devient par une formation rigoureuse consistant à libérer la
pensée de ce qui l’aliène afin qu’elle accède à la conscience d’elle-même et s’institue
maîtresse des significations et des valeurs. On sait que dans cet itinéraire escarpé, Platon
confiait un rôle propédeutique aux mathématiques. « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre »
avait-il fait inscrire au fronton de l’Académie. Le professeur de philosophie élargit cette
propédeutique à l’étude du riche contenu des grandes philosophies. On n’apprend à
philosopher qu’avec les grands penseurs comme l’artiste ne développe son talent qu’en
s’initiant auprès de ses illustres prédécesseurs.
Ce qui est vrai de la philosophie dans sa dimension théorique l’est aussi dans sa
dimension pratique. On n’est pas spontanément enclin à la sagesse. Voilà pourquoi les
Anciens soumettaient leurs élèves à des exercices spirituels exigeants.
« Tous les hommes louent le passé et blâment le présent, et souvent sans raison. Ils sont
tellement férus de ce qui a existé autrefois, que non seulement ils vantent le temps qu’ils ne
connaissent que par les écrivains du passé, mais, que, devenus vieux, on les entend prôner
encore ce qu’ils se souviennent d’avoir vu dans leur jeunesse. Leur opinion est le plus souvent
erronée, et pour diverses raisons.
La première, c’est qu’on ne connaît jamais la vérité tout entière sur le passé. On cache le
plus souvent les événements qui déshonoreraient un siècle; et quant à ceux qui sont faits pour
l’honorer, on les amplifie, on les raconte en termes pompeux et emphatiques. La plupart des
écrivains se laissent si bien subjuguer par le succès des vainqueurs, que, pour rendre leurs
triomphes plus éclatants, non seulement ils exagèrent leurs succès mais la résistance même
des ennemis vaincus ; en sorte que les descendants des uns et des autres ne peuvent
s’empêcher de s’émerveiller devant de tels hommes, de les louer et de les aimer.
La seconde raison, c’est que les hommes ne haïssent que par crainte ou par envie, deux
mobiles qui meurent avec les événements passés, lesquels ne peuvent inspirer ni l’une ni
l’autre. Mais il n’en est pas ainsi des événements où nous sommes nous-mêmes acteurs, ou
qui se passent sous nos yeux : la connaissance que nous en avons est entière; rien ne nous en
est dérobé. Ce que nous y apercevons de bien est tellement mêlé de choses qui nous
déplaisent, que nous sommes portés à le juger plus sévèrement que le passé, quoique souvent
le présent mérite réellement plus de louanges et d’admiration. Je ne parle point des œuvres de
l’art dont l’éclat est tel que le temps ne peut guère rien ôter ni ajouter à leur gloire, mais
seulement de la vie et des mœurs des hommes qui ne laissent point des témoignages aussi
illustres.
Je répéterai donc que rien n’est plus général que l’habitude de louer le passé et de dénigrer
le présent. Mais il n’est pas vrai que cette habitude trompe toujours. En effet, il faut bien
quelquefois que nos jugements s’accordent avec la vérité, puisque, selon la loi des choses
humaines, tantôt elles progressent et tantôt elles déclinent. On voit, par exemple, une ville, un
État, recevoir une Constitution des mains d’un législateur, dont la virtù leur fait faire pendant
quelque temps des progrès vers la perfection : quiconque vit alors dans cet État et donne plus
d’éloges au temps passé qu’au présent, se trompe certainement; et la raison de son erreur se
trouve dans les causes que nous avons indiquées. Mais s’il vit dans cette même république ou
dans ce même État à l’époque où celui-ci décline, alors il ne se trompe plus.
En réfléchissant sur la marche des choses humaines, j’estime que le monde demeure dans le
même état où il a été de tout temps; qu’il y a toujours la même somme de bien, la même
somme de mal; mais que ce mal et ce bien ne font que parcourir les divers lieux, les diverses
contrées. D’après ce que nous connaissons des anciens empires, on les a tous vus déchoir les
uns après les autres à mesure que s’altéraient leurs mœurs. Mais le monde était toujours le
même. Il ne différait qu’en ceci : à savoir que la virtù qui avait commencé à fleurir en Assyrie
émigra ensuite en Médie, et de là en Perse puis s’en vint loger en Italie, dans Rome; et si nul
empire n’a succédé à celui de Rome pour conserver la somme de tant de biens, du moins l’a-t-
on vue se partager entre celles des nations qui vivaient selon la bonne virtù. Tel fut l’empire
des Francs, celui des Turcs, celui du Soudan d’Égypte, aujourd’hui les peuples d’Allemagne;
et avant eux, ces fameux Arabes qui firent de si grandes choses, et conquirent le monde entier
après avoir détruit l’Empire romain en Orient. Les peuples de ces différents pays, qui ont
remplacé les Romains après les avoir détruits, ont possédé ou possèdent encore les qualités
que l’on regrette et qu’on peut louer de juste louange. Ceux qui, nés dans ce pays louent le
passé plus que le présent, peuvent bien être dans l’erreur. Mais quiconque est né en Italie et en
Grèce, et qui n’est pas devenu ou ultramontain en Italie, ou Turc en Grèce, celui-là a raison
de blâmer le temps présent et de louer le temps passé. Les siècles passés leur offrent des sujets
d’admiration, et celui où ils vivent ne leur présente rien qui les dédommage de leur extrême
misère, et de l’infamie d’un siècle où ils ne voient ni religion, ni lois, ni discipline militaire, et
où règnent des vices de toute espèce; et ces vices sont d’autant plus exécrables qu’ils se
montrent chez ceux qui siègent pro tribunali, qui commandent à tous, et qui veulent être
adorés.
Mais pour revenir à notre sujet, les hommes se trompent quand ils décident lequel vaut le
mieux du présent ou du passé, attendu qu’ils n’ont pas une connaissance aussi parfaite de l’un
que de l’autre; le jugement que portent des vieillards sur ce qu’ils ont vu dans leur jeunesse, et
qu’ils ont bien observé, bien connu, semblerait n’être pas également sujet à erreur. Cette
remarque serait juste si les hommes à toutes les époques de leur vie, conservaient la même
force de jugement et les mêmes appétits ; mais ils changent ; et quoique les temps ne changent
pas réellement, ils ne peuvent paraître les mêmes à des hommes qui ont d’autres appétits,
d’autres plaisirs et une autre manière de voir. Nous perdons beaucoup de nos forces physiques
en vieillissant ; et nous gagnons en jugement et en prudence ; ce qui nous paraissait
supportable ou bon dans notre jeunesse, nous paraît mauvais et insupportable : nous devrions
n’accuser de ce changement que notre jugement; nous en accusons les temps. D’ailleurs les
désirs de l’homme sont insatiables : il est dans sa nature de vouloir et de pouvoir tout désirer,
il n’est pas à sa portée de tout acquérir. Il en résulte pour lui un mécontentement habituel et le
dégoût de ce qu’il possède; c’est ce qui lui fait blâmer le présent, louer le passé, désirer
l’avenir, et tout cela sans aucun motif raisonnable ».
[1]
Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, II, Avant-propos, trad. E.
Barincou, la Pléiade, p. 509 à 512.
EXPLICATION.
Ce n’est pas un moindre paradoxe, de la part d’un auteur proposant l’imitation de la virtù
des Anciens aux acteurs politiques de son époque, d’épingler la tendance si prégnante chez les
hommes de louer le passé et de dénigrer le présent. Tendance repérable toujours et partout.
« Tous les hommes louent le passé et blâment le présent, et souvent sans raison » écrit-il. Dès
lors est-il légitime de le croire indemne de cette erreur ? Machiavel anticipe le soupçon que
ses lecteurs sont en droit de nourrir à son égard : « J’ignore si je ne mériterai pas d’être mis
au nombre de ceux qui se trompent, en élevant si haut dans ces discours les temps des anciens
Romains, et en censurant ceux où nous vivons » (la Pléiade, p. 512).
Qu’il éprouve le besoin de se justifier ne doit donc pas nous étonner car si son discours n’est
que le symptôme de la propension si récurrente de la nature humaine à célébrer le passé et à
condamner le présent, il ne fait qu’apporter une pièce de plus au dossier des illusions
humaines. Or, il s’en faut de beaucoup que Machiavel se croit coupable des fautes qu’il
reproche aux autres. Pour sa défense il doit donc dissiper les équivoques et faire comprendre
que la lucidité d’un homme aux prises, dans son action et ses intérêts, avec les difficultés de
son temps n’a rien à voir avec le rapport imaginaire que les vieillards entretiennent avec le
présent, pas plus que la sagacité d’un interprète des récits historiques, nouant avec la
représentation du passé un rapport aussi critique que celui qu’il met en œuvre avec celle du
présent, n’est comparable à la confiance naïve que les amateurs d’histoires ont dans ces
mêmes récits.
D’où sa mise en garde dans ce texte contre l’emprise qu’exerce sur les esprits les
représentations du passé. Et comme on ne convainc jamais mieux les hommes de leur erreur
qu’en explicitant les mécanismes de la tromperie dont ils sont les jouets, Machiavel
s’emploie à les mettre à jour dans une analyse donnant la mesure de sa finesse psychologique
et de sa clairvoyance politique.
Les différentes raisons du rapport imaginaire des hommes à la différence des temps.
De fait, notre connaissance du passé est médiatisée par les récits des historiens et l’histoire
est écrite par les vainqueurs. Avec une grande modernité, Machiavel affirme ici que l’histoire
est instrumentalisée à des fins étrangères à la vérité historique. Il n’hésite pas à dire qu’elle
est au service des intérêts des dominants du moment. Il s’ensuit que les serviteurs des
puissants sont enclins à passer sous silence ou à édulcorer ce qui est de nature à altérer la
gloire de ces derniers. Machiavel pointe ici l’absence d’objectivité des récits historiques et
invite à se méfier des témoignages des grands historiens du passé. Les faits ne sont pas traités
avec l’impartialité qui serait requise pour en restituer les ambiguïtés. Les victoires sont
magnifiées en exagérant le mérite des vainqueurs, au besoin en amplifiant la résistance des
vaincus. Seul celui qui sait lire entre les lignes n’est pas dupe. Machiavel en donne la preuve
dans le premier livre, au chapitre X, lorsqu’il fustige la complaisance hypocrite des historiens
à l’endroit de la tyrannie d’un César. « Et que la gloire de ce César que les écrivains ont tant
célébré ne nous en impose pas : ses adulateurs ont été séduits par sa fortune et intimidés par la
longue durée de l’Empire qui s’est perpétué sous ce grand nom, et qui ne leur permettait pas
de s’exprimer librement. Veut-on savoir ce que ces écrivains en eussent dit s’ils eussent été
libres, qu’on lise ce qu’ils ont écrit sur Catilina […] Qu’on lise également les louanges dont
ils comblent Brutus : faute de pouvoir condamner le tyran, – il est tout-puissant – ils célèbrent
les ennemis de la tyrannie » la Pléiade, p. 407.408.
2) Raisons psychologiques.
Elles se déclinent sous différentes formes qui, toutes, ont rapport à la dynamique du
désir.
L’argument est énoncé à la fin du chapitre : « Les désirs de l’homme sont insatiables : il est
dans sa nature de vouloir et de pouvoir tout désirer, il n’est pas à sa portée de tout acquérir. Il
en résulte pour lui un mécontentement habituel et le dégoût de ce qu’il possède; c’est ce qui
lui fait blâmer le présent, louer le passé, désirer l’avenir, et tout cela sans aucun motif
raisonnable ».
Ce souci n’est pas celui de Machiavel. Il est un penseur de la réalité politique et celle-ci,
pour le meilleur ou pour le pire, a une dimension agonistique. La préoccupation du
théoricien de cette scène est d’en dévoiler les ressorts afin d’y intervenir efficacement, non de
stigmatiser ou de tarir la source où elle s’alimente. Or celle-ci a à voir avec le désir. Désir de
posséder, désir de dominer, désir de liberté etc.
L’homme est un être désirant et sans cette énergie désirante, il n’y aurait pas de vitalité
tant de l’existence individuelle que de l’existence politique. C’est elle qui donne la clé des
conduites humaines, quelles que soient les formes sous lesquelles elles se déclinent. Car
celles-ci ont de multiples visages, les individus se singularisant par la position qu’ils occupent
dans les rapports sociaux immanents à la société à laquelle ils appartiennent, ou par la
différence de leurs physiologies, elles-mêmes tributaires de leur âge ou d’autres contingences,
etc. La vitalité de la jeunesse n’est pas comparable à celle de la vieillesse, les désirs ou les
humeurs des Grands ne sont pas les désirs et les humeurs du peuple. Comme tout esprit
soucieux de dire « la vérité effective » des choses, Machiavel est très attentif à ces différences
concrètes et son analyse dans ce texte en témoigne.
Mais dans le passage concerné ici, l’analyse est abstraite. Le désir, apprend-on, est en
excès par rapport aux possibilités humaines de le satisfaire. Nous désirons plus qu’il n’est
possible d’acquérir les objets de notre convoitise. Le désir, comme faculté de tendre vers la
possession d’un objet que nous nous représentons comme source de plaisir, est sans limite. En
revanche nos capacités effectives de nous approprier cet objet sont limitées par l’ordre des
choses (l’idéal fantasmé n’a pas de réalité hors de l’imaginaire), par la présence et les désirs
des autres, par les caprices de la fortune etc. Bref, nous voulons plus que nous ne pouvons et
dans cet écart se loge un mécontentement affectant aussi bien les hommes favoris du sort
que les autres. Quelle que soit la condition concrète de l’existant, le désir a donc toujours
rendez-vous avec l’insatisfaction. Par une nécessité interne à sa fantaisie, les jouissances
présentes ont quelque chose de décevant en comparaison des jouissances fantasmées. D’où
« le dégoût » de ce que l’on possède et le refuge dans des temps imaginaires où l’on se donne
des satisfactions substitutives.
Qu’il y ait là matière à dénoncer un aspect maléfique du désir, nul doute pour ce passionné
de l’action politique. Il ne s’ensuit pas pour autant qu’il soit toujours déraisonnable de
condamner le présent. « Il n’est pas vrai que cette habitude trompe toujours, écrit-il. En effet,
il faut bien quelquefois que nos jugements s’accordent avec la vérité, puisque, selon la loi des
choses humaines, tantôt elles progressent et tantôt elles déclinent. On voit, par exemple, une
ville, un État, recevoir une Constitution des mains d’un législateur, dont la virtù leur fait faire
pendant quelque temps des progrès vers la perfection : quiconque vit alors dans cet État et
donne plus d’éloges au temps passé qu’au présent, se trompe certainement; et la raison de son
erreur se trouve dans les causes que nous avons indiquées. Mais s’il vit dans cette même
république ou dans ce même État à l’époque où celui-ci décline, alors il ne se trompe plus ».
Le dénigrement du présent n’est donc pas toujours imputable à la fantasmagorie désirante. Il
peut être fondé en raison. Les choses humaines sont en effet soumises au changement
perpétuel. Elles croissent et dégénèrent en vertu d’une nécessité qui, pour n’être pas
inéluctable, n’en est pas moins ce que l’histoire des Etats donne à voir. Il s’ensuit que
l’appréciation du présent doit varier selon l’époque où l’on vit, et si pour les uns elle est un
effet de l’imagination, pour d’autres, elle est un signe de clairvoyance indexée sur
l’observation de la réalité historique. Manière de faire entendre que le procès que notre auteur
instruit de la Florence de son époque ne relève pas de l’imaginaire mais d’une connaissance
éclairée de la différence des temps.
Il ne faut donc pas condamner, par principe les contempteurs des temps présents. Il arrive
qu’ils soient lucides. Cependant s’il est vrai que le blâme du présent est parfois justifié, il est
souvent erroné et cette erreur est si répandue qu’elle met sans doute en jeu d’autres
mécanismes de duperie. Qu’est-ce donc qui, en dehors de la caractéristique générale du désir
venant d’être énoncée, intervient aussi pour abuser l’esprit dans son jugement sur la
différence des temps ?
b) Les mobiles du blâme sont des affects de déplaisir et seuls les objets du présent ont le
pouvoir de les susciter.
Avec cet argument, Machiavel révèle une finesse psychologique qui, à mes yeux, est au
principe du plaisir qu’on prend à le lire. Il n’a pas son pareil pour décrire les mouvements de
l’âme dans leur versatilité, leur face obscure ou glorieuse. Il n’est pas exagéré de dire que son
intelligence politique procède en grande partie de son intelligence psychologique.
Que remarque-t-il ici ? Que le jugement des hommes est déterminé par leurs affects.
Nous ne blâmons pas ce qui nous donne du plaisir mais seulement ce qui nous déplaît. Or les
affects de plaisir ou de déplaisir ne sont pas produits par des objets ou des événements
appartenant au passé mais par des objets dont nous avons une expérience actuelle. Si certains
êtres, si certaines choses ne faisaient pas réellement obstacle à notre désir, s’ils ne heurtaient
pas notre manière de voir, ils ne nous affecteraient pas et ne susciteraient pas notre haine.
Celle-ci est la vérité intime de notre appréciation négative des choses et les relations entre les
hommes étant ce qu’elles sont, l’envie et la crainte en sont le creuset. Ainsi, c’est notre
rivalité effective avec des personnes plus favorisées que nous, par leur position sociale ou par
les hasards de la vie, qui excite notre envie ou si nous sommes dans la position d’être enviés,
c’est la crainte d’être dépossédés par les démunis de nos biens ou de notre prestige
qui déclenche notre haine. Des affects réellement éprouvés sont tributaires de la présence
effective des objets qui les produisent, objets dont le coefficient d’adversité ne se définit pas
abstraitement mais relativement à la manière dont nous sommes situés concrètement dans le
corps politique. Par cette allusion à ces affects, si déterminants dans notre rapport positif ou
négatif à une réalité donnée, Machiavel souligne que la situation de chacun est une situation
d’intérêts, la concurrence des intérêts étant riche pourvoyeuse d’affects de déplaisir. Bien
avant Marx, notre auteur retient de l’histoire romaine une leçon qui est administrée en
permanence par le récit de Tite-Live. Dès qu’une société se développe, qu’elle s’éloigne de la
pauvreté et de l’égalité originelles, elle se divise en groupes d’intérêts opposés ou en classes
antagonistes comme l’illustre la lutte incessante de la noblesse et de la plèbe à Rome.
De ce point de vue, il faut admettre que les situations passées sont délestées de la
composante passionnelle des situations présentes. Le récit historique les fait revivre, mais le
lecteur n’est pas lié affectivement aux événements et aux personnages qui en sont les acteurs.
Il est comme un spectateur, relativement extérieur aux événements relatés. Elles sont,
par l’effet de la distance induite par le récit et par le temps, comme désubstantialisées de leur
charge affective. Au fond, elles sont pour nous abstraites, et comme telles, elles n’ont pas le
pouvoir de nous affecter avec la même puissance que les situations présentes. « Les
hommes ne haïssent que par crainte ou par envie, deux mobiles qui meurent avec les
événements passés, lesquels ne peuvent inspirer ni l’une ni l’autre » affirme Machiavel. Il
signifie par là que, quelle que soit la force de notre identification aux acteurs du passé, la
connaissance du passé n’est pas source d’affects déplaisants, seule l’épreuve du présent l’est.
