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MIRCEA MIHALEVSCHI

LE RENOUVELLEMENT
DU
DISCOURS LITTÉRAIRE AU XXème SIÈCLE
– Perspectives épistémologiques –
ediţia a 2-a

1
Foto: John Minihan
– Samuel Beckett (portret)
– Scenă din En attendant Godot

Descrierea CIP a Bibliotecii Naţionale a României


MIHALEVSCHI, MIRCEA
Le renouvellement du discours littéraire au XX-ème siècle /
Mircea Mihalevschi – Bucureşti: Editura Fundaţiei România
de Mâine, 2006
172 p.; 20,5 cm.
Bibliogr.
ISBN (10)973-725-654-9
(13)978-973-725-654-6
808.5:821.133.1.09"19"
821.133.1.09:165

© Editura Fundaţiei România de Mâine, 2006

Tehnoredactor: Brînduşa DINESCU


Coperta: Marilena BĂLAN
Bun de tipar: 24.10.2006; Coli de tipar: 10,75
Format: 16/61x86
Editura şi Tipografia Fundaţiei România de Mâine
Splaiul Independenţei, nr. 313, Bucureşti, sector 6, O.P. 16
Tel./Fax: 316.97.90; www.SpiruHaret.ro
e-mail: contact@edituraromaniademaine.ro

2
UNIVERSITATEA SPIRU HARET
FACULTATEA DE LIMBI ŞI LITERATURI STRĂINE

MIRCEA MIHALEVSCHI

LE RENOUVELLEMENT
DU
DISCOURS LITTÉRAIRE
AU XXème SIÈCLE
– Perspectives épistémologiques –
ediţia a 2-a

Editura Fundaţiei România de Mâine


Bucureşti, 2006
3
TABLE DES MATIÈRES
4
Avant-propos……………………………………..………. 7
Argument ………………………………………………… 9
1. Le discours poétique ……………………………….. 13
2. Les métamorphoses du discours narratif ………... 93
3. Le discours théâtral ………………………………… 141
4. Le bilan du renouvellement dans la perspective
épistémologique ……………………………………… 157
Conclusions et perspectives ……………………………... 163
Bibliographie …………………………….……………… 171

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6
AVANT-PROPOS

Le présent ouvrage comporte deux parties:


♦ La première a une vocation historique – taxino-
mique: elle dresse l’inventaire des renouvellements spec-
taculaires des formes d’expression littéraires au XXème
siècle, accordant à chaque type de discours un chapitre à
part. Accompagnée par le volume collectif – en prépara-
tion sous notre coordination – La Littérature française du
XXème siècle dans les textes – elle constituera le principal
instrument de travail mis à la disposition des étudiants qui
préparent ce cours d’histoire littéraire.
♦ La seconde partie est interprétative. Elle se pro-
pose de rapporter à un dénominateur commun les motiva-
tions profondes, les significations et les visées des ces
métamorphoses dans une perspective épistémologique. De
la sorte, le présent ouvrage se veut une contribution aux
recherches actuelles visant à déceler les lignes de force du
devenir de la création littéraire au seuil du XXème siècle et
leur possible rôle dans une culture – force efficace à édifier.

L’auteur

7
8
ARGUMENT

Chaque siècle de l’histoire littéraire avait fourni des


nouveautés sur le plan des formes d’expression de divers
types de discours et parfois même des transformations
sensibles dans les structures intimes des œuvres.
Cependant les nombreuses, profondes et spectacu-
laires métamorphoses du discours littéraire (et de celui
artistique) qui ont eu lieu (en France et, pratiquement, sur
tous les méridiens) en commençant avec la dernière partie
du XIXème siècle n’ont certainement pas eu de précédant,
comme importance et envergure, dans l’histoire de la cul-
ture universelle. Ce renouvellement radical coïncide avec
les mutations extrêmement rapides et spectaculaires du
cadre de la vie (changements du statut socio-économique,
de l’environnement, de l’emploi des objets et instruments
utilitaires, des médias etc.).
Des changements de cette nature avaient eu lieu, au
cours de l’histoire, progressivement, à petits pas, à des
intervalles comptant de nombreuses générations; à notre
époque ils semblent marquer chaque décennie.
D’autre part, le renouvellement qui a eu lieu sur le
plan culturel laisse percer de nombreuses analogies avec
les modifications des coordonnées d’ordre épistémolo-
gique. Dans un livre consacré à ces mutations dans la con-
figuration du savoir (La Nouvelle Alliance1), Ilya Prigogine
(Prix Nobel pour la chimie) et Isabelle Stengers présentent
9
les aspects de l’actuel carrefour épistémologique comme
découlant des contradictions internes dans les domaines
des sciences exactes, contradictions nées entre leurs assises
classiques (la physique newtonienne, par exemple) et les
progrès extraordinaires marquées au cours du dernier siècle.
Prenons en considération un pareil exemple de résul-
tat spectaculaire dans le domaine de la physique à savoir la
découverte par Werner Heisenberg, des „relations d’incer-
titude” dans la description des particules élémentaires
(selon lesquelles il est impossible de mesurer simultané-
ment la position et la vitesse de celles-ci).
Pour mettre en évidence la possible analogie des effets
de cette découverte dans la configuration générale du sa-
voir et certains changements de la vision sur la saisie des
articulations du monde par la création littéraire et artis-
tique imaginons le scénario suivant:
Quel a dû être la réaction d’une personne ayant des
connaissances assez solides dans le domaine de la phy-
sique classique (un professeur du cycle secondaire, par
exemple) face à l’énoncée de Heisenberg? Normalement,
sa foi dans le progrès linéaire du savoir aurait dû le déter-
miner à se dire que, malgré tout, cette limite théorique sera
transgressée. Or, trancher les relations d’incertitudes dans
les termes de la physique classique constitue une aber-
ration: Pour décrire les particules élémentaires il faut envi-
sager le continu spatio-temporel face auquel nos représen-
tations fondées sur les identités fixes et les attributs stables
(selon les philosophes du groupe „tel-quel”) ne sont pas
opérantes: Les particules élémentaires ne se prêtent pas aux
„représentations planétaires” affirment les physiciens.
À comparer cette ultime assertion avec un texte de
Samuel Beckett dans lequel, en 1945, il parle de l’impos-
sibilité de la „représentation réaliste” du mouvement:
10
„Le réaliste’, suant devant sa cascade, et pestant
contre les nuages, n’a pas cessé de nous enchanter. Mais
qu’il ne vienne plus nous emmerder avec ses histoires
d’objectivité et de choses vues. De toutes les choses que
personne n’a jamais vues, ses cascades sont assurément les
plus énormes. Et, s’il existe un milieu où l’on ferait mieux
de ne pas parler d’objectivité, c’est bien celui qu’il
sillonne, sous son chapeau parasol”.2
Dans la suite de l’article Samuel Beckett fait l’éloge
des peintres van Velde qui avaient mis en œuvre des
moyens picturaux visant à surprendre les conditions de la
dérobade de l’objet. L’objet sera surpris: ou bien comme
„suspendu” dans une intemporalité métaphysique ou bien
sur le point de faire éclater sous une poussée centrifuge ses
contours du moment.
Les analogies de ce genre entre les solutions de
continuité marquant les progrès scientifiques et celles des
trajets suivis par la création littéraire et artistique, peut-être
moins frappantes, nous semblent assez faciles à repérer.
Notre démarche vise à inventorier les renouvel-
lements du discours littéraire depuis la dernière partie du
XIXème siècle. Cette activité taxinomique nous permettra
d’attaquer de front le problème de la probable solidarité
organique entre le renouvellement qui nous préoccupe et
les coordonnées du carrefour épistémologique contem-
porain. En voilà quelques-unes:
L’on ne se limite plus à rendre l’inconnu au connu,
l’on s’interroge surtout aux facettes se dérobant à notre
emprise du prétendu „connu”; il n’y a pas d’objet commun
pour tous les points de vue, ni de point de vue commun
pour tous les objets; la raison humaine n’est plus censée
être coextensive à la complexité du monde et en consé-
quence l’homme n’est plus placé (théoriquement) au centre
de l’univers (univers posé, d’ailleurs, comme décentré) etc.
11
Nous espérons que la confrontation des résultats de
l’approche du phénomène littéraire avec cette perspective
épistémologique seront édifiants pour une meilleure com-
préhension du phénomène littéraire contemporain.

Notes

1. Prigogine, Ylya et Stengers, Isabelle, La nouvelle Alliance,


Gallimard, Paris, 1979.
2. Beckett, Samuel, Le monde et le pantalon, Ed. de Minuit,
Paris, 1988, p. 29-30.

12
1. LE DISCOURS POÉTIQUE

Les renouvellements profonds et féconds de ce type


de discours s’inscrivent sur deux voies principales: l’une
conçoit l’acte poétique comme acte de participation totale;
l’autre, sans se situer en opposition avec la première, place
au centre de l’intérêt la trame textuelle comme lieu privi-
légié d’une médiation essentielle.
Les deux premiers grands poètes visionnaires avec
lesquelles débute cette vague de renouvellements d’une
envergure sans précédent, Rimbaud et Lautréamont, pour-
raient, en fin de compte, s’inscrire sur les deux voies à la fois.
Nous commencerons par eux.

ARTHUR RIMBAUD
Les innovations sur le plan des formes d’expression –
aussi bien sur celui du contenu – dans le discours poé-
tique d’Arthur Rimbaud sont radicales. Elles sont net-
tement étalés et soutenues aussi bien dans ses écrits théo-
riques (Lettre à Demeny, dite „de la voyance”), que dans
son oeuvre poétique.
Le plus commode pour notre démarche serait de les
classifier suivant l’axe de l’impact entre les divers registres
du „moi” humain et les données du monde, axe sur lequel
elles s’inscrivent de façon naturelle. De la sorte elle sera
focalisée sur les trois objectifs suivants: le „moi” / le monde
/ l’instance de leur médiation.
13
Apparemment, cette opération taxinomique oblitère,
par les distinctions établies, le fait que le „moi” a le statut
paradoxal de participer du monde et en même temps de le
contempler „de l’extérieur” (selon la perspective existen-
tialiste). Cependant, elle nous intéresse (en partie, au moins)
justement parce que l’analyse très nuancée du „moi”
entreprise (explicitement et implicitement) par Rimbaud
prépare le terrain pour la saisie existentielle de l’Être.
Le monde vu comme l’Inconnu illimité
Comme nous venons de le dire, Rimbaud est préoc-
cupé par la complexité et la diversité des instances du moi.
„Car je est un autre” écrit-il dans sa Lettre à Demeny, en
parlant du „moi” poétique dont il contemple l’éclosion
tandis que son „moi” ordinaire (commun à tous les êtres
humains) est réduit a l’instance de simple spectateur.
Son devoir – que la mission héroïque, assignée par ses
dons de poète, lui impose – sera de catalyser les vertus de
ce „je”, de les stimuler, de les développer, de les préparer
pour l’accomplissement de la mission du vrai poète: se faire
„voyant”, devenir le „suprême savant”, le „voleur de feu”.
La poésie Le bateau ivre, écrite comme la Lettre à
Demeny aux débuts de sa période „müre” de création – à
dix-sept ans – présente de nombreuses images-visions cons-
tituant des produits exemplaires de la voyance.
Enumérons-en quelques-unes:
„Et j’ai vu quelque fois ce que l’homme a cru voir!”
„ […] de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques”
(nous soulignons)
„La circulation des sèves inouïes” (n.s.)
„Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs!”
(n.s.)
14
„J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides” (n.s.)
„J’ai vu des archipels sidéraux et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur:
– Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles
(n.s.)
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur?”
Le but final de cette quête du visionnaire exposé dans
la Lettre à Demeny, apparaissant également comme déno-
minateur commun des images énumérées plus haut, c’est
d’arriver à l’inconnu. Pour y arriver le poète fait appel à
des effets de synesthésie visant à suggérer une essence
ineffable. Cet inconnu, vu à travers la série d’images inso-
lites qui l’évoque, nous apparaît comme inaccessible aux
possibilités de compréhension communes, ordinaires, fon-
dées sur la logique discursive.
Elles échappent aux décodages traditionnels, à ceux
du cadre épistémologique ayant induit une mentalité fon-
dée sut le mythe d’un progrès linéaire du savoir humain
(procédant par la simple réduction de l’inconnu au connu).
Ce mythe présuppose la raison humaine comme naturel-
lement coextensive à l’inépuisable complexité du monde,
ce qui place – théoriquement – l’homme au centre de
l’univers.
La crise épistémologique du vingtième siècle a com-
me trait distinctif le rejet de cette image réductionniste.
Rien de surprenant donc de reconnaître ce trait distinctif
comme marque du renouvellement de la conception sur la
poésie entrepris par Rimbaud, poète que de nombreuses
directions créatives du vingtième siècle posent comme un
de leur précurseurs.
L’inconnu visé par le poète „voyant” est donc un
inconnu dont la saisie implique une transgression d’un
seuil infranchissable de l’intérieur du système fondé sur
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les codes – linguistiques et de représentation – ordinaires
établis par „le bon sens” et „le sens commun”.
L’inconnu que le poète voyant aspire à nous révéler
est conçu comme fabuleux, éclatant, illimité, vertigineux,
de sorte que, par rapport à lui, le monde accessible à
l’imagination „borgnesse” des fonctionnaires de la culture
„se clamant des auteurs” nous apparaît comme terne,
médiocre, ennuyeux, triste et froid.
Cet inconnu d’une beauté ineffable fondera de nou-
veaux critères esthétiques, l’acte de la connaissance poétique
catalysera des énergies insoupçonnées, évoquées par des
images comme celles „des rythmes lents sous les rutile-
ments du jour plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos
lyres” ou bien celle de „l’Aube exalté ainsi qu’un peuple
de colombes”, ou encore: „baiser montant aux yeux des
mers avec lenteur” et „ces dorades du flot bleu, ces pois-
sons d’or, ces poissons chantants – des écumes des fleurs”
etc. pour finir avec une vision prophétique (parce que an-
nonçant l’éclat extraordinaire des nouvelles formes artis-
tiques au XXème siècle):
– Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur?
Il faut remarquer que dans la conception de Rimbaud
ce fabuleux „inconnu” ne dissimule rien de mystique,
d’occulte ou d’irrationnel. Pour y arriver le poète doit entre-
prendre un long, immense et raisonné (nous soulignons)
dérèglement de tous les sens”. De façon paradoxale cette
action qui va faire appel a toutes les formes d’amour, de
souffrance, de folie”, à „tous les poisons” (drogue, bois-
son, perversions sexuelles) censés, en principe, être à même
de compromettre la lucidité et l’intelligence participent
d’une entreprise qui se veut „raisonnée”. Pour trancher ce
16
paradoxe il faut faire appel à l’herméneutique, en relati-
visant le code des valeurs symboliques instituées (celui
induit par le cadre épistémologique mentionné un peu plus
haut). Le but du „dérèglement des sens” est celui de
déblayer le terrain, d’écarter, par ses effets subversifs, la
grille de référence périmée qui nous empêche de voir.
C’est un effort héroïque, surhumain, auquel s’est refusé,
par exemple A. de Musset (cf. le texte de Lettre à Demeny)
lequel, dans sa „paresse d’ange […] n’a su rien faire: il y
avait des visions derrière la gaze des rideaux: il a fermé
les yeux”.
L’entreprise rimbaldienne de la voyance est donc
posée comme exercice raffiné d’une lucidité supérieure
que le profane risque de confondre avec la simple perte de
la raison à laquelle conduisent normalement les excès (dé-
crits d’ailleurs par le poète lui-même comme très dangereux).
Il est évident que l’action héroïque envisagée et ac-
complie par Rimbaud est très risquée et sujette à caution.
Un commentaire visant les tenants et les aboutissant
d’une pareille stratégie serait, croyons-nous, assez profi-
table pour une meilleure compréhension de ses visées.
Nous nous permettrons, à cette fin, de grossir un peu les
contours du projet rimbaldien de la voyance tel que nous
venons de le présenter à l’aide de quelques analogiques
que nous trouvons suggestives malgré leur imperfection:
Il y a deux sortes de contaminations microbiennes, con-
traires comme résultats: celles qui déclenchent la maladie
et celles qui la préviennent (les vaccins). De façon ana-
logue, l’on peut envisager deux sortes de dérèglements des
sens: ceux qui conduisent à l’aboutissement et à la perte de
la raison (aveuglement) et ceux qui écartent l’écran de la
routine des clichées préétablis en aiguisant la vision: la
stratégie de la voyance. Il y a sans doute le danger que ce
dérèglement ruine la santé et nous fasse échouer dans le
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contraire du but escompté. Affronter ce danger sollicite
tout le courage, toute la volonté, les forces surhumaines de
celui qui cultive son âme pour se faire voyant; ce sont les
affres assumés d’un véritable „enfer” et qui risque de finir
de façon catastrophique:
„Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le poète se fait voyant par un long, immense et rai-
sonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes
d’amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il
épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les
quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la
foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous
le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le
suprême Savant! – Car il arrive à l’inconnu! Puisqu’il a
cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun! Il arrive à
l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intel-
ligence de ses visions, il les a vues! Qu’il crève dans son
bondissement par les choses inouïes et innommables:
viendront d’autres horribles travailleurs; ils commenceront
par les horizons où l’autre s’est affaissé!
Donc le poète est vraiment voleur de feu.”
Un autre exemple d’entreprise analogue (c’est-à-dire
qui présuppose une direction à deux sens – vecteurs op-
posés) le constitue la provocation accepté par Ulysse face
à la tentation du chant ensorceleur des sirènes. Au lieu de
se boucher les oreilles – ce qu’il ordonne d’ailleurs à ses
compagnons – (solution correcte selon le bon sens et le
sens commun) il se prépare à écouter (dérèglement). Cet
acte vise, dans le cas d’Ulysse, le contraire de ce qu’il
attire d’ordinaire (le naufrage et la mort); par un biais de
surprise il vise un surplus de savoir, une lucidité supé-
rieure. Pour y pouvoir accéder, Ulysse demande que l’on
l’attache au mât (dérèglement raisonné – sous le contrôle
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de la raison, assumé avec lucidité, délibérément): ineffable
torture d’un „voleur du feu”. Affres lesquelles, d’après Jung,
accompagnent le passage de la psyché individuelle d’un
niveau de civilisation à un autre (passage illustré par
l’épopée homérique). Dans le cas de Rimbaud, il s’agit
d’une crise qui annonce le passage à travers l’actuel car-
refour épistémologique. À remarquer, en passant, la soli-
darité de l’entreprise rimbaldienne avec la perspective nietz-
schéenne exposée dans la „Naissance de la Tragédie”1.
Nous dirons, en schématisant, que pour Nietzsche la con-
naissance purement contemplative (sans participation) est
stérile. Mais, d’autre part, le fait de participer au chant et à
la danse dionysiaques (dérèglement de tous les sens) nous
empêche de regarder avec lucidité et avec objectivité.
D’après Nietzsche le grand mérite des premiers Grecs
(Eschyle, Sophocle) a été de trancher ce paradoxe suivant
la bonne voie: mettre Apollon au service de Dionyssos –
canaliser d’une manière lucide l’élan vital. La conception
rimbaldienne de la voyance est solidaire de cette finalité:
c’est là, croyons-nous, le justificatif ultime de l’association
de termes contradictoires: dérèglement / raisonné des sens.
Conclusion de ces quelques remarques sur l’objet de
la quête rimbaldienne: Elle vise d’accéder à l’inconnu, à
ce qui échappe au décodages habituels, à nos grilles de
référence traditionnelles, au caractère discursif, aux coor-
données cartésiennes (et aussi, diraient les tel-quelistes, à
la description du monde en termes d’attributs stables et
d’identités fixes, inaptes à surprendre le devenir). L’on ne
saura pas y accéder par la simple opération de réduire
l’inconnu au – prétendu – connu. Il se cache sous les replis
de ce prétendu connu, sous ses facettes dissimulées, igno-
rées. Il sera visible seulement après l’affranchissement de
l’opacité des anciennes grilles par le dérèglement raisonné
de tous les sens. Cet inconnu est supposé fabuleux,
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éblouissant, illimité et débordant d’énergie. La dynamique
de son élan se prête à une description en termes du „devenir”.
(„Est-ce dans ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles, /
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?”)
Il est évident que les rapports à établir entre notre
„moi” et cet „inconnu” seront très complexes. Avant de les
aborder – dans le paragraphe consacré à la „médiation” –
il convient d’examiner les particularités du „je” rimbaldien.
Le moi rimbaldien
Comme nous l’avons déjà montré, ce moi est struc-
turé dans la vision du poète sur plusieurs niveaux. Il y a
d’abord le „je” signalé dans Lettre à Demeny, celui poé-
tique qui est au „autre”. C’est le „je” destiné à accéder à la
voyance, à devenir „voleur de feu”:
„Donc le poète est voleur de feu.
Il est chargé de l’humanité, des animaux même; il
devra faire sentir, palper, écouter ses inventions; si ce qu’il
rapporte de là-bas a forme, il donne forme; si c’est informe,
il donne de l’informe. Trouver une langue; – Du reste,
toute parole étant idée, le temps d’un langage universel
viendra! Il faut être académicien, – plus mort qu’un fos-
sile, – pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que
ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première
lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie!
Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout,
parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée
et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveil-
lant en son temps dans l’âme universelle: il donnerait plus
– que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche
au Progrès! Énormité devenant norme, absorbée par tous,
il serait vraiment un multiplicateur de progrès!
Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez; – Tou-
jours pleins du Nombre et de l’Harmonie, ces problèmes
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seront faits pour rester. – Au fond, ce se-rait encore un peu
la Poésie grecque.
L’art éternel aurait ses fonctions, comme les poètes
sont citoyens. La poésie ne rythmera plus l’action, elle
sera en avant.
Ces poètes seront […] En attendant, demandons aux
poètes du nouveau, – idées et formes.”
(Lettre à Demeny)

Si le propre du „je” poétique est de pouvoir (et de de-


voir) remplir une pareille mission, il suppose aussi le „je”
de chacun d’entre nous auquel il communique („de l’âme
à l’âme”). Le „je” du récepteur est supposé comme sen-
sible, émotionnel, affectif.
L’inconnu rapporté „de là-bas” par le „voyant” sus-
cite et cultive plusieurs paliers de „moi” du récepteur: sen-
sibilité, soif de connaître, élan créateur, bref, une emprise
multiple et complexe sur le réel immédiat, virtuel ou
imaginaire et sur le devenir. Il cultive un moi qui est donc
susceptible d’avoir accès à une sorte de surréalité: ce n’est
pas sans raison que les surréalistes voient dans Rimbaud
un des leurs proches précurseurs. Les deux techniques
principales utilisées par les surréalistes pour accéder à une
réalité supérieure sont la dictée automatique et le compte
rendu des rêves: Au fait, „le dérèglement de tous les sens”
entrepris par Rimbaud ouvre la voie à ces „formes d’as-
sociation” exprimant, selon A.Breton, le fonctionnement
réel de la pensée, son „jeu désintéressé”, la toute puissance
du rêve, permettant l’accès, selon les surréalistes, à une
réalité supérieure.
Examinons de cette perspective un texte rimbaldien
comportant une indiscutable dimension onirique et qui
nous permettra à saisir la variété des occurrences du
„moi”:
21
AUBE
J’ai embrassé l’aube d’été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau
était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route
du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes,
et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli
de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les
sapins: à la cime argentée je reconnus la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agi-
tant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la
grand-ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et
courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la
chassais.
En haute de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai
entourée avec ses voiles amassées, et j’ai senti un peu son
immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi.
(Illuminations)
On reconnaît facilement dans la trame textuelle plu-
sieurs marques du récit onirique:
– L’article défini est un déterminant impropre lorsque
l’identité des groupes nominaux qu’il constitue n’est pas
établie par la dialectique du récit. Le lecteur est en droit de
se demander:
– quel front de quels palais?!
– quelle eau?!
– quel bois?
– quelles ailes?!
– quelles pierreries?!
22
– à quelles entreprises fait-on allusion?!
– quels quais de marbre?! etc.
Le texte propose donc des énigmes, dont la solution
réside dans le statut onirique du récit: les images du rêve
ne sont pas censées à justifier leur présence – elles sont
tout simplement là (au fur et à mesure qu’elles s’offrent à
nous) et notre subconscient les acceptent comme ayant
automatiquement droit à l’article défini.
– Lorsque le narrateur arrive enfin à accomplir l’ac-
tion désirée (attraper la déesse, l’embrasser) il se dé-
double: il regarde „l’enfant (lui-même) en train de l’em-
brasser; ce dédoublement lui permet cependant de partici-
per lui-aussi à l’action, mais vaguement : „j’ai senti un
peu” (nous soulignons) „son immense corps”. Or, c’est le
propre du rêve d’être incompatible avec l’accomplis-
sement d’un acte volontaire: si l’acte se réalise cependant
(lorsqu’on fait de „bons rêves” ou dans certains rêves
érotiques) l’acte est plutôt subi qu’accompli. L’enfant du
texte de Rimbaud se déplace trop vite et sans difficulté
pour que ce soit une vraie action volontaire: il est tout
simplement transporté par les images d’un rêve agréable
pendant un sommeil très léger, frisant l’état de veille, sur
le point d’être réveillé par les premières lueurs de l’aube
desquelles il est confusément conscient.
Cette demi-conscience est magistralement suggérée
par le spectacle que le dormeur s’offre à lui-même de la
chute de l’enfant serrant l’aube entre ses bras: suffisam-
ment éveillé pour sentir la présence réelle de l’aube an-
nonçant une belle journée d’été qui se prépare, rassuré par
cet heureux présage, l’enfant se voit replonger dans un
profond sommeil (sans rêves) pour se retrouver à midi
(confirmation du présage du bon rêve par l’éclat d’un beau
jour d’été).
23
Surréaliste avant la lettre, Rimbaud obtient ici, à sa
manière, une fusion pour ainsi dire magique entre nos
rêves et ce qu’on appelle le réel tout court.
Ce que nous voulons retenir c’est l’exploration sub-
tile et raffinée de divers niveaux et couches du „moi”,
repérées par le poète dans la connexion réciproque de
leurs fonctions spécifiques orientées de manière à rendre
compte de l’insoupçonnée complexité du réel et de réaliser
une emprise sur ses diverses occurrences.
La même exploration, sur des registres différents
comme visée et complexité peut être identifiée à peu près
dans l’ensemble de l’œuvre rimbaldienne.
Examinons sous cet angle le texte suivant:

CONTE

Un Prince était vexé de ne s’être employé jamais


qu’à la perfection des générosités vulgaires. Il prévoyait
d’étonnantes révolutions de l’amour, et soupçonnait ses
femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agré-
mentée de ciel et de luxe. Il voulait voir la vérité, l’heure
du désir et de la satisfaction essentiels. Que ce fût ou non
une aberration de piété, il voulut. Il possédait au moins un
assez large pouvoir humain.
Toutes les femmes qui l’avaient connu furent assas-
sinées. Quel saccage du jardin de la beauté! Sous le sabre,
elles le bénirent. Il n’en commanda point de nouvelles. –
Les femmes réapparurent.
Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou
les libations. – Tous le suivaient.
Il s’amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber
les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces. –
La foule, les toits d’or, les belles bêtes existaient encore.
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Peut-on s’extasier dans la destruction, se rajeunir par
la cruauté! Le peuple ne murmura pas. Personne n’offrit le
concours de ses vues.
Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut,
d’une beauté ineffable, inavouable même. De sa physio-
nomie et de son maintient ressortait la promesse d’un amour
multiple et complexe! d’un bonheur indicible, insup-
portable même! Le Prince et le Génie s’anéantirent proba-
blement dans la santé essentielle. Comment n’auraient-ils
pas pu en mourir? Ensemble donc ils moururent.
Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge or-
dinaire. Le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince.
La musique savante manque à notre désir.
Le Prince (occurrence du poète) soupçonne l’exis-
tence de deux niveaux du „moi” non seulement chez lui-
même mais aussi chez ses sujets: le „je” qui se contente de
la satisfaction des désirs ordinaires et celui aspirant à la
révélation du grand Inconnu.
Les terribles expériences auxquelles il s’adonne (soli-
daires d’un dérèglement de tous les sens) lui permettent
d’accéder à la voyance: La rencontre avec le Génie, pro-
messe d’une connaissance multiple, ineffable, s’achève
par une fusion réciproque dans la santé primordiale et par
la mort (ceci correspond au trajet programmatique envisa-
gée dans la Lettre à Demeny: „Il arrive à l’inconnu et
quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses
visions, il les a vues! Qu’il crève dans son bondissement
par les choses inouïes et innommables”). Mais, continue le
narrateur d’une manière paradoxale, ce Prince mourut
dans son lit à un âge ordinaire. La solution de l’énigme po-
sée par le texte est le suivant: le „je” poétique est distincte
du „je” ordinaire mais ils coexistent comme niveaux de
structuration du même „moi”. Le Prince et le Génie se
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sont anéantis réciproquement : l’acte de connaître par la
voyance est symbolisé par un acte à teinte sexuelle; nous
sommes cependant très loin de l’érotisme pur; l’appel au
registre érotique constitue une manière de suggérer que
l’acte gnoséologique complet constitue une emprise com-
plexe, affective-sensorielle de l’objet – l’acte poétique
comme participation totale –. Le fait que le texte, malgré
sa hardiesse érotique (l’évocation des satisfactions „ina-
vouables”) nous transporte en dernière instance aux
niveaux très raréfiés de la réflexion intellectuelle est à
retenir : la réalisation, avec un art très raffiné, du registre
érotique n’est pas un but en soi mais un moyen: dérè-
glement raisonné des sens. Le paradoxe commenté plus
haut recouvre une figure que nous considérons comme
trait distinctif du carrefour épistémologique contemporain:
le dysfonctionnement métaphorique1. Au fait le Prince est
simultanément posé au sens figuré (son „je” poétique qui
s’anéantit dans sa fusion avec le savoir essentiel) et au
sens propre (il est mort à un âge ordinaire dans son lit) ce
qui nous donne une „figure impossible”. La solution
herméneutique de l’énigme conduit au message global du
texte: „la musique savante manque à notre désir” – con-
dition fatale de toute entreprise idéale „médiate” à travers
la contingence du réel.
Ce constat nous invite à passer au troisième para-
graphe de notre approche de la poétique rimbaldienne:
celui consacré à la mise en discussion des grilles du déco-
dage du réel, des stratégies du „je” poétique pour réaliser
une emprise autrement efficace sur les données du monde
réel que celle fondée sur la contemplation froide et con-
fiante dans la parfaite objectivité des coordonnées carté-
siennes (posées comme coextensives à l’inépuisable com-
plexité de celles-ci).
26
La médiation
Il nous semble évident que pour Rimbaud c’est la
trame textuelle qui constitue le lieu précieux de cette
médiation, de cette emprise supérieure sur les données du
monde auxquelles l’être humain est confronté.
La mission héroïque du „voleur de feu” entamée par
„le dérèglement de tous les sens” est une manière de
risquer sa santé et sa vie pour déblayer le terrain, pour
affranchir le jeu poétique de la médiocrité des grilles de
décodage instituées. Comme nous l’avons déjà mentionné,
le Bateau Ivre constitue une sorte de réplique dans la
praxis poétique de la démarche théorique exposée dans
Lettre à Demeny et sa trame textuelle nous fait état d’une
manière assez explicite de cette entreprise:
„Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs:
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour
cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotonc anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.
Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux
d’enfants,
Je courus! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots!
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Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes
sures,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vin bleus et de vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
Le „bateau” nous apparaît comme le symbole du „moi”
du poète (comportant les deux „je”: le „je” ordinaire, por-
trait-robot du „je” fonctionnel exprimant les coordonnées
du sens commun et le „je” poétique qui „est un autre”). Ce
bateau a lui-aussi un double statut: il participe à la fois de
l’univers fonctionnel de la civilisation et de la technologie
humaine („porteur de blés flamands ou de cotons anglais”)
et de celui de la nature, supposé comme existant avant et
au-dehors de l’existence de l’homme et souverainement
indifférant aux codes institués par celui-ci („j’étais insou-
cieux de tous les équipages”).
Affranchi des codes humains il se sent „béni” par les
tempêtes maritimes qui l’incite à danser „comme un bou-
chon sur les flots” et trouve bénéfique l’action de l’eau qui
pénètre sa coque de sapin (nous soulignons – faisceau
isotopique „nature”) et disperse „gouvernail et grappin”
(faisceau isotopique „technologie humaine”).
Affranchi des critères humains établissant les caté-
gories de danger, de bien, de mal, aussi bien que du laid et
du beau, le bateau réintègre la nature. En rompant avec ses
attaches „fonctionnelles” (les haleurs) il va se baigner dans
„le poème de la Mer” (participation physique, sensorielle,
affective, de facture dionysiaque, sa danse triomphale
s’associe à des instants contemplatifs d’une qualité insoup-
çonnée, inouïe). Seulement, ce „beau” est d’une facture
nouvelle: si Baudelaire avait envisagé une esthétique du
laid, celle de Rimbaud reste souverainement indifférente
aux critères institués et étale, insouciante et altière, des
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mélanges du beau et du laid éblouissants par leur splen-
deur, mélanges faisant éclater les anciens canons:
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend; (n.s.)
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que non lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour! (n.s.)
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants: je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir!
J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques.
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets! (n.s.)
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs!
………………………………
J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères peaux
D’hommes! Des arc-en-ciel tendus comme des brides
Sous l’horizon des mers, à des glauques troupeaux!
………………………………
Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises!
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums! (n.s.)
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Retenons donc les images dans lesquelles, avec une
nonchalance raffinée, l’on fait passer le beau et le laid à
titre égal dans l’enthousiasme de la découverte de l’inconnu.
Ces images déroutantes alternent avec la beauté ineffable
des visions qui constituent non pas une simple rencontre
avec le fabuleux d’un univers à découvrir mais le lieu
d’une interaction: Le „multiplicateur du progrès” s’inspire
de ce qu’il „rapporte de là-bas” pour catalyser l’efficacité
de l’emprise sur son inépuisable richesse.
Cette médiation est une opération autrement com-
plexe qu’une simple réduction de l’inconnu au connu.
Le poète désignera, métaphoriquement, les vertus de
la trame poétique de transgresser les limites de la logique
discursive, les limites langagières de l’exprimable (à même
d’explorer les zones ignorées où dort et s’exile „la future
Vigueur”) par le terme de l’Alchimie du verbe. Une des
techniques utilisée à cet effet est celle des synesthésies. La
trame textuelle rimbaldienne offre de nombreux échantil-
lons de ces figures (ce qui justifie sa parenté avec les
représentants du „symbolisme”, avec cette mention près
que son esprit visionnaire va beaucoup plus loin, une
bonne partie des créations poétiques du XXème siècle
pouvant se réclamer, à juste titre, du renouvellement radi-
cal du discours poétique qu’il avait mis en oeuvre). Dans
les fragments du Bateau Ivre reproduits un peu plus haut,
nous pouvons repérer – parmi d’autres – des images telles:
– „les rousseurs amères”
– „l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs”
– „des noirs parfums”
Parmi les créations rimbaldiennes, certains textes ont
l’air de purs exercices de synesthésie, tel la célèbre poésie

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VOYELLES

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu: voyelles,


Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A noir, corset velu de mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d’ombre; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux;
O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges:
– O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux!

