Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
ISBN-978-973-725-965-3
821.133.1.09"18"
CĂTĂLIN SIMION
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE
FRANÇAISE
5
6
ARGUMENT
8
1. XIXe – LE SIECLE DES CONTRASTES
Pour nous, les gens du XXIe siècle, le fait que le XIXe est appelé
«le siècle des contrastes» ne signifie pas grand-chose. Quoi de plus
contrastant et impossible à définir que notre siècle, appelé déjà «de la
terreur», «de la mondialisation», «du réchauffement global»? Mais
cette étiquette devient pertinente au moment où l’on pense au siècle
des romantismes par rapport à celui des Lumières et, en général, par
rapport aux siècles qui le précèdent.
D’abord, deux images en contraste retiennent notre attention:
celle du personnage romantique, pâle, maladif, frêle, prêt à se réfugier
sur une montagne ou dans ses rêveries aquatiques, et celle du
combattant, du révolté qui ne se soumet pas aux commandements de
l’histoire. A part ces deux images, beaucoup d’autres, secondaires,
accompagnent ce registre essentiel: l’image du bourgeois satisfait, de
l’arriviste, de l’amoureux trompé dans ses attentes, de la bienaimée
morte très jeune, de Napoléon – qui devient mythique –, fixent dans la
mémoire collective des modèles de compréhension du XIXe siècle.
Contrasté aussi, ce siècle, parce qu’il voit surgir en même temps
le mal de vivre (forme extrême du «mal de siècle») et la foi dans la
science et le progrès: à cette époque l’incertitude commence de plus
en plus à céder la place à la confiance dans un avenir heureux de
l’humanité.
L’image de Napoléon
11
D’ailleurs, la légende napoléonienne survit jusqu’aujourd’hui et
s’étend loin des frontières de la France. Les écrivains russes, Dostoïevski
(Les Frères Karamazov) et Tolstoï (Guerre et paix) reprennent cette
image et l’amplifient.
12
temps, la France commence à fonder sa richesse et sa puissance sur
l’expansion coloniale.
La science devient la nouvelle religion et plusieurs sciences
connaissent leurs débuts au XIXe siècle, le travail théorique des
scientifiques repose de plus en plus sur l’analyse des données fournies
par l’expérience (Claude Bernard est le théoricien de la science
expérimentale) et le mot expérimentation – d’ailleurs attesté vers 1834 –
devient un des plus répandus. Pasteur combat la thèse de la «génération
spontanée» et fut le précurseur de la chimie organique et le père de la
microbiologie. Ses résultats extraordinaires dans la création de vaccins
mènent, vers la fin du siècle, à la fondation de l’Institut Pasteur, vite
devenu un des plus avancés bastions de la lutte contre les microorganismes
générateurs d’infections: la pasteurisation et l’asepsie apportent des
bénéfices immenses, d’abord aux producteurs de vins et puis aux
praticiens de la médecine qui reconnaissent tous les progrès dues à
l’hygiène hospitalière introduite à la suite des découvertes de Pasteur.
L’«Année terrible» (1870-1871) est peinte en couleurs dramatiques:
la guerre et l’invasion prussienne culminent avec le siège de Paris et
avec la répression sanglante de la Commune. Aux débuts de la IIIe
République les Français gardent un goût amer de leur présent et ne
rêvent que se venger de l’Allemagne, conquérante de l’Alsace et de la
Lorraine. Les scandales et les crises financières s’ensuivent, on assiste
à la «guerre scolaire» entre les partisans et les opposants de
l’enseignement laïque. La construction de la tour Eiffel engendre cris
d’admiration (de la part des partisans et admirateurs du Progrès) et
critiques virulentes (de ceux qui voient cette construction comme une
atteinte au bon goût). La fin du siècle voit l’apparition de la première
automobile et du cinéma.
Huysmans voit dans le triomphe de l’esprit positiviste le signe
d’une époque qui sera suffisante et vaine. La France coloniale découvre
les richesses des civilisations africaines et asiatiques, mais elle assiste,
en même temps, à une montée du nationalisme et de l’antisémitisme.
La célèbre Affaire Dreyfus divise les Français. Dreyfus, officier français
de nationalité juive est accusé à tort d’avoir entretenu des intelligences
avec l’ennemi pendant la guerre franco-prussienne. Zola s’engage en
faveur de Dreyfus, mais la plupart des écrivains refusent l’action
politique à cette fin de siècle, en préfèrant exprimer leur révolte dans
l’écriture elle-même.
13
C’est au XVIIIe siècle que le terme «littérature» prend son sens
moderne mais, avant la Révolution, le livre est encore un produit rare,
réservé à une élite sociale et intellectuelle. A cet égard, le XIXe siècle
entraîne un changement capital: l’instruction prend de nouvelles
dimensions en France, de la création des lycées par Napoléon I
jusqu’à l’instauration de l’enseignement primaire obligatoire et laïque
en 1882 par Jules Ferry. On assiste à un parcours heureux du livre, qui
devient un objet de consommation plus répandu pour un public de
lecteurs toujours plus large. Le nombre des titres publiés s’accroît
considérablement après 1850, mais le livre est considéré comme une
simple marchandise et peu d’écrivains vivent de leur plume.
La diffusion de ce « produit » particulier qu’est le livre se
diversifie: dans la continuité du XVIIIe siècle, salons et cénacles sont
les foyers intellectuels où l'œuvre est reçue (parfois lue en public),
critiquée et même élaborée. Le contact de l’écrivain avec les productions
de ses confrères et les débats publiques ou dans les salons naissent des
« écoles », des courants, des mouvements qui se regroupent autour
d'un « maître » : Victor Hugo rassemble les Romantiques dans son
Cénacle ; les Parnassiens font de Leconte de Lisle leur chef de file; à
Médan, chez Zola, se réunissent les partisans du Naturalisme.
Il existe ausssi une autre « littérature » qui échappe aux grands
mouvements culturels: elle circule dans les campagnes grâce au
colportage pratiqué activement jusqu'à la fin du siècle; on la rencontre
aussi en ville dans les « cabinets de lecture » où l’on peut lire ou
emprunter les livres et les journaux les plus divers si on se fait un
abonnement. Ce qu'on lit en 1850 est très révélateur des tendances et
des métamorphoses du XIXesiècle: le nombre des ouvrages de
vulgarisation scientifique augmente, ce qui témoigne du développement
considérable des connaissances et des spécialisations. Les progrès du
rationalisme sont contrebalancés par l’apparition d’un fort courant de
spiritualité qui s'épanouit dans une abondante littérature religieuse.
Au début du siècle, grâce à ce marché explosif du livre, les Français
commencent à connaître les productions littéraire de l’étranger, qu'il
s'agisse d'auteurs classiques (Shakespeare, Dante, Cervantes) ou de la
révélation de nouveaux talents (les influences anglaises et allemandes
sont prépondérantes dans la première moitié du siècle). Mais ce qui
caractérise le mieux l'époque est le succès des ouvrages historiques: les
«Histoire de France» se multiplient ainsi que les romans qui font de
l'exploration du passé leur thème fondamental. Le genre romanesque
14
semble le plus propre à capter l'intérêt de tous les publics. Il donne lieu
à une littérature populaire mais d'une qualité médiocre. Ce phénomène
s'amplifie avec l'expansion de la presse (quotidiens à grand tirage,
revues, magazines) qui est certainement la principale révolution de
l'écrit au XIXe siècle.
