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Patrice Maniglier

MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR


EN PHILOSOPHIE

Je voudrais ici me livrer à l’herméneutique d’un désir, qui


n’est autre que le désir de philosopher. On entend en effet monter
en France depuis quelques années une nouvelle revendication  :
celle de se réapproprier l’intégralité de l’ambition philosophique.
Philosopher, ce ne serait rien d’autre qu’œuvrer pour proposer au
monde une philosophie, sa philosophie. Une lutte générationnelle
semble être engagée depuis plusieurs décennies pour libérer le
désir philosophique des entraves que lui avait imposées une sorte
de mauvaise conscience historiciste et déconstructionniste. Cette
lutte n’est pas d’hier. Deleuze a été pour ma génération le nom qui
a symbolisé la revendication de cette « innocence » philosophique,
ainsi qu’il l’appelait lui-même 1. Il est vrai qu’on comprendra sans
doute bientôt de manière toujours plus nette combien l’innocence
de Deleuze était feinte : nul ne fut plus roué que Deleuze. Et quand
il se revendiquait d’une conception « classique » de la philoso-
phie 2, il inventait en réalité une manière si nouvelle d’en faire que
nous n’en avons pas encore bien cerné les contours. Il n’en reste
pas moins que Deleuze reste, dans le contexte à certains égards si
défavorable des années 60 et 70, marqué par la faveur aujourd’hui
si lointaine des « sciences humaines », le symbole d’une position
constructive en philosophie : philosopher, ce n’est pas une praxis,

1. Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 122 : « le plus


innocent, le plus dénué de toute culpabilité de faire de la philosophie ».
2. « Je me sens un philosophe très classique » (Deux régimes de fous,
Paris, Minuit, p. 337).

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c’est une poesis. Après Deleuze, c’est évidemment Badiou qui a


repris cette entreprise de désinhibition de la philosophie. Son
Manifeste pour la philosophie n’a pas d’autre sens. Lui non plus
cependant ne revenait pas à une conception « classique » de la phi-
losophie comme philosophia perennis puisqu’il persistait, en
continuité avec la tradition que je dirais volontiers bachelardienne
de la philosophie française, à lui imposer des conditions, et même
des conditions particulièrement rigoureuses puisqu’il ne reconnais-
sait pas la philosophie par elle-même capable de vérité. Ce n’est
que plus récemment que le retour à une forme plus classique de la
philosophie semble s’être plus nettement marqué, ainsi dans
l’œuvre encore largement inédite de Quentin Meillassoux 3 ou dans
celle naissante de Tristan Garcia 4 — accueillies avec un extraordi-
naire enthousiasme dans le monde en particulier anglophone, où la
bannière du « réalisme spéculatif » paraît avoir dessiné les arènes
d’un nouveau Kamfplatz pour le début du xxie siècle, où chacun y
va joyeusement de sa philosophie, terrassant à coups de concepts
les illusions métaphysiques de son meilleur ami 5. Tous témoignent
qu’il existe dans la conjoncture philosophique française contempo-
raine une certaine impatience à l’égard des scrupules que les « pen-
seurs du soupçon », comme les appelait Ricœur, nous avaient
appris à cultiver  : Marx par son concept d’idéologie, Freud qui
voyait dans le désir de système des philosophes une expression
paranoïaque, Nietzsche aussi à certains égards, ainsi que
Wittgenstein, Husserl ou Derrida pour d’autres raisons, entre tant
d’autres. La génération présente se caractérise déjà et se caractéri-
sera sans doute toujours plus dans les années à venir par une

3. Quentin Meillassoux, Après la finitude, Paris, Fayard, 2006.


4. Tristan Garcia, Forme et objet. Un traité des choses, Paris, PUF,
2011.
5. Pour se faire une idée de cette littérature marquée par le renou-
veau de ce qu’il est convenu d’appeler la « métaphysique continentale »,
dont une grande partie passe par ailleurs par des blogs, on pourra regarder
l’ouvrage collectif dirigé par Levi Bryant, Nick Srniceck, et Graham
Harman, The Speculative Turn  : Continental Materialism and Realism,
Melbourne, re.press, 2011. Citons parmi les auteurs les plus significatifs
de cette nébuleuse : Graham Harman, Ray Brassier, Markus Gabriel, Levi
Bryant... Une fois de plus, une œuvre de langue française, celle de Quentin
Meillassoux, aura permis à des logiques propres aux mondes académiques
anglophones de se catalyser.

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volonté ferme de couper court à ces scrupules, au risque de s’ex-
poser à une certaine naïveté, facilité ou négligence.
Il est remarquable que cette émancipation du désir de phi-
losopher s’accompagne chez presque tous d’une réhabilitation de
la notion de système, longtemps décriée comme le symbole le plus
patent des errements de la philosophie dogmatique. Ainsi Deleuze
déjà se revendiquant d’une conception très classique de « la philo-
sophie comme système » (bien que ce fût pour ajouter immédia-
tement qu’il fallait l’entendre au sens inouï d’hétérogenèse 6),
Badiou expliquant que la recollection des vérités dans un espace
de  compossibilité passait naturellement par la forme du système 7,
et plus clairement encore dans les projets de Meillassoux ou Garcia
où la philosophie semble tout à fait se dégager de tout conditionne-
ment et aspirer au « système » pour lui-même.
Je voudrais dans ce texte me livrer à un exercice délicat. Je
voudrais donc, à mon tour, contribuer à assurer le désir philoso-
phique de ses droits, et même de ses devoirs, qui ne sont pas des
devoirs négatifs, mais des devoirs positifs ; je voudrais même nous
encourager à avoir l’audace de philosopher, au sens où cette
audace passe à chaque fois, en effet par la construction de ce qu’on
peut appeler « une philosophie ». Mais je voudrais aussi mettre en
garde contre des interprétations fausses, trop vieilles ou trop gros-
sières, de ce désir. Je voudrais aussi pouvoir trouver les mots qui
conviennent à ce désir aujourd’hui, au prix de le distraire de cer-
tains signifiants où il me semble que ce désir s’égare en croyant se
désentraver (ainsi ceux de « vérité », de « raison », d’« a priori »,
de « réalité », etc.), pour le rapprocher de ce que je crois être non

6. « Je crois à la philosophie comme système. C’est la notion de sys-


tème qui me déplaît quand on la rapporte aux coordonnées de l’Identique,
du Semblable et de l’Analogue. C’est Leibniz, je crois, qui le premier
identifie système et philosophie. Au sens où il le fait, j’y adhère. Aussi les
questions “dépasser la philosophie”, “mort de la philosophie” ne m’ont
jamais touché. Pour moi, le système ne doit pas seulement être en perpé-
tuelle hétérogénéité, il doit être une hétérogenèse, ce qui, il me semble,
n’a jamais été tenté. » (ibidem.)
7. Manifeste pour la philosophie, Paris, Le Seuil, 1989, p. 46 : « Si l’on
entend par “systématicité”, comme on doit le faire, le réquisit d’une configu-
ration complète des quatre conditions génériques de la philosophie [...], alors
il est de l’essence de la philosophie d’être systématique, et aucun philosophe
n’en a jamais douté, de Platon à Hegel. »

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pas tant sa forme légitime que son noyau authentique, son vecteur
le plus vif. Il s’agit donc de « corriger » l’orientation néo-spécula-
tive contemporaine, mais non pas pour la restreindre  : pour la
libérer au contraire, pour lui permettre de se tenir au plus près
d’elle-même et trouver la forme dans laquelle elle s’accomplit
intégralement. Ne pas céder sur son désir, en philosophie comme
ailleurs, cela exige aussi de se méfier des leurres. Il y a une rigueur
du désir et elle passe par une attention aux mots où ce désir se
reflète. Ce sont ces mots que je voudrais trouver.
Au cœur de cette bataille de mots se trouve celui de « sys-
tème ». Que philosopher soit construire une philosophie, soit. Mais
cela signifie-t-il qu’il s’agisse de construire un système ? Et en quel
sens du mot système faut-il alors l’entendre ? Il s’agira alors, ici, de
deux questions également abyssales, également angoissantes,
comme une angoisse se mirant dans une autre : une question por-
tant sur la nature d’un désir — le désir de philosopher : « pourquoi
philosopher » — et une question portant sur la forme de son objet :
« qu’est-ce qu’une philosophie ? ».

1. DEUX LEURRES : LE SYSTÈME COMME ACCOMPLISSEMENT RATIONNEL


ET COMME VISÉE DU TOUT

Ecartons d’abord deux des raisons traditionnelles que l’on


invoque pour confier à la philosophie la tâche exclusive de bâtir
des systèmes. La première relèverait des contraintes propres à
l’exigence rationnelle. La philosophie ne serait effectivement que
le passage à la limite de l’idéal rationnel : elle consisterait à fournir
une justification valide à tout ce qui est, afin de ne rien laisser sans
raison. Pourquoi une telle exigence implique-t-elle l’idée de sys-
tème ? On connaît l’argument traditionnel, que Kant a formalisé :
si l’on veut donner la raison de tout, ce n’est que dans la cohérence
intrinsèque de notre pensée que nous pourrons la trouver. En effet,
aucune proposition particulière ne saurait être la raison de toutes
les autres sans devenir quant à elle contingente, et donc injustifiée.
Supposons que la proposition U justifie tout le reste, et que rien ne
la justifie ; il ne suffit pas d’invoquer le fait qu’elle soit « évidente
en soi » pour conjurer le simple fait qu’elle n’a pas de raison. Dire
qu’elle est à elle-même sa propre raison semble un tour de passe-
passe assez vain qui veut simplement dire : « je ne peux pas penser

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autrement ». Or une telle impuissance, qu’on le veuille ou non, est
un fait. Seule la justification réciproque permet de pousser l’exi-
gence rationnelle à sa limite et faire en sorte que rien ne soit sans
raison. Dans un système, tout a une raison, qui est un autre aspect
ou une autre proposition du système, lui-même justifié par une
troisième ou par sa réciproque, etc. Alors que les autres disciplines
auraient toutes à faire à des positivités d’un ordre ou d’un autre
(j’appelle « positivité » le fait que quelque chose soit posé et non
pas justifié ou conclu — je reviendrai plus loin longuement sur ce
terme), la philosophie seule n’aurait à faire qu’à la raison s’éprou-
vant elle-même : la raison y établirait des vérités autonomes en ne
se réclamant que d’elle-même. Dans cet exercice, et dans cet exer-
cice seul, notre pensée serait à elle-même sa propre autorité, et
c’est à cette autolégislation que conviendrait la forme systéma-
tique. On peut argumenter le même point a contrario. Supposons
que nous affirmions en même temps un certain nombre de proposi-
tions (par exemple, que le monde est fini, que la liberté humaine
est infinie, que la mort n’existe pas, que l’esprit n’est ni individuel
ni personnel, mais collectif). Supposons que nous soyons capables
de fournir pour chacune de ces propositions une armada d’argu-
ments puissants et décisifs, de telle sorte que tout esprit raison-
nable sera naturellement forcé, par la douceur même de l’argu-
ment, à embrasser nos thèses. Il nous restera encore à expliquer
qu’elles soient vraies ensemble. Faute de quoi nous nous trouve-
rions confrontés une fois de plus à au moins un fait injustifié, à une
contingence infondée, qui n’est autre que la coexistence de nos
raisons. Si l’on veut donc à tout trouver une raison, il faut aussi
trouver une raison au fait que plusieurs vérités peuvent être justi-
fiées ensemble  : une vérité politique, par exemple, et une vérité
physique. A cela pourvoirait la forme système en philosophie.
Mais, avant d’en débattre, passons à la seconde raison tradi-
tionnelle invoquée pour justifier la forme système en philosophie.
Elle consiste à définir la philosophie comme la pensée de ou du
tout. La philosophie serait la seule discipline de pensée dont les
vérités seraient illimitées — ce qu’on exprime parfois en l’oppo-
sant au caractère régional des autres savoirs. Tous les autres
savoirs (ou pratiques au sens large) ne pourraient aboutir qu’à des
vérités conditionnées, relatives, territorialisées. Ce que la physique
dit de la matière est vrai de la matière, mais pas nécessairement
de la vie, encore moins de l’esprit, et ne nous renseigne guère sur

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la morale. Seule la philosophie serait capable de vérité sans fron-


tière, sans territoire, de vérités inassignables. Il y a cependant au
moins trois manières de concevoir cette vocation totalisante de la
philosophie. La première relève de l’ontologie formelle : la philo-
sophie serait la science de l’objet quelconque et même, au-delà de
l’objet, la pensée de tout, objectivable ou non objectivable, pen-
sable ou impensable (par exemple pensée de « l’étant en totalité »
au sens de Heidegger 8). La seconde relève de l’encyclopédie : la
philosophie serait cette discipline qui a pour tâche d’établir l’unité
de toutes les vérités ou expériences accessibles (pensée du tout et
non plus de tout). La troisième s’entend au sens d’un style de trai-
tement des problèmes ou d’une méthode (par exemple sous la
forme d’une clef universelle, ou d’une « logique » au sens « sub-
jectif » du terme, pour reprendre une expression de Hegel). On sera
peut-être tenté de penser que cette vocation totalisante de la philo-
sophie est fondée à son tour sur sa vocation rationnelle : il s’agirait
encore une fois de donner une raison à tout. Mais ce n’est pas tout
à fait exact. L’ontologie par exemple n’a pas nécessairement à
expliquer pourquoi tous les objets possibles ont telle ou telle forme
commune (à supposer qu’on puisse l’établir) ; elle lui suffit de
dégager cette forme, éventuellement sur un mode descriptif
(comme le ferait la phénoménologie, dont le mode de déploiement
n’est pas déductif). Il s’agit donc plutôt d’une sorte de prérogative
caractéristique d’une forme de pensée qui ne serait pas attachée à
une région particulière du savoir ou de l’expérience : il s’agit du

8. Heidegger définit à plusieurs reprises la philosophie par diffé-


rence avec les savoirs « régionaux », qui n’auraient à faire qu’à des
régions qualifiées de l’étant, alors qu’à la philosophie serait impartie la
question de l’étant en totalité. Ainsi, dans Les Problèmes fondamentaux
de la phénoménologie (Paris, Gallimard, 1985), Heidegger glose l’énoncé
« La philosophie est science de l’être » en lui opposant les « sciences
positives », qui « traitent de l’étant, c’est-à-dire chaque fois de domaines
déterminés, la nature par exemple. A l’intérieur de ce dernier domaine, la
problématisation scientifique découpe à nouveau différents secteurs,
la nature inanimée, physico-matérielle, et la nature vivante par exemple.
Etc. » (p.  30-31). Puis il demande  : « Mais qu’en est-il de l’objet de la
philosophie ? » (p. 31), pour montrer aussitôt que l’être, saisi dans sa radi-
calité, n’est rien, donc s’installe au-delà de la forme objet. Heidegger
reprend ce geste à de nombreuses reprises pour définir la philosophie dans
les années 1920 et 1930.

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fait, peut-être en lui-même ultimement contingent, qui fait que l’on
peut parler de ce qui n’est rien en particulier et en dire néanmoins
quelque chose de déterminé. La prérogative de la philosophie
serait alors avant tout négative (ne parler de rien en particulier),
mais cette négativité se renverserait en un objet tout à fait positif :
tout.

Tels sont les deux arguments les plus classiques invoqués pour
soutenir la forme système en philosophie. Bien que ces deux rai-
sons soient de nouveau mises en avant de nos jours sous des formes
d’ailleurs profondément originales (ainsi Meillassoux se revendi-
quant du principe de contradiction contre le principe de raison pour
fonder des opérations spéculatives pures, ou Garcia d’une pensée
du tout qu’il divise immédiatement et de manière irréconciliable en
une ontologie formelle paradoxale et une entreprise encyclopé-
dique), je pense qu’elles donnent une image fausse des véritables
motifs qui poussent certains d’entre nous aujourd’hui à trouver
dans la notion de système un nom ajusté à l’objet de leur désir de
philosopher. Les pages qui suivent expliquent pourquoi ces
mobiles me semblent inexacts. Cet exercice ne se veut pas cepen-
dant purement négatif ; on verra se dégager dans le cours de cette
opération destructive une meilleure image de ce qui, je crois, cor-
respond à une forme plus authentique de notre désir et le visage
d’une manière de philosopher qui, sans renoncer au projet systé-
matique, en fonde la nécessité dans des valeurs plus précises que
l’idéal rationnel ou l’ambition totalisante.

Philosopher sans raison : du sens véritable du principe


de non-contradiction en philosophie.

Commençons par expliquer pourquoi la justification au nom


de l’idéal de « rationalité » me paraît simplement intenable. Il me
faut ici hélas redire, après d’autres, et avec tous les risques de
malentendus que cela ne manque jamais de soulever, que l’exi-
gence de rationalité ne saurait être prise littéralement au sérieux en
philosophie.
D’abord parce je crois, avec Marx, Nietzsche, Freud, Bergson,
James, et même Spinoza, entre tant d’autres, que ce n’est pas parce
que nous comprenons les raisons de ce que nous pensons que nous

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le pensons, mais, à l’inverse, parce que nous le pensons que nous


cherchons à le justifier. En d’autres termes, la plupart de nos pen-
sées sont des effets, pour ne pas dire des symptômes, et ce que nous
nommons raison n’est qu’un appareil à pacifier notre conscience,
dénué de tout pouvoir créatif dans notre rapport aux vérités.
J’ajoute qu’il ne s’agit pas ici de rejeter toute modalité de l’exer-
cice « rationnel », mais seulement son interprétation naïve, qui
n’est pas sans faire beaucoup de mal à ceux-là mêmes qui croient
l’embrasser, autant qu’à ceux qu’ils imaginent le trahir.
Mais je voudrais m’attarder, ici, surtout sur la seconde des rai-
sons pour laquelle je crois qu’il faut traiter cum grano salis l’exi-
gence dite rationnelle en philosophie, en particulier pour autant
qu’elle touche à la notion de système. Nous avons dit, en effet,
qu’en vertu de son statut d’art des justifications ultimes la philoso-
phie n’aurait pas à reconnaître d’autre critère, pour le déploiement
et l’établissement de ses thèses, que la cohérence. Cela signifie que
l’unique principe à l’œuvre en philosophie serait le principe de
non-contradiction. Tout ce qu’on demande à un philosophe, dit-on,
c’est de ne pas se contredire. Il n’admettra aucune autorité exté-
rieure, pas même celle des « faits » ; sa pensée s’érigera comme le
juge unique ; mais cela signifie qu’elle tiendra fermement sur cette
exigence intangible : que rien de ce qu’elle admet de penser ne se
contredise 9. D’où la forme système.

