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LE RENOUVELLEMENT
DU
DISCOURS LITTÉRAIRE AU XXème SIÈCLE
– Perspectives épistémologiques –
ediţia a 2-a
1
Foto: John Minihan
– Samuel Beckett (portret)
– Scenă din En attendant Godot
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UNIVERSITATEA SPIRU HARET
FACULTATEA DE LIMBI ŞI LITERATURI STRĂINE
MIRCEA MIHALEVSCHI
LE RENOUVELLEMENT
DU
DISCOURS LITTÉRAIRE
AU XXème SIÈCLE
– Perspectives épistémologiques –
ediţia a 2-a
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AVANT-PROPOS
L’auteur
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ARGUMENT
Notes
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1. LE DISCOURS POÉTIQUE
ARTHUR RIMBAUD
Les innovations sur le plan des formes d’expression –
aussi bien sur celui du contenu – dans le discours poé-
tique d’Arthur Rimbaud sont radicales. Elles sont net-
tement étalés et soutenues aussi bien dans ses écrits théo-
riques (Lettre à Demeny, dite „de la voyance”), que dans
son oeuvre poétique.
Le plus commode pour notre démarche serait de les
classifier suivant l’axe de l’impact entre les divers registres
du „moi” humain et les données du monde, axe sur lequel
elles s’inscrivent de façon naturelle. De la sorte elle sera
focalisée sur les trois objectifs suivants: le „moi” / le monde
/ l’instance de leur médiation.
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Apparemment, cette opération taxinomique oblitère,
par les distinctions établies, le fait que le „moi” a le statut
paradoxal de participer du monde et en même temps de le
contempler „de l’extérieur” (selon la perspective existen-
tialiste). Cependant, elle nous intéresse (en partie, au moins)
justement parce que l’analyse très nuancée du „moi”
entreprise (explicitement et implicitement) par Rimbaud
prépare le terrain pour la saisie existentielle de l’Être.
Le monde vu comme l’Inconnu illimité
Comme nous venons de le dire, Rimbaud est préoc-
cupé par la complexité et la diversité des instances du moi.
„Car je est un autre” écrit-il dans sa Lettre à Demeny, en
parlant du „moi” poétique dont il contemple l’éclosion
tandis que son „moi” ordinaire (commun à tous les êtres
humains) est réduit a l’instance de simple spectateur.
Son devoir – que la mission héroïque, assignée par ses
dons de poète, lui impose – sera de catalyser les vertus de
ce „je”, de les stimuler, de les développer, de les préparer
pour l’accomplissement de la mission du vrai poète: se faire
„voyant”, devenir le „suprême savant”, le „voleur de feu”.
La poésie Le bateau ivre, écrite comme la Lettre à
Demeny aux débuts de sa période „müre” de création – à
dix-sept ans – présente de nombreuses images-visions cons-
tituant des produits exemplaires de la voyance.
Enumérons-en quelques-unes:
„Et j’ai vu quelque fois ce que l’homme a cru voir!”
„ […] de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques”
(nous soulignons)
„La circulation des sèves inouïes” (n.s.)
„Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs!”
(n.s.)
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„J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides” (n.s.)
„J’ai vu des archipels sidéraux et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur:
– Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles
(n.s.)
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur?”
Le but final de cette quête du visionnaire exposé dans
la Lettre à Demeny, apparaissant également comme déno-
minateur commun des images énumérées plus haut, c’est
d’arriver à l’inconnu. Pour y arriver le poète fait appel à
des effets de synesthésie visant à suggérer une essence
ineffable. Cet inconnu, vu à travers la série d’images inso-
lites qui l’évoque, nous apparaît comme inaccessible aux
possibilités de compréhension communes, ordinaires, fon-
dées sur la logique discursive.
Elles échappent aux décodages traditionnels, à ceux
du cadre épistémologique ayant induit une mentalité fon-
dée sut le mythe d’un progrès linéaire du savoir humain
(procédant par la simple réduction de l’inconnu au connu).
Ce mythe présuppose la raison humaine comme naturel-
lement coextensive à l’inépuisable complexité du monde,
ce qui place – théoriquement – l’homme au centre de
l’univers.
La crise épistémologique du vingtième siècle a com-
me trait distinctif le rejet de cette image réductionniste.
Rien de surprenant donc de reconnaître ce trait distinctif
comme marque du renouvellement de la conception sur la
poésie entrepris par Rimbaud, poète que de nombreuses
directions créatives du vingtième siècle posent comme un
de leur précurseurs.
L’inconnu visé par le poète „voyant” est donc un
inconnu dont la saisie implique une transgression d’un
seuil infranchissable de l’intérieur du système fondé sur
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les codes – linguistiques et de représentation – ordinaires
établis par „le bon sens” et „le sens commun”.
L’inconnu que le poète voyant aspire à nous révéler
est conçu comme fabuleux, éclatant, illimité, vertigineux,
de sorte que, par rapport à lui, le monde accessible à
l’imagination „borgnesse” des fonctionnaires de la culture
„se clamant des auteurs” nous apparaît comme terne,
médiocre, ennuyeux, triste et froid.
Cet inconnu d’une beauté ineffable fondera de nou-
veaux critères esthétiques, l’acte de la connaissance poétique
catalysera des énergies insoupçonnées, évoquées par des
images comme celles „des rythmes lents sous les rutile-
ments du jour plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos
lyres” ou bien celle de „l’Aube exalté ainsi qu’un peuple
de colombes”, ou encore: „baiser montant aux yeux des
mers avec lenteur” et „ces dorades du flot bleu, ces pois-
sons d’or, ces poissons chantants – des écumes des fleurs”
etc. pour finir avec une vision prophétique (parce que an-
nonçant l’éclat extraordinaire des nouvelles formes artis-
tiques au XXème siècle):
– Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur?
Il faut remarquer que dans la conception de Rimbaud
ce fabuleux „inconnu” ne dissimule rien de mystique,
d’occulte ou d’irrationnel. Pour y arriver le poète doit entre-
prendre un long, immense et raisonné (nous soulignons)
dérèglement de tous les sens”. De façon paradoxale cette
action qui va faire appel a toutes les formes d’amour, de
souffrance, de folie”, à „tous les poisons” (drogue, bois-
son, perversions sexuelles) censés, en principe, être à même
de compromettre la lucidité et l’intelligence participent
d’une entreprise qui se veut „raisonnée”. Pour trancher ce
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paradoxe il faut faire appel à l’herméneutique, en relati-
visant le code des valeurs symboliques instituées (celui
induit par le cadre épistémologique mentionné un peu plus
haut). Le but du „dérèglement des sens” est celui de
déblayer le terrain, d’écarter, par ses effets subversifs, la
grille de référence périmée qui nous empêche de voir.
C’est un effort héroïque, surhumain, auquel s’est refusé,
par exemple A. de Musset (cf. le texte de Lettre à Demeny)
lequel, dans sa „paresse d’ange […] n’a su rien faire: il y
avait des visions derrière la gaze des rideaux: il a fermé
les yeux”.
L’entreprise rimbaldienne de la voyance est donc
posée comme exercice raffiné d’une lucidité supérieure
que le profane risque de confondre avec la simple perte de
la raison à laquelle conduisent normalement les excès (dé-
crits d’ailleurs par le poète lui-même comme très dangereux).
Il est évident que l’action héroïque envisagée et ac-
complie par Rimbaud est très risquée et sujette à caution.
Un commentaire visant les tenants et les aboutissant
d’une pareille stratégie serait, croyons-nous, assez profi-
table pour une meilleure compréhension de ses visées.
Nous nous permettrons, à cette fin, de grossir un peu les
contours du projet rimbaldien de la voyance tel que nous
venons de le présenter à l’aide de quelques analogiques
que nous trouvons suggestives malgré leur imperfection:
Il y a deux sortes de contaminations microbiennes, con-
traires comme résultats: celles qui déclenchent la maladie
et celles qui la préviennent (les vaccins). De façon ana-
logue, l’on peut envisager deux sortes de dérèglements des
sens: ceux qui conduisent à l’aboutissement et à la perte de
la raison (aveuglement) et ceux qui écartent l’écran de la
routine des clichées préétablis en aiguisant la vision: la
stratégie de la voyance. Il y a sans doute le danger que ce
dérèglement ruine la santé et nous fasse échouer dans le
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contraire du but escompté. Affronter ce danger sollicite
tout le courage, toute la volonté, les forces surhumaines de
celui qui cultive son âme pour se faire voyant; ce sont les
affres assumés d’un véritable „enfer” et qui risque de finir
de façon catastrophique:
„Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le poète se fait voyant par un long, immense et rai-
sonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes
d’amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il
épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les
quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la
foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous
le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le
suprême Savant! – Car il arrive à l’inconnu! Puisqu’il a
cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun! Il arrive à
l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intel-
ligence de ses visions, il les a vues! Qu’il crève dans son
bondissement par les choses inouïes et innommables:
viendront d’autres horribles travailleurs; ils commenceront
par les horizons où l’autre s’est affaissé!
Donc le poète est vraiment voleur de feu.”
Un autre exemple d’entreprise analogue (c’est-à-dire
qui présuppose une direction à deux sens – vecteurs op-
posés) le constitue la provocation accepté par Ulysse face
à la tentation du chant ensorceleur des sirènes. Au lieu de
se boucher les oreilles – ce qu’il ordonne d’ailleurs à ses
compagnons – (solution correcte selon le bon sens et le
sens commun) il se prépare à écouter (dérèglement). Cet
acte vise, dans le cas d’Ulysse, le contraire de ce qu’il
attire d’ordinaire (le naufrage et la mort); par un biais de
surprise il vise un surplus de savoir, une lucidité supé-
rieure. Pour y pouvoir accéder, Ulysse demande que l’on
l’attache au mât (dérèglement raisonné – sous le contrôle
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de la raison, assumé avec lucidité, délibérément): ineffable
torture d’un „voleur du feu”. Affres lesquelles, d’après Jung,
accompagnent le passage de la psyché individuelle d’un
niveau de civilisation à un autre (passage illustré par
l’épopée homérique). Dans le cas de Rimbaud, il s’agit
d’une crise qui annonce le passage à travers l’actuel car-
refour épistémologique. À remarquer, en passant, la soli-
darité de l’entreprise rimbaldienne avec la perspective nietz-
schéenne exposée dans la „Naissance de la Tragédie”1.
Nous dirons, en schématisant, que pour Nietzsche la con-
naissance purement contemplative (sans participation) est
stérile. Mais, d’autre part, le fait de participer au chant et à
la danse dionysiaques (dérèglement de tous les sens) nous
empêche de regarder avec lucidité et avec objectivité.
D’après Nietzsche le grand mérite des premiers Grecs
(Eschyle, Sophocle) a été de trancher ce paradoxe suivant
la bonne voie: mettre Apollon au service de Dionyssos –
canaliser d’une manière lucide l’élan vital. La conception
rimbaldienne de la voyance est solidaire de cette finalité:
c’est là, croyons-nous, le justificatif ultime de l’association
de termes contradictoires: dérèglement / raisonné des sens.