Dans La Mode, Emile de Girardin publie des articles et des
feuilletons signés Balzac, Dumas ou George Sand. En 1836, avec La
Presse, il invente le journal à bon marché en partie financé par la
publicité. Le nombre des périodiques et des quotidiens augmente et la
presse commence à se ranger pour et contre le pouvoir politique. Mais
la feuille politique ne connaît pas toujours le prestige de la revue
culturelle (comme la célèbre Revue des deux Mondes). On ne compte
plus les écrivains-journalistes et feuilletonistes de Nerval à Maupassant
en passant par Sainte-Beuve qui inaugure une nouvelle forme de critique
littéraire. La presse devient de plus en plus un outil économique et
surtout un formidable moyen de pression politique. Au temps de la
Monarchie de Juillet, par exemple, s'affrontent le journal des républicains,
Le National, et l'organe du gouvernement, Le Constitutionnel. Le Petit
Journal devient le premier journal qui se vend à un sou. Vers 1880 on
trouve à Paris soixante quotidiens différents.
Ce processus a des conséquences importantes, visibles
jusqu’aujourd ‘hui. Deux cultures s’affirment: d’une part, celle d'un
public privilégié, formé par l'enseignement secondaire et supérieur,
qui s'intéresse à la grande littérature, même s'il n'en apprécie pas
toujours l'esprit créateur, et d'autre part la culture populaire des
consommateurs de romans et de journaux à sensation.
Quelle est la place et la fonction de l'écrivain dans la société du
XIXe siècle? L’étude sociologique de R. Escarpit, Sociologie de la
littérature, montre que la plupart des écrivains français de ce siècle
proviennent des rangs de la bourgeoisie moyenne ou de la petite
noblesse, ce qui expliquerait les valeurs qu’ils défendent (libérales) contre
la grande bourgeoisie au pouvoir (le roman balzacien ou stendhalien
d’avant 1840).
La représentation littéraire du peuple dans le roman du XIXe siècle
résulte de la distance sociale entre les écrivains et leur sujet. Les
romantiques (Hugo, Georges Sand) sont les premiers à faire entrer le
peuple dans la littérature et à dépeindre sa situation matérielle précaire,
tout en exaltant la pureté des gens simples.
Etre issu d'une catégorie sociale ne signifie pas qu'on en adopte
automatiquement les valeurs et les aspirations. Il signifie au contraire
15
pour nombre de littérateurs du siècle un véritable déclassement. Il
devient parfois la source de graves difficultés morales : l'écrivain ne veut
ni ne peut en effet trouver sa place dans une société marchande, prise
dans des préoccupations matérielles, limitant les désirs en même temps
qu'elle les suscite, refusant les contestations parfois avec violence.
Ainsi l'image du poète maudit, rejeté pour sa différence, du génie
mal compris, fait-elle son apparition dans la littérature. Image assurément
trop simple: certains écrivains réussissent à préserver leur existence
personnelle des soucis matériels et s'intègrent parfois avec facilité dans
les structures sociales de leur époque. Pourtant leur œuvre traduit souvent
une insatisfaction fondamentale, la conscience, plus ou moins lucide ou
malheureuse, de la difficulté d'être, de l'impossibilité de s'épanouir
dans un monde bouleversé, pauvre d'espoir, privé de sens. Le conflit
entre l'individu et la société marque l’époque et devient le thème
dominant de la littérature d'alors.
Dégager les formes données, tout au long du siècle, à ce thème
permet de distinguer les attitudes caractéristiques de l'écrivain devant
l'histoire de son temps.
Pour la génération des « Précurseurs du Romantisme » (1800-1820),
le début du siècle se présente comme un paysage de ruines : celles qu'ont
laissées les guerres napoléoniennes, mais surtout l'effondrement d'un
ordre ancien parfois regretté parce que l'on ne se représente pas encore
avec netteté l’avenir. On a affirmé que la première génération romantique
se retrouve entre deux époques et que sa sensibilité cherche à trouver
son identité dans la nostalgie, le repli sur soi. Mais ce repli ne signifie pas
le refus de toute ouverture. Les romantiques cherchent au contraire dans
le passé, la nature, le voyage, les moyens de reconstruire les significations
et les valeurs de leur monde. Ce sera à l'étranger, en Angleterre et en
Allemagne, qu'ils découvriront une philosophie et une expression
poétique de leur propre mal de vivre.
La période d’apogée du Romantisme (1820-1850) amplifie le
refus de la société nouvelle et l'affirmation parfois désespérée du Moi.
Le Romantisme de la Restauration, aristocratique, traduit un sentiment
d'impuissance et de dégoût devant une modernité qui n'offre que
l’enrichissement comme seule perspective du développement
individuel. Ce romantisme du refus, de la solitude face à la société,
devient, sous la Monarchie de Juillet, un romantisme de la révolte et
des idéaux humanitaires. L'artiste se trouve dès lors investi d'un rôle
missionnaire: il interroge l'histoire dont il écrit les drames passés pour
mieux guider le peuple vers la liberté et la vérité.
16
La littérature réclame, à l’exemple des insurgés de 1830 ou de
1848, ses libertés. Par exemple, au moment de la première d’Hernani
on livre une célèbre bataille pour la liberté du théâtre. Après 1830,
Dumas dénonce la confiscation du pouvoir par les hommes de la
Monarchie de Juillet dont Balzac fera les portraits dans La comédie
humaine. Les notables et les banquiers qui se placent au-dessus des lois
ou qui créent des lois qui leur conviennent, au détriment du peuple,
seront peints et analysés dans tous les romans balzaciens, mais Balzac
n’est pas forcément contre cette élite de la haute bourgeoisie, il la
regarde d’un œil qui se veut «objectif» et qui ne lui réussit pas toujours,
car on devine très souvent derrière sa soi-disante «objectivité» l’admiration
devant l’énergie et le pragmatisme de cette nouvelle classe.
Hugo, de son exil, appelle le châtiment de Dieu sur la tête de
Napoléon III. L’ordre bourgeois considère le contenu de certains livres
comme une atteinte aux bonnes mœurs: Emma Bovary, l’héroïne de
Flaubert, est un mauvais exemple pour la jeunesse de la France et son
auteur est soumis à de nombreux griefs d’accusation, tout comme
Baudelaire, dont Les Fleurs du mal sont condamnées en 1857.
La tentative romantique de redonner au monde le sens et de
montrer aux gens les voies qui mènent au bonheur échouera dans une
période (1850-1900) qui manifeste l'impossibilité d'une telle entreprise.
C’est à cette période-là qu’apparaissent les itinéraires singuliers en
marge des valeurs sociales dominantes. Après l'échec de la Révolution
de 1848 vient le temps des illusions perdues: la révolte s’avère inutile
et le désengagement lui succède. Malgré de notables exceptions (Hugo,
Lamartine continuent leur «mission»), le temps de l'action politique
est devenu passé et les écrivains se laissent tenter par la forme, par un
retrait à l'intérieur de l'art dont seule la souveraineté est reconnue.
