30 REVUETHOMISTE

contraire Ia présence possible et nécessaire, parca que celle-ci n'est

pas alors liée à Ia limite, mais est une perfection qui cohabite avec
l'acte. II a enfin démontré que Toriginalité de Pacte d'être divin
impliquait qu'il se déploie dans Tacte non moins original de son
auto-intellection, de sorte qu*il soit possible de rapprocher non seu-
lement dans son rapport aux créatures mais ancore, à partir de ce
rapport, dans ce qu'il a de plus propre. De ce point de vue, on peut
se demandar si, malgré les réserves d'une partia de Técole thomiste,
le commentaire, par Jean de Saint-Thomas'^, de Ia Prima Pars (q 14) Saint Thomas d'Aquin
utilisé ici, ne mériterait pas de se voir réévalué. Le grand commen-
tateur portugais y explique que Vesse ne caractérise pas suffisamment et ronto-théo-logie
Dieu quant a son constitutif formei. En ce sens, cet esse subsistens a
besoin d'être ancore precise, et ce dans Ia perspective das develoç-
pements trinitaires à venir, par son acte second: Tautocompre-
nension qui est le trait le plus particulier de Tetra divin.
Michel BAsnr. «Hoc ipsum esse, secimdum
quod est in creaturis, ab ipso
removemus ; et tunc remanet in
quadam tenebra ignorantiae*. »

1. Construction de Ia question

Ouelle que pertinente que reste Ia thèse d'une histoncité radicale

de Ia vérité,Ia grandetu- d'une pensée ne s'en mesure pas moins a son
aptitude à transcender les conditions histonquK de son açpanuon et
de sa disparition pour ne cesser de reparaitre dans ^s debats et des
querelles qui, au simple regard, n"eussent du ni Ia convoc^uer ni
l'accueillir. Bref, une pensée grande parwent a suryivre a son epoque
pour, comme intemporelle ou plutot obstinement rMurrente,
prendre sa part à d'autres époques que Ia sienne et s en faire ma-
chroniquement contemporaine. La pensee de s^t Thomas illustre
par excellence ce paradoxe. EUe n'a en effet cesse, de ren^ssances en
redécouvertes, de s'imposer même durant des siecles ou eUe n at^t,
en príncipe, pas semblé pouvoir intervenir. En im mot, le thonusme
ne consiste peut-être strictement qu'en une sene presque i^ter-
rompue de « retours à saint Thomas », aussi declares dans Ia fidehte
1 Thomas D'AQUIN,Scriptum super Ubros SententiArum, I, d8,q &d 4 x * Cst ctrc
même, selon aii'il est dans les créatures, nous Tôtons de Dieu; et il reste dono dans une ce^
taine ténèbre a'ignorance.»
RT XCV (1995) 31-66
fomude constitutivum naturae divmae. »
32 REVUETHOMISTE
que divers dans les interprétations. Et notre temps ne fait pas excep-
tion à ce réflexe, qui, après d'autres, prétend (au moins en esquisse)
«retourner» à saint Thomas pour mieux investir aujourd*hui des
debats aussi ignores de lui qu'inesquivables pour nous.
De quels debats s'agit-il principalement ? On en peut énunaérer
plusieurs, qui se sont succédé chronologiquement. Le réalisme
contre le criticisme, Vanalogia entis^ puis Ia question de Têtre elle-
même, sans parler du débat sur Ia « philosopliie chrétienne ». A ces
lieux communs de ia discussion ou ne cesse de se redefinir le tho-
misme,s'en ajoute aujourd*hui un nouveau: Ponto-theo-logie. Ayec
ce concept, Heidegger met certes en oeuvre une nouvelle definition
de Tessence de Ia métaphysique ; mais instaure aussi une hermeneu-
tique de Thistoire de Ia philosophie, que sa puissance rend seule
comparable à celle déployée par Hegel. En effet, pour autant que le
concept d'onto-théo-logie définit strictement toute metaphys^ue et
que chaque métaphysique se caractérise par sa necessaire impuiss^ce
à penser comme telle Ia différence entre Tétant et Tetre, il faudrait en
iniérer que, par sa constitution onto-théo-logique meme, aucune
métaphysique n'accède à Têtre en tant que tel,^ m^s seulement a
1'être en tant qu'étant. La métaphysique se définirait comme Ia
pensée qui ne revendique 1'être qu*autant qu'elle ne le pense pas, qui
dit ce qu'elle n'atteint pas. Le meilleur indice de cette impuiss^ce
provient de ce que. Ia plupart du temps. Ia formule meme de « 1 etre
en tant qu'être » ne decèle en fait rien de plus que « l'etant en t^t
qu'étant»; justement parce que lorsque nous prétendons - trop vite,
trop superficiellement - penser et dire éíre, nous n'atteignons en
réalité Jamais que Ia subsistance et Ia teneur d'un etant, Car i ne
suffit pas d'invoquer 1'être pour le penser autrement que conime un
étant ou au-delà de lui et de ses proprietes ; et celles-ci (su sistance,
indépendance, acte, éternité, etc.) ne définissent eviden^ent jam^s
1'être, mais toujours l'étant seul. Que Ton s accorde Ia laci ite e
qualifier cet étant du titre de 'Dieu' ne modifie en rien le f^t qu il ne
s'agit encore là que des propriétés de l'etant, auxquelles 1 etre , ui,
reste parfaitement irréductible, et Dieu totalement ^ranger.
Par conséquent, si, d'aventure. Ia pensee de Thonias quin
devait elle aussi partager le sort conunun des philosophies et appar
tenir à Tonto-théo-logie (directement ou par des j
riques fiables), elle en subirait un profond doimnage. a or parce
qu'elle redeviendrait exactement ce que toiw les thomistes ^
jours voulu qu'elle ne soit pas: une simple fipre de Ia métaphysique
parmi d'autres, avec lesquelles elle ferait desormais ^om re , ^s
cette hypothèse, elle devrait nécessairement renoncer a a pre^ en lon
de dominer de toute sa hauteur spéculative des esquisses anterieures
de métaphysique et des dérives de Ia métaphysiq^ posterieure \P9^^
reprendre Ia typologie fortement normative de í histoire e a p i o
sophie revendiquée dans cette optique). plus, puisque on o
théo-logie ne pense par définition jamais Tetre qu en rappoit avec
l*étant et se confondant avec lui, cette hypothese interdirait a Ia
SAINT THOMAS D'AQUIN ET L'ONTO-THÉO-LOGIE 33
pensée de saint Thomas, si elle se 1'appropriait, de prétendre avoir
atteint l'acte d'éíre, Vactus essendi, conime Ia définition propre de
Dieu:car s'il pouvait éventuellement s'agir de Dieu, ce ne serait déjà
rkii onnr\r(^ /niiA ét/ífit çiiorAm#»^ milic íl np íc^atíirail"
une onio-ineo-iogie, cuc pcruicut luul a i cg<uu uca
métaphysiques, puisqu'elle devrait renoncer à toute prétention
d'atteindre Vesse - divin ou non, peu importe, car, en un premier
temps, deviendrait problématique Ia distinction même entre em et
esse, ou plutôt Tirréductibilité de Vesse à son interprétation ontique.
Ainsi, au soupçon théologique d'avoir cédé à Tidolâtrie en ravafant
Dieu au rang de Vesse, s'adjoindrait Taccusation, philosophique cette
fois, d'avoir confondu 1'être avec Tétant, et, prétendant bien impru-
demment avoir atteint celui-là, n'avoir en fait traité que de celui-ci. II
s'agit donc d'im débat absolument décisif pour Ia vahdité presente et
future de toute pensée qui voudra se reclamer comme thomiste, tant
en théologie qu'en philosophie^. ji • j'u
Pourtant, aussi essentiel qu'il apparaisse aujourd'hui, ce debat
resta longtemps étranger aux thomistes, occupes qu ils ^etaient soit
aux querelles internes (les types d'analogie, le concept d et^t, etc^,
soit a des polémiques rituelles contre Ia philosophie modeme. Et
lorsque ce débat fut abordé, il le fut le plus souvent dans une altema-
tive sommaire: ou bien le terme d'onto-théo-logie jouait comme un
pur et simple signe d'infamie, suffisant pour disqualifier toute
1'entreprise thomiste par pure idéologie ; ou bien, par tactique, voire
par bravade, il devenait un titre de gloire, que l'on assumait non s^s
courage, quoique souvent sans discemement. Ces deux attimdes
nous seir''^""" * #»i- ínnnerantes. oarce QU elles
omettent
caracteres uc i -od-- , -
sément si les thèses de Thomas d'Aqiun en illustrent cert^ns et dans
. -
quelle mesure. À ces deux conditions seulement, d deviendra pen-
sable sinon de répondre à Ia question, du moms d en mesurer les
dimensions et les implications.
ne releve pour ia theoIogie », íf«/tóíín ae imeraiure j
comSSé cfans «Metaphysics and Phenomenology : a relief for Theology », Cnttcal Inqmry
20/4 (1994), Chicago ;et, on le verra, le présent travail.
34 REVUE THOMISTE
2. Les caracteres de l'onto-théo-logie
Car, avant de répondre à Ia question, il faut rentendre correcte-
ment, en roccurrence definir Tonto-théo-logie. Heidegger, dans sa
conférence sur La Constitution onto-théologique de Ia métaphysique,
prononcée et parue en 1957, élabore une telle définition : « La cons
titution onto-théologique de Ia métaphysique procede de Ia puis-
sance de Ia Différence, qui maintient écartes Tim de Pautre et^rap-
portés Pun à Pautre Pêtre comme fond {Sein ais Grund) et Í*etant
comme fondé {^eiendes ais gegründei) ainsi que conrnie fondateur
{begründendes), maintien qu*assure Ia Conciliation {Austra^
détermination indique donc une double fondation croisee. 1° L etre,
en tant qu*il differe décidément de tout étant, se declare con^e rien
d*étant, donc n'ayant rien d*un étant et surtout pas de 1 et^t mt
« Dieu » ; au contraire en tant qu*im tel né^t d'etant, il P^ut fonder
tout étant et tous les étants, y compris « Dieu » , parce qu il les rena
aussi bien pensables (selon Pétant, voire un concept d etant) que
possibles (concevables comme non contradictoires dans^ le concept).
2° Réciproquement, Pétant, en particulier le premier etant declare
dans chaque métaphysique, non seulement fonde les autres etants a
titre de cause première qui en rend aussi raison, mais ron e aussi
Pêtre de Pétant en tant qu^il en accompUt a Ia perfectiqn et )usque
dans Pexistence les caractéristiques etantite. es
fondations principales (Ia deuxième se dedoub an^ msten
articulées c&m lems fondations croisées par Ia f^^erence qm les
distingue comme être et étant et, pour cela meme, es[ ]
ParSl schéma implique deux types de consequences les unes
explicitement assumées par Heidegger, les autres ^^^ con^i
Phistoire de Ia phüosophie. - ^ selo^Tes"
tution onto-theo-logique, une métaphysique g , ^ , r _
multiples sens d'une unique fondation ; car c e pr j •
dation que s'en définissent les deux term| - son Ia fondatio^
conceptuelle f des étants par un étant
causale et selon r^son «ufíisante(5^^ fondation qu'il
par excellence. Plus i fondations croisées, conceptuelle
revient de her ^tre . x pêtre même (et non seulement aux
et causale: en effet, s'il advient c'est parce que ce
etanis) de se trop^er fon f exemplairement ses caractères de
dermer accqmpht 1 etre en / _ c'est-à-dire en effectuant Pêtre
1'être en général de tous les etants, c esi a
— 1 1 *—1,» Vorfassune der Metaphysik », dans Identitãt
3.M. HHDEGGER,.Dlt omo-Aeolo^e 6 Gallimarel, 1968, p. 305,
mui Dfema.Pfullineen, 1957, p.63 (trad. fr., Qmamm
nuxtiftM). ^ «, A\re et se penser comme un étant, meme
mêi
4. À supposer, bien wr, que Dieu s'interroger sur Ia pertinence de
supr^e. On en doutera d'autant plus que 1 on doit de,a b v
nomination cotnme TEtre.
SAINT THOMAS D'AOUIN ET L'ONTOTHÉO-LOGIE 35
possible. Mais il y a sans doute ici place non seulement pour im
redoublement de Ia seconde fondation - comme le suggère
Heidegger - mais bien pour une troisième fondation de plein droit:
celle non plus seulement des autres étants mais bien de Pêtre même
(et de sa fondation conceptuelle) par Pétant suprême (et sa fondation
efficiente). En guise d'exemple, choisissons le cas, neutre parce que
paradoxal, d'ime des deux onto-théo-logies cartésiennes. On dira ; 1®
que, si être se définit à partir de cogitarei alors être fonde conceptuel-
lement les étants en les répartissant dans Paltemative « ou penser, ou
se trouver pensé (esse est cogitari aut cogitarêf » ; bien évidemment,
tous les étants, sans exception, dépendent de cette fondation par
Pêtre, y compris et surtout Pétant qui joue le role du premier, Pétant
Cette suprême; 2® que Pétant par excellence, à savoir ici Pego qui [se]
pense comme res cogitans et ainsi fonde d'abord sa propre existence
(ego sum, ego existo), fonde en raison, mais aussi produit par effi-
cience les autres étants, qui ne sont qu'en tant qu'ils se trouvent
pensés par lui, en tant qu'étant qui se pense prioritairement lui-
même ; 3® enfin que Ia fondation conceptuelle de tout étant par Ia
pensée se fonde à son tour dans Ia fondation causale qu*exerce sur les
pensées pensables Ia res cogitans, en accomplissant ainsi leur être
d'étants\ De cette première implication, nous conclurons donc
qu'on ne saurait parler d'onto-théo-logie à moins de voir jouer une
triple fondation: Ia fondation conceptuelle de Pétant par Pêtre
(Gründun^, Ia fondation des étants par Pétant suprême selon Ia cau-
salité efficiente (Begründun^, enfin Ia fondation conceptuelle par
Pefficiente. La question reste bien entendu ouverte (bien que
Heidegger n'en décide pas explicitement) de savoir si Ponto-théo-
logie exige que ces trois fondations fonctionnent simultanément, ou
une seule, ou deux, et lesquelles. Nous devrons garder à Pesprit cette
indécision.
Une seconde implication s'ensuit, plus explicitement tirée par
Heidegger lui-même. L'étant par excellence exerce ime fondation sur
tous les autres étants, voire sur Pêtre et sur sa fondation propre;
mais il ne le peut qu*en s'exerçant immédiatement comme cette cau-
salité et cette efficience même ; il doit donc retoumer sur soi Ia fon
dation efficiente et causale qu'il exerce sur les autres étants; il se
définit, quelque nom qu'il porte, par sa fonction principielle de causa
sui' « L^tre de Pétant au sens du fondement se trouve fondamenta-
lement représenté exclusivement comme causa sui. Ainsi est nommé
c Un alftsant BERKELEY, Príncipes de Ia connaissance humaine, I, S 2-3, dans CEuvres,
(traafrsoKrS^G.B.7,^^^^^ . , ,
6 Pour une analyse plus détaülée de cette premiere onto-theo-logie cartesienne et eventuel-
lement de Ia seconde, voir notre étude Sur le prisn^ métaphysique de Descartei, ch. n. Pans,
1986 L*emploi que nous risquons ici des adjeaifs « conceptuelle » et « efficiente », pour
dirtineuer les deux premières fondations, peut se discuter, parce qu'üs restreignent ces der-
nières à deux acceptions historiaues trop étroites; mais comme ces acceptions correspondem
sa orécisément au toumant histonal que nous devrons decnre (entre Thomas d'Aqum et Ia
metaphysica au sens historique stria),leur étroitesse même devient un argument en leur faveur.
36 REVUE THOMISTE
le concept métaphysique de Dieu'. » La célébrité de cette thèse en a
sans doute parfois masque plusieurs traits: d'abord qu*au sens strict,
aussi longtemps que le synt^me de causa sui n'apparaít pas, c'est-à-
dire avant Descartes, on ne saurait proprement parler de catisa sui
(sauf à expliciter soigneusement rimplicite, ce qui ne va pas de soi);
ensuite que Ia causa sui designe essentiellement une fonction de fon-
dation par un étant suprême dans le système d*une metaphysique, et
non pas toujours ni necessairement Dieu ; ainsi Pétant supreme, qui
fonde en se fondant par soi peut-il prendre aussi bien Ia figure de Ia
« pensée de soi» ou de PÉtemel Retour du Semblable,^ue celle de Ia
causa sui divine, du Verbe intelligible et de Ia « derniere raison des
choses » ; Heidegger le marque nettement, en soulignant
suiy lorsqu'elle fait entrer 'Dieu* en philosoplúe, le met d abord en
ceuvre sous le nom de Zeus, et que, même ainsi, << devant ce Dieu
Phomme ne peut ni prier, ni offrir de sacrifice ». Ce que 1 on
nomme ici « Dieu » désigne donc d'abord ime fonction dans Ia cons-
titution onto-théo-logique, celle de Ia fondation causale se on t
elle-même sous Ia figure d*im étant de príncipe ; dans cette optique
d*ailleurs historiquement contestable -, le Dieu revele en Jesus
Christ n*offrirait qu'im cas, un candidat ou un preten arit
d*autres (ni le premier, ni le dernier, ni le medleur) a a ^ scientiuy rien de moins que tria nomina, aucun ne lui convenant
strictement, voire exclusivement métaphysique de Ia cat^a suu n
seule condition s*impose pourtant évidemment a tous *
(knt étants et l'etre à titre dépfoieLnt
s mscnvent exactement, sans reste ni exces, ^ «o-cÁ.» cur
onto-théo-logique de Ia différence ontologi(jue, P {inqpiantum considerat ens et ea quae consequuntur ipsum)
un mode métaphysique - à partir et au bénefice de et^ • extrême-
L'onto-théo-logie se définit donc selon des cara romme
ment précis, sans lesquels on ne saurait ideiitifier une pe j i-
métaphysique: 1® « Le dieu » doit s'inscrire explicitem .
champ métaphysique, c'est-à-dire se laisser determmer a p ,
des determinations historiques de Têtre en tant ' fnndíj-
lement à partir du concept d*étant; 2® il doit y ^m j
tion causale {Begrundun^ de tous les etants communs .
raison; 3° Ulh, pou?ce faire, assumer
éventuellement le nom de causa sui, c est-a-dire de . »
ment
ment fondateur
ronaateur parce que suprêmement ff
parce que
ia question de 1-appaií^n^çe de Ia pensée de
l'onto-théo-logie revient ainsi, au-dela des polenuq .
idéologiques, à examiner si elle satisfait a ces trois e g
7. M. Heidegger, « Die onto-theologische Verfassung der Metaphysik », Identttat
'I (trad. fr.. p.304 « 306). Comment
nom ne puissions danser comme David dansait devant Ar (
SAINT THOMAS D*AQU1N ET L*ONTO-THÉO-LOGIE 37
3. L'objet de Ia metaphysica
La définition de Ia métaphysique par l*onto-théo-logie implique
que Dieu, quel qu*il soit, précisément soit; à cette condition seule-
ment, il peut y entrer pour assurer Puniverselle mise en être(comme
Ton dit: mise en eau) des étants. II faut donc d*abord demander si
Thomas d'Aquin inclut Dieu dans Ia métaphysique, au sens ou sa
fonction de fondation lui dormerait rang d*im « dieu » de Ia meta
physique.
causa Remarquons d'abord que Thomas d*Aquin, s*il utilise deja le
concept de metaphysicc^y ne l'emploie encore qu*avec parcimonie,
sans s*éloigner de l'usage que Ia tradition du commentarisme venait
d*attribuer à Aiístote. Au contraire de Ia majoríte de ses successeurs,
même immédiats, il n*en fait ni le titre d*un ouvrage ni 1 un des
pivots de sa conceptualisation. A cette prudence, il y a une excel-
lente raison : à ses yeux. Ia metaphysica designe, non sans^ ainbiguite,
une discipHne strictement philosophique et naturelle. Definissant le
titre des Hvres dits de Ia Métaphysique d*Aristote, il attribue a « cette
science », qu'il laisse à ce point inoefime qu il ne Ia nomme que haec
donc absolument: 1® scientia divina sive theologia, pour antant
qu'elle considere les substances séparees; 2® prima philosophiay en
tant qu*elle considere les premières causes des choses^; 3 enfin
metaphysica, « en tant qu*elle considere Vens et ce qui s y rappoite
dire selon qu'elle a pour objet Vipsum solum ens commune . Mais
précisément, ne pourrait-on pas objecter que nous retrouv^s amsi
le jeu réciproque d*une science de Tétant en general {metaphystcaj^ et
d'une science du divin en tant qu'exerçant Ia fonction de premiere
cause ? Ne s'agit-il pas là exactement de l'onto-theologie.
Cette conclusion hâtive conduirait cependant a im complet
contresens, car Ia theologia ici incluse dans Ia metappsica n epmse
. absolument pas ia notion de théologie; il faut en effet reconnaitre
que «Ia théologie qui releve de l'enseígnement sacre differe selon le
Poser genre de Ia théologie présentée comme une p^e de Ia philosophie
d'Aauin
d'Aniiin à
à Itheologia quae ad sacram doctrinam pertmet dtffert secundum genus ah
^ illa theologia quae pars philosophiae ponitur) », ou encore que
9, n le définá cl-ç.en.^s
phys^M, du De Pars q 1, a 8:.Suprema vero inter eas [scientia philo-
auss. dansla S»m^e^fo«^«^^^P^^^^ p^ncipia, si adversarius aliquid
cõncèSi ti ámem ni& Lncidit. non potest cum eo disputare. potest t^en solvere rationes
'tpjr q 9 a 2. obi 2: <. Aliqua scientia acquisita est circa res dmnas, sicut scientia
Shyidcae.!doutra GentUe,.I,c 4.
i Metaphysica. quae circa divina versatur..
10 TOOMAS D'AQUIN,In duoáecim lihros Meuphystcomm Aristotelu expoatto, prcemium,
" éd. Cathala, Turin, Marietti, 1964, p. 1 s.
11 . ID., Sum. theol. q 1, a 1, ad 2.
38 REVUE THOMISTE
« theologia sive sdentia divina est duplex^^ ». Pourquoi cette dualité ?
Parce que seule Ia théologie au sens de Ia sacra doctrina peut pré-
tendre connaitre les choses divines en elles-mêmes, puisqu'elle seule
les reçoit « selon qu'elles se révèlent elles-mêmes {secundum quod
ipsae seipsas manifestani) », et « selon ce que requiert Ia manifestation
des choses divines (secundum quod requirit rerum divinarum manifes-
tatió) ». Plus exactement, elle peut « les prendre comme le sujet de sa
science, parce qu*elle reçoit d*abord de les considérer comme telles
{ipsas res divinas considerat propter seipsas ut suhjectum^ scientiae) » ;
« c*est cela Ia théologie qui est transmise dans Ia sainte Ecriture (haec
est theologia, quae in sacra Scriptura traditur) ». Quant à « Ia théologie
dont traitent les phüosophes et que, par un autre nom, on appelle
métaphysique {quam philosophi prosequuntur, quae alio nomine meta-
physica dicitui^ », elle ne peut atteindre les choses divines que par
leurs effets {^ecundum quod per ejfectus manifestantur), en tant que
ceux-ci seuls relèvent du seul sujet légitime de Ia metaphysica. Vens in
quantum ens: « Les réalités divines ne sont traitees par les philo-
sòphes qu*en tant qu'èlles sont les principes de toutes choses.^ C est
pourquoi elles sont exposées dans Ia partie d enseignement ou sont
classées les choses communes à tous les étants qui ont pour sujet Vens
en tant qu'en5". » La science de 1'étant en tant que tel ne peut traiter
des choses divines que dans Ia mesure, tres etroite, ou celles-ci inter-
viennent par leurs effets selon Pétantite et co^e des et^ts ; et
comme seuls leurs effets (non eUes-memes) se Asent selon 1 etantite
et comme des étants, ú faut en conclure que les choses divines ne
s-inscrivent pas directement dans Ia theologie de Ia metaphysique
ainsi qu'eU^ feraient si elles relevaient entierement de 1 etant
commln, mais n-y interviennent quhnirectement. non comme de
teUes choses mais à titre de prmcipes des choses (substrat), « non
taruiuam suhjectum scientiae, sed tanquam przncipta subjectt ». Autre-
m^t dit, \es substances séparées et choses divmes ne se recon-
naissent miets que de Ia theologia sacrae Scnptur^, parce que seu e
ceISci les iévèle et les rend directement accessibles. En revanche. Ia
tóogM philosophica doit se bomer a en constater les effets d^s
Sin qLtuJens,et ne les aborder que comme le príncipe de ces
12.THOMASD'AQI^,£jJ'o^w«^^^ lihrum Boethiiomnia.
0p«5cw/rf De Trinitate,
Paris, q1927,
5, a 4,
III,ed.p.B.119-120)
Decker,;
Leiden, Brill, 1959, p. 195 (ed. M » 194-195 (119-120). Voir aussi Sum. theol. f,
toutes les citations qui suivent sont pn nrocedit ex principiis notis lumine superioris
q 1, a 2: « Sacra doctrma est » _ Sur ce double statut de Ia théologie, voir
scientiae, quae scilicet est scientia Dei ® ^ théologie chez Thomas d'Aquin, Pans, 1974,
rexceUent expqsé de M. CORBIN,^ ^ujNOwál, « Esquisse de révolution d'une
ch. n, en particulier §2; plus 6®" ' .' Thomas d'Aquin aujourd'huiy « Recherches de
conception de Ia méuphysique », dans òamt in»
philosoplúe, VI1», Aa Trinitate, p. 194: « Res divinae non tractantur a
13.^Ol^ D'AQinN. Super pertractantur in illa doctrina, in
phÜosophis, nm prout sunt rerum omnibus entibus, quae habet subjectum ens in quan-
qua ponuntur illa quae sunt communia omniDus en«u , m j i
tum est ens.»
SADsfT THOMAS D'AQUIN ET L*ONTO-THÉO-LOGIE 39
effets, alors que Ia théologie révélée en traite conime de son sujet".
Les choses divines excèdent Ia théologie de Ia métaphysique comme
le principe du sujet excede le sujet d*une science. Et comme Ia
théologie métaphysique traite des choses divines selon Tétant en tant
qu^étant, il faut en conclure que Ia théologie de Ia révélation excède
rétant en tant qu'étant - bref que Dieu n'appartient pas à Ia
théologie métaphysique dans Ia mesure même ou il demeure en posi-
tion de principe du sujet de Ia métaphysique, de Tétant en tant
qu'étant.
Ainsi, pour Thomas d'Aquin, Dieu, en tant que tel, n'app^ent
à Ia métaphysique, ni à sa théoloçie, ni à Vens commune, ni à Vens
in quantum ens. Par une décision theorique aussi radic^e, Ü s*oppose
par avance à ses successeurs, qui, três rapidement, inverseront ce
choix afin de réintégrer Dieu dans Ia métaphysique et son objet:
rétant, puis bientôt le concept d'étant. Ce sera le cas des Gilles de
Rome, qui pose sans ambigmté: « Son sujet [Ia métaphysique] peut
être appelé Dieu, car Ia raison d'entité est réservée à Dieu plus
qu'aux autres étants. Cest pourquoi Ton dit que Ia science méta
physique est divine et de Dieu".» lei Ia métaphysique traite (ou
práend traiter) de Dieu en tant que tel, parce qu'elle ne doute pas le
moins du monde que Tétantité ne détermine aussi de plein droit
Dieu; c'est exactement comme les autres étants, ^uoiqu'a titre
d'étant privilégié, que Dieu entre dans le sujet de Ia métaphysique et
donc peut y prendre une fonction onto-théo-logique. « Quand tu
dis: Dieu échappe à Pétantité, je répon^ que c'est faux et, bien plus,
c'est vraiment tout à fait qu'il est un etant . » Dieu ne peut fuir —
échapper à - 1'étantité qui le débusque de sa transcendance et
1'enserre dans le filet commun ou tous les étants, pour amsi dire,
erouillent. Le privilège d'une étantité exceptionnelle qu'on lui
reconnaít ne modifie nen - puisqu'il se paie de Tmscnpuon dans le
réeime uniforme de rétant'. > ix
Duns Scot donnera un fondement plus sohde a cette these en
posant non seulement que « Dieu n'est pensé que sous Ia raison
14 Ibid p 195: «Theologia ergo philosophica determinai de separatis secundo modo
sicut de
ut subjèais,
, de separatis autemorimo
Jp cpnaratis primomodo
modosicut
sicutdedesubiectis.
pnncipus» subjectis. Theologia vero
"gSies de rome.cLmCTWn»m in frimum tib^ Smtentinnm, Mogus.q 1, éd.
VeniM lS^fol.2rb: lsub)«:tum in illa (sc. m^physiM] potM dia I^us, quia ratio
„ magi, rservatur in Deo quam caeKns entibus. Et inde diatur quod saentia meu-
physicae ase divin^t^Deo." . ^ 4 vb;.Cum dicis:'Deus effugiat rationem entis*.
16.lD.,Comm ; ygrissime [Deus] ens est.» (Bon commentaire de Ia réponse à
Tadve^dre parT-F. COURTINE,Suarez et le système de U métaphysique. Paris, 1990, p. 114 et
\^7 "cf ID Ouaestiones metaphysicales..., q 5, Venise, s.d., foi. 3 rb : « Similiter dico, quod
in metaphysica'ens in quantum ens est subjectum prinçipaliter per se et pnrno. Et quia mtio
èntk melius et verius sivatur in Deo quam m aliquo alio ente, propter hoc dico, quod Deus
e« subjectum principale illius scientiae, non per se et pnrno, sed ex consequenti.» Gilles
orésuppose ce qu'il s'agit précisément de demontrer contre Thomas d Aqum:que Ia ratio entis
s'accomplisse mieux en Dieu qu'en tout autre étant, c'est-à-dire que Dieu soit aussi et d'abord
un étant.
40 REVUETHOMISTE SAINT THOMAS D'AQU1N ET L'ONTO-THÉO-LOGIE 41

