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CĂTĂLIN SIMION

HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANCAISE.


Introduction à la littérature française du XIXème siècle.
Auteurs, thèmes et repères bibliographiques
© Editura Fundaţiei România de Mâine, 2008
Editură acreditată de Ministerul Educaţiei şi Cercetării
Prin Consiliul Naţional al Cercetării Ştiinţifice din
Învăţământul Superior

Descrierea CIP a Bibliotecii Naţionale a României


SIMION, CĂTĂLIN
Introduction à la littérature française du XIXème siècle.
Auteurs, thèmes et repères bibliographiques / Cătălin Simion -
Bucureşti: Editura Fundaţiei România de Mâine, 2008.
…. p., 20,5 cm.

ISBN-978-973-725-965-3

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Redactor: Cosmin COMĂRNESCU


Tehnoredactor: Mihaela STOICOVICI
Coperta:

Bun de tipar: 31.08.2007; Coli tipar: 11,5


Format: 16/70 x 100
Editura Fundaţiei România de Mâine
Bulevardul Timişoara, nr.58, Bucureşti, Sector 6
Tel./Fax: 444 20 91; www.spiruharet.ro
e-mail: contact@edituraromaniademaine.ro
UNIVERSITATEA SPIRU HARET
FACULTATEA DE LIMBI ŞI LITERATURI STRĂINE

CĂTĂLIN SIMION

HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE
FRANÇAISE

Introduction à la littérature française


du XIXème siècle
Auteurs, thèmes et repères bibliographiques

EDITURA FUNDAŢIEI ROMÂNIA DE MÂINE


BUCUREŞTI, 2008
TABLE DES MATIERES

1. XIXe – le siècle des contrastes


2. Le Romantisme – révolution littéraire et début de la modernité
2.1. Les «bâtisseurs» du romantisme
Mme de Staël
Benjamin Constant
Senancour
François-René de Chateaubriand
2.2. Les romantismes
2.3. L’apogée lyrique
Alphonse de Lamartine
Alfred de Musset
Alfred de Vigny
2.4. Le visionnaire romantique
Victor Hugo
2.5. Romantisme symbolique et prose fantastique
Charles Nodier
Gérard de Nerval
Prosper Mérimée
3. Le réalisme
Honoré de Balzac
Stendhal
Gustave Flaubert
Guy de Maupasant
4. Les paroles magiques
Charles Baudelaire
5. Le Naturalisme
Emile Zola
6. Le Parnasse
Théophile Gautier
Leconte de Lisle
José Marie de Hérédia

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6
ARGUMENT

Le manuel que nous vous proposons remplit deux fonctions


strictement didactiques: il met devant vos yeux les plus grands auteurs
du XIXème siècle, une sélection faite par l’auteur dans leurs œuvres les
plus connues et les repères bibliographiques (obligatoires et facultatives)
qui vous seront nécessaires pour une bonne compréhension du
phénomène littéraire que nous essayons de vous faire connaître.
Vous ne retrouverez pas dans ces pages des renseignements
complets d’histoire littéraire ou des commentaires de bons ecoliers, le
but d’un manuel n’est pas l’exposé exhaustif, docte ou sentencieux,
mais la volonté d’introduire à une façon d’apprentissage ordonnée,
qui vous serve de modèle
Aussi vous présentons-nous les données essentielles dans l’étude
de chaque auteur ou courant littéraire mis en discussion. Ces données
s’accompagnent des thèmes à débattre et d’une bibliographie minimale,
dont la lecture devient obligatoire pour une bonne connaissance du sujet.
On a choisi de ne plus donner des renseignements biographiques et
des chronologies des œuvres pour ne pas alourdir ce texte destiné à
un parcours immédiat en vue de l’examen; c’est pour cela que nous
vous conseillons de consulter l’anthologie La littérature française du
XIXe siècle par les textes, où vous retrouverez les renseignements en
question et un très bon choix de textes à utiliser pendant les séminaires.
Un autre but est de vous familiariser avec les lieux communs
que la critique scolaire a mis en exergue à propos de la littérature
française de ce tempétueux XIXe, entreprise pas du tout facile car elle
doit opérer un choix entre ce qui est important de dire et ce qui ne
l’est pas ou ne l’est plus. Truismes et lieux communs sont devenus des
termes très méprisés par la plupart des critiques littéraires du siècle
dernier qui furent en quête de nouvelles approches sur le phénomène
de la littérature, encombré par le discours monopolisant que l’école
avait fait sur les grands auteurs ou sur les mouvements esthétiques du
XIXe siècle. Mais, ironie du sort, une fois leurs discours devenus
histoire, l’esprit réducteur et ordonnateur qui est celui de l’école en a
extrait ce qu’il a trouvé d’essentiel dans les nouvelles démarches
critiques, réduisant parfois grosso modo l’esprit novateur à une
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formule ou à une définition qui n’est pas des plus heureuses. Les
acquis de la critique du XXe siècle sont tout de même essentiels, car ils
redéfinissent notre façon de «regarder» la littérature; malheureusement
cette introduction ne nous permet pas de présenter ici lesdits acquis,
mais nous vous indiquons à la fin du volume une bibliographie
critique capable d’orienter vos lectures dans la littérature du XIXe
siècle sur un chemin qui ne soit plus celui des sentiers battus.
En même temps, l’ouvrage qui se présente devant vous n’a
qu’une prétention: celle de vous faire connaître les aspects essentiels
que l’école ou la critique a dégagés dans l’analyse des mouvements et
des œuvres qui ont marqué le devenir littéraire du siècle. A la fin de la
lecture de ce manuel, tout est à reprendre, et pour cela les thèmes que
nous vous donnons en fin de chaque discours théorique constituent
des véritables outils pour votre compréhension des auteurs séléctés (la
sélection nous est obligatoire, car le nombre des œuvres à lire pour
bien connaître la littérature française du XIXe est immense et, pour
bien opérer dans ce champ de la connaissance, un choix s’impose).
Ces thèmes de discussion vous aident aussi à mieux approcher
les œuvres que vous allez étudier. La bibliographie vous orientera à
bien envisager ces thèmes dont le but est pratique et sert d’exercice de
la pensée. Une connaissance intime des œuvres proposées pour
lecture assure les réponses correctes à ces sujets à débattre.

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1. XIXe – LE SIECLE DES CONTRASTES

Pour nous, les gens du XXIe siècle, le fait que le XIXe est appelé
«le siècle des contrastes» ne signifie pas grand-chose. Quoi de plus
contrastant et impossible à définir que notre siècle, appelé déjà «de la
terreur», «de la mondialisation», «du réchauffement global»? Mais
cette étiquette devient pertinente au moment où l’on pense au siècle
des romantismes par rapport à celui des Lumières et, en général, par
rapport aux siècles qui le précèdent.
D’abord, deux images en contraste retiennent notre attention:
celle du personnage romantique, pâle, maladif, frêle, prêt à se réfugier
sur une montagne ou dans ses rêveries aquatiques, et celle du
combattant, du révolté qui ne se soumet pas aux commandements de
l’histoire. A part ces deux images, beaucoup d’autres, secondaires,
accompagnent ce registre essentiel: l’image du bourgeois satisfait, de
l’arriviste, de l’amoureux trompé dans ses attentes, de la bienaimée
morte très jeune, de Napoléon – qui devient mythique –, fixent dans la
mémoire collective des modèles de compréhension du XIXe siècle.
Contrasté aussi, ce siècle, parce qu’il voit surgir en même temps
le mal de vivre (forme extrême du «mal de siècle») et la foi dans la
science et le progrès: à cette époque l’incertitude commence de plus
en plus à céder la place à la confiance dans un avenir heureux de
l’humanité.

Au début du XIXe la Révolution est terminée et la disparition de


l’Ancien Régime a entraîné des changements qui semblent irréversibles.
L’avènement de Napoléon au pouvoir fait rêver la France: la gloire
militaire avive les esprits, le père de Hugo est général de la Grande
Armée, tous les soldats veulent porter le bâton de maréchal, le désir de
Bonaparte de conquérir l’Europe rappelle le rêve d’unité de Charlemagne.
Mais les espoirs de liberté et de démocratie auxquels la Révolution a
donné naissance périssent à la fin du Consulat. Napoléon se proclame
Empereur et la France républicaine se voit devenir impériale. Les
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ambitions de l’empereur semblent illimitées et la France le suit
enthousiaste jusqu’au moment de la défaite de Waterloo. La débâcle
arrive. Tout semble perdu et les voix des poètes expriment la désillusion.
Mais le crépuscule du rêve de grandeur que Napoléon a incarné ne fait
que donner naissance au mythe napoléonien.

L’image de Napoléon

Dès son vivant, Napoléon était aimé et haï en même temps. Il


était trop autoritaire pour ne pas mériter d’être regardé comme un
tyran: on l’accuse, d’une part, d’avoir trahi les idéaux de la Révolution
et, d’autre part, d’être le continuateur de la Terreur. La police
bonapartiste pourchasse les auteurs qui se déclarent contre le régime:
Charles Nodier écrit une satire contre l’empereur, La Napoléone,
Chateaubriand devient opposant du gouvernement après l’exécution
du duc d’Enghien, Benjamin Constant et Mme de Staël partent en exil,
en Suisse, et De l’Allemagne est interdit en France. La chute de
l’Empire est ressentie comme un soulagement par les Français, qui ont
assez des guerres et des défaites.
Mais, après la bataille de Waterloo, la Restauration provoque le
désenchantement de toutes les couches de la société française: les
nobles, revenus avec les Bourbons, ne se retrouvent plus dans le
paysage post-empire, les classes ouvrières perdent leurs emplois, les
soldats ne réussissent pas à se réintégrer dans ce monde nouveau qui
sent trop l’Ancien Régime pour que les Français ne regardent pas ce
retour à la royauté comme une marche régressive de l’histoire et les
sacrifices des révolutionnaires comme inutiles. Les soldats de la
Grande Armée, pour la plupart des paysans, une fois revenus dans la
campagne, commencent à raconter leurs exploits et à les embellir (une
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telle scène est créée par Balzac dans Le médecin de campagne).
Musset parle dans La Confession d’un enfant du siècle de ce sentiment
de manque que la chute de l’Empire crée dans les âmes et il lui donne
aussi un nom: «le mal du siècle». En fait, ce mal ne résulte pas
vraiment de la disparition de Napoléon, mais d’une attente trompée: à
la suite de la Révolution et de la gloire impériale, la France revient à la
monarchie, mais ce retour se fait par le biais du bourgeois qui veut
s’enrichir. La montée des arrivistes au pouvoir, le nouveau culte de
l’argent crée dans la plupart des esprits ce sentiment d’«attente trompée»
qui porte le nom de «mal du siècle». En plus, en 1823, paraît le
Mémorial de Sainte-Hélène, ouvrage que Napoléon dicte à Las Cases,
et où il se présente comme le continuateur de la Révolution, le «père
du peuple» et le martyr des rois. Le succès de librairie est immense,
Bonaparte devient le héros de la France, les chansons populaire
glorifient ses efforts et, surtout dans la campagne, on vend des gravures
et des statuettes qui imposent ce qu’on a nommé ironiquement le
«culte» de l’Empereur.
La littérature romantique a contribué elle aussi à la création du
mythe napoléonien. Les écrivains romantiques, royalistes d’abord et
libéraux pendant l’Empire, deviennent bonapartistes après la défaite
de l’Empereur. Ils transforment le chef d’Etat qu’ils détestaient pendant
qu’il était au pouvoir en un personnage de légende, la fin solitaire de
l’empereur sur l’île Sainte-Hélène lui conférant une auréole romantique.
Le génie militaire qui était Napoléon prend le visage du génie
romantique. Julien, le héros de Stendhal, se souvient toujours de la
glorieuse victoire d’Austerlitz et tient sous son lit le portrait caché de
l’Empereur. Balzac évoque sa figure dans plusieurs romans et le
considère un Prométhée, un homme qui a changé par son génie le sort
des mortels, Hugo l’appelle le «héros éblouissant et sombre» et il le
compare à Napoléon III, qui, par rapport à son prédécesseur, le
«Grand Napoléon», n’est que «le petit». La légende atteint son apogée
en 1840, lors du retour des cendres de Bonaparte en France (1840). En
plus, cette image mythique contribuera à l’avènement de Napoléon III
et à l’instauration du Second Empire (1852-1870). Après la guerre
franco-prussienne de 1870, la perte des deux provinces françaises,
l’Alsace et la Lorraine, attise de nouveau l’imaginaire des gens.
Napoléon, s’il était encore vivant, serait le «Sauveur» qui pourrait
reconquérir les territoires annexées par l’Allemagne.

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D’ailleurs, la légende napoléonienne survit jusqu’aujourd’hui et
s’étend loin des frontières de la France. Les écrivains russes, Dostoïevski
(Les Frères Karamazov) et Tolstoï (Guerre et paix) reprennent cette
image et l’amplifient.

Après 1815 la France se retrouve battue et envahie par les


armées étrangères. Les Bourbons sont réinstaurés au pouvoir. Les
nobles reviennent et l’Eglise reprend ses droits, qui, d’ailleurs, n’ont
cessé d’exister qu’officiellement, car, dans les campagnes, les paysans
ont toujours gardé, même pendant la Révolution, la foi et le culte
catholiques. Le Noir, c’est-à-dire les soutanes des prêtres, prend la place
du Rouge (image symbolique de la guerre et des troupes napoléoniennes).
Les «enfants du siècle» commencent à s’inquiéter sur l’avenir de la
France: on a l’impression de revenir en arrière et même les royalistes,
tel Chateaubriand, refusent l’ultra-royalisme. En juillet 1830 la liberté
se conquiert et se perd vite au cours des Trois Glorieuses, mais cette
insurrection réussit à mettre fin à la Restauration.
En 1848 l’esprit républicain atteint son apogée. Les révolutionnaires
abolissent la peine de mort et l’esclavage, on institue la liberté de la
presse et le suffrage universel. Hugo et Lamartine deviennent députés.
Mais au mois de juin, au milieu de l’enthousiasme général, la Garde
nationale tire sur le peuple au nom du Parti de l’Ordre. Trois années
plus tard, plus précisément le 2 décembre 1851, l’espoir républicain
s’effondre: le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte amène encore
une fois l’armée dans la rue et le nouveau régime supprime les libertés
à peine obtenues.
Le règne de Napoléon III impose l’ordre bourgeois qui se veut
surtout un ordre moral, Paris devient un symbole de la modernité et de
la richesse: on y construit des banques, des grands magasins, des gares,
des usines, des boulevards. L’aspect de la ville change de façon
dramatique (dans le bon sens du terme) et les écrivains de l’époque ne
tardent pas de représenter dans leurs œuvres ces changements
spectaculaires. Par exemple, Zola voudrait décrire, dans Les Rougon-
Macquart, ce Paris bouillonnant et moderne, source de plaisirs et de
désappointements à la fois.
L’industrialisation donne naissance à une nouvelle classe, le
prolétariat, dont le travail pénible, l’aliénation et la vie misérable sont
déjà dénoncés par Lamartine, Hugo, Zola ou George Sand. En même

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temps, la France commence à fonder sa richesse et sa puissance sur
l’expansion coloniale.
La science devient la nouvelle religion et plusieurs sciences
connaissent leurs débuts au XIXe siècle, le travail théorique des
scientifiques repose de plus en plus sur l’analyse des données fournies
par l’expérience (Claude Bernard est le théoricien de la science
expérimentale) et le mot expérimentation – d’ailleurs attesté vers 1834 –
devient un des plus répandus. Pasteur combat la thèse de la «génération
spontanée» et fut le précurseur de la chimie organique et le père de la
microbiologie. Ses résultats extraordinaires dans la création de vaccins
mènent, vers la fin du siècle, à la fondation de l’Institut Pasteur, vite
devenu un des plus avancés bastions de la lutte contre les microorganismes
générateurs d’infections: la pasteurisation et l’asepsie apportent des
bénéfices immenses, d’abord aux producteurs de vins et puis aux
praticiens de la médecine qui reconnaissent tous les progrès dues à
l’hygiène hospitalière introduite à la suite des découvertes de Pasteur.
L’«Année terrible» (1870-1871) est peinte en couleurs dramatiques:
la guerre et l’invasion prussienne culminent avec le siège de Paris et
avec la répression sanglante de la Commune. Aux débuts de la IIIe
République les Français gardent un goût amer de leur présent et ne
rêvent que se venger de l’Allemagne, conquérante de l’Alsace et de la
Lorraine. Les scandales et les crises financières s’ensuivent, on assiste
à la «guerre scolaire» entre les partisans et les opposants de
l’enseignement laïque. La construction de la tour Eiffel engendre cris
d’admiration (de la part des partisans et admirateurs du Progrès) et
critiques virulentes (de ceux qui voient cette construction comme une
atteinte au bon goût). La fin du siècle voit l’apparition de la première
automobile et du cinéma.
Huysmans voit dans le triomphe de l’esprit positiviste le signe
d’une époque qui sera suffisante et vaine. La France coloniale découvre
les richesses des civilisations africaines et asiatiques, mais elle assiste,
en même temps, à une montée du nationalisme et de l’antisémitisme.
La célèbre Affaire Dreyfus divise les Français. Dreyfus, officier français
de nationalité juive est accusé à tort d’avoir entretenu des intelligences
avec l’ennemi pendant la guerre franco-prussienne. Zola s’engage en
faveur de Dreyfus, mais la plupart des écrivains refusent l’action
politique à cette fin de siècle, en préfèrant exprimer leur révolte dans
l’écriture elle-même.

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C’est au XVIIIe siècle que le terme «littérature» prend son sens
moderne mais, avant la Révolution, le livre est encore un produit rare,
réservé à une élite sociale et intellectuelle. A cet égard, le XIXe siècle
entraîne un changement capital: l’instruction prend de nouvelles
dimensions en France, de la création des lycées par Napoléon I
jusqu’à l’instauration de l’enseignement primaire obligatoire et laïque
en 1882 par Jules Ferry. On assiste à un parcours heureux du livre, qui
devient un objet de consommation plus répandu pour un public de
lecteurs toujours plus large. Le nombre des titres publiés s’accroît
considérablement après 1850, mais le livre est considéré comme une
simple marchandise et peu d’écrivains vivent de leur plume.
La diffusion de ce « produit » particulier qu’est le livre se
diversifie: dans la continuité du XVIIIe siècle, salons et cénacles sont
les foyers intellectuels où l'œuvre est reçue (parfois lue en public),
critiquée et même élaborée. Le contact de l’écrivain avec les productions
de ses confrères et les débats publiques ou dans les salons naissent des
« écoles », des courants, des mouvements qui se regroupent autour
d'un « maître » : Victor Hugo rassemble les Romantiques dans son
Cénacle ; les Parnassiens font de Leconte de Lisle leur chef de file; à
Médan, chez Zola, se réunissent les partisans du Naturalisme.
Il existe ausssi une autre « littérature » qui échappe aux grands
mouvements culturels: elle circule dans les campagnes grâce au
colportage pratiqué activement jusqu'à la fin du siècle; on la rencontre
aussi en ville dans les « cabinets de lecture » où l’on peut lire ou
emprunter les livres et les journaux les plus divers si on se fait un
abonnement. Ce qu'on lit en 1850 est très révélateur des tendances et
des métamorphoses du XIXesiècle: le nombre des ouvrages de
vulgarisation scientifique augmente, ce qui témoigne du développement
considérable des connaissances et des spécialisations. Les progrès du
rationalisme sont contrebalancés par l’apparition d’un fort courant de
spiritualité qui s'épanouit dans une abondante littérature religieuse.
Au début du siècle, grâce à ce marché explosif du livre, les Français
commencent à connaître les productions littéraire de l’étranger, qu'il
s'agisse d'auteurs classiques (Shakespeare, Dante, Cervantes) ou de la
révélation de nouveaux talents (les influences anglaises et allemandes
sont prépondérantes dans la première moitié du siècle). Mais ce qui
caractérise le mieux l'époque est le succès des ouvrages historiques: les
«Histoire de France» se multiplient ainsi que les romans qui font de
l'exploration du passé leur thème fondamental. Le genre romanesque
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semble le plus propre à capter l'intérêt de tous les publics. Il donne lieu
à une littérature populaire mais d'une qualité médiocre. Ce phénomène
s'amplifie avec l'expansion de la presse (quotidiens à grand tirage,
revues, magazines) qui est certainement la principale révolution de
l'écrit au XIXe siècle.
Dans La Mode, Emile de Girardin publie des articles et des
feuilletons signés Balzac, Dumas ou George Sand. En 1836, avec La
Presse, il invente le journal à bon marché en partie financé par la
publicité. Le nombre des périodiques et des quotidiens augmente et la
presse commence à se ranger pour et contre le pouvoir politique. Mais
la feuille politique ne connaît pas toujours le prestige de la revue
culturelle (comme la célèbre Revue des deux Mondes). On ne compte
plus les écrivains-journalistes et feuilletonistes de Nerval à Maupassant
en passant par Sainte-Beuve qui inaugure une nouvelle forme de critique
littéraire. La presse devient de plus en plus un outil économique et
surtout un formidable moyen de pression politique. Au temps de la
Monarchie de Juillet, par exemple, s'affrontent le journal des républicains,
Le National, et l'organe du gouvernement, Le Constitutionnel. Le Petit
Journal devient le premier journal qui se vend à un sou. Vers 1880 on
trouve à Paris soixante quotidiens différents.
Ce processus a des conséquences importantes, visibles
jusqu’aujourd ‘hui. Deux cultures s’affirment: d’une part, celle d'un
public privilégié, formé par l'enseignement secondaire et supérieur,
qui s'intéresse à la grande littérature, même s'il n'en apprécie pas
toujours l'esprit créateur, et d'autre part la culture populaire des
consommateurs de romans et de journaux à sensation.
Quelle est la place et la fonction de l'écrivain dans la société du
XIXe siècle? L’étude sociologique de R. Escarpit, Sociologie de la
littérature, montre que la plupart des écrivains français de ce siècle
proviennent des rangs de la bourgeoisie moyenne ou de la petite
noblesse, ce qui expliquerait les valeurs qu’ils défendent (libérales) contre
la grande bourgeoisie au pouvoir (le roman balzacien ou stendhalien
d’avant 1840).
La représentation littéraire du peuple dans le roman du XIXe siècle
résulte de la distance sociale entre les écrivains et leur sujet. Les
romantiques (Hugo, Georges Sand) sont les premiers à faire entrer le
peuple dans la littérature et à dépeindre sa situation matérielle précaire,
tout en exaltant la pureté des gens simples.
Etre issu d'une catégorie sociale ne signifie pas qu'on en adopte
automatiquement les valeurs et les aspirations. Il signifie au contraire
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pour nombre de littérateurs du siècle un véritable déclassement. Il
devient parfois la source de graves difficultés morales : l'écrivain ne veut
ni ne peut en effet trouver sa place dans une société marchande, prise
dans des préoccupations matérielles, limitant les désirs en même temps
qu'elle les suscite, refusant les contestations parfois avec violence.
Ainsi l'image du poète maudit, rejeté pour sa différence, du génie
mal compris, fait-elle son apparition dans la littérature. Image assurément
trop simple: certains écrivains réussissent à préserver leur existence
personnelle des soucis matériels et s'intègrent parfois avec facilité dans
les structures sociales de leur époque. Pourtant leur œuvre traduit souvent
une insatisfaction fondamentale, la conscience, plus ou moins lucide ou
malheureuse, de la difficulté d'être, de l'impossibilité de s'épanouir
dans un monde bouleversé, pauvre d'espoir, privé de sens. Le conflit
entre l'individu et la société marque l’époque et devient le thème
dominant de la littérature d'alors.
Dégager les formes données, tout au long du siècle, à ce thème
permet de distinguer les attitudes caractéristiques de l'écrivain devant
l'histoire de son temps.
Pour la génération des « Précurseurs du Romantisme » (1800-1820),
le début du siècle se présente comme un paysage de ruines : celles qu'ont
laissées les guerres napoléoniennes, mais surtout l'effondrement d'un
ordre ancien parfois regretté parce que l'on ne se représente pas encore
avec netteté l’avenir. On a affirmé que la première génération romantique
se retrouve entre deux époques et que sa sensibilité cherche à trouver
son identité dans la nostalgie, le repli sur soi. Mais ce repli ne signifie pas
le refus de toute ouverture. Les romantiques cherchent au contraire dans
le passé, la nature, le voyage, les moyens de reconstruire les significations
et les valeurs de leur monde. Ce sera à l'étranger, en Angleterre et en
Allemagne, qu'ils découvriront une philosophie et une expression
poétique de leur propre mal de vivre.
La période d’apogée du Romantisme (1820-1850) amplifie le
refus de la société nouvelle et l'affirmation parfois désespérée du Moi.
Le Romantisme de la Restauration, aristocratique, traduit un sentiment
d'impuissance et de dégoût devant une modernité qui n'offre que
l’enrichissement comme seule perspective du développement
individuel. Ce romantisme du refus, de la solitude face à la société,
devient, sous la Monarchie de Juillet, un romantisme de la révolte et
des idéaux humanitaires. L'artiste se trouve dès lors investi d'un rôle
missionnaire: il interroge l'histoire dont il écrit les drames passés pour
mieux guider le peuple vers la liberté et la vérité.
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La littérature réclame, à l’exemple des insurgés de 1830 ou de
1848, ses libertés. Par exemple, au moment de la première d’Hernani
on livre une célèbre bataille pour la liberté du théâtre. Après 1830,
Dumas dénonce la confiscation du pouvoir par les hommes de la
Monarchie de Juillet dont Balzac fera les portraits dans La comédie
humaine. Les notables et les banquiers qui se placent au-dessus des lois
ou qui créent des lois qui leur conviennent, au détriment du peuple,
seront peints et analysés dans tous les romans balzaciens, mais Balzac
n’est pas forcément contre cette élite de la haute bourgeoisie, il la
regarde d’un œil qui se veut «objectif» et qui ne lui réussit pas toujours,
car on devine très souvent derrière sa soi-disante «objectivité» l’admiration
devant l’énergie et le pragmatisme de cette nouvelle classe.
Hugo, de son exil, appelle le châtiment de Dieu sur la tête de
Napoléon III. L’ordre bourgeois considère le contenu de certains livres
comme une atteinte aux bonnes mœurs: Emma Bovary, l’héroïne de
Flaubert, est un mauvais exemple pour la jeunesse de la France et son
auteur est soumis à de nombreux griefs d’accusation, tout comme
Baudelaire, dont Les Fleurs du mal sont condamnées en 1857.
La tentative romantique de redonner au monde le sens et de
montrer aux gens les voies qui mènent au bonheur échouera dans une
période (1850-1900) qui manifeste l'impossibilité d'une telle entreprise.
C’est à cette période-là qu’apparaissent les itinéraires singuliers en
marge des valeurs sociales dominantes. Après l'échec de la Révolution
de 1848 vient le temps des illusions perdues: la révolte s’avère inutile
et le désengagement lui succède. Malgré de notables exceptions (Hugo,
Lamartine continuent leur «mission»), le temps de l'action politique
est devenu passé et les écrivains se laissent tenter par la forme, par un
retrait à l'intérieur de l'art dont seule la souveraineté est reconnue.
L'ambition de rendre compte de l'état de la société ne disparaît pas,
mais l'écrivain devient une sorte de médecin qui est apte à reconnaître
les maladies de la la société où il vit: l'ignorance, l'aliénation, la
corruption. Le mal de vivre, toujours présent, prend lui-même des formes
nouvelles et s'invente d'autres échappatoires: l’errance inquiète, la
recherche de la dissonance ou de la décadence, la contestation du
rationalisme, quête tragique d'un idéal inaccessible. A la fin du siècle,
l’écrivain doit s’insurger contre le conformisme social, moral et
intellectuel sur lequel se fonde l'idéologie officielle. Il le fait par des
ruptures significatives dans les domaines de l'esthétique et de la
pensée qui préfigurent la littérature du XXe siècle.
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2. LE ROMANTISME – REVOLUTION LITTÉRAIRE
ET DÉBUT DE LA MODERNITÉ

2.1. Les «bâtisseurs» du romantisme

Madame de Staël (1766-1817)

La passion que la baronne de Staël vouait à son père, le banquier


génévois Necker, mériterait peut-être une étude particulière. L’échec
de son mariage avec le baron de Staël, l’ambassadeur de la Suède en
France, est probablement dû à ce sentiment dévorant et exclusif.
Mère de cinq enfants, elle ne parviendra jamais à assouvir sa soif
de bonheur, conçu comme le résultat de la rencontre de l’amour idéal.
Cette tentative d’atteindre l’amour absolu, ardemment souhaité, et
jamais réalisé, pousse Mme de Staël à de nombreuses aventures
sentimentales dont celle qui l’unit à Benjamin Constant reste la plus
longue et la plus tumultueuse.
Les héroïnes des deux grands romans de Mme de Staël, Delphine
(1802) et Corinne (1807), ressemblent par bien des points à leur
créatrice: femmes intelligentes et passionnées à la fois, elles contestent
la valeur de certains codes sociaux et bravent l'opinion, la première
par générosité, la seconde en raison même de son génie créateur.
Toutes deux vivent de longues et douloureuses passions,
condamnées par leur inadéquation aux règles de la société; et après de
18
multiples souffrances, elles sont amenées, l'une à se suicider, l'autre à
se laisser inconsciemment mourir. Ces héroïnes symbolisent le conflit
entre l'individu et la société, conflit rendu plus tragique si l'on est
femme, davantage encore si l'on est femme de génie.
La sympathie de Mme de Staël pour la Révolution et l'originalité
des idées exprimées dans De la littérature (1800) inquiètent Bonaparte.
La hardiesse de certaines de ses conceptions politiques (exaltation des
idées libérales), religieuses (supériorité du protestantisme), sociales
(rôle actif de la femme, droit au divorce), exprimées dans Delphine,
aggravent la tension des rapports entre l’Empereur et Mme de Staël,
condamnée à l'exil en 1803.
Les dix années d'interdiction de séjour à Paris ont eu pour effet
positif de lui ouvrir les portes de l'Europe et celles des voies nouvelles
qui se frayaient en littérature. Trouvant souvent refuge dans le château
familial de Coppet, elle voyage le reste du temps, infatigablement, et
découvre l'Allemagne, l'Italie, la Russie, l'Angleterre.
De ces voyages plutôt imposés que voulus naîtront des idées
neuves, exaltées – en particulier dans De l'Allemagne (1813) – dont
l'influence sera considérable, puisqu'elles sont à l'origine de l'élabo-
ration des théories romantiques en France.
On doit aussi à cet exil une correspondance passionnante et une
œuvre posthume, Dix années d'exil (1821), riche en documents
historiques et souvenirs personnels. Le destin de Mme de Staël semble
placé sous le signe de deux passions qui l’animent et la forment :
l'amour du Père et la haine du Tyran. Elles expliquent ses difficultés à
vivre, mais elles lui ont permis également d’exprimer les côtés les plus
cachés de son cœur et de sa pensée.
Dans son premier grand essai, De la littérature considérée dans
ses rapports avec les institutions sociales, Mme de Staël fait un véritable
réquisitoire contre le statut que les hommes et la société ont imposé à
la femme. Ses revendications «féministes» semblent très modernes à
nos yeux, les gens du XXIe siècle. Elle ne demande pas seulement que
les femmes changent de statut, mais que les hommes changent leur
façon de les regarder. Ce que, dans cet essai, est une affirmation
théorique deviendra plus tard analyse subtile dans Corinne (1807):

Dès qu’un femme est signalée comme une personne distinguée, le


public en général est prévenu contre elle. Le vulgaire ne juge jamais que
d’après certaines règles communes, auxquelles on peut se tenir sans
19
s’aventurer. Tout ce qui sort de ce cours habituel déplaît d’abord à ceux qui
considèrent la routine de la vie comme la sauvegarde de la médiocrité. Un
homme supérieur déjà les effarouche; mais une femme supérieure,
s’éloignant encore plus du chemin frayé, doit étonner, et par conséquent
importuner davantage. Néanmoins un homme distingué ayant presque toujours
une carrière importante à parcourir, ses talents peuvent devenir utiles aux
intérêts de ceux mêmes qui attachent le moins de prix aux charmes de la
pensée. L’homme de génie peut devenir un homme puissant, et, sous ce
rapport, les envieux et les sots le ménagent; mais une femme spirituelle n’est
appelée à leur offrir que ce qui les intéresse le moins, des idées nouvelles ou
des sentiments élevés: sa célébrité n’est qu’un bruit fatigant pour eux. […]
Ce n’est pas tout encore: l’opinion semble dégager les hommes de tous
les devoirs envers une femme à laquelle un esprit supérieur serait reconnu: on
peut être ingrat, perfide, méchant envers elle sans que l’opinion se charge de
la venger. N’est-elle pas une femme extraordinaire? Tout est dit alors; on
l’abandonne à ses propres forces, on la laisse se débattre avec la douleur.
L’intérêt qu’inspire une femme, la puissance qui garantit un homme, tout lui
manque souvent à la fois: elle promène sa singulière existence, comme les
Parias de l’Inde, entre toutes les classes dont elle ne peut être, toutes les
classes qui la considèrent comme devant exister par elle seule: objet de la
curiosité, peut-être de l’envie, et ne méritant en effet que la pitié.
De la littérature, II, 4.

