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par
Eric Chevrette
Eric Chevrette
Doctorat en philosophie
2018
Résumé
Cette thèse de doctorat étudie les représentations de la mémoire chez trois auteurs
contemporains, Patrick Modiano, Annie Ernaux et J.M.G. Le Clézio, pour mettre en valeur
des esthétiques de la mémoire qui font de l’identité un enjeu éthique fondamental. Les œuvres
étudiées, à forte teneur (auto)biographique, offrent des espaces autonomes ne camouflant pas
leur capacité de médiation, y voyant plutôt une occasion d’interroger les limites d’un langage
devant rendre compte d’une pluralité d’expériences. Le premier chapitre présente l’approche
esth/éthique adoptée (empruntée à Paul Audi [2003, 2005]), comme une façon privilégiée
d’associer philosophie et littérature. Ce chapitre est l’occasion d’aborder les points théoriques
culturelle. Le chapitre 2 analyse les questions d’ordre éthique soulevées par Dora Bruder
(Modiano 1999 [1997]), dans la tension empathique aussi nécessaire qu’essentielle mise en
valeur par le narrateur modianien, posture relevant de ce que je désigne comme le maldicible
— paradoxe contraignant qui du seul fait de sa présence constitue une invitation à proposer
ii
des pistes de résolution. Le chapitre 3 étudie la transbiographie complexe composée dans Les
années (Ernaux 2008a), laquelle repose sur des mécanismes formels de dépersonnalisation
autant que sur des souvenirs intimes, cherchant ainsi à témoigner d’une expérience identitaire
complexe marquée par son appartenance générationnelle. Le chapitre 4 se penche sur les
liens unissant le roman Onitsha (Le Clézio 1991) et le récit L’Africain (Le Clézio 2004b)
pour voir comment l’enfance comme seuil neutralisant d’expériences constitue à la fois un
moment fondateur et une période orientée par le contexte social et familial. L’objectif général
de la présente étude est donc de voir comment les représentations de la mémoire et du passage
iii
Ethics and Aesthetics of Memory
in Contemporary French Literature:
Modiano, Ernaux, Le Clézio
Eric Chevrette
Doctor of Philosophy
2018
Abstract
This PhD thesis analyzes the representations of memory in literary works by three
contemporary French authors: Patrick Modiano, Annie Ernaux, and J.M.G. Le Clézio. My
aim is to put forth individual aesthetics of memory that view identity as a fundamentally
ethical question. Having a strong (auto)biographical content, the books studied offer evident
capacity for mediation, but also question the limits of language as the sole means to convey
a plurality of experiences. The first chapter presents the application of aesth/ethics (following
Paul Audi [2003, 2005]) as a productive way to associate philosophy and literature. This
chapter also exposes the theoretical and terminological elements supporting the subsequent
literary analyses — with details about aesthetics, ethics, phenomenological experience, and
questions related to cultural memory. Chapter 2 analyzes the ethical questions raised by Dora
Bruder (Modiano 1999 [1997]), within the empathetic tension (as necessary as it is essential)
set forth by the narrator, a posture that I qualify as maldicible — a restrictive paradox whose
sole presence invites an exploration of possible resolutions. Chapter 3 studies the complex
transbiography that is Les années (Ernaux 2008a), a work based on blending intimate
iv
memories and formal mechanisms of depersonalization, in order to bear witness to a complex
explores the relationship between the novel Onitsha (Le Clézio 1991) and the narrative
nonfiction L’Africain (Le Clézio 2004b) and demonstrates how childhood, as an experience-
contexts. The overall goal of this study is to explore representations of time and memory
which contribute to and contend with the ideas produced and proposed by the literary text.
v
Remerciements
Je tiens à offrir mes remerciements les plus sincères à mon directeur Pascal Riendeau
pour son soutien, sa rigueur et son efficacité. Nous avons rapidement trouvé une longueur
d’onde commune qui m’a permis de mener ce travail de thèse avec engagement, application
et diligence. Je tiens également à reconnaître les occasions de publications et de présentations
qu’il m’a généreusement offertes et qui ont permis d’enrichir autant ma recherche doctorale
que mon expérience universitaire générale.
Mes remerciements vont également aux deux autres membres de mon comité de thèse,
Patrick Thériault et Pascal Michelucci, dont les commentaires et questions ont enrichi et
approfondi ma réflexion.
Enfin, on dit souvent que la thèse ne doit pas être le travail d’une vie ; sauf que durant
ces cinq années, elle en a assurément mobilisé deux. Je manifeste ma plus grande gratitude
et mes remerciements les plus chaleureux à ma femme, Sonia, qui durant cette folle aventure
doctorale, m’a offert amour, réconfort et encouragements.
vi
Table des matières
REMERCIEMENTS ....................................................................................................................... vi
INTRODUCTION
LA MÉMOIRE EN QUESTIONS ....................................................................................................1
CHAPITRE 1
PHILOSOPHIE, ÉTHIQUE ET MÉMOIRE DANS LA LITTÉRATURE :
POUR UNE ESTH/ÉTHIQUE DE LA CONSCIENCE DU TEMPS
vii
LA MÉMOIRE ET LE TEMPS ...............................................................................................58
CHAPITRE 2
L’ÉCRIVAIN ET L’AUTRE : ÉVOCATION, EMPATHIE ET ESTH/ÉTHIQUE
DU MALDICIBLE DANS DORA BRUDER DE PATRICK MODIANO
viii
CHAPITRE 3
L’ÉCRIVAIN ET LE SOCIAL : PERCEPTIONS DE LA DURÉE
ET DE L’INDIVIDUALITÉ DANS LES ANNÉES D’ANNIE ERNAUX
L’EXPÉRIENCE DU TEMPS................................................................................................206
CHAPITRE 4
L’ÉCRIVAIN ET LE MONDE : ENFANCE ET DISTANCE
DANS L’AFRICAIN ET ONITSHA DE J.M.G. LE CLÉZIO
ix
MÉMOIRE ET DISTANCE ...................................................................................................285
CONCLUSION
VERS UN ESTH/ÉTHIQUE DE LA REPRÉSENTATION ? ...................................................324
BIBLIOGRAPHIE .........................................................................................................................331
DROITS DE PUBLICATION.......................................................................................................344
x
Introduction
La mémoire en questions
La présente recherche vise à déterminer si la mémoire, dans ses manifestations
discursives, peut constituer une voie d’accès privilégiée à la façon dont pense le texte
littéraire. L’hypothèse adoptée conjointement offre évidemment une réponse positive à cette
première question. Par les liens étroits qu’elle entretient avec le sujet comme siège de pensée
constitution identitaire et à l’appréhension du monde. Cette analyse suit donc une démarche
À une exception près, les livres au centre de cette étude sont à classer génériquement
du côté du récit, et non du roman. Dès lors, il ne faut pas comprendre le terme de création
comme la production de fiction, mais bien plus globalement comme la génération d’un objet
qui n’existait pas auparavant (l’œuvre). Les auteurs et livres retenus invitent donc moins à
déterminer des typologies de mémoires propres aux différents genres littéraires qu’à
interroger les modalités des processus mémoriels exprimés dans et par des récits à forte
teneur biographique. Sur ce point, je rejoins Paul Audi et sa conception de la création, vue
comme « un mode de la vie, une façon pour elle de se donner à soi », don de la présence au
monde qui, par vocation artistique, « devient pour certains individus ce que l’on appelle un
mode de vie » (Audi 2005 : 15). Le travail d’Audi (en particulier Supériorité de l’éthique
[1999] et Créer [2005]) est notamment intéressant en ce qu’il articule l’éthique et l’esthétique
non pas comme deux pôles visibles en alternance, mais bien comme deux éléments
1
2
préséance ontologique que cette philosophie induit — constitue une invitation de choix à
analyser la littérature autant comme une proposition d’appréhension du monde que comme
pas de privilégier une esthétique de la réception, ou encore de faire des rapports intertextuels
un élément central ; le but est plutôt d’explorer les rapports entre langage et création afin
d’en comprendre les ressorts éthiques et esthétiques. À cet égard, le mot-valise proposé par
Audi (esth/éthique) s’est révélé d’un très grand support. Si la tentative d’abolir les limites du
langage est vue par Wittgenstein comme une « lutte contre les murs de notre cage […]
capitulation n’est pas pour autant une option valable, puisque cela reviendrait à privilégier
un mutisme reclus duquel n’émane aucune interaction — assurant par là une impossibilité de
Les œuvres choisies endossent pleinement la nature paradoxale d’une langue finie qui doit
littéraire. Le Chapitre 1 sera ainsi l’occasion d’établir les balises théoriques qui serviront,
dans les chapitres suivants, à analyser et comprendre les tenants et aboutissants de la réflexion
sur le temps qui traverse chacune des œuvres. La première question essentielle abordée vise
les propositions éthiques, esthétiques et mémorielles que les œuvres peuvent émettre. L’enjeu
est donc de garder ouverte la possibilité de la contradiction, sans assurer (par la philosophie)
une approche de cohérence à tout prix, et ce, d’autant plus que la philosophie n’est pas tant
une fin qu’un moyen. D’où l’importance accordée à l’intérieur du premier chapitre aux
posture esth/éthique, qui s’interroge autant sur les propositions esthétiques que sur les
postures éthiques privilégiées dans et par les œuvres, permet d’éviter les écueils d’un
appareillage théorique absolument préalable et indépendant des objets qu’il soumet (lesquels
requiert une distanciation entre sujet étudiant et objet étudié dans la pleine prise en compte
l’irréductibilité de l’objet perçu autant que l’essentielle présence au monde de l’être comme
Qu’en est-il de la mémoire comme expérience actuelle autant que comme assemblage
d’expériences passées ? L’hypothèse examinée au fil du premier chapitre veut qu’à son état
perceptive sans objet perçu et axée uniquement sur un ensemble d’expériences passées. Cette
mémoire-perception peut avoir à subir la médiation d’un percept qui, rappelant tel souvenir,
tel percept précédent, accorde à la mémoire un retour sur elle-même. Dès lors, ce qu’on
appelle souvent à tort la mémoire collective se trouve conceptuellement avorté par le fait
explication, une mise en récit préalable, une remise en contexte, et que les percepts eux-
souvenir.
premier chef, la confusion entre la mémoire comme capacité et comme métaphore. De cette
confusion découle le terme confondant de mémoire collective, proposé et exploré dès les
années 1920 par le sociologue français Maurice Halbwachs, puis repris et maintenant devenu
présent et de l’avenir). La mémoire culturelle semble à cet égard beaucoup plus productive,
ne serait-ce que parce que le concept évite le glissement sémantique auquel s’expose le terme
5
proposé par Halbwachs ; il est évident que la culture ne se souvient elle-même de rien, tandis
aussi bien théoriques que concrètes. Telle que définie par les égyptologues Aleida et Jan
Assmann (voir entre autres A. Assmann 2011 ; J. Assmann 2001), la mémoire culturelle
« renvoie à l’une des dimensions extérieures de la mémoire humaine, que nous avons
traduis). En évitant toute vision solipsiste de la mémoire (comme faculté et comme action),
ainsi la démarche adoptée : L’ignorance de Milan Kundera (dans Kundera 2011), afin de voir
entre autres un jeu sur la signification et les effets de la nostalgie ; Le paradis entre les jambes
de Nicole Caligaris (2013), qui y va d’une proposition éthique complexe reposant sur une
nécessaire conscience du mal qui enjoint à explorer les paradoxes du langage ; et Tigre en
papier d’Olivier Rolin (2002), pour sa réflexion sur le temps et la prégnance de l’expérience
envers la construction identitaire, vue par le spectre d’une politique de la mémoire. Ce faisant,
composition du rapport au temps dans ces trois œuvres, en plus de rendre compte de
l’ambiguïté embrassée par les réflexions proposées par cette littérature. La place du sujet
dans le monde, c’est-à-dire son inscription autant que son champ d’action, peut ainsi être
cernée grâce à l’éthique qui s’en dégage, posture qui est redevable autant des choix et
6
expériences qu’elle engage que de la manière (matière discursive) utilisée pour l’exprimer.
Le Chapitre 2 sera l’occasion d’entrer plus avant dans l’analyse littéraire, avec l’étude
de Dora Bruder (1999 [1997]) de Patrick Modiano. Les liens étroits que ce récit entretient
avec le roman Voyage de noces (1990) obligeront à dégager les points de convergence et de
divergence entre les deux œuvres. La distinction la plus importante (par ses implications
médiation, situation transmise par les lignes esth/éthiques tracées dans et par l’œuvre (et à
rapprocher de la visée éthique ricœurienne). Modiano établit ainsi une relation avec la
fugueuse Dora Bruder, à qui il consacra des recherches intensives dans les années 1990 après
avoir lu un avis de recherche dans un vieux journal datant de l’Occupation. Compte tenu des
nombreux trous historiques inhérents à la tâche de retrouver une adolescente anonyme près
d’un demi-siècle plus tard, l’écrivain instaure ce que je désignerai comme une esth/éthique
du maldicible. J’ai forgé ce mot-valise afin de rendre compte des difficultés soulevées par les
efforts de Modiano pour à la fois retrouver un maximum de traces de Dora et rendre compte
(partiellement et en toute humilité) de l’expérience vécue par celle-ci dans Paris occupé.
empathique qui fait appel à ses propres expériences de la fugue et de l’errance dans ces
mêmes quartiers parisiens du boulevard Ornano, durant son adolescence à la fin des années
1950 et au début des années 1960. L’écrivain instaure une rumination mémorielle qui fait
s’alterner les scènes de recherches documentaires, les souvenirs de jeunesse, les impressions
personnelles, et les faits obtenus concernant Dora. Les deux concepts existants d’indicible et
d’ineffable ne semblent pas adéquats pour rendre compte de la démarche de Modiano ; outre
les réseaux sémantiques et intertextuels auxquels les deux termes font inévitablement appel,
7
du texte se donne malgré tout à lire par-delà tout indicible ou ineffable. Ce texte témoigne de
surcroît d’un effort de dire malgré les difficultés — la distance temporelle, l’absence de
traces, la complexité de l’accès aux archives, mais aussi la possibilité de rendre compte de
demeurant pas de vaincre, mais bien d’embrasser ces difficultés, avec toute la dimension
aporétique que cela peut amener. Ce chapitre sera donc l’occasion d’étudier les relations entre
qui sont éclairées par la dynamique mémorielle déployée par Modiano dans Dora Bruder.
Le Chapitre 3 traitera d’un autre récit, fort différent sur le fond et sur la forme : Les
années d’Annie Ernaux (2008a). J’y analyserai les manifestations de la mémoire et leur
identitaire sont grandement influencées par les structures sociales, qui déterminent un certain
nombre de conditions d’action possibles. À cet égard, les habitus perceptibles dans le langage
feront l’objet d’une attention particulière, entendu qu’ils mettent en valeur des questions
rendre compte autant de l’être-au-monde individuel que de sa relation irréductible avec autrui
et avec les cadres sociaux qui régissent une telle relation. Par cette biographie générationnelle
accentuée par la maladie d’Alzheimer dont a souffert sa mère), mais dont le seul recours est
révèlent alors être des véhicules essentiels pour surmonter l’apparente antinomie qui divise
Ernaux rend compte d’une mémoire culturelle qui conjugue le personnel au collectif se
perçoit dans la complexité des variations pronominales utilisées ; nul je n’est endossé, et bien
que le pronom elle permette de désigner un personnage dont la description relève davantage
d’elle laisserait autrement voir. Malgré ses particularités propres, le souvenir personnel mène
d’écriture vise ainsi une transmission faillible, puisque forcément incapable d’épuiser sa
matière pour rendre compte de la complexité de l’expérience humaine. Aussi cela sera-t-il
précédent. Il s’agit ici de se doter d’un outil conceptuel capable de rendre compte des pierres
d’achoppement d’un langage défaillant, fini et déterminé, à partir duquel la littérature cherche
à redéfinir un certain nombre de frontières sensibles. Mon ambition n’est alors pas d’offrir
d’un récit de J.M.G. Le Clézio, respectivement Onitsha (1991) et L’Africain (2004b). Ces
deux œuvres entretiennent une relation étroite en ce qu’elles puisent plusieurs de leurs
expériences tantôt dans la fiction, tantôt dans un contexte biographique. Fintan, personnage
principal d’Onitsha est une sorte d’alter ego fictionnel dont Le Clézio se sert pour explorer
ses expériences de jeunesse et sa relation filiale — laquelle sera exprimée plus tard de
9
manière claire dans le récit (auto)biographique L’Africain. Une lecture conjointe sera ici
nécessaire pour donner une perspective différente à toute cette analyse de la mémoire — qui
bénéficiera ainsi de l’étude substantielle d’une fiction. Comme chez Ernaux, la question
identitaire fait l’objet d’une exploration discursive essentielle dans les deux œuvres ; le désir
profond d’avoir une mère africaine constitue en effet l’élément déclencheur de l’affirmation
dès la page de préambule du récit : « J’ai longtemps rêvé que ma mère était noire » (2004b :
7). Cette analyse montrera par ailleurs que le roman est parsemé de nombreuses références
au besoin d’appartenance à l’Afrique, à mesure que Fintan se forme en tant que sujet
d’expériences, instaurant par leur accumulation une mémoire à forte teneur sensorielle. Dans
un cas comme dans l’autre, la ténuité des points de référence intégrés préalablement à leur
arrivée respective en Afrique (Fintan a alors douze ans et Le Clézio en a huit) entraîne un
enchevêtrement de la réalité avec des rêves et des sublimations. Entendu que pour l’auteur
franco-mauricien, la richesse des expériences humaines se vit par le regard et les sensations,
le langage constitue une sorte de frein — ce qui n’est pas sans soulever un certain nombre de
paradoxes pour, justement, un écrivain (prolifique de surcroît). « Les questions n’ont pas
d’importance. La beauté est dans le regard qui ne comprend pas » (Le Clézio 1978a : 43),
écrit-il dans son essai L’inconnu sur la terre. Or, qui de plus disponible et de plus innocent
que l’enfant, disponible pour une exploration sans contrainte, riche d’inconforts et de dangers
antagoniques que l’enfant entretient avec son père constitueront un point essentiel de
l’Afrique constitue moins un pôle d’altérité qu’un centre d’identification, autant pour Fintan
que pour le jeune Le Clézio ; l’adulte autoritaire représente plutôt l’altérité pour l’enfant
10
découvreur pour qui l’expérience du monde semble sans limites. Le père incarne donc dans
chaque œuvre les structures structurantes de l’Afrique coloniale : par une vision
postcoloniale qui reconnaît la posture biaisée de celui qui regarde dans L’Africain, et de
manière un peu plus caricaturale dans Onitsha. La question du visage (au sens lévinassien)
sera essentielle pour celui qui, avide de découvertes, sera moins soucieux de sa présence au
monde que de plonger dans le visage de l’autre, dans l’altérité vue non pas comme une
polarisation de soi par rapport à l’autre, mais bien comme une dynamique d’échange
réciproque, ce qui sera désigné comme geste de don et don du geste, dans un partage conjoint
dans la poursuite du maldicible, cherche moins à surmonter ses contradictions qu’à les
trois écrivains étudiés montrent un rapport aux origines aussi complexe que prégnant. S’ils
n’ont gardé de la Deuxième Guerre mondiale que des souvenirs morcelés, voire de seconde
main (Ernaux et Le Clézio sont nés en 1940, Modiano en 1945), l’empreinte des événements
n’en demeure pas moins indélébile. Et même si les premières œuvres publiées se distinguent
nettement de la production littéraire subséquente (une langue quasi célinienne chez Modiano,
une démarche fictionnelle chez Ernaux, des accointances avec le Nouveau Roman chez Le
Clézio), l’impression de reprise pour ne pas dire de redite, sur le plan formel et parfois même
sur la matière traitée, marquent les autres œuvres produites par ces trois auteurs — entendu
que chacun puise dans un passé individuel et familial pour nourrir son travail. Or Dora
Bruder, Les années et L’Africain possèdent une irréductible singularité qui rendrait toute
11
répétition futile, voire impossible. La posture esth/éthique adoptée par Modiano, Ernaux et
présente comme une totalité, elle le fait sans craindre la contradiction et les incertitudes. Car
sa vocation première n’est pas de se faire langage de raison (il s’agit plutôt du rôle de la
philosophie). Disons plutôt que la littérature est langage — en insistant sur la valeur
raison, ne se laissant aller qu’en de rares occasions aux bifurcations esthétiques (pensons
Philippe Sabot, dans son ouvrage dûment nommé Philosophie et littérature : approches et
enjeux d’une question, rappelle que pour certains penseurs présocratiques (Héraclite1,
1
Les propos suivants sur la raison et l’expérience sont attribués à Héraclite : « Le Logos, ce qui est / toujours
les hommes sont incapables de le comprendre, / aussi bien avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la
première fois » (Dumont 1988 : 145). Le penseur grec fut critiqué pour la ponctuation difficile de ses vers
philosophiques, et ce, autant par Aristote (dans la Rhétorique, livre III, chapitre v [1407 b11-17]) que Socrate ;
ce dernier aurait répondu, après la lecture d’un ouvrage d’Héraclite : « Les parties que je comprends me
semblent fort belles. Je pense qu’il en va de même de celles que je ne comprends pas » (Dumont 1988 : 135).
12
13
2002 : 16). Le rôle de la philosophie demeure néanmoins lié à la raison plus qu’à la
représentation — rien de neuf ici à distinguer logos et muthos. De surcroît, l’une de ses
réflexion dans leurs particularités et distinctions. Cette séparation des champs telle que nous
la connaissons aujourd’hui n’est donc pas une donnée immuable et perpétuelle ; aussi faut-il
entre la science, la philosophie et les arts. À ce sujet, Bourdieu dresse un portrait aussi clair
que succinct :
sous-entendant ici chez Bourdieu que le contexte social de production structure en même
temps qu’il requiert une action concrète. Néanmoins, comme elle s’inscrit dans une démarche
formelle plus traditionnelle, la philosophie se trouve coincée par son désir d’explication et
2
Parménide écrit : « Ce qui peut être dit et pensé se doit d’être : / Car l’être est en effet, mais le néant n’est
pas. À cela, je t’en prie, réfléchis fortement » (Dumont 1988 : 260). Simplicius résumera bien le souci esthétique
que ces philosophes confèrent à l’expression de leurs idées : « Ces célèbres penseurs posaient la réalité d’une
substance double : l’une étant celle de ce qui est au sens fort de l’être, à savoir l’intellect, l’autre celle de ce qui
est engendré et sensible, dont ils n’estimaient pas qu’elle puisse être dite un être au sens absolu, mais
simplement un opinable » (Dumont 1988 : 257).
14
de démonstration, cependant que la littérature fait de son jeu sur les représentations et
l’expression esthétique de cette création un noyau fondamental tout autant qu’une force
2010 : 661). Cela peut être un problème fondamental pour le philosophe s’interrogeant sur
pareil objet littéraire, une situation qui se voit complexifiée par les explorations formelles et
réflexives de la littérature contemporaine (ce que je désignerai plus loin comme l’esth/éthique
de l’œuvre).
Il n’est pas surprenant que les études philosophiques d’œuvres littéraires puissent buter
contre des écueils semblant relever d’un problème de surface, mais qui à l’analyse se révèlent
beaucoup plus fondamentaux. Cette relation peut devenir houleuse, que ce soit par la
de la littérature, mais de comprendre comment l’œuvre littéraire peut proposer des modalités
réflexives particulières, et comment elle peut nous permettre de penser et voir le monde
différemment. La relation entre les deux disciplines n’en demeure pas moins riche et féconde,
et il convient de s’interroger d’entrée de jeu sur la façon dont il est possible de penser la
littérature sans pour autant oblitérer la pensée de la littérature. Une piste de solution sera
redonner toute sa valeur à la conjonction de coordination qui les sépare, mais qui peut
également les unir. Car comme le dit Sabot en introduction de son ouvrage, « prendre pour
3
Les apparences sont « tout ce qui est manifeste pour un ou des sujets conscients » (Moran et Cohen 2012 :
36).
15
d’abord à interroger la valeur du “et” qui les sépare et qui les relie tout à la fois » (2002 : 5).
Faire de cette question un enjeu réflexif tracera les balises méthodologiques qui serviront aux
le re- du mot « représentation » n’est pas répétitif, mais intensif (pour être plus
précis, la valeur initialement itérative du préfixe re-, dans les langues latines,
se transforme souvent en valeur intensive ou, comme on dit,
« fréquentative »). La repræsentatio est une présentation soulignée (appuyée
dans son trait et/ou dans son adresse : destinée à un regard déterminé) (2003 :
73).
Reconnaître ainsi la nature représentative de l’œuvre revient à voir le droit fil à partir duquel
croulera alors sous le poids aporétique de l’essentialisation conceptuelle qui la fonde. Cela
ne constitue pas pour autant un rejet en bloc de cette dichotomie ; disons plutôt que le binôme
mène à une cristallisation utile des deux facettes constitutives de l’œuvre. Pour l’exprimer
et l’esthétique. Encore faut-il saisir le sens premier de cette éthique, qui sera ici distinguée
conceptuellement de la morale.
4
Le texte est à entendre dans son sens barthésien le plus large comme « ce qui suscite la garantie de la chose
écrite, dont il rassemble les fonctions de sauvegarde », marquant « le langage d’un attribut inestimable (qu’il
ne possède pas par essence) : la sécurité » (Barthes 1985 [1973] : 997).
16
Bien que les deux termes soient souvent utilisés comme synonymes, une première
convient ainsi de discerner les questions du bien et du mal (assignables à la morale) des
questions du bon et du mauvais (attribuables à l’éthique). Cette séparation des deux concepts
découle du fait que « la forme de rapport à soi dont [l’éthique] traite ne se définit pas en
référence à une loi, donc à un universel » (Macherey 1988 : 92). Une telle posture
inadéquation entre l’action faite pour soi et l’action depuis soi. L’éthique devra ainsi être
« entendue comme l’élaboration d’une forme de rapport à soi qui permet à l’individu de se
Or une question essentielle est soulevée pour peu qu’on maintienne sa réflexion dans
une souplesse dialectique sans synthèse, c’est-à-dire en évitant de figer l’œuvre littéraire en
placage d’une grille analytique pour extirper à l’œuvre ses vérités, ou au contraire par
l’analyse de vérités ésotériques que l’exégète littéraire peut se proposer de faire). En effet,
littérature — dans le rapport au monde véhiculé par l’œuvre ainsi que dans le rapport du
nouage entre philosophie et littérature. La mise en récit peut être comprise de deux façons :
d’abord dans son sens large, comme la construction discursive du texte littéraire ; ensuite
dans son sens restreint, comme la constitution générique d’un texte non fictionnel (lequel
peut posséder certaines caractéristiques du romanesque sans pour autant relever du roman).
Compte tenu de la teneur biographique des textes au corpus, cette définition restreinte
17
convient mieux à la démarche littéraire de Patrick Modiano dans Dora Bruder (1999 [1997]),
d’Annie Ernaux dans Les années (2008a), et de J.M.G. Le Clézio dans L’Africain (2004),
cependant que les romans Voyage de noces de Modiano (1991 [1990]) et Onitsha de Le
régiront les analyses subséquentes. À la suite des théories de Philippe Sabot (2002) et d’Alain
Badiou (1998), je verrai comment les deux disciplines peuvent se rapprocher et se distancer,
et comment l’inesthétique (proposée par Badiou, puis reprise par Sabot) met en avant un
appareil théorique qui tient compte des manières particulières de penser spécifiques à la
littérature.
Après tout, le nombre incalculable de philosophes et de théoriciens qui se sont penchés sur
les textes littéraires au fil du temps pour en dégager du logos et en trouver des vérités ne
devrait-il pas en soi signifier quelque chose, et (dé)montrer la validité d’une certaine
méthode ? Sans doute, mais cette méthode n’est pas sans présenter quelques failles
potentielles.
raison conceptuelle sur le champ de la représentation esthétique, est tout sauf fondamental et
disciplinaire qui instaure une certaine hiérarchie des savoirs est, du moins pour ce qui est de
18
la France, tout à fait récent (il a moins de 150 ans), et, comme tout phénomène historique, il
est relatif, provisoire peut-être, en tout cas tout sauf “naturel” » (Sabot 2002 : 8). Cette
cristallisation rend sans doute futile et vaine toute tentative de remontée pour réconcilier
logos et muthos. Mais il semble utile (et assurément beaucoup plus faisable) de remettre en
comprendre la façon dont la philosophie peut, dans le domaine des vérités, avoir préséance
sur la littérature, ou au contraire, comment elle peut lui accorder cette préséance. Cela étant
dit, il ne faut pas pour autant penser que ce clivage entre le conceptuel et le poétique entraîne
première repose sur la « seule foi [de l’homme] dans la vérité accessible, dans l’illusion toute
proche que lui inspire une confiance absolue » (Nietzsche 1975 : 171), alors que la seconde
génère son propre réseau de vérités du seul fait d’être création. C’est pourquoi Nietzsche
avance que « l’art est plus puissant que la connaissance, car c’est lui qui veut la vie, tandis
que le but ultime qu’atteint la connaissance n’est autre que… l’anéantissement » (1975 :
172).
chacune ayant développé des modalités réflexives et discursives distinctes. Mais une telle
essentialisation polarisante ne rend pas compte des nombreux cas hybrides (et fort
intéressants) où la littérature réfléchit à ses rapports au langage et au monde, tout comme elle
peut le faire dans sa relation avec le fait et la fiction. Si l’on convient à la suite de Françoise
Lavocat que la situation actuelle de la fiction est « caractérisée par l’hybridation, l’extension
géographique, intermédiale et interdisciplinaire » (2016 : 18), rendant les théories du récit les
19
Trois situations peuvent alors rendre compte de la proximité que ces deux disciplines
entretiennent — soit d’une mise en rapport de l’une à l’autre, de l’une dans l’autre, ou enfin
fiction, la métaphore et la vérité (dans son sens le plus large et non essentialisé, si bien qu’on
aurait pu parler des vérités). Chacun de ces nouages pourra montrer une certaine supériorité
du philosophique dans le littéraire présentent certains problèmes. L’idée n’est pas d’opposer
rechercher la philosophie dans la littérature, mais bien de proposer un véritable lien faisant
en sorte que la littérature puisse produire, accueillir et exprimer des philosophèmes — terme
utilisé par Derrida pour reconnaître les manifestations philosophiques à l’intérieur de textes
tout discours philosophique » (Derrida 1988 : 31). Il s’agirait alors de « concevoir une
pratique philosophique des textes littéraires qui fasse droit à la pratique “littéraire” de la
5
À cet égard, Lavocat mentionne entre autres le travail de Dorrit Cohn. Cette dernière propose, dans The
Distinction of Fiction, une définition de la fiction dont le champ d’application volontairement limitant semble
en effet extrêmement spécialisé : « Évidemment, le terme fiction ne peut pas être réservé aux textes qui ne
contiennent aucun langage extranarratif. Toutefois, on pourrait proposer d’appliquer ce terme exclusivement à
des textes dans lesquels un langage informatif ou descriptif est subordonné au langage narratif » (Cohn 1999 :
12 ; je traduis).
20
pensée et qui se fonde sur elle » (Sabot 2002 : 12). Une telle posture soulève toutefois des
le régime discursif du littéraire ? En raison de leur dimension propre, dépassent-ils même les
littéraire qui impliquerait « la possibilité de traiter les pratiques d’écriture des écrivains
produire, de fabriquer voire de bricoler des idées ou des discours originaux » (Sabot 2013) ?
Pour le savoir, j’aborderai deux types de rapport philosophico-littéraire qui, bien qu’ils soient
conception aristotélicienne se montre moins circonspecte, y voyant plutôt une force d’action.
Comme le rappelle Ricœur, « la mimèsis platonicienne éloigne l’œuvre d’art de deux degrés
du modèle idéal qui en est le fondement ultime, [alors que] la mimèsis d’Aristote n’a qu’un
espace de déploiement : le faire humain, les arts de composition » (Ricœur 1991 [1983] : 72).
poïein que Valéry décrit dans sa Première leçon du cours de Poétique comme « celui qui
s’achève en quelque œuvre » (1957 : 1342), serait discrédité dans sa capacité d’achèvement.
S’il en est ainsi, c’est que le schème didactique se base sur une certaine transcendance qui
traverserait l’œuvre d’art, ne laissant à cette dernière qu’une vérité de seconde main. En ce
sens, « l’art [serait] incapable de vérité, ou […] toute vérité lui [serait] extérieure » (Badiou
21
1998 : 10). Puisqu’une vérité reproduite ne saurait être elle-même véritable (une vérité de la
vérité étant impossible), le philosophe empruntant cette approche se penchera de fait sur le
texte littéraire en le figeant, en en faisant son objet d’étude par une mise à distance qui réduit
au minimum sa malléabilité réflexive. Cela est d’ailleurs une sorte de passage obligé puisque
le schème didactique enjoint à effectuer une nécessaire médiation par la philosophie pour
faire surgir une vérité de la littérature (bien malgré elle), laquelle reproduirait un ensemble
de « concepts philosophiques qu’elle fait émerger à son insu » (Sabot 2002 : 39). Procéder
vérité et serait là pour enseigner, tandis que la littérature n’en proposerait qu’un divertissant
succédané.
littéraire semblera toujours se situer en deçà de ce que la philosophie peut de son côté
texte littéraire seront oblitérées par l’application d’une grille analytique externe. Sciemment
ou non, le philosophe aura tout le loisir de sublimer son objet d’étude, d’en médiatiser les
philosophèmes pour mieux lui soutirer la matière désirée et soutenir un propos antérieur.
L’analyse en dit donc moins sur l’objet que sur la grille elle-même — et sur la main qui l’y
forte que la lorgnette à travers laquelle il est étudié en vient à prendre toute la place. En outre,
22
faire la traque aux philosophèmes dans le texte littéraire pour en élaborer une architecture
théorique ne révèle pas la spécificité des genres littéraires. Entre autres, une telle approche
ne souligne pas ce que le texte de fiction dit que l’essai ne peut pas dire, pas plus qu’elle
Cela dit, on ne peut reprocher à toute analyse, qu’elle soit philosophique ou non, de
reprocher aux philosophes du par exemple ce que cherchent à accomplir les philosophes du
c’est-à-dire, et vice versa, il faut voir à quelles fins les exemples sont convoqués par les
philosophes de la première allégeance (ce qui sera l’occasion de recentrer la question autour
du littéraire). Ces soutiens servent-ils à illustrer le propos dans le cadre d’une analyse de
l’objet textuel lui-même ? Ou au contraire le point focal est-il si précis et circonscrit qu’il ne
cherche qu’à agrémenter ce que l’analyste s’efforce de démontrer par des moyens
théoriques ? Aussi faut-il demeurer sensible à ce genre de déploiements réflexifs, et lire les
La façon dont Clément Rosset7 recourt au soutien littéraire témoigne d’une telle mise
6
Avishai Margalit tient à cet égard des propos fort éclairants : « Il y a deux styles de philosophes : les
philosophes de l’exempli gratia et les philosophes de l’id est — les illustrateurs et les explicateurs. Les
illustrateurs se reposent d’abord et avant tout sur des exemples frappants, par opposition aux explicateurs qui
se reposent d’abord et avant tout sur des définitions et des principes généraux » (Margalit 2004 [2002] : ix ; je
traduis).
7
Je fais ici référence à L’école du réel, qui réunit des textes que Rosset a écrits « sur la question du réel et
de ses doubles fantomatiques » (2008 : 7), selon ce qu’il précise en avant-propos.
23
que son travail relève de prime abord de la philosophie8. La pertinence ou la justesse de son
analyse du double, à la fois comme concept et comme figure, n’est pas ici l’objet du propos.
La récurrence des exemples tirés d’une pluralité de genres littéraires (roman, nouvelle, conte,
théâtre), mais aussi dans une moindre mesure du cinéma et des beaux-arts, mérite qu’on
s’interroge sur la relation que Rosset établit entre réflexion et représentation. L’analyse de
l’oracle et du double qu’il propose dans Le réel et son double (initialement publié en 1984,
puis repris dans L’école du réel [2008 : 11-81]) met bien en perspective le schème didactique.
Parallèlement aux réflexions posées en lien avec Platon, Hegel et Bergson, les très
d’autres agissent comme autant de points de relance qui en disent assez peu sur les œuvres,
mais vienne pourtant cautionner l’analyse. Ce faisant, la posture empruntée par Rosset fige
les deux disciplines et empêche toute forme de dialogue, tout aller-retour possible de la
pensée entre l’écriture et la réflexion — qui sont pourtant deux éléments inhérents à la
littérature (de surcroît lorsqu’on s’interroge sur le réel et ses représentations). La philosophie
de la littérature doit admettre la possibilité de pensées littéraires qui, sans être exclusives à la
discipline, sont à tout le moins particulières dans leurs modalités d’expression. Ce faisant, la
pensée qui en découle doit être tirée, perçue, prise et lue dans le texte littéraire lui-même et
non produite a priori, par une réflexion antécédente qui axerait toute la démarche
8
Mentionnons que dans Le principe de cruauté (texte partiellement repris dans le recueil de 2008), Rosset
lance de sévères critiques à l’endroit des philosophes qui cherchent à dépasser la suffisance du réel : « Si l’on
interroge l’histoire de la philosophie, on s’aperçoit que la plupart des philosophies n’ont pu atteindre leur but,
c’est-à-dire la proposition d’une théorie générale du réel, qu’à la condition étrange de dissoudre l’objet même
de leur théorie, de le renvoyer à ce quasi-néant que Platon nommait le “moindre être” (mè on) propre aux choses
sensibles — c’est-à-dire aux choses réelles — censées n’exister qu’à demi et à peine » (Rosset 2008 : 203-204).
Aussi peut-on percevoir à travers cette vision de la discipline un mouvement herméneutique en même temps
qu’une intention didactique visant à expliquer les éléments constitutifs de ce réel. Toutefois, dans les faits, la
réflexion de Rosset demeure à distance — en surplomb didactique — des objets littéraires sur lesquels il se
penche.
24
philosophique en amont, sans égard au texte étudié. Cela revient autrement à oblitérer les
richesses formelles qui, elles aussi, fondent l’essence de la littérature. Il faut en effet garder
à l’esprit que
ce qui caractérise la chose littéraire, comme sans doute toute œuvre d’art, c’est
une certaine vibration d’être, une manière de se déconstruire et de se
reconstruire sur place, de ne pas tenir dans ses propres limites, dans sa propre
matière, dans sa réalité. « Forme » désigne cet excès, ce dépassement, cette
avancée (Maniglier 2013 : 79).
Rosset jongle avec les différents objets artistiques sans tenir compte de leurs caractéristiques
formelles ; à la vue de son analyse du double fétiche dans L’oreille cassée de Hergé (Rosset
2008 : 89-96)9, le lecteur en vient à oublier qu’il s’agit d’une bande dessinée tant la forme
Il ne faut pas pour autant valoriser à outrance les capacités de la littérature, non plus
que de tout autre mode de représentation. L’impossibilité d’une vérité plus vraie qu’une autre
invalide toute volonté de hiérarchisation. La notion de vérité même ne semble pas résister à
ainsi un faisceau de vérités invariablement ancrées dans leur métaphore. Dans un texte
posthume intitulé Vérité et mensonge au sens extra-moral, Nietzsche résume bien le rapport
9
Ce texte de Rosset constitue l’un des deux chapitres au « Post-scriptum au réel et son double », publié
originalement dans Le Réel : traité de l’idiotie (Rosset 1977).
25
Il poursuit plus loin dans un élan de relativisme aléthique qui recentre brillamment le concept
Par l’usage qui en est fait, les vérités oblitèrent ainsi la médiation qui les a générées. C’est
pourquoi le nouage qui s’oppose au schème didactique n’en tombe pas moins à court, voyant
la littérature comme porteuse de vérités propres que la philosophie se donne pour mission de
dévoiler. Le rapport inverse peut aussi être constaté : celui d’une philosophie qui serait nichée
dans le littéraire et qui requiert la lecture de l’analyste pour s’en trouver montrée et mise en
valeur.
génère n’est pas donnée, visible et analysable sans qu’un travail préalable ne soit effectué. Il
s’agit du schème romantique : « La thèse en est que l’art seul est capable de vérité. Et qu’en
ce sens il accomplit ce que la philosophie ne peut qu’indiquer » (Badiou 1998 : 12). D’où la
nécessité d’un travail d’interprétation, cet art d’expliquer, cette herméneutique qui « vise
ainsi à actualiser les potentialités spéculatives d’un texte en procédant à l’analyse explicitante
le texte littéraire ne possède pas d’outil qui lui soit propre pour valoriser de manière apparente
à une interprétation qui « se donne comme un discours second dont la fonction est de révéler
et de formuler une vérité, un enseignement du texte, une rationalité qui le sous-tendent mais
ne s’y formulent pas en clair » (Smadja 2009 : 162). Il convient de reconnaître qu’à la base,
le travail d’interprétation compris dans son sens large est aussi inévitable que souhaitable. Le
chercheur doit bien offrir un commentaire sur quelque chose ; autrement, il ne dépassera pas
situe dans le fait que les potentialités spéculatives du texte littéraire ne peuvent être mises au
jour par le littéraire lui-même — bien qu’elles lui soient immanentes. La dimension
spéculative lui est sous-jacente, comme produite à son insu, rappelle Sabot. L’insu ne
reconnaît pas le travail d’écriture et se situerait davantage du côté d’une création littéraire
essentialise la pensée produite par celui-ci, et en exprime les idées potentielles selon les
modalités (et le langage) propres à la réflexion. Pour s’affirmer et prendre réellement forme,
jusqu’au bout, on en arriverait à dire que l’écrivain travaille sur du signifiant et le philosophe
sur du signifié. Pareille position (poussée à l’extrême pour les besoins de la cause) réduit le
herméneutique rejoint le schème didactique : ils placent tous deux le sens de l’œuvre à
l’extérieur de celle-ci. Le texte littéraire n’est jamais directement le lieu de la pensée. Soit les
philosophèmes lui sont imposés de l’extérieur par l’analyse, soit ils s’y trouvent en latence,
en dormance, ce qui requiert alors une exégèse elle aussi orientée. Finalement, cela expose
le champ littéraire à une sorte de relativisme qui confirme la validité d’une analyse par la
27
occasion, pareilles postures enjoignent à voir l’intérêt que porte la philosophie à l’endroit de
1990 : 195), de telle sorte que les objets interrogés deviennent interchangeables, peu importe
sociaux. Une approche qui « conférerait à la littérature le statut d’un objet de pensée pour la
philosophie, et traiterait cet objet à côté d’autres, pour lui faire énoncer des formes de
spéculation qui l’habitent en silence, peut-être à son insu » (Macherey 1990 : 195) ne ferait
qu’oblitérer toute possibilité réflexive de la littérature. Cela la cantonnerait aux seuls jeux de
langage et au fait de raconter — sans égard à ses possibilités spéculatives et leur mise en
récit. On demeure dans l’insu de la littérature, dans un savoir ésotérique réservé aux initiés
Quelle serait donc la solution pour parler d’une réflexion qui fait appel autant à la
philosophie qu’à la littérature, et qui valorise véritablement les idées qu’élabore le texte
littéraire ? Pierre Macherey propose de travailler « sur le langage comme un matériau à partir
duquel [l’écriture] élabore ses propres formes » (1990 : 197). Pareil traitement théorique
prend en considération ce que le texte exprime autant que la façon dont il l’exprime. Une
telle approche privilégie la reconnaissance d’un espace littéraire apte à véhiculer des idées et
des expériences dont les modalités sont (re)définies par le déploiement discursif de l’œuvre.
La philosophie doit alors instaurer une relation dialectique avec un langage vu à la fois
capacité de dire que la philosophie ne se permet pas en raison du régime discursif dont elle
s’encadre. C’est toute l’inadéquation entre logos et muthos qui rend si difficile la mise en
conceptuelle de telle sorte que par son mode de production et d’expression, et par
l’interrogation qu’il se fait de lui-même, il en vient à produire une pensée qui lui est propre :
« C’est la philosophie qui se fait “littéraire” dans la mesure où elle procède elle-même, dans
les textes littéraires, à des analyses littéraires d’idées » (Sabot 2002 : 92). L’œuvre littéraire
s’instaure ainsi comme un espace autonome qui se veut « non pas moyen pour penser mais
objet qui fait penser, non pas outil indispensable mais labyrinthe sidérant… » (Maniglier
2013 : 51). On peut alors s’interroger sur la nature des idées et la forme de leur manifestation
pour dégager une orientation qui, sans prétendre à une élaboration implacable à tendance
universelle, peut contribuer à mettre en évidence des propositions réflexives propres aux
œuvres littéraires.
Une essentialisation des concepts en jeu paraît néanmoins inévitable, ne serait-ce parce
que les disciplines littéraire et philosophique sont constituées en champs distincts et ont elles-
nombre de questions que la littérature pose portent sur son propre rapport à la pensée ; cela
qui est en même temps une réflexion sur son rapport au monde, et plus intrinsèquement, une
d’ailleurs selon Macherey le trait commun qui regroupe un ensemble de textes sous la
bannière Littérature. Ainsi, « tous les textes littéraires auraient pour objet, et là serait
toujours ce qu’on dit de ce qu’on en dit et de ce qu’on en pense » (Macherey 1990 : 199).
Selon cette conception, le texte littéraire procéderait d’une réflexion métalangagière qui n’a
d’autre choix que de s’utiliser — et d’utiliser le fruit de ses propres réflexions — pour
s’exprimer et s’élaborer tout à la fois. Cette posture ne masque pas sa dimension formaliste,
dans la mesure où la forme est « la part d’un instrument irréductible à son instrumentalité et
inexplicable par elle » (Maniglier 2013 : 55), en même temps qu’elle est « ce qui permet
d’objectiver une réalité instrumentale, en tant qu’elle est un instrument » (Maniglier 2013 :
56). Force est d’admettre qu’un tel nouage du littéraire et du philosophique reconnaît le
caractère laborieux de la littérature, en ce que celle-ci constitue un double effort (un labeur
étant étymologiquement à la fois un désir et une action vigoureuse, rappelle le Littré) visant
Ce nouage voit le texte littéraire comme producteur de pensées, les deux disciplines
pouvant alors en revenir à « leur complexité première : celle d’une littérature qui pense et
celle d’une philosophie qui s’écrit » (Sabot 2002 : 11). La pensée philosophique manifestée
par le littéraire peut alors être plurielle, divergente, contradictoire ; ainsi, la philosophie se
fait moins une discipline qu’elle ne se veut une pratique. Par son essence discursive moins
contraignante, la littérature est plus libre (de doctrine, d’idéologie, etc.) que la philosophie,
caractéristique inhérente de la pensée philosophique, est loin d’être aussi restrictive pour le
30
texte littéraire. La littérature manifeste donc un travail de la pensée qui dépasse le simple fait
généralement à cause de ses propres contraintes. Mais à la lumière des nouages exposés
puisqu’elle requiert malgré tout une part d’interprétation doublée d’une inévitable réflexion
préalable (ne serait-ce par exemple que pour saisir les appels intertextuels et interdiscursifs,
Ces distinctions théoriques établies, une question surgit immédiatement : comment une
dans l’étude d’œuvres littéraires différant aussi bien sur le fond que sur la forme ? Ou pour
le dire autrement : qu’est-ce à dire que de proposer une lecture productive d’une œuvre
romanesque (très riche en réflexions) de Henry James pour soutenir sa recherche littéraire
d’une connaissance de l’amour (1990), j’en référerai à l’écrivain français d’origine tchèque
Milan Kundera, chez qui la philosophie occupe une place non moins essentielle. Son œuvre
constitue un exemple remarquable du mariage entre la prose et les idées ; le fil narratif s’y
trouve entrelacé de méditations qui inspirent et s’inspirent du récit. Cette pratique d’un
« essai spécifiquement romanesque » comme Kundera l’appelle (2011 [1986] : 99) ne saurait
se faire (et se lire) isolément du reste du livre, et demeure donc « impensable en dehors du
roman » (Kundera 2011 [1986] : 99). Évidemment, procéder à une analyse aussi succincte a
pour défaut évident de limiter la teneur de la réflexion à quelques éléments saillants qui
31
traversent l’œuvre. Une brève étude du roman L’ignorance (dans Kundera 2011) permettra
donc de voir comment la littérature peut produire, à sa façon, des idées qui lui sont propres.
tchèques qui, après la chute du bloc de l’Est, visitent leur pays d’origine avec réticence — la
première pour satisfaire un conjoint suédois tombé amoureux de Prague, le second pour
répondre à la demande de sa défunte femme. Ils se croisent à l’aéroport de Paris avant un vol
pour la capitale tchèque. Elle le reconnaît tout de suite, puisqu’ils se sont fréquentés jadis
l’espace d’un soir dans un bar praguois. Irena en gardera un souvenir impérissable tandis que
Josef n’aura pas la moindre idée de la femme avec qui il discute. Puis, après quelques jours
où chacun vaque à ses affaires, ils se voient à l’hôtel de Josef avant son départ ; après
quelques verres, ils montent à la chambre et s’abandonnent à des ébats torrides. L’ignorance
de Josef éclate au grand jour quand Irena sort de son sac un petit cendrier, bibelot-souvenir
de leur première rencontre. Non seulement ne se souvient-il de rien, mais il ne parvient même
L’élément réflexif le plus important du roman est sans aucun doute le rapport étroit
entretenu avec l’Odyssée homérique. Le deuxième chapitre est entièrement consacré à l’un
déclinaisons en différentes langues seront l’occasion d’évoquer une première fois l’Odyssée,
désignée comme « l’épopée fondatrice de la nostalgie » (Kundera 2011 : 463). Comblé à tous
10
« Le retour, en grec, se dit nostos. Algos signifie souffrance. La nostalgie est donc la souffrance causée
par le désir inassouvi de retourner » (Kundera 2011 : 462).
32
les égards par la déesse amoureuse Calypso pendant sept ans, Ulysse demeure incapable de
se détacher de la terre de ses pères et de sa femme Pénélope qui l’y attend, « [passant] les
jours, assis aux rocs des grèves, tout secoué de larmes, de sanglots, de chagrins, promenant
ses regards sur la mer inféconde et répandant des larmes » (Homère 1999 : 111 [chant V]).
Kundera s’interroge toutefois sur le bien-fondé de cette nostalgie douloureuse qui par essence
est incompatible avec le temps concret, en fuite incessante ; il suit à cet égard la réflexion de
Vladimir Jankélévitch, qui affirme que « le véritable objet de la nostalgie n’est pas l’absence
par opposition à la présence, mais le passé par rapport au présent ; le vrai remède à la
nostalgie n’est pas le retour en arrière dans l’espace, mais la rétrogradation vers le passé dans
le temps » (Jankélévitch 1974 : 299). Il tombe alors sous le sens que « ce qui rend la maladie
incurable, c’est l’irréversibilité du temps » (Jankélévitch 1974 : 298). Une telle pensée
nostalgique s’inscrit dans une sorte de futur du passé qui, les années s’écoulant partout et
pour tous, ne peut mener qu’à l’insatisfaction. Chez Kundera, il s’agit d’une insatisfaction à
l’égard de gens qui lors des retrouvailles ne se préoccupent guère de l’odyssée personnelle
des expatriés, tentant plutôt de rapiécer une mémoire commune pour se conforter dans l’idée
que les choses n’ont pas tant changé. Une insatisfaction aussi quant aux endroits qu’on ne
reconnaît plus — Josef peinant à trouver le cimetière où ses parents sont enterrés.
nostalgie : « Le gigantesque balai invisible qui transforme, défigure, efface des paysages est
au travail depuis des millénaires, mais ses mouvements, jadis lents, à peine perceptibles, se
concevable ? » (Kundera 2011 : 487). Insatisfaction enfin dans la valeur réelle conférée à la
nostalgie ; l’être coincé entre le passé et ce qui lui reste à vivre ne saurait perdre son temps à
ressasser de vieux souvenirs, d’autant que ceux-ci se trouvent en quantité considérable et que
33
le temps pour les rappeler file de plus en plus rapidement. C’est ce que Kundera appellera le
exponentielle :
Plus vaste est le temps que nous avons laissé derrière nous, plus irrésistible est
la voix qui nous invite au retour. Cette sentence a l’air d’une évidence, et
pourtant elle est fausse. L’homme vieillit, la fin approche, chaque moment
devient de plus en plus cher et il n’y a plus de temps à perdre avec des
souvenirs (Kundera 2011 : 498).
Josef se trouve précisément dans cette position d’une incapacité nostalgique, état renforcé et
L’âge n’est pas anecdotique, car les hommes desquels Irena s’enamoure appartiennent
à la génération qui précède la sienne. Elle se trouve ainsi dans une position ambiguë, prise
par rapport au présent qui s’offre à elle. Irena réalise la vaine étendue de la nostalgie à
l’occasion d’une réunion avec d’anciennes amies dont elle peine à rapiécer l’identité. De leur
côté, ces amies oblitèrent totalement le temps parisien d’Irena pour mieux rabouter sa
présence praguoise de jadis à sa présence actuelle : « D’abord, par leur désintérêt total envers
ce qu’elle a vécu à l’étranger, elles l’ont amputée d’une vingtaine d’années de vie.
Maintenant, par cet interrogatoire, elles essaient de recoudre son passé ancien et sa vie
présente » (Kundera 2011 : 481). En agissant ainsi, elles ne font guère mieux que les
Ithaquois qui jamais ne cherchent à savoir ce qu’a vécu Ulysse pendant son odyssée, le
comment du retour étant insignifiant pour ceux qui ne sont jamais partis. Cela crée une
inadéquation du temps avec lui-même : la séparation des passés amène forcément une
distance dans l’expérience conjointe du présent, pour peu qu’on évoque des souvenirs
— sa conservation d’un puéril cendrier le prouve. En agissant de la sorte avec Josef, Irena
adopte l’attitude de ses amies praguoises (attitude qu’elle leur reproche pourtant), c’est-à-
dire en manifestant un vain attachement aux souvenirs qui en viennent à prendre toute la
place au détriment du partage de l’expérience du présent. Cet excès, voire cet excédent de
passé est justement ce qui l’empêche de vivre pleinement le présent ; la nostalgie n’est donc
pas tant un manque de nature topographique qu’elle est une souffrance diachronique, dans la
mesure où elle met en perspective la nature irrévocable d’une existence à sens unique11. Prise
en flagrant délit de nostalgie, elle fait alors comme Ulysse sur son rocher et pleure jusqu’à
ce que le sommeil la gagne, « laissant ses jambes, à son insu, négligemment écartées »
(Kundera 2011 : 554). Ainsi placée sur le lit, Josef « regarde son sexe comme s’il regardait
dans le vide » (Kundera 2011 : 554) ; ce tableau charnel s’efface derrière un autre tableau,
inaccessibles. Il a plutôt adopté une approche qui enjoint à un rapport différent à l’égard de
la défunte, et entraîne (surtout) une autre posture temporelle. En effet, « il n’allait plus sur sa
tombe pour se la remémorer, mais pour être avec elle ; pour voir ses yeux qui le regardent, et
qui le regardent non pas depuis le passé, mais depuis le moment présent » (Kundera 2011 :
525). L’effet sur le temps est capital ; le narrateur n’hésitera d’ailleurs pas à le préciser :
« Une nouvelle horloge s’est mise à organiser son temps » (Kundera 2011 : 525). Il perpétue
11
L’irréversible est en ce sens un préalable essentiel pour le sentiment nostalgique : « L’irréversibilité
concrète n’est rien d’autre qu’un devenir effectif alenti par un revenir fantomal, un progrès vers l’avoir tiré en
arrière par les souvenirs » (Jankélévitch 1974 : 195).
35
les regards et les désirs de sa femme, bien sereinement dans leur maison en brique rouge
foncé, entourée d’une clôture basse en bois, et devant laquelle pointe un sapin svelte. Ce
paysage sera une sorte de memento mori lui permettant de vivre le présent non pas malgré la
perte, mais avec elle. Josef s’efforce de vivre selon un présent sans nostalgie conscient de sa
liberté concrète, mais aussi capable de rêver le réel. Il vit ainsi selon un présent non sans
souffrance (algoie), puisqu’il ne nie pas sa peine, mais un présent empreint d’une sorte de
sagesse paradoxale. Une sagesse qui, s’acquérant avec l’âge, relativise l’expérience dont elle
est issue.
Sans doute faut-il voir là une forme d’ignorance positive qui permet au sujet de vivre
réellement au présent, un sujet qui conjugue son devenir au participe présent uniquement
(l’étant phénoménologique). C’est d’ailleurs à cette fin que Josef laissera à son frère un
tableau qu’il affectionnait pourtant lorsqu’il habitait en Bohème. La vue de l’œuvre lui
rappelle un temps où son épouse n’existait pas pour lui ; rapatrier l’œuvre au Danemark, dans
leur maison de brique, serait un anachronisme qui ouvrirait une brèche d’oubli en la demeure.
Selon que le passé est un prétérit inconsistant ou un dépôt massif, selon que la
présence du passé n’est pas assez présente ou qu’elle est, au contraire, trop
présente, l’homme souffre de l’irréversible ou de l’irrévocable. Notre présent
louvoie ainsi entre deux impossibilités inverses : retrouver le passé perdu, se
débarrasser d’un passé importun ; présentifier un passé trop passé, ou
passéiser un passé trop présent (Jankélévitch 1974 : 212).
et l’ancre plutôt dans l’illusoire lutte contre l’irrévocable. Josef autorise alors un passé
nostalgie (de alius, autre, et ibi, ici, rappelle le Littré)12 : en préservant les traces de la
décédée, il souhaite non pas être ailleurs qu’ici, mais il permet à un ici figé de glisser
compte d’une démarche littéraire qui ne sacrifie pas sa valeur esthétique au profit de la
réflexion. L’écrivain réfléchit à notre rapport au temps et aux souvenirs en se donnant pour
point de départ la nostalgie et pour point d’aboutissement cette sagesse paradoxale qui
découle d’une mathématique de la mémoire — dont la proposition est fort pertinente pour
comprendre les philosophèmes du roman, autant dans les jeux formels engagés par les
passages essayistiques que dans le développement postural des personnages. De prime abord,
la nostalgie y est vue comme un défaut de l’irréversible : Irena rend manifeste l’inadéquation
de l’expérience première avec sa répétition, écart dont le cendrier est l’artefact parlant.
l’endroit d’un pays impitoyable qu’il a fui ; il lutte plutôt contre l’oubli auquel sa femme
serait vouée s’il se laissait autrement aller à reconnaître le manque. Paradoxe ? Pas si l’on
12
« Cet ailleurs imaginé, imaginaire n’est pas n’importe quel alibi ; cet ailleurs de la nostalgie est un ailleurs
natal qui fut jadis un ici ; cet ailleurs est une ci-devant présence, un lieu privilégié cher à notre cœur ; cet alibi
est le défunt ibi de notre vie passée » (Jankélévitch 1974 : 282).
37
qu’elles furent vécues au côté de son épouse, Josef en rappelle la mémoire à travers une
leurre qui camoufle le désaccord entre le présent subjectif tel qu’il croit le vivre et le présent
objectif tel qu’il est vécu et transmis par la narration. Lorsqu’il se trouve à l’extérieur de son
l’identité des personnages qu’il côtoie. Sur ce point, il est conséquent avec sa posture, puisque
sa femme ignore forcément l’existence d’Irena. L’ignorance qui donne son titre au roman est
donc double : elle se trouve tantôt du côté de la nostalgie, quant au fait de ne pas savoir ce
qu’on rate en étant absent (ce qui correspond à un manque de passé) ; et elle se trouve du
côté d’une suspension forcée d’un présent qui se relativise par rapport à lui-même (ce qui
problèmes avant même la réalisation de toute analyse. Poser la question dans sa dimension
esth/éthique permet de surmonter certains de ces problèmes. Tel que développé et utilisé par
le philosophe français Paul Audi (2003, 2005), le concept d’esth/éthique déplace en effet un
nombre d’enjeux et de processus en amont de l’œuvre, c’est-à-dire non pas avant l’origine
de l’œuvre, mais en lien direct avec l’origine de l’œuvre, son déploiement et son
développement à titre de création, bref avec son devenir-œuvre. Dans cette optique,
l’invitation lancée par Jacques Bouveresse à réfléchir autant à l’objet littéraire qu’à sa visée
Une fois que l’on a accepté l’idée que la littérature peut constituer, elle aussi,
un secteur de la recherche de la vérité, le problème principal est qu’on est en
droit de demander une explication concernant le genre de vérité qu’elle
cherche à atteindre et les raisons pour lesquelles celle-ci ne peut être atteinte
que par les moyens que la littérature utilise pour y parvenir (Bouveresse 2008 :
85).
plus intéressant (et important) de partir de ce point que dans la littérature contemporaine,
aucune conception de Vérité absolue (au sens le plus large) ne peut être dégagée du récit (et
C’est sans doute là un point majeur de divergence entre la littérature et la philosophie (ou à
tout le moins peut-on dire que la littérature aura pris à cet égard quelques décennies d’avance
produire du sens qui sera empreint de dialectique, sens constitué d’un réseau de possibles qui
À ce sujet, Jean Bessière souligne avec force que le roman contemporain fait « de
l’alliance du hasard et de la nécessité, une manière de sème qui ouvre à toute lecture de toute
réalité » (2010 : 125). Cette pluralité enjoint non pas à dégager une vérité absolue, mais bien
à ondoyer entre les possibles de vérités (lesquels peuvent parfois entrer en contradiction les
uns avec les autres). De fait, le roman contemporain proposerait une pluralité de mondes et
de temps, contrairement au roman de la tradition du roman13 qui reposerait plutôt sur leur
13
Bessière regroupe sous cette catégorie les romans moderne, moderniste et postmoderne. Évidemment,
bien qu’elles soient établies selon des critères historiques, ces séparations ne sont pas étanches et décrivent un
39
unicité. Cette différenciation est perceptible dans l’inscription au monde que le roman
La nature plurielle des mondes et des temps proposés par le roman contemporain comme le
pas percevoir des traces de cette pluralité dans le récit contemporain. Le doute expérientiel
non seulement motive mais traverse les trois récits qui seront étudiés14 : dans Dora Bruder,
démarche ; dans Les années, l’incertitude identitaire motive et engendre une réalisation de
portraits contrastants d’un personnage principal (elle), portraits qui représentent autant de
vignettes d’un monde en évolution rapide ; et dans L’Africain, les tensions et les
façon, le récit contemporain explore les capacités transitives d’une littérature qui explore les
doutes quant à ses capacités, sans ultimement s’évacuer à titre d’objet linguistique et formel.
type de roman plus qu’une période de production. Il est tout à fait possible d’écrire du roman moderniste
aujourd’hui.