d'étant {peus non intelli^tur nisi suh ratione entis) », mais surtout En effet, devant cette évolution majoritaire et, en apparence du
que Vens ne peut s*entendre qu'univoquement, car « Dieu ne nous moins, irrésistible, qui tend à comprendre Dieu par le concept
est naturellement connaissable que si Tétant est imivoque pour le d'étant pour Tinscrire dans Pobjet de Ia métaphysique, donc à pro-
"éé et rincréé (Deus non est cognoscibilis a nobis naturaliter nisi ens duire les conditions d'une onto-théo-logie en pensant le théologique
t univocum creato et increat^^ ». Cest donc bien Tobjet de Ia à partir de Tontologique, Toriginalité de Thomas d'Aquin ressort
puissamment. Pour lui, Dieu, en tant que tel, n'appartient pas au
pour sujet de Ia théologie métaphysique; il reste le príncipe qui lui
mune (i départit ce dont, selon Tétant coimrnm, celle-ci traite, mais dont lui
telle que ce concept Ia rend pour Ia premiere fois pleinement seul ne relève pas: « D'abord en tant que les autres existants dépen-
pensable. dent de Vesse commun et Dieu non, bien plus c*est Vesse commun
Loin de rester marginale, cette inclusion sera definitivement qui dépend de Dieu. [...] Ensuite en tant que tous les existants sont
consacrée, au terme de Ia scolastique médievale, avec Suarez. Substi- contenus dans l'e55e commun, et Dieu non, bien plus c est 1 esse
tuant à 1'habituel commentaire des Sentences ou de Ia Somme, Ia commun qui est contenu sous sa puissance, car Ia puissance divine
forme littéraire emblématique de Disputationes metaphysicaey il se déborde Vesse créé lui-même^°. » Dieu comprend Ia métaphysique,
doit donc de definir d*emblée Vobjectum metaphysicae: « L etant en mais ne s'y laisse pas prendre. Cette thèse ne semblera paradoxale
tant qu'étant réel doit être Tobjet adequat de cette science (ens in qu^aussi longtemps que l'on n'envisagera pas Thomas^d Aquin dans
quantum ens reale[debet]esse objectum adaeq^tum hujm scientia^. » sa situation historique vérítable, telle qu*elle l|oppose à Pessentiel du
Mais cette formule en apparence assez anocüne s appuie d abord sur commentarisme thomiste, plus qu'elle ne 1 en rapproche . Para
une réduction radicale de Tontique au noetique : 1 etant se deiinit doxale ou non, elle dément une exigence essentieUe de toute onto-
par le concept objectif et surtout formei qui le saisit en une totaie théologie - que « Dieu » (ou ce qui exerce Ia fonction de fondation)
abstraction représentative. II débouche ensuite sur une consequence releve de 1'être autant et comme les etants qu il fonde.
drastique: comme ce concept s'étend aussi umversellement que son
abstraction le lui permet, Ü précède Dieu meme {aliquam ratimem
entis, quae sit prior natura Deo) et doit par smte comprendre Dieu.
Sans doute Ia distinction entre fini et infini viendra-t-e e par a suite 4. Vesse commune et Panalogie
marquer ime distance (et réellement, comme le prouvera sa reprise
cartésienne), mais elle s*inscrit pourtant toujours au
1'étant et à Pintérienr de Ia métaphysique, qu;elle renforce donc loin Considérons donc cette thèse plus avant: s agit-il dune simple
de s*en excepter. Dès lors, Dieu entre definitivement en meta originalité de nomenclature conceptueUe ou d.me opuon decisive,
physique: « L*objet adéquat de cette science [Ia me ap ysiqu ] détlrminant toute U pensée de Thomas dAqum ? Peut^n Ia
comprendre Dieu (objectum adaeqiMtum hujus f confírmer par d'autres ou bien reste-t-elle une doctrme isolee ne
phylae]deberecompreiendereDeumY\ >> Dmclusion de Dieu d^s Ia remettant pas sérieusement en quesuon Ia dominante onto-theo-
Wtaphysique présíppose, exige et obtient son
concept d'etant, en ^t et en droit toujours univoqu . p p '°Ke1^ÍétãtíoíoL-théo-Iogique de Ia pensée de Thomas
Thomas d*Aquin fut de s'y opposer. d'Aquin impUque, outre rinscripupn de Dieu dam Ia métaphysique,
qu'un même concept régisse aussi bien « Dieu », etant supreme, que
rétant en tant qu'áant: seul cet intermediaire permettrait en effet
ü
18.DUNS I
SCOT,^ . T j1 ^ 1 _o 126 et 139,
Ordinatto,
1954,et/'«mvoctóífe/Víiiwt,
I, d 3, q »
p.79 et 87, trad. fr. (etParis,
OOTnw, éd. Balic, t. III, Rome,
RnULNOIS Duns
commentaire)
Scot, Sur Ia connaissance de
d a BOULNOis.
dWer leslonltiom croisées de fun p^ I'autre. Un tel concept se
Diw 1988, p. 13/ • nOuuns
^3 n® 26, Opera omnia, éd. rencontre-t-il chez Thomas d'Aqu.n. tel quil pmsse antiaper sur
19. F. SUAREZ, Dispumiones metap^sua^ ^ objectum
Berton, Pans, 1866, t. 25, p.6 et 1^ ^^ unquam oppositum docuit, sed solum hanc 20. Z
THO^ D-AQ.J. lihrum beati Dionysii de divinis nominibus expositio, V, ü, éd.
,,0, quantum ad
hujus scientiae» « n 20: « ^ec :.ionem Dei sub ratione principii; non tamen Mandonnet, n, p. . jl-^ndent ab esse communi, non autem Deus, sed magis esse com-
scientiam [metaphysicam] jg praecipuo objecto » (p. 9). Et aussi H, sect. 2,
negat eamdem scientiam trartare de ^ ^nti creato et increato » (p. 73); logique- munrdwndaâlS.(...]. Secundo quantum ad hoc quod omnia existentia continentur sub
n® 11:.Ens, de quo nunc 1° fdeW pour 1'essentiel, Tanalogie : « Si bm Mse rammii, non autem Deus,sed magis esse commune contmetur sub ejus vutute, qma
ment, cette communaute condui » auae incerta est, quam unitas conceptus, quae veris
alterum negandum potius ^nda » (11, sect. 2, n® 36, p. 81). Sur ces pomts, voir J.-F.C0URTINE,í»area.... p.41:
ratiombus videatur ^monstran, ? Die Diskussion über den Gegenstand der Meta-
A ZttO^ANN, Untersuchungen », LeiSn/Kõln, 1965 et .Pour saint Thomas, ü n'est pas nécessaire que Dieu appattienne en quoi que ce soit au su|et
de Ia métaphysique pour commander Tensemble de Ia science en question » (voir aussi p. 51 ss,
phystk tm 13. und 14. Jahrhundert, « ZÍ!; «..ric'i98l
)A..MAR10li,SurlathéologiebUnchedeDescartes,?arxs, 1981,^\%92
1992, op. 135 ss
ss. 274 ss, etc.y
42 REVUETHOMISTE
ceux de Diins Scot et de Suarez ? Tel semble en effet bien le cas, dès
lors que Vens se trouve três souvent defini par sa primauté du point
de vue de Ia connaissance: « Ce qui s'offre en premier à Ia concep-
tion de Tentendement c*est Tétant parce que ce n'est qu'en tant
qu'elle est en acte qu'une chose est connaissable [...]; 1'étant est
Pobjet propre de Tentendement et il est ainsi le premier intelli-
gible". » Ainsi, Vens se connaít; mieux, il se définit par le fait qu*il
se connaít avant toute autre détermination, car rien ne se connaít
qui, d*une manière ou d'une autre, ne soit connu. Quoi donc sépare
cette position de celles de Duns Scot ou Suarez ? Deux points fon-
damentaux.
D'abord, Ia conception de Vens ainsi dégagée ne définit pas ici le
sujet de Ia métaphysique, ni celui de Ia théologie métaphysique, ni a
fortiori celui de Ia theologie révélée, mais seulement Pobjet connu:
Ia priorité reste strictement noétique, sans prétendre s*imposer
comme une priorité en général.
Ensuite et surtout cette conception de Vens ne concerne précisé-
ment pas Dieu et pour au moins deux raisons. Premierement, parce
que Vesse divin ne se confond pas avec Vesse commune ; Ia Somme de
theologie le démontre en distinguant deux manières pour Vesse de se
dire sans addition »i ou bien parce que sa definition n implique
d'elle-même aucun ajout (et il s'agit de Vesse cornmune des étants
finis, négativement); ou bien parce que sa defimtion implique au
contraire positivement qu'il n'encoure aucune addition (et il s agit
de Vesse divin^. Le Contra Gentiles va plus lom, en soulignant que
IWversalité abstraite de Ia connaissance n'affecte pas Dieu : en
effet, puisque ce qui est commun ne s obtient que par « 1 enten-
demént qui appréhende Ia íorme [...] depoudlee de toutes ses notes
individuiites spécifiantes (mtelUctu qui apprehendit formam [...]
exspoliatam ab omnihus individuantihus et specifkantihus) » si Dieu
Sntifiait à cet «le commune abstrait, il fau^ait « qu il n y eul
aucune chose existante si ce n'est sa seule presence dans^ 1 enten-
donc a ne peut se confondre avec Vesse commune. tel que
représentatiL par entendement parvient a le pnvdegier. Au
pntnum
est poP""® q 1, a 1, c.; De ente et essentia, proem.: « Ens
d 38, q 1, a 4, aa ^ ^.et a o,4 ^ concipiuntur, ut dicit Avicenna in principio suae
autem et ^ssentia sunt quaep Spiazzi, Turin, Marietti, 1954, p. 5);In duodecim libros
Metwhysicae » .«„.nam primo in intellectu cadit ens, ut Avicenna dicit. »
^eto^iconw» 1,2 autrés), Tanthologie si éclairante réunie par É. GILSON,
P°
^àémenu d VJJ / I? rVinmiste de Têtretextuels
les rapports », n® 1,de
dans Autourd*Aquin
Thomas de saintavec
Tbomas, Paris,
Avicenne,
nioiSs d'Aquin « U Métaphysique d'A»icenne avK 1-appen^ce
«Stions ou distinoions d'Avicenn. apçTouvees payunt Thomaa.. dans
Sabtt nomasAquinas,1274-1974,Comemorativa St^es,Toronto, 1974.
23,Thomas d*Aquin,Sum. theoL r,q 3,a 4, aa z.
SAINT THOMAS D'AQUIN ET L*ONTO-THÉO-LOGIE 43
contraire on dira que « Vesse divin ne supporte d*addition ni dans Ia
pensée ni même dans Ia réalité ; et non seulement il ne supporte pas
d'addition mais il lui est même impossible d*en recevoir^ ». Un tel
refus de Vens représenté ou de Vesse commune comme le point de
départ de Ia connaissance de Dieu suffit à disqualifier par avance les
tentatives de Duns Scot et de Suarez. Surtout, il excepte Dieu du
domaine de Pétant tel que Ia métaphysique prétend Touvrir et le
délimiter. Et c'est bien pourquoi re55e propre à Dieu seul, en
s'arrachant de Ia métaphysique, se libere aussi de son t)^e
d'intelhgibilité, jusqu'à apparaítre, à son egard, rien ^de moins
qu'inconnu: « Car 1'argument [ridentité en Dieu de Vesse^ et de
1'essence] s'entend de Vesse par lequel Dieu subsiste en lui-meme, et
qui nous est aussi inconnu que son essence . » Rien en effet de f>lus
rigoureux que cette conclusion: si d une part 1 esse^ de Ia méta
physique, valable pour les étants créés, tire sa primauté de son intel-
ligibilité, si d'autre part Vesse divin se soustrait au contr^re à cehu de
Ia métaphysique, alors il doit se degager aussi de son intelligibihte.
Par cette essentielle dichotomie, Thomas d Aquin ne recuse pas seu
lement par avance tout concept imivoque d'etant, il reyoque surtout
le noeud central de toute onto-théo-logie - que les operateurs theo-
loeique et ontologique puissent s'y fonder réci^oquemmty donc a
1'interieur d'une détermination commime, que Ia duahte des^ronda-
tions, conceptuelle ou efficiente, ne menace pas, mais plutot ren-
force. L'étant commun ne peut, suivant Thom^
introduire de commun - et surtout pas son mteUigibilite - entre
1'étant en tant qu'étant et Dieu. 1 j- ^
L'analogie de l'être - dont il importe de mdire que Thom^
d'Aquin n'en a guère utilisé le synta^e -na jamais d autre f
tion, pour lui, que de creuser le gouffre qui separe ces deux ac p-
tions de iVesse.
tions ae esse. II faut d'autant
iiia ... plus
„lej.souligner que, den'aScot
doctrine en afait
Suarez
vise
cont^iTpour qu'aucun nem. donc auc^ concept ni
au^ tóei^ation nidevait se dire au même sens de Ia creature
24.ID., Quina OmtUes. I,c 26 sèd «Sm in renim natúra nec solum
autem esse est absque additione j/ajaitionis. » - Voir aussi De potentia, q 7, a 2,
absque additione sed e"®™,^^^^^V^/Stintia non est esse commune.sed est esse distmrtum a
ad 4^.Esse divinum,quod m^ «XiiIL Jísfnon est esse commune » ; et De ente et
quolibet alio esse»; ou ttfta., aao tantum, ut in errorem eonim
isentU, ch. urivSe quo quaelibet «a formalinr eat. Hoc
inçidamus 9"' est ut nulla sibi adaitio fcri ponit: unde per ipsam
1 eirc » vcii • /.
ainsi « métaphysique », etc.
 44 REVUE THOMISTE
et de Dieu, y compris et surtout Vesse. L'analogie ne gere pas
runivocité tangentielle de Vesse commune, mais ouvre au contraíra
Tespace oü toute imivocité d*être doit exploser. Thomas d'Aquin
pose, à cet effet, une distinction radicale dans Vesse: « Esse se dit de
deux façons:en un premier sens pour signifier Tacte d'exister, en im
autre pour marquer le lien d*ime proposition, acte de l'âme joignant
un prédicat à im sujet^.» Pareille composition de sujet et de pré-
dicat, dono d'es5e et d*essence determine sans exception Pétant créé,
mais disparait en Dieu et, dans ce seul cas, Tessence ne se distingue
plus de Tacte d'être: « Dieu est non seulement son essence [...] mais
aussi son esse^.» Ce mode d*être revient en propre à Dieu et le
separe de tout autre étant, ou plutôt de Tétantité en général. Dieu
seul, Thomas d'Aquin ne cesse de le souligner, est comme aucun
étant n'est: « en Dieu seul, son essence est son esse (sed soli Deo cujpcs
solius essentia est suum essi) » ; «II est propre à Dieu seul que le mode
d*exister soit son esse subsistant {Solius autem Dei proprius modus
essendi est, ut sit suum esse subsistens) » ; « Dieu seul est son esse {soÍpís
Deus est suum esse) »". La différence entre Têtre et Tessence, que Ton
pourrait nommer ousio-ontique, telle qu'elle traverse pour ainsi dire
horizontalement tous les etants créés, non seulement s'annule
devant Dieu, mais devient Tinstrument d'ime tout autre différence,
pour ainsi dire verticale, entre Ia différence ousio-ontique prise glo-
balement d*une part, et Pindifférence ousio-ontique de Dieu d*autre
part. Cette nouvelle différence s*atteste par Ia création : «U faut
donc que ce dont Vesse est autre que son essence ait un esse cause par
un autre {OpOTtet ergo, quod illud, cui esse est aliud ah essentia sua,
habeat esse causatum ah alio) » - si Lessence diffère de Vesse, alors
rétant se manifeste comme causé. Réciproquement, « créer convient
à Dieu selon son esse, qui est son essence {creare convenit Deo
secundum suum esse, miod est ejus essentid) » : 1 identite de 1 essence
avec Vesse devient ici le motif ne Ia puissance et du caractere de crea-
teur. Cette différence (cause/création) ne s'identifie pas à Ia distinc
tion et composition réelle {esse/essence), mais se marque justement
en sV opposant — comme a tout conceptus entis. L analogie, gerant
cette différence d^avec Ia différence de Vesse commune, n*a de cesse de
l'approfondir, afin de garantir que jamais Tetre des creatures n'aura
prise sur Vesse de Dieu. n j ' donc absolument le premier cntere dune onto-theo-logie en
Thomas d^Aquin s^en assure d^ailleurs par deux caracteres donnes
à Panalogie. 1° D^abord elle relève de Ia proportio et non p^ de Ia
proportMitas-. .analogiam ide$t proportior^ .» La difference
importe, puisque Ia proportionalitas traduit lavcOorux et renvoie
27.TH0MASD'AQUIN,Sum. theoL /«, q3. a4,ad2: « Esse dupHciter dicitur: uno modo
significai actum essenS ; alio modo significai composiiionem proposiiionis quod anima adm-
venii coniugens praedicaium subjecio. » • r i j .•
28 /S q 3.a 4:« Deus non solum esi sua esseniia [...], sed eliam suum esse. »
29 Ibid!,/«, respectivemenl q 6. a 3;q 12, a 4; q 45, a 5. ad 1. Les lextes som si nombreux
ei connus,que nous n*insisions pas.
30.Ibid.,P,respeciivemenl q 3,a 4;el q 45,a 6.
31.IbieL,P.q 13, a 5,ei P-IP',q 20,a 3, ad 3:«...analogiam vel proponionem...»
SAINT THOMAS D'AQUIN ET L*ONTO-THÉO-LOGIE 45
donc à Ia proportion à quatre termes, qui implique entre eux un
rapport défini, commensurable, intelligible; au contraire, Ia pro
portio se borne à référer plusieurs termes à un point focai, sans
nécessairement de commune mesure entre eux ; Ia préférer impUque
donc que Ton admette Ia légitimité épistémologique d'un rapport
pourtant incommensurable, indéfini et, en ce sens, ininteUigible
entre les termes de Ia relation. Le choix de Thomas d'Aquin en
faveur de Ia proportio marquerait ainsi qu'il nh donc pas confondu
Tanalogie mathematique avec l'analogie de référence, mais réforme
Ia commensurabilité de Tanalogie mathématique en vue d'étabhr ime
référence entre termes incommensurables (non mesurables entre
eux, parce que l*un au moins reste immense). L'analogie de reference
laisse « Ia realité signifiée hors de toute limite et débordant Ia signifi-
cation du nom {rem significatam, ut incomprehensam et excedentem
nominis significationernf^ ». 2° II y a plus:Ia proportio ne se f^t pas
par renvoi à un terme {pd aliquod ununi), mais ce pole de reference
ne doit pas s*entendre comme neutre et abstrait, pris hors de Ia serie
des analogués (comme Ia sante pour le malade, le medecin, le
remède, etc.), de telle sorte qu*il puisse revenir à chacun au même
titre ; elle se fait par renvoi à un autre terme {ad alt^m) de Ia série
elle-même, ou encore à un des termes reels de Ia reference (ad unum
ipsorurriy' - comme d'un effet à sa cause ou son príncipe, des acci-
dents à leur substance. Cet analo^é premier, terme reel, reste a Ia
fois différent des analogués et intrinsèquement constituttf d'eux. Le
créé n^entretient ainsi aucune proportion commen^rable (selon un
concept commun d'étant) avec Dieu, mais il sV refere en important
dans cette référence jusqu'à son e55e commune au meme titre que son
essence, donc en Ia transgressant suivant une extenonte mtnnseque
^ T''analoeie confirme donc ce que l'exception à Vesse commune
introduisait: si d'aventure Dieu devait etre, ce ne serait jamais
et ae memoac uui v j
qui Ia réalise parfoisIa-ahistoriquemmt) subi^ par avance, une fm de
rn-re^Wr• ^1tíonúste
^ sans^
ca«c ambiguíté: Thomas dAaum
üinhipuite : Thomas d'Aquin récuse
recuse
eénéral: l'inscription de « Dieu » dans le champ metaphysique umfie
lar 1'étant, voire par un même concept d'etmt. On devine fiourtant
le prix que Dieu doit payer pour se soustraire a cette constitution:
Duisque celle^i tient son autonte d"un conceçt d etant comprehen-
sible (par défmition, puisque Vens commence a Ia premiere mteUigi-
TÃ rf j «An a 5 Nous suivons, bien súr, ici Ia ihèse de B. MONTAGNES, La Doctrine
*Í'L Wot mm TiommfAqHm,Paris, 1963.au contraire de ceUe défendue par
P aISouE.Sur Ia naissance de Ia doctnne pseudcwnstoteliCKnne de 1 analogie de 1 etre..
- LCnaloèie » Les Études phüosophiques, p. 291-304, qui vaut sans doute plus pour Cajeian
ÍsLrez que pour Thomas d'Aquin. ^
33 THOMASD'AQUIN,S«m.fW./',ql3,a5eiComr«Gcní»/es,I,c34.
46 REVUETHOMISTE
bilité), Dieu, à s*en faire Tétranger, devra se faire connaítre comme
incompréhensible. Mais, Dieu n'est pas alors seulement incompré-
hensible en soi, il Test surtout pour échapper à l'onto-théo-logie - ou
nous en libérer.
5. La cause et Ia fondation
Pareille extra-territorialité de Dieu à Tégard d'un concept méta-
physique de l'étant, en supposant qu'on nous Paccorde, ne suffirait
f}Ourtant pas à établir qu*il échappe completement a Ponto-theo-
ogie. Car le second des critères de ronto-théo-logie semble évidem-
ment attester le contraire, puisqu*il definit le « Dieu » metaphysique
par sa fondation efficiente des autres étants, voire par Ia fondation
efficiente de 1'être en general. Or tel parait indiscutablement le cas
du Dieu, que Xhomas d*A.quin vise sous le titre de cause : « II est
dono nécessaire de poser une cause efficiente première, que tous
appellent Dieu'^.» i i • i ^ •
n ne semble en effet guère discutable que les relations de creation
et donc d'intelligibilité entre Ia créature et le créateur, ne puissent se
traduire parfaitement en teimes de fondation — et de fondation par
une cause efficiente. Car non seulement Ia causalite efficiente ^sure
Pentrée dans Pétantité des étants créés (de Dieu au monde), mais eUe
permet, en retour (du monde à Dieu), de connaítre le createur en
tant que cause et sous le rapport de Ia causalite : « Nous ne pouvons
conn^tre Dieu naturellement, sinon a partir des effets, en revenant
iusqu^à Ivi".» Ainsi, Dieu ne se nommerait j^ais qu au nom de Ia
cause et à cause de Ia cause (« Deus nominan dtcitur a suis causatis^);
les noms attribués à Dieu ne valent evidemment con^e tels que des
effets dont üs viennent; üs ne peuvent remonter a Dieu avec ce
minimum de non-impropriété, qui les arrache a Ia pure et simple
de Ia beâuté divines, sinon qu'ds en proviennent par effic.ence inis-
^table, mais abstraite, sans contenu reel Ce n est ^ue par rapport a
relation du causéDieu
/j
à Ia•cause que se fonde en general ia commu-
« Ces noms n ont en commun que de
Svre• rordre assigné parordo Ia cause à ce qu'elle cause (m hujusmodi
causae et causatt) . » Bref, Ia causalite
nominum commumtate orao /
Z~" o..». P a 2. a 3: « Ergo est necesse ponere aliquam causam
34.TH0X^D'AQUIN.Í«'«- 6 F
effident^p^íra,^Mn^^nes possumus cognoscere naturaliter nisi ex
effectibm deveniendo in ipsum. »
36.Ibid.,I,c 34 et c 33.
SAINTTHOMASD'AQUINETL'ONTO-THÉO-LOGIE 47
determine les deux sens du rapport: Pétantité du créé à partir de
Dieu, et aussi Ia connaissance de Dieu à partir du créé. Bien plus,
Pempire de Ia causalité s'étend même à Ia relation d'analogie, qui,
entendue comme proportio, parait n'en offrir qu*un cas particulier:
« II en est de Ia proportion de Ia créature à Dieu comme du causé à Ia
cause et du connaissant au connaissable''. » Dans cette hypothèse, le
risque est grand d'ime contradiction entre Panalogie, dont Ia fonc-
tion consiste à ouvrir et maintenir 1'écart d*une inconnaissance radi-
cale de Dieu selon Vesse communey et Ia causalité, dont Ia relation
d'intelligibilité abstraite s'étend aussi loin que son efficience produit
d'effets, c'est-à-dire universellement. La fondation qu'assure Dieu au
nom de Ia cause, ne Tinscrit-elle pas dans une intelligibilité à quoi
l'analogie a précisément pour but de le soustraire ? N'est-ce pas
l'intelligibilité métaphysique de Dieu qui, défaite par Ia limitation au
créé de Vesse commune et par Técart de Panalogie, se restaure entiè-
rement avec Tassignation de Dieu à Ia fonction de fondation par
causalité efficiente ?
Autant cette interrogation s'impose, autant Ia dénégation: en
effet, Thomas d*Aquin ne soumet pas tant Dieu à Ia causalité effi
ciente, au sens oú Ia métaphysique subséquente en a compris le
concept, qu*il ne réinterprete Ia relation causale entre le cree et
Tincréé conformément aux exigences de Tanalogie, c*est-à-dire en lui
imposant de respecter Técart d*inconnaissance, donc de ne pas se
résumer en une fondation, dont les teimes pouiraient se fonder
réciproquement. Plusieurs arguments permettent d'etablir qu'un tel
travail redéfinit Ia causalité. - D'abord le fait que causa ne peut pas
s'entendre, chez Thomas d*Aquin, comme Ia «totalis et efficens
causa» que Descartes assignera brutalement a 1 ^^te createur de
Dieu''. Pour lui, au contraire. Ia causalite divine, meme si elle ^rivi-
légie certes Pefficience, ne devient pas totale, puisqu elle se deploie
aussi selon Ia finalité et Ia forme: loin de réduire Ia causalite a
Teíficience, restriction que Ia metaphysica, a 1'exception de Leibníz,
ratifiera massivement, Thomas d'Aquin confirme Ia plurivocité ans-
totélicienne des causes. Surtout, il ajoute à cette prudence propre-
ment philosophique, une précaution plus theologique - celle
d'entendre Ia causa aussi au sens de Denys: « Dieu est Ia cause um-
verselle de toutes les choses qui arrivent naturellement (Est autem
Deus universalis causa omnium quae naturaliter fiunt) »; dans ce
37 ID S«Per/ií^«i5eTnmtóíe.ql.a2.ad3(ed.Mandonnet.ffl.p.33;ed.De<^er
n 673 • « eÍ sic etiam est proportio creaturae ad Deum ut causati ad «usam et cognoscenüs ad
rAÍnosdbile
cognoscibile..- Voir aussiauamcumque
Contra Gentiles, ffl.c 54:umus
habitudinem « Proportio [...] adutDeum
ad alterum, [...]adsi^dum
matenae formam,
aS «W. q 12. a I. «14:....propomo c,«.tun.. ad
Deum » comprise « ...ut effectus ad causam »,etc
M
48 REVUETHOMISTE
contexte, Ia cause apparait moins comme ce <jui produit, que comme
ce qui se trouve requis par Ia chose pour etre (comme déjà pour
Aristote), et, plus radicídement, ce qui se trouve demande sur le
mode de Ia priere (aitía de aixem) au Créateur j>ar le créé : Ia requête
que le requérant adresse au Réquisit; ce requerant a donc moins le
statut d'un effet que celui d'un causatum, d'im cause gardant Ia
marque entière de Ia Cansa en lui, selon une relation moins transi-
tive qu*immanente.
De ces deux corrections apportées à Ia causalité, il s'ensuit une
conséquence capitale: Tintelligibilité abstraite, transparente et éven-
tuellement univoque de Tefficience le cede, pour Thomas d*Aquin
(et au contraire de ses successeurs), à une causalité normée par Ia
relation de création, c*est-à-dire teUe que les causés, s'ils se fondent
réellement dans Ia cause, se trouvent en retour infiniment excédés
par elle (« ...prima omnium causa excedens omnia sua causata »); bien
que totalement determines par elle, ou pour cela même, ils lui
restent « définitivement inadequats {effectus Dei virtutem causae non
adaequentesf^ ». Pareille inadéquation des causés à Ia cause excédante
- qui résidte directement du modele de Ia création - implique évi-
demment que Ia fondation reste unilatérale, non réciproque: elle va
au causé par Ia cause, mais jamais à Ia cause par le causé. La création
impose à Ia causalité ime asymétrie essentielle (une relation mixte),
qui, en retour, lui interdit de prétendre établir une fondation réci
proque de Pêtre et de Pétant ou de Tétant par Tétant. lei, Dieu,
qu'on Tentende encore comme étant ou déjà comme esse^ fonde les
etants, mais n'en reçoit en tous les cas aucune contre-fondation, ni à
titre d'étants (puisqu*il les crée), ni à titre de 1'étant en tant que tel,
de rétant en général ou esse commune (puisqu*il les crée aussi bien).
La cause peut donc bien rester inconnue comme telle, parce que, si
elle se laisse connaítre comme fondant ses effets, elle n*en reçoit
pourtant aucune fondation qui Ia rendrait réciproquement intelli-
gible. Cette réforme thomiste de Ia causalité permet à Ia cause de
prodiiire Vesse commune en le transcendant parfaitement: ne s'y
inscrivant pas, elle défait par avance le système métaphysique, oü Ia
causdité ne s'exerce que dans les limites du champ (et du concept) de
Pétant: d'abord en fondant effectivement Tétant privilégio aux
étants dérivés, puis s'exposant à Ia contre-fondation (logique) de
1'étant privilégiepar Tétant en général. lei. Ia causalité ne se retourne
pas surWu,qui Texerce dans Ia stricte mesure oíi il s'en dispense. ^
Nous pouvons esquisser desomiais le rapport de Ia causalité a
Vesse commune. Contrairement au dispositif que Ia metaphysica devait
instituer. Ia causaUté ne déploie pas, selon Thomas d'Aquin, le sens
de rêtre (ou de Tétant), mais y preside - elle le determine comme
autre qu'elle, comme son obligé, non comme sa règle. La causalité
préfèrent causatum à ^ectus, myquant ainsi nettement 1'origine dionysienne, plutôt
qu'arístotélicienne de cette « causalité ».
40.Thomas D'AQUIN, Sum. theoL r,q 12, a 12.
SAINT THOMAS D'AQU1N ET L'ONTO-THÉO-LOGIE 49
ne se met pas en oeuvre en mettant en ceuvre Têtre (ou Pétant), elle
le détermine comme dépendant d'elle et s*en distinguant. Tandis que
Heidegger suppose que Ia causalité, en exerçant Ia fondation onto-
théo-logique,[s']accomplit du même coup[comme] Têtre de Tétant,
il faudrait supposer que, pour Thomas d'Aquin, Ia causalité s'exerce
sur rêtre de Tétant, donc hors de lui, sans s'exercer par ou selon lui;
faut-il risquer que cette causalité d'exception relèverait d'une accep-
tion non métaphysique } Entre les deux thèses, une différence radi-
cale intervient donc - une distance, qui distingue seule Ia causalité et
rêtre de rétant, au lieu de les identifier, comme ne cessera de le
tenter Ia metaphysica. Cette distance se déploie selon différentes
thèses.
1° Dieu ne se déploie comme esse qu'en exerçant une causalité
envers les étants, qui concerne autant leur esse, que leurs essences:
«II est en tous par essence, en tant qu*il est présent à tous coimne
causa essendi {Est in omnibus per essentiam, inquantum adest omnihus
ut causa essendi). » Cette causa essendi^ cause proprement rétantité
commune: « L'ens commune est reffet propre de Ia cause Ia plus
haute, à savoir Dieu (ews commune est propnus effectus causae altis-
simae, scilicet Deif^. » Ce qu'être peut vouloir dire pour les étants se
trouve séparé de Dieu (et de ce qu'être peut vouloir dire pour lui),
par Ia distance d*une cause. La cause ne vaut qu'à rintérieur de Ia
distance — jouant non pas pour 1 esse commune^ mais bien contre et
avant lui, distance sur retre, donc sans lui.
2® Saint Thomas reprend ainsi un argument majeur de Ia tradiuon
dionysienne. En effet, les Noms divins avaient non seulement défini
Dieu comme le príncipe des étants - àpxf| èaxi xrôv õvxov à(p* fjç xai
OLÒxb xò eivai xal jiávxa xà ójccoaouv õvxa -, mais surtout comme ce
dont releve Têtre et qui, en retour. n'en relève - aÜTo6 èoti
ctvai Kal oí)K oírtòc ToO etvai. Par consequent, il faut aller jusqu a
dire que Dieu précède 1'étantité et 1'étant(comme déjà pour Platon)
parce que, plus radicalement, il exerce Ia fonction de pnncipe sur
fêtre comme tel, verbal et différent de 1'etant: Koti aut^^zcm
eivai[ ]òpXTI(-] «Pí> oiioí*»; Kol ovxoç . Pnncipe de 1 esse des
étants créés, et en ce sens seulement universalis provisor totitaentis ,
Dieu ne revient pas à l'être et, pour cette raison meme, l'etre lui
Ai Tn theol P. q 8, a 3. - Voir aussi , pour causa essendi, P, q45, al;
rionpm totius entis a causa universali, quae est Deus»; De potentia, q 3, a 6:
omnibus.; ántr. Gentite. D. c6: «aliis causa essendi
existit.»
?2*'iD Sum theoL P-IP', q 65, a 5, ad 4.- Voir aussi, /», q 45, a 6: « ...creare est proprie
causie sivê producere esse rerum » ; q 105, a 5: « ...ipse Deus est propne ca^a ipsius esse
univers*alis in rebus » ; De potentia, q 3. a 5, ad 1: « licet cat^a pnma, quae Deus non
imret^entiam rerum creatarum ;tamen esse, quod rebus creatis inest, non potest mteUigi nisi
ut Noms divins, respectivement V,7 et V,8, dans PG,3, 821 B et
824 A Ce que Thomas d'Aquin commente à Ia lettre: «[Deus] non solum est causa quantum
ad
V,fieri rerum,sed
Mandonnet, quantum
n,p. ad totum
487;Pera, p. 235,esse.[...] Est causa ipsius esse » {In De divinis nominibus,
n® 631).
44.Thomas D'AQUIN,Sum. theol. P,q 22, a 2, ad 2.
50 REVUETHOMISTE SAINT THOMAS D'AQIJIN ET L*ONTO-THÉO-LOGIE 51

