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Américanistes
Deshayes Patrick. Paroles chassées [Chamanisme et chefferie chez les Kashinawa]. In: Journal de la Société des
Américanistes. Tome 78 n°2, 1992. pp. 95-106 ;
doi : https://doi.org/10.3406/jsa.1992.1459
https://www.persee.fr/doc/jsa_0037-9174_1992_num_78_2_1459
Résumé
Paroles chassées. Chamanisme et chefferie chez les Kashinawa. L'auteur étudie la communication
sociale chez les Kashinawa dans trois domaines : l'échange de viande, le mariage et la parole. Il définit
une structure de communication qui suppose l'échange, l'équilibre et la réciprocité et l'oppose à une
structure d'information non réciproque, non symétrique. Le chef et le chamane, qui dans le système
kashinawa, se retrouvent non pas au centre mais au bord, constituent les frontières vives de la société.
Resumen
Palabras cazadas. Chamanismo y liderazgo en la sociedad kashinawa. El autor estudia la
communicación social de los Kashinawa en très dominios : el intercambio de carne de caza, el
matrimonio y la palabra. Define una estructura de comunicación que supone el intercambio, el
equilibrio y reciprocidad y la opone a una estructura de información que no es ni reciproca ni simétrica.
El jefe y el chaman, que no se encuentran en el centro sino en la periferia del sistema kashinawa,
constituyen las fronteras vivas de la sociedad.
PAROLES CHASSÉES
Patrick DESHAYES *
L'auteur étudie la communication sociale chez les Kashinawa dans trois domaines :
l'échange de viande, le mariage et la parole. Il définit une structure de communication qui
suppose l'échange, l'équilibre et la réciprocité et l'oppose à une structure d'information non
réciproque, non symétrique. Le chef et le chamane, qui dans le système kashinawa, se
retrouvent non pas au centre mais au bord, constituent les frontières vives de la société.
The author examines the social communication of the Kashinawa in three areas : meat
exchange, marriage and speech. He defines a communications structure which involves
exchange, balance and reciprocity and confronts it with an informational structure which is
non reciprocal and asymetrical. The chief and the shaman who are to be found not at the
center but at the outskirts of the Kashinawa system form the active border of this society.
INTRODUCTION
Nous voudrions dans cet essai * étudier la communication sociale chez les
Kashinawa dans trois domaines : l'échange de viande, le mariage et la parole. Nous
définirons et opposerons une structure de communication qui suppose l'échange,
* Équipe de Recherche en Ethnologie amérindienne, UPR 324 (CNRS), Paris.
J.S.A. 1992, LXXVIII-II : p. 95 à 106.
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DE LA VIANDE A LA PAROLE
LE MENKI
Les principaux fournisseurs de nourriture carnée, les menki, sont précisément les
individus dont on attend le plus (à l'inverse, on attend peu des yupa). Il faut
distinguer le yupa ou le menki occasionnel de celui qui « s'institue » comme tel.
Tout homme Kashinawa a une obligation de don envers son nabu kuin 6. Celui-ci
est constitué d'un groupe fixe de parents et d'alliés. S'il ne peut en réduire la taille,
il peut, en revanche, l'augmenter. Dans ce cas, les nouvelles personnes admises dans
son nabu kuin sont en droit d'attendre des dons réguliers de viande. Le chasseur
s'oblige ainsi à des dons, en échange du seul prestige d'être considéré menki. On
pourrait croire là à un paradoxe de la société. Exiger de celui qui fournit beaucoup
de viande de donner plus, et ne rien attendre de celui qui donne peu. Ceci peut se
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prestige croissant, les menki n'hésiteront pas à contrer le chef lors de ses réunions,
se plaçant parfois en véritables opposants du chef. En cas de conflit grave, l'un
d'entre eux pourra provoquer une scission de village devenant alors un nouveau
chef de village. C'est ainsi qu'il s'officialise comme « homme de l'information ». De
conseiller interne, il va devoir se faire connaître dans les autres villages Kashinawa
comme nouveau leader et décrira son propre village comme celui possédant le plus
d'avantages : gibier abondant, tranquillité vis-à-vis des Blancs et des autres
groupes, etc. Cette pratique courante chez les chefs Kashinawa, a des implications
sociologiques, notamment dans la dynamique inter-communautaire (éclatement et
recomposition des unités villageoises). Cette dynamique permet à l'ensemble des
villages de se vivre comme appartenant à une totalité que sont les Kashinawa. Sans
cela, la stricte endogamie de villages aurait pour corollaire le repli sur soi et la
fragmentation ethnique.
