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sem-linkAli Merad
Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée Année 1971 9 pp. 21-35
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EN MARGE DU NATIONALISME ALGERIEN
Voici trente -cinq ans -presque jour pour jour- disparaissait une des plus
remarquables figures algériennes de la première moitié du XXème siècle, l'émir
KHALED, fils de l'émir HACHEMI, fils de l'émir ABD EL-KADER.
La personnalité de l'émir KHALED, jadis fort contestée, à la fois dans les milieux
français de la Colonie et par des Algériens même, connaît aujourd'hui un renouveau
d'intérêt1. Depuis l'accession de l'Algérie à l'indépendance, les Algériens ont eu
maintes occasions d'exalter le rôle de l'émir
1. Elle a fait l'objet, ici même, d'une minutieuse étude de Charles Robert AGERON :
"Enquête sur les Origines du Nationalisme algérien. L'émir Ihal*dt petit-fils d'
Abd il- lader, fut-Il le premier nationaliste algérien?", R.O.M.M., n° 2, 1966, p.
9-49. On pourra en outre consulter, sur la vie et l'action publique de l'émir
KHALED, les références suivantes : - Marthe et Edmond GOUVION, Kttab Anyone El-
Marhariba, Alger, 1920, p. 63-64. -L'Afrique Française, Bulletin du Comité de
l'Afrique Française, Paris, oct. 1924, p. 530 ; Renseignements Coloniaux
(Supplément de l'Afrique Française), n* 5, mai 1922, p. 131-132. - L'Evolution
Nord- Africaine, Organe de Défense de la Prépondérance française et de l'Essor
économique de l'Algérie-Tunisie-Maroc, n* 862, février 1936. -La Défense (Hebdo.
des Droits et Intérêts des Musulmans Algériens), Alger, n* 91 , 24 janv. 1936 ; n"
96, 13 mars 1936. - En Terre d'Islam, n° 14, mars-avril 1936, p. 131. - Octave
DEPONT, L'Algérie du Centenaire, Bordeaux, 1928, p. 87 ; 177-181. - Charles-André
JULIEN, L'Afrique du Nord en marche. Nationalismes musulmans et Souveraineté
française, Paris, Julliard, 1952, p. 111. - Roger LE TOURNEAU, L'Evolution
politique de l'Afrique du Nord musulmane (1920- 1961), Paris, Armand Colin, 1962,
p. 311. - Ferhat ABBAS, La Nuit Coloniale, Paris, Julliard, 1962, p. 116 sq. -
Jacques BERQUE, Le Maghreb entre Deux Guerres Paris, Seuil, 1962, p. 21, 291. -
André NOUSCHI, La Naissance du Nationalisme algérien ' 1914-1954, Paris, Les Ed. ,
de Minuit, 1962, p. 55 sq. ' - Ali MERAD, Le Réformisme musulman en Algérie de 1925
b 1940, Paris - La Haye, Mouton et C*, 1967, p. 39. - ID. , Ibn B&dts, Commentateur
du Coran, Paris, P. Geuthner, 1971, 36, 57.
22 ALI MERAD
ABD EL-KADER et de son plus célèbre descendant, l'émir KHALED2 le premier, pour
avoir représenté la souveraineté algérienne et symbolisé la résistance du peuple
algérien devant le conquérant français ; le second, pour avoir laissé le souvenir
d'un grand seigneur et d'un homme d'honneur, qui sut adopter, à l'égard de la
France, une attitude de loyalisme qui n'excluait ni la fierté ni la volonté
d'affirmer la personnalité algérienne.
I - Le document
II s'agit d'un article publié par le réformateur algérien Abd al-H'amîd b. Bâdfs
dans sa revue al-Chlhtib (n° de fév. 1936, p. 621-630), peu après la mort de l'émir
(9.1.36). Ce rapide portrait-souvenir, sur l'importance duquel nous avons déjà eu
l'occasion d'attirer l'attention3, présente à notre sens le double avantage de nous
renseigner sur l'attitude des *ulamâ réformistes algériens à l'égard de l'émir
KHALED et de nous révéler un aspect des sentiments politiques profonds du cheikh
Abd al-H'amîd b. Bâdfs.
