Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
pas tant sa forme légitime que son noyau authentique, son vecteur
le plus vif. Il s’agit donc de « corriger » l’orientation néo-spécula-
tive contemporaine, mais non pas pour la restreindre : pour la
libérer au contraire, pour lui permettre de se tenir au plus près
d’elle-même et trouver la forme dans laquelle elle s’accomplit
intégralement. Ne pas céder sur son désir, en philosophie comme
ailleurs, cela exige aussi de se méfier des leurres. Il y a une rigueur
du désir et elle passe par une attention aux mots où ce désir se
reflète. Ce sont ces mots que je voudrais trouver.
Au cœur de cette bataille de mots se trouve celui de « sys-
tème ». Que philosopher soit construire une philosophie, soit. Mais
cela signifie-t-il qu’il s’agisse de construire un système ? Et en quel
sens du mot système faut-il alors l’entendre ? Il s’agira alors, ici, de
deux questions également abyssales, également angoissantes,
comme une angoisse se mirant dans une autre : une question por-
tant sur la nature d’un désir — le désir de philosopher : « pourquoi
philosopher » — et une question portant sur la forme de son objet :
« qu’est-ce qu’une philosophie ? ».
Tels sont les deux arguments les plus classiques invoqués pour
soutenir la forme système en philosophie. Bien que ces deux rai-
sons soient de nouveau mises en avant de nos jours sous des formes
d’ailleurs profondément originales (ainsi Meillassoux se revendi-
quant du principe de contradiction contre le principe de raison pour
fonder des opérations spéculatives pures, ou Garcia d’une pensée
du tout qu’il divise immédiatement et de manière irréconciliable en
une ontologie formelle paradoxale et une entreprise encyclopé-
dique), je pense qu’elles donnent une image fausse des véritables
motifs qui poussent certains d’entre nous aujourd’hui à trouver
dans la notion de système un nom ajusté à l’objet de leur désir de
philosopher. Les pages qui suivent expliquent pourquoi ces
mobiles me semblent inexacts. Cet exercice ne se veut pas cepen-
dant purement négatif ; on verra se dégager dans le cours de cette
opération destructive une meilleure image de ce qui, je crois, cor-
respond à une forme plus authentique de notre désir et le visage
d’une manière de philosopher qui, sans renoncer au projet systé-
matique, en fonde la nécessité dans des valeurs plus précises que
l’idéal rationnel ou l’ambition totalisante.
être n’a aucune raison d’être tel plutôt qu’autre). Il faut néanmoins noter
que Quentin Meillassoux semble conscient du caractère essentiellement
rhétorique de cette opération, puisqu’il écrit : « La philosophie est l’in-
vention d’argumentations étranges, à la limite, nécessairement, de la
sophistique — qui demeure son double obscur et structurel. Philosopher
consiste en effet toujours à déployer une idée qui, pour être défendue et
exposée, impose un régime argumentatif original, dont le modèle ne se
trouve ni dans une science positive — fût-elle la logique —, ni dans un art
du bien raisonner supposé déjà-là » (p. 103). Cependant, il ne se sert pas
de cette remarque que pour proposer un concept de l’acte spéculatif plus
réaliste que celui qui y verrait la capacité de « la pensée » à établir des
vérités absolues à la seule mesure de la « pensabilité », autrement dit de la
consistance ou de l’inconsistance du pensé. Je m’emploierai, plus loin
dans cet essai, à proposer une version plus réaliste de la nature de l’acte
spéculatif, abandonné ici, me semble-t-il, à une certaine obscurité, voire à
un certain obscurantisme.
10. Sur ce point, qui réclamerait une bien plus grande justification,
je me permets de renvoyer à certains travaux de sémantique : François
Rastier, Sémantique interprétative, Paris, PUF, 1987 ; et Pierre Cadiot
et Yves-Marie Visetti, Pour une théorie des formes sémantiques : motifs,
profils, thèmes, Paris, PUF, 2001.
Nous avons donc écarté un premier leurre dans lequel mot sys-
tème risque d’égarer le désir de philosopher, celui de la cohérence
rationnelle. Passons au second, c’est-à-dire à l’idée que la philo-
sophie aurait pour finalité propre non pas la justification ultime de
ce qui est mais l’établissement d’un rapport au tout. Ce nouveau
leurre pose des problèmes un peu différents.