revient. Entre Téventuel être de Dieu et Tétantité des étants qu'il
cause comme son príncipe, intervient une essentielle discontinuité :
non seulement entre Dieu et les étants, mais aussi bien entre Dieu et
Pêtre de ces étants. Par quoi Thomas d*Aquin paraít hériter directe-
ment d*une lignée qu'illustre, par exemple, le Liher de causis: si « Ia
cause première est au-dessus de tout nom dont on Ia nomme », sa
transcendance ne peut se dire ni se cantonner dans Têtre ; donc elle
s*exerce même sur lui: «La première des choses créées est Têtre et
avant lui il n*y a pas d*autre créé". » fl en va de même pour Albert le
Grand: « Le premier n'est causé par rien, il est Ia source et Ia cause
de tout esse » ; ou bien: « Quant à Vesse que considere cette science
[...], il est plutôt Ia première effusion de Dieu et le premier créé »'''.
lei encore, il va de soi que si Têtre des étants jaillit du Premier, celui-
ci, Dieu, n'en dépend pas, ne s*y inscrit pas et ne s'y comprend
guère.
3® Si Dieu, en tant que cause non réciproque, excède Vesse au titre
d*une première créature, il faut comprendre précisément que Pêtre,
aussi originei qu*il nous demeure, reste, malgre ou pour cela même,a
parte Dei second, régional, hypothétique, sous condition, bref qu*il
nous advient comme Teffet connu de cause inconnue. l^*esse créé
reste définitivement et encore seulement im effet - « Peffet propre
du premier agent, Dieu (proprius effectus primi agentis, scilicet Dety »
- tenu à distance par Ia cause. L'intimité de cet esse à chaque étant
ouvre moins ce dermer sur Ia transcendance de Ia cause qu*il ne sou-
ligne, au contraire, que le plus intime pour nous n'excède pas le rang
d'un effet créé. « Uesse lui-même est 1'effet premier le plus commim,
effet plus intime que tous les autres'" » : le plus intime en nous n*en
demeure pas moins encore en soi im effet, premier certes mais pour
cela même d*autant plus commim. Le plus essentiel, le plus interne,
le plus profond dans Tétant créé reste certes Vesse, qu'il reçoit de
45. Liber de causis, respectivement prop. 22, S 166 « prop. 4, % 37, éd. et trad. fr. dans
P. MAGNARD,o.BOUUNOIS,B.PttíCHA^,J.-L. SO^RE,La Demeure de l'être, Autour d'un
anonyme, Étude et traduction du Liber de c^ts, Pans, 1990, p.72 s. et 44 s.: « Causa prima
est super omne nomen quo nominatur » ; « Pnmum rerum creatarum est esse et non est ante
ipstun creatum aliud.»
aiiua.» , r% ■ 49 fn Sum theoL /« q 8. a 1: « Esse autem est Ulud quod magis est intimum ^Uibet et
46.albertle GR/WD,R^pertivement: De camu et processu universitatis a prima causa,
éd. Fauser, O^a omnta, XVII-A, Aschendorff, 1993, P- 18: « Pnmum a nullo causatur et
* o»
Vactus essendi de Dieu^', mais cet esse lui advient aussi et déjà comme
un esse créé. L'étant créé reçoit sans doute son esse de Vesse divin,
mais, précisément parce qu'il le reçoit à titre de créé, il le reçoit
comme créé. Uesse vire du créé à Pincréé, non comme on vire une
somme d'un compte à Tautre (sans Ia modifier réellement), mais
comme un visage ou un ciei virent d*une tonalité à une autre - en se
modifiant essentiellement. L'^cí«5 essendi met en acte les essentiae
créées et c*est précisément pour cela que cet esse leur advient sous le
rapport, Taspect et Ia con(£tion d'un effet. La causalité relève donc
de part en part de Ia création.
Une telle causalité ne contredit pas Ia distance, mais Taccomplit.
La causalité, selon Thomas d'Aquin, n'assigne pas Dieu au systeme
encore à venir de Ia métaphysique, elle Ten écarte. 1° La caus^té
éloigne d'abord parce qu'elle ne tolère aucime univocité épisté-
mique : si les effets ne peuvent se comprendre que référés à Ia cause.
Ia cause, en retour, même si son existence peut s'inférer des effets en
autant de viae, n'en garde p«i8 moins une essence absolument
inconnue. 2° La causalité eloigne ensuite parce que, si elle permet et
impose une fondation des étantt par une cause {Begründunéj, néan-
moins cette fondation ne provient pas d im etant, supreme ou çar
excellence, puisque Dieu se dit proprement esse et non pjàs ens ;
ensuite cette fondation ne se limite pas aux étants crees, mais
remonte jusqu'à leur être, au moins au sens de^leur esse commune,
hypothèse que n*envisage pas Ia topique heideggerienne. 3® Surtout,
cette fondation n'autorise aucune fondation reciproque et en retour,
sous Ia figure de Ia fondation (Gründun^ de 1 etant supreme
(d'aüleurs manquant) par et selon son être, puisque Vesse commune
n'a rien de commun avec un tel esse divm, et que celui-ci n admet ni
ne requiert aucune fondation. •
Tout comme nous avions deja etabli que Thomas dAqum
n'inscrit pas Dieu dans le champ metaphysique dun concyt
commun d'être et donc qu»il récusait par avance Ia premiere des
déterminations fondamentales de toute mterpretation onto-theo-
u;í...«Uís in «bus quod inter omnia magis intímum
rebus ;sMuitur quod d*Aqum qualifíe parfois Dieu du titre d'cnj; ainsi:
»