Nous sommes loin d'une simple notice nécrologique, dans laquelle on s'attendrait à
trouver une foule de détails d'ordre biographique. Dans les dix pages de cet
article, il y a relativement peu de détails précis : un très petit nombre de
dates ; quelques noms seulement de partenaires -algériens et français- de l'émir ;
un seul détail chiffré, à savoir la somme allouée par le gouverneur général Th.
STEEG à l'émir KHALED pour lui permettre de se libérer de ses dettes avant de
quitter le territoire algérien.
l'hostilité que lui manifestaient les milieux français d'Algérie et* la résistance
que lui opposaient certains hommes politiques parmi ses coreligionnaires.
II - Analyse du document
II n'est peut-être pas superflu d'indiquer les grandes lignes de ce texte , pour
permettre un rapide repérage des principaux éléments fournis par Ibn Bâdfs, et
montrer quels sont, d'après le réformateur algérien, les traits les plus saillants
de la personnalité et de la carrière politique de l'émir.
1) Le faible écho provoqué par la mort de l'émir KHALED dans la presse française
d'Afrique du Nord (citation de La Dépêche Algérienne , d'Alger). Exaltation de la
mémoire du défunt en termes superlativement lau- datifs.
7) Le gouverneur général STEEG : ce radical ne l'était pas assez pour appliquer une
politique libérale en faveur des Musulmans Algériens.
8) L'amertume de l'émir KHALED, abandonné par ses anciens amis politiques et déçu
par une opinion publique musulmane gagnée par la lassitude.
9) L'entrée en scène de Omar BOUDERBA, qui jouera les intermédiaires entre l'émir
et le gouverneur général STEEG. Objet de la négociation : accorder à l'émir les
moyens de se libérer de ses dettes (chiffrées à 85000 francs de l'époque).
11) Les relations de KHALED avec le Haut Commissariat de France au Levant (H. De
JOUVENELLE, Jean MÉLIA). Sa situation matérielle.
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14) Mort de KHALED, le 9 janvier 1936, une quinzaine de jours seulement après la
mort de son épouse. Son portrait moral et physique.
Conclusion
Le texte dont nous donnons ci-après la traduction est avant tout un témoignage.
L'auteur ne s'y attache guère aux faits dans leur détail. Il brosse à grands traits
la carrière mouvementée d'un personnage qu'il a dû certainement aimer, et qu'il
tenait probablement pour la plus glorieuse figure de sa nation.
Dès les premières lignes, on sent un cri jaillir du coeur d'un homme profondément
affecté par la perte de son héros. Dans ces pages passionnées , la ferveur du
partisan n'a d'égale que sa véhémence vengeresse et sa volonté de flétrir devant
l'Histoire les anciens adversaires et ennemis du célèbre disparu. Il s'y montre
sans pitié pour les hommes politiques musulmans opposés au "groupe KHALED", soit
par réelle conviction politique, soit pour des motifs plutôt sordides. Il n'est pas
tendre non plus pour les responsables français (gouverneurs généraux, porte-parole
des colons), qui firent tout pour briser la carrière politique de l'émir et le
contraindre à s'exiler.
A travers ce plaidoyer pour l'émir KHALED, on sent vibrer le coeur d'Ibn Bâdfs,
l'homme d'action et le citoyen, dont la pensée politique avait alors atteint sa
pleine maturité4. On y sent percer également son amer regret devant l'échec final
de l'émir, dont le programme de réformes aurait sans doute pu contribuer à
infléchir le cours de l'histoire contemporaine de l'Algérie, s'il s'était trouvé,
du côté français, un nombre suffisant d'hommes assez lucides pour en comprendre le
bien-fondé, mais surtout assez résolus et forts pour en imposer la nécessaire mise
en oeuvre.