L'ambition de rendre compte de l'état de la société ne disparaît pas,
mais l'écrivain devient une sorte de médecin qui est apte à reconnaître
les maladies de la la société où il vit: l'ignorance, l'aliénation, la
corruption. Le mal de vivre, toujours présent, prend lui-même des formes
nouvelles et s'invente d'autres échappatoires: l’errance inquiète, la
recherche de la dissonance ou de la décadence, la contestation du
rationalisme, quête tragique d'un idéal inaccessible. A la fin du siècle,
l’écrivain doit s’insurger contre le conformisme social, moral et
intellectuel sur lequel se fonde l'idéologie officielle. Il le fait par des
ruptures significatives dans les domaines de l'esthétique et de la
pensée qui préfigurent la littérature du XXe siècle.
17
2. LE ROMANTISME – REVOLUTION LITTÉRAIRE
ET DÉBUT DE LA MODERNITÉ
21
Thèmes et sujets à débattre
1. Les concepts de progrès et de perfectibilité dans l’œuvre de
Mme de Staël.
2. Le vide de l’âme et la nature vide.
3. La démesure comme aspiration vers l’infini.
4. La théorie du cosmopolitisme.
5. Le «féminisme» : comparer l’image de la femme chez Mme
de Stëhl, George Sand et Balzac.
Bibliographie
Mme de Staël, De l’Allemagne, différentes éditions
22
Benjamin Constant (1767-1830)
23
Paru en 1816, Adolphe fait date dans l’histoire littéraire de la
France, suscitant beaucoup de commentaires et de critiques. Le roman
«raconte» l’histoire d’Adolphe, jeune homme timide et solitaire, qui
s’éprend, ou croit s’éprendre, de la maîtresse officielle d’un comte,
Ellénore, une femme de dix ans plus âgée que lui. Les premiers élans
d’amour passés, lorsqu’il se demande pourquoi il a déclaré son affection
à Ellénore, Adolphe se rend compte qu’il l’a fait par amour-propre,
par besoin d’être aimé et par oisiveté. En plus, il constate que cette
relation le tient prisonnier, mais, chaque fois qu’il veut quitter Ellénore,
la douleur de celle-ci l’empêche d’y parvenir. Quand Ellénore apprend
en fait la nature des sentiments de son amant, elle meurt. Adolphe
reste seul, désespéré de sa faiblesse et tourmenté par les remords.
Au premier abord, on a l’impression de se trouver devant un
homme faible et égoïste, mais l’incertitude d’Adolphe correspond aussi
à un mal plus profond : l’ennui et les souffrances d’un amour impossible.
L’intention de ce roman, nous dit l’auteur, est moralisatrice: «J’ai voulu
peindre une des principales maladies morales de notre siècle: cette
fatigue, cette incertitude, cette analyse perpétuelle qui place une
arrière-pensée à côté de tous les sentiments, et qui les corrompt de la
naissance».
Adolphe analyse son propre caractère, analyse qui le laisse fort
insatisfait, et il s’aperçoit que l’influence exercée par son père avait
laissé de mauvaises traces dans le développement de sa personnalité:
Ma contrainte avec lui eut une grande influence sur mon caractère. Aussi
timide que lui, mais plus agité, parce que j’étais plus jeune, je m’accoutumai
à renfermer en moi-même tout ce que j’éprouvais, à ne former que des plans
solitaires, à ne compter que sur moi pour leur exécution, à considérer les avis,
l’intérêt, l’assistance et jusqu’à la seule présence des autres comme une gêne
et comme un obstacle. Je contractai l’habitude de ne jamais parler de ce qui
m’occupait, de ne me soumettre à la conversation que comme à une nécessité
importune et de l’animer alors par une plaisanterie perpétuelle qui me la
rendait moins fatigante, et qui m’aidait à cacher mes véritables pensées. De là
une certaine absence d’abandon qu’aujourd’hui encore mes amis me
reprochent, et une difficulté de causer sérieusement que j’ai toujours peine à
surmonter. Il en résulta en même temps un désir ardent d’indépendance, une
grande impatience des liens dont j’étais environné, une terreur invincible d’en
former de nouveaux. Je ne me trouvais à mon aise que tout seul, et tel est
même à présent l’effet de cette disposition d’âme que, dans les circonstances
24
les moins importantes, quand je dois choisir entre deux partis, la figure
humaine me trouble, et mon mouvement naturel est de fuir pour délibérer en
paix. Je n’avais point cependant la profondeur d’égoïsme qu’un tel caractère
paraît annoncer: tout en ne m’intéressant qu’à moi, je m’intéressais
faiblement à moi-même. Je portais au fond de mon coeur un besoin de
sensibilité dont je ne m’apercevais pas, mais qui, ne trouvant point à se
satisfaire, me détachait successivement de tous les objets qui tour à tour
attiraient ma curiosité. Cette indifférence sur tout s’était encore fortifiée par
l’idée de la mort, idée qui m’avait frappé très jeune, et sur laquelle je n’ai
jamais conçu que les hommes s’étourdissent si facilement.
(chap.1)
26
plus rude, les visages des hommes que je rencontrais plus indifférents; toute
la nature semblait me dire que j’allais à jamais cesser d’être aimé.
(chap.10)
Bibliographie
Benjamin Constant, Adolphe, Gallimard, 2007
27
Senancour (1770-1846)
29
Oberman ne retrouve le sentiment de la permanence et de
l’éternité qu’en haut de la montagne. Remarquez comment le paysage
cher à Oberman est rempli de symboles du génie, de l’homme
supérieur, qui préfère la solitude pour atteindre plus facilement la
contemplation:
Bibliographie
Senancour, Oberman, Flammarion, 2003
31
François-René de Chateaubriand (1768-1848)
Les forêts ont été les premiers temples de la Divinité, et les hommes
ont pris dans les forêts la première idée de l’architecture. Cet art a donc dû
varier selon les climats. Les Grecs ont tourné l’élégante colonne corinthienne,
avec son chapiteau de feuilles, sur le modèle du palmier. Les énormes piliers
du vieux style égyptien représentent le sycomore, le figuier oriental, la
bananier et la plupart des arbres gigantesques de l’Afrique et de l’Asie.
Les forêts des Gaules ont passé à leur tour dans les temples de nos
pères, et nos bois de chênes ont ainsi maintenu leur origine sacrée. Ces voûtes
38
ciselées en feuillages, ces jambages qui appuient les murs, et finissent
brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du
sanctuaire, les ailes obscures, les passages secrets, les portes abaissées, tout
retrace les labyrinthes des bois dans l’église gothique, tout en fait sentir la
religieuse horreur, les mystères de la divinité. Les deux tours hautaines,
plantées à l’entrée de l’édifice, surmontent les ormes et les ifs du cimetière, et
font un effet pittoresque sur l’azur du ciel. Tantôt le jour naissant illumine
leurs têtes jumelles; tantôt elles paraissent couronnées d’un chapiteau de
nuages, ou grossies dans une atmosphère vaporeuse. Les oiseaux eux-mêmes
semblent s’y méprendre, et les adopter pour les arbres de leurs forêts: des
corneilles voltigent autour de leurs faîtes, et se perchent sur leurs galeries.
Mais tout à coup des rumeurs confuses s’échappent de la cime de ces tours, et
en chassent les oiseaux effrayés. L’architecte chrétien, non content de bâtir
des forêts, a voulu, pour ainsi dire, en imiter les murmures; et, au moyen de
l’orgue et du bronze suspendu, il a attaché au temple gothique jusqu’au bruit
des vents et des tonnerres, qui roulent dans la profondeur des bois. Les siècles,
évoqués par ces sons religieux, font sortir leurs antiques voix du sein des
pierres, et soupirent dans la vaste basilique: le sanctuaire mugit comme l’antre
de l’ancienne Sibylle; et, tandis que l’airain se balance avec fracas sur votre
tête, les souterrains voûtés de la mort se taisent profondément sous vos pieds.