Et celle-ci n’est pas avare de ce genre de vécus. Est-ce à dire que le présent est
nécessairement mauvais ? Non bien sûr, comme on l’a déjà compris. Mais il est impossible
d’échapper au tranchant du déplaisir dans le présent car à chaque moment du temps, affirme
Machiavel, il y a toujours la même somme de bien et de mal. Aucune institution, aucun
changement, aussi positif soit-il, n’est sans inconvénient. Tout bien considéré d’un certain
point de vue se paie d’un mal, envisagé sous un autre angle de telle sorte que, pour notre
auteur, il n’y a pas de sens à parler de progrès historique. Par exemple, la désunion de la
plèbe et du Sénat à Rome fit de Rome une république turbulente, livrée à des désordres qu’on
peut légitimement déplorer, mais cet inconvénient eut comme contrepartie un avantage. « Je
soutiens à ceux qui condamnent les querelles du Sénat et du peuple qu’ils condamnent ce qui
fut le principe de la liberté, et qu’ils sont beaucoup plus frappés des cris et du bruit qu’elles
occasionnaient sur la place publique que des bons effets qu’elles produisaient » Discours, I,
IV, la Pléiade, p. 390.
Pour illustrer cette conception de l’histoire que Kant qualifie d’abdéritique, [3] on peut
prendre des exemples contemporains. Les conquêtes de la médecine sont un bien mais elles
vont de pair avec la surpopulation ou le drame humain que représente la déchéance de
l’extrême vieillesse. Les conquêtes techniques ont accru les possibilités humaines mais elles
vont de pair avec la pollution, etc.
Impossible donc de justifier l’idée d’un progrès historique pour Machiavel. Tout au plus
peut-on observer que le temps est le théâtre de déplacements du bien et du mal en divers
lieux. Par exemple, la virtù qui fit la grandeur de la Rome antique, et avant elle d’autres
contrées, a migré au cours de l’histoire dans d’autres Etats.
Mais si la somme des biens et des maux est constante dans le temps, chacun n’est pas placé
dans les mêmes conditions pour y être sensible. Seuls les acteurs historiques du présent sont
enclins à en prendre la mesure car ils y sont concrètement confrontés. Ce n’est pas le cas de
ceux qui se construisent une représentation de ce qui n’est plus. Leur image de la réalité
passée est médiatisée par des historiens n’ayant pas été forcément soucieux de la restituer
dans toutes ses facettes. Ou s’ils se souviennent d’un vécu passé, leur souvenir est
sélectif. Leur connaissance est donc fragmentaire alors que les acteurs du présent en ont une
connaissance plus précise. Machiavel dit « une connaissance entière », prétendant même que
« rien ne nous en est dérobé ». Affirmation contestable car si l’on est mieux placé dans une
situation présente pour s’en faire une idée approchante qu’on ne l’est par rapport au passé, il
est faux de croire que la particularité de la manière dont on est situé en elle ne fait pas écran à
une vue objective. Toute représentation est médiatisée et la subjectivité ou la partialité d’un
regard sur le réel n’est pas le monopole des historiens. C’est aussi l’effet de la manière d’être
inscrit ici et maintenant dans un contexte donné. Reste que si l’ambiguïté des faits, le mélange
des biens et des maux, peuvent échapper à l’intelligence de ceux qui se font une image
du passé, ils ne peuvent être insensibles à ceux qui les subissent dans le cadre des
concurrences vécues du présent. Dans la représentation que nous nous faisons du présent, il
est donc impossible de faire l’impasse sur ce qu’il comporte de déplaisant. Aussi « Ce que
nous y apercevons de bien est tellement mêlé de choses qui nous déplaisent, que nous sommes
portés à le juger plus sévèrement que le passé, quoique souvent le présent mérite réellement
plus de louanges et d’admiration ».
Ce jugement, ajoute-t-il, souffre une exception pour ce qui est des œuvres d’art car il n’y a
aucun sens à juger que les œuvres d’art du passé sont supérieures ou inférieures à celles du
présent. La perfection artistique échappe au temps. Elle suscite l’admiration, bien
longtemps après que les génies leur ayant donné naissance sont morts. Privilège de la beauté ;
elle est transhistorique, transculturelle. Les belles œuvres du présent ne sont pas moins
admirables que celles du passé et inversement. Seules les actions et les mœurs des hommes
sont exposées au blâme ou à la louange car elles sont soumises à l’action du temps, les chefs-
d’œuvre de la virtù pouvant dégénérer dans un espace au point de ne plus être qu’un
merveilleux souvenir exalté par les misères du présent. Il suffit d’évoquer l’histoire des Grecs
et des Italiens pour savoir ce qu’il en est de la grandeur et de la décadence d’un peuple.
c) Le jugement sur la différence des temps est moins tributaire de la connaissance des
uns et des autres que de la vitalité de ceux qui le prononcent.
C’est patent si l’on prend acte qu’on ne peut faire grief aux vieillards de méconnaître ce
qu’ils ont vécu. Ils n’ignorent pas ce que fut le temps passé puisqu’ils en ont été partie
prenante pas plus qu’ils sont ignorants du présent dont ils sont les témoins. De là à penser que
leur jugement a le privilège de l’expérience et d’une certaine sagesse, il n’y a qu’un pas.
L’homme âgé semble, par la vertu même de l’âge, plus sage que le jeune. Il nous paraît plus
autorisé que l’autre à « décider lequel vaut mieux du présent ou du passé ».
Mais ce n’est là qu’une apparence ou une illusion. Il est vrai que les ans font d’ordinaire
grandir « en jugement et en sagesse ». Celui qui a beaucoup vu, qui a beaucoup vécu en a tiré
certaines leçons pour ce qui est de la conduite de sa vie, de la conscience de la vanité des
choses humaines, de la naïveté de certaines illusions. Sagesse des nations, comme on dit, se
recueillant dans quelques formules proverbiales dont les vieillards sont prolixes. Mais cet
enseignement est sans fécondité pour ce qui est d’éclairer le jugement sur la différence des
temps.
Pourquoi ? Parce que la force du jugement varie au cours de la vie au même rythme que la
nature des appétits dont il dépend en partie. Fatigué par le poids de l’âge, le vieillard est
sensible aujourd’hui à des maux qu’il percevait à peine dans sa jeunesse. Non point que le
passé en fut exempt. Il faut toujours se souvenir que la proportion des biens et des maux est
constante dans le temps. Mais ses désirs, ses plaisirs, ses intérêts du moment le rendaient
imperméable à la morsure du négatif. L’essoufflement de sa vitalité l’expose au contraire,
aujourd’hui, à en subir le poids.
L’enjeu de l’analyse est ici d’établir qu’il est impossible, en se fondant sur sa propre
expérience, de « décider lequel vaut mieux du présent ou du passé ». Le jeune est inapte à
former un jugement pertinent car il n’a pas la connaissance du passé, le vieux l’est tout autant
car il a changé et il impute au temps des changements qui sont surtout les siens. Le crédit que
l’on attribue aux vieillards est donc mal venu. Il serait légitime « si les hommes à toutes les
époques de leur vie, conservaient la même force de jugement et les mêmes appétits ; mais ils
changent ; et quoique les temps ne changent pas réellement, ils ne peuvent paraître les mêmes
à des hommes qui ont d’autres appétits, d’autres plaisirs et une autre manière de voir. Nous
perdons beaucoup de nos forces physiques en vieillissant ; et nous gagnons en jugement et en
prudence ; ce qui nous paraissait supportable ou bon dans notre jeunesse, nous paraît mauvais
et insupportable : nous devrions n’accuser de ce changement que notre jugement; nous en
accusons les temps ».
Qu’il y ait là une charge contre la plainte d’un désir épuisé, n’en doutons pas. Le vieillard
est hors-jeu pour ce qui est de son inscription dans le présent. Sa perte de vitalité est aussi
perte du lien tissant le rapport de l’acteur politique à son temps. Il est « has been ». Ce
n’est pas sur lui qu’il faut compter pour faire œuvre créatrice. Il est impuissant pour intervenir
ici et maintenant sur la scène politique car l’œuvre politique est œuvre du désir et seuls les
êtres qui ne sont pas encore désertés par sa vitalité peuvent, non seulement blâmer avec raison
leur époque mais faire de ce blâme le ressort d’une action capable de transformer
positivement les choses. L’œuvre politique est aussi l’œuvre d’une volonté rencontrant la
fortune comme ce qui lui fournit l’occasion ou lui fait obstacle. Or, comme nous l’a appris
Machiavel dans le Prince, [4]«la fortune est femme, et il est nécessaire, si on veut la soumettre,
de la battre et de la bousculer. Et l’on voit qu’elle se laisse vaincre plutôt par ceux qui agissent
ainsi que par ceux qui procèdent avec froideur. C’est pourquoi toujours, étant femme, elle est
l’amie des jeunes gens, parce qu’ils sont moins circonspects, ont plus de vigueur et la
commandent avec plus d’audace». (§ XXV, trad. Thierry Ménissier).
On peut donc conclure avec Claude Lefort que ce texte « instruit un procès général du
conservatisme. Ce conservatisme qu’il dénonce, c’est, le conservatisme intellectuel fondé sur
la soumission aux écrivains qu’on érige abusivement en garants de la vérité du passé; c’est le
conservatisme de classe, fondé sur la soumission aux princes et à tous les pouvoirs
vainqueurs ; c’est le conservatisme de l’âge fondé sur le refus du changer et le mépris du
temps que vit la jeune génération, – trois formes associées du conservatisme politique. Mais
nous n’oublions pas qu’au centre de ce procès demeure la question de Rome. Aussi bien ne
doutons-nous pas que pour faire entendre cette question Machiavel n’incite à déjouer le piège
de l’idéalisation ; qu’il fasse de cette interrogation la propriété de ceux qui désirent savoir ce
qui est et agir ici et maintenant. Nulle part, il n’a encore désigné aussi clairement, ses
adversaires : ce sont ceux en qui se montrent tous les vices de la société moderne, « ceux qui
siègent, pro tribunali, qui commandent à tous et veulent être adorés », ceux qui incarnent les
pouvoirs vainqueurs du jour et attendent des écrivains qu’ils persuadent la postérité de leur
gloire; et nulle part encore, il n’a désigné aussi clairement ses interlocuteurs : ce sont ceux à
qui leur jeunesse donne l’audace d’ouvrir les yeux sur le passé et le présent : avec eux il scelle
un pacte contre les maîtres du pouvoir et de l’illusion » Le travail de l’œuvre, Machiavel,
Tel/Gallimard, 1986, p. 536.
Annexe : Je ne résiste pas au désir de faire lire, en supplément, ce texte d’un grand Italien,
contemporain de Machiavel. On y découvrira une grande convergence de vues.
TEXTE DE CASTIGLIONE.
« J’ai souvent considéré, non sans grand étonnement, d’où procède une erreur que l’on peut
croire être propre et naturelle aux vieillards, parce qu’elle se voit communément chez ceux-ci
: c’est que presque tous louent le temps passé et blâment le présent, en méprisant nos actions
et nos manières de faire, et tout ce qu’ils ne faisaient point dans leur jeunesse. Ils affirment
aussi que toute bonne coutume et toute bonne manière de vivre, toute vertu, et en somme
toute chose, vont toujours de mal en pis.
Et vraiment cela semble chose fort éloignée de la raison, et surprenante, que l’âge mûr, qui,
par une longue expérience, a l’habitude de rendre, quant au reste, le jugement des hommes
plus parfait, le corrompt tellement sur ce point qu’il ne s’aperçoit pas que si le monde allait
toujours en empirant et que les pères fussent en général toujours meilleurs que les enfants, il y
a longtemps que nous serions arrivés à cet ultime degré du mal qui ne peut plus empirer. Et
pourtant nous voyons que ce défaut a toujours été particulier à la vieillesse, non seulement de
notre temps, mais aussi dans le passé; cela est manifeste et connu par les écrits de nombreux
auteurs très anciens et principalement des comiques, qui expriment mieux que les autres
l’image de la vie humaine.
Je pense donc que les vieillards ont cette fausse opinion parce que les ans qui fuient
emportent avec eux beaucoup de commodités, et entre autres enlèvent du sang une grande
partie des esprits vitaux, ce qui altère la complexion, et les organes, par lesquels l’âme exerce
ses vertus, s’affaiblissent. C’est pourquoi, dans cette saison de la vie, les douces fleurs de
contentement tombent de nos cœurs, comme en automne les feuilles tombent des arbres, et à
la place des sereines et claires pensées pénètre la nuageuse et trouble tristesse, accompagnée
de mille calamités, de manière que non seulement le corps, mais aussi l’esprit est malade; il
ne retient rien des plaisirs passés, sinon une tenace souvenance et l’image de ce temps si cher
de l’âge tendre, dans lequel, quand nous nous y retrouvons, il nous semble que le ciel, la terre
et toutes choses font fête et rient sous nos yeux, et dans notre pensée, comme dans un beau et
plaisant jardin, fleurit le doux printemps de la liesse. Pour cette raison, peut-être serait-il utile,
quand déjà, dans la froide saison, le soleil de notre vie commence à décliner vers l’occident en
nous dépouillant de nos plaisirs, d’en perdre aussi en même temps la mémoire, et de trouver,
comme disait Thémistocle, un art qui enseignât à oublier; car les sens de notre corps sont si
fallacieux que souvent même ils trompent le jugement de l’esprit.
Ce pourquoi il me semble que les vieillards sont dans la même condition que ceux qui,
partant du port, ont les yeux fixés sur la terre, et il leur semble que le navire ne bouge pas et
que la rive s’en va, alors qu’il en va tout au contraire; car le port, et pareillement le temps et
les plaisirs, demeurent en leur état, et nous, fuyant avec la nef de la mortalité; nous nous en
allons l’un après l’autre vers cette mer tempétueuse qui engloutit et dévore toute chose, et il
ne nous est jamais plus permis de revenir à terre, mais, continuellement battus par des vents
contraires, nous finissons par rompre notre vaisseau contre quelque écueil.
Parce qu’il n’est donc plus apte à beaucoup de plaisirs, l’esprit du vieil homme ne peut plus
les goûter; et de même que tous les vins, encore qu’ils soient bons et délicats, paraissent
amers à ceux qui ont la fièvre, à cause de leur goût qui a été gâté par les vapeurs corrompues,
de même, chez les vieilles gens, à cause de leur inaptitude, à laquelle pourtant ne manque pas
le désir, les plaisirs semblent fades, froids et fort différents de ceux qu’ils se souviennent avoir
éprouvés, bien que les plaisirs en soi soient les mêmes. C’est pourquoi, se sentant en être
privés, ils se plaignent et blâment le temps présent comme mauvais, et ne perçoivent pas que
cette mutation procède d’eux et non du temps. Au contraire, faisant revenir en leur mémoire
les plaisirs passés, ils se souviennent aussi du temps où ils les ont eus, et pour cette cause ils le
louent comme bon, parce qu’il semble qu’il apporte avec lui une odeur de ce qu’ils sentaient
en lui quand il était présent.
Car nos pensées effectivement ont en haine toutes les choses qui ont été compagnes de nos
déplaisirs, et aiment celles qui ont été compagnes des plaisirs. Au moyen de quoi il advient
qu’un amoureux prend parfois grand plaisir à voir une fenêtre, bien qu’elle soit fermée, parce
qu’une fois il aura eu la faveur d’y contempler sa maîtresse; pareillement il aura plaisir à voir
une bague, une lettre, un jardin, un autre lieu, ou quelque chose que ce soit, qui lui semble
avoir été le témoin complice de ses plaisirs. Au contraire, souvent, une chambre bien décorée
et belle sera abhorrée par celui qui y aura été emprisonné, ou qui y aura souffert quelque autre
déplaisir. J’en ai connu certains qui jamais ne boiraient dans une coupe ressemblant à celle
dans laquelle, quand ils étaient malades, ils avaient pris quelque médecine; car, de même que
la fenêtre, ou l’anneau, ou la lettre, représente à l’un la douce mémoire qui lui est si agréable,
parce qu’il lui semble qu’elle a été autrefois une part de ses plaisirs, de même il paraît à un
autre que la chambre ou la coupe, avec le souvenir, ramène la maladie ou la prison. Je crois
que pour cette même raison les vieillards sont amenés à louer le temps passé et à blâmer le
présent ».
Autour de ce Sujet :
« Le journaliste qui n’est ni trop bête ni trop imbu de lui-même pour regarder les choses en
face le sait bien : ce qu’il fait est moralement indéfendable. Il est tel l’escroc qui se nourrit de
la vanité des autres, de leur ignorance ou de leur solitude ; il gagne leur confiance et les trahit
sans remords. Tout comme la veuve crédule qui se réveille un beau matin pour constater que
le charmant jeune homme s’est envolé avec ses économies, celui qui consent à devenir le sujet
d’une œuvre écrite de non-fiction paie au prix fort la leçon qu’il reçoit le jour de la parution
de l’article ou du livre. Suivant leur personnalité, les journalistes trouvent à leur traîtrise
différentes justifications. Les plus pompeux parlent de liberté d’expression et du « droit du
public à savoir », les moins talentueux parlent d’art, et les minables marmonnent qu’il faut
bien gagner sa vie.
Le cataclysme qui s’abat sur le sujet d’un livre ou d’un article ne tient pas seulement à un
portrait peu flatteur ou à des propos déformés ; ce qui lui fait mal, ce qui l’écœure et le pousse
parfois à franchir certaines limites pour se venger, c’est la tromperie dont il a été victime.
Alors qu’il lit le livre ou l’article en question, il lui faut admettre que le journaliste –
apparemment si amical et si sympathique, si désireux de le comprendre pleinement et en
accord si parfait avec sa vision des choses – n’avait jamais envisagé une collaboration, mais
avait toujours été ferment déterminé à écrire sa propre version des faits. Le hiatus entre ce qui
semble le but d’une interview au moment où elle se déroule et la découverte qu’elle était, dès
le début, destinée à servir d’autres desseins, provoque toujours un choc chez le sujet
interviewé. Il se trouve dans la même situation que le sujet de la célèbre expérience de
psychologie sociale conduite par Stanley Milgram au début des années 1960 à l’université
Yale. On faisait croire au cobaye qu’il participait à une étude évaluant l’effet de la punition
sur l’apprentissage et la mémoire alors qu’en réalité, on étudiait sa propre capacité à exercer
sa cruauté dès lors qu’une autorité supérieure le lui demandait. Le « sujet naïf », un volontaire
ayant répondu à une annonce dans un journal local, était placé dans un montage trompeur de
laboratoire assez ingénieux ; on lui demandait ensuite d’envoyer des décharges électriques de
plus en plus fortes à une autre personne – présentée elle aussi comme volontaire – chaque fois
que cette dernière donnerait une mauvaise réponse à la question posée. Dans Soumission à
l’autorité, le livre où il rend compte de cette expérience, Milgram parle de sa surprise devant
le grand nombre d’individus qui obéissaient à l’expérimentateur et continuaient d’appuyer sur
la manette alors que celui qui recevait les décharges hurlait de douleur – ou plutôt simulait la
douleur, car tout était truqué : l’appareil électrique auquel on avait attaché le second individu
était un accessoire de théâtre, et ce rôle de la victime était joué par un comédien. L’idée de
Milgram était de voir comment des Américains moyens se conduiraient si on les plaçait dans
une situation en gros comparable à celle de l’Allemand moyen ayant reçu l’ordre de prendre
une part active à l’extermination des juifs d’Europe. Les résultats ne furent guère
encourageants. Si quelques-uns refusèrent d’aller plus loin dans cette expérience aux premiers
signes de douleur de la victime, la plupart continuèrent à envoyer docilement décharge sur
décharge. Ce ne sont pas les résultats de l’expérience de Milgram qui nous intéressent ici,
mais plutôt la structure de cette situation : une tromperie délibérément induite suivie d’une
révélation fracassante. Le changement d’appréciation du sujet naïf de cette expérience est
vertigineux au moment où on le débriefe ou, mieux, où on le « dé-trompe », comme le dit
Milgram ; il est comparable au bouleversement ressenti par celui qui a été le sujet d’un article
ou d’un livre lorsqu’il découvre ce qui a été écrit sur lui. Ce dernier ne connaît à aucun
moment la tension et l’angoisse supportées par le sujet de « l’expérience Eichmann » (comme
on a coutume d’appeler l’étude de Milgram) ; bien au contraire, il flotte sur un nuage ; il
s’abandonne à son narcissisme durant la période des interviews, mais quand survient le
renversement de situation, il se trouve confronté au même spectacle mortifiant de son échec à
un test de personnalité qu’il a passé à son insu.
