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Éthique et esthétique de la mémoire dans la littérature

française de l’extrême contemporain :


Modiano, Ernaux, Le Clézio

par

Eric Chevrette

Une thèse soumise en conformité avec les exigences


du diplôme de Doctorat en philosophie
Département d’études françaises
University of Toronto

© Copyright de Eric Chevrette 2018


Éthique et esthétique de la mémoire dans la littérature
française de l’extrême contemporain :
Modiano, Ernaux, Le Clézio

Eric Chevrette

Doctorat en philosophie

Département d’études françaises


University of Toronto

2018

Résumé

Cette thèse de doctorat étudie les représentations de la mémoire chez trois auteurs

contemporains, Patrick Modiano, Annie Ernaux et J.M.G. Le Clézio, pour mettre en valeur

des esthétiques de la mémoire qui font de l’identité un enjeu éthique fondamental. Les œuvres

étudiées, à forte teneur (auto)biographique, offrent des espaces autonomes ne camouflant pas

leur capacité de médiation, y voyant plutôt une occasion d’interroger les limites d’un langage

devant rendre compte d’une pluralité d’expériences. Le premier chapitre présente l’approche

esth/éthique adoptée (empruntée à Paul Audi [2003, 2005]), comme une façon privilégiée

d’associer philosophie et littérature. Ce chapitre est l’occasion d’aborder les points théoriques

et terminologiques sous-tendant les analyses littéraires subséquentes, par des précisions

esthétiques et éthiques, une inscription phénoménologique, et l’interrogation de la mémoire

culturelle. Le chapitre 2 analyse les questions d’ordre éthique soulevées par Dora Bruder

(Modiano 1999 [1997]), dans la tension empathique aussi nécessaire qu’essentielle mise en

valeur par le narrateur modianien, posture relevant de ce que je désigne comme le maldicible

— paradoxe contraignant qui du seul fait de sa présence constitue une invitation à proposer

ii
des pistes de résolution. Le chapitre 3 étudie la transbiographie complexe composée dans Les

années (Ernaux 2008a), laquelle repose sur des mécanismes formels de dépersonnalisation

autant que sur des souvenirs intimes, cherchant ainsi à témoigner d’une expérience identitaire

complexe marquée par son appartenance générationnelle. Le chapitre 4 se penche sur les

liens unissant le roman Onitsha (Le Clézio 1991) et le récit L’Africain (Le Clézio 2004b)

pour voir comment l’enfance comme seuil neutralisant d’expériences constitue à la fois un

moment fondateur et une période orientée par le contexte social et familial. L’objectif général

de la présente étude est donc de voir comment les représentations de la mémoire et du passage

du temps constituent les voies d’un accès privilégié à la pensée du texte.

iii
Ethics and Aesthetics of Memory
in Contemporary French Literature:
Modiano, Ernaux, Le Clézio

Eric Chevrette

Doctor of Philosophy

Department of French Language and Literature


University of Toronto

2018

Abstract

This PhD thesis analyzes the representations of memory in literary works by three

contemporary French authors: Patrick Modiano, Annie Ernaux, and J.M.G. Le Clézio. My

aim is to put forth individual aesthetics of memory that view identity as a fundamentally

ethical question. Having a strong (auto)biographical content, the books studied offer evident

capacity for mediation, but also question the limits of language as the sole means to convey

a plurality of experiences. The first chapter presents the application of aesth/ethics (following

Paul Audi [2003, 2005]) as a productive way to associate philosophy and literature. This

chapter also exposes the theoretical and terminological elements supporting the subsequent

literary analyses — with details about aesthetics, ethics, phenomenological experience, and

questions related to cultural memory. Chapter 2 analyzes the ethical questions raised by Dora

Bruder (Modiano 1999 [1997]), within the empathetic tension (as necessary as it is essential)

set forth by the narrator, a posture that I qualify as maldicible — a restrictive paradox whose

sole presence invites an exploration of possible resolutions. Chapter 3 studies the complex

transbiography that is Les années (Ernaux 2008a), a work based on blending intimate

iv
memories and formal mechanisms of depersonalization, in order to bear witness to a complex

self-identification experience shaped by the bond to the author’s generation. Chapter 4

explores the relationship between the novel Onitsha (Le Clézio 1991) and the narrative

nonfiction L’Africain (Le Clézio 2004b) and demonstrates how childhood, as an experience-

neutralizing threshold, represents a founding moment oriented by social and familial

contexts. The overall goal of this study is to explore representations of time and memory

which contribute to and contend with the ideas produced and proposed by the literary text.

v
Remerciements

Je tiens à offrir mes remerciements les plus sincères à mon directeur Pascal Riendeau
pour son soutien, sa rigueur et son efficacité. Nous avons rapidement trouvé une longueur
d’onde commune qui m’a permis de mener ce travail de thèse avec engagement, application
et diligence. Je tiens également à reconnaître les occasions de publications et de présentations
qu’il m’a généreusement offertes et qui ont permis d’enrichir autant ma recherche doctorale
que mon expérience universitaire générale.

Mes remerciements vont également aux deux autres membres de mon comité de thèse,
Patrick Thériault et Pascal Michelucci, dont les commentaires et questions ont enrichi et
approfondi ma réflexion.

Un merci particulier aux trois membres du Groupe de recherche et d’étude sur la


littérature française d’aujourd’hui (GRELFA), Pascal Riendeau, Pascal Michelucci et
Barbara Havercroft, pour m’avoir permis de présenter mes recherches lors des différents
événements organisés par le groupe.

Merci à ma famille pour les encouragements continus. Un merci spécial à ma mère,


Nancy, pour la complicité intellectuelle.

Enfin, on dit souvent que la thèse ne doit pas être le travail d’une vie ; sauf que durant
ces cinq années, elle en a assurément mobilisé deux. Je manifeste ma plus grande gratitude
et mes remerciements les plus chaleureux à ma femme, Sonia, qui durant cette folle aventure
doctorale, m’a offert amour, réconfort et encouragements.

vi
Table des matières
REMERCIEMENTS ....................................................................................................................... vi

TABLE DES MATIÈRES .............................................................................................................. vii

INTRODUCTION
LA MÉMOIRE EN QUESTIONS ....................................................................................................1

CHAPITRE 1
PHILOSOPHIE, ÉTHIQUE ET MÉMOIRE DANS LA LITTÉRATURE :
POUR UNE ESTH/ÉTHIQUE DE LA CONSCIENCE DU TEMPS

REMARQUES LIMINAIRES : LITTÉRATURE ET PHILOSOPHIE ? ..................................12

LE POURQUOI ET LE POUR QUOI DE LA PHILOSOPHIE DE LA LITTÉRATURE :


UN ARRIÈRE-PLAN MÉTHODOLOGIQUE .............................................................................15

1.1 PARTAGES ET RAPPROCHEMENTS PHILOSOPHIE-LITTÉRATURE ............................................17


1.2 APPROCHE DIDACTIQUE DE LA LITTÉRATURE .........................................................................20
1.3 APPROCHE HERMÉNEUTIQUE DE LA LITTÉRATURE.................................................................25
1.4 POUR UN ESPACE LITTÉRAIRE AUTONOME ...............................................................................28
1.5 LA PHILOSOPHIE CHEZ KUNDERA .............................................................................................31

L’ESTH/ÉTHIQUE COMME SIÈGE DE PHILOSOPHÈMES ..........................................37

2.1 POUR UNE ÉTHIQUE DE LA CONSCIENCE DU MAL ....................................................................42


2.2 LA MORALE EN LITTÉRATURE : UNE APORIE ...........................................................................44
2.3 L’ÉTHIQUE EN LITTÉRATURE : UN PARADOXE .........................................................................48
2.4 POUR UNE ESTH/ÉTHIQUE DE LA LITTÉRATURE .......................................................................49
2.5 L’IMPORTANCE DE LA REPRISE .................................................................................................51
2.6 CALIGARIS ET LA CONSCIENCE DU MAL...................................................................................53

vii
LA MÉMOIRE ET LE TEMPS ...............................................................................................58

3.1 LES DEUX MÉMOIRES BERGSONIENNES ....................................................................................60


3.2 SUR LA MÉMOIRE COLLECTIVE .................................................................................................63
3.3 POUR UNE MÉMOIRE CULTURELLE ...........................................................................................67
3.4 ROLIN ET LA CRITIQUE DU PRÉSENTISME ................................................................................72

REMARQUES FINALES : VERS UNE ESTH/ÉTHIQUE DE LA MÉMOIRE ......................76

CHAPITRE 2
L’ÉCRIVAIN ET L’AUTRE : ÉVOCATION, EMPATHIE ET ESTH/ÉTHIQUE
DU MALDICIBLE DANS DORA BRUDER DE PATRICK MODIANO

REMARQUES LIMINAIRES : ENTRE(NT) LA FICTION ET LE RÉCIT ............................79

NARRATION, ÉVOCATION, MÉDIATION ........................................................................84

1.1 LE BESOIN DE « NETTOYAGE PAR LE VIDE » ET L’AVIS DE RECHERCHE DU PARIS-SOIR.......86


1.2 FICTION, HISTOIRE ET MÉDIATION ...........................................................................................90
1.3 DIFFÉRENCES ENTRE LES VERSIONS .........................................................................................98
1.4 L’HUMILITÉ D’UN NARRATEUR SUBJECTIF.............................................................................104
1.5 L’ÉVOCATION ...........................................................................................................................109
1.6 RUMINESCENCE ET IDENTIFICATION .......................................................................................114
1.7 TENSION EMPATHIQUE ET NÉCESSITÉ MÉMORIELLE ............................................................119

BESOIN DE DIRE ET MALDICIBLE .................................................................................121

2.1 WITTGENSTEIN ET L’INDICIBLE ..............................................................................................124


2.2 JANKÉLÉVITCH ET L’INEFFABLE.............................................................................................128
2.3 L’ESTH/ÉTHIQUE ET L’INEXPRIMABLE ...................................................................................132
2.4 LE CONCEPT DE MALDICIBLE ..................................................................................................137
2.5 LE MALDICIBLE COMME POSTURE ESTH/ÉTHIQUE ................................................................140
2.6 L’AMBIGUÏTÉ DE LA RECHERCHE DOCUMENTAIRE ...............................................................146
2.7 MALDICIBLE ET MÉMOIRE.......................................................................................................151

REMARQUES FINALES : LA FIGURE DE L’ÉCRIVAIN FACE À L’HISTOIRE ............153

viii
CHAPITRE 3
L’ÉCRIVAIN ET LE SOCIAL : PERCEPTIONS DE LA DURÉE
ET DE L’INDIVIDUALITÉ DANS LES ANNÉES D’ANNIE ERNAUX

REMARQUES LIMINAIRES : TEMPS DU SUJET ET SUJET DU SOCIAL ......................156

PERCEPTIONS DE L’INDIVIDUALITÉ ............................................................................161

1.1 L’USAGE DE LA VIDÉO ..............................................................................................................163


1.2 L’EKPHRASIS : SOI-MÊME COMME UNE AUTRE ......................................................................170
1.3 EFFACEMENT GRAMMATICAL ET PRÉSENCE PRONOMINALE : SUR L’USAGE DU « ELLE » .181
1.4 L’INDIVIDU ET SA PERMÉABILITÉ SOCIALE ............................................................................196
1.5 HABITUS ET USAGE DU « NOUS » .............................................................................................200

L’EXPÉRIENCE DU TEMPS................................................................................................206

2.1 LA MÉMOIRE ENTRE INDIVIDUALITÉ ET COLLECTIVITÉ : SUR L’USAGE DU « ON ».............209


2.2 LE DIRE ET SA MANIÈRE : ASPIRATIONS ET DÉTERMINISME .................................................215
2.3 L’EXPÉRIENCE PERSONNELLE DU TEMPS ...............................................................................220
2.4 L’ÊTRE ET L’OBJET ..................................................................................................................225

REMARQUES FINALES : IDENTITÉ COMPOSITE ET RÉCIT PROBLÉMATIQUE ....234

CHAPITRE 4
L’ÉCRIVAIN ET LE MONDE : ENFANCE ET DISTANCE
DANS L’AFRICAIN ET ONITSHA DE J.M.G. LE CLÉZIO

REMARQUES LIMINAIRES : VERS UNE ESTH/ÉTHIQUE DU PARADOXE .................237

ENFANCE ET IDENTITÉ .....................................................................................................244

1.1 RAPPORT AU CORPS ET DIFFICULTÉS IDENTITAIRES .............................................................247


1.2 L’ENFANCE COMME MOMENT FONDATEUR ............................................................................258
1.3 DISTANCE ENTRE LANGAGE, RAISON ET EXPÉRIENCE ...........................................................266
1.4 HABITUS ET ALTÉRITÉ : LA FIGURE DU PÈRE .........................................................................273

ix
MÉMOIRE ET DISTANCE ...................................................................................................285

2.1 LA QUESTION (POST)COLONIALE ............................................................................................287


2.2 MÉMOIRE ET FILIATION ..........................................................................................................294
2.3 TEMPS DES VERBES ET USAGE DES MARGES ...........................................................................301
2.4 MÉMOIRE ET TOPOGRAPHIE ...................................................................................................308
2.5 L’USAGE DE LA PHOTO .............................................................................................................313

REMARQUES FINALES : UNE MÉMOIRE PARADOXALE ...............................................319

CONCLUSION
VERS UN ESTH/ÉTHIQUE DE LA REPRÉSENTATION ? ...................................................324

BIBLIOGRAPHIE .........................................................................................................................331

DROITS DE PUBLICATION.......................................................................................................344

x
Introduction
La mémoire en questions
La présente recherche vise à déterminer si la mémoire, dans ses manifestations

discursives, peut constituer une voie d’accès privilégiée à la façon dont pense le texte

littéraire. L’hypothèse adoptée conjointement offre évidemment une réponse positive à cette

première question. Par les liens étroits qu’elle entretient avec le sujet comme siège de pensée

et d’expériences, la mémoire exprimée dans les œuvres choisies (à l’intérieur du corpus

français contemporain) a rapidement soulevé un ensemble de questions relativement à la

constitution identitaire et à l’appréhension du monde. Cette analyse suit donc une démarche

à la fois esthétique et éthique.

À une exception près, les livres au centre de cette étude sont à classer génériquement

du côté du récit, et non du roman. Dès lors, il ne faut pas comprendre le terme de création

comme la production de fiction, mais bien plus globalement comme la génération d’un objet

qui n’existait pas auparavant (l’œuvre). Les auteurs et livres retenus invitent donc moins à

déterminer des typologies de mémoires propres aux différents genres littéraires qu’à

interroger les modalités des processus mémoriels exprimés dans et par des récits à forte

teneur biographique. Sur ce point, je rejoins Paul Audi et sa conception de la création, vue

comme « un mode de la vie, une façon pour elle de se donner à soi », don de la présence au

monde qui, par vocation artistique, « devient pour certains individus ce que l’on appelle un

mode de vie » (Audi 2005 : 15). Le travail d’Audi (en particulier Supériorité de l’éthique

[1999] et Créer [2005]) est notamment intéressant en ce qu’il articule l’éthique et l’esthétique

non pas comme deux pôles visibles en alternance, mais bien comme deux éléments

1
2

indissociables recoupant les motivations et modalités expressives traversant de part en part

l’action créatrice, à l’intérieur même du devenir de l’œuvre.

De plus, le cadre philosophique orientant ma réflexion doit beaucoup à l’appareil

théorique développé d’une part par la phénoménologie d’inspiration husserlienne, et d’autre

part par la logique wittgensteinienne. Les questions d’expériences et d’identité examinées

ouvertement dans les œuvres littéraires choisies bénéficient largement de l’éclairage

phénoménologique. L’ancrage préalable du sujet dans le monde — et le refus de quelque

préséance ontologique que cette philosophie induit — constitue une invitation de choix à

analyser la littérature autant comme une proposition d’appréhension du monde que comme

un objet sensible soumis à l’appréhension (et l’appréciation) du lecteur. Il ne s’agit toutefois

pas de privilégier une esthétique de la réception, ou encore de faire des rapports intertextuels

un élément central ; le but est plutôt d’explorer les rapports entre langage et création afin

d’en comprendre les ressorts éthiques et esthétiques. À cet égard, le mot-valise proposé par

Audi (esth/éthique) s’est révélé d’un très grand support. Si la tentative d’abolir les limites du

langage est vue par Wittgenstein comme une « lutte contre les murs de notre cage […]

parfaitement et absolument sans espoir » (Wittgenstein 2014 [1929] : 134 ; je traduis), la

capitulation n’est pas pour autant une option valable, puisque cela reviendrait à privilégier

un mutisme reclus duquel n’émane aucune interaction — assurant par là une impossibilité de

transmettre l’expérience du monde et du temps, de même qu’une certaine faillite identitaire.

Les œuvres choisies endossent pleinement la nature paradoxale d’une langue finie qui doit

rendre compte d’une pluralité d’expériences humaines sans cesse renouvelées.

Dans ce même ordre d’idées, il semble difficilement envisageable de procéder à une

étude des dimensions éthique et esthétique de la mémoire sans comprendre et définir


3

conceptuellement ce qu’il faut entendre par éthique, esthétique et mémoire en contexte

littéraire. Le Chapitre 1 sera ainsi l’occasion d’établir les balises théoriques qui serviront,

dans les chapitres suivants, à analyser et comprendre les tenants et aboutissants de la réflexion

sur le temps qui traverse chacune des œuvres. La première question essentielle abordée vise

à explorer les rapports possibles qu’entretiennent la philosophie et la littérature — entendu

que je ne veux pas subsumer la littérature à la philosophie, et cherche à ne pas contraindre

les propositions éthiques, esthétiques et mémorielles que les œuvres peuvent émettre. L’enjeu

est donc de garder ouverte la possibilité de la contradiction, sans assurer (par la philosophie)

une approche de cohérence à tout prix, et ce, d’autant plus que la philosophie n’est pas tant

une fin qu’un moyen. D’où l’importance accordée à l’intérieur du premier chapitre aux

questions de nouages entre littérature et philosophie, moins comme grandes catégories

génériques que comme possibilités discursives concrètes. Au demeurant, l’adoption d’une

posture esth/éthique, qui s’interroge autant sur les propositions esthétiques que sur les

postures éthiques privilégiées dans et par les œuvres, permet d’éviter les écueils d’un

appareillage théorique absolument préalable et indépendant des objets qu’il soumet (lesquels

objets en viennent alors à être interchangeables).

Aussi la phénoménologie peut-elle accomplir un engagement paradoxal, puisqu’elle

requiert une distanciation entre sujet étudiant et objet étudié dans la pleine prise en compte

du caractère à la fois irréductible et indissociable d’une telle relation. Comme j’entends

étudier les manifestations phénoménales de la mémoire, il convient d’explorer

l’irréductibilité de l’objet perçu autant que l’essentielle présence au monde de l’être comme

sujet d’expérience. Je me situerai ainsi à la suite de Merleau-Ponty (dans sa Phénoménologie

de la perception), pour qui


4

la pure impression n’est donc pas seulement introuvable, mais imperceptible


et donc impensable comme moment de la perception. Si on l’introduit, c’est
qu’au lieu d’être attentif à l’expérience perceptive, on l’oublie en faveur de
l’objet perçu. Un champ visuel n’est pas fait de visions locales. Mais l’objet
vu est fait de fragments de matière et les points de l’espace sont extérieurs les
uns aux autres (Merleau-Ponty 2010 : 676).

Qu’en est-il de la mémoire comme expérience actuelle autant que comme assemblage

d’expériences passées ? L’hypothèse examinée au fil du premier chapitre veut qu’à son état

d’indépendance, donc d’individuation le plus complet, la mémoire serait une expérience

perceptive sans objet perçu et axée uniquement sur un ensemble d’expériences passées. Cette

mémoire-perception peut avoir à subir la médiation d’un percept qui, rappelant tel souvenir,

tel percept précédent, accorde à la mémoire un retour sur elle-même. Dès lors, ce qu’on

appelle souvent à tort la mémoire collective se trouve conceptuellement avorté par le fait

qu’un lieu de mémoire ou une dimension collective de la mémoire nécessitent une

explication, une mise en récit préalable, une remise en contexte, et que les percepts eux-

mêmes ne suffisent pas à assurer la construction, la validation et la collectivisation du

souvenir.

Le souci terminologique mentionné plus haut découle également d’une certaine

insatisfaction théorique entourant les questions de représentations de la mémoire — au

premier chef, la confusion entre la mémoire comme capacité et comme métaphore. De cette

confusion découle le terme confondant de mémoire collective, proposé et exploré dès les

années 1920 par le sociologue français Maurice Halbwachs, puis repris et maintenant devenu

un topos des études historiques, sociologiques et esthétiques s’intéressant de près ou de loin

aux concepts de mémoire et de régimes temporels (comme mise en relation du passé, du

présent et de l’avenir). La mémoire culturelle semble à cet égard beaucoup plus productive,

ne serait-ce que parce que le concept évite le glissement sémantique auquel s’expose le terme
5

proposé par Halbwachs ; il est évident que la culture ne se souvient elle-même de rien, tandis

qu’une collectivité qui se souviendrait de manière quasi monolithique ouvre un réseau de

problèmes et de contradictions potentielles, aussi bien philosophiques que sociologiques,

aussi bien théoriques que concrètes. Telle que définie par les égyptologues Aleida et Jan

Assmann (voir entre autres A. Assmann 2011 ; J. Assmann 2001), la mémoire culturelle

« renvoie à l’une des dimensions extérieures de la mémoire humaine, que nous avons

initialement tendance à concevoir comme purement interne » (J. Assmann 2011 : 5 ; je

traduis). En évitant toute vision solipsiste de la mémoire (comme faculté et comme action),

l’enjeu est ici de reconnaître l’importance de la présence au monde du sujet et la nature

expérientielle complexe de l’acte de souvenance.

Ce premier chapitre verra l’analyse succincte de quelques œuvres littéraires, illustrant

ainsi la démarche adoptée : L’ignorance de Milan Kundera (dans Kundera 2011), afin de voir

quelques propositions réflexives et philosophiques articulées en contexte romanesque, avec

entre autres un jeu sur la signification et les effets de la nostalgie ; Le paradis entre les jambes

de Nicole Caligaris (2013), qui y va d’une proposition éthique complexe reposant sur une

nécessaire conscience du mal qui enjoint à explorer les paradoxes du langage ; et Tigre en

papier d’Olivier Rolin (2002), pour sa réflexion sur le temps et la prégnance de l’expérience

envers la construction identitaire, vue par le spectre d’une politique de la mémoire. Ce faisant,

ces premières applications de la posture esth/éthique adoptée mettront en valeur la

composition du rapport au temps dans ces trois œuvres, en plus de rendre compte de

l’ambiguïté embrassée par les réflexions proposées par cette littérature. La place du sujet

dans le monde, c’est-à-dire son inscription autant que son champ d’action, peut ainsi être

cernée grâce à l’éthique qui s’en dégage, posture qui est redevable autant des choix et
6

expériences qu’elle engage que de la manière (matière discursive) utilisée pour l’exprimer.

Le Chapitre 2 sera l’occasion d’entrer plus avant dans l’analyse littéraire, avec l’étude

de Dora Bruder (1999 [1997]) de Patrick Modiano. Les liens étroits que ce récit entretient

avec le roman Voyage de noces (1990) obligeront à dégager les points de convergence et de

divergence entre les deux œuvres. La distinction la plus importante (par ses implications

littéraires) relève de la reconnaissance et de la prise en charge par le récit de sa fonction de

médiation, situation transmise par les lignes esth/éthiques tracées dans et par l’œuvre (et à

rapprocher de la visée éthique ricœurienne). Modiano établit ainsi une relation avec la

fugueuse Dora Bruder, à qui il consacra des recherches intensives dans les années 1990 après

avoir lu un avis de recherche dans un vieux journal datant de l’Occupation. Compte tenu des

nombreux trous historiques inhérents à la tâche de retrouver une adolescente anonyme près

d’un demi-siècle plus tard, l’écrivain instaure ce que je désignerai comme une esth/éthique

du maldicible. J’ai forgé ce mot-valise afin de rendre compte des difficultés soulevées par les

efforts de Modiano pour à la fois retrouver un maximum de traces de Dora et rendre compte

(partiellement et en toute humilité) de l’expérience vécue par celle-ci dans Paris occupé.

L’écrivain évite toutefois de s’approprier l’histoire de la fugueuse, privilégiant une relation

empathique qui fait appel à ses propres expériences de la fugue et de l’errance dans ces

mêmes quartiers parisiens du boulevard Ornano, durant son adolescence à la fin des années

1950 et au début des années 1960. L’écrivain instaure une rumination mémorielle qui fait

s’alterner les scènes de recherches documentaires, les souvenirs de jeunesse, les impressions

personnelles, et les faits obtenus concernant Dora. Les deux concepts existants d’indicible et

d’ineffable ne semblent pas adéquats pour rendre compte de la démarche de Modiano ; outre

les réseaux sémantiques et intertextuels auxquels les deux termes font inévitablement appel,
7

du texte se donne malgré tout à lire par-delà tout indicible ou ineffable. Ce texte témoigne de

surcroît d’un effort de dire malgré les difficultés — la distance temporelle, l’absence de

traces, la complexité de l’accès aux archives, mais aussi la possibilité de rendre compte de

l’oubli et de la souffrance. L’objectif d’une telle esth/éthique du maldicible n’est au

demeurant pas de vaincre, mais bien d’embrasser ces difficultés, avec toute la dimension

aporétique que cela peut amener. Ce chapitre sera donc l’occasion d’étudier les relations entre

la littérature et l’histoire, mais aussi entre le langage et la raison, questions philosophiques

qui sont éclairées par la dynamique mémorielle déployée par Modiano dans Dora Bruder.

Le Chapitre 3 traitera d’un autre récit, fort différent sur le fond et sur la forme : Les

années d’Annie Ernaux (2008a). J’y analyserai les manifestations de la mémoire et leur

contribution à l’esth/éthique du récit. La présence du sujet dans le monde et sa constitution

identitaire sont grandement influencées par les structures sociales, qui déterminent un certain

nombre de conditions d’action possibles. À cet égard, les habitus perceptibles dans le langage

feront l’objet d’une attention particulière, entendu qu’ils mettent en valeur des questions

sociopolitiques auxquelles la transfuge de classe est particulièrement sensible. Or Ernaux

déploie une stratégie paradoxale d’effacement et d’affirmation de la subjectivité visant à

rendre compte autant de l’être-au-monde individuel que de sa relation irréductible avec autrui

et avec les cadres sociaux qui régissent une telle relation. Par cette biographie générationnelle

— Ernaux qualifie son récit de « sorte d’autobiographie impersonnelle » (2008a : 252) —,

l’écrivaine manifeste une mémoire consciente de son inévitable effacement (crainte

accentuée par la maladie d’Alzheimer dont a souffert sa mère), mais dont le seul recours est

l’embrassement de la trace comme présence temporaire du passé exposée à l’oubli, étant

donné que nul ne s’attarde à en reconnaître et en consigner la teneur. Le dire et sa manière se


8

révèlent alors être des véhicules essentiels pour surmonter l’apparente antinomie qui divise

et oppose généralement la subjectivité et l’objectivité. À cet égard, l’acuité avec laquelle

Ernaux rend compte d’une mémoire culturelle qui conjugue le personnel au collectif se

perçoit dans la complexité des variations pronominales utilisées ; nul je n’est endossé, et bien

que le pronom elle permette de désigner un personnage dont la description relève davantage

de la succession de vignettes que du parcours de vie chronologique, les pronoms nous et on

s’offrent en contre-balancier à l’individualité subjective que le camouflage du je à l’intérieur

d’elle laisserait autrement voir. Malgré ses particularités propres, le souvenir personnel mène

à un questionnement sur les conditions de réalisation de sa communicabilité. Le projet

d’écriture vise ainsi une transmission faillible, puisque forcément incapable d’épuiser sa

matière pour rendre compte de la complexité de l’expérience humaine. Aussi cela sera-t-il

l’occasion de réinvestir à nouveaux frais le concept de maldicible développé au chapitre

précédent. Il s’agit ici de se doter d’un outil conceptuel capable de rendre compte des pierres

d’achoppement d’un langage défaillant, fini et déterminé, à partir duquel la littérature cherche

à redéfinir un certain nombre de frontières sensibles. Mon ambition n’est alors pas d’offrir

une démarche commutative, mais productive.

Au chapitre 4, j’exposerai l’analyse à la fiction par la mise en rapport d’un roman et

d’un récit de J.M.G. Le Clézio, respectivement Onitsha (1991) et L’Africain (2004b). Ces

deux œuvres entretiennent une relation étroite en ce qu’elles puisent plusieurs de leurs

éléments à l’intérieur de la mémoire de l’écrivain. Se trouvent alors exprimées de mêmes

expériences tantôt dans la fiction, tantôt dans un contexte biographique. Fintan, personnage

principal d’Onitsha est une sorte d’alter ego fictionnel dont Le Clézio se sert pour explorer

ses expériences de jeunesse et sa relation filiale — laquelle sera exprimée plus tard de
9

manière claire dans le récit (auto)biographique L’Africain. Une lecture conjointe sera ici

nécessaire pour donner une perspective différente à toute cette analyse de la mémoire — qui

bénéficiera ainsi de l’étude substantielle d’une fiction. Comme chez Ernaux, la question

identitaire fait l’objet d’une exploration discursive essentielle dans les deux œuvres ; le désir

profond d’avoir une mère africaine constitue en effet l’élément déclencheur de l’affirmation

et de la compréhension de soi dans L’Africain et Onitsha. Ce désir est manifesté clairement

dès la page de préambule du récit : « J’ai longtemps rêvé que ma mère était noire » (2004b :

7). Cette analyse montrera par ailleurs que le roman est parsemé de nombreuses références

au besoin d’appartenance à l’Afrique, à mesure que Fintan se forme en tant que sujet

d’expériences, instaurant par leur accumulation une mémoire à forte teneur sensorielle. Dans

un cas comme dans l’autre, la ténuité des points de référence intégrés préalablement à leur

arrivée respective en Afrique (Fintan a alors douze ans et Le Clézio en a huit) entraîne un

enchevêtrement de la réalité avec des rêves et des sublimations. Entendu que pour l’auteur

franco-mauricien, la richesse des expériences humaines se vit par le regard et les sensations,

le langage constitue une sorte de frein — ce qui n’est pas sans soulever un certain nombre de

paradoxes pour, justement, un écrivain (prolifique de surcroît). « Les questions n’ont pas

d’importance. La beauté est dans le regard qui ne comprend pas » (Le Clézio 1978a : 43),

écrit-il dans son essai L’inconnu sur la terre. Or, qui de plus disponible et de plus innocent

que l’enfant, disponible pour une exploration sans contrainte, riche d’inconforts et de dangers

(puisque véritablement ancrée dans la concrétude du monde) ? Aussi, les relations

antagoniques que l’enfant entretient avec son père constitueront un point essentiel de

construction et de constitution de l’individualité. Pour cette même raison, la découverte de

l’Afrique constitue moins un pôle d’altérité qu’un centre d’identification, autant pour Fintan

que pour le jeune Le Clézio ; l’adulte autoritaire représente plutôt l’altérité pour l’enfant
10

découvreur pour qui l’expérience du monde semble sans limites. Le père incarne donc dans

chaque œuvre les structures structurantes de l’Afrique coloniale : par une vision

postcoloniale qui reconnaît la posture biaisée de celui qui regarde dans L’Africain, et de

manière un peu plus caricaturale dans Onitsha. La question du visage (au sens lévinassien)

sera essentielle pour celui qui, avide de découvertes, sera moins soucieux de sa présence au

monde que de plonger dans le visage de l’autre, dans l’altérité vue non pas comme une

polarisation de soi par rapport à l’autre, mais bien comme une dynamique d’échange

réciproque, ce qui sera désigné comme geste de don et don du geste, dans un partage conjoint

de l’expérience du monde. Ce faisant, je mettrai en valeur une esth/éthique du paradoxe qui,

dans la poursuite du maldicible, cherche moins à surmonter ses contradictions qu’à les

explorer et les approfondir — au risque de les complexifier.

À la lumière de certaines thématiques récurrentes dans leurs œuvres respectives, les

trois écrivains étudiés montrent un rapport aux origines aussi complexe que prégnant. S’ils

n’ont gardé de la Deuxième Guerre mondiale que des souvenirs morcelés, voire de seconde

main (Ernaux et Le Clézio sont nés en 1940, Modiano en 1945), l’empreinte des événements

n’en demeure pas moins indélébile. Et même si les premières œuvres publiées se distinguent

nettement de la production littéraire subséquente (une langue quasi célinienne chez Modiano,

une démarche fictionnelle chez Ernaux, des accointances avec le Nouveau Roman chez Le

Clézio), l’impression de reprise pour ne pas dire de redite, sur le plan formel et parfois même

sur la matière traitée, marquent les autres œuvres produites par ces trois auteurs — entendu

que chacun puise dans un passé individuel et familial pour nourrir son travail. Or Dora

Bruder, Les années et L’Africain possèdent une irréductible singularité qui rendrait toute
11

répétition futile, voire impossible. La posture esth/éthique adoptée par Modiano, Ernaux et

Le Clézio y contribue assurément de manière aussi apparente qu’essentielle.


Chapitre 1
Philosophie, éthique et mémoire dans la littérature :
pour une esth/éthique de la conscience du temps

Remarques liminaires : littérature et philosophie ?


La littérature est un monde. Elle est un tout circonscrit par les pages du livre. Si elle se

présente comme une totalité, elle le fait sans craindre la contradiction et les incertitudes. Car

sa vocation première n’est pas de se faire langage de raison (il s’agit plutôt du rôle de la

philosophie). Disons plutôt que la littérature est langage — en insistant sur la valeur

copulative du verbe être, faisant du nom langage un attribut de la littérature. Reconnaître

cette nature revient à souligner le caractère esthétique de la littérature, ce qui contribue à

rendre si difficile la mise en rapport de la philosophie et de la littérature.

Science de l’esprit, la philosophie privilégie pour sa part le sentier rectiligne de la

raison, ne se laissant aller qu’en de rares occasions aux bifurcations esthétiques (pensons

simplement à la difficulté catégorielle que représentent certains textes de Nietzsche, difficulté

qui fait également la richesse et la profondeur du philosophe allemand). Aussi l’écrit

philosophique peut-il posséder des qualités esthétiques et montrer un souci littéraire ;

Philippe Sabot, dans son ouvrage dûment nommé Philosophie et littérature : approches et

enjeux d’une question, rappelle que pour certains penseurs présocratiques (Héraclite1,

1
Les propos suivants sur la raison et l’expérience sont attribués à Héraclite : « Le Logos, ce qui est / toujours
les hommes sont incapables de le comprendre, / aussi bien avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la
première fois » (Dumont 1988 : 145). Le penseur grec fut critiqué pour la ponctuation difficile de ses vers
philosophiques, et ce, autant par Aristote (dans la Rhétorique, livre III, chapitre v [1407 b11-17]) que Socrate ;
ce dernier aurait répondu, après la lecture d’un ouvrage d’Héraclite : « Les parties que je comprends me
semblent fort belles. Je pense qu’il en va de même de celles que je ne comprends pas » (Dumont 1988 : 135).

12
13

Empédocle, Parménide2), « la philosophie [peut] se dire sous la forme de poèmes » (Sabot

2002 : 16). Le rôle de la philosophie demeure néanmoins lié à la raison plus qu’à la

représentation — rien de neuf ici à distinguer logos et muthos. De surcroît, l’une de ses

fonctions contemporaines est justement d’interroger les autres champs d’expression et de

réflexion dans leurs particularités et distinctions. Cette séparation des champs telle que nous

la connaissons aujourd’hui n’est donc pas une donnée immuable et perpétuelle ; aussi faut-il

reconnaître l’historicité des divergences grandissantes (jusqu’à devenir irréconciliables)

entre la science, la philosophie et les arts. À ce sujet, Bourdieu dresse un portrait aussi clair

que succinct :

Lorsque, dans l’Italie de la Renaissance, resurgit, après une longue éclipse, un


champ scolastique où se réamorce le processus de différenciation de la
religion et de la science, de la raison analogique et de la raison logique, de
l’alchimie et de la chimie, de l’astrologie et de l’astronomie, de la politique et
de la sociologie, etc., on voit déjà se dessiner les premières failles qui ne
cesseront de s’élargir jusqu’à la sécession entière des champs scientifique,
littéraire et artistique, et s’esquisser un processus d’autonomisation de ces
différents champs par rapport au champ philosophique, ainsi dépossédé de
l’essentiel de ses objets et obligé de se redéfinir sans cesse, notamment dans
sa relation avec les autres champs et avec la connaissance qu’ils ont de leur
objet (Bourdieu 1997 : 31 ; je souligne).

Cette redéfinition incessante est à la base du caractère contemporain de la philosophie —

sous-entendant ici chez Bourdieu que le contexte social de production structure en même

temps qu’il requiert une action concrète. Néanmoins, comme elle s’inscrit dans une démarche

formelle plus traditionnelle, la philosophie se trouve coincée par son désir d’explication et

2
Parménide écrit : « Ce qui peut être dit et pensé se doit d’être : / Car l’être est en effet, mais le néant n’est
pas. À cela, je t’en prie, réfléchis fortement » (Dumont 1988 : 260). Simplicius résumera bien le souci esthétique
que ces philosophes confèrent à l’expression de leurs idées : « Ces célèbres penseurs posaient la réalité d’une
substance double : l’une étant celle de ce qui est au sens fort de l’être, à savoir l’intellect, l’autre celle de ce qui
est engendré et sensible, dont ils n’estimaient pas qu’elle puisse être dite un être au sens absolu, mais
simplement un opinable » (Dumont 1988 : 257).
14

de démonstration, cependant que la littérature fait de son jeu sur les représentations et

l’expression esthétique de cette création un noyau fondamental tout autant qu’une force

d’apparence3 du point de vue phénoménologique — entendu que « le réel est à décrire, et

non pas à construire ou à constituer » (Phénoménologie de la perception, dans Merleau-Ponty

2010 : 661). Cela peut être un problème fondamental pour le philosophe s’interrogeant sur

pareil objet littéraire, une situation qui se voit complexifiée par les explorations formelles et

réflexives de la littérature contemporaine (ce que je désignerai plus loin comme l’esth/éthique

de l’œuvre).

Il n’est pas surprenant que les études philosophiques d’œuvres littéraires puissent buter

contre des écueils semblant relever d’un problème de surface, mais qui à l’analyse se révèlent

beaucoup plus fondamentaux. Cette relation peut devenir houleuse, que ce soit par la

préséance donnée à la philosophie, ou par l’unicité indépassable conférée à la littérature.

L’objectif de ce premier chapitre n’est évidemment pas de faire le procès de la philosophie

de la littérature, mais de comprendre comment l’œuvre littéraire peut proposer des modalités

réflexives particulières, et comment elle peut nous permettre de penser et voir le monde

différemment. La relation entre les deux disciplines n’en demeure pas moins riche et féconde,

et il convient de s’interroger d’entrée de jeu sur la façon dont il est possible de penser la

littérature sans pour autant oblitérer la pensée de la littérature. Une piste de solution sera

ensuite proposée pour mieux réconcilier philosophie et littérature afin, ultimement, de

redonner toute sa valeur à la conjonction de coordination qui les sépare, mais qui peut

également les unir. Car comme le dit Sabot en introduction de son ouvrage, « prendre pour

3
Les apparences sont « tout ce qui est manifeste pour un ou des sujets conscients » (Moran et Cohen 2012 :
36).
15

objet de réflexion les rapports qu’entretiennent la littérature et la philosophie […] revient

d’abord à interroger la valeur du “et” qui les sépare et qui les relie tout à la fois » (2002 : 5).

Faire de cette question un enjeu réflexif tracera les balises méthodologiques qui serviront aux

analyses proposées dans les chapitres 2 à 4.

Le pourquoi et le pour quoi de la philosophie de la


littérature : un arrière-plan méthodologique
S’interroger sur les raisons et les visées de la philosophie de la littérature invite à une

réflexion sur les possibles dimensions éthiques ou morales de la création et de la

représentation littéraires. Rappelons d’emblée, à la suite de Jean-Luc Nancy, que

le re- du mot « représentation » n’est pas répétitif, mais intensif (pour être plus
précis, la valeur initialement itérative du préfixe re-, dans les langues latines,
se transforme souvent en valeur intensive ou, comme on dit,
« fréquentative »). La repræsentatio est une présentation soulignée (appuyée
dans son trait et/ou dans son adresse : destinée à un regard déterminé) (2003 :
73).

Reconnaître ainsi la nature représentative de l’œuvre revient à voir le droit fil à partir duquel

le texte comme matière4 se construit et se donne à lire. La division notoire fond-forme

croulera alors sous le poids aporétique de l’essentialisation conceptuelle qui la fonde. Cela

ne constitue pas pour autant un rejet en bloc de cette dichotomie ; disons plutôt que le binôme

mène à une cristallisation utile des deux facettes constitutives de l’œuvre. Pour l’exprimer

autrement, ce point de jonction rend compte de la relation possible qu’entretiennent l’éthique

et l’esthétique. Encore faut-il saisir le sens premier de cette éthique, qui sera ici distinguée

conceptuellement de la morale.

4
Le texte est à entendre dans son sens barthésien le plus large comme « ce qui suscite la garantie de la chose
écrite, dont il rassemble les fonctions de sauvegarde », marquant « le langage d’un attribut inestimable (qu’il
ne possède pas par essence) : la sécurité » (Barthes 1985 [1973] : 997).
16

Bien que les deux termes soient souvent utilisés comme synonymes, une première

différenciation est nécessaire pour assurer le déploiement adéquat de la présente réflexion. Il

convient ainsi de discerner les questions du bien et du mal (assignables à la morale) des

questions du bon et du mauvais (attribuables à l’éthique). Cette séparation des deux concepts

découle du fait que « la forme de rapport à soi dont [l’éthique] traite ne se définit pas en

référence à une loi, donc à un universel » (Macherey 1988 : 92). Une telle posture

philosophique, que je n’hésiterai pas à avaliser et adopter, reconnaît la possibilité d’une

inadéquation entre l’action faite pour soi et l’action depuis soi. L’éthique devra ainsi être

« entendue comme l’élaboration d’une forme de rapport à soi qui permet à l’individu de se

constituer comme sujet d’une conduite morale » (Foucault 1984 : 275).

Or une question essentielle est soulevée pour peu qu’on maintienne sa réflexion dans

une souplesse dialectique sans synthèse, c’est-à-dire en évitant de figer l’œuvre littéraire en

un monolithe objectivé à passer au crible de l’analyse philosophique (que ce soit par le

placage d’une grille analytique pour extirper à l’œuvre ses vérités, ou au contraire par

l’analyse de vérités ésotériques que l’exégète littéraire peut se proposer de faire). En effet,

comment la mise en récit d’un réel peut-elle contribuer à la réflexion philosophique de la

littérature — dans le rapport au monde véhiculé par l’œuvre ainsi que dans le rapport du

monde envers celle-ci ? Cette question revalorise la valeur conjonctive du et assurant le

nouage entre philosophie et littérature. La mise en récit peut être comprise de deux façons :

d’abord dans son sens large, comme la construction discursive du texte littéraire ; ensuite

dans son sens restreint, comme la constitution générique d’un texte non fictionnel (lequel

peut posséder certaines caractéristiques du romanesque sans pour autant relever du roman).

Compte tenu de la teneur biographique des textes au corpus, cette définition restreinte
17

convient mieux à la démarche littéraire de Patrick Modiano dans Dora Bruder (1999 [1997]),

d’Annie Ernaux dans Les années (2008a), et de J.M.G. Le Clézio dans L’Africain (2004),

cependant que les romans Voyage de noces de Modiano (1991 [1990]) et Onitsha de Le

Clézio (1991) donneront une perspective générique différente.

Il paraît important de dresser un portrait des schématisations du rapport

qu’entretiennent la philosophie et la littérature afin d’établir les balises méthodologiques qui

régiront les analyses subséquentes. À la suite des théories de Philippe Sabot (2002) et d’Alain

Badiou (1998), je verrai comment les deux disciplines peuvent se rapprocher et se distancer,

et comment l’inesthétique (proposée par Badiou, puis reprise par Sabot) met en avant un

appareil théorique qui tient compte des manières particulières de penser spécifiques à la

littérature.

1.1 Partages et rapprochements philosophie-littérature


Une conception particulière de la pensée littéraire semble ici nécessaire. Pourquoi ?

Après tout, le nombre incalculable de philosophes et de théoriciens qui se sont penchés sur

les textes littéraires au fil du temps pour en dégager du logos et en trouver des vérités ne

devrait-il pas en soi signifier quelque chose, et (dé)montrer la validité d’une certaine

méthode ? Sans doute, mais cette méthode n’est pas sans présenter quelques failles

potentielles.

Le clivage entre littérature et philosophie, et à sa suite la préséance du pouvoir de la

raison conceptuelle sur le champ de la représentation esthétique, est tout sauf fondamental et

historiquement primordial. En effet, comme le souligne Sabot avec justesse, « le partage

disciplinaire qui instaure une certaine hiérarchie des savoirs est, du moins pour ce qui est de
18

la France, tout à fait récent (il a moins de 150 ans), et, comme tout phénomène historique, il

est relatif, provisoire peut-être, en tout cas tout sauf “naturel” » (Sabot 2002 : 8). Cette

cristallisation rend sans doute futile et vaine toute tentative de remontée pour réconcilier

logos et muthos. Mais il semble utile (et assurément beaucoup plus faisable) de remettre en

question la hiérarchisation des savoirs induite par ce partage disciplinaire en cherchant à

comprendre la façon dont la philosophie peut, dans le domaine des vérités, avoir préséance

sur la littérature, ou au contraire, comment elle peut lui accorder cette préséance. Cela étant

dit, il ne faut pas pour autant penser que ce clivage entre le conceptuel et le poétique entraîne

un enclavement étanche des disciplines. La quête de vérités conceptuelles à la base de la

philosophie se distingue de la pratique esthétique de la littérature, dans la mesure où la

première repose sur la « seule foi [de l’homme] dans la vérité accessible, dans l’illusion toute

proche que lui inspire une confiance absolue » (Nietzsche 1975 : 171), alors que la seconde

génère son propre réseau de vérités du seul fait d’être création. C’est pourquoi Nietzsche

avance que « l’art est plus puissant que la connaissance, car c’est lui qui veut la vie, tandis

que le but ultime qu’atteint la connaissance n’est autre que… l’anéantissement » (1975 :

172).

Par souci catégoriel, on pourrait parler plus aisément de littérature ou de philosophie,

chacune ayant développé des modalités réflexives et discursives distinctes. Mais une telle

essentialisation polarisante ne rend pas compte des nombreux cas hybrides (et fort

intéressants) où la littérature réfléchit à ses rapports au langage et au monde, tout comme elle

peut le faire dans sa relation avec le fait et la fiction. Si l’on convient à la suite de Françoise

Lavocat que la situation actuelle de la fiction est « caractérisée par l’hybridation, l’extension

géographique, intermédiale et interdisciplinaire » (2016 : 18), rendant les théories du récit les
19

plus spécialisées5 inaptes à décrire la profondeur et la complexité de telles œuvres, un constat

similaire se pose dans l’opposition disciplinaire et discursive entre littérature et philosophie.

Trois situations peuvent alors rendre compte de la proximité que ces deux disciplines

entretiennent — soit d’une mise en rapport de l’une à l’autre, de l’une dans l’autre, ou enfin

de l’une et l’autre. Ces trois nouages — nommément « à », « dans », « et », le terme nouage

étant emprunté à l’inesthétique de Badiou (1998) — répondent du rapport entretenu avec la

fiction, la métaphore et la vérité (dans son sens le plus large et non essentialisé, si bien qu’on

aurait pu parler des vérités). Chacun de ces nouages pourra montrer une certaine supériorité

du philosophique, ou une certaine supériorité du littéraire, ou encore une réelle tentative de

réconcilier ces deux régimes discursifs.

L’importante divergence de ces schématisations découle du fait que les manifestations

du philosophique dans le littéraire présentent certains problèmes. L’idée n’est pas d’opposer

philosophie et littérature, pas plus qu’elle n’est d’apposer philosophie à littérature, ou de

rechercher la philosophie dans la littérature, mais bien de proposer un véritable lien faisant

en sorte que la littérature puisse produire, accueillir et exprimer des philosophèmes — terme

utilisé par Derrida pour reconnaître les manifestations philosophiques à l’intérieur de textes

littéraires, comme on peut reconnaître « des dimensions “littéraires” et “fictionnelles” dans

tout discours philosophique » (Derrida 1988 : 31). Il s’agirait alors de « concevoir une

pratique philosophique des textes littéraires qui fasse droit à la pratique “littéraire” de la

5
À cet égard, Lavocat mentionne entre autres le travail de Dorrit Cohn. Cette dernière propose, dans The
Distinction of Fiction, une définition de la fiction dont le champ d’application volontairement limitant semble
en effet extrêmement spécialisé : « Évidemment, le terme fiction ne peut pas être réservé aux textes qui ne
contiennent aucun langage extranarratif. Toutefois, on pourrait proposer d’appliquer ce terme exclusivement à
des textes dans lesquels un langage informatif ou descriptif est subordonné au langage narratif » (Cohn 1999 :
12 ; je traduis).
20

pensée et qui se fonde sur elle » (Sabot 2002 : 12). Une telle posture soulève toutefois des

questions fondamentales. En effet, comment ces unités philosophiques distinctives se

manifestent-elles ? Que disent ces philosophèmes ? Se fondent-ils, ou se confondent-ils avec

le régime discursif du littéraire ? En raison de leur dimension propre, dépassent-ils même les

capacités de la philosophie ? Ce faisant, comment serait-il possible de proposer une pensée

littéraire qui impliquerait « la possibilité de traiter les pratiques d’écriture des écrivains

comme d’authentiques pratiques de pensée, donc comme des manières différenciées de

produire, de fabriquer voire de bricoler des idées ou des discours originaux » (Sabot 2013) ?

Pour le savoir, j’aborderai deux types de rapport philosophico-littéraire qui, bien qu’ils soient

à la base de la réflexion de certains penseurs, peuvent présenter des vices de forme.

1.2 Approche didactique de la littérature


Selon la conception platonicienne, l’art serait mimèsis ; c’est pourquoi il ne peut jamais

être producteur de vérité, ni même reproducteur, mais seulement re-reproducteur. La

conception aristotélicienne se montre moins circonspecte, y voyant plutôt une force d’action.

Comme le rappelle Ricœur, « la mimèsis platonicienne éloigne l’œuvre d’art de deux degrés

du modèle idéal qui en est le fondement ultime, [alors que] la mimèsis d’Aristote n’a qu’un

espace de déploiement : le faire humain, les arts de composition » (Ricœur 1991 [1983] : 72).

Selon le premier nouage philosophie-littérature, ce faire humain mentionné par Ricœur, ce

poïein que Valéry décrit dans sa Première leçon du cours de Poétique comme « celui qui

s’achève en quelque œuvre » (1957 : 1342), serait discrédité dans sa capacité d’achèvement.

S’il en est ainsi, c’est que le schème didactique se base sur une certaine transcendance qui

traverserait l’œuvre d’art, ne laissant à cette dernière qu’une vérité de seconde main. En ce

sens, « l’art [serait] incapable de vérité, ou […] toute vérité lui [serait] extérieure » (Badiou
21

1998 : 10). Puisqu’une vérité reproduite ne saurait être elle-même véritable (une vérité de la

vérité étant impossible), le philosophe empruntant cette approche se penchera de fait sur le

texte littéraire en le figeant, en en faisant son objet d’étude par une mise à distance qui réduit

au minimum sa malléabilité réflexive. Cela est d’ailleurs une sorte de passage obligé puisque

le schème didactique enjoint à effectuer une nécessaire médiation par la philosophie pour

faire surgir une vérité de la littérature (bien malgré elle), laquelle reproduirait un ensemble

de « concepts philosophiques qu’elle fait émerger à son insu » (Sabot 2002 : 39). Procéder

ainsi revient à nier toute la spécificité de l’œuvre littéraire ; la philosophie posséderait la

vérité et serait là pour enseigner, tandis que la littérature n’en proposerait qu’un divertissant

succédané.

Outre le réductionnisme excessif évident qu’il loge à l’endroit de la littérature, ce type

d’analyse a pour symptôme premier d’assurer le caractère interchangeable de l’objet d’étude,

lequel servira essentiellement à illustrer un propos pensé et construit d’avance. La pensée

littéraire semblera toujours se situer en deçà de ce que la philosophie peut de son côté

accomplir pleinement et de manière autonome. Au passage, les caractéristiques réflexives du

texte littéraire seront oblitérées par l’application d’une grille analytique externe. Sciemment

ou non, le philosophe aura tout le loisir de sublimer son objet d’étude, d’en médiatiser les

philosophèmes pour mieux lui soutirer la matière désirée et soutenir un propos antérieur.

L’analyse en dit donc moins sur l’objet que sur la grille elle-même — et sur la main qui l’y

dépose. Sous le schème didactique, on le voit, la littérature se trouve englobée par la

philosophie, si bien que « la littérature peut être intégrée au champ de la réflexion

philosophique — au point de s’effacer » (Sabot 2002 : 54). La médiation de l’objet est si

forte que la lorgnette à travers laquelle il est étudié en vient à prendre toute la place. En outre,
22

faire la traque aux philosophèmes dans le texte littéraire pour en élaborer une architecture

théorique ne révèle pas la spécificité des genres littéraires. Entre autres, une telle approche

ne souligne pas ce que le texte de fiction dit que l’essai ne peut pas dire, pas plus qu’elle

n’établit les particularités du roman par rapport à l’étude philosophique.

Cela dit, on ne peut reprocher à toute analyse, qu’elle soit philosophique ou non, de

proposer des exemples tirés de la littérature. Il en va de la nature même de la démarche

d’écriture et de réflexion, par-delà toute intentionnalité. À ce titre, il faut reconnaître

l’existence de deux approches concurrentes, l’une exemplificatrice, l’autre explicative6. Sans

reprocher aux philosophes du par exemple ce que cherchent à accomplir les philosophes du

c’est-à-dire, et vice versa, il faut voir à quelles fins les exemples sont convoqués par les

philosophes de la première allégeance (ce qui sera l’occasion de recentrer la question autour

du littéraire). Ces soutiens servent-ils à illustrer le propos dans le cadre d’une analyse de

l’objet textuel lui-même ? Ou au contraire le point focal est-il si précis et circonscrit qu’il ne

cherche qu’à agrémenter ce que l’analyste s’efforce de démontrer par des moyens

théoriques ? Aussi faut-il demeurer sensible à ce genre de déploiements réflexifs, et lire les

présupposés théoriques sur lesquels ils reposent.

La façon dont Clément Rosset7 recourt au soutien littéraire témoigne d’une telle mise

à distance de l’œuvre littéraire au profit de l’architecture théorique la surplombant, et ce, bien

6
Avishai Margalit tient à cet égard des propos fort éclairants : « Il y a deux styles de philosophes : les
philosophes de l’exempli gratia et les philosophes de l’id est — les illustrateurs et les explicateurs. Les
illustrateurs se reposent d’abord et avant tout sur des exemples frappants, par opposition aux explicateurs qui
se reposent d’abord et avant tout sur des définitions et des principes généraux » (Margalit 2004 [2002] : ix ; je
traduis).
7
Je fais ici référence à L’école du réel, qui réunit des textes que Rosset a écrits « sur la question du réel et
de ses doubles fantomatiques » (2008 : 7), selon ce qu’il précise en avant-propos.
23

que son travail relève de prime abord de la philosophie8. La pertinence ou la justesse de son

analyse du double, à la fois comme concept et comme figure, n’est pas ici l’objet du propos.

La récurrence des exemples tirés d’une pluralité de genres littéraires (roman, nouvelle, conte,

théâtre), mais aussi dans une moindre mesure du cinéma et des beaux-arts, mérite qu’on

s’interroge sur la relation que Rosset établit entre réflexion et représentation. L’analyse de

l’oracle et du double qu’il propose dans Le réel et son double (initialement publié en 1984,

puis repris dans L’école du réel [2008 : 11-81]) met bien en perspective le schème didactique.

Parallèlement aux réflexions posées en lien avec Platon, Hegel et Bergson, les très

nombreuses références à Boubouroche de Courteline, Œdipe roi, Shakespeare, Molière et

d’autres agissent comme autant de points de relance qui en disent assez peu sur les œuvres,

mais vienne pourtant cautionner l’analyse. Ce faisant, la posture empruntée par Rosset fige

les deux disciplines et empêche toute forme de dialogue, tout aller-retour possible de la

pensée entre l’écriture et la réflexion — qui sont pourtant deux éléments inhérents à la

littérature (de surcroît lorsqu’on s’interroge sur le réel et ses représentations). La philosophie

de la littérature doit admettre la possibilité de pensées littéraires qui, sans être exclusives à la

discipline, sont à tout le moins particulières dans leurs modalités d’expression. Ce faisant, la

pensée qui en découle doit être tirée, perçue, prise et lue dans le texte littéraire lui-même et

non produite a priori, par une réflexion antécédente qui axerait toute la démarche

8
Mentionnons que dans Le principe de cruauté (texte partiellement repris dans le recueil de 2008), Rosset
lance de sévères critiques à l’endroit des philosophes qui cherchent à dépasser la suffisance du réel : « Si l’on
interroge l’histoire de la philosophie, on s’aperçoit que la plupart des philosophies n’ont pu atteindre leur but,
c’est-à-dire la proposition d’une théorie générale du réel, qu’à la condition étrange de dissoudre l’objet même
de leur théorie, de le renvoyer à ce quasi-néant que Platon nommait le “moindre être” (mè on) propre aux choses
sensibles — c’est-à-dire aux choses réelles — censées n’exister qu’à demi et à peine » (Rosset 2008 : 203-204).
Aussi peut-on percevoir à travers cette vision de la discipline un mouvement herméneutique en même temps
qu’une intention didactique visant à expliquer les éléments constitutifs de ce réel. Toutefois, dans les faits, la
réflexion de Rosset demeure à distance — en surplomb didactique — des objets littéraires sur lesquels il se
penche.
24

philosophique en amont, sans égard au texte étudié. Cela revient autrement à oblitérer les

richesses formelles qui, elles aussi, fondent l’essence de la littérature. Il faut en effet garder

à l’esprit que

ce qui caractérise la chose littéraire, comme sans doute toute œuvre d’art, c’est
une certaine vibration d’être, une manière de se déconstruire et de se
reconstruire sur place, de ne pas tenir dans ses propres limites, dans sa propre
matière, dans sa réalité. « Forme » désigne cet excès, ce dépassement, cette
avancée (Maniglier 2013 : 79).

Rosset jongle avec les différents objets artistiques sans tenir compte de leurs caractéristiques

formelles ; à la vue de son analyse du double fétiche dans L’oreille cassée de Hergé (Rosset

2008 : 89-96)9, le lecteur en vient à oublier qu’il s’agit d’une bande dessinée tant la forme

est ignorée de manière éclatante.

Il ne faut pas pour autant valoriser à outrance les capacités de la littérature, non plus

que de tout autre mode de représentation. L’impossibilité d’une vérité plus vraie qu’une autre

invalide toute volonté de hiérarchisation. La notion de vérité même ne semble pas résister à

l’essentialisation engendrée par un langage qui, fondamentalement, est conceptuel — créant

ainsi un faisceau de vérités invariablement ancrées dans leur métaphore. Dans un texte

posthume intitulé Vérité et mensonge au sens extra-moral, Nietzsche résume bien le rapport

entre langage et vérité :

La « chose en soi » (qui serait précisément la vérité pure et sans conséquence)


reste totalement insaisissable et absolument indigne des efforts dont elle serait
l’objet pour celui qui crée un langage. Il désigne seulement les rapports des
hommes aux choses, et pour les exprimer il s’aide des métaphores les plus
audacieuses. Transposer une excitation nerveuse en une image ! Première
métaphore. L’image à son tour transformée en un son ! Deuxième métaphore
(Nietzsche 1975 : 280).

9
Ce texte de Rosset constitue l’un des deux chapitres au « Post-scriptum au réel et son double », publié
originalement dans Le Réel : traité de l’idiotie (Rosset 1977).
25

Il poursuit plus loin dans un élan de relativisme aléthique qui recentre brillamment le concept

de vérité dans l’implacable subjectivité qu’elle tend autrement à oblitérer :

Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de


métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines
qui ont été rehaussées, transposées, et ornées par la poésie et par la rhétorique,
et qui après un long usage paraissent établies, canoniques et contraignantes
aux yeux d’un peuple : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles
le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur force sensible, des pièces de
monnaie qui ont perdu leur effigie et qu’on ne considère plus désormais
comme telles mais seulement comme du métal (Nietzsche 1975 : 282).

Par l’usage qui en est fait, les vérités oblitèrent ainsi la médiation qui les a générées. C’est

pourquoi le nouage qui s’oppose au schème didactique n’en tombe pas moins à court, voyant

la littérature comme porteuse de vérités propres que la philosophie se donne pour mission de

dévoiler. Le rapport inverse peut aussi être constaté : celui d’une philosophie qui serait nichée

dans le littéraire et qui requiert la lecture de l’analyste pour s’en trouver montrée et mise en

valeur.

1.3 Approche herméneutique de la littérature


Une autre conception du rapport philosophie-littérature considère que la vérité que l’art

génère n’est pas donnée, visible et analysable sans qu’un travail préalable ne soit effectué. Il

s’agit du schème romantique : « La thèse en est que l’art seul est capable de vérité. Et qu’en

ce sens il accomplit ce que la philosophie ne peut qu’indiquer » (Badiou 1998 : 12). D’où la

nécessité d’un travail d’interprétation, cet art d’expliquer, cette herméneutique qui « vise

ainsi à actualiser les potentialités spéculatives d’un texte en procédant à l’analyse explicitante

de son contenu » (Sabot 2002 : 56 ; je souligne). Le travail herméneutique sous-entend que

le texte littéraire ne possède pas d’outil qui lui soit propre pour valoriser de manière apparente

et intelligible ses philosophèmes. La solution est alors de mettre la pensée au service de la

littérature, c’est-à-dire de soumettre celle-là à celle-ci. En d’autres mots, il s’agit de procéder


26

à une interprétation qui « se donne comme un discours second dont la fonction est de révéler

et de formuler une vérité, un enseignement du texte, une rationalité qui le sous-tendent mais

ne s’y formulent pas en clair » (Smadja 2009 : 162). Il convient de reconnaître qu’à la base,

le travail d’interprétation compris dans son sens large est aussi inévitable que souhaitable. Le

chercheur doit bien offrir un commentaire sur quelque chose ; autrement, il ne dépassera pas

le seul statut de simple lecteur. Or le problème avec la position herméneutique « dure » se

situe dans le fait que les potentialités spéculatives du texte littéraire ne peuvent être mises au

jour par le littéraire lui-même — bien qu’elles lui soient immanentes. La dimension

spéculative lui est sous-jacente, comme produite à son insu, rappelle Sabot. L’insu ne

reconnaît pas le travail d’écriture et se situerait davantage du côté d’une création littéraire

partiellement inconsciente, presque involontaire. Évacuer toute la littérarité du texte

essentialise la pensée produite par celui-ci, et en exprime les idées potentielles selon les

modalités (et le langage) propres à la réflexion. Pour s’affirmer et prendre réellement forme,

cette dynamique paradoxale a besoin de l’interprète-philosophe. En menant ce raisonnement

jusqu’au bout, on en arriverait à dire que l’écrivain travaille sur du signifiant et le philosophe

sur du signifié. Pareille position (poussée à l’extrême pour les besoins de la cause) réduit le

champ d’action et d’expression des deux disciplines.

Ignorant la matière autant que la fonction langagière de la littérature, le schème

herméneutique rejoint le schème didactique : ils placent tous deux le sens de l’œuvre à

l’extérieur de celle-ci. Le texte littéraire n’est jamais directement le lieu de la pensée. Soit les

philosophèmes lui sont imposés de l’extérieur par l’analyse, soit ils s’y trouvent en latence,

en dormance, ce qui requiert alors une exégèse elle aussi orientée. Finalement, cela expose

le champ littéraire à une sorte de relativisme qui confirme la validité d’une analyse par la
27

solidité de l’architecture utilisée ou de la lecture philosophique proposée. Par la même

occasion, pareilles postures enjoignent à voir l’intérêt que porte la philosophie à l’endroit de

la littérature comme le résultat « de la destination universaliste de la philosophie » (Macherey

1990 : 195), de telle sorte que les objets interrogés deviennent interchangeables, peu importe

s’il s’agit d’œuvres littéraires, de débats scientifiques, de questions religieuses, ou d’enjeux

sociaux. Une approche qui « conférerait à la littérature le statut d’un objet de pensée pour la

philosophie, et traiterait cet objet à côté d’autres, pour lui faire énoncer des formes de

spéculation qui l’habitent en silence, peut-être à son insu » (Macherey 1990 : 195) ne ferait

qu’oblitérer toute possibilité réflexive de la littérature. Cela la cantonnerait aux seuls jeux de

langage et au fait de raconter — sans égard à ses possibilités spéculatives et leur mise en

récit. On demeure dans l’insu de la littérature, dans un savoir ésotérique réservé aux initiés

qui voient la pensée grâce à l’objectivation de celle-ci.

Quelle serait donc la solution pour parler d’une réflexion qui fait appel autant à la

philosophie qu’à la littérature, et qui valorise véritablement les idées qu’élabore le texte

littéraire ? Pierre Macherey propose de travailler « sur le langage comme un matériau à partir

duquel [l’écriture] élabore ses propres formes » (1990 : 197). Pareil traitement théorique

prend en considération ce que le texte exprime autant que la façon dont il l’exprime. Une

telle approche privilégie la reconnaissance d’un espace littéraire apte à véhiculer des idées et

des expériences dont les modalités sont (re)définies par le déploiement discursif de l’œuvre.

La philosophie doit alors instaurer une relation dialectique avec un langage vu à la fois

comme objet d’étude esthétique complexe et mode de transmission éthique.


28

1.4 Pour un espace littéraire autonome


La plus-value que la littérature confère généralement aux idées ouvre l’accès à une

capacité de dire que la philosophie ne se permet pas en raison du régime discursif dont elle

s’encadre. C’est toute l’inadéquation entre logos et muthos qui rend si difficile la mise en

lien de la philosophie et de la littérature. Car à sa manière, le texte littéraire dit sa matière

conceptuelle de telle sorte que par son mode de production et d’expression, et par

l’interrogation qu’il se fait de lui-même, il en vient à produire une pensée qui lui est propre :

« C’est la philosophie qui se fait “littéraire” dans la mesure où elle procède elle-même, dans

les textes littéraires, à des analyses littéraires d’idées » (Sabot 2002 : 92). L’œuvre littéraire

s’instaure ainsi comme un espace autonome qui se veut « non pas moyen pour penser mais

objet qui fait penser, non pas outil indispensable mais labyrinthe sidérant… » (Maniglier

2013 : 51). On peut alors s’interroger sur la nature des idées et la forme de leur manifestation

pour dégager une orientation qui, sans prétendre à une élaboration implacable à tendance

universelle, peut contribuer à mettre en évidence des propositions réflexives propres aux

œuvres littéraires.

Une essentialisation des concepts en jeu paraît néanmoins inévitable, ne serait-ce parce

que les disciplines littéraire et philosophique sont constituées en champs distincts et ont elles-

mêmes, au fil du temps, essentialisé leurs modalités d’expression. De surcroît, un certain

nombre de questions que la littérature pose portent sur son propre rapport à la pensée ; cela

pourrait expliquer pourquoi il semble si difficile de dégager du sens de la fiction, et justifierait

le caractère parfois évanescent du philosophème littéraire. Réflexion sur sa propre réflexion,

qui est en même temps une réflexion sur son rapport au monde, et plus intrinsèquement, une

question sur la prise de parole ; cette démarche énonciatrice autoréflexive constituerait


29

d’ailleurs selon Macherey le trait commun qui regroupe un ensemble de textes sous la

bannière Littérature. Ainsi, « tous les textes littéraires auraient pour objet, et là serait

véritablement leur “philosophie”, la non-adhésion du langage à soi, l’écart qui sépare

toujours ce qu’on dit de ce qu’on en dit et de ce qu’on en pense » (Macherey 1990 : 199).

Selon cette conception, le texte littéraire procéderait d’une réflexion métalangagière qui n’a

d’autre choix que de s’utiliser — et d’utiliser le fruit de ses propres réflexions — pour

s’exprimer et s’élaborer tout à la fois. Cette posture ne masque pas sa dimension formaliste,

dans la mesure où la forme est « la part d’un instrument irréductible à son instrumentalité et

inexplicable par elle » (Maniglier 2013 : 55), en même temps qu’elle est « ce qui permet

d’objectiver une réalité instrumentale, en tant qu’elle est un instrument » (Maniglier 2013 :

56). Force est d’admettre qu’un tel nouage du littéraire et du philosophique reconnaît le

caractère laborieux de la littérature, en ce que celle-ci constitue un double effort (un labeur

étant étymologiquement à la fois un désir et une action vigoureuse, rappelle le Littré) visant

un examen du monde qui s’analyse lui-même au passage (réflexion-méditation et réflexion-

reflet). Selon ces modalités, la conjonction et pourra acquérir la réciprocité recherchée.

Ce nouage voit le texte littéraire comme producteur de pensées, les deux disciplines

pouvant alors en revenir à « leur complexité première : celle d’une littérature qui pense et

celle d’une philosophie qui s’écrit » (Sabot 2002 : 11). La pensée philosophique manifestée

par le littéraire peut alors être plurielle, divergente, contradictoire ; ainsi, la philosophie se

fait moins une discipline qu’elle ne se veut une pratique. Par son essence discursive moins

contraignante, la littérature est plus libre (de doctrine, d’idéologie, etc.) que la philosophie,

qui se limite à un certain cadre d’élaborations et d’agencements logiques. La cohérence,

caractéristique inhérente de la pensée philosophique, est loin d’être aussi restrictive pour le
30

texte littéraire. La littérature manifeste donc un travail de la pensée qui dépasse le simple fait

de raconter une histoire, et poursuit le travail réflexif là où la philosophie s’arrêtera

généralement à cause de ses propres contraintes. Mais à la lumière des nouages exposés

précédemment, la pensée philosophique manifestée par la littérature possède néanmoins ses

propres limites (lesquelles relèvent également des limites inhérentes à la littérature),

puisqu’elle requiert malgré tout une part d’interprétation doublée d’une inévitable réflexion

préalable (ne serait-ce par exemple que pour saisir les appels intertextuels et interdiscursifs,

ou plus généralement le contexte de production et ce à quoi il engage).

Ces distinctions théoriques établies, une question surgit immédiatement : comment une

approche productive peut-elle devenir une méthodologie s’appliquant en termes concrets

dans l’étude d’œuvres littéraires différant aussi bien sur le fond que sur la forme ? Ou pour

le dire autrement : qu’est-ce à dire que de proposer une lecture productive d’une œuvre

littéraire pour en dégager les philosophèmes ? Si Martha Nussbaum revient à l’œuvre

romanesque (très riche en réflexions) de Henry James pour soutenir sa recherche littéraire

d’une connaissance de l’amour (1990), j’en référerai à l’écrivain français d’origine tchèque

Milan Kundera, chez qui la philosophie occupe une place non moins essentielle. Son œuvre

constitue un exemple remarquable du mariage entre la prose et les idées ; le fil narratif s’y

trouve entrelacé de méditations qui inspirent et s’inspirent du récit. Cette pratique d’un

« essai spécifiquement romanesque » comme Kundera l’appelle (2011 [1986] : 99) ne saurait

se faire (et se lire) isolément du reste du livre, et demeure donc « impensable en dehors du

roman » (Kundera 2011 [1986] : 99). Évidemment, procéder à une analyse aussi succincte a

pour défaut évident de limiter la teneur de la réflexion à quelques éléments saillants qui
31

traversent l’œuvre. Une brève étude du roman L’ignorance (dans Kundera 2011) permettra

donc de voir comment la littérature peut produire, à sa façon, des idées qui lui sont propres.

1.5 La philosophie chez Kundera


Paru en français en 2003, L’ignorance raconte l’histoire d’Irena et Josef, expatriés

tchèques qui, après la chute du bloc de l’Est, visitent leur pays d’origine avec réticence — la

première pour satisfaire un conjoint suédois tombé amoureux de Prague, le second pour

répondre à la demande de sa défunte femme. Ils se croisent à l’aéroport de Paris avant un vol

pour la capitale tchèque. Elle le reconnaît tout de suite, puisqu’ils se sont fréquentés jadis

l’espace d’un soir dans un bar praguois. Irena en gardera un souvenir impérissable tandis que

Josef n’aura pas la moindre idée de la femme avec qui il discute. Puis, après quelques jours

où chacun vaque à ses affaires, ils se voient à l’hôtel de Josef avant son départ ; après

quelques verres, ils montent à la chambre et s’abandonnent à des ébats torrides. L’ignorance

de Josef éclate au grand jour quand Irena sort de son sac un petit cendrier, bibelot-souvenir

de leur première rencontre. Non seulement ne se souvient-il de rien, mais il ne parvient même

pas à prononcer le prénom de son amante d’un jour.

L’élément réflexif le plus important du roman est sans aucun doute le rapport étroit

entretenu avec l’Odyssée homérique. Le deuxième chapitre est entièrement consacré à l’un

de ces essais spécifiquement romanesques : une étymologie10 de la nostalgie et ses

déclinaisons en différentes langues seront l’occasion d’évoquer une première fois l’Odyssée,

désignée comme « l’épopée fondatrice de la nostalgie » (Kundera 2011 : 463). Comblé à tous

10
« Le retour, en grec, se dit nostos. Algos signifie souffrance. La nostalgie est donc la souffrance causée
par le désir inassouvi de retourner » (Kundera 2011 : 462).
32

les égards par la déesse amoureuse Calypso pendant sept ans, Ulysse demeure incapable de

se détacher de la terre de ses pères et de sa femme Pénélope qui l’y attend, « [passant] les

jours, assis aux rocs des grèves, tout secoué de larmes, de sanglots, de chagrins, promenant

ses regards sur la mer inféconde et répandant des larmes » (Homère 1999 : 111 [chant V]).

Kundera s’interroge toutefois sur le bien-fondé de cette nostalgie douloureuse qui par essence

est incompatible avec le temps concret, en fuite incessante ; il suit à cet égard la réflexion de

Vladimir Jankélévitch, qui affirme que « le véritable objet de la nostalgie n’est pas l’absence

par opposition à la présence, mais le passé par rapport au présent ; le vrai remède à la

nostalgie n’est pas le retour en arrière dans l’espace, mais la rétrogradation vers le passé dans

le temps » (Jankélévitch 1974 : 299). Il tombe alors sous le sens que « ce qui rend la maladie

incurable, c’est l’irréversibilité du temps » (Jankélévitch 1974 : 298). Une telle pensée

nostalgique s’inscrit dans une sorte de futur du passé qui, les années s’écoulant partout et

pour tous, ne peut mener qu’à l’insatisfaction. Chez Kundera, il s’agit d’une insatisfaction à

l’égard de gens qui lors des retrouvailles ne se préoccupent guère de l’odyssée personnelle

des expatriés, tentant plutôt de rapiécer une mémoire commune pour se conforter dans l’idée

que les choses n’ont pas tant changé. Une insatisfaction aussi quant aux endroits qu’on ne

reconnaît plus — Josef peinant à trouver le cimetière où ses parents sont enterrés.

Narrativement, cela est l’occasion d’une interrogation sur la valeur contemporaine de la

nostalgie : « Le gigantesque balai invisible qui transforme, défigure, efface des paysages est

au travail depuis des millénaires, mais ses mouvements, jadis lents, à peine perceptibles, se

sont tellement accélérés que je me demande : l’Odyssée, aujourd’hui, serait-elle

concevable ? » (Kundera 2011 : 487). Insatisfaction enfin dans la valeur réelle conférée à la

nostalgie ; l’être coincé entre le passé et ce qui lui reste à vivre ne saurait perdre son temps à

ressasser de vieux souvenirs, d’autant que ceux-ci se trouvent en quantité considérable et que
33

le temps pour les rappeler file de plus en plus rapidement. C’est ce que Kundera appellera le

« paradoxe mathématique de la nostalgie », le rapport au temps s’y jouant de manière quasi

exponentielle :

Plus vaste est le temps que nous avons laissé derrière nous, plus irrésistible est
la voix qui nous invite au retour. Cette sentence a l’air d’une évidence, et
pourtant elle est fausse. L’homme vieillit, la fin approche, chaque moment
devient de plus en plus cher et il n’y a plus de temps à perdre avec des
souvenirs (Kundera 2011 : 498).

Josef se trouve précisément dans cette position d’une incapacité nostalgique, état renforcé et

justifié par sa jeune soixantaine.

L’âge n’est pas anecdotique, car les hommes desquels Irena s’enamoure appartiennent

à la génération qui précède la sienne. Elle se trouve ainsi dans une position ambiguë, prise

entre l’attachement à de petits souvenirs chéris, et la non-concordance des images du passé

par rapport au présent qui s’offre à elle. Irena réalise la vaine étendue de la nostalgie à

l’occasion d’une réunion avec d’anciennes amies dont elle peine à rapiécer l’identité. De leur

côté, ces amies oblitèrent totalement le temps parisien d’Irena pour mieux rabouter sa

présence praguoise de jadis à sa présence actuelle : « D’abord, par leur désintérêt total envers

ce qu’elle a vécu à l’étranger, elles l’ont amputée d’une vingtaine d’années de vie.

Maintenant, par cet interrogatoire, elles essaient de recoudre son passé ancien et sa vie

présente » (Kundera 2011 : 481). En agissant ainsi, elles ne font guère mieux que les

Ithaquois qui jamais ne cherchent à savoir ce qu’a vécu Ulysse pendant son odyssée, le

comment du retour étant insignifiant pour ceux qui ne sont jamais partis. Cela crée une

inadéquation du temps avec lui-même : la séparation des passés amène forcément une

distance dans l’expérience conjointe du présent, pour peu qu’on évoque des souvenirs

communs. Irena ne parviendra pas à se détacher totalement du désir inassouvi de retourner


34

— sa conservation d’un puéril cendrier le prouve. En agissant de la sorte avec Josef, Irena

adopte l’attitude de ses amies praguoises (attitude qu’elle leur reproche pourtant), c’est-à-

dire en manifestant un vain attachement aux souvenirs qui en viennent à prendre toute la

place au détriment du partage de l’expérience du présent. Cet excès, voire cet excédent de

passé est justement ce qui l’empêche de vivre pleinement le présent ; la nostalgie n’est donc

pas tant un manque de nature topographique qu’elle est une souffrance diachronique, dans la

mesure où elle met en perspective la nature irrévocable d’une existence à sens unique11. Prise

en flagrant délit de nostalgie, elle fait alors comme Ulysse sur son rocher et pleure jusqu’à

ce que le sommeil la gagne, « laissant ses jambes, à son insu, négligemment écartées »

(Kundera 2011 : 554). Ainsi placée sur le lit, Josef « regarde son sexe comme s’il regardait

dans le vide » (Kundera 2011 : 554) ; ce tableau charnel s’efface derrière un autre tableau,

beaucoup plus important pour le personnage, crucial au point d’assurer la préservation de la

présence de son épouse décédée.

Suite à la mort de sa femme, Josef a refusé de vivre dans le deuil de souvenirs

inaccessibles. Il a plutôt adopté une approche qui enjoint à un rapport différent à l’égard de

la défunte, et entraîne (surtout) une autre posture temporelle. En effet, « il n’allait plus sur sa

tombe pour se la remémorer, mais pour être avec elle ; pour voir ses yeux qui le regardent, et

qui le regardent non pas depuis le passé, mais depuis le moment présent » (Kundera 2011 :

525). L’effet sur le temps est capital ; le narrateur n’hésitera d’ailleurs pas à le préciser :

« Une nouvelle horloge s’est mise à organiser son temps » (Kundera 2011 : 525). Il perpétue

11
L’irréversible est en ce sens un préalable essentiel pour le sentiment nostalgique : « L’irréversibilité
concrète n’est rien d’autre qu’un devenir effectif alenti par un revenir fantomal, un progrès vers l’avoir tiré en
arrière par les souvenirs » (Jankélévitch 1974 : 195).
35

les regards et les désirs de sa femme, bien sereinement dans leur maison en brique rouge

foncé, entourée d’une clôture basse en bois, et devant laquelle pointe un sapin svelte. Ce

paysage sera une sorte de memento mori lui permettant de vivre le présent non pas malgré la

perte, mais avec elle. Josef s’efforce de vivre selon un présent sans nostalgie conscient de sa

liberté concrète, mais aussi capable de rêver le réel. Il vit ainsi selon un présent non sans

souffrance (algoie), puisqu’il ne nie pas sa peine, mais un présent empreint d’une sorte de

sagesse paradoxale. Une sagesse qui, s’acquérant avec l’âge, relativise l’expérience dont elle

est issue.

Sans doute faut-il voir là une forme d’ignorance positive qui permet au sujet de vivre

réellement au présent, un sujet qui conjugue son devenir au participe présent uniquement

(l’étant phénoménologique). C’est d’ailleurs à cette fin que Josef laissera à son frère un

tableau qu’il affectionnait pourtant lorsqu’il habitait en Bohème. La vue de l’œuvre lui

rappelle un temps où son épouse n’existait pas pour lui ; rapatrier l’œuvre au Danemark, dans

leur maison de brique, serait un anachronisme qui ouvrirait une brèche d’oubli en la demeure.

Sa femme n’ayant jamais vu le tableau, comment pourrait-il s’imaginer ce qu’elle en dirait ?

Il adopte donc une posture se situant au croisement de l’irréversible et de l’irrévocable :

Selon que le passé est un prétérit inconsistant ou un dépôt massif, selon que la
présence du passé n’est pas assez présente ou qu’elle est, au contraire, trop
présente, l’homme souffre de l’irréversible ou de l’irrévocable. Notre présent
louvoie ainsi entre deux impossibilités inverses : retrouver le passé perdu, se
débarrasser d’un passé importun ; présentifier un passé trop passé, ou
passéiser un passé trop présent (Jankélévitch 1974 : 212).

Les efforts de suspension temporelle évacuent les conditions de possibilités de la nostalgie

et l’ancre plutôt dans l’illusoire lutte contre l’irrévocable. Josef autorise alors un passé

circonscrit à régir les modalités de son présent. Il renverse l’alibi caractéristique de la


36

nostalgie (de alius, autre, et ibi, ici, rappelle le Littré)12 : en préservant les traces de la

décédée, il souhaite non pas être ailleurs qu’ici, mais il permet à un ici figé de glisser

forcément par lui-même hors du présent, et dès lors d’être ailleurs.

Par un tissage entre fiction et essais spécifiquement romanesques, Kundera rend

compte d’une démarche littéraire qui ne sacrifie pas sa valeur esthétique au profit de la

réflexion. L’écrivain réfléchit à notre rapport au temps et aux souvenirs en se donnant pour

point de départ la nostalgie et pour point d’aboutissement cette sagesse paradoxale qui

découle d’une mathématique de la mémoire — dont la proposition est fort pertinente pour

comprendre les philosophèmes du roman, autant dans les jeux formels engagés par les

passages essayistiques que dans le développement postural des personnages. De prime abord,

la nostalgie y est vue comme un défaut de l’irréversible : Irena rend manifeste l’inadéquation

de l’expérience première avec sa répétition, écart dont le cendrier est l’artefact parlant.

D’autre part, les conditions de réalisation même de la nostalgie sont impossibles et

impensables pour Josef, puisqu’il ne saurait éprouver ce désir romantique du retour à

l’endroit d’un pays impitoyable qu’il a fui ; il lutte plutôt contre l’oubli auquel sa femme

serait vouée s’il se laissait autrement aller à reconnaître le manque. Paradoxe ? Pas si l’on

explore une fois de plus la question à la lumière de l’Odyssée :

Les Ithaquois gardaient beaucoup de souvenirs d’Ulysse, mais ne ressentaient


pour lui aucune nostalgie. Tandis qu’Ulysse souffrait de nostalgie et ne se
souvenait de presque rien. On peut comprendre cette curieuse contradiction si
on se rend compte que la mémoire, pour qu’elle puisse bien fonctionner, a
besoin d’un entraînement incessant : si les souvenirs ne sont pas évoqués,
encore et encore, dans les conversations entre amis, ils s’en vont (Kundera
2011 : 476).

12
« Cet ailleurs imaginé, imaginaire n’est pas n’importe quel alibi ; cet ailleurs de la nostalgie est un ailleurs
natal qui fut jadis un ici ; cet ailleurs est une ci-devant présence, un lieu privilégié cher à notre cœur ; cet alibi
est le défunt ibi de notre vie passée » (Jankélévitch 1974 : 282).
37

En préservant les conditions de réalisation des expériences premières, c’est-à-dire telles

qu’elles furent vécues au côté de son épouse, Josef en rappelle la mémoire à travers une

réactualisation desdites expériences ; toutefois, cette victoire contre l’irréversible est un

leurre qui camoufle le désaccord entre le présent subjectif tel qu’il croit le vivre et le présent

objectif tel qu’il est vécu et transmis par la narration. Lorsqu’il se trouve à l’extérieur de son

domaine de mémoire danois, il devient un passager de sa propre vie, indifférent quant à

l’identité des personnages qu’il côtoie. Sur ce point, il est conséquent avec sa posture, puisque

sa femme ignore forcément l’existence d’Irena. L’ignorance qui donne son titre au roman est

donc double : elle se trouve tantôt du côté de la nostalgie, quant au fait de ne pas savoir ce

qu’on rate en étant absent (ce qui correspond à un manque de passé) ; et elle se trouve du

côté d’une suspension forcée d’un présent qui se relativise par rapport à lui-même (ce qui

correspond à un excès de passé). Deux traitements de la mémoire diamétralement opposés,

qui mettent pourtant en valeur un présent portant l’empreinte indélébile du passé.