(Génie du Christianisme, III, I,8)
39
Thèmes et sujets à débattre
1. La «couleur locale».
2. Expliquez la comparaison cathédrale – « forêt de chênes »
(v. l’extrait ci-dessus)
3. Admiration//ironie dans le portrait de Chateaubriand fait par
Proust :
Bibliographie
Chateaubriand, René, Classiques Larousse, 2006
Chateaubriand, Génie du christianisme, Poche, 1993
40
2.2. Les romantismes
51
Dans Cinq-Mars, Alfred de Vigny présente une conjuration des
nobles (sous Louis XIII), dressée contre le cardinal de Richelieu, leur
puissant rival. On y voit des personnalités historiques, on ressuscite
l'atmosphère de la Cour de Louis XIII, par des tableaux d'époque;
l'ambiance, les paysages, les portraits convergent vers le symbole.
L'Histoire y est abordée avec parti pris, à dessein politique et
philosophique: le comte de Vigny poursuit une thèse de classe, selon
laquelle Richelieu serait la cause de la déchéance de la noblesse et le
noircit plus qu'il ne mérite. Le roman représente un « poème épique de
la désillusion» car Vigny s'en est servi comme d'un instrument destiné
à illustrer sa pensée.
En créant Notre-Dame de Paris, Victor Hugo réalise une
épopée médiévale de Paris, à la fin du XVe siècle. Hugo y accorde une
égale importance aux sources légendaires et mythologiques, prétexte
pour exercer sa prodigieuse imagination. Roman historique, ce roman
est à la fois un roman symbolique (par les personnages et par le rôle
essentiel de la cathédrale); il s’agit aussi d’un roman philosophique,
par la vision de la fatalité implacable, qui fait éclater la catastrophe
finale. Hugo y crée des visions puissantes, où circule un souffle
d'épopée.
Dans le roman de Prosper Mérimée, Chronique du règne de
Charles IX, l'Histoire sert de prétexte, pour offrir un tableau d'époque
pittoresque et pour reconstituer le massacre de la nuit de la Saint-
Barthélémy (23-24 août 1572), moment crucial dans l'histoire
religieuse de la France. L' auteur renonce à présenter les personnalités
historiques au premier plan, les montrant en toile de fond. En échange,
il choisit deux personnages fictifs, mais qui auraient pu exister: le
capitaine Georges (chef de l'armée catholique) et son frère cadet
Bernard de Mergy (chef des protestants). La mort du capitaine
Georges, tué par hasard sur le champ de bataille, par son frère,
souligne l'absurdité de cette guerre fratricide. Par l'authenticité des
détails («les petits faits vrais») et par la rigueur de l'observation,
Mérimée réalise une vision pointilliste de l'histoire.
Bibliographie
1. Max Milner, Le Romantisme I. (1820-1843), Paris, Arthaud, 1973
2. François Furet (coord.), Omul romantic, Polirom, col. PluralM, 2000
54
2.3. L’apogée lyrique
Bibliographie
Alphonse de Lamartine, Méditations, Ed. Jean-Claude Lattès, 1987
61
Alfred de Musset (1810-1857)
65
Ont enseveli dans l'ombre
Mon printemps et mes beaux jours ! »
66
L’œuvre est un subtil document sur la « maladie du siècle ». Les
noms du titre peuvent se comprendre de plusieurs façons : « enfant »
réfère à la jeune génération de 1830 et, en même temps, a le sens de
« produit », « résultat ». Les « enfants » du siècle sont « les produits »
du siècle, c’est-à-dire de l’histoire mouvementée et de la société qui
les poussent à la solitude et au malheur. « Siècle » désigne la période
historique (début du XIXe), mais il comprend aussi la signification
religieuse : le « siècle » veut dire le monde terrestre, celui des vanités
humaines.
Musset est le premier qui ait donné une définition au « mal du
siècle » : il s’agit d’une maladie de l’esprit, due à l’incapacité de
s’adapter de la génération qui avait vécu son enfance et son
adolescence sous L’Empire :
Pendant les guerres de l'Empire, tandis que les maris et les frères
étaient en Allemagne, les mères inquiètes avaient mis au monde une
génération ardente, pâle, nerveuse. Conçus entre deux batailles, élevés dans
les collèges au roulement des tambours, des milliers d'enfants se regardaient
entre eux d'un œil sombre, en essayant leurs muscles chétifs. De temps en
temps leurs pères ensanglantés apparaissaient, les soulevaient sur leurs
poitrines chamarrées d'or, puis les posaient à terre et remontaient à cheval.
Un seul homme était en vie alors en Europe ; le reste des êtres tâchait
de se remplir les poumons de l'air qu'il avait respiré. Chaque année, la France
faisait présent à cet homme de trois cent mille jeunes gens ; c'était l'impôt
payé à César, et, s'il n'avait ce troupeau derrière lui, il ne pouvait suivre sa
fortune. C'était l'escorte qu'il lui fallait pour qu'il pût traverser le monde, et
s'en aller tomber dans une petite vallée d'une île déserte, sous un saule pleureur.
Jamais il n'y eut tant de nuits sans sommeil que du temps de cet
homme ; jamais on ne vit se pencher sur les remparts des villes un tel peuple
de mères désolées ; jamais il n'y eut un tel silence autour de ceux qui
parlaient de mort. Et pourtant jamais il n'y eut tant de joie, tant de vie, tant de
fanfares guerrières, dans tous les cœurs. Jamais il n'y eut de soleils si purs
que ceux qui séchèrent tout ce sang. On disait que Dieu les faisait pour cet
homme, et on les appelait ses soleils d'Austerlitz. Mais il les faisait bien lui-
même avec ses canons toujours tonnants, et qui ne laissaient des nuages
qu'aux lendemains de ses batailles.
C'était l'air de ce ciel sans tache, où brillait tant de gloire, où
resplendissait tant d'acier, que les enfants respiraient alors. Ils savaient bien
qu'ils étaient destinés aux hécatombes ; mais ils croyaient Murât invulnérable,
67
et on avait vu passer l'Empereur sur un pont où sifflaient tant de balles, qu'on
ne savait s'il pouvait mourir. Et, quand même on aurait dû mourir, qu'était-ce
que cela ? La mort elle-même était si belle alors, si grande, si magnifique
dans sa pourpre fumante ! Elle ressemblait si bien à l'espérance, elle fauchait
de si verts épis, qu'elle en était comme devenue jeune, et qu'on ne croyait plus
à la vieillesse. Tous les berceaux de France étaient des boucliers, tous les
cercueils en étaient aussi ; il n'y avait vraiment plus de vieillards, il n'y avait
que des cadavres ou des demi-dieux. »
La confession d'un enfant du siècle, I, 1
Alors s'assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. Tous ces
enfants étaient des gouttes d'un sang qui avait inondé la terre: ils étaient nés
au sein de la guerre, pour la guerre. Ils avaient rêvé pendant quinze ans des
neiges de Moscou et du soleil des Pyramides. Ils n'étaient pas sortis de leurs
villes ; mais on leur avait dit que, par chaque barrière de ces villes, on allait à
une capitale d'Europe. Ils avaient dans la tête tout un monde ; ils regardaient
la terre, le ciel, les rues et les chemins ; tout cela était vide, et les cloches de
leurs paroisses résonnaient seules dans le lointain.
