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Mélanges de l'Ecole française

de Rome. Italie et Méditerranée

Les fondements de la violence. Analyse anthropologique


Françoise Héritier

Résumé
La présente contribution s’interroge sur ce qui, dans l’organisation psychique et sociale de l’être humain, peut être contrôlé
par la règle mais aussi manipulé, avec la violence pour effet. Plutôt qu’un état pulsionnel consubstantiel à l’être humain, la
violence serait une réaction à l’état de sociabilité. Pour fonder cette thèse, l’auteur s’appuie sur des constantes,
construites à partir des évidences élémentaires, qui mettent en première place l’obligation de se définir par opposition, le
classement entre identique et différent étant à la base du sentiment d’appartenance. Celui-ci se règle sur deux pôles :
l’entre-soi de la consanguinité et du territoire, celui du genre. Des besoins et affects universels sont pris ensuite dans les
métaphores conceptuelles du corps, du territoire, de l’aînesse. L’auteur en énumère quelques-uns, qui ne sont pas
directement supports de violence, mais leur manipulation plus ou moins consciemment et politiquement organisée le
devient.

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Héritier Françoise. Les fondements de la violence. Analyse anthropologique. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome.
Italie et Méditerranée, tome 115, n°1. 2003. Représentation et identité en Italie et en Europe (XVe–XIXe siècle) pp. 399-
419;

http://www.persee.fr/doc/mefr_1123-9891_2003_num_115_1_10004

Document généré le 25/10/2017


MEFRIM – 115 – 2003 – 1, p. 399-419.
FRANÇOISE HÉRITIER

LES FONDEMENTS DE LA VIOLENCE


ANALYSE ANTHROPOLOGIQUE*

Mon propos n’est ni sociologique : s’interroger sur les causes sociales,


politiques et économiques de la violence, ni philosophique : l’homme est-il
naturellement violent?, ni politique : la violence peut-elle être juste?, mais
anthropologique : qu’est-ce qui, dans l’organisation de l’être humain, psy-
chique et sociale, peut être contrôlé, orienté par la règle, mais aussi peut
être manipulé, ouvrant ainsi le champ aux différentes manifestations de la
violence.
Quelques mots cependant pour baliser le champ de quelques-unes des
interrogations présentées ci-dessus. Quand on présente la violence comme
naturelle, consubstantielle à l’homme, on le fait par analogie avec le monde
animal. Or si la prédation est un état de fait entre espèces différentes pour
la subsistance des espèces carnivores qui chassent les autres, elle n’est pas
la règle qui préside à la vie sociale au sein d’une même espèce. On n’ob-
serve pas alors de brutalités ni d’oppression systématique des mâles sur les
femelles, des adultes sur les jeunes. Quand elles existent, les luttes entre
mâles pour la domination d’un groupe ou d’un territoire, s’achèvent rare-
ment par la mise à mort d’un des adversaires. La fuite ou la reddition
achèvent le combat. Si l’on observe parfois, chez les singes langur par
exemple, des attaques mortelles menées par le nouveau dominant sur les
bébés des femelles (ce qui est perçu par les socio-biologistes comme l’ex-
pression de la volonté d’éradiquer le patrimoine génétique du prédéces-
seur), il s’agit en fait de la recherche de la possession et de la satisfaction
sexuelles au plus vite. La fin de l’allaitement en est le moyen, car elle en-
traîne la réapparition de l’œstrus chez les femelles ce qui les rend accueil-
lantes pour le mâle. Et il n’y a que peu d’exemples – quelques-uns attestés
chez les grands singes chimpanzés – de rencontres brutales entre mâles de
groupes consanguins différents, dont l’un s’est aventuré sur le territoire de
l’autre. De façon ordinaire, la vie quotidienne des groupes, de quelque fa-

* Conférence prononcée à l’École française de Rome le 25 février 2002.

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çon qu’ils soient constitués selon les espèces, est plutôt marquée par la co-
hésion et la coopération, avec des comportements sociaux de respect des
prééminences et aînesses statutaires qu’on apprend aux jeunes à intériori-
ser. Quelques mots-clés apparaissent déjà dans ce rapide panorama :
corps, consanguinité, territoire, sexualité, aînesse, éducation. Nous aurons
l’occasion d’y revenir.
La question philosophique fait intervenir, quant à elle, des notions
dont la nature même excède le champ de l’animalité.
Les sociétés démocratiques condamnent ouvertement la violence au
profit du droit, de la négociation ou de l’amitié, mais comme l’exprime re-
marquablement Emmanuel Terray dans En Substances1, on ne peut pré-
tendre que l’opposition violence/non-violence recouvre celle entre le mal et
le bien. En effet, comme Pascal l’a montré dans la XIIe Provinciale, «la vio-
lence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre». Si la vérité doit triom-
pher de la violence, c’est qu’elle aura su utiliser une certaine violence à son
profit, car si la vérité ne peut contredire la vérité, une violence peut venir à
bout d’une autre. On déplace donc l’enjeu sur les fins visées. Il existerait
donc une violence juste, mais l’utiliser c’est la légitimer et la perpétuer,
même pour faire triompher le bien et la vérité.
Existe aussi une apparente contradiction entre droit et violence. Or, si
dans un état social présumé, qu’on peut penser originaire, la force mus-
culaire réglait les conflits – comme nous avons vu que c’est le cas pour les
mâles des espèces animales qui se livrent combat deux à deux, ou parfois à
deux ou trois contre un pour aboutir à des états transitoires – apparaît chez
l’homme l’exploitation du constat que l’union de plusieurs faiblesses peut
créer la force. Comme le pensait Freud 2, le droit, en tant que l’expression
de l’union d’une majorité, est devenue la force de la communauté. Mais il
s’agit, par son origine même, d’une violence prête à s’exercer contre tout re-
belle à cet ordre. La violence par la coalition est fondatrice du droit, et le
droit une fois établi doit s’opposer à la violence, car celle-ci, si on lui laisse
la porte ouverte, est toujours par nature porteuse de la potentialité de l’éta-
blissement d’un nouveau droit. Mais comme l’écrivait Pascal encore, «la
justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyran-
nique».
De la même manière la vérité est aussi une contrainte, car par son évi-
dence même elle contraint l’esprit. Une démocratie est fondée sur la plura-

1
Emmanuel Terray, Ambiguïtés de la violence, dans J.-L. Jamard, E. Terray et
M. Xanthakou (dir.), En substances. Textes pour Françoise Héritier, Paris, 2000,
p. 523-529.
2
S. Freud, Résultats, idées, problèmes, II, Paris, 1985, p. 204.