14
Onitsha se rapprocherait sans doute du roman moderniste, mais certains jeux formels (changements de
marges ou de casse) ainsi que de nombreux liens biographiques complexifient la catégorisation.
40
Autant le récit peut-il être empreint de romanesque, autant le roman peut-il relever
l’absence d’absolu la frontière entre vérité et mensonge perd toute importance, étant vidée
de toute valeur, la vérité devient un signifiant dont le sens est à remplir, ce qui revient à
métamorphoser la Vérité en vérités. Une question surgit alors : ne se retrouve-t-on pas devant
un relativisme aléthique qui d’un rapprochement des contenus véritatifs mène à une
équivalence des contenants moraux ? L’unique caractère transcendant de la vérité serait ainsi,
paradoxalement, qu’elle n’admet pas sa propre absoluité ; de cette posture en surplomb, l’on
peut dire « [qu’]en tant que doctrine “méta-éthique”, le relativisme nie qu’un code moral
quelconque ait une validité universelle » (Wong 1996 : 1290)16. Ce constat n’est que la
objectivisme moral qui subsumerait les jugements au profit d’axiomes tautologiques. Ainsi,
15
Pensons ici à La disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez (2017) ; bien que portant la marque
générique « roman », ce livre demeure dans les faits ambigu — d’autant plus que l’auteur a procédé à des
recherches extrêmement fouillées comme en témoigne la riche bibliographie fournie en fin d’ouvrage (et où au
demeurant se côtoient ouvrages historiques et romans).
16
Le relativisme moral descriptif, autre position empirique fréquemment défendue, voudrait pour sa part
que « les jugements moraux, les croyances à propos du bon et du mauvais, du bien et du mal, non seulement
varient beaucoup selon les époques et les contextes, mais que leur justesse dépend ou est relative des cadres et
perspectives individuelles ou culturelles » (Baghramian et Carter, 2016, §4.5 ; je traduis). En voulant s’opposer
à l’objectivisme moral, le relativisme descriptif met malgré tout une distance entre les sujets et leur jugement
— et l’application de celui-ci.
41
pas préférable pour autant : la vérité ne doit pas être figée, tout comme elle ne doit pas être
assouplie au point d’en évacuer tout sens véritable et donc tout lien antonymique avec le
de certains jugements n’écarte pas le concept de vérité comme séparation entre le vrai et le
faux. Dire qu’une affirmation est vraie (ou bonne, ou juste) ne fait que sous-entendre le
induire ? Si « tout est vrai », comme le disait Protagoras17, on pourrait être tenté par le
17
Diogène Laërce mentionne la chose suivante au sujet de Protagoras, relativiste de la première heure : « Il
fut le premier à affirmer que, sur chaque chose, il y avait deux discours possibles, contradictoires. […] Un de
ses livres débute ainsi : “L’homme est la mesure de toutes choses.” De lui aussi ceci : “L’âme n’est rien si l’on
supprime les sensations”, idée comparable à celle que l’on trouve chez Platon, dans le Théétète, et ceci : “tout
est vrai” » (Dumont 1988 : 983).
18
Socrate utilise d’ailleurs l’argumentaire sophistique pour invalider la proposition de Protagoras : « La
croyance qui, à propos de sa croyance à lui, est celle de ceux qui ont l’opinion contraire, croyance en vertu de
laquelle ils estiment qu’il est dans l’erreur, cette croyance-là, lui, Protagoras, concède qu’elle est vraie, quand
il accorde que tous sans exception ont pour opinion ce qui est. […] Il concéderait donc que sa croyance à lui est
fausse, s’il accorde qu’est vraie la croyance de ceux qui le croient lui-même dans l’erreur » (Platon 1994 : 2000
[171a-b]). Relativiser ainsi la position relativiste évacue toute possibilité de vérité (même non essentialisée)
d’une telle position.
42
même, on demeure loin de la simple polarisation manichéenne qui n’admet aucune zone
grise. Parlant du relativisme culturel, Raymond Boudon mentionne à juste titre « [qu’]il
hyperbolise des noyaux durs à l’aide de questions binaires reposant sur une utilisation abusive
du principe du tiers exclu » (2003 : 32). Cette remarque judicieuse éclaire la suite du présent
plusieurs conceptions du bon et du bien. On en arrive alors à une dialectique souple qui
privilégie un objectivisme négatif, lequel prône une pensée modulable, productive, créatrice,
J’explorerai dans un premier temps ce qu’il faut entendre par là, avec une interrogation
de la conscience du Mal comme axiome éthique chez Badiou (2003), vu comme un a priori
Mal). Il faudra ensuite revenir sur la distinction proposée plus tôt entre l’éthique et la morale,
afin de pouvoir faire le lien avec la nature et le rôle esthétiques19 de l’œuvre littéraire. À ce
(2003) expose pourquoi la notion de Vérité est néfaste dans la constitution d’une éthique qui
19
Il semble des plus pertinents de distinguer ainsi nature et rôle, puisque la littérature est et produit
concurremment un certain nombre d’enjeux esthétiques.
43
doit s’inscrire après toutes les atrocités commises au XXe siècle. L’essence éthique du sujet
support d’une fidélité, donc le support d’un processus de vérité. Le sujet ne pré-existe
On dira que le processus de vérité induit un sujet » (2003 : 63). La vérité n’est donc pas
facteur du sujet, bien au contraire ; c’est plutôt le sujet qui en découle. Évidemment, ce sujet
n’est pas le Sujet pensant théorique abordé par l’angle de l’ontologie pure, mais bien le sujet
existant qui s’inscrit dans la dynamique qui l’a induit, qui l’a provoqué, qui l’a créé, bref une
existence qui n’a pas à se figer et qui entretient un rapport mouvant avec les vérités qui le
meuvent. Ce faisant, une Vérité totalisante produira le sujet qu’elle voudra bien, excluant par
la même occasion tout ce qui lui est hétérogène — ce qui donne un tour tout à fait funeste à
la banale expression un mal pour un bien. Si la notion de Bien devient une question de biens
discutables dans leurs vérités, il est alors plus pertinent d’établir une éthique de la conscience
du mal qui se baserait sur ce mal plutôt que d’en déduire les modalités négativement, à partir
d’un Bien relatif. Cette décision s’assortit d’un renoncement à établir un absolu à partir
duquel orienter (par la négative) les décisions éthiques ; « il faut évidemment abandonner le
thème du Mal absolu, de la mesure sans mesure » (Badiou 2003 : 87), parce qu’une
constitution d’une échelle, ce qui a pour effet direct de banaliser subséquemment toute
atrocité. Et cette mise en rapport est à considérer avec circonspection si l’on veut établir une
Il devient évident que l’éthique ainsi conçue — pour une vérité donnée — engendre le
sujet à partir duquel elle s’articule. Éthique d’une vérité, puisqu’il ne saurait y avoir que des
44
vérités et non Une Vérité, « ce qui donne consistance à la présence de quelqu’un dans la
composition du sujet qu’induit le processus de cette vérité » (Badiou 2003 : 65). Il s’agit
d’une éthique du réel précise Badiou, dans la mesure où les vérités orientées par l’expérience
permettent concurremment de définir le sujet qui les vit. Cela dit, il n’établit aucune
distinction claire entre éthique et morale, puisqu’il y aborde les questions du Bien et du Mal ;
de surcroît, il n’inscrit pas sa réflexion (et dès lors ne s’établit pas lui-même) dans un cadre
méta-éthique plus large, demeurant dans le domaine conceptuel sans mise à l’épreuve desdits
concepts. Si son éthique de la conscience du mal paraît riche, il semble essentiel d’en explorer
éthique de Badiou et la théorie esth/éthique de Paul Audi. Mais avant d’aller plus loin, je
crois nécessaire d’approfondir la distinction entre les concepts d’éthique et de morale, et les
sujet et son rapport à autrui. Pourtant, les questions du bien (et du mal) méritent d’être
distinguées de celles du bon (et du mauvais), car une vie bonne (vie de bonheur pour soi)
n’est pas totalement assimilable à une vie pour le bien (et elle peut parfois même être
incompatible avec celle-ci). Cette distinction est importante aussi bien que fondamentale et
dépasse le seuil conceptuel pour influer le domaine du concret ; car, comme le souligne Audi,
saintement, pas plus d’ailleurs qu’agir par amour-propre, ou par méchanceté, ou par cruauté,
claire, le sujet inscrit les actions pour sa vie bonne dans un monde qui fait prévaloir ses
prérogatives et enjoint par la même occasion à l’intériorisation des règles par le sujet. Ainsi,
norme morale, car aucune possibilité de redéfinition de la morale étant donné que la visée
éthique ne parvient jamais à sortir la morale de son énoncé définitoire (l’éthique étant
toujours établie par rapport à la norme). La visée éthique voit son potentiel subsumé à même
la morale ; l’éthique devient alors une petite morale individuelle à jamais attachée à un
cette vie ? » (1999 : 126). C’est là un concept philosophique éminemment productif, dont les
autrichien, poursuit :
Deux mondes différents, ou deux manières d’habiter le monde. En ce sens, l’éthique a partie
liée avec la création et l’édification du sujet par l’intermédiaire de l’expérience vécue. Cette
mesure où l’éthique est la base de lancement pour la constitution d’un sujet qui n’est jamais
46
pris a priori : « L’éthique étudie comment, sans qu’intervienne ou avant qu’intervienne une
loi, l’individu se transforme en sujet pour une conduite morale. Le sujet n’est donc pas donné
comme tel à l’origine, déjà tout constitué ; il est le résultat d’une procédure de transformation
qui le constitue » (Macherey 1988 : 93). Cette dimension résultante sera le noyau productif
qui sous-tendra l’entièreté de la présente étude ; j’aurai l’occasion plus loin d’expliquer et de
littéraire » (Riendeau 2012 : 37). Cela est normal, dans la mesure où, transcendantale,
l’éthique ne fait prévaloir aucun contenu, et donc aucune orientation possible de ces contenus.
Il est d’autant plus important de procéder à une séparation de l’éthique et de la morale (bien
que ces deux concepts demeurent invariablement liés l’un à l’autre) que ne pas le faire
effet un problème conceptuel à l’agir raisonnable du sujet en lien avec autrui (peu importe
qu’il se mette à distance d’abstraction pour dégager des règles à tendance universelle, ou
qu’il inscrive la question morale dans une démarche concrète de relation à l’Autre). L’œuvre
littéraire ne peut répondre de la morale, d’un agir raisonnable, en ce que le texte ne manifeste
l’œuvre littéraire, il n’est aucun autre qui soit à l’extérieur du texte, nul rapport à l’autre
effectif, réel. Qu’on l’appelle lecteur idéal, destinataire ou narrataire, cet autre de la littérature
demeure une figure dépendante de l’œuvre, et ne peut donc jamais se constituer comme sujet
47
d’altérité — puisque le surplomb qui en est à l’origine est immanquablement teinté par la
l’esthétique au point de s’y accoler pour éviter d’avoir à marquer la préséance de l’une sur
les sujets étant selon sa définition du ressort de la morale. Cette vision subjective de l’éthique
est particulièrement utile dans le contexte littéraire puisque le récit demeure éminemment
seul ; en effet, où se trouverait donc l’autre de la littérature, si ce n’est dans la figure théorique
du narrataire, figure forgée à même la subjectivité de l’écrivain — figure qui, ce faisant, n’est
donc jamais tout à fait autre ? Les romans et récits peuvent certes proposer différentes
situations où l’autre se manifeste, mais cette altérité est toujours passée par le spectre (tantôt
S’il n’est d’Autre direct, cela ne veut pas dire pour autant que l’œuvre littéraire se
réception. Il faut malgré tout éviter l’écueil d’une approche philosophique qui contraindrait
l’œuvre en en évacuant toute capacité véritative. Mais peut-on alors vraiment parler d’une
dimension morale de l’œuvre littéraire ? Cela semble excessif, puisqu’il ne peut y avoir
qu’une présentation (toute subjective) de ces situations morales, sans autre qui ne soit passé
même de venue au monde et tout le processus qui sous-tend cette arrivée, acquiert une
littérature ? Il pourrait s’agir d’une aporie, puisque le sujet circonscrit dans l’œuvre s’en
trouverait par là réifié, perdant sa qualité de sujet, et par la même occasion son caractère
48
éthique. À l’opposé, je propose plutôt d’y voir un paradoxe productif complexe qui reconnaît
qu’interrogation, découlant du « fait que je sois requis par cette “question” et que je me
décide en sa faveur, en me vouant sans réserve à sa demande » (Audi 2005 : 19). L’esthétique
le monde peut alors remplir de son contenu l’éthique de cette traversée de la vie. On voit
bien comment il peut aller de soi de fondre les deux termes en une seule et même démarche
Audi inscrit ce mot-valise dans une dialectique qui n’oppose pas les contraires, mais les
appose, les juxtapose dans une logique de complémentarité manifestée par l’œuvre.
questionnement sur le rôle qu’il a à jouer dans la Cité, et sur la remise en question de cette
même Cité par son œuvre littéraire. Cette démarche, il la transmet au lecteur pour lui proposer
une autre façon de penser et d’appréhender le monde. La littérature est le lieu privilégié de
cet échange ; si le roman est un « contre-monde où peut s’élaborer cette vision nouvelle, où
peut se dire une exigence de totalité dont il faut mesurer le défi à l’aune de la temporalité »
(Samoyault 1999 : 13), le récit contemporain s’inscrit dans une dynamique de totalité
49
rapprochement ainsi fait entre roman et récit se joue également sur la temporalité qui, par
l’écart intradiégétique assumé entre passé et présent, refuse toute concession à la Vérité.
Si j’ai insisté plus haut sur le caractère paradoxal d’une étude de la morale en littérature,
la question qui sert d’intitulé à la présente section enjoint à un constat différent : l’éthique en
ensuite dans l’élaboration mondaine proposée par l’œuvre. Qu’on parle avec Alain Badiou
amont de la subjectivité dont il pourra se revendiquer ; c’est plutôt l’inverse qui se produit.
entre (et défini par) son agir et son pâtir, est plutôt en amont du sujet. Cela est
particulièrement pertinent dans le cadre de cette étude, puisque l’éthique pourra ainsi être
réactiver et re-produire (tout comme ses vérités). Il devient alors possible de lire dans l’œuvre
littéraire un seul sujet produit par l’œuvre, par les postures éthiques de ses formes littéraires.
Cette subjectivité n’est toutefois pas à lire à l’intérieur de tout personnage principal ou de
tout narrateur, mais se rattache à un sujet qui transcende l’œuvre et se tapit dans la complexité
de son être-là. Une telle inscription manifeste d’une dynamique double : le sujet produit par
marquée par ce moment de surgissement, ne trouve pleinement son sens qu’en tenant compte
de sa prise en aval, c’est-à-dire dans la lecture que nous pouvons ensuite en faire. Cela rend
l’œuvre littéraire. La portée éthique d’un texte littéraire reposera alors sur une double
articulation désignée généralement par les pôles du fond et de la forme de l’œuvre. Il semble
toutefois problématique d’aborder la question à l’aide de ces deux termes ; en établissant une
telle dichotomie, une série d’embûches apparaissent pour toute lecture éthique et possible
comment ?
Parler en ces termes sans précision conceptuelle préalable revient d’abord à supposer
que le fond puisse être indépendant de sa forme, et que, de ce fait, il soit possible d’en
hiérarchiser l’importance et la portée. Selon cette conception, pour étudier la question éthique
d’une œuvre, il faudrait se pencher sur un certain nombre de représentations qui sont mises
en scène par l’auteur pour proposer un ensemble de situations éthiques à partir desquelles
dégager des valeurs — ce qui revient à adopter une posture herméneutique face à la
littérature. Pourtant, pour prendre sans doute l’exemple le plus général possible, un texte
poétique et un texte de prose véhiculant des idées similaires peuvent avoir des effets et des
lectures qui diffèrent radicalement ; ils peuvent traiter d’une même question de manière tout
à fait différente.
Il est par ailleurs intéressant de noter qu’on ne parle pas d’une éthique littéraire, mais
bien d’une (ou des) éthique(s) des formes littéraires. Cette distinction est cruciale, car l’œuvre
littéraire ne constitue en aucun cas un sujet vivant en action ; au mieux, elle en fait la
51
représentation, ce faire étant caractérisé par une manière — le comme sur lequel insiste
La vie n’est jamais présentée simplement par un texte ; elle est toujours
représentée comme quelque chose. Ce « comme » peut, et doit, être vu non
seulement dans le contenu paraphrasable, mais aussi dans le style, qui exprime
lui-même des choix et des sélections, et met en route, chez le lecteur, certaines
activités et certaines opérations plutôt que d’autres (Nussbaum 1990 : 5 ;
traduction de Jacques Bouveresse [2008 : 64]).
La forme est « d’abord, et surtout, le témoignage d’une force », c’est-à-dire plus précisément
« le faire signe de la représentation en direction de la force qui lui donne d’être. Elle est la
constitutive, demeure en tant que tel invisible » (Audi 2003 : 31). La forme vient donc
compenser la perte d’une autre force, celle de l’expérience, qui ne saurait par définition être
restituée, chaque expérience sensible étant à produire et une fois vécue, demeure impossible
une expérience totalement nouvelle, autant pour le sujet qui en produit la reprise que pour le
reprise tel que développé par Søren Kierkegaard dans son livre du même nom. Le philosophe
danois dira en effet que « la reprise est la réalité, le sérieux de l’existence » (2008 [1843] :
67). La reprise kierkegaardienne constitue à bien des égards un élément à la fois esth/éthique
et phénoménologique essentiel : la reprise rend visible l’articulation d’un sujet qui, contraint
au seul présent de l’expérience, parvient à dégager, par la mémoire — et par le récit personnel
52
qui s’en trouve induit — une temporalité qui s’écarte des trois présents augustiniens. « La
dialectique de la reprise est aisée : ce qui est re-pris, a été, sinon, il ne pourrait pas être re-
pris ; mais, précisément, c’est le fait d’avoir été qui fait de la re-prise une chose nouvelle »
vers et depuis le passé, mais aussi vers et depuis le futur ; c’est un mouvement entre le moi
et l’autre, une oscillation du corps même vers l’étranger afin de permettre une répétition qui
ne serait plus limitée par ses seules possibilités temporelles et physiques, mais qui serait
désormais modulée et mue par cette poussée de l’Unique. La traductrice Nelly Viallaneix
Ainsi, la reprise est ce mouvement par lequel est réactualisé le passé qui, par une seconde
prise, rend le futur différent du présent, rend l’aboutissement des choses autres, telles qu’elles
seraient si elles s’inscrivaient dans une dynamique plus active (sachant sans doute mieux agir
en connaissance de cause).
différentes temporalités (et les différents jeux temporels) du récit engagent alors une part de
la dimension éthique (menant à une esth/éthique) de celui ou celle qui met en scène et met
en forme le tout. Cette fusion conceptuelle est mue par un autre concept kierkegaardien : le
53
désespoir. Rapport à soi, c’est-à-dire rapport du moi à lui-même (qui, par la présence du moi,
devient rapport d’un rapport), le désespoir est ancré chez le philosophe danois comme
conscience du moi devant Dieu : « En s’orientant vers lui-même, en voulant être lui-même,
le moi plonge, à travers sa propre transparence, dans la puissance qui l’a posé » (Kierkegaard
désespoir-défi. Pour exprimer les modalités de ce rapport en termes séculiers, et ainsi sortir
que définit plus tôt à la suite de Nancy. Cela devient d’autant plus pertinent que les œuvres à
l’étude interrogent chacune à sa façon le rapport au temps et la manière dont le souvenir peut
occuper une position dialectique, servant à la fois de matière discursive concrète pour l’œuvre
survenu au début des années 1980, alors qu’elle était étudiante en lettres à l’Université Paris-
III. Un camarade de classe japonais, Issei Sagawa, invite chez lui Renée Hartevelt, une
collègue hollandaise, afin d’enregistrer une lecture de poème. Sagawa voue une admiration
secrète et malade à la jeune femme. Il la tue d’une balle dans la nuque et mange une partie
du cadavre. Par ce récit paru en 2013, Caligaris revient sur l’histoire trente ans plus tard. Les
54
paradoxales parce que les événements soulignent plusieurs apories d’ordre éthique. Cette
dynamique constituera l’élan et le souffle qui mènera le récit vers son inévitable
inachèvement. Il s’agit aussi bien d’un enjeu éthique que politique, entendu que
Cette vision d’un texte rongé de l’intérieur est particulièrement juste tant la tension des
situation soit insurmontable accentue l’importance d’en faire un récit personnel. Une telle
approche permet d’établir des modalités propres au récit, et empêche ainsi de contribuer à la
grande exposition qui regarde l’horreur comme un divertissement abject dont l’unique
vedette est Sagawa — Hartevelt étant reléguée au rôle d’objet sans voix, sorte de bibelot
d’agrément sans image autre que celle de la tuée, dépecée, consommée. Normal dès lors que
Caligaris voit la plongée dans sa propre mémoire comme le premier pas : « Première chose,
intime, l’empreinte laissée dans ma mémoire par le jeune homme » (Caligaris 2013 : 17).
Elle ne cherchera pas à comprendre les gestes eux-mêmes, mais plutôt leur portée, leurs
sur le mal.
des atrocités par rapport à d’autres pour dégager un degré zéro de l’acceptable. Obligé, donc,
de répondre à une question aussi absurde que : le meurtre suivi d’un démembrement serait-il
l’absolutisation de la Vérité, si la notion de Bien devient une question de biens (au pluriel)
discutables dans leurs vérités, il est plus pertinent d’établir une éthique de la conscience du
mal qui se baserait sur ce mal plutôt que d’en déduire les modalités négativement, à partir
d’un Bien devenu relatif. Cette décision s’assortit d’un renoncement à établir un absolu à
partir duquel orienter (par la négative) les décisions éthiques, parce qu’une comparaison à un
exemple négatif extrême entraîne inévitablement une hiérarchisation, ce qui a pour effet
direct de banaliser subséquemment toute atrocité moindre. À ce sujet, Badiou dira à juste
titre que l’Holocauste « en tant qu’exemple négatif suprême, est inimitable, mais aussi bien
n’importe quel crime en est une imitation » (Badiou 2003 : 87), l’imitation étant rendue
possible par la hiérarchisation induite par l’étalon du pire. Caligaris est bien consciente de ce
toute valeur morale, mais plutôt par la redistribution des valeurs morales sur l’échelle qui les
hiérarchise » (Caligaris 2013 : 86). Sa hantise de cette histoire est d’ordre éthique, car il ne
suffit pas pour elle de classer les événements sur l’échelle de la barbarie, pour mieux oublier
et passer à autre chose ; le chaque chose à sa place enjoint par une telle posture lui est
impossible.
Elle tente alors une remémoration et une mise en mots de l’expérience qui la hante
depuis trente ans, et dont l’incompréhension ne doit pas être synonyme d’impénétrabilité et
56
entretient avec des événements aussi tragiques, dans la mesure où par la mise en récit, elle
remonte à rebours, « vers ce point de [son] passé où [elle a] vu travailler d’une même main
la littérature et la mort pendant que d’une même main la littérature et l’amour combinaient
le tour favorable de [son] existence » (Caligaris 2013 : 10). Le rôle de la littérature est
essentiel, en amont comme en aval ; si ces événements horribles se sont produits à une
période charnière de sa vie qui rendrait inévitable la place de la littérature, il est normal que
l’interrogation du langage constitue une voie d’accès au passé, une voie privilégiée pour
tenter une ébauche de débrouillage esth/éthique. Il s’agit pour elle d’une question d’ordre
quasi ontologique : « Je m’intéresse à ce qui s’est passé, à l’énigme que cette période a laissée
dans ma vie au moment où elle choisissait la littérature bien plus profondément que je ne le
savais » (Caligaris 2013 : 20). De par sa portée éthique et politique, cette énigme demeure
impossible à appréhender dans sa totalité ; autrement, cela reviendrait à comprendre (et donc
expliquer) des événements aussi atroces. Caligaris saisit bien les périls qu’une telle entreprise
peut poser — de surcroît lorsqu’une œuvre littéraire, œuvre de création est impliquée. Aussi
littérature, caractère qu’elle n’hésite pas à réfuter. Elle déboîte le paradoxe platonicien de
l’apparence du langage, d’un langage comme re-présentation et leurre. Bien qu’on ait affaire
à une œuvre à forte teneur autobiographique, la mise en récit d’expériences est œuvre de
création, selon les dires même de Caligaris : « Le langage crée, il ne représente pas » (2013 :
148). Le sens du terme ici utilisé par l’écrivaine s’accorde davantage à la re-prise qu’à la
semblent ainsi aller de pair, car circonscrire est déjà faire un pas vers l’explication. C’est là
un autre paradoxe qui déséquilibre. Caligaris dira à juste titre : « L’écueil du langage, de la
57
littérature, est de clôturer la catastrophe, de lui donner un terme, de régler le trouble dont elle
est l’origine, de stopper les lézardes qui courent dans l’obscurité de ma mémoire » (Caligaris
2013 : 147). On a donc affaire à une véritable esth/éthique selon laquelle le langage est un
représentant un danger encore plus grand puisque l’espace discursif pourra toujours être
occupé par quelqu’un d’autre. Caligaris tente ainsi d’entrer en opposition avec la
spectacularisation du réel vécue par celui qui fut surnommé le Japonais cannibale, et qui,
après trois ans d’hôpital psychiatrique, devint une vedette de la culture populaire — objet
L’écrivaine sait par ailleurs qu’elle marche sur ce fil : « Par la force des choses, tout
texte publié sur lui est encore l’instrument de sa notoriété, écrit pour lui en somme, reproduit
sa présence, au déficit de celle de la défunte dont on ne sait pas autant. Je surveille cette
pente, je m’efforce de n’y pas trop verser » (Caligaris 2013 : 22). Cette inadéquation du
langage et son rôle unique comme outil de création soulignent avec force la conscience d’un
langage paradoxal pouvant contribuer comme outil du mal à faire perdurer celui-ci, en
manière plus générale en empruntant le point de vue du criminel. Le langage constitue donc
ici un danger inévitable qui, lorsqu’il se couple à l’acte de création, à une esth/éthique
Si le langage crée, Caligaris laisse tout le champ libre à Sagawa pour réaliser sa propre
petite histoire pathétique : à la fin d’un récit aussi sensible à la portée éthique et politique du
langage, elle reproduira intégralement la brève correspondance qu’elle a entretenue avec lui
entre août 1981 et septembre 1982 alors qu’il se trouvait en maison d’arrêt — donc avant
58
toute la construction populaire et douteuse de son image de Japonais cannibale. Les lettres
dépeignent un être seul, égoïste et désaxé, qui ne semble pas saisir la gravité de sa situation
et toute la portée des gestes horribles qu’il a commis. En reproduisant le texte brut de son
correspondant (les erreurs grammaticales n’étant pas corrigées), Caligaris évite de jouer le
jeu de la médiation, d’un filtre qui atténuerait pour rendre le tout plus digeste, voire plus
littéraire.
Pareille plongée discursive dans une mémoire ayant pour nom l’incompréhensible
enjoint davantage à s’interroger sur les conditions de réalisation et les effets subséquents du
meurtre et des actes cannibales. À ce titre, Le paradis entre les jambes ne cherche pas à
épuiser le sens de ces actes, mais propose plutôt de réfléchir à la dimension éthique et
politique de ceux-ci. Et par là, Caligaris lève un peu du voile d’horreur que l’on s’empresse
souvent de déposer sur les événements de l’extrême pour éviter de s’interroger sur ce qui les
a rendus possibles et sur ce qui encore aujourd’hui rend possible leur spectacularisation.
La mémoire et le temps
À la lumière de tout ce qui précède, une meilleure compréhension conceptuelle de la
mémoire permettra de saisir le rôle esth/éthique important qu’elle peut jouer dans la
transmission et de mises en récit qui, s’inscrivant plus largement dans leur contexte social de
production, interrogent dans leurs fondements et leurs manifestations les structures régissant
les discours et les identités. Les œuvres recourant à des souvenirs personnels, détournés ou
éthique de la littérature.
59
affirme que la mémoire collective est un concept inopérant, « car la seule mémoire est
individuelle et c’est à elle que peut s’accrocher l’histoire » (Samoyault 2009 : 270). La phrase
décennies — qu’on pense aux trois tomes des Lieux de mémoires que l’historien français
Pierre Nora a dirigés (1984 ; 1986 ; 1992), ou encore à la revue universitaire Memory Studies
qui, dès sa fondation en 2008, s’est fixé pour but d’assurer « la reconnaissance, la forme et
l’orientation du travail dans ce champ naissant » que sont les études mémorielles (Hoskins,
prend toutefois pas le soin de développer plus avant ce qu’elle reproche au concept. Cette
réfutation semble pourtant très riche en ce qu’elle sépare clairement les rôles de la mémoire,
de l’histoire, de l’individu et du social, et ce, dans un cadre qui dépasse les seules études
littéraires. Mais affirmer de manière aussi radicale que seule la mémoire individuelle peut
servir d’ancrage à l’histoire serait faire preuve de l’excès inverse au reproche lancé envers la
conclusion que Samoyault, constat qu’elle énonce immédiatement après la phrase précitée, à
savoir « [qu’]il peut y avoir à la rigueur une histoire collective, mais la mémoire est toujours
individuelle » (2009 : 270). Cette concession faite à la collectivisation est très riche, dans la
20
« Le nom de cette revue est une déclaration d’intention pour offrir une reconnaissance, une forme et une
orientation du travail dans ce champ naissant, et pour établir un forum critique de dialogue et de débat sur les
problèmes théoriques, empiriques et méthodologiques centraux à une compréhension collaborative de la
mémoire aujourd’hui » (Hoskins, Barnier, Kansteiner et Sutton, 2008 : 5 ; je traduis).
60
structurante.
Pour y voir plus clair, séparons, à la suite de la démarche proposée par Paul Ricœur21,
séparation, il convient de se pencher dans un premier temps sur la théorie des mémoires chez
Henri Bergson, puis sur le concept de mémoire collective chez Maurice Halbwachs. Ensuite,
je retiendrai, dégagerai et délaisserai certaines dimensions apportées par ces théoriciens pour
mieux en arriver à une théorisation de la mémoire (culturelle) plus appropriée pour l’étude
matérialiste et l’idéalisme subjectif selon lequel « percevoir signifie avant tout connaître »,
contestation qu’il justifie par le fait « [qu’]on ne saurait l’accepter sans obscurcir
1959 : 179). La perception du sujet ne saurait en effet appréhender un objet donné en totalité
sans procéder à une médiation subjective ; Bergson reconnaît le caractère incomplet de notre
représentation des choses, puisque pour être perçue, une chose doit être réduite à un certain
nombre de ses caractéristiques (qui seront liées à l’action qu’on veut lui faire subir). Cela
matière consiste dans la totalité de ses éléments et de leurs actions de tout genre » (Bergson
21
Réflexion principalement articulée dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (2003 [2000]), ouvrage lui-même
influencé par ses travaux précédents — les trois tomes de Temps et récit (publiés entre 1983 et 1985), de même
que par son livre fondateur Soi-même comme un autre (1996 [1990]).
61
1959 : 187). Les percepts ne sont donc pas des calques des éléments et actions de la matière ;
la perception d’un objet dans sa réalité ne saurait en effet être assimilée à une connaissance
de ce même objet, puisque percevoir c’est également faire l’expérience (consciente ou non)
s’établirait alors à partir de ces perceptions plus ou moins élaborées, plus ou moins dilatées,
dans le rapport qu’a la conscience d’elle-même lorsqu’elle se pose sur l’objet. Pour résumer
avec Bergson, « percevoir consiste donc, en somme, à condenser des périodes énormes d’une
existence infiniment diluée en quelques moments plus différenciés d’une vie plus intense, et
à résumer ainsi une très longue histoire. Percevoir signifie immobiliser » (Bergson 1959 :
342). Les plus intenses de ces immobilisations seront consignées par la mémoire.
Bergson voit qu’une telle dynamique dispose l’esprit à une capacité de discernement.
Toutefois, il n’insiste pas suffisamment sur la remise en marche de cette immobilisation, qui
reprise enjoint à une expérience nouvelle, il est nécessaire de reconnaître l’effet que cette
mise en marche du présent du passé (pour reprendre le terme d’Augustin22) entraîne par
22
« Or ce qui est déjà, n’est pas futur mais présent. Aussi quand on dit que l’on voit les choses futures, on
ne voit pas les choses mêmes, qui ne sont pas encore, puisqu’elles sont futures, mais peut-être leurs causes ou
leurs signes, qui eux sont déjà ; et ils ne sont pas futurs mais déjà présents pour qui les voit, ce qui permet de
prédire les choses futures ainsi conçues dans l’esprit. Et ces conceptions à leur tour sont déjà, et c’est comme
présentes que les voient en eux-mêmes ceux qui font ces prédictions » (Augustin 1962 : 311).
62
Ceci dès maintenant apparaît limpide et clair : ni les choses futures ni les
choses passées ne sont, et c’est improprement qu’on dit : il y a trois temps, le
passé, le présent et le futur. Mais peut-être pourrait-on dire au sens propre : il
y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur.
Il y a en effet dans l’âme, d’une certaine façon, ces trois modes du temps, et
je ne les vois pas ailleurs : le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du
présent, c’est la vision ; le présent du futur, c’est l’attente (Augustin 1962 :
313).
Il n’est donc du passé que la trace laissée dans la mémoire, inscription que le regard du
présent peut observer ou subir. Cette présence quasi fantomatique du passé constitue le noyau
Immobiliser par la perception revient donc à mettre en forme, statuer par le souvenir. Là où
l’affaire devient particulièrement intéressante pour les études littéraires, c’est lorsque le passé
est repris et rhabillé des couleurs du présent grâce au récit ; en son sein, on peut assister alors
à une condensation des trois présents augustiniens qui trouvent leur point de rencontre à
l’intérieur de la diégèse. Cet aspect essentiel sera développé dans les chapitres qui suivent,
Pour arriver à cette fin, il manque toutefois une dimension concrète précise à la théorie
en récit d’expériences passées. Bergson demeure dans une vision strictement psychologisante
de la mémoire, puisqu’il limite la présence du passé à deux formes : les mécanismes moteurs
et les souvenirs indépendants (Bergson 1959 : 224). À titre d’exemple, cette première forme
se trouve dans les réflexes développés par le violoniste n’ayant plus besoin de sa partition,
tandis que la seconde forme se retrouverait dans le souvenir d’un grand concert que ce même
63
possibles, la construction bergsonienne des souvenirs serait donc strictement assurée par le
sujet, la mémoire étant une capacité individuelle. C’est d’ailleurs précisément ce contre quoi
premier chef), Halbwachs inscrit l’individu — dans son présent, mais aussi dans ses acquis
souvenirs historiques, que je peux augmenter par la conversation ou par la lecture. Mais c’est
là une mémoire empruntée et qui n’est pas la mienne » (Halbwachs 1997 : 98-99). Tout le
bagage sociologique se trouverait donc déjà donné, influençant l’individu dans sa moindre
sociale. Halbwachs assume cette position sans s’en cacher : « Mais nos souvenirs demeurent
collectifs, et ils nous sont rappelés par les autres, alors même qu’il s’agit d’événements
auxquels nous seul avons été mêlé, et d’objets que nous seul avons vus. C’est qu’en réalité
nous ne sommes jamais seul » (Halbwachs 1997 : 53). Jamais seul, ajoute-t-il, car les
conversations qu’on a eues, les livres qu’on a lus, les tableaux qu’on a vus viennent modifier
collective entre ainsi en contradiction avec toute démarche ontologique pure. À chaque
instant de sa vie, à chaque seconde, le sujet serait déterminé par le contexte social dans lequel
entièrement redevable au cadre social de laquelle est issue la partition, cadre à l’intérieur
duquel l’interprète doit forcément se trouver (qu’il y adhère ou s’y oppose). Évidemment, si
un tel constat est valide pour la musique, dont le langage ne comporte aucun sème — sa
fonction première n’étant pas d’offrir un sens intelligible autre que ce que le langage lui-
même a à offrir —, le même constat implacable peut être posé pour les autres formes
d’inscription au monde, au premier chef tout ce qui a partie liée avec la langue et la parole
— la littérature étant ainsi vue comme un grand bassin intertextuel. Halbwachs assume
Mais, même les souvenirs qui sont en eux [les musiciens], souvenirs des notes,
des signes, des règles, ne se trouvent dans leur cerveau et dans leur esprit que
parce qu’ils font partie de cette société, qui leur a permis de les acquérir ; ils
n’ont aucune raison d’être que par rapport au groupe des musiciens, et ils ne
se conservent donc en eux que parce qu’ils en font ou en ont fait partie. C’est
pourquoi l’on peut dire que les souvenirs des musiciens se conservent dans
une mémoire collective qui s’étend, dans l’espace et le temps, aussi loin que
leur société. Mais, insistant ainsi sur le rôle que jouent les signes dans la
mémoire musicale, nous n’oublions pas qu’on pourrait faire des observations
du même genre dans bien d’autres cas. Les livres imprimés, en effet,
conservent le souvenir de mots, des phrases, des suites de phrases, comme les
partitions fixent ceux des sons et des suites de sons (Halbwachs 1997 : 48).
23
Comme on le verra dans les chapitres subséquents, je suivrai plutôt la position bourdieusienne des habitus,
moins radicale que la proposition de Halbwachs. La notion de structures structurantes, qui renouvellent et
justifient leurs modes de production autant que leurs conditions de réalisation présente et à venir, rejoint
d’ailleurs une vision identitaire moins rigide à l’égard des régimes temporels, « l’habitus comme acquis
incorporé étant présence du passé — ou au passé — et non mémoire du passé » (Bourdieu 1997 : 251).
65
point influencée par le social, pourquoi cette influence s’arrêterait-elle à la seule construction
sans ces instruments que sont les mots et les idées, que l’individu n’a pas inventés, et qu’il
emprunte à son milieu » (Halbwachs 1997 : 98), on en vient à une position intertextuelle
intégrale, qui sous-tend tout acte langagier, quel qu’il soit ; l’intersubjectivité se voit alors
comme une influence incessante de la pensée d’autrui dans le jugement propre posé par le
sujet. Autrement dit, une véritable reprise (au sens kierkegaardien) serait impossible puisque
la prise initiale ne cesse jamais. Nous voilà au rouet. Reconnaître une telle prégnance du
social sur l’individu revient à affirmer un déterminisme implacable qui gomme toute
Malgré tout, avec un pas de recul par rapport à cette vision en boucle fermée qui
construction sociale du passé. Dans leur revue de l’utilisation du concept, Olick et Robbins
proposent ainsi de voir les « “études de la mémoire sociale” comme une catégorie générale
de questions sur la diversité des formes par lesquelles nous sommes façonnés par le passé,
divisé » (1998 : 112 ; je traduis). Le concept de mémoire collective est-il pour autant plus
opérant ? Le fait de conférer à une capacité individuelle une étendue collective représente un
métaphore. La collectivisation d’une capacité individuelle (et subjective) pose le plus gros
de Gedi et Elam, qui affirment sans détour que « tous les termes “collectifs” sont
problématiques — et la “mémoire collective” n’y fait pas exception —, car ces termes sont
conçus comme ayant des capacités qui sont en réalité uniquement actualisées sur le plan
individuel, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être effectuées que par les individus » (1996 : 34 ;
je traduis). Puisque la remémoration est un processus d’alliance physique et mentale (le corps
ayant bien vécu physiquement un événement dont on se souvient ensuite), il devient délicat
d’assimiler ce processus mental et son contenu (le souvenir) à une expérience généralisable
Plus encore, puisque selon Halbwachs il n’est en conclusion de mémoire que collective,
cela revient à dire que la mémoire collective n’est pas un agrégat de mémoire individuelle,
mais bien une construction sociale forcément indépendante. Étirée par les extrêmes, et par le
jeu métaphorique qui s’en trouve induit, la mémoire collective en vient finalement à désigner
toute histoire consciente consignée par le sujet. La souvenance serait ainsi un processus
conjoint : « Le plus souvent, si je me souviens, c’est que les autres m’incitent à me souvenir,
que leur mémoire vient au secours de la mienne, que la mienne s’appuie sur la leur. Dans ces
cas au moins, le rappel des souvenirs n’a rien de mystérieux » (Halbwachs 1976 [1925] :
xvi).
donnant autant d’importance aux cadres sociaux de la mémoire (titre de son ouvrage de
1925), il reconnaît la relation concrète que le sujet (temporel) entretient avec le monde,
67
comme contributeur à ce monde en même temps que comme individu orienté par les
mémoire collective.
par des êtres ou des objets qui l’environnent. C’est ce que cherche d’ailleurs à démontrer
fonctionnement de la remémoration :
En vérité, chaque fibre de notre corps, chacune des cellules de notre cerveau,
contient des souvenirs — tout comme ce qui est physique à l’extérieur des
corps et des cerveaux, même ces objets inertes qui portent les marques de leurs
histoires passées en une abondance muette. Ce qui est chargé de mémoire
dépasse la portée de l’humain : la mémoire nous entraîne dans le monde
environnant comme dans nos vies individuelles (Casey 2000 : xix ; je traduis).
Comme les sujets portent en eux les traces de leur histoire, les objets portent à leur surface
un ensemble de ces mêmes traces. Il n’est évidemment pas question de conférer aux choses
une quelconque capacité réflexive ; seulement, ces choses soulignent le caractère individuel
du processus mémoriel, où une interprétation desdites traces devient nécessaire pour acquérir
un sens temporel (mémoriel ou historique, deux épithètes qui semblent parfois se confondre
dans le champ des études de la mémoire). Aussi y verrai-je d’emblée une dimension sociale,
dans la mesure où il s’agit d’une reconnaissance par le sujet de son expérience du temps et
d’une réactualisation de sa présence par la mise en mots. Ce n’est au fond que reconnaître le
non pas de l’être pur, mais le sens qui transparaît à l’intersection de mes
expériences et à l’intersection de mes expériences et de celles d’autrui, par
l’engrenage des unes sur les autres, il est donc inséparable de la subjectivité
68
l’expérience qu’en fait le sujet, il n’en est rien de la mémoire, puisqu’elle est d’abord ancrée
dans l’action, dans la mesure où elle est l’un des points d’assise du sujet dans son rapport au
produisent. Pis encore pour le contexte littéraire qui nous occupe, le concept de mémoire
mémoire et du processus de remémoration, ce dernier impliquant une mise en récit qui, par
ses choix de contenu et de mise en forme, est teintée par la subjectivité. Comme pour toute
action, toute collectivisation n’est alors que la somme de ses éléments individuels, et des
uniquement comme une capacité (ne serait-elle alors qu’une perception du temps ?) — ce
collectiviser ; cela reviendrait à constater en un présent de vérité général qu’à peu près tout
le monde possède une mémoire, sans égard au contenu ni à l’utilisation de celle-ci. L’Homme
Or « la mémoire d’un groupe n’a aucun fondement organique, et prise littéralement elle
est inconcevable. Toutefois, elle est davantage qu’une métaphore » (A. Assmann 2011 : 122 ;
je traduis). La construction mémorielle entretient une relation à double sens avec le milieu
duquel elle émerge. Le lien qui unit l’individuel et le collectif ne doit pas s’instaurer par
69
l’imposition des cadres sociaux, mais plutôt par la production des cadres pouvant régir la
mémoire. Le terme de mémoire culturelle, proposé entre autres par les égyptologues
allemands Jan et Aleida Assmann, paraît plus opérant, parce qu’il refuse cette
dimension extérieure, sociale, de la remémoration dans son sens le plus large — ce qui lui
fait dire que « avec la mémoire culturelle s’ouvrent les profondeurs du temps » (J. Assmann
2006 : 24 ; je traduis). La mémoire n’est pas une discipline au même titre que l’histoire —
qui peut être collective, constituée à partir de documents, de témoignages, voire de souvenirs
inextricablement lié au contenu, entendu que l’on distingue « la mémoire comme visée et le
souvenir comme chose visée » (Ricœur 2003 [2000] : 27). Et si toujours à la suite de Ricœur,
on affirme que se souvenir, « c’est avoir une image du passé », cette image étant « une
empreinte laissée par les événements et qui reste fixée dans l’esprit » (1991 [1984] : 31), on
voit difficilement comment des événements partagés peuvent mener à une expérience
phénoménologique qui serait elle aussi partagée par un esprit qui formerait un grand tout,
une sorte de bassin collectif faisant la somme des expériences individuelles invariablement
Comme l’essentialisation du sujet fut écartée plus tôt pour privilégier un caractère
elle montre comment, dans telles ou telles conditions, les individus deviennent
sujets (Macherey 1990 : 93).
préséance collective de la mémoire perd son sens. Pourquoi alors ne pas parler d’histoire
sublimée plutôt que de mémoire collective24 ? Cela semble être beaucoup moins
problématique, puisque le terme même de mémoire relève d’une capacité individuelle (une
faculté, la noèse, ou peut-être même une métafaculté, puisque dans sa construction, elle
cependant que l’histoire s’établit comme discipline extérieure et constructible par un groupe
d’objets historiques dont la prégnance sur le présent est plus forte, entendu que cette histoire
est par définition portée par un ensemble d’individus eux-mêmes en mouvement et qui la
modulent par leur expérience du réel et du temps. Cela constitue, au fond, simplement
l’histoire du présent, avec tous les paradoxes et contradictions qu’une telle entreprise
représente. Le présent s’y trouve écartelé entre le désir de le reconnecter à un passé révolu
(et non pas, trop facilement, à un passé récent) tout en se lançant vers l’avant pour tenter de
se prédire lui-même (c’est-à-dire de tenter de préserver ce que le passage du temps seul peut
tamiser, cependant que le présent se force à conférer une plus-value à certains de ses
événements constitutifs, gommant davantage les défauts et accentuant d’autant les qualités
historiques).
24
François Hartog dira au sujet du rapport entre mémoire et histoire : « Mémoire est, en tout cas, devenu le
terme le plus englobant : une catégorie métahistorique, théologique parfois. On a prétendu faire mémoire de
tout et, dans le duel entre la mémoire et l’histoire, on a rapidement donné l’avantage à la première, portée par
ce personnage, devenu central dans notre espace public : le témoin. On s’est interrogé sur l’oubli, on a fait valoir
et invoqué le “devoir de mémoire” et commencé, parfois aussi, à stigmatiser des abus de la mémoire ou du
patrimoine » (2012 [2003] : 26-27).
71
de l’histoire. De cet ardent désir de maintenir vives l’histoire et ses atrocités possibles,
vécues. Et dès lors, entre autres choses, de rendre plus vrais les témoignages qu’on fait de
cette histoire, qui ne sont plus seulement des objets d’études à considérer parmi d’autres,
mais de par leur degré de vérité (j’y étais, j’ai vu), transforment leur matière en une empreinte
de subjectivité qui ne peut être remise en question. Mais reconnaître l’influence du contexte
et des modalités de production, cadre éminemment social, interroge par la même occasion le
faisceau de relations (éthique et politique) que l’individu entretient avec son milieu. À cette
fin, la mémoire peut très bien en être un vecteur autant qu’une voie d’accès :
Cette présence au monde confère à l’œuvre (et de facto à la mémoire qui y serait exprimée)
une dimension politique, terme à entendre comme engagement public et action dirigée envers
les différentes expressions du pouvoir. Patrick Modiano inscrit la politique plus largement
démarche. Annie Ernaux demeure quant à elle sensible aux structures sociales et politiques
orientant et restreignant les champs d’action des individus, compte tenu de ses origines
sociétés africaines et amérindiennes. Les œuvres étudiées accordent une place plutôt discrète
à la politique, sans en faire un véritable point focal à partir duquel analyser leur esth/éthique ;
72
cet aspect demeure néanmoins important compte tenu du contexte sociohistorique dans
lequel ces œuvres sont produites. Un exemple à plus forte teneur idéologique illustrera la
monologue racontant un enchevêtrement de souvenirs évoqués pour la fille d’un vieil ami
mort vingt ans plus tôt. Le surcodage du narrataire crée une distance politique entre un
jeunesse à qui il s’adresse. Ce nous est d’autant plus important qu’il constitue la raison d’être
du récit : en effet, si Martin, le narrateur, discourt et divague autant sur son passé, c’est pour
tâcher de reconstituer une part du défunt, cette part commune, communautaire qu’ils
partageaient tous entre eux, petits révolutionnaires maoïstes des années soixante et soixante-
dix. À la fille de Treize, l’ami en question, il dira : « Ton père était une partie de nous, de cet
être multiple, entre héros et clown, qui s’appelait “nous”. […] Comme une partie de cette
espèce d’éponge du “nous” vit encore, ton père vit en partie à travers ça » (Rolin 2002 : 134).
Plus encore, ce désir de préservation du passé et des défunts possède un ancrage politique
sortir de la seule préséance du présent. Le narrateur décrira cette relation comme « une sorte
de société d’assurance fraternelle et romanesque, à la vie à la mort » où « les uns nous aident
à mourir un rude apprentissage, très nécessaire , les autres aident les morts à survivre.
C’est le vrai communisme, ça : à chacun selon ses besoins » (Rolin 2002 : 134). Il s’oppose
ainsi au présent sans borne, inscrit dans un temps débordant de lui-même, où le passé n’a
73
plus sa place, est vite oublié et considéré comme ringard, et où le futur voit ses horizons
politique à l’Histoire y est essentiel. Dans un article sur la mélancolie et la filiation, Marc
Dambre dira à propos du livre de Rolin que « la source de la fiction se situe dans la frustration
du désir politique, dans une histoire désormais sans fin ni eschatologie » (Dambre 2010 : 98).
approfondissements des figures et des événements, est doublée par un mouvement physique
similaire, alors que le narrateur roule en boucle sur le périphérique parisien en racontant son
histoire. Comme il n’hésite pas à repasser sur la même route, il se répète en connaissance de
cause : « Ça ne fait rien. Je le redis. Quand c’est fini n-i-nini ça recommence. On tourne
(Rolin 2002 : 122). Le narrateur se sent ainsi coincé entre le trop-plein de passé légué par la
génération qui précède et le tout au présent de la génération qui suit. Les tentatives de dissiper
cette impression d’être né à côté de l’Histoire se traduiront par une volonté de provoquer
La ferveur de leur engagement politique trouve une grande part de ses origines dans la
volonté paradoxale de se défaire de la hantise du passé sans pour autant l’oublier (car faire
place nette au profit d’un tout-au-présent est précisément ce qu’il reproche à l’époque
actuelle, temps de la narration) : « Vous pensiez que l’histoire du siècle s’était écrite ici quand
vous n’étiez pas nés, qu’elle continuait de s’écrire au plus loin de là où vous étiez. Vous
n’avez pas la moindre idée de ce que vous pouviez bien être, vous : à part des ombres
74
composable sans la perspective du passé et la marche vers l’avenir, d’où l’aversion que voue
d’un présent perpétuel » (Hartog 2012 [2003] : 13). Le champ d’expérience et l’horizon
d’attente s’y trouvent conjugués uniquement au présent qui, par définition, souffre d’une
myopie temporelle par laquelle tout n’est visible et compréhensible que lorsque ramené au
plus près du regard. Les événements sont alors difficiles à relier sans suivre le spectre du
présent qui sans cesse renouvelle les expériences ; chaque chose est chaque fois inouïe,
inédite. Cela tranche radicalement avec l’époque révolue décrite par le narrateur, un temps
qui n’était jamais à la hauteur des événements qui l’avaient précédé : « Aujourd’hui il semble
qu’il n’y ait plus que du présent, de l’instantané même, le présent est devenu un colossal
fourmillement, une innervation prodigieuse, un big bang permanent, mais à cette époque-là
le présent était beaucoup plus modeste, il était la modestie même, en fait » (Rolin 2002 : 29-
qui ne vise plus l’affranchissement des classes dominées, mais enferme l’histoire dans le vase
clos de l’instant. La mémoire n’éclaire plus le présent par le faisceau d’expériences du passé ;
elle tente plutôt d’expliquer le présent comme porteur des traces du temps sans chercher à
prendre quelque distance que ce soit, sans viser quelque point objectif duquel poser un regard
critique réellement diachronique. Or, une position opposée au présentisme n’est pas pour
autant sans présenter son lot de problèmes (tout comme la mémoire est loin d’être ipso facto
présentiste). Le présentisme se délaisse des charges du passé et des attentes que l’avenir pose
et ce, depuis la naissance, subjugué qu’il est par le poids héroïque d’un père résistant mort à
la guerre d’Indochine alors que son fils n’était âgé que d’un an. Martin se dira d’ailleurs
coincé dans une Histoire qui semble pratiquement se moquer de lui en s’imposant de tout son
faut le faire. La mélancolie historique tu l’as tétée avec le lait de ta mère » (Rolin 2002 : 9).
Cette mélancolie qui n’est « ni concept ni idée, mais plutôt une affection du corps et de
l’esprit » (Dambre 2010 : 97) l’a donc nourri autant de corps que d’esprit, d’images
inaccessibles et d’histoires enflées pour les besoins du récit fait à la postérité. La place de la
littérature est par ailleurs loin d’être anecdotique dans cette volonté de plonger vers le passé
écrit ; c’est toutefois le rapport à la littérature et ses grandes figures qui importent davantage
ici :
Par-delà sa haine de l’intellectuel discutailleur d’idées transpire une admiration pour le poète
engagé dans l’action et le romancier ancré dans le concret de son existence historique. Les
mentions sont aussi nombreuses que variées, de Rimbaud à Faulkner, en passant par
ainsi avec une double définition de l’expression donnant son titre au livre : dans son sens
premier, le tigre de papier est cette bête qui, malgré des crocs acérés et un aspect menaçant,
ne représente qu’un danger de façade. Ces tigres de papier sont nombreux, à commencer par
leur petite cellule révolutionnaire à tous les treize, La Cause, qui aboiera sans mordre jusqu’à
76
sa dissolution. L’autre sens à donner à l’expression éponyme est en lien direct avec la
dimension littéraire, avec ces grandes figures félines de la littérature dont je viens de faire la
nomenclature incomplète, monuments qui chacun à son époque a rugi sur ses pages.
Ces deux figures du tigre, Martin les incarne aussi dans le rapport qu’il entretient avec
perspective au regard qu’il pose sur le passé. Plus il s’interroge et plus il critique le
cette histoire suspendue. Il est ainsi éminemment moderne, ce qui selon lui correspond à
« entreprendre de saboter les lieux communs de son temps » (Rolin 2002 : 247). Aussi
avouera-t-il, vers la fin du roman, que cette critique vise simplement à rendre manifeste la
perte des objectifs communs (perte à laquelle La Cause n’aura pas échappé en son temps)
dans l’espoir de redonner une perspective future et conférer ainsi tout son sens à l’action
politique. C’est pourquoi il dira à son interlocutrice : « Ce qui m’intéresse en vous c’est la
profondeur de futur que vous abritez, tout l’indécidable dont vous êtes gros » (Rolin 2002 :
246). Et l’une des voies d’accès à cet indécidable hors du présent est de raconter comment
leur indécidable à eux s’est joué. D’où la longue balade en boucle sur le périphérique à bord
de sa Citroën DS d’un autre temps, qu’il dit être la « déesse Remember », vaisseau de
mémoire roulant à pleine vitesse dans un présent qui refuse de donner toute distance au passé.
ne doit pas constituer une renonciation devant l’irrémédiable d’un langage qui cherche d’une
part à expliquer et d’autre part à créer. Or, pour peu qu’on y perçoive une invitation à la
77
réflexion et à l’analyse, le texte littéraire peut constituer un espace autonome qui remet en
question ses propres conditions de production autant que ses propres modalités de réalisation,
faisceau de possibilités réflexives qui, sans rendre essentielle la présence d’un lecteur
une lecture philosophique qui non seulement sait plus mais sait mieux que l’œuvre littéraire,
L’étude des rapports à la mémoire présentés dans l’œuvre littéraire ouvre un lieu
privilégié d’expression identitaire dans un cadre forcément social, entendu que le sujet doit
rendre compte de ses interactions humaines comme des expériences l’influençant dans sa
constitution. Le rapport au temps devient alors d’autant plus important que l’interrogation du
passé engage ledit sujet dans son devenir, orientant en toute incertitude son avenir. C’est là
sans doute que se trouve le véritable problème éthique, puisque l’action certaine faite en toute
clarté n’est pas problématique si elle ne se présente pas concrètement comme un choix. D’où
qu’esthétiques.
porte d’entrée pour voir comment chacune des œuvres choisies articule la question de la
toute relative qui se trouve induite rend compte des nuances esthétiques de l’œuvre. Aussi
les idées qui y sont mises en scène visent-elles moins à démontrer qu’à exprimer. Affirmer
cela ne diminue pas la portée spéculative des philosophèmes, mais bien au contraire en
reconnaît l’importance en contexte littéraire. De là, le rapport au temps semble d’autant plus
78
politiques. En ce sens, une littérature qui réfléchit à ces questions nous renvoie à notre propre
rapport au temps et joue à sa manière le rôle du narrateur de Tigre en papier, en nous invitant
à penser à la façon dont nous voulons effectuer la distinction entre les trois présents
Par la force de leurs romans ou de leurs récits, Patrick Modiano, Annie Ernaux, et Jean-
Marie Gustave Le Clézio posent au lecteur des interrogations de cet ordre. Ces écrivains
l’individu et sa collectivité. Car « le passé n’est pas libre. Aucune société ne le laisse à lui-
même. Il est régi, géré, conservé, expliqué, raconté, commémoré ou haï. Qu’il soit célébré
culturelle que subit la mémoire, influence et mémoire étant inextricablement liées à l’identité,
doit d’autant plus être reconnue et analysée que la littérature se propose justement
privilégiée entend bien rendre compte de la teneur et de la portée de cette relation complexe.
Chapitre 2
L’écrivain et l’Autre : évocation, empathie et esth/éthique du
maldicible dans Dora Bruder de Patrick Modiano
l’autre des thèmes, des lieux, des noms et des images similaires. Une démarcation est souvent
établie entre ses deux premiers romans (La place de l’Étoile [1968] et La ronde de nuit
[1969]) et les livres subséquents, le ton et la voix de l’écrivain semblant se fixer à compter
des Boulevards de ceinture (1972). Une constante, toutefois, est qu’il s’efforce d’être un
souvenirs de première main ou par la sublimation d’un héritage paternel à l’égard duquel il
éprouve de l’ambivalence. Dora Bruder1 (1999 [1997]) n’y fait pas exception, mais occupe
une place particulière : en effet, ce livre canalise un certain nombre de procédés littéraires
l’œuvre — prise en compte traduite dans et par sa dimension esth/éthique. Il s’agit d’un enjeu
d’autant plus essentiel que le récit de 1997 entretient un lien étroit avec Voyage de noces2
(1991 [1990]), les deux livres tirant leur origine d’une coupure d’un vieux journal sur lequel
l’écrivain est tombé à la fin des années 1980. Il est à noter que si l’avis de recherche paru
dans le Paris-Soir du 31 décembre 1941 est le point de départ de Dora Bruder, étant cité dès
l’ouverture, il constitue plutôt une sorte d’aboutissement dans Voyage de noces, l’entrefilet
1
Dorénavant, les références à ce livre seront indiquées par DB suivi du numéro de page. À moins d’avis
contraire, je référerai à l’édition Folio de 1999.
2
Dorénavant, les références à ce livre seront indiquées par VN suivi du numéro de page.