Qu’une telle vérité soit rarement assumée dans sa nudité, on s’en doute, et c’est ce qui rend
cette réflexion de Janet Malcom sur sa propre pratique et sur celle de ses confrères si
émouvante. Elle n’accable pas, elle décrit mais elle le fait avec une telle lucidité et sincérité
que son ouvrage exempt de toute faiblesse moralisatrice a les accents d’une posture
authentiquement moraliste.
La relation d’un fait divers ayant ébranlé l’Amérique dans les années 70. Le 17 février
1970 la femme enceinte du médecin militaire Jeffrey MacDonald est sauvagement
assassinée ainsi que leurs deux filles. Le père, présent au moment des faits, est
simplement assommé. Il racontera que, réveillé par les cris de sa femme, il a vu trois
hommes armés de couteaux et une femme, psalmodiant «L’acide trop cool », et « A
mort les flics » avant de perdre connaissance. L’enquête piétine. On soupçonne le
mari mais MacDonald est d’abord innocenté par un tribunal militaire avant que la
justice fédérale, sur l’insistance du beau-père de sa femme, rouvre l’enquête en 1971
et fasse comparaître le supposé assassin devant un tribunal civil. Au terme du procès il
est condamné.
Les réflexions de Janet Malcom sur l’impasse morale que cette affaire exhibe, impasse
qui, pour être moins criante dans les rapports habituels du journaliste et de son sujet,
n’en est pas moins emblématique de la pratique journalistique. Il va sans dire, que
Janet Malcom, journaliste elle-même, ne s’innocente pas de ce qu’elle dénonce. Son
grand mérite, à mes yeux, est donc de formuler le problème moral que les
journalistes, d’ordinaire, se gardent bien de poser quand ils ne se complaisent pas dans
une attitude de déni avec une mauvaise foi proprement insupportable.
Car il y a un problème moral. Je ne veux ici en pointer que deux aspects, bien suffisants
pour voir dans l’introduction de Janet Malcom autre chose qu’un simple morceau de
rhétorique auquel la note de l’éditeur, en fin d’ouvrage, prétend la réduire.
Dans les quelques discussions que j’ai entendues à propos de ce livre, les journalistes
allèguent toujours l’intérêt supérieur de « la vérité » ou de leur profession pour justifier leur
désinvolture morale. C’est d’ailleurs parce que l’avocat de McGinnis la contacte pour la
sensibiliser à « la lourde menace sur les libertés des journalistes » impliquée par l’affaire
MacDonald contre McGinnis que Janet Malcom est amenée à s’intéresser à ce cas. Elle mène
alors l’enquête qui est à l’origine de ce livre construit à partir des deux articles publiés dans le
New Yorker en 1989, articles ayant fait l’objet de nombreuses polémiques outre-Atlantique.
Comme elle l’écrit: « Suivant leur personnalité, les journalistes trouvent à leur traîtrise
différentes justifications. Les plus pompeux parlent de liberté d’expression et du « droit du
public à savoir », les moins talentueux parlent d’art, et les minables marmonnent qu’il faut
bien gagner sa vie ». On a l’impression qu’ils sont peu sensibles au « malaise moral » qu’elle
vit avec une certaine acuité dans sa propre expérience de journaliste. « Malaise moral, dit-elle,
que le journaliste éprouve inévitablement face à un tel sujet – prix à payer s’il veut avoir la
possibilité de montrer une fois de plus combien la nature humaine est fragile » (p. 19).
Je ne suis pas sûre qu’elle exprime ici un vécu partagé par tous les journalistes. En tout cas,
elle croit pouvoir faire l’économie de cette expérience déplaisante dans l’interview de
McGinnis, dans la mesure où, son confrère étant tout sauf un sujet naïf, elle espère avoir avec
lui une conversation sans complaisance sur les difficultés du métier exercé par chacun deux,
en particulier sur le problème moral que la relation de McGinnis avec MacDonald exhibe
avec une évidence aveuglante. Mais McGinnis n’a pas le courage d’analyser la situation avec
la hauteur que souhaiterait son interlocutrice. Il suspend la série des entretiens prévus et l’on
découvre que l’avantage d’une situation exemplaire se transforme finalement en inconvénient.
Aucun journaliste, en effet, ne veut se reconnaître dans McGinnis, même lui n’assume pas le
cynisme de son attitude. Ebranlé par le procès où l’avocat de MacDonald lui a fait passer un
mauvais quart d’heure, il ne supporte pas qu’une consœur ne fasse pas preuve d’une entière
empathie avec lui et ne le justifie pas dans une pratique fondée, à ses yeux, sur les nécessités
de l’enquête journalistique. « Pour McGinnis, continuer nos interviews une fois mon
scepticisme connu aurait été un reniement de sa propre position. Pour lui, il était logique et
impératif de mettre fin à nos rencontres et de me laisser repartir les mains vides, car il était
persuadé qu’il serait lui-même resté les mains vides s’il avait confié à MacDonald le véritable
fond de sa pensée » remarque-t-elle judicieusement (p. 81).
Toute personne qui s’engage dans une aventure avec un journaliste devrait savoir que la
relation est nécessairement pipée. Aussi ne peut-on s’empêcher de trouver la naïveté des
candidats à l’expérience suspecte. Janet Malcom livre sur la psychologie des interviewés des
observations pleines de finesse. Le journaliste n’a de toute évidence pas le monopole de
l’ambiguïté morale et dans ce jeu dangereux le sujet n’est pas le seul à être instrumentalisé.
Reste que, s’il est innocent, il a pour lui l’excuse de la faiblesse et du désespoir prêts à
prendre de gros risques pour sauver ce qui peut encore l’être.
Et l’on rencontre ici une autre dimension du problème moral. Janet Malcom n’aborde pas
cette question et elle a fait l’objet de critiques pour cela. Il se trouve que les grandes affaires
criminelles faisant la fortune des journaux à sensation sont d’ordinaire des affaires non
élucidées. Le meurtre de Brigitte Dewèvre à Bruay-en-Artois en 1972 ; celui du petit Grégory
Villemin à Lépanges-sur-Vologne en 1984 ou l’assassinat de la femme et des enfants de
MacDonald à Fort Bragg en Caroline du Nord en 1970 ont tous un point commun. Impossible
d’apporter la preuve incontestable de la culpabilité des personnes soupçonnées ou
condamnées. Dès lors est-il légitime de s’autoriser de son intime conviction pour accabler un
être qui est peut-être innocent de ce qu’on l’accuse ? Je me souviens de mon indignation en
1972, lorsque Serge July a cru bon pour La Cause du Peuple, de soutenir, au nom d’une
justice de classe, la thèse de la culpabilité de Pierre Leroy, notaire à Bruay-en-Artois,
finalement libéré quelques mois plus tard pour insuffisance de preuve. Je me souviens de mon
écœurement en 1985, lorsque Marguerite Duras a publié son scandaleux article dans
Libération sur l’affaire Grégory où elle n’hésita pas à mettre en cause la mère de l’enfant.
Faut-il rappeler que les personnages des affaires criminelles réelles ne sont pas des
personnages de romans ? On n’a pas le droit de les investir de ses fantasmes ou de les
instrumentaliser dans des combats politiques. Ils ont droit au respect de leur dignité et au
bénéfice du doute. En l’absence de certitude, comment est-il possible que journalistes ou
romanciers se croient titulaires d’un savoir que personne n’a ? On s’interroge toujours aux
Etats-Unis sur la culpabilité de Jeffrey MacDonald, des études sérieuses continuent à être
publiées pour souligner les faiblesses de l’accusation mais McGinnis lui, se croit dans le
secret des dieux. La position de l’avocat de MacDonald dans le procès contre McGinnis me
paraît infiniment plus respectable. « C’est sans doute à ma fille, dit-il, que j’ai le mieux
expliqué la chose quand ses camarades de classe ont commencé à la prendre à partie à cause
de ma participation à cette affaire. Je lui ai dit : « Ecoute, personne n’en sait rien. Je ne suis
pas en train de te dire que je sais, qu’il ne les a pas tuées. Seul Dieu et le Dr MacDonald le
savent, et aucun des deux ne veut parler. Mais personnellement, je crois qu’il ne les a pas
tuées. Sa description des quatre intrus correspond à des individus qui ont été vus à huit ou dix
kilomètres de chez lui deux heures avant les meurtres. Personne n’a jamais réussi à
m’expliquer comment il a été capable de donner leur description » (p.88), et il dit aussi : «
Avec les faits dont j’ai connaissance – et il y a des tas d’éléments de part et d’autre –, je
préfère rester dans l’incertitude plutôt que de choisir la solution de facilité et me débarrasser
de cet inconfort en étant absolument sûr. Je ne sais pas et personne sur cette terre ne peut être
certain de ce qu’est la vérité. Je ne peux vraiment accorder aucune confiance à quiconque
prétendrait qu’il est absolument certain de ce qui s’est passé » (p. 90).
Prétendre dévoiler la vérité sur un être, quelle imposture ! Surtout quand on s’appuie
comme McGinnis sur des livres de psychiatrie !
Par ailleurs journalistes et romanciers n’ignorent pas que leur talent est de nature à donner à
leur thèse une puissance de persuasion et une autorité au-dessus de tout soupçon. Je ne peux
pas comprendre qu’ils assument cette responsabilité. Il me semble que la plus élémentaire
sagesse conseille de douter de ses propres impressions et de s’interdire de nuire à un être qui
est peut-être un innocent. Ne vaut-il pas mieux laisser courir un coupable que condamner un
innocent ? Les McGinnis et consorts ne s’encombrent pas de ce genre de scrupules et j’avoue
qu’ils sont pour moi une énigme aussi grande que les sujets de leurs «romans policiers »
Article printed from PhiloLog: http://www.philolog.fr
[1] http://www.philolog.fr/la-mauvaise-foi-cynique-du-journalisme-sandor-marai/:
http://www.philolog.fr/la-mauvaise-foi-cynique-du-journalisme-sandor-marai/
[2] , Fondements de la métaphysique des mœurs:
http://www.amazon.fr/s/?_encoding=UTF8&camp=1642&creative=19458&field-
keywords=%22fondements+de+la+m%C3%A9taphysique+des+m%C5%93urs%22+ka
nt&linkCode=ur2&rh=i%3Aaps%2Ck%3AAlain%20D%C3%A9finitions&tag=lacuid
emer-21&url=search-alias%3Daps
- PhiloLog - http://www.philolog.fr -
« Le principe fondamental de toute morale, sur lequel j’ai raisonné dans tous mes écrits, et
que j’ai développé dans ce dernier avec toute la clarté dont j’étais capable, est que l’homme
est un être naturellement bon, aimant la justice et l’ordre ; et qu’il n’y a point de perversité
originelle dans le cœur humain, et que les premiers mouvements de la nature sont toujours
droits. J’ai fait voir que l’unique passion qui naisse avec l’homme, savoir l’amour de soi, est
une passion indifférente en elle-même au bien et au mal; qu’elle ne devient bonne ou
mauvaise que par accident et selon les circonstances dans lesquelles elle se développe. J’ai
montré que tous les vices qu’on impute au cœur humain ne lui sont point naturels ; j’ai dit la
manière dont ils naissent; j’en ai, pour ainsi dire, suivi la généalogie, et j’ai fait voir comment,
par l’altération successive de leur bonté originelle, les hommes deviennent enfin ce qu’ils
sont.
J’ai encore expliqué ce que j’entendais par cette bonté originelle, qui ne semble pas se
déduire de l’indifférence au bien et au mal, naturelle à l’amour de soi. L’homme n’est pas un
être simple; il est composé de deux substances. Si tout le monde ne convient pas de cela, nous
en convenons vous et moi, et j’ai tâché de le prouver aux autres. Cela prouvé, l’amour de soi
n’est pas une passion simple; mais elle a deux principes, savoir l’être intelligent et l’être
sensitif, dont le bien-être n’est pas le même. L’appétit des sens tend à celui du corps, et
l’amour de l’ordre à celui de l’âme. Ce dernier amour développé et rendu actif porte le nom
de conscience ; mais la conscience ne se développe et n’agit qu’avec les lumières de
l’homme. Ce n’est que par ces lumières qu’il parvient à connaître l’ordre, et ce n’est que
quand il le connaît que sa conscience le porte à l’aimer. La conscience est donc nulle dans
l’homme qui n’a rien comparé, et qui n’a point vu ses rapports. Dans cet état l’homme ne
connaît que lui; il ne voit son bien-être opposé ni conforme à celui de personne; il ne hait ni
n’aime rien; borné au seul instinct physique, il est nul, il est bête ; c’est ce que j’ai fait voir
dans mon Discours sur l’inégalité.
Quand, par un développement dont j’ai montré les progrès, les hommes commencent à jeter
les yeux sur leurs semblables, ils commencent aussi à voir leurs rapports et les rapports des
choses, à prendre des idées de convenance, de justice et d’ordre; le beau moral commence à
leur devenir sensible et la conscience agit. Alors ils ont des vertus, et s’ils ont aussi des vices
c’est parce que leurs intérêts se croisent et que leur ambition s’éveille, à mesure que leurs
lumières s’étendent. Mais tant qu’il y a moins d’opposition d’intérêts que de concours de
lumières, les hommes sont essentiellement bons. Voilà le second état.
Quand enfin tous les intérêts particuliers agités s’entrechoquent, quand l’amour de soi mis
en fermentation devient amour-propre, que l’opinion, rendant l’univers entier nécessaire à
chaque homme, les rend tous ennemis nés les uns des autres et fait que nul ne trouve son bien
que dans le mal d’autrui, alors la conscience, plus faible que les passions exaltées, est étouffée
par elles, et ne reste plus dans la bouche des hommes qu’un mot fait pour se tromper
mutuellement. Chacun feint alors de vouloir sacrifier ses intérêts à ceux du public, et tous
mentent. Nul ne veut le bien public que quand il s’accorde avec le sien; aussi cet accord est-il
l’objet du vrai politique qui cherche à rendre les peuples heureux et bons. Mais c’est ici que je
commence à parler une langue étrangère aussi peu connue des Lecteurs que de vous.
Voilà Monseigneur, le troisième et dernier terme, au-delà duquel rien ne reste à faire, et
voilà comment l’homme étant bon, les hommes deviennent méchants. C’est à chercher
comment il faudrait s’y prendre pour empêcher de devenir tels, que j’ai consacré mon Livre.
Je n’ai pas affirmé que dans l’ordre actuel la chose fût absolument possible; mais j’ai bien
affirmé et j’affirme encore, qu’il n’y a pour en venir à bout d’autres moyens que ceux que j’ai
proposés ».
*
Thème :
« Tout est bien, sortant des mains de l’Auteur des choses : tout dégénère entre les mains de
l’homme » Emile. La Pléiade, T. IV, p. 245.
Questions :
Que faut-il entendre par « bonté naturelle »? L’expression reçoit-elle un sens univoque ou
exige-t-elle certaines modulations tributaires des modifications que l’homme subit au cours
de son aventure ? Car qu’il s’agisse de l’homme à l’état de nature ou de l’homme à l’état
civil, l’affirmation rousseauiste ne varie pas : l’homme est un être naturellement bon ; mais la
bonté de l’homme advenu à son humanité grâce à la perfectibilité ne peut pas se décliner
dans les mêmes termes que celle du sauvage, « animal stupide et borné » ou « être nul ».
L’un déploie son existence à un niveau infra-moral, et si l’instinct qui le meut est innocent, il
ne s’ensuit pas que la bonté originelle « se déduise de l’indifférence au bien et au mal,
naturelle à l’amour de soi ». Qu’est-ce donc que la bonté de l’homme vraiment homme c’est-
à-dire de l’être sociable ayant développé ses lumières et ses talents ?
S’il n’y a pas de perversité originelle dans la nature humaine comment rendre intelligible
l’existence du mal ? Car Rousseau ne peut pas être accusé d’angélisme et sa dénonciation de
la souveraineté du mal dans le monde tel qu’il est, est aussi percutante que son obstination à
innocenter la nature. On peut même dire que le problème du mal est son problème central
et que sa réflexion indistinctement morale, politique et métaphysique se développe comme
une théodicée. A quoi, à qui attribuer la responsabilité du mal ? De toute évidence pas à
Dieu car : « Tout est bien, sortant des mains de l’Auteur des choses : tout dégénère entre les
mains de l’homme ». Alors si le mal est l’oeuvre des hommes ne faut-il pas l’imputer à une
dimension de leur nature et si la méchanceté a un fondement naturel, ne faut-il pas
admettre que l’Auteur des choses est moins bon qu’on ne le croit ? On le voit la
problématique est à la fois anthropologique et théologique. Les autorités religieuses ne s’y
sont pas trompées. D’où la violence des attaques dont Rousseau est la cible. N’est-il pas
coupable de refuser le dogme du péché originel ? Car peut-on, sans incriminer Dieu,
exonérer la nature humaine de la responsabilité du mal ?
C’est bien ce à quoi s’emploie Rousseau et il ne va pas de soi de concilier les deux formules :
« l’homme est naturellement bon » ; « tout dégénère entre les mains de l’homme ». Si le mal
vient de l’homme et si la nature de celui-ci, dans sa permanence indestructible, est bonne,
n’est-ce pas du côté du processus par lequel l’homme s’est éloigné de la nature, qu’il faut se
tourner pour découvrir les sources du mal? L’histoire et non la nature, le mauvais usage de
ses facultés naturelles et de sa liberté et non l’excellence d’une nature faite à l’image de
son Auteur, l’étouffement de l’homme essentiel par la facticité et la duplicité de l’homme
sociable et non la nature originelle dans son authenticité, ne sont-ce pas là les seules vraies
racines de la méchanceté et du malheur ?