L’esth/éthique comme siège de philosophèmes


Comme on l’a vu, le nouage entre philosophie et littérature peut présenter certains

problèmes avant même la réalisation de toute analyse. Poser la question dans sa dimension

esth/éthique permet de surmonter certains de ces problèmes. Tel que développé et utilisé par

le philosophe français Paul Audi (2003, 2005), le concept d’esth/éthique déplace en effet un

nombre d’enjeux et de processus en amont de l’œuvre, c’est-à-dire non pas avant l’origine

de l’œuvre, mais en lien direct avec l’origine de l’œuvre, son déploiement et son

développement à titre de création, bref avec son devenir-œuvre. Dans cette optique,

l’invitation lancée par Jacques Bouveresse à réfléchir autant à l’objet littéraire qu’à sa visée

se révèle fort judicieuse :


38

Une fois que l’on a accepté l’idée que la littérature peut constituer, elle aussi,
un secteur de la recherche de la vérité, le problème principal est qu’on est en
droit de demander une explication concernant le genre de vérité qu’elle
cherche à atteindre et les raisons pour lesquelles celle-ci ne peut être atteinte
que par les moyens que la littérature utilise pour y parvenir (Bouveresse 2008 :
85).

Le concept d’Audi fusionne la démarche esthétique et le parcours éthique. Il semble d’autant

plus intéressant (et important) de partir de ce point que dans la littérature contemporaine,

aucune conception de Vérité absolue (au sens le plus large) ne peut être dégagée du récit (et

la pensée postmoderne a montré les limites de concepts transcendants comme la Vérité).

C’est sans doute là un point majeur de divergence entre la littérature et la philosophie (ou à

tout le moins peut-on dire que la littérature aura pris à cet égard quelques décennies d’avance

sur la philosophie) : la réflexion ontologique ou épistémique que la littérature peut se

proposer de faire ne répond aucunement aux normes réflexives et aux raisonnements à

tendance universelle que peut s’imposer la philosophie. La littérature se propose plutôt de

produire du sens qui sera empreint de dialectique, sens constitué d’un réseau de possibles qui

accepte en son sein la contradiction.

À ce sujet, Jean Bessière souligne avec force que le roman contemporain fait « de

l’alliance du hasard et de la nécessité, une manière de sème qui ouvre à toute lecture de toute

réalité » (2010 : 125). Cette pluralité enjoint non pas à dégager une vérité absolue, mais bien

à ondoyer entre les possibles de vérités (lesquels peuvent parfois entrer en contradiction les

uns avec les autres). De fait, le roman contemporain proposerait une pluralité de mondes et

de temps, contrairement au roman de la tradition du roman13 qui reposerait plutôt sur leur

13
Bessière regroupe sous cette catégorie les romans moderne, moderniste et postmoderne. Évidemment,
bien qu’elles soient établies selon des critères historiques, ces séparations ne sont pas étanches et décrivent un
39

unicité. Cette différenciation est perceptible dans l’inscription au monde que le roman

effectue, inscription à entendre comme élément fondamental :

Le roman est destiné à être reçu comme un supplément d’énonciation,


d’énoncé, comme un supplément de médiation, par comparaison avec les
discours disponibles sur le monde, avec les savoirs, avec les représentations
qu’ils constituent. Il n’a pas d’abord pour finalité d’interpréter le monde, le
réel, ou quoi que ce soit, ni de se donner pour une manière de vaste signifiant,
mais d’ajouter aux discours disponibles, passés et actuels, une configuration
de ces discours (Bessière 2010 : 63).

La nature plurielle des mondes et des temps proposés par le roman contemporain comme le

définit Bessière comporte toutefois un problème de taille, puisqu’il devient difficile de ne

pas percevoir des traces de cette pluralité dans le récit contemporain. Le doute expérientiel

non seulement motive mais traverse les trois récits qui seront étudiés14 : dans Dora Bruder,

l’interrogation de la capacité de la mémoire, de l’histoire et de la littérature à rendre justice

à la jeune fugueuse repose sur la reconnaissance du caractère forcément partiel de la

démarche ; dans Les années, l’incertitude identitaire motive et engendre une réalisation de

portraits contrastants d’un personnage principal (elle), portraits qui représentent autant de

vignettes d’un monde en évolution rapide ; et dans L’Africain, les tensions et les

rapprochements entre la biographie du père et l’autobiographie du fils écrivain mettent en

valeur différentes appréhensions du monde et différentes conceptions de l’identité. À sa

façon, le récit contemporain explore les capacités transitives d’une littérature qui explore les

doutes quant à ses capacités, sans ultimement s’évacuer à titre d’objet linguistique et formel.

type de roman plus qu’une période de production. Il est tout à fait possible d’écrire du roman moderniste
aujourd’hui.
14
Onitsha se rapprocherait sans doute du roman moderniste, mais certains jeux formels (changements de
marges ou de casse) ainsi que de nombreux liens biographiques complexifient la catégorisation.
40

Autant le récit peut-il être empreint de romanesque, autant le roman peut-il relever

davantage du travail historique ou biographique15. Si la question générique peut parfois

relever d’un certain arbitraire éditorial, l’exploration du concept de vérité s’avère

certainement plus productive pour l’étude philosophique de la littérature. En effet, si en

l’absence d’absolu la frontière entre vérité et mensonge perd toute importance, étant vidée

de toute valeur, la vérité devient un signifiant dont le sens est à remplir, ce qui revient à

métamorphoser la Vérité en vérités. Une question surgit alors : ne se retrouve-t-on pas devant

un relativisme aléthique qui d’un rapprochement des contenus véritatifs mène à une

équivalence des contenants moraux ? L’unique caractère transcendant de la vérité serait ainsi,

paradoxalement, qu’elle n’admet pas sa propre absoluité ; de cette posture en surplomb, l’on

peut dire « [qu’]en tant que doctrine “méta-éthique”, le relativisme nie qu’un code moral

quelconque ait une validité universelle » (Wong 1996 : 1290)16. Ce constat n’est que la

cristallisation de la posture oppositionnelle qu’une telle doctrine déploie contre un

objectivisme moral qui subsumerait les jugements au profit d’axiomes tautologiques. Ainsi,

les relativistes méta-éthiques supposent généralement que plusieurs


désaccords moraux fondamentaux ne peuvent être résolus rationnellement, et
ils prétendent sur cette base que les jugements moraux n’ont pas l’autorité
morale ou la force normative que les objectivistes moraux confèrent
communément à ces jugements (Gowans 2015 : §2 ; je traduis).

15
Pensons ici à La disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez (2017) ; bien que portant la marque
générique « roman », ce livre demeure dans les faits ambigu — d’autant plus que l’auteur a procédé à des
recherches extrêmement fouillées comme en témoigne la riche bibliographie fournie en fin d’ouvrage (et où au
demeurant se côtoient ouvrages historiques et romans).
16
Le relativisme moral descriptif, autre position empirique fréquemment défendue, voudrait pour sa part
que « les jugements moraux, les croyances à propos du bon et du mauvais, du bien et du mal, non seulement
varient beaucoup selon les époques et les contextes, mais que leur justesse dépend ou est relative des cadres et
perspectives individuelles ou culturelles » (Baghramian et Carter, 2016, §4.5 ; je traduis). En voulant s’opposer
à l’objectivisme moral, le relativisme descriptif met malgré tout une distance entre les sujets et leur jugement
— et l’application de celui-ci.
41

Si l’on comprend bien la nécessité de proposer une architecture théorique s’opposant à un

idéalisme transcendantal possesseur de Vérité, privilégier le contraire relativiste ne semble

pas préférable pour autant : la vérité ne doit pas être figée, tout comme elle ne doit pas être

assouplie au point d’en évacuer tout sens véritable et donc tout lien antonymique avec le

faux, l’injuste ou le mal.

L’objection manifestée par la position méta-éthique à l’égard de la portée universelle

de certains jugements n’écarte pas le concept de vérité comme séparation entre le vrai et le

faux. Dire qu’une affirmation est vraie (ou bonne, ou juste) ne fait que sous-entendre le

contexte dans lequel s’inscrivent à la fois l’affirmation et son prédicat :

Selon cette approche, le relativisme est la stipulation qu’un énoncé de la forme


« A est P » dans un domaine donné (par exemple la science, l’éthique, la
métaphysique, etc.) constitue une ellipse de l’énoncé « A est P pour C », où A
représente une affirmation, une croyance, un jugement ou une action, P
représente un prédicat tel que « vrai », « beau », « juste », « rationnel »,
« logique », « connu », etc., et C représente une culture particulière, un cadre
épistémique, une langue, un système de croyances, etc. (Baghramian et Carter
2016 : §1.3 ; je traduis).

Comment alors éviter l’aplanissement éthico-moral que le relativisme semble invariablement

induire ? Si « tout est vrai », comme le disait Protagoras17, on pourrait être tenté par le

rapprochement du relativisme à la sophistique18. Mais si l’on perçoit plutôt le relativisme

17
Diogène Laërce mentionne la chose suivante au sujet de Protagoras, relativiste de la première heure : « Il
fut le premier à affirmer que, sur chaque chose, il y avait deux discours possibles, contradictoires. […] Un de
ses livres débute ainsi : “L’homme est la mesure de toutes choses.” De lui aussi ceci : “L’âme n’est rien si l’on
supprime les sensations”, idée comparable à celle que l’on trouve chez Platon, dans le Théétète, et ceci : “tout
est vrai” » (Dumont 1988 : 983).
18
Socrate utilise d’ailleurs l’argumentaire sophistique pour invalider la proposition de Protagoras : « La
croyance qui, à propos de sa croyance à lui, est celle de ceux qui ont l’opinion contraire, croyance en vertu de
laquelle ils estiment qu’il est dans l’erreur, cette croyance-là, lui, Protagoras, concède qu’elle est vraie, quand
il accorde que tous sans exception ont pour opinion ce qui est. […] Il concéderait donc que sa croyance à lui est
fausse, s’il accorde qu’est vraie la croyance de ceux qui le croient lui-même dans l’erreur » (Platon 1994 : 2000
[171a-b]). Relativiser ainsi la position relativiste évacue toute possibilité de vérité (même non essentialisée)
d’une telle position.
42

comme un refus d’absolutiser vérités et jugements, si donc on relativise le relativisme lui-

même, on demeure loin de la simple polarisation manichéenne qui n’admet aucune zone

grise. Parlant du relativisme culturel, Raymond Boudon mentionne à juste titre « [qu’]il

hyperbolise des noyaux durs à l’aide de questions binaires reposant sur une utilisation abusive

du principe du tiers exclu » (2003 : 32). Cette remarque judicieuse éclaire la suite du présent

raisonnement : il s’agit moins de repousser le concept même de relativisme moral que de le

garder mouvant, nuancé et variable, et cesser de l’orienter uniquement depuis une ou

plusieurs conceptions du bon et du bien. On en arrive alors à une dialectique souple qui

privilégie un objectivisme négatif, lequel prône une pensée modulable, productive, créatrice,

pensée qui s’établira selon un seul axe : le Mal.

J’explorerai dans un premier temps ce qu’il faut entendre par là, avec une interrogation

de la conscience du Mal comme axiome éthique chez Badiou (2003), vu comme un a priori

prévenant la hiérarchisation des maux (laquelle entraîne inévitablement une valorisation du

Mal). Il faudra ensuite revenir sur la distinction proposée plus tôt entre l’éthique et la morale,

afin de pouvoir faire le lien avec la nature et le rôle esthétiques19 de l’œuvre littéraire. À ce

moment seulement pourrai-je me pencher sur la dimension esth/éthique de l’œuvre, qui

constitue une voie privilégiée pour accéder au schème productif.

2.1 Pour une éthique de la conscience du Mal


Dans son livre L’éthique, sous-titré essai sur la conscience du mal, Alain Badiou

(2003) expose pourquoi la notion de Vérité est néfaste dans la constitution d’une éthique qui

19
Il semble des plus pertinents de distinguer ainsi nature et rôle, puisque la littérature est et produit
concurremment un certain nombre d’enjeux esthétiques.
43

doit s’inscrire après toutes les atrocités commises au XXe siècle. L’essence éthique du sujet

serait issue du raisonnement éthique lui-même, et non l’inverse : « On appelle “sujet” le

support d’une fidélité, donc le support d’un processus de vérité. Le sujet ne pré-existe

nullement au processus. Il est absolument inexistant dans la situation “avant” l’événement.

On dira que le processus de vérité induit un sujet » (2003 : 63). La vérité n’est donc pas

facteur du sujet, bien au contraire ; c’est plutôt le sujet qui en découle. Évidemment, ce sujet

n’est pas le Sujet pensant théorique abordé par l’angle de l’ontologie pure, mais bien le sujet

existant qui s’inscrit dans la dynamique qui l’a induit, qui l’a provoqué, qui l’a créé, bref une

existence qui n’a pas à se figer et qui entretient un rapport mouvant avec les vérités qui le

meuvent. Ce faisant, une Vérité totalisante produira le sujet qu’elle voudra bien, excluant par

la même occasion tout ce qui lui est hétérogène — ce qui donne un tour tout à fait funeste à

la banale expression un mal pour un bien. Si la notion de Bien devient une question de biens

discutables dans leurs vérités, il est alors plus pertinent d’établir une éthique de la conscience

du mal qui se baserait sur ce mal plutôt que d’en déduire les modalités négativement, à partir

d’un Bien relatif. Cette décision s’assortit d’un renoncement à établir un absolu à partir

duquel orienter (par la négative) les décisions éthiques ; « il faut évidemment abandonner le

thème du Mal absolu, de la mesure sans mesure » (Badiou 2003 : 87), parce qu’une

comparaison à un exemple négatif suprême entraîne inévitablement une hiérarchisation, la

constitution d’une échelle, ce qui a pour effet direct de banaliser subséquemment toute

atrocité. Et cette mise en rapport est à considérer avec circonspection si l’on veut établir une

éthique de la conscience du Mal.

Il devient évident que l’éthique ainsi conçue — pour une vérité donnée — engendre le

sujet à partir duquel elle s’articule. Éthique d’une vérité, puisqu’il ne saurait y avoir que des
44

vérités et non Une Vérité, « ce qui donne consistance à la présence de quelqu’un dans la

composition du sujet qu’induit le processus de cette vérité » (Badiou 2003 : 65). Il s’agit

d’une éthique du réel précise Badiou, dans la mesure où les vérités orientées par l’expérience

permettent concurremment de définir le sujet qui les vit. Cela dit, il n’établit aucune

distinction claire entre éthique et morale, puisqu’il y aborde les questions du Bien et du Mal ;

de surcroît, il n’inscrit pas sa réflexion (et dès lors ne s’établit pas lui-même) dans un cadre

méta-éthique plus large, demeurant dans le domaine conceptuel sans mise à l’épreuve desdits

concepts. Si son éthique de la conscience du mal paraît riche, il semble essentiel d’en explorer

et en approfondir la teneur. J’y verrai un nœud à partir duquel le sujet s’établit

phénoménologiquement. Il s’agira également du point de convergence entre la théorie

éthique de Badiou et la théorie esth/éthique de Paul Audi. Mais avant d’aller plus loin, je

crois nécessaire d’approfondir la distinction entre les concepts d’éthique et de morale, et les

raisons pour lesquelles cette séparation est aussi importante.

2.2 La morale en littérature : une aporie


On rappelle souvent l’origine grecque de l’éthique (êthos) et l’origine latine de la

morale (moralis et mores : coutumes), qui désigneraient essentiellement un seul et même

ensemble de mœurs, lequel se veut l’orientation du bon et du bien dans l’établissement du

sujet et son rapport à autrui. Pourtant, les questions du bien (et du mal) méritent d’être

distinguées de celles du bon (et du mauvais), car une vie bonne (vie de bonheur pour soi)

n’est pas totalement assimilable à une vie pour le bien (et elle peut parfois même être

incompatible avec celle-ci). Cette distinction est importante aussi bien que fondamentale et

dépasse le seuil conceptuel pour influer le domaine du concret ; car, comme le souligne Audi,

« le fait d’agir raisonnablement n’équivaut pas forcément à agir vertueusement, noblement,


45

saintement, pas plus d’ailleurs qu’agir par amour-propre, ou par méchanceté, ou par cruauté,

ne se confond avec un agir “déraisonnable” » (1999 : 38). Sans séparation conceptuelle

claire, le sujet inscrit les actions pour sa vie bonne dans un monde qui fait prévaloir ses

prérogatives et enjoint par la même occasion à l’intériorisation des règles par le sujet. Ainsi,

aucune possibilité de visée éthique subjective, aucune possibilité de remise en question de la

norme morale, car aucune possibilité de redéfinition de la morale étant donné que la visée

éthique ne parvient jamais à sortir la morale de son énoncé définitoire (l’éthique étant

toujours établie par rapport à la norme). La visée éthique voit son potentiel subsumé à même

la morale ; l’éthique devient alors une petite morale individuelle à jamais attachée à un

ensemble moral collectif supérieur.

Sans être absolument irréconciliable et essentialisable, la séparation entre éthique et

morale demeure nécessaire. L’éthique inviterait à répondre à la question que Ludwig

Wittgenstein pose dans ses Carnets de Cambridge et de Skjolden : « Comment traverses-tu

cette vie ? » (1999 : 126). C’est là un concept philosophique éminemment productif, dont les

orientations et les vérités sont à générer. Jacques Bouveresse, spécialiste du philosophe

autrichien, poursuit :

L’éthique est, dit Wittgenstein, tout comme la logique, « transcendantale »,


elle n’exprime pas de contenu qui pourrait être reconnu comme vrai ou faux
par une comparaison avec des éléments déterminés de la réalité. Le monde de
l’homme heureux et celui de l’homme malheureux peuvent contenir
exactement les mêmes faits et donner lieu aux mêmes assertions factuelles ;
et pourtant ils constituent deux mondes différents (2008 : 72).

Deux mondes différents, ou deux manières d’habiter le monde. En ce sens, l’éthique a partie

liée avec la création et l’édification du sujet par l’intermédiaire de l’expérience vécue. Cette

construction — toujours à réactualiser — est essentielle pour la présente analyse, dans la

mesure où l’éthique est la base de lancement pour la constitution d’un sujet qui n’est jamais
46

pris a priori : « L’éthique étudie comment, sans qu’intervienne ou avant qu’intervienne une

loi, l’individu se transforme en sujet pour une conduite morale. Le sujet n’est donc pas donné

comme tel à l’origine, déjà tout constitué ; il est le résultat d’une procédure de transformation

qui le constitue » (Macherey 1988 : 93). Cette dimension résultante sera le noyau productif

qui sous-tendra l’entièreté de la présente étude ; j’aurai l’occasion plus loin d’expliquer et de

nuancer cette proposition.

Pareille conception de l’éthique explique sans doute l’absence de véritable courant ou

mouvement critique d’une éthique en littérature. En effet, « il n’existe pas de véritable

critique éthique de la littérature au même titre qu’une critique psychanalytique ou qu’une

sociocritique ni de méthodologie rigoureuse qui pourrait servir de base à l’analyse du texte

littéraire » (Riendeau 2012 : 37). Cela est normal, dans la mesure où, transcendantale,

l’éthique ne fait prévaloir aucun contenu, et donc aucune orientation possible de ces contenus.

Il est d’autant plus important de procéder à une séparation de l’éthique et de la morale (bien

que ces deux concepts demeurent invariablement liés l’un à l’autre) que ne pas le faire

amènerait un obstacle majeur pour l’étude projetée d’une éthique de la littérature. Il y a en

effet un problème conceptuel à l’agir raisonnable du sujet en lien avec autrui (peu importe

qu’il se mette à distance d’abstraction pour dégager des règles à tendance universelle, ou

qu’il inscrive la question morale dans une démarche concrète de relation à l’Autre). L’œuvre

littéraire ne peut répondre de la morale, d’un agir raisonnable, en ce que le texte ne manifeste

concrètement aucune interaction directe, mais constitue un jeu de représentations. Avec

l’œuvre littéraire, il n’est aucun autre qui soit à l’extérieur du texte, nul rapport à l’autre

effectif, réel. Qu’on l’appelle lecteur idéal, destinataire ou narrataire, cet autre de la littérature

demeure une figure dépendante de l’œuvre, et ne peut donc jamais se constituer comme sujet
47

d’altérité — puisque le surplomb qui en est à l’origine est immanquablement teinté par la

subjectivité de l’auteur. La vision de l’éthique proposée par Audi, intimement liée à

l’esthétique au point de s’y accoler pour éviter d’avoir à marquer la préséance de l’une sur

l’autre, permet de considérer l’éthique de manière strictement individuelle, le rapport entre

les sujets étant selon sa définition du ressort de la morale. Cette vision subjective de l’éthique

est particulièrement utile dans le contexte littéraire puisque le récit demeure éminemment

seul ; en effet, où se trouverait donc l’autre de la littérature, si ce n’est dans la figure théorique

du narrataire, figure forgée à même la subjectivité de l’écrivain — figure qui, ce faisant, n’est

donc jamais tout à fait autre ? Les romans et récits peuvent certes proposer différentes

situations où l’autre se manifeste, mais cette altérité est toujours passée par le spectre (tantôt

tamis, tantôt kaléidoscope, mais jamais regard autonome) de la subjectivité de l’auteur.

S’il n’est d’Autre direct, cela ne veut pas dire pour autant que l’œuvre littéraire se

manifeste uniquement en toute neutralité, niant ainsi les mérites de l’esthétique de la

réception. Il faut malgré tout éviter l’écueil d’une approche philosophique qui contraindrait

l’œuvre en en évacuant toute capacité véritative. Mais peut-on alors vraiment parler d’une

dimension morale de l’œuvre littéraire ? Cela semble excessif, puisqu’il ne peut y avoir

qu’une présentation (toute subjective) de ces situations morales, sans autre qui ne soit passé

par le filtre représentationnel du créateur — et paradoxalement de la création qui, par l’acte

même de venue au monde et tout le processus qui sous-tend cette arrivée, acquiert une

certaine indépendance vis-à-vis son créateur. Comment, alors, parler d’éthique en

littérature ? Il pourrait s’agir d’une aporie, puisque le sujet circonscrit dans l’œuvre s’en

trouverait par là réifié, perdant sa qualité de sujet, et par la même occasion son caractère
48

éthique. À l’opposé, je propose plutôt d’y voir un paradoxe productif complexe qui reconnaît

le poids créatif d’une œuvre ne cherchant pas à masquer sa fonction de médiation.

2.3 L’éthique en littérature : un paradoxe


Conformément à l’acception adoptée, l’éthique inviterait à répondre à la question de

Wittgenstein : « Comment traverses-tu cette vie ? », en réalité injonction plus

qu’interrogation, découlant du « fait que je sois requis par cette “question” et que je me

décide en sa faveur, en me vouant sans réserve à sa demande » (Audi 2005 : 19). L’esthétique

comme événement de création, surgissement, et confirmation de l’être-soi qui s’inscrit dans

le monde peut alors remplir de son contenu l’éthique de cette traversée de la vie. On voit

bien comment il peut aller de soi de fondre les deux termes en une seule et même démarche

esth/éthique. Ce concept désignerait alors

toute problématique dont le développement vise à dégager les conditions tout


à la fois subjectives et objectives, historiques et psychologiques, théoriques et
pratiques, dans lesquelles il paraît légitime d’admettre l’unité, ou tout au
moins l’alliance possible, de ces deux grandes dimensions de l’esprit que sont
l’éthique et l’esthétique (Audi 2005 : 26).

Audi inscrit ce mot-valise dans une dialectique qui n’oppose pas les contraires, mais les

appose, les juxtapose dans une logique de complémentarité manifestée par l’œuvre.

Ce rapport à l’écriture relève d’une démarche ontologique de l’auteur, un

questionnement sur le rôle qu’il a à jouer dans la Cité, et sur la remise en question de cette

même Cité par son œuvre littéraire. Cette démarche, il la transmet au lecteur pour lui proposer

une autre façon de penser et d’appréhender le monde. La littérature est le lieu privilégié de

cet échange ; si le roman est un « contre-monde où peut s’élaborer cette vision nouvelle, où

peut se dire une exigence de totalité dont il faut mesurer le défi à l’aune de la temporalité »

(Samoyault 1999 : 13), le récit contemporain s’inscrit dans une dynamique de totalité
49

dialectique similaire, proposant un travail de médiation d’idées hautement transitif. Le

rapprochement ainsi fait entre roman et récit se joue également sur la temporalité qui, par

l’écart intradiégétique assumé entre passé et présent, refuse toute concession à la Vérité.

Si j’ai insisté plus haut sur le caractère paradoxal d’une étude de la morale en littérature,

la question qui sert d’intitulé à la présente section enjoint à un constat différent : l’éthique en

littérature aurait deux occurrences, soit au moment charnière de la création esthétique, et

ensuite dans l’élaboration mondaine proposée par l’œuvre. Qu’on parle avec Alain Badiou

d’inesthétique ou avec Paul Audi d’esth/éthique, on revient simplement à formuler

différemment la façon dont le sujet se constitue. Le sujet d’expériences ne se situe jamais en

amont de la subjectivité dont il pourra se revendiquer ; c’est plutôt l’inverse qui se produit.

La subjectivité phénoménologique de l’être charnel et pulsatile, c’est-à-dire l’être partagé

entre (et défini par) son agir et son pâtir, est plutôt en amont du sujet. Cela est

particulièrement pertinent dans le cadre de cette étude, puisque l’éthique pourra ainsi être

analysée dans les modalités de l’expression littéraire.

2.4 Pour une esth/éthique de la littérature


Le sujet n’est pas préalable à la construction de ses vérités, mais serait au contraire à

réactiver et re-produire (tout comme ses vérités). Il devient alors possible de lire dans l’œuvre

littéraire un seul sujet produit par l’œuvre, par les postures éthiques de ses formes littéraires.

Cette subjectivité n’est toutefois pas à lire à l’intérieur de tout personnage principal ou de

tout narrateur, mais se rattache à un sujet qui transcende l’œuvre et se tapit dans la complexité

de son être-là. Une telle inscription manifeste d’une dynamique double : le sujet produit par

un ensemble d’expériences (réelles, sublimées, imaginées) sera à son tour objet

d’expériences potentielles. La présentation au monde en amont, dans la création même


50

marquée par ce moment de surgissement, ne trouve pleinement son sens qu’en tenant compte

de sa prise en aval, c’est-à-dire dans la lecture que nous pouvons ensuite en faire. Cela rend

également visible les contradictions et variations dudit sujet, et de là, la complexité de

l’œuvre littéraire. La portée éthique d’un texte littéraire reposera alors sur une double

articulation désignée généralement par les pôles du fond et de la forme de l’œuvre. Il semble

toutefois problématique d’aborder la question à l’aide de ces deux termes ; en établissant une

telle dichotomie, une série d’embûches apparaissent pour toute lecture éthique et possible

compréhension esthétisante de l’œuvre étudiée. Pourquoi ? Et plus important encore :

comment ?

Parler en ces termes sans précision conceptuelle préalable revient d’abord à supposer

que le fond puisse être indépendant de sa forme, et que, de ce fait, il soit possible d’en

hiérarchiser l’importance et la portée. Selon cette conception, pour étudier la question éthique

d’une œuvre, il faudrait se pencher sur un certain nombre de représentations qui sont mises

en scène par l’auteur pour proposer un ensemble de situations éthiques à partir desquelles

dégager des valeurs — ce qui revient à adopter une posture herméneutique face à la

littérature. Pourtant, pour prendre sans doute l’exemple le plus général possible, un texte

poétique et un texte de prose véhiculant des idées similaires peuvent avoir des effets et des

lectures qui diffèrent radicalement ; ils peuvent traiter d’une même question de manière tout

à fait différente.

Il est par ailleurs intéressant de noter qu’on ne parle pas d’une éthique littéraire, mais

bien d’une (ou des) éthique(s) des formes littéraires. Cette distinction est cruciale, car l’œuvre

littéraire ne constitue en aucun cas un sujet vivant en action ; au mieux, elle en fait la
51

représentation, ce faire étant caractérisé par une manière — le comme sur lequel insiste

Martha Nussbaum, dès les premières pages de Love’s Knowledge :

La vie n’est jamais présentée simplement par un texte ; elle est toujours
représentée comme quelque chose. Ce « comme » peut, et doit, être vu non
seulement dans le contenu paraphrasable, mais aussi dans le style, qui exprime
lui-même des choix et des sélections, et met en route, chez le lecteur, certaines
activités et certaines opérations plutôt que d’autres (Nussbaum 1990 : 5 ;
traduction de Jacques Bouveresse [2008 : 64]).

La forme est « d’abord, et surtout, le témoignage d’une force », c’est-à-dire plus précisément

« le faire signe de la représentation en direction de la force qui lui donne d’être. Elle est la

“significativité” sur le plan opératoire de la visibilité de ce qui, en raison de sa subjectivité

constitutive, demeure en tant que tel invisible » (Audi 2003 : 31). La forme vient donc

compenser la perte d’une autre force, celle de l’expérience, qui ne saurait par définition être

restituée, chaque expérience sensible étant à produire et une fois vécue, demeure impossible

à répéter ou à rendre de manière pleine et entière (conformément à la nature sémelfactive de

l’expérience, qui, selon Jankélévitch [1974], s’inscrit dans le mouvement irréversible de

l’instant). Reste alors la possibilité de la restituer, de la re-prendre, ce qui constitue en soi

une expérience totalement nouvelle, autant pour le sujet qui en produit la reprise que pour le

sujet qui la reçoit.

2.5 L’importance de la reprise


Pour saisir toute la portée de ce qui vient d’être dit, il faut en référer au concept de

reprise tel que développé par Søren Kierkegaard dans son livre du même nom. Le philosophe

danois dira en effet que « la reprise est la réalité, le sérieux de l’existence » (2008 [1843] :

67). La reprise kierkegaardienne constitue à bien des égards un élément à la fois esth/éthique

et phénoménologique essentiel : la reprise rend visible l’articulation d’un sujet qui, contraint

au seul présent de l’expérience, parvient à dégager, par la mémoire — et par le récit personnel
52

qui s’en trouve induit — une temporalité qui s’écarte des trois présents augustiniens. « La

dialectique de la reprise est aisée : ce qui est re-pris, a été, sinon, il ne pourrait pas être re-

pris ; mais, précisément, c’est le fait d’avoir été qui fait de la re-prise une chose nouvelle »

(Kierkegaard 2008 [1843] : 87). Le véritable mouvement de reprise constitue un déplacement

vers et depuis le passé, mais aussi vers et depuis le futur ; c’est un mouvement entre le moi

et l’autre, une oscillation du corps même vers l’étranger afin de permettre une répétition qui

ne serait plus limitée par ses seules possibilités temporelles et physiques, mais qui serait

désormais modulée et mue par cette poussée de l’Unique. La traductrice Nelly Viallaneix

l’expose dans son introduction à La reprise :

Tandis que le ressouvenir, cherchant à retrouver ce qui a été, se tourne


totalement vers le passé, la reprise prétend retrouver ce qui a été sous une
forme nouvelle concrète en se dirigeant vers l’avenir. Il s’ensuit que la
véritable reprise exige une appropriation personnelle, qui est une re-création.
Du coup elle devient, comme toutes les catégories existentielles, une catégorie
paradoxale, puisqu’elle unit en elle le même et l’autre. Il s’agit de retrouver le
premier dans le second, « inchangé, ou, si possible, changé dans la reprise »
(dans Kierkegaard 2008 [1843] : 17).

Ainsi, la reprise est ce mouvement par lequel est réactualisé le passé qui, par une seconde

prise, rend le futur différent du présent, rend l’aboutissement des choses autres, telles qu’elles

seraient si elles s’inscrivaient dans une dynamique plus active (sachant sans doute mieux agir

en connaissance de cause).

La reprise devient donc un moteur temporel conférant à un présent à la base

unidimensionnel sa longueur (par la réactualisation du passé) et sa profondeur (par la

perspective d’avenir du présent-comme-passé, à laquelle enjoint cette réactualisation). Les

différentes temporalités (et les différents jeux temporels) du récit engagent alors une part de

la dimension éthique (menant à une esth/éthique) de celui ou celle qui met en scène et met

en forme le tout. Cette fusion conceptuelle est mue par un autre concept kierkegaardien : le
53

désespoir. Rapport à soi, c’est-à-dire rapport du moi à lui-même (qui, par la présence du moi,

devient rapport d’un rapport), le désespoir est ancré chez le philosophe danois comme

conscience du moi devant Dieu : « En s’orientant vers lui-même, en voulant être lui-même,

le moi plonge, à travers sa propre transparence, dans la puissance qui l’a posé » (Kierkegaard

1988 [1849] : 63). Cette dynamique entraîne deux tensions : le désespoir-faiblesse et le

désespoir-défi. Pour exprimer les modalités de ce rapport en termes séculiers, et ainsi sortir

la dimension chrétienne de l’existentialisme, le désespoir serait la non-concordance entre le

pouvoir-faire et le vouloir-être du moi. La raison derrière cette précision théorique est

simple : la création esth/éthique permettrait, l’espace d’un instant de surgissement de la

nouveauté, de surmonter le désespoir en assurant la concordance entre le pouvoir-faire et le

vouloir-être du créateur. Ce qui permet de passer de la re-présentation à la représentation telle

que définit plus tôt à la suite de Nancy. Cela devient d’autant plus pertinent que les œuvres à

l’étude interrogent chacune à sa façon le rapport au temps et la manière dont le souvenir peut

occuper une position dialectique, servant à la fois de matière discursive concrète pour l’œuvre

et d’élan à cette même matière littéraire. Par sa dimension esth/éthique, la littérature

deviendrait alors un lieu privilégié où analyser les manifestations du temps.

2.6 Caligaris et la conscience du Mal


Dans Le paradis entre les jambes, Nicole Caligaris (2013) revient sur un fait divers

survenu au début des années 1980, alors qu’elle était étudiante en lettres à l’Université Paris-

III. Un camarade de classe japonais, Issei Sagawa, invite chez lui Renée Hartevelt, une

collègue hollandaise, afin d’enregistrer une lecture de poème. Sagawa voue une admiration

secrète et malade à la jeune femme. Il la tue d’une balle dans la nuque et mange une partie

du cadavre. Par ce récit paru en 2013, Caligaris revient sur l’histoire trente ans plus tard. Les
54

motivations en sont profondes et paradoxales : profondes parce qu’intimes et obsédantes ;

paradoxales parce que les événements soulignent plusieurs apories d’ordre éthique. Cette

dynamique constituera l’élan et le souffle qui mènera le récit vers son inévitable

inachèvement. Il s’agit aussi bien d’un enjeu éthique que politique, entendu que

la force politique de ce texte ne serait pas telle sans l’inachèvement et le


paradoxe qui le rongent de l’intérieur, qu’on pense à la réflexion sur
l’humanité de Sagawa, au dégoût qui est partie prenante de l’expérience
humaine, à la difficile résistance à l’objectification des femmes ou à
l’impossibilité de s’exprimer réellement (Saint-Laurent 2017 : 332).

Cette vision d’un texte rongé de l’intérieur est particulièrement juste tant la tension des

paradoxes motive toute l’entreprise littéraire de Caligaris. Que le caractère paradoxal de la

situation soit insurmontable accentue l’importance d’en faire un récit personnel. Une telle

approche permet d’établir des modalités propres au récit, et empêche ainsi de contribuer à la

grande exposition qui regarde l’horreur comme un divertissement abject dont l’unique

vedette est Sagawa — Hartevelt étant reléguée au rôle d’objet sans voix, sorte de bibelot

d’agrément sans image autre que celle de la tuée, dépecée, consommée. Normal dès lors que

Caligaris voit la plongée dans sa propre mémoire comme le premier pas : « Première chose,

descendre seule, sans rechercher de document, provoquer le passé, ramener le souvenir

intime, l’empreinte laissée dans ma mémoire par le jeune homme » (Caligaris 2013 : 17).

Elle ne cherchera pas à comprendre les gestes eux-mêmes, mais plutôt leur portée, leurs

conditions de possibilité et leur symbolique. Cette démarche l’amène ainsi à se questionner

sur le mal.

La proposition esth/éthique la plus importante par sa portée et sa récurrence est ainsi

une interrogation de la conscience du mal, et l’inconfort que provoque toute volonté

d’absoluité du bien et du mal. En effet, si l’on rejette à la frontière du concevable des


55

événements aussi effroyables, on est obligé de hiérarchiser, et donc d’évaluer, de valoriser

des atrocités par rapport à d’autres pour dégager un degré zéro de l’acceptable. Obligé, donc,

de répondre à une question aussi absurde que : le meurtre suivi d’un démembrement serait-il

« moins grave » que le meurtre suivi d’un démembrement cannibale ? En délaissant

l’absolutisation de la Vérité, si la notion de Bien devient une question de biens (au pluriel)

discutables dans leurs vérités, il est plus pertinent d’établir une éthique de la conscience du

mal qui se baserait sur ce mal plutôt que d’en déduire les modalités négativement, à partir

d’un Bien devenu relatif. Cette décision s’assortit d’un renoncement à établir un absolu à

partir duquel orienter (par la négative) les décisions éthiques, parce qu’une comparaison à un

exemple négatif extrême entraîne inévitablement une hiérarchisation, ce qui a pour effet

direct de banaliser subséquemment toute atrocité moindre. À ce sujet, Badiou dira à juste

titre que l’Holocauste « en tant qu’exemple négatif suprême, est inimitable, mais aussi bien

n’importe quel crime en est une imitation » (Badiou 2003 : 87), l’imitation étant rendue

possible par la hiérarchisation induite par l’étalon du pire. Caligaris est bien consciente de ce

paradoxe. Le meurtre trouble l’ordre social en proposant une échelle de valeurs

contradictoire : « L’acte de barbarie ne se caractérise pas exactement par l’annulation de

toute valeur morale, mais plutôt par la redistribution des valeurs morales sur l’échelle qui les

hiérarchise » (Caligaris 2013 : 86). Sa hantise de cette histoire est d’ordre éthique, car il ne

suffit pas pour elle de classer les événements sur l’échelle de la barbarie, pour mieux oublier

et passer à autre chose ; le chaque chose à sa place enjoint par une telle posture lui est

impossible.

Elle tente alors une remémoration et une mise en mots de l’expérience qui la hante

depuis trente ans, et dont l’incompréhension ne doit pas être synonyme d’impénétrabilité et
56

de renoncement. La mémoire souligne ce rapport à la fois intrinsèque et symbolique qu’elle

entretient avec des événements aussi tragiques, dans la mesure où par la mise en récit, elle

remonte à rebours, « vers ce point de [son] passé où [elle a] vu travailler d’une même main

la littérature et la mort pendant que d’une même main la littérature et l’amour combinaient

le tour favorable de [son] existence » (Caligaris 2013 : 10). Le rôle de la littérature est

essentiel, en amont comme en aval ; si ces événements horribles se sont produits à une

période charnière de sa vie qui rendrait inévitable la place de la littérature, il est normal que

l’interrogation du langage constitue une voie d’accès au passé, une voie privilégiée pour

tenter une ébauche de débrouillage esth/éthique. Il s’agit pour elle d’une question d’ordre

quasi ontologique : « Je m’intéresse à ce qui s’est passé, à l’énigme que cette période a laissée

dans ma vie au moment où elle choisissait la littérature bien plus profondément que je ne le

savais » (Caligaris 2013 : 20). De par sa portée éthique et politique, cette énigme demeure

impossible à appréhender dans sa totalité ; autrement, cela reviendrait à comprendre (et donc

expliquer) des événements aussi atroces. Caligaris saisit bien les périls qu’une telle entreprise

peut poser — de surcroît lorsqu’une œuvre littéraire, œuvre de création est impliquée. Aussi

la posture éthique de Caligaris ne se situe-t-elle pas dans le caractère représentatif de la

littérature, caractère qu’elle n’hésite pas à réfuter. Elle déboîte le paradoxe platonicien de

l’apparence du langage, d’un langage comme re-présentation et leurre. Bien qu’on ait affaire

à une œuvre à forte teneur autobiographique, la mise en récit d’expériences est œuvre de

création, selon les dires même de Caligaris : « Le langage crée, il ne représente pas » (2013 :

148). Le sens du terme ici utilisé par l’écrivaine s’accorde davantage à la re-prise qu’à la

repræsentatio, dont j’ai établi plus tôt la distinction. Re-présentation et compréhension

semblent ainsi aller de pair, car circonscrire est déjà faire un pas vers l’explication. C’est là

un autre paradoxe qui déséquilibre. Caligaris dira à juste titre : « L’écueil du langage, de la
57

littérature, est de clôturer la catastrophe, de lui donner un terme, de régler le trouble dont elle

est l’origine, de stopper les lézardes qui courent dans l’obscurité de ma mémoire » (Caligaris

2013 : 147). On a donc affaire à une véritable esth/éthique selon laquelle le langage est un

danger inévitable, un obstacle paradoxal qui pourtant autorise la transmission — le silence

représentant un danger encore plus grand puisque l’espace discursif pourra toujours être

occupé par quelqu’un d’autre. Caligaris tente ainsi d’entrer en opposition avec la

spectacularisation du réel vécue par celui qui fut surnommé le Japonais cannibale, et qui,

après trois ans d’hôpital psychiatrique, devint une vedette de la culture populaire — objet

d’émissions de télé au Japon, sujet de chansons populaires, etc.

L’écrivaine sait par ailleurs qu’elle marche sur ce fil : « Par la force des choses, tout

texte publié sur lui est encore l’instrument de sa notoriété, écrit pour lui en somme, reproduit

sa présence, au déficit de celle de la défunte dont on ne sait pas autant. Je surveille cette

pente, je m’efforce de n’y pas trop verser » (Caligaris 2013 : 22). Cette inadéquation du

langage et son rôle unique comme outil de création soulignent avec force la conscience d’un

langage paradoxal pouvant contribuer comme outil du mal à faire perdurer celui-ci, en

théâtralisant le meurtre, en réifiant la victime, en hiérarchisant des actes horribles, et de

manière plus générale en empruntant le point de vue du criminel. Le langage constitue donc

ici un danger inévitable qui, lorsqu’il se couple à l’acte de création, à une esth/éthique

littéraire, ouvre la possibilité (bien frêle) d’une salvation.

Si le langage crée, Caligaris laisse tout le champ libre à Sagawa pour réaliser sa propre

petite histoire pathétique : à la fin d’un récit aussi sensible à la portée éthique et politique du

langage, elle reproduira intégralement la brève correspondance qu’elle a entretenue avec lui

entre août 1981 et septembre 1982 alors qu’il se trouvait en maison d’arrêt — donc avant
58

toute la construction populaire et douteuse de son image de Japonais cannibale. Les lettres

dépeignent un être seul, égoïste et désaxé, qui ne semble pas saisir la gravité de sa situation

et toute la portée des gestes horribles qu’il a commis. En reproduisant le texte brut de son

correspondant (les erreurs grammaticales n’étant pas corrigées), Caligaris évite de jouer le

jeu de la médiation, d’un filtre qui atténuerait pour rendre le tout plus digeste, voire plus

littéraire.

Pareille plongée discursive dans une mémoire ayant pour nom l’incompréhensible

enjoint davantage à s’interroger sur les conditions de réalisation et les effets subséquents du

meurtre et des actes cannibales. À ce titre, Le paradis entre les jambes ne cherche pas à

épuiser le sens de ces actes, mais propose plutôt de réfléchir à la dimension éthique et

politique de ceux-ci. Et par là, Caligaris lève un peu du voile d’horreur que l’on s’empresse

souvent de déposer sur les événements de l’extrême pour éviter de s’interroger sur ce qui les

a rendus possibles et sur ce qui encore aujourd’hui rend possible leur spectacularisation.

La mémoire et le temps
À la lumière de tout ce qui précède, une meilleure compréhension conceptuelle de la

mémoire permettra de saisir le rôle esth/éthique important qu’elle peut jouer dans la

littérature contemporaine. Le rapport au temps soulève un certain nombre d’enjeux de

transmission et de mises en récit qui, s’inscrivant plus largement dans leur contexte social de

production, interrogent dans leurs fondements et leurs manifestations les structures régissant

les discours et les identités. Les œuvres recourant à des souvenirs personnels, détournés ou

sublimés constituent autant de lieux privilégiés où étudier les dimensions esthétique et

éthique de la littérature.
59

Dans un ouvrage collectif consacré à l’œuvre de Patrick Modiano, Tiphaine Samoyault

affirme que la mémoire collective est un concept inopérant, « car la seule mémoire est

individuelle et c’est à elle que peut s’accrocher l’histoire » (Samoyault 2009 : 270). La phrase

bouscule de manière évidente la vogue du tout-à-la-mémoire qui perdure depuis quelques

décennies — qu’on pense aux trois tomes des Lieux de mémoires que l’historien français

Pierre Nora a dirigés (1984 ; 1986 ; 1992), ou encore à la revue universitaire Memory Studies

qui, dès sa fondation en 2008, s’est fixé pour but d’assurer « la reconnaissance, la forme et

l’orientation du travail dans ce champ naissant » que sont les études mémorielles (Hoskins,

Barnier, Kansteiner et Sutton 2008 : 5 ; je traduis)20. Si Samoyault s’oppose ainsi, elle ne

prend toutefois pas le soin de développer plus avant ce qu’elle reproche au concept. Cette

réfutation semble pourtant très riche en ce qu’elle sépare clairement les rôles de la mémoire,

de l’histoire, de l’individu et du social, et ce, dans un cadre qui dépasse les seules études

littéraires. Mais affirmer de manière aussi radicale que seule la mémoire individuelle peut

servir d’ancrage à l’histoire serait faire preuve de l’excès inverse au reproche lancé envers la

théorie de la mémoire collective. La présente analyse en viendra néanmoins à la même

conclusion que Samoyault, constat qu’elle énonce immédiatement après la phrase précitée, à

savoir « [qu’]il peut y avoir à la rigueur une histoire collective, mais la mémoire est toujours

individuelle » (2009 : 270). Cette concession faite à la collectivisation est très riche, dans la

mesure où le développement et la valorisation des théories de la mémoire semblent se faire

au détriment de l’histoire ; en ramenant la mémoire à l’individu (acteur social), on lui évite

20
« Le nom de cette revue est une déclaration d’intention pour offrir une reconnaissance, une forme et une
orientation du travail dans ce champ naissant, et pour établir un forum critique de dialogue et de débat sur les
problèmes théoriques, empiriques et méthodologiques centraux à une compréhension collaborative de la
mémoire aujourd’hui » (Hoskins, Barnier, Kansteiner et Sutton, 2008 : 5 ; je traduis).
60

le déterminisme sociologique et on réinvestit du même coup l’histoire de sa capacité

structurante.

Pour y voir plus clair, séparons, à la suite de la démarche proposée par Paul Ricœur21,

la phénoménologie de la mémoire et la sociologie de la mémoire. Pour procéder à une telle

séparation, il convient de se pencher dans un premier temps sur la théorie des mémoires chez

Henri Bergson, puis sur le concept de mémoire collective chez Maurice Halbwachs. Ensuite,

je retiendrai, dégagerai et délaisserai certaines dimensions apportées par ces théoriciens pour

mieux en arriver à une théorisation de la mémoire (culturelle) plus appropriée pour l’étude

du rapport au temps dans la littérature de l’extrême contemporain.

3.1 Les deux mémoires bergsoniennes


Dans Matière et mémoire, Henri Bergson conteste le postulat que partagent le réalisme

matérialiste et l’idéalisme subjectif selon lequel « percevoir signifie avant tout connaître »,

contestation qu’il justifie par le fait « [qu’]on ne saurait l’accepter sans obscurcir

profondément le triple problème de la matière, de la conscience et de leur rapport » (Bergson

1959 : 179). La perception du sujet ne saurait en effet appréhender un objet donné en totalité

sans procéder à une médiation subjective ; Bergson reconnaît le caractère incomplet de notre

représentation des choses, puisque pour être perçue, une chose doit être réduite à un certain

nombre de ses caractéristiques (qui seront liées à l’action qu’on veut lui faire subir). Cela

rend forcément la représentation de cette chose incomplète, entendu que « la réalité de la

matière consiste dans la totalité de ses éléments et de leurs actions de tout genre » (Bergson

21
Réflexion principalement articulée dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (2003 [2000]), ouvrage lui-même
influencé par ses travaux précédents — les trois tomes de Temps et récit (publiés entre 1983 et 1985), de même
que par son livre fondateur Soi-même comme un autre (1996 [1990]).
61

1959 : 187). Les percepts ne sont donc pas des calques des éléments et actions de la matière ;

la perception d’un objet dans sa réalité ne saurait en effet être assimilée à une connaissance

de ce même objet, puisque percevoir c’est également faire l’expérience (consciente ou non)

des limites de sa perception. L’expérience du temps viendra alors pallier en partie

l’irrémédiable incomplétude de l’objet soumis, la perception étant perfectible par le fait

même de la succession de moments provoquée par l’expérience. L’impression mémorielle

s’établirait alors à partir de ces perceptions plus ou moins élaborées, plus ou moins dilatées,

dans le rapport qu’a la conscience d’elle-même lorsqu’elle se pose sur l’objet. Pour résumer

avec Bergson, « percevoir consiste donc, en somme, à condenser des périodes énormes d’une

existence infiniment diluée en quelques moments plus différenciés d’une vie plus intense, et

à résumer ainsi une très longue histoire. Percevoir signifie immobiliser » (Bergson 1959 :

342). Les plus intenses de ces immobilisations seront consignées par la mémoire.

Bergson voit qu’une telle dynamique dispose l’esprit à une capacité de discernement.

Toutefois, il n’insiste pas suffisamment sur la remise en marche de cette immobilisation, qui

passerait par la réactualisation du souvenir et son processus de mise en mots. Puisque la

reprise enjoint à une expérience nouvelle, il est nécessaire de reconnaître l’effet que cette

mise en marche du présent du passé (pour reprendre le terme d’Augustin22) entraîne par

l’intermédiaire du récit. À cette fin, remonter à la conception augustinienne du temps peut

nous éclairer ; Augustin précise en effet au chapitre 20 du livre XI de ses Confessions :

22
« Or ce qui est déjà, n’est pas futur mais présent. Aussi quand on dit que l’on voit les choses futures, on
ne voit pas les choses mêmes, qui ne sont pas encore, puisqu’elles sont futures, mais peut-être leurs causes ou
leurs signes, qui eux sont déjà ; et ils ne sont pas futurs mais déjà présents pour qui les voit, ce qui permet de
prédire les choses futures ainsi conçues dans l’esprit. Et ces conceptions à leur tour sont déjà, et c’est comme
présentes que les voient en eux-mêmes ceux qui font ces prédictions » (Augustin 1962 : 311).
62

Ceci dès maintenant apparaît limpide et clair : ni les choses futures ni les
choses passées ne sont, et c’est improprement qu’on dit : il y a trois temps, le
passé, le présent et le futur. Mais peut-être pourrait-on dire au sens propre : il
y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur.
Il y a en effet dans l’âme, d’une certaine façon, ces trois modes du temps, et
je ne les vois pas ailleurs : le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du
présent, c’est la vision ; le présent du futur, c’est l’attente (Augustin 1962 :
313).

Il n’est donc du passé que la trace laissée dans la mémoire, inscription que le regard du

présent peut observer ou subir. Cette présence quasi fantomatique du passé constitue le noyau

même de l’ouvrage de Bergson :

Tout Matière et Mémoire se laisse alors résumer de la façon suivante dans le


vocabulaire de l’inscription que la polysémie de la notion de trace déploie :
l’inscription, au sens psychique du terme, n’est autre que la survivance par soi
de l’image mnémonique contemporaine de l’expérience originaire (Ricœur
2003 [2000] : 569-570).

Immobiliser par la perception revient donc à mettre en forme, statuer par le souvenir. Là où

l’affaire devient particulièrement intéressante pour les études littéraires, c’est lorsque le passé

est repris et rhabillé des couleurs du présent grâce au récit ; en son sein, on peut assister alors

à une condensation des trois présents augustiniens qui trouvent leur point de rencontre à

l’intérieur de la diégèse. Cet aspect essentiel sera développé dans les chapitres qui suivent,

entendu que chaque œuvre propose un traitement particulier du temps et de la mémoire.

Pour arriver à cette fin, il manque toutefois une dimension concrète précise à la théorie

bergsonienne, dimension qui se trouve engagée lors de la transmission, c’est-à-dire de la mise

en récit d’expériences passées. Bergson demeure dans une vision strictement psychologisante

de la mémoire, puisqu’il limite la présence du passé à deux formes : les mécanismes moteurs

et les souvenirs indépendants (Bergson 1959 : 224). À titre d’exemple, cette première forme

se trouve dans les réflexes développés par le violoniste n’ayant plus besoin de sa partition,

tandis que la seconde forme se retrouverait dans le souvenir d’un grand concert que ce même
63

violoniste a particulièrement réussi. En plus de fortement simplifier la variété de ses

possibles, la construction bergsonienne des souvenirs serait donc strictement assurée par le

sujet, la mémoire étant une capacité individuelle. C’est d’ailleurs précisément ce contre quoi

Maurice Halbwachs luttera dans sa tentative de collectivisation de la mémoire, « en

établissant le caractère conscient et rationnel de la mise en mémoire et de l’expérience de

remémoration » (Namer 1999 : 224).

3.2 Sur la mémoire collective


Maurice Halbwachs propose une sociologie de la mémoire qui cherche à rendre compte

de l’influence du social dans les constructions mémorielles individuelles. Voulant se

distancer d’une vision strictement psychologisante de la mémoire (celle de Bergson au

premier chef), Halbwachs inscrit l’individu — dans son présent, mais aussi dans ses acquis

et actions du passé — irrémédiablement dans le social : « Je porte avec moi un bagage de

souvenirs historiques, que je peux augmenter par la conversation ou par la lecture. Mais c’est

là une mémoire empruntée et qui n’est pas la mienne » (Halbwachs 1997 : 98-99). Tout le

bagage sociologique se trouverait donc déjà donné, influençant l’individu dans sa moindre

action, sa moindre pensée ; toute construction individuelle serait alors essentiellement

sociale. Halbwachs assume cette position sans s’en cacher : « Mais nos souvenirs demeurent

collectifs, et ils nous sont rappelés par les autres, alors même qu’il s’agit d’événements

auxquels nous seul avons été mêlé, et d’objets que nous seul avons vus. C’est qu’en réalité

nous ne sommes jamais seul » (Halbwachs 1997 : 53). Jamais seul, ajoute-t-il, car les

conversations qu’on a eues, les livres qu’on a lus, les tableaux qu’on a vus viennent modifier

la perception de l’expérience qu’on fait de la réalité. Ce faisant, une métaphysique de l’être

isolé de ses déterminations sociales devient impossible ; le concept même de mémoire


64

collective entre ainsi en contradiction avec toute démarche ontologique pure. À chaque

instant de sa vie, à chaque seconde, le sujet serait déterminé par le contexte social dans lequel

il n’a d’autre choix que s’inscrire23.

Pour reprendre l’exemple du violoniste mentionné plus haut, puisque la partition

musicale est à l’origine de la connaissance du musicien, il faudrait rendre son interprétation

entièrement redevable au cadre social de laquelle est issue la partition, cadre à l’intérieur

duquel l’interprète doit forcément se trouver (qu’il y adhère ou s’y oppose). Évidemment, si

un tel constat est valide pour la musique, dont le langage ne comporte aucun sème — sa

fonction première n’étant pas d’offrir un sens intelligible autre que ce que le langage lui-

même a à offrir —, le même constat implacable peut être posé pour les autres formes

d’inscription au monde, au premier chef tout ce qui a partie liée avec la langue et la parole

— la littérature étant ainsi vue comme un grand bassin intertextuel. Halbwachs assume

pleinement cette position pour le moins extrême :

Mais, même les souvenirs qui sont en eux [les musiciens], souvenirs des notes,
des signes, des règles, ne se trouvent dans leur cerveau et dans leur esprit que
parce qu’ils font partie de cette société, qui leur a permis de les acquérir ; ils
n’ont aucune raison d’être que par rapport au groupe des musiciens, et ils ne
se conservent donc en eux que parce qu’ils en font ou en ont fait partie. C’est
pourquoi l’on peut dire que les souvenirs des musiciens se conservent dans
une mémoire collective qui s’étend, dans l’espace et le temps, aussi loin que
leur société. Mais, insistant ainsi sur le rôle que jouent les signes dans la
mémoire musicale, nous n’oublions pas qu’on pourrait faire des observations
du même genre dans bien d’autres cas. Les livres imprimés, en effet,
conservent le souvenir de mots, des phrases, des suites de phrases, comme les
partitions fixent ceux des sons et des suites de sons (Halbwachs 1997 : 48).

23
Comme on le verra dans les chapitres subséquents, je suivrai plutôt la position bourdieusienne des habitus,
moins radicale que la proposition de Halbwachs. La notion de structures structurantes, qui renouvellent et
justifient leurs modes de production autant que leurs conditions de réalisation présente et à venir, rejoint
d’ailleurs une vision identitaire moins rigide à l’égard des régimes temporels, « l’habitus comme acquis
incorporé étant présence du passé — ou au passé — et non mémoire du passé » (Bourdieu 1997 : 251).
65

Le basculement du psychologique vers le social est scellé. Mais si la mémoire se trouve à ce

point influencée par le social, pourquoi cette influence s’arrêterait-elle à la seule construction

du présent du passé ? Si « le fonctionnement de la mémoire individuelle n’est pas possible

sans ces instruments que sont les mots et les idées, que l’individu n’a pas inventés, et qu’il

emprunte à son milieu » (Halbwachs 1997 : 98), on en vient à une position intertextuelle

intégrale, qui sous-tend tout acte langagier, quel qu’il soit ; l’intersubjectivité se voit alors

comme une influence incessante de la pensée d’autrui dans le jugement propre posé par le

sujet. Autrement dit, une véritable reprise (au sens kierkegaardien) serait impossible puisque

la prise initiale ne cesse jamais. Nous voilà au rouet. Reconnaître une telle prégnance du

social sur l’individu revient à affirmer un déterminisme implacable qui gomme toute

possibilité de liberté et assure la répétition, c’est-à-dire la reproduction du même, empêchant

toute possibilité de reprise de leur mémoire par les individus.

Malgré tout, avec un pas de recul par rapport à cette vision en boucle fermée qui

contraint le sujet, on pourrait plus largement voir la mémoire collective comme la

construction sociale du passé. Dans leur revue de l’utilisation du concept, Olick et Robbins

proposent ainsi de voir les « “études de la mémoire sociale” comme une catégorie générale

de questions sur la diversité des formes par lesquelles nous sommes façonnés par le passé,

conscient et inconscient, public et privé, matériel et communicationnel, consensuel et

divisé » (1998 : 112 ; je traduis). Le concept de mémoire collective est-il pour autant plus

opérant ? Le fait de conférer à une capacité individuelle une étendue collective représente un

écueil insurmontable. En poussant la collectivisation de la mémoire à avoir préséance sur les

modes subjectifs de communication, en renversant en fait le champ de l’expérience

individuelle avec le champ de la souvenance collective, Halbwachs glisse du concept à la


66

métaphore. La collectivisation d’une capacité individuelle (et subjective) pose le plus gros

problème dans l’élaboration conceptuelle de la mémoire collective. Je me rangerai du côté

de Gedi et Elam, qui affirment sans détour que « tous les termes “collectifs” sont

problématiques — et la “mémoire collective” n’y fait pas exception —, car ces termes sont

conçus comme ayant des capacités qui sont en réalité uniquement actualisées sur le plan

individuel, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être effectuées que par les individus » (1996 : 34 ;

je traduis). Puisque la remémoration est un processus d’alliance physique et mentale (le corps

ayant bien vécu physiquement un événement dont on se souvient ensuite), il devient délicat

d’assimiler ce processus mental et son contenu (le souvenir) à une expérience généralisable

et construite illico — alors que phénoménologiquement, cette construction est toujours à

faire, à raviver, à nuancer.

Plus encore, puisque selon Halbwachs il n’est en conclusion de mémoire que collective,

cela revient à dire que la mémoire collective n’est pas un agrégat de mémoire individuelle,

mais bien une construction sociale forcément indépendante. Étirée par les extrêmes, et par le

jeu métaphorique qui s’en trouve induit, la mémoire collective en vient finalement à désigner

toute histoire consciente consignée par le sujet. La souvenance serait ainsi un processus

conjoint : « Le plus souvent, si je me souviens, c’est que les autres m’incitent à me souvenir,

que leur mémoire vient au secours de la mienne, que la mienne s’appuie sur la leur. Dans ces

cas au moins, le rappel des souvenirs n’a rien de mystérieux » (Halbwachs 1976 [1925] :

xvi).

Or la théorie de Halbwachs n’en possède pas moins une certaine pertinence ; en

donnant autant d’importance aux cadres sociaux de la mémoire (titre de son ouvrage de

1925), il reconnaît la relation concrète que le sujet (temporel) entretient avec le monde,
67

comme contributeur à ce monde en même temps que comme individu orienté par les

structures structurant ce monde. Le concept de mémoire culturelle rend compte de cette

dimension essentielle, tout en s’exposant moins à la critique conceptuelle détractant la

mémoire collective.

3.3 Pour une mémoire culturelle


Si le processus mémoriel est individuel, il peut tout de même être provoqué ou inspiré

par des êtres ou des objets qui l’environnent. C’est ce que cherche d’ailleurs à démontrer

Edward Casey dans son étude phénoménologique de la mémoire, des souvenirs et du

fonctionnement de la remémoration :

En vérité, chaque fibre de notre corps, chacune des cellules de notre cerveau,
contient des souvenirs — tout comme ce qui est physique à l’extérieur des
corps et des cerveaux, même ces objets inertes qui portent les marques de leurs
histoires passées en une abondance muette. Ce qui est chargé de mémoire
dépasse la portée de l’humain : la mémoire nous entraîne dans le monde
environnant comme dans nos vies individuelles (Casey 2000 : xix ; je traduis).

Comme les sujets portent en eux les traces de leur histoire, les objets portent à leur surface

un ensemble de ces mêmes traces. Il n’est évidemment pas question de conférer aux choses

une quelconque capacité réflexive ; seulement, ces choses soulignent le caractère individuel

du processus mémoriel, où une interprétation desdites traces devient nécessaire pour acquérir

un sens temporel (mémoriel ou historique, deux épithètes qui semblent parfois se confondre

dans le champ des études de la mémoire). Aussi y verrai-je d’emblée une dimension sociale,

dans la mesure où il s’agit d’une reconnaissance par le sujet de son expérience du temps et

d’une réactualisation de sa présence par la mise en mots. Ce n’est au fond que reconnaître le

caractère intersubjectif du monde phénoménologique, qui est, comme l’écrit Merleau-Ponty,

non pas de l’être pur, mais le sens qui transparaît à l’intersection de mes
expériences et à l’intersection de mes expériences et de celles d’autrui, par
l’engrenage des unes sur les autres, il est donc inséparable de la subjectivité
68

et de l’intersubjectivité qui font leur unité par la reprise de mes expériences


passées dans mes expériences présentes, de l’expérience d’autrui dans la
mienne (Phénoménologie de la perception, dans Merleau-Ponty 2010 : 671).

Si la phénoménologie a permis la neutralisation de l’objet et la séparation de celui-ci avec

l’expérience qu’en fait le sujet, il n’en est rien de la mémoire, puisqu’elle est d’abord ancrée

dans l’action, dans la mesure où elle est l’un des points d’assise du sujet dans son rapport au

temps — et donc au présent, au réel.

Paradoxalement, le concept de mémoire collective cherche à préserver les

subjectivations de l’histoire tout en gommant les particularismes des subjectivités qui la

produisent. Pis encore pour le contexte littéraire qui nous occupe, le concept de mémoire

collective pris dans sa pleine portée oblitère entièrement la dimension discursive de la

mémoire et du processus de remémoration, ce dernier impliquant une mise en récit qui, par

ses choix de contenu et de mise en forme, est teintée par la subjectivité. Comme pour toute

action, toute collectivisation n’est alors que la somme de ses éléments individuels, et des

enchevêtrements possibles qu’ils peuvent connaître. Autrement, si l’on voit la mémoire

uniquement comme une capacité (ne serait-elle alors qu’une perception du temps ?) — ce

que la phénoménologie tendrait à désubjectiviser —, il importera peu qu’on puisse la

collectiviser ; cela reviendrait à constater en un présent de vérité général qu’à peu près tout

le monde possède une mémoire, sans égard au contenu ni à l’utilisation de celle-ci. L’Homme

se souvient, voilà tout.

Or « la mémoire d’un groupe n’a aucun fondement organique, et prise littéralement elle

est inconcevable. Toutefois, elle est davantage qu’une métaphore » (A. Assmann 2011 : 122 ;

je traduis). La construction mémorielle entretient une relation à double sens avec le milieu

duquel elle émerge. Le lien qui unit l’individuel et le collectif ne doit pas s’instaurer par
69

l’imposition des cadres sociaux, mais plutôt par la production des cadres pouvant régir la

mémoire. Le terme de mémoire culturelle, proposé entre autres par les égyptologues

allemands Jan et Aleida Assmann, paraît plus opérant, parce qu’il refuse cette

métaphorisation de la mémoire à laquelle arrive Halbwachs. J. Assmann maintient le

caractère individuel et subjectif de l’expérience mémorielle, tout en s’interrogeant sur la

dimension extérieure, sociale, de la remémoration dans son sens le plus large — ce qui lui

fait dire que « avec la mémoire culturelle s’ouvrent les profondeurs du temps » (J. Assmann

2006 : 24 ; je traduis). La mémoire n’est pas une discipline au même titre que l’histoire —

qui peut être collective, constituée à partir de documents, de témoignages, voire de souvenirs

individuels mis ensemble, partagés et consignés dans le canon de l’Histoire. La mémoire

(comme capacité) est indissociable du souvenir (comme substance), le contenant étant

inextricablement lié au contenu, entendu que l’on distingue « la mémoire comme visée et le

souvenir comme chose visée » (Ricœur 2003 [2000] : 27). Et si toujours à la suite de Ricœur,

on affirme que se souvenir, « c’est avoir une image du passé », cette image étant « une

empreinte laissée par les événements et qui reste fixée dans l’esprit » (1991 [1984] : 31), on

voit difficilement comment des événements partagés peuvent mener à une expérience

phénoménologique qui serait elle aussi partagée par un esprit qui formerait un grand tout,

une sorte de bassin collectif faisant la somme des expériences individuelles invariablement

liées les unes aux autres.

Comme l’essentialisation du sujet fut écartée plus tôt pour privilégier un caractère

productif, on peut rappeler à juste titre que

le sujet n’est pas donné indépendamment de son histoire, c’est-à-dire des


formes de sa constitution. L’éthique ne révèle pas une figure du sujet en soi,
précédant les conditions historiques de sa réalisation, mais l’histoire du sujet :
70

elle montre comment, dans telles ou telles conditions, les individus deviennent
sujets (Macherey 1990 : 93).

Ce faisant, l’évacuation de toute subjectivité avancée par Halbwachs pour assurer la

préséance collective de la mémoire perd son sens. Pourquoi alors ne pas parler d’histoire

sublimée plutôt que de mémoire collective24 ? Cela semble être beaucoup moins

problématique, puisque le terme même de mémoire relève d’une capacité individuelle (une

faculté, la noèse, ou peut-être même une métafaculté, puisque dans sa construction, elle

repose sur un ensemble de facultés phénoménologiques — sensorielles, expérientielles),

cependant que l’histoire s’établit comme discipline extérieure et constructible par un groupe

d’individus. La sublimation assure la cristallisation d’un certain nombre de faits, de lieux et

d’objets historiques dont la prégnance sur le présent est plus forte, entendu que cette histoire

est par définition portée par un ensemble d’individus eux-mêmes en mouvement et qui la

modulent par leur expérience du réel et du temps. Cela constitue, au fond, simplement

l’histoire du présent, avec tous les paradoxes et contradictions qu’une telle entreprise

représente. Le présent s’y trouve écartelé entre le désir de le reconnecter à un passé révolu

(et non pas, trop facilement, à un passé récent) tout en se lançant vers l’avant pour tenter de

se prédire lui-même (c’est-à-dire de tenter de préserver ce que le passage du temps seul peut

tamiser, cependant que le présent se force à conférer une plus-value à certains de ses

événements constitutifs, gommant davantage les défauts et accentuant d’autant les qualités

historiques).

24
François Hartog dira au sujet du rapport entre mémoire et histoire : « Mémoire est, en tout cas, devenu le
terme le plus englobant : une catégorie métahistorique, théologique parfois. On a prétendu faire mémoire de
tout et, dans le duel entre la mémoire et l’histoire, on a rapidement donné l’avantage à la première, portée par
ce personnage, devenu central dans notre espace public : le témoin. On s’est interrogé sur l’oubli, on a fait valoir
et invoqué le “devoir de mémoire” et commencé, parfois aussi, à stigmatiser des abus de la mémoire ou du
patrimoine » (2012 [2003] : 26-27).
71

Bref, le concept de mémoire collective relève du désir prégnant et phagocytant de

subjectivation de l’histoire, qui se veut re-subjectivation et préservation de la subjectivation

de l’histoire. De cet ardent désir de maintenir vives l’histoire et ses atrocités possibles,

vécues. Et dès lors, entre autres choses, de rendre plus vrais les témoignages qu’on fait de

cette histoire, qui ne sont plus seulement des objets d’études à considérer parmi d’autres,

mais de par leur degré de vérité (j’y étais, j’ai vu), transforment leur matière en une empreinte

de subjectivité qui ne peut être remise en question. Mais reconnaître l’influence du contexte

et des modalités de production, cadre éminemment social, interroge par la même occasion le

faisceau de relations (éthique et politique) que l’individu entretient avec son milieu. À cette

fin, la mémoire peut très bien en être un vecteur autant qu’une voie d’accès :

Nous nous souvenons seulement de ce que nous communiquons et de ce que


nous pouvons situer dans le cadre de la mémoire collective. D’un point de vue
individuel, la mémoire est un conglomérat qui découle de la participation à
différents souvenirs de groupe [group memories]. Du point de vue du groupe,
la mémoire est une question de connaissance distribuée parmi chaque membre
et assimilée par ceux-ci (J. Assmann 2011 : 23 ; je traduis).

Cette présence au monde confère à l’œuvre (et de facto à la mémoire qui y serait exprimée)

une dimension politique, terme à entendre comme engagement public et action dirigée envers

les différentes expressions du pouvoir. Patrick Modiano inscrit la politique plus largement

dans le contexte historique de l’Occupation, sans en faire un élément essentiel de sa

démarche. Annie Ernaux demeure quant à elle sensible aux structures sociales et politiques

orientant et restreignant les champs d’action des individus, compte tenu de ses origines

modestes et de l’impression récurrente d’être une transfuge de classe. Et J.M.G. Le Clézio

investit la question postcoloniale par l’interrogation de l’influence occidentale sur les

sociétés africaines et amérindiennes. Les œuvres étudiées accordent une place plutôt discrète

à la politique, sans en faire un véritable point focal à partir duquel analyser leur esth/éthique ;
72

cet aspect demeure néanmoins important compte tenu du contexte sociohistorique dans

lequel ces œuvres sont produites. Un exemple à plus forte teneur idéologique illustrera la

contribution possible que peut apporter la dimension politique à l’esth/éthique littéraire.

3.4 Rolin et la critique du présentisme


Roman à teneur autobiographique, Tigre en papier d’Olivier Rolin est un long

monologue racontant un enchevêtrement de souvenirs évoqués pour la fille d’un vieil ami

mort vingt ans plus tôt. Le surcodage du narrataire crée une distance politique entre un

« eux » de dirigeants et un « nous » de révolutionnaires d’extrême-gauche, ainsi qu’une

distance générationnelle entre un « nous » de vieux rouge mélancolique et le « vous » de la

jeunesse à qui il s’adresse. Ce nous est d’autant plus important qu’il constitue la raison d’être

du récit : en effet, si Martin, le narrateur, discourt et divague autant sur son passé, c’est pour

tâcher de reconstituer une part du défunt, cette part commune, communautaire qu’ils

partageaient tous entre eux, petits révolutionnaires maoïstes des années soixante et soixante-

dix. À la fille de Treize, l’ami en question, il dira : « Ton père était une partie de nous, de cet

être multiple, entre héros et clown, qui s’appelait “nous”. […] Comme une partie de cette

espèce d’éponge du “nous” vit encore, ton père vit en partie à travers ça » (Rolin 2002 : 134).

Plus encore, ce désir de préservation du passé et des défunts possède un ancrage politique

profond ; cette communauté intemporelle permet d’entretenir des souvenirs conjoints et de

sortir de la seule préséance du présent. Le narrateur décrira cette relation comme « une sorte

de société d’assurance fraternelle et romanesque, à la vie à la mort » où « les uns nous aident

à mourir  un rude apprentissage, très nécessaire , les autres aident les morts à survivre.

C’est le vrai communisme, ça : à chacun selon ses besoins » (Rolin 2002 : 134). Il s’oppose

ainsi au présent sans borne, inscrit dans un temps débordant de lui-même, où le passé n’a
73

plus sa place, est vite oublié et considéré comme ringard, et où le futur voit ses horizons

dévorés par l’absence de fin.

C’est ce regimbement du passé que le narrateur met en scène et exemplifie. Le rapport

politique à l’Histoire y est essentiel. Dans un article sur la mélancolie et la filiation, Marc

Dambre dira à propos du livre de Rolin que « la source de la fiction se situe dans la frustration

du désir politique, dans une histoire désormais sans fin ni eschatologie » (Dambre 2010 : 98).

La structure circulaire du récit, fonctionnant par ressassements, répétitions et

approfondissements des figures et des événements, est doublée par un mouvement physique

similaire, alors que le narrateur roule en boucle sur le périphérique parisien en racontant son

histoire. Comme il n’hésite pas à repasser sur la même route, il se répète en connaissance de

cause : « Ça ne fait rien. Je le redis. Quand c’est fini n-i-nini ça recommence. On tourne

autour de la ville, autour du passé, du soleil noir de la mélancolie. L’anémone et l’ancolie »

(Rolin 2002 : 122). Le narrateur se sent ainsi coincé entre le trop-plein de passé légué par la

génération qui précède et le tout au présent de la génération qui suit. Les tentatives de dissiper

cette impression d’être né à côté de l’Histoire se traduiront par une volonté de provoquer

l’événement, en préparant des kidnappings qui n’aboutiront jamais ou en échafaudant des

poses de bombes qui n’auront finalement pas lieu.

La ferveur de leur engagement politique trouve une grande part de ses origines dans la

volonté paradoxale de se défaire de la hantise du passé sans pour autant l’oublier (car faire

place nette au profit d’un tout-au-présent est précisément ce qu’il reproche à l’époque

actuelle, temps de la narration) : « Vous pensiez que l’histoire du siècle s’était écrite ici quand

vous n’étiez pas nés, qu’elle continuait de s’écrire au plus loin de là où vous étiez. Vous

n’avez pas la moindre idée de ce que vous pouviez bien être, vous : à part des ombres
74

d’autrefois, d’ailleurs » (Rolin 2002 : 26). Évidemment, l’histoire devient difficilement

composable sans la perspective du passé et la marche vers l’avenir, d’où l’aversion que voue

Martin au présentisme, ce « présent seul : celui de la tyrannie de l’instant et du piétinement

d’un présent perpétuel » (Hartog 2012 [2003] : 13). Le champ d’expérience et l’horizon

d’attente s’y trouvent conjugués uniquement au présent qui, par définition, souffre d’une

myopie temporelle par laquelle tout n’est visible et compréhensible que lorsque ramené au

plus près du regard. Les événements sont alors difficiles à relier sans suivre le spectre du

présent qui sans cesse renouvelle les expériences ; chaque chose est chaque fois inouïe,

inédite. Cela tranche radicalement avec l’époque révolue décrite par le narrateur, un temps

qui n’était jamais à la hauteur des événements qui l’avaient précédé : « Aujourd’hui il semble

qu’il n’y ait plus que du présent, de l’instantané même, le présent est devenu un colossal

fourmillement, une innervation prodigieuse, un big bang permanent, mais à cette époque-là

le présent était beaucoup plus modeste, il était la modestie même, en fait » (Rolin 2002 : 29-

30). La mémoire n’échappe pas à ce changement perpétuel, sorte de révolution permanente

qui ne vise plus l’affranchissement des classes dominées, mais enferme l’histoire dans le vase

clos de l’instant. La mémoire n’éclaire plus le présent par le faisceau d’expériences du passé ;

elle tente plutôt d’expliquer le présent comme porteur des traces du temps sans chercher à

prendre quelque distance que ce soit, sans viser quelque point objectif duquel poser un regard

critique réellement diachronique. Or, une position opposée au présentisme n’est pas pour

autant sans présenter son lot de problèmes (tout comme la mémoire est loin d’être ipso facto

présentiste). Le présentisme se délaisse des charges du passé et des attentes que l’avenir pose

en lui ; assumées, ces charges ne sont pas sans conséquence.


75

D’où l’impression de mélancolie historique qui habite le narrateur de Tigre en papier,

et ce, depuis la naissance, subjugué qu’il est par le poids héroïque d’un père résistant mort à

la guerre d’Indochine alors que son fils n’était âgé que d’un an. Martin se dira d’ailleurs

coincé dans une Histoire qui semble pratiquement se moquer de lui en s’imposant de tout son

poids : « Tu es né à mi-distance exactement de la Mère des défaites et de Diên Biên Phu, il

faut le faire. La mélancolie historique tu l’as tétée avec le lait de ta mère » (Rolin 2002 : 9).

Cette mélancolie qui n’est « ni concept ni idée, mais plutôt une affection du corps et de

l’esprit » (Dambre 2010 : 97) l’a donc nourri autant de corps que d’esprit, d’images

inaccessibles et d’histoires enflées pour les besoins du récit fait à la postérité. La place de la

littérature est par ailleurs loin d’être anecdotique dans cette volonté de plonger vers le passé

et ce besoin de recontextualiser le présent. Au détour d’une phrase, Martin mentionne qu’il

écrit ; c’est toutefois le rapport à la littérature et ses grandes figures qui importent davantage

ici :

Et si votre passé était introuvable, pensais-tu […], ce n’était pas seulement


parce qu’il était du passé, que seule la littérature, peut-être (et encore, tu n’y
croyais pas trop), permettait de revisiter fugitivement, c’était parce que à
l’époque même où il était du présent, son essence était d’être chimérique
(Rolin 2002 : 132).

Par-delà sa haine de l’intellectuel discutailleur d’idées transpire une admiration pour le poète

engagé dans l’action et le romancier ancré dans le concret de son existence historique. Les

mentions sont aussi nombreuses que variées, de Rimbaud à Faulkner, en passant par

Apollinaire, Malraux, Proust, Dostoïevski, Cendrars, Hugo, Hemingway… On se retrouve

ainsi avec une double définition de l’expression donnant son titre au livre : dans son sens

premier, le tigre de papier est cette bête qui, malgré des crocs acérés et un aspect menaçant,

ne représente qu’un danger de façade. Ces tigres de papier sont nombreux, à commencer par

leur petite cellule révolutionnaire à tous les treize, La Cause, qui aboiera sans mordre jusqu’à
76

sa dissolution. L’autre sens à donner à l’expression éponyme est en lien direct avec la

dimension littéraire, avec ces grandes figures félines de la littérature dont je viens de faire la

nomenclature incomplète, monuments qui chacun à son époque a rugi sur ses pages.

Ces deux figures du tigre, Martin les incarne aussi dans le rapport qu’il entretient avec

le temps : il joue volontairement le rôle du réactionnaire gâteux pour mieux donner de la

perspective au regard qu’il pose sur le passé. Plus il s’interroge et plus il critique le

présentisme de l’époque actuelle, en même temps qu’il cherche précisément à réenclencher

cette histoire suspendue. Il est ainsi éminemment moderne, ce qui selon lui correspond à

« entreprendre de saboter les lieux communs de son temps » (Rolin 2002 : 247). Aussi

avouera-t-il, vers la fin du roman, que cette critique vise simplement à rendre manifeste la

perte des objectifs communs (perte à laquelle La Cause n’aura pas échappé en son temps)

dans l’espoir de redonner une perspective future et conférer ainsi tout son sens à l’action

politique. C’est pourquoi il dira à son interlocutrice : « Ce qui m’intéresse en vous c’est la

profondeur de futur que vous abritez, tout l’indécidable dont vous êtes gros » (Rolin 2002 :

246). Et l’une des voies d’accès à cet indécidable hors du présent est de raconter comment

leur indécidable à eux s’est joué. D’où la longue balade en boucle sur le périphérique à bord

de sa Citroën DS d’un autre temps, qu’il dit être la « déesse Remember », vaisseau de

mémoire roulant à pleine vitesse dans un présent qui refuse de donner toute distance au passé.

Remarques finales : vers une esth/éthique de la


mémoire
La séparation disciplinaire opérée historiquement entre la philosophie et la littérature

ne doit pas constituer une renonciation devant l’irrémédiable d’un langage qui cherche d’une

part à expliquer et d’autre part à créer. Or, pour peu qu’on y perçoive une invitation à la
77

réflexion et à l’analyse, le texte littéraire peut constituer un espace autonome qui remet en

question ses propres conditions de production autant que ses propres modalités de réalisation,

particulièrement à notre époque. La capacité de médiation de la littérature ouvre alors un

faisceau de possibilités réflexives qui, sans rendre essentielle la présence d’un lecteur

herméneute venant en dévoiler les mécanismes de camouflages et sans donner préséance à

une lecture philosophique qui non seulement sait plus mais sait mieux que l’œuvre littéraire,

assurent un certain nouage entre l’éthique et l’esthétique.

L’étude des rapports à la mémoire présentés dans l’œuvre littéraire ouvre un lieu

privilégié d’expression identitaire dans un cadre forcément social, entendu que le sujet doit

rendre compte de ses interactions humaines comme des expériences l’influençant dans sa

constitution. Le rapport au temps devient alors d’autant plus important que l’interrogation du

passé engage ledit sujet dans son devenir, orientant en toute incertitude son avenir. C’est là

sans doute que se trouve le véritable problème éthique, puisque l’action certaine faite en toute

clarté n’est pas problématique si elle ne se présente pas concrètement comme un choix. D’où

l’importance accordée à l’incertitude et au paradoxe comme moteurs aussi bien éthiques

qu’esthétiques.

Dans les chapitres suivants, l’aspect phénoménologique de la mémoire constituera une

porte d’entrée pour voir comment chacune des œuvres choisies articule la question de la

mémoire dans une esth/éthique indissociable de la problématique exposée. La médiation

toute relative qui se trouve induite rend compte des nuances esthétiques de l’œuvre. Aussi

les idées qui y sont mises en scène visent-elles moins à démontrer qu’à exprimer. Affirmer

cela ne diminue pas la portée spéculative des philosophèmes, mais bien au contraire en

reconnaît l’importance en contexte littéraire. De là, le rapport au temps semble d’autant plus
78

important que la prégnance du présentisme restreint le champ des possibles éthiques et

politiques. En ce sens, une littérature qui réfléchit à ces questions nous renvoie à notre propre

rapport au temps et joue à sa manière le rôle du narrateur de Tigre en papier, en nous invitant

à penser à la façon dont nous voulons effectuer la distinction entre les trois présents

augustiniens pour donner sens au sujet que nous construisons.

Par la force de leurs romans ou de leurs récits, Patrick Modiano, Annie Ernaux, et Jean-

Marie Gustave Le Clézio posent au lecteur des interrogations de cet ordre. Ces écrivains

reconnaissent, chacun à sa façon, les liens indémêlables qu’entretiennent la mémoire,

l’individu et sa collectivité. Car « le passé n’est pas libre. Aucune société ne le laisse à lui-

même. Il est régi, géré, conservé, expliqué, raconté, commémoré ou haï. Qu’il soit célébré

ou occulté, il reste un enjeu fondamental du présent » (Robin 2003 : 27). L’influence

culturelle que subit la mémoire, influence et mémoire étant inextricablement liées à l’identité,

doit d’autant plus être reconnue et analysée que la littérature se propose justement

d’intervenir, d’interagir, de critiquer et de contribuer à ladite culture. L’approche esth/éthique

privilégiée entend bien rendre compte de la teneur et de la portée de cette relation complexe.
Chapitre 2
L’écrivain et l’Autre : évocation, empathie et esth/éthique du
maldicible dans Dora Bruder de Patrick Modiano

Remarques liminaires : Entre(nt) la fiction et le récit


Pratiquement depuis le début de son œuvre, Patrick Modiano ressasse d’un livre à

l’autre des thèmes, des lieux, des noms et des images similaires. Une démarcation est souvent

établie entre ses deux premiers romans (La place de l’Étoile [1968] et La ronde de nuit

[1969]) et les livres subséquents, le ton et la voix de l’écrivain semblant se fixer à compter

des Boulevards de ceinture (1972). Une constante, toutefois, est qu’il s’efforce d’être un

témoin de son temps, que ce soit directement par l’évocation et le travestissement de

souvenirs de première main ou par la sublimation d’un héritage paternel à l’égard duquel il

éprouve de l’ambivalence. Dora Bruder1 (1999 [1997]) n’y fait pas exception, mais occupe

une place particulière : en effet, ce livre canalise un certain nombre de procédés littéraires

présents dans l’œuvre modianienne, tout en s’en distinguant de manière fondamentale. La

caractéristique la plus importante est une prise en compte de la fonction de médiation de

l’œuvre — prise en compte traduite dans et par sa dimension esth/éthique. Il s’agit d’un enjeu

d’autant plus essentiel que le récit de 1997 entretient un lien étroit avec Voyage de noces2

(1991 [1990]), les deux livres tirant leur origine d’une coupure d’un vieux journal sur lequel

l’écrivain est tombé à la fin des années 1980. Il est à noter que si l’avis de recherche paru

dans le Paris-Soir du 31 décembre 1941 est le point de départ de Dora Bruder, étant cité dès

l’ouverture, il constitue plutôt une sorte d’aboutissement dans Voyage de noces, l’entrefilet

1
Dorénavant, les références à ce livre seront indiquées par DB suivi du numéro de page. À moins d’avis
contraire, je référerai à l’édition Folio de 1999.
2
Dorénavant, les références à ce livre seront indiquées par VN suivi du numéro de page.

79
80

modifié arrivant à cinq pages de la fin. Ce point contribue formellement au thème de la fugue

qui traverse le roman, à mesure que le personnage principal s’engage dans une évasion vers

un non-lieu suspendu hors du temps.