9. Quentin Meillassoux a récemment proposé de cette définition de


la philosophie une version originale qui, si elle déplace les lignes de ce
que je viens de présenter de manière assez significative, n’en fait pas
moins de la non-contradiction le critère d’une authentique connaissance
philosophique. Dans son livre, Après la finitude, il isole le domaine de
validité de ce qu’il appelle un acte spéculatif, c’est-à-dire de procédures
argumentatives qui font sans cesse appel à la seule « pensabilité » de tel
ou tel énoncé pour en établir la vérité. Or — et c’est une des thèses fortes
de ce livre — la nature de la pensabilité repose non pas sur l’établissement
si je puis dire positif de bonnes raisons de penser ceci ou cela (sur le prin-
cipe de raison), mais sur la seule non-contradiction de ce qui est envisagé,
voire sur la contradiction de son opposé. Ainsi, il peut « démontrer » ce
qu’il appelle le « principe d’irraison » en dévoilant « l’inconsistance
nécessaire de celui qui contesterait la vérité du principe », car il ne pour-
rait « en contester la valeur absolue sans en présupposer la valeur
absolue » (op. cit., p. 83). Il propose même un fondement au principe de
non-contradiction dans ce qu’il appelle le principe d’irraison (le fait qu’un

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Or je tiens que, tant que la philosophie s’exprimera dans le
langage naturel (et l’on ne voit pas qu’elle puisse faire autrement,
quand bien même elle aurait recours occasionnellement à des for-
mules à la manière de la philosophie dite « analytique »), le critère
de non-contradiction ne saurait être invoqué que comme un idéal
joué. Assurément, un tel critère ne saurait être opératoire dans
le langage naturel, à cause du caractère essentiellement glissant de
la sémantique des langues naturelles. Il ne saurait l’être au sens
littéral, mais y a-t-il lieu de parler de non-contradiction si ce n’est
littéralement ? A quoi en effet reconnaît-on une contradiction ?
Simplement à ce qu’on dit une phrase et son contraire. Par
exemple : « Les animaux sont mortels » et « Les animaux ne sont
pas mortels ». Je ne puis tenir ces deux propositions pour vraies en
même temps, dit-on. Mais on sait aussi qu’on doit ajouter ici une
petite prémisse, apparemment innocente, dont toute la tradition
philosophique nous a assuré qu’elle n’était qu’une trivialité  : à
savoir que les termes doivent être pris dans le même sens. Il faut
donc que ce soit la même phrase qui soit affirmée et niée à la fois.
Or, il est aisé de voir qu’on peut à la fois tenir que les animaux sont
mortels et qu’ils ne sont pas mortels ; par exemple on dira, avec
Heidegger, que l’animal décède mais ne meurt pas, au sens où la
mort n’est pas une possibilité même de sa vie, de sorte que
l’homme seul serait mortel. L’exemple est simple, mais l’on en
trouverait autant qu’il y a de créations conceptuelles en philoso-

être n’a aucune raison d’être tel plutôt qu’autre). Il faut néanmoins noter
que Quentin Meillassoux semble conscient du caractère essentiellement
rhétorique de cette opération, puisqu’il écrit  : « La philosophie est l’in-
vention d’argumentations étranges, à la limite, nécessairement, de la
sophistique — qui demeure son double obscur et structurel. Philosopher
consiste en effet toujours à déployer une idée qui, pour être défendue et
exposée, impose un régime argumentatif original, dont le modèle ne se
trouve ni dans une science positive — fût-elle la logique —, ni dans un art
du bien raisonner supposé déjà-là » (p. 103). Cependant, il ne se sert pas
de cette remarque que pour proposer un concept de l’acte spéculatif plus
réaliste que celui qui y verrait la capacité de « la pensée » à établir des
vérités absolues à la seule mesure de la « pensabilité », autrement dit de la
consistance ou de l’inconsistance du pensé. Je m’emploierai, plus loin
dans cet essai, à proposer une version plus réaliste de la nature de l’acte
spéculatif, abandonné ici, me semble-t-il, à une certaine obscurité, voire à
un certain obscurantisme.

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phie, c’est-à-dire partout où de la philosophie existe vraiment


(ainsi l’on pourra montrer que je suis moi-même et que je ne suis
pas moi-même, que le monde est fini et qu’il est illimité, etc.). Ce
qui, soit dit au passage, confirme combien Deleuze disait juste en
faisant de la création conceptuelle l’exercice philosophique par
exemple.

Cette petite remarque montre seulement qu’on ne peut repérer


avec certitude une contradiction qu’à la condition de travailler
dans un langage parfaitement formalisé, dans lequel l’identité des
symboles est absolument assurée. Or le langage naturel est consti-
tutivement équivoque. Par constitutivement équivoque je veux dire
qu’il ne s’agit pas d’un simple accident qu’on pourrait corriger au
prix d’un peu de rigueur, mais que l’instrument qu’est le langage
fonctionne précisément parce qu’il est équivoque, et non pas
malgré son équivocité. Je soutiens qu’il n’y a pas de sens en dehors
de l’équivoque 10. D’ailleurs, on sait a contrario que les langages
où le principe de non-contradiction peut effectivement opérer sont
ces langages qu’on dit formels, c’est-à-dire qu’on a construits de
sorte à séparer autant que faire se peut la dimension « matérielle »
des signes de leur dimension « sémantique », chaque signe étant
défini par une opération qu’il n’y a pas plus lieu de « comprendre »
que la vis n’a besoin de comprendre la fonction « visser » ou
l’objet « étagère » pour faire son effet à son heure et en son lieu. Or
le langage naturel ne fonctionne pas ainsi. Quand on pense à tous
les trésors d’imagination et de rigueur qu’il a fallu déployer pour
savoir si un système symbolique en apparence aussi bien défini
que l’arithmétique de Peano, qui visait à axiomatiser l’ensemble
des entiers naturels, était susceptible ou non de contenir des contra-
dictions, quand on se souvient de la sophistication des procédures
démonstratives mises en œuvre par Gödel dans ses deux célèbres
mémoires, l’un démontrant la complétude de la logique du premier
ordre, le second l’incomplétude de tout système contenant l’arith-
métique de Peano, on ne peut qu’accueillir avec un sourire les pré-

10. Sur ce point, qui réclamerait une bien plus grande justification,
je me permets de renvoyer à certains travaux de sémantique  : François
Rastier, Sémantique interprétative, Paris, PUF, 1987 ; et Pierre Cadiot
et Yves-Marie Visetti, Pour une théorie des formes sémantiques : motifs,
profils, thèmes, Paris, PUF, 2001.

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tentions de ceux qui, que ce soit du côté de la philosophie analy-
tique ou du côté de la philosophie continentale, pensent pouvoir
démontrer quoi que ce soit en arguant du caractère non contradic-
toire de leurs raisonnements. Il semble qu’il n’y ait, derrière l’idée
qu’on puisse utiliser le principe de contradiction comme un critère
de validation d’une proposition en langue naturelle, rien d’autre
qu’une conception fausse et de la sémantique des langues natu-
relles et des exigences propres à une véritable démonstration de
non-contradiction.
Certes, on peut se proposer de déterminer le sens des mots
(la question, comme disait Humpty Dumpty, est de savoir qui est le
maître) et on arrive souvent à distinguer entre les problèmes pure-
ment verbaux et les problèmes réels  : de verbis non est dispu-
tandum. On introduira les distinctions conceptuelles nécessaires à
clarifier le sens, de sorte à spécifier en quoi on estime qu’il y a
contradiction. C’est déjà ce qu’Aristote nous apprenait dans ses
Réfutations sophistiques. Il faudrait donc ne pas s’en tenir au mot,
ne pas faire l’idiot, et accepter d’entendre en un certain sens, dans
le bon sens. Mais c’est ici que la question rebondit  : on ne peut
savoir quel est exactement ce sens, puisque par définition il ne fonc-
tionne qu’à n’être pas entièrement explicité. Il n’y aurait pas de
contradiction, seulement des contresens. La question se pose alors
de savoir qui est le sophiste ici : celui qui a dit qu’il fallait prendre
au mot ce que nous disions pour faire la chasse aux contradictions,
mais qui confesse aussitôt qu’il faut aussi admettre que l’on ne peut
tout expliciter, ou nous qui remarquons que le principe de contra-
diction exige une explicitation totale de nos propres énoncés et qu’il
n’y a contradiction que quand on expose deux propositions iden-
tiques à la négation près ? Quel sens y a-t-il à invoquer le principe
de contradiction si c’est pour ne pas prendre le langage au sérieux,
c’est-à-dire à la lettre ? Tous les philosophes qui commencent par
vouloir traquer la contradiction finissent de fait par en appeler à la
« bonne volonté » de leurs lecteurs ou interlocuteurs. Ils nous ren-
voient alors forcément à un « vous voyez bien ce que je veux dire ».
Mais ils confessent alors qu’ils renoncent à leur idéal, qui est de
dire effectivement, afin de ne pas se contredire, et surtout ne pas
confier les plus hautes valeurs à cet adversaire sournois, l’opinion,
le bien-connu, le qui-va-de-soi. Voilà maintenant qu’ils en appellent
au déjà-accepté, au qui-ne-mérite-pas-d’être-mentionné, au qui-va-
sans-dire, bref à cet élément qu’avec hauteur d’abord ils nous

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avaient sommés de quitter. Pire : ce sont eux maintenant qui absolu-


tisent le sens commun, l’entendement ordinaire des choses, les bons
vieux usages — ce sont eux qui en appellent à une pédagogie du
clin d’œil et nous demandent de ne pas trop pinailler. Mais de deux
choses l’une : soit, avec Socrate, l’on pense qu’il vaut suprêmement
la peine de pinailler, car rien ne doit rester sans examen — toute
interruption du pinaillage n’étant jamais que contingente, la mort ou
la fatigue, la ciguë ou la colère de Calliclès ; soit l’on reconnaît les
droits de cette instance ultime qui n’est autre que la compréhension
non explicite que nous avons les uns des autres du seul fait — car
c’est un fait — que nous partageons certaines intuitions — fait
après tout culturel, voire biologique —, et alors il ne fallait pas
commencer par dénoncer par principe l’« opinion ». Finalement, le
philosophe qui en appelle au principe de non-contradiction se donne
seulement le droit de décider, lui, quand il vaut la peine de conti-
nuer à pinailler ou non. La maîtrise du pinaillage, voilà l’enjeu qui
se cache derrière les revendications grandiloquentes du principe de
non-contradiction comme principe des principes en philosophie.
Nous pensons au contraire qu’il n’y a jamais aucune raison d’ar-
rêter le pinaillage. Il faut prendre le langage au sérieux, sans res-
triction. Comme disait Chrysippe cité par Deleuze : « Quand tu dis
charriot, un charriot passe par ta bouche. » Philosopher, c’est avant
ne pas hausser les épaules devant ce genre d’énoncé, c’est se
déclarer déterminé à y répondre, à réconcilier notre langage avec
nos intuitions, non pas nécessairement en corrigeant notre langage,
mais aussi en modifiant s’il le faut ces intuitions elles-mêmes.
Ceci, en tout cas, ne me semble faire aucun doute : même l’ami
du principe de non-contradiction devra avouer que le principe de
contradiction ne permet jamais de valider la moindre proposition
rigoureusement, ni de l’invalider, à moins qu’on ne fasse appel,
parallèlement, à ce qu’il faut bien appeler des intuitions séman-
tiques, ou, si l’on préfère à des usages. Or ces usages ne prouvent
absolument rien, ce ne sont, après tout, que des usages qui portent
témoignage d’un certain état de l’intelligibilité ordinaire, ou, si
l’on préfère un vocabulaire plus technique, de l’accord intersub-
jectif. Par ailleurs, ils n’ont aucune persévérance : le sens des mots
changent et il n’est pas difficile de voir que des significations tout
à fait différentes peuvent passer l’une dans l’autre. Alors pourquoi
ne pas en rabattre sur ces images-écrans de la « rationalité » philo-
sophique et accepter de se doter d’une image plus exacte de ce que

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 13
nous faisons, qui n’est pas si mauvais après tout ? Le philosophe
apparaîtrait alors pour ce qu’il est  : quelqu’un qui joue le sens
contre lui-même, qui explore la possibilité que certaines formules
puissent « faire sens » au regard d’autres formules — quelqu’un,
donc, qui arpente le sol meuble des usages et les soumet à diverses
torsions avec, pour seule contrainte, de ne pas déchirer le tissu du
sens, de faire en sorte que ce qu’il dit reste dicible, étrange peut-
être, mais compréhensible à condition de suivre le fil de ses
phrases, de ses analogies, de ses « raisonnements ». Un tel exercice
exige, de toute évidence, que l’on modifie le sens de beaucoup de
mots, qu’on les prenne selon certains de leurs traits les moins sail-
lants, mais sans jamais substituer au signe un tout autre signe (ainsi
la liberté peut être comprise non comme absence de détermination,
mais comme détermination interne et non externe, ce qui d’un côté
viole une certaine intuition sémantique quant à la liberté, mais la
préserve par ailleurs avec d’autres bénéfices, etc.). Le principe
de non-contradiction apparaît également ici pour ce qu’il est : un
principe — un idéal régulateur qui opère dans le langage naturel
en demandant en somme à celui qui parle de s’en tenir autant que
possible à la surface de son langage et de se soumettre à la maxime
suivante  : « tu reformuleras tes propositions aussi souvent qu’il
apparaîtra qu’une paraphrase de bonne foi de tes propositions
aboutit en fait à deux phrases en apparence directement contradic-
toires l’une avec l’autre (sous la forme « A et non-A ») ». Cette
non-contradiction n’a rien de formel : elle est entièrement dépen-
dante de la manière dont on interprète les phrases présentes. De
fait, nous le savons bien : tous les philosophes que nous avons un
peu étudiés présentent des contradictions grossières ; notre plaisir,
et d’aucuns diraient notre devoir, est de montrer que ces contradic-
tions ne sont qu’apparentes. Le principe de non-contradiction est
par conséquent un principe herméneutique plus que formel  : il
incite et enrichit le travail conceptuel, il permet de malaxer le sens
et non pas d’établir quoi que ce soit de positif. Il nous éclaire sur ce
que nous voulons dire et ne prescrit rien quant à ce que nous pou-
vons dire dans l’absolu.

Que conclure de ces remarques ? Ceci, qui est très simple : la


cohérence d’un discours ne prouve jamais rien sinon l’accord des
parties sur un usage du langage — accord qui ne peut jamais
être  en tant que tel objectivé, au sens précisément où les parties

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14 LES TEMPS MODERNES

ne savent pas ce qu’elles disent — et c’est d’ailleurs la raison pour


laquelle elles sont d’accord. La philosophie comme exercice de
mise en cohérence d’un discours avec lui-même est au fond un
effort pour voir si un propos ne viole pas trop brutalement cer-
taines intuitions sémantiques. C’est donc la possibilité de
construire un sens à ces phrases qui donne un critère, et non pas
la non-contradiction formelle des phrases les unes avec les autres.
Le principe de non-contradiction guide la construction du sens, le
travail de l’esprit sur le langage pour lui faire signifier peut-être
autre chose que ce qu’il signifiait, pour creuser, voire sculpter,
dans notre langue une possibilité ou un usage qui était jusqu’alors
improbable  : c’est la possibilité de faire consister, de faire tenir
cette possibilité, de faire partager à un public assez large le senti-
ment qu’il y a quelque chose de dicible ici, et non pas rien, quelque
chose qui tient droit dans la langue et qui ne s’affaisse pas d’un
coup comme un mauvais soufflé, une certaine « possibilité objec-
tive » de discours, et non pas un trou sémantique mal recouvert —
c’est cela qui est le critère de la validité ou de l’invalidité d’une
philosophie, et non le vain fantasme d’une démonstration concep-
tuelle. Encore cette capacité à prendre un sens stable n’est-elle pas
une propriété objective de l’ensemble des phrases qui ainsi
consiste ; elle dépend d’un jeu assez complexe avec ces phrases,
suppose de vives torsions, bref relève de ce qu’il faut bien appeler
une rhétorique. Les grands philosophes sont des grands inventeurs
de langage. Ils savent faire voyager la langue en en exploitant
toutes les ressources, y compris, bien sûr, les ressources culturelles
les plus vastes, comme les savoirs, les arts, les métaphores plus
ou moins vives, les réminiscences enfouies ou négligées, sans être
le moins du monde obligés à se limiter à quelque exercice stricte-
ment grammatical, pour faire dire quelque chose de singulier. Le
seul critère d’un tel travail, comme de tout exercice rhétorique, est
le succès. Un philosophe est quelqu’un qui utilise le langage de
sorte à créer en lui de nouvelles évidences, de nouvelles intuitions.
La plus-value philosophique tient tout entière dans la diffé-
rence entre ce que l’on tient pour acceptable avant le commence-
ment de l’opération philosophique (ce que nous soufflait la struc-
ture du langage ordinaire dans laquelle nous vivions) et ce que l’on
accepte à la fin (soit le nombre de formes sémantiques nouvelles
auxquelles nous avons pu accéder grâce à l’exercice philoso-
phique). Plus grand est l’écart entre le point de départ et le point

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 15
d’arrivée, plus profonde, donc, l’évidence nouvelle (qu’on pense à
celle du Cogito) — plus puissante est la philosophie concernée. On
mesure la grandeur d’une philosophie au nombre des évidences
nouvelles qu’elle a réussi à introduire dans le monde et à l’ampleur
de la différence de ces évidences avec celles qu’elle a utilisées
pour son opération. Si Deleuze s’est fondé à reconnaître dans le
« concept » l’élément propre de la philosophie, c’est sans doute
parce que celui-ci est effectivement l’unité sémantique élémen-
taire : il s’agit de redéfinir le sens de certains termes, de faire jouer
l’une sur l’autre les frontières sémantiques de certains énoncés, de
sorte qu’ils ménagent une évidence qui semblait particulièrement
invraisemblable. Cet art, assurément, est sophistique dans le plus
haut sens du terme. Il suppose aussi une conception qu’on peut
appeler anthropologique de la philosophie, au sens où la philoso-
phie y apparaît comme une ingénierie du sens commun, des caté-
gories les plus ordinaires et élémentaires de notre culture. Mais
réinventer notre culture, vouloir mettre en circulation des intuitions
nouvelles, sculpter nos évidences, est-ce là une conception dimi-
nuée de la philosophie ? N’est-ce pas au contraire être fidèle à ce
que Nietzsche envisageait pour ceux qu’il appelait les philosophes
de l’avenir, les philosophes législateurs ?
Je ne peux terminer cette longue harangue contre le prétendu
principe de non-contradiction sans avouer que la manière dont cer-
tains philosophes utilisent la notion de contradiction me semble, à
vrai dire, profondément choquante. Quand on sait l’effort qu’il faut
déployer pour établir l’existence d’une contradiction dans un lan-
gage formel, ou s’assurer de son absence, alors qu’on dispose d’un
mécanisme permettant de s’assurer de l’intégrale transformabilité
des énoncés les uns dans les autres, entendre les philosophes pré-
tendre avoir formulé un ensemble de phrases dénué de contradic-
tion alors qu’ils utilisent une langue naturelle si glissante et
enchaînent des énoncés de manière si acrobatique, mérite quelque
humeur. Au fond, les philosophes utilisent le principe de
non-contradiction en un sens métaphorique. Ils ne prennent pas
acte de ce que la logique et la linguistique du xxe siècle nous ont
montré, c’est-à-dire à la fois que l’application du principe de
non-contradiction est beaucoup plus contraignante qu’on ne pou-
vait l’imaginer, et que les langues naturelles sont sémantiquement
incontrôlables. Ils commettent le plus naïf des péchés  : celui de
vouloir appliquer le concept de littéralité métaphoriquement... Ils

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16 LES TEMPS MODERNES

singent la non-contradiction. Il est vrai qu’entre-temps ils inventent


toutes sortes de choses intéressantes. Mais avons-nous vraiment
besoin de toute cette fausse conscience ? Je l’ai dit : je ne souhaite
pas tant modifier la pratique de la philosophie, que montrer aux
philosophes ce qu’ils font. Cette lucidité minimale produira sur la
pratique philosophique les effets que le talent ou la fortune de
chacun lui permettront d’obtenir.