Ayant vécu à une époque de mutations politiques, économiques


et sociales, il est tout à fait compréhensible que son œuvre porte les
marques de ces transformations, tout en restant fortement liée à tout ce
qui a précédé la Révolution.
A travers toute son œuvre, revendique pour les femmes d'esprit
le droit de faire entendre leur voix et de manifester librement leur
supériorité. On remarquera qu'il s'agit donc d'une élite fort réduite,
l'écrivain semblant se désintéresser du sort des autres femmes, c'est-à-dire
de celles qui ne possèdent pas de qualités «intellectuelles».
Toutefois l’attitude de Mme de Staël est beaucoup plus traditionnelle
qu’on ne le croyait. Sa conviction est que la passion amoureuse se doit
d'être la raison de vivre de toute femme, même si, comme pour Delphine
ou Corinne, elle entraîne la souffrance, le désespoir et même la mort.
Imprégnée des idées philosophiques du XVIII siècle, Mme de
Staël croit à la valeur toute-puissante de la Raison. Comme les auteurs
de l’ Encyclopédie, elle est convaincue que l'écrivain doit assumer un
20
rôle actif dans la société et servir celle-ci sur tous les plans. A ce but la
littérature devient arme de combat et se propose comme garant de toute
forme de liberté. Et, en effet, s'il existe une valeur qui demeurera chère
à Mme de Staël jusqu'à sa mort, c'est bien le droit à la liberté de pensée.
Au cours de ses périples incessants, particulièrement en Allemagne,
l'écrivain va découvrir des formes de pensée différentes, qui vont la
conduire à une conception nouvelle de la poésie et de la création
littéraire en général. C'est dans De l'Allemagne qu'elle expose ces
théories audacieuses, qui exerceront une influence considérable en
France et ouvriront la voie au Romantisme. En effet, Mme de Staël a
découvert avec bonheur que les Allemands, refusant de se borner à
l'imitation des Anciens, ont renoué avec leurs traditions populaires et
légendaires: aussi encourage-t-elle les Français à utiliser, eux aussi,
leurs ressources d'origine et à rejeter les règles tyranniques du «bon
goût» pour se livrer à «l'enthousiasme», unique vraie source de beauté,
de vérité et même d'amélioration morale. Dans cette œuvre elle
réhabilite le Moyen Age, qu’elle considère une immense source
d’inspiration pour les écrivains de son temps : elle dit que la littérature
de l’Antiquité ne peut pas devenir source d’inspiration car elle a été
transplantée sur le territoire français ; il faut donc revenir à ce qui
offre le sol français, la littérature chevaleresque, pleine de romantisme
et de mélancolie. L’exemple qu’elle donne en ce sens est la littérature
«romantique» allemande qui a su se débarrasser du poids de
l’Antiquité pour retrouver son originalité:

« La poésie classique doit passer par les souvenirs du paganisme pour


arriver jusqu'à nous: la poésie des Germains est l'ère chrétienne des beaux-arts:
elle se sert de nos impressions personnelles pour nous émouvoir: le génie qui
l'inspire s'adresse immédiatement à notre cœur, et semble évoquer notre vie
elle-même comme un fantôme le plus puissant et le plus terrible de tous. »
De l'Allemagne, II, 11.

21
Thèmes et sujets à débattre
1. Les concepts de progrès et de perfectibilité dans l’œuvre de
Mme de Staël.
2. Le vide de l’âme et la nature vide.
3. La démesure comme aspiration vers l’infini.
4. La théorie du cosmopolitisme.
5. Le «féminisme» : comparer l’image de la femme chez Mme
de Stëhl, George Sand et Balzac.

Bibliographie
Mme de Staël, De l’Allemagne, différentes éditions

22
Benjamin Constant (1767-1830)

La pensée politique et philosophique de Benjamin Constant


s’affirme au contact de Mme de Staël et du groupe de Coppet. Sa vie
entière s’inscrit sous le signe de la mobilité. Son instabilité caractérielle
devient vite légendaire, surtout dans le domaine amoureux. A la fin
d’un mariage malheureux il commence une relation tourmentée avec
Germaine de Staël qui durera 14 ans, malgré leurs disputes et leurs
infidélités. Son œuvre (Journaux intimes et Adolphe) rend compte des
difficultés de cette histoire d’amour.
Après sa séparation de Mme de Staël, Constant épouse Charlotte,
une femme qu’il a plusieurs fois délaissée et qui lui inspirera un autre
roman autobiographique, Cécile. La même inconstance (malgré son
nom qui dirait le contraire) caractérise l’homme politique qu’il fut:
sous l’Empire il s’oppose à Napoléon, mais il le soutient pendant les
Cent-Jours.
Ce qui reste « constant » pour lui, c’est son idéal de liberté dont
témoigne toute sa carrière politique : en tant qu’orateur libéral sous la
Restauration, il lutte pour la liberté de la presse et s’enflamme contre
la traite des Noirs.
L’existence de Constant est continuellement tournée vers l’écriture:
il raconte sa vie intérieure et sentimentale dans ses Journaux intimes,
entretient une riche correspondance et écrit des récits autobiographiques
et un essai sur la religion. Si on regarde aujourd’hui d’un œil averti les
écrits de Constant, on se rend compte très vite que l’écriture est pour
lui le moyen de se connaître mieux et d’acquérir une certaine stabilité.

23
Paru en 1816, Adolphe fait date dans l’histoire littéraire de la
France, suscitant beaucoup de commentaires et de critiques. Le roman
«raconte» l’histoire d’Adolphe, jeune homme timide et solitaire, qui
s’éprend, ou croit s’éprendre, de la maîtresse officielle d’un comte,
Ellénore, une femme de dix ans plus âgée que lui. Les premiers élans
d’amour passés, lorsqu’il se demande pourquoi il a déclaré son affection
à Ellénore, Adolphe se rend compte qu’il l’a fait par amour-propre,
par besoin d’être aimé et par oisiveté. En plus, il constate que cette
relation le tient prisonnier, mais, chaque fois qu’il veut quitter Ellénore,
la douleur de celle-ci l’empêche d’y parvenir. Quand Ellénore apprend
en fait la nature des sentiments de son amant, elle meurt. Adolphe
reste seul, désespéré de sa faiblesse et tourmenté par les remords.
Au premier abord, on a l’impression de se trouver devant un
homme faible et égoïste, mais l’incertitude d’Adolphe correspond aussi
à un mal plus profond : l’ennui et les souffrances d’un amour impossible.
L’intention de ce roman, nous dit l’auteur, est moralisatrice: «J’ai voulu
peindre une des principales maladies morales de notre siècle: cette
fatigue, cette incertitude, cette analyse perpétuelle qui place une
arrière-pensée à côté de tous les sentiments, et qui les corrompt de la
naissance».
Adolphe analyse son propre caractère, analyse qui le laisse fort
insatisfait, et il s’aperçoit que l’influence exercée par son père avait
laissé de mauvaises traces dans le développement de sa personnalité:

Ma contrainte avec lui eut une grande influence sur mon caractère. Aussi
timide que lui, mais plus agité, parce que j’étais plus jeune, je m’accoutumai
à renfermer en moi-même tout ce que j’éprouvais, à ne former que des plans
solitaires, à ne compter que sur moi pour leur exécution, à considérer les avis,
l’intérêt, l’assistance et jusqu’à la seule présence des autres comme une gêne
et comme un obstacle. Je contractai l’habitude de ne jamais parler de ce qui
m’occupait, de ne me soumettre à la conversation que comme à une nécessité
importune et de l’animer alors par une plaisanterie perpétuelle qui me la
rendait moins fatigante, et qui m’aidait à cacher mes véritables pensées. De là
une certaine absence d’abandon qu’aujourd’hui encore mes amis me
reprochent, et une difficulté de causer sérieusement que j’ai toujours peine à
surmonter. Il en résulta en même temps un désir ardent d’indépendance, une
grande impatience des liens dont j’étais environné, une terreur invincible d’en
former de nouveaux. Je ne me trouvais à mon aise que tout seul, et tel est
même à présent l’effet de cette disposition d’âme que, dans les circonstances
24
les moins importantes, quand je dois choisir entre deux partis, la figure
humaine me trouble, et mon mouvement naturel est de fuir pour délibérer en
paix. Je n’avais point cependant la profondeur d’égoïsme qu’un tel caractère
paraît annoncer: tout en ne m’intéressant qu’à moi, je m’intéressais
faiblement à moi-même. Je portais au fond de mon coeur un besoin de
sensibilité dont je ne m’apercevais pas, mais qui, ne trouvant point à se
satisfaire, me détachait successivement de tous les objets qui tour à tour
attiraient ma curiosité. Cette indifférence sur tout s’était encore fortifiée par
l’idée de la mort, idée qui m’avait frappé très jeune, et sur laquelle je n’ai
jamais conçu que les hommes s’étourdissent si facilement.
(chap.1)

L'œuvre de Benjamin Constant repose sur le goût de l'introspection


comme en témoigne aussi l'écriture d'une autobiographie inachevée,
Le cahier rouge (1811).
Adolphe ressortit à la tradition du roman d'analyse. Constant
étudie d'abord le rôle de l'ennui dans la naissance de l'amour: parce
qu'il désire être amoureux et être aimé, Adolphe se persuade qu'il
aime. Les lettres qu'il écrit l'enflamment par un effet d'autosuggestion.
Les obstacles, les refus nourrissent ensuite cette passion et lui confèrent
un caractère obsessionnel, exclusif. Constant analyse encore subtilement
les relations de l'amour et du temps en évoquant non pas le malheur de
n'être pas aimé mais celui d'être aimé quand on n'aime plus. Adolphe
ressent l'amour d'Ellénore comme un lien qui le tient prisonnier et
déplore la perte de sa jeunesse. Le baron de T. définit avec lucidité
l'avenir qui attend Adolphe: « Elle vous sera chaque jour moins
agréable, vous lui serez chaque jour plus nécessaire ».
Adolphe met surtout en cause les relations de l'amour et du
langage. La tension du roman repose sur une parole différée à l'infini,
indicible: l'aveu de la disparition de l'amour. La dissimulation, les
silences forment les véritables leitmotives de ce roman. Constant fait
le procès du langage. Les mots se montrent souvent impropres à traduire
les sentiments amoureux: «La parole, toujours grossière et trop générale,
peut bien servir à les désigner, mais ne sert jamais à les définir». Le
langage est encore trompeur ou destructeur. Tantôt les paroles nuisent
à celui qui les emploie ou à celle à qui elles sont adressées, tantôt elles
révèlent cruellement la vérité et provoquent l'irréparable: la lettre dans
laquelle Adolphe annonce au baron de T. qu'il va quitter Ellénore
provoque la mort de celle-ci (donc, bien que différée, la parole reste
destructrice).
25
Par son dépouillement et sa rigueur, Adolphe est un grand roman
classique. Le récit se concentre sur l'analyse des sentiments et rejette
tout élément purement descriptif ou anecdotique. L'analyse psychologique
est en fait le véritable ressort dramatique du roman. Selon la tradition
classique, elle tend souvent à la généralisation («l'homme», «les
hommes») et s'exprime sous forme de maximes.
A la suite des romans de Chateaubriand – René en 1802 – et de
Senancour – Oberman en 1804 –, Adolphe (1816) s'inscrit dans la lignée
des grandes œuvres romantiques à caractère autobiographique. La
personnalité d'Adolphe présente de nombreux traits romantiques: il se
sent différent des autres hommes, solitaire, incompris. Il connaît
l'ennui et la vanité de la vie sociale, découvre l'inconstance des
sentiments et ressent un profond malaise devant l'existence. Même s'il
aspire à une autre vie, il ne met pas en pratique ses désirs. Velléitaire,
incapable d'agir, Adolphe plaint toujours son impuissance. D'autres
éléments confirment le caractère romantique de cette œuvre: la passion
excessive et autodestructrice d'Ellénore, l'évocation d'une nature
mélancolique, en accord avec l'état d'âme des personnages.

Un seul sentiment ne varia jamais dans le coeur d’Ellénore: ce fut sa


tendresse pour moi. Sa faiblesse lui permettait rarement de me parler; mais
elle fixait sur moi ses yeux en silence, et il me semblait alors que ses regards
me demandaient la vie que je ne pouvais plus lui donner. Je craignais de lui
causer une émotion violente; j’inventais des prétextes pour sortir: je parcourais
au hasard tous les lieux où je m’étais retrouvé avec elle; j’arrosais de mes pleurs
les pierres, le pied des arbres, tous les objets qui me retraçaient son souvenir.
Ce n’était pas les regrets de l’amour, c’était un sentiment plus sombre
et plus triste. L’amour s’identifie tellement à l’objet aimé que dans son
désespoir même il y a quelque charme. Il lutte contre la réalité, contre la
destinée; l’ardeur de son désir le trompe sur ses forces , et l’exalte au milieu
de sa douleur. La mienne était morne et solitaire; je n’espérais point mourir
avec Ellénore; j’allais vivre sans elle dans ce désert du monde, que j’avais
souhaité tant de fois de traverser indépendant. J’avais brisé l’être qui
m’aimait; j’avais brisé ce coeur, compagnon du mien, qui avait persisté à se
dévouer à moi, dans sa tendresse infatigable; déjà l’isolement m’atteignait.
Ellénore respirait encore, mais je ne pouvais déjà plus lui confier mes
pensées. J’étais déjà seul sur la terre; je ne vivais plus dans cette atmosphère
d’amour qu’elle répandait autour de moi. L’air que je respirais me paraissait

26
plus rude, les visages des hommes que je rencontrais plus indifférents; toute
la nature semblait me dire que j’allais à jamais cesser d’être aimé.
(chap.10)

Thèmes et sujets à débattre


1. Image du père dans Adolphe.
2. Analyse et psychanalyse dans le roman Adolphe.
3. Quels sont les sentiments d’Adolphe à la mort d’Ellénore ?
(analyse du texte ci-dessus)

Bibliographie
Benjamin Constant, Adolphe, Gallimard, 2007

27
Senancour (1770-1846)

Pour l’enfant mélancolique et solitaire que fut Senancour, la


découverte de la campagne semble avoir eu un rôle décisif pour sa
formation. Contraint par ses parents, à la fin de l’adolescence, Etienne
Pivert entrera au séminaire de Saint-Sulpice sans avoir aucune
vocation religieuse. Empreint des idées des philosophes, il prend la
décision de s'enfuir. Le 14 août 1789, alors que la Révolution bat son
plein, il se met en route vers la Suisse et traverse avec émotion ces
paysages chers à Rousseau dont il est un fervent disciple. Séduit par
les beautés de la montagne, il gravit les pentes des hauts sommets et
découvre d'autres mondes, « au milieu de l'éclat du soleil et des
glacières ». Il se fixe à Fribourg et épouse la fille de ses hôtes, Marie
Daguet, dont il se séparera rapidement.
Bien que ruiné par la Révolution, Senancour rentre en France où
il publie, en 1795, un premier roman, très peu connu, Aldomen ou le
bonheur dans l'obscurité : le héros, Aldomen, malade de « l'ennui
d'exister », rencontre l'amour et s'enferme dans une retraite paisible en
Suisse. En 1799, il fait paraître les Rêveries sur la nature primitive de
l'homme: s'inspirant de Rousseau, il se déclare adversaire du progrès et
prône le retour à l'état de nature. En 1804, paraît son œuvre maîtresse,
Oberman, un roman par lettres, à la mode du XVIIIe siècle, mais qui
demeure méconnu à son époque. A quarante ans, Senancour est un
homme écrasé par le sentiment de l'échec. Il refuse le secours de la
religion chrétienne et mène une existence recluse, tiraillé entre le
néant des choses d'ici-bas et l'appel de l'infini qu'il a toujours senti
sourdre en lui. Il se tourne alors vers une foi d'origine mystique,
pressentant l'existence d'un au-delà et d'un Être suprême. Éclipsé par
la gloire de Chateaubriand, il écrit contre lui en 1816 les Observations
critiques sur le « Génie du Christianisme». Solitaire, infirme, soigné
par sa fille, Senancour n’arrive pas à se débarrasser du sentiment
28
d’échec. Il vit un moment de gloire lorsqu'en 1833 Sainte-Beuve
préface la seconde édition d'Oberman, en ajoutant un «n» au titre
(Obermann) pour lui conférer une résonance plus germanique et plus
romantique. En 1833, paraît encore un autre roman par lettres,
Isabelle, réplique féminine d'Oberman. Après sa mort, son fils fait
inscrire sur sa tombe ces paroles qui résument toute sa vie: « Éternité,
sois mon asile ».

Le héros que Senancour impose à la génération romantique est


un jeune homme en proie à un profond mal de vivre : désenchanté de
tout, il est consumé par un incurable ennui. Quittant Paris pour la
Suisse, il y découvre la «beauté sublime» de la montagne. Il entre en
extase sur les cimes des hautes montagnes; seul, «dans l’immobilité
silencieuse», la paix et le sentiment d’éternité l’envahissent. D’ailleurs,
son nom (Oberman signifie «l’homme des hauteurs ») porte en lui le
sort du personnage: il est destiné à vivre sur les montagnes, en dessus
de «la longue chaîne des sollicitudes et des ennuis» qui se trouve dans
la vallée des hommes. Obermann est rappelé à Paris, mais la vie dans
cette ville lui semble ennuyante. Il ne réussit pas à s’intégrer parmi ses
semblables, il ne ressent aucune envie de s’affirmer dans la société,
considérant que la mort rend tout effort stérile et inutile. Après avoir
reçu un héritage, Oberman rentre en Suisse où il vit au rythme de la
nature. Il partage sa solitude avec un ami d’enfance et prend la
décision d’écrire.
La nature consolatrice apaise le tourment du héros pendant les
longues promenades qu’il fait dans la forêt (endroit initiatique, rempli
de symboles):

Quand j'atteignais l'extrémité de la forêt, je voyais avec peine ces


vastes plaines nues et ces clochers dans l'éloignement. Je retournais aussitôt,
je m'enfonçais dans le plus épais du bois; et quand je trouvais un endroit
découvert et fermé de toutes parts, où je ne voyais que des sables et des
genièvres, j'éprouvais un sentiment de paix, de liberté, de joie sauvage, pouvoir
de la nature sentie pour la première fois dans l'âge facilement heureux. Je n'étais
pas gai, pourtant: presque heureux, je n'avais que l'agitation du bien-être. Je
m'ennuyais en jouissant, et je rentrais toujours triste.
(Lettre XI)

29
Oberman ne retrouve le sentiment de la permanence et de
l’éternité qu’en haut de la montagne. Remarquez comment le paysage
cher à Oberman est rempli de symboles du génie, de l’homme
supérieur, qui préfère la solitude pour atteindre plus facilement la
contemplation:

Insensiblement des vapeurs s'élevèrent des glacières et formèrent des


nuages sous mes pieds. L'éclat des neiges ne fatigua plus mes yeux, et le ciel
devint plus sombre encore et plus profond. Un brouillard couvrit les Alpes,
quelques pics isolés sortaient seuls de cet océan de vapeur; des filets de neige
éclatante, retenus dans les fentes de leurs aspérités, rendaient le granit plus
noir et plus sévère. Le dôme neigeux du mont Blanc élevait sa masse
inébranlable sur cette mer grise et mobile, sur ces brumes amoncelées que le
vent creusait et soulevait en ondes immenses. Un point noir parut dans leurs
abîmes ; il s'éleva rapidement, il vint droit à moi, c'était le puissant aigle des
Alpes, ses ailes étaient humides et son œil farouche; il cherchait une proie,
mais à la vue d'un homme il se mit à fuir avec un cri sinistre ; il disparut en se
précipitant dans les nuages. Ce cri fut vingt fois répété; mais par des sons secs
sans aucun prolongement, semblables à autant de cris isolés dans le silence
universel. Puis tout rentra dans un calme absolu; comme si le son lui-même
eût cessé d'être et que la propriété des corps sonores eût été effacée de
l'univers. Jamais le silence n'a été connu dans les vallées tumultueuses: ce
n'est que sur les cimes froides que règne cette immobilité, cette solennelle
permanence que nulle langue n'exprimera, que l'imagination n'atteindra pas.
Oberman, lettre VII.

Le personnage d'Oberman est l’incarnation de l’idée de mal du


siècle. Avide d'infini, assoiffé d'absolu, il souffre des limites que lui
impose sa destinée terrestre. Il en résulte un dégoût de l'existence et un
incurable ennui. Toutefois, l'expérience d'Oberman dépasse même la
sphère du romantisme : à par la mélancolie et le besoin d'amour resté
inassouvi, il souffre d'un mal existentiel, lié à la condition humaine:
incapable de donner un sens à sa vie, inadapté à la société, il préfigure
l'angoisse métaphysique des héros du XXe siècle.
Le roman s'organise autour du paysage qui n'est qu'une projection
du moi d'Oberman. Les pages pénétrantes, riches en symboles dessinent
un univers triste, désertique, solitaire, révélant le tragique d'une inquiétude
irrémédiable : paysages en noir et blanc, aux épais ombrages, aux
sombres sapins et aux cimes neigeuses. Monde froid et stérile où le
30
règne minéral est omniprésent. La végétation est pauvre et les seuls
sons qu’on entend sont les brames des cerfs, le cri sinistre de l’aigle
ou les gemissements des effraies autant de symboles de la solitude
altière ou de la mort. Le paysage est un état d’âme.
Les effusions romantiques manquent de ce récit, l’expression est
austère, les qualificatifs peu nombreux. Avant d’être une peinture
pittoresque, Oberman est l’histoire d’une conscience. Pourtant la
poésie du paysage et des descriptions existe, bien qu’elle s’apparente
plutôt à l’esthétique classique qu’à celle romantique.

Thèmes et sujets à débattre


1. Comment devient la forêt un remède contre le mal de vivre
dans l’œuvre de Senancour ?
2. Oberman et René, personnages romantiques.
3. Le « mal du siècle » chez Senancour, Musset, Chateaubriand.

Bibliographie
Senancour, Oberman, Flammarion, 2003

31
François-René de Chateaubriand (1768-1848)

En véritable romantique, Chateaubriand met sa vie sous le signe


de l’orage, attribuant son destin turbulent à la tempête de son jour de
naissance. Même s’il provient d’une famille noble, son instruction fut
rudimentaire, car on le destinait à la marine, à laquelle il renonce
d’ailleurs très tôt ayant en lui «l’impossibilité d’obéir».
L’idée d’écrire lui est donnée par sa sœur, Julie, dans les soirées
ennuyantes qu’ils devaient passer auprès de leurs parents au château
de Combourg. Ne sachant d’abord quoi choisir, la prêtrise ou l’armée,
le jeune François décide finalement de se faire soldat.
Autant son enfance fut oisive, autant la jeunesse de
Chateaubriand est dominée par l'aventure. Le jeune officier assiste à la
prise de la Bastille. Puis, en 1791, il s'embarque pour l'Amérique ; le
récit qu'il fera de ce voyage accordera moins d'importance à sa
rencontre avec George Washington, qu'à un bref séjour parmi les
Indiens. Charmé par la poésie d'un continent encore presque vierge, et
par l'exotisme du monde enchanté des «sauvages», il leur consacrera
un récit (Atala) et un roman (Les Natchez).
A la nouvelle de l'arrestation de Louis XVI, Chateaubriand
rentre en France, puis rejoint à l'étranger l'armée des Princes. Blessé,
très affaibli, il gagne l'Angleterre. Sa famille est emprisonnée. C'est
d'Angleterre que Chateaubriand apprendra la mort de son frère, de sa
mère et de sa sœur Julie. En 1800, Chateaubriand rentre clandestinement
dans une France métamorphosée. «La France m'était aussi nouvelle
que me l'avaient été autrefois les forêts de l'Amérique». Dès 1801,
Chateaubriand publie Atala, repris un an plus tard dans le Génie du
Christianisme, qui contient aussi René. L'ensemble connaît un succès
immense. Le public est avant tout séduit par l'expression d'une nouvelle
sensibilité, par ce «mal du siècle» dont Chateaubriand est en France le
premier porte-parole. Dans le Génie l'harmonie des sonorités fait de
32
certaines pages de véritables poèmes lyriques en prose, qui évoquent
de vastes tableaux, ainsi que les correspondances entre l'homme et la
nature.
L'auteur du Génie plaît à Bonaparte (les deux hommes se
fascinent mutuellement) qui fait de lui son ambassadeur à Rome. Sa
maîtresse vient l'y rejoindre et meurt près de lui; cette mort rend plus
poignante, pour Chateaubriand, la mélancolie des ruines.
Sous prétexte d'aller « chercher des images » pour écrire un roman
sur les premiers Chrétiens, il s'embarque vers l'Orient (1806-1807). A
son retour, Chateaubriand s'installe dans sa retraite de la Vallée-aux-
Loups. Depuis l'assassinat du duc d'Enghien, il s'oppose à l'empereur.
Il publie contre lui un pamphlet, De Buonaparte et des Bourbons (1814)
et commence à mettre les actions politiques au premier plan. L'itinéraire
politique de Chateaubriand présente des revirements surprenants : il se
rallie au Consulat, puis devient ennemi de Napoléon ; il contribue à la
Restauration, mais, le régime une fois en place, il l'attaque dans son
journal ultra-royaliste, Le Conservateur ; il favorise la chute de
Charles X, mais manifeste sa fidélité à la famille royale en exil après 1830.
En réalité, loin d'être incohérente, l'évolution politique de
Chateaubriand obéit à trois principes constants. Tout d'abord, sa
vocation d'opposant. D'autre part, son individualisme, qui lui interdit
d'adhérer à un système. Enfin, malgré ses convictions royalistes, son
intuition lui souffle que l'avenir est dans la démocratie, et que le progrès
est inéluctable. «Force est d'avancer avec l'intelligence humaine.
Respectons la majesté du temps» (Mémoires d’outre-tombe).
L’œuvre la plus importante de Chateaubriand, Mémoires
d’outre-tombe sera destinée par son auteur à la lecture posthume. Il a
travaillé pendant un demi-siècle à ce vaste projet, qu’il achève en
1841 et qu’il remanie pendant sept ans. Pour l’échapper à la hantise de
la vieillesse, à son impossibilité de se séparer du monde, son
confesseur lui conseillera d’écrire la Vie de Rancé, son dernier œuvre,
une biographie qui paraîtra en 1844.

Le récit d'Atala fut publié en 1801, un an avant le Génie du


Christianisme, dont il faisait partie. Chateaubriand s'est souvenu des
paysages d'Amérique, mais l'œuvre s’inscrit aussi dans une lignée
issue de Rousseau, et tributaire du mythe du «bon sauvage». On y
trouve une nature providentielle, et la peinture de mœurs naïves,
illustrées notamment par des chansons indiennes, poèmes en prose
simples et imagés, d'un exotisme insolite.
33
L'intention de Chateaubriand était, par ce récit, d'illustrer «le
triomphe du christianisme sur le sentiment le plus impétueux et la
crainte la plus terrible, l'amour et la mort». Mais la portée édifiante de
l'œuvre a été perdue de vue par les lecteurs, qui ont surtout retenu le
pittoresque indien, et le mythe de l'amour impossible, contrarié par un
interdit religieux. Le sacrifice d'Atala devint le modèle de la passion
condamnée, dont la mort reste la seule issue.
Le prologue situe le récit. Lors d'une chasse au castor sur les
bords du Meschacébé (Mississippi), René, un jeune Français adopté
par les Indiens Natchez, prie Chactas, le vieux sachem aveugle, de lui
conter ses aventures.
Vient ensuite le récit proprement dit. Blessé dans un combat,
Chactas a été recueilli adolescent par un Espagnol, Lopez. Vers l'âge
de vingt ans, il choisit de reprendre sa vie sauvage, mais il est bientôt
capturé par une tribu ennemie et condamné à mort. La fille du chef, la
chrétienne Atala, vient le délivrer : une première fois, il refuse de
s'évader, par amour pour elle ; à la seconde tentative, ils s'enfuient
ensemble. Seuls dans la forêt vierge, Chactas et Atala vivent un amour
parfait. Pourtant la jeune fille se refuse toujours à son compagnon. Un
soir d'orage, elle lui apprend que son véritable père est... Lopez. La
coïncidence attise leur amour, et Atala va céder à Chactas, quand la
foudre manque de les frapper. Dans leur fuite, ils rencontrent un
missionnaire, le père Aubry, qui les recueille. Le lendemain, la jeune
fille est à l'agonie ; elle avoue s'être empoisonnée pour ne pas trahir le
serment de sa mère, qui l'avait vouée à la virginité; elle meurt peu
après. Chactas et le père Aubry l'enterrent dans la forêt, et le jeune
Indien jure qu'il se convertira à la religion d'Atala. L'auteur raconte
enfin, dans l'épilogue, sa quête de traces laissées par les héros.
Le récit de René fait pendant à celui d'Atala: à son tour,
quelques années plus tard, René, le Français adopté par les Indiens
Natchez, raconte au vieux sachem Chactas les raisons de son exil en
Amérique et de la mélancolie qui l'entraîne dans les bois, loin de son
épouse indienne.
Orphelin de mère à sa naissance, René a connu une enfance
agitée, avec pour seule affection celle de sa sœur Amélie. Un long
voyage lui fait découvrir son instabilité, mais, de retour chez lui, il se
trouve plus encore en proie à une exaltation sans motif qui lui fait
aimer les manifestations de la nature répondant à son état d'esprit,
comme le vent et les tempêtes (c'est le « vague des passions »). Il veut
34
se tuer, mais sa sœur l'en empêche. Cependant, après quelques mois
passés auprès de René, Amélie dépérit mystérieusement. Elle entre au
couvent, et, pendant la cerémonie de prise de voile, laisse comprendre
à son frère qu’elle se sacrifie pour étouffer l'amour coupable qu'elle lui
porte. Tourmenté par la douleur, le jeune homme s'embarque peu
après pour l'Amérique.
Enfin, René explique à Chactas qu'il vient d'apprendre, par une
lettre, la mort d'Amélie. Le vieux sachem a été ému par ce récit, mais
le père Souël réprimande René : il a abandonné la société pour des
rêveries inutiles ; ses maux ne sont que néant ; il doit retourner auprès
de son épouse. Un dernier paragraphe rapporte que René a suivi ce
conseil, sans trouver le bonheur, avant de mourir dans une bataille
entre Français et Natchez.
Le récit est partiellement autobiographique : comme René,
François-René de Chateaubriand a connu une enfance délaissée,
l'affection d'une sœur aînée, la tentation du suicide ; comme lui, il s'est
embarqué pour l'Amérique. Mais l'essentiel, dans René, n'est pas
l'intrigue. Elle est presque inexistante, s'effaçant pour mieux laisser
une impression de vide. Or, c'est ce vide même qui est au centre de
l'œuvre: la mélancolie de René naît de son insatisfaction, de son
impuissance à agir, de la frustration de ses désirs (on pense à
Senancour, l'auteur d’Oberman ou à Adolphe). Toutes ses aspirations
restent à l'état de virtualités, aucune ne se réalise : l'amour d'Amélie
est un amour impossible, René voyage en vain à la recherche du bon-
heur, il est poète mais il n'écrit pas. Les forces de la jeunesse, révélées
ici comme forces de rupture et de révolte, demeurent inexploitées. On
retrouvera dans la génération romantique ce même sentiment, notamment
dans La confession d'un enfant du siècle de Musset. René sera en effet
très lu et très imité, surtout à partir de 1815, et connaîtra un
retentissement excessif selon l'auteur lui-même :
«... si René n'existait pas, je ne l'écrirais plus ; s'il m'était
possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de René poètes et
de René prosateurs a pullulé : on n'a plus entendu que des phrases
lamentables et décousues ; il n 'a plus été question que de vents et
d'orages, que de maux inconnus livrés aux nuages et à la nuit. »
(Mémoires d’outre-tombe)
Le père Souël apporte en conclusion du livre une morale
conforme à la bienséance : «On n'est point, monsieur, un homme
supérieur parce qu'on aperçoit le monde sous un jour odieux. [...]
35
Quiconque a reçu des forces, doit les consacrer au service de ses
semblables. » Mais ce qu'on a surtout retenu de l'œuvre, ce sont les
sentiments du héros. D'une part, il met en question la valeur de la vie
sociale, il refuse de « rapetisser [sa] vie, pour la mettre au niveau de la
société ». En cela, René est une œuvre contestataire. D'autre part, le
public a été sensible à la souffrance de René, et à l'exaltation de cette
souffrance comme marque d'un esprit supérieur: « Si tu souffres plus
qu'un autre des choses de la vie, dit Chactas à René, il ne faut pas t'en
étonner ; une grande âme doit contenir plus de douleur qu'une petite ».

Le jour, je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts.