Lors d'expéditions lointaines, ce chef ne manquera pas non plus d'entrer en
contact avec d'autres villages indiens ou encore avec un campement de colons. Et
c'est là que l'on remarque l'attitude volontaire du chef ; sa certitude dans la relation
contraste avec l'hésitation des autres, sa parole décidée envers les étrangers tranche
avec l'aspect fuyant, silencieux ou économe de la parole d'un quelconque
Kashinawa chez les Blancs.
Ce faiseur de paix montre dans tous ses actes sa maîtrise des mots. Etre maître
des mots est bien le seul pouvoir qu'on lui concède et même qu'on exige de lui. De
cet homme on attend que les choses soient dites comme elles sont. Il ne s'agit pas
là d'une croyance aveugle en un leader charismatique. Lorsqu'un chef dit les
choses, particulièrement celles du dehors, il s'engage à ce qu'elles soient ainsi. C'est
en ce sens qu'il donne sa parole. Ce « devoir de parole », comme le nomme
Clastres, est l'une des dettes principales du chef au groupe. S'il s'avérait que les
choses sont autres, ce ne serait pas aux yeux des Kashinawa une erreur de sa part
mais un manquement de parole pouvant entraîner le discrédit à son égard. Nous
n'entrerons pas ici dans le détail de la naissance et la destitution d'un chef dans la
société Kashinawa. Ce qui nous intéresse, c'est d'analyser son discours et son
comportement par rapport aux structures d'information et de communication
précédemment définies. La parole du chef prend origine dans la parole du chasseur
et le « discours sans retour » du parfait chasseur atteint son paroxysme dans le
discours politique.
Parole informative par excellence, car non partagée, mais aussi parce qu'elle
parle du dehors ou des rapports avec ce dehors. Informative, non pas seulement
parce qu'elle rapporte des nouvelles inconnues, mais surtout parce que, sortant de
la bouche du chef, ces paroles prennent une forme. C'est la manière dont elles sont
dites et aussi le lieu où elles sont prononcées qui les situent comme information 8.
Le chef parle lors de réunions quotidiennes, il ne dit rien en général que tout le
monde ne sache, mais il officialise tel fait ou telle chose. Ces paroles deviendront
alors parole de référence sur le dehors, qu'elles reflètent la vérité ou non.
L'important est que le chef se porte garant de la parole qu'il a donnée ; et donc en
assume les conséquences. Il est responsable de ses paroles. Puisqu'il prétend à une
parole officielle, informative, alors le groupe est en droit de lui demander des
comptes sur ce qu'il dit. Certes, personne ne peut en général le vérifier, mais le
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groupe guettera les conséquences de ses paroles dans le temps. En effet, le chef
donne à la fois une information et une analyse d'une situation politique ; et c'est
sur cette analyse que les gens jugeront leur chef. C'est lui qui propose de déplacer
le village dans une direction ou une autre, invoquant toujours les relations avec les
Blancs, les autres Indiens, voire les Esprits. Hommes vivant à la frontière de la
société par leurs actes et leurs paroles, les chefs Kashinawa ont un curieux destin.