*
Thèse :
Dans sa lettre à l’archevêque de Paris, auteur d’un Mandement (daté du 20 août 1762)
critiquant la thèse de l’Emile, Rousseau s’efforce d’élucider ces questions.
Il s’explique sur le thème constituant la colonne vertébrale de sa pensée. J’ai toujours dit,
rappelle-t-il en substance, que l’homme est naturellement bon. C’est là mon intuition
fondamentale et elle fonde l’unité de ma pensée. Encore faut-il la suivre dans la cohérence
de ses développements. Permettez donc que j’en rappelle les grandes lignes.
Tel est l’objet de ce passage où le philosophe synthétise les analyses de ses grands ouvrages
et dans un remarquable synopsis de son oeuvre :
NB : Ce cours ayant pour thème la bonté naturelle, je ne développerai que le premier point de
ce texte. Pour avoir une idée précise de la généalogie du mal, il faut lire le Discours sur
l’origine de l’inégalité. Ce texte éclaire le sens des deux étapes que Rousseau distingue dans
l’histoire de la socialité :
La socialité naissante où la relation humaine rime encore avec une sensibilité positive. L’âge
des cabanes ou la jeunesse du monde. (Lire aussi sur ce thème L’essai sur l’origine des
langues).
La socialité accomplie comme perversion de la nature humaine. L’invention funeste de la
propriété, l’institution de l’inégalité entre les hommes et ses effets délétères ou l’histoire
ratée.
1) La justification de la Providence.
(NB : Cette justification est l’enjeu de ce que l’on appelle la théodicée. Selon la définition
du Littré, la théodicée est la partie de la théologie naturelle qui traite de la justice de Dieu, et
qui a pour but de justifier sa providence, en réfutant les objections tirées de l’existence du
mal)
« Tout est bien en sortant des mains de l’Auteur des choses » proclame Rousseau. Dieu n’est
pas responsable. Il est au principe de l’ordre harmonieux qui règne dans les êtres et dans leur
rapport tant qu’un élément de désordre étranger à l’ordre naturel ne vient pas déranger le
bel et bon ordonnancement. Cette affirmation est l’objet d’une véritable profession de foi
rousseauiste. Il l’expose par la voix du vicaire savoyard, et signifie par là que la religion
naturelle joue un rôle cardinal dans l’architecture de sa pensée.
« Je ne vois rien qui ne soit ordonné dans le même système, et qui ne concoure à la même
fin, savoir la conservation du tout dans l’ordre établi. Cet être qui veut et qui peut, cet être
actif par lui-même, cet être, enfin, quel qu’il soit, qui meut l’univers et ordonne toutes choses,
je l’appelle Dieu. Je joins à ce nom les idées d’intelligence, de puissance, de volonté, que j’ai
rassemblées, et celle de bonté qui en est une suite nécessaire ». Emile, La Pléiade, IV, p. 581.
Il ne s’agit pas là d’une vérité rationnellement démontrée. La raison a des limites et ne peut
pas rendre entièrement raison d’une évidence donnée dans le sentiment intérieur. Mais ce
qui est assumé comme objet de foi ne doit pas être contraire à la raison et c’est bien à la
raison de son élève que le vicaire s’adresse afin qu’elle éclaire et fortifie le sentiment intérieur
sur ce qu’il est utile de savoir pour bien se conduire. Lorsque « la raison flotte », seule la
foi permet de sortir du doute et rien n’est plus important sur le plan moral que de ne pas s’y
complaire. Il pourrait servir « l’intérêt du vice ou la paresse de l’âme qui nous y laisse ».
Ibid. p.567. La foi a donc un intérêt pratique et c’est parce qu’il en est ainsi que la raison
nous incline à nous y soumettre.
Kant s’est-il reconnu dans ce souci de définir une religion dans les limites de la simple
raison et dans celui de la fonder sur des exigences morales, toujours est-il qu’il rend un
hommage appuyé à Rousseau en le comparant à Newton. « Newton le premier de tous vit
l’ordre et la régularité unis à une grande simplicité là où avant lui il n’y avait à trouver que
désordre et multiplicité mal agencée, et depuis ce temps les comètes vont leur cours en
décrivant des orbites géométriques. Rousseau, le premier de tous, découvrit sous la diversité
des formes humaines conventionnelles, la nature de l’homme dans les profondeurs où elle
était cachée, ainsi que la loi secrète par laquelle la Providence est justifiée par ses
observations ». Remarques touchant les observations sur le sentiment du beau et du sublime.
Vrin, p. 84.
« C’est l’abus de nos facultés qui nous rend malheureux et méchants. Nos chagrins, nos
soucis, nos peines nous viennent de nous. Le mal moral est incontestablement notre ouvrage,
et le mal physique ne serait rien sans nos vices, qui nous l’ont rendu sensible. N’est-ce pas
pour nous conserver que la nature nous fait sentir nos besoins? La douleur du corps n’est-elle
pas un signe que la machine se dérange, et un avertissement d’y pourvoir ? La mort… Les
méchants n’empoisonnent-ils pas leur vie et la nôtre? Qui est-ce qui voudrait toujours vivre?
La mort est le remède aux maux que vous vous faites; la nature a voulu que vous ne
souffrissiez pas toujours. Combien l’homme vivant dans la simplicité primitive est sujet à peu
de maux! Il vit presque sans maladies ainsi que sans passions, et ne prévoit ni ne sent la mort;
quand il la sent, ses misères la lui rendent désirable : dès lors elle n’est plus un mal pour lui.
Si nous nous contentions d’être ce que nous sommes, nous n’aurions point à déplorer notre
sort; mais pour chercher un bien-être imaginaire nous nous donnons mille maux réels. Qui ne
sait pas supporter un peu de souffrance doit s’attendre à beaucoup souffrir. Quand on a gâté sa
constitution par une vie déréglée, on la veut rétablir par des remèdes; au mal qu’on sent on
ajoute celui qu’on craint; la prévoyance de la mort la rend horrible et l’accélère; plus on la
veut fuir, plus on la sent; et l’on meurt de frayeur durant toute sa vie, en murmurant contre la
nature des maux qu’on s’est faits en l’offensant. Homme, ne cherche plus l’auteur du mal; cet
auteur, c’est toi-même Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres, et
l’un et l’autre te vient de toi. » Emile, Ibid. p. 587. 588
Bref si l’homme n’avait pas développé ses facultés, si son imagination ne lui faisait pas
anticiper des maux imaginaires, s’il avait la sagesse de limiter étroitement son présent en
avant et en arrière, il jouirait dans le contentement de sa propre existence. « Ôtez nos funestes
progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l’ouvrage de l’homme, et tout est bien » Emile,
Ibid. p. 588.
Non seulement ce dogme n’est pas clair à la lumière naturelle mais il n’explique rien car
« Nous sommes, dîtes-vous, pécheurs à cause du péché de notre premier père ; mais notre
premier père pourquoi fut-il pécheur lui-même ? Pourquoi la même raison par laquelle vous
expliquerez son péché ne serait-elle pas applicable à ses descendants sans le péché originel,
et pourquoi faut-il que nous imputions à Dieu une injustice, en nous rendant pécheurs et
punissables par le vice de notre naissance, tandis que notre premier père fut pécheur et puni
comme nous sans cela. Le péché originel explique tout excepté son principe, et c’est ce
principe qu’il s’agit d’expliquer » Ibid. p. 939.
Or telle est précisément la tâche à laquelle Rousseau a consacré son intelligence et ses
forces. Il n’a eu de cesse de traquer le principe du mal, de décrire la genèse de son empire,
et de démontrer que « tout dégénère dans les mains de l’homme » bien que Dieu et la nature
humaine soient indemnes de toute responsabilité dans cette version de la chute. Par quel trait
de génie a-t-il pu concilier deux propositions apparemment si contradictoires ? Cassirer
répond : « En plaçant la responsabilité à un endroit où jamais on ne l’avait cherchée avant lui,
en créant en quelque sorte un nouveau sujet à qui il fait porter la responsabilité,
l’ « imputabilité ». Ce sujet n’est pas l’homme isolé, mais la société humaine… Ce n’est plus
sur lui en tant qu’individu isolé, c’est sur sa création, la communauté, que repose désormais le
fardeau de la responsabilité » L’unité chez Rousseau, dans Pensée de Rousseau, Seuil/Point,
p. 51.
Dans tous ses ouvrages, Rousseau développe la substance de cette thèse dont il a eu la
révélation dans l’épisode de l’illumination de Vincennes (octobre 1749. « Oh Monsieur, si
j’avais jamais pu écrire le quart de ce que j’ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté
j’aurais fait voir toutes les contradictions du système social, avec quelle force j’aurais exposé
tous les abus de nos institutions, avec quelle simplicité j’aurais démontré que l’homme est
naturellement bon et que c’est par ces institutions seules que les hommes deviennent
méchants » écrit-il dans la Deuxième Lettre à M. de Malesherbes, janvier 1762. La Pléiade, I,
p.1135-1136)
« Si l’homme est bon par sa nature, comme je crois l’avoir démontré, il s’ensuit qu’il
demeure tel tant que rien d’étranger à lui ne l’altère ; et si les hommes sont méchants, comme
ils ont pris peine à me l’apprendre ; il s’ensuit que leur méchanceté leur vient d’ailleurs ;
fermez donc l’entrée au vice, et le cœur humain sera toujours bon. » Lettre à C. de Beaumont.
La Pléiade, IV, p. 945.
« Sitôt que je fus en état d’observer les hommes, je les regardais faire, je les écoutais
parler ; puis voyant que leurs actions ne ressemblaient point à leurs discours, je cherchai la
raison de cette dissemblance, et je trouvai qu’être et paraître étant pour eux deux choses aussi
différentes qu’agir et parler, cette deuxième différence était la cause de l’autre, et avait elle-
même une cause qui me restait à chercher. Je la trouvai dans notre ordre social, qui de tout
point contraire à la nature que rien ne détruit, la tyrannise sans cesse, et lui fait sans cesse
réclamer ses droits. Je suivis cette contradiction dans ses conséquences, et je vis qu’elle
expliquait seule tous les vices de la société. D’où je conclus qu’il n’était pas nécessaire de
supposer l’homme méchant par sa nature, lorsqu’on pouvait marquer l’origine et le progrès de
sa méchanceté. Ces réflexions me conduisirent à de nouvelles recherches sur l’esprit humain
considéré dans l’état civil, et je trouvai qu’alors le développement des lumières et des vices se
faisaient toujours en même raison, non dans les individus, mais dans les peuples ; distinction
que j’ai toujours soigneusement faite, et qu’aucun de ceux qui m’ont attaqué n’a jamais pu
concevoir » Ibid. p. 967.
Bonté de l’homme pris isolément. Méchanceté des hommes transformés par l’action
délétère de rapports sociaux mal institués. La malignité commence avec le social et
l’historique ; elle n’est pas dans l’homme mais dans les hommes en relation. Le passage du
singulier au pluriel, (individu# peuple), met en place l’opposition de l’intérieur et de
l’extérieur, de l’être et du paraître, de la sincérité et de la duplicité, de l’innocence et de
la culpabilité. Tout se passe comme s’il y avait une alchimie négative de la socialité et qu’en
lieu et place de l’or, elle accouchait d’une rouille rendant méconnaissable l’être humain à la
manière dont les sédiments marins défigurent la statue du dieu Glaucus. Pourtant il n’était pas
nécessaire qu’il en fût ainsi. Fait pour devenir sociable à défaut de l’être naturellement,
l’homme n’était pas condamné à une sociabilisation ratée. Une autre histoire était possible et,
en dernière analyse, seuls la liberté des hommes et l’usage qu’ils font de leurs facultés
naturelles sont en cause dans leur évolution. Là se trouve la responsabilité et nulle part
ailleurs. D’où deux conséquences :
« Les premiers mouvements de la nature sont toujours droits » affirme Rousseau après
avoir réfuté le dogme du péché originel. La formule fait écho à celle de l’Emile: « Posons
pour maxime que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits : il n’y a point de
perversité originelle dans le cœur humain. Il ne s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse
dire comment et par où il est entré » La Pléiade, IV, p. 322.
Les mouvements naturels sont droits parce qu’ils concourent à l’ordre institué par l’Auteur
des choses et ils sont bons parce qu’ils sont une émanation de sa bonté. La bonté naturelle,
qu’il s’agisse de celle de l’homme ou celle de l’ordre naturel doit donc être comprise comme
une bonté métaphysique, non comme une bonté morale. Il suffit d’ouvrir les yeux pour être
sensible à la beauté de la nature, à la perfection de son organisation, à la bonté de la volonté
intelligente présidant à l’unité d’une telle complexité. « Que d’absurdes suppositions pour
déduire toute cette harmonie de l’aveugle mécanisme de la matière mue fortuitement ! Ceux
qui nient l’unité d’intention qui se manifeste dans le rapport de toutes les parties de ce grand
tout ont beau couvrir leur galimatias d’abstractions, de coordinations, de principes généraux,
de termes emblématiques, quoi qu’ils fassent, il m’est impossible de concevoir un système
d’êtres si constamment ordonnés que je ne conçoive une intelligence qui l’ordonne. Il ne
dépend pas de moi de croire que la matière passive et morte a pu produire des êtres vivants et
sentants, qu’une fatalité aveugle a pu produire des êtres intelligents, que ce qui ne pense point
a pu produire des êtres qui pensent. Je crois que le monde est gouverné par une volonté
puissante et sage ; je le vois, ou plutôt je le sens, et cela m’importe à savoir » Emile,
Profession de foi du vicaire savoyard, La Pléiade, IV, p. 580.
Il y a un ordre naturel des choses, impossible d’être insensible à cette évidence et cet ordre
est beau et bon par le simple fait qu’il est l’oeuvre de son Auteur. L’expérience externe et
l’expérience interne sont pour Rousseau la révélation de cette vérité et si, comme nous
l’apprend l’analyse de notre nature, notre tendance la plus essentielle est l’amour de soi, il est
impossible pour Rousseau que l’amour de soi-même ne soit pas en même temps amour de la
divinité bienfaisante, nécessité de lui rendre hommage et d’éprouver à son égard un sentiment
de reconnaissance.
Bonté métaphysique donc et pas bonté morale. C’est clair dans l’analyse du sauvage
telle que Rousseau en construit l’idée dans le second discours.
Son existence se déploie en-deçà de toute dimension morale car seule peut être qualifiée
moralement la conduite d’un agent libre et connaissant. Or même si le sauvage est
virtuellement porteur d’une raison et d’une aptitude à la liberté, celles-ci ne peuvent pas se
développer en dehors des conditions sociales nécessaires à leur exercice. Toutes ses facultés
proprement humaines restant en friche, le sauvage est « nul » et ce constat englobe la nullité
morale, qu’il ne faut pas entendre au sens d’immoralité mais à celui d’amoralité. Son
existence est étrangère à la moralité. Il s’ensuit qu’il n’est ni bon, ni mauvais. « Il paraît
d’abord que les hommes dans cet état n’ayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de
devoirs connus, ne pouvaient être ni bons ni méchants, et n’avaient ni vices ni vertus, à moins
que, prenant ces mots dans un sens physique, on appelle vices dans l’individu, les qualités qui
peuvent nuire à sa propre conservation, et vertus celles qui peuvent y contribuer ; auquel cas il
faudrait appeler le plus vertueux , celui qui résisterait le moins aux simples impulsions de la
Nature » Discours sur l’origine de l’inégalité, La Pléiade, III, p. 152.
On a souvent l’impression que Rousseau est tenté par cette option. Car avec l’impulsion
naturelle, autrement dit avec l’instinct, il n’y a pas de risque que le sauvage soit un principe
de désordre dans le bel ordonnancement naturel. Il est parfaitement inscrit dans la totalité
dont il est un élément. Il n’incarne aucun danger ni pour lui-même ni pour ce qui l’entoure
dans la mesure où les deux tendances qui le déterminent assurent son intégration
harmonieuse dans le système des êtres. L’amour de soi le pousse à se conserver et à
rechercher son bien propre. La pitié le détourne de faire son bien au prix de la souffrance
d’un autre et s’il y a là un principe de modération de ce qu’a de potentiellement dangereux
pour les autres l’amour de soi, la pitié n’en est qu’une modalité car c’est encore pour ne pas
souffrir soi-même qu’on répugne à voir souffrir d’autres êtres sensibles et en particulier ses
semblables.
« Il avait dans le seul instinct tout ce qu’il fallait pour vivre dans l’état de Nature, il n’a
dans une raison cultivée que ce qu’il faut pour vivre en société » (Ibid. p. 934), remarque
Rousseau dans un propos dont l’éloquence ne laisse planer aucun doute sur l’infériorité de
l’une comparée à l’autre. Si la raison est ce qui doit suppléer l’instinct dans une vie humaine
ou le guider, il est vain de croire que l’art humain puisse rivaliser en perfection avec la nature.
L’instinct est principe absolu d’ordre, de bonté, de paix, de bonheur. L’ignorance, la
soumission aux lois naturelles du sauvage sont vectrices d’innocence, de tranquillité mentale,
de santé, de liberté au sens où tous les êtres naturels étant soumis aux mêmes lois, nul n’est
dépendant de l’arbitraire d’un autre. Si les hommes n’avaient pas été conduits, par des
hasards funestes, à actualiser les virtualités de leur nature, s’ils ne s’étaient pas écartés de
l’ordre naturel pour lui substituer leur désordre social et politique, le mal et son cortège de
malheur n’aurait pas fait son entrée dans le monde et les mouvements naturels n’auraient pas
été altérés.
Voilà pourquoi, si la bonté naturelle doit recevoir un sens moral, elle ne peut plus « se
déduire de l’indifférence au bien et au mal, naturelle à l’amour de soi ». Mais l’erreur serait de
croire qu’elle puisse se définir indépendamment de la bonté métaphysique. Celle-ci demeure
le modèle et le fondement. A défaut de s’articuler sur la bonté métaphysique, il n’y a pas
de bonté morale possible. Rousseau rappelle d’emblée à l’archevêque cette idée cardinale de
sa réflexion morale : non seulement la morale ne s’oppose pas à la nature mais elle trouve en
elle son point d’ancrage. Ce n’est pas en se mettant en contradiction avec lui-même, en
contrariant le naturel en lui que l’homme peut être vertueux. Tout ce qui est artificiel et contre
nature est source de vices. Or le mouvement naturel le plus puissant est l’amour de soi. C’est
le moteur de l’existence morale aussi bien que de l’existence physique. Comme le dit Bruno
Bernardi: « L’amour de soi est une notion centrale chez Rousseau. Non seulement il est la
source de toute jouissance (il n’y en a d’autre, dit-il constamment, que « le contentement de
soi »), mais il est à la fois principe vital (« veiller à sa propre conservation »), principe
politique (aucune association ne peut naître sans conservation de la liberté de ses membres),
principe moral (c’est le fondement de toute moralité). L’unité et la bonté essentielle de
l’homme en dépendent ; Rousseau modulera, précisera ce principe, il ne reviendra jamais
dessus ». Préface à l’édition de la Profession de foi du vicaire savoyard, GF Flammarion, p.
36.