79
80
modifié arrivant à cinq pages de la fin. Ce point contribue formellement au thème de la fugue
qui traverse le roman, à mesure que le personnage principal s’engage dans une évasion vers
Voyage de noces présente ainsi les réflexions d’un vidéaste-explorateur qui décide de
faire faux bond à son équipe, et plutôt que de se rendre à Rio de Janeiro, fait un détour par
Milan pour mieux rentrer à Paris, où il entend se faire oublier. Les raisons de sa disparation
volontaire ne sont pas tout à fait claires, si ce n’est la lassitude et le sentiment d’être à côté
du monde et de la vie. Son bref passage en Italie lui rappelle en outre un séjour effectué dix-
huit ans plus tôt, lors duquel il a appris le suicide dans l’hôtel où il séjournait d’Ingrid
Teyrsen, une femme rencontrée dans sa jeunesse alors qu’il faisait de l’autostop dans le midi
de la France. Ce résumé succinct montre bien la surimposition des époques et des souvenirs,
ce qui contribue à donner au roman une trame teintée par l’impression — c’est-à-dire autant
par la sensation que par la trace. Durant son errance présente dans Paris, Jean, le narrateur,
fait le mort, et rejoue cette pratique apprise d’Ingrid et Rigaud, son mari, plusieurs décennies
plus tôt. Ce qui a d’abord semblé chez eux comme une affectation mondaine pour éviter des
voisins vacanciers agaçants3 relève en fait du mécanisme de survie, le couple ayant eu à jouer
aux morts sur la Côte d’Azur durant l’Occupation4. Le narrateur erre ainsi dans les quartiers
périphériques de Paris, qui sont vus comme « un refuge, loin de l’agitation du centre, et un
3
« “S’ils viennent jusqu’ici, nous n’avons qu’à faire semblant de dormir”, a-t-il dit. J’ai pensé au spectacle
curieux que nous leur donnerions, endormis sur nos transats dans l’obscurité. “Et s’ils nous tapent sur l’épaule
pour nous réveiller ? ai-je demandé. — Alors dans ce cas, nous ferons semblant d’être morts”, a-t-elle dit »
(VN : 42 ; je souligne).
4
« Parfois, [la guerre] se rappelait à eux et troublait ce que Rigaud avait appelé leur voyage de noces. Un
soir de novembre, des bersagliers prirent possession au pas de course de Juan-les-Pins. Quelques mois plus tard,
ce furent les Allemands. Ils construisaient des fortifications le long du rivage et rôdaient autour de la villa. Il
fallait éteindre les lumières et faire semblant d’être morts » (VN : 85 ; je souligne). Notons par la même occasion
que le livre tire son titre du prétexte utilisé par le couple pour quitter Paris et vivre en zone libre.
81
tremplin vers l’aventure et l’inconnu » (VN : 96). Ce louvoiement entre les époques et les
lieux rend manifeste un procédé d’évocation qui cherche à échapper à la prise et qui, par une
fuite incessante, lie le narrateur à Rigaud et sa femme. Que Jean ait jadis amassé de
l’information pour écrire une biographie d’Ingrid, et qu’il finisse par vouloir écrire ses
propres mémoires, ou plutôt « pas vraiment des Mémoires […] mais presque » (VN : 151),
réaffirme la superposition des années et des gens, auxquels il ne reste que quelques
impressions de lieux et de souvenirs. La fuite devient alors une tentative de se retrouver soi-
même. L’entrefilet modifié du Paris-Soir joue d’ailleurs un rôle crucial dans cette fugue de
soi qui est également une fugue vers soi, car c’est Ingrid elle-même qui donne la coupure de
journal au narrateur. Le moment est décisif : « Je me souviens qu’elle s’était tue à ce moment-
là et que son regard prenait une drôle d’expression, comme si elle voulait me transmettre un
fardeau qui lui avait pesé depuis longtemps ou qu’elle devinait que moi aussi, plus tard, je
partirais à sa recherche » (VN : 153). Le fardeau est réel et il ne pourra plus s’en défaire —
un peu comme la coupure de journal véritable ayant hanté Modiano une décennie durant.
Dans Dora Bruder, l’entrefilet original est évidemment essentiel au récit. Il est le point
de départ pour Modiano qui, comme Jean dans Voyage de noces, partira en recherche.
L’écrivain fouillera les actes de naissance, mains courantes et fiches de la police française
pour retrouver la trace de Dora. Il endosse la posture d’un narrateur en quête de détails sur la
vie de la fugueuse, tout en demeurant conscient que la dimension éthique de sa démarche est
importante, voire imposante. Puisque les informations à son sujet sont limitées, Modiano
l’interprétation desdits documents, les impressions de Dora dans Paris (qu’il peut inférer de
ses propres expériences de jeunesse), les démarches nécessaires pour accéder aux archives,
82
et tous les souvenirs, sentiments et réflexions qu’une telle entreprise peut susciter chez lui.
Contrairement à Voyage de noces, la fuite n’est ici pas un aboutissement mais un point de
départ, en ce sens qu’elle permet d’en savoir un peu plus sur Dora : d’abord parce que ses
fugues sont consignées dans des rapports de police et autres archives, mais aussi parce que
Modiano a lui-même erré dans les quartiers périphériques de Paris à peu près au même âge.
littéraire important pour créer des ponts vers Dora. Entendons pour le moment l’évocation
dans son sens le plus large comme « la survenance actuelle d’un souvenir » correspondant à
la mnémé aristotélicienne (Ricœur 2003 [2000] : 32). Sans atténuer le caractère tragique de
passées pour soutenir les éléments factuels de l’archive par des impressions et sentiments
personnels — éléments qui échappent au rapport de police sommaire. Cela amènera ce que
je désignerai comme étant une esth/éthique du maldicible5 qui, grâce à l’acte de création
langagier mis en scène par la littérature, permet de réfléchir aux contraintes de la mémoire et
du langage. Ces contraintes semblent inévitables, étant donné la difficulté de rechercher une
éthique, la perpétuation comme valeur, organisant les démarches de recherches autant que le
Le rapport à la fiction est important, puisque Modiano tentera d’en limiter l’usage dans
son récit ; je verrai d’ailleurs comment une étude des différentes éditions de Dora Bruder
5
J’ai initié ma réflexion sur le concept de maldicible dans l’article « L’évocation et la politique du
maldicible dans Dora Bruder de Patrick Modiano », paru en 2017 dans l’ouvrage Politique de
l’autobiographie : engagements et subjectivités, dirigé par Jean-François Hamel, Barbara Havercroft et Julien
Lefort-Favreau.
83
aujourd’hui ». Il serait même plus juste de parler d’hiers, puisque les époques s’enchevêtrent,
les souvenirs personnels se rapprochant des traces de Dora. Non seulement Modiano écrit-il
sur ses impressions de jeunesse trente ans après les faits, mais il en dégage certains sentiments
(tristesse, mal de vivre, errance adolescente) qui, tendant à l’universel, offrent une connexion
possible avec la jeune fugueuse. « D’hier à aujourd’hui. Avec le recul des années, les
perspectives se brouillent pour moi, les hivers se mêlent l’un à l’autre. Celui de 1965 et celui
de 1942 » (DB : 10). Ce brouillage est d’autant plus intéressant à étudier que la mémoire qui
le génère est morcelée et limitée par une reconstitution de seconde main — laquelle est
l’écrivain comme un moyen pour que la pensée de Dora « continue à [lui] occuper l’esprit »
(DB : 74), j’aurai l’occasion de soulever certaines questions sur la fiction et la non-fiction,
sur le récit, le romanesque et l’archive, ainsi que sur la littérature et l’Histoire. Comment
Dora Bruder offre-t-il des éléments pour comprendre le rôle que la littérature peut jouer dans
un travail de mémoire qui vise à créer un contre-balancier au présentisme, lequel évite toute
aussi pour saisir certains des enjeux éthiques que la littérature contemporaine peut soulever.
84
premier abord, Modiano cherche à obtenir un accès (aussi infime soit-il) à Dora et à ce qu’elle
a pu vivre. Il l’affirme ouvertement lorsqu’à même les pages de Dora Bruder il effectue un
retour sur Voyage de noces : « Je me rends compte aujourd’hui qu’il m’a fallu écrire deux
cents pages pour capter, inconsciemment, un vague reflet de la réalité » (DB : 54). Ce vague
reflet est celui où le double fictionnel de Dora Bruder, Ingrid Teyrsen, sort du métro et arrive
fréquenté Dora. Sans le savoir, Modiano met en scène un personnage de fiction qui arpente
un quartier où a vécu l’adolescente qui en est l’inspiration. La raison est simple : il connaît
bien ces quartiers parisiens pour les avoir lui-même parcourus. Le lien entre l’écrivain et la
jeune disparue dépasse alors la seule anecdote de l’entrefilet. Ayant lui-même vécu dans ce
qu’il en donne ; mais à mesure qu’il s’intéresse à Dora elle-même et cherche à en savoir
davantage sur sa vie et son passé, il comprend que devant les traces éparses, son intuition
initiale était la bonne : c’est en se rapprochant de ce qu’il connaît lui qu’il se rapprochera le
plus d’elle, et ce, malgré les incertitudes, malgré les vides, et malgré les blancs de l’histoire
qu’il tente de rapiécer. Il dira d’ailleurs : « Voilà le seul moment du livre [Voyage de noces]
où, sans le savoir, je me suis rapproché d’elle, dans l’espace et le temps » (DB : 54). Il y est
romancier, qui pour Modiano, « loin de déformer la réalité, doit la pénétrer en profondeur et
85
révéler cette réalité à elle-même, avec la force des infrarouges et des ultraviolets pour détecter
ce qui se cache derrière les apparences » (2015 : 21). La subjectivité et l’interprétation s’en
trouvent donc inévitablement appelés, le romancier ne pouvant partir que de son point de
vue.
Toutefois, le but de la présente étude n’est pas tant d’entrer dans le détail
dire en déceler les motivations éthiques et en analyser les manifestations esthétiques. Dans
cette première partie, je me pencherai donc sur le lien qui unit les deux livres, lequel dépasse
le simple caractère anecdotique d’une inspiration commune, mais engage la posture même
de l’écrivain. La distinction entre fiction et non-fiction est d’ailleurs essentielle pour conférer
à la Dora Bruder ayant bien existé un statut d’objet reconnu phénoménologiquement (lequel
est, par définition, non épuisable par l’expérience) et non de simple objet réifié. À cet effet,
quartier où elle a vécu, établissent des modalités discursives qui remplissent une triple
En outre, compte tenu du peu d’information qui reste d’elle, Modiano privilégie un
procédé narratif essentiel : l’évocation. Le rapport étroit des lieux et expériences qu’il peut
partager avec Dora la fugueuse est en effet l’occasion d’une entrée dans une intériorité à
tendance modestement universelle grâce à ce que Martha Nussbaum désigne comme une
d’histoire, sans pour autant viser l’exhaustivité — la preuve en est qu’il a apporté des
modifications et des précisions à travers les différentes éditions du livre (1997, 1999 et 2013),
86
ce qui dénote un travail incessant plus qu’un désir de figer et d’épuiser l’œuvre et celle qui
en est l’inspiration. L’écrivain établit en outre une sorte de rumination mémorielle entraînant
reproduites autant que faire se peut à l’identique, nulle raison d’en douter) consignant la trace
de Dora, les souvenirs de jeunesse de Modiano, les démarches de recherche laborieuses qu’il
Modiano a mentionné un élément qui, avec le recul, paraît très important relativement à son
pour écrire quelque chose qui me satisfera entièrement. Mais, une fois qu’on a écrit un livre,
on ne peut plus revenir sur les choses dont on a parlé. Alors, c’est un nettoyage par le vide »
(Maury 1992 : 103). L’écriture semblait alors nécessiter une évacuation de ces choses dont
on a parlé — qu’on entende par là le développement du récit, les actions, les attitudes des
personnages, etc. On peut s’interroger sur les raisons qui ont motivé Modiano à effectuer un
tel retour : le nettoyage par le vide n’aurait-il pas été aussi exhaustif ? L’auteur n’aura donc
pas été satisfait entièrement par son livre ? Bien sûr, Dora Bruder n’est pas un simple
décalque de Voyage de noces. Et pour peu qu’on ait parcouru son œuvre, il s’agit d’une
affirmation pour le moins paradoxale de la part d’un romancier qui multiplie les figures et
les lieux récurrents : que ce soit d’un côté l’écrivain obsédé de mémoire, l’imposteur toujours
près d’être démasqué, le jeune adulte qui vit d’expédients ; ou de l’autre la Haute-Savoie, la
s’il est une chose dont il a parlé et sur laquelle il revient sans cesse, et qui agit comme une
mémoriel), c’est l’Occupation. Cette période canalise des obsessions et des éléments
récurrents, avec quelques brouillages au fil des livres. Ces brouillages manifestent davantage
Le cas Dora Bruder est d’une autre nature, car le retour sur ce dont il a déjà parlé y est
plus explicite qu’ailleurs — en témoigne au premier chef la reprise dès l’ouverture de l’avis
de recherche :
rubrique par Modiano. Or s’il y a eu nettoyage par le vide après le roman de 1990, il signifie
assurément autre chose que le seul besoin de passer au livre suivant ; car le vide en tant
découlé : « J’ai écrit ce roman : Voyage de noces, pour essayer de combler le vide que
6
Notons au passage que la version de l’édition Quarto, parue en 2013, apporte une correction orthographique
qui reflète exactement l’original du Paris-Soir, disant que les yeux sont « gris marron ».
88
j’éprouvais quand je pensais à Dora Bruder dont je ne savais rien. Mais le roman achevé, j’en
étais au même point. Et tout cela ne pouvait finir que par un livre qui ne serait pas un roman »
(Modiano 1995)7. La fiction semble donc nuire à la volonté de transmettre la forte impression
qu’atténuer la présence de Dora, ce qui est précisément le contraire du but que l’écrivain
s’était fixé en écrivant son roman. Le premier élément qui rend manifeste cette dynamique
est l’avis de recherche lui-même : en comparant la version citée plus haut à celle parue dans
Voyage de noces, nous voyons quelques transformations : « On recherche une jeune fille,
Ingrid Teyrsen, seize ans, 1,60 m, visage ovale, yeux gris, manteau sport brun, pull-over bleu
clair, jupe et chapeau beiges, chaussures sport noires. Adresser toutes indications à
M. Teyrsen, 39 bis boulevard Ornano, Paris » (VN : 153). Lorsque la version de Dora Bruder
(et donc du Paris-Soir) est mise à côté de celle de Voyage de noces, cette dernière fait voir
de légères modifications qui témoignent bien d’une sorte de camouflage minoré. La structure
décalé : Ingrid a un an et cinq centimètres de plus que Dora ; la forme du visage est la même,
les vêtements aussi et seules les couleurs diffèrent (comme les yeux d’ailleurs) ; enfin,
l’adresse passe du 41 boulevard Ornano au 39 bis du même boulevard — 39 bis : un peu plus
que le 39, mais pas encore tout à fait le 41, sorte d’ersatz de 41. Le besoin de procéder à une
restitution tout en la décalant légèrement ancre l’avis de recherche dans la fiction, mais
7
Sur le site même de Gallimard, l’entretien est daté de 1995, année sans doute erronée puisque Dora Bruder
ne paraît qu’en 1997.
89
Dès lors, s’il y a nettoyage par le vide dans le passage du roman au récit, c’est par
l’évacuation des libertés romanesques et par le dévoilement du vide mémoriel provoqué par
le régime nazi, qui a laissé derrière lui de désolantes archives. Pendant un temps, Voyage de
noces a donc fait office de remplacement pour l’histoire bien réelle de la petite Dora, histoire
condamnée à ne jamais être qu’incomplète et demeurée tout à fait inaccessible avant que
Modiano s’attelle à une recherche d’archives et de témoignages8. On peut donc dire du récit
Dora Bruder, à la suite de Dominique Meyer-Bolzinger, qu’il s’agit d’une première stèle,
d’un « lieu de mémoire où se joignent l’absence des corps et la présence des mots » (2010 :
désir de ne pas fondre ces disparus en une masse compacte anonyme (les disparus), mais
plutôt de reconnaître la singularité de leur expérience de la barbarie. Cela commence ici par
une tentative d’extirper une adolescente juive de l’oubli provoqué par l’énormité de la Shoah.
Il n’est d’ailleurs pas surprenant de voir qu’en écrivant Voyage de noces, Modiano dit
avoir pensé à ces femmes qu’il a connues et qui ont été « pendant l’Occupation, dans la même
situation qu’elle [Dora] » (DB : 54). Les ancrages du réel sont trop puissants pour être
uniquement soumis aux libertés fictionnelles ; la littérature ne peut prendre à la légère toute
matière tirée de la réalité si elle assume sa dimension éthique — et cela est particulièrement
vrai pour la littérature contemporaine. Le rapport de référentialité lui-même engage une prise
en compte de l’objet initial autant que du signifiant utilisé pour en parler. Aussi le retour que
Modiano effectue sur l’histoire de Dora constitue-t-il le désaveu d’une « démarche qui
8
Cette tâche fut facilitée entre autres par Serge Klarsfeld, avocat et historien à l’origine du Mémorial de la
déportation des Juifs de France, lequel a par cette entreprise « rassemblé inlassablement les photos pour qu’on
puisse connaître leurs visages » (Modiano dans Cosnard 2015), comme l’a souligné Modiano le 1er juin 2015 à
l’occasion de l’inauguration de la promenade Dora Bruder dans le 18 e arrondissement de Paris.
90
consiste à recourir à la fiction pour évoquer la mémoire d’une personne réellement disparue
dans de telles circonstances » (Blanckeman 2009 : 127). Explorer les liens entre le roman de
1990 et le récit de 1997 est donc essentiel pour saisir les raisons de ce désaveu, pour lancer
fragments de présence de Dora constituent non pas une faiblesse, mais une force discursive
qui permet de surmonter l’oubli. Il importe alors de s’interroger sur les différences entre les
noces. Le narrateur reconnaît donc clairement son identité d’écrivain et affirme avec force le
comme « un moyen comme un autre pour continuer à concentrer [son] attention sur Dora
Bruder » (DB : 53). Or un récit conscient de ses limites et qui se sert d’elles plutôt que
d’essayer de les abattre, de surcroît un récit perfectible ayant subi des modifications à travers
ses différentes éditions, semble particulièrement bien seoir à un devoir de mémoire requérant
une pleine conscience de son rôle. Cela prend en compte l’illusion contre laquelle Paul
Ricœur émet une mise en garde dans le troisième tome de Temps et récit : « Dès lors que
l’idée d’une dette à l’égard des morts, à l’égard des hommes de chair à qui quelque chose est
première, l’histoire perd sa signification » (1991 [1985] : 216). Dans son sens le plus
fondamental, il s’agit d’un engagement éthique qui dicte que l’on ne se serve pas de la
jetables — l’acte de préservation en mémoire des disparus étant bien souvent tout ce qui reste
91
d’eux à l’extérieur des archives nationales ou policières. Par toute cette entreprise, Modiano
sort Dora de la seule image en privilégiant une présentation qui répond d’un processus de
deuil (au sens derridien du terme). Le besoin de retrouver des traces physiques de
l’adolescente, besoin accentué par la disparition première soulignée par l’avis de recherche,
Il en va de cette hantologie dont Derrida a exposé les modalités spectrales. Le legs y est
assumé par le survivant, qu’il en accepte ou non le poids, le spectre tirant alors sa force de ce
rapport plus ou moins appuyé face à l’absence. Si Modiano accorde autant d’importance à
manque flagrant d’information à son sujet. Les trous de la mémoire et les blancs historiques
sont alors compensés (en partie) par une implication directe de la subjectivité de l’auteur ;
endosse le poids d’un autre temps — d’où cette constante impression d’être le seul à se
souvenir, ou plus précisément d’être le seul à vouloir se souvenir. Il tente de sortir Dora de la
représentation figée, mais ne peut faire autrement qu’en présenter une image certaine teintée
par la hantologie, puisque « le spectre, c’est aussi, entre autres choses, ce qu’on imagine, ce
qu’on croit voir et qu’on projette : sur un écran imaginaire, là où il n’y a rien à voir. Pas
même l’écran, parfois, et un écran a toujours, au fond, au fond qu’il est, une structure
d’apparition disparaissante » (Derrida 1993 : 165). Cette absence présente est bien transmise
dans Dora Bruder, et pour vraiment arriver à une ouverture ontologique, elle doit osciller
92
une rigueur d’historien qui s’interroge sur les archives et les traces pour dresser un portrait
d’ailleurs bien à sa tentative de grappiller des miettes passées de Dora pour en ouvrir
l’histoire. L’archive est d’autant plus essentielle qu’elle instaure en même temps qu’elle
commandement » (Derrida 1995 : 11). L’archive est ce qui déclenche et décide. Le document
peut donc être vu simultanément comme un point de départ et un point d’arrivée. L’archive
est un objet d’autant plus déterminant (au sens adjectival et participial) qu’il représente une
ressource à tendance neutre, pouvant jouer le rôle d’une institution mémorielle juste, au sens
Arlette Farge traduit la richesse qui se trouve dans l’archive autant sur le fond que sur la
forme : « L’archive agit comme une mise à nu ; ployés en quelques lignes, apparaissent non
seulement l’inaccessible mais le vivant. Des morceaux de vérité à présent échoués s’étalent
sous les yeux : aveuglants de netteté et de crédibilité » (Farge 1989 : 15). D’où l’intérêt de
reproduire de tels documents plutôt que de les paraphraser : vérité et crédibilité sont
nombre d’enjeux éthiques, à commencer par celui-ci : quelles sont les limites de ses
pouvoirs ? Après avoir déchiré deux photos jusque-là préservées pour l’élaboration de la
Le biographe peut-il même agir de manière aussi distante et désengagée, comme une sorte
d’huissier de l’histoire ? Cela interroge la relation à l’archive en son cœur, car le biographe
ne saurait trouver de matière première exhaustive pour épuiser son sujet, nonobstant les choix
inhérents à sa posture, lui qui arrive toujours a posteriori. Condamné à n’œuvrer qu’en aval
et à lutter contre l’oubli, le seul inventaire possible devient celui de la trace, en cours
d’effacement à mesure que le temps passe. Le narrateur ouvre cette perspective dès la phrase
suivante : « À moins que la ligne d’une vie, une fois parvenue à son terme, ne s’épure d’elle-
même de tous ses éléments inutiles et décoratifs. Alors, il ne reste plus que l’essentiel : les
blancs, les silences et les points d’orgue » (VN : 54). Documents et souvenirs demeurent pour
raconter les disparus ; dès lors, un récit aussi incertain, conjuguant les forces et les faiblesses
de ces deux champs historiens, n’a d’autre choix que d’en appeler à la subjectivité9 du
biographe10. Ainsi, dans Voyage de noces, le travail se fait avec le silence : le roman se
termine dans la fuite, puisque le narrateur à la recherche d’un Paris effacé demeure
officiellement porté disparu. À l’opposé, dans Dora Bruder, le travail d’écrivain se fait
9
D’ailleurs, la présence de Modiano est palpable dans ce passage : l’une des deux photos, qui « rappelait de
lointains souvenirs d’enfance » (VN : 53), montre un producteur américain tentant d’impressionner Ingrid,
laquelle a tenté une brève carrière de cinéma aux États-Unis ; il est difficile de ne pas y voir de parallèle avec
la mère de Modiano, Louisa Colpeyn, actrice de seconds rôles d’origine belge exilée en France durant la guerre.
10
Cela étant dit, le court texte que Modiano signe dans un livre sur Françoise Dorléac (Deneuve et
Modiano 1996 : 14-36) relève de cette biographie subjective qui place la mémoire à l’avant-scène, entrelaçant
les souvenirs que Modiano garde de l’actrice avec leur expérience première (un visionnement de film, par
exemple) et, plus largement, leur contexte de production (alors qu’il est adolescent puis jeune adulte). Jusqu’à
l’élan qu’il ressent à son égard relève d’une relation intime, quasi fraternelle ; il le dit simplement : « Peut-être
me suis-je senti proche de Françoise Dorléac parce qu’elle était la fille d’un comédien » (Deneuve et
Modiano 1996 : 20).
94
assurément contre le silence, pour affronter l’oubli tout en reconnaissant son poids et son
influence. On peut y voir un certain renversement, où « ce n’est plus le récit qui donne sens
au temps : c’est le temps qui impose au récit des limites dont celui-ci prend acte et une
carence qui est marquée comme telle à même le texte » (Xanthos 2011 : 219). Le refus de
trouve en outre encryptée, c’est-à-dire protégée doublement par ses parois extérieures et
intérieures : « Quoi qu’on écrive sur elles, les surfaces pariétales de la crypte ne séparent pas
simplement un for intérieur d’un for extérieur. Elles font du for intérieur un dehors exclu à
l’intérieur du dedans » (Derrida 1976 : 13). Dans Dora Bruder, cela est de deux ordres :
16) — incarnées entre autres par ce préposé du service de l’état civil responsable des
formulaires à remplir ; mental, par l’absence de désir collectif de souvenance qui antagonise
le besoin individuel de préservation mémorielle qui saisit pourtant Modiano. Il ne peut laisser
Dora en crypte puisque ce serait la confiner au silence. Et une fois la crypte ouverte (par la
coupure du Paris-Soir et l’intérêt poignant qui s’ensuit), cette crypte libère ses spectres
possesseurs et pétrisseurs.
Si « l’habitant d’une crypte est toujours un mort-vivant, un mort qu’on veut bien garder
en vie, mais comme mort, qu’on veut garder jusque dans sa mort à condition de le garder,
c’est-à-dire en soi, intact, sauf donc vivant » (Derrida 1976 : 25), on peut se demander à
quelle enseigne loge le travail de fictionnalisation de cette histoire bien réelle élaboré dans
Voyage de noces. L’entre-deux de cette fiction, qui présente tout en dissimulant, contribue à
extérieur institués par la crypte] donne à penser […] un non-lieu dans les lieux, un lieu
95
comme non-lieu » (Derrida 1976 : 24), on peut comprendre le rôle fondamental joué par la
fugue du narrateur, qui tente de re-tracer, c’est-à-dire de tracer à la suite d’Ingrid, un itinéraire
passée, autant dans leur état réel que dans les souvenirs qu’il a pu en garder. Puisqu’il limite
pour non plus préserver l’histoire de Dora à l’abri des regards, mais en faire un symbole qui
trouvera finalement son lieu dans cette Promenade Dora Bruder inaugurée en 2015, Modiano
disant à cette occasion de la jeune fille qu’elle « représente désormais dans la mémoire de la
ville les milliers d’enfants et d’adolescents qui sont partis de France pour être assassinés à
Du point de vue théorique, il est par ailleurs important d’interroger la distinction entre
les régimes narratifs de la fiction et de la non-fiction. Après avoir montré le caractère très
relatif de l’opposition entre récit fictionnel et récit factuel, Gérard Genette en vient à la
conclusion suivante :
Si l’on s’en tient à des formes pures indemnes de toute contamination, qui
n’existent sans doute que dans l’éprouvette du poéticien, les différences les
plus nettes semblent affecter essentiellement les allures modales les plus
étroitement liées à l’opposition entre le savoir relatif, indirect et partiel de
l’historien et l’omniscience élastique dont jouit par définition celui qui invente
ce qu’il raconte (Genette 1991 : 91-92).
L’œuvre étudiée montre une relation tendue à double face, d’identification et de séparation,
entre Dora et Modiano. Le caractère empathique de sa démarche lui accorde une distance
suffisante par rapport à son sujet, de telle sorte que lorsqu’il le juge nécessaire, il peut décrire
de manière hétérodiégétique l’histoire de Dora, pour ensuite faire sa rentrée dans la diégèse
96
et venir combler les vides de mémoire avec sa propre histoire, son propre héritage de
l’Occupation (légué par son père, mais aussi qu’il s’est lui-même reconstruit), et plus
important encore, ses démarches de recherches pour retracer les allées et venues de Dora.
Loin de masquer son savoir relatif, indirect et partiel à propos de Dora, l’écrivain l’affiche
ouvertement au point d’en faire un fil directeur du récit — en témoigne toute cette trame
narrative où il raconte ses démarches, au début des années 1990, pour accéder aux différents
Dora Bruder ne s’en situe pas moins dans une drôle de position. Lors de sa publication
initiale, le livre ne portait aucune mention générique, pas plus qu’à son passage dans la
collection Folio11 (sachant que de manière générale, le paratexte permet un bon marquage de
la fiction12 par rapport à la non-fiction). Cela crée assurément une démarcation avec Voyage
d’autant à l’entreprise de défictionnalisation à laquelle il s’est attelé. Or, le fait que Dora
Bruder apparaisse dans l’anthologie Romans parue en 2013 (et que Voyage de noces en soit
absent) ne simplifie pas l’affaire. Dora Bruder montre par là un ensemble de floutages entre
les frontières, « un travail hybride, non seulement entre les genres littéraires (la biographie,
11
Signalons toutefois que la grande majorité des livres perdent leur mention générique lorsqu’ils intègrent
la collection Folio.
12
« Le plus souvent, et peut-être de plus en plus souvent, un texte de fiction se signale comme tel par des
marques paratextuelles qui mettent le lecteur à l’abri de toute méprise et dont l’indication générique roman, sur
la page de titre ou la couverture, est un exemple parmi bien d’autres » (Genette 1991 : 89).
97
l’inclure dans cette anthologie ; et si on prend le roman dans son sens le plus large, comme
« médiateur [de] discours et [de] représentations » (Bessière 2010 : 59)13, les écarts
Évidemment, les frontières entre les genres littéraires ne sont pas étanches, et l’ensemble de
l’œuvre de Modiano constitue un travail hybride marqué par le recours à des ancrages
récit Dora Bruder s’en distingue par un grand souci de précision des lieux et des dates, et par
le refus catégorique de masquer les incertitudes qu’il génère, rendant manifeste le travail de
seul roman contemporain ; plus encore, et sauf pour les cas extrêmes, on pourrait élargir le
spectre et affirmer que c’est à toute la littérature que revient le rôle de médiation des discours
tout simplement plus de camoufler un caractère médiatisant qui lui est inhérent, lequel vise
à reconnaître et renforcer les rapports que le récit entretient avec le temps, l’Histoire, la
réalité, mais vient également flouter les concepts mêmes de fiction et de récit14. Cette
13
Bessière décrit le roman comme « une médiation au sens où il permet, au lecteur, la construction ou la
reconstruction, d’un réseau de rapports symboliques, et d’un réseau de lectures diverses, d’un réseau de
lecteurs » (2010 : 60). Plus loin, il ajoute : « Tout cela est la description de l’effet minimal du roman, qui se
confond avec sa finalité : avoir une fonction de médiation » (2010 : 60).
14
Mentionnons à titre d’exemple La compagnie des spectres de Lydie Salvayre (1997), roman qui place des
souvenirs délirants de l’Occupation dans un contexte d’inventaire par huissier cinquante ans après la guerre. La
confusion des temps et des figures chez la mère de la narratrice rend ce passé plus présent que le présent lui-
même pour le lecteur. Aussi la langue chargée d’invective utilisée par Salvayre n’est-elle pas sans rappeler celle
98
tautologie, que l’on pourrait définir comme un autoengendrement de ses propres modalités
discursives, n’est sans doute pas étrangère au fait que l’on ait aujourd’hui certaines difficultés
à reconnaître et distinguer entre eux roman, récit, biographie, etc. Aussi Dora Bruder
n’en est pas pour autant totalement exempt de fiction, l’invention et les incertitudes y sont
avancées en toute modestie — caractère d’autant plus important qu’entre les différentes
ces différences entre les versions un certain élan éthique en lien étroit avec la portion
photos et souvenirs de parent éloigné (une nièce des Bruder qui garde d’eux « des souvenirs
d’enfance, flous et précis en même temps » [DB : 28], et qui décrit sa cousine comme, très
jeune, étant « déjà rebelle, indépendante, cavaleuse » [DB : 34]). Ces divers éléments sont
évoqués de manière plus ou moins directe dans le récit, mais les démarches acquièrent un
poids supplémentaire puisque l’intérêt de l’écrivain ne s’est pas épuisé en 1997. Au-delà du
du Modiano de La place de l’étoile (1968). Dans cet ordre du flottement, on pourrait aussi penser au controversé
Jan Karski de Yannick Haennel (2009), qui présente le messager polonais à travers trois sections distinctes : la
première résume l’entretien que Karski donne à Claude Lanzmann pour son film Shoah ; la deuxième condense
Story of a Secret State publié par Karski en 1944 ; la troisième est une fiction déployant, en un long paragraphe
de plus de soixante-dix pages, un monologue intérieur de Karski, qui réfléchit à sa vie et à son rôle de messager
que l’Occident écoute mais refuse d’entendre, et dont le message devient ensuite témoignage. Comme les
documents d’archives côtoient la fiction, et puisque Haenel prête des pensées à Karski, on comprend que ce
livre (qui porte pourtant la mention générique de « roman » et s’ouvre sur une note établissant la structure du
texte et en précisant les sources) puisse être problématique et confondant.
99
respect du document original, Modiano a apporté entre les versions un certain nombre de
changements afin de refléter plus fidèlement les archives consultées. Dans un texte éclairant
portant sur les modifications de 1999, Alan Morris (2006) a relevé ces changements, les plus
les changements apportés ont, pour la plupart, été motivés par deux moteurs
complémentaires : le besoin d’accentuer la justesse, l’objectivité et la fiabilité
de l’information déjà donnée dans l’édition Blanche de Gallimard, et la
tentative de sortir encore davantage Dora de l’oubli grâce à la révélation de
nouvelles informations, c’est-à-dire des faits qui sont apparus depuis la
première publication du texte (Morris 2006 : 273 ; je traduis).
disparus sont à considérer dans une démarche éthique plus large qui privilégie un lien
empathique avec les sujets extirpés de l’oubli. Entendu que les précisions orthographiques15
ou les modifications de dates16 sont faites dans un souci de plus grande fidélité au réel et à
dates ne fait que présenter de manière encore plus apparente le désir de justesse (et de justice)
15
Lorsqu’il donne les quelques détails qu’il a pu obtenir sur le pensionnat Saint-Cœur-de-Marie, le caveau
funéraire s’y trouvant n’appartient plus à la famille de Madre, mais de Madré (DB 1999 : 42 ; DB 2013 : 666).
Aussi lorsque Modiano évoque sa lecture du Miracle de la Rose, l’écrivain Jean Genet (DB 1999 : 138) devient-
il Jean Genêt (DB 2013 : 731).
16
Il y a également correction de dates sur les fugues de Dora, tel que rapporté par la main courante du
commissariat de Clignancourt (DB 1999 : 75) : le 27 décembre 1941 devient le 21 décembre de la même année
(DB 2013 : 688), ce qui rapproche l’intervalle entre les deux fugues de Dora de treize à sept jours (DB 1999,
76). Plus loin, « le 15 juin » (DB 1999 : 109) devient « le samedi 13 juin » (DB 2013 : 711). Et encore plus loin,
une correction à la transcription d’un registre change la date de naissance de Raca Israelowicz et Marthe
Nachmanovicz, internées aux Tourelles en même temps que Dora, du 19.7.1924 (DB 1999 : 113) au 15.7.194
(DB 2013 : 713) pour la première, et du 23.3.25 (DB 1999 : 113) au 22.3.25 (DB 2013 : 713) pour la seconde.
100
les éléments subjectifs qui laisseraient sous-entendre des faits que Modiano n’a pas été en
mesure de confirmer. J’irai ainsi plus loin que Morris lorsqu’il souligne avec justesse que
« la dernière série de corrections, la plus intéressante, concerne les changements qui rendent
se trouvait auparavant un “Je ne sais pas” ou un “J’ignore” » (Morris 2006 : 272 ; je traduis).
Lorsque le narrateur affirme ainsi sa présence, c’est pour nuancer ou flouter de l’information
changement significatif du point de vue narratif survient dans la seconde moitié du livre,
après que Modiano aborde l’internement d’Ernest Bruder au camp de Drancy le 19 mars
J’ignore si Dora Bruder a appris tout de suite l’arrestation de son père. Mais
je suppose que non. En mars, elle n’était pas encore revenue au 41 boulevard
Ornano, depuis sa fugue de décembre. C’est du moins ce que suggèrent les
quelques traces d’elle qui subsistent aux archives de la Préfecture de police
(DB 1999 : 83).
que non ». La supposition peut certes signifier une vraisemblance de ce qui est dit, mais elle
peut également conférer un degré de véracité qui excède le puissant désir de mitiger les
l’interrogation. Enfin, la formulation du début de la dernière phrase n’est pas anodine. « C’est
en effet, à qui ces quelques traces suggèrent-elles quelque chose ? On peut y déceler un nous,
qu’il s’est fixée ne cherche à faire intervenir la subjectivité que pour deux raisons
essentiellement : raconter et expliquer ses recherches des années 1990, ou créer une
identification sensible à l’endroit de Dora dans le but de toucher du bout des doigts le vécu
l’étoile jaune, qui disparaît dans la version de 2013. D’abord, il revient sur un document
(trouvé par un ami, vraisemblablement Serge Klarsfeld, « dans les archives du Yivo Institute,
à New York » [DB : 101]) peu après l’avoir cité : « Mais, selon la “Note pour Mlle Salomon”,
Dora Bruder, elle, a été remise à sa mère. Qu’elle portât l’étoile ou non — sa mère, elle,
devait déjà la porter depuis une semaine » (DB 1999 : 106). Ce passage devient : « Mais,
selon la “Note pour Mlle Salomon”, Dora Bruder aurait été remise à sa mère malgré “l’ordre
d’envoi spécial et individuel” à M. Roux » (DB 2013 : 708). À défaut d’avoir une preuve
photographique, un témoignage direct ou un ordre d’arrêt de la police, il n’y a bien sûr aucun
moyen de confirmer le port de l’étoile jaune par l’une ou l’autre femme dès les premiers jours
où elles ont été obligées de le faire. Comme en témoigne la fin de la première citation, le
102
constat posé dans cette version n’est inféré que parce que la 8e ordonnance allemande17
obligeant le port de l’étoile entre en vigueur le 7 juin 1942, soit dix jours avant cette « Note
pour Mlle Salomon ». La version mise à jour en 2013 va droit au but, sans spéculer, et se
repose entièrement sur la Note en question. L’ordonnance ayant eu plusieurs versions et subi
quelques reports d’application, la précision du port de l’étoile par Dora et sa mère pouvait
sembler superflue.
L’autre modification de même nature a lieu quelques pages plus loin, alors que
Modiano décrit l’état probable dans lequel se trouve la mère de Dora au début de l’été 1942 :
« Cécile Bruder devait se sentir bien vulnérable, avec l’étoile jaune qu’elle portait, son mari
interné au camp de Drancy, et son “état d’indigence” » (DB 1999 : 110). Dans la version de
2013, le texte devient : « Cécile Bruder devait se sentir bien vulnérable, à cause de son mari
interné au camp de Drancy, et de son “état d’indigence” » (DB 2013 : 711-712). Encore une
étoiles19, la mention de l’étoile vient ajouter un poids funeste et inutilement connoté, alors
pour Mlle Salomon » (DB 1999 : 101). Ces deux modifications entre les versions sont
17
Le premier point de la section 1 de l’ordonnance édicte la chose suivante : « Signe distinctif pour les Juifs.
Il est interdit aux Juifs, dès l’âge de six ans révolus, de paraître en public sans porter l’étoile juive »
(Poliakov 1949 : 40).
18
La section 2 de l’ordonnance va comme suit : « Dispositions pénales. Les infractions à la présente
ordonnance seront punies d’emprisonnement et d’amende ou d’une de ces peines. Des mesures de police, telles
que l’internement dans un camp de Juifs, pourront s’ajouter ou être substituées à ces peines » (Poliakov 1949 :
41).
19
« Comme on le sait, la distribution s’effectuait par les soins des commissariats de police, à raison de trois
étoiles par personne, moyennant remise de 1 point de la carte de textile » (Poliakov 1949 : 40).
103
d’autant plus importantes que les passages sont précédés de quelques pages à peine par une
longue citation de la circulaire du 6 juin 1942, précisant que « tout juif en infraction [à la 8e
ordonnance] sera envoyé au dépôt par les soins du commissaire de voie publique »
(DB 1999 : 103). Ainsi, plusieurs suppositions de faits un peu trop appuyées par la présence
documents officiels tirés des archives et les tentatives littéraires de l’écrivain d’en combler
les trous.
pages plus loin : l’ajout d’une plus longue citation de la main courante du commissariat de
Clignancourt offre certains détails supplémentaires concernant les fugues de Dora20 en avril
1942. Ce qui m’intéresse n’est pas tant l’ajout lui-même que le retrait de tout le
commentaire21 sur cette citation dans la version de 2013, où l’on ne trouve plus qu’une
affirmation laconique : « Le procès-verbal 1977 était celui du 9 avril » (DB 2013 : 696). La
présence de l’écrivain investi dans ses recherches est entièrement évacuée au profit d’une
relevé évacue d’ailleurs une autre imprécision puisque Modiano a pu confirmer certaines
dates de fugue et de retour de Dora. L’écrivain incertain de la véracité de ce qu’il avance est
remplacé par l’historien qui affirme grâce au soutien documentaire. Ceci : « Sur la durée de
celle-ci [la fugue], nous ne saurons rien. Un mois, un mois et demi volé au printemps 1942 ?
20
Un autre ajout de main courante est en outre fait en début de chapitre (DB 2013 : 705) pour confirmer les
nombreuses errances de Dora (fugue début mai 1942, vagabondage le mois suivant…) avant son internement à
Drancy, puis sa déportation à Auschwitz le 18 septembre 1942. Cette précision de faits permet ensuite à
Modiano d’ôter l’incertitude à ce sujet.
21
« Le procès-verbal 1917 contenait certainement la déposition d’Ernest Bruder et les questions concernant
Dora et lui-même qui lui avaient été posées le 27 décembre 1941. Pas d’autre trace de ce procès-verbal 1917
dans les archives » (DB 1999 : 87).
104
Une semaine » (DB 1999 : 102) ; devient donc : « À peine trois semaines volées au
printemps 1942 » (DB 2013 : 706). L’adverbe à peine vient diminuer l’évaluation initiale des
quatre à six semaines d’errance, et accentue par la même occasion le caractère funeste de
Quand les allées et venues de Dora ne peuvent être confirmées par les rapports de
police, Modiano préfère ainsi le plus possible maintenir un flou. Il limite donc la portée des
pousser le récit vers la fiction. Il se trouve alors dans une position tendue entre le rôle neutre
(autant que faire se peut) de narrateur et la mission esth/éthique qu’il confère à son entreprise.
L’évocation et l’empathie créent le lien manquant entre ces deux postures, engageant la
subjectivité dans une prise en compte de ses capacités et incapacités, et dans le rôle éthique
littéraire (certes basé sur des faits) et non de voir basculer le tout vers la biographie historique
ou le simple compte rendu archivistique. En l’absence de mention générique, l’a priori veut
évidemment que la prise en charge de la narration est assurée par une figure distincte de celle
de l’écrivain bien vivant. Sauf que dans Dora Bruder, il y a un rapprochement (voire une
con-fusion) entre la figure de l’auteur et celle du narrateur « de sorte que l’écriture semble
adopter la voix de la vérité, du fait d’un narrateur fiable parce qu’issu de la réalité au lieu
d’être le produit, même partiel, d’une feinte » (Douzou 2007 : 24). Cette vérité n’est pas à
prendre au sens d’affirmations indéniables faites par un narrateur autoritaire qui s’exonère
de toute imputabilité étant donné que sa présence et ses actions se limitent aux frontières du
105
livre. Au contraire, toute la démarche du narrateur Modiano s’inscrit dans une volonté
testimoniale attestée autant par la publication initiale du manuscrit que par toutes les
Cette autobiographie suit essentiellement deux axes temporels : le premier, celui des
disparition ; le second, celui de l’enquête elle-même, relate les démarches entreprises par
Modiano pour accéder aux archives et confirmer ou infirmer tel événement, telle hypothèse,
tel point de détail. Le temps zéro du va-et-vient n’en demeure pas moins le présent de
l’énonciation du narrateur, qui adopte un point de vue surplombant le passé et assure les
enchevêtrements temporels et spatiaux. Cet élément est par ailleurs soutenu par les
par l’écrivain ne s’est pas arrêté à la parution du livre, ce qui évacue encore d’autant la
historienne. Cette préséance du présent dans Dora Bruder se joue sur deux plans, montrant
passé vers le présent, des événements vers leurs échos, de la déportation des juifs parisiens
vers leur souvenir, conservé dans les archives ou inscrit à même les murs de la capitale »
(Blanckeman 2009 : 128). Ce double déplacement se fait toutefois dans une humilité qui ne
cherche pas à cacher ses mécanismes narratifs et son point de vue subjectif. Le retrait des
mentions de l’étoile jaune dans la version de 2013 montre bien la réflexion circonspecte que
106
continue à poser Modiano ; le choix des mots comme les choix narratifs s’y font sans doute
totale22 de Serge Klarsfeld dans le récit ; le fait de passer sous silence la contribution de celui-
ci « aide à soutenir les thèmes de Dora Bruder, où le silence, l’absence, les vides, les secrets,
les informations cachées ou perdues, et tout ce qui demeure tu sont primordiaux » (Morris
2006 : 284 ; je traduis). Primordiaux, car Modiano installe une relation personnelle,
L’écrivain délie le nouage auteur-narrateur qu’il utilise habituellement dans ses romans —
mise en scène d’un écrivain grand de taille, réservé et introspectif — pour privilégier un lien
banalise pas l’atroce par l’apposition de son histoire à lui, plus simple, plus commune, moins
mortifère. L’identification empathique théorisée par Martha Nussbaum (1996) me semble ici
propres qu’ils ont acquises avec le temps. Si « la compassion est, par-dessus tout, un type
demeure un sentiment qui requiert un certain type d’actions pour être rendu manifeste. Aussi
22
« Un ami a trouvé, il y a deux mois, dans des archives du Yivo Institute, à New York, ce document [la
“Note pour Mlle Salomon”] parmi tous ceux de l’ancienne Union générale des israélites de France, organisme
créé pendant l’Occupation » (DB : 101). Il appert que cet ami est Klarsfeld, dont c’est la seule mention implicite.
Modiano et lui ont entretenu un échange soutenu, Klarsfeld l’aidant dans ses recherches, lui offrant tel
renseignement, telle piste, tel témoignage. Dans la correspondance qu’ils ont tenue, et dont les lettres sont
reproduites dans le Cahier de L’Herne consacré à Modiano (Heck et Guidée : 2012), Klarsfeld s’est désolé de
constater son absence dans Dora Bruder.
107
réifiante pour le sujet souffrant. Il s’agit d’une posture éminemment éthique, cherchant à
éclairer la subjectivité propre à la lumière de l’expérience d’autrui, sans pour autant établir
d’emblée que la compassion ou la pitié, comme l’identification empathique, ne sont pas des
panacées résolvant toutes les injustices. À ce titre, l’effet potentiel de la littérature ne doit pas
être perçu dans une perspective essentialiste aux impacts ontologiques certains, mais hors de
illustrer et proposer une (voire des) réalité(s). Toutefois, la compassion « comprend une
vision puissante (et sans doute partielle) de la juste distribution et elle fournit au citoyen
imparfait un pont essentiel de l’intérêt personnel vers la conduite juste » (Nussbaum 1996 :
éthiques23 pour nous aider à réfléchir à la diversité des expériences humaines, bonnes,
mauvaises, et où qu’elles se trouvent entre ces deux extrêmes. Toujours en contexte littéraire,
une médiation consciente de son rôle se doit alors de prendre en charge les enjeux
esth/éthiques afin de proposer une vision particulière du monde (ou d’un monde) qui permet
aux lecteurs de poser un regard différent et d’agir différemment sur leur monde. L’enjeu n’est
pas pour autant de s’approprier les sujets mis en scène au point de les phagocyter,
23
« La littérature est un vaste laboratoire où sont essayés des estimations, des évaluations, des jugements
d’approbation et de condamnation par quoi la narrativité sert de propédeutique à l’éthique » (Ricœur 1996
[1990] : 139).
108
souffrance sans pour autant la banaliser par l’apposition dévorante de sa propre expérience.
Dans un article portant sur Dora Bruder, Susan Suleiman reprend le concept de Nussbaum
pour montrer que l’ambivalence se trouvant dans l’œuvre y est fondamentale. Modiano
marche sur un fil identitaire complexe, marqué en outre par ces glissements narratifs et
Au premier degré, la démarche de Modiano porte atteinte en son cœur à l’idée de fugue :
l’évasion du réel visée par la fugueuse est ébréchée par les recherches documentaires autant
que par les processus d’identification. L’objectif d’un tel travail est double puisqu’en même
temps que de chercher à faire œuvre littéraire, l’écrivain demeure conscient des problèmes
posés par une surreprésentation du moi ; il perçoit bien la situation délicate dans laquelle le
la disparue. En outre, la trame que Modiano tisse constitue les uniques fils auxquels il peut
se rattacher à Dora ; l’autre option, l’oubli, lui est impossible après avoir lu l’avis de
recherche.
109
terme fut utilisé à quelques reprises déjà : l’évocation. Il s’agit d’un véritable procédé
1.5 L’évocation
Si l’évocation permet à Modiano de tracer un lien vers Dora, c’est qu’il cherche à
donner de la consistance à une personne évanescente qui autrement disparaîtrait dans les
fentes de l’Histoire. Son récit se joue davantage sur le mode de l’évocation que sur celui de
l’interprétation inventive (la création et l’extrapolation ayant par ailleurs été pratiquées dans
le roman de 1990). Modiano franchit un point décisif supplémentaire qui redonne à l’histoire
sa signification, pour reprendre les mots de Ricœur, grâce à l’évocation. Le romancier mettra
à profit ses souvenirs, ses propres expériences de Paris, et les témoignages qu’il a pu entendre
sur l’Occupation24, et les confrontera aux documents d’archives, registres de police et autres
mentions écrites de l’existence de Dora. L’évocation acquiert une fonction déclarative plus
qu’affirmative, permettant au sujet non pas de se dire, mais de se construire une identité par
des moyens détournés — en premier lieu par l’intermédiaire de l’Autre (en l’occurrence :
Dora), par ce qu’elle a été, ce qu’elle a pu faire. Ce faisant, Modiano peut s’associer à cette
24
« J’avais pensé à Bella D. qui, elle aussi, à quinze ans, venant de Paris, avait franchi en fraude la ligne de
démarcation et s’était retrouvée dans une prison à Toulouse ; à Anne B., qui s’était fait prendre à dix-huit ans,
sans laissez-passer, en gare de Chalon-sur-Saône, et avait été condamnée à douze semaines de prison… Voilà
ce qu’elles m’avaient raconté dans les années soixante » (DB : 74).
110
figure de l’Autre tout en se gardant incertain, mouvant, sa mémoire étant teintée par sa
l’évocation.
Plus précisément, l’évocation est une façon de limiter l’apport de la fiction dans sa
quête de Dora, puisqu’il peut miser sur sa propre expérience et créer des liens avec la jeune
par le doute, par l’absence de renseignement, par ses propres incertitudes à lui. L’évocation
souvenance. Dans le cadre qui nous intéresse, elle dépasse la définition large qu’en donne
Ricœur de « la survenance actuelle d’un souvenir » (Ricœur 2003 [2000] : 32). L’évocation
Cette posture, camouflée dans un premier temps derrière la fiction Voyage de noces (le
titre aux airs festifs est d’ailleurs révélateur de ce camouflage), est pleinement assumée à
interprétations et ses libertés fictionnelles. Les exemples sont nombreux et ils donnent un
poids supplémentaire à une évocation qui supplante la seule supposition en faisant entendre
la subjectivité de l’auteur. Cela peut prendre la forme d’une affirmation aussitôt mise en
doute : « Ses parents ont emmené Dora au cinéma Ornano 43. Il suffisait de traverser la rue.
Ou bien y est-elle allée toute seule ? » (DB : 34) ; ici, l’utilisation du passé composé (« ont
emmené ») pour signaler un fait antérieur est totalement invalidée par la phrase interrogative
(« Ses parents ont-ils emmené Dora… ? »). Il peut également s’agir d’une incertitude
pleinement assumée dès le départ : « J’ignore quel uniforme portaient les pensionnaires. Tout
111
simplement, les vêtements signalés dans l’avis de recherche de Dora. […] Je devine à peu
près les horaires des journées » (DB : 39) ; ce procédé est l’inverse du premier, puisque le
doute initial vient teinter toute l’affirmation subséquente. Ou encore on peut retrouver des
mises en parallèle avec sa propre expérience, ce qui illustre (ne serait-ce que partiellement)
subjectives, mais par le rappel de sa propre expérience, Modiano touche à une part imparfaite
de la subjectivité de Dora.
pour bases ses souvenirs de la fuite, de la ville et de l’adolescence. Ce sont là autant d’échos
mur du pensionnat. Peut-être parce que le mot “gare” évoque la fugue » (DB : 129 ; je
souligne). S’il propose une reconstitution des faits, il demeure dans la potentialité en
recourant au verbe « évoquer ». En effet, pour qui le mot « gare » évoque-t-il la fugue ? Pour
Modiano, bien sûr, qui se rappelle ses souvenirs de fugue et de voyage, ce qui revient presque
été qu’une fuite » (VN : 95). Même si elle demeure purement subjective, cette certitude n’en
évoque alors ses expériences à mesure qu’il retrace une adresse, une rue, une errance dans le
quartier. Ces lieux sont autant de possibilités de retraçage des contours de Dora dans ses
actions et réflexions potentielles. À juste titre, « les objets témoignent par les regards des
personnes disparues, et c’est dans cette conversation entre des objets et des rues, des murs et
des jardins de couvent, que l’imagination peut s’implanter sans trahir la réalité des morts »
(Higgins 2004 : 400). Les quelques informations sur les possibles allées et venues de la jeune
femme permettent ainsi à Modiano de les aborder et de les interpréter sous l’angle de
l’autobiographie.
Modiano et celle (inaccessible) de Dora. Cela peut se faire de manière très ouverte et très
concrète, par exemple au détour d’un souvenir de jeunesse, quand Modiano dit : « Vers
quatorze ans, ce terrain vague m’avait frappé » (DB : 35 ; je souligne). Cette image de terrain
vague gravée en mémoire appelle un moment précis de l’adolescence, ce qui lui permet dès
la page suivante de renvoyer à un élément factuel concernant Dora et ainsi de créer un lien
avec elle : « Le 9 mai 1940, Dora Bruder, à quatorze ans, est inscrite dans un internat
jeune fille. C’est là un élément important de l’évocation pratiquée par Modiano ; il reconnaît
que la mise en relation de leurs deux expériences ne doit pas mener à une assimilation de
À la lumière de ce qui précède, la définition que donne Ricœur de l’évocation n’est pas
suffisante pour rendre compte de la subjectivité de celui ou celle qui évoque. Le fait qu’il
113
sens), aussi bien temporelle que spatiale, pour l’évocateur comme pour celui qui reçoit
l’évocation en révèle bien la dimension subjective. À cet effet, la définition proposée par
L’étude de la démarche sous-tendant l’évocation peut alors en dire beaucoup sur l’évocation
elle-même. L’évocation à tâtons telle que Modiano la pratique lorsqu’il revient sur l’histoire
publiée en 1997 transmet les nuances de l’expérience du monde. Rappelons ce passage cité
plus tôt, en insistant cette fois sur la fin : « Qu’est-ce qui nous décide à faire une fugue ? Je
me souviens de la mienne le 18 janvier 1960, à une époque qui n’avait pas la noirceur de
décembre 1941 » (DB : 57 ; je souligne). L’évocation sert de pont entre 1996, 1960 et 1941.
L’incertitude ici n’est ni un manque ni un défaut, mais plutôt une façon nuancée d’être au
monde, jamais figée, jamais synthétisée. Cette absence de synthèse définitive reflète encore
Dora, mais aussi son expérience morcelée (par les perceptions, la mise en récit et le travail
du temps) à lui.
Si par ses démarches, Modiano cherche à obtenir plus de renseignements factuels sur
la fugueuse — les horaires des journées, son habillement, ses habitudes —, le fond véritable
analogies avec sa propre expérience des rues de Paris, de la solitude de certains quartiers, et
114
de ses fugues à lui25. Et si l’évocation a un rôle central dans le déroulement narratif de Dora
ruminante ou, pour reprendre un autre terme utilisé par Casey, de la ruminescence.
rapprochement et l’évocation une occasion d’ouverture à l’autre (ce que fait précisément
seraient autrement oblitérés — comme ce peut être le cas, par exemple aux deux pôles
recours à la fiction romanesque qui voit le souci esthétique prendre le pas sur l’histoire d’une
jeune femme à qui quelque chose est réellement arrivé. La mise en parallèle de leurs deux
histoires (fort différentes, il va sans dire) permet à Modiano de combler certains vides, sans
doute ceux qui représentent à ses yeux les éléments les plus importants dans la reconstitution
de Dora la fugueuse : les vides de l’expérience, des impressions, et des sentiments. Certains
vides, mais pas tous les vides. Il est d’autant plus frappant de voir la construction narrative
de Modiano, qui se veut une sorte de pont temporel, quand on pense au nom même de la
chronique l’ayant inspiré, « D’hier à aujourd’hui », parue dans un journal lui-même disparu
(en août 1944). La mémoire et le rappel agissent comme doubles raccords entre hier et
aujourd’hui, entre son passé à lui et le passé de l’Histoire, et son présent personnel en cours
25
Il est d’ailleurs particulier que Jean, le narrateur de Voyage de noces, explorateur documentariste, soit en
fugue, fuyant ses responsabilités et sa vie pour mieux remonter le temps et plonger dans ses souvenirs. Comme
si son évasion d’adulte, au-delà du seul déni du présent, assurait le pont avec Ingrid Teyrsen s’évadant de Paris
occupé.
115
de remémoration et une Histoire marquée par le présentisme. C’est précisément ce qui lui
donne « l’impression d’être tout seul à faire le lien entre le Paris de ce temps-là et celui
d’aujourd’hui, le seul à [se] souvenir de tous ces détails » (DB : 50). Plus encore, la mémoire
donne sa valeur historique au présent, lequel subit le poids d’autres temps tout en se trouvant
l’immédiat [happent le présent] et l’amnésie seule peut être son lot » (Hartog 2012 [2003] :
particulier, comme si l’idée de reléguer Dora à l’oubli auquel elle était réservée lui était
insupportable. Cet investissement est bien manifesté par ce que Casey appelle la
ruminescence : « Pour saisir cette émotion ou cet état émotif particuliers que la remémoration
effet émotif, il faut un certain degré d’engagement du sujet et le souvenir ne peut se résumer
à des trivialités — celui qui tente de se souvenir de l’endroit où il a laissé ses clefs ne saurait
subir ce spectre d’émotions, sauf si ces clefs portent en elles une plus-value émotive (la chose
n’est pas simple souvenance ; n’ayant pas « le poids du souvenir, elle est plutôt la touche
fugitive qui nous effleure, souvent même à notre insu ; à la fois il en reste quelque chose et
il n’en reste rien, il en reste quelque chose qui n’est rien ; c’est une trace qui ne laisse pas de
traces ! » (Jankélévitch et Berlowitz 1978 : 53). Cette distinction me semble pertinente, car
116
la réminiscence requiert ici la rumination pour espérer être minimalement effective, étant
Là où la ruminescence devient intéressante, c’est lorsqu’elle engage non plus des objets
inertes, mais des personnes réelles ; pareille démarche de souvenance engage une certaine
forme d’identification, puisqu’on ne parle que de soi (non pas à propos de soi, mais depuis
soi). Une telle relation à la mémoire peut inviter à l’appropriation et l’empathie, lesquelles
entretiennent une réelle tension dans Dora Bruder. Ainsi, pour reprendre les catégories
Modiano [y] passe d’un genre d’identification à autrui très familier — j’ai
presque envie de dire « facile » —, une autre personne ayant vécu certaines
souffrances similaires aux siennes, à une conscience éthique qui dépend moins
de l’identification que de la différenciation ; et ce qui résulte de ce mouvement
est un processus pouvant être de l’ordre du deuil (Suleiman 2007 : 327 ; je
traduis).
l’expérience subjective de Dora. Cela ramène à la fois les concepts de deuil et de hantologie
démarche (compréhension non pas comme totalité englobante), mais vise plutôt à épuiser les
ressources matérielles et humaines dont il dispose pour rendre intelligible une expérience de
l’atroce qui, par sa malheureuse banalité, témoigne bien modestement pour les millions
disparus sans laisser de traces. C’est pourquoi il semble excessif de voir ce genre
engage une relation à l’autre : « Qu’est-ce que j’entends par identification appropriative ? En
entre soi et autre, avec un accent mis sur le soi : “Je suis comme cette personne” » (Suleiman
2007 : 330 ; je traduis). Je ne vois pas de réel processus d’assimilation dans la démarche de
117
Modiano, puisqu’il préserve une flexibilité dans son lien à Dora : il parle de son point de vue
question de faits avérés concernant Dora (en reproduisant tels rapports ou documents
celui-ci cherchant à combler les blancs des archives, de la mémoire, et de l’histoire à propos
temps que la différence » (Suleiman 2007 : 334 ; je traduis), demeure un moteur essentiel
pour intégrer le récit d’une personne ayant existé et limiter l’apport fictionnel que le
romancier pourrait amener. Les efforts déployés par Modiano pour retrouver Dora, d’abord
pour obtenir son extrait d’acte de naissance, et ensuite pour retrouver ses lieux de passage,
témoignent bien de la ligne sensible sur laquelle il marche pour tenter de rendre une justice
bien partielle à la mémoire de la disparue. Si bien que la seule appropriation qu’il y a est une
appropriation des lieux, que Modiano connaît pour avoir vécu dans ce quartier à peu près au
Par ailleurs, la mise à distance qu’il établit entre le narrateur et le narré, que ce soit par
le retrait de sa subjectivité (dont les mentions sont atténuées au fil des versions) ou par des
2013), rend d’autant évidente la conscience éthique qui motive toute son entreprise, dans son
définition ricœurienne de la visée éthique, définition bien connue que le philosophe propose
dans Soi-même comme un autre, et qui correspond à « la visée de la “vie bonne” avec et pour
autrui dans des institutions justes » (Ricœur 1996 [1990] : 202). Dans le cas de personnes
118
disparues, cette orientation avec et pour autrui représente une obligation mémorielle
mise au monde d’une œuvre, et non comme fantaisies imaginatives) s’efforce de rendre
compte d’expériences à des personnes à qui quelque chose est vraiment arrivé sans pour
le moi n’est jamais que ce que sa subjectivité lui donne d’être, au point que
dire « je » ou « moi » consiste toujours à désigner (plus ou moins
explicitement) le fruit — mieux : le résultat ponctuel et provisoire — d’un
« processus de subjectivation » dans lequel le moi devient le « sujet » qu’il
est, ou qu’il se reconnaît, être, à la seule faveur d’une soumission préalable,
transcendantale, a priori. Mais soumission à quoi, à qui ? On l’aura compris :
soumission à soi — exclusivement à soi (Audi 2005 : 70).