Conclusion de ces quelques remarques sur l’objet de
la quête rimbaldienne: Elle vise d’accéder à l’inconnu, à
ce qui échappe au décodages habituels, à nos grilles de
référence traditionnelles, au caractère discursif, aux coor-
données cartésiennes (et aussi, diraient les tel-quelistes, à
la description du monde en termes d’attributs stables et
d’identités fixes, inaptes à surprendre le devenir). L’on ne
saura pas y accéder par la simple opération de réduire
l’inconnu au – prétendu – connu. Il se cache sous les replis
de ce prétendu connu, sous ses facettes dissimulées, igno-
rées. Il sera visible seulement après l’affranchissement de
l’opacité des anciennes grilles par le dérèglement raisonné
de tous les sens. Cet inconnu est supposé fabuleux,
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éblouissant, illimité et débordant d’énergie. La dynamique
de son élan se prête à une description en termes du „devenir”.
(„Est-ce dans ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles, /
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?”)
Il est évident que les rapports à établir entre notre
„moi” et cet „inconnu” seront très complexes. Avant de les
aborder – dans le paragraphe consacré à la „médiation” –
il convient d’examiner les particularités du „je” rimbaldien.
Le moi rimbaldien
Comme nous l’avons déjà montré, ce moi est struc-
turé dans la vision du poète sur plusieurs niveaux. Il y a
d’abord le „je” signalé dans Lettre à Demeny, celui poé-
tique qui est au „autre”. C’est le „je” destiné à accéder à la
voyance, à devenir „voleur de feu”:
„Donc le poète est voleur de feu.
Il est chargé de l’humanité, des animaux même; il
devra faire sentir, palper, écouter ses inventions; si ce qu’il
rapporte de là-bas a forme, il donne forme; si c’est informe,
il donne de l’informe. Trouver une langue; – Du reste,
toute parole étant idée, le temps d’un langage universel
viendra! Il faut être académicien, – plus mort qu’un fos-
sile, – pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que
ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première
lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie!
Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout,
parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée
et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveil-
lant en son temps dans l’âme universelle: il donnerait plus
– que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche
au Progrès! Énormité devenant norme, absorbée par tous,
il serait vraiment un multiplicateur de progrès!
Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez; – Tou-
jours pleins du Nombre et de l’Harmonie, ces problèmes
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seront faits pour rester. – Au fond, ce se-rait encore un peu
la Poésie grecque.
L’art éternel aurait ses fonctions, comme les poètes
sont citoyens. La poésie ne rythmera plus l’action, elle
sera en avant.
Ces poètes seront […] En attendant, demandons aux
poètes du nouveau, – idées et formes.”
(Lettre à Demeny)
CONTE
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VOYELLES
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MARINE
Les chars d’argent et de cuivre –
Les proues d’acier et d’argent –
Battent l’écume, –
Soulèvent les souches des ronces.
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux,
Filent circulairement vers l’est,
Vers les fûts de la jetée,
Dont l’angle est heurté par des tourbillons
de lumière.
(Les Illuminations, XXV)
PAUL VERLAINE
Ce grand poète a contribué, lui-aussi, d’une manière
assez substantielle, aux métamorphoses du discours lit-
téraire, qui allaient se succéder, dans une volée specta-
culaire, tout le long du XXème siècle.
Sa conception sur la poésie s’identifie, en grandes
lignes, avec celle des autres „poètes maudits”; il pourrait
en même temps partager avec Mallarmé le titre de chef de
file du symbolisme.
Une de ses poésies les plus célèbres, Art Poétique,
faisant part de ses opinions à Charles Maurice, présente un
caractère auto-référentiel:
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Elle est à la fois un exposé de ses vues sur la poésie
et en même temps une mise en oeuvre de cette „poétique”
(au niveau des rapports entretenus entre la nouveauté des
formes d’expression et celle de la substance du contenu).
Un bref commentaire de ce texte nous permettra à mieux
identifier les éléments nouveaux en vue de l’inventaire que
nous sommes en train de dresser.
À Charles Maurice
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise:
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.
C’est des beaux yeux derrière des voiles,
C’est le grand jour tremblant de midi,
C’est par un ciel s’automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles!
Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance!
Oh! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor!
Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine!
Prends l’éloquence et tords-lui son cou!
Tu feras bien, en train d’énergie,
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De rendre en peu la Rime assagie:
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où?
O qui dira les torts de la Rime?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime?
De la musique encore et toujours!
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.
(Jadis et Naguère, 1883)
Un premier point à retenir c’est l’importance ac-
cordée à la musique intérieure, c’est-à-dire au „fluide” des
mouvements de la sensibilité, en contrepoint avec le carac-
tère discret des éléments de la trame textuelle, atténué par
l’incantation musicale des vers. De cette manière, les ap-
parents laissez-aller des formes au niveau de surface (au
mépris des canons classiques de l’écriture poétique) ré-
pondent aux impératifs majeurs de ce mouvement „musical”.
Liée à cette exigence interne d’apparente noncha-
lance face aux soucis d’ordre formel („indolence” – avait
déjà annoncé Baudelaire, comme signe extérieure d’un
contenu autre, sans commune mesure avec le voile des ap-
parences – cf. L’Albatros, „indolent compagnon de voyage”)
il y a l’exigence programmatique des symbolistes (théo-
risée par Mallarmé) de ne pas peindre l’objet mais son effet.
Prenons, comme exemple en ce sens, la poésie Green:
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Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
Et puis voici mon cœur, qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.
J’arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée,
Rêve des chers instants qui la délasseront.
Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encor de vos derniers baisers;
Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête,
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.
(Romances sans paroles, Aquarelles)
À comparer les vers:
„J’arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front”.
(dans lesquels l’effet du vent froid sur le front humide est
celui d’un frisson comparable – en résonance – avec le
trouble de l’amoureux ignorant la réaction de sa bien-
aimée à laquelle il va offrir son cœur) avec le conseil
programmatique de l’Art Poétique:
„Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin.” (n.s.)
L’on remarque facilement la substitution: le vent est
froid – cause avec le „vent crispé”; l’utilisation impropre
de l’adjectif „crispé” à la place de „qui produit une cris-
pation” est une mise en pratique – d’une indiscutable force
de suggestion poétique – du conseil de la deuxième strophe
de l’Art Poétique:
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„Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise”. (n.s.)
Verlaine n’avait pas accordé à cette poésie (écrite en
1874 dans la prison de Mons, où le poète se trouvait à la
suite du coup de pistolet tiré sur Rimbaud) l’importance
programmatique qu’on allait lui attribuer après sa publi-
cation en 1882. D’ailleurs son contenu se définit plutôt par
la négative. Ce que nous tenons à retenir c’est l’affranchis-
sement qu’elle célèbre par rapport aux normes instituées
de la poéticité (face à la soumission à tel ou tel critère posé
comme articulation „naturelle” du texte poétique); les ca-
nons préétablis du discours poétique (quels qu’ils soient)
sont mis à l’indexe par la fameuse boutade qui clôt la
poésie:
„Et tout le reste est littérature” (n.s.)
Cette acception ironique du terme fut prise ensuite
comme titre (par antiphrase) de la revenu des surréalistes
(„Littérature”).
On peut constater, en conclusion, – ne fut-ce qu’à la
faveur de ce dernier argument – la participation de Verlaine,
à titre de proche précurseur, du renouvellement du dis-
cours poétique au XXème siècle.
GUILLAUME APOLLINAIRE
Le nom d’Apollinaire s’associe au renouvellement
spectaculaire des formes de l’art de la Belle Époque. En-
thousiaste promoteur – et théoricien – de la nouveauté
dans tous les domaines de la création il avait contribué en
une grande mesure à préparer un horizon d’attente favo-
rable à l’esprit novateur.
La série d’articles consacrés aux peintres cubistes
(réunis en volume en 1913, l’année de la parution de son
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volume de vers Alcools) font de lui le théoricien reconnu
de ce courant artistique. Ce qui nous intéresse pour notre
étude c’est le fait que les points de vue théoriques qu’il y
expose ont également un impact plus ou moins explicite
sur le discours littéraire, notamment sur les formes d’expres-
sion, sur la substance du contenu et sur la mission du dis-
cours poétique.
Dans l’une des plus célèbres de ses créations, la poé-
sie Zone, il célèbre les aspects de la vie citadine moderne
(vus lors d’une promenade à travers le Paris de la Belle
Époque).
Le texte s’ouvre par un refus radical des formes et
des clichés culturels traditionnels:
„À la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô Tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation […]”
La raison de cette attitude n’est pas d’ordre esthé-
tique (ou plutôt d’ordre strictement esthétique): elle parti-
cipe d’une conception sur la culture selon laquelle elle est
posée non pas comme simple spectacle de la vie mais
comme manière de se situer par rapport à elle, comme
emprise efficace sur elle (la mission de l’artiste, selon
Apollinaire, n’est pas ni triviale ni inutile). Cette concep-
tion sur l’efficacité de la culture sera plus tard largement
approfondie et développée par le génie visionnaire
d’Antonin Artaud (comme nous le verrons un peu plus
loin). Les formes de la création artistiques et littéraires
devront donc correspondre aux exigences imposées par le
cadre nouveau de la vie.
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Dans le texte cité plus haut, Apollinaire dissocie
l’image de la bergère de la connotation culturelle idyllique
qui la transforme en cliché ornemental, en harmonie avec
le cadre architectural de „l’antiquité grecque et romaine”.
Les sons discordants du troupeau des ponts qui bêle
renvoie à une image de la bergère dans sa fraîcheur
primordiale, avant d’être prise en charge par les codes des
valeurs culturelles; elle est simple, fruste, neuve, à l’instar
de la Tour Eiffel qui s’élève en rupture, par sa simplicité
purement fonctionnelle, sans ornements, avec l’idée archi-
tecturale traditionnelle d’une tour. De la sorte le rythme
nouveau de la vie moderne suggéré par le bêlement des
automobiles entre en résonance avec la ligne architecturale
choquante de celle-ci: elles font front commun pour as-
socier au rythme et au cadre nouveau de l’activité humaine
des formes d’expression artistiques nouvelles.
Les deux derniers vers du texte cité plus haut pré-
cisent cette idée: Par la „religion”, au sens large du mot, il
faut comprendre le besoin d’une métaphysique, d’une vie
spirituelle, affective, le besoin d’aller au-delà du prosaïsme
et du pragmatisme terre-à-terre de l’existence quotidienne,
aspiration se trouvant aux sources de la poésie et de l’art.
Sur le cadre nouveau de la vie, fait d’objets et de réalités
purement fonctionnels et utilitaires (tels les „hangars de
port-aviation”), éléments constituant un trait distinctif des
faubourgs industriels (zone marginale de Paris désignée
par le titre du poème: Zone) est projetée l’aspiration de ses
habitants de s’y situer poétiquement; d’ici, le besoin impé-
rieux d’une poésie nouvelle, fruste, épurée d’ornements
stériles, passionnée, brûlante comme l’alcool bu dans le
bistro, comme la vie empreinte d’une nostalgie tragique
suggérée, à fin du poème, par l’image-choque du soleil
couchant: „soleil coup-coupé”.
