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Journal de la Société des

Américanistes

Paroles chassées [Chamanisme et chefferie chez les Kashinawa]


Chamanisme et chefferie chez les Kashinawa
Patrick Deshayes

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Deshayes Patrick. Paroles chassées [Chamanisme et chefferie chez les Kashinawa]. In: Journal de la Société des
Américanistes. Tome 78 n°2, 1992. pp. 95-106 ;

doi : https://doi.org/10.3406/jsa.1992.1459

https://www.persee.fr/doc/jsa_0037-9174_1992_num_78_2_1459

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Abstract
The Speech Chase : Kashinawa Shamanism and Chiefdoms The author examines the social
communication of the Kashinawa in three areas : meat exchange, marriage and speech. He defines a
communications structure which involves exchange, balance and reciprocity and confronts it with an
informational structure which is non reciprocal and asymetrical. The chief and the shaman who are to
be found not at the center but at the outskirts of the Kashinawa system form the active border of this
society.

Résumé
Paroles chassées. Chamanisme et chefferie chez les Kashinawa. L'auteur étudie la communication
sociale chez les Kashinawa dans trois domaines : l'échange de viande, le mariage et la parole. Il définit
une structure de communication qui suppose l'échange, l'équilibre et la réciprocité et l'oppose à une
structure d'information non réciproque, non symétrique. Le chef et le chamane, qui dans le système
kashinawa, se retrouvent non pas au centre mais au bord, constituent les frontières vives de la société.

Resumen
Palabras cazadas. Chamanismo y liderazgo en la sociedad kashinawa. El autor estudia la
communicación social de los Kashinawa en très dominios : el intercambio de carne de caza, el
matrimonio y la palabra. Define una estructura de comunicación que supone el intercambio, el
equilibrio y reciprocidad y la opone a una estructura de información que no es ni reciproca ni simétrica.
El jefe y el chaman, que no se encuentran en el centro sino en la periferia del sistema kashinawa,
constituyen las fronteras vivas de la sociedad.
PAROLES CHASSÉES

Chamanisme et chefferie chez les Kashinawa

Patrick DESHAYES *

Paroles chassées. Chamanisme et chefferie chez les Kashinawa.

L'auteur étudie la communication sociale chez les Kashinawa dans trois domaines :
l'échange de viande, le mariage et la parole. Il définit une structure de communication qui
suppose l'échange, l'équilibre et la réciprocité et l'oppose à une structure d'information non
réciproque, non symétrique. Le chef et le chamane, qui dans le système kashinawa, se
retrouvent non pas au centre mais au bord, constituent les frontières vives de la société.

Palabras cazadas. Chamanismo y liderazgo en la sociedad kashinawa.

El autor estudia la communicación social de los Kashinawa en très dominios : el


intercambio de carne de caza, el matrimonio y la palabra. Define una estructura de
comunicación que supone el intercambio, el equilibrio y reciprocidad y la opone a una
estructura de información que no es ni reciproca ni simétrica. El jefe y el chaman, que no se
encuentran en el centro sino en la periferia del sistema kashinawa, constituyen las fronteras
vivas de la sociedad.

The Speech Chase : Kashinawa Shamanism and Chiefdoms

The author examines the social communication of the Kashinawa in three areas : meat
exchange, marriage and speech. He defines a communications structure which involves
exchange, balance and reciprocity and confronts it with an informational structure which is
non reciprocal and asymetrical. The chief and the shaman who are to be found not at the
center but at the outskirts of the Kashinawa system form the active border of this society.

INTRODUCTION

Nous voudrions dans cet essai * étudier la communication sociale chez les
Kashinawa dans trois domaines : l'échange de viande, le mariage et la parole. Nous
définirons et opposerons une structure de communication qui suppose l'échange,
* Équipe de Recherche en Ethnologie amérindienne, UPR 324 (CNRS), Paris.
J.S.A. 1992, LXXVIII-II : p. 95 à 106.
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l'équilibre et la réciprocité à une structure d'information non réciproque, non


symétrique. Nous montrerons que le chef et le chamane, hommes influents dans la
société Kashinawa, se retrouvent dans ce système non pas au centre mais au bord,
car à la limite de l'au-delà ou de Геп-deçà de cette communication sociale. C'est
ainsi qu'ils constituent les frontières vives de la société.
La structure d'information se déduit de la notion classique de l'information :
celle-ci est univoque, de l'informant vers l'informé, et c'est justement dans ce
rapport de non-réciprocité qu'elle prend sa mesure d'information. Informer vient
du latin informare : donner une forme à quelque chose. L'information donne donc
forme à ce qu'elle dît en même temps qu'elle le dit comme si le processus d'existence
de ce qu'elle dit n'était que le produit même de l'information et non l'inverse. La
parole de l'information est issue d'un dehors : ce qu'elle dit ne définit pas un univers
commun aux interlocuteurs. Cette dernière caractéristique relève précisément de la
communication qui suppose un espace partagé, un univers commun. L'information
se trouve entre deux univers : celui du dehors et celui du dedans. Nous sommes là
au cœur des relations Soi/Autre.
Les Kashinawa 2 vivent en gros villages, abritant jusqu'à trois cents personnes.
Plusieurs grandes maisons constituent le village à l'intérieur duquel s'effectuent plus
de 95% des mariages. Souvent distants les uns des autres de plusieurs jours de
marche ou de pirogue ces villages endogames constituent des unités relativement
autonomes et concurrentes. Chaque chef de village essaye en effet de convaincre les
habitants des autres villages de venir chez lui. Au niveau global, la société est
divisée en deux moitiés totémiques : chaque homme (ou femme) doit se marier avec
une femme (ou un homme) de l'autre moitié. Ces alliés sont les «Autres du
dedans», ceux avec qui l'échange est continu, ceux avec qui les dons et les
contre-dons ouvrent une dette réciproque infinie qui scelle cette alliance profonde
dont le mariage n'est qu'un des aspects.
Mais il existe une seconde catégorie d'Autres : hommes des groupes voisins mais
aussi les Blancs..., ou Autres sur le plan de la nature : animaux mais aussi esprits
de tout genre. Ce sont les « Autres du dehors ». Pas d'alliance avec eux, au moins
au niveau collectif. Ces Autres-là ne sont pas des alliés.
Deux types d'Autre existent donc pour les Kashinawa : l'Autre du dedans, celui
avec qui l'alliance et la communication sont permanentes, l'Autre du dehors avec
qui les relations sont minimisées 3.