Ce qui revient à dire qu’on ne parle que depuis soi, avec toute la souplesse dialectique que
cela peut représenter. Une telle prise en charge esthétique qui se soumet dans chaque détour
à une démarche éthique plus large engage dès lors à une indissociabilité des deux termes, et
amène l’esth/éthique.
Pour Modiano, le processus de subjectivation est essentiel compte tenu du sujet fugitif
meilleure marque esth/éthique de cet élément majeur de l’œuvre est le traitement subjectif et
empathique de l’histoire de Dora, un traitement qui rend compte de la lutte contre l’oubli
dans laquelle l’écrivain s’est engagé. Il s’agit en effet d’un nerf sous-tendant tout le livre,
« travaillé par l’angoisse du temps qui passe, fauchant les traces matérielles qui supportent
la mémoire : cela empêche la reconstitution même des événements de la vie de Dora, qui
reste très lacunaire » (Douzou 2007 : 25). Malgré les lacunes, malgré les vides, cette histoire
doit être dite, et ce, sans pour autant camoufler les manques inéluctables qu’une telle
entreprise comporte. L’archive joue alors un rôle institutionnel qui guide, mais aussi auquel
119
éthique du maldicible, néologisme qui à mon sens convient mieux que les termes existants
d’indicible et d’ineffable.
du Modiano-archiviste. Ce trait n’est pas anecdotique, mais traverse toute l’œuvre, si bien
souvent puis se relance par des va-et-vient entre la vie de Dora et celle du narrateur » (Douzou
2007 : 27). C’est d’ailleurs cette tension qui permet à l’identification empathique d’avoir
préséance sur une assimilation qui autrement transforme l’histoire bien réelle en source de
fiction, et métamorphose Dora Bruder en Ingrid Teyrsen. Le besoin de dire se joue ainsi sur
deux trames entrelacées : celle éminemment éthique qui cherche à contribuer de modeste
camoufle pas le point de vue duquel elle parle. Loin de masquer les failles d’une telle
dynamique, Modiano les utilise pour rendre manifeste la fonction de médiation du récit.
L’étude de l’évocation est ainsi l’occasion de voir ce que dit le texte plutôt que ce qu’il
cache, de comprendre comment le texte fait deux pas en avant pour un en arrière, hésitant
toujours à extrapoler sur les possibles actions, possibles pensées et possibles impressions de
Dora. Le texte se contente de mal dire faute de mieux, le silence total et définitif n’étant
absolument pas une option pour aborder les expériences de l’extrême ; un tel mutisme en
tout en parallélismes montrée par Modiano joue un rôle central pour refléter une subjectivité
nuancée — qu’il s’agisse d’un sujet parlant ou d’un sujet dont on parle. À la base, cette
celle qu’il tente conjointement de reconstituer à partir des traces de Dora), fortement teintée
par la ruminescence, a une double fonction : elle dépasse les capacités des seules archives, et
vécu de Dora, il parle de ses propres expériences. À cela vient inévitablement s’ajouter une
troisième fonction, la plus importante, sans doute, dans le cas qui nous intéresse : celle de
lever de quelques millimètres le voile de noirceur autour de ce qu’a été Dora et la façon dont
elle a pu vivre ces événements barbares, événements qui sont la raison funeste pour laquelle
Ces ténèbres sont aussi à l’origine de Voyage de noces, Modiano ayant tout de suite
ressenti « la nuit, l’inconnu, l’oubli, le néant tout autour » (DB : 53) dès la lecture de l’avis
de son travail littéraire, lui qui va jusqu’à affirmer, dans son Discours à l’Académie suédoise
lors de la réception du prix Nobel de littérature, que « c’est sans doute la vocation du
romancier, devant cette grande page blanche de l’oubli, de faire ressurgir quelques mots à
moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan » (Modiano
2015 : 30). Dans Voyage de noces, il reconnaissait déjà que le travail mémoriel pouvait
entraîner un brouillage des expériences : « Le passé et le présent se mêlent dans mon esprit
par un phénomène de surimpression » (VN : 26 ; je souligne). S’il en est ainsi, c’est que cette
fiction n’a pas su rendre compte de la réalité dans toute sa vraisemblance, dans toutes ses
nuances, et surtout, dans toute son incertitude. Mais en même temps, ce sentiment de
121
chevauchement temporel est récurrent ; comme on le verra au chapitre suivant, Annie Ernaux
utilise la très belle expression de « sensation palimpseste » (2008a : 213) pour exprimer cette
présent et la force du souvenir se répètent jusqu’à paraître à leur tour comme un palimpseste ;
Françoise Dorléac :
En fait, ce passage résume bien l’ensemble du travail littéraire de Modiano : une tentative
légèrement mélancolique pour percer l’illusion d’une concrétude tirée vers le passé. Le
maldicible que je proposerai maintenant saura rendre compte d’une telle situation.
sous l’Occupation. En même temps, l’idée est de reconnaître la difficulté d’une telle
entreprise sans pour autant en masquer les pierres d’achoppement. En seconde partie,
j’approfondirai donc la dimension esth/éthique mise en place dans Dora Bruder, entreprise
surcroît, le fait de parler pour quelqu’un d’autre, donc de témoigner par personne interposée,
appropriative. S’en trouve appelée la question de l’indicible, qui interroge cette capacité de
La souffrance demeure incontournable, compte tenu du contexte dans lequel Dora est
telle expérience peut susciter. L’impossibilité d’avoir tous les détails concernant la fugueuse
est une invitation à rapporter les éléments trouvés, mais aussi à interroger leur contexte de
inaccessible, mais ses effets consécutifs, ses échos récurrents, résonnent avec force »
(Greenberg 2007 : 357 ; je traduis). C’est de cette position que Modiano peut témoigner avec
Le document joue en outre un rôle central, puisque sans lui, l’écrivain en serait réduit
aux pures spéculations. L’archive n’est pas tout, mais elle peut constituer une matière de
départ très riche. L’investissement qu’il met pour retrouver la moindre trace de Dora
témoigne d’un engagement émotif qui dépasse la seule empathie, et le travail d’historien qu’il
entreprend n’y est certes pas étranger, puisque « qui a le goût de l’archive cherche à arracher
plus pour ciseler la pierre, celle du passé, celle du silence » (Farge 1989 : 43). La ligne est
Pour bien évaluer le rapport entre langage et raison, il convient dans un premier temps
de définir l’indicible et l’ineffable, deux termes qui peuvent être associés aux expériences de
interrogation fondamentale de la littérature et des idées qu’elle peut exprimer, en lien avec le
concept de maldicible comme solution de rechange viable pour signifier un besoin de dire
conscient de son insuffisance intrinsèque, s’engageant non pas à la surmonter, mais à faire
l’établissement d’une démarche productive qui rend compte d’une esth/éthique nuancée,
documentaire et l’archive jouent un rôle ambigu qui, loin de figer le dicible, contribue plutôt
Mais d’abord, quelques mots sur le maldicible. Il m’est apparu nécessaire de forger ce
les concepts d’indicible et d’ineffable. Puisque j’aborderai dans un premier temps ces deux
concepts et afin de mieux comprendre pourquoi ils sont insuffisants pour la présente analyse,
je proposerai d’entrée de jeu une définition du maldicible. Entendons par le terme cet état
paradoxal du langage qui doit subir certaines de ses défaillances en se servant de sa nature
manque en qualité inhérente du dire. En d’autres mots, le langage, toujours à court de lui-
même, doit surmonter son caractère non exhaustif pour repousser d’autant les frontières du
dicible — tout en sachant que ces frontières sont par essence indéterminables. Le fait de ne
124
pas camoufler ce défaut inscrit le maldicible dans une écriture de l’action, de la création,
éminemment esth/éthique, ce à quoi n’ont pas accès l’indicible et l’ineffable de par leur
définition même. D’où, d’abord le détour théorique par Wittgenstein et Jankélévitch, qui me
permettra ensuite de mieux développer la définition que je viens de donner, l’objectif étant
de voir comment le maldicible occupe une place centrale dans Dora Bruder.
Wittgenstein établit entre langage et raison. Qu’on confine Wittgenstein parfois à la seule
philosophie du langage n’est pas lui rendre justice, car c’est une philosophie à part entière
qu’il propose et balise. En effet, lorsqu’il écrit que « les frontières de mon langage sont les
frontières de mon monde » (Wittgenstein 2001 [1922] : §5.6), il ne cherche pas à limiter la
raison par le langage, bien au contraire. Cet aphorisme n’est pas prescriptif mais descriptif ;
on a là une invitation à la prise en charge éthique de notre monde — non pas dans un sens
unique et global, le Monde étant une somme des mondes individuels et subjectifs.
De là, le langage doit être vu comme un outil objectif de description du monde, dans la
mesure où puisqu’il est fondé sur un ensemble d’arbitraires, il doit être convenu et partagé
pour pouvoir fonctionner. Bien entendu, il est en outre un vecteur de sens modulable par les
agents qui l’utilisent, ce qui lui confère sa dimension subjective. En effet, pour élargir les
frontières du langage, il faut élargir les frontières du sens — donc de la raison. Ce faisant, il
est impossible d’y arriver en demeurant dans le seul contexte discursif ; il faut l’assortir d’un
arrêté arbitraire — dans et par l’action — commandé par le sujet puis confirmé ou pris en
compte par d’autres. Il n’est dès lors d’essentialisation ni du langage ni de la raison. Celle-ci
125
est vue comme la totalité de ce qui est tandis que celui-là est plutôt la totalité de ce qui peut
conception de la chose, l’éthique ne peut être que subjective, la posture éthique n’étant pas à
annoncer a priori, mais à décrire a posteriori (ce qu’il fait, au demeurant, par le Tractatus).
J’abonderai ainsi dans le même sens qu’Anne‐Marie S. Christensen, qui affirme « [qu’]une
étude des remarques de Wittgenstein sur l’éthique ne donne pas une théorie de l’éthique,
mais clarifie plutôt ce que nous faisons lorsque nous utilisons les mots avec une portée
éthique et élucide les traits caractéristiques d’un tel usage » (Christensen 2011 : 797 ; je
traduis). S’il en est ainsi, c’est que l’éthique relève de cet indicible qui ne peut accorder
quelque vérité dans la détermination de ce qui est absolument bon ou bien. Pour le sujet, cela
n’implique pas pour autant une résignation devant l’impossibilité de signifier quelque portée
éthique par le langage et une soumission à ce dernier ; il s’agit encore une fois d’une
invitation à embrasser le paradoxe fondamental d’un indicible qui relèverait par nature de
l’impensable.
Les frontières entre dicible et indicible ne peuvent en effet être décrites et établies
puisque cela sous-entendrait un point en surplomb à partir duquel les contempler — ce qui
révélerait alors que l’indicible n’est qu’une façade du langage, voire un leurre de la raison.
dans sa clarté » (Wittgenstein 2001 [1922] : §4.115) ; ce faisant, la délimitation est chaque
fois établie et re-définie par le fait de dire en tant que tel. Cela refixe au passage les limites
de la raison — comme ma raison —, et les limites du monde — comme mon monde. Cette
redéfinition s’effectue non pas dans le langage, mais par lui. Étant « proprement
126
inobjectives », les frontières du monde « sont et demeurent indicibles. Rien, dans le langage,
ne saurait les signifier — sinon mon langage lui-même et en tant que tel, c’est-à-dire en tant
qu’il existe, en tant qu’il y a langage » (Audi 1999 : 76). Selon cette vision, le dicible reste
l’alpha et l’oméga de la philosophie. En même temps, les mots du langage n’ont pas à se
Les limites de mon langage sont donc autant d’invitations à interroger le lien qu’il entretient
sur les capacités du langage lui-même. Le langage sert à dire ; mais qu’est-ce que dire :
même en se disant. La monstration induite par le fait qu’il y a du langage permet de surmonter
l’étendue infinie des sens du dire grâce à l’action, laquelle ouvre une brèche dans le discours
en statuant et confirmant un (ou des) sens, et non plus tous les sens — ou aucun sens, sachant
que « lorsqu’un mot n’a pas de signification, cela veut dire qu’on ne lui en a pas donné une,
et non qu’il ne peut en avoir une » (Bouveresse 1997 : 119). L’acte de création littéraire
soulève toutefois un paradoxe tout à fait spécial : le langage demeure sa matière première.
Mais puisqu’elle est également action (dont la forme est donnée en même temps que le sens),
l’œuvre littéraire présente son propre inventaire logique à mesure que s’accumulent les
127
propositions et que se dégage une orientation particulière de cette parole en actions — d’où
l’élan qui la soutient. Si l’être est inévitablement un paraître, il est aussi un parfaire, un sujet
sans cesse perfectible (et perverti) par la façon dont il se montre (et par la même occasion, se
Tractatus, celui d’établir « la délimitation rigoureuse de ce qui peut être dit et de ce qui peut
seulement être montré » (Bouveresse 1973 : 33). Le Faire par le Dire serait donc possible si
ce dernier est assorti d’une conscience innocente à la fois supra et infradiscursive, c’est-à-
dire prenant en compte les capacités faillibles du langage et modulant formellement ses
propres conditions de réalisation, et ce, sans pour autant s’asseoir principiellement sur le
Un problème surgit pourtant lorsque les actions elles-mêmes décrites dans l’œuvre
possèdent un caractère insensé, ineffable, qui dépasse l’entendement et toute logique, niant
manque doivent être des moteurs pour inciter l’écrivain (ou discoureur) à élargir les frontières
du langage afin de nommer, et donc par-là, faire comprendre. Se trouve résumée là la nature
paradoxale du maldicible.
128
mystère inexprimable le plus grand qui soit pour le croyant, si ce n’est Dieu lui-même ?
Encore faut-il déterminer des degrés dans la portée de l’exprimable, puisque comme l’a bien
montré Wittgenstein, il y a une contradiction fondamentale à établir une frontière claire entre
dicible et indicible. Augustin fut d’ailleurs sensible à ce paradoxe, qu’il expose au chapitre 6
de La doctrine chrétienne :
Ai-je dit une parole, ai-je fait retenir des mots dignes de Dieu ? En vérité, je
n’ai pas voulu dire autre chose, je le sais ; mais si j’ai parlé, ce n’était pas cela
que j’aurais voulu dire. Comment le sais-je, si ce n’est parce que Dieu est
ineffable [ineffabilis] ? Or ce que j’ai dit, si c’était ineffable [ineffabile],
n’aurait pas été dit. Par conséquent, il ne faut même pas dire que Dieu est
ineffable, car lorsqu’on dit cela, on dit encore quelque chose. Et il se produit
ici je ne sais quelle contradiction dans les termes, car si est ineffable ce qui ne
peut être dit, n’est pas ineffable ce qui peut au moins être dit ineffable. Or
cette contradiction dans les termes, il vaut mieux s’en garder par le silence que
de tenter de la réduire par des paroles (1997 : 83).
En considérant le langage au sens strict, on peut remarquer que de rejeter tout concept (Dieu
y compris) dans le domaine de l’inexprimable ne soulève pas une relation paradoxale, mais
plutôt tautologique, le terme générant sa propre définition, laquelle renvoie à son tour au
lexème initial (l’inexprimable demeure inexplicable). En outre, s’il y avait vraiment une telle
chose que l’inexprimable, celui-ci requerrait de lui-même que nous cessions d’en parler
26
Le terme est aussi utilisé par Wittgenstein pour parler de l’indicible : « Il y a assurément de l’indicible. Il
se montre, c’est le Mystique » (Wittgenstein 2001 [1922] : §6.522). Or il faut y voir un mysticisme exempt de
toute orientation théologique, dans la mesure où il engage le mystère du monde en soi, de ses origines certes,
mais surtout de l’ici-maintenant du réel présent : « Ce n’est pas comment est le monde qui est le Mystique, mais
qu’il soit » (Wittgenstein 2001 [1922] : §6.44). En d’autres mots, il s’agit du constat théorique que la logique
ne peut s’outrepasser : « Le mysticisme ne consiste pas d’abord dans l’affirmation d’une unité indivisible de la
réalité globale, mais dans l’imposition d’une limite à cette réalité. Cette limite ne peut évidemment se dire,
puisque cela impliquerait que l’on puisse la caractériser de l’extérieur, que l’on puisse à l’aide du langage
décrire ou évoquer ce qui se passe de part et d’autre de la limite » (Bouveresse 1973 : 42).
129
séance tenante27. En quoi dès lors le concept peut-il être utile dans la présente étude ? Ne
s’agirait-il pas de parvenir à cette « quadrature du cercle » que le photographe Jansen décrit
au narrateur de Chien de printemps, rendue possible par l’image imprimée mais paradoxale
à l’écrit, puisqu’il s’agit de « réussir à créer le silence avec des mots » (Modiano 2013 :
592) ?
que Jankélévitch établit entre indicible et ineffable montre toute la pertinence de proposer un
réelle. Ce terme alternatif (le maldicible) me semble le mieux choisi pour décrire la démarche
esth/éthique de Modiano dans Dora Bruder, dans la mesure où l’un des rôles de la littérature
est de refuser l’inexprimable, d’en réfuter les conditions de possibilité par ce qu’elle génère
et provoque.
27
« Et puisqu’à notre tour nous prétendons parler de l’indicible, parlons-en du moins pour dire qu’il n’en
faut pas parler et pour souhaiter que ce soit aujourd’hui la dernière fois » (Jankélévitch 1983 [1961] : 102).
Évidemment, il faut lire ici bien plus une boutade qu’une prescription, puisque l’indicible est, comme
l’ineffable, un sujet essentiellement inépuisable…
28
En 1957, dans Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Jankélévitch décrit l’indicible en des mots qui sont
plus proches de l’ineffable : « L’indicible surtout est une invitation à dire et redire sans cesse, un appel toujours
renouvelé à la communication. D’un mot : tout est à dire et surtout ce qui a déjà été dit ! » (Jankélévitch 1957 :
50-51). Il n’établira une distinction terminologique nette que plus tard dans son œuvre — entre autres en 1961
dans La musique et l’ineffable.
130
92). Ce sera ainsi l’occasion pour lui d’identifier deux pôles, l’un positif et productif, l’autre
et devant l’incapacité du dire, le poiein peut offrir un champ de possibles. C’est ce qui permet
à Jankélévitch d’établir deux catégories d’inexprimable : « Est indicible, à cet égard, ce dont
il n’y a absolument rien à dire, et qui rend l’homme muet en accablant sa maison et en
médusant son discours. Et l’ineffable, tout à l’inverse, est inexprimable parce qu’il y a sur lui
véritable engagement éthique dans la jonction entre ce qu’on ne peut signifier puisque le
langage l’en empêche, et ce qu’on ne peut communiquer parce que le langage s’en trouverait
épuisé et qu’il y aurait encore à dire. Il ne s’agit pas d’une capitulation, mais bien d’une
invitation au poiein, une injonction à faire, pour dépasser les potentiels indicible contrainte
Il ne faut pas pour autant en déduire qu’il y aurait de l’inexprimable dans la démarche
de Modiano. Au contraire, les blancs, les ellipses et les incertitudes qui pullulent dans son
récit rendent plutôt compte de l’ampleur de la tâche à accomplir. L’action — ici, un acte de
création motivé par le besoin de retracer l’adolescente — ouvre une brèche dans les limites
de la totalité du dicible, et permet au réel d’étirer ses frontières d’autant. De fait, l’union
flottement du temps dans Dora Bruder n’est sans doute pas étranger à cette volonté de
proposer un dire productif qui surmonte les obstacles temporels posés par la mémoire et la
trace, voire la mémoire de la trace. Car c’est bien d’une trace au carré qu’il est question, que
manque, du silence — entraîne une soustraction négative à produit positif : signifier le vide
maintient une tension dialectique entre la reconnaissance d’une nature absente et la révélation
l’indicible (tel qu’utilisé par Wittgenstein) et de l’ineffable (tel qu’utilisé par Jankélévitch),
événement qui dépasse notre entendement logique du réel, mais dont l’obligation éthique est
pas la chose manquante, mais le charme qui habille la totalité et en fait un tout. C’est cette
essence de la totalité que l’intuition nous révèle ; et c’est encore cette indivisible essence qui
littéraire, cela revient par exemple à reconnaître le caractère à la fois partiel et partial d’une
entreprise créatrice qui cherche à extirper une victime de l’oubli : partiel, puisque jamais
l’expérience première ne saurait être transmise dans son entièreté ; partial, puisque certains
trous peuvent être couverts par la pluralité de l’expérience seconde — dans le cas qui nous
intéresse, autant les démarches du Modiano-archiviste que les marches du jeune Modiano-
déambulant. Ce faisant, les chapitres très courts de Dora Bruder agissent comme des portraits
diaphanes reliés les uns aux autres par l’évocation. Le sentiment de flottement qui en découle
est à la base même de sa démarche, lui qui confiait en entretien « [n’avoir] jamais eu
l’impression d’écrire des romans, mais de rêver des morceaux de réalité [qu’il essayait]
132
ensuite de rassembler tant bien que mal dans un livre » (Modiano 1995). L’héritage que
pour Dora, mais depuis son propre point de vue, personnalise l’histoire, et par un
des enjeux impliqués n’est-elle pas essentielle pour une littérature contemporaine qui veut se
donner les moyens de ses ambitions en se vouant à une médiation d’un réel défini
subjectivement ? L’écriture d’un récit qui rend compte autant que faire se peut de l’existence
d’une disparue, en pleine considération de ses limites discursives, est une invitation au
Il en va ainsi d’une posture éthique qui vise à surmonter l’indicible et l’ineffable — dont les
d’une mise en action qui, malgré d’inévitables défauts (l’incomplétude au premier chef, mais
aussi la difficulté de décrire subséquemment ce qui fut montré d’abord), statue et renouvelle
ses modalités en chaque instant où elle est pratiquée. C’est là l’origine du maldicible.
directement d’éthique. Cela n’est guère surprenant puisqu’il affirme que l’éthique fait partie
de ces concepts qui se montrent et se font, plus qu’ils ne se disent et se décrivent. Les rares
mentions du terme dans le Tractatus abondent en ce sens : « Il est clair que l’éthique ne se
laisse pas énoncer. L’éthique est transcendantale. (Éthique et esthétique sont une seule et
même chose.) » (Wittgenstein 2001 [1922] : §6.421). Il maintiendra cette position dans la
conférence qu’il prononce à Cambridge en 1929, alors qu’il dit « utiliser le terme d’éthique
133
dans un sens un peu plus large, dans un sens en fait qui inclut ce [qu’il croit] être la portion
[1929] : 126). Il ne semble pas avoir renversé cette vision théorique plus tard dans sa vie,
comme il a pu le faire sur d’autres points du Tractatus. Le mot-valise de Paul Audi fut donc
déjà tout indiqué par Wittgenstein lui-même. Cela dit, il ne faudrait pas croire que ce dernier
confondait les deux termes, mais bien qu’éthique et esthétique se rejoignent dans l’indicible,
En effet, l’éthique du Tractatus est « une structure établie par la façon dont nous
agissons et la façon dont nous nous identifions à ces actions, et pour Wittgenstein elle ne
représente pas une vision normative particulière du bon et du mauvais, mais simplement la
possibilité d’avoir une telle vision normative » (Christensen 2011 : 805 ; je traduis). Cette
posture philosophique apparaît sans doute plus nettement lorsqu’on la place en lien avec des
questions d’ordre esthétique, en ce sens que depuis Baudelaire au moins, les positions
essentialisantes traditionnelles sur l’art se sont effritées voire effondrées. Si bien qu’il nous
apparaîtra comme une évidence (pour nous, contemporains d’Audi) que l’esthétique ne
représente pas une vision normative particulière du beau et du laid, mais simplement la
l’esthétique entraîne une con-fusion de l’une dans l’autre, dans la mesure où « la théorie
esth/éthique envisage non pas l’œuvre créée, mais l’acte de création dans la seule perspective
du “s’expliquer avec soi-même” qui définit la tâche éthique » (Audi 2007 [1999] : 331). La
distinction qu’Audi établit ici entre l’œuvre et l’acte créateur relève essentiellement d’une
séparation de même nature que celle faite par Wittgenstein entre langage et action.
134
affaire à deux œuvres littéraires (Dora Bruder et Voyage de noces) qui articulent des postures
esth/éthiques divergentes bien qu’elles soient du même auteur et qu’elles partagent une
origine commune. De par sa nature, sa forme et ses motivations, Dora Bruder nous invite à
étudier le rôle de la fiction en lien avec l’Histoire, et à voir comment le récit engage des
modalités esth/éthiques différentes. Le rapport éthique y est central, et se trouve accentué par
le fait que cette entreprise littéraire concerne des personnes à qui quelque chose est réellement
arrivé. Mais il me semble tout à fait judicieux de recourir à nouveau au mot-valise de Paul
Audi et parler en termes d’esth/éthique puisque l’approche formelle empruntée par Modiano
rend compte de questionnements éthiques qui sont à leur tour inséparables de la forme. Dans
Dora Bruder, cette relation est rendue apparente par le maldicible qui, tentant de surmonter
les incertitudes mémorielles, cherche autant que possible à dire avec une netteté consciente
de sa précarité ; dans Voyage de noces, la dimension esth/éthique est entrelacée avec les
questions sur le passé, et s’inscrit dans un chevauchement des impressions et des souvenirs
qui vise à nourrir une nostalgie nébuleuse qui extirpe le sujet du temps. Du côté du récit, la
fugue est une occasion pour dire29 ; du côté du roman, elle est une évasion vers le silence.
autant de cessions à une esth/éthique de l’indicible (bien qu’une telle chose soit une aporie
29
D’ailleurs, dans le texte autobiographique Un pedigree, Modiano avoue candidement que sa fugue de
janvier 1960 vient de son amour pour « une certaine Kiki Daragane [qu’il a] rencontrée chez [s]a mère » et qu’il
veut retrouver (Un pedigree, dans Modiano 2013 : 857). Au demeurant, ce texte n’a rien de la retenue
discursive, des hésitations mémorielles, et de la structure en blanc (avec sauts de lignes et chapitres très courts)
qu’on peut retrouver dans la majorité de ses livres.
135
radicale). Cela serait vrai si l’on entend l’indicible uniquement comme ce qui ne peut être dit
sans aucune arrière-pensée métaphysique ; après toute la réflexion qui précède, cela me
semble tomber un peu à court, et c’est pourquoi le terme de maldicible est assurément plus
judicieux et beaucoup plus riche. S’il est vrai que le silence et les trous d’une histoire effacée
ne peuvent être dits, la trace et le vide sont ici essentiels pour au moins deux autres raisons
qui embrassent pleinement le concept d’esth/éthique : d’une part, les blancs reflètent dans la
trace étant rendue manifeste par la construction et la disposition du texte même ; d’autre part,
ces blancs ouvrent une petite place pour le travail de fiction, exprimé sous la forme d’une
imagination incertaine qui très souvent mettra en doute les spéculations qu’elle vient tout
juste d’émettre. Sur ce point, la comparaison entre les versions de 1997, 1999 et 2013 de
Aussi dans ce double jeu esth/éthique peut-on voir se dessiner les contours du
changement de ton, de trame, de lieu, d’état d’esprit, ou de point de vue, la structure générale
du récit impose inévitablement une mise en parallèle entre les deux éléments qui encadrent
ce vide. Ce faisant, si le narrateur ne parvient pas à retracer les détails de Dora la fugueuse,
il peut, après une ellipse, un blanc, ou un passage au chapitre suivant, se rabattre sur ses
expériences personnelles de la fugue, pour tenter de dégager une bien modeste expérience
partielle de Dora et l’histoire partiale de Modiano. Elle servira de pont sensible entre les
époques évoquées (Dora sous l’Occupation, le jeune Modiano des années 1960, le temps des
empathique. Modiano se rapproche de Dora en soulignant leur errance commune dans les
mêmes lieux, sans pour autant minimiser le drame de celle-ci, puisqu’il maintient bien
présent le fil des événements historiques de l’Occupation, avec entre autres les différentes
mentions d’arrestations, rafles et registres. Tout à la fois, Modiano invite le lecteur à procéder
à son tour à une identification empathique en exposant ses propres expériences et en les
sa fugue de janvier 1960 : « Sur la route où je m’enfuyais, le long des hangars de l’aérodrome
de Villacoublay, le seul point commun avec la fugue de Dora, c’était la saison : l’hiver. Hiver
paisible, hiver de routine, sans commune mesure avec celui d’il y avait dix-huit ans » (DB :
soulignant à chaque détour les similarités et les différences entre leurs expériences — celle
de Dora étant condamné à rester fragmentaire. Le vide, le blanc, l’ellipse jouent un rôle
L’ellipse continue à dire tout en reconnaissant par la pause l’existence d’un vide — que la
fiction Voyage de noces a dans un premier temps tenté de combler. Dans Dora Bruder, cette
précisément une esth/éthique du maldicible. Les archives et documents officiels ont bien sûr
permis à Modiano de retracer Dora et ses parents, ce qui est essentiel puisque ces éléments
factuels sont tout ce qui reste d’eux. C’est en outre le point de départ de ce qui doit être
qui devrait servir à le décrire marque une compréhension de la complexité que le sujet
entretient avec son monde. Le problème que le langage peut avoir est de toujours se trouver
reconnaissant la relation de médiation que le sujet entretient avec son objet d’étude contribue
à éloigner les tentations de réification de l’objet d’étude en objet tout court. C’est entre autres
à cet égard que le maldicible me paraît être un concept essentiel. De plus, par cette occasion,
j’espère à mon tour élargir les frontières du langage et grappiller un peu d’espace sur les
J’ai développé le concept de maldicible à la lumière des questions que Modiano soulève
par son œuvre — quant au rôle de l’écrivain-narrateur, la présence affirmée des démarches
nécessaires pour tirer Dora de l’oubli, et l’identification empathique que toute cette
disais du concept qu’il est cet état paradoxal du langage qui doit subir certaines de ses
représente d’abord un état paradoxal du langage, c’est-à-dire qu’il souligne l’évidence d’une
Or y insérer le montrable revient pour le langage à endosser et subir les défaillances qui sont
au cœur même du caractère indescriptible de ses frontières. Cela ne doit pas pour autant
mener à une capitulation de sa fonction, bien au contraire : sa nature fragmentaire doit être
138
prise en compte dans une action consciente de sa portée, une action qui reconnaît la médiation
des sujets et objets qu’elle engage. Cela se joue donc par l’intermédiaire d’un acte de création
littéraire qui propose ni d’écarter ni de résoudre, mais bien d’affirmer la visée aporétique du
langage (lequel, à titre de matière première, en est la base). Cette conjugaison du geste
Il me semble important d’insister sur la dimension paradoxale d’une telle mise en récit,
et de souligner le rôle essentiel que l’évocation y joue. En outre, ce concept rendra compte
mener à une évacuation complète, à ce nettoyage par le vide auquel il a pu prétendre en 1992.
Le maldicible témoigne d’un paradoxe fondamental : l’incapacité première à dire doit être
surmontée non pas pour conférer du sens à ce qui n’en avait pas grâce à une mise en parole
lisse et inattaquable, mais par l’exposition des failles d’un sens qui échappe à la mise en
mais bien une tentative d’ouverture des brèches se trouvant dans ce sens. Si « les frontières
de mon langage sont les frontières de mon monde » (Wittgenstein 2001 [1922] : §5.6), cela
signifie non pas d’élargir le sens en tant que tel (puisque la raison ne peut comprendre que
ce qu’elle a), mais plutôt de permettre au langage de s’outrepasser, c’est-à-dire d’élargir ses
frontières pour inclure dans son réseau sémantique ce qui en était précédemment exclu. La
relation entre logique et langage est donc essentielle, puisque c’est par un travail conjoint
d’élaboration que le sens peut surgir de ce qui était auparavant indicible. De ce constat
découle que « la construction du sens peut être orientée vers la clarté philosophique, et peut
139
nous aider à atteindre une telle clarté » (Diamond 2011 : 244 ; je traduis). Toutefois,
l’aphorisme 5.6 du Tractatus n’est pas commutatif ; on ne saurait élargir les limites du monde
d’abord pour ensuite influer sur le langage. Le langage ne crée pas l’expérience ; mais
conférer un sens à l’expérience passe inévitablement par le filtre du langage. Cela permet au
sont des sensibles, et la qualité n’est pas un élément de la conscience, c’est une propriété de
L’importance de garder une distance entre le sujet et ce qu’il observe est essentielle, mais
comporte le danger d’une réification qui limiterait les propriétés de l’objet aux seules qualités
extrêmement délicate lorsque le sujet observant se penche sur des victimes bien réelles.
plusieurs égards : l’état paradoxal du maldicible réside ici dans l’insatisfaction inhérente à la
tentative de rapiécer l’histoire d’une disparue un demi-siècle plus tard, et la volonté malgré
les trous d’en proposer le récit. Cette vie depuis longtemps oubliée et n’ayant laissé aucun
témoignage direct doit subir les défaillances de la mémoire et de l’interprétation pour être
30
La vision phénoménale du sujet demeure incomplète et impossible à essentialiser à l’aune de la
philosophie wittgensteinienne : « Par conséquent, la “phénoménologie mathématique”, qui privilégie la
représentation des phénomènes physiques par des analogies du genre exclusivement mathématique — et en fin
de compte toute espèce de phénoménologie —, est contrainte, en dépit de ce qu’elle affirme, à utiliser des
images : la seule chose que nous soyons en droit d’exiger de celles-ci est qu’elles contiennent le moins possible
d’éléments arbitraires » (Bouveresse 2003 : 141).
140
Modiano récolte lui est une occasion d’acte de création qui ne masque pas ses défauts. Il
écrivant ce livre, je lance des appels comme des signaux de phare dont je doute
malheureusement qu’ils puissent éclairer la nuit. Mais j’espère toujours » (DB : 42). Ces
appels, pour avoir un sens, doivent se sortir de la seule lumière éblouissante de la quête de
Vérité historique et prôner une intermittence, reconnaître leur propre incertitude. Il n’est
d’ailleurs pas surprenant de constater que le blanc et le silence qui traversent l’œuvre de
Modiano sont autant de manifestations de l’état morcelé de la mémoire ; or, même si l’ellipse
est souvent utilisée dans Dora Bruder, cette incapacité devient plutôt un moteur pour
surmonter la fragmentation et outrepasser le silence. Par cette occasion, une telle démarche
dans la mesure où la situation paraît insoluble tant et aussi longtemps que les gestes faits n’en
changent pas les modalités. En camouflant ses origines puisées dans le réel, Voyage de noces
soulève un problème éthique qui, bien que fort pertinent, masque au passage certaines de ses
modalités. Le besoin d’évasion et le caractère parfois subjuguant de la vie y est traduit avec
brio. Mais comme l’éloge de la fuite offert et pratiqué par le narrateur demeure dans les
limites de la diégèse, et même si le contexte de l’Occupation est évoqué, il n’a rien du désir
141
mémoriel manifesté dans Dora Bruder. Le roman ne dit rien de Dora et ne rend pas compte
de l’effet durable que l’avis de recherche aura sur Modiano, qui dit « [n’avoir] cessé d’y
penser durant des mois et des mois » et avoir été hanté par « l’extrême précision de quelques
détails » (DB : 53). L’effacement des traces est une lutte réelle dans le récit, alors qu’elle est
Il faut toutefois reconnaître que Dora Bruder demeure une œuvre de création littéraire,
dans la mesure où « créer, répétons-le, est cet “événement” d’ordre esth/éthique qui consiste
à redonner de la puissance à la vie, en lui ouvrant le champ des possibles » (Audi 2005 : 115).
De fait, bien qu’il y ait quelques écarts d’imagination pour remplir partiellement certains
blancs dans ce récit, Modiano les désamorce pour en atténuer le poids fictionnel, cependant
que l’évocation telle qu’il la pratique s’efforce de rendre apparente la « trace en creux [de
Dora], uniquement perceptible dans le sentiment de vide éprouvé par le narrateur » (Heck
2009 : 333). On touche à la difficulté, mais aussi à la richesse du maldicible, aux défis que
cet effort d’énonciation représente, défis qui forment son essence et son importance. Et
puisque le négatif de la présence n’est pas forcément l’absence, le fait de dire l’autre malgré
les défaillances tout en reconnaissant la position à partir de laquelle le sujet parle, recherche,
incapacité intrinsèque du langage à rendre totalement compte du réel et ainsi l’épuiser n’est
pas une tare, mais bien une richesse dont la littérature sait faire bon usage. En ce sens,
lorsqu’une œuvre établit ses modalités d’expression esth/éthique, elle devient modèle, c’est-
internes” découlant des efforts du sujet à établir sa propre force par l’adaptation d’une
grammaire publique à ses propres fins » (Altieri 2015 : 78-79 ; je traduis). La subjectivité est
142
essentielle, mais si cette subjectivité est plutôt embrassée pour montrer la posture éthique qui
la motive et qui soutient les actions faites, elle se trouvera à l’essence de l’esth/éthique.
Le maldicible dans Dora Bruder démontre que les impressions de Modiano ne sont pas
moins valides que les témoignages et documents d’archives pour véritablement entrer dans
la tête de Dora, pour dépasser les seuls petits détails quotidiens, et pour vraiment comprendre
ressenti. Cette expérience, Modiano la rend particulièrement palpable, vivante, présente, dans
On se dit qu’au moins les lieux gardent une légère empreinte des personnes
qui les ont habités. Empreinte : marque en creux ou en relief. Pour Ernest et
Cécile Bruder, pour Dora, je dirai : en creux. J’ai ressenti une impression
d’absence et de vide, chaque fois que je me suis trouvé dans un endroit où ils
avaient vécu (DB : 28-29).
Ces impressions in absentia sont associées à des impressions bien réelles des lieux eux-
mêmes, lesquels transmettent un état d’esprit et un sentiment dont on peut penser qu’ils sont
récit qui, a priori, veut renverser le travail de fiction élaboré dans Voyage de noces. Et cela
démontre en outre que subjectivité et fiction ne vont pas forcément de pair. L’exemple suivant
semble bien cristalliser cet enjeu : « J’ai marché dans le quartier et au bout d’un moment j’ai
senti peser la tristesse d’autres dimanches, quand il fallait rentrer au pensionnat » (DB : 129).
dimanches, le poids d’une tristesse d’un autre temps, le poids de la tristesse de Dora, qui pèse
Modiano recourt à plusieurs reprises. Ce concept est pertinent en ce qu’il joue un rôle
143
d’intermédiaire entre l’histoire de Dora et ses propres souvenirs à lui, son expérience des
lieux, ses fugues dans Paris et ses errances dans le 18e arrondissement. Grâce à l’évocation,
subjectivité demeure essentielle, car elle agit comme un fil sous-tendant toute l’entreprise du
récit Dora Bruder, fil le reliant par la même occasion à Dora la fugueuse. Ce fil double
contrebalance également l’incertitude quant aux actions, pensées et sentiments de Dora, par
un certain souci d’exactitude dans la mention des documents d’archives qui, reproduits au fil
du livre, occuperont de plus en plus d’espace (durant le récit, mais aussi entre les différentes
36) à celui de l’internement aux Tourelles (DB : 112), en passant par les mains courantes du
commissariat de Clignancourt (DB : 75, 87). Ces lieux agissent comme autant de bouées
Ce souci d’exactitude est lui-même double, dans la mesure où ses propres impressions,
son expérience et l’évocation de ses souvenirs peuvent être soumises au besoin de précision
Pour le rejoindre, ce dimanche 28 avril 1996, j’ai suivi ce chemin : rue des Archives. Rue de
Bretagne. Rue des filles-du-Calvaire. Puis la montée de la rue Oberkampf, là où avait habité
Hena »31 (DB : 130). Modiano veut par là se rendre dans les quartiers du Saint-Cœur-de-
Marie et des Tourelles « pour essayer d’y retrouver la trace de Dora », jugeant important qu’il
31
Cette Hena est mentionnée plus tôt, lors de l’arrivée de Dora aux Tourelles le 19 juin 1942. Les femmes
de dix-huit à quarante-deux ans, dont elle fait partie, s’apprêtaient à être transférées à Drancy. Juive d’origine
polonaise, elle a été condamnée pour un cambriolage dont Modiano dit se sentir solidaire : « Les ordonnances
allemandes, les lois de Vichy, les articles de journaux ne leur accoraient qu’un statut de pestiférés et de droit
commun, alors il était légitime qu’ils se conduisent comme des hors-la-loi afin de survivre. C’est leur honneur.
Et je les aime pour ça » (DB : 117). Hena « habitait 142 rue Oberkampf, une rue dont j’ai souvent, comme elle,
suivi la pente » (DB : 118).
144
le fasse « un dimanche où la ville est déserte, à marée basse » (DB : 128). La solitude est
ainsi vue comme un véhicule assurant une connexion avec les lieux et les impressions qu’ils
dégagent. Notons au passage que l’image de la marée est utilisée avec force en clôture de
Voyage de noces. Des phrases ciselées décrivent un temps au cours inaltérable qui lisse tout
sur son passage, et qui explique la soif inextinguible de fugue : « Peu importent les
comme une marée il se retire et disparaît. Mais il finit par revenir en force et elle ne pouvait
pas s’en débarrasser. Moi non plus » (VN : 158). La fuite devant la vanité de l’existence est
inutile, puisque les traces sont vouées à disparaître. Même celles laissées dans le béton, dont
il dira d’ailleurs qu’il a « la couleur de l’amnésie » (DB : 136), un béton écrasant le passé de
sa présence immaculée. Si les bâtiments des Tourelles sont toujours là, la plaque apposée au
mur qui les entoure ne laisse planer aucun doute quant à leur (non-)fonction mémorielle :
« Zone militaire. Défense de filmer ou de photographier » (DB : 130). Le site où Dora fut
(comme bien d’autres) internée avant son transfert à Drancy, puis Auschwitz, abrite
ouvertement le rôle que joue désormais l’ancienne caserne des Tourelles dans le contre-
espionnage extérieur français, mais il tire quand même la conclusion qui s’impose : « Je me
suis dit que plus personne ne se souvenait de rien. Derrière le mur s’étendait un no man’s
land, une zone de vide et d’oubli. Les vieux bâtiments des Tourelles n’avaient pas été détruits
comme le pensionnat de la rue de Picpus, mais cela revenait au même » (DB : 131). Les petits
immeubles qui occupaient ces quartiers ont bien souvent été détruits pour être remplacés par
des bâtisses modernes plus imposantes, ce qui contribue à l’effacement du passé et des gens.
L’importance du lieu est cruciale pour Modiano, et malgré l’absence, la géographie peut
Ce sont des personnes qui laissent peu de traces derrière elles. Presque des
anonymes. Elles ne se détachent pas de certaines rues de Paris, de certains
paysages de banlieue, où j’ai découvert, par hasard, qu’elles avaient habité.
Ce que l’on sait d’elles se résume souvent à une simple adresse. Et cette
précision topographique contraste avec ce que l’on ignorera pour toujours de
leur vie — ce vide, ce bloc d’inconnu et de silence (DB : 28).
De fait, en dressant une liste des lieux, tout comme en donnant des dates précises et
vraiment savoir ce qu’a pu faire Dora pendant ses fugues, savoir ce qu’elle a pu ressentir
dans son quotidien. À défaut de connaître les dates exactes de ses allées et venues, il se
rabattra sur les dates exactes auxquelles il a trouvé telle trace de Dora, tel passage, tel détail,
mais aussi telle impression. La déambulation, seul, en ces lieux à marée basse permet à
parle de sa fugue : « Je me souviens de la mienne le 18 janvier 1960, à une époque qui n’avait
pas la noirceur de décembre 1941 » (DB : 57). Et plus loin, il répète : « Je pense à Dora. Je
me dis que sa fugue n’était pas aussi simple que la mienne une vingtaine d’années plus tard,
dans un monde redevenu inoffensif » (DB : 78). Cette distinction des expériences est d’autant
plus importante que la fugue suspend le cours normal des choses ; rapprocher la fugue de
1960 à celle de 1941 fait en sorte que le caractère atemporel de l’évasion devient intemporel :
du hors-temps, on passe à tout le temps. Bref, durant la fugue, « vous éprouvez quand même
un bref sentiment d’éternité » (DB : 78). La présence du Modiano-écrivain dans le texte est
maldicible. Bien sûr, le document d’archives occupe une place centrale dans le récit, créant
évacue presque totalement toute subjectivité dans le compte rendu factuel des documents. Or
dans les romans de Modiano » (2009 : 5), le temps flotte différemment dans le récit Dora
Bruder. L’incertitude est telle à tant d’égards que ce que Modiano peut récupérer des archives
(essentiellement des lieux et des dates) lui est l’occasion d’entrer à son tour dans le détail de
ses propres souvenirs. Le temps s’entremêle donc entre les traces de Dora, les souvenirs de
puisque l’accent y est mis sur la représentation d’un narrateur en action, agissant en
archéologue pour extirper Dora d’archives anonymes défendues par une sorte de « sentinelles
le rapport que l’historien entretient avec elle et les choix que cela implique méritent réflexion.
Dans le cadre qui nous intéresse, cette remarque est importante à deux égards. D’abord,
Modiano déploie une grande énergie à déchiffrer les traces laissées par Dora, à la fois pour
les isoler individuellement et les remettre dans un contexte historique plus large. Mais ce qui
frappe encore plus dans la citation qui précède, c’est le constat que la transformation du
Bruder dans le 18e arrondissement de Paris. Cet événement aurait été impensable sans les
147
mémoire de cette jeune victime de l’Occupation, lieu et victime qui symbolisent plus
Par ailleurs, il semble à la fois approprié et paradoxal que Modiano ait tenté de combler
constitue un ultime rempart contre l’oubli tout en isolant et singularisant les faits qu’elle
rapporte, entendu que « l’archive, c’est d’abord la loi de ce qui peut être dit, le système qui
régit l’apparition des énoncés comme événements singuliers » (Foucault 1969 : 170).
Paradoxal aussi, puisque malgré son abondance, l’archive sera toujours à court de la réalité
— « [n’étant] pas un stock dans lequel on puiserait par plaisir, elle est constamment un
manque » (Farge 1989 : 70). Parmi les tonnes de documents disponibles non sans mal,
Modiano doit trier et trouver, interroger et interpréter, autant de tâches qui sont décrites et
rendues par l’élan esth/éthique du récit qu’il produit et crée. Ce travail demeure une quête
d’indices pour répondre à une question initiale (où était la fugueuse à la fin de
l’année 1941 ?), laquelle au fil des recherches en génère plusieurs autres (où était-elle avant
sa fugue ? et après ? comment passait-elle ses journées ? où a-t-elle étudié ? etc.). Si « utiliser
(Farge 1989 : 71), c’est un dépouillement particulier que nous donne à lire Dora Bruder, par
une réutilisation dans un cadre non fictionnel, mais subjectif de l’entrefilet du Paris-Soir. On
32
Comme le rappelle Edward Casey dans son ouvrage magistral Remembering, « dans sa plus ancienne
acception, la “commémoration” représente une remémoration intensifiée. De plus, deux de ses plus anciennes
significations sont la prononciation d’un éloge funèbre formel et la participation à une célébration liturgique »
(2000 : 217 ; je traduis). Ici, la nature formelle et communautaire d’un événement visant à reconnaître la
mémoire de la disparue confère à l’acte toponymique une valeur commémorative forte qui souligne moins la
personne Dora Bruder que tout ce qu’elle en est venue à symboliser.
148
y trouve une sobriété dans la transcription de l’archive ainsi que dans le texte littéraire qui
qui a été bouleversé par « ces deux disparitions successives de Dora Bruder : celle annoncée
dans l’avis de recherche, et la dernière, neuf mois plus tard. Et ces parents et cette fille qui
tombent chacun à leur tour dans le néant » (Modiano 1995), comme il l’a confié en entretien.
Cette mise à distance teintée d’empathie est d’autant plus flagrante que les informations à
décembre 1941 et avril 1942, Modiano procédera à un compte rendu météo sommaire de la
région parisienne, intercalé de mentions des bombardements sur la ville. Ainsi, « le seul
moyen de ne pas perdre tout à fait Dora Bruder au cours de cette période, ce serait de
rapporter les changements du temps. La neige était tombée pour la première fois le 4
novembre 1941 » (DB : 89). En associant les chutes de neige aux largages de bombes, des
faits neutres au demeurant accessibles dans les archives journalistiques, il propose une liste
tout sauf objective ; la mise en mots et le choix successifs des événements rapportés relèvent
La tâche de l’historien est donc loin d’être exempte de subjectivité. Si le fait demeure
quand il n’y a rien d’autre à dire, même le fait brut (une adresse, une date, une coupure de
journal) ne peut totalement être neutre et n’échappe pas à la médiation de celui qui le rapporte
— ne serait-ce que parce qu’il marque un choix et montre le tri premier ayant fait en sorte
que tel élément d’archive a été sélectionné au détriment de tel autre. Cette ambiguïté du rôle
supérieure, décédée trois ans avant qu’il ne découvre l’avis de recherche du Paris-Soir ; mais
149
Quelques détails, quelques petits faits quotidiens ? » (DB : 43). Il est pour le moins curieux
d’énoncer le tout sous forme de question, puisque c’est précisément le rôle du travail
quotidiens supplémentaires pour dresser un portrait plus clair de la disparue. Modiano est
bien conscient que le fond de sa quête demeure accessible uniquement par l’intermédiaire de
En d’autres mots, ce sont les impressions, les sentiments, tout ce vécu de l’intérieur que
Modiano tente de retracer, qu’il tente de retrouver pour restituer du mieux qu’il peut ce que
contribuent en outre à remettre dans le contexte plus large de l’Occupation allemande ce qui
n’était au départ qu’un avis de recherche pour cause de fugue adolescente. De surcroît, ce
type de documents affirme avec encore plus de poids la dimension historienne du travail de
Modiano. Le passage le plus significatif à cet égard est assurément la longue citation sur les
fouilles menées aux camps de Drancy et Pithiviers par les hommes de Jacques Schweblin,
chef de la Police des questions juives. Les vols et violences horribles perpétrés à l’endroit
d’internés en partance pour Auschwitz sont décrits pendant quatre paragraphes, à la fin
150
67). L’utilisation de la note de bas de page dans une œuvre littéraire a certainement de quoi
étonner au premier abord ; mais après avoir analysé toute la démarche historienne empruntée
par Modiano, il n’est guère surprenant de voir que l’identification et la distance se traduisent
également du point de vue formel. De plus, cette identification à la jeune fille est intimement
Bruder dans un fourgon policier, lors de l’arrestation de celui-ci par les inspecteurs de la
Police des questions juives en février 1942 et à qui il échappera ensuite de justesse.
Cet engagement par rapport au sujet d’études se trouve par ailleurs au cœur du travail
de l’historien avec son archive, relation qu’Arlette Farge décrit comme une « symbiose
aveuglante avec l’objet choisi [qui] est dans une certaine mesure inévitable, confortable, et
souvent indiscernable par celui même qui la pratique » (Farge 1989 : 89). On revient ainsi à
pour le chercheur, donc s’il montre une empathie envers son sujet d’étude, il tâchera de lui
perd son objectif premier de mise au jour de personnes, d’événements, d’éléments historiques
avoir. La vigilance doit être de mise pour qu’une lucidité toujours en éveil agisse en garde-
fou contre l’absence et la distance » (Farge 1989 : 89). C’est ce maintien délicat sur la
dire peut toutefois être surmontée par la mise en lien d’expériences humaines qui engagent
agir et pâtir, et résultent en un témoignage qui reconnaît ses limites intrinsèques — limites
français datant du XVIIIe siècle — du litige au méfait en passant par le crime au quotidien.
Bien que la distance temporelle qui s’y trouve est substantiellement plus grande que pour les
policiers dans ces documents peuvent parfois être d’un intérêt plus important que les
événements eux-mêmes. Selon Farge, le travail de l’historien vise ainsi à « exposer les
éléments d’une réalité défunte en faisant en sorte que leur mise au jour corresponde à de la
impliqué » (1994 : 11-12). Les mains courantes et les dossiers de déportation écrits sous
archivistique dont la nécessité, antécédente, causa sui, est générée par le poids de l’Histoire
et donc par leur contexte de production. D’où la sensibilité montrée par Modiano dans Dora
Bruder par rapport à la nature maldicible inhérente à une telle entreprise. L’analyse des
mécanismes sous-jacents au concept que j’ai forgé a ainsi permis de comprendre, entre autres
choses, le rôle des reformulations à travers les différentes éditions (pensons simplement au
Le maldicible est d’autant plus important qu’il établit un certain nombre de modalités
discursives qui, autrement, pourraient être détournées, entendu que « le discours n’est pas
simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par
quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer » (Foucault 1971 : 12) — bien que le
combat demeure en premier lieu contre l’oubli. La démarche de Modiano et la forme que
prend son récit sont fortement imprégnées de cette lutte de mémoire — l’Occupation et le
régime nazi étant (là plus qu’ailleurs dans ses autres livres) au cœur de son trouble et de
l’emprise que ce petit avis de recherche a sur lui. Il s’agit bien sûr d’un cas de l’extrême
(parmi des millions d’autres) qui requiert des dimensions discursives, éthiques et esthétiques
fort particulières ; il faut dire, et à défaut, mal dire, sachant « [qu’]il a existé dans le passé
des événements abjects dont le récit est nécessaire et qui imposent par là même un statut
spécifique à leur narration » (Farge 1989 : 119). On peut en trouver un écho dans le discours
son année de naissance : « D’être né en 1945, après que des villes furent détruites et que des
populations entières eurent disparu m’a sans doute, comme ceux de mon âge, rendu plus
Ainsi, avec Dora Bruder, Patrick Modiano réalise une sorte de mémorial à l’adresse de
l’adolescente, une œuvre qui porte la marque de son auteur, mais qui vise à lui rendre une
part infime de justice par la mémoire et contre l’oubli. Grâce à la sensibilité, l’empathie,
l’évocation, bref tous ces mécanismes que je viens de décrire, cette mémorialisation déborde
les frontières du livre pour permettre au livre en tant que tel de devenir un symbole des
disparus, mais surtout, un symbole du devoir de mémoire auquel leurs voix éteintes nous
enjoignent.
153
rôle de l’écrivain ne se résument pas à ce seul concept du maldicible, que je verrais fort bien
effet, plusieurs noms plus ou moins illustres de l’histoire littéraire sont mentionnés au fil du
récit, et contribuent à divers degrés à la réflexion esth/éthique posée dans (et par) l’œuvre.
Modiano souligne une certaine capacité intuitive que le métier d’écrivain développe, idée
Il en va sans doute d’une sensibilité certaine au hasard de la vie, qui vous fait remarquer après
coup que vous avez fréquenté les mêmes lieux que vos prédécesseurs — « combien de fois
ai-je suivi ces rues, sans même savoir que Gilbert-Lecomte m’y avait précédé » (DB : 96).
passé ; j’irais jusqu’à avancer que cela constitue sans doute le caractère le plus important de
toute son œuvre littéraire. Un tel héritage, que je qualifierais de spectral au sens derridien, se
révèle à qui veut bien y prêter œil et conscience, et se manifeste jusque dans le moindre legs
de paix et de liberté que certains ont payé de leur vie — ce que Modiano reconnaît avec
beaucoup de finesse, lorsqu’il parle d’Albert Sciaky : « D’autres, comme lui, juste avant ma
naissance, avaient épuisé toutes les peines, pour nous permettre de n’éprouver que de petits
154
chagrins » (DB : 99). Résistant ayant publié un roman chez Gallimard en 1938, mort à
Dachau en 1945, Albert Sciaky a occupé pendant la guerre une chambre qui allait devenir
celle du jeune Patrick, ce qui n’est pas sans ajouter à l’impression d’avoir depuis sa prime
Ce poids insu est perceptible jusqu’aux origines de son rôle d’écrivain, alors que sans
le savoir, il emprunte un titre de livre à un poète résistant bien connu mort à Térézin :
« J’ignorais que Desnos avait écrit La Place de l’Étoile. Je lui avais volé, bien
involontairement, son titre » (DB : 100). Modiano mentionne ainsi plusieurs noms
d’écrivains — Friedo Lampe, Felix Hartlaub, Jean Jausion, Roger Gilbert-Lecomte, Robert
Desnos — autant de noms qu’il dit avoir croisés dans sa jeunesse, bien qu’ils soient déjà tous
morts à la fin de la guerre. Il faut bien sûr comprendre qu’il ne les a pas connus
personnellement, mais qu’il a plutôt croisé leurs livres et leur histoire tragique : « Beaucoup
d’amis que je n’ai pas connus ont disparu en 1945, l’année de ma naissance » (DB : 98). Il
en va donc d’un ardent besoin de dire par-delà les contraintes du temps, besoin exacerbé par
de sa subjectivité pour ouvrir à une réflexion d’ordre normative (et non objective) sur l’autre,
avec un encadrement par l’archive et une réflexion quant au rôle institutionnel qu’elle joue,
intégrant par cette occasion un devoir de mémoire et une responsabilité à l’égard du passé.
Une interrogation de la mémoire et des traces réaffirme les liens qu’un présent affranchi
tente bien souvent de dénouer avec le passé. Reconnaître les difficultés de rétablir de tels
ancrages dans une réciprocité mouvante revient aussi à s’engager sur la voie d’un maldicible
qui lutte contre ses défaillances. C’est s’engager dans un combat perdu d’avance contre
l’effacement provoqué par le temps. Cette mission paradoxale est essentielle. Car si durant
155
« sentinelles de l’oubli » (DB : 16), il joue pour sa part un rôle de sentinelle de la mémoire
en ramenant au jour, grâce à son écriture, des documents et des personnes dont nul ne veut
détruits pour permettre aux autorités d’effacer leurs traces, les archives comprennent de
nombreux documents qui, sans incriminer directement les autorités policières, peignent
l’effroyable du quotidien :
Il reste, dans les archives, des centaines et des centaines de lettres adressées
au préfet de police de l’époque et auxquelles il n’a jamais répondu. Elles ont
été là pendant plus d’un demi-siècle, comme des sacs de courrier oubliés au
fond du hangar d’une lointaine étape de l’Aéropostale. Aujourd’hui nous
pouvons les lire. Ceux à qui elles étaient adressées n’ont pas voulu en tenir
compte, et maintenant, c’est nous qui n’étions pas encore nés à cette époque,
qui en sommes les destinataires et les gardiens (DB : 84).
Modiano cite ensuite sept extraits de lettres adressées au préfet de police ou au directeur du
service des Juifs, s’enquérant qui d’une fille, qui d’un mari, qui d’un neveu. Ce sont là autant
de petits avis de recherche de déportés-disparus laissés sans réponse, archives anonymes qui
donnent de la mémoire une impression de no man’s land sur lequel très peu osent s’aventurer.
L’écrivain y voit au contraire un devoir essentiel qui motive sa démarche esth/éthique dans
retrouver sa trace est demeuré aussi désert et silencieux que ce jour-là. Je marche à travers
les rues vides. Pour moi elles le restent, même le soir, à l’heure des embouteillages, quand
les gens se pressent vers les bouches de métro » (DB : 144). Cette impression, il la partage
grâce à son récit ; le désert est ainsi occupé par un livre sensible qui refuse le silence.
Chapitre 3
L’écrivain et le social : perceptions de la durée et de
l’individualité dans Les années d’Annie Ernaux
d’Annie Ernaux. Leur mise en récit interroge un passé qui se déploie en s’affichant teinté par
un ensemble sémantique lui-même porteur d’un autre passé, légué par les prédécesseurs.