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lité des opinions et le jeu de l’argumentation alors qu’il ne peut y avoir plu-
ralité de vérités. Devant la vérité, d’ordre logique ou mathématique, il n’y a
pas de choix sauf «à s’abolir... en tant qu’être raisonnable» 3. On peut donc
dire que la vérité réduit le champ de la liberté alors que paradoxalement la
foi, la croyance, se présente comme un combat de l’esprit pour conquérir
une liberté individuelle. La vérité s’impose à tous, quelles que soient les sin-
gularités individuelles, comme le discours, de langage et de raison, qui per-
met de fonder l’union, de cimenter une communauté qui excède les limites
de la consanguinité, même s’il ne s’agit plus dans ce cas de la vérité logico-
mathématique, mais de celle qu’impose la référence collective. Il s’ensuit
que si un discours universaliste rassemble malgré les différences, et fonde
l’existence de la communauté où l’individu s’efface, alors, s’il veut affirmer
sa singularité, l’individu ne peut le faire qu’en s’opposant au discours domi-
nant par la violence de son comportement. Pour le philosophe Éric Weil,
l’individu en tant que volonté d’affirmation concrète, est nécessairement
violent et déraisonnable. Ce point souligne une contradiction essentielle
des sociétés contemporaines qui à la fois exaltent l’individualisme et inter-
disent la violence.
Quel que soit donc le départ du raisonnement, il apparaît que pour
l’homme la sociabilité tout comme la recherche de vérité sont porteuses de
contraintes, donc de violence, et que symétriquement, l’affirmation indivi-
duelle comme être pensant et autonome, implique par réaction une forme
de violence de même nature, fondée sur la force.
D’autres mots-clés sont ainsi apparus : droit, vérité, sociabilité,
communauté, individu, justice, désignant des réalités qui peuvent être anti-
thétiques.
De ce qui précède, il m’apparaît que, contrairement aux affirmations
pessimistes sur un état pulsionnel de violence consubstantiel à l’être hu-
main, il est plus sage de considérer la violence comme réaction à l’état de
sociabilité chez un être pensant, pris dans les contradictions inhérentes à
sa double conscience d’individu et d’être social. Il convient alors d’analyser
les conditions d’apparition de la violence et de prendre en considération les
ajustements entre eux de traits essentiels parmi ceux apparus plus haut :
corps, consanguinité, sexualité, aînesse, territoire, éducation, droit, vérité,
justice, communauté, individu, etc... et plus avant encore les ajustements
entre eux de besoins et d’affects partagés par tous les membres de l’espèce
humaine, dont il me semble que l’agencement même fournit la matrice de

3
E. Terray, op. cit.

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l’intolérance et de la violence. Les éléments qui les composent et dont je


vais tenter de faire le tour sont, eux, d’ordre naturel en effet et partagés par
toute l’humanité. Nous partageons même certains avec les animaux. Mais
c’est dans la tension d’une part de leurs ajustements intrinsèques, de l’autre
des régulations ou des manipulations apportées par des ordres sociaux par-
ticuliers, que naît la violence. C’est donc a priori moins sur les éléments
matériels eux-mêmes que sur la gestion volontaire de leur articulation qu’il
pourrait être possible d’agir, par l’éducation, la règle et la loi (même si ce
sont des contraintes), à condition de connaître, mais c’est le prix de la vie
en société, les raisons et les mécanismes des dérapages et à condition de
vouloir réellement y remédier.
Sans donc les confondre avec une hypothétique «nature» de l’homme,
peut-on parler de «matrices» de la violence?
Le terme intéresse par son ambivalence. Une matrice est un corps na-
turel, dont la forme et le contenu varient selon les espèces, dont le contenu
est variable au sein de chaque espèce également puisque chaque individu
est différent de tous les autres par sa forme extérieure et ses potentialités,
mais ce corps naturel qui correspond à une nécessité physiologique struc-
turale peut être défini, nonobstant sa variabilité, comme le contenant d’un
contenu certes variable, mais enserré dans des limites strictes de variabili-
té.
En ce sens, le mot convient pour définir ce que j’appelle des invariants
de la pensée humaine. Des modules, des matrices en quelque sorte, for-
mant des cadres conceptuels, constitués par des associations obligées de
concepts, qui ne peuvent pas ne pas être faites, mais qui sont meublées de
façon différente par les diverses cultures et se situent dans des champs
dont les limites peuvent être tracées grâce à l’expérience ethnologique ou
grâce au raisonnement logique qui envisage tous les possibles même si cer-
tains n’ont jamais vu le jour. Le propre de l’anthropologie est de découvrir
des invariants, ou même de simples lois d’agencement, qui articuleraient
des propriétés de la nature biologique de l’homme et de la nature cosmo-
logique avec les outils réflexifs et les affects humains, et permettraient de
comprendre non seulement des comportements mais aussi et plus profon-
dément les systèmes de représentation ou les systèmes sociaux.
Les matrices sont en quelque sorte, de ce point de vue, également des
structures, des systèmes qui encadrent de façon précise des contenus diver-
sement agencés et a priori discernables, nomenclaturables.
Je donnerai également un deuxième sens à ce terme. Partant du prin-
cipe que la structure s’impose à des ensembles de signification déjà-là, en
tant que réalités préexistantes, ce sont ces ensembles de signification les
plus voilés, les plus enfouis, qu’il nous faut saisir : ces choses cachées fon-

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damentales, qui sont derrière les apparences des comportements et des


mots, qui vont se mettre à exister en association, en entrelacs, de façon
structurée, matricielle au premier sens du terme.
Il ne s’agit pas de fantasmes individuels ni de systèmes idéologiques
construits, mais de ce quelque chose qui fonctionne tout seul, par prétéri-
tion, dans le moindre de nos actes et engagements. Ce substrat, que l’hu-
manité toute entière partage, tient à la nature biologique de l’homme et
aux contraintes qui s’exercent sur elle. C’est un butoir, indépassable, un
socle inamovible certes, mais sur lequel la raison, le libre arbitre, la
conscience, l’intelligence et même l’amour peuvent construire indéfiniment
des modèles cohérents de vie. Au moins peut-on l’espérer.
Envisageons en premier lieu quelques éléments parmi ceux qui consti-
tuent ce substrat.
Partant de la nécessité pour l’homme d’être un être social, qui ne peut
exister que dans l’interaction avec ses semblables, il nous faut envisager les
affects et besoins élémentaires pris dans cette interaction et les formes
d’action qui peuvent en découler.
On entend par là bien sûr des constantes de nature psychologique,
mais dont il semble qu’elles sont fondamentales dans l’élaboration de la
règle sociale et qu’elles expliquent, en conséquence, plus encore que les
comportements individuels, les règles qui permettent à l’homme de vivre
en société. La règle a pour objet de canaliser des besoins et affects élé-
mentaires dans un sens qui permette la coexistence de Soi en tant qu’indi-
vidu, et de l’Autre que Soi, en fonction de la définition que chaque culture,
donc chaque loi locale, donne à ces termes.
Il existe en effet un socle dur des évidences élémentaire soumises à
l’observation humaine, sur lesquelles se greffent les besoins psychiques et
les affects qui leur sont corrélés.
Je postule, comme Freud d’ailleurs l’avait fait incidemment avant moi,
que l’homme en général et celui des origines tout particulièrement, a été
contraint de comprendre le monde, de lui donner un sens, à partir de l’ob-
servation de ce qui lui était donné à voir : au premier chef son corps et ce-
lui de ses congénères, celui des autres êtres vivants, les régularités obser-
vables du monde mais aussi ses sensations corporelles et ses besoins.
Freud écrivait, lui : «l’homme des origines fut contraint de comprendre le
monde extérieur à l’aide de ses propres sensations corporelles», dont il fait
le crible du reste 4.