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„Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie
Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances
Adieu Adieu
Soleil coup coupé”
En un sens, la poésie Zone a une visée autoréfé-
rentielle: d’une part, la Tour Eiffel est posée comme
réponse à l’exigence du renouvellement simultané des
formes d’expression et du contenu (elle a la forme des
constructions strictement utilitaires mais sa destination est
purement symbolique – voire esthétique – comme échantil-
lon d’architecture nouvelle); d’autre part, elle est posée
comme élément d’une figure littéraire emblématique pour
le tournant dans l’expression et la sensibilité poétique:
comparer la Tour Eiffel à la bergère d’un troupeau de
ponts qui bêlent ouvre, par l’insolite de la métaphore, une
nouvelle vision sur la fonction poétique et sur ses formes
d’expression.
Comme nous avons déjà pu le constater, après le
moment de perplexité causé par l’insolite de la compa-
raison (la Tour = bergère) celle-ci acquiert un premier
justificatif lorsqu’on reconnaît comme participants du
même faisceau isotopique (produits de la technologie
moderne) le „bêlement” des avertisseurs sur les ponts et la
forme architecturale, choquante par sa nouveauté, de la Tour.
Le poète dénonce toute tentative d’atténuer la rupture entre
le monde ancien et le nouveau (il reproche aux automo-
biles leur ressemblance avec les anciennes voitures tirées
par des chevaux). Qu’est-ce qu’il nous reste après ce refus
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radical des formes périmées? Il nous reste notre soif de
poésie, la projection de nos nécessités affectives (de nos
aspirations d’ordre métaphysique, en fin de compte) sur le
nouveau cadre de vie (univers fonctionnel des produits
issu du progrès industriel). Ces besoins spirituels exigent
des formes nouvelles d’expression. Car l’authenticité de la
vie affective (symbolisée ici par la religion) sera toujours
simple, fraîche, excluant les ornements stériles, caduques.
(„La religion seule est restée toute neuve, la religion est
restée simple comme les hangars de Port-Aviation”). Le
rapprochement insolite qui souligne cette idée préfigure
celui, surréaliste, „d’éléments distants”. Comme nous
l’avons déjà dit, par une lecture rétroactive l’image de la
Tour Eiffel concrétise la fusion de ces deux exigences: la
simplicité purement fonctionnelle de sa ligne et la gratuité
de sa destination: symbole de la technologie nouvelle et
des formes nouvelles d’expression dans l’art. Malgré les
apparences nous n’avons pas à faire avec une synecdoque:
la Tour n’appartient pas à l’univers technologique qu’elle
symbolise car il lui manque le trait distinctif définitoire: le
caractère utilitaire. Ce „distinguo” est essentiel (il est
marqué par le clivage qui sépare, malgré leur solidarité, le
couple religion/vs/hangars de Port-Aviation). C’est à ce
titre que la Tour est „bergère” du monde nouveau: elle le
représente en qualité de produit culturel exemplaire par la
nouveauté de sa forme. Cependant, elle est, effectivement,
un produit industriel fonctionnel mais non-utilitaire.
Dans le texte d’Apollinaire la Tour est simultané-
ment comparant (valeur métaphorique suggérant le nou-
veau cadre de la vie) et comparé (produit concret, effectif,
de la technologie nouvelle). C’est sur cette figure que re-
posera toute une direction créative de l’art contemporain,
celle qui se sert d’objets utilitaires pour les instituer en
objets d’art (les ready-mades). Son précurseur a été le
46
dadaïste Duchamp dont la célèbre „création” intitulée Jet
d’eau, n’est qu’un urinoir promu ironiquement objet d’art.
Exposé, le médiocre produit de la société de consom-
mation change de statut et devient objet de réflexion sur la
médiocrité.
L’enthousiasme d’Apollinaire face au cadre nouveau
de vie est, lui-aussi, empreint d’ironie. La suite de la
poésie Zone en fait l’étalage dans la manière paradoxale
propre au poète:
Seul en Europe tu n’es pas antique ô Cristianisme
L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui
chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les
journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aven-
tures policières
Portraits des grands homes et mille titres divers
J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dac-
tylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour
y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’ave-
nue des Ternes
47
Ce qui en résulte, dans la perspective de notre ap-
proche, c’est l’accent mis par le poète non pas sur une
admiration sans réserves du progrès technologique ayant
transformé le cadre de vie mais sur sa poésie latente, sur le
besoin de poésie de l’habitant des nouvelles Zones indus-
trielles et sur la nécessité de trouver des formes nouvelles
d’expression qui correspondent à sa sensibilité.
L’adéquation des formes d’expression à un contenu
nouveau est loin d’être conçue à la manière d’une con-
nexion directe (voire mécanique) contenu/forme.
Les modifications rapides et choquantes dues au pro-
grès technologique jouent plutôt un rôle de catalyseur dans
la modification de l’horizon d’attente artistique et lit-
téraire: l’emprise sur l’objet (autrement dit l’emprise du
moi sensible sur les coordonnées changeantes de l’environ-
nement, du cadre socioculturel et technologique de la vie)
révèle un éventail de possibilités d’une complexité insoup-
çonnée auparavant.
Vue sous cet angle, l’activité déployée par Apollinaire
comme théoricien du cubisme apparaît comme organi-
quement solidaire du renouvellement des formes d’expres-
sion littéraire, leur dénominateur commun le constituant la
mise en discussion du statut des objets, du sujet et de leurs
possibles connexions.
Pour imiter la marche, disait Apollinaire, l’homme a
inventé la roue, qui ne ressemble pas à une jambe…
L’artiste (et le poète, dans la mise en oeuvre de cette
conception par Apollinaire lui-même) opère une dissection
de l’objet, une transformation des éléments obtenus et,
enfin, un nouveau assemblage. Si ces opérations sont
reconnaissables dans les toiles cubistes elles le sont éga-
lement dans la trame poétique des oeuvres d’Apollinaire.
Dans la poésie Zone, par exemple, il y a une dis-
sociation du „moi” auquel renvoient à tour de rôle,
48
quelquefois dans la même phrase, les pronoms je, tu ou
même il. Le récepteur a le choix entre les diverses occur-
rences du „moi” de l’écrivain de son propre „moi” ou de
n’importe quel autre moi imaginaire, plus ou moins con-
fondus dans une solidarité intime, révélatrice pour la mise
à nu des couches profondes, souvent dissimulées, de notre
sensibilité.
Les opérations mentionnées conduisent – sur le plan
imaginaire suscité par la trame poétique – à un effet de
surprise (effet reconnu par le consensus de l’exégèse
critique consacrée à Apollinaire, comme trait distinctif,
comme empreinte spécifique de son écriture).
Dans le texte déjà commenté (la poésie Zone) nous
pouvons énumérer – parmi d’autres – les images-surprise:
la comparaison de la Tour Eiffel avec une bergère, celle
des ponts avec un troupeau qui bêle, l’association insolite
religion/hangars de port-aviation.
Cet effet de surprise naît le plus souvent du rap-
prochement des réalités distantes; ajoutons en ce sens aux
exemples déjà mentionnés des images comme soleil/coup
coupé (Zone) ou bien l’association insolite du concret et
de l’abstrait dans une énumération: Sous le Pont Mirabeau
coule la Seine/ et nos amours (Le Pont Mirabeau).
Bien qu’ayant des sources d’inspiration autres que
les techniques adoptées par les surréalistes pour les
produire, ces „rapprochements d’éléments distants” font
d’Apollinaire un des proches précurseurs de ce mouve-
ment (il avait préparé un „horizon d’attente” favorable). La
technique utilisée dans Calligrammes (1918) qui consiste
dans la création d’un contre-point suggestif entre les
images suscitées par la trame textuelle et les images gra-
phiques nées de la disposition (mise en page) du texte, du
trajet sinueux (prenant des formes de dessins) des phrases
sur le papier, de la forme et des dimensions variables des
49
caractères utilisées, élargit elle-aussi l’éventail des pos-
sibilités expressives nouvelles.
La poésie Il y a, inspirée par l’expérience vécue par
le poète sur le front (publication posthume, en 1925), nous
offre une sorte de condensée des techniques cubistes trans-
posées dans l’économie de la trame textuelle poétique.
Il y a un vaisseau qui a emporté ma bien-aimée
Il y a dans le ciel six saucisses et la nuit venant on
dirait des asticots dont naîtraient les étoiles
Il y a un sous-marin ennemi qui en voulait à mon
amour
Il y a mille petits sapins brisés par les éclats d’obus
autour de moi
Il y a un fantassin qui passe aveuglé par les gaz
asphyxiants
Il y a que nous avons tout haché dans les boyaux de
Nietzsche de Goethe et de Cologne
Il y a que je languis après une lettre qui tarde
Il y a dans mon porte-cartes plusieurs photos de mon
amour
Il y a les prisonniers qui passent la mine inquiète
Il y a une batterie dont les servants s’agitent autour
des pièces
Il y a le vaguemestre qui arrive au trot par le chemin
de l’Arbre isolé
Il y a dit-on un espion qui rôde par ici invisible
comme l’horizon dont il s’est indignement
revêtu et avec quoi il se confond
Il y a dressé comme un lys le buste de mon amour
Il y a un capitaine qui attend avec anxiété les
communications de la T.S.F. sur l’Atlantique
Il y a à minuit des soldats qui scient des planches
pour les cercueils
50
Il y a des femmes qui demandent du maïs à grands
cris devant un Christ sanglant à Mexico
Il y a le Gulf Stream qui est si tiède et si bienfaisant
Il y a un cimetière plein de croix à 5 kilomètres
Il y a des croix partout de-ci de-là
Il y a des figures de Barbarie sur ces cactus en
Algérie
Il y a les longues mains souples de mon amour
Il y a un encrier que j’avais fait dans une fusée de
15 centimètres et qu’on n’a pas laissé partir
Il y a ma selle exposée à la pluie
Il y a les fleuves qui ne remontent pas leur cours
Il y a l’amour qui m’entraîne avec douceur
Il y avait un prisonnier boche qui portait sa
mitrailleuse sur son dos
Il y a des hommes dans le monde qui n’ont jamais été
à la guerre
Il y a des Hindous qui regardent avec étonnement les
campagnes occidentales
Ils pensent avec mélancolie à ceux dont ils se
demandent s’ils les reverront
Car on a poussé très loin durant cette guerre l’art de
l’invisibilité
Ce texte pourrait se passer de commentaire: les tech-
niques „cubistes” du découpage font surgir à chaque ins-
tant des images-surprise d’une rare force poétique, nous
transmettant l’émotion d’un vécu authentique, impliquant
simultanément plusieurs couches de notre sensibilité (de-
puis la misère physique et physiologique, en passant par la
peur, la pitié, la crainte pour les êtres chers en danger aussi
bien que pour les inconnus) vibrations surtout ennoblies
par une sorte d’hommage silencieux porté à ce quelque
chose de chaud, de passionné, de fragile et fort à la fois
51
que l’on associe à la valeur humaine lorsqu’elle risque
d’être écrasée par un cataclysme comme la guerre. Il est
difficile d’envisager que ce contenu poétique d’une rare
gualité eût pu être exprimé sans le recours aux moyens
d’expression nouveaux, qu’Apollinaire a su découvrir ou
même inventer.