La confession d'un enfant du siècle, I, 1.
69
de réfléchir sur la vanité de toute action humaine et sur l’inutilité des
efforts de ceux qui veulent changer le cours de l’Histoire.
Le personnage de Lorenzo est à l’image du héros romantique: un
être subtil, plein de contradictions, fort idéaliste et cynique à la fois,
pur et corrompu, angoissé mais plein d’énergie et de volonté. Lorenzo
est probablement le personnage le plus complexe du théâtre romantique.
Tout en étant un écrivain très représentatif du mouvement
romantique, Musset sait s'en détacher avec ironie, ce qui fait de lui un
moraliste lucide et désabusé. Son œuvre entière est marquée par cette
double tendance.
A ses débuts lyriques, Musset puise son inspiration dans le
répertoire de l'exotisme méditerranéen pour composer les Contes
d'Espagne et d'Italie. II peuple les lieux chers aux Romantiques
(Venise, l'Espagne) de personnages remarquables par leur pouvoir
d’attrait. Sa maîtrise de la poésie classique lui permet de désarticuler
les vers et d’engendrer l’admiration de ses confrères envers son
« style », classique et nouveau à la fois.
Son lyrisme s’exprime dans des thèmes douloureux : la nostalgie
provoquée par la fuite du temps (« Souvenir »), le regret d'une
adolescence pure (« Nuit de Décembre »), les souffrances de l'amour
vécu à la fois comme un bonheur et comme un déchirement :
70
Son épanchement lyrique se fonde sur l'idée qu’on accède
difficilement au bonheur: « Le bonheur est une perle si rare dans cet
océan d'ici-bas». La sincérité n'est jamais récompensée; les relations
amoureuses sont faussées par l'amour-propre. Telle est la leçon de On
ne badine pas avec l'amour. Les dialogues traduisent la complexité
des réactions du cœur et certaines répliques font penser à Musset
comme à un moraliste : « Je ne suis ni assez jeune pour m'amuser de
mes poupées, ni assez vieille pour aimer le passé ».
Une autre idée qui marque l'œuvre de Musset est que l'être
humain est soumis à une double tentation, celle de la pureté et celle du
libertinage. Pour tenter de résoudre cette « énigme », il crée des
personnages doubles, à son image. Cœlio, Octave (qui constituent les
deux faces antithétiques du même être), Perdican et Lorenzo
témoignent de cette idée d'un déchirement interne. Comme dans la «
Nuit de Décembre », le double est présent à chaque étape importante
de la vie:
Bibliographie
Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle
Alfred de Musset, Les Nuits
Alfred de Musset, Lorenzaccio
72
Alfred de Vigny (1797-1863)
73
républicaines. Il renonce pour une période à la poésie, car il veut
rédiger une épopée en prose (de la « désillusion ») qu'il consacre aux «
parias » de la société, c'est-à-dire à ceux qui préfèrent vivre dans la
misère et parfois mourir plutôt que de renoncer à leur idéal ou de subir
le joug du monde matérialiste. Ce sera la malheureuse condition du
Poète dans le récit de Stello (1832) d'où il tire le drame de Chatterton
(1835). Puis celle du Soldat dans Servitude et grandeur militaires,
celle enfin du Théosophe dans Daphné, en 1837.
Les années 1837-1838 constituent la période la plus sombre de
la vie du poète. Vigny perd sa mère, se brouille avec ses amis, rompt
avec sa maîtresse, l'actrice Marie Dorval, pour laquelle il a écrit
Chatterton. Cette série d'épreuves l'incite à se retirer du monde, d'abord
en Charente, puis à Paris où il s’impose à mener une « vie d'ermite ».
Là, dans le silence et la solitude, il compose ses plus grands poèmes,
d'une sombre inspiration, qui traduisent sa souffrance : La mort du
loup (1838), La colère de Samson et Le mont des oliviers (1839), La
maison du berger (1844) et La bouteille à la mer (1847). Ces poèmes,
empreints de pessimisme, ne seront publiés qu'après sa mort dans le
recueil intitulé Les Destinées.
Retrouvant peu à peu son équilibre et le goût de vivre, Vigny
renoue avec les salons littéraires. Après six candidatures malheureuses,
son élection à l'Académie française (1845) lui apporte la consécration.
Après la Révolution de 1848, de plus en plus amer, Vigny se
retire en Charente où il mène l'existence d'un gentilhomme campagnard.
Atteint d'un cancer, il éprouve les plus grandes difficultés à assister
aux séances de l'Académie française. Après la mort de sa femme,
Vigny continue à vivre en ermite, consignant jusqu'au bout ses
réflexions dans son Journal (publié en 1867, après sa mort) et trouvant
dans la solitude qu'il qualifiait de « sainte » un bonheur stoïcien.
Le Journal d’un poète comprend des témoignages et des
informations indispensables à la compréhension de l’auteur et de son
œuvre. Là, parmi les réflexions sur son époque et ses projets de travail,
Vigny donne sa conception de la poésie, définit son idéal poétique :
Bibliographie
Alfred de Vigny, Les Destinées, différentes éditions
81
2.4. Le visionnaire romantique
L’ŒUVRE POETIQUE
Ici, comme partout dans ses œuvres, le poète n’oublie pas les
sujets de l’actualité: quelques années auparavant les Grecs s’étaient
révoltés contre la domination turque et les Turcs avaient massacré, par
représailles, la population de l’île de Chio. Cette tragédie, qui avait
déjà inspiré un célèbre tableau à Delacroix, est rendue par Hugo sous
le signe de la vengeance:
87
qui passe. Comme chez Lamartine, la nature, bien qu’indifférente aux
sentiments d’Olympio, garde le «sacré souvenir» de son amour:
92
Sa conscience considéra tour à tour ces deux hommes ainsi placés
devant elle, l'évêque et Jean Valjean. Il n'avait pas fallu moins que le premier
pour détremper le second. Par un de ces effets singuliers qui sont propres à ces
sortes d'extases, à mesure que sa rêverie se prolongeait, l'évêque grandissait
et resplendissait à ses yeux, Jean Valjean s'amoindrissait et s'effaçait. A un
certain moment il ne fut plus qu'une ombre. Tout à coup, il disparut. L'évêque
seul était resté. Il remplissait toute l'âme de ce misérable d'un rayonnement
magnifique,
Jean Valjean pleura longtemps. Il pleura à chaudes larmes, il pleura à
sanglots, avec plus de faiblesse qu'une femme, avec plus d'effroi qu'un enfant.
Pendant qu'il pleurait, le jour se faisait de plus en plus dans son
cerveau, un jour extraordinaire, un jour ravissant et terrible à la fois, Sa vie
passée, sa première faute, sa longue expiation, son abrutissement extérieur,
son endurcissement intérieur, sa mise en liberté réjouie par tant de plans de
vengeance, ce qui lui était arrivé chez l'évêque, la dernière chose qu'il avait
faite, ce vol de quarante sous à un enfant, crime d'autant plus lâche et d'autan:
plus monstrueux qu'il venait après le pardon de l'évêque, tout cela lui revint et
lui apparut, clairement, mais dans une clarté qu'il n'avait jamais vue jusque-
là. Il regarda sa vie, et elle lui parut horrible ; son âme, et elle lui parut
affreuse. Cependant un jour doux était sur cette vie et sur cette âme, Il lui
semblait qu'il voyait Satan à la lumière du paradis.