Ernaux insiste en effet à plusieurs reprises sur les manifestations sociales1 constitutives tantôt
du langage, tantôt des gestes, qui puisqu’ils sont des marqueurs de classe, trahissent la
mémoire et la transmission dont ils sont issus. Pour elle, la langue et l’action représentent
deux façons d’exprimer un « même usage du monde », si bien que « les gestes pour s’asseoir,
rire, se saisir des objets, les mots qui prescrivent ce qu’il faut faire de son corps et des
choses » (La honte, dans Ernaux 2011 : 231) définissent l’appréhension du monde par le
sujet. Cette définition se veut autant une orientation générale qu’un ensemble de contraintes
qui dictent non seulement la classe sociale, mais la place à occuper dans celle-ci. C’est cette
dynamique à tendance déterministe qui fait répéter au père qu’« il ne faut pas péter plus haut
qu’on l’a » (La place, dans Ernaux 2011 : 457), phrase que la narratrice qualifie de leitmotiv
contenait la pluie transperçante, les plages de galets gris sous l’à-pic des falaises, les seaux
1
Entre autres, les habitus sociaux détectables dans les tournures langagières (l’écart entre la langue du lycée
et la langue de la maison, par exemple), ou encore dans les goûts musicaux, éléments qui surdéterminent le
statut, la génération et le désir d’appartenance.
156
157
de nuit vidés sur le fumier et le vin des travailleurs de force » (Ernaux 2008a : 33). Avec en
tête la théorisation de Ludwig Wittgenstein exposée au chapitre précédent, on voit bien ici à
quel point les frontières du langage peuvent baliser et assujettir l’expérience du sujet.
Ces limites ne sont pourtant pas immuables. Et Ernaux en rend compte lorsqu’elle
décrit une jeune fille qui se trouve à cheval entre deux réalités selon qu’elle se trouve à l’école
entre savoir scientifique et langage normatif d’un côté, et masse laborieuse et parler populaire
de l’autre. L’écrivaine demeure en outre consciente de la posture depuis laquelle elle parle,
en aval du processus mémoriel qui traverse ses récits. Ernaux décrit une période où la tension
entre famille et société est accentuée par la possibilité même de fuir (fugere) au-delà (trans)
de la classe d’origine, dans la mesure où « le sentiment si aigu d’être une transfuge de classe
l’ascenseur social » (Viart 2014a : 28). Ce sentiment est d’autant plus réaffirmé qu’elle se
consacre intensément aux études universitaires, et qu’elle se destine à une carrière dans
l’enseignement.
se situe-t-elle plus exactement ? Quelles en sont les manifestations ? Qu’en dit Ernaux, et
d’une mémoire racontée ? Par sa profondeur, la situation ne saurait être clairement analysée
telle entreprise restrictive réside entre autres dans le fait que, concrètement, fond et forme
158
seconde met en place —, sans oublier que ces postures peuvent être empreintes de
contradictions internes. Dans L’événement, Ernaux s’interroge sur la preuve requise pour
ainsi : « Seul le souvenir de sensations liées à des êtres et des choses hors de moi […]
m’apporte la preuve de la réalité. La seule vraie mémoire est matérielle » (L’événement, dans
Ernaux 2011 : 297). Or il faut un point de vue pour appréhender ce monde ; la preuve de la
durée, deux dimensions perceptuelles qui seront séparées aux fins de la présente étude, mais
qui demeurent intimement liées dans une perspective expérientielle. Il serait périlleux, voire
erroné, de vouloir les isoler de manière irrévocable, puisque le sujet demeure un acteur social
d’abord et avant tout. Cette proximité est particulièrement bien mise en avant dans l’œuvre
d’Ernaux, qui analyse les actions et le langage comme autant de véhicules sociaux et
culturels.
C’est dans Les années2 que sont le mieux mis en scène les rapports de l’individu au
social, rapports de nature éthique et politique selon que le sujet se place en amont ou en aval
de son expérience. Il demeure toutefois délicat d’établir des liens directs entre Les années et
ses autres livres, tant le récit de 2008 diffère du reste. La nature complexe de la temporalité
littéraire (tirée entre temps de lecture, temps du récit et temps de l’action) s’en trouve d’autant
complexifiée que l’écoulement du temps lui-même est un élément central du récit. Du point
2
Dorénavant, les références à ce livre seront indiquées par LA suivi du numéro de page. À moins d’avis
contraire, je référerai à l’édition de 2008 dans la collection Folio.
159
de vue de la mémoire, Les années sont fort pertinentes pour l’étude phénoménologique des
perceptions de la durée. Il s’agira d’ailleurs des deux axes d’analyse empruntés : dans ce
récit, Ernaux met en place diverses stratégies d’effacement tout en maintenant le caractère
subjectif de sa démarche. Elle propose ainsi un livre qui présente plusieurs caractéristiques
du romanesque (thématique), mais dont les fils sont rattachés à l’individuel et au personnel,
voire au privé.
Si dans Dora Bruder la perception de la durée se faisait par des sauts temporels entre
les temps de l’écriture, les temps de la recherche et les souvenirs de jeunesse de Modiano
d’une part, et les traces de Dora dans les archives d’autre part, le déploiement du temps se
fait de manière beaucoup plus linéaire et graduelle dans Les années. Ernaux entreprend ainsi
de consigner par écrit une somme mémorielle puisée autant dans des souvenirs personnels
que dans des marqueurs d’époque, présentés en suivant le fil d’une femme de sa prime
l’intérieur du livre, elle qui pense à rédiger « quelque chose comme Une vie de Maupassant,
qui ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle, dans l’Histoire » (LA : 166).
Non seulement Ernaux cherche-t-elle à dresser le portrait d’une femme et sa génération, mais
elle semble aussi avoir pris au pied de la lettre l’ardent désir de Jeanne, vers la fin d’Une vie,
lorsqu’elle retrouve de vieux calendriers : « Et une idée la saisit qui fut bientôt une obsession
terrible, incessante, acharnée. Elle voulait retrouver presque jour par jour ce qu’elle avait
fait » (Une vie, dans Maupassant 1959 : 224). Si dans Les années, les calendriers sont
remplacés par des photos, le projet direct d’Ernaux est moins de l’ordre de l’autobiographie
que de ce qu’on pourrait désigner comme une transbiographie. Je ne retiens pas l’adjectif
160
« transpersonnel » proposé par Ernaux dans un très court article paru en 1993, dans la mesure
un moyen « de saisir, dans [son] expérience, les signes d’une réalité familiale, sociale ou
passionnelle » (Ernaux 1993 : 221). La reprise du terme par la critique reconnaît certes les
littéraire), entendu que « le récit “transpersonnel” se donne dans un verbe neutre qui n’est
jamais en surplomb du langage et des valeurs des personnages » (Meizoz 2010 : §4).
Toutefois, les sens donnés au terme « transpersonnel » correspondent assez mal à l’aspect
que je cherche ici à mettre en valeur. Aussi aimerais-je entendre par transbiographie la
expériences ancrées et marquées par leur temps, et qui pour cette raison ont une dimension
rôle de l’écrivain dans ses ressorts éthiques (quoi dire par l’acte de création et comment
exprimer le sens), en même temps qu’elle demeure sensible à la dimension esthétique de son
travail (qui interroge plus directement le langage dans sa production). La langue utilisée
devient un véhicule sociopolitique de choix pour « mettre en mots le monde » (LA : 19),
comme elle le souligne avec justesse. Par cette analyse, j’interrogerai donc le rôle
sociopolitique inscrit dans cette « sorte d’autobiographie impersonnelle » (LA : 252) que sont
Les années. Si Annie Ernaux elle-même décrit son livre à l’aide d’une expression aussi
paradoxale, il est important de souligner que cette mise à distance pousse l’histoire
personnelle (qui en est la matière première) vers le portrait d’une certaine Histoire marquée
par son temps. C’est pour éviter la contradiction inhérente à cette expression que je propose
161
le terme de transbiographie, qui reflète davantage les enjeux ambigus de prises en charge
Par un panorama historique aussi large (une génération entière), Les années proposent
une vision du temps qui passe, mais rendent également compte d’une durée de la trace,
manifestant le travail du souvenir, que celui-ci soit sollicité ou qu’il ait surgi. Il se crée dès
lors une tension entre la subjectivité et l’objectivité, entre la présence et la distance, tension
qui interroge par la même occasion le changement du rapport au temps (et de là, du rapport
Perceptions de l’individualité
Dans Les années, Annie Ernaux recourt à divers mécanismes pour mettre en scène la
perception de l’individualité. Ces mécanismes sont parfois si divergents qu’il semble plus
manière la plus apparente par le recours à l’ekphrasis — procédé d’évocation discursive d’un
objet artistique ou documentaire. Ainsi, chaque période de la vie d’un personnage central
principalement désigné par le pronom « elle » (et qu’on peut rapprocher d’Ernaux) est lancée
par la description de dix-sept représentations — quinze photos et deux vidéos où elle figure,
exception faite d’une photo de la sœur disparue. Il s’agit d’un pont entre perception originale,
travail du temps sur le souvenir, et dépersonnalisation du rapport les liant. Il importera donc
d’interroger le fonctionnement de ce procédé dans le récit, par l’utilisation qu’il fait surtout
mémorielle mise en place. Je désignerai cette elle comme le personnage principal : bien que
162
le terme soit davantage associé à l’univers romanesque, il paraît judicieux de l’utiliser ici
autant pour éviter les paraphrases et locutions trop lourdes que pour préserver la vision selon
laquelle Les années demeurent un livre qui recourt à certains mécanismes du romanesque
les autres pronoms utilisés (« elle », « nous » et « on ») traduit la disparition d’un passé
personnel, tout en affirmant des modalités de préservation qui passent par l’inscription
sociale d’une somme de souvenirs. Ernaux décrira sa démarche littéraire générale comme
une « écriture de la distance », c’est-à-dire « une façon d’objectiver [sa] situation » (Ernaux
et Charpentier 2005 : 167). Il s’agit d’un point majeur de son travail, dans la mesure où
l’écrivaine prend pleinement en charge sa démarche esth/éthique (autant dans la matière que
distanciation d’un vécu passé, mais aussi toujours présent. De là, pour elle « objectiver, sans
jugement de valeur, c’est devenu la seule position possible, la seule posture d’écriture
possible » (Ernaux et Charpentier 2005 : 168). Et pourtant, viser la neutralité axiologique est
en soi une position, et chercher l’objectivité dans une démarche créatrice (littéraire) relève
de perceptions de l’individualité dans Les années peut donc paraître une démarche contre-
faut plutôt y voir une tentative de forcer (non pas de manière négative mais productive), entre
autres par la grammaire, le passage des souvenirs personnels vers une appropriation culturelle
et historique.
163
l’inscription au monde d’une œuvre littéraire motivée par le désir de trouver une façon de
phrases, mais aussi en recontextualisant les événements, les impressions, les souvenirs eux-
mêmes, elle propose une médiation sans fard qui ne masque ni ses sources (objectifs
concrète un ensemble de questions sur l’influence sociale dans la constitution du sujet, lequel
se définit bien par son intériorité, mais surtout par ses actions — lesquelles pourront être
directement un élément qui sera demeuré jusque-là en arrière-plan, mais aura non moins
l’action ou la mise en récit, répondant d’une même dynamique esth/éthique que celle vue
dans la relation fond-forme. Cela permettra ainsi de constater qu’Ernaux rend bien à sa façon
« la dimension vécue de l’Histoire » (LA : 251). Je ferai en outre le pont vers les questions
adulte à la vieillesse, pour aboutir à une dynamique proustienne de l’initiation d’un projet
164
d’écriture que le lecteur comprend être le livre qu’il a entre les mains (bien que le texte ne
l’affirme pas clairement). Cette linéarité structurelle n’est brisée qu’aux deux extrémités. Le
premier chapitre des Années dresse une sorte de liste brute de souvenirs, tantôt liés à des
expériences individuelles (une vitrine de magasin, une visite de musée, un voyage en Italie),
tantôt à des éléments culturels (chanson, film, jingle publicitaire). Le même procédé est repris
de plus brève façon en clôture de récit dans le but de « sauver quelque chose du temps où
l’on ne sera plus jamais » (LA : 254) comme le précise la phrase ultime. Une lecture attentive
du début et de la fin du chapitre introductif met en lumière un procédé d’arrêt sur image qui
de « la femme accroupie qui urinait en plein jour » (LA : 11) à « la silhouette sémillante de
l’acteur Philippe Lemaire, marié à Juliette Gréco » (LA : 13). Outre sa structure en liste —
sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir plus loin —, ce qui saute aux yeux dans ce premier
entendu que les pronoms personnels en sont forcément absents. Se crée alors l’impression
d’un récit toujours placé sur le seuil du narratif puisque l’action n’est jamais vraiment
déclenchée. De plus, les brefs commentaires intégrés à cette liste placent la portion initiale
L’arrêt sur image deviendra un procédé d’image-en-récit — Ernaux parle d’« arrêts sur
mémoire » (LA : 252) — dans le reste du livre ; à de multiples reprises, elle s’en servira pour
amorcer les changements d’époque et lancer les chaînes de souvenirs. Chaque période de la
vie (enfance, vie à l’école primaire, adolescence, années universitaires, etc.) de celle qui est
165
désignée par le pronom elle est ainsi initiée par la description d’une image — quinze photos,
une cassette vidéo et un film super-huit. Dans ce ratio déséquilibré entre images fixes et
animées se trouve bien sûr une question d’ordre matériel : à une époque où les moyens étaient
extrêmement limités pour les classes ouvrières et populaires, il est indéniable que la
photographie offrait un accès plus facile par rapport au film pour fixer sur pellicule des
À cet effet, la prépondérance de la photographie dans Les années est loin d’être
anecdotique : la photo fige, procède à une suspension du temps et donc du geste, et par là,
constitue dans son essence même ce que Roland Barthes désigne comme un « certificat de
présence » (1980 : 135). Cette présence sera si forte qu’elle pourra en appeler à une
de la mort se fera de manière crue, directe, et distante malgré les charges émotive et
mémorielle dont est investie la photo3 — la seule sur laquelle elle ne figure pas :
La photo floue et abîmée d’une petite fille debout devant une barrière, sur un
pont. Elle a des cheveux courts, des cuisses menues et des genoux
proéminents. À cause du soleil, elle a mis sa main au-dessus des yeux. Elle rit.
Au dos, il y a écrit Ginette 1937. Sur sa tombe : décédée à l’âge de six ans le
jeudi saint 1938. C’est la sœur aînée de la fillette sur la plage de Sotteville-
sur-Mer (LA : 41-42).
La légèreté du moment côtoie la gravité du destin qui l’attend l’année suivante. La narratrice
qui regarde la fillette rieuse saisit toute la portée de son absence, voire de son caractère
lointain et inconnu (Ernaux naît en 1940). Et malgré la tragédie familiale qu’entraîne une
3
Entendu que « la photographie joue sur un même registre du trouble identitaire qui s’origine dans un corps
double, qui ne clive pas le coupé/miraculé mais le moi/non moi » (Roussel-Gillet 2008 : 292).
166
mort aussi prématurée, la narratrice ne manque pas de coupler le personnel au général, non
pas tant pour en désamorcer la charge que pour collectiviser celle-ci, le début du paragraphe
précité abondant en ce sens : « Il y avait des enfants morts dans toutes les familles » (LA :
40). Cette charge double de l’impression, marque émotive et trace temporelle, est incarnée
hors-champ n’y existe pas faute de mouvement, il s’y trouve également proposé un rapport
(diégétique) des fils temporels qui lui sont propres, ce que ne possède pas la photographie,
présentes. Tiraillée entre la force d’attraction de l’avenir et le vide évident d’un passé
évanoui, la photo rend manifeste le rapport au temps, ponctualisant les trois régimes
temporels en un seul et même instant : le passé inscrit sur la photographie ; le présent qui s’y
trouve mis en lien ; et le futur ouvert par la création d’un nouveau souvenir (A’) imprégné
du souvenir premier (A). Cela est d’autant mieux affirmé que, paradoxalement, les deux
extraits filmiques proposés dans Les années sont décrits de manière similaire aux photos, en
insistant moins sur le mouvement que sur les sujets et objets figés sur la pellicule.
La première vidéo présentée est celle d’une scène familiale de 1972 ou 1973, où elle
est accompagnée de ses deux enfants. La narration n’insiste que très peu sur les particularités
du médium filmique, l’accent étant mis davantage sur la description que sur l’action et le
mouvement. Si cela peut relever dans un premier temps du simple choix discursif,
l’impression laissée par le visionnement des premières images animées de soi fige, provoque
« une sensation neuve, sans doute analogue à celle des gens du XVIIe siècle quand ils s’étaient
167
vus dans un miroir, ou des arrière-grands-parents devant leur premier portrait en photo »
(LA : 122). La représentation de soi faite à soi crée une distorsion du sujet qui se sait lui-
même tout en se voyant autre. C’est là l’un des éléments essentiels du livre, qui mise
beaucoup sur les tensions entre subjectivité et objectivité sans jamais définitivement trancher
d’un côté ou de l’autre. Il est particulièrement intéressant ici de souligner à quel point le film
se distingue peu de la photo. Ce trait est perceptible jusque chez les sujets filmés, à tel point
qu’« on dirait qu’ils posent pour une photo qui n’en finit pas d’être prise » (LA : 124). Par la
description qui en est faite, cette vidéo dresse un portrait des trois sujets mis en scène, tout
posséder une telle caméra est lui-même connoté et connotant, soulignant la classe et le besoin
de possession entraîné par ces nouveaux objets, et dont Les années feront ensuite une analyse
avec une description de ce que cela voulait dire de faire partie du groupe croissant « des
femmes de trente ans actives, conciliant travail et maternité, soucieuses de rester féminines
Il est en outre révélateur que le second extrait vidéo la montre, elle, en classe au début
de l’année 1985, répondant à des questions d’élèves. L’unique question mentionnée dans le
récit engage une mise à distance en même temps qu’une prise en charge de son rapport
personnel au temps : « Quand vous aviez notre âge [seize ans], comment imaginiez-vous
votre vie ? Qu’est-ce que vous espériez ? » (LA : 163). La dimension audiovisuelle est mieux
prise en charge que dans la description du super-huit, le récit étant davantage axé sur le
panorama de la scène et les impressions dégagées des acteurs (elle, d’abord, qui « parle »,
« paraît débordée », « bouge ses mains » [LA : 162]). Aussi le son, impossible à rendre par la
168
photo, fixe-t-il la voix (dite « haut perchée ») et le propos dans la spontanéité de leur
recourant aux clichés ; et les hésitations qu’elle a et le changement dans sa voix « d’un seul
coup aiguë, énervée » (LA : 163) trahissent l’inconfort ressenti initialement : « Sans doute
l’étendue d’une expérience de femme, entre seize et quarante-quatre ans » (LA : 163). La
description de cette vidéo insiste sur l’écart générationnel qui sépare la conférencière (invitée
à parler « de l’écriture et de la vie, de la condition féminine » [LA : 162]) et les élèves qui
l’écoutent : la classe métissée est composée à majorité de filles (rappelons qu’elle a fréquenté
un pensionnat non mixte), certaines maquillées, portent « des pulls décolletés, des anneaux
gitane » (LA : 162), tandis qu’elle, « peu maquillée », est à l’antithèse du décolleté avec « un
foulard rouge glissé dans l’échancrure d’une chemise engonçante vert cru », et n’arbore
« aucun bijou » (LA : 163). Trop proches de leur expérience, les adolescents et adolescentes
ne peuvent saisir le contexte de production et les structures sociales dans lesquelles ils
évoluent (et qui ont changé), ce qui fait dire à la femme, excédée : « Vous, vous vivez en 85,
les femmes choisissent d’avoir des enfants si elles veulent, quand elles veulent, hors du
mariage, il y a vingt ans c’était impossible ! » (LA : 163). Elle s’interrogeait donc déjà en
1985 sur les changements générationnels et sur les expériences caractéristiques à son époque.
Ce passage montre en outre qu’il s’agit d’une occasion pour interroger l’expérience
subjective première à l’aide d’un regard à tendance objective quelque vingt ans plus tard. Le
rapport temporel est d’ailleurs ramené à l’avant-plan pour en venir à occuper tout l’espace.
La réflexion qui suit rend compte du retour sur le passé auquel oblige une telle question, pour
169
ensuite comparer cette situation à celle des jeunes des années quatre-vingt qu’elle côtoie.
Puis, la narratrice évalue la situation de cette quadragénaire divorcée mère de deux enfants,
pour en arriver à une sorte de conclusion évoquant une retraite potentielle en l’an 2000, la
lettre administrative annonçant la nouvelle lui ayant causé un choc à l’époque. Le point de
vue emprunté par la narratrice insiste donc sur ces interrelations temporelles qui jamais ne
parviennent vraiment tout à fait à isoler le présent, puisque toute expérience semble être
influencée de près ou de loin par un ensemble d’éléments passés (souvenirs et cadres sociaux,
extérieurs ouvre un accès aux jeux de présentation et de représentation de soi, en offrant une
fil du temps. La description que la narratrice fait d’elle a tout du portrait romanesque,
présentant un personnage tiers dans son habillement, ses traits, sa posture. Puis le rapport de
proximité entre auteure, narratrice et personnage est souligné à travers une phrase rappelant
directement le travail littéraire qui les unit, qui se veut une invitation à approfondir
l’expérience dans ses sources et sa matière : « Il faudrait replonger, stagner longtemps dans
des images d’elle en classe de seconde, retrouver des chansons et des cahiers, relire le journal
intime » (LA : 163). Évidemment, cette suggestion est destinée à la narratrice elle-même, et
cette phrase n’a de sens que dans la mesure où le journal intime existe à la fois pour la
coïncidence diégétique. Cette dynamique s’accorde à bien des égards au procédé d’ekphrasis,
lequel souligne avec force l’altérité entre image et discours, jusqu’au point de rupture
170
évacuant la possibilité même d’une ekphrasis, laquelle est pourtant confirmée du fait de sa
particulier, on comprend bien que les documents d’archives qui sont évoqués dans Les années
sont bien réels. Nul besoin d’en douter. Ernaux se refuse pourtant à particulariser et donc
personnaliser les sujets représentés — ni noms propres, « ni je ni moi » (LA : 19) dans cette
la remarque qui vient à la fin de la liste dressée en introduction au livre. L’écrivaine misera
plutôt sur une description de la représentation photographique. Elle joue ainsi sur le tableau
Mieux, l’ekphrasis exploite à fond cette relation. Qu’on adopte une définition restreinte
(« la représentation littéraire d’un art visuel » ; Heffernan, 1991 : 297 ; je traduis) ou générale
vue formel, dans la mesure où l’image se donne d’emblée et se scrute pendant que le texte se
déploie linéairement dans le temps. Évidemment, il ne faut pas lire ici une potentialité
plutôt dans l’enchevêtrement mis en scène par le dispositif texte-image, entendu que
Ernaux de lancer à partir d’une image le souvenir d’une époque, de certaines habitudes,
171
Marie 2005), où les photographies sont enchâssées entre les chapitres du récit, Ernaux recourt
dans Les années à la description d’images in absentia. En jouant sur une phénoménologie de
252) qui rende compte d’images et de souvenirs personnels forts, neutralisés afin de leur
conférer un rôle de marqueurs d’époque pour le lecteur sachant les partager (par l’expérience
directe, ou par personne interposée dans la mesure où le récit s’efforce de créer les ponts
En outre, la nature des sections placées en ouverture et en clôture des Années crée une
déploie sur le mode du romanesque (et non sur un mode romanesque, comme je l’expliquerai
plus loin) alors qu’une figure narrante raconte les différentes phases de la vie d’une femme.
Ce récit se trouve enchâssé dans des listes ne jouant qu’indirectement les rôles introductif et
conclusif généralement conférés aux premières et dernières pages d’un livre : la nature
réflexive de ces deux parties engage davantage une figure essayistique qui s’interroge sur la
dans les premières lignes du livre, comme on pourrait l’entendre par l’incipit d’un roman, le
ton est toutefois donné dans la relation à la fois distante et intime qu’entretient la voix
en apparence sans titulaire précis, par un listage de souvenirs qui s’enchaînent par des retours
Le tressage de ces vignettes descriptives est réalisé par un retour réflexif qui s’interroge sur
l’éphémérité des « images réelles ou imaginaires, celles qui suivent jusque dans le sommeil »
(LA : 14). Le souvenir est donc l’occasion d’une ouverture vers un questionnement plus large
temps et des effets occasionnés sur la somme des expériences qui constituent le sujet à un
temps donné. Cet élément traverse l’entièreté du livre, et c’est à cet égard qu’on pourrait
Si la photo occupe une aussi grande place, une question importante est soulevée par
l’ouverture du livre : « Toutes les images disparaîtront » (LA : 11). Cette affirmation est-elle
exacte ? De manière concrète (et contradictoire), n’a-t-on pas au contraire affaire à des
images quasi indélébiles — et maintenant avec la numérisation tous azimuts, à des images
réalité » (LA : 234) ? Qu’on réponde par la positive ou la négative importe peu, car ce
qu’Ernaux cherche à préserver n’est pas la représentation comme objet, mais bien la part
subjective qui en émane. Il est donc question non pas de l’image physique en tant que telle,
mais de la reconnaissance par le sujet d’une photo qui agit comme une fixation mémorielle
d’un passé particulier (celui du « personnage » décrit par l’usage de la troisième personne,
voire moins directement celui transmis par les parents). L’image n’importe que dans la
mesure où elle peut être interprétée ; pour les photos personnelles, il s’agit des photos dont
poigne) » (Barthes 1980 : 49), ne perce l’œil que de celui ou celle capable de percevoir cette
alors une mise en mot (mentale ou verbale) pour ne pas se trouver uniquement dans
De là, quand il n’y a aucun souvenir propre auquel l’associer et la rattacher aux fils
représentation neutre et objectivante. Pourtant, même si elle sert d’amorce aux différentes
phases du récit, la photo pourra laisser sans voix, étant donnée et prise pour ce qu’elle est,
c’est-à-dire une sorte d’image sans images. Ce trait est particulièrement frappant lorsqu’elle
se voit étrangère pour la première fois, coincée par l’impossibilité de se souvenir de cette
expérience d’étrangeté :
Il n’y a de sûr que son désir d’être grande. Et l’absence de ce souvenir : celui
de la première fois où on lui a dit, devant la photo d’un bébé assis en chaise
sur un coussin, parmi d’autres identiques, ovales et de couleur bistre, « c’est
toi », obligée de regarder comme elle-même cette autre de chair potelée ayant
vécu dans un temps disparu une existence mystérieuse (LA : 38).
Cette conjugaison d’un passé étranger (cooccurrence qui est loin de surprendre) et d’un futur
qui tarde à venir (ce qui, au fond, est sa caractéristique intrinsèque) pourrait être désignée
comme un nouveau punctum, différent du ça-est qui captive le regard, un punctum non plus
de l’ordre de la forme (contour, présence, ou sens), mais de l’intensité, une force qui captive
représentation pure » (Barthes 1980 : 148). Le procédé d’ekphrasis permet ainsi à Ernaux,
4
Comme on l’a vu plus tôt, les deux vidéos faisant l’objet d’une ekphrasis dans le récit qui nous occupe
répondent à plusieurs égards de valeurs (littéraires et mémorielles) similaires à la photographie.
174
pour chaque vignette mémorielle, d’offrir un ça-a-été par la description. Ce ça-a-été montre
l’inadéquation entre le souvenir présent et le passé figé, écart qui peut parfois même ouvrir
une brèche identitaire dans le sujet : « Ce n’était pas soi non plus qu’on voyait dans le bébé
de sexe indistinct à demi nu sur un coussin mais quelqu’un d’autre, une créature appartenant
conflictuel qui, par défaut de mémoire, ne peut vraiment tout à fait constituer un elle-fut
conjugué au passé.
Ernaux enchaînera plusieurs de ses ekphraseis à des récits qui sont davantage de l’ordre
suivies d’une description de repas, ce qui mérite réflexion. La description d’une image
suspendue, précise, isolée dans le temps et fidélisée sur le papier argentique, est suivie d’un
historique est entrelacé avec le souvenir à prendre comme preuve générant sa propre validité,
sa propre véracité. Le morcellement du cadre familial ira en outre de pair avec l’étiolement
de ces repas, qui au fil du récit seront de moins en moins fréquents et comporteront de moins
en moins d’acteurs.
Bien que l’entrée dans la modernité de consommation invite à un recentrement sur les
besoins individuels, évacuant de son importance les grandes rencontres familiales, un tel
mouvement ne s’assortit pas forcément d’une meilleure prise en charge de l’identité. Le récit
maintien du sujet dans une ambiguïté identitaire qui conjugue le même et l’autre, entendu
175
que l’ambiguïté qu’elle induit ne se situe pas dans un rapport sémantique différent de ce que
Si cette remarque est valide pour les images distantes et impersonnelles qui s’aligneraient sur
ou dont découlerait une narration se tenant loin de la première personne, ces descriptions de
photo sur lesquelles sont présentées non pas des paysages, des passants ou des objets, mais
bien des visages au sens fort (c’est-à-dire perçus à la fois comme personnes et sujets),
recouvre. À cet égard, l’analyse de Paul Ricœur est très éclairante, lorsqu’il explique
comment la production de l’identité narrative s’effectue par une fluctuation entre les deux
Or si l’identité narrative établie par Ernaux fluctue, la permanence dans le temps n’est
affirmée et réaffirmée que par les mécanismes (indirects) de production discursive, faisant
en sorte que les pôles sont constamment redéfinis par et dans le discours. Cela n’est guère
disparaissent avec l’agent qui les porte : les images « s’évanouiront toutes d’un seul coup
176
comme l’ont fait les millions d’images qui étaient derrière les fronts des grands-parents morts
il y a un demi-siècle, des parents morts eux aussi » (LA : 15). Tracer une figure qui se voudrait
particulière, mais qui, dans son individualité, serait à même de rendre compte d’un vécu
empreint de social, le tout dans une démarche esth/éthique contemporaine qui ne cherche pas
à masquer ses fonctions de médiation : le projet ernalien endosse cette posture en demeurant
pleinement conscient des problèmes possibles que cela peut poser dans une période
suffisamment longue pour avoir vu un changement radical dans le rapport au temps. La chose
est bien claire, et l’écart ainsi provoqué ne cherche pas à être surmonté, mais constitue plutôt
une tension nécessaire dans la construction du personnage (en particulier dans sa figure
tardive). Aussi la posture doit-elle être double, oscillant entre l’amont et l’aval de
d’images non concordants, voire conflictuels, du passé » (Huglo 2012 : 46). Le maintien
de manière efficace que si l’identité dudit personnage suit un même parcours changeant. De
là, la description ekphrastique accentue ce flou autour d’une mêmeté qui devient
insaisissable.
Si dans Les années les photos étaient présentées directement au lecteur en lieu et place
de leur description, la présence de cette fille devenant femme serait personnifiée et sortirait
177
de la seule existence sous-jacente de leur mise en récit5. À défaut, on a affaire à une sorte
d’apparition spectrale aux masques multiformes qui dresse le portrait d’une génération, et
non pas seulement d’une représentante de sa génération. Ce spectre pourrait plus simplement
être désigné par le terme : mémoire. Un spectre qui superpose ses figures les unes aux autres,
et qui se montre dans sa faillibilité, tantôt de l’intérieur, tantôt à distance, d’où un effet de
« palimpseste de la mémoire, non pas la grande rétrospection que l’on a cru lire trop souvent,
mais cette économie d’une mémoire limitée qui s’efface à mesure, qui oublie, qui estompe
les contours pour y inscrire de nouveaux souvenirs, un lexique inédit, des images récentes »
(Demanze 2013 : 57). Les passages qui recourent à l’ekphrasis et qui font suivre la
description de la représentation par un récit cherchant à donner vie à celle qui est représentée
Plus encore, par la diversité des expériences vécues et par les changements que le sujet subit,
l’ekphrasis pratiquée par Ernaux s’inscrit dans une dynamique de rapport à soi, ou plus
précisément de rapports aux soi, entendu que « l’ambivalence associée à l’ekphrasis est alors
5
Un exercice de rapprochement texte-image est toutefois possible grâce à l’anthologie publiée dans la
collection Quarto de Gallimard ; la première section du livre comporte en effet de très nombreuses photos prises
à diverses périodes de la vie d’Ernaux. L’effet n’est assurément pas le même que si chaque photo avait été
insérée à l’intérieur du récit lui-même.
178
basée sur notre ambivalence associée à autrui, vu comme sujet et objet dans le champ de la
par l’écriture manifesté ouvertement par Ernaux exploite pleinement cette double
ambivalence (ekphrastique et identitaire) dans Les années. Le passage du soi à l’Autre par
une mise à distance de soi pour le faire advenir autre constitue une dynamique essentielle
appartient au vécu, au “moi”, en quelque chose existant tout à fait en dehors de ma personne »
(Ernaux et Jeannet 2003 : 112). Il est intéressant qu’elle utilise ce terme précis : rappelons
corps et sang du Christ. Cette métamorphose se fait par l’acte rituel, mais n’est confirmée
lors de la Cène (Luc 22 : 19-20) que par la verbalisation (ceci est mon corps, mon sang). Le
ailleurs confirmé par l’injonction lancée tout de suite après par Jésus : « Faites cela en
mémoire de moi ». La transformation procède de la parole qui édicte un nouvel état de fait
dans la constitution d’un objet symbolisant le sujet dont il émane, ouvrant ainsi la possibilité
de sa persistance temporelle. L’acte de mise en mots en lui-même est signifiant : pour Ernaux,
il crée la distance entre l’auteure et son œuvre, malgré que la matière première de sa littérature
Dès lors, ce que Les années nous montrent par les descriptions de photos, c’est le
passage du temps certes, mais c’est surtout le travail des années sur le sujet qui se transforme
179
sont mises bout à bout par le récit, d’abord par le récit mental qu’on se fait à soi-même, mais
surtout par le récit ouvert lancé comme objet littéraire extérieur qui, lors de la publication,
acquiert sa vie propre. C’est pourquoi la démarche d’Ernaux « échappe d’emblée à l’illusion
biographique qui suppose la permanence d’une identité. Ce n’est pas elle qui traverse le
temps, c’est le temps qui la traverse » (Baudelot 2010 : §9). À cet égard, l’ekphrasis interroge
la valeur éthique de l’esthétique en son cœur même, par une tentative de mise à distance de
avec et contre elles), le faisant avec les outils que l’art littéraire possède pour ériger sa
soulève une question de présentation et d’inscription au monde qui engage des choix
irrémédiables, l’objectif étant de rendre compte d’une image dont la complexité visuelle
paraît inépuisable par une complexité discursive qui cherche à mimer les caractéristiques de
nous découvrons un “sens” grâce auquel le langage peut réaliser ce que tant d’écrivains ont
voulu lui faire accomplir : “nous montrer à voir” » (Mitchell 1994 : 152 ; je traduis).
Le problème mis en valeur par l’ekphrasis n’est donc pas lié aux limites du langage ou
à la richesse picturale, mais bien à la fonction de médiation qu’elle engage. Dans une telle
descriptif, alors que la polysémie constitue la palette même de son art — ce que le
pictogramme est au tableau. Le recours à la description ekphrastique pour ouvrir vers une
création littéraire (au sens esth/éthique) dénoue l’espoir et individualise en même temps qu’il
180
visuelle devient un impératif moral et esthétique plutôt […] qu’un fait naturel fiable » (1994 :
154 ; je traduis). Ce souci des nuances exprimées selon des modalités différentes se traduit
en aval, discursivement, non pas par l’étendue du sème, mais par le caractère strict et
caractère paradoxal d’un balisage du sens qui, conceptuellement, devient libération à la fois
éthique et esthétique :
On ne dit pas la vérité avec des mots (chaque mot peut mentir, chaque mot
peut signifier tout et son contraire), mais avec des phrases. Ma photographie
de la « route du camp » n’est encore qu’un pauvre mot. Il demande donc à être
situé dans une phrase. Ici, la phrase n’est autre que mon récit tout entier, récit
de mots et d’images inspirés. Mais un même mot ne prend sens qu’à être
utilisé dans des contextes qu’il faut savoir faire varier, éprouver : des
contextes différents, des phrases, des montages différents (Didi-Huberman
2011 : 41).
représentation surdéterminée pour laquelle le langage agirait non plus comme une
transmédiatique n’est plus déductif mais productif, puisque la subjectivité de l’expérience est
maldicible, qui vise à rendre compte d’une paradoxale monstration démonstrative. Si cette
insistance est rendue évidente par la présence du préfixe fréquentatif de-, elle se justifie par
181
représenter ; cependant que démontrer, c’est rendre évident, concrétiser. Le maldicible doit
donc chercher à la fois à faire voir et comprendre, en chaque instant crypter l’expérience et
déchiffrer le sens. Chez Ernaux, cela se traduit par la mise en évidence d’une individualité
beaucoup plus apparente, dans l’effacement grammatical des divers pronoms interlocutoires
minimalement que par la connotation donnée à la description et par les choix qu’elle induit,
syntaxique même. Il s’agit de l’usage des pronoms. Comme elle l’a mentionné en entretien,
6
Le Grand Robert nous rappelle que le monstrum était un « prodige qui signifie, montre la volonté de
Dieu », et le Littré précise que le terme « vient directement de monere, avertir, par suite d’une idée superstitieuse
des anciens ».
7
Par opposition, la troisième personne (il/elle, quelqu’un, chacun, on) se trouve exclue de l’échange et
désigne une personne ou chose particulière (moyennant un antécédent clair) située à l’extérieur de la dynamique
discursive : « Si la troisième personne est si inconsistante, grammaticalement, c’est qu’elle n’existe pas comme
personne, du moins dans l’analyse du langage qui prend comme unité de compte l’instance du discours, investie
dans la phrase. On ne peut mieux souder la première et la deuxième personne à l’événement de l’énonciation
qu’en excluant du champ de la pragmatique la troisième personne, dont il est parlé seulement comme d’autres
choses » (Ricœur 1990 : 62).
182
cinq ans avant la publication des Années, Ernaux établit une distinction claire entre les
première et troisième personnes, dans la mesure où le je « avant tout, c’est une voix8, alors
que le “il” et le “elle” sont, créent, des personnages » (Ernaux et Jeannet 2003 : 30). Elle
formule la même idée de manière différente dans son récit de 2008, alors qu’elle songe à
écrire cette biographie d’une génération : « Son souci principal est le choix entre “je” et
“elle”. Il y a dans le “je” trop de permanence, quelque chose de rétréci et d’étouffant, dans le
littéraires savamment mis en place pour éloigner le récit d’une personnification qui mènerait
objectivité et subjectivité, en même temps que ce livre semble refuser dans sa pratique toute
(souvent ironique), donc une dissonance entre l’auteur et le personnage » (Schaeffer 2004 :
297). La volonté d’Ernaux de mettre à distance son personnage marque bien la dissonance
induite par le refus d’endosser la première personne du singulier ; cela donne en outre les
8
Cette conception est confirmée à l’intérieur même des Années, alors que la narratrice accorde à l’usage du
pronom de première personne du singulier une fonction émancipatrice : « Avoir vécu quelque chose en tant que
femme, homosexuel, transfuge de classe, détenu, paysan, mineur, donnait le droit de dire je » (LA : 112).
183
d’une proposition discursive qui présente un re-tour d’horizon expérientiel grâce à l’exercice
de mémoire. Il se produit alors un écart net par rapport à la mimèsis traditionnelle, le lien de
celle-ci à la réalité et son inscription dans le monde. Entendu que « la mimèsis de la réalité
n’est pas la réalité elle-même » et qu’« au contraire, la réalité elle-même n’est rien d’autre
1986 [1977] : 179), le domptage et la métamorphose dans Les années seraient d’ordre
l’intérieur de son texte. La constante redéfinition qui s’en trouve induite demeure en outre
indissociable d’une ekphrasis qui décrit à distance des portraits de nature aussi personnelle.
Si, par la création d’un tel objet livresque, l’écrivaine recourt à une architecture romanesque
pour en arriver à ce qui fut désigné plus tôt comme une transbiographie, la dimension
réel (le récit modifiant à son tour la construction identitaire de l’écrivaine) — de là que « le
romanesque n’est pas seulement un topos fictionnel, il est aussi parfois un programme de
vie » (Schaeffer 2004 : 302). La subversion du romanesque générique est telle que la
caractéristique même de la fiction romanesque proposée non sans polémique par Käte
Hamburger, le discours indirect libre, est détournée. En effet, si selon elle « la fiction épique
est le seul espace cognitif où le Je-Origine (la subjectivité) d’une tierce personne peut être
représenté comme tel » (Hamburger 1986 [1977] : 88), Ernaux donne apparence d’altérité en
184
puisant dans son propre passé et en présentant l’intériorité de son personnage à l’intérieur de
la voix narrante, dans la mesure où elle s’attarde au point de jonction entre mémoire et
subjectivité.
À cet égard, un retour rapide sur le chapitre d’ouverture est révélateur. Les premiers
mots des Années, « Toutes les images disparaîtront. » (LA : 11), trouvent un écho dans le
dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s’éliminera. » (LA : 19). Il se crée d’entrée
de jeu un lien indissociable entre l’image et le mot : à défaut de la montrer pour la faire
peuvent être que décrites. La description offerte est alors teintée par la parlure propre à son
locuteur, qui transmet son souvenir en même temps que la façon dont il se souvient et dont il
fait l’expérience a posteriori d’un événement vécu jadis. Si la langue neutralisée perdure
dans le grand tout de l’interdiscursivité, ce sont autant de façon d’exprimer les expériences
(phénoménales) qui disparaissent avec la mort de celui ou celle qui porte ces expériences et
cette langue. De la même façon, l’interprétation et la charge subjective associées aux images
Cette relation est renforcée à la lecture d’une version préliminaire de l’incipit, publiée
par Ernaux dans un ouvrage faisant suite à un colloque tenu en janvier 2007, texte dont la
dernière phrase est révélatrice de toute l’entreprise sous-tendant le récit qui paraît l’année
suivante : « Je m’aperçois que j’ai vécu longtemps comme si ma vie s’écrivait quelque part,
rien qu’en vivant. Mais il n’y a rien » (Ernaux 2008b : 67). C’est pour tenter de vaincre ce
vide d’une vie soumise au cours inaltérable du temps qu’elle consigne par écrit ses
185
est inévitablement influencée par son temps et par ses cadres sociaux, enjoint à neutraliser
formellement la présence subjective (la première personne du singulier étant encore utilisée
dans l’incipit de 2007) et à accentuer la place des marqueurs d’époque — avec entre autres
plusieurs mentions de chansons « qui, à elles seules, sont le temps » (Ernaux 2008b : 67). Le
discours ; l’enjeu pour Ernaux est alors d’écrire sur le fil (d’un couteau) sans jamais permettre
à la langue, aux mots, au ton, de verser dans un discours supérieur qui jugerait à distance
(donc de haut) la classe d’où elle vient, pas plus que dans un discours inférieur qui reprendrait
en le folklorisant le parler populaire de cette classe. Une position aussi paradoxale, qui met
à distance pour mieux embrasser, n’est pas sans rappeler le concept de maldicible : ici, les
défaillances du langage se trouvent dans le refus de recourir à une langue littéraire au sein
d’un projet de littérature, refus conjugué au besoin de préserver l’intégrité d’une langue
inhérente à une telle entreprise (puisqu’il faut bien un point de vue — littéraire, en
La stratégie des pronoms joue au besoin sur quelques écarts de part et d’autre de cette
plus collective). Ce chevauchement est essentiel, entendu que « les multiples voix narratives
collectif » (Havercroft 2011 : 131). Se dévoile alors un véritable travail de création autant sur
l’axe du fond que sur celui de la forme, une œuvre esth/éthique qui réfléchit à ses tissages et
s’en sert plutôt que de s’efforcer de les masquer. Cette conscience du dire et sa manière est
centrale dans le travail littéraire d’Ernaux en général autant que dans Les années en
particulier. Si pour elle « c’est toujours la chose à dire qui entraîne la façon de le dire, qui
Dès lors, quels sont les mécanismes déployés pour contrer la propension de l’écriture
de soi à recourir au « je » (avec tout ce qu’une telle question peut avoir de tautologique, le
soi étant le mieux exprimé par la première personne) ? Le pronom « elle » occupe l’avant de
la scène. De la façon dont il est utilisé (sans dénomination ni antécédent), ce pronom se trouve
demeure généré non par ses actions, mais par la description que la narratrice en fait (comme
diégèse.
À titre d’exemple du rapport complexe engendré par ce choix syntaxique, alors que la
réflexion littéraire se retourne sur elle-même, la narratrice des Années relate un souvenir
d’écriture initié par une photo montrant cette jeune adulte obsédée par la littérature et le
savoir. Elle commence l’écriture d’un « roman où les images du passé, du présent, les rêves
187
nocturnes et l’imaginaire de l’avenir alternent à l’intérieur d’un “je” qui est le double décollé
d’elle-même » (LA : 92). Depuis notre point de vue analytique, Les années font le récit d’une
« elle » qui est le double collé de la narratrice. Ce rapport qui cherche à être objectif devant
sa propre objectivité vise non pas l’atteinte d’une pensée pure, mais une compréhension de
l’inscription dans le monde et des effets préalables et renouvelés que cette inscription a sur
le sujet. Une telle démarche n’est pas sans rappeler l’invitation que Bourdieu lance au
philosophe, le sortant de son atopos logique, non-lieu où exercer la raison, pour « lui offrir
la possibilité d’une liberté à l’égard des contraintes et des limitations qui sont inscrites dans
le fait qu’il est situé en un lieu de l’espace social d’abord » (Bourdieu 1997 : 40). Lorsque la
littérature s’attelle à pareille tâche, et puisqu’elle ne propose pas d’abord des idées mais des
Un élément majeur que la distanciation pronominale met en avant est la difficulté d’une
uniformité du moi : la prise d’instantanés à intervalles irréguliers crée une sorte de cohésion,
en traçant les contours d’une personne sans parvenir pour autant à dresser clairement un
portrait unique transhistorique. Les années manifestent donc non pas un raffinement des traits
d’un même visage sur un seul canevas, mais plutôt une superposition des tableaux. Cette
« succession de béances qui séparent toutes les figures d’elle au passé s’arrête là » (LA : 247),
aux alentours des cinquante ans, alors que la mémoire se fait plus précise. Tous ces morceaux
d’une identité en changements sont raccordés par la voix qui les met en récit, ce qui vient
affirmer (et affermir) les discordances occasionnées par le temps qui passe — et les
inévitables ellipses induites par les années séparant chaque photo décrite. Il en va de la
des expériences, ainsi que le travail exercé par le temps sur celles-ci, entendu que « la
mémoire ne s’arrête jamais. Elle apparie les morts aux vivants, les êtres réels aux imaginaires,
le rêve à l’histoire » (LA : 15). Il devient difficile d’y lire quelque mêmeté que ce soit, c’est-
à-dire chez Ricœur cette constance identitaire qui caractérise l’individu à travers le temps.
Le fait de ne pas nommer le personnage des Années est important, puisque les noms propres
qu’« ils se bornent à singulariser une entité non répétable et non divisible sans la caractériser,
sans la signifier au plan prédicatif, donc sans donner sur elle aucune information » (Ricœur
1996 [1990] : 41). Il en va ainsi d’une dynamique opposée, où elle est divisible à travers les
différentes phases de sa vie sans qu’il n’y ait de réelle singularisation (si ce n’est par des
descriptions ekphrastiques qui ne sont pas sans ambiguïtés identitaires, comme on l’a montré
plus tôt), et où la signification prédicative et l’information sont déterminées par les actions
et l’expérience du sujet.
En constant défaut dénominatif, il est normal qu’il se dégage du récit une impression
de la très grande difficulté que constitue l’adoption d’une véritable posture de mémoire.
Parler d’une posture sans sujet clair peut représenter une aporie, puisqu’il faut bien qu’il y
ait quelqu’un pour prendre cette posture, c’est-à-dire qu’il faut bien que quelqu’un y soit.
Cela instaurerait une concomitance des verbes être et avoir. Ce que réussit à accomplir
189
Ernaux, et ce qui forme l’un de ses principaux foyers d’originalité, c’est la création d’un
de ce qui est raconté. À ce point, nous nous situons au cœur même de l’expérience
que le véritable acte de création esth/éthique ne répète pas, mais présente l’œuvre dans son
caractère inépuisable. Cela semble bien correspondre au but ultime de l’entreprise littéraire
ernalienne, un idéal qui tâche de « penser et de sentir dans les autres, comme les autres —
des écrivains, mais pas seulement — ont pensé et senti en moi » (Ernaux et Jeannet 2003 :
les impressions embrassées du passé sont teintées, influencées par le présent qui les rappelle.
Cette sensation est vécue par le personnage principal des Années comme « un temps d’une
nature inconnue qui s’empare de sa conscience et aussi de son corps, un temps dans lequel le
toutes les formes de l’être qu’elle a été » (LA : 213). Une sorte d’état de conscience qui fait
se superposer les punctums d’intensité de toutes ces images mentales, et pousse le ça-a-
été noématique des souvenirs-photos intérieurs vers le présent noétique du ça-est mémoriel.
personne du singulier, car l’objectivation de manière touche également une dimension sociale
sous-jacente pouvant teinter le discours par sa matière. Dans son travail d’écriture, Ernaux
cherche à neutraliser une telle prise en charge de la voix, disant à propos de La place que « la
seule écriture [qu’elle sentait] “juste” était celle d’une distance objectivante, sans affects
exprimés, sans aucune complicité avec le lecteur cultivé » (Ernaux et Jeannet 2003 : 34). Elle
190
pratiquera donc ce qu’elle désigne comme une « écriture plate », qui tâchera de dire en
s’efforçant de contrer les procédés de jugement social imprégnés dans un certain langage
(français soigné, voire simplement normatif). Cela viendrait toutefois affirmer une constance
dans la fabrication même de sa littérature, ce qui est loin d’être avéré — elle se demande
d’ailleurs si elle a adopté « le même rythme de phrase, le même tempo, d’un livre à l’autre »
et s’il y a « plus de dépouillement » (Ernaux et Jeannet 2003 : 36) au fil du temps, laissant
sans détour : « Ma méthode de travail est fondée essentiellement sur la mémoire qui
m’apporte constamment des éléments en écrivant, mais aussi dans les moments où je n’écris
pas, où je suis obsédée par mon livre en cours » (Ernaux et Jeannet 2003 : 41). Forcément, le
Malgré tout, le désir d’aplatissement de l’écriture n’en est pas moins prégnant et se
manifeste de diverses façons. Les listes placées au début et à la fin des Années remplissent
d’ailleurs ce rôle : tantôt Ernaux utilise une phrase sans verbe conjugué, contribuant ainsi à
créer un long groupe nominal qui agit comme une sorte de titre de photo mémorielle (« le
manège du parc thermal de Saint-Honoré-les-Bains » [LA : 253]) ; tantôt elle trace un portrait
plus détaillé, mais pour lequel les verbes conjugués ne se trouvent que dans les propositions
tous les après-midi dans le hall de la maison de retraite à Pontoise, qui pleurait en demandant
aux visiteurs d’appeler son fils en tendant un bout de papier sale où était écrit un numéro »
[LA : 254]). De tels mécanismes phrastiques créent une certaine ambiguïté : il s’agit en effet
moins d’un aplanissement et d’une uniformité dans la conjonction entre fond et forme, que
d’une déclinaison de certaines expériences humaines (avec une insistance sur les marqueurs
sociaux) à l’aide d’une voix complexe dans sa polyphonie. « Les listes, récurrentes dans
l’œuvre d’Annie Ernaux, montrent ainsi une volonté d’épuiser le réel, d’en faire le tour, de
rendre compte d’un “héritage invisible sur les photos”. Mais les inventaires se multiplient
dans Les Années pour montrer le passage, l’épaisseur du temps » (Froloff 2009 : 46).
L’écriture plate est moins à comprendre comme un aplatissement, et davantage comme une
teinte uniforme qui n’est pas forcément exempte de texture ni de profondeur, et qui n’exclut
pas le recours à une palette variée pour tracer le portrait global désiré. La mise à distance
requise pour bien dépeindre les réalités sociales (lesquelles sont assorties d’une certaine
vision du monde) provoque une extirpation du milieu dont Ernaux tente de saisir toute la
française » (Ernaux et Jeannet 2003 : 35). Cette migration sociale est rendue possible par
l’acquisition du savoir et, par là, d’une langue apte à en véhiculer les connaissances.
La marque sociale originelle n’en fait pas moins sentir sa présence, comme tissée à
trouve confiné est mal vue, autant par l’entourage que par le sujet lui-même qui en a intégré
192
les dynamiques à son propre insu : « Les études suscitaient la méfiance, la crainte que par
une sanction obscure, un retournement punitif pour avoir voulu monter trop haut, elles
rendent dingo » (LA : 46). Est ici visible l’influence du poids social sur l’écrivaine, qui fut
l’objet clairement affirmé de son récit de 1983, La place. L’intégration attendue des acquis
familiaux s’effectuant tel un legs de naissance, le sujet ne possédera pas forcément la distance
nécessaire pour en analyser la teneur et la portée. Si les études, dans l’évidence de leurs voies
d’accès à la connaissance, représentent une transgression des limites de l’échelle sociale, des
implicite des objets et sujets qui les vectorisent. Or l’incapacité de formuler et de penser de
tels mécanismes n’évacue pas pour autant la possibilité d’en sentir les effets, et donc
d’éprouver des émotions (la honte, par exemple) quant aux situations qu’ils induisent. Ernaux
écrit justement : « Je vivais à douze ans dans les codes et les règles de ce monde, sans pouvoir
en soupçonner d’autres » (La honte, dans Ernaux 2011 : 234). Ce que Bourdieu désigne par
le terme d’habitus occupe ainsi une place centrale dans l’œuvre ernalienne. Les ramifications
Ces structures structurantes témoignent de part en part que la place occupée dans la société
se traduit dans et par le discours, autant que dans et par les actions. Ernaux en est bien
consciente, sa lecture de Bourdieu lui ayant permis de mettre en mots des expériences réelles
193
vécues de l’intérieur et son inscription au monde. Pour l’écrivaine, la lutte contre ces
structures passe par l’action visant à les rendre manifestes avec et dans le langage. Il s’agira
donc d’utiliser la distance pour rendre compte de la multiplicité des voix et expériences —
C’est en effet cette mise en scène des voix dans le discours auctorial qui
permet à l’œuvre d’échapper au réductionnisme sociologique et littéraire. De
ce point de vue, la mise en récit, loin de cantonner les personnages à de plates
illustrations de la vulgate bourdieusienne, vient complexifier la réflexion
sociologique, en ne cessant de rappeler que, malgré la communauté des
mécanismes de nécessité qui structure les personnages, ceux-ci ont une marge
de liberté du fait de la diversité de leurs expériences, de la multiplicité des
modes de socialisation et de détermination (Rabatel 2008 : 541).
Ernaux ne se contente ainsi pas de faire une mise en scène de la théorie bourdieusienne, sorte
réflexion qui le traverse afin de rendre compte des possibilités et limites établies par les
Autre lecture déterminante pour Ernaux : Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir (et,
dans une moindre mesure, les Mémoires d’une jeune fille rangée), au printemps 1959. Le
besoin essentiel de compréhension des rôles induits par les structures sociales soulève la
nécessité d’un engagement dans le monde, autant pour en affirmer la reconnaissance que
pour ouvrir des voies de changements. Les livres de la philosophe offrent une nouvelle façon
de penser et d’agir pour Ernaux : « S’il y a une exemplarité de Beauvoir9, elle n’est pas
d’ordre esthétique — écrire n’est alors qu’un possible parmi d’autres dans mon avenir —,
elle est dans son refus de l’éternel féminin, du sacrifice, dans son désir de se projeter dans le
9
À noter que J.M.G. Le Clézio a souligné pour sa part l’exemplarité de Jean-Paul Sartre dans un article paru
en 1966 et dûment nommé « Un homme exemplaire ».
194
monde et d’y agir » (Ernaux 2012 : 394). En demeurant pleinement consciente de la portée
sociologique du langage, Ernaux développe une véritable démarche esth/éthique qui explore
le discours dans sa teneur autant que sa matière. Elle y voit d’ailleurs un point de divergence
Ce grand souci d’une esthétique de la matière (et non d’un esthétisme vu comme quête de
beauté) se traduit par une recherche langagière qui vise à rapprocher la langue utilisée des
structures sociales qui orientent et régissent le sujet. Toutefois, le projet d’écriture plate, sans
pour autant être invalidé pour chacun de ses livres, ne semble pas être un terme
particulièrement judicieux pour décrire le résultat qui se donne à lire dans Les années. Ce
livre possède une profondeur esth/éthique complexe qui détonne avec toute visée
représentations : « Elle pense que sa vie pourrait être figurée sous la forme de deux axes
croisés, l’un horizontal, portant tout ce qui lui est arrivé, qu’elle a vu, entendu, à tout instant,
et l’autre, vertical, avec juste quelques images, plongeant vers la nuit » (LA : 165). Les
ambitions sociales et historiques du projet d’écriture à l’origine des Années sont reléguées
derrière le résultat de l’écriture elle-même, entendu que « la construction d’un récit de vie
195
Malgré le jeu de langage engagé par le mot-valise proposé par Paul Audi (qui
posture à tendance sociohistorique (qui chercherait par exemple à rendre compte de situations
avec la posture éthique qu’Ernaux décrit en entretiens. Ce projet porte la marque individuelle
de son auteure, soucieuse de la posture d’où elle écrit, dans la mesure où elle se montre
tiraillée entre savoir acquis et habitus familiaux. Cette ambivalence se traduit par et dans une
écriture consciente de ses possibilités d’aplatissement, et qui en tient compte pour rapprocher
Ainsi le récit chez Ernaux est en rupture avec l’autotélicité des nouveaux
romans, sans pour autant en revenir aux illusions de la toute puissance du sujet
du grand roman réaliste du dix-neuvième siècle. Il ne s’agit plus de
« concurrencer l’état civil », mais de dissoudre les illusions de puissance qui
s’accommodent de l’histoire d’individualités hors pair, et de récits
démiurgiques, par le biais d’histoires simples avec des hommes sans qualités
(Rabatel 2008 : 540).
Aucune louange ni glorification des classes populaires, autant dans la représentation des
figures ouvrières et paysannes (leur description, les actions qu’elles font) que dans leur
présentation (la langue utilisée pour ce faire). L’aplatissement apparent est ainsi
toutes agencées à divers degrés dans l’écriture malgré les difficultés paradoxales que le
maldicible tente de surmonter. Ainsi, « même si l’écriture d’Annie Ernaux reproduit les
hésitations et zones d’ombre de la mémoire, elle vise aussi à en pallier les failles et à s’inscrire
196
53). Il s’agit d’une posture individuelle qu’Ernaux adopte délibérément et qui ouvre une
à cet effet (pour ensuite mieux les réconcilier) les manifestations par la parole des
manifestations par l’action. Établir une distinction tranchée (à la suite de Bergson) entre la
et donc d’un travail conséquent de cette mémoire, essentialisant les capacités réflexives et
mémorielles du sujet. Le nageur peut améliorer sa technique, le pianiste peut peaufiner son
jeu ; ne sont-ce pas là des exemples de chevauchement de ces deux formes de mémoire dans
le concret de l’action ? À l’opposé, que désigner sous le spectre de la mémoire dite vraie,
pure, puisque toute mise en récit d’un souvenir viendrait teinter de répétition (donc
d’habitude) ledit objet mémoriel ? Ce refus d’établir des frontières aussi tranchées découle
En outre, la mémoire-habitude traduit, voire trahit la répétition qui la fonde sans rendre
déclarative, laquelle touche plutôt aux changements de comportement et aux réponses à des
197
stimuli » (Michaelian 2010 : 173 ; je traduis). Cette théorie rend compte de manière
particulièrement judicieuse de l’impact social que subit le sujet et que celui-ci manifeste dans
son spectre d’action et de discours. Ce qu’omet toutefois une telle dynamique est l’effet
lorsqu’ils sont mis à distance par l’analyse, mais dont la frontière est loin d’être aussi
perméable lorsqu’ils sont mis en pratique par le discours littéraire. Le jeu (à entendre comme
un mouvement, tel le jeu du pendule) entre ces deux savoir jette les bases mêmes de
l’esth/éthique d’Ernaux. Le fait d’encrer le tout, c’est-à-dire d’ancrer le tout par écrit, canalise
déclarative n’est pas tant l’opposition que le chevauchement catégoriel engagé lorsqu’on
s’efforce de parler et de décrire des phénomènes mémoriels qui seraient par exemple liés à
de conscience sociale de la narratrice des Années. Car si les histoires racontées lors des repas
en famille transmettent leurs origines (tout comme la manière de dire ces histoires, la langue
étant un véhicule identitaire), les gestes faits dans l’anonymat et la solitude du quotidien
trahissent d’autant la place (et la classe) dont ils sont issus. La narratrice en est pleinement
consciente :
198
Hors des récits, les façons de marcher, de s’asseoir, de parler et de rire, héler
dans la rue, les gestes pour manger, se saisir des objets, transmettaient la
mémoire passée de corps en corps du fond des campagnes françaises et
européennes. Un héritage invisible sur les photos qui, par-delà les
dissemblances individuelles, l’écart entre la bonté des uns et la mauvaiseté des
autres, unissait les membres de la famille, les habitants du quartier et tous ceux
dont il était dit ce sont des gens comme nous. Un répertoire d’habitudes, une
somme de gestes façonnés par des enfances aux champs, des adolescentes en
atelier, précédées d’autres enfances, jusqu’à l’oubli (LA : 31).