4
S. Freud, La conquête du feu, dans Imago, 1934.

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Les évidences élémentaires non sécables offertes à la trituration de


l’esprit humain sont d’un ordre, certes, extrêmement trivial, mais qui est
toujours d’actualité : c’est la différence sexuelle, anatomique et physiolo-
gique, qui traverse toutes les formes animales vivantes, avec ce qui s’ensuit
pour les exigences de la procréation; c’est l’existence de fluides corporels et
non pas seulement de substances, dont certains sont spécifiques de chaque
sexe et définissent son identité; c’est la nécessité de l’acte sexuel pour la
procréation; celle de grandir, vieillir, mourir; le rapport qui existe entre la
vie, le sang qui court, la chaleur, l’animation, la mobilité, et au contraire
entre la mort, la coagulation du sang, le froid, la rigidité, l’immobilité; ce
sont les contraintes de l’alimentation, de l’excrétion, du repos, de la sexuali-
té. Ce sont aussi l’observation des régularités cosmologiques du jour et de
la nuit, de la chaleur associée au soleil et au feu, du froid associé à la nuit
et à la lune.
Ce socle dur d’observations et de régularités, de constantes, sur les-
quelles l’homme n’a pas de prise, est à la base à la fois de nos modes pra-
tiques de pensée, d’interrogations métaphysiques et ontologiques, et égale-
ment d’affects. Les interrogations ontologiques sont celles qui visent à don-
ner du sens, et elles sont aussi anciennes que l’homme, si l’on en juge par la
création mythique qui vise à répondre à la question : pourquoi les choses
sont-elles comme elles sont? Nous les laisserons de côté au bénéfice des
deux autres aspects (modes pratiques de pensée et affects).
En effet, je postule que de l’observation de grandes alternances et op-
positions structurelles comme celle du jour et de la nuit, ou, plus proche de
notre propos, celle qui oppose anatomiquement et physiologiquement le
masculin et le féminin, a découlé pour l’humanité des origines une classifi-
cation primordiale des choses et des êtres en fonction de leur identité – de
leur «mêmeté» – ou de leur différence par rapport à un élément quel-
conque pris en considération. Tous les jours sont semblables et diffèrent
des nuits, avec des caractères communs aux uns que n’ont pas les autres.
Tous les être pourvus d’un pénis sont semblables entre eux, et différents de
ceux pourvus d’une vulve, avec des caractères communs aux uns (des pro-
ductions d’humeurs, par exemple) que n’ont pas les autres. J’ai montré
comment cette catégorie binaire, du même vs le différent, issue principale-
ment de l’observation de la différence sexuée, engrave fondamentalement
la forme de notre espace mental. Les catégories binaires dont l’homme se
sert pour classer, penser, se représenter et organiser le monde (haut/bas,
actif/passif, chaud/froid, supérieur/inférieur, etc.), qui opposent deux à
deux des termes irréductibles l’un à l’autre, sont présentes de façon univer-
selle dans toutes les langues, et constituent l’armature aussi bien du dis-
cours scientifique que de celui des systèmes de représentation en général et

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LES FONDEMENTS DE LA VIOLENCE 405

de la parole ordinaire 5. Le classement entre identique et différent, disons-le


tout de suite, est à la base du sentiment d’appartenance, nécessaire à toute
identification, pour tout individu.
Cette courbure particulière de l’espace mental par le classement entre
identique et différent dépend strictement de la nécessité de classer en op-
posant. Elle est née de l’observation de la différence des sexes. Inexorable-
ment liée à celle-ci par ses origines, hiérarchisée dans le sens d’une domi-
nation du masculin sur le féminin, donc inégalitaire mais cela c’est une
autre histoire, elle est le cadre, la matrice primordiale et universelle des
rapports sociaux et de toute pensée.
Il en découle, semble-t-il, deux constantes, observables anthropolo-
giquement dans le fonctionnement des sociétés humaines, qui sont bâties
sur un besoin, un désir, un bonheur spécifiques d’être entre «mêmes»,
«entre soi». Ce désir-besoin-bonheur revêt deux formes :
– l’entre-soi premier de la consanguinité et du territoire : être avec les
siens, les proches, ceux de même souche et de même lieu;
– et, différente de la première, mais tout aussi vivace et présente, la
forme de l’entre-soi du genre. Être entre hommes, notamment, est une sa-
tisfaction nécessaire qui s’exprime dans le fonctionnement des maisons
d’hommes dans de nombreuses sociétés, des clubs, casernes, cafés, et di-
verses assemblées dans nos sociétés européennes où les femmes n’avaient
ou n’ont pas accès. Si le plaisir de l’entre-soi féminin existe aussi, il n’a pas
eu la possibilité de se manifester aussi fortement dans des institutions s’il
se repère dans la vie quotidienne. Nous retrouvons là une forme hiérar-
chique de contrôle du féminin.
Pour construire le lien social, il a fallu lutter contre le désir de rester
entre soi : la prohibition de l’inceste, comme l’a si bien montré Claude Lé-
vi-Strauss, a pour résultat, par l’échange matrimonial entre groupes
consanguins étrangers l’un à l’autre, d’instaurer, grâce à la reconnaissance
de l’altérité, non seulement la paix mais les échanges de toutes sortes entre
des groupes distincts de consanguinité. La construction sociale qui en ré-
sulte n’est plus fonction de la consanguinité seule mais aussi et surtout de
l’alliance entre groupes étrangers l’un à l’autre, qui vont s’accepter et s’unir
pour recréer de la consanguinité 6.
L’entre-soi du genre recoupe transversalement l’autre entre-soi, celui
de la consanguinité et de la familiarité locale, mais il recoupe aussi l’instau-

5
Fr. Héritier, Masculin/féminin. La pensée de la différence, Paris, 1996.
6
C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, 1949 [2e éd.,
Paris-La Haye, 1967].

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ration sociale de liens entre groupes de consanguinité distincts, donc entre


alliés. C’est ce qui fait sa force. Tant qu’il n’intervient pas dans le cours de
la reproduction humaine, il n’a pas besoin d’être réprimé. Mais il en serait
autrement si ce plaisir-là venait à contrecarrer la nécessaire altérité des
rapports sociaux et des rapports humains de la procréation. Si la majorité
des gouvernements a très vite interdit la pratique du clonage reproductif
pour l’homme, c’est à mes yeux, de manière anthropologiquement évi-
dente, que l’entre-soi du genre y culmine : par la disparition de la procréa-
tion, par la perte de l’altérité nécessaire dans la reproduction, se reconsti-
tueraient des unités séparées, vite closes sur elles-mêmes et leurs peurs,
comme l’étaient les unités consanguines à l’aube de l’humanité 7.
Le sentiment d’appartenance, qui lie l’individu à une collectivité faite
de consanguins mais aussi d’affins, l’attache également à la forte notion de
territoire. Le territoire, ou l’itinéraire partagé comme chez les aborigènes
d’Australie, est métaphoriquement un corps dans lequel se reconnaissent
les individus qui l’occupent et dont il est une référence commune. Cette ré-
férence corporelle du territoire transparaît fort bien dans le langage de l’in-
vasion qui parle de viol, d’intrusion, de pénétration. Tout comme le terri-
toire de l’Autre est conçu comme un corps occupable et dépeçable, le corps
est conçu réciproquement comme une territoire clos à défendre ou s’appro-
prier. L’analogie établie entre un corps enfermé dans sa peau et un terri-
toire enfermé dans ses limites ou ses itinéraires, est sans doute un cadre in-
variant universel, qui rend compte de façon spectaculaire de l’absence de
solution de continuité entre le biologique, le cosmologique, le normatif. La
pénétration sexuelle est le modèle de l’incarnation de la puissance d’un
corps sur un autre, mais aussi d’un groupe extérieur sur un territoire qui
ne lui appartient pas. Allant jusqu’au bout de ces métaphores et analogies,
le corps des femmes peut être ainsi marqué comme un territoire le serait :
que ce soit par le viol et la grossesse forcée ou par l’imposition même sur le
corps des femmes appartenant à l’ennemi, leurs joues, leur front, leur
ventre, leur sexe même, du sceau du conquérant gravé à même la chair,
comme c’est le cas dans les luttes sanglantes qui opposent hindous et mu-
sulmans en Inde 8.
La domination du corps de l’autre (viol, torture) ou du territoire de
l’autre, par la force, a pour corollaire le sentiment d’impuissance : impuis-