Combien d'heures pleura-t-il ainsi ? que fit-il après avoir pleuré ? où
alla-t-il ? on ne l'a jamais su, Il parai: seulement avéré que, dans cette même
nuit, le voiturier qui faisait à cette époque le service de Grenoble et qu:
arrivait à Digne vers trois heures du matin, vit en traversant la rue de l'évêché
un homme dans l'attitude de la prière à genoux sur le pavé, dans l'ombre,
devant la porte de monseigneur Bienvenu.
Les misérables, lre partie, II, 13
93
L’idée de Fatalité (Ananké est écrit sur les murs de la cathédrale
Notre-Dame) domine l’œuvre hugolienne: la fatalité du cœur humain
(Hernani), celle des dogmes (Notre-Dame de Paris), celles des lois
humaines (Les misérables). Mais le monde de Hugo n’est pas un
monde tragique. L’homme n’est pas le jouet du destin; il parvient à
dominer les forces qui l’oppriment, par des sacrifices (Jean Valjean)
ou par la mort même (Hernani).
La dramaturgie hugolienne constitue un tournant dans l’histoire
du théâtre, surtout parce qu’il impose le drame comme genre de
prédilection. Du reste, on y retrouve la même lutte entre les forces du
Bien et du Mal, les personnages sont typés, mais il existe une forte
différence entre le héros lyrique et celui du drame. Si le héros lyrique
choisit de fuir devant le monde, souffre du mal de vivre, qui le pousse
à s’isoler dans la nature (qui devient état d’âme) ou voyage en quête
solitaire et tragique de l’absolu, le héros dramatique a quelques
caractéristiques définitoires, autres que celles du premier: il est un être
exceptionnel et ses qualités le poussent plus souvent à l’action qu’à la
passivité, son amour est toujours fatal et il agit en vertu de son amour.
Dans Ruy Blas (1838), le plus réussi des drames hugoliens, le
héros est un laquais, noble de cœur bien qu’il soit de petite condition,
tandis que don Salluste est vil malgré la Toison d’or. La fonction des
personnages est clairement symbolique: don Salluste et don César sont
les deux faces de la noblesse espagnole, et, en dessous, «on voit
remuer dans l’ombre quelque chose de grand, de sombre et d’inconnu.
C’est le peuple. Le peuple, ce serait Ruy Blas ».
Dans la célèbre préface de Cromwell (1827) Hugo réalise une
défense et une illustration du drame romantique. Même si Hugo n’est
pas le père du drame – Diderot, avec son Fils naturel est considéré
comme tel et Alexandre Dumas-père, avant Hugo, impose le drame
par son théâtre de cape et d’épée – le drame hugolien engendre une
révolution qui remet en question les préceptes de la tragédie, tels
qu’ils étaient énoncés depuis le XVIIe siècle.
La règle fondamentale des trois unités est remise en question.
Selon cette règle, l’intrigue devait former un tout (l’unité d’action),
mais la scène où l’on représentait la pièce devait montrer un seul lieu
(unité de lieu) et la durée des événements représentés ne pouvait pas
dépasser vingt-quatre heures (unité de temps).
Hugo nous donne dans sa Préface la théorie des trois âges où il
affirme qu’on peut distinguer trois grandes époques dans l’histoire de
94
l’humanité auxquelles correspondent des expressions littéraires
particulières:
1. Les temps primitifs: les hommes, encore proches de l’innocence,
s’adonnent à la vie pastorale, ils sont naïfs et pieux et créent des
formes poétiques. C’est l’âge du lyrisme.
2. Les temps antiques: une fois les Etats constitués, les guerres
se mettent en place. La poésie lyrique, spontanée, évolue vers le
poème héroïque et vers la tragédie. C’est l’âge de la tragédie.
3. Le spiritualisme chrétien oppose le corps à l’âme, la terre au
ciel. L’homme ressent le combat entre les forces spirituelles comme
son propre combat intérieur. Il intériorise ce combat dramatique. C’est
l’âge du drame.
A partir de cette théorie Hugo construit la théorie du drame, qui
devrait illustrer l’idée chrétienne de l’homme composé de deux êtres,
l’un périssable, charnel, et l’autre, éternel, spirituel. Si on sépare les
genres, dit-il, on isole arbitrairement tel ou tel aspect de l’âme humaine,
si on les unit, l’homme retrouve son unité. Le drame doit représenter
l’homme tout entier, avec ce qu’il a de sublime et de grotesque.
En plus, les unités de lieu et de temps sont contraires à l’idée de
vraisemblance, c’est pour cela qu’il faut les abandonner, tout en gardant
l’unité d’action. Le décor peut changer souvent, car il doit donner
l’impression de la vie: la couleur locale (historique et géographique)
doit soutenir les toiles de fond des diverses scènes représentées.
L’intention du drame est d’exprimer la vie en sa totalité et de
chercher ce qui est caractéristique, mais pas nécessairement beau.
Les pièces de Hugo – Cromwell, Marion Delorme, Hernani,
Lucrèce Borgia et Ruy Blas – tout comme celles de Musset,
reprennent les règles de la dramaturgie romantique en multipliant les
personnages et les lieux, mêlant les vers et la prose, les genres,
révélant le grotesque et le sublime des personnages et des actions,
accordant la même importance au beau et au laid. La liberté de la
langue et de la versification est en accord avec l’introduction des
personnages qui apartiennent à toutes les classes sociales.
Les principes du drame romantique à son âge d’or, tels qu’ils ont
été conçus par Hugo, ont survécu au romantisme, laissant des traces
juqu’à nos jours, même si le théâtre contemporain a changé dans ses
couches apparentes.
95
Thèmes et sujets à débattre
1. L’image de Napoléon III dans le recueil Châtiments.
2. Lyrisme des œuvres de jeunesse // lyrisme de l’âge mûr
3. Images de la guerre et de la destruction dans l’œuvre lyrique
et épique de Hugo.
4. Représentations du Moyen Age dans les œuvres des écrivains
romantique: Chateaubriand (Le génie du christianisme), Hugo (Odes
et ballades; Notre-Dame de Paris), Musset (Contes d’Espagne et
d’Italie) et Nerval (Les chimères).
5. Examinez les éléments romantiques (thèmes, symboles,
images) de la «Tristesse d’Olympio».
6. Quels sont les procédés dont se sert Hugo pour engendrer le
pathétique et l’émotion dans le recueil Châtiments ?
7. Pourquoi parle-t-on d’un symbole du «front” dans la lyrique
hugolienne?
8. Comparez les images de la mort telles qu’elles se développent
dans les œuvres de Hugo et de Baudelaire.
9. L’idée de progrès dans l’œuvre de Hugo.
10. Commentez la description que Hugo réalise de la cathédrale
Notre-Dame de Paris dans le roman homonyme.