Cet héritage invisible sur les photos se traduit dans l’action, dans la façon d’être qui déteint
et détermine l’être lui-même, lequel est condamné à trahir sa perméabilité sociale. Aussi ce
Ernaux pour déployer son œuvre — présence développée de manière plus ou moins
n’ayant bien sûr pas besoin de la théorie pour exister et advenir. Ces habitus influencent le
sujet dans son appréhension du monde, lui qui en a intériorisé les mécanismes afin de
marquer son appartenance : « Sans doute est-ce aussi à l’état de sensations, de sentiments et
d’images — sans traces de l’idéologie qui les a suscités — que sont réfractées en elle les
informations qu’elle reçoit sur le monde » (LA : 70). Ernaux dira ailleurs que « récit familial
et récit social c’est tout un » (LA : 29). Cette affirmation est beaucoup plus complexe qu’elle
n’y paraît, car elle ne revient pas seulement à établir la famille comme une microsociété qui
persiste malgré le décès de la majorité de ses membres, mais encore que le vécu et l’analyse
du social seront teintés par l’expérience primordiale du noyau familial, lui-même orienté et
borné par un certain nombre d’exigences et de contraintes sociales. Se trouve donc établie
une sorte de boucle déterministe qui contient la famille dans les limites et habitudes de sa
classe sociale, et cette classe se trouve perpétuée par les sujets membres ignorants la portée
de ces habitus — lesquels sont à entendre comme des « potentialités objectives […] qui ont
199
tendance à s’actualiser et à opérer dans les pratiques et les représentations qu’elles façonnent
Il ne faut pas pour autant y voir une évacuation radicale de la liberté (et de là, la dilution
demeurent possibles :
Il s’agit donc d’assurer une mise à distance critique autant dans l’objet que dans la manière,
tout en étant soucieux des outils utilisés pour ce faire et en étant conscient des risques de
réification dudit objet qu’une telle entreprise représente. Cela se passera chez Ernaux par le
désir d’une écriture plate, laquelle n’est pourtant pas exempte de profondeur. L’écart entre
l’objectif et le résultat n’est intéressant que parce que le besoin de concordance entre les deux
est aussi souvent réaffirmé. L’incertitude dans ce va-et-vient empêche par ailleurs une mise
à distance qui ferait en sorte que la langue caricature ce qu’elle cherche à rendre manifeste
d’hysteresis, très présents chez Ernaux, en tant qu’inerties qui assurent la présence plus ou
moins forte des habitus passés (premiers) quand leurs champs d’application et de réalisation
ont cédé la place à des champs nouveaux requérant leurs habitus propres (seconds). Ce
spectre social ne se laisse pas mettre de côté si aisément. Si le désir de sortie des classes
supérieure tant prisée par l’intermédiaire de l’école privée, puis des cours universitaires,
effrénée lors de l’entrée définitive dans la bourgeoise, période durant laquelle ces questions
sont évitées de front pour mieux réapparaître avec le recul conféré par le temps. Toute la
sujet s’y trouve en plein centre, cherchant à adhérer au champ convoité. Bourdieu a bien
moins radicale (selon la distance) de l’habitus originaire qu’exigent l’entrée dans le jeu et
l’acquisition de l’habitus spécifique passe pour l’essentiel inaperçue » (1997 : 23). L’habitus
étant une « manière particulière, mais constante, d’entrer en relation avec le monde »
(Bourdieu 1997 : 170), il est normal que ces relations mènent à la constitution de groupes
sociaux partageant et préservant ses habitus constitutifs. L’utilisation du « nous » pourra dès
théories que pour ce qu’il a théorisé. Ernaux a écrit quelques textes à son sujet10, et le nom
du sociologue français apparaît à trois reprises dans Les années, lui qui, à sa mort, « ne nous
avait pas accordé de délai pour nous retourner, prévoir son absence » (LA : 224), soulignant
par là son impact11 autant sur un « nous » collectif qu’un « nous » singulier personnel. Une
autre occurrence du nom de Bourdieu survient lors de l’évocation de Mai 68 et ses effets.
10
Mentionnons ses deux contributions aux ouvrages collectifs dirigés par Gérard Mauger (2005) et Édouard
Louis (2013).
11
« Un chagrin bizarre courait à bas bruit parmi ceux qui s’étaient sentis libérés en le lisant » (LA : 224).
201
Cette période d’effervescence incite à une ouverture de l’esprit afin de rendre compte entre
autres choses de réalités sociales auparavant non décrites, donc non raisonnées, mais non
moins vécues. Cet élargissement des horizons par le langage amène une modification des
monde. L’intégration du vécu dans l’action, et la prise en compte d’une réflexion in situ du
sujet, par le sujet, ouvrent des voies de compréhension des phénomènes sociaux qui de par
leur nature exogène sont oblitérés par les théories philosophiques et sociologiques
essentialistes. Ainsi, « tout allait dans le sens d’une intelligence nouvelle et d’une
transformation du monde. […] En un mois on avait rattrapé des années » (LA : 111). Il est
donc normal à cet égard que le mois en question représente un moment fondateur : « 1968
Cela constitue une sorte d’apogée d’un processus initié dès l’entrée à l’école privée. En
effet, le changement de classe par l’acquisition du savoir qu’elle vit est également
scolaire [remplace] le cycle des saisons » (LA : 34) — et comme plus tard « le temps
commercial [violerait] de plus belle le temps calendaire » (LA : 238). Ce changement est par
ailleurs empreint d’une discordance entre l’Histoire (apprise à l’école) et les souvenirs
(racontés par les parents), puisque très jeune elle réalise que l’expérience vécue peut diverger
de ce que rapportent et retiennent les discours dominants. D’où cette « impression que les
cours d’histoire, les documentaires et les films, plus tard, ne dissiperaient pas : ni les fours
marché noir, les alertes et les descentes à la cave » (LA : 24). Les premières prises de
202
accord avec les attentes et contraintes sociales instituées par leur champ d’exercice, ayant un
impact jusque dans la capacité d’expression elle-même : « Pour avoir le droit à la parole, il
fallait d’abord faire ses preuves d’intégration au modèle social dominant » (LA : 81). Mai 68
ouvrira un clivage dans cette volonté de prise en charge de la parole, processus initié dès la
prise de conscience du fait de ne plus être à sa place parmi les siens, étrangification provoquée
par le changement de classe et la distance par rapport aux habitus premiers, avec cette
impression d’être « passée de l’autre côté mais [elle] ne saurait dire de quoi » (LA : 89). Si
bien que le sujet se confine au silence, comme pour préserver sombrement la distance.
Malgré soi, on remarquait les façons de saucer l’assiette, secouer la tasse pour
faire fondre le sucre, de dire avec respect « quelqu’un de haut placé » et l’on
percevait d’un seul coup le milieu familial de l’extérieur, comme un monde
clos qui n’était plus le nôtre. Les idées qui nous habitaient étaient étrangères
aux maladies, aux légumes à planter en lune montante, aux mises à pied à
l’usine, à tout ce qui s’échangeait ici (LA : 88).
sentiment d’être jeune se muait en celui d’une durée indéfinie et morne » (LA : 96). Ce même
sujet ne se rend pas compte qu’il complète par là l’intégration des habitus requis par le champ
subséquente dans la bourgeoisie, avec mariage et enfants. Par la suite, dans la mesure où
l’horizon d’attente s’obscurcit, où la structure du temps n’est plus une orientation, voire une
issue ontologique, il n’est pas surprenant de lire que par la même occasion, « l’espace
d’expérience perdait ses contours familiers » (LA : 188). Il en va, en effet, d’une inadéquation
entre le temps tel qu’il est pensé et raconté d’une part, et le temps tel qu’il est vécu et
203
concrétisé d’autre part, expérience qui trouve ses sources au cœur même de la modernité :
« La structure temporelle des temps modernes, marquée par l’ouverture du futur et par le
progrès, est caractérisée par l’asymétrie entre l’expérience et l’attente » (Hartog 2012
[2003] : 39). Pour Ernaux, cette discordance est personnifiée et canalisée dans l’Internet, où
perdu passait par le web. […] La mémoire était devenue inépuisable mais la profondeur du
temps […] avait disparu. On était dans un présent infini » (LA : 234). L’écart par la suite n’ira
qu’en accélérant et s’agrandissant, plongeant le sujet dans un présentisme qui le confond dans
le seul fait d’être, confusion perceptible autant dans le rapport au temps que dans l’identité ;
le quotidien fond les jours les uns aux autres, constituant l’expérience comme un flou distant :
selon les jours, heureux ou malheureux. Plus on était immergés dans ce qu’on disait être la
réalité, le travail, la famille, plus on éprouvait un sentiment d’irréalité » (LA : 98). Or la prise
de conscience d’une telle situation constitue une première mise à distance nécessaire pour
remettre en question sa valeur et sa validité et, de là, interroger la réalité et les sentiments à
son égard. L’assomption de sa condition n’est pas un assentiment donné à cet état, mais plutôt
(esthétique).
Si le sujet (elle) des Années est façonné par la mémoire, il est surtout orienté vers une
prise en charge genrée qui, architecture sociale (patriarcale) oblige, demeure contrainte à la
place qu’on accepte de lui attribuer, relevant d’habitus qui accordent un droit de parole et de
construction historique strictement balisé. Il n’est pas surprenant de constater que « l’oubli
tombait sur leurs luttes [celles des femmes], seule mémoire à ne pas être ravivée
204
officiellement » (LA : 181). Cette tension entre le temps et le travail de mémoire d’une part,
Le titre même de l’ouvrage rend compte du rapport intime avec le temps auquel le
lecteur peut s’attendre et qui y sera déployé. Il est révélateur de constater que le terme
« année(s) » apparaît à quatre-vingt-une reprises12 à l’intérieur du livre (soit environ une fois
toutes les trois pages), venant affirmer clairement le passage du temps comme une véritable
obsession. D’aucuns pourraient croire qu’il s’agit du substantif le plus répété. Mais un
décompte rapide permet de constater que le pôle identitaire possède un pouvoir attractif
encore plus puissant : en effet, la présence des « années » est largement surpassée par les
occurrences du mot « femme », qui apparaît sous sa forme singulière ou plurielle à cent dix-
huit reprises, soit pratiquement une page sur deux — à titre de comparaison, le mot
(femme et femmes), mais aussi entre le spécifique et le générique (la femme et une femme),
et enfin entre le culturel et le personnel (« femme » apparaît onze fois en italique pour
Du particulier au général, le pronom « nous » désignera tantôt un seul sujet (elle, mais
de manière plus limitée), tantôt son entourage immédiat, ses condisciples, sa classe sociale
(d’abord ouvrière, puis bourgeoise par l’intermédiaire du savoir), les femmes de sa condition,
12
Soit dix-huit fois au singulier et soixante-trois fois au pluriel, en plus de la mention dans l’intitulé du livre.
205
les femmes en général, et enfin tous ceux et celles qui auront vécu les mêmes changements
dans les actions et paroles qui représentent un milieu, une époque, une certaine génération,
tendant alors à une généralisation. En même temps, le « nous » constitue une invitation à
adopter par association la posture du locuteur qui relate une anecdote particulière. Racontant
les repas d’antan, Ernaux souligne que « nous, le petit monde, rassis pour le dessert, on restait
à écouter les histoires lestes » (LA : 30) des adultes. Le pronom « nous » est ainsi ouvert à
quiconque ayant de près ou de loin vécu une situation similaire, jeunes oreilles avides de
Aussi la question de l’habitus discursif représente-t-elle à la fois une lutte et une force,
tantôt pour s’en distancier, tantôt pour montrer certaines adhésions passées ou nécessaires. Il
ne faut y voir aucun déterminisme strict, condition perpétuelle de laquelle il serait impossible
révèlent et ne s’accomplissent que dans des circonstances appropriées et dans la relation avec
une situation » (Bourdieu 1997 : 178). D’où une prise de distance nécessaire qui ne trahit pas
la position de laquelle le sujet parle. Une telle posture est loin d’être évidente, donnée, et
facile à adopter, puisqu’elle constitue une remise en cause d’une façon de parler, d’une
spontanéité discursive qui « trahit » et transmet un certain nombre d’habitus. Lorsque cette
langue est mise en lien avec le retour du passé, voire le retournement du présent sur lui-
même, une mémoire procédurale traduite par telle ou telle action acquise se trouve
collective en ce qu’elle enjoint autant à une collection de souvenirs qu’à une collection de
mémoires.
L’expérience du temps
Si la démarcation entre la subjectivité et l’objectivité se trouve obscurcie par divers
mécanismes littéraires, l’ekphrasis et les jeux pronominaux en étant les plus importants
élément d’autant plus important que la langue sert à dire la mémoire et l’expérience —,
permet donc de se dire et de se mettre en perspective dans une optique transhistorique de soi.
décrits ne peuvent acquérir de dimension collective sans perdre ce qui constitue la nature
Pour l’heure, je citerai simplement en guise d’exemple la serpe plantée dans un billot, dans
cette scène où le père, enragé, veut tuer sa femme (LA : 59). Cet événement revient à quelques
récit commençant sur ces mots : « Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au
d’ouverture et d’initiation du récit que la photo dans Les années, agissant comme balise
Ernaux conclut plus loin, après avoir dépeint avec force détails l’accès de folie de son père :
« C’était le 15 juin 52. La première date précise et sûre de mon enfance. Avant, il n’y a qu’un
207
glissement des jours et des dates inscrites au tableau et sur les cahiers » (Ernaux 2011 : 214).
Dans le cas des Années, le caractère quasi photographique de ce bref, mais non moins
marquant souvenir de jeunesse ne saurait être compris autrement que par une incursion de la
scène s’est bien produite). Ce double jeu sur la dépersonnalisation apparente qui préserve
malgré tout une personnalisation sous-jacente rend compte de ce lien infrangible unissant
« on » témoigne de cette difficulté et peut offrir une ouverture vers la dimension collective
de l’expérience du temps. En effet, s’il faut tant d’outils pour creuser et rendre manifeste la
dimension personnelle et subjective du récit, c’est que l’aspect neutralisé, collectif, se donne
explicitement dans le livre (LA : 251), le recours théorique à ce concept semble bancal ; je
reviendrai donc sur le terme proposé par Halbwachs et étudié au premier chapitre pour tâcher
de comprendre son inadéquation dans le présent contexte. Aussi irais-je plus loin dans l’étude
de la mémoire en me penchant sur le concept de mémoire culturelle proposé par Jan Assmann
(2001) et Aleida Assmann (2011). Cela mettra en valeur l’apport culturel des mécanismes
paquet de petits-beurre Lu (LA : 40) porte avec lui un attachement émotif personnel relié à
l’enfance ; mais pris seulement pour ce qu’il est sans autre précision de souvenir ni
d’individualité, il s’inscrit plus largement dans un cadre (français) qui rappelle un souvenir
Sans cesse rappelée au fil du récit, cette tension montre bien la prise de conscience
possible effectuée par le sujet réalisant ses propres inadéquations internes, lesquelles se
trouvent soulignées, voire accentuées par les écarts entre désir et capacité, vouloir et pouvoir.
Les questions de liberté et de contraintes dans l’expérience autant que dans les traces laissées
par celles-ci interrogent en leur centre les liens entre subjectivité et objectivité, autant que les
liens entre mémoire (personnelle) et histoire (collective). Ces liens sont indénouables,
puisque l’individu dans sa constitution identitaire requiert la présence d’autrui pour établir
son identité narrative. De là, je pourrai faire le pont vers une inscription collective de
l’expérience mémorielle, qui, chez Assmann, est fort différente de la mémoire collective de
Halbwachs :
mémoire est mémoire de quelque chose, elle l’est aussi pour quelqu’un (le sujet se rappelant)
et à l’intention de quelqu’un (le destinataire, fut-il idéal, recevant le rappel). Cette jonction
syntaxique de la mémoire se trouve entre autres manifestée chez Ernaux par l’utilisation
fluctuante du pronom « on ».
209
plan, dans la mesure où le même substantif de memory désigne tantôt une faculté, tantôt le
contenu auquel elle fait appel — ce qu’il convient en français de séparer par les termes de
voire la simple cooccurrence collective memory peuvent soulever une sérieuse confusion. La
chose, de porter en soi, en tant que cogito, son cogitatum » (Husserl 1994 : 78). Ce détour
par l’anglais présente, du point de vue francophone, les glissements sémantiques à partir
desquels la mémoire collective devient confondante, voire confuse. Le concept enjoint à une
Halbwachs14, en vient à donner préséance au tout sur la partie jusqu’au point de bascule où
13
Une confusion similaire pourrait se poser entre le substantif « souvenir » (comme contenu) et le verbe
pronominal « se souvenir » (comme action orientée vers ce contenu), si ce n’était de l’évidence sémantique
dévoilée par la syntaxe française, qui écarte derechef tout doute à cet égard.
14
Le sociologue distingue « mémoire autobiographique et mémoire historique », où « la première s’aiderait
de la seconde, puisque après tout l’histoire de notre vie fait partie de l’histoire en général » (Halbwachs 1997 :
99).
210
En ce sens, c’est jusqu’au terme lui-même de mémoire collective qui nous semble
de l’effort de souvenance allant jusqu’à écraser la dimension personnelle vécue par chaque
individu à sa façon, la subjectivité étant au préalable déterminée par les structures sociales.
Ou alors la mémoire collective peut être utilisée comme une métaphore pour désigner ce qui
se trouve exclu par le canon de l’histoire comme procédé discursif de représentance15, « récit
vrai [dont] les documents constituent son ultime moyen de preuve » (Ricœur 1991 [1985] :
214). Or ce que l’on veut généralement entendre par mémoire collective du point de vue
sociologique correspond plutôt à deux types de processus mémoriel : la mémoire qu’un sujet
peut avoir de la collectivité à laquelle il appartient, et la somme mémorielle que chacun des
membres de cette collectivité peut avoir de celle-ci. C’est pourquoi l’expression mémoire du
collectif semble plus judicieuse, en ce que l’introduction du complément de nom rend compte
de ces deux facettes, sans s’exposer à une métaphorisation possible d’une sorte de capacité
collective à se souvenir, pas plus qu’au déterminisme de celui qui se souvient uniquement
parce que d’autres se souviennent (ce qui pose au passage en des termes différents la question
Bien que le terme même de mémoire collective soit utilisé par Ernaux à la fin des
Années, elle ne l’entend pas directement au sens supérieur de Halbwachs, puisque malgré les
15
« C’est en effet seulement par la médiation de la lecture que l’œuvre littéraire obtient la signifiance
complète, qui serait à la fiction ce que la représentance est à l’histoire » (Ricœur 1991 [1985] : 286).
211
Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour
reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à
aujourd’hui — pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans
une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire (LA : 251 ;
je souligne).
mémoire du collectif, ou pour utiliser une terminologie existante, dans la mémoire culturelle.
qui en découle s’inscrivent directement dans une démarche esth/éthique à la mesure d’une
mémoire culturelle multifacette — qui recoupe dans son giron la nature sociologique de
l’expérience mémorielle (J. Assmann 2010 [1992] : 17-19) en tenant compte de ses
départ, Jan Assmann reconnaît ainsi la nature sociale de l’expérience mémorielle (puisqu’elle
est expérience, donc inscription dans le monde, nul sujet ne pouvant être créé par génération
temporelle :
La mémoire collective opère donc dans deux directions : vers l’arrière et vers
l’avant. Non contente de reconstruire le passé, elle organise l’expérience du
présent et de l’avenir. Aussi serait-il absurde d’opposer un « principe
mémoire » et un « principe espérance » : chacun est la condition de l’autre et
n’est pensable sans lui (J. Assmann 2010 [1992] : 38).
Or, il y a également un double aspect au souvenir collectif, dans la mesure où il peut s’agir
d’un souvenir commun ou d’un souvenir partagé, lesquels sont loin d’être synonymes. En
effet, le souvenir commun « agrège les souvenirs de toutes les personnes qui se rappellent un
événement particulier vécu individuellement par chacun », tandis que le souvenir partagé
ceux et celles qui se rappellent un événement […] dans une seule version » (Margalit 2004
[2002] : 51-52 ; je traduis). Avishai Margalit ajoute avec beaucoup de justesse que « le
souvenir partagé se base sur une division du travail mnémonique » (2004 [2002] : 52 ; je
l’expérience du lecteur pour collectiviser la proposition littéraire qu’il a entre les mains. La
mise en récit appelle nécessairement une mise à distance de l’expérience pour pouvoir en
rendre compte par le langage. Les distinctions entre les différentes formes de mémoire ne
s’en trouvent pas pour autant con-fondues avec la subjectivité de la mise en l’œuvre, et ce
Cette action simultanée sur deux voies (passée, future) qui structure le présent témoigne
des habitus manifestés à divers égards dans Les années. La conscience du carcan social se
pose a posteriori de manière claire, puisque la narratrice émet par le recours au pronom à la
fois personnel et indéfini on le constat qu’il fallait être invariablement à sa place. Par
exemple, la complainte de l’enfant qui rêve de voyages, qui a des idées de grandeur et qui
désire l’autrement, c’est-à-dire un cours des choses différent, est vite matée sans contre-
argument possible : « On se plaignait aux parents, “on ne va jamais nulle part !”, Ils
répondaient avec étonnement “Où veux-tu aller, tu n’es pas bien là où tu es ?” » (LA : 39).
Là où tu es, c’est-à-dire à ta place, où rien ne doit dépasser, place dans laquelle on doit
référant à des personnes placées hors de la situation d’énonciation », tantôt se rapprocher des
pronoms je, nous, tu, vous, qui « sont déterminés par deixis, c’est-à-dire que leur valeur est
213
définie par la situation d’énonciation » (Viollet 1988 : 68). Compte tenu de la forme littéraire
adoptée par Ernaux, où le discours direct est très limité (quoi que présent, comme le montre
clairement les personnes en contexte discursif — dans l’exemple qui précède, les enfants par
opposition aux parents (comme ailleurs on désignera les membres de sa génération, ou encore
mieux les femmes, dont la condition diffère nettement de celle des hommes malgré les
direct rappelle au demeurant l’individualité des locuteurs, puisque ces phrases furent
Le pronom on indique ainsi, dans le particulier, la place dans le noyau familial. Il est
en même temps possible de lui attribuer, dans le général, une valeur d’injonction sociale qui
prescrit ce qu’on doit faire, ce qu’on (la morale, la politique, la religion) attend de nous —
universelle, la doxa, et ne peut être identifié à aucun sujet déterminé » (Viollet 1988 : 72). Ce
pronom crée le pont entre l’individuel et le collectif, dans la mesure où le portrait dressé du
parcours de la jeune femme à ses débuts sur le marché du travail souligne certes son quotidien
particulier, mais ce nouveau mode de vie se trouve par la même occasion fondu dans les
parcours typiques similaires qu’une femme, voire plus généralement tout jeune adulte au
progrès, marquant une supériorité sociale » (LA : 44). Le pronom perd ici son caractère
indéfini pour passer au personnel, puisqu’il désigne la personne qui surveille et envie les
dynamiques sociales et des rapports de force qui s’en trouvent induits. On désignera la chose
De fait, si, après la guerre, les adultes lancent de grands récits, où « sur fonds commun
de faim et de peur, tout se racontait sur le mode du “nous” et du “on” » (LA : 23), il est tentant
de détourner cette phrase pour dire que dans le récit générationnel proposé par Ernaux, les
focal d’une « elle » qui à la fois présente et représente. La tension entre la phrase citée et ce
Le désir de mise à distance jamais tout à fait réalisé complètement (la réflexion par rapport à
un point de vue, une situation, demeure elle-même un point de vue, une situation) assure une
questionnement. La façon de dire le temps s’en trouve alors grandement influencée, puisque
le sujet se trouve tiraillé dans un présent teinté par la honte du passé et inspiré par des
215
aspirations qui soulignent à gros traits les changements de classe sociale (d’une classe à
historiques, tantôt éléments culturels, tantôt événements privés. Or il est intéressant de noter
que les premier et dernier paragraphes de ce chapitre d’ouverture, ceux qui referment la
boucle sur elle-même, viennent réconcilier signifié et signifiant. En effet, dans un premier
temps, l’insistance avec laquelle le récit se déploie autour de cette phrase initiale — « Toutes
les images disparaîtront » (LA : 11) — propose ce que l’on pourrait désigner comme une
image-souvenir (pour renverser la formule bergsonienne). Il s’agit non plus d’un souvenir
dépeint par la description, mais d’un portrait raconté qui ressemble plutôt à une vignette
suspendue marquée par son temps, soulignant par là la nature collective de certains souvenirs.
Cette dynamique sera le plus souvent mise en pratique par l’évocation d’une époque grâce à
des noms propres ou des anecdotes culturellement marquées — de Bernard Pivot à Scarlett
O’Hara, en passant par nombre de slogans publicitaires ou phrases à la mode. Dans un second
temps, à l’opposé, en clôture de ce chapitre introductif, l’accent est plutôt mis sur le discours
et ses propriétés (dans le sens d’attributs autant que de possession), dans la mesure où « tout
(LA : 19). La relation signifiant-signifié est certes arbitraire16, mais elle est teintée
langage) qui s’efface au moment de la mort. Ce qui s’efface, c’est bien le dictionnaire
16
Comme a pu l’exprimer à juste titre Wittgenstein : « Rappelez-vous que les mots ont précisément les sens
que nous leur avons donnés ; et nous leur donnons des sens grâce à des explications » (Wittgenstein 1996 : 70).
216
discursive.
gardent sur leur négatif la trace des prédécesseurs : « Les phrases répétées, énervantes, des
grands-parents, des parents, après leur mort elles étaient plus vivantes que leur visage » (LA :
18). Pourquoi ces phrases sont-elles « plus vivantes » ? Ces mots repris, et donc les voix qui
en furent les porteuses, agissent comme une sorte de tombeau archival, au fond duquel
« toutes les images disparaîtront » (LA : 11). Elles sont vouées à disparaître puisque, étant
fixées dans la mémoire des individus et sans mots ni personne pour les décrire, elles sont
puisque les nuances, l’intonation, les tours de langue, bref tout ce qui permet à l’individu
d’inscrire sa subjectivité dans le grand tout discursif d’une langue polyphonique ne peut être
transmis que fragmentairement avant de s’éliminer. Les voix des disparus seront ainsi
reprises jusqu’à disparaître à leur tour en dessous du tissage supérieur des voix vivantes.
Ce dictionnaire personnel est double pour Ernaux, dans la mesure où elle perçoit une
dichotomie claire entre le français normatif (et soutenu) appris à l’école privée et le parler
légué par les parents et le milieu. Cela se manifeste aussi bien implicitement qu’explicitement
à travers son œuvre, et relève d’une fracture sociale accentuée par l’accélération de la
populations distinctes par leur nourriture et leurs façons de parler » (LA : 38). Les objets et
les expériences que nous pouvons avoir (mais encore plus, les objets et les expériences que
nous n’avons pas) connotent et assujettissent, instituant un déterminisme social qui divise et
case. C’est le caractère implacable de la place attribuée de naissance et dont elle ne réalise
217
toute l’ampleur que graduellement, bien que le choc premier ait laissé une marque indélébile :
« Elle connaît maintenant le niveau de sa place sociale — il n’y a chez elle ni Frigidaire, ni
salle de bains, les vécés sont dans la cour et elle n’est toujours pas allée à Paris —, inférieur
à celui de ses copines de classe » (LA : 68). Cette différence de classe sociale entre
condisciples crée chez elle l’anxiété incessante d’être démasquée et renvoyée, bref, d’être
remise à sa place. Le fait aussi qu’elle connaisse maintenant sa place sociale agit comme une
condamnation, l’atteinte d’un statut, point de non-retour à partir duquel il est impossible de
désapprendre une telle prise de conscience — bien qu’il soit possible de l’oublier
(temporairement) lors d’un changement de champ, c’est-à-dire l’un des éléments constitutifs
de l’« arrière-plan impensé des pratiques des agents » (Chevallier et Chauviré 2010 : 24).
La parole s’y trouve dans une position paradoxale. En effet, elle est vue par la narratrice
comme étant lourdement connotée par ses marqueurs sociaux — « Comme toute langue, elle
hiérarchisait, stigmatisait » (LA : 33) —, si bien que les individus se font le véhicule de ces
manifestations. Sans même le savoir, simplement en étant et en disant, ils perpétuent par leurs
mots et leurs actions un certain état des choses, entre autres un nombre de contraintes sociales
dont ils font eux-mêmes les frais. L’importance de la place (dans la famille, dans la société)
aspirations individuelles. La langue est ainsi vue comme véhicule de reproduction sociale,
lequel acquiert une efficacité particulière quand sa valeur connotative n’est pas reconnue,
d’émancipation pour accéder aux classes dites « supérieures ». La séparation sociale passe et
travail au bureau celui du travail au champ. D’où cette impression d’avoir un pied dans l’un
et l’autre monde, à cause d’une dualité langagière, sorte de bilinguisme séparant l’école de
la famille : « Et l’on récitait les règles du bon français. Sitôt rentrés à la maison, on retrouvait
sans y penser la langue originelle » (LA : 34). Cela n’est pas sans un effet collatéral important,
qui, nécessairement, désigne un espace public) découle du fait que le sujet a osé s’affranchir
d’un lien social qui contraint puisque légué par les parents et hérité du social lui-même (le
lien désignant le tout et la partie, la cause et l’effet), donc assorti d’une certaine obligation
filiale implicite. Sans pour autant qu’il y ait interdiction, les connaissances acquises à l’école
suscitent autant la méfiance extérieure que le doute intérieur, puisqu’il devient impossible de
ne pas être accompagné par « le sentiment d’avoir conquis le savoir intellectuel par
effraction » (Ernaux et Jeannet 2003 : 34). Il y a dès lors intériorisation des mécanismes de
se traduisent par un comme-il-faut de tous les instants. Cela est le mieux véhiculé par la
sexualité, ce « grand soupçon de la société qui en voyait les signes partout », lequel « était le
premier critère d’évaluation des filles, les départageait en “comme il faut” et “mauvais
genre” » (LA : 52). Cette volonté de contrôle touche évidemment davantage la gent féminine,
corps et à la vie serait bouleversé, permettant à la femme d’être « aussi libre qu’un homme »
(LA : 95). Ou presque. Car malgré la disponibilité de cette pilule, l’intériorisation des attentes
sociales empêche d’en faire la demande : « On n’osait pas la réclamer au médecin, qui ne la
proposait pas, surtout quand on n’était pas mariée. C’était une démarche impudique » (LA :
soumission semble inévitable. Le sujet n’est pas maître de son destin et de ses actions, et est
219
confiné à sa classe. Tant qu’il se contente d’être ce qu’on lui dit d’être, et qu’il en reproduit
les mécanismes de contrôle dans la pudeur de son être intime, la construction sociale de
l’identité paralyse toute possibilité d’instituer sa subjectivité dans et à travers son identité.
Les habitus structurent ainsi les fondations de l’être depuis l’extérieur. Réaliser le caractère
problématique d’une telle situation, c’est par ailleurs se placer à cheval sur différents régimes
bancals. Le tout entraîne un vide identitaire, puisque le sujet repousse ses origines et ne peut
alors assumer pleinement la posture convoitée — objets culturels refusés, vie rêvée rejetée :
« Mais entre les livres, les films et les injonctions de la société s’étendait l’espace de
l’interdiction et du jugement moral, on n’avait pas droit à l’identification » (LA : 52). Une
guère. Ce qui constitue l’une des grandes forces des Années, c’est d’ailleurs cette capacité à
placer un tel questionnement autant dans le récit que par celui-ci. En effet, le but d’Ernaux
Cette dynamique favorise l’opposition interne entre un éthos familial et son inscription dans
des cadres sociaux plus larges, provoquant la honte des origines. Un tel rapport fortement
marqué par la subjectivité sera atténué narrativement par les fluctuations dénominatives et
pronominales. Aussi, par la neutralisation des particularités individuelles (au premier chef :
les noms propres, absents sauf pour les marqueurs culturels), Ernaux transcende-t-elle le
220
générique et anecdotique.
esth/éthique qui s’en trouve institué. À la lumière de l’analyse qui précède, les questions
déroulement aussi bien que le fonctionnement du récit. Cela est particulièrement juste dans
le traitement réservé à Bourdieu, lequel « n’est pas — ou n’est pas seulement — une clef
texte là où la mémoire qui le fonde fait défaut » (Viart 2014a : 32). Dès lors, quelle place
dire que le rappel requiert une expérience première, que cela se fasse par le biais du vécu
mémoires déclarative et non déclarative. Il va sans dire qu’une telle conception admet la
noétique impossible à céder ou partager autrement que par son contenu, créant ainsi une
transmission par l’intermédiaire du langage qui voit dans la mise en récit son véhicule par
excellence. J’irai plus loin dans le raisonnement en distinguant ces deux mémoires, mémoire-
221
selon que l’on se situe dans l’agir ou le pâtir de l’expérience vécue sensorielle. Si le noème
représente un objet de pensée intentionnel, le souvenir comme objet ne s’en trouve pas moins
travaillé par la pluralité des expériences auquel le sujet s’expose. Il est alors possible de
placer le souvenir comme action du sujet dans le monde, et l’impression mémorielle laissée
où, selon le philosophe, le corps fait « le trait d’union entre les choses qui agissent sur moi
et les choses sur lesquelles j’agis » (Matière et mémoire, dans Bergson 1959 : 293).
L’expérience mémorielle est donc forgée à même cette dualité entre le pâtir (associé à la
mémoire active ou motrice, vue par Bergson davantage comme une habitude que comme une
mémoire). Pourtant, la force désubjectivante qui traverse Les années ne saurait rendre compte
apparente dépasse l’unique tour de langue. Il y a en effet une dimension mémorielle moins
Sans essentialiser ces deux positions, remarquons qu’elles se complètent et sont toutes
deux mises en valeur (à divers degrés) dans le processus de rappel institué par Ernaux. La
tension entre le subjectif et l’objectif est bien présente dans cette scène marquante « au cours
de laquelle son père a voulu supprimer sa mère en l’entraînant dans la cave près du billot où
la serpe était fichée » (LA : 59). La présentation générique d’une scène familiale de violence
la précision d’un détail — la serpe enfoncée dans un billot à la cave — marque la subjectivité
222
de l’événement, créant ainsi une tension entre l’anecdote romanesque et le récit d’un souvenir
Une autre tension, celle entre l’agir et le pâtir de l’expérience temporelle, est également
présentée avec beaucoup de justesse. Ainsi, de l’enfance d’après-guerre, il est dit que les
récits des grands drames imprégnaient la jeune génération comme d’une époque uniquement
vécue par une sorte de procuration mémorielle : « La mémoire des autres leur refilait une
nostalgie secrète pour cette époque qu’ils avaient manquée de si peu et l’espérance de la vivre
particulièrement judicieuse ; cela revient à dire qu’on souffre d’un mal de pays auquel on
appartient par filiation, mais vers lequel il est impossible de retourner, puisqu’il s’agit d’un
atopos uniquement ancré dans une expérience circonscrite à son époque, et subséquemment
Au-delà des seuls souvenirs évoqués à table lors des grands repas du dimanche, c’est
qui s’y trouve inclus, qui influence le vécu des plus jeunes : le ton « vibrant et solennel »
(LA : 24) utilisé pour raconter les horreurs, mais aussi l’air gaillard pris pour entonner des
chants en chœur, les rires triomphateurs vers la fin du repas (« encore un que les Boches
n’auront pas » [LA : 25]), autant d’éléments qui contribuent à ce que la narratrice décrit
comme « la polyphonie bruyante des repas de fête » (LA : 28). Polyphonie17 qui par la voix
17
Dans une analyse empruntant à l’approche bakhtinienne, Élise Hugueny-Léger affirme avec pertinence
qu’« Ernaux propose des mouvements d’inscription et d’effacement — inscription par l’effacement, effacement
par l’inscription — de soi, des autres, d’expériences, dans la forme écrite » (2012 : 362-363).
223
des gens présents fait entendre celle des absents par la transmission de leurs souvenirs, pour
mieux inscrire les événements qu’ils ont vécus dans la suite de ceux qui leur avaient été
racontés par les générations précédentes : « Ils remontaient en des temps où eux-mêmes
n’étaient pas encore, la guerre de Crimée, celle de 70, les Parisiens qui avaient mangé des
rats » (LA : 25). Cette grande narration indistincte d’événements vécus directement et de
souvenirs de seconde main mène à la création d’un « temps fabuleux » à côté duquel les plus
jeunes, ceux qui ne gardaient aucun souvenir de la guerre quand ils n’étaient pas carrément
nés après, « trouvaient terne [le temps], sans nom, où ils grandissaient » (LA : 25), un temps
qui s’effacera à la disparition de ceux qui en sont les véritables porteurs, cédant le pas aux
Sans le vouloir, ces récits établissent une filiation fondatrice historique (puisque des
événements majeurs touchant des millions de personnes sont survenus) aussi bien que
mémorielle (puisque ces événements ont bien été vécus d’une certaine façon toute
personnelle) : « Au sortir de la guerre, dans la table sans fin des jours de fête, au milieu des
rires et des exclamations, on prendra bien le temps de mourir, allez ! la mémoire des autres
nous plaçait dans le monde » (LA : 31). Cette mémoire elle-même passe par le discours : ce
temps devient fabuleux seulement parce qu’il est lancé par une mise en récit qui tourne le
présent vers le passé. Se trouve révélé le caractère répétitif du temps, par lequel le discours
polyphonique se reconnaît comme tel pour mieux inscrire le passé dans le présent. Cela est
rendu possible par la mise à distance de la subjectivité qui se tourne ainsi vers elle-même non
pas pour s’interroger isolément dans un ordre des choses présentiste, mais afin de se doter de
par l’affirmation d’expériences propres et de liens avec des événements historiques. Les
224
événements politiques, les élections et les campagnes agissent comme des ancres
temporelles, à partir desquelles associer des événements personnels, et marquer les époques
au bénéfice du lecteur qui peut, par moment, faire le décompte exact des années. Le récit de
soi se trouve alors intercalé dans une perspective historienne plus large visant à rendre compte
esth/éthique traversant Les années trouve une inscription plus large dans la posture éthique
d’écrivaine adoptée par Ernaux, posture orientant son œuvre dès les premiers
trajectoire qu’on peut objectiver » (Ernaux et Charpentier 2005 : 170). Cette objectivation
passera par la mise en récit, qui vise à augmenter la distance focale pour mieux révéler les
différents punctums mémoriels qui façonnent le sujet à un temps donné. Le langage y puise
orientation esthétique.
Ces mécanismes de transformation sont décrits avec beaucoup de détails par Ernaux,
le travail du temps étant central dans toute cette entreprise de biographie générationnelle.
Compte tenu de l’ampleur d’un tel projet, il tombe sous le sens que ce témoignage d’époque
soit marqué par le sceau d’un changement aux effets multiples. Par la description distante
nécessaire pour interroger les transformations dans le rapport à l’autre autant que dans le
rapport à l’objet et, de là, dans la relation à la mémoire. Il se crée une boucle analytique qui
passe à l’incertitude posée par l’avenir, pour arriver au confort d’un présent qui court sans
cesse vers sa propre réalisation, et qui n’a que faire d’hier. Le processus d’effacement du
passé se fait subtilement, graduellement, puisque chacun aspire à avancer sans cesse dans la
modernité. C’est la relation à l’objet qui décrit sans doute le mieux ce changement.
et refonde les grands récits se modulera rapidement en une souffrance découlant non plus du
retour impossible, mais du désir inassouvi d’être autrement. Cet inassouvissement s’assortira
d’une prise de conscience du caractère limitant et limité de l’univers social. Le social joue
ainsi un rôle important dans l’orientation discursive et active du sujet. Les mécanismes
d’interaction étroite entre l’individuel et le collectif ne sont pas à sens unique, bien au
contraire. La mémoire personnelle rend compte d’événements vécus par l’expérience passée,
sachant que « la caractéristique distinctive du souvenir personnel est qu’il s’agit d’un
souvenir d’éléments dont vous avez vous-même fait l’expérience, dans le sens le plus vague
les expériences personnelles d’autrui peuvent être intégrées à notre mémoire personnelle ?
Par-delà tous ces mécanismes littéraires visant à neutraliser la subjectivité qui firent l’objet
des sections précédentes, c’est par la mise en récit de cette mémoire, et l’expérience éthique
qui s’en trouve induite chez l’interlocuteur qui la reçoit, que la mémoire individuelle peut
s’ouvrir vers le social, et dont les ressorts se trouvent en amont à même la démarche
esth/éthique.
mémoire — mais comme contenu, est ici à entendre comme concept non métaphorique), il
226
caractère collectif du souvenir peut en effet sous-entendre deux modes de partages très
différents : le fait de partager l’expérience première des événements au moment même où ils
d’une expérience commune peut bien sûr contribuer à affiner les récits qui en sont faits, et
donc moduler les souvenirs conservés de l’événement initial ; il s’agit non pas d’en arriver à
une plus grande fidélité envers les événements tels qu’ils se sont passés — ce qui stricto
sensu est vide de sens, puisque ce tels que sous-entend une médiation que le récit induit
envers l’événement premier grâce à l’expérience qui en a été faite —, mais une plus grande
fidélité envers les événements tels qu’ils ont été vécus et tels qu’ils le sont encore par
et de là, d’un patrimoine mémoriel, entendu qu’« un souvenir partagé intègre et calibre les
différentes perspectives de ceux qui se rappellent l’événement […] en une seule version »
(Margalit 2004 [2002] : 51-52 ; je traduis). Aussi Ernaux ne cherche-t-elle pas à parler au
nom de tous, ne visant donc pas à tenir un discours qui serait plus historique que littéraire —
tension oblige. Elle interroge l’intime (dans la présence de l’être au monde) en l’ancrant dans
son époque, par exemple en s’attardant à la sphère politique — aux différentes élections
présidentielles qui en viennent à paraître « une répétition de la précédente » (LA : 224), puis
aux changements à l’Europe, entre autres avec l’adoption de l’euro qui « distrayait
l’inévitable collectif du vécu humain est également perceptible dans le concept d’archive
derridien :
Disons-le encore une fois, l’entreprise d’Ernaux se situe au point intermédiaire entre
les perceptions et les sensations reçues par l’adolescente brune à lunettes de quatorze ans et
demi que l’écriture ici peut retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante,
capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par l’histoire collective » (LA :
56). L’enjeu principal en vient à être une interrogation des éléments constitutifs de la (ou
plutôt : sa) subjectivité pour en voir les conditions d’exercice (et d’existence) et les
changements à travers le temps, interrogation qui ne cherche toutefois pas à réifier cette
subjectivité en objet d’étude distant, ce qui exposerait le travail esthétique aux habitus
conséquents à une telle posture. Il y a donc une sorte de mise en garde faite à soi-même qui
vise à préserver à la fois les incertitudes et les contraintes du langage et de l’action — ce qui
précédent pour tâcher d’y trouver une application dans le présent cadre. Avec toute l’étude
228
qui précède, il appert que le maldicible comme langage défaillant est pleinement saisi par
l’écrivaine, qui cherche à maintenir une tension entre le subjectif et l’objectif, afin de montrer
elle-même et ceux qui s’en servent sans questionner les habitus dont elle peut se faire à la
fois le véhicule et la manifestation. Chez Ernaux, les écueils du langage ne sont pas évités,
démarche esth/éthique, laquelle ne travaille plus à masquer la trame qui lui est sous-jacente.
On se trouve ainsi dans une langue chargée de maldicible, qui se pose un ensemble de
questions d’ordre social dans une perspective historique — ou, pour être plus précis,
générationnelle.
Ernaux maintient bien vive la difficulté de dire une expérience dont la formulation
discursive évacuerait la valeur même. Cette dynamique peut être mise en relief par certains
souvenirs d’objets qui, ayant formé l’expérience, deviennent des empreintes temporelles
propres à leur époque : « Les marques de produits anciens, de durée brève, dont le souvenir
ravissait plus que celui d’une marque connue, le shampoing Dulsol, le chocolat Cardon, le
café Nadi, comme un souvenir intime, impossible à partager » (LA : 19). Par la suite, le
rapport à l’objet changera à mesure que les perceptions s’orienteront vers la possibilité de la
nouveauté. En effet, dans un premier temps, l’aspect duratif de l’existence est perceptible
jusque dans l’usage qu’on fait, faute de moyens, des possessions, aussi simples soient-elles.
L’objet en lui-même est perçu dans sa continuité, sa réutilisation : « Tout devait faire de
jetait » (LA : 39-40). Cette relation s’assortit d’une potentialité temporelle qui confère une
objets enchaîne les jours les uns aux autres par l’expérience même qui en est faite, tout en
créant une opposition sociale potentielle avec celles qui à l’école pouvaient posséder du neuf
ou du non recyclé. Les personnes disparues pourront dès lors laisser une trace de leur passage,
objets mémentos qui permettent au vivant non seulement de réactiver l’image du mort, mais
Cela n’est pas sans rappeler l’assujettissement nostalgique auquel se voue Jeanne, cette
héroïne dont Maupassant dépeint la vie et qui eut un grand effet sur l’orientation qu’Ernaux
a donnée à son projet « d’écrire “une sorte de destin de femme” » (LA : 166) :
Les jours furent bien tristes qui suivirent, ces jours mornes dans une maison
qui semble vide par l’absence de l’être familier disparu pour toujours, ces
jours criblés de souffrances à chaque rencontre de tout objet que maniait
incessamment le mort. D’instant en instant un souvenir vous tombe sur le cœur
et le meurtrit. Voici son fauteuil, son ombrelle restée dans le vestibule, son
verre que la bonne n’a point serré ! […] Et sa voix vous poursuit ; on croit
l’entendre ; on voudrait fuir n’importe où, échapper à la hantise de cette
maison. Il faut rester parce que d’autres sont là qui restent et souffrent aussi
(Une vie, dans Maupassant 1959 : 154).
L’objet représente la personne dans son absence, avec toute la capacité hantologique que cela
peut avoir, dans la surprise incessante de son « apparition disparaissante » (Derrida 1993 :
en garde. Dans Les années, cette force d’évocation spectrale est le mieux catalysée par les
photos, qui sont autant de mémentos de la fillette ou de la femme qu’elle a été mais vers
laquelle il est évidemment impossible de retourner autrement que par la mémoire. La hantise
se manifeste ici de l’intérieur. Tout le projet littéraire de ce récit en témoigne par l’adhésion,
semble correspondre davantage à l’idée que Barthes se faisait du terme : « Ma vie elle-même
peut être romanesque à partir du moment où je décide d’appeler romanesque la catégorie des
230
choses à cause de quoi je ne m’ennuie pas » (Barthes 2010 : 285 ; je souligne) — ou, en
d’autres mots, une « affaire de notation, d’intérêt envers le réel quotidien, et d’énonciation,
le tout dégagé d’une histoire » (Viart 2014b : §22). Pareil romanesque thématique questionne
reflet en même temps que de la méditation) ouvrant vers une véritable introspection de nature
subjectivité et objectivité. Elle est présentée comme un témoin de son époque, qui endosse
son rôle d’actrice dans le monde tout en s’interrogeant sur les structures structurantes
générales et les rapports que le sujet contemporain entretient avec celles-ci (en les intégrant,
témoignent (autant la narratrice que son personnage) — qui affecte en son cœur l’expérience
l’individualité vécue isolément aient pour effet collatéral un rétrécissement des voies d’accès
présent et point de vue du présent sur lui-même » (Hartog 2012 [2003] : 261). Un tri
s’effectue parce qu’il est surtout question de souvenirs non pas à préserver, mais à ranger
18
Je fais ici référence aux traits 1 et 3 mentionnés par Schaeffer pour décrire le romanesque : « 1.
L’importance accordée, dans la chaîne causale de la diégèse, au domaine des affects, des passions et des
sentiments ainsi qu’à leurs modes de manifestation les plus absolus et extrêmes » (2004 : 296) ; « 3. La
saturation événementielle de la diégèse et son extensibilité indéfinie » (2004 : 299).
231
pour mieux placer le sujet dans une apparence de collection mémorielle qui n’est au fond
rien qu’un amas d’expériences à charge axiologique faible, puisque jamais inscrites dans
mémoire raccourcissait » (LA : 140) lors des repas de famille à la fin des années soixante-
choses » (LA : 140). Avec le changement dans le rapport à l’objet vient un changement dans
le rapport au temps : l’épuisement utilitaire de l’objet vécu sur l’unique mode d’une
passé s’estompait. On transmettait juste le présent » (LA : 141), si bien qu’à force de perdre
ses raccords, le passé en vient à être totalement dessaisi par le présent ; le passé est
constamment affirmé comme dépassé, et le présent est invariablement tourné vers l’action,
la chose, la parole à produire se leurrant ainsi de l’illusion futuriste. Précisons toutefois que
le lecteur suit le point de vue d’une narratrice qui se fait le porte-voix d’un personnage se
désolant de l’étiolement de son propre temps, et que de là, le remplacement des références
culturelles et des façons de parler est une qualité inhérente aux successions générationnelles
— entendu que « chacun appelle mémoire ce dont il se souvient, aussi dérisoire que cela
Elle est toutefois à même de constater l’évacuation de tout ce qui ne touche pas au
plaisir avant tout qui place (de manière illusoire) le sujet au centre d’une expérience
médiatisée, marquée par le désir d’assouvissement des désirs (et non par les désirs eux-
mêmes) : « Le discours du plaisir gagnait tout. Il fallait jouir en lisant, écrivant, prenant son
bain, déféquant. C’était la finalité des activités humaines » (LA : 115). Toute idée d’autrement
232
qui avait pu surgir des élans de Mai 68 se mue en quête de plaisir et besoin de possession.
son rythme haletant. […] Le temps des choses nous aspirait et nous obligeait à vivre sans
arrêt avec deux mois d’avance » (LA : 206). Il s’agit d’un repliement du présent sur lui-même,
avec une tendance à sans cesse ancrer l’expérience dans le futur proche d’un vécu
dans l’objet confèrent ainsi un « supplément d’être » (LA : 207). Le temps du sujet en vient
à se moduler non plus sur l’expérience de l’objet, mais sur l’objet lui-même : « Et on ne
vieillissait pas. Rien des choses autour de nous ne durait assez pour accéder au vieillissement,
elles étaient remplacées, réhabilitées à toute allure. La mémoire n’avait pas le temps de les
associer à des moments de l’existence » (LA : 207). Ce faisant, étant donné que l’importance
de l’objet va sans cesse grandissante, les idées perdent graduellement de leur valeur à mesure
d’autogénération de sa propre validité. Puisque le sens vidé déstructure l’identité ainsi que le
rapport au monde qui lui est associé, l’univers social en vient à perdre pied : « L’anomie
Compétitivité, précarité, employabilité, flexibilité faisaient rage. On vivait dans des discours
va jusqu’à diluer la notion de sujet puisque le désir d’inscription social n’est plus dans la
connaissance, ni même dans l’expérience, mais seulement dans l’apparence. Ce sont les
La confusion entre l’expérience et la connaissance dans l’exemple qui précède souligne les
influences exercées par les habitus dans la découverte et l’entrée dans un champ nouveau
auquel on tient à adhérer. Mais malgré le rapprochement tenté entre le début du troisième
millénaire et 1955, l’écart temporel entre les deux époques est affirmé de manière patente par
le vocabulaire suranné utilisé : connaître les mots à la page n’est assurément pas une
expression à la page au XXIe siècle, alors que le rock’n’roll désigne plus particulièrement les
premières formes musicales maintenant englobées dans la catégorie générique du rock. Aussi
la volonté de réconciliation des expériences de 1955 à l’an 2000 est-elle vite démontée par
rapport à la consommation elle-même : « Ce n’était plus le même moi que celui qui allait
faire ses courses à Prisu ou aux Nouvelles Galeries » (LA : 134). La relation à l’objet semble
Ces changements mettent en valeur un panorama temporel qui rend apparentes des
séries d’événements et des manifestations d’affects dans leurs modifications, mais instaure
aussi une distance qui interroge la place fluctuante donnée au sujet. L’interrogation de
l’expérience autant que du langage par le projet d’écriture déployé par et dans Les années
constitue le noyau à partir duquel le récit articule l’histoire de cette femme, elle à la fois
Elle voudrait réunir ces multiples images d’elle, séparées, désaccordées, par
le fil d’un récit, celui de son existence, depuis sa naissance pendant la Seconde
234
Les images sont en partie à prendre au pied de la lettre, compte tenu des photos qui servent
à lancer chacune des séquences. Cette multiplication des profils accentue l’impression de
métamorphose (physique, intellectuelle, éthique, morale) et souligne avec force les différents
passages vécus comme autant de jalons à partir desquels initier une rétrospection — entrées
à l’école, à l’université, dans l’âge adulte, la vie conjugale, etc. Ces phases ne sont pas sans
endormie jeune fille ; elle était femme maintenant » (Une vie, dans Maupassant 1959 : 53).
Si elle s’inspire d’un destin de femme ancré dans son temps, la proposition littéraire d’Ernaux
dans Les années prend et rend bien compte des fonctions et capacités de médiation de la
littérature. Ce faisant, le romanesque y « apparaît moins comme une adhésion naïve aux
adhésion » (Fortier et Mercier 2014 : §2). Le portrait global ainsi proposé est net et porteur.
Et il fonctionne. Elle est bien mouvante. Oscillant entre individualité et représentation. Entre
personne et groupe. Elle devient elles. De pleine manière phénoménologique. Toute une
femme, faite de toutes ses expériences et qui se voit autre, et dont la mémoire est transmise
par écrit.
démarche. Il en va d’un travail de très longue haleine, qui a nécessité un mijotage de quelque
235
vingt ans, pour parvenir à trouver le juste accord entre le fond et la forme, le bon élan
esthétique qui saurait rendre compte des rapports complexes que l’écrivaine cherche à établir
et maintenir entre subjectivité et objectivité. L’équilibre entre les deux est préservé par divers
mécanismes textuels qui contribuent à leur tour à établir une autre dynamique complexe entre
identité et collectivité — perceptible par exemple dans l’usage des pronoms. Le déploiement
littéraire ernalien manifeste une compréhension fine des habitus, dont il n’est jamais possible
de se départir, puisque leur dissociation entraîne un remplacement inévitable par des habitus
Cela engage un rapport au langage particulier, nécessitant une mise à distance vis-à-vis la
Compte tenu de cette incertitude discursive, sociologique et éthique, j’ai jugé pertinent de
réemployer le concept de maldicible développé plus tôt, puisque la volonté d’élargir les
limites du langage se fait dans la pleine prise en compte de la capacité créatrice, sans volonté
essentialiste qui entraînerait une réification du sujet étudié. Les années constituent ainsi une
réflexion en même temps qu’une production sur les rapports d’un sujet dans sa constitution
identitaire et sa présence au monde. Cette relation d’être dans le monde n’est pas à sens
unique, le social agissant dans la constitution du sujet. Le rapport à la mémoire vient ajouter
une couche de complexité, entendu que l’identité n’est pas monolithique et que la somme des
Aussi, le désir de recourir à une écriture plate manifesté par Ernaux ne trouve pas autant
d’assises dans son récit de 2008, si ce n’est dans la tension entre la volonté de rendre compte
était poussé au-delà de son point de bascule, pour faire en sorte que l’objectivité se teinte de
manière sous-jacente d’une très grande sensibilité et d’une subjectivité qui transpire dans ce
qui pourtant peut sembler comme une véritable mise à distance — le pronom elle le démontre
bien.
contexte mouvant, rapide, où le régime d’historicité passe d’une continuité temporelle dans
la prise en charge des legs du passé vers un présentisme empressé de ranger et reléguer,
cédant toute la place à un ici-maintenant qui génère sa propre valeur. Pour sa part, l’ekphrasis
représentationnelles qui interrogent l’identité à travers le temps. Cependant que les scènes de
de la communication, de la transmission des valeurs et des récits qui y sont donnés. À cet
égard, la dimension générationnelle de son entreprise est tout à fait rendue visible par ces
scènes (entre autres stratégies). La dimension biographique n’est pas en reste, puisqu’il faut
bien un point de vue duquel raconter. Ainsi résumerais-je la démarche esth/éthique qu’Annie
Ernaux déploie dans Les années, portrait d’une génération fait à travers « ces multiples
images d’elle » (LA : 187), par une narratrice qui sans jamais recourir à la première personne
esth/éthiques d’expression de la mémoire mises en œuvre dans des récits rétrospectifs qui
assoient une partie de leur organisation discursive sur l’incertitude. Les liens établis de part
contradiction inhérente à son entreprise, alors qu’il est confronté au manque d’informations
en même temps qu’au besoin de raconter, maintient clairement une tension rendue productive
ernalienne propose d’elle montrent à la fois la continuité identitaire et les reflets divergents
que le sujet se renvoie à lui-même au fil des expériences, tout en reconnaissant l’ancrage
L’étude qui suit s’intéressera à Jean-Marie Gustave Le Clézio1, écrivain dont l’œuvre
fut souventes fois rapprochée de l’incertitude. Son premier livre, Le procès-verbal (1963),
fut dès le départ associé au Nouveau Roman, bien que l’auteur ait lui-même manifesté une
1
L’écrivain sera dorénavant désigné comme J.M.G. Le Clézio, conformément à la graphie utilisée sur la
couverture de ses livres, et généralement reprise par la critique. Il s’agit en outre du nom apparaissant sur son
passeport mauricien : « Lorsqu’il s’est agi de trouver un nom de plume, je me suis tourné vers mon passeport
mauricien, qui était alors un passeport britannique. Il était écrit J.M.G. Le Clézio. Mon autre passeport, celui
dont je me servais à plein-temps, était français. C’est ainsi que très tôt, j’ai ressenti un sentiment de double
appartenance » (Rousseau 2009 : §2).
237
238
suspect d’Adam Pollo (a-t-il déserté l’armée ou la raison ?), il est tentant de marquer toute
l’entreprise du sceau du soupçon. Quarante-cinq ans plus tard, il interrogera d’ailleurs les
capacités de la littérature en colorant de doute tout son discours de réception du prix Nobel,
confiant que « l’écrivain n’est jamais un meilleur témoin que lorsqu’il est un témoin malgré
lui, à son corps défendant » (Le Clézio 2008a : §11). La monographie qu’Isabelle Roussel-
Gillet consacre à l’auteur fait en outre de cette notion un élément central, le titre de son
Dans ce qui suit, je ne procéderai toutefois pas directement à une étude de l’incertitude
chez Le Clézio. Les deux ouvrages choisis semblent en effet correspondre assez mal aux
lesquels sont par exemple aux fondements du Livre des fuites (1969). Le roman Onitsha
ouverte sur les champs d’expériences que d’une incertitude issue des doutes quant aux
Réconcilier ces deux aspects en une même œuvre (ou deux, en l’occurrence) doit plutôt se
comprendre à partir de l’antonyme du terme : la certitude. Car c’est bien cette dernière que
Le Clézio combat depuis ses débuts littéraires, lutte qui traverse l’ensemble de sa production.
face à l’expérience, privilégiant ainsi une sorte d’honnêteté phénoménologique qui place le
sujet agissant dans la vulnérabilité de son pâtir, et dont les traces sont ensuite visibles sur le
2
Dorénavant, les références à ce livre seront indiquées par la lettre O suivie du numéro de page.
3
Dorénavant, les références à ce livre seront indiquées par la lettre A suivie du numéro de page.
239
corps (ce qui sera désigné plus loin par l’expression « visage-paysage », chère à Le Clézio).
L’exemple le plus parlant est sans doute offert par Terra amata, long parcours d’une vie au
bout duquel est reconnu l’action du sujet dans le monde autant que les effets desdites actions
sur le sujet : « Si on avait eu un microscope, on aurait pu lire sur ce corps tout ce qui s’était
passé depuis quatre-vingts ans et plus. Ici étaient marquées les guerres, là étaient dessinées
les amours, les passions » (Le Clézio 1967b : 205). Ce rôle double est essentiel à la
Aussi proposerai-je dans ce qui suit une lecture croisée de L’Africain et d’Onitsha,
deux livres qui recourent à différentes stratégies discursives pour décrire l’impact de la
découverte, rapidement teintée par les influences de la socialisation et de la société. Bien que
la récurrence des lieux, des noms et des personnages4, des thèmes, et des événements (de
l’histoire mondiale comme de l’histoire familiale) montre autant d’éléments communs qui
parcourent différents pans de son œuvre, le rapport entre les deux ouvrages choisis est encore
plus intime dans le traitement littéraire d’un même faisceau d’expériences et l’utilisation de
Onitsha raconte le départ pour l’Afrique d’un enfant (Fintan) et sa mère (Maou) après
la Deuxième Guerre mondiale, embarquant à bord d’un cargo mixte en partance de Bordeaux
pour rejoindre le père (Geoffroy Allen) représentant de commerce dans la ville nigériane
4
Par exemple, le vieil aveugle rêvant tout haut, que le personnage principal fréquente, dans Révolutions,
Poisson d’or et Alma, ou encore la prostituée sourde dans Onitsha et Révolutions.