4. Ibn Bâdfs vient d'avoir 46 ans. Depuis 1931, il préside V Association des 'UlamV
Algériens, qui n'avait pas tardé à acquérir sur le plan politique un poids non Le
1er Congrès national réformiste, tenu à Alger le 23 septembre 1935, avait l'ampleur
du mouvement animé par Ibn Bâdfs. Il est à noter enfin que seulement quelques avant
la disparition de l'émir KHALED, Ibn BâDÎS venait de lancer, par l'intermédiaire
Journal pro-réformiste La Défense (n° 88 du 3 Janv. 1936), l'idée d'un Congrès
national qui rassemblerait "tous les représentants et les dirigeants de l'opinion
musulmane Hommes politiques, Ulémas, élus, magistrats musulmans, professeurs, etc".
Les efforts BâDîS et de ses amis, parallèlement à ceux de la Fédération des Elus
musulmans M. S. BENDJELLOUL, Ferhat ABBAS, etc.) et des Instituteurs, aboutiront à
la du 1er Congrès Musulman Aliérlen inauguré le 7 juin 1936 à Alger. Sur les idées
d'Ibn BâDIS, nous nous permettons de renvoyer à : A. MERAD, Le Réformisme musulman
Aliérle.,., chap. II et chap. VII.
Toutes ces déceptions, Ibn Bâdfs semble les avoir ressenties personnellement comme
une profonde injustice. Le moraliste les a éprouvées comme le signe de la bêtise et
de la petitesse humaines : ni les professionnels musulmans de la politique
algérienne, ni le peuple, ne furent vraiment à la hauteur de cet émir, qui était né
pour être un meneur d'hommes et un grand chef, et qui finit par s'avouer impuissant
devant une masse moutonnière et versatile, et devant une caste de politiciens
essentiellement guidés par leurs intérêts matériels.
Plus que l'échec politique même de l'émir, c'est la leçon qui s'en dégage qui
semble en fin de compte attrister le plus le moraliste, comme la plupart des
sympathisants réformistes de l'époque, dont Lamine LAMOUDI était l'un des meilleurs
interprètes en langue française. Qu'on en juge par ces lignes désabusées, au ton
balzacien, qui résument le destin de l'émir, et qu'Ibn Bâdfs aurait pu faire
siennes : "Condamné par la France, à qui il avait donné le meilleur de sa jeunesse,
trahi par ses compagnons de lutte , vendu par ses amis les plus proches, KHALED
s'en est allé, emportant dans sa retraite les plus vastes notions de la bassesse
humaine"9.
26 ALI MERAD
héros de l'islam, d'un illustre personnage arabe, et de l'un des fils exceptionnels
de l'Algérie, qui fut de cette race d'hommes dont on ne voit les pays produire de
semblables qu'à intervalles de plusieurs dizaines d'années .
"Il est mort, l'émir vénéré, le seigneur tant honoré, le vaillant patriote, lui qui
pouvait se flatter d'une si ancienne noblesse et d'une si glorieuse naissance, et
dont le passé et le présent furent également prestigieux , j'ai nommé l'émir
KHALED, fils de l'émir El-HACHEMI, fils du souverain9 de l'Algérie, qui fut la
gloire des combattants pour la Foi, le sultan9 El-Hadj ABD EL-KADER B. MAfflEDDINE.
"Il est mort, celui qui fut un astre éclatant dans le ciel de l'Algérie , et dont
le rayonnement fut intense dans les sphères de la politique locale et de la
politique française. En Afrique du Nord, en France, comme en de nombreux pays
européens et dans l'ensemble des pays d'Orient, partout la presse célébrait son nom
et faisait état de ses actions, et de longs articles y étaient consacrés à l'émir,
tantôt pour combattre ses idées politiques, tantôt pour y applaudir. Il est mort en
terre étrangère, [622] bien qu'il fut entouré de sa famille et de ses proches. Les
fils du télégraphe n'ont point vibré pour lui ; les agences de presse n'ont pas
réagi à l'annonce de sa mort, dont la nouvelle est demeurée ignorée, jusqu'à
l'arrivée des journaux syriens à Paris. C'est alors seulement que le correspondant
de La Dépêche [Algérienne] daigna envoyer les cinq lignes que son journal a
publiées sans commentaire .