11. Obscurité// Lumière dans l’œuvre narrative de Hugo.
Bibliographie
Les Chants du crépuscule – Dicté après 1830
Les Rayons et les Ombres – Fonction du poète; Tristesse d’Olympio
Châtiments – Souvenirs de la nuit du 4; L’Expiation
Les Contemplations – Demain, dès l’aube ; Ecrit en 1846
La Légende des siècles – Le Mariage de Roland
Notre-Dame de Paris
Les Misérables
Ruy Blas
97
3. LE RÉALISME
99
Claude Duchet affirme que le discours réaliste se caractérise par
«la socialisation de la totalité de l’espace diégétique». La socialité de
la matière romanesque signifie:
1. ce qui rend compte dans le roman de la présence en dehors du
roman d’une société à laquelle le roman se réfère ou d’une pratique
sociale, antérieure et extérieure au roman;
2. la «société du roman», c’est-à-dire le microcosme qui se tient
unitaire à l’intérieur du roman et qui rend lisible l’ensemble (les
relations entre personnages, leurs hiérarchies, leurs rapports avec la
société où ils vivent, etc).
Le réalisme choisit comme forme d’expression le roman surtout
parce qu’elle est très flexible, permettant un choix illimité de sujets et
de procédés.
Pour faire monter le roman au statut de genre, les écrivains
réalistes (délibérément ou involontairement) ont tous tenté à s’expliquer.
On regarde aujourd’hui les préfaces des romans du XIXe siècle comme
des documents essentiels qui essaient de construire une poétique du
genre romanesque. Madame de Staël, Balzac, Hugo, Flaubert, les
frères Goncourt, Zola et tant d’autres mettent à la tête de leurs œuvres
des discours préfaciels qui parlent de la littérature en général et de leur
littérature. On dirait, à partir de ces métadiscours, que la littérature
prend le statut de «science», tout comme l’histoire ou la biologie.
N’oublions pas que les écrivains réalistes (Balzac surtout) et ceux
naturalistes appuient leurs commentaires sur les acquis de la science,
justifient leurs théories sur les rapports que celles-ci entretiennent avec
l’expériment, le domaine organisé du savoir, la méthode de travail. Et
à Henri Mitterand de nous rappeler que toute préface saurait se réduire
à une seule phrase-noyau: «La littérature doit être «x»».
On peut ajouter que les préfaces nous offrent aussi les modèles
sur lesquels se construit le genre qu’elles remettent en discussion et la
façon dont nous devrions lire l’œuvre en question (Mitterand). Les
arguments de l’auteur doivent persuader le récepteur à accepter les lois
que le genre impose, ce qui confère à la préface un caractère didactique.
Parfois l’auteur ne trouve pas que son discours adressé directement au
public dans sa préface soit suffisant: il sait que les discours théoriques
ne sont pas toujours lus, alors il fait ses personnages parler littérature
(Balzac). D’autres, plus discrets, expriment leurs croyances esthétiques
et leurs méthodes dans des pages qui ne sont pas destinés à la
publication: nous pensons au discours narratif flaubertien qui se
développe dans sa correspondance.
100
Le postulat du roman réaliste est celui de la conformité au réel.
Le modèle narratif réaliste est devenu l’archétype du roman occidental
et toutes les créations ultérieures se rapportent aux normes du roman
réaliste, surtout du roman balzacien.
101
Honoré de Balzac (1799-1850)
Par son oeuvre gigantesque, Balzac est devenu l'un des écrivains
les plus représentatifs de la littérature française, dans ce qu'elle a de
plus saisissant et de plus universel. Le roman balzacien marque le
grand carrefour de l'histoire du roman français et son auteur est
considéré le créateur du roman réaliste moderne. Balzac envisage la
création d'une oeuvre de « haute philosophie», oeuvre scientifique
d'analyse et de synthèse, ce qui impose la transformation fonda-
mentale du roman, de sa nature et de sa structure. Il avait l'ambition de
créer « le roman absolu », en lui donnant une ampleur et une
profondeur nouvelles. La curiosité et la réceptivité aux découvertes
scientifiques du siècle constituent une constante de sa personnalité
intellectuelle. Ses lectures englobaient, entre autres, les oeuvres des
philosophes illuministes (Swedenborg), la philosophie positiviste
d'Auguste Comte, les ouvrages de Descartes, Leibniz et Spinoza, et
surtout les ouvrages des savants en sciences naturelles, Cuvier et
Geoffroy de Saint-Hilaire, sur la théorie évolutionniste. D'ailleurs la
théorie du roman, chez lui, a toujours un référent scientifique.
La poétique balzacienne, basée sur une profonde réflexion sur la
nature et la finalité de l'art, sur les rapports de la littérature avec la réalité,
est assumée par un ample discours préfaciel. A part son Avant-Propos
(1842), dont on reconnaît unanimement l'importance exceptionnelle,
on doit aussi signaler deux amples préfaces signées sous le pseudonyme
Félix Davin: Introduction aux Etudes philosophiques (1834) et
Introduction aux Etudes des moeurs au XIXe siècle (1835). Ces textes
à multiples fonctions, – programmatique, explicative, justificative,
persuasive – ont pour but de preparer l'horizon d'attente du public, en
vue de la réception d'une nouvelle formule romanesque. Balzac y
explique les raisons du recours au modèle scientifique, analogique et
102
causal, qui structure son système romanesque. Il expose aussi les
motivations philosophiques, scientifiques et esthétiques de l'ample
cycle romanesque La Comédie humaine. Au fur et à mesure qu'il écrit
ses romans, Balzac élabore le projet de les grouper dans une
construction d'ensemble, où toutes les parties soient subordonnées à
une conception unitaire. Sa réflexion philosophique est basée sur
l'unité des phénomènes dans le roman, de la « concatenatio rerum »,
du dynamisme universel: « Tout se tient » (Le Médecin de campagne).
« La cause fait deviner un effet, comme chaque effet permet de
remonter à la cause» (La Recherche de l'Absolu). Mais c'est surtout
dans l'Avant-propos de1842 qu'il expose clairement sa poétique: en
empruntant aux sciences naturelles les procédés de classification par
espèces, Balzac suggère une analogie entre l'Animalité (formée
d'«espèces naturelles») et l'Humanité (la société étant divisée en «
espèces sociales»). Mais « l'Etat social a des hasards que la Nature ne
se permet pas, il est la Nature plus la Société». La vie sociale est
marquée par l'intervention des conditions matérielles, ce qui implique
un rapport de conditionnement réciproque, l'individu étant déterminé
par le milieu social, qu'il détermine à son tour. Pour la première fois,
le concept de milieu y apparaît avec son sens sociologique (Auerbach).
Balzac comprend l'histoire comme un processus déterminé par des
causes et des lois précises, qu'on peut connaître et étudier. C'est
pourquoi Balzac conçoit son oeuvre comme un système
rigoureusement structuré, présentant « les espèces sociales» en «
séries organisées», ce qui reflète la tentation de totalité de l'auteur,
soumise au principe « unité dans la diversité»:
Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu'il
faudrait appeler l' odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance;
elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements; elle a le
goût d'une salle où l'on a dîné; elle pue le service, l'office, l'hospice. Peut-être
pourrait-elle se décrire si l'on inventait un procédé pour évaluer les quantités
élémentaires et nauséabondes qu'y jettent les atmosphères catarrhales et sui
generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux. Eh bien! malgré ces plates
horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous
trouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l'être un boudoir. Cette
salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd'hui,
qui forme un fond sur lequel la crasse a imprimé ses couches de manière à y
dessiner des figures bizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels
sont des carafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, des piles
d'assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquées à Tournai. Dans un
angle est placée une boite à cases numérotées qui sert à garder les serviettes,
ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire. Il s'y rencontre de ces
meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les
débris de la civilisation aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à
capucin qui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtent l'appétit,
toutes encadrées en bois verni à filets dorés; un cartel en écaille incrustée de
cuivre; un poêle vert, des quinquets d'Argand où la poussière se combine
avec l'huile, une longue table couverte en toile cirée assez grasse pour qu'un
facétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt comme de
style, des chaises estropiées, de petits paillassons piteux en sparterie qui se
déroule toujours sans se perdre jamais, puis des chaufferettes misérables à
trous cassés, à charnières défaites, dont le bois se carbonise. Pour expliquer
combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot,
borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait
trop l'intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas.