DE LA VIANDE A LA PAROLE

Lorsqu'un chasseur, revenu bredouille, rencontre le soir un autre chasseur


chargé de gibier, ils se trouvent dans une position de prestige opposée. Néanmoins,
il y a communication profonde entre eux car le malheur de l'un et le bonheur de
l'autre ne sont que les pôles virtuels de l'expérience de tout homme-chasseur. Au
delà de leur succès ou de leur échec, ces deux hommes parlent de la même chose.
Ce qui sous-tend leurs paroles est le destin partagé de tous les hommes Kashinawa.
Tout homme doit quitter l'espace social, ce monde du dedans, pour affronter le
monde extérieur, la forêt, avec le souci de rapporter du gibier aux siens. Les
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Kashinawa pensent que ce mobile vital pousse l'homme chasseur et le protège en


même temps de l'obstination, sorte de folie générée par le gibier et censée faire
oublier à certains chasseurs la raison de leurs sorties en forêt. Pour cela, le chasseur
Kashinawa doit se concentrer afin de rester relié aux siens par ses pensées ; ainsi
n'oubliera-t-il jamais la raison de son départ et risquera-t-il moins de s'égarer et de
succomber aux multiples dangers de ce monde extérieur. La forêt est un monde à
part entière, obéissant à ses propres lois et habitée par des êtres étrangers à
l'homme. Les animaux d'abord et, parmi eux, ceux qui l'égalent dans ses capacités
cynégétiques, mais aussi les Esprits. Ces habitants de la forêt profonde sont
chasseurs eux aussi, de la même proie parfois, et il importe, de toute manière, de
trouver avec eux une sorte de consensus viable afin d'éviter que chaque expédition
de chasse ne dégénère en guerre. Peu importe alors que l'un des interlocuteurs soit
chargé de gibier ce soir-là et que l'autre rentre bredouille. La description du
chasseur heureux racontant comment l'odeur de tel fruit l'a mis sur la piste de tel
animal n'est pas étrangère à notre malchanceux. Il la connaît depuis sa prime
enfance, même si aujourd'hui ses sens semblaient obstrués. Et son interlocuteur ne
rira point des malheurs de son confrère : ce qui lui arrive pourra le frapper demain.
En échangeant leurs récits, ils se content leur destin commun, ils communiquent.
La réciprocité de leurs paroles est donc l'expression d'une expérience partagée
du dehors. Mais elle correspond également au principe de partage qui régit le
monde du dedans. Le malchanceux de ce jour recevra de la viande de son
interlocuteur ou d'un autre chasseur et il sait qu'il rendra ce don, un autre jour,
lorsque le donneur d'aujourd'hui rentrera bredouille à son tour. Ces dons
réciproques, toujours étalés dans le temps, placent les Kashinawa dans une relation
vive : on n'est jamais quitte avec l'Autre du dedans.
L'homme chasseur, lorsqu'il rentre le soir au village, se raconte : tout d'abord
à sa famille à qui il a des comptes à rendre en premier lieu. Et cela à un double
niveau : par le gibier qu'il rapporte ou qui manque et par ses récits de chasse. Ces
deux discours véhiculent alors l'image du chasseur dans ses imperfections comme
dans ses performances. Et il faut avoir été témoin, lorsqu'un homme rentre
bredouille, de ces scènes d'autant plus dramatiques qu'elles se sont déjà répétées,
pour comprendre l'exigence des proches à l'égard du chasseur. Les enfants se jettent
à terre blâmant à haute voix l'incompétence de leur père ; l'épouse sombre dans un
mutisme qui ne laisse aucun espoir à l'homme d'être accueilli comme amant. En
revanche, plus le gibier est abondant, plus l'échange verbal le sera également. De
toute manière, c'est au retour de l'homme qu'il y a rencontre de deux actualités :
celle de l'homme solitaire parti à l'extérieur et celle de ceux restés à l'intérieur du
village. Le bon chasseur sera en mesure de rendre visite à d'autres foyers, offrant
en cadeau l'excédent de gibier abattu ce jour là. A tous ceux qu'il croise, il se
racontera une fois de plus. Mais il prendra en même temps connaissance des
affaires courantes concernant le village. Son intimité croissante due à ses dons
successifs de viande le place dans un rapport de confiance, voire de confident. Sa
connaissance des autres est donc proportionnelle à la fréquence de ses dons de
viande. Le regard de l'homme chasseur se détache ainsi de l'extérieur pour devenir
regard social, regard sur l'intérieur. Son discours personnel devient en même temps
discours social.
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A l'intérieur du village existe un échange permanent de prestations, d'aides et