240
d’Onitsha. Ils y passeront un an, avant d’effectuer un retour forcé en Europe. Le roman, qui
pour l’essentiel suit Fintan, est divisé en quatre sections distinctes et titrées, de longueurs
inégales, chacune se concentrant sur une période particulière : « Un long voyage » (48 pages)
montre le parcours de Maou et son fils à bord du Surabaya, et se termine sur la rencontre
d’un père étranger ; « Onitsha » (82 pages) raconte les découvertes de Fintan dans cette
région nigériane, laquelle par métonymie en vient à représenter toute l’Afrique ; « Aro
Chuku » (90 pages) ouvre plus directement sur les rêves archéologiques de Geoffroy, qui
tente de trouver des traces de la dernière reine égyptienne et de son peuple, chassés de leur
pays au IVe siècle de notre ère ; enfin, dans un tout autre registre, « Loin d’Onitsha » (21
pages) retrouve Fintan vingt ans plus tard, alors qu’il se rend dans le Midi de la France pour
Dans ce roman, Le Clézio déploie plusieurs stratégies discursives afin de rendre compte
du rôle joué par la distance et la mémoire dans la construction identitaire. Cet enjeu est
accentué par le fait que, pour l’essentiel du livre, Fintan se trouve dans la période charnière
de sortie de l’enfance (il a douze ans à son arrivée en Afrique [O : 114]) ; et si ce personnage
adopte une posture ouverte et disponible, c’est pour rapidement réaliser que certains doutes
sont inhérents à sa présence même en ces terres. Dans la dernière section du livre, maintenant
développée grâce à une telle approche de l’expérience phénoménale, réaffirmant ainsi les
tensions mises en scène plus tôt. Ces tensions sont au demeurant perceptibles dans
dernière pour mieux l’ancrer dans sa topographie. La structure même du livre en témoigne,
dans la mesure où
241
le pont entre temps et lieu, bien que cette dynamique soit sans cesse complexifiée par le
procédé d’accumulation de l’être vivant qui agit et pâtit depuis sa condition dans le monde.
De son côté, le récit L’Africain dresse un portrait partiel du père de Le Clézio, tout en
vécue à l’âge de huit ans (A : 39). Aussi le livre tend-il moins vers la biographie filiale ou
l’autobiographie familiale que vers une sorte de topographie de l’Afrique 5, continent ayant
eu une influence décisive dans l’appréhension du monde prônée par l’auteur et, de là,
soutenant certains traits de l’esth/éthique valorisée dans et par son œuvre. La nature
fausse couverture, avant même toute page de texte : Le Clézio y insère une carte réalisée par
son père (« Banso Medical Area », A : 5) sur laquelle les distances sont indiquées non pas en
kilomètres mais en temps de marche. Une telle échelle n’a de sens que pour celui qui y habite,
entendu qu’une centaine de mètres à pied, sur des sentiers vallonnés traversés de ruisseaux,
ne peut se comparer aux routes goudronnées d’Europe que selon une mesure chronométrique.
Cette isotopie traverse le récit et trouve également des échos dans Onitsha, puisqu’il s’agit
5
J’explorerai, à la section 2.1 du présent chapitre, l’amalgame géographique effectué entre le très proche
(la ville — Ogoja ou Onitsha) et le très lointain (tout le continent africain) dans les deux livres, une assimilation
importante pour la compréhension de la posture paradoxale privilégiée par Le Clézio.
242
dans un cas comme dans l’autre de prendre la mesure de l’espace par le corps — assurant
En plus de cette carte, quinze photos dites « provenant des archives de l’auteur » (A :
106) sont insérées dans le récit, lequel est divisé en sept chapitres portant chacun un titre :
88) ; « L’oubli » (A : 89-105). Sans être toutes appelées et commentées directement, ces
que son père les a prises, on peut voir dans le dispositif texte-image une façon d’ouvrir le
dialogue en redonnant une voix à l’Africain. L’écrivain l’a d’ailleurs reconnu en entretien :
« Les photos sont aussi un peu la participation du sujet au livre qui parle de lui. C’est presque
un livre écrit à deux. Un dialogue qui se noue maintenant » (Le Clézio 2004a).
Le choix de ces deux œuvres se justifie dans un premier temps de manière évidente par
le rapprochement entre Fintan et Le Clézio, lien reposant sur plusieurs éléments. D’abord,
compagnie d’une mère complice, ils y rencontrent un père étranger qui les amène dans une
grosse Ford V8 (A : 54 ; O : 57) à destination de l’habitation spartiate dans laquelle ils vivront
(A : 9-10 ; O : 62-64). Ces premiers moments sont d’autant plus marquants qu’ils se répètent
en écho dans l’un et l’autre livres ; dans Onitsha, le père est désigné comme « cet homme
distance ressentie est exprimée ouvertement : « Ce n’est pas l’Afrique qui m’a causé un choc,
Fintan adresse-t-il à Geoffroy Allen un regard particulier, empreint de la haine qu’il lui voue
243
d’abord pour les avoir déracinés, sa mère et lui, et ensuite pour n’être qu’un Anglais exerçant
son autorité sur l’Afrique (continent dont l’enfant se réclame), portant ainsi sur lui « un
regard plein de méfiance, et de haine instinctive », Geoffroy éprouvant à son tour « une colère
phénoménale de l’Afrique enjoint à une posture au monde similaire dans les deux œuvres. Je
tâcherai dans ce qui suit de mettre en valeur ce lien particulier, qui influence les personnages
(fictifs ou réels) mis en scène autant qu’il oriente la posture esth/éthique de l’écrivain, lui-
même tributaire d’un certain nombre d’expériences. De là partira l’étude des points de
rencontre et de séparation que le récit et le roman établissent dans leur traitement respectif
d’une même mémoire complexe, travaillée, parfois détournée, mais surtout empreinte des
explorations de jeunesse et de leur contexte familial de production. Compte tenu de l’âge des
À cet égard, ce chapitre sera articulé en deux parties : l’enfance et la distance. Chacune
répond à un pôle mémoriel distinct, bien qu’inséparable l’un de l’autre, entendu qu’il s’agit
d’éléments intimement liés dans la constitution du sujet. Cette démarche ne saurait toutefois
ignorer les éléments problématiques inhérents au travail leclézien (mais qui sont loin de lui
être exclusifs) : il se réclame lui-même de cette « forêt des paradoxes » exposée par Stig
de ne pouvoir s’adresser à ceux qui ont faim — de nourriture et de savoir » (Le Clézio 2008a :
§29). L’incapacité immédiate à résoudre ce problème, du moins de manière aussi infime que
244
possible, ne constitue pas une abdication du travail littéraire, mais une invitation à essayer de
surmonter le paradoxe en le reconnaissant et en l’embrassant (ce qui fut désigné plus tôt par
le terme de maldicible). Une telle dynamique admet également la difficulté d’adopter une
manque6. Dans cette optique, J.M.G. Le Clézio arpente cette forêt des paradoxes avec un
certain nombre de soucis en tête — soucis de mémoire et d’identité au premier chef. De telles
Enfance et identité
À la page de préambule de son récit L’Africain, J.M.G. Le Clézio précise qu’à son
retour d’Afrique, il s’est imaginé une mère noire « pour fuir la réalité » européenne (A : 7).
fondamental vécu alors), mais constitue surtout une conjugaison de récits et un détournement
de souvenirs, ayant un pied dans l’invention et l’autre dans l’expérience. Car Le Clézio
réalisera plus tard que c’est plutôt son père qui avait adopté une figure africaine, ayant
fondamentalement choisi ce continent comme patrie. Cette dénégation première est d’autant
plus importante qu’elle affirmait l’africanité voulue du jeune Le Clézio devant l’antagonisme
évident d’un père étranger qu’il a rencontré pour la première fois en 1948. Aussi semble-t-il
essentiel de souligner l’importance de l’élan ayant motivé et soutenu un tel travail, entendu
6
« La trace est inséparable de l’idée de fragment qui met en avant l’impossibilité de désigner l’être dans
une totalité, car la trace tourne toujours autour de son objet sans jamais pouvoir le donner » (Ridon 2015 : 152).
245
travail, et le roman qu’il écrit en 1991 (Onitsha) s’y inscrit de plein droit.
souvenance manifesté par Le Clézio dans son préambule, et les ramifications que la mémoire
tisse avec l’identité. L’Africain s’articule en fait sur un double recours au récit, dans la mesure
où pour reconstruire l’identité (africaine) du père, il doit remonter aux récits des origines,
aux souvenirs d’avant sa naissance et aux récits d’expériences transmis par ses parents. Il
clôt d’ailleurs cette petite page d’ouverture (sans titre et isolée du reste de l’ouvrage) avec la
remarque suivante, ce qui vient soutenir l’importance accordée à la mémoire par la présente
étude : « En souvenir de cela [ce retour, ce recommencement], j’ai écrit ce petit livre » (A :
7). Il s’agit donc d’une mémoire au carré : l’écrivain rédige L’Africain en souvenir du travail
de souvenance requis pour tâcher de comprendre son père — et de là saisir à quel point ce
dernier incarne le parent africain tant souhaité jadis. À l’aide de sa propre mémoire, il
recourra en outre à une somme mémorielle familiale, puisque pour comprendre les
expériences de ses parents durant les années trente (c’est-à-dire avant même la naissance du
frère aîné de Le Clézio). Or, sans pour autant les avoir vécus de première main, ces souvenirs
influencent autant le champ d’expérience que l’identité des enfants. Dans Onitsha, Fintan
expérientielle et identitaire que Le Clézio décrit dans L’Africain ; dans le roman comme dans
le récit, l’opposition directe au père constitue le pilier d’une telle démarche, puisqu’il incarne
La question identitaire, dans ses bases comme sa construction, représente l’un des
nombreux points de rencontre entre L’Africain et Onitsha. Dans ce qui suit, l’identité sera
articulée en lien avec le corps et l’expérience, ainsi qu’avec le langage et la raison — deux
ayant même publié des essais philosophiques (L’extase matérielle en 19677, et L’inconnu sur
la terre en 19788) pour explorer de manière théorique ces questions. Au demeurant, les
recoupements qui influencent autant les représentations mémorielles que les constitutions
l’écrivain de « poète du doute », entendu que « Le Clézio orchestre les dédoublements qui
contribuent à une esthétique du contrepoint et du flottement dans les échos et les écarts. Il
tisse une histoire sur une autre puisque l’écriture de la relation ne peut se bâtir que sur des
entre-deux et ainsi fuir l’entre-soi » (Roussel-Gillet 2011 : 161). L’identité demeure le point
compte de toute la masse de souvenirs qui se trouve produite et enchevêtrée entre les deux.
De plus, par le rapprochement des deux œuvres, les différences contextuelles entre
l’importance de mettre en perspective les expériences avec les habitus dont les tensions sont
chapitre précédent, cette question des structures structurantes sera ici valable autant du point
7
Dorénavant, les références à ce livre seront indiquées par EM suivi du numéro de page.
8
Dorénavant, les références à ce livre seront indiquées par IT suivi du numéro de page.
247
de vue familial que communautaire : le rapport filial (avec le père comme avec la mère)
clôturera la première partie, menant par cette occasion en ouverture de seconde partie à la
question coloniale, dont toute analyse leclézienne ne saurait faire l’économie. Et ce faisant,
visible autant dans L’Africain que dans Onitsha. Si l’arrivée en Afrique marque le moment
où Le Clézio dit avoir « appris à oublier » (A : 10), la construction identitaire passe par
l’action et non son intériorisation subséquente. L’expérience phénoménale est cruciale, dans
la mesure où Le Clézio n’essentialise pas la présence au monde, corps et raison étant tous
deux ancrés dans le présent du concret (d’autant plus que le narrateur se trouve clairement
dans l’aval chronologique des événements racontés). Si bien que les souvenirs qu’il dit garder
Avec leur visage, leurs attitudes, leurs manières et leurs manies, leurs
illusions, leurs espoirs, la forme de leurs mains et de leurs doigts de pied, la
couleur de leurs yeux et de leurs cheveux, leur façon de parler, leurs pensées,
probablement l’âge de leur mort, tout cela est passé en nous (A : 7).
Cette somme mémorielle des êtres induite par le sujet n’est pas sans rappeler une dynamique
similaire exposée chez Ernaux au chapitre précédent, et pour laquelle la mémoire « apparie
les morts aux vivants, les êtres réels aux imaginaires, le rêve à l’histoire » (Ernaux 2008a :
15). Or, par sa liste orientée vers le corps autant que vers les expériences et impressions
pas seulement dans sa constitution comme tableau fixe, dans son paraître-objet, mais bien
dans son être-sujet, adoptant une posture en action orientée vers l’autre. De figure, il devient
visage.
Les souvenirs qu’il relate de son séjour africain à l’âge de huit ans sont d’un tel ordre
domaines de l’agir et du pâtir, un ordre où prédomine non pas le caractère unique du sujet,
son identité de facto — c’est-à-dire celle au temps T —, mais plutôt cette construction
exprimé se pose donc contre la préséance de la raison cartésienne, dans la mesure où la façon
monde. Dès lors, suivant une telle vision nuancée, le rapprochement d’une chose et son
contraire ne constituera pas forcément une contradiction, mais bien un paradoxe dans le sens
premier du terme, c’est-à-dire ce qui est à côté (para) de l’opinion commune (doxa). Une
pensée ni contre ni avec, qui « établit une révélation de la complexité de la réalité, une autre
Le premier chapitre de L’Africain, intitulé « Le corps », privilégie cet ordre des choses
et des êtres, affirmant de bout en bout la différence expérientielle entre les continents
« L’Afrique, c’était le corps plutôt que le visage » (A : 14). Le visage, central dans certaines
249
processus d’acceptation de soi dont la reconnaissance est plus tardive, et succède surtout à la
sentiment profond qui prend des allures de conviction l’accompagnera longtemps : « Pendant
des années, je crois que je ne l’ai jamais vu » (A : 9), dira-t-il de son propre visage. Il tombe
sous le sens que le sujet fuyant son propre reflet n’aura jamais à reconnaître et à lire ses
propres traits ; mais par la même occasion, cela le place davantage dans l’expérience au
premier degré, c’est-à-dire non pas dans le raisonnement découlant de la perception, mais
Cette prégnance phénoménale se fait également présence, car le monde sera à son tour
renvoie. Le Clézio perçoit ainsi dans le visage une sorte de métonymie expérientielle10, qui
porte sur lui sa somme identitaire tout en rendant manifeste le caractère inépuisable du
monde :
Les visages sont beaux. Il n’y a rien de plus émouvant dans la personne
humaine, rien de plus accompli. […] C’est une beauté que je ne peux
comprendre toute. Ce qu’il y a de beau et de vaste dans la vie, la mer, le ciel,
le soleil, les fleuves, le vol des oiseaux, les feuilles des arbres, les fleurs, tout
cela est dans ce visage, et bien d’autres choses encore. […] Les visages sont
lisibles. Tout y est inscrit, dans les plis et le relief. Visages comme des
paysages, lisses, transparents, pays d’eau et de lacs, où brillent les yeux
translucides ; ou bien compacts, terres minérales, terres brûlées, aux yeux
enfoncés dans les failles des paupières étroites (IT : 179 ; je souligne).
9
Levinas au premier chef en fait un axe central de sa réflexion éthique dans Totalité et infini, en particulier
à la section III (1961 : 161-226).
10
Gens des nuages (Le Clézio, Le Clézio et Barbey 1997) témoigne de cette relation étroite — ne serait-ce
que par le titre évocateur d’une fusion entre l’humain et les éléments qui l’entourent. Ici, les yeux sont un
véhicule particulier pour l’expérience comme sa transmission : « Mais ce sont les yeux des enfants qui sont les
vrais trésors du désert. Des yeux brillants, clairs comme l’ambre, ou couleur d’anthracite dans des visages de
cuivre sombre » (Le Clézio, Le Clézio et Barbey 1997 : 75-76).
250
Ces visages lisibles n’enjoignent pas à une lecture finie — tout comme est inépuisable
l’expérience du monde dans ses variétés minérales, animales et végétales — ; ils renvoient à
la profondeur d’un présent suspendu et suspensif, ce qui n’est pas sans rappeler le temps
rapport à soi. Le caractère matériel du présent ne tient pas au fait que le passé lui pèse ou
qu’il s’inquiète de son avenir. Il tient au présent en tant que présent » (Levinas 1983 : 36).
L’autre renvoie à la compréhension de soi comme totalité ouverte sur le monde, c’est-à-dire
comme profondeur abyssale et circonscrite, dont l’incarnation par excellence se situe dans le
son visage, n’est pas un personnage dans un contexte » (Levinas 1982 : 90). Dans cette
mesure, « visage et discours sont liés. Le visage parle. Il parle, en ceci que c’est lui qui rend
possible et commence tout discours » (Levinas 1982 : 92). Le lien comparatif avec le paysage
n’en est que renforcé, puisque le regard l’embrasse dans l’incomplétude de ses capacités —
entendu que pour l’œil, le paysage se termine avec la limite toute apparente de l’horizon. Le
Potentialités de sens pour qui sait s’y montrer disponible, visage et paysage lancent une
invitation similaire. Dans un texte sur Amedeo Modigliani rédigé pour l’exposition de
l’artiste au Musée d’art moderne de la ville de Paris, Le Clézio approfondira cette vision des
assonant :
251
puisque jamais le visage ne se laisse épuiser ; il est donation plus que don, puisqu’il est action
qui automatiquement pour être reçue comme telle enjoint à une donation sans cesse
conception du visage renvoie à une posture précédant la rencontre de l’autre, et dans cette
mesure, « l’accès au visage est d’emblée éthique » (Levinas 1982 : 89). Pour Le Clézio,
l’absence de miroir et le refus de contempler son propre reflet sont un rejet de la constitution
identitaire solipsiste, entendu que l’Autre doit être là et doit faire face au sujet pour que
pourquoi « dans ce sens il ne saurait être compris, c’est-à-dire englobé. Ni vu, ni touché —
car dans la sensation visuelle ou tactile, l’identité du moi enveloppe l’altérité de l’objet qui
précisément devient contenu » (Levinas 1961 : 168). Cette vision subjectivante et subjectivée
du monde (puisqu’elle forme l’identité en même temps qu’elle l’appelle) est visible dans le
jeu comme espace et mouvement — comme on parle du jeu d’un pendule. Ce faisant,
« l’enjeu de [la littérature leclézienne] se situe dans le trouble du jeu, de l’écart possible et
avéré entre visage et masque, entre identité et altérité, c’est dire au lieu même de
se trouvent de prime abord dans l’action et ensuite seulement dans l’évaluation, et non à
252
l’inverse dans un réseau de préjugés qui dicterait le champ des possibles. Évidemment, des
contraintes extérieures peuvent venir limiter ou ouvrir cette potentialité (et j’y reviendrai plus
Le choc entre les visions européenne et africaine du monde est d’autant plus grand qu’il
marque un changement radical dans les possibilités même de l’expérience, dans la découverte
concrète de la liberté. Bien sûr, les conditions sont elles-mêmes absolument différentes. D’un
côté, Le Clézio (né en 1940) a vécu la pression de l’Occupation durant les premières années
de sa vie, avec les contraintes inhérentes que cela entend, affectant jusqu’aux besoins
par l’armée allemande (et l’armée italienne, pour la région niçoise) qui en contexte de guerre
n’incarne que bien fragmentairement la figure (et non le visage) d’imposition d’une telle
rigueur — en particulier pour un enfant de quatre ans dont l’environnement immédiat (mère
côté, l’Afrique représente un territoire de libertés, de dangers dans la découverte (et non la
contrainte), mais dévoile aussi une discipline imposée par un père étranger, usé
essentielle dans l’identité et l’expérience du monde : « L’Afrique qui déjà m’ôtait mon visage
me rendait un corps, douloureux, enfiévré, ce corps que la France m’avait caché dans la
douceur anémiante du foyer de ma grand-mère, sans instinct, sans liberté » (A : 14). N’est
sans doute pire contrainte que celle qui masque la liberté : la violence en France pendant la
guerre est vécue à petites doses administrées quotidiennement, restreignant de plus en plus
de droits et masquant de moins en moins son degré de barbarie. Ces limites sont toutefois
253
imperceptibles pour un bambin n’ayant rien connu d’autre — comment considérer autrement
l’absence systématique d’une liberté qu’on n’a ni vue ni connue ? —, d’autant plus que les
effets de ces oppressions semblent moins issus des conditions imposées par ce monde qu’ils
témoignent les toux et les migraines dont Le Clézio souffrait alors, affections rongeant le
corps, mais vécues de manière différente : « Cette violence-là n’était pas vraiment physique.
Elle était sourde et cachée comme une maladie » (A : 17). Cependant que les violences de
l’Afrique sont d’un tout autre ordre, hautement ancrées dans le vécu phénoménal de
l’expérience — à commencer par la violence des orages et des grands vents, « une autre
Cette séparation première entre l’Europe et l’Afrique s’articule de la même façon dans
Onitsha. Fintan a lui aussi été couvé par une mère (Maou) et une grand-mère adoptive
(Aurelia) aimantes, toutes deux tendres et complices, tâchant de couvrir d’amour les
abominations de la guerre dans le sud de la France et le nord de l’Italie. Plus encore, Maou
agit et réagit davantage comme une grande sœur que comme une mère, une situation rendue
dévoilent une complicité mère-fils qui, enveloppée de crainte, place la relation dans le monde
La première fois, Maou avait serré Fintan contre elle, si fort qu’il avait senti
son cœur battre contre son oreille. « J’ai peur, compte avec moi, Fintan,
compte les secondes… » Elle avait expliqué que le bruit courait pour rattraper
la lumière, à trois cent trente-trois mètres à la seconde (O : 61-62).
11
Cette relation est d’ailleurs affirmée dès la deuxième phrase du roman : « Peut-être qu’il [Fintan] n’avait
jamais senti auparavant à quel point elle [Maou] était jeune, proche de lui, comme la sœur qu’il n’avait jamais
eue » (O : 13).
254
Le surnom même de la mère souligne cette relation : Maou, le diminutif créé par Fintan alors
qu’il était bébé12, infantilise Maria Luisa. La narration emboîtera ce pas puisque le petit nom
sera utilisé systématiquement durant tout le livre. Sortir Maou du monde des adultes atténue
d’autant sa figure d’autorité. Le rapport filial sera même clairement renversé par la suite,
alors que Fintan est amené à réconforter sa mère durant un orage en utilisant la même
stratégie qu’elle :
Elle avait le regard vide. Ses habits aussi étaient trempés, elle paraissait avoir
peur. Fintan la serrait contre lui. Il comptait pour elle, lentement, entre chaque
lueur aveuglante, « Un, deux, trois, quatre… » L’instant d’après il ne put
arriver jusqu’à trois : l’éclat du tonnerre secoua la terre et la maison, tout ce
qui était en verre parut se briser. Maou avait serré ses mains sur son visage,
elle appuyait sur ses yeux avec les paumes de ses mains (O : 63).
vient briser l’aspect imperfectif d’une description ancrée dans la durée, la répétition et son
unique, de la scène décrite, et souligne par la forme le changement des rôles au moment où
l’enfant doit consoler et rassurer sa mère13. Le retour à l’imparfait dans la dernière phrase
révèle également la peur récurrente ressentie par Maou à plusieurs moments de son séjour en
Afrique (par exemple, les rythmes sourds des tambours l’effraient, et elle éprouvera un
12
« Quand il avait eu dix ans, Fintan avait décidé qu’il n’appellerait plus sa mère autrement que par son
petit nom. Elle s’appelait Maria Luisa, mais on disait : Maou. C’était Fintan, quand il était bébé, il ne savait pas
prononcer son nom, et ça lui était resté » (O : 13).
13
L’orage sera plus tard relégué à l’arrière-plan, lors d’une scène soulignant à la fois l’adaptation de Fintan
à l’Afrique et sa sortie de l’enfance : « Il y avait les coups sourds du tonnerre, du côté des hauts plateaux, là où
le ciel était d’un noir d’encre. Ils n’avaient plus besoin de compter les secondes. Fintan s’asseyait à côté [de
Maou], par terre sous la varangue […]. Il n’était plus l’enfant renfermé et fragile qui avait débarqué sur les
quais de Port Harcourt. Son visage et son corps s’étaient endurcis, ses pieds étaient devenus larges et forts
comme ceux des enfants d’Onitsha. Il y avait surtout dans sa physionomie quelque chose de changé, dans le
regard, dans les gestes, qui montrait que la plus grande aventure de la vie, le passage à l’âge adulte, avait
commencé » (O : 153 ; je souligne).
255
entre les vitesses du son et de la lumière est intimement lié à la mémoire de Le Clézio, une
scène similaire se jouant dans L’Africain alors que l’écrivain se souvient comment sa mère
avait l’habitude de calculer le temps écoulé entre éclair et tonnerre : « J’écouterai la voix de
ma mère qui compte les secondes qui nous séparent de l’impact de la foudre et qui calcule la
distance à raison de trois cent trente-trois mètres par seconde » (A : 102). Le souvenir
prédictive rendu par l’usage du futur simple. La trace du souvenir est prégnante si bien que
Fintan exprime lui aussi cette vision sensible et à teneur sensorielle particulièrement
véhicule de la pensée du garçon, en utilisant une même formule pour exprimer l’intensité et
C’était donc cela, l’Afrique, cette ville chaude et violente, le ciel jaune où la
lumière battait comme un pouls secret (A : 34 ; je souligne).
C’était donc cela l’Afrique, cette ombre chargée de douleur, cette odeur de
sueur au fond des geôles, cette odeur de mort (A : 35 ; je souligne).
Ces deux phrases semblent répondre à la question voilée Qu’est-ce que l’Afrique ?, et
vibration extérieure et du pouls secret, lesquels sont issus d’une violence réelle puisque
clairement définissable dans ses origines et ses causes — ce qui est tout le contraire de la
l’être qui fonde l’existence avant même la raison — et il en parle avec suffisamment
d’insistance pour ne pas y voir un élément éthique (et de là, esth/éthique) fondamental forgé
depuis cette même expérience africaine (ce qui constitue d’ailleurs l’un des points nodaux de
origines se trouve d’abord un corps, dans sa stricte matérialité d’objet parmi les objets de son
entour. La conscience de ce corps lui vient non pas de quelque capacité d’abstraction, mais
son essai suivant, L’inconnu sur la terre (1978), Le Clézio approfondit la question par une
raisonnante :
La vie étrange, longue, la vie sans fin est ici sur la terre. Elle trouble l’ordre
des choses, avec son va-et-vient, elle tourne et emporte, elle tourbillonne et
disperse, et c’est par sa faute que rien n’est sûr. […] Mais la vie étrange,
longue, infinie, ne veut pas qu’on se souvienne. Elle ne permet pas qu’on ait
des habitudes avec elle. Tout ce qu’elle montre est chaque jour nouveau,
brusque, inconnu. Il n’y a rien de plus étrange que la réalité. C’est en elle que
je vois les mystères, les secrets. La vie ne s’explique pas (IT : 42 ; je souligne).
Selon cette vision, la vie engage deux prescriptions (soulignées dans ce qui précède), se
requérant une mise en retrait du sujet dans sa présence au monde. Cet état est incompatible
pas dans la sensibilité réfléchie de l’introspection subséquente à l’expérience, mais bien dans
la « violence des sensations, la violence des appétits, la violence des saisons » (A : 14). La
distance subjective perd ici son sens, puisque le vécu s’ancre dans un pâtir qui oblitère au
passage toute séparation définitive entre le corps et la raison. Il demeure intéressant que ce
dernier extrait de L’Africain effectue une association des expériences de l’extérieur (les
du vécu, et la mise en lien du réseau des souvenirs avec les expériences présentes. Dès lors,
Clézio l’affirme clairement à travers la pensée de son personnage principal dans Révolutions,
son grand roman de 2003, dans une digression à teneur essayistique : « La mémoire n’est pas
une abstraction, pensait Jean. C’est une substance, une sorte de longue fibre qui s’enroule
autour du réel et l’attache aux images lointaines, allonge ses vibrations, transmet son courant
jusqu’aux ramifications nerveuses du corps » (Le Clézio 2003 : 115). La mise en lien des
expériences les unes par rapport aux autres déclenche la possibilité d’une perception du
souvenirs qu’en chaque instant le présent peut évoquer. Le lien qu’entretient l’identité avec
plus forte l’insécable relation de l’extérieur et de l’intérieur propres au sujet. Cela est d’autant
plus évident que les découvertes enivrantes de l’Afrique sont décrites comme étant et
l’insistance avec laquelle Le Clézio revient sur sa propre jeunesse dans ses récits, s’en inspire
pour ses romans, ou encore développe des livres à l’intérieur desquels l’enfant découvreur
du monde est central14. Période récurrente dans l’œuvre de Le Clézio, l’enfance est un univers
en soi. Et s’il y a une tension avec le monde adulte dans Onitsha, c’est plutôt l’enfance
comme antichambre de ce monde (avec une plus grande sympathie rétrospective pour le père)
En effet, dans ce récit, la découverte de l’étendue ouvre vers l’expérience sans limites,
ce qui tranche d’autant avec l’espace confiné, connu et contraint dans lequel Le Clézio, son
grand frère et sa mère vivaient durant la guerre. Malgré la liberté de proximité dont les enfants
pouvaient alors profiter — entendu que la crise était l’arme incontournable pour faire plier la
mère et les grands-parents —, c’est la captivité de fait vécue sous l’Occupation et durant les
années frugales suivant la Libération qui rend la découverte de l’Afrique aussi libératrice.
Dans toute la simplicité de leurs actions, les jeunes explorent la vie dans sa dimension
charnelle et pulsatile : « Ces journées à courir dans les hautes herbes à Ogoja, c’était notre
première liberté » (A : 29). Évidemment, la coupure est nette, et le simple fait de pouvoir
courir librement à pleins poumons renouvelle l’expérience du monde par ses possibles. La
14
Qu’on pense simplement à Laïla, héroïne du roman Poisson d’or (1997), jeune esclave noire ignorant son
véritable nom et ses origines, qui s’affranchit et affronte les difficultés du monde, pour émigrer en France, puis
aux États-Unis, ou encore à Mondo, personnage de la nouvelle éponyme (1978) qui pose des questions sur la
vie et les choses à de parfaits inconnus — et à qui il demande s’ils veulent l’adopter. Au demeurant, la quasi-
totalité des personnages mis en scène dans le recueil de huit nouvelles Mondo et autres histoires est composée
d’enfants. Le désir de découverte constitue également un point de convergence des textes de ce livre. Dans un
autre livre de nouvelles, La ronde et autres faits divers (Le Clézio 1982), les enfants ou adolescents
protagonistes côtoient immigrés, marginaux et laissés pour compte.
259
citation qui précède condense en outre très bien les différentes sphères de l’expérience
phénoménologique : la temporalité (« ces journées »), l’action dans le monde (« à courir »),
l’environnement immédiat (« dans les hautes herbes à Ogoja »), puis la médiation
subséquente que l’analepse induit (le constat de « première liberté ») ce qui assoit la
sublimation de l’expérience n’en est que mieux affirmé : « Maintenant il savait qu’il était au
cœur même de son rêve, dans l’endroit le plus brûlant, le plus âpre, comme dans le lieu où
tout le sang de son corps affluait et refluait » (O : 80). L’image du cœur pour qualifier une
expérience cérébrale (le rêve) réunit l’action vigoureuse et l’émotion à la raison. Ce paradoxe
est souligné par le fait que le rêve dont il est question est étroitement lié à l’histoire que le
garçon écrit durant le trajet en bateau, et qui s’intitule « UN LONG VOYAGE », mimant par
là sa mère qui consigne ses pensées et ses idées. Pour elle, nous dit le narrateur, « écrire,
c’était rêver » (O : 27). D’où l’importance que l’écriture a ensuite chez Fintan dans sa quête
également écho à Le Clézio lui-même, qui a rédigé ses premiers textes durant son propre
voyage à destination du Nigeria : « À l’écouter, tout se noue très tôt chez Le Clézio, qui
compose ses deux premiers romans sur un bateau faisant route vers l’Afrique, à la rencontre
d’un “inconnu”, son père. Ses deux premiers livres, Oradi noir et Un long voyage ne sont
pas signés » (Rousseau 2009 : §5). À l’occasion d’un reportage réalisé à la sortie d’Onitsha15,
15
Archives de l’INA du 23 mai 1991.
260
Le Clézio feuillette le petit livre Un long voyage devant la caméra, ce qui permet au
spectateur d’en déchiffrer la teneur : on y découvre le récit bref d’un voyage qui tourne mal
alors qu’une baleine monstrueuse attaque le navire à bord duquel se trouve le personnage
principal. Le tout se termine par un constat révélateur de l’état d’esprit du futur écrivain : à
en d’autres mots, il est clair que le jeune Le Clézio ne se voyait pas arriver en Afrique,
sublimant qu’un monstre marin empêche toute tentative de rejoindre la destination. Cette
version initiale d’Un long voyage mise en outre sur l’alternance (quelque peu étrange) entre
le présent de l’indicatif et le passé simple, stratégie également déployée (avec une bien
Le récit homonyme que Fintan écrit à bord du Surabaya prend une autre avenue : celle
la même, bien qu’elle soit ici résolument tournée vers l’avenir : « ESTHER. ESTHER EST
ARRIVÉE EN AFRIQUE 1948 [sic]. ELLE SAUTE SUR LE QUAI ET ELLE MARCHE DANS LA FORÊT.
[…] ELLE ARRIVE À ONITSHA. UNE GRANDE MAISON EST PRÉPARÉE, AVEC UN REPAS, ET UN
HAMAC. ESTHER ALLUME UN FEU POUR ÉLOIGNER LES FAUVES » (O : 49). Les petites
majuscules sont utilisées pour intégrer au récit principal cette histoire (dont le titre est
dans la mesure où le récit mi-onirique, mi-historique de Geoffroy est lui aussi différencié
rapprochement est confirmé au dernier chapitre, alors que la lettre de Fintan à sa sœur
emprunte la même mise en page que les huit chapitres consacrés aux rêves et aux recherches
du père. De plus, entre les extraits susmentionnés d’UN LONG VOYAGE, Le Clézio insère
261
une remarque révélatrice de l’état d’esprit de Fintan, assurant ainsi le lien entre la vie réelle
du garçon et le récit qu’il se construit : « Fintan sentait la brûlure du soleil sur son front,
comme autrefois à Saint-Martin. Un point de douleur entre les yeux. Grand-mère Aurelia
disait que c’était son troisième œil, l’œil qui servait à lire dans l’avenir. Tout est si loin, si
vieux. Comme si cela n’avait jamais existé » (O : 49). Le grand récit de soi consigné par la
mémoire côtoie les projections et l’imaginaire, dans l’espoir d’une fusion entre le rêve
ego créé par Fintan, se veut une démarche phénoménale et identitaire qui se traduit également
par le langage : le jeune auteur adopte à sa façon une posture esth/éthique qui fonde l’œuvre
noire s’appelait Oya, c’était elle qui gouvernait la grande ville au bord du fleuve, là où Esther
arrivait. Pour elle, il écrivait en pidgin, il inventait une langue. Il parlait avec des signes »
(O : 95 ; je souligne). Poursuivant son écriture une fois arrivé à Onitsha, Fintan glisse vers sa
aussi sublimé que la mère africaine, puisque les deux relèvent du domaine de l’invention.
Aussi y explore-t-il le thème de la « reine noire », tâchant par cette occasion (et à son propre
insu) de fournir des réponses fictionnelles aux désirs de Geoffroy (lesquels sont tant sublimés
Cette tentative de rapprochement fait écho à une autre démonstration, survenant peu
avant leur départ d’Afrique ; la reconnaissance filiale se produit en effet lorsque Fintan voit
son père dans toute la vulnérabilité de sa maladie, une malaria noire contractée lors de
262
recherches sur la reine de Meroë : « Fintan vit la marque que les lunettes16 avaient creusée à
la base du nez. Pour la première fois, il pensa qu’il était son père. Non pas un inconnu, un
usurpateur, mais son propre père » (O : 206). Alité, Geoffroy répond alors aux questions de
son fils concernant leur avenir — dont Fintan reconnaît enfin l’inévitable caractère commun,
puisqu’un enfant de son âge ne peut que suivre ses parents (ou résider à la pension qu’on lui
désigne, comme le narrateur le dévoile au dernier chapitre du livre). La discussion est brève,
mais elle confirme clairement le rapport de proximité qui motivait en parallèle les
« Comment vas-tu, boy ? » dit Geoffroy. Sans les lunettes, ses yeux étaient
d’un bleu vif, très jeunes.
« Est-ce que nous allons bientôt partir ? » demanda Fintan.
Geoffroy réfléchit un peu.
« Oui, tu as raison, boy. Je crois que ça sera bien de partir d’ici, maintenant. »
« Et tes recherches ? Et l’histoire de la reine de Meroë ? »
Geoffroy se mit à rire. Ses yeux brillaient.
« Ah oui, tu sais tout ? C’est vrai, je t’ai un peu parlé de tout ça. Il faudrait que
j’aille vers le nord, en Égypte aussi, au Soudan. Et puis il y a les documents,
au British Museum, à Londres. Ensuite — » Il hésita, comme si tout cela avait
du mal à reprendre un sens. « Ensuite, nous reviendrons, dans deux ou trois
ans, quand tu auras un peu avancé tes études. Nous chercherons la nouvelle
Meroë, plus en amont, là où le fleuve fait un grand W. Nous irons à Gao, là
où tout a commencé, le Bénin, les Yorubas, les Ibos, nous chercherons les
manuscrits, les inscriptions, les monuments. »
Tout d’un coup, la fatigue vida son regard, sa tête se rappuya sur l’oreiller.
« Plus tard, boy, plus tard. » (O : 207)
16
Le port des lunettes est d’ailleurs connoté négativement, rapprochant Geoffroy Allen du D.O. Gerald
Simpson. Fintan rencontre ce dernier avant même son propre père, puisqu’il voyage lui aussi sur le Surabaya :
« [Simpson] parlait des Krous, il tournait un peu le buste vers la proue du navire, la lumière brillait sur le cercle
de ses lunettes. Fintan l’avait tout de suite détesté » (O : 41 ; je souligne). Cette expression est réutilisée plus
loin, lorsque Fintan tente d’expliquer sa destruction des termitières : « Il ne savait plus trop ce qu’il faisait.
C’était pour oublier, peut-être, pour détruire. Pour réduire en poudre sa propre image. Pour effacer le visage de
Geoffroy, la colère froide qui brillait parfois dans les cercles de ses lunettes » (O : 71 ; je souligne).
263
Soudan, le Mali, le Bénin. Cela pousse l’expérience nigériane vécue par Fintan, Geoffroy et
Maou vers une expérience continentale qui tranche avec les délimitations frontalières
Autant dans l’analyse du récit que dans celle du roman, l’âge des jeunes protagonistes
à leur arrivée en Afrique, Fintan a douze ans et Le Clézio en a huit. Les marques laissées par
prend le relais ; les courses dans les hautes herbes rendent bien compte de ce parcours du
d’herbes avait le pouvoir de faire battre nos cœurs, de faire naître la fureur, et de nous laisser
chaque soir dolents, rompus de fatigue au bord de nos hamacs » (A : 30). Distant du lit
La rencontre des fourmis rouges témoigne sans doute le mieux de cet enchevêtrement17,
17
Les échos de cette année passée en Afrique se répercutent à travers toute son œuvre — en témoigne entre
autres ce petit dialogue de Terra amata, qui évoque succinctement les pluies diluviennes, la destruction des
termitières et l’épisode des fourmis rouges (qui sont autant d’événements présents dans Onitsha et L’Africain) :
« La pluie qui tombe, ça fait un drôle de bruit. »
264
la banalité possible de l’événement initial : « Une anecdote, une simple anecdote. D’où vient
que j’en garde la marque, comme si les morsures des fourmis guerrières étaient encore
sensibles, que tout cela s’était passé hier ? Sans doute est-ce mêlé de légende, de rêve » (A :
32). La sensation physique est liée à un sentiment puissant (la peur), et cette association
accentue l’impression — autant comme perception que comme marque. Dès lors, la mémoire
souvenir appelle le sentiment pour mieux feindre la sensation qui lui est associée.
Que dire alors de cette volonté non pas de remonter par la mémoire à son enfance, mais
bien de remonter à sa mémoire d’enfant ? « C’est à l’Afrique que je veux revenir sans cesse,
L’angle qu’il propose est subtil : par une triple prise en compte des distances temporelle,
spatiale et expérientielle qui le séparent de son passé, Le Clézio dresse un portrait plus large
de ce séjour fondateur en Afrique, grâce au nerf sous-tendant les intentions du livre : tâcher
de comprendre son père, l’Africain. En remontant ses origines (et non pas seulement à ses
origines), il essaie de comprendre les structures ayant pu orienter ses gestes, ses décisions, et
ses sensations. Si la figure paternelle était surtout marquée d’incompréhension, cet exercice
père, adulte. Aussi la source des sentiments et déterminations est-elle la matière à partir de
laquelle il se constitue en tant que sujet et en tant qu’écrivain. Le contenu de cette mémoire
l’intérieur n’est jamais tributaire que de l’action dans le monde (entendre : action du sujet sur
clairement affirmé dès les premières pages d’Onitsha, alors que le jeune Fintan, alter ego
fictionnel de l’enfant Le Clézio, se concentre sur les dimensions sensorielles de ses nouvelles
Fintan s’accrochait à la lisse. Ses yeux étaient secs et brûlants comme des
cailloux. Il voulait voir. Il ne voulait pas oublier cet instant, quand le bateau
entrait dans la mer profonde, se séparait de la bande de terre lointaine, et la
France disparaissait dans le bleu sombre de la houle, ces terres, ces villes, ces
maisons, ces visages immergés, hachés dans le sillage, tandis qu’à la proue,
devant les silhouettes des passagers de première posées sur la lisse comme des
oiseaux hirsutes, avec leurs cris geignards et leurs rires, et le grondement bien
tempéré des machines dans le ventre du Surabaya, émietté sur le dos fuyant
des vagues, tout sonore et figé dans l’air immobile comme les parcelles d’un
rêve, tandis qu’à la proue, au point où le ciel tombe à la mer, comme un doigt
entrant par les pupilles et touchant le fond de la tête, éclatait le rayon vert 18 !
(O : 15)
Fintan cherche à graver dans sa mémoire ce qu’il voit, figeant la spatialité de son
lequel requiert inévitablement la durée pour se constituer. Le langage et ses tours jouent ainsi
un rôle essentiel dans l’expression d’une expérience et d’une mémoire empreintes des
18
Difficile ici de ne pas voir un appel au roman de 1882 Le rayon-vert de Jules Verne (1977). Ce phénomène
optique, « qui est, sans doute, le vrai vert de l’Espérance » (Verne 1977 : 302) aurait « pour vertu de faire que
celui qui l’a vu ne peut plus se tromper dans les choses de sentiment ; c’est que son apparition détruit illusions
et mensonges ; c’est que celui qui a été assez heureux pour l’apercevoir une fois, voit clair dans son cœur et
dans celui des autres » (Verne 1977 : 303). Une certitude de cet ordre accompagne Fintan dans ses découvertes
de jeunesse autant qu’elle soutient sa vision du monde une fois qu’il est adulte.
266
importante — Le Clézio parle de destination19 —, lui qui semble avoir toujours travaillé dans
sa teneur mémorielle que pour son importance esth/éthique. Ce souvenir servira de point de
départ pour analyser le rôle du langage et de la raison, lesquels sont pour l’écrivain (du moins
dans ses œuvres littéraires tardives, et dans L’Africain de manière évidente) subséquents à
l’expérience. Ce souvenir est raconté dès les toutes premières pages du livre. À son arrivée à
Obudu, au Nigeria, le jeune J.M.G. ressent une étrange sensation à la vue d’une vieille femme
nue. Cette expérience détient une teneur heuristique aussi bien qu’éthique. Il interroge alors
sa mère :
19
Lors d’un entretien suivant la réception du prix Nobel, Le Clézio confie : « Je pense pour ma part qu’on
est très largement conditionné par ce qu’on a vécu dans les premières années de sa vie, y compris par les lectures
qu’on a faites, et les contes qu’on a pu vous raconter, et qu’on a entendus — c’est cela qui vous donne votre
véritable destination » (Le Clézio 2008b : 96).
267
Ce souvenir (comme plusieurs autres racontés dans L’Africain) révèle l’engagement envers
une sorte de phénoménologie pure, dans la mesure où l’enfant, sans expériences passées
sensations pour découvrir le monde en même temps que pour se découvrir en tant que sujet.
n’est pas de savoir s’il y a commutativité des termes dans l’équation de la vérité, c’est-à-dire
si la réalité vécue est la vérité, faisant en sorte que cette dernière se résumerait à l’expérience ;
l’écrivain montre plutôt que la réalité vécue possède une part véritative. L’expérience (dans
son agir) forme sa propre vérité, pourvu que le sujet s’expose à son tour dans la vulnérabilité
de son pâtir — conjugaison qui trouve son application par excellence chez l’enfant. La raison
et la langue ne peuvent alors lui être que subséquentes, en toute innocence de cause : « Quand
on est enfant, on n’use pas de mots (et les mots ne sont pas usés). Je suis en ce temps-là très
loin des adjectifs, des substantifs. Je ne peux pas dire ni même penser : admirable, immense,
puissance. Mais je suis capable de le ressentir » (A : 11). Le Clézio pousse ainsi vers une
phénoménologie qui place l’existence du sujet dans le monde avant toute possibilité réflexive
(et donc identitaire) du sujet hors de ce monde — s’inscrivant à la suite de la fameuse phrase
l’essence » (1996 [1946] : 16). D’où le jeune Le Clézio qui saisit son expérience non par le
20
Cette mention du philosophe français n’est au demeurant pas fortuite, puisque Le Clézio signale
explicitement cette conférence (avec d’autres ouvrages) dans Révolutions, lequel roman est souvent considéré
comme la somme mémorielle et éthique de l’écrivain : « Mariam révisait la philo. Elle apportait ses bouquins,
Spinoza, Kant, Nietzsche. Celui qu’elle aimait par-dessus tout, c’était Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? Et
L’existentialisme est un humanisme. Elle aimait aussi ses pièces de théâtre, Huis clos, et La P… respectueuse »
(Le Clézio 2003 : 394). Lecteur de Sartre, Le Clézio décrit ailleurs le philosophe comme étant un « homme
exemplaire », entendu que « ce qu’il a recherché et ce à quoi il a abouti sont devenus pour [lui] plus que des
indications : des exemples » (Le Clézio 1966 : 5). Pour les liens entre Le Clézio et l’existentialisme, voir l’étude
de Marina Salles (2006 : 257-276).
268
langage, pas plus que par quelque appréhension cognitive, mais bien par l’action dans et sur
innocence ne situe son action que sous l’angle de la découverte. À cet égard, il se place à la
suite de l’exemple sartrien, dont l’« acte premier est d’admettre la puissance du réel, non de
la combattre », y voyant même « l’acte moral par excellence » (Le Clézio 1966 : 6).
L’ancrage dans le réel est encore plus profond chez le jeune Le Clézio qu’il ne l’est pour
Sartre, puisque l’écrivain enjoint à cette extase matérielle décrite dans son essai éponyme.
Ce faisant,
l’éclatement de la conscience vers les choses, qui plonge Roquentin dans les
affres de la nausée, représente pour les héros lecléziens la voie privilégiée pour
accéder à la connaissance profonde et authentique de la matière, aux forces de
vie et de mort qui l’animent : ils le provoquent parfois jusqu’à fusionner par
l’extase matérialiste avec les objets, les animaux, leur environnement (Salles
2006 : 260).
C’est là sans doute l’aboutissement du parcours expérientiel, une vision adulte de l’existence.
expérience semble nouvelle pour lui, l’enfant ne sait jauger et se trouve dans le vécu senti
propre (par une conjugaison d’agir et de pâtir), si bien que le souvenir gravé accentue
l’impression au-delà de l’expérience initiale. « La mémoire d’un enfant exagère les distances
et les hauteurs. J’ai l’impression que cette plaine était aussi vaste qu’une mer » (A : 23). Les
mécanismes d’intériorisation, et non les modes d’appréhension, sont donc à interroger. Par
le travail à rebours qu’induit le récit, la mémoire sensorielle (qui demeure ancrée dans
vérité. Ce faisant, le vécu phénoménal conjugué à la somme des expériences (et nouveautés)
précédentes contribuent dans une large part aux constructions mémorielles et identitaires. Ce
l’impression laissée demeure intacte et acquiert une plus grande importance que l’événement
lui-même. Il faut d’ailleurs souligner la distinction entre les caractères véridique et véritable
La contradiction dans le souvenir, tel qu’il est remémoré et raconté, saute aux yeux : sa mère
lui donne une réponse brutale, certes, mais juste avant, le narrateur spécule sur le contenu du
souvenir, disant se rappeler la question « et non la réponse ». Ce n’est donc pas tant le
contenu de l’expérience qui importe, mais bien ses effets, son inscription mémorielle qui
contenu réel de la réponse compte peu, et la citation ci-dessus affirme clairement le caractère
contradictoire du souvenir : « Cela est resté en moi sans réponse » (A : 13). Après tout, le
temps sur le corps. Le choc vient toutefois non pas tant de la reconnaissance du passage du
d’ailleurs : « Pourquoi m’a-t-on menti ? Pourquoi m’a-t-on caché cette vérité ? » (A : 13-14).
Il ne peut « [s’]imaginer que cette femme était [sa] grand-mère » (A : 12) — entendant par là
que sa grand-mère européenne et cette vieille aïeule usée n’ont pas le même âge, et ne
Dans Onitsha, les sensations déclenchant la mémoire sont exprimées suivant une
Dakar, l’expérience se vit sur le mode sensoriel, reposant plus particulièrement sur l’odorat.
Fintan respirait l’odeur. Elle entrait en lui, elle imprégnait son corps. Odeur
de cette terre poussiéreuse, odeur du ciel très bleu, des palmes luisantes, des
maisons blanches. Odeur des femmes et des enfants vêtus de haillons. Odeur
qui possédait cette ville. Fintan avait toujours été là, l’Afrique était déjà un
souvenir (O : 32-33).
Ce premier contact est si puissant que l’instant évacue toute possibilité d’intériorisation pour
mieux ancrer le présent dans la sensorialité, dans toute la complexité qu’une scène subjuguant
les sens peut avoir, dépassant par son intensité toutes les limites du connu : « Mais il y avait
une telle force dans cette odeur, dans cette lumière, dans ces visages ruisselants, dans les cris
des enfants, c’était comme un vertige, comme un carillon, il n’y avait plus de place pour les
sentiments » (O : 33). Il n’y a plus de place pour les sentiments, puisque les sensations
occupent tout l’espace de par leur intensité. Le vertige peut en outre être vu de deux
manières : comme étourdissement et perte de référence ou de degré zéro des sens, mais aussi
comme égarement de l’esprit devant l’intensité du corps, l’intensité des sensations. Les
interprétations émotives de ces sensations (les sentiments) sont évacuées par le trop-plein du
vécu hic et nunc. Et un peu plus loin, ce même vertige de l’intensité du moment est exprimé,
après avoir été associé à un impératif mémoriel : « C’était une chose à ne pas oublier, jamais.
serrait Fintan contre elle et qui dansait sur le pont jusqu’au vertige » (O : 40 ; je souligne).
Cet excès des sens provoqué par l’expérience subjugue la raison jusqu’à lui faire perdre le
contrôle. L’absence de précision narrative à la fin de la première phrase (fonction que pourrait
remplir, par exemple, l’ajout d’une incise comme « pensait Fintan ») et la valeur d’insistance
271
venant renforcer l’effet de vertige, moins décrit à distance que ressenti de l’intérieur. La
finesse dans L’Africain et Onitsha vient contredire le propos sur le langage que Le Clézio
tient dans L’extase matérielle : « Rien d’autre, rien d’autre pour moi que le langage. C’est le
seul problème, ou plutôt, la seule réalité. Tout s’y retrouve, tout y est accord. Je vis dans ma
langue, c’est elle qui me construit. Les mots sont des accomplissements, non pas des
instruments » (EM : 25). Il semble d’ailleurs se trouver en ligne directe avec l’aphorisme 5.6
du Tractatus : « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde »
(Wittgenstein 2001 [1922] : 93). L’écrivain français exemplifie un peu plus loin dans son
Seul le langage est rationnel : les mots sont faits de la même substance que la
réalité. Ce qui fait qu’une chaise est une chaise dans sa forme et dans sa
finalité, ce qui fait que la couleur rouge existe, même si elle est vue bleue par
certains, grise par d’autres : c’est l’unité indissoluble du monde
compréhensible, le langage (EM : 37).
nombre de contresens (cette question fut d’ailleurs explorée aux chapitres précédents). Et si
il perd toutefois de vue la teneur active de cette expérience (au cœur de la logique développée
par Wittgenstein), qui crée un ancrage dans le monde, ce dernier modulant dès lors le sujet
par les découvertes in situ de l’être agissant. Aussi faut-il lire dans l’agir et le pâtir non pas
272
deux pôles irréconciliables, mais bien une dynamique d’aller-retour, un jeu qui permet au
sujet d’extérioriser sa volonté tout en intériorisant l’action du monde et l’action sur le monde.
complexifie cette vision somme toute simplificatrice du langage et de la réalité. Dès Le livre
des fuites, il expose le paradoxe qui réside dans l’utilisation d’un langage limité pour décrire
un univers dans lequel le champ des possibles est inépuisable, lequel rend à son tour infini le
inassimilables entre eux parce que résolument distincts (ce qui ne l’empêchera pas plus tard
Si le monde était une somme d’expériences, ce serait bien facile. Mais ce n’est
pas ainsi. La Palestine ne peut pas être ajoutée au Népal, ou l’Arkansas au
Japon […]. Le monde n’est pas une somme. Il est une énumération inépuisable
où chaque chiffre reste lui-même, dans sa variation et sa fuite, où personne
n’a de droit sur personne, où règnent la force inconnue, le désir, l’acte (Le
Clézio 1969 : 269).
Pourtant, dans ce même texte, les descriptions incertaines qui pullulent n’en viennent pas
moins contredire cette conscience phénoménale ; le récit des périples de Jeune Homme
Hogan préserve un flou sur les particularités concrètes de son expérience, en refusant souvent
de préciser leur nature géographique et temporelle exacte. Cette dynamique est mise en scène
C’était des choses qu’on pouvait voir, à New York, à Baltimore, ou bien à San
Antonio, entre 1965 et 1975 (Le Clézio 1969 : 203).
273
La contradiction disparaît si, plutôt que d’associer le monde à une somme d’expériences, on
associe ce qu’on dit du monde à cette somme d’expériences. De son propre aveu, Le Clézio
met en avant une conception linguistique voulant que « le langage est un code qui donne
cultures, ou même une connaissance purement académique » (Le Clézio et van der Drift
2015 : 132 ; je traduis). Évidemment, l’expérience n’est jamais que ce qu’on en dit, ce qui
préserve le paradoxe du langage. Cela s’accorde au demeurant avec l’élan éthique produit
par l’action dans le monde, tel que désigné par Wittgenstein21. Le Clézio demeure pleinement
conscient, et ce, dès le début de son œuvre, que la question fondamentale de la liberté
concrète est problématique au vu et au su des structures structurantes qui régissent les actions
de sujets, par-delà l’Afrique « forte et exhilarante » (A : 74) qu’il découvre à l’âge de huit
colonial et postcolonial.
connaissance du monde — le sujet étant confiné aux connaissances de son monde. Or,
21
L’écrivain franco-mauricien reconnaît d’ailleurs l’apport du philosophe autrichien, et la nature paradoxale
de tout discours sur le langage : « […] Ce qui ne veut pas dire que je suis contre la raison ou contre les structures
logiques. Mais je pense qu’il faut faire la jonction, c’est pour cela que j’ai fait cet appel à Wittgenstein [en
exergue de la nouvelle Personne] parce que je crois qu’il a su faire cela. Il savait aussi bien structurer la langue
que parler du langage, comme il l’a fait dans ses premiers textes philosophiques, que se laisser aller à la
digression dans ses derniers textes où il parlait de tout et de rien, en toute liberté, en vrai philosophe qu’il était
qui peut parler du soleil, du rire, du froid, du chaud, de sensations » (Le Clézio et Roussel-Gillet 2016 : 358).
274
langage, dans une rencontre empathique avec l’Autre » (Martin 2012 : 104 ; je traduis). Le
retour en arrière qu’il effectue pour décrire son père tout en racontant ses propres souvenirs
vise un difficile effort de compréhension puisque ce père représente, pour le jeune Le Clézio,
une figure intransigeante, stricte et violente, sans demi-mesure ni compromis, un être qui
transportera en Europe son quotidien de médecin d’Afrique, par les gestes et les objets :
À son retour en France, il avait gardé les habitudes de son métier, levé à six
heures, habillé (toujours de son pantalon de toile kaki), ses chaussures cirées,
son chapeau sur la tête, pour aller faire ses courses au marché — comme jadis
il partait pour la tournée des lits à l’hôpital —, de retour chez lui à huit heures,
pour préparer le repas — avec la minutie d’une intervention chirurgicale. Il
avait conservé toutes les manies des anciens militaires (A : 56).
En d’autres mots, le père Le Clézio dans toute sa posture et jusqu’au plus petit geste
représente une certaine Afrique : une tension se dresse devant des expériences dont les
Soulignons au passage que jamais dans tout le récit Le Clézio ne précise le prénom de
son père. Que Raoul Le Clézio demeure innommé remplit une double fonction
contradictoire : d’une part, le fait de ne pas le nommer accentue le caractère étranger de cet
homme, qui n’acquiert d’identité que par ses fonctions — père, médecin — et demeure ainsi
tributaire du narrateur le décrivant ; d’autre part, cela fait en sorte que le père n’obtient pas
par la même occasion accentue la nature autobiographique du récit. Une telle dynamique
fait de nommer le père par son prénom, de le décrire physiquement de façon trop détaillée,
de le montrer de trop près sur une photographie, tout cela nierait le désir d’autodétermination
qui a toujours poussé le père à l’errance, à l’exil » (Vogl 2005 : 82). D’où aussi l’incapacité
avouée par l’écrivain d’écrire un tel livre du vivant de son père. L’expression « mon père »
apparaît à cent trente-huit reprises dans L’Africain, ce qui vient réaffirmer (et raffermir)
autant le rôle dudit père que la relation d’appartenance que son fils adopte finalement. Une
telle posture entre en opposition directe avec la position de Fintan, qui très longtemps refuse
ce même rapport filial : « Il ne parlait jamais de Geoffroy, il ne voulait jamais dire “mon
père”. Il pensait que ça n’était pas vrai. Geoffroy était simplement un inconnu qui écrivait
des lettres » (O : 65). Une telle divergence de position met en valeur le désir de
compréhension manifesté par Le Clézio dans sa courte préface à L’Africain, en même temps
qu’elle manifeste le besoin de liberté du fils, besoin inévitablement lié à l’autorité paternelle.
Point de rencontre entre L’Africain et Onitsha, l’enfant dans ses expériences est à même
de constater les rapprochements et divergences entre ce qui est considéré comme une
conduite normale et acceptable d’un côté par sa mère (en Europe) et de l’autre par son père
(en Afrique). Ce choc des structures provoque des réticences et de l’incompréhension — que
l’inscription (existentielle) du sujet dans le monde. Revenons à ce que Le Clézio expose dans
L’extase matérielle, alors qu’il exprime clairement de manière philosophique cette posture
phénomène social. Penser, savoir qu’on pense, c’est-à-dire être soi, est un
impératif de la vie collective (EM : 65).
expérience de quelque chose, il faut ajouter en même temps que tout sujet est sujet pour
quelqu’un d’autre. Cela provient d’abord du fait que « la subjectivité n’est pas l’identité
immobile avec soi : il lui est, comme au temps, essentiel, pour être subjectivité, de s’ouvrir à
1131). Cette constitution du sujet engage l’appréhension devant et pour l’autre, et se trouve
articulée dans l’intention qui sous-tend la posture pour et devant le monde, entendu que
« dans la subjectivité elle-même […], il convient de séparer à leur tour des moments matériels
ou hylétiques et des moments intentionnels, les seconds animant les premiers et leur donnant
un sens » (Henry 1990 : 13). L’intention humaine enjoint alors à percevoir dans le visage de
l’autre une intention capable à son tour d’une subjectivité double similaire. De là, si
Le Clézio reconnaît que le champ des possibles de cette même expérience peut être
prédéterminé, et donc limité, voire contraint. Cette nuance fondamentale est exprimée autant
22
Plus loin, Merleau-Ponty situe la relation phénoménologique à autrui dans la liberté du sujet : « La
solution de tous les problèmes de transcendance se trouve dans l’épaisseur du présent préobjectif, où nous
trouvons notre corporéité, notre socialité, la préexistence du monde, c’est-à-dire le point d’amorçage des
“explications” dans ce qu’elles ont de légitime — et en même temps le fondement de notre liberté »
(Phénoménologie de la perception, dans Merleau-Ponty 2010 : 1138).
277
dans le récit que dans le roman, lors du choc provoqué par la découverte (et l’acquisition) de
libertés nouvelles.
Le fils, autant Fintan que le jeune Le Clézio, découvre ce nouveau continent comme
étant un lieu de liberté totale — en comparaison avec l’Europe de 1940 à 1948. Si l’univers
social exerce une influence sur le sujet, celui-ci subira également le passage du temps, facteur
modifiant le réseau des expériences dans leurs fondements comme dans leurs
vécue véritable :
C’est ici, dans ce décor, que j’ai vécu les moments de ma vie sauvage, libre,
presque dangereuse. Une liberté de mouvement, de pensée et d’émotion que
je n’ai plus jamais connue ensuite. Les souvenirs trompent, sans doute. Cette
vie de liberté totale, je l’aurai sans doute rêvée plutôt que vécue (A : 20).