L’exégèse consacrée aux textes rimbaldiens recon-


naît un certain degré d’arbitraire (subjectivité née des pre-
miers contacts de l’enfant Rimbaud avec les lettres de l’al-
phabète) à cette poésie; elle constitue cependant un exer-
cice de synesthésie d’une rare beauté et d’une grande force
suggestive, l’élément subjectif constituant lui-même une
confirmation des possibilités expressives des synesthésie
dans l’économie du discours poétique.
La poésie Marine exploite elle-aussi, au maximum,
les vertus des images de synesthésie capables d’exprimer
des contenus dépassant les possibilités langagières dis-
cursives. Il s’agit, croyons-nous, ici, d’une surréalité avant
la lettre.

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MARINE
Les chars d’argent et de cuivre –
Les proues d’acier et d’argent –
Battent l’écume, –
Soulèvent les souches des ronces.
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux,
Filent circulairement vers l’est,
Vers les fûts de la jetée,
Dont l’angle est heurté par des tourbillons
de lumière.
(Les Illuminations, XXV)

Dans les premiers quatre vers les proues qui „battent


l’écume” semblent renvoyer à des bateaux et les chars qui
„soulèvent les souches des ronces” à des charrues qui
labourent la lande (terrain sablonneux au bord de la mer).
La virgule placée à la fin du troisième vers nous oblige à
la lecture suivante: les deux groupes nominaux (les
charrues et les bateaux) se rattachent tous les deux, à tour
de rôle, aux deux groupes verbaux (autrement dit les
proues des bateaux battent l’écume et soulèvent les
souches des ronces tandis que les charrues font, elles-
aussi, ces deux actions). La confusion est accentuée par le
fait que le cuivre aurait dû être associé plutôt aux bateaux
et l’acier plutôt aux charrues.
Nous nous voyons donc dans l’obligation de conclure
que le mot „proue” fonctionne à la fois au sens propre et
comme métaphore des éléments en acier de la charrue (le
coutre et le soc) qui fendent la lande et que, d’autre part,
les charrues évoquées par l’action de soulever „les souches
des ronces”, font cette action au sens propre du terme
mais, en même temps, renvoient, métaphoriquement, aux
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proues qui „battent l’écume”. L’ensemble crée une vision
unitaire où la dynamique des bateaux et des charrues se
confond dans une image irréelle ou plutôt surréelle, fusion
des éléments terrestres et marins. Le reste de la poésie ne
fait qu’amplifier cet effet:
Les courants (comportant comme trait sémantique
distinctif la fluidité) sont associés à un élément terrestre
(la lande) tandis que les ornières (participant, en tant
qu’empreinte durables de la matérialité terrestre) sont
associés au reflux, élément marin.
Cette confusion débouche de nouveau sur une vision
intégrative: leur fusion dans un mouvement circulaire don-
nant l’impression de filer vers l’Est (donc, du côté de
l’océan vers le continent), exprime l’immixtion de l’élé-
ment marin dans celui terrestre.
Du heurt du mouvement circulaire (propre à la flui-
dité) contre les lignes angulaires des éléments terrestres
résultent des tourbillons de lumière. Rimbaud réalise ici,
par „l’alchimie du verbe”, un des objectifs primordiaux de
la poésie symboliste: peindre non pas l’objet mais l’effet
que l’objet doit produire sur le récepteur. Il semble sug-
gérer (par une sorte de mimétisme) les procédés des peintres
impressionnistes: lorsqu’on s’approche de leurs toiles, les
contours semblent se dissoudre sous forme de tourbillons
de couleurs, décomposant et recomposant le spectre de la
lumière (inutile de rappeler au lecteur avisé que l’impres-
sionnisme représente la réplique – picturale ou musicale –
du symbolisme).
On peut constater que les termes utilisés sont plutôt
impropres: l’on dit d’habitude „les pilier de la jetée” et les
„fûts de la forêt” et non pas inversement. Mais, une lecture
d’ensemble (tabulaire) du texte nous révèle que le choix
des termes s’organise de telle sorte qu’il accentue de façon
systématique et délibérée l’ambiguïté éléments terrestres
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/vs/ éléments marins instituée par les dysfonctionnements
repérés dans les quatre premiers vers.
L’on réalise de la sorte le message global de la poésie
qui nous offre sous une forme concrètement perceptible et
vécue le contact avec l’univers marin, au niveau d’une vi-
sion synthétique irréductible.
L’approche textuelle entreprise se révèle opérante par
ceci: elle vient d’établir le rapport intime, dans l’économie
du texte, entre les dysfonctions métaphoriques décelées et
le message global, lequel converge avec les exigences
théoriques exposées par le poète dans sa Lettre à Demeny:
tel qu’il résulte de notre démarche, ce message global pose
la poésie Marine comme un exercice de la „voyance”.
On peut facilement constater que l’alchimie du verbe
(usant aussi bien des synesthésies que d’autres techniques
élargissant les valeurs expressives de la trame textuelle)
n’est pas un but un soi, mais une nécessité impérieuse
imposée par le renouvellement radical de la conception
visant la triade: le monde / le moi / la médiation, renouvel-
lement concernant aussi bien le statut de chaque élément
pris à part que la complexité de leurs connexions réci-
proques. Dans un chapitre interprétatif qui suivra nous
essayerons d’établir les rapports entre ces changements de
la vision poétique (statut du poète, fonction de la poésie et
inconnu à investiguer) et les traits distinctifs du carrefour
épistémologique contemporain.
*
* *
LAUTRÉAMONT
Dans un anonymat encore plus complet que celui de
Rimbaud le passage météorique d’Isidore Lucien Ducasse
– nom d’auteur „Comte de Lautréamont” – sur le firma-
ment des lettres françaises a laissé des traces de la même
importance sur le devenir littéraire du XXème siècle.
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Dans son Manifeste du surréalisme de 1924, André
Breton mentionne Lautréamont non seulement à titre de
précurseur mais comme vrai représentant du surréalisme :
„Ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU MM. Aragon,
Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos,
Eluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll,
Péret, Picon, Soupault, Vitrac. Ce semblent bien être, jusqu’à
présent, les seuls, et il n’y aurait pas à s’y tromper, n’était
le cas passionnant d’Isidore Ducasse, sur lequel je manque
des données”.
Au fait, sans recourir au sens propre du terme à la
technique du compte rendu des rêves ou à celle de la
dictée automatique, l’écriture de Lautréamont produit des
effets similaires avec ceux visées par les surréalistes,
notamment la réalisation des courts-circuits générateurs
d’étincelles dont „jaillit” une lumière particulière, lumière
de l’image” (selon Breton). Ces courts-circuits résultent
des rapprochements des „réalités distantes”, comparables
aux rapprochements réalisées par l’insolite des visions des
Chants de Maldoror, de leur incroyable audace. En voilà
quelques-uns:
„Bien heureux sont-ils [les hommes] quand tu [Vieux
Océan] ne les enveloppes pas définitivement dant tes plis
bouillonnants, pour aller voir, sans chemin de fer, dans tes
entrailles aquatiques, comment ils se portent eux-mêmes” (n.s.)
„La gueule [de l’Océan] est formidable. Elle doit être
plus grande vers le bas, dans la direction de l’inconnu !” (n.s.)
(Chant premier)
„Vos pyramides modestes [celles des mathématiques]
dureront davantage que les pyramides d’Egypte, fourmi-
lières élevées par la stupidité et l’esclavage. La fin des
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siècles verra encore, debout sur la ruine du temps, vos
chiffres cabalistiques, vos équations laconiques et vos lignes
sculpturales […..] tandis que les étoiles s’enforceront,
avec désespoir, comme des tombes, dans l’éternité d’une
nuit horrible et universelle” (n.s.).
(Chant deuxième)
L’incroyable bestiaire hallucinatoire du quatrième
chant fait appel également à des pareils insoupçonnables
rapprochements.
Nous reproduisons en bas la célèbre page consacrée à
la bataille des requins du deuxième chant:
„Quelle est cette armée de monstres marins qui fend
les flots avec vitesse; ils sont six; leurs nageoires sont
vigoureuses et s’ouvrent un passage, à travers les vagues
soulevées. De tous ces êtres humains, qui remuent les
quatre membres dans ce continent peu ferme, les requins
ne font bientôt qu’une omelette sans oeufs, et se la
partagent d’après la loi du plus fort. Le sang se mêle aux
eaux, et les eaux se mêlent au sang. Leurs yeux féroces
éclairent suffisamment la scène du carnage … Mais quel
est encore ce tumulte des eaux, là-bas, à l’horizon? On
dirait une trombe qui s’approche. Quels coups de rames!
J’aperçois ce que c’est. Une énorme femelle de requin
vient prendre part au pâté de foie de canard, et manger du
bouilli froid. Elle est furieuse, car elle arrive affamée. Une
lutte s’engage entre elle et les requins pour se disputer les
quelques membres palpitants qui flottent par-ci, par-là,
sans rien dire, sur la surface de la crème rouge. À droite, à
gauche, elle lance des coups de dents qui engendrent des
blessures mortelles. Mais trois requins vivants l’entourent
encore, et elle est obligée de tourner en tous sens, pour
déjouer leurs manœuvres. Avec une émotion croissante,
inconnue jusqu’alors, le spectateur, placé sur le rivage,
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suit cette bataille navale d’un nouveau genre. Il a les yeux
fixés sur cette courageuse femelle de requin ; aux dents si
fortes. Il n’hésite plus, il épaule son fusil, et, avec son
adresse habituelle, il loge sa deuxième balle dans l’ouïe
d’un des requins, au moment où il se montrait au-dessus
d’une vague. Restent deux requins qui n’en témoignent
qu’un acharnement plus grand. Du haut du rocher,
l’homme à la salive jaunâtre se jette à la mer et nage vers
le tapis agréablement coloré, en tenant à la main ce
couteau d’acier qui ne l’abandonne jamais. Désormais,
chaque requin a affaire à un ennemi. Il s’avance vers son
adversaire fatigué, et, prenant son temps, lui enfonce dans
le ventre sa lame aiguë. La citadelle mobile se débarrasse
facilement du dernier adversaire… Se trouvent en pré-
sence le nageur et la femelle du requin, sauvée par lui. Ils
se regardèrent entre les yeux pendant quelques minutes; et
chacun s’étonna de trouver tant de férocité dans les
regards de l’autre. Ils tournent en rond en nageant, ne se
perdent pas de vue, et se disent à part soi: «Je me suis
trompé jusqu’ici; en voici un qui est plus méchant.» Alors,
d’un commun accord, entre deux eaux, ils glissèrent l’un
vers l’autre, avec une admiration mutuelle, la femelle du
requin écartant l’eau avec ses nageoires, Maldoror battant
l’onde avec ses bras; et retinrent leur souffle, dans une
vénération profonde, chacun désireux de contempler, pour
la première fois, son portrait vivant.”
(Lautréamont, Les Chants de Maldoror, 1869,
Chant deuxième)
La trajectoire posthume de Lautréamont ne s’arrête
pas avec la reconnaissance de sa valeur et de son impor-
tance par les surréalistes. L’on pourra ensuite constater des
surprenants rapprochements à établir entre la révolte de
Maldoror et celle, existentielle, des personnages de Camus
(Mersault, Caligula).
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Vers les années ’60, ensuite, années marquées par la
consécration du Nouveau Roman dans l’avant-scène des
lettres françaises (avec un large écho sur tous les méri-
diens) l’on découvrit dans l’œuvre de Lautréamont (et
dans le contre-point révélateur de ses deux volets: „Les
Chants” et „Poésies”) une véritable parenté avec l’écriture
du Nouveau Roman, par la participation des mêmes prin-
cipes générateurs: autonomie du texte dans le choix des
critères de son agencement par rapport à toute prétendue
articulation „naturelle” dans cet agencement ; le fonction-
nement de la trame textuelle visant son affranchissement
des „franges de culture” qu’elle charrie (fatalement) d’une
manière involontaire.
Le refus de la logique discursive, celui de la logique
binaire, cassante, la manière asymétrique d’envisager les
contraires, l’appel fréquent à la solidarité des contraires
(paradoxes), sa manière de concevoir l’univers comme
chaosmos (univers décentré), révèlent dans les écrits de
Lautréamont autant de signes avant-coureurs de l’actuel
carrefour épistémologique.

PAUL VERLAINE
Ce grand poète a contribué, lui-aussi, d’une manière
assez substantielle, aux métamorphoses du discours lit-
téraire, qui allaient se succéder, dans une volée specta-
culaire, tout le long du XXème siècle.
Sa conception sur la poésie s’identifie, en grandes
lignes, avec celle des autres „poètes maudits”; il pourrait
en même temps partager avec Mallarmé le titre de chef de
file du symbolisme.
Une de ses poésies les plus célèbres, Art Poétique,
faisant part de ses opinions à Charles Maurice, présente un
caractère auto-référentiel:
38
Elle est à la fois un exposé de ses vues sur la poésie
et en même temps une mise en oeuvre de cette „poétique”
(au niveau des rapports entretenus entre la nouveauté des
formes d’expression et celle de la substance du contenu).
Un bref commentaire de ce texte nous permettra à mieux
identifier les éléments nouveaux en vue de l’inventaire que
nous sommes en train de dresser.
À Charles Maurice
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise:
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.
C’est des beaux yeux derrière des voiles,
C’est le grand jour tremblant de midi,
C’est par un ciel s’automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles!
Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance!
Oh! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor!
Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine!
Prends l’éloquence et tords-lui son cou!
Tu feras bien, en train d’énergie,
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De rendre en peu la Rime assagie:
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où?
O qui dira les torts de la Rime?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime?
De la musique encore et toujours!
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.
(Jadis et Naguère, 1883)
Un premier point à retenir c’est l’importance ac-
cordée à la musique intérieure, c’est-à-dire au „fluide” des
mouvements de la sensibilité, en contrepoint avec le carac-
tère discret des éléments de la trame textuelle, atténué par
l’incantation musicale des vers. De cette manière, les ap-
parents laissez-aller des formes au niveau de surface (au
mépris des canons classiques de l’écriture poétique) ré-
pondent aux impératifs majeurs de ce mouvement „musical”.
Liée à cette exigence interne d’apparente noncha-
lance face aux soucis d’ordre formel („indolence” – avait
déjà annoncé Baudelaire, comme signe extérieure d’un
contenu autre, sans commune mesure avec le voile des ap-
parences – cf. L’Albatros, „indolent compagnon de voyage”)
il y a l’exigence programmatique des symbolistes (théo-
risée par Mallarmé) de ne pas peindre l’objet mais son effet.
Prenons, comme exemple en ce sens, la poésie Green:
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Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
Et puis voici mon cœur, qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.
J’arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée,
Rêve des chers instants qui la délasseront.
Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encor de vos derniers baisers;
Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête,
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.
(Romances sans paroles, Aquarelles)
À comparer les vers:
„J’arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front”.
(dans lesquels l’effet du vent froid sur le front humide est
celui d’un frisson comparable – en résonance – avec le
trouble de l’amoureux ignorant la réaction de sa bien-
aimée à laquelle il va offrir son cœur) avec le conseil
programmatique de l’Art Poétique:
„Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin.” (n.s.)
L’on remarque facilement la substitution: le vent est
froid – cause avec le „vent crispé”; l’utilisation impropre
de l’adjectif „crispé” à la place de „qui produit une cris-
pation” est une mise en pratique – d’une indiscutable force
de suggestion poétique – du conseil de la deuxième strophe
de l’Art Poétique:
41
„Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise”. (n.s.)
Verlaine n’avait pas accordé à cette poésie (écrite en
1874 dans la prison de Mons, où le poète se trouvait à la
suite du coup de pistolet tiré sur Rimbaud) l’importance
programmatique qu’on allait lui attribuer après sa publi-
cation en 1882. D’ailleurs son contenu se définit plutôt par
la négative. Ce que nous tenons à retenir c’est l’affranchis-
sement qu’elle célèbre par rapport aux normes instituées
de la poéticité (face à la soumission à tel ou tel critère posé
comme articulation „naturelle” du texte poétique); les ca-
nons préétablis du discours poétique (quels qu’ils soient)
sont mis à l’indexe par la fameuse boutade qui clôt la
poésie:
„Et tout le reste est littérature” (n.s.)
Cette acception ironique du terme fut prise ensuite
comme titre (par antiphrase) de la revenu des surréalistes
(„Littérature”).
On peut constater, en conclusion, – ne fut-ce qu’à la
faveur de ce dernier argument – la participation de Verlaine,
à titre de proche précurseur, du renouvellement du dis-
cours poétique au XXème siècle.

GUILLAUME APOLLINAIRE
Le nom d’Apollinaire s’associe au renouvellement
spectaculaire des formes de l’art de la Belle Époque. En-
thousiaste promoteur – et théoricien – de la nouveauté
dans tous les domaines de la création il avait contribué en
une grande mesure à préparer un horizon d’attente favo-
rable à l’esprit novateur.
La série d’articles consacrés aux peintres cubistes
(réunis en volume en 1913, l’année de la parution de son
42
volume de vers Alcools) font de lui le théoricien reconnu
de ce courant artistique. Ce qui nous intéresse pour notre
étude c’est le fait que les points de vue théoriques qu’il y
expose ont également un impact plus ou moins explicite
sur le discours littéraire, notamment sur les formes d’expres-
sion, sur la substance du contenu et sur la mission du dis-
cours poétique.
Dans l’une des plus célèbres de ses créations, la poé-
sie Zone, il célèbre les aspects de la vie citadine moderne
(vus lors d’une promenade à travers le Paris de la Belle
Époque).
Le texte s’ouvre par un refus radical des formes et
des clichés culturels traditionnels:
„À la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô Tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation […]”
La raison de cette attitude n’est pas d’ordre esthé-
tique (ou plutôt d’ordre strictement esthétique): elle parti-
cipe d’une conception sur la culture selon laquelle elle est
posée non pas comme simple spectacle de la vie mais
comme manière de se situer par rapport à elle, comme
emprise efficace sur elle (la mission de l’artiste, selon
Apollinaire, n’est pas ni triviale ni inutile). Cette concep-
tion sur l’efficacité de la culture sera plus tard largement
approfondie et développée par le génie visionnaire
d’Antonin Artaud (comme nous le verrons un peu plus
loin). Les formes de la création artistiques et littéraires
devront donc correspondre aux exigences imposées par le
cadre nouveau de la vie.
43
Dans le texte cité plus haut, Apollinaire dissocie
l’image de la bergère de la connotation culturelle idyllique
qui la transforme en cliché ornemental, en harmonie avec
le cadre architectural de „l’antiquité grecque et romaine”.
Les sons discordants du troupeau des ponts qui bêle
renvoie à une image de la bergère dans sa fraîcheur
primordiale, avant d’être prise en charge par les codes des
valeurs culturelles; elle est simple, fruste, neuve, à l’instar
de la Tour Eiffel qui s’élève en rupture, par sa simplicité
purement fonctionnelle, sans ornements, avec l’idée archi-
tecturale traditionnelle d’une tour. De la sorte le rythme
nouveau de la vie moderne suggéré par le bêlement des
automobiles entre en résonance avec la ligne architecturale
choquante de celle-ci: elles font front commun pour as-
socier au rythme et au cadre nouveau de l’activité humaine
des formes d’expression artistiques nouvelles.
Les deux derniers vers du texte cité plus haut pré-
cisent cette idée: Par la „religion”, au sens large du mot, il
faut comprendre le besoin d’une métaphysique, d’une vie
spirituelle, affective, le besoin d’aller au-delà du prosaïsme
et du pragmatisme terre-à-terre de l’existence quotidienne,
aspiration se trouvant aux sources de la poésie et de l’art.
Sur le cadre nouveau de la vie, fait d’objets et de réalités
purement fonctionnels et utilitaires (tels les „hangars de
port-aviation”), éléments constituant un trait distinctif des
faubourgs industriels (zone marginale de Paris désignée
par le titre du poème: Zone) est projetée l’aspiration de ses
habitants de s’y situer poétiquement; d’ici, le besoin impé-
rieux d’une poésie nouvelle, fruste, épurée d’ornements
stériles, passionnée, brûlante comme l’alcool bu dans le
bistro, comme la vie empreinte d’une nostalgie tragique
suggérée, à fin du poème, par l’image-choque du soleil
couchant: „soleil coup-coupé”.
44
„Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie
Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances
Adieu Adieu
Soleil coup coupé”
En un sens, la poésie Zone a une visée autoréfé-
rentielle: d’une part, la Tour Eiffel est posée comme
réponse à l’exigence du renouvellement simultané des
formes d’expression et du contenu (elle a la forme des
constructions strictement utilitaires mais sa destination est
purement symbolique – voire esthétique – comme échantil-
lon d’architecture nouvelle); d’autre part, elle est posée
comme élément d’une figure littéraire emblématique pour
le tournant dans l’expression et la sensibilité poétique:
comparer la Tour Eiffel à la bergère d’un troupeau de
ponts qui bêlent ouvre, par l’insolite de la métaphore, une
nouvelle vision sur la fonction poétique et sur ses formes
d’expression.
Comme nous avons déjà pu le constater, après le
moment de perplexité causé par l’insolite de la compa-
raison (la Tour = bergère) celle-ci acquiert un premier
justificatif lorsqu’on reconnaît comme participants du
même faisceau isotopique (produits de la technologie
moderne) le „bêlement” des avertisseurs sur les ponts et la
forme architecturale, choquante par sa nouveauté, de la Tour.
Le poète dénonce toute tentative d’atténuer la rupture entre
le monde ancien et le nouveau (il reproche aux automo-
biles leur ressemblance avec les anciennes voitures tirées
par des chevaux). Qu’est-ce qu’il nous reste après ce refus
45
radical des formes périmées? Il nous reste notre soif de
poésie, la projection de nos nécessités affectives (de nos
aspirations d’ordre métaphysique, en fin de compte) sur le
nouveau cadre de vie (univers fonctionnel des produits
issu du progrès industriel). Ces besoins spirituels exigent
des formes nouvelles d’expression. Car l’authenticité de la
vie affective (symbolisée ici par la religion) sera toujours
simple, fraîche, excluant les ornements stériles, caduques.
(„La religion seule est restée toute neuve, la religion est
restée simple comme les hangars de Port-Aviation”). Le
rapprochement insolite qui souligne cette idée préfigure
celui, surréaliste, „d’éléments distants”. Comme nous
l’avons déjà dit, par une lecture rétroactive l’image de la
Tour Eiffel concrétise la fusion de ces deux exigences: la
simplicité purement fonctionnelle de sa ligne et la gratuité
de sa destination: symbole de la technologie nouvelle et
des formes nouvelles d’expression dans l’art. Malgré les
apparences nous n’avons pas à faire avec une synecdoque:
la Tour n’appartient pas à l’univers technologique qu’elle
symbolise car il lui manque le trait distinctif définitoire: le
caractère utilitaire. Ce „distinguo” est essentiel (il est
marqué par le clivage qui sépare, malgré leur solidarité, le
couple religion/vs/hangars de Port-Aviation). C’est à ce
titre que la Tour est „bergère” du monde nouveau: elle le
représente en qualité de produit culturel exemplaire par la
nouveauté de sa forme. Cependant, elle est, effectivement,
un produit industriel fonctionnel mais non-utilitaire.
Dans le texte d’Apollinaire la Tour est simultané-
ment comparant (valeur métaphorique suggérant le nou-
veau cadre de la vie) et comparé (produit concret, effectif,
de la technologie nouvelle). C’est sur cette figure que re-
posera toute une direction créative de l’art contemporain,
celle qui se sert d’objets utilitaires pour les instituer en
objets d’art (les ready-mades). Son précurseur a été le
46
dadaïste Duchamp dont la célèbre „création” intitulée Jet
d’eau, n’est qu’un urinoir promu ironiquement objet d’art.
Exposé, le médiocre produit de la société de consom-
mation change de statut et devient objet de réflexion sur la
médiocrité.
L’enthousiasme d’Apollinaire face au cadre nouveau
de vie est, lui-aussi, empreint d’ironie. La suite de la
poésie Zone en fait l’étalage dans la manière paradoxale
propre au poète:
Seul en Europe tu n’es pas antique ô Cristianisme
L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui
chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les
journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aven-
tures policières
Portraits des grands homes et mille titres divers
J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dac-
tylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour
y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’ave-
nue des Ternes
47
Ce qui en résulte, dans la perspective de notre ap-
proche, c’est l’accent mis par le poète non pas sur une
admiration sans réserves du progrès technologique ayant
transformé le cadre de vie mais sur sa poésie latente, sur le
besoin de poésie de l’habitant des nouvelles Zones indus-
trielles et sur la nécessité de trouver des formes nouvelles
d’expression qui correspondent à sa sensibilité.
L’adéquation des formes d’expression à un contenu
nouveau est loin d’être conçue à la manière d’une con-
nexion directe (voire mécanique) contenu/forme.
Les modifications rapides et choquantes dues au pro-
grès technologique jouent plutôt un rôle de catalyseur dans
la modification de l’horizon d’attente artistique et lit-
téraire: l’emprise sur l’objet (autrement dit l’emprise du
moi sensible sur les coordonnées changeantes de l’environ-
nement, du cadre socioculturel et technologique de la vie)
révèle un éventail de possibilités d’une complexité insoup-
çonnée auparavant.
Vue sous cet angle, l’activité déployée par Apollinaire
comme théoricien du cubisme apparaît comme organi-
quement solidaire du renouvellement des formes d’expres-
sion littéraire, leur dénominateur commun le constituant la
mise en discussion du statut des objets, du sujet et de leurs
possibles connexions.
Pour imiter la marche, disait Apollinaire, l’homme a
inventé la roue, qui ne ressemble pas à une jambe…
L’artiste (et le poète, dans la mise en oeuvre de cette
conception par Apollinaire lui-même) opère une dissection
de l’objet, une transformation des éléments obtenus et,
enfin, un nouveau assemblage. Si ces opérations sont
reconnaissables dans les toiles cubistes elles le sont éga-
lement dans la trame poétique des oeuvres d’Apollinaire.
Dans la poésie Zone, par exemple, il y a une dis-
sociation du „moi” auquel renvoient à tour de rôle,
48
quelquefois dans la même phrase, les pronoms je, tu ou
même il. Le récepteur a le choix entre les diverses occur-
rences du „moi” de l’écrivain de son propre „moi” ou de
n’importe quel autre moi imaginaire, plus ou moins con-
fondus dans une solidarité intime, révélatrice pour la mise
à nu des couches profondes, souvent dissimulées, de notre
sensibilité.
Les opérations mentionnées conduisent – sur le plan
imaginaire suscité par la trame poétique – à un effet de
surprise (effet reconnu par le consensus de l’exégèse
critique consacrée à Apollinaire, comme trait distinctif,
comme empreinte spécifique de son écriture).
Dans le texte déjà commenté (la poésie Zone) nous
pouvons énumérer – parmi d’autres – les images-surprise:
la comparaison de la Tour Eiffel avec une bergère, celle
des ponts avec un troupeau qui bêle, l’association insolite
religion/hangars de port-aviation.
Cet effet de surprise naît le plus souvent du rap-
prochement des réalités distantes; ajoutons en ce sens aux
exemples déjà mentionnés des images comme soleil/coup
coupé (Zone) ou bien l’association insolite du concret et
de l’abstrait dans une énumération: Sous le Pont Mirabeau
coule la Seine/ et nos amours (Le Pont Mirabeau).
Bien qu’ayant des sources d’inspiration autres que
les techniques adoptées par les surréalistes pour les
produire, ces „rapprochements d’éléments distants” font
d’Apollinaire un des proches précurseurs de ce mouve-
ment (il avait préparé un „horizon d’attente” favorable). La
technique utilisée dans Calligrammes (1918) qui consiste
dans la création d’un contre-point suggestif entre les
images suscitées par la trame textuelle et les images gra-
phiques nées de la disposition (mise en page) du texte, du
trajet sinueux (prenant des formes de dessins) des phrases
sur le papier, de la forme et des dimensions variables des
49
caractères utilisées, élargit elle-aussi l’éventail des pos-
sibilités expressives nouvelles.
La poésie Il y a, inspirée par l’expérience vécue par
le poète sur le front (publication posthume, en 1925), nous
offre une sorte de condensée des techniques cubistes trans-
posées dans l’économie de la trame textuelle poétique.
Il y a un vaisseau qui a emporté ma bien-aimée
Il y a dans le ciel six saucisses et la nuit venant on
dirait des asticots dont naîtraient les étoiles
Il y a un sous-marin ennemi qui en voulait à mon
amour
Il y a mille petits sapins brisés par les éclats d’obus
autour de moi
Il y a un fantassin qui passe aveuglé par les gaz
asphyxiants
Il y a que nous avons tout haché dans les boyaux de
Nietzsche de Goethe et de Cologne
Il y a que je languis après une lettre qui tarde
Il y a dans mon porte-cartes plusieurs photos de mon
amour
Il y a les prisonniers qui passent la mine inquiète
Il y a une batterie dont les servants s’agitent autour
des pièces
Il y a le vaguemestre qui arrive au trot par le chemin
de l’Arbre isolé
Il y a dit-on un espion qui rôde par ici invisible
comme l’horizon dont il s’est indignement
revêtu et avec quoi il se confond
Il y a dressé comme un lys le buste de mon amour
Il y a un capitaine qui attend avec anxiété les
communications de la T.S.F. sur l’Atlantique
Il y a à minuit des soldats qui scient des planches
pour les cercueils
50
Il y a des femmes qui demandent du maïs à grands
cris devant un Christ sanglant à Mexico
Il y a le Gulf Stream qui est si tiède et si bienfaisant
Il y a un cimetière plein de croix à 5 kilomètres
Il y a des croix partout de-ci de-là
Il y a des figures de Barbarie sur ces cactus en
Algérie
Il y a les longues mains souples de mon amour
Il y a un encrier que j’avais fait dans une fusée de
15 centimètres et qu’on n’a pas laissé partir
Il y a ma selle exposée à la pluie
Il y a les fleuves qui ne remontent pas leur cours
Il y a l’amour qui m’entraîne avec douceur
Il y avait un prisonnier boche qui portait sa
mitrailleuse sur son dos
Il y a des hommes dans le monde qui n’ont jamais été
à la guerre
Il y a des Hindous qui regardent avec étonnement les
campagnes occidentales
Ils pensent avec mélancolie à ceux dont ils se
demandent s’ils les reverront
Car on a poussé très loin durant cette guerre l’art de
l’invisibilité
Ce texte pourrait se passer de commentaire: les tech-
niques „cubistes” du découpage font surgir à chaque ins-
tant des images-surprise d’une rare force poétique, nous
transmettant l’émotion d’un vécu authentique, impliquant
simultanément plusieurs couches de notre sensibilité (de-
puis la misère physique et physiologique, en passant par la
peur, la pitié, la crainte pour les êtres chers en danger aussi
bien que pour les inconnus) vibrations surtout ennoblies
par une sorte d’hommage silencieux porté à ce quelque
chose de chaud, de passionné, de fragile et fort à la fois
51
que l’on associe à la valeur humaine lorsqu’elle risque
d’être écrasée par un cataclysme comme la guerre. Il est
difficile d’envisager que ce contenu poétique d’une rare
gualité eût pu être exprimé sans le recours aux moyens
d’expression nouveaux, qu’Apollinaire a su découvrir ou
même inventer.