■ philosophie, c KSÍrSS
Sum. theoL /*, q 2,a 3. tst g
per con^uens m^e e 4 quodlt ve^rissimuSi
a 6:« ...aim
ens »;/f^.. qDeus
et«simphciter
sit
9, a 1:
optimum etens,
npbüissimum
...primum pnmumquodens...
Deum *et;
^^7. TH&AS D'AQUIN, Címtra Gentiles, HI,c 66(ed Pera, n® 2410). Voir aussi De poten-
q 3, a 4: « Primus autem effectus est ipsum esse, quod omnibus aliis effectibus praesuppo-
Íbtd.,q3, a7. «Deus au ^ aiiquid quod est maxime ens; et hoc dicimus
T'^'. ...^..cnnnnir alinuem alium effprtum . ar IA ... dicimtis»; Contra > » ^ , faudrait pas voir une hésitation, puisque
parfots'j«rs'aoXue
^ s ^ q à'Dieu
- 4.au« Est
moment même
[sc. Deus] oàmaxime
enim son esseens,
absolument propre
in quantum ressoit
est non le
habens
inieux, per aliquam naturam cui adveniat; sed est ipsum esse subsistem,
aliquid indeterminatum.» - Bonne recemion et discussion des différentes formules
éatíon seulement et a titre a enei par ««.cucuuc,^uc i wse peut se aire premier.
48. ID., De potentia, q 3, a 7: «Ipsum enim esse est communissimus effectus primus et
SSTpTr Thomas d'Aouin dans Tattide de M.-D.PHIUPPE.Analyse <fe 1'être chei saint
» L'Essere, Atti rfc/ congresso intemazionale Tommaso dAqumo nd suo settimo cente
intimior omnibus aliis effectus. » nário, Naples, 1974, vol. 6, p. 9-28.
 52 REVUE THOMISTE
logique de Dieu, ne devons-noiis pas admettre aussi qu'il annule Ia
fondation causale reciproque des étants et de Têtre, parce qu'il
recourt à Tanalogie entre eux et ne soumet pas Vesse à Texigence
d'une fondation, en pensant Ia causalité à partir de Ia création et en
ignorant tout « príncipe de raison suffisante » ? Dans cette double
hypothèse, aucun des deux premiers caractères de Tonto-théo-logie"
ne trouverait Ia moindre confirmation dans Ia pensée de Thomas
d*Aquin. Mais avant de tirer cette conclusion, qui mérite encore des
nuances essentielles, il faut considérer Ia pertinence du dernier carac-
tère de Tonto-théo-logie.
6. La causa sui
Nous devons désormais discuter Ia troisième caractéristique de
toute onto-théologie - que « Dieu » s'y identifie à Ia fonction de
causa sui. II n'y a guère lieu de douter que Thomas d'Aquin ait
recuse par avance Ia légitimité d'assigner ce qu*il entendait par Dieu
à cette fonction de causa sui, mais Ia difficulté tient plutôt dans
ridentification de ses arguments.
Le premier va de soi, comme aussi Ia contradiction logique qu u
dénonce. Dieu ne peut se definir une causa sui, parce qu*aucime
chose ne peut se causer elle-même, puisqu'eile devrait alors non seu-
lement différer de soi, mais surtout se preceder elle-même". Mais cet
argument logique ne suffit pas à dis^qualifier Ia causa sui: Descartes le
saura p^aitement, en avouant même sa validité, sans pour autant
rec^er devant 1'obligation d'introduire un concept pourtant contra-
dictoire dès le premier abord".
51 Cf supra,S 2:« Les caractères de romo-théo-logie ». ,
52 Cf TOOMAS D'AQU1N,Sum. theoL q 2, a 3, resp 2: « Nec est possibüe quod aliquid
sit cauia eáciens sui ipsius. quia sic ess« prius seipso, quod est impoMÍbile.;
; 10 „o A . - Non enim ipse seipsum componere posset, quia nihil est causa suiipsms, essei
I, c 18, n f J. „ iQ t. 5 • - SHem non est causa
MCt.l, n 'u jg' 427 ss, et « Entre an^ogie et príncipe de raison : ía causa
da^ J.-M.BEYSSADE et'j.-L. MARION (Éd.),Oacana.Objeaer e, Paris.
3,4.i0„peut certesco™
pas moms
que saint Thomas I a imore et que « ««uxt.w.. la.n?®taphysique
ds^ ce cas pourquoi Ia surabondance de cette buUttto (d origine eckhartienne) devr^t-eiie
s'intituler éncore causa sui, au risque de renforcer Tambiguité qu'il s*agit precisement
d Descartes, Medítationes de prima philosophia, Primae Re^onsiones, CEuvres,
Vn p. 108[7-18]: Descartes réduit Targument tiré d'une contradiction logique à une
« nueatoria quaestio », une question oiseuse, que nul n'ignore, « ^uis nescit ? » ; m^s ^ors, si
Tobjection reste si superficielle, pourquoi Descartes n'y a-t-il pas repondu au niveau logique ?
SAINT THOMAS D'AOUIN ET L*ONTO-THÉO-LOGIE 53
Cest sans doute pour cette raison, qu'un second argument, impli-
cite mais plus puissant, prend le relais du premier. II se formule
— — £ — J £ £- —
• • TN*. • J_ _l 1_ 9 *
ainsi: pour que Dieu puisse exercer de plein droit Ia cause qu'exige
Ia distance, il devait lui-même se soustraire à Ia causalité . Uesse
une cause efficiente - parce qu*alors une chose serait cause de soi-
même et ime chose produirait elle-même à Têtre, ce qui est impos-
sible. II faut donc que toute chose dont Vesse est autre que sa nature
reçoive Vesse d'un autre". » La causalité ne joue, ici encore, que pour
les étants dont Vesse diffère de Tessence, donc, par définition, pas
pour Dieu. D'ailleurs Ia seconde des viae ne peut remonter à Dieu
comme cause, que dans Ia stricte mesure oü Ia causalité suspend son
empire immédiatement avec Dieu,qui Ia stoppe net — non seulement
parce qu'« il faut s'arrêter », là comme ailleurs, mais surtout parce
que cet arrêt seul permet de s'en tenir à et de se tenir en Dieu. Faute
de cette limitation, aucune via n'aboutirait à Dieu, parce qu^elle
n^aboutirait simplement pas du tout, mais pour^vrrít d*effet en
cause, à son tour interpretee comme un effet, a 1 indefini. Seule Ia
limitation de Tenchainement causai rend Targument de caus^té
concluant; une causalité indéfinie ne produirait aucune conclusion,
puisqu'elle n^obtiendrait jamais qu'une cause provisoire, toujours
susceptible de se convertir à nouveau en un simple effet. Bref, pour
Thomas d^Aquin, Ia cause infinie et demière ne peut se conclure que
d'une causalité finie. Ce qui implique de Ia rejeter non seiJement de
toute causalité sans fin, mais aussi de toute causalité reciproque;
donc aussi de rejeter non seulement Ia fondation réciproque entre
rêtre et soit Tétant en tant que tel, soit Tétant par excellence
(détermination de l'onto-théo-logie), mais surtout Ia fondation de soi
comme effet par soi comme cause, sans plus aucun écart ontique
(causa sui au sens strict). LVguinent loaque va donc bien au-delà
d'une évidence formelle: il souUent en fait 1 edifice speculauf tout
Pourtant, le point central se trouve encore ailleurs. Si Thomas
d'Aquin avat admis, par anticipation sur Descartes, Ia légitimité
d'une détermination de Dieu co^e cai^ sui, ü aurait a^i et
d'abord assumé Ia thèse qui rend cette detern^ation possiWe et
nécessaire • que rien ne fait exception a Ia causahte, pas meme D,eu.
Cette thèse peut se formuler sous une apparence presque anodine,
comme avec Suarez: puisque, prétend-on constater,.,1 n'y a aucun
54 Thomas D'AQUIN, Sum. theoL P, q3. a7: «Deus non habet causam, [...] curn sit
prima caiS^efficiens » ; Contra GentUes, I, c 22: « Deus autem est pnma causa, non habens
caus^.» ^ ^ y (4j Mandonnet, I, p 157; éd. Spiazzi, c 4, p. 13, n« 2p:
«Non amem potest esse quod ipsum esse sit causatum ab ipsa forma vel quidditate rei, dico
sicut a causa efeciente; quia sic aliqua res esset caiwa sui ipsii^ et alit^ua res seips^ m esse
produceret, quod est impossibile. Ergo oportet quod omnis talis res, cujus esse est aliud quam
natura sua, habeat esse ab alio. »
54 REVUETHOMISTE
étant qui ne soit ou effet ou cause {pullum autem est ens, quod non sit
vel effictus, vel causa) », Dieu étant bien entendu un étant et une
cause, il faut admettre cette loi sans exception : « La causalité est
comme une propriété de Pétant comme tel: il n'y a pas d 'étant qui
ne participe en quelque manière de Ia causalité {ipsa causalitas est
veluti proprietas quaedam entis ut sic: nullum est ens, quod aliquam
rationem causae non participeif^. » Par conséquent, Ia causalité, à
titre d'exigence intrinsèque de 1'étant, détermine Dieu comme tout
autre étant; qu'ils diffèrent entre eux comme Ia cause première et les
efíets demiers ne modifie rien à cette loi universelle et univoque —
puisque Ia première cause tire ici sa possibilité de Tessence de Ia cau
salité elle-même. La formulation plus radicale de Descartes devient
dès lors inévitable: « Rien n'existe dont on ne ^uisse demander par
quelle cause il existe. Et cela peut être demande de Dieu meme^ . »
Ici, Pexigence métaphysique de Ia causa sui devient obvie : Dieu
n'accède à 1'existence, n'est à titre d'étant supreme,^ que d^s Ia
mesure exacte ou il ne fait plus exception a Ia regle metaphysique —
Ia règle qui énonce que toute existence requiert une cause. L enjeu de
Ia causa sui tient d*abord ici à ce que Dieu, en se soumettant a une
règle universelle de 1'étant, renonce a son exception au regime
commun des étants dont Tessence differe de 1 esse: comme^ pour
Descartes, ce sera désormais 1'essence divine qui jouera le role de
cause pour 1'existence divine, au risque, au moins^ implicite, de
n*exister qu'au prix de Ia transcendance de son esse irreductible. Mais
1'enjeu tient aussi à Ia contestation (ou Ia confirmation) de Ia deci-
sion antérieure prise par Thomas d'Aquin d'excepter Dieu de 1 esse
? et donc de Ia metaphysica, puisqu;il y va ici de le soumettre
commune
ou non à à Ia causaUté entendue comme le trait con^un de 1 esse
commune Si Pon cède ici à cette exigence implicite (Dieu selon Ia
causaHté, Descartes), ü faudra ensuite assigner Dieu a teus les autres
príncipes dont Ia metaphysica se mumra: Dieu selon le pringpe de
Pordré (Malebranche), Dieu selon le prmcipe de raison sufbsante
(Leibniz), Dieu selon les conditions a pnonáe 1 expenence (Kant),
^c. On voit aussi Pimportance du refus par Thomas d Aqmn (et, en
fait, par Ia plupart des médiévaux) de toute preuve a pinon de
l'«dsíence de oleu: de teUes preuves, en effet, comme Spmoza le
marquera déUbérément, doivent rendre D.eyne
simrfe cas particulier de Ia doctnne de 1 etant .En recusant la^^t
5«i. ThomS d*Aqum ne refuse dono pas seulement un nem meta
physique de Dieu:mais, comme l'avait si bien vu Heidegger, le nom
THOMAS D-AQUIN, Cmtra .„odo.ut cam...
SeamdaeRespomiones,
p. a. qu. non possi. quoon quaenam a.t causa cur ex.nat. Hoc
enim de ipso Deo r.. t i « iq Sur ce demier point, voir l*étude citée « Entre
anaf^^r^í-rsrí&í;lú r)escu«L Ol^er « répor^re. p.32.-
327.
SAINT THOMAS D'AQIJIN ET L'ONTO-THÉO-LOGIE 55
métaphysique par excellence de Dieu, celui qui, en imposant à Dieu
un premier a priori (Ia causalité), le contraint par avant au « grand
príncipe métaphysique » de Ia raison suffisante et donc à tous ceux
qui font système avec lui.
Ainsi le troisième et dernier caractère de Ia constitution onto-
théo-logique de Ia métaphysique - assumer le nom de causa sui, c'est-
à-dire de Pétant suprêmement fondateur et fondé - encourt-il, de Ia
part de Thomas d'Aquin, Ia même censure que les deux premiers:
en aucun cas Dieu ne doit se ravaler à Ia fonction d'une causa sui, Il
semble donc cohérent de conclure que Ia pensée de Thomas d'Aquin
ne relève en rien de Ia constitution onto-théo-logique de Ia méta
physique, du moins entendue au stríct sens ou Ia postule Heidegger.
7. L'horizon et le nom de Í'être
Aussi argumentée qu'elle reste, cette conclusion pourrait appa-
raitre pourtant imprudente et hâtive, dès que Ton considère ime
dernière objection. La constitution onto-théo-logique demande, en
effet, outre les caractères précis que nous avons discutés et preci-
sément pour les mettre en oeuvre, que Ia question de Dieu puisse se
déployer dans Lhorizon de Têtre. p'ailleurs, Heidegger n'a dessiné
cette constitution que dans 1'intention avouee d expliquer comment
Dieu (et particulièrement le Dieu chrétien) entrait en métaphysique,
c'est-à-dire acceptait dV tenir le role de fondateur fonde du « dieu » :
ü nV consent que dans l'exacte mesure oú - d'abord - ü se laisse
5Ítuer dans l'horízon de Têtre:pour gagner Ia suprematie mr 1 etant.
«q Dieu1 » doit payer im prix - se"n;#»!!
soumettre a 1 a pnon de 1 ette. Des
tpi nue le concoit Ihomas
Son dS:;; « par príncipe a affaire avec. rêtre - que
1'horízon de Têtre puisse lui convenir comme son honzon adequat
^^O^e^pohit ne va précisément pas de soi et Ia majonté des theo-
loeiens chrétiens antérieurs à Thomas d'Aquin av^em soit pn^nlegle
l'horizon du Bien à Ia suite du neo-platomsme, soit directeinent pre-
férf^lui de Ia charité, mais en leur subordonn^t dans les deux cas
ceíui de rêtre". Thomas d'Aquin établit, smon le premier du moins
DE 59. Cf. BONAV^mJR^
Sni^BOURG ^
p,27 ss.) avec le commen _^ ^ dassique de
°FSSr'"DÍAqie Konrnientariu ^
fciuS Arbcitsríethode des Ug. Thomss 1 (1926)[repns to von
Aquin, «Wege der Forschung, 188», 1.1, Darmstadt, 1978, p.50 ss.] et recemment
56 REVUETHOMISTE
le plus emblématiquement, que Ia connaissance de Dieu, même théo-
logíque, peut et doit s*accomplir dans rhorizon privilégié de Têtre.
L*Iieniiéneutique exemplaire et radicale á^Exode 3, 14 n*aboutit
certes littéralement à auoine « métaphysique de VExode », puisque
Thomas d'Aquin ne connaít à proprement parler pas de metaphysicay
pas plus qu*il ne suggère que VExode ait à en connaítre. Néanmoins,
il aboutit indéniablement ainsi à suspendre Texode théologique de
Dieu hors de Ia métaphysique, ou, inversement, à le faire sortir de sa
reserve à Tégard de ce qui va vite prendre le titre de metaphysica. En
assumant pour premier nom celui àVesse ou ò^actus essendiy le Dieu
thomiste ne se manifeste pas seulement dans Pêtre (ce que, même à
partir d*autres horizons. Ia théologie a toujours fini par conceder),
mais bien comme être. Le contre-argument qu'il se manifeste juste-
ment comme être, non pas comme étant (à supposer bien súr que
cette différence se retrouve sans perte dans Ia distinction entre
esse/actus essendi et ens/essentia, ce dont on pourrait raisonnablement
douter), n'ôte rien à Ia difficulté, mais Taggrave : non seulement
Dieu s*inscrit dans Tétantité, mais il se signale, se singularise, bref
accomplit sa divinité dans Ia fonction de Ia rendre possible — Tetre en
acte suffirait à épuiser Dieu en tant que tel. Cette decision absolu-
ment sans précédent (et im récent commentarisme s'en enorgueillit
volontiers'^ marque non seulement un tournant dans 1'histoire de Ia
détermination de Pessence divine, mais surtout rend pour Ja pre-
mière fois possible, quant au fond, une onto-theo-logie. Des lors,
malgré les désaccords précis, Thomas d'Aquin s'imposerait bien
comme le premier et plus radical tenant de 1 onto-theo-logie, dans les
deux principales acceptions du terme : l°^Suivant Heidegger : Dieu
entre en métaphysique dans Ia mesure ou il se dit et se laisse dire
selon Pêtre, pour autant que Pêtre, en se déploy^t dans une telle
constitution, designe de lui-meme un site ou le divin et le « dieu »
pourraient assumer leur fonction propre, mais assignee ; 2 Suivant
Kant aussi bien : car si Ton définit comme onto-théo-logique Ia
preuve qui « ...croit connaítre son existence [sc. Dieu] a partir de
simples concepts, sans le secours de l'expérience" », ne devrait-on
pas conclure que Thomas d'Aqum en prodmt un exemplaire,
puisqu'il déduit l'être (existence) de Dieu de sa definmon (concept de
Pessence)comme actus essendi ?
U.M.LlNDtLKD^-lnteUigihmtéde Vêtre selon saint Tjnsnuis d^^in et s^n MartinHeid^er,
B«m./New-Yort Publicafiom de PUniveraté europeenne, 1987(pour Ia sect.on III. p. 180)
60 É•:GllSON.
L
VÈtre et fessence.mal
Paris, 1962, p. 372, emet le diagnostic suivant; « La
du Hom d onto-logie, car elle est une consideration
ne su
assimilation
SAINT THOMAS D'AQUIN ET L^OOTO-THÉO-LOGIE 57
Notre étude devrait alors renverser comçlètement son orienta-
tion. Sans doute, si l'on s'en tient aux caracteres internes de Tonto-
théo-logie telle que Heidegger Ta définie, Thomas d*Aquin n'en
releve pas, pas plus qu'au sens historique strict il n*appartient à Ia
metaphysica. Mais, si Ton considère Ia condition préalable de possibi-
lité de toute onto-theo-logie - que Dieu s*inscrive sans retenue dans
rhorizon de Têtre, en essence et en existence, en acte et en défimtion
-, alors Thomas d'Aquin deviendrait non seulement le premier des
onto-théo-logiens, mais Tim des plus radicaux, sinon le plus radical,
à Ia mesure même oú il ne s'en tient ni à un étant supreme (Spinoza,
Leibniz, Kant), ni à im être indéterminé (Avicenne, Dims Scot,
Malebranche), mais à Vesse pur comme tel (qu'A^stote n'avait
qu'approché). On voit mieux Ia maladresse de cert^s^ commenta-
teurs: ne doutant pas un seul instant que 1 etre suffise a enoncer et
recueillir Ia transcendance de Dieu, n admettant meme pas <ju on
puisse préférer Pattester suivant un autre des transcendantaux , ils
ne soupçonnent pas non plus que 1 inscription dans 1 etre de Ia divi
nité de Dieu impose désormais a ce « Dieu » de suivre le^ destin de
rêtre ; or Têtre passe vite de Vesse ou Thomas dAquin ^rétendait le
hisser,' à im conceptus univocus entisy qui laisse impensee Ia divinité
infinie de Dieu (Scot, Ockham,Descartes), puis Ia réintègre dans son
réeime commun au titre de Vens supremum ou perfectissimum
(Spinoza, Malebranche, Leibniz, Kant); et il pourra ainsi, gardant Ia
même définition, aboutir à Ia « mort de Dieu » dms le meme mou-
vement oü Vontologia s'épuise finalement en mhihsme Ç^iet^che).
Si, depuis Thomas d'Aquin, le destin de Petre se confond mdissolu-
blement avec celui de Dieu,1'identification demore pour le meüleur
Ge thomisme) et le pire Ga metaplpsica). U ne suffit pas de pretendre,
en réponse, que Pon doit seulement revemr a 1«authentique»
conception thomiste de Vesse pour se soustraire a ce contrat - il fau-
drait encore le pouvoir. Et d n'est pas assure que 1 acces a
P« authentique » esse nous soit aujourd hui si ^se, ni d ^Ueurs qu il
suffise à nous soustraire à Pattraction mexorable du nihihsme, dont
le sérieux consiste justement en ce qu'il devalonse meme 1« authen-
• pn pffet s'il ne dissolvait qu un « mauthentique » esse,
Z
que „;uT^põrteS-il
no p ? n ne suffitrépondu,
pas^de neencore
pas vouloir
momsentendre
pour Ia
dépaslen une large part de Ia « philosophie chrétienne », 1'etre
resw le demier recours, le rocher suppose mebranlable sur leguei
sÇpuierait toujou« l'apologie; mais que ne vo.t-on pas que 1 etre
ínuilibré de T.-F. COURTINE,Smrez et le systhne de Ia tnéta-
62. Suivons Dieu aunlelí ^ 1'être) Saint
psique, p.54. « 1 oser, ^^tte démarche, persuade que Ia t^scendance
Thomas, on le «ait. retu J^^ntie par Ia distinction tranchee entre Vens et 1 ipsum exe. »
du Premier juff ^ ^ HONNEFELDER,Em in quantum ens. Der Begriff des
Pour le virage J^otist , ^ j Metaphysik nach der Lebre des Johannes Duns Scotus,
wrefaSsr« D;í,1 der PhUoscphie zu scientia transcen-
deisti'lhominvonAqmn imphilosophUchen CespmcA,Freiburg-MUnchen, 1975.
 IM.
58 REVUETHOMISTE
peut aiissi devenir - et historiquement devint - une pierre d*achop-
pement, une meule que Ton attacke au cou de son ennemi avant de
le jeter à l*eau ? Devrions-nous donc nous aveugler au point de
demander à l*être - en pleine époque de nihilisme - de sauver Dieu ?
Doit-on absoltiment écarter Thypothèse inverse - seul un « dieu », et
sans doute Dieu, pourra sauver ce qui, de Têtre, peut renaítre encore
et sans doute sous une tout autre figure que celle que Ia méta-
phjsique lui a infligée ? En un mot, pour nous arracher à 1'onto-
theo-logie, devrions-nous encore et toujours rompre d'abord avec
Thomas d*Aquin ?
Nous proposerons de suivre une voie entièrement différente :
Thomas d'Aqtiin pourrait au contraire excepter Dieu de Pêtre pris
non seulement au sens de Ia metaphysica, mais aussi au sens de Ponto-
théo-logie (voire de VEreignis), dans Ia stricte mesure ou il déploie un
esse radicalement différent tant de Vens et du conceptus univocus entis
que de l*être entrevu par Heidegger". Pour le dire clairement, Vesse
thomiste ne peut pas s'entendre à partir de déterminations onto-
logiques, quelles qu'elles soient, mais seulement à partir de sa dis-
tance d'avec toute ontologie possible, suivant au contraire les exi-
gences que Ia transcendance de Dieu fait peser sur Tétant comme
aussi sur son être. L*être de Pétant endure sa distance d'avec Vesse,
parce que cet esse revêt en fait d'abord et avant tout les caracteres du
mysterium tremendumfascinandum d'un Dieu se rendant conceptuel-
lement manifeste. Si Vesse offre bien le premier nom de Dieu selon
Thomas d*Aquin, cela signifie donc d*abord pour lui que Dieu ne se
dit esse que de nom et non comme tel. Car en bonne théologie. Ia
primaute <i*esse miplique surtout qu*il doit se comprendre, plus que
tout autre nom, à partir de Dieu, et non pas que Dieu puisse se
concevoir adéquatement à partir de Vesse. Penser Vesse à partir de
Dieu, mais non Pinverse (à Ia manière de Ia metaphysica et de
Heidegger, aussi bien), permet a Thomas d'Aquin de libérer Vesse
marquer
63 Notre position s'oppose donc absolument à Ia tactique d'É. GiLSON, « L'Étre et
>u » RT62(1962), p. 181-202, 398-416: « L*être de Heidegger est le vrai, non parce qu*il se
définit'contre Dieu, mais parce qu*il se définit conime Dieu, n'étant qu'un autre nom du Dieu
iudéo<hrétien de TExode » ; et par suite, il faudrait attribuer à Heidegger parmi les chrétiens,
i mmoaenons inconnus sur Ia voie ou ron dirait parfois qu'il se croit seul » (repris dans
Constantes phüosophiques de l'être. Paris, 1983, p. 169-230, cf. p. 210 s.). Comme si les chrétiens
ne recherchaient, en Dieu, que rêtre, co^e si 1 on n*avait nen de mieux à recevoir de Ia
iv^lation Que rêtre!Même tactique, rinalement, de recuperation a Ia fois naive et rouee chez
T n T nrr? Martin Heidegger und Thomas von Aquin, Pfullingen, 1975 (trad. fr.. Paris, 1988);
avec moins de précision, chez K.I^HNER, Geist in der Welt, Zur Metaphysik der endli-
°hên Erkenntnis bei Thomas von Aquin, II, 3, § 6, München, 1957. II s'agit toujours de sou-
' aue Thomas aurait pour ainsi dire anticipe -- maladroitement, bien sur - sur les thèses
Muwnues par Heidegger sur Ia différence ontologique. Ne s'en serait-il pas plutôt demarque
paravanM? D*AQUIN, De veritate, q 2, ali, ad 4: «infinita distantia creaturae ad
Deum. » Voir Sum. theol. P,q 12, a 1, obj 4.
1
SAINT THOMAS D'AQUIN ET L'ONTO-THÉO-LOGIE 59
Cette distance s'atteste par plusieurs arguments précis, qui accom-