La jeunesse de Khaled
C'est à Damas qu'est né le regretté émir»». Son père, EL-HACHEMI , avait pris grand
soin de son éducation et de son instruction. L'émir KHALED était l'un des petits
-fils de l'émir ABD EL-KADER qui avaient le plus de talent et de personnalité.
8. SuWOn 9. De nouveau, Bult'tn. Ibn Bâdîs semble appuyer à dessein sur le terme
suit' un pour marquer, par ce titre de souveraineté, le caractère légitime du
pouvoir d'Abd El-KADER . Rappelons que ce dernier fut proclamé "sultan des Arabes",
le 22 novembre 1832, par un groupe de tribus affiliées à la puissante confrérie
Qàdtrtyya, dont MAHIEDDINE, le père d'ABD EL-KADER, était le grand maître. Cf. :
Encyclopédie de l'Islan, nouv. éd., t. 1er, p. 69, art. 'Abd ol-K'Mlr (Ph. de COSSE
BRISSAC). 10. En 1875.
Sa carrière militaire
"Après avoir achevé ses études11, il entra à l'Ecole militaire française de Saint-
Cyr, et s'y montra particulièrement doué pour les disciplines militaires. Il sortit
de l'Ecole avec le grande d'officier (d'hbtt')l*i II servit sous ce grade dans
l'armée française jusqu'à la fin de la Grande Guerre». Il quitta les armes avec le
grade de capitaine.
"A cette époque-là, l'Algérie connaissait une crise des plus étranges et des plus
terribles : [623] les droits étaient inexistants ; l'injustice intolérable ; les
impôts écrasants ; les mesures d'exception14 extrêmement rigoureuses. Il était pour
ainsi dire impossible que trois Musulmans se réunissent sans qu'un agent de
renseignement ne soit leur quatrième. Ces dures épreuves eurent pour conséquence un
abaissement du sens moral. Les gens s'habituèrent à la soumission résignée, au
repli sur soi ; de sorte que quiconque osait parler ou agir était accusé d'être un
agitateur, un opposant au Pouvoir.
"C'est ainsi que s'écoulèrent les années de guerre. L'unique espoir, c'était la fin
des hostilités et les promesses faites solennellement par le Gouvernement français
aux habitants de ce pays, et réitérées par le président du Conseil, CLEMENCEAU,
surnommé le Tigre.
"La guerre était sur le point de prendre fin. L'émir obtint un congé de longue
durée. Rentré en Algérie, il se mit à sonder l'opinion de ses compatriotes, à les
interroger sur leurs sentiments quant au devenir de leur pays, pour savoir s'ils
étaient prêts à assumer une action politique susceptible d'amener la France à
réaliser rapidement la promesse qu'elle avait faite d'émanciper19 l'Algérie. Mais
il ne rencontra alors que la peur et l'inertie.
L'engagement politique
"Les idées wilsoniennes16 avaient à ce moment-là gagné le monde entier ; elles
étaient devenues le credo ( *aq\da) de tous les peuples sous domination étrangère.
"L'émir KHALED crut donc le moment venu pour l'Algérie de tenter sa chance tout
comme les autres pays. Il conçut l'idée de soumettre la ques-
28 ALI MERAD
"L'émir et ses amis rédigèrent une pétition au président WILSON19, dans laquelle
ils exposaient la situation de l'Algérie et demandaient que leur pays fût placé
sous la protection (ri *ûya) de la S.D. N. , et confié à la tutelle d'une Puissance
choisie par cette dernière20. Or la S. D. N. n'avait pas encore vu le jour31; et
dès sa naissance, elle s'était révélée malade et impuissante. Après l'échec de la
noble et juste doctrine du président WILSON , et le triomphe du conservatisme et de
l'esprit colonialiste représentés par LLOYD GEORGE, CLEMENCEAU et leurs pareils,
les espoirs des petites nations furent déçus, et les illusions fondées sur le beau
programme wilso- nien s'effondrèrent comme un château de cartes. Chaque peuple dut
alors se tourner vers son Gouvernement (t. e. sa Puissance de tutelle ), pour
discuter avec lui et tenter d'en obtenir le maximum de droits et de libertés.