LE SURRÉALISME
En 1916, à Zürrich, dans une île de relative paix (La
Suisse constituait alors un des rares territoires européens
non-atteints par les monstrueuses flammes de la Guerre)
était né le mouvement Dada, ayant comme chef de file
Tristan Tzara (Samuel Rosenstock) écrivain français d’ori-
gine roumaine (Moineşti, 1896).
Le mouvement Dada représente un des moments-clé
du renouvellement du discours littéraire et artistique ayant
marqué le vingtième siècle aussi bien dans l’espace cul-
turel français que dans le monde entier.
Ce mouvement est le plus souvent étiqueté comme
expression d’un nihilisme total (ce qui correspond d’ail-
leurs aux déclarations d’un radicalisme agressif mais aussi
teinté d’humour de ses représentants).
Il s’agit au fait – croyons-nous – d’une mise en dis-
cussion du statut de la négation, ce qui constitue un des
points sensibles de la crise épistémologique actuelle: la
mise en discussion de la logiques binaire (cassante), du
déterminisme étroit, des clichés culturels établis etc., que
cette forme de nihilisme implique, est solidaire de la mise
en discussion des grilles de référence qui commandent à la
configuration du savoir.
Le formidable choque que la Guerre avait exercé sur
les consciences individuelles et collectives avait amené
cette mise en discussion des codes culturels établis à
52
l’ordre du jour, comme une problématique qui exigeait des
réponses dans l’immédiat de l’existence individuelle de
tout un chacun. Or, un ébranlement radical de la vision sur
le monde et de ses rapports avec la conscience et la sensi-
bilité individuelle ne pouvait avoir lieu qu’après la démo-
lition des anciennes structures mentales. C’est, en partie au
moins, ce qui légitime et explique en même temps l’am-
pleur des échos et des réverbérations ultérieures – viables
encore aujourd’hui du dadaïsme.
Peu de temps après sa création, un des participants à
ce mouvement, André Breton, en collaboration avec
Philippe Soupault et Louis Aragon ont constitué le noyau
d’une entreprise nouvelle à bâtir sur le terrain déblayé par
la contestation dadaïste. Le mouvement surréaliste ainsi né
se fait connaître d’abord par la publication de la revue
Littérature (1919), la publication du volume Les Champs
magnétiques (1920), – A.Breton en collaboration avec
Ph.Soupault – et s’affirme d’une manière plénière en 1924
par la publication du Manifeste du Surréalisme (A.Breton).
Quelques citations extraites de ce Premier Manifeste
nous permettra de nous faire une idée assez claire des
principes qui fondent ce mouvement (qui ne se déclare pas
courant littéraire ou artistique mais „révolution” – distin-
guo fondamental et définitoire, découlant aussi bien de sa
nature que de ses visées):
„De l’instant où il sera soumis à un examen métho-
dique, où, par des moyens à déterminer, on parviendra à
nous rendre compte du rêve dans son intégrité (et cela sup-
pose une discipline de la mémoire qui porte sur des géné-
rations; commençons tout de même par enregistrer les faits
saillants), où sa courbe se développera avec une régularité
et une ampleur sans pareilles, on peut espérer que les mys-
tères qui n’en sont pas feront place au grand Mystère. Je
53
crois à la résolution future de ces deux états, en apparence
si contradictoires, qui sont le rêve et la réalité, en une sorte
de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire.
C’est à sa conquête que je vais, certain de n’y pas parvenir
mais trop insoucieux de ma mort pour ne pas supporter un
peu les joies d’une telle possession. [….]
SURRÉALISME, n.m. Automatisme psychique pur par
lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par
écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de
la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle
exercé par la raison en dehors de toute préoccupation
esthétique ou morale.
ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croy-
ance à la réalité supérieure de certaines formes d’associa-
tion négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au
jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitive-
ment tous les autres mécanismes psychiques et à se subs-
tituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de
la vie. Ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU MM. Aragon,
Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos,
Eluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll,
Péret, Picon, Soupault, Vitrac.
Ce semblent bien être, jusqu’à présent, les seuls, et il
n’aurait pas à s’y tromper, n’était le cas passionnant d’Isidore
Ducasse, sur lequel je manque de données. Et certes, à ne
considérer que superficiellement leurs résultats, bon nombre
de poètes pourraient passer pour surréalistes, à commencer
par Dante, et, dans ses meilleurs jours, Shakespeare. Au
cours des différentes tentatives de réduction auxquelles je
me suis livré de ce qu’on appelle, par abus de confiance, le
génie, je n’ai rien trouvé qui se puisse attribuer finalement à
un autre processus que celui-là. […]
Il en va des images surréalistes comme de ces images
de l’opium que l’homme n’évoque plus, mais qui „s’offrent
54
à lui, spontanément, despotiquement. Il ne peut pas les
congédier, car la volonté n’a plus de force et ne gouverne
plus les facultés”. Reste à savoir si l’on a jamais „évoqué”
les images. Si l’on se tient, comme je le fais, à définition
de Reverdy, il me semble pas possible de rapprocher
volontairement ce qu’il appelle „deux réalités distantes”.
Le rapprochement se fait ou ne se fait pas, voilà tout. Je
nie, pour ma part, de la façon la plus formelle, que chez
Reverdy des images telles que:
Dans le ruisseau il y a une chanson qui coule
ou:
Le jour s’est déplié comme une nappe blanche
ou:
Le monde rentre dans un sac
offrent le moindre degré de préméditation. Il est faux,
selon moi de prétendre que tendre que „l’esprit a saisi les
rapports” des deux réalités en présence. Il n’a, pour com-
mencer, rien saisi consciemment. C’est du rapprochement
en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une
lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous
nous montrons infiniment sensibles. La valeur de l’image
dépend de la beauté de l’étincelle obtenue; elle est, par
conséquent, fonction de la différence de potentiel entre les
deux conducteurs. Lorsque cette différence existe à peine
comme dans la comparaison, l’étincelle ne se produit pas.
Or, il n’est pas, à mon sens, au pouvoir de l’homme de
concerter le rapprochement de deux réalités si distantes.
Le principe d’association des idées, tel qu’il nous apparaît,
s’y oppose. Ou bien faudrait-il en revenir à un art el-
liptique, que Reverdy condamne comme moi. Force est
donc bien d’admettre que les deux termes de l’image ne
sont pas déduits l’un de l’autre par l’esprit en vue de
l’étincelle à produire, qu’ils sont les produits simultanés
55
de l’activité que j’appelle surréaliste, la raison se bornant à
constater, et à apprécier le phénomène lumineux.
Et de même que la longueur de l’étincelle gagne à ce
que celle-ci se produise à travers des gaz raréfiés, l’atmos-
phère surréaliste créée par l’écriture mécanique, que j’ai
tenu à mettre à la portée de tous, se prête particulièrement
à la production des plus belles images. On peut même dire
que les images apparaissent, dans cette course vertigi-
neuse, comme les seuls guidons de l’esprit. L’esprit se
convainc peu à peu de la réalité suprême de ces images. Se
bornant d’abord à les subir, il s’aperçoit bientôt qu’elles
flattent sa raison, augmentent d’autant sa connaissance. Il
prend conscience des étendues illimitées où se manifestent
ses désirs, où le pour et le contre se réduisent sans cesse,
où son obscurité ne le trahit pas. il va, porté par ces images
qui le ravissent, qui lui laissent à peine le temps de
souffler sur le feu de ses doigts. C’est la plus belle des
nuits, la nuit des éclairs: le jour, auprès d’elle, est la nuit”.
Ajoutons à ces quelques remarques révélatrices pour
la compréhension de l’action entreprise par les surréalistes
et de leur buts, quelques prises de position plus nuancées
dans le Seconde Manifeste, signés toujours par A. Breton
(1930):
„Il ne tient et il ne tiendra jamais à rien tant qu’à
reproduire artificiellement ce moment idéal où l’homme,
en proie à une émotion particulière, est soudain empoigné
par ce «plus fort que lui» qui le jette, à son corps défen-
dant, dans l’immortel. Lucide, éveillé, c’est avec terreur
qu’il sortirait de ce mauvais pas. le tout est qu’il n’en soit
pas libre, qu’il continue à parler tout le temps que dure la
mystérieuse sonnerie: c’est, en effet, par où il cesse de
s’appartenir qu’il appartient. Ces produits de l’activité
psychique, aussi distraits que possible de la volonté de
56
signifier, aussi allégés que possible des idées de respon-
sabilité toujours prêtes à agir comme freins, aussi indépen-
dants que possible de tout ce qui n’est pas la vie passive de
l’intelligence, ces produits que sont l’écriture automatique
et les récits de rêves présentent à la fois l’avantage d’être
seuls à fournir des éléments d’appréciation de grand style
à une critique qui, dans le domaine artistique, se montre
étrangement désemparée, de permettre un classement
général des valeurs lyriques et de proposer une clé qui,
capable d’ouvrir indéfiniment cette boîte à multiple fond
qui s’appelle l’homme, le dissuade de faire demi-tour, pour
des raisons de conservation simple, quand il se heurte dans
l’ombre aux portes extérieurement fermées de l’«au-delà»,
de la réalité, de la raison, du génie et de l’amour”.
Comme cela arrive presque toujours, les formes réali-
sées par la mise en oeuvre des projets ou des principes qui
président à leur création ne les illustrent que partiellement;
un hiatus se manifeste fatalement entre celles-ci et le pro-
jet théorique.
Les deux techniques adoptées, la dictée automatique
et le compte rendu des rêves ne resteront jamais, au fait,
„innocents”: elles seront plus ou moins contaminées par le
parti pris plus ou moins inconscient ou délibéré au mo-
ment de l’acte de l’écriture.
Cet écart par rapport à l’orthodoxie des pratiques sur-
réalistes pourrait être vu comme bénéfiques: selon une
boutade célèbre, „le surréalisme conduit à tout, à condition
d’en sortir”. Au fait, de nombreux textes (et oeuvres d’art)
surréalistes conservent aujourd’hui une valeur d’une indis-
cutable authenticité. Cependant, l’importance réelle de ce
moment de l’histoire de la culture dépasse largement la
valeur en soi de ses créations: elle ne se justifie pleinement
qu’en tenant compte de son rayonnement. Il a marqué
57
d’une manière plus ou moins directe, avec une empreinte
plus ou moins reconnaissable, l’ensemble des productions
littéraires et artistiques depuis son affirmation (assez ex-
plosive) dans l’espace culturel français et universel.
Avant de nous en occuper, examinons un échantillon
d’orthodoxie (plus ou moins stricte dans l’exercice du
surréalisme) pratiqué par A. Breton en collaboration avec
Ph. Soupault:
„À cette heure tumultueuse les fruits pendus aux
branches brûlaient.
L’heure des météores n’est pas encore venue.
La pluie simple s’abat sur les fleuves immobiles. Le
bruit malicieux des marées va au labyrinthe d’humidités.
Au contact des étoiles filantes, les yeux des femmes se
sont fermés pour plusieurs années. Elles ne verront plus
que les tapisseries du ciel de juin et des hautes mers; mais
il y a les bruits magnifiques des catastrophes verticales et
des événements historiques.
Un homme ressuscite pour la deuxième fois. Sa
mémoire est plantée de souvenirs arborescents et il y coule
des fleuves aurifères; les vallées parallèles et les sommets
incultes sont plus silencieux que les cratères éteints. Son
corps de géant abritait des nids d’insectes poisseux et des
tribus de cantharides”.
(Les Champs magnétiques, 1919)
On pourrait cataloguer les formes du rayonnement
surréaliste de la manière suivante:
Une partie importante des surréalistes ont quitté le
mouvement pour suivre d’autres voies de création. L’on
reconnaît dans ces périodes ultérieures au surréalisme les
traces ineffaçables de leur participation à ce mouvement,
traces ayant un effet bénéfique sur leur création. Une partie
importante des surréalistes, en commençant par P.Eluard et
58
par L.Aragon, ont décidé de parler „la langue de tout le
monde” et se sont engagés politiquement du côté de la
gauche militante, participant ensuite par leur action con-
crète à la Résistance.
Sans discuter la question si cet engagement a cons-
titué un profit ou bien une perte sur le plan de la valeur de
leurs créations, il nous reste comme un constat évident et
indiscutable que la meilleure partie des textes écrits dans
cette nouvelle étape d’activité littéraire la constitue celle
où l’on peut identifier des procédés rappelant les tech-
niques surréalistes.
De la sorte, par exemple, dans la poésie anti-fasciste
Liberté de Paul Eluard il y a une manière récurrente d’user
du syntagme „j’écris ton nom” qui rappelle (comme effet,
au moins) la dictée automatique. C’est grâce à cette récur-
rence obsessionnelle que le mot-clef du final („Liberté!”)
reçoit une force évocatrice singulière (ces éléments –
courts-circuits sublimant le réel et le rêve – impriment à
cette poésie de circonstance, au-delà de la générosité de son
message ponctuel éthique et idéologique, le sceau de la
pérennité esthétique).
D’autre poètes, comme René Char, ayant suivi des
voies poétiques personnelles, doivent énormément à l’ap-
prentissage du surréalisme.
Nous reproduisons ici, comme preuve – qui se passe
de commentaires – des traces de sa pratique du surréalisme
qu’il avait depuis longtemps quitté, ce texte écrit en 1947:
„Je vois enfin la mer dans sa triple harmonie, la mer
qui tranche de son croissant la dynastie des douleurs ab-
surdes, la grande volière sauvage, la mer crédule comme
un liseron.
Quand je dis: j’ai levé la loi, j’ai franchi la morale,
j’ai maillé le cœur, ce n’est pas pour me donner raison
59
devant ce pèse-néant dont la rumeur étend sa palme au
delà de ma persuasion. Mais rien de ce qui m’a vu vivre et
agir jusqu’ici n’est témoin alentour. Mon épaule peut bien
sommeiller, ma jeunesse accourir. C’est de cela seul qu’il
faut tirer richesse immédiate et opérante. Ainsi, il y a un
jour de pur dans l’année, un jour qui creuse sa galerie
merveilleuse dans l’écume de la mer, un jour qui monte
aux yeux pour couronner midi. Hier la noblesse était
déserte, le rameau était distant de ses bourgeons. Le requin
et la mouette ne communiquaient pas.
O Vous, arc-en-ciel de ce rivage polisseur, approchez
le navire de son espérance. Faites que toute fin supposée
soit une neuve innocence, un fiévreux en-avant pour ceux
qui trébuchent dans la matinale lourdeur”.
(Le poème pulvérisé, 1947)

Un des poètes ayant adhéré au mouvement surréaliste


pour s’en détacher et suivre une voie tout à fait à part,
comme théoricien d’une conception nouvelle sur la culture
et sur sa vraie vocation a été Antonin Artaud. Poète, ac-
teur, metteur en scène et cinéaste, son génie de visionnaire
a trouvé son expression plénière dans ses écrits réunis sous
le titre Le Théâtre et son double.
Sa vision a joué (et continue à jouer) un rôle majeur
dans les directions empruntées par le mouvement théâtral
actuel et dans les métamorphoses subies par le discours
théâtral. L’intérêt des ses écrits est reconnu aussi bien dans
l’espace culturel français que dans celui universel.
La présente étude lui réserve un paragraphe à part
dans le chapitre consacré au discours théâtral.
*
* *
60
Un nombre beaucoup plus large d’écrivains, quoique
n’ayant pas participé au mouvement surréaliste peuvent
être catalogués comme situés en marge du surréalisme;
quoique très différentes entre elles, leurs créations pré-
sentent certaines traits distinctifs qui „voisinent” au même
„frisent” certaines particularités de l’écriture surréaliste.
Il serait par exemple assez difficile d’établir des
rapprochements entre les poètes Saint-John Perse et Henri
Michaux. Ils semblent, au contraire, suivre des voies
poétiques nettement divergentes.
Comparons, à titre d’exemple, quelques lignes d’un
texte écrit par Saint-John Perse en 1942 (Exile) avec un
extrait d’un texte écrit par Henri Michaux (Plume) en 1938:
Une langue nouvelle de toutes parts offerte! une
fraîcheur d’haleine par le monde
Comme le souffle même de l’esprit, comme la chose
même proférée,
A même l’être, son essence; à même la source, sa
naissance:
Ha! toute l’affusion du dieu salubre sur nos faces, et
telle brise en fleur
Au fil de l’herbe bleuissante, qui devance le pas des
plus lointaines dissidences!
… Nourrices très suspectes, ô Semeuses de spores,
de semences et d’espèces légères,
De quelles hauteurs déchues trahissez-vous pour
nous les voies,
Comme au bas des orages les plus beaux êtres
lapidés sur la croix de leurs ailes?
Que hantiez-vous si loin, qu’il faille encore qu’on
rêve à en perdre le vivre?
Et de quelle autre condition nous parlez-vous si bas
qu’on en perde mémoire?
61
Pour trafiquer de choses saintes parmi nous,
désertiez-vous vos couches, ô Simoniaques?
Au frais commerce de l’embrun, là où le ciel mûrit
son goût d’arum et de névé,
Vous fréquentiez l’éclair salace, et dans l’aubier des
grandes aubes lacérées,
Au pur vélin rayé d’une amorce divine, vous nous
direz, ô Pluies! quelle langue nouvelle sollicitait
pour vous la grande onciale de feu vert.
(Exil, 1942)
Étendant les mains hors du lit, Plume fut étonné de
ne pas rencontrer le mur. «Tiens, pensa-t-il, les fourmis
l’auront mangé…» et il se rendormit.
Peu après sa femme l’attrapa et le secoua: «Regarde,
dit-elle, fainéant! Pendant que tu étais occupé à dormir on
nous a volé notre maison.» En effet, un ciel intact s’éten-
dait de tous les côtés. «Bah! la chose est faite», pensa-t-il.
Peu après un bruit se fit entendre. C’était un train qui
arrivait sur eux à toute allure. «De l’air pressé qu’il a, pen-
sa-t-il, il arrivera sûrement avant nous» et il se rendormit.
Ensuite le froid le réveilla. Il était tout trempé de
sang. Quelques morceaux de sa femme gisaient près de
lui. «Avec le sang, pensa-t-il, surgissent toujours quantité
de désagréments; si ce train pouvait n’être pas passé, j’en
serais fort heureux. Mais puisqu’il est déjà passé…» et il
se rendormit.
– Voyons, disait le juge, comment expliquez-vous que
votre femme se soit blessé au point qu’on l’ait trouvée
partagée en huit morceaux, sans que vous, qui étiez à côté,
ayez pu faire un geste pour l’empêcher, sans même vous en
être aperçu? Voilà le mystère. Toute l’affaire est là-dedans.
– Sur ce chemin, je ne peux pas l’aider, pensa Plume,
et il se rendormit.
62
– L’exécution aura lieu demain. Accusé, avez-vous
quelque chose à ajouter?
– Excusez-moi, dit-il, je n’ai pas suivi l’affaire. Et il
se rendormit.
(Plume, 1938)
Le premier texte – celui de Saint-John Perse réalise
de nombreuses projections de l’imaginaire sur le plan du
réel aboutissant (par des voies autres que celles des tech-
niques surréalistes) à des courts-circuits entre des réalités
distantes.
D’une facture très différente du premier texte, celui
d’Henri Michaux se rapproche du surréalisme d’un autre
côté: le texte cité, par son apparence onirique, et par son
illogisme révèle des vérités profondes sur les rapports de
notre subconscient avec les données du monde réel, voix
mystérieuse de notre moi qui échappe à la logique discursive.
Située sur une trajectoire (et dans une tonalité) bien
différente, elle-aussi, de celles des poètes mentionnés plus
haut, l’écriture de Jacques Prévert, porte-parole de la
poésie triste et émouvante que dégage l’existence quoti-
dienne des gens simples fait usage, à son tour, des effets
propres au surréalisme.
Dans le texte La Grasse matinée les impulsions du
subconscient à une tendance meurtrière sont suivies et
mises à nu à la faveur de la répétition sous des formes pro-
gressivement dégradées de certains syntagmes obsédants:
Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir
d’étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a
faim
elle est terrible aussi la tête de l’homme
63
la tête de l’homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n’est pas sa tête pourtant qu’il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s’en fout de sa tête d’homme
il n’y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n’importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement car le monde se paye
sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu’il n’a pas mangé
………………………………………
Un peu plus loin le bistro
café-crème et croissants chauds
l’homme titube
et dans l’intérieur de sa tête
un brouillard de mots
sardines à manger
oeuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crème arrosé sang!…
64
Comme on le constate, la force suggestive et la vérité
poignante du texte, tout son contenu dramatique et sa poé-
sie amère, reposent sur les éléments de la trame textuelle
solidaires de la technique de la dictée automatique. C’est
elle qui ajoute au texte – en filigrane – une sorte de double
métaphysique, ou existentiel du fait divers, de la vie des
gens de la rue, invitant à une interrogation sur les coor-
données latentes de la condition humaine dans lesquelles
la misère, la dérision, le tragique, la noblesse, la générosité
coexistent comme disponibilités émouvantes.
À part l’éventail – très large – des voies poétiques
qui voisinent, côtoient, prolongent ou bien entrent en
résonance avec le surréalisme, il n’y a pratiquement pas de
créations du XXème siècle qui, après l’affirmation éclatante
de ce mouvement ne s’en délimitent, d’une façon ou d’une
autre. Nous voulons dire qu’une fois révélées, les perspec-
tives qu’il a ouvertes ne peuvent pas être ignorées, ne fût-
ce que pour s’en distancer (négation dialectique). C’est
pour ces raisons, c’est-à-dire parce que son rayonnement
dépasse largement l’importance (cependant non négli-
geable) de ses créations dans le patrimoine culturel con-
temporain, que ce mouvement occupe une place de choix
dans le tableau que nous nous sommes proposés de brosser
dans le présent chapitre. Il nous a également permis de
distinguer deux voies poétiques majeures ayant comme
point de départ le grand bouleversement de la conception
littéraire entamé par Rimbaud et Lautréamont.
La première, celle que nous venons d’ébaucher, passe
par Apollinaire par le surréalisme, par ses prolongements
et ensuite, refondue par le génie visionnaire d’Antonin
Artaud conçoit le fait de culture comme un acte efficace,
acte de participation totale. La second, dont nous allons
nous occuper dans la seconde partie du présent chapitre,
sans pour autant faire opposition à la première, pourrait se
65
définir par l’intérêt accordé (comme principe directeur) à
l’autonomie de la trame textuelle, à ses vertus topolo-
giques: elle constitue le lieu privilégié de la médiation
(pour P.Valéry „le plus profond c’est la peau”), surface
sereine, ayant retrouvé sa stabilité (Le poète roumain Ion
Barbu l’appelle „mântuit azur” et pour M.Proust c’est le
lieu inestimable du processus de la réintégration tempo-
relle grâce à la mémoire affective).
Si le principe de la première direction pourrait être
métaphoriquement suggérée par le feu (le poète „voleur de
feu” – Rimbaud) celui de la seconde correspond plutôt à
celui de l’eau (la surface de la mer, à la fois transparence
et miroir – cf. P. Valéry, Le Cimetière marin).
Il ne faut pas, cependant, abuser du fonctionnement
incontrôlé de la démarche descriptive que nous venons
d’étayer dans ces termes métaphoriques (dans l’absence
d’instruments méthodologiques mieux définis): Il est, de
certains point de vue, imparfait et même contradictoire
(exigeant donc un supplément d’affinage): la fluidité
(principe de l’eau) est plutôt un trait distinctif dionysiaque
(participation) tandis que le soleil (principe du feu) renvoie
à l’équilibre apollinien („midi le juste” dira Valéry). En ce
qui concerne les jeux des surfaces fluides, ils expriment
pour Valéry tantôt l’équilibre apollinien („O récompense
après une pensée/ Qu’un long regard sur le calme des
dieux” – P.Valéry, Le Cimetière marin), tantôt comme lieu
de manifestation de l’élan dionysiaque („Rompez, vagues!
Rompez d’eaux réjouies/ Ce toit tranquille où picoraient
les focs!” – P.Valéry, Le Cimetière marin). À une analyse
plus fine, les vertus topologiques des jeux de surface les
posent plutôt comme lieu privilégié d’une rencontre et
d’une solidarité paradoxale entre la vision apollinienne et
l’élan dionysiaque. Si nous reconnaissons chez F.Nietzsche
comme une intuition de génie le fait d’associer la valeur
66
des premières tragédiens grecs à leur mérite d’avoir mis
„Apollon au service de Dionysos”2, cette perspective pose
la surface du texte au centre de l’intérêt, car elle prend en
charge la médiation de cette paradoxale jonction.
La voie poétique dont nous allons nous occuper
stipule l’autonomie de la trame textuelle par rapport à tout
prétendu critère d’agencement – esthétique, éthique ou
gnoséologique – imposé à titre d’articulation „naturelle”
du discours. On lui réserve la mission de ménager cette
possible complémentarité dionysiaque/ apollinienne, à
même d’assurer l’efficacité de l’emprise supérieure (par
cette voie poétique) sur les coordonnées de la condition
humaine.
Eu guise de conclusion à ces quelques remarques
théoriques nous sommes conduits à constater qu’en fin de
compte les deux voies poétiques principales que l’on
distingue (par le consensus critique) après Rimbaud et
Lautréamont tout le long du XXème siècle, restent complé-
mentaires et réductibles à un dénominateur commun (so-
lidaire, comme nous allons le montrer, des probléma-
tiques nouvelles qu’impliquent le carrefour épistémolo-
gique actuel).
La seconde voie poétique en question, tout en prenant,
elle aussi, comme point de départ les brèches ouvertes par
Lautréamont et Rimbaud comprend, comme moments
significatifs de premier ordre, l’œuvre de Mallarmé, celle
de Valéry, aussi bien que celle de nombreux poètes et
écrivains représentatifs du XXème siècle, comme Fr.Ponge
ou R.Queneau – en franchissant la barrière très perméable
qui sépare les genres – pour remonter au Nouveau Roman,
au roman de facture tel-queliste (H.Cixous) et même au
Nouveau Théâtre.
Nous allons nous occuper, dans ce qui s’ensuit, de
quelques-uns de ces moments significatifs.
67
STEPHANE MALLARMÉ
Sa biographie fut moins mouvementée que celle des
„poètes maudits”. Cependant sa biographie littéraire con-
nut une évolution dramatique, marquée par des moments
de crise et par des carrefours bien tendues.
À peine sorti de l’adolescence, le jeune Mallarmé
subit avec des difficultés particulièrement aiguës la crise
inhérente au passage de l’univers merveilleux de l’enfance
(fait de tendresse et d’une quiétude assuré par la protection
des anges et des providentielles forces bénéfiques peuplant
les contes de fée auxquelles l’enfant accorde spontané-
ment sa naïve et entière confiance) au contact brutal et
impitoyable avec les forces aveugles du grand inconnu de
l’existence; ce contacte est fatalement marqué par l’irré-
médiable amertume causée par la perte définitive et
irrévocable de cet univers illusoire de l’enfance. Les re-
marques que nous venons de faire résument les résultats
d’une analyse subtile et nuancée entreprise par Charles
Mauron de ce qu’il appelle, dans les termes de la psycho-
critique, la présence des métaphores obsessives (l’évoca-
tion récurrente et apparemment non justifiée dans la
logique du texte des mots renvoyant ou bien à l’imagerie
peuplée d’anges – des ailes – ou bien à un espace culturel
révolu – vieux instruments de musique –).3
Cette crise sera doublée, pour le jeune artisan de
l’écriture poétique, par un sentiment accablant d’impuis-
sance face à l’absolu, conçu comme limite idéale inac-
cessible. Face à l’inextricable dérobade des objets à l’em-
prise poétique, le poète arrive au seuil de la névrose et du
désespoir. La poésie Azur exprime (d’une manière magis-
trale, cependant), le découragement face à la hantise de
l’inexprimable:
68
De l’éternel azur la sereine ironie
Accable, belle indolemment comme les fleurs,
Le poète impuissant qui maudit son génie
À travers un désert stérile de Douleur.
……………………………………….
Il roule par la brume, ancien et traverse
Ta native agonie ainsi qu’un glaive sûr;
Où fuir dans la révolte inutile et perverse?
Je suis hanté. L’Azur! L’Azur! L’Azur! L’Azur!
Le poète réussit à surmonter cette hantise après avoir
eu un contact révélateur avec la philosophie hégélienne,
notamment avec le mécanisme dialectique de ce que l’on
appelle „la négation de la négation”.
Ce développement du concept (thèse, antithèse,
synthèse) pourrait se dire, sous une forme vulgarisée, de la
manière suivante: un objet une fois nommé (donc identifié
et affirmé) n’est pas annulé pour de bon lors de sa néga-
tion – quelque chose reste (il sera évoqué par la négative).
Un exemple – trivial mais très suggestif – serait celui de la
lumière. Si la lumière n’avait pas existé, le jour et la nuit
n’aurait pas de sens. Une fois le concept de „lumière”
avancé, le mot nuit ne peut pas l’annuler: lorsque je
définis la nuit comme l’absence de la clarté du jour j’évo-
que déjà la lumière. Nous avons évoqué cet exemple qui
ne fait que vulgariser la pensée hégélienne parce qu’il
entre en résonance avec un principe fondamental de l’écri-
ture mallarméenne: ne jamais nommer l’objet, seulement
le suggérer. Par cette voie l’on franchit la barrière obsé-
dante de l’idéal, de l’absolu: „la plus belle fleur sera l’ab-
sente de tous les bouquets” dira Mallarmé, pour exalter les
vertus de la suggestion poétique, suggestion qui suit les
étapes: l’objet est partiellement avancé; puis retiré et de la
sorte projeté sur le plan fécond de l’imaginaire.
69
Pour Mallarmé la rencontre avec la dialectique hégé-
lienne a été doublement providentielle (voire fertile):
D’une part elle a tranché, comme nous venons de le
dire, son dilemme né de la hantise de l’absolu comme
limite idéale. Dans la perspective hégélienne l’absolu
change de statut: il cesse d’être conçu comme limite intou-
chable et devient fenêtre ouverte vers l’illimité, vers le
Devenir. Dans la conception mallarméenne cette emprise
sur le devenir s’associe à la transgression perpétuelle des
formes réalisées (fluidité et allégresse du chant diony-
siaque tel qu’il est conçu par Nietzsche ou exprimée par la
création wagnérienne, création que les symbolistes français
allaient porter aux nues).
L’on reconnaît facilement la force ensorceleuse d’un
pareil chant dans le dernier vers de la poésie Brise marine:

La chair est triste, hélas! et j’ai lu tous les livres.


Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux!
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe
O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend,
Et ni la jeune femme allaitant son enfant
Je partirai! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature!
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs!
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…
Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots!
(Du Parnasse contemporain)
70
La poésie Le Tombeau d’Edgar Poe écrite en 1876
nous offre une image quasi-explicite de la dialectique du
devenir. Cette poésie a été écrite à l’occasion de l’érection
(en 1875) à Baltimore, d’un monument (simple bloc de
pierre) en l’honneur d’Edgar Poe.
Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change,
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
Que la mort triomphait dans cette voix étrange!
Le premier vers pose déjà une énigme qui nous
oblige à nous rapporter à la dialectique de la négation,
sans laquelle la signification de cette première strophe
resterait hermétiquement close.
Le premier vers propose au lecteur un appel à
l’herméneutique pour trancher le paradoxe de son énoncé:
qu’est-ce que cela veut dire changer quelqu’un en lui-
même? (présupposé qui rend perplexe: le poète n’était pas
lui-même de son vivant). Le texte de la poésie nous con-
duit, à petits pas, à force de révélations progressives (lec-
tures rétroactives et plurielles) à la solution de l’énigme
posé par ce vers célèbre. Lu dans cette perspective, le vers
précité donne, comme présupposition: Tant qu’il était
vivant, le poète, en train de créer, était tout le temps en
train de devenir un autre – de manifester sa différance –.
(Selon cette logique du devenir, Shakespeare, par exemple,
en train d’écrire Hamlet, n’était pas encore le Shakespeare
– auteur de cette célèbre pièce et, après l’avoir écrite, il
n’était pas encore l’auteur de la Tempête et ainsi de suite,
jusqu’à sa mort l’ayant – enfin – transformé en lui-même).
Le fait que „la mort triomphait dans cette voix étrange”
renvoie à la fois à la présence, dans l’œuvre de Poe, de la
pulsion de la mort, et à la dialectique de la négation
71
hégélienne. Pour Hegel cette dialectique est le moteur de
l’auto développement de l’idée.
Une fois ce point élucidé, l’on se demande pourquoi
cette dialectique de la négation avait épouvanté ses con-
temporains. Théoriquement, la victoire de cette dialectique
représente le principe même du dynamisme de la vie. Il est
évident que Mallarmé réserve cette qualité à l’incandes-
cence créative du poète qui remplit sa vraie mission. Par
opposition à cette vertu du créateur le médiocre reste égal
à lui-même et n’est pas perméable à une autre forme de
représentation de l’existence que celle que cette médiocrité
justifie et institue. Pour nuancer ce que nous venons de dire
nous nous permettrons un bref écart pour discuter le statut
paradoxal de la célèbre la- palissade: „il a été vivant jusqu’au
moment de sa mort”.
Monsieur de La Palice, auquel l’on attribue souvent
(à tort) cet énoncé, avait été un illustre général, aimé et
estimé par ses soldats pour son courage. Il est mort en
plein combat, sur le champ de bataille et ses soldats ont
composé en sa mémoire une chanson comprenant, sous
cette forme naïve et mal inspirée, l’idée qu’il avait été
plein d’énergie combative et de courage jusqu’au moment
de sa mort. Cette formule malheureuse voulait attribuer au
héros un excès de vitalité. L’on pourrait affirmer, avec
ironie, que tous les gens ne sont pas vivants jusqu’au
moment de leur mort. C’est ce constat qu’Eugène Ionesco
va mettre dans la bouche d’un de ces personnages (Cf. le
dialogue entre Bérenger et le logicien dans Rhinocéros),
qui dit que les morts sont plus nombreux, les vivants étant
„rares”. C’est toujours par un dysfonctionnement méta-
phorique que le terme de „vivants” renvoie, simultanément
(au sens littéral du terme) au nombre réduit des êtres
humains en vie par rapport à celui des générations succes-
sives de nos ancêtres morts, mais aussi, métaphoriquement,
72
aux humains dont l’existence médiocre, faite de stéréo-
typies, de clichés, n’a pas l’authenticité de la vie.
Pour revenir à Mallarmé, il suggère que „le triomphe
de la mort” dans la voix „étrange” d’Edgar Poe suscite
chez ses contemporains, comme la provocation d’un „glaive
nu”, une crise de conscience sur leur médiocrité (ils
avaient critiqué le scandale de l’existence et de l’œuvre
„impures” du poète, incompatibles avec l’institution cul-
turelle du temps, marquée, à l’époque, surtout dans La
Nouvelle Angleterre, par un puritanisme aristocratique
étroit et rigide).
Nous avons établi que ce triomphe de la mort signi-
fie, métaphoriquement, le triomphe de la dialectique de la
négation hégélienne („la négation de la négation” fonde
l’auto développement de l’idée).
Ainsi conçue, l’action du poète dénonce la médio-
crité et la suffisance aristocratique des institutions cultu-
relles du temps, dont les clichées et les formes aseptisées
et sclérosées se substituaient à ce que devrait être la vraie
culture (À se rappeler, en ce sens, la provocation similaire
lancée par Tanhauser au concours des trouveurs – geste
lequel, à travers la création wagnérienne que les symbo-
listes français portaient aux nues, exprime la transgression
nietzschéenne de la valeur réalisée). C’est en ce sens que
le poète épouvante son siècle. L’on constate que le même
terme – la mort – renvoie, d’une part, sur le plan des idées,
à la dialectique de la négation (sens innocenté par son
caractère de pure réflexion gnoséologique) et, d’autre part,
au sens littéral du terme, au coup mortel porté à la médio-
crité des institutions culturelles sur lesquelles reposaient la
quiétude suffisante des contemporains. Cette figure a un
caractère auto-référentiel: c’est justement le fait de ne pas
saisir le double sens du terme qui constitue le test de la
73
médiocrité (épouvanté de n’avoir pas connu que la mort
triomphait ….).
La trame textuelle de Mallarmé invitant à une lecture
plurielle, le contre-point (baroque) de ces possibles trajets
multiplient à l’infini leur réverbération.
La trame textuelle mallarméenne implique en der-
nière instance des prises de position solidaires de la crise
épistémologique actuelle: le refus de la logique binaire et
du déterminisme étroit. Sa dernière création (Un coup de
dés…) illustre l’impacte de cette vision dans la saisie de
l’événement en train de se faire: la réalité des dés pendant
leur trajectoire est multiple: son vol conditionne une mul-
titude de réalisations virtuelles (l’événement surpris dans
son devenir ne suppose pas un sens mais la condition du
sens, diront les philosophes du groupe tel-quel, penseurs
qui se réclament d’ailleurs des visions mallarméennes).
Pour revenir au texte de la poésie analysée, qui a la
forme d’un sonnet, les deux dernières strophes – les tercets
– constituent une seule phrase:
Du sol et de la nue hostiles, ô grief!
Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne,
Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur,
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.
L’ampleur de l’unique phrase constituant ces six vers
est doublée par une syntaxe tendue au maximum afin de
multiplier les possibles trajets de lecture et les réverbé-
rations des sens dégagés par leur contrepoint et par leur
projection rétro-active. L’effort de les ordonner dans une
succession conforme à la logique discursive commune
donnerait à peu près le résultat suivant:
74
„Si notre idée ne sculpte avec le grief du sol et de la
nue hostiles un bas-relief dont s’orne, de façon éblouis-
sante, la tombe de Poe qui est un calme bloc ici-bas chu
d’un désastre obscur, que ce granit du moins montre à ja-
mais sa borne [….]”.
À remarquer une nouvelle occurrence de la négation
hégélienne: le grief des ennemis (valeur négative) aurait
pu lui sculpter un bas-relief éblouissant (valeur positive,
affirmation). Ce qui nous semble important dans l’écono-
mie de l’ensemble du texte (message global) c’est que les
distorsions syntaxiques ont conduit à la mise en vedette
(premier vers du dernier tercet) de l’image du calme bloc
chu d’un désastre obscur, image-clef car elle justifie le
titre (la pierre funéraire du poète). Par sa position, ce vers
fait pendant à celui qui ouvre le poème. Or, par sa
signification, il s’y rattache dans l’immédiat, ce qui nous
impose la lecture rétroactive suivante:
Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change,
Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur,
Le Poète suscite [etc.]
Ceci représente sans doute un trajet-clef de lecture.
La signification qui en jaillit résume (en l’anticipant) une
des idées directrice mentionnée plus haut de la pensée tel-
queliste: L’événement en train de se faire (dans les termes
d’une logique du devenir) n’est qu'une simple condition du
sens – virtualité échappant au déterminisme étroit – (La
dernière création de Mallarmé, Un coup de dés jamais
n’abolira le hasard souligne, par la pluralité des pos-
sibilités comprises dans le moment ou les dès sont lancés,
c’est-à-dire en train de voler, la dérobade au déterminisme,
l’incertitude quant à leur devenir). C’est le cas de l’aéro-
lithe suggéré (métaphoriquement) par la pierre tombale du
75
poète. Lorsqu’il traversait le ciel il représentait l’incandes-
cence d’un événement cosmique insondable en train de se
consommer, échappant à la logique fondée sur les identités
fixes et les attributs stables (Le poète, de son vivant, en
train de créer, de transgresser sa propre valeur, n’était pas
égal à Lui-même). Une fois chu sur la terre (la mort du
poète), ce calme bloc de granit cache, sous l’immuabilité
de l’Oeuvre dans sa littéralité, une richesse de sens dont le
décodage s’ouvre vers l’illimité (de l’Éternité). Pour le
décrypter il faut reconnaître en lui la métaphore de
l’événement cosmique en fusion. La littéralité calme du
texte renvoie, métaphoriquement, à l’acte de l’écriture.
Elle est à la fois elle-même et métaphore de l’événement
l’ayant engendré: l’acte de création. Enfin changée en elle-
même, elle acquiert le statut métaphorique de son contraire
dialectique: dans sa fixité, métaphore du mouvement
(Telle la sculpture brancusienne qui ne se voulait pas
représentation de l’aile, mais du vol).
Le second avantage de la rencontre du poète avec la
pensée hégélienne concerne la technique (généralisée par
le courant symboliste) de la suggestion poétique, au sujet
de laquelle nous avons fait quelques remarques un peu
plus haut. Accordons-leur un plus de rigueur en nous
rapportant aux déclarations du poète lui-même, retenues
par le journaliste Jules Huret:
„– Je crois, me répondit-il, que, quant au fond, les
jeunes sont plus près de l’idéal poétique que les Parnassiens
qui traitent encore leurs sujets à la façon des vieux philo-
sophes et des vieux rhéteurs, en présentant les objets direc-
tement. Je pense qu’il faut, au contraire, qu’il n’y ait
qu’allusion. La contemplation des objets, l’image s’envo-
lant des rêveries suscitées par eux, sont le chant: les
Parnassiens, eux, prennent la chose entièrement et la
76
montrent: par là ils manquent de mystère; ils retirent aux
esprits cette joie délicieuse de croire qu’ils créent. Nom-
mer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouis-
sance du poème qui est faite de deviner peu à peu: le
suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mys-
tère qui constitue le symbole: évoquer petit à petit un objet
pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un
objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchif-
frements.
– Nous approchons ici, dis-je au maître, d’une grosse
objection que j’avais à faire… L’obscurité!
– C’est, en effet, également dangereux, me répondit-
il, soit que l’obscurité vienne de l’insuffisance du lecteur,
ou de celle du poète… mais c’est tricher que d’éluder ce
travail. Que si un être d’une intelligence moyenne, et d’une
préparation littéraire insuffisante, ouvre par hasard un livre
ainsi fait et prétend en jouir, il y a malentendu, il faut
remettre les choses à leur place. Il doit y avoir toujours
énigme en poésie, et c’est le but de la littérature, – il n’y
en a pas d’autres – d’évoquer les objets.”
La nouveauté de la vision sur le statut et le fonction-
nement complexe de la trame poétique, théorisée et surtout
mise en oeuvre par Mallarmé aura de nombreuses réver-
bérations ultérieures.
À côté de celle de Paul Valéry, la vision sur l’écriture
poétique de Mallarmé constitue un important point d’ap-
pui (et un modèle de référence) pour l’évolution du dis-
cours poétique et littéraire et, en un sens plus large, pour le
renouvellement de la perspective dans laquelle sera conçu
l’acte de culture et sa mission tout le long du vingtième
siècle.

77
PAUL VALÉRY
La biographie littéraire de Paul Valéry fut, elle-aussi,
bien mouvementée. Ce n’est probablement pas une pure
coïncidence. Comme allait le montrer M. Proust dans
Contre Saint-Beuve, la méthode qui interprète les données
biographiques en vue d’expliquer l’œuvre souffre d’une
lacune fondamentale: la partie essentielle de la biographie,
les moments-clef de son existence que l’écrivain consacre
justement à l’acte d’écrire lui échappent. Or, pour Mallarmé
et pour Valéry (aussi bien que pour Marcel Proust), l’acte
d’écrire (aussi bien comme trame textuelle qu’au sens
d’événement en train de se faire, se prêtant à une descrip-
tion en termes de devenir) est placé au centre de l’intérêt.
Leur propre biographie, les moments de crise marquant
des grands tournants dans leur existence, furent justement
ceux liés à cette aventure intellectuelle.
Cette remarque nous permet de mieux comprendre la
complémentarité des deux voies principales dans la
créativité littéraire qui font l’objet de notre étude. La pre-
mière concevait l’acte de l’existence comme une partie grave
de laquelle l’activité créative était solidaire comme partie
intégrante (pour les surréalistes, par exemple, cette activité
n’était pas censée constituer un acte littéraire ou artistique
mais un acte révolutionnaire tout court). L’autre direction,
mettant au centre de l’intérêt l’acte d’écrire, ne sépare pas
la biographie littéraire de la biographie tout court, les mo-
ments-clef de la première constituant en même temps les
moments les plus importants de la seconde.
Autrement dit, dans le premier cas, l’existence, insé-
parable de l’action, implique l’acte de l’écriture; dans le
second, l’acte de l’écriture, inséparable de l’existence, im-
plique l’action. Ou bien, encore plus schématiquement,
nous avons:
78
a) l’existence (impliquant l’écriture) l’action
b) l’écriture (impliquant l’existence) l’action
L’erreur consisterait donc à considérer que la
seconde voie (à cause de la place accordée à la trame tex-
tuelle, à son autonomie, qui peut être interprété – à tort –
comme impassibilité altière, élitiste) représente un isole-
ment stérile dans la Tour d’Ivoire.
L’apparent hermétisme aussi bien que l’étiquette de
cérébralité que l’on associe d’habitude à la „poésie pure”
de P.Valéry ne font qu’aggraver cette confusion.
Le fait que les deux voies créatives en discussion
visent, chacune à sa manière, l’efficacité de l’acte de cul-
ture semble se confirmer par une certaine anecdotique teinté
de nuances idéologiques et politiques que l’on peut as-
socier au divers moments de leurs trajectoires. L’on peut
dire ainsi que l’engagement idéologique et politique (de
gauche) des surréalistes place, par un effet de contraste (et
suivant l’ancienne logique fondée sur des oppositions cas-
santes) des poètes comme Mallarmé et Valéry dans une
attitude d’indifférence face à l’efficacité de la culture.
Cependant, un demi-siècle plus tard, les représentants du
groupe tel-quel (des philosophes comme Gilles Deleuze et
Jacques Derrida ou des écrivains comme Hélène Cixous –
explorant un généreux filon poétique et dramatique) tout
en se réclamant de ces poètes, se situent sur une position
de gauche à vocation contestataire radicale .
La même chose dans l’évolution du discours théâtral:
Si Antonin Artaud participe, de toute évidence, – comme
un représentant de marque – de la première voie („partici-
pation totale”), la perspective brechtienne (expression du
principe de la „distanciation” qui spécule sur l’autonomie
du texte face aux données immédiates du réel historique) a
été cependant adoptée par la position militante de gauche.
À comparer en ce sens la période de l’engagement de
79
gauche d’Arthur Adamov (période marquée par la vision
brechtienne) à l’évolution vers la droite d’Eugène Ionesco
(visant le spectacle comme événement, partie grave, mor-
sure du concret, c’est-à-dire comme „participation”). Au
fait, comme nous l’avons déjà souligné, l’étude nuancée
de la complémentarité des deux voies peut mettre en évi-
dence comme trait définitoire essentiel de chacune d’entre
elles justement ce qui fonde leur solidarité: l’affranchis-
sement par rapport au vieux codes des clichés culturels, la
quête des voies assurant une emprise efficace sur les coor-
données nouvelles d’un monde que le carrefour épistémo-
logique contemporain continue à nous révéler.
La crise que le jeune Valéry avait vécu en 1892 entre
en résonance (comme signe avant-coureur bien dissimulé
sous l’apparence d’une simple conflit intérieur) avec la
crise épistémologique qui battait son plein vers les années
’960 (et qui ne fait peut-être qu’à poursuivre son éclosion
selon des lignes de force difficiles à identifier, car l’événe-
ment en train d’avoir lieu échappe par définition à l’at-
tribution du sens). Le jeune poète âgé de 21 ans, ayant
passé par une expérience sentimentale douloureuse eut une
réaction différente de celle qu’une certaine tradition at-
tribuait aux poètes: mettre en vers leur mélancolie. Au
contraire, tout en opposant sa fierté, sa volonté et sa
dignité intellectuelle à la faiblesse sentimentale, il avait
décidé d’en finir avec le lyrisme c’est-à-dire avec son
activité de jeune poète (de facture symboliste) qu’il consi-
dérait forme inférieure de manifestation de l’esprit et de la
sensibilité humaine.
Tout en consacrant une bonne partie de son énergie
intellectuelle aux mathématiques, il avait continué à s’inté-
resser à la culture, remplissant de ses réflexions de nom-
breux cahiers et, un peu plus tard, en écrivant des essais
consacrés à surprendre l’activité de l’intellect. L’essentiel,
80
pour Valéry, ne réside pas dans l’idée, mais dans l’effort
entrepris pour la développer. De même, finirait-il de con-
clure dans ses réflexions sur la poésie, seul le premier vers
nous est offert par les dieux:
«Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien
tel premier vers; mais, c’est à nous de façonner le second,
qui doit consoner avec l’autre, et n’être pas indigne de son
aîné surnaturel. Ce n’est pas trop de toutes les ressources
de l’expérience de l’esprit pour le rendre comparable au
vers qui fut un don.» (Au sujet d’Adonis).
Nous avons inscrit la voie poétique de Valéry sous le
signe de l’autonomie du texte, autonomie que nous avons
associée à l’affranchissement par rapport à la discursivité,
aussi bien qu’à la mise en vedette des vertus de „média-
tion” du texte (que nous avons appelés „topologiques”)
vision qui suscite, en dernière instance, une mise en discus-
sion des données épistémologiques.
Sa théorie consacrée à la „poésie pure” qui sera sui-
vie par une mise au point mettant un terme aux interpré-
tations un peu fantaisistes de l’abbé Bremond, nous sem-
blent confirmer ce point de vue:
„Que l’on puisse constituer toute une œuvre au moyen
de ces éléments si reconnaissables, si bien distincts de
ceux du langage que j’ai appelé insensible, – que l’on
puisse, par conséquent, au moyen d’une œuvre versifiée
ou non, donner l’impression d’un système complet de
rapports réciproques entre nos idées, nos images, d’une
part, et nos moyens d’expression, de l’autre, – système qui
correspondrait particulièrement à la création d’un état
émotif de l’âme, tel est en gros le problème de la poésie
pure. Je dis pure au sens où le physicien parle d’eau pure.
Je veux dire que la question se pose de savoir si l’on peut
81
arriver à constituer une de ces œuvres qui soit pure d’élé-
ments non poétiques. J’ai toujours considéré, et je consi-
dère encore, que c’est là un objet impossible à atteindre, et
que la poésie est toujours un effort pour se rapprocher de
cet état purement idéal. En somme, ce qu’on appelle un
poème, se compose pratiquement de fragments de poésie
pure enchâssés dans la matière d’un discours. Un très beau
vers est un élément très pur de poésie. La comparaison
banale d’un beau vers à un diamant fait voir que le senti-
ment de cette qualité de pureté est dans tous les esprits.
L’inconvénient de ce terme de poésie pure est de faire
songer à une pureté morale qui n’est pas en question ici,
l’idée de poésie pure étant au contraire pour moi une idée
essentiellement analytique. La poésie pure est, en somme,
une fiction déduite de l’observation, qui doit nous servir à
préciser notre idée des poèmes en général, et nous guider
dans l’étude si difficile et si importante des relations
diverses et multiformes du langage avec les effets qu’il
produit sur les hommes. Mieux vaudrait, au lieu de poésie
pure, mieux vaudrait, peut-être, dire poésie absolue, et il
faudrait alors l’entendre dans le sens d’une recherche des
effets résultant des relations des mots, ou plutôt des
relations de résonances des mots entre eux, ce qui suggère,
en somme, une exploration de tout ce domaine de la sensi-
bilité qui est gouverné par le langage. Cette exploration
peut être faite à tâtons. C’est ainsi qu’elle est généralement
pratiquée. Mais il n’est pas impossible qu’elle soit un jour
systématiquement conduite. Si ce problème paradoxal
pouvait se résoudre entièrement, c’est-à-dire si le poète
pouvait arriver à construire des œuvres où rien de ce qui
est de la prose n’apparaîtrait plus, des poèmes où la conti-
nuité musicale ne serait jamais interrompue, où les relations
de significations seraient elles-mêmes perpétuellement
pareilles à des rapports harmoniques, où la transmutation
82
des pensées les unes dans les autres paraîtrait plus impor-
tante que toute pensée, où le jeu des figures contiendrait la
réalité du sujet, – alors l’on pourrait parler de poésie pure
comme d’une chose existante. Il n’en est pas ainsi… La
conception de poésie pure est celle d’un type inaccessible,
d’une limite idéale des désirs, des efforts et des puissances
du poète”.
Calepin d’un poète. Poésie pure (Librairie Gallimard,
éditeur)

Ces vues théoriques nous révèlent mieux les signifi-


cations profondes de son „silence” de vingt ans dans la
création poétique et le fait que son retour n’a pas constitué
une vraie abdication au point de vue adopté, ni aux réserves
vis-à-vis des vertus de l’inspiration poétique – mais plutôt
une manière de réaffirmer son opinion sur l’importance du
labeur conscient. Pour Valéry l’idée poétique en soi n’est
qu’un point de départ. Ce qui a vraiment de la valeur c’est
son développement, le trajet parcouru grâce au travail de
l’artisan du texte, grâce à sa poïétique (de l’ancien grec
poïeïn = faire). Le retour à la poésie de Valéry ne fait que
confirmer ce point de vue: Après une élaboration pendant
de longues années de travail acharnée, ayant produit un
nombre immense de variantes, il publie enfin la poésie La
Jeune Parque, texte de référence pour un tournant dans
l’évolution du discours poétique: ce texte (à caractère auto
référentiel) traite en dernier instance de la genèse du
poème – donc de sa propre genèse –.
Le volume Charmes, réunissant l’essentiel de son
œuvre poétique écrite entre 1917-1922 est une illustration
de ses vues théoriques. Il illustre ce que nous avancions un
peu plus haut sur l’intérêt spécial accordé au texte poé-
tique comme lieu privilégié d’une médiation essentielle.
83
Le suivant commentaire que Valéry fait à Charmes nous
semble éloquent en ce sens:
«Tandis que le fond unique est exigible de la prose,
c’est ici la forme unique qui ordonne et survit. C’est le
son, c’est le rythme, ce sont les rapprochements physiques
des mots, leurs effets d’induction ou leurs influences
mutuelles qui dominent, aux dépenses de leur propriété de
se consommer en un sens défini et certain. Il faut donc que
dans un poème le sens ne puisse l’emporter sur la forme et
la détruire sans retour; c’est au contraire le retour, la forme
conservée, ou plutôt exactement reproduite comme unique
et nécessaire expression de l’état ou de la pensée qu’elle
vient d’engendrer au lecteur, qui est le ressort de la puis-
sance poétique.»
En ce qui s’ensuit nous essaierons d’illustrer, par nos
propres commentaires d’une poésie du volume (Le Cime-
tière marin) „le pur travail de fins éclairs” que le poète
avait „consumée” dans son activité poïétique (nous venons
de paraphraser la seconde strophe du poème lui-même
pour souligner sa vocation auto-référentielle).
„La peau” du poème, sa littéralité, c’est le lieu où,
chez Paul Valéry, se joue le contre-point du son (forme
d’expression, sonorité, images qui s’en dégagent) et du
sens (l’idée poétique en marche, traversant les étapes suc-
cessives de sa genèse et de son développement).
L’état de grâce qui constitue le point du départ du
Cimetière marin le constitue le charme particulier du site.
Le cimetière de la ville de Sète (port situé dans un petit
golfe de la Méditerranée) est situé sur une pente abrupte,
couverte de pins, qui descend jusqu’à la mer; la ville n’est
pas visible de là, de sorte que l’on y éprouve le sentiment
de solitude qui invite à la méditation et au recueillement,
84
stimulés par l’immensité de la mer et du ciel, par l’éternel
bercement de la rumeur des vagues, par la majesté silen-
cieuse des pierres tombales en marbre entrevues à travers
les arbres. Le premier vers, né de ce „don du ciel”, opère
déjà un choix: la première image est celle du „toit tran-
quille”, métaphore de la surface de la mer.
Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée!
O récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux!
Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir!
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir.
Expression de ce que Valéry conçoit comme poésie
pure (purifiée, au sens „chimique” du terme, de tout élé-
ment étranger – prosaïsme, élément discursif, etc.), le
noyau narratif du poème est réduit à la succession de deux
moments: celui d’un „long regard sur le calme des dieux”
qui réalise le rare et précieux équilibre entre l’infini petit
et l’infini grand, image de l’harmonie universelle (beauté
apollinienne) et celui, lui succédant fatalement, du désé-
quilibre, du mouvement, de la dynamique du devenir
(beauté dionysiaque).
Le toit tranquille – surface de la mer qui palpite –,
comme image de cet équilibre, est le lieu privilégié des
virtualités repos /vs /agitation, continuité /vs/ rupture.
L’idée poétique se développe de la manière suivante: pour
85
que les rayons du soleil soient reflétés dans nos yeux il
faut qu’une petite partie de cette surface réalise l’angle
„juste” (à l’instar du petit miroir que l’on utilise, par jeu,
pour projeter les rayons du soleil sur le visage de quel-
qu’un). Une pareille „justesse” de l’angle de la surface de
l’eau ne peut être que partielle, accidentelle et éphémère.
Mais l’immensité de la mer convertit cet infini petit en
durée et en étendue illimités, en multipliant à l’infini ce
„pur travail de fins éclairs” „consumé” par „maint diamant
d’imperceptible écume”. Le vers qui clôt cette image de la
mer en feu („Et quelle paix semble se concevoir!”) trahit
l’„hésitation entre le son et le sens”: cette paix n’est pas la
simple impression qui s’en dégage; elle se conçoit, terme
qui suggère la genèse (la „conception”) du nouveau sens
poétique (que l’image engendre): cette perfection dans
l’équilibre permet au poète de s’intégrer dans l’harmonie
universelle et d’envisager sa propre mort avec un sen-
timent de paix, serein, de l’envisager comme forme de
conversion. La surface de la mer, lieu de la médiation,
finira par suggérer, comme formes particulières de celle-ci,
diverses occurrences de la conversion.
Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Oeil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
O mon silence! …. Edifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit!
……………………………………………
Temple du temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et je m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain.
86
Au vers suggérant la médiation:
„Quand sur l’abîme un soleil se repose”
ou bien:
„[….] Oeil qui garde en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme”
se succèdent ceux de la conversion:
„Comme en délice il change son absence”
culminant avec la belle image du
„Changement des rives en rumeur”.
Cette dernière conversion peut être vue également
comme signe avant-coureur d’une possible conversion
subversive, inquiétante, celle du dernier vers de la poésie,
où „les eaux réjouies” vont rompre „ce toit tranquille”.
Pour l’instant, cette conversion paisible permet au poète
de humer „ici” sa „propre fumée”. Petit à petit, la trame de
l’écriture poétique laisse percer (dans les strophes sui-
vantes), à travers les réflexions sur l’intégration dans
l’harmonie universelle, la perspective critique d’inspira-
tion nietzschéenne suggérant la possible stérilité de l’équi-
libre contemplatif apollinien. (Idée qui se dégage tout
naturellement de l’enchaînement équilibre – paix – mort).
La strophe dans laquelle tout bascule, où cette sub-
version devient explicite et se transforme en provocation,
est celle consacrée aux paradoxes de Zénon. (Malgré les
réserves des exégètes nous trouvons que les images de
cette strophe controversée, telles l’ombre de la tortue et
Achille immobile à grands pas sont d’une rare beauté).
Zénon! Cruel Zénon! Zénon d’Élée!
M’as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
87
Le son m’enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil …. Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas!
L’on quitte la contemplation apollinienne pour la
participation à la dynamique dionysiaque:
Le vent se lève…. Il faut tenter de vivre!
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs!
Envolez-vous, pages tout éblouies!
Rompez, vagues! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs!
À mentionner, en passant, l’extrême beauté (à la fois
sous forme d’harmonie imitative sur laquelle nous n’insis-
tons pas) du vers:
„La vague en poudre (n.s.) ose jaillir des rocs!”
Il y a ici une conversion qui fait pendant à celle du
„changement des rives en rumeur”, mentionnée plus haut.
L’association, par lecture rétroactive, des deux images,
renvoie à une paradoxale solidarité (au niveau de la
médiation poétique) de l’apollinien et du dionysiaque.
Le dernier vers clôt le poème au sens fort d’un terme:
la longue hésitation entre le son et le sens arrive à une
coïncidence: le son (la forme de l’expression poétique) s’iden-
tifie au sens par le fait que les „vagues réjouies” rompent
simultanément la surface de l’eau et la cohérence du texte
dans sa littéralité (par un dysfonctionnement métaphorique
choquant):
„[….] Rompez, d’eau réjouies,
Ce toit tranquille où picoraient des focs” (n.s.)
88
Ce dysfonctionnement qui marque le dernier vers
réactualise le premier pour en compromettre la portée
métaphorique. La place privilégiée de cette figure (cons-
tituant un trait d’union entre l’ouverture et la clôture du
texte poétique) lui assigne un rôle déterminant pour la
signification globale. Analysons les faits de langue de ce
point de vue: dans le premier vers l’on reconnaît dans „ce
toit tranquille où marchent les colombes” (grâce aux con-
notations contextuelles de la première strophe) la surface
calme de la mer où les voiles des barques des pêcheurs
sont comparés à des colombes. Le dernier vers de la poé-
sie réactualise cette image tout en remplaçant le verbe
marcher par picorer. Cette substitution continue à évoquer
l’image des colombes (comparant) annulée au dernier mo-
ment par celle des focs (comparé). C’est un dysfonction-
nement métaphorique caractérisé (canonique) car la signi-
fication de la phrase est bloquée par la violation d’une loi
sémantique (les focs ne picorent pas).
Le sens métaphorique est simultanément annoncé et
annulée. À cette annulation s’associe un autre, plus sub-
tile, induite d’une réflexion herméneutique: le toit lui-
même n’a pas de réalité en soi, n’étant fait que des eaux
qui, par leur mouvement, révèlent sa réalité comme
illusoire. Puisque pour Valéry la surface évoque l’écri-
ture, la littéralité du texte, l’on constate que le vent rompe
la surface de la mer et que, simultanément, le poète rompe
la cohérence du texte par le dysfonctionnement „ce toit
tranquille ou picoraient les focs”. De par cela le dysfonc-
tionnement métaphorique acquiert un nouveau statut: il
n’est pas seulement forme d’expression (manière de sus-
citer la réflexion herméneutique) mais également forme du
contenu – résultat de cette réflexion – (forme exemplaire
de la rupture, de la dynamique contradictoire du devenir).
Pour mieux nuancer cette assertion, rappelons, par analo-
gie que la physique des particules élémentaires pose
89
l’impossibilité (par définition) d’une représentation „pla-
nétaire” de celles-ci. Autrement dit elle pose l’impos-
sibilité d’un comparant ayant des attributs stables et une
identité fixe.
Le dernier vers du poème aurait pu être une manière
„métaphorique” de nier la métaphore initiale (les colombes
= le comparant, les voiles des bateaux = le comparé) par
un dysfonctionnement canonique. Mais l’emploi du terme
focs (renvoyant à la fonctionnalité technologique des voiles)
supprime le plan (visuel) de la possible comparaison. Il
s’agit donc d’une subversion (à force de relativiser les codes
de référence) du principe fondateur du langage métapho-
rique: les focs ne sauraient pas être comparés aux colombes
(instance contemplative, apollinienne), car ils participent
de l’isotopie „stratégie humaine dans la navigation” (impli-
quant le dynamisme du vent et l’agitation des vagues),
autrement dit de la dynamique de l’action (instance dio-
nysiaque).
L’écriture poétique conçue dans la perspective de la
pensée tel-queliste vise à transgresser les limites de la
logique discursive. Elle vise à exprimer ce qui échappe à
la logique platonicienne de la copie et de l’original (en ac-
cordant statut égal à la copie et au simulacre). Or, il nous
semble évident que la métaphore est une figure fondée juste-
ment sur ce jeu de la copie et de l’original. La subversion de
sa logique constitutive conduit aux dysfonctionnements.
Pour la pensée tel-queliste la réalité à exprimer étant celle
de l’événement en train de se faire, le dysfonctionnement
métaphorique n’est plus dans ce cas une manière défec-
tueuse de représenter ce qui est représentable, mais une
manière adéquate pour saisir ce qui n’est pas représen-
table. Par son caractère auto-référentiel, l’écriture tel-que-
liste ne fait qu’expliciter le rôle de cette figure (cette auto
référence étant d’ailleurs, forme de dysfonctionnement).
90
L’on peut repérer, tout au long du XXème siècle, des
créations poétiques mettant au centre de l’intérêt la trame
textuelle à titre d’instance autonome à statut privilégié.
Nous nous contenterons d’évoquer en ce sens le texte
de Francis Ponge Le Mollusque qui traite, métaphorique-
ment, de l’opposition paradoxale langue / parole et de cette
réalité vivante des plus précieuses, que l’être-presque une-qua-
lité, symbolisant le langage, représente:
„Le mollusque est un être – presque une – qualité. Il
n’a pas besoin de charpente mais seulement d’un rempart,
quelque chose comme la couleur dans le tube.
La nature renonce ici à la présentation du plasma en
forme. Elle montre seulement qu’elle y tient en l’abritant
soigneusement, dans un écrin dont la face intérieure est la
plus belle.
Ce n’est donc pas un simple crachat, mais une réalité
des plus précieuses.
Le mollusque est doué d’une énergie puissante à se
refermer. Ce n’est à vrai dire qu’un muscle, un gond, un
blount et sa porte.
Le blount ayant sécrète la porte. Deux portes légère-
ment concaves constituent sa demeure entière.
Première et dernière demeure. Il y loge jusqu’après sa
mort.
Rien à faire pour l’en tirer vivant.
La moindre cellule du corps de l’homme tient ainsi, –
et avec cette force, à la parole, – et réciproquement.
Mais parfois un autre rêve vient violer ce tombeau,
lorsqu’il est bien fait, et s’y fixer à la place du constructeur
défunt.
C’est le cas du pagure.”
(Le Parti pris des choses, 1942)

91
*
* *
Comme la barrière séparant les genres est très per-
méable au XXème siècle, nous reconnaîtrons des échos bien
distincts des deux voies poétiques faisant l’objet du présent
chapitre au cours de l’inventaire des formes nouvelles d’ex-
pression chez les représentants du discours narratif et de
celui théâtral, auxquels sont consacrés les deux chapitres
suivants.