Qu’il fallait peu de chose à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent
chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime
dépouillée des arbres, le mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc
d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait !
Le clocher solitaire s’élevant au loin dans la vallée a souvent attiré mes
regards; souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-
dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils
se rendent; j’aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me
tourmentait; je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur; mais une
voix du ciel semblait me dire: «Homme, la saison de ta migration n’est pas
encore venue; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton
vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande».
«Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les
espaces d’une autre vie !» Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage
enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas,
enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur.
La nuit, lorsque l’aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies
tombaient en torrent sur mon toit, qu’à travers ma fenêtre je voyais la lune
sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues,
il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais eu la
puissance de créer des mondes. Ah ! si j’avais pu faire partager à une autre
les transports que j’éprouvais ! O Dieu ! si tu m’avais donné une femme selon
mes désirs; si, comme à notre premier père, tu m’eusses amené par la main
une Ève tirée de moi-même… Beauté céleste ! je me serais prosterné devant
toi; puis te prenant dans mes bras, j’aurais prié l’Éternel de te donner le reste
de ma vie.
Hélas ! j’étais seul, seul sur la terre ! Une langueur secrète s’emparait
de mon corps. Ce dégoût de la vie que j’avais ressenti dès mon enfance,
36
revenait avec une force nouvelle. Bientôt mon cœur ne fournit plus d’aliment
à ma pensée, et je ne m’apercevais de mon existence que par un profond
sentiment d’ennui.
(René – extrait)

Le Génie du Christianisme est une apologie de la religion


chrétienne, parue en 1802. Le livre marque la fin de la période
antireligieuse liée à la Révolution et coïncide avec le début d'un
renouveau de la foi.
Chateaubriand explique ainsi sa brusque conversion : il aurait
reçu en Angleterre une lettre de sa sœur Julie lui apprenant la mort de
leur mère, et cette lettre lui serait parvenue alors que Julie elle-même
était déjà morte. « Ces deux voix sorties du tombeau [...] m'ont frappé.
Je suis devenu chrétien [...], ma conviction est sortie du cœur : j'ai
pleuré et j'ai cru. » Le livre fut écrit comme sous l'effet d'une
illumination : « Le titre [...] que je trouvai sur-le-champ m'inspira. Je
me mis à l'ouvrage ; je travaillai avec l'ardeur d'un fils qui bâtit un
mausolée à sa mère».
Le Génie est un ouvrage chrétien et plein de conviction. Selon la
formule de Pierre Moreau, « Ce n'est pas le livre d'un converti, c'est le
livre qui le convertira ».
En outre, le Génie du Christianisme se situe au confluent de
l'évolution spirituelle de Chateaubriand, et de l'évolution idéologique
de la France : le livre répond aux aspirations des Français, à leur soif
de religion après la période révolutionnaire où les églises étaient
fermées. Enfin, le Génie s'accorde avec les vues de Napoléon, qui
vient de se réconcilier avec l'Église (Concordat, 1801). La seconde
édition de l'ouvrage (1803) est dédiée au Premier Consul.
En général, une apologie se présente comme une démonstration :
elle prouve l'existence de Dieu, l'excellence du Christianisme.
Chateaubriand rompt avec la tradition et renouvelle le genre.
La religion chrétienne a été, dans sa doctrine et ses institutions,
ridiculisée par la Révolution. Le Génie du Christianisme lui rend sa
dignité. On l'a accusée d'être née de la barbarie; Chateaubriand
réplique: « De toutes les religions qui ont jamais existé, la religion
chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la
liberté, aux arts et aux lettres ».
Il ne s'agit pas, cependant, d'un retour en arrière: l'auteur tient
compte de l'évolution des idées. Ainsi, puisqu'on ne connaît plus Dieu,
37
il ne faut pas poser son existence en principe, mais, au contraire, partir
de l'expérience : constatant les « merveilles de la nature», en déduire
l'existence de Dieu : « Il est un Dieu ; les herbes de la vallée et les
cèdres de la montagne le bénissent, l'insecte bourdonne ses louanges,
l'éléphant le salue au lever du jour, l'oiseau le chante dans le
feuillage, la foudre fait éclater sa puissance, et l'Océan déclare son
immensité”.
Chateaubriand choisit de s'adresser non pas à la raison de ses
lecteurs, mais à leur sensibilité: c'est par les sentiments que doit
renaître la foi chrétienne. C'est pourquoi, plutôt qu'à des réflexions
théologiques arides, Chateaubriand a consacré les chapitres du Génie à
des thèmes nouveaux: de vastes fresques de la nature sauvage
(débarrassée de la mythologie antique); des méditations sur les ruines
ou les cathédrales gothiques; des pages de critique littéraire. D'autre
part, Chateaubriand a l'habileté de présenter la religion comme un
garant de l'ordre social : «Sans le Christianisme, le naufrage de la
société et des lumières eût été total». II répond ainsi au besoin d'ordre
qu'éprouvent les Français après une longue période de troubles. La
véritable force du livre, et ce qui a fait son succès, c'est d'avoir su
présenter le Christianisme sous un jour nouveau, plus accessible et
plus affectif. Chateaubriand affirme que les Chrétiens excellent dans
le domaine de la littérature et des beaux-arts. Lorsqu’il parle de
l’architecture, il énonce une idée fondamentale : chaque style est attaché
à un lieu, à un peuple. Il croit que le style gothique, typiquement
français, se serait manifesté sur l’influence des forêts de chênes. Le
Génie réhabilite les monuments gothiques et, à l’exemple de
Chateaubriand, toute la génération romantique reprendra le goût du
Moyen Age.

Des églises gothiques

Les forêts ont été les premiers temples de la Divinité, et les hommes
ont pris dans les forêts la première idée de l’architecture. Cet art a donc dû
varier selon les climats. Les Grecs ont tourné l’élégante colonne corinthienne,
avec son chapiteau de feuilles, sur le modèle du palmier. Les énormes piliers
du vieux style égyptien représentent le sycomore, le figuier oriental, la
bananier et la plupart des arbres gigantesques de l’Afrique et de l’Asie.
Les forêts des Gaules ont passé à leur tour dans les temples de nos
pères, et nos bois de chênes ont ainsi maintenu leur origine sacrée. Ces voûtes
38
ciselées en feuillages, ces jambages qui appuient les murs, et finissent
brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du
sanctuaire, les ailes obscures, les passages secrets, les portes abaissées, tout
retrace les labyrinthes des bois dans l’église gothique, tout en fait sentir la
religieuse horreur, les mystères de la divinité. Les deux tours hautaines,
plantées à l’entrée de l’édifice, surmontent les ormes et les ifs du cimetière, et
font un effet pittoresque sur l’azur du ciel. Tantôt le jour naissant illumine
leurs têtes jumelles; tantôt elles paraissent couronnées d’un chapiteau de
nuages, ou grossies dans une atmosphère vaporeuse. Les oiseaux eux-mêmes
semblent s’y méprendre, et les adopter pour les arbres de leurs forêts: des
corneilles voltigent autour de leurs faîtes, et se perchent sur leurs galeries.
Mais tout à coup des rumeurs confuses s’échappent de la cime de ces tours, et
en chassent les oiseaux effrayés. L’architecte chrétien, non content de bâtir
des forêts, a voulu, pour ainsi dire, en imiter les murmures; et, au moyen de
l’orgue et du bronze suspendu, il a attaché au temple gothique jusqu’au bruit
des vents et des tonnerres, qui roulent dans la profondeur des bois. Les siècles,
évoqués par ces sons religieux, font sortir leurs antiques voix du sein des
pierres, et soupirent dans la vaste basilique: le sanctuaire mugit comme l’antre
de l’ancienne Sibylle; et, tandis que l’airain se balance avec fracas sur votre
tête, les souterrains voûtés de la mort se taisent profondément sous vos pieds.
(Génie du Christianisme, III, I,8)

Le thème central de l’œuvre de Chateaubriand est l’ennui : ce


sentiment naît du désœuvrement, de l’idée d’inutilité, et il devient vite
un supplice moral. Incapable de prendre intérêt ou plaisir à quoi que
ce soit, celui qui s’ennuie est condamné à une perpétuelle mélancolie.
De cet ennui rvsulte le mal de vivre : « On habite avec un cœur plein
un monde vide, et sans avoir usé de rien on est désabusé de tout » Ce
qu’il cherche à exprimer dans toute sa création, c’est le vague des
passions, qui naît du sentiment d’insatisfaction dû à la recherche de
l’absolu dans un monde trop étroit. L’exaltation est suivie du
désespoir et de l’angoisse, et mène finalement à la haine de la vie.
Cette attention portée à la douleur, à la souffrance est propre aux
écrivains romantiques, qui en font même une valeur, le signe d’une
supériorité morale. Cette recherche de l’Absolu s’exprime dans les
voyages. Les Romantiques voyagent beaucoup, pas forcément à la
découverte du monde – bien qu’ils reconnaissent la portée édifiante de
leurs périples – mais surtout pour s’évader vers un Ailleurs.

39
Thèmes et sujets à débattre
1. La «couleur locale».
2. Expliquez la comparaison cathédrale – « forêt de chênes »
(v. l’extrait ci-dessus)
3. Admiration//ironie dans le portrait de Chateaubriand fait par
Proust :

M. de Chateaubriand venait souvent chez mon père. Il était du


reste agréable quand on était seul, parce qu’alors il était simple et
amusant, mais, dès qu’il y avait du monde, il se mettait à poser et
devenait ridicule; devant mon père, il prétendait avoir jeté sa
démission à la face du roi et dirigé le conclave, oubliant que mon père
avait été chargé par lui de supplier le roi de le reprendre, et l’avait
entendu faire sur l’élection du pape les pronostics les plus insensés.
[…] Quant aux phrases de M. de Chateaubriand sur le clair de lune,
elles étaient tout simplement devenues une charge à la maison.
Chaque fois qu’il faisait clair de lune autour du château, s’il y avait
quelque invité nouveau, on lui conseillait d’emmener M. de Chateaubriand
prendre l’air après le dîner. Quand ils revenaient, mon père ne
manquait pas de prendre à part l’invité: «M.de Chateaubriand a été
bien éloquent ? – Oh ! oui. – Il vous a parlé du clair de lune. – Oui,
comment savez-vous ? – Attendez, ne vous a-t-il pas dit, et il lui citait
la phrase. – Oui, mais par quel mystère ? – Et il vous a parlé même du
clair de lune dans la campagne romaine. – Mais vous êtes sorcier.»
Mon père n’était pas sorcier, mais M. de Chateaubriand se contentait
de servir toujours un même morceau tout préparé.
(Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur,
IIe partie, 1918)

Bibliographie
Chateaubriand, René, Classiques Larousse, 2006
Chateaubriand, Génie du christianisme, Poche, 1993

40
2.2. Les romantismes

«Le romantisme n'est précisément ni dans le choix des sujets, ni


dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir…Qui dit
romantisme dit art moderne – c'est-à-dire intimité, spiritualité, couleur,
aspiration vers l'infini, exprimées par tous les moyens que contiennent
les arts». (Baudelaire)
Le romantisme, premier grand chapitre de l'histoire littéraire du
XIXe siècle, représente une remise en question de la façon de
concevoir le phénomène littéraire et l'affirmation de nouvelles valeurs
spirituelles. Ce courant marque un changement profond dans la
représentation que l'homme se fait de lui-même et de ses rapports avec
le monde, les relations entre individu, société et histoire sont réévaluées,
ce qui donne naissance à une manière originale de sentir, et, par
conséquent, de s'exprimer. Il apparaît à la fois comme rupture et
continuité dans le domaine de la pensée, de la littérature et des beaux-arts.
Le romantisme, tout comme les autre mouvements littéraires et
artistiques du XIXe siècle, n’est pas réductible à une formule, pas
même à une seule doctrine. Son unité devient problématique devant la
richesse de ses manifestations.
Le Romantisme français, inséparable de ses racines européennes,
connaît, entre 1820 et 1850, une évolution importante qui rend plus
difficile encore toute tentative de synthèse. Sous la Restauration, Les
Romantiques affirment leur contestation du monde moderne et bourgeois,
par la nostalgie de la France des troubadours et des chevaliers, qu’ils
considèrent pleine de poésie et d'héroïsme par rapport au présent.
Passéistes mais plus tournés vers un accomplissement collectif du
devenir historique, les Romantiques de la Monarchie de Juillet rêvent
d'une révolution qui engloberait l'art et la politique.
Aristocratique et ultraroyaliste ou libéral et plébéien, l'esprit
romantique se définit toujours par trois éléments principaux :
1. l’exigence de bonheur (toujours désirée, jamais atteinte), de
vérité, de liberté et de plénitude ; le Romantique a le sentiment de sa
propre valeur qu’il veut affirmer passionnément ;
2. la conscience désenchantée et souvent ironique de tout ce qui,
dans la société, fait obstacle à l'épanouissement individuel : le règne
du mensonge et de l'argent, du préjugé moral et de la tyrannie, la fuite
inexorable du temps et l'incertitude de l'avenir, l'insatisfaction des
désirs et la vanité de l'action ;
41
3. la volonté de dépasser l'échec par la méditation poétique, le
voyage, le rêve, l'exaltation de la nature mais aussi par la révolte, le
défi lancé au monde, la création artistique elle-même.
Dire que le Romantisme se réduit à l’exagération du Moi, au
passéisme moyenâgeux, aux descriptions interminables de la nature et
aux sujets d’une sentimentalité larmoyante, c’est masquer l’essentiel,
cacher sous des clichés d’interprétation une réalité beaucoup plus
complexe.
Le romantisme français s’exprime dans le contexte du
romantisme européen (en particulier anglais et allemand), avec lequel
il entretient des rapports privilégiés. On ne parlera jamais assez de
l’influence du romantisme anglais sur l’œuvre de Hugo ou de
l’importance des romans de Walter Scott sur le devenir du roman
historique français.
En France, les bouleversements socio-politiques de l'époque (la
Révolution de 1789, l'Empire napoléonien, la Révolution de 1830) ont
aussi agi sur la pensée philosophique, artistique et littéraire. Le
romantisme a représenté un renouvellement des principes, du contenu
et des formes littéraires, ainsi qu'une nouvelle conception sur
l'homme, la société et l'histoire, une attitude morale et philosophique,
à l’intérieur de laquelle l’idée de liberté de l’esprit occupe une place
de choix.
L'idée du devenir et du progrès constitue une dominante de la
pensée des romantiques, qui veulent prendre part à l'évolution de la
société. Les bouleversements socio-politiques de l’époque ont agi sur
la pensée philosophique, artistique et littéraire. La contradiction de
l’esprit romantique apparaît aussi face aux changements répétés de
l’histoire: les créateurs de cette époque se mêlent aux événements,
s’impliquent dans le présent en même temps qu’ils préfèrent, désemparés,
s'isoler et chercher un refuge dans leurs sentiments les plus intimes,
dans la nature consolatrice, dans l'aspiration vers la mort et le néant.
Même s’ils éprouvent le désir d'intervenir, par la littérature, dans
l'évolution de la société contemporaine, transformant leur mécontentement
en une révolte, en une attitude active, sous l'influence des révolutions
qui ont secoué le siècle, le double solitaire et lointain intervient pour
les éloigner de ce qui se passe autour d’eux, éloignement qu’on peut
comprendre toujours comme un acte de révolte. Ce qui reste de ce
conflit intérieur c’est une responsabilité humanitaire qui constitue l'un
des héritages les plus chers légués par les romantiques à la postérité.
42
La complexité des phénomènes littéraires au XIXe siècle rend
difficile toute tentative de classification. Généralement, on parle de 2
périodes du romantisme français, séparés historiquement à des raisons
purement didactiques.
Une première période, qui va du début du siècle jusqu’à 1835 est
dominée surtout par les préoccupations théoriques: créateurs individuels,
tels Mme de Staël, ou réunis dans des cénacles et des cercles littéraires
débattent sur ce que la littérature devait être et sur les messages qu’ils
adressent au public lecteur ou spectateur. C’est de ce travail incessant
de définition et de redéfinition que surgissent De la littérature (Mme
de Staël), la Préface du drame Cromwell (Hugo) ou le Racine et
Shakespeare de Stendhal. Il faut souligner que les préoccupations
théoriques n’ont pas lassé l’esprit créateur et que, dans cette période,
des œuvres remarquables (comme celles de Lamartine ou de Hugo)
font jour; d’ailleurs, les débats théoriques sont suivis de près d’un
ouvrage original qui soutienne les nouveaux doctrines ou, inversement,
une création qui fait date suscite de nouveaux débats.
La deuxième période du romantisme (1835 – 1850) est dominée
par les grands chefs-d'oeuvre de la littérature romantique: l’école
existe toujours, mais ce sont les grandes créations qui forment le goût
du public.
Les romantiques recomposent leur destinée, interrogeant les
grands événements de l’Histoire qui pourraient donner sens au parcours
individuel. Le Moi essaie de trouver son sens devant l’Histoire
(Mémoires d’outre-tombe). D’ailleurs, l’histoire se constitue comme
science tout au long du XIXe siècle. S’interrogeant sur la société où il
vit, sur ce qui freine le développement individuel, sur la politique,
l’écrivain romantique aboutit aussi à un rejet des formes et des
contraintes esthétiques qui s’imposent au créateur depuis deux siècles.
C'est d'abord dans un cercle d'écrivains libéraux rassemblés
autour de Stendhal et de Mérimée que s'élaborent les critiques les plus
vigoureuses du classicisme. A partir de 1825, Victor Hugo et ses amis
du salon de l'Arsenal, Lamartine, Nodier, Nerval, Gautier, Dumas,
Balzac, Delacroix, viennent renforcer les rangs des « Modernes »
romantiques contre les « Anciens » de l'Académie. La tumultueuse
bataille d'idées mène à une fraternité entre artistes, écrivains, poètes,
musiciens, qui donne une certaine unité à leur mouvement.
Ce que les membres du «Cénacle» de Victor Hugo refusent, ce
sont les autorités et les modèles, les limites et les règles dont le
43
classicisme a empêché l'expression poétique, étouffant ainsi la passion,
le rêve et la démesure, la beauté sous l'apparence monstrueuse, l'âme
révoltée si caractéristiques de l'homme et de son histoire.
Le genre théâtral devient le champ de bataille de la modernité
contre la « vieillerie poétique ». En 1823, dans Racine et Shakespeare,
Stendhal célèbre la liberté de création du théâtre élisabéthain. La
Préface de Cromwell, en 1827, permet à Victor Hugo de préciser les
théories romantiques : le drame dépasse les frontières de la comédie et
de la tragédie car elle « peint la vie » dans sa vérité et sa totalité, c'est-
à-dire dans ce qu’elle a de sublime et de grotesque. Le drame doit
faire entrer le peuple sur la scène littéraire. Il est exemplaire et sa
fonction est didactique : puisqu’il éclaire le présent par le spectacle du
passé, il annonce aussi les temps nouveaux. Ces exigences auront des
conséquences dans le domaine romanesque et dans l'apparition d'une
littérature populaire.
A la recherche de la vérité, le Romantisme est, en même temps,
créateur de mythes. Le roman médiéval à la façon de Walter Scott est
très prisé, car Le Moyen Age et la Renaissance apparaissent alors les
époques héroïques qui doivent servir d’exemple au présent. La légende
napoléonienne s’impose pour les mêmes raisons : l'homme vaincu se
transforme en un personnage sublime, qu’on peut opposer à la petitesse
de ses successeurs. Prince ou fils du peuple, duchesse ou forçat, les
héros romantiques trouvent dans l'histoire le sens de leur destin, de
leur combat et souvent de leur échec. Héros déclassés, parias ou dandys,
ils se présentent au monde ironiques et mélancoliques. Leur mal de
vivre n'est synonyme d'égoïsme, d'impuissance et de renoncement. Le
Moi aspire à s’élargir au monde et ainsi se dessinent les formes d'un
nouveau lyrisme.
La génération des années 1820-1850 trouve son domaine
d'élection dans la poésie personnelle. Ossian, Shakespeare, Byron. Les
écrivains du passé (Dante) ou du présent (Goethe) qui enthousiasment
les Romantiques, sont, d'abord, des poètes. « La poésie est le réel
absolu. Plus une chose est poétique, plus elle est vraie », écrit Novalis.
Ils veulent donner expression au cœur touché par la passion, à la
nature où les Romantiques cherchent non seulement un refuge propice
à la méditation mais aussi un langage authentique et universel, un
miroir de leurs sentiments et de la création.
Le poète est une sorte de mage, interprète de la vie profonde et
secrète de l'univers à laquelle lui seul peut avoir accès. La voix de
44
l'âme qui aime et qui souffre tend à se mêler aux voix harmonieuses de
la nature. Le sentiment gagne en majesté si le poème se remplit de
figures de style et d’images. Une littérature de la Surnaturalité et du
Fantastique surgit de cette puissance d’évocation et du pouvoir
accordé au rêve.
Le rêve est un voyage vers l’ailleurs souvent associé à l'exotisme
méditerranéen et oriental, mais il permet aussi une exploration des
profondeurs de l'être et du temps. Il donne au poète le pouvoir
prophétique et visionnaire d'annoncer, du milieu de l'obscurité où ses
contemporains se complaisent, la venue de 1' «ange Liberté» et du
«géant Lumière» (cf. Victor Hugo, «Stella»). Le lyrisme peut devenir
politique quand la destinée individuelle s'ouvre à l'histoire des autres,
dans un mouvement d'humanité solidaire qui permet d'échapper à la
déchirure intime, au mal du siècle. Élégiaque ou satirique, la création
romantique témoigne d'une insatisfaction qui n’est qu’une perpétuelle
quête de dépasser les limites individuelles.
L'intérêt passionné pour les sentiments, pour la vie intérieure, les
problèmes du cœur et de l'âme détermine le poète à se regarder vivre,
aimer et souffrir, dans un constant phénomène de dédoublement. « Je
» est sujet, et « moi » est objet de la connaissance de « je ». Ainsi
s'expliquent la prédominance de la première personne dans les œuvres
de cette époque et le choix de formes littéraires qui favorisent ce
dédoublement: le récit allégorique, la substitution héros/poète, les
textes autobiographiques.
Le lyrisme personnel prend pour source d'inspiration tout ce qui
entoure le poète; il adopte le ton de l'épanchement élégiaque (les
Harmonies poétiques de Lamartine) ou celui de l'exaltation douloureuse
(Les Destinées de Vigny). Quels sont les thèmes récurrents de la
lyrique romantique ?
1. Le temps : les Romantiques mettent au premier plan la
conscience de la fragilité de l’homme soumis au passage du temps ; la
nostalgie d'un passé trop vite enfui valorise le souvenir, qui devient
précieux parce qu’il parle d'un moment qui ne reviendra plus et que le
poète pare de tous les charmes (les souvenirs d’un amour, de
l’enfance, de sa jeunesse, etc.) ;
2. La nature : parce qu'il se sent inadapté à un monde ouvert à
l'industrialisation et à l’enrichissement sans scrupules, le poète
cherche refuge auprès d'une nature protectrice et compréhensive
(Méditations poétiques, Les Destinées), dont il célèbre la beauté et qui
reflet aussi l′expression du Moi lyrique.
45
3. L'amour : la recherche de l'équilibre personnel et du bonheur
passe par une relation passionnée avec la femme aimée, compagne et
inspiratrice. Elle se confond parfois avec la Muse ; sa présence
apaisante, mystérieuse ou orageuse, permet au poète de mieux
comprendre les secrets du monde (Les Destinées), ou la complexité de
l'âme humaine (Les Nuits)
Dans toutes les créations romantiques l'émotion est mise au
centre de l’œuvre, comme élément essentiel de la vie. L’importance
qu’on accorde à l'expression des mouvements de la vie intérieure
explique les modifications subies par les genres et les styles. La
volonté de saisir cette émotion dans son authenticité et son caractère
spontané conduisent à l'adoption d'une expression mieux adaptée :
l'alexandrin connaît les ruptures de rythme dans le but de montrer
l’harmonie ou la disharmonie intérieure, les images, les métaphores
essayent de rendre les limites incertaines du sentiment.
Se manifestant dans une époque mouvante, le Romantisme n’est
pas seulement le reflet du créateur penché sur lui-même, mais aussi
un courant de pensée orienté vers l’Autre. Lamartine et Vigny tournent
vers l'humanité un regard chargé de compassion et de compréhension.
Musset même, bien que le plus individualiste des Romantiques, parle
d’un « mal du siècle » qui affecte toute sa génération.
Les poètes romantiques affirment que l'homme est pris dans un
mouvement d'évolution irréversible, qui le domine, et dont ils jugent
intéressant d'analyser le processus et les espoirs. Les hymnes (les
Harmonies poétiques), les poèmes épiques (Jocelyn, Éha), les ouvrages
à tendance historique (Servitude et grandeur militaire) reposent sur un
panthéisme qui englobe Dieu, nature et humanité, dénonçant les
différentes formes de faiblesse et d'asservissement humains. S'intéresser
au devenir de l'homme implique que l'on se penche sur les différents
âges de sa vie et de son histoire. On trouve donc plusieurs thèmes
nouveaux, qui s'inscrivent dans le courant sensible de l'époque:
1. L'intérêt pour l'enfance et l'adolescence : ces âges sont perçus
comme l'aube de la vie, le temps des espoirs et des promesses. Musset
décrit avec effusion cette jeunesse perdue : « Alors il s'assit sur un
monde en ruine une jeunesse soucieuse » dont Hugo soulignera à la
fois le courage et la misère.
2. La vision du devenir de l’Humanité: la succession historique
des générations est décrite comme un long cortège d'êtres angoissés
sur lesquels pèsent le malheur et le poids de la faute, par des poètes
46
dont la sensibilité reste imprégnée d’un fort sentiment religieux. Mais
le cheminement de l’Homme vers Dieu, vers le salut ou le progrès est
présenté de manière pathétique, comme une marche de la Rédemption
qui souligne la fragilité humaine face à l'éternité du Verbe et de la nature.
3. L'engagement politique et social : l'interrogation pathétique
sur le destin de l'humanité entraîne les poètes sur la voie d'un
engagement historique et leur poésie se voit investie d'une mission
civilisatrice. Le lyrisme dit « humanitaire » engendre une rhétorique
qui prône le pouvoir de l'humanité de se dégager d'un conservatisme
sclérosé pour s'orienter vers les lumières du progrès social.
L'émotion, la passion, l'élan, toutes ces manifestations d'une
sensibilité toujours en éveil sont mises au service d'une fraternité
utopique dont la révolution de 1830 viendra étouffer l’élan. L'histoire
se charge de rappeler à la réalité les poètes emportés par les illusions
du cœur : après 1830, le triomphe de l'esprit bourgeois apporte des
limites contraignantes aux débordements du lyrisme. Par une doulou-
reuse prise de conscience de la réalité qui l’emporte sur ses idéaux, le
Romantisme adolescent accède à la maturité.
Le héros romantique ressemble aux jeunes gens nés autour de
1800: il partage leurs déceptions et leurs aspirations. Comme l'explique
Musset dans La confession d'un enfant du siècle, la génération
romantique arrive après l'épopée napoléonienne, temps des héros guer-
riers. C’est une génération « née trop tard. » Il est difficile de réaliser
un rêve de grandeur à une époque aussi médiocre que la Restauration
et la Monarchie de Juillet (1815-1848). Le héros romantique se voit
condamné au désœuvrement, à l'ennui (Oberman de Senancour).
Julien Sorel renonce à la carrière militaire pour se faire prêtre (Le
Rouge et le Noir).
Si la supériorité des anciens héros tenait à leurs vertus guerrières
(illustrées par les poèmes épiques de Hugo et les romans historiques
de Dumas), le héros romantique se distingue surtout par son extrême
sensibilité, qui devient une valeur en soi. Elle fait parfois de lui un
génie créateur, un poète, comme Chatterton dans le drame de Vigny.
La génération romantique se reconnaît dans cette nouvelle figure du
héros, qui attire sa sympathie.
Dès le XVIIIe siècle, Rousseau et Goethe ont accordé une
attention particulière aux émotions, à la souffrance.
Plus sensible que les autres hommes, le héros romantique souffre
davantage, et son inquiétude le conduit parfois au désespoir. Incapable
47
de s'intégrer à la société, le héros romantique s’isole ou reste un
marginal et un incompris: Olympio, l’alter-ego de Hugo, se sent en
dehors du monde corrompu où il est forcé de vivre, mais génial. Vigny
fait de Moïse un être d'exception isolé parmi les médiocres.
L’insatisfaction est une autre caractéristique du héros romantique.
Un univers trop étroit lui interdit de satisfaire ses aspirations vers
l'infini : René, le héros de Chateaubriand, ne peut apaiser son besoin
spirituel d'absolu dans les limites du monde réel : « Je cherche seulement
un bien inconnu, dont l'instinct me poursuit. Est-ce ma faute, si je
trouve partout des bornes, si ce qui est fini n'a pour moi aucune valeur ? »
« Anywhere out of the world », n'importe où hors du monde,
écrit Baudelaire. Le héros romantique cherche à échapper à la réalité
qui l'entoure. René s’y échappe par le voyage, Jocelyn se retire loin de
la ville; d'autres se créent un univers imaginaire pour pallier la banalité
du réel. Le suicide apparaît comme un ultime voyage vers l'au-delà:
Rolla, le héros de Musset, s'empoisonne, révolté contre son destin.
Même s'il est doué d'ambition ou de persévérance, le héros
romantique est condamné à l'échec, car amour et bonheur lui sont
refusés. L'ambition romantique naît d'un mouvement analogue à celui
qui conduit au suicide : elle s’exprime comme un défi lancé à la
société. Parvenu à la fortune, l'ambitieux romantique ne peut connaître
qu’une seule fin, idéaliste : par un ultime refus des compromissions, il
redevient un exclu, comme Julien Sorel, qui n'accepte pas d'être
gracié, et insulte l'ordre social avant de mourir.
Les bonheurs d’un amour heureux semblent interdits au héros
héros romantique. Il s'éprend soit d'une femme imaginée, telle la
Sylphide de Chateaubriand, soit d'une femme inaccessible parce que
mariée et vertueuse, comme Mme de Rênal, soit d’une femme insensible
à son amour, comme Aurélie. Parfois, au contraire, il est aimé mais
incapable d'aimer, comme l'Adolphe de Benjamin Constant. Enfin,
quand tout semble réunir les amants, un interdit religieux les sépare :
consacrée par sa mère à la virginité, Atala ne peut pas épouser
Chactas. Dans la lyrique romantique, le poète a vécu l’amour heureux,
mais la mort de la bien-aimée lui a supprimé le bonheur.
Pour le héros romantique, le bonheur est impossible. Il n'a
qu’une affreuse alternative : le malheur ou la mort.
Il semble donc que le héros romantique soit plus attachant
qu'exemplaire, plus humain que surhumain. De là viennent peut-être
son succès et sa postérité: les héros de romans du XXe siècle lui
48
ressemblent en quelque sorte par leur quête sentimentale, solitaire et
tragique.
On peut diviser la prose narrative romantique en trois
catégories essentielles: 1. Le roman personnel (ou autobiographique);
2. Le roman historique et 3. Le roman d'inspiration sociale et
humanitaire.

1. Le roman « personnel ». Né avant la poésie romantique, il


est issu d'un besoin de confession, d'étalage du Moi. C'est la première
tentative de descendre dans les profondeurs de la psychologie humaine
et R.M. Albérès parle d'« une littérature d'impudeur psychologique ».
Ecrit à la première personne (d’où son nom), le roman personnel
constitue une forme originale de la littérature subjective, permettant la
description d'un état d'âme, d'un moment de crise, d'un cas de
conscience. Vu le mélange de souvenirs personnels et de fiction,
G. Picon considère que « l'œuvre d'art devient un prolongement de
l'existence » et « le héros une projection du Moi ». L'idée selon
laquelle le Moi lyrique vaut par lui-même constitue la résultante d'un
effort d'isoler le héros et de supprimer presque tout événement. Le
roman personnel est, par sa nature, un texte de fiction. Ce roman
développe le discours du personnage, car le héros a acquis le droit de
se juger seul, il est devenu l’alter-ego de l’auteur qui a rendu objective,
par ce personnage même, sa subjectivité. Les romans personnels les
plus importants sont: Atala (1801) et René (1802) – Chateaubriand;
Oberman (1804) – Senancour; Adolphe (1816) – Benjamin Constant;
La Confession d'un enfant du siècle (1836) – Musset; Dominique
(1863) – Eugène Fromentin.
Le roman personnel, dominé par la subjectivité, se présente
d'habitude sous forme de monologue, ce qui permet aux pensées et
aux sentiments du narrateur de mieux s’exprimer. Dans la narration,
tout comme dans la lyrique romantique, la nature apparaît comme le
prolongement d'un état d'âme. Dans ces écrits, on a toujours affaire à
un cas de conscience, fait de contrastes et de conflits, ou à une étude
de la passion dévorante.
Tous ces «enfants du siècle», René, Oberman, Adolphe, Octave,
Dominique, incapables d'établir un contact avec leurs semblables,
expriment leurs névroses, leur incapacité de s’adapter au monde où ils
vivent. La recherche passionnée du Moi reflète une préoccupation
permanente d'établir sa propre unité; d'où la tendance d'éliminer le
49
récit d’aventures au profit d’un récit de l’âme, qui laisse entrevoir:
lassitude, souffrance, tristesse illimitée, passion destructrice, aspiration
vers l'indéfini et l'infini, rêverie aboutissant à la réflexion ou à la
volupté de la mélancolie.

François-René de Chateaubriand, par ses deux récits Atala


(1801) et René (1802), fut le premier qui s’exerçât à ce genre nouveau.
Le récit Atala y devait illustrer «l'harmonie de la religion chrétienne
avec les scènes de la nature et les passions du coeur humain»
(Préface). Atala fonde le mythe romantique de la passion, qui se
heurte aux interdits religieux. D'ailleurs la leçon de religion y est
ambiguë, car la jeune fille réprime son amour pour Chactas et se
suicide pour rester fidèle au voeu de chasteté fait, dès sa naissance, par
sa mère. Cela pourrait être pris pour un subtil réquisitoire contre le
fanatisme religieux.
Dans René (1802) il n'y a aucune action ou aventure
psychologique. L'auteur voulait y peindre «l'homme civilisé qui s'est
fait sauvage», une âme inquiète, qui sait d'avance que la réalité ne
répondra pas à ses aspirations. La force de René est due surtout à
l'ancrage évident de la fiction romanesque dans le tissu biographique.
Il y a là une première manifestation de l'homme moderne atteint par
« le mal du siècle », parce que le personnage refuse la réalité et ne
veut pas s'y intégrer. C'est une maladie intellectuelle, à caractère
conceptuel, qui n'est pas issue de l'expérience. Il a la vocation de la
souffrance et sa mélancolie est réfléchie et cultivée. L'auteur avoue
avoir voulu condamner ces « inutiles rêveries», en leur opposant la vie
chrétienne et la pratique des vertus sociales. Chateaubriand se défend
contre ceux qui l’accusent d'avoir voulu créer un modèle et nous dit
que René est devenu, contre son gré, une mode et un modèle. Le mal
de René deviendra « le mal du siècle» et cet ennui, cette tendance au
rêve et ce mal de vivre vont se retrouver dans d'autres oeuvres
romantiques. Sainte-Beuve voyait en René « le beau ténébreux, trop
artiste et trop fier de lui-même, pour être vraiment désespéré». Sur le
plan littéraire, c'est la première tentative de descendre dans les
profondeurs de la psychologie humaine, afin d’y déceler la complexité
du Moi et de révéler les secrets de la personnalité humaine.

Avec le roman de Benjamin Constant – Adolphe (1816) – , on


constate les progrès dans l'analyse des sentiments et dans
50
l'introspection. Le roman est axé sur l'idée du couple tragique, où les
héros, Adolphe et Ellénore, se torturent en permanence et c'est à partir
d'une trame assez banale que l'auteur réalise une étude de caractère
d'une grande valeur psychologique. Très moderne est la conception de
l'écrivain concernant l'ambiguïté des sentiments humains.