Tout autrement : l’ontologie comme discipline comparée

Nous avons donc écarté un premier leurre dans lequel mot sys-
tème risque d’égarer le désir de philosopher, celui de la cohérence
rationnelle. Passons au second, c’est-à-dire à l’idée que la philo-
sophie aurait pour finalité propre non pas la justification ultime de
ce qui est mais l’établissement d’un rapport au tout. Ce nouveau
leurre pose des problèmes un peu différents.
Le premier, c’est que définir la philosophie comme une pensée
du « tout », le tout étant pour ainsi dire la prérogative différentielle
de la philosophie, cela présuppose qu’on adhère à une conception de
la pensée où penser est nécessairement penser un objet 11. On semble

11. Le terme « objet » doit être entendu ici en un sens très large  :
ob-jet, ce qui est jeté devant, vaut pour toute manière de définir ce qu’il y
a à penser comme matière passive pour la pensée, « devant » elle, distinct
de ce qui fait penser. Il me semble que la manière dont Heidegger définit
la pensée de l’Etre fait de l’Etre même un « objet » en ce sens, alors
même, bien sûr, qu’il considèrerait la définition de l’étant comme objet au
sens restreint (corrélat de la pensée), comme un moment très particulier
de l’histoire de l’Etre. Je veux opposer ici une conception de la pensée
comme Représentation (penser, c’est penser quelque chose qui doit être
pensé) et une conception de la pensée comme Expression (penser c’est
déployer ce qui fait penser). Trop souvent on confond une manière de
compliquer un paradigme représentationnaliste (typiquement chez
Heidegger) avec une véritable rupture avec le schème de la Représentation.
La totalité du débat contemporain sur le « réalisme spéculatif » s’inscrit
dans une conception de la pensée comme Représentation. Jamais il ne
paraît venir à l’esprit de ces auteurs que l’absolu soit aussi Ce qui fait
penser, que la question du « Dehors » ne se pose pas pour cette pensée
précisément parce que la pensée est une expression du « Réel » et non pas
ce qui doit nous informer sur lui. Pour une défense d’une conception de la

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 17
croire en effet que, alors que les autres disciplines de la pensée
auraient des objets particuliers ou partiels, la philosophie seule aurait
un objet absolument universel ou total ; de même que l’origine et le
fondement de la thermodynamique seraient de dire le vrai quant aux
phénomènes caloriques, de même les fondements et l’origine de la
philosophie ne seraient autre que de dire le vrai sur cet objet assuré-
ment exceptionnel que serait le tout, simplement parce qu’il existe.
Or que l’on pense pour s’éclairer sur un objet donné n’a rien
d’évident. Il est plus vraisemblable que l’on pense parce que quelque
chose de non identifié nous fait penser comme un élan qui vient de
derrière et nous porte, plutôt que comme un objet que l’on aurait
devant soi et qu’il s’agirait d’éclaircir ou d’interpréter. Comme s’il
suffisait que quelque chose soit pour qu’on s’en étonne : « Tiens ?
Un être ! Mais quoi ? De l’être ! Que c’est étonnant ! Mais j’y songe,
qu’est-ce donc qu’être finalement ? Et d’ailleurs est-ce être quelque
chose ? » Et de gloser sur la différence de l’Etre et de l’étant... Mais
qui peut croire à ce conte sur la genèse de la pensée ? Nous ne pou-
vons jamais nous étonner de rien de général. La philosophie a ceci
peut-être uniquement de commun avec l’amour, mais qui est essen-
tiel : qu’elle ne se met en marche qu’en relation au singulier. Qu’il y
ait de l’être ne nous émeut pas plus que le fait qu’il y ait des femmes
qu’on puisse aimer peut-être. Mais qu’il y ait telle femme, tel
homme, tel étant, cela, oui, peut être étonnant et nous conduire à
penser, forcés que nous serons précisément par le fait que cet étant
ne ressemble à rien et pourtant soit. L’étant en général devient pro-
blématique et intéressant parce qu’un étant y est mystérieusement
inclus qui semble en radicale exception d’avec tous les autres. « Que
faut-il donc que l’être soit pour que ceci soit aussi ? Que peut-il y
avoir de commun entre cette existence exorbitante qui est celle de
l’objet de ma passion et celle de ces autres êtres indifférents dont
l’existence a tout de contingent, je veux dire, dont le fait même qu’ils
existent apparaît inconcevable tant c’est égal ? C’est donc cela,
exister ? Cette brûlure, cette passion, cet intérêt illimité que je res-
sens ? Mais qu’en est-il alors de ces êtres froids qui ne semblent pas
moins être que l’objet de ma passion et qui pourtant ne me déchirent
guère ? Faut-il dire aussi qu’ils sont ? » C’est un peu comme lorsque

pensée comme Expression, on se rapportera au premier article scienti-


fique de Deleuze, son compte rendu de Logique et Existence de Jean
Hyppolite (in L’Ile déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002).

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18 LES TEMPS MODERNES

l’on cherche le secret de l’aimée et qu’on croit pouvoir le trouver


dans sa peau, dans ses cheveux, dans les livres qu’elle lit, les lieux
qu’elle a fréquentés ou les parents qu’elle a quittés, ce que Deleuze
appelait très justement, en référence à Proust, son monde : nous vou-
lons savoir ce qu’est l’être comme nous voudrions savoir ce qui peut
contenir l’objet de notre passion. En d’autres termes, nous ne
croyons pas à une ontologie générale  : elle nous paraît trop sage,
trop peu passionnée pour être vraiment concernée par la question de
l’être et même tout simplement par l’exercice de la pensée.
L’existence pas plus que la pensée ne se satisfait de généralités. Et
d’ailleurs, la tradition existentialiste elle-même, qui a tant fait pour
réhabiliter dans le contexte contemporain, post-kantien, la fameuse
question de l’être, n’a jamais pu poser la question de l’être autrement
que sur un mode différentiel : c’est l’être du Dasein que Heidegger
tente de décrire, et si Etre et Temps est un livre si précieux, si admi-
rable à bien des égards (et quoiqu’il m’en coûte de le reconnaître par
ailleurs), c’est qu’il mène une enquête ontologique différentielle,
« anthropologique » non pas au sens où Heidegger l’entendait, c’est-
à-dire non pas parce qu’il serait concerné par un objet particulier
nommé « homme », mais anthropologique au sens de la discipline
que pratiquait Lévi-Strauss, autrement dit au sens du comparatisme :
Heidegger fait valoir la singularité que doit prendre le mot « être »
quand on l’applique à quelque chose comme nous-mêmes et propose
de rectifier les noms : conscience, âme, sujet, etc., pour se tenir au
plus près de la différence qui nous caractérise, au plus près du
contraste que nous marquons avec d’autres comparables (les outils,
les choses, les œuvres, etc.). Bref, nous soutenons que c’est la varia-
tion qui nous fait penser, et jamais le fait nu de quoi que ce soit. Ce
n’est pas telle chose qui allume notre curiosité, mais toujours tel
déplacement, tel écart, telle violence qui nous est faite.
La seconde raison que nous avons de douter de la légitimité de
cette définition de la philosophie comme tentative pour se tenir en
relation au tout, c’est qu’une telle entreprise semble avoir pour
condition une relation au néant. Heidegger le disait très clairement
dans sa conférence de 1929 « Qu’est-ce que la métaphysique ? » :
aux savoirs régionaux il opposait un savoir sans objet particulier,
la  philosophie 12 ; et à ce savoir il donnait comme condition le

12. « La manière dont chacune de nos sciences traite de son objet


diffère essentiellement de l’autre. [...] Et pourtant, par toutes ces sciences

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 19
contraste du quelque chose avec le rien. Ce n’est que du point de
vue du rien que tout devient un problème. De fait, il n’y a rien que
tous les étants aient effectivement en commun sinon de n’être pas
rien 13. Plus profondément, la question de l’être n’a de sens qu’à se
fonder dans une interruption radicale de notre rapport pour ainsi
métabolique avec les étants plus ou moins régionaux qui nous
entourent, comme une sorte de suspens et de pas de côté. Mais
d’où tout pourrait-il devenir une sorte de terme envers lequel nous
pourrions nous tenir en relation ? Ce ne peut être quelque chose en
particulier, car ce quelque chose devrait faire encore partie du tout ;
ce doit donc être la possibilité du rien lui-même — que Heidegger
identifiera dans l’anticipation de la mort. L’absolue indétermina-
tion du néant permettrait de totaliser l’étant et constituerait la
condition de possibilité de l’ontologie.
Outre que, comme on sait, la notion de « néant » est des plus
discutables (les arguments de Bergson sur ce point gardent toute
leur vigueur 14), on sait aussi que cette condition exigera de
Heidegger qu’il s’interroge sur ce qui permet à un étant particulier
de se tenir ainsi extraordinairement en relation au néant — ce qui le
conduira à l’hésitation constante de sa pensée entre l’anthropolo-
gique et l’ontologique et à la reprise de l’idée selon laquelle il est un
étant qui se trouve en exception radicale par rapport aux autres
étants (le Dasein). On sait également que la description de cet étant
relèvera dès lors d’une nouvelle discipline a priori, l’analytique
existentiale, qui soustraira ainsi aux savoirs empiriques l’étude d’un
étant particulier, retombant dans les impasses de la philosophie
transcendantale kantienne, comme le montrera magistralement
Foucault dans Les Mots et les Choses. En installant ce face-à-face
par trop frontal de l’homme et du néant pour rendre possible

nous sommes, suivant les visées qui leur sont absolument propres, en rap-
port avec l’existant lui-même » (« Qu’est-ce que la métaphysique ? », in
Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, p. 48).
13. « Dans la nuit claire du Néant de l’angoisse se montre enfin la
manifestation originelle de l’existant comme tel  : à savoir qu’il y ait de
l’existant — et non pas Rien. Ce « non pas Rien » que nous prenons la
peine d’ajouter n’est pas une explication complémentaire, mais la condi-
tion préalable qui rend possible la manifestation d’un existant en général.
L’essence de ce Néant qui néantit dès l’origine réside en ce qu’il met tout
d’abord la réalité-humaine devant l’existant comme tel » (ibid., p. 62).
14. Voir H. Bergson, L’Evolution créatrice, Paris, PUF, 1906, chapitre 4.

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20 LES TEMPS MODERNES

quelque chose comme une visée du tout, Heidegger reconduisait la


philosophie moderne — du moins dans son versant phénoménolo-
gique — dans la voie des faux savoirs, dont elle était sur le point de
sortir et dans laquelle elle s’est, hélas, depuis, largement enfoncée,
coupant, dès lors qu’il est question du « sujet », de « l’homme » ou
de la « conscience », ses relations avec les savoirs positifs, revendi-
quant un mode d’accès « a priori » à des vérités privilégiées, repre-
nant ce ton grand seigneur qui faisait rire même le triste Kant,
inventant toutes sortes de formes contournées pour couvrir son peu
de rapport à la moindre vérité, fût-ce la plus modeste.

Nous proposons de couper court à tous ces difficultés concer-


nant le statut du néant et le rapport de l’anthropologie à l’onto-
logie, en proposant ceci : ce n’est pas en relation au rien du tout
que la question de l’être (ou du tout de l’étant) peut être formulée,
mais en relation à des variations ontiques catastrophiques. Par
« variations ontiques catastrophiques » nous entendons  : a) des
relations précises à des étants bien déterminés, qui sont posés
comme étants du fait des interactions que nous avons avec eux ou
des pratiques que nous avons d’eux (ce que Foucault appela « posi-
tivités »), mais telles que b) ces relations semblent déchirer le
régime « normal », acquis, déjà donné, des relations aux autres
étants. Nous n’entendons pas dire par là que nous aurions
conscience, avant de faire l’expérience de ces singularités ontiques,
que nous avons une relation à quelque chose comme l’étant en
général et qu’ensuite seulement il nous arriverait de ne plus recon-
naître l’étant en général dans tel ou tel étant particulier. Ce n’est
pas par une comparaison extrinsèque que cette incommensurabilité
fait incidence. C’est au contraire de l’intérieur de ces « pratiques »,
de ces positivités, que nous découvrons que nous avions quelque
chose comme des préjugés quant à l’étant en général. C’est en effet
parce que quelque chose bloque dans notre pratique de quelque
chose (par exemple des quantas, des phonèmes, des nombres
algébriques, des œuvres de Duchamp, du vers libre que commente
Mallarmé 15, d’un couple de parents de même sexe, de la démons-
tration en acte d’une capacité politique des ouvriers, d’un individu
qui affirme être un homme dans un corps de femme, ou inverse-

15. Voir S. Mallarmé, « Crise de vers », in Œuvres complètes,


vol. II, Paris, Gallimard, 2003.

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 21
ment, etc.), quelque chose qui ne tient pas tant à cette pratique elle-
même (celle-ci se poursuit au contraire paisiblement, efficacement
même, indifférente à notre souci), mais à la manière dont nous la
réfléchissons, dont nous la rapportons à d’autres pratiques, dont
nous l’inscrivons dans notre vie, c’est en somme parce que nous
sommes confrontés à des conflits d’évidence que nous ressentons
quelque chose comme une inquiétude, une incertitude, une sorte
d’incrédulité, une perte de confiance en ce qui pourtant marche
parfaitement. Ainsi Cantor écrivait à Dedekind à propos du continu
qu’il venait de découvrir  : « Je le vois, mais je ne peux pas le
croire 16. » De même Saussure écrivant à son ami le linguiste
Meillet que la grammaire comparée fonctionne parfaitement, mais
que cette efficacité même est incompréhensible, insensée, et que
les principaux intéressés l’interprètent d’ailleurs de la manière la
plus fantastique, la plus mythologique, pour ne pas dire la plus
idiote. Il ajoutait ailleurs que quiconque met le pied sur le terrain
de la langue doit renoncer à toutes les analogies du ciel et de la
terre 17. Nous pourrions faire des remarques similaires à propos de
l’invention d’œuvres d’art dites « conceptuelles 18 », ou encore de
l’expérience de la transsexualité, dans laquelle des individus
insistent pour soutenir ce qui semble si aberrant que leur énoncé
même est souvent tenu comme la preuve même de leur folie 19,
voire pour l’invention de cette nouvelle technique figurative que
fut le cinématographe, qui bouleversa les intuitions métaphysiques

16. En français dans le texte original, d’ailleurs ! Voir la


« Correspondance Cantor-Dedekind » publiée en annexe du recueil de
Jean Cavaillès, Philosophie mathématique, in J. Cavaillès, Œuvres
complètes de philosophie des sciences, Paris, Hermann, 1994, p. 409.
17. Cahiers Ferdinand de Saussure, no 21, p. 95 et Ecrits de linguis-
tique générale, Paris, Gallimard, p.  220. Voir sur le « problème de
Saussure », Patrice Maniglier, La Vie énigmatique des signes, Paris, Léo
Scheer, 2006, et pp. 49-59.
18. Je m’y suis employé dans un article intitulé « Du conceptuel
dans l’art et dans la philosophie en particulier », in Fresh Théorie II, dir.
M. Alizart et C. Kihm, Paris, Léo Scheer, 2006.
19. J’ai tenté d’explorer les enjeux métaphysiques de la transsexua-
lité dans un article intitulé « Bien plus que cinq sexes : par-delà masculin et
féminin », in J. Birnbaum, Femmes, Hommes : quelle différence ? 19e Forum
Le Monde Le Mans, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.

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22 LES TEMPS MODERNES

de nombreux contemporains 20. Ce sont des expériences de ce genre


qui nous rendent disponibles pour la question ontologique, et non
je ne sais quelle relation mystérieuse au « tout de l’étant » dans
l’anticipation sombre de la possibilité de notre impossibilité dans
la mort. Nous devons constater l’existence d’une pratique parfaite-
ment réglée, d’une interaction ordinaire avec des étants et cepen-
dant faire en même temps, localement, l’expérience d’une incom-
parabilité de cette pratique avec d’autres (et donc de cet étant avec
d’autres), non parce que nous disposons déjà d’une certaine idée de
l’être en tant que tel à laquelle nous mesurerions chaque expé-
rience d’étant particulière, mais parce que nous ne cessons, presque
mécaniquement, de reconduire chacune de nos pratiques particu-
lières aux autres, d’interpréter les unes dans les autres, de même
que l’on apprend une langue étrangère en utilisant la sienne, en la
prolongeant. Le physicien qui travaille dans son laboratoire mani-
pule ses instruments et donne sens à ses gestes en relation avec les
formalismes avec lesquels il travaille, mais il leur donne aussi sens
à un autre niveau, dans une relation avec ses collègues par exemple
ou d’une manière kinétique, dans sa familiarité ordinaire avec le
monde 21. L’exceptionnalité d’une pratique, sa position de singula-
rité radicale par rapport à d’autres, est d’abord éprouvée lorsque
que sa mise en continuité avec d’autres très locales, très voisines,
échoue, d’où procède l’élargissement pour ainsi dire de l’enquête
ontologique, c’est-à-dire la tentative pour trouver des pratiques
plus comparables, pour stabiliser ou généraliser ce qui est ici vécu,
pour le normaliser à force d’analogies et enfin, si la difficulté per-
siste, la réquisition de tous les étants jusque-là pratiqués ou ima-
ginés. C’est alors que nous disons que nos intuitions ontologiques
sont mises au défi par une singularité ontique. La question de
l’être, de ce que veut dire « être » en général, émerge au hasard et
en conséquence de telles rencontres. La question de l’être est l’effet

20. De ce bouleversement on trouve trace dans les textes d’Eisenstein,


Vertov, Epstein, Bazin et jusque dans le livre de Barthes, La  Chambre
claire (Paris, Gallimard, 1980), ainsi que, bien sûr, dans les livres de
Deleuze. Pour un éclairage sur ce point, voir mon essai dans Patrice
Maniglier et Dork Zabunyan, Foucault va au cinéma, Paris, Bayard, 2011.
21. C’est là ce que Husserl appelait le « monde de la vie » dans la
Krisis (voir E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la philoso-
phie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976).