7
C. Lévi-Strauss, La famille, dans Annales de l’Université d’Abidjan, série F, t. 3,
1971, traduit de The family, dans H. L. Shapiro (éd.). Man, culture and society,
Londres, 1956. Traduction rééditée dans Claude Lévi-Strauss. Textes de et sur Claude
Lévi-Strauss, réunis par R. Bellour et C. Clément, Paris, 1979.
8
J. Assayag dans De la violence, II, Paris, 1999.

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sance à faire respecter son corps, son territoire, sa pensée aussi. Le senti-
ment de honte de la victime devant son impuissance est ainsi le corollaire
obligé du sentiment de triomphe ou de bonne conscience de celui qui s’im-
pose à un partenaire non consentant. Triomphe et honte sont deux faces
inextricablement liées du même rapport de positions réciproques que sen-
timent de puissance et sentiment d’impuissance. Il se peut qu’on touche là
en outre une matrice émotionnelle extrêmement forte, qui permet de
comprendre un certain nombre d’attitudes individuelles et collectives.
L’impuissance et la honte sont reliées entre elles par le biais du déni de la
personne en tant qu’individu, ou du déni de la communauté comme entité
propriétaire d’un territoire.
Un autre invariant, que nous allons rapidement examiner, procède lui
aussi de l’observation par l’esprit humain d’une constante immuable du
socle dur : les parents naissent toujours avant les enfants. Même si dans le
mythe de l’âge d’or il est possible de renverser le temps et de faire naître
des enfants chenus qui rajeuniront en avançant en âge, on ne renverse pas
pour autant l’ordre des générations ni celui des naissances. La hiérarchie et
l’autorité qui en découlent naissent du statut d’antériorité qui est celui du
parent sur l’enfant, de l’aîné sur le cadet. Une équivalence est implicite-
ment (et parfois explicitement) établie entre les rapports parent/enfant, aî-
né/cadet, antérieur/postérieur, supérieur/inférieur, mais aussi masculin/fé-
minin pour des raisons que je ne peux développer ici.
De cette vision particulière hiérarchisée qui découle de l’engendrement
et de la consanguinité tant linéaire que collatérale, dérivent enfin des sys-
tèmes de représentation spatiale des zones de consanguinité, affinité, fami-
liarité, neutralité, hostilité, sous forme notamment de cercles concen-
triques qui se déploient à partir d’un centre où se situent l’identité et l’ap-
partenance des individus du groupe.
Si cette courbure particulière de toute pensée sous la forme du même
et du différent, et ce qui s’ensuit conceptuellement en termes d’apparte-
nance, d’identité, de métaphores corporelles et spatiales de l’individu, est
née de l’observation d’évidences corporelles anatomiques et physiologiques
non récusables, d’autres nécessités : se nourrir, s’abriter, dormir, copuler,
mourir, etc. sont à l’origine de besoins et d’affects eux aussi universels, qui
vont, pour s’exprimer, se trouver pris dans le langage de l’identique et du
différent, dans les métaphores conceptuelles du corps, du territoire, de l’aî-
nesse, et disons-le tout de suite, dans l’ambivalence de leurs rapports.
Nous allons énumérer maintenant quelques-uns des affects et besoins
qui s’expriment au sein de ces constantes.
Un des tout premiers est la recherche, pour soi en premier lieu, de la
satisfaction des besoins vitaux, du bien-être, de ce qui donne du plaisir, et

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408 FRANÇOISE HÉRITIER

cela au moindre coût; en deuxième lieu, pour ses proches, ses enfants sur-
tout (du moins pour les besoins vitaux de la nourriture, du repos et de la
protection, sinon de la sexualité), puis pour ceux qui sont identiques à soi,
dans le domaine de l’entre-soi de la consanguinité. L’altruisme ainsi est une
réalité seconde, qui dépend des limites de la définition de l’Autre comme
identique à soi, et d’un autre besoin et affect élémentaire qui viendra plus
loin (besoin de protéger et/ou d’être protégé).
Le deuxième, intrinsèquement lié au premier, c’est le besoin de
confiance et de sécurité. Pouvoir se reposer, dormir tranquillement, sup-
pose un relâchement complet de la vigilance, donc la nécessité d’être cer-
tain que rien de fâcheux ne peut survenir. Confiance est faite, à tort parfois
mais il faut s’y risquer, aux membres de son groupe identitaire. La
confiance est le moteur nécessaire à l’exercice des activités multiples que
l’individu peut mener, et elle ne joue que dans des limites instituées. Liée à
l’inter-connaissance subjective, à l’origine commune, à la résidence
commune sur un territoire délimité et connu, à la mise en commun des
efforts pour se procurer le nécessaire à la vie, elle entraîne avec soi ces
sentiments dérivés que sont l’acceptation du semblable, l’attirance, le res-
pect, l’amour. Inversement, la méfiance entraîne avec elle ces autres senti-
ments dérivés que sont le rejet et l’intolérance, la répulsion, le mépris, la
haine.
Ces besoins et affects impliquent naturellement bien des ambiva-
lences. On n’aime ni ne respecte nécessairement ses proches. Et à la sécuri-
té du groupe peut correspondre l’envie aventureuse de s’en échapper à ses
risques et périls, mais pour la majeure partie des individus d’un groupe
donné, on peut dire que la règle est d’éprouver favorablement la vie au sein
d’une famille c’est-à-dire au premier chef d’un groupe de consanguins, aux-
quels sont adjoints des alliés par mariage selon les variations des règles lo-
cales.
Au cœur de la problématique de l’identique et du différent, de la
confiance et de la méfiance qui s’y adaptent en fonction des définitions du
Soi et de l’Autre, nous trouvons un autre besoin élémentaire, qui prend plu-
sieurs expressions, avec toujours l’ambivalence qui caractérise ces posi-
tions affectives : le besoin de conformité et celui d’être aimé et accepté. Il
convient d’être semblable à ceux avec lesquels on postule une identité, ou
de rendre semblables, grâce à des systèmes ou des instruments de mode-
lage de soi, les individus de sa mouvance, à commencer par les enfants. Le
besoin de rendre conforme à une image du Soi commence par le modelage
du corps. Être semblable, ou se rendre semblable par l’appropriation des
usages divers, est une nécessité vitale pour l’entrée dans un groupe ne se-
rait-ce que dans une bande de quartier ou dans une classe de collège. Sur