Alfred de Musset donne avec La Confession d'un enfant du


siècle (1836) une oeuvre marquée de passions ardentes. On doit y
signaler sa tentative de donner une interprétation sociologique au
« mal du siècle », « maladie abominable dont souffre toute ma
génération».
Paru beaucoup plus tard, le Dominique (1863) d’Eugène
Fromentin est le roman d'un faible, d'un velléitaire et, par là, de l'un
des derniers fils de René: il lui ressemble, tout en étant sa copie
négative. C'est l'histoire d'une jeunesse romantique convertie à la vie
réelle.

2. Le roman historique. Son apparition doit être d'abord liée


aux grands bouleversements socio-historiques qui ont eu lieu en
France et qui ont accentué le sentiment du devenir, du progrès et
surtout le sentiment que les destins particuliers sont « historiquement
déterminés ». On doit aussi rappeler l'influence de Walter Scott sur la
naissance de ce type de roman. En France, le drame historique précède
le roman historique: vu l'impact immédiat du théâtre sur le public,
Victor Hugo, le créateur du drame romantique, en fait un champ de
bataille, pour offrir au public un art libre et libérateur sur tous les
plans. On retient ici quatre grands écrivains dont les œuvres sont
autant de créations représentatives pour le roman historique français
au XIXe siècle : Alfred de Vigny – Cinq-Mars ou Une Conjuration
sous Louis XIII (1826); Honoré de Balzac – Les Chouans (1829);
Prosper Mérimée – Chronique du règne de Charles IX (1829) et
Victor Hugo – Notre-Dame de Paris (1831). On peut y déceler: une
implication politique et philosophique (chez Vigny), une dimension
symbolique et mythique (chez Hugo), une importance documentaire et
anecdotique (chez Mérimée), ainsi qu'une histoire des moeurs et des
rapports complexes entre le passé et le présent, préfigurant l'apparition
du roman social (chez Balzac).

51
Dans Cinq-Mars, Alfred de Vigny présente une conjuration des
nobles (sous Louis XIII), dressée contre le cardinal de Richelieu, leur
puissant rival. On y voit des personnalités historiques, on ressuscite
l'atmosphère de la Cour de Louis XIII, par des tableaux d'époque;
l'ambiance, les paysages, les portraits convergent vers le symbole.
L'Histoire y est abordée avec parti pris, à dessein politique et
philosophique: le comte de Vigny poursuit une thèse de classe, selon
laquelle Richelieu serait la cause de la déchéance de la noblesse et le
noircit plus qu'il ne mérite. Le roman représente un « poème épique de
la désillusion» car Vigny s'en est servi comme d'un instrument destiné
à illustrer sa pensée.
En créant Notre-Dame de Paris, Victor Hugo réalise une
épopée médiévale de Paris, à la fin du XVe siècle. Hugo y accorde une
égale importance aux sources légendaires et mythologiques, prétexte
pour exercer sa prodigieuse imagination. Roman historique, ce roman
est à la fois un roman symbolique (par les personnages et par le rôle
essentiel de la cathédrale); il s’agit aussi d’un roman philosophique,
par la vision de la fatalité implacable, qui fait éclater la catastrophe
finale. Hugo y crée des visions puissantes, où circule un souffle
d'épopée.
Dans le roman de Prosper Mérimée, Chronique du règne de
Charles IX, l'Histoire sert de prétexte, pour offrir un tableau d'époque
pittoresque et pour reconstituer le massacre de la nuit de la Saint-
Barthélémy (23-24 août 1572), moment crucial dans l'histoire
religieuse de la France. L' auteur renonce à présenter les personnalités
historiques au premier plan, les montrant en toile de fond. En échange,
il choisit deux personnages fictifs, mais qui auraient pu exister: le
capitaine Georges (chef de l'armée catholique) et son frère cadet
Bernard de Mergy (chef des protestants). La mort du capitaine
Georges, tué par hasard sur le champ de bataille, par son frère,
souligne l'absurdité de cette guerre fratricide. Par l'authenticité des
détails («les petits faits vrais») et par la rigueur de l'observation,
Mérimée réalise une vision pointilliste de l'histoire.

3. Le roman d'inspiration sociale et humanitaire. Ce type de


roman exprime le désir de certains écrivains romantiques d'intervenir,
par la littérature, dans « les affaires de la cité » et de souligner la
mission supérieure de l'écrivain, annonciateur des vérités morales
modernes. Le désir d'adapter la littérature aux besoins de leur époque
52
les a amenés à essayer de trouver une formule d'art populaire et
humanitaire, où l'on critique la morale traditionnelle, les organismes
sociaux injustes, où l'on milite pour un avenir meilleur. Rappelons, en
ce sens une partie de l'oeuvre de George Sand et de Hugo.

L'intérêt de l'oeuvre de George Sand tient à son caractère de


«miroir» et d'«écho», fournissant des renseignements sur les principales
lignes de force et sur les aspirations du siècle. Elle considérait que le
roman devait avant tout véhiculer les valeurs de l'époque, susceptibles
d'en exprimer les aspirations et les souffrances des hommes. George
Sand revendique l'affranchissement de la femme et son « droit à la
passion » ( Indiana et Lélia), ainsi que « le droit social et le droit
humain » (visant l'amélioration des rapports entre les classes); elle
défend les sentiments et les valeurs morales et condamne les préjugés
de toutes sortes. Dans ses romans d'inspiration sociale et humanitaire,
écrits sous l'influence du socialiste Pierre Leroux – Consuelo, Spiridion,
Le Compagnon du tour de France, Le Meunier d'Angibault –, George
Sand défend les humbles, prêche la solidarité, la fusion des classes et
prédit l'avènement de la paix universelle. Ces romans reflètent sa foi
républicaine et son idéal social.

Le roman de Hugo, Les Misérables (1862), est un acte


d'accusation contre la justice bourgeoise, ainsi que la condamnation
d'un régime social qui engendre la misère. «Notre-Dame de Paris,
c'était la résurrection du Moyen Age; Les Misérables, c'est la vie du
XIXe siècle» (Préface). C'est la fresque réaliste d'un milieu, d'une ville
et d'une aventure individuelle, la saga populaire d'un héros mythique.
Jean Valjean est le symbole du rachat, que l'optimisme de l'auteur a
cru possible. Illuminé par la charité de l'évêque Myriel, il devient à
son tour un apôtre: il secourt Fantine, protège Cosette, sauve Marius,
épargne le policier Javert et défend « les misérables». Dans cette
grande figure, Hugo a incarné tous les élans et tous les espoirs de son
cœur généreux. Il y a là un véritable conglomérat de romans: roman
historique, avec l'évocation de la bataille de Waterloo et la description
de l'émeute républicaine de 1832, offrant de vastes fresques
historiques; roman policier, avec l'inspecteur Javert, obsédé de mettre
la main sur Jean Valjean et de le jeter en prison; roman de l'amour
paternel (de M. Madeleine pour sa fille adoptive, Cosette) et roman
d’amour (avec la touchante idylle entre Marius et Cosette); roman
53
réaliste, avec la description des milieux bourgeois et populaires et les
portraits des héroïques combattants de 1832, et surtout de Gavroche,
ce « titi de Paris» à l'âme innocente, qui meurt pour une noble cause.
Mais c'est aussi un roman démocratique, dont l'auteur prend la défense
du peuple opprimé, souffrant et misérable, contre les abus et les
injustices des puissants. Les personnages sont plutôt des symboles,
alors que les tableaux d'ensemble (la bataille de Waterloo, l'émeute de
1832) sont de grandes fresques historiques.

Thèmes et sujets à débattre


1. Les grands thèmes du romantisme.
2. Drame romantique // tragédie classique.
3. Bonheur // malheur à l’âge romantique.
4. Les héros romantiques – personnalités éclatées.
5. Caractéristiques des deux grandes périodes du romantisme
(ressemblances/ différences).

Bibliographie
1. Max Milner, Le Romantisme I. (1820-1843), Paris, Arthaud, 1973
2. François Furet (coord.), Omul romantic, Polirom, col. PluralM, 2000

54
2.3. L’apogée lyrique

Alphonse de Lamartine (1790-1869)

Dès son enfance, Lamartine sera attaché à deux ordres, celui de


la nature et celui de l’aristocratie provinciale à laquelle sa famille,
catholique et royaliste, appartient. Le village de Milly sera l’endroit
des premières découvertes de la nature (« Quand tout change pour toi,
la nature est la même ») et il opposera toujours la terre natale (comme
espace serein et immobile) au mouvement des ailleurs (ville, amours,
politique). Après le collège jésuite qui l’ouvre à l’étude et où il forme
ses goûts littéraires, sa famille rassemble des fonds qui lui permettent
d’acheter un remplaçant pour l’armée de l’Empire, car il refuse de
servir l’ « usurpateur » Napoléon.
L’Italie façonne sa culture (encyclopédique) et son « style »
amoureux (d’un libertinage accompli), qui feront de lui un enfant du
XVIIIe siècle. Ce qui l’apparente au XIXe siècle, c’est sa pose
romantique, son aristocratique ennui.
En 1816, l’aventure avec Julie Charles est décisive pour son
œuvre poétique. L’angoisse de l’amour menacé par la fuite du temps
et par la mort (Julie meurt en 1817) constitue le thème central de ses
premières poésies.
La publication de ses Méditations poétiques (1820) est l'une des
grandes dates de la littérature française du XIXe siècle. Ce recueil a eu
un succès éclatant, car les lecteurs attendaient la transposition en vers
des tendances profondes du romantisme: subjectivité, étalage du Moi,
sensibilité extrême, sentimentalité, communion avec la nature,
aspiration vers l'infini. Lamartine a su insuffler à la poésie lyrique
l'émotion sincère d'une âme qui dévoilait ses sentiments les plus
délicats. Sa poésie cessait d'être seulement un jeu de l'intelligence et
55
de l'imagination, elle devenait sentiment et émotion. Les élégies –
L'Isolement, Le Lac, Le Vallon, Le Soir, L'Automne – reflètent la
confession d'un Moi, qui raconte ses sentiments et ses tristesses, une
mélodie intérieure, rêveuse et mélancolique, un « cri de l'âme», un
chant intime, qui résonnait dans le coeur de ses contemporains.
La nature devient état d'âme, élément consolateur, lié à la
sensibilité, aux joies et aux souffrances du poète. L'évocation d'un site,
conçu comme un «paysage intérieur», engendre une méditation sur les
problèmes humains – l'amour, la solitude, la fuite implacable du
temps, la mort. Pour Lamartine, l'amour est un sentiment qui purifie,
qui ennoblit les êtres et les fait s'élever vers l'idéal, dans une
communion avec l'univers. La femme, plutôt objet de son adoration
que de l’amour charnel, est le symbole de l'éternel féminin.
Grâce à ce premier revueil, Lamartine atteint la célébrité et sa
carrière prend un nouvel essor: il est nommé second attaché
d'ambassade à Naples, puis secrétaire d'ambassade à Florence. Il
épouse Mary-Ann Birch après que l'Anglaise abjure la foi anglicane.
Entre Paris, Londres et le château de Saint-Point, Lamartine mène une
vie heureuse, où le bonheur domestique ne l’empêche pas de mettre en
scène des chagrins « romantiques ». Les Nouvelles méditations
poétiques (1823), La mort de Socrate (1823) et le Dernier chant du
pèlerinage d'Harold (1825) jalonnent un parcours au long duquel se
construit la notion même de romantisme en littérature. Les Harmonies
poétiques et religieuses (1830) marquent l'apogée de cette période
faste, couronnée, la même année, par la réception à l'Académie française.
A l’exemple de Chateaubriand, qu’il admire sans réserve,
Lamartine entreprend un voyage en Orient, où il constate que l’âpre
réalité, confrontée à l’imaginaire, anéantit ses espoirs d’y trouver une
source d’inspiration. Il visite la Terre sainte et le tombeau du Christ.
La douleur causée par la mort de sa fille à Beyrouth (1832), il
l’exprime dans un poème-parabole de Gethsémani («Mon cœur au lieu
de sang ne roule que des larmes »). C’est une rude épreuve pour son
sentiment religieux, déjà chancellant. Désormais, la pensée de Lamartine
portera seulement l’empreinte du déisme rousseauiste. Jusqu'à sa mort,
il exprimera à la fois la méfiance que lui inspire la religion
institutionnelle, et son aspiration vers une religion rationnelle, dont il
se croit le chantre.
A une religion rationnelle répond naturellement une politique
rationnelle, on eût dit « éclairée » au siècle précédent.
56
En politique, Lamartine fait, sous certains aspects, figure
d'attardé du Siècle des Lumières. La fonction qu'il assigne au poète,
guide inspiré du peuple, n'est qu'une réincarnation du rôle assigné au
«philosophe». Son idée du peuple est tout entière dérivée du monde de
L’Encyclopédie. La notion de propriété privée, à laquelle il demeurera
toujours attaché, y figure d'ailleurs comme l'un des piliers de l'ordre,
du travail et de la morale collective. Selon Lamartine, l’idée de
fraternié humaine et l’esprit évangélique doivent devenir les piliers de
la démocratie. Il exprime ses théories dans Jocelyn (1836), l'épopée
inspirée par la vie de l'abbé Dumont, et dans La chute d'un ange
(1838). Son action et sa prose politiques nous laissent l'image d'un
précurseur visionnaire. Les causes qu'il choisit de défendre nous
relèvent sa vision de la justice sociale : les discours sur l’abolition de
l’esclavage, sur les caisses de retraite des vieux travailleurs, sur la
séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Ses discours à la Chambre, plus lyriques que « rationnels » lui
attirent vite la faveur de toute une jeunesse ralliée, en politique comme
en art, à la cause du Romantisme.
Sa carrière politique finit en décembre 1848, après l’élection de
Louis-Napoléon à la présidence de la IIe République. Comblé de dettes,
il n’a plus d’autre ressource que de publier. D'où ces compilations de
vieillesse, cette Histoire de la Turquie (1855), cette Histoire de la
Russie(1855), ces Portraits et biographies (1865), cette Vie du Tasse
(1866), ces souvenirs politiques consignés dans l'Histoire de la
Révolution de 1848 (1849) ou ses Mémoires politiques (1863), enfin et
surtout ce Cours familier de littérature (1856 à 1869) où il nous livre
ses goûts et agacements littéraires.

«Je suis le premier, écrit Lamartine dans la préface des


Méditations poétiques, qui ai fait descendre la poésie du Parnasse et qui
ai donné à ce qu'on nommait la Muse, au lieu d'une lyre à sept cordes
de convention, les fibres mêmes du cœur de l'homme, touchées et
émues par les innombrables frissons de l'âme et de la nature ».
Le but de ses « méditations » est de toucher l'homme en laissant
parler le cœur: une ambition qui séduit le public de 1820. Le mélange
d'évocations ou et de formules oratoires portées par la musique des
vers signent le « ton lamartinien ».
Le Lac, la plus célèbre élégie inspirée par l'amour, est marqué
par l'absence de la femme aimée et par le pressentiment de sa mort
57
prochaine. C'est une méditation sur la fuite inexorable du temps, sur la
brièveté de la vie, par rapport à l'éternité de la nature, seule capable de
garder le souvenir de notre félicité passée :

« O lac ! l’année a peine a fini sa carrière,


Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,
Regarde, je viens seul m’asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s’asseoir ! »

Le poème dévoile l'échange mystique entre l'homme et la nature


qui, seule, peut immortaliser le souvenir d'un grand amour. La cadence
des vers naît l'impression d'une mélodie suave et enchanteresse. Le
poète écrivait en 1823: «Classique pour l'expression, romantique dans
la pensée, à mon avis, c'est ce qu'il faut être».
Dans le recueil Harmonies poétiques et religieuses (1830),
Lamartine aspire à réconcilier la pensée et le rythme, la philosophie et
la poésie dans une visée harmonieuse. Cette harmonie passe pas la foi,
mais il ne s’agit pas de la foi chrétienne : il se retrouve empreint d’un
déisme au sens de Rousseau, où un Dieu plutôt impersonnel crée à
chaque instant des mondes nouveaux qu’Il remplit de toute sa beauté
et dans lesquels Il se perfectionne:

« Mais tandis, ô mon Dieu, qu’aux yeux de ton aurore


Un nouvel univers chaque jour semble éclore,
Et qu’un soleil flottant dans l’abîme lointain
Fait remonter vers toi les parfums du matin,
D’autres soleils cachés par la nuit des distances,
Qu’à chaque instant là-haut tu produis et tu lances,
Vont porter dans l’espace, à leurs planètes d’or,
Des matins plus brillants et plus sereins encor. »

Novissima verba fait allusion à l’une des ultimes paroles du Christ


sur la croix. Le poète imagine le doute du Fils de Dieu et le transforme
en doute universel ; par l’entremise de cette image christique le moi du
poète s’exprime et se met en communication étroite avec le monde :

« Ah ! donnons-nous du moins ce charme consolant


D’entendre murmurer ce souffle en l’exhalant!
Parlons, puisqu’un vain son que suit une longue silence
Est le seul moment de toute une existence… ».
58
Ses Recueillements poétiques (1839), conçus comme une épître
en vers, marquent la nouvelle orientation de sa pensée et de sa poésie,
sa foi au progrès, sa confiance dans un avenir meilleur, sa pitié envers
les souffrances humaines (A M.Félix Guillemardet; La Marseillaise de
la paix). Le poème La Vigne et la Maison, chef-d'œuvre lyrique, est un
émouvant témoignage de sa vie et de sa création. Lamartine a le
mérite d'avoir représenté la première manifestation poétique d'une
nouvelle subjectivité: la poésie lyrique devient une confession
personnelle, l'épanchement d'une affectivité et la recherche des
profondeurs du Moi.
La poétique lamartinienne repose sur un double mouvement, sur
un double désir : celui de l’expansion infinie et celui vers le repos,
vers la fixité du présent (comme moment de bonheur). Le désespoir de
la fuite du temps réclame cette fixité dans l'instant ( Le lac).
Les rapports de sa lyrique avec l’espace reposent sur la
prédilection accordée à certains lieux de recueillement, des havres où
le moi se protège du monde : le vallon, le golfe, la grotte, le lac, le
foyer, la montagne, l’ombre. Cette thématique (du repliement) implique
quelques gestes symboliques : s'arrêter avant de repartir, demeurer, se
perdre, s'ensevelir (par exemple, dans la verdure) ou mourir. Mais le
monde n'est jamais si éloigné qu'il ne traverse, de ses appels assourdis,
le lieu du recueillement : ce sont les « échos lointains », les murmures,
les bruits d’un monde qu’on quitte indéfiniment et auquel on revient
sans cesse.
D’ailleurs, toute la vie de Lamartine est rythmée par ces deux
mouvements contradictoires : attrait de l’espace tranquille (Milly,
Saint-Point) et fascination du mouvement, des changements (Paris).
La maison, le foyer ont le pouvoir de vivre, de lui parler, ils sont reliés
au charme de l’enfance, à la sensation de sécurité que sa terre natale
lui inspire. D’où la nostalgie:

«Efface ce séjour, ô Dieu ! de ma paupière,


Ou rends-le-moi semblable à celui d'autrefois,
Quand la maison vibrait comme un grand cœur de pierre
De tous ces cœurs joyeux qui battaient sous ses toits ! »
(La vigne et la maison)

Ce qui menace ce monde, c’est le désert, le vide, les lieux arides


et inhabités. Le chemin qui part de la maison s’enfonce dans la nature,
59
où le poète retrouve la grandeur du divin, sur laquelle il fonde toute sa
théologie. Mais la nature a un statut ambivalent : lorsqu’elle est
proche du foyer, elle est tout accueil, tout protection et chaleur (bois,
vallons, grotte de Jocelyn), une fois prise la distance, elle devient
désertique, se fait hostile ou indifférente (la vigne, la ronce) :

« La végétation, comme une mer de plantes,


Avait tout recouvert de ses vagues grimpantes;
La liane et la ronce entravaient chaque pas;
L'herbe que je foulais ne me connaissait pas. »
(Jocelyn)

Nombre de pages, en vers ou en prose, à travers la variété des


thèmes abordés, témoignent d'une quête de l'absolu, car le « mystère
suprême » est une préoccupation centrale au sein de laquelle tout
s'ordonne et se confond. Pour importante qu'elle soit, cette préoccupation
n'en admet pas moins des positions variées et même contradictoires.
Le catholicisme orthodoxe, lié au milieu familial de son enfance et à la
vénération de sa mère, s'exprime dans les Méditations poétiques et
dans les Harmonies poétiques et religieuses. Cette foi, reçue, entrera
en conflit avec ses convictions, à la suite des lectures qu’il fait dans
les livres des philosophes du XVIIIe siècle. Ce conflit semble se
résoudre dans une dialectique qui synthétise religion et foi, institution
et sentiment personnel. Cela n’arrive pas parfois sans rupture ou sans
révolte, qui le poussent même à faire l’éloge d’autres religions, de
l’islam, par exemple, qu’il considère un «catholicisme purifié».
Le moi de la lyrique lamartinienne n’est pas le sujet isolé d’une
aventure unique et personnelle. Il réunit dans son expression
l’universalité, il s’étend aux dimensions du monde, pas par orgueil
démesuré, mais dans une volonté de se diluer en ses équivalents
collectifs ou même impersonnels. Ce sujet, devenu universel, fait siens
les mouvements et les changements du temps et du monde. De sa
position paradoxale de singularité et d'universalité, le Je tire le pouvoir
de s'adresser au monde (à 1' «univers») avec une proximité qui définit
la hauteur du lyrisme lamartinien: «Terre, exhale ton souffle! homme,
élève ton âme!» (Harmonies poétiques et religieuses)
Lamartine tourne vers Dieu et l’invoque avec la même force
qu’il invoque la mort, la vie, l’âme de la bien-aimée, le temps. Cela
veut dire que le poète n’isole pas les essences, en les nommant, mais
60
au contraire, il les mêle dans un tout, dans une confusion recherchée,
qui doit affirmer que Dieu est mystère, mutisme, comme tout ce qui
entoure l’Homme. D’ailleurs, toute interpellation de la divinité reste
sans réponse.
Puisque Dieu est mystère et confusion, le Je reste diffus,
universel (car il se confond avec les autres) et indécis. Sur ce fond des
lointains évasifs, la lyrique lamartinienne accorde une place de choix à
l’image ponctuelle, à la parfaite précision des figures. Ses métaphores
tendent, à la différence du Moi, à incarner l’abstraction, à l’attraper
dans la matière. De ce mystère du monde que l’âme reflète et de la
netteté des figures utilisées par le poète résulte la beauté de la lyrique
lamartinienne et son actualité. La « musique » des vers lamartiniens
primie sur le sens et elle naît d’une maîtrise absolue du français, de ses
ressources phonétiques et lexicales. On a comparé souvent la musique
de sa poésie (résultat, entre autres, du mélange de concepts familiers et
de substantifs poétiques) à celle de la tragédie racinienne.

Thèmes et sujets à débattre


1. Comparez le héros de Senancour, Oberman et le héros lyrique
de L’isolement.
2. Quels sont les thèmes de l’élegie lamartinienne La Vigne et la
maison ?
3. Les images de la divinité dans la lyrique lartinienne.
4. Assonances, alitérations et tropes récurrents dans la poésie de
Lamartine.

Bibliographie
Alphonse de Lamartine, Méditations, Ed. Jean-Claude Lattès, 1987

61
Alfred de Musset (1810-1857)

On peut considérer Musset comme le plus déconcertant des


« enfants du siècle ». Son apparence frivole et séductrice n’est qu’un
façade, derrière laquelle se cache un être angoissé et insatisfait. Cet
enfant terrible du Romantisme, qui, à 18 ans, fait figure de dandy, au
Cénacle de Hugo, est à la fois marqué par une sensibilité de névrosé et
atteint par « le mal du siècle», éprouvant un besoin constant d'amour
et de tendresse. Sa dualité permanente anime en lui un dialogue de ses
deux moitiés de lui-même: l'âme tendre et débauchée, le sage et le fou,
le rêveur et le libertin contestataire, le lyrique romantique et le classique
retrouvé. Sa double nature va d'ailleurs se retrouver au niveau de sa
création (poésie, théâtre), illustrant une permanente quête d'identité.
Les contradictions qui coexistent dans son Moi sont complémentaires à
l'inadaptation à son siècle. Son roman autobiographique La Confession
d'un enfant du siècle porte un témoignage sur cette jeune génération
atteinte par « le mal du siècle», dont il fait lui-même partie.
Bien qu’il fréquente les écrivains de l’époque, Hugo, Vigny,
Lamartine, Nodier, Sainte-Beuve, en littérature, Musset s’éloigne de
ses amis romantiques, se déclarant héritier du classicisme du siècle
précédent. Ses œuvres affirmeront le contraire.
Le refus d’un engagement politique fait de lui un solitaire.
L’échec de sa première pièce de théâtre, La nuit vénitienne, l’affecte à
tel point qu’il décide de ne plus écrire pour la scène : ses pièces seront
à lire et non à représenter. Il les fera paraître sous le titre Un spectacle
dans un fauteuil (1832).
Sa pose de dandy se complète de nombreuses aventures galantes.
Même s’il s’avoue avec un cynisme de parade l’émule de Don Juan,
Musset souffre à cause du caractère facile et décevant de ses relations.
Les années 1833-1835 seront marquées par la liaison mouvementée
62
avec George Sand. Femme libérée, autoritaire, Sand, plus âgée que lui,
ne résiste pas aux tentations d’autres aventures: les disputes interminables,
le caractère vulnérable de Musset impriment un parcours malheureux
et fragile à cette relation qui finit pour de bon en mars 1835.
Les créations de Musset se ressentent de ce drame : Fantasio,
On ne badine pas avec l’amour et Lorenzaccio sont empreints de
chagrin et d’amertume. Mais Les Nuits sont écrites comme si le poète
avait fait son chemin de retour à la paix et à la tranquilité, comme s’il
avait voulu exorciser la souffrance. Le roman La confession d’un
enfant du siècle est l’expression d’un pessimisme que seule la trahison
ne peut pas expliquer. Il s’agit de quelque chose de plus profond, de
plus intime, d’un mal plus subtil pour qu’il soit l’expression d’un
simple échec sentimental.
Musset, que Heine nommait ironiquement « un jeune homme de
beaucoup de passé », commence son déclin très tôt. Atteint d'une
maladie de cœur, il tente d'oublier ses souffrances dans l'ivresse, dans
l'opium, dans de nombreuses liaisons sans lendemain. Conscient de ce
triste bilan, il écrit dans « Tristesse »:

« J'ai perdu ma force et ma vie,


Et mes amis et ma gaîté;
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie ».

Il est élu à l'Académie française en 1852, mais cette récompense


officielle ne semble pas l’arracher à son pessimisme. Méprisé par les
nouvelles générations qui voyaient en lui le modèle du poète
romantique larmoyant, il meurt dans l'indifférence en 1857.
Les Contes d’Espagne et d’Italie (1829) connaissent un succès
éclatant. « La lune, comme un point sur un i » devient vite une
expression à la mode et partout en France on fredonne « L'Andalouse ».
Le recueil contient des thèmes faciles (crimes passionnels sur un fond
espagnol ou vénitien), la « couleur locale » est bafouée par des
exagérations ironiques, la versification est « audacieuse » et vise à
attirer l’attention de sorte qu’on puisse retenir très facilement les
poésies. Soucieux de garder son indépendance, il affirme dans ce
recueil un romantisme tapageur, par l'excès de couleur locale et de
virtuosité spirituelle, qui tourne souvent à la parodie. Les classiques
ont vue dans la Ballade à la lune une provocation, tandis que les
63
romantiques ont applaudi les acrobaties rythmiques, même si certains
d’entre eux ont rechigné devant l’ironie du poète à l’adresse de ce
symbole préféré des romantiques :

« C'était, dans la nuit brune,


Sur le clocher jauni,
La lune,
Comme un point sur un i.
Lune, quel esprit sombre
Promène au bout d'un fil,
Dans l'ombre,
Ta face et ton profil ?
Es-tu l'œil du ciel borgne ?
Quel chérubin cafard
Nous lorgne
Sous ton masque blafard ?
N'es-tu rien qu'une boule?
Qu'un grand faucheux bien gras
Qui roule
Sans pattes et sans bras ? »
(Ballade à la lune)

Dans les recueils qui suivent aux Contes d’Espagne et d’Italie le


poète oppose à la thématique humanitaire des romantiques le tourment
de son coeur, déchiré entre la nostalgie de la pureté (La Coupe et les
Lèvres, 1830) et la séduction cynique du mal (Rolla). Mais le grand
acquis de cette période consiste dans le sacre du coeur, en tant qu'
instance souveraine de la poésie. La vraie passion va frayer le chemin
de la connaissance intime, en même temps que la voie maîtresse de la
poésie lyrique.
En ce sens; le cycle poétique Les Nuits (inspiré par la liaison
orageuse avec George Sand) révèle, au-delà de cet épisode de sa vie
sentimentale, une réflexion sur la poésie et sur son caractère
essentiellement intime. En fait, ce cycle ne retrace pas la petite histoire
d'une grande blessure d'amour, mais le chemin initiatique de la
décantation de l'enfer passionnel. Au cycle des quatre Nuits – La Nuit
de Mai (1835), La Nuit de Décembre (1835), La Nuit d'Août (1836) et
La Nuit d'Octobre (1837)– s'ajoutent la Lettre à M. de Lamartine
(1836) et Souvenir (1841), qui, par leur caractère, se rattachent au
lyrisme personnel. On retrouve dans Les Nuits une évolution
64
harmonieuse des sentiments du poète, qui irait du désespoir de la
douleur (La Nuit de Mai) , à l'obsession de son double (La Nuit de
Décembre), jusqu'à l'apaisement de La Nuit d'Octobre et à la tendre
évocation du temps définitivement révolu (Souvenir). Le dialogue
entre le Poète et la Muse, qui se poursuit dans trois poèmes, exprime
la courbe des sentiments. Dans La Nuit de Mai, la Muse exhorte le
Poète à écrire et lui suggère que seule la douleur peut engendrer le
génie poétique, en affirmant: « Les plus désespérés sont les chants les
plus beaux ». Mais cela ne semble pas convaincre le poète meurtri par
la douleur (l'allégorie du pélican). Dans La Nuit de Décembre, le poète
revoit, auprès de lui, un spectre vêtu de noir, qui lui ressemble comme
un frère: ce double est la Solitude, qui le suivra jusqu'à la mort. Dans
La Nuit d'Août, on voit surgir à nouveau l’instinct de vie et de plaisir :
l’art ne compte plus, pourvu qu’on ait l’ivresse. Il se trouve enfermé
entre la vie et la poésie, mais il choisit la vie, car « Il faut aimer sans
cesse après avoir aimé…» Enfin, La Nuit d'Octobre proclame les
vertus bienfaisantes de la douleur, qui lui a appris la vraie poésie et le
prix du travail, de la création: le Poète annonce son retour à la poésie.
Le poème Souvenir est un épilogue aux Nuits, où l’on suggère
l'immortalité du bonheur par le souvenir. Tous les thèmes romantiques
se retrouvent dans ces poèmes lyriques de Musset: l'amour, la solitude,
la souffrance, la nature (plutôt sentie que décrite), le souvenir, la Muse
et le Poète. Selon Philippe Van Tieghem, « le vrai sujet des Nuits est
en effet l'incidence de la souffrance sentimentale sur la création
poétique ». Dans ses poèmes, Musset s'interroge sans cesse sur la
poésie, sur les conditions de la création littéraire, sur la nature de
l'inspiration poétique.
La nuit d’octobre est un nouveau dialogue entre le Poète et la
Muse. Comme celle-ci le lui avait conseillé dans la Nuit de Mai, il se
décide à prendre ses échecs personnels comme thème artistique. Mais,
au souvenir de sa triste histoire d'amour, il perd son sang-froid et lance
une diatribe contre la perfidie féminine :

« Honte à toi qui la première


M'as appris la trahison,
Et d'horreur et de colère
M'as fait perdre la raison !
Honte à toi, femme à l'œil sombre,
Dont les funestes amours

65
Ont enseveli dans l'ombre
Mon printemps et mes beaux jours ! »

La Muse tente d'apaiser la colère du Poète, en lui conseillant


d’écrire car toute douleur est féconde :

« Le coup dont tu te plains t'a préservé peut-être,


Enfant ; car c'est par là que ton coeur s'est ouvert.
L'homme est un apprenti, la douleur est son maître,
Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert.
C'est une dure loi, mais une loi suprême,
Vieille comme le monde et la fatalité,
Qu'il nous faut du malheur recevoir le baptême,
Et qu'à ce triste prix tout doit être acheté,
Les moissons pour mûrir ont besoin de rosée ;
Pour vivre et pour sentir, l'homme a besoin des pleurs ;
La joie a pour symbole une plante brisée,
Humide encor de pluie et couverte de fleurs. »

La trame de La confession d’un enfant du siècle (1836) rappelle


fort la triste aventure que Musset a connue avec George Sand :
Octave, qui a dix-neuf ans, se rend compte que sa bien-aimée le
trompe. Il met fin à la relation, mais la douleur s’empare de lui et ne le
quitte plus. Pour tromper son âme chagrinée, il se lance dans les
plaisirs. La mort de son père l’affecte tant qu’il décide de changer de
vie. Il se retire à la campagne où il tombe amoureux de Brigitte. Même
s’il s’agit d’un amour partagé, Octave ne ressent plus le bonheur, car il
est encore rongé par son expérience de la vie et ne trouve plus la force
d’aimer avec spontanéité : il soupçonne Brigitte, sa jalousie engendre
des querelles interminables entre les amants. Finalement, fatiguée, la
jeune femme le quitte pour épouser un autre homme.
Musset réussit à dépasser le simple témoignage autobiographique
et à situer l’échec de son héros dans une perspective d’ordre historique :

« Si j’étais seul malade, je n’en dirais rien ; mais, comme il y en


a beaucoup d’autres que moi qui souffrent du même mal, j’écris pour
ceux-là ».