105
Le carreau rouge est plein de vallées produites par le frottement ou par les
mises en couleur. Enfin, là règne la misère sans poésie; une misère économe,
concentrée, râpée. Si elle n'a pas de fange encore, elle a des taches; si elle n'a
ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture. Cette pièce est dans tout son
lustre au moment où, vers sept heures du matin, le chat de madame Vauquer
précède sa maîtresse, saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent
plusieurs jattes couvertes d'assiettes, et fait entendre son rourou matinal.
Bientôt la veuve se montre, attifée de son bonnet de tulle sous lequel pend un
tour de faux cheveux mal mis; elle marche en traînassant ses pantoufles
grimacées. Sa face vieillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez
à bec de perroquet; ses petites mains potelées, sa personne dodue comme un
rat d'église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette
salle où suinte le malheur, où s'est blottie la spéculation et dont madame
Vauquer respire l'air chaudement fétide sans en être écoeurée. Sa figure
fraîche comme une première gelée d'automne, ses yeux ridés, dont l'expression
passe du sourire prescrit aux danseuses à l'amer renfrognement de l'escompteur,
enfin toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa
personne. Le bagne ne va pas sans l'argousin, vous n'imagineriez pas l'un sans
l'autre. L'embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie,
comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d'un hôpital.
(Le père Goriot)
Elles sont innocentes, mon ami! Dites-le bien à tout le monde, qu'on ne
les inquiète pas à mon sujet. Tout est de ma faute, je les ai habituées à me
fouler aux pieds. J'aimais cela, moi. Ça ne regarde personne, ni la justice
humaine, ni la justice divine. Dieu serait injuste s'il les condamnait à cause de
moi, Je n'ai pas su me conduire, j'ai fait la bêtise d'abdiquer mes droits. Je me
serais avili pour elles ! Que voulez-vous ! le plus beau naturel, les meilleures
âmes auraient succombé à la corruption de cette facilité paternelle. Je suis un
misérable, je suis justement puni. Moi seul ai causé les désordres de mes
filles, je les ai gâtées. Elles veulent aujourd'hui le plaisir, comme elles
voulaient autrefois du bonbon. Je leur ai toujours permis de satisfaire leurs
fantaisies de jeunes filles, A quinze ans, elles avaient voiture ! Rien ne leur a
résisté. Moi seul suis coupable, mais coupable par amour. Leur voix
m'ouvrait le cœur. Je les entends, elles viennent, Oh ! oui, elles viendront, La
loi veut qu'on vienne voir mourir son père, la loi est pour moi, Puis ça ne
coûtera qu'une course. Je la payerai. Écrivez-leur que j'ai des millions à leur
laisser ! Parole d'honneur. J'irai faire des pâtes d'Italie à Odessa, Je connais la
manière. Il y a, dans mon projet, des millions à gagner. Personne n'y a pensé.
Ça ne se gâtera point dans le transport comme le blé ou comme la farine. Eh,
eh, l'amidon ? il y aura là des millions ! Vous ne mentirez pas, dites-leur des
millions et quand même elles viendraient par avarice, j'aime mieux être
trompé, je les verrai. Je veux mes filles ! je les ai faites ! elles sont à moi !
dit-il en se dressant sur son séant, en montrant à Eugène une tête dont les
cheveux blancs étaient épars et qui menaçait par tout ce qui pouvait exprimer
la menace,
Le père Goriot.
A six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour
de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé
aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l'argent de
l'étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre
sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent et l'un d'eux, s'adressant à
Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n'y
trouva rien ; il fut forcé d'emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger
en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d'horrible tristesse. Le jour
tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y
ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les
saintes émotions d'un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles
tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla
les nuages, et le voyant ainsi, Christophe le quitta.
111
Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit
Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où
commençaient à briller les lumières. Ses yeux s'attachèrent presque
avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là
où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette
ruche bourdonnant un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et
dit ces mots grandioses :
– A nous deux maintenant !
Et pour premier acte du défi qu'il portait à la Société, Rastignac alla
dîner chez Mme de Nucingen.
La jeune fille crut Valentin devenu fou, elle prit le talisman, et alla
chercher la lampe. Eclairée par la lueur vacillante qui se projetait également
sur Raphaël et sur le talisman, elle examina très attentivement et le visage de
son amant et la dernière parcelle de la Peau magique. En la voyant belle de
terreur et d'amour, il ne fut plus maître de sa pensée: les souvenirs des scènes
112
caressantes et des joies délirantes de sa passion triomphèrent dans son âme
depuis longtemps endormie, et s'y réveillèrent comme un foyer mal éteint.
– Pauline, viens! Pauline!
Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilatèrent,
ses sourcils violemment tirés par une douleur inouïe, s'écartèrent avec
horreur, elle lisait dans les yeux de Raphaël un de ces désirs furieux, jadis sa
gloire à elle; mais à mesure que grandissait ce désir, la Peau, en se
contractant, lui chatouillait la main. Sans réfléchir, elle s'enfuit dans le salon
voisin dont elle ferma la porte.
– Pauline! Pauline! cria le moribond en courant après elle, je t'aime, je
t'adore, je te veux! je te maudis, si tu ne m'ouvres! je veux mourir à toi!
Par une force singulière, dernier éclat de vie, il jeta la porte à terre, et
vit sa maîtresse à demi nue se roulant sur un canapé. Pauline avait tenté
vainement de se déchirer le sein, et pour se donner une prompte mort, elle
cherchait à s'étrangler avec son châle. – « Si je meurs, il vivra! » disait-elle
en tâchant vainement de serrer le noeud. Ses cheveux étaient épars, ses
épaules nues, ses vêtements en désordre, et dans cette lutte avec la mort, les
yeux en pleurs, le visage enflammé, se tordant sous un horrible désespoir, elle
présentait à Raphaël, ivre d'amour, mille beautés qui augmentèrent son délire;
il se jeta sur elle avec la légèreté d'un oiseau de proie, brisa le châle, et voulut
la prendre dans ses bras.
Le moribond chercha des paroles pour exprimer le désir qui dévorait
toutes ses forces; mais il ne trouva que les sons étranglés du râle dans sa
poitrine, dont chaque respiration creusée plus avant, semblait partir de ses
entrailles. Enfin, ne pouvant bientôt plus former de sons, il mordit Pauline au
sein. Jonathas se présenta tout épouvanté des cris qu'il entendait, et tenta
d'arracher à la jeune fille le cadavre sur lequel elle s'était accroupie dans un coin.
– Que demandez-vous? dit-elle. Il est à moi, je l'ai tué, ne l'avais-je pas
prédit?
117
Charles Baudelaire (1821-1867)
126