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 23
réflexif et rétroactif d’une singularité ontique qui défait la conti-
nuité du tissu de nos évidences — et non pas d’un rapport direct et
quelque peu mystérieux au « tout de l’étant » fondé dans notre inti-
mité avec le néant. Encore une fois, le motif d’une telle interroga-
tion est souvent immanent à la pratique elle-même  : c’est pour
vaincre ce que Bachelard appelle « obstacle épistémologique » que
l’être est désormais thématisé comme ce qui, ayant été pour ainsi
dire toujours déjà posé, sans avoir besoin d’être explicité, doit
néanmoins être ouvert à titre de question. L’idée que l’être est
toujours déjà entendu, sur laquelle repose le fameux cercle hermé-
neutique de Heidegger, est une idée trompeuse qui résulte d’une
illusion rétrospective suscitée par la crise ontologique  : nous
n’avons d’expérience de l’être en tant que tel que sur l’horizon
d’une exception qui pose la question de sa « régulation » avec les
autres pratiques constituées. Nous n’avons ni idée ni expérience de
l’être en général et nous n’en avons guère besoin : nos pratiques
marchent fort bien sans cela. C’est au fond une illusion théoriciste
qui engage certains penseurs — au premier rang desquels
Heidegger là encore — dans les convolutions embarrassées du
« cercle herméneutique » où l’on fait de nécessité vertu. Ils pensent
finalement qu’il suffit que quelque chose soit pour qu’il puisse
devenir motif à penser. C’est cela qui conduit d’ailleurs Heidegger
à croire que les sciences procèdent de décisions ontologiques pour
ainsi dire antérieures à leur déploiement scientifiques 22. Cela
arrange assurément les philosophes qui s’imaginent ainsi tenir la

22. Heidegger trahit souvent cette conception épistémologique qui


soutient son rapport à la science, ainsi par exemple dans l’introduction des
Problèmes fondamentaux de la phénoménologie  : « Toutes les sciences
non philosophiques ont pour thème l’étant, et cela de telle manière qu’il
leur est à chaque fois pré-donné comme étant. Il est pré-supposé par elles ;
c’est un positum. [...] L’espace pur de la géométrie représente encore un
autre domaine de l’étant, tiré de l’espace ambiant, tel qu’il est dévoilé
de manière pré-théorique. [...] La véritable répartition des domaines se fait
toujours historiquement, non pas d’après le plan préétabli d’un système
scientifique, mais en fonction de ce qui est à chaque fois la problématique
fondamentale des sciences positives » (pp. 30-31). Il y aurait donc une
entente préalable de l’étant en quoi se fonde chaque domaine scientifique.
On retrouve les mêmes thèmes au début de Sein und Zeit : « L’élaboration
d’un domaine dans ses structures fondamentales est en quelque sorte déjà
opérée par l’expérience et l’explicitation préscientifiques du secteur d’être

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24 LES TEMPS MODERNES

position souveraine qui fut longtemps la leur : comme si les déci-


sions spéculatives ou existentielles étaient premières dans l’ordre
du savoir comme de la création. Mais c’est un simple mirage qui
recouvre les conditions précises sous lesquelles apparaît la ques-
tion de l’être tout comme sa structure rétroactive spécifique.

Ainsi, il apparaît que la question de l’être n’est pas sous condi-


tion de la négation radicale de l’être et du néant, mais sous la
condition d’une irruption inanticipable de l’équivocité du mot
« être » dans nos pratiques ordinaires. Non pas la négation, donc,
mais la multiplicité. Et une multiplicité d’un certain genre, car il
s’agit de la multiplicité qui relève de l’équivocité : la question de
l’être se pose quand il apparaît précisément que le mot « être »
pourrait être un mot radicalement équivoque. On voit pourquoi je
pense que la question de l’être suppose non pas tant une visée du
tout, que la déchirure d’un continu apparent. La question ontolo-
gique est au fond une sorte de mouvement en recul à partir d’une
singularité avancée très loin dans la construction de nos pratiques
et par laquelle on cherche à retisser les liens de notre « commun ».
Ce qui est en jeu dans l’ontologie, c’est le commun : ce qu’il y a de
commun, ou de commensurable, entre telle pratique (par exemple
la mécanique quantique, l’arithmétique des nombres algébriques,
le jeu de l’art conceptuel, la phonologie comparée, etc.) et telles
autres qui paraissaient avoir organisé entre elles un réseau de cir-
culations assez denses, assez paisibles, de sorte que notre identité
subjective semblait ne pas être en question lorsque l’on passait
d’une pratique à l’autre, et qu’elles appartenaient au même monde,
le nôtre, le monde commun.
Toute crise ontologique est comparative. Considérons un des
cas les plus éminents d’une crise philosophique suscitée par les
sciences modernes, celle qui a accompagné la physique quan-
tique 23. Supposez que Schrödinger soit frappé d’amnésie partielle
et ne se souvienne plus, quand il écrit cette célèbre équation qui

dans lequel le domaine à étudier trouve lui-même sa délimitation » (Etre


et Temps, §3, Paris, Gallimard, 1986, p. 33).
23. Pour une présentation récente et accessible des enjeux philoso-
phiques de cette crise, on peut se rapporter aux livres de Michel Bitbol,
Mécanique quantique. Une introduction philosophique, Paris, Flammarion,
1996 et De l’intérieur du monde, Paris, Flammarion, 2010.

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 25
définit les différents états possibles d’une particule quantique, de
ce qu’il fait quand il marche dans la rue, téléphone à un ami ou
mange du pudding avec sa femme, et inversement. Il n’aura aucune
raison de s’inquiéter du genre de détermination des objets que son
équation semble rendre parfaitement praticables, ainsi qu’il le fait
dans des passages fameux qui sont exemplaires d’une véritable
crise ontologique, de celles dont je soutiens qu’elles sont des
conditions de la question de l’être même 24. C’est la relation entre
les puddings et les fonctions d’onde qui pose problème, pas les
fonctions d’onde en tant que telles. Tel est exactement le sens de
la célèbre expérience de pensée dite du « chat de Schrödinger » :
elle met en continuité un objet macroscopique ordinaire, un chat, et
un objet quantique dont le comportement est défini par l’équation
de Schrödinger, en faisant dépendre l’état du chat, mort ou vif, de
l’état de l’atome d’un corps radioactif, désintégré ou non. On sup-
pose le chat enfermé dans une boîte avec un mécanisme conçu
pour tuer le chat dès que la particule est désintégrée. Cependant,
comme l’équation permet que l’on puisse dire que l’atome est à la
fois désintégré et non désintégré tant qu’on n’a pas procédé à une
mesure, cela signifie que, jusqu’à ce qu’on ouvre la boîte, on doit
pouvoir dire que le chat est vivant et mort. Mais nos intuitions
métaphysiques élémentaires nous disent qu’un chat doit être vivant
ou mort comme une porte doit être ouverte ou fermée... D’où le
choc métaphysique ! Rajoutez cependant un tour supplémentaire à
cette célèbre expérience de pensée. Supposez que Schrödinger ne
se souvienne plus, quand il met son chat dans sa fameuse boîte, des
moments où il joue avec son chat au coin du feu, et inversement : il
n’aura aucune raison de poser une question ontologique. C’est la
continuité douloureuse, douteuse, tendue, des deux chats, le chat
dans la boîte et le chat hors de la boîte, qui pose problème, et non
pas la superposition du chat vivant et du chat mort dans la boîte...
Si le chat de Schrödinger permet de faire apparaître la monstruo-
sité ontologique des particules quantiques, c’est bien parce que,
contrairement aux atomes des corps radioactifs, il peut sortir de
cette boîte !

24. Voir en particulier « La situation actuelle en mécanique quantique »,


in Physique quantique et représentation du monde, Paris, Le Seuil, 1992, et
plus précisément p. 106 pour la célèbre « expérience de pensée » du « chat de
Schrödinger ».

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26 LES TEMPS MODERNES

Trois remarques, donc, pour mieux caractériser cette tentative


de redéfinition de la question ontologique comme visée du tout que
je viens d’avancer.
Premièrement, il apparaît que la question de l’être a des condi-
tions ontiques — non pas au sens où seul un étant serait à même de
devenir le récipiendaire de la question de l’être (comme le voulait le
Heidegger de Etre et Temps), mais au sens où il faut une création
effective d’étant, bref du réel, et non pas du Dasein, pour que la
question de l’être advienne. Il n’est alors pas nécessaire de supposer
je ne sais quel mythique plan ontologique pour ainsi dire propre,
autonome, comme Heidegger le fait en parlant de Dasein (ou aussi
bien, d’ailleurs, dans un tout autre sens, Meillassoux en parlant de
« spéculation ») : l’ontologique est un effet de l’ontique ; il ne le pré-
cède ni ne s’y ajoute. Si l’on tient à poser la question des traits spéci-
fiques de l’étant pour qui la question de l’être est possible, on doit
comprendre qu’elle n’est autre que celle de l’étant qui peut faire
l’expérience de singularités ontologiques, autrement dit l’étant qui
peut voyager entre plusieurs pratiques, ou entre plusieurs univers
d’évidence (on peut appeler cet étant « l’homme », mais ce sera au
sens de la discipline anthropologique comme discipline comparée 25).
En d’autres termes, c’est de l’intérieur de l’étant que la question de
l’être se pose, et du fait de la variation des étants, non de quelque
relation au tout de l’étant fondée dans le mirage du néant.
Deuxièmement, le terme « logique » qui clarifie la possibilité
même de la question de l’être n’est guère la négation mais l’équi-
voque, c’est-à-dire une certaine modalité de la multiplicité.
Ce n’est pas parce que nous pouvons concevoir non-x que nous pou-
vons penser l’être, mais parce que nous pouvons concevoir que « x a
plusieurs sens indistincts », voire que « x a une identité multiple ».
Une des tâches les plus essentielles de toute ontologie sera donc de
comprendre la notion d’équivoque. J’ajoute pour mes amis deleu-
ziens, dont certains s’inquièteront de cette réhabilitation de la caté-
gorie d’équivocité au cœur du projet ontologique, que je ne conteste
nullement qu’il n’y ait d’ontologie qu’à condition de supposer que
l’être est univoque. A vrai dire, je crois au contraire lui donner tout

25. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « Le Tournant


anthropologique d’Alain Badiou », in Autour d’Alain Badiou, Paris,
Germina, 2011.

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 27
son sens : c’est précisément parce que l’on ne peut se contenter de ce
qu’être ait plusieurs sens, parce qu’il faut qu’être ait le même sens
pour le quanta ou pour le phonème, que la question ontologique est
ouverte. Mais laissons ce point de côté qui nous mènerait trop loin.
Construire la notion d’équivoque aussi nous entraînerait trop loin. Je
me contenterai de dire qu’elle seule permet de construire quelque
chose comme une logique de la multiplicité. Par multiplicité, il ne
faut pas entendre l’idée d’un pur divers (diversité numérique en der-
nière instance), non pas, donc, un rapport à l’un (contrairement à ce
que dit Badiou), mais plutôt celle d’une variation continue, dans un
rapport à l’identique donc. Il y a multiplicité quand l’un est aussi
l’autre, ou encore quand l’identité est variable 26.
Troisième remarque  : il apparaît que l’ontologie est sous
condition événementielle. Il n’y a de question de l’être que sous
condition de l’advenue d’une disproportion localisée d’une de nos
pratiques. L’événement grec ne relève pas d’une sorte d’histoire
spirituelle telle que la fantasmait Heidegger. Au mieux relève-t-il
d’une découverte tout à fait singulière : celle des irrationnels peut-
être 27 — à moins que ce ne soit la découverte de la géométrie, de la
monnaie ou de l’isonomie. Mais le plus vraisemblable est qu’il n’y
ait pas de « miracle grec » en général, mais des inventions singu-
lières qui exigèrent ou rendirent possibles à chaque fois des pro-
blèmes spéculatifs déterminés. Une histoire de l’être reste à écrire,
mais elle ne saurait être une histoire interne ou spéculative.
L’histoire de la philosophie devrait s’écrire en relation à des inven-
tions précises : ainsi quelques inventions mathématiques grecques
donnent lieu à quelques segments de la métaphysique antique ; la
destruction de  l’idée de substance individuelle par la mécanique
galiléenne provoque un problème que les grands systèmes « clas-
siques », de Descartes, Spinoza, Leibniz, etc., relèvent ; à partir du
xixe siècle l’irruption du comparatisme suscite une réflexion onto-

26. J’ai donné quelques indications sur ce que serait cette « logique
des multiplicités » dans le chapitre sur l’ontologie des dialectes selon
Saussure, dans La Vie énigmatique, op. cit., pp. 392-398.
27. Cette thèse historique, qui fait de la philosophie grecque une
réponse à la « crise des irrationnels », date de Paul Tannery, mais garde
des défenseurs. Voir l’article de Jean-Luc Périllié, « Découverte des
incommensurables et vertige de l’infini », Cahiers philosophiques,
CNDP, no 91, pp. 9-29, Juin 2002.

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28 LES TEMPS MODERNES

logique qui va courir à travers toute l’histoire du structuralisme et


du poststructuralisme (de Cassirer à Deleuze). L’histoire de l’être
n’est pas une Histoire à majuscule, une histoire épique où l’Etre se
révélerait fondamentalement selon un ordre gradué (fût-ce, comme
c’est le cas chez Heidegger, celui d’une décadence). Elle est histo-
rique précisément parce que soumise à l’aléa et à la singularité.
L’Etre ne se déploie pas, il recommence à l’occasion de crises
pratiques. Telle serait, à la vérité, une histoire matérialiste de la
philosophie.

Nous voyons donc en quel sens nous pensons que la philoso-


phie peut et ne peut pas être définie comme visée du tout, de même
qu’elle peut et ne peut pas être conçue comme art des consistances
conceptuelles. Je passe rapidement sur la troisième raison pour
laquelle nous pouvons aujourd’hui douter du projet encyclopé-
dique qui n’est autre que ce que l’on a appelé la « crise de la
raison ». Il est devenu difficile d’accorder beaucoup de crédit,
actuellement, à l’idée d’un système des savoirs ; l’expérience de la
fin du xixe siècle est celle d’un éclatement et d’une divergence des
disciplines, telle qu’il n’y a plus lieu de croire à une intégration des
savoirs  : ceux-ci, comme y a insisté notamment Bachelard, se
caractérisent par leur différenciation, par leurs écarts, et il n’y a pas
grand sens à mettre à leur place chacun des savoirs, du moins guère
de sens littéral à une telle démarche. Ce sont d’une manière géné-
rale les formes « globales » dans les sciences qui sont entrées
depuis longtemps en crise 28. Cela ne signifie pas qu’il soit vain de
tenter des synthèses encyclopédiques à la manière de Simondon
ou, plus récemment, de Garcia ; cela signifie que ces synthèses
n’auront de véritable valeur que si elles permettent de mieux négo-
cier et percevoir la singularité des savoirs qu’elles englobent. Mais
nous en avons assez dit sur les conditions sous lesquelles nous
pensons que la philosophie peut être conçues comme pensée de
ou du tout.

28. Voir ce qu’en dit David Rabouin dans ce même numéro, et sur-
tout dans son grand livre Vivre ici, Paris, PUF, 2010.

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 29

2. SOUVERAINETÉ ET SOLITUDE :
REDÉFINIR LA FORME-SYSTÈME EN PHILOSOPHIE

Il semble donc que deux des raisons les plus traditionnelles par
lesquelles les néo-systématiques contemporains tentent de justifier
leur choix de la forme-système en philosophie ne soient que des
leurres embarrassés, où le désir de philosopher se noie et perd de
son tranchant, de sa précision. C’est ce désir pourtant qu’il m’im-
porte de restituer. Il m’apparaît à vrai dire plutôt fondé négative-
ment, par ce à quoi il s’oppose. Comprendre son activité philoso-
phique comme un effort pour construire un système a au moins ceci
de juste qu’on ne croit pas que la philosophie soit simplement
réponse à des problèmes pour ainsi dire naturels, auxquels nous
serions continûment conduits à mesure que nous pensons plus long-
temps, plus rigoureusement, plus obstinément. A cette conception
servile de la philosophie, la revendication systématique oppose du
moins la vertu de son hubris et renoue avec un motif déterminant du
désir de philosopher qui n’a rien à avoir avec l’exigence de rationa-
lité, ni avec celle d’exhaustivité, mais qui touche à l’exigence de
souveraineté dans et de la pensée. Elle répond aussi, nous le ver-
rons, à une autre dimension essentielle du désir de philosopher,
qu’on pourrait appeler l’exigence de singularité ou de solitude.

La forme-système et l’exigence de souveraineté

Que penser soit (en un certain sens) commander, voilà ce dont


au fond témoigne par son existence même cette discipline nommée
philosophie. Que cette volonté de faire justice à l’exigence de sou-
veraineté interne à la pensée soit cependant aussi glissante et
conduise parfois aux pires facilités, c’est ce qui rend cet exercice à
la fois dangereux et passionnant. On croit communément que nous
pensons en réponse ou en réaction à des situations ou à des pro-
blèmes plus ou moins concrets, plus ou moins vifs, plus ou moins
intransigeants, et afin de les résoudre ou de les dépasser. Nous
subissons un tort à l’école de la part des autorités investies du pou-
voir de redresser les torts et nous nous interrogeons alors  :
« Qu’est-ce que la justice ? » Nous apprenons que le soleil ne
tourne pas autour de la terre comme nous le croyions jusqu’alors et

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30 LES TEMPS MODERNES

nous restons perplexes  : « Mais qu’est-ce donc que connaître ? »


Nos questions philosophiques seraient ainsi enracinées dans le
métabolisme ordinaire de notre vie, comme en continuité avec les
questions « pratiques » les plus diverses : comment faire tenir ces
planches les unes avec les autres pour construire un toit, comment
sortir de cette relation amoureuse inextricable, faut-il croire ce que
disent les journaux, etc. De même, on se posera la question « pour-
quoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » simplement en pro-
longeant les formes ordinaires du raisonnement qui, comme chacun
sait, est causal  : « Dis, maman, pourquoi la route elle tourne ?
— Parce qu’elle contourne la montagne. — Mais pourquoi la mon-
tagne elle tourne ? » Etc. Il ne faudrait, pour devenir philosophe,
qu’un peu plus d’insistance que les autres, une plus grande obstina-
tion, outre, bien sûr, quelques-unes de ces vertus qu’on dit intellec-
tuelles...
Je caricature à peine. Cette conception de la philosophie est
toujours très répandue et ce qu’on appelle finalement philosophie
« analytique » ne signifie aujourd’hui peut-être rien sinon l’adhé-
sion vague à une conception de l’exercice philosophique de ce
genre. Elle semble d’ailleurs accompagner nécessairement une
certaine idée de ce que doit être le « sérieux » en philosophie.
Serait-il en effet sérieux, après tout, de poser des questions qui ne
se posent pas, que l’on ne rencontre pour ainsi dire jamais dans le
cours tranquille de nos interactions avec le monde ou de notre
colloque intérieur ? On pourra même tout à fait supposer qu’il
faille donner une forme systématique à sa pensée, non pas seule-
ment au sens, par trop trivial, où tout discours se doit de préserver
un minimum de cohérence, mais au sens plus rigoureux qui sup-
pose que toute philosophie authentique, toute « grande » philoso-
phie, engage finalement toute la philosophie, touche au cœur et à
l’essence de la philosophie en général. On n’est pas obligé en
effet de supposer que les problèmes soient simplement dispersés
pour adhérer à une conception instrumentale de la philosophie.
On peut très bien supposer qu’il y a effectivement un système de
ces problèmes qui est inscrit dans leur nature même. La réponse
sera systématique, mais parce que la nature des choses l’est elle-
même.