Notes

1. Mihalevschi, Mircea, Les dysfonctionnements métaphoriques,


Ed. Fundaţiei România de Mâine, Bucureşti, 2002.
2. Nietzsche, Friedrich, Naissance de la tragédie, Gallimard, Paris,
1940.
3. À consulter Mauron, Charles, Des métaphores obsédantes au
mythe personnel, José Corti, Paris, 1962.

92
2. LES MÉTAMORPHOSES DU DISCOURS
NARRATIF

Si la série des renouvellements ayant marqué le


ème
XX siècle avait déjà débuté dans la poésie vers les
années ’870 (surtout par les visions radicalement neuves
de Rimbaud et de Lautréamont – mais restés assez long-
temps parfaitement inconnus) les deux premiers grands
novateurs du discours narratif, Marcel Proust et André
Gide, avaient marqué par leurs écrits le début du siècle,
connaissant un succès presque immédiat (preuve que l’hori-
zon d’attente était suffisamment préparé pour les accueillir).
Le fait que la nouveauté dont nous occupons doit être
comprise au sens fort du terme est confirmé par l’histoire
devenue anecdotique du manuscrit présenté par Marcel
Proust en vue de la publication à la N.R.F., et refusé par
André Gide – lequel avait cependant comme principe
programmatique de promouvoir le nouveau. Au fait, la
nouveauté du roman proustien se manifestait sous une
forme (et sous un angle) tellement inattendue, que Gide
n’a guère saisi la perspective dans laquelle elle est inscrite.
Se rendant assez vite compte de son erreur, il a invoqué
comme circonstance atténuante le fait que la nouveauté se
manifestait par un côté non seulement inattendu, mais
oblitéré par les clichés traditionnels de la lecture: il avait
considéré le sujet traité comme dérisoire, d’un intérêt
mineur (la vie mondaine, les souvenirs d’un enfant à une
sensibilité presque maladive); or, c’est justement l’incon-
sistance (la transparence, même pour ainsi dire) du sujet
93
apparent qui conduit à la saisie du sujet réel qui ne réside
pas dans les événements évoqués mais dans le fait de les
faire revivre, grâce à la mémoire affective, à travers l’acte
de l’écriture. De la sorte, l’acte de l’écriture, posé au centre
de l’intérêt, constitue le vrai sujet du roman.
L’erreur de Gide nous semble présenter aujourd’hui
une nuance révélatrice supplémentaire: le haut degré d’im-
prévisible concernant le côté par où le nouveau va faire
irruption dans le domaine littéraire (et artistique) présente
des similitudes évidentes avec les solutions de continuité
qui caractérisent l’évolution des sciences exactes: le mythe
du progrès linéaire induit par l’ancienne épistèmê s’est
effondré – argument à la faveur de l’hypothèse sur la soli-
darité organique entre les métamorphoses du discours lit-
téraire du XXème siècle et la crise épistémologique que
nous sommes en train de traverser.
L’inventaire des métamorphoses subies par le dis-
cours narratif faisant l’objet du présent chapitre commencera
par celles décelables dans l’œuvre de Marcel Proust que
nous venons déjà d’évoquer.

LE ROMAN PROUSTIEN
Malgré la nouveauté de la conception sur l’écriture et
sur le statut de la trame textuelle, malgré la complexité
baroque de son architecture, malgré son étendue, la diver-
sité de la thématique, des personnages, des pages descrip-
tives, À la recherche du temps perdu présente une grande
unité et une grande cohérence interne.
On a largement insisté sur sa dimension poétique.
L’on pourrait également parler d’une configuration drama-
tique mieux structurée que le niveau de surface ne laisse
soupçonner.
C’est par là que nous commencerons. Comme on l’a
souvent remarqué, l’une des preuves de l’unité de cette
94
vaste œuvre est donnée par le fait que la phrase de la fin
est la même que celle du commencement:
„Longtemps, je mé suis couché de bonne heure”.
Cette phrase servira à situer l’intrigue et à déclencher la
quête qui maintiendra la tension dramatique sous-jacente
à l’ensemble de la trame romanesque (narrative – descrip-
tive). Parce que couché de bonne heure le narrateur se
réveillera en plein nuit, éprouvant des moments d’incer-
titude sur l’endroit et le moment. Cette incertitude sera
doublée par une interrogation implicite sur son identité,
sur son statut qui se définit en fonction des rapports
affectifs-sensoriels entretenus avec les données spatio-
temporelles de son existence. Une composante inséparable
de son identité profonde la constitue le souvenir, réac-
tualisé par le flux de la mémoire affective, de la drame du
coucher lors de son enfance à Combray, marqué par l’at-
tente – dans l’angoisse – du moment quand sa mère vien-
drait lui dire „bonsoir” et l’embrasser:
„… Mais elle entendit mon père qui montait du cabi-
net de toilette où il était allé se déshabiller, et, pour éviter
la scène qu’il me ferait, elle me dit d’une voix entrecoupée
par la colère: „Sauve-toi, sauve-toi, qu’au moins ton père
ne t’ait vu ainsi attendant comme un fou!” Mais je lui
répétais: „Viens me dire bonsoir”, terrifié en voyant que le
reflet de la bougie de mon père s’élevait sur le mûr, mais
aussi usant de son approche comme d’un moyen de
chantage et espérant que maman, pour éviter que mon père
me trouvât encore là si elle continuait à refuser, allait me
dire: „Rentre dans ta chambre, je vais venir.” Il était trop
tard, mon père était devant nous. Sans le vouloir, je
murmurai ces mots que personne n’entendit: „Je suis
perdu!” [….] Il me regarda un instant d’un air étonné et
fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques
95
mots embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit: „Mais va
donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n’as pas
envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n’ai
besoin de rien. – Mais, mon ami, répondit timidement ma
mère, que j’aie envie ou non de dormir, ne change rien à la
chose, on ne peut pas habituer cet enfant… – Mais il ne
s’agit pas d’habituer, dit mon père en haussant les épaules,
tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l’air désolé, cet
enfant; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux!
Quand tu l’auras rendu malade, tu seras bien avancée!
Puisqu’il y a deux lits dans sa chambre, dis donc à
Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette
nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si
nerveux que vous, je vais me coucher.” [….] La muraille
de l’escalier où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe
plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont
été détruites que je croyais devoir durer toujours et de
nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines
et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de
même que les anciennes me sont devenues difficiles à
comprendre. Il y a bine longtemps aussi que mon père a
cessé de pouvoir dire à maman: „Va avec le petit.” La
possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi.
Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien
percevoir, si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la
force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que
quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils
n’ont jamais cessé; et c’est seulement parce que la vie se
tait maintenant davantage autour de moi que je les entends
de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent
si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les
croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le
silence du soir.”
96
Si le roman se définit, dès le commencement, comme
une quête des coordonnées de l’identité, cette entreprise ne
vise pas, en dernière instance, un bilan du passé. Elle
aspire à accéder à une emprise supérieure sur ces coordon-
nées affectives spatio-temporelles de l’existence. La na-
ture de cette emprise sera définie à la fin du roman, dans
les termes suivants:
„Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieu-
sement sollicité que j’étais de chercher la cause de cette
félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s’impo-
sait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la
devinais en comparant entre elles ces diverses impressions
bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun
que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans
un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l’assiette,
l’inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient
jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire
hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais; au
vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la
goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien
et maintenant, dans ce qu’elle avait extra-temporel, un être
qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre
le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul
milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-
à-dire en dehors du temps.
L’être qui était rené en moi quand, avec un tel
frémissement de bonheur, j’avais entendu le bruit commun
à la fois à la cuiller qui touche l’assiette et au marteau qui
frappe sur la roue, à l’inégalité pour les pas des pavés de la
cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, etc., cet
être-là ne se nourrit que de l’essence des choses, en elle
seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit
dans l’observation du présent où les sens ne peuvent la lui
97
apporter, dans la considération d’un passé que l’intel-
ligence lui dessèche, dans l’attente d’un avenir que la vo-
lonté construit avec des fragments du présent et du passé
auxquels elle retire encore de la réalité en ne conservant
d’eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement
humaine, qu’elle leur assigne. Mais qu’un bruit, qu’une
odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soient de nouveau,
à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être
actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence
permanente et habituellement cachée des choses se trouve
libérée et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps,
semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, s’éveille,
s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est
apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a
recrée en nous, pour la sentir, l’homme affranchi de
l’ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu’il soit con-
fiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine
ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette
joie, on comprend que le mot de «mort» n’ait pas de sens
pour lui; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de
l’avenir?”
(Le Temps retrouvé)

Ce texte nous aide à mieux saisir la fonction, dans


l’économie de sa trame, de ce que l’on désigne comme di-
mension phénoménologique du roman proustien. Le nar-
rateur offre d’ailleurs des justificatifs plus ou moins expli-
cites. Commençons par un commentaire pour ainsi dire
détaché (à l’écart de grandes tensions dramatiques), que le
narrateur fait du décodage phénoménologique des percep-
tions à propos des peintures d’Elstir:
„Parfois à ma fenêtre, dans l’hôtel de Balbec, le matin
quand Françoise défaisait les couvertures qui cachaient la
98
lumière, le soir quand j’attendais le moment de partir avec
Saint-Loup, il m’était arrivé, grâce à un effet de soleil, de
prendre une partie plus sombre de la mer pour une côte
éloignée, ou de regarder avec joie une zone bleue et fluide
sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel. Bien vite
mon intelligence rétablissait entre les éléments la sépara-
tion que mon impression avait abolie. C’est ainsi qu’il
m’arrivait à Paris, dans ma chambre, d’entendre une dis-
pute, presque une émeute, jusqu’à ce que j’eusse rapporté
à sa cause, par exemple une voiture dont j’éliminais alors
les vociférations aiguës et discordantes que mon oreille
avait réellement entendues, mais que mon intelligence savait
que les roues ne produisaient pas. Mais les rares moments
où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement,
c’était de ceux-là qu’était faite l’œuvre d’Elstir. Une de
ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu’il
avait près de lui en ce moment était justement celle qui,
comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute
démarcation. C’était cette comparaison, tacitement et
inlassablement répétée dans une même toile, qui y intro-
duisait cette multiforme et puissante unité, cause, parfois
non clairement aperçue par eux, de l’enthousiasme qu’ex-
citait chez certains amateurs la peinture d’Elstir.”
À remarquer le signe d’égalité établi par l’écrivain
entre voir le monde „tel qu’il est” et le voir „poétiquement”,
ce qui pose l’approche „poétique” du monde comme acte
gnoséologique irréductible et, par voie de conséquence,
restitue la place poétique de l’homme dans le monde.
Cette perspective phénoménologique est identifiable
un peu partout dans le texte proustien; plus proche des
composantes affectives du moi du narrateur, l’image de
l’église de Combray, telle qu’elle dominait le décor et
99
l’univers de son enfance participe de cette prise de vue
phénoménologique:
„Tout cela, et plus encore les objets précieux venus à
l’église de personnages qui étaient pour moi presque des
personnages de légende (la croix d’or travaillée, disait-on,
par saint Éloi et donnée par Dagobert, le tombeau des fils
de Louis le Germanique, en porphyre et en cuivre émaillé),
à cause de quoi je m’avançais dans l’église, quand nous
gagnions nos chaises, comme dans une vallée visitée des
fées, où le paysan s’émerveille de voir dans un rocher,
dans un arbre, dans une mare, la trace palpable de leur
passage surnature; tout cela faisait d’elle pour moi quelque
chose d’entièrement différent du reste de la ville: un
édifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre
dimensions – la quatrième étant celle du Temps –, déplo-
yant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée, de
chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir, non pas
seulement quelques mètres, mais des époques successives
d’où il sortait victorieux; dérobant le rude et farouche XIe
siècle dans l’épaisseur de ses murs, d’où il n’apparaissait
avec ses lourds cintres bouchés et aveuglés de grossiers
moellons que par la profonde entaille que creusait près du
porche l’escalier du clocher, […] L’église! Familière;
mitoyenne, rue Saint-Hilaire, où était sa porte nord, de ses
deux voisines, la pharmacie de M.Rapin et la maison de
Mme Loiseau, qu’elle touchait sans aucune séparation;
simple citoyenne de Combray qui aurait pu avoir son
numéro dans la rue si les rues de Combray avaient eu de
numéros, et où il semble que le facteur aurait dû s’arrêter
le matin quand il faisait sa distribution, avant d’entrer chez
Mme Loiseau et en sortant de chez M.Rapin; il y avait
pourtant entre elle et tout ce qui n’était pas elle une démar-
cation que mon esprit n’a jamais pu arriver à franchir.
100
Mme Loiseau avait beau avoir à sa fenêtre des fuchsias,
qui prenaient la mauvaise habitude de laisser leurs
branches courir toujours partout tête baissée, et dont les
fleurs n’avaient rien de plus pressé, quand elles étaient
assez grandes, que d’aller rafraîchir leurs joues violettes et
congestionnées contre la sombre façade de l’église, les
fuchsias ne devenaient pas sacrés pour cela pour moi;
entre les fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles
s’appuyaient, si mes yeux ne percevaient pas d’intervalle,
mon esprit réservait un abîme.”
On peut enfin, pour suivre cette gradation, de voir
intervenir cette vision phénoménologique dans l’analyse
du drame intime de Swann qui entre en résonance d’après
les aveux du narrateur, avec celui du petit Marcel (repous-
sé par sa mère et n’ayant pas accès au salon où celle-ci
recevait les invités):
„De fait, l’amour de Swann en était arrivé à ce degré
où le médecin et, dans certaines affections, le chirurgien le
plus audacieux, se demandent si priver un malade de son
vice ou lui ôter son mal, est encore raisonnable ou même
possible.
Certes l’étendue de cet amour, Swann n’en avait pas
une conscience directe. Quand il cherchait à le mesurer, il
lui arrivait parfois qu’il semblât diminué, presque réduit à
rien; par exemple, le peu de goût, presque le dégoût que
lui avaient inspiré, avant qu’il aimât Odette, ses traits
expressifs, son teint sans fraîcheur, lui revenait à certains
jours. «Vraiment il y a progrès sensible, se disait-il le len-
demain; à voir exactement les choses, je n’avais presque
aucun plaisir hier à être dans son lit: c’est curieux, je la
trouvais même laide.» Et certes, il était sincère, mais son
amour s’étendait bien au-delà des régions du désir
101
physique. La personne même d’Odette n’y tenait plus une
grande place. Quand du regard il rencontrait sur sa table la
photographie d’Odette, ou quand elle venait le voir, il
avait peine à identifier la figure de chair ou de bristol avec
le trouble douloureux et constant qui habitait en lui. Il se
disait presque avec étonnement: «C’est elle», comme si
tout d’un coup on nous montrait extériorisée devant nous
une de nos maladies et que nous ne la trouvions pas
ressemblante à ce que nous souffrons. «Elle», il essayait
de se demander ce que c’était; car c’est une ressemblance
de l’amour et de la mort, plutôt que celles, si vagues, que
l’on redit toujours, de nous faire interroger plus avant,
dans la peur que sa réalité se dérobe, le mystère de la
personnalité. Et cette maladie qu’était l’amour de Swann
avait tellement multiplié, il était si étroitement mêlé à
toutes les habitudes de Swann, à tous ses actes, à sa pen-
sée, à sa santé, à son sommeil, à sa vie, même à ce qu’il
désirait pour après sa mort, il ne faisait tellement plus
qu’un avec lui, qu’on n’aurait pas plus l’arracher, de lui
sans le détruire lui-même à peu près tout entier: comme on
dit en chirurgie, son amour n’était plus opérable.”
(Un Amour de Swann)
Si dans les toiles d’Elstir il y avait plus de différence
entre diverses parties de la mer qu’entre la mer et la terre
ou le ciel, dans l’imaginaire affectif de Swann il y a d’un
côté la présence physique d’Odette ou bien le bristol de
son image photographique (sans différence significative
entre les deux) et d’autre côté „le trouble douloureux et
constant qui habitait en lui”.
Le parallèle entre le drame du petit Marcel et celui du
„dandy” Swann, mettant en relief, grâce à une description
phénoménologique, les rapports affectifs entre le moi sen-
sible et l’objet du désir, conduit à une double révélation:
102
dans les deux cas le tragique s’associe à la (ou plutôt est
tourné en) dérision. L’élément subversif, dégradant, qui
convertit le tragique en dérision c’est la contingence (im-
pureté des éléments) ayant déclenché l’amour de Swann:
différence entre l’Odette réelle et son image associée à une
toile de Botticelli et à une phrase musicale de Vinteuil,
méconnaissance par les parents des mécanismes de la psy-
chologie enfantine, mépris de Françoise, complexe non-
justifié de jalousie de l’enfant d’être exclu d’un univers où
d’autres ont accès etc.
Si le drame affectif humain tend fatalement à être
tourné en dérision la quête proustienne laisse filtrer l’es-
poir dans la stratégie humaine capable de sauver la dignité
et la noblesse de la sensibilité humaine de cette doulou-
reuse dégradation.
À remarquer en ce sens que la fameuse page où le
narrateur découvre l’état de grâce offert par la mémoire
affective ne se résume à mentionner la réitération des sou-
venirs du passé. Il s’agit surtout de les revivre à un registre
supérieur, dans la plénitude de leur noble éclat: en dehors
du temps, détachés du contingent. Une pareille opération
sera plus tard appelée, à propos des peintres van Velde,
par Samuel Beckett, le „monopole de la boîte crânienne”.
Le texte suivant extrait de la partie finale du roman
proustien marque cette réussite de la quête:
„La grandeur de l’art véritable, au contraire, de celui
que M. de Nourpois eût appelé un jeu de dilettante, c’était
de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette
réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous
écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus
d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conven-
tionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous
risquerions fort de mourir sans avoir connue et qui est tout
103
simplement notre vie. La vraie vie, la vie enfin découverte
et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue,
c’est la littérature; cette vie qui, en un sens, habite à
chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez
l’artiste. Mais ils ne la vient pas, parce qu’ils ne cherchent
pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’in-
nombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intel-
ligence ne les a pas «développés». Notre vie, et aussi la
vie des autres; car le style pour l’écrivain, aussi bien que la
couleur pour le peintre, est une question non de technique,
mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible
par des moyens directs et conscients, de la différence
qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le
monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le
secret éternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons
sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers
qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages
nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y
avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul
monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et, autant,
qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes
à notre disposition, plus différents les uns des autres que
ceux qui roulent dans l’infini et qui, bien des siècles après
qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât
Rembrandt ou Ver Mers, nous envoient encore leur rayon
spécial.
Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous
de la matière, sous de l’expérience, sous des mots, quelque
chose de différent, c’est exactement le travail inverse de
celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné
de nous-même, l’amour propre, la passion, l’intelligence,
et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles
amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous
les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pra-
104
tiques que nous appelons faussement la vie. En somme,
cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il
exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même
notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s’«observer»,
dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites
et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées.”
(Le Temps retrouvé)

ANDRÉ GIDE
L’histoire de la parution des œuvres d’André Gide
c’est l’histoire d’un incessant renouvellement: chacun de
ses écrits apporte du nouveau – aussi bien dans les formes
d’expression que dans la structure profonde.
Le conflit intérieur de l’écrivain dont le caractère
dramatique fut accentué par la tension maintenue, d’une
part, par son éducation puritaine, par sa sensibilité affec-
tive extrême, et par son aspiration spontanée, vers la
pureté, la sincérité et l’honnêteté et d’autre part, par ses
particularités physiologiques (déviation sexuelle innée),
conflit l’ayant obligé au choix douloureux existentiel de
s’assumer sa différence a joué, sans doute, un rôle impor-
tant dans la voie suivie aussi bien par Gide l’individu que
par Gide l’écrivain: celle d’une quête permanente de la
pureté et d’une mise en discussion de ses coordonnées
contradictoires, aussi bien que du caractère relatif des
critères axiologiques.
Ce relativisme fit fatalement écho à celui concernant
les critères esthétiques et ceux commandant le fonction-
nement et les règles d’agencement du texte narratif.
Pour mieux illustrer et mettre à nu les liens orga-
niques, de la solidarité entre la diversité des tendances de
renouvellement du discours littéraire et la crise épistémo-
logique entamée vers la fin du XIXème siècle, arrêtons-
105
nous pour quelques instants à un texte critique de Michel
Butor1 (représentant de marque du Nouveau Roman, cou-
rant ayant constitué un des „aboutissements” auxquels
avaient conduit la convergence des métamorphoses du dis-
cours narratif) consacré au Joueur de Dostoïevski (dont le
nom est souvent associé aux premières manifestations, sur
le plan de la culture universelle, des bouleversements con-
temporains subis par les coordonnées de celle-ci).
Dans le Joueur, montre Michel Butor, les person-
nages qui fréquentent les salles de jeu (à Baden-Baden)
peuvent être divisés, selon les critères éthiques institués,
dans deux catégories nettement distinctes: le „gentlemen”
et la vermine des vrais „joueurs”. Dostoïevski fait éclater,
par son récit, la barrière qui les sépare:
„Les gentlemen prétendent que le joueur est un
personnage fondamentalement différent d’eux-mêmes, tel-
lement isolé, tellement loin, qu’ils peuvent s’en amuser
comme d’un spectacle, qu’ils peuvent même imiter ses
gestes et ses activités sans risquer la moindre contagion;
c’est cette séparation radicale dont Dostoïevski va faire
éclater le mensonge par un dispositif scénique remarqua-
blement efficace.
Ce qu’il a de particulier dans la boule de la roulette,
ce qui va en faire le point de mire des regards, c’est que
son mouvement est rigoureusement imprévisible. Or,
l’homme ne peut se faire à cette idée, il ne peut s’empê-
cher de penser contre l’évidence, l’élaborer des systèmes
qui seront immanquablement réduits à néant. Si bien que
ce petit ne cesse de renvoyer aux yeux qu’il fascine un
inépuisable sarcasme.
Au début du livre la distinction entre ceux qui se
soumettent ouvertement à cette humiliation, les joueurs, et
ceux qui prétendent que celle-ci ne peut les atteindre, les
106
gentlemen, est extrêmement tranchée. C’est ce qui frappe
le plus Alexis Ivanovitch lorsqu’il entre pour la première
fois dans la salle de jeu. À ce moment, ce n’est pas pour
lui qu’il joue, mais pour la fille du général, Pauline
Alexandrovna. Il est donc, en principe, dans la position de
ces gentlemen qu’il décrit et qui jouent avec désintéres-
sement.
Mais, comme il sait très bien quelle importance la
jeune fille attacherait à son gain, il est pris par la contagion
du jeu. Il est considéré comme un joueur, et par consé-
quent comme suspect, comme égaré, par cette famille
même qu’il sert et qui le délègue sournoisement, par cette
famille qui, au fond, fait exactement comme lui, qui attend
de l’argent d’un événement entièrement indépendant de sa
volonté, de la mort d’une grand-mère, qui risque de l’ar-
gent dans cette attente, qui a misé tout sur cette carte.
D’abord, le général et tous ceux qui l’entourent par-
viennent à faire bonne figure, à se comporter comme des
gens raisonnables. Or voici qu’un événement tout à fait
imprévu, mais beaucoup moins imprévisible, tout compte
fait, que le verdict de la roulette, vient bouleverser tous les
calculs: la grand-mère débarque sans crier gare et n’a rien
de plus pressé que d’aller jouer.
À partir de ce moment et pendant tout son séjour, il
deviendra impossible de l’arracher à cette passion, impos-
sible de prévoir ses mouvements que tous les membres de
la famille vont suivre avec les mêmes regards avides, avec
les mêmes terreurs que les joueurs autour de leurs tables.
De même que la petite bille qui tourne dans la cuvette est
un sarcasme, la grand-mère devient sarcasme. Par l’arrivée
de celle-ci, le monde de la table de jeu prend possession
totalement de la famille du général. La distinction entre les
joueurs et les non-joueurs n’existe plus.”
107
Ce texte critique qui laisse transparaître l’adhésion
du représentant du Nouveau Roman à la subversion des
codes axiologiques consacrés pourraient très bien s’ap-
pliquer aux oeuvres de Gide: la même inquiétude qui nous
fait douter de notre propre statut, de la validité des sup-
ports ultimes sur lesquels reposent notre équilibre moral et
notre dignité traversent celles-ci.
D’après Michel Butor le texte de Dostoïevski a un
caractère d’exorcisme (le grand écrivain étant lui-même
marqué par le sceau infamant de „joueur”). En même
temps, achever dans le délai exigé par l’éditeur la rédac-
tion du roman (au prix d’un travail acharné, inhumain, en
écrivant simultanément un autre livre qu’il s’était engagé
de finir) représentait pour Dostoïevski sa dernière „carte”
dans la partie qu’il était obligé à jouer contre l’implaca-
bilité des créanciers avec le risque de descendre au dernier
stade de la misère matérielle et morale; l’acte d’écrire ce
roman devenait de la sorte un acte performatif (gagner la
partie du Joueur). Gagner cette partie signifiait pour
Dostoïevski la possible délivrance de sa dépendance au
vice de „joueur”, une manière de reconquérir la dignité
humiliée.
Si l’on établit un parallèle entre la subversion des
fondements axiologiques dans le Joueur et celle que Gide
a été lui-aussi obligé à entreprendre pour surmonter le
conflit entre ses aspirations vers la pureté et la dignité et
les données de sa biographie intime, l’on peut constater
des affinités frappantes entre le trouble profond et
inquiétant que produisent sur le lecteur les textes des deux
écrivains. Le suivant commentaire de M.Butor justifie
parfaitement l’effet mentionné du texte de Dostoïevski sur
le lecteur:
108
„Bientôt ce qui justifie pour notre écrivain son exis-
tence de joueur, c’est le fait qu’elle va lui permettre
d’écrire un jour le roman du joueur, mais il ne peut
accomplir ce transfert qu’à partir du moment où il est
devenu capable de découvrir dans le jeu une métaphore
privilégiée de l’existence humaine, où il s’est aperçu que
le joueur révélait le non-joueur, qu’en observant l’un on se
mettait à découvrir ce que cachait l’autre. [….] Car
Dostoïevski s’est bien gardé de mettre d’emblée son
Alexis dans le camp des joueurs. Il ne lui suffit pas en
effet de montrer que celui-ci fait en public, ouvertement,
sous l’éclairage violent et la concentration brutale de la
salle de jeu, ce que tous les autres membres de la maison
du général font sournoisement, que ce qui se passe à la
table du casino n’est que l’image dénudée su système sur
lequel repose cette bonne société qui se bouche les yeux
devant son miroir terrifiant, avec ses héritages et ses
affaires, il veut aussi nous faire voir comment c’est par ce
système lui-même que tel ou tel individu, Alexis ou
Fiodor, passe de l’ombre confortable à cette lumière de
perdition.
La responsabilité est entièrement partagée, car le jeu
ne devient sérieux et atroce, il ne devient vraiment le jeu
que lorsque celui qui s’y livre est pressé par le besoin,
lorsqu’il est dans la misère ou qu’il risque la misère, et la
honte du jeu vient de cette misère qu’il souligne.”
Effectivement, la quête de la pureté et la mise en
discussion de son statut comparable à celle entreprise par
Dostoïevski, confère à l’écriture de Gide une forte em-
preinte personnelle reconnue par le consensus critique:
celle qui associe à la célébrité de Gide, tout au long de la
première moitié du XXème siècle, l’attribut d’Inquiéteur.
Malgré la variété des formes, le texte gidien reste recon-
109
naissable par le trouble mystérieux qu’il suscite dans les
profondeurs intimes du moi du lecteur: ce trouble inquié-
tant est sans doute lié à ce que la quête gidienne nous
laisse à pressentir: à l’instar de celle du „gentlemen” de
Dostoïevski, notre quiétude morale est sujette à caution;
pour peu que notre sécurité sociale soit en péril, pour peu
que nous soyons obligés à assumer notre fatale différence
nous devons nous débattre, tels les personnages de
Dostoïevski et – selon M.Butor – tel l’écrivain lui-même,
ou bien, en l’occurrence, tel Gide lui-même, pour défendre,
aux prises avec le contact humiliant des étiquettes infa-
mantes, notre aspiration vers la pureté.
Vers les années ’60, lorsque, après sa mort, l’intérêt
majeur suscité par Gide (dans lequel on avait vu „le con-
temporain capital”) était sur le point d’entrer dans le „cône
d’ombre” son prestige fut ressuscité par sa qualité de
proche (et principal) précurseur du Nouveau Roman. Ceci
grâce surtout à la structure romanesque „en abyme” qu’il
avait théorisé et mise en œuvre déjà à ses débuts littéraires
(Paludes) et plus tard dans Les Caves du Vatican et surtout
dans les Faux Monnayeurs. Il ouvrit de la sorte la voie au
„récit spéculaire”2 largement exploré par les représentants
du Nouveau Roman.
Le personnage-écrivain Edouard expose dans une page
devenue anthologique des Faux-Monnayeurs cette forme
de récit:
«Je voudrais un roman qui serait à la fois aussi vrai,
et aussi éloigné de la réalité, aussi particulier et aussi
général à la fois, aussi humain et aussi fictif qu’Athalie,
que Tartuffe ou que Cinna.
– Et … le sujet de ce roman?
– Il n’en a pas, repartit Édouard brusquement; et c’est
là ce qu’il a de plus étonnant peut-être. Mon roman n’a pas
110
de sujet. Oui, je sais bien; ça a l’air stupide ce que je dis
là. Mettons si vous préférez qu’il n’y aura pas un sujet…
«Une tranche de vie», disait l’école naturaliste. Le grand
défaut de cette école, c’est de couper sa tranche toujours
dans le même sens; dans le sens du temps, en longueur.
Pourquoi pas en largeur? Ou en profondeur? Pour moi, je
voudrais ne pas couper du tout. Comprenez-moi: je vou-
drais tout y faire entrer, dans ce roman. Pas de coup de
ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance. Depuis
plus d’un an que j’y travaille, il ne m’arrive rien que je n’y
verse, et que je n’y veuille faire entrer: ce que je vois, ce
que je sais, tout ce que m’apprend la vie des autres et la
mienne….
– Et tout cela stylisé?» dit Sophroniska, feignant
l’attention la plus vive, mais sans doute avec un peu
d’ironie. Laura ne put réprimer un sourire. Édouard haussa
légèrement les épaules et reprit:
«Et ce n’est même pas cela que je veux faire. Ce que
je veux, c’est présenter d’une part la réalité, présenter
d’autre part cet effort pour la styliser, dont je vous parlais
tout à l’heure.
– Mon pauvre ami, vous ferez mourir d’ennui vos
lecteurs», dit Laura; ne pouvant plus cacher son sourire,
elle avait pris le parti de rire vraiment.
«Pas du tout. Pour obtenir cet effet, suivez-moi,
j’invente un personnage de romancier, que je pose en
figure centrale; et le sujet du livre, si vous voulez, c’est
précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et ce
que, lui, prétend en faire.»
Le personnage-écrivain envisagé par Édouard aura le
statut d’auteur réel d’un récit; de même, les évènements
réellement vécus par ce personnage-écrivain seront sources
réelles d’un récit. D’autre part cet écrivain, aussi bien que
111
les réalités qui l’inspirent auront le statut fictionnel d’élé-
ments du roman ainsi conçu par Édouard.
L’importance de ce procédé dans la création littéraire
de Gide est liée au fait que ce jeu de „miroirs” ne s’arrête
pas là. Dans le texte de Gide que nous venons de com-
menter, une fois accepté le double statut du personnage
inventé par Édouard nous constatons qu’Édouard lui-même
est posé à la fois comme auteur réel d’une fiction et comme
personnage du roman gidien. Ce qui nous semble essentiel
c’est que ce jeu s’ouvre sur une interrogation concernant
le statut du narrateur gidien lui-même – et notamment dans
les pages de sa création ayant un caractère d’aveu autobio-
graphique.
Or, entre Gide l’„inquiéteur”, et celui apprécié, au
cours de la seconde moitié du siècle surtout comme précur-
seur du Nouveau Roman l’on peut établir un trait d’union
exprimant l’unité organique de sa conception sur l’écriture
romanesque et sur sa mission (malgré la diversité de
l’œuvre). Grâce à lui nous sommes induits à nous inter-
roger sur le statut (réalité/vs/fiction) des évènements vécus,
de nos relations avec ce qui nous entoure, de l’identité des
autres et de notre propre identité (qui est sujette à caution
malgré nos efforts de sincérité).
La quête de la pureté gidienne a donc lieu sur deux
paliers: sous le signe de la sincérité et de l’authenticité,
une mise en discussion des coordonnées étiques d’une part
et de celles articulant le statut des faits et des événements
racontés d’autre part (dans cette seconde entreprise visant
l’authenticité et la sincérité de l’acte de l’écriture). Autre-
ment dit: à un contenu de bon aloi des formes d’expression
de bon aloi.