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L’œuvre est un subtil document sur la « maladie du siècle ». Les
noms du titre peuvent se comprendre de plusieurs façons : « enfant »
réfère à la jeune génération de 1830 et, en même temps, a le sens de
« produit », « résultat ». Les « enfants » du siècle sont « les produits »
du siècle, c’est-à-dire de l’histoire mouvementée et de la société qui
les poussent à la solitude et au malheur. « Siècle » désigne la période
historique (début du XIXe), mais il comprend aussi la signification
religieuse : le « siècle » veut dire le monde terrestre, celui des vanités
humaines.
Musset est le premier qui ait donné une définition au « mal du
siècle » : il s’agit d’une maladie de l’esprit, due à l’incapacité de
s’adapter de la génération qui avait vécu son enfance et son
adolescence sous L’Empire :

Pendant les guerres de l'Empire, tandis que les maris et les frères
étaient en Allemagne, les mères inquiètes avaient mis au monde une
génération ardente, pâle, nerveuse. Conçus entre deux batailles, élevés dans
les collèges au roulement des tambours, des milliers d'enfants se regardaient
entre eux d'un œil sombre, en essayant leurs muscles chétifs. De temps en
temps leurs pères ensanglantés apparaissaient, les soulevaient sur leurs
poitrines chamarrées d'or, puis les posaient à terre et remontaient à cheval.
Un seul homme était en vie alors en Europe ; le reste des êtres tâchait
de se remplir les poumons de l'air qu'il avait respiré. Chaque année, la France
faisait présent à cet homme de trois cent mille jeunes gens ; c'était l'impôt
payé à César, et, s'il n'avait ce troupeau derrière lui, il ne pouvait suivre sa
fortune. C'était l'escorte qu'il lui fallait pour qu'il pût traverser le monde, et
s'en aller tomber dans une petite vallée d'une île déserte, sous un saule pleureur.
Jamais il n'y eut tant de nuits sans sommeil que du temps de cet
homme ; jamais on ne vit se pencher sur les remparts des villes un tel peuple
de mères désolées ; jamais il n'y eut un tel silence autour de ceux qui
parlaient de mort. Et pourtant jamais il n'y eut tant de joie, tant de vie, tant de
fanfares guerrières, dans tous les cœurs. Jamais il n'y eut de soleils si purs
que ceux qui séchèrent tout ce sang. On disait que Dieu les faisait pour cet
homme, et on les appelait ses soleils d'Austerlitz. Mais il les faisait bien lui-
même avec ses canons toujours tonnants, et qui ne laissaient des nuages
qu'aux lendemains de ses batailles.
C'était l'air de ce ciel sans tache, où brillait tant de gloire, où
resplendissait tant d'acier, que les enfants respiraient alors. Ils savaient bien
qu'ils étaient destinés aux hécatombes ; mais ils croyaient Murât invulnérable,
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et on avait vu passer l'Empereur sur un pont où sifflaient tant de balles, qu'on
ne savait s'il pouvait mourir. Et, quand même on aurait dû mourir, qu'était-ce
que cela ? La mort elle-même était si belle alors, si grande, si magnifique
dans sa pourpre fumante ! Elle ressemblait si bien à l'espérance, elle fauchait
de si verts épis, qu'elle en était comme devenue jeune, et qu'on ne croyait plus
à la vieillesse. Tous les berceaux de France étaient des boucliers, tous les
cercueils en étaient aussi ; il n'y avait vraiment plus de vieillards, il n'y avait
que des cadavres ou des demi-dieux. »
La confession d'un enfant du siècle, I, 1

Bercée de rêves de gloire, sa génération voit tous ses idéaux


anéantis après la chute de Napoléon. Devenue « veuve de César », la
France « s’endort » et sa jeunesse commence à s’ennuyer :

Alors s'assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. Tous ces
enfants étaient des gouttes d'un sang qui avait inondé la terre: ils étaient nés
au sein de la guerre, pour la guerre. Ils avaient rêvé pendant quinze ans des
neiges de Moscou et du soleil des Pyramides. Ils n'étaient pas sortis de leurs
villes ; mais on leur avait dit que, par chaque barrière de ces villes, on allait à
une capitale d'Europe. Ils avaient dans la tête tout un monde ; ils regardaient
la terre, le ciel, les rues et les chemins ; tout cela était vide, et les cloches de
leurs paroisses résonnaient seules dans le lointain.
La confession d'un enfant du siècle, I, 1.

Génération incertaine, à la charnière, qui vante le passé et clame


un avenir de liberté et progrès, mais qui observe que l’esprit du siècle,
de ses contemporains est plutôt enclin à l’égoïsme et aux rêves
d’enrichissement qu’aux rêves de grandeur et de transformation :

Il leur restait donc le présent, l'esprit du siècle, ange du crépuscule qui


n'est ni la nuit ni le jour ; ils le trouvèrent assis sur un sac de chaux plein
d'ossements, serré dans le manteau des égoïstes, et grelottant d'un froid
terrible. L'angoisse de la mort leur entra dans l'âme à la vue de ce spectre
moitié momie et moitié foetus.

L'Histoire d'un merle blanc (1842) est une variante comique de


La confession d'un enfant du siècle. Ce conte, malicieusement
autobiographique, rapporte les infortunes d'un merle très particulier,
puisqu'il n'est pas noir, comme tous les merles, mais blanc. Chassé du
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nid de famille pour cette couleur extraordinaire, il parcourt le monde,
en quête de son identité. Rejeté par tous, il devient poète et s'attire ou
croit s’attirer les grâces d'une jolie merlette, blanche elle aussi. Le
couple est heureux. Or, un jour il découvre que la merlette s’enfarinait
les plumes. Le masque est tombé : l’amant se retrouve auprès d’un
oiseau « décollé et désenfariné, identiquement semblable aux merles
les plus plats et les plus ordinaires ».
Musset porte aussi au théâtre sa relation tourmentée avec George
Sand, faite d’infidélités et de malentendus, de séparations douloureuses
et de réconciliations fragiles. Aux Caprices de Marianne (1833) suit,
l’année suivante, On ne badine pas avec l’amour. Cette comédie en
trois actes relève d’un jeu de salon très prisé par la société mondaine
du temps : le proverbe. L’auteur devait improviser une saynète sur un
proverbe de son choix, le public devant deviner le proverbe que
l’auteur a illustré par la petite pièce comique. A ce jeu sans prétention
Musset accorde une toute autre importance : sa comédie illustre
comment les jeux de l’amour les plus innocents peuvent engendrer des
drames de grande conséquence et des séparations définitives.
Après avoir fini ses études, Perdican revient au château paternel
où il doit épouser sa cousine Camille, qui a dix-huit ans. Camille le
repousse et, pour se venger, Perdican fait une cour ostentatoire à une
petite paysanne, Rosette. Finalement, après un long badinage (où ils se
sont fait beaucoup de mal), Perdican et Camille se déclarent leur
amour. Mais Rosette, qui assiste à la scène, meurt de chagrin. La mort
de Rosette brise le bonheur du couple : Perdican et Camille se sentent
tous les deux responsables pour ce drame et décident de se séparer.
Lorenzaccio (1834) reste le drame le plus connu et le plus réussi
de Musset. Un fait historique réel est à la base de cette pièce : en 1537,
à Florence, le duc Alexandre de Médicis passe pour un tyran débauché.
Pour libérer sa patrie, le cousin d’Alexandre, Lorenzo de Médicis,
l’assassine; comme les républicains se montrent incapables de prendre
le pouvoir, un nouveau duc despotique succède au tyran disparu.
A part le fait qu’il s’agit d’un drame historique, genre très cher
aux écrivains romantiques, l’œuvre est lourde d’allusions à l’actualité
du temps: les républicains de 1537, qui connaissent l’art de bien parler
mais qui se déroutent devant le moindre événement concret, ressemblent
bien aux libéraux français de 1830, qui n’ont pas su tirer parti de la
Révolution de Juillet. Le drame est aussi une occasion pour son auteur

69
de réfléchir sur la vanité de toute action humaine et sur l’inutilité des
efforts de ceux qui veulent changer le cours de l’Histoire.
Le personnage de Lorenzo est à l’image du héros romantique: un
être subtil, plein de contradictions, fort idéaliste et cynique à la fois,
pur et corrompu, angoissé mais plein d’énergie et de volonté. Lorenzo
est probablement le personnage le plus complexe du théâtre romantique.
Tout en étant un écrivain très représentatif du mouvement
romantique, Musset sait s'en détacher avec ironie, ce qui fait de lui un
moraliste lucide et désabusé. Son œuvre entière est marquée par cette
double tendance.
A ses débuts lyriques, Musset puise son inspiration dans le
répertoire de l'exotisme méditerranéen pour composer les Contes
d'Espagne et d'Italie. II peuple les lieux chers aux Romantiques
(Venise, l'Espagne) de personnages remarquables par leur pouvoir
d’attrait. Sa maîtrise de la poésie classique lui permet de désarticuler
les vers et d’engendrer l’admiration de ses confrères envers son
« style », classique et nouveau à la fois.
Son lyrisme s’exprime dans des thèmes douloureux : la nostalgie
provoquée par la fuite du temps (« Souvenir »), le regret d'une
adolescence pure (« Nuit de Décembre »), les souffrances de l'amour
vécu à la fois comme un bonheur et comme un déchirement :

« Après avoir souffert, il faut souffrir encore,


Il faut aimer sans cesse après avoir aimé».

Pour exprimer l'effusion d'un cœur malheureux, Musset trouve


dans la nature des images émouvantes (les souvenirs sont assimilés à
des fleurs), des comparaisons violentes (la parabole du pélican). Il
exprime son exaltation et sa passion par des mots simples: « Crois-tu
donc que je sois comme le vent d'automne ? »
Musset porte toujours sa réflexion sur l’époque où il vit et sur
l’histoire. Il se met les mêmes questions que ses contemporains –
Senancour, Chateaubraind ou Stendhal – sur les tourments que l’histoire
récente avait infligé à sa génération. Lorenzaccio reflète les incertitudes
de l'engagement politique. La confession d'un enfant du siècle étudie
la crise culturelle et affective qui atteint la première génération
romantique. On y trouve une analyse clinique du mal du siècle, et le
constat de la désillusion due à la restauration des Bourbons.

70
Son épanchement lyrique se fonde sur l'idée qu’on accède
difficilement au bonheur: « Le bonheur est une perle si rare dans cet
océan d'ici-bas». La sincérité n'est jamais récompensée; les relations
amoureuses sont faussées par l'amour-propre. Telle est la leçon de On
ne badine pas avec l'amour. Les dialogues traduisent la complexité
des réactions du cœur et certaines répliques font penser à Musset
comme à un moraliste : « Je ne suis ni assez jeune pour m'amuser de
mes poupées, ni assez vieille pour aimer le passé ».
Une autre idée qui marque l'œuvre de Musset est que l'être
humain est soumis à une double tentation, celle de la pureté et celle du
libertinage. Pour tenter de résoudre cette « énigme », il crée des
personnages doubles, à son image. Cœlio, Octave (qui constituent les
deux faces antithétiques du même être), Perdican et Lorenzo
témoignent de cette idée d'un déchirement interne. Comme dans la «
Nuit de Décembre », le double est présent à chaque étape importante
de la vie:

« Le ciel m'a confié ton cœur [...]


Ami, je suis la Solitude ».

Le théâtre de Musset souligne, comme sa poésie, l’impossibilité


du bonheur et la vanité de l’action. L’idéal du héros est détruit au
contact de la bassesse humaine. La défense de l’humanité, la volonté
de faire triompher la justice perdent leur sens devant le spectacle que
l’espèce humaine présente : « Les hommes sont menteurs, inconstants,
faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches». (Perdican, dans On
ne badine pas avec l’amour). Lorenzo, à son tour, affirme qu’il ne
supporte plus « d’entendre brailler en plein vent le bavardage humain ».
Le pessimisme structural de Musset est celui d’un moraliste qui
a perdu peu à peu ses illusions sur lui-même et sur les autres. Son
parcours ressemble à celui de ses personnages, du succès brillant à
l’amertume et à l’angoisse. Mais ce qui distingue Musset des autres
romantiques, c’est la force qu’il retrouve dans la souffrance, son
pouvoir rédempteur : « Nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert. »

Thèmes et sujets à débattre


1. La lune dans la lyrique d’Alfred de Musset.
2. Expliquez l’allégorie du pélican dans la Nuit de mai.
71
3. Quelles sont, selon Musset, les causes du « mal du siècle » ?
4. Thèmes, motifs et symboles dans l’allégorie Histoire d’un
merle blanc.
5. Le thème du double chez les Romantiques.
6. Lorenzaccio, personnage historique et personnage de drame
romantique.

Bibliographie
Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle
Alfred de Musset, Les Nuits
Alfred de Musset, Lorenzaccio

72
Alfred de Vigny (1797-1863)

En baptisant leur lieutenant « le Père de la Pensée », les soldats


du jeune comte Alfred de Vigny inventaient un surnom, qui allait
illustrer sa vie tout entière.
Né dans une famille de nobles ruinée par la Révolution, Vigny
est élevé dans la fierté de ses origines nobiliaires, le regret de la
monarchie et le mépris de Napoléon. Il constatera assez vite
l’inadaptation aux temps nouveaux de l’éducation qu’il avait reçue. Il
se prépare pour l’Ecole Polytechnique, il veut devenir officier
supérieur quand survient la Restauration. A dix-sept ans il est déjà
sous-lieutenant dans la compagnie des gendarmes royaux. Ses rêves
de gloire s’évanouissent quand il doit escorter Louis XVIII en fuite
(1815) devant le retour de Napoléon. Il suit sa carrière militaire care
elle lui offre des loisirs pendant lesquels il se consacre à la lecture et à
la poésie. Son premier triomphe littéraire s’appelle Eloa (1824), une
épopée en trois chants (à sujet religieux).
Une année plus tard, Vigny s'installe à Paris avec Lydia
Bunbury, une jeune Anglaise qu'il vient d'épouser, et se consacre
totalement à la littérature. En 1826, il publie les Poèmes antiques et
modernes et un roman historique, Cinq-Mars, relatant une authentique
conjuration ourdie en 1639 par le marquis de Cinq-Mars (1620-1642)
contre le cardinal de Richelieu qui le fit décapiter. En même temps, il
s’essaie au théâtre et fait jouer La maréchale d’Ancre (1831). Derrière
Victor Hugo qui s'en affirme le chef de file, Vigny apparaît comme
l'un des maîtres de la nouvelle école romantique.
La Révolution de juillet 1830 le consterne et le règne bourgeois
de Louis-Philippe (1830-1848) le blesse profondément. « Libéré de
ses superstitions politiques », comme il le dit lui-même dans son
Journal, Vigny évolue vers des sentiments humanitaires, s'intéresse au
christianisme social de Lamennais et adopte même certaines idées

73
républicaines. Il renonce pour une période à la poésie, car il veut
rédiger une épopée en prose (de la « désillusion ») qu'il consacre aux «
parias » de la société, c'est-à-dire à ceux qui préfèrent vivre dans la
misère et parfois mourir plutôt que de renoncer à leur idéal ou de subir
le joug du monde matérialiste. Ce sera la malheureuse condition du
Poète dans le récit de Stello (1832) d'où il tire le drame de Chatterton
(1835). Puis celle du Soldat dans Servitude et grandeur militaires,
celle enfin du Théosophe dans Daphné, en 1837.
Les années 1837-1838 constituent la période la plus sombre de
la vie du poète. Vigny perd sa mère, se brouille avec ses amis, rompt
avec sa maîtresse, l'actrice Marie Dorval, pour laquelle il a écrit
Chatterton. Cette série d'épreuves l'incite à se retirer du monde, d'abord
en Charente, puis à Paris où il s’impose à mener une « vie d'ermite ».
Là, dans le silence et la solitude, il compose ses plus grands poèmes,
d'une sombre inspiration, qui traduisent sa souffrance : La mort du
loup (1838), La colère de Samson et Le mont des oliviers (1839), La
maison du berger (1844) et La bouteille à la mer (1847). Ces poèmes,
empreints de pessimisme, ne seront publiés qu'après sa mort dans le
recueil intitulé Les Destinées.
Retrouvant peu à peu son équilibre et le goût de vivre, Vigny
renoue avec les salons littéraires. Après six candidatures malheureuses,
son élection à l'Académie française (1845) lui apporte la consécration.
Après la Révolution de 1848, de plus en plus amer, Vigny se
retire en Charente où il mène l'existence d'un gentilhomme campagnard.
Atteint d'un cancer, il éprouve les plus grandes difficultés à assister
aux séances de l'Académie française. Après la mort de sa femme,
Vigny continue à vivre en ermite, consignant jusqu'au bout ses
réflexions dans son Journal (publié en 1867, après sa mort) et trouvant
dans la solitude qu'il qualifiait de « sainte » un bonheur stoïcien.
Le Journal d’un poète comprend des témoignages et des
informations indispensables à la compréhension de l’auteur et de son
œuvre. Là, parmi les réflexions sur son époque et ses projets de travail,
Vigny donne sa conception de la poésie, définit son idéal poétique :

Ce que je suis partout (je crois), c'est moraliste et dramatique de forme.


(1831)
Je veux écrire pour les hommes de mon temps, avec le langage et
l'esprit de mon temps, et, s'il se peut, au profit de mon temps [...] préférant de
beaucoup mes propres idées sur toute chose à celles des autres. (1835)
74
La perpétuelle lutte du Poète est celle qu'il livre à son idée. Si l'idée
triomphe du Poète et le passionne trop, il est sa dupe et tombe dans la mise en
action de cette idée et s'y perd. Si le Poète est plus fort que l'idée, il la pétrit,
la forme, la met en œuvre. Elle devient ce qu'il a voulu : un monument. (1837)
Rien n'est plus rare qu'un poète écrivant en vers le fond de sa pensée la
plus intime sur quelque chose. Quand on y arrive et que l'on sort de ce que la
poésie a de trop fardé, composé et compassé, on éprouve une secrète et douce
satisfaction à la rencontre du vrai dans le beau, (1842)
La Poésie en vers, la seule vraie dans la forme du rythme et de la rime,
est un élixir des idées ; mais le choix de ces idées est difficile ; le vrai Poète,
seul, a le goût assez exquis pour les frayer et séparer l'ivraie du bon grain. (1843)
La beauté de la pensée a pour fin la poésie la plus parfaite qui est le
plus grand effort de la pensée conservé par les langues. La beauté des actions
a pour fin les marques de grandeur, de dignité et d'honneur qui rendent la vie
d'un homme digne de mémoire. (1851) (Journal d’un poète)
Vigny rêvait d'une oeuvre idéale, qui unirait les aspirations du
poète à celles du philosophe, traduisant son expérience intérieure sous
forme symbolique. « J'ai dit ce que je sais et ce que j'ai souffert »,
notait-il dans le Journal d'un poète, peu avant sa mort. En effet, Vigny
a subi, tour à tour, les humiliations du gentilhomme déclassée, celles
d'une carrière militaire ratée, il a connu la tristesse du poète incompris
et de l'amant trompé, ainsi que le tourment spirituel. Rudement meurtri,
Vigny va surmonter ces épreuves, en mettant son Art au service de
l'Idée et de l'Esprit pur, seule voie de salut de l'être humain. Son nom
est lié à un genre de poésie réfléchie, grave et profonde, qui le distingue
des autres poètes romantiques. Dans le recueil Poèmes antiques et
modernes (1826), il se fait l'écho de certains thèmes romantiques;
entre autres, celui de l'homme de génie incompris et mal aimé (Moïse).
Les destinées marque l'approfondissement de sa pensée, l'analyse
lucide d'une expérience humaine et littéraire, la recherche d'un équilibre
et d'une sagesse. Vigny y conçoit un système philosophique, dont
l'évolution a connu certaines étapes de grand intérêt. Dans tous ses
poèmes Vigny se réclame du même credo humaniste qu'il va exprimer
plus tard, dans La Maison du Berger: « J'aime la majesté des souffrances
humaines ». Le poète s'interroge sur les problèmes de la condition
humaine, sur la vie et sur la mort, sur la nature, sur l'amour, sur le rôle
du poète, etc. On peut y déceler la philosophie du poète, qui évolue
sans cesse, représentant une méditation sur les graves problèmes de
l'humanité. La première étape de sa pensée philosophique est le
75
pessimisme, illustré par les poèmes Le Mont des Oliviers, La Colère
de Samson et par La Mort du loup, qui, pour sauver sa famille, se fait
tuer en silence. C'est une leçon de stoïcisme et de dignité, devant les
malheurs de la vie, et surtout devant la mort. Fidèle à son aveu: «
J'aime l'humanité, j'ai pitié d'elle » le poète ne cesse de travailler pour
son avenir. C'est pourquoi il va dépasser l'étape pessimiste, pour
aboutir à la sérénité (1842-1845) illustrée par les poèmes La Flûte et
La Sauvage.

Publiées en 1864, peu après la mort de leur auteur, Les Destinées


se composent de onze poèmes rédigés entre 1838 et 1863. Comme le
suggère le sous-titre de l'œuvre : « Poèmes philosophiques », le poète
se penche sur les hyposthases de la condition humaine. Vigny dépeint,
à l’aide d’une succession de symboles, l'évolution de la conscience
humaine qui, s'arrachant lentement à la misère et à l'ignorance,
s'engage sur la voie du Progrès.
Le recueil s'ouvre sur le poème qui donne son titre à l'ensemble
de l'ouvrage : Les Destinées, et qui dresse un tableau sinistre de
l'humanité soumise à une fatalité tragique qui lui interdit toute espérance:

« Depuis le premier jour de la création,


Les pieds lourds et puissants de chaque Destinée
Pesaient sur chaque tête et sur toute action.
Chaque front se courbait et traçait sa journée
Comme le front d'un bœuf creuse un sillon profond
Sans dépasser la pierre où sa ligne est bornée. »

La maison du berger (rédigée entre 1840 et 1844) atténue le


pessimisme du poème précédent. A la précipitation des citadins et à
l'agitation de la civilisation industrielle, Vigny oppose l'existence calme
qu'offrent « les grands bois et les champs ». Dédié à Eva, symbole de
la perfection féminine, le poème est une invitation à fuir les « cités
serviles » et à se réfugier dans la maison d’un berger, havre d’amour,
de liberté et de paix. La seconde section du poème célèbre la Poésie
dont les feux illuminent « l’humaine raison ». La dernière section
exprime la relation que le poète entretient avec la nature: contrairement
à la plupart des Romantiques, Vigny ne trouve pas sa consolation dans
la nature, la trouvant indifférente aux souffrances de l’homme.
Les oracles est une méditation sur les événements de 1830 et de
1848, et se présente comme son testament politique. Quoique Vigny
76
se soit présenté à la députation, il n’a pas obtenu les voix dont il aurait
eu besoin pour être élu, ce qui l’a poussé, déçu par les résultats, à se
retirer de la scène politique. En plus, il se méfie de l’égalité
républicaine qui risquerait à son opinion d’étouffer l’élite. Il y attaque
tour à tour la bourgeoisie, qu'il accuse de ne songer qu'à défendre ses
intérêts, la démagogie des députés et la démocratie.
La sauvage célèbre les bienfaits de la colonisation. Comparant
les Indiens à des « loups perdus qui se mordent entre eux », Vigny
imagine qu'une Indienne, une « sauvage », demande, pour échapper à
une tribu ennemie, aide et hospitalité à un pasteur anglais. Celui-ci
l'accueille en lui vantant les mérites de la « Loi d'Europe » et de la paix.
La colère de Samson, écrit après la rupture de Vigny avec
l'actrice Marie Dorval, évoque les souffrances inhérentes à la fin d'un
amour. Quant à La mort du loup, elle prône le courage et la dignité
devant la maladie et la mort.
La flûte montre comment les limites corporelles et physiques
paralysent et entravent les élans de l'âme. Le mont des oliviers reprend
les doutes et les interrogations de Vigny sur l'existence et la bonté de
Dieu. Les deux poèmes décrivent les principales faiblesses de la
condition humaine que sont aux yeux de Vigny l'ignorance et le doute.
La bouteille à la mer est tout à fait le contraire du poème
précédent : à l’amertume s’oppose la foi inébranlable dans la Science
et le Progrès.
Succédant à Wanda, qui dénonce la cruauté des tyrans, L’esprit
pur (1863) est le testament spirituel de Vigny. Symbole des créations
de l’intelligence, l’esprit pur assure l’immortalité aux artistes qui ont
su guider les hommes vers des horizons plus brillants.
Parti d’un pessimisme radical, Vigny évolue le long de ce recueil
vers une philosophie idéaliste. Les premiers poèmes dépeignaient les
souffrances de l’être social (par rapport à la politique, à la civilisation
et aux sentiments), le deuxième volet du recueil (La Flûte, Le mont
des oliviers) constate que Dieu a abandonné l’homme à son sort, pour
que les derniers deux poèmes, La bouteille à la mer et L’esprit pur
célèbrent la foi dans le progrès, qui seul permettra à l’humanité
d’améliorer les conditions de son existence. Sa démarche philosophique
parvient finalement à une étape supérieure, l'optimisme (1847 –1863),
mettant sa méditation au service de l'humanité. L'humanisme de Vigny
édifie une sagesse individuelle, présente dans l'allégorie La Bouteille à
la mer, qui dévoile le virage optimiste de sa pensée. Vigny est
77
convaincu que « le vrai Dieu, le Dieu fort, est le Dieu des Idées» et
que « la dignité de l'homme moderne est dans la pensée ».
Dès La Maison du Berger, il exalte les valeurs positives, surtout
un esprit d'Humanité, construit du culte de la Raison, de la Poésie et
de la Femme ». Vigny y précise le rôle du poète dans la société
moderne, faisant du vers « J'aime la majesté des souffrances humaines
» sa devise même: « Ce vers est le sens de tous mes poèmes
philosophiques. L'esprit d'humanité. L'amour entier de l'humanité et
de l'amélioration de ses destinées » (Journal, 1844). Vigny exprime sa
pensée avec vigueur et précision, Il sait transformer la souffrance en
dignité et le silence en poésie. Il illustre sa pensée par des symboles
éternels, car, selon lui, « tous les grands problèmes de l'humanité
peuvent être discutés dans la forme des vers» (Journal, 1843). Alfred
de Vigny demeure avant tout « le Penseur essentiellement humain ».
En plaidant pour le culte de l'Esprit, le poète se montre moralement
vainqueur de sa destinée.
Si Les Destinées finissent sur un ton optimiste, le drame en prose
Chatterton (1835) ne semble pas une œuvre portée à l’optimisme. Le
sujet est tiré d’une des nouvelles de Stello (1832), où Vigny analysait
le conflit entre le Poète (voix de la Vérité) et la Cité (voix du
Mensonge). Dans la préface de son drame, Vigny confie à son public
ses intentions: « J’ai voulu montrer l’homme spiritualiste étouffé par
une société matérialiste, où le calculateur avare exploite sans pitié
l’intelligence et le travail. » Le poète est la victime de l’exploitation de
la société, car il a « besoin de ne rien faire pour faire quelque chose en
son art. » et la société le contraint à un travail « positif et régulier », à
exercer un métier quelconque. Or, dit Vigny, cela tarit son imagination,
émousse sa sensibilité et le tue « tout court ». La thèse de Vigny est un
peu risquée et paradoxale, car il demande à la société de prendre en
charge les poètes qui, dès leurs premières œuvres, ont su donner des
preuves de leur génie.
Au-delà de son caractère utopique, la thèse de Vigny intéresse
par sa portée sociale et morale. Plutôt que de renoncer à leur art pour
assurer leur existence quotidienne, plusieurs écrivains avaient préféré
se suicider : l'année même de Chatterton, Emile Baillaud se laisse
mourir plutôt que de mendier ; bientôt Aloysius Bertrand finira dans la
misère la plus sombre. L'opinion publique commençait à s'émouvoir
du sort de ces artistes désespérés, et Balzac, dans une Lettre aux
écrivains français (novembre 1834), parlait en leur faveur. Chatterton
est d'abord une protestation contre la condition misérable que la
78
société, indifférente, réservait aux artistes qui ne pouvaient pas vivre
de leur plume.
La pièce renferme en outre une évidente signification morale :
comme la plupart des Romantiques, Vigny ne croit pas au progrès
uniquement fondé sur l'amélioration du bien-être. L'argent, l'activité
économique sont nécessaires mais insuffisants au bonheur. La destinée
tragique du Poète est le signe d'un affaiblissement des valeurs
spirituelles. Avec son héros, il prend délibérément parti pour le rêve,
la justice et la liberté.
Le génie, pour Vigny, prend la tâche d’éclairer la marche en
avant de l’Humanité, mais cette tâche a comme revers la solitude :

« Hélas ! je suis, Seigneur, puissant et solitaire


Laisse-moi m’endormir du sommeil de la terre ! »,

s’écrie Moïse. A la différence des autres Romantiques, l’esprit


supérieur ne dispose chez Vigny d’aucune consolation : Dieu s’est tu,
après avoir abandonné l’homme à son sort. Les doutes des mortels
sont justifiés, car le Christ lui-même éprouve, à la veille de mourir, le
silence de son Père (Le mont des oliviers). La nature, grandiose,
comme Dieu, manifeste une sorte d’indifférence-arrogance devant les
souffrances et la destinée humaines (La Maison du berger). La Femme
est d’une ambiguïté redoutable : tantôt elle incarne l’amour idéal
(Eva), tantôt apparaît comme séductrice satanique, « être impur de
corps et d’âme » (Dalila). Enfin, la société est enfoncée dans le
matérialisme, condamnant l’Esprit et ceux qui l’incarnent à devenir
des « parias » (Chatterton). La rançon de son talent est, pour le poète,
sa destinée même, soumise à une fatalité tragique.
De la destinée du Poète, le fatalisme de Vigny s’étend à l’Humanité
entière : en lutte contre la misère et l’ignorance, abandonnée de Dieu,
il ne lui reste que deux certitudes : la souffrance et la mort.
L'œuvre de Vigny est une permanente question sur l’attitude que
l’homme devrait adopter devant la fatalité. La leçon de La mort du
loup est qu’il faut souffrir en silence, accepter sereinement
l’accomplissement de son destin.
La souffrance permet en outre à l'homme de se hausser jusqu'à
l'héroïsme. De même que le soldat trouve dans l'accomplissement de
sa tâche l'honneur qui l'ennoblit, de même l'homme fonde sa dignité
sur le courage qu'il oppose aux épreuves du Destin.
79
La situation du Poète n’est pas différente de celle de ses
semblables : il demeure marqué du même sceau tragique. Mais,
prophète de l'Esprit, il doit affronter l'incompréhension et le mépris
d'autrui. Son repliement dans une « sainte solitude » n'est pas égoïsme
mais nécessité : « Quand j'ai dit : la solitude est sainte, précise Vigny
dans son Journal, je n'ai pas entendu par solitude une séparation et un
oubli entier des hommes et de la société, mais une retraite où l'âme se
puisse recueillir en elle-même, puisse jouir de ses propres facultés et
rassembler ses forces pour produire quelque chose de grand. »
Convaincu que l'homme ne peut attendre d'autre secours que de
lui-même, Vigny évolue toutefois, à la fin de sa vie, vers plus
d'optimisme, en voyant dans le Progrès le seul remède possible aux
malheurs terrestres. Le héros de « La bouteille à la mer » donne en
effet tort à Chatterton : contrairement à Chatterton qui brûle ses
œuvres parce qu'il juge la postérité indigne de les lire, le vieux
capitaine, songeant aux générations futures, confie, après avoir fait
naufrage, son ultime message à une « bouteille ». Le symbole est clair.
Il vaut mieux de répandre le « Savoir », moteur du Progrès.
Vigny partage avec la plupart des Romantiques la conviction
qu'un monde nouveau naîtra bientôt : ce sera l'ère de l'Esprit. Le
dernier poème des Destinées, précisément intitulé « L'esprit pur »,
constitue un véritable acte de foi dans la culture et dans l'humanisme.
De cet Esprit qui fonde en quelque sorte une religion sans Dieu à la
gloire de la Pensée, les poètes et les philosophes sont les interprètes
privilégiés. Vigny éprouve ainsi la joie d'appartenir à cette élite dont
les œuvres garantissent l'immortalité. Toutes les déceptions
disparaissent devant cette orgueilleuse conviction.
Vigny professe donc une haute conception de la poésie, « des
vrais penseurs impérissable amour ». C'est pourquoi il répugne à
analyser ses états d'âme. Chacun de ses poèmes est l'illustration des
grands problèmes métaphysiques, l'aboutissement d'une méditation
personnelle. Cette puissance de la pensée explique qu'à l'inverse par
exemple de Victor Hugo, Vigny se soucie peu de renouveler les
formes métriques traditionnelles. Il adopte l'alexandrin dont la majesté
convient à la gravité de ses sujets.
Sa poésie philosophique demeure pourtant compréhensible grâce
à l'utilisation constante de symboles. Un personnage, une situation
viennent toujours donner une représentation concrète de l'idée
exprimée. Moïse symbolise ainsi le génie, le Christ le doute, la
«bouteille à la mer» l'espoir...
80
Thèmes et sujets à débattre
1. Expliquez ce credo de Vigny par rapport à sa poétique : « La
Poésie doit être la synthèse de tout, la prose, l'analyse de tout. L'une,
le sommaire, l'autre, le détail de la pensée. » (1844)
2. « La perpétuelle lutte du Poète est celle qu'il livre à son
idée. » En quoi consiste la nouveauté de cette affirmation de Vigny ?
3. Analysez les valeurs symboliques que Vigny imprime à
« l’esprit pur » et à la « bouteille à la mer » dans Les Destinées ?
4. Le pessimisme de Vigny.