défense de la Vérité avait pu réaliser ses idées, le problème algérien aurait reçu
sa solution définitive, et l'Algérie se trouverait actuellement dans une voie
différente de celle qui est la sienne aujourd'hui. Mais le gouverneur général de
l'époque, M. JONNART22, et avec lui toutes les forces coloniales et l'ensemble des
élus d'Algérie, s'était opposé à l'octroi de telles réformes aux Algériens sans
passer par une période transitoire, estimant que ce serait là un excès (isrâf) de
libéralisme. Avec ses amis, il soutenait que de telles réformes [625] pourraient
causer la ruine du régime colonial, et provoquer en Algérie un bouleversement qui
aurait à long terme les plus graves conséquences.
"Toute cette activité politique déboucha sur les réformes du 4 février 1919, qui
furent d'une certaine manière avantageuse pour l'élément autochtone, puisqu'elles
instituaient l'égalité fiscale, la suppression des impôts indigènes et des lois
d'exception, et prévoyaient l'accroissement du nombre des électeurs musulmans aux
assemblées locales.
"Néanmoins , ces réformes étaient stériles du point de vue politique , car elles ne
réalisaient pas les espoirs de ceux qui aspiraient à voir l'Algérie évoluer aux
côtés de la France dans l'égalité complète des droits et des obligations^. Du
reste, la déception était dans les deux camps24 :
"Du côté européen, il y eut une violente levée de boucliers contre les droits
accordés aux Musulmans en vertu des lois (sic) de 1919. Une tempête de
protestations contre ces réformes souleva les milieux coloniaux25. Cette agitation
entraîna, du côté musulman, une campagne de protestations et une reprise des
revendications non satisfaites par "les lois" de 1919.
"L'Algérie vit alors se former deux fronts opposés : celui des Musulmans, animé par
l'émir KHALED, défendait ses droits avec une ferme résolution, et faisait connaître
ses aspirations, tant en France qu'en Algérie, par toutes sortes de moyens de
propagande écrite et orale. Le front colonial avait
22. Charles Célestin JONNART avait été à deux reprises gouverneur général de
l'Algérie (à titre temporaire), du 3 octobre 1900 au 18 Juin 1901 ; puis du 5 mai
1903 au 22 mai 1911 . Envoyé de nouveau en mission temporaire le 29 janvier 1918,
il sera remplacé par J. B. ABEL . Voir page suivante, note 27. 23. C'est, à peu de
chose près, l'opinion de Ferhat ABBAS : "Toute l'autorité d'un Georges CLEMENCEAU
avait été nécessaire pour imposer cette modeste réforme : la Charte du 4 février
1919. Dans le fond, cette réforme n'apporta aucune modification à notre condition
de sujets : le Français et l'Arabe restaient séparés par les lois. Seul, avait été
modifié le mode de désignation des représentants "indigènes" dans les différentes
assemblées locales. Le problème vital, c'est-à-dire celui de la nationalité et de
l'égalité, restait entier". (la Suit Coloniale, Paris, 1962, p. 115). 24. Tel est
l'avis d'Octave DEPONT : "En tout cas, la loi de 1919 souleva des passions
politiques tant chez les colons, qui trouvaient excessifs, et même dangereux les
cadeaux politiques faits aux indigènes, que chez les "Jeunes Algériens", lesquels
estimaient ces mêmes cadeaux bien insuffisants et bien au-dessous des promesses
qu'ils disaient avoir reçues du Gouvernement métropolitain" (L'Algérie du
Centenaire» p. 85). 25. Sur l'agitation politique causée par le vote de la loi du 4
février 1919, cf. : O. DEPONT ; op. cit., p. 85 sq.