112
LA GÉNÉRATION ETHIQUE DES ANNÉES ’30

L’histoire littéraire réunit sous cette appellation quel-


ques écrivains ayant connu pendant leur adolescence le
choque terrible de la Guerre Mondiale: ANDRÉ MALRAUX,
HENRY DE MONTHERLANT, ANTOINE DE SAINT-EXUPÉRY.
Le trait commun de leur thématique consiste dans le fait
que leurs personnages sont envisagés dans des situations
limite, dont la tension extrême est transmise au lecteur par
un puissant effet du réel, frisant l’authenticité des repor-
tages consacrés aux événements violents. Des situations
pareilles permettent (à l’instar des éclipses permettant de
photographier la couronne solaire) l’analyse des derniers
retranchements, des motivations ultimes des actes ou des
attitudes capables de donner la mesure de la valeur, de
situer les vraies coordonnées de la condition humaine.
Tous les écrivains mentionnés ont été des hommes
d’action, ont connu le danger, ont frisé la mort et ont vu
mourir. André Malraux fait pendant sa jeunesse de nom-
breux voyages dans des pays où l’existence quotidienne
est menacée par la misère extrême, la violence, l’approche
de la guerre civile (notamment dans l’Extrême Orient),
participe à la guerre civile en Espagne, est fait prisonnier,
participe à la Résistance, devient chef de la brigade Alsace-
Lorraine.
Henry de Montherlant est blessé pendant la première
guerre mondiale, pratique ensuite des sports supposant un
haut degré de risque et la tauromachie.
Antoine de Saint-Exupéry a travaillé comme pilote
d’avion à une époque quand cette activité était encore bien
dangereuse et il est mort comme pilote de guerre en 1944.
Si, d’une part, le contact directe de ces écrivains avec
le danger, leur expérience de l’action leur a permis de
fournir des témoignages authentiques sur le comportement
113
humain face à la souffrance et à la mort, ce qui justifie
surtout l’importance de leur message c’est le fait que les
quatre années de souffrance et de terreur vécues pendant la
grande boucherie mondiale avaient brutalement ébranlé la
quiétude instituée pendant la Belle Époque: les situations-
limite de la condition humaine n’étaient plus envisagées
comme exceptions à la règle, comme cas particuliers,
situés mentalement dans une sorte d’espace expérimental,
dans un univers plutôt imaginaire; tout au long de ces
quatre années elles avaient constitué la menace réelle et
immédiate de tous les jours pour tout le monde. De la
sorte, l’horizon d’attente était préparé: l’interrogation sur
les motivations ultimes et sur la vraie nature du système de
valeurs humaines avait marqué toute une génération.
Le roman d’André Malraux La condition humaine,
offre, dans une page devenue anthologique, un échantillon
illustratif d’une pareille mise en question. Un des person-
nages, Katow, se trouve à Shanghai face à une morte atroce:
il sera jeté vivant, avec d’autres combattants faits prison-
niers, dans la chaudière d’une locomotive. La tablette de
cyanure qu’il possède pourrait lui épargner le supplice:
„«La dignité humaine», murmura Katow, qui pensait
à l’entrevue de Kyo avec König. Aucun des condamnés ne
parlait plus. Au-delà du fanal, dans l’ombre maintenant
complète, toujours la rumeur des blessures… Il se rap-
procha encore de Souen et de son compagnon. L’un des
gardes contait aux autres une histoire: têtes réunies, ils se
trouvèrent entre le fanal et les condamnés: ceux-ci ne se
voyaient même plus.
Malgré la rumeur, malgré tous ces hommes qui avaient
combattu comme lui, Katow était seul, seul entre le corps
de son ami mort et ses deux compagnons épouvantés, seul
entre ce mur et ce sifflet perdu dans la nuit. Mais un homme
114
pouvait être plus fort que cette solitude et même, peut-être,
que ce sifflet atroce: la peur luttait en lui contre la plus
terrible tentation de sa vie. Il ouvrit à son tour la boucle de
sa ceinture. Enfin: «Hé là, dit-il à voix très basse. Souen,
pose ta main sur ma poitrine, et prends dès que je la
toucherai: je vais vous donner mon cyanure. Il n’y en a
’bsolument que pour deux.»
Il avait renoncé à tout, sauf à dire qu’il n’y en avait
que pour deux. Couché sur le côté, il brisa le cyanure en
deux. Les gardes masquaient la lumière, qui les entourait
d’une auréole trouble; mais n’allaient pas bouger? Impos-
sible de voir quoi que ce fût; ce don de plus que sa vie,
Katow le faisait à cette main chaude qui reposait sur lui,
pas même à des corps, pas même à des voix. Elle se crispa
comme un animal, se sépara de lui aussitôt. Il attendit, tout
le corps tendu. Et soudain, il entendit l’une des deux voix:
«C’est perdu. Tombé.» Voix à peine altérée par l’angoisse,
comme si une telle catastrophe n’eût pas été possible,
comme si tout eût dû s’arranger. Pour Katow aussi, c’était
impossible. Une colère sans limites montait en lui mais
retombait, combattue par cette impossibilité. Et pourtant!
Avoir donné cela pour que cet idiot le perdît!
«Quand? demanda-t-il.
– Avant mon corps. Pas pu tenir quand Souen l’a
passé: je suis aussi blessé à la main.
– Il a fait tomber les deux», dit Souen.
Sans doute cherchaient-ils entre eux. Ils cherchèrent
ensuite entre Katow et Souen, sur qui l’autre était proba-
blement presque couché, car Katow, sans rien voir, sentait
près de lui la masse de deux corps. Il cherchait lui aussi,
s’efforçant de vaincre sa nervosité, de poser sa main à plat,
de dix centimètres, partout où il pouvait atteindre. Leurs
115
mains frôlaient la sienne. Et tout à coup une des deux la
prit, la serra, la conserva.
«Même si nous ne trouvons rien…» dit une des voix.
Katow, lui aussi, serrait la main, à la limite des larmes,
pris par cette pauvre fraternité sans visage, presque sans
vraie voix (tous les chuchotements se ressemblent) qui lui
était donnée dans cette obscurité contre le plus grand don
qu’il eût jamais fait, et qui était peut-être fait en vain. Bien
que Souen continuât à chercher, les deux mains restaient
unies. L’étreinte devint soudain crispation: «Voilà.»
O résurrection!”
Comme l’on peut le remarquer, l’économie du texte
est organisée de telle sorte que l’on isole les raisons
ultimes de l’acte de Katow de toute justification d’ordre
extérieur: Il n’exprime ni le désir de donner un exemple à
suivre, ni la charité, ni le sacrifice pour la cause commune;
c’est un acte pour ainsi dire gratuit ou plutôt dont les
motivations ultimes se trouvent en lui-même. D’autre part,
la certitude de la mort dans le plus bref délai plonge le
personnage dans une sorte de solitude métaphysique (sou-
ligné par les éléments descriptifs de la trame textuelle:
obscurité, anonymat, indifférence des gardiens) – La réa-
lité du monde s’écroule – aucune attache avec les coor-
données de l’existence n’y résiste comme motivation pour
l’accomplissement d’un acte, qu’elle qu’il fût, dans cette
zone liminale de l’existence où rien n’a plus de sens. Dans
ce vide existentiel l’acte de Katow acquiert une sorte de
valeur à l’état pur, la „gratuité” de la dimension axiolo-
gique rejoignant ici, dans la vision de Malraux, celle que
l’on reconnaît à l’esthétique.
La même interrogation sur les motivations ultimes
des attitudes fondamentales humaines dans les situations-
116
limite suscite l’intérêt des autres représentants de la „géné-
ration éthique”.
La gratuité dont nous venons de parler renvoie, en
dernière instance, à une attribution (institution) de sens
dans un univers qui semble l’avoir perdu: L’on prépare
ainsi le terrain pour la révélation de l’absurde dont les
écrivains existentialistes vont se charger.
Chez H. de Montherlant la mise en discussion du sys-
tème des valeurs conduit à un relativisme justifiant parfois
l’arbitraire des actes. Les personnages doués d’une grande
force de caractère et faisant preuve d’une grande énergie
morale hésitent, dans les relations humaines, entre deux
attitudes opposées: défendre généreusement les faibles ou
bien sanctionner la faiblesse par le mépris et l’apparente
insensibilité; le bien fondé des deux attitudes conduisent à
un choix arbitraire illustrant dans la vision de Montherlant
le principe de l’alternance. Le roman Les Jeunes Filles et
mieux encore son théâtre (notamment la Reine Morte)
illustrent ce principe.
Chez Antoine de Saint-Exupéry cette interrogation
axiologique s’organise toujours dans des situations-limite:
danger, imminence de la mort. L’expérience révélatrice a
lieu toujours dans l’atmosphère raréfiée d’un cadre dans
lequel les petites motivations triviales liées au train de vie
quotidien n’ont plus d’emprise sur les actes (solitude au
bord d’un avion au-dessus du plafond des nuages dévasté
par l’orage ou bien perdu dans les sables du désert); la
mise en discussion des critères axiologiques et du
comportement humain est entreprise, dans Le Petit Prince,
avec la candeur et la fraîcheur de la découverte d’un
monde nouveau: notre univers (des „grandes personnes”)
est vu non seulement par les yeux innocents d’un enfant,
mais par ceux d’un enfant arrivé d’une autre planète.
117
La mise en discussion relativiste des codes axiolo-
giques à travers une pareille quête de l’authenticité nous
semble évidente.

LE ROMAN EXISTENTIALISTE:
SARTRE ET CAMUS

Le plus important roman sartrien, La Nausée (1938)


représente à la fois un aboutissement et une manière de
rompre avec la voie ouverte par les romans „éthiques”. Le
personnage central, Roquentin, voit s’effondrer à tour de
rôle les mythes justificatifs de la diversité de prises de
position et des comportements sociaux fondés sur tel ou
tel principe éthique; ils sont péniblement tournés en
dérision. Le sentiment de l’inutilité de toute tentative de
trouver quelques fondements stables et solides dans
l’attribution de sens à l’existence s’associe petit à petit,
avec la révélation du fait que chaque objet, chaque chose,
y compris lui-même, peuvent être vus non seulement
comme éléments d’une taxinomie mais comme existence,
„comme être là”; avant d’être „quelque chose” ils sont là,
de trop (Pour Sartre, l’existence précède l’essence). Le
malaise métaphysique devant cet existence „de trop” de
tout ce qui l’entoure devient pour Roquentin presque
physiologique: cette révélation de l’absurde lui donne la
nausée: Roquentin analyse ses sentiments lorsque cette
sensation de nausée (justifiant le titre du roman), s’empare
de nouveau de lui dans le Jardin Public, pendant qu’il
contemple la racine d’un marronnier:
„J’étais là, immobile et glacé, plongé dans une extase
horrible. Mais, au sein même de cette extase quelque
chose de neuf venait d’apparaître; je comprenais la
Nausée, je la possédais. À vrai dire je ne me formulais pas
mes découvertes. Mais je crois qu’à présent, il me serait
118
facile de les mettre en mots. L’essentiel c’est la contin-
gence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est
pas la nécessité. Exister, c’est être là, simplement; les
existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne
peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont
compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette
contingence en inventant un être nécessaire et cause de
soi. Or, aucun être nécessaire ne peut expliquer l’exis-
tence: la contingence n’est pas un faux-semblant, une ap-
parence qu’on peut dissiper; c’est l’absolu, par conséquent
la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et
moi-même. Quand il arrive qu’on s’en rende compte, ça
vous tourne le cœur et tout se met à flotter, comme l’autre
soir, au «Rendez-vous des Cheminots»: voilà la Nausée;
voilà ce que les Salauds – ceux du Coteau Vert et les autres
– essaient de se cacher avec leur idée de droit. Mais quel
pauvre mensonge: personne n’a le droit; ils sont entière-
ment gratuits, comme les autres hommes, ils n’arrivent pas
à ne pas se sentir de trop. Et en eux-mêmes, secrètement, ils
sont trop, c’est-à-dire amorphes et vagues, tristes.
Combien de temps dura cette fascination? J’étais la
racine de marronnier. Ou plutôt j’étais tout entier cons-
cience de son existence. Encore détaché d’elle – puisque
j’en avais conscience – et pourtant perdu en elle, rien
d’autre qu’elle. Une conscience mal à l’aise et qui pourtant
se laissait aller de tout son poids, en porte-à-faux, sur ce
morceau de bois inerte. Le temps s’était arrêté: une petite
mare noire à mes pieds; il était impossible que quelque
chose vînt après ce moment-là. J’aurais voulu m’arracher
à cette atroce jouissance, mais je n’imaginais même pas
que cela fût possible; j’étais dedans; la souche noire ne
passait pas, elle restait là, dans mes yeux, comme un
morceau trop gros reste en travers d’un gosier. Je ne
pouvais ni l’accepter ni la refuser. Au prix de quel effort
119
ai-je levé les yeux? Et même, les ai-je levés? ne me suis-je
pas plutôt anéanti pendant un instant pour renaître l’instant
d’après avec la tête renversée et les yeux tournés vers le
haut? De fait, je n’ai pas eu conscience d’un passage. Mais,
tout d’un coup, il m’est devenu impossible de penser l’exis-
tence de la racine. Elle s’était effacée, j’avais beau me
répéter: elle existe, elle est encore là, sous le banc, contre
mon pied droit, ça ne voulait plus rien dire. L’existence
n’est pas quelque chose qui se laisse penser de loin: il faut
que ça vous envahisse brusquement, que ça s’arrête sur
vous, que ça pèse lourd sur votre cœur comme une grosse
bête immobile – ou alors il n’y a plus rien du tout.”
Sartre distingue deux instances principales du moi:
comme „être-en-soi” et comme „être-pour-autrui”. Étant
donné que pour lui l’existence précède l’essence, l’être-
en-soi se trouve toujours en situation, oblige à opérer un
choix (il deviendra ce qu’il choisit d’être en définissant
son essence comme produit de ce choix): il aspire à deve-
nir ce que sa conscience (son instance d’être-pour-soi) lui
demande; s’il réussit, son moi s’arrachera à „l’englue-
ment” de l’être-en-soi pour accéder à la dignité de l’être-
pour-soi.
Nous disions un peu plus haut que le roman sartrien
constitue à la fois une négation et un aboutissement de la
voie suivie par la génération éthique: d’une part, il con-
firme la „gratuité” (liberté d’instituer des sens) communes
à l’esthétique et à l’éthique; il conduit jusqu’aux derniers
retranchements les interrogations sur la condition (existen-
tielle) humaine; d’autre part, le caractère déceptif des ré-
ponses à ces interrogations noient les attitudes embléma-
tiques suggérant la possible grandeur humaine dans l’an-
goisse du sentiment de l’absurde.
120
Cependant, tout espoir n’est pas perdu. La liberté
généralisée, celle qui pose l’existence de chaque chose
comme étant „de trop” par rapport au reste permet, par le
choix à laquelle elle oblige, l’affirmation héroïque de cette
dignité, comparable à celle des tragédies antiques. Seule-
ment, les données de la situation tragique sont renversées:
dans la vision tragique traditionnelle, le protagoniste était
placé dans une situation sans issue; Oreste, par exemple,
nous semble prisonnier du piège d’une double interdiction:
celle d’accepter l’impunité du crime contre son père (et
contre la cité) et celle de l’acte (contre nature) de tuer sa
propre mère.
Dans la pièce Les Mouches Sartre renverse ces
données du problème, comme nous révèle l’échange des
répliques entre Oreste et Jupiter:
„ORESTE: Tout à coup, la liberté a fondu sur moi et
m’a transi, la nature a sauté en arrière, et je n’ai plus eu
d’âge, et je me suis senti tout seul, au milieu de ton petit
monde bénin, comme quelqu’un qui a perdu son ombre; et
il n’y a plus rien eu au ciel, ni Bien, ni Mal, ni personne
pour me donner des ordres.
JUPITER: Eh bien? Dois-je admirer la brebis que la
gale retranche du troupeau, ou le lépreux enfermé dans son
lazaret? Rappelle-toi,
ORESTE: tu as fait partie de mon troupeau, tu paissais
l’herbe de mes champs au milieu de mes brebis, Ta liberté
n’est qu’une gale qui te démange, elle n’est qu’un exil.
ORESTE: Tu dis vrai: un exil.
JUPITER: Le mal n’est pas si profond: il date d’hier.
Reviens parmi nous. Reviens: vois comme tu es seul, ta
sœur même t’abandonne. Tu es pâle, et l’angoisse dilate
tes yeux. Espères-tu vivre? Te voilà rongé par un mal
inhumain, étranger à ma nature, étranger à toi-même.
Reviens: je suis l’oubli, je suis le repos.
121
ORESTE: Étranger à moi-même, je sais. Hors nature,
contre nature, sans excuse, sans autre recours qu’en moi.
Mais je ne reviendrai pas sous ta loi: je suis condamné à
n’avoir d’autre loi que la mienne. Je ne reviendrai pas à ta
nature: mille chemins y sont tracés qui conduisent vers toi,
mais je ne peux suivre que mon chemin. Car je suis un
homme, Jupiter, et chaque homme doit inventer son
chemin. La nature a horreur de l’homme, et toi, souverain
des dieux, toi aussi tu as les hommes en horreur.
JUPITER: Tu ne mens pas: quand ils te ressemblent, je
les hais.
ORESTE: Prends garde: tu viens de faire l’aveu de ta
faiblesse. Moi, je ne te hais pas. Qu’y a-t-il de toi à moi?
Nous glisserons l’un contre l’autre sans nous toucher,
comme deux navires. Tu es un Dieu et je suis libre: nous
sommes pareillement seuls et notre angoisse est pareille.
Qui te dit que je n’ai pas cherché le remords, au cours de
cette longue nuit? Le remords. Le sommeil. Mais je ne
peux plus avoir de remords. Ni dormir. (Un silence.)
JUPITER: Que comptes-tu faire?
ORESTE: Les hommes d’Argos sont mes hommes. Il
faut que je leur ouvre les yeux.
JUPITER: Pauvre gens! Tu vas leur faire cadeau de la
solitude et de la honte, tu vas arracher les étoffes dont je
les avais couverts, et tu leur montreras soudain leur
existence, leur obscène et fade existence, qui leur est
donnée pour rien.
ORESTE: Pourquoi leur refuserais-je le désespoir qui
est en moi, puisque c’est leur lot?
JUPITER: Qu’en feront-ils?
ORESTE: Ce qu’ils voudront: ils sont libres, et la vie
humaine commence de l’autre côté du désespoir. (Un
silence.)
122
JUPITER: Eh bien, Oreste, tout ceci était prévu. Un
homme devait venir annoncer mon crépuscule. C’est donc
toi? Qui l’aurait cru, hier, en voyant ton visage de fille?
(Les Mouches, drame en 3 actes, 1943, acte III, sc. 2)
La liberté constitue une donnée de la condition
humaine: on est toujours „en situation” et toujours obligé à
opérer un choix. Ce choix est souvent douloureux: s’as-
sumer, au prix de la souffrance et au risque de la mort
l’acte que notre conscience (l’être-pour-soi) exige – ou
bien s’engluer, au prix de la conscience, humiliante de sa
lâcheté et au prix des remords, dans la condition d’un être-
en-soi méprisable. La liberté n’est donc plus considérée
comme une simple source de joie mais comme une con-
trainte – expression du tragisme de la condition humaine.
L’homme est condamné à être libre.
Sartre distingue une autre instance de l’être: lorsque
je constate qu’un autre me regarde je me vois par ces
yeux, par cette conscience qui me juge. Je deviens ainsi
l’être-pour-autrui. Pour m’affranchir de cette condition, je
peux faire usage de ma liberté en assumant mes actes; leur
accomplissement me restitue la dignité de l’être-pour-soi.
L’écrivain envisage la situation-limite suivante:
l’être-en-soi est dans l’incapacité définitive d’accomplir
des actes, ce qui équivaut à la mort. Cependant l’être-
pour-soi subsiste et d’autres le regardent dans une posture
humiliante, infâme et en même temps dans l’incapacité
(étant censé être mort) de s’assumer quelque acte répara-
teur. Cette situation est imaginée dans la pièce Huis-Clos:
Trois personnages, un homme et deux femmes sont réunis
dans un intérieur (un salon) d’où ils ne sauront plus sortir.
À tour de rôle, chacun d’eux est soumis au regard critique,
impitoyable, des autres. Petit à petit la situation devient
insupportable, intenable: souffrance à laquelle on n’entrevoit
123
aucune issue car ils ne peuvent ni sortir ni accomplir des
actes. Quel est-il donc cet endroit d’où ils ne pourront
jamais se sauver? C’est l’enfer, comprend à la fin le
protagoniste:
„GARCIN: – Je n’ai pas rêvé cet héroïsme. Je l’ai
choisi. On est ce qu’on veut.
INÈS: – Prouve-le. Prouve que ce n’était pas un rêve.
Seuls les actes décident de ce qu’on a voulu.
GARCIN: – Je suis mort trop tôt. On ne m’a pas laissé
le temps de faire mes actes.
INÈS: – On meurt toujours trop tôt – ou trop tard. Et
cependant la vie est là, terminée; le trait est tiré, il faut
faire la somme. Tu n’es rien d’autre que ta vie!
GARCIN: – Vipère! Tu as réponse à tout.
INÈS: – Allons! allons! Ne perds pas courage. Il doit
t’être facile de me persuader. Cherche des arguments, fais
un effort. (Garcin hausse les épaules). Et bien, eh bien? Je
t’avais dit que tu étais vulnérable. Ah! Comme tu vas
payer à présent. Tu es un lâche, Garcin, un lâche parce que
je le veux. Et pourtant, vois comme je suis faible, un
souffle; je ne suis rien que le regard qui te voit, que cette
pensée incolore qui te pense. (Il marche vite sur elle, les
mains ouvertes). Ha! Elles s’ouvrent, ces grosses mains
d’homme. Mais qu’espères-tu? On n’attrape pas les
pensées avec les mains. Allons, tu n’as pas le choix: il faut
me convaincre. Je te tiens.
ESTELLE: – Garcin!
GARCIN: – Quoi?
ESTELLE: – Venge-toi.
GARCIN: – Comment?
ESTELLE: – Embrasse-moi, tu l’entendras chanter.
GARCIN: – C’est pourtant vrai, Inès. Tu me tiens,
mais je te tiens aussi (….)
124
INÈS: – Garcin le lâche tient dans ses bras Estelle
l’infanticide. Les paris sont ouverts. Garcin le lâche
embrassera-t-il? Je vous vois, je vous vois; à moi seule je
suis une foule, la foule, Garcin, la foule, l’entends-tu?
(murmurant) Lâche! Lâche! Lâche! Lâche! En vain tu me
fuis, je ne te lâcherai pas. Que vas-tu chercher sur ses
lèvres? L’oubli? Mais je ne t’oublierai pas, moi. C’est moi
qu’il faut convaincre. Moi. Viens, viens! Je t’attends. Tu
vois, Estelle, il desserre son étreinte, il est docile comme
un chien… Tu ne l’auras pas!
GARCIN: – Il ne fera donc jamais nuit?
INÈS: – Jamais!
GARCIN: – Tu me verras toujours?
INÈS: – Toujours.
(Garcin abandonne Estelle et fiat quelques pas dans
la pièce. Il s’approche du bronze)
GARCIN: – Le bronze… (il le caresse). Eh bien! voici
le moment. Le bronze est là, je le contemple et je
comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était
prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette
cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces
regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent… (il se
retourne brusquement). Ha! Vous n’êtes que deux? Je
vous croyais beaucoup plus nombreuses (il rit). Alors c’est
ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru… Vous vous rappelez: le
souffre, le bûcher, le gril… Ah! quelle plaisanterie. Pas
besoin de gril, l’enfer, c’est les Autres.”
Vers les années ’50 les préoccupations de Sartre pour
la littérature comme moyen essentiel de l’attribution de
sens au monde et à l’existence humaine cédèrent la place à
un engagement politique et idéologique auquel tout le reste
était subsumé. Moins sûr de lui-même et de ses propres
vérités, plus sensible, plus généreux, Albert Camus ne fut
125
pas un philosophe existentialiste, quoique préoccupé par la
même problématique. Il partage avec Sartre une vision sur
la condition humaine supposant un hiatus entre le carac-
tère irrationnel du monde et la conscience humaine, hiatus
dont la prise de conscience angoissée est marquée par le
sentiment de l’absurde (l’absurde n’est ni dans le monde,
ni dans l’homme – c’est le produit de leur coexistence).
La publication en 1942 de son essais Le Mythe de
Sisyphe précisa ses points de vue; elles trouvent leur
expression littéraire dans le roman l’Étranger et dans les
pièces Caligula et Le Malentendu publiées peu de temps
après. Cette période fertile de création (de 1942 jusqu’en
1944) correspond à son attitude dans laquelle la révélation
de l’absurde s’associe à un sentiment de révolte. L’es-
sayiste et le philosophe Camus est doublé d’un grand écri-
vain. Cette coïncidence (comme dans le cas de Sartre)
n’est pas due à un pur hasard. La révélation de l’absurde
est une prise de conscience, un état particulier de la
sensibilité: ce n’est pas une chose à démontrer par voie
discursive; on l’éprouve ou on ne l’éprouve pas. Pour la
communiquer il faut faire appel aux moyens de l’expres-
sion propres à catalyser la sensibilité et l’imagination dont
dispose la littérature.
Si dans son essai Camus a fait largement usage d’une
symbolique culturelle (l’image mythologique de Sisyphe,
l’évocation de l’Oedipe de Sophocle, celle de statut sym-
bolique du prolétaire) il a réussi à traiter la même théma-
tique dans une forme tout à fait différente dans son roman
L’Étranger et en choisissant un sujet également différent
(se prêtant aux moyens d’expression théâtrale) dans la
pièce Caligula. Malgré leur diversité, dans ces trois
oeuvres la révélation de l’absurde et le moment de la
révolte y correspondent aux mêmes poussées profondes de
la sensibilité s’élevant à défense des valeurs humanistes.
126
Car, pour Camus, à la différence de Sartre, l’essence pré-
cède l’existence, c’est-à-dire la valeur humaine est posée
comme préexistante à la confrontation avec la contingence
d’un monde irrationnel.
L’homme de Camus, „prolétaire des dieux” (dieux
aveugles et primitifs, dont la tanière se trouve au bas de la
montagne) a été jeté dans le monde en vue d’une confron-
tation dont il ignore les règles du jeu et au sujet de laquelle
on ne lui a pas demandé l’avis. Le problème fondamental
de l’homme est donc d’accepter ou de refuser cette coexis-
tence avec un monde face auquel il a un statut d’étranger.
Camus postule au commencement de son essai que le
problème philosophique fondamental de l’homme est celui
du suicide. Malgré les apparences, la victoire de l’homme
dans la confrontation avec l’absurde sera d’accepter de
coexister avec le monde.
„Si la descente ainsi se fait certains jours dans la
douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Ce mot n’est
pas de trop. J’imagine encore Sisyphe revenant vers son
rocher, et la douleur était au début. Quand les images de la
terre tiennent trop fort au souvenir, quand l’appel du
bonheur se fait trop pesant, il arrive que la tristesse se lève
au cœur de l’homme: c’est la victoire du rocher, c’est le
rocher lui-même. L’immense détresse est trop lourde à
porter. Ce sont non nuits de Gethsémani. Mais les vérités
écrasantes périssent d’être reconnues. Ainsi, Oedipe obéit
d’abord au destin sans le savoir. À partir du moment où il
sait, sa tragédie commence. Mais dans le même instant,
aveugle et désespéré, il reconnaît que le seul lien qui le
rattache au monde, c’est la main fraîche d’une jeune fille.
Une parole démesurée retentit alors: „Malgré tant d’é-
preuves, mon âge avancé et la grandeur de mon âme me
font juger que tout est bien”. L’Oedipe de Sophocle,
127
comme le Kirilov de Dostoïevski, donne ainsi la formule
de la victoire absurde. La sagesse antique rejoint l’hé-
roïsme moderne.
On ne découvre pas l’absurde sans être tenté d’écrire
quelque manuel du bonheur. „Eh! quoi, par des voies si
étroites…?” Mais il n’y a qu’un monde. Le bonheur et
l’absurde sont deux fils de la même terre. Ils sont insépa-
rables. L’erreur serait de dire que le bonheur naît forcé-
ment de la découverte absurde. Il arrive aussi bien que le
sentiment de l’absurde naisse du bonheur. „Je juge que
tout est bien”, dit Oedipe et cette parole est sacrée. Elle
retentit dans l’univers farouche et limité de l’homme. Elle
enseigne que tout n’est pas, n’a pas été épuisé. Elle chasse
de ce monde un dieu qui y était entré avec l’insatisfaction
et le goût des douleurs inutiles. Elle fait du destin une
affaire d’homme, qui doit être réglée entre les hommes. […]
Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin
lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l’homme
absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes
les idoles. Dans l’univers soudain rendu à son silence, les
mille petites voix émerveillées de la terre s’élèvent. Appels
inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils
sont l’envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n’y a
pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit.
L’homme absurde dit oui et son effort n’aura plus de
cesse. S’il y a un destin personnel, il n’y a point de
destinée supérieure ou du moins il n’en est qu’une dont il
juge qu’elle est fatale et méprisable. Pour le reste, il se sait
le maître de ses jours. À cet instant subtil où l’homme se
retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher,
contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son
destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et
bientôt scellée par sa mort. Ainsi, persuadé de l’origine
toute humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui
128
désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est
toujours en marche. Le rocher roule encore.
Je laisse Sisyphe au bas de la montagne! On retrouve
toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité
supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui
aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans
maître ne lui paraît stérile ni futile. Chacun des grains de
cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine
de nuit, à lui seul forme un monde. La lutte elle-même
vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut
imaginer Sisyphe heureux.”
La prise de conscience de l’absurde peut s’associer à
un sentiment de révolte métaphysique qui peut prendre en
charge également des problèmes sociaux.
Le personnage central de L’Étranger, Mersault, vit
dans un état qui précède la révélation de l’absurde. Il vit
des moments pendant lesquelles, la chaleur de la côte
nord-africaine aidant, il éprouve une sorte de détachement
par rapport à la réalité environnante, un état qu’il qualifie
comme „létal ”. Ceci concerne aussi le mécanisme (par
rapport auquel il se sent étranger), des relations humaines.
C’est le type du personnage qui s’adapte difficilement à
jouer la comédie sociale selon les règles préétablies; c’est
le genre d’individu qui se refuse à mimer (ce que la
majorité consent à faire d’une manière plus ou moins
consciente) les sentiments ou les attitudes de circonstance.
À la mort de sa mère il est dans un pareil état „létal”: il ne
pleure pas, il n’éprouve pas une grande douleur, il lui
arrive, le même jour, de coucher avec une femme. C’est
toujours dans un pareil état dû à la chaleur, au souffle
ardent du vent et à la brûlure du soleil ressentie dans les
yeux inondés de sueur qu’il enfreint les règles du jeu
129
régissant la coexistence avec l’implacabilité du réel et
commet la faute irréversible qui marque sa rencontre avec
le destin.
„Toute une plage vibrante de soleil se pressait der-
rière moi. J’ai fait quelques pas vers la source. L’Arabe
n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-
être à cause des ombres sur son visage, il avait l’air de rire.
J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai
senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils.
C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré
maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et
toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause
de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait
un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que
je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un
pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette
fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a
présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et
c’était comme une longue lame étincelante qui m’attei-
gnait au front. Au même instant, la sueur amassée dans
mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les
paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais.
Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et
de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur
mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du
couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante
rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est
alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais
et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son
étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est
tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a
cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans
le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé.
130
J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais
détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une
plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre
fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans
qu’il parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je
frappais sur la porte du malheur.”
(L’Étranger, 2e partie, chap. IV)
Le moment où il comprend d’avoir „détruit l’équi-
libre du jour” correspond avec la révélation de l’absurde,
c’est-à-dire du scandale qui consiste à jouer une partie
contre les coordonnées du réel, partie dont les règles sont
inhumaines: un moment de détachement dans lequel il a
cessé d’observer strictement ces règles, la réaction spon-
tanée et impulsive face aux circonstances, un supplément à
peine perceptible et incontrôlé dans la pression exercée sur
la gâchette du revolver et l’irréversible catastrophe c’est
produite. Scandale de la disproportion entre l’erreur et ses
conséquences. Découverte du fait que le monde n’est pas à
la mesure de l’homme, découverte du hiatus qui le sé-
parent. Protestation contre ce scandale. Sentiment de dépit
et de révolte. C’est ce processus qui justifie les quatre
coups de feu tirés ensuite. Or, il sera jugé et condamné
surtout à partir de cette circonstance aggravante. La ré-
volte de Mersault se manifestera dorénavant face à ses
semblables. „Prolétaires des dieux” selon la symbolique
du Mythe de Sisyphe il s n’ont pas eu la révélation de leur
vraie condition, ne se sentent pas solidaires de la révolte
de Mersault face aux lois impitoyables et inhumains qui
régissent le monde. Cette solitude métaphysique du per-
sonnage-narrateur l’identifie avec celle de l’écrivain, qui
essaie, à travers son écriture volontairement objective,
transparente, sans ornements ni parti pris, transmettre cette
vision tragique sur la condition humaine. C’est au nom de
131
cette générosité supérieure, de cette solidarité avec le
destin tragique de l’homme absurde, que l’écrivain ne
reconnaît pas notre droit d’ôter la vie à nos semblables
comme acte de justice. Nous voulons dire par cela que
l’on arrive parfois à sacrifier une vie pour en sauver
d’autres sans que cela constitue un acte de justice: c’est
plutôt une stratégie de la lutte contre l’adversité. Or, la
leçon de L’Étranger nous enseigne que la peine capitale
ne saurait jamais constituer acte de justice: ce serait trahir
notre condition humaine, être insensibles à sa solitude
métaphysique.
Pour Camus, cette solitude, comme nous l’avons vu,
naît de la confrontation avec les lois d’un monde qui n’est
pas fait à sa mesure. L’absurde, dans sa vision, n’est ni
dans l’homme ni dans le monde mais dans leur con-
frontation.
L’incapacité de ses semblables de se montrer soli-
daires face à la solitude métaphysique et dans la révolte
contre leur condition absurde pousse Caligula, dans la
vision envisagée par Camus dans la pièce au même nom, à
sa „folie” meurtrière. Dans le passage reproduit ci-contre
il justifie son comportement (qu’il reconnaîtra, à la fin,
comme erroné):
CALIGULA: Tout ce qu’on peut me reprocher
aujourd’hui, c’est d’avoir fait encore un petit progrès sur
la voie de la puissance et de la liberté. Pour un homme qui
aime le pouvoir, la rivalité des dieux a quelque chose
d’agaçant. J’ai supprimé cela. J’ai prouvé à ces dieux
illusoires qu’un homme, s’il en a la volonté, peut exercer,
sans apprentissage, leur métier ridicule.
SCIPION: C’est cela le blasphème, Caïus.
CALIGULA: Non, Scipion, c’est de la clairvoyance.
J’ai simplement compris qu’il n’y a qu’une façon de
s’égaler aux dieux: il suffit d’être aussi cruel qu’eux.
132
SCIPION: Il suffit de se faire tyran.
CALIGULA: Qu’est-ce qu’un tyran?
SCIPION: Une âme aveugle.
CALIGULA: Cela n’est pas sûr, Scipion. Mais un tyran
est un homme qui sacrifie des peuples à ses idées ou à son
ambition. Moi, je n’ai pas d’idées et je n’ai plus rien à
briguer en fait d’honneurs et de pouvoir. Si j’exerce ce
pouvoir, c’est pas compensation.
SCIPION: À quoi?
CALIGULA: À la bêtise et à la haine des dieux.
SCIPION: La haine ne compense pas la haine. Le
pouvoir n’est pas une solution. Et je ne connais qu’une
façon de balancer l’hostilité du monde.
CALIGULA: Quelle est-elle?
SCIPION: La pauvreté.
CALIGULA, soignant ses pieds: Il faudra que j’essaie
de celle-là aussi.
SCIPION: En attendant, beaucoup d’hommes meurent
autour de toi.
CALIGULA: Si peu, Scipion, vraiment. Sais-tu
combien de guerres j’ai refusées?
SCIPION: Par ce que tu fais fi de la grandeur de
Rome.
CALIGULA: Non, parce que je respecte plus que je ne
respecte un idéal de conquête. Mais il est vrai que je ne la
respecte pas plus que je ne respecte ma propre vie. Et s’il
m’est facile de tuer, c’est qu’il ne m’est pas difficile de
mourir. Non, plus j’y réfléchis et plus je me persuade que
je ne suis un tyran.
SCIPION: Qu’importe si cela nous coûte aussi cher
que si tu l’étais.
CALIGULA, avec un eu d’impatience: Si tu savais
compter, tu saurais que la moindre guerre entreprise par un
133
tyran raisonnable vous coûterait mille fois plus cher que
les caprices de ma fantaisie.
SCIPION: Mais, du moins, se serait raisonnable et
l’essentiel est de comprendre.
CALIGULA: On ne comprend pas le destin et c’est
pourquoi je me suis fait destin. J’ai pris le visage bête et
incompréhensible des dieux.”
(Caligula, pièce en 4 actes, acte III, sc. 2)
Cette révolte de Camus prendra ses formes mûres
quelques années plus tard, dans le cycle de la solidarité
humaine, dont l’œuvre la plus représentative c’est la Peste.
La prise de conscience de l’absurde dans les conditions
choquantes d’une épidémie de peste (révélé par le spec-
tacle de la souffrance et de la mort des êtres innocents)
trouve dans la solidarité héroïque de la lutte contre ce
fléau le support moral aidant à s’assumer cette condition:
cette solidarité aide à supporter la solitude métaphysique
de l’homme absurde.