Voyage de noces présente ainsi les réflexions d’un vidéaste-explorateur qui décide de

faire faux bond à son équipe, et plutôt que de se rendre à Rio de Janeiro, fait un détour par

Milan pour mieux rentrer à Paris, où il entend se faire oublier. Les raisons de sa disparation

volontaire ne sont pas tout à fait claires, si ce n’est la lassitude et le sentiment d’être à côté

du monde et de la vie. Son bref passage en Italie lui rappelle en outre un séjour effectué dix-

huit ans plus tôt, lors duquel il a appris le suicide dans l’hôtel où il séjournait d’Ingrid

Teyrsen, une femme rencontrée dans sa jeunesse alors qu’il faisait de l’autostop dans le midi

de la France. Ce résumé succinct montre bien la surimposition des époques et des souvenirs,

ce qui contribue à donner au roman une trame teintée par l’impression — c’est-à-dire autant

par la sensation que par la trace. Durant son errance présente dans Paris, Jean, le narrateur,

fait le mort, et rejoue cette pratique apprise d’Ingrid et Rigaud, son mari, plusieurs décennies

plus tôt. Ce qui a d’abord semblé chez eux comme une affectation mondaine pour éviter des

voisins vacanciers agaçants3 relève en fait du mécanisme de survie, le couple ayant eu à jouer

aux morts sur la Côte d’Azur durant l’Occupation4. Le narrateur erre ainsi dans les quartiers

périphériques de Paris, qui sont vus comme « un refuge, loin de l’agitation du centre, et un

3
« “S’ils viennent jusqu’ici, nous n’avons qu’à faire semblant de dormir”, a-t-il dit. J’ai pensé au spectacle
curieux que nous leur donnerions, endormis sur nos transats dans l’obscurité. “Et s’ils nous tapent sur l’épaule
pour nous réveiller ? ai-je demandé. — Alors dans ce cas, nous ferons semblant d’être morts”, a-t-elle dit »
(VN : 42 ; je souligne).
4
« Parfois, [la guerre] se rappelait à eux et troublait ce que Rigaud avait appelé leur voyage de noces. Un
soir de novembre, des bersagliers prirent possession au pas de course de Juan-les-Pins. Quelques mois plus tard,
ce furent les Allemands. Ils construisaient des fortifications le long du rivage et rôdaient autour de la villa. Il
fallait éteindre les lumières et faire semblant d’être morts » (VN : 85 ; je souligne). Notons par la même occasion
que le livre tire son titre du prétexte utilisé par le couple pour quitter Paris et vivre en zone libre.
81

tremplin vers l’aventure et l’inconnu » (VN : 96). Ce louvoiement entre les époques et les

lieux rend manifeste un procédé d’évocation qui cherche à échapper à la prise et qui, par une

fuite incessante, lie le narrateur à Rigaud et sa femme. Que Jean ait jadis amassé de

l’information pour écrire une biographie d’Ingrid, et qu’il finisse par vouloir écrire ses

propres mémoires, ou plutôt « pas vraiment des Mémoires […] mais presque » (VN : 151),

réaffirme la superposition des années et des gens, auxquels il ne reste que quelques

impressions de lieux et de souvenirs. La fuite devient alors une tentative de se retrouver soi-

même. L’entrefilet modifié du Paris-Soir joue d’ailleurs un rôle crucial dans cette fugue de

soi qui est également une fugue vers soi, car c’est Ingrid elle-même qui donne la coupure de

journal au narrateur. Le moment est décisif : « Je me souviens qu’elle s’était tue à ce moment-

là et que son regard prenait une drôle d’expression, comme si elle voulait me transmettre un

fardeau qui lui avait pesé depuis longtemps ou qu’elle devinait que moi aussi, plus tard, je

partirais à sa recherche » (VN : 153). Le fardeau est réel et il ne pourra plus s’en défaire —

un peu comme la coupure de journal véritable ayant hanté Modiano une décennie durant.

Dans Dora Bruder, l’entrefilet original est évidemment essentiel au récit. Il est le point

de départ pour Modiano qui, comme Jean dans Voyage de noces, partira en recherche.

L’écrivain fouillera les actes de naissance, mains courantes et fiches de la police française

pour retrouver la trace de Dora. Il endosse la posture d’un narrateur en quête de détails sur la

vie de la fugueuse, tout en demeurant conscient que la dimension éthique de sa démarche est

importante, voire imposante. Puisque les informations à son sujet sont limitées, Modiano

encadre la reproduction de documents officiels par un récit à plusieurs branches — avec

l’interprétation desdits documents, les impressions de Dora dans Paris (qu’il peut inférer de

ses propres expériences de jeunesse), les démarches nécessaires pour accéder aux archives,
82

et tous les souvenirs, sentiments et réflexions qu’une telle entreprise peut susciter chez lui.

Contrairement à Voyage de noces, la fuite n’est ici pas un aboutissement mais un point de

départ, en ce sens qu’elle permet d’en savoir un peu plus sur Dora : d’abord parce que ses

fugues sont consignées dans des rapports de police et autres archives, mais aussi parce que

Modiano a lui-même erré dans les quartiers périphériques de Paris à peu près au même âge.

Grâce à une approche empathique consciente de sa portée, l’évocation deviendra un procédé

littéraire important pour créer des ponts vers Dora. Entendons pour le moment l’évocation

dans son sens le plus large comme « la survenance actuelle d’un souvenir » correspondant à

la mnémé aristotélicienne (Ricœur 2003 [2000] : 32). Sans atténuer le caractère tragique de

l’histoire de l’adolescente, Modiano effectuera des rappels de ses propres expériences

passées pour soutenir les éléments factuels de l’archive par des impressions et sentiments

personnels — éléments qui échappent au rapport de police sommaire. Cela amènera ce que

je désignerai comme étant une esth/éthique du maldicible5 qui, grâce à l’acte de création

langagier mis en scène par la littérature, permet de réfléchir aux contraintes de la mémoire et

du langage. Ces contraintes semblent inévitables, étant donné la difficulté de rechercher une

adolescente plus de quarante ans après sa disparition. De là se dégage, du point de vue

éthique, la perpétuation comme valeur, organisant les démarches de recherches autant que le

récit qui en découle.

Le rapport à la fiction est important, puisque Modiano tentera d’en limiter l’usage dans

son récit ; je verrai d’ailleurs comment une étude des différentes éditions de Dora Bruder

5
J’ai initié ma réflexion sur le concept de maldicible dans l’article « L’évocation et la politique du
maldicible dans Dora Bruder de Patrick Modiano », paru en 2017 dans l’ouvrage Politique de
l’autobiographie : engagements et subjectivités, dirigé par Jean-François Hamel, Barbara Havercroft et Julien
Lefort-Favreau.
83

peut contribuer à la compréhension de ce souci, qui révèle un désir d’éviter toute

appropriation de l’histoire de Dora. Le récit est constamment maintenu dans un va-et-vient

temporel qui reflète le nom de la rubrique encadrant l’avis de recherche : « D’hier à

aujourd’hui ». Il serait même plus juste de parler d’hiers, puisque les époques s’enchevêtrent,

les souvenirs personnels se rapprochant des traces de Dora. Non seulement Modiano écrit-il

sur ses impressions de jeunesse trente ans après les faits, mais il en dégage certains sentiments

(tristesse, mal de vivre, errance adolescente) qui, tendant à l’universel, offrent une connexion

possible avec la jeune fugueuse. « D’hier à aujourd’hui. Avec le recul des années, les

perspectives se brouillent pour moi, les hivers se mêlent l’un à l’autre. Celui de 1965 et celui

de 1942 » (DB : 10). Ce brouillage est d’autant plus intéressant à étudier que la mémoire qui

le génère est morcelée et limitée par une reconstitution de seconde main — laquelle est

accentuée par le fait que Modiano est né en 1945.

Puisque le travail de fictionnalisation effectué dans Voyage de noces est vu par

l’écrivain comme un moyen pour que la pensée de Dora « continue à [lui] occuper l’esprit »

(DB : 74), j’aurai l’occasion de soulever certaines questions sur la fiction et la non-fiction,

sur le récit, le romanesque et l’archive, ainsi que sur la littérature et l’Histoire. Comment

Dora Bruder offre-t-il des éléments pour comprendre le rôle que la littérature peut jouer dans

un travail de mémoire qui vise à créer un contre-balancier au présentisme, lequel évite toute

interrogation du présent sous l’éclairage du passé ? Ma proposition est que le maldicible

constitue un véhicule d’analyse essentiel pour comprendre la dynamique de ce récit, mais

aussi pour saisir certains des enjeux éthiques que la littérature contemporaine peut soulever.
84

Narration, évocation, médiation


Par l’élaboration d’un récit beaucoup plus complexe qu’il pourrait laisser voir au

premier abord, Modiano cherche à obtenir un accès (aussi infime soit-il) à Dora et à ce qu’elle

a pu vivre. Il l’affirme ouvertement lorsqu’à même les pages de Dora Bruder il effectue un

retour sur Voyage de noces : « Je me rends compte aujourd’hui qu’il m’a fallu écrire deux

cents pages pour capter, inconsciemment, un vague reflet de la réalité » (DB : 54). Ce vague

reflet est celui où le double fictionnel de Dora Bruder, Ingrid Teyrsen, sort du métro et arrive

dans les rues enneigées entourant le pensionnat du Saint-Cœur-de-Marie, établissement qu’a

fréquenté Dora. Sans le savoir, Modiano met en scène un personnage de fiction qui arpente

un quartier où a vécu l’adolescente qui en est l’inspiration. La raison est simple : il connaît

bien ces quartiers parisiens pour les avoir lui-même parcourus. Le lien entre l’écrivain et la

jeune disparue dépasse alors la seule anecdote de l’entrefilet. Ayant lui-même vécu dans ce

quartier du boulevard Ornano, la fictionnalisation de la brève histoire de cette fugueuse peut

s’enchevêtrer avec sa propre expérience des lieux et la sublimation du travail romanesque

qu’il en donne ; mais à mesure qu’il s’intéresse à Dora elle-même et cherche à en savoir

davantage sur sa vie et son passé, il comprend que devant les traces éparses, son intuition

initiale était la bonne : c’est en se rapprochant de ce qu’il connaît lui qu’il se rapprochera le

plus d’elle, et ce, malgré les incertitudes, malgré les vides, et malgré les blancs de l’histoire

qu’il tente de rapiécer. Il dira d’ailleurs : « Voilà le seul moment du livre [Voyage de noces]

où, sans le savoir, je me suis rapproché d’elle, dans l’espace et le temps » (DB : 54). Il y est

parvenu en engageant directement sa subjectivité et non seulement son rôle d’écrivain de

fiction. Or ce constat semble s’appliquer à l’essence même du travail d’imagination du

romancier, qui pour Modiano, « loin de déformer la réalité, doit la pénétrer en profondeur et
85

révéler cette réalité à elle-même, avec la force des infrarouges et des ultraviolets pour détecter

ce qui se cache derrière les apparences » (2015 : 21). La subjectivité et l’interprétation s’en

trouvent donc inévitablement appelés, le romancier ne pouvant partir que de son point de

vue.

Toutefois, le but de la présente étude n’est pas tant d’entrer dans le détail

spécifiquement biographique du récit que d’essayer d’en comprendre la structure, c’est-à-

dire en déceler les motivations éthiques et en analyser les manifestations esthétiques. Dans

cette première partie, je me pencherai donc sur le lien qui unit les deux livres, lequel dépasse

le simple caractère anecdotique d’une inspiration commune, mais engage la posture même

de l’écrivain. La distinction entre fiction et non-fiction est d’ailleurs essentielle pour conférer

à la Dora Bruder ayant bien existé un statut d’objet reconnu phénoménologiquement (lequel

est, par définition, non épuisable par l’expérience) et non de simple objet réifié. À cet effet,

la reproduction minutieuse de plusieurs documents d’archives, ainsi que la combinaison du

cadre général de l’Occupation à des éléments très précis au sujet de l’adolescente et du

quartier où elle a vécu, établissent des modalités discursives qui remplissent une triple

fonction : historienne, mémorielle et testimoniale.

En outre, compte tenu du peu d’information qui reste d’elle, Modiano privilégie un

procédé narratif essentiel : l’évocation. Le rapport étroit des lieux et expériences qu’il peut

partager avec Dora la fugueuse est en effet l’occasion d’une entrée dans une intériorité à

tendance modestement universelle grâce à ce que Martha Nussbaum désigne comme une

identification empathique (1996). L’évocation colmate ainsi certains trous de mémoire et

d’histoire, sans pour autant viser l’exhaustivité — la preuve en est qu’il a apporté des

modifications et des précisions à travers les différentes éditions du livre (1997, 1999 et 2013),
86

ce qui dénote un travail incessant plus qu’un désir de figer et d’épuiser l’œuvre et celle qui

en est l’inspiration. L’écrivain établit en outre une sorte de rumination mémorielle entraînant

un flottement temporel ; le récit se promène ainsi entre les archives (nombreuses et

reproduites autant que faire se peut à l’identique, nulle raison d’en douter) consignant la trace

de Dora, les souvenirs de jeunesse de Modiano, les démarches de recherche laborieuses qu’il

a entreprises, et ce qui pourrait être désigné comme le présent de l’écriture.

1.1 Le besoin de « nettoyage par le vide » et l’avis de


recherche du Paris-Soir
Dans un entretien de 1992, deux ans après la parution de Voyage de noces, Patrick

Modiano a mentionné un élément qui, avec le recul, paraît très important relativement à son

travail d’écriture : « À chaque livre, je me débarrasse de quelque chose qui m’encombrait

pour écrire quelque chose qui me satisfera entièrement. Mais, une fois qu’on a écrit un livre,

on ne peut plus revenir sur les choses dont on a parlé. Alors, c’est un nettoyage par le vide »

(Maury 1992 : 103). L’écriture semblait alors nécessiter une évacuation de ces choses dont

on a parlé — qu’on entende par là le développement du récit, les actions, les attitudes des

personnages, etc. On peut s’interroger sur les raisons qui ont motivé Modiano à effectuer un

tel retour : le nettoyage par le vide n’aurait-il pas été aussi exhaustif ? L’auteur n’aura donc

pas été satisfait entièrement par son livre ? Bien sûr, Dora Bruder n’est pas un simple

décalque de Voyage de noces. Et pour peu qu’on ait parcouru son œuvre, il s’agit d’une

affirmation pour le moins paradoxale de la part d’un romancier qui multiplie les figures et

les lieux récurrents : que ce soit d’un côté l’écrivain obsédé de mémoire, l’imposteur toujours

près d’être démasqué, le jeune adulte qui vit d’expédients ; ou de l’autre la Haute-Savoie, la

côte méditerranéenne, la Place de l’Étoile, ou tous ces arrondissements périphériques de Paris


87

partiellement rasés pour permettre la construction du boulevard du même nom. De surcroît,

s’il est une chose dont il a parlé et sur laquelle il revient sans cesse, et qui agit comme une

sorte de spectre (rarement mentionné en clair, mais presque toujours là en surplomb

mémoriel), c’est l’Occupation. Cette période canalise des obsessions et des éléments

récurrents, avec quelques brouillages au fil des livres. Ces brouillages manifestent davantage

un emmêlement de la mémoire qu’une simple structure du type thème et variations.

Le cas Dora Bruder est d’une autre nature, car le retour sur ce dont il a déjà parlé y est

plus explicite qu’ailleurs — en témoigne au premier chef la reprise dès l’ouverture de l’avis

de recherche :

Il y a huit ans, dans un vieux journal, Paris-Soir, qui datait du 31 décembre


1941, je suis tombé à la page trois sur une rubrique : « D’hier à aujourd’hui ».
Au bas de celle-ci, j’ai lu : « Paris. On recherche une jeune fille, Dora Bruder,
15 ans, 1 m 55, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over
bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser
toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris. » (DB :
7)

La version originale étant aisément accessible dans les archives numériques de la

Bibliothèque nationale de France, il est possible de confirmer la reprise à l’identique6 de la

rubrique par Modiano. Or s’il y a eu nettoyage par le vide après le roman de 1990, il signifie

assurément autre chose que le seul besoin de passer au livre suivant ; car le vide en tant

qu’absence a persisté. Dans un entretien à l’occasion de la parution de Dora Bruder, Modiano

a confié les motivations derrière l’écriture du roman précédent et l’insatisfaction qui en a

découlé : « J’ai écrit ce roman : Voyage de noces, pour essayer de combler le vide que

6
Notons au passage que la version de l’édition Quarto, parue en 2013, apporte une correction orthographique
qui reflète exactement l’original du Paris-Soir, disant que les yeux sont « gris marron ».
88

j’éprouvais quand je pensais à Dora Bruder dont je ne savais rien. Mais le roman achevé, j’en

étais au même point. Et tout cela ne pouvait finir que par un livre qui ne serait pas un roman »

(Modiano 1995)7. La fiction semble donc nuire à la volonté de transmettre la forte impression

que la coupure du Paris-Soir lui a laissée. Le camouflage et le détournement ne font

qu’atténuer la présence de Dora, ce qui est précisément le contraire du but que l’écrivain

s’était fixé en écrivant son roman. Le premier élément qui rend manifeste cette dynamique

est l’avis de recherche lui-même : en comparant la version citée plus haut à celle parue dans

Voyage de noces, nous voyons quelques transformations : « On recherche une jeune fille,

Ingrid Teyrsen, seize ans, 1,60 m, visage ovale, yeux gris, manteau sport brun, pull-over bleu

clair, jupe et chapeau beiges, chaussures sport noires. Adresser toutes indications à

M. Teyrsen, 39 bis boulevard Ornano, Paris » (VN : 153). Lorsque la version de Dora Bruder

(et donc du Paris-Soir) est mise à côté de celle de Voyage de noces, cette dernière fait voir

de légères modifications qui témoignent bien d’une sorte de camouflage minoré. La structure

de l’avis de recherche demeure minutieusement la même, mais le contenu en est légèrement

décalé : Ingrid a un an et cinq centimètres de plus que Dora ; la forme du visage est la même,

les vêtements aussi et seules les couleurs diffèrent (comme les yeux d’ailleurs) ; enfin,

l’adresse passe du 41 boulevard Ornano au 39 bis du même boulevard — 39 bis : un peu plus

que le 39, mais pas encore tout à fait le 41, sorte d’ersatz de 41. Le besoin de procéder à une

restitution tout en la décalant légèrement ancre l’avis de recherche dans la fiction, mais

reconnaît aussi rétroactivement l’impact que ledit avis a eu sur Modiano.

7
Sur le site même de Gallimard, l’entretien est daté de 1995, année sans doute erronée puisque Dora Bruder
ne paraît qu’en 1997.
89

Dès lors, s’il y a nettoyage par le vide dans le passage du roman au récit, c’est par

l’évacuation des libertés romanesques et par le dévoilement du vide mémoriel provoqué par

le régime nazi, qui a laissé derrière lui de désolantes archives. Pendant un temps, Voyage de

noces a donc fait office de remplacement pour l’histoire bien réelle de la petite Dora, histoire

condamnée à ne jamais être qu’incomplète et demeurée tout à fait inaccessible avant que

Modiano s’attelle à une recherche d’archives et de témoignages8. On peut donc dire du récit

Dora Bruder, à la suite de Dominique Meyer-Bolzinger, qu’il s’agit d’une première stèle,

d’un « lieu de mémoire où se joignent l’absence des corps et la présence des mots » (2010 :

211). Il y a là assurément un désir de préservation de la mémoire des disparus, et même un

désir de ne pas fondre ces disparus en une masse compacte anonyme (les disparus), mais

plutôt de reconnaître la singularité de leur expérience de la barbarie. Cela commence ici par

une tentative d’extirper une adolescente juive de l’oubli provoqué par l’énormité de la Shoah.

Il n’est d’ailleurs pas surprenant de voir qu’en écrivant Voyage de noces, Modiano dit

avoir pensé à ces femmes qu’il a connues et qui ont été « pendant l’Occupation, dans la même

situation qu’elle [Dora] » (DB : 54). Les ancrages du réel sont trop puissants pour être

uniquement soumis aux libertés fictionnelles ; la littérature ne peut prendre à la légère toute

matière tirée de la réalité si elle assume sa dimension éthique — et cela est particulièrement

vrai pour la littérature contemporaine. Le rapport de référentialité lui-même engage une prise

en compte de l’objet initial autant que du signifiant utilisé pour en parler. Aussi le retour que

Modiano effectue sur l’histoire de Dora constitue-t-il le désaveu d’une « démarche qui

8
Cette tâche fut facilitée entre autres par Serge Klarsfeld, avocat et historien à l’origine du Mémorial de la
déportation des Juifs de France, lequel a par cette entreprise « rassemblé inlassablement les photos pour qu’on
puisse connaître leurs visages » (Modiano dans Cosnard 2015), comme l’a souligné Modiano le 1er juin 2015 à
l’occasion de l’inauguration de la promenade Dora Bruder dans le 18 e arrondissement de Paris.
90

consiste à recourir à la fiction pour évoquer la mémoire d’une personne réellement disparue

dans de telles circonstances » (Blanckeman 2009 : 127). Explorer les liens entre le roman de

1990 et le récit de 1997 est donc essentiel pour saisir les raisons de ce désaveu, pour lancer

la compréhension de la démarche esth/éthique de Modiano, et pour voir comment les

fragments de présence de Dora constituent non pas une faiblesse, mais une force discursive

qui permet de surmonter l’oubli. Il importe alors de s’interroger sur les différences entre les

faits et la fiction à l’intérieur du récit.

1.2 Fiction, histoire et médiation


À même les pages de Dora Bruder, Modiano a souligné l’existence de Voyage de

noces. Le narrateur reconnaît donc clairement son identité d’écrivain et affirme avec force le

caractère autobiographique d’une partie du récit. Il décrit le travail de fictionnalisation

comme « un moyen comme un autre pour continuer à concentrer [son] attention sur Dora

Bruder » (DB : 53). Or un récit conscient de ses limites et qui se sert d’elles plutôt que

d’essayer de les abattre, de surcroît un récit perfectible ayant subi des modifications à travers

ses différentes éditions, semble particulièrement bien seoir à un devoir de mémoire requérant

une pleine conscience de son rôle. Cela prend en compte l’illusion contre laquelle Paul

Ricœur émet une mise en garde dans le troisième tome de Temps et récit : « Dès lors que

l’idée d’une dette à l’égard des morts, à l’égard des hommes de chair à qui quelque chose est

réellement arrivé dans le passé, cesse de donner à la recherche documentaire sa finalité

première, l’histoire perd sa signification » (1991 [1985] : 216). Dans son sens le plus

fondamental, il s’agit d’un engagement éthique qui dicte que l’on ne se serve pas de la

mémoire des disparus comme de simples objets malléables, utilisables, déformables et

jetables — l’acte de préservation en mémoire des disparus étant bien souvent tout ce qui reste
91

d’eux à l’extérieur des archives nationales ou policières. Par toute cette entreprise, Modiano

sort Dora de la seule image en privilégiant une présentation qui répond d’un processus de

deuil (au sens derridien du terme). Le besoin de retrouver des traces physiques de

l’adolescente, besoin accentué par la disparition première soulignée par l’avis de recherche,

relève d’un deuil qui

consiste toujours à tenter d’ontologiser des restes, à les rendre présents, en


premier lieu à identifier les dépouilles et à localiser les morts (toute
ontologisation, toute somatisation — philosophique, herméneutique ou
psychanalytique — se trouve prise dans ce travail du deuil mais, en tant que
telle, elle ne le pense pas encore […]). Il faut savoir. Il faut le savoir. Or savoir,
c’est savoir qui et où, savoir de qui c’est proprement le corps et où il tient en
place — car il doit rester à sa place. En lieu sûr (Derrida 1993 : 30).

Il en va de cette hantologie dont Derrida a exposé les modalités spectrales. Le legs y est

assumé par le survivant, qu’il en accepte ou non le poids, le spectre tirant alors sa force de ce

rapport plus ou moins appuyé face à l’absence. Si Modiano accorde autant d’importance à

retracer un maigre fil historique (géographique et temporel) à propos de Dora, il se bute à un

manque flagrant d’information à son sujet. Les trous de la mémoire et les blancs historiques

sont alors compensés (en partie) par une implication directe de la subjectivité de l’auteur ;

par le recours à des expériences personnelles, physiques, de certains lieux, Modiano en

endosse le poids d’un autre temps — d’où cette constante impression d’être le seul à se

souvenir, ou plus précisément d’être le seul à vouloir se souvenir. Il tente de sortir Dora de la

représentation figée, mais ne peut faire autrement qu’en présenter une image certaine teintée

par la hantologie, puisque « le spectre, c’est aussi, entre autres choses, ce qu’on imagine, ce

qu’on croit voir et qu’on projette : sur un écran imaginaire, là où il n’y a rien à voir. Pas

même l’écran, parfois, et un écran a toujours, au fond, au fond qu’il est, une structure

d’apparition disparaissante » (Derrida 1993 : 165). Cette absence présente est bien transmise

dans Dora Bruder, et pour vraiment arriver à une ouverture ontologique, elle doit osciller
92

entre la subjectivité de l’écrivain et l’objectivité du chercheur. En ce sens, Modiano adopte

une rigueur d’historien qui s’interroge sur les archives et les traces pour dresser un portrait

forcément incomplet de ce qu’il dépeint, ne pouvant évidemment reproduire à l’identique la

totalité de ses documents sources. La nature dénudée de ce type de documents convient

d’ailleurs bien à sa tentative de grappiller des miettes passées de Dora pour en ouvrir

l’histoire. L’archive est d’autant plus essentielle qu’elle instaure en même temps qu’elle

ordonne ; le terme dérive de l’arkhè grec, qui « nomme à la fois le commencement et le

commandement » (Derrida 1995 : 11). L’archive est ce qui déclenche et décide. Le document

peut donc être vu simultanément comme un point de départ et un point d’arrivée. L’archive

est un objet d’autant plus déterminant (au sens adjectival et participial) qu’il représente une

ressource à tendance neutre, pouvant jouer le rôle d’une institution mémorielle juste, au sens

de la visée éthique ricœurienne.

Travaillant avec des documents judiciaires produits au XVIIIe siècle, l’historienne

Arlette Farge traduit la richesse qui se trouve dans l’archive autant sur le fond que sur la

forme : « L’archive agit comme une mise à nu ; ployés en quelques lignes, apparaissent non

seulement l’inaccessible mais le vivant. Des morceaux de vérité à présent échoués s’étalent

sous les yeux : aveuglants de netteté et de crédibilité » (Farge 1989 : 15). D’où l’intérêt de

reproduire de tels documents plutôt que de les paraphraser : vérité et crédibilité sont

présentées de manière claire, sans confusion possible avec l’interprétation et la mise en

contexte réalisées par le chercheur. Toutefois, le travail du chercheur soulève un certain

nombre d’enjeux éthiques, à commencer par celui-ci : quelles sont les limites de ses

pouvoirs ? Après avoir déchiré deux photos jusque-là préservées pour l’élaboration de la

biographie d’Ingrid, le narrateur de Voyage de noces se pose précisément cette question :


93

J’ai éprouvé un vague remords : un biographe a-t-il le droit de supprimer


certains détails, sous prétexte qu’il les juge superflus ? Ou bien ont-ils tous
leur importance et faut-il les rassembler à la file sans se permettre de
privilégier l’un au détriment de l’autre, de sorte que pas un seul ne doit
manquer, comme dans l’inventaire d’une saisie ? (VN : 53-54)

Le biographe peut-il même agir de manière aussi distante et désengagée, comme une sorte

d’huissier de l’histoire ? Cela interroge la relation à l’archive en son cœur, car le biographe

ne saurait trouver de matière première exhaustive pour épuiser son sujet, nonobstant les choix

inhérents à sa posture, lui qui arrive toujours a posteriori. Condamné à n’œuvrer qu’en aval

et à lutter contre l’oubli, le seul inventaire possible devient celui de la trace, en cours

d’effacement à mesure que le temps passe. Le narrateur ouvre cette perspective dès la phrase

suivante : « À moins que la ligne d’une vie, une fois parvenue à son terme, ne s’épure d’elle-

même de tous ses éléments inutiles et décoratifs. Alors, il ne reste plus que l’essentiel : les

blancs, les silences et les points d’orgue » (VN : 54). Documents et souvenirs demeurent pour

raconter les disparus ; dès lors, un récit aussi incertain, conjuguant les forces et les faiblesses

de ces deux champs historiens, n’a d’autre choix que d’en appeler à la subjectivité9 du

biographe10. Ainsi, dans Voyage de noces, le travail se fait avec le silence : le roman se

termine dans la fuite, puisque le narrateur à la recherche d’un Paris effacé demeure

officiellement porté disparu. À l’opposé, dans Dora Bruder, le travail d’écrivain se fait

9
D’ailleurs, la présence de Modiano est palpable dans ce passage : l’une des deux photos, qui « rappelait de
lointains souvenirs d’enfance » (VN : 53), montre un producteur américain tentant d’impressionner Ingrid,
laquelle a tenté une brève carrière de cinéma aux États-Unis ; il est difficile de ne pas y voir de parallèle avec
la mère de Modiano, Louisa Colpeyn, actrice de seconds rôles d’origine belge exilée en France durant la guerre.
10
Cela étant dit, le court texte que Modiano signe dans un livre sur Françoise Dorléac (Deneuve et
Modiano 1996 : 14-36) relève de cette biographie subjective qui place la mémoire à l’avant-scène, entrelaçant
les souvenirs que Modiano garde de l’actrice avec leur expérience première (un visionnement de film, par
exemple) et, plus largement, leur contexte de production (alors qu’il est adolescent puis jeune adulte). Jusqu’à
l’élan qu’il ressent à son égard relève d’une relation intime, quasi fraternelle ; il le dit simplement : « Peut-être
me suis-je senti proche de Françoise Dorléac parce qu’elle était la fille d’un comédien » (Deneuve et
Modiano 1996 : 20).
94

assurément contre le silence, pour affronter l’oubli tout en reconnaissant son poids et son

influence. On peut y voir un certain renversement, où « ce n’est plus le récit qui donne sens

au temps : c’est le temps qui impose au récit des limites dont celui-ci prend acte et une

carence qui est marquée comme telle à même le texte » (Xanthos 2011 : 219). Le refus de

l’extrapolation et le travail avec l’histoire assurent la force éthique de l’œuvre. L’archive se

trouve en outre encryptée, c’est-à-dire protégée doublement par ses parois extérieures et

intérieures : « Quoi qu’on écrive sur elles, les surfaces pariétales de la crypte ne séparent pas

simplement un for intérieur d’un for extérieur. Elles font du for intérieur un dehors exclu à

l’intérieur du dedans » (Derrida 1976 : 13). Dans Dora Bruder, cela est de deux ordres :

physique, par la préservation gardée et procédurière de ces « sentinelles de l’oubli » (DB :

16) — incarnées entre autres par ce préposé du service de l’état civil responsable des

formulaires à remplir ; mental, par l’absence de désir collectif de souvenance qui antagonise

le besoin individuel de préservation mémorielle qui saisit pourtant Modiano. Il ne peut laisser

Dora en crypte puisque ce serait la confiner au silence. Et une fois la crypte ouverte (par la

coupure du Paris-Soir et l’intérêt poignant qui s’ensuit), cette crypte libère ses spectres

possesseurs et pétrisseurs.

Si « l’habitant d’une crypte est toujours un mort-vivant, un mort qu’on veut bien garder

en vie, mais comme mort, qu’on veut garder jusque dans sa mort à condition de le garder,

c’est-à-dire en soi, intact, sauf donc vivant » (Derrida 1976 : 25), on peut se demander à

quelle enseigne loge le travail de fictionnalisation de cette histoire bien réelle élaboré dans

Voyage de noces. L’entre-deux de cette fiction, qui présente tout en dissimulant, contribue à

l’épaississement pariétal de la crypte. De là, comme « la topique des fors [intérieur et

extérieur institués par la crypte] donne à penser […] un non-lieu dans les lieux, un lieu
95

comme non-lieu » (Derrida 1976 : 24), on peut comprendre le rôle fondamental joué par la

fugue du narrateur, qui tente de re-tracer, c’est-à-dire de tracer à la suite d’Ingrid, un itinéraire

d’endroits atopiques et de lieux sans direction pour se soustraire à un état subjuguant

(soulignant ainsi la parenté étymologique entre la fugue et la fuite). En opposition à cette

contribution cryptique et cryptée, Modiano cherchera le lieu jusque dans sa topographie

passée, autant dans leur état réel que dans les souvenirs qu’il a pu en garder. Puisqu’il limite

le plus possible la spéculation, il contribue à ouvrir la crypte, à en déchiffrer les inscriptions

pour non plus préserver l’histoire de Dora à l’abri des regards, mais en faire un symbole qui

trouvera finalement son lieu dans cette Promenade Dora Bruder inaugurée en 2015, Modiano

disant à cette occasion de la jeune fille qu’elle « représente désormais dans la mémoire de la

ville les milliers d’enfants et d’adolescents qui sont partis de France pour être assassinés à

Auschwitz » (Cosnard 2015).

Du point de vue théorique, il est par ailleurs important d’interroger la distinction entre

les régimes narratifs de la fiction et de la non-fiction. Après avoir montré le caractère très

relatif de l’opposition entre récit fictionnel et récit factuel, Gérard Genette en vient à la

conclusion suivante :

Si l’on s’en tient à des formes pures indemnes de toute contamination, qui
n’existent sans doute que dans l’éprouvette du poéticien, les différences les
plus nettes semblent affecter essentiellement les allures modales les plus
étroitement liées à l’opposition entre le savoir relatif, indirect et partiel de
l’historien et l’omniscience élastique dont jouit par définition celui qui invente
ce qu’il raconte (Genette 1991 : 91-92).

L’œuvre étudiée montre une relation tendue à double face, d’identification et de séparation,

entre Dora et Modiano. Le caractère empathique de sa démarche lui accorde une distance

suffisante par rapport à son sujet, de telle sorte que lorsqu’il le juge nécessaire, il peut décrire

de manière hétérodiégétique l’histoire de Dora, pour ensuite faire sa rentrée dans la diégèse
96

et venir combler les vides de mémoire avec sa propre histoire, son propre héritage de

l’Occupation (légué par son père, mais aussi qu’il s’est lui-même reconstruit), et plus

important encore, ses démarches de recherches pour retracer les allées et venues de Dora.

Loin de masquer son savoir relatif, indirect et partiel à propos de Dora, l’écrivain l’affiche

ouvertement au point d’en faire un fil directeur du récit — en témoigne toute cette trame

narrative où il raconte ses démarches, au début des années 1990, pour accéder aux différents

dossiers d’archives dans l’espoir de trouver des traces de la disparue : un passage en

commissariat, un séjour en pensionnat, une fiche de déportation…

Dora Bruder ne s’en situe pas moins dans une drôle de position. Lors de sa publication

initiale, le livre ne portait aucune mention générique, pas plus qu’à son passage dans la

collection Folio11 (sachant que de manière générale, le paratexte permet un bon marquage de

la fiction12 par rapport à la non-fiction). Cela crée assurément une démarcation avec Voyage

de noces (dont la couverture en collection Blanche porte la mention roman), et contribue

d’autant à l’entreprise de défictionnalisation à laquelle il s’est attelé. Or, le fait que Dora

Bruder apparaisse dans l’anthologie Romans parue en 2013 (et que Voyage de noces en soit

absent) ne simplifie pas l’affaire. Dora Bruder montre par là un ensemble de floutages entre

les frontières, « un travail hybride, non seulement entre les genres littéraires (la biographie,

la fiction, l’autobiographie), mais également entre les catégories ontologiques et

phénoménologiques de la mémoire et de l’histoire » (Suleiman 2007 : 326 ; je traduis).

11
Signalons toutefois que la grande majorité des livres perdent leur mention générique lorsqu’ils intègrent
la collection Folio.
12
« Le plus souvent, et peut-être de plus en plus souvent, un texte de fiction se signale comme tel par des
marques paratextuelles qui mettent le lecteur à l’abri de toute méprise et dont l’indication générique roman, sur
la page de titre ou la couverture, est un exemple parmi bien d’autres » (Genette 1991 : 89).
97

Compte tenu de l’importance de ce livre dans l’œuvre modianienne, il semblait inévitable de

l’inclure dans cette anthologie ; et si on prend le roman dans son sens le plus large, comme

« médiateur [de] discours et [de] représentations » (Bessière 2010 : 59)13, les écarts

fictionnels présentés sans camouflage peuvent être qualifiés d’éléments romanesques.

Évidemment, les frontières entre les genres littéraires ne sont pas étanches, et l’ensemble de

l’œuvre de Modiano constitue un travail hybride marqué par le recours à des ancrages

topographiques et temporels récurrents qui rendent compte d’expériences personnelles. Le

récit Dora Bruder s’en distingue par un grand souci de précision des lieux et des dates, et par

le refus catégorique de masquer les incertitudes qu’il génère, rendant manifeste le travail de

médiation qu’il s’efforce d’accomplir.

Le rôle de médiation au sens où Bessière l’entend n’est évidemment pas l’apanage du

seul roman contemporain ; plus encore, et sauf pour les cas extrêmes, on pourrait élargir le

spectre et affirmer que c’est à toute la littérature que revient le rôle de médiation des discours

et représentations, ou pour le dire autrement, de poser à divers degrés une réflexion

esth/éthique sur le langage. Ce faisant, la littérature qualifiée de contemporaine ne tenterait

tout simplement plus de camoufler un caractère médiatisant qui lui est inhérent, lequel vise

à reconnaître et renforcer les rapports que le récit entretient avec le temps, l’Histoire, la

réalité, mais vient également flouter les concepts mêmes de fiction et de récit14. Cette

13
Bessière décrit le roman comme « une médiation au sens où il permet, au lecteur, la construction ou la
reconstruction, d’un réseau de rapports symboliques, et d’un réseau de lectures diverses, d’un réseau de
lecteurs » (2010 : 60). Plus loin, il ajoute : « Tout cela est la description de l’effet minimal du roman, qui se
confond avec sa finalité : avoir une fonction de médiation » (2010 : 60).
14
Mentionnons à titre d’exemple La compagnie des spectres de Lydie Salvayre (1997), roman qui place des
souvenirs délirants de l’Occupation dans un contexte d’inventaire par huissier cinquante ans après la guerre. La
confusion des temps et des figures chez la mère de la narratrice rend ce passé plus présent que le présent lui-
même pour le lecteur. Aussi la langue chargée d’invective utilisée par Salvayre n’est-elle pas sans rappeler celle
98

tautologie, que l’on pourrait définir comme un autoengendrement de ses propres modalités

discursives, n’est sans doute pas étrangère au fait que l’on ait aujourd’hui certaines difficultés

à reconnaître et distinguer entre eux roman, récit, biographie, etc. Aussi Dora Bruder

contribue-t-il à sa façon à l’ouverture du rôle et du sens de la littérature. Même si ce livre

n’en est pas pour autant totalement exempt de fiction, l’invention et les incertitudes y sont

avancées en toute modestie — caractère d’autant plus important qu’entre les différentes

éditions publiées de ce texte, des modifications atténuent voire éliminent certaines

extrapolations. Au-delà des changements d’ordre orthographique ou factuel, il y a derrière

ces différences entre les versions un certain élan éthique en lien étroit avec la portion

« fictive », ou subjective, de Dora Bruder.

1.3 Différences entre les versions


Afin d’en savoir plus sur Dora, Modiano a procédé à des recherches poussées —

consultations d’archives, enquêtes parallèles de Serge Klarsfeld, demandes de certificats,

photos et souvenirs de parent éloigné (une nièce des Bruder qui garde d’eux « des souvenirs

d’enfance, flous et précis en même temps » [DB : 28], et qui décrit sa cousine comme, très

jeune, étant « déjà rebelle, indépendante, cavaleuse » [DB : 34]). Ces divers éléments sont

évoqués de manière plus ou moins directe dans le récit, mais les démarches acquièrent un

poids supplémentaire puisque l’intérêt de l’écrivain ne s’est pas épuisé en 1997. Au-delà du

du Modiano de La place de l’étoile (1968). Dans cet ordre du flottement, on pourrait aussi penser au controversé
Jan Karski de Yannick Haennel (2009), qui présente le messager polonais à travers trois sections distinctes : la
première résume l’entretien que Karski donne à Claude Lanzmann pour son film Shoah ; la deuxième condense
Story of a Secret State publié par Karski en 1944 ; la troisième est une fiction déployant, en un long paragraphe
de plus de soixante-dix pages, un monologue intérieur de Karski, qui réfléchit à sa vie et à son rôle de messager
que l’Occident écoute mais refuse d’entendre, et dont le message devient ensuite témoignage. Comme les
documents d’archives côtoient la fiction, et puisque Haenel prête des pensées à Karski, on comprend que ce
livre (qui porte pourtant la mention générique de « roman » et s’ouvre sur une note établissant la structure du
texte et en précisant les sources) puisse être problématique et confondant.
99

respect du document original, Modiano a apporté entre les versions un certain nombre de

changements afin de refléter plus fidèlement les archives consultées. Dans un texte éclairant

portant sur les modifications de 1999, Alan Morris (2006) a relevé ces changements, les plus

intéressants d’entre eux ajoutant de la précision au propos — essentiellement grâce à la

substitution d’éléments indéterminables par des éléments d’information visiblement obtenus

par Modiano après la publication originale du livre. Aussi résume-t-il que

les changements apportés ont, pour la plupart, été motivés par deux moteurs
complémentaires : le besoin d’accentuer la justesse, l’objectivité et la fiabilité
de l’information déjà donnée dans l’édition Blanche de Gallimard, et la
tentative de sortir encore davantage Dora de l’oubli grâce à la révélation de
nouvelles informations, c’est-à-dire des faits qui sont apparus depuis la
première publication du texte (Morris 2006 : 273 ; je traduis).

Le travail de recherche et le souci du traitement de l’archive comme ultimes traces des

disparus sont à considérer dans une démarche éthique plus large qui privilégie un lien

empathique avec les sujets extirpés de l’oubli. Entendu que les précisions orthographiques15

ou les modifications de dates16 sont faites dans un souci de plus grande fidélité au réel et à

l’histoire, ces modifications demeurent marginales, puisqu’une meilleure exactitude des

dates ne fait que présenter de manière encore plus apparente le désir de justesse (et de justice)

que Modiano confère à son entreprise.

15
Lorsqu’il donne les quelques détails qu’il a pu obtenir sur le pensionnat Saint-Cœur-de-Marie, le caveau
funéraire s’y trouvant n’appartient plus à la famille de Madre, mais de Madré (DB 1999 : 42 ; DB 2013 : 666).
Aussi lorsque Modiano évoque sa lecture du Miracle de la Rose, l’écrivain Jean Genet (DB 1999 : 138) devient-
il Jean Genêt (DB 2013 : 731).
16
Il y a également correction de dates sur les fugues de Dora, tel que rapporté par la main courante du
commissariat de Clignancourt (DB 1999 : 75) : le 27 décembre 1941 devient le 21 décembre de la même année
(DB 2013 : 688), ce qui rapproche l’intervalle entre les deux fugues de Dora de treize à sept jours (DB 1999,
76). Plus loin, « le 15 juin » (DB 1999 : 109) devient « le samedi 13 juin » (DB 2013 : 711). Et encore plus loin,
une correction à la transcription d’un registre change la date de naissance de Raca Israelowicz et Marthe
Nachmanovicz, internées aux Tourelles en même temps que Dora, du 19.7.1924 (DB 1999 : 113) au 15.7.194
(DB 2013 : 713) pour la première, et du 23.3.25 (DB 1999 : 113) au 22.3.25 (DB 2013 : 713) pour la seconde.
100

À cela, il convient d’ajouter un troisième moteur lié précisément au besoin

d’objectivité : la nécessité de limiter l’apport spéculatif au texte, en réduisant au maximum

les éléments subjectifs qui laisseraient sous-entendre des faits que Modiano n’a pas été en

mesure de confirmer. J’irai ainsi plus loin que Morris lorsqu’il souligne avec justesse que

« la dernière série de corrections, la plus intéressante, concerne les changements qui rendent

la narration plus complète, en certains cas révélateurs, grâce à l’insertion d’information là où

se trouvait auparavant un “Je ne sais pas” ou un “J’ignore” » (Morris 2006 : 272 ; je traduis).

Lorsque le narrateur affirme ainsi sa présence, c’est pour nuancer ou flouter de l’information

— ce qui s’inscrit au demeurant dans sa démarche de subjectivation empathique. Le premier

changement significatif du point de vue narratif survient dans la seconde moitié du livre,

après que Modiano aborde l’internement d’Ernest Bruder au camp de Drancy le 19 mars

1942. Un nouveau chapitre débute sur ces mots :

J’ignore si Dora Bruder a appris tout de suite l’arrestation de son père. Mais
je suppose que non. En mars, elle n’était pas encore revenue au 41 boulevard
Ornano, depuis sa fugue de décembre. C’est du moins ce que suggèrent les
quelques traces d’elle qui subsistent aux archives de la Préfecture de police
(DB 1999 : 83).

Or le ton affirmatif de ce passage gagne nettement en incertitude dans la version Quarto :

J’ignore si Dora Bruder a appris tout de suite l’arrestation de son père. En


mars, était-elle revenue au 41 boulevard Ornano, depuis sa fugue de
décembre ? Les quelques traces d’elle qui subsistent aux archives de la
Préfecture de police laissent cette question sans réponse (DB 2013 : 694).

Première différence notable : la disparition totale de la deuxième phrase, « Mais je suppose

que non ». La supposition peut certes signifier une vraisemblance de ce qui est dit, mais elle

peut également conférer un degré de véracité qui excède le puissant désir de mitiger les

extrapolations qui traverse l’œuvre. Deuxième changement notable à ce passage : la

transformation de la phrase suivante en question, changement qui découle là encore de


101

l’incertitude des archives policières qui ne permettent pas de répondre clairement à

l’interrogation. Enfin, la formulation du début de la dernière phrase n’est pas anodine. « C’est

du moins ce que suggèrent » peut sous-entendre un complément d’objet indirect au verbe ;

en effet, à qui ces quelques traces suggèrent-elles quelque chose ? On peut y déceler un nous,

voire un moi qui dénote la subjectivité de Modiano. Or l’entreprise de défictionnalisation

qu’il s’est fixée ne cherche à faire intervenir la subjectivité que pour deux raisons

essentiellement : raconter et expliquer ses recherches des années 1990, ou créer une

identification sensible à l’endroit de Dora dans le but de toucher du bout des doigts le vécu

de l’intérieur de la fugueuse — entre autres grâce à l’évocation des errances de l’écrivain au

même âge dans ce quartier de la porte de Clignancourt.

Modiano cherche ainsi à éliminer le plus possible le caractère spéculatif de sa

démarche. Deux changements de cette nature touchent directement l’infamant symbole de

l’étoile jaune, qui disparaît dans la version de 2013. D’abord, il revient sur un document

(trouvé par un ami, vraisemblablement Serge Klarsfeld, « dans les archives du Yivo Institute,

à New York » [DB : 101]) peu après l’avoir cité : « Mais, selon la “Note pour Mlle Salomon”,

Dora Bruder, elle, a été remise à sa mère. Qu’elle portât l’étoile ou non — sa mère, elle,

devait déjà la porter depuis une semaine » (DB 1999 : 106). Ce passage devient : « Mais,

selon la “Note pour Mlle Salomon”, Dora Bruder aurait été remise à sa mère malgré “l’ordre

d’envoi spécial et individuel” à M. Roux » (DB 2013 : 708). À défaut d’avoir une preuve

photographique, un témoignage direct ou un ordre d’arrêt de la police, il n’y a bien sûr aucun

moyen de confirmer le port de l’étoile jaune par l’une ou l’autre femme dès les premiers jours

où elles ont été obligées de le faire. Comme en témoigne la fin de la première citation, le
102

constat posé dans cette version n’est inféré que parce que la 8e ordonnance allemande17

obligeant le port de l’étoile entre en vigueur le 7 juin 1942, soit dix jours avant cette « Note

pour Mlle Salomon ». La version mise à jour en 2013 va droit au but, sans spéculer, et se

repose entièrement sur la Note en question. L’ordonnance ayant eu plusieurs versions et subi

quelques reports d’application, la précision du port de l’étoile par Dora et sa mère pouvait

sembler superflue.

L’autre modification de même nature a lieu quelques pages plus loin, alors que

Modiano décrit l’état probable dans lequel se trouve la mère de Dora au début de l’été 1942 :

« Cécile Bruder devait se sentir bien vulnérable, avec l’étoile jaune qu’elle portait, son mari

interné au camp de Drancy, et son “état d’indigence” » (DB 1999 : 110). Dans la version de

2013, le texte devient : « Cécile Bruder devait se sentir bien vulnérable, à cause de son mari

interné au camp de Drancy, et de son “état d’indigence” » (DB 2013 : 711-712). Encore une

fois déduite du fait que le non-respect de la 8e ordonnance pouvait entraîner de graves

représailles policières18, autorités qui par ailleurs procédaient à la distribution desdites

étoiles19, la mention de l’étoile vient ajouter un poids funeste et inutilement connoté, alors

qu’on recommande de placer Dora dans une maison de redressement « du fait de

l’internement du père et de l’état d’indigence de la mère », comme le souligne ladite « Note

pour Mlle Salomon » (DB 1999 : 101). Ces deux modifications entre les versions sont

17
Le premier point de la section 1 de l’ordonnance édicte la chose suivante : « Signe distinctif pour les Juifs.
Il est interdit aux Juifs, dès l’âge de six ans révolus, de paraître en public sans porter l’étoile juive »
(Poliakov 1949 : 40).
18
La section 2 de l’ordonnance va comme suit : « Dispositions pénales. Les infractions à la présente
ordonnance seront punies d’emprisonnement et d’amende ou d’une de ces peines. Des mesures de police, telles
que l’internement dans un camp de Juifs, pourront s’ajouter ou être substituées à ces peines » (Poliakov 1949 :
41).
19
« Comme on le sait, la distribution s’effectuait par les soins des commissariats de police, à raison de trois
étoiles par personne, moyennant remise de 1 point de la carte de textile » (Poliakov 1949 : 40).
103

d’autant plus importantes que les passages sont précédés de quelques pages à peine par une

longue citation de la circulaire du 6 juin 1942, précisant que « tout juif en infraction [à la 8e

ordonnance] sera envoyé au dépôt par les soins du commissaire de voie publique »

(DB 1999 : 103). Ainsi, plusieurs suppositions de faits un peu trop appuyées par la présence

auctoriale de Modiano seront reformulées ou évacuées — en particulier ce qui distingue les

documents officiels tirés des archives et les tentatives littéraires de l’écrivain d’en combler

les trous.

En témoigne à juste titre un autre changement d’importance, qui survient quelques

pages plus loin : l’ajout d’une plus longue citation de la main courante du commissariat de

Clignancourt offre certains détails supplémentaires concernant les fugues de Dora20 en avril

1942. Ce qui m’intéresse n’est pas tant l’ajout lui-même que le retrait de tout le

commentaire21 sur cette citation dans la version de 2013, où l’on ne trouve plus qu’une

affirmation laconique : « Le procès-verbal 1977 était celui du 9 avril » (DB 2013 : 696). La

présence de l’écrivain investi dans ses recherches est entièrement évacuée au profit d’une

phrase impersonnelle d’historien qui annonce un fait documenté. Le dernier changement

relevé évacue d’ailleurs une autre imprécision puisque Modiano a pu confirmer certaines

dates de fugue et de retour de Dora. L’écrivain incertain de la véracité de ce qu’il avance est

remplacé par l’historien qui affirme grâce au soutien documentaire. Ceci : « Sur la durée de

celle-ci [la fugue], nous ne saurons rien. Un mois, un mois et demi volé au printemps 1942 ?

20
Un autre ajout de main courante est en outre fait en début de chapitre (DB 2013 : 705) pour confirmer les
nombreuses errances de Dora (fugue début mai 1942, vagabondage le mois suivant…) avant son internement à
Drancy, puis sa déportation à Auschwitz le 18 septembre 1942. Cette précision de faits permet ensuite à
Modiano d’ôter l’incertitude à ce sujet.
21
« Le procès-verbal 1917 contenait certainement la déposition d’Ernest Bruder et les questions concernant
Dora et lui-même qui lui avaient été posées le 27 décembre 1941. Pas d’autre trace de ce procès-verbal 1917
dans les archives » (DB 1999 : 87).
104

Une semaine » (DB 1999 : 102) ; devient donc : « À peine trois semaines volées au

printemps 1942 » (DB 2013 : 706). L’adverbe à peine vient diminuer l’évaluation initiale des

quatre à six semaines d’errance, et accentue par la même occasion le caractère funeste de

cette brève suspension du réel que la fugue accorde à l’évadée.

Quand les allées et venues de Dora ne peuvent être confirmées par les rapports de

police, Modiano préfère ainsi le plus possible maintenir un flou. Il limite donc la portée des

libertés interprétatives — lesquelles peuvent au final constituer des inventions, et donc

pousser le récit vers la fiction. Il se trouve alors dans une position tendue entre le rôle neutre

(autant que faire se peut) de narrateur et la mission esth/éthique qu’il confère à son entreprise.

L’évocation et l’empathie créent le lien manquant entre ces deux postures, engageant la

subjectivité dans une prise en compte de ses capacités et incapacités, et dans le rôle éthique

de témoin ultérieur qu’il endosse.

1.4 L’humilité d’un narrateur subjectif


Il est intéressant de noter le maintien de l’entreprise modianienne du côté du récit

littéraire (certes basé sur des faits) et non de voir basculer le tout vers la biographie historique

ou le simple compte rendu archivistique. En l’absence de mention générique, l’a priori veut

évidemment que la prise en charge de la narration est assurée par une figure distincte de celle

de l’écrivain bien vivant. Sauf que dans Dora Bruder, il y a un rapprochement (voire une

con-fusion) entre la figure de l’auteur et celle du narrateur « de sorte que l’écriture semble

adopter la voix de la vérité, du fait d’un narrateur fiable parce qu’issu de la réalité au lieu

d’être le produit, même partiel, d’une feinte » (Douzou 2007 : 24). Cette vérité n’est pas à

prendre au sens d’affirmations indéniables faites par un narrateur autoritaire qui s’exonère

de toute imputabilité étant donné que sa présence et ses actions se limitent aux frontières du
105

livre. Au contraire, toute la démarche du narrateur Modiano s’inscrit dans une volonté

testimoniale attestée autant par la publication initiale du manuscrit que par toutes les

recherches documentaires préalables et subséquentes. Il se créera alors un va-et-vient entre

la biographie fragmentaire de Dora et l’autobiographie modianienne sensible de son rôle,

soucieuse autant de ses capacités que de ses incapacités.

Cette autobiographie suit essentiellement deux axes temporels : le premier, celui des

souvenirs de jeunesse, permet à Modiano d’effectuer des rapprochements personnels avec la

fugue parisienne de Dora, sa vie possible sous l’Occupation, ses arrestations, et sa

disparition ; le second, celui de l’enquête elle-même, relate les démarches entreprises par

Modiano pour accéder aux archives et confirmer ou infirmer tel événement, telle hypothèse,

tel point de détail. Le temps zéro du va-et-vient n’en demeure pas moins le présent de

l’énonciation du narrateur, qui adopte un point de vue surplombant le passé et assure les

enchevêtrements temporels et spatiaux. Cet élément est par ailleurs soutenu par les

corrections apportées par Modiano en 1999 et en 2013 : le présent de l’énonciation endossé

par l’écrivain ne s’est pas arrêté à la parution du livre, ce qui évacue encore d’autant la

dimension fictionnelle de l’œuvre, et par la même occasion en assoit la dimension

historienne. Cette préséance du présent dans Dora Bruder se joue sur deux plans, montrant

un déplacement de l’objet testimonial et du support narratif : « L’un et l’autre glissent du

passé vers le présent, des événements vers leurs échos, de la déportation des juifs parisiens

vers leur souvenir, conservé dans les archives ou inscrit à même les murs de la capitale »

(Blanckeman 2009 : 128). Ce double déplacement se fait toutefois dans une humilité qui ne

cherche pas à cacher ses mécanismes narratifs et son point de vue subjectif. Le retrait des

mentions de l’étoile jaune dans la version de 2013 montre bien la réflexion circonspecte que
106

continue à poser Modiano ; le choix des mots comme les choix narratifs s’y font sans doute

avec un plus grand scrupule. 

En outre, cette importance de l’angle autobiographique peut expliquer l’absence quasi

totale22 de Serge Klarsfeld dans le récit ; le fait de passer sous silence la contribution de celui-

ci « aide à soutenir les thèmes de Dora Bruder, où le silence, l’absence, les vides, les secrets,

les informations cachées ou perdues, et tout ce qui demeure tu sont primordiaux » (Morris

2006 : 284 ; je traduis). Primordiaux, car Modiano installe une relation personnelle,

d’individu (vivant) à individu (d’archive), relation où la subjectivité joue un rôle central.

L’écrivain délie le nouage auteur-narrateur qu’il utilise habituellement dans ses romans —

où par exemple il y a transposition de souvenirs et de rencontres passées, ou plus simplement

mise en scène d’un écrivain grand de taille, réservé et introspectif — pour privilégier un lien

empathique envers Dora. En s’interrogeant sur la disparue comme il le fait, Modiano ne

banalise pas l’atroce par l’apposition de son histoire à lui, plus simple, plus commune, moins

mortifère. L’identification empathique théorisée par Martha Nussbaum (1996) me semble ici

importante. La philosophe associe étroitement l’empathie à la compassion et la pitié, deux

termes qu’elle considère étymologiquement interchangeables, malgré les connotations

propres qu’ils ont acquises avec le temps. Si « la compassion est, par-dessus tout, un type

particulier de pensée à propos du bien-être d’autrui » (Nussbaum 1996 : 28 ; je traduis), elle

demeure un sentiment qui requiert un certain type d’actions pour être rendu manifeste. Aussi

22
« Un ami a trouvé, il y a deux mois, dans des archives du Yivo Institute, à New York, ce document [la
“Note pour Mlle Salomon”] parmi tous ceux de l’ancienne Union générale des israélites de France, organisme
créé pendant l’Occupation » (DB : 101). Il appert que cet ami est Klarsfeld, dont c’est la seule mention implicite.
Modiano et lui ont entretenu un échange soutenu, Klarsfeld l’aidant dans ses recherches, lui offrant tel
renseignement, telle piste, tel témoignage. Dans la correspondance qu’ils ont tenue, et dont les lettres sont
reproduites dans le Cahier de L’Herne consacré à Modiano (Heck et Guidée : 2012), Klarsfeld s’est désolé de
constater son absence dans Dora Bruder.
107

la véritable identification empathique enjoint-elle à une relation à l’autre délicate et non

réifiante pour le sujet souffrant. Il s’agit d’une posture éminemment éthique, cherchant à

éclairer la subjectivité propre à la lumière de l’expérience d’autrui, sans pour autant établir

de préséance de l’une sur l’autre.

Pourquoi s’agit-il d’un point central pour l’expérience littéraire ? Reconnaissons

d’emblée que la compassion ou la pitié, comme l’identification empathique, ne sont pas des

panacées résolvant toutes les injustices. À ce titre, l’effet potentiel de la littérature ne doit pas

être perçu dans une perspective essentialiste aux impacts ontologiques certains, mais hors de

toute certitude comme un ensemble de propositions représentationnelles qui cherchent à

illustrer et proposer une (voire des) réalité(s). Toutefois, la compassion « comprend une

vision puissante (et sans doute partielle) de la juste distribution et elle fournit au citoyen

imparfait un pont essentiel de l’intérêt personnel vers la conduite juste » (Nussbaum 1996 :

57 ; je traduis). Les représentations littéraires peuvent agir comme autant de laboratoires

éthiques23 pour nous aider à réfléchir à la diversité des expériences humaines, bonnes,

mauvaises, et où qu’elles se trouvent entre ces deux extrêmes. Toujours en contexte littéraire,

une médiation consciente de son rôle se doit alors de prendre en charge les enjeux

esth/éthiques afin de proposer une vision particulière du monde (ou d’un monde) qui permet

aux lecteurs de poser un regard différent et d’agir différemment sur leur monde. L’enjeu n’est

pas pour autant de s’approprier les sujets mis en scène au point de les phagocyter,

l’identification devant rester une mise à distance :

23
« La littérature est un vaste laboratoire où sont essayés des estimations, des évaluations, des jugements
d’approbation et de condamnation par quoi la narrativité sert de propédeutique à l’éthique » (Ricœur 1996
[1990] : 139).
108

Dans l’acte temporaire d’identification [empathique], nous sommes toujours


conscients de la séparation par rapport à la personne souffrante — c’est pour
quelqu’un d’autre, et non pour soi-même, que nous éprouvons ce que nous
ressentons ; et nous sommes aussi conscients de l’infortune du souffrant de
même que du fait qu’à l’heure actuelle ce malheur n’est pas le nôtre
(Nussbaum 1996 : 35 ; je traduis).

En maintenant la dimension biographique et en montrant de l’humilité dans sa subjectivité,

Modiano manifeste cette ambivalence de l’identification empathique qui reconnaît la

souffrance sans pour autant la banaliser par l’apposition dévorante de sa propre expérience.

Dans un article portant sur Dora Bruder, Susan Suleiman reprend le concept de Nussbaum

pour montrer que l’ambivalence se trouvant dans l’œuvre y est fondamentale. Modiano

marche sur un fil identitaire complexe, marqué en outre par ces glissements narratifs et

testimoniaux dont Blanckeman fait mention :

La différence entre ce que j’appelle l’identification appropriative (où c’est


l’histoire de Modiano qui domine) et l’identification empathique (où l’histoire
de Dora est à l’avant-plan) n’est pas toujours claire — l’une peut teinter
l’autre, parfois sur une seule page. Toutefois, du point de vue analytique, ce
sont deux éléments distincts — ou plus exactement, il est utile de les distinguer
(Suleiman 2007 : 336 ; je traduis).

Au premier degré, la démarche de Modiano porte atteinte en son cœur à l’idée de fugue :

l’évasion du réel visée par la fugueuse est ébréchée par les recherches documentaires autant

que par les processus d’identification. L’objectif d’un tel travail est double puisqu’en même

temps que de chercher à faire œuvre littéraire, l’écrivain demeure conscient des problèmes

posés par une surreprésentation du moi ; il perçoit bien la situation délicate dans laquelle le

placerait une préséance potentielle de son histoire personnelle au détriment de l’histoire de

la disparue. En outre, la trame que Modiano tisse constitue les uniques fils auxquels il peut

se rattacher à Dora ; l’autre option, l’oubli, lui est impossible après avoir lu l’avis de

recherche.
109

Que faire plus particulièrement avec l’identification ? Le retrait des mentions

subjectives contribue certainement à accentuer la différence entre l’identification

appropriative et l’identification empathique. Un procédé narratif en particulier nuance

pourtant l’opposition catégorielle (et catégorique) de ces deux types d’identifications. Le

terme fut utilisé à quelques reprises déjà : l’évocation. Il s’agit d’un véritable procédé

littéraire pour Modiano, dans sa tentative d’accéder à la mémoire de Dora, et à la présence

de celle-ci dans les rues de Paris.

1.5 L’évocation
Si l’évocation permet à Modiano de tracer un lien vers Dora, c’est qu’il cherche à

donner de la consistance à une personne évanescente qui autrement disparaîtrait dans les

fentes de l’Histoire. Son récit se joue davantage sur le mode de l’évocation que sur celui de

l’interprétation inventive (la création et l’extrapolation ayant par ailleurs été pratiquées dans

le roman de 1990). Modiano franchit un point décisif supplémentaire qui redonne à l’histoire

sa signification, pour reprendre les mots de Ricœur, grâce à l’évocation. Le romancier mettra

à profit ses souvenirs, ses propres expériences de Paris, et les témoignages qu’il a pu entendre

sur l’Occupation24, et les confrontera aux documents d’archives, registres de police et autres

mentions écrites de l’existence de Dora. L’évocation acquiert une fonction déclarative plus

qu’affirmative, permettant au sujet non pas de se dire, mais de se construire une identité par

des moyens détournés — en premier lieu par l’intermédiaire de l’Autre (en l’occurrence :

Dora), par ce qu’elle a été, ce qu’elle a pu faire. Ce faisant, Modiano peut s’associer à cette

24
« J’avais pensé à Bella D. qui, elle aussi, à quinze ans, venant de Paris, avait franchi en fraude la ligne de
démarcation et s’était retrouvée dans une prison à Toulouse ; à Anne B., qui s’était fait prendre à dix-huit ans,
sans laissez-passer, en gare de Chalon-sur-Saône, et avait été condamnée à douze semaines de prison… Voilà
ce qu’elles m’avaient raconté dans les années soixante » (DB : 74).
110

figure de l’Autre tout en se gardant incertain, mouvant, sa mémoire étant teintée par sa

subjectivité. Il y a donc une entrée dans l’expérience de l’Histoire par l’intermédiaire de

l’évocation.

Plus précisément, l’évocation est une façon de limiter l’apport de la fiction dans sa

quête de Dora, puisqu’il peut miser sur sa propre expérience et créer des liens avec la jeune

fille. Quand il y a interprétations, celles-ci sont aussitôt désamorcées de diverses manières :

par le doute, par l’absence de renseignement, par ses propres incertitudes à lui. L’évocation

ne se résume ainsi pas à un simple procédé de rappel, au seul mécanisme narratif de

souvenance. Dans le cadre qui nous intéresse, elle dépasse la définition large qu’en donne

Ricœur de « la survenance actuelle d’un souvenir » (Ricœur 2003 [2000] : 32). L’évocation

devient une posture, c’est-à-dire une façon d’être au monde.

Cette posture, camouflée dans un premier temps derrière la fiction Voyage de noces (le

titre aux airs festifs est d’ailleurs révélateur de ce camouflage), est pleinement assumée à

l’intérieur de Dora Bruder, dans la mesure où Modiano désamorce lui-même ses

interprétations et ses libertés fictionnelles. Les exemples sont nombreux et ils donnent un

poids supplémentaire à une évocation qui supplante la seule supposition en faisant entendre

la subjectivité de l’auteur. Cela peut prendre la forme d’une affirmation aussitôt mise en

doute : « Ses parents ont emmené Dora au cinéma Ornano 43. Il suffisait de traverser la rue.

Ou bien y est-elle allée toute seule ? » (DB : 34) ; ici, l’utilisation du passé composé (« ont

emmené ») pour signaler un fait antérieur est totalement invalidée par la phrase interrogative

subséquente, si bien qu’à la relecture, on serait tenté de procéder à l’inversion du pronom

(« Ses parents ont-ils emmené Dora… ? »). Il peut également s’agir d’une incertitude

pleinement assumée dès le départ : « J’ignore quel uniforme portaient les pensionnaires. Tout
111

simplement, les vêtements signalés dans l’avis de recherche de Dora. […] Je devine à peu

près les horaires des journées » (DB : 39) ; ce procédé est l’inverse du premier, puisque le

doute initial vient teinter toute l’affirmation subséquente. Ou encore on peut retrouver des

mises en parallèle avec sa propre expérience, ce qui illustre (ne serait-ce que partiellement)

ses motivations à elle par l’intermédiaire de ses impressions à lui :

Qu’est-ce qui nous décide à faire une fugue ? Je me souviens de la mienne le


18 janvier 1960, à une époque qui n’avait pas la noirceur de décembre 1941.
[…] Mais il semble que ce qui vous pousse brusquement à la fugue, ce soit un
jour de froid et de grisaille qui vous rend encore plus vive la solitude et vous
fait sentir encore plus fort qu’un étau se resserre (DB : 57).

L’évocation trouve là son poids et sa richesse : les perceptions et l’intériorité demeurent

subjectives, mais par le rappel de sa propre expérience, Modiano touche à une part imparfaite

de la subjectivité de Dora.

L’expérience du temps est également un déclencheur d’évocations, lesquelles auront

pour bases ses souvenirs de la fuite, de la ville et de l’adolescence. Ce sont là autant d’échos

de sa subjectivité : « J’ai eu la certitude, brusquement, que le soir de sa fugue, Dora s’était

éloignée du pensionnat en suivant cette rue de la Gare-de-Reuilly. Je la voyais, longeant le

mur du pensionnat. Peut-être parce que le mot “gare” évoque la fugue » (DB : 129 ; je

souligne). S’il propose une reconstitution des faits, il demeure dans la potentialité en

recourant au verbe « évoquer ». En effet, pour qui le mot « gare » évoque-t-il la fugue ? Pour

Modiano, bien sûr, qui se rappelle ses souvenirs de fugue et de voyage, ce qui revient presque

au même, comme le montre le narrateur-explorateur de Voyage de noces : « Ma vie n’avait

été qu’une fuite » (VN : 95). Même si elle demeure purement subjective, cette certitude n’en

participe pas moins à l’élaboration du portrait de Dora. Les autobiographèmes de Modiano

contribuent à donner une dimension psychologique au personnage de Dora. Le vécu propre


112

de cette dernière est inaccessible en l’absence de témoignages de première main ; l’écrivain

évoque alors ses expériences à mesure qu’il retrace une adresse, une rue, une errance dans le

quartier. Ces lieux sont autant de possibilités de retraçage des contours de Dora dans ses

actions et réflexions potentielles. À juste titre, « les objets témoignent par les regards des

personnes disparues, et c’est dans cette conversation entre des objets et des rues, des murs et

des jardins de couvent, que l’imagination peut s’implanter sans trahir la réalité des morts »

(Higgins 2004 : 400). Les quelques informations sur les possibles allées et venues de la jeune

femme permettent ainsi à Modiano de les aborder et de les interpréter sous l’angle de

l’autobiographie.

L’évocation joue dès lors un rôle compensatoire entre la subjectivité (connue) de

Modiano et celle (inaccessible) de Dora. Cela peut se faire de manière très ouverte et très

concrète, par exemple au détour d’un souvenir de jeunesse, quand Modiano dit : « Vers

quatorze ans, ce terrain vague m’avait frappé » (DB : 35 ; je souligne). Cette image de terrain

vague gravée en mémoire appelle un moment précis de l’adolescence, ce qui lui permet dès

la page suivante de renvoyer à un élément factuel concernant Dora et ainsi de créer un lien

avec elle : « Le 9 mai 1940, Dora Bruder, à quatorze ans, est inscrite dans un internat

religieux » (DB : 36 ; je souligne). Par l’intermédiaire de sa subjectivité propre, il peut tenter

de comprendre l’expérience de Dora, sans toutefois atténuer le tragique de l’histoire de la

jeune fille. C’est là un élément important de l’évocation pratiquée par Modiano ; il reconnaît

que la mise en relation de leurs deux expériences ne doit pas mener à une assimilation de

l’une par l’autre.

À la lumière de ce qui précède, la définition que donne Ricœur de l’évocation n’est pas

suffisante pour rendre compte de la subjectivité de celui ou celle qui évoque. Le fait qu’il
113

s’agisse d’une expérience sensuelle (phénoménalement parlant, c’est-à-dire relative aux

sens), aussi bien temporelle que spatiale, pour l’évocateur comme pour celui qui reçoit

l’évocation en révèle bien la dimension subjective. À cet effet, la définition proposée par

Edward S. Casey nous semble beaucoup plus opérante :

L’évocation consiste en un rassemblement du rappelé d’un état réel ou


potentiel d’oubli. Le rappel est établi pour combattre un tel oubli en premier
lieu, et il l’accomplit en présentant au sujet se rappelant une configuration
sensuelle ou quasi sensuelle suffisamment évidente pour attirer l’attention sur
elle-même (Casey 2000 : 98-99 ; je traduis).

L’étude de la démarche sous-tendant l’évocation peut alors en dire beaucoup sur l’évocation

elle-même. L’évocation à tâtons telle que Modiano la pratique lorsqu’il revient sur l’histoire

publiée en 1997 transmet les nuances de l’expérience du monde. Rappelons ce passage cité

plus tôt, en insistant cette fois sur la fin : « Qu’est-ce qui nous décide à faire une fugue ? Je

me souviens de la mienne le 18 janvier 1960, à une époque qui n’avait pas la noirceur de

décembre 1941 » (DB : 57 ; je souligne). L’évocation sert de pont entre 1996, 1960 et 1941.

L’incertitude ici n’est ni un manque ni un défaut, mais plutôt une façon nuancée d’être au

monde, jamais figée, jamais synthétisée. Cette absence de synthèse définitive reflète encore

mieux la vraisemblance attachée à l’élaboration du récit. Modiano préserve ainsi l’aspect

pluriel et difficilement dicible de l’expérience humaine — l’expérience fragmentaire de

Dora, mais aussi son expérience morcelée (par les perceptions, la mise en récit et le travail

du temps) à lui.

Si par ses démarches, Modiano cherche à obtenir plus de renseignements factuels sur

la fugueuse — les horaires des journées, son habillement, ses habitudes —, le fond véritable

de sa quête demeure accessible uniquement par un intermédiaire, en l’occurrence par des

analogies avec sa propre expérience des rues de Paris, de la solitude de certains quartiers, et
114

de ses fugues à lui25. Et si l’évocation a un rôle central dans le déroulement narratif de Dora

Bruder, un élan supplémentaire semble se cacher derrière, par-delà l’identification

empathique visant à extirper Dora de l’oubli. Il se joue quelque chose de la réminiscence

ruminante ou, pour reprendre un autre terme utilisé par Casey, de la ruminescence.

1.6 Ruminescence et identification


Maintenir une incertitude grâce au langage et par le langage tout en voyant dans le

rapprochement et l’évocation une occasion d’ouverture à l’autre (ce que fait précisément

Modiano) admet la possibilité de rendre compte de certains aspects de l’expérience qui

seraient autrement oblitérés — comme ce peut être le cas, par exemple aux deux pôles

extrêmes, avec le document d’archives factuel, sans nuance ni interprétation, ou avec le

recours à la fiction romanesque qui voit le souci esthétique prendre le pas sur l’histoire d’une

jeune femme à qui quelque chose est réellement arrivé. La mise en parallèle de leurs deux

histoires (fort différentes, il va sans dire) permet à Modiano de combler certains vides, sans

doute ceux qui représentent à ses yeux les éléments les plus importants dans la reconstitution

de Dora la fugueuse : les vides de l’expérience, des impressions, et des sentiments. Certains

vides, mais pas tous les vides. Il est d’autant plus frappant de voir la construction narrative

de Modiano, qui se veut une sorte de pont temporel, quand on pense au nom même de la

chronique l’ayant inspiré, « D’hier à aujourd’hui », parue dans un journal lui-même disparu

(en août 1944). La mémoire et le rappel agissent comme doubles raccords entre hier et

aujourd’hui, entre son passé à lui et le passé de l’Histoire, et son présent personnel en cours

25
Il est d’ailleurs particulier que Jean, le narrateur de Voyage de noces, explorateur documentariste, soit en
fugue, fuyant ses responsabilités et sa vie pour mieux remonter le temps et plonger dans ses souvenirs. Comme
si son évasion d’adulte, au-delà du seul déni du présent, assurait le pont avec Ingrid Teyrsen s’évadant de Paris
occupé.
115

de remémoration et une Histoire marquée par le présentisme. C’est précisément ce qui lui

donne « l’impression d’être tout seul à faire le lien entre le Paris de ce temps-là et celui

d’aujourd’hui, le seul à [se] souvenir de tous ces détails » (DB : 50). Plus encore, la mémoire

donne sa valeur historique au présent, lequel subit le poids d’autres temps tout en se trouvant

engagé dans une dynamique de sens et de compréhension. Autrement, « l’instant, l’éphémère,

l’immédiat [happent le présent] et l’amnésie seule peut être son lot » (Hartog 2012 [2003] :

269), ce dont se désole Modiano.

Les démarches fastidieuses que l’écrivain a entreprises montrent un investissement

particulier, comme si l’idée de reléguer Dora à l’oubli auquel elle était réservée lui était

insupportable. Cet investissement est bien manifesté par ce que Casey appelle la

ruminescence : « Pour saisir cette émotion ou cet état émotif particuliers que la remémoration

peut entraîner, j’ai forgé le terme de “ruminescence”, qui combine la “réminiscence” et la

“rumination”. La remémoration peut entraîner tout un spectre d’émotions, de la joie grisante

au remords déchirant » (Casey 2000 : 46 ; je traduis). Pour que la remémoration provoque un

effet émotif, il faut un certain degré d’engagement du sujet et le souvenir ne peut se résumer

à des trivialités — celui qui tente de se souvenir de l’endroit où il a laissé ses clefs ne saurait

subir ce spectre d’émotions, sauf si ces clefs portent en elles une plus-value émotive (la chose

en appelant ainsi à un réseau plus large d’expériences passées). En outre, la réminiscence

n’est pas simple souvenance ; n’ayant pas « le poids du souvenir, elle est plutôt la touche

fugitive qui nous effleure, souvent même à notre insu ; à la fois il en reste quelque chose et

il n’en reste rien, il en reste quelque chose qui n’est rien ; c’est une trace qui ne laisse pas de

traces ! » (Jankélévitch et Berlowitz 1978 : 53). Cette distinction me semble pertinente, car
116

la réminiscence requiert ici la rumination pour espérer être minimalement effective, étant

toujours maintenue à la limite de l’effacement et de l’oubli.

Là où la ruminescence devient intéressante, c’est lorsqu’elle engage non plus des objets

inertes, mais des personnes réelles ; pareille démarche de souvenance engage une certaine

forme d’identification, puisqu’on ne parle que de soi (non pas à propos de soi, mais depuis

soi). Une telle relation à la mémoire peut inviter à l’appropriation et l’empathie, lesquelles

entretiennent une réelle tension dans Dora Bruder. Ainsi, pour reprendre les catégories

établies par Suleiman,

Modiano [y] passe d’un genre d’identification à autrui très familier — j’ai
presque envie de dire « facile » —, une autre personne ayant vécu certaines
souffrances similaires aux siennes, à une conscience éthique qui dépend moins
de l’identification que de la différenciation ; et ce qui résulte de ce mouvement
est un processus pouvant être de l’ordre du deuil (Suleiman 2007 : 327 ; je
traduis).

Cette relation paradoxale d’intégration et de mise à distance vise une compréhension de

l’expérience subjective de Dora. Cela ramène à la fois les concepts de deuil et de hantologie

derridiens. Modiano tente de comprendre non pas en prétendant à l’exhaustivité de sa

démarche (compréhension non pas comme totalité englobante), mais vise plutôt à épuiser les

ressources matérielles et humaines dont il dispose pour rendre intelligible une expérience de

l’atroce qui, par sa malheureuse banalité, témoigne bien modestement pour les millions

disparus sans laisser de traces. C’est pourquoi il semble excessif de voir ce genre

d’identification appropriative comme totalement exempte d’élan éthique, sachant qu’elle

engage une relation à l’autre : « Qu’est-ce que j’entends par identification appropriative ? En

empruntant la terminologie ricœurienne, je définirais le tout comme un cas d’assimilation

entre soi et autre, avec un accent mis sur le soi : “Je suis comme cette personne” » (Suleiman

2007 : 330 ; je traduis). Je ne vois pas de réel processus d’assimilation dans la démarche de
117

Modiano, puisqu’il préserve une flexibilité dans son lien à Dora : il parle de son point de vue

(duquel au demeurant il ne peut se séparer à défaut de quoi il retomberait dans la fiction et

s’exposerait aux pièges de l’invention) et s’efforce de neutraliser sa subjectivité lorsqu’il est

question de faits avérés concernant Dora (en reproduisant tels rapports ou documents

consultés). Il se crée ainsi une dynamique d’allers-retours entre la fugueuse et l’écrivain,

celui-ci cherchant à combler les blancs des archives, de la mémoire, et de l’histoire à propos

de celle-là. De la sorte, l’identification empathique, qui « maintient la similarité en même

temps que la différence » (Suleiman 2007 : 334 ; je traduis), demeure un moteur essentiel

pour intégrer le récit d’une personne ayant existé et limiter l’apport fictionnel que le

romancier pourrait amener. Les efforts déployés par Modiano pour retrouver Dora, d’abord

pour obtenir son extrait d’acte de naissance, et ensuite pour retrouver ses lieux de passage,

témoignent bien de la ligne sensible sur laquelle il marche pour tenter de rendre une justice

bien partielle à la mémoire de la disparue. Si bien que la seule appropriation qu’il y a est une

appropriation des lieux, que Modiano connaît pour avoir vécu dans ce quartier à peu près au

même âge qu’elle.

Par ailleurs, la mise à distance qu’il établit entre le narrateur et le narré, que ce soit par

le retrait de sa subjectivité (dont les mentions sont atténuées au fil des versions) ou par des

reproductions d’archives (documents dont la présence a été accentuée dans la version de

2013), rend d’autant évidente la conscience éthique qui motive toute son entreprise, dans son

caractère littéraire comme historique. Cela engage assurément la deuxième composante de la

définition ricœurienne de la visée éthique, définition bien connue que le philosophe propose

dans Soi-même comme un autre, et qui correspond à « la visée de la “vie bonne” avec et pour

autrui dans des institutions justes » (Ricœur 1996 [1990] : 202). Dans le cas de personnes
118

disparues, cette orientation avec et pour autrui représente une obligation mémorielle

poussant l’engagement à devenir esth/éthique, puisque l’acte de création (à entendre comme

mise au monde d’une œuvre, et non comme fantaisies imaginatives) s’efforce de rendre

compte d’expériences à des personnes à qui quelque chose est vraiment arrivé sans pour

autant renoncer à sa propre démarche de subjectivation. Car

le moi n’est jamais que ce que sa subjectivité lui donne d’être, au point que
dire « je » ou « moi » consiste toujours à désigner (plus ou moins
explicitement) le fruit — mieux : le résultat ponctuel et provisoire — d’un
« processus de subjectivation » dans lequel le moi devient le « sujet » qu’il
est, ou qu’il se reconnaît, être, à la seule faveur d’une soumission préalable,
transcendantale, a priori. Mais soumission à quoi, à qui ? On l’aura compris :
soumission à soi — exclusivement à soi (Audi 2005 : 70).

Ce qui revient à dire qu’on ne parle que depuis soi, avec toute la souplesse dialectique que

cela peut représenter. Une telle prise en charge esthétique qui se soumet dans chaque détour

à une démarche éthique plus large engage dès lors à une indissociabilité des deux termes, et

amène l’esth/éthique.

Pour Modiano, le processus de subjectivation est essentiel compte tenu du sujet fugitif

(à la fois évanescent et en fugue) qui transforme son intérêt premier en obsession. La

meilleure marque esth/éthique de cet élément majeur de l’œuvre est le traitement subjectif et

empathique de l’histoire de Dora, un traitement qui rend compte de la lutte contre l’oubli

dans laquelle l’écrivain s’est engagé. Il s’agit en effet d’un nerf sous-tendant tout le livre,

« travaillé par l’angoisse du temps qui passe, fauchant les traces matérielles qui supportent

la mémoire : cela empêche la reconstitution même des événements de la vie de Dora, qui

reste très lacunaire » (Douzou 2007 : 25). Malgré les lacunes, malgré les vides, cette histoire

doit être dite, et ce, sans pour autant camoufler les manques inéluctables qu’une telle

entreprise comporte. L’archive joue alors un rôle institutionnel qui guide, mais aussi auquel
119

le sujet peut contribuer — et cette dynamique double encadre la démarche de Modiano et

contribue à maintenir possible le rapport à l’Autre disparu. Voilà résumé l’arrière-plan

éthique du maldicible, néologisme qui à mon sens convient mieux que les termes existants

d’indicible et d’ineffable.

1.7 Tension empathique et nécessité mémorielle


Jusqu’à maintenant, j’ai montré à quel point la structure même du récit repose sur le

pont de l’évocation, qui relie entre elles la subjectivité du Modiano-narrateur et l’objectivité

du Modiano-archiviste. Ce trait n’est pas anecdotique, mais traverse toute l’œuvre, si bien

que « l’organisation d’ensemble de l’ouvrage montre que l’enquête objective se rompt

souvent puis se relance par des va-et-vient entre la vie de Dora et celle du narrateur » (Douzou

2007 : 27). C’est d’ailleurs cette tension qui permet à l’identification empathique d’avoir

préséance sur une assimilation qui autrement transforme l’histoire bien réelle en source de

fiction, et métamorphose Dora Bruder en Ingrid Teyrsen. Le besoin de dire se joue ainsi sur

deux trames entrelacées : celle éminemment éthique qui cherche à contribuer de modeste

façon à la perpétuation d’une mémoire dérobée ; et l’autre, sensible et subjective, qui ne

camoufle pas le point de vue duquel elle parle. Loin de masquer les failles d’une telle

dynamique, Modiano les utilise pour rendre manifeste la fonction de médiation du récit.

L’étude de l’évocation est ainsi l’occasion de voir ce que dit le texte plutôt que ce qu’il

cache, de comprendre comment le texte fait deux pas en avant pour un en arrière, hésitant

toujours à extrapoler sur les possibles actions, possibles pensées et possibles impressions de

Dora. Le texte se contente de mal dire faute de mieux, le silence total et définitif n’étant

absolument pas une option pour aborder les expériences de l’extrême ; un tel mutisme en

connaissance de cause discréditerait tout l’arrière-plan éthique de la démarche. L’évocation


120

tout en parallélismes montrée par Modiano joue un rôle central pour refléter une subjectivité

nuancée — qu’il s’agisse d’un sujet parlant ou d’un sujet dont on parle. À la base, cette

pratique d’une remémoration mitoyenne (c’est-à-dire la remémoration propre à Modiano et

celle qu’il tente conjointement de reconstituer à partir des traces de Dora), fortement teintée

par la ruminescence, a une double fonction : elle dépasse les capacités des seules archives, et

elle désamorce les libertés imaginatives de l’extrapolation — puisqu’à défaut de décrire le

vécu de Dora, il parle de ses propres expériences. À cela vient inévitablement s’ajouter une

troisième fonction, la plus importante, sans doute, dans le cas qui nous intéresse : celle de

lever de quelques millimètres le voile de noirceur autour de ce qu’a été Dora et la façon dont

elle a pu vivre ces événements barbares, événements qui sont la raison funeste pour laquelle

Modiano tente justement d’en préserver la mémoire.