30 ALI MER AD
"Le gouverneur général que la France désigna pour mettre en application les lois du
4 février 1919, M. ABEL27, échoua et dut avouer son impuissance. L'agitation
entretenue par les milieux coloniaux contre l'émir KHALED et les réformes indigènes
atteignit son comble. Les colonialistes surent gagner à leur cause un certain
nombre d'hommes politiques [626] autochtones que l'action de l'émir avait privés de
leurs sièges électoraux et relégués à l'arrière -plan. Ils constituèrent une
délégation qui se rendit à Paris pour réclamer que leur peuple fût remis dans les
chaînes, et que les réformes à lui octroyées fussent rapportées28. Ils insistèrent
en particulier sur la nécessité de maintenir en vigueur le régime de l'indigénat,
prétendant que de telles mesures ramèneraient le calme parmi la population
musulmane . Nous n'avons pas besoin de nommer ces personnages. Les faits sont
relativement récents, et les noms sont encore dans toutes les mémoires. Cette
manoeuvre des colonialistes et de leurs partisans eut pour effet l'annulation de la
plupart des réformes de 1919, et le retour à l'application rigoureuse du code de
l'indigénat29, dont les dispositions essentielles ne furent abolies qu'en 1930,
hormis les mesures d'internement administratif, qui sont encore en vigueur à
l'heure actuelle.
"Puis ce fut l'arrivée de M. STEEG30 à la tête du gouvernement général de
l'Algérie. C'était l'une des personnalités les plus influentes du parti radical
[socialiste] ; mais il n'était pas assez radical pour être à même de reconnaître
aux Musulmans les droits acquis31. D'où l'alliance des autorités administratives
des forces coloniales et des éléments affiliés au parti colonial32, pour combattre
le mouvement animé par l'émir KHALED, appuyé par les masses populaires, qui étaient
prêtes à le suivre jusqu'au bout, et grâce au soutien desquelles il pouvait à bon
droit prétendre au titre de chef national (za 'tm). En effet, c'est grâce à cet
élan populaire que l'émir put
balayer tous les adversaires qui s'étaient opposés à lui dans l'arène électorale
33. La vague d'enthousiasme qui avait soulevé le peuple sous la direction de l'émir
KHALED était de même nature que l'élan qui avait dressé le peuple égyptien derrière
les principaux dirigeants du VafdZA.
"Le Gouvernement, les milieux coloniaux et tous ceux qui appuyaient le parti
colonial, se mirent à serrer l'étau autour de l'émir et de ses partisans. Les
hommes sur lesquels comptait ce dernier firent bientôt le vide autour de lui. La
plupart de ses [ anciens] amis se comportèrent à son égard comme des ennemis. Il se
retrouva seul devant un peuple docile et soumis , et qui pouvait tout au plus
l'aider à gagner des sièges électoraux. Il se retrouva également isolé devant une
force colonialiste terrible (rahtba), qui avait juré de faire disparaître d'Algérie
le nom de KHALED. Il se retrouva enfin seul devant des hommes qu'il avait tirés du
néant politique, pour les hisser sur la scène de l'actualité, et qui le payèrent
d'ingratitude en se rangeant aux côtés de ceux qui lui avaient déclaré une guerre
sans merci.
[627] "Le Gouvernement était alors décidé à régler l'affaire KHALED d'une façon
draconienne, et avait pris toutes ses dispositions à cette fin. Les élus musulmans
furent tenus dans l'étroite dépendance (ztmûm) de l'administration, et amenés à
faire bloc (kutla) avec les élus français, contre l'émir KHALED et contre les
masses populaires qui reconnaissaient en lui un chef incontesté (ztitma).
Préliminaires de l'exil
"C 'est alors qu'entra en scène M. Omar BOUDERBA, un notable algérois, qui a
toujours été l'adversaire politique de l'émir KHALED, quoiqu'il comptât, dans le
privé, au nombre de ses amis. Il se proposa de servir d'intermédiaire entre l'émir
et le gouvernement [général] , pour permettre au premier de quitter librement le
territoire algérien : ainsi prendrait fin la crise qui était à son paroxisme.
L'émir aurait la possibilité de revenir [en Algérie] une fois que les esprits se
seraient calmés et que l'agitation se serait apaisée.