LE NOUVEAU ROMAN
Vers les années ’60 l’intérêt du public a, pour ainsi
dire, basculé. L’élite de philosophes, des normaliens, qui
jouissaient de l’autorité intellectuelle suprême a dû céder
le pas, face à un horizon d’attente nouveau (soutenu par la
Nouvelle Critique) aux représentants des directions nou-
velles, visant une diversité, un effritement des centres
d’intérêt dans l’espace culturel: celles investiguées par les
recherches interdisciplinaires des sciences de l’homme.
Cet effritement du savoir a eu comme réplique dans
l’écriture un effritement de ce que l’on appelait „le sujet
du roman”. À se rappeler la réplique d’Edouard dans les
Faux-Monnayeurs:
134
„Et … le sujet de ce roman?
– Il n’en a pas […] Mettons, si vous préférez, qu’il
n’aura pas un sujet”.
Tout en explorant la voie ouverte par Gide du récit
spéculaire et tout en élargissant les justificatifs théoriques
de leurs points de vue, les représentants déclarés du
Nouveau Roman (Nathalie Sarraute, Michel Butor, Alain
Robbe-Grillet, Claude Simon, Jean Ricardou), d’autres „en
marge du Nouveau Roman” (Marguerite Duras, Samuel
Beckett romancier), d’autres comme Philippe Sollers ou
Hélène Cioux – du groupe „tel-quel” ont fait usage, comme
trait distinctif commun, d’une autonomie totale des règles
d’agencement textuel constituant la trame du discours
narratif.
Cette autonomie constitue le reflet d’un affranchis-
sement de nature épistémologique: pour que l’agencement
textuel soit soumis à certaines règles objectives découlant
de la configuration du savoir, il faudrait que ce savoir soit
subsumé à un système unitaire de coordonnées: or, comme
l’a montré le philosophe tel-queliste Gilles Deleuze3, il n’y
a pas de point de vue commun pour tous les objets ni
d’objets communs pour tous les points de vue.
L’écrivain Robbe-Grillet justifie dans un texte théo-
4
rique le bien fondé justificatif de l’écart des voies tra-
ditionnelles de l’écriture romanesque:
„L’objectivité au sens courant du terme – imperson-
nalité totale du regard – est trop évidemment une chimère.
Mais c’est la liberté qui devrait du moins être possible, et
qui ne l’est pas, elle non plus. À chaque instant, des franges
de culture (psychologie, morale, métaphysique, etc.) vien-
nent s’ajouter aux choses, leur donnant un aspect moins
135
étranger, plus compréhensible, plus rassurant. Parfois le
camouflage est complet: un geste s’efface de notre esprit
au profit des émotions supposées qui lui auraient donné
naissance, nous retenons qu’un paysage est «austère» ou
«calme» sans pouvoir en citer aucune ligne, aucun des
éléments principaux. Même si nous pensons aussitôt:
«C’est de la littérature», nous n’essayons pas de nous
révolter. Nous sommes habitués à ce que cette littérature
(le mot est devenu péjoratif) fonctionne comme une grille,
munie de perception en petits carreaux assimilables.
Et si quelque chose reste à cette appropriation systé-
matique, si un élément du monde crève la vitre, sans trou-
ver aucune place dans la grille d’interprétation, nous avons
encore à notre service la catégorie commode de l’absurde,
qui absorbera cet encombrant résidu.
Or le monde n’est ni signifiant ni absurde. Il est, tout
simplement. C’est là, en tout cas, ce qu’il a de plus remar-
quable. Et soudain cette évidence nous frappe avec une
force contre laquelle nous ne pouvons plus rien. D’un seul
coup toute la belle construction s’écroule: ouvrant les yeux
à l’improviste, nous avons éprouvé, une fois de trop, le
choc de cette réalité têtue dont nous faisions semblant
d’être venus à bout. Autour de nous, défiant la meute de
nos adjectifs animistes ou ménagers, les choses sont là.
Leur surface est nette et lisse, intacte, sans éclat louche ni
transparence. Toute notre littérature n’a pas encore réussi
à en entamer le plus petit coin, à en amollir la moindre
courbe. [….]”
Un commentaire révélateur quant à la mise en œuvre,
dans sa propre trame narrative, par A.Robbe-Grillet, d’une
écriture exprimant ce refus des voies traditionnelles, le
136
constitue le texte ci-joint extrait des Essais critiques5 de
Rolland Barthes, représentant de la Nouvelle Critique:
„Chez Robbe-Grillet, la description est toujours
anthologique: elle saisit l’objet comme dans un miroir et le
constitue devant nous en spectacle, c’est-à-dire qu’on lui
donne le droit de prendre notre temps, sans souci des
appels que la dialectique du récit peut lancer à cet objet
indiscret. L’objet reste là, il a la même liberté d’étalement
qu’un portrait balzacien, sans en avoir pour autant la néces-
sité psychologique. Autre caractère de cette description:
elle n’est jamais allusive, elle dit tout, ne cherche pas,
dans l’ensemble des lignes et des substances, tel attribut
chargé de signifier économiquement la nature entière de
l’objet (Racine: «Dans l’Orient désert, quel devient mon
ennui», ou Hugo: «Londres, une rumeur sous une fu-
mée»). L’écriture de Robbe-Grillet est sans alibi, sans
épaisseur et sans profondeur: légier telle ou telle de ses
qualités: c’est donc le contraire même d’une écriture poé-
tique. [….]
Il faut ici prendre garde que chez Robbe-Grillet, la
minutie de la description n’a rien de commun avec l’ap-
plication artisanale du romancier vériste. Le réalisme
traditionnel additionne des qualités en fonction d’un juge-
ment implicite: ses objets ont des formes, mais aussi des
odeurs, des propriétés tactiles, des souvenirs, des ana-
logies, bref ils fourmillent de significations; ils ont mille
modes d’être perçus, et jamais impunément, puis-qu’ils
entraînent un mouvement humain de dégoût ou d’appétit.
En face de ce syncrétisme sensoriel, à la fois anarchique et
orienté, Robbe-Grillet impose un ordre unique de saisie: la
vue. L’objet n’est plus ici un foyer de correspondances, un
foisonnement de sensations et de symboles: il est seule-
ment une résistance optique.
137
Cette promotion du visuel emporte de singulières
conséquences: d’abord ceci, que l’objet de Robbe-Grillet
n’est pas composé en profondeur; il ne protège pas un
cœur sous sa surface (et le rôle traditionnel du littérateur a
été jusqu’ici de voir, derrière la surface, le secret des
objets); non, ici l’objet n’existe pas au-delà de son
phénomène; il n’est pas double, allégorique; on ne peut
même pas dire qu’il soit opaque, ce serait retrouver une
nature dualiste.”
Le Nouveau Roman passa lui-aussi au cours du
dernier quart du siècle au second plan de l’intérêt. Mais les
autres voies romanesques, ayant suivi leurs propres
trajectoires pendant ou après cette „vogue” (celles d’une
Marguerite Yourcenar, d’un Le Clézio, d’un Modiano,
d’un Echenoz) ont toutes bénéficié, d’une manière plus ou
moins accusée, de l’autonomie de l’agencement textuel
proclamée par le Nouveau Roman.
Ce que toutes les nouveautés formelles présentées
par les œuvres représentatives du discours narratif au
XXème siècle ont en commun pourrait se subsumer, méta-
phoriquement, au schéma général suivant: à la différence
de l’ancienne voie réaliste du roman conçu comme miroir
promené le long d’un chemin, la voie conduisant au
Nouveau Roman révèle des chemins se multipliant à
l’infini, zigzaguant et vus à travers un jeu multiple de
miroirs; les directions actuelles, tout en se rapprochant en
apparence des vieilles formules supposant un chemin à
parcourir, conçoivent ce parcours plutôt comme une flânerie.
Nous essaierons plus loin, dans le chapitre interpré-
tatif de la présente étude, de préciser plus nettement les
rapports de solidarité d’une pareille vision avec la nouvelle
138
configuration du savoir que le carrefour épistémologique
contemporain est en train de projeter.
Nous nous contenterons ici de constater que ce trajet
hésitant est une projection de ce que les philosophes de la
post-modernité appellent „le temps des oppositions molles”.
Il nous semble significatif à remarquer que ce genre
de trajet a été pour la première fois, symboliquement,
suggéré dans l’Albatros de Baudelaire, et notamment à
l’endroit précis où la trame poétique se détache de l’ima-
ginaire romantique et s’ouvre vers une vision annonçant le
XXème siècle:
„[…] Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers
Qui suivent, / indolents compagnons de voyage […]”
L’épithète indolent que nous avons souligné dans le
texte est au fait souligné par le poète, étant marqué formel-
lement par la césure en position déplacée et sémanti-
quement par l’inattendu de cet attribut qui nous ouvre un
univers référentiel nouveau: l’albatros est supposé suivre
un mouvement ayant un rythme, une respiration, un horizon,
différents de ceux du navire, qu’il fait seulement semblant
d’accompagner. L’imaginaire baudelairien révèle ici des
coordonnées autres que celles que l’on supposait comme
seules existantes.
Cette indolence de l’albatros nous semble exprimer
le principe directeur de la trajectoire du „miroir” du récit
au XXème siècle: „compagnon” du voyage de l’homme
contemporain sur le terrain glissant et dans le paysage
changeant des vertigineuses mutations des paramètres
existentiels.

139
Notes

1. Butor, Michel, Essais sur les modernes, Gallimard, Idées,


Paris, 1964, pp. 17-34.
2. À consulter Dällenbach, Lucien, Le récit spéculaire, Seuil,
Paris, 1978.
3. Deleuze, Gilles, op. cit.
4. Robbe-Grillet, Alain, Pour un nouveau roman, Ed. de Minuit,
Paris, 1963.
5. Barthes, Roland, Essais critiques, Seuil, Paris, 1964.

140
3. LE DISCOURS THÉÂTRAL

Ce type de discours s’est montré plus rébarbatif que


les autres aux modifications profondes de structure étant
donné la complexité des paramètres dont l’institution
théâtrale dépend: l’existence d’un public qui accepte dif-
ficilement à renoncer aux habitudes acquises, des risques
financiers importants à s’assumer, le concours d’une équipe
homogène, un metteur en scène audacieux partageant la
vision du dramaturge; à part ces éléments de conjecture, la
résistance (liée de façon intrinsèque au langage théâtral)
que la présence en chair et en os des acteurs sur la scène
oppose aux tentatives d’attribuer aux personnages un sta-
tut fictionnel (autrement dit de trouver pour le langage
scénique un équivalent du „récit spéculaire”).
Des signes avant-coureurs d’une métamorphose pro-
fonde se sont manifesté déjà à la Belle Époque. La majo-
rité des tentatives de renouvellement n’ont pas réussi à
modifier que les composantes les plus „malléables” du dis-
cours théâtral: l’intrigue et le dialogue des personnages.
Le théâtre symboliste de Maurice Maeterlinck a constitué
une troublante réplique scénique de la poésie symboliste.
Les réverbérations du double métaphysique des répliques
rencontrent des difficultés à passer la rampe, inhérentes à
ce contenu poétique chargé de significations trop riches –
transgressant le langage discursif –. La classe du drama-
turge lui a permis de surmonter en grande partie cette
difficulté. Cependant, le succès de l’opéra qu’une de ses
141
pièces – Pelléas et Mélisaude – à inspiré à Debussy prouve
que le concours des moyens scéniques supplémentaires –
la musique, en l’occurrence – ou bien, ajouterons-nous, un
renouvellement radical des formes correspondant à la nou-
veauté du message se faisait sentir.
Une tentative beaucoup plus audacieuse de renouvel-
lement (visant aussi bien la forme de l’expression que la
substance du contenu) a été celle, cataloguée longtemps
sous l’étiquette de „farce énorme”, d’Alfred Jarry. „L’énor-
mité” de la farce consistait dans sa manière hors-série de
dérailler de toute voie concevable (ou plutôt qualifiable)
de l’expression théâtrale. Or, ce déraillement des normes
n’était qu’une manière de correspondre, avant la lettre, aux
canons du Nouveau Théâtre; face à ceux-ci ce qui semblait
excessif retrouve une sorte d’équilibre classique.
À part quelques tentatives isolées (Les Mamelles de
Tirésias d’Apollinaire, le théâtre dadaïste de Tristan Tzara
et quelques tentatives de théâtre surréaliste) le discours
théâtral a suppléé aux besoins du renouvellement (imposé
par les mutations de l’horizon d’attente littéraire et artis-
tique) par des métamorphoses à la fois partielles et specta-
culaires, créant plutôt l’effet d’un avant-gardisme audacieux.
Le théâtre poétique d’un Cocteau, d’un Giraudoux,
d’un Claudel et puis celui d’un Anouilh, comptant des
créations d’une incontestable valeur (soutenues par des
animateurs de génie du spectacle théâtral) a dû cepen-
dant faire face à des reproches – justifiés – pour excès de
„verbiage”.
Evidemment, le renouvellement ne concernait pas
seulement l’intrigue et le dialogue des personnages. Mais
„la pression du système” était plus puissante que les au-
daces du langage scénique perçus comme écarts à la
norme. La norme était celle qui pose le spectacle comme
„illusion scénique” visant à nous transporter jadis et
142
ailleurs. Il a fallu attendre jusqu’à la seconde moitié du
siècle, lorsque, de façon indépendante, suivant chacun sa
voie propre, les nouveaux dramaturges ont bouleversé, par
une volée spectaculaire des formes les fondements de cette
conception sur la représentation théâtrale.
Un moment crucial dans l’évolution non seulement
de la conception sur le théâtre, mais sur celle de la culture
(et sur ses fonctions) dans son ensemble l’a constitué la
contribution du génie visionnaire qui fut Antonin Artaud:
Ces écrits sur la vraie vocation du théâtre et de la culture
en général aussi bien que sur le renouvellement des formes
du discours théâtral constituent même aujourd’hui des
repères fondamentaux pour l’orientation du mouvement
théâtral et des actes de culture.
Pour Artaud la tradition culturelle européenne pré-
sentait une carence majeure: elle se voulait un spectacle
de la vie au lieu de constituer une manière de s’emparer
des forces qui régissent la vie, une manière supérieure
d’exercer la vie.
Plus important que toute la culture, affirme Artaud,
c’est que l’homme a faim; mais plus important que de
manger tout de suite, c’est de ne pas „gaspiller cette simple
force d’avoir faim dans un souci purement digestif”.
De cette vision sur la culture comme force efficace
découle la recherche d’un théâtre qui s’institue comme
„une partie grave” qui nous concerne directement et qui
réalise „une morsure du concret”. Mais une pareille forme
de théâtre „de participation” est difficile à réaliser: on se
heurte au paradoxe mis à nu par Nietzsche dans la Nais-
sance de la tragédie: la participation à la danse et au chant
dionysiaque compromet l’objectivité de la vision tandis
que la contemplation sans participation (vision apol-
linienne) reste stérile. Pour transgresser cette contradiction
143
Artaud envisage un théâtre comparable aux danses rituelles
de l’Île Bali qui respectent, d’une part, la rigueur d’un
langage „hiéroglyphe” et d’autre part pousse la parti-
cipation jusqu’à l’état de transe. Ces idées réunies dans le
volume Le théâtre et son double1 exposent les principes de
sa vision sous l’appellation de „théâtre de la cruauté”. Par
la cruauté il ne comprend pas nécessairement les aspects
atroces de l’existence. Elle renvoie à la soumission du
théâtre aux impératifs d’une rigueur supérieure (supé-
rieure, dirons-nous, à la forme de rigueur que comporte la
simple objectivité contemplative). La vie, écrit-il, est une
cruauté et la rigueur du théâtre une cruauté ajoutée á celle-
ci. La cruauté du théâtre est donc cette rigueur supérieure
qui, loin de ménager notre quiétude contemplative nous
met en contacte avec le Danger.
Cette „morsure du concret”, bien que cruelle est bé-
néfique: l’acte de violence accompli sur la scène nous trans-
met le soulagement du défoulement sans être suivi par
l’état morbide qui accompagne son accomplissement réel.
La métamorphose radicale du langage dramatique
mise en oeuvre par le Nouveau Théâtre a offert des pos-
sibilités inattendues pour surmonter sa contradiction para-
doxale (contemplation/participation) et pour réaliser un
type différent d’emprise sur le réel, en ménageant la rela-
tion de complémentarité entre les deux termes de l’op-
position. Plus précisément, il s’agit de la complémentarité
entre la vision d’Antonin Artaud (participation) et celle de
Berthold Brecht (distanciation). (Cette dernière, tout en
prenant ses distances face au réel historique révèle ses
incongruités et le projette dans une lumière insolite qui lui
confère un statut plutôt fictionnel, tandis que le jeu déclaré
comme fictionnel de l’action théâtrale semble, du coup,
acquérir l’authenticité du réel.)
144
Une analyse sémiotique des traits distinctifs du dis-
cours théâtral nous semble indispensable pour une descrip-
tion cohérente et pertinente des mutations subies.
Une des plus pertinentes définitions du discours dra-
matique est celle formulée par Anne Ubersfeld dans son
livre Lire le Théâtre2. Nous la trouvons parfaitement opé-
rante dans la perspective de notre démarche: elle peut
constituer un point de départ pour une description des
métamorphoses radicales subies par ce type de discours
dans les créations de ce que l’on appelle Le Nouveau
Théâtre; nous avons déjà conçu un pareil modèle descriptif
– modèle que nous allons présenter un peu plus loin et
utiliser aux fins du présent travail de recherche.
Il faut rappeler ici que le terme de „type de discours”
est utilisé dans son acception structuraliste: il est défini par
des traits distinctifs qui l’identifie dans le conglomérat que
constitue tout genre littéraire; de la sorte, dans le genre dra-
matique, par exemple, qui comprend fatalement des élé-
ments de discours narratif ou poétiques, l’on reconnaît
comme dominant le discours théâtral. D’après A. Ubersfeld,
les traits distinctifs du théâtre (comme type de discours
littéraire) peuvent se formuler de la manière suivante: Le
texte théâtral a une double référence: il renvoie au réel tout
court et à la réalité scénique qui est elle-même un langage.
Le caractère révélateur et la vraie portée de cette as-
sertion qui risque d’échapper au lecteur moins habitué
avec les travaux de sémiotique (théorie de la communica-
tion par signes, utilisant des méthodes structuralistes) pour-
rait se résumer ainsi:
La mention concernant la double référence du texte
dramatique porte sur le concept fondamental de „mimésis”
(dans les termes de la Poétique d’Aristote); le propre de la
réalité scénique de constituer elle-même un langage crée,
145
d’autre part, le lieu privilégié pour la réalisation de la
fonction essentielle du théâtre (associée, pour Aristote, au
concept de „catharsis”, pour Nietzsche à l’état d’allégresse
qui accompagne la transgression des formes de la „valeur
réalisée”, pour Artaud à une manière supérieure de s’em-
parer des „forces qui régissent la vie”); enfin, les rapports
entre les deux références constituent le lieu d’une inter-
rogation théorique sur la place de la création artistique et
littéraire dans le système des valeurs humaines.
Le modèle proposé permet une description formelle
du texte dramatique (statut et fonction des didascalies,
statut et fonction du discours des personnages; leurs rap-
ports réciproques, leur contribution conjugué à l’expres-
sion du message global); définie comme invariante de la
réalisation scénique, l’œuvre dramatique n’en conserve
pas moins le statut de création littéraire.
Dans ses formes réalisées, le discours théâtral plus ou
moins rattaché à la tradition théâtrale de l’antiquité grec-
que (théorisée par Aristote), observe à travers ses méta-
morphoses successives (classicisme français, drame shakes-
pearien, drame romantique, théâtre réaliste et naturaliste,
théâtre symboliste, théâtre poétique de la première moitié
du XXème siècle) comme norme générale, le principe du
parallélisme entre la réalité scénique et le réel tout court,
conduisant à l’illusion scénique qui transporte le specta-
teur „jadis et ailleurs”. Comme nous l’avons vu, les tenta-
tives de transgresser ce principe de la représentation n’ont
pas manqué. La „pression du système” qu’il n’ont pas
réussi à vaincre était l’expression du parallélisme des deux
références sur lequel semblait reposer, par définition, le
langage théâtral.
Ce ne fut qu’après 1950 que, épaulés par des anima-
teurs audacieux, un Eugène Ionesco, un Samuel Beckett,
un Arthur Adamov, un Jean Genet ont réussi à transgresser
146
cette barrière invisible et à réaliser un renouvellement
authentique et radical du discours théâtral, reconnu d’abord
sous l’appellation assez équivoque de „théâtre de l’absurde”.
Ce n’est pas le lieu ici de trancher la confusion née
entre le concept de l’absurde dans son acception existen-
tialiste (terme justifié par la teinte existentialiste du mes-
sage de cette dramaturgie) et dans celle commune de senti-
ment de perplexité devant les formes insolites d’expres-
sion de cette dramaturgie. Désigné sous des appellations
diverses, dont les plus usitées sont celles de Nouveau
Théâtre (terme assez vague) et celle de Théâtre de la
dérision, appartenant à E.Jacquart3 (que nous trouvons très
pertinente mais difficile à rendre opérante dans une des-
cription des innovations formelles de ce type de discours),
ce théâtre peut se définir, par rapport au modèle général
d’Anne Ubersfeld proposé plus haut, comme participant
d’une divergence entre les deux références du texte, c’est-
à-dire entre le réel tout court et la réalité scénique. Les
effets de cette divergence sont validées par le consensus
des descriptions de l’exégèse consacrée à la nouvelle
dramaturgie:
La réalité scénique y est posée comme fiction, le
spectateur n’est plus transporté „ailleurs et jadis”, il est
invité à participer „ici et maintenant” à une „partie grave”
(selon les exigences d’Antonin Artaud) qui le concerne. Au
fait l’on pourrait parler plutôt d’une divergence – conver-
gence des deux références. Le spectateur se retrouve, de-
vant l’insolite de ces réalités scéniques, tantôt directement
impliqué et même agressé, tantôt en situation de se recon-
naître dans sa „différence” par rapport à soi-même, c’est-
à-dire de se voir dans une possible occurrence insoupçon-
née jusqu’alors, révélatrice cependant pour ses vérités
profondes.
147
La manière de formaliser le Nouveau Théâtre que
nous proposons ici présente l’inconvénient d’être trop
vague: échappant à la norme du parallélisme, les deux
références du texte dramatique doivent, cependant, pour
remplir leur fonction dans l’économie de l’œuvre, articuler
leur contre-point suivant certaines règles d’agencement.
Nous considérons que la figure qui articule les rap-
ports réalité scénique/vs/réel tout court dans le Nouveau
Théâtre c’est le dysfonctionnement métaphorique repérable
au niveau de ses macrostructures.
Cette hypothèse a été induite de la vocation hermé-
neutique de la nouvelle dramaturgie, de sa solidarité avec
le statut nouveau de l’homme.
Nous avons constaté, à la suite des approches tex-
tuelles, après un repérage au niveau de l'écriture, l’impor-
tance de ces dysfonctionnements dans la réalisation du
message global des œuvres représentatives du Nouveau
Théâtre.
La pièce d’Eugène Ionesco Amédée ou Comment s’en
débarrasser, écrite en 1954, réunit plusieurs éléments
caractéristiques pour sa dramaturgie en ce qu’elle apporte
de nouveau sur le plan du langage scénique: objets inso-
lites (un cadavre mystérieux qui pousse „atteint de
progression géométrique” et finit par occuper tout l’espace
de l’appartement d’un couple), actions, pour ainsi dire,
„surréelles” des personnages (le protagoniste finit par s’en-
voler vers le ciel), clins d’œil complices au public, etc.
La signification métaphorique du cadavre est la sui-
vante: il nous offre l’image concrète du vide creusé dans
l’existence du couple par l’absence de l’amour, de l’au-
thenticité (poétique) des liens qui devraient le fonder. La
place de ces liens a été prise par la routine quotidienne et
par la mesquinerie d’un pragmatisme terre-à-terre. Aux
timides appels de „s’aimer” lancés par Amédée, sa femme
148
lui répond, au nom de ce réalisme découlant du bon sens
pratique dans la solution des problèmes concrets du quo-
tidien: „ce n’est pas l’amour qui va nous débarrasser de ce
cadavre”. L’humour qui se dégage – pour le spectateur –
de cette réplique, est enclenché par le paradoxe de la
fiction scénique: le cadavre qui pousse ne se justifie
comme réalité scénique qu’à titre de comparant pour le
vide réel dans l’existence du couple. Madeleine brise le
code métaphorique du langage scénique et attribue au
comparant le statut de comparé. Cette „figure impossible”
pourrait être interprétée comme une simple astuce dans
l’invention scénique, comme une charge satyrique visant
la médiocrité d’une certaine mentalité sur la vie conjugale.
Mais le message de la pièce vise beaucoup plus loin. Un
autre dysfonctionnement (en dernière instance d’une es-
sence toujours métaphorique) le constitue le glissement du
dialogue sur un commentaire consacré au sujet de la pièce-
même dont le protagoniste se révèle être l’auteur (et dont
sa femme s’institue en critique sévère). Madeleine semble,
en conséquence, reconnaître dans le cadavre une simple
invention scénique de son mari; cependant elle accorde à
cette fiction scénique le statut de réalité: elle montre le
cadavre tout en soutenant que „c’est sa faute”. L’on y
reconnaît facilement le propre du dysfonctionnement
métaphorique par lequel l’on attribue au même terme et en
même temps le statut de comparé et de comparant. Quelle
est, dans l’économie de la pièce, le rôle de cette figure
utilisée ici de façon récurrente? Du point de vue formel,
elle exprime une conséquence de la divergence entre le
réel tout court et la réalité scénique, propre au Nouveau
Théâtre: leur non-parallélisme est souligné par leur
interférence, lieu de l’indécidable, des signifiants à signifi-
cation indéterminable, imposant l’appel à l’herméneu-
tique. En l’occurrence, la question à trancher est un doute
149
sur les couples d’opposition matérialité /vs/ spiritualité,
absence /vs/ présence, trop plein /vs/ vide.
Le message global de la pièce est centrée sur cette
interrogation. Un commentaire de l’écrivain lui-même
consacré à la création de ses pièces (et notamment à
Amédée), confirme ce résultat de notre approche:
„Lorsque la parole est usée, c’est que l’esprit est usé.
L’univers, encombré par la matière, est vide, alors, de
présence: le „trop” rejoint ainsi le „pas assez” et les objets
sont la concrétisation de la solitude, de la victoire des
forces antispirituelles, de tout ce contre quoi nous nous
débattons. Mais je n’abandonne pas tout à fait la partie
dans ce grand malaise et si, comme je l’espère, je réussis
dans l’angoisse et malgré l’angoisse à introduire l’humour,
– symptôme heureux de l’autre présence, – l’humour est
ma décharge, ma libération, mon salut”.
(Notes et Contre-notes, 1962)