Bibliographie
Alfred de Vigny, Les Destinées, différentes éditions

81
2.4. Le visionnaire romantique

Victor Hugo (1802-1885)

Poète, dramaturge et romancier, mais aussi théoricien de la


littérature, Hugo est une personnalité puissante, passionnée et active,
un tempérament excessif, qui a dominé son siècle, étant considéré le
chef de l’école romantique.
On dit que, par la diversité de son œuvre et par sa popularité,
Hugo a construit le XIXe siècle, qu’il l’a formé à son image. «Je suis
fils de ce siècle», affirme-t-il, en se définissant.
Une enfance vagabonde (car son père, officier, voyage beaucoup)
à laquelle suit l’adolescence marquée par une incertitude affective
troublante: ses parents se séparent et Hugo se voit obligé de partager
son affection entre son père, général d’Empire, admiré et craint à la
fois, et sa mère, royaliste, dont il idéalise la bonté.
Le goût pour la poésie se révèle dès sa première jeunesse et il est
aussitôt célébré comme un prodige. Ce succès le détermine à
abandonner ses études et à fonder avec ses frères un journal, le
Conservateur littéraire.
Bien qu’il écrive, à ses débuts, une poésie plutôt conservatrice,
ses premiers romans (Han d’Islande et Bug-Jargal) sont influencés
par le mélodrame, par la lecture des romans historiques, des «romans
noirs» et surtout par l’amitié avec Charles Nodier qui ouvre son
inspiration à l’imaginaire et au fantastique.
A 23 ans, très amoureux, il épouse Adèle Foucher, qui deviendra
la mère de ses cinq enfants. La douceur du foyer est doublée d’une
reconnaissance officielle de ses talents qui lui apportera la même
année la Légion d’honneur. Toutefois ce bon père et bon époux, fidèle
à son roi, se prépare déjà à devenir le chef d’une jeunesse
82
revendicatrice et révolutionnaire. Hugo n’obtiendra pas cette
renommée à la suite de son engagement politique, mais par ses écrits
(les préfaces à ses recueils de poésies ou à ses pièces de théâtre) où il
réclame la liberté de l’art.
En 1827, Hugo rassemble autour de lui les jeunes écrivains de
l’époque dans ce qu’on appelait le «Cénacle ». C’est le temps des
premières grandes batailles contre les conventions artistiques: il théorise
un nouvel art dramatique dans la préface de Cromwell, il éblouit le
public par la virtuosité de sa versification dans Les Orientales et se
lance dans la bataille entre les classiques (les partisans de l’ordre et
des schémas les plus strictes en matière de goût) et les romantiques
(les partisans de l’indépendance de l’œuvre artistique face aux normes
et aux préjugés). A la fin du règne de Charles X, en 1830, Hugo
transforme le théâtre en tribune des idées nouvelles et des prouesses
littéraires: Hernani déclenche une bataille mémorable entre les
Anciens et les Modernes.
Entre 1830 et 1840, Hugo vit intensément (il s’éprend d’une
jeune actrice, Juliette Drouet, qui voit en lui «Dieu fait homme »),
écrit quatre recueils de poésie lyrique, un roman historique (Notre-Dame
de Paris) et le drame Ruy Blas qui lui valent le titre de «grand
écrivain” de sa génération. Sa gloire n’est pas exempte d’échecs: sa
pièce, Les Burgraves, quitte l’affiche très vite, l’Académie ne le reçoit
pas dans ses rangs et le poète vit de façon dramatique la perte de sa
jeunesse. Mais le pire ne s’était pas encore produit.
En 1843, rentrant en France après un voyage en Espagne, Hugo
déplie un journal et y lit l’annonce de la mort de sa fille, Léopoldine,
noyée accidentellement dans la Seine avec son mari. La réaction du
poète est dramatique: «Je fus comme fou dans un premier moment ».
A partir de ce moment-là, Hugo ne publiera rien pendant presque dix
ans, mais sa souffrance, atroce, on la retrouve dans les vers qu’il écrit
dans cette période et qu’il allait faire paraître à la fin de cette morne
décennie. Les Contemplations rendent compte de cette expérience de
la douleur, des doutes et des révoltes du poète: on peut affirmer que
cette perte a pour Hugo une fonction régénératrice, son lyrisme perd
son côté «facile » et la méditation sur la mort aboutit dans ce recueil à
sa perfection esthétique.
C’est aussi dans ces années que Hugo commence à élaborer le
roman qui sera intitulé Les Misérables. Ce roman est l’expression de
son intérêt constant envers les condamnés: il visite le bagne de Toulon
83
et se préoccupe des conditions de détention, devenant un adversaire
acharné de la peine de mort. La fonction du poète est aussi celle de
s’impliquer dans les problèmes de la société où il vit; le poète qui
assigne à la poésie une mission civilisatrice se change en homme
politique.
Après la Révolution de 1848, Hugo devient orateur «de gauche»
à l’Assemblée Constituante. Pendant la Seconde République, les
discours du député Hugo à la tribune ne font que reprendre les
principaux thèmes militants de ses poèmes ou de ses romans: il fait
plusieurs réquisitoires contre le travail des enfants et contre les
déportations, il réclame une loi par laquelle l’instruction devienne
obligatoire et affirme que l’Etat doit protéger «les droits de l’homme ».
Mais la République ne dure pas longtemps: la chute du
gouvernement républicain à la suite du coup d’Etat de Louis-Napoléon
Bonaparte afflige Hugo, qui assiste aux émeutes et encourage les
insurgés. Puisqu’une grande récompense est promise à celui l’arrêtera,
Hugo est forcé de se cacher, il change d’identité et quitte la France
pour Bruxelles. Là il fera le récit des crimes du 2 décembre et publiera
le pamphlet Napoléon le petit qui lui vaudra beaucoup de malheurs,
car le nouveau régime installé à Paris demande à la Belgique d’exiler
Hugo. C’est en 1852 que commence cet exil imposé dans les îles
anglaises de la Manche et qui durera une vingtaine d’années.
Bien qu’expulsé, Hugo exerce, par ses écrits, une influence
considérable sur ses contemporains et la publication des Châtiments
en 1853 le transforme en principal opposant au Second Empire. Les
républicains demandent son soutien pour une pétition en faveur
d’autre proscrits: cette pétition lui vaudra d’être expulsé de Jersey
pour l’île de Guernesey. Un décret d’amnistie lui permet de rentrer en
France, mais il refuse en affirmant de nouveau son adversité envers le
régime impérial: «Quand la liberté rentrera, je rentrerai ».
L’exil a, tout comme la mort de sa fille, une influence plutôt
bénéfique sur son esprit créateur. Si on met en rapport la vie de Hugo
avec sa création, on ne peut que s’étonner de la force dont il a fait
preuve, métamorphosant son malheur en des œuvres d’une valeur
inestimable. A Jersey et à Guernesey le poète ouvre ses yeux aux
paysages grandioses et mystérieux: l’océan et les tempêtes, les grottes
et les promontoires l’inspirent, il écrit beaucoup et dessine. Ces années
lui apportent aussi le don de voyant, au sens propre et au sens figuré.
Au sens propre puisqu’il est initié aux secrets du spiritisme, au sens
84
figuré parce que sa poésie s’imprègne de ce goût de l’invisible, de
l’au-delà. Il est convaincu et essaie de convaincre aussi son public que
le monde invisible et celui terrestre peuvent communiquer. Le recueil
des Contemplations, paru en 1856, nous rend ce dialogue avec la mort.
Le poète qui conduit les masses à l’action contre l’injustice devient
aussi le guide de l’homme dans la connaissance de l’invisible, de ce
qui se dérobe aux regards.
Plus il s’absente de la France, plus les Français le mythifient.
Sur le rocher des proscrits il se laisse photographier «écoutant Dieu »
et il se croit le porteur d’une mission prophétique: il veut récrire
l’histoire del’Humanité pour lui donner le sens qui, jusqu’à lui, était
resté caché aux mortels. C’est à ce but monumental qu’il compose une
œuvre monumentale, La légende des siècles. L’idée de décrire les
misères sociales et la façon dont les âmes passent de la déchéance à la
rédemption est reprise, en prose, dans le roman Les misérables, paru
en 1862.
En 1870 son retour en France, l’accueil chaleureux que ses
compatriotes lui font le console de toutes ces années de séparation.
Ses dernières années sont marquées des tristesses (il voit mourir ses
deux fils et sa bien-aimée Juliette) et des joies: il écrit pour ses petits-
enfants qui restent auprès de lui L’art d’être grand-père et la publication
de la dernière partie de La légende des siècles est un grand succès.
Il meurt le 22 mai 1885, les paroles prononcées sur son lit de
mort étant celles d’un visionnaire: «C’est ici le combat du jour et de la
nuit». Pendant les funérailles nationales qu’on organise à son honneur,
deux millions de personnes conduisent son corps au Panthéon.

L’ŒUVRE POETIQUE

A vingt-sept ans, Hugo regroupe ses œuvres dans un premier


grand volume qui porte le titre Odes et ballades (1828). A part les
pièces de circonstance (Le rétablissement de la statue de Henri IV), le
poète parle de son bonheur, de ses rêves et, déjà audacieux, il exprime
son ardeur bonapartiste éveillée par les retrouvailles avec son père et
réclame la liberté de l’art. «Mais, dit-il, il ne faut pas croire que cette
liberté doive produire le désordre; bien au contraire ». A la lecture de
ce recueil, on a l’impression que Hugo joue, qu’il expérimente de
nouvelles formes; les sujets choisis sont pittoresques, les personnages
sont des chevaliers d’un Moyen Age fantastique (un Roi Jean qui
85
n’existe que pour justifier le vers de 3 syllabes) ou d’un Orient
imaginaire:

«Par saint Gille,


Viens-nous-en,
Mon agile
Alezan;
Viens, écoute,
Par la route,
Voir la joute
Du roi Jean.»

Après les ballades, «genre capricieux» et musical, Hugo va


démontrer, dans les Orientales, que tout est possible à l’artiste: «Que
le poète aille où il veut, en faisant ce qui lui plaît; c’est la loi». C’est
pour la première fois qu’une idée très prisée par les poètes de la
modernité s’affirme: «Tout est sujet; tout relève de l’art; tout a droit
de cité en poésie». En d’autres termes, le poète a dorénavant le droit
de parler de ce qui l’intéresse, de ce qui lui attire l’attention, il n’est
plus soumis à certains sujets et interdit à d’autres. Cela dit, Hugo se
penche toujours sur l’Orient de ses fantasmes. Dans les poèmes de ce
volume pullulent les muftis, les sultanes et les pachas, la versification
y prend aussi des formes étonnantes et l’ensemble est coloré en
touches exotiques:

«Les Djinns funèbres,


Fils du trépas,
Dans les ténèbres
Pressent leurs pas » (Les Djinns).

Ici, comme partout dans ses œuvres, le poète n’oublie pas les
sujets de l’actualité: quelques années auparavant les Grecs s’étaient
révoltés contre la domination turque et les Turcs avaient massacré, par
représailles, la population de l’île de Chio. Cette tragédie, qui avait
déjà inspiré un célèbre tableau à Delacroix, est rendue par Hugo sous
le signe de la vengeance:

«Que veux-tu? fleur, beau fruit, ou l’oiseau merveilleux?


– Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles » (L’enfant).
86
Les feuilles d’automne (1831) est le volume de la poésie d’intimité,
de confidences. Le tumulte extérieur (la Révolution de Juillet 1830)
n’atteint pas le cœur du poète qui s’adonne à l’élegie et à l’exaltation
du Verbe. Il définit sa poésie comme un «écoulement», où la vie et le
langage sont emportés par le flot, le vol, l’écho. Les «soleils couchants »
y sont l’expression de sa mélancolie, mais l’ensemble est optimiste,
car, à force de regarder la nature, il comprend sa joie, sa «fête»:

«Je m’en irai bientôt, au milieu de la fête,


Sans que rien manque au monde, immense et radieux ».

La conception de Hugo sur l’identité du poète commence à se


définir dans la lyrique des quatre volumes suivants, qui sont, en général,
perçus comme un ensemble définitoire de la poétique hugolienne: Les
feuilles d’automne, Les Chants du crépuscule, Les voix intérieures et
Les rayons et les ombres.
Hugo évolue d’une poésie intimiste vers un horizon plus large,
vers un «ailleurs» où le sentiment religieux et l’imagination se définissent
comme sources de la création. L’épanchement personnel ne lui suffit
plus, il se veut le voyant, le prophète qui «vient préparer des jours
meilleurs», qui doit «faire flamboyer l’avenir» (Les rayons et les
ombres). La «fonction du poète» est d’écrire «le poème de l’Homme»
et sa mission le transforme dans le phare de l’humanité:

«Peuples! Écoutez le poète!


Ecoutez le rêveur sacré!»

A ce but, Hugo se crée un porte-parole, un double, sa


subjectivité laisse place à ce personnage qui parle de cette «fonction»:
«Il vient une certaine heure dans la vie où, l’horizon s’agrandissant
sans cesse, un homme se sent trop petit pour continuer de parler en
son nom. Il crée alors, poète, philosophe ou penseur, une figure dans
laquelle il se personnifie et s’incarne; c’est encore l’homme, ce n’est
plus le moi...»
Les rayons et les ombres reste, en même temps, un recueil
fondamental de la lyrique romantique: on retrouve ici les thèmes les
plus chers aux Romantiques: l’amour soumis à l’épreuve de la mort, la
nature consolatrice ou distante, le rêve de bonheur, le souvenir, le temps

87
qui passe. Comme chez Lamartine, la nature, bien qu’indifférente aux
sentiments d’Olympio, garde le «sacré souvenir» de son amour:

«Il rêva jusqu’au soir;


Tout le jour il erra le long de la ravine,
Admirant, tour à tour le ciel, face divine,
Le lac, divin miroir».

Avec Les Châtiments (1853), dont le premier titre était Les


vengeresses, Hugo se lance plus qu’avant dans la satire violente contre
le Second Empire: il discrédite le pouvoir qui a étouffé la République
et qui l’a exilé. Napoléon III, contre lequel tourne la haine du poète,
est appelé avec mépris Monsieur Bonaparte, le sanglant gredin ou
l’homme louche de l’Elysée. Son caractère, caché sous le masque de
prince, est celui d’un voyou, d’un brigand:

«Prince qu’aucun de ceux qui lui donnent leur voix


Ne voudrait rencontrer le soir au coin d’un bois!»

Par des antiphrases pleines d’ironie, «La société est sauvée»,


«L’ordre est rétabli», «La stabilité est assurée», qui sont autant de
titres des livres qui composent l’ensemble, la satire porte aussi sur
ceux qui soutiennent l’empereur: l’armée, l’église, la finance.
La raillerie s’accompagne de l’indignation: un enfant de sept ans
et demi est tué dans la fusillade ordonnée deux jours après le coup
d’Etat pour réprimer toute tentative d’insurrection. Hugo, qui assiste à
la veillée funèbre, exprimera en vers (et puis en prose dans l’Histoire
d’un crime) l’émotion qu’il avait ressentie cette nuit-là, dans un
poème (Souvenir de la nuit du 4) qui servira de preuve à toutes ses
accusations contre le régime:

«Il [l’empereur] veut avoir Saint-Cloud plein de roses l’été,


Où viendront l’adorer les préfets et les maires;
C’est pour cela qu’il faut que les vieilles grand’mères,
De leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps,
Cousent dans le linceul des enfants de sept ans ».

Hugo exprime nettement la portée de sa poésie dans la


correspondance avec son éditeur Hetzel: «Encrier contre canon. L’encrier
88
brisera les canons ». «Ce livre-ci sera violent. Ma poésie est honnête,
mais pas modérée ».
Le plus important recueil poétique de Hugo paraît en 1856, Les
Contemplations, et se compose de deux tomes, Autrefois (1830-1843)
et Aujourd’hui (1843-1855), chaque tome comprenant trois livres:
Aurore, L’âme en fleur, Les luttes et les rêves (premier tome) et Pauca
meae, En marche, Au bord de l’infini (le deuxième tome). Au centre
du diptyque se trouvent une date (4 septembre1843) et un malheur – la
mort de Léopoldine. Cette date charnière dans la vie de Hugo explique
les titres des deux parties dont le recueil se compose: les poèmes écrits
avant la mort de Léopoldine ou ceux qui évoquent les temps heureux
d’avant cet événement entreront dans la première partie (Autrefois),
tandis que les pièces inspirées par le deuil, la douleur, la solitude de
l’exil, la méditation sur la mort constituent le deuxième volet
(Aujourd’hui).
Ce livre parle de l’au-delà. La mort en est le thème central. Mais
pas seulement la mort de sa fille: avant la publication, Hugo écrivait:
«Ce livre pourrait être divisé en quatre parties qui auraient pour titre –
ma jeunesse morte, – mon cœur mort, – ma fille morte, – ma patrie morte ».
Il veut que son livre ne soit plus celui d’un homme vivant, mais
«les mémoires d’une âme »; plus encore, Hugo dépasse l’aventure
individuelle pour atteindre la destinée de l’Homme en général.
L’auteur s’adresse à son lecteur: «Ah! insensé, qui crois que je ne suis
pas toi.” Dans la Préface des Contemplations, il rend compte de son
lyrisme qui a renoncé au narcissisme pour se tourner vers les autres:
«On se plaint quelquefois des écrivains qui disent «moi». Parlez-nous
de nous, leur crie-t-on. Hélas, quand je vous parle de moi, je vous
parle de vous ».
Bien que le leitmotiv du recueil soit la contemplation de l’au-
delà, Hugo ne renonce ici non plus à son regard tourné vers le social,
vers les problèmes graves de son époque; on y retrouve un poème de
336 vers (Melancholia) où la mélancolie ne l’accable pas devant la
mort, mais face aux misères humaines: une femme est poussée par la
misère à se prostituer, un bagnard est condamné pour avoir volé un
pain, des enfants sont forcés à travailler très tôt (on y voit déjà en
raccourci les personnages qui feront fortune dans Les misérables):

«Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit?


Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit?
89
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules ».

La plupart des poèmes du premier tome rappelle les temps


heureux d’avant la mort de sa fille: dans ces souvenirs domestiques,
on retrouve la joie du foyer, la façon dont s’établit la complicité entre
le père et ses enfants:

«Alors, prodiguant les carnages,


J’inventais un conte profond
Dont je trouvais les personnages
Parmi les ombres du plafond ».

La deuxième partie du recueil repose presqu’entière sur l’idée de


la mort, sur l’impossibilité de se séparer de ceux qu’on aime. Demain,
dès l’aube... est le poème le plus représentatif de cette atmosphère de
chagrins et de tourments, où le dialogue des morts et des vivants
remplit l’espace lyrique de symboles du passage:

«Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,


Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps ».

Le recueil clôt par un immense poème de 786 vers: Ce que dit la


bouche d’ombre. Il s’agit là de la révélation faite à Hugo par le spectre
de la mort, qui le nomme prophète d’une religion nouvelle qu’il
résume à ce dogme: Tout est plein d’âmes. Dans l’au-delà, les âmes
monstrueuses sont proscrites et expient leurs péchés dans des
«bagnes” extra-terrestres qui sont les planètes, comme Saturne, par
exemple. Dans l’échelle des êtres, l’homme mauvais descend, selon la
gravité de ses fautes; mais par ses réincarnations successives, il expie,
il peut se purifier et tendre à la rédemption:

«Espérez! espérez! espérez! misérables!


Pas de deuil infini, pas de maux incurables,
Pas d’enfer éternel!»

Le voyant Hugo, le visionnaire qu’il est devenu ne peut plus


rentrer dans les chemins calmes et monotones du début de sa carrière,
il lui faut une épopée. Et il l’aura.
90
Le projet à l’origine était plus modeste. Il voulait rassembler
quelques poèmes qui présentent les principales étapes de l’histoire
humaine. Hugo organise l’ensemble pendant des années et il lui impose
son sens: l’histoire de l’humanité, c’est la lutte de l’homme contre tout
ce qui l’opprime et son élevation vers la lumière grâce à son devenir
matériel et spirituel.
La légende des siècles sera le combat entre le Bien et le Mal,
entre les forces de l’émancipation et du progrès et celles de
l’asservissement. Il écrit cette épopée, se servant des moyens qui
caractérisent ce genre: l’amplification de la réalité, la transformation
des êtres, des objets et des faits en des symboles porteurs de valeurs
morales exemplaires. L’héroïsme de cette lutte contre le mal revient
aux humbles, aux victimes, aux martyrs.
Dans Pleine mer-plein ciel, Hugo décrit le naufrage d’un
immense navire qui symbolise l’ancien monde, «enveloppé d’une
brume éternelle », et le vol dans l’azur d’une nef des airs, symbole de
l’esprit humain libéré de toute contrainte:

«Elle a cette divine et chaste fonction


De composer là-haut l’unique nation,
A la fois dernière et première,
De promener l’essor dans le rayonnement,
Et de faire planer, ivre de firmament,
La liberté dans la lumière ».

L’œuvre narrative de Hugo garde l’esprit romantique de sa


lyrique et de son théâtre. A une époque où tout le monde s’intéresse
aux romans historiques et au Moyen Age, Hugo compose Notre-Dame
de Paris (1831), un livre riche d’anecdotes pittoresques et de détails
exacts. Trois personnages fortement typés et contrastés ont retenu
l’attention du public: Quasimodo, le sonneur de cloches, difforme et
sourd mais bon et aimant; la jeune et belle bohémienne Esméralda,
désirée par l’archidiacre Frollo, condamnée par lui pour un crime
qu’elle n’a pas commis et protégée par le bossu de Notre-Dame; le
satanique Claude Frollo qui cherche à tuer le beau Phoebus qu’aime
Esméralda et qui paiera sa méchanceté de façon exemplaire à la fin du
roman. Mais il y a dans ce roman un autre personnage, celui que Hugo
place au milieu de la narration: la cathédrale, qu’il personnifie, dont il
décrit minutieusement la façade, agissante, symbole du Moyen Age,
91
de Paris et du peuple. On a dit que Hugo a écrit ce roman pour attirer
l’attention de ses contemporains sur l’état pitoyable dans lequel se
trouvait la cathédrale à cette époque. Mais, à part cette intention, Hugo
crée ici un symbole de l’unité du monde ancien: tout ce qui se passait
alors, nous dit-il, se passait autour de la cathédrale. Le monde a perdu
son unité, ses contemporains devaient retrouver cette unité, revenir à
la foi, car il trouve que son siècle s’est trop éloigné de Dieu.
Pour parler de cette œuvre, Hugo l’appelait tantôt «roman»,
tantôt «drame». Il est vrai que ce «roman» a toutes les qualités d’un
«drame»: la couleur locale, l’action, les rebondissements, l’alliance du
sublime et du grotesque réalisée dans le personnage de Quasimodo.
La publication des Misérables (1862) constitua pour son auteur
un immense succès. A contre-courant des choix esthétiques du temps
(l’école dominante était celle de l’art pour l’art), ce roman recueillit
toutes les préoccupations de son auteur: la fatalité qui pèse sur certains
et les exclut de la société, le scandale de la dégradation humaine (sous
toutes ses formes), le pouvoir du Bien et de la Charité, l’espoir de la
réhabilitation sociale et de la rédemption divine méritées après avoir
subi beaucoup de souffrances, l’élévation morale.
L’histoire de Jean Valjean, condamné au bagne pour avoir volé
un pain, nous est bien connue. Ce qui est à retenir de ce personnage
hugolien, c’est qu’il exprime, comme tant d’autres, le passage de Nox
à Lux, de l’obscurité à la lumière, la façon dont il trouve sa rédemption
est exemplaire. A sa libération, arrivant dans la petite ville de Digne, il
est accueilli avec compassion par l'évêque, Mgr Myriel. Mais il vole
l'argenterie de son hôte et s'enfuit. Arrêté, il est reconduit devant
l'évêque qui l'innocente en prétendant lui avoir fait ce cadeau. Il reçoit
même de son protecteur deux flambeaux d'argent... Sauvé par la
charité de Mgr Myriel, Jean Valjean s'éloigne de Digne. Mais poussé
par le mal, il vole une pièce de quarante sous à un petit Savoyard
rencontré en chemin. Cette dernière mauvaise action le bouleverse et il
se met à pleurer « pour la première fois depuis dix-neuf ans » :

Il se contempla donc, pour ainsi dire face à face, et en même temps, à


travers cette hallucination, il voyait dans une profondeur mystérieuse une
sorte de lumière qu'il prit d'abord pour un flambeau, En regardant avec plus
d'attention cette lumière qui apparaissait à sa conscience, il reconnut qu'elle
avait la forme humaine, et que ce flambeau était l'évêque.

92
Sa conscience considéra tour à tour ces deux hommes ainsi placés
devant elle, l'évêque et Jean Valjean. Il n'avait pas fallu moins que le premier
pour détremper le second. Par un de ces effets singuliers qui sont propres à ces
sortes d'extases, à mesure que sa rêverie se prolongeait, l'évêque grandissait
et resplendissait à ses yeux, Jean Valjean s'amoindrissait et s'effaçait. A un
certain moment il ne fut plus qu'une ombre. Tout à coup, il disparut. L'évêque
seul était resté. Il remplissait toute l'âme de ce misérable d'un rayonnement
magnifique,
Jean Valjean pleura longtemps. Il pleura à chaudes larmes, il pleura à
sanglots, avec plus de faiblesse qu'une femme, avec plus d'effroi qu'un enfant.
Pendant qu'il pleurait, le jour se faisait de plus en plus dans son
cerveau, un jour extraordinaire, un jour ravissant et terrible à la fois, Sa vie
passée, sa première faute, sa longue expiation, son abrutissement extérieur,
son endurcissement intérieur, sa mise en liberté réjouie par tant de plans de
vengeance, ce qui lui était arrivé chez l'évêque, la dernière chose qu'il avait
faite, ce vol de quarante sous à un enfant, crime d'autant plus lâche et d'autan:
plus monstrueux qu'il venait après le pardon de l'évêque, tout cela lui revint et
lui apparut, clairement, mais dans une clarté qu'il n'avait jamais vue jusque-
là. Il regarda sa vie, et elle lui parut horrible ; son âme, et elle lui parut
affreuse. Cependant un jour doux était sur cette vie et sur cette âme, Il lui
semblait qu'il voyait Satan à la lumière du paradis.
Combien d'heures pleura-t-il ainsi ? que fit-il après avoir pleuré ? où
alla-t-il ? on ne l'a jamais su, Il parai: seulement avéré que, dans cette même
nuit, le voiturier qui faisait à cette époque le service de Grenoble et qu:
arrivait à Digne vers trois heures du matin, vit en traversant la rue de l'évêché
un homme dans l'attitude de la prière à genoux sur le pavé, dans l'ombre,
devant la porte de monseigneur Bienvenu.
Les misérables, lre partie, II, 13

Hugo domine tout le roman de sa personnalité, de ses partis pris,


de ses commentaires. Il fixe à son œuvre une mission morale, sociale
et politique clairement affirmé dans la préface: «Tant qu’il existera,
par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant
artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant
d’une fatalité humaine la destinée qui est divine; tant qu’il y aura sur
la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront
ne pas être inutiles ».

93
L’idée de Fatalité (Ananké est écrit sur les murs de la cathédrale
Notre-Dame) domine l’œuvre hugolienne: la fatalité du cœur humain
(Hernani), celle des dogmes (Notre-Dame de Paris), celles des lois
humaines (Les misérables). Mais le monde de Hugo n’est pas un
monde tragique. L’homme n’est pas le jouet du destin; il parvient à
dominer les forces qui l’oppriment, par des sacrifices (Jean Valjean)
ou par la mort même (Hernani).
La dramaturgie hugolienne constitue un tournant dans l’histoire
du théâtre, surtout parce qu’il impose le drame comme genre de
prédilection. Du reste, on y retrouve la même lutte entre les forces du
Bien et du Mal, les personnages sont typés, mais il existe une forte
différence entre le héros lyrique et celui du drame. Si le héros lyrique
choisit de fuir devant le monde, souffre du mal de vivre, qui le pousse
à s’isoler dans la nature (qui devient état d’âme) ou voyage en quête
solitaire et tragique de l’absolu, le héros dramatique a quelques
caractéristiques définitoires, autres que celles du premier: il est un être
exceptionnel et ses qualités le poussent plus souvent à l’action qu’à la
passivité, son amour est toujours fatal et il agit en vertu de son amour.
Dans Ruy Blas (1838), le plus réussi des drames hugoliens, le
héros est un laquais, noble de cœur bien qu’il soit de petite condition,
tandis que don Salluste est vil malgré la Toison d’or. La fonction des
personnages est clairement symbolique: don Salluste et don César sont
les deux faces de la noblesse espagnole, et, en dessous, «on voit
remuer dans l’ombre quelque chose de grand, de sombre et d’inconnu.
C’est le peuple. Le peuple, ce serait Ruy Blas ».
Dans la célèbre préface de Cromwell (1827) Hugo réalise une
défense et une illustration du drame romantique. Même si Hugo n’est
pas le père du drame – Diderot, avec son Fils naturel est considéré
comme tel et Alexandre Dumas-père, avant Hugo, impose le drame
par son théâtre de cape et d’épée – le drame hugolien engendre une
révolution qui remet en question les préceptes de la tragédie, tels
qu’ils étaient énoncés depuis le XVIIe siècle.
La règle fondamentale des trois unités est remise en question.
Selon cette règle, l’intrigue devait former un tout (l’unité d’action),
mais la scène où l’on représentait la pièce devait montrer un seul lieu
(unité de lieu) et la durée des événements représentés ne pouvait pas
dépasser vingt-quatre heures (unité de temps).
Hugo nous donne dans sa Préface la théorie des trois âges où il
affirme qu’on peut distinguer trois grandes époques dans l’histoire de
94
l’humanité auxquelles correspondent des expressions littéraires
particulières:
1. Les temps primitifs: les hommes, encore proches de l’innocence,
s’adonnent à la vie pastorale, ils sont naïfs et pieux et créent des
formes poétiques. C’est l’âge du lyrisme.
2. Les temps antiques: une fois les Etats constitués, les guerres
se mettent en place. La poésie lyrique, spontanée, évolue vers le
poème héroïque et vers la tragédie. C’est l’âge de la tragédie.
3. Le spiritualisme chrétien oppose le corps à l’âme, la terre au
ciel. L’homme ressent le combat entre les forces spirituelles comme
son propre combat intérieur. Il intériorise ce combat dramatique. C’est
l’âge du drame.
A partir de cette théorie Hugo construit la théorie du drame, qui
devrait illustrer l’idée chrétienne de l’homme composé de deux êtres,
l’un périssable, charnel, et l’autre, éternel, spirituel. Si on sépare les
genres, dit-il, on isole arbitrairement tel ou tel aspect de l’âme humaine,
si on les unit, l’homme retrouve son unité. Le drame doit représenter
l’homme tout entier, avec ce qu’il a de sublime et de grotesque.
En plus, les unités de lieu et de temps sont contraires à l’idée de
vraisemblance, c’est pour cela qu’il faut les abandonner, tout en gardant
l’unité d’action. Le décor peut changer souvent, car il doit donner
l’impression de la vie: la couleur locale (historique et géographique)
doit soutenir les toiles de fond des diverses scènes représentées.
L’intention du drame est d’exprimer la vie en sa totalité et de
chercher ce qui est caractéristique, mais pas nécessairement beau.
Les pièces de Hugo – Cromwell, Marion Delorme, Hernani,
Lucrèce Borgia et Ruy Blas – tout comme celles de Musset,
reprennent les règles de la dramaturgie romantique en multipliant les
personnages et les lieux, mêlant les vers et la prose, les genres,
révélant le grotesque et le sublime des personnages et des actions,
accordant la même importance au beau et au laid. La liberté de la
langue et de la versification est en accord avec l’introduction des
personnages qui apartiennent à toutes les classes sociales.
Les principes du drame romantique à son âge d’or, tels qu’ils ont
été conçus par Hugo, ont survécu au romantisme, laissant des traces
juqu’à nos jours, même si le théâtre contemporain a changé dans ses
couches apparentes.

95
Thèmes et sujets à débattre
1. L’image de Napoléon III dans le recueil Châtiments.
2. Lyrisme des œuvres de jeunesse // lyrisme de l’âge mûr
3. Images de la guerre et de la destruction dans l’œuvre lyrique
et épique de Hugo.
4. Représentations du Moyen Age dans les œuvres des écrivains
romantique: Chateaubriand (Le génie du christianisme), Hugo (Odes
et ballades; Notre-Dame de Paris), Musset (Contes d’Espagne et
d’Italie) et Nerval (Les chimères).
5. Examinez les éléments romantiques (thèmes, symboles,
images) de la «Tristesse d’Olympio».
6. Quels sont les procédés dont se sert Hugo pour engendrer le
pathétique et l’émotion dans le recueil Châtiments ?
7. Pourquoi parle-t-on d’un symbole du «front” dans la lyrique
hugolienne?
8. Comparez les images de la mort telles qu’elles se développent
dans les œuvres de Hugo et de Baudelaire.
9. L’idée de progrès dans l’œuvre de Hugo.
10. Commentez la description que Hugo réalise de la cathédrale
Notre-Dame de Paris dans le roman homonyme.
11. Obscurité// Lumière dans l’œuvre narrative de Hugo.

Bibliographie
Les Chants du crépuscule – Dicté après 1830
Les Rayons et les Ombres – Fonction du poète; Tristesse d’Olympio
Châtiments – Souvenirs de la nuit du 4; L’Expiation
Les Contemplations – Demain, dès l’aube ; Ecrit en 1846
La Légende des siècles – Le Mariage de Roland
Notre-Dame de Paris
Les Misérables
Ruy Blas

Thèmes et sujets à débattre


(Le Romantisme)
1. Mme de Staël – poésie romantique et esthétique du sublime
2. Chateaubriand – le sentiment religieux et la nature romantique
3. Lamartine et le moi poétique romantique
4. Musset, Vigny et la biographie du moi romantique
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5. Le second romantisme ou les précurseurs de la modernité
poétique: Nerval et la psychologie romantique; Baudelaire et
l’esthétique romantique
6. La prose romantique: le biographisme romantique. Benjamin
Constant, Adolphe
7. Le poème en prose: Nerval, precurseur du flux de la conscience.
8. Le roman personnel: structure et particularités du héros romantique.
9. Le rapport réalité / fiction dans le roman romantique historique.
10. Les Misérables de V. Hugo, synthèse du roman d'inspiration
sociale et humanitaire.
11. Lamartine, créateur de la méditation poétique.
12. Les chefs-d'œuvre de la poésie de Victor Hugo.
13. Hugo: Les Contemplations, chef-d'œuvre de la poésie lyrique.
14. Les poèmes philosophiques de Vigny.
15. Musset, poète de la fantaisie et de la passion (Les Nuits).
16. Le bestiaire symbolique romantique.