Ces ténèbres sont aussi à l’origine de Voyage de noces, Modiano ayant tout de suite

ressenti « la nuit, l’inconnu, l’oubli, le néant tout autour » (DB : 53) dès la lecture de l’avis

de recherche de Dora en 1988. Cette extirpation de la glu mémorielle caractérise l’entièreté

de son travail littéraire, lui qui va jusqu’à affirmer, dans son Discours à l’Académie suédoise

lors de la réception du prix Nobel de littérature, que « c’est sans doute la vocation du

romancier, devant cette grande page blanche de l’oubli, de faire ressurgir quelques mots à

moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan » (Modiano

2015 : 30). Dans Voyage de noces, il reconnaissait déjà que le travail mémoriel pouvait

entraîner un brouillage des expériences : « Le passé et le présent se mêlent dans mon esprit

par un phénomène de surimpression » (VN : 26 ; je souligne). S’il en est ainsi, c’est que cette

fiction n’a pas su rendre compte de la réalité dans toute sa vraisemblance, dans toutes ses

nuances, et surtout, dans toute son incertitude. Mais en même temps, ce sentiment de
121

chevauchement temporel est récurrent ; comme on le verra au chapitre suivant, Annie Ernaux

utilise la très belle expression de « sensation palimpseste » (2008a : 213) pour exprimer cette

superposition mémorielle. Chez Modiano, l’acuité expérientielle face à l’évanescence du

présent et la force du souvenir se répètent jusqu’à paraître à leur tour comme un palimpseste ;

il reprend d’ailleurs l’expression « phénomène de surimpression » dans un texte sur

Françoise Dorléac :

En ce mois de juin 1996, on se demande ce qu’on a bien pu faire pendant ces


trente dernières années, qui se mêlent aux années précédentes, quelquefois par
un phénomène de surimpression. Je me retourne vers ma jeunesse sans trop
de mélancolie. Est-ce une illusion ? Il me semble que le temps devient
transparent, que les saisons, celles d’hier et d’aujourd’hui, achèvent de se
confondre dans une sorte de présent éternel (Deneuve et Modiano 1996 : 36 ;
je souligne).

En fait, ce passage résume bien l’ensemble du travail littéraire de Modiano : une tentative

légèrement mélancolique pour percer l’illusion d’une concrétude tirée vers le passé. Le

renversement est admirable : le présent, insaisissable, se suspend par la superposition des

impressions de lieux, de personnes, d’expériences, confirmant la mémoire comme un ordre

temporel paradoxal. À expérience contradictoire, expression contradictoire ; le concept de

maldicible que je proposerai maintenant saura rendre compte d’une telle situation.

Besoin de dire et maldicible


Modiano a voulu rendre intelligibles les quelques mois durant lesquels Dora a vécu

sous l’Occupation. En même temps, l’idée est de reconnaître la difficulté d’une telle

entreprise sans pour autant en masquer les pierres d’achoppement. En seconde partie,

j’approfondirai donc la dimension esth/éthique mise en place dans Dora Bruder, entreprise

interrogeant la possibilité même de dire. Tenter de témoigner d’expériences de l’extrême

soulève la question de la capacité à rendre compte par le langage de telles expériences. De


122

surcroît, le fait de parler pour quelqu’un d’autre, donc de témoigner par personne interposée,

engage le problème essentiel de la subjectivité — et amène le danger de l’identification

appropriative. S’en trouve appelée la question de l’indicible, qui interroge cette capacité de

l’entendement et la possibilité de rendre compte de la souffrance et de l’oubli.

La souffrance demeure incontournable, compte tenu du contexte dans lequel Dora est

disparue ; il s’agit d’autant d’une incitation à surmonter le caractère inexprimable qu’une

telle expérience peut susciter. L’impossibilité d’avoir tous les détails concernant la fugueuse

est une invitation à rapporter les éléments trouvés, mais aussi à interroger leur contexte de

production et de préservation, car « l’événement traumatique original peut demeurer

inaccessible, mais ses effets consécutifs, ses échos récurrents, résonnent avec force »

(Greenberg 2007 : 357 ; je traduis). C’est de cette position que Modiano peut témoigner avec

toute la sensibilité nécessaire.

Le document joue en outre un rôle central, puisque sans lui, l’écrivain en serait réduit

aux pures spéculations. L’archive n’est pas tout, mais elle peut constituer une matière de

départ très riche. L’investissement qu’il met pour retrouver la moindre trace de Dora

témoigne d’un engagement émotif qui dépasse la seule empathie, et le travail d’historien qu’il

entreprend n’y est certes pas étranger, puisque « qui a le goût de l’archive cherche à arracher

du sens supplémentaire aux lambeaux de phrases retrouvées ; l’émotion est un instrument de

plus pour ciseler la pierre, celle du passé, celle du silence » (Farge 1989 : 43). La ligne est

toutefois mince entre l’investissement émotif du chercheur et l’excès de subjectivité qui

prend le pas sur le sujet étudié.


123

Pour bien évaluer le rapport entre langage et raison, il convient dans un premier temps

de définir l’indicible et l’ineffable, deux termes qui peuvent être associés aux expériences de

l’extrême. En analysant certaines modalités de l’inexprimable, je procéderai à une

interrogation fondamentale de la littérature et des idées qu’elle peut exprimer, en lien avec le

rôle et la capacité du langage, posant un ensemble de questions qui doivent intéresser la

philosophie du langage, mais surtout, la philosophie en général. Je proposerai ensuite le

concept de maldicible comme solution de rechange viable pour signifier un besoin de dire

conscient de son insuffisance intrinsèque, s’engageant non pas à la surmonter, mais à faire

avec elle. L’identification empathique a d’ailleurs une fonction importante dans

l’établissement d’une démarche productive qui rend compte d’une esth/éthique nuancée,

sensible, et consciente en chaque instant de sa portée. Enfin, je verrai comment la recherche

documentaire et l’archive jouent un rôle ambigu qui, loin de figer le dicible, contribue plutôt

à l’esth/éthique du maldicible dans le récit étudié.

Mais d’abord, quelques mots sur le maldicible. Il m’est apparu nécessaire de forger ce

néologisme pour bien marquer la distinction entre la démarche esth/éthique de Modiano et

les concepts d’indicible et d’ineffable. Puisque j’aborderai dans un premier temps ces deux

concepts et afin de mieux comprendre pourquoi ils sont insuffisants pour la présente analyse,

je proposerai d’entrée de jeu une définition du maldicible. Entendons par le terme cet état

paradoxal du langage qui doit subir certaines de ses défaillances en se servant de sa nature

fragmentaire pour affirmer sa visée aporétique, et ainsi transformer le défaut inéluctable du

manque en qualité inhérente du dire. En d’autres mots, le langage, toujours à court de lui-

même, doit surmonter son caractère non exhaustif pour repousser d’autant les frontières du

dicible — tout en sachant que ces frontières sont par essence indéterminables. Le fait de ne
124

pas camoufler ce défaut inscrit le maldicible dans une écriture de l’action, de la création,

éminemment esth/éthique, ce à quoi n’ont pas accès l’indicible et l’ineffable de par leur

définition même. D’où, d’abord le détour théorique par Wittgenstein et Jankélévitch, qui me

permettra ensuite de mieux développer la définition que je viens de donner, l’objectif étant

de voir comment le maldicible occupe une place centrale dans Dora Bruder.

2.1 Wittgenstein et l’indicible


Il me semble fondamental de me pencher sur le rapport intime que Ludwig

Wittgenstein établit entre langage et raison. Qu’on confine Wittgenstein parfois à la seule

philosophie du langage n’est pas lui rendre justice, car c’est une philosophie à part entière

qu’il propose et balise. En effet, lorsqu’il écrit que « les frontières de mon langage sont les

frontières de mon monde » (Wittgenstein 2001 [1922] : §5.6), il ne cherche pas à limiter la

raison par le langage, bien au contraire. Cet aphorisme n’est pas prescriptif mais descriptif ;

on a là une invitation à la prise en charge éthique de notre monde — non pas dans un sens

unique et global, le Monde étant une somme des mondes individuels et subjectifs.

De là, le langage doit être vu comme un outil objectif de description du monde, dans la

mesure où puisqu’il est fondé sur un ensemble d’arbitraires, il doit être convenu et partagé

pour pouvoir fonctionner. Bien entendu, il est en outre un vecteur de sens modulable par les

agents qui l’utilisent, ce qui lui confère sa dimension subjective. En effet, pour élargir les

frontières du langage, il faut élargir les frontières du sens — donc de la raison. Ce faisant, il

est impossible d’y arriver en demeurant dans le seul contexte discursif ; il faut l’assortir d’un

arrêté arbitraire — dans et par l’action — commandé par le sujet puis confirmé ou pris en

compte par d’autres. Il n’est dès lors d’essentialisation ni du langage ni de la raison. Celle-ci
125

est vue comme la totalité de ce qui est tandis que celui-là est plutôt la totalité de ce qui peut

être signifié. Il en va de l’usage des mots comme de la raison.

Ce faisant, Wittgenstein ne propose pas d’éthique à proprement dit, puisque selon sa

conception de la chose, l’éthique ne peut être que subjective, la posture éthique n’étant pas à

annoncer a priori, mais à décrire a posteriori (ce qu’il fait, au demeurant, par le Tractatus).

J’abonderai ainsi dans le même sens qu’Anne‐Marie S. Christensen, qui affirme « [qu’]une

étude des remarques de Wittgenstein sur l’éthique ne donne pas une théorie de l’éthique,

mais clarifie plutôt ce que nous faisons lorsque nous utilisons les mots avec une portée

éthique et élucide les traits caractéristiques d’un tel usage » (Christensen 2011 : 797 ; je

traduis). S’il en est ainsi, c’est que l’éthique relève de cet indicible qui ne peut accorder

quelque vérité dans la détermination de ce qui est absolument bon ou bien. Pour le sujet, cela

n’implique pas pour autant une résignation devant l’impossibilité de signifier quelque portée

éthique par le langage et une soumission à ce dernier ; il s’agit encore une fois d’une

invitation à embrasser le paradoxe fondamental d’un indicible qui relèverait par nature de

l’impensable.

Les frontières entre dicible et indicible ne peuvent en effet être décrites et établies

puisque cela sous-entendrait un point en surplomb à partir duquel les contempler — ce qui

révélerait alors que l’indicible n’est qu’une façade du langage, voire un leurre de la raison.

Comme le précise Wittgenstein, la philosophie « signifiera l’indicible en figurant le dicible

dans sa clarté » (Wittgenstein 2001 [1922] : §4.115) ; ce faisant, la délimitation est chaque

fois établie et re-définie par le fait de dire en tant que tel. Cela refixe au passage les limites

de la raison — comme ma raison —, et les limites du monde — comme mon monde. Cette

redéfinition s’effectue non pas dans le langage, mais par lui. Étant « proprement
126

inobjectives », les frontières du monde « sont et demeurent indicibles. Rien, dans le langage,

ne saurait les signifier — sinon mon langage lui-même et en tant que tel, c’est-à-dire en tant

qu’il existe, en tant qu’il y a langage » (Audi 1999 : 76). Selon cette vision, le dicible reste

l’alpha et l’oméga de la philosophie. En même temps, les mots du langage n’ont pas à se

contraindre à la seule représentation de la réalité — et la littérature en est sans doute

l’exemple le plus patent —, car

arriver aux « limites du langage » depuis l’intérieur, c’est-à-dire voir ce qui


peut être dit et voir que rien de ce qui peut être dit ne correspondra à ce que
nous voulons dire, pourrait nous permettre non pas de nous résigner à ne dire
que ce qui peut être dit, mais de voir différemment nos demandes et nous-
mêmes, et la relation de nos demandes avec le monde (Diamond 2011 : 243 ;
je traduis).

Les limites de mon langage sont donc autant d’invitations à interroger le lien qu’il entretient

avec le monde, et donc d’interroger plus directement mon monde.

Un autre écueil (tautologique, celui-là) se présente en apparence lorsqu’on se penche

sur les capacités du langage lui-même. Le langage sert à dire ; mais qu’est-ce que dire :

signifier à l’aide du langage. Contrairement à ce qu’il pourrait paraître, il n’y a rien de

contradictoire ni de fondamentalement tautologique à cela, puisque le langage se désigne lui-

même en se disant. La monstration induite par le fait qu’il y a du langage permet de surmonter

l’étendue infinie des sens du dire grâce à l’action, laquelle ouvre une brèche dans le discours

en statuant et confirmant un (ou des) sens, et non plus tous les sens — ou aucun sens, sachant

que « lorsqu’un mot n’a pas de signification, cela veut dire qu’on ne lui en a pas donné une,

et non qu’il ne peut en avoir une » (Bouveresse 1997 : 119). L’acte de création littéraire

soulève toutefois un paradoxe tout à fait spécial : le langage demeure sa matière première.

Mais puisqu’elle est également action (dont la forme est donnée en même temps que le sens),

l’œuvre littéraire présente son propre inventaire logique à mesure que s’accumulent les
127

propositions et que se dégage une orientation particulière de cette parole en actions — d’où

l’intérêt de procéder à une lecture esth/éthique, la dimension productrice étant inséparable de

l’élan qui la soutient. Si l’être est inévitablement un paraître, il est aussi un parfaire, un sujet

sans cesse perfectible (et perverti) par la façon dont il se montre (et par la même occasion, se

fait). Cette délimitation-réunion que l’esth/éthique d’Audi se propose d’affronter découle

d’une tentative de résoudre le problème philosophique posé par Wittgenstein dans le

Tractatus, celui d’établir « la délimitation rigoureuse de ce qui peut être dit et de ce qui peut

seulement être montré » (Bouveresse 1973 : 33). Le Faire par le Dire serait donc possible si

ce dernier est assorti d’une conscience innocente à la fois supra et infradiscursive, c’est-à-

dire prenant en compte les capacités faillibles du langage et modulant formellement ses

propres conditions de réalisation, et ce, sans pour autant s’asseoir principiellement sur le

floutage de ses mécanismes de production.

Un problème surgit pourtant lorsque les actions elles-mêmes décrites dans l’œuvre

possèdent un caractère insensé, ineffable, qui dépasse l’entendement et toute logique, niant

leurs propres conditions de réalisation. L’incapacité de figer du sens à l’aide du discours ne

doit pas constituer un refus de toute l’entreprise sous-jacente ; au contraire, le défaut et le

manque doivent être des moteurs pour inciter l’écrivain (ou discoureur) à élargir les frontières

du langage afin de nommer, et donc par-là, faire comprendre. Se trouve résumée là la nature

paradoxale du maldicible.
128

2.2 Jankélévitch et l’ineffable


L’ineffable traîne avec lui une forte connotation mystique26. Quel serait en effet le

mystère inexprimable le plus grand qui soit pour le croyant, si ce n’est Dieu lui-même ?

Encore faut-il déterminer des degrés dans la portée de l’exprimable, puisque comme l’a bien

montré Wittgenstein, il y a une contradiction fondamentale à établir une frontière claire entre

dicible et indicible. Augustin fut d’ailleurs sensible à ce paradoxe, qu’il expose au chapitre 6

de La doctrine chrétienne :

Ai-je dit une parole, ai-je fait retenir des mots dignes de Dieu ? En vérité, je
n’ai pas voulu dire autre chose, je le sais ; mais si j’ai parlé, ce n’était pas cela
que j’aurais voulu dire. Comment le sais-je, si ce n’est parce que Dieu est
ineffable [ineffabilis] ? Or ce que j’ai dit, si c’était ineffable [ineffabile],
n’aurait pas été dit. Par conséquent, il ne faut même pas dire que Dieu est
ineffable, car lorsqu’on dit cela, on dit encore quelque chose. Et il se produit
ici je ne sais quelle contradiction dans les termes, car si est ineffable ce qui ne
peut être dit, n’est pas ineffable ce qui peut au moins être dit ineffable. Or
cette contradiction dans les termes, il vaut mieux s’en garder par le silence que
de tenter de la réduire par des paroles (1997 : 83).

En considérant le langage au sens strict, on peut remarquer que de rejeter tout concept (Dieu

y compris) dans le domaine de l’inexprimable ne soulève pas une relation paradoxale, mais

plutôt tautologique, le terme générant sa propre définition, laquelle renvoie à son tour au

lexème initial (l’inexprimable demeure inexplicable). En outre, s’il y avait vraiment une telle

chose que l’inexprimable, celui-ci requerrait de lui-même que nous cessions d’en parler

26
Le terme est aussi utilisé par Wittgenstein pour parler de l’indicible : « Il y a assurément de l’indicible. Il
se montre, c’est le Mystique » (Wittgenstein 2001 [1922] : §6.522). Or il faut y voir un mysticisme exempt de
toute orientation théologique, dans la mesure où il engage le mystère du monde en soi, de ses origines certes,
mais surtout de l’ici-maintenant du réel présent : « Ce n’est pas comment est le monde qui est le Mystique, mais
qu’il soit » (Wittgenstein 2001 [1922] : §6.44). En d’autres mots, il s’agit du constat théorique que la logique
ne peut s’outrepasser : « Le mysticisme ne consiste pas d’abord dans l’affirmation d’une unité indivisible de la
réalité globale, mais dans l’imposition d’une limite à cette réalité. Cette limite ne peut évidemment se dire,
puisque cela impliquerait que l’on puisse la caractériser de l’extérieur, que l’on puisse à l’aide du langage
décrire ou évoquer ce qui se passe de part et d’autre de la limite » (Bouveresse 1973 : 42).
129

séance tenante27. En quoi dès lors le concept peut-il être utile dans la présente étude ? Ne

s’agirait-il pas de parvenir à cette « quadrature du cercle » que le photographe Jansen décrit

au narrateur de Chien de printemps, rendue possible par l’image imprimée mais paradoxale

à l’écrit, puisqu’il s’agit de « réussir à créer le silence avec des mots » (Modiano 2013 :

592) ?

Le philosophe et musicologue Vladimir Jankélévitch n’écarte pas la dimension

théologique de l’ineffable, mais il en ouvre le sens. Il lie étroitement le concept d’ineffable à

l’expérience musicale — de la composition à l’interprétation à la réception. La distinction

que Jankélévitch établit entre indicible et ineffable montre toute la pertinence de proposer un

terme alternatif à l’équation en apparence insoluble liant l’inexprimable et l’expérience

réelle. Ce terme alternatif (le maldicible) me semble le mieux choisi pour décrire la démarche

esth/éthique de Modiano dans Dora Bruder, dans la mesure où l’un des rôles de la littérature

est de refuser l’inexprimable, d’en réfuter les conditions de possibilité par ce qu’elle génère

et provoque.

Si au départ Jankélévitch n’a pas établi de réelle distinction dans le champ de

l’inexprimable28, il séparera rapidement « l’inexprimable stérilisant de la mort » et

« l’inexprimable fécond de la vie, de la liberté et de l’amour » (Jankélévitch 1983 [1961] :

27
« Et puisqu’à notre tour nous prétendons parler de l’indicible, parlons-en du moins pour dire qu’il n’en
faut pas parler et pour souhaiter que ce soit aujourd’hui la dernière fois » (Jankélévitch 1983 [1961] : 102).
Évidemment, il faut lire ici bien plus une boutade qu’une prescription, puisque l’indicible est, comme
l’ineffable, un sujet essentiellement inépuisable…
28
En 1957, dans Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Jankélévitch décrit l’indicible en des mots qui sont
plus proches de l’ineffable : « L’indicible surtout est une invitation à dire et redire sans cesse, un appel toujours
renouvelé à la communication. D’un mot : tout est à dire et surtout ce qui a déjà été dit ! » (Jankélévitch 1957 :
50-51). Il n’établira une distinction terminologique nette que plus tard dans son œuvre — entre autres en 1961
dans La musique et l’ineffable.
130

92). Ce sera ainsi l’occasion pour lui d’identifier deux pôles, l’un positif et productif, l’autre

négatif et destructif. Comme chez Wittgenstein, le faire demeure au centre de la démarche,

et devant l’incapacité du dire, le poiein peut offrir un champ de possibles. C’est ce qui permet

à Jankélévitch d’établir deux catégories d’inexprimable : « Est indicible, à cet égard, ce dont

il n’y a absolument rien à dire, et qui rend l’homme muet en accablant sa maison et en

médusant son discours. Et l’ineffable, tout à l’inverse, est inexprimable parce qu’il y a sur lui

infiniment, interminablement à dire » (Jankélévitch 1983 [1961] : 93). Il y a selon moi un

véritable engagement éthique dans la jonction entre ce qu’on ne peut signifier puisque le

langage l’en empêche, et ce qu’on ne peut communiquer parce que le langage s’en trouverait

épuisé et qu’il y aurait encore à dire. Il ne s’agit pas d’une capitulation, mais bien d’une

invitation au poiein, une injonction à faire, pour dépasser les potentiels indicible contrainte

du langage et ineffable trop-plein de l’expérience.

Il ne faut pas pour autant en déduire qu’il y aurait de l’inexprimable dans la démarche

de Modiano. Au contraire, les blancs, les ellipses et les incertitudes qui pullulent dans son

récit rendent plutôt compte de l’ampleur de la tâche à accomplir. L’action — ici, un acte de

création motivé par le besoin de retracer l’adolescente — ouvre une brèche dans les limites

de la totalité du dicible, et permet au réel d’étirer ses frontières d’autant. De fait, l’union

esth/éthique du Faire et du Dire entraîne un Devenir sans cesse conjugué au présent. Le

flottement du temps dans Dora Bruder n’est sans doute pas étranger à cette volonté de

proposer un dire productif qui surmonte les obstacles temporels posés par la mémoire et la

trace, voire la mémoire de la trace. Car c’est bien d’une trace au carré qu’il est question, que

seules les interrogations de la subjectivité peuvent espérer surmonter. De la sorte, la

description de la soustraction — qu’elle se manifeste sous la forme de l’absence, du vide, du


131

manque, du silence — entraîne une soustraction négative à produit positif : signifier le vide

maintient une tension dialectique entre la reconnaissance d’une nature absente et la révélation

en creux de ce que sa seule présence génère. Le problème survient à la conjugaison de

l’indicible (tel qu’utilisé par Wittgenstein) et de l’ineffable (tel qu’utilisé par Jankélévitch),

quand se produit un événement qui dépasse à la fois le langage et l’expérience — un

événement qui dépasse notre entendement logique du réel, mais dont l’obligation éthique est

patente afin de surmonter la nature destructrice à la source de cette réaction.

Il y a un peu de ce je-ne-sais-quoi, concept cher à Jankélévitch qui décrit l’essence

évanescente maintenue à la jonction de l’ineffable et du sensible ; « le je-ne-sais-quoi n’est

pas la chose manquante, mais le charme qui habille la totalité et en fait un tout. C’est cette

essence de la totalité que l’intuition nous révèle ; et c’est encore cette indivisible essence qui

est le mystère » (Jankélévitch 1957 : 59). Maintenir ce je-ne-sais-quoi présent, surtout en

situation négative, c’est voir la non-exhaustivité de la démarche subjective de production, et

par la même occasion la non-irréductibilité de l’expérience dont elle s’inspire. En contexte

littéraire, cela revient par exemple à reconnaître le caractère à la fois partiel et partial d’une

entreprise créatrice qui cherche à extirper une victime de l’oubli : partiel, puisque jamais

l’expérience première ne saurait être transmise dans son entièreté ; partial, puisque certains

trous peuvent être couverts par la pluralité de l’expérience seconde — dans le cas qui nous

intéresse, autant les démarches du Modiano-archiviste que les marches du jeune Modiano-

déambulant. Ce faisant, les chapitres très courts de Dora Bruder agissent comme des portraits

diaphanes reliés les uns aux autres par l’évocation. Le sentiment de flottement qui en découle

est à la base même de sa démarche, lui qui confiait en entretien « [n’avoir] jamais eu

l’impression d’écrire des romans, mais de rêver des morceaux de réalité [qu’il essayait]
132

ensuite de rassembler tant bien que mal dans un livre » (Modiano 1995). L’héritage que

Modiano porte de la Deuxième Guerre, en particulier de l’Occupation, confère encore plus

d’importance à la possibilité et à la volonté de surmonter l’inexprimable. Le fait de parler

pour Dora, mais depuis son propre point de vue, personnalise l’histoire, et par un

retournement esth/éthique, l’universalise sans généraliser. La prise de conscience honnête

des enjeux impliqués n’est-elle pas essentielle pour une littérature contemporaine qui veut se

donner les moyens de ses ambitions en se vouant à une médiation d’un réel défini

subjectivement ? L’écriture d’un récit qui rend compte autant que faire se peut de l’existence

d’une disparue, en pleine considération de ses limites discursives, est une invitation au

partage de l’expérience et une tentative de réhumanisation de la victime-objet de la barbarie.

Il en va ainsi d’une posture éthique qui vise à surmonter l’indicible et l’ineffable — dont les

modalités sont de nier tautologiquement toute possibilité descriptive. D’où l’importance

d’une mise en action qui, malgré d’inévitables défauts (l’incomplétude au premier chef, mais

aussi la difficulté de décrire subséquemment ce qui fut montré d’abord), statue et renouvelle

ses modalités en chaque instant où elle est pratiquée. C’est là l’origine du maldicible.

2.3 L’esth/éthique et l’inexprimable


Outre sa Conférence sur l’éthique (2014 [1929]), Wittgenstein a très peu parlé

directement d’éthique. Cela n’est guère surprenant puisqu’il affirme que l’éthique fait partie

de ces concepts qui se montrent et se font, plus qu’ils ne se disent et se décrivent. Les rares

mentions du terme dans le Tractatus abondent en ce sens : « Il est clair que l’éthique ne se

laisse pas énoncer. L’éthique est transcendantale. (Éthique et esthétique sont une seule et

même chose.) » (Wittgenstein 2001 [1922] : §6.421). Il maintiendra cette position dans la

conférence qu’il prononce à Cambridge en 1929, alors qu’il dit « utiliser le terme d’éthique
133

dans un sens un peu plus large, dans un sens en fait qui inclut ce [qu’il croit] être la portion

la plus essentielle de ce qui est généralement appelé l’esthétique » (Wittgenstein 2014

[1929] : 126). Il ne semble pas avoir renversé cette vision théorique plus tard dans sa vie,

comme il a pu le faire sur d’autres points du Tractatus. Le mot-valise de Paul Audi fut donc

déjà tout indiqué par Wittgenstein lui-même. Cela dit, il ne faudrait pas croire que ce dernier

confondait les deux termes, mais bien qu’éthique et esthétique se rejoignent dans l’indicible,

et donc surgissent dans l’action.

En effet, l’éthique du Tractatus est « une structure établie par la façon dont nous

agissons et la façon dont nous nous identifions à ces actions, et pour Wittgenstein elle ne

représente pas une vision normative particulière du bon et du mauvais, mais simplement la

possibilité d’avoir une telle vision normative » (Christensen 2011 : 805 ; je traduis). Cette

posture philosophique apparaît sans doute plus nettement lorsqu’on la place en lien avec des

questions d’ordre esthétique, en ce sens que depuis Baudelaire au moins, les positions

essentialisantes traditionnelles sur l’art se sont effritées voire effondrées. Si bien qu’il nous

apparaîtra comme une évidence (pour nous, contemporains d’Audi) que l’esthétique ne

représente pas une vision normative particulière du beau et du laid, mais simplement la

possibilité d’avoir une telle vision artistique. Ce faisant, la proximité de l’éthique et de

l’esthétique entraîne une con-fusion de l’une dans l’autre, dans la mesure où « la théorie

esth/éthique envisage non pas l’œuvre créée, mais l’acte de création dans la seule perspective

du “s’expliquer avec soi-même” qui définit la tâche éthique » (Audi 2007 [1999] : 331). La

distinction qu’Audi établit ici entre l’œuvre et l’acte créateur relève essentiellement d’une

séparation de même nature que celle faite par Wittgenstein entre langage et action.
134

La question est particulièrement pertinente dans la situation présente, puisqu’on a

affaire à deux œuvres littéraires (Dora Bruder et Voyage de noces) qui articulent des postures

esth/éthiques divergentes bien qu’elles soient du même auteur et qu’elles partagent une

origine commune. De par sa nature, sa forme et ses motivations, Dora Bruder nous invite à

étudier le rôle de la fiction en lien avec l’Histoire, et à voir comment le récit engage des

modalités esth/éthiques différentes. Le rapport éthique y est central, et se trouve accentué par

le fait que cette entreprise littéraire concerne des personnes à qui quelque chose est réellement

arrivé. Mais il me semble tout à fait judicieux de recourir à nouveau au mot-valise de Paul

Audi et parler en termes d’esth/éthique puisque l’approche formelle empruntée par Modiano

rend compte de questionnements éthiques qui sont à leur tour inséparables de la forme. Dans

Dora Bruder, cette relation est rendue apparente par le maldicible qui, tentant de surmonter

les incertitudes mémorielles, cherche autant que possible à dire avec une netteté consciente

de sa précarité ; dans Voyage de noces, la dimension esth/éthique est entrelacée avec les

questions sur le passé, et s’inscrit dans un chevauchement des impressions et des souvenirs

qui vise à nourrir une nostalgie nébuleuse qui extirpe le sujet du temps. Du côté du récit, la

fugue est une occasion pour dire29 ; du côté du roman, elle est une évasion vers le silence.

À la seule vue générale de Dora Bruder, d’aucuns seraient tentés de considérer la

structure tout en blanc — fréquents sauts de paragraphes et nombreux chapitres — comme

autant de cessions à une esth/éthique de l’indicible (bien qu’une telle chose soit une aporie

29
D’ailleurs, dans le texte autobiographique Un pedigree, Modiano avoue candidement que sa fugue de
janvier 1960 vient de son amour pour « une certaine Kiki Daragane [qu’il a] rencontrée chez [s]a mère » et qu’il
veut retrouver (Un pedigree, dans Modiano 2013 : 857). Au demeurant, ce texte n’a rien de la retenue
discursive, des hésitations mémorielles, et de la structure en blanc (avec sauts de lignes et chapitres très courts)
qu’on peut retrouver dans la majorité de ses livres.
135

radicale). Cela serait vrai si l’on entend l’indicible uniquement comme ce qui ne peut être dit

sans aucune arrière-pensée métaphysique ; après toute la réflexion qui précède, cela me

semble tomber un peu à court, et c’est pourquoi le terme de maldicible est assurément plus

judicieux et beaucoup plus riche. S’il est vrai que le silence et les trous d’une histoire effacée

ne peuvent être dits, la trace et le vide sont ici essentiels pour au moins deux autres raisons

qui embrassent pleinement le concept d’esth/éthique : d’une part, les blancs reflètent dans la

forme l’impossibilité de retrouver le détail des allées et venues de Dora, la contrainte de la

trace étant rendue manifeste par la construction et la disposition du texte même ; d’autre part,

ces blancs ouvrent une petite place pour le travail de fiction, exprimé sous la forme d’une

imagination incertaine qui très souvent mettra en doute les spéculations qu’elle vient tout

juste d’émettre. Sur ce point, la comparaison entre les versions de 1997, 1999 et 2013 de

Dora Bruder est éclairante.

Aussi dans ce double jeu esth/éthique peut-on voir se dessiner les contours du

maldicible. Si dans sa fonction littéraire la plus simple, le vide tranche, marque un

changement de ton, de trame, de lieu, d’état d’esprit, ou de point de vue, la structure générale

du récit impose inévitablement une mise en parallèle entre les deux éléments qui encadrent

ce vide. Ce faisant, si le narrateur ne parvient pas à retracer les détails de Dora la fugueuse,

il peut, après une ellipse, un blanc, ou un passage au chapitre suivant, se rabattre sur ses

expériences personnelles de la fugue, pour tenter de dégager une bien modeste expérience

universelle de la liberté et de l’évasion. La fugue est le point de fuite où convergent l’histoire

partielle de Dora et l’histoire partiale de Modiano. Elle servira de pont sensible entre les

époques évoquées (Dora sous l’Occupation, le jeune Modiano des années 1960, le temps des

recherches, et le temps de l’écriture), tout en proposant au lecteur une identification


136

empathique. Modiano se rapproche de Dora en soulignant leur errance commune dans les

mêmes lieux, sans pour autant minimiser le drame de celle-ci, puisqu’il maintient bien

présent le fil des événements historiques de l’Occupation, avec entre autres les différentes

mentions d’arrestations, rafles et registres. Tout à la fois, Modiano invite le lecteur à procéder

à son tour à une identification empathique en exposant ses propres expériences et en les

ouvrant en toute modestie vers des impressions et sentiments à tendance universelle. En

témoigne l’important rapport à la déambulation, par exemple dans ce passage où il rappelle

sa fugue de janvier 1960 : « Sur la route où je m’enfuyais, le long des hangars de l’aérodrome

de Villacoublay, le seul point commun avec la fugue de Dora, c’était la saison : l’hiver. Hiver

paisible, hiver de routine, sans commune mesure avec celui d’il y avait dix-huit ans » (DB :

57). Grâce à l’évocation, cette identification empathique invite à un engagement incertain en

soulignant à chaque détour les similarités et les différences entre leurs expériences — celle

de Dora étant condamné à rester fragmentaire. Le vide, le blanc, l’ellipse jouent un rôle

central dans cette relation, en permettant de passer

de la lacune historique à une histoire personnelle remémorée qui réécrit celle


qui a été effacée, mais qui généralise certaines émotions au-delà des
trajectoires proprement individuelles, les partageant par là avec un lecteur
qu’on implique et qui est appelé à s’identifier aussi bien à Dora qu’au
narrateur grâce aux sentiments liés à la situation de fugue (Douzou 2007 : 27).

L’ellipse continue à dire tout en reconnaissant par la pause l’existence d’un vide — que la

fiction Voyage de noces a dans un premier temps tenté de combler. Dans Dora Bruder, cette

succession de souvenirs personnels aux éléments historiques ou documentaires engage

précisément une esth/éthique du maldicible. Les archives et documents officiels ont bien sûr

permis à Modiano de retracer Dora et ses parents, ce qui est essentiel puisque ces éléments

factuels sont tout ce qui reste d’eux. C’est en outre le point de départ de ce qui doit être

communiqué à travers un maldicible encombré d’avance par sa faillibilité.


137

2.4 Le concept de maldicible


Le fait de reconnaître l’existence d’un problème de raccord entre l’il y a et le langage

qui devrait servir à le décrire marque une compréhension de la complexité que le sujet

entretient avec son monde. Le problème que le langage peut avoir est de toujours se trouver

en deçà de l’expérience qu’il tente de décrire, et de s’efforcer de masquer cette discordance

en se plaçant en surplomb. Au contraire, embrasser pleinement la discordance en

reconnaissant la relation de médiation que le sujet entretient avec son objet d’étude contribue

à éloigner les tentations de réification de l’objet d’étude en objet tout court. C’est entre autres

à cet égard que le maldicible me paraît être un concept essentiel. De plus, par cette occasion,

j’espère à mon tour élargir les frontières du langage et grappiller un peu d’espace sur les

terres silencieuses de l’inexprimé.

J’ai développé le concept de maldicible à la lumière des questions que Modiano soulève

par son œuvre — quant au rôle de l’écrivain-narrateur, la présence affirmée des démarches

nécessaires pour tirer Dora de l’oubli, et l’identification empathique que toute cette

dynamique induit. Reprenons la définition du maldicible posée plus tôt et décortiquons-la. Je

disais du concept qu’il est cet état paradoxal du langage qui doit subir certaines de ses

défaillances en se servant de sa nature fragmentaire pour affirmer sa visée aporétique, et

ainsi transformer le défaut inéluctable du manque en qualité inhérente du dire. Le maldicible

représente d’abord un état paradoxal du langage, c’est-à-dire qu’il souligne l’évidence d’une

polarisation insurmontable dans l’établissement de la dichotomie exprimable-inexprimable.

Or y insérer le montrable revient pour le langage à endosser et subir les défaillances qui sont

au cœur même du caractère indescriptible de ses frontières. Cela ne doit pas pour autant

mener à une capitulation de sa fonction, bien au contraire : sa nature fragmentaire doit être
138

prise en compte dans une action consciente de sa portée, une action qui reconnaît la médiation

des sujets et objets qu’elle engage. Cela se joue donc par l’intermédiaire d’un acte de création

littéraire qui propose ni d’écarter ni de résoudre, mais bien d’affirmer la visée aporétique du

langage (lequel, à titre de matière première, en est la base). Cette conjugaison du geste

éthique et de la création esthétique transforme ainsi le défaut inéluctable du manque en

qualité inhérente du dire.

Il me semble important d’insister sur la dimension paradoxale d’une telle mise en récit,

et de souligner le rôle essentiel que l’évocation y joue. En outre, ce concept rendra compte

de la démarche de souvenance et de l’expérience d’écriture, lesquelles ont permis à Modiano

d’atteindre un certain degré de satisfaction. Mais cette satisfaction ne pourra intrinsèquement

mener à une évacuation complète, à ce nettoyage par le vide auquel il a pu prétendre en 1992.

Le maldicible témoigne d’un paradoxe fondamental : l’incapacité première à dire doit être

surmontée non pas pour conférer du sens à ce qui n’en avait pas grâce à une mise en parole

lisse et inattaquable, mais par l’exposition des failles d’un sens qui échappe à la mise en

parole. Ce n’est pas une démarche de compréhension — et donc d’épuisement — du sens,

mais bien une tentative d’ouverture des brèches se trouvant dans ce sens. Si « les frontières

de mon langage sont les frontières de mon monde » (Wittgenstein 2001 [1922] : §5.6), cela

signifie non pas d’élargir le sens en tant que tel (puisque la raison ne peut comprendre que

ce qu’elle a), mais plutôt de permettre au langage de s’outrepasser, c’est-à-dire d’élargir ses

frontières pour inclure dans son réseau sémantique ce qui en était précédemment exclu. La

relation entre logique et langage est donc essentielle, puisque c’est par un travail conjoint

d’élaboration que le sens peut surgir de ce qui était auparavant indicible. De ce constat

découle que « la construction du sens peut être orientée vers la clarté philosophique, et peut
139

nous aider à atteindre une telle clarté » (Diamond 2011 : 244 ; je traduis). Toutefois,

l’aphorisme 5.6 du Tractatus n’est pas commutatif ; on ne saurait élargir les limites du monde

d’abord pour ensuite influer sur le langage. Le langage ne crée pas l’expérience ; mais

conférer un sens à l’expérience passe inévitablement par le filtre du langage. Cela permet au

simple sensible de devenir sensation — distinction entre sensible et sensation étant à

comprendre au sens phénoménologique : « Le rouge et le vert ne sont pas des sensations, ce

sont des sensibles, et la qualité n’est pas un élément de la conscience, c’est une propriété de

l’objet » (Phénoménologie de la perception, dans Merleau-Ponty 2010 : 676)30.

L’importance de garder une distance entre le sujet et ce qu’il observe est essentielle, mais

comporte le danger d’une réification qui limiterait les propriétés de l’objet aux seules qualités

sensibles perçues à un moment donné, en un point donné. Cette situation devient

extrêmement délicate lorsque le sujet observant se penche sur des victimes bien réelles.

Parler du caractère maldicible de l’entreprise modianienne me semble judicieux à

plusieurs égards : l’état paradoxal du maldicible réside ici dans l’insatisfaction inhérente à la

tentative de rapiécer l’histoire d’une disparue un demi-siècle plus tard, et la volonté malgré

les trous d’en proposer le récit. Cette vie depuis longtemps oubliée et n’ayant laissé aucun

témoignage direct doit subir les défaillances de la mémoire et de l’interprétation pour être

ravivée. Or cette insatisfaction devient un moteur pour toute l’entreprise de recherche

documentaire et pour la stratégie d’évocation qui en découle — c’est là toute la force

30
La vision phénoménale du sujet demeure incomplète et impossible à essentialiser à l’aune de la
philosophie wittgensteinienne : « Par conséquent, la “phénoménologie mathématique”, qui privilégie la
représentation des phénomènes physiques par des analogies du genre exclusivement mathématique — et en fin
de compte toute espèce de phénoménologie —, est contrainte, en dépit de ce qu’elle affirme, à utiliser des
images : la seule chose que nous soyons en droit d’exiger de celles-ci est qu’elles contiennent le moins possible
d’éléments arbitraires » (Bouveresse 2003 : 141).
140

aporétique de la démarche du maldicible. La nature fragmentaire des renseignements que

Modiano récolte lui est une occasion d’acte de création qui ne masque pas ses défauts. Il

reconnaît d’ailleurs pleinement le caractère ouvert et incomplet de son entreprise : « En

écrivant ce livre, je lance des appels comme des signaux de phare dont je doute

malheureusement qu’ils puissent éclairer la nuit. Mais j’espère toujours » (DB : 42). Ces

appels, pour avoir un sens, doivent se sortir de la seule lumière éblouissante de la quête de

Vérité historique et prôner une intermittence, reconnaître leur propre incertitude. Il n’est

d’ailleurs pas surprenant de constater que le blanc et le silence qui traversent l’œuvre de

Modiano sont autant de manifestations de l’état morcelé de la mémoire ; or, même si l’ellipse

est souvent utilisée dans Dora Bruder, cette incapacité devient plutôt un moteur pour

surmonter la fragmentation et outrepasser le silence. Par cette occasion, une telle démarche

contribue à la reconnaissance du pouvoir du non-dit et de la portée du maldicible.

2.5 Le maldicible comme posture esth/éthique


La question du maldicible chez Modiano relève d’un véritable problème éthique au

sens où l’entend Wittgenstein dans le Tractatus. En effet, de par la nature de la situation —

c’est-à-dire l’impossibilité intrinsèque de surmonter la disparition de Dora, et l’incapacité à

en amasser un maximum de traces en cours d’effacement —, il s’agit d’un problème éthique,

dans la mesure où la situation paraît insoluble tant et aussi longtemps que les gestes faits n’en

changent pas les modalités. En camouflant ses origines puisées dans le réel, Voyage de noces

soulève un problème éthique qui, bien que fort pertinent, masque au passage certaines de ses

modalités. Le besoin d’évasion et le caractère parfois subjuguant de la vie y est traduit avec

brio. Mais comme l’éloge de la fuite offert et pratiqué par le narrateur demeure dans les

limites de la diégèse, et même si le contexte de l’Occupation est évoqué, il n’a rien du désir
141

mémoriel manifesté dans Dora Bruder. Le roman ne dit rien de Dora et ne rend pas compte

de l’effet durable que l’avis de recherche aura sur Modiano, qui dit « [n’avoir] cessé d’y

penser durant des mois et des mois » et avoir été hanté par « l’extrême précision de quelques

détails » (DB : 53). L’effacement des traces est une lutte réelle dans le récit, alors qu’elle est

une belle occasion créative pour le roman.

Il faut toutefois reconnaître que Dora Bruder demeure une œuvre de création littéraire,

dans la mesure où « créer, répétons-le, est cet “événement” d’ordre esth/éthique qui consiste

à redonner de la puissance à la vie, en lui ouvrant le champ des possibles » (Audi 2005 : 115).

De fait, bien qu’il y ait quelques écarts d’imagination pour remplir partiellement certains

blancs dans ce récit, Modiano les désamorce pour en atténuer le poids fictionnel, cependant

que l’évocation telle qu’il la pratique s’efforce de rendre apparente la « trace en creux [de

Dora], uniquement perceptible dans le sentiment de vide éprouvé par le narrateur » (Heck

2009 : 333). On touche à la difficulté, mais aussi à la richesse du maldicible, aux défis que

cet effort d’énonciation représente, défis qui forment son essence et son importance. Et

puisque le négatif de la présence n’est pas forcément l’absence, le fait de dire l’autre malgré

les défaillances tout en reconnaissant la position à partir de laquelle le sujet parle, recherche,

analyse et témoigne constitue le noyau de la manifestation d’une éthique du maldicible. Cette

incapacité intrinsèque du langage à rendre totalement compte du réel et ainsi l’épuiser n’est

pas une tare, mais bien une richesse dont la littérature sait faire bon usage. En ce sens,

lorsqu’une œuvre établit ses modalités d’expression esth/éthique, elle devient modèle, c’est-

à-dire ni « description » ni « explication », mais « véhicule pour présenter les “relations

internes” découlant des efforts du sujet à établir sa propre force par l’adaptation d’une

grammaire publique à ses propres fins » (Altieri 2015 : 78-79 ; je traduis). La subjectivité est
142

essentielle, mais si cette subjectivité est plutôt embrassée pour montrer la posture éthique qui

la motive et qui soutient les actions faites, elle se trouvera à l’essence de l’esth/éthique.

Le maldicible dans Dora Bruder démontre que les impressions de Modiano ne sont pas

moins valides que les témoignages et documents d’archives pour véritablement entrer dans

la tête de Dora, pour dépasser les seuls petits détails quotidiens, et pour vraiment comprendre

l’expérience de la trace, expérience de l’empreinte, c’est-à-dire expérience du vide, du creux

ressenti. Cette expérience, Modiano la rend particulièrement palpable, vivante, présente, dans

le lieu, par exemple lorsqu’il écrit :

On se dit qu’au moins les lieux gardent une légère empreinte des personnes
qui les ont habités. Empreinte : marque en creux ou en relief. Pour Ernest et
Cécile Bruder, pour Dora, je dirai : en creux. J’ai ressenti une impression
d’absence et de vide, chaque fois que je me suis trouvé dans un endroit où ils
avaient vécu (DB : 28-29).

Ces impressions in absentia sont associées à des impressions bien réelles des lieux eux-

mêmes, lesquels transmettent un état d’esprit et un sentiment dont on peut penser qu’ils sont

généralisables. Cela ajoute un appui supplémentaire à la valeur de la subjectivité dans un

récit qui, a priori, veut renverser le travail de fiction élaboré dans Voyage de noces. Et cela

démontre en outre que subjectivité et fiction ne vont pas forcément de pair. L’exemple suivant

semble bien cristalliser cet enjeu : « J’ai marché dans le quartier et au bout d’un moment j’ai

senti peser la tristesse d’autres dimanches, quand il fallait rentrer au pensionnat » (DB : 129).

On constate ici le renversement du fardeau de la subjectivité, puisque c’est le poids d’autres

dimanches, le poids d’une tristesse d’un autre temps, le poids de la tristesse de Dora, qui pèse

maintenant sur les épaules de Modiano.

La subjectivité se trouve directement engagée dans le procédé d’évocation auquel

Modiano recourt à plusieurs reprises. Ce concept est pertinent en ce qu’il joue un rôle
143

d’intermédiaire entre l’histoire de Dora et ses propres souvenirs à lui, son expérience des

lieux, ses fugues dans Paris et ses errances dans le 18e arrondissement. Grâce à l’évocation,

la subjectivité de l’auteur-narrateur désamorce les libertés d’interprétations ; cette

subjectivité demeure essentielle, car elle agit comme un fil sous-tendant toute l’entreprise du

récit Dora Bruder, fil le reliant par la même occasion à Dora la fugueuse. Ce fil double

contrebalance également l’incertitude quant aux actions, pensées et sentiments de Dora, par

un certain souci d’exactitude dans la mention des documents d’archives qui, reproduits au fil

du livre, occuperont de plus en plus d’espace (durant le récit, mais aussi entre les différentes

versions, comme on l’a vu plus tôt), du registre de l’internat du Saint-Cœur-de-Marie (DB :

36) à celui de l’internement aux Tourelles (DB : 112), en passant par les mains courantes du

commissariat de Clignancourt (DB : 75, 87). Ces lieux agissent comme autant de bouées

tragiques grâce auxquelles il peut suivre Dora, ou à défaut, en soupçonner la trace.

Ce souci d’exactitude est lui-même double, dans la mesure où ses propres impressions,

son expérience et l’évocation de ses souvenirs peuvent être soumises au besoin de précision

temporelle et topographique : « Le boulevard Mortier est en pente. Il descend vers le sud.

Pour le rejoindre, ce dimanche 28 avril 1996, j’ai suivi ce chemin : rue des Archives. Rue de

Bretagne. Rue des filles-du-Calvaire. Puis la montée de la rue Oberkampf, là où avait habité

Hena »31 (DB : 130). Modiano veut par là se rendre dans les quartiers du Saint-Cœur-de-

Marie et des Tourelles « pour essayer d’y retrouver la trace de Dora », jugeant important qu’il

31
Cette Hena est mentionnée plus tôt, lors de l’arrivée de Dora aux Tourelles le 19 juin 1942. Les femmes
de dix-huit à quarante-deux ans, dont elle fait partie, s’apprêtaient à être transférées à Drancy. Juive d’origine
polonaise, elle a été condamnée pour un cambriolage dont Modiano dit se sentir solidaire : « Les ordonnances
allemandes, les lois de Vichy, les articles de journaux ne leur accoraient qu’un statut de pestiférés et de droit
commun, alors il était légitime qu’ils se conduisent comme des hors-la-loi afin de survivre. C’est leur honneur.
Et je les aime pour ça » (DB : 117). Hena « habitait 142 rue Oberkampf, une rue dont j’ai souvent, comme elle,
suivi la pente » (DB : 118).
144

le fasse « un dimanche où la ville est déserte, à marée basse » (DB : 128). La solitude est

ainsi vue comme un véhicule assurant une connexion avec les lieux et les impressions qu’ils

dégagent. Notons au passage que l’image de la marée est utilisée avec force en clôture de

Voyage de noces. Des phrases ciselées décrivent un temps au cours inaltérable qui lisse tout

sur son passage, et qui explique la soif inextinguible de fugue : « Peu importent les

circonstances et le décor. Ce sentiment de vie et de remords vous submerge, un jour. Puis,

comme une marée il se retire et disparaît. Mais il finit par revenir en force et elle ne pouvait

pas s’en débarrasser. Moi non plus » (VN : 158). La fuite devant la vanité de l’existence est

inutile, puisque les traces sont vouées à disparaître. Même celles laissées dans le béton, dont

il dira d’ailleurs qu’il a « la couleur de l’amnésie » (DB : 136), un béton écrasant le passé de

sa présence immaculée. Si les bâtiments des Tourelles sont toujours là, la plaque apposée au

mur qui les entoure ne laisse planer aucun doute quant à leur (non-)fonction mémorielle :

« Zone militaire. Défense de filmer ou de photographier » (DB : 130). Le site où Dora fut

(comme bien d’autres) internée avant son transfert à Drancy, puis Auschwitz, abrite

aujourd’hui la Direction générale de la sécurité extérieure. Modiano ne mentionne pas

ouvertement le rôle que joue désormais l’ancienne caserne des Tourelles dans le contre-

espionnage extérieur français, mais il tire quand même la conclusion qui s’impose : « Je me

suis dit que plus personne ne se souvenait de rien. Derrière le mur s’étendait un no man’s

land, une zone de vide et d’oubli. Les vieux bâtiments des Tourelles n’avaient pas été détruits

comme le pensionnat de la rue de Picpus, mais cela revenait au même » (DB : 131). Les petits

immeubles qui occupaient ces quartiers ont bien souvent été détruits pour être remplacés par

des bâtisses modernes plus imposantes, ce qui contribue à l’effacement du passé et des gens.

L’importance du lieu est cruciale pour Modiano, et malgré l’absence, la géographie peut

modestement compenser. Parlant de la famille de Dora, il dit :


145

Ce sont des personnes qui laissent peu de traces derrière elles. Presque des
anonymes. Elles ne se détachent pas de certaines rues de Paris, de certains
paysages de banlieue, où j’ai découvert, par hasard, qu’elles avaient habité.
Ce que l’on sait d’elles se résume souvent à une simple adresse. Et cette
précision topographique contraste avec ce que l’on ignorera pour toujours de
leur vie — ce vide, ce bloc d’inconnu et de silence (DB : 28).

De fait, en dressant une liste des lieux, tout comme en donnant des dates précises et

l’itinéraire détaillé de son propre parcours, Modiano parvient à compenser l’incapacité à

vraiment savoir ce qu’a pu faire Dora pendant ses fugues, savoir ce qu’elle a pu ressentir

dans son quotidien. À défaut de connaître les dates exactes de ses allées et venues, il se

rabattra sur les dates exactes auxquelles il a trouvé telle trace de Dora, tel passage, tel détail,

mais aussi telle impression. La déambulation, seul, en ces lieux à marée basse permet à

l’écrivain de réfléchir au récit potentiel de Dora. Mentionnons à nouveau ce passage où il

parle de sa fugue : « Je me souviens de la mienne le 18 janvier 1960, à une époque qui n’avait

pas la noirceur de décembre 1941 » (DB : 57). Et plus loin, il répète : « Je pense à Dora. Je

me dis que sa fugue n’était pas aussi simple que la mienne une vingtaine d’années plus tard,

dans un monde redevenu inoffensif » (DB : 78). Cette distinction des expériences est d’autant

plus importante que la fugue suspend le cours normal des choses ; rapprocher la fugue de

1960 à celle de 1941 fait en sorte que le caractère atemporel de l’évasion devient intemporel :

du hors-temps, on passe à tout le temps. Bref, durant la fugue, « vous éprouvez quand même

un bref sentiment d’éternité » (DB : 78). La présence du Modiano-écrivain dans le texte est

donc essentielle pour permettre à l’évocation de contribuer pleinement à l’esth/éthique du

maldicible. Bien sûr, le document d’archives occupe une place centrale dans le récit, créant

un contrepoids à la présence auctoriale. En les reproduisant fidèlement dans le texte, Modiano

évacue presque totalement toute subjectivité dans le compte rendu factuel des documents. Or

l’archive n’est pas exempte d’ambiguïté.


146

2.6 L’ambiguïté de la recherche documentaire


Si l’on peut dire à la suite de Bruno Blanckeman que « le temps flotte, le temps joue,

dans les romans de Modiano » (2009 : 5), le temps flotte différemment dans le récit Dora

Bruder. L’incertitude est telle à tant d’égards que ce que Modiano peut récupérer des archives

(essentiellement des lieux et des dates) lui est l’occasion d’entrer à son tour dans le détail de

ses propres souvenirs. Le temps s’entremêle donc entre les traces de Dora, les souvenirs de

la jeunesse de Modiano, les souvenirs de recherche de ce dernier, et le temps de l’écriture.

La description des investigations de Modiano constitue un véhicule éthique important

puisque l’accent y est mis sur la représentation d’un narrateur en action, agissant en

archéologue pour extirper Dora d’archives anonymes défendues par une sorte de « sentinelles

de l’oubli chargées de garder un secret honteux, et d’interdire à ceux qui le voulaient de

retrouver la moindre trace de l’existence de quelqu’un » (DB : 16). Le traitement de l’archive,

le rapport que l’historien entretient avec elle et les choix que cela implique méritent réflexion.

La pensée de Michel Foucault, en particulier sa vision de l’histoire comme discipline, me

semble fort éclairante :

De nos jours, l’histoire, c’est ce qui transforme les documents en monuments,


et qui, là où on déchiffrait des traces laissées par les hommes, là où on essayait
de reconnaître en creux ce qu’ils avaient été, déploie une masse d’éléments
qu’il s’agit d’isoler, de grouper, de rendre pertinents, de mettre en relations,
de constituer en ensembles (Foucault 1969 : 15).

Dans le cadre qui nous intéresse, cette remarque est importante à deux égards. D’abord,

Modiano déploie une grande énergie à déchiffrer les traces laissées par Dora, à la fois pour

les isoler individuellement et les remettre dans un contexte historique plus large. Mais ce qui

frappe encore plus dans la citation qui précède, c’est le constat que la transformation du

document en monument s’est littéralement produite à l’inauguration de la Promenade Dora-

Bruder dans le 18e arrondissement de Paris. Cet événement aurait été impensable sans les
147

efforts littéraires de commémoration32 déployés par Modiano. Voilà un lieu physique à la

mémoire de cette jeune victime de l’Occupation, lieu et victime qui symbolisent plus

largement les disparus et oubliés de la barbarie nazie.

Par ailleurs, il semble à la fois approprié et paradoxal que Modiano ait tenté de combler

certains vides de mémoire grâce à la recherche documentaire. Approprié, car l’archive

constitue un ultime rempart contre l’oubli tout en isolant et singularisant les faits qu’elle

rapporte, entendu que « l’archive, c’est d’abord la loi de ce qui peut être dit, le système qui

régit l’apparition des énoncés comme événements singuliers » (Foucault 1969 : 170).

Paradoxal aussi, puisque malgré son abondance, l’archive sera toujours à court de la réalité

— « [n’étant] pas un stock dans lequel on puiserait par plaisir, elle est constamment un

manque » (Farge 1989 : 70). Parmi les tonnes de documents disponibles non sans mal,

Modiano doit trier et trouver, interroger et interpréter, autant de tâches qui sont décrites et

rendues par l’élan esth/éthique du récit qu’il produit et crée. Ce travail demeure une quête

d’indices pour répondre à une question initiale (où était la fugueuse à la fin de

l’année 1941 ?), laquelle au fil des recherches en génère plusieurs autres (où était-elle avant

sa fugue ? et après ? comment passait-elle ses journées ? où a-t-elle étudié ? etc.). Si « utiliser

l’archive aujourd’hui, c’est traduire ce manque en question, c’est d’abord la dépouiller »

(Farge 1989 : 71), c’est un dépouillement particulier que nous donne à lire Dora Bruder, par

une réutilisation dans un cadre non fictionnel, mais subjectif de l’entrefilet du Paris-Soir. On

32
Comme le rappelle Edward Casey dans son ouvrage magistral Remembering, « dans sa plus ancienne
acception, la “commémoration” représente une remémoration intensifiée. De plus, deux de ses plus anciennes
significations sont la prononciation d’un éloge funèbre formel et la participation à une célébration liturgique »
(2000 : 217 ; je traduis). Ici, la nature formelle et communautaire d’un événement visant à reconnaître la
mémoire de la disparue confère à l’acte toponymique une valeur commémorative forte qui souligne moins la
personne Dora Bruder que tout ce qu’elle en est venue à symboliser.
148

y trouve une sobriété dans la transcription de l’archive ainsi que dans le texte littéraire qui

l’enchâsse. Il y a également une mise en évidence du manque intrinsèque à sa démarche, lui

qui a été bouleversé par « ces deux disparitions successives de Dora Bruder : celle annoncée

dans l’avis de recherche, et la dernière, neuf mois plus tard. Et ces parents et cette fille qui

tombent chacun à leur tour dans le néant » (Modiano 1995), comme il l’a confié en entretien.

Cette mise à distance teintée d’empathie est d’autant plus flagrante que les informations à

propos de Dora viennent à manquer ; ne trouvant aucune trace de l’adolescente entre

décembre 1941 et avril 1942, Modiano procédera à un compte rendu météo sommaire de la

région parisienne, intercalé de mentions des bombardements sur la ville. Ainsi, « le seul

moyen de ne pas perdre tout à fait Dora Bruder au cours de cette période, ce serait de

rapporter les changements du temps. La neige était tombée pour la première fois le 4

novembre 1941 » (DB : 89). En associant les chutes de neige aux largages de bombes, des

faits neutres au demeurant accessibles dans les archives journalistiques, il propose une liste

tout sauf objective ; la mise en mots et le choix successifs des événements rapportés relèvent

de la posture de l’écrivain qui, ne pouvant dire directement, dit quand même.

La tâche de l’historien est donc loin d’être exempte de subjectivité. Si le fait demeure

quand il n’y a rien d’autre à dire, même le fait brut (une adresse, une date, une coupure de

journal) ne peut totalement être neutre et n’échappe pas à la médiation de celui qui le rapporte

— ne serait-ce que parce qu’il marque un choix et montre le tri premier ayant fait en sorte

que tel élément d’archive a été sélectionné au détriment de tel autre. Cette ambiguïté du rôle

de la recherche documentaire est subtilement mentionnée au détour d’un chapitre sur le

pensionnat du Saint-Cœur-de-Marie. Modiano se désole en effet de n’avoir pu rencontrer la

supérieure, décédée trois ans avant qu’il ne découvre l’avis de recherche du Paris-Soir ; mais
149

c’est pour aussitôt se demander : « Mais, après tout, qu’aurait-elle pu m’apprendre ?

Quelques détails, quelques petits faits quotidiens ? » (DB : 43). Il est pour le moins curieux

d’énoncer le tout sous forme de question, puisque c’est précisément le rôle du travail

d’archives et de la récolte de témoignages que d’obtenir quelques détails ou petits faits

quotidiens supplémentaires pour dresser un portrait plus clair de la disparue. Modiano est

bien conscient que le fond de sa quête demeure accessible uniquement par l’intermédiaire de

sa propre subjectivité, ce qui le contraint à embrasser le maldicible jusqu’à en faire un moteur

pour développer un regard conscient de ses limites. La véritable information recherchée, la

phrase qui suit cette dernière citation le dit bien :

Si généreuse qu’elle fût, [la supérieure du pensionnat] n’a certainement pas


deviné ce qui se passait dans la tête de Dora Bruder, ni comment celle-ci vivait
sa vie de pensionnaire ni la manière dont elle voyait chaque matin et chaque
soir la chapelle, les faux rochers de la cour, le mur du jardin, la rangée des lits
du dortoir (DB : 43).

En d’autres mots, ce sont les impressions, les sentiments, tout ce vécu de l’intérieur que

Modiano tente de retracer, qu’il tente de retrouver pour restituer du mieux qu’il peut ce que

Dora aura été.

Les nombreuses reproductions d’archives qui ne touchent pas directement Dora

contribuent en outre à remettre dans le contexte plus large de l’Occupation allemande ce qui

n’était au départ qu’un avis de recherche pour cause de fugue adolescente. De surcroît, ce

type de documents affirme avec encore plus de poids la dimension historienne du travail de

Modiano. Le passage le plus significatif à cet égard est assurément la longue citation sur les

fouilles menées aux camps de Drancy et Pithiviers par les hommes de Jacques Schweblin,

chef de la Police des questions juives. Les vols et violences horribles perpétrés à l’endroit

d’internés en partance pour Auschwitz sont décrits pendant quatre paragraphes, à la fin
150

desquels se trouve un renvoi pour en mentionner la source — « un rapport administratif

rédigé en novembre 1943 par un responsable du service de la Perception de Pithiviers » (DB :

67). L’utilisation de la note de bas de page dans une œuvre littéraire a certainement de quoi

étonner au premier abord ; mais après avoir analysé toute la démarche historienne empruntée

par Modiano, il n’est guère surprenant de voir que l’identification et la distance se traduisent

également du point de vue formel. De plus, cette identification à la jeune fille est intimement

liée à l’identification au père, l’écrivain se demandant si Albert Modiano a pu croiser Dora

Bruder dans un fourgon policier, lors de l’arrestation de celui-ci par les inspecteurs de la

Police des questions juives en février 1942 et à qui il échappera ensuite de justesse.

Cet engagement par rapport au sujet d’études se trouve par ailleurs au cœur du travail

de l’historien avec son archive, relation qu’Arlette Farge décrit comme une « symbiose

aveuglante avec l’objet choisi [qui] est dans une certaine mesure inévitable, confortable, et

souvent indiscernable par celui même qui la pratique » (Farge 1989 : 89). On revient ainsi à

l’identification abordée plus tôt ; si un engagement, voire un investissement, est nécessaire

pour le chercheur, donc s’il montre une empathie envers son sujet d’étude, il tâchera de lui

rendre justice. Mais si le lien en devient un de grande proximité, d’assimilation, la recherche

perd son objectif premier de mise au jour de personnes, d’événements, d’éléments historiques

oubliés. Car « s’identifier, c’est anesthésier le document et la compréhension qu’on peut en

avoir. La vigilance doit être de mise pour qu’une lucidité toujours en éveil agisse en garde-

fou contre l’absence et la distance » (Farge 1989 : 89). C’est ce maintien délicat sur la

frontière de l’identification qui souligne la dimension malaisée du maldicible. Par la nature

de l’expérience subjective et par les motivations éthiques de l’entrée en action, il est

impossible de parler spécifiquement à la place de l’autre ; cette incapacité fondamentale à


151

dire peut toutefois être surmontée par la mise en lien d’expériences humaines qui engagent

agir et pâtir, et résultent en un témoignage qui reconnaît ses limites intrinsèques — limites

du langage autant que de la subjectivité.

2.7 Maldicible et mémoire


L’archive décrite par Farge est principalement constituée de documents judiciaires

français datant du XVIIIe siècle — du litige au méfait en passant par le crime au quotidien.

Bien que la distance temporelle qui s’y trouve est substantiellement plus grande que pour les

archives de la Deuxième Guerre mondiale, le traitement et l’énonciation des événements

policiers dans ces documents peuvent parfois être d’un intérêt plus important que les

événements eux-mêmes. Selon Farge, le travail de l’historien vise ainsi à « exposer les

éléments d’une réalité défunte en faisant en sorte que leur mise au jour corresponde à de la

nécessité, et que cette appréhension nécessaire permette à la fois de comprendre et d’être

impliqué » (1994 : 11-12). Les mains courantes et les dossiers de déportation écrits sous

l’Occupation incitent assurément à une plus grande prudence, engageant à un rapport

archivistique dont la nécessité, antécédente, causa sui, est générée par le poids de l’Histoire

et donc par leur contexte de production. D’où la sensibilité montrée par Modiano dans Dora

Bruder par rapport à la nature maldicible inhérente à une telle entreprise. L’analyse des

mécanismes sous-jacents au concept que j’ai forgé a ainsi permis de comprendre, entre autres

choses, le rôle des reformulations à travers les différentes éditions (pensons simplement au

retrait fort symbolique de quelques mentions de l’étoile jaune), ou encore la volonté

d’instaurer une identification empathique qui viendrait compenser l’identification

appropriative manifestée dans Voyage de noces.


152

Le maldicible est d’autant plus important qu’il établit un certain nombre de modalités

discursives qui, autrement, pourraient être détournées, entendu que « le discours n’est pas

simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par

quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer » (Foucault 1971 : 12) — bien que le

combat demeure en premier lieu contre l’oubli. La démarche de Modiano et la forme que

prend son récit sont fortement imprégnées de cette lutte de mémoire — l’Occupation et le

régime nazi étant (là plus qu’ailleurs dans ses autres livres) au cœur de son trouble et de

l’emprise que ce petit avis de recherche a sur lui. Il s’agit bien sûr d’un cas de l’extrême

(parmi des millions d’autres) qui requiert des dimensions discursives, éthiques et esthétiques

fort particulières ; il faut dire, et à défaut, mal dire, sachant « [qu’]il a existé dans le passé

des événements abjects dont le récit est nécessaire et qui imposent par là même un statut

spécifique à leur narration » (Farge 1989 : 119). On peut en trouver un écho dans le discours

d’acceptation du prix Nobel de littérature 2014, lorsque Modiano souligne l’importance de

son année de naissance : « D’être né en 1945, après que des villes furent détruites et que des

populations entières eurent disparu m’a sans doute, comme ceux de mon âge, rendu plus

sensible aux thèmes de la mémoire et de l’oubli » (Modiano 2015 : 29-30).

Ainsi, avec Dora Bruder, Patrick Modiano réalise une sorte de mémorial à l’adresse de

l’adolescente, une œuvre qui porte la marque de son auteur, mais qui vise à lui rendre une

part infime de justice par la mémoire et contre l’oubli. Grâce à la sensibilité, l’empathie,

l’évocation, bref tous ces mécanismes que je viens de décrire, cette mémorialisation déborde

les frontières du livre pour permettre au livre en tant que tel de devenir un symbole des

disparus, mais surtout, un symbole du devoir de mémoire auquel leurs voix éteintes nous

enjoignent.
153

Remarques finales : la figure de l’écrivain face à


l’Histoire
Compte tenu de la richesse de Dora Bruder, le rapport à l’écriture et plus largement le

rôle de l’écrivain ne se résument pas à ce seul concept du maldicible, que je verrais fort bien

ouvert à d’autres démarches esth/éthiques contemporaines, dont celle d’Annie Ernaux. En

effet, plusieurs noms plus ou moins illustres de l’histoire littéraire sont mentionnés au fil du

récit, et contribuent à divers degrés à la réflexion esth/éthique posée dans (et par) l’œuvre.

Modiano souligne une certaine capacité intuitive que le métier d’écrivain développe, idée

qui, sans être nouvelle, reste pertinente :

Comme beaucoup d’autres avant moi, je crois aux coïncidences et quelquefois


à un don de voyance chez les romanciers — le mot « don » n’était pas le terme
exact, parce qu’il suggère une sorte de supériorité. Non, cela fait simplement
partie du métier : les efforts d’imagination, nécessaires à ce métier, le besoin
de fixer son esprit sur des points de détail — et cela de manière obsessionnelle
— pour ne pas perdre le fil et se laisser aller à sa paresse —, toute cette tension,
cette gymnastique cérébrale peut sans doute provoquer à la longue de brèves
intuitions « concernant des événements passés ou futurs », comme l’écrit le
dictionnaire Larousse à la rubrique « Voyance » (DB : 52-53).

Il en va sans doute d’une sensibilité certaine au hasard de la vie, qui vous fait remarquer après

coup que vous avez fréquenté les mêmes lieux que vos prédécesseurs — « combien de fois

ai-je suivi ces rues, sans même savoir que Gilbert-Lecomte m’y avait précédé » (DB : 96).

Modiano va plus loin en assumant le sentiment de reconnaissance envers les figures du

passé ; j’irais jusqu’à avancer que cela constitue sans doute le caractère le plus important de

toute son œuvre littéraire. Un tel héritage, que je qualifierais de spectral au sens derridien, se

révèle à qui veut bien y prêter œil et conscience, et se manifeste jusque dans le moindre legs

de paix et de liberté que certains ont payé de leur vie — ce que Modiano reconnaît avec

beaucoup de finesse, lorsqu’il parle d’Albert Sciaky : « D’autres, comme lui, juste avant ma

naissance, avaient épuisé toutes les peines, pour nous permettre de n’éprouver que de petits
154

chagrins » (DB : 99). Résistant ayant publié un roman chez Gallimard en 1938, mort à

Dachau en 1945, Albert Sciaky a occupé pendant la guerre une chambre qui allait devenir

celle du jeune Patrick, ce qui n’est pas sans ajouter à l’impression d’avoir depuis sa prime

jeunesse traîné le poids de l’Histoire.

Ce poids insu est perceptible jusqu’aux origines de son rôle d’écrivain, alors que sans

le savoir, il emprunte un titre de livre à un poète résistant bien connu mort à Térézin :

« J’ignorais que Desnos avait écrit La Place de l’Étoile. Je lui avais volé, bien

involontairement, son titre » (DB : 100). Modiano mentionne ainsi plusieurs noms

d’écrivains — Friedo Lampe, Felix Hartlaub, Jean Jausion, Roger Gilbert-Lecomte, Robert

Desnos — autant de noms qu’il dit avoir croisés dans sa jeunesse, bien qu’ils soient déjà tous

morts à la fin de la guerre. Il faut bien sûr comprendre qu’il ne les a pas connus

personnellement, mais qu’il a plutôt croisé leurs livres et leur histoire tragique : « Beaucoup

d’amis que je n’ai pas connus ont disparu en 1945, l’année de ma naissance » (DB : 98). Il

en va donc d’un ardent besoin de dire par-delà les contraintes du temps, besoin exacerbé par

le présentisme. Clairement, la visée éthique de Modiano suit le parcours ricœurien, partant

de sa subjectivité pour ouvrir à une réflexion d’ordre normative (et non objective) sur l’autre,

avec un encadrement par l’archive et une réflexion quant au rôle institutionnel qu’elle joue,

intégrant par cette occasion un devoir de mémoire et une responsabilité à l’égard du passé.

Une interrogation de la mémoire et des traces réaffirme les liens qu’un présent affranchi

tente bien souvent de dénouer avec le passé. Reconnaître les difficultés de rétablir de tels

ancrages dans une réciprocité mouvante revient aussi à s’engager sur la voie d’un maldicible

qui lutte contre ses défaillances. C’est s’engager dans un combat perdu d’avance contre

l’effacement provoqué par le temps. Cette mission paradoxale est essentielle. Car si durant
155

tout le processus de recherches, Modiano a parfois l’impression d’avoir affaire à des

« sentinelles de l’oubli » (DB : 16), il joue pour sa part un rôle de sentinelle de la mémoire

en ramenant au jour, grâce à son écriture, des documents et des personnes dont nul ne veut

plus se souvenir. Bien que les procès-verbaux d’interpellations et d’arrestations furent

détruits pour permettre aux autorités d’effacer leurs traces, les archives comprennent de

nombreux documents qui, sans incriminer directement les autorités policières, peignent

l’effroyable du quotidien :

Il reste, dans les archives, des centaines et des centaines de lettres adressées
au préfet de police de l’époque et auxquelles il n’a jamais répondu. Elles ont
été là pendant plus d’un demi-siècle, comme des sacs de courrier oubliés au
fond du hangar d’une lointaine étape de l’Aéropostale. Aujourd’hui nous
pouvons les lire. Ceux à qui elles étaient adressées n’ont pas voulu en tenir
compte, et maintenant, c’est nous qui n’étions pas encore nés à cette époque,
qui en sommes les destinataires et les gardiens (DB : 84).

Modiano cite ensuite sept extraits de lettres adressées au préfet de police ou au directeur du

service des Juifs, s’enquérant qui d’une fille, qui d’un mari, qui d’un neveu. Ce sont là autant

de petits avis de recherche de déportés-disparus laissés sans réponse, archives anonymes qui

donnent de la mémoire une impression de no man’s land sur lequel très peu osent s’aventurer.

L’écrivain y voit au contraire un devoir essentiel qui motive sa démarche esth/éthique dans

le travail de sa subjectivité, donc au cœur de sa solitude : « Depuis, le Paris où j’ai tenté de

retrouver sa trace est demeuré aussi désert et silencieux que ce jour-là. Je marche à travers

les rues vides. Pour moi elles le restent, même le soir, à l’heure des embouteillages, quand

les gens se pressent vers les bouches de métro » (DB : 144). Cette impression, il la partage

grâce à son récit ; le désert est ainsi occupé par un livre sensible qui refuse le silence.
Chapitre 3
L’écrivain et le social : perceptions de la durée et de
l’individualité dans Les années d’Annie Ernaux

Remarques liminaires : temps du sujet et sujet du


social
La mémoire et l’expérience forment deux noyaux essentiels de la démarche littéraire

d’Annie Ernaux. Leur mise en récit interroge un passé qui se déploie en s’affichant teinté par

un ensemble sémantique lui-même porteur d’un autre passé, légué par les prédécesseurs.

Ernaux insiste en effet à plusieurs reprises sur les manifestations sociales1 constitutives tantôt

du langage, tantôt des gestes, qui puisqu’ils sont des marqueurs de classe, trahissent la

mémoire et la transmission dont ils sont issus. Pour elle, la langue et l’action représentent

deux façons d’exprimer un « même usage du monde », si bien que « les gestes pour s’asseoir,

rire, se saisir des objets, les mots qui prescrivent ce qu’il faut faire de son corps et des

choses » (La honte, dans Ernaux 2011 : 231) définissent l’appréhension du monde par le

sujet. Cette définition se veut autant une orientation générale qu’un ensemble de contraintes

qui dictent non seulement la classe sociale, mais la place à occuper dans celle-ci. C’est cette

dynamique à tendance déterministe qui fait répéter au père qu’« il ne faut pas péter plus haut

qu’on l’a » (La place, dans Ernaux 2011 : 457), phrase que la narratrice qualifie de leitmotiv

paternel. La langue ira jusqu’à reproduire la brusquerie de l’action en s’inspirant de l’âpreté

de la condition et de l’environnement : « Une langue sans compliments ni flatterie qui

contenait la pluie transperçante, les plages de galets gris sous l’à-pic des falaises, les seaux

1
Entre autres, les habitus sociaux détectables dans les tournures langagières (l’écart entre la langue du lycée
et la langue de la maison, par exemple), ou encore dans les goûts musicaux, éléments qui surdéterminent le
statut, la génération et le désir d’appartenance.

156
157

de nuit vidés sur le fumier et le vin des travailleurs de force » (Ernaux 2008a : 33). Avec en

tête la théorisation de Ludwig Wittgenstein exposée au chapitre précédent, on voit bien ici à

quel point les frontières du langage peuvent baliser et assujettir l’expérience du sujet.

Ces limites ne sont pourtant pas immuables. Et Ernaux en rend compte lorsqu’elle

décrit une jeune fille qui se trouve à cheval entre deux réalités selon qu’elle se trouve à l’école

ou à la maison. La fréquentation d’un pensionnat privé accentue encore davantage l’écart

entre savoir scientifique et langage normatif d’un côté, et masse laborieuse et parler populaire

de l’autre. L’écrivaine demeure en outre consciente de la posture depuis laquelle elle parle,

en aval du processus mémoriel qui traverse ses récits. Ernaux décrit une période où la tension

entre famille et société est accentuée par la possibilité même de fuir (fugere) au-delà (trans)

de la classe d’origine, dans la mesure où « le sentiment si aigu d’être une transfuge de classe

est plus répandu à une époque où le développement de l’enseignement public favorise

l’ascenseur social » (Viart 2014a : 28). Ce sentiment est d’autant plus réaffirmé qu’elle se

consacre intensément aux études universitaires, et qu’elle se destine à une carrière dans

l’enseignement.

Or un certain nombre de questions essentielles apparaissent avec l’interrogation de la

conception et de l’usage ernalien de l’irréductible binôme mémoire-souvenir : Où la mémoire

se situe-t-elle plus exactement ? Quelles en sont les manifestations ? Qu’en dit Ernaux, et

comment la dimension formelle contribue-t-elle à la manifestation ou à la complexification

d’une mémoire racontée ? Par sa profondeur, la situation ne saurait être clairement analysée

en circonscrivant la mémoire — par exemple en la limitant à la seule dimension subjective,

ou encore à l’opposé exclusivement à sa dimension objective. Le problème soulevé par une

telle entreprise restrictive réside entre autres dans le fait que, concrètement, fond et forme
158

puissent prendre des postures opposées — le premier affirmant le contraire de ce que la

seconde met en place —, sans oublier que ces postures peuvent être empreintes de

contradictions internes. Dans L’événement, Ernaux s’interroge sur la preuve requise pour

démontrer la fidélité de la mémoire et la validité du souvenir dans sa concrétude ; elle affirme

ainsi : « Seul le souvenir de sensations liées à des êtres et des choses hors de moi […]

m’apporte la preuve de la réalité. La seule vraie mémoire est matérielle » (L’événement, dans

Ernaux 2011 : 297). Or il faut un point de vue pour appréhender ce monde ; la preuve de la

réalité est bien apportée à quelqu’un. La mémoire engage un ensemble de questions

éminemment phénoménologiques, en lien avec les perceptions de l’individualité et de la

durée, deux dimensions perceptuelles qui seront séparées aux fins de la présente étude, mais

qui demeurent intimement liées dans une perspective expérientielle. Il serait périlleux, voire

erroné, de vouloir les isoler de manière irrévocable, puisque le sujet demeure un acteur social

d’abord et avant tout. Cette proximité est particulièrement bien mise en avant dans l’œuvre

d’Ernaux, qui analyse les actions et le langage comme autant de véhicules sociaux et

culturels.

C’est dans Les années2 que sont le mieux mis en scène les rapports de l’individu au

social, rapports de nature éthique et politique selon que le sujet se place en amont ou en aval

de son expérience. Il demeure toutefois délicat d’établir des liens directs entre Les années et

ses autres livres, tant le récit de 2008 diffère du reste. La nature complexe de la temporalité

littéraire (tirée entre temps de lecture, temps du récit et temps de l’action) s’en trouve d’autant

complexifiée que l’écoulement du temps lui-même est un élément central du récit. Du point

2
Dorénavant, les références à ce livre seront indiquées par LA suivi du numéro de page. À moins d’avis
contraire, je référerai à l’édition de 2008 dans la collection Folio.
159

de vue de la mémoire, Les années sont fort pertinentes pour l’étude phénoménologique des

tensions et rapprochements manifestés dans les perceptions de l’individualité et dans les

perceptions de la durée. Il s’agira d’ailleurs des deux axes d’analyse empruntés : dans ce

récit, Ernaux met en place diverses stratégies d’effacement tout en maintenant le caractère

subjectif de sa démarche. Elle propose ainsi un livre qui présente plusieurs caractéristiques

du romanesque (thématique), mais dont les fils sont rattachés à l’individuel et au personnel,

voire au privé.

Si dans Dora Bruder la perception de la durée se faisait par des sauts temporels entre

les temps de l’écriture, les temps de la recherche et les souvenirs de jeunesse de Modiano

d’une part, et les traces de Dora dans les archives d’autre part, le déploiement du temps se

fait de manière beaucoup plus linéaire et graduelle dans Les années. Ernaux entreprend ainsi

de consigner par écrit une somme mémorielle puisée autant dans des souvenirs personnels

que dans des marqueurs d’époque, présentés en suivant le fil d’une femme de sa prime

jeunesse à la soixantaine avancée. Le projet d’écriture est énoncé de manière explicite à

l’intérieur du livre, elle qui pense à rédiger « quelque chose comme Une vie de Maupassant,

qui ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle, dans l’Histoire » (LA : 166).

Non seulement Ernaux cherche-t-elle à dresser le portrait d’une femme et sa génération, mais

elle semble aussi avoir pris au pied de la lettre l’ardent désir de Jeanne, vers la fin d’Une vie,

lorsqu’elle retrouve de vieux calendriers : « Et une idée la saisit qui fut bientôt une obsession

terrible, incessante, acharnée. Elle voulait retrouver presque jour par jour ce qu’elle avait

fait » (Une vie, dans Maupassant 1959 : 224). Si dans Les années, les calendriers sont

remplacés par des photos, le projet direct d’Ernaux est moins de l’ordre de l’autobiographie

que de ce qu’on pourrait désigner comme une transbiographie. Je ne retiens pas l’adjectif
160

« transpersonnel » proposé par Ernaux dans un très court article paru en 1993, dans la mesure

où le terme visait à souligner la nature impersonnelle du pronom je qu’elle utilise, y voyant

un moyen « de saisir, dans [son] expérience, les signes d’une réalité familiale, sociale ou

passionnelle » (Ernaux 1993 : 221). La reprise du terme par la critique reconnaît certes les

arrimages sociaux de l’œuvre (dans sa production comme sa présence à titre d’objet

littéraire), entendu que « le récit “transpersonnel” se donne dans un verbe neutre qui n’est

jamais en surplomb du langage et des valeurs des personnages » (Meizoz 2010 : §4).

Toutefois, les sens donnés au terme « transpersonnel » correspondent assez mal à l’aspect

que je cherche ici à mettre en valeur. Aussi aimerais-je entendre par transbiographie la

consignation par écrit d’expériences personnelles mises à distance de la subjectivité directe,

expériences ancrées et marquées par leur temps, et qui pour cette raison ont une dimension

collective, culturelle ou historique.

En peignant un tableau double personnel/impersonnel, Ernaux endosse pleinement le

rôle de l’écrivain dans ses ressorts éthiques (quoi dire par l’acte de création et comment

exprimer le sens), en même temps qu’elle demeure sensible à la dimension esthétique de son

travail (qui interroge plus directement le langage dans sa production). La langue utilisée

devient un véhicule sociopolitique de choix pour « mettre en mots le monde » (LA : 19),

comme elle le souligne avec justesse. Par cette analyse, j’interrogerai donc le rôle

sociopolitique inscrit dans cette « sorte d’autobiographie impersonnelle » (LA : 252) que sont

Les années. Si Annie Ernaux elle-même décrit son livre à l’aide d’une expression aussi

paradoxale, il est important de souligner que cette mise à distance pousse l’histoire

personnelle (qui en est la matière première) vers le portrait d’une certaine Histoire marquée

par son temps. C’est pour éviter la contradiction inhérente à cette expression que je propose
161

le terme de transbiographie, qui reflète davantage les enjeux ambigus de prises en charge

personnelles et d’évaluations sociales distantes.

Par un panorama historique aussi large (une génération entière), Les années proposent

une vision du temps qui passe, mais rendent également compte d’une durée de la trace,

manifestant le travail du souvenir, que celui-ci soit sollicité ou qu’il ait surgi. Il se crée dès

lors une tension entre la subjectivité et l’objectivité, entre la présence et la distance, tension

qui interroge par la même occasion le changement du rapport au temps (et de là, du rapport

à l’identité) que le sujet a pu vivre, de l’après-guerre à aujourd’hui.

Perceptions de l’individualité
Dans Les années, Annie Ernaux recourt à divers mécanismes pour mettre en scène la

perception de l’individualité. Ces mécanismes sont parfois si divergents qu’il semble plus

approprié de parler en termes de perceptions (plurielles et orientées vers et par l’action

mondaine) que d’une perception (dénotant plutôt le caractère singulier et uniforme de la

subjectivité). La relation entre l’image et le récit est exploitée à fond et se manifeste de la

manière la plus apparente par le recours à l’ekphrasis — procédé d’évocation discursive d’un

objet artistique ou documentaire. Ainsi, chaque période de la vie d’un personnage central

principalement désigné par le pronom « elle » (et qu’on peut rapprocher d’Ernaux) est lancée

par la description de dix-sept représentations — quinze photos et deux vidéos où elle figure,

exception faite d’une photo de la sœur disparue. Il s’agit d’un pont entre perception originale,

travail du temps sur le souvenir, et dépersonnalisation du rapport les liant. Il importera donc

d’interroger le fonctionnement de ce procédé dans le récit, par l’utilisation qu’il fait surtout

de la photo, mais aussi de la vidéo, et l’importance que l’ekphrasis a dans l’architecture

mémorielle mise en place. Je désignerai cette elle comme le personnage principal : bien que
162

le terme soit davantage associé à l’univers romanesque, il paraît judicieux de l’utiliser ici

autant pour éviter les paraphrases et locutions trop lourdes que pour préserver la vision selon

laquelle Les années demeurent un livre qui recourt à certains mécanismes du romanesque

pour proposer un récit de nature autobiographique.

Je me pencherai ensuite sur l’effacement effectif de la subjectivité par le refus

grammatical d’utiliser la première personne du singulier. L’absence d’antécédents clairs pour

les autres pronoms utilisés (« elle », « nous » et « on ») traduit la disparition d’un passé

personnel, tout en affirmant des modalités de préservation qui passent par l’inscription

sociale d’une somme de souvenirs. Ernaux décrira sa démarche littéraire générale comme

une « écriture de la distance », c’est-à-dire « une façon d’objectiver [sa] situation » (Ernaux

et Charpentier 2005 : 167). Il s’agit d’un point majeur de son travail, dans la mesure où

l’écrivaine prend pleinement en charge sa démarche esth/éthique (autant dans la matière que

dans la manière) en la plaçant sous le sceau de cette mise à distance de la subjectivité,

distanciation d’un vécu passé, mais aussi toujours présent. De là, pour elle « objectiver, sans

jugement de valeur, c’est devenu la seule position possible, la seule posture d’écriture

possible » (Ernaux et Charpentier 2005 : 168). Et pourtant, viser la neutralité axiologique est

en soi une position, et chercher l’objectivité dans une démarche créatrice (littéraire) relève

du paradoxe, même si l’atteinte de l’objectivité se situe au cœur de l’œuvre. Parler en termes

de perceptions de l’individualité dans Les années peut donc paraître une démarche contre-

intuitive, à rebrousse-poil de tout ce que le récit lui-même indique ouvertement. Toutefois, il

faut plutôt y voir une tentative de forcer (non pas de manière négative mais productive), entre

autres par la grammaire, le passage des souvenirs personnels vers une appropriation culturelle

et historique.
163

L’engagement se trouve alors à la jonction esth/éthique d’un tel travail, dans

l’inscription au monde d’une œuvre littéraire motivée par le désir de trouver une façon de

signifier le passage du temps. Ernaux ne propose-t-elle pas justement un travail de

commémoration identitaire avec Les années ? En dépersonnalisant les pronoms et les

phrases, mais aussi en recontextualisant les événements, les impressions, les souvenirs eux-

mêmes, elle propose une médiation sans fard qui ne masque ni ses sources (objectifs

personnels) ni ses prétentions (objectifs de collectivisation). Le récit pose ainsi de manière

concrète un ensemble de questions sur l’influence sociale dans la constitution du sujet, lequel

se définit bien par son intériorité, mais surtout par ses actions — lesquelles pourront être

orientées par les habitus marquant ledit sujet.

Dans pareille mise en récit, toute tentative de réconciliation de l’apparente antinomie

entre objectivité et subjectivité perd visiblement de sa force. J’interrogerai donc plus

directement un élément qui sera demeuré jusque-là en arrière-plan, mais aura non moins

guidé cette étude du livre d’Ernaux : l’inférence esth/éthique provenant du dire et de sa

manière. De là, je proposerai que la relation mémoire-souvenir passe immanquablement par

l’action ou la mise en récit, répondant d’une même dynamique esth/éthique que celle vue

dans la relation fond-forme. Cela permettra ainsi de constater qu’Ernaux rend bien à sa façon

« la dimension vécue de l’Histoire » (LA : 251). Je ferai en outre le pont vers les questions

de perceptions de la durée qui nous occuperont dans la seconde moitié du chapitre.

1.1 L’usage de la vidéo


La structure générale utilisée pour Les années est assez linéaire dans la mesure où est

déployée une progression chronologique qui va de l’enfance à l’adolescence, puis de l’âge

adulte à la vieillesse, pour aboutir à une dynamique proustienne de l’initiation d’un projet
164

d’écriture que le lecteur comprend être le livre qu’il a entre les mains (bien que le texte ne

l’affirme pas clairement). Cette linéarité structurelle n’est brisée qu’aux deux extrémités. Le

premier chapitre des Années dresse une sorte de liste brute de souvenirs, tantôt liés à des

expériences individuelles (une vitrine de magasin, une visite de musée, un voyage en Italie),

tantôt à des éléments culturels (chanson, film, jingle publicitaire). Le même procédé est repris

de plus brève façon en clôture de récit dans le but de « sauver quelque chose du temps où

l’on ne sera plus jamais » (LA : 254) comme le précise la phrase ultime. Une lecture attentive

du début et de la fin du chapitre introductif met en lumière un procédé d’arrêt sur image qui

présente des vignettes temporelles raccordant souvenirs personnels et marqueurs d’époque,

de « la femme accroupie qui urinait en plein jour » (LA : 11) à « la silhouette sémillante de

l’acteur Philippe Lemaire, marié à Juliette Gréco » (LA : 13). Outre sa structure en liste —

sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir plus loin —, ce qui saute aux yeux dans ce premier

chapitre est un chevauchement clair entre l’individuel et l’historique à l’intérieur d’une

mémoire dépersonnalisée. La rareté des verbes conjugués contribue à cette dynamique,

entendu que les pronoms personnels en sont forcément absents. Se crée alors l’impression

d’un récit toujours placé sur le seuil du narratif puisque l’action n’est jamais vraiment

déclenchée. De plus, les brefs commentaires intégrés à cette liste placent la portion initiale

du livre dans une dynamique réflexive interrogeant la matière du souvenir et le rôle de la

mémoire en contexte littéraire, oblitérant toute manifestation traditionnelle du romanesque.

L’arrêt sur image deviendra un procédé d’image-en-récit — Ernaux parle d’« arrêts sur

mémoire » (LA : 252) — dans le reste du livre ; à de multiples reprises, elle s’en servira pour

amorcer les changements d’époque et lancer les chaînes de souvenirs. Chaque période de la

vie (enfance, vie à l’école primaire, adolescence, années universitaires, etc.) de celle qui est
165

désignée par le pronom elle est ainsi initiée par la description d’une image — quinze photos,

une cassette vidéo et un film super-huit. Dans ce ratio déséquilibré entre images fixes et

animées se trouve bien sûr une question d’ordre matériel : à une époque où les moyens étaient

extrêmement limités pour les classes ouvrières et populaires, il est indéniable que la

photographie offrait un accès plus facile par rapport au film pour fixer sur pellicule des

personnes et des lieux.

À cet effet, la prépondérance de la photographie dans Les années est loin d’être

anecdotique : la photo fige, procède à une suspension du temps et donc du geste, et par là,

constitue dans son essence même ce que Roland Barthes désigne comme un « certificat de

présence » (1980 : 135). Cette présence sera si forte qu’elle pourra en appeler à une

confirmation d’absence, venant contrer le pouvoir d’attraction intemporel provoqué par

l’image. Lorsqu’il sera question de la grande sœur disparue, la succession de la présence et

de la mort se fera de manière crue, directe, et distante malgré les charges émotive et

mémorielle dont est investie la photo3 — la seule sur laquelle elle ne figure pas :

La photo floue et abîmée d’une petite fille debout devant une barrière, sur un
pont. Elle a des cheveux courts, des cuisses menues et des genoux
proéminents. À cause du soleil, elle a mis sa main au-dessus des yeux. Elle rit.
Au dos, il y a écrit Ginette 1937. Sur sa tombe : décédée à l’âge de six ans le
jeudi saint 1938. C’est la sœur aînée de la fillette sur la plage de Sotteville-
sur-Mer (LA : 41-42).

La légèreté du moment côtoie la gravité du destin qui l’attend l’année suivante. La narratrice

qui regarde la fillette rieuse saisit toute la portée de son absence, voire de son caractère

lointain et inconnu (Ernaux naît en 1940). Et malgré la tragédie familiale qu’entraîne une

3
Entendu que « la photographie joue sur un même registre du trouble identitaire qui s’origine dans un corps
double, qui ne clive pas le coupé/miraculé mais le moi/non moi » (Roussel-Gillet 2008 : 292).
166

mort aussi prématurée, la narratrice ne manque pas de coupler le personnel au général, non

pas tant pour en désamorcer la charge que pour collectiviser celle-ci, le début du paragraphe

précité abondant en ce sens : « Il y avait des enfants morts dans toutes les familles » (LA :

40). Cette charge double de l’impression, marque émotive et trace temporelle, est incarnée

dans l’œuvre photographique : l’image possède intrinsèquement le sceau de sa réalité,

laquelle est circonscrite à même le cadre photographique. Si, contrairement au cinéma, le

hors-champ n’y existe pas faute de mouvement, il s’y trouve également proposé un rapport

temporel différent : le cinéma enjoint à un cadre chronologique déployant de manière interne

(diégétique) des fils temporels qui lui sont propres, ce que ne possède pas la photographie,

laquelle renvoie invariablement le sujet à un enchevêtrement phénoménal d’expériences

présentes. Tiraillée entre la force d’attraction de l’avenir et le vide évident d’un passé

évanoui, la photo rend manifeste le rapport au temps, ponctualisant les trois régimes

temporels en un seul et même instant : le passé inscrit sur la photographie ; le présent qui s’y

trouve mis en lien ; et le futur ouvert par la création d’un nouveau souvenir (A’) imprégné

du souvenir premier (A). Cela est d’autant mieux affirmé que, paradoxalement, les deux

extraits filmiques proposés dans Les années sont décrits de manière similaire aux photos, en

insistant moins sur le mouvement que sur les sujets et objets figés sur la pellicule.

La première vidéo présentée est celle d’une scène familiale de 1972 ou 1973, où elle

est accompagnée de ses deux enfants. La narration n’insiste que très peu sur les particularités

du médium filmique, l’accent étant mis davantage sur la description que sur l’action et le

mouvement. Si cela peut relever dans un premier temps du simple choix discursif,

l’impression laissée par le visionnement des premières images animées de soi fige, provoque

« une sensation neuve, sans doute analogue à celle des gens du XVIIe siècle quand ils s’étaient
167

vus dans un miroir, ou des arrière-grands-parents devant leur premier portrait en photo »

(LA : 122). La représentation de soi faite à soi crée une distorsion du sujet qui se sait lui-

même tout en se voyant autre. C’est là l’un des éléments essentiels du livre, qui mise

beaucoup sur les tensions entre subjectivité et objectivité sans jamais définitivement trancher

d’un côté ou de l’autre. Il est particulièrement intéressant ici de souligner à quel point le film

se distingue peu de la photo. Ce trait est perceptible jusque chez les sujets filmés, à tel point

qu’« on dirait qu’ils posent pour une photo qui n’en finit pas d’être prise » (LA : 124). Par la

description qui en est faite, cette vidéo dresse un portrait des trois sujets mis en scène, tout

en étant porteuse de certaines marques générationnelles et sociales — le fait même de

posséder une telle caméra est lui-même connoté et connotant, soulignant la classe et le besoin

de possession entraîné par ces nouveaux objets, et dont Les années feront ensuite une analyse

d’abord de l’intérieur, puis à distance. Ernaux enchaînera d’ailleurs ce moment ekphrastique

avec une description de ce que cela voulait dire de faire partie du groupe croissant « des

femmes de trente ans actives, conciliant travail et maternité, soucieuses de rester féminines

et à la mode » (LA : 125).

Il est en outre révélateur que le second extrait vidéo la montre, elle, en classe au début

de l’année 1985, répondant à des questions d’élèves. L’unique question mentionnée dans le

récit engage une mise à distance en même temps qu’une prise en charge de son rapport

personnel au temps : « Quand vous aviez notre âge [seize ans], comment imaginiez-vous

votre vie ? Qu’est-ce que vous espériez ? » (LA : 163). La dimension audiovisuelle est mieux

prise en charge que dans la description du super-huit, le récit étant davantage axé sur le

panorama de la scène et les impressions dégagées des acteurs (elle, d’abord, qui « parle »,

« paraît débordée », « bouge ses mains » [LA : 162]). Aussi le son, impossible à rendre par la
168

photo, fixe-t-il la voix (dite « haut perchée ») et le propos dans la spontanéité de leur

production. La narratrice souligne la difficulté de répondre aux questions autrement qu’en

recourant aux clichés ; et les hésitations qu’elle a et le changement dans sa voix « d’un seul

coup aiguë, énervée » (LA : 163) trahissent l’inconfort ressenti initialement : « Sans doute

dans cette “situation de communication” éprouve-t-elle du découragement en mesurant son

inaptitude à transmettre autrement qu’avec des mots en circulation et des stéréotypes

l’étendue d’une expérience de femme, entre seize et quarante-quatre ans » (LA : 163). La

description de cette vidéo insiste sur l’écart générationnel qui sépare la conférencière (invitée

à parler « de l’écriture et de la vie, de la condition féminine » [LA : 162]) et les élèves qui

l’écoutent : la classe métissée est composée à majorité de filles (rappelons qu’elle a fréquenté

un pensionnat non mixte), certaines maquillées, portent « des pulls décolletés, des anneaux

gitane » (LA : 162), tandis qu’elle, « peu maquillée », est à l’antithèse du décolleté avec « un

foulard rouge glissé dans l’échancrure d’une chemise engonçante vert cru », et n’arbore

« aucun bijou » (LA : 163). Trop proches de leur expérience, les adolescents et adolescentes

ne peuvent saisir le contexte de production et les structures sociales dans lesquelles ils

évoluent (et qui ont changé), ce qui fait dire à la femme, excédée : « Vous, vous vivez en 85,

les femmes choisissent d’avoir des enfants si elles veulent, quand elles veulent, hors du

mariage, il y a vingt ans c’était impossible ! » (LA : 163). Elle s’interrogeait donc déjà en

1985 sur les changements générationnels et sur les expériences caractéristiques à son époque.

Ce passage montre en outre qu’il s’agit d’une occasion pour interroger l’expérience

subjective première à l’aide d’un regard à tendance objective quelque vingt ans plus tard. Le

rapport temporel est d’ailleurs ramené à l’avant-plan pour en venir à occuper tout l’espace.

La réflexion qui suit rend compte du retour sur le passé auquel oblige une telle question, pour
169

ensuite comparer cette situation à celle des jeunes des années quatre-vingt qu’elle côtoie.

Puis, la narratrice évalue la situation de cette quadragénaire divorcée mère de deux enfants,

pour en arriver à une sorte de conclusion évoquant une retraite potentielle en l’an 2000, la

lettre administrative annonçant la nouvelle lui ayant causé un choc à l’époque. Le point de

vue emprunté par la narratrice insiste donc sur ces interrelations temporelles qui jamais ne

parviennent vraiment tout à fait à isoler le présent, puisque toute expérience semble être

influencée de près ou de loin par un ensemble d’éléments passés (souvenirs et cadres sociaux,

entre autres) et par un ensemble de perspectives d’avenir à poids variable.

La mise à distance induite par ces représentations littéraires d’objets représentatifs

extérieurs ouvre un accès aux jeux de présentation et de représentation de soi, en offrant une

perspective à tendance objective vers sa subjectivité, voire ses subjectivités, changeantes au

fil du temps. La description que la narratrice fait d’elle a tout du portrait romanesque,

présentant un personnage tiers dans son habillement, ses traits, sa posture. Puis le rapport de

proximité entre auteure, narratrice et personnage est souligné à travers une phrase rappelant

directement le travail littéraire qui les unit, qui se veut une invitation à approfondir

l’expérience dans ses sources et sa matière : « Il faudrait replonger, stagner longtemps dans

des images d’elle en classe de seconde, retrouver des chansons et des cahiers, relire le journal

intime » (LA : 163). Évidemment, cette suggestion est destinée à la narratrice elle-même, et

vient confirmer la dimension subjective du travail de littérature et de mémoire. Plus encore,

cette phrase n’a de sens que dans la mesure où le journal intime existe à la fois pour la

narratrice et le personnage ; le régime discursif affirme donc à la fois sa distance et sa

coïncidence diégétique. Cette dynamique s’accorde à bien des égards au procédé d’ekphrasis,

lequel souligne avec force l’altérité entre image et discours, jusqu’au point de rupture
170

évacuant la possibilité même d’une ekphrasis, laquelle est pourtant confirmée du fait de sa

présence dans le texte.

1.2 L’ekphrasis : soi-même comme une autre


Par la nature autobiographique du projet littéraire en général et de cette œuvre en

particulier, on comprend bien que les documents d’archives qui sont évoqués dans Les années

sont bien réels. Nul besoin d’en douter. Ernaux se refuse pourtant à particulariser et donc

personnaliser les sujets représentés — ni noms propres, « ni je ni moi » (LA : 19) dans cette

tentative de permettre à la langue de continuer à mettre en mots le monde, pour paraphraser

la remarque qui vient à la fin de la liste dressée en introduction au livre. L’écrivaine misera

plutôt sur une description de la représentation photographique. Elle joue ainsi sur le tableau

paradoxal de l’incarnation décharnée, de l’individuation objective, par l’expérience décrite

et partagée grâce au récit personnel-impersonnel qui en est fait.

Mieux, l’ekphrasis exploite à fond cette relation. Qu’on adopte une définition restreinte

(« la représentation littéraire d’un art visuel » ; Heffernan, 1991 : 297 ; je traduis) ou générale

(« la représentation verbale d’une représentation visuelle » ; Mitchell, 1994 : 152 ; je traduis)

de l’ekphrasis, ce procédé souligne une ambiguïté fondamentale ne serait-ce que du point de

vue formel, dans la mesure où l’image se donne d’emblée et se scrute pendant que le texte se

déploie linéairement dans le temps. Évidemment, il ne faut pas lire ici une potentialité

d’épuisement de la représentation picturale et une supériorité du texte. L’ambiguïté réside

plutôt dans l’enchevêtrement mis en scène par le dispositif texte-image, entendu que

l’ekphrasis « représente explicitement la représentation elle-même » (Heffernan 1991 : 300 ;

je traduis). Le passage de la perception à la narration constitue ainsi une occasion pour

Ernaux de lancer à partir d’une image le souvenir d’une époque, de certaines habitudes,
171

d’apprentissages et d’expériences vécues. Contrairement à L’usage de la photo (Ernaux et

Marie 2005), où les photographies sont enchâssées entre les chapitres du récit, Ernaux recourt

dans Les années à la description d’images in absentia. En jouant sur une phénoménologie de

la mémoire maintenue à cheval entre le subjectif et l’objectif, l’écrivaine désire en arriver

(non sans un paradoxe fondamental) à « une sorte d’autobiographie impersonnelle » (LA :

252) qui rende compte d’images et de souvenirs personnels forts, neutralisés afin de leur

conférer un rôle de marqueurs d’époque pour le lecteur sachant les partager (par l’expérience

directe, ou par personne interposée dans la mesure où le récit s’efforce de créer les ponts

nécessaires à cette fin).

En outre, la nature des sections placées en ouverture et en clôture des Années crée une

séparation nette à l’intérieur du projet littéraire : narrative, la majeure partie de l’ouvrage se

déploie sur le mode du romanesque (et non sur un mode romanesque, comme je l’expliquerai

plus loin) alors qu’une figure narrante raconte les différentes phases de la vie d’une femme.

Ce récit se trouve enchâssé dans des listes ne jouant qu’indirectement les rôles introductif et

conclusif généralement conférés aux premières et dernières pages d’un livre : la nature

réflexive de ces deux parties engage davantage une figure essayistique qui s’interroge sur la

valeur de l’image et la transmissibilité de l’expérience ; si aucune mise en place n’est réalisée

dans les premières lignes du livre, comme on pourrait l’entendre par l’incipit d’un roman, le

ton est toutefois donné dans la relation à la fois distante et intime qu’entretient la voix

narrative avec la mémoire. L’inscription de cette dernière s’établira de manière ponctuelle et

en apparence sans titulaire précis, par un listage de souvenirs qui s’enchaînent par des retours

à la ligne sans majuscules ni points :

les momies en dentelles déguenillées pendouillant aux murs du couvent dei


Cappuccini de Palerme
172

le visage de Simon Signoret sur l’affiche de Thérèse Raquin

la chaussure tournant sur un socle dans un magasin André rue du Gros-


Horloge à Rouen, et autour la même phrase défilant continuellement : « avec
Babybotte Bébé trotte et pousse bien » (LA : 12)

Le tressage de ces vignettes descriptives est réalisé par un retour réflexif qui s’interroge sur

l’éphémérité des « images réelles ou imaginaires, celles qui suivent jusque dans le sommeil »

(LA : 14). Le souvenir est donc l’occasion d’une ouverture vers un questionnement plus large

sur la possibilité même de sa transmission, ce qui engage à une interrogation du passage du

temps et des effets occasionnés sur la somme des expériences qui constituent le sujet à un

temps donné. Cet élément traverse l’entièreté du livre, et c’est à cet égard qu’on pourrait

qualifier la portion liminaire comme une amorce au récit.

Si la photo occupe une aussi grande place, une question importante est soulevée par

l’ouverture du livre : « Toutes les images disparaîtront » (LA : 11). Cette affirmation est-elle

exacte ? De manière concrète (et contradictoire), n’a-t-on pas au contraire affaire à des

images quasi indélébiles — et maintenant avec la numérisation tous azimuts, à des images

qui semblent définitivement permanentes, si bien que « avec le numérique on [épuise] la

réalité » (LA : 234) ? Qu’on réponde par la positive ou la négative importe peu, car ce

qu’Ernaux cherche à préserver n’est pas la représentation comme objet, mais bien la part

subjective qui en émane. Il est donc question non pas de l’image physique en tant que telle,

mais de la reconnaissance par le sujet d’une photo qui agit comme une fixation mémorielle

d’un passé particulier (celui du « personnage » décrit par l’usage de la troisième personne,

voire moins directement celui transmis par les parents). L’image n’importe que dans la

mesure où elle peut être interprétée ; pour les photos personnelles, il s’agit des photos dont

le punctum, c’est-à-dire « ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me


173

poigne) » (Barthes 1980 : 49), ne perce l’œil que de celui ou celle capable de percevoir cette

plus-value sémantique par un processus mémoriel ou expérientiel propre. La photo4 nécessite

alors une mise en mot (mentale ou verbale) pour ne pas se trouver uniquement dans

l’expérience esthétique anonyme (dans le studium), et ce, même si grammaticalement les

pronoms demeurent sans antécédent clair et préservent donc un degré d’anonymat.

De là, quand il n’y a aucun souvenir propre auquel l’associer et la rattacher aux fils

mémoriels, la photo personnelle dénuée de caractère artistique ne se trouve que dans la

représentation neutre et objectivante. Pourtant, même si elle sert d’amorce aux différentes

phases du récit, la photo pourra laisser sans voix, étant donnée et prise pour ce qu’elle est,

c’est-à-dire une sorte d’image sans images. Ce trait est particulièrement frappant lorsqu’elle

se voit étrangère pour la première fois, coincée par l’impossibilité de se souvenir de cette

expérience d’étrangeté :

Il n’y a de sûr que son désir d’être grande. Et l’absence de ce souvenir : celui
de la première fois où on lui a dit, devant la photo d’un bébé assis en chaise
sur un coussin, parmi d’autres identiques, ovales et de couleur bistre, « c’est
toi », obligée de regarder comme elle-même cette autre de chair potelée ayant
vécu dans un temps disparu une existence mystérieuse (LA : 38).

Cette conjugaison d’un passé étranger (cooccurrence qui est loin de surprendre) et d’un futur

qui tarde à venir (ce qui, au fond, est sa caractéristique intrinsèque) pourrait être désignée

comme un nouveau punctum, différent du ça-est qui captive le regard, un punctum non plus

de l’ordre de la forme (contour, présence, ou sens), mais de l’intensité, une force qui captive

tout l’être : « C’est le Temps, c’est l’emphase déchirante du noème (“ça-a-été”), sa

représentation pure » (Barthes 1980 : 148). Le procédé d’ekphrasis permet ainsi à Ernaux,

4
Comme on l’a vu plus tôt, les deux vidéos faisant l’objet d’une ekphrasis dans le récit qui nous occupe
répondent à plusieurs égards de valeurs (littéraires et mémorielles) similaires à la photographie.
174

pour chaque vignette mémorielle, d’offrir un ça-a-été par la description. Ce ça-a-été montre

l’inadéquation entre le souvenir présent et le passé figé, écart qui peut parfois même ouvrir

une brèche identitaire dans le sujet : « Ce n’était pas soi non plus qu’on voyait dans le bébé

de sexe indistinct à demi nu sur un coussin mais quelqu’un d’autre, une créature appartenant

à un temps muet et inaccessible » (LA : 31). Le potentiel j’ai-été se transforme en un elle-est

conflictuel qui, par défaut de mémoire, ne peut vraiment tout à fait constituer un elle-fut

conjugué au passé.

Ernaux enchaînera plusieurs de ses ekphraseis à des récits qui sont davantage de l’ordre

du comment-ce-fut. Les photos-images décrites minutieusement seront en effet très souvent

suivies d’une description de repas, ce qui mérite réflexion. La description d’une image

suspendue, précise, isolée dans le temps et fidélisée sur le papier argentique, est suivie d’un

souvenir générique raconté, amalgame de repas familiaux et de jours de fête. Le très

particulier s’associe au très général, le descriptif se rapproche du subjectif, l’objet-présence

historique est entrelacé avec le souvenir à prendre comme preuve générant sa propre validité,

sa propre véracité. Le morcellement du cadre familial ira en outre de pair avec l’étiolement

de ces repas, qui au fil du récit seront de moins en moins fréquents et comporteront de moins

en moins d’acteurs.

Bien que l’entrée dans la modernité de consommation invite à un recentrement sur les

besoins individuels, évacuant de son importance les grandes rencontres familiales, un tel

mouvement ne s’assortit pas forcément d’une meilleure prise en charge de l’identité. Le récit

dans sa construction même le manifeste. Le procédé d’ekphrasis contribue en effet au

maintien du sujet dans une ambiguïté identitaire qui conjugue le même et l’autre, entendu
175

que l’ambiguïté qu’elle induit ne se situe pas dans un rapport sémantique différent de ce que

l’image et le texte pourraient respectivement proposer. En effet,

du point de vue sémantique, du point de vue de la référence, de l’expression


d’intentions et de la production d’effets chez un spectateur/auditeur, il n’y a
pas de différence essentielle entre texte et image, et ce faisant, il n’y a aucun
écart médiatique à surmonter par quelque stratégie ekphrastique spéciale que
ce soit (Mitchell 1994 : 160 ; je traduis).

Si cette remarque est valide pour les images distantes et impersonnelles qui s’aligneraient sur

ou dont découlerait une narration se tenant loin de la première personne, ces descriptions de

photo sur lesquelles sont présentées non pas des paysages, des passants ou des objets, mais

bien des visages au sens fort (c’est-à-dire perçus à la fois comme personnes et sujets),

entraînent un jeu de subjectivation/désubjectivation que la narration à la troisième personne

recouvre. À cet égard, l’analyse de Paul Ricœur est très éclairante, lorsqu’il explique

comment la production de l’identité narrative s’effectue par une fluctuation entre les deux

pôles identitaires que sont l’idem et l’ipse :

Cette manière nouvelle d’opposer la mêmeté du caractère au maintien de soi-


même dans la promesse ouvre un intervalle de sens qui reste à combler. Cet
intervalle est ouvert par la polarité, en termes temporels, entre deux modèles
de permanence dans le temps, la persévération du caractère et le maintien de
soi dans la promesse. C’est donc dans l’ordre de la temporalité que la
médiation est à chercher. Or, c’est ce « milieu » que vient occuper, à mon avis,
la notion d’identité narrative. L’ayant ainsi située dans cet intervalle, nous ne
serons pas étonnés de voir l’identité narrative osciller entre deux limites, une
limite inférieure, où la permanence dans le temps exprime la confusion de
l’idem et de l’ipse, et une limite supérieure, où l’ipse pose la question de son
identité sans le secours et l’appui de l’idem (Ricœur 1996 [1990] : 150).

Or si l’identité narrative établie par Ernaux fluctue, la permanence dans le temps n’est

affirmée et réaffirmée que par les mécanismes (indirects) de production discursive, faisant

en sorte que les pôles sont constamment redéfinis par et dans le discours. Cela n’est guère

surprenant puisqu’Ernaux affirme d’emblée que les expériences imagées et imaginées

disparaissent avec l’agent qui les porte : les images « s’évanouiront toutes d’un seul coup
176

comme l’ont fait les millions d’images qui étaient derrière les fronts des grands-parents morts

il y a un demi-siècle, des parents morts eux aussi » (LA : 15). Tracer une figure qui se voudrait

particulière, mais qui, dans son individualité, serait à même de rendre compte d’un vécu

empreint de social, le tout dans une démarche esth/éthique contemporaine qui ne cherche pas

à masquer ses fonctions de médiation : le projet ernalien endosse cette posture en demeurant

pleinement conscient des problèmes possibles que cela peut poser dans une période

suffisamment longue pour avoir vu un changement radical dans le rapport au temps. La chose

est bien claire, et l’écart ainsi provoqué ne cherche pas à être surmonté, mais constitue plutôt

une tension nécessaire dans la construction du personnage (en particulier dans sa figure

tardive). Aussi la posture doit-elle être double, oscillant entre l’amont et l’aval de

l’expérience, entendu que « la conscience des médiations de l’Histoire — médiations

idéologiques, médiatiques, culturelles — naît de la confrontation critique de récits et

d’images non concordants, voire conflictuels, du passé » (Huglo 2012 : 46). Le maintien

d’une expérience fluctuante — le personnage étant tantôt complice, tantôt critique du

présentisme, de la société de consommation, des structures bourgeoises — ne peut se faire

de manière efficace que si l’identité dudit personnage suit un même parcours changeant. De

là, la description ekphrastique accentue ce flou autour d’une mêmeté qui devient

insaisissable.

Si dans Les années les photos étaient présentées directement au lecteur en lieu et place

de leur description, la présence de cette fille devenant femme serait personnifiée et sortirait
177

de la seule existence sous-jacente de leur mise en récit5. À défaut, on a affaire à une sorte

d’apparition spectrale aux masques multiformes qui dresse le portrait d’une génération, et

non pas seulement d’une représentante de sa génération. Ce spectre pourrait plus simplement

être désigné par le terme : mémoire. Un spectre qui superpose ses figures les unes aux autres,

et qui se montre dans sa faillibilité, tantôt de l’intérieur, tantôt à distance, d’où un effet de

« palimpseste de la mémoire, non pas la grande rétrospection que l’on a cru lire trop souvent,

mais cette économie d’une mémoire limitée qui s’efface à mesure, qui oublie, qui estompe

les contours pour y inscrire de nouveaux souvenirs, un lexique inédit, des images récentes »

(Demanze 2013 : 57). Les passages qui recourent à l’ekphrasis et qui font suivre la

description de la représentation par un récit cherchant à donner vie à celle qui est représentée

confirment le nouage temporel entre présent de la description (avec l’évaluation a posteriori)

et réactivation du présent de l’expérience (avec la tentative de rappel d’impressions).

L’expérience première, à la fois mémorielle et esthétique, se trouve en outre modulée

fondamentalement par la profondeur même du dispositif ekphrastique :

Cette « altérité » que nous attribuons à la relation image-texte n’est alors


certainement pas épuisée par un modèle phénoménologique (sujet/objet,
spectateur/image). Elle prend en charge l’éventail complet des relations
sociales possibles inscrites dans le champ de la représentation verbale et
visuelle (Mitchell 1994 : 162 ; je traduis).

Plus encore, par la diversité des expériences vécues et par les changements que le sujet subit,

l’ekphrasis pratiquée par Ernaux s’inscrit dans une dynamique de rapport à soi, ou plus

précisément de rapports aux soi, entendu que « l’ambivalence associée à l’ekphrasis est alors

5
Un exercice de rapprochement texte-image est toutefois possible grâce à l’anthologie publiée dans la
collection Quarto de Gallimard ; la première section du livre comporte en effet de très nombreuses photos prises
à diverses périodes de la vie d’Ernaux. L’effet n’est assurément pas le même que si chaque photo avait été
insérée à l’intérieur du récit lui-même.
178

basée sur notre ambivalence associée à autrui, vu comme sujet et objet dans le champ de la

représentation verbale et visuelle » (Mitchell 1994 : 163 ; je traduis). Le désir d’objectivation

par l’écriture manifesté ouvertement par Ernaux exploite pleinement cette double

ambivalence (ekphrastique et identitaire) dans Les années. Le passage du soi à l’Autre par

une mise à distance de soi pour le faire advenir autre constitue une dynamique essentielle

pour bien comprendre les enjeux (et la richesse) de ce récit.

Ce passage, voire cette passation expérientielle, par l’intermédiaire de l’écriture,

Ernaux le voit comme une transsubstantiation, c’est-à-dire une « transformation de ce qui

appartient au vécu, au “moi”, en quelque chose existant tout à fait en dehors de ma personne »

(Ernaux et Jeannet 2003 : 112). Il est intéressant qu’elle utilise ce terme précis : rappelons

que la transsubstantiation désigne dans l’eucharistie la transformation du pain et du vin en

corps et sang du Christ. Cette métamorphose se fait par l’acte rituel, mais n’est confirmée

lors de la Cène (Luc 22 : 19-20) que par la verbalisation (ceci est mon corps, mon sang). Le

pronom démonstratif ceci évacue la notion de personne et amène la représentation en dehors

de la personne — aucune immédiateté donc. L’objectif de la transsubstantiation est par

ailleurs confirmé par l’injonction lancée tout de suite après par Jésus : « Faites cela en

mémoire de moi ». La transformation procède de la parole qui édicte un nouvel état de fait

dans la constitution d’un objet symbolisant le sujet dont il émane, ouvrant ainsi la possibilité

de sa persistance temporelle. L’acte de mise en mots en lui-même est signifiant : pour Ernaux,

il crée la distance entre l’auteure et son œuvre, malgré que la matière première de sa littérature

soit éminemment personnelle.

Dès lors, ce que Les années nous montrent par les descriptions de photos, c’est le

passage du temps certes, mais c’est surtout le travail des années sur le sujet qui se transforme
179

et se morcelle en une multiplicité d’expériences ponctuelles et mémorielles. Ces expériences

sont mises bout à bout par le récit, d’abord par le récit mental qu’on se fait à soi-même, mais

surtout par le récit ouvert lancé comme objet littéraire extérieur qui, lors de la publication,

acquiert sa vie propre. C’est pourquoi la démarche d’Ernaux « échappe d’emblée à l’illusion

biographique qui suppose la permanence d’une identité. Ce n’est pas elle qui traverse le

temps, c’est le temps qui la traverse » (Baudelot 2010 : §9). À cet égard, l’ekphrasis interroge

la valeur éthique de l’esthétique en son cœur même, par une tentative de mise à distance de

la subjectivité (travail demeurant éminemment conscient de ses limites et œuvrant à la fois

avec et contre elles), le faisant avec les outils que l’art littéraire possède pour ériger sa

représentation. Il s’agit d’un véritable problème éthique, dans la mesure où l’ekphrasis

soulève une question de présentation et d’inscription au monde qui engage des choix

irrémédiables, l’objectif étant de rendre compte d’une image dont la complexité visuelle

paraît inépuisable par une complexité discursive qui cherche à mimer les caractéristiques de

la première. C’est ce que W. J. T. Mitchell désigne comme l’« espoir ekphrastique », où

« l’impossibilité de l’ekphrasis est surmontée par l’imagination ou la métaphore, alors que

nous découvrons un “sens” grâce auquel le langage peut réaliser ce que tant d’écrivains ont

voulu lui faire accomplir : “nous montrer à voir” » (Mitchell 1994 : 152 ; je traduis).

Le problème mis en valeur par l’ekphrasis n’est donc pas lié aux limites du langage ou

à la richesse picturale, mais bien à la fonction de médiation qu’elle engage. Dans une telle

dynamique, le défaut auquel le langage s’expose est de ne se vouloir que strictement

descriptif, alors que la polysémie constitue la palette même de son art — ce que le

pictogramme est au tableau. Le recours à la description ekphrastique pour ouvrir vers une

création littéraire (au sens esth/éthique) dénoue l’espoir et individualise en même temps qu’il
180

montre à voir. Ce point de bascule, Mitchell le qualifie de « crainte ekphrastique », c’est-à-

dire « le moment esthétique où la différence entre la médiation verbale et la médiation

visuelle devient un impératif moral et esthétique plutôt […] qu’un fait naturel fiable » (1994 :

154 ; je traduis). Ce souci des nuances exprimées selon des modalités différentes se traduit

en aval, discursivement, non pas par l’étendue du sème, mais par le caractère strict et

déterminant de la construction phrastique. Les réflexions proposées par Georges Didi-

Huberman, dans le récit-photo de sa visite d’Auschwitz-Birkenau, circonscrivent bien le

caractère paradoxal d’un balisage du sens qui, conceptuellement, devient libération à la fois

éthique et esthétique :

On ne dit pas la vérité avec des mots (chaque mot peut mentir, chaque mot
peut signifier tout et son contraire), mais avec des phrases. Ma photographie
de la « route du camp » n’est encore qu’un pauvre mot. Il demande donc à être
situé dans une phrase. Ici, la phrase n’est autre que mon récit tout entier, récit
de mots et d’images inspirés. Mais un même mot ne prend sens qu’à être
utilisé dans des contextes qu’il faut savoir faire varier, éprouver : des
contextes différents, des phrases, des montages différents (Didi-Huberman
2011 : 41).

Didi-Huberman souligne la possibilité d’un renversement dans le rapport ekphrastique, d’une

représentation surdéterminée pour laquelle le langage agirait non plus comme une

subordination et une entrave, mais comme un recours et un secours. Un tel parcours

transmédiatique n’est plus déductif mais productif, puisque la subjectivité de l’expérience est

l’occasion d’un élargissement du binôme langage-raison. On retrouve la nécessité du

maldicible, qui vise à rendre compte d’une paradoxale monstration démonstrative. Si cette

insistance est rendue évidente par la présence du préfixe fréquentatif de-, elle se justifie par
181

l’évolution étymologique du terme : montrer, c’est permettre à l’autre d’imaginer6, c’est

représenter ; cependant que démontrer, c’est rendre évident, concrétiser. Le maldicible doit

donc chercher à la fois à faire voir et comprendre, en chaque instant crypter l’expérience et

déchiffrer le sens. Chez Ernaux, cela se traduit par la mise en évidence d’une individualité

en l’inscrivant dans l’expérience collective (expérience commune en même temps

qu’expérience de la collectivité). Cette dynamique agit comme un moteur essentiel

d’inscription-retrait de l’individualité. Ce mouvement se manifeste aussi, de manière

beaucoup plus apparente, dans l’effacement grammatical des divers pronoms interlocutoires

(de nature déictique7) — à commencer par la première personne du singulier.

1.3 Effacement grammatical et présence pronominale : sur


l’usage du « elle »
Si le procédé d’ekphrasis traduit la subjectivité dont il émane, ne serait-ce

minimalement que par la connotation donnée à la description et par les choix qu’elle induit,

tout en constituant une manifestation de l’autre et vers l’autre, un dispositif linguistique

encore plus fondamental joue sur le terrain de l’affirmation-effacement. Ce dispositif est

fondamental en ce qu’il exploite la matière première de la langue dans sa construction

syntaxique même. Il s’agit de l’usage des pronoms. Comme elle l’a mentionné en entretien,

6
Le Grand Robert nous rappelle que le monstrum était un « prodige qui signifie, montre la volonté de
Dieu », et le Littré précise que le terme « vient directement de monere, avertir, par suite d’une idée superstitieuse
des anciens ».
7
Par opposition, la troisième personne (il/elle, quelqu’un, chacun, on) se trouve exclue de l’échange et
désigne une personne ou chose particulière (moyennant un antécédent clair) située à l’extérieur de la dynamique
discursive : « Si la troisième personne est si inconsistante, grammaticalement, c’est qu’elle n’existe pas comme
personne, du moins dans l’analyse du langage qui prend comme unité de compte l’instance du discours, investie
dans la phrase. On ne peut mieux souder la première et la deuxième personne à l’événement de l’énonciation
qu’en excluant du champ de la pragmatique la troisième personne, dont il est parlé seulement comme d’autres
choses » (Ricœur 1990 : 62).
182

cinq ans avant la publication des Années, Ernaux établit une distinction claire entre les

première et troisième personnes, dans la mesure où le je « avant tout, c’est une voix8, alors

que le “il” et le “elle” sont, créent, des personnages » (Ernaux et Jeannet 2003 : 30). Elle

formule la même idée de manière différente dans son récit de 2008, alors qu’elle songe à

écrire cette biographie d’une génération : « Son souci principal est le choix entre “je” et

“elle”. Il y a dans le “je” trop de permanence, quelque chose de rétréci et d’étouffant, dans le

“elle” trop d’extériorité, d’éloignement » (LA : 187-188). Le régime narratif du il et du elle

enclenche la fiction de personnages, et non le récit de personnes. Malgré ces mécanismes

littéraires savamment mis en place pour éloigner le récit d’une personnification qui mènerait

à l’établissement formel de l’autobiographie ou des mémoires, Les années présentent

certaines caractéristiques du romanesque qui misent beaucoup sur le va-et-vient entre

objectivité et subjectivité, en même temps que ce livre semble refuser dans sa pratique toute

fictionnalisation — ce qui élimine pour de bon la possibilité de son appartenance au roman.

Récit, donc, du romanesque, et non récit romanesque tout court. Le déterminant du se

distingue de la simple apposition épithète ; en effet, « contrairement à la représentation

romanesque, cette représentation du romanesque implique en général une distanciation

(souvent ironique), donc une dissonance entre l’auteur et le personnage » (Schaeffer 2004 :

297). La volonté d’Ernaux de mettre à distance son personnage marque bien la dissonance

induite par le refus d’endosser la première personne du singulier ; cela donne en outre les

apparences d’une représentation de la réalité purement objective, alors qu’il en va davantage

8
Cette conception est confirmée à l’intérieur même des Années, alors que la narratrice accorde à l’usage du
pronom de première personne du singulier une fonction émancipatrice : « Avoir vécu quelque chose en tant que
femme, homosexuel, transfuge de classe, détenu, paysan, mineur, donnait le droit de dire je » (LA : 112).
183

d’une proposition discursive qui présente un re-tour d’horizon expérientiel grâce à l’exercice

de mémoire. Il se produit alors un écart net par rapport à la mimèsis traditionnelle, le lien de

celle-ci à la réalité et son inscription dans le monde. Entendu que « la mimèsis de la réalité

n’est pas la réalité elle-même » et qu’« au contraire, la réalité elle-même n’est rien d’autre

que le matériau du travail littéraire, susceptible d’être — en termes symboliques — dompté

et métamorphosé jusqu’à disparaître complètement en tant que réalité vécue » (Hamburger

1986 [1977] : 179), le domptage et la métamorphose dans Les années seraient d’ordre

scriptural tandis que le propos discursif emprunterait directement à la réalité. Ce livre

constitue ainsi « un avatar du roman, lequel contournerait cependant l’écueil de la

représentation pour y substituer l’expérience d’une relation au monde en constante

redéfinition » (Bouchy 2014 : 89). Le choix grammatical et l’effacement apparent de la

subjectivité qui en découle contribuent à gommer la présence de l’auteure-narratrice à

l’intérieur de son texte. La constante redéfinition qui s’en trouve induite demeure en outre

indissociable d’une ekphrasis qui décrit à distance des portraits de nature aussi personnelle.

Si, par la création d’un tel objet livresque, l’écrivaine recourt à une architecture romanesque

pour en arriver à ce qui fut désigné plus tôt comme une transbiographie, la dimension

subjective du projet favorise un double empiétement du réel (influençant le récit) et sur le

réel (le récit modifiant à son tour la construction identitaire de l’écrivaine) — de là que « le

romanesque n’est pas seulement un topos fictionnel, il est aussi parfois un programme de

vie » (Schaeffer 2004 : 302). La subversion du romanesque générique est telle que la

caractéristique même de la fiction romanesque proposée non sans polémique par Käte

Hamburger, le discours indirect libre, est détournée. En effet, si selon elle « la fiction épique

est le seul espace cognitif où le Je-Origine (la subjectivité) d’une tierce personne peut être

représenté comme tel » (Hamburger 1986 [1977] : 88), Ernaux donne apparence d’altérité en
184

puisant dans son propre passé et en présentant l’intériorité de son personnage à l’intérieur de

la voix narrante, dans la mesure où elle s’attarde au point de jonction entre mémoire et

expérience, lequel engage des questions de représentation et, de là, d’objectivité et de

subjectivité.

À cet égard, un retour rapide sur le chapitre d’ouverture est révélateur. Les premiers

mots des Années, « Toutes les images disparaîtront. » (LA : 11), trouvent un écho dans le

dernier paragraphe de ce même premier chapitre : « Tout s’effacera en une seconde. Le

dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s’éliminera. » (LA : 19). Il se crée d’entrée

de jeu un lien indissociable entre l’image et le mot : à défaut de la montrer pour la faire

(re)vivre, l’image (photographique, filmique) ou plus largement l’expérience mémorielle ne

peuvent être que décrites. La description offerte est alors teintée par la parlure propre à son

locuteur, qui transmet son souvenir en même temps que la façon dont il se souvient et dont il

fait l’expérience a posteriori d’un événement vécu jadis. Si la langue neutralisée perdure

dans le grand tout de l’interdiscursivité, ce sont autant de façon d’exprimer les expériences

(phénoménales) qui disparaissent avec la mort de celui ou celle qui porte ces expériences et

cette langue. De la même façon, l’interprétation et la charge subjective associées aux images

disparaissent avec lui ou elle.

Cette relation est renforcée à la lecture d’une version préliminaire de l’incipit, publiée

par Ernaux dans un ouvrage faisant suite à un colloque tenu en janvier 2007, texte dont la

dernière phrase est révélatrice de toute l’entreprise sous-tendant le récit qui paraît l’année

suivante : « Je m’aperçois que j’ai vécu longtemps comme si ma vie s’écrivait quelque part,

rien qu’en vivant. Mais il n’y a rien » (Ernaux 2008b : 67). C’est pour tenter de vaincre ce

vide d’une vie soumise au cours inaltérable du temps qu’elle consigne par écrit ses
185

expériences. Accéder à une certaine tendance universelle de l’expérience humaine, laquelle

est inévitablement influencée par son temps et par ses cadres sociaux, enjoint à neutraliser

formellement la présence subjective (la première personne du singulier étant encore utilisée

dans l’incipit de 2007) et à accentuer la place des marqueurs d’époque — avec entre autres

plusieurs mentions de chansons « qui, à elles seules, sont le temps » (Ernaux 2008b : 67). Le

niveau de langage et le type de vocabulaire utilisé doivent également répondre de cette

entreprise qui reconnaît le passé individuel tout en neutralisant la personnalisation du

discours ; l’enjeu pour Ernaux est alors d’écrire sur le fil (d’un couteau) sans jamais permettre

à la langue, aux mots, au ton, de verser dans un discours supérieur qui jugerait à distance

(donc de haut) la classe d’où elle vient, pas plus que dans un discours inférieur qui reprendrait

en le folklorisant le parler populaire de cette classe. Une position aussi paradoxale, qui met

à distance pour mieux embrasser, n’est pas sans rappeler le concept de maldicible : ici, les

défaillances du langage se trouvent dans le refus de recourir à une langue littéraire au sein

d’un projet de littérature, refus conjugué au besoin de préserver l’intégrité d’une langue

populaire sans la caricaturer lors de son inclusion dans un programme double

d’autobiographie objective et de compte rendu générationnel subjectif. La contradiction

inhérente à une telle entreprise (puisqu’il faut bien un point de vue — littéraire, en

l’occurrence — à partir duquel écrire) contribue à l’esth/éthique déployée par Ernaux,

écrivant en pleine conscience des écueils sociologiques qui se présentent à elle.

La stratégie des pronoms joue au besoin sur quelques écarts de part et d’autre de cette

ligne, favorisant la création d’un discours complexe où s’enchevêtrent sensations premières

(par l’intermédiaire du souvenir), sensations secondes (en interrogeant l’effet de cette

réactivation mémorielle), et regards distants de la narratrice (sur des événements de nature


186

plus collective). Ce chevauchement est essentiel, entendu que « les multiples voix narratives

— qui créent une véritable polyphonie pronominale — assurent le passage de l’individuel au

collectif » (Havercroft 2011 : 131). Se dévoile alors un véritable travail de création autant sur

l’axe du fond que sur celui de la forme, une œuvre esth/éthique qui réfléchit à ses tissages et

s’en sert plutôt que de s’efforcer de les masquer. Cette conscience du dire et sa manière est

centrale dans le travail littéraire d’Ernaux en général autant que dans Les années en

particulier. Si pour elle « c’est toujours la chose à dire qui entraîne la façon de le dire, qui

entraîne l’écriture, et la structure du texte » (Ernaux et Jeannet 2003 : 53), le refus

grammatical de la première personne du singulier constitue un exemple de premier plan de

cette vision du travail d’écriture.

Dès lors, quels sont les mécanismes déployés pour contrer la propension de l’écriture

de soi à recourir au « je » (avec tout ce qu’une telle question peut avoir de tautologique, le

soi étant le mieux exprimé par la première personne) ? Le pronom « elle » occupe l’avant de

la scène. De la façon dont il est utilisé (sans dénomination ni antécédent), ce pronom se trouve

à cheval sur le personnel et l’indéfini, en ce qu’il désigne un personnage anonyme qui

demeure généré non par ses actions, mais par la description que la narratrice en fait (comme

si elle était figée en un nombre incalculable de moments-photos) ; aucune immédiateté, donc,

et seulement une intermédiation polyphonique qui demeure à très grande proximité de la

diégèse.

À titre d’exemple du rapport complexe engendré par ce choix syntaxique, alors que la

réflexion littéraire se retourne sur elle-même, la narratrice des Années relate un souvenir

d’écriture initié par une photo montrant cette jeune adulte obsédée par la littérature et le

savoir. Elle commence l’écriture d’un « roman où les images du passé, du présent, les rêves
187

nocturnes et l’imaginaire de l’avenir alternent à l’intérieur d’un “je” qui est le double décollé

d’elle-même » (LA : 92). Depuis notre point de vue analytique, Les années font le récit d’une

« elle » qui est le double collé de la narratrice. Ce rapport qui cherche à être objectif devant

sa propre objectivité vise non pas l’atteinte d’une pensée pure, mais une compréhension de

l’inscription dans le monde et des effets préalables et renouvelés que cette inscription a sur

le sujet. Une telle démarche n’est pas sans rappeler l’invitation que Bourdieu lance au

philosophe, le sortant de son atopos logique, non-lieu où exercer la raison, pour « lui offrir

la possibilité d’une liberté à l’égard des contraintes et des limitations qui sont inscrites dans

le fait qu’il est situé en un lieu de l’espace social d’abord » (Bourdieu 1997 : 40). Lorsque la

littérature s’attelle à pareille tâche, et puisqu’elle ne propose pas d’abord des idées mais des

représentations, cette inscription (requise pour la mise à distance libératrice subséquente) se

tisse à même la trame esthétique.

Un élément majeur que la distanciation pronominale met en avant est la difficulté d’une

uniformité du moi : la prise d’instantanés à intervalles irréguliers crée une sorte de cohésion,

en traçant les contours d’une personne sans parvenir pour autant à dresser clairement un

portrait unique transhistorique. Les années manifestent donc non pas un raffinement des traits

d’un même visage sur un seul canevas, mais plutôt une superposition des tableaux. Cette

« succession de béances qui séparent toutes les figures d’elle au passé s’arrête là » (LA : 247),

aux alentours des cinquante ans, alors que la mémoire se fait plus précise. Tous ces morceaux

d’une identité en changements sont raccordés par la voix qui les met en récit, ce qui vient

affirmer (et affermir) les discordances occasionnées par le temps qui passe — et les

inévitables ellipses induites par les années séparant chaque photo décrite. Il en va de la

complexité du processus mémoriel, qui manifeste les diverses facettes de la subjectivité et


188

des expériences, ainsi que le travail exercé par le temps sur celles-ci, entendu que « la

mémoire ne s’arrête jamais. Elle apparie les morts aux vivants, les êtres réels aux imaginaires,

le rêve à l’histoire » (LA : 15). Il devient difficile d’y lire quelque mêmeté que ce soit, c’est-

à-dire chez Ricœur cette constance identitaire qui caractérise l’individu à travers le temps.

Nous nous trouvons plutôt dans un régime identitaire de l’ipséité :

L’identité, au sens d’idem, déploie elle-même une hiérarchie de significations


[…], et dont la permanence dans le temps constitue le degré le plus élevé, à
quoi s’oppose le différent, au sens de changeant, variable. Notre thèse
constante sera que l’identité au sens d’ipse n’implique aucune assertion
concernant un prétendu noyau non changeant de la personnalité (Ricœur 1996
[1990] : 12-13).

Le fait de ne pas nommer le personnage des Années est important, puisque les noms propres

constituent (généralement) l’assise même de cette permanence dans le temps, entendu

qu’« ils se bornent à singulariser une entité non répétable et non divisible sans la caractériser,

sans la signifier au plan prédicatif, donc sans donner sur elle aucune information » (Ricœur

1996 [1990] : 41). Il en va ainsi d’une dynamique opposée, où elle est divisible à travers les

différentes phases de sa vie sans qu’il n’y ait de réelle singularisation (si ce n’est par des

descriptions ekphrastiques qui ne sont pas sans ambiguïtés identitaires, comme on l’a montré

plus tôt), et où la signification prédicative et l’information sont déterminées par les actions

et l’expérience du sujet.

En constant défaut dénominatif, il est normal qu’il se dégage du récit une impression

de superpositions descriptives ; la conception uniforme de l’identité se précarise, compte tenu

de la très grande difficulté que constitue l’adoption d’une véritable posture de mémoire.

Parler d’une posture sans sujet clair peut représenter une aporie, puisqu’il faut bien qu’il y

ait quelqu’un pour prendre cette posture, c’est-à-dire qu’il faut bien que quelqu’un y soit.

Cela instaurerait une concomitance des verbes être et avoir. Ce que réussit à accomplir
189

Ernaux, et ce qui forme l’un de ses principaux foyers d’originalité, c’est la création d’un

paradoxe textuel visant à objectiver la manière de raconter tout en préservant la subjectivité

de ce qui est raconté. À ce point, nous nous situons au cœur même de l’expérience

phénoménologique fondamentale que la mise en récit institue, une expérience à fleur de

sensations qui demeure consciente de la puissance constitutive de l’acte créateur — entendu

que le véritable acte de création esth/éthique ne répète pas, mais présente l’œuvre dans son

caractère inépuisable. Cela semble bien correspondre au but ultime de l’entreprise littéraire

ernalienne, un idéal qui tâche de « penser et de sentir dans les autres, comme les autres —

des écrivains, mais pas seulement — ont pensé et senti en moi » (Ernaux et Jeannet 2003 :

44). Il en va de ce qu’Ernaux désigne comme une « sensation palimpseste » (LA : 213), où

les impressions embrassées du passé sont teintées, influencées par le présent qui les rappelle.

Cette sensation est vécue par le personnage principal des Années comme « un temps d’une

nature inconnue qui s’empare de sa conscience et aussi de son corps, un temps dans lequel le

présent et le passé se superposent sans se confondre, où il lui semble réintégrer fugitivement

toutes les formes de l’être qu’elle a été » (LA : 213). Une sorte d’état de conscience qui fait

se superposer les punctums d’intensité de toutes ces images mentales, et pousse le ça-a-

été noématique des souvenirs-photos intérieurs vers le présent noétique du ça-est mémoriel.

Un degré d’influence supplémentaire vient s’ajouter à ce refus d’utiliser la première

personne du singulier, car l’objectivation de manière touche également une dimension sociale

sous-jacente pouvant teinter le discours par sa matière. Dans son travail d’écriture, Ernaux

cherche à neutraliser une telle prise en charge de la voix, disant à propos de La place que « la

seule écriture [qu’elle sentait] “juste” était celle d’une distance objectivante, sans affects

exprimés, sans aucune complicité avec le lecteur cultivé » (Ernaux et Jeannet 2003 : 34). Elle
190

pratiquera donc ce qu’elle désigne comme une « écriture plate », qui tâchera de dire en

s’efforçant de contrer les procédés de jugement social imprégnés dans un certain langage

(français soigné, voire simplement normatif). Cela viendrait toutefois affirmer une constance

dans la fabrication même de sa littérature, ce qui est loin d’être avéré — elle se demande

d’ailleurs si elle a adopté « le même rythme de phrase, le même tempo, d’un livre à l’autre »

et s’il y a « plus de dépouillement » (Ernaux et Jeannet 2003 : 36) au fil du temps, laissant

cette question en suspens. Évidemment, les réflexions sociologiques et les principaux

souvenirs personnels constituent les fondations de son projet littéraire et orientent sa

démarche esth/éthique générale. La mémoire y joue un rôle essentiel et Ernaux le reconnaît

sans détour : « Ma méthode de travail est fondée essentiellement sur la mémoire qui

m’apporte constamment des éléments en écrivant, mais aussi dans les moments où je n’écris

pas, où je suis obsédée par mon livre en cours » (Ernaux et Jeannet 2003 : 41). Forcément, le

travail du temps et la construction continuelle de cette mémoire modifient le sujet et son

appréhension du monde. S’il y a volonté théorique de produire une écriture plate, la

complexité de l’expérience mémorielle et les interrogations esth/éthiques posées par Ernaux

donnent assurément de la profondeur à son projet littéraire.

Malgré tout, le désir d’aplatissement de l’écriture n’en est pas moins prégnant et se

manifeste de diverses façons. Les listes placées au début et à la fin des Années remplissent

d’ailleurs ce rôle : tantôt Ernaux utilise une phrase sans verbe conjugué, contribuant ainsi à

créer un long groupe nominal qui agit comme une sorte de titre de photo mémorielle (« le

manège du parc thermal de Saint-Honoré-les-Bains » [LA : 253]) ; tantôt elle trace un portrait

plus détaillé, mais pour lequel les verbes conjugués ne se trouvent que dans les propositions

subordonnées, en une sorte de synopsis de film mémoriel (« l’homme en pyjama et chaussons


191

tous les après-midi dans le hall de la maison de retraite à Pontoise, qui pleurait en demandant

aux visiteurs d’appeler son fils en tendant un bout de papier sale où était écrit un numéro »

[LA : 254]). De tels mécanismes phrastiques créent une certaine ambiguïté : il s’agit en effet

moins d’un aplanissement et d’une uniformité dans la conjonction entre fond et forme, que

d’une déclinaison de certaines expériences humaines (avec une insistance sur les marqueurs

sociaux) à l’aide d’une voix complexe dans sa polyphonie. « Les listes, récurrentes dans

l’œuvre d’Annie Ernaux, montrent ainsi une volonté d’épuiser le réel, d’en faire le tour, de

rendre compte d’un “héritage invisible sur les photos”. Mais les inventaires se multiplient

dans Les Années pour montrer le passage, l’épaisseur du temps » (Froloff 2009 : 46).

L’écriture plate est moins à comprendre comme un aplatissement, et davantage comme une

mise en aplat (pour emprunter à la terminologie picturale), c’est-à-dire l’apposition d’une

teinte uniforme qui n’est pas forcément exempte de texture ni de profondeur, et qui n’exclut

pas le recours à une palette variée pour tracer le portrait global désiré. La mise à distance

requise pour bien dépeindre les réalités sociales (lesquelles sont assorties d’une certaine

vision du monde) provoque une extirpation du milieu dont Ernaux tente de saisir toute la

teneur. Aussi en va-t-il d’une procédure de canalisation du réel visant à « [assumer] et

[dépasser] la déchirure culturelle : celle d’être une “immigrée de l’intérieur” de la société

française » (Ernaux et Jeannet 2003 : 35). Cette migration sociale est rendue possible par

l’acquisition du savoir et, par là, d’une langue apte à en véhiculer les connaissances.

La marque sociale originelle n’en fait pas moins sentir sa présence, comme tissée à

même la trame de l’individu, et dont il devient pratiquement impossible de se départir tout à

fait. La volonté d’affranchissement par rapport au déterminisme social auquel le sujet se

trouve confiné est mal vue, autant par l’entourage que par le sujet lui-même qui en a intégré
192

les dynamiques à son propre insu : « Les études suscitaient la méfiance, la crainte que par

une sanction obscure, un retournement punitif pour avoir voulu monter trop haut, elles

rendent dingo » (LA : 46). Est ici visible l’influence du poids social sur l’écrivaine, qui fut

l’objet clairement affirmé de son récit de 1983, La place. L’intégration attendue des acquis

familiaux s’effectuant tel un legs de naissance, le sujet ne possédera pas forcément la distance

nécessaire pour en analyser la teneur et la portée. Si les études, dans l’évidence de leurs voies

d’accès à la connaissance, représentent une transgression des limites de l’échelle sociale, des

mécanismes de reproduction et d’assujettissement pourront à l’opposé demeurer dans la part

implicite des objets et sujets qui les vectorisent. Or l’incapacité de formuler et de penser de

tels mécanismes n’évacue pas pour autant la possibilité d’en sentir les effets, et donc

d’éprouver des émotions (la honte, par exemple) quant aux situations qu’ils induisent. Ernaux

écrit justement : « Je vivais à douze ans dans les codes et les règles de ce monde, sans pouvoir

en soupçonner d’autres » (La honte, dans Ernaux 2011 : 234). Ce que Bourdieu désigne par

le terme d’habitus occupe ainsi une place centrale dans l’œuvre ernalienne. Les ramifications

en sont vastes et les implications profondes :

Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions


d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et
transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme
structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et
organisations de pratiques et de représentations qui peuvent être
objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et
la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre,
objectivement « réglées » et « régulières » sans être en rien le produit de
l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans
être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre (Bourdieu 1980 :
88-89).

Ces structures structurantes témoignent de part en part que la place occupée dans la société

se traduit dans et par le discours, autant que dans et par les actions. Ernaux en est bien

consciente, sa lecture de Bourdieu lui ayant permis de mettre en mots des expériences réelles
193

vécues de l’intérieur et son inscription au monde. Pour l’écrivaine, la lutte contre ces

structures passe par l’action visant à les rendre manifestes avec et dans le langage. Il s’agira

donc d’utiliser la distance pour rendre compte de la multiplicité des voix et expériences —

parfois vécue à l’intérieur d’un même individu.

C’est en effet cette mise en scène des voix dans le discours auctorial qui
permet à l’œuvre d’échapper au réductionnisme sociologique et littéraire. De
ce point de vue, la mise en récit, loin de cantonner les personnages à de plates
illustrations de la vulgate bourdieusienne, vient complexifier la réflexion
sociologique, en ne cessant de rappeler que, malgré la communauté des
mécanismes de nécessité qui structure les personnages, ceux-ci ont une marge
de liberté du fait de la diversité de leurs expériences, de la multiplicité des
modes de socialisation et de détermination (Rabatel 2008 : 541).

Ernaux ne se contente ainsi pas de faire une mise en scène de la théorie bourdieusienne, sorte

de récupération esthétique de théories sociologiques, mais ouvre autant le récit que la

réflexion qui le traverse afin de rendre compte des possibilités et limites établies par les

structures sociales (préservées ou enfreintes).

Autre lecture déterminante pour Ernaux : Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir (et,

dans une moindre mesure, les Mémoires d’une jeune fille rangée), au printemps 1959. Le

besoin essentiel de compréhension des rôles induits par les structures sociales soulève la

nécessité d’un engagement dans le monde, autant pour en affirmer la reconnaissance que

pour ouvrir des voies de changements. Les livres de la philosophe offrent une nouvelle façon

de penser et d’agir pour Ernaux : « S’il y a une exemplarité de Beauvoir9, elle n’est pas

d’ordre esthétique — écrire n’est alors qu’un possible parmi d’autres dans mon avenir —,

elle est dans son refus de l’éternel féminin, du sacrifice, dans son désir de se projeter dans le

9
À noter que J.M.G. Le Clézio a souligné pour sa part l’exemplarité de Jean-Paul Sartre dans un article paru
en 1966 et dûment nommé « Un homme exemplaire ».
194

monde et d’y agir » (Ernaux 2012 : 394). En demeurant pleinement consciente de la portée

sociologique du langage, Ernaux développe une véritable démarche esth/éthique qui explore

le discours dans sa teneur autant que sa matière. Elle y voit d’ailleurs un point de divergence

essentiel par rapport à Beauvoir, de qui elle se dit autrement solidaire :

Comme elle [Beauvoir], je considère la littérature comme un engagement, un


moyen d’action sur le monde, de lutte, et non une chose sacrée. Comme pour
elle, l’entreprise de vivre et celle d’écrire sont en moi inséparables […]. Mais
je suis convaincue que la forme, c’est-à-dire le choix de la structure du texte,
des mots, une mise en question permanente d’un langage qui véhicule, de
façon invisible, les hiérarchies, le sexisme, font partie intégrante de cette
action sur le monde, constituent les moyens de cette recherche de la vérité et,
à ce titre, doivent être retravaillés, sans qu’il s’agisse pour autant d’esthétisme.
Or, la façon dont Simone de Beauvoir évoque l’écriture dans son
autobiographie (comme un apprentissage de techniques), sa façon de travailler
(premier jet rapide, repris ensuite) manifestent une indifférence à l’écriture
comme matière (Ernaux 2012 : 395).

Ce grand souci d’une esthétique de la matière (et non d’un esthétisme vu comme quête de

beauté) se traduit par une recherche langagière qui vise à rapprocher la langue utilisée des

structures sociales qui orientent et régissent le sujet. Toutefois, le projet d’écriture plate, sans

pour autant être invalidé pour chacun de ses livres, ne semble pas être un terme

particulièrement judicieux pour décrire le résultat qui se donne à lire dans Les années. Ce

livre possède une profondeur esth/éthique complexe qui détonne avec toute visée

d’aplatissement, et qui est en phase avec l’horizontalité du temps et la verticalité des

représentations : « Elle pense que sa vie pourrait être figurée sous la forme de deux axes

croisés, l’un horizontal, portant tout ce qui lui est arrivé, qu’elle a vu, entendu, à tout instant,

et l’autre, vertical, avec juste quelques images, plongeant vers la nuit » (LA : 165). Les

ambitions sociales et historiques du projet d’écriture à l’origine des Années sont reléguées

derrière le résultat de l’écriture elle-même, entendu que « la construction d’un récit de vie
195

dont le modèle est romanesque à partir de photographies absentes mais succinctement

décrites accentue sinon sa fictionnalité du moins sa littérarité » (Riendeau 2013 : 230).

Malgré le jeu de langage engagé par le mot-valise proposé par Paul Audi (qui

orthographiquement laisse voir l’éthique, mais camoufle l’esthétique) et au-delà de toute

posture à tendance sociohistorique (qui chercherait par exemple à rendre compte de situations

sociales ou de pans historiques et culturels délaissés), le projet esth/éthique demeure avant

tout de nature esthétique, c’est-à-dire projet de littérature et exploration langagière, en phase

avec la posture éthique qu’Ernaux décrit en entretiens. Ce projet porte la marque individuelle

de son auteure, soucieuse de la posture d’où elle écrit, dans la mesure où elle se montre

tiraillée entre savoir acquis et habitus familiaux. Cette ambivalence se traduit par et dans une

écriture consciente de ses possibilités d’aplatissement, et qui en tient compte pour rapprocher

la langue de ceux qui la portent.

Ainsi le récit chez Ernaux est en rupture avec l’autotélicité des nouveaux
romans, sans pour autant en revenir aux illusions de la toute puissance du sujet
du grand roman réaliste du dix-neuvième siècle. Il ne s’agit plus de
« concurrencer l’état civil », mais de dissoudre les illusions de puissance qui
s’accommodent de l’histoire d’individualités hors pair, et de récits
démiurgiques, par le biais d’histoires simples avec des hommes sans qualités
(Rabatel 2008 : 540).

Aucune louange ni glorification des classes populaires, autant dans la représentation des

figures ouvrières et paysannes (leur description, les actions qu’elles font) que dans leur

présentation (la langue utilisée pour ce faire). L’aplatissement apparent est ainsi

contrebalancé par une superposition des couches (langagières, expérientielles, mémorielles),

toutes agencées à divers degrés dans l’écriture malgré les difficultés paradoxales que le

maldicible tente de surmonter. Ainsi, « même si l’écriture d’Annie Ernaux reproduit les

hésitations et zones d’ombre de la mémoire, elle vise aussi à en pallier les failles et à s’inscrire
196

contre le processus d’effacement qui caractérise le palimpseste » (Hugueny-Léger 2014 :

53). Il s’agit d’une posture individuelle qu’Ernaux adopte délibérément et qui ouvre une

dimension sociologique importante du travail de mémoire.

1.4 L’individu et sa perméabilité sociale


D’entrée de jeu, il est apparu essentiel de voir l’apport culturel dans les mécanismes

mémoriels de manifestations discursives ou productives de la mémoire. Je distinguerai donc

à cet effet (pour ensuite mieux les réconcilier) les manifestations par la parole des

manifestations par l’action. Établir une distinction tranchée (à la suite de Bergson) entre la

mémoire-habitude et la mémoire pure présente le problème de la perfectibilité de l’habitude,

et donc d’un travail conséquent de cette mémoire, essentialisant les capacités réflexives et

mémorielles du sujet. Le nageur peut améliorer sa technique, le pianiste peut peaufiner son

jeu ; ne sont-ce pas là des exemples de chevauchement de ces deux formes de mémoire dans

le concret de l’action ? À l’opposé, que désigner sous le spectre de la mémoire dite vraie,

pure, puisque toute mise en récit d’un souvenir viendrait teinter de répétition (donc

d’habitude) ledit objet mémoriel ? Ce refus d’établir des frontières aussi tranchées découle

plus simplement de la mitoyenneté phénoménologique qu’entretiennent la mémoire et le

souvenir comme noèse et noème.

En outre, la mémoire-habitude traduit, voire trahit la répétition qui la fonde sans rendre

compte de la charge socioculturelle qui la conditionne à un degré plus ou moins élevé.

Parallèlement, il serait possible de scinder la mémoire en deux nouvelles catégories générales

— déclarative et non déclarative : « En général, alors que la mémoire déclarative s’intéresse

au stockage et à la récupération de représentations, il en va autrement de la mémoire non

déclarative, laquelle touche plutôt aux changements de comportement et aux réponses à des
197

stimuli » (Michaelian 2010 : 173 ; je traduis). Cette théorie rend compte de manière

particulièrement judicieuse de l’impact social que subit le sujet et que celui-ci manifeste dans

son spectre d’action et de discours. Ce qu’omet toutefois une telle dynamique est l’effet

présent du rappel, qui sort de l’unique rapport de re-présentation (c’est-à-dire de répétition)

pour être à la fois présentation et représentation en invitant au renouvellement de

l’expérience. La distinction théorique entre le déclaratif et le non déclaratif amène une

dichotomie entre savoir-que et savoir-faire, concepts pouvant être décrits et distingués

lorsqu’ils sont mis à distance par l’analyse, mais dont la frontière est loin d’être aussi

perméable lorsqu’ils sont mis en pratique par le discours littéraire. Le jeu (à entendre comme

un mouvement, tel le jeu du pendule) entre ces deux savoir jette les bases mêmes de

l’esth/éthique d’Ernaux. Le fait d’encrer le tout, c’est-à-dire d’ancrer le tout par écrit, canalise

les modes d’expression mémorielle et sociale.

Ce qui m’intéresse dans la distinction théorique entre mémoires déclarative et non

déclarative n’est pas tant l’opposition que le chevauchement catégoriel engagé lorsqu’on

s’efforce de parler et de décrire des phénomènes mémoriels qui seraient par exemple liés à

un apprentissage ou à un conditionnement qui précéderaient toute forme de discours, voire

qui seraient antécédents à la capacité discursive elle-même. Cette distinction et surtout le

rapprochement langagier possible sont particulièrement importants pour comprendre la prise

de conscience sociale de la narratrice des Années. Car si les histoires racontées lors des repas

en famille transmettent leurs origines (tout comme la manière de dire ces histoires, la langue

étant un véhicule identitaire), les gestes faits dans l’anonymat et la solitude du quotidien

trahissent d’autant la place (et la classe) dont ils sont issus. La narratrice en est pleinement

consciente :
198

Hors des récits, les façons de marcher, de s’asseoir, de parler et de rire, héler
dans la rue, les gestes pour manger, se saisir des objets, transmettaient la
mémoire passée de corps en corps du fond des campagnes françaises et
européennes. Un héritage invisible sur les photos qui, par-delà les
dissemblances individuelles, l’écart entre la bonté des uns et la mauvaiseté des
autres, unissait les membres de la famille, les habitants du quartier et tous ceux
dont il était dit ce sont des gens comme nous. Un répertoire d’habitudes, une
somme de gestes façonnés par des enfances aux champs, des adolescentes en
atelier, précédées d’autres enfances, jusqu’à l’oubli (LA : 31).

Cet héritage invisible sur les photos se traduit dans l’action, dans la façon d’être qui déteint

et détermine l’être lui-même, lequel est condamné à trahir sa perméabilité sociale. Aussi ce

répertoire d’habitudes révèle-t-il l’arrière-plan bourdieusien omniprésent sur lequel s’appuie

Ernaux pour déployer son œuvre — présence développée de manière plus ou moins

consciente, puisque le sociologue théorise ce que l’écrivaine a en partie vécu, la réalité

n’ayant bien sûr pas besoin de la théorie pour exister et advenir. Ces habitus influencent le

sujet dans son appréhension du monde, lui qui en a intériorisé les mécanismes afin de

marquer son appartenance : « Sans doute est-ce aussi à l’état de sensations, de sentiments et

d’images — sans traces de l’idéologie qui les a suscités — que sont réfractées en elle les

informations qu’elle reçoit sur le monde » (LA : 70). Ernaux dira ailleurs que « récit familial

et récit social c’est tout un » (LA : 29). Cette affirmation est beaucoup plus complexe qu’elle

n’y paraît, car elle ne revient pas seulement à établir la famille comme une microsociété qui

persiste malgré le décès de la majorité de ses membres, mais encore que le vécu et l’analyse

du social seront teintés par l’expérience primordiale du noyau familial, lui-même orienté et

borné par un certain nombre d’exigences et de contraintes sociales. Se trouve donc établie

une sorte de boucle déterministe qui contient la famille dans les limites et habitudes de sa

classe sociale, et cette classe se trouve perpétuée par les sujets membres ignorants la portée

de ces habitus — lesquels sont à entendre comme des « potentialités objectives […] qui ont
199

tendance à s’actualiser et à opérer dans les pratiques et les représentations qu’elles façonnent

durablement » (Chevallier et Chauviré 2010 : 73).

Il ne faut pas pour autant y voir une évacuation radicale de la liberté (et de là, la dilution

de la possibilité même du sujet). Un détournement, une mise à distance, voire un renoncement

demeurent possibles :

L’habitus n’étant fonctionnel que si se trouvent reproduites les conditions


objectives et les dispositions subjectives dans lesquelles il a été produit, on
comprendra qu’il n’est pas un destin : il n’est pas impossible, en effet, de
rencontrer diverses situations d’inadéquation entre les conditions de
production et les conditions d’actualisation de l’habitus, qui entraînent des
effets d’hysteresis (Thumerel 2002 : 42).

Il s’agit donc d’assurer une mise à distance critique autant dans l’objet que dans la manière,

tout en étant soucieux des outils utilisés pour ce faire et en étant conscient des risques de

réification dudit objet qu’une telle entreprise représente. Cela se passera chez Ernaux par le

désir d’une écriture plate, laquelle n’est pourtant pas exempte de profondeur. L’écart entre

l’objectif et le résultat n’est intéressant que parce que le besoin de concordance entre les deux

est aussi souvent réaffirmé. L’incertitude dans ce va-et-vient empêche par ailleurs une mise

à distance qui ferait en sorte que la langue caricature ce qu’elle cherche à rendre manifeste

en toute honnêteté. Le chevauchement découle ainsi de ce que Bourdieu qualifie d’effets

d’hysteresis, très présents chez Ernaux, en tant qu’inerties qui assurent la présence plus ou

moins forte des habitus passés (premiers) quand leurs champs d’application et de réalisation

ont cédé la place à des champs nouveaux requérant leurs habitus propres (seconds). Ce

spectre social ne se laisse pas mettre de côté si aisément. Si le désir de sortie des classes

populaires se double d’un besoin de culture et de connaissances, lorsqu’elle accède à la classe

supérieure tant prisée par l’intermédiaire de l’école privée, puis des cours universitaires,

l’impression de transfuge de classe ne la lâchera jamais vraiment, malgré une période


200

effrénée lors de l’entrée définitive dans la bourgeoise, période durant laquelle ces questions

sont évitées de front pour mieux réapparaître avec le recul conféré par le temps. Toute la

portée de ce changement demeure évidemment difficile à quantifier et qualifier lorsque le

sujet s’y trouve en plein centre, cherchant à adhérer au champ convoité. Bourdieu a bien

théorisé ce phénomène d’adhésion survenant à l’insu du sujet : « Du fait qu’elle s’opère de

façon insensible, c’est-à-dire graduelle, progressive et imperceptible, la conversion plus ou

moins radicale (selon la distance) de l’habitus originaire qu’exigent l’entrée dans le jeu et

l’acquisition de l’habitus spécifique passe pour l’essentiel inaperçue » (1997 : 23). L’habitus

étant une « manière particulière, mais constante, d’entrer en relation avec le monde »

(Bourdieu 1997 : 170), il est normal que ces relations mènent à la constitution de groupes

sociaux partageant et préservant ses habitus constitutifs. L’utilisation du « nous » pourra dès

lors transmettre cette intention de collectivité et de collectivisation, tout en maintenant à

certains moments la présence et la préhension de la personne qui prononce ledit pronom.

1.5 Habitus et usage du « nous »


Il ne faut pas sous-estimer l’influence de Pierre Bourdieu ; non pas tant pour ses

théories que pour ce qu’il a théorisé. Ernaux a écrit quelques textes à son sujet10, et le nom

du sociologue français apparaît à trois reprises dans Les années, lui qui, à sa mort, « ne nous

avait pas accordé de délai pour nous retourner, prévoir son absence » (LA : 224), soulignant

par là son impact11 autant sur un « nous » collectif qu’un « nous » singulier personnel. Une

autre occurrence du nom de Bourdieu survient lors de l’évocation de Mai 68 et ses effets.

10
Mentionnons ses deux contributions aux ouvrages collectifs dirigés par Gérard Mauger (2005) et Édouard
Louis (2013).
11
« Un chagrin bizarre courait à bas bruit parmi ceux qui s’étaient sentis libérés en le lisant » (LA : 224).
201

Cette période d’effervescence incite à une ouverture de l’esprit afin de rendre compte entre

autres choses de réalités sociales auparavant non décrites, donc non raisonnées, mais non

moins vécues. Cet élargissement des horizons par le langage amène une modification des

frontières du monde, dans la ligne directe du premier Wittgenstein, rendant compte de

l’impossibilité d’une essentialisation de la raison, qui saurait absolument s’extirper du

monde. L’intégration du vécu dans l’action, et la prise en compte d’une réflexion in situ du

sujet, par le sujet, ouvrent des voies de compréhension des phénomènes sociaux qui de par

leur nature exogène sont oblitérés par les théories philosophiques et sociologiques

essentialistes. Ainsi, « tout allait dans le sens d’une intelligence nouvelle et d’une

transformation du monde. […] En un mois on avait rattrapé des années » (LA : 111). Il est

donc normal à cet égard que le mois en question représente un moment fondateur : « 1968

était la première année du monde » (LA : 113).

Cela constitue une sorte d’apogée d’un processus initié dès l’entrée à l’école privée. En

effet, le changement de classe par l’acquisition du savoir qu’elle vit est également

accompagné d’un changement de paradigme temporel, dans la mesure où « le calendrier

scolaire [remplace] le cycle des saisons » (LA : 34) — et comme plus tard « le temps

commercial [violerait] de plus belle le temps calendaire » (LA : 238). Ce changement est par

ailleurs empreint d’une discordance entre l’Histoire (apprise à l’école) et les souvenirs

(racontés par les parents), puisque très jeune elle réalise que l’expérience vécue peut diverger

de ce que rapportent et retiennent les discours dominants. D’où cette « impression que les

cours d’histoire, les documentaires et les films, plus tard, ne dissiperaient pas : ni les fours

crématoires ni la bombe atomique ne se situaient dans la même époque que le beurre au

marché noir, les alertes et les descentes à la cave » (LA : 24). Les premières prises de
202

conscience du rapport au passé s’inscrivent dans un temps aux origines désajustées,

l’expérience semblant en inadéquation avec le savoir. Ce savoir ne saurait s’exprimer qu’en

accord avec les attentes et contraintes sociales instituées par leur champ d’exercice, ayant un

impact jusque dans la capacité d’expression elle-même : « Pour avoir le droit à la parole, il

fallait d’abord faire ses preuves d’intégration au modèle social dominant » (LA : 81). Mai 68

ouvrira un clivage dans cette volonté de prise en charge de la parole, processus initié dès la

prise de conscience du fait de ne plus être à sa place parmi les siens, étrangification provoquée

par le changement de classe et la distance par rapport aux habitus premiers, avec cette

impression d’être « passée de l’autre côté mais [elle] ne saurait dire de quoi » (LA : 89). Si

bien que le sujet se confine au silence, comme pour préserver sombrement la distance.

Malgré soi, on remarquait les façons de saucer l’assiette, secouer la tasse pour
faire fondre le sucre, de dire avec respect « quelqu’un de haut placé » et l’on
percevait d’un seul coup le milieu familial de l’extérieur, comme un monde
clos qui n’était plus le nôtre. Les idées qui nous habitaient étaient étrangères
aux maladies, aux légumes à planter en lune montante, aux mises à pied à
l’usine, à tout ce qui s’échangeait ici (LA : 88).

Cette non-adhésion (temporaire) au monde entraîne une suspension du temps ; le sujet ne se

reconnaissant dans aucun modèle se mure alors, silencieux, à distance du monde — « le

sentiment d’être jeune se muait en celui d’une durée indéfinie et morne » (LA : 96). Ce même

sujet ne se rend pas compte qu’il complète par là l’intégration des habitus requis par le champ

convoité. Le désir d’adhésion au modèle social dominant favorisera l’entrée de plain-pied

subséquente dans la bourgeoisie, avec mariage et enfants. Par la suite, dans la mesure où

l’horizon d’attente s’obscurcit, où la structure du temps n’est plus une orientation, voire une

issue ontologique, il n’est pas surprenant de lire que par la même occasion, « l’espace

d’expérience perdait ses contours familiers » (LA : 188). Il en va, en effet, d’une inadéquation

entre le temps tel qu’il est pensé et raconté d’une part, et le temps tel qu’il est vécu et
203

concrétisé d’autre part, expérience qui trouve ses sources au cœur même de la modernité :

« La structure temporelle des temps modernes, marquée par l’ouverture du futur et par le

progrès, est caractérisée par l’asymétrie entre l’expérience et l’attente » (Hartog 2012

[2003] : 39). Pour Ernaux, cette discordance est personnifiée et canalisée dans l’Internet, où

tout est à disposition, dématérialisant l’expérience et l’existence : « La recherche du temps

perdu passait par le web. […] La mémoire était devenue inépuisable mais la profondeur du

temps […] avait disparu. On était dans un présent infini » (LA : 234). L’écart par la suite n’ira

qu’en accélérant et s’agrandissant, plongeant le sujet dans un présentisme qui le confond dans

le seul fait d’être, confusion perceptible autant dans le rapport au temps que dans l’identité ;

le quotidien fond les jours les uns aux autres, constituant l’expérience comme un flou distant :

« Dans le cours de l’existence personnelle, l’Histoire ne signifiait pas. On était seulement,

selon les jours, heureux ou malheureux. Plus on était immergés dans ce qu’on disait être la

réalité, le travail, la famille, plus on éprouvait un sentiment d’irréalité » (LA : 98). Or la prise

de conscience d’une telle situation constitue une première mise à distance nécessaire pour

remettre en question sa valeur et sa validité et, de là, interroger la réalité et les sentiments à

son égard. L’assomption de sa condition n’est pas un assentiment donné à cet état, mais plutôt

une tentative d’évaluation menant à une critique normative (éthique) et descriptive

(esthétique).

Si le sujet (elle) des Années est façonné par la mémoire, il est surtout orienté vers une

prise en charge genrée qui, architecture sociale (patriarcale) oblige, demeure contrainte à la

place qu’on accepte de lui attribuer, relevant d’habitus qui accordent un droit de parole et de

construction historique strictement balisé. Il n’est pas surprenant de constater que « l’oubli

tombait sur leurs luttes [celles des femmes], seule mémoire à ne pas être ravivée
204

officiellement » (LA : 181). Cette tension entre le temps et le travail de mémoire d’une part,

et les mouvements et revendications féministes d’autre part, constitue le point de jonction

précis de la visée esth/éthique d’Ernaux — la meilleure confirmation en est sans doute le

nombre d’occurrences respectives de deux termes cruciaux : année(s) et femme(s).

Le titre même de l’ouvrage rend compte du rapport intime avec le temps auquel le

lecteur peut s’attendre et qui y sera déployé. Il est révélateur de constater que le terme

« année(s) » apparaît à quatre-vingt-une reprises12 à l’intérieur du livre (soit environ une fois

toutes les trois pages), venant affirmer clairement le passage du temps comme une véritable

obsession. D’aucuns pourraient croire qu’il s’agit du substantif le plus répété. Mais un

décompte rapide permet de constater que le pôle identitaire possède un pouvoir attractif

encore plus puissant : en effet, la présence des « années » est largement surpassée par les

occurrences du mot « femme », qui apparaît sous sa forme singulière ou plurielle à cent dix-

huit reprises, soit pratiquement une page sur deux — à titre de comparaison, le mot

« homme(s) » apparaît soixante-huit fois, et « bon(s)homme(s) » à deux reprises. Loin d’être

anecdotique, cette présence marquée témoigne de la tension entre l’individualité et le collectif

(femme et femmes), mais aussi entre le spécifique et le générique (la femme et une femme),

et enfin entre le culturel et le personnel (« femme » apparaît onze fois en italique pour

mentionner un titre de film ou de livre, un slogan publicitaire ou une expression consacrée).

Du particulier au général, le pronom « nous » désignera tantôt un seul sujet (elle, mais

de manière plus limitée), tantôt son entourage immédiat, ses condisciples, sa classe sociale

(d’abord ouvrière, puis bourgeoise par l’intermédiaire du savoir), les femmes de sa condition,

12
Soit dix-huit fois au singulier et soixante-trois fois au pluriel, en plus de la mention dans l’intitulé du livre.
205

les femmes en général, et enfin tous ceux et celles qui auront vécu les mêmes changements

sociaux en partageant sa génération. Ce pronom affirme d’emblée une dimension collective,

dans les actions et paroles qui représentent un milieu, une époque, une certaine génération,

tendant alors à une généralisation. En même temps, le « nous » constitue une invitation à

adopter par association la posture du locuteur qui relate une anecdote particulière. Racontant

les repas d’antan, Ernaux souligne que « nous, le petit monde, rassis pour le dessert, on restait

à écouter les histoires lestes » (LA : 30) des adultes. Le pronom « nous » est ainsi ouvert à

quiconque ayant de près ou de loin vécu une situation similaire, jeunes oreilles avides de

discours et de mots du grand monde.

Aussi la question de l’habitus discursif représente-t-elle à la fois une lutte et une force,

tantôt pour s’en distancier, tantôt pour montrer certaines adhésions passées ou nécessaires. Il

ne faut y voir aucun déterminisme strict, condition perpétuelle de laquelle il serait impossible

de s’écarter, mais plutôt de fortes conditions de réalisation circonstanciées : « Les

dispositions ne conduisent pas de manière déterminée à une action déterminée : elles se

révèlent et ne s’accomplissent que dans des circonstances appropriées et dans la relation avec

une situation » (Bourdieu 1997 : 178). D’où une prise de distance nécessaire qui ne trahit pas

la position de laquelle le sujet parle. Une telle posture est loin d’être évidente, donnée, et

facile à adopter, puisqu’elle constitue une remise en cause d’une façon de parler, d’une

spontanéité discursive qui « trahit » et transmet un certain nombre d’habitus. Lorsque cette

langue est mise en lien avec le retour du passé, voire le retournement du présent sur lui-

même, une mémoire procédurale traduite par telle ou telle action acquise se trouve

manifestée. De là cette mémoire du collectif, beaucoup plus effective que la mémoire


206

collective en ce qu’elle enjoint autant à une collection de souvenirs qu’à une collection de

mémoires.

L’expérience du temps
Si la démarcation entre la subjectivité et l’objectivité se trouve obscurcie par divers

mécanismes littéraires, l’ekphrasis et les jeux pronominaux en étant les plus importants

représentants, les rapports entre l’individuel et le collectif soulèvent un certain nombre de

questions essentielles en lien direct avec la mémoire, sa transmission et sa représentation. Le

dire et sa manière, où la langue traduit (et trahit) un certain arrière-plan sociologique —

élément d’autant plus important que la langue sert à dire la mémoire et l’expérience —,

permet donc de se dire et de se mettre en perspective dans une optique transhistorique de soi.

Qu’est-ce que cela dit de l’expérience personnelle du temps ? Certains souvenirs

décrits ne peuvent acquérir de dimension collective sans perdre ce qui constitue la nature

même de leur singularité. Malgré la neutralisation induite par l’objectivité pronominale, la

précision de certains détails contribue à la personnalisation et à la personnification du récit.

Pour l’heure, je citerai simplement en guise d’exemple la serpe plantée dans un billot, dans

cette scène où le père, enragé, veut tuer sa femme (LA : 59). Cet événement revient à quelques

reprises à travers l’œuvre ernalienne, et constitue l’élément déclencheur de La honte (1997),

récit commençant sur ces mots : « Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au

début de l’après-midi » (Ernaux 2011 : 213). Ce souvenir remplit la même fonction

d’ouverture et d’initiation du récit que la photo dans Les années, agissant comme balise

temporelle qui confirme avec certitude l’historicité (personnelle) de l’événement décrit.

Ernaux conclut plus loin, après avoir dépeint avec force détails l’accès de folie de son père :

« C’était le 15 juin 52. La première date précise et sûre de mon enfance. Avant, il n’y a qu’un
207

glissement des jours et des dates inscrites au tableau et sur les cahiers » (Ernaux 2011 : 214).

Dans le cas des Années, le caractère quasi photographique de ce bref, mais non moins

marquant souvenir de jeunesse ne saurait être compris autrement que par une incursion de la

subjectivité de la narratrice à l’intérieur de la diégèse (que le lecteur sache ou non si cette

scène s’est bien produite). Ce double jeu sur la dépersonnalisation apparente qui préserve

malgré tout une personnalisation sous-jacente rend compte de ce lien infrangible unissant

l’expérience et la connaissance du temps.

Avec autant de chevauchements entre subjectivité et objectivité, la dichotomie

mémoire-histoire peut paraître difficile à établir. L’utilisation abondante du pronom indéfini

« on » témoigne de cette difficulté et peut offrir une ouverture vers la dimension collective

de l’expérience du temps. En effet, s’il faut tant d’outils pour creuser et rendre manifeste la

dimension personnelle et subjective du récit, c’est que l’aspect neutralisé, collectif, se donne

à voir plus aisément. Toutefois, même si le terme de mémoire collective apparaît

explicitement dans le livre (LA : 251), le recours théorique à ce concept semble bancal ; je

reviendrai donc sur le terme proposé par Halbwachs et étudié au premier chapitre pour tâcher

de comprendre son inadéquation dans le présent contexte. Aussi irais-je plus loin dans l’étude

de la mémoire en me penchant sur le concept de mémoire culturelle proposé par Jan Assmann

(2001) et Aleida Assmann (2011). Cela mettra en valeur l’apport culturel des mécanismes

mémoriels de manifestations discursives (et productives) de la mémoire. Par exemple, le

paquet de petits-beurre Lu (LA : 40) porte avec lui un attachement émotif personnel relié à

l’enfance ; mais pris seulement pour ce qu’il est sans autre précision de souvenir ni

d’individualité, il s’inscrit plus largement dans un cadre (français) qui rappelle un souvenir

certain à quiconque ayant dans sa jeunesse mangé le biscuit en question.


208

Sans cesse rappelée au fil du récit, cette tension montre bien la prise de conscience

possible effectuée par le sujet réalisant ses propres inadéquations internes, lesquelles se

trouvent soulignées, voire accentuées par les écarts entre désir et capacité, vouloir et pouvoir.

Les questions de liberté et de contraintes dans l’expérience autant que dans les traces laissées

par celles-ci interrogent en leur centre les liens entre subjectivité et objectivité, autant que les

liens entre mémoire (personnelle) et histoire (collective). Ces liens sont indénouables,

puisque l’individu dans sa constitution identitaire requiert la présence d’autrui pour établir

son identité narrative. De là, je pourrai faire le pont vers une inscription collective de

l’expérience mémorielle, qui, chez Assmann, est fort différente de la mémoire collective de

Halbwachs :

Il faut distinguer scrupuleusement l’examen des événements par la science


historique de l’examen du souvenir qu’on en a, de leur transmission, et de leur
évolution dans la mémoire collective des groupes concernés. Si on la
considère comme une capacité individuelle et collective, la mémoire ne se
réduit pas au stockage de faits passés, mais elle est le travail continu d’une
imagination reconstructive. En d’autres termes, on ne peut stocker le passé,
il faut toujours se l’approprier, et le médiatiser. Cette médiation dépend des
besoins de sens, et du cadre de sens propres à un individu ou à un groupe
donné à l’intérieur d’un présent donné (Assmann 2001 : 36-37 ; je souligne).

Le constat théorique de l’égyptologue trouve ici sa pertinence dans la mesure où si toute

mémoire est mémoire de quelque chose, elle l’est aussi pour quelqu’un (le sujet se rappelant)

et à l’intention de quelqu’un (le destinataire, fut-il idéal, recevant le rappel). Cette jonction

syntaxique de la mémoire se trouve entre autres manifestée chez Ernaux par l’utilisation

fluctuante du pronom « on ».
209

2.1 La mémoire entre individualité et collectivité : sur l’usage


du « on »
Les théories de la mémoire anglo-saxonnes posent un défi terminologique de premier

plan, dans la mesure où le même substantif de memory désigne tantôt une faculté, tantôt le

contenu auquel elle fait appel — ce qu’il convient en français de séparer par les termes de

mémoire et souvenir13. Si l’utilisation de la forme plurielle établit en anglais une distinction

claire (the memory of fond memories), le recours à des mots-valises (memory-knowledge)

voire la simple cooccurrence collective memory peuvent soulever une sérieuse confusion. La

qualité de ce défaut terminologique est de préserver la relation de proximité entre l’acte de

mémoire et son contenu, entendu que lorsqu’on se souvient, on se souvient forcément de

quelque chose — de la même façon que la phénoménologie husserlienne pose cette

« propriété fondamentale et générale de la conscience qui est d’être consciente de quelque

chose, de porter en soi, en tant que cogito, son cogitatum » (Husserl 1994 : 78). Ce détour

par l’anglais présente, du point de vue francophone, les glissements sémantiques à partir

desquels la mémoire collective devient confondante, voire confuse. Le concept enjoint à une

opposition entre l’individuel et le collectif qui, selon le développement proposé par

Halbwachs14, en vient à donner préséance au tout sur la partie jusqu’au point de bascule où

toute subjectivité (mémorielle et expérientielle) devient impossible.

13
Une confusion similaire pourrait se poser entre le substantif « souvenir » (comme contenu) et le verbe
pronominal « se souvenir » (comme action orientée vers ce contenu), si ce n’était de l’évidence sémantique
dévoilée par la syntaxe française, qui écarte derechef tout doute à cet égard.
14
Le sociologue distingue « mémoire autobiographique et mémoire historique », où « la première s’aiderait
de la seconde, puisque après tout l’histoire de notre vie fait partie de l’histoire en général » (Halbwachs 1997 :
99).
210

En ce sens, c’est jusqu’au terme lui-même de mémoire collective qui nous semble

malheureux ; la structure épithète du terme pourrait sous-entendre une dimension partagée

de l’effort de souvenance allant jusqu’à écraser la dimension personnelle vécue par chaque

individu à sa façon, la subjectivité étant au préalable déterminée par les structures sociales.

Ou alors la mémoire collective peut être utilisée comme une métaphore pour désigner ce qui

se trouve exclu par le canon de l’histoire comme procédé discursif de représentance15, « récit

vrai [dont] les documents constituent son ultime moyen de preuve » (Ricœur 1991 [1985] :

214). Or ce que l’on veut généralement entendre par mémoire collective du point de vue

sociologique correspond plutôt à deux types de processus mémoriel : la mémoire qu’un sujet

peut avoir de la collectivité à laquelle il appartient, et la somme mémorielle que chacun des

membres de cette collectivité peut avoir de celle-ci. C’est pourquoi l’expression mémoire du

collectif semble plus judicieuse, en ce que l’introduction du complément de nom rend compte

de ces deux facettes, sans s’exposer à une métaphorisation possible d’une sorte de capacité

collective à se souvenir, pas plus qu’au déterminisme de celui qui se souvient uniquement

parce que d’autres se souviennent (ce qui pose au passage en des termes différents la question

de l’ascendance de l’individuel sur le collectif ou vice versa). L’expression mémorielle

engage en outre une relation discursive émetteur-destinataire. Cela recoupe la mémoire

collective telle qu’Assmann l’a définie.

Bien que le terme même de mémoire collective soit utilisé par Ernaux à la fin des

Années, elle ne l’entend pas directement au sens supérieur de Halbwachs, puisque malgré les

15
« C’est en effet seulement par la médiation de la lecture que l’œuvre littéraire obtient la signifiance
complète, qui serait à la fiction ce que la représentance est à l’histoire » (Ricœur 1991 [1985] : 286).
211

influences du social le sujet conserve une part de sa capacité constitutive, c’est-à-dire de sa

liberté dans l’action :

Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour
reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à
aujourd’hui — pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans
une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire (LA : 251 ;
je souligne).

Ernaux se situe moins dans la mémoire collective de Halbwachs et davantage dans la

mémoire du collectif, ou pour utiliser une terminologie existante, dans la mémoire culturelle.

Cette capacité à retrouver la mémoire le confirme. L’effort de subjectivité et la mise en récit

qui en découle s’inscrivent directement dans une démarche esth/éthique à la mesure d’une

mémoire culturelle multifacette — qui recoupe dans son giron la nature sociologique de

l’expérience mémorielle (J. Assmann 2010 [1992] : 17-19) en tenant compte de ses

manifestations textuelles, matérielles et mimétiques. Prenant Halbwachs pour point de

départ, Jan Assmann reconnaît ainsi la nature sociale de l’expérience mémorielle (puisqu’elle

est expérience, donc inscription dans le monde, nul sujet ne pouvant être créé par génération

spontanée, d’où en outre la somme d’habitus reçus en héritage) et de l’expérience

temporelle :

La mémoire collective opère donc dans deux directions : vers l’arrière et vers
l’avant. Non contente de reconstruire le passé, elle organise l’expérience du
présent et de l’avenir. Aussi serait-il absurde d’opposer un « principe
mémoire » et un « principe espérance » : chacun est la condition de l’autre et
n’est pensable sans lui (J. Assmann 2010 [1992] : 38).

Or, il y a également un double aspect au souvenir collectif, dans la mesure où il peut s’agir

d’un souvenir commun ou d’un souvenir partagé, lesquels sont loin d’être synonymes. En

effet, le souvenir commun « agrège les souvenirs de toutes les personnes qui se rappellent un

événement particulier vécu individuellement par chacun », tandis que le souvenir partagé

nécessite une communication, puisqu’il « intègre et calibre les différentes perspectives de


212

ceux et celles qui se rappellent un événement […] dans une seule version » (Margalit 2004

[2002] : 51-52 ; je traduis). Avishai Margalit ajoute avec beaucoup de justesse que « le

souvenir partagé se base sur une division du travail mnémonique » (2004 [2002] : 52 ; je

traduis). La mise en récit reste en deçà de ce problème, puisque l’agrégation demeure

canalisée dans une seule subjectivité esth/éthique. Il en va de la connaissance et de

l’expérience du lecteur pour collectiviser la proposition littéraire qu’il a entre les mains. La

mise en récit appelle nécessairement une mise à distance de l’expérience pour pouvoir en

rendre compte par le langage. Les distinctions entre les différentes formes de mémoire ne

s’en trouvent pas pour autant con-fondues avec la subjectivité de la mise en l’œuvre, et ce

faisant ne sont pas de second degré, voire métaphoriques.

Cette action simultanée sur deux voies (passée, future) qui structure le présent témoigne

des habitus manifestés à divers égards dans Les années. La conscience du carcan social se

pose a posteriori de manière claire, puisque la narratrice émet par le recours au pronom à la

fois personnel et indéfini on le constat qu’il fallait être invariablement à sa place. Par

exemple, la complainte de l’enfant qui rêve de voyages, qui a des idées de grandeur et qui

désire l’autrement, c’est-à-dire un cours des choses différent, est vite matée sans contre-

argument possible : « On se plaignait aux parents, “on ne va jamais nulle part !”, Ils

répondaient avec étonnement “Où veux-tu aller, tu n’es pas bien là où tu es ?” » (LA : 39).

Là où tu es, c’est-à-dire à ta place, où rien ne doit dépasser, place dans laquelle on doit

demeurer au risque de la perdre. Comme le souligne Catherine Viollet, le pronom on possède

un statut paradoxal, pouvant tantôt appartenir « à la catégorie des pronoms de non-personne,

référant à des personnes placées hors de la situation d’énonciation », tantôt se rapprocher des

pronoms je, nous, tu, vous, qui « sont déterminés par deixis, c’est-à-dire que leur valeur est
213

définie par la situation d’énonciation » (Viollet 1988 : 68). Compte tenu de la forme littéraire

adoptée par Ernaux, où le discours direct est très limité (quoi que présent, comme le montre

la citation ci-dessus), il est délicat d’assimiler le pronom on à un déictique. Toutefois, les

constructions anaphoriques établies relativement à un vous antagonique établissent

clairement les personnes en contexte discursif — dans l’exemple qui précède, les enfants par

opposition aux parents (comme ailleurs on désignera les membres de sa génération, ou encore

mieux les femmes, dont la condition diffère nettement de celle des hommes malgré les

mutations sociales importantes dans les décennies d’après-guerre). La présence du discours

direct rappelle au demeurant l’individualité des locuteurs, puisque ces phrases furent

prononcées avec ces mots-là et pas d’autres.

Le pronom on indique ainsi, dans le particulier, la place dans le noyau familial. Il est

en même temps possible de lui attribuer, dans le général, une valeur d’injonction sociale qui

prescrit ce qu’on doit faire, ce qu’on (la morale, la politique, la religion) attend de nous —

ce que Viollet désigne comme « valeur parcours », où le on représente « l’opinion

universelle, la doxa, et ne peut être identifié à aucun sujet déterminé » (Viollet 1988 : 72). Ce

pronom crée le pont entre l’individuel et le collectif, dans la mesure où le portrait dressé du

parcours de la jeune femme à ses débuts sur le marché du travail souligne certes son quotidien

particulier, mais ce nouveau mode de vie se trouve par la même occasion fondu dans les

parcours typiques similaires qu’une femme, voire plus généralement tout jeune adulte au

sortir de l’université, pouvait suivre à cette époque :

On finissait les études en travaillant comme pions, enquêteurs occasionnels,


donneurs de cours particuliers. […] On entrait dans le souci permanent de la
subsistance, le circuit de la nourriture deux fois par jour. On se mettait à
fréquenter assidûment des lieux inusuels, Casino, les rayons alimentaires de
Prisu et des Nouvelles Galeries (LA : 97).
214

Le on devient ici générationnel, désignant quiconque pourra par l’expérience s’associer au

réseau d’habitudes décrites. Aussi ce pronom permettra-il par exemple de montrer le

glissement graduel de la collectivité de l’expérience nouvelle vers l’individuation de l’avoir

nouveau : « On surveillait et on enviait chez ses voisins la possession de ces signes de

progrès, marquant une supériorité sociale » (LA : 44). Le pronom perd ici son caractère

indéfini pour passer au personnel, puisqu’il désigne la personne qui surveille et envie les

voisins — en l’occurrence, le personnage principal, à mesure qu’elle prend conscience des

dynamiques sociales et des rapports de force qui s’en trouvent induits. On désignera la chose

à faire, la chose subie, sous-entendant un point de vue structurel, social, relevant de

l’intériorisation des habitus — le pronom entretenant un « lien étroit avec le préconstruit

socio-culturel » (Viollet 1988 : 74). En cela, le on se distingue fondamentalement du nous.

De fait, si, après la guerre, les adultes lancent de grands récits, où « sur fonds commun

de faim et de peur, tout se racontait sur le mode du “nous” et du “on” » (LA : 23), il est tentant

de détourner cette phrase pour dire que dans le récit générationnel proposé par Ernaux, les

expériences se racontent sur ces mêmes modes du « nous » et du « on » par l’intermédiaire

focal d’une « elle » qui à la fois présente et représente. La tension entre la phrase citée et ce

détournement constitue un autre mécanisme esth/éthique de la démarche littéraire ernalienne.

Le désir de mise à distance jamais tout à fait réalisé complètement (la réflexion par rapport à

un point de vue, une situation, demeure elle-même un point de vue, une situation) assure une

analyse engagée qui oscille entre la subjectivité de l’expérience et l’objectivité du

questionnement. La façon de dire le temps s’en trouve alors grandement influencée, puisque

le sujet se trouve tiraillé dans un présent teinté par la honte du passé et inspiré par des
215

aspirations qui soulignent à gros traits les changements de classe sociale (d’une classe à

l’autre, ou à l’intérieur d’une même classe).

2.2 Le dire et sa manière : aspirations et déterminisme


Les premières pages des Années dressent une liste de souvenirs variés, tantôt faits

historiques, tantôt éléments culturels, tantôt événements privés. Or il est intéressant de noter

que les premier et dernier paragraphes de ce chapitre d’ouverture, ceux qui referment la

boucle sur elle-même, viennent réconcilier signifié et signifiant. En effet, dans un premier

temps, l’insistance avec laquelle le récit se déploie autour de cette phrase initiale — « Toutes

les images disparaîtront » (LA : 11) — propose ce que l’on pourrait désigner comme une

image-souvenir (pour renverser la formule bergsonienne). Il s’agit non plus d’un souvenir

dépeint par la description, mais d’un portrait raconté qui ressemble plutôt à une vignette

suspendue marquée par son temps, soulignant par là la nature collective de certains souvenirs.

Cette dynamique sera le plus souvent mise en pratique par l’évocation d’une époque grâce à

des noms propres ou des anecdotes culturellement marquées — de Bernard Pivot à Scarlett

O’Hara, en passant par nombre de slogans publicitaires ou phrases à la mode. Dans un second

temps, à l’opposé, en clôture de ce chapitre introductif, l’accent est plutôt mis sur le discours

et ses propriétés (dans le sens d’attributs autant que de possession), dans la mesure où « tout

s’effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s’éliminera »

(LA : 19). La relation signifiant-signifié est certes arbitraire16, mais elle est teintée

immanquablement d’une connotation personnelle, qui manifeste une appropriation (du

langage) qui s’efface au moment de la mort. Ce qui s’efface, c’est bien le dictionnaire

16
Comme a pu l’exprimer à juste titre Wittgenstein : « Rappelez-vous que les mots ont précisément les sens
que nous leur avons donnés ; et nous leur donnons des sens grâce à des explications » (Wittgenstein 1996 : 70).
216

personnel, et non le Dictionnaire comme ouvrage de référence ou comme globalité

discursive.

Contrairement aux visages, irréductiblement subjectifs, les paroles se transmettent et

gardent sur leur négatif la trace des prédécesseurs : « Les phrases répétées, énervantes, des

grands-parents, des parents, après leur mort elles étaient plus vivantes que leur visage » (LA :

18). Pourquoi ces phrases sont-elles « plus vivantes » ? Ces mots repris, et donc les voix qui

en furent les porteuses, agissent comme une sorte de tombeau archival, au fond duquel

« toutes les images disparaîtront » (LA : 11). Elles sont vouées à disparaître puisque, étant

fixées dans la mémoire des individus et sans mots ni personne pour les décrire, elles sont

inévitablement condamnées à l’effacement. Cela se traduit jusque dans le langage lui-même,

puisque les nuances, l’intonation, les tours de langue, bref tout ce qui permet à l’individu

d’inscrire sa subjectivité dans le grand tout discursif d’une langue polyphonique ne peut être

transmis que fragmentairement avant de s’éliminer. Les voix des disparus seront ainsi

reprises jusqu’à disparaître à leur tour en dessous du tissage supérieur des voix vivantes.

Ce dictionnaire personnel est double pour Ernaux, dans la mesure où elle perçoit une

dichotomie claire entre le français normatif (et soutenu) appris à l’école privée et le parler

légué par les parents et le milieu. Cela se manifeste aussi bien implicitement qu’explicitement

à travers son œuvre, et relève d’une fracture sociale accentuée par l’accélération de la

modernité d’après-guerre — entendu que « la France était immense et composée de

populations distinctes par leur nourriture et leurs façons de parler » (LA : 38). Les objets et

les expériences que nous pouvons avoir (mais encore plus, les objets et les expériences que

nous n’avons pas) connotent et assujettissent, instituant un déterminisme social qui divise et

case. C’est le caractère implacable de la place attribuée de naissance et dont elle ne réalise
217

toute l’ampleur que graduellement, bien que le choc premier ait laissé une marque indélébile :

« Elle connaît maintenant le niveau de sa place sociale — il n’y a chez elle ni Frigidaire, ni

salle de bains, les vécés sont dans la cour et elle n’est toujours pas allée à Paris —, inférieur

à celui de ses copines de classe » (LA : 68). Cette différence de classe sociale entre

condisciples crée chez elle l’anxiété incessante d’être démasquée et renvoyée, bref, d’être

remise à sa place. Le fait aussi qu’elle connaisse maintenant sa place sociale agit comme une

condamnation, l’atteinte d’un statut, point de non-retour à partir duquel il est impossible de

désapprendre une telle prise de conscience — bien qu’il soit possible de l’oublier

(temporairement) lors d’un changement de champ, c’est-à-dire l’un des éléments constitutifs

de l’« arrière-plan impensé des pratiques des agents » (Chevallier et Chauviré 2010 : 24).

La parole s’y trouve dans une position paradoxale. En effet, elle est vue par la narratrice

comme étant lourdement connotée par ses marqueurs sociaux — « Comme toute langue, elle

hiérarchisait, stigmatisait » (LA : 33) —, si bien que les individus se font le véhicule de ces

manifestations. Sans même le savoir, simplement en étant et en disant, ils perpétuent par leurs

mots et leurs actions un certain état des choses, entre autres un nombre de contraintes sociales

dont ils font eux-mêmes les frais. L’importance de la place (dans la famille, dans la société)

est prépondérante et dirige actions, paroles, façons de penser et de se penser, et jusqu’aux

aspirations individuelles. La langue est ainsi vue comme véhicule de reproduction sociale,

lequel acquiert une efficacité particulière quand sa valeur connotative n’est pas reconnue,

c’est-à-dire quand il n’y a pas de prise en compte de cette valeur.

À l’inverse, par l’intermédiaire du savoir, la langue peut constituer un moteur

d’émancipation pour accéder aux classes dites « supérieures ». La séparation sociale passe et

se traduit alors par le langage : l’apprentissage scolaire supplante l’apprentissage manuel, le


218

travail au bureau celui du travail au champ. D’où cette impression d’avoir un pied dans l’un

et l’autre monde, à cause d’une dualité langagière, sorte de bilinguisme séparant l’école de

la famille : « Et l’on récitait les règles du bon français. Sitôt rentrés à la maison, on retrouvait

sans y penser la langue originelle » (LA : 34). Cela n’est pas sans un effet collatéral important,

puisqu’une impression d’imposture transpirera. Ce sentiment de ne plus être à sa place (place

qui, nécessairement, désigne un espace public) découle du fait que le sujet a osé s’affranchir

d’un lien social qui contraint puisque légué par les parents et hérité du social lui-même (le

lien désignant le tout et la partie, la cause et l’effet), donc assorti d’une certaine obligation

filiale implicite. Sans pour autant qu’il y ait interdiction, les connaissances acquises à l’école

suscitent autant la méfiance extérieure que le doute intérieur, puisqu’il devient impossible de

ne pas être accompagné par « le sentiment d’avoir conquis le savoir intellectuel par

effraction » (Ernaux et Jeannet 2003 : 34). Il y a dès lors intériorisation des mécanismes de

reproduction sociale, d’autocensure, de freins imposés à soi-même, autant de contraintes qui

se traduisent par un comme-il-faut de tous les instants. Cela est le mieux véhiculé par la

sexualité, ce « grand soupçon de la société qui en voyait les signes partout », lequel « était le

premier critère d’évaluation des filles, les départageait en “comme il faut” et “mauvais

genre” » (LA : 52). Cette volonté de contrôle touche évidemment davantage la gent féminine,

dans un monde en changement où grâce entre autres à la pilule contraceptive, le rapport au

corps et à la vie serait bouleversé, permettant à la femme d’être « aussi libre qu’un homme »

(LA : 95). Ou presque. Car malgré la disponibilité de cette pilule, l’intériorisation des attentes

sociales empêche d’en faire la demande : « On n’osait pas la réclamer au médecin, qui ne la

proposait pas, surtout quand on n’était pas mariée. C’était une démarche impudique » (LA :

95). En pareilles circonstances, il devient extrêmement difficile de se penser autrement. La

soumission semble inévitable. Le sujet n’est pas maître de son destin et de ses actions, et est
219

confiné à sa classe. Tant qu’il se contente d’être ce qu’on lui dit d’être, et qu’il en reproduit

les mécanismes de contrôle dans la pudeur de son être intime, la construction sociale de

l’identité paralyse toute possibilité d’instituer sa subjectivité dans et à travers son identité.

Les habitus structurent ainsi les fondations de l’être depuis l’extérieur. Réaliser le caractère

problématique d’une telle situation, c’est par ailleurs se placer à cheval sur différents régimes

structurants, et donc se positionner intérieurement de façon ambiguë par rapport à soi-même.

De là, l’imposture menace le sujet d’un non-lieu où pouvoir et vouloir demeurent

bancals. Le tout entraîne un vide identitaire, puisque le sujet repousse ses origines et ne peut

alors assumer pleinement la posture convoitée — objets culturels refusés, vie rêvée rejetée :

« Mais entre les livres, les films et les injonctions de la société s’étendait l’espace de

l’interdiction et du jugement moral, on n’avait pas droit à l’identification » (LA : 52). Une

interrogation sur le rôle de la subjectivité et sur la capacité de l’objectivité ne surprend alors

guère. Ce qui constitue l’une des grandes forces des Années, c’est d’ailleurs cette capacité à

placer un tel questionnement autant dans le récit que par celui-ci. En effet, le but d’Ernaux

n’est pas de représenter le déterminisme, mais de le retourner sur lui-même :


d’en mesurer l’impact sur soi. Interroger l’effort contradictoire pour s’en
affranchir et l’humilité d’y consentir, avec la revendication même, parfois, de
s’y reconnaître — et la souffrance aussi que cela induit. Le besoin de s’y
comprendre, de se prendre à cette identification au point d’en faire son objet.
Et, plus que tout, de se donner la capacité d’inventer des formes pour le saisir
au plus juste, en tenant fermement ce paradoxe que, pour autant, il n’y va
jamais d’une véritable objectivation de soi (Viart 2014a : 30).

Cette dynamique favorise l’opposition interne entre un éthos familial et son inscription dans

des cadres sociaux plus larges, provoquant la honte des origines. Un tel rapport fortement

marqué par la subjectivité sera atténué narrativement par les fluctuations dénominatives et

pronominales. Aussi, par la neutralisation des particularités individuelles (au premier chef :

les noms propres, absents sauf pour les marqueurs culturels), Ernaux transcende-t-elle le
220

noyau familial en proposant un portrait constitué uniquement de contours, de profils, sans

détails dénominatifs, mais dont certains caractères particuliers surpassent le caractère

générique et anecdotique.

Les aspects sociologiques et politiques sont donc indissociables de l’aspect

esth/éthique qui s’en trouve institué. À la lumière de l’analyse qui précède, les questions

relatives à l’occupation des espaces social et politique permettent de mieux comprendre le

déroulement aussi bien que le fonctionnement du récit. Cela est particulièrement juste dans

le traitement réservé à Bourdieu, lequel « n’est pas — ou n’est pas seulement — une clef

d’intellection des phénomènes et des observations rapportés : il permet aussi de nourrir le

texte là où la mémoire qui le fonde fait défaut » (Viart 2014a : 32). Dès lors, quelle place

revient plus spécifiquement à la mémoire ?

2.3 L’expérience personnelle du temps


Je conviendrai d’emblée que « deux des propriétés principales de la mémoire sont la

connaissance actuelle et la connaissance passée » (Malcolm 1963 : 191 ; je traduis), c’est-à-

dire que le rappel requiert une expérience première, que cela se fasse par le biais du vécu

direct, de l’acquis pratique ou raisonné, ou par la communication — on retrouve ici les

mémoires déclarative et non déclarative. Il va sans dire qu’une telle conception admet la

possibilité d’une transmissibilité de la connaissance. Qu’on place la mémoire sous le champ

de l’expérience ou de la connaissance ne change en rien qu’on désigne par là une activité

noétique impossible à céder ou partager autrement que par son contenu, créant ainsi une

nouvelle expérience mémorielle. Ce partage passe bien sûr par la communication, la

transmission par l’intermédiaire du langage qui voit dans la mise en récit son véhicule par

excellence. J’irai plus loin dans le raisonnement en distinguant ces deux mémoires, mémoire-
221

expérience et mémoire-connaissance, comme deux facettes d’une même pièce de monnaie,

selon que l’on se situe dans l’agir ou le pâtir de l’expérience vécue sensorielle. Si le noème

représente un objet de pensée intentionnel, le souvenir comme objet ne s’en trouve pas moins

travaillé par la pluralité des expériences auquel le sujet s’expose. Il est alors possible de

placer le souvenir comme action du sujet dans le monde, et l’impression mémorielle laissée

par cette action comme effet subit en retour.

La conception bergsonienne du souvenir-image y est donc très forte, dans la mesure

où, selon le philosophe, le corps fait « le trait d’union entre les choses qui agissent sur moi

et les choses sur lesquelles j’agis » (Matière et mémoire, dans Bergson 1959 : 293).

L’expérience mémorielle est donc forgée à même cette dualité entre le pâtir (associé à la

mémoire vraie, celle qui se veut coextensive à la conscience) et l’agir (rapproché de la

mémoire active ou motrice, vue par Bergson davantage comme une habitude que comme une

mémoire). Pourtant, la force désubjectivante qui traverse Les années ne saurait rendre compte

uniquement de cette matérialisation de l’expérience mémorielle ; l’absence de subjectivité

apparente dépasse l’unique tour de langue. Il y a en effet une dimension mémorielle moins

liée à l’expérience première qu’à l’acte de connaissance.

Sans essentialiser ces deux positions, remarquons qu’elles se complètent et sont toutes

deux mises en valeur (à divers degrés) dans le processus de rappel institué par Ernaux. La

tension entre le subjectif et l’objectif est bien présente dans cette scène marquante « au cours

de laquelle son père a voulu supprimer sa mère en l’entraînant dans la cave près du billot où

la serpe était fichée » (LA : 59). La présentation générique d’une scène familiale de violence

(physique ou verbale) aurait assurément pu neutraliser et collectiviser ce souvenir. Toutefois,

la précision d’un détail — la serpe enfoncée dans un billot à la cave — marque la subjectivité
222

de l’événement, créant ainsi une tension entre l’anecdote romanesque et le récit d’un souvenir

personnel. La mise à distance formelle chevauche ainsi la personnalisation induite par le

propos qui s’y trouve mis en forme.

Une autre tension, celle entre l’agir et le pâtir de l’expérience temporelle, est également

présentée avec beaucoup de justesse. Ainsi, de l’enfance d’après-guerre, il est dit que les

récits des grands drames imprégnaient la jeune génération comme d’une époque uniquement

vécue par une sorte de procuration mémorielle : « La mémoire des autres leur refilait une

nostalgie secrète pour cette époque qu’ils avaient manquée de si peu et l’espérance de la vivre

un jour » (LA : 26). La description de ce sentiment sur le mode de la nostalgie est

particulièrement judicieuse ; cela revient à dire qu’on souffre d’un mal de pays auquel on

appartient par filiation, mais vers lequel il est impossible de retourner, puisqu’il s’agit d’un

atopos uniquement ancré dans une expérience circonscrite à son époque, et subséquemment

recouverte par le passage du temps.

Au-delà des seuls souvenirs évoqués à table lors des grands repas du dimanche, c’est

la mémoire elle-même, donc le processus de rappel, tout ce qui entoure la remémoration et

qui s’y trouve inclus, qui influence le vécu des plus jeunes : le ton « vibrant et solennel »

(LA : 24) utilisé pour raconter les horreurs, mais aussi l’air gaillard pris pour entonner des

chants en chœur, les rires triomphateurs vers la fin du repas (« encore un que les Boches

n’auront pas » [LA : 25]), autant d’éléments qui contribuent à ce que la narratrice décrit

comme « la polyphonie bruyante des repas de fête » (LA : 28). Polyphonie17 qui par la voix

17
Dans une analyse empruntant à l’approche bakhtinienne, Élise Hugueny-Léger affirme avec pertinence
qu’« Ernaux propose des mouvements d’inscription et d’effacement — inscription par l’effacement, effacement
par l’inscription — de soi, des autres, d’expériences, dans la forme écrite » (2012 : 362-363).
223

des gens présents fait entendre celle des absents par la transmission de leurs souvenirs, pour

mieux inscrire les événements qu’ils ont vécus dans la suite de ceux qui leur avaient été

racontés par les générations précédentes : « Ils remontaient en des temps où eux-mêmes

n’étaient pas encore, la guerre de Crimée, celle de 70, les Parisiens qui avaient mangé des

rats » (LA : 25). Cette grande narration indistincte d’événements vécus directement et de

souvenirs de seconde main mène à la création d’un « temps fabuleux » à côté duquel les plus

jeunes, ceux qui ne gardaient aucun souvenir de la guerre quand ils n’étaient pas carrément

nés après, « trouvaient terne [le temps], sans nom, où ils grandissaient » (LA : 25), un temps

qui s’effacera à la disparition de ceux qui en sont les véritables porteurs, cédant le pas aux

nouvelles constructions mémorielles.

Sans le vouloir, ces récits établissent une filiation fondatrice historique (puisque des

événements majeurs touchant des millions de personnes sont survenus) aussi bien que

mémorielle (puisque ces événements ont bien été vécus d’une certaine façon toute

personnelle) : « Au sortir de la guerre, dans la table sans fin des jours de fête, au milieu des

rires et des exclamations, on prendra bien le temps de mourir, allez ! la mémoire des autres

nous plaçait dans le monde » (LA : 31). Cette mémoire elle-même passe par le discours : ce

temps devient fabuleux seulement parce qu’il est lancé par une mise en récit qui tourne le

présent vers le passé. Se trouve révélé le caractère répétitif du temps, par lequel le discours

polyphonique se reconnaît comme tel pour mieux inscrire le passé dans le présent. Cela est

rendu possible par la mise à distance de la subjectivité qui se tourne ainsi vers elle-même non

pas pour s’interroger isolément dans un ordre des choses présentiste, mais afin de se doter de

la perspective nécessaire pour mieux se réinscrire dans une continuité intergénérationnelle

par l’affirmation d’expériences propres et de liens avec des événements historiques. Les
224

événements politiques, les élections et les campagnes agissent comme des ancres

temporelles, à partir desquelles associer des événements personnels, et marquer les époques

au bénéfice du lecteur qui peut, par moment, faire le décompte exact des années. Le récit de

soi se trouve alors intercalé dans une perspective historienne plus large visant à rendre compte

de la complexité du sujet vivant, irrémédiablement social. Cet enjeu discursif de la démarche

esth/éthique traversant Les années trouve une inscription plus large dans la posture éthique

d’écrivaine adoptée par Ernaux, posture orientant son œuvre dès les premiers

développements. Il en va d’une prise de conscience historico-sociale dont elle ne semble ni

pouvoir ni vouloir se départir, et qui, sans doute, constitue également un marqueur

générationnel : « Je suis effectivement le produit d’une histoire, je suis le produit d’une

trajectoire qu’on peut objectiver » (Ernaux et Charpentier 2005 : 170). Cette objectivation

passera par la mise en récit, qui vise à augmenter la distance focale pour mieux révéler les

différents punctums mémoriels qui façonnent le sujet à un temps donné. Le langage y puise

à la fois sa matière et sa technique, tout en demeurant essentiellement inscrit dans une

orientation esthétique.

Ces mécanismes de transformation sont décrits avec beaucoup de détails par Ernaux,

le travail du temps étant central dans toute cette entreprise de biographie générationnelle.

Compte tenu de l’ampleur d’un tel projet, il tombe sous le sens que ce témoignage d’époque

soit marqué par le sceau d’un changement aux effets multiples. Par la description distante

d’une subjectivité inscrite à même l’expérience vécue, l’écrivaine acquiert le surplomb

nécessaire pour interroger les transformations dans le rapport à l’autre autant que dans le

rapport à l’objet et, de là, dans la relation à la mémoire. Il se crée une boucle analytique qui

commence et aboutit à la question du temps. D’une focalisation sur l’héritage du passé, on


225

passe à l’incertitude posée par l’avenir, pour arriver au confort d’un présent qui court sans

cesse vers sa propre réalisation, et qui n’a que faire d’hier. Le processus d’effacement du

passé se fait subtilement, graduellement, puisque chacun aspire à avancer sans cesse dans la

modernité. C’est la relation à l’objet qui décrit sans doute le mieux ce changement.

2.4 L’être et l’objet


La nostalgie du temps jadis ressentie dans ces repas familiaux lors desquels on raconte

et refonde les grands récits se modulera rapidement en une souffrance découlant non plus du

retour impossible, mais du désir inassouvi d’être autrement. Cet inassouvissement s’assortira

d’une prise de conscience du caractère limitant et limité de l’univers social. Le social joue

ainsi un rôle important dans l’orientation discursive et active du sujet. Les mécanismes

d’interaction étroite entre l’individuel et le collectif ne sont pas à sens unique, bien au

contraire. La mémoire personnelle rend compte d’événements vécus par l’expérience passée,

sachant que « la caractéristique distinctive du souvenir personnel est qu’il s’agit d’un

souvenir d’éléments dont vous avez vous-même fait l’expérience, dans le sens le plus vague

et général du terme “expérience” » (Locke 1971 : 70 ; je traduis). Or pourquoi et comment

les expériences personnelles d’autrui peuvent être intégrées à notre mémoire personnelle ?

Par-delà tous ces mécanismes littéraires visant à neutraliser la subjectivité qui firent l’objet

des sections précédentes, c’est par la mise en récit de cette mémoire, et l’expérience éthique

qui s’en trouve induite chez l’interlocuteur qui la reçoit, que la mémoire individuelle peut

s’ouvrir vers le social, et dont les ressorts se trouvent en amont à même la démarche

esth/éthique.

À l’intérieur du concept de souvenir collectif (qui, non plus comme contenant — la

mémoire — mais comme contenu, est ici à entendre comme concept non métaphorique), il
226

convient d’établir une distinction entre le souvenir commun et le souvenir partagé. Le

caractère collectif du souvenir peut en effet sous-entendre deux modes de partages très

différents : le fait de partager l’expérience première des événements au moment même où ils

se produisent, ou le fait de partager cette expérience a posteriori de façon non plus

directement expérientielle, mais de manière discursive. L’échange à travers la narration

d’une expérience commune peut bien sûr contribuer à affiner les récits qui en sont faits, et

donc moduler les souvenirs conservés de l’événement initial ; il s’agit non pas d’en arriver à

une plus grande fidélité envers les événements tels qu’ils se sont passés — ce qui stricto

sensu est vide de sens, puisque ce tels que sous-entend une médiation que le récit induit

envers l’événement premier grâce à l’expérience qui en a été faite —, mais une plus grande

fidélité envers les événements tels qu’ils ont été vécus et tels qu’ils le sont encore par

l’intermédiaire de l’acte de souvenance. À cet égard, il est possible, voire indispensable, de

reconnaître le rôle du partage et de la collectivité dans l’établissement d’un récit dialogique,

et de là, d’un patrimoine mémoriel, entendu qu’« un souvenir partagé intègre et calibre les

différentes perspectives de ceux qui se rappellent l’événement […] en une seule version »

(Margalit 2004 [2002] : 51-52 ; je traduis). Aussi Ernaux ne cherche-t-elle pas à parler au

nom de tous, ne visant donc pas à tenir un discours qui serait plus historique que littéraire —

tension oblige. Elle interroge l’intime (dans la présence de l’être au monde) en l’ancrant dans

son époque, par exemple en s’attardant à la sphère politique — aux différentes élections

présidentielles qui en viennent à paraître « une répétition de la précédente » (LA : 224), puis

aux changements à l’Europe, entre autres avec l’adoption de l’euro qui « distrayait

fugacement » (LA : 223).


227

Cette importance de la sortie de la seule subjectivité de la mémoire et son entrée dans

l’inévitable collectif du vécu humain est également perceptible dans le concept d’archive

derridien :

Car l’archive, si ce mot ou cette figure se stabilisent en quelque signification,


ce ne sera jamais la mémoire ni l’anamnèse en leur expérience spontanée,
vivante et intérieure. Bien au contraire : l’archive a lieu au lieu de défaillance
originaire et structurelle de ladite mémoire. Point d’archive sans un lieu de
consignation, sans une technique de répétition et sans une certaine extériorité.
Nulle archive sans dehors (Derrida 1995 : 26).

Disons-le encore une fois, l’entreprise d’Ernaux se situe au point intermédiaire entre

l’individuel et le collectif, entre l’objectif et le subjectif, entre le présent et le passé, cherchant

à éclairer l’Histoire par le biais de l’expérience personnelle. Les processus mémoriels et

anamnestiques y contribuent grandement, et l’écrivaine le dit ouvertement : « Et c’est avec

les perceptions et les sensations reçues par l’adolescente brune à lunettes de quatorze ans et

demi que l’écriture ici peut retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante,

capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par l’histoire collective » (LA :

56). L’enjeu principal en vient à être une interrogation des éléments constitutifs de la (ou

plutôt : sa) subjectivité pour en voir les conditions d’exercice (et d’existence) et les

changements à travers le temps, interrogation qui ne cherche toutefois pas à réifier cette

subjectivité en objet d’étude distant, ce qui exposerait le travail esthétique aux habitus

conséquents à une telle posture. Il y a donc une sorte de mise en garde faite à soi-même qui

vise à préserver à la fois les incertitudes et les contraintes du langage et de l’action — ce qui

revient à énoncer une sorte de sociologie du maldicible qui constituerait l’arrière-plan

esth/éthique de la démarche ernalienne des Années.

Aussi semble-t-il judicieux de mettre à profit le néologisme utilisé au chapitre

précédent pour tâcher d’y trouver une application dans le présent cadre. Avec toute l’étude
228

qui précède, il appert que le maldicible comme langage défaillant est pleinement saisi par

l’écrivaine, qui cherche à maintenir une tension entre le subjectif et l’objectif, afin de montrer

les dimensions sociales et politiques inhérentes à la langue, et qui de là contraignent la langue

elle-même et ceux qui s’en servent sans questionner les habitus dont elle peut se faire à la

fois le véhicule et la manifestation. Chez Ernaux, les écueils du langage ne sont pas évités,

mais affrontés. Ces rencontres problématiques deviennent des éléments constitutifs de la

démarche esth/éthique, laquelle ne travaille plus à masquer la trame qui lui est sous-jacente.

On se trouve ainsi dans une langue chargée de maldicible, qui se pose un ensemble de

questions d’ordre social dans une perspective historique — ou, pour être plus précis,

générationnelle.

Ernaux maintient bien vive la difficulté de dire une expérience dont la formulation

discursive évacuerait la valeur même. Cette dynamique peut être mise en relief par certains

souvenirs d’objets qui, ayant formé l’expérience, deviennent des empreintes temporelles

propres à leur époque : « Les marques de produits anciens, de durée brève, dont le souvenir

ravissait plus que celui d’une marque connue, le shampoing Dulsol, le chocolat Cardon, le

café Nadi, comme un souvenir intime, impossible à partager » (LA : 19). Par la suite, le

rapport à l’objet changera à mesure que les perceptions s’orienteront vers la possibilité de la

nouveauté. En effet, dans un premier temps, l’aspect duratif de l’existence est perceptible

jusque dans l’usage qu’on fait, faute de moyens, des possessions, aussi simples soient-elles.

L’objet en lui-même est perçu dans sa continuité, sa réutilisation : « Tout devait faire de

l’usage, le plumier, la boîte de peintures Lefranc, et le paquet de petits-beurre Lu. Rien ne se

jetait » (LA : 39-40). Cette relation s’assortit d’une potentialité temporelle qui confère une

sorte de valeur ajoutée mémorielle à la relation à l’objet. La fréquentation quotidienne de ces


229

objets enchaîne les jours les uns aux autres par l’expérience même qui en est faite, tout en

créant une opposition sociale potentielle avec celles qui à l’école pouvaient posséder du neuf

ou du non recyclé. Les personnes disparues pourront dès lors laisser une trace de leur passage,

objets mémentos qui permettent au vivant non seulement de réactiver l’image du mort, mais

également d’évoquer des souvenirs tantôt associés à l’objet, tantôt au décédé.

Cela n’est pas sans rappeler l’assujettissement nostalgique auquel se voue Jeanne, cette

héroïne dont Maupassant dépeint la vie et qui eut un grand effet sur l’orientation qu’Ernaux

a donnée à son projet « d’écrire “une sorte de destin de femme” » (LA : 166) :

Les jours furent bien tristes qui suivirent, ces jours mornes dans une maison
qui semble vide par l’absence de l’être familier disparu pour toujours, ces
jours criblés de souffrances à chaque rencontre de tout objet que maniait
incessamment le mort. D’instant en instant un souvenir vous tombe sur le cœur
et le meurtrit. Voici son fauteuil, son ombrelle restée dans le vestibule, son
verre que la bonne n’a point serré ! […] Et sa voix vous poursuit ; on croit
l’entendre ; on voudrait fuir n’importe où, échapper à la hantise de cette
maison. Il faut rester parce que d’autres sont là qui restent et souffrent aussi
(Une vie, dans Maupassant 1959 : 154).

L’objet représente la personne dans son absence, avec toute la capacité hantologique que cela

peut avoir, dans la surprise incessante de son « apparition disparaissante » (Derrida 1993 :

165) — puisque appréhender l’absence de quelqu’un engendre la présence du souvenir qu’on

en garde. Dans Les années, cette force d’évocation spectrale est le mieux catalysée par les

photos, qui sont autant de mémentos de la fillette ou de la femme qu’elle a été mais vers

laquelle il est évidemment impossible de retourner autrement que par la mémoire. La hantise

se manifeste ici de l’intérieur. Tout le projet littéraire de ce récit en témoigne par l’adhésion,

le questionnement et la réfutation du romanesque. Tant et si bien que le romanesque ernalien

semble correspondre davantage à l’idée que Barthes se faisait du terme : « Ma vie elle-même

peut être romanesque à partir du moment où je décide d’appeler romanesque la catégorie des
230

choses à cause de quoi je ne m’ennuie pas » (Barthes 2010 : 285 ; je souligne) — ou, en

d’autres mots, une « affaire de notation, d’intérêt envers le réel quotidien, et d’énonciation,

le tout dégagé d’une histoire » (Viart 2014b : §22). Pareil romanesque thématique questionne

ainsi les marges de sa production, tantôt en adhérant au récit d’affects et à la saturation

d’événements18, tantôt en s’en distanciant par un retournement réflexif double (relevant du

reflet en même temps que de la méditation) ouvrant vers une véritable introspection de nature

essayistique. D’où la tentative de saisir la dimension générationnelle fortement connotée de

sa posture et la fonction potentiellement intemporelle du projet littéraire — à cheval entre

subjectivité et objectivité. Elle est présentée comme un témoin de son époque, qui endosse

son rôle d’actrice dans le monde tout en s’interrogeant sur les structures structurantes

générales et les rapports que le sujet contemporain entretient avec celles-ci (en les intégrant,

les critiquant, les analysant, etc.).

Or de l’autre côté du spectre, l’étiolement de la continuité temporelle dont elles

témoignent (autant la narratrice que son personnage) — qui affecte en son cœur l’expérience

et l’inscription du sujet — engendre un rapport mémoriel différent. À l’ère de la modernité

consommée, il tombe sous le sens que le refoulement du social et la préséance de

l’individualité vécue isolément aient pour effet collatéral un rétrécissement des voies d’accès

au passé et au futur, menant au « présentisme, entendu comme renfermement sur le seul

présent et point de vue du présent sur lui-même » (Hartog 2012 [2003] : 261). Un tri

s’effectue parce qu’il est surtout question de souvenirs non pas à préserver, mais à ranger

18
Je fais ici référence aux traits 1 et 3 mentionnés par Schaeffer pour décrire le romanesque : « 1.
L’importance accordée, dans la chaîne causale de la diégèse, au domaine des affects, des passions et des
sentiments ainsi qu’à leurs modes de manifestation les plus absolus et extrêmes » (2004 : 296) ; « 3. La
saturation événementielle de la diégèse et son extensibilité indéfinie » (2004 : 299).
231

pour mieux placer le sujet dans une apparence de collection mémorielle qui n’est au fond

rien qu’un amas d’expériences à charge axiologique faible, puisque jamais inscrites dans

quelque continuité que ce soit. Normal en pareilles circonstances de constater que « la

mémoire raccourcissait » (LA : 140) lors des repas de famille à la fin des années soixante-

dix, la conversation tournant invariablement autour de « la consommation du temps et des

choses » (LA : 140). Avec le changement dans le rapport à l’objet vient un changement dans

le rapport au temps : l’épuisement utilitaire de l’objet vécu sur l’unique mode d’une

association temporaire entraîne une accélération du besoin de nouveauté. « Le lien avec le

passé s’estompait. On transmettait juste le présent » (LA : 141), si bien qu’à force de perdre

ses raccords, le passé en vient à être totalement dessaisi par le présent ; le passé est

constamment affirmé comme dépassé, et le présent est invariablement tourné vers l’action,

la chose, la parole à produire se leurrant ainsi de l’illusion futuriste. Précisons toutefois que

le lecteur suit le point de vue d’une narratrice qui se fait le porte-voix d’un personnage se

désolant de l’étiolement de son propre temps, et que de là, le remplacement des références

culturelles et des façons de parler est une qualité inhérente aux successions générationnelles

— entendu que « chacun appelle mémoire ce dont il se souvient, aussi dérisoire que cela

soit » (Compagnon 2009 : 56).

Elle est toutefois à même de constater l’évacuation de tout ce qui ne touche pas au

pragmatisme de l’objet, appréhension du monde à laquelle est assortie une poursuite du

plaisir avant tout qui place (de manière illusoire) le sujet au centre d’une expérience

médiatisée, marquée par le désir d’assouvissement des désirs (et non par les désirs eux-

mêmes) : « Le discours du plaisir gagnait tout. Il fallait jouir en lisant, écrivant, prenant son

bain, déféquant. C’était la finalité des activités humaines » (LA : 115). Toute idée d’autrement
232

qui avait pu surgir des élans de Mai 68 se mue en quête de plaisir et besoin de possession.

« Les idéaux de mai se convertissaient en objets et en divertissement » (LA : 122). En

assimilant la concrétude au matériel, on oblitère alors l’intangible de l’expérience

phénoménologique, et par là, l’essence du présent. « L’ordre marchand se resserrait, imposait

son rythme haletant. […] Le temps des choses nous aspirait et nous obligeait à vivre sans

arrêt avec deux mois d’avance » (LA : 206). Il s’agit d’un repliement du présent sur lui-même,

avec une tendance à sans cesse ancrer l’expérience dans le futur proche d’un vécu

inaccessible puisque toujours maintenu à fil d’horizon. L’achat de choses et la nouveauté

dans l’objet confèrent ainsi un « supplément d’être » (LA : 207). Le temps du sujet en vient

à se moduler non plus sur l’expérience de l’objet, mais sur l’objet lui-même : « Et on ne

vieillissait pas. Rien des choses autour de nous ne durait assez pour accéder au vieillissement,

elles étaient remplacées, réhabilitées à toute allure. La mémoire n’avait pas le temps de les

associer à des moments de l’existence » (LA : 207). Ce faisant, étant donné que l’importance

de l’objet va sans cesse grandissante, les idées perdent graduellement de leur valeur à mesure

que la possession matérielle devient une valeur, et qu’elle instaure un mécanisme

d’autogénération de sa propre validité. Puisque le sens vidé déstructure l’identité ainsi que le

rapport au monde qui lui est associé, l’univers social en vient à perdre pied : « L’anomie

gagnait. La déréalisation du langage grandissait, comme un signe de distinction intellectuelle.

Compétitivité, précarité, employabilité, flexibilité faisaient rage. On vivait dans des discours

nettoyés » (LA : 190). L’inscription de l’individu à l’intérieur de la société de consommation

va jusqu’à diluer la notion de sujet puisque le désir d’inscription social n’est plus dans la

connaissance, ni même dans l’expérience, mais seulement dans l’apparence. Ce sont les

possessions qui définissent la place :


233

De Darty à Pier Import, le désir d’acheter bondissait en nous, comme si


l’acquisition d’un gaufrier électrique et d’une lampe japonaise allait faire de
nous des êtres différents, de la même façon que nous espérions à quinze ans
être transformés par la connaissance de mots à la page et du rock’n’roll (LA :
134 ; je souligne).

La confusion entre l’expérience et la connaissance dans l’exemple qui précède souligne les

influences exercées par les habitus dans la découverte et l’entrée dans un champ nouveau

auquel on tient à adhérer. Mais malgré le rapprochement tenté entre le début du troisième

millénaire et 1955, l’écart temporel entre les deux époques est affirmé de manière patente par

le vocabulaire suranné utilisé : connaître les mots à la page n’est assurément pas une

expression à la page au XXIe siècle, alors que le rock’n’roll désigne plus particulièrement les

premières formes musicales maintenant englobées dans la catégorie générique du rock. Aussi

la volonté de réconciliation des expériences de 1955 à l’an 2000 est-elle vite démontée par

l’absurdité d’assimiler l’acquisition à la connaissance. Plus encore, le sujet a changé son

rapport à la consommation elle-même : « Ce n’était plus le même moi que celui qui allait

faire ses courses à Prisu ou aux Nouvelles Galeries » (LA : 134). La relation à l’objet semble

n’être plus de fonction mais de dépendance.

Ces changements mettent en valeur un panorama temporel qui rend apparentes des

séries d’événements et des manifestations d’affects dans leurs modifications, mais instaure

aussi une distance qui interroge la place fluctuante donnée au sujet. L’interrogation de

l’expérience autant que du langage par le projet d’écriture déployé par et dans Les années

constitue le noyau à partir duquel le récit articule l’histoire de cette femme, elle à la fois

anonyme et personnel, subjectif et collectif. Sur le projet d’écriture lui-même, l’idée et la

volonté se cristallisent, les enjeux (désirs et problèmes) se font plus clairs :

Elle voudrait réunir ces multiples images d’elle, séparées, désaccordées, par
le fil d’un récit, celui de son existence, depuis sa naissance pendant la Seconde
234

Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. Une existence singulière donc, mais


fondue aussi dans le mouvement d’une génération (LA : 187).

Les images sont en partie à prendre au pied de la lettre, compte tenu des photos qui servent

à lancer chacune des séquences. Cette multiplication des profils accentue l’impression de

métamorphose (physique, intellectuelle, éthique, morale) et souligne avec force les différents

passages vécus comme autant de jalons à partir desquels initier une rétrospection — entrées

à l’école, à l’université, dans l’âge adulte, la vie conjugale, etc. Ces phases ne sont pas sans

rappeler, chez Maupassant, le moment charnière du mariage de Jeanne : « Elle s’était

endormie jeune fille ; elle était femme maintenant » (Une vie, dans Maupassant 1959 : 53).

Si elle s’inspire d’un destin de femme ancré dans son temps, la proposition littéraire d’Ernaux

dans Les années prend et rend bien compte des fonctions et capacités de médiation de la

littérature. Ce faisant, le romanesque y « apparaît moins comme une adhésion naïve aux

rebondissements de la péripétie ou aux passions des personnages, que comme une

exploration consciente des conventions, génériques ou autres, qui déterminent cette

adhésion » (Fortier et Mercier 2014 : §2). Le portrait global ainsi proposé est net et porteur.

Et il fonctionne. Elle est bien mouvante. Oscillant entre individualité et représentation. Entre

personne et groupe. Elle devient elles. De pleine manière phénoménologique. Toute une

femme, faite de toutes ses expériences et qui se voit autre, et dont la mémoire est transmise

par écrit.

Remarques finales : identité composite et récit


problématique
Comme j’ai tâché de le démontrer, la volonté d’Ernaux de déployer une biographie

générationnelle subjective se traduit dans un arrière-plan esth/éthique qui encadre toute la

démarche. Il en va d’un travail de très longue haleine, qui a nécessité un mijotage de quelque
235

vingt ans, pour parvenir à trouver le juste accord entre le fond et la forme, le bon élan

esthétique qui saurait rendre compte des rapports complexes que l’écrivaine cherche à établir

et maintenir entre subjectivité et objectivité. L’équilibre entre les deux est préservé par divers

mécanismes textuels qui contribuent à leur tour à établir une autre dynamique complexe entre

identité et collectivité — perceptible par exemple dans l’usage des pronoms. Le déploiement

littéraire ernalien manifeste une compréhension fine des habitus, dont il n’est jamais possible

de se départir, puisque leur dissociation entraîne un remplacement inévitable par des habitus

nouveaux, qu’elle-même résume bien :

À chaque moment du temps, à côté de ce que les gens considèrent comme


naturel de faire et de dire, à côté de ce qu’il est prescrit de penser, autant par
les livres, les affiches dans le métro que par les histoires drôles, il y a toutes
les choses sur lesquelles la société fait silence et ne sait pas qu’elle le fait,
vouant au mal-être solitaire ceux et celles qui ressentent ces choses sans
pouvoir les nommer. Silence qui est brisé un jour brusquement, ou petit à petit,
et des mots jaillissent sur les choses, enfin reconnues, tandis que se reforment,
au-dessous, d’autres silences (LA : 105).

Cela engage un rapport au langage particulier, nécessitant une mise à distance vis-à-vis la

situation première, tout en préservant une conscience de la position seconde en surplomb.

Compte tenu de cette incertitude discursive, sociologique et éthique, j’ai jugé pertinent de

réemployer le concept de maldicible développé plus tôt, puisque la volonté d’élargir les

limites du langage se fait dans la pleine prise en compte de la capacité créatrice, sans volonté

essentialiste qui entraînerait une réification du sujet étudié. Les années constituent ainsi une

réflexion en même temps qu’une production sur les rapports d’un sujet dans sa constitution

identitaire et sa présence au monde. Cette relation d’être dans le monde n’est pas à sens

unique, le social agissant dans la constitution du sujet. Le rapport à la mémoire vient ajouter

une couche de complexité, entendu que l’identité n’est pas monolithique et que la somme des

expériences module inévitablement la vision du monde autant que la façon de l’appréhender.


236

Aussi, le désir de recourir à une écriture plate manifesté par Ernaux ne trouve pas autant

d’assises dans son récit de 2008, si ce n’est dans la tension entre la volonté de rendre compte

objectivement de sa subjectivité. Comme si le besoin de neutralisation de la position narrative

était poussé au-delà de son point de bascule, pour faire en sorte que l’objectivité se teinte de

manière sous-jacente d’une très grande sensibilité et d’une subjectivité qui transpire dans ce

qui pourtant peut sembler comme une véritable mise à distance — le pronom elle le démontre

bien.

De là, le rapport à l’objet, puis le rapport au temps se trouvent interrogés dans un

contexte mouvant, rapide, où le régime d’historicité passe d’une continuité temporelle dans

la prise en charge des legs du passé vers un présentisme empressé de ranger et reléguer,

cédant toute la place à un ici-maintenant qui génère sa propre valeur. Pour sa part, l’ekphrasis

remplit une fonction rythmique individuelle en offrant autant de vignettes

représentationnelles qui interrogent l’identité à travers le temps. Cependant que les scènes de

repas établissent un rythme collectif : la constitution de l’assemblée, les propos tenus, et

jusqu’au repas et à la façon de manger soulignent l’évolution (pas nécessairement positive)

de la communication, de la transmission des valeurs et des récits qui y sont donnés. À cet

égard, la dimension générationnelle de son entreprise est tout à fait rendue visible par ces

scènes (entre autres stratégies). La dimension biographique n’est pas en reste, puisqu’il faut

bien un point de vue duquel raconter. Ainsi résumerais-je la démarche esth/éthique qu’Annie

Ernaux déploie dans Les années, portrait d’une génération fait à travers « ces multiples

images d’elle » (LA : 187), par une narratrice qui sans jamais recourir à la première personne

du singulier n’efface pas pour autant sa subjectivité.


Chapitre 4
L’écrivain et le monde : enfance et distance dans L’Africain et
Onitsha de J.M.G. Le Clézio

Remarques liminaires : vers une esth/éthique du


paradoxe
Les deux études qui précèdent furent l’occasion d’interroger les modalités

esth/éthiques d’expression de la mémoire mises en œuvre dans des récits rétrospectifs qui

assoient une partie de leur organisation discursive sur l’incertitude. Les liens établis de part

et d’autre avec le maldicible en témoignent : l’hésitation ressentie par Modiano devant la

contradiction inhérente à son entreprise, alors qu’il est confronté au manque d’informations

en même temps qu’au besoin de raconter, maintient clairement une tension rendue productive

par le processus d’identification empathique ; et les nombreuses figures que la narratrice

ernalienne propose d’elle montrent à la fois la continuité identitaire et les reflets divergents

que le sujet se renvoie à lui-même au fil des expériences, tout en reconnaissant l’ancrage

social de la dynamique expérientielle.

L’étude qui suit s’intéressera à Jean-Marie Gustave Le Clézio1, écrivain dont l’œuvre

fut souventes fois rapprochée de l’incertitude. Son premier livre, Le procès-verbal (1963),

fut dès le départ associé au Nouveau Roman, bien que l’auteur ait lui-même manifesté une

certaine circonspection sur l’appartenance à ce mouvement littéraire — mais devant le passé

1
L’écrivain sera dorénavant désigné comme J.M.G. Le Clézio, conformément à la graphie utilisée sur la
couverture de ses livres, et généralement reprise par la critique. Il s’agit en outre du nom apparaissant sur son
passeport mauricien : « Lorsqu’il s’est agi de trouver un nom de plume, je me suis tourné vers mon passeport
mauricien, qui était alors un passeport britannique. Il était écrit J.M.G. Le Clézio. Mon autre passeport, celui
dont je me servais à plein-temps, était français. C’est ainsi que très tôt, j’ai ressenti un sentiment de double
appartenance » (Rousseau 2009 : §2).

237
238

suspect d’Adam Pollo (a-t-il déserté l’armée ou la raison ?), il est tentant de marquer toute

l’entreprise du sceau du soupçon. Quarante-cinq ans plus tard, il interrogera d’ailleurs les

capacités de la littérature en colorant de doute tout son discours de réception du prix Nobel,

confiant que « l’écrivain n’est jamais un meilleur témoin que lorsqu’il est un témoin malgré

lui, à son corps défendant » (Le Clézio 2008a : §11). La monographie qu’Isabelle Roussel-

Gillet consacre à l’auteur fait en outre de cette notion un élément central, le titre de son

ouvrage en témoignant au premier chef : J.M.G. Le Clézio : écrivain de l’incertitude (2011).

Dans ce qui suit, je ne procéderai toutefois pas directement à une étude de l’incertitude

chez Le Clézio. Les deux ouvrages choisis semblent en effet correspondre assez mal aux

flous identitaires, topographiques et chronologiques des œuvres de la première heure,

lesquels sont par exemple aux fondements du Livre des fuites (1969). Le roman Onitsha

(19912) et le récit biographique L’Africain (20043) relèvent davantage d’une disponibilité

ouverte sur les champs d’expériences que d’une incertitude issue des doutes quant aux

capacités de la littérature. Or l’une et l’autre ne sont pas totalement incompatibles.

Réconcilier ces deux aspects en une même œuvre (ou deux, en l’occurrence) doit plutôt se

comprendre à partir de l’antonyme du terme : la certitude. Car c’est bien cette dernière que

Le Clézio combat depuis ses débuts littéraires, lutte qui traverse l’ensemble de sa production.

La certitude du préjugé devant l’étranger, de la bienveillance devant le faible, de la raison

devant l’ignorant. À cette certitude, Le Clézio oppose le doute, l’ouverture, la disponibilité

face à l’expérience, privilégiant ainsi une sorte d’honnêteté phénoménologique qui place le

sujet agissant dans la vulnérabilité de son pâtir, et dont les traces sont ensuite visibles sur le

2
Dorénavant, les références à ce livre seront indiquées par la lettre O suivie du numéro de page.
3
Dorénavant, les références à ce livre seront indiquées par la lettre A suivie du numéro de page.
239

corps (ce qui sera désigné plus loin par l’expression « visage-paysage », chère à Le Clézio).

L’exemple le plus parlant est sans doute offert par Terra amata, long parcours d’une vie au

bout duquel est reconnu l’action du sujet dans le monde autant que les effets desdites actions

sur le sujet : « Si on avait eu un microscope, on aurait pu lire sur ce corps tout ce qui s’était

passé depuis quatre-vingts ans et plus. Ici étaient marquées les guerres, là étaient dessinées

les amours, les passions » (Le Clézio 1967b : 205). Ce rôle double est essentiel à la

compréhension de l’identité chez l’écrivain franco-mauricien.

Aussi proposerai-je dans ce qui suit une lecture croisée de L’Africain et d’Onitsha,

deux livres qui recourent à différentes stratégies discursives pour décrire l’impact de la

mémoire sur l’expérience et la constitution identitaire. L’enfance, fondamentale chez Le

Clézio, représente une période essentielle manifestant une véritable phénoménologie de la

découverte, rapidement teintée par les influences de la socialisation et de la société. Bien que

la récurrence des lieux, des noms et des personnages4, des thèmes, et des événements (de

l’histoire mondiale comme de l’histoire familiale) montre autant d’éléments communs qui

parcourent différents pans de son œuvre, le rapport entre les deux ouvrages choisis est encore

plus intime dans le traitement littéraire d’un même faisceau d’expériences et l’utilisation de

la somme de souvenirs qui en découle.

Onitsha raconte le départ pour l’Afrique d’un enfant (Fintan) et sa mère (Maou) après

la Deuxième Guerre mondiale, embarquant à bord d’un cargo mixte en partance de Bordeaux

pour rejoindre le père (Geoffroy Allen) représentant de commerce dans la ville nigériane

4
Par exemple, le vieil aveugle rêvant tout haut, que le personnage principal fréquente, dans Révolutions,
Poisson d’or et Alma, ou encore la prostituée sourde dans Onitsha et Révolutions.
240

d’Onitsha. Ils y passeront un an, avant d’effectuer un retour forcé en Europe. Le roman, qui

pour l’essentiel suit Fintan, est divisé en quatre sections distinctes et titrées, de longueurs

inégales, chacune se concentrant sur une période particulière : « Un long voyage » (48 pages)

montre le parcours de Maou et son fils à bord du Surabaya, et se termine sur la rencontre

d’un père étranger ; « Onitsha » (82 pages) raconte les découvertes de Fintan dans cette

région nigériane, laquelle par métonymie en vient à représenter toute l’Afrique ; « Aro

Chuku » (90 pages) ouvre plus directement sur les rêves archéologiques de Geoffroy, qui

tente de trouver des traces de la dernière reine égyptienne et de son peuple, chassés de leur

pays au IVe siècle de notre ère ; enfin, dans un tout autre registre, « Loin d’Onitsha » (21

pages) retrouve Fintan vingt ans plus tard, alors qu’il se rend dans le Midi de la France pour

retrouver sa mère et sa jeune sœur à l’occasion du décès imminent de Geoffroy.

Dans ce roman, Le Clézio déploie plusieurs stratégies discursives afin de rendre compte

du rôle joué par la distance et la mémoire dans la construction identitaire. Cet enjeu est

accentué par le fait que, pour l’essentiel du livre, Fintan se trouve dans la période charnière

de sortie de l’enfance (il a douze ans à son arrivée en Afrique [O : 114]) ; et si ce personnage

adopte une posture ouverte et disponible, c’est pour rapidement réaliser que certains doutes

sont inhérents à sa présence même en ces terres. Dans la dernière section du livre, maintenant

âgé de trente-deux, puis trente-trois ans, il rend compte ouvertement de la sensibilité

développée grâce à une telle approche de l’expérience phénoménale, réaffirmant ainsi les

tensions mises en scène plus tôt. Ces tensions sont au demeurant perceptibles dans

l’importance donnée au lieu comme siège de l’expérience, suspendant la temporalité de cette

dernière pour mieux l’ancrer dans sa topographie. La structure même du livre en témoigne,

dans la mesure où
241

les titres du roman et de ses quatre parties suggèrent une prééminence de


l’espace. Aussi semble-t-il plus pertinent de parler d’espace-temps plutôt que
de chronotope, à la Bakhtine. Comme si cette notion scientifique presque
inconcevable prenait une forme sensible, comme si l’espace se révélait le
témoin du temps insaisissable (Borgomano 2011 : 97).

La construction identitaire et la réactivation du sujet agissant dans le monde assurent toutefois

le pont entre temps et lieu, bien que cette dynamique soit sans cesse complexifiée par le

procédé d’accumulation de l’être vivant qui agit et pâtit depuis sa condition dans le monde.

De son côté, le récit L’Africain dresse un portrait partiel du père de Le Clézio, tout en

décrivant certains éléments déterminants de l’expérience africaine que l’écrivain lui-même a

vécue à l’âge de huit ans (A : 39). Aussi le livre tend-il moins vers la biographie filiale ou

l’autobiographie familiale que vers une sorte de topographie de l’Afrique 5, continent ayant

eu une influence décisive dans l’appréhension du monde prônée par l’auteur et, de là,

soutenant certains traits de l’esth/éthique valorisée dans et par son œuvre. La nature

topographique de L’Africain est rendue patente dès la page succédant immédiatement la

fausse couverture, avant même toute page de texte : Le Clézio y insère une carte réalisée par

son père (« Banso Medical Area », A : 5) sur laquelle les distances sont indiquées non pas en

kilomètres mais en temps de marche. Une telle échelle n’a de sens que pour celui qui y habite,

entendu qu’une centaine de mètres à pied, sur des sentiers vallonnés traversés de ruisseaux,

ne peut se comparer aux routes goudronnées d’Europe que selon une mesure chronométrique.

Cette isotopie traverse le récit et trouve également des échos dans Onitsha, puisqu’il s’agit

5
J’explorerai, à la section 2.1 du présent chapitre, l’amalgame géographique effectué entre le très proche
(la ville — Ogoja ou Onitsha) et le très lointain (tout le continent africain) dans les deux livres, une assimilation
importante pour la compréhension de la posture paradoxale privilégiée par Le Clézio.
242

dans un cas comme dans l’autre de prendre la mesure de l’espace par le corps — assurant

ainsi le prolongement phénoménologique de la marche.

En plus de cette carte, quinze photos dites « provenant des archives de l’auteur » (A :

106) sont insérées dans le récit, lequel est divisé en sept chapitres portant chacun un titre :

« Le corps » (A : 9-22) ; « Termites, fourmis, etc. » (A : 23-38) ; « L’Africain » (A : 39-48) ;

« De Georgetown à Victoria » (A : 49-66) ; « Banso » (A : 67-76) ; « Ogoja de rage » (A : 77-

88) ; « L’oubli » (A : 89-105). Sans être toutes appelées et commentées directement, ces

photos contribuent néanmoins à la posture esth/éthique de l’écrivain : si l’on peut présumer

que son père les a prises, on peut voir dans le dispositif texte-image une façon d’ouvrir le

dialogue en redonnant une voix à l’Africain. L’écrivain l’a d’ailleurs reconnu en entretien :

« Les photos sont aussi un peu la participation du sujet au livre qui parle de lui. C’est presque

un livre écrit à deux. Un dialogue qui se noue maintenant » (Le Clézio 2004a).

Le choix de ces deux œuvres se justifie dans un premier temps de manière évidente par

le rapprochement entre Fintan et Le Clézio, lien reposant sur plusieurs éléments. D’abord,

factuellement, l’année de leur arrivée en Afrique est la même : 1948 (A : 39 ; O : 57). En

compagnie d’une mère complice, ils y rencontrent un père étranger qui les amène dans une

grosse Ford V8 (A : 54 ; O : 57) à destination de l’habitation spartiate dans laquelle ils vivront

(A : 9-10 ; O : 62-64). Ces premiers moments sont d’autant plus marquants qu’ils se répètent

en écho dans l’un et l’autre livres ; dans Onitsha, le père est désigné comme « cet homme

inconnu », « l’homme », ou « Geoffroy Allen » (O : 57), alors que dans L’Africain, la

distance ressentie est exprimée ouvertement : « Ce n’est pas l’Afrique qui m’a causé un choc,

mais la découverte de ce père inconnu, étrange, possiblement dangereux » (A : 45). Aussi

Fintan adresse-t-il à Geoffroy Allen un regard particulier, empreint de la haine qu’il lui voue
243

d’abord pour les avoir déracinés, sa mère et lui, et ensuite pour n’être qu’un Anglais exerçant

son autorité sur l’Afrique (continent dont l’enfant se réclame), portant ainsi sur lui « un

regard plein de méfiance, et de haine instinctive », Geoffroy éprouvant à son tour « une colère

froide […] chaque fois que Fintan le défiait » (O : 64).

Mais mieux encore que les simples anecdotes biographiques, la découverte

phénoménale de l’Afrique enjoint à une posture au monde similaire dans les deux œuvres. Je

tâcherai dans ce qui suit de mettre en valeur ce lien particulier, qui influence les personnages

(fictifs ou réels) mis en scène autant qu’il oriente la posture esth/éthique de l’écrivain, lui-

même tributaire d’un certain nombre d’expériences. De là partira l’étude des points de

rencontre et de séparation que le récit et le roman établissent dans leur traitement respectif

d’une même mémoire complexe, travaillée, parfois détournée, mais surtout empreinte des

explorations de jeunesse et de leur contexte familial de production. Compte tenu de l’âge des

protagonistes, les différentes modalités de construction identitaire constitueront un pilier

analytique essentiel, entendu que les sujets se trouvent fondamentalement transformés

(jusque dans leur appréhension du monde) par le séjour en Afrique.

À cet égard, ce chapitre sera articulé en deux parties : l’enfance et la distance. Chacune

répond à un pôle mémoriel distinct, bien qu’inséparable l’un de l’autre, entendu qu’il s’agit

d’éléments intimement liés dans la constitution du sujet. Cette démarche ne saurait toutefois

ignorer les éléments problématiques inhérents au travail leclézien (mais qui sont loin de lui

être exclusifs) : il se réclame lui-même de cette « forêt des paradoxes » exposée par Stig

Dagerman, soulignant la grande vérité du « paradoxe fondamental de l’écrivain, insatisfait

de ne pouvoir s’adresser à ceux qui ont faim — de nourriture et de savoir » (Le Clézio 2008a :

§29). L’incapacité immédiate à résoudre ce problème, du moins de manière aussi infime que
244

possible, ne constitue pas une abdication du travail littéraire, mais une invitation à essayer de

surmonter le paradoxe en le reconnaissant et en l’embrassant (ce qui fut désigné plus tôt par

le terme de maldicible). Une telle dynamique admet également la difficulté d’adopter une

esth/éthique de la trace, dans la mesure où celle-ci est intrinsèquement marquée du sceau du

manque6. Dans cette optique, J.M.G. Le Clézio arpente cette forêt des paradoxes avec un

certain nombre de soucis en tête — soucis de mémoire et d’identité au premier chef. De telles

fondations esth/éthiques rejoignent assurément celles exposées chez Modiano et Ernaux.

Enfance et identité
À la page de préambule de son récit L’Africain, J.M.G. Le Clézio précise qu’à son

retour d’Afrique, il s’est imaginé une mère noire « pour fuir la réalité » européenne (A : 7).

Se sentant étranger en France, cette sublimation de l’histoire familiale — et de l’héritage qui

en découle — associe certes le rêve et la réalité (en expliquant le malaise identitaire

fondamental vécu alors), mais constitue surtout une conjugaison de récits et un détournement

de souvenirs, ayant un pied dans l’invention et l’autre dans l’expérience. Car Le Clézio

réalisera plus tard que c’est plutôt son père qui avait adopté une figure africaine, ayant

fondamentalement choisi ce continent comme patrie. Cette dénégation première est d’autant

plus importante qu’elle affirmait l’africanité voulue du jeune Le Clézio devant l’antagonisme

évident d’un père étranger qu’il a rencontré pour la première fois en 1948. Aussi semble-t-il

essentiel de souligner l’importance de l’élan ayant motivé et soutenu un tel travail, entendu

que l’œuvre proposée par l’écrivain en 2004 a nécessité de « retourner en arrière,

6
« La trace est inséparable de l’idée de fragment qui met en avant l’impossibilité de désigner l’être dans
une totalité, car la trace tourne toujours autour de son objet sans jamais pouvoir le donner » (Ridon 2015 : 152).
245

recommencer, essayer de comprendre » (A : 7). On se doute bien de la longue durée du

travail, et le roman qu’il écrit en 1991 (Onitsha) s’y inscrit de plein droit.

L’axe emprunté dans la première partie de cette analyse interrogera l’effort de

souvenance manifesté par Le Clézio dans son préambule, et les ramifications que la mémoire

tisse avec l’identité. L’Africain s’articule en fait sur un double recours au récit, dans la mesure

où pour reconstruire l’identité (africaine) du père, il doit remonter aux récits des origines,

aux souvenirs d’avant sa naissance et aux récits d’expériences transmis par ses parents. Il

clôt d’ailleurs cette petite page d’ouverture (sans titre et isolée du reste de l’ouvrage) avec la

remarque suivante, ce qui vient soutenir l’importance accordée à la mémoire par la présente

étude : « En souvenir de cela [ce retour, ce recommencement], j’ai écrit ce petit livre » (A :

7). Il s’agit donc d’une mémoire au carré : l’écrivain rédige L’Africain en souvenir du travail

de souvenance requis pour tâcher de comprendre son père — et de là saisir à quel point ce

dernier incarne le parent africain tant souhaité jadis. À l’aide de sa propre mémoire, il

recourra en outre à une somme mémorielle familiale, puisque pour comprendre les

motivations sous-jacentes à l’entreprise africaine du père, il doit analyser les désirs et

expériences de ses parents durant les années trente (c’est-à-dire avant même la naissance du

frère aîné de Le Clézio). Or, sans pour autant les avoir vécus de première main, ces souvenirs

influencent autant le champ d’expérience que l’identité des enfants. Dans Onitsha, Fintan

montre ce même désir d’adhésion au continent africain et ce besoin de découverte

expérientielle et identitaire que Le Clézio décrit dans L’Africain ; dans le roman comme dans

le récit, l’opposition directe au père constitue le pilier d’une telle démarche, puisqu’il incarne

la limite à des libertés qui autrement semblent sans fin.


246

La question identitaire, dans ses bases comme sa construction, représente l’un des

nombreux points de rencontre entre L’Africain et Onitsha. Dans ce qui suit, l’identité sera

articulée en lien avec le corps et l’expérience, ainsi qu’avec le langage et la raison — deux

couples d’enjeux essentiels pour la compréhension de toute l’œuvre leclézienne, l’écrivain

ayant même publié des essais philosophiques (L’extase matérielle en 19677, et L’inconnu sur

la terre en 19788) pour explorer de manière théorique ces questions. Au demeurant, les

œuvres de Le Clézio étudiées misent sur différentes stratégies de chevauchements et de

recoupements qui influencent autant les représentations mémorielles que les constitutions

identitaires déployées. À la suite d’Isabelle Roussel-Gillet, je n’hésiterai pas à qualifier

l’écrivain de « poète du doute », entendu que « Le Clézio orchestre les dédoublements qui

contribuent à une esthétique du contrepoint et du flottement dans les échos et les écarts. Il

tisse une histoire sur une autre puisque l’écriture de la relation ne peut se bâtir que sur des

entre-deux et ainsi fuir l’entre-soi » (Roussel-Gillet 2011 : 161). L’identité demeure le point

à partir duquel réfléchir, de l’enfance jusqu’aux derniers moments de conscience, en tenant

compte de toute la masse de souvenirs qui se trouve produite et enchevêtrée entre les deux.

De plus, par le rapprochement des deux œuvres, les différences contextuelles entre

l’Europe d’après-guerre et l’Afrique à l’aube de la décolonisation accentuent les écarts

conceptuels entre les dimensions sociales, politiques et identitaires du sujet, d’où

l’importance de mettre en perspective les expériences avec les habitus dont les tensions sont

incarnées par la figure du père. Poursuivant avec la théorie bourdieusienne appelée au

chapitre précédent, cette question des structures structurantes sera ici valable autant du point

7
Dorénavant, les références à ce livre seront indiquées par EM suivi du numéro de page.
8
Dorénavant, les références à ce livre seront indiquées par IT suivi du numéro de page.
247

de vue familial que communautaire : le rapport filial (avec le père comme avec la mère)

clôturera la première partie, menant par cette occasion en ouverture de seconde partie à la

question coloniale, dont toute analyse leclézienne ne saurait faire l’économie. Et ce faisant,

le travail de l’écrivain paraîtra moins hétéroclite et plus difficilement séparable en phases

distinctes, voire irréconciliables (Nouveau Roman, périodes mexicaine, nord-africaine,

mauricienne), comme peut le dégager une lecture générale de son œuvre.

1.1 Rapport au corps et difficultés identitaires


Une séparation s’établit entre la construction identitaire en Europe et l’expérience

sensorielle du monde en Afrique en raison de l’impudeur du corps. Cette dichotomie est

visible autant dans L’Africain que dans Onitsha. Si l’arrivée en Afrique marque le moment

où Le Clézio dit avoir « appris à oublier » (A : 10), la construction identitaire passe par

l’action et non son intériorisation subséquente. L’expérience phénoménale est cruciale, dans

la mesure où Le Clézio n’essentialise pas la présence au monde, corps et raison étant tous

deux ancrés dans le présent du concret (d’autant plus que le narrateur se trouve clairement

dans l’aval chronologique des événements racontés). Si bien que les souvenirs qu’il dit garder

des gens gravitent autour des postures qu’ils auront adoptées :

Avec leur visage, leurs attitudes, leurs manières et leurs manies, leurs
illusions, leurs espoirs, la forme de leurs mains et de leurs doigts de pied, la
couleur de leurs yeux et de leurs cheveux, leur façon de parler, leurs pensées,
probablement l’âge de leur mort, tout cela est passé en nous (A : 7).

Cette somme mémorielle des êtres induite par le sujet n’est pas sans rappeler une dynamique

similaire exposée chez Ernaux au chapitre précédent, et pour laquelle la mémoire « apparie

les morts aux vivants, les êtres réels aux imaginaires, le rêve à l’histoire » (Ernaux 2008a :

15). Or, par sa liste orientée vers le corps autant que vers les expériences et impressions

personnelles, Le Clézio privilégie la représentation de l’individu, c’est-à-dire sa présence non


248

pas seulement dans sa constitution comme tableau fixe, dans son paraître-objet, mais bien

dans son être-sujet, adoptant une posture en action orientée vers l’autre. De figure, il devient

visage.

Les souvenirs qu’il relate de son séjour africain à l’âge de huit ans sont d’un tel ordre

phénoménologique, c’est-à-dire qu’ils se concentrent sur l’expérience du monde dans les

domaines de l’agir et du pâtir, un ordre où prédomine non pas le caractère unique du sujet,

son identité de facto — c’est-à-dire celle au temps T —, mais plutôt cette construction

mouvante, constamment modulée par le présent du vécu. L’arrière-plan philosophique

exprimé se pose donc contre la préséance de la raison cartésienne, dans la mesure où la façon

même d’appréhender le monde ne s’essentialise pas hors de ce monde ; un tel refus

ontologique enjoint à dépasser la propension naturelle à une certaine réduction dialectique,

cristallisation manichéenne qui jamais ne rend compte de la complexité du sujet dans le

monde. Dès lors, suivant une telle vision nuancée, le rapprochement d’une chose et son

contraire ne constituera pas forcément une contradiction, mais bien un paradoxe dans le sens

premier du terme, c’est-à-dire ce qui est à côté (para) de l’opinion commune (doxa). Une

pensée ni contre ni avec, qui « établit une révélation de la complexité de la réalité, une autre

dimension de ce qui semble évident au premier regard » (Mimoso-Ruiz 2012 : 99).

Le premier chapitre de L’Africain, intitulé « Le corps », privilégie cet ordre des choses

et des êtres, affirmant de bout en bout la différence expérientielle entre les continents

européen et africain, différence fondamentale à laquelle est confronté le jeune Le Clézio :

« L’Afrique, c’était le corps plutôt que le visage » (A : 14). Le visage, central dans certaines
249

conceptions philosophiques de l’identité9, semble plutôt contribuer chez Le Clézio à un

processus d’acceptation de soi dont la reconnaissance est plus tardive, et succède surtout à la

découverte première du monde, dans l’ordre d’une connaissance corporelle sentie. Ce

sentiment profond qui prend des allures de conviction l’accompagnera longtemps : « Pendant

des années, je crois que je ne l’ai jamais vu » (A : 9), dira-t-il de son propre visage. Il tombe

sous le sens que le sujet fuyant son propre reflet n’aura jamais à reconnaître et à lire ses

propres traits ; mais par la même occasion, cela le place davantage dans l’expérience au

premier degré, c’est-à-dire non pas dans le raisonnement découlant de la perception, mais

bien dans l’appréhension du monde elle-même.

Cette prégnance phénoménale se fait également présence, car le monde sera à son tour

perceptible à l’intérieur du visage de l’autre, à travers ce que ce dernier à la fois projette et

renvoie. Le Clézio perçoit ainsi dans le visage une sorte de métonymie expérientielle10, qui

porte sur lui sa somme identitaire tout en rendant manifeste le caractère inépuisable du

monde :

Les visages sont beaux. Il n’y a rien de plus émouvant dans la personne
humaine, rien de plus accompli. […] C’est une beauté que je ne peux
comprendre toute. Ce qu’il y a de beau et de vaste dans la vie, la mer, le ciel,
le soleil, les fleuves, le vol des oiseaux, les feuilles des arbres, les fleurs, tout
cela est dans ce visage, et bien d’autres choses encore. […] Les visages sont
lisibles. Tout y est inscrit, dans les plis et le relief. Visages comme des
paysages, lisses, transparents, pays d’eau et de lacs, où brillent les yeux
translucides ; ou bien compacts, terres minérales, terres brûlées, aux yeux
enfoncés dans les failles des paupières étroites (IT : 179 ; je souligne).

9
Levinas au premier chef en fait un axe central de sa réflexion éthique dans Totalité et infini, en particulier
à la section III (1961 : 161-226).
10
Gens des nuages (Le Clézio, Le Clézio et Barbey 1997) témoigne de cette relation étroite — ne serait-ce
que par le titre évocateur d’une fusion entre l’humain et les éléments qui l’entourent. Ici, les yeux sont un
véhicule particulier pour l’expérience comme sa transmission : « Mais ce sont les yeux des enfants qui sont les
vrais trésors du désert. Des yeux brillants, clairs comme l’ambre, ou couleur d’anthracite dans des visages de
cuivre sombre » (Le Clézio, Le Clézio et Barbey 1997 : 75-76).
250

Ces visages lisibles n’enjoignent pas à une lecture finie — tout comme est inépuisable

l’expérience du monde dans ses variétés minérales, animales et végétales — ; ils renvoient à

la profondeur d’un présent suspendu et suspensif, ce qui n’est pas sans rappeler le temps

lévinassien : « Liberté à l’égard du passé et de l’avenir, le présent est un enchaînement par

rapport à soi. Le caractère matériel du présent ne tient pas au fait que le passé lui pèse ou

qu’il s’inquiète de son avenir. Il tient au présent en tant que présent » (Levinas 1983 : 36).

L’autre renvoie à la compréhension de soi comme totalité ouverte sur le monde, c’est-à-dire

comme profondeur abyssale et circonscrite, dont l’incarnation par excellence se situe dans le

visage — « signification, et signification sans contexte », car « autrui, dans la rectitude de

son visage, n’est pas un personnage dans un contexte » (Levinas 1982 : 90). Dans cette

mesure, « visage et discours sont liés. Le visage parle. Il parle, en ceci que c’est lui qui rend

possible et commence tout discours » (Levinas 1982 : 92). Le lien comparatif avec le paysage

n’en est que renforcé, puisque le regard l’embrasse dans l’incomplétude de ses capacités —

entendu que pour l’œil, le paysage se termine avec la limite toute apparente de l’horizon. Le

sens qu’il englobe dépasse tout englobement possible par l’expérience :

Un paysage ne contient aucune présence : il est lui-même toute la présence.


Mais c’est aussi pourquoi il n’est pas une vue de la nature distinguée de la
culture, et avec elle dans un rapport quelconque (de travail ou de repos,
d’opposition ou de transformation, etc.). Il est une représentation du pays en
tant que possibilité d’un avoir-lieu de sens (Nancy 2003 : 112).

Potentialités de sens pour qui sait s’y montrer disponible, visage et paysage lancent une

invitation similaire. Dans un texte sur Amedeo Modigliani rédigé pour l’exposition de

l’artiste au Musée d’art moderne de la ville de Paris, Le Clézio approfondira cette vision des

« visages comme des paysages » en abandonnant la conjonction pour former un mot-valise

assonant :
251

La peinture, les idées, la nouveauté, qu’est-ce que cela ? Un visage, un seul


visage-paysage, aux yeux ouverts sur l’éternité, un corps nu qui se donne sans
ambiguïté, et l’on comprend tout à coup qu’il ne peut rien y avoir d’autre au
monde, aucune distraction, aucun leurre. On le sait soudain comme si, par
miracle, tout le reste étant arrêté dans le temporel, l’on était entré dans le
regard d’un dieu (Le Clézio 1981 : 11 ; je souligne).

Cette absence d’ambiguïté sous-entend une certaine difficulté d’appréhension phénoménale,

puisque jamais le visage ne se laisse épuiser ; il est donation plus que don, puisqu’il est action

qui automatiquement pour être reçue comme telle enjoint à une donation sans cesse

renouvelée. Ce geste n’instaure toutefois pas une dynamique de contre-dons ; pareille

conception du visage renvoie à une posture précédant la rencontre de l’autre, et dans cette

mesure, « l’accès au visage est d’emblée éthique » (Levinas 1982 : 89). Pour Le Clézio,

l’absence de miroir et le refus de contempler son propre reflet sont un rejet de la constitution

identitaire solipsiste, entendu que l’Autre doit être là et doit faire face au sujet pour que

l’échange réciproque du regard puisse se faire, et de là, lui permettre de se reconnaître en

approfondissant la teneur et de l’identité, et de l’expérience.

Du point de vue sémantique, le visage ne saurait donc se résumer à du signifié ; c’est

pourquoi « dans ce sens il ne saurait être compris, c’est-à-dire englobé. Ni vu, ni touché —

car dans la sensation visuelle ou tactile, l’identité du moi enveloppe l’altérité de l’objet qui

précisément devient contenu » (Levinas 1961 : 168). Cette vision subjectivante et subjectivée

du monde (puisqu’elle forme l’identité en même temps qu’elle l’appelle) est visible dans le

jeu comme espace et mouvement — comme on parle du jeu d’un pendule. Ce faisant,

« l’enjeu de [la littérature leclézienne] se situe dans le trouble du jeu, de l’écart possible et

avéré entre visage et masque, entre identité et altérité, c’est dire au lieu même de

l’incertitude » (Roussel-Gillet 2016 : 151). Or ces différences et ressemblances identitaires

se trouvent de prime abord dans l’action et ensuite seulement dans l’évaluation, et non à
252

l’inverse dans un réseau de préjugés qui dicterait le champ des possibles. Évidemment, des

contraintes extérieures peuvent venir limiter ou ouvrir cette potentialité (et j’y reviendrai plus

loin lorsque j’aborderai les questions d’habitus) ; l’exploration de ce paradoxe constitue

d’ailleurs un important nerf sous-tendant toute l’esth/éthique leclézienne.

Le choc entre les visions européenne et africaine du monde est d’autant plus grand qu’il

marque un changement radical dans les possibilités même de l’expérience, dans la découverte

concrète de la liberté. Bien sûr, les conditions sont elles-mêmes absolument différentes. D’un

côté, Le Clézio (né en 1940) a vécu la pression de l’Occupation durant les premières années

de sa vie, avec les contraintes inhérentes que cela entend, affectant jusqu’aux besoins

élémentaires en matière de nourriture et de sécurité. Ces conditions brutales sont imposées

par l’armée allemande (et l’armée italienne, pour la région niçoise) qui en contexte de guerre

n’incarne que bien fragmentairement la figure (et non le visage) d’imposition d’une telle

rigueur — en particulier pour un enfant de quatre ans dont l’environnement immédiat (mère

et grands-parents) tente d’atténuer la situation par bonté et absence de discipline. De l’autre

côté, l’Afrique représente un territoire de libertés, de dangers dans la découverte (et non la

contrainte), mais dévoile aussi une discipline imposée par un père étranger, usé

prématurément par le travail et l’isolement. Ce nouveau continent marque une coupure

essentielle dans l’identité et l’expérience du monde : « L’Afrique qui déjà m’ôtait mon visage

me rendait un corps, douloureux, enfiévré, ce corps que la France m’avait caché dans la

douceur anémiante du foyer de ma grand-mère, sans instinct, sans liberté » (A : 14). N’est

sans doute pire contrainte que celle qui masque la liberté : la violence en France pendant la

guerre est vécue à petites doses administrées quotidiennement, restreignant de plus en plus

de droits et masquant de moins en moins son degré de barbarie. Ces limites sont toutefois
253

imperceptibles pour un bambin n’ayant rien connu d’autre — comment considérer autrement

l’absence systématique d’une liberté qu’on n’a ni vue ni connue ? —, d’autant plus que les

effets de ces oppressions semblent moins issus des conditions imposées par ce monde qu’ils

semblent se manifester depuis l’intérieur du corps en réaction au monde extérieur. En

témoignent les toux et les migraines dont Le Clézio souffrait alors, affections rongeant le

corps, mais vécues de manière différente : « Cette violence-là n’était pas vraiment physique.

Elle était sourde et cachée comme une maladie » (A : 17). Cependant que les violences de

l’Afrique sont d’un tout autre ordre, hautement ancrées dans le vécu phénoménal de

l’expérience — à commencer par la violence des orages et des grands vents, « une autre

violence, ouverte, réelle, qui faisait vibrer mon corps » (A : 17).

Cette séparation première entre l’Europe et l’Afrique s’articule de la même façon dans

Onitsha. Fintan a lui aussi été couvé par une mère (Maou) et une grand-mère adoptive

(Aurelia) aimantes, toutes deux tendres et complices, tâchant de couvrir d’amour les

abominations de la guerre dans le sud de la France et le nord de l’Italie. Plus encore, Maou

agit et réagit davantage comme une grande sœur que comme une mère, une situation rendue

particulièrement manifeste en Afrique ; ses réactions aux épisodes d’orages violents

dévoilent une complicité mère-fils qui, enveloppée de crainte, place la relation dans le monde

de l’enfance, en une relation plus fraternelle que parentale11 :

La première fois, Maou avait serré Fintan contre elle, si fort qu’il avait senti
son cœur battre contre son oreille. « J’ai peur, compte avec moi, Fintan,
compte les secondes… » Elle avait expliqué que le bruit courait pour rattraper
la lumière, à trois cent trente-trois mètres à la seconde (O : 61-62).

11
Cette relation est d’ailleurs affirmée dès la deuxième phrase du roman : « Peut-être qu’il [Fintan] n’avait
jamais senti auparavant à quel point elle [Maou] était jeune, proche de lui, comme la sœur qu’il n’avait jamais
eue » (O : 13).
254

Le surnom même de la mère souligne cette relation : Maou, le diminutif créé par Fintan alors

qu’il était bébé12, infantilise Maria Luisa. La narration emboîtera ce pas puisque le petit nom

sera utilisé systématiquement durant tout le livre. Sortir Maou du monde des adultes atténue

d’autant sa figure d’autorité. Le rapport filial sera même clairement renversé par la suite,

alors que Fintan est amené à réconforter sa mère durant un orage en utilisant la même

stratégie qu’elle :

Elle avait le regard vide. Ses habits aussi étaient trempés, elle paraissait avoir
peur. Fintan la serrait contre lui. Il comptait pour elle, lentement, entre chaque
lueur aveuglante, « Un, deux, trois, quatre… » L’instant d’après il ne put
arriver jusqu’à trois : l’éclat du tonnerre secoua la terre et la maison, tout ce
qui était en verre parut se briser. Maou avait serré ses mains sur son visage,
elle appuyait sur ses yeux avec les paumes de ses mains (O : 63).

Le passage de l’imparfait au passé simple (plutôt qu’un recours logique au plus-que-parfait),

vient briser l’aspect imperfectif d’une description ancrée dans la durée, la répétition et son

étendue temporelle. Un tel glissement marque le caractère ponctuel, extraordinaire, si ce n’est

unique, de la scène décrite, et souligne par la forme le changement des rôles au moment où

l’enfant doit consoler et rassurer sa mère13. Le retour à l’imparfait dans la dernière phrase

révèle également la peur récurrente ressentie par Maou à plusieurs moments de son séjour en

Afrique (par exemple, les rythmes sourds des tambours l’effraient, et elle éprouvera un

angoissant vertige lors d’une fête au village [O : 186-190]).

12
« Quand il avait eu dix ans, Fintan avait décidé qu’il n’appellerait plus sa mère autrement que par son
petit nom. Elle s’appelait Maria Luisa, mais on disait : Maou. C’était Fintan, quand il était bébé, il ne savait pas
prononcer son nom, et ça lui était resté » (O : 13).
13
L’orage sera plus tard relégué à l’arrière-plan, lors d’une scène soulignant à la fois l’adaptation de Fintan
à l’Afrique et sa sortie de l’enfance : « Il y avait les coups sourds du tonnerre, du côté des hauts plateaux, là où
le ciel était d’un noir d’encre. Ils n’avaient plus besoin de compter les secondes. Fintan s’asseyait à côté [de
Maou], par terre sous la varangue […]. Il n’était plus l’enfant renfermé et fragile qui avait débarqué sur les
quais de Port Harcourt. Son visage et son corps s’étaient endurcis, ses pieds étaient devenus larges et forts
comme ceux des enfants d’Onitsha. Il y avait surtout dans sa physionomie quelque chose de changé, dans le
regard, dans les gestes, qui montrait que la plus grande aventure de la vie, le passage à l’âge adulte, avait
commencé » (O : 153 ; je souligne).
255

Plus directement en lien avec les particularités de l’événement, le rapport physique

entre les vitesses du son et de la lumière est intimement lié à la mémoire de Le Clézio, une

scène similaire se jouant dans L’Africain alors que l’écrivain se souvient comment sa mère

avait l’habitude de calculer le temps écoulé entre éclair et tonnerre : « J’écouterai la voix de

ma mère qui compte les secondes qui nous séparent de l’impact de la foudre et qui calcule la

distance à raison de trois cent trente-trois mètres par seconde » (A : 102). Le souvenir

sensoriel est multiple, puisqu’il associe la voix maternelle à la complexité phénoménale de

l’orage (son du tonnerre, vision de l’éclair, lourdeur de l’air) et à un processus d’anamnèse

prédictive rendu par l’usage du futur simple. La trace du souvenir est prégnante si bien que

l’expérience est associée à son empreinte et se trouve réactivée par la mémoire.

Fintan exprime lui aussi cette vision sensible et à teneur sensorielle particulièrement

puissante lorsqu’il découvre le continent africain. À deux reprises, le narrateur se fait le

véhicule de la pensée du garçon, en utilisant une même formule pour exprimer l’intensité et

l’étendue de cette première expérience :

C’était donc cela, l’Afrique, cette ville chaude et violente, le ciel jaune où la
lumière battait comme un pouls secret (A : 34 ; je souligne).

C’était donc cela l’Afrique, cette ombre chargée de douleur, cette odeur de
sueur au fond des geôles, cette odeur de mort (A : 35 ; je souligne).

Ces deux phrases semblent répondre à la question voilée Qu’est-ce que l’Afrique ?, et

expriment le registre éminemment senti de cette découverte, exprimée sur le mode de la

vibration extérieure et du pouls secret, lesquels sont issus d’une violence réelle puisque

clairement définissable dans ses origines et ses causes — ce qui est tout le contraire de la

violence généralisée et sans nom provoquée par la guerre.


256

Le Clézio entretient et développe depuis longtemps cette conception de la vibration de

l’être qui fonde l’existence avant même la raison — et il en parle avec suffisamment

d’insistance pour ne pas y voir un élément éthique (et de là, esth/éthique) fondamental forgé

depuis cette même expérience africaine (ce qui constitue d’ailleurs l’un des points nodaux de

la présente analyse). Dès L’extase matérielle, son essai de 1967, il affirmait :

La beauté de la vie, l’énergie de la vie ne sont pas de l’esprit, mais de la


matière. Je ne connais que cela : mon corps, mon corps. Ma vie électrique, ma
vie chimique. Quant au reste, mes espèces de pensées, mes envies, ma
conscience, cela vaut-il vraiment la peine qu’on en parle ? (EM : 33)

Le travail mémoriel assure la mise en mots adéquate de ce faisceau d’expériences. Aux

origines se trouve d’abord un corps, dans sa stricte matérialité d’objet parmi les objets de son

entour. La conscience de ce corps lui vient non pas de quelque capacité d’abstraction, mais

bien de la reconnaissance de sa présence, de la temporalité actuelle que cela engage, et ensuite

seulement de la mise en lien mémorielle (abstraite) d’expériences passées et futures. Dans

son essai suivant, L’inconnu sur la terre (1978), Le Clézio approfondit la question par une

précision négative quant à l’exercice de mémoire, et par extension toute pratique

raisonnante :

La vie étrange, longue, la vie sans fin est ici sur la terre. Elle trouble l’ordre
des choses, avec son va-et-vient, elle tourne et emporte, elle tourbillonne et
disperse, et c’est par sa faute que rien n’est sûr. […] Mais la vie étrange,
longue, infinie, ne veut pas qu’on se souvienne. Elle ne permet pas qu’on ait
des habitudes avec elle. Tout ce qu’elle montre est chaque jour nouveau,
brusque, inconnu. Il n’y a rien de plus étrange que la réalité. C’est en elle que
je vois les mystères, les secrets. La vie ne s’explique pas (IT : 42 ; je souligne).

Selon cette vision, la vie engage deux prescriptions (soulignées dans ce qui précède), se

traduisant par une double suspension — de la mémoire et de la raison comme exercices

requérant une mise en retrait du sujet dans sa présence au monde. Cet état est incompatible

avec l’expérience phénoménale pleine et entière. Aussi la construction identitaire n’est-elle


257

pas dans la sensibilité réfléchie de l’introspection subséquente à l’expérience, mais bien dans

la « violence des sensations, la violence des appétits, la violence des saisons » (A : 14). La

distance subjective perd ici son sens, puisque le vécu s’ancre dans un pâtir qui oblitère au

passage toute séparation définitive entre le corps et la raison. Il demeure intéressant que ce

dernier extrait de L’Africain effectue une association des expériences de l’extérieur (les

sensations) et de l’intérieur (les appétits) ; cela met en évidence le nécessaire emmagasinage

du vécu, et la mise en lien du réseau des souvenirs avec les expériences présentes. Dès lors,

la relation qu’entretiennent l’expérience et le corps se perçoit jusque dans cette capacité de

la perception temporelle et de la mise en rapport du vécu senti que constitue la mémoire. Le

Clézio l’affirme clairement à travers la pensée de son personnage principal dans Révolutions,

son grand roman de 2003, dans une digression à teneur essayistique : « La mémoire n’est pas

une abstraction, pensait Jean. C’est une substance, une sorte de longue fibre qui s’enroule

autour du réel et l’attache aux images lointaines, allonge ses vibrations, transmet son courant

jusqu’aux ramifications nerveuses du corps » (Le Clézio 2003 : 115). La mise en lien des

expériences les unes par rapport aux autres déclenche la possibilité d’une perception du

temps ; en effet, nulle conscience du passé n’est pensable en l’absence de ce réseau de

souvenirs qu’en chaque instant le présent peut évoquer. Le lien qu’entretient l’identité avec

l’expérience phénoménale et l’édifice mémoriel qui en découle affirme de manière encore

plus forte l’insécable relation de l’extérieur et de l’intérieur propres au sujet. Cela est d’autant

plus évident que les découvertes enivrantes de l’Afrique sont décrites comme étant et

provoquant « la liberté totale du corps et de l’esprit » (A : 16). D’où l’importance de cette

période de l’enfance, où se mêlent incompréhensions et découvertes — les premières

conférant aux secondes toute leur valeur expérientielle.


258

1.2 L’enfance comme moment fondateur


Dire de l’enfance qu’il s’agit d’une période fondatrice relèverait du truisme si ce n’était

l’insistance avec laquelle Le Clézio revient sur sa propre jeunesse dans ses récits, s’en inspire

pour ses romans, ou encore développe des livres à l’intérieur desquels l’enfant découvreur

du monde est central14. Période récurrente dans l’œuvre de Le Clézio, l’enfance est un univers

en soi. Et s’il y a une tension avec le monde adulte dans Onitsha, c’est plutôt l’enfance

comme antichambre de ce monde (avec une plus grande sympathie rétrospective pour le père)

que nous donne à lire L’Africain.

En effet, dans ce récit, la découverte de l’étendue ouvre vers l’expérience sans limites,

ce qui tranche d’autant avec l’espace confiné, connu et contraint dans lequel Le Clézio, son

grand frère et sa mère vivaient durant la guerre. Malgré la liberté de proximité dont les enfants

pouvaient alors profiter — entendu que la crise était l’arme incontournable pour faire plier la

mère et les grands-parents —, c’est la captivité de fait vécue sous l’Occupation et durant les

années frugales suivant la Libération qui rend la découverte de l’Afrique aussi libératrice.

Dans toute la simplicité de leurs actions, les jeunes explorent la vie dans sa dimension

charnelle et pulsatile : « Ces journées à courir dans les hautes herbes à Ogoja, c’était notre

première liberté » (A : 29). Évidemment, la coupure est nette, et le simple fait de pouvoir

courir librement à pleins poumons renouvelle l’expérience du monde par ses possibles. La

14
Qu’on pense simplement à Laïla, héroïne du roman Poisson d’or (1997), jeune esclave noire ignorant son
véritable nom et ses origines, qui s’affranchit et affronte les difficultés du monde, pour émigrer en France, puis
aux États-Unis, ou encore à Mondo, personnage de la nouvelle éponyme (1978) qui pose des questions sur la
vie et les choses à de parfaits inconnus — et à qui il demande s’ils veulent l’adopter. Au demeurant, la quasi-
totalité des personnages mis en scène dans le recueil de huit nouvelles Mondo et autres histoires est composée
d’enfants. Le désir de découverte constitue également un point de convergence des textes de ce livre. Dans un
autre livre de nouvelles, La ronde et autres faits divers (Le Clézio 1982), les enfants ou adolescents
protagonistes côtoient immigrés, marginaux et laissés pour compte.
259

citation qui précède condense en outre très bien les différentes sphères de l’expérience

phénoménologique : la temporalité (« ces journées »), l’action dans le monde (« à courir »),

l’environnement immédiat (« dans les hautes herbes à Ogoja »), puis la médiation

subséquente que l’analepse induit (le constat de « première liberté ») ce qui assoit la

reconnaissance des trois régimes temporels (passé, présent, avenir).

Pour sa part, lorsque Fintan prend la mesure de cette liberté et du potentiel de

découvertes qui lui est associé, le chevauchement entre la confirmation du corps et la

sublimation de l’expérience n’en est que mieux affirmé : « Maintenant il savait qu’il était au

cœur même de son rêve, dans l’endroit le plus brûlant, le plus âpre, comme dans le lieu où

tout le sang de son corps affluait et refluait » (O : 80). L’image du cœur pour qualifier une

expérience cérébrale (le rêve) réunit l’action vigoureuse et l’émotion à la raison. Ce paradoxe

est souligné par le fait que le rêve dont il est question est étroitement lié à l’histoire que le

garçon écrit durant le trajet en bateau, et qui s’intitule « UN LONG VOYAGE », mimant par

là sa mère qui consigne ses pensées et ses idées. Pour elle, nous dit le narrateur, « écrire,

c’était rêver » (O : 27). D’où l’importance que l’écriture a ensuite chez Fintan dans sa quête

de liberté, ses découvertes, et sa recherche identitaire. Ce besoin discursif précoce fait

également écho à Le Clézio lui-même, qui a rédigé ses premiers textes durant son propre

voyage à destination du Nigeria : « À l’écouter, tout se noue très tôt chez Le Clézio, qui

compose ses deux premiers romans sur un bateau faisant route vers l’Afrique, à la rencontre

d’un “inconnu”, son père. Ses deux premiers livres, Oradi noir et Un long voyage ne sont

pas signés » (Rousseau 2009 : §5). À l’occasion d’un reportage réalisé à la sortie d’Onitsha15,

15
Archives de l’INA du 23 mai 1991.
260

Le Clézio feuillette le petit livre Un long voyage devant la caméra, ce qui permet au

spectateur d’en déchiffrer la teneur : on y découvre le récit bref d’un voyage qui tourne mal

alors qu’une baleine monstrueuse attaque le navire à bord duquel se trouve le personnage

principal. Le tout se termine par un constat révélateur de l’état d’esprit du futur écrivain : à

la suite de cette mésaventure, le personnage « refuse de faire un autre voyage en bateau » ;

en d’autres mots, il est clair que le jeune Le Clézio ne se voyait pas arriver en Afrique,

sublimant qu’un monstre marin empêche toute tentative de rejoindre la destination. Cette

version initiale d’Un long voyage mise en outre sur l’alternance (quelque peu étrange) entre

le présent de l’indicatif et le passé simple, stratégie également déployée (avec une bien

meilleure maîtrise, il va sans dire) dans Onitsha.

Le récit homonyme que Fintan écrit à bord du Surabaya prend une autre avenue : celle

de l’indépendance et de la découverte. La fonction d’effacement du père demeure néanmoins

la même, bien qu’elle soit ici résolument tournée vers l’avenir : « ESTHER. ESTHER EST

ARRIVÉE EN AFRIQUE 1948 [sic]. ELLE SAUTE SUR LE QUAI ET ELLE MARCHE DANS LA FORÊT.

[…] ELLE ARRIVE À ONITSHA. UNE GRANDE MAISON EST PRÉPARÉE, AVEC UN REPAS, ET UN

HAMAC. ESTHER ALLUME UN FEU POUR ÉLOIGNER LES FAUVES » (O : 49). Les petites

majuscules sont utilisées pour intégrer au récit principal cette histoire (dont le titre est

toujours donné en majuscules) : la distinction typographique rapproche Fintan de son père,

dans la mesure où le récit mi-onirique, mi-historique de Geoffroy est lui aussi différencié

visuellement du récit-cadre, là plutôt grâce à une augmentation de la marge de gauche. Ce

rapprochement est confirmé au dernier chapitre, alors que la lettre de Fintan à sa sœur

emprunte la même mise en page que les huit chapitres consacrés aux rêves et aux recherches

du père. De plus, entre les extraits susmentionnés d’UN LONG VOYAGE, Le Clézio insère
261

une remarque révélatrice de l’état d’esprit de Fintan, assurant ainsi le lien entre la vie réelle

du garçon et le récit qu’il se construit : « Fintan sentait la brûlure du soleil sur son front,

comme autrefois à Saint-Martin. Un point de douleur entre les yeux. Grand-mère Aurelia

disait que c’était son troisième œil, l’œil qui servait à lire dans l’avenir. Tout est si loin, si

vieux. Comme si cela n’avait jamais existé » (O : 49). Le grand récit de soi consigné par la

mémoire côtoie les projections et l’imaginaire, dans l’espoir d’une fusion entre le rêve

suspendu et la réalité en déploiement. La nécessaire découverte d’Onitsha par Esther, l’alter

ego créé par Fintan, se veut une démarche phénoménale et identitaire qui se traduit également

par le langage : le jeune auteur adopte à sa façon une posture esth/éthique qui fonde l’œuvre

et la démarche qui la sous-tend en une proposition éthique évidente : « Maintenant, la reine

noire s’appelait Oya, c’était elle qui gouvernait la grande ville au bord du fleuve, là où Esther

arrivait. Pour elle, il écrivait en pidgin, il inventait une langue. Il parlait avec des signes »

(O : 95 ; je souligne). Poursuivant son écriture une fois arrivé à Onitsha, Fintan glisse vers sa

langue d’adoption, le pidgin, langue maternelle de la mère souhaitée ; ce langage devient

aussi sublimé que la mère africaine, puisque les deux relèvent du domaine de l’invention.

Aussi y explore-t-il le thème de la « reine noire », tâchant par cette occasion (et à son propre

insu) de fournir des réponses fictionnelles aux désirs de Geoffroy (lesquels sont tant sublimés

qu’ils peuvent sembler fictifs).

Cette tentative de rapprochement fait écho à une autre démonstration, survenant peu

avant leur départ d’Afrique ; la reconnaissance filiale se produit en effet lorsque Fintan voit

son père dans toute la vulnérabilité de sa maladie, une malaria noire contractée lors de
262

recherches sur la reine de Meroë : « Fintan vit la marque que les lunettes16 avaient creusée à

la base du nez. Pour la première fois, il pensa qu’il était son père. Non pas un inconnu, un

usurpateur, mais son propre père » (O : 206). Alité, Geoffroy répond alors aux questions de

son fils concernant leur avenir — dont Fintan reconnaît enfin l’inévitable caractère commun,

puisqu’un enfant de son âge ne peut que suivre ses parents (ou résider à la pension qu’on lui

désigne, comme le narrateur le dévoile au dernier chapitre du livre). La discussion est brève,

mais elle confirme clairement le rapport de proximité qui motivait en parallèle les

explorations territoriales et discursives de Fintan, tout en affirmant la contribution possible

du fils aux travaux hypothétiques de son père :

« Comment vas-tu, boy ? » dit Geoffroy. Sans les lunettes, ses yeux étaient
d’un bleu vif, très jeunes.
« Est-ce que nous allons bientôt partir ? » demanda Fintan.
Geoffroy réfléchit un peu.
« Oui, tu as raison, boy. Je crois que ça sera bien de partir d’ici, maintenant. »
« Et tes recherches ? Et l’histoire de la reine de Meroë ? »
Geoffroy se mit à rire. Ses yeux brillaient.
« Ah oui, tu sais tout ? C’est vrai, je t’ai un peu parlé de tout ça. Il faudrait que
j’aille vers le nord, en Égypte aussi, au Soudan. Et puis il y a les documents,
au British Museum, à Londres. Ensuite — » Il hésita, comme si tout cela avait
du mal à reprendre un sens. « Ensuite, nous reviendrons, dans deux ou trois
ans, quand tu auras un peu avancé tes études. Nous chercherons la nouvelle
Meroë, plus en amont, là où le fleuve fait un grand W. Nous irons à Gao, là
où tout a commencé, le Bénin, les Yorubas, les Ibos, nous chercherons les
manuscrits, les inscriptions, les monuments. »
Tout d’un coup, la fatigue vida son regard, sa tête se rappuya sur l’oreiller.
« Plus tard, boy, plus tard. » (O : 207)

16
Le port des lunettes est d’ailleurs connoté négativement, rapprochant Geoffroy Allen du D.O. Gerald
Simpson. Fintan rencontre ce dernier avant même son propre père, puisqu’il voyage lui aussi sur le Surabaya :
« [Simpson] parlait des Krous, il tournait un peu le buste vers la proue du navire, la lumière brillait sur le cercle
de ses lunettes. Fintan l’avait tout de suite détesté » (O : 41 ; je souligne). Cette expression est réutilisée plus
loin, lorsque Fintan tente d’expliquer sa destruction des termitières : « Il ne savait plus trop ce qu’il faisait.
C’était pour oublier, peut-être, pour détruire. Pour réduire en poudre sa propre image. Pour effacer le visage de
Geoffroy, la colère froide qui brillait parfois dans les cercles de ses lunettes » (O : 71 ; je souligne).
263

Bien qu’hypothétique, ce projet ouvre l’exploration au-delà du Nigeria — vers l’Égypte, le

Soudan, le Mali, le Bénin. Cela pousse l’expérience nigériane vécue par Fintan, Geoffroy et

Maou vers une expérience continentale qui tranche avec les délimitations frontalières

(culturelles et idéologiques) nettes de l’Europe d’après-guerre.

Autant dans l’analyse du récit que dans celle du roman, l’âge des jeunes protagonistes

n’est pas à négliger en ce qui a trait au développement expérientiel, mémoriel et discursif —

à leur arrivée en Afrique, Fintan a douze ans et Le Clézio en a huit. Les marques laissées par

ces expériences sont exacerbées par la dimension de nouveauté, l’absence de point de

référence ouvrant la porte à la sublimation, et de là, à la confusion entre rêve et réalité.

L’expérience s’échelonne jusqu’au seuil de la conscience, lieu à partir duquel l’imagination

prend le relais ; les courses dans les hautes herbes rendent bien compte de ce parcours du

découvreur, qui entraîne émotions et sensations jusqu’au seuil du sommeil : « La plaine

d’herbes avait le pouvoir de faire battre nos cœurs, de faire naître la fureur, et de nous laisser

chaque soir dolents, rompus de fatigue au bord de nos hamacs » (A : 30). Distant du lit

européen, ce hamac où ils dorment marque l’aboutissement d’une journée d’explorations et

le lieu potentiel de l’union entre l’expérience et sa sublimation, dont la mémoire ne parvient

plus trop à faire les distinctions par la suite.

La rencontre des fourmis rouges témoigne sans doute le mieux de cet enchevêtrement17,

et de l’importance que cela a avec le passage de l’expérience au souvenir — par-delà toute

17
Les échos de cette année passée en Afrique se répercutent à travers toute son œuvre — en témoigne entre
autres ce petit dialogue de Terra amata, qui évoque succinctement les pluies diluviennes, la destruction des
termitières et l’épisode des fourmis rouges (qui sont autant d’événements présents dans Onitsha et L’Africain) :
« La pluie qui tombe, ça fait un drôle de bruit. »
264

la banalité possible de l’événement initial : « Une anecdote, une simple anecdote. D’où vient

que j’en garde la marque, comme si les morsures des fourmis guerrières étaient encore

sensibles, que tout cela s’était passé hier ? Sans doute est-ce mêlé de légende, de rêve » (A :

32). La sensation physique est liée à un sentiment puissant (la peur), et cette association

accentue l’impression — autant comme perception que comme marque. Dès lors, la mémoire

inverse le rapport initial : d’abord, la sensation entraîne un sentiment ; subséquemment, le

souvenir appelle le sentiment pour mieux feindre la sensation qui lui est associée.

Que dire alors de cette volonté non pas de remonter par la mémoire à son enfance, mais

bien de remonter à sa mémoire d’enfant ? « C’est à l’Afrique que je veux revenir sans cesse,

à ma mémoire d’enfant. À la source de mes sentiments et de mes déterminations » (A : 101).

L’angle qu’il propose est subtil : par une triple prise en compte des distances temporelle,

spatiale et expérientielle qui le séparent de son passé, Le Clézio dresse un portrait plus large

de ce séjour fondateur en Afrique, grâce au nerf sous-tendant les intentions du livre : tâcher

de comprendre son père, l’Africain. En remontant ses origines (et non pas seulement à ses

origines), il essaie de comprendre les structures ayant pu orienter ses gestes, ses décisions, et

ses sensations. Si la figure paternelle était surtout marquée d’incompréhension, cet exercice

littéraire est assurément empreint d’une esth/éthique de l’empathie — dont témoigne

essentiellement la construction identitaire de l’enfant et la figure d’altérité que représente le

père, adulte. Aussi la source des sentiments et déterminations est-elle la matière à partir de

« Sur la tôle ondulée, oui, c’est vrai, et — »


« Et ça sent une drôle d’odeur, dans les cases de ciment. »
« À Abakaliki, oui, oui, je me rappelle. »
« Et les termitières, ça explose quand on tape dessus à coups de bâton. »
« Et les fourmis rouges, ça mord les jambes, oui — C’est vrai… » (Le Clézio 1967b : 224).
265

laquelle il se constitue en tant que sujet et en tant qu’écrivain. Le contenu de cette mémoire

révèle la teneur expérientielle des sentiments et déterminations, entendu que le vécu de

l’intérieur n’est jamais tributaire que de l’action dans le monde (entendre : action du sujet sur

le monde, et action du monde sur le sujet). L’ancrage phénoménologique du sujet est

clairement affirmé dès les premières pages d’Onitsha, alors que le jeune Fintan, alter ego

fictionnel de l’enfant Le Clézio, se concentre sur les dimensions sensorielles de ses nouvelles

expériences —, et ce, dès le départ en bateau au sortir de l’estuaire de la Gironde :

Fintan s’accrochait à la lisse. Ses yeux étaient secs et brûlants comme des
cailloux. Il voulait voir. Il ne voulait pas oublier cet instant, quand le bateau
entrait dans la mer profonde, se séparait de la bande de terre lointaine, et la
France disparaissait dans le bleu sombre de la houle, ces terres, ces villes, ces
maisons, ces visages immergés, hachés dans le sillage, tandis qu’à la proue,
devant les silhouettes des passagers de première posées sur la lisse comme des
oiseaux hirsutes, avec leurs cris geignards et leurs rires, et le grondement bien
tempéré des machines dans le ventre du Surabaya, émietté sur le dos fuyant
des vagues, tout sonore et figé dans l’air immobile comme les parcelles d’un
rêve, tandis qu’à la proue, au point où le ciel tombe à la mer, comme un doigt
entrant par les pupilles et touchant le fond de la tête, éclatait le rayon vert 18 !
(O : 15)

Fintan cherche à graver dans sa mémoire ce qu’il voit, figeant la spatialité de son

environnement jusque dans l’impossible suspension du son (cris, rires et grondements),

lequel requiert inévitablement la durée pour se constituer. Le langage et ses tours jouent ainsi

un rôle essentiel dans l’expression d’une expérience et d’une mémoire empreintes des

paradoxes phénoménologiques — ce que la mise en récit vient à la fois pallier et

complexifier. Ce rôle des premières découvertes et de la trace quasi indélébile qu’elles

18
Difficile ici de ne pas voir un appel au roman de 1882 Le rayon-vert de Jules Verne (1977). Ce phénomène
optique, « qui est, sans doute, le vrai vert de l’Espérance » (Verne 1977 : 302) aurait « pour vertu de faire que
celui qui l’a vu ne peut plus se tromper dans les choses de sentiment ; c’est que son apparition détruit illusions
et mensonges ; c’est que celui qui a été assez heureux pour l’apercevoir une fois, voit clair dans son cœur et
dans celui des autres » (Verne 1977 : 303). Une certitude de cet ordre accompagne Fintan dans ses découvertes
de jeunesse autant qu’elle soutient sa vision du monde une fois qu’il est adulte.
266

laissent chez le sujet ouvre à la fois vers un réseau de contraintes et un potentiel

d’approfondissement (et donc d’explorations supplémentaires) qui à leur façon contribuent à

son identité actuelle. La dimension discursive de l’horizon du sujet est particulièrement

importante — Le Clézio parle de destination19 —, lui qui semble avoir toujours travaillé dans

l’optique de devenir écrivain.

1.3 Distance entre langage, raison et expérience


Un souvenir particulier, raconté dans L’Africain, mérite qu’on s’y attarde, autant pour

sa teneur mémorielle que pour son importance esth/éthique. Ce souvenir servira de point de

départ pour analyser le rôle du langage et de la raison, lesquels sont pour l’écrivain (du moins

dans ses œuvres littéraires tardives, et dans L’Africain de manière évidente) subséquents à

l’expérience. Ce souvenir est raconté dès les toutes premières pages du livre. À son arrivée à

Obudu, au Nigeria, le jeune J.M.G. ressent une étrange sensation à la vue d’une vieille femme

nue. Cette expérience détient une teneur heuristique aussi bien qu’éthique. Il interroge alors

sa mère :

« Qu’est-ce qu’elle a ? Est-ce qu’elle est malade ? » Je me souviens de cette


question que j’ai posée à ma mère. Le corps nu de cette femme, fait de plis,
de rides, sa peau comme une outre dégonflée, ses seins allongés et flasques,
pendant sur son ventre, sa peau craquelée, ternie, un peu grise, tout cela me
semble étrange, et en même temps vrai. Comment aurais-je pu imaginer que
cette femme était ma grand-mère ? Et je ressentais non pas de l’horreur ni de
la pitié, mais au contraire de l’amour et de l’intérêt, ceux que suscite la vue de
la vérité, de la réalité vécue (A : 12).

19
Lors d’un entretien suivant la réception du prix Nobel, Le Clézio confie : « Je pense pour ma part qu’on
est très largement conditionné par ce qu’on a vécu dans les premières années de sa vie, y compris par les lectures
qu’on a faites, et les contes qu’on a pu vous raconter, et qu’on a entendus — c’est cela qui vous donne votre
véritable destination » (Le Clézio 2008b : 96).
267

Ce souvenir (comme plusieurs autres racontés dans L’Africain) révèle l’engagement envers

une sorte de phénoménologie pure, dans la mesure où l’enfant, sans expériences passées

pouvant tracer un cadre de références préalables, se présente dans l’innocence de ses

sensations pour découvrir le monde en même temps que pour se découvrir en tant que sujet.

Ce passage affirme en outre l’essence phénoménologique conçue par Le Clézio : la question

n’est pas de savoir s’il y a commutativité des termes dans l’équation de la vérité, c’est-à-dire

si la réalité vécue est la vérité, faisant en sorte que cette dernière se résumerait à l’expérience ;

l’écrivain montre plutôt que la réalité vécue possède une part véritative. L’expérience (dans

son agir) forme sa propre vérité, pourvu que le sujet s’expose à son tour dans la vulnérabilité

de son pâtir — conjugaison qui trouve son application par excellence chez l’enfant. La raison

et la langue ne peuvent alors lui être que subséquentes, en toute innocence de cause : « Quand

on est enfant, on n’use pas de mots (et les mots ne sont pas usés). Je suis en ce temps-là très

loin des adjectifs, des substantifs. Je ne peux pas dire ni même penser : admirable, immense,

puissance. Mais je suis capable de le ressentir » (A : 11). Le Clézio pousse ainsi vers une

phénoménologie qui place l’existence du sujet dans le monde avant toute possibilité réflexive

(et donc identitaire) du sujet hors de ce monde — s’inscrivant à la suite de la fameuse phrase

popularisée par Sartre20 et ayant acquis valeur d’aphorisme : « L’existence précède

l’essence » (1996 [1946] : 16). D’où le jeune Le Clézio qui saisit son expérience non par le

20
Cette mention du philosophe français n’est au demeurant pas fortuite, puisque Le Clézio signale
explicitement cette conférence (avec d’autres ouvrages) dans Révolutions, lequel roman est souvent considéré
comme la somme mémorielle et éthique de l’écrivain : « Mariam révisait la philo. Elle apportait ses bouquins,
Spinoza, Kant, Nietzsche. Celui qu’elle aimait par-dessus tout, c’était Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? Et
L’existentialisme est un humanisme. Elle aimait aussi ses pièces de théâtre, Huis clos, et La P… respectueuse »
(Le Clézio 2003 : 394). Lecteur de Sartre, Le Clézio décrit ailleurs le philosophe comme étant un « homme
exemplaire », entendu que « ce qu’il a recherché et ce à quoi il a abouti sont devenus pour [lui] plus que des
indications : des exemples » (Le Clézio 1966 : 5). Pour les liens entre Le Clézio et l’existentialisme, voir l’étude
de Marina Salles (2006 : 257-276).
268

langage, pas plus que par quelque appréhension cognitive, mais bien par l’action dans et sur

le monde en une sorte de proto-existentialisme apolitique, où l’enfant dans toute son

innocence ne situe son action que sous l’angle de la découverte. À cet égard, il se place à la

suite de l’exemple sartrien, dont l’« acte premier est d’admettre la puissance du réel, non de

la combattre », y voyant même « l’acte moral par excellence » (Le Clézio 1966 : 6).

L’ancrage dans le réel est encore plus profond chez le jeune Le Clézio qu’il ne l’est pour

Sartre, puisque l’écrivain enjoint à cette extase matérielle décrite dans son essai éponyme.

Ce faisant,

l’éclatement de la conscience vers les choses, qui plonge Roquentin dans les
affres de la nausée, représente pour les héros lecléziens la voie privilégiée pour
accéder à la connaissance profonde et authentique de la matière, aux forces de
vie et de mort qui l’animent : ils le provoquent parfois jusqu’à fusionner par
l’extase matérialiste avec les objets, les animaux, leur environnement (Salles
2006 : 260).

C’est là sans doute l’aboutissement du parcours expérientiel, une vision adulte de l’existence.

À l’opposé de cette position, en l’absence de point de comparaison puisque chaque

expérience semble nouvelle pour lui, l’enfant ne sait jauger et se trouve dans le vécu senti

propre (par une conjugaison d’agir et de pâtir), si bien que le souvenir gravé accentue

l’impression au-delà de l’expérience initiale. « La mémoire d’un enfant exagère les distances

et les hauteurs. J’ai l’impression que cette plaine était aussi vaste qu’une mer » (A : 23). Les

mécanismes d’intériorisation, et non les modes d’appréhension, sont donc à interroger. Par

le travail à rebours qu’induit le récit, la mémoire sensorielle (qui demeure ancrée dans

l’impression plus que dans l’événement lui-même) prédomine et préserve sa validité et sa

vérité. Ce faisant, le vécu phénoménal conjugué à la somme des expériences (et nouveautés)

précédentes contribuent dans une large part aux constructions mémorielles et identitaires. Ce

caractère transcende en outre les limites temporelles du concret, dans la mesure où


269

l’impression laissée demeure intacte et acquiert une plus grande importance que l’événement

lui-même. Il faut d’ailleurs souligner la distinction entre les caractères véridique et véritable

mis en valeur par cette expérience de l’âge sur le corps :

Je me rappelle seulement cette question : « Est-ce qu’elle est malade ? » Elle


me brûle encore aujourd’hui étrangement, comme si le temps n’était pas passé.
Et non la réponse — sans doute rassurante, peut-être un peu gênée — de ma
mère : « Non, elle n’est pas malade, elle est vieille, c’est tout. » La vieillesse,
sans doute plus choquante pour un enfant sur le corps d’une femme puisque
encore, puisque toujours, en France, en Europe, pays des gaines et des jupons,
des soutiens-gorge et des combinaisons, les femmes sont ordinairement
exemptes de la maladie de l’âge. La brûlure sur mes joues que je ressens
encore, qui accompagne la question naïve et la réponse brutale de ma mère,
comme un soufflet (A : 12-13 ; je souligne).

La contradiction dans le souvenir, tel qu’il est remémoré et raconté, saute aux yeux : sa mère

lui donne une réponse brutale, certes, mais juste avant, le narrateur spécule sur le contenu du

souvenir, disant se rappeler la question « et non la réponse ». Ce n’est donc pas tant le

contenu de l’expérience qui importe, mais bien ses effets, son inscription mémorielle qui

réactive lors de sa souvenance l’effet physiologique — la sensation de brûlure au visage. Le

contenu réel de la réponse compte peu, et la citation ci-dessus affirme clairement le caractère

contradictoire du souvenir : « Cela est resté en moi sans réponse » (A : 13). Après tout, le

souvenir manifeste simplement le moment où l’enfant prend connaissance des effets du

temps sur le corps. Le choc vient toutefois non pas tant de la reconnaissance du passage du

temps, mais du camouflage auquel la société européenne procède — Le Clézio se demande

d’ailleurs : « Pourquoi m’a-t-on menti ? Pourquoi m’a-t-on caché cette vérité ? » (A : 13-14).

Il ne peut « [s’]imaginer que cette femme était [sa] grand-mère » (A : 12) — entendant par là

que sa grand-mère européenne et cette vieille aïeule usée n’ont pas le même âge, et ne

peuvent donc avoir subi le même passage du temps.


270

Dans Onitsha, les sensations déclenchant la mémoire sont exprimées suivant une

conception phénoménologique similaire. Dès l’arrivée de Fintan en Afrique, à l’entrée de

Dakar, l’expérience se vit sur le mode sensoriel, reposant plus particulièrement sur l’odorat.

L’impression sur la tache olfactive crée du souvenir en simultané :

Fintan respirait l’odeur. Elle entrait en lui, elle imprégnait son corps. Odeur
de cette terre poussiéreuse, odeur du ciel très bleu, des palmes luisantes, des
maisons blanches. Odeur des femmes et des enfants vêtus de haillons. Odeur
qui possédait cette ville. Fintan avait toujours été là, l’Afrique était déjà un
souvenir (O : 32-33).

Ce premier contact est si puissant que l’instant évacue toute possibilité d’intériorisation pour

mieux ancrer le présent dans la sensorialité, dans toute la complexité qu’une scène subjuguant

les sens peut avoir, dépassant par son intensité toutes les limites du connu : « Mais il y avait

une telle force dans cette odeur, dans cette lumière, dans ces visages ruisselants, dans les cris

des enfants, c’était comme un vertige, comme un carillon, il n’y avait plus de place pour les

sentiments » (O : 33). Il n’y a plus de place pour les sentiments, puisque les sensations

occupent tout l’espace de par leur intensité. Le vertige peut en outre être vu de deux

manières : comme étourdissement et perte de référence ou de degré zéro des sens, mais aussi

comme égarement de l’esprit devant l’intensité du corps, l’intensité des sensations. Les

interprétations émotives de ces sensations (les sentiments) sont évacuées par le trop-plein du

vécu hic et nunc. Et un peu plus loin, ce même vertige de l’intensité du moment est exprimé,

après avoir été associé à un impératif mémoriel : « C’était une chose à ne pas oublier, jamais.

Le crépuscule, à l’avant du bateau, la chanson lente de l’homme en haillons, et Maou qui

serrait Fintan contre elle et qui dansait sur le pont jusqu’au vertige » (O : 40 ; je souligne).

Cet excès des sens provoqué par l’expérience subjugue la raison jusqu’à lui faire perdre le

contrôle. L’absence de précision narrative à la fin de la première phrase (fonction que pourrait

remplir, par exemple, l’ajout d’une incise comme « pensait Fintan ») et la valeur d’insistance
271

du « jamais » amène un glissement narratif de la focalisation externe à la focalisation interne

venant renforcer l’effet de vertige, moins décrit à distance que ressenti de l’intérieur. La

subjugation n’en est ainsi que plus grande.

Au demeurant, cette préséance de l’expérience sur la raison et le langage exposée avec

finesse dans L’Africain et Onitsha vient contredire le propos sur le langage que Le Clézio

tient dans L’extase matérielle : « Rien d’autre, rien d’autre pour moi que le langage. C’est le

seul problème, ou plutôt, la seule réalité. Tout s’y retrouve, tout y est accord. Je vis dans ma

langue, c’est elle qui me construit. Les mots sont des accomplissements, non pas des

instruments » (EM : 25). Il semble d’ailleurs se trouver en ligne directe avec l’aphorisme 5.6

du Tractatus : « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde »

(Wittgenstein 2001 [1922] : 93). L’écrivain français exemplifie un peu plus loin dans son

essai la réalité de la proposition wittgensteinienne (sans toutefois la citer) :

Seul le langage est rationnel : les mots sont faits de la même substance que la
réalité. Ce qui fait qu’une chaise est une chaise dans sa forme et dans sa
finalité, ce qui fait que la couleur rouge existe, même si elle est vue bleue par
certains, grise par d’autres : c’est l’unité indissoluble du monde
compréhensible, le langage (EM : 37).

Or l’aphorisme 5.6 n’est pas tout, et expose la compréhension du Tractatus à un certain

nombre de contresens (cette question fut d’ailleurs explorée aux chapitres précédents). Et si

Le Clézio semblait s’aligner sur l’éthique wittgensteinienne en 1967, s’accordant à la vision

selon laquelle l’exprimable et le raisonnable sont deux faces indissociables de l’expérience,

il perd toutefois de vue la teneur active de cette expérience (au cœur de la logique développée

par Wittgenstein), qui crée un ancrage dans le monde, ce dernier modulant dès lors le sujet

par les découvertes in situ de l’être agissant. Aussi faut-il lire dans l’agir et le pâtir non pas
272

deux pôles irréconciliables, mais bien une dynamique d’aller-retour, un jeu qui permet au

sujet d’extérioriser sa volonté tout en intériorisant l’action du monde et l’action sur le monde.

Cela étant dit, il convient de nuancer ce propos, puisque Le Clézio lui-même

complexifie cette vision somme toute simplificatrice du langage et de la réalité. Dès Le livre

des fuites, il expose le paradoxe qui réside dans l’utilisation d’un langage limité pour décrire

un univers dans lequel le champ des possibles est inépuisable, lequel rend à son tour infini le

récit des expériences irrémédiablement renouvelables au présent. Le Clézio exposera dans

des passages à teneur essayistique la diversité vaste et irréconciliable de possibles

inassimilables entre eux parce que résolument distincts (ce qui ne l’empêchera pas plus tard

de parler de son séjour à Ogoja/Onitsha comme d’une expérience africaine) :

Si le monde était une somme d’expériences, ce serait bien facile. Mais ce n’est
pas ainsi. La Palestine ne peut pas être ajoutée au Népal, ou l’Arkansas au
Japon […]. Le monde n’est pas une somme. Il est une énumération inépuisable
où chaque chiffre reste lui-même, dans sa variation et sa fuite, où personne
n’a de droit sur personne, où règnent la force inconnue, le désir, l’acte (Le
Clézio 1969 : 269).

Pourtant, dans ce même texte, les descriptions incertaines qui pullulent n’en viennent pas

moins contredire cette conscience phénoménale ; le récit des périples de Jeune Homme

Hogan préserve un flou sur les particularités concrètes de son expérience, en refusant souvent

de préciser leur nature géographique et temporelle exacte. Cette dynamique est mise en scène

à différents endroits du livre :

C’était en Italie, en Yougoslavie, ou bien en Turquie. C’était en 1912, ou bien


en 1967, ou en 1999 (Le Clézio 1969 : 58).

Ces choses-là se passaient il n’y a pas longtemps, à Bangkok, à Bang-Pa-In,


ou à Djakarta (Le Clézio 1969 : 143).

C’était des choses qu’on pouvait voir, à New York, à Baltimore, ou bien à San
Antonio, entre 1965 et 1975 (Le Clézio 1969 : 203).
273

La contradiction disparaît si, plutôt que d’associer le monde à une somme d’expériences, on

associe ce qu’on dit du monde à cette somme d’expériences. De son propre aveu, Le Clézio

met en avant une conception linguistique voulant que « le langage est un code qui donne

accès à d’autres dimensions : une compréhension psychologique, une connaissance des

cultures, ou même une connaissance purement académique » (Le Clézio et van der Drift

2015 : 132 ; je traduis). Évidemment, l’expérience n’est jamais que ce qu’on en dit, ce qui

préserve le paradoxe du langage. Cela s’accorde au demeurant avec l’élan éthique produit

par l’action dans le monde, tel que désigné par Wittgenstein21. Le Clézio demeure pleinement

conscient, et ce, dès le début de son œuvre, que la question fondamentale de la liberté

concrète est problématique au vu et au su des structures structurantes qui régissent les actions

de sujets, par-delà l’Afrique « forte et exhilarante » (A : 74) qu’il découvre à l’âge de huit

ans. Cela est particulièrement vrai, et il en demeure spécialement sensible, en contextes

colonial et postcolonial.

1.4 Habitus et altérité : la figure du père


Si la découverte initie la connaissance de soi, elle engage en même temps la

connaissance du monde — le sujet étant confiné aux connaissances de son monde. Or,

l’établissement identitaire passe inévitablement par la reconnaissance de l’Autre. Pour Le

Clézio, l’altérité ne constitue pas un antagonisme, mais bien un sujet de découverte et de

21
L’écrivain franco-mauricien reconnaît d’ailleurs l’apport du philosophe autrichien, et la nature paradoxale
de tout discours sur le langage : « […] Ce qui ne veut pas dire que je suis contre la raison ou contre les structures
logiques. Mais je pense qu’il faut faire la jonction, c’est pour cela que j’ai fait cet appel à Wittgenstein [en
exergue de la nouvelle Personne] parce que je crois qu’il a su faire cela. Il savait aussi bien structurer la langue
que parler du langage, comme il l’a fait dans ses premiers textes philosophiques, que se laisser aller à la
digression dans ses derniers textes où il parlait de tout et de rien, en toute liberté, en vrai philosophe qu’il était
qui peut parler du soleil, du rire, du froid, du chaud, de sensations » (Le Clézio et Roussel-Gillet 2016 : 358).
274

compréhension — dans une dynamique d’identification-distanciation empathique. Il en va

de l’essence éthique du sujet, puisque « devenir humain implique un processus

d’autotranscendance continue, d’élan par-delà les limites fixes du temps, de l’espace et du

langage, dans une rencontre empathique avec l’Autre » (Martin 2012 : 104 ; je traduis). Le

retour en arrière qu’il effectue pour décrire son père tout en racontant ses propres souvenirs

vise un difficile effort de compréhension puisque ce père représente, pour le jeune Le Clézio,

une figure intransigeante, stricte et violente, sans demi-mesure ni compromis, un être qui

transportera en Europe son quotidien de médecin d’Afrique, par les gestes et les objets :

À son retour en France, il avait gardé les habitudes de son métier, levé à six
heures, habillé (toujours de son pantalon de toile kaki), ses chaussures cirées,
son chapeau sur la tête, pour aller faire ses courses au marché — comme jadis
il partait pour la tournée des lits à l’hôpital —, de retour chez lui à huit heures,
pour préparer le repas — avec la minutie d’une intervention chirurgicale. Il
avait conservé toutes les manies des anciens militaires (A : 56).

En d’autres mots, le père Le Clézio dans toute sa posture et jusqu’au plus petit geste

représente une certaine Afrique : une tension se dresse devant des expériences dont les

conditions de possibilités découlent d’inévitables politiques coloniales, structures desquelles

il se distancie physiquement et idéologiquement.

Soulignons au passage que jamais dans tout le récit Le Clézio ne précise le prénom de

son père. Que Raoul Le Clézio demeure innommé remplit une double fonction

contradictoire : d’une part, le fait de ne pas le nommer accentue le caractère étranger de cet

homme, qui n’acquiert d’identité que par ses fonctions — père, médecin — et demeure ainsi

tributaire du narrateur le décrivant ; d’autre part, cela fait en sorte que le père n’obtient pas

de réelle autonomie discursive et n’accède jamais au statut de personnage livresque, ce qui

par la même occasion accentue la nature autobiographique du récit. Une telle dynamique

s’accorde en outre avec la nature mouvante et indépendante de Raoul Le Clézio, puisque « le


275

fait de nommer le père par son prénom, de le décrire physiquement de façon trop détaillée,

de le montrer de trop près sur une photographie, tout cela nierait le désir d’autodétermination

qui a toujours poussé le père à l’errance, à l’exil » (Vogl 2005 : 82). D’où aussi l’incapacité

avouée par l’écrivain d’écrire un tel livre du vivant de son père. L’expression « mon père »

apparaît à cent trente-huit reprises dans L’Africain, ce qui vient réaffirmer (et raffermir)

autant le rôle dudit père que la relation d’appartenance que son fils adopte finalement. Une

telle posture entre en opposition directe avec la position de Fintan, qui très longtemps refuse

ce même rapport filial : « Il ne parlait jamais de Geoffroy, il ne voulait jamais dire “mon

père”. Il pensait que ça n’était pas vrai. Geoffroy était simplement un inconnu qui écrivait

des lettres » (O : 65). Une telle divergence de position met en valeur le désir de

compréhension manifesté par Le Clézio dans sa courte préface à L’Africain, en même temps

qu’elle manifeste le besoin de liberté du fils, besoin inévitablement lié à l’autorité paternelle.

Point de rencontre entre L’Africain et Onitsha, l’enfant dans ses expériences est à même

de constater les rapprochements et divergences entre ce qui est considéré comme une

conduite normale et acceptable d’un côté par sa mère (en Europe) et de l’autre par son père

(en Afrique). Ce choc des structures provoque des réticences et de l’incompréhension — que

le retour ultérieur par la narration vient relativiser. De ce choc découlent l’identité et

l’inscription (existentielle) du sujet dans le monde. Revenons à ce que Le Clézio expose dans

L’extase matérielle, alors qu’il exprime clairement de manière philosophique cette posture

du sujet dans un monde occupé par des acteurs inévitablement sociaux :

C’est donc un mouvement combinant l’assimilation (je suis un homme) à la


différenciation (je ne suis pas n’importe quel homme) qui crée la conscience.
En tout cas, même avec ce qu’elle peut avoir d’instinctif, cette réaction est
éminemment sociale. Il s’agit d’une position de l’individu par rapport au
groupe, et de la nécessité de faire respecter cette individualité. Ce qui revient
à dire que fondamentalement, la pensée, comme le sens moral, naît comme
276

phénomène social. Penser, savoir qu’on pense, c’est-à-dire être soi, est un
impératif de la vie collective (EM : 65).

Le Clézio reconnaît ainsi le double aspect de l’expérience, qui se veut à la fois

phénoménologique et sociologique. Si, pour paraphraser Husserl, toute expérience est

expérience de quelque chose, il faut ajouter en même temps que tout sujet est sujet pour

quelqu’un d’autre. Cela provient d’abord du fait que « la subjectivité n’est pas l’identité

immobile avec soi : il lui est, comme au temps, essentiel, pour être subjectivité, de s’ouvrir à

un Autre22 et de sortir de soi » (Phénoménologie de la perception, dans Merleau-Ponty 2010 :

1131). Cette constitution du sujet engage l’appréhension devant et pour l’autre, et se trouve

articulée dans l’intention qui sous-tend la posture pour et devant le monde, entendu que

« dans la subjectivité elle-même […], il convient de séparer à leur tour des moments matériels

ou hylétiques et des moments intentionnels, les seconds animant les premiers et leur donnant

un sens » (Henry 1990 : 13). L’intention humaine enjoint alors à percevoir dans le visage de

l’autre une intention capable à son tour d’une subjectivité double similaire. De là, si

l’expérience phénoménologique, en tant que réflexion, doit être purgée de


toute invention qui serait une construction, et doit être acceptée comme une
réflexion authentique, prise dans son exacte concrétion et dotée de l’exact
contenu sensible, de l’exact contenu d’être au sein duquel elle apparaît
précisément (« Conférences de Paris », dans Husserl 1994 : 12),

Le Clézio reconnaît que le champ des possibles de cette même expérience peut être

prédéterminé, et donc limité, voire contraint. Cette nuance fondamentale est exprimée autant

22
Plus loin, Merleau-Ponty situe la relation phénoménologique à autrui dans la liberté du sujet : « La
solution de tous les problèmes de transcendance se trouve dans l’épaisseur du présent préobjectif, où nous
trouvons notre corporéité, notre socialité, la préexistence du monde, c’est-à-dire le point d’amorçage des
“explications” dans ce qu’elles ont de légitime — et en même temps le fondement de notre liberté »
(Phénoménologie de la perception, dans Merleau-Ponty 2010 : 1138).
277

dans le récit que dans le roman, lors du choc provoqué par la découverte (et l’acquisition) de

libertés nouvelles.

Le fils, autant Fintan que le jeune Le Clézio, découvre ce nouveau continent comme

étant un lieu de liberté totale — en comparaison avec l’Europe de 1940 à 1948. Si l’univers

social exerce une influence sur le sujet, celui-ci subira également le passage du temps, facteur

modifiant le réseau des expériences dans leurs fondements comme dans leurs

réactualisations. À cet égard, Le Clézio reconnaît la possibilité d’une sublimation de

l’expérience, dans la mesure où les souvenirs préservés s’écartent probablement de la réalité

vécue véritable :

C’est ici, dans ce décor, que j’ai vécu les moments de ma vie sauvage, libre,
presque dangereuse. Une liberté de mouvement, de pensée et d’émotion que
je n’ai plus jamais connue ensuite. Les souvenirs trompent, sans doute. Cette
vie de liberté totale, je l’aurai sans doute rêvée plutôt que vécue (A : 20).

Il est bien entendu impossible de remonter à ce réel véritable ; le seul recours possible et

transmissible est par un récit soumis aux influences temporelles et sociales manifestées autant

dans la structure et le contenu diégétiques que dans l’inscription concrète et la réception de

l’œuvre littéraire. La reconnaissance de cet impossible possible (paradoxe de potentialités)

mène à un langage sémantiquement ouvert qui se refuse toutefois à n’être qu’une métaphore

de lui-même. L’objectif est d’atteindre non pas une simple description du monde, mais de

contribuer autant à la description qu’au monde lui-même. Chez Le Clézio, une telle

disponibilité a amené la production d’œuvres littéraires variées — du roman au récit, de la

nouvelle à l’essai, en passant par des livres jeunesse et l’édition de textes amérindiens —, et

participe en retour à l’identité du sujet. Ces questions d’ordres phénoménologique,

existentialiste et sociologique contribuent à juste titre au développement de son esth/éthique.


278

La démarche de souvenance présentée dans L’Africain n’est toutefois pas l’occasion

d’un exercice d’appréciation ou de comparaison, mais bien de compréhension. Le Clézio

refuse ainsi de sombrer dans les afflictions nostalgiques :

Tout cela est si loin, si proche. Une simple paroi fine comme un miroir sépare
le monde d’aujourd’hui et le monde d’hier. Je ne parle pas de nostalgie. Cette
peine dérélictueuse ne m’a jamais causé aucun plaisir. Je parle de substance,
de sensations, de la part la plus logique de ma vie (A : 102-103).

Il est tentant de rapprocher la nostalgie comme « peine dérélictueuse » au désespoir

kierkegaardien, et le refus d’un tel engloutissement manifesté par Le Clézio au concept de

« reprise » du philosophe danois23. L’appel de la mémoire pourrait ainsi constituer une

reprise qui cherche à « retrouver ce qui a été sous une forme nouvelle concrète en se dirigeant

vers l’avenir » (Kierkegaard 2008 [1843] : 17). Le refus net de la prégnance de la nostalgie

— vue comme le passé-abîme d’un sujet subjugué par la perspective désespérante de son

action potentielle — par Le Clézio s’explique pour au moins deux raisons, l’une très

personnelle et l’autre d’ordre plus philosophique. D’une part, ce passé fut vécu durement par

Le Clézio, et il ne manifeste aucun désir de retour (nostos) à cette enfance qui souvent fut

marquée par la souffrance (algos). D’autre part, le présent est appréhendé par un sujet qui se

reconnaît comme étant constitué de la somme de ses expériences ; assumé, le passé est encore

perceptible dans les actions et réactions présentes. Il a bien résumé ces deux aspects du

processus mémoriel proposé dans L’Africain à l’occasion d’un entretien lors de la sortie du

livre :

Je n’ai pas de nostalgie pour cette époque, parce que c’était très fort et que
d’une certaine façon cette force dure encore. Je ne souffre pas de l’avoir
perdue. Elle est encore là. La beauté de ce contact avec l’Afrique est quelque
chose qui vit encore en moi. D’un autre côté, cette enfance était si

23
Ce lien n’est au demeurant pas fortuit, compte tenu des accointances existentialistes de Le Clézio
mentionnées plus tôt.
279

malheureuse, que je n’éprouve envers elle aucun regret (Le Clézio 2004a :
70).

Il est d’ailleurs significatif que dans le passage de L’Africain cité plus haut, la « paroi fine »

choisie pour imager le propos soit le miroir — lui qui, comme on l’a vu plus tôt, refusait de

voir son reflet. Or la démarche mémorielle ne renvoie pas l’image de soi au présent, mais

retrace les différents jalons qui ont mené à la constitution du sujet tel qu’il est maintenant.

Comme exposé depuis le début du présent chapitre, l’identité leclézienne se décline dans

l’accumulation et l’intégration des expériences, si bien que le seul reflet honnête du sujet, le

plus complet malgré ses imperfections, sera donné par le miroir de la mémoire.

Il est en outre révélateur que la figure de remplacement tant souhaitée dans la jeunesse,

ce parent sublimé, ne soit pas le père, mais bien la mère, et ce, même s’il n’a rencontré son

père qu’en 1948. Cette absence dans les huit premières années de sa vie aurait pu être

l’occasion d’une mise en doute de la filiation, au contact de ce médecin de brousse forcément

généraliste (urgentiste, chirurgien, infectiologue…), « usé, vieilli prématurément par le

climat équatorial » (A : 39). Mais il n’en est rien : ce père étranger est bien le sien. D’où peut

donc lui venir ce besoin de s’imaginer une mère africaine ? C’est ici qu’entre en jeu

l’importance de l’altérité dans la constitution du sujet. Ce père, tout ce que je ne suis pas, ne

saurait trouver son antidote identitaire que par l’apposition d’une figure radicalement

différente, qui permettrait au fils d’embrasser pleinement l’africanité qu’il désire tant et qu’il

découvre en même temps qu’il se découvre.

L’incompréhension n’en est que plus grande ; il devient normal que l’enfant Le Clézio

ne soit pas en mesure d’assimiler la figure parentale africaine à son père, et qu’il lui substitue

plutôt une figure maternelle sublimée (« J’ai longtemps rêvé que ma mère était noire » [A :
280

7]). Décortiquée, l’équation est claire : J.M.G. découvre en terre d’Afrique la toute-puissante

liberté de la vie par le dévoilement enivrant des sensations de l’être charnel et pulsatile. Cette

liberté de fait ne peut lui venir de la mère, puisque les premières années de sa vie, sous

l’Occupation, furent teintées de manques et de malaises (mais non d’amour) ; la liberté ne

peut en outre être associée au père, puisqu’il est le symbole de la limite, de la discipline, du

« non », du « ne pas faire », de la découverte d’avance contrôlée, mitigée, donc partielle et

déjà moins découvrable. Ce trait est entre autres révélé par l’importance mise sur le port des

chaussettes, et sur l’empressement que les enfants ont de s’en débarrasser : « Mon père avait

institué entre autres règles celle des chaussettes de laine et des chaussures de cuir cirées. Dès

qu’il partait pour son travail, nous nous mettions pieds nus pour courir » (A : 25). Les deux

frères Le Clézio veulent découvrir sans contrainte, malgré les risques de blessure et de

piqûres — dangers et résultats qui au demeurant font partie de l’étendue des possibles de

l’expérience.

Une dynamique semblable est développée dans Onitsha : Fintan se fantasme une mère

africaine, déteste son père (qui est fasciné par l’Afrique à en rêver et à s’en rendre malade),

mais finira par voir son identité forgée par la somme de ses expériences. Le tout s’enracine

dès les premiers souvenirs de Fintan, car avant même de rencontrer son père en Afrique, il

construit Geoffroy Allen comme une figure antagonique. L’enfant est soutenu en cela par sa

grande tante Rosa qui lui fait répéter « porco inglese » (O : 66, 70), jeu malicieux provoquant

évidemment l’irritation de Maou. Cette haine précoce est exacerbée par les origines italiennes

de Maou et ses parentes adoptives, la Grande-Bretagne étant bien entendu ennemie de l’Italie

durant la Deuxième Guerre mondiale. La tante Rosa en particulier ne cache pas son

admiration pour « Don Benito » (O : 66), et n’hésite pas à dévoiler sa haine des porcs anglais.
281

L’expression revient d’ailleurs plus loin avec une altération graphique, alors que le retour en

Europe est imminent. Geoffroy Allen pique une colère et accuse sa femme d’avoir provoqué

leur départ. Le narrateur suit ensuite le garçon : « Je ne reviendrai jamais. Je n’irai jamais en

Angleterre. Avec une pierre, il grava sur le mur de ciment POKO INGEZI » (O : 175). Ce

double refus est bien vain, car l’enfant n’aura évidemment d’autre choix que de quitter

l’Afrique avec ses parents, puis de poursuivre ses études non pas en France, mais bien dans

un pensionnat anglais. Le séjour anglais de Fintan se prolonge jusqu’à ses trente ans, après

des études universitaires et de premiers emplois ; il est forcé de rentrer en France suite au

décès de son père (après quoi il décidera de « quitter définitivement le collège [où il travaille],

et de retourner dans le Sud » [O : 251]). La graphie de l’insulte traduit l’identité africaine

embrassée par Fintan, souhaitant en quelque sorte adopter le pidgin comme nouvelle langue

maternelle — ce qui ne fait que s’accorder avec son désir premier d’avoir une mère africaine.

Cette adoption du pidgin sera plus tard confirmée et Fintan s’en trouvera marginalisé au début

de ses études en Angleterre, au Bath Boy’s Grammar School — portion de vie faisant l’objet

du dernier chapitre dûment nommé « Loin d’Onitsha » : « Quand il était arrivé au collège,

Fintan parlait pidgin, par mégarde […]. Ça faisait rire et le surveillant général avait cru qu’il

le faisait exprès, pour semer le désordre » (O : 234). Cette langue est donc condamnée à

l’oubli s’il veut mieux endosser l’identité requise pour rentrer dans les rangs au collège.

Or dans son enfance, avant même d’arriver sur le continent, Fintan ressentait le désir

d’avoir une mère africaine. Les passagers du Surabaya semblent d’ailleurs accéder à cette

demande, en basant leur jugement sur le teint rapidement basané de sa mère : « Le soleil de

la mer avait hâlé son visage, ses bras, ses jambes. Un soir, en voyant Maou arriver, Mme

Botrou s’était écriée : “Voilà l’Africaine !” Il ne savait pas pourquoi, Fintan avait eu le cœur
282

qui avait battu plus vite, de plaisir » (O : 24). Plus la destination approche, plus sa mère se

transforme ; l’enfant se fait ainsi confirmer qu’il retrouvera la terre maternelle en même

temps qu’il croit déceler la véritable identité de Maou. Ce sentiment de renaissance fait écho

à l’impression ressentie par Le Clézio lors de son propre trajet vers l’Afrique : « Ce que je

recevais dans le bateau qui m’entraînait vers cet autre monde, c’était aussi la mémoire. Le

présent africain effaçait tout ce qui l’avait précédé » (A : 14). Forgeant non seulement le

présent et l’avenir, ce réseau de nouvelles expériences module le passé jusqu’à influencer

l’identité d’un sujet confronté à sa propre altérité. Si, comme on l’a vu plus tôt, le fait que Le

Clézio ne mentionne jamais le prénom de son père dans L’Africain vient surconnoter

positivement la relation filiale, un jeu discursif similaire dévoile des intentions opposées dans

Onitsha. En effet, pour accentuer le caractère étranger du père, jamais dans le roman n’est

précisé le patronyme de Fintan (mais le nom complet du personnage est utilisé en quatrième

de couverture par l’éditeur), le narrateur refusant ainsi de confirmer le lien unissant Geoffroy

à son fils. Cette mise en doute traduite par l’étrangeté que Fintan ressent envers son père se

transmet également à Maou :

« Est-ce qu’il sera là, à l’arrivée du bateau ? » Fintan ne disait jamais


autrement quand il parlait de Geoffroy. Il ne pouvait pas dire le mot « père ».
Maou disait tantôt Geoffroy, tantôt elle l’appelait par son nom de famille,
Allen. Il y avait si longtemps. Peut-être qu’elle ne le connaissait plus (O : 46).

Pareille exposition discursive, dans le roman comme dans le récit, assure un enchevêtrement

identitaire complexe chez Fintan comme chez Le Clézio — entre le désir africain, le passé

européen, les expériences de liberté, et les contraintes exercées avec force par le père.

La situation coloniale est bien sûr abordée dans les deux œuvres, sans complaisance ni

angélisme, évitant sans doute de la sorte ces « bons sentiments » et la défense des « nobles

causes » que Frédéric-Yves Jeannet (2008) lui a reprochés dans un article du Monde après la
283

remise du Nobel, ou contredisant l’épithète de « multiculturaliste invertébré » lancée à mots

à peine couverts par Richard Millet (2012 : §18). Un jugement aussi définitif découle à mon

sens de la difficulté du projet leclézien, qui vise par exemple à rendre compte de la complexité

de la situation ayant entraîné la présence des Le Clézio en Afrique de l’Ouest, ou qui émane

du désir manifesté à plusieurs reprises par l’écrivain de faire entendre la voix (et les silences)

de peuples opprimés. Comme l’a décrit Claude Cavallero, l’écrivain voue un intérêt marqué

aux langues « dont l’économie verbale atteste à ses yeux une proximité conceptuelle de

l’homme et de la nature » (Cavallero 2009 : 130) — d’où son intérêt pour les langues

amérindiennes. De là à sous-entendre que Le Clézio perçoit une certaine supériorité éthique

et humaine chez ces civilisations parlant une langue plus proche de l’homme et de la nature,

plus proche de l’état de nature, donc, il n’y a qu’un pas. Comme quoi la conjugaison de

l’expression et de l’action peut parfois soulever certaines contradictions. La situation

coloniale en Afrique est explorée avec beaucoup plus de nuances, sans doute parce que

l’expérience du continent et de ses peuples touche à quelque chose de l’origine personnelle,

des premiers souvenirs et de la grande histoire familiale. Ainsi, « les misères provoquées par

la colonisation que l’auteur nous invite à voir à travers son œuvre servent à la fois à

condamner la colonisation et à légitimer cette rhétorique de l’affect que les critiques lui ont

tant reprochée » (Alsahoui 2011 : 117-118).

Dans le roman à l’étude, la posture de Geoffroy Allen est marquée par des zones de

gris ; il réprouve le racisme de la société blanche, mais assiste tout de même aux réceptions

organisées par le District Officer Simpson, ce qui accentue le clivage par rapport à sa femme

et son fils. Du côté du récit, la posture de Raoul Le Clézio est affirmée avec beaucoup plus

de force, bien qu’elle demeure incomprise sur le moment par le jeune Le Clézio. Le besoin
284

de réhabilitation de la figure paternelle s’explique en partie par la compréhension qu’a le fils

de sa somme expérientielle, qui engage son libre arbitre autant qu’elle se trouve orientée par

son contexte de production. À cet égard,

dès lors qu’il est placé dans le contexte d’une pédagogie africaine ancestrale,
le comportement du père, autrefois incompréhensible, peut être interprété à la
lumière d’un décalage culturel. Par ailleurs, le père aura réussi à transmettre
bien plus qu’une discipline de vie. Il aura également légué un enseignement
politique (Moudileno 2011 : 74).

Déplacer le cadre focal de la dynamique familiale vers le milieu social approfondit au

demeurant les questions d’identité et d’altérité, fondamentale pour l’esth/éthique de

l’écrivain. Or le terme même de « posture » peut paraître inadéquat pour décrire la démarche

leclézienne, qui est à placer sous l’enseigne de l’incertitude. L’oscillation qu’il privilégie

entraîne pourtant un effet d’accumulation dont les grandes lignes enchevêtrées peuvent

avancer dans des directions opposées, mais n’en dégagent pas moins une certaine orientation,

par l’établissement d’une relation transitive entre l’œuvre et l’auteur. En d’autres mots,

« l’identité authentique ne correspond ni à une donnée biologique ni à un modèle culturel

univoque et homogène : c’est une construction individuelle plurielle, une négociation entre

le local et l’universel » (Thibault et Roussel-Gillet 2011 : 16-17). Dans une telle dynamique,

la question identitaire devient donc d’autant plus importante que les rapports de force

imposés par le colonialisme sont reconnus comme tels, dénoncés et analysés avec l’essor de

la décolonisation. Le Clézio voit ainsi la prise de parole par les opprimés et les sans-voix

comme une réponse à la forêt des paradoxes de Dagerman :

Aujourd’hui, au lendemain de la décolonisation, la littérature est un des


moyens pour les hommes et les femmes de notre temps d’exprimer leur
identité, de revendiquer leur droit à la parole, et d’être entendus dans leur
diversité. Sans leur voix, sans leur appel, nous vivrions dans un monde
silencieux (Le Clézio 2008a : §20).
285

Cette conscience sociale aiguë, perceptible jusque dans l’interrogation mémorielle des

expériences passées, mène à une constitution diachronique du sujet actuel. Il s’agit d’un

symbole important de distance identitaire qu’un jeune Européen peut vivre à son arrivée en

Afrique et à son retour en Europe.

Mémoire et distance
Certains événements et certains procédés discursifs utilisés dans le récit et dans le

roman révèlent un traitement mémoriel particulier. Le récit L’Africain engage ouvertement

la mémoire, puisque le narrateur fait un retour sur son année en Afrique en même temps que

sur la figure paternelle. Ce double retour n’est pas exprimé aussi clairement dans Onitsha,

dans la mesure où l’accent est mis sur la découverte du monde par Fintan, et ne laisse pas

forcément voir l’exercice mémoriel tramé en arrière-plan. Les quatre sections du livre (« Un

long voyage », « Onitsha », « Aro Chuku », « Loin d’Onitsha ») sont circonscrites dans le

temps et à peu près isolées les unes des autres du point de vue narratif (dans la mesure où les

événements sont racontés de manière chronologique — voyage, arrivée, découverte, retour).

Le processus de souvenance n’est dévoilé que dans les vingt dernières pages qui constituent

le chapitre final du livre, section établissant la concordance entre temps d’énonciation et

temps du récit par le recours au présent de l’indicatif, lequel est soutenu par des analepses

qui donnent l’impression de suivre le fil des pensées (donc des souvenirs) de Fintan.

Afin d’évaluer l’impact de la distance mise en jeu dans le récit et le roman pour articuler

les souvenirs et complexifier la démarche de mémoire, je déploierai la seconde partie de cette

analyse selon cinq axes. D’abord, sans prétendre épuiser la matière, l’interrogation des

situations coloniale et postcoloniale paraît incontournable pour la compréhension de l’altérité

chez Le Clézio. Il s’agit d’un point particulièrement important, dans la mesure où l’écrivain
286

aborde ces questions directement à l’intérieur de l’expérience d’après-guerre (où le

colonialisme commence à s’écrouler) et dans la démarche de souvenance qui place le

narrateur au cœur de l’évaluation des effets de la colonisation et des mouvements

postcoloniaux. Toujours en lien avec les questions d’identité, de différence, et de mise à

distance du sujet, la dimension filiale nécessitera d’être approfondie dans l’analyse de l’une

et l’autre œuvre. Il va sans dire que l’héritage familial et historique contribue grandement à

la constitution identitaire du sujet — situation accentuée par le refus initial de reconnaissance

du père par son fils. Cette distance est rendue manifeste par un mécanisme discursif essentiel,

qui méritera une attention particulière : les temps verbaux, dont la signification est révélatrice

d’enjeux identitaires et mémoriels importants. Ces trois premières sections seront ensuite

articulées avec ce qui fut exposé plus haut pour montrer à quel point l’expérience

phénoménologique, même si elle engage une dimension mémorielle, appellerait le lieu plus

que le temps. Enfin, puisqu’une bonne proportion de l’espace livresque de L’Africain est

occupée par des photographies (quinze photos de formats variés pour une centaine de pages),

je conclurai en rappelant la théorie barthésienne sur le punctum et le studium exposée au

chapitre précédent et verrai comment ces images contribuent à la démarche narrative et

mémorielle du récit. Si « écrire, pour Le Clézio, ce n’est pas chercher à transmettre une vérité

unique et démontrée du monde, mais plutôt mettre en œuvre une vérité du dévoilement où

jamais la question posée ne se referme définitivement » (Cavallero 2009 : 348), la posture

esth/éthique elle-même se doit ainsi d’adhérer à cet entre-deux du langage et de l’expérience,

tout en assurant une réflexion (un raisonnement et un reflet) de la mémoire face à l’identité.
287

2.1 La question (post)coloniale


La dynamique identitaire présente certains points de divergences entre L’Africain et

Onitsha. L’élan esth/éthique n’est pas tout à fait le même, ne serait-ce que dans la mesure où

d’un côté le récit se veut ouvertement une tentative de comprendre le père et s’ouvre à des

retrouvailles posthumes, tandis que de l’autre le roman comme œuvre de fiction ne remplit

cette fonction que de manière voilée. Mais dans les deux cas, l’écrivain reconnaît pleinement

la dimension coloniale de l’expérience — lui qui au demeurant a fait de la question

postcoloniale une ligne essentielle de son œuvre. Cette orientation générale n’est toutefois

pas exempte de paradoxe, comme le résume Bruno Thibault, qui s’interroge sur la nature de

l’entreprise anthropologique de Le Clézio (en particulier ses séjours au Mexique, cherchant

à voir s’il s’agit d’une quête ou d’une conquête) et sur la teneur idéaliste des représentations

et discours proposés par l’écrivain (Thibault 2012 : 17-23).

Dans cette perspective, l’amalgame géographique contribue à l’économie du roman

autant que du récit : la confusion entretenue entre la région (Ogoja/Onitsha), le pays (Nigeria)

et le continent (Afrique) à l’intérieur des deux ouvrages témoigne du caractère contradictoire

de l’étranger héritier d’une colonisation qui rend possible sa présence en ces lieux, mais qu’il

n’hésite pas à critiquer. Par un tel amalgame, Le Clézio pourrait jouer le jeu de l’Européen

qui ignore les différences (culturelles, sociales, historiques, géographiques, etc.) pour

assimiler le continent à de simples extensions outre-mer des puissances coloniales ; or par

cette occasion, il prend plutôt position contre ces puissances, et présente les problèmes de

l’Afrique comme découlant du colonialisme dans sa plus large perspective. L’amalgame ne

devient plus réducteur mais productif.


288

Cela étant dit, la question postcoloniale est explorée de manière différente dans l’un et

l’autre livre. Compte tenu de la posture narrative impliquée par le récit biographique, il

apparaît évident que le récit procède par exercices de souvenance sans perdre de vue le

présent de l’énonciation (quelque six décennies après les faits) ; si l’après-guerre est marqué

par les derniers relents du colonialisme, Le Clézio ne masque pas certains des problèmes que

les théories postcoloniales ont mis en lumière dans les années 1960. S’il était conscient de

l’importance de l’expérience, dans la mesure où « il y aurait avant et après l’Afrique » (A :

15), il reconnaît l’ambiguïté de cette situation, assurément loin de l’Europe, mais pas

totalement africaine compte tenu des privilèges dont ils bénéficient (puisqu’ils restent des

Européens blancs). La résidence dans laquelle ils demeurent souligne ce double statut, Le

Clézio étant conscient de la charge connotative de certains mots. Aussi la « case » mérite-t-

elle une longue digression descriptive entre parenthèses, occasion de souligner le caractère

spartiate de l’habitation, mais en même temps la nature identitaire ambivalente dans laquelle

cette nouvelle maison place ses résidents :

Dans la case que nous habitions (le mot case a quelque chose de colonial qui
peut aujourd’hui choquer, mais qui décrit bien le logement de fonction que le
gouvernement anglais avait prévu pour les médecins militaires, une dalle de
ciment pour le sol, quatre murs de parpaing sans crépi, un toit de tôle ondulée
recouvert de feuilles, aucune décoration, des hamacs accrochés aux murs pour
servir de lits et, seule concession au luxe, une douche reliée par des tubes de
fer à un réservoir sur le toit que chauffait le soleil), dans cette case, donc, il
n’y avait pas de miroirs, pas de tableaux, rien qui pût nous rappeler le monde
où nous avions vécu jusque-là (A : 9-10).

Le lieu de résidence efface ainsi l’identité précédente, en étant en quasi parfaite altérité avec

la vision européenne de la maison : outre le fait d’avoir quatre murs et un toit, la case ne

saurait différer davantage de la maison habituelle, autant dans ses matériaux que dans son

mobilier. Cette impression est accentuée par l’absence totale d’objets qui pourraient agir

comme des artefacts mémoriels, porteurs de souvenirs particuliers — et de là, de lieux, de


289

personnes, d’expériences. Le dénuement imposé par le père éloigne la case du logement de

fonction confortable à la mode européenne, la rapprochant plutôt de l’habitation africaine.

Au demeurant, nulle nostalgie ici, pour le jeune Le Clézio : non seulement n’y a-t-il rien pour

rappeler la vie d’avant, mais l’expérience phénoménale est beaucoup plus ancrée sur la

corporéité.

Le point pivot menant à cette conception différente, accordant la préséance à la

présence du corps, est l’impudeur, qui « donnait du champ, de la profondeur, elle multipliait

les sensations, elle tendait un réseau humain autour de moi » (A : 10). L’identité ne saurait se

construire en vase clos, en isolement, puisqu’elle nécessite l’Autre et l’action posée dans le

monde pour en retour arriver à la reconnaissance de ce monde, et l’établissement identitaire.

La compréhension du père se fait depuis une perspective d’adulte, qui cherche à saisir

l’expérience conflictuelle d’un père qui adopte pleinement l’Afrique comme continent, se

sentant étranger à son retour en Europe, à la fin de sa vie. Or avec le recul, Le Clézio se rend

compte de l’innocence de l’enfant qui, subjugué par les découvertes, ne voit pas les structures

d’oppression qui assujettissent les Africains noirs. Malgré toutes les bonnes intentions du

père, avec la distance conférée par la mémoire et l’expérience, bref avec le recul du temps, il

paraît impossible d’oblitérer complètement la posture coloniale — et en l’absence

d’enraiement total, la présence coloniale demeure pleinement effective (entendu qu’il ne peut

y avoir un demi-rapport de force ou un tiers de structure de pouvoir ; il y en a, ou il n’y en a

pas). La fonction médicale même perpétue cette situation, ce que Le Clézio reconnaît

(d’autant plus qu’à la base, son père travaille pour le « ministère des Colonies » britanniques

[A : 42]) :

Alors mon père découvre, après toutes ces années où il s’est senti proche des
Africains, leur parent, leur ami, que le médecin n’est qu’un autre acteur de la
290

puissance coloniale, pas différent du policier, du juge ou du soldat. Comment


pouvait-il en être autrement ? L’exercice de la médecine est aussi un pouvoir
sur les gens, et la surveillance médicale est également une surveillance
politique (A : 84).

Les rapports de pouvoir ne sont pas tous les mêmes, et le médecin ne joue assurément pas un

rôle aussi important dans la perpétuation des structures coloniales que les District Officers

(D.O.), commerçants impérialistes et autres membres de clubs qui ne cherchent qu’à recréer

leur vie européenne tout en s’appropriant les ressources naturelles et humaines du continent

africain. De telles mondanités étant refusées par ses parents, Le Clézio rend donc moins

compte du contexte colonial d’après-guerre qu’il procède à une analyse postcoloniale de la

condition paternelle.

Le roman traite cette situation de manière beaucoup plus directe. Avant même d’être à

destination, Fintan perçoit un malaise devant l’affirmation désinvolte du colonialisme, à la

base même de la présence des Européens en Afrique. Les passagers noirs qui embarquent à

bord du Surabaya paient chèrement leur trajet en travaillant du matin au soir, martelant le

navire pour en déloger la rouille. Fintan s’aventurera dans cette zone interdite pour entendre

de plus près un homme chanter, mais sitôt repéré par un marin, le garçon se fait gronder par

le second capitaine Heylings : « C’est défendu d’aller sur le pont de charge, tu le savais ! »

(O : 39). La frontière séparant les blancs des noirs est à ne pas franchir. Cette interdiction est

ainsi imposée et intégrée au plus jeune âge, les enfants n’en saisissant pas les causes

(coloniales), mais en constatant trop bien les effets. Non seulement cela accentue-t-il

physiquement la distinction entre Européens et Africains, mais les possibilités d’actions de

chacun diffèrent radicalement : « Pendant que les blancs étaient à la fête dans le salon des

premières, ils étaient montés à bord, silencieux, hommes, femmes et enfants, portant leurs

ballots sur leur tête, un par un sur la planche qui servait de coupée » (O : 55). L’écart entre
291

les deux groupes est d’autant plus flagrant qu’ils se trouvent à bord d’un même bateau, à

quelques pas de distance, ce qui exacerbe la rage du garçon : « Fintan en ressentit une telle

colère et une telle honte qu’un instant il voulut retourner dans le salon des premières » (O :

55). Le silence des uns ne fait qu’accentuer les éclats de voix des autres. La réception

d’anniversaire que tiennent les « blancs » pendant que « hommes, femmes et enfants »

montent à bord (non pas valises à la main — comme le feraient les Européens —, mais ballots

sur la tête) humanise l’Africain et abêtit (voire animalise) l’Européen, dont les rires se

répercutent en écho « comme un aboiement » (O : 54). Les imitations « des voix des noirs »

et les « blagues en pidgin » (O : 54) provoquent la honte de Fintan qui par souci d’intégration

autant que par besoin de répudiation des origines, adoptera peu à peu le pidgin comme langue.

La narration ne signale ouvertement ce glissement qu’au moment du retour, alors que le

garçon réalise l’ampleur de l’oubli auquel ce départ l’expose : « Il oublierait le foufou,

l’igname rôtie, la soupe d’arachide. Il apprendrait à marcher avec des chaussures, à traverser

les rues entre les autos. Il oublierait le pidgin, il ne dirait plus : “Da buk we yu bin gimmi a

don los am” » (O : 219).

Cette question de la langue est essentielle dans la constitution identitaire, et se trouve

accentuée par le contexte colonial ; à cet égard, Fintan se rapproche de sa mère (franco-

italienne) et s’éloigne de son père (anglais). Maou ne masque pas son outrage en une situation

similaire à celle des passagers noirs du Surabaya, un peu plus tard, lorsqu’elle voit des forçats

creuser une piscine pour le D.O. Gerald Simpson :

Tout d’un coup, Maou se leva, et la voix tremblante de colère, avec son drôle
d’accent français et italien quand elle parlait en anglais, elle dit : « Mais il faut
leur donner à manger et à boire, regardez, ces pauvres gens, ils ont faim et
soif ! » Elle dit « fellow », comme en pidgin (O : 75).
292

Maou est d’ailleurs vue comme une étrangère par les colons anglais. Non seulement ose-t-

elle parfois mêler l’anglais au pidgin, mais en plus, sa langue maternelle (l’italien) provoque

une bienveillante suspicion chez les gens qu’elle côtoie en même temps qu’elle lui attire les

reproches de Geoffroy, qui préférerait ne pas faire de vague pour mener à bien son projet

d’exploration. « Maou avait appelé Fintan en italien. Mme Rally était venue, elle avait dit, de

sa petite voix effarouchée : “Excusez-moi, quelle sorte de langue parlez-vous ?” Plus tard

Geoffroy avait grondé Maou » (O : 156). La révolte ressentie par Maou est liée au traitement

réservé aux locaux par les colons européens, elle et son fils semblant mieux s’adapter au

monde africain que les délégués européens, à l’époque où les grands empires coloniaux sont

en voie d’être remplacés par des oligarchies et des dictatures mises en place par des

multinationales (dans le cas du Nigeria et du Biafra, de grandes entreprises pétrolières).

Au dernier chapitre, Fintan rendra d’ailleurs compte de la situation horrible dans

laquelle est plongé Onitsha dans une lettre qu’il envoie à sa petite sœur (lettre datée de l’hiver

1968), soulignant l’enfer vécu par les populations exilées et affamées, les enfants étant

particulièrement affectés (« La mort a un nom sonore et terrifiant, Kwashiorkor » [O : 243],

dénutrition sévère de la petite enfance). Pour des raisons strictement économiques, ces gens

sont déportés et leurs terres vidées ; malgré l’horreur montrée à la face du monde, ils sont

condamnés à vivre en silence dans des régions exsangues : « Pour la mainmise sur quelques

puits de pétrole, les portes du monde se sont fermées sur eux, les portes des fleuves, les îles

de la mer, les rivages. Il ne reste que la forêt vide et silencieuse » (O : 243). Les portes closes

de cette prison sans mur et à ciel ouvert ne laissent aucune voie de sortie pour ses captifs. Il

est tentant de faire remonter cette grande sensibilité et ce souci humain chez Fintan à son

séjour en Afrique, et plus précisément à ce désir d’appartenance filiale au continent africain.


293

Le garçon a d’ailleurs pu goûter (littéralement) à ce que cela représente de faire partie d’une

famille africaine, par l’intermédiaire de son ami Bony, complice des premières heures et

intercesseur de plusieurs découvertes.

Fintan aimait bien Omerun. La case de la grand-mère de Bony était au bord


de la rivière. La vieille femme leur servait à manger, du foufou, des ignames
rôties, des patates douces cuites dans la cendre. C’était une petite femme, avec
un nom étonnant pour sa corpulence, elle s’appelait Ugo, c’est-à-dire l’oiseau
rapace qui vole dans le ciel, un faucon, un aigle. Elle appelait Fintan « umu »,
comme s’il était aussi son fils. Quelquefois, Fintan pensait que c’était
vraiment sa famille, que sa peau était devenue comme celle de Bony, noire et
lisse (O : 182).

La réalité les rattrapera tous les deux, puisque malgré les bonnes intentions de Fintan, malgré

son ouverture, sa disponibilité et sa curiosité, il ne peut échapper au contexte colonial qui

réaffirme durement la situation sociale différente des deux enfants, l’un blanc et l’autre noir.

Un événement extrême pour l’Africain, mais somme toute banal pour le colon européen,

viendra casser irrémédiablement le lien entre Bony et Fintan :

Depuis la révolte des forçats, [Bony] ne voulait plus revoir Fintan. Parmi ceux
que l’armée du lieutenant Fry avait fusillés contre le grillage, il y avait son
frère aîné, son oncle. Un jour ils s’étaient rencontrés sur la route d’Omerun.
Bony avait un visage fermé, des yeux indistincts derrière ses paupières
obliques. Il n’avait rien dit, il n’avait pas jeté de caillou, ni lancé d’insulte. Il
était passé, et Fintan avait ressenti de la honte. De la colère aussi, et il avait
des larmes dans les yeux, parce que ce qu’avaient fait Simpson et le lieutenant
Fry n’était pas de sa faute. Il les haïssait autant que Bony (O : 220).

Fintan ne comprend pas la cassure puisqu’il ressent lui aussi de la colère. Sauf que

l’honnêteté des sentiments ne fait pas le poids devant la concrétude du cadre sociologique

imposé aux enfants. Il est à cet égard révélateur que la neutralité de Bony survienne alors que

Fintan et sa famille s’apprêtent à quitter le pays : les Européens peuvent toujours partir du

continent, et sans souci éthique ni sensibilité politique, leur séjour pourra ne ressembler qu’à

de longues vacances exotiques. Alors que le départ est imminent, Fintan s’en inquiète

d’ailleurs, en songeant que tout redeviendrait comme avant : « À Marseille, la grand-mère


294

Aurelia pourrait lui dire à nouveau “bellino”, en l’embrassant bien fort, et l’emmener au

cinéma. C’était comme s’il n’était jamais parti » (O : 219). Or avant même son arrivée et non

sans naïveté, Fintan embrasse l’identité africaine. Son innocence constitue toutefois une

force, puisqu’elle est accompagnée d’un oubli des souvenirs européens, des façons de faire

du Vieux Continent, et des expériences ayant forgé sa petite enfance, ce qui ouvre vers une

déconstruction de l’affect pour assurer sa disponibilité et son ouverture. Sensible, Fintan

demeure marqué par son expérience, et les souvenirs qu’il en garde forgent son identité

d’adulte (en témoigne l’effroi qu’il ressent devant les horreurs du Biafra). La distance

conférée par la mémoire est donc reconnue à même son paradoxe : il est impossible de

remonter au passé, mais ce passé n’en affirme pas moins sa prégnance sur le présent en

motivant les actions et en orientant les pensées (et la sensibilité) du sujet tel qu’il est

maintenant.

2.2 Mémoire et filiation


Pendant qu’il étudie à Londres, Raoul Le Clézio se rend souvent à Paris pour fréquenter

son oncle et la fille de celui-ci, Simone24. Cette relation mènera à l’union des deux cousins.

Sur le plan de l’héritage discursif, il s’agit d’un élément essentiel, car le passé mauricien

commun qui les unit est à la base même de la construction identitaire de J.M.G. Le Clézio,

et de là, de plusieurs de ses représentations littéraires. Celui-ci reconnaît d’emblée (avec le

recul des années, bien sûr) que les souvenirs dont il hérite sont sublimés, modulés par leurs

propres mises en récit. Il dira ainsi de cette première période de fréquentation de ses parents

que le souvenir ne fait pas que raconter le passé, il le crée ; et de là, il module le présent :

24
Par souci de clarté et pour éviter de répéter « père » et « mère », je prends la liberté de préciser ici les
prénoms de ses deux parents, bien qu’ils demeurent innommés dans L’Africain.
295

« Les congés qu’il [Raoul] passe en France auprès d’eux [Simone et le père de celle-ci] sont

le retour imaginaire vers un passé qui n’est plus » (A : 50). Il est à noter que cette dernière

expression est pour le moins tautologique, puisqu’au sens strict, un passé qui demeurerait ne

saurait être que requalifié de présent. Cela rend toutefois compte de la capacité qu’a la

mémoire réactivée de mettre en position conjointe les différents régimes temporels. La

dimension discursive de l’exercice de souvenance possède une part inhérente de création —

ou de re-création pour être plus juste, c’est-à-dire de renouvellement dans la continuité de ce

qui a été et de ce qui persiste. D’où le passé qui n’est plus. De ce fait, un passé qui est serait

à comprendre comme l’inscription passée, hic et nunc, au présent, d’événements et

d’expériences.

Dès lors, même si J.M.G. Le Clézio n’a pas grandi à Maurice, tout le récit familial issu

des deux branches parentales est pétri par l’expérience de l’île. D’une part, la mémoire par

souvenirs interposés est prise en charge par sa mère, qui n’a jamais vécu à Maurice elle non

plus, mais qui n’en est pas moins imprégnée des récits paternels : « Cela fait partie de son

passé, pour elle cela a le goût d’un rêve inaccessible et familier » (A : 50). Le père de

l’écrivain peut également contribuer à la construction de cette fiction sublimée de l’île, lui

qui est né dans la même maison mauricienne que son oncle. Fils de deux cousins germains,

Le Clézio hérite ainsi d’un récit conjoint : d’une part un lieu idéalisé par Raoul qui lui est

ensuite refusé et retiré, la famille étant ruinée et expulsée en 1919 ; d’autre part, un lieu

construit par Simone, à partir des récits familiaux, un rêve idéal alimenté à la fois par son

père et son futur mari.

D’ailleurs, nulle part mieux que dans le chapitre intitulé Banso (A : 67-76), une ville

du nord-ouest camerounais, la mise en récit ne prend-elle une plus grande importante : Le


296

Clézio décrit la vie de ses parents en Afrique dans les années 1930 — donc avant la naissance

de leurs enfants. Il s’agit d’un récit marqué par les découvertes et les libertés, dans des

contrées sauvages et riches, où les puissances coloniales n’exercent encore qu’un pouvoir

symbolique sur les populations éloignées. Se conjuguent ici évidemment le récit reçu en

héritage et la reconstruction effectuée par Le Clézio. Paradoxalement, pour Le Clézio, rêve

et réalité ne sont pas deux points opposés et irréconciliables, mais plutôt deux faces d’une

même pièce, celle de l’expérience — tantôt ancrée dans le vécu, tantôt teintée par la

sublimation. La mise en récit conjugue ces deux facettes, et il revient à l’esth/éthique

pratiquée par l’écrivain de distinguer (ou pas) le réel du sublimé. Dans L’Africain, un récit

biographique, il semble plus normal que cette séparation soit franche, non pas dans le refus

total de tout rêve ou toute rêverie, mais bien dans la double reconnaissance (toujours

contradictoire) d’une frontière et d’un flou entre le rêve et la réalité. C’est d’ailleurs ce qui

fonde l’union des deux parents : « Mon père et elle sont unis par ce rêve, ils sont ensemble

comme les exilés d’un pays inaccessible » (A : 50). Ce chevauchement conceptuel laissera

une empreinte indélébile chez leur fils, impression accentuée par sa propre expérience

africaine, dans toute la liberté que cette année a pu apporter, après les peurs, les privations et

les contraintes vécues durant la guerre.

Aussi est-il particulier de placer en filiation directe l’expérience mauricienne des

parents — réelle ou sublimée — et l’expérience nigériane du fils — réelle et sublimée —,

entendu que pour Le Clézio lui-même, cette matière n’est pas tant à l’origine de la littérature

qu’il allait produire, mais plus essentiellement encore la matière de sa posture humaine, la

source d’où coule son appréhension du monde. Dans son discours d’acceptation du prix

Nobel, il confirme cette nature paradoxale, qui influence sa personne avant ses livres :
297

De ce voyage, de ce séjour (au Nigéria où mon père était médecin de brousse)


j’ai rapporté non pas la matière de romans futurs, mais une sorte de seconde
personnalité, à la fois rêveuse et fascinée par le réel, qui m’a accompagné toute
ma vie — et qui a été la dimension contradictoire, l’étrangeté moi-même que
j’ai ressentie parfois jusqu’à la souffrance. La lenteur de la vie est telle qu’il
m’aura fallu la durée de la majeure partie de cette existence pour comprendre
ce que cela signifie (Le Clézio 2008a : §3).

Et pourtant, le caractère inéluctable du temps n’est pas renié, mais reconnu et accepté. Si les

souvenirs et les rêveries peuvent s’entremêler, le présent demeure seul maître à bord, et le

poids de cette réalité empiète sur tout le reste — ce qui lui fait dire que « le temps ne se

remonte pas, même dans les rêves » (A : 53). Cette vision autant de l’expérience que des

régimes temporels explique sans doute pourquoi la nostalgie est si peu présente à l’intérieur

d’une œuvre qui fait de la mémoire l’un de ses piliers (les allers-retours pouvant mener vers

ce désespoir existentiel évoqué plus tôt). On semble avoir affaire à une nostalgie renversée :

le sujet au présent ne tente pas un retour impossible vers ce qui a été ; il constate plutôt que

le passé tente de s’incruster dans le présent en soulignant non pas l’évanescence des minutes,

mais la persistance des expériences.

Une telle conception affirme en outre la filiation des souvenirs et des possibilités

expérientielles, reconnaissant le poids sociologique qui précède le sujet et l’oriente ensuite

dans ses potentialités et son potentiel. Puisque le noyau familial constitue le premier cadre

social auquel le sujet est confronté, il n’est pas surprenant que le processus mémoriel amène

Le Clézio à s’interroger sur l’identité du père, et que cela engage une réévaluation de sa

propre identité — et vice versa, puisqu’il reconnaît la nature commutative de telles questions,

dans la mesure où l’interrogation de l’identité propre requiert un questionnement sur l’autre.

Le Clézio pousse ainsi plus loin le proverbe africain, mentionné à la fois dans Onitsha et

L’Africain, selon lequel l’enfant naît au moment et au lieu de sa conception. L’enfant devient
298

en effet fortement dépositaire du lien de sa conception, c’est-à-dire des expériences vécues

par ses parents influençant de près ou de loin l’enfant futur. Il reconnaît également la

perspective successorale de l’histoire familiale, et les ramifications que les expériences et

décisions peuvent avoir sur la génération suivante. L’identité en est fortement imprégnée,

puisque la mémoire et ses contenus subissent l’influence des récits, petits et grands :

Pourtant, à chaque instant, comme une substance éthéreuse qui circule entre
les parois du réel, je suis transpercé par le temps d’autrefois, à Ogoja. Par
bouffées cela me submerge et m’étourdit. Non pas seulement cette mémoire
d’enfant, extraordinairement précise pour toutes les sensations, les odeurs, les
goûts, l’impression de relief ou de vide, le sentiment de la durée. C’est en
l’écrivant que je comprends, maintenant. Cette mémoire n’est pas seulement
la mienne. Elle est aussi la mémoire du temps qui a précédé ma naissance (A :
103-104).

L’étourdissement souligné ici n’apparaît pas très loin du vertige ressenti par Fintan à deux

reprises lors du trajet en bateau et dont j’ai articulé la teneur plus haut (1.3) : l’excès des sens

fait encore sentir sa trace non pas tant par l’intensité intrinsèque de l’odeur ou du goût, mais

par le choc irréversible de l’expérience sans commune mesure avec toute expérience passée.

Reconnaître ce caractère extraordinaire invite également à la reconnaissance d’un

terreau similaire chez l’autre — ce qui oriente le legs, sa réception, et plus largement la

découverte pure et simple du monde. Il poursuit à cet égard la vision sociologique du sujet

développée dans L’extase matérielle :

Tout ce qui venait de moi, venait des autres. Tout. Mes idées généreuses, mon
humeur, mes goûts, ma morale, mon orgueil. Rien n’était à moi. J’avais pris
cela. Je l’avais volé, et on m’avait forcé à le refermer en moi. La conscience,
le refus, l’hostilité : les autres, toujours les autres. La lucidité, le courage,
l’absolu : les autres, les autres, les autres (EM : 61).

Aussi souligne-t-il la prégnance des habitus sur l’individu (et sur son individualité, sa

capacité d’individuation). La distance prise par rapport aux événements et expériences, et

l’effort de compréhension sous-tendant tout le projet de L’Africain mettent en évidence la


299

représentation paternelle dans toute la complexité de son image — terme à entendre comme

« le dire non langagier ou le montrer de la chose en sa mêmeté » (Nancy 2003 : 24). Un tel

travail à rebours requiert une prise en compte de sa nature inachevable, mais nécessaire ; il

en va de l’analyse de la trace, laquelle « doit tout d’abord être considérée comme un signe

qu’il s’agit d’interpréter et qui par là met en avant la question de la représentation de l’autre

ainsi que celle de l’imaginaire utilisé pour cela » (Ridon 2015 : 147). D’où aussi l’intérêt de

la lecture parallèle que je propose du récit L’Africain et de sa contrepartie « imaginaire »

Onitsha. Évidemment, cette posture privilégiant l’ouverture à l’altérité établit une certaine

dichotomie pouvant donner l’impression que l’écrivain se garde le beau rôle — par exemple

en se faisant le porte-étendard de la « noble cause » antiraciste. Le personnage de Maou dans

Onitsha est toutefois plus nuancé, et rend compte de la complexité d’une altérité vécue sur

un mode radical.

Bien qu’elle soit attirée par la culture africaine, situation accentuée par le fait qu’elle

est en marge de la culture européenne expatriée, Maou ne peut s’empêcher de ressentir un

choc et une peur devant une altérité dont l’expérience la bouscule de manière substantielle.

Intriguée par les grondements des tambours, elle se rend au village pour assister à une fête.

Or l’événement ne présente rien de connu et fait vivre à Maou une altérité culturelle

immédiate, c’est-à-dire sans interprétation possible (donc irraisonnable) et uniquement

centrée sur l’expérience présente. La perception de ladite expérience par Maou n’est alors

rendue possible « que grâce aux effets que cette altérité a sur elle : une inquiétude, un vertige,

qui la font vaciller » (Bouvet 2012 : 83). Aussi cet excès des sens traduit par le vertige (« La

musique des tambours maintenant résonnait jusqu’au fond d’elle-même, creusait un vertige »
300

[O : 189]) est-il vécu de manière totalement opposée à Fintan, puisque la peur l’emporte sur

le caractère original et inconnu de la découverte.

L’exposé dans sa structure réflexive proposé dans Onitsha est certainement moins

systématique que ce qui vient d’être présenté dans L’Africain ; le roman offre néanmoins des

propositions littéraires particulières qui méritent notre attention. Dans un cas comme dans

l’autre, le postcolonialisme appelle une posture qui rend compte des implications

sémantiques du préfixe utilisé dans la construction du terme ; il s’agira ainsi pour Le Clézio

d’accepter « que ce “post” le somme de se définir en assumant la filiation “honteuse” »

(Moudileno 2011 : 79), en rendant compte de la position successorale dans laquelle il se

trouve sans pour autant oblitérer la charge sociale, historique et politique qui accompagne le

faisceau des expériences vécues de première main ainsi que les legs familiaux. À cet égard,

et en tenant compte des paradoxes qu’il convoque et soulève, il s’inscrit de plain-pied comme

écrivain postcolonial, dans la mesure où il « accepterait le malaise de cette postcolonialité

sous le soupçon, mais qui, conscient de cet inconfort, déciderait de s’y installer, en faisant de

cette posture paradoxale une marque de sa singularité, et la condition même de sa créativité »

(Moudileno 2011 : 79). Or pour assister à un véritable déploiement littéraire qui conjuguerait

éthique et esthétique, les modalités d’expression de la posture doivent rendre compte de celle-

ci en même temps qu’elle est exprimée. Dans Onitsha, la relation établie entre Geoffroy et

son fils manifeste bien cette organisation. La distance considérable reconnue envers le père

et les quelques tentatives de rapprochement lancées par Fintan sont en effet présentées par

un ensemble de stratégies discursives qui, dans une perspective esth/éthique, recoupent le

fond et la forme.
301

2.3 Temps des verbes et usage des marges


Fort de tout ce qui précède, on peut affirmer que L’Africain se déploie sur le mode

d’une narration qui s’interroge à rebours sur le passé en l’éclairant de l’expérience du temps.

Aussi en empruntant une vision plus pragmatique du langage le récit suit-il globalement

l’usage habituel des temps verbaux, l’imparfait désignant l’état, la répétition ou plus

largement l’aspect duratif de certains événements, et le passé composé lançant l’anecdote et

l’aspect perfectif de souvenirs ponctuels. Toutefois, une analyse discursive plus pointue

dévoile un certain nombre de procédés littéraires qui complexifient une situation en

apparence simple.

L’utilisation du présent de l’indicatif signale un marquage direct du narrateur — tantôt

dans l’affirmation ou le retour au temps de l’énonciation, tantôt dans le processus de

souvenance lui-même. La mémoire sert en effet de véhicule assurant le glissement du présent

du narrateur vers le présent d’événements dont les effets perdurent et contribuent ainsi à leur

mise en récit à venir. Ce jeu discursif se produit à quelques reprises lorsque le narrateur décrit

au présent des expériences saisissantes, pour mieux glisser vers le présent d’un vécu

antérieur :

Le premier souvenir que j’ai de ce continent, c’est mon corps couvert d’une
éruption […]. Je suis dans la cabine du bateau qui longe lentement la côte, au
large de Conakry, Freetown, Monrovia, nu sur la couchette (A : 13 ; je
souligne).

Je garde le souvenir cuisant de ma première rencontre avec les fourmis, dans


les jours qui ont suivi mon arrivée. Je suis dans le jardin, non loin de la maison
[…]. Tout d’un coup, sans que je m’en sois rendu compte, je suis entouré par
des milliers d’insectes. D’où viennent-ils ? (A : 31 ; je souligne)

Cette sensation que je ne peux pas oublier du sol qui se dérobe sous mes pieds
[…]. Je suis dans le village de montagne où ma mère est allée se cacher […].
Nous faisons la queue devant le magasin d’alimentation et je regarde les
302

mouches qui se posent sur la plaie ouverte de la jambe de ma grand-mère (A :


46-47 ; je souligne).

Dans ces trois cas, le souvenir (ou sa contrepartie, l’oubli) est mentionné explicitement et

lance l’anecdote. La modulation dans l’usage du présent de l’indicatif vient confirmer la

persistance du souvenir dans la structure du récit et la prégnance que possède la mémoire sur

le sujet. De la même façon, le caractère filial pourra être reconnu par cette dynamique, dans

la mesure où le glissement du temps verbal rappelle des souvenirs de seconde main (ou pour

être plus précis : de seconde mémoire) :

Avant ma naissance, raconte ma mère, elle voyage à cheval dans l’ouest du


Cameroun, où mon père est médecin itinérant (A : 32).

La plus grande preuve d’amour qu’il a donnée aux siens, c’est lorsqu’en pleine
guerre, il traverse le désert jusqu’en Algérie, pour tenter de rejoindre sa femme
et ses enfants et les ramener à l’abri en Afrique. Il est arrêté avant d’atteindre
Alger et il doit retourner au Nigeria (A : 39-40).

Mon père m’a raconté un jour comment il avait décidé de partir au bout du
monde […]. Il prend le train, débarque à Southampton, s’installe dans une
pension (A : 42).

En étant exprimés au présent de l’indicatif, ces souvenirs manifestement légués renforcent

leur aspect duratif et inscrivent ces événements passés dans la suite continue de l’histoire

familiale. La teneur factuelle forte de ces passages confirme au demeurant l’hésitation

éprouvée par le fils à entrer dans la spécificité de l’expérience de ses parents, privilégiant

plutôt l’interrogation des effets sur lui-même. Il en va donc du sujet qui en chaque instant, à

chaque action, se constitue, et qui reconnaît par la même occasion l’influence sociale (et

d’abord : parentale) sur les conditions de réalisation de ces actions et expériences. Le Clézio

en est pleinement conscient, et toute autobiographie spéculative demeure vaine : « Si je

n’avais pas eu cette connaissance charnelle de l’Afrique, si je n’avais pas reçu cet héritage

de ma vie avant ma naissance, que serais-je devenu ? » (A : 103).


303

Encore plus subtilement que le présent de l’indicatif, l’imparfait pourra à son tour se

faire le véhicule d’un glissement de sens volontaire venant complexifier le discours (la forme

orientant le fond et vice versa). L’imparfait de l’indicatif servira en effet à affirmer des vérités

d’ordre général, tout en mettant en perspective le fait qu’il s’agit d’une époque aujourd’hui

révolue ou au contraire de découvertes qui chamboulèrent l’ordre des choses (en matière

d’expérience phénoménale et d’identité) chez l’enfant. La frontière entre ces deux

interprétations ne saurait être aussi tranchée, et les quelques exemples suivants en

témoignent :

L’Afrique, c’était le corps plutôt que le visage (A : 13).

La liberté à Ogoja, c’était le règne du corps (A : 15).

L’Afrique était puissante (A : 17).

Puisque Le Clézio affirme avec insistance que les découvertes d’alors lui étaient inédites, en

même temps qu’il reconnaît la nature révolue de cette Afrique, l’utilisation de l’imparfait

marque une connotation différente du seul récit d’événements révolus, venant articuler ce

passé en lien avec un présent dans leur différence. Ce temps verbal pourra aussi être

rapproché d’un aspect itératif, désignant une expérience jadis répétée et chaque fois

reconfirmée.

Dans Onitsha, la prédominance de l’imparfait et du plus-que-parfait de l’indicatif,

temps généralement associés à la description romanesque, donne l’impression d’un récit

d’états ou d’événement achevés, voire répétitifs ou répétés. Le récit ainsi exprimé n’instaure

pas de véritables successions d’actions comme peuvent le faire le passé simple ou le passé

composé, se situant résolument dans la démarche de souvenance, marquant le récit du sceau

de la syllepse davantage que du parcours chronologique ancré dans l’analepse. Au


304

demeurant, une telle construction syntaxique accentue d’autant le poids des passages ayant

recours à d’autres temps de verbe — le passé simple ou l’imparfait, et le présent de l’indicatif.

Les chapitres se concentrant plus particulièrement sur les ambitions archéologiques de

Geoffroy Allen (au nombre de huit25) sont en retrait de la marge de gauche, et utilisent le

présent de l’indicatif. Ces deux éléments placent le récit dans un lieu discursif différent du

récit principal, affirmant visuellement la particularité de ces passages. La première séquence

de cette nature est révélatrice d’un pareil ordre des choses : « L’Afrique brûle comme un

secret, comme une fièvre. Geoffroy Allen ne peut pas détacher son regard, un seul instant, il

ne peut pas rêver d’autre rêve » (O : 87). On se trouve alors non plus dans une Onitsha réaliste

décrite par un narrateur à l’identité ambiguë, mais dans l’Afrique sublimée de Geoffroy

Allen. Le chevauchement des deux mondes (réel et onirique) est pleinement assumé, puisque

l’exploration d’Aro Chuku par Geoffroy sera donnée avec la même mise en page — dernier

chapitre du genre consacré au père. Rien de surprenant puisque Le Clézio écrit ailleurs

qu’« on est pour la moitié celui qu’on est dans ses rêves » (IT : 172), c’est-à-dire que le rêve

est assimilé à une conscience nocturne qui contribue à l’expérience vécue de laquelle dégager

la réalité. La connaissance de soi et du monde peut donc s’articuler de part et d’autre jusqu’à

brouiller les frontières du temps et du concret :

Il y a au fond de moi ce savoir, à la fois lointain et proche, auquel j’accède


chaque nuit, comme errant au hasard. Comme si derrière chaque chose
présente, derrière chaque visage, pouvait surgir à chaque instant un autre
monde. J’arrive, je franchis la porte, je glisse, je nage, je flotte, porté par un
courant irrésistible (IT : 175).

25
O : 87-91, 120-123, 124-130, 137-140, 162-169, 176-179, 191-196, 212-216.
305

Le « courant irrésistible » du corps réaffirmera finalement sa préséance, le père de Fintan,

malade, se rendant à la conclusion que « tout est terminé. Il n’y a pas de paradis » (O : 196).

Ces mécanismes formels de disposition textuelle et de temps verbaux mettent en valeur

l’écart qui sépare le jeune Fintan de son père. Geoffroy explore les aventures potentielles ce

qui mène à la sublimation d’une Meroë livresque (abreuvée par l’étrange Sabine Rodes), dont

quelques explorations réelles mèneront à une contraction sévère du paludisme. En même

temps, Fintan, plus en phase avec le continent, vivra grâce à son comparse Bony la vérité

simple de la nature africaine, lors d’une séquence baptismale d’autant plus importante qu’elle

tranche avec les résultats désastreux que le père obtient lorsqu’il pousse ses recherches.

Fintan arrive à un bassin d’eau mbiam (« Bony avait déjà prononcé plusieurs fois ce nom.

C’était un secret » [O : 159]), entraîné dans un périple de deux jours par son ami. Ce dernier

l’invite à une procession qui assure la communion du garçon avec la nature transcendante de

cette expérience en même temps que le caractère hic et nunc du moment : « [Bony] prit de

l’eau dans sa main et aspergea le visage de Fintan. L’eau froide coulait sur sa peau, il lui

sembla qu’elle entrait dans son corps et lavait sa fatigue et sa peur. Il y avait une paix en lui,

comme le poids du sommeil » (O : 161). L’utilisation du passé simple pour décrire cette scène

singularise les événements et souligne la nature extraordinaire (donc non récurrente) de

l’expérience. Le caractère magique de l’événement rappelle les pouvoirs que Le Clézio

confère ailleurs au liquide : « L’eau n’a pas de corps, pas de regard, elle a seulement les

sortilèges » (IT : 194). Lors du trajet menant à ce bassin, Fintan réalise la teneur de

l’expérience qu’il est en train de vivre, à la fois dans le temps et hors du temps. Il a même

une pensée pour son père qui cherche précisément une expérience de cet ordre : « C’était un
306

endroit mystérieux, loin du monde, un endroit où on pouvait tout oublier. “C’est ici qu’il

faudrait qu’il vienne”, se dit Fintan en pensant à Geoffroy » (O : 160).

Cette eau mbiam prend un sens fort différent pour Geoffroy Allen. Il croit d’abord au

pouvoir purificateur de l’eau : « Là, Geoffroy lave son visage, il boit longuement. L’eau

froide éteint la brûlure au centre de son corps. Il pense au baptême, il ne sera plus jamais le

même homme » (O : 194-195 ; je souligne). Mais il en ressent rapidement la toute-puissance

néfaste : « Au petit matin, Geoffroy est grelottant de fièvre, il ne peut plus marcher. Il urine

un liquide noir, couleur de sang. Okawho passe la main sur son visage, il dit : “C’est le

mbiam. L’eau est mbiam” » (O : 196). Le mal est physique, mais il est aussi intellectuel (et

sa capitulation finale en témoigne) : Geoffroy perd de vue le présent de l’expérience au profit

d’une archéologie et d’une histoire qui par excès de passé et défaut de concret le rendent

malade. Il parvient à ce qui ressemble à un site rituel détruit par les colons anglais au début

du XXe siècle, ce qui met définitivement en échec ses recherches et marquera ensuite

rapidement la conclusion de son séjour en Afrique. Cette Meroë tant recherchée n’a plus ses

traces que sur le visage de ses héritiers, les enfants de Ndri, portant les signes itsi (« Ainsi a

grandi Okawho, jusqu’à ce qu’il rencontre Oya, qui porte enfermée en elle le dernier message

de l’oracle, en attendant le jour où tout pourra renaître » (O : 215). Cette même marque se

trouve aussi sur des pierres faisant office de stèle sur l’ancien site rituel d’Aro Chuku

(l’oracle). Au demeurant, le sanctuaire qui constitue les derniers restes de la succession de

Meroë n’aura pas su remplir sa fonction prophétique, puisque la dynastie ne sera pas sauvée

de la destruction. Elle renvoie par la même occasion Geoffroy Allen à sa véritable identité

d’Anglais en terres africaines. La dernière séquence du livre liée à Geoffroy Allen et placée
307

en retrait de la marge de gauche26 (O : 212-216) relate d’ailleurs la fin de Meroë avec

exactitude, reliant ainsi le rêve de Geoffroy à la réalité historique des événements : « Le 28

septembre 1902 Aro Chuku est tombé aux mains des Anglais, presque sans résister » (O :

212). Cette séquence se termine avec la dissipation du rêve et du brouillard paludique de

Geoffroy ; il réalise la teneur sublime et sublimée de son entreprise, qui relève davantage du

désir que du véritable travail archéologique ou historien. Un rapport temporel similaire

assaillira Fintan, alors qu’il en vient à reconnaître les enchevêtrements de la mémoire, des

rêves et de la réalité passée, lesquels ne résistent pas au poids d’un présent implacable :

Maintenant, tout est différent. La guerre efface les souvenirs, elle dévore les
plaines d’herbes, les ravins, les maisons des villages, et même les noms qu’il
[Fintan] a connus. Peut-être qu’il ne restera rien d’Onitsha. Ce sera comme si
tout cela n’avait existé que dans les rêves, semblable au radeau qui emportait
le peuple d’Arsinoë vers la nouvelle Meroë, sur le fleuve éternel (O : 239).

C’est dans cette conception du temps et des expériences que la relation filiale est perceptible

avec le plus d’acuité, venant inscrire la posture du fils à même les traces du père.

Le caractère éternel des rêves et l’image fluviale sont loin d’être anecdotiques.

Geoffroy vient confirmer ouvertement la suspension temporelle à laquelle procède le rêve,

suspension transmise narrativement par le décrochage d’un récit au passé qui privilégie le

présent intemporel, lequel devient atemporel : « Tout s’est effacé, sauf les signes itsi sur les

pierres et sur le visage des derniers descendants du peuple d’Amanirenas. Mais il n’est plus

impatient. Le temps n’a pas de fin, comme le cours du fleuve » (O : 216). La piste ouverte

par un tel usage du présent de l’indicatif est celle d’une nécessaire interrogation synchronique

de la mémoire, ensemble de souvenirs qui constitue davantage que la somme de ses parties.

26
Au dernier chapitre, la lettre que Fintan écrit à sa sœur utilisera également cette mise en page, mais la
nature documentaire du passage le distingue nettement des huit séquences où Geoffroy Allen sublime sa Meroë.
308

L’interrogation directe du temps pour comprendre la dynamique expérientielle ne saurait

représenter entièrement l’esth/éthique de la mémoire chez Le Clézio ; l’analyse du lieu dans

une perspective hors du temps — ce que Genette désigne comme des syllepses

géographiques27 —, permettrait d’éviter l’anachronie pour miser plutôt sur l’achronie, terme

à entendre « comme un événement sans date et sans âge » (Genette 2007 : 78). Aussi ce qui

m’intéressera dans ce qui suit est moins l’événement dans son caractère individuel et distinct

que l’agencement d’un ensemble d’événements dans et par le récit. En favorisant une étude

topographique, une distance sera ainsi prise par rapport à l’organisation chronologique de

récits naturellement suivis selon le fil d’une anamnèse. Cela permettra ainsi, comme l’a bien

ciblé Madeleine Borgomano dans son étude d’Onitsha, de « restituer une autre perception du

temps, pas encore régie par les mesures inventées par la civilisation (comme celle de

l’enfant), ou refusant de se laisser enfermer dans ces mesures » (1993 : 38).

2.4 Mémoire et topographie


Récit et roman interrogent à nouveaux frais la construction mémorielle, dans la mesure

où le lieu est à la fois porteur de mémoire et créateur de souvenirs. Le sujet, inscrit dans son

environnement — la filiation étant sans doute la relation la plus fondamentale —, peut alors

se faire le légataire de souvenirs parentaux, voire ancestraux. Or le lieu joue un rôle important

autant dans la construction que dans le rappel. Le Clézio reconnaît l’importance de ce qu’on

27
« Ayant baptisé analepses et prolepses les anachronies par rétrospection ou anticipation, on pourrait
nommer syllepses (fait de prendre ensemble) temporelles ces groupements anachroniques commandés par telle
ou telle parenté, spatiale, thématique ou autre. La syllepse géographique est par exemple le principe de
groupement narratif des récits de voyage enrichis d’anecdotes » (Genette 2007 : 80).
309

pourrait désigner comme une mémoire topographique28, lorsqu’il sublime les moments qui

ont précédé sa naissance — citant cette croyance africaine voulant que « les humains ne

naissent pas du jour où ils sortent du ventre de leur mère, mais du lieu et de l’instant où ils

sont conçus » (A : 77) ; la même idée est exprimée de manière légèrement différente par

Geoffroy dans Onitsha, alors qu’il se prépare à partir pour l’Afrique : « Là-bas, les gens

croient qu’un enfant est né le jour où il a été créé, et qu’il appartient à la terre sur laquelle il

a été conçu » (O : 113-114). Cette phrase est répétée plus tard, alors qu’on apprend lors de

leur dernier jour à Onitsha que Maou est enceinte d’une fille (O : 226), puis est reprise une

troisième fois dans la lettre que Fintan adresse à sa sœur Marima (O : 242). Cette question

des origines n’est au demeurant pas nouvelle pour Le Clézio, puisque dès L’extase matérielle,

il se demande : « À quel moment le drame s’est-il engagé pour moi ? Dans quel corps

d’homme ou de femme, dans quelle plante, dans quel morceau de roche ai-je commencé ma

course vers mon visage ? » (EM : 9). En d’autres mots : où (adverbe de lieu et de temps) se

trouve la naissance de ce visage-paysage ? Cette sensibilité topographique est exprimée avec

insistance par Fintan aux deux extrémités d’Onitsha. D’abord, alors qu’il est seul dans la

cabine qu’il occupe avec sa mère à bord du Surabaya (ayant quitté la France peu avant,

laissant derrière lui le connu, mais étant surtout marqué par le déracinement provoqué par ce

père étranger), Fintan voit le navire comme « un grand coffre d’acier qui emportait les

souvenirs, qui les dévorait » (O : 23). Ces souvenirs sont empreints de sensorialité, alors qu’il

28
Dans son plus récent roman, Alma, Le Clézio propose par l’intermédiaire de son narrateur Jérémie Felsen,
une liste de ce qu’il désigne comme « la carte des lieux de mémoire » (2017 : 145) de Maurice, pour lutter
contre l’oubli volontaire et les mensonges des familles étant demeurées sur l’île. Il veut ainsi « tout voir, même
s’il ne reste plus grand-chose à voir, juste ces noms sur une carte, comme sur une stèle immergée, des noms qui
s’effacent chaque jour, des noms qui s’enfuient au bout du temps » (2017 : 147).
310

tâche d’entrer dans la profondeur du présent, la noirceur de sa vision et le balancement du

bateau :

Les yeux ouverts dans la pénombre, il attendait le retour de Maou. Le navire


tanguait lourdement, en faisant craquer ses membrures. Alors Fintan pouvait
se souvenir. Les choses passées n’avaient pas disparu. Elles étaient tapies dans
l’ombre, il suffisait de bien faire attention, de bien écouter, et elles étaient là.
Les champs d’herbe dans la vallée de la Stura, les bruits de l’été. Les courses
jusqu’à la rivière. Les voix des enfants, qui criaient : Gianni ! Sandro ! Sonia !
Les gouttes d’eau froide sur la peau, la lumière qui s’accrochait aux cheveux
d’Esther. À Saint-Martin, plus loin encore, le bruit de l’eau qui cascadait, le
ruisseau qui galopait dans la grand-rue. Tout cela revenait, entrait dans la
cabine étroite, peuplait l’air gris et lourd. Puis le navire emportait tout dans
les vagues, hachait tout dans son sillage. La vibration des machines était plus
puissante que ces choses, elles devenaient faibles et muettes (O : 21-22).

Les images sont rappelées, telles des visions nocturnes, des rêves éveillés perçus dans les

ténèbres de l’attente. Ce portait mémoriel se décline sur la vue, l’ouïe et le toucher : le champ,

la lumière et tout le portrait s’offrant à lui ; le son de l’été, des voix et de l’eau ; la sensation

des gouttes sur la peau. L’effet de liste est accentué par l’absence de verbe conjugué ou de

proposition principale. Le réalisme sensoriel de la séquence confirme alors davantage la

matérialité du lieu qu’une chronotopie assurant le déploiement temporel de l’expérience. Ce

souvenir et cette envie d’y revenir s’effacent alors derrière le mouvement des moteurs (leur

bruit autant que la sensation corporelle de leurs vibrations), qui représentent le départ,

l’éloignement du connu et le rapprochement inarrêtable vers l’inconnu — comme si la

nostalgie ne devait pas empiéter sur la concrétude du présent.

Un désir de préservation similaire est exprimé lorsque Fintan et sa famille doivent

quitter l’Afrique, les découvertes et la liberté ayant eu leur impact sur le jeune homme. Une

même volonté de consignation mémorielle est exprimée :

Il fallait être dur, ne jamais oublier ce qui s’était passé. La mémoire du fleuve
et du ciel, les châteaux des termites explosant au soleil, la grande plaine
d’herbes et les ravins pareils à des blessures sanglantes, cela servait à ne pas
311

succomber aux pièges, à rester brillant et dur, insensible, dans le genre des
pierres noires de la savane, dans le genre des visages marqués des Umundri
(O : 236-237).

Le désir de souvenance de Fintan s’exprime de manière légèrement différente par rapport à

la réflexion initiale un an plus tôt, moins ancré sur les seules expériences, et davantage sur

l’intériorisation et l’interprétation de ces expériences. L’empreinte est là, mais il y a une

conscience plus accrue du caractère évanescent des souvenirs, une relation sans doute plus

adulte que celle exprimée au départ de la France (parce que plus connaissante). Il y a une

meilleure compréhension de la possibilité des expériences, non pas dans leur renouvellement,

mais bien dans leur nouveauté. L’expérience des expériences assure la dimension médiate de

l’être en tant que sujet d’intériorisation.

Cette dimension est réaffirmée dans L’Africain par une réflexion de réflexions qui se

demande comment la mémoire a pu jadis fonctionner et les souvenirs se construire. Une telle

posture est adoptée non pas tant dans un objectif d’apitoiement ou de malaise devant un retour

impossible à ce qui a été, mais bien dans la reconnaissance d’un travail de la mémoire et de

l’impact de cette dernière sur le présent, la prégnance du souvenir sur l’expérience actuelle

du concret (en témoigne cette « peine dérélictueuse » [A : 103] de la nostalgie citée plus tôt).

L’objectif n’est pas d’effectuer une remontée impossible dans le temps, mais bien de voir les

effets du passé sur le présent ; de là, le futur s’en trouve orienté. S’il n’y a aucune nostalgie,

c’est aussi parce que Le Clézio perçoit la teneur plurielle de cette mémoire, somme de

souvenirs constitués d’autres sommes de souvenirs, légués par le milieu, l’environnement,

les parents. L’effort mémoriel exigé pour comprendre son père et tracer les contours de ce

personnage africain, et la posture esth/éthique qu’il adopte pour en témoigner révèlent cette
312

dynamique historique, menant d’une histoire personnelle à une histoire familiale, puis

régionale, voire culturelle :

C’est en l’écrivant que je le comprends, maintenant. Cette mémoire n’est pas


seulement la mienne. Elle est aussi la mémoire du temps qui a précédé ma
naissance, lorsque mon père et ma mère marchaient ensemble sur les routes
du haut pays, dans les royaumes de l’ouest du Cameroun. La mémoire des
espérances et des angoisses de mon père, sa solitude, sa détresse à Ogoja. La
mémoire des instants de bonheur, lorsque mon père et ma mère sont unis par
l’amour qu’ils croient éternel (A : 104).

Le Clézio saisit l’incompatibilité d’une telle mémoire avec l’Afrique concrète, « forte et

exhilarante » (A : 73) qu’il découvre à l’âge de huit ans. Et pourtant, tout s’accumule,

s’agglomère, pour former une masse mémorielle, un tout forgeant le sujet dans son identité,

dans ses actions, et dans son expérience du monde. La dimension topographique n’est pas à

négliger dans cette dynamique, puisqu’elle est également présente et se révèle essentielle

dans les récits laissés par ses parents :

Cette mémoire est liée aux lieux, au dessin des montagnes, au ciel de l’altitude,
à la légèreté de l’air au matin. À l’amour qu’ils avaient pour leur maison, cette
hutte de boue séchée et de feuilles, la cour où chaque jour les femmes et les
enfants s’installaient, assis à même la terre, pour attendre l’heure de la
consultation, un diagnostic, un vaccin. À l’amitié qui les rapprochait des
habitants (A : 78).

Cette topographie tranche radicalement avec le lieu auquel il était confiné en France : « Nous

étions venus d’un appartement au sixième étage d’un immeuble bourgeois, entouré d’un

jardinet où les enfants n’avaient pas le droit de jouer, pour vivre en Afrique équatoriale, au

bord d’une rivière boueuse, encerclés par la forêt » (A : 29-30). Pour sceller le lien entre

d’une part la mémoire topographique qui confère une importance capitale à l’expérience que

le sujet fait de son entour, et d’autre part une mémoire qui engendre une relation temporelle

entre les événements initiaux et le sujet se rappelant, L’Africain recourt à une stratégie

complexe qui se veut le contrepoint de l’approche ernalienne (l’ekphrasis) analysée au


313

chapitre précédent, à savoir le dispositif texte-image. Aussi convient-il en terminant de

s’interroger sur le rôle joué par les nombreuses photos insérées dans le récit pour chercher à

voir comment, par cette entreprise, Le Clézio « restitue [à la photographie] ses dimensions

exploratrice et testimoniale » (Roussel-Gillet 2008 : 287).

2.5 L’usage de la photo


L’Africain est parsemé de quinze photographies en noir et blanc, dites « provenant des

archives de l’auteur » (A : 106). Elles ne sont pas toutes remises en contexte, mais à partir de

celles qui le sont, on peut déduire que ces photos furent prises par Raoul Le Clézio, si ce

n’est en totalité, du moins en partie. Les motivations derrière la prise de ces photos peuvent

sembler banales : « Il prend des photos. Avec son Leica à soufflet, il collectionne des clichés

en noir et blanc qui représentent mieux que des mots son éloignement, son enthousiasme

devant la beauté de ce nouveau monde » (A : 51).

Au premier degré, c’est-à-dire pour le photographe qui jugeait important

d’immortaliser sur le papier argentique le portrait s’offrant à lui, la photo résume l’expérience

en même temps qu’elle interpelle la construction mémorielle qui en découle. La photo ne

trouve ici son efficace que parce qu’elle résume et contraint par son cadrage, en même temps

qu’elle ouvre et illimite par la profondeur de l’expérience rappelée (laquelle est elle-même

double, entendu qu’elle conjugue l’expérience première passée et l’expérience présente de

renouvellement occasionnée par l’acte de souvenance). Le studium, cette « sorte

d’investissement général, empressé, certes, mais sans acuité particulière » (Barthes 1980 :

48) fait d’abord en sorte que le regard se pose sur la photo pour en faire une lecture globale.

Et si le punctum correspond à un supplément — « c’est ce que j’ajoute à la photo et qui

cependant y est déjà » (Barthes 1980 : 89) —, supplément de sens qui permet de dire que
314

quelque chose ou quelqu’un a été, ce caractère pourra être révélé par une mise en récit

directement ou indirectement liée à ce qui figure sur la photo. L’écrivain oscille toutefois

entre les deux, studium et punctum, dans la mesure où il « investit, par sa culture et sa

conscience, le studium, une façon d’envelopper la photographie dans ses repères

géographiques et historiques, qui renvoient au contexte et à la culture de façon globale »

(Roussel-Gillet 2008 : 283-284). La démarche ayant mené à l’inclusion des photos dans le

livre révèle une volonté d’ouvrir un dialogue avec le père disparu ; le dépouillement des

archives par le choix des photos (entendu que de l’aveu de l’auteur, celles où Raoul Le Clézio

figurait furent écartées29) conjugue une réactivation mémorielle à un enclenchement discursif

dont L’Africain se veut l’aboutissement. L’image qui se donne à voir mais surtout à lire sur

la photo devient ainsi représentation, c’est-à-dire que l’image « est la présentation de ce qui

ne se résume pas à une présence donnée et achevée (ou donnée tout achevée), ou bien elle

est la mise en présence d’une réalité (ou forme) intelligible par la médiation formelle d’une

réalité sensible » (Nancy 2003 : 69). L’image extirpe (ex, hors, et stirps, souche, racine, nous

dit le Littré), elle dégage de son contour et essouche, montre au jour les racines pour mieux

s’offrir la possibilité de remonter vers elles. D’où le nécessaire retour en arrière, le

recommencement, la tentative de compréhension dont il fait mention en ouverture de récit

(A : 7). Si « l’objectif central de l’espoir ekphrastique pourrait être nommé “le dépassement

de l’altérité” » (Mitchell 1994 : 156 ; je traduis), l’utilisation que Le Clézio fait de la

description vise au contraire un rapprochement à l’égard de cette altérité (aussi médiatique

qu’interpersonnelle), pour approfondir le rapport identitaire en ouvrant vers une double

29
« L’incertitude s’est portée surtout sur le choix des photos. Il y en avait plus de cinq cents. J’ai éliminé
toutes celles où il apparaissait, et qui étaient parfois remarquables. J’aurais pu n’en mettre aucune. Mais
c’étaient ces photos qui m’avaient permis d’accéder à la mémoire et de la matérialiser » (Le Clézio 2004a : 70).
315

compréhension — d’abord originaire à l’endroit du père, ensuite individuelle quant à ce qui

le constitue comme sujet au moment où cette réflexion se traduit discursivement en

littérature. Et si les concepts de punctum et de studium barthésiens rendent compte de deux

axes distincts dans l’ordre de la représentation, l’image telle que vue par Nancy assume et

assure plutôt le lien entre le sens de ce qui pointe vers l’œil et l’entour de ce point (ce qui me

semble mieux décrire la posture privilégiée par Le Clézio) :

Toute image relève du « portrait », non pas en ce qu’elle reproduirait les traits
d’une personne, mais en ce qu’elle tire (c’est la valeur sémantique
étymologique du mot), en ce qu’elle extrait quelque chose, une intimité, une
force. Et, pour l’extraire, elle la soustrait à l’homogénéité, elle l’en distrait,
elle la distingue, elle la détache et elle la jette en avant. Elle la jette au-devant
de nous, et ce jet, cette projection fait sa marque, son trait même et son stigma :
son tracé, sa ligne, son style, son incision, sa cicatrice, sa signature, tout cela
à la fois (Nancy 2003 : 16).

Les photos proposées et décrites par Le Clézio affirment moins le caractère distinctif de ce

qu’elles représentent qu’elles traduisent la subjectivité expérientielle — et de là, mémorielle

— de laquelle elle est issue.

Au second degré, c’est-à-dire pour le spectateur qui reçoit cette photo (J.M.G. Le

Clézio au premier chef), le récit associé contribue à fixer la teneur esth/éthique du cliché.

L’élan est double, puisqu’il place bien l’image dans un ordre non plus de l’apparence, mais

de la représentation. La posture phénoménologique y trouve toute sa richesse, c’est-à-dire

tout son sens, puisque conjuguée à l’insistance que le récit met sur le ça-a-été, la photo

exprime clairement ces prétendus mille mots auxquels se substitue la proverbiale image telle

que l’écrivain la perçoit et la reçoit. Or pour le véritable spectateur extérieur que nous

sommes, Le Clézio offre une mise en récit au carré, puisque derrière les mots et les photos

qu’il nous présente résonne le récit originel du père. Cet enchevêtrement rapproche la relation

texte-image du dispositif, terme à entendre comme une « matrice d’interactions


316

potentielles » (Ortel 2008 : 18), enjoignant à l’adoption d’une posture esth/éthique

transmédiatique (dans le choix des photos, leur recadrage, leur présentation, et même leur

description in absentia). Dès lors,

le texte oriente la lecture de l’image : mise en perspective spatio-temporelle,


narrativisation, voire fictionnalisation viennent former un cadre de lecture qui
empreint notre regard, en inscrivant souvent la photographie comme un
marqueur social, historique, politique, d’une destinée dont le sens dépasse
l’existence individuelle. Réciproquement, la photographie questionne le texte,
en faisant apparaître justement les dimensions, différentes selon les auteurs,
qu’ils ont choisi d’extraire de leur substrat existentiel pour le narrer
(Montémont 2008 : 472).

Le Clézio témoigne ainsi de la dualité entre l’expérience et l’héritage, la seconde influençant

inévitablement la première (pensons simplement une fois de plus à l’habitus bourdieusien).

Cette dualité est rendue évidente lorsque l’écrivain souligne l’émotion qu’il ressent lui-même

à la vue d’une photo de la baie de Victoria, où son père a vécu à son arrivée en Afrique : « Si

ce paysage le requiert, s’il fait battre mon cœur aussi, c’est qu’il pourrait être à Maurice, à la

baie du Tamarin, par exemple, ou bien au cap Malheureux, où mon père allait parfois en

excursion dans son enfance » (A : 62 ; je souligne). S’il a pu lui-même faire l’expérience de

Maurice par ses voyages et ses séjours sur l’île, c’est malgré tout par le recours à un souvenir

de seconde main qu’il décrit ici ce que la photo lui évoque. La mention en fin de phrase du

souvenir paternel affirme clairement la posture esth/éthique adoptée par Le Clézio dans

L’Africain. Une telle description ne saurait que renvoyer au studium de la photo, au caractère

immanent du lieu qui, par sa disposition et sa végétation, peut représenter plusieurs endroits

à la fois et non pointer vers un emplacement particulier. Le studium devient ainsi image-
317

paysage30. Cette posture doit être mise en lien direct avec le rapport historique qu’une telle

mémoire engage, rapport paradoxal puisqu’il requiert une présence passée qui, pour assurer

sa mise en récit et donc sa reconnaissance, nécessite une mise en retrait. Barthes décrit ce

paradoxe comme relevant du caractère hystérique de l’histoire :

Ainsi, la vie de quelqu’un dont l’existence a précédé d’un peu la nôtre tient
enclose dans sa particularité la tension même de l’Histoire, son partage.
L’Histoire est hystérique : elle ne se constitue que si on la regarde — et pour
la regarder, il faut en être exclu. Comme âme vivante, je suis le contraire
même de l’Histoire, ce qui la dément, la détruit au profit de ma seule histoire
(Barthes 1980 : 102).

L’exercice de mise en retrait du monde et du temps — et donc de l’Histoire — que provoque

le travail d’écriture, exclusion qui n’est que temporaire évidemment, conjugue l’expérience

phénoménologique initiale et l’appel mémoriel subséquent. Ce que Le Clézio parvient

toutefois à accomplir dans L’Africain, mais aussi dans Onitsha — et ce qu’on pourrait

désigner plus largement comme l’une des capacités de la littérature —, contredisant ainsi

Barthes, est la conjugaison des histoires pour non plus détruire, mais produire.

Tout pointe alors vers le grand inconnu de l’œuvre leclézienne : « le drame de Moka »

(A : 49). Cette histoire familiale n’est abordée de manière biographique qu’avec beaucoup de

pudeur, et se voit autrement camouflée dans la fiction31. L’héritage de ce drame est lourd à

porter, puisqu’il est à l’origine de l’exil paternel :

Bientôt huit ans qu’il [Raoul Le Clézio] est parti de Maurice, après l’expulsion
de sa famille de la maison natale, le fatal jour de l’an de 1919. Dans le petit
carnet où il a consigné les événements marquants des derniers jours passés à

30
« Le paysage ouvre sur l’inconnu. Il est proprement le lieu en tant qu’ouverture à un avoir-lieu de
l’inconnu. Il n’est pas tant la représentation imitative d’un endroit donné, il est la présentation d’une absence
de présence donnée. Si j’osais forcer le trait, je dirais qu’au lieu de peindre un “pays” comme “endroit”, il le
peint comme “envers” » (Nancy 2003 : 114).
31
Dans Le chercheur d’or par exemple, une longue séquence (Le Clézio 1985 : 72-81) décrit la destruction
du domaine familial lors d’un cyclone dévastateur. Cet événement entraîne la ruine du père et la reprise des
terres par un oncle opportuniste, puis quelques années plus tard l’exil d’Alexis, le personnage principal.
318

Moka, il écrit : « À présent, je n’ai plus qu’un désir, partir très loin d’ici et ne
jamais revenir. » La Guyane, c’était effectivement l’autre extrémité du monde,
les antipodes de Maurice (A : 49).

Cette perte s’est transmise jusqu’à Le Clézio lui-même, puisqu’il y situe son besoin

immodéré de remonter et comprendre les origines : « La perte d’Euréka me concerne aussi,

puisque c’est à cela que je dois d’être né au loin, d’avoir grandi séparé de mes racines, dans

ce sentiment d’étrangeté, d’inappartenance » (Le Clézio 1986 : 113).

Aussi des traces de cet épisode tragique sont-elles perceptibles dans d’autres œuvres,

lorsque par exemple le protagoniste revient sur la terre de ses ancêtres pour essayer de

remonter l’histoire et comprendre les raisons pour lesquelles il est tel qu’il est aujourd’hui,

c’est-à-dire marqué en son cœur par le déracinement en même temps que par un certain

nombre d’expériences de seconde main (en particulier sensorielles)32. L’un des échos les plus

parlants de cette tragédie familiale est assurément donné dans le dernier roman en date publié

par l’écrivain, Alma. Là aussi, le personnage principal (Jérémie Felsen) tente de remonter son

arbre généalogique sur l’île Maurice, et par cette occasion découvre les circonstances ayant

mené au départ de son père :

Voilà quatre-vingts ans mon père a quitté son île pour venir étudier en France,
pendant la Première Guerre. Alors il fuyait le désastre, Alma en ruines, son
père chassé de sa maison natale, sans avoir commis d’autre faute que s’être
montré confiant, et il n’y avait pas d’archange au sabre enflammé pour lui
montrer le chemin de l’est, vers Mahébourg, vers Belle Mare, ou vers Poudre
d’Or, mais un huissier de justice vêtu de noir, chaussé de petites lunettes, qui
dressait l’inventaire (Le Clézio 2017 : 319).

32
Jean Marro, personnage principal de Révolutions, témoigne particulièrement bien de cette sensibilité
filiale (avec en outre un clin d’œil à Proust) : « Un long moment, Jean est resté immobile devant la porte, à
guetter les bruits de l’immeuble. Un brouhaha d’enfants, montant de la cour, l’aboiement grêle d’un roquet
quelque part dans les étages du bas, c’est tout. Plus rien à quoi s’accrocher pour appareiller vers le temps passé.
Ce sont les bruits et les odeurs qui manquent le plus à la mémoire, comme s’ils étaient les éléments les plus
réels, la substance du temps perdu » (Le Clézio 2003 : 369 ; je souligne). Le retour vise non pas à vaincre la
nostalgie, mais à percevoir avec acuité l’entrelacs identitaire qui le forge et le forme activement.
319

L’objectif initial de Jérémie Felsen est de retracer le dodo mauricien, espèce éteinte depuis

le XVIIe siècle, ce qui n’est pas sans symboliser sa propre présence sur l’île : puisque tous les

Felsen sont eux aussi disparus, il fait lui-même office d’oiseau rare — statut avalisé par

certains habitants qui se réjouissent de voir en terre mauricienne un représentant de cette

famille de légende ancienne. Du dodo autant que de la lignée des Felsen, il ne reste que des

traces — ossements (fossiles d’animal et tombes familiales) ou artefacts documentaires sans

réelle valeur. La mémoire dont il est le dépositaire forcé et le véhicule volontaire motivent

ainsi les deux facettes de son identité, sa mêmeté autant que son ipséité.

Au demeurant, comme s’est efforcée de le démontrer toute l’analyse qui précède, cette

dualité du sujet traverse Onitsha et L’Africain. Le dépliement et le déploiement de la mémoire

par des mécanismes littéraires (les variations de sens des temps verbaux, par exemple) et

identitaires assurent chez Le Clézio le marquage de la distance dans un horizon de

rapprochement. Le démenti succède au démenti, offrant une Histoire contradictoire qui ne

masque pas ses tensions, y voyant plutôt une force. Ainsi, « toute construction suppose une

forme tacite de déconstruction. En fouillant le passé, le biographe gomme peut-être autant

qu’il met en lumière » (Cavallero 2009 : 117-118). Bref, le punctum passe d’un ça-a-été à un

ça-a-été, mais marqué par le récit, qui en tourne et retourne la matière, tout en ouvrant le

studium vers les expériences potentielles du monde vécues ou reçues par le sujet. C’est dans

la manière de ces tours et détours que la posture esth/éthique de Le Clézio apparaît.

Remarques finales : une mémoire paradoxale


Annoncée ouvertement dès la page de préambule de L’Africain, la démarche de

rapprochement et de compréhension vis-à-vis du père constitue la trame sur laquelle Le

Clézio interroge ses propres expériences africaines et la construction identitaire complexe


320

qui découle du cadre familial. Même si le père est perçu comme un pur étranger, même si la

filiation est refusée jusqu’à entraîner la sublimation d’un nouveau parent, la figure d’altérité

ainsi construite contribue à l’établissement de l’identité du sujet. L’écrivain en rend compte

de diverses façons, la mémoire constituant un point central de questionnements. Aucune

réponse définitive n’est donnée ouvertement, mais l’analyse qui précède montre bien

l’ambiguïté productive provoquée par une telle posture esth/éthique.

Par les nombreux rapprochements proposés entre L’Africain et Onitsha, autant par la

proximité d’événements et d’expériences que par des similitudes d’ordre plus conceptuel, le

récit se fait la contrepartie du roman à bien des égards. Et si le désir de compréhension du

père est manifesté dès l’ouverture par Le Clézio, l’utilisation du présent de l’indicatif au

dernier chapitre (alors que dans le reste du livre, ce temps verbal est réservé aux rêveries de

Geoffroy Allen), Fintan étant un adulte dans la trentaine, vient en quelque sorte réconcilier

discursivement le fils et son père. Ce dernier s’éteint pour embrasser éternellement le rêve

africain (« C’est loin, c’est fort et étrange, au cœur du rêve de Geoffroy Allen […]. Le sable

du désert a recouvert les ossements du peuple d’Arsinoë. La route de Meroë n’a pas de fin »

[O : 250]). Il occupe ainsi un non-lieu hors du temps que seul le récit du fils peut préserver

et réactiver — ce que donnent à lire les trois premiers chapitres du roman.

De plus, la présentation d’événements et d’expériences « tels quels », sans analyse ni

jugement de valeur clairement exprimés, met en avant une transitivité qui rend manifeste la

complexité de l’expérience phénoménale. Aussi Le Clézio

ne propose aucune résolution ni critique de quelque nature que ce soit,


précisément parce qu’un engagement complexe sur cette voie l’éloignerait de
ce qu’il considère comme le plus important : témoigner de l’expérience
humaine, certes, mais d’une manière qu’il juge signifiante, c’est-à-dire grâce
à l’expérience sensorielle (Vassilatos 2013 : 80 ; je traduis).
321

À cet égard, l’écrivain ne fuit pas la forêt des paradoxes de Dagerman, mais propose d’en

cartographier certaines zones. La phénoménologie présentée dans les deux œuvres dont j’ai

analysé les tenants et aboutissants révèle l’importance de la trace non pas dans un besoin

d’achèvement ni d’épuisement, mais bien dans un désir de compréhension diachronique du

sujet. Texte, trace, sublimation et réalité forment un réseau discursif ouvert éminemment

esth/éthique, qui ancre l’objet esthétique dans l’affirmation d’un geste éthique avec toute la

complexité (identitaire, coloniale, et plus largement philosophique) qu’un tel enchevêtrement

peut posséder. L’empreinte en voie d’effacement constitue elle-même une invitation éthique,

entendu que « la trace est toujours un lien ténu qui est comme hanté par l’idée de sa propre

disparition. Absence de l’objet dont elle est la marque, la trace se donne dans la possibilité

de sa propre dissolution » (Ridon 2015 : 151). Or, l’entrelacs mémoire/présent (qui sous-

entend celui de la trace/présence) proposé par l’écrivain constitue également un doute éthique

quant à l’action — expression pléonastique, puisque pour être éthique, l’action doit être

incertaine, entendu que « les défis éthiques ne sont pas des défis concernant des entités

ineffables dans un domaine surnaturel dont nous ne pouvons parler. Un défi éthique lie la vie

propre d’une personne au monde tel qu’il est maintenant et toujours » (Wittgenstein 2014

[1929] : 27). D’où l’importance de recourir au mot-valise « esth/éthique », qui correspond à

l’expression d’une posture incertaine parce que renouvelée par le fait même de son action

dans et sur le monde. D’où aussi l’essentielle analyse de l’expérience phénoménale à laquelle

j’ai procédé au fil de cette lecture des œuvres lecléziennes, mettant en jeu l’agir et le pâtir du

sujet dans sa constitution identitaire. Bref, « une proposition éthique est une action

personnelle. Non la constatation d’un fait. Comme un cri d’émerveillement » (Wittgenstein

1999 : 61). Pris avec un tel souci esth/éthique, le recours à la trace permet de lire le présent

comme quasi-passé récent, et effacement en devenir. Cette proposition imprégnée


322

d’incertitude représente un élément fondamental de l’expression littéraire leclézienne ; « Le

Clézio invite à lire le réel comme un texte et réciproquement à lire un texte comme une réalité

avant tout physique, typographique, aux mots vivants » (Roussel-Gillet 2011 : 61).

Symbole de l’effritement de l’impérialisme britannique, à la fois réel et sublimé, en

même temps que du chevauchement de l’histoire et de la mémoire, le navire George Shotton

agit comme une sorte de personnage récurrent dans les deux œuvres. Ce « vapeur cuirassé et

armé en canonnière, surmonté d’un toit de feuilles, sur lequel les Anglais avaient installé les

bureaux du consulat » (A : 23), Le Clézio n’en a qu’entendu parler (A : 23). Si « dans cette

coque, les officiers se tenaient au garde-à-vous quand Sir Frederick Lugard montait à bord

avec son grand chapeau à plumes ! » (O : 132), le navire occupe une place révélatrice dans

le roman. En effet, c’est là que Fintan assiste à l’accouchement d’Oya ; les héritiers de Meroë

se réapproprient ainsi le symbole de leur oppression par une naissance en ces lieux qui mène

à une renaissance des lieux eux-mêmes. Leur saisissement physique provoque un vertige

sensoriel dont le garçon est le témoin : « Dans la coque du George Shotton quelque chose

apparaissait, emplissait l’espace, grandissait, un souffle, une eau débordante, une lumière »

(O : 200). Bien que l’étrange Sabine Rodes ait pour projet de le réparer, le navire finira à

l’abandon, épave réappropriée par l’Afrique, envahie par le fleuve et la végétation, et gardée

de la déchéance définitive par Oya — sans qui « les troncs errants allaient détruire ce qui

restait de l’épave, et la boue l’ensevelirait » (O : 223), d’ajouter le narrateur en une sorte de

présage inéluctable.

De son côté, Sabine Rodes rappelle son homonyme historique Cecil Rhodes, figure

importante de l’impérialisme britannique en Afrique du Sud. Ces deux hommes anglais (dont,

fait à noter, le prénom est féminin en français) balisent le colonialisme britannique moderne
323

en Afrique. L’annonce de la mort de Sabine Rodes « au cours du bombardement d’Onitsha,

à la fin de l’été 1968 » (O : 251) vient clore le roman, confirmant par la même occasion la

fin des idéaux impérialistes, et dévoilant le véritable nom de ce personnage ayant embrassé

l’Afrique dans les contradictions identitaires que cela peut avoir chez l’homme. Fintan reçoit

une lettre juste avant de quitter Londres, missive qui « précisait que, de son vrai nom, il

s’appelait Roderick Matthews, et qu’il était officier de l’Ordre de l’Empire Britannique » (O :

251). Du rêve à la réalité, de la vérité au mensonge, cette littérature ne peut qu’affirmer une

mémoire dont les ambitions esth/éthiques reposent sur un ensemble de paradoxes, nous

invitant par la même occasion à interroger et approfondir notre rapport phénoménologique

au temps et au lieu.
Conclusion
Vers un esth/éthique de la représentation ?
Les œuvres analysées ont permis d’illustrer et de comprendre comment la littérature

contemporaine peut interroger la mémoire et le rapport au temps en se retournant à elle-même

ces questions, rendant toute sa valeur à la production esth/éthique qui en résulte. Il en va de

la réconciliation de l’expérience première et de la mise en récit, qui arrive au chevauchement

du fond et de la forme. Évidemment, par ses pluralités génériques, modales, esthétiques et,

osons le mot, intentionnelles, on ne saurait inférer de constat généralisateur quant à

l’ensemble de la littérature française actuelle — si ce n’est en relevant qu’elle montre

généralement, à la suite du Nouveau Roman et par un approfondissement de ses positions, la

conscience transitive d’un acte de médiation articulé dans et par l’œuvre.

Pour sa part, le présupposé phénoménologique guidant cette réflexion a ouvert une voie

d’approfondissement pour l’analyse discursive des représentations de la mémoire, en rendant

compte de la complexité de l’expérience première autant que de la richesse expérientielle du

rappel. Ce faisant, le lien est scellé avec la vision merleau-pontienne de l’acte de souvenance,

qui se distingue de la perception présente par l’actualisation qu’elle requiert :

Se souvenir n’est pas ramener sous le regard de la conscience un tableau du


passé subsistant en soi, c’est s’enfoncer dans l’horizon du passé et en
développer de proche en proche les perspectives emboîtées jusqu’à ce que les
expériences qu’il résume soient comme vécues à nouveau à leur place
temporelle (Merleau-Ponty 2010 : 696).

Le déboîtement des perspectives engage une association des souvenirs rappelés — donc une

mise en récit du passé dont les modalités sont d’ordre esthétique autant qu’éthique, et dont

les visées aléthiques sont affirmées pour mieux être remises en doute. De là, une exploration

des assises philosophiques de l’esth/éthique a approfondi autant la teneur du concept que sa

324
325

validité en cadre littéraire. J’ai montré à quel point cette notion riche met en valeur les

particularités formelles de l’œuvre autant qu’elle dégage la posture qui non seulement se

trouve en arrière-plan, mais traverse de part en part l’œuvre. Il va sans dire que Dora Bruder,

Les années, Onitsha et L’Africain se prêtent particulièrement bien à une telle étude. Plus

encore, mon interprétation et mon utilisation de l’esth/éthique n’entraînant aucune

extrapolation d’éléments qui ne figuraient pas déjà dans lesdites œuvres, je réponds ainsi de

cette démarche ni herméneutique ni didactique, dont l’objectif fut fixé dès le premier

chapitre. Je rendrai ainsi compte de la démarche productive privilégiée, en soulignant la

pertinence des concepts développés pour décrire des représentations de la mémoire dont la

complexité ne saurait être reconnue par des notions autrement moins nuancées.

Dans Dora Bruder, le point focal esth/éthique s’est retrouvé dans l’utilisation que fait

Patrick Modiano de l’évocation, qui devient une véritable posture en répondant d’une

appréhension du monde qui lui est propre. La relation diachronique qu’il établit avec

l’adolescente se montre, dans ses apparences, forcément imposée à la jeune disparue, mais

ce rapport se révèle en profondeur beaucoup plus complexe ; la relation d’identification

empathique en témoigne clairement. En revenant sur l’entrefilet sept ans après en avoir assuré

le traitement fictionnel dans Voyage de noces, Modiano réfléchit par la même occasion au

rôle de médiation des discours autant que des représentations que sa (et par extension : la)

littérature peut jouer. Non seulement l’écrivain évite-t-il d’atténuer l’histoire tragique de

l’adolescente, mais plus encore, cette volonté en est une de longue haleine, dans la mesure

où certaines spéculations sont carrément éliminées d’une édition à l’autre. Ce que je désigne

par le terme de maldicible ouvre des pistes de solutions éthiques, sociohistoriques et

littéraires, en favorisant la conjugaison de l’action et de la création dans le surgissement qui


326

confirme la présence de l’être au monde. Les références à sa propre jeunesse donnent alors

forme, bien modestement et en toute conscience des expériences extrêmes vécues par Dora,

à ce que j’ai nommé le vécu de l’intérieur (inévitablement partiel) de la jeune fille. De là,

l’insuffisance conceptuelle nette de l’indicible et de l’ineffable rend manifeste la nécessité

d’une certaine prise de parole marquée par le sceau du malgré — malgré les effets résolument

actifs des manques et des contraintes sociales, historiques, physiques, temporelles,

mémorielles.

Le concept fut réinvesti à nouveaux frais lors de l’analyse des Années. Annie Ernaux

souligne de diverses façons les influences sociales (du très proche — la famille immédiate

— comme du très lointain — les structures de classes) sur l’individu, dont elle articule le

potentiel de liberté et d’exercice de l’expérience autant sur le fond que sur la forme. Le

maldicible se situe ici dans la difficulté de rendre compte de situations particulières sans

verser dans l’excès de subjectivité ni dans une mise à distance qui recourrait à une voix

discursive s’alignant avec la Grande Littérature. Étant donné que la question identitaire est

au cœur de cette entreprise, le maldicible se trouve également dans la capacité du langage à

rendre compte d’une multiplicité d’expériences en même temps que de l’expérience du temps

lui-même, tout en demeurant conscient des ambiguïtés et paradoxes (ici, dont l’acuité est

particulièrement perceptible au point de vue sociologique) auxquels il s’expose en cherchant

à dire. La démarche littéraire proposée par Ernaux dévoile donc un souci essentiel qui se

traduit par une conscience aiguë des influences auxquelles ne peuvent échapper ni la langue

ni le discours — et de là, la mise en récit des expériences et, par mitoyenneté, les impressions

laissées par la réactualisation mémorielle desdites expériences. L’un des plus importants

dispositifs littéraires déployés par l’écrivaine se situe assurément dans ce que j’ai appelé son
327

entreprise transbiographique ; les expériences personnelles sont non seulement présentées à

distance de la subjectivité (entre autres par une stratégie des pronoms neutralisante), mais les

marqueurs d’époque (chansons, publicités, etc.) affirment l’appartenance générationnelle

autant qu’ils retirent toute particularité individuelle pouvant dévoiler les caractéristiques

propres à l’inscription dans cette génération. Cette volonté de transformer le soi en autre

accentue la portée et l’originalité de l’œuvre, et souligne de brillante façon l’inévitable

relation que le sujet entretient avec son environnement — jusqu’à constater l’altérité

intérieure inhérente à une identité multiforme ancrée dans son temps et qui en subit

l’écoulement.

Il serait sans doute aussi intéressant que pertinent d’élargir de manière plus

systématique l’approche esth/éthique privilégiée aux divers champs littéraires à l’extérieur

du récit. J’ai procédé à une lecture parallèle du roman Onitsha et du récit (auto)biographique

L’Africain autant pour cette raison que compte tenu de la parenté évidente que les deux

œuvres entretiennent. Plus largement d’ailleurs, les liens proposés entre ces deux livres et

plusieurs autres ouvrages publiés par Le Clézio (romans, nouvelles, essais) ont contribué à

saisir les ramifications de l’influence familiale sur l’histoire individuelle et le champ

d’expérience du sujet. Les représentations de l’enfance proposées par l’écrivain franco-

mauricien mettent en évidence le double héritage reçu, puis ensuite réinvesti par ses propres

expériences de l’Afrique. Cette période est d’autant plus importante que le langage continue

à y élargir ses frontières ; aussi Le Clézio met-il en évidence certaines expériences

potentielles qui peuvent précéder leur compréhension et leur mise en mots, et engendrer une

identité incertaine. L’importance accordée au paradoxe en témoigne. L’étude de L’Africain

a en outre rendu évidents les ancrages biographiques d’Onitsha — lesquels ne pouvaient sans
328

doute que faire l’objet de spéculations à sa parution en 1991. Ce roman ne saurait toutefois

être qualifié d’autofiction, à tout le moins dans l’acception restreinte du terme, c’est-à-dire

« un récit dont auteur, narrateur et protagoniste partagent la même identité nominale et dont

l’intitulé générique indique qu’il s’agit d’un roman » (Lecarme 1993 : 227). Mais à la lumière

de ce qui précède, on peut assurément qualifier ce livre de roman à teneur biographique. De

son côté, L’Africain se veut un récit à la fois biographique et autobiographique, Le Clézio

assumant pleinement une identité inextricablement liée à celle de ses parents. Les

nombreuses photos reproduites à l’intérieur du livre témoignent de ce rapport complexe, que

l’écrivain continue d’explorer à travers son œuvre (Alma, paru à l’automne 2017, en

témoigne).

Chez les trois auteurs au cœur de cette étude, la question de la mémoire appelle

inévitablement celle de la trace — préservée, dévoilée ou inférée. Or le propre de la trace est

de s’effacer elle-même sitôt interrogée ; empreinte-palimpseste, c’est-à-dire impression

inscrite à même d’autres impressions, la trace (comme objet de la traque) perd son essence

dès qu’elle accède au statut de représentation, puisqu’elle s’en voit par là trouvée !

Heureusement, un tel réinvestissement ne saurait prétendre à l’exhaustivité pour autant que

la fonction de médiation d’un espace littéraire qui se veut autonome se reconnaît par la même

occasion comme fonction de doute, et ce, dans ses tenants (sa constitution) comme ses

aboutissants (son rôle). Cela fait ressortir l’essence ontologique de l’œuvre qui, si elle est

reçue comme objet phénoménal par le lecteur, demeure un surgissement d’être et un

surgissement de l’être, entendu que « la priorité phénoménologique de la Nature sur l’Art se

trouve en réalité toujours recouverte par la primauté ontologique de l’œuvre d’art sur l’étant

naturel, en ce sens que ce que l’Art vise à pro-duire, c’est justement l’archi-pro-duction de la
329

Nature » (Audi 2003 : 160). Il n’est alors pas surprenant que cette menée vers l’avant1 donne

à lire des œuvres qui interrogent le rôle de l’écrivain et de l’écriture non pas en posant

ouvertement ces questions, mais du seul fait d’être là.

Cet « être là » peut bien sûr constituer une sorte d’engagement (au sens large), de

réflexion quant à la place de la littérature et de l’auteur dans la Cité. Il m’a toutefois paru

important de reléguer en arrière-plan les questions touchant directement au politique et à la

politique, pour me concentrer sur les questions éthiques et esthétiques — par affinité

intellectuelle et compte tenu du vaste champ disciplinaire que cela aurait autrement ouvert.

Néanmoins, un tel approfondissement ne serait pas superflu dans la constitution d’une

démarche esth/éthique qui se pencherait sur les dimensions politiques de l’œuvre qu’elle

étudie. À cet effet, une piste d’interrogation serait assurément ouverte par la définition de

l’esthétique que propose Jacques Rancière, comme « mode d’articulation entre des manières

de faire, des formes de visibilité de ces manières de faire et des modes de pensabilité de leurs

rapports, impliquant une certaine idée de l’effectivité de la pensée » (Rancière 2000 : 10 ; je

souligne). Cela viendrait sans doute parachever ce qui correspondrait alors à une esth/éthique

de la représentation, une démarche capable d’interroger des œuvres littéraires à l’intérieur

desquelles la mémoire est moins une force agissante que ne le sont les modes de pensabilité

d’un présent plongeant non plus dans le passé, mais interrogeant également l’avenir.

Dans les cas qui nous ont occupés, grâce à l’esth/éthique de la représentation de la

mémoire qui fut déployée, la question identitaire s’est révélée centrale, puisque ces manières

de faire sont animées par une double remise — en contexte et en question — du travail de

1
Produire : de pro, avant, et ducere, mener, rappelle le Littré.
330

mémoire. S’il peut être vu comme un « devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre

que soi » (Ricœur 2003 [2000] : 108), le devoir de mémoire se révèle dans les faits beaucoup

plus complexe en contexte littéraire, puisque la trace, l’archive et l’expérience subissent

inévitablement les conséquences de leur mise en récit. Là se situait assurément l’objectif

principal ayant motivé l’entièreté de la présente étude.

J’aimerais terminer en citant des mots qui reflètent le souci ayant guidé mon travail

dans ses moindres instants, une phrase qui décrit la sensibilité prônée par J.M.G. Le Clézio

(puisqu’elle est de lui), mais qui fait également entendre un écho privilégié dans chacune des

œuvres littéraires étudiées — chez Modiano, Ernaux, et les autres — : « Le langage est un

acte d’échange, une monnaie qui donne sa cohérence au monde » (Le Clézio 1966 : 6). En

proposant des lectures productives des œuvres, analyses ayant nécessité au passage un effort

conceptuel pour articuler le mieux possible des représentations de la mémoire et du temps

qui prennent en charge leur capacité de médiation, j’aurai à mon tour pu contribuer à cet

échange.
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Droits de publication
Une partie du chapitre 2, sur la question du maldicible chez Modiano, fut développée dans
une communication puis un article paru dans l’ouvrage Politique de l’autobiographie :
engagements et subjectivités, dirigé par Jean-François Hamel, Barbara Havercroft et Julien
Lefort-Favreau, et publié chez Nota Bene en 2017. Je tiens à les remercier chaleureusement
pour ces deux occasions de contribution.

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