de dons de viande. Chaque don, chaque prestation donne l'occasion à celui qui le
fait d'affirmer sa générosité. Quand nous disons « échange » il s'agit bien sûr d'un
don réciproque, car la période de temps qui s'écoule pour rendre ce que l'on a reçu
peut parfois être très longue. D'autre part, le contre-don peut ne pas avoir lieu et
mettre le receveur dans une dette infinie envers le donneur. Nous voulons insister
ici sur les points suivants : qui sont ceux qui donnent le plus, pourquoi et quelles
en sont les conséquences sur la vie sociale des Kashinawa ?
Une société de chasseurs génère forcément des déséquilibres importants, chaque
individu n'ayant pas la même habileté à la chasse. Il y a ceux qui rapportent
régulièrement beaucoup de gibier et ceux qui en rapportent peu. Certaines sociétés
ont trouvé les moyens d'empêcher ce déséquilibre individuel de se transformer en
déséquilibre social 4. Chez les Kashinawa, l'homme-chasseur, outre le fait qu'il lui
est interdit de consommer en premier son butin, a, avant tout, une obligation
vis-à-vis d'un noyau restreint de parents et d'alliés, variable selon son âge. Ce sont
ses propres parents et ses frères et sœurs lorsqu'il est célibataire, sa belle famille
lorsqu'il est jeune marié et vit chez ses beaux-parents, enfin sa femme et ses enfants
lorsqu'il a constitué un foyer autonome. Un chasseur donc, lorsqu'il rapporte un
singe, un volatile ou un rongeur quelconque, le répartira dans ce noyau de partage
précédemment décrit. S'il lui arrive d'abattre un plus gros gibier (un pécari ou
plusieurs singes par exemple), il pourra nourrir un plus grand nombre de gens. Il
devra distribuer cet excédent à l'intérieur d'un noyau de partage plus large appelé
nabu kuin. Enfin, s'il a chassé plus de gibier ou un tapir, il pourra approvisionner
le village tout entier 5.
En théorie donc, chaque chasseur bredouille recevra d'un autre plus chanceux
ou plus adroit. Le modèle s'annonce parfait, mais il suppose que les hommes soient,
chacun à son tour, bons et mauvais chasseurs. Or, dans les faits, ce sont souvent
les même hommes qui sont les bons chasseurs (au moins sur un temps donné), on
les appelle menki, tandis que ceux qui rentrent bredouilles sont appelés yupa. Tant
et si bien qu'il y en a qui donnent constamment plus qu'ils ne reçoivent, et d'autres
qui reçoivent plus qu'ils ne donnent.

LE MENKI

Les principaux fournisseurs de nourriture carnée, les menki, sont précisément les
individus dont on attend le plus (à l'inverse, on attend peu des yupa). Il faut
distinguer le yupa ou le menki occasionnel de celui qui « s'institue » comme tel.
Tout homme Kashinawa a une obligation de don envers son nabu kuin 6. Celui-ci
est constitué d'un groupe fixe de parents et d'alliés. S'il ne peut en réduire la taille,
il peut, en revanche, l'augmenter. Dans ce cas, les nouvelles personnes admises dans
son nabu kuin sont en droit d'attendre des dons réguliers de viande. Le chasseur
s'oblige ainsi à des dons, en échange du seul prestige d'être considéré menki. On
pourrait croire là à un paradoxe de la société. Exiger de celui qui fournit beaucoup
de viande de donner plus, et ne rien attendre de celui qui donne peu. Ceci peut se
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comprendre au niveau social : la société Kashinawa empêche ainsi l'émergence de


disparités sociales en son sein. Cela dit, on ne voit pourtant pas d'emblée pourquoi
certains individus s'efforceraient d'être producteurs de viande. Or, si elle récupère
le produit de la chasse pour le compte de tous, une société ne peut pas se permettre
de ne pas stimuler ses producteurs. Et la société Kashinawa le fait d'une seule
manière : par la parole. Les bons chasseurs sont intarissables, leurs récits de chasse
sont expressifs, répétitifs, et les meilleurs ne se lassent pas de ressasser que, s'il
n'étaient pas là, tout le monde mourrait de faim 7 de viande.
Aucun pouvoir politique ne surgit donc à cet endroit ; les déséquilibres
individuels sont subordonnés à l'ordre social qui, dans cette société, demande à
chacun selon ses capacités, tout en accordant à certains du prestige. Voilà bien le
paradoxe de telles sociétés qui suppriment, d'un côté, le pouvoir pour instituer, de
l'autre, des hommes prestigieux. S'ils portent en eux la possibilité d'être chef, ils
seront des chefs sans pouvoir. Si ce sont les mêmes qui ont tendance à être les
meilleurs chasseurs, alors ce que nous avons dit sur la communication des chasseurs
vaut d'être affiné. Certes, ils partagent un univers en commun. Mais la relation
s'éloigne de l'échange réciproque. Les donneurs de viande instaurent un discours
sans retour, un discours sans réponse et c'est là, sans doute où s'amorce le passage
de la parole cynégétique à la parole politique. « L'excès de dons » va de pair avec
une parole qui, déséquilibrée par le non-échange, perd partiellement sa fonction de
communication.
Il existe en outre un autre lien de l'échange, au niveau des relations amoureuses
et des mariages. Dans la société Kashinawa, la viande véhicule, sur ce plan, les
valeurs les plus fondamentales sur les plans tant matériel que symbolique. Ainsi,
une offre directe de viande faite par un chasseur à une femme qui n'est pas de son
nabu kuin est une invitation sexuelle sans équivoque, surtout s'il s'agit d'une cuisse,
et l'acceptation de ce présent par la femme équivaut à accepter l'homme comme
amant. Le mariage chez les Kashinawa est uxorilocal. Le jeune époux va vivre chez
les parents de sa femme jusqu'à ce qu'il ait plusieurs enfants et fonde un foyer
autonome. Le résidence post-maritale implique un changement économique
important pour les deux familles. Les parents de l'époux perdent un chasseur, la
famille de l'épouse en gagne un. Dans certains cas, les parents de la jeune femme
pousseront le gendre à prendre comme seconde épouse la sœur de sa femme tant
ils tiendront à le garder.
Résumons à présent les caractéristiques du menki, le chasseur-modèle
Kashinawa :
— Don de viande à l'extrême
— Tendance à la polygynie
— Profusion de paroles

Nous retrouvons là les principales caractéristiques du chef Indien, ce dernier


étant aussi un faiseur de paix. Il est aisé de penser que la position de conseiller
privilégié, où il se trouve régulièrement, place le menki dans la potentialité d'être un
faiseur de paix. La différence tient à l'officialisation de cet état. Le menki joue le
rôle de conseiller factuel et local (au niveau du foyer) tandis le chef joue le rôle de
conseiller constant et global (au niveau du village). Mais forts de leur position de
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prestige croissant, les menki n'hésiteront pas à contrer le chef lors de ses réunions,
se plaçant parfois en véritables opposants du chef. En cas de conflit grave, l'un
d'entre eux pourra provoquer une scission de village devenant alors un nouveau
chef de village. C'est ainsi qu'il s'officialise comme « homme de l'information ». De
conseiller interne, il va devoir se faire connaître dans les autres villages Kashinawa
comme nouveau leader et décrira son propre village comme celui possédant le plus
d'avantages : gibier abondant, tranquillité vis-à-vis des Blancs et des autres
groupes, etc. Cette pratique courante chez les chefs Kashinawa, a des implications
sociologiques, notamment dans la dynamique inter-communautaire (éclatement et
recomposition des unités villageoises). Cette dynamique permet à l'ensemble des
villages de se vivre comme appartenant à une totalité que sont les Kashinawa. Sans
cela, la stricte endogamie de villages aurait pour corollaire le repli sur soi et la
fragmentation ethnique.
Lors d'expéditions lointaines, ce chef ne manquera pas non plus d'entrer en
contact avec d'autres villages indiens ou encore avec un campement de colons. Et
c'est là que l'on remarque l'attitude volontaire du chef ; sa certitude dans la relation
contraste avec l'hésitation des autres, sa parole décidée envers les étrangers tranche
avec l'aspect fuyant, silencieux ou économe de la parole d'un quelconque
Kashinawa chez les Blancs.
Ce faiseur de paix montre dans tous ses actes sa maîtrise des mots. Etre maître
des mots est bien le seul pouvoir qu'on lui concède et même qu'on exige de lui. De
cet homme on attend que les choses soient dites comme elles sont. Il ne s'agit pas
là d'une croyance aveugle en un leader charismatique. Lorsqu'un chef dit les
choses, particulièrement celles du dehors, il s'engage à ce qu'elles soient ainsi. C'est
en ce sens qu'il donne sa parole. Ce « devoir de parole », comme le nomme
Clastres, est l'une des dettes principales du chef au groupe. S'il s'avérait que les
choses sont autres, ce ne serait pas aux yeux des Kashinawa une erreur de sa part
mais un manquement de parole pouvant entraîner le discrédit à son égard. Nous
n'entrerons pas ici dans le détail de la naissance et la destitution d'un chef dans la
société Kashinawa. Ce qui nous intéresse, c'est d'analyser son discours et son
comportement par rapport aux structures d'information et de communication
précédemment définies. La parole du chef prend origine dans la parole du chasseur
et le « discours sans retour » du parfait chasseur atteint son paroxysme dans le
discours politique.
Parole informative par excellence, car non partagée, mais aussi parce qu'elle
parle du dehors ou des rapports avec ce dehors. Informative, non pas seulement
parce qu'elle rapporte des nouvelles inconnues, mais surtout parce que, sortant de
la bouche du chef, ces paroles prennent une forme. C'est la manière dont elles sont
dites et aussi le lieu où elles sont prononcées qui les situent comme information 8.
Le chef parle lors de réunions quotidiennes, il ne dit rien en général que tout le
monde ne sache, mais il officialise tel fait ou telle chose. Ces paroles deviendront
alors parole de référence sur le dehors, qu'elles reflètent la vérité ou non.
L'important est que le chef se porte garant de la parole qu'il a donnée ; et donc en
assume les conséquences. Il est responsable de ses paroles. Puisqu'il prétend à une
parole officielle, informative, alors le groupe est en droit de lui demander des
comptes sur ce qu'il dit. Certes, personne ne peut en général le vérifier, mais le
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groupe guettera les conséquences de ses paroles dans le temps. En effet, le chef
donne à la fois une information et une analyse d'une situation politique ; et c'est
sur cette analyse que les gens jugeront leur chef. C'est lui qui propose de déplacer
le village dans une direction ou une autre, invoquant toujours les relations avec les
Blancs, les autres Indiens, voire les Esprits. Hommes vivant à la frontière de la
société par leurs actes et leurs paroles, les chefs Kashinawa ont un curieux destin.
Hommes de paroles, maîtres des mots, ils ont pour tâche de conseiller les membres
de leur village dans les contacts avec les autres groupes humains. Ils se sont mis en
marge de la société en brisant l'échange réciproque. Pourtant, le destin du chef sera
presque toujours d'être abandonné par les siens, soit qu'il n'ait pu contenir
l'éclatement du groupe résidentiel, soit qu'il n'ait pu le protéger de l'extérieur. Ainsi
le chef Kashinawa serait un hyper-chasseur envers qui le groupe aurait contracté
une dette, afin de compenser son excès de don de viande. Puisque la dette ne peut
être compensée sur un même espace (par le contre-don de viande), c'est sur d'autres
espaces (excès de paroles et d'épouses) qu'elle le sera. Cet équilibre, existant entre
des espaces et non à l'intérieur d'un même espace, n'équivaut en aucun cas à la
réciprocité.
Par ses actions qui brisent l'échange, le chef se décentre à une frontière : celle
du groupe avec les autres humains. Le chef est en quelque sorte une frontière vive
avec le dehors. C'est à lui de prendre en charge les étrangers de passage, mais c'est
aussi à lui de régler les conflits avec les colons et les éventuels problèmes de
territoire de chasse avec les autres Indiens. Régulièrement donc, lors d'une réunion,
le chef en viendra à faire des propositions sur les limites du territoire, sur un travail
collectif à exécuter ou sur une conduite commune à tenir vis-à-vis des Blancs. Mais
chaque crise des Kashinawa avec le dehors ou simplement toute nouvelle mesure
visant à redéfinir les limites et les règles a pour conséquence de « déchirer » le chef.
Alors abandonnés dans des villages qui ne comptent plus que quelques maisons
(celles de ses filles et de ses gendres), on trouve ces vieux chefs Kashinawa qui ne
se lassent pas de répéter pour eux-mêmes ce que, du temps où ils étaient chefs d'un
grand village, ils proclamaient aux hommes réunis : « Vous ne me méritez pas... ».
En demandant à ceux qui brisent l'échange (les menki) de donner plus qu'on ne
pourra jamais leur rendre, d'être généreux à l'excès, la société Kashinawa dit par
là ce qui la sous-tend : l'échange. Et celui qui voudrait briser cet échange se brisera
lui-même. Piégé à son propre système, le chef Kashinawa est en quelque sorte un
« esclave en chef », toujours en quête de ce qui pourrait maintenir ce prestige qu'il
prétend mériter.

LE YUPA

A l'opposé du bon chasseur, menki, existe le yupa, celui qui, isolé par une
substance qui porte le même nom, ne perçoit plus la présence des animaux. Et si
par hasard il rencontre un animal, cette substance, le yupa, lui troublera la vision
au point de lui faire rater sa proie. Alors, chaque jour, le chasseur yupa rentrera
bredouille. Après quelque temps il se ressaisira pour entreprendre une cure, car se
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défaire au plus vite du yupa est une question de survie ; sans quoi sa femme et ses
enfants, privés de viande, risqueraient de l'abandonner. Les hommes font donc très
attention dès les premiers signes du yupa. On peut discerner deux phases dans l'état
du yupa. bdi première est de ne plus comprendre la forêt, c'est-à-dire ne plus
percevoir les signes annonciateurs du gibier (craquements de branches, fruits
rongés, empreintes, etc.). L'audition, par exemple, intervient pour beaucoup dans
la réussite d'une expédition de chasse. D'ailleurs, si le vent9 se lève au point
d'agiter fortement les feuilles, les Kashinawa ne peuvent pas chasser : « il y a trop
de vent, on ne comprendra rien ! » disent-ils. A ce stade, on peut avoir recours à
deux remèdes. On se soumet tout d'abord à un jeûne pendant un mois — seules
sont autorisées bananes et bouillies de maïs — durant lequel le chasseur
s'abstiendra de toute relation sexuelle. Le deuxième remède varie selon les
individus, mais il faut, d'une manière ou d'une autre, entrer en contact avec
l'anaconda ou le boa. Selon la mythologie, l'anaconda enseigna aux hommes la
pratique des hallucinogènes, à l'époque où hommes et animaux n'étaient pas
différenciés 10. Lorsqu'ils parlent des animaux mythiques, les Kashinawa ne les
confondent pas avec ceux qu'ils rencontrent aujourd'hui dans la forêt et avec
lesquels l'échange verbal est impossible. Une fois cette communication rompue, les
hommes ont pu manger certains animaux. La communication est avant la
différenciation des espèces animales et de l'espèce humaine. En effet, selon les
Kashinawa, pour communiquer il faut être identique. La différenciation entraîne la
perte de communication totale, mais permet la consommation. On ne communique
pas avec ce qu'on mange et, inversement, on ne mange pas celui avec qui on
communique, ce qui écarte, du point de vue Kashinawa, la question de
l'anthropophagie.
Ce que nous venons d'évoquer rapidement sur la différenciation nous permettra
de comprendre d'autres points importants par la suite. Retournons pour l'heure au
chasseur yupa qui part à la recherche du boa. Selon les Kashinawa, il suffit de lui
parler, mais parfois il faut le tuer et avaler sa langue. Cette dernière solution
constitue le remède le plus efficace, mais aussi le plus risqué. En effet, ou bien notre
chasseur yupa devient du jour au lendemain menki, ou bien le boa peut revenir à
travers les rêves ou au cours d'une prise d'hallucinogène lui demander des comptes
et le faire souffrir. C'est pourquoi la première méthode, la plus douce, celle qui
consiste à parler au boa, est la plus pratiquée, même si elle est considérée comme
moins efficace. La cure réussie, celui qui n'entendait plus la forêt la comprendra de
nouveau.
Les bons chasseurs, menki, que nous avons appelés « hommes de
l'information », sont des individus qui comprennent la forêt, plus précisément qui savent
interpréter leur écoute de la forêt, cause première de leurs succès. La bonne écoute
de la forêt permet au menki de chasser et de rapporter une grande quantité de
gibier, ce qui lui donne le privilège d'être écouté, droit de parole, qui, nous l'avons
signalé, se transforme en devoir de parole pour le chef. Mais cette écoute du dehors
qui donne le droit de parole au dedans peut être dangereuse, comme nous l'avons
démontré par ailleurs n.
Le chasseur Kashinawa ne s'éloigne que très rarement et jamais très loin du
sentier de chasse. Au delà, c'est le territoire des animaux mais aussi des Esprits. Il
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hésitera toujours à entrer dans un terrain aussi dangereux. Pour éviter cela, il imite
le cri des animaux pour les attirer à lui et les tuer dès qu'ils sont à portée d'arc ou
de fusil. Si l'animal ne vient pas, c'est l'homme qui cherchera à s'approcher de lui.
Et c'est là que commence le danger pour le chasseur. En imitant le cri d'un animal,
il essaye de se faire passer auprès de lui pour un congénère. C'est ce que les
Kashinawa appellent la fascination de l'animal. En cas contraire, l'homme doit
s'aventurer au delà du sentier de chasse. Le danger est que, effectuant le chemin de
l'animal dans l'autre sens, il se transforme lui-même en animal sauvage. Dans un
sens, l'animal sauvage devient gibier comestible ; dans l'autre sens, le chasseur peut
se transformer en animal sauvage. Quitter le chemin des hommes et imiter le cri du
gibier constitue déjà le début d'une transformation possible. Celle-ci se produit en
cas d'obstination. Le chasseur oublie le but de son expédition (rapporter du gibier
pour les siens) pour ne se concentrer que sur sa seule relation à l'animal. Les
Kashinawa disent justement que c'est le sort du chasseur obstiné de se transformer
en l'objet de sa poursuite. C'est en cela que l'écoute du dehors est dangereuse, car
elle décentre l'individu vers l'extérieur, au risque de le faire basculer comme Autre.
Cette amorce de communication par le cri sera fatale pour l'un d'entre eux. Animal
et homme se situent de part et d'autre d'une frontière infranchissable au risque de
changer de nature. Le résultat de ce pseudo-dialogue sera le franchissement
irrévocable de cette frontière par l'un d'eux.

MUKAYA « ÊTRE AVEC L'AMER »

Mais un homme peut ne plus pouvoir chasser pour une autre raison que celle
d'être yupa. C'est le cas notamment lorsqu'il voit les animaux comme des gens ! Il
peut parler avec eux. Il n'a plus besoin d'imiter leurs cris pour entrer en contact,
les animaux comprennent ses paroles. Cet état peut arriver d'un jour à l'autre : on
l'appelle mukaya : «être avec l'amer». Dans un tel cas, la famille proche du
mukaya, voire le groupe tout entier vont tout faire pour le guérir. Mais, à la
différence d'un simple yupa, l'homme mukaya peut n'éprouver aucun désir de
guérison. Il peut même arriver qu'il résiste. Nous avons été témoins d'une scène
dans laquelle un homme mukaya voulait partir la nuit en forêt car les animaux
l'appelaient. Au lieu de le laisser dormir dans son hamac, ses proches le ligotèrent
à l'un des piliers de la maison pour l'empêcher de s'enfuir.
Les états mukaya sont variables, depuis l'individu demandant lui-même à être
guéri jusqu'à celui qui, possédé par les Esprits de la forêt, doit être soigné contre
son gré. La « maladie » est alors souvent incurable, au moins à court terme. Il
s'agira non plus d'enlever le muka 12 (l'amer) mais de le diffuser tout doucement
dans le corps du malade par des massages à l'aide de feuilles et de décoctions. Cet
homme deviendra alors huni mukaya : chamane. Le chamane Kashinawa est donc
un « incurable », un individu à qui on n'a pas pu enlever le muka et qui doit donc
apprendre à vivre avec. S'il est un jeune homme non marié, il restera célibataire.
L'abstinence sexuelle, d'une part, et l'impossibilité de chasser, d'autre part,
réduiront ses possibilités matrimoniales. S'il a déjà une famille à nourrir, le cas est
104 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES

plus délicat, en particulier pour la chasse. Le chamane devra user de ruse afin de
pourvoir sa famille en gibier. S'il aperçoit un singe dans un arbre, il ne l'abattra que
lorsque l'animal sera caché par les feuillages. Décochant sa flèche à travers les
feuilles, il justifiera son geste, si toutefois il atteint l'animal, par un hasard
malencontreux. S'il rencontre une tortue il lui dira : « Viens sur mon dos jusqu'à
la maison, je te donnerai des bananes à manger ! ». Une fois arrivé au village, il
tiendra sa promesse, puis s'éclipsera, laissant un membre de sa famille tuer la tortue
à sa place... De toute manière, il ne pourra en aucun cas manger de la viande.
Dans la société Kashinawa, le chamane intervient en partie dans les processus
de guérison. Mais il n'est pas le guérisseur. Celui-ci, huni dauya (homme-avec-les-
médecines), connaît les plantes curatives et les poisons de la forêt : c'est le
spécialiste des maladies du corps. Le chamane n'intervient qu'auprès des gens
malades de leurs esprits. C'est à lui qu'il appartient de retrouver et de réintroduire
dans le corps l'esprit égaré d'une personne évanouie ou d'un mourant. S'il n'arrive
pas à convaincre l'esprit de revenir, il l'accompagnera aussi loin qu'il peut sur le
chemin des morts. Il en informera au fur et à mesure le groupe. S'il est grave qu'une
personne meure, il serait encore plus grave que son esprit s'égare, car il serait
susceptible de revenir au village où, faute de corps disponible, il ne pourrait que
tourmenter les vivants.
Le chamane interviendra également auprès d'un chasseur qui, trop obstiné dans
sa poursuite d'un animal, aura commencé sa transformation en être de la forêt. De
tels cas sont racontés par les Kashinawa. Nous avons été témoins de l'un d'eux en
1982. Un homme était près d'une lagune lorsqu'un anaconda sortit de l'eau et lui
mordit le bras. A plusieurs reprises l'homme lui asséna de grands coups de
machettes et finit par le tuer, mais il présentait de nombreuses morsures. Lorsqu'il
rentra, il se coucha, épuisé. Les morsures de l'anaconda ne diffusant pas de poison,
le Huni dauya (l'homme-avec-les-médecines) n'avait pas à intervenir. Toute la nuit
le chasseur délira. Les anacondas lui apparaissaient en rêve, cherchant à venger leur
frère mort. Ils voulaient attirer l'esprit du chasseur dans la lagune. Le deuxième
jour, l'homme était littéralement mort de peur. La nuit suivante, le chamane se tint
auprès de lui et parla aux anacondas : il finit enfin par les convaincre de retourner
dans leurs lagunes...

CHEF/CHAMANE

Nous avons brossé le portrait de deux des principaux personnages de la société


Kashinawa : le chef et le chamane. Ce ne sont pas cependant les seuls hommes
remarquables. Nous avons mentionné également le huni dauya, mais il y a aussi le
chargé des rituels (chana shana ibu), et les spécialistes des boissons hallucinogènes.
Toutes ces fonctions sont séparées chez les Kashinawa. Néanmoins, les chefs
comme les chamanes Kashinawa se distinguent en ceci qu'ils représentent des états
extrêmes par rapport au comportement prototypique du chasseur :
— le chef est un « Шт-menki »
— le chamane est un « infra-yupa »
PAROLES CHASSÉES 105

Le chamane n'est plus chasseur, il se trouve à la limite inférieure, voire hors de


l'échange et du don. La nécessité du célibat le caractérise. Le chef, quant à lui, se
trouve hors de l'échange mais par excès cette fois. Et le célibat du chamane trouve
sa logique inversée dans la polygynie du chef. Opposés sur ce plan, ils sont
cependant tous les deux en rupture de l'échange : l'un par excès, l'autre par défaut.
En rupture par rapport à l'échange de don de viande, ils le sont aussi par rapport
à la communication sociale. Projetés à la limite de la société, en discontinuité avec
l'intérieur, ils entretiennent des relations continues avec l'extérieur : avec les
hommes non-Kashinawa pour le chef, avec les êtres non-humains pour le chamane.
En ce sens, le chamane Kashinawa est bien un aliéné en puissance, car il appartient
déjà à l'Autre.
Hommes-frontières, en rupture par rapport à la communication, ils ont disjoint
la parole de l'écoute. En cela, ils sont sur le plan formel des hommes de
l'information. Le chef possède une parole qui s'exerce au dedans, parole qui parle
du dehors, parole informative, qui donne forme et corps à ce dont elle parle. C'est
une écoute et une compréhension du dehors qui s'accomplit en parole du dedans.
Elle est structurellement isomorphe à celle du bon chasseur, menki, qui, par son
écoute et sa compréhension des bruits et des cris des animaux, rapporte de grandes
quantités de gibier. De son côté, le chamane a inversé le rapport aux animaux. Il
n'est plus simplement yupa, (c'est-à-dire quelqu'un qui ne comprendrait plus les
signes de la forêt et les cris des animaux) ; il peut, lui, parler aux animaux. Cela
correspond à un état extrême 13 du yupa. En effet, même s'il comprend les animaux
puisqu'il peut leur parler, il ne peut plus les envisager comme gibier. Parler aux
animaux est bien une incompréhension de la forêt du point de vue du chasseur
Kashinawa. Et le fait que le chamane soit végétarien renforce cette idée. Quant à
sa relation à l'intérieur du groupe, elle repose sur la crainte. On ne doit rien dire
contre un chamane, même de loin, car il entend tout. Et il pourrait se retourner
contre son détracteur. Parole surdéveloppée au dehors et hyper-écoute du dedans :
ce sont bien les caractéristiques du chamane Kashinawa. Il est sur ce plan encore
l'inverse du chef :

chef chamane
hyper-parole au dedans hyper-parole au dehors
hyper-écoute du dehors hyper-écoute du dedans

Ces deux personnages se situent donc en rupture par rapport à la


communication partagée, de la même façon qu'ils sont en rupture par rapport à l'alliance au
sein du groupe. C'est en disjoignant l'écoute de la parole dans la communication — et
en les projetant, et ce, de façon opposée pour le chef et le chamane, l'un au dedans,
l'autre au dehors — , qu'ils se transforment en hommes de l'information. Paradoxe
aparent d'une société qui met en exergue l'alliance et son équilibre, mais apparent
seulement, car les Kashinawa ont l'habitude de regarder avec suspicion leurs chefs
et leurs chamanes. A parler ainsi en rupture de l'alliance et de la
communication partagée, ces derniers ne sont-ils pas devenus des hommes du dehors ?
106 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES

NOTES

1. Nous remercions Jean-Pierre Chaumeil dont les commentaires critiques nous ont particulièrement
aidés à formuler l'argumentation de cet essai.
2. Nous faisons référence ici aux Kashinawa de l'est du Pérou. Ceux du Brésil ont, pour beaucoup,
abandonné ces pratiques.
3. La communication est possible parce que la vision du monde est partagée et c'est cette vision du
monde qui ouvre et délimite les champs d'expériences (au moins au niveau de la société toute entière ;
les différences individuelles se déploient à l'intérieur de ces champs communs à tous).
4. L'un des cas-limite semble être donné chez les Guayaki où la viande que chasse un homme est pane
pour lui, attirant la malchance s'il la consommait (Pierre Clastres, Chroniques des indiens Guayaki, PLON,
Terre humaine).
5. On pourrait penser qu'une telle quantité de viande vaudrait d'être fumée. Fumer la viande est rare
chez les Kashinawa, cela est considéré dans le quotidien comme un acte mesquin : yaushi. La seule
exception à cette règle est la préparation des fêtes.
6. Liste des membres du nabu kuin d'égo : F, FZ, FF, FFZ, B, Z, S, D, MBS, FZS, MBD, FZB ,
M, MB, MF, FM, ZS, ZD, DS, DD.
7. Il existe deux mots pour désigner la faim en Kashinawa : huni exprime la faim en général et pintsi
la faim de viande. Pour les Kashinawa seule la deuxième est mortelle. En effet, alors qu'on peut toujours
trouver quelque chose de végétal à manger, la consommation de viande est aléatoire et dépend des
capacités cynégétiques des hommes.
8. Un exemple pour illustrer cela ; en 1979 des rumeurs couraient sur la situation des villages
Kashinawa du Brésil, certains prétendant que le gouvernement brésilien assistait les Indiens. Le chef a
commencé son discours ainsi : « tout le monde connaît cette histoire et je n'en ai pas encore parlé... ».
Lieu d'officialisation de la réalité extra-villageoise la parole du chef transforme une rumeur en réalité ou
son contraire.
9. Le vent est aussi une substance, mais elle est sans conséquence sur les hommes.
10. Avant la différenciation, les hommes, les animaux, les plantes communiquaient entre eux. Après,
tous ont perdu la communication totale. Les animaux se sont mis à pousser des cris, alors que les hommes
ont obtenu le langage et les maladies. Le jaguar et l'anaconda sont des images de cette réalité première.
En particulier, la peau de l'anaconda est une mémoire visuelle de certaines couleurs disparues de la réalité
quotidienne et que l'on peut retrouver grâce aux hallucinogènes.
11. Cf. P. Deshayes et B. Keifenheim : « La conception de l'Autre chez les Kashinawa » Thèse de
troisième cycle, Université de Paris VII 1982, chapitre « la zone de transition et la fascination ».
12. Le muka, comme le yupa, est une substance qui se fixe dans le corps du chasseur.
13. Si les Kashinawa n'expriment pas linguistiquement cette notion, leurs voisins Amahuaca (Pano
eux-aussi) appellent leurs chamanes yupamati.

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