Hommes de paroles, maîtres des mots, ils ont pour tâche de conseiller les membres
de leur village dans les contacts avec les autres groupes humains. Ils se sont mis en
marge de la société en brisant l'échange réciproque. Pourtant, le destin du chef sera
presque toujours d'être abandonné par les siens, soit qu'il n'ait pu contenir
l'éclatement du groupe résidentiel, soit qu'il n'ait pu le protéger de l'extérieur. Ainsi
le chef Kashinawa serait un hyper-chasseur envers qui le groupe aurait contracté
une dette, afin de compenser son excès de don de viande. Puisque la dette ne peut
être compensée sur un même espace (par le contre-don de viande), c'est sur d'autres
espaces (excès de paroles et d'épouses) qu'elle le sera. Cet équilibre, existant entre
des espaces et non à l'intérieur d'un même espace, n'équivaut en aucun cas à la
réciprocité.
Par ses actions qui brisent l'échange, le chef se décentre à une frontière : celle
du groupe avec les autres humains. Le chef est en quelque sorte une frontière vive
avec le dehors. C'est à lui de prendre en charge les étrangers de passage, mais c'est
aussi à lui de régler les conflits avec les colons et les éventuels problèmes de
territoire de chasse avec les autres Indiens. Régulièrement donc, lors d'une réunion,
le chef en viendra à faire des propositions sur les limites du territoire, sur un travail
collectif à exécuter ou sur une conduite commune à tenir vis-à-vis des Blancs. Mais
chaque crise des Kashinawa avec le dehors ou simplement toute nouvelle mesure
visant à redéfinir les limites et les règles a pour conséquence de « déchirer » le chef.
Alors abandonnés dans des villages qui ne comptent plus que quelques maisons
(celles de ses filles et de ses gendres), on trouve ces vieux chefs Kashinawa qui ne
se lassent pas de répéter pour eux-mêmes ce que, du temps où ils étaient chefs d'un
grand village, ils proclamaient aux hommes réunis : « Vous ne me méritez pas... ».
En demandant à ceux qui brisent l'échange (les menki) de donner plus qu'on ne
pourra jamais leur rendre, d'être généreux à l'excès, la société Kashinawa dit par
là ce qui la sous-tend : l'échange. Et celui qui voudrait briser cet échange se brisera
lui-même. Piégé à son propre système, le chef Kashinawa est en quelque sorte un
« esclave en chef », toujours en quête de ce qui pourrait maintenir ce prestige qu'il
prétend mériter.
LE YUPA
A l'opposé du bon chasseur, menki, existe le yupa, celui qui, isolé par une
substance qui porte le même nom, ne perçoit plus la présence des animaux. Et si
par hasard il rencontre un animal, cette substance, le yupa, lui troublera la vision
au point de lui faire rater sa proie. Alors, chaque jour, le chasseur yupa rentrera
bredouille. Après quelque temps il se ressaisira pour entreprendre une cure, car se
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défaire au plus vite du yupa est une question de survie ; sans quoi sa femme et ses
enfants, privés de viande, risqueraient de l'abandonner. Les hommes font donc très
attention dès les premiers signes du yupa. On peut discerner deux phases dans l'état
du yupa. bdi première est de ne plus comprendre la forêt, c'est-à-dire ne plus
percevoir les signes annonciateurs du gibier (craquements de branches, fruits
rongés, empreintes, etc.). L'audition, par exemple, intervient pour beaucoup dans
la réussite d'une expédition de chasse. D'ailleurs, si le vent9 se lève au point
d'agiter fortement les feuilles, les Kashinawa ne peuvent pas chasser : « il y a trop
de vent, on ne comprendra rien ! » disent-ils. A ce stade, on peut avoir recours à
deux remèdes. On se soumet tout d'abord à un jeûne pendant un mois — seules
sont autorisées bananes et bouillies de maïs — durant lequel le chasseur
s'abstiendra de toute relation sexuelle. Le deuxième remède varie selon les
individus, mais il faut, d'une manière ou d'une autre, entrer en contact avec
l'anaconda ou le boa. Selon la mythologie, l'anaconda enseigna aux hommes la
pratique des hallucinogènes, à l'époque où hommes et animaux n'étaient pas
différenciés 10. Lorsqu'ils parlent des animaux mythiques, les Kashinawa ne les
confondent pas avec ceux qu'ils rencontrent aujourd'hui dans la forêt et avec
lesquels l'échange verbal est impossible. Une fois cette communication rompue, les
hommes ont pu manger certains animaux. La communication est avant la
différenciation des espèces animales et de l'espèce humaine. En effet, selon les
Kashinawa, pour communiquer il faut être identique. La différenciation entraîne la
perte de communication totale, mais permet la consommation. On ne communique
pas avec ce qu'on mange et, inversement, on ne mange pas celui avec qui on
communique, ce qui écarte, du point de vue Kashinawa, la question de
l'anthropophagie.