LE SURRÉALISME
En 1916, à Zürrich, dans une île de relative paix (La
Suisse constituait alors un des rares territoires européens
non-atteints par les monstrueuses flammes de la Guerre)
était né le mouvement Dada, ayant comme chef de file
Tristan Tzara (Samuel Rosenstock) écrivain français d’ori-
gine roumaine (Moineşti, 1896).
Le mouvement Dada représente un des moments-clé
du renouvellement du discours littéraire et artistique ayant
marqué le vingtième siècle aussi bien dans l’espace cul-
turel français que dans le monde entier.
Ce mouvement est le plus souvent étiqueté comme
expression d’un nihilisme total (ce qui correspond d’ail-
leurs aux déclarations d’un radicalisme agressif mais aussi
teinté d’humour de ses représentants).
Il s’agit au fait – croyons-nous – d’une mise en dis-
cussion du statut de la négation, ce qui constitue un des
points sensibles de la crise épistémologique actuelle: la
mise en discussion de la logiques binaire (cassante), du
déterminisme étroit, des clichés culturels établis etc., que
cette forme de nihilisme implique, est solidaire de la mise
en discussion des grilles de référence qui commandent à la
configuration du savoir.
Le formidable choque que la Guerre avait exercé sur
les consciences individuelles et collectives avait amené
cette mise en discussion des codes culturels établis à
52
l’ordre du jour, comme une problématique qui exigeait des
réponses dans l’immédiat de l’existence individuelle de
tout un chacun. Or, un ébranlement radical de la vision sur
le monde et de ses rapports avec la conscience et la sensi-
bilité individuelle ne pouvait avoir lieu qu’après la démo-
lition des anciennes structures mentales. C’est, en partie au
moins, ce qui légitime et explique en même temps l’am-
pleur des échos et des réverbérations ultérieures – viables
encore aujourd’hui du dadaïsme.
Peu de temps après sa création, un des participants à
ce mouvement, André Breton, en collaboration avec
Philippe Soupault et Louis Aragon ont constitué le noyau
d’une entreprise nouvelle à bâtir sur le terrain déblayé par
la contestation dadaïste. Le mouvement surréaliste ainsi né
se fait connaître d’abord par la publication de la revue
Littérature (1919), la publication du volume Les Champs
magnétiques (1920), – A.Breton en collaboration avec
Ph.Soupault – et s’affirme d’une manière plénière en 1924
par la publication du Manifeste du Surréalisme (A.Breton).
Quelques citations extraites de ce Premier Manifeste
nous permettra de nous faire une idée assez claire des
principes qui fondent ce mouvement (qui ne se déclare pas
courant littéraire ou artistique mais „révolution” – distin-
guo fondamental et définitoire, découlant aussi bien de sa
nature que de ses visées):
„De l’instant où il sera soumis à un examen métho-
dique, où, par des moyens à déterminer, on parviendra à
nous rendre compte du rêve dans son intégrité (et cela sup-
pose une discipline de la mémoire qui porte sur des géné-
rations; commençons tout de même par enregistrer les faits
saillants), où sa courbe se développera avec une régularité
et une ampleur sans pareilles, on peut espérer que les mys-
tères qui n’en sont pas feront place au grand Mystère. Je
53
crois à la résolution future de ces deux états, en apparence
si contradictoires, qui sont le rêve et la réalité, en une sorte
de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire.
C’est à sa conquête que je vais, certain de n’y pas parvenir
mais trop insoucieux de ma mort pour ne pas supporter un
peu les joies d’une telle possession. [….]
SURRÉALISME, n.m. Automatisme psychique pur par
lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par
écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de
la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle
exercé par la raison en dehors de toute préoccupation
esthétique ou morale.
ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croy-
ance à la réalité supérieure de certaines formes d’associa-
tion négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au
jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitive-
ment tous les autres mécanismes psychiques et à se subs-
tituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de
la vie. Ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU MM. Aragon,
Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos,
Eluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll,
Péret, Picon, Soupault, Vitrac.
Ce semblent bien être, jusqu’à présent, les seuls, et il
n’aurait pas à s’y tromper, n’était le cas passionnant d’Isidore
Ducasse, sur lequel je manque de données. Et certes, à ne
considérer que superficiellement leurs résultats, bon nombre
de poètes pourraient passer pour surréalistes, à commencer
par Dante, et, dans ses meilleurs jours, Shakespeare. Au
cours des différentes tentatives de réduction auxquelles je
me suis livré de ce qu’on appelle, par abus de confiance, le
génie, je n’ai rien trouvé qui se puisse attribuer finalement à
un autre processus que celui-là. […]
Il en va des images surréalistes comme de ces images
de l’opium que l’homme n’évoque plus, mais qui „s’offrent
54
à lui, spontanément, despotiquement. Il ne peut pas les
congédier, car la volonté n’a plus de force et ne gouverne
plus les facultés”. Reste à savoir si l’on a jamais „évoqué”
les images. Si l’on se tient, comme je le fais, à définition
de Reverdy, il me semble pas possible de rapprocher
volontairement ce qu’il appelle „deux réalités distantes”.
Le rapprochement se fait ou ne se fait pas, voilà tout. Je
nie, pour ma part, de la façon la plus formelle, que chez
Reverdy des images telles que:
Dans le ruisseau il y a une chanson qui coule
ou:
Le jour s’est déplié comme une nappe blanche
ou:
Le monde rentre dans un sac
offrent le moindre degré de préméditation. Il est faux,
selon moi de prétendre que tendre que „l’esprit a saisi les
rapports” des deux réalités en présence. Il n’a, pour com-
mencer, rien saisi consciemment. C’est du rapprochement
en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une
lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous
nous montrons infiniment sensibles. La valeur de l’image
dépend de la beauté de l’étincelle obtenue; elle est, par
conséquent, fonction de la différence de potentiel entre les
deux conducteurs. Lorsque cette différence existe à peine
comme dans la comparaison, l’étincelle ne se produit pas.
Or, il n’est pas, à mon sens, au pouvoir de l’homme de
concerter le rapprochement de deux réalités si distantes.
Le principe d’association des idées, tel qu’il nous apparaît,
s’y oppose. Ou bien faudrait-il en revenir à un art el-
liptique, que Reverdy condamne comme moi. Force est
donc bien d’admettre que les deux termes de l’image ne
sont pas déduits l’un de l’autre par l’esprit en vue de
l’étincelle à produire, qu’ils sont les produits simultanés
55
de l’activité que j’appelle surréaliste, la raison se bornant à
constater, et à apprécier le phénomène lumineux.
Et de même que la longueur de l’étincelle gagne à ce
que celle-ci se produise à travers des gaz raréfiés, l’atmos-
phère surréaliste créée par l’écriture mécanique, que j’ai
tenu à mettre à la portée de tous, se prête particulièrement
à la production des plus belles images. On peut même dire
que les images apparaissent, dans cette course vertigi-
neuse, comme les seuls guidons de l’esprit. L’esprit se
convainc peu à peu de la réalité suprême de ces images. Se
bornant d’abord à les subir, il s’aperçoit bientôt qu’elles
flattent sa raison, augmentent d’autant sa connaissance. Il
prend conscience des étendues illimitées où se manifestent
ses désirs, où le pour et le contre se réduisent sans cesse,
où son obscurité ne le trahit pas. il va, porté par ces images
qui le ravissent, qui lui laissent à peine le temps de
souffler sur le feu de ses doigts. C’est la plus belle des
nuits, la nuit des éclairs: le jour, auprès d’elle, est la nuit”.
Ajoutons à ces quelques remarques révélatrices pour
la compréhension de l’action entreprise par les surréalistes
et de leur buts, quelques prises de position plus nuancées
dans le Seconde Manifeste, signés toujours par A. Breton
(1930):
„Il ne tient et il ne tiendra jamais à rien tant qu’à
reproduire artificiellement ce moment idéal où l’homme,
en proie à une émotion particulière, est soudain empoigné
par ce «plus fort que lui» qui le jette, à son corps défen-
dant, dans l’immortel. Lucide, éveillé, c’est avec terreur
qu’il sortirait de ce mauvais pas. le tout est qu’il n’en soit
pas libre, qu’il continue à parler tout le temps que dure la
mystérieuse sonnerie: c’est, en effet, par où il cesse de
s’appartenir qu’il appartient. Ces produits de l’activité
psychique, aussi distraits que possible de la volonté de
56
signifier, aussi allégés que possible des idées de respon-
sabilité toujours prêtes à agir comme freins, aussi indépen-
dants que possible de tout ce qui n’est pas la vie passive de
l’intelligence, ces produits que sont l’écriture automatique
et les récits de rêves présentent à la fois l’avantage d’être
seuls à fournir des éléments d’appréciation de grand style
à une critique qui, dans le domaine artistique, se montre
étrangement désemparée, de permettre un classement
général des valeurs lyriques et de proposer une clé qui,
capable d’ouvrir indéfiniment cette boîte à multiple fond
qui s’appelle l’homme, le dissuade de faire demi-tour, pour
des raisons de conservation simple, quand il se heurte dans
l’ombre aux portes extérieurement fermées de l’«au-delà»,
de la réalité, de la raison, du génie et de l’amour”.
Comme cela arrive presque toujours, les formes réali-
sées par la mise en oeuvre des projets ou des principes qui
président à leur création ne les illustrent que partiellement;
un hiatus se manifeste fatalement entre celles-ci et le pro-
jet théorique.
Les deux techniques adoptées, la dictée automatique
et le compte rendu des rêves ne resteront jamais, au fait,
„innocents”: elles seront plus ou moins contaminées par le
parti pris plus ou moins inconscient ou délibéré au mo-
ment de l’acte de l’écriture.
Cet écart par rapport à l’orthodoxie des pratiques sur-
réalistes pourrait être vu comme bénéfiques: selon une
boutade célèbre, „le surréalisme conduit à tout, à condition
d’en sortir”. Au fait, de nombreux textes (et oeuvres d’art)
surréalistes conservent aujourd’hui une valeur d’une indis-
cutable authenticité. Cependant, l’importance réelle de ce
moment de l’histoire de la culture dépasse largement la
valeur en soi de ses créations: elle ne se justifie pleinement
qu’en tenant compte de son rayonnement. Il a marqué
57
d’une manière plus ou moins directe, avec une empreinte
plus ou moins reconnaissable, l’ensemble des productions
littéraires et artistiques depuis son affirmation (assez ex-
plosive) dans l’espace culturel français et universel.