97
3. LE RÉALISME

Le réalisme se développe en France à partir de 1830, en pleine


époque romantique, et fonde ses thèses sur le concept de la mimésis,
énoncé par Platon et Aristote – la littérature devrait être une
représentation du réel. Selon Erich Auerbach (Mimésis) l’apparition
du réalisme a été favorisée par le contexte socio-historique et Balzac
ou Stendhal n’ont fait qu’achever une évolution qui se préparait déjà
depuis longtemps. A son tour, René Wellek explique l’apparition du
mouvement réaliste par l’épistémé du XIXe siècle: en effet, les
bouleversements historiques et les mutations sociales, l’augmentation
de l’influence de la bourgeoisie sur les autres classes, les grandes
découvertes scientifiques, le positivisme en philosophie et en religion,
tout cela devait influer sur la relation entre l’art et la réalité.
La doctrine réaliste incorpore plusieurs éléments que le
romantisme contenait déjà: l’intérêt porté à l’histoire, la diversité des
situations et des personnages, la volonté de synthèse et d’unité, l’idée
du devenir et du progrès de l’humanité qui va vers son bonheur. En
plus, les œuvres romantiques introduisent les circonstances concrètes,
les mœurs et les mentalités de l’époque historique considérée.
Les écrivans réalistes imposent leurs conceptions surtout par
l’intermédiaire des préfaces mises en tête de leurs œuvres. Le XIXe
siècle est, comme on l’a déjà affirmé, le «siècle des discours préfaciels»,
qui sont autant d’arts poétiques, écrites dans le but d’avancer les
critères artistiques d’un groupe d’artistes et d’imposer au public leur
goût «nouveau».
L’exigence fondamentale des réalistes est la référence à la
réalité, leur programme esthétique prône la supériorité de la vérité sur
la fiction, de ce qu’on observe dans la vie quotidienne sur ce qu’on
imagine, de l’objectivité sur la subjectivité.
Même si Balzac n’a jamais employé le terme «réalisme» à
propos de ses œuvres, ses lecteurs et plusieurs critiques le considèrent
le chef de l’école réaliste. Ses préfaces ont contribué à ce que cette
98
image s’impose: l’analogie texte/ référent, par le recours à l’idée de
représentation, implique la fidélité vis-à-vis de la réalité décrite. Plusieurs
affirmations de Balzac viennent à l’appui de cette démarche théorique:
«Nous n’inventons jamais que le vrai»ou «les écrivains inventent le
vrai par analogie». L’écrivain doit avoir une «seconde vue» qui lui
permette de «deviner la vérité dans toutes les situations possibles».
Avant le manifeste et la doctrine très stricte de Champfleury qui
interdisent à l’écrivain de peindre autre chose que ce qu’il a vu de ses
propres yeux, Balzac avançait le concept, plus subtile, de «miroir».
Selon lui, l’écrivain devrait «avoir en lui je ne sais quel miroir
concentrique où, suivant sa fantaisie, l’univers vient se réfléchir»
(Préface du roman La peau de chagrin). Cette métaphore deviendra
chez Stendhal le miroir «que l’on promène le long d’une route» et
représente le même concept de la mimésis, repris sous forme imagée.
Par cette figure, l’écrivain réaliste exprime son désir d’accorder la
priorité à l’expression du référent.
Toutefois les réalistes ne confondent pas la vérité de l’art avec le
vrai de la nature, car l’art ne copie pas la nature, mais l’exprime. Pour
donner de la réalité une image véridique et vraisemblable, le
romancier (on emploie ce terme car le réalisme s’exprime surtout dans
les créations romanesques) doit synthétiser les faits analogues pour
créer des types, qui seront la représentation fidèle de la réalité car ils
sont la fusion entre le général et le particulier.
Une autre particularité du réalisme en littérature est le goût du
détail, observé minutieusement, parfois sur des pages entières, car ils
constituent des effets de réel. Les détails mettent en rapport le texte, la
réalité hors-texte et le lecteur, sollicitant les compétences épistémiques
de ce dernier. En plus, la description détaillée des vices ou des
passions peut engendrer aussi un effet de catharsis sur le lecteur.
Les personnages des romans réalistes appartiennent à toutes les
couches de la société du XIXe siècle, et surtout à la petite ou grande
bourgeoisie. Les réalistes veulent présenter leurs personnages tels que
l’histoire et le milieu les façonnent et pour cela on dit que Balzac,
Stendhal et Flaubert ont découvert la socialité et l’historicité de
l’homme. On peut affirmer que le problème de la représentation des
nouveaux rapports entre l’individu et la société imposait la création
d’une forme littéraire adéquate.

99
Claude Duchet affirme que le discours réaliste se caractérise par
«la socialisation de la totalité de l’espace diégétique». La socialité de
la matière romanesque signifie:
1. ce qui rend compte dans le roman de la présence en dehors du
roman d’une société à laquelle le roman se réfère ou d’une pratique
sociale, antérieure et extérieure au roman;
2. la «société du roman», c’est-à-dire le microcosme qui se tient
unitaire à l’intérieur du roman et qui rend lisible l’ensemble (les
relations entre personnages, leurs hiérarchies, leurs rapports avec la
société où ils vivent, etc).
Le réalisme choisit comme forme d’expression le roman surtout
parce qu’elle est très flexible, permettant un choix illimité de sujets et
de procédés.
Pour faire monter le roman au statut de genre, les écrivains
réalistes (délibérément ou involontairement) ont tous tenté à s’expliquer.
On regarde aujourd’hui les préfaces des romans du XIXe siècle comme
des documents essentiels qui essaient de construire une poétique du
genre romanesque. Madame de Staël, Balzac, Hugo, Flaubert, les
frères Goncourt, Zola et tant d’autres mettent à la tête de leurs œuvres
des discours préfaciels qui parlent de la littérature en général et de leur
littérature. On dirait, à partir de ces métadiscours, que la littérature
prend le statut de «science», tout comme l’histoire ou la biologie.
N’oublions pas que les écrivains réalistes (Balzac surtout) et ceux
naturalistes appuient leurs commentaires sur les acquis de la science,
justifient leurs théories sur les rapports que celles-ci entretiennent avec
l’expériment, le domaine organisé du savoir, la méthode de travail. Et
à Henri Mitterand de nous rappeler que toute préface saurait se réduire
à une seule phrase-noyau: «La littérature doit être «x»».
On peut ajouter que les préfaces nous offrent aussi les modèles
sur lesquels se construit le genre qu’elles remettent en discussion et la
façon dont nous devrions lire l’œuvre en question (Mitterand). Les
arguments de l’auteur doivent persuader le récepteur à accepter les lois
que le genre impose, ce qui confère à la préface un caractère didactique.
Parfois l’auteur ne trouve pas que son discours adressé directement au
public dans sa préface soit suffisant: il sait que les discours théoriques
ne sont pas toujours lus, alors il fait ses personnages parler littérature
(Balzac). D’autres, plus discrets, expriment leurs croyances esthétiques
et leurs méthodes dans des pages qui ne sont pas destinés à la
publication: nous pensons au discours narratif flaubertien qui se
développe dans sa correspondance.
100
Le postulat du roman réaliste est celui de la conformité au réel.
Le modèle narratif réaliste est devenu l’archétype du roman occidental
et toutes les créations ultérieures se rapportent aux normes du roman
réaliste, surtout du roman balzacien.

Thèmes et sujets à débattre


1. Le réalisme – option esthétique de continuité et de
renouvellement.
2. La doctrine réaliste illustré dans les oeuvres des grands maîtres.
3. Les écarts esthétiques par rapport à la doctrine – marques de
l’individualité créatrice ou de la modernité ?

101
Honoré de Balzac (1799-1850)

Par son oeuvre gigantesque, Balzac est devenu l'un des écrivains
les plus représentatifs de la littérature française, dans ce qu'elle a de
plus saisissant et de plus universel. Le roman balzacien marque le
grand carrefour de l'histoire du roman français et son auteur est
considéré le créateur du roman réaliste moderne. Balzac envisage la
création d'une oeuvre de « haute philosophie», oeuvre scientifique
d'analyse et de synthèse, ce qui impose la transformation fonda-
mentale du roman, de sa nature et de sa structure. Il avait l'ambition de
créer « le roman absolu », en lui donnant une ampleur et une
profondeur nouvelles. La curiosité et la réceptivité aux découvertes
scientifiques du siècle constituent une constante de sa personnalité
intellectuelle. Ses lectures englobaient, entre autres, les oeuvres des
philosophes illuministes (Swedenborg), la philosophie positiviste
d'Auguste Comte, les ouvrages de Descartes, Leibniz et Spinoza, et
surtout les ouvrages des savants en sciences naturelles, Cuvier et
Geoffroy de Saint-Hilaire, sur la théorie évolutionniste. D'ailleurs la
théorie du roman, chez lui, a toujours un référent scientifique.
La poétique balzacienne, basée sur une profonde réflexion sur la
nature et la finalité de l'art, sur les rapports de la littérature avec la réalité,
est assumée par un ample discours préfaciel. A part son Avant-Propos
(1842), dont on reconnaît unanimement l'importance exceptionnelle,
on doit aussi signaler deux amples préfaces signées sous le pseudonyme
Félix Davin: Introduction aux Etudes philosophiques (1834) et
Introduction aux Etudes des moeurs au XIXe siècle (1835). Ces textes
à multiples fonctions, – programmatique, explicative, justificative,
persuasive – ont pour but de preparer l'horizon d'attente du public, en
vue de la réception d'une nouvelle formule romanesque. Balzac y
explique les raisons du recours au modèle scientifique, analogique et
102
causal, qui structure son système romanesque. Il expose aussi les
motivations philosophiques, scientifiques et esthétiques de l'ample
cycle romanesque La Comédie humaine. Au fur et à mesure qu'il écrit
ses romans, Balzac élabore le projet de les grouper dans une
construction d'ensemble, où toutes les parties soient subordonnées à
une conception unitaire. Sa réflexion philosophique est basée sur
l'unité des phénomènes dans le roman, de la « concatenatio rerum »,
du dynamisme universel: « Tout se tient » (Le Médecin de campagne).
« La cause fait deviner un effet, comme chaque effet permet de
remonter à la cause» (La Recherche de l'Absolu). Mais c'est surtout
dans l'Avant-propos de1842 qu'il expose clairement sa poétique: en
empruntant aux sciences naturelles les procédés de classification par
espèces, Balzac suggère une analogie entre l'Animalité (formée
d'«espèces naturelles») et l'Humanité (la société étant divisée en «
espèces sociales»). Mais « l'Etat social a des hasards que la Nature ne
se permet pas, il est la Nature plus la Société». La vie sociale est
marquée par l'intervention des conditions matérielles, ce qui implique
un rapport de conditionnement réciproque, l'individu étant déterminé
par le milieu social, qu'il détermine à son tour. Pour la première fois,
le concept de milieu y apparaît avec son sens sociologique (Auerbach).
Balzac comprend l'histoire comme un processus déterminé par des
causes et des lois précises, qu'on peut connaître et étudier. C'est
pourquoi Balzac conçoit son oeuvre comme un système
rigoureusement structuré, présentant « les espèces sociales» en «
séries organisées», ce qui reflète la tentation de totalité de l'auteur,
soumise au principe « unité dans la diversité»:

Pénétré de ce système bien avant les débats auxquels il a donné lieu, je


vis que, sous ce rapport, la Société ressemblait à la Nature. La Société ne fait-
elle pas de l'homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant
d'hommes différents qu'il y a de variétés en zoologie? Les différences entre
un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un
homme d'état, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre, sont,
quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent
le loup, le lion, l'âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc. Il a
donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces Sociales comme il y a
des Espèces Zoologiques. Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant
de représenter dans un livre l'ensemble de la zoologie, n'y avait-il pas une
oeuvre de ce genre à faire pour la Société? Mais la Nature a posé, pour les
103
variétés animales, des bornes entre lesquelles la Société ne devait pas se tenir.
Quand Buffon peignait le lion, il achevait la lionne en quelques phrases;
tandis que dans la Société la femme ne se trouve pas toujours être la femelle
du mâle. Il peut y avoir deux êtres parfaitement dissemblables dans un
ménage. La femme d'un marchand est quelquefois digne d'être celle d'un
prince, et souvent celle d'un prince ne vaut pas celle d'un artiste. L'Etat Social
a des hasards que ne se permet pas la Nature, car il est la Nature plus la
Société. La description des Espèces Sociales était donc au moins double de
celle des Espèces Animales, à ne considérer que les deux sexes. Enfin, entre
les animaux, il y a peu de drames, la confusion ne s'y met guère; ils courent
sus les uns aux autres, voilà tout. Les hommes courent bien aussi les uns sur
les autres; mais leur plus ou moins d'intelligence rend le combat autrement
compliqué. Si quelques savants n'admettent pas encore que l'Animalité se
transborde dans l'Humanité par un immense courant de vie, l'épicier devient
certainement pair de France, et le noble descend parfois au dernier rang
social. Puis, Buffon a trouvé la vie excessivement simple chez les animaux.
L'animal a peu de mobilier, il n'a ni arts ni sciences; tandis que l'homme, par
une loi qui est à rechercher, tend à représenter ses moeurs, sa pensée et sa vie
dans tout ce qu'il approprie à ses besoins. Quoique Leuwenhoëk,
Swammerdam, Spallanzani, Réaumur, Charles Bonnet, Muller, Haller et
autres patients zoographes aient démontré combien les moeurs des animaux
étaient intéressantes; les habitudes de chaque animal sont, à nos yeux du
moins, constamment semblables en tout temps; tandis que les habitudes, les
vêtements, les paroles, les demeures d'un prince, d'un banquier, d'un artiste,
d'un bourgeois, d'un prêtre et d'un pauvre sont entièrement dissemblables et
changent au gré des civilisations.
(Avant-propos de La comédie humaine).

Balzac observe que les êtres humains, comme les animaux,


impriment leur marque sur leur environnement. Cela explique
l’importance qu’il accorde aux descriptions: les lieux, l’habitat, le
mobilier représente le cadre de vie, la «représentation matérielle» que
les hommes donnent de leur pensée. Certains être vivent en étroite
relation avec le milieu où ils se développent; ils reçoivent l’influence
de ce milieu en y mettent en retour leur empreinte. La description chez
Balzac ne se limite pas au pittoresque. Située généralement au début
du roman, elle a une véritable valeur psychologique car le personnage
s’inscrit étroitement dans l’espace qu’il occupe. A la différence des
espèces animales, l’homme change vite. Modelé par les événements,
104
le personnage balzacien est l’incarnation d’une époque, d’un régime,
parfois d’une mode, et le portrait fixe cette image où l’Histoire s’est
inscrite.
La description de la pension Vauquer au début du Père Goriot
(1835) est une des plus célèbres de La comédie humaine. Le spectacle
désolant de la pension est à l’image de sa proprietaire Mme Vauquer,
elle-même en harmonie avec le manque d’éclat de sa maison. On voit
ici illustrée la thèse naturaliste de l’influence réciproque de l’être
vivant et du milieu:

Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu'il
faudrait appeler l' odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance;
elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements; elle a le
goût d'une salle où l'on a dîné; elle pue le service, l'office, l'hospice. Peut-être
pourrait-elle se décrire si l'on inventait un procédé pour évaluer les quantités
élémentaires et nauséabondes qu'y jettent les atmosphères catarrhales et sui
generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux. Eh bien! malgré ces plates
horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous
trouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l'être un boudoir. Cette
salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd'hui,
qui forme un fond sur lequel la crasse a imprimé ses couches de manière à y
dessiner des figures bizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels
sont des carafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, des piles
d'assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquées à Tournai. Dans un
angle est placée une boite à cases numérotées qui sert à garder les serviettes,
ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire. Il s'y rencontre de ces
meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les
débris de la civilisation aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à
capucin qui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtent l'appétit,
toutes encadrées en bois verni à filets dorés; un cartel en écaille incrustée de
cuivre; un poêle vert, des quinquets d'Argand où la poussière se combine
avec l'huile, une longue table couverte en toile cirée assez grasse pour qu'un
facétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt comme de
style, des chaises estropiées, de petits paillassons piteux en sparterie qui se
déroule toujours sans se perdre jamais, puis des chaufferettes misérables à
trous cassés, à charnières défaites, dont le bois se carbonise. Pour expliquer
combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot,
borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait
trop l'intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas.
105
Le carreau rouge est plein de vallées produites par le frottement ou par les
mises en couleur. Enfin, là règne la misère sans poésie; une misère économe,
concentrée, râpée. Si elle n'a pas de fange encore, elle a des taches; si elle n'a
ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture. Cette pièce est dans tout son
lustre au moment où, vers sept heures du matin, le chat de madame Vauquer
précède sa maîtresse, saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent
plusieurs jattes couvertes d'assiettes, et fait entendre son rourou matinal.
Bientôt la veuve se montre, attifée de son bonnet de tulle sous lequel pend un
tour de faux cheveux mal mis; elle marche en traînassant ses pantoufles
grimacées. Sa face vieillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez
à bec de perroquet; ses petites mains potelées, sa personne dodue comme un
rat d'église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette
salle où suinte le malheur, où s'est blottie la spéculation et dont madame
Vauquer respire l'air chaudement fétide sans en être écoeurée. Sa figure
fraîche comme une première gelée d'automne, ses yeux ridés, dont l'expression
passe du sourire prescrit aux danseuses à l'amer renfrognement de l'escompteur,
enfin toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa
personne. Le bagne ne va pas sans l'argousin, vous n'imagineriez pas l'un sans
l'autre. L'embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie,
comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d'un hôpital.
(Le père Goriot)

En exprimant son désir d'écrire l'histoire des moeurs de la


France du XIXe siècle, Balzac affirme que « La Société française allait
être l'historien, je ne devais être que le secrétaire». Cette vision
historiste de la vie sociale pousse Balzac à « étudier les raisons de ces
effets sociaux, surprendre le sens caché de cet immense assemblage de
figures, de passions et d'événements. L'idée du devenir social le mène
à écrire «l'histoire de la société en mouvement».
Balzac transforme le statut du roman, en faisant y entrer la
totalité de la personne, la détermination socio-historique de l'individu
et les aspects prosaïques de l'existence. La Société constitue un
mécanisme intégrateur, où les héros balzaciens tentent à s'intégrer;
ceux qui y réussissent, le feront toujours au détriment de leur idéal de
vie et de leurs illusions. En affirmant que « le but de l'art n'est pas de
copier la nature, mais de l'exprimer», Balzac met les bases de la
mimésis moderne, se donnant pour but d'«inventer le vrai par analogie ».
La Comédie humaine, dont le titre est inspiré par La Divine comédie
de Dante, représente un énorme croisement de destinées, sous l'impact
106
du conditionnement socio-historique et des forces qui régissent la
société de son temps: Argent, Pouvoir, Ambition, Passion.
Figuré par Balzac, sous une forme métaphorique, comme un
monument grandiose, l'ensemble de son oeuvre romanesque est
esquissé dans une lettre adressée à Mme Hanska (1834), commentaire
repris et approfondi dans l' Avant-propos:
La première assise est formée par Les Etudes des moeurs, qui
doivent représenter les effets sociaux. Divisées en 6 séries ou Scènes
de vie: privée (Gobseck, Le Père Goriot); parisienne (Splendeurs et
Misères des courtisanes, Le Cousin Pons, La Cousine Bette); de
province (Eugénie Grandet, Illusions perdues); de campagne (Le Curé
de village, Le Lys dans la vallée); politique (Z. Marcas, Une
ténébreuse affaire) et militaire (Les Chouans).
La deuxième assise, supérieure, comprend Les Etudes
philosophiques, ayant pour but de dévoiler les causes qui déterminent
les effets sociaux et de trouver ainsi une explication de la réalité. (La
Peau de chagrin, La Recherche de l'Absolu, Le Chef-d'oeuvre inconnu).
La troisième assise aurait dû comprendre Les Etudes analogiques,
où Balzac devait exprimer les principes et réaliser ainsi le retour au
réel. De toutes les institutions qu'il voulait analyser, il n'a pu analyser
que l'institution du mariage (Physiologie du mariage). Sa mort
prématurée a interrompu la mise en oeuvre de son projet.
La Comédie humaine est une fresque historique et sociale, où
l'on découvre une société qui vit son histoire. Balzac y réalise «
l'intégralité de la personne humaine»(cf. Lukacs), le personnage étant
vu à la fois comme individualité dans la socialité (la grande trouvaille
de Balzac) et dans son historicité (l’image du monde dans son devenir).
En célébrant « l'héroïsme de la vie moderne» (féconde en sujets
poétiques), Baudelaire reconnaissait, dans l'oeuvre de Balzac, «les
éléments de l'épopée contemporaine» (Salon de 1846). Selon Auerbach,
l'oeuvre de Balzac aspire à une macroscopie de la société où l'individu
est intégré dans un flux historique mobile, l'écrivain réalisant ainsi la
fusion entre le tragique existentiel et le détail quotidien.
On limiterait beaucoup la richesse de l'œuvre de Balzac en
ignorant la part qu'il fit au surnaturel et à l'occultisme. Les liens
mystérieux du spirituel et du matériel, la toute-puissance de la pensée,
les phénomènes de voyance, que l'on trouve de façon diffuse dans
l'ensemble de La comédie humaine, sont le sujet des Études
philosophiques et de Louis Lambert en particulier.
107
Balzac éprouvait une grande curiosité pour la science et la
médecine de son temps et son imagination le portait vers l'étude des
phénomènes paranormaux – prescience, influx magnétique, télépathie –
qu'il intégra à la fiction romanesque. Ces éléments apparentent
quelques-unes de ses œuvres à la littérature fantastique. En même, il
expose ses principes de philosophie, ses croyances sur la double
nature de l’homme, sa doctrine du génie surtout dans ces livres dont le
sujet n’est point «réaliste»:

Il y aurait en nous deux créatures distinctes. Selon Swedenborg, l'ange


serait l'individu chez lequel l'être intérieur réussit à triompher de l'être
extérieur. Un homme veut-il obéir à sa vocation d'ange, dès que la pensée lui
démontre sa double existence, il doit tendre à nourrir l'exquise nature de
l'ange qui est en lui. Si, faute d'avoir une vue translucide de sa destinée, il fait
prédominer l'action corporelle au lieu de corroborer sa vie intellectuelle,
toutes ses forces passent dans le feu de ses sens extérieurs, et l'ange périt
lentement par cette matérialisation des deux natures. Dans le cas contraire, s'il
substante son intérieur des essences qui lui sont propres, l'âme l'emporte sur
la matière et tâche de s'en séparer. Quand leur séparation arrive sous cette
forme que nous appelons la Mort, l'ange, assez puissant pour se dégager de
son enveloppe, demeure et commence sa vraie vie. Les individualités infinies
qui différencient les hommes ne peuvent s'expliquer que par cette double
existence; elles la font comprendre et la démontrent. En effet, la distance qui
se trouve entre un homme dont l'intelligence inerte le condamne à une
apparente stupidité, et celui que l'exercice de sa vue intérieure a doué d'une
force quelconque, doit nous faire supposer qu'il peut exister entre les gens de
génie et d'autres êtres la même distance qui sépare les Aveugles des Voyants.
Cette pensée, qui étend indéfiniment la création, donne en quelque sorte la
clef des cieux. En apparence confondues ici-bas, les créatures y sont, suivant
la perfection de leur être intérieur, partagées en sphères distinctes dont les
mœurs et le langage sont étrangers les uns aux autres. Dans le monde
invisible comme dans le monde réel, si quelque habitant des régions
inférieures arrive, sans en être digne, à un cercle supérieur, non seulement il
n'en comprend ni les habitudes ni les discours, mais encore sa présence y
paralyse et les voix et les cœurs.
Louis Lambert.

Le nœud de La comédie humaine, le roman où l’on rencontre les


personnages les plus importants de l’édifice, c’est Le père Goriot
108
(1835). « Un brave homme – pension bourgeoise – 600 francs de rente –
S’étant dépouillé pour ses filles qui toutes deux ont 50000 francs de
rente, mourant comme un chien». C’est ainsi que Balzac résumait la
destinée de son personnage, « Christ de la paternité », abanonné
jusqu’à la fin par ses filles qui ont honte de leur père. Presque mourant,
Goriot les innocente devant Rastignac, se rendant responsable, lui,
pour l’indifférence et l’égoïsme de ses filles :

Elles sont innocentes, mon ami! Dites-le bien à tout le monde, qu'on ne
les inquiète pas à mon sujet. Tout est de ma faute, je les ai habituées à me
fouler aux pieds. J'aimais cela, moi. Ça ne regarde personne, ni la justice
humaine, ni la justice divine. Dieu serait injuste s'il les condamnait à cause de
moi, Je n'ai pas su me conduire, j'ai fait la bêtise d'abdiquer mes droits. Je me
serais avili pour elles ! Que voulez-vous ! le plus beau naturel, les meilleures
âmes auraient succombé à la corruption de cette facilité paternelle. Je suis un
misérable, je suis justement puni. Moi seul ai causé les désordres de mes
filles, je les ai gâtées. Elles veulent aujourd'hui le plaisir, comme elles
voulaient autrefois du bonbon. Je leur ai toujours permis de satisfaire leurs
fantaisies de jeunes filles, A quinze ans, elles avaient voiture ! Rien ne leur a
résisté. Moi seul suis coupable, mais coupable par amour. Leur voix
m'ouvrait le cœur. Je les entends, elles viennent, Oh ! oui, elles viendront, La
loi veut qu'on vienne voir mourir son père, la loi est pour moi, Puis ça ne
coûtera qu'une course. Je la payerai. Écrivez-leur que j'ai des millions à leur
laisser ! Parole d'honneur. J'irai faire des pâtes d'Italie à Odessa, Je connais la
manière. Il y a, dans mon projet, des millions à gagner. Personne n'y a pensé.
Ça ne se gâtera point dans le transport comme le blé ou comme la farine. Eh,
eh, l'amidon ? il y aura là des millions ! Vous ne mentirez pas, dites-leur des
millions et quand même elles viendraient par avarice, j'aime mieux être
trompé, je les verrai. Je veux mes filles ! je les ai faites ! elles sont à moi !
dit-il en se dressant sur son séant, en montrant à Eugène une tête dont les
cheveux blancs étaient épars et qui menaçait par tout ce qui pouvait exprimer
la menace,
Le père Goriot.

Chez Balzac, la société est un labyrinthe où l’on peut s’égarer,


riche de promesses mais plein de dangers pour celui qui s'y engage
sans avoir été initié. Pour aider le jeune héros à comprendre la
complexité de la société et à en déjouer les pièges, les « protecteurs »
transmettent leur expérience, et parfois leur sagesse. Mais cette
109
éducation ne se fait pas sans rupture : à l'innocence du novice s'oppose
souvent la rouerie de celui qui dévoile avec cynisme le vrai visage de
la réalité. Ces conseillers, image idéalisée de la femme mûre ou figure
du Père, éprouvent à l'égard de leur jeune protégé un sentiment
ambigu d'amour protecteur comme Mme de Mortsauf dans Le lys dans
la vallée, parfois dangereusement possessif comme Vautrin. Le guide
bienveillant peut devenir séducteur et tentateur. Les personnages qui
initient le héros aux cruautés du monde prennent sur lui un ascendant
troublant : ils le modèlent à leur image et attendent qu’il incarne leurs
rêves et leurs ambitions. Il s’agit parfois d’un pacte qui ressemble à
celui faustien: Vautrin donne son secours à Lucien de Rubempré à
condition qu’il puisse décider du sort de son protégé: «Je suis l'auteur,
tu seras le drame ».
Rien de plus amer et de plus lucide que les leçons que la
vicomtesse de Beauséant donne au jeune et ambitieux Eugène de
Rastignac qui, ayant remarqué «combien les femmes ont d’influence
sur la vie sociale », profite de sa lointaine parenté avec la vicomtesse
pour lui être présenté:

« Le monde est infâme et méchant, dit enfin la vicomtesse, Aussitôt


qu'un malheur nous arrive, il se rencontre toujours un ami prêt à venir nous le
dire, et à nous fouiller le cœur avec un poignard en nous en faisant admirer le
manche. Déjà le sarcasme, déjà les railleries ! Ah ! je me défendrai. » Elle
releva la tête comme une grande dame qu'elle était, et des éclairs sortirent de
ses yeux fiers. « Ah ! fit-elle en voyant Eugène, vous êtes là !
– Encore, dit-il piteusement.
– Eh bien, monsieur de Rastignac, traitez ce monde comme il mérite
de l'être. Vous voulez parvenir, je vous aiderai. Vous sonderez combien est
profonde la corruption féminine, vous toiserez la largeur de la misérable
vanité des hommes. Quoique j'aie bien lu dans ce livre du monde, il y avait
des pages qui cependant m'étaient inconnues. Maintenant je sais tout, Plus
froidement vous calculerez, plus avant vous irez. Frappez sans pitié, vous
serez craint, N'acceptez les hommes et les femmes que comme des chevaux
de poste que vous laisserez crever à chaque relais, vous arriverez ainsi au
faîte de vos désirs. Voyez-vous, vous ne serez rien ici si vous n'avez pas une
femme qui s'intéresse à vous. Il vous la faut jeune, riche, élégante. Mais si
vous avez un sentiment vrai, cachez-le comme un trésor ; ne le laissez jamais
soupçonner, vous seriez perdu, Vous ne seriez plus le bourreau, vous
deviendriez la victime. Si jamais vous aimiez, gardez bien votre secret ! ne le
110
livrez pas avant d'avoir bien su à qui vous ouvrirez votre cœur. Pour
préserver par avance cet amour qui n'existe pas encore, apprenez à vous
méfier de ce monde-ci…»
Le père Goriot

La plupart des romans de balzac sont des romans


d’apprentissage: le hérosa se lance à la conquête du monde, poussé par
son désir de réussir, c’est-à-dire de parvenir. Balzac met en évidence
la contradiction entre ce désir et la réalité qui fait obstacle. Les êtres
les plus purs doivent refouler tout idéalisme et accepter les compromis
et les corruptions que la société leur impose. Lucien de Rubempré ou
Eugène de Rastignac renoncent à la probité qui les condamne à la
solitude en faveur de l’opportunisme qui leur garantit le succès. Les
héros balzaciens ne sont pas des chevaliers qui luttent pour l’honneur
ou pour la vertu, l’expérience de la vie les fait subir une rapide
dégradation morale, ils sont conscients que, s’ils n’acceptaient pas les
règles du jeu que la société leur impose, ils seraient anéantis par les
infamies du monde réel.
La fin du roman Le père Goriot nous met devant une scène
d’une forte cruauté. Les filles de Goriot, prévenues de son décès,
refusent qu’on les dérange pour l’enterrement. Rastignac, qui avait
veillé Goriot dans son agonie, doit régler seul les frais de l’enterrement.
Toujours seul, il suivra le « corbillard des pauvres » jusqu’au
cimetière Père-Lachaise :

A six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour
de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé
aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l'argent de
l'étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre
sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent et l'un d'eux, s'adressant à
Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n'y
trouva rien ; il fut forcé d'emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger
en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d'horrible tristesse. Le jour
tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y
ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les
saintes émotions d'un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles
tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla
les nuages, et le voyant ainsi, Christophe le quitta.

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Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit
Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où
commençaient à briller les lumières. Ses yeux s'attachèrent presque
avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là
où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette
ruche bourdonnant un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et
dit ces mots grandioses :
– A nous deux maintenant !
Et pour premier acte du défi qu'il portait à la Société, Rastignac alla
dîner chez Mme de Nucingen.