Il n’est donc pas étonnant qu’il commence le synopsis de son œuvre par l’évocation du :
« principe fondamental de toute morale, sur lequel j’ai raisonné dans tous mes Ecrits ». J’ai
toujours dit, peut-on préciser que : « La source de nos passions, l’origine et le principe de
toutes les autres, la seule qui naît avec l’homme et ne le quitte jamais tant qu’il vit est l’amour
de soi ; passion primitive, innée, antérieure à toute autre et dont toutes les autres ne sont en un
sens que des modifications… L’amour de soi-même est toujours bon et toujours conforme à
l’ordre» Emile, La Pléiade, IV, p. 491. Mais il va de soi que si le fondement de la morale ne
peut pas être extérieur à la nature, ce n’est plus le mouvement naturel dans sa spontanéité
inconsciente qui peut en tenir lieu, comme c’est le cas dans la conduite du sauvage.
Pourquoi ?
D’une part parce qu’avec le développement de la civilisation, la tendance naturelle perd son
innocence. L’impulsion « antérieure à la raison », indéracinable et droite dans son expression
originaire n’est pas imperméable aux influences nocives que des rapports sociaux viciés ne
manquent pas de lui faire subir. Par l’action d’une extériorité corruptrice, l’amour de soi se
dégrade alors en égoïsme et en amour-propre ; il se dénature et perdant sa rectitude, il rend
l’homme méchant. Mais sa dépravation est une contingence historique, non une nécessité
de nature. Il ne doit donc pas être condamné, contrarié ainsi que s’y emploient les
institutions politiques et pédagogiques existantes, responsables par là de la maladie dont
elles se prétendent le remède. Il doit être restauré dans sa bonté originelle, ce qui implique
le concours de la conscience et de la raison. « L’amour de soi-même est un sentiment qui
porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l’homme par la raison
et modifié par la pitié, produit l’humanité et la vertu » Note XV du Discours sur l’origine de
l’inégalité, La Pléiade, III, p. 219.
D’autre part parce que chez l’homme ayant développé ses facultés proprement humaines
l’amour de soi n’est plus « une passion simple ».
« L’homme n’est pas un être simple ; il est composé de deux substances ». Et cela n’est
pas sans incidence sur l’amour de soi. Il en découle qu’il a « deux principes, savoir l’être
intelligent et sensitif, dont le bien-être n’est pas le même. L’appétit des sens tend à celui du
corps, et l’amour de l’ordre à celui de l’âme ».
L’homme n’est donc pas simple mais cela n’autorise pas à faire éclater l’unité de son être
comme s’il n’y avait pas d’unité divine dans laquelle se dépassent les distinctions de la
matière et de l’esprit, du passif et de l’actif. « Cette pluralité de tensions, Rousseau refuse de
l’unifier, de la structurer comme une dualité de nature » souligne Bruno Bernardi, grand
connaisseur du rousseauisme. (Préface à l’édition de la Profession de foi du vicaire savoyard,
GF Flammarion, p. 39).
La notion connote celle de complexité et s’oppose à celle de simplicité mais elle n’est pas
antinomique de l’idée d’unité. Certes il fait usage de l’image platonicienne du « corps-
tombeau » et du « corps-prison », mais le principe d’une séparation anthropologique radicale
entre l’âme et le corps, ou celui corrélatif de la dualité du sensible et de l’intelligible, n’a
guère de sens dans le rousseauisme. C’est que Rousseau est fondamentalement un penseur de
l’existence. L’âme n’est jamais, chez lui, coupée de ses racines sensibles. Elle n’est pas la
substance pensante cartésienne ou l’intellect platonicien. Sa patrie n’est pas le monde des
essences intelligibles et elle n’est pas le temple de vérités innées. Le sujet n’est jamais sous
sa plume un sujet transcendantal mais toujours un être singulier, ayant une unité et une
identité personnelle. C’est un « moi » inscrit dans un milieu naturel et humain et déployant sa
vie dans le temps. D’où son insistance à affirmer qu’ « exister c’est sentir » ; que « nous
sentons avant de connaître » ; que « la sensibilité est incontestablement antérieure à notre
intelligence et que nous avons eu des sentiments avant des idées ». Son option sensualiste
enveloppe le refus de l’innéité des idées et pourtant l’idée que toutes nos idées sont acquises,
idée du bien comprise, n’a pas pour corollaire la négation d’un équivalent spirituel de
l’immédiateté et de l’innéité du mouvement de la nature sur le plan moral. Comme
« l’homme de la nature », (le sauvage) est mû par une impulsion physique l’intégrant
harmonieusement à l’ordre naturel et l’empêchant de troubler sa bonté, « l’homme de
l’homme », lui aussi, s’il sait sincèrement faire retour sur soi, peut déceler en lui le
mouvement pré-réflexif qui l’accorde à l’ordre naturel. De manière analogue au
comportement instinctif, la conduite morale a un guide naturel. Elle n’est pas, par définition,
livrée à l’arbitraire des jugements individuels et collectifs comme le soutiennent ceux qui ne
voient en elle qu’un simple conditionnement culturel et social. Elle a bien quelque chose
de spontané, d’inné, en un mot d’ « instinctif », même s’il faut donner à son principe un
nom que nous sommes peu disposés à associer à celui d’instinct. Rousseau l’appelle la
conscience et il s’applique à préciser ce qu’il faut entendre par là, avec un lyrisme qui en dit
long sur la source affective de sa pensée et la tonalité émotionnelle d’une parole ne doutant
pas de sa transparence à la voix de la nature :
« Conscience !conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d’un être
ignorant et borné, mais intelligent et libre, juge infaillible du bien et du mal, qui rends
l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses
actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège
de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans
principes». Emile, La Pléiade, IV, p.600.
« Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos
propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et
c’est à ce principe que je donne le nom de conscience ». Ibid. p. 598.
La question est de savoir ce qu’il signifie exactement par là car c’est là le point le plus
subtil de sa réflexion morale. Il exige de comprendre que, si dualisme il y a dans le
rousseauisme, c’est surtout celui du passif et de l’actif.
L’homme est un être composé parce qu’il articule une dimension passive et active. En
qualité de portion de la matière, il est le lieu passif de forces opérant en lui sans son concours
et il reçoit les impressions de tout ce qui, extérieurement à lui, agit sur lui. Mais il sent bien
qu’il est sophistique de prétendre le réduire à cela. Le sentiment intérieur condamne la thèse
matérialiste car chacun peut, par la seule attention à son expérience, s’éprouver en même
temps comme une spontanéité ayant la conscience de son identité, la capacité d’initier une
action, de résister ou de consentir à ce qu’il subit et de juger.
Il a ainsi le privilège par rapport aux animaux de la liberté et de la pensée, ce qui confère à
sa conduite la moralité et la dignité manquant au comportement animal. Mais cela n’induit
pas que la moralité soit tributaire de sa seule décision comme s’il fallait, à la manière
kantienne, opposer la liberté à la nature, la raison à la sensibilité. La moralité ne doit pas être
conçue comme insertion du nouménal dans le phénoménal, suspension de la loi naturelle au
profit de la loi morale. L’originalité de Rousseau est au contraire de la concevoir comme
assomption volontaire du mouvement naturel non dévoyé. Il étend, selon la profonde analyse
d’Henri Gouhier, « à la zone du sentir jusqu’aux impressions et réactions que dans le langage
de la culture nous rapportons à la vertu » Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques
Rousseau, Vrin, p. 138.
Examinons nos réactions. Nous ne sommes insensibles ni à ce qui nous affecte, ni à ce que
nous pouvons imputer à notre responsabilité. Nous éprouvons du plaisir ou de la peine ;
nous sommes contents de nous ou nous souffrons les affres du remords. Ces sensations et ces
sentiments nous renseignent sur le vrai bien qui convient à notre nature et auquel nous
porte l’amour de soi. Le plaisir physique, le contentement moral indiquent que la disposition
de l’être vers son bien est comblé, la douleur, le sentiment de culpabilité qu’elle est
contrariée. Il s’ensuit que « nous n’apprenons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal,
[…] nous tenons cette volonté de la nature » Emile, p. 599.
Idée cardinale aux accents socratiques : nous n’avons pas la liberté de vouloir le mal, nous
sommes ainsi faits que nous voulons naturellement notre bien. C’est une disposition de notre
nature. « L’amour du bon et la haine du mauvais nous sont aussi naturels que l’amour de
nous-mêmes. Les actes de la conscience ne sont pas des jugements mais des sentiments.
Quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au-
dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance
qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir » Emile, p. 599.
L’étalon de mesure du bien et du mal est donc immanent à notre nature sous la forme de
nos réactions spontanées, de nos sensations physiques et de nos sentiments moraux. La
Profession de foi abonde d’exemples prouvant la spontanéité de nos réactions aux actes
d’héroïsme, de bienfaisance ou de cruauté. Admiration, enthousiasme de l’âme d’un côté,
répulsion, haine de l’autre. « Dans tous ces cas, il y a évidemment jugement : mais ce qui
vient du dedans, c’est « l’impulsion » par laquelle nous sommes portés à l’admiration, à
l’éloge, à l’horreur, à l’indignation et non les idées qui entrent dans l’énoncé du jugement »
Gouhier, Ibid., p.138.
L’amour du bien est inné mais pas il ne faut pas le confondre avec l’intelligence du bien.
Celle-ci suppose réflexion et raisonnement. « Connaître le bien, ce n’est pas l’aimer :
l’homme n’en a pas la connaissance innée, mais sitôt que sa raison lui fait connaître, sa
conscience le porte à l’aimer : c’est ce sentiment qui est inné » Emile, p. 600.
Alors comment se fait-il que les hommes soient si peu enclins à suivre le sentiment
naturel ? Comment comprendre que l’amour de soi n’incline pas aussi immédiatement
l’homme à choisir le bien qu’il détermine l’animal à le faire ? Il ne suffit pas de dire que la
nature est innocente et que seule la liberté humaine est responsable de ne pas suivre
l’impulsion naturelle. Encore faut-il rendre intelligible le principe la poussant à l’erreur et à la
faute.
Considérons l’amour de soi en tant qu’il a pour principe « l’être sensitif » c’est-à-dire le
corps. Celui-ci est le siège de besoins et de sensations. Il incline l’homme à rechercher la
satisfaction de ses appétits, à tendre vers ce qui produit du plaisir et à fuir ce qui est source de
douleur. Tout vivant est infiniment intéressé à la poursuite de son propre intérêt, celui-ci se
déclinant au niveau strictement physique ou sensible comme bien-être du corps. Pour
l’animal et pour le sauvage, il n’y en a pas d’autres et ils concourent à cette fin de manière
inconsciente et involontaire. Ils sont donc moins actifs que passifs dans la mesure où ils sont
régis par le déterminisme de la nature et où la perfection de l’ordre naturel les dispense de se
soucier de l’harmonie de leur intérêt avec celui des autres. Il n’y a ni liberté, ni conscience,
ni responsabilité à ce niveau d’existence.
Mais dès lors que les hommes entrent en relation les uns avec les autres et forment des
sociétés, tout change. Ils sont nécessairement conduits à développer cette dimension du
moi qui s’éprouve comme capacité de consentir ou de refuser les appétits du corps et de
juger ce qu’il en est du bien dans le double rapport à soi-même et aux autres. Pourquoi ?
Parce que dans les conditions sociales d’existence le problème de la coexistence des
amours de soi se pose. Celle-ci n’est plus spontanément harmonieuse. Avec le
développement de leurs lumières et de leurs talents les hommes ont multiplié leurs besoins, et
ceux-ci s’étant affranchis de leurs limites naturelles, l’ordre naturel est rompu. Pour pourvoir
à leur satisfaction, il faut travailler, diviser le travail, échanger et donc se lier dans des
rapports de dépendance où les intérêts des uns et des autres entrant en conflit, le bien de l’un
fait souvent le mal de l’autre. Dans le commerce de ses semblables, l’homme développe
ainsi conjointement ses lumières, ses talents et ses vices. Car les rapports sociaux sont un
véritable chaudron propice à l’explosion des passions. Ils suscitent la comparaison et dès
lors que l’homme cesse d’avoir son centre de gravité en soi pour le placer dans le regard de
l’autre et le jugement public ou l’opinion, l’amour de soi se dégrade en amour-propre.
Chacun veut exister à son avantage sur la scène sociale, tous sont envieux les uns des autres,
et les inégalités sociales se creusant, l’âme humaine est empoisonnée. Le « petit » envie et
hait le « grand », le « grand » méprise et piétine le « petit », même l’amitié et l’amour sont
altérés. La transparence des cœurs, la sincérité ne sont plus qu’un rêve impossible au
royaume de la duplicité. Chacun s’efforce de tirer au mieux son épingle du jeu dans une
concurrence impitoyable où le paraître l’emporte sur l’être, l’intérêt particulier sur l’intérêt
commun, le mensonge et l’hypocrisie devenant l’hommage que le vice rend à la vertu. Il
s’ensuit que si l’amour de soi correspond à « une sensibilité positive », l’amour-propre se
dégrade en « sensibilité négative ».
« La sensibilité positive dérive immédiatement de l’amour de soi. Il est très naturel que
celui qui s’aime cherche à étendre son être et ses jouissances, et à s’approprier par
l’attachement ce qu’il sent devoir être un bien pour lui. Ceci est une pure affaire de sentiment
où la réflexion n’entre pour rien. Mais sitôt que cet amour absolu dégénère en amour-propre
et comparatif, il produit la sensibilité négative; parce qu’aussitôt qu’on prend l’habitude de
se mesurer avec d’autres, et de se transporter hors de soi pour s’assigner la première et
meilleure place, il est impossible de ne pas prendre en aversion tout ce qui nous surpasse, tout
ce qui nous rabaisse, tout ce qui nous comprime, tout ce qui étant quelque chose nous
empêche d’être tout. L’amour-propre est toujours irrité ou mécontent, parce qu’il voudrait que
chacun nous préférât à tout et à lui-même, ce qui ne se peut : il s’irrite des préférences qu’il
sent que d’autres méritent, quand même ils ne les obtiendraient pas: il s’irrite des avantages
qu’un autre a sur nous, sans s’apaiser par ceux dont il se sent dédommagé. Le sentiment de
l’infériorité à un seul égard empoisonne alors celui de la supériorité à mille autres, et l’on
oublie ce qu’on a de plus pour s’occuper uniquement de ce qu’on a de moins. Vous sentez
qu’il n’y a pas à tout cela de quoi disposer l’âme à la bienveillance.
Si vous me demandez d’où naît cette disposition à se comparer, qui change une passion
naturelle et bonne en une autre passion factice et mauvaise; je vous répondrai qu’elle vient
des relations sociales, du progrès des idées, et de la culture de l’esprit. Tant qu’occupé des
seuls besoins absolus on se borne à rechercher ce qui nous est vraiment utile, on ne jette guère
sur d’autres un regard oiseux. Mais à mesure que la société se resserre par le lien des besoins
mutuels, à mesure que l’esprit s’étend, s’exerce et s’éclaire, il prend plus d’activité et
embrasse plus d’objets, saisit plus de rapports, examine, compare; dans ces fréquentes
comparaisons il n’oublie ni lui-même, ni ses semblables, ni la place à laquelle il tend parmi
eux. Dès qu’on a commencé de se mesurer ainsi l’on ne cesse plus, et le cœur ne sait plus
s’occuper désormais qu’à mettre tout le monde au-dessous de nous. » Rousseau juge de Jean-
Jacques, Deuxième dialogue, La Pléiade, I, p. 805.806.
En tout cas cette analyse montre pourquoi le bien et le bonheur ne peuvent plus coïncider,
à l’étage social, avec le seul bien-être du corps et la satisfaction de la sensibilité. Dévoyé par
les passions sociales, l’amour de soi dont le principe est l’être sensitif est vecteur de
méchanceté et d’injustice. La haine, l’envie alimentent le désir de voir souffrir ceux qui
suscitent ces affects. L’orgueil des puissants, leur mépris étouffent la pitié et les inclinent à
trouver leur plaisir dans l’humiliation des dominés. Le triomphe de l’inégalité dans les
rapports sociaux ne fait pas seulement le scandale de ce qui ose s’appeler justice, il dégrade
l’âme humaine, rend inaudible la voix de la nature, et pervertit l’exercice de la raison qui,
sous l’empire ces passions et des préjugés collectifs, n’est plus qu’une raison instrumentale
au service de la défense des intérêts particuliers.
Ce qu’il faut bien comprendre à ce niveau de l’analyse c’est que, dans la mesure où elles
sont l’effet dans l’intériorité humaine du jeu social, ces passions définissent la part du passif
en l’homme, même si par les jugements qu’elles mettent en jeu, ce n’est pas au même titre
que la pure impulsion naturelle. Or si la passivité est vectrice d’ordre et de bonté dans
l’existence infra-humaine, elle ne peut plus l’être dans l’existence humaine. Le salut passe
par la capacité de l’homme à cesser d’être le jouet des passions. C’est en étant « actif » que
l’homme peut discerner la limite qu’il doit imposer à l’amour de soi dégradé en amour propre
afin que la recherche de son propre bien ne fasse pas le mal d’autres amours de soi au sein de
la société. La passion dans sa dimension de passion est aveugle. Seule la raison s’exerçant
dans le silence des passions et la mise hors-jeu des préjugés qui l’aveuglent peut se
représenter le bon ordre or le bon ordre sur le plan social est l’ordre juste.
Politiquement le bien est le juste c’est-à-dire l’ordre qui respecte l’égalité morale des
hommes, et organise la collectivité sur l’exigence de rendre à chacun ce qui lui revient en
fonction des mérites et des services rendus au tout. Moralement la bonne conduite est la
vertu définie comme subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt commun. Il s’ensuit que
la rectitude morale et la rectitude politique requièrent l’exercice du jugement. Il convient
de mettre en rapport le moi avec les autres mois, de comparer leurs positions réciproques,
d’apprécier la légitimité des prétentions des uns et des autres relativement à l’intérêt commun.
La mesure, le calcul, le jugement relèvent de l’exercice de la raison. Il convient aussi de
mettre en œuvre le juste clairement évalué et cela implique l’usage de la liberté.
L’homme est actif lorsqu’il fait un usage de sa raison et de sa liberté. Est-ce à dire
qu’en rationaliste classique, Rousseau considère qu’il faut opposer la raison à la passion et
que le salut se trouve en elle ? Il va de soi que non, car cette faculté s’est développée au sein
d’un milieu social et n’étant pas indemne de ses effets pervers, elle ne saurait en être la
rédemption. La « raison raisonneuse » participe de la corruption de la nature humaine par le
social. Elle n’est plus alors qu’un vulgaire outil au service de l’égoïsme. Elle a donc besoin
d’un guide pour s’affranchir de ses aveuglements. C’est ce guide que Rousseau appelle la
conscience ou le cœur. Elle se confond avec le sentiment intérieur, celui qui fait entendre la
voix de la nature même quand elle est presque rendue inaudible par la puissance des
passions : « Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bien,
tout ce que je sens être mal est mal : le meilleur de tous les casuistes est la conscience ; et ce
n’est que quand on marchande avec elle qu’on a recours aux subtilités du raisonnement. Le
premier de tous les soins est celui de soi-même : cependant combien de fois la voix intérieure
nous dit qu’en faisant notre bien aux dépens d’autrui nous faisons mal ! Nous croyons suivre
l’impulsion de la nature, et nous lui résistons ; en écoutant ce qu’elle dit à nos sens, nous
méprisons ce qu’elle dit à nos cœurs ; l’être actif obéit, l’être passif commande. La conscience
est la voix de l’âme, les passions sont la voix du corps. Est-il étonnant que ces deux langages
se contredisent ? et alors lequel faut-il écouter ? Trop souvent la raison nous trompe, nous
n’avons que trop acquis le droit de la récuser ; mais la conscience ne trompe jamais ; elle est
le vrai guide de l’homme : elle est à l’âme ce que l’instinct est au corps ; qui la suit obéit à la
nature, et ne craint point de s’égarer » Emile, Ibid. p. 594.595.