plissent autant d'écarts.
1° Le premier tient à Ia différence entre Dieu et tout étant, donc
avec Pétantité en general: « Uesse divin, qui est sa substance, n'est
pas Vesse commun, mais c'est un esse distinct de tout autre étant.
Cest pourquoi, par son esse même Dieu diffère de tout autre
étant". » On pourrait certes prétendre confondre, au moins formel-
lement, cet écart avec Ia différence ontologique, si im second argu-
ment n'intervenait.
2° La différence entre ens et esse doit se penser à partir de Ia créa-
tion ; or, selon cette radicalité, elle joue sur trois et non deux
termes: Vesse divin ne cause vraiment les étants que parce qu'il cause
aussi leur étantité (leur esse commune), leur esse en tant que créé ; si
Vesse divin crée Vesse commune, comme par ailleurs 1'être au sens de
Tonto-théo-logie (et de Ia metaphysicd) relaie Vesse commune, il faut
en conclure que Vesse qui se trouve à distance créationnelle de Vesse
commune ne releve ni de celui-ci, ni de Ia metaphysica, ni de Tonto-
théologie. Ou encore, Pon dira que Vesse accueille en lui-même Ia
transcendance qui oppose Tacte d'être à Vesse commune des étants. D
faut risquer, contre les évidences premières mais, nous le pensons,
suivant Pintention de Thomas d*Aquin, que Vesse assigné à Dieu
s'excepte de Têtre commun et créé, donc de ce que notis comjprenons
et connaissons sous le titre d'être. Dès lors, Dieu sans Petre (du
moins sans cet être) pourrait redevenir une thèse thomiste. Et pour
passer à Vesse dont Dieu accomplit Pacte, il faudrait le penser sans
catégories ontologiques, mais selon des déterminations en fait théo-
logiques: comme, par exemple, celle d'« être intensif" ». L'être, pris
suivant cette excellence, se découvrirait ainsi lui-même déjà hors
d'être.
3® Mais un autre argument marque définitivement comment
Pexcès de Vesse propre à Dieu annule toute acception métaphysique
(conceptuelle) de Pêtre. Thomas d'Aquin Pexpose soit directement,
soit indirectement. Directement en identifiant Pessence divine à
Vesse: « Dieu n*a pas d'essence qui ne soit son esse" », « Pessence de
Dieu est son propre esse" » ; suivant cette voie, Dieu n'a pas d'autre
essence que Vesse, qui en tient lieu, annulant ainsi Ia composition
partout ailleurs réelle de Vesse avec Pessence. Mais indirectement, le
65. ID., De potentia, q 7, a 2, ad 4: « Esse divinum quod est ejus substantia, non est esse
commune,sed est esse dístinctum a quolibet alio ente. Unde per ipsum suum esse Deus differt
a quolibet alio ente. » ., ,
66. Cf. C.FABRO, Participation et causalité, Louvain, 1961, p. 253 ; voir aussi le develop-
pement des p. 338 ss. - Reprenons Theureuse formule de T.-D. HuMBRECHT, « La théologie
négative chez saint Thomas d'Aquin », RT93 (1993), p. 565:« Dieu ne perd pas sa distance à
rêtre, c'est au contraire ce qu'il est qui Ia fonde et Ia préserve » ; mais il eút faliu en conclure
que si c'est son être qui le maintient a distance de l*être, alors son être n*équivaut tout simple-
ment plus à 1'être. ^ t ^ • i l
67 Thomas d Aquin, Contra GentUes, I, c 22: « Deus igitur non habet essentiam, quae
non sit suum esse » ;Ibid., I,c 25:« Sed quidditas Dei est ipsum suum esse. »
68. ID., Sum. theol. /*, q 12, a 2: « Essentia Dei est ipsum esse ejus » ; Ibid.y q 13, a 11 :
« Cum esse Dei sit ipsa ejus essentia. »
 60 REVUE THOMISTE
même résultat se formule encere plus radícalement, particulíèrement
en deux textes. Premièrement: «Une chose existe, Dieu, dom
Tessence est sen propre esse ; c'est pourquoi on trouve certains philo-
sophes qui disent que Dieu n'a pas de quiddité ni d*essence, puisque
sen essence n*est pas autre chose que son esse". » Sans doute Thomas
d*Aquin ne ratifíe-t-il pas littéralement Ia thèse de Tabsence d*essence
en Dieu; mais le simple fait qu'il motive cette absence par sa propre
thèse sur Ia non-composition en Dieu de Vesse et de Tessence, suffit à
confirmer son accord avec « certains {aliqui) philosophes ». Deuxiè-
mement: «Certains disent, tel Avicenne et Rabbi Moíse
[Maimonide], que cette chose qu*est Dieu est un esse suhsistens et
qu'il nV a en Dieu rien que 1'esse : aussi disent-ils qu*il est sans
essence .» Que signifie n^avoir pas d'essence ? Certes, cela peut
n*équivaloir qu*à Ia confusion entre 1 esse et 1 essence. h4ais que
marque, à son tour, cette confusion ? Sans doute qu s aucune essence
(ou quiddité) ne peut convenir à Vesse de Dieu, qui, par smte, reste
absolument et formellement sans essence. Mais, si 1 on admet qu il
défaüíance de l*essence devant Dieu comme une nouvelle confirma-
tion que Dieu ne se dit et ne peut se dire selon 1 etre tel que Ia meta-
69.
rim myitP et essentia, ch. VI (éd. Mandonnet, I, p. 159 ; Spiazzi, c 5,
sicut Deus, cuius essentia est ipsum suum esse ; et ideo
p. 14, n® 30): « .Ii/-ontes auod Deus non habet quid<£tatem vel essentiam, quia
fnveniuntur aliqui Ph}!ort^2sÍ7uS;i » cite so^vent ce texte, avec référence à
essentia sua non est aiiud q Constantes..., p. 199 (sans référence): « Elements d'une
iS.et V. n- 30)1 U IhomUme.'l947. p. 135. 3;
'^['y^ Quidam enim dicunt. ut Avicenna (Liher de InteUi-
70.ID.,In Sent.y d -i, q t. 'j.,'' j quae Deus est, est quoddam esse subsistens,
gentiis. I) et Rabbi Moys«(I^- * j^5^ ^ine essentia. » E. GILSON cite ce texte
nec aliqmd nisi esse Uornas, p. 109, oú ii accorde. malgre une certame pru-
aans « Eléments... ». „iso„ de son aLtention,sa[sc. Thomas d Aqum]pensee e« ia
dence,que,'ríl^^tenx^^ de Maimonide - L'étrange ici semble surtout que cette these,
même que celle ^ Avicenne
pour câlson fondamentalement
premièrement, « ne fut obtenue que progressive-
théologiens musulmans, puis de celle du philosophe
SSTm. ixice à ^'S^díthloS^ ThomasVAquin
Avicenne et enfm «He du tnem^
Mais de nombreux théolog.ens
de suivre Av.cenne et saint Thomas sur
chrétiens, ® RT62[1962], p. 201). Tout se passe comme s. Ia « phdosophie
e-ette voie » (« L'Etre et Uieu »,^
chrétienne »
J* certains luifs et musulmans que les chretiens. -
dortnne chez Avicenne, voir Avicen^ latmus, IV, ed. S. Van Wm,
Sur le. on^«.Í.««'ií"vnl,4. p.400(« 398 ou 401):.Pnmm
SAINT THOMAS D*AQUIN ET UONTO-THÉO-LOGIE 61
physique Tentend ? Un esse irréductible à toute essence signifie, en
fait, un esse irréductible à Tessence métaphysique de Têtre - tel qu'il
se déploie onto-théo-logiquement.
4° Un dernier argument confirme sans ambiguité Texception
métaphysique de cet esse: son inconnaissabilité. En effet,
Tirréductibilité de Vesse à toute essence signifie Timpossibilité de
1'articuler prédicativement, donc de le dire discursivement, bref de le
comprendre; ainsi ce pur esse se révèle-t-il en príncipe aussi incon-
naissable que le Dieu qu*il désigne. Dieu connu comme incoimu
implique ainsi que son esse ne reste connaissable que comme incon-
naissable - au contraire de Vesse que Ia métaphysique a essentielle-
ment mis en concept pour le rendre essentiellement connaissable.
Les témoignages textuels ici abondent: « Comme est incoimue Ia
substance de Dieu, ainsi en est-il de son esse^^» ; « Dieu est connu par
notre ignorance, en tant que c*est cela meme,connaitre Dieu, que de
savoir que nous ignorons de Dieu ce qu il est » ; « Le degre ultime
et le plus parfait de notre coimaissance en cette vie, c'est comme le
dit Denys dans le livre De Ia théologie mystique (I, § 3), d'être uni à
Dieu comme inconnu. Ce qui arrive quand nous connaissons de
Dieu ce qu'il n'est pas, car ce qu'il est noiw demeure profondément
inconnu' »; « ...bien que par Ia revelatioii^ de Ia grace nous ne
connaissions pas de Dieu, en cette vie, ce qu il est et donc que nous
soyons unis a lui comme inconnu". » En tant quacte pur d etre,
sans aucune référence à Ia compositioii ordmaire propre a 1 etant
métaphysique, Vesse divin reste aussi inconnu que Dieu, car
précisément, « être se dit de deux façons: en un premier sens pour
sicnifier Pacte d'être, en un autre sens pour marquer Ia composittori
d'une proposition, oeuvre de Tâme joignant un predicat a un sujet Si
ron enteiíd Lêtre de Ia première façon, nous ne pouvons pas plus
connaitre Têtre de Dieu que son esserice ; c^est de Ia seconde niamere
seulement qu^il faut Lentendre". » L acception d esse propre a Dieu
72. Thomas D'AQUIN,De potentia, q 7, a 2. ad 1: « Sicut ejus Pei]substancia ignota, ita
"7/■
73 . "iD
iD., In
in librum De divinis nominibus,
í»norantiam VH. mquantum
nostram, 4 (Mandonnet II. o.
scilicet hoc534ipsum
; Per^,estn®Deum
731) :
teux » (. Éléments... n® 2270): « El hoc est ultimutn el perfectissimum
74. ID.. Centre libro De mystic theelegU d. J 3). quod
mus, quid vero 'íT2"á'l? adT: « -..licet per revelationem
^
gratiae in hac vita non
75 . to., sic ei quasi ignoto conjungamur.» - Voir encore Contra
it(Pera
£mm mmsnet Stoiumn° 66):
quosdSed
nosquisLc
.; et cl2ipsum
(Per».quod Deus
n° 78) :.M Nammente
hoc çonçipere
mten.g.turnon pos-
de esse.
otÕ DemTnIeipsl subsistS. quod nobis quale sit .gnotum est. sicut e,us essenm.l c 14 (Per».
S i18) .Non tamen erit peifecta [considemio]: quia non cognoscetur qunl m se sit..
76 Íd Sum theol /•, q 3, a 4, ad 2 : « Esse dupliciter dicitur : uno modo significat artum
Pssendi • alio modo significat compositionem propositionis, quam anma adinvenit conjungens
praedicàtum subjetto. Primo igitur modo accipiendo esse, non possumus sare esse Dei, sicut
nec ejus essentiam, sed solum secundo modo. »
 íJ
62 REVUETHOMISTE
se caractéríse strictement par son inconnaissabilité, au contraire de
racception catégoríale, parfaitement intégrée à Ia pluralité méta-
physique des sens de Tétant selon Aristote. S*excepter de Tetra au
sens métaphysique et demeurer par définition inconnu s'avèrent
parfaitement équivalents en Dieu et Dieu seul.
Certes, il semble qu'une objection puissante puisse ancore
contenir ces arguments: Dieu reçoit bien, selon Thomas d'Aquin,
un nom propre et directamant conforma à Tetra : Qui est. Mais,
remarquablement, il se trouva que Ia taxta mêma qui affirma Ia plus
nettement ca privilège confirme aussi clairament que Dieu s'axcapte
de Têtre selon Ia métaphysique par son inconnaissanca mêma^. En
effet, s'il faut bien considerar Qui est comma « Ia nom Ia plus propre
à Dieu (piaxime proprium nomen Deif^ », il conviant aussitôt de
precisar premièrement que maxime indique sans equivoque qu*il se
compare ancore à d*autres noms et na vaut donc pas absolumant;
deuxièmement que, même en connaissant ca nom, nous ignorons
ancore Tessence divina: « Notre entendament, en catta via, na paut
connaítra Tessence mêma da Dieu talla qu'il ast an soi, mais de
quelque qu'il determine ca qu'il antand da Dieu, il resta an daçà da
ca que Dieu est en lui-même'' » ; troisièmement qu'enfin at surtout
le nom Qui est n'atteste sa plus axacta propriété ^ua dans Ia stricte
mesure oü il reconnaít aussi Tincommunicabilita da Diau : « ...le
nom le plus propre est le Tétragramme, amployé pour signifiar Ia
substance divina incommunicable alla-mêma at, si Ton paut ainsi
dire, singulière'°. » D*oú ca paradoxa évident, que Ia propre at Ia
supérioríté du Nom á*Exode 3, 14 tiannant pracisémant à
Tincommunicabilité insulaira qu*ils manifastant an Diau, donc à son
que c'ast justement Ia nommation aa uiau saion i atra aa la pra-
tendue « métaphysique de TExode » qui offra la maillaur argumant
pour Texception métaphysique da Diau selon saint Thomas
d'Aquin".
77 Cf. Thomas D'AQUIN,Sum. theol. /*, q 13, a 11.
7fl IhiA - sed contra.
'TíXi
. _ . .
• « .intellectus autem noster non potest ipsam Dei essentiam cognoscere m
'ae^cun^ún qucd in se est, sed quemcumque modum determinat circa id quod de Dco
inteUigit, » ^^Adâic magis prcçrium nomen est Tetragrammaton, quod est impositum
Dei substantiam incommunicabilem et, ut sic liceat loqui, singu-
ad significandam ipsam
larem.» raopeler ici rinterprétation dénégatríce de Têtre qu'avait défendue
81 . ComnM | angeS.La Philosopnie de saint Thomas d*Aquiny Pans, Aubier, ^1940,
avec j'* gj être, appliqué à Dieu, possède quelque avantage sur les autres en ce
' aucune
qu'u n exm^e . ^ essence,indeterminatum
en ce qu'il est de
indetermine et toujours
Damascène, peut donc mieux
est-il que rappeler le
cette supé-
pela^ wwí'* relatíve ;la critique faite des mots humains s'appliqué à lui d'une façon à peme
attenuM. Lui .e.;»'paUetrait
4it róncret.
imeexprime
qualitéun
ousuiet quegénérale.
essence nous concevons
Dans lescomme distinct
deux cas il est de Têtre
inappli»
qiu liu A j 'coimne tel, est en dehors des participations de Têtre. C est
cable au pren^ onncipe de Têtre, príncipe ineffable et innommable, que Dieu inter-
íSSíTla spéculation métaphysique. » De même, ID., Les Grandes Thèses de U phUosophie
SAINT THOMAS D'AQU1N ET L'ONTO-THÉO-LOGIE 63
On conclura donc qu'il ne pense pas univoquement Dieu dans
Thorizon de Têtre. Ou simplement: Vesse que Thomas d*Aquin
reconnaít à Dieu n'ouvre aucun horizon métaphysique, n'appartient
à aucime onto-théo-logie et entretient ime si distante analogie avec ce
que nous concevons sous le concept d*« être », que Dieu n'en est pas,
n'y est pas, voire - aussi paradoxal qu'il y |>araisse - n*est ças. Uesse
ne désigne Dieu que dans la juste mesure ou il se dit sans Tetre. Non
seulement sans Têtre tel que le constitue Tonto-théo-lope dans la
métaphysique, mais aussi bien hors de tout horizon de Tetre, même
en tant que tel. Non seulement Ténoncé « Dieu sans Têtre » pourrait
s*entendre comme foncièrement thomiste, mais il se pourrait
qu'aucune interprétation contemporaine de Thomas d'Aquin ne
puisse en retrouver la validité sans assumer Texception incondi-
tionnée de Vesse - donc sans la sage imprudence de tels paradoxes.
8. Repense à la question:Vesse sans Têtre
Aux questions initialement posees (quant aux caracteres de 1 onto-
théo-logie), nous pouvons désormais tenter de repondre. La pensee
thomiste récuse indiscutablement trois caracteres de la constitution
onto-théo-logique de la métaphysique. 1® Dieu ne s inscrit p^ dans
le champ (le sujet ou Tobjet) de la métaphysique, ni afortiori dans le
concept d'étant. 2° La fondation des etants et de leur etre^(e55e
mune) par Dieu releve certes d*une causalite, mais elle n a nen de
réciproque, en sorte que Têtre ne fonde pas (conceptuellement)
Dieu, dont Vactus essendi échappe a tout concept, dans la mesure
stricte ou Tacte détermine Têtre en lui. 3® Ce qui se confirme dans le
fait que, sans cause ni fondement, pas même sa propre essence qui se
confond avec son aae d'être, Dieu s'mterdit i;auto-fondaüon méta
physique dont la causa sui désigne le parafgme. Pourtant, samt
Thomas d'Aquin ne lève pas toutes les ambigmtes sur deux autres
caracteres de la constitution onto-theo-logique de la métaphysique.
4° La non-réciprocité de la causalité entre Dieu et les et^ts crees
suffit-elle pour écarter toute interpretation métaphysique de la crea-
thomiste
woOTwre, Paris
rans, 1928 p. 797: « U problème
I7Z0, p./ de Dieu estloee
_ miiconaue le pmblème deTetre
Dieu dans la source d'êtreles[nous
et dans cate-
imettre en question le privilegk. -- -
mtologie qu.[...] «pose sur Tassise solide des essences[.J visera
p. 122: « Une on
dans
NICOLAS,
l'essence
essence conce
conceptueliiablí. Tacte d-esse qu. n'e« pis conceptualisable.. i ].-H.Nia ^
SyuttósedogmutV. Complément. Fribourg-ParuJW. p. 17 ss.;•Dieu nes. en aucune
inanière conceptualisible. iT est PActe pur datu Tonjte de 1 .nteU.pbd.te conune to 1 ordre
de l*être, et, comme son essence est TEtre meme, elle est 1 Intelhgible meme. D ailleurs, s u
était possible que cette intelligibilité [...] soit contenue en un concept, ce concept ne pourrait
en aucime manière être forme par Tintellea humain. »
64 REVUE THOMISTE
tion ? £n paitículier, les fondations causales des étants, mais aussi de
rêtre des étants (comme esse commune créé) par Dieu ne
s*assimilerait-elle pas à celle des étants, mais aussi de Tetre par Pétant
suprême en métaphysique ? On voit aussitôt que Ia réponse à ces
deux questions dépend de savoir d'abord jusqu'oú Dieu reste tangen-
tiellement ens supremum, ensuite jusqu'oü Pacte d'être ressortit de
1'être lui-même. 5® D'oú Ia demière interrogation : si Dieu trans
cende, comme acte d'être, toute con:^osition réelle d*esse et
d*essentia, donc Pensemble de Pétantité creée, et si en lui Vesse trans
cende aussi tout concept, donc s'il reste essentiellement inconnu,
doit-on conclure que son esse appartient encore à ce que nous pou-
vons entendre par « être » (en son acception métaphysique comme
aussi non métaphysique), ou peut-on admettre qu'il répond à ime
acception méta-ontologique ? Dans Ia première hypothese, Vesse
assigné à Dieu lui imposerait encore les fonctions onto-theo-logiques
de Ia fondation causale (des étants et de leur esse commune); tandis
que, dans Ia seconde. Ia transcendance méta-ontologique de Vesse sans
essence ni concept l*affranchirait — meme sous ce nom — de toute
appartenance à l'onto-théo-logie.
Ainsi, les réponses à Ia question se concentrent toutes sur un
dilemme précis: esse peut-il exclusivement se comprendre selon un
sens (historiquement) métaphysique, voire selon ime « question de
VètTG » réouverte, ou doit-il s eclairer d une acception meta-onto-
logique - bref, s'entendre comme un esse sans 1'être ? En effet,
puisque Ton admet habituellement que Vesse divin reste, pour
Thomas d*Aquin, sinon pour son école, s^s concept d'être, sans
essence, sans définition, sans connaissabilite, bref un nom negatif,
pourquoi prétendre le traiter comme un nom affirmatif, fournissant
réquivalent d'une essence, Péquivalent d*un concept, Pequivalent
d'mie définition, Péquivalent d'une connaissance ? Pourquoi ne pas
admettre que Thomas d'Aquin n^a maintenu cet esse que dans
Pintention de s^appuyer tactiquement sur le terme privilegie p^ ses
interlocuteurs philosophes, sans cependant jamais 1 assumer affirma-
tivement, ni Périger par éminence, mais en Papur^t par apoph^e?
Évidemment, on ne saurait discuter que Thomas d Aquin ait designe
Dieu comme esse. Mais Pon doit discuter qu^assigne en propre a
Dieu cet esse ne désigne que ce que Ia métaphysique, voire Ia
« auestion de Pêtre » parviennent à y concevoir - et non pas un au-
d^à de Pêtre lui-même, quel qu^il soit. Cette tr^sgression
n^imoliquerait en effet aucune perte ontique ou ontologique m
IX xii r T . 1* / . c>Aiil<stYi<ant- H#» r#» mie rien n6
aucuííe irrationalité : elle prend seulement acte de ce que rien i
convient rationnellement à Dieu que ce qui s y conforme a 1 infim.
Notre hypothese, nous le savons, pourra surprendre aussi bien
parmi les tenants de Heidegger que parnú les fidèles de Thomas
métaphysique, comme ^ ^
que Ia metaphysica commence a proprement parler apres lhomas
J
SAINT THOMAS D*AOUIN ET L*ONTO-THÉO-LOGIE 65
d'Aquin (et non point bien avant); et aussi que Pattribution tho-
miste de Vesse au Dieu chrétien signifie plus une assomption de Pêtre
dans une région radicalement non ontologique qu^inversement
Passignation à résidence de Dieu dans le destin métaphysique de
Pêtre ; et qu'enfin une destitution par excès de Ia métaphysique
puisse intervenir à tout moment de son histoire. Pour les demiers,
l'inacceptable reste que, sous prétexte de libérer Thomas d'Aquin du
fardeau de Ia metaphysicUy Pon prétende devoir et même pouvoir
souligner Ia rémanence en lui de Ia subordination dionysienne (et
« néo-platonicienne ») de Vesse à une cause, jusqu*à interpréter non
ontologiquement Ia transcendance de Vesse. Cette double reticence
n'a rien pour surprendre et elle ne manque pas de motifs légitimes :
outre les insuffisances de notre propre savoir, on doit admettre le
poids des traditions et des engagements comme le pluralisme indis-
pensable des interprétations. II nous suffirait donc, en un premier
temps, que notre hypothese puisse être seulement prise en considéra-
tion, malgré ses visibles limites et son paradoxe apparent.
Car va-t-Ü absolument de soi que nous puissions avancer
aujourd'hui dans Ia connaissance de Dieu, si nous persistons à
Pentendre à partir de ce que nous savons - ou croyons savoir - de
l'être ? Prendre au sérieux Thomas dAquin demande-t-il de penser
Dieu à partir de Pêtre ou Pêtre au depart de Dieu ? Longtemps, il a
semblé évident que Dieu, pour saint Thomas, devait se penser a
partir de Pêtre — le débat ne portant que sur la^ determination de cet
etre : existence ou concept, analogie intrinseque ou extrinseque,
métaphysique ou transcendantalisme, etc. II a donc inversement
paru aller aussi de soi que Ia mise en question du pnmat de I etre,
comme transcendantal ou comme horizon, exige^t de contester Ia
position fondamentale de Thomas d*Aquin sur Dieu Nous entre-
voyons désormais que ces deux arguments peuvent s^articuler tout
autrement: le débat sur Ia détermination de Vesse, en paitic^ier sur
son irréductibilité au concept d^étant et son exces hors de 1 objet de
Ia metaphysica, ne tire son importance que de son resultat: permettre
- ou le plus souvent interdite - de penser cet esse a partir de Ia dis-
tance de Dieu. II ne s'agit pli^ tant de decider s d faut ou non
nommer Dieu du titre d'esse, mais si nous disposons d ime entente de
Pe55e telle qu'elle puisse prétendre non pas attemdre, mais du moins
viser en quoi que ce soit, ce que nous nommons Dieu. II ne s agit pas
de décider si nous devons dire Dieu au nom de 1 etre, mais si 1 etre
(pris comme esse ou comme Pon voudra) a encore qudite et digmte
pour énoncer quoi que ce soit sur Dieu, qui vaille plus que pail e.
Réciproquement, si Thomas dAquin n'appartient pas a Ia proble-
matique de Ponto-théo-logie, il faut aussi renoncer a lui demander
82 Telle fut ma position, après beaucoup d*autres, notammem dans Dieu sans rêtre. II est
clair que ie dois, avec joie d'ailleurs, présenter aujourd'hui une retractatio sur ce point; il
restait à envisager, pour Thomas d'Aquin lui-même, une autre postulation - penser retre a
partir de 1'inconnaissabilité de Dieu,directement et sans Tintermédiaire d'un autre nom (même
le Bien), mais non point pour autant moins radicalement.
66 REVUE THOMISTE