Ce que nous venons d'évoquer rapidement sur la différenciation nous permettra
de comprendre d'autres points importants par la suite. Retournons pour l'heure au
chasseur yupa qui part à la recherche du boa. Selon les Kashinawa, il suffit de lui
parler, mais parfois il faut le tuer et avaler sa langue. Cette dernière solution
constitue le remède le plus efficace, mais aussi le plus risqué. En effet, ou bien notre
chasseur yupa devient du jour au lendemain menki, ou bien le boa peut revenir à
travers les rêves ou au cours d'une prise d'hallucinogène lui demander des comptes
et le faire souffrir. C'est pourquoi la première méthode, la plus douce, celle qui
consiste à parler au boa, est la plus pratiquée, même si elle est considérée comme
moins efficace. La cure réussie, celui qui n'entendait plus la forêt la comprendra de
nouveau.
Les bons chasseurs, menki, que nous avons appelés « hommes de
l'information », sont des individus qui comprennent la forêt, plus précisément qui savent
interpréter leur écoute de la forêt, cause première de leurs succès. La bonne écoute
de la forêt permet au menki de chasser et de rapporter une grande quantité de
gibier, ce qui lui donne le privilège d'être écouté, droit de parole, qui, nous l'avons
signalé, se transforme en devoir de parole pour le chef. Mais cette écoute du dehors
qui donne le droit de parole au dedans peut être dangereuse, comme nous l'avons
démontré par ailleurs n.
Le chasseur Kashinawa ne s'éloigne que très rarement et jamais très loin du
sentier de chasse. Au delà, c'est le territoire des animaux mais aussi des Esprits. Il
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hésitera toujours à entrer dans un terrain aussi dangereux. Pour éviter cela, il imite
le cri des animaux pour les attirer à lui et les tuer dès qu'ils sont à portée d'arc ou
de fusil. Si l'animal ne vient pas, c'est l'homme qui cherchera à s'approcher de lui.
Et c'est là que commence le danger pour le chasseur. En imitant le cri d'un animal,
il essaye de se faire passer auprès de lui pour un congénère. C'est ce que les
Kashinawa appellent la fascination de l'animal. En cas contraire, l'homme doit
s'aventurer au delà du sentier de chasse. Le danger est que, effectuant le chemin de
l'animal dans l'autre sens, il se transforme lui-même en animal sauvage. Dans un
sens, l'animal sauvage devient gibier comestible ; dans l'autre sens, le chasseur peut
se transformer en animal sauvage. Quitter le chemin des hommes et imiter le cri du
gibier constitue déjà le début d'une transformation possible. Celle-ci se produit en
cas d'obstination. Le chasseur oublie le but de son expédition (rapporter du gibier
pour les siens) pour ne se concentrer que sur sa seule relation à l'animal. Les
Kashinawa disent justement que c'est le sort du chasseur obstiné de se transformer
en l'objet de sa poursuite. C'est en cela que l'écoute du dehors est dangereuse, car
elle décentre l'individu vers l'extérieur, au risque de le faire basculer comme Autre.
Cette amorce de communication par le cri sera fatale pour l'un d'entre eux. Animal
et homme se situent de part et d'autre d'une frontière infranchissable au risque de
changer de nature. Le résultat de ce pseudo-dialogue sera le franchissement
irrévocable de cette frontière par l'un d'eux.