Il s’ensuit que la bonté de l’homme est celle du sentiment le portant à aimer l’ordre et la
justice et à trouver en eux le contentement de son être. La vertu consiste à consentir
volontairement à ce que nous dicte notre conscience. C’est elle qui rend possible la
clairvoyance de la raison et le bon usage de la liberté. Rousseau établit ici une dialectique
subtile : si la raison a besoin du sentiment pour ne pas s’égarer, le sentiment a réciproquement
besoin d’elle pour être éclairé car « aimer le bien n’est pas le connaître ». Mais il ne suffit pas
de le connaître pour avoir la force de le choisir. Encore faut-il l’aimer. Ce qui signifie que
seule une passion peut faire obstacles aux passions haineuses, corruptrices de l’âme et de la
raison. La conscience en est l’agent. Cette passion est la passion de la vertu. Le sentiment
naturel lui donne sa dimension pathétique, le consentement de la volonté et les lumières
de la raison l’élèvent au rang d’une action.
« C’est du système moral formé par ce double rapport à soi-même et à ses semblables que
naît l’impulsion de la conscience » (Emile, p. 600).
La conscience ne peut pas suffire. Elle a besoin d’être éclairée par la raison. « Connaître le
bien, ce n’est pas l’aimer : l’homme n’en a pas la connaissance innée, mais sitôt que sa raison
lui fait connaître, sa conscience le porte à l’aimer […] » Emile, p. 600.
L’homme agit toujours en vue de son propre bien mais comme l’amour de soi n’est pas une
« passion simple », la notion d’intérêt recèle une ambiguïté. Rousseau s’explique sur ce point
dans une lettre à M. d’Offreville du 4 octobre 1761 où il annonce l’idée kantienne selon
laquelle on peut prendre intérêt à quelque chose sans agir par intérêt. « Votre adversaire
soutient que tout homme n’agit, quoi qu’il fasse, que relativement à lui-même, et que
jusqu’aux actes de vertu les plus sublimes, jusqu’aux œuvres de charité les plus pures,
chacun rapporte tout à soi. […] Je dois vous avouer que je suis de l’avis de votre adversaire.
[…] Mais il faut expliquer ce mot d’intérêt […] Il y a un intérêt sensuel et palpable qui se
rapporte uniquement à notre bien-être matériel. […] Il y a un autre intérêt qui ne tient point
aux avantages de la société, qui n’est relatif qu’à nous-mêmes, au bien de notre âme, à notre
bien-être absolu, et que pour cela j’appelle intérêt spirituel ou moral ». Cité par Bernardi.
Ibid. p. 38.
*
Conclusion :
Au terme de cet examen je ne suis pas sûre que la thèse de la bonté naturelle soit un motif
de gloire pour l’homme. En tant qu’elle est une bonté métaphysique, elle est la vertu de
Dieu et elle dépend si peu de l’homme que celui-ci n’est jamais aussi bon que lorsqu’il n’est
pas encore un homme. Sa bonté n’a aucun sens moral.
Elle ne peut en acquérir un qu’au moment où il est en possession de ses facultés humaines.
Mais le progrès de ses lumières et de ses talents est aussi celui de ses vices au sein d’un
espace où les passions sociales étouffent la voix de la nature et corrompent l’usage de la
raison. La méchanceté plus que la bonté est le propre de « l’animal dépravé ». Certes l’amour
de l’ordre et de la justice est une disposition naturelle qui, éclairée par la raison, rend possible
la vertu mais la puissance du passionnel en l’homme est telle qu’elle étouffe d’ordinaire
l’humanité du cœur et rend impuissants les préceptes de la raison. Aussi, si les preuves de
la bonté naturelle sont la bienveillance, la générosité, la compassion, l’amour de ses
semblables, le respect de la justice, elles restent à administrer. Rousseau dit que la nature nous
a disposés à être bons, il ne dit pas que nous le sommes. Il est un trop grand observateur des
hommes pour nourrir cette illusion. Aussi fait-il du mal une maladie nécessitant
l’intervention d’un médecin plus que les préceptes d’un moraliste. Et il est symptomatique
qu’au soir de sa vie, celui qui n’avait pas d’autre modèle que lui-même pour peindre
l’homme naturel fasse cet aveu: « J’approche du terme de la vie et je n’ai fait aucun bien sur
la terre. J’ai les intentions bonnes, mais il n’est pas toujours si facile de bien faire qu’on
pense. Je conçois un nouveau genre de service à rendre aux hommes : c’est de leur offrir
l’image fidèle de l’un d’entre eux afin qu’ils apprennent à se connaître ». Mon portrait. La
Pléiade, I, p. 1120.
Autour de ce Sujet :
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Pour Kant, par exemple, la superstition est le signe de la minorité intellectuelle et morale.
Elle est le propre du régime d’hétéronomie de l’esprit, propice à la souveraineté des
tutelles et à l’empire du préjugé. Seul, un processus d’émancipation permettant à la raison
de conquérir son autonomie peut libérer de la superstition. Et c’est précisément ce qu’il
faut mettre à l’actif du mouvement des Lumières. Le mot est éloquent. Les lumières
incarnent le moment où l’esprit s’efforce de s’éclairer, c’est-à-dire travaille à s’affranchir de
tout ce qui l’empêche de s’exercer librement. Ce qui suppose un vrai courage car la rectitude
de la pensée se conquiert de haute lutte [1] et d’abord contre sa propre paresse et lâcheté.
La devise des lumières est donc : « Ose te servir de ton entendement ! ». Autrement dit :
sors de l’enfance et de l’obscurantisme, brise les chaînes de ton aliénation en faisant de la
seule raison humaine l’arbitre du vrai et du faux. Pense par toi-même, examine tes croyances,
distingue en elles ce qui relève de la fantaisie et ce qui peut être justifié rationnellement et
découvre que cette tâche relevant de ta seule responsabilité est celle de la liberté
intellectuelle, morale et politique.
Kant, Critique de la faculté de juger [2], II, § 40, trad. Philonenko, Vrin, p. 128.
Qu’une telle libération ne soit pas chose facile et exige un effort toujours recommencé,
Kant le précise en note : « On s’aperçoit bien vite que si in thesi l’Aufklärung est chose facile,
elle est in hypothesi difficile et longue à réaliser ; certes n’être point passif en tant que raison,
mais se donner en tout temps sa propre loi, est chose bien facile pour l’homme, qui ne veut
qu’être en accord avec sa fin essentielle et qui ne cherche pas à connaître ce qui dépasse son
entendement ; mais comme l’aspiration à une telle connaissance est presqu’inévitable et qu’il
ne manquera jamais de gens prétendant avec beaucoup d’assurance pouvoir satisfaire cette
soif de savoir, il doit être très difficile de maintenir ou d’établir dans la forme de pensée
(surtout en celle qui est publique) ce moment simplement négatif (qui constitue l’Aufklärung
proprement dite). Ibid. p. 128.
« Si les hommes avaient le pouvoir d’organiser les circonstances de leur vie au gré de leurs
intentions, ou si le hasard leur était toujours favorable, ils ne seraient pas en proie à la
superstition. Mais on les voit souvent acculés à une situation si difficile, qu’ils ne savent plus
quelle résolution prendre; en outre, comme leur désir immodéré des faveurs capricieuses du
sort les ballotte misérablement entre l’espoir et la crainte, ils sont en général très enclins à la
crédulité. Lorsqu’ils se trouvent dans le doute, surtout concernant l’issue d’un événement qui
leur tient à cœur, la moindre impulsion les entraîne tantôt d’un côté, tantôt de l’autre; en
revanche, dès qu’ils se sentent sûrs d’eux-mêmes, ils sont vantards et gonflés de vanité. Ces
aspects de la conduite humaine sont, je crois, fort connus, bien que la plupart des hommes ne
se les appliquent pas … En effet, pour peu l’on ait la moindre expérience de ceux-ci, on a
observé, qu’en période de prospérité, les plus incapables débordent communément de sagesse,
au point qu’on leur ferait injure en leur proposant un avis. Mais la situation devient-elle
difficile? Tout change : ils ne savent plus à qui s’en remettre, supplient le premier venu de les
conseiller, tout prêts à suivre la suggestion la plus déplacée, la plus absurde ou la plus
illusoire! D’autre part, d’infimes motifs suffisent à réveiller en eux soit l’espoir, soit la
crainte. Si, par exemple, pendant que la frayeur les domine, un incident quelconque leur
rappelle un bon ou mauvais souvenir, ils y voient le signe d’une issue heureuse ou
malheureuse; pour cette raison, et bien que l’expérience leur en ait donné cent fois le démenti,
ils parlent d’un présage soit heureux, soit funeste. Enfin, si un spectacle insolite les frappe
d’étonnement, ils croient être témoins d’un prodige manifestant la colère ou des Dieux, ou de
la souveraine Déité; dès lors, à leurs yeux d’hommes superstitieux et irréligieux, ils seraient
perdus s’ils ne conjuraient le destin par des sacrifices et des vœux solennels. Ayant forgé ainsi
d’innombrables fictions, ils interprètent la nature en termes extravagants, comme si elle
délirait avec eux. Dans ces conditions, les plus ardents à épouser toute espèce de de
superstition ne peuvent manquer d’être ceux qui désirent le plus immodérément les biens
extérieurs. Principalement du fait qu’en présence d’un danger, ils sont incapables de prendre
eux-mêmes d’utiles décisions; ils implorent le secours divin, à force de prières et de larmes
dignes de femmes, ils déclarent la raison aveugle (puisqu’elle ne saurait leur apprendre un
moyen assuré d’obtenir les prétendus biens auxquels ils aspirent) et la sagesse humaine sans
fondement. Au contraire, ils prennent les délires de l’imagination, les songes et n’importe
quelle puérile sottise pour des réponses divines, A les en croire, Dieu se détournerait des
sages; ce ne serait pas dans les esprits des hommes, mais dans les entrailles des animaux
domestiques qu’il aurait inscrit ses volontés; ou encore, ce seraient les idiots, les fous, les
oiseaux qui, d’une inspiration, d’un instinct divins, seraient en mesure de nous les faire
connaître. Voilà à quel excès de démence la frayeur peut porter les hommes! La crainte serait
donc la cause qui engendre, entretient et alimente la superstition »
S’il s’était contenté de pointer le besoin [4], ses analyses n’auraient rien eu d’original. Par
exemple, tous les auteurs qui ne font pas de la sociabilité une tendance naturelle l’enracinent
dans la nécessité de satisfaire des besoins. Si les hommes s’associent, nous disent Protagoras,
Hobbes, Rousseau, pour ne parler que d’eux, c’est qu’ils doivent se défendre contre des
ennemis ou échanger les produits de leur travail pour assurer leur subsistance et leur
développement économique et culturel. Schopenhauer ne nie pas l’aiguillon du besoin mais il
en souligne un autre auquel la tradition intellectuelle a été peu sensible. Quand bien même
tous les besoins seraient comblés, les hommes se rechercheraient les uns les autres, bien qu’ils
aient de la peine à se supporter, parce rien n’est plus urgent pour eux que d’échapper à
l’ennui. [5]
Ainsi en est-il de la superstition. Notre philosophe ne nie pas la pertinence des analyses
classiques mais elles font l’impasse sur une dimension du phénomène qui lui paraît
essentielle. La vie est aussi insupportable lorsque les soucis de tous ordres qui l’empoisonnent
d’ordinaire lui laissent un répit que lorsqu’ils l’occupent. Car alors l’ennui se fait ressentir et
comme il faut lui échapper, la superstition supplée les soucis réels manquants par des soucis
imaginaires dont la fonction est surtout d’occuper l’esprit et de meubler le temps. Le
superstitieux croit peut-être moins aux balivernes qu’il enfante qu’on ne le croit ! Mais il en a
besoin pour se distraire et fuir le vide de sa vie. Il y a un bénéfice à retirer de la superstition
même si on le paie cher en termes de tracasseries et ce bénéfice est « de s’occuper pour
abréger le temps ».
« Si empressés que soient les soucis, petits et grands, à remplir la vie, à nous tenir en haleine,
en mouvement, ils ne réussissent point à dissimuler l’insuffisance de la vie à remplir une âme,
ni le vide et la platitude de l’existence, non plus qu’ils n’arrivent à chasser l’ennui, toujours
aux aguets pour occuper le moindre vide laissé par le souci. De là vient que l’esprit de
l’homme, n’ayant pas encore assez des soucis, des chagrins et des occupations que lui fournit
le monde réel, se fait encore mille superstitions diverses un monde imaginaire, s’arrange pour
que ce monde lui donne cent maux et absorbe toutes ses forces, au moindre répit que lui laisse
la réalité ; car ce répit, il n’en saurait jouir. C’est tout naturellement ce qui arrive aux peuples
auxquels la vie est facile, grâce à un climat et à un sol cléments, ainsi d’abord chez les
Hindous, puis chez les Grecs, chez les Romains, et, parmi les modernes, chez les Italiens,
chez les Espagnols, etc. – L’homme se fabrique, à sa ressemblance, des démons, des dieux,
des saints ; puis il leur faut offrir sans cesse sacrifices, prières, ornements pour leurs temples,
vœux, accomplissements de vœux, pèlerinages, hommages, parures pour leurs statues, et le
reste. Le service de ces êtres s’entremêle perpétuellement à la vie réelle, l’éclipse même ;
chaque événement devient un effet de l’action de ces êtres ; le commerce qu’on entretient
avec eux remplit la moitié de la vie, nourrit en nous l’espérance, et, par les illusions qu’il
suscite, nous devient parfois plus intéressant que le commerce des êtres réels. C’est là l’effet
et le symptôme du double besoin de l’homme, besoin de secours et d’assistance, besoin
d’occupation pour abréger le temps ; sans doute le résultat va directement contre le premier de
ces besoins, puisque, en chaque conjoncture fâcheuse ou périlleuse, il nous fait consumer un
temps et des ressources qui auraient leur emploi ailleurs, en prières et en offrandes ; mais il
n’en est que plus favorable à l’autre besoin, grâce à ce commerce fantastique avec un monde
rêvé ; c’est là le bénéfice qu’on tire des superstitions, et il n’est pas à dédaigner »
[6]
Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation. Trad. A. Burdeau.
PUF, IV, § 58, p. 407.408.
Autour de ce Sujet :
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« Déjà en considérant la nature brute, nous avons reconnu pour son essence intime l’effort,
un effort continu, sans but, sans repos; mais chez la bête et chez l’homme, la même vérité
éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être; c’est comme une soif
inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur; c’est
par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la ·proie de la douleur. Mais que la volonté
vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de
désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui; leur nature, leur
existence leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à
gauche, de la souffrance à l’ennui; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme.
De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les
douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que
l’ennui. »
[1]
Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation, I, IV, §57. Traduction
A. Burdeau, PUF, (1966. 2008), p. 394.
Thèse : Elle est coextensive à l’expérience du désir, selon qu’il est douleur du manque
dans l’énergie désirante ou épreuve de l’absence de la jouissance espérée dans le désir
comblé. Dynamisme douloureux du désir dans son élan, ou terrible ennui du désir apaisé, la
vie n’a jamais rendez-vous avec le bonheur. Tel est le leitmotiv du pessimisme
schopenhauerien.
Thèse : Aucune vie n’échappe à ce tragique. Sans doute les hommes peuvent-ils vivre dans
l’illusion de la vérité de leur condition et croire que le bonheur est la fin naturelle de leur
désir, ce qu’ils peuvent atteindre en suivant les conseils de la sagesse. Toute la philosophie
antique a entretenu cette illusion mais ce n’est qu’un leurre. Pour une conscience lucide il n’y
a pas de vécu positif du bonheur. Ce que l’on appelle ainsi n’est qu’une moindre
souffrance. « Tout bonheur est négatif, sans rien de positif ; nulle satisfaction, nul
contentement, par suite, ne peut être de durée ; au fond ils ne sont que la cessation d’une
douleur ou d’une privation, et, pour remplacer ces dernières, ce qui viendra sera
infailliblement ou une peine nouvelle ou quelque langueur, une attente sans objet, l’ennui »
(§ 58, p. 404).
PB : S’il est vrai que tel est le fait, lorsqu’on voit les choses clairement, comment en rendre
raison ? Car il ne suffit pas, pour un philosophe, de prendre acte du fait, il faut encore
« découvrir par des raisons toutes générales et a priori les racines profondes par où la douleur
tient à l’essence même de la vie, ce qui la rend inévitable » (§ 59, p. 409). D’où la nécessité
d’expliciter, à la manière kantienne, les conditions de possibilité de l’expérience. Qu’est-ce
donc que la vie pour que la douleur lui soit liée aussi intimement ? Quelle est son
essence ?
Thèse : L’expérience de notre corps, répond notre philosophe. Certes, en tant qu’objet de
représentation, le corps est un simple phénomène mais, en tant qu’il est vécu intérieurement, il
s’éprouve, il se sent volonté. Nous avons une connaissance immédiate de la chose en soi à
travers l’expérience de notre corps. Cette découverte n’est pas de l’ordre de la
représentation mais du sentiment. La force dont notre corps est une objectivation parmi
d’autres est sentie, vécue de l’intérieur. Il s’ensuit qu’elle ne s’enracine pas dans le
phénomène et que seule cette expérience intuitive rend possible l’intelligence de la
signification de ce qui est. « Le concept de volonté est le seul parmi tous les concepts
possibles qui n’ait pas son origine dans le phénomène, dans une simple représentation
intuitive, mais qui vienne du fond même de la conscience immédiate de l’individu, dans
laquelle il se reconnaisse lui-même, dans son essence immédiate, sans aucune forme, même
celle du sujet et de l’objet, attendu qu’ici le connaissant et le connu coïncident » (§ 22, p.
154).
Thèse : « Effort », « effort continu, sans but, sans repos », « soif inextinguible » répond
notre texte. La volonté ou le vouloir-vivre se confond avec la puissance de la vie
comme dynamisme aveugle, mouvement ou « tendance vers », sans aucun objet ou finalité
assignable. Il s’ensuit que tous les objets ou les buts que le désir fantasme comme promesses
de bonheur sont des objets et des buts illusoires impuissants par nature à apporter le
contentement. L’homme, comme tous les étants, est le jouet inconscient de cette force
absurde que seul l’obstacle arrête. D’où une existence haletante, toujours en manque,
expatriée de la plénitude de l’être ou de toute forme de repos. « Jamais de but vrai, jamais de
satisfaction finale, nulle part un lieu de repos » (§ 56, p. 391). Et cela se vérifie à tous les
niveaux de la nature, de la pierre qui tombe au désir humain en passant par les mouvements
de la plante. En eux la volonté poursuit sa ronde sans commencement ni fin, avec
l’obstination répétitive de ce qui a la permanence, l’universalité et l’éternité de l’essence.