Avant de nous en occuper, examinons un échantillon
d’orthodoxie (plus ou moins stricte dans l’exercice du
surréalisme) pratiqué par A. Breton en collaboration avec
Ph. Soupault:
„À cette heure tumultueuse les fruits pendus aux
branches brûlaient.
L’heure des météores n’est pas encore venue.
La pluie simple s’abat sur les fleuves immobiles. Le
bruit malicieux des marées va au labyrinthe d’humidités.
Au contact des étoiles filantes, les yeux des femmes se
sont fermés pour plusieurs années. Elles ne verront plus
que les tapisseries du ciel de juin et des hautes mers; mais
il y a les bruits magnifiques des catastrophes verticales et
des événements historiques.
Un homme ressuscite pour la deuxième fois. Sa
mémoire est plantée de souvenirs arborescents et il y coule
des fleuves aurifères; les vallées parallèles et les sommets
incultes sont plus silencieux que les cratères éteints. Son
corps de géant abritait des nids d’insectes poisseux et des
tribus de cantharides”.
(Les Champs magnétiques, 1919)
On pourrait cataloguer les formes du rayonnement
surréaliste de la manière suivante:
Une partie importante des surréalistes ont quitté le
mouvement pour suivre d’autres voies de création. L’on
reconnaît dans ces périodes ultérieures au surréalisme les
traces ineffaçables de leur participation à ce mouvement,
traces ayant un effet bénéfique sur leur création. Une partie
importante des surréalistes, en commençant par P.Eluard et
58
par L.Aragon, ont décidé de parler „la langue de tout le
monde” et se sont engagés politiquement du côté de la
gauche militante, participant ensuite par leur action con-
crète à la Résistance.
Sans discuter la question si cet engagement a cons-
titué un profit ou bien une perte sur le plan de la valeur de
leurs créations, il nous reste comme un constat évident et
indiscutable que la meilleure partie des textes écrits dans
cette nouvelle étape d’activité littéraire la constitue celle
où l’on peut identifier des procédés rappelant les tech-
niques surréalistes.
De la sorte, par exemple, dans la poésie anti-fasciste
Liberté de Paul Eluard il y a une manière récurrente d’user
du syntagme „j’écris ton nom” qui rappelle (comme effet,
au moins) la dictée automatique. C’est grâce à cette récur-
rence obsessionnelle que le mot-clef du final („Liberté!”)
reçoit une force évocatrice singulière (ces éléments –
courts-circuits sublimant le réel et le rêve – impriment à
cette poésie de circonstance, au-delà de la générosité de son
message ponctuel éthique et idéologique, le sceau de la
pérennité esthétique).
D’autre poètes, comme René Char, ayant suivi des
voies poétiques personnelles, doivent énormément à l’ap-
prentissage du surréalisme.
Nous reproduisons ici, comme preuve – qui se passe
de commentaires – des traces de sa pratique du surréalisme
qu’il avait depuis longtemps quitté, ce texte écrit en 1947:
„Je vois enfin la mer dans sa triple harmonie, la mer
qui tranche de son croissant la dynastie des douleurs ab-
surdes, la grande volière sauvage, la mer crédule comme
un liseron.
Quand je dis: j’ai levé la loi, j’ai franchi la morale,
j’ai maillé le cœur, ce n’est pas pour me donner raison
59
devant ce pèse-néant dont la rumeur étend sa palme au
delà de ma persuasion. Mais rien de ce qui m’a vu vivre et
agir jusqu’ici n’est témoin alentour. Mon épaule peut bien
sommeiller, ma jeunesse accourir. C’est de cela seul qu’il
faut tirer richesse immédiate et opérante. Ainsi, il y a un
jour de pur dans l’année, un jour qui creuse sa galerie
merveilleuse dans l’écume de la mer, un jour qui monte
aux yeux pour couronner midi. Hier la noblesse était
déserte, le rameau était distant de ses bourgeons. Le requin
et la mouette ne communiquaient pas.
O Vous, arc-en-ciel de ce rivage polisseur, approchez
le navire de son espérance. Faites que toute fin supposée
soit une neuve innocence, un fiévreux en-avant pour ceux
qui trébuchent dans la matinale lourdeur”.
(Le poème pulvérisé, 1947)
77
PAUL VALÉRY
La biographie littéraire de Paul Valéry fut, elle-aussi,
bien mouvementée. Ce n’est probablement pas une pure
coïncidence. Comme allait le montrer M. Proust dans
Contre Saint-Beuve, la méthode qui interprète les données
biographiques en vue d’expliquer l’œuvre souffre d’une
lacune fondamentale: la partie essentielle de la biographie,
les moments-clef de son existence que l’écrivain consacre
justement à l’acte d’écrire lui échappent. Or, pour Mallarmé
et pour Valéry (aussi bien que pour Marcel Proust), l’acte
d’écrire (aussi bien comme trame textuelle qu’au sens
d’événement en train de se faire, se prêtant à une descrip-
tion en termes de devenir) est placé au centre de l’intérêt.
Leur propre biographie, les moments de crise marquant
des grands tournants dans leur existence, furent justement
ceux liés à cette aventure intellectuelle.
Cette remarque nous permet de mieux comprendre la
complémentarité des deux voies principales dans la
créativité littéraire qui font l’objet de notre étude. La pre-
mière concevait l’acte de l’existence comme une partie grave
de laquelle l’activité créative était solidaire comme partie
intégrante (pour les surréalistes, par exemple, cette activité
n’était pas censée constituer un acte littéraire ou artistique
mais un acte révolutionnaire tout court). L’autre direction,
mettant au centre de l’intérêt l’acte d’écrire, ne sépare pas
la biographie littéraire de la biographie tout court, les mo-
ments-clef de la première constituant en même temps les
moments les plus importants de la seconde.
Autrement dit, dans le premier cas, l’existence, insé-
parable de l’action, implique l’acte de l’écriture; dans le
second, l’acte de l’écriture, inséparable de l’existence, im-
plique l’action. Ou bien, encore plus schématiquement,
nous avons:
78
a) l’existence (impliquant l’écriture) l’action
b) l’écriture (impliquant l’existence) l’action
L’erreur consisterait donc à considérer que la
seconde voie (à cause de la place accordée à la trame tex-
tuelle, à son autonomie, qui peut être interprété – à tort –
comme impassibilité altière, élitiste) représente un isole-
ment stérile dans la Tour d’Ivoire.
L’apparent hermétisme aussi bien que l’étiquette de
cérébralité que l’on associe d’habitude à la „poésie pure”
de P.Valéry ne font qu’aggraver cette confusion.
Le fait que les deux voies créatives en discussion
visent, chacune à sa manière, l’efficacité de l’acte de cul-
ture semble se confirmer par une certaine anecdotique teinté
de nuances idéologiques et politiques que l’on peut as-
socier au divers moments de leurs trajectoires. L’on peut
dire ainsi que l’engagement idéologique et politique (de
gauche) des surréalistes place, par un effet de contraste (et
suivant l’ancienne logique fondée sur des oppositions cas-
santes) des poètes comme Mallarmé et Valéry dans une
attitude d’indifférence face à l’efficacité de la culture.
Cependant, un demi-siècle plus tard, les représentants du
groupe tel-quel (des philosophes comme Gilles Deleuze et
Jacques Derrida ou des écrivains comme Hélène Cixous –
explorant un généreux filon poétique et dramatique) tout
en se réclamant de ces poètes, se situent sur une position
de gauche à vocation contestataire radicale .
La même chose dans l’évolution du discours théâtral:
Si Antonin Artaud participe, de toute évidence, – comme
un représentant de marque – de la première voie („partici-
pation totale”), la perspective brechtienne (expression du
principe de la „distanciation” qui spécule sur l’autonomie
du texte face aux données immédiates du réel historique) a
été cependant adoptée par la position militante de gauche.
À comparer en ce sens la période de l’engagement de
79
gauche d’Arthur Adamov (période marquée par la vision
brechtienne) à l’évolution vers la droite d’Eugène Ionesco
(visant le spectacle comme événement, partie grave, mor-
sure du concret, c’est-à-dire comme „participation”). Au
fait, comme nous l’avons déjà souligné, l’étude nuancée
de la complémentarité des deux voies peut mettre en évi-
dence comme trait définitoire essentiel de chacune d’entre
elles justement ce qui fonde leur solidarité: l’affranchis-
sement par rapport au vieux codes des clichés culturels, la
quête des voies assurant une emprise efficace sur les coor-
données nouvelles d’un monde que le carrefour épistémo-
logique contemporain continue à nous révéler.
La crise que le jeune Valéry avait vécu en 1892 entre
en résonance (comme signe avant-coureur bien dissimulé
sous l’apparence d’une simple conflit intérieur) avec la
crise épistémologique qui battait son plein vers les années
’960 (et qui ne fait peut-être qu’à poursuivre son éclosion
selon des lignes de force difficiles à identifier, car l’événe-
ment en train d’avoir lieu échappe par définition à l’at-
tribution du sens). Le jeune poète âgé de 21 ans, ayant
passé par une expérience sentimentale douloureuse eut une
réaction différente de celle qu’une certaine tradition at-
tribuait aux poètes: mettre en vers leur mélancolie. Au
contraire, tout en opposant sa fierté, sa volonté et sa
dignité intellectuelle à la faiblesse sentimentale, il avait
décidé d’en finir avec le lyrisme c’est-à-dire avec son
activité de jeune poète (de facture symboliste) qu’il consi-
dérait forme inférieure de manifestation de l’esprit et de la
sensibilité humaine.
Tout en consacrant une bonne partie de son énergie
intellectuelle aux mathématiques, il avait continué à s’inté-
resser à la culture, remplissant de ses réflexions de nom-
breux cahiers et, un peu plus tard, en écrivant des essais
consacrés à surprendre l’activité de l’intellect. L’essentiel,
80
pour Valéry, ne réside pas dans l’idée, mais dans l’effort
entrepris pour la développer. De même, finirait-il de con-
clure dans ses réflexions sur la poésie, seul le premier vers
nous est offert par les dieux:
«Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien
tel premier vers; mais, c’est à nous de façonner le second,
qui doit consoner avec l’autre, et n’être pas indigne de son
aîné surnaturel. Ce n’est pas trop de toutes les ressources
de l’expérience de l’esprit pour le rendre comparable au
vers qui fut un don.» (Au sujet d’Adonis).
Nous avons inscrit la voie poétique de Valéry sous le
signe de l’autonomie du texte, autonomie que nous avons
associée à l’affranchissement par rapport à la discursivité,
aussi bien qu’à la mise en vedette des vertus de „média-
tion” du texte (que nous avons appelés „topologiques”)
vision qui suscite, en dernière instance, une mise en discus-
sion des données épistémologiques.