nr^asser Pinsuffisance caractéristique - celle de ne jamais

d*en sui^
penser Petre qu'à partir et en vue de Pétant; il ne faut donc plus
prétendre lire P^cí«s essendi comme une anticipation du Seyn ou de
VErei^is, qui penserait par avance Pêtre comme tel, voire au-delà de
lui-meme.
Uesse que medite saint Thomas ne releve ni de Ia métaphysique,
ni de Pontologie ni même de Ia « question de Pêtre », mais des noms
divins et de Ia «ténèbre lumineuse ».

Paris, 28 janvier, en Ia fête de saint Thomas d'Aquin.

Apophatisme et ontothéologie
UniversitéParis-X(Nanterre) Jean-Luc MARION.

II est remarquable de constatar Ia façon dont, entre le XW'et le

XVni'' siècle, une epistémè conceptuelle entièrement neuve s'instaure
sur les ruines de Pancierme architectonique métaphysique. Les
concepts d'ontologie, d'ontothéologie, de phüosophie de Ia religion,
d'herméneutique, de système, d'anthroj>ologie apparaissent soudain,
termes inédits qui certes furent prepares par certaines décisions spé-
culatives initiées au Moyen Âge, mais qui cependant marquent ime
rupture radicale dans Phistoire de Ia pensee: on peut dire que Ia
modernité se constitue dans son infrastnicture philosophique a
partir des problématiques engagées par ces notions. La perspective
historique, disons même, avec Michel Fouca^t, archeologique, doit
être ici interne à Ia considération métaphysique qui, dans son rap-
port fondateur et permanent à Ia question de Petre, a connu a partir
du XVn« siècle un tournant décisif: à une epistémè métaphysique qm
caractérisait Ia perspective grecque et médiévale oú Pétarit e« consi-
déré en tant qu*il est, succède une epistémè ontologique ou 1 etant est
considéré comme connu ou comme coimaissable, c est-a-dire en tant
^"Tac^Í^ de saisir les nécessités spéculatives qui expliquem
Pémereence cohérente de cette nouveUe perspective, de deter^rier
les rapports internes qui relient ces termes et les font s appeler les
uns les autres, chacun étant à Ia fois pimcipe et consequence des
autres, doit nécessairement partir du fait suivant: ce sont les
concepts d'ontologie et de systeme qui apparaissent les premiers. Les
minutieuses enquètes effectuées par Je^-François Courtme oer-
mettent de situer Ia première a^parition de 1 ontologie en 16D dms
le Lexicon philosophicum publié par Rodolph Goclenius (pu Gockel)
à FrancfortL Ce terme apparaít quelques annees apres celui de

1 R Goclenius, Lexicon philosophicum, Francfort, 1613 (reorint G.Olms, 1980). Cf.

Tean-Francois COURTINE,Suarez et le système de U métaphysique, « Epiméthée », Pans,Presses
universitaires de France, 1990, p. 436-457 (cité Suarez). Etienne GILSON, L'Etre et l essence,
RT XCV (1995) 67-84
 84 REVUETHOMISTE

trait d^union, ce que Tontologie a disjoint et ce que Ia métaphysique

thomiste articule: un discours sur Tétant {to on) determine comme
ce qui a Têtre tout entier ordonné vers un discours sur le theosy cause
universelle de Têtre. Dénoué de sa connotation transcendantale,
l*ontothéologie thomiste voudrait exprimer que « si Ia métaphysique
est ia science de 1'être en tant qu'être acquise en vue de Ia connais-
sance de Dieu, eüe est une ontologie tout entière orientée vers une
théologie" ». Certains auteurs ont d*ailleurs assume le terme comme
une caractéristique positive de Ia métaphysique, par exemple Yves
Floucat, Pierre Faucon de Boylesve" et aussi Jean-François Courtine Quand commence l'ontothéologie ?
dans Tanalyse suivante: « Chez Gilles de Rome Ia métaphysique Aristote, Thomas d'Aquin et Duns Scot
n*est pas, comme cela est finalement le cas pour saint Thomas,
d'abord ontologie de Vens creatum et par là ontothéologie, mais bien
ontologie *générale' <^ui comprend essentiellement en elle, sans qu*il y
ait lieu de Ia considerer comme une partie spéciale, une théologie, L'obiet du présent article est de comparer les metaphysiques de
pour autant que Dieu non effugiat rationem entii^. » Thomas d'Aqum et de Duns Scot. en considérant pamci^erement
En ce sens, il faut dire que 1'ontothéolo^ie thomiste assume dans l'interprétation de Ia métaphysique comme ontotheologie par
le même geste métaphysique ime pensée ou 1'être se définit comme Heidegger. Quand commence Ia métaphysique comme ontotheo-
acte irréductible à 1'étant et ime théologie apophatique de
1'ineffabilité divine; ce qu'elle dit, c'est le dépassement de C^ette question n'est certes pas nouvelle, eUe a déjà reçu diverses
1'ontologie, sous Ia double figure de Ia causa sui et de Ia metaphysica
specialisy et ce qu^elle laisse se révéler, c'est, hors de toute représenta- 'l" Cede de Heidegger, pour qui Tontothéologie est constítutive
tion, Ia différence elle-même - Taltérité inobjectivable de Celui qui de l'histoire de Ia métaphysique. EUe a donc commence de,a avec
est.
Aristote, et même,en un sens, avant lui.
Géry PROUVOST. 2° CeUe qui revient à dire que I ontotheologie a conunence a un
moment précis de 1'histoire de Ia métaphysique. Mais dans ce cas, il
reste à décideràquelmoment
a) Une mste que sa thèse de Dieu-^^^^
commencer avec Henn de Gand ■ q connaítre toutes
li" 1.
mond^l^Mconde répoiwe «t "He. fiW
chcz uu des successeurs nnmediats d Henn de Gand.
a^t Hri^gger -.La science de I'étant cowme tel est en soi onto-

1. Édcu,ra.H,„ri
rupture
et », d^s Maitre
mtroduction, Eckhart a Pa^
Pans,Pres^u^^ Ui^ d^prance,
postulant 1984,
Tintuition p. 13-24[p.
immédiate de80]; texte àpur
Dieu-Être compléter
dès le
par ceux-ci: « un ontothe ? » («. 53); « Bien qu'il integre beaucoup cfc donnees
prenuer acte de • .'n-igj, le maitre gantois les subordonne si un platonisme
relevant de 1 ""iP*™™® ^^oiogie délestée de Ia négativité néo-platonicienne» (ç.79);
oo .f
n. Gilson
'ittre et 1'essence,
j jp.
£ 87. - II fagitThomas
d'accomplir entermes
avec les fait, leens
même travai
et essentut. theologique » 1 fois à Duns Scot et a Henri de Gand un «positivisme
DiJvensprimum ou Vens per essentiam suam {Contra d'autres textes a " . ^ r ^3^ns Scot partage [...jjcette ontothéologie qui determine Ia
aíoutéà sonessence mais Celui dontressence est letrememe. ^ .
rédhé^Sffi"exd«ivemênt par Ia notion d'Etant ou d*Etre pur.(p. 82L
^ rf Pterre FAUCON DE BOYLESVE, Être et savotr, Étude du fondement de 2 Martin HEIDEGGER, « Hegel et son concept de 1 expenence », dans Chemtns qui ne
mènent nuUepart,Paris, 1980, p. 161.
1'inSliàbüité dans Ia pensée médiévale. Paris, Vrin. 1985, ch. I, p. 35-50: « La détermination
onto-theologique ». oo RT XCV (1995) 85-108
70.J.-F. Courtine,Suarez, p. 128-I2í^.
 86 REVUE THOMISTE
QUAND COMMENCE L*ONTOTHÉOLOGIE ? 87

/ rr de ressence de Ia métaphysique 'aristotélicienne' vaut en fait rique d"ontologie* au XVn® siècle, qui décrit ime science particulière
à une époque particulière. Une ontologie qui n'est pas nécessaire-
ment r*ontoloae'.
3õC®-isi.ècl^ a décisivement imprégné Ia vision heideggérienne de Ia 2. « Sa representation vaut pour Pétant en tant qu*étant. » Selon
métaphysique: le scotisme. De fait, c*est chez Duns Scot, lecteur rrp cí»rr>nífp rlipç#» il V n une ontolo«e orécisément auand il v a
d'Aviceime, non chez Aristote lui-même, que Ia métaphysique est
présentée comme ime science qui a pour objet commun l'étant et
pour objet éminent Dieu'. »
3® II existe ime troisième possibilité: dire que rontothéologie est intelligible.
im terme ambigu, et qu'elle commence en im sens avec le projet
métaphysique, mais en un autre à un moment precis de 1'histoire de
Ia mÃaphysique. C*est Ia piste que je voudrais suivre ici. Deux ques-
tions se posent alors: 1° En quel sens parle-t-on d'ontotheologie sur toutes choses, sans exception.
dflns les deux cas ? 2® Quand commence-t-elle dans chaque cas ? A -KT/ • *1 ^ A

1 etant: a aoura ia tutaiitc x

1. Problèmes méthodologiques:le concept d'ontothéologie les plus généraux (õv KaSóXoo, koívov), mais, en meme temps. Ia
totalité de Tétant comme tel, au sens de 1 etant le plus haut, et par-
Mais d'abord, qu'entend-on par ontothéologie ? Y a-t-il un tant, divin (õv Kot06Xou, àKpótatov, Betov). »
concept de ia métaphysique comme science qui soit commun a II y a donc à Ia fois ontologie et theologie. Mais en quel sens
toutes ses réaHsations historiques ? Y a-t-il un concept unique de Ia prendre cette «double manière» ? Ici, Heidegger joue sur deux
métaphysique ? , interprétations de Ia métaphysique: . j. i.
Cest du moins ce que veut dire Heidegger. Je resume sa thèse en - Pour
/. I •
Ia première
1
interpràauon, d y a deux moments de Ia
tin moment venerai, ou nous pouvons
quatre propositions"* : ,/ t-h
1 <c La métaphysique dit ce qu'est 1 etant en tant qu etant. Elle 'opece tic 1 ctcu.ii»j X , ••
renferme un Xôyoç (énoncé) sur l'õv (étant). La dénomination posté- 1'articulation entre une me^p^stca generalts,
rieure d"ontologie' caractérise son essence, a supposer evidemment tant que tel, et une metaphysica s^cmlis, 'P®
que nous l'entendions selon son contenu propre et non dans son fiaue Dieu qui est pour cette raison considere deux fois, coi^e
acception scolaire restreinte.» Cest Ia preimere these: il y a une étlintet comme divin. EUe est soutenue P®^,'®? Yf!L?'é^t en
essewe générale de Ia métaphysique, comme discipline autonome, thèses, puisque ceUes-ci admettent une theone Sce
plus répandue et plus large que Ia denomination scolaire et histo- tant oue tel sans appeler une science specifique de Dieu. Mais ce
T^% \epZ on^ginal et le plus intéressant dans Ia these de
3. Alain de UBERA,U Phihsophie médiévaU..Que sais-je ? », Paris, Presses universitaires Heidegger.

r"."" scolaire
lation "r;/T"rde ^Iraohvsique. Cest Tidée
^ ^Métaphysique. et cl'une aout?i£
non plus signifi-
seulement
orno» de toute comidemuon meta^ny ^ chaque fois que nous
IQOO yfl 80
d'un dpuble do^e^ 1
consideronslamtalitedeman^^
PV a;une
h Frankfurt am^eiende
Main,"l992, p. 19 amroduction):
/A "U
ist Sie enthâlt einen Xéryoç
S»s Siende) Der spatere Titel 'Ontologia' kennzeichnet ihr Wesen,
double -j . jg deux parties. Ia métaphjrsique est
g^^áeüich, w/r ihn nach seinem e.gentlichen Gehait und nicht in der schulmâssigen ^^Snfe^^Si^ constituée p^4e double considíration <^e
[3] Ganzen, die
rétant Et ceci montre pourquoi if y a un concept umque de Ia
' u^cirniP- elle n'est pas faite de deux parties, ou par
Seien^eh^^lendm vor(^e ototo dw Seienden in zwiefacher Weise vor: nriXement de deux concepts d'objets différents, mais elle est, dans
einííi d^^'ai^ des sSenden ais solchen im Sinne seiner allgemeinsten Züge (õv
SS^dSdfaber das Ganze des Seienden ais solchen im Sinne des hochsten und darum toite son extension, une interpretation a double face de 1 etant: en
gôttlicii^n ^ienden(6v koGÓXou. àicpóxotov, Beiov). »
 88 REVUE THOMISTE
tant que general et en tant qu'éminent. Elle est toujours
« dlmorphique ».
Les trois traits principaux de ia métaphysique selon Heidegger
sont donc Ia représentatiorit Vuniversalité et Véminence^ et ils sont liés
par une relation mutuelle. «Précisément parce qu'elle porte à Ia
représentation 1'étant en tant qu^étant, Ia métaphysique est en soi, de
cette façon double et une,ia vérité de 1'étant dans sa généralité et son
plus haut sommet®.» Parce que Ia métaphysique est une représen
tation de rétant en tant qu*étanty elle est une représentation de
1'étant à travers un étant, et donc une représentation de Pétant. Cest
pourquoi il y une « essence ontothéologique de Ia métaphysique ».
Celle-ci repose sur une équivoque phénoménologique sur Pétant:
celui-ci est à Ia fois le fond et Ia forme, le contenu et le contenant de
toutes nos pensées et de nos perceptions.
Car nous ne devons pas oublier que cette interprétation n*est pas
seulement une proposition historique sur Ia métaphysique comme
science. Le concept d'ontothéologie est développé dans
Pintroduaion tardive (1949) à Pimportante conférence « Qu'est-ce
que Ia métaphysique ?» (1929). Par conséquent, elle sert un double
propos: expHquer le passé et montrer comment il conduit au pré-
li-
sent, c'est-à-dire au concept (alors dépassé) de Ia métaphysique pour
I'" HpídeíTffer en 1929 et au propre concept de dépassement de Ia méta-
Ssique, quand ce te^e a été publié, en 1949. Le concept
d'«essence de Ia métaphysique» est un concept téléologique, qui
tend à montrer comment Pinterprétation heideggérienne est Ia vérité
de Phistoire. lei, le concept d'ontotheologie est Pexphcation de
Pabandon et de Péchec du concept d'« ontologie fondamentale », qui
était à Parrière-plan dans Ia reprise heideggérienne de Pidéal méta
physique. II était vain de poursuivre Ia mise entre parenthèse de Ia
theologia dans une ontologie renouvelée (1%< ontologie fondamen
tale »), car il est impossible de séparer Pune de Pautre. ^
Cette constatation' était deja preparee par 1 mterpretation que fit
Heideeger de Ia Phénoménologie de 1'Esprit de Hegel. Dans son cours
du semestre d'hiver 1930-1931, Heidegger remarcpie que:
«Pinterprétation de Pêtre saisie speculativenient et atnst fondee est
ontologie, mais de telle manière que Pétant proprenient dit
(eisentUch) est Pabsolu, Oéoç [...]. L interpretation speculauve
rhecéliennel de Pêtre est onto-theo-logie . » Dieu lui-meme, en tant
aue savoir absolu de Pabsolu, est Pessence de Pétant et du logos.
Ainsi le concept d'ontothéologie assume et sursume Ia destmée de Ia
métaphysique selon Hegel: Phistoire de Ia métaphysique culmme
5 M.Heidegger. Was ist Metaphysik ?. p. 19:«pie Metaphysik ist in sich, und zwar weil
cie cús Seiende aU das Seiende zur Vorstellung bringt zwiefach-einig die Wahrheit des
Seienden im Allgemeinen und im Hõchsten. Sie ist, ihrem Wesen nach, zugleich Ontologie im
^^^b^(^^^,^Sun^gr^ederMeUphy^ik,« GA 29/30 Francfort-sur-le-Main, 1983.
7 ID., Hegeb Phãnomenologie des Geistes, « GA 32 », Francfort-sur-le-Main, 1980, p. 141;
trad. fr., U•Phénomenologie de 1'Esprit.de Hegel, Paris, Galhmard, 1984, p. 157.
QUAND COMMENCE L*ONTOTHÉOLOGIE ? 89
dans Pinterprétation spéculative hegélienne de Pêtre. Cette lecture
est limpide. Mais il reste ime question: peut-on dire que cet état
terminal de Ia métaphysique, dans Pinterprétation hegélienne, est le
statut universel de Ia métaphysique en général ?
En 1930-1931, Heidegger formule à ce sujet des doutes três révé-
lateurs. II écrit: « Nous savons aussi qu'Aristote déjà établissait Ia
connexion Ia plus étroite entre Ia philosophie au sens propre et Ia
0eoA.oYtKf| èTüiaxTÍpTi, sans pouvoir atteindre par le biais d*tme inter
prétation directe une vue réelle du lien qui umt Ia question de Pov t|
õv et Ia question du Geiov'. » L*aveu est patent: nous ne pouvons pas
trouver directement de lien entre Pontologie et Ia theologie dans les
oeuvres d*Aristote. Ce lien est produit par Pinterprète (Heidegger), à
partir d*un point de vue indirect: il est deduit du stade^ terminal de
Ia métaphysique dans Ia philosophie de Hegel, et reporté sur le stade
originei de Ia métaphysique chez Aristote, que Hegel est censé
accomplir'. j/j • -»
Pouvons-nous reprendre ce concept et assumer cette deduction.
Pouvons-nous dire qu*il y a une essence de Ia métaphysique, un pro-
gramme commim sous-jacent à tout ce qui est appele métaphysique
dans Phistoire de Ia pensée occidentale ? (Par exemple, dans Ia
théorie de Ia métaphysique développee p^ Thom^ d Aqmn et
Scot). Y a-t-il ime essence simple et umverselle de Ia metaphys^ue.
Mon second doute provient du vocabulaire utilise p^ Heidegger.
Le mot d*« ontothéologie » a une longue histoire avant lui.
Kant, dans Ia Critique de U raison pure, utihse le mot
d'« ontothéologie», mais il ne çart pas du concept de méta
physique: ü veut définir une espece parti^ere de theologie,^
partam (comme il est habituei à l'epoque )du vocabul^re de Wolff.
« Si i'entends par théologie Ia conn^sance de 1 etre onginaire, ce
connaissance provient ou bien de Ia simple ^son {theologia ratto-
nalis) ou bien^e Ia révélation (reveUtaT ■ » Si Ia premiere comprend
son objet par Ia pure raison, avec des concepts transcendanta^ puts
(comme ens origmarium, realisstmum, ens entium), elle est appelee
théologie transcendantale. Le théologien transcendantal, qui peut «re
nommé un déiste, admet que nous pouvons connaitre en tout
par Ia simple raison Lexistence d;un preimer etant, ""«ts q"® }«
Lncept que nous obtenons est simplement transcendantJ : d le
conçoit comme un étant qui a toute reahte, mais >1 ne «era ,^ms
capable de le déterminer plus avant. Sous le nom de Dieu, il « se
représente simplement » une cause du monde, et non un hbre crea-
ô■ 'o 183 onto-logique dèsle coup d'envoi
.rJ mtis ifc e« in mime Mmps déjl. comme il apparwt chez Platon et Anstote me/gre le
&"•«» Jévdoppemmt conceptud corr^ond^nt,onto-theo-log.que.He so^-gne].
10 Par exemple. D'ALEMBERT. DiscourspreltmtnatredeiEncyclopedte (1759).
E Kant Kritik der reinen Vemunfi, II, 3, 7 (A 631, B 659, «Kant
jy reinen vemwijl, » aa.<aaav
Werke, 4»,
• ,
11
197S o 5561 * « Wenn ich unter Theologie die Erkenntnis des Urwesens verstehe,
S'Tsíemwe'J^r aL blo^^^ Vernunft {theologia rationalis) oder aus Offenbarung
{revelata). »
90 REVUETHOMISTE
QUAND COMMENCE L'ONTOTHÉOLOGIE } 91

teur. Quand Texistence de cet étant suprema est dérivée de propre à Heidegger. Cest par exemple celle de Tricot: « Au début
rexpérience en général, ce savoir est appelé cosmothéologie ; quand il du traité (A, 1), Ia métaphysique a été déjfinie Ia science des premiers
pense connaitre cette existence « par de simples concepts sans 1'aide principes et des premières causes. A cette question, Aristote a
de ia moindre expéríence, [...] eUe se nomme alors ontothéologie » répondu en tête du livre F: cet objet est Fêtre en tant qu'être et ses
{Ideal de Ia raison purê)^. Résumons: une ontothéologie est pour attributs essentiels". » Mais il reste d*autres questions: qu*est-ce que
Kant une théorie de Dieu obtenue par Ia raison pure, avec des 1'être en tant qu'être ? Est-ce 1'être universel ou un être particulier
concepts transcendantaux purs, et qui impliquent son existence, Dans le livre E, Aristote indique que Tétant en tant qu*etant est
comme ens realissimum. Dit plus brièvement ancore : Tontothéo- Fêtre absolu, et ainsi «le nom véritable de Ia métaphysique est
logie est une théorie de 1'étant ou Tétant permet ce que Kant appelle théologié^ ». Ici, nous avons un três bon exemple de ce que veut dire
une « preuve ontologique ». Heidegger quand il affirme qu*Aristote « a deja etabli Ia connexion Ia
Pouvons-nous étendre ce concept, qui décrit pour Kant ime partia plus étroite entre Ia philosophie et Ia 8eoA.oyiKT| ETCwrxTmTi, sans
de Ia théologie naturelle, à toute Pextension de Ia science méta- pouvoir atteindre par le biais d'une interpretation directe une vue
physique ? Pouvons-nous étendre ce concept de Ia métaphysique, réelle du lien qui unit Ia question de l'ov t| ov et Ia question du
correspondant à ime étape particulière de 1'histoire de Ia méta 0EIOV ». Ce que Heidegger ajoute à cette inte^retation, sonune tpute
physique (celle de Leibniz et de Wolff, à laquelle Kant pense ici), à traditionnelle, c*est le fait original qu*il explique cette continmte par
toutes les périodes de Ia métaphysique ? Cette signification peut une considération dimorphique de Fetant. Mais cette explication est-
évidemment s'appliquer à Ia philosophie de Hegel, pour laquelle elle absolument fondée ,
1'effectivité totale n*est en son fond qu*une gigantesque preuve onto Si nous regardons rapidement les trois hvres mentionnes par
logique. Mais pouvons-nous Pétendre à deux penseurs aussi éloignés Heidegger (F,E, K), nous y trouvons différents problemes.
que Thomas d*Aquin et Scot, sachant de surcroít que le premiar Le livre F commence par ime thêse importaiue: «II ypasa ime
aentre eux rejette toute validité à Targument de saint Anselme, et science
une
que le second exige qu'il soit « coloré » par d'autres prémisses ? science particulière, puisque ces sciences considêrent seulement ime
Cest pourquoi nous devons nous attacher à Pinterprétation que petite p^ie de Fétant, mais une science universeUe et commu^. Ce
donnent Thomas d'Aquin et Scot à Ia métaphysique, et cela d'\m qui est précisément ce qu'on appellera pl^ on ® ^ *
point de vue historique. nous recherchons les premiers prmcipes de 1 etan , no
verons à Tintérienr de cette science. Les preimere p P. ,
même temps les principes les plus cqi^uns . ce Dieu
2. Les trois dimensions de Ia métaphysique aristotélicienne rien à voir avec les substances mtelhgibles ou sep jA-tement pas
et les intelligences. Le livre F ne pe^j^rrit une science
L'interprétation de Heidegger est une réponse au problème de l-interprétation imorpWque précisément ce
Tunité de Ia métaphysique aristotélicienne, tel qu'il a éte formulé par universelle. Ia science de 1 etant en q ujen une
Natorp et Jaeger. Mais pouvons-nous seulement dire qu*il y a Ia « phJosophie premiere », Ia de
meme essence de Ia métaphysique dans ces quatorze livres appelés seconde », Ia physique, qu'étant, mais, en découpant
plus tard métaphysique par un bibliothécaire embarrassé ? Heidegeer ces sciences ne considere théologie est donc
déclare: « Le dévoilement de Pétant comme tel s*est déployé preci-
sément sous cette double forme dans Ia métaphysique^ d Aristote (cf. une partie, elles etuient «« P discours particulier et non
Mét, r, E, K)". » Selon lui, une telle consideration dimorphique de disuncte de Ia ^3°ours commun. La phüosophie pre-
rétant est déjà présente dans les livres principaux de Ia métaphysique un revers une partie de Pétant, et est une parti^e
aristotélicienne. Mais est-ce si simple ? ^ nuere, ou theologie, considere un p ^ appel-
D'une manière générale. Ia connexion etroite entre 1 ontologie et spéciale de Ia science de 1 etant en lant 4
Ia théologie est une interprétation três répandue, qui n*est pas lera Ia métaphysique génerale.