Ce n’est pas en ce sens pourtant que les philosophes français


contemporains aspirent à la forme système. Ce qu’ils revendiquent

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 31
au contraire, c’est un droit d’invention. Le mot système vient réaf-
firmer les droits d’une certaine imagination philosophique : la phi-
losophie s’invente, elle ne se découvre ni ne se vérifie. Elle ne
répond pas à une demande au coup par coup ; elle propose et
avance des mondes. On tient ainsi que la philosophie est un pur
acte de pensée. Cela n’est pas la pensée en tant qu’elle répond à
des problèmes vitaux. C’est la pensée en tant qu’elle propose des
mondes possibles, des espaces de circulation, des éléments dans
lesquels tout se redéfinit, des plateaux, des sites, des plateformes,
des horizons, comme des pauses, comme des sols.
On sait en effet qu’un auteur peut avoir deux types bien dis-
tincts (et inégalement valables) d’excuses pour se risquer à pro-
poser au public un ouvrage de philosophie. Le premier, qui lui
gagnera sans doute rapidement l’absolution de ses semblables, et
peut-être même leur estime, serait de prétendre les aider à résoudre
un problème bien particulier dont la nature exige la compétence
qu’on reconnaît à des philosophes. Le philosophe serait alors un
expert parmi d’autres : on le consultera par exemple lorsqu’on s’ap-
prête à réviser les lois bioéthiques, pour lui demander si par hasard
il aurait des lumières sur ce qui constitue le miracle de l’identité
personnelle ; il s’invitera éventuellement tout seul à une discussion
sur la nature de l’Etat européen ou de la réforme du système de jus-
tice. Les raisons pour lesquelles on fait appel à lui, c’est-à-dire la
compétence qu’on lui suppose, sont au fond bien connues. Il serait
l’instance en dernier appel, le spécialiste des justification ultimes,
celui auquel on fait appel quand on n’a plus aucun critère positif
pour résoudre nos questions. Sa tâche serait donc fondationnelle.
Mais on peut également faire appel à lui comme technicien des
formes conceptuelles. On supposera alors que, de fait, nous utili-
sons des concepts quand nous « pensons », c’est-à-dire quand nous
formulons des propositions si générales qu’elles ne peuvent plus
s’assurer sur des observations concrètes, et que le philosophe est
celui qui pratique les consistances conceptuelles. On lui demandera
donc de nous éclairer sur ce que nous pensons. Sa tâche serait alors
plutôt herméneutique. Dans ces deux cas cependant, l’activité phi-
losophique reste dépendante de conditions précises qui sont des
problèmes que j’appellerais courants. Ces problèmes ne sont pas
forcément non philosophiques  : ils peuvent très bien être de ces
questions que nous nous posons forcément du seul fait que nous
pensons, pour lesquelles nous ne disposons d’aucune ressource

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32 LES TEMPS MODERNES

autre que « conceptuelle », de sorte que le seul critère de décision


utilisable consiste en la « pensabilité » de ce que nous disons. Ainsi
« pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » semble une
question de ce genre qui est suffisante pour déclencher l’exercice
philosophique autant que pour en fonder la nécessité. Mais il n’en
reste pas moins que la nécessité des interventions philosophiques
est exactement mesurée par la nécessité des questions auxquelles
elles répondent et qui, donc, les précèdent.
L’autre raison ne se soutiendrait au fond que de son désir non
seulement de philosopher, au sens de la pratique d’un certain genre
d’activité, mais d’une philosophie au sens d’un certain genre
d’objet, de produit, de résultat. Or je crois que ce qui caractérise la
notion de système en tant que désir d’œuvre en philosophie, c’est
qu’elle veut finalement séparer l’activité philosophique de l’élé-
ment dans laquelle on la plonge ordinairement, qui est l’élément de
l’opinion, au sens de ce sur quoi l’on peut avoir des positions  :
« Que penses-tu de cela ? Est-ce vrai ou est-ce faux ? Donne tes
raisons ! Argumente !... » On ne sort pas de l’opinion simplement
parce que l’on donne des raisons. On ne sort de l’opinion que
lorsque l’on est en mesure de décider (de manière, certes, réglée,
mais la nature de ces règles est délicate à définir) ce au sujet de
quoi il vaut la peine de se prononcer. Ce que la forme-système
permet dans la pensée, c’est de rompre le rapport de subordination
de la pensée aux problèmes qui la précèdent : au lieu qu’elle en soit
dépendante, elle détermine elle-même ce qui mérite d’être consi-
déré comme un problème. La philosophie ne peut rompre vérita-
blement avec l’opinion qu’en devenant une fin en soi : le but de la
philosophie n’est plus alors extérieur à la philosophie ; il s’agit de
construire de la philosophie, de la philosophie pour rien, de la phi-
losophie parce qu’il est bon pour l’auteur de bâtir et pour le lecteur
de restituer la construction d’une philosophie comme on comprend
une intrigue — une philosophie au fond comme quelque chose à
consommer, à habiter, à vivre, à contempler. Il y aurait ainsi dans
la philosophie la même gratuité que dans la poésie ou la littéra-
ture. La philosophie, tout comme les arts et à certains égards les
sciences, produit des formes qui ont une valeur en elles-mêmes, en
tant que formes. Il n’y aurait guère lieu, dès lors, de s’étonner de ce
qu’elle se préoccupe de questions que d’aucuns trouveront tou-
jours oiseuses. Il n’y a pas lieu non plus de les démentir. Ce juge-
ment de valeur présuppose ce que la philosophie met en question :

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 33
la valeur même des valeurs. Pourquoi accepter qu’importe ce qui
se trouve nous solliciter, par quelque hasard de l’opinion de nos
semblables ou du caprice de nos rencontres, un chagrin d’amour,
une panne d’électricité, une éclipse de lune ? Ne peut-on légiférer
sur ce qui mérite d’être pensé ? Créer un système, c’est déterminer
de l’intérieur, et pour ainsi dire en amont de la pensée, ce qu’il y a
lieu de penser : les problèmes se dégageront en vertu de la forme
unique qui tend à s’exprimer dans ce contexte. Une pensée philo-
sophique est possible, qui ne répond à aucun besoin particulier,
mais qui se forme néanmoins parce que sa possibilité a suffisam-
ment de poids pour mériter qu’on la leste d’un peu de réalité.
Il y va ainsi, dans l’acte philosophique, de la quête d’une très
haute affirmation subjective. Construire un système, c’est
conquérir une existence. Non pas au sens bas dont se moquait
Péguy dans un texte désopilant et profond 29, non pas au sens où il
s’agirait de se faire un moi plus objectif, étayé sur les échafaudages
symboliques de l’humanité, épinglé dans le ciel de la mémoire col-
lective, au tableau de chasse de l’humanité, transfiguré dans la
lumière du Plus-Tard. Au contraire, loin de tendre vers une image
de soi comme dans un miroir, construire un système permet
d’opérer une coupure dans l’horizon lui-même — de partir, seule-
ment de partir. Nous subissons notre vie. Ce que nous appelons
conduire sa vie, c’est être conduit  : « mener sa vie », c’est être
mené, tout comme « gagner sa vie » c’est la perdre. Nous voulons
reconquérir une liberté — ou, plus exactement, plus profondément,
une existence. Nous ne nous sentons pas exister. Nous suivons,
seulement. Il nous arrive par exemple de lire. Nous lisons même
beaucoup. Nous pensons aussi beaucoup en vertu de ce que nous
lisons. Mais ce sont des pensées au fil de nos lectures, au fil de nos
rencontres, au fil de nos hasards. Or nous avons rêvé d’une pensée
qui déterminât nos lectures, nos rencontres, nos hasards. Nous
savons que nous réagissons plus que nous n’agissons. Nous réagis-
sons dans la pensée, je veux dire là où précisément nous devrions
agir. Nous pensons ce qu’on nous donne à penser comme la chèvre
broute l’herbe qu’on lui donne à brouter.
A cela il n’est qu’un remède : partir. Et construire un système,
c’est se résoudre à l’exil, c’est tout recommencer, c’est recom-

29. C. Péguy, « Heureux les Systématiques », in Œuvres en prose


complètes, Paris, Gallimard, 1988.

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mencer sur d’autres bases, c’est interrompre le processus de la vie,


le fil de la vie, la vie telle qu’elle va. Cela ne veut pas dire que nous
prétendions soumettre l’exercice de la pensée à une réforme de
notre vie, à une vita nova, comme eût dit Barthes. Nous sommes
beaucoup plus modestes. Cela veut dire seulement que nous
voulons être actif dans la pensée, reprendre l’initiative, penser les
pensées que nous pensons nous-mêmes, « penser par soi-même ».
Et s’il est vrai qu’on ne peut penser par soi-même qu’en passant
par quelque chose comme l’entreprise de création d’un système,
s’il est vrai que la plus authentique ou du moins la plus complète,
la plus exigeante, des libertés de la pensée est la passion du sys-
tème, alors on comprend pourquoi la philosophie ne peut éviter
d’avoir, malgré toutes ses dénégations (et je peux lui en fournir),
un horizon systématique.

Système et solitude

De même que derrière l’idéal de rationalité il faut reconnaître


le désir de souveraineté, de même derrière l’ambition totalisante
qu’on prête à la philosophie, je crois qu’il faut reconnaître un désir
différent, le désir de séparation, auquel la notion de système
répond aussi à sa manière. Il y a bien en effet une sorte d’intério-
rité dans un système, mais cette intériorité n’importe pas tant pour
les liens qui s’établissent entre les éléments du système, que pour
la manière dont ces liens « internes » permettent de séparer les élé-
ments d’un grand nombre d’autres pensées ou objets ou conditions.
Le fait qu’un système se ferme sur lui-même importe donc tout
particulièrement non pas au titre de son autosuffisance qui est tou-
jours illusoire, comme on l’a vu, mais au titre de son isolement, de
la déchirure qu’il impose et qu’il cherche dans le tissu de la pensée.
Péguy l’a bien compris puisqu’il écrit : « Il a dit que les encriers en
bois étaient en fer ; nul n’y avait pensé encore ; admirable coup de
génie ; enfin nous avons un système ; cela fait un système [...] »
(233). Ce qui fait un système, effectivement, c’est le mouvement
d’écart à ce que Péguy appelle la « réalité » (c’est-à-dire l’opinion
reçue), l’affirmation nette et brutale d’une thèse qui va contre
l’évidence, ou contre tous les faits. Pourquoi cela est-il systéma-
tique ? Pourquoi suffit-il de nier un seul fait (ou de nier plus préci-
sément un indubitable, au sens de Descartes, ou, inversement,

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d’affirmer un impossible, un incroyable), mais de le nier radicale-
ment, non pas au nom d’un autre fait, mais au nom d’une opération
purement conceptuelle, pour avoir constitué un système ? Parce
que niant un seul fait, c’est la réalité tout entière que nous nions
(un peu comme, selon Sartre, Duchamp entreprend de détruire
toute l’objectivité à travers un seul ready-made 30). Il suffit de nier
en quelque sorte l’autorité du réel, l’autorité de la perception, l’au-
torité de l’évidence, pour avoir constitué un système.
Ainsi, contrairement à ce qu’on aurait tendance à penser, l’exi-
gence de système n’est pas portée par la recherche d’une totalité,
mais au contraire par la perception particulièrement aiguë d’une
singularité, d’une rareté, d’une exception, à quoi il faut faire droit.
Construire une philosophie, c’est simplement témoigner de sa vie,
dans ce qu’elle a de tranchant, de séparé, d’insoluble, de fragmen-
taire. Ce n’est pas pour rassembler, réconcilier, réunir, mais au
contraire pour s’éloigner, prendre de la distance, se séparer, isoler,
bref faire exister cette singularité, cette exception, cette insuppor-
table solitude même que nous sommes. Le système n’enferme pas
la totalité du monde ; il fait du sujet lui-même un monde. Ce que
les sarcasmes de Kierkegaard l’ont empêché de voir, c’est ceci  :
que le véritable « penseur subjectif », c’est le penseur systéma-
tique. Lui, en effet, doit soutenir une revendication subjective
inouïe, délirante ; il ne peut esquiver ce fait que penser est un acte
éminemment personnel qui n’a rien à voir avec résoudre des pro-
blèmes ou s’arranger avec le monde. Construire un système, c’est
partir, loin et, de ce point d’excentricité maximale où nous nous
trouvons, ne plus chercher à revenir, mais au contraire tenter de le
coloniser, de l’habiter, d’en faire notre planète, notre Terre. Les
systématiques sont des exilés, des Robinson. Il procède à la
manière dont la répétition chez Péguy fonctionne parfois : on part
d’une position intenable, d’une singularité folle, ce qu’on appelle
une « idée », quelque chose de lointain et d’injustifiable, de fou et
de « tiré par les cheveux » ; mais on insiste, on s’y tient, on la
répète et la fait bourgeonner de l’intérieur ; alors elle prolifère, elle
s’enrichit et, sans jamais s’intégrer à autre chose qu’à elle-même,
sans jamais nous reconduire au monde que nous avons quitté, elle
devient elle-même un monde, un monde habitable, où la pensée

30. Cf. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris,


Gallimard, « Folio », 2008, p. 299.

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peut circuler, d’où surtout elle peut percevoir que son monde de
départ n’était au fond qu’un monde possible.
Il faut donc se méfier de l’idée que le système instruit une cer-
taine intériorité dans la pensée. Certes, par définition, si un ensemble
est un système, cela signifie que ses parties ne renvoient à rien d’ex-
térieur, ou, plus précisément, qu’il n’est pas nécessaire pour com-
prendre une proposition particulière de faire appel à quoi que ce soit
d’extérieur au « système ». Le système est un instrument pour
déterminer le sens (ou la valeur) d’un ensemble d’éléments d’une
manière aussi explicite que possible, c’est-à-dire de telle sorte que
l’on sache toujours ce dont on a besoin pour trancher pour ainsi dire
une question : si vous ne comprenez pas un système, c’est soit que
vous avez mal lu, soit que le système est mal construit. Cette exi-
gence suppose un mécanisme de détermination réciproque : même
les propositions premières ne doivent pas avoir d’autre sens, au
fond, que celles qu’elles recevront de leurs conséquences. (C’est
ainsi que le sens du mot « substance » chez Spinoza ne saurait être
réduit à sa définition, mais se comprend véritablement par ses effets
tout au long précisément du système.) Le propre d’un système, en
d’autres termes, c’est qu’on n’en sort pas, ou, plus exactement, qu’il
n’est pas nécessaire d’en sortir. Un système constitue donc une
sorte d’abri dans la pensée, un lieu d’habitation, au sens où l’ha-
biter est un résider, non pas une occupation transitoire mais une
installation relativement durable  : le système nous permet de
construire dans la pensée quelque chose d’analogue à l’habiter dans
l’espace, un chez-soi dans cet univers public et désordonné qu’est le
flux constant des propositions et des idées.
Mais qu’il ne soit pas nécessaire d’en sortir ne signifie pas
qu’il soit impossible d’en sortir  : c’est simplement que d’être
dedans ou d’être dehors est un choix laissé aux lecteurs. La
construction d’un système, en ce sens, ne se fonde pas tant dans la
recherche d’une sécurité rationnelle, qu’au contraire dans l’inten-
sification d’un choix, d’une contingence, d’un saut de la part de
l’auteur, tout autant que du lecteur, bref d’un détachement à l’égard
du cours ordinaire de la pensée. Aussi le système figure-t-il à l’in-
térieur de notre monde comme un analogon du monde  : il nous
offre cette liberté inouïe qui consisterait à pouvoir choisir notre
monde, faire varier non pas seulement des situations à l’intérieur
du monde, mais les mondes eux-mêmes que nous pouvons choisir
pour demeures.

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C’est pour cette raison bien sûr que la forme-systématique
semble à la mesure de l’inconditionné. Le propre d’une écriture
systématique est d’effacer, soigneusement, systématiquement, ses
propres conditions. Aussi donne-t-elle l’illusion de se présenter
comme une nécessité absolue, puisqu’elle n’est dépendante de
rien. Il est vrai cependant que nous avons compris depuis long-
temps, ou du moins nous aurions dû comprendre depuis longtemps,
c’est-à-dire depuis Kant, qu’une telle nécessité est aussi le sommet
de l’arbitraire. Mais cette remarque ne doit pas être entendue seule-
ment au sens négatif ; elle doit également être comprise au sens
positif : la forme-système est à la mesure des grands commence-
ments, des nouveautés radicales, des ouvertures démesurées et
démesurantes. Tout système organise quelque chose comme une
aurore : on ne cesse jamais de commencer à être spinoziste, puisque
rien ne justifie que l’on devienne spinoziste. C’est sans doute la
vertu de la forme-système  : de pouvoir capturer des commence-
ments absolus, d’être l’art des aurores, comme si nous n’étions
précédés par rien, nécessités que de nous-mêmes, envoyés de notre
propre tâche, auto-délégués. Il ne faut donc pas interpréter la
forme-système comme une tentative pour saisir une forme absolue
et pour ainsi dire toujours disponible de la pensée, bref comme le
souci des pensées éternelles, mais plutôt comme un effort pour
introduire le maximum de discontinuité dans la pensée, pour faire
sentir ce qu’est une nouveauté en imposant à la pensée une déchi-
rure intérieure qui la soumet à un choix sans mesure.

Je voudrais cependant soutenir que, contrairement à l’interpré-


tation spontanée que les systématiques font de leur propre projet, la
forme-systématique n’est pas tant l’opération d’une création
absolue que le recueil d’un véritable événement qui, lui, n’est ni
philosophique ni même spéculatif. Que la pensée soit confrontée à
des nouveautés radicales, voilà quelque chose que la forme-sys-
tème peut traiter admirablement et il serait désastreux qu’elle n’en
ait guère conscience et s’égare dans de vaines entreprises fondées
sur une fausse compréhension d’elle-même. Ce qui est en jeu ici
est tout à fait essentiel. On me pardonnera donc d’insister. Il faut
retenir de l’aspiration systématique contemporaine, et qui d’ail-
leurs est tout à fait caractéristique de la philosophie française
contemporaine du xxe  siècle — dans sa destination « bachelar-
dienne » —, c’est une thèse de discontinuité. La philosophie ne

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saurait être une fonction de la pensée ordinaire ; elle ne peut en être


qu’une torsion. Elle n’est pas un prolongement, un approfondisse-
ment, un horizon ou un fondement de nos idées, mais un arrache-
ment véritable à ce que nous pensons. Ce qu’il y a de plus précieux
donc, dans l’idéal systématique, c’est la passion de l’interruption.
Cette thèse de discontinuité, cependant, on peut l’entendre une fois
de plus de deux manières  : soit comme discontinuité absolue,
comme si la philosophie venait effectivement d’ailleurs, ou y
aboutissait, soit comme mise en variation relative des mondes ;
dans un cas, la séparation d’avec le sens commun serait sèche,
nette, sans reste, il s’agirait de tout autre chose que de la pensée
ordinaire — j’appellerai cette position absolutiste ; dans l’autre
cas, il s’agirait plutôt d’étirer le sens commun, de le soumettre à
des variations extrêmes, de le renégocier dans des conditions exor-
bitantes, sans que jamais cependant le rapport à la pensée ordinaire
ne soit tout à fait rompu — j’appellerai cette position relativiste,
car elle fait de la mise en variation sa méthode et son opération —
et c’est cette dernière que je voudrais défendre.
L’orientation absolutiste a ceci de séduisant qu’elle paraît
offrir à la pensée une porte sans cesse ménagée dans le tissu serré
de son existence. Tout se passe comme si on pouvait interrompre
les travaux et les jours de l’esprit, comme si, à tout moment, une
sortie absolue, radicale, sans reste, était possible. C’est une
« sortie », non pas exactement au sens où Kant l’entendait dans
son célèbre texte sur les Lumières, mais en un sens malgré tout
similaire en ceci qu’elle permet de donner congé à toutes nos
dépendances, à tous nos engagements existentiels, à tout ce qu’on
laisse nous retenir par paresse et par manque d’imagination. Il
semblerait que nous pouvons, d’un coup, salto mortale, trancher
tous ces fils si fins et si gluants qui forment le plan même de notre
vie, ce sur quoi nous nous soutenons dans l’être, tout ce sur quoi
se détachent nos objets et nos valeurs familiers, et que nous puis-
sions penser d’une manière absolument indépendante de tout
horizon finalisé donné. Expérience, donc, de liberté suprême. On
ne négocie pas un peu de mou : on s’arrache, d’un coup, par l’es-
prit. On ne répond plus à aucun cahier des charges extérieur : on
repart du commencement, comme si nous n’étions commis à rien,
comme si nous n’étions pas pris dans des continuités qui nous
débordent du passé vers l’avenir, qui nous situent, nous déter-
minent, nous finissent.