Mais un homme peut ne plus pouvoir chasser pour une autre raison que celle
d'être yupa. C'est le cas notamment lorsqu'il voit les animaux comme des gens ! Il
peut parler avec eux. Il n'a plus besoin d'imiter leurs cris pour entrer en contact,
les animaux comprennent ses paroles. Cet état peut arriver d'un jour à l'autre : on
l'appelle mukaya : «être avec l'amer». Dans un tel cas, la famille proche du
mukaya, voire le groupe tout entier vont tout faire pour le guérir. Mais, à la
différence d'un simple yupa, l'homme mukaya peut n'éprouver aucun désir de
guérison. Il peut même arriver qu'il résiste. Nous avons été témoins d'une scène
dans laquelle un homme mukaya voulait partir la nuit en forêt car les animaux
l'appelaient. Au lieu de le laisser dormir dans son hamac, ses proches le ligotèrent
à l'un des piliers de la maison pour l'empêcher de s'enfuir.
Les états mukaya sont variables, depuis l'individu demandant lui-même à être
guéri jusqu'à celui qui, possédé par les Esprits de la forêt, doit être soigné contre
son gré. La « maladie » est alors souvent incurable, au moins à court terme. Il
s'agira non plus d'enlever le muka 12 (l'amer) mais de le diffuser tout doucement
dans le corps du malade par des massages à l'aide de feuilles et de décoctions. Cet
homme deviendra alors huni mukaya : chamane. Le chamane Kashinawa est donc
un « incurable », un individu à qui on n'a pas pu enlever le muka et qui doit donc
apprendre à vivre avec. S'il est un jeune homme non marié, il restera célibataire.
L'abstinence sexuelle, d'une part, et l'impossibilité de chasser, d'autre part,
réduiront ses possibilités matrimoniales. S'il a déjà une famille à nourrir, le cas est
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plus délicat, en particulier pour la chasse. Le chamane devra user de ruse afin de
pourvoir sa famille en gibier. S'il aperçoit un singe dans un arbre, il ne l'abattra que
lorsque l'animal sera caché par les feuillages. Décochant sa flèche à travers les
feuilles, il justifiera son geste, si toutefois il atteint l'animal, par un hasard
malencontreux. S'il rencontre une tortue il lui dira : « Viens sur mon dos jusqu'à
la maison, je te donnerai des bananes à manger ! ». Une fois arrivé au village, il
tiendra sa promesse, puis s'éclipsera, laissant un membre de sa famille tuer la tortue
à sa place... De toute manière, il ne pourra en aucun cas manger de la viande.
Dans la société Kashinawa, le chamane intervient en partie dans les processus
de guérison. Mais il n'est pas le guérisseur. Celui-ci, huni dauya (homme-avec-les-
médecines), connaît les plantes curatives et les poisons de la forêt : c'est le
spécialiste des maladies du corps. Le chamane n'intervient qu'auprès des gens
malades de leurs esprits. C'est à lui qu'il appartient de retrouver et de réintroduire
dans le corps l'esprit égaré d'une personne évanouie ou d'un mourant. S'il n'arrive
pas à convaincre l'esprit de revenir, il l'accompagnera aussi loin qu'il peut sur le
chemin des morts. Il en informera au fur et à mesure le groupe. S'il est grave qu'une
personne meure, il serait encore plus grave que son esprit s'égare, car il serait
susceptible de revenir au village où, faute de corps disponible, il ne pourrait que
tourmenter les vivants.