12 E Kant Kritik der reinen Vemunfit H, 3, 7(A 632, B 660): « Oder glaubt durch
ohnc Bcihülfe der mindesten Erfahrung, sem Dasein zu erkennen, und wird
faut.comeer roubli de Ia traduction A. Delamarre-F. Marty, totalité. [...] Mais cette universalití
« Bibho^èíj^^^^^^ p. 19: « Die Unverborgenheit des Seienden ais Ia métaphysique est théologie. »
eines solchen hat sich in der Metaphysik des Anstoteles eigens m dieses Zwiefache
herausgebüdec (vgl. Met. F,E, K).»
I7;O^^A^^qÍ/e.UProàmedel'êtred«!zAri»ote.P«i^.1962. p. 220.
18. Aristote,Mét,r, l, 1003 a 22 ss.
 92 REVUE THOMISTE OUAND COMMENCE L*ONTOTHÉOLOGIE ? 93

Cest le livre E qui donne à Heidegger(comme à Tricot) le pliis de qu*étant doit être considérée comme une science universelle", ce qui
support pour son interprétation. Ce livre commence par Ia diffé- est évident pour Arístote. 2® Pour des raisons philologiques, av^-
rence entre Ia science de Tétant en tant qu'étant et les sciences parti- cées par Natorp, Moraux, Aubenque. L*interçretation de Ia meta-
culières, principalement Ia physique, Ia mathématique et Ia théo- physique comme ontothéologie semble donc etre Ia tentative d im
logie. Mais il s'achève sur Tidée qu'il y a une connexion entre disciple s*efforçant d'umfier, à partir d*un argument platonicien, les
l'ontologie et Ia théologie: « S'il y a une substance non mue, Ia différents aspects de Ia pensée d*Arístote. C est donc deja cer
science de cette substance doit être antérieure et doit être Ia philo- tame forme de commentaire de Ia Métaphysique^ plutot que
sophie première. Et en ce sens elle est universelle parce cjue première. Pintention principale d'Arístote. ^ ,
Et cette science devra considérer Tétant en tant qu'etant, ce qui Ainsi, le concept d'ontothéologie est tres utue si nous voulons
revient à considérer en même temps son essence et ses attributs".» comprendre une interprétation dominante d^ Arístote, naais d n est
Manifestement, nous avons ici le texte clé pour Tinteijjrétation d'un pas assez rigoureux pour expliquer 1 umte de Ia metaphysique
lien entre Tontologie et Ia théologie. Cest un texte três platonicien ; d*Arístote. Même si nous Tétendons au Corpos aristotehcom en
Ia théologie étant Ia science du premier príncipe, elle peut devenir, incluant le livre K, nous devrons encore montrer comment 1 umte
comme Ia science du bien chez Platon, Ia science du tout p^ce programmée ici peut expliquer les dimensions differentes decntes
qu'elle est Ia science de son príncipe (le Bien). C*est pourquoi Tricot dans le livre r et le livre E. ,, , f i
et Heidegger concentrem leur interprétation sur le livre E. Mais cela Peut-on dire que cette identification a ete re^isee par^ es conin^n
sienifie-t-il, au sens de Heidegger, que Ia métaphysique est en même tateurs d'Aristote ? A-t-elle été réalisee par Thomas d Aqum ?
temps et sous le même point de vue - de manière dimorphique - une elle été réaUsée par Scot ? En d'autres mots: y a-t-d une constituuon
ontologie et une théologie ? ontothéologique de Ia métaphysique chez ces deux auteurs.
Cest três douteux. La signification apparente de ce texte est qu il
V a deux sciences différentes, 1'une génerale, Pontologie, Pautre spe- 3. Thomas d'Aquin
ciale Ia théologie. Mais Ia connaissance d'un príncipe est afortion Ia
connaissance de ses conséquences. La tentative d'unifier ces deux
<icíences est guidée par une idée platonicienne : Ia science du príncipe Thomas d'A«juin
commande Ia science du tout. Cest pourquoi Ia << philosoçhie ;)re-
mière » ou20 Iainterfêre
théologie, quiIaconsidere
avec « science«de
les1 etants a Iatant
etant en foisqusepares
etant»et: dans son commentaire du j A proclus). Dans son
objet particulier de l'ontologie est en même temps que Thomas n ait montre qu d et^t p Thomas écrit:
ro^iet de Ia théologie. Elle porte sur l'étant e„ tant qu'etant parce comment^re de Ia f^^hose est commun,et plus il est
i..'X Dorte sur sa partie Ia plus eminente. Mais cela ne sigmfie pas pour les platoniciens, « plus queique «.,rtiriné oar ce aui est
nüeTomologie et Ia théologie soient identiques : cela montte seule- séparé» » ; plus il est conmun, plus d PUn et
r flue Ia seconde science est une parue de Ia premiere. Elles sont postérieur. Ainsi, ils établissent un pre P j,p,ès ce
rivSes mais distinctes. Cette proposition ne confirme pas h consti- le Bien lui-même, sép^e de commun.Par consl^uent,
príncipe commun et sep^e, d y j,y
tZion'ontothéologique de Ia metaphpque. Elle coordoime seiüement
sciences:l'ontologie(ou Ia metaphysique) et Ia theologie.
troisième livre mentionne par Heidegger est, en fait, le texte
1-éta^t est commun et^ "'bLparticipant
—de
lui. Pou
clé D*une part. il s-appnie sur Ia proposition du hwe E ; Ia science térielles
de l'kant en tant qu'étant est « umverselle a cause de sa pnorite ». même
S texte va plus loin encore dans le sens de 1 mterpretation de commun, ^
considérons 1'étant comme íff' P'*?^'"cetírinterprétatiòn, nous
tion au premier príncipe, uie . ontothéologie au sens dimor-
/ ^22 ^ Mais ce texte est a aurnenuciie oiscutee. i rour aes
?dsonf^lõsophiques:il se demande si Ia science de Pétant en tant pournons peut-etre ire q"^7 t les deux faces du même phe-
phique, parce que 1 etre et uic

23 .Ibid., 1064 b 9. „ ^expositio, prop. 4. § 98 (ed. C. Pera, Turin,

19.IhieL, E, 1, 1026 a 28-32.
20.Ihid., 1026 a 16.
21 .Ibid., K.7, 1064 b 13.
^■.^?í^u;:díírosUion« pSnicas [...] quanto al.qu.d «t commumus.
Marietti, 1955, p. 28) : «
22.Ibid., K,7, 1064 a 28. canto ponebant illud esse separatum
 V
94 REVUETHOMISTE
nomène. Mais noiis pourrions surtout dire qu'il n'y a pas
d'ontothéologie, parce qu'il n'y a pas de placa du tout pour une
ontolope neutra. Toute notion d'étant est en même temps une
consideration de Dieu, puisque nous devons considérer comment
alie participe de Dieu. Je propose d'appeler cette interprétation une
théo-ontologk (puisque c'est le divin qui determine et qui sature
1'interprétation de l'õv, et non l'inverse).
Mais ia question demeure: cette interprétation est-elle ceüe de
Thomas d'Aquin ? Non, puisque Thomas ia propose dans un
commentaire, et non comme sa propre théorie mais comme une
thèse néo-platonicienne, inspirée par Proclus et Denys. ^ objety un point de vue, une voie vers quelque chose a chaque fois
Et de fait, même s'il ne rejette pas explicitement cette idée,
Thomas développe une autre théorie de Ia metaphysique, plus
complexa, que nous pouvons trouver dans le Prologue de son
commentaire de Ia Métaphysique d'Aristote. Elle s'organise autour de
1'idée que toutes les sciences particulières sont ordonnees a une seule
science, anonyme, qui est Ia plus intellectuelle, parce qu'« elle consi
dere ce qm est au plus haut point intelligible ». _ ,
Mais « au plus haut point intelligible » a trois significations .
1® Cela signifie « ce qui est le plus intelligible » : « les causes pre-
mières ». Cette science est appelée Ia philosophia prima.
2® Cela signifie « ce qui est le plus universal » : « les principes uni
versais », tels que 1'être, 1'un, et les autres transcendantaux. Cette
««• 'i
science est appelée metaphysica. Manifestement, Thomas se rapporte
iciiAristotey Métaphysique r.
3® Cela signifie « ce qui est le plus sejpare de Ia matiere » : Dieu et
les intelligences. Cette science est appelee theologia. ^ Elle consMère les principes en tant qu'Us sont les príncipes de toutes
Heidegger, qui commente ce texte durant le semestre d hiver
1929-193Cr, juste avant de créer le concept d'ontotheologie, est tres
critique envers Thomas d'Aquin. Pour lui, ces trois sciences dispa
rates ne constituent pas une science^ parce qu elles ne constituent pas
une science unique, et il n'y a aucune reflexion veritable sur le statut
de ce qui est commun aux trois dimensions, puisque 1 }uiite de ces
trois sens équivoques est obtenue seulement par Ia foi. Seme
considération de Ia double implication de 1 ontologia et de Ia theo-
-Ã.™, 1950, p.l [ádition ctóe: /„
Aíieí.]^ :« Maxime autem intelligibilia tripliciter assumere possumus. — J'
Primo quidem ex ordine mteUigendi. Nam ex quibus intellectus çertitudinem accip.t,
videntur tSe inteUigibilia maeis. UnSs, cum certitudo sacntiw per intellectum acquiratur ex
causis,causarum cognitio maxime intellectualis esse videtur
Secundo ex cSiparatione intellectus sens^. Nam, cum sensus s« cogmtio
particularium. intelleaus per hoc ab ipso differre videtur, quod universalia comprehendit.
Unde et üla scientia maxime est inteUectualis, quae circa pnncipia maxime uniyersalia versatur.
Quae quidem sunt ens, et ea quae consequuntur ens. ut unum et multa, potentia et actus [...].
Tertio. ex ipsa côgnitione intellectus. cum unaquaeque res ex hoc ipso vim
intellectivam
8unt maxime ahabeat.
matériaquod est a[...],
separata matéria immunis,
sicutpeiM oportet illa esse
et intelhgentiae. » maxime intelligibilia,
\ã a r • quae j
26. M. Heidegger, Les Concepts fondamentaux de Ia metaphystque. Monde, finitude,
solitude.Paris, Gallimard, 1992,S 12,P- 74.
QUAND CQMMENCE L'ONTOTHÉOLOGIE } 95
logie pourrait nous donner une bonne vue de ce qu*est cette science.
(lei, Heidegger ne dit pas « onto-théologie », mais il place teus les
jalons qui conduiront à ce terme.)
En fait, pour Thomas,ces sciences ne sont pas unies parce qu'elles
conduiraient au même objet (Dieu), elles sont rniies parce qu'elles
commencent par le même sujet. II faut etre attentif: ces trois dimen
sions ne definissem pas le sujet de Ia métaphysique. Selon Aristote,
toute science a un sujet et recherche ses principes {^rmlytiqu^s poste-
'rieuTs). Nlais ces trois sciences ne correspondem pas a un sujet chffe-
rent, à un genre ou un domaine particuher. Elles correspondem a un
différent. II y a bien ime convergence des trois considérations méta-
physiques: l*étant est le genre-sujet de ces sciences. Et Ia meme
science doit étudier le genre sujet et les^ causes de^ ce genre. C est
pourquoi Ia même science qui etudie 1 etant etuche les substances
immatérielles, qui sont les causes umverselles de 1 ens communey le
sujet de cette science. i t» %
Le commentaire de Thomas sur le De Tnnitate de Boece montre
comment ces trois directions de Ia metaphysique sont concretement
coordonnées.
1. La causalité
« La science divine parle-t-elle de ce qui est sans matière et sans
mouvement" ? » La meme science doit considerer 1 ens commune et
les principes de toutes choses secundum quod in ente communicant.
choses, principes de ce qui est commun. 11 y a une double sorte de
communauté, selon Ia Sufficientia d'Avicenne; D une premiere
manière, par Ia prédication, quand quelque chose de commun e«
prédiqué de tous les sujets qui lui appartieiment (quand je <hs: «Ia
forme est commune à toutes les formes »); d une autre m^ere, par
Ia causalité. quand nous disons qu'il y a seidement un p^cipe qm
est communl.tout ce qui peut être engendré par Im. Cette seconde
communauté se réfère à Ia prééminence d une cause commune.
Cette cause est colune parce qu*eUe est premiere, comme nous
Pavons vu dans le livre E d*Aristote. ^ jv ^ «
Pour cette théorie, toutes choses peuvent etre recondmtes a un
premier príncipe universel de l'étant, parfaitement actuel, sans
matière. Ce principe est le divin. % i_i •>
Mais le divin lui-même est considere d une double mamere,
conduisant à une double science. 1° diyin est enidie comme prín
cipe ; il est considéré par les philosophes a partir de ses enets. Amsi,
il est étudié dans Ia science de Tétant en tant qu etant. Nous trou-
27 Thomas D*AQUIN,Expositio super librum Boethii De Trinitate^ q 5, a 4,ed. B.Decker,
Leiden, Brül, 1959, p. 190(cité désormais : Super librum De Trinitate):« Utrum divina scientia
sit de his quae sunt sine matéria et motu. »
 96 REVUETHOMISTE
vons ici ce que Thomas appelle Ia science divina. 2° Le divin ^eut
être considere en lui-même: il est connaissable en tant qu'il se revele
lui-même. Alors, il est considéré dans Ia Scriptura sacra.
L*objet principal de cette philosophie première est le principe de
son sujet: ce qui est separe de Ia matière QOieu). Cest une ontothéo-
logie si nous comprenons par là un passage de ce qui est commun à
son principe commun, de Tétant à Dieu (avec un double domaine).
Mais nous ne pouvons pas dire qu^elle considere Dieu en tant qu*il
est participe par Tétant(de manière dimorphique).
Au contraire, Ia théologie de TEcriture sainte a directement le
separe, Dieu, pour sujet. La théologie chrétienne n'est pas inclusa
dans Ia structure ontothéologique de Ia première branche de Ia
métaphysique.
Mais, comme nous le savons de Thomas d'Aquin lui-même,
Lobjet de Ia théologie n'est pas simplement une partia de 1'objet de
Tontologie: Vesse subsistens n'est pas une partia du concept général
de Vesse. II a une priorité causale, comme nous l'avons vu, si bien
que son esse n*est pas une partia de Vens commune^ mais le principe
de toute participation créée. \Jens commune a un esse créé, distinct de
Vesse du créateur. Dieu n'est pas inclus dans le sujet de Ia méta
physique, il est le principe de ce sujet.
Dieu est le principe du sujet de Ia métaphysique, et pour cette
raison il est Ia fin de Ia métaphysique comme science. II peut être
atteint par ime reductioy un retour au principe, qui est universal
parca qu'il est simple. « L*intellect humain connaít Tétant universal.
Pour cette raison, il désire naturellement connaítre sa cause, qui est
Dieu seul".» Cette direction conduit à un Dieu qui est au-delà de
Pétant commun (et non au-delà de Têtre), parca qu'il est Vipsum esse,
ia cause de Têtre pour tout ens commune.
2. La séparation
La dimension de Ia séparation est donnée par le commentaire de
Boèce par Thomas d'Aquin^'. Dans ce texte, Boèce expose les objets
de Ia physique, des mathématiques et de Ia théologie. La physicjue
porte sur ce qui est en mouvement et non séparé de Ia matiere
(inabstractd): son sujet ne peut être séparé de Ia matière. La mathé-
matique porte sur ce qui est sans mouvement et non séparé de Ia
matière. La théologie porte sur ce qui est sans mouvement et insépa-
rable {abstractaf^. Mais il y a différentes sortes d*abstraction (q 5,
al):
28 Thomas D'AQUIN, Contra Gentiles, III, c 25, Turin, Marietti, 1961, III, n® 2066,
33: «Intelleaus autem humanus cognoscit ens universale. Desiderat igitur naturaliter
coenoscere causam ejus, quae solum Deus est. »
29 .ID., Super librumDeTnnitate,exposiuoczp.U,p l(yO. ,,
30 En fait, Thomas lit aussi inseparable {tnse^arahUts), \z ou Aristote a cboriston (separe):
mais ií le comprend de Ia même manière: le divin est inseparable parce qu'il est absolument
séparé de Ia matière: il ne peut pas être séparé d'elle parce qu'il ne peut pas être avec elle (cf.
ibuL, p. 160).
QUAND COMMENCE L'ONTOTHÉOLOGIE} 97
Certains objets dépendent secundum esse de Ia matière: ils dai-
vent n*exister qu'en elle. Parmi eux: a) certains ne peuvent pas être
considérés {secundum intellectum) hors d'elle : ce sont les objets phy-
siques; b) d'autres peuvent être abstraits: ils ne requièrent pas Ia
matière pour être pensés {secundum intellectum): ce sont les objets
mathématiques.
2® Certains ne dépendent pas de Ia matière secundum esse: ils peu
vent exister sans elle. Parmi eux: a) certains ne sont jamais dans Ia
matière: Dieu et les anges, ce sont les objets de ce que Thomas
appelle Ia théologie; b) d'autres ne sont pas nécessairement dans Ia
matière : les étants. Ia substance. Ia qualité. Ia puissance et Tacte ; ce
sont les objets transcendantaux de ce que nous appellerions une onto
logia.
La théologie philosophique porte sur un sujet qui est *ce qui n*est
pas nécessairement dans Ia matière'(ce que nous pourrions appeler:
le transcendantal). Mais elle conduit à ce qui est purement trans-
cendant.
Ainsi, Ia métaphysique est Ia science du transcendantal. Mais
1'étude du divin est son but et son accomplissement". II y a im
double sens de Ia séparation, conduisant de Tétant abstrait à Ia divi-
nité séparée. Cette direction conduit à Dieu par-delà Tétant
commun, parce qu'il est absolument séparé, plus séparé que les
transcendantaux.
3. Universalité
La synthèse théologique est-elle Ia signification ultime de Ia méta-
donnée par un aspect de son sujet
séparé de Ia matière et du mouvement. Mais il y a ime double sorte
de séparation : un objet peut n'être pas nécessairement séparé ou être
nécessairement, absolument séparé. Dans le premier cas, nous consi-
dérons le sujet de cette science, qui est l'etant, et nous suivons Ia
dimension que Thomas appelle Ia métaphysique. Dans le second cas,
nous considérons le pnncipe de ce sujet, et nous nous dingeons yers
ce qu'il appelle Ia science divine. La seconde dmiension est mcluse
dans Ia première. .... . i. • i / l • r-n
Mais elle n'est pas Ia signification ultime de Ia métaphysique. Elle
est présentée de manière restrictiye par Thomas lui-meme : « Bien
<7«ele sujet de cette science soit Tetant coimnun, elle est
toute entière science de ce qui est separe de Ia matiere selon 1 etre et
31 Cf íanA AERTSEN, « Die Lehre der Transzendentalien und die Metaphysik, Der
Kommentsir von Thomas voii Aquin zum IV. Buch àtx Metapí^ka », Frei^r^ leitschrififur
Philosophie und Theologie 35 (1988), p. 293-316, auquel je dois 1 analyse du Commemaire de
Boèce. Voir aussi Super librum De Trinitate, expositio cap. II, p. 160 et q 5, a 1, p. 161 ss.
 98 REVUETHOMISTE
Ia raison". » Même si le sujet de Ia métaphysique est Tétant, même si
elle est principalement une ontologie, elle |)eut aussi être étendue
dans sa totalité (de manière dimorphique) a une dimension théo-
logique, puisque Dieu est aussi un objet abstrait, mais en un autre
sens.
Ce statut ontothéologique est inspire par Aristote, livre E.
Le divin est un príncipe universel en un double sens: il est une
cause universeile (le príncipe de tout le reste), et, qu^d il cause, il
cause rêtre universel de tout le reste. Ainsi, chaque étant a un esse
propre, qui est en lui ce qu'il a de plus intime, et qui est le príncipe
formei de sa subsistance. Plus une fomae est proche du príncipe, plus
elle est à Ia fois universeile et intime à Ia chose en question . Dieu
est en même temps un príncipe caus^ et un príncipe formei. II n*est
pas seulement une cause, mais aussi le donateur des formes. H ne
produit pas seulement les formes qui sont les príncipes ^ 1 action
des créatures, mais il maintient leur pouvoir et leur activite .
Dans cette interprétation, l'étant est umversel, parce que premier.
Plus rétant est universel, plus il est eleve d^s Ia hier^chie de
rétant. Plus il est commun, plus il est propre a Ia chose singuUère.
Plus ü est transcendant, plus ü est imm^ent. Plus il est anteríeur,
plus ü est simple et plus d est parfwt . L et^t est en meme temps le
plus éminent et le plus universel, puisqu il est a Ia fois 1 acte de
fontes choses et ce qu'il y a de plus parf^t en chacune d eUes. « Plus
aSe chose est conunun, plus xl est separe . » Cette synthese
pKcíenne est une forme d'ontotheologie par excellence, ce que
j'ai appele tme admise dans Ia Summae theologiae f
Cette 1'avons^vu. elle est rejetéf^
f^mmmentaire
le comment^re du Liw
. des%causes (1272). L'ecart, problematiques
differentes bien mr, n'est pas
et
seulement chron giq » accepter de reconnaítre que Poeuvre de
de différents en,^.^^^Xe
samt Thomas n est p
à partir d'un príncipe
jo„qu'il s'agit d'une remontée th^
unique. Le P^P*^ • {Summa theologiae) ou d'une exégèse philo-
32.THOMAS D AQUIN,
rA^.rrK, Met Prooemium. S 8, p. 102 (Turin p. 2): « Quanivis autem
''mmune, dicitur tamen tota de his quae sunt separata
ubiectum hujus scientiae sit ens
^ cM-iindum esse et ration^. »
(6 r r
_ <, s ; « Et auia forma Dei est intra rem, et tani
prio
orincipium artionis[..d «e® aliauid est simplicius et abstractius, tanto secundum se
est
35.Ibid,, q 82,a 3:« Quanto a • 2: « Illud quod est prius simphciter et secundum
est nobilius et altius »;cf. aussi tPW.,
Icpositio,IV.IV, n° 98, p. 28:« Quanto aliquid est communius.
tanto ponAant Ülud esse separatum. »
QUAND COMMENCE L'ONTOTHÉOLOGIE ? 99
Dans les commentaires de philosophie, en tout cas, peut-etre à
cause de l'autorité de Tauteur commenté, Thomas émet précisément
de sérieuses reserves à ce sujet.
Dans le commentaire sur le livre E (entre 1270 and 1272), il écrít
précisément: « Nous devons faire attention: même si ce qui est
séparé selon son existence et son concept (secundum esse et rationeni)
de Ia matière et du mouvement appartient à Ia philosophie première,
ce ne sont pas seulement ces [étants] qui lui appartiennent: le philo-
sophe s'enquiert aussi des choses sensibles, en tant qu'elles sont des
étants^'. » On pourrait bien sur considérer une synthese plus simple,
Tinterprétation d'Avicenne, qui confond Tétant divin séparé avec
1'étant séparé. « On pourrait dire aussi, comme Avicenne, que ces
choses communes [...] sont séparées dans leur existence, non pas
parce qu'elles sont sans matière[comme le divin], mais parce qu*eíles
n'ont pas nécessairement ime existence à Tintérienr de Ia matière,
comme les étants mathématiques'*. » Mais c*est purement ime hypo-
thèse, et pour Thomas, une h]^othèse fausse; elle repose sm une
interprétation platonicienne qui ne distingue pas entre deux niveaux
d*abstraction. Fondée sur Ia subsistance d^ idees, elle^ admet que les
essences sont réellement subsistantes, et ignore Ia (hfference entre
Tabstraction mathématique et Ia separaríon divine absolue.
L*ontologie ne peut pas être fondue en une theologie.
4. Ontothéolog^
Nous pouvons maintenant répondre a Ia question initiale.
S'il y a un aspect ontothéologique de Ia metaphysique, c est d une
manière secondaire, seulement à titre de concession. Pourquoi ?
Parce que Thomas d^Aquin rejette justement 1 mterpretation dimor
phique de Pétant conduisant à ime science ontothéologique ^cyie.
L théologie a même un rang plus haut que 1 ontologie. Elle n est
pas une partie de Ia considération ontologique, mais eUe en est le
príncipe et Ia fin. _ . x -n \ n
DaAs le commentaire du De Tnmtate áe Boece nous avop une
explication noétique de ce statut particuher. La, Thomas exphi^ue Ia
diference entre ratio et intellectus. La ratw implique 1 expenence
sensible, et est toujours discursive. C est pourquoi Ia science pure
ment rationneUe est Ia physique. Puisque 1
rationnel, nous pouvons dire que c'est un animal physicien Mais
Vinteílectus est Ia connaissance propre des substances spintuelles.
Cest le commencement et le terme dun processus rationnel.
37
J r-
THOMAS D'AQUIN,/»nrímae
Met.. IV, I, n" 1165 (Turin, p. 298):.Advert,ndum «t aman
oHUosophwc peraneant ea quae sunt separata secundum
r ™ «'«1 «ia.2 de senaibifbus,inquanmm
"*"38°/IÍÍ'^°TA5" ut Avicenna dicit, quod huiusmodi communia de
quibus" haec scientia perscrutatur. dicuntur esse separata secundum esse, non quia semper smt
?ine matéria ;sed auia de necessitate habent esse m matena. »
39.ID., Super librum De Trinitate, q 6, a 1, p. 201.
 100 REVUE THOMISTE
Comme acte simple d'intelligence des intelligibles simples, il est
atteint par une résolution ou une analyse. Et comme Ia communauté
avait un double aspect (par causalité ou universalité, dans ia q 5, a 4),
Tanalyse a ime double face. fl y a une resolutio secundum esse (ime
analyse selon Tacte d*être), qui nous conduit aux causes les plus
hautes, les substances immatérielles ; et il y a ime resolutio secundum
rationem (une analyse selon les concepts) qui nous conduit aux
formes les plus universelles, Tétant commun et les transcendantaux.
La première direction est Ia direction de Ia théologie, Ia seconde est
celle que Thomas appelle métaphysique, et que nous appellerions
une ontologie.
Comme nous le savons"*®, Tétant est Tobjet de pensée le plus
commun, c*est pourquoi il est en même temps le sujet propre de Ia
métaphysique et 1'objet propre de Lintellect humain. Mais Ia
connaissance de Dieu en lui-même va bien au-dela des |)ouvoirs de
notre intellect. Dieu est Ia cause de Tétant en tant qu'etant^', non
une partie de celui-ci. Puisqu*il est le príncipe de^ toutes choses, sans
être rien de ce qu*il cause (Thomas rejetant 1 idee de Ia causa sut)^ il
est príncipe avant toutes choses, et nous ne pouvons le penser que
relativement ou négativement. La résolution theologique nous con
duit au-delà des limites de notre intellect. Cest pourquoi Tanalogie
est si importante pour Thomas, et pourquoi notre considération
ontologique s'arrête à Ia théologie. La premiere considération (celle
de rétant en général) sVrête là ou co^ence Ia secondeJa considé
ration de Dieu comme principe de Letant). En ce sens, Heidegger a
raison dans son analyse du Prologue au commentaire de Ia Meta^
phvsique-. Ia métaphysique n'est pas ««e science unique. L ^^yse
So^elle des termes n'est pas le retour au príncipe intelhgible.
Mais c'est aussi pourquoi Heidegger a tort, dans sa defimtion gene-
rde de 1'ontothèologie, car cela montre precisement que Ia meta-
^^Aiíria nrís^sm^^^^^ Pf 1'^q^iy^ent de Ia
découveWe
decou d'unt-arinnnelle
premier moteur. Celui-ci
dans une peut etre atteint
considération physiquep^.une
La
autre scienc
métaphysique
' la considération de Pétant abstrait,
dans la matier / parce que cet esse est la cause et le
pS"de tout ce qu=eUe peut considérer. Dieu reste hors de la
"C^Sumuoi
1
k métaphysique ne peut pas admettre une preuve
Une preuve ontologique implique que lesse
flwfnce)'de Dieu soit atteinte par sa ratio (son concept). Mais
40,THOMASPOT./^—
41. Id., Stim. theol. causam rerum non solum secundum quod sunt haec vel
inquantum est ens, et consioer «ecundum omne illud quod pertinet ad esse illonim
taüa sed secundum quoa sum eniu*, t-.j
quocumque modo.»
42.Cf. ARISTOTE,Physujue, VUl.
OUAND COMMENCE L'ONTOTHÉOLOGIE ? 101
Dieu n'est pas inclus dans notre ratio de Tétant, il est son principe.
La contemplation du principe comme tel n*appartient pas à la méta
physique.
II ne peut pas y avoir de synthèse platonicienne. II y a deux
sciences différentes, qui ne doivent pas être confondues, même si la
seconde continue la première.
À toutes ces objections, nous devons ajouter le statut de la méta-
phvsique pour Thomas. Tout Teffort de Thomas est tendu vers la
theologie. Et la métaphysique est pour lui seulement un programme,
donné par quelques défimtions de la science (surtout dans le
commentaire du De Trinitate de Boèce), et par son commentaire
d'Aristote. Mais il ne développe jamais une métaph)rsique propre.
Nous pouvons même dire plus:il ne donne pas a la métaphysique le
statut d'une science rigoureuse, mais seulement au sens large. Une
science rigoureuse est fondée sur des concepts umvoques. Mrís,
comme Thomas le souligne, Tétant n*est pas univoque. La méta
physique ne fonctionne qu*avec des termes ^alogues: c est donc
seulement une science en un sens large, assoupli.
4. Duns Scot
Pour Dims Scot, au contraire, nous avons un concept univoque
de 1'étant. Et ceci change tout. ^ •
Duns Scot critique lui aussi la synthese neo-platomcienne . Mais
il le fait plus radicalement encore, pour deux raisons. ^
En premier lieu, la synthèse néo-platonicienne repose s^ la these
que 1'étant est Peffet le plus universel. Or cette idee àssmiule une
falUcúi, une faute de logique concernant les sens d « universel». Scot
cite lui aussi Avicenne: une cause et un effet peuyent etre umversels,
soit selon la puissance (vinus), c'est-a-dire selon leur perfecuon, soit
selon la prédication. Un universel de prethcation ;)eut etre predique
de plusie^(de plunbus), un universel de yirtualite est ce qui esx. plus
paiíait en lui-même, et qui contient en Im-meme plus de perfection
que les autres. . i i i r •
Et rétant n'est pas le plus umversel selon la perfecuon, mais seu
lement selon la prkcation.fétant, quand il incl^ p plusieurs
n'est pas plus pW que la chose dans laqueUe il est mclus. 11 est
donc un eífet plus universel selon la preihcation, et sa cause en p us
universelle selon la perfection. Au contraire, Dieu est a cause la plus
universelle selon la perfection. Si fetant est la cause la plus umyer-
selle selon la prédication, cela impliijue qu un effet ne peut etre
reffet que de l'étant. Mais ceci n'empeche pas que 1 etant (1 effet le
plus umversel selon la prédication) soit produit par une cause impar-
43 Duns Scot, Optts Oxoniense,IV,d 1, q 1, S[7], éd. Wadding,t. 8, p. 10 a.
102 REVUE THOMISTE
faite. Dieu est premier selon Ia perfection : il possède rétant au plüs
haut degré. Mais Pétant est premier selon Ia prédication.
Ainsi, Scot élève les mêmes objections que Thomas centre ia syn.-
thèse néo-platonicienne. Mais il est plus radical: il dirige aussi ses
critiques centre Themas lui-même.
En secend lieu, Scet critique une autre thèse de Themas : esse sim-
pliciter est proprius ^ectus Dei. Dieu seul denne Vesse aux étants
particuliers, les créatures ne peuvant que préparer ce den divin eii
causant Ia cempesitien. Mais peur Scet, c'est faux, parce que toute
cause efficiente qui cause un étant cempesé cause en même temps
sen existence: elle peut denc être Ia cause efficiente de Vesse d'im tel
être cempesé. Un etant cempesé peut être causé par un agent sans
que Dieu denne Vêtre à cet etant cempesé. Et réciproquement, on
ne peut centraindre Dieu à rien: il est abselument libre, cé qui
implique qu*en dreit, dans sa puissance abselue, il peurrait ne pás
denner Pêtre à im cempesé néanmeins déjà preduit par sa cause:il
faudrait dire à Ia feis que ce cempesé est et n'est pas. Peur éviter ces
absurdités, il faut recennaítre que preduire le cempesé et lui denner
rêtre sent deux faces du même acte.
Duns Scet n'admet denc pas les reliquats de néo-platonisme
encere présents dans Tinterprétatien de Themas. Peur celui-ci Vêtre
absolu (esse simpliciter) est 1'effet prepre de Dieu, et ainsi, 1'être (esse)
est le terme prepre de Ia créatien. Cest peurquei Dieu seul peut
créer, denner Têtre à quelque chese. Parce que Dieu est Vesse sub-
sistant, il peut denner universellement Vesse participé aux étants
cemmuns (les entiu). La communaute de Pétant est en même temps
le principe de sa participatien causale. Elle explique que Dieu trans
cende le créé. Le principe de Puniversalité est en même temps le
principe de Ia causalité*^.
Peur Scet, c'est três différent et três simple. Dans 1'ordre de pré
dication, Ia communaute de 1 etant s etend à teutes cheses, y com-
pris Dieu. Dieu est inclus dans le cencept d'étant, qui est'premier
dans Perdre de Ia predicatien. Dieu n est pas antérieur à ce cencept
d'étant, parce qu'il n'y a rien d'antérieur à lui dans cet ordre. II
mérite bien le nem de premier étant. Mais dans Perdre de perfec
tion, Dieu est antérieur aux créatures. Les deux erdres sont cehé-
rents, puisque, dans 1 erdre de causalite et de perfection, Dieu est
cempris cemme un ensprimum, cause de teut le reste ^es créatures),
mais que dans 1'erdre de predicatien, il est inclus dans 1'étant, qui est
à Ia feis Tebjet premier de Tintellect humain et celui de Ia méta-
physique. Dans Petant, oh)et predicatifde Ia métaphysique, il y a une
relatien de causulite entre le terme premier, Dieu, et le terme secend,
Ia créature.
44. Comme Ta bien vu É. GILSON, Jean Duns Scot, Introduction a ses positions
fondamentales. Paris, 1952, p. 347: « Pour que rargument de Thomas d'Aquin eút un sens, il
Úlait que l'universalité y fut entendue au sens causai. »
QUAND COMMENCE L*ONTOTHÉOLOGIE ? 103
Chez Themas, les deux erdres étaient coordonnés: le divin,
cempris cemme ipsum esse était en même temps un principe de
cemmunauté et de causalité. Peur Scet, un erdre est suberdenné à
1'autre:Ia primauté de virtualité eu causalité est incluse dans 1'étant,
et suhordonnée à Ia primauté de prédication. Ceei a des censéquences
dans treis demaines: le statut du cencept premier, 1'umversalité de
rétant, 1'inclusien de Dieu dans tm cencept.
1. La primauté du concept
Peur Scet, neus peuvens treuver, seus Tanalegie du terme
« étant», un cencept univeque et cemmun d*étant. Seus le met
(vex) il y a un cencept univeque, puisque teus les mets repesent sur
une impesitien eriginelle de leur significatien. L etant \pts) a ete
impesé par asseciatien avec une netien simple, Ia ratio essendi.
« L'étant (ens) est impesé à partir de l'acte d'être (act^ essendi). [...]
Cest peurquei l'étant tombe d'aberd^dans netre intellect, parce
qu'il est Ia netien Ia plus simple"*^.» À partir du met equivoque
« étant», neus peuvens rementer à un cencept simple, equi
voque: l'acte d'être. II y a deux manieres de cenceveir 1 etant:
« D'une premiêre maniêre, le cencept peut etre ceitain, sans <ju il
seit certain de Ia secende maniêre: ainsi, *etant' signifie Ia meme
chese que *substance', mais il peut être pense sei^ Ia netien d etant
(ratio essendíf^. » Même si l'étant est un terme equivoque quand il
est prédiqué de Ia substance et de l'accident, il y ^ significatien
plus simple de l'étant, eii il signifie seulement 1« etre », qui est anté
rieur à cette divisien en catégeries. ^ ^
L'univecité de l'étant repese sur treis theses: 1® il y a une umte
mentale qui représente d'emblée teutes cheses; 2 cette umte est
Tunité de Ia ratio essendi^ qui est cemmune, plus certaine que teute
autre chese et antérieure à teut ce qui est deuteux; 3° cette mute
peut par censéquent être prédiquée de teute chese reelle, de Ia subs
tance cemme de l'accident, de Dieu cemme de Ia creature.
2. L'universalitéde Vétant
Peur Scet, le sujet de Ia métaphysique est 1 etant et les transcen-
dantaux. Ainsi, il suit Ia même veie que Themas. « Neus appelons
cette science ^metaphysicam* ce qui vient de meta^ qui veut dire
science de ce qui est trans (au-delà) de Ia physique,, en tant que science
45 Duns Scot, Super Praedicamenta q 4, §[13](éd. Vives, p. 449 b): «£ns amem
imponitur ab actu essendi, sed actus essendi videtur ratio simphcior quam actus substandi, et
ideo ens primo occurrit inteilectui quoad rationem a qua est nommis unpositio, quia
46 , ID., Quaestiones super Metaphysicam IV, 1, Sfl^l (cd- Vives, p. 154 b-155 ^ « Et uno
modo potest conceptxis esse certus, alio modo non ; ens enim siçnificat idem cjuoq substantia,
tamen contingit concipcre eamdem essentiam sub ratione essendi a quo imponitur hoc nomen
ens, et non concipiendo illam sub ratione substantialitatis. »
104 REVUE THOMISTE QUAND COMMENCE L'ONTOTHÉOLOGIE ? 105