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LES FONDEMENTS DE LA VIOLENCE 409

ce besoin se greffent aussi des expressions ambivalentes et antagonistes,


qui concernent l’individu plus que la règle sociale.
L’envie est une autre matrice puissante, qui a quelque rapport avec le
besoin de conformité (le désir mimétique) et son envers : non seulement
être comme son semblable, mais «avoir», posséder comme lui. La compéti-
tion et la dépossession de l’autre peuvent avoir lieu entre semblables, mais
les exactions dont le moteur est l’envie ont lieu prioritairement et avec l’as-
sentiment du groupe à l’égard des Autres étrangers. La sorte d’idéal égali-
taire apparemment présent dans l’expression de cette émotion primaire
qu’est l’envie se trouve naturellement en porte à faux avec la revendication
d’identité par la conformité (être comme), car cette dernière n’est pas por-
teuse en soi de l’égalité comme un corollaire nécessaire, ainsi que l’en-
seignent certaines des observations du socle dur comme nous l’avons vu :
en effet, les parents naissent avant les enfants, ils ont à les nourrir et à les
rendre conformes. Les «cultes du cargo» des sociétés du Pacifique 9 ma-
nifestent ainsi ce besoin d’arriver à être comme l’autre en possédant les
mêmes choses que lui; mais c’est une ambition toujours déçue puisque les
richesses ne sont jamais données, n’arrivent jamais à destination et que
l’autre a toujours l’antériorité pour lui.
À l’envie de jouir des mêmes biens qu’autrui s’oppose la jalousie à leur
endroit de celui qui les possède, biens ou personnes.
Aussi faut-il faire apparaître ici un autre besoin, affect ou émotion élé-
mentaire, qui entraîne avec lui son contraire et son cortège de situations
ambivalentes, c’est le besoin de protection sous deux alternatives : être pro-
tégé ou protéger ses proches, et au contraire agresser ou détruire, ou au
mieux tenir à distance, ceux qui n’entrent pas dans cette catégorie du
proche.
Le besoin de protéger n’est pas seulement l’expression d’une émotion
altruiste, égalitaire, car il s’exprime en premier lieu dans le modèle hiérar-
chique du rapport parent/enfant. Le besoin de protection, et de modelage,
se transforme aisément en nécessité de contrôle et de domination d’un cô-
té, d’abandon à la volonté d’autrui de l’autre, ou à l’inverse en sentiment
d’oppression et de révolte. Si la hiérarchie découle au premier chef de l’an-
tériorité, elle se définit comme la puissance du fort (le parent) sur le faible
(l’enfant). Elle est à l’origine des rapports contrastés du fort et du faible, du
dominant et du dominé, du maître et de l’esclave, et de tous les pouvoirs.

9
Il s’agit de cultes et de prières rendus à l’objet «cargo» ou «avion», qui déchar-
geait périodiquement des richesses pour les Européens. On espérait par ce culte et
ces prières que le cargo ou l’avion se détourne de ses habituels destinataires au profit
de ses nouveaux solliciteurs.

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410 FRANÇOISE HÉRITIER

Avec la domination, exercée sur les siens puis sur les autres, eu égard à
la complexification des rapports sociaux, prennent toute leur force deux af-
fects très forts qui sont l’orgueil et le sentiment de puissance d’un côté, la
honte, l’humiliation et le ressentiment de l’autre, à l’origine de toutes les in-
soumissions, résistances et révoltes, sentiments dont la forte ambivalence
saute aux yeux dans les conflits contemporains.
Le dernier affect qu’il semble nécessaire et juste de désigner comme af-
fect ou besoin élémentaire est à la fois une dérivée des précédents mais
aussi la condition nécessaire à leur exercice : c’est le sentiment profond du
juste et de l’injuste, qui va de pair avec la conscience de soi et de sa dignité.
Le sentiment du juste et de l’injuste a un certain nombre de corollaires en
rapport avec la libre disposition de soi et la maîtrise plus ou moins grande
de ses actes et de son destin. Celle-ci n’est pas égale pour tous au sein du
groupe de l’entre-soi et varie en fonction des restrictions apportées à la dé-
finition de la personne. Un de ces corollaires est le besoin d’inviolabilité du
corps, de l’esprit, et des lieux où s’inscrit l’individu ou le groupe des sem-
blables, à savoir le territoire : la honte est liée au sentiment d’impuissance
à faire respecter ces limites, c’est, nous l’avons dit, une matrice émotion-
nelle extrêmement puissante qui ne se dénoue que par la révolte ou grâce à
la justice enfin rendue.
La violence intervient dans les interstices non réglés du jeu entrecroisé
de ces divers besoins, qui sont nécessaires dans leur tout premier état d’ex-
pression, lorsque la loi ne suffit pas à empêcher les dérives que nous avons
envisagées succinctement pour certaines d’entre elles. Prenons par
exemple l’articulation entre la nécessité de satisfaire les besoins vitaux,
couplée au désir de protéger ses dépendants et au besoin de ceux-ci d’être
protégés et nourris, et l’envie portant sur les moyens dont disposent
d’autres unités de vie (trois des matrices citées). Il faut évidemment des
règles très structurées pour que l’association de ces trois affects primaires
ne se traduise pas nécessairement par la prédation. C’est bien sûr l’injonc-
tion de ne pas prendre par la force à autrui, par exemple, que dit la loi eu-
ropéenne et qu’il convient que chaque individu accepte et intériorise. Mais
il peut y avoir d’autres modalités envisageables et réalisées par d’autres so-
ciétés. C’est le cas, par exemple, des régulations sur le partage du gibier qui
ne privilégient pas la famille du meilleur chasseur, dans les sociétés de
chasseurs-collecteurs comme les Hadza d’Afrique orientale. Le partage est
égalitaire entre les familles, même si certains hommes ne rapportent ja-
mais de gibier. Mais il semble qu’une telle logique du partage communau-
taire égalitaire, qui élimine les effets négatifs de l’envie en s’appuyant sur
une définition large de l’identité (tous ceux de mon groupe sont mes sem-
blables, ont les mêmes droits et les mêmes devoirs), ne puisse être étendue