Sa théorie consacrée à la „poésie pure” qui sera sui-
vie par une mise au point mettant un terme aux interpré-
tations un peu fantaisistes de l’abbé Bremond, nous sem-
blent confirmer ce point de vue:
„Que l’on puisse constituer toute une œuvre au moyen
de ces éléments si reconnaissables, si bien distincts de
ceux du langage que j’ai appelé insensible, – que l’on
puisse, par conséquent, au moyen d’une œuvre versifiée
ou non, donner l’impression d’un système complet de
rapports réciproques entre nos idées, nos images, d’une
part, et nos moyens d’expression, de l’autre, – système qui
correspondrait particulièrement à la création d’un état
émotif de l’âme, tel est en gros le problème de la poésie
pure. Je dis pure au sens où le physicien parle d’eau pure.
Je veux dire que la question se pose de savoir si l’on peut
81
arriver à constituer une de ces œuvres qui soit pure d’élé-
ments non poétiques. J’ai toujours considéré, et je consi-
dère encore, que c’est là un objet impossible à atteindre, et
que la poésie est toujours un effort pour se rapprocher de
cet état purement idéal. En somme, ce qu’on appelle un
poème, se compose pratiquement de fragments de poésie
pure enchâssés dans la matière d’un discours. Un très beau
vers est un élément très pur de poésie. La comparaison
banale d’un beau vers à un diamant fait voir que le senti-
ment de cette qualité de pureté est dans tous les esprits.
L’inconvénient de ce terme de poésie pure est de faire
songer à une pureté morale qui n’est pas en question ici,
l’idée de poésie pure étant au contraire pour moi une idée
essentiellement analytique. La poésie pure est, en somme,
une fiction déduite de l’observation, qui doit nous servir à
préciser notre idée des poèmes en général, et nous guider
dans l’étude si difficile et si importante des relations
diverses et multiformes du langage avec les effets qu’il
produit sur les hommes. Mieux vaudrait, au lieu de poésie
pure, mieux vaudrait, peut-être, dire poésie absolue, et il
faudrait alors l’entendre dans le sens d’une recherche des
effets résultant des relations des mots, ou plutôt des
relations de résonances des mots entre eux, ce qui suggère,
en somme, une exploration de tout ce domaine de la sensi-
bilité qui est gouverné par le langage. Cette exploration
peut être faite à tâtons. C’est ainsi qu’elle est généralement
pratiquée. Mais il n’est pas impossible qu’elle soit un jour
systématiquement conduite. Si ce problème paradoxal
pouvait se résoudre entièrement, c’est-à-dire si le poète
pouvait arriver à construire des œuvres où rien de ce qui
est de la prose n’apparaîtrait plus, des poèmes où la conti-
nuité musicale ne serait jamais interrompue, où les relations
de significations seraient elles-mêmes perpétuellement
pareilles à des rapports harmoniques, où la transmutation
82
des pensées les unes dans les autres paraîtrait plus impor-
tante que toute pensée, où le jeu des figures contiendrait la
réalité du sujet, – alors l’on pourrait parler de poésie pure
comme d’une chose existante. Il n’en est pas ainsi… La
conception de poésie pure est celle d’un type inaccessible,
d’une limite idéale des désirs, des efforts et des puissances
du poète”.
Calepin d’un poète. Poésie pure (Librairie Gallimard,
éditeur)
91
*
* *
Comme la barrière séparant les genres est très per-
méable au XXème siècle, nous reconnaîtrons des échos bien
distincts des deux voies poétiques faisant l’objet du présent
chapitre au cours de l’inventaire des formes nouvelles d’ex-
pression chez les représentants du discours narratif et de
celui théâtral, auxquels sont consacrés les deux chapitres
suivants.
Notes
92
2. LES MÉTAMORPHOSES DU DISCOURS
NARRATIF
LE ROMAN PROUSTIEN
Malgré la nouveauté de la conception sur l’écriture et
sur le statut de la trame textuelle, malgré la complexité
baroque de son architecture, malgré son étendue, la diver-
sité de la thématique, des personnages, des pages descrip-
tives, À la recherche du temps perdu présente une grande
unité et une grande cohérence interne.
On a largement insisté sur sa dimension poétique.
L’on pourrait également parler d’une configuration drama-
tique mieux structurée que le niveau de surface ne laisse
soupçonner.
C’est par là que nous commencerons. Comme on l’a
souvent remarqué, l’une des preuves de l’unité de cette
94
vaste œuvre est donnée par le fait que la phrase de la fin
est la même que celle du commencement:
„Longtemps, je mé suis couché de bonne heure”.
Cette phrase servira à situer l’intrigue et à déclencher la
quête qui maintiendra la tension dramatique sous-jacente
à l’ensemble de la trame romanesque (narrative – descrip-
tive). Parce que couché de bonne heure le narrateur se
réveillera en plein nuit, éprouvant des moments d’incer-
titude sur l’endroit et le moment. Cette incertitude sera
doublée par une interrogation implicite sur son identité,
sur son statut qui se définit en fonction des rapports
affectifs-sensoriels entretenus avec les données spatio-
temporelles de son existence. Une composante inséparable
de son identité profonde la constitue le souvenir, réac-
tualisé par le flux de la mémoire affective, de la drame du
coucher lors de son enfance à Combray, marqué par l’at-
tente – dans l’angoisse – du moment quand sa mère vien-
drait lui dire „bonsoir” et l’embrasser:
„… Mais elle entendit mon père qui montait du cabi-
net de toilette où il était allé se déshabiller, et, pour éviter
la scène qu’il me ferait, elle me dit d’une voix entrecoupée
par la colère: „Sauve-toi, sauve-toi, qu’au moins ton père
ne t’ait vu ainsi attendant comme un fou!” Mais je lui
répétais: „Viens me dire bonsoir”, terrifié en voyant que le
reflet de la bougie de mon père s’élevait sur le mûr, mais
aussi usant de son approche comme d’un moyen de
chantage et espérant que maman, pour éviter que mon père
me trouvât encore là si elle continuait à refuser, allait me
dire: „Rentre dans ta chambre, je vais venir.” Il était trop
tard, mon père était devant nous. Sans le vouloir, je
murmurai ces mots que personne n’entendit: „Je suis
perdu!” [….] Il me regarda un instant d’un air étonné et
fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques
95
mots embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit: „Mais va
donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n’as pas
envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n’ai
besoin de rien. – Mais, mon ami, répondit timidement ma
mère, que j’aie envie ou non de dormir, ne change rien à la
chose, on ne peut pas habituer cet enfant… – Mais il ne
s’agit pas d’habituer, dit mon père en haussant les épaules,
tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l’air désolé, cet
enfant; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux!
Quand tu l’auras rendu malade, tu seras bien avancée!
Puisqu’il y a deux lits dans sa chambre, dis donc à
Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette
nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si
nerveux que vous, je vais me coucher.” [….] La muraille
de l’escalier où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe
plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont
été détruites que je croyais devoir durer toujours et de
nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines
et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de
même que les anciennes me sont devenues difficiles à
comprendre. Il y a bine longtemps aussi que mon père a
cessé de pouvoir dire à maman: „Va avec le petit.” La
possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi.
Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien
percevoir, si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la
force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que
quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils
n’ont jamais cessé; et c’est seulement parce que la vie se
tait maintenant davantage autour de moi que je les entends
de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent
si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les
croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le
silence du soir.”
96
Si le roman se définit, dès le commencement, comme
une quête des coordonnées de l’identité, cette entreprise ne
vise pas, en dernière instance, un bilan du passé. Elle
aspire à accéder à une emprise supérieure sur ces coordon-
nées affectives spatio-temporelles de l’existence. La na-
ture de cette emprise sera définie à la fin du roman, dans
les termes suivants:
„Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieu-
sement sollicité que j’étais de chercher la cause de cette
félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s’impo-
sait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la
devinais en comparant entre elles ces diverses impressions
bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun
que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans
un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l’assiette,
l’inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient
jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire
hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais; au
vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la
goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien
et maintenant, dans ce qu’elle avait extra-temporel, un être
qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre
le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul
milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-
à-dire en dehors du temps.
L’être qui était rené en moi quand, avec un tel
frémissement de bonheur, j’avais entendu le bruit commun
à la fois à la cuiller qui touche l’assiette et au marteau qui
frappe sur la roue, à l’inégalité pour les pas des pavés de la
cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, etc., cet
être-là ne se nourrit que de l’essence des choses, en elle
seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit
dans l’observation du présent où les sens ne peuvent la lui
97
apporter, dans la considération d’un passé que l’intel-
ligence lui dessèche, dans l’attente d’un avenir que la vo-
lonté construit avec des fragments du présent et du passé
auxquels elle retire encore de la réalité en ne conservant
d’eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement
humaine, qu’elle leur assigne. Mais qu’un bruit, qu’une
odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soient de nouveau,
à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être
actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence
permanente et habituellement cachée des choses se trouve
libérée et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps,
semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, s’éveille,
s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est
apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a
recrée en nous, pour la sentir, l’homme affranchi de
l’ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu’il soit con-
fiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine
ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette
joie, on comprend que le mot de «mort» n’ait pas de sens
pour lui; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de
l’avenir?”
(Le Temps retrouvé)
ANDRÉ GIDE
L’histoire de la parution des œuvres d’André Gide
c’est l’histoire d’un incessant renouvellement: chacun de
ses écrits apporte du nouveau – aussi bien dans les formes
d’expression que dans la structure profonde.
Le conflit intérieur de l’écrivain dont le caractère
dramatique fut accentué par la tension maintenue, d’une
part, par son éducation puritaine, par sa sensibilité affec-
tive extrême, et par son aspiration spontanée, vers la
pureté, la sincérité et l’honnêteté et d’autre part, par ses
particularités physiologiques (déviation sexuelle innée),
conflit l’ayant obligé au choix douloureux existentiel de
s’assumer sa différence a joué, sans doute, un rôle impor-
tant dans la voie suivie aussi bien par Gide l’individu que
par Gide l’écrivain: celle d’une quête permanente de la
pureté et d’une mise en discussion de ses coordonnées
contradictoires, aussi bien que du caractère relatif des
critères axiologiques.
Ce relativisme fit fatalement écho à celui concernant
les critères esthétiques et ceux commandant le fonction-
nement et les règles d’agencement du texte narratif.
Pour mieux illustrer et mettre à nu les liens orga-
niques, de la solidarité entre la diversité des tendances de
renouvellement du discours littéraire et la crise épistémo-
logique entamée vers la fin du XIXème siècle, arrêtons-
105
nous pour quelques instants à un texte critique de Michel
Butor1 (représentant de marque du Nouveau Roman, cou-
rant ayant constitué un des „aboutissements” auxquels
avaient conduit la convergence des métamorphoses du dis-
cours narratif) consacré au Joueur de Dostoïevski (dont le
nom est souvent associé aux premières manifestations, sur
le plan de la culture universelle, des bouleversements con-
temporains subis par les coordonnées de celle-ci).