"Le za %tm , l'émir KHALED, comprit qu'il n'avait plus intérêt à demeurer davantage
en Algérie, et qu'il pourrait mieux servir son pays en s'éloi-
33. Aux élections municipales du printemps 1920, la liste de l'émir KHALED remporte
un succès éclatant. Même succès en Janvier 1921. De nouveau, succès personnel de
l'émir à l'élection partielle de Juillet 1921. 34. Le terme uafd ("délégation")
désignait la Délégation de la nation égyptienne qui, dès la fin de la Première
Guerre mondiale, chercha & obtenir la fin du Protectorat anglais et l'indépendance
complète de la vallée du Nil (Egypte -Soudan). Le Vafd égyptien ne constituait pas
un parti politique au sens habituel du terme. "Il s'identifiait i la nation ; il
était la nation elle-même, qui remettait son destin entre les mains d'un chef, d'un
za'tm. .." (Marcel COLOMBE, L'Evolution de l'Egypte : 1924-1950, Paris, 1951, p. 9.
On mesurera mieux la justesse de la comparaison donnée par Ibn Bâdfs en se
rappelant que l'opinion égyptienne unanime avait porté une majorité wafdiste au
Parlement (déc. 1923 / janv. 1924). Le succès du vafd égyptien était comparable,
dans une certaine mesure aux succès électoraux de l'émir KHALED et de ses amis en
1920 et 1921.
32 ALI MER AD
gnant qu'en continuant à lutter contre des forces qui le cernaient de toute part,
et que le peuple était impuissant à combattre. Aussi accepta-t-il de discuter du
principe de son départ avec le gouverneur STEEG. La négociation fut menée par M.
BOUDERBA, et l'on tomba d'accord sur la base suivante : le Gouvernement assurerait
le règlement de toutes les dettes de l'émir, qui étaient d'environ 85 000 francs ;
il prendrait en charge les frais de son voyage en Syrie, où se trouvaient ses
oncles et ses cousins ; il lui assurerait, enfin, le versement de sa pension
militaire et de la pension qui lui était attribuée au titre de descendant de l'émir
ABD EL-KADER. Il est à noter que M. MORINAUD35 et les représentants de l'Algérie au
Parlement faisaient des démarches pour obtenir la suppression des dites pensions.
"La situation de l'émir en Syrie ne tarda pas à devenir délicate. Un homme né pour
les grandes taches et pour le combat ne peut se résigner à vivre dans la
tranquillité et le désoeuvrement. Or depuis qu'elle était sous le régime du mandat,
la Syrie était le pays le moins propice au déploiement de l'activité des hommes
d'action et des fortes personnalités.
"Toutefois, si Dieu n'avait pas adouci la peine morale de l'émir, II avait voulu le
soulager de ses soucis matériels. Le gouvernement de Paris
35. E. MORINAUD, maire de Constantine, président du conseil général de
Constantino ; délégué financier ; membre du Conseil Supérieur de l'Algérie ;
député. 36. Adaptation d'un proverbe arabe ancien : "Chez nous, le milan (buihdth
se transforme en aigle !" 37. Mot & mot : "un barrage de fer".
"Les revendications qui étaient les siennes à l'époque sont presque celles-là mêmes
qui sont formulées par les Algériens à l'heure présente, si elles [629] ne les
dépassent pas quelque peu. Prenons, par exemple, les revendications qu'il adressa
au président HERRIOT en 1925 : les hommes politiques algériens d'hier et
d'aujourd'hui -ceux-là mêmes qui ne furent pas d'accord avec l'émir et disaient du
mal de lui- tous ne font que reprendre exactement ce que réclamait l'émir KHALED.
"2. Suppression pleine et entière des lois et mesures d'exception , des tribunaux
répressifs, des cours criminelles, de la surveillance administrative, avec retour
pur et simple au droit commun ;
"3. Mêmes charges et mêmes droits que les Français en ce qui concerne le service
militaire ;
"4. Accession pour les indigènes algériens à tous les grades civils et militaires
sans autre distinction que le mérite et les capacités personnels ;
"10. Liberté absolue pour les ouvriers indigènes de toutes catégories de se rendre
en France"43.