Thèse : Le texte l’affirme explicitement : « c’est par nature, nécessairement » que l’homme
et la bête « doivent devenir la proie de la douleur ». Nulle contingence au principe de ce fait.
Pour le comprendre, il suffit d’être attentif à ce qu’implique l’expérience du désir. Désirer,
c’est aspirer à la possession d’un objet dont on est actuellement privé. On ne tend pas vers ce
que l’on possède mais vers ce que l’on n’a pas. Le désir est lié au manque et le manque est
par principe douleur de la privation. Mais la possession de l’objet convoité n’apporte pas
davantage le bonheur espéré. Sans doute par contraste avec la souffrance précédente, la
satisfaction du désir semble receler une positivité, cependant si satisfaction il y a, elle est de
courte durée, plus ou moins décevante par rapport au bonheur fantasmé et surtout, en
l’absence d’un nouveau désir, l’homme est confronté à l’angoisse du néant, au vide de son
existence, c’est-à-dire à l’expérience douloureuse de l’ennui.
Il faut donc admettre que « la vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la
souffrance à l’ennui ». Elle est souffrance et cela tient à l’essence de la volonté qui ne veut
rien d’autre que sa propre affirmation. Absurde jeu des Danaïdes, douleur du désir insatisfait
ou ennui mortel d’une existence confrontée à sa vanité, il n’y a décidément pas d’expérience
positive du bonheur pour les hommes.
Thèse : Une leçon bien étrange, dont l’étrangeté même est significative du tragique
existentiel. La tradition n’a-t-elle pas toujours opposé l’enfer comme lieu de toutes les
souffrances au paradis comme lieu de tous les délices ? La lucidité
schopenhauerienne dissipe cette illusion emblématique des aveuglements de la conscience.
Nous croyions que le désir comblé signifiait jouissance, plénitude d’un bonheur enfin
éprouvé. Nous découvrons qu’une vie où tous les besoins sont satisfaits n’est pas plus
réjouissante (ou « une vie de rêve » selon l’expression consacrée) qu’une vie de nécessiteux.
Dans l’une, on souffre de privation et dans l’autre d’ennui. L’une est la malédiction des
classes laborieuses, l’autre est le fléau des nantis.
« Le fléau perpétuel du peuple est le besoin, l’ennui est celui du monde aisé. Dans la vie
civile, il est représenté par le dimanche, alors que le besoin l’est par les six jours de la
semaine.» (§ 57, p. 396)
Conclusion:
Il n’y a pas de pessimisme plus radical, plus définitif que celui de Schopenhauer. De moins
discutable aussi. Non point parce qu’il serait la vérité de l’expérience humaine mais parce
qu’il s’étaie sur une intuition et disqualifie par principe le point de vue de la raison:
Les facultés rationnelles étant décrites comme soumises aux ruses du vouloir-vivre, les
leçons de la sagesse sont d’avance discréditées. Schopenhauer assume un parti pris
irrationaliste.
L’édifice théorique déployant une intuition fondatrice, on l’accepte ou on ne l’accepte pas.
Richard Roos le souligne dans sa préface à l’édition du Monde aux PUF: «Il ne s’agit pas d’un
édifice logique, patiemment construit par déductions successives, mais bien d’une vision
unique, d’un éclair génial, d’une intuition d’artiste qui satisfait l’esprit d’un coup ou le
repousse définitivement. C’est dire qu’on ne réfute pas Schopenhauer, mais qu’on l’accepte
ou le rejette»
Il a bien pris soin d’innocenter sa pensée du mirage dont celle des autres est, à ses yeux, le
jouet et il a ouvert des voies de salut. Qu’il s’agisse de la contemplation philosophique,
esthétique, de la morale de la pitié et de l’ascétisme, la solution se trouve dans une
conversion de l’existence, dans sa libération du vouloir-vivre, dans un exercice de
l’intellect affranchi de la volonté.
Je dois avouer que le plaisir de le lire n’exclut pas mon impossibilité de souscrire à son
pessimisme. Je ne peux accepter ni son nihilisme, ni cet art, qui est celui de tous les penseurs
du soupçon, de placer sa pensée en situation d’exception par rapport à celle des autres. J’ai
toujours vu dans cette stratégie le comble de la mystification dont le démystificateur se croit
le seul indemne. Bref, la question est de savoir qui déchire le mieux le voile de Maya. J’ai
la faiblesse de penser que les grands représentants de la sagesse y parviennent bien mieux que
Schopenhauer parce que je ne peux me défendre de soupçonner notre penseur de construire la
philosophie de son pathos.
PS: Pour une excellente analyse des figures et des métamorphoses de l’ennui chez
Schopenhauer, lire absolument le petit livre de Didier Raymond: Schopenhauer, (Seuil, 1979,
1995.)
*
Pour préciser et approfondir les significations.
« Un simple coup d’œil nous fait découvrir les deux ennemis du bonheur humain : ce sont la
douleur et l’ennui. En outre, nous pouvons observer que, dans la mesure où nous réussissons à
nous éloigner de l’un, nous nous rapprochons de l’autre, et réciproquement; de façon que
notre vie représente en réalité une oscillation plus ou moins forte entre les deux. Cela provient
du double antagonisme dans lequel chacun des deux se trouve envers l’autre, un antagonisme
extérieur ou objectif et un antagonisme intérieur ou subjectif. En effet, extérieurement, le
besoin et la privation engendrent la douleur; en revanche, la sécurité et la surabondance font
naître l’ennui. C’est pourquoi nous voyons la classe inférieure du peuple luttant incessamment
contre le besoin, donc contre la douleur, et par contre la classe riche et élevée dans une lutte
permanente, souvent désespérée, contre l’ennui.
Aphorismes sur la sagesse de la vie, Puf, Quadrige, p. 14. 15. Traduction A. Cantacuzène.
« Cet effort qui constitue le centre, l’essence de chaque chose, c’est au fond le même, nous
l’avons depuis longtemps reconnu, qui en nous, manifesté avec la dernière clarté, à la lumière
de la pleine conscience, prend le nom de volonté. Est-elle arrêtée par quelque obstacle dressé
entre elle et son but du moment : voilà la souffrance. Si elle atteint ce but, c’est la satisfaction,
le bien-être, le bonheur. Ces termes, nous pouvons les étendre aux êtres du monde sans
intelligence; ces derniers sont plus faibles, mais, quant à l’essentiel, identiques à nous. Or,
nous ne les pouvons concevoir que dans un état de perpétuelle douleur, sans bonheur durable.
Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas; donc il est souffrance, tant
qu’il n’est pas satisfait. Or, nulle satisfaction n’est de durée; elle n’est que le point de départ
d’un désir nouveau. Nous voyons le désir partout arrêté, partout en lutte, donc toujours à l’état
de souffrance; pas de terme dernier à l’effort; donc pas de mesure, pas de terme à la
souffrance.
Mais ce que nous découvrons, dans la nature dépourvue d’intelligence, à force d’attention
pénétrante et concentrée, nous saute aux yeux, dans le monde des êtres intelligents, dans le
règne animal, où il est aisé de faire voir que la douleur ne s’interrompt pas. Toutefois ne nous
attardons pas à ces degrés intermédiaires; arrivons à cette hauteur où tout s’éclaire à la
lumière de l’intelligence la plus parfaite, à l’homme. Car, à mesure que la volonté revêt une
forme phénoménale plus accomplie, à mesure aussi la souffrance devient plus évidente. Dans
les plantes, pas de sensibilité encore; pas de douleur par suite; chez les animaux les plus
infimes, les infusoires et les radiés, à peine un faible commencement de souffrance; même
chez les insectes, la faculté de recevoir des impressions et d’en souffrir est fort limitée encore;
il faut arriver aux vertébrés, avec leur système nerveux complet, pour la voir grandir, et du
même pas que l’intelligence. Ainsi, selon que la connaissance s’éclaire, que la conscience
s’élève, la misère aussi va croissant; c’est dans l’homme qu’elle atteint son plus haut degré, et
là encore elle s’élève d’autant plus que l’individu a la vue plus claire, qu’il est plus
intelligent ; c’est celui en qui réside le génie, qui souffre le plus. C’est en ce sens, en
l’entendant du degré même de l’intelligence, non du pur savoir abstrait, que je comprends et
que j’admets le mot du Koheleth : Qui auget scientiam, auget et dolorem, [Qui accroît sa
science, accroît aussi sa douleur.] (Ecclésiaste, I, 18) – Ainsi, il y a un rapport précis entre le
degré de la conscience et celui de la douleur […]
Il s’agit de considérer de ce biais, dans l’existence humaine, la destinée qui appartient par
essence à la volonté en elle-même. Chacun saura aisément retrouver chez la bête, quoique
dans un degré inférieur, les mêmes traits ; et ainsi on se convaincra suffisamment par le
spectacle de l’animalité souffrante, combien la souffrance est le fond de toute vie »
[1]
Le monde comme volonté et comme représentation, I, IV, § 56. Traduction A. Burdeau,
PUF, (1966. 2008), p. 391.392.
Déjà en considérant la nature brute, nous avons reconnu pour son essence intime l’effort, un
effort continu, sans but, sans repos; mais chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate
bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être; c’est comme une soif
inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur; c’est
par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la ·proie de la douleur. Mais que la volonté
vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de
désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui; leur nature, leur
existence leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à
gauche, de la souffrance à l’ennui; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme.
De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les
douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que
l’ennui. » Ibid. § 57, p. 393.394.
« Pour la plupart, la vie n’est qu’un combat perpétuel pour l’existence même, avec la
certitude d’être enfin vaincus. Et ce qui leur fait endurer cette lutte avec ses angoisses, ce
n’est pas tant l’amour de la vie, que la peur de la mort, qui pourtant est là, dans l’ombre, prête
à paraître à tout instant. – La vie elle-même est une mer pleine d’écueils et de gouffres;
l’homme, à force de prudence et de soin, les évite, et sait pourtant que, vînt-il à bout, par son
énergie et son art, de se glisser entre eux, il ne fait ainsi que s’avancer peu à peu vers le grand,
le total, l’inévitable et l’irrémédiable naufrage ; qu’il a le cap sur le lieu de sa perte, sur la
mort ; voilà le terme dernier de ce pénible voyage, plus redoutable pour lui que tant d’écueils
jusque-là évités.
Et de même, il faut bien le remarquer, d’une part les souffrances et les tourments arrivent
facilement à un degré où la mort nous devient désirable et nous attire sans résistance; et
pourtant qu’est-ce que la vie, sinon la fuite devant cette même mort? Et d’autre part, le besoin
et la souffrance ne nous accordent pas plus tôt un répit, que l’ennui arrive; il faut, à tout prix,
quelque distraction. Ce qui fait l’occupation de tout être vivant, ce qui le tient en mouvement,
c’est le désir de vivre. Eh bien, cette existence, une fois assurée, nous ne savons qu’en faire,
ni à quoi l’employer! Alors intervient le second ressort qui nous met en mouvement, le désir
de nous délivrer du fardeau de l’existence, de le rendre insensible, «de tuer le temps », ce qui
veut dire de fuir l’ennui. Aussi voyons-nous la plupart des gens à l’abri du besoin et des
soucis, une fois débarrassés de tous les autres fardeaux, finir par être à charge à eux-mêmes,
se dire, à chaque heure qui passe: autant de gagné! à chaque heure, c’est-à-dire à chaque
réduction de cette vie qu’ils tenaient tant à prolonger; car à cette œuvre ils ont jusque-là
consacré toutes leurs forces. L’ennui, au reste, n’est pas un mal qu’on puisse négliger; à la
longue il met sur les figures une véritable expression de désespérance. Il a assez de force pour
amener des êtres, qui s’aiment aussi peu que les hommes entre eux, à se rechercher malgré
tout; il est le principe de la sociabilité. On le traite comme une calamité publique; contre lui,
les gouvernements prennent des mesures, créent des institutions officielles; car c’est avec son
extrême opposé, la famine, le mal le plus capable de porter les hommes aux déchaînements
extrêmes : panem et circenses! voilà ce qu’il faut au peuple. Le système pénitentiaire en
vigueur à Philadelphie n’est que l’emploi de l’isolement et de l’inaction, bref de l’ennui,
comme moyen de punition; or l’effet est assez effroyable pour décider les détenus au suicide.
Comme le besoin pour le peuple, l’ennui est le tourment des classes supérieures. Il a dans la
vie sociale sa représentation le dimanche; et le besoin, les six jours de la semaine. » § 57, p.
395.396.
« Voilà ce que j’éprouve en partie depuis mon mariage et depuis votre retour. Je ne vois
partout que sujets de contentement, et je ne suis pas contente ; une langueur secrète s’insinue
au fond de mon cœur ; je le sens vide et gonflé, comme vous disiez autrefois du vôtre ;
l’attachement que j’ai pour tout ce qui m’est cher ne suffit pas pour l’occuper ; il lui reste une
force inutile dont il ne sait pas que faire. Cette peine est bizarre, j’en conviens ; mais elle n’est
pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse, le bonheur m’ennuie.
PS: Ce texte est la suite de celui qui est expliqué ici: http://www.philolog.fr/malheur-a-qui-
na-plus-rien-a-desirer-rousseau/ [4]
Autour de ce Sujet :
- PhiloLog - http://www.philolog.fr -
Le sens commun.
Posted By Simone MANON On 23 mars 2011 @ 10 h 15 min In Chapitre XIII - La
raison.,Répertoire,Textes | 6 Comments
*
Dans une de ses lettres à Lucilius, Sénèque dit que : « ce que promet la philosophie, ce sont
le sens commun, l’humanité et la vie en société » (Lettre 5, GF-Flammarion, p. 45). Promesse
donc d’un idéal d’humanité et de civilité. Des hommes enfin rassemblés dans une
citoyenneté universelle, non pas au mépris de leurs différences concrètes mais à la faveur
d’une compréhension réciproque rendue possible par le déploiement de leurs vertus
intellectuelles et morales. Comment ne pas souscrire à une telle exigence ? Enfin pouvoir
penser la philosophie autrement que sur le modèle platonicien de la fuite hors de la caverne.
La proposer comme chemin d’une inscription réconciliée et harmonieuse parmi les siens.
La difficulté commence dès lors qu’on se demande ce qu’il en est de ce fameux sens
commun, à la fois fin et moyen d’une communauté apaisée. Car y a-t-il concept plus
surdéterminé que celui-ci ? La philosophie, dans son histoire, n’a cessé d’en faire de multiples
usages mais l’équivoque, la polysémie du terme sont toujours au rendez-vous. Il n’est pas sûr
qu’il y ait une commune mesure entre ce qu’Aristote entend par sens commun et ce que les
latins, l’école écossaise ou Kant et Hannah Arendt théorisent sous ce nom. Aussi ne va-t-il
pas du tout de soi de penser le rapport de la philosophie au sens commun, et j’avoue avoir
toujours évité de donner à mes élèves le sujet de dissertation pourtant académique : La
philosophie doit-elle aller contre le sens commun ? A défaut d’être au clair sur ce que le mot
recouvre précisément comment élucider cette question ?
Pour pointer la difficulté je me propose ici de répertorier brièvement les diverses acceptions
d’une notion éminemment confuse.
Il s’agit ici d’un sens technique de l’expression, aujourd’hui tombé en désuétude. Aristote
appelle « sens commun », la faculté sensible rendant possible la perception d’un objet par un
sujet.
Par le recours à cette notion, Aristote s’efforce de résoudre le problème que pose la
perception dans la mesure où elle se distingue de la pure sensation. La sensation est une
réaction biologique de l’organe sensoriel à un stimulus. En termes aristotéliciens, elle est
« l’acte commun du sentant et du sensible ». Chaque sens a la sensation du sensible qui en
relève. La vue voit le jaune comme le goût sent le doux. Or comment pouvons-nous discerner
le jaune du doux et percevoir du miel identifié en même temps comme jaune et doux à la
différence de la bile, jaune et amère ? Autrement dit, qu’est-ce qui rend possible la synthèse
du divers de la sensitivité à l’œuvre dans l’opération perceptive ? Aristote répond le sens
commun. Il n’entend pas par là un sens spécial, une sorte de sixième sens, car à la différence
des cinq sens, il n’a pas un objet déterminé et un organe spécifique comme le sont les yeux
pour la vue ou les oreilles pour l’ouïe. Néanmoins, il faut, dit-il, que ce soit une faculté
sensible puisqu’elle saisit une réalité sensible.
Lalande le définit ainsi : « sens central qui aurait pour fonction de coordonner les sensations
propres à chaque sens spécial, en les rapportant à un même objet et par là de nous en donner
la perception »
Le sens commun est donc une faculté de synthèse et de réflexion sans laquelle il ne
pourrait y avoir ni unité du sujet sensitif ni unité de l’objet perçu.
Aristote construit donc ce concept pour fonder la possibilité :
Du sens commun relève la conservation par la conscience des données sensibles sous forme
d’images. Celle-ci jointe à la représentation du temps est au principe de la mémoire, de même
que l’élargissement de l’expérience sensible par l’imagination rend possible l’activité
intellectuelle.
Il est intéressant de noter que Hannah Arendt, réactualise l’analyse aristotélicienne. Sur fond
de présupposés phénoménologiques, elle établit que le sens commun est ce qui organise le
monde des phénomènes (ce qui apparaît), d’une part parce que les cinq sens différents les uns
des autres se partagent le même objet, mais aussi parce que cet objet est reconnu par ceux
avec lesquels nous partageons un monde commun. Le sens commun n’est pas seulement le
sens interne à un sujet car si l’expérience de ce dernier était une expérience solipsiste, celui-ci
ne pourrait être assuré de la réalité du monde. « La certitude que ce que nous percevons existe
indépendamment de l’acte de perception, est totalement conditionnée par le fait que l’objet
apparaît également, en tant que tel, aux autres. Sans cette reconnaissance tacite par les autres,
personne ne serait capable de prêter foi à la manière dont il paraît à soi-même » La vie de la
pensée, La pensée, Puf, p. 63. Le sens commun est donc « ce sixième sens qui ajuste les cinq
autres à un monde commun » Ibid., p. 98.
NB: Pour la conception très paradoxale (comme à son habitude) que Hannah Arend élabore
du sens commun, voir le livre de Anne-Marie Roviello: sens commun et modernité chez
Hannah Arendt. 1987. Vrin.
Cette idée d’une rationalité commune à l’humanité entière est défendue par les stoïciens.
Epictète parle ici de l’intelligence commune comme d’un fait et pourtant le consensus des
significations et des valeurs ne semble pas si facile à trouver puisqu’il suppose comme
condition de ne pas avoir l’esprit faussé. Or comment va-t-on discriminer parmi les jugements
ceux qui relèvent de l‘intelligence commune et ceux qui relèvent de l’esprit faussé ? Ce n’est
certainement pas le critère du plus grand nombre qui peut faire autorité car l’expérience
montre amplement qu’il ne suffit pas qu’une absurdité soit communément partagée pour
devenir sensée. Alors on se doute qu’à défaut d’être spontanée et universelle, elle doit être
le corrélat de certaines vertus ou exigences propres à la logique stoïcienne. Et c’est bien là le
problème.