Le premier, c’est que définir la philosophie comme une pensée
du « tout », le tout étant pour ainsi dire la prérogative différentielle
de la philosophie, cela présuppose qu’on adhère à une conception de
la pensée où penser est nécessairement penser un objet 11. On semble
11. Le terme « objet » doit être entendu ici en un sens très large :
ob-jet, ce qui est jeté devant, vaut pour toute manière de définir ce qu’il y
a à penser comme matière passive pour la pensée, « devant » elle, distinct
de ce qui fait penser. Il me semble que la manière dont Heidegger définit
la pensée de l’Etre fait de l’Etre même un « objet » en ce sens, alors
même, bien sûr, qu’il considèrerait la définition de l’étant comme objet au
sens restreint (corrélat de la pensée), comme un moment très particulier
de l’histoire de l’Etre. Je veux opposer ici une conception de la pensée
comme Représentation (penser, c’est penser quelque chose qui doit être
pensé) et une conception de la pensée comme Expression (penser c’est
déployer ce qui fait penser). Trop souvent on confond une manière de
compliquer un paradigme représentationnaliste (typiquement chez
Heidegger) avec une véritable rupture avec le schème de la Représentation.
La totalité du débat contemporain sur le « réalisme spéculatif » s’inscrit
dans une conception de la pensée comme Représentation. Jamais il ne
paraît venir à l’esprit de ces auteurs que l’absolu soit aussi Ce qui fait
penser, que la question du « Dehors » ne se pose pas pour cette pensée
précisément parce que la pensée est une expression du « Réel » et non pas
ce qui doit nous informer sur lui. Pour une défense d’une conception de la
nous sommes, suivant les visées qui leur sont absolument propres, en rap-
port avec l’existant lui-même » (« Qu’est-ce que la métaphysique ? », in
Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, p. 48).
13. « Dans la nuit claire du Néant de l’angoisse se montre enfin la
manifestation originelle de l’existant comme tel : à savoir qu’il y ait de
l’existant — et non pas Rien. Ce « non pas Rien » que nous prenons la
peine d’ajouter n’est pas une explication complémentaire, mais la condi-
tion préalable qui rend possible la manifestation d’un existant en général.
L’essence de ce Néant qui néantit dès l’origine réside en ce qu’il met tout
d’abord la réalité-humaine devant l’existant comme tel » (ibid., p. 62).
14. Voir H. Bergson, L’Evolution créatrice, Paris, PUF, 1906, chapitre 4.
26. J’ai donné quelques indications sur ce que serait cette « logique
des multiplicités » dans le chapitre sur l’ontologie des dialectes selon
Saussure, dans La Vie énigmatique, op. cit., pp. 392-398.
27. Cette thèse historique, qui fait de la philosophie grecque une
réponse à la « crise des irrationnels », date de Paul Tannery, mais garde
des défenseurs. Voir l’article de Jean-Luc Périllié, « Découverte des
incommensurables et vertige de l’infini », Cahiers philosophiques,
CNDP, no 91, pp. 9-29, Juin 2002.
28. Voir ce qu’en dit David Rabouin dans ce même numéro, et sur-
tout dans son grand livre Vivre ici, Paris, PUF, 2010.
2. SOUVERAINETÉ ET SOLITUDE :
REDÉFINIR LA FORME-SYSTÈME EN PHILOSOPHIE
Il semble donc que deux des raisons les plus traditionnelles par
lesquelles les néo-systématiques contemporains tentent de justifier
leur choix de la forme-système en philosophie ne soient que des
leurres embarrassés, où le désir de philosopher se noie et perd de
son tranchant, de sa précision. C’est ce désir pourtant qu’il m’im-
porte de restituer. Il m’apparaît à vrai dire plutôt fondé négative-
ment, par ce à quoi il s’oppose. Comprendre son activité philoso-
phique comme un effort pour construire un système a au moins ceci
de juste qu’on ne croit pas que la philosophie soit simplement
réponse à des problèmes pour ainsi dire naturels, auxquels nous
serions continûment conduits à mesure que nous pensons plus long-
temps, plus rigoureusement, plus obstinément. A cette conception
servile de la philosophie, la revendication systématique oppose du
moins la vertu de son hubris et renoue avec un motif déterminant du
désir de philosopher qui n’a rien à avoir avec l’exigence de rationa-
lité, ni avec celle d’exhaustivité, mais qui touche à l’exigence de
souveraineté dans et de la pensée. Elle répond aussi, nous le ver-
rons, à une autre dimension essentielle du désir de philosopher,
qu’on pourrait appeler l’exigence de singularité ou de solitude.