.
LES FONDEMENTS DE LA VIOLENCE 411

à d’autres modes de production dans des sociétés plus larges, qui voient la
satisfaction des besoins liée étroitement à l’appropriation individuelle des
produits de la peine et du travail, mais aussi du capital.
Comme on peut le constater, ces besoins ou affects primaires, tels
qu’on peut les inférer à partir d’une reconstruction des besoins de l’espèce
circonscrits par les nécessités inscrites dans le socle dur d’observations pri-
males, mais aussi à partir de l’observation du développement de tout en-
fant dans tout univers social, impliquent un ensemble complexe d’interac-
tions à différents niveaux. Comme je l’ai suggéré à quelques reprises, la loi
sociale se fait le garant d’un certain nombre d’équilibres. Plus avant, la mo-
rale apporte une confirmation de ces équilibres : c’est un choix certes opé-
ré entre divers possibles, et qui est marqué du sceau d’une opposition
idéelle entre ce qui est défini comme bien et ce qui est défini comme mal
par chaque culture.
Aucune société en effet n’est fondée sur la possibilité illimitée d’agres-
ser ou de tuer en son sein, la possibilité illimitée de forniquer avec tous les
membres du groupe, la possibilité illimitée de prendre pour en disposer le
bien d’un autre membre du groupe.
Reprenons simplement le premier point en l’élargissant quelque peu :
aucune société ne permet à chacun de mettre à mort librement les autres,
comme aucune société ne l’interdit totalement. Entre ces deux extrêmes,
on trouve une série d’embranchements possibles : 1) tuer est permis à l’ex-
térieur mais est interdit dans la communauté; 2) on peut tuer dans la col-
lectivité sans être puni, mais selon des règles particulières, qu’il s’agisse de
la vendetta, du règlement de certains conflits dans une logique segmentaire
ou de la légitime défense, par exemple dans la société occidentale; 3) la
mise à mort peut être permise au sein de la famille en fonction de critères
qui impliquent un droit fondé sur une hiérarchie : droit de vie ou de mort
du père sur les enfants par exemple, en droit romain, du frère sur la sœur
dans une certaine pratique musulmane en cas de manquement supposé à
l’honneur, etc.; 4) enfin, compte tenu de la définition locale de l’identité in-
dividuelle ou collective et de la définition propre à chaque culture de la vie,
de son début et de sa fin, on trouvera des attitudes culturelles variées à
l’égard de l’avortement, de l’infanticide ou de l’euthanasie.
Il ne s’agit pas là de morale, même si la morale s’y ajoute comme man-
teau ou comme justificatif, mais des pures options possibles qui engagent
en entrelacs l’ensemble de la culture et qui trouvent leur expression variée
dans les diverses sociétés du monde. Il nous suffit de voir qu’il s’agit de l’en-
semble des possibles situés entre deux impératifs contradictoires : tu ne
tueras pas / tu peux tuer à ton gré, rassemblés sous la rubrique : tu peux
avoir le droit, mais régi par la loi, de tuer.

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412 FRANÇOISE HÉRITIER

À partir de ces points à la fois essentiels et d’une extrême banalité, il


serait possible de construire une éthique à valeur universelle. Il est
éloquent que les réticences qui s’expriment dans le monde sur la possibilité
de définir une éthique universelle se fondent sur l’impensabilité en divers
endroits d’accorder aux femmes une dignité et une indépendance ana-
logues à celles des hommes, et le droit de disposer d’elles-mêmes. Cela se
comprend, en tant que démarche intellectuelle, je veux dire, car la dif-
férence sexuée est le butoir le plus extrême au fondement de l’identité et de
la différence. Admettre les femmes à une égale dignité, c’est saper du même
coup les soubassements de systèmes conceptuels archaïques qui font de
l’altérité sexuée sous sa forme féminine, non une différence reconnue et ac-
ceptée comme complément nécessaire du Soi et de la construction sociale,
mais une catégorie rejetée, considérée comme détestable, devant être do-
minée, contrainte, et même potentiellement détruite.
Ouvrons une parenthèse et essayons de montrer en quoi cette analyse,
quand on prend en considération une constellation formée par quelques-
uns des invariants conceptuels, des affects et les manipulations plus ou
moins perverses que ceux-ci subissent, peut servir à mieux comprendre des
réalités d’aujourd’hui.
Un article du journaliste musulman Afif Lakhdar, paru dans Al Hayat
(Londres)10 s’efforce de comprendre et d’analyser les raisons du fanatisme
islamiste. La violence est en effet, dit-il, le fruit de ce fanatisme produit par
le système éducatif qui porte aux nues la capacité de sacrifier les autres et
soi-même (contre une récompense dans l’autre monde) pour assurer la vic-
toire des idées de la communauté, considérées comme des vérités. Il énu-
mère ces raisons.
C’est d’abord le narcissisme collectif avec refus de la réalité et donc né-
cessaire dévalorisation de l’autre pour le réduire à une entité maléfique.
«La simple différence est vécue par le narcissique fanatique comme une
blessure, une atteinte impardonnable à sa confiance en soi, une castra-
tion».
Le culte du leader correspond à ce besoin infantile de se soumettre à
une autorité qui réalise à la fois son besoin de protection et celui de toute-
puissance. Ce qui fait que le fanatique hait l’individu, car celui-ci s’est dé-
barrassé du besoin de protection. Cet individu responsable prend son des-
tin en mains alors que le fanatique trouve dans la collectivité soumise au
leader et dans la tradition transmise par celui-ci un remède à son senti-
ment d’infériorité. La bande, le groupe, sont ainsi toujours premiers.

10
Version française dans Courrier international, 15-21 novembre 2001.

.
LES FONDEMENTS DE LA VIOLENCE 413

Il s’ensuit qu’il est nécessairement hostile à la modernité parce qu’elle


prône un traitement égalitaire de tous «et fait de la démocratie une condi-
tion sine qua non de la légitimité du pouvoir», toutes valeurs vécues par lui
comme une atteinte aux bases même de son existence puisqu’il ne peut
subsister que par la domination de l’homme sur la femme, d’une religion
sur l’autre, de la théocratie sur la démocratie.
Pourquoi préférer la théocratie? Parce que la démocratie est justement
caractérisée par l’absence de leader, qu’elle préfère la négociation, le débat,
le vote, oblige à réfléchir et à s’assumer. Elle est l’objet, dit l’auteur, d’une
haine phobique par l’homme fanatique incapable «de reconnaître la plura-
lité et la possibilité d’une coexistence pacifique des contraires».
Le fanatique a besoin de certitudes absolues : ni doute, ni ambiguïté,
ni angoisse, à partir du moment où le chemin est ouvert par celui qui dé-
tient l’autorité. La guerre sainte suscite alors l’enthousiasme délirant parce
qu’elle libère l’instinct de mort de ses freins moraux et transforme l’assas-
sin en martyr. Ce n’est plus ici la pureté du sang qui est mise en avant, mais
la pureté de l’identité religieuse et de la foi, ce qui revient au même.
Il s’agit là, comme nous pouvons le voir, d’une perversion construite de
façon particulièrement remarquable sur quelques éléments très forts : le
double sentiment d’appartenance à une collectivité fondée sur la pureté de
l’identité religieuse et à une collectivité d’hommes, qui glorifie le narcis-
sisme collectif et la tradition; le besoin d’être protégé et de s’en remettre à
une autorité avec la certitude que la collectivité protège de l’infériorité et
assume toutes les fonctions; le désir de maintenir à tout prix les certitudes
et le plaisir qui naissent de l’absence du doute dû à la confrontation à un
autre qui serait son égal; la certitude que donne le sentiment de conformité
et le rejet de ceux qui ne sont pas conformes.
On voit par là clairement comment des options qui naissent d’une cer-
taine manière de traiter des affects et besoins primaires, sans échappatoire
possible, peuvent conduire à des comportements politiques et collectifs
majeurs de violence, dans des situations particulières de domination ou
d’injustice, mais aussi à des comportements individuels qui excluent le
doute et par là-même créent ce que certains appellent l’euphorie du ra-
cisme, du fanatisme et de l’intolérance, le bonheur de la haine du différent
qui permet de réparer l’estime de soi blessée en renforçant le sentiment
d’appartenance avec ceux qui la partagent11.
Sous ses formes les plus évidentes, qui sont l’exclusion ou l’annihila-