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Nous avons, comme le lecteur s’en doute, beaucoup de sympa-
thie pour une pensée de ce genre. Nous pensons en effet que se
détacher est ce que nous pouvons faire de mieux, de plus hono-
rable, de plus respectable non seulement en philosophie mais dans
la vie en général. Nous le croyons cependant non pas parce que
nous aurions quelque idée positive de ce à quoi ressemble une
forme de vie véritablement digne, encore moins parce que nous
verrions dans la figure du sage qui désadhère à toute valeur ter-
restre une figure supérieure pour la seule raison qu’il nous indique-
rait une voie vers des valeurs transcendantes ; nous croyons au
détachement comme à une vertu en soi. Se détacher, laisser passer
ne serait-ce qu’un grain d’air, une brise, la plus légère haleine du
possible entre nous et notre vie telle qu’elle est, il n’y a rien de plus
désirable. Cela est respectable en somme parce que rien n’est
entièrement ni absolument respectable. Aussi voyons-nous dans
l’aspiration au détachement le motif le plus profond et le plus têtu
de la philosophie. Mais ce détachement, nous ne croyons pas qu’on
puisse l’obtenir d’un coup ; nous croyons au contraire que c’est
progressivement, petit bout par petit bout, en faisant jouer notre vie
sur elle-même, en en désemboîtant obstinément les morceaux, en
leur permettant de se combiner autrement, que nous nous déta-
chons, autant que faire se peut, de ce à quoi nous sommes attachés,
de quoi qu’il s’agisse. C’est toute la différence entre nous et les
absolutistes. Les penseurs de l’absolu veulent aussi se défaire de
tout, mais ils croient pouvoir le faire d’un coup ; nous, les relati-
vistes, nous pensons qu’on ne peut se défaire de tout que petit bout
par petit bout, et de manière forcément incomplète. Pour nous, à
vrai dire, ce n’est pas le résultat qui compte — que l’on soit défait
de tout — mais le processus.
Nous ne cherchons donc pas une philosophie de l’interruption,
mais une philosophie de la variation, du déboitement local. Nous
ne pensons pas qu’on puisse d’un coup trancher tous les fils qui
nous rattachent à nos amarres, même si l’on ne peut s’empêcher de
rêver de ce geste héroïque et sublime ; nous pensons qu’il faut les
faire jouer, les faire varier, et que c’est progressivement, à force de
désadhérer à plus de valeurs, que nous pourrons entrevoir quelque
chose comme une généricité — jamais atteinte, interminable, mais
néanmoins régulatrice de nos opérations. Ce travail est un travail
constant d’exposition de la contingence de nos formes de vie. C’est
une pratique active de la désobéissance.

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C’est aussi parce que nous ne croyons pas à la possibilité d’un


détachement absolu que nous ne croyons pas à une liberté qui ne
change effectivement rien au monde auquel nous participons. Si en
effet l’on pouvait nier le monde, ou plutôt tous les mondes, d’un
coup, l’on pourrait, à la manière du saint pascalien qui « use du
monde sans en user », faire exactement la même chose que tou-
jours (et que tout le monde), et néanmoins vivre dans l’absolue
différence à soi, décroché, libre, désobéissant absolument à ce que
pourtant on laisse parfaitement intouché, et de manière d’autant
plus profonde d’ailleurs qu’on craindrait d’adhérer à quelque
valeur positive par notre intervention destructive concrète, qui
semble bien un autre engagement, fût-ce négatif, comme si nous
risquions alors de participer activement à l’advenue d’une forme
de vie nouvelle, comme si des possibilités de substitution pou-
vaient valoir mieux que celles que nous quittons, alors que nous
pensons au fond qu’elles se valent tout, car elles ne valent égale-
ment rien et ne méritent pas une heure de peine. Oh les doux
sophismes de la lâcheté ! Je dis que le détachement n’est possible
qu’à la condition qu’il déplace effectivement quelque chose, et
qu’il n’y a pas de marge de manœuvre entre tout et rien, que si
vous voulez prendre position en rapport avec le tout, il faut le faire
à l’intérieur du tout, autrement dit par un changement effectif, par
une variation, par un déplacement qualitatif réel de ce monde.
Vous espérez vous replier dans l’intériorité ou au contraire vous
expulser dans le Grand Dehors, vous espérez témoigner de votre
sagesse, de votre conscience que rien de ce monde ne mérite votre
adhésion dans le sentiment que vous avez de la possibilité de vous
en passer, mais vous n’avez pas le moindre espace pour négocier
votre rapport à la forme de vie dans laquelle vous êtes, si vous vous
contentez de cette forme de vie. En d’autres termes, ce n’est que
d’un point de vue latéral, oblique, différent, que vous pourrez
témoigner activement de votre liberté à l’égard d’une forme de vie
quelle qu’elle soit. Le pluralisme est absolument nécessaire à
l’existence même d’une « subjectivité », si l’on entend par là une
attitude relative au tout, une manière d’être « dans » le tout, c’est-
à-dire une certaine coloration du tout. C’est parce que le tout peut
être vu de plusieurs manières différentes de l’intérieur de lui-même
qu’une liberté par rapport au tout est possible — cette liberté que
nous appellerions « sujet ». C’est toujours du point de vue d’un
autre monde que nous pouvons concevoir notre liberté à l’égard du

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monde même que nous habitons. Pour donc que nous puissions
être dits « libres », il faut que le même monde soit pour ainsi dire
multiplié à l’intérieur de lui-même, c’est-à-dire que le même
monde puisse être autrement, puisse passer dans un autre monde. Il
faut que le monde (tout entier) puisse changer, et changer continû-
ment, pour que nous puissions donner un sens à l’idée même d’une
relation au monde. Nous ne nous confondons pas avec l’existence
même du monde, nous existons dans une certaine distance à ce
monde, parce que nous pouvons déjà le voir du point de vue d’un
autre monde qui est en fait une version du premier. Bref, sans pers-
pectivisme, point de liberté.

Nous voudrions donc soutenir, en cela d’accord avec certains


absolutistes (comme Quentin Meillassoux), que la contingence est
en effet le dernier mot de l’être, mais nous voudrions ajouter que la
contingence n’est jamais que relative, ce qui veut dire qu’elle
n’existe que dans l’activité de transformation réelle du monde.
Bref, nous sommes matérialistes, au sens de Marx  : nous ne
croyons pas qu’une vérité du monde puisse sonner sans que ce
monde soit déjà en train d’être renversé — quitte à ouvrir à de nou-
veaux arrachements à venir. Nous continuerons à dire : « Les phi-
losophes jusqu’à présent ont interprété le monde ; il est temps de le
transformer. »
Croire que l’on peut interrompre tous les processus en cours,
refuser de négocier avec des possibilités pratiques particulières,
ne plus avoir à composer avec l’état du monde tel qu’il est, se
proposer de penser comme si nous n’étions déterminés par rien et
conquérir ainsi, dans son acte même, cette liberté suprême qu’est
la liberté de penser, une liberté d’autant plus irréductible qu’elle
ne change rien au monde, qu’elle se fait sur place — tout cela est
assurément admirable. Tout se passe effectivement comme si
l’on pouvait par la pensée donner congé au monde, en sortir tout
à fait, puis, partant ainsi d’un dehors sans aucune détermination,
revenir, mais cette fois librement, comme si l’on refaisait naître
un monde adéquat à notre esprit, au lieu de devoir le subir comme
un pensum d’écolier. Ce geste qu’on dit « spéculatif » a quelque
chose de profondément existentialiste. Mais la liberté ainsi reven-
diquée ne m’en semble pas moins illusoire. Illusoire parce que
cela suppose qu’on puisse avoir un rapport au tout sans faire
varier le tout à l’intérieur de lui-même. Or je soutiens que la

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contingence du tout (l’objectivation du tout comme tel) n’est


possible qu’à la condition expresse que le contenu du tout varie,
de sorte que seuls des changements locaux, partiels, permettent
de faire apparaître la situation globale comme un enjeu. D’où,
sinon, pourrions-nous nous installer pour suspendre le monde
tout entier ? A cela, il n’y a dans la philosophie « contempo-
raine » que deux réponses  : nous pouvons partir soit de la
conscience (Husserl), soit du rien (Heidegger). Différentes rai-
sons nous incitent à douter de la solidité de ces réponses. La pre-
mière pose la question de l’être même de la conscience, ou de
l’intériorité, et des titres qu’elle aurait à se prétendre au fond
réelle ; l’autre suppose de toute évidence un rapport au néant qui,
on l’a vu, soulève bien des difficultés. Quoiqu’il en soit du détail
des arguments que l’on peut opposer à l’une et à l’autre de ces
réponses, il me suffit ici de dire qu’on peut leur préférer une
solution plus simple : celle qui voit dans la multiplicité même des
versions de ce qu’il y a l’instrument de la mise en œuvre d’une
pensée métaphysique. On n’échappe pas d’un coup aux condi-
tionnements particuliers, mais au contraire localement, au coup
par coup, au prix d’efforts sans cesse renouvelés, et qualitative-
ment différents. Bref, c’est à condition de montrer que le monde
pourrait effectivement être autre, qu’on peut se trouver en posi-
tion de poser une question « globale » sur le tout du monde. Nous
pensons toujours d’un dehors, mais le dehors absolu n’est rien
d’autre que la variabilité même des manières de penser. A l’op-
position du tout et du néant, nous opposons donc à nouveau le jeu
de l’un et du multiple  : qu’il y ait plusieurs versions du tout et
qu’on puisse aller continûment de l’une à l’autre — autrement dit
que le monde puisse changer, voilà la condition de la pensée phi-
losophique elle-même, si par pensée philosophique on entend une
relation au tout, selon un des sens de l’orientation systématique.

Nous comprenons aussi dès lors pourquoi la notion de nou-


veauté importe tant pour la philosophie. Elle touche à sa possibilité
même. On peut même dire que philosopher c’est faire droit au
nouveau. C’est en effet sous la condition d’une nouveauté que le
tout lui-même peut devenir un problème. Plus la nouveauté
concrète sous condition de laquelle elle opère est radicale, plus la
pensée philosophique se rapproche d’une pensée du « tout ».
Parfois, il suffit d’un petit accroc dans le tissu de nos évidences

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pour que tout se déchire. Le surgissement en un coin de notre
monde d’une entité particulièrement étrange, mais consistante,
entêtée, durable (juste assez durable pour faire cesser ce qui durait
depuis plus longtemps et qui était tellement plus « grand »), suffit
parfois à renverser tout — ou presque... Ainsi la découverte de la
mutabilité des signes par la grammaire comparée du xixe permet à
Saussure de faire trembler toute la métaphysique classique 31. Ainsi
le ready-made de Duchamp, l’apparition des machines cyber-
nétiques, une décision du Conseil d’Etat permettant à un enfant
de porter plainte contre le médecin dont l’erreur a empêché sa mère
d’avorter 32... Notre image de la philosophie se précise donc
encore : non pas la tentative pour résoudre des problèmes donnés
d’un certain genre, non pas la proposition d’une forme de pensée
singulière caractéristique d’un esprit individuel ou d’une personna-
lité intellectuelle, mais l’effort pour acclimater des singularités
radicales dans notre expérience.
Mais que sont exactement ces « singularités » condition-
nantes ? Et pourquoi la philosophie ne serait-elle pas capable de les
induire elle-même ? Car, et c’est là un autre des traits caractéris-
tiques de la philosophie française (avec lesquels les néo-systéma-
tiques contemporains, tels que Meillassoux ou Garcia, sont
aujourd’hui tentés de rompre), ces nouveautés semblent se
déployer dans une certaine hétérogénéité à la philosophie. Elles
relèvent de ce qu’on a appelé diversement « vérité » (Badiou),
« positivité » (Foucault), « rencontre » (Deleuze), « dehors »
(Merleau-Ponty), « pratique » (Althusser), etc. Je serais pour ma
part tenté de choisir pour les désigner le mot de « passions »  :
nécessités aveugles mais non négociables, intérieures mais
capables de défaire le moi, propres à nous mais dans lesquelles
nous ne nous reconnaissons pas. Ces singularités ne sont au fond
rien d’autre que des nécessités qui contredisent, pour une raison ou
pour une autre, « l’opinion », c’est-à-dire le sens, le sensé, l’intelli-

31. Voir Patrice Maniglier, La Vie énigmatique des signes, op. cit.
32. Sur les enjeux ontologiques du ready-made, on a déjà cité le pas-
sage de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? (op. cit.) ; sur les machines
cybernétiques, on peut renvoyer à Gilbert Simondon, Du mode d’existence
des objets techniques (Paris, Aubier, 1958) ; sur la décision du Conseil
d’Etat, on peut se reporter à Marcela Iacub, Penser les droits de la nais-
sance, Paris, PUF, 2002. Ce ne sont là, bien sûr, que quelques exemples.

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gibilité ordinaire ; elles apparaissent ainsi à la fois nécessaires et


pourtant insensées. La philosophie est donc l’art de reconstruire le
sens commun, en relation à une ou plusieurs « vérités » ou « pas-
sions ». Elle ne peut créer elle-même ces impensables pour une
raison simple : elle est la discipline du sens, de l’intelligibilité ordi-
naire, et l’on ne saurait rendre nécessaire de l’insensé par des
moyens sensés. Certes, elle est capable de tordre violemment l’in-
telligibilité ordinaire en en utilisant les mécanismes, elle est
capable de la conduire en un point où elle n’aurait jamais pu se
tenir et la forcer à accueillir comme parfaitement acceptable
(« cohérent », « déductible des prémisses que vous avons accep-
tées », etc.) ce qu’on trouve par ailleurs incompréhensible, voire
abject. C’est un peu le jeu auquel se livrait déjà Socrate, et tout
philosophe qui se respecte est un petit expert en la matière. Mais
nous n’irons pas loin avec cela. Car chacun d’entre nous sacrifiera
toujours ses idées même les plus cohérentes et les plus établies
à n’importe quelle pratique dont l’intelligibilité lui échappe tout
à fait, mais dont l’efficacité est patente, à n’importe quelle passion
qui ne lui demande pas son avis pour le requérir entièrement. Je ne
comprends peut-être pas le temps, comme saint Augustin le remar-
quait, les arguments de Zénon m’en exposent le caractère insensé,
mais je ne doute pas pour autant réellement de l’existence du mou-
vement. Je vois clairement que le libre arbitre est une notion inco-
hérente, mais cela ne m’empêche guère de faire des choix, de déli-
bérer, etc. Ce n’est certes pas le bon sens, même adroitement
manipulé, qui pourra forcer le bon sens. Il suffit en revanche de
la moindre passion pour que nous acceptions de tout remettre en
cause effectivement. Un système philosophique part d’un point du
tissu de nos évidences, d’un accroc, et s’étend à partir de lui pour
retisser la toile qui en ce point a été déchirée et donner, dans la
nouvelle figure du tout, la mesure de la singularité qui a été
accueillie.

Comment réconcilier l’idée que la philosophie est conditionnée


par des événements singuliers, avec l’idée, plus traditionnelle, qui
veut que la philosophie soit systématique ? S’il y a une caractéris-
tique de la « philosophie française », c’est bien d’avoir maintenu
cette double orientation, contre (par exemple) la philosophie dite
analytique qui, elle, d’un côté, renouait avec la notion de philoso-
phia perennis et, de l’autre, refusait toute conception systématique

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 45
de la philosophie (il y a des problèmes philosophiques, mais non
pas nécessairement un système de ces questions). Je ne suis pas le
premier à remarquer que la philosophie dite « française » se carac-
térise par le sentiment que l’activité de penser est toujours liée à un
impensable 33, à la mise en échec de notre capacité ordinaire de
penser, mise en échec qui vient à la pensée comme une surprise,
comme un scandale, comme un motif d’irritation et d’insatisfac-
tion continues, mais également comme une passion, comme une
pulsion, comme une nécessité sur laquelle on ne transigera pas, de
sorte que la pensée se met en mouvement pour réparer pour ainsi
dire cet accroc, cet échec, cette défaite, cette incompréhensibilité.
C’est alors que la pensée passe de son mode passif (opinion) à son
mode actif (philosophie). Mais Deleuze a déjà dit tout cela 34. Je
voudrais surtout attirer l’attention sur deux propriétés de ces
« impensables » dont la philosophie française a fait caractéristi-
quement la condition de la philosophie. Ils sont à la fois immanents
à nos pratiques, et singuliers. Expliquons-nous.
Premièrement, ce ne sont pas des impensables extrinsèques,
mais des impensables intrinsèques. Ils émergent de nos propres
pratiques, par exemple scientifiques, artistiques, etc. Ce ne sont
pas des scandales externes, comme le tremblement de terre de
Lisbonne ou la crise financière de 2008. Ce sont des impensables
non par défaut mais par excès. Ce qui pose problème en eux, ce
n’est pas qu’ils mettent en faillite un mécanisme finalisé, mais au
contraire que « ça marche ». Il y a problème philosophique quand
quelque chose qui marche (j’appellerai cela une pratique) se trouve
en même temps impensable (au sens où ça transgresse les formes
ordinaires de l’intelligibilité). C’est en effet parce que quelque
chose bloque dans notre pratique de quelque chose (par exemple
des quantas, des phonèmes, des nombres algébriques, des objets de
Duchamp, des embryons in vitro), qu’il y a philosophie. Ce blo-
cage cependant ne tient pas à cette pratique elle-même — celle-ci
au contraire ronronne paisiblement, produit ses effets régulière-
ment, se montre opératoire, efficace, indifférente même à notre
souci. Mais c’est cette efficacité qui est incroyable — ça ne devrait

33. Voir le livre récent de Gary Gutting, Thinking the Impossible,


French Philosophy since 1960, Oxford University Press, 2011.
34. Voir le chapitre intitulé « L’image de la pensée » dans Différence
et Répétition, Paris, PUF, 1968.