Système et solitude
peut circuler, d’où surtout elle peut percevoir que son monde de
départ n’était au fond qu’un monde possible.
Il faut donc se méfier de l’idée que le système instruit une cer-
taine intériorité dans la pensée. Certes, par définition, si un ensemble
est un système, cela signifie que ses parties ne renvoient à rien d’ex-
térieur, ou, plus précisément, qu’il n’est pas nécessaire pour com-
prendre une proposition particulière de faire appel à quoi que ce soit
d’extérieur au « système ». Le système est un instrument pour
déterminer le sens (ou la valeur) d’un ensemble d’éléments d’une
manière aussi explicite que possible, c’est-à-dire de telle sorte que
l’on sache toujours ce dont on a besoin pour trancher pour ainsi dire
une question : si vous ne comprenez pas un système, c’est soit que
vous avez mal lu, soit que le système est mal construit. Cette exi-
gence suppose un mécanisme de détermination réciproque : même
les propositions premières ne doivent pas avoir d’autre sens, au
fond, que celles qu’elles recevront de leurs conséquences. (C’est
ainsi que le sens du mot « substance » chez Spinoza ne saurait être
réduit à sa définition, mais se comprend véritablement par ses effets
tout au long précisément du système.) Le propre d’un système, en
d’autres termes, c’est qu’on n’en sort pas, ou, plus exactement, qu’il
n’est pas nécessaire d’en sortir. Un système constitue donc une
sorte d’abri dans la pensée, un lieu d’habitation, au sens où l’ha-
biter est un résider, non pas une occupation transitoire mais une
installation relativement durable : le système nous permet de
construire dans la pensée quelque chose d’analogue à l’habiter dans
l’espace, un chez-soi dans cet univers public et désordonné qu’est le
flux constant des propositions et des idées.
Mais qu’il ne soit pas nécessaire d’en sortir ne signifie pas
qu’il soit impossible d’en sortir : c’est simplement que d’être
dedans ou d’être dehors est un choix laissé aux lecteurs. La
construction d’un système, en ce sens, ne se fonde pas tant dans la
recherche d’une sécurité rationnelle, qu’au contraire dans l’inten-
sification d’un choix, d’une contingence, d’un saut de la part de
l’auteur, tout autant que du lecteur, bref d’un détachement à l’égard
du cours ordinaire de la pensée. Aussi le système figure-t-il à l’in-
térieur de notre monde comme un analogon du monde : il nous
offre cette liberté inouïe qui consisterait à pouvoir choisir notre
monde, faire varier non pas seulement des situations à l’intérieur
du monde, mais les mondes eux-mêmes que nous pouvons choisir
pour demeures.
31. Voir Patrice Maniglier, La Vie énigmatique des signes, op. cit.
32. Sur les enjeux ontologiques du ready-made, on a déjà cité le pas-
sage de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? (op. cit.) ; sur les machines
cybernétiques, on peut renvoyer à Gilbert Simondon, Du mode d’existence
des objets techniques (Paris, Aubier, 1958) ; sur la décision du Conseil
d’Etat, on peut se reporter à Marcela Iacub, Penser les droits de la nais-
sance, Paris, PUF, 2002. Ce ne sont là, bien sûr, que quelques exemples.
36. Voir Patrice Maniglier, La Vie énigmatique des signes, op. cit.
37. Voir le livre déjà mentionné de Marcela Iacub, Penser les droits
de la naissance, op. cit.
38. Voir la tentative pour prendre au sérieux la notion d’« objet ins-
titutionnel non identifié » à propos de l’Europe par Jean-Marc Ferry dans
La Question de l’Etat européen, Paris, Gallimard, 2000, qui, si elle n’est
pas tout à fait convaincante, a au moins le mérite de poser correctement
la question.
39. Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropo-
logie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.
40. Cette notion de « diplomatie » vient d’Isabelle Stengers, voir
Patrice Maniglier