Il est bien entendu impossible de remonter à ce réel véritable ; le seul recours possible et
transmissible est par un récit soumis aux influences temporelles et sociales manifestées autant
mène à un langage sémantiquement ouvert qui se refuse toutefois à n’être qu’une métaphore
de lui-même. L’objectif est d’atteindre non pas une simple description du monde, mais de
contribuer autant à la description qu’au monde lui-même. Chez Le Clézio, une telle
nouvelle à l’essai, en passant par des livres jeunesse et l’édition de textes amérindiens —, et
Tout cela est si loin, si proche. Une simple paroi fine comme un miroir sépare
le monde d’aujourd’hui et le monde d’hier. Je ne parle pas de nostalgie. Cette
peine dérélictueuse ne m’a jamais causé aucun plaisir. Je parle de substance,
de sensations, de la part la plus logique de ma vie (A : 102-103).
reprise qui cherche à « retrouver ce qui a été sous une forme nouvelle concrète en se dirigeant
vers l’avenir » (Kierkegaard 2008 [1843] : 17). Le refus net de la prégnance de la nostalgie
— vue comme le passé-abîme d’un sujet subjugué par la perspective désespérante de son
action potentielle — par Le Clézio s’explique pour au moins deux raisons, l’une très
personnelle et l’autre d’ordre plus philosophique. D’une part, ce passé fut vécu durement par
Le Clézio, et il ne manifeste aucun désir de retour (nostos) à cette enfance qui souvent fut
marquée par la souffrance (algos). D’autre part, le présent est appréhendé par un sujet qui se
reconnaît comme étant constitué de la somme de ses expériences ; assumé, le passé est encore
perceptible dans les actions et réactions présentes. Il a bien résumé ces deux aspects du
processus mémoriel proposé dans L’Africain à l’occasion d’un entretien lors de la sortie du
livre :
Je n’ai pas de nostalgie pour cette époque, parce que c’était très fort et que
d’une certaine façon cette force dure encore. Je ne souffre pas de l’avoir
perdue. Elle est encore là. La beauté de ce contact avec l’Afrique est quelque
chose qui vit encore en moi. D’un autre côté, cette enfance était si
23
Ce lien n’est au demeurant pas fortuit, compte tenu des accointances existentialistes de Le Clézio
mentionnées plus tôt.
279
malheureuse, que je n’éprouve envers elle aucun regret (Le Clézio 2004a :
70).
Il est d’ailleurs significatif que dans le passage de L’Africain cité plus haut, la « paroi fine »
choisie pour imager le propos soit le miroir — lui qui, comme on l’a vu plus tôt, refusait de
voir son reflet. Or la démarche mémorielle ne renvoie pas l’image de soi au présent, mais
retrace les différents jalons qui ont mené à la constitution du sujet tel qu’il est maintenant.
Comme exposé depuis le début du présent chapitre, l’identité leclézienne se décline dans
l’accumulation et l’intégration des expériences, si bien que le seul reflet honnête du sujet, le
plus complet malgré ses imperfections, sera donné par le miroir de la mémoire.
Il est en outre révélateur que la figure de remplacement tant souhaitée dans la jeunesse,
ce parent sublimé, ne soit pas le père, mais bien la mère, et ce, même s’il n’a rencontré son
père qu’en 1948. Cette absence dans les huit premières années de sa vie aurait pu être
climat équatorial » (A : 39). Mais il n’en est rien : ce père étranger est bien le sien. D’où peut
donc lui venir ce besoin de s’imaginer une mère africaine ? C’est ici qu’entre en jeu
l’importance de l’altérité dans la constitution du sujet. Ce père, tout ce que je ne suis pas, ne
saurait trouver son antidote identitaire que par l’apposition d’une figure radicalement
différente, qui permettrait au fils d’embrasser pleinement l’africanité qu’il désire tant et qu’il
L’incompréhension n’en est que plus grande ; il devient normal que l’enfant Le Clézio
ne soit pas en mesure d’assimiler la figure parentale africaine à son père, et qu’il lui substitue
plutôt une figure maternelle sublimée (« J’ai longtemps rêvé que ma mère était noire » [A :
280
7]). Décortiquée, l’équation est claire : J.M.G. découvre en terre d’Afrique la toute-puissante
liberté de la vie par le dévoilement enivrant des sensations de l’être charnel et pulsatile. Cette
liberté de fait ne peut lui venir de la mère, puisque les premières années de sa vie, sous
peut en outre être associée au père, puisqu’il est le symbole de la limite, de la discipline, du
déjà moins découvrable. Ce trait est entre autres révélé par l’importance mise sur le port des
chaussettes, et sur l’empressement que les enfants ont de s’en débarrasser : « Mon père avait
institué entre autres règles celle des chaussettes de laine et des chaussures de cuir cirées. Dès
qu’il partait pour son travail, nous nous mettions pieds nus pour courir » (A : 25). Les deux
frères Le Clézio veulent découvrir sans contrainte, malgré les risques de blessure et de
piqûres — dangers et résultats qui au demeurant font partie de l’étendue des possibles de
l’expérience.
Une dynamique semblable est développée dans Onitsha : Fintan se fantasme une mère
africaine, déteste son père (qui est fasciné par l’Afrique à en rêver et à s’en rendre malade),
mais finira par voir son identité forgée par la somme de ses expériences. Le tout s’enracine
dès les premiers souvenirs de Fintan, car avant même de rencontrer son père en Afrique, il
construit Geoffroy Allen comme une figure antagonique. L’enfant est soutenu en cela par sa
grande tante Rosa qui lui fait répéter « porco inglese » (O : 66, 70), jeu malicieux provoquant
évidemment l’irritation de Maou. Cette haine précoce est exacerbée par les origines italiennes
de Maou et ses parentes adoptives, la Grande-Bretagne étant bien entendu ennemie de l’Italie
durant la Deuxième Guerre mondiale. La tante Rosa en particulier ne cache pas son
admiration pour « Don Benito » (O : 66), et n’hésite pas à dévoiler sa haine des porcs anglais.
281
L’expression revient d’ailleurs plus loin avec une altération graphique, alors que le retour en
Europe est imminent. Geoffroy Allen pique une colère et accuse sa femme d’avoir provoqué
leur départ. Le narrateur suit ensuite le garçon : « Je ne reviendrai jamais. Je n’irai jamais en
Angleterre. Avec une pierre, il grava sur le mur de ciment POKO INGEZI » (O : 175). Ce
double refus est bien vain, car l’enfant n’aura évidemment d’autre choix que de quitter
l’Afrique avec ses parents, puis de poursuivre ses études non pas en France, mais bien dans
un pensionnat anglais. Le séjour anglais de Fintan se prolonge jusqu’à ses trente ans, après
des études universitaires et de premiers emplois ; il est forcé de rentrer en France suite au
décès de son père (après quoi il décidera de « quitter définitivement le collège [où il travaille],
embrassée par Fintan, souhaitant en quelque sorte adopter le pidgin comme nouvelle langue
maternelle — ce qui ne fait que s’accorder avec son désir premier d’avoir une mère africaine.
Cette adoption du pidgin sera plus tard confirmée et Fintan s’en trouvera marginalisé au début
de ses études en Angleterre, au Bath Boy’s Grammar School — portion de vie faisant l’objet
du dernier chapitre dûment nommé « Loin d’Onitsha » : « Quand il était arrivé au collège,
Fintan parlait pidgin, par mégarde […]. Ça faisait rire et le surveillant général avait cru qu’il
le faisait exprès, pour semer le désordre » (O : 234). Cette langue est donc condamnée à
l’oubli s’il veut mieux endosser l’identité requise pour rentrer dans les rangs au collège.
Or dans son enfance, avant même d’arriver sur le continent, Fintan ressentait le désir
d’avoir une mère africaine. Les passagers du Surabaya semblent d’ailleurs accéder à cette
demande, en basant leur jugement sur le teint rapidement basané de sa mère : « Le soleil de
la mer avait hâlé son visage, ses bras, ses jambes. Un soir, en voyant Maou arriver, Mme
Botrou s’était écriée : “Voilà l’Africaine !” Il ne savait pas pourquoi, Fintan avait eu le cœur
282
qui avait battu plus vite, de plaisir » (O : 24). Plus la destination approche, plus sa mère se
transforme ; l’enfant se fait ainsi confirmer qu’il retrouvera la terre maternelle en même
temps qu’il croit déceler la véritable identité de Maou. Ce sentiment de renaissance fait écho
à l’impression ressentie par Le Clézio lors de son propre trajet vers l’Afrique : « Ce que je
recevais dans le bateau qui m’entraînait vers cet autre monde, c’était aussi la mémoire. Le
présent africain effaçait tout ce qui l’avait précédé » (A : 14). Forgeant non seulement le
l’identité d’un sujet confronté à sa propre altérité. Si, comme on l’a vu plus tôt, le fait que Le
Clézio ne mentionne jamais le prénom de son père dans L’Africain vient surconnoter
positivement la relation filiale, un jeu discursif similaire dévoile des intentions opposées dans
Onitsha. En effet, pour accentuer le caractère étranger du père, jamais dans le roman n’est
précisé le patronyme de Fintan (mais le nom complet du personnage est utilisé en quatrième
de couverture par l’éditeur), le narrateur refusant ainsi de confirmer le lien unissant Geoffroy
à son fils. Cette mise en doute traduite par l’étrangeté que Fintan ressent envers son père se
Pareille exposition discursive, dans le roman comme dans le récit, assure un enchevêtrement
identitaire complexe chez Fintan comme chez Le Clézio — entre le désir africain, le passé
européen, les expériences de liberté, et les contraintes exercées avec force par le père.
La situation coloniale est bien sûr abordée dans les deux œuvres, sans complaisance ni
angélisme, évitant sans doute de la sorte ces « bons sentiments » et la défense des « nobles
causes » que Frédéric-Yves Jeannet (2008) lui a reprochés dans un article du Monde après la
283
à peine couverts par Richard Millet (2012 : §18). Un jugement aussi définitif découle à mon
sens de la difficulté du projet leclézien, qui vise par exemple à rendre compte de la complexité
de la situation ayant entraîné la présence des Le Clézio en Afrique de l’Ouest, ou qui émane
du désir manifesté à plusieurs reprises par l’écrivain de faire entendre la voix (et les silences)
de peuples opprimés. Comme l’a décrit Claude Cavallero, l’écrivain voue un intérêt marqué
aux langues « dont l’économie verbale atteste à ses yeux une proximité conceptuelle de
l’homme et de la nature » (Cavallero 2009 : 130) — d’où son intérêt pour les langues
et humaine chez ces civilisations parlant une langue plus proche de l’homme et de la nature,
plus proche de l’état de nature, donc, il n’y a qu’un pas. Comme quoi la conjugaison de
coloniale en Afrique est explorée avec beaucoup plus de nuances, sans doute parce que
des premiers souvenirs et de la grande histoire familiale. Ainsi, « les misères provoquées par
la colonisation que l’auteur nous invite à voir à travers son œuvre servent à la fois à
condamner la colonisation et à légitimer cette rhétorique de l’affect que les critiques lui ont
Dans le roman à l’étude, la posture de Geoffroy Allen est marquée par des zones de
gris ; il réprouve le racisme de la société blanche, mais assiste tout de même aux réceptions
organisées par le District Officer Simpson, ce qui accentue le clivage par rapport à sa femme
et son fils. Du côté du récit, la posture de Raoul Le Clézio est affirmée avec beaucoup plus
de force, bien qu’elle demeure incomprise sur le moment par le jeune Le Clézio. Le besoin
284
de sa somme expérientielle, qui engage son libre arbitre autant qu’elle se trouve orientée par
dès lors qu’il est placé dans le contexte d’une pédagogie africaine ancestrale,
le comportement du père, autrefois incompréhensible, peut être interprété à la
lumière d’un décalage culturel. Par ailleurs, le père aura réussi à transmettre
bien plus qu’une discipline de vie. Il aura également légué un enseignement
politique (Moudileno 2011 : 74).
l’écrivain. Or le terme même de « posture » peut paraître inadéquat pour décrire la démarche
leclézienne, qui est à placer sous l’enseigne de l’incertitude. L’oscillation qu’il privilégie
entraîne pourtant un effet d’accumulation dont les grandes lignes enchevêtrées peuvent
avancer dans des directions opposées, mais n’en dégagent pas moins une certaine orientation,
par l’établissement d’une relation transitive entre l’œuvre et l’auteur. En d’autres mots,
univoque et homogène : c’est une construction individuelle plurielle, une négociation entre
le local et l’universel » (Thibault et Roussel-Gillet 2011 : 16-17). Dans une telle dynamique,
la question identitaire devient donc d’autant plus importante que les rapports de force
imposés par le colonialisme sont reconnus comme tels, dénoncés et analysés avec l’essor de
la décolonisation. Le Clézio voit ainsi la prise de parole par les opprimés et les sans-voix
Cette conscience sociale aiguë, perceptible jusque dans l’interrogation mémorielle des
expériences passées, mène à une constitution diachronique du sujet actuel. Il s’agit d’un
symbole important de distance identitaire qu’un jeune Européen peut vivre à son arrivée en
Mémoire et distance
Certains événements et certains procédés discursifs utilisés dans le récit et dans le
la mémoire, puisque le narrateur fait un retour sur son année en Afrique en même temps que
sur la figure paternelle. Ce double retour n’est pas exprimé aussi clairement dans Onitsha,
dans la mesure où l’accent est mis sur la découverte du monde par Fintan, et ne laisse pas
forcément voir l’exercice mémoriel tramé en arrière-plan. Les quatre sections du livre (« Un
long voyage », « Onitsha », « Aro Chuku », « Loin d’Onitsha ») sont circonscrites dans le
temps et à peu près isolées les unes des autres du point de vue narratif (dans la mesure où les
Le processus de souvenance n’est dévoilé que dans les vingt dernières pages qui constituent
temps du récit par le recours au présent de l’indicatif, lequel est soutenu par des analepses
qui donnent l’impression de suivre le fil des pensées (donc des souvenirs) de Fintan.
Afin d’évaluer l’impact de la distance mise en jeu dans le récit et le roman pour articuler
analyse selon cinq axes. D’abord, sans prétendre épuiser la matière, l’interrogation des
chez Le Clézio. Il s’agit d’un point particulièrement important, dans la mesure où l’écrivain
286
distance du sujet, la dimension filiale nécessitera d’être approfondie dans l’analyse de l’une
et l’autre œuvre. Il va sans dire que l’héritage familial et historique contribue grandement à
du père par son fils. Cette distance est rendue manifeste par un mécanisme discursif essentiel,
qui méritera une attention particulière : les temps verbaux, dont la signification est révélatrice
d’enjeux identitaires et mémoriels importants. Ces trois premières sections seront ensuite
articulées avec ce qui fut exposé plus haut pour montrer à quel point l’expérience
phénoménologique, même si elle engage une dimension mémorielle, appellerait le lieu plus
que le temps. Enfin, puisqu’une bonne proportion de l’espace livresque de L’Africain est
occupée par des photographies (quinze photos de formats variés pour une centaine de pages),
mémorielle du récit. Si « écrire, pour Le Clézio, ce n’est pas chercher à transmettre une vérité
unique et démontrée du monde, mais plutôt mettre en œuvre une vérité du dévoilement où
tout en assurant une réflexion (un raisonnement et un reflet) de la mémoire face à l’identité.
287
Onitsha. L’élan esth/éthique n’est pas tout à fait le même, ne serait-ce que dans la mesure où
d’un côté le récit se veut ouvertement une tentative de comprendre le père et s’ouvre à des
retrouvailles posthumes, tandis que de l’autre le roman comme œuvre de fiction ne remplit
cette fonction que de manière voilée. Mais dans les deux cas, l’écrivain reconnaît pleinement
postcoloniale une ligne essentielle de son œuvre. Cette orientation générale n’est toutefois
pas exempte de paradoxe, comme le résume Bruno Thibault, qui s’interroge sur la nature de
à voir s’il s’agit d’une quête ou d’une conquête) et sur la teneur idéaliste des représentations
autant que du récit : la confusion entretenue entre la région (Ogoja/Onitsha), le pays (Nigeria)
de l’étranger héritier d’une colonisation qui rend possible sa présence en ces lieux, mais qu’il
n’hésite pas à critiquer. Par un tel amalgame, Le Clézio pourrait jouer le jeu de l’Européen
qui ignore les différences (culturelles, sociales, historiques, géographiques, etc.) pour
cette occasion, il prend plutôt position contre ces puissances, et présente les problèmes de
Cela étant dit, la question postcoloniale est explorée de manière différente dans l’un et
l’autre livre. Compte tenu de la posture narrative impliquée par le récit biographique, il
apparaît évident que le récit procède par exercices de souvenance sans perdre de vue le
présent de l’énonciation (quelque six décennies après les faits) ; si l’après-guerre est marqué
par les derniers relents du colonialisme, Le Clézio ne masque pas certains des problèmes que
les théories postcoloniales ont mis en lumière dans les années 1960. S’il était conscient de
15), il reconnaît l’ambiguïté de cette situation, assurément loin de l’Europe, mais pas
totalement africaine compte tenu des privilèges dont ils bénéficient (puisqu’ils restent des
Européens blancs). La résidence dans laquelle ils demeurent souligne ce double statut, Le
Clézio étant conscient de la charge connotative de certains mots. Aussi la « case » mérite-t-
elle une longue digression descriptive entre parenthèses, occasion de souligner le caractère
spartiate de l’habitation, mais en même temps la nature identitaire ambivalente dans laquelle
Dans la case que nous habitions (le mot case a quelque chose de colonial qui
peut aujourd’hui choquer, mais qui décrit bien le logement de fonction que le
gouvernement anglais avait prévu pour les médecins militaires, une dalle de
ciment pour le sol, quatre murs de parpaing sans crépi, un toit de tôle ondulée
recouvert de feuilles, aucune décoration, des hamacs accrochés aux murs pour
servir de lits et, seule concession au luxe, une douche reliée par des tubes de
fer à un réservoir sur le toit que chauffait le soleil), dans cette case, donc, il
n’y avait pas de miroirs, pas de tableaux, rien qui pût nous rappeler le monde
où nous avions vécu jusque-là (A : 9-10).
Le lieu de résidence efface ainsi l’identité précédente, en étant en quasi parfaite altérité avec
la vision européenne de la maison : outre le fait d’avoir quatre murs et un toit, la case ne
saurait différer davantage de la maison habituelle, autant dans ses matériaux que dans son
mobilier. Cette impression est accentuée par l’absence totale d’objets qui pourraient agir
Au demeurant, nulle nostalgie ici, pour le jeune Le Clézio : non seulement n’y a-t-il rien pour
rappeler la vie d’avant, mais l’expérience phénoménale est beaucoup plus ancrée sur la
corporéité.
présence du corps, est l’impudeur, qui « donnait du champ, de la profondeur, elle multipliait
les sensations, elle tendait un réseau humain autour de moi » (A : 10). L’identité ne saurait se
construire en vase clos, en isolement, puisqu’elle nécessite l’Autre et l’action posée dans le
La compréhension du père se fait depuis une perspective d’adulte, qui cherche à saisir
l’expérience conflictuelle d’un père qui adopte pleinement l’Afrique comme continent, se
sentant étranger à son retour en Europe, à la fin de sa vie. Or avec le recul, Le Clézio se rend
compte de l’innocence de l’enfant qui, subjugué par les découvertes, ne voit pas les structures
d’oppression qui assujettissent les Africains noirs. Malgré toutes les bonnes intentions du
père, avec la distance conférée par la mémoire et l’expérience, bref avec le recul du temps, il
d’enraiement total, la présence coloniale demeure pleinement effective (entendu qu’il ne peut
pas). La fonction médicale même perpétue cette situation, ce que Le Clézio reconnaît
(d’autant plus qu’à la base, son père travaille pour le « ministère des Colonies » britanniques
[A : 42]) :
Alors mon père découvre, après toutes ces années où il s’est senti proche des
Africains, leur parent, leur ami, que le médecin n’est qu’un autre acteur de la
290
Les rapports de pouvoir ne sont pas tous les mêmes, et le médecin ne joue assurément pas un
rôle aussi important dans la perpétuation des structures coloniales que les District Officers
(D.O.), commerçants impérialistes et autres membres de clubs qui ne cherchent qu’à recréer
leur vie européenne tout en s’appropriant les ressources naturelles et humaines du continent
africain. De telles mondanités étant refusées par ses parents, Le Clézio rend donc moins
condition paternelle.
Le roman traite cette situation de manière beaucoup plus directe. Avant même d’être à
base même de la présence des Européens en Afrique. Les passagers noirs qui embarquent à
bord du Surabaya paient chèrement leur trajet en travaillant du matin au soir, martelant le
navire pour en déloger la rouille. Fintan s’aventurera dans cette zone interdite pour entendre
de plus près un homme chanter, mais sitôt repéré par un marin, le garçon se fait gronder par
le second capitaine Heylings : « C’est défendu d’aller sur le pont de charge, tu le savais ! »
(O : 39). La frontière séparant les blancs des noirs est à ne pas franchir. Cette interdiction est
ainsi imposée et intégrée au plus jeune âge, les enfants n’en saisissant pas les causes
(coloniales), mais en constatant trop bien les effets. Non seulement cela accentue-t-il
chacun diffèrent radicalement : « Pendant que les blancs étaient à la fête dans le salon des
premières, ils étaient montés à bord, silencieux, hommes, femmes et enfants, portant leurs
ballots sur leur tête, un par un sur la planche qui servait de coupée » (O : 55). L’écart entre
291
les deux groupes est d’autant plus flagrant qu’ils se trouvent à bord d’un même bateau, à
quelques pas de distance, ce qui exacerbe la rage du garçon : « Fintan en ressentit une telle
colère et une telle honte qu’un instant il voulut retourner dans le salon des premières » (O :
55). Le silence des uns ne fait qu’accentuer les éclats de voix des autres. La réception
d’anniversaire que tiennent les « blancs » pendant que « hommes, femmes et enfants »
montent à bord (non pas valises à la main — comme le feraient les Européens —, mais ballots
sur la tête) humanise l’Africain et abêtit (voire animalise) l’Européen, dont les rires se
répercutent en écho « comme un aboiement » (O : 54). Les imitations « des voix des noirs »
et les « blagues en pidgin » (O : 54) provoquent la honte de Fintan qui par souci d’intégration
autant que par besoin de répudiation des origines, adoptera peu à peu le pidgin comme langue.
l’igname rôtie, la soupe d’arachide. Il apprendrait à marcher avec des chaussures, à traverser
les rues entre les autos. Il oublierait le pidgin, il ne dirait plus : “Da buk we yu bin gimmi a
accentuée par le contexte colonial ; à cet égard, Fintan se rapproche de sa mère (franco-
italienne) et s’éloigne de son père (anglais). Maou ne masque pas son outrage en une situation
similaire à celle des passagers noirs du Surabaya, un peu plus tard, lorsqu’elle voit des forçats
Tout d’un coup, Maou se leva, et la voix tremblante de colère, avec son drôle
d’accent français et italien quand elle parlait en anglais, elle dit : « Mais il faut
leur donner à manger et à boire, regardez, ces pauvres gens, ils ont faim et
soif ! » Elle dit « fellow », comme en pidgin (O : 75).
292
Maou est d’ailleurs vue comme une étrangère par les colons anglais. Non seulement ose-t-
elle parfois mêler l’anglais au pidgin, mais en plus, sa langue maternelle (l’italien) provoque
une bienveillante suspicion chez les gens qu’elle côtoie en même temps qu’elle lui attire les
reproches de Geoffroy, qui préférerait ne pas faire de vague pour mener à bien son projet
d’exploration. « Maou avait appelé Fintan en italien. Mme Rally était venue, elle avait dit, de
sa petite voix effarouchée : “Excusez-moi, quelle sorte de langue parlez-vous ?” Plus tard
Geoffroy avait grondé Maou » (O : 156). La révolte ressentie par Maou est liée au traitement
réservé aux locaux par les colons européens, elle et son fils semblant mieux s’adapter au
monde africain que les délégués européens, à l’époque où les grands empires coloniaux sont
en voie d’être remplacés par des oligarchies et des dictatures mises en place par des
laquelle est plongé Onitsha dans une lettre qu’il envoie à sa petite sœur (lettre datée de l’hiver
1968), soulignant l’enfer vécu par les populations exilées et affamées, les enfants étant
dénutrition sévère de la petite enfance). Pour des raisons strictement économiques, ces gens
sont déportés et leurs terres vidées ; malgré l’horreur montrée à la face du monde, ils sont
condamnés à vivre en silence dans des régions exsangues : « Pour la mainmise sur quelques
puits de pétrole, les portes du monde se sont fermées sur eux, les portes des fleuves, les îles
de la mer, les rivages. Il ne reste que la forêt vide et silencieuse » (O : 243). Les portes closes
de cette prison sans mur et à ciel ouvert ne laissent aucune voie de sortie pour ses captifs. Il
est tentant de faire remonter cette grande sensibilité et ce souci humain chez Fintan à son
Le garçon a d’ailleurs pu goûter (littéralement) à ce que cela représente de faire partie d’une
famille africaine, par l’intermédiaire de son ami Bony, complice des premières heures et
La réalité les rattrapera tous les deux, puisque malgré les bonnes intentions de Fintan, malgré
réaffirme durement la situation sociale différente des deux enfants, l’un blanc et l’autre noir.
Un événement extrême pour l’Africain, mais somme toute banal pour le colon européen,
Depuis la révolte des forçats, [Bony] ne voulait plus revoir Fintan. Parmi ceux
que l’armée du lieutenant Fry avait fusillés contre le grillage, il y avait son
frère aîné, son oncle. Un jour ils s’étaient rencontrés sur la route d’Omerun.
Bony avait un visage fermé, des yeux indistincts derrière ses paupières
obliques. Il n’avait rien dit, il n’avait pas jeté de caillou, ni lancé d’insulte. Il
était passé, et Fintan avait ressenti de la honte. De la colère aussi, et il avait
des larmes dans les yeux, parce que ce qu’avaient fait Simpson et le lieutenant
Fry n’était pas de sa faute. Il les haïssait autant que Bony (O : 220).
Fintan ne comprend pas la cassure puisqu’il ressent lui aussi de la colère. Sauf que
l’honnêteté des sentiments ne fait pas le poids devant la concrétude du cadre sociologique
imposé aux enfants. Il est à cet égard révélateur que la neutralité de Bony survienne alors que
Fintan et sa famille s’apprêtent à quitter le pays : les Européens peuvent toujours partir du
continent, et sans souci éthique ni sensibilité politique, leur séjour pourra ne ressembler qu’à
de longues vacances exotiques. Alors que le départ est imminent, Fintan s’en inquiète
Aurelia pourrait lui dire à nouveau “bellino”, en l’embrassant bien fort, et l’emmener au
cinéma. C’était comme s’il n’était jamais parti » (O : 219). Or avant même son arrivée et non
sans naïveté, Fintan embrasse l’identité africaine. Son innocence constitue toutefois une
force, puisqu’elle est accompagnée d’un oubli des souvenirs européens, des façons de faire
du Vieux Continent, et des expériences ayant forgé sa petite enfance, ce qui ouvre vers une
demeure marqué par son expérience, et les souvenirs qu’il en garde forgent son identité
d’adulte (en témoigne l’effroi qu’il ressent devant les horreurs du Biafra). La distance
conférée par la mémoire est donc reconnue à même son paradoxe : il est impossible de
remonter au passé, mais ce passé n’en affirme pas moins sa prégnance sur le présent en
motivant les actions et en orientant les pensées (et la sensibilité) du sujet tel qu’il est
maintenant.
son oncle et la fille de celui-ci, Simone24. Cette relation mènera à l’union des deux cousins.
Sur le plan de l’héritage discursif, il s’agit d’un élément essentiel, car le passé mauricien
commun qui les unit est à la base même de la construction identitaire de J.M.G. Le Clézio,
recul des années, bien sûr) que les souvenirs dont il hérite sont sublimés, modulés par leurs
propres mises en récit. Il dira ainsi de cette première période de fréquentation de ses parents
que le souvenir ne fait pas que raconter le passé, il le crée ; et de là, il module le présent :
24
Par souci de clarté et pour éviter de répéter « père » et « mère », je prends la liberté de préciser ici les
prénoms de ses deux parents, bien qu’ils demeurent innommés dans L’Africain.
295
« Les congés qu’il [Raoul] passe en France auprès d’eux [Simone et le père de celle-ci] sont
le retour imaginaire vers un passé qui n’est plus » (A : 50). Il est à noter que cette dernière
expression est pour le moins tautologique, puisqu’au sens strict, un passé qui demeurerait ne
saurait être que requalifié de présent. Cela rend toutefois compte de la capacité qu’a la
qui a été et de ce qui persiste. D’où le passé qui n’est plus. De ce fait, un passé qui est serait
d’expériences.
Dès lors, même si J.M.G. Le Clézio n’a pas grandi à Maurice, tout le récit familial issu
des deux branches parentales est pétri par l’expérience de l’île. D’une part, la mémoire par
souvenirs interposés est prise en charge par sa mère, qui n’a jamais vécu à Maurice elle non
plus, mais qui n’en est pas moins imprégnée des récits paternels : « Cela fait partie de son
passé, pour elle cela a le goût d’un rêve inaccessible et familier » (A : 50). Le père de
l’écrivain peut également contribuer à la construction de cette fiction sublimée de l’île, lui
qui est né dans la même maison mauricienne que son oncle. Fils de deux cousins germains,
Le Clézio hérite ainsi d’un récit conjoint : d’une part un lieu idéalisé par Raoul qui lui est
ensuite refusé et retiré, la famille étant ruinée et expulsée en 1919 ; d’autre part, un lieu
construit par Simone, à partir des récits familiaux, un rêve idéal alimenté à la fois par son
D’ailleurs, nulle part mieux que dans le chapitre intitulé Banso (A : 67-76), une ville
Clézio décrit la vie de ses parents en Afrique dans les années 1930 — donc avant la naissance
de leurs enfants. Il s’agit d’un récit marqué par les découvertes et les libertés, dans des
contrées sauvages et riches, où les puissances coloniales n’exercent encore qu’un pouvoir
symbolique sur les populations éloignées. Se conjuguent ici évidemment le récit reçu en
et réalité ne sont pas deux points opposés et irréconciliables, mais plutôt deux faces d’une
même pièce, celle de l’expérience — tantôt ancrée dans le vécu, tantôt teintée par la
pratiquée par l’écrivain de distinguer (ou pas) le réel du sublimé. Dans L’Africain, un récit
biographique, il semble plus normal que cette séparation soit franche, non pas dans le refus
total de tout rêve ou toute rêverie, mais bien dans la double reconnaissance (toujours
contradictoire) d’une frontière et d’un flou entre le rêve et la réalité. C’est d’ailleurs ce qui
fonde l’union des deux parents : « Mon père et elle sont unis par ce rêve, ils sont ensemble
comme les exilés d’un pays inaccessible » (A : 50). Ce chevauchement conceptuel laissera
une empreinte indélébile chez leur fils, impression accentuée par sa propre expérience
africaine, dans toute la liberté que cette année a pu apporter, après les peurs, les privations et
entendu que pour Le Clézio lui-même, cette matière n’est pas tant à l’origine de la littérature
qu’il allait produire, mais plus essentiellement encore la matière de sa posture humaine, la
source d’où coule son appréhension du monde. Dans son discours d’acceptation du prix
Nobel, il confirme cette nature paradoxale, qui influence sa personne avant ses livres :
297
Et pourtant, le caractère inéluctable du temps n’est pas renié, mais reconnu et accepté. Si les
souvenirs et les rêveries peuvent s’entremêler, le présent demeure seul maître à bord, et le
poids de cette réalité empiète sur tout le reste — ce qui lui fait dire que « le temps ne se
remonte pas, même dans les rêves » (A : 53). Cette vision autant de l’expérience que des
régimes temporels explique sans doute pourquoi la nostalgie est si peu présente à l’intérieur
d’une œuvre qui fait de la mémoire l’un de ses piliers (les allers-retours pouvant mener vers
ce désespoir existentiel évoqué plus tôt). On semble avoir affaire à une nostalgie renversée :
le sujet au présent ne tente pas un retour impossible vers ce qui a été ; il constate plutôt que
le passé tente de s’incruster dans le présent en soulignant non pas l’évanescence des minutes,
Une telle conception affirme en outre la filiation des souvenirs et des possibilités
dans ses potentialités et son potentiel. Puisque le noyau familial constitue le premier cadre
social auquel le sujet est confronté, il n’est pas surprenant que le processus mémoriel amène
Le Clézio à s’interroger sur l’identité du père, et que cela engage une réévaluation de sa
propre identité — et vice versa, puisqu’il reconnaît la nature commutative de telles questions,
Le Clézio pousse ainsi plus loin le proverbe africain, mentionné à la fois dans Onitsha et
L’Africain, selon lequel l’enfant naît au moment et au lieu de sa conception. L’enfant devient
298
par ses parents influençant de près ou de loin l’enfant futur. Il reconnaît également la
décisions peuvent avoir sur la génération suivante. L’identité en est fortement imprégnée,
puisque la mémoire et ses contenus subissent l’influence des récits, petits et grands :
Pourtant, à chaque instant, comme une substance éthéreuse qui circule entre
les parois du réel, je suis transpercé par le temps d’autrefois, à Ogoja. Par
bouffées cela me submerge et m’étourdit. Non pas seulement cette mémoire
d’enfant, extraordinairement précise pour toutes les sensations, les odeurs, les
goûts, l’impression de relief ou de vide, le sentiment de la durée. C’est en
l’écrivant que je comprends, maintenant. Cette mémoire n’est pas seulement
la mienne. Elle est aussi la mémoire du temps qui a précédé ma naissance (A :
103-104).
L’étourdissement souligné ici n’apparaît pas très loin du vertige ressenti par Fintan à deux
reprises lors du trajet en bateau et dont j’ai articulé la teneur plus haut (1.3) : l’excès des sens
fait encore sentir sa trace non pas tant par l’intensité intrinsèque de l’odeur ou du goût, mais
par le choc irréversible de l’expérience sans commune mesure avec toute expérience passée.
terreau similaire chez l’autre — ce qui oriente le legs, sa réception, et plus largement la
découverte pure et simple du monde. Il poursuit à cet égard la vision sociologique du sujet
Tout ce qui venait de moi, venait des autres. Tout. Mes idées généreuses, mon
humeur, mes goûts, ma morale, mon orgueil. Rien n’était à moi. J’avais pris
cela. Je l’avais volé, et on m’avait forcé à le refermer en moi. La conscience,
le refus, l’hostilité : les autres, toujours les autres. La lucidité, le courage,
l’absolu : les autres, les autres, les autres (EM : 61).
Aussi souligne-t-il la prégnance des habitus sur l’individu (et sur son individualité, sa
représentation paternelle dans toute la complexité de son image — terme à entendre comme
« le dire non langagier ou le montrer de la chose en sa mêmeté » (Nancy 2003 : 24). Un tel
travail à rebours requiert une prise en compte de sa nature inachevable, mais nécessaire ; il
en va de l’analyse de la trace, laquelle « doit tout d’abord être considérée comme un signe
qu’il s’agit d’interpréter et qui par là met en avant la question de la représentation de l’autre
ainsi que celle de l’imaginaire utilisé pour cela » (Ridon 2015 : 147). D’où aussi l’intérêt de
Onitsha. Évidemment, cette posture privilégiant l’ouverture à l’altérité établit une certaine
dichotomie pouvant donner l’impression que l’écrivain se garde le beau rôle — par exemple
Onitsha est toutefois plus nuancé, et rend compte de la complexité d’une altérité vécue sur
un mode radical.
Bien qu’elle soit attirée par la culture africaine, situation accentuée par le fait qu’elle
choc et une peur devant une altérité dont l’expérience la bouscule de manière substantielle.
Intriguée par les grondements des tambours, elle se rend au village pour assister à une fête.
Or l’événement ne présente rien de connu et fait vivre à Maou une altérité culturelle
centrée sur l’expérience présente. La perception de ladite expérience par Maou n’est alors
rendue possible « que grâce aux effets que cette altérité a sur elle : une inquiétude, un vertige,
qui la font vaciller » (Bouvet 2012 : 83). Aussi cet excès des sens traduit par le vertige (« La
musique des tambours maintenant résonnait jusqu’au fond d’elle-même, creusait un vertige »
300
[O : 189]) est-il vécu de manière totalement opposée à Fintan, puisque la peur l’emporte sur
L’exposé dans sa structure réflexive proposé dans Onitsha est certainement moins
systématique que ce qui vient d’être présenté dans L’Africain ; le roman offre néanmoins des
propositions littéraires particulières qui méritent notre attention. Dans un cas comme dans
l’autre, le postcolonialisme appelle une posture qui rend compte des implications
sémantiques du préfixe utilisé dans la construction du terme ; il s’agira ainsi pour Le Clézio
trouve sans pour autant oblitérer la charge sociale, historique et politique qui accompagne le
faisceau des expériences vécues de première main ainsi que les legs familiaux. À cet égard,
et en tenant compte des paradoxes qu’il convoque et soulève, il s’inscrit de plain-pied comme
sous le soupçon, mais qui, conscient de cet inconfort, déciderait de s’y installer, en faisant de
(Moudileno 2011 : 79). Or pour assister à un véritable déploiement littéraire qui conjuguerait
éthique et esthétique, les modalités d’expression de la posture doivent rendre compte de celle-
ci en même temps qu’elle est exprimée. Dans Onitsha, la relation établie entre Geoffroy et
son fils manifeste bien cette organisation. La distance considérable reconnue envers le père
et les quelques tentatives de rapprochement lancées par Fintan sont en effet présentées par
fond et la forme.
301
d’une narration qui s’interroge à rebours sur le passé en l’éclairant de l’expérience du temps.
Aussi en empruntant une vision plus pragmatique du langage le récit suit-il globalement
l’usage habituel des temps verbaux, l’imparfait désignant l’état, la répétition ou plus
l’aspect perfectif de souvenirs ponctuels. Toutefois, une analyse discursive plus pointue
apparence simple.
du narrateur vers le présent d’événements dont les effets perdurent et contribuent ainsi à leur
mise en récit à venir. Ce jeu discursif se produit à quelques reprises lorsque le narrateur décrit
au présent des expériences saisissantes, pour mieux glisser vers le présent d’un vécu
antérieur :
Le premier souvenir que j’ai de ce continent, c’est mon corps couvert d’une
éruption […]. Je suis dans la cabine du bateau qui longe lentement la côte, au
large de Conakry, Freetown, Monrovia, nu sur la couchette (A : 13 ; je
souligne).
Cette sensation que je ne peux pas oublier du sol qui se dérobe sous mes pieds
[…]. Je suis dans le village de montagne où ma mère est allée se cacher […].
Nous faisons la queue devant le magasin d’alimentation et je regarde les
302
Dans ces trois cas, le souvenir (ou sa contrepartie, l’oubli) est mentionné explicitement et
persistance du souvenir dans la structure du récit et la prégnance que possède la mémoire sur
le sujet. De la même façon, le caractère filial pourra être reconnu par cette dynamique, dans
la mesure où le glissement du temps verbal rappelle des souvenirs de seconde main (ou pour
La plus grande preuve d’amour qu’il a donnée aux siens, c’est lorsqu’en pleine
guerre, il traverse le désert jusqu’en Algérie, pour tenter de rejoindre sa femme
et ses enfants et les ramener à l’abri en Afrique. Il est arrêté avant d’atteindre
Alger et il doit retourner au Nigeria (A : 39-40).
Mon père m’a raconté un jour comment il avait décidé de partir au bout du
monde […]. Il prend le train, débarque à Southampton, s’installe dans une
pension (A : 42).
leur aspect duratif et inscrivent ces événements passés dans la suite continue de l’histoire
éprouvée par le fils à entrer dans la spécificité de l’expérience de ses parents, privilégiant
plutôt l’interrogation des effets sur lui-même. Il en va donc du sujet qui en chaque instant, à
chaque action, se constitue, et qui reconnaît par la même occasion l’influence sociale (et
d’abord : parentale) sur les conditions de réalisation de ces actions et expériences. Le Clézio
n’avais pas eu cette connaissance charnelle de l’Afrique, si je n’avais pas reçu cet héritage
Encore plus subtilement que le présent de l’indicatif, l’imparfait pourra à son tour se
faire le véhicule d’un glissement de sens volontaire venant complexifier le discours (la forme
orientant le fond et vice versa). L’imparfait de l’indicatif servira en effet à affirmer des vérités
d’ordre général, tout en mettant en perspective le fait qu’il s’agit d’une époque aujourd’hui
révolue ou au contraire de découvertes qui chamboulèrent l’ordre des choses (en matière
témoignent :
Puisque Le Clézio affirme avec insistance que les découvertes d’alors lui étaient inédites, en
même temps qu’il reconnaît la nature révolue de cette Afrique, l’utilisation de l’imparfait
marque une connotation différente du seul récit d’événements révolus, venant articuler ce
passé en lien avec un présent dans leur différence. Ce temps verbal pourra aussi être
rapproché d’un aspect itératif, désignant une expérience jadis répétée et chaque fois
reconfirmée.
d’états ou d’événement achevés, voire répétitifs ou répétés. Le récit ainsi exprimé n’instaure
pas de véritables successions d’actions comme peuvent le faire le passé simple ou le passé
demeurant, une telle construction syntaxique accentue d’autant le poids des passages ayant
Geoffroy Allen (au nombre de huit25) sont en retrait de la marge de gauche, et utilisent le
présent de l’indicatif. Ces deux éléments placent le récit dans un lieu discursif différent du
de cette nature est révélatrice d’un pareil ordre des choses : « L’Afrique brûle comme un
secret, comme une fièvre. Geoffroy Allen ne peut pas détacher son regard, un seul instant, il
ne peut pas rêver d’autre rêve » (O : 87). On se trouve alors non plus dans une Onitsha réaliste
décrite par un narrateur à l’identité ambiguë, mais dans l’Afrique sublimée de Geoffroy
Allen. Le chevauchement des deux mondes (réel et onirique) est pleinement assumé, puisque
l’exploration d’Aro Chuku par Geoffroy sera donnée avec la même mise en page — dernier
chapitre du genre consacré au père. Rien de surprenant puisque Le Clézio écrit ailleurs
qu’« on est pour la moitié celui qu’on est dans ses rêves » (IT : 172), c’est-à-dire que le rêve
est assimilé à une conscience nocturne qui contribue à l’expérience vécue de laquelle dégager
la réalité. La connaissance de soi et du monde peut donc s’articuler de part et d’autre jusqu’à
25
O : 87-91, 120-123, 124-130, 137-140, 162-169, 176-179, 191-196, 212-216.
305
malade, se rendant à la conclusion que « tout est terminé. Il n’y a pas de paradis » (O : 196).
l’écart qui sépare le jeune Fintan de son père. Geoffroy explore les aventures potentielles ce
qui mène à la sublimation d’une Meroë livresque (abreuvée par l’étrange Sabine Rodes), dont
temps, Fintan, plus en phase avec le continent, vivra grâce à son comparse Bony la vérité
simple de la nature africaine, lors d’une séquence baptismale d’autant plus importante qu’elle
tranche avec les résultats désastreux que le père obtient lorsqu’il pousse ses recherches.
Fintan arrive à un bassin d’eau mbiam (« Bony avait déjà prononcé plusieurs fois ce nom.
C’était un secret » [O : 159]), entraîné dans un périple de deux jours par son ami. Ce dernier
l’invite à une procession qui assure la communion du garçon avec la nature transcendante de
cette expérience en même temps que le caractère hic et nunc du moment : « [Bony] prit de
l’eau dans sa main et aspergea le visage de Fintan. L’eau froide coulait sur sa peau, il lui
sembla qu’elle entrait dans son corps et lavait sa fatigue et sa peur. Il y avait une paix en lui,
comme le poids du sommeil » (O : 161). L’utilisation du passé simple pour décrire cette scène
confère ailleurs au liquide : « L’eau n’a pas de corps, pas de regard, elle a seulement les
sortilèges » (IT : 194). Lors du trajet menant à ce bassin, Fintan réalise la teneur de
l’expérience qu’il est en train de vivre, à la fois dans le temps et hors du temps. Il a même
une pensée pour son père qui cherche précisément une expérience de cet ordre : « C’était un
306
endroit mystérieux, loin du monde, un endroit où on pouvait tout oublier. “C’est ici qu’il
Cette eau mbiam prend un sens fort différent pour Geoffroy Allen. Il croit d’abord au
pouvoir purificateur de l’eau : « Là, Geoffroy lave son visage, il boit longuement. L’eau
froide éteint la brûlure au centre de son corps. Il pense au baptême, il ne sera plus jamais le
néfaste : « Au petit matin, Geoffroy est grelottant de fièvre, il ne peut plus marcher. Il urine
un liquide noir, couleur de sang. Okawho passe la main sur son visage, il dit : “C’est le
mbiam. L’eau est mbiam” » (O : 196). Le mal est physique, mais il est aussi intellectuel (et
d’une archéologie et d’une histoire qui par excès de passé et défaut de concret le rendent
malade. Il parvient à ce qui ressemble à un site rituel détruit par les colons anglais au début
du XXe siècle, ce qui met définitivement en échec ses recherches et marquera ensuite
rapidement la conclusion de son séjour en Afrique. Cette Meroë tant recherchée n’a plus ses
traces que sur le visage de ses héritiers, les enfants de Ndri, portant les signes itsi (« Ainsi a
grandi Okawho, jusqu’à ce qu’il rencontre Oya, qui porte enfermée en elle le dernier message
de l’oracle, en attendant le jour où tout pourra renaître » (O : 215). Cette même marque se
trouve aussi sur des pierres faisant office de stèle sur l’ancien site rituel d’Aro Chuku
Meroë n’aura pas su remplir sa fonction prophétique, puisque la dynastie ne sera pas sauvée
de la destruction. Elle renvoie par la même occasion Geoffroy Allen à sa véritable identité
d’Anglais en terres africaines. La dernière séquence du livre liée à Geoffroy Allen et placée
307
septembre 1902 Aro Chuku est tombé aux mains des Anglais, presque sans résister » (O :
Geoffroy ; il réalise la teneur sublime et sublimée de son entreprise, qui relève davantage du
assaillira Fintan, alors qu’il en vient à reconnaître les enchevêtrements de la mémoire, des
rêves et de la réalité passée, lesquels ne résistent pas au poids d’un présent implacable :
Maintenant, tout est différent. La guerre efface les souvenirs, elle dévore les
plaines d’herbes, les ravins, les maisons des villages, et même les noms qu’il
[Fintan] a connus. Peut-être qu’il ne restera rien d’Onitsha. Ce sera comme si
tout cela n’avait existé que dans les rêves, semblable au radeau qui emportait
le peuple d’Arsinoë vers la nouvelle Meroë, sur le fleuve éternel (O : 239).
C’est dans cette conception du temps et des expériences que la relation filiale est perceptible
avec le plus d’acuité, venant inscrire la posture du fils à même les traces du père.
Le caractère éternel des rêves et l’image fluviale sont loin d’être anecdotiques.
suspension transmise narrativement par le décrochage d’un récit au passé qui privilégie le
présent intemporel, lequel devient atemporel : « Tout s’est effacé, sauf les signes itsi sur les
pierres et sur le visage des derniers descendants du peuple d’Amanirenas. Mais il n’est plus
impatient. Le temps n’a pas de fin, comme le cours du fleuve » (O : 216). La piste ouverte
par un tel usage du présent de l’indicatif est celle d’une nécessaire interrogation synchronique
de la mémoire, ensemble de souvenirs qui constitue davantage que la somme de ses parties.
26
Au dernier chapitre, la lettre que Fintan écrit à sa sœur utilisera également cette mise en page, mais la
nature documentaire du passage le distingue nettement des huit séquences où Geoffroy Allen sublime sa Meroë.
308
une perspective hors du temps — ce que Genette désigne comme des syllepses
géographiques27 —, permettrait d’éviter l’anachronie pour miser plutôt sur l’achronie, terme
à entendre « comme un événement sans date et sans âge » (Genette 2007 : 78). Aussi ce qui
m’intéressera dans ce qui suit est moins l’événement dans son caractère individuel et distinct
que l’agencement d’un ensemble d’événements dans et par le récit. En favorisant une étude
topographique, une distance sera ainsi prise par rapport à l’organisation chronologique de
récits naturellement suivis selon le fil d’une anamnèse. Cela permettra ainsi, comme l’a bien
ciblé Madeleine Borgomano dans son étude d’Onitsha, de « restituer une autre perception du
temps, pas encore régie par les mesures inventées par la civilisation (comme celle de
où le lieu est à la fois porteur de mémoire et créateur de souvenirs. Le sujet, inscrit dans son
environnement — la filiation étant sans doute la relation la plus fondamentale —, peut alors
se faire le légataire de souvenirs parentaux, voire ancestraux. Or le lieu joue un rôle important
autant dans la construction que dans le rappel. Le Clézio reconnaît l’importance de ce qu’on
27
« Ayant baptisé analepses et prolepses les anachronies par rétrospection ou anticipation, on pourrait
nommer syllepses (fait de prendre ensemble) temporelles ces groupements anachroniques commandés par telle
ou telle parenté, spatiale, thématique ou autre. La syllepse géographique est par exemple le principe de
groupement narratif des récits de voyage enrichis d’anecdotes » (Genette 2007 : 80).
309
pourrait désigner comme une mémoire topographique28, lorsqu’il sublime les moments qui
ont précédé sa naissance — citant cette croyance africaine voulant que « les humains ne
naissent pas du jour où ils sortent du ventre de leur mère, mais du lieu et de l’instant où ils
sont conçus » (A : 77) ; la même idée est exprimée de manière légèrement différente par
Geoffroy dans Onitsha, alors qu’il se prépare à partir pour l’Afrique : « Là-bas, les gens
croient qu’un enfant est né le jour où il a été créé, et qu’il appartient à la terre sur laquelle il
a été conçu » (O : 113-114). Cette phrase est répétée plus tard, alors qu’on apprend lors de
leur dernier jour à Onitsha que Maou est enceinte d’une fille (O : 226), puis est reprise une
troisième fois dans la lettre que Fintan adresse à sa sœur Marima (O : 242). Cette question
des origines n’est au demeurant pas nouvelle pour Le Clézio, puisque dès L’extase matérielle,
il se demande : « À quel moment le drame s’est-il engagé pour moi ? Dans quel corps
d’homme ou de femme, dans quelle plante, dans quel morceau de roche ai-je commencé ma
course vers mon visage ? » (EM : 9). En d’autres mots : où (adverbe de lieu et de temps) se
insistance par Fintan aux deux extrémités d’Onitsha. D’abord, alors qu’il est seul dans la
cabine qu’il occupe avec sa mère à bord du Surabaya (ayant quitté la France peu avant,
laissant derrière lui le connu, mais étant surtout marqué par le déracinement provoqué par ce
père étranger), Fintan voit le navire comme « un grand coffre d’acier qui emportait les
souvenirs, qui les dévorait » (O : 23). Ces souvenirs sont empreints de sensorialité, alors qu’il
28
Dans son plus récent roman, Alma, Le Clézio propose par l’intermédiaire de son narrateur Jérémie Felsen,
une liste de ce qu’il désigne comme « la carte des lieux de mémoire » (2017 : 145) de Maurice, pour lutter
contre l’oubli volontaire et les mensonges des familles étant demeurées sur l’île. Il veut ainsi « tout voir, même
s’il ne reste plus grand-chose à voir, juste ces noms sur une carte, comme sur une stèle immergée, des noms qui
s’effacent chaque jour, des noms qui s’enfuient au bout du temps » (2017 : 147).
310
bateau :
Les images sont rappelées, telles des visions nocturnes, des rêves éveillés perçus dans les
ténèbres de l’attente. Ce portait mémoriel se décline sur la vue, l’ouïe et le toucher : le champ,
la lumière et tout le portrait s’offrant à lui ; le son de l’été, des voix et de l’eau ; la sensation
des gouttes sur la peau. L’effet de liste est accentué par l’absence de verbe conjugué ou de
souvenir et cette envie d’y revenir s’effacent alors derrière le mouvement des moteurs (leur
bruit autant que la sensation corporelle de leurs vibrations), qui représentent le départ,
quitter l’Afrique, les découvertes et la liberté ayant eu leur impact sur le jeune homme. Une
Il fallait être dur, ne jamais oublier ce qui s’était passé. La mémoire du fleuve
et du ciel, les châteaux des termites explosant au soleil, la grande plaine
d’herbes et les ravins pareils à des blessures sanglantes, cela servait à ne pas
311
succomber aux pièges, à rester brillant et dur, insensible, dans le genre des
pierres noires de la savane, dans le genre des visages marqués des Umundri
(O : 236-237).
la réflexion initiale un an plus tôt, moins ancré sur les seules expériences, et davantage sur
conscience plus accrue du caractère évanescent des souvenirs, une relation sans doute plus
adulte que celle exprimée au départ de la France (parce que plus connaissante). Il y a une
meilleure compréhension de la possibilité des expériences, non pas dans leur renouvellement,
mais bien dans leur nouveauté. L’expérience des expériences assure la dimension médiate de
Cette dimension est réaffirmée dans L’Africain par une réflexion de réflexions qui se
demande comment la mémoire a pu jadis fonctionner et les souvenirs se construire. Une telle
posture est adoptée non pas tant dans un objectif d’apitoiement ou de malaise devant un retour
impossible à ce qui a été, mais bien dans la reconnaissance d’un travail de la mémoire et de
l’impact de cette dernière sur le présent, la prégnance du souvenir sur l’expérience actuelle
du concret (en témoigne cette « peine dérélictueuse » [A : 103] de la nostalgie citée plus tôt).
L’objectif n’est pas d’effectuer une remontée impossible dans le temps, mais bien de voir les
effets du passé sur le présent ; de là, le futur s’en trouve orienté. S’il n’y a aucune nostalgie,
c’est aussi parce que Le Clézio perçoit la teneur plurielle de cette mémoire, somme de
les parents. L’effort mémoriel exigé pour comprendre son père et tracer les contours de ce
personnage africain, et la posture esth/éthique qu’il adopte pour en témoigner révèlent cette
312
dynamique historique, menant d’une histoire personnelle à une histoire familiale, puis
Le Clézio saisit l’incompatibilité d’une telle mémoire avec l’Afrique concrète, « forte et
exhilarante » (A : 73) qu’il découvre à l’âge de huit ans. Et pourtant, tout s’accumule,
s’agglomère, pour former une masse mémorielle, un tout forgeant le sujet dans son identité,
dans ses actions, et dans son expérience du monde. La dimension topographique n’est pas à
négliger dans cette dynamique, puisqu’elle est également présente et se révèle essentielle
Cette mémoire est liée aux lieux, au dessin des montagnes, au ciel de l’altitude,
à la légèreté de l’air au matin. À l’amour qu’ils avaient pour leur maison, cette
hutte de boue séchée et de feuilles, la cour où chaque jour les femmes et les
enfants s’installaient, assis à même la terre, pour attendre l’heure de la
consultation, un diagnostic, un vaccin. À l’amitié qui les rapprochait des
habitants (A : 78).
Cette topographie tranche radicalement avec le lieu auquel il était confiné en France : « Nous
étions venus d’un appartement au sixième étage d’un immeuble bourgeois, entouré d’un
jardinet où les enfants n’avaient pas le droit de jouer, pour vivre en Afrique équatoriale, au
bord d’une rivière boueuse, encerclés par la forêt » (A : 29-30). Pour sceller le lien entre
d’une part la mémoire topographique qui confère une importance capitale à l’expérience que
le sujet fait de son entour, et d’autre part une mémoire qui engendre une relation temporelle
entre les événements initiaux et le sujet se rappelant, L’Africain recourt à une stratégie
s’interroger sur le rôle joué par les nombreuses photos insérées dans le récit pour chercher à
voir comment, par cette entreprise, Le Clézio « restitue [à la photographie] ses dimensions
archives de l’auteur » (A : 106). Elles ne sont pas toutes remises en contexte, mais à partir de
celles qui le sont, on peut déduire que ces photos furent prises par Raoul Le Clézio, si ce
n’est en totalité, du moins en partie. Les motivations derrière la prise de ces photos peuvent
sembler banales : « Il prend des photos. Avec son Leica à soufflet, il collectionne des clichés
en noir et blanc qui représentent mieux que des mots son éloignement, son enthousiasme
d’immortaliser sur le papier argentique le portrait s’offrant à lui, la photo résume l’expérience
trouve ici son efficace que parce qu’elle résume et contraint par son cadrage, en même temps
qu’elle ouvre et illimite par la profondeur de l’expérience rappelée (laquelle est elle-même
d’investissement général, empressé, certes, mais sans acuité particulière » (Barthes 1980 :
48) fait d’abord en sorte que le regard se pose sur la photo pour en faire une lecture globale.
cependant y est déjà » (Barthes 1980 : 89) —, supplément de sens qui permet de dire que
314
quelque chose ou quelqu’un a été, ce caractère pourra être révélé par une mise en récit
directement ou indirectement liée à ce qui figure sur la photo. L’écrivain oscille toutefois
entre les deux, studium et punctum, dans la mesure où il « investit, par sa culture et sa
(Roussel-Gillet 2008 : 283-284). La démarche ayant mené à l’inclusion des photos dans le
livre révèle une volonté d’ouvrir un dialogue avec le père disparu ; le dépouillement des
archives par le choix des photos (entendu que de l’aveu de l’auteur, celles où Raoul Le Clézio
dont L’Africain se veut l’aboutissement. L’image qui se donne à voir mais surtout à lire sur
la photo devient ainsi représentation, c’est-à-dire que l’image « est la présentation de ce qui
ne se résume pas à une présence donnée et achevée (ou donnée tout achevée), ou bien elle
est la mise en présence d’une réalité (ou forme) intelligible par la médiation formelle d’une
réalité sensible » (Nancy 2003 : 69). L’image extirpe (ex, hors, et stirps, souche, racine, nous
dit le Littré), elle dégage de son contour et essouche, montre au jour les racines pour mieux
(A : 7). Si « l’objectif central de l’espoir ekphrastique pourrait être nommé “le dépassement
29
« L’incertitude s’est portée surtout sur le choix des photos. Il y en avait plus de cinq cents. J’ai éliminé
toutes celles où il apparaissait, et qui étaient parfois remarquables. J’aurais pu n’en mettre aucune. Mais
c’étaient ces photos qui m’avaient permis d’accéder à la mémoire et de la matérialiser » (Le Clézio 2004a : 70).
315
axes distincts dans l’ordre de la représentation, l’image telle que vue par Nancy assume et
assure plutôt le lien entre le sens de ce qui pointe vers l’œil et l’entour de ce point (ce qui me
Toute image relève du « portrait », non pas en ce qu’elle reproduirait les traits
d’une personne, mais en ce qu’elle tire (c’est la valeur sémantique
étymologique du mot), en ce qu’elle extrait quelque chose, une intimité, une
force. Et, pour l’extraire, elle la soustrait à l’homogénéité, elle l’en distrait,
elle la distingue, elle la détache et elle la jette en avant. Elle la jette au-devant
de nous, et ce jet, cette projection fait sa marque, son trait même et son stigma :
son tracé, sa ligne, son style, son incision, sa cicatrice, sa signature, tout cela
à la fois (Nancy 2003 : 16).
Les photos proposées et décrites par Le Clézio affirment moins le caractère distinctif de ce
Au second degré, c’est-à-dire pour le spectateur qui reçoit cette photo (J.M.G. Le
Clézio au premier chef), le récit associé contribue à fixer la teneur esth/éthique du cliché.
L’élan est double, puisqu’il place bien l’image dans un ordre non plus de l’apparence, mais
tout son sens, puisque conjuguée à l’insistance que le récit met sur le ça-a-été, la photo
exprime clairement ces prétendus mille mots auxquels se substitue la proverbiale image telle
que l’écrivain la perçoit et la reçoit. Or pour le véritable spectateur extérieur que nous
sommes, Le Clézio offre une mise en récit au carré, puisque derrière les mots et les photos
qu’il nous présente résonne le récit originel du père. Cet enchevêtrement rapproche la relation
transmédiatique (dans le choix des photos, leur recadrage, leur présentation, et même leur
Cette dualité est rendue évidente lorsque l’écrivain souligne l’émotion qu’il ressent lui-même
à la vue d’une photo de la baie de Victoria, où son père a vécu à son arrivée en Afrique : « Si
ce paysage le requiert, s’il fait battre mon cœur aussi, c’est qu’il pourrait être à Maurice, à la
baie du Tamarin, par exemple, ou bien au cap Malheureux, où mon père allait parfois en
Maurice par ses voyages et ses séjours sur l’île, c’est malgré tout par le recours à un souvenir
de seconde main qu’il décrit ici ce que la photo lui évoque. La mention en fin de phrase du
souvenir paternel affirme clairement la posture esth/éthique adoptée par Le Clézio dans
L’Africain. Une telle description ne saurait que renