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Margel Serge. Les nourritures de l'âme. Essai sur la fonction nutritive et séminale dans la biologie d'Aristote . In: Revue des
Études Grecques, tome 108, Janvier-juin 1995. pp. 91-106;
doi : https://doi.org/10.3406/reg.1995.2643
https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1995_num_108_1_2643
Abstract
The short and schematic study that we propose to bring forth pivots on the relationship existing
between food assimilated by a living being and the seminal elaboration of a germ of reproduction, as
described in the two first books of Aristotle's The Generation of Animals. Our essay will try to expose 1/
what are the nutritional conditions for the production of sperm and 2/ how these conditions have to be
thereby articulated in order to lead to a functional difference of the sexes. Subsequently, we are going
to prove 1/ that this differentiation is inscribed in the caloric and animal principle of food and 2/ that the
introduction of an intelligent soul in the process of the generation of the living being is not possible but
for the self-effacement of such a principle.
Serge MARGEL
Première partie
La séminalité du sperme
(1) De la génération des animaux. Texte établi et traduit par P. Louis, Paris,
1961, I, 2, 716a 10-12.
(2) Cf. Ibid., 18, 724a 15.
(3) Ibid., 1, 716a 6.
(4) Sur la critique et la réfutation des thèses d'Empédocle, voir ibid., 18 (en
entier).
(5) Ibid., 18, 723a 30.
(6) Dans la Métaphysique, texte grec établi par W. Jaeger, Oxford, 1957,
traduction française par J. Tricot, Paris, 1966, 1,1, 1052b 20, Aristote définit la
mesure (τό μέτρον) par une telle attribution déterminante et causale.
(7) Gén. an., I, 18, 724b 17.
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capacité séminale du sperme à développer les principes distincts
de la génération.
Bien que le sperme constitue la source des principes
générateurs, il n'est pas en lui-même une donnée d'origine ; au
contraire sa constitution propre le définit comme un produit8,
comme une phase — aussi déterminée que déterminante — d'un
processus où se mélangent, à la mesure d'une élaboration
embryonnaire et nutritive, les sécrétions de la femelle et du
mâle. Aussi le sperme ne pourra produire ces principes qu'en
fonction du rôle qu'il se verra attribuer au sein d'un tel
processus. Dès lors que le sperme, par conséquent, doit s'agencer sémi-
nalement par rapport au développement articulé et finalisé
qu'implique la réalisation (embryonnaire) de ce processus, sa
fonction (των έργων αύτοΰ)9 productrice sera précisément de se
donner et de se poser lui-même comme un premier produit de
nutrition.
(8) C'est un produit d'une nature particulière, car il est produit de manière à
ce qu'il puisse, en son état, reproduire l'organisation qui l'aurra ainsi produit.
(9) Ibid., 724a 16.
(10) Ibid., 724b 23-26.
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produits de dissolution, car la nature elle-même lui doit son
développement. Étant donné, d'autre part, que la nourriture est
issue du dehors (έπείσακτον) et tirée des produits du monde
extérieur, le sperme qui lui se voit naître à l'intérieur du corps devra
nécessairement se définir comme un reste (ανάγκη άρα περίττωμα
είναι). Et puisque tout reste, nous l'avons vu, doit s'entendre
comme un résidu ou un déchet alimentaire, le sperme deviendra
non pas une nourriture au sens propre, mais un reste de
nourriture (τροφής περίττωμα)11.
Toutefois, précisera Aristote, tout résidu provient soit d'une
nourriture qui ne peut plus servir, soit d'une nourriture
utilisable (ή αχρήστου τροφής έστιν ή χρησίμης). Ce qui est inutile, non
seulement n'apporte plus rien à l'organisme, mais encore, dans
des cas d'excès, peut lui être particulièrement nuisible (μάλιστα
κακοΰται) ; alors que ce qui est utilisable représente
manifestement le contraire (έναντίαν) 12. Par voie de conséquence, il aurait
été difficile de penser le sperme comme un reste de nourriture
inutile. Non seulement Aristote nous affirme qu'il est le plus
utile des résidus (χρησιμώτατον), mais il est encore le plus achevé
ou le dernier produit (το έσχατον), celui d'où sort immédiatement
chaque partie (έξ οΰ ήδη γίνεται εκαστον των μορίων) 13. Cette thèse,
Aristote la soutiendra à l'aide de trois témoignages (μαρτύρια) 14.
1) L'affaiblissement (απελθόντος) qui suit la moindre émission de
sperme se manifeste comme si le corps était privé du produit
final de la nourriture 15 ; 2) le sperme ne se trouve ni chez les
enfants, car la croissance utilise la nourriture jusqu'à son
dernier reste, ni parmi les vieillards, qui n'ont plus assez de force et
de chaleur pour engager l'élaboration du sperme, ni enfin chez
les malades, à cause de leur faiblesse 16 ; et 3) les personnes
grasses (πίονες), qu'elles soient des hommes ou des femmes, sont
moins fécondes et possèdent moins de sperme que les autres, car
chez elles le reste de nourriture s'est transformé en graisse (το
περίττωμα γίνεσθαι πιμελήν) 17. La nature première du sperme, son
τί έστιν, peut donc se définir comme le dernier produit d'un reste
(20) Météorologiques. Texte établit et traduit par P. Louis, Paris, 1982, IV, 2,
379b 12.
(21) Ibid., 3, 380b 16.
(22) Ibid., 2, 379b 18-21.