Dans le Joueur, montre Michel Butor, les person-
nages qui fréquentent les salles de jeu (à Baden-Baden)
peuvent être divisés, selon les critères éthiques institués,
dans deux catégories nettement distinctes: le „gentlemen”
et la vermine des vrais „joueurs”. Dostoïevski fait éclater,
par son récit, la barrière qui les sépare:
„Les gentlemen prétendent que le joueur est un
personnage fondamentalement différent d’eux-mêmes, tel-
lement isolé, tellement loin, qu’ils peuvent s’en amuser
comme d’un spectacle, qu’ils peuvent même imiter ses
gestes et ses activités sans risquer la moindre contagion;
c’est cette séparation radicale dont Dostoïevski va faire
éclater le mensonge par un dispositif scénique remarqua-
blement efficace.
Ce qu’il a de particulier dans la boule de la roulette,
ce qui va en faire le point de mire des regards, c’est que
son mouvement est rigoureusement imprévisible. Or,
l’homme ne peut se faire à cette idée, il ne peut s’empê-
cher de penser contre l’évidence, l’élaborer des systèmes
qui seront immanquablement réduits à néant. Si bien que
ce petit ne cesse de renvoyer aux yeux qu’il fascine un
inépuisable sarcasme.
Au début du livre la distinction entre ceux qui se
soumettent ouvertement à cette humiliation, les joueurs, et
ceux qui prétendent que celle-ci ne peut les atteindre, les
106
gentlemen, est extrêmement tranchée. C’est ce qui frappe
le plus Alexis Ivanovitch lorsqu’il entre pour la première
fois dans la salle de jeu. À ce moment, ce n’est pas pour
lui qu’il joue, mais pour la fille du général, Pauline
Alexandrovna. Il est donc, en principe, dans la position de
ces gentlemen qu’il décrit et qui jouent avec désintéres-
sement.
Mais, comme il sait très bien quelle importance la
jeune fille attacherait à son gain, il est pris par la contagion
du jeu. Il est considéré comme un joueur, et par consé-
quent comme suspect, comme égaré, par cette famille
même qu’il sert et qui le délègue sournoisement, par cette
famille qui, au fond, fait exactement comme lui, qui attend
de l’argent d’un événement entièrement indépendant de sa
volonté, de la mort d’une grand-mère, qui risque de l’ar-
gent dans cette attente, qui a misé tout sur cette carte.
D’abord, le général et tous ceux qui l’entourent par-
viennent à faire bonne figure, à se comporter comme des
gens raisonnables. Or voici qu’un événement tout à fait
imprévu, mais beaucoup moins imprévisible, tout compte
fait, que le verdict de la roulette, vient bouleverser tous les
calculs: la grand-mère débarque sans crier gare et n’a rien
de plus pressé que d’aller jouer.
À partir de ce moment et pendant tout son séjour, il
deviendra impossible de l’arracher à cette passion, impos-
sible de prévoir ses mouvements que tous les membres de
la famille vont suivre avec les mêmes regards avides, avec
les mêmes terreurs que les joueurs autour de leurs tables.
De même que la petite bille qui tourne dans la cuvette est
un sarcasme, la grand-mère devient sarcasme. Par l’arrivée
de celle-ci, le monde de la table de jeu prend possession
totalement de la famille du général. La distinction entre les
joueurs et les non-joueurs n’existe plus.”
107
Ce texte critique qui laisse transparaître l’adhésion
du représentant du Nouveau Roman à la subversion des
codes axiologiques consacrés pourraient très bien s’ap-
pliquer aux oeuvres de Gide: la même inquiétude qui nous
fait douter de notre propre statut, de la validité des sup-
ports ultimes sur lesquels reposent notre équilibre moral et
notre dignité traversent celles-ci.
D’après Michel Butor le texte de Dostoïevski a un
caractère d’exorcisme (le grand écrivain étant lui-même
marqué par le sceau infamant de „joueur”). En même
temps, achever dans le délai exigé par l’éditeur la rédac-
tion du roman (au prix d’un travail acharné, inhumain, en
écrivant simultanément un autre livre qu’il s’était engagé
de finir) représentait pour Dostoïevski sa dernière „carte”
dans la partie qu’il était obligé à jouer contre l’implaca-
bilité des créanciers avec le risque de descendre au dernier
stade de la misère matérielle et morale; l’acte d’écrire ce
roman devenait de la sorte un acte performatif (gagner la
partie du Joueur). Gagner cette partie signifiait pour
Dostoïevski la possible délivrance de sa dépendance au
vice de „joueur”, une manière de reconquérir la dignité
humiliée.
Si l’on établit un parallèle entre la subversion des
fondements axiologiques dans le Joueur et celle que Gide
a été lui-aussi obligé à entreprendre pour surmonter le
conflit entre ses aspirations vers la pureté et la dignité et
les données de sa biographie intime, l’on peut constater
des affinités frappantes entre le trouble profond et
inquiétant que produisent sur le lecteur les textes des deux
écrivains. Le suivant commentaire de M.Butor justifie
parfaitement l’effet mentionné du texte de Dostoïevski sur
le lecteur:
108
„Bientôt ce qui justifie pour notre écrivain son exis-
tence de joueur, c’est le fait qu’elle va lui permettre
d’écrire un jour le roman du joueur, mais il ne peut
accomplir ce transfert qu’à partir du moment où il est
devenu capable de découvrir dans le jeu une métaphore
privilégiée de l’existence humaine, où il s’est aperçu que
le joueur révélait le non-joueur, qu’en observant l’un on se
mettait à découvrir ce que cachait l’autre. [….] Car
Dostoïevski s’est bien gardé de mettre d’emblée son
Alexis dans le camp des joueurs. Il ne lui suffit pas en
effet de montrer que celui-ci fait en public, ouvertement,
sous l’éclairage violent et la concentration brutale de la
salle de jeu, ce que tous les autres membres de la maison
du général font sournoisement, que ce qui se passe à la
table du casino n’est que l’image dénudée su système sur
lequel repose cette bonne société qui se bouche les yeux
devant son miroir terrifiant, avec ses héritages et ses
affaires, il veut aussi nous faire voir comment c’est par ce
système lui-même que tel ou tel individu, Alexis ou
Fiodor, passe de l’ombre confortable à cette lumière de
perdition.
La responsabilité est entièrement partagée, car le jeu
ne devient sérieux et atroce, il ne devient vraiment le jeu
que lorsque celui qui s’y livre est pressé par le besoin,
lorsqu’il est dans la misère ou qu’il risque la misère, et la
honte du jeu vient de cette misère qu’il souligne.”
Effectivement, la quête de la pureté et la mise en
discussion de son statut comparable à celle entreprise par
Dostoïevski, confère à l’écriture de Gide une forte em-
preinte personnelle reconnue par le consensus critique:
celle qui associe à la célébrité de Gide, tout au long de la
première moitié du XXème siècle, l’attribut d’Inquiéteur.
Malgré la variété des formes, le texte gidien reste recon-
109
naissable par le trouble mystérieux qu’il suscite dans les
profondeurs intimes du moi du lecteur: ce trouble inquié-
tant est sans doute lié à ce que la quête gidienne nous
laisse à pressentir: à l’instar de celle du „gentlemen” de
Dostoïevski, notre quiétude morale est sujette à caution;
pour peu que notre sécurité sociale soit en péril, pour peu
que nous soyons obligés à assumer notre fatale différence
nous devons nous débattre, tels les personnages de
Dostoïevski et – selon M.Butor – tel l’écrivain lui-même,
ou bien, en l’occurrence, tel Gide lui-même, pour défendre,
aux prises avec le contact humiliant des étiquettes infa-
mantes, notre aspiration vers la pureté.
Vers les années ’60, lorsque, après sa mort, l’intérêt
majeur suscité par Gide (dans lequel on avait vu „le con-
temporain capital”) était sur le point d’entrer dans le „cône
d’ombre” son prestige fut ressuscité par sa qualité de
proche (et principal) précurseur du Nouveau Roman. Ceci
grâce surtout à la structure romanesque „en abyme” qu’il
avait théorisé et mise en œuvre déjà à ses débuts littéraires
(Paludes) et plus tard dans Les Caves du Vatican et surtout
dans les Faux Monnayeurs. Il ouvrit de la sorte la voie au
„récit spéculaire”2 largement exploré par les représentants
du Nouveau Roman.
Le personnage-écrivain Edouard expose dans une page
devenue anthologique des Faux-Monnayeurs cette forme
de récit:
«Je voudrais un roman qui serait à la fois aussi vrai,
et aussi éloigné de la réalité, aussi particulier et aussi
général à la fois, aussi humain et aussi fictif qu’Athalie,
que Tartuffe ou que Cinna.
– Et … le sujet de ce roman?
– Il n’en a pas, repartit Édouard brusquement; et c’est
là ce qu’il a de plus étonnant peut-être. Mon roman n’a pas
110
de sujet. Oui, je sais bien; ça a l’air stupide ce que je dis
là. Mettons si vous préférez qu’il n’y aura pas un sujet…
«Une tranche de vie», disait l’école naturaliste. Le grand
défaut de cette école, c’est de couper sa tranche toujours
dans le même sens; dans le sens du temps, en longueur.
Pourquoi pas en largeur? Ou en profondeur? Pour moi, je
voudrais ne pas couper du tout. Comprenez-moi: je vou-
drais tout y faire entrer, dans ce roman. Pas de coup de
ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance. Depuis
plus d’un an que j’y travaille, il ne m’arrive rien que je n’y
verse, et que je n’y veuille faire entrer: ce que je vois, ce
que je sais, tout ce que m’apprend la vie des autres et la
mienne….
– Et tout cela stylisé?» dit Sophroniska, feignant
l’attention la plus vive, mais sans doute avec un peu
d’ironie. Laura ne put réprimer un sourire. Édouard haussa
légèrement les épaules et reprit:
«Et ce n’est même pas cela que je veux faire. Ce que
je veux, c’est présenter d’une part la réalité, présenter
d’autre part cet effort pour la styliser, dont je vous parlais
tout à l’heure.
– Mon pauvre ami, vous ferez mourir d’ennui vos
lecteurs», dit Laura; ne pouvant plus cacher son sourire,
elle avait pris le parti de rire vraiment.
«Pas du tout. Pour obtenir cet effet, suivez-moi,
j’invente un personnage de romancier, que je pose en
figure centrale; et le sujet du livre, si vous voulez, c’est
précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et ce
que, lui, prétend en faire.»
Le personnage-écrivain envisagé par Édouard aura le
statut d’auteur réel d’un récit; de même, les évènements
réellement vécus par ce personnage-écrivain seront sources
réelles d’un récit. D’autre part cet écrivain, aussi bien que
111
les réalités qui l’inspirent auront le statut fictionnel d’élé-
ments du roman ainsi conçu par Édouard.
L’importance de ce procédé dans la création littéraire
de Gide est liée au fait que ce jeu de „miroirs” ne s’arrête
pas là. Dans le texte de Gide que nous venons de com-
menter, une fois accepté le double statut du personnage
inventé par Édouard nous constatons qu’Édouard lui-même
est posé à la fois comme auteur réel d’une fiction et comme
personnage du roman gidien. Ce qui nous semble essentiel
c’est que ce jeu s’ouvre sur une interrogation concernant
le statut du narrateur gidien lui-même – et notamment dans
les pages de sa création ayant un caractère d’aveu autobio-
graphique.