Ou le sens commun signifie une rationalité commune et dans ce cas il est identifiable
à ce que Descartes appelle le bon sens ou la raison. Mais Descartes établit que la
raison ne peut s’exercer correctement que dans une distance critique avec ce qui est
communément pensé et senti. D’où la nécessité d’une éthique du jugement [1]
conquise de haute lutte contre les puissances trompeuses (les informations
sensorielles, les opinions reçues, le conditionnement culturel). Elle exige d’éviter la
prévention et la précipitation et de mettre en œuvre les règles de la méthode afin de
ne rien recevoir pour vrai que « ce qui se présenterait si clairement et si distinctement
à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute ». Autant dire qu’en
soumettant le jugement à la règle de l’évidence, [2] en lui imposant le préalable de
l’examen critique des préjugés, Descartes fait de la rationalité commune la
récompense d’une démarche austère non le propre de ce qui fait consensus
spontanément. De même à l’instar de la grande tradition rationaliste, la science
moderne soutient le principe d’une rupture épistémologique entre le mode de pensée
commun et les impératifs de la rationalité scientifique. Le premier est plus un obstacle
épistémologique que ce qui fonde intuitivement les élaborations intellectuelles. Le
communément admis dans la cité scientifique n’est pas dans le prolongement du
communément admis dans la cité réelle.
Ou le sens commun est bien ce qui est communément partagé et il ne peut pas être le
résultat d’une discipline philosophique ou d’une méthode scientifique. Il doit avoir
une dimension préréflexive, une spontanéité et une universalité englobant aussi
bien des hommes de cultures différentes que d’apprentissages intellectuels très
différents. Bref si le sens commun est ce qui est conditionné par une formation
intellectuelle de haut niveau, il a peu de chances d’être « commun ». C’est pourquoi
les théoriciens du sens commun en font une arme de guerre aussi bien contre les
subtilités des sophistes et des sceptiques que contre les exigences du cartésianisme et
de manière générale de la rigueur scientifique.
Giambattista Vico donne ainsi la définition suivante : « Le sens commun est un jugement
sans aucune réflexion, senti en commun par tout un ordre, par tout un peuple, par toute une
nation ou par le genre humain tout entier » La science nouvelle, I, Deuxième section, XII,
142. (1744), L’Esprit de la Cité, Fayard, p. 89. Traduction d’Alain Pons. C’est l’idée que
« des idées uniformes, nées chez des peuples entiers, inconnus les uns des autres, doivent
avoir un fond commun de vérité » Ibid., XIII, 144, p. 89. « Cette dignité est un grand principe,
qui établit que le sens commun du genre humain est le critère enseigné aux nations par la
providence divine pour définir ce qui est certain dans le droit naturel des gentes » Ibid., XIII,
145, p. 89.
Dans son livre Vérité et méthode, [3]Gadamer propose un long développement sur cette idée
d’un sensus communis venant de la tradition humaniste et de sa culture de l’éloquence et de
la prudence. Vico, dit-il, se réclame du sens romain du sensus communis, notion dont le
contenu est moral et politique. Le sensus communis est le sens de la communauté, le sens
que fait acquérir la vie en communauté et ce qui la rend possible. Il s’agit donc moins d’une
faculté universelle présente en tout homme qu’un sens fondant la communauté de vie et par
conséquent indexé sur l’existence morale et historique des hommes. Il n’est pas le privilège de
penseurs abstraits mais la prérogative d’êtres concrets ayant à exercer leur jugement dans un
monde marqué par la pluralité des opinions, la contingence des événements et le souci de ce
qui est bon et agrément commun. C’est dire que le sensus communis ne relève pas du savoir
théorique mais de ce qu’Aristote théorise sous le nom de sagesse pratique ou phronesis. Il
implique une dimension morale, celle d’une volonté orientée vers le bien commun. A l’idéal
théorique du savoir (sophia) s’oppose donc l’idéal pratique de la prudence (phronesis). Et,
comme on sait, la sagesse pratique ou phronesis est de l’ordre de la doxa, non de l’épistémè,
d’où la réhabilitation de la rhétorique ou art de l’argumentation, nécessaire à la délibération
collective pour faire triompher le sens commun.
Il s’ensuit que celui-ci est une qualité générale du citoyen en jeu même dans les Lumières
allemandes, dont Gadamer dit pourtant qu’elles se sont éloignées du sens romain. Kant
développe en effet le concept de sens commun à propos de l’analyse du jugement. Faculté la
plus politique de l’homme, remarque Hannah Arendt, car elle s’exerce en présupposant la
communicabilité de sa propre appréciation, fait d’autant plus surprenant que l’appréciation est
liée au sentiment de plaisir et de déplaisir, c’est-à-dire au sens qui semble le plus privé, à
savoir le goût. Lorsqu’un homme prononce un jugement esthétique ou autre, il ne dit pas que
ce jugement ne vaut que pour lui. Il prétend que tous les êtres relevant de la constitution
humaine devraient pouvoir prononcer ce jugement. Il réfléchit sa propre expérience et il
l’universalise, ce qui signifie qu’il exerce son jugement en tant que membre d’une
communauté. Voilà pourquoi : « sous cette expression de sensus communis on doit
comprendre l’Idée d’un sens commun à tous, c’est-à-dire d’une faculté de juger, qui, dans sa
réflexion tient compte en pensant (a priori) du mode de représentation de tout autre homme,
afin de rattacher son jugement à la raison humaine tout entière et échapper, ce faisant, à
l’illusion, résultant de conditions subjectives et particulières pouvant aisément être tenues
pour objectives, qui exerceraient une influence néfaste sur le jugement. C’est là ce qui est
obtenu en comparant son jugement aux jugements des autres, qui sont, en fait, moins les
jugements réels que les jugements possibles, et en se mettant à la place de tout autre, tandis
que l’on fait abstraction des bornes, qui de manière contingente sont propres à la faculté de
juger ; on y parvient en écartant autant que possible ce qui dans l’état représentatif est matière,
c’est-à-dire sensation, et en prêtant uniquement attention aux caractéristiques formelles de sa
représentation ou de son état représentatif. Sans doute cette opération de la réflexion paraît
être bien trop artificielle pour que l’on puisse l’attribuer à cette faculté que nous nommons le
sens commun ; toutefois elle ne paraît telle que lorsqu’on l’exprime dans des formules
abstraites, il n’est en soi rien de plus naturel que de faire abstraction de l’attrait et de
l’émotion, lorsqu’on recherche un jugement qui doit servir de règle universelle » Kant,
Critique de la faculté de juger, [4]§40, (Traduction de A. Philonenko).
C’est le grand Kant qui le précise à la fin de la Critique de la raison pure [6]
:
« Je ne veux pas vanter ici les services que la philosophie a rendus à la raison humaine par
l’effort pénible de sa critique, quand même le résultat n’en dût être que négatif […] Mais
exigez-vous donc qu’une connaissance qui intéresse tous les hommes soit au-dessus du sens
commun et ne vous soit révélée que par les philosophes ? Votre reproche est la meilleure
confirmation de l’exactitude des assertions émises jusqu’ici, puisqu’il découvre ce qu’au
début on n’aurait pu prévoir, je veux dire que la nature, dans ce qui intéresse tous les hommes
sans distinction, ne peut être accusée de distribuer partialement ses dons, et que, par rapport
aux fins essentielles de la nature humaine la plus haute philosophie ne peut pas conduire plus
loin que ne le fait la direction qu’elle a confiée au sens commun » Puf, Traduction
Tremesaygues et Pacaud, p. 557.
Ensemble des idées reçues [7], des significations linguistiques transmises par un milieu et si
bien incorporées que les opinions inverses semblent aberrantes.
Je ne développe pas cette acception tant il va de soi que si le sens commun est cet ensemble
d’habitus (selon l’expression de Pierre Bourdieu), l’expérience montre qu’ils n’ont rien de
commun et qu’ils sont le tombeau de la philosophie plus que ce qui l’irrigue.
L’auteur assimile le sens commun à ce que Descartes appelle le bon sens ou la raison. Mais
on s’aperçoit vite qu’il fait l’économie de la rigueur philosophique la plus élémentaire, ce qui
justifie la critique assassine que Kant fait de lui au début de ses Prolégomènes à toute
métaphysique future. Le moins que l’on puisse dire est qu’il propose une définition
minimaliste du sens commun, au fond celle qui faisait dire à Kant : « L’entendement commun,
qui, lorsqu’il n’est qu’un entendement sain (encore inculte) est considéré comme la qualité
inférieure, que l’on peut toujours attendre de celui qui prétend au nom d’homme, a donc
l’honneur mortifiant d’être désigné par le nom de sens commun (sensus communis) et de telle
sorte que sous ce terme de commun (non seulement en notre langue qui sur ce point contient
effectivement une ambiguïté, mais encore en beaucoup d’autres langues) on comprend le
vulgare, qui se rencontre partout et dont la possession n’est absolument pas un mérite ou un
privilège » Critique de la faculté de juger, [4]§40, (Traduction : A. Philonenko).
***
« Le mot sens, dans la langue commune, n’a pas la même signification que dans la langue
des philosophes ; et cette différence négligée a été quelquefois une source de confusion et
d’erreur.
Sans remonter à la philosophie ancienne, les philosophes modernes semblent persuadés que
les fonctions des sens n’ont rien de commun avec celles du jugement. Ils considèrent les sens
comme la faculté de recevoir des objets certaines impressions ou idées, et le jugement comme
la faculté de comparer ces idées et de percevoir leur convenance nécessaire ou leur
disconvenance.
Les philosophes donnent le nom de sens à la vue et à l’ouïe parce qu’ils en reçoivent des
idées; le vulgaire leur donne le même nom parce que ce sont des moyens de juger. En effet,
on dit qu’on juge des couleurs par les yeux, des sons par l’oreille, de la beauté et de la
difformité par le goût, du juste et de l’injuste par le sens moral ou la conscience.
La lumière intérieure du bon sens n’est pas accordée à tous dans la même mesure; mais il
faut la posséder en quelque degré pour être obligé par les lois, capable de veiller à ses intérêts,
et responsable de sa conduite envers les autres. C’est ce degré qu’on appelle le sens commun,
parce qu’il est commun à tous les hommes avec qui nous contractons, et à qui nous pouvons
demander raison de leurs actions.
Les lois de toutes les nations civilisées distinguent ceux qui jouissent du sens commun de
ceux qui n’en jouissent pas. Ces derniers ont sans doute des droits qu’il n’est pas permis de
violer ; mais comme ils ne sont pas capables de se conduire eux-mêmes, les lois les placent
sous la conduite des autres. Il est facile de discerner par les actions d’un homme, par ses
discours, souvent par ses regards s’il est ou non dans ce cas ; et quand le tribunal est chargé de
prononcer là-dessus, un interrogatoire très court le met ordinairement en état de décider la
question en parfaite connaissance de cause.
Le même degré d’intelligence qui suffit pour agir avec la prudence commune dans la
conduite de la vie, suffit aussi pour découvrir le vrai et le faux dans les choses évidentes par
elles-mêmes, quand elles sont distinctement conçues.
Toute connaissance, toute science, repose sur des principes évidents par eux-mêmes, et tels
que tout homme doué du sens commun en est juge compétent dès qu’il les a compris. De là
vient que les disputes se terminent souvent par un appel au sens commun.
Lorsque de part et d’autre on est d’accord sur les principes qui servent de base aux
arguments, la force du raisonnement décide de la victoire; mais quand on nie d’un côté ce qui
paraît trop évident de l’autre pour avoir besoin de preuve, l’arme du raisonnement est brisée;
chacun en appelle au sens commun et persiste dans son opinion.
Pour que cet appel pût être jugé et que le sens commun devînt en ce cas un arbitre suprême,
il faudrait que ses décisions fussent rédigées et réunies dans un code, dont l’autorité fût
reconnue par tous les hommes raisonnables. Rien ne serait plus désirable qu’un pareil code; il
comblerait, s’il existait, un vide immense dans la logique. Et pourquoi regarderait-on une
pareille législation comme impossible à rédiger? L’est-il donc que des choses évidentes par
elles-mêmes obtiennent l’assentiment universel ?
Je me suis proposé d’expliquer en quoi consiste le sens commun, afin qu’on ne le regarde ni
comme un vain mot ni comme un principe nouveau dans la science de l’esprit humain. J’ai
tâché de faire voir que le mot sens, dans son acception la plus commune et par conséquent
dans son acception propre, signifie jugement, bien que les philosophes l’aient souvent
employé dans un autre. Il s’ensuit que sens commun veut dire jugement commun, ce qui est
parfaitement confirmé par l’acception de cette dernière expression.
Il n’est pas aisé sans doute de déterminer les limites précises qui séparent le sens commun
de ce qui est en deçà ou au delà; mais les personnes mêmes qui n’ont jamais songé à fixer ces
limites, ou qui ne les fixent pas de la même manière, ne laissent pas de tomber d’accord sur le
sens du mot. C’est ainsi que tous ceux qui parlent de la Suisse entendent la même chose,
quoique la centième partie peut-être ne soit pas en état de spécifier où commence la Suisse et
où elle finit.
Je crois que le sens commun est un mot aussi clair et dont la signification n’est pas plus
équivoque. Nous le rencontrons à chaque page dans les écrivains les plus estimés; nous
l’entendons prononcer sans cesse dans la conversation, et, si je ne me trompe, toujours dans la
même acception. De là vient qu’on a si peu songé à le définir ou à l’expliquer.
Il est vrai que ce n’est point un terme philosophique, et que la plupart de ceux qui ont traité
systématiquement des facultés de l’esprit humain, n’y ont point compris le sens commun, et
n’en ont parlé qu’en passant et de la même manière que les autres écrivains.
Ma mémoire me rappelle cependant deux philosophes qui font exception à cette remarque.
L’un est le P. Buffier qui, dans un ouvrage publié il y a cinquante ans (1732), a traité du sens
commun comme de l’un des principes de la connaissance humaine; l’autre est Berkeley qui
l’a invoqué plus que personne contre la doctrine des philosophes qu’il combattait.
Je citerai encore un autre écrivain qui a cherché en quoi consiste le sens commun; c’est
l’illustre archevêque de Cambrai.
Élevé dans les principes de la philosophie cartésienne, le pieux auteur avait entrepris de
donner une base solide aux arguments métaphysiques inventés par Descartes pour démontrer
l’existence de Dieu. Débutant par le doute, à l’exemple de son maître, il s’attache d’abord à
établir la certitude de sa propre existence, ce qui le conduit à chercher en quoi consiste
l’évidence des vérités premières. Suivant encore en cela les principes de Descartes, il place
cette évidence dans la clarté des idées, et définit l’absurde, ce qui est en contradiction avec
une idée claire. Mais d’où viennent les idées claires elles-mêmes? Fénelon les fait dériver du
sens commun.
Les voilà donc ces idées ou notions générales que je ne puis ni contredire ni examiner;
suivant lesquelles, au contraire, j’examine et je décide tout; en sorte que je ris au lieu de
répondre, toutes les fois qu’on me propose ce qui est clairement opposé à ce que mes idées
immuables me représentent ». (Fénelon, De l’Existence de Dieu, II, §2, seconde épreuve)
Les explications que nous venons de donner sur l’expression de sens commun, suffisent
pour indiquer l’usage et l’abus qu’on peut en faire.
Il serait absurde d’opposer le sens commun à la raison. A la vérité il a sur elle un droit
d’aînesse; mais ils sont inséparables de leur nature, et nous les confondons dans nos discours
et dans nos écrits.
Nous attribuons à 1a raison deux offices ou deux degrés : l’un consiste juger des choses
évidentes par elles-mêmes; l’autre à tirer de ces jugements des conséquences qui ne sont pas
évidentes par elles-mêmes. Le premier est la fonction propre et la seule fonction du sens
commun ; d’où il suit que le sens commun coïncide avec la raison dans toute son étendue et
n’est que l’un de ses degrés. Pourquoi donc, dira-ton, lui donner un nom particulier ? Il
suffirait de répondre : pourquoi abolir un nom qui se trouve dans la langue de toutes les
nations civilisées, et qui est défendu par une si longue prescription? Ce serait la plus folle, la
plus vaine des entreprises ; il n’y a pas un homme sage qui ne soit convaincu qu’une
dénomination universellement adoptée est d’une utilité certaine.
Mais il y a une réponse directe et péremptoire, c’est qu’il faut bien donner un nom
particulier au premier degré de la raison, puisque la plus nombreuse partie des hommes n’en
possède pas d’autre. C’est ce degré seulement qui en fait des êtres raisonnables, et qui les rend
capables de diriger leur conduite et de s’obliger envers leurs semblables. Il y a donc une
bonne raison pour qu’il ait une dénomination spéciale dans la langue.
Le premier degré de la raison diffère encore du second sous d’autres rapports, qui suffiraient
pour autoriser la distinction dont il s’agit.
Le sens commun est un pur don du ciel : s’il nous l’a refusé, l’éducation ne saurait nous le
communiquer. La raison a son enseignement et ses règles, mais elle présuppose le sens
commun. Quiconque est doué du sens commun peut apprendre à raisonner; mais celui qui
n’est point éclairé de cette lumière, étant incapable de reconnaître les principes évidents par
eux-mêmes, n’apprendra jamais à en tirer des conséquences légitimes.
J’observerai en outre que la prérogative du sens commun consiste plus à réfuter qu’à
prouver. La conclusion d’une suite de raisonnements appuyés sur des principes certains ne
peut jamais contredire une décision du sens commun, parce que la vérité ne peut pas être en
opposition avec elle-même. D’un autre côté, le sens commun ne peut jamais donner d’autorité
à une conclusion de cette nature, parce qu’elle n’est point dans les limites de sa juridiction.
Mais il est possible que de faux principes ou une erreur commise dans le raisonnement
conduisent à une conclusion contraire an sens commun. Dans ce cas, celui-ci est le juge
légitime de la conclusion, quoiqu’il ne le soit pas du raisonnement qui l’a donnée ; et il lui
appartient de rejeter l’une, quoique qu’il ne sache point indiquer l’erreur qui s’est glissée dans
l’autre.
Ainsi, s’il arrivait à un géomètre, ayant failli dans quelque partie de sa démonstration, fût
conduit à ce résultat, que deux quantités égales chacune à une troisième, ne sont pas égales
entre elles, le sens commun, sans prétendre de la régularité de la démonstration, serait en droit
de prononcer que la résultat est absurde ».
Thomas Reid, Essai sur les facultés intellectuelles de l’homme, 1785, L’Harmattan, 2007, p.
293 à 300. Traduction Théodore Jouffroy (1796.1842)
Autour de ce Sujet :
1. Le jugement est un don particulier qui ne peut pas du tout être appris, mais seulement
exercé. Kant. [8]
2. Erreur et illusion [9]
3. Petit traité sceptique sur cette commune façon de parler: n’avoir pas le Sens commun.
La Mothe Le Vayer. [10]
4. Défense du sens commun. Raymond Boudon. [11]
5. "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée" Descartes. [12]