(23) C'est la modalité de ce passage ou de cette transformation (μεταβολή) qui
détermine la spécificité des opérations métaboliques du corps vivant.
(24) Météo., 2, 379b 12. A propos de la digestion, conçue comme une espèce
particulière de cuisson, on se reportera à l'ouvrage de P. Louis, La découverte de
la vie. Aristote, Paris, 1975, p. 128-129.
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nale, et la finalité du reste de nourriture est une génération
(γένεσις) par différenciation sexuelle. Pour que la digestion ait
lieu, il faut donc et il suffit que l'agencement du mouvement
cocteur de la nourriture entre le nutriment et l'être-nourri soit
déterminé par la domination de la matière ou de l'humidité qui
se trouve dans ces éléments (δταν κρατηθη ή ύλη και ή ύγρότης)25,
et donc par une force propre aux organes de l'opération. Par
contre, ce qui détermine l'agencement du mouvement cocteur
du reste de nourriture ne trouvera pas sa source dans le circuit
organique du corps ni même dans la chaleur qu'il implique,
puisque ce résidu reste et demeure précisément à l'écart de
l'organisation nutrive, digestive et intestinale du corps vivant.
Jamais son mouvement ne se définira par les seules lois de pui-
sance et de chaleur du métabolisme et de la circularité du sang,
mais il s'agencera au contraire par ce qui constitue la source
pneumatique (πνευματικός) ou gazeuse des diverses modalités
calorifiques dont ces lois sont issues. Cette source de chaleur,
nous le verrons, maintiendra une origine commune entre le
sperme, le sang et le pneuma.
(28) Cf. Part, an., III, 4, 668a, 14. Sur l'organisation circulaire des vaisseaux
sanguins, on consultera en particulier l'article de M. Roussel, «Physique et
biologie chez Aristote», in Revue des études grecques, 93, 1980, p. 19.
(29) Cf. Gén. an., IV, 1, 765b 10.
(30) Ibid., I, 19, 726b 9-10.
(31) Ibid., 726b 4-7.
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(32) Cf. ibid., II, 3, 737a 5. Sur la chaleur de l'âme comme principe du vivant
chez Aristote, nous renvoyons au très bel article de H. Ioannidi, «Qu'est-ce que
le Psychique», in Philosophia, 15-16, Athènes, 1985-1986, spec. p. 241.
(33) Gén. an., 2, 736a 27.
(34) Sur l'héritage aristotélicien du pneuma, voir J. Moreau, L'âme du monde
de Platon aux stoïciens, Paris, 1939 (nouv. éd. Hildesheim 1981), p. 138, n. 5.
(35) Gên. an., 3, 736b 33-737a 1.
(36) Ibid., 737a 3 ; cf. G. L. Duprat, «La théorie du πνεύμα chez Aristote», in
Archiv fur Geschichte der Philosophie, XII, 3, 1899, p. 307.
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de rendre possible la force génitale d'une opération
reproductrice et 2) d'impliquer, par cette même force, un ordre, une
organisation principielle et un organe support ou porteur du principe
vital (ζωτικήν αρχήν) de cette orgaisation, donc un certain
agencement capable d'effectuer ou de réaliser (εργάζεται) l'opération
en question. Cette mise en ordre ou cette organisation séminali-
sante du reste par le pneuma, en introduisant les fonctions
d'organe approprié (τι μόριον) ou encore des instruments du corps
(όργανα... του σώματος)37 susceptibles d'agencer les principes de
la génération (άρχαί της γενέσεως), cette pneumatisation séminale
du reste de nourriture déterminera les conditions de possibilité
d'une organisation productrice qu'Aristote nommait sexuelle, et
qu'il analysait, en reprenant une expression de Démocrite,
comme une différenciation (sexuelle) entre la femelle et le mâle
(την διαφοραν του θήλεος και του άρρενος)38.
La chaleur animante et gazeuse du pneuma aura donc non
seulement, nous l'avons vu, la faculté de différencier modale-
ment et d'agencer spécifiquement la nourriture consommée par
le corps, soit, lorsqu'il s'agit du pur nutriment, en le
transformant sous la forme du sang, soit, lorsqu'il s'agit du reste de la
nourriture, en lui fournissant la force féconde d'un liquide
séminal, mais elle aurait encore et en même temps la capacité de
différencier qualitativement ou fonctionnellement le mode coc-
teur sur lequel devait s'articuler séminalement l'organisation
productrice de la génération, ou de la formation embryonnaire
d'un être vivant : d'un côté en introduisant 1) un principe
matériel (της ΰλης) voué à fournir la matière première du mélange des
produits de sécrétion, et 2) un organe apprêté et disposé à
recevoir cette matière, soit l'utérus (ή υστέρα), et d'un autre côté en
introduisant 1) un principe moteur (της κινήσεως) capable de
mettre en forme et d'organiser cette matière et 2) l'organe qui
convient à la projection du liquide porteur de la puissance
motrice, soit le pénis (ό περίνεος)39. Aussi est-ce cette
introduction coctrice finalisée des principes et des organes génitaux par
différenciation fonctionnelle, cette cuisson du reste par
différenciation sexuelle, qu'il nous faut dès maintenant examiner.
(37) Gén. an., I, 2, 716a 25; cf. ibid., IV, 1, 766a 5-6.
(38) Ibid., 764a 8.
(39) Ibid., 766a 4-5.
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Deuxième partie
L'animalité du sperme
Serge Margel.