Or, entre Gide l’„inquiéteur”, et celui apprécié, au
cours de la seconde moitié du siècle surtout comme précur-
seur du Nouveau Roman l’on peut établir un trait d’union
exprimant l’unité organique de sa conception sur l’écriture
romanesque et sur sa mission (malgré la diversité de
l’œuvre). Grâce à lui nous sommes induits à nous inter-
roger sur le statut (réalité/vs/fiction) des évènements vécus,
de nos relations avec ce qui nous entoure, de l’identité des
autres et de notre propre identité (qui est sujette à caution
malgré nos efforts de sincérité).
La quête de la pureté gidienne a donc lieu sur deux
paliers: sous le signe de la sincérité et de l’authenticité,
une mise en discussion des coordonnées étiques d’une part
et de celles articulant le statut des faits et des événements
racontés d’autre part (dans cette seconde entreprise visant
l’authenticité et la sincérité de l’acte de l’écriture). Autre-
ment dit: à un contenu de bon aloi des formes d’expression
de bon aloi.
112
LA GÉNÉRATION ETHIQUE DES ANNÉES ’30
LE ROMAN EXISTENTIALISTE:
SARTRE ET CAMUS
LE NOUVEAU ROMAN
Vers les années ’60 l’intérêt du public a, pour ainsi
dire, basculé. L’élite de philosophes, des normaliens, qui
jouissaient de l’autorité intellectuelle suprême a dû céder
le pas, face à un horizon d’attente nouveau (soutenu par la
Nouvelle Critique) aux représentants des directions nou-
velles, visant une diversité, un effritement des centres
d’intérêt dans l’espace culturel: celles investiguées par les
recherches interdisciplinaires des sciences de l’homme.
Cet effritement du savoir a eu comme réplique dans
l’écriture un effritement de ce que l’on appelait „le sujet
du roman”. À se rappeler la réplique d’Edouard dans les
Faux-Monnayeurs:
134
„Et … le sujet de ce roman?
– Il n’en a pas […] Mettons, si vous préférez, qu’il
n’aura pas un sujet”.
Tout en explorant la voie ouverte par Gide du récit
spéculaire et tout en élargissant les justificatifs théoriques
de leurs points de vue, les représentants déclarés du
Nouveau Roman (Nathalie Sarraute, Michel Butor, Alain
Robbe-Grillet, Claude Simon, Jean Ricardou), d’autres „en
marge du Nouveau Roman” (Marguerite Duras, Samuel
Beckett romancier), d’autres comme Philippe Sollers ou
Hélène Cioux – du groupe „tel-quel” ont fait usage, comme
trait distinctif commun, d’une autonomie totale des règles
d’agencement textuel constituant la trame du discours
narratif.
Cette autonomie constitue le reflet d’un affranchis-
sement de nature épistémologique: pour que l’agencement
textuel soit soumis à certaines règles objectives découlant
de la configuration du savoir, il faudrait que ce savoir soit
subsumé à un système unitaire de coordonnées: or, comme
l’a montré le philosophe tel-queliste Gilles Deleuze3, il n’y
a pas de point de vue commun pour tous les objets ni
d’objets communs pour tous les points de vue.
L’écrivain Robbe-Grillet justifie dans un texte théo-
4
rique le bien fondé justificatif de l’écart des voies tra-
ditionnelles de l’écriture romanesque:
„L’objectivité au sens courant du terme – imperson-
nalité totale du regard – est trop évidemment une chimère.
Mais c’est la liberté qui devrait du moins être possible, et
qui ne l’est pas, elle non plus. À chaque instant, des franges
de culture (psychologie, morale, métaphysique, etc.) vien-
nent s’ajouter aux choses, leur donnant un aspect moins
135
étranger, plus compréhensible, plus rassurant. Parfois le
camouflage est complet: un geste s’efface de notre esprit
au profit des émotions supposées qui lui auraient donné
naissance, nous retenons qu’un paysage est «austère» ou
«calme» sans pouvoir en citer aucune ligne, aucun des
éléments principaux. Même si nous pensons aussitôt:
«C’est de la littérature», nous n’essayons pas de nous
révolter. Nous sommes habitués à ce que cette littérature
(le mot est devenu péjoratif) fonctionne comme une grille,
munie de perception en petits carreaux assimilables.
Et si quelque chose reste à cette appropriation systé-
matique, si un élément du monde crève la vitre, sans trou-
ver aucune place dans la grille d’interprétation, nous avons
encore à notre service la catégorie commode de l’absurde,
qui absorbera cet encombrant résidu.
Or le monde n’est ni signifiant ni absurde. Il est, tout
simplement. C’est là, en tout cas, ce qu’il a de plus remar-
quable. Et soudain cette évidence nous frappe avec une
force contre laquelle nous ne pouvons plus rien. D’un seul
coup toute la belle construction s’écroule: ouvrant les yeux
à l’improviste, nous avons éprouvé, une fois de trop, le
choc de cette réalité têtue dont nous faisions semblant
d’être venus à bout. Autour de nous, défiant la meute de
nos adjectifs animistes ou ménagers, les choses sont là.
Leur surface est nette et lisse, intacte, sans éclat louche ni
transparence. Toute notre littérature n’a pas encore réussi
à en entamer le plus petit coin, à en amollir la moindre
courbe. [….]”
Un commentaire révélateur quant à la mise en œuvre,
dans sa propre trame narrative, par A.Robbe-Grillet, d’une
écriture exprimant ce refus des voies traditionnelles, le
136
constitue le texte ci-joint extrait des Essais critiques5 de
Rolland Barthes, représentant de la Nouvelle Critique:
„Chez Robbe-Grillet, la description est toujours
anthologique: elle saisit l’objet comme dans un miroir et le
constitue devant nous en spectacle, c’est-à-dire qu’on lui
donne le droit de prendre notre temps, sans souci des
appels que la dialectique du récit peut lancer à cet objet
indiscret. L’objet reste là, il a la même liberté d’étalement
qu’un portrait balzacien, sans en avoir pour autant la néces-
sité psychologique. Autre caractère de cette description:
elle n’est jamais allusive, elle dit tout, ne cherche pas,
dans l’ensemble des lignes et des substances, tel attribut
chargé de signifier économiquement la nature entière de
l’objet (Racine: «Dans l’Orient désert, quel devient mon
ennui», ou Hugo: «Londres, une rumeur sous une fu-
mée»). L’écriture de Robbe-Grillet est sans alibi, sans
épaisseur et sans profondeur: légier telle ou telle de ses
qualités: c’est donc le contraire même d’une écriture poé-
tique. [….]
Il faut ici prendre garde que chez Robbe-Grillet, la
minutie de la description n’a rien de commun avec l’ap-
plication artisanale du romancier vériste. Le réalisme
traditionnel additionne des qualités en fonction d’un juge-
ment implicite: ses objets ont des formes, mais aussi des
odeurs, des propriétés tactiles, des souvenirs, des ana-
logies, bref ils fourmillent de significations; ils ont mille
modes d’être perçus, et jamais impunément, puis-qu’ils
entraînent un mouvement humain de dégoût ou d’appétit.
En face de ce syncrétisme sensoriel, à la fois anarchique et
orienté, Robbe-Grillet impose un ordre unique de saisie: la
vue. L’objet n’est plus ici un foyer de correspondances, un
foisonnement de sensations et de symboles: il est seule-
ment une résistance optique.
137
Cette promotion du visuel emporte de singulières
conséquences: d’abord ceci, que l’objet de Robbe-Grillet
n’est pas composé en profondeur; il ne protège pas un
cœur sous sa surface (et le rôle traditionnel du littérateur a
été jusqu’ici de voir, derrière la surface, le secret des
objets); non, ici l’objet n’existe pas au-delà de son
phénomène; il n’est pas double, allégorique; on ne peut
même pas dire qu’il soit opaque, ce serait retrouver une
nature dualiste.”
Le Nouveau Roman passa lui-aussi au cours du
dernier quart du siècle au second plan de l’intérêt. Mais les
autres voies romanesques, ayant suivi leurs propres
trajectoires pendant ou après cette „vogue” (celles d’une
Marguerite Yourcenar, d’un Le Clézio, d’un Modiano,
d’un Echenoz) ont toutes bénéficié, d’une manière plus ou
moins accusée, de l’autonomie de l’agencement textuel
proclamée par le Nouveau Roman.
Ce que toutes les nouveautés formelles présentées
par les œuvres représentatives du discours narratif au
XXème siècle ont en commun pourrait se subsumer, méta-
phoriquement, au schéma général suivant: à la différence
de l’ancienne voie réaliste du roman conçu comme miroir
promené le long d’un chemin, la voie conduisant au
Nouveau Roman révèle des chemins se multipliant à
l’infini, zigzaguant et vus à travers un jeu multiple de
miroirs; les directions actuelles, tout en se rapprochant en
apparence des vieilles formules supposant un chemin à
parcourir, conçoivent ce parcours plutôt comme une flânerie.
Nous essaierons plus loin, dans le chapitre interpré-
tatif de la présente étude, de préciser plus nettement les
rapports de solidarité d’une pareille vision avec la nouvelle
138
configuration du savoir que le carrefour épistémologique
contemporain est en train de projeter.
Nous nous contenterons ici de constater que ce trajet
hésitant est une projection de ce que les philosophes de la
post-modernité appellent „le temps des oppositions molles”.
Il nous semble significatif à remarquer que ce genre
de trajet a été pour la première fois, symboliquement,
suggéré dans l’Albatros de Baudelaire, et notamment à
l’endroit précis où la trame poétique se détache de l’ima-
ginaire romantique et s’ouvre vers une vision annonçant le
XXème siècle:
„[…] Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers
Qui suivent, / indolents compagnons de voyage […]”
L’épithète indolent que nous avons souligné dans le
texte est au fait souligné par le poète, étant marqué formel-
lement par la césure en position déplacée et sémanti-
quement par l’inattendu de cet attribut qui nous ouvre un
univers référentiel nouveau: l’albatros est supposé suivre
un mouvement ayant un rythme, une respiration, un horizon,
différents de ceux du navire, qu’il fait seulement semblant
d’accompagner. L’imaginaire baudelairien révèle ici des
coordonnées autres que celles que l’on supposait comme
seules existantes.
Cette indolence de l’albatros nous semble exprimer
le principe directeur de la trajectoire du „miroir” du récit
au XXème siècle: „compagnon” du voyage de l’homme
contemporain sur le terrain glissant et dans le paysage
changeant des vertigineuses mutations des paramètres
existentiels.
139
Notes
140
3. LE DISCOURS THÉÂTRAL
155
Notes
156
4. LE BILAN DU RENOUVELLEMENT DANS
LA PERSPECTIVE EPISTÉMOLOGIQUE
Note
162
CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES
170
BIBLIOGRAPHIE
172