"Tels sont les desiderata qui formaient le programme politique de KHALED, programme
pour lequel il lutta par la parole et par la plume , dans les deux langues, par
l'intermédiaire du journal al-Iqdtm** et par les conférences, et auquel il demeura
inébranlablement attaché jusqu'à son dernier souffle.
"A partir de 1930, l'émir -Dieu lui soit miséricordieux '. - eut la conviction que
tous ses efforts pour retourner en terre algérienne [630] n'avaient plus de sens.
Il dut alors se résigner à son triste sort (It-h Kaztzli-h dllûthlr) et continua de
vivre en Syrie, tantôt à Beyrouth, tantôt à Damas, où il recevait ses amis et
admirateurs. Mais son âme était emplie de tristesse et son coeur plein d'amertume.
Il passa les dernières années de sa vie malheureux, désespéré, et complètement
abattu, jusqu'au jour de sa mort, le 9 janvier 1936, alors qu'il venait de dépasser
la soixantaine, et ce, moins de deux semaines après la mort de son épouse.
43. Signé : "E. KHALED, En extl". 44. C'est le Journal L'Ikdam, fondé en 1919 par
l'émir KHALED et ses amis. Cet hebdomadaire de langue française donnait Jusqu'à
deux pages en arabe ; il se présentait comme "Une Tribune Libre pour les Hommes
Libres". Après maintes péripéties (dues à des difficultés politiques et
financières), il sera continué par Sadek DENDEN (grand ami de l'émir) et le Dr M.S.
BENDJELLOUL (à partir de 1929).
réussissait pas aussi bien avec les individus. Tout cela fut la cause de son échec.
Son intransigeance et son inflexibilité furent exploitées par les colonialistes,
qui réussirent à dresser contre lui un groupe d'hommes parmi ses propres
coreligionnaires.
'Il était éloquent ; il avait le verbe attrayant, et s'exprimait avec élégance
aussi bien en arabe qu'en français. Il écrivait avec une grande aisance dans les
deux langues. Il avait un grand pouvoir de persuasion et savait gagner la sympathie
de tout le monde. Il parvenait toujours à se faire aimer ou respecter par ceux
auxquels il s'adressait, fussent-ils parmi ceux qui le jalousaient ou le
haïssaient49.
"Le peuple algérien a perdu en lui un chef aimé, un leader dévoué , dont l'Histoire
produit peu de pareils. L'arabisme a perdu en lui un héros parmi les. meilleurs
qu'il ait comptés ces derniers temps. Le monde musulman a perdu en lui l'un de ses
plus grands hommes d'action. Seigneur ! Agrée au sein de ton pardon et de ton
immense miséricorde celui que nous pleurons. La seule chose qui nous puisse
consoler de sa perte, c'est qu'il soit dans le bonheur du paradis, parmi les
bienheureux, et auprès du Juge plein de bonté".
45. Ce portrait rapidement esquissé par Ibn BâdîB ne donne que quelques traits de
la physionomie de l'émir KHALED. Son physique reste assez flou. On aurait aimé le
compléter par des indications précises, empruntées aux témoignages de ses
contemporains. Qu'il nous suffise de noter que l'émir KHALED offrait une belle
image du "chef arabe" à l'époque où les dignitaires algériens musulmans portaient
le splendide costume arabe à la mode du XIXème siècle : burnous blanc sous le
burnous rouge d'apparat, chamarré d'or, imposant guennour ft cordelettes de poil de
chameau sur le turban blanc ; bottes rouges brodées d'argent. (M. et Ed. GOUVION,
dans leur II tab Abyane El Marharlba, donnent de nombreux et brillants portraits de
"chefs indigènes" de la classe de l'émir). Vers 1924, ft la veille de son départ
pour l'exil, l'émir KHALED approchait de la cinquantaine. C'était un bel homme
brun, ft grande barbe ; il avait les "allures de haut et puissant seigneur botté de
rouge ganté de blanc" (O. DEPONT ; op. cit.. 181). On doit ft Mme Rosalia BENTHAMI
un portrait de l'émir KHALED "visage altier, regard rêveur sur fond de bataille"
(J. BERQUE, op. cit., 21).