Dès sa jeunesse, Balzac avait exprimé sa théorie des passions,


développées ultérieurement dans Les études philosophiques: selon lui,
l’idée (c’est-à-dire penser, vouloir, sentir) est une puissance
destructrice de l’être. Il observe que la société où il vit provoque sans
cesse les désirs sans les satisfaire que rarement. Son système
philosophique le conduit au procès de la société qui incite seulement
les profits et le pouvoir. Ces héros se confrontent en permanence avec
ce monde qui excite leurs désirs sans jamais les assouvir. En plus, les
grands héros balzaciens sont toujours possédés par une idée fixe qui
finit par les tuer. Souvent ces passions sont égoïstes (l’avarice du père
Grandet), mais tout sentiment, s’il est extrême, peut détruire l’individu
en épuisant sa volonté et ses forces.
Raphaël de Valentin lie sa vie à un mystérieux talisman, un
morceau de cuir de chagrin qui exauce tous les désirs dès qu’on les
exprime. Mais le talisman n’est qu’un autre pacte diabolique, car la
vie de celui qui le possède décroît chaque fois qu’il exprime son désir.
Cette «peau de chagrin»n’est que l’allégorie de l’idée balzacienne: la
vie s’épuise sous l’effet de la concentration des désirs, des jouissances
et des pensées. Raphaël est parvenu aux dernières limites de son
existence; il sait qu’il ne doit plus rien désirer, car tout désir
entraînerait sa mort. La fin du roman est toujours exemplaire: c’est
l’apparition de Pauline, la femme qu’il aime, qui le tuera:

La jeune fille crut Valentin devenu fou, elle prit le talisman, et alla
chercher la lampe. Eclairée par la lueur vacillante qui se projetait également
sur Raphaël et sur le talisman, elle examina très attentivement et le visage de
son amant et la dernière parcelle de la Peau magique. En la voyant belle de
terreur et d'amour, il ne fut plus maître de sa pensée: les souvenirs des scènes
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caressantes et des joies délirantes de sa passion triomphèrent dans son âme
depuis longtemps endormie, et s'y réveillèrent comme un foyer mal éteint.
– Pauline, viens! Pauline!
Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilatèrent,
ses sourcils violemment tirés par une douleur inouïe, s'écartèrent avec
horreur, elle lisait dans les yeux de Raphaël un de ces désirs furieux, jadis sa
gloire à elle; mais à mesure que grandissait ce désir, la Peau, en se
contractant, lui chatouillait la main. Sans réfléchir, elle s'enfuit dans le salon
voisin dont elle ferma la porte.
– Pauline! Pauline! cria le moribond en courant après elle, je t'aime, je
t'adore, je te veux! je te maudis, si tu ne m'ouvres! je veux mourir à toi!
Par une force singulière, dernier éclat de vie, il jeta la porte à terre, et
vit sa maîtresse à demi nue se roulant sur un canapé. Pauline avait tenté
vainement de se déchirer le sein, et pour se donner une prompte mort, elle
cherchait à s'étrangler avec son châle. – « Si je meurs, il vivra! » disait-elle
en tâchant vainement de serrer le noeud. Ses cheveux étaient épars, ses
épaules nues, ses vêtements en désordre, et dans cette lutte avec la mort, les
yeux en pleurs, le visage enflammé, se tordant sous un horrible désespoir, elle
présentait à Raphaël, ivre d'amour, mille beautés qui augmentèrent son délire;
il se jeta sur elle avec la légèreté d'un oiseau de proie, brisa le châle, et voulut
la prendre dans ses bras.
Le moribond chercha des paroles pour exprimer le désir qui dévorait
toutes ses forces; mais il ne trouva que les sons étranglés du râle dans sa
poitrine, dont chaque respiration creusée plus avant, semblait partir de ses
entrailles. Enfin, ne pouvant bientôt plus former de sons, il mordit Pauline au
sein. Jonathas se présenta tout épouvanté des cris qu'il entendait, et tenta
d'arracher à la jeune fille le cadavre sur lequel elle s'était accroupie dans un coin.
– Que demandez-vous? dit-elle. Il est à moi, je l'ai tué, ne l'avais-je pas
prédit?

La temporalité narrative. Pour encadrer la fiction dans le


contexte socio-historique, Balzac commence son récit « in medias res» :
« Vers la fin du mois d'octobre de l'année passée…» (La Peau de
chagrin) ou « Lors de l'expédition française faite en Espagne…» (La
Duchesse de Langeais). Ces indications visent à suggérer une distance
quantifiable entre le temps des événements et le temps du récit. Parmi
les distorsions temporelles, nous mentionnons « le retour en arrière»
(l’analepse), procédé narratif justifié par le modèle scientifique,
analogique et causal (vu le conditionnement socio-historique de
l'individu). L'auteur lui confère une fonction justificative et vise à
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récupérer les antécédents du personnage qui vont motiver sa conduite
ultérieure. Ces « retours en arrière », assumés par le narrateur
omniscient, permettent d'offrir au lecteur un système informationnel
complet et de faire redémarrer le récit au moment présent (au début du
roman, M. Grandet est déjà riche et maire de Saumur, mais, grâce à
l’analepse, on apprend le moment qui avait favorisé son enrichissement).
L'alternance des scènes dramatiques dialoguées et des récits sommaires
(concentrant une riche substance événementielle) est à l'origine de ce
rythme de plus en plus accéléré vers le dénouement.
La description chez Balzac. La découverte de la socialité et de
l'historicité de l'individu, de l'interdépendance entre l'homme et le
milieu, ainsi que l'impact de l'histoire sur l'individu entraînent une
véritable révolution de la narration et de la description. La narration,
qui veut rendre compte de la société dans son intégralité, se dilate par
un ample espace descriptif, pris en charge par le narrateur. On recourt
d'abord à la description du cadre, pour suggérer le milieu où vivent ses
héros. Les détails en sont «connotateurs de mimésis» (G.Genette),
devenant les signes d'une réalité profonde (la description de la pension
Vauquer ou de la maison de Grandet). D'autres détails synthétisent la
série paradigmatique des phénomènes similaires (la description de la
vie de Saumur renvoie à l'aspect de toute ville de province). On
remarque une approche par couches successives: ville – rue – maison–
intérieur de la maison. Il s'agit là d’une nouvelle mythologie,
construite à partir du détail, qui acquiert sa profonde signification par
rapport au détail mis en évidence, ce qui a fait Pierre Barbéris parler
d'«un réalisme d'interprétation». Balzac réalise une exploration du
passé, grâce à cette lecture de signes, où les détails, véritables « effets
de réel », sont subordonnés à la narration. Le portrait est aussi réalisé
selon des règles précises. Balzac imagine une fiche signalétique du
héros, contenant nom, prénom, profession, vêtements, tics et manies,
mimétisme du langage et quelques traits de caractère, car le reste sera
dévoilé au cours de l'action et par le dialogue. Dans la réalisation du
portrait, il y a aussi une approche successive, de l'extérieur vers l'intérieur.
Pour Balzac, créer, c'est avant tout imaginer des documents
humains. La tentation de connaître et de révéler les secrets des
hommes, de dominer le monde, par la connaissance, Balzac l'a parfois
attribuée à certains personnage, tels l'Antiquaire, l'Artiste, ou bien
Gobseck et Vautrin, maîtres des destinées et philosophes lucides.
Vautrin est capable de s'intégrer à tous les milieux, du « hors-la-loi»
jusqu'à «l'homme de la loi». Ayant la vocation démiurgique, Vautrin
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est un alter-ego de l'écrivain. Albert Thibaudet considérait Balzac « le
plus grand créateur d'êtres vivants qui ait jamais existé ». En effet,
Balzac fait la typologie d'une société à l'aide de 2-3000 personnages,
représentant maintes catégories sociales; ce sont autant de personnages
typiques envisagés dans des conditions typiques. Mais Balzac a eu
aussi l'ambition de présenter l'infinie variété des espèces humaines et
sociales, à l'aide de quelques types fondamentaux (ou archétypes), tels
Goriot, « le nouveau roi Lear»; Gobseck, «le Brutus des usuriers»;
Nucingen, « le Napoléon des affaires».
Pour donner du relief à ses personnages et illustrer leur
évolution, Balzac a eu l'idée géniale du retour des personnages (dans
plusieurs romans), tels Vautrin, Nucingen, Rastignac (les personnages
reparaissants). Une fois mis en place l'ample espace descriptif, à
fonction explicative, justificative et symbolique, le récit va évoluer
grâce à l'alternance de scènes dramatiques et dialoguées et de récits
sommaires, l'action s'accélérant de plus en plus, jusqu'au dénouement.
Chez Balzac, la perspective narrative appartient au narrateur
omniscient, qui possède plus d'informations que le personnage et qui
veut tout expliquer; à rappeler les célèbres digressions de l'auteur sur
la philosophie, la sociologie, l'économie, la science et les arts.

Thèmes et sujets à débattre


1. La poétique balzacienne et le concept de mimésis
2. Commentez l’affirmation de Baudelaire à propos du roman
balzacien: «... a fait de ce genre roturier une chose admirable, toujours
curieuse et souvent sublime. [...] Tous ses personnages sont doués de
l’ardeur vitale dont il était animé lui-même. Toutes ses fictions sont
aussi profondément colorées que les rêves. Depuis le sommet de
l’aristocratie juqu’aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa
Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus
patients dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus
angéliques dans le dévouement que la comédie du vrai monde ne nous
les montre. Bref, chacun, chez Balzac, même les portières, a du génie.
Toutes les âmes sont des armes chargées de volonté jusqu’à la gueule ».
3. L'art de la description et du portrait dans les romans de Balzac.
4. La relation histoire – société – individu dans La Comédie humaine.
5. L’image du génie dans les romans balzaciens.
6. Avatars du phantastique, de l’occulte et la «philosophie»
balzacienne.
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4. LES PAROLES MAGIQUES

La formule l’art pour l’art doit beaucoup de sa fortune au


redoublement étonnant du mot art, qui la clôt sur elle-même. Elle
apparaît d’abord sous la plume de Victor Cousin dont la pensée
spiritualiste postule une autonomie du beau: «Il faut de la religion
pour la religion, de la morale pour la morale, de l’art pour l’art».
Théophile Gautier affirme que l’exercice de l’art doit se dresser
des cloisons étanches autour de lui afin que l’artiste se protègeet
protège son art contre les violences de l’esprit bourgeois. La société
bourgeoise qui domine, à partir de la monarchie de Juillet, n’a pas été
tendre à l’égard du romantisme passionnel.
Les critiques et les journalistes que Gautier prend pour cibles
dans sa Préface à Mademoiselle de Maupin (1835) ne craignent pas
d’accuser les auteurs romantiques pour les crimes et les débordements
souvent asociaux de leurs personnages dramatiques ou romanesques.
On veut imposer aux écrivains une fausse moralité, le pragmatisme et
l’utilitarisme. Utilité, ce «grand flandrin de substantif» fait bondir
Gautier qui affirme tout net le divorce absolu du beau et de l’utile:
«L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines», dit-il en
une phrase faite pour choquer et qui n’y manquera pas.
Il faut bien voir que cette morale et cette utilité ne sont pas si
éloignées que cela de certaines tendances romantiques. Gautier n’est
pas plus en accord avec le sentimentalisme mou de certains de ses
collègues (dont s’accommoderait volontiers la critique moraliste)
qu’avec l’engagement dans le siècle d’un Victor Hugo, par exemple.
Le poème «Préface» d’Émaux et Camées (1852) se fait une gloire du
retrait: Sans prendre garde à l’ouragan [se réfère aux événements de
1848] /qui fouettait mes vitres fermées,/Moi, j’ai fait «Émaux et
Camées». L’artiste, hors du monde, se souciera de son métier qui lui
prendra toute son énergie, d’autant plus qu’il affrontera le «bloc
résistant» de la forme. Il nous faut remarquer aussi que, dans la
formule l’art pour l’art, ainsi que dans la plupart des métaphores qui
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l’illustrent, la littérature s’identifie aux arts plastiques, à la peinture et
à la sculpture.
Libérée de sa fonction didactique, de sa fonction morale ou
politique, la littérature n’a qu’atteindre son impersonnalité. C’est là
que Gautier déborde le romantisme et anticipe nettement Flaubert ou
le Parnasse. De son côté, Baudelaire lui empruntera sans réserve l’idée
d’autonomie du poème, tout en refusant, dans le même temps, d’y
borner sa conception de la mission poétique. Dans sa fameuse lettre au
même Baudelaire, Victor Hugo affirme: «Je n’ai jamais dit: l’Art pour
l’Art; j’ai toujours dit: l’Art pour le Progrès. Au fond, c’est la même
chose [...]». Hugo se rend compte que la fonction sociale de l’œuvre
échappe largement aux intentions de l’auteur. Madame Bovary et Les
Fleurs du mal, les plus hauts sommets de l’art pour l’art se voient
soumis à des procès pour avoir touché à la morale publique.
Le conflit théorique que sous-entende
cette formule de l’art pour
l’art n’ae pas commencé avec le XIX siècle et n’a pas cessé avec lui.
Au XX siècle, un débat voisin opposera les «formalistes» et les
adeptes de «l’engagement». Les formules sous lesquelles apparaît le
concept de l’art pour l’art changent, l’interrogation subsiste sur la
façon dont l’écrivain se situe entre le souci de la forme et la fonction
sociale de la littérature. Gautier entendait désaliéner la littérature
quand il faisait cette affirmation tranchante: «Les livres suivent les
mœurs et les mœurs ne suivent pas les livres».

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Charles Baudelaire (1821-1867)

Romantique par le coeur, classique par l'intelligence et par


l'esprit critique, parnassien par le culte de la Beauté et par la recherche
de la perfection formelle, précurseur du symbolisme, par le fait qu'il
proclame la nécessité de suggérer au lieu de décrire et par le réseau de
signes qu'il découvre au sein de la Nature, Baudelaire occupe une
place à part dans la poésie française de la deuxième moitié du XIXe
siècle et, plus encore, dans toute l'histoire de la littérature française,
par le « frisson nouveau » qu'il apporte.
Sa vie a été un douloureux voyage et son dandysme, ses attitudes
provocatrices, son amour du malsain et du morbide, son « baudelairisme
», en un mot, cache un drame profond, origine à la fois de sa grandeur
et de sa misère. Baudelaire est un poète moderne, car il éprouve avec
acuité la réalité comme une sensation de désordre intérieur.
Reliant la cause de la poésie à celle de l'homme, Baudelaire
s'engage totalement dans l'aventure poétique et demande à la poésie la
solution de ses conflits et l'accès à un monde véritable. Sa doctrine,
tout comme son oeuvre, sont étroitement liées à sa vie et c'est dans son
expérience vécue qu'il faut chercher la clé de son message et son
exceptionnelle importance. « Baudelaire, – disait Rimbaud – « est le
premier voyant, roi des poètes, un vrai dieu». Bien sûr, Baudelaire
n’était qu’un homme avec sa grandeur et sa misère, dont le tempérament
était fait de contradictions douloureuses. A la fois sensible et nerveux,
émotif et cérébral, sensuel et rêveur il est le reflet de son époque.
Il ne parviendra jamais à dépasser et à dominer les contradictions
de sa nature et sa vocation de témoigner, par sa sensibilité de poète, de
l'expérience qu'il fit de son combat spirituel.
Parisien de naissance, Baudelaire restera lié à Paris jusqu’à la fin
de sa vie. « Enfant, amoureux de cartes et d’estampes », il nourrit son
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imagination des images anciennes que son père lui montrait ; plus
tard, il affirmera (Fusées) que « glorifier les culte des images » fut
« ma grande, mon unique, ma primitive passion ». L’harmonie du
foyer disparaît après la mort de son père et le remariage de la mère
avec le commandant Aupick, homme d’action et d’ordre que Charles
ne pourra jamais aimer. Le remariage de sa mère eut des répercussions
inattendues pour le jeune Baudelaire, qui se sent trahi, abandonné et
dont le ressentiment persistera jusque tard, à l’âge mûr, lorsqu’il le
transformera en chute originelle, loin du paradis de l’enfance et de
l’amour. Il y verra plus tard une malédiction originelle qui pèsera sur
ces amours ultérieures.
A quinze ans, l'adolescent qui passe pour un sujet brillant, mais
farouche et solitaire, s'exalte des élans du René de Chateaubriand.
Il rêve à fréquenter le « bohème » du Quartier Latin et il connaît
déjà une attirance obscure pour ce monde décadent qui l’entoure :
alcooliques attablés devant le verre d'absinthe, prostituées sous la
lumière blafarde des becs de gaz. Cette attraction du bas-monde est
celle du poète à venir, et ce n’est pas étonnant qu’un de ses premiers
poèmes soit dédié à une prostituée. Pour l'éloigner de ses mauvaises
fréquentations, les Aupick décident de lui offrir un long voyage: on
l'embarque pour Calcutta, mais le jeune homme s’enferme dans sa cabine,
désirant déjà de rentrer. Pour cet enfant de la ville, l’éloignement n’est
pas source d’inspiration. Le mythe prposé par les images de l’enfance
éclate, pour Baudelaire le voyage n’enseigne qu’ «un amer savoir ».
Ces souvenirs tropicaux – soleil, paresse, « loisir embaumé » –
trouveront toutefois une valeur positive lorsqu'ils serviront à nourrir le
thème de l'évasion, loin de « l'ici » insupportable : paysages à nouveau
rêvés sous forme « d'images », images poétiques des Fleurs du mal.
Mais pour créer des images, on n’a pas besoin de voyager, il suffit de
s’imaginer.
De retour à Paris, Baudelaire commence à mener une vie coûteuse
et raffinés grâce à l’héritage paternel : il s’entoure de meubles exquis,
d’objets d’art, de peintures. Son élégance recherchée et son plaisir
d’étonner lui valent le nom de « dandy ». Il se plaît aux excentricités,
et se donne son « dandysme » comme morale de vie, qui se résume
plutôt à une impassibilité amorale devant tout : « C'est le plaisir
d'étonner, écrit-il, et la satisfaction de ne jamais être étonné ». De la
vie qu’il mène à cette époque on observe déjà le contrôle de l'instinctif
et du naturel, le refus de la spontanéité, le travail sur soi.
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Derrière cette pose dandy, sous son cynism apparent se cache sa
passion pour Jeanne Duval, une actrice sensuelle de Boulevard. Elle
était mulâtresse, et surnommée, en raison de sa peau brune, « la Vénus
noire »: il y avait en elle « quelque chose de divin et de bestial », disait
Théodore de Banville. Elle sera, pour vingt-trois ans, l'infidèle
compagne de Baudelaire, tout à fait différente de cet homme raffiné,
nerveux, précieux, qui ne verra d’ailleurs dans leur liaison que l'image
de la luxure et de la souffrance.
Ses fonds diminuant considérablement, les Aupick parviennent à
le faire reconnaître juridiquement irresponsable, « éternel mineur », et
à lui imposer un budget strictement géré par un notaire. Cette «
affreuse humiliation », comme il nommera cet incident jusqu’à la fin
de sa vie, aura des conséquences fastes sur le créateur Baudelaire.
Obligé de travailler, il commence à mettre en pratique quelques-uns de
ses innombrables projets littéraires.
Baudelaire considérera sa vie comme placée sous le signe d'une
triple malédiction : celle du travail poétique, labeur torturant et infini,
qu’il feint de détester, celle de la souffrance physique et morale, celle
de la réprobation sociale.
Il avouera plus tard qu’il devait lutter contre ses démons, difficiles
à exorciser : la paresse, la luxure, le goût du néant (car le désespoir,
pour le chrétien, est un péché). Du point de vue littéraire, on peut
observer que sa création poétique exige cette figure du Moi maudit.
Maudit veut dire pour Baudelaire « solitaire », et, à la différence
d'un Hugo, non impliqué dans les mouvements sociaux et politiques :
la révolution de 1848 lui inspire une éphémère sympathie, puis très
vite il se retrouve déçu par la politique, « dépolitiqué », dit-il, à jamais.
A l'égard d'un monde bourgeois et satisfait, peu troublé par le socialisme
naissant, il manifestera la même amertume désengagée qu'un Flaubert,
son contemporain ; il pratiquera le même repli sur l'écriture salvatrice.
A l’époque, chaque année, se tenait au Louvre une exposition
appelée le « Salon » où peintres et sculpteurs présentaient leurs
dernières créations. C’est par ses articles de critique d’art que Baudelaire
se fait connaître dans le monde littéraire. Peu à peu, Baudelaire
évolue, de la critique de circonstance, vers une esthétique à laquelle il
restera fidèle dans toutes ses œuvres (Salon de 1845 et Salon de 1846).
Quant à la littérature, il se laisse influencer, dans une admiration qui
engendra des articles fort élogieux, par son « frère », l’écrivain
américain Edgar Allan Poe dont il traduit les principales œuvres en
120
français. Sur le sol français, son parrain littéraire fut Théophile Gautier
qui lui enseigne le goût de la perfection formelle et l’importance de la
structure d’un poème.
Trois femmes occupent le cœur de Baudelaire, toutes trois
inspiratrices de poèmes qui trouveront place dans Les Fleurs du mal.
Jeanne Duval, qui le retient par le plus charnel des liens ; l'actrice
Marie Daubrun, figure floue et fuyante qui sera le modèle de la
femme-enfant câline et insidieuse de certaines Fleurs du mal; Apollonie
Sabatier, qu’il adore pendant cinq ans, lui adressant des poèmes
anonymes, remplis d'une ferveur mystique et sensuelle. Madame
Sabatier est, pour le poète, l'objet d'une étrange idéalisation : type de
la « demi-mondaine » du Second Empire, amie des Lettres et des Arts,
elle veut récompenser la constance de son adorateur. Le lendemain du
jour où elle s'est offerte à lui, le poète lui adresse une lettre de rupture :
« Il y a quelques jours, tu étais une divinité [...] Te voilà femme
maintenant». Son aparent cynisme cache un malaise plus profond :
aucune expérience du réel ne saurait répondre à l'attente de l'idéal.
Il écrivait des poèmes depuis l’âge de vingt ans, mais c’est en
1845 à peine qu’il pense à un grand recueil ordonné. Amoureux
d’architecture et de perfection, il travaille douze ans avant de faire
paraître les Fleurs du mal, le 25 juin 1857 ; deux mois plus tard,
Baudelaire et son éditeur sont condamnés à des amendes et à la
suppression de six poèmes pour « offense à la morale publique et aux
bonnes moeurs ». Baudelaire est consterné, persuadé que la société n'a
pas compris la signification profonde du recueil : il se sent un poète
décidément « maudit ».
De 1857 à 1861, il s'enfonce dans le travail, enrichit son recueil
de trente-cinq pièces nouvelles, poursuit sa réflexion esthétique (Salon
de 1859) et littéraire (importants articles sur Gautier et Flaubert),
commence en 1861 un journal intime, sous forme de notes et réflexions
(Fusées, Mon cœur mis à nu). Dans Les paradis artificiels (1860), il
analyse les dangers de l'opium, condamnant finalement le recours à la
drogue comme échappatoire à l'enfer du quotidien.
«Jeune et pourtant très vieux» (Spleen, LXXVII), Baudelaire
voit sa santé se dégrader inexorablement (névralgies, vertiges, crises
d'angoisse). Il est criblé de dettes, il connaît la demi-misère, songe au
suicide. Jeanne Duval, « la Vénus noire », n'est plus qu'une épave
paralytique, qu'il a le courage d'assister. L'imagination de la mort est
chez lui omniprésente.
121
Il parcourt les rues de Paris dont il veut exprimer la poésie
merveilleuse et insolite dans de petits poèmes en prose, qui seront
réunis dans un recueil, inachevé, Le spleen de Paris (publication
posthume).
Les dernières années sont extrêmement sombres : Baudelaire
s'expatrie deux ans (1864-1866) en Belgique, où il espère gagner
quelque argent comme conférencier. Mais l'incompréhension du
public bruxellois le blesse profondément. En mars 1866, une attaque
va le laisser jusqu'à la mort aphasique et hémiplégique : il meurt à
Paris, après une terrible agonie (31 août 1867).

Possédé par l’amour des images, Baudelaire ressent la


découverte d’un peintre ou d’un écrivain comme la révélation d’un
autre monde. De ce point de vue, son activité critique répond à une
nécessité de son âme. Mais il n’est pas seulement un créateur
« inspiré », il est aussi un observateur lucide de son art et de celui
d’autres créateurs. Les vrais poètes, dit-il, « veulent raisonner leur art,
découvrir les lois obscures en vertu desquelles ils ont produit »
(Richard Wagner et « Tannhauser »). En tant que critique, Baudelaire
essaie de se mettre à la place du créateur pour voir quels sont les
principes de sa création : sa critique n’est pas érudite ou à prétention
positiviste comme celle d’un Taine, il veut plutôt voir ce qui se passe
lorsque Delacroix peint ou lorsque Wagner compose.
Baudelaire déclare « partiale et passionnée » toute vraie critique,
parce qu'elle doit résulter, selon lui, d'une sorte d’explosion spirituelle
qui a atteint l'âme du spectateur ou du lecteur, et dont il essaie de
préciser la nature. Pour Baudelaire, les grands artistes sont d'abord de
grands transfigurateurs. Mais cette transfiguration ne veut pas dire
embellissement ou idéalisation de l’objet qui est source d’inspiration.
Ce qui permet à l’artiste de rendre cette « surnature » de l’objet, c’est
l’imagination, « reine des facultés ». Mais ici encore faut-il préciser
que, pour Baudelaire, l’imagination n’est pas synonyme de fantaisie,
mais cette « faculté quasi-divine, qui perçoit tout d’abord, en dehors
des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des
choses, les correspondances et les analogies ». La peinture de
Delacroix, par exemple, semble avoir perçu le réel « par des nerfs
ultra-sensibles », car l'artiste a su rendre, par la juxtaposition insolite
de coloris puissants, les mystérieuses affinités qu'entretiennent les
choses, leur vibration intime.
122
Dans le Salon de 1846, il affirme que l’imagination n’est pas
seulement une faculté créatrice, mais aussi une faculté du récepteur,
de l’observateur auquel l’œuvre s’adresse : les grandes œuvres ouvrent
« de profondes avenues à l’imagination la plus voyageuse ». Le poète
se sent emporté par la musique de Wagner vers un immense horizon
baigné « d’une large lumière diffuse », car les grandes œuvres
délivrent leur spectateur (lecteur, auditeur) du poids de la matière. A
cet égard, Baudelaire ne sera pas un admirateur du réalisme, car il
considère que les écrivains réalistes se trompent en croyant à une
vérité objective qu’ils veulent rendre fidèlement. Pour les mêmes
raisons, il ne considère pas la photographie comme appartenant au
domaine de l’art.
Baudelaire reste fidèle à la conception de l'art imposée par le
Romantisme: l'artiste doit dévoiler la signification secrète des choses,
déchiffrer leurs analogies : « La poésie, c'est tout ce qu'il y a d'intime
dans tout », dit Hugo.
L’«aspiration vers l'infini », d'ordre métaphysique, vers un Dieu
caché ou vers l’intime union avec l’humanité, devient chez Baudelaire
une aspiration vers l'absolu de la Beauté. A cet égard, Delacroix,
Wagner, E.A. Poe sont à la fois Romantiques et modernes: leurs
œuvres, profondes et mélancoliques, répondent à l'aspiration humaine
vers une beauté supérieure et entrouvrent la porte d'un paradis spirituel
et esthétique.
Le grand artiste ne doit pas seulement regarder vers l’infini,
mais sa tâche est de transfigurer la réalité la plus prosaïque, de savoir
extraire la dimension poétique et la beauté de sujets contemporains :
c’est de cette façon qu’il exprimera la « modernité ». Cette notion
(« modernité ») lui permet de dépasser le romantisme, le réalisme et
l’art pour l’art dans une synthèse qu’on appelle aujourd’hui
« baudelairisme ».
De son point de vue, le réalisme néglige le travail du style au
nom de la fidélité au réel, et la doctrine de l’art pour l’art tend à fuir
les sujets modernes pour s’enfermer dans un formalisme stérile.
Baudelaire plaide pour une synthèse des deux doctrines, afin de
découvrir la poésie «bizarre» (c’est un terme baudelairien), inattendue
de ce qui est vulgaire et misérable, bourgeois ou mondain. De ce point
de vue, il considère Balzac le poète épique et visionnaire de la société
de la Restauration. En ce qui le concerne, il restera attaché à cette
doctrine de la synthèse du Beau et du Laid et de sa « modernité», qu’il
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exprimera ultérieurement dans toutes ses œuvres. On peut affirmer
que les Salons servent à Baudelaire comme expression de sa poétique :
cherchant à trouver le sens caché des créations de Manet, de
Delacroix, de Wagner ou de Consrtantin Guys, il exprime les sens
cachés de son œuvre future.
Dans une étude sur Constantin Guys, peintre et dessinateur des plaisirs
et des modes du Second Empire, Baudelaire donne un élargissement
théorique sur la notion de « modernité », part essentielle de l'œuvre d'art :
« Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? A coup sûr, cet
homme, tel que je l'ai dépeint, ce solitaire doué d'une imagination active,
toujours voyageant à travers le grand désert d'hommes, a un but plus élevé
que celui d'un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la
circonstance. Il cherche ce quelque chose qu'on nous permettra d'appeler la
modernité; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l'idée en
question. Il s'agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de
poétique dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire. Si nous jetons un
coup d'ceil sur nos expositions de tableaux modernes, nous sommes frappés
de la tendance générale des artistes à habiller tous les sujets de costumes
anciens. Presque tous se servent des modes et des meubles de la Renaissance,
comme David se servait des modes et des meubles romains. Il y a cependant
cette différence, que David, ayant choisi des sujets particulièrement grecs ou
romains, ne pouvait pas faire autrement que de les habiller à l'antique, tandis
que les peintres actuels, choisissant des sujets d'une nature générale
applicable à toutes les époques, s'obstinent à les affubler des costumes du
Moyen Age, de la Renaissance ou de l'Orient. C'est évidemment le signe
d'une grande paresse ; car il est beaucoup plus commode de déclarer que tout
est absolument laid dans l'habit d'une époque, que de s'appliquer à en extraire
la beauté mystérieuse qui y peut être contenue, si minime ou si légère qu'elle
soit. La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de
l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable. Il y a eu une modernité
pour chaque peintre ancien ; la plupart des beaux portraits qui nous restent
des temps antérieurs sont revêtus des costumes de leur époque. Ils sont
parfaitement harmonieux, parce que le costume, la coiffure et même le geste,
le regard et le sourire (chaque époque a son port, son regard et son sourire)
forment un tout d'une complète vitalité. Cet élément transitoire, fugitif, dont
les métamorphoses sont si fréquentes, vous n'avez pas le droit de le mépriser
ou de vous en passer. En le supprimant, vous tombez forcément dans le vide
d'une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l'unique femme avant
le premier péché. » (Curiosités esthétiques)
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Depuis 1848, Baudelaire commence à traduire Edgar Allan Poe,
qu’il considère son « frère spirituel ». En 1857, il traduit les Nouvelles
histoires extraordinaires, qu’il accompagne d’une présentation
approfondie de l’auteur américain: les Notes nouvelles sur Edgar
Allan Poe. Fidèle à son esprit théorique, Baudelaire fait de cette étude
sur Poe une réflexion générale sur l’art. Il y énonce sa théorie sur ce
que devrait être la Poésie :
« La poésie, pour peu qu'on veuille descendre en soi-même,
interroger son âme, rappeler ses souvenirs d'enthousiasme, n'a pas
d'autre but qu'elle-même ; elle ne peut pas en avoir d'autre, et aucun
poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de
poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d'écrire
un poème.
Je ne veux pas dire que la poésie n'ennoblisse pas les mœurs, –
qu'on me comprenne bien, – que son résultat final ne soit pas d'élever
l'homme au-dessus du niveau des intérêts vulgaires ; ce serait
évidemment une absurdité. Je dis que, si le poète a poursuivi un but
moral, il a diminué sa force poétique ; et il n'est pas imprudent de
parier que son œuvre sera mauvaise. La poésie ne peut pas, sous peine
de mort ou de défaillance, s'assimiler à la science ou à la morale ; elle
n'a pas la Vérité pour objet, elle n'a qu'Elle-même. Les modes de
démonstration de vérité sont autres et sont ailleurs. [...]
C'est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait
considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une
correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà, et
que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité.
C'est à la fois par la poésie et à traversla poésie, par et à travers la
musique, que l'âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ;
et quand un poème exquis amèneles larmes au bord des yeux, ces
larmes ne sont pas la preuve d'un excès de jouissance, elles sont bien
plutôt le témoignage d'une mélancolie irritée, d'une postulation des
nerfs, d'une nature exilée dans l'imparfait et qui voudrait s'emparer
immédiatement, sur cette terre même, d'un paradis révélé. Ainsi, le
principe de la poésie est strictement et simplement l'aspiration
humaine vers une beauté supérieure » (Notes nouvelles sur Edgar
Allan Poe).

Les Fleurs du mal (1857) vaudront à Baudelaire un procès en


justice correctionnelle, pour « outrage à la morale » (il doit payer une
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amende et supprimer 6 poèmes). Hugo tente de le consoler de la
condamnation de son livre, lui envoyant une lettre où il affirmait: «
Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous
venez de recevoir ». Hugo va parler d'« un esprit nouveau », de cette
vibration originale, qui forme l'essence de sa création. C’est le livre
maître de la poésie moderne: les poètes symbolistes (Rimbaud,
Verlaine, Mallarmé), Paul Valéry, les poètes surréalistes, tous procèdent
de lui. Son tempérament excessif, son déchirement intérieur, sa
bipolarité fondamentale, – la tentation d'élévation et de chute, son
oscillation entre l'Idéal et le Spleen, l'amour mystique et satanique, le
rêve d'évasion et d'immobilité – tout cela constitue la source de son oeuvre.
La volonté provocatrice de ce recueil célèbre est visible dès la
lecture de son titre. Baudelaire hérite de ses prédecesseurs
romantiques le goût de choquer les bien-pensants. En 1845 il aurait
voulu mettre un autre titre, tout aussi provocant à ce volume de vers –
Les lesbiennes – mais il y renonce le considérant trop limité au thème
de l’homosexualité féminine, qui, d’ailleurs, avait été abordé plusieurs
fois par ses contemporains : Balzac en parle dans La fille aux yeux
d’or, Gautier, dans Mademoiselle de Maupin et Banville l’aborde dans
Les Stalactiques.
Comment mettre ensemble deux mots chargés de significations
si différentes ? Jusqu’à Baudelaire, « fleur » connote en poésie
l’innocence, la pureté, évoquant chez les Romantiques la femme jeune
et désirée. Pour le « mal », les Romantiques l’associent au sombre, à
l’informe, au hideux, à Satan, etc. Or, Baudelaire semble affirmer
qu’il existe une beauté propre au mal, ou plutôt que le mal engendre
aussi la beauté. La misère et la beauté, la pureté et le vice se mêlent et
fusionnent. Rien de plus étonnant et de plus vrai que cette découverte
qui choque ses contemporains. On peut remarquer encore d’autres
connotations des deux notions antithétiques du titre: Fleurs, suggère la
Beauté, les régions claires de l'esprit tandis que Mal suggère le péché,
le déchirement intérieur, les tourments de la passion, le spleen, les
zones ténébreuses de la conscience. On y décèle un sentiment de joie,
d' exaltation dans le Mal, esthétiquement fécond, que le poète semble
devoir connaître et traverser, comme une étape nécessaire, pour
produire la Beauté, grâce à l'effet purificateur de la poésie.

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