transcendantale, parce qu*elle traite des transcendantaux {transcen-
dentidf. »
Mais il y a encore un double sens de transcendens. « Un trans-
cendens n'a pas de catégorie qui vienne par-dessus lui^®. » Ainsi, il est
legitime de comprendre et de traduire transcendens par « transcen ;SK:'v
dental » : ce terme designe Tétant, Tun, le vrai, etc., en tant qu'ils lisí
s'étendent par-delà les limites de tout genre et de toute catégorie.
Mais nous pouvons aussi comprendre ce terme comme signifiant un
étant transcendant, Dieu. De Ia première manière, Tobjet de Ia
métaphysique est un concept commun, indifferent et neutre, qui
represente Tétant dans sa totalité. De Ia seconde manière, Tobjet de Ia 9' $;
métaphysique est un étant spécifique, déterminé et infini, saisi dans
im concept propre. Cette double signification de Ia métaphysique 'M:- '
permet ime articulation entre ses deux parties.
3. Dieu dans un concept
Une autre conséquence de cette theorie est 1 inclusion de Dieu
dans un concept. Si le concept d'étant est le premier que forme notre
,■r.rA\^rt Dieu doit être compris comme un etant parnu d'autres. et
non comme le principe transcendant tout etant. II est un étant, et
non le pur acte á'être. Dieu est lui-meme un transcen^ns, il n'est pas
au-delà de tous les transcendantaux. C est pourquoi toutes les pr^
priétés de Dieu sont, précisément pour cette raison, des proprietes
íranscendantales. « Ü n'est pas necessaire qu tm transcendantal soit
convertible avec le premier transcendantal, 1 etant . »
n n'y a pas dimo^*"® métaphysique, 1 etant et le divin ne
sont pL les deux faces du même phenomene, mais notre conn^
de Dieu ajoute une détermmatipn au concept d etant si bien
que nous pouvons le comprendre precisement distingue de toute
aütre chose D y a un concept propre de Dieu tel çjue tout ce qui est
poshif, toutes les perfections peuvent etre prediquees de Dieu.
4. La structure ontothéologique
T decoi^ert
J/ dc Tétant univoque prédiqué
^ , modifie profondément le statutendecommun
Ia méta-
de Dieu et de 'a jevient l'objet d'un savoir transcend^tal. neutre,
phyMue. L eta"t antérieur à toute consideration théo-
et commun. i-v' _ • i*
physique, science de Tétant en tant qu'étant, peut devenir, avec son
objet premier, une ontologie, qui sera antérieure et indifférente à
toute théologie philosophique.
Cela signifie-t-il que notre connaissance de Dieu est maintenant
exclue de Ia métaphysique ? Certes pas : Ia connaissance de Dieu
demeure Ia fin de Ia métaphysique. Mais cette science est articulée à
Ia connaissance de Tétant cÍ'une manière médiate, comme Ia fin
d'une enquête complexa: « Toute enquête métaphysique à propos
de Dieu procède en considérant Ia raison formelle de quelque chose,
en supprimant de cette raison formelle l'imperfection qu'elle a dans
les créatures, en réservant cette raison formelle, en lui attribuant
totalement Ia perfection souveraine et en attribuant cela a Dieu . »
Dans ce nouvel espace de l'univocité transcendantale, les quiddites
distinctes sont les objets des trois voies distinguees par Denys:
affirmation (d'une perfection), négation (de ses imperfections), cau-
■■
salité ou éminence (position d*une perfection suprema). Ainsi, Ia
métaphysique déploie sa tache entre les deux sens de Ia prionte
impliqués par ime « philosophie prenuere ». La priorite de predica-
tion vient de son premier sujetj l'étant, qui est Tobjet le plus s^ple
et premier dans 1'ordre de Ia connaissance distinctive. La priorite de
causalité ou de perfection conduit à Lobjet principal, Dieu. II y a im
lien étroit entre Tontologie et Ia théologie, mais il y a xine auto
nomia de Ia première science, qui peut etre consideree mdepen-
damment et avant toute consideration theologique. Ce nouveau
niveau d'indépendance est obtenu par une considération umvoque
du concept d'etant. L'étant embrasse Dieu, et notre connaissance de
rétant ne dépend pas d*une participation analogue a Dieu. ^
Nous pouvons pour cette raison parler d'une structure ontothéo
logique de Ia métaphysique: il y a deux parties de a consideration
métaphysique. Time est commune a tous ses objets, 1 autre est speci
fique, parce qu*elle porte sur une de ses parties. ,. x
« Cest pourquoi Ia métaphysique transcendantale est anteneure a
Ia science divine, et ainsi, il y aura quatre sciences spec aüves.
Tune, transcendantale, et les trois autres, speciales . » msi, a t eo
logie, science spéciale, est posterieure a Ia metap )^sique, science
trmscendantale. Nous sommes loin de Ia pnonte donnee
Thomas au principe de l'esje commun. Ici, nous avons Ia pre^ere
division de Ia métaphysique dans les deux scienc^
l'ontologie comme metaphystca generaln, et Ia theologie co^e
• metaphylca specialis. La première spençe est mdepenctote de b
secondí, et Ia seconde est subordonnée a Ia premiere. Ce qm est pre-

D.O50sicDuns
oíSf SCOT CMimilhI, d 3, s 39 (trad. Ir., P. 9?):.Omms .nquiMio metaphysica d.
Mosiderando forinJen. rationem alicuim « auferindo ab dia ranone formidi
47.DUNSSCOT, hab« in creaturia. et reservando dlam ratronen, (ormalem « src
48 . ID., Ordinatio, attribuetóo I. q 1, S 47 (éd. Vivès Vn, 36 a):.Metaphysica transcendens est
contineatur.» Ci.Jean ^re oTr O-BOUU^OIS, Paris, ^
Introdiírtion tradurtion co . « jsjon oportet autem transcendens, ui transcendens, tota prior scientia divina, et ita essent quatuor scientiae speculativae, una transcendens, et aliae
.49. d8. transcendente, scüicwenw.» tres speciales.»
dici de quocumque ente nisi sit convertinu y
106 REVUE THOMISTE
cisément et véritablement ce que Heidegger nomme une ontothéo-
logie au second sens.
Duns Scot ou Henri de Gand f
Nous avons donc répondu à une première question : il y a bien
un commencement historique de Ia structure ontothéologique.
Mais il reste encore une autre question, secondaire, historique,
mais importante : quand commence-t-elle exactement ? Si le virage
vers Tontothéologie est déjà accompli avec Duns Scot, ne peut-on
pas dire aussi qu'il a déjà eu lieu avant lui, et qu il ne fait qu en tirer
les conséquences les pius radicales ?
Cétait l'opinion d'É.-H. Wéber, que nous avons déjà rencontrée,
c'est aussi celle de P. Porro. Pour ces deux interpretes, Ia première
ontothéologie est réalisée chez Henri de G^d.
Reprenant une distinction déja esquissee ailleurs entre constitu-
tion ontothéologique (chez les commentateurs d Aristote) et struc
ture ontothéologique (chez Duns Scot) , P. Porro signale que
1'ontothéologie est «ici prise, évidemment, en deux sens differents:
le sens, pour ainsi dire, heideggérien (et si en ce sens ü ft vrai qu^on
ne peut pas sortir de Ia métaphysique comme ontotheologie, il est
légitime de parler d'une simple transition interne d'une constitution
à une structure)^ et le sens plus originaire et restreint - kantien - ou
le terme nomme proprement Ia metaphysique qui s approprie
1'argument ontologique et se nourrit de lui. Dans ce cas, le nouveau
coiLiencement de Duns Scot est le commencement de onto
théologie moderna, à travers Ia médiation necessaire de Suarez . »
Si Ia particularité de Ia métaphysique d Henr. de Gand est bien
que Ia qLtion de l'existence de Dieu fart partie de son essence, lUst
dair que ceci est « un pas décisif sur le chemm de 1 ontotheolope ».
Et d^s ce cas, le tournant est accomph par Henn de Gand le pre
miar. Duns Scot « ne fera rien d'autre que de rad^íf';/^[ certains
motifs déjà présents" ». « Si le príncipe de Ia possibilite de 1 existence
d'un étJt devient intérieur à l'étant lui-rneme, comme simple non-
contradiction du concept, le chemn^vers Ia formulation moderna de
Ia preuve ontologique est dé,a apto
celle SÒunsTcot) rlalise un des traits principaux de Vontothéohgie
Ss sídéfinition par Kant: permettre une preuve ontologique.
Néa^Loins, le mafntien d'une analogie entre le concept d ens issu
,5,2.0.Bo;^OU,Piíface à Ia ^nZLTr
theologie est bien present au
science autor.se à parler, plutot
^ constitution, d'une structure onto-théologi^ue: d'un
distinguem et se correspondem''»
aBen«m™ar^aeaomque^^^ universal., Ban, 1990, p. 127 0=
traduis).
54.Ibid., p. 130.
55 .Ibid., p. 131.
56 . Ibid., p. 136.
QUAND COMMENCE L^ONTOTHÉOLOGIE ? 107
d'une abstraction et Vesse subsistant de Dieu lui interdit de remplir
les deux autres traits fondamentaux de 1'ontothéologie : saisir Ia
I totalité de Tétant en une seule représentation ; inclure Dieu dans le
même concept d'étant.
La détermination du commencement de 1'ontothéologie doit donc
être nuancée, et tout est ime affaire d'accent: si Ton appelle
« ontothéologie » au sens kantien tout ce qui permet Ia preuve onto
logique, le virage a déjà eu lieu avant Scot, et c'est Henri de Gand
qui nous attend au tournant; si l'on prend « ontothéologie » au sens
plus précis défini par Heidegger, Lontothéologie commence avec
Duns Scot, et dans ce cas, Ia question décisive est celle de Tunivocité
de l'étant.
Conclusion
L'interprétation de Heidegger est ambigué. Mais elle est efficace
précisément parce qu'elle est ambiguè, et parce que son^ambiguite
entend décrire une ambivalence de Ia métaphysique elle-meme.
Le concept d'ontothéologie a une double sigmfication. 1 11
désigne 1'essence de Ia métaphysique comme science sous une consi-
dération dimorphique, puisqu'il contemple en meine temps et sous
le même point de vue l'humain et le divin. 2° II designe 1 histoire de
Ia métaphysique, en tant qu'elle déploie peu a peu une articulation
entre deux domaines, l'étant en general, et une de ses parties, le
divin. Pour des raisons de clarté, j'appellerai le premier sens une
constitution ontothéologique et le second, une structure onto ^
logique, alors que Heidegger utilise les deux expressions «toto®"
ment. Mais cette ambiguité est essentielle a son propos ^
faire correspondre une histoire à une ""^„^Son
rigoureuse. Le premier sens explique le second,
dimorphique de Ia métaphysique « aristotehcienne >. se deploie dms
Ia sTOre articulée et bipartite de Ia métaphysique scolaire
m^menmfnous revenons à notre survol de 1'histoire, nous
1°"li toXerCe
partiellement
• 11 aladtoition heideg^^^ d-Ariyote
'^ 1 rí^finíTinn heidcEKcrienne
ne comespond que
de^1 ontothéologie. Sauf
«í.. p- ™ ""■"'■'pipp"
""2°Tu contraire, cette constitution inséprable est présente dans Ia
théorie néo-platonicienne de Ia métaphysique et soutenue par
SLe ou le Liherde causts. E le est donc etabhe dans le sillage de
Ia théologie d-Aristote, synthese neo-platomcienne d elements
empruntél à Proclus et Plotin, pour realiser 1 identification ul«me
de Ia métaphysique et de Ia théologie, de 1 anstotehsme et du plato-
 108 REVUETHOMISTE

nisme. Cette constitution ontothéologique considere Dieu à Ia

mesure de Ia considération de Tétant, selon une analogie du récep-
teur à rêtre dont il participe par excellence.
3® A 1'autre bout de cette évolution, Ia métaphysique correspond,
à partir de Scot, à ce que j*ai appelé une structure ontothéologique
(articulant une science conamune avec une science particulière), qui
implique précisément ime considération ontologique, neutre, non
theologique, de 1'étant. II resterait à voir comment ceci est lié à
Padmission d*une preuve ontologique (c*est Ia seconde signification
de Tontothéologie). Mais cette articulation s*ajoute encore à ime Le concept d'étant
interprétation dunorphique de Tétant parce qu'il y a une ambiguité et Ia connaissance de Dieu
concemant le sens de «transcendantal». Celui-ci peut signifier soit
un étant séparé absolu, soit le concept commun d'étant. d'après Jean Cabrol {Capreo/us)
4® Mais pour Thomas d*Aquin, ni Ia première, ni Ia seconde
interprétation de Ia métaphysique ne fonctionnent. II y a chez lui
ime considération commune, transcendantale, de Pétant. Mais il y a
aussi une considération causale des príncipes, et une considération Faut-il, pour « sauver » saint Thomas, sacrifier Pécole thomiste,
séparée du divin. Ce qui est pour Heidegger un mélange disparate est postérité compromettante, dont on soupçonne volontiers, à Ia suite
en fait une coordination de différentes sciences. Nous avons une
ontologie et ime théologie philosophique, non pas une science d'Étienne Gilson, qu*elle a été sa plus cruelle épreuve ? La stratégie
imifiée appelée ontothéologie.
tend à se répandre. En effet, notre époque se flatte - sans doute a
Ainsi, nous voyons que 1'interprétation téléologique de Heidegger
juste titre - d'avoir redécouvert Pauthentique métaphysique thoma-
fonctionne précisément grâce à son ambiguité. Si nous Pétudions sienne, toute centrée sur Ia compréhension de Vesse comme acte exis-
chez Aristote, elle vaut non pour toute Pextension de Ia méta
tentiel et donc comme au-delà inconceptualisable de Pétmt. Cette
physique dans son essence mais seulement pour son développement métaphysique, dit-on, conduit três logiquement à une theologie de
unifiant et son interprétation ultérieure. Inversement, si nous étu-
Vipsum esse fonciêrement apophatique: Dieu est au^ela des ^ncepts
dions son développement historique, elle vaut non pour Ia méta
et échappe à Pordre de Ia pensée représentative. Ainsi saint Thomas
physique en générale, dans son essence, mais seulement pour une de - le « vrai» saint Thomas, restitué par les recherches histonques
contemporaines - apparaít comme une sorte á^hapax. Par avance, il
ses péríodes, de Scot a Kant. , ,, ^ . , aurait déjoué les pieges de Ponto-théologie comme structure méta
Néanmoins cet outil s*est révélé três utile pour notre interpréta physique oublieuse de Têtre, et, partant, il echapperait au
tion. Si nous historícisons ce concept, nous sommes obligés de le fimeste de Ia métaphysique occidentale decrit par Heidegger. e as.
critiquer en le compliquant. Et nous n'aurions pas pu le réformer si Ia méconnaissance des intuitions fondamentdes du M^tre, es
yL^:—« de lui.
nous n etions partis contaminations inévitables qu'ont três vite entramees P® emi<^es
Olivier BOULNOIS.
incessantes avec le scotisme et les autres doctnnes^d un Moyen ^ ge
tardif qui glisse inéluctablement vers 1 onto-theologie , auraient
malencontreusement ramené le thomisme (l'ecole ^dans lom^re
commune des métaphvsiques vouées au nihihsme. L hypothese his-
toriographique est seduisante. Elle demande cependant a etre
vérifiée.
Cest dans cette perspective que je me proçose de considerer
Tenseignement de Jean Cabrol sur le concept d*étant et Ia connais-

1 Cf les analyses de J.-F. COURTINE, Suarez et le systhne de ia métaphysique,

« Éoiméthée ». Paris, Presses universitaires de France, 1990 [C.R. par G. PROUVOST, « La
nSce de F^ntologie »,RTXCm (1993). p. 478-484].
RTXCV (1995) 109-136