Arthur Adamov était doué d’une sensibilité assez


proche de celle d’Eugène Ionesco (ils étaient d’ailleurs
amis). Si, comme l’affirmait Ionesco, à l’origine de ses
pièces il y a deux états de conscience polarisés dans la
série d’oppositions: évanescence/lourdeur, vide/trop plein
de présence, transparence irréelle du monde/opacité, lu-
mière/ténèbres épaisses qui justifient la tension et l’action
dramatique, la création d’Arthur Adamo fut marquée, dans
une première période de création, par une angoisse oppres-
sante, une hantise des forces maléfiques agissant de façon
imprévisible et irrationnelle dans un univers kafkaïen.
Cette dominante tragique et morbide trouve des justifica-
tions dans la biographie de l’écrivain: enfance tourmentée
par la cruauté d’une sœur aînée qui trouvait un malin
150
plaisir à le persécuter, jeunesse malheureuse dans la mi-
sère de l’exil, complexes d’ordre sexuel (il était convaincu
de son impotence) le tout associé à une labilité nerveuse
probablement innée.
Les tendances sado-masochistes dont il souffrait
trouvèrent une échappatoire dans leur projection sur la
scène. Ceci ne sut rabaisser en rien l’importance et la qua-
lité de sa trame dramatique: cette thérapeutique de la pro-
jection des terreurs irrationnelles sur la scène (à travers
des formes d’expression témoignant des qualités d’un
grand dramaturge) venait à l’encontre d’un horizon d’attente
d’un public qui percevait d’une façon diffuse mais puis-
sante l’incapacité des grilles rationnelles instituées de
localiser et de contrôler le mal.
Certaines circonstances biographiques aidant (la ren-
contre avec sa future femme), A. Adamov a trouvé dans la
vision théâtrale brechtienne associée à un engagement
politique de gauche un moyen thérapeutique plus efficace
pour exorciser les forces maléfiques obscures auxquelles il
opposait maintenant une prise de position présentant
l’avantage d’être partagée par tous les sympathisants du
même idéal. Cette nouvelle période de création comprend
elle-aussi des créations remarquables, quoique de valeur
inégale: leur (partielle) réussite est liée à la capacité de
l’écrivain d’éviter, par la force de son talent, les nombreux
écueils des sujets „à thèse”.
Un autre „marginal”, Jean Genet, ayant passé son
enfance et sa jeunesse dans le milieu malsain des maisons
de correction et des prisons, arriva lui-aussi à inventer un
langage théâtral ayant brisé les barrières traditionnelles de
„l’illusion scénique”. Portant le masque infamant du rôle
que la société les ont obligés à jouer, ses personnages le
jouent jusqu’au bout, en fêtant, sous la forme d’un rituel
151
sacré à rebours, leur participation à échelle renversée des
valeurs.
Son théâtre de participation se veut agressif au sens
d’obliger le spectateur à partager le malaise d’une sorte de
complicité dans la fête noire de la dégradation humiliante:
Au début, cette forme de dégradation apparaît sous la
forme rassurante d’un théâtre dans le théâtre; lorsqu’on
enlève les masques l’on découvre derrière eux d’autres,
ceux des interprètes sur la scène; ensuite, ce jeu de
masques (du théâtre sur le théâtre avait écrit quelque part
Bernard Dort) envahit la salle et déverse partout: nous
nous reconnaissons tous comme porteurs des masques que
la société nous impose à porter.
Le dernier représentant du Nouveau Théâtre dont
nous allons nous occuper est, à notre avis, celui ayant
montré les liens les plus profonds avec les paramètres du
carrefour épistémologique auquel nous nous rapportons
constamment.
Son théâtre, qui continue à être joué sur tous les
méridiens et qui a suscité une bibliographie critique de
plusieurs milliers d’études continue à se trouver au centre
de l’intérêt des théoriciens de la littérature et du théâtre, des
esthéticiens et des philosophes.
La publication en volume, en 1989, des articles
consacrés par l’écrivain (en 1945 et 1948) aux peintres
Abraham et Gérard van Velde vient de fournir des nou-
veaux éclaircissements sur la conception du dramaturge
lui-même concernant les lignes de force de la création
artistique et littéraire contemporaine. S.Beckett y montre
que les frères van Velde4 ont continué dans une direction
déjà adoptée par quelques peintres des plus représentatifs
ayant illustré la période de l’entre-deux-guerres, celle qui
152
consiste à ne plus s’occuper à peindre des objets mais de
s’évertuer à saisir l’objet tout court.
Or, dit l’écrivain, l’objet se dérobe (aussi bien dans le
temps que dans l’espace) de façon inévitable.
Ce qu’il reste à faire c’est de peindre les „conditions
de cette dérobade”. Par cette voie, grâce au „monopole du
crâne humain” dont peuvent faire usage les artistes l’on
arrive à transgresser en quelque sorte les limites de „l’em-
pêchement”5, car „dans l’économie de l’art le tu est la lu-
mière du dit et toute présence, absence” (nous soulignons)6.
Tout en postulant l’impossibilité de saisir l’objet
suivant les principes de la représentation „réaliste” il sug-
gère sa possible saisie par l’abolition (voire violation) de
ceux-ci. D’une part il souligne la stérilité des efforts des
paysagistes de reproduire l’objet malgré sa dérobade.
D’autre part, il exalte le tour de force des frères van Velde.
L’un (Abraham) réussit à figer l’objet, enfin isolé à l’inté-
rieur de la „machine à temps”, dans le silence „assourdis-
sant” d’un espace lunaire („La peinture d’Abraham van
Velde serait donc premièrement une peinture de la chose
en suspens”7), l’autre (Gérard) décrit son éparpillement
centrifuge („Que dire de ces plans qui glissent, ces con-
tours qui vibrent, ces corps comme toilés dans la brume,
ces équilibres qu’un rien va rompre/…./ Ici tout bouge,
nage, fuit, revient, se défait, se refait. Tout cesse, sans
cesse. On dirait l’insurrection des molécules, l’intérieur
d’une pierre un millième de seconde avant qu’elle ne se
désagrège”8).
Le dramaturge usera lui-même de ce qu’il appelle le
„monopole de la boîte crânienne”: dans l’univers fictionnel
de sa trame dramatique le personnage sera tantôt immobi-
lisé, suspendu dans une sorte de vide métaphysique, tantôt
aspiré dans le tourbillon de l’indéterminisme spatio-temporel.
153
Le consensus de la critique reconnaît chez Beckett la
richesse (le trop-plein même) des références à signifi-
cations culturelles (philosophiques, religieuses, littéraires,
anthropologiques, cabalistiques même) auxquelles renvoie
la trame textuelle de ses pièces. Dans une étude consacrée
aux étapes de l’élaboration de la pièce Fin de partie
Emmanuel Jacquart 9 mentionne que la solution suggérée
aussi bien par le message beckettien que par l’évolution du
texte (de la première variante à celle définitive) c’est de
donner au trop plein de signification la forme d’un mur-
mure continu.
Il nous semble, à nous aussi, que cette solution, loin
de se résumer à trancher une question ponctuelle de la
mise en scène constitue un jalon essentiel pour la saisie du
message global beckettien. Il s’institue en „bilan” de la
lutte millénaire de l’homme pour mettre de l’ordre dans le
désordre, pour arriver à s’intégrer au monde conçu comme
un tout harmonieux. Si la chose s’avère impossible (le
monde étant un „pantalon” mal taillé par le créateur) – et
par cela la vision de Beckett se montre solidaire avec les
données de l’actuelle crise épistémologique – cette con-
clusion n’est pas nécessairement pessimiste (voire nihi-
liste), comme se sont hâté de l’affirmer bon nombre de
critiques: si nous ne pouvons pas réduire le désordre il
nous reste, suggère le dramaturge, à nous en accommoder.
Ce que Beckett rejette c’est la solution facile, expression
d’un conformisme rassurant (cf. en ce sens la pièce „Oh,
les beaux jours!”). Si tout au long de ses trames drama-
tiques nous assistons à l’échec des tentatives humaines
(tournées en dérision sous l’espèce de l’humour noir)
d’accéder à une emprise cohérente sur les données existen-
tielles de sa présence dans le monde nous sommes tou-
154
chés, lorsque le rideau tombe, par un état de grâce compa-
rable à celui induit par l’exercice de la mémoire affective
proustienne; le fait de contempler l’universel „gâchis”
avec une lucidité supérieure, empreinte de générosité et de
compréhension, nous permet de saisir toute la noblesse et
tout le pathétisme des aspirations humaines qui nous
apparaissent comme purifiées, détachés du contingent,
c’est-à-dire de la fatale dégradation due à leur condition
d’être „médiates” à travers l’impact avec les données du
monde dans leur contingence.
C’est dans cette perspective que s’inscrit, croyons-
nous, l’humanisme de la création beckettienne, c’est ainsi
qu’il use du „monopole du crâne humain” comme adju-
vant efficace dans le combat qui nous confronte avec
l’universelle dérobade.
Pour S.Beckett la confrontation avec l’adversité prend
la forme d’un inévitable gâchis „qu’on ne peut pas com-
prendre”. Inutile d’essayer de réduire le désordre à l’ordre.
Ce que l’on peut s’est de trouver une forme qui accom-
mode le gâchis:
Ce que je dis ne signifie pas qu’il n’y aura désormais
pas de forme en art. Cela signifie seulement qu’il y aura
une forme nouvelle et que cette forme sera d’un genre
qu’elle admette le désordre et n’essaye pas de dire que le
désordre est au fond autre chose. La forme et le désordre
demeurent séparés, celui-ci ne se réduit pas à celle-là”.10

155
Notes

1. Artaud, Antonin, Le théâtre et son double in Oeuvres com-


plètes, Gallimard, Paris, 1966.
2. Ubersfeld, Anne, Lire le Théâtre, Éditions Sociales, Paris,
1978.
3. Emmanuel, Jacquart, L’Ancien et le Nouveau in Beckett, Éd.
Place, nr. hors série de la Revue Esthétique, pp. 135-146,
Paris, 1990.
4. Samuel, Beckett, op. cit.
5. Idem, ch. II, Les peintres de l’empêchement.
6. Idem, p. 22.
7. Idem, p. 30.
8. Idem, p. 35.
9. Emmanuel, Jacquart, L’Ancien et le Nouveau in Beckett, Éd.
Place, nr. hors série de la Revue Esthétique, pp. 135-146,
Paris, 1990.
10. Samuel, Beckett, op. cit., pp. 11-22.

156
4. LE BILAN DU RENOUVELLEMENT DANS
LA PERSPECTIVE EPISTÉMOLOGIQUE

Nous avons souligné dans le chapitre Argument le


fait (de plus en plus évident depuis les années ’60 du
vingtième siècle) que nous traversons un carrefour épisté-
mologique mettant en discussion la configuration du sa-
voir, telle qu’elle avait été reconnue le long d’au moins
quatre siècles.
Le bilan que nous venons de dresser des métamor-
phoses subies par les trois principaux types de discours
littéraires nous permettra, au cours du présent chapitre, de
déceler et de justifier les rapports de solidarité que l’intui-
tion critique nous a laissé supposer entre ce processus de
renouvellement et la crise d’ordre épistémologique.
Avant de chercher à justifier le bien fondé, la perti-
nence et le caractère opérant d’un pareil modèle descriptif-
interprétatif, donc avant de révéler son utilité, nous devons
prouver sa possibilité.
Nous comprenons par cela la nécessité de montrer
que le lien apparent que l’on peut établir entre la crise
épistémologique contemporaine et les métamorphoses du
discours littéraire (et, en général, les formes créatives de la
vie culturelle) expriment des rapports fondamentaux de
causalité.
Le simple fait que le concept de représentation est
étroitement lié à l’idée de création littéraire semble évi-
dent. (La mise en discussion de ce concept que nous avons
157
repérée au cours des chapitres précédents comme trait
distinctif définitoire du renouvellement contemporain ne
fait qu’attester cette évidence). Or, l’objet de l’épistémo-
logie le constitue la configuration du savoir humain duquel
le concept de représentation participe à titre de coordonnée
fondamentale.
Il nous semble donc évident qu’une crise de nature
épistémologique mettant en discussion le statut du concept
de la représentation doit avoir des répercussions majeures
sur les sciences de l’homme et sur l’orientation de la vie
culturelle.
Ce qui reste moins évident et qui exige à être dé-
montré, se résume à ceci:
La démarche cognitive des sciences et celle présup-
posée par la création artistique suivent des trajets net-
tement différents. À l’appui de cette assertion nous pou-
vons fournir, – si cela est encore nécessaire – de nombreux
témoignages. Nous en avons choisi un qui nous semble
bien significatif, car offert par un illustre représentant de la
littérature contemporaine et occasionné par commentaire
critique de la peinture (Samuel Beckett parlant des
peintres van Velde):
„[…] Or on ne peut concevoir une peinture moins
intellectuelle que celle-ci.
A. van Velde, en particulier, ne doit commencer à se
rendre compte de ce qu’il a fait qu’environ dix ans après.
Entendons-nous. Il sait chaque fois que ça y est, à la façon
d’un poisson de haute mer qui s’arrête à la bonne
profondeur, mais les raisons lui en sont épargnées.
Cela semble vrai aussi pour G. van Velde, avec les
restrictions (nous y voilà) qu’impose son attaque si différente.
Ils me font penser à ce peintre de Cervantès qui, à la
demande «Que peignez-vous?», répondait: «Ce qui sortira
de mon pinceau».”1
158
Étant donné le trajet nettement différent de la dé-
marche créative par rapport à celle du savoir scientifique
nous sommes tenus à montrer – grâce à des transforma-
tions d’équivalence – que la crise du concept de la repré-
sentation (aussi bien que celle d’autres coordonnées de la
configuration du savoir) traversée par les sciences dites
exactes s’est montrée solidaire de celle du même concept
dans l’économie de la démarche créative.
Dans ce but nous sommes obligés de remonter aux
fondements – mêmes de la création littéraire et artistique.
Une description de ce phénomène comportant un
niveau élevé d’adéquation nous semble la constituer celle
qui pose le but de ces créations comme visant à surprendre
l’homme aux prises avec l’adversité. Le terme d’adversité
doit être compris ici au sens très large du mot (il englobe
aussi bien ce qui s’oppose à la réalisation de ses entre-
prises, projets ou aspirations et tout ce qui peut s’intégrer,
de près ou de loin à cette notion).
Si l’animal oppose à l’adversité des moyens qu’il uti-
lise d’une manière instinctuelle, l’homme doit tout ce qu’il
vient d’apporter comme stratégie supplémentaire à la
capacité de comprendre les choses et les phénomènes, à
leur projection et analyse dans l’imaginaire et à sa capacité
de se communiquer à lui-même et à d’autres les acquisi-
tions de son expérience et de ses démarches interprétatives.
Autrement dit, à part les stratégies découlant de sa
participation, comme être biologique, du règne animal
(partiellement atrophiées d’ailleurs) tout le reste est fondé
sur l’usage de l’intelligence (du monopole de la boîte crâ-
nienne, selon un mot de S.Beckett).
Une de ses fonctions primordiales dans cette stratégie
c’est d’identifier, de localiser et de reconnaître l’adversité.
Ceci implique comme une condition sine qua non l’iden-
tification des objets et des articulations du monde duquel
nous participons.
159
C’est ici que se situe la solidarité entre le discours
littéraire et artistique et l’ensemble du cadre épistémolo-
gique. Car, comme l’affirme S. Beckett en faisant le bilan
de la démarche culturelle contemporaine, l’objet se dérobe
à notre emprise. Ce bilan de Beckett ne fait que confirmer
de nouveau le résultat de nos recherches: la majorité
pratiquement absolue des renouvellements des discours
littéraires inventoriés dans les chapitres précédents consti-
tuent, d’une manière plus ou moins manifeste ou explicite,
des réactions suscitées par le scandale de cette dérobade.
En voilà quelques exemples parmi les plus révélateurs:
• La nouveauté de la conception rimbaldienne repose
sur la nécessité de se faire „voyant” par un effort héroïque,
surhumain, ajouté aux qualités innées du „je” poétique
dans le but de surprendre, dans une fulguration inacces-
sible par d’autres voies la face cachée des choses; autre-
ment dit: saisir l’objet malgré sa fatale dérobade;
• Les surréalistes visent – en dernière instance – la
même chose: saisir la réalité supérieure – une sorte de sur-
réalité – (autrement dit réaliser une emprise sur une réalité
autrement complexe que celle offerte par le langage dis-
cursif, donc par le décodage à travers les grilles du savoir
dans ses coordonnées établies;
• Le côté phénoménologique de l’œuvre de Proust
exprime, par des voies différentes, une quête ayant le même
objectif;
• „Le récit spéculaire” vise cette saisie de l’objet
opposant à sa dérobade le jeu paradoxal des miroirs;
• L’affranchissement de l’objet, au sens générique,
des „franges de culture” dont parle Robbe-Grillet revient
en dernière instance au même;
• La mise en discussion du principe de la représen-
tation entreprise par le Nouveau Théâtre, enfin, s’aligne à
la présupposition commune: celle de la dérobade de l’objet
160
aux codes rationalistes institués (au cadre d’une épistèmê
supposant la raison humaine comme coextensive à la com-
plexité du monde), dérobade que les nouvelles formes d’ex-
pression aspirent à contrôler.
Malgré les échos suscités par la mise en discussion
de la configuration du savoir scientifique aussi bien chez
les écrivains qu’au niveau des composantes de l’horizon
d’attente littéraire, ceux-ci n’auraient pas suffi pour justi-
fier une si ample, profonde et radicale métamorphose de
l’ensemble de types de discours comme celle à laquelle nous
avons assisté.
L’essentiel l’a constitué le doute angoissant et parfois
douloureux ressenti dans l’immédiat de l’expérience con-
crète sur la pertinence et l’efficacité du savoir institué dans
le contrôle de l’adversité (doute solidaire du constat que le
contrôle sur le statut réel de l’objet, au sens générique,
nous fait défaut).
À l’origine de cette angoisse diffuse qui fait partie,
d’une manière plus ou moins consciente, de la condition
de l’homme contemporain se situent les mutations succes-
sives d’une rapidité et d’une envergure sans précédent
marquant l’ensemble des coordonnées socio-économiques,
de l’habitas, d’ordre informationnel et même biologique
ayant impact sur l’existence individuelle, impact auquel
s’ajoutent les nombreux heurts provoqués par la confron-
tation asymétrique, voire absurde, des mentalités. Vue
sous cette angle, la déroute née de l’instabilité des grilles
de référence peut prendre la forme brutale que rejoint
l’effet qu’Antonin Artaud associait au spectacle-événe-
ment: „la morsure du concret”. Nous avons voulu souli-
gner, pour cette forme métaphorique, le court-circuit
réduisant à un dénominateur commun la crise épistémo-
logique et celle ressentie dans l’immédiat de sa condition
existentielle par l’homme contemporain.
161
En résumant: La crise épistémologique est née de
l’évolution spectaculaire – et présentant un degré encore
plus spectaculaire d’imprévisibilité – des sciences dites
exactes, marquée par des solutions de continuité et par des
rebondissements incompatibles avec le mythe du progrès
linéaire et la sage réduction de l’inconnu au connu qui en
découle. Elle a coïncidé avec le malaise existentiel de
l’homme contemporain (avec ses „relations d’incertitude
quant aux coordonnées de l’existence”, dirons-nous en para-
phrasant Heisenberg.
Simple coïncidence ou bien relation organique de la
causalité?
Plutôt, dirons-nous, jeu de connexions inverses.
Ce que nous pouvons constater comme fait indis-
cutable c’est la possibilité de réduire les métamorphoses
du discours littéraire (et artistique) et la mise en discussion
des paramètres épistémologiques à un dénominateur com-
mun. Entre les deux a eu (et a) lieu un processus d’osmose.

Note

1. Samuel, Beckett, op.cit., p. 43.

162
CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES

Le bilan interprétatif dressé dans le chapitre précé-


dent n’a pas une vocation historique à part entière. Il
surprend un événement en train d’avoir lieu: au seuil du
XXIème siècle nous sommes toujours en train de parcourir
le carrefour épistémologique auquel nous venons de con-
fronter les résultats de la présente démarche critique. Elle a
été conçue dans une vision rétrospective/ prospective.
La critique et l’histoire littéraire justifient leur voca-
tion en rendant plus proches et plus accessibles des actes
de culture censés constituer une force efficace à ajouter à
celles qui commandent aux destins de l’humanité. En
l’occurrence, comme nous nous occupons d’une histoire
littéraire toute fraîche et en train d’exercer son efficacité
sur l’avenir immédiat nous sommes tenus à nous inter-
roger sur le(s) message(s) majeur(s) que les directions créa-
tives étudiées sont en train de projeter et de nous deman-
der à quel point la voix de ceux qui les ont explorées cons-
tituera une composante majeure de la culture en train de se
forger.
En ce qui s’ensuit nous essaierons d’envisager nos
résultats dans cette perspective. Un problème – et proba-
blement le problème fondamental de l’homme c’est de se
situer face à l’adversité (agressive ou bien sous forme de
subversion de nos agissements, de dérobade à nos aspi-
rations).
163
C’est, en fin de compte, autour de cette interrogation
que s’était centre l’effort de renouveler le discours lit-
téraire: afin d’y voir plus clair.
Il nous semble que la manière la plus complexe, la
plus complète et la plus nette de formuler cette question la
constitue le bilan dressé par l’œuvre becketienne concer-
nant les efforts de l’humanité – tout au long de l’histoire
de la culture et de la civilisation – pour exercer un contrôle
sur les articulations du monde et sur les forces qui régis-
sent notre existence.
Conclusion de ce bilan: toute tentative de ce genre
visant à réduire le désordre à l’ordre est voué à l’échec.
En termes épistémologiques: toute tentative sup-
posant la raison comme coextensive à la complexité du
monde, supposant une grille de référence unique et univer-
selle etc. – c’est à dire toute tentative ignorant les données
du carrefour épistémologique contemporain est vouée à
l’échec (À se rappeler l’impossibilité d’une saisie „réa-
liste” de l’objet dans sa dérobade dénoncée par l’écrivain –
cf. Argument – et à comparer avec l’impossibilité d’entre-
prendre une représentation „planétaire” des particules élé-
mentaires).
Si Beckett affirme qu’il faut s’accommoder avec le
désordre, cette solution n’est pas nécessairement déceptive.
Elle suppose des stratégies qui peuvent constituer
(comme le suggère Beckett avec son habituelle teinte
humoristique à double tranchant) le plaisir de l’existence.
Au fait, dans son article sur les peintres van Velde
qui excelle par optimisme (constate avec surprise une cri-
tique ayant – à tort – proclamé le nihilisme total de
Beckett) l’écrivain exalte, comme nous l’avons montré, les
stratégies de A. et de G. van Velde constituant „le mono-
pole de la boîte crânienne” pour surprendre les conditions
164
de la dérobade de l’objet (au sens générique) dans son sta-
tut contingent.
D’autres pareilles stratégies ont marqué le renouvel-
lement du discours littéraire faisant l’objet de nos recherches:
L’état de grâce que Marcel Proust a su découvrir,
interpréter et à la fin à déclencher en nous par la stratégie
de la mémoire affective est toujours lié à cette victoire
contre le gâchis du désordre: c’est une manière de s’af-
franchir du contingent.
Le dramaturge Beckett a réalisé cet affranchissement
à sa manière:
L’état de grâce se déclenche à la tombée du rideau,
lorsqu’on contemple la gâchis avec lucidité, chaleur et
compréhension, nous restitue la mesure plénière de la va-
leur humaine, valeur que sa condition d’être „médiate” à
travers la contingence du monde avait tournée ne dérision.
(La condition humaine se révèle ainsi non pas dérisoire et
tragique – contradiction en termes – mais tragique parce
que s’assumant son destin: celui d’être toujours exposé à
la dérision).
Une analyse plus approfondie – qui nous semble
superflue ici – pourrait montrer d’une manière convain-
cante ce que les quelques remarques sur les paramètres de
la crise épistémologique nous avaient déjà suggéré:
Le problème clé que le savoir humain a à affronter
dans sa marche vers le progrès est celui de la contingence
– manifestation du grand Inconnu perturbateur des
certitudes, celui qui relativise les grilles de référence, celui
qui pose (dans la vision tel-queliste) le statut égale à
l’Original, à la Copie et au Simulacre, celui qui justifie
une logique plurielle et la solidarité des contraires (le
temps des „opposition molles” selon la philosophie „post-
moderne”).
165
La solidarité de cette crise épistémologique en train
de se poursuivre et du renouvellement du discours lit-
téraire en marche se situe donc à la jonction des centres de
l’intérêt focalisées vers l’impact avec la contingence.
Les interrogations sur la condition „médiate” de
l’homme constitueront donc sans doute, une composante
majeure de la culture de demain en train de s’édifier.
*
* *
Ce qui s’ensuit constitue une spéculation prospective
qui n’a nullement l’intention de se constituer en „pari
d’une anticipation”. C’est un scénario pour dresser le bilan
des virtualités (y compris des conséquences sur l’avenir de
la culture) que le mot-clef utilisé par nous – celui de
condition médiate présuppose.
Une première opération sera celle d’établir d’une
façon rigoureuse les rapports que les termes médiat,e,
entretiennent avec ceux de moyen et de médiocre (par
rigueur nous comprenons ici surtout l’affranchissement
des „franges de culture” associées à ces termes, notam-
ment celles, péjoratives qui connotent la médiocrité).
Ces termes renvoient à une étymologie commune,
ayant parcouru des trajets sinueux, les rapprochant et les
distançant à tour de rôle. Cette évolution sinueuse n’est
pas le produit d’un hasard – elle exprime le caractère para-
doxale de leurs liens: à la fois solidaires et en opposition.
Leur plaque tournante pourrait être désignée par le mot
intermédiaire. Le caractère paradoxal de ce liant découle
du fait qu’il facilite et empêche simultanément:
– la communication (si l’intermédiaire le constitue le
langage);
– la mise en œuvre (conformément au projet s’il s’agit
d’une action);
166
– la relation cause – effet (si la relation est temporelle
– temps du récit –);
– la continuité (s’il s’agit d’une position contigue –
instance descriptive).
Un des termes qui désigne le mieux la nature du liant
en question ou plutôt ce que ses diverses occurrences ont
en commun est celui de contingence (Chez Proust, les
herbes folles qui touchent les murs de l’église de Combray
sont contingentes: malgré leur position contigue il n’y a
pas de continuité entre ces éléments accidentels et les
siècles d’histoire et de légendes que représentent ces murs).
C’est par ici que passe le trait distinctif majeur de
l’actuelles crise épistémologique, la ligne de clivage ayant
marqué aussi bien ce carrefour que les formes de l’expres-
sion littéraire et artistique.
La mise en question concerne la gravité, les consé-
quences, la nature, la signification de l’empêchement que
l’inévitable élément contingent de toute médiation implique.
Ce que la perspective du XXème siècle apporte de
nouveau c’est, comme nous l’avons déjà vu, l’écroulement
du mythe du progrès linéaire: les chemins du progrès pas-
sent inévitablement par des solutions de continuité.
Ce spectre de la rupture, de la catastrophe, menace à
chaque instant de se manifester. Or, le lieu privilégié de sa
manifestation, la forme que cette rupture prendra néces-
sairement ou plutôt par définition, c’est la contingence.
En effet, c’est par définition que ce terme implique:
– l’impact irréductible entre l’ordre et le désordre
(S.Beckett);
– le constat qu’il n’y a pas de point de vue comme
pour tous les objets, ni d’objet commun pour tous les
points de vue (G. Deleuze);
– la double perspective d’où l’on constate que „la
copie” peut se révéler un simulacre (G. Deleuze);
167
– le lieu où l’on constate le caractère indécidable
d’un énoncé au cadre d’un système non contradictoire
(théorèmes de K. Gödel).
Autrement dit le mythe du progrès linéaire du savoir
et de la réduction confortable de l’inconnu au connu
reposait sur le caractère sans gravité, corrigible, réductible,
de la différence manifestée au cours de la médiation, par la
confrontation avec la contingence du réel.
Il reposait sur l’idée de corriger les imperfections
d’une copie (à l’instar d’une image photographique un peu
floue), à l’instar des données de n’importe quel expérience
du physique supposée comme effectuée dans des condi-
tions idéales (dans le vide, par exemple). Dans ces cas la
contingence était éliminée comme élément négligeable,
exclu de l’expérience. Or, l’on ne peut pas faire abstraction
des conditions de l’expérience, constate la physique ac-
tuelle (chose confirmée par excellence par les lois de l’en-
tropie). Autrement dit, on ne peut pas faire abstraction de
la contingence comme élément perturbateur, conditionnant
une possible dérobade subversive, présupposant un ébran-
lement total des repères et des jalons d’orientation établis.
Au cours du présent ouvrage nous avons constaté les
conséquences de ces perspectives sur la configuration du
savoir et sur le principe de la représentation; nous en avons
également mentionné quelques incidences sur l’axiologie.
Quelques précisions en cette direction s’imposent.
Le terme de médiocrité recouvre deux volets: celui
qui désigne une position intermédiaire et celui qui suggère
la médiation. Ce dernier renvoie à la révélation de la dif-
férence. Dans la perspective nouvelle qui nous préoccupe
le premier volet devient non opérant (perd sa valeur de
„juste milieu”) car le second volet est conçu comme le lieu
d’une rupture. Il y a donc deux possibilités: ou bien le
représentant de la valeur moyenne ignore le piège que sa
168
position médiate lui tend (le médiocre ignore l’abîme qui
le sépare de la vraie valeur considérant cette différence
comme un degré corrigible d’imperfection) ou bien il s’as-
sume cette éventualité et alors il franchit d’une manière
discrète le seuil qui le sépare de la valeur authentique. Au-
trement dit nous sommes tous médiocres et le fait d’as-
sumer ou non cette fatale médiocrité distingue la valeur de
son opposé. C’est en ce sens que les ready-mades du
Duchamp et en général ce que Beckett appelle „la contre-
façon créatrice voulue” devient lieu ironique d’une inter-
rogation sur la médiocrité, c’est-à-dire son contraire.
(L’axiologie n’oppose plus, dans pareils cas, la valeur à la
non valeur en traversant l’axe de la médiocrité; elle com-
porte seulement deux instances: ne pas reconnaître ou, au
contraire, reconnaître celle-ci ).
Nous avons laissé de façon délibérée pour la fin
l’examen des conséquences de la nouvelle perspective
(concernant le passage du projet vers son accomplissement
à travers la contingence du réel) là où elles se manifestent
avec une ampleur inattendue: dans la marche concrète des
événements de l’histoire.
Les pays totalitaires, par exemple, ont essayé à met-
tre en œuvre une utopie – idéal de justice sociale –. Le
grain de sable qui semble avoir tout fait basculer l’a cons-
titué l’impossibilité d’intégrer dans un système d’auto-
réglage des agents économiques cointéressés. Ce qui sem-
blait constituer une imperfection corrigible du modèle
idéal s’est avérée une dérobade catastrophique à celui-ci,
conduisant à son contraire. Même si ce commentaire
historique schématisé à l’extrême est sujet à caution,
l’histoire du siècle écoulé présente une multitude de pro-
jets tournés en dérision au cours de leur mise en oeuvre,
suivant le même mécanisme: la différence apparemment
corrigible s’avère catastrophique. (Le mot catastrophe est
169
ici employé au sens fort de son acception: pendant de
longues décennies la vie sur la Terre a été menacée par la
catastrophe nucléaire).
Toutes les formes de médiation impliquent l’élément
contingent, c’est-à-dire l’impact accidentel avec des don-
nées participant à des systèmes différents, irréductibles à
un dénominateur commun, bref avec l’irréductible désordre.
Or, ces formes de médiation constituent le trait distinctif
commun de tous les aspects de la vie individuelle ou
sociale, économique ou culturelle.
En 1990, lors d’une conférence à Bucarest, le philo-
sophe Michel Serres avait montré qu’à la différence des
structures „à ressort” dont parle Montesquieu dans L’Esprit
des lois, les médias n’ont point de ressort: on peut les
contrôler ou contrecarrer seulement de l’intérieur (faire
appel aux médias pour tenir en échec les médias elles-
même). Les remarques du philosophe représentent un cas
particulier significatif du problème majeur que la nouvelle
perspective suscite concernant la médiation.
Le discours littéraire faisant l’objet de notre étude
semble lancer un appel sur la nécessité d’envisager des
stratégies nouvelles à opposer à l’adversité et à mettre au
service de la réalisation des aspirations humaines; elles
devront s’assumer, explorer et même exploiter les données
de notre condition médiate.

170
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