Le chamane interviendra également auprès d'un chasseur qui, trop obstiné dans
sa poursuite d'un animal, aura commencé sa transformation en être de la forêt. De
tels cas sont racontés par les Kashinawa. Nous avons été témoins de l'un d'eux en
1982. Un homme était près d'une lagune lorsqu'un anaconda sortit de l'eau et lui
mordit le bras. A plusieurs reprises l'homme lui asséna de grands coups de
machettes et finit par le tuer, mais il présentait de nombreuses morsures. Lorsqu'il
rentra, il se coucha, épuisé. Les morsures de l'anaconda ne diffusant pas de poison,
le Huni dauya (l'homme-avec-les-médecines) n'avait pas à intervenir. Toute la nuit
le chasseur délira. Les anacondas lui apparaissaient en rêve, cherchant à venger leur
frère mort. Ils voulaient attirer l'esprit du chasseur dans la lagune. Le deuxième
jour, l'homme était littéralement mort de peur. La nuit suivante, le chamane se tint
auprès de lui et parla aux anacondas : il finit enfin par les convaincre de retourner
dans leurs lagunes...
CHEF/CHAMANE
chef chamane
hyper-parole au dedans hyper-parole au dehors
hyper-écoute du dehors hyper-écoute du dedans
NOTES
1. Nous remercions Jean-Pierre Chaumeil dont les commentaires critiques nous ont particulièrement
aidés à formuler l'argumentation de cet essai.
2. Nous faisons référence ici aux Kashinawa de l'est du Pérou. Ceux du Brésil ont, pour beaucoup,
abandonné ces pratiques.
3. La communication est possible parce que la vision du monde est partagée et c'est cette vision du
monde qui ouvre et délimite les champs d'expériences (au moins au niveau de la société toute entière ;
les différences individuelles se déploient à l'intérieur de ces champs communs à tous).
4. L'un des cas-limite semble être donné chez les Guayaki où la viande que chasse un homme est pane
pour lui, attirant la malchance s'il la consommait (Pierre Clastres, Chroniques des indiens Guayaki, PLON,
Terre humaine).
5. On pourrait penser qu'une telle quantité de viande vaudrait d'être fumée. Fumer la viande est rare
chez les Kashinawa, cela est considéré dans le quotidien comme un acte mesquin : yaushi. La seule
exception à cette règle est la préparation des fêtes.
6. Liste des membres du nabu kuin d'égo : F, FZ, FF, FFZ, B, Z, S, D, MBS, FZS, MBD, FZB ,
M, MB, MF, FM, ZS, ZD, DS, DD.
7. Il existe deux mots pour désigner la faim en Kashinawa : huni exprime la faim en général et pintsi
la faim de viande. Pour les Kashinawa seule la deuxième est mortelle. En effet, alors qu'on peut toujours
trouver quelque chose de végétal à manger, la consommation de viande est aléatoire et dépend des
capacités cynégétiques des hommes.
8. Un exemple pour illustrer cela ; en 1979 des rumeurs couraient sur la situation des villages
Kashinawa du Brésil, certains prétendant que le gouvernement brésilien assistait les Indiens. Le chef a
commencé son discours ainsi : « tout le monde connaît cette histoire et je n'en ai pas encore parlé... ».
Lieu d'officialisation de la réalité extra-villageoise la parole du chef transforme une rumeur en réalité ou
son contraire.
9. Le vent est aussi une substance, mais elle est sans conséquence sur les hommes.
10. Avant la différenciation, les hommes, les animaux, les plantes communiquaient entre eux. Après,
tous ont perdu la communication totale. Les animaux se sont mis à pousser des cris, alors que les hommes
ont obtenu le langage et les maladies. Le jaguar et l'anaconda sont des images de cette réalité première.
En particulier, la peau de l'anaconda est une mémoire visuelle de certaines couleurs disparues de la réalité
quotidienne et que l'on peut retrouver grâce aux hallucinogènes.
11. Cf. P. Deshayes et B. Keifenheim : « La conception de l'Autre chez les Kashinawa » Thèse de
troisième cycle, Université de Paris VII 1982, chapitre « la zone de transition et la fascination ».
12. Le muka, comme le yupa, est une substance qui se fixe dans le corps du chasseur.
13. Si les Kashinawa n'expriment pas linguistiquement cette notion, leurs voisins Amahuaca (Pano
eux-aussi) appellent leurs chamanes yupamati.