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46 LES TEMPS MODERNES

pas marcher, et pourtant ça marche. C’est en ce sens qu’il faut


entendre la fameuse formule de Cantor à Dedekind, lorsqu’il
découvrit que le continu était plus grand que l’infini dénombrable :
« Je le vois, mais je ne peux pas le croire. » Il faut faire des expé-
riences de ce genre, pour qu’une interrogation ontologique ait un
sens. Il ne suffit pas de se mettre face à un incompréhensible de
premier degré, comme par exemple le fait qu’il y ait de l’être, ou
que la matière soit impénétrable ; il faut un incompréhensible de
second degré, c’est-à-dire quelque chose qui soit incompréhensible
mais en même temps nécessaire, ou inévitable, dans la cadre d’une
pratique constituante. S’il s’agissait d’un pur échec, soit de quelque
chose qui n’est pas praticable d’une manière ou d’un autre, nous
serions confrontés non pas à un problème de pensée, mais à un
problème pratique : il s’agirait de trouver une solution — ou éven-
tuellement de constater l’impossibilité de trouver une solution —
et cela ne mettrait pas en cause nos capacités à donner du sens à ce
qui est effectivement. Ainsi, je ne comprends pas bien le système
des retraites françaises, mais cela ne prouve rien d’autre que la
limite de mon savoir et de mon intelligence. Qu’en revanche je
m’avère un expert dans le système des retraites françaises, que j’y
navigue avec un art inimitable, mais que cela continue à me sem-
bler insensé, exorbitant, incompréhensible (je ne dis pas scan-
daleux moralement, mais énigmatique conceptuellement), alors
il faudra dire que le problème des retraites françaises est un lieu
philosophique.
La deuxième propriété ne mérite pas de longs commentaires :
ces impossibles doivent être singuliers, à la limite du nom propre,
événementiels. C’est évident : il n’y a pas de nouveauté générale,
il n’y a de nouveauté que locale, singulière.

On comprend mieux désormais pourquoi nous insistions sur le


fait que la forme systématique était ajustée au désir de se tenir au
plus près d’une exception. Il y a là un fait curieux, mais je crois
bien réel, qui veut que l’attachement non négociable, passionné, à
une singularité irréductible s’exprime par une forme où la pensée
se donne l’illusion d’une liberté absolue et d’un conditionnement
purement intrinsèque. Si en effet la tâche de la philosophie est de
reconstituer une pensabilité là où un attachement singulier expose
néanmoins la limite des catégories de pensée disponibles, on com-
prend que sa tâche ne consiste en somme en rien de moins qu’en

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 47
une réinvention du sens commun, c’est-à-dire de la forme dans
laquelle tout (au sens de n’importe quoi) peut être appréhendé.
Réinvention d’autant plus étrange qu’elle s’exerce dans l’élément
même du sens commun qu’elle entreprend de modifier (la philoso-
phie n’a pas d’autres ressources que le langage ordinaire et notre
intelligibilité commune). Il n’est pas étonnant alors que la philoso-
phie exige une sorte de fiction, un grand « comme si »  : nous
devons faire comme si une forme de pensée était toujours déjà dis-
ponible, inévitable, comme une option toujours ouverte dans le ciel
de l’esprit, pour se rendre capable d’acclimater une certaine nou-
veauté, comme si donc il existait déjà un sens commun pour cet
objet exorbitant. Tout se passe comme si plus nous étions « condi-
tionnés » (au sens où une expérience particulièrement singulière,
irréductible à quoi que ce soit de déjà connu, arrachée à toute répé-
tition, se proposait comme Ce qu’il s’agit de penser, Ce à quoi il
faut faire droit absolument, coûte que coûte), plus nous devions
nous exprimer comme si cette nouveauté radicale avait toujours été
nécessaire. Comme si la pensée ne pouvait se rendre égale à une
singularité pure qu’à la condition de refaire le monde. Ce rapport
entre point et monde, entre singularité et totalité, est tout à fait
caractéristique de la philosophie. Donner l’illusion qu’il eût tou-
jours été possible de le penser, tel est l’art de la philosophie, tel est
le mode de communication bizarre qu’elle instaure avec ses
propres « conditions »  : elle les respecte en les effaçant, elle s’y
soumet en proposant un inconditionné virtuel à la mesure de la
radicale nouveauté de ces conditions.
Une œuvre philosophique est le résultat d’un effort pour pro-
duire le sentiment illusoire mais efficace qu’un certain nombre de
questions s’imposent nécessairement en vertu du seul fait que nous
sommes des êtres pensants. J’appelle cette expérience une expé-
rience des questions triviales, au sens où ce sont des questions
qu’on ne saurait localiser, situer, reconduire à leurs points d’ori-
gine : elles appartiennent à tout le monde, à tous nos semblables, et
c’est en cela qu’elles sont triviales — questions de rue, questions
courantes. Ce qui caractérise la philosophie, c’est de présenter
comme triviales des questions qui en réalité sont inouïes. Il y a, de
ce point de vue, au moins deux conditions pour que la philosophie
existe : de la discontinuité, c’est-à-dire des variations radicales, et
la possibilité de l’effacer dans un effet d’intemporalité. En toute
œuvre philosophique authentique, l’éternité recommence. Le lec-

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48 LES TEMPS MODERNES

teur découvre qu’il a toujours déjà pensé quelque chose qu’il ne


s’imaginait même pas capable de penser. Ce jeu avec le sens
commun est l’élément même de la philosophie. On se découvre, au
fond, une autre nature. Il s’agit de manipuler nos évidences — de
réconcilier vérité et évidence, ou, pour parler comme Bachelard,
science et rêverie. Bref, la tâche de la philosophie, comme le
disait d’ailleurs le même Bachelard, est de recréer l’esprit de telle
sorte que les inventions pratiques singulières qui nous meurtrissent
et nous surprennent apparaissent à terme comme des conséquences
naturelles de notre propre nature. Il s’agit en somme pour l’esprit
de se rendre capable de certaines vérités. Il s’agit de redonner
du sens à un monde sans cesse déchiré par des irruptions de
contingence démesurées.

3. DE LA PHILOSOPHIE COMME DISCIPLINE COMPARÉE

Toutes les réflexions qui précèdent pointent vers une conclu-


sion positive très simple et très profonde  : elles signifient que la
philosophie est fondamentalement une discipline comparative  :
elle tente de repenser ce que veut dire penser à partir du fait que
nous puissions et même tenions à pratiquer quelque chose sans le
comprendre.
Pour qu’il y ait philosophie, il faut en réalité trois choses, qu’il
nous faudra préciser avant de conclure tout à fait. D’abord, il nous
faut des attachements pratiques, ce que l’on peut appeler avec
Foucault des « positivités » qui ont une nécessité intrinsèque indif-
férente au sens que nous donnons aux choses par ailleurs, des effets
donc, singuliers, qui déchirent virtuellement les mécanismes par
lesquels nous arrivons à nous acclimater à notre monde, à le consi-
dérer « normal », « évident », « nécessaire », « allant de soi », ou
qui du moins y sont aveugles. Il faut ensuite que ces attachements
pratiques soient multiples, en d’autres termes que nous habitions
des mondes pratiques différents, hétérogènes les uns aux autres, de
sorte qu’il y ait une profonde et essentiellement incommunicabilité
entre les pratiques. Enfin, nous remarquons que notre vie quoti-
dienne se meut néanmoins dans l’illusion d’une certaine communi-
cabilité entre les différents aspects de notre vie, de sorte que nous
vivons littéralement dans l’équivoque, c’est-à-dire dans l’illusion
d’une commune mesure entre les incommensurables. Cet élément

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 49
des équivoques nous l’appelons sens commun. Ces trois traits défi-
nissent ensemble les conditions de la philosophie : la philosophie
consiste à utiliser ces équivoques pour mieux saisir la singularité
de chacune de ces expériences, elle doit prendre la mesure et rendre
justice à ces singularités en recréant notre esprit afin que celui-ci se
rende capable de les accueillir comme sensées.
Tentons de préciser la nature de ces trois conditions de la
philosophie.
Nous avons dit que le fait d’apparaître absolument indubitable
à la pensée (comme une montagne sans vallée), c’est-à-dire, pour
reprendre la définition leibnizienne classique d’un énoncé analy-
tique, le fait que le contraire de ce qu’on pense s’effondre dans
l’absurde ou l’insensé, que cela, donc, ne suffit pas à doter quelque
pensée que ce soit d’une véritable nécessité positive. Je dirais qu’il
y a là quelque chose comme une certitude douteuse, une nécessité
contingente, un cas de nécessité. Rien n’a de nécessité intrinsèque
que ce à quoi nous tenons parce que ça marche. Ce critère pragma-
tiste est au fond un critère ontologique, car nous accorderons tou-
jours plus de réalité à ce qui marche qu’à ce qui se trouve conforme
aux cadres de l’intelligibilité ordinaire. C’est la raison pour laquelle
la philosophie ne saurait être capable de prescrire l’être, de dire
ce qui est en se fondant sur ses propres ressources, qui sont concep-
tuelles : elle ne peut que recueillir des êtres qui s’imposent en vertu
de pratiques déterminées. Est ce dont on a quelque chose à faire,
c’est-à-dire ce à quoi l’on est attaché d’une manière ou d’une autre,
ce qu’on n’est pas près à lâcher. C’est cela aussi je crois qu’on peut
appeler positivité au sens de Foucault.
Si la philosophie ne peut prescrire ces objets d’attachement
non négociable, elle peut en revanche prendre en compte l’hétéro-
généité des êtres, les problèmes de communication entre les pra-
tiques, le fait que nous vivons dans des mondes hétérogènes, en
grande partie incompatibles, ou du moins qui se trouvent incompa-
tibles à la réflexion — de sorte que la question de ce que veut dire
être n’a de sens qu’à travers les problèmes de traductibilité d’un
mode d’existence dans l’autre. Ainsi, ce n’est pas parce qu’il y a de
l’être (et que j’en ai plus ou moins conscience) que je me pose la
question de ce que signifie ce mot « être », ce n’est pas non plus
d’ailleurs, soit dit en passant, parce que ce mot « être » existe dans
ma langue ; c’est parce que je me trouve avoir à faire à des choses
(au sens grec de pragmata) dont les conditions de détermination

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50 LES TEMPS MODERNES

semblent profondément hétérogènes et même incompatibles avec


les conditions de détermination des autres choses auxquelles j’ai
à faire. Tout se passe donc comme si je ne pouvais me soucier à
la fois d’une chose de ce genre et des autres. Je ne peux, par
exemple, manipuler les quantités irrationnelles que me présente la
géométrie en conservant les opérations par lesquelles je pense
manipuler des quantités par ailleurs, par exemple dans mes arpen-
tages ou mes travaux d’architecture. Je dois ou bien renoncer à
cette pratique qui semble obéir à des conditions de détermination si
singulières, ou bien ouvrir la question de ce que c’est que « être
une quantité », ce qui ne signifie rien d’autre que de savoir si je
peux reconstruire une sorte de plan homogène où ces différentes
affaires, dont je m’occupe, pourraient cohabiter harmonieusement
ensemble. On a vu qu’il en allait de même pour la question ontolo-
gique en général. La question ontologique se pose quand un étant
particulier présente un écart si grand par rapport aux autres, quant à
son mode de détermination et de positivité, qu’il thématise la ques-
tion de l’homogénéité même des étants les uns avec les autres, et
donc fait du mot « être » lui-même un problème.
Il est vrai cependant qu’on pourrait se demander d’où vient ce
besoin d’harmonisation lui-même. Ne serait-il finalement qu’un
autre nom de ce que Schopenhauer appelait le « besoin métaphy-
sique de l’humanité 35 » ? Qu’aurait-on gagné finalement à condi-
tionner ainsi la pensée à des singularités, si c’est pour reconnaître
qu’il y a bien un besoin comme naturel de philosopher qui corres-
pond à ce besoin naturel d’harmonisation de nos pratiques ? Ne
continue-t-on pas alors à poser un intérêt pour le tout, qui est préci-
sément ce que nous pensions que les penseurs néo-métaphysiques
contemporains ont tort de s’accorder tout fait ?
Je crois qu’on peut répondre à cette objection de deux manières
au moins. D’abord en faisant remarquer que les scrupules méta-
physiques ne sont pas étrangers à l’opérativité des pratiques et que
leur levée n’est pas gratuite  : ils retiennent souvent l’inventivité
pratique des hommes, de sorte que le travail d’élargissement de
nos catégories est parfois nécessaire à l’efficacité même d’une pra-
tique. Ce n’est donc pas pour des raisons uniquement externes,

35. A. Schopenhauer, « Sur le besoin métaphysique de l’humanité »,


Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1966,
Supplément XVII, pp. 851-884.

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 51
d’harmonisation extrinsèque, que l’exercice philosophique se
déploie, mais aussi pour des raisons internes, pour stabiliser ou
libérer une pratique. Le cas de la grammaire comparée en est un
exemple : obsédés par un certain positivisme (mal compris), c’est-
à-dire par l’idée de ne pouvoir définir comme objet digne d’une
pratique savante que ce qui est « observable », autrement dit acces-
sibles aux « sens », les comparatistes de la fin du xixe siècle s’in-
terdirent bien des opérations ; ce fut le génie de Saussure que de
libérer le geste linguistique, mais au prix d’une reconsidération de
ce que veut dire être à la lumière de la pratique des linguistes 36. On
connaît des situations similaires en mathématiques et en physique
(ainsi la controverse de Kronecker avec Cantor contre les infinis
ou les problèmes posés par la mécanique quantique aux yeux
d’Einstein), mais également en sociologie et en politique (ainsi le
refus d’admettre les « actions en wrongful life » pour des raisons
métaphysiques mal comprises 37 ou l’incapacité à identifier la
nature de l’Etat européen dans ses spécificités singulières 38).

Mais il y a aussi des raisons externes, et ces raisons, ce sont


celles que l’on rencontre lorsqu’un mode d’existence en nie un
autre  : il ne s’agit plus alors seulement d’une crise interne, mais
d’un conflit externe. C’est sur ce genre de situations que Bruno
Latour s’appuie dans son grand livre de métaphysique appliquée,
Enquête sur les modes d’existence 39, où il avance une pratique de
la philosophie en vérité très proche de celle que nous essayons de
définir ici. Il définit la philosophie comme une diplomatie d’un
genre tout à fait particulier, qui négocie la reconnaissance d’un
certain mode de détermination dans un autre mode, voire, virtuel-
lement, dans tous les autres 40.

36. Voir Patrice Maniglier, La Vie énigmatique des signes, op. cit.
37. Voir le livre déjà mentionné de Marcela Iacub, Penser les droits
de la naissance, op. cit.
38. Voir la tentative pour prendre au sérieux la notion d’« objet ins-
titutionnel non identifié » à propos de l’Europe par Jean-Marc Ferry dans
La Question de l’Etat européen, Paris, Gallimard, 2000, qui, si elle n’est
pas tout à fait convaincante, a au moins le mérite de poser correctement
la question.
39. Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropo-
logie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.
40. Cette notion de « diplomatie » vient d’Isabelle Stengers, voir

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52 LES TEMPS MODERNES

Mais une fois qu’on a reconnu cette dimension nécessairement


pratique, engagée, de la philosophie (dimension qui, encore une
fois, non seulement ne se confond pas avec la position de Heidegger,
malgré la similarité des énoncés, mais encore est incompatible avec
elle, puisque Heidegger défend finalement une conception générale
de la pratique, alors que nous soutenons que la pratique n’existe que
parce qu’il y a des pratiques, des pragmata 41), il faut encore souli-
gner que exister, ce n’est pas seulement être praticable selon des
conditions spécifiables (celles qui définissent ce que Souriau
appelle un « mode d’existence 42 »), c’est aussi (et surtout) être tra-
ductible d’un mode d’existence dans un autre : existe ce qui peut
faire l’objet d’une représentation (au sens diplomatique de Latour 43)
dans un autre mode d’existence. Quand un quanta est représenté en
philosophie, ou en poésie, il n’y existe pas vraiment tel qu’en lui-
même ; il n’existe en tant que quanta que dans certaines théories et
expérimentations physiques ; mais il y est représenté et c’est cette
représentation qui permet de le détacher de sa pratique (de son
mode d’existence). C’est pour cette raison que nous parlons de
l’être, que nous nous interrogeons sur l’être : parce que nous allons
d’un mode d’existence à l’autre, que nous voyageons d’une pra-
tique à l’autre. Si nous restions coincés dans un seul mode, si nous
ne vivions que sur une seule pratique, il n’y aurait pas lieu de parler
d’être en tant que tel. Il n’y aurait même pas de « question de
l’être »  : cette question serait à chaque fois réglée par la pratique
dans laquelle nous nous trouvons.
Si donc l’on devait poser une question de type « transcen-
dantal » ou « existential », c’est-à-dire situer la question de ce qui

notamment La Vierge et le neutrino, Paris, Les Empêcheurs de penser en


rond, 2006 ; et toute l’entreprise des Cosmopolitiques et en particulier
Pour en finir avec la tolérance, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de
Penser en rond, 1997.
41. Pour un argument contre un concept général de pratique, voir
l’article d’Andrea Cavazzini dans Le Moment philosophique des années
soixante en France (dir. Patrice Maniglier, Paris, PUF, 2011) : bien qu’il
ne parle pas de Heidegger, la manière dont il montre que le concept de
pratique est forcément au pluriel chez Althusser rejoint ce que nous
essayons d’exprimer.
42. Etienne Souriau, Les Différents modes d’existence, Paris, PUF,
2009.
43. Voir son Enquête sur les modes d’existence, op. cit., p. 11.

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 53
rend possible un étant pour qui l’être est une question, il faudrait
chercher à déterminer quel est cet étant vagabond, cet étant aux
multiples pratiques, ou, plus simplement, se demander à quelles
conditions une communication entre les pratiques est possible. On
pourrait alors se rendre compte que c’est cette question que le
structuralisme dans ses différentes guises n’a cessé de poser, de la
définition que Lévi-Strauss donne de la culture comme système de
systèmes 44, à Althusser définissant l’économie comme l’articula-
tion en dernière instance, en passant par Deleuze définissant l’em-
pirisme supérieur dans Différence et Répétition comme une ana-
lyse des modalités du passage d’une faculté à une autre. Ce qu’il
faut dire, c’est qu’il n’existe pas un terrain commun, c’est-à-dire
que le sens commun n’est rien de donné, mais plutôt un effet
d’horizon qui résulte de la traductibilité des pratiques les unes dans
les autres, rendue nécessaire chaque fois pour des raisons locales,
singulières. Pas plus que l’on ne doit hypostasier un domaine du
sens extra-linguistique du seul fait que l’on peut traduire une
langue dans l’autre, pas plus l’on ne doit déduire, du fait que les
pratiques sont « traductibles » les unes dans les autres (« représen-
tables » au sens diplomatique l’une dans l’autre), qu’il existe
quelque chose comme un sens commun.
L’illusion de ceux qui imaginent qu’il existe un plan de réfé-
rence propre au sens commun, qu’ils croient souvent pouvoir iden-
tifier à la perception dite ordinaire (celle qui me permet de voir le
chat sur son paillasson), tient à ce qu’ils méconnaissent que la
« perception » dont ils parlent est une entité très vague  : deman-
dez-leur si « perception » veut dire vraiment la même chose dans
ces quelques expressions : « perception d’un regard noir », « per-
ception d’un accent du Sud-Ouest », « perception d’une trace de
neutrino dans une expérience du CERN », ou « perception du chat
sur le paillasson ». Vous verrez leur beau concept de perception
se fissurer et très vite tomber en mille petits morceaux tous plus
intéressants singulièrement que leur mythique unité globale.

Avec la traduction ou la représentation d’une pratique dans


l’autre commence cependant le risque singulier que la philosophie
est elle-même. Car la philosophie, comme tout exercice véritable,

44. Voir notamment l’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, in


Marcel Mauss, Anthropologie et Sociologie, Paris, PUF, 1950.

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54 LES TEMPS MODERNES

est aussi un danger : ce danger est celui de ce qu’on peut appeler


les problèmes verbaux, vagues, mal déterminés, informes. Tant
qu’on reste enfermé dans une seule pratique, il n’y avait pas vrai-
ment de danger qu’on puisse ne pas savoir ce dont on parle, ou ce
que l’on fait. Mais dès que les pragmata ne sont plus déterminés de
manière relativement univoques au sein de pratiques particulières,
nous sommes exposés à toute la surdétermination que la traductibi-
lité nécessairement (et bénéfiquement) impose, et dès lors on ne
sait plus vraiment si l’on parle de la même chose, si l’on parle
même de quelque chose, si l’on a dans les mains un pragmaton, ou
bien de l’eau un peu sale qui coule et qui s’en va, rien dont on
puisse faire quelque chose. A passer entre les pratiques, on risque
de s’occuper de ce dont nul ne peut jamais avoir rien à faire (pas
même le philosophe). Mais c’est précisément pour cela qu’on a
besoin de la philosophie : une pratique de la communication entre
les pratiques, une diplomatie généralisée qui développe des tech-
niques propres pour ne pas sombrer dans ces pensées grosses
comme des dents creuses, comme le disait Deleuze des « nouveaux
philosophes 45 ».
Le vrai danger que la philosophie combat, ce n’est plus, sans
doute, l’opinion, ni la superstition, mais, comme le disait Deleuze,
la bêtise, qu’il faut définir cependant non pas comme la faculté de
faux problèmes, mais plus précisément comme décrochage entre
pratique et spéculation, qui peut prendre deux formes, l’abstrac-
tion (ou le caractère scolastique des questions) pour sa forme paci-
fique et l’intransigeance (ou le dogmatisme) pour sa forme agres-
sive ; dans les deux cas, il s’agit d’une incapacité à opérer la
diplomatie, soit parce qu’on s’attache trop précisément à une pra-
tique (ce que Badiou a appelé suture), soit au contraire parce qu’on
n’a plus aucune prise sur aucune pratique particulière, la parole ici
étant véritablement séparée de toute autre pratique, se réduisant à
ce qu’il faut bien appeler du bavardage. Ce qu’on appelle
« verbal », c’est en réalité une pratique qui repose sur une sépara-
tion (abstraite, donc, en ce sens étymologiquement fondé), une pra-
tique qui fonctionne à la désintrication active, qui rate systémati-
quement les embranchements qui devraient la conduire à une
interrogation de son propre mode d’existence ou à une représenta-

45. G. Deleuze, « A propos des nouveaux philosophes et d’un pro-


blème plus général » (1977), in Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003.

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MANIFESTE POUR UN COMPARATISME SUPÉRIEUR EN PHILOSOPHIE 55
tion de son mode d’existence dans un autre, de sorte qu’elle aboutit
en une « pensée de nulle part », une pensée vaine, qui ne nous
touche pas vraiment, qui n’entre dans le monde par aucun point,
qui le survole et le fuit. A cette pensée de nulle part il ne serait pas
inexact de réserver le mot d’idéologie philosophique. De telles
idéologies ne manquent pas : les ondes en fournissent comme au
robinet. Bien penser, c’est alors forcément rectifier — rectifier ce
processus de masquage des incompatibilités pratiques, rétablir
l’hétérogénéité. Telle est, je crois, la véritable exigence matéria-
liste en philosophie. Le matérialisme est une méthode philoso-
phique qui se définit comme la pratique de l’hétérogénéité des
pratiques et qui refuse de confondre la philosophie ou bien avec la
dimension réflexive interne des pratiques (comme dit justement
Deleuze : nul n’a attendu les philosophes pour réfléchir, les mathé-
maticiens aussi réfléchissent ce qu’ils font, etc.), ou bien avec
l’exercice d’une pratique de surplomb qui se croit entièrement sans
attache. Alors que le sens commun tend à totaliser, à harmoniser,
pire : à supposer une telle harmonie — la philosophie intensifie les
écarts et les divergences. Elle recrée le sens commun pour qu’il
recueille certaines singularités, mais au prix d’une modification
structurale de lui-même.

Mais il faut sans doute mieux définir ce qu’est le sens commun.


J’entends par sens commun non pas une hypothétique façon de
penser partagée par tous les membres d’une communauté particu-
lière, mais une intelligibilité qui résulte de la relation de traduction
réciproque de plusieurs systèmes symboliques l’un dans l’autre.
Cette définition du sens commun repose, de toute évidence, sur
une certaine idée du sens. Cette idée est structuraliste : le sens est
un effet du fonctionnement de systèmes symboliques. Qui dit sys-
tème symbolique, dit autonomie relative, puisque les signes ne
fonctionnent comme signes que par leurs relations réciproques, et
non par leur relation transcendante à quelque chose d’hétérogène.
Parmi les exemples de tels systèmes symboliques, nous pouvons
nommer la langue, bien sûr, mais aussi les récits légendaires, les
pratiques culinaires, les coutumes vestimentaires, les systèmes
politiques, les ordres religieux, etc. Ajoutons que chacun de ces
systèmes est en réalité lui-même constitué d’une pluralité de tels
systèmes  : ainsi, pour la langue, les systèmes phonologiques,
sémantiques, morphologiques, etc.

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56 LES TEMPS MODERNES

Cependant, ces systèmes ne fonctionnent pas sans aucun rap-


port les uns avec les autres : en réalité, ils ne cessent de se décon-
struire et se reconstruire l’un l’autre. Chacun fournit à l’autre sa
matière. De même que la perception est une activité de restructu-
ration de ce qui est déjà structuré, c’est-à-dire de ce qui possède
une structure physique ou chimique (par exemple voir, c’est
imposer une certaine structure au spectre lumineux qui lui-même
dispose déjà d’une certaine structure), de même la mythologie
déstructure et restructure aussi bien le système de la langue que les
systèmes politiques. Telle est du moins l’hypothèse avancée par
Lévi-Strauss. Mieux : certains systèmes peuvent structurer ce que
les autres laissent non structuré (un peu au sens où Lacan disait de
la philosophie qu’elle bouchait les trous de la politique). Ainsi
Lévi-Strauss, dans un des textes les plus illustratifs de la méthode
structurale en analyse des mythes, la « Geste d’Asdiwal 46 », montre
de quelle manière le mythe permet de « masquer une contradic-
tion » du système de parenté de la société qui se raconte ce mythe,
et de faire apparaître ainsi comme clos un système de parenté qui
est en fait déséquilibré.
Il faut donc que ces systèmes, puisqu’ils s’interprètent les uns
les autres, puisqu’ils opèrent un peu comme les mains de la gra-
vure d’Escher se dessinant l’une l’autre 47, produisent quelque
chose comme un sens commun. Le sens commun n’est pas un autre
système. Il est simplement l’expérience que nous avons de la pos-
sibilité de circuler d’un système à l’autre. Il est même, plus préci-
sément, le nom d’une absence : l’absence d’une perception précise
du caractère systématique des systèmes de signes à l’intérieur
duquel nous apprenons à percevoir. C’est pourquoi il y a dans cette
expérience quelque chose de l’ordre de ce que j’ai appelé une sur-
détermination  : la plupart des objets mêmes que nous percevons
dans notre vie quotidienne sont des formes surdéterminées, qui
n’existent que par le fait que s’y superposent, de manière plus ou
moins précise, un certain nombre de déterminations. Ainsi cette
tasse de café n’appartient-elle pas à un seul système, qui serait le
système de la perception, mais à plusieurs : celui de ma perception,
mais également de mes goûts alimentaires, des mœurs culinaires, à

46. Cf. C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon,


1973.
47. M. C. Escher, « Drawing Hands », lithographie, 1948.

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la structure opératoire de ma gestuelle, etc. Il n’y a donc pas une
seule forme, précisément déterminée, mais une forme équivoque,
émergeant de la superposition de plusieurs formes. C’est ainsi que
cet objet peut devenir aussi un objet de science : supposons qu’on
y suspecte la présence d’un virus ou d’une bactérie, il passera dans
un laboratoire qui sera sensible uniquement à un certain nombre de
propriétés qualitatives de cet objet, par exemple le fait qu’il peut
être support pour un certain nombre de particules, qu’il peut subir
tel ou tel traitement chimique en vue d’y isoler telle ou telle parti-
cule, etc. Il y a là un devenir réel de ma tasse : il n’y a pas plus de
raison de tenir la tasse dans laquelle je bois pour plus réelle que la
surface lavée et traitée dans le laboratoire de la police scientifique
à la recherche de tel ou tel indice ; pas plus qu’il n’y a de raison de
dire que cet objet qui aurait été réduit, écrasé, monnayé en petites
lamelles afin de pouvoir être placé sous l’œil d’un microscope ou
transformé en une série d’images par des scanners, soit plus réel
que l’aimable coupe blanche dans laquelle je bois : je ne pourrai de
fait pas boire grand-chose dans un dossier de lamelles très fines, de
diagrammes et de formules chimiques identifiant les doses de
virus : la forme qui permettait ma pratique alimentaire de la tasse
aura disparu. Il n’y a donc pas tant des qualités premières et des
qualités secondes, qu’un certain nombre de processus précis de
transformations de certaines qualités en d’autres qui permettent
certaines pratiques et non pas d’autres. Tous les problèmes épisté-
mologiques, et peut-être même politiques, viennent du fait que
nous tendons à méconnaître ces transitions autant que ces diffé-
rences. La grandeur du structuralisme est de nous les avoir resti-
tuées. L’importance des science studies dans la version qu’en pré-
sente Latour est de prolonger cette double exigence à la fois
d’hétérogénéité et de communication des pratiques. Dans les deux
cas, c’est le sens même de l’activité philosophique qui est en jeu.

Pour bien comprendre la radicalité de ces problèmes, il faut


comprendre que chaque système détermine des formes, des entités
particulières, de sorte que la transition d’un système à l’autre est
bien un processus de redétermination. Il n’y a rien derrière les sys-
tèmes, qui serait ordonné différemment, et c’est la raison pour
laquelle nous parlons de surdétermination : il s’agit d’un problème
d’identité, et non pas de qualification. Le sens commun est l’élé-
ment de ces identités transitoires. Transitoires, elles le sont en plu-

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sieurs sens : elles le sont parce qu’elles permettent de passer d’un


système dans l’autre — ou, plus exactement, parce qu’elles sont
l’effet d’une surdétermination entre plusieurs pratiques dans leurs
zones de contact ou de frontière (elles sont, si l’on peut dire, des
équivoques réalisées) ; et elles le sont aussi parce que, par défini-
tion, elles ne sont pas stables, elles n’ont même pas vraiment
d’identité fixe : leur identité est juste ce qu’il faut pour que diffé-
rentes identités spécifiques puissent communiquer (ainsi l’identité
de « ma tasse » n’est-elle que le carrefour essentiellement équi-
voque entre le devenir objet scientifique dans le laboratoire d’ana-
lyse et le devenir instrument alimentaire dans le geste opératoire de
mon corps). En somme, elles sont tout à fait équivalentes à ce qui
se passe dans un processus de traduction.
Ces identités surdéterminées posent des problèmes tout parti-
culiers. En effet, elles ne sont pas au même sens que les autres.
Elles sont des effets de la superposition de plusieurs systèmes : ce
qui existe, ce sont donc les processus de systématisation en cours
dans un sens comme dans un autre. Ce qui existe, ce sont les
objets du droit, ceux de la science (et même plus précisément de
telle science, et encore de telle configuration historique particu-
lière de telle science, etc.), ceux de la perception, ceux du lan-
gage, etc. Et pourtant, nous ne vivons dans aucun de ces mondes ;
nous vivons entre ces mondes, mieux : dans une certaine confu-
sion entre ces mondes qui se superposent l’un sur l’autre au point
de donner le sentiment qu’il y a « un monde », alors qu’il y en a
plusieurs entassés l’un sur l’autre comme des calques transpa-
rents. On est alors en droit de nous objecter qu’on voit mal quel
est le statut de ces formes qui ne sont prises en charge par aucun
système particulier, mais relèvent toujours d’autres pratiques.
Dira-t-on que ce sont des effets émergents montrant, comme une
fumée, des petites frictions engendrées par le jeu de décalages et
d’ajustements plus ou moins adroits des différentes strates de
notre expérience ? Un objecteur bien informé pourrait nous rétor-
quer alors que les formes de la langue et du droit aussi sont des
formes émergentes. La différence est que ces dernières sont déter-
minées de manière (relativement) univoque par leurs relations
avec d’autres formes, alors que les premières sont toujours mal
déterminées, c’est-à-dire qu’on ne peut les déterminer sans les
dissoudre. Mais c’est bien cela qui importe : ce sont des formes
qui n’existent que comme vecteurs, et mêmes vecteurs multiples,

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orientés dans plusieurs directions à la fois ; en fait, ce ne sont pas
des formes, mais des trans-formes. Cette tasse n’est quelque chose
qu’à la condition que je la situe dans une pratique (où elle n’est
plus vraiment la tasse comme objet global). Certes, d’habitude, je
la laisse habiter vaguement plusieurs pratiques en même temps et
je ne cherche pas à savoir « ce qu’elle est vraiment ». C’est qu’en
réalité je ne cesse de passer d’une pratique à l’autre, ou de me
tenir entre l’une et l’autre. La philosophie est rendue possible sur
le fond de ces transformes — ces êtres qui habitent ce que
Bachelard appelait de son côté rêverie.
On pourrait insister et ajouter que si ces formes sont perçues, il
faut bien qu’elles soient perçues pour elles-mêmes, comme formes
d’un certain genre. Mais non : je ne perçois pas autre chose que
l’objet que je manipule, l’objet que je vois, l’objet que je nomme,
etc. Je ne perçois que tous ces objets en état de superposition ; je ne
perçois pas en plus un objet intégré qui serait l’objet surdéterminé.
L’objet du sens commun est surdéterminé précisément parce qu’il
n’est pas déterminé de surcroît. En fait, si vous voulez savoir ce
qu’est mon ordinateur pour moi (objet éminemment familier), vous
n’avez pas d’autre solution que de chercher à identifier les embran-
chements de pratiques qu’il me permet d’effectuer : il me permet
de connecter des mondes ou des systèmes très différents, et c’est
cela son identité, rien d’autre. Si vous ajoutez un autre monde à ce
réseau d’échangeurs de réseaux, eh bien vous changez son identité
« dans » ou « pour » le sens commun. Le sens commun n’est même
pas homogène. Il ne suppose pas que tous les systèmes marchent
effectivement ensemble en permanence. Il n’est pas nécessaire que
chaque transforme résulte d’une superposition de tous les sys-
tèmes ; quelques-uns seulement suffisent, permettant de passer à
une autre transforme qui sera définie par une superposition de sys-
tèmes qui ne contient pas nécessairement tous ceux de la première,
etc. Le « sens commun » est « commun » simplement parce qu’on
peut aller de quelque point que ce soit à n’importe quel autre en
utilisant n’importe quel embranchement. Ainsi, on peut aller très
vite de la physique quantique au confessionnal de la cathédrale en
passant par diverses surdéterminations (imaginez que ma femme
très catholique ait versé dans ma tasse un poison qui ne se détecte
que par la dégradation de ses atomes).
Voilà donc aussi brièvement résumé que possible ce que nous
pouvons appeler le « sens commun ». Il y a philosophie quand ces

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transitions que les transformes ne cessent d’organiser échouent,


buttent, ne sont plus négociables. La transforme s’affaisse, le tissu
de l’ordinaire se déchire, les relations entre les mondes se fissurent,
la surdétermination devient intolérable. Il faut réparer, ce qui veut
dire en réalité déployer beaucoup d’invention pour mettre en œuvre
des opérations de torsion d’un état donné du sens commun, qui
aboutiront à un sens commun renouvelé dans sa structure même
(appelons cela, pour ceux qui tiennent à un vocabulaire plus tech-
nique, un nouvel appareil catégorial), un sens commun si différent
que nous ne serons peut-être plus en mesure de comprendre ce qui
nous a semblé jusqu’alors évident, bien que nous ayons accédé à
ce nouveau monde continûment, grâce au jeu complexe des équi-
voques et des distinctions conceptuelles, guidé par le souci de tenir
une singularité, qui constitue finalement l’axe autour duquel nos
exercices conceptuels se sont déployés. Alors on aura créé ce qu’il
est juste d’appeler une philosophie.

J’arrête ici ce long plaidoyer pour une méthode variationniste


en philosophie. Un tel propos n’aurait évidemment pas grand sens
s’il ne s’agissait de mieux comprendre une pratique effective. Ce
que j’ai essayé de faire ici, ce n’est finalement rien d’autre que
d’expliquer ce à quoi je me suis employé ailleurs, qui est aussi ce
que je compte poursuivre dans les années qui viennent — bref ce
que je fais. En effet, j’ai tenté ailleurs de reconstruire l’ontologie
qui s’instruit à partir des découvertes de la « sémiologie » de
Saussure et, plus généralement, je m’emploie à montrer l’exorbi-
tance quant à la structure ontologique en général de ces « objets »
apparemment si familiers que sont les sons du langage, les gestes de
nos pratiques ordinaires, les petits motifs de nos mythes ou encore
les événements dont s’occupe l’histoire. J’ai également la profonde
conviction que ce n’est qu’ainsi que nous pourrons nous réappro-
prier le magnifique héritage de la philosophie française du
xxe siècle, dont la dépendance créatrice à l’égard de l’événement
structuraliste me semble toujours aussi évidente. Plus généralement,
je crois à une philosophie qui ne renonce ni à l’événement ni au
système, à une philosophie qui se revendique autant d’un certain
positivisme, et même d’un certain pragmatisme, que d’une passion
pour la spéculation la plus libre et même l’ontologie la plus

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constructive. Par fidélité, donc, à une certaine histoire, autant qu’en
vue de l’avenir, il me paraît essentiel de faire droit au désir de
philosopher qui s’exprime dans la nouvelle faveur où certains
tiennent aujourd’hui la notion de système, sans cependant céder
aux naïvetés dogmatiques dans lesquelles, il me semble, leur désir
se leurre : il faut faire droit à ce qu’on pourrait appeler une spécu-
lation  locale, située et provisoire, expérimentale et hétéronome,
qui reconnaît à la philosophie tous ses droits, mais la conçoit néan-
moins comme conditionnée, hétéronome, événementielle, provi-
soire, ouverte. Au fond, je ne fais en cela que réaffirmer ce qui a
caractérisé la philosophie française du xxe  siècle et que Bergson,
qui apparaît ainsi une fois de plus comme le maître absolu de la
philosophie française contemporaine, aura nommé pour nous
« métaphysique positive ». Si la philosophie française a l’esprit
de système, il me semble que c’est surtout en ce sens. Et c’est en
ce sens précisément que l’on peut espérer qu’elle continuera à
l’avoir.

Patrice Maniglier

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