11
B. Cyrulnik, Les clés du bonheur, dans Le Nouvel Observateur, 3-9 janvier
2002.

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414 FRANÇOISE HÉRITIER

tion de groupes entiers, l’intolérance est toujours profondément l’expres-


sion d’un volonté d’assurer la cohésion de ce qui est considéré comme rele-
vant du soi, l’identique à soi, en détruisant tout ce qui s’oppose à cette préé-
minence absolue. Il ne s’agit donc jamais d’un pur accident de parcours : il
y a une logique de l’intolérance. Elle sert des intérêts qui se croient mena-
cés. Ainsi, dit Jacques Le Goff, c’est au XIIIe siècle, siècle des cathédrales et
de la Grande scolastique que paradoxalement se crée une société fondée
sur le rejet et la mise au rebut des hérétiques, des lépreux, des juifs et des
homosexuels. C’était une société en plein essor, ayant fait des conquêtes de
tous ordres, et qui combattait tout ce qui pouvait menacer son degré nou-
veau de prospérité12.
Elle le fit à partir de conceptions très fortes sur le sang, sa pureté et
son unicité. Hérétiques, lépreux, juifs et homosexuels étaient tous considé-
rés de la même façon comme «impurs». Cette référence aux éléments phy-
siologiques et biologiques est celle qui a le plus de force barbare pour
l’éviction de l’autre. La justification de l’exclusion et de l’intolérance passe
par la définition de l’identité en termes biologiques, par le sang et un élar-
gissement de la notion de consanguinité. Elle n’est pas incompatible avec
la définition religieuse de l’identité, comme on le voit par la mention des
hérétiques et des juifs en tant que porteurs d’un sang impur au même titre
que les lépreux et les homosexuels.
Un ressort profond du racisme et de l’intolérance, qui intègre la ques-
tion de la pureté de sang, consiste dans l’intime conviction que les autres
ne pensent pas, ne sentent pas, ne réagissent pas comme nous (quel que
soit ce nous), essence de l’humanité et de la civilisation, pensons, sentons,
réagissons. Cela va de la croyance en l’insensibilité à la douleur physique, à
celle en une forme d’insensibilité affective au destin des proches, la mort
des parents et des enfants, qui serait accueillie avec indifférence ou ressen-
tie moins profondément.
Ce qui est là, au fond, c’est la nécessité de nier l’Autre comme véri-
tablement humain, pour pouvoir l’exclure, lui faire du mal, le détruire,
voire tenter de lui interdire une «survie» post-mortem. Dans l’idéologie na-
zie, les juifs ne sont pas seulement des sous-hommes : ils ne sont pas des
hommes mais des animaux, du «bétail». L’intention d’humilier n’est pas
première; il s’agit de la pure et simple négation du statut d’humain. On
change de règne, la cause est entendue.
Le propre de toute société humaine quelle que soit sa taille est en effet

12
J. Le Goff, Les racines médiévales de l’intolérance, dans L’intolérance, Paris,
1998, p. 38-40.

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LES FONDEMENTS DE LA VIOLENCE 415

de réduire la définition de l’humain aux membres du groupe, les autres


étant des non-humains qu’il est possible de traiter comme tels. Le terme
utilisé par une ethnie pour se désigner signifie généralement tout simple-
ment «les hommes». Ceux de l’extérieur n’en étant pas, ils sont exclus des
échanges, traités avec mépris, chassés pour en faire des esclaves ou des ob-
jets de sacrifice comme le faisaient les Aztèques, chassés comme des ani-
maux, comme l’ont fait encore à la fin du XIXe et au début du XXe siècle
des chasseurs-prospecteurs à l’encontre des Indiens de Terre de Feu.
Chaque groupe humain est ainsi investi, croit-il, de l’humanité à l’ex-
clusion de tout autre. Mais qu’est-ce qu’un groupe humain? C’est, à l’aube
de l’humanité et pendant les longs temps de son développement, cet agré-
gat d’individus entre lesquels sont censées régner, comme nous l’avons vu
plus haut, la confiance, la sécurité, la certitude de pouvoir reposer en paix.
Au fur et à mesure que les liens de consanguinité et d’alliance, les
échanges de tous ordres, économiques et politiques pour commencer, re-
poussent les frontières de la collectivité première, recluse sur son identité,
sa consanguinité, ses peurs et ses ignorances, en y incluant des alliés tant
matrimoniaux que politiques et des partenaires économiques, s’ouvre le
champ et s’élargit la définition de la collectivité des humains au sein de la-
quelle doit régner la confiance et donc la tolérance à l’égard de l’autre qui
en fait partie. Les non-humains sont toujours repoussés sur les franges,
comme le faisait Hérodote, qui plaçait au-delà des barbares dans des
cercles concentriques des populations chimériques où la forme humaine
n’apparaît que partiellement. Apparaissent des conventions qui règlent les
rapports entre communautés voisines ou alliées. La guerre réglée, comme
on l’a vu à la bataille de Fontenoy13, par exemple, est un moyen d’action
possible entre des «humains» qui se reconnaissent comme tels bien que
n’appartenant pas à la même communauté.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la mondialisation actuelle,
dans l’orbite du capitalisme, ne s’est pas accompagnée corrélativement
d’une parfaite extension au monde entier du champ de la collectivité des hu-
mains. Elle s’est accompagnée au contraire d’une reviviscence de l’idée du
pluralisme et du relativisme moral et culturel, d’un renouveau des particula-
rismes, lesquels visent, retrouvant l’idéologie du sang et du sperme, porteurs
de toutes les différences, y compris religieuses, à établir des barrières insur-
montables et des hiérarchies entre les catégories d’humains. Pourquoi? Très
profondément certes, parce qu’il n’est pas possible de penser le Soi sans po-

13
«Messieurs les Anglais, tirez les premiers».

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416 FRANÇOISE HÉRITIER

ser simultanément l’existence d’un Autre, d’une certaine façon irréductible à


Soi, ce qui est la condition formelle nécessaire à des fractures, failles et fis-
sions qui recomposent indéfiniment des îlots de solidarité et de sécurité au
sein d’une «humanité» idéelle. Mais si le Soi implique un Autre nécessaire-
ment différent et donc la mise en place de critères de reconnaissance, la
seule logique de la différence ne devrait entraîner de façon automatique ni
la hiérarchie, ni la défiance, ni la haine, ni l’exploitation, ni la violence. Il
faut cependant pour cela une éducation à la raison ouvrant sur la tolérance,
qui est rarement proposée et difficilement entendue, parce qu’elle implique
la nécessité de prendre conscience de l’existence des ressorts profonds des
matrices de l’intolérance dont il a été question plus haut et de lutter contre
eux individuellement et collectivement.
La logique même impliquée par l’instauration et la reconnaissance
d’un entre-soi de paix et de confiance entraîne en effet ipso facto l’idée qu’il
existe des mondes différents en qui on ne peut avoir confiance. On peut
dire que la problématique de l’identique et du différent qui commence à la
sexuation s’applique par extension aux communautés humaines, celle à la-
quelle on appartient et les autres, proches ou lointaines. Le jeu combiné
des deux plaisirs de l’entre-soi, consanguinité/territorialité et genre, s’y
exerce. Dans une logique hiérarchique, il ne peut y avoir d’équilibre, d’éga-
lité entre les deux parties mises en rapport. De la même manière, les rap-
ports entre communautés humaines, qu’il s’agisse de bandes ou de nations,
sont perçus et vécus comme des rapports de force, avant que la raison et la
conviction humaniste n’établissent des rapports d’égalité et de coopération.
On peut observer une sorte de nécessité interne à la recréation sans
cesse de différences au sein de groupes d’homogénéité dont la dilatation
paraît d’un coup trop grande. Ainsi les mondes concentriques d’Hérodote
où, au-delà des Barbares se trouvaient des peuples dotés de particularités
anatomiques bizarres puis de particularités sociologiques étranges : dé-
pourvus de noms individuels, et enfin de langage, ces «hommes» qui n’en
étaient plus finissaient par se confondre avec les animaux.
On retrouve ces mêmes cercles concentriques définissant des aires de
sécurité maximale, puis d’alliance matrimoniale, ensuite de guerre, enfin
d’attaques potentielles en sorcellerie, dans des sociétés amazoniennes,
comme les Achuar par exemple, où cette hiérarchie concentrique s’exerce
au sein du même. Il s’agit alors de zones procédurières où s’exerce une
norme, une légalité. Au-delà est le monde de l’étranger absolu14.

14
Ph. Descola, Les affinités sélectives. Alliance, guerre et prédation dans l’en-
semble jivaro, dans L’Homme, 126-128, 1993, p. 171-190.

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LES FONDEMENTS DE LA VIOLENCE 417

Nous dirons que l’obligation de se définir par opposition est une


constante, y compris au sein de zones qui de l’extérieur paraissent homo-
gènes. Une paysanne bretonne, parlant des habitants du village voisin du
sien, les désignait comme ces «sauvages qui ne mangent pas comme
nous». En effet, quand la notion d’identité se fonde essentiellement sur
le sang et les humeurs du corps, alors l’alimentation devient centrale.
Par exemple, l’identité du lignage et de ses membres est fonction d’un
système d’interdits alimentaires différentiels dans la plupart des sociétés
africaines. Ainsi sont censés être fabriqués des corps biologiquement dif-
férents grâce à de minuscules écarts. C’est là un des éléments fonda-
mentaux de la recréation et du modelage de la différence entre groupes
situés dans une grande proximité. Mais il y a d’autres manières de le
faire ou d’exacerber l’incompatibilité de systèmes situés dans un éloigne-
ment mutuel.
Il serait possible d’isoler dans l’apparition, la canalisation, l’expres-
sion de violences de toutes sortes, d’autres paquets de signification où se
verraient nettement le rôle d’autres éléments que ceux qui figurent au
premier plan dans les quelques analyses de cas qui viennent d’être faites.
L’homme possède naturellement ces besoins, réactions, affects et
émotions élémentaires. Ils sont neutres, non porteurs de violence, pris
individuellement. Mais le propre de toute vie sociale est, par le truche-
ment de la loi, de les canaliser, de les maîtriser certes, mais, plus fonda-
mentalement, de définir des aires de droit fondées implicitement sur la
reconnaissance du Soi et de l’Autre. La violence ainsi n’est pas un trait
de caractère isolé et isolable, propre à la nature de l’espèce humaine :
elle est le produit, le plus souvent concerté et organisé de mélanges déto-
nants, à chaque fois particuliers, de ces différents affects élémentaires.
Einstein pensait (selon moi à tort) qu’«il y a en l’homme un besoin de
haine et de destruction», mais il avait raison d’ajouter qu’il est relative-
ment facile, sinon de la «réveiller» comme il le pensait, mais de la faire
naître «et de la pousser jusqu’à la psychose collective». Il suffit pour les
politiques, les fanatiques, telle la radio des Mille Collines au Rwanda, de
surenchérir sur la question de l’identité et sur la peur de l’autre15. Ces
mélanges se produisent soit dans l’exercice même de la loi politique ou
sociale (la guerre, la justice, le maintien de l’ordre, les espaces d’auto-
rité); soit dans des espaces non nécessairement définis juridiquement
mais où la loi reconnaît implicitement le bien-fondé de certains types de

15
A. Einstein, Lettre à Freud, 30 juillet 1932, dans A. Einstein, Œuvres choisies.
5. Sciences, éthique, philosophie, Paris, 1991, p. 188-191.

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418 FRANÇOISE HÉRITIER

rapports : la domination masculine en général, jusque dans ses excès


(femmes battues, viols systématiques en temps de guerre, mise à mort de
la femme adultère, etc.), la patria potestas de la Rome antique, le fana-
tisme prosélyte de la Guerre sainte, l’organisation systématique d’un sys-
tème de castes, érigé en règle politique pratique comme en Inde, fondé
sur l’impureté des Intouchables, ou encore le regard froid posé sur des
corps animalisés d’esclaves ou d’Indiens; soit enfin, dans les interstices
où se produisent des conflits d’intérêts, ou bien dans ceux où se ma-
nifestent les révoltes, insoumissions et rébellions, qui sont des revendica-
tions d’identité et de dignité.
Dans tous les cas, la construction éthique est toujours à refaire. Une
éthique universelle est possible à condition de reconnaître de façon uni-
verselle l’existence de ces processus invariants, qui sont toujours là,
contre lesquels chaque individu, chaque système éducatif, chaque État
doit consciemment lutter; à condition aussi que chacun des acteurs,
hommes privés ou hommes publics, s’interdise toute manipulation si ai-
sée à faire en combinant une ou plusieurs de ces pulsions, de ces be-
soins, un ou plusieurs de ces affects élémentaires. Elle implique une édu-
cation véritable à l’altérité. Elle implique aussi la nécessité de s’entendre
de façon universelle sur ce qui doit être «intolérable» pour tous. L’intolé-
rable est là quand le regard porté sur l’autre ne le constitue plus, pour
une raison ou pour une autre, en semblable à soi en humanité.
Une grande partie de la difficulté du traitement de la violence tient
au fait que ceux, promoteurs et acteurs, qui entrent dans des systèmes
clos comme celui du fanatisme religieux, sont justement dans l’incapaci-
té d’en comprendre les ressorts. Comment faire aussi pour apaiser non
seulement les grandes crises internationales mais aussi les problèmes
dits «des banlieues» quand tant de facteurs extérieurs sont en cause qui
aboutissent à une estime de soi blessée? Analyser et comprendre est une
nécessité; remédier politiquement aux graves disparités qui sont à l’ori-
gine du sentiment d’être victime d’un complot tant national qu’interna-
tional, réorganiser et encourager le surgissement de systèmes d’encadre-
ment locaux, donner la parole à ceux qui ne l’ont pas et des moyens
d’exister aux pays comme aux quartiers de la misère, sont des préalables
absolus au bouleversement nécessaire que serait l’installation de sys-
tèmes éducatifs qui pourraient enfin tenter de transcender toutes les dif-
férences.
Le fait que ce soit utopique n’interdit pas de penser qu’il y aurait là
sans doute le plus grand défi auquel pourraient s’atteler les Nations
Unies, les organisations internationales et les États souverains, sans
compter chacun de nous dans les limites de son état.

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LES FONDEMENTS DE LA VIOLENCE 419

C’est par cet humanisme conscient de la force des réalités en pré-


sence, volontariste et politiquement déterminé, que l’on pourra peut-être
un jour faire mentir l’aphorisme célèbre de Pascal : «ne pouvant faire
que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste», en
créant les conditions nécessaires pour que ce qui est juste devienne ef-
fectivement fort.

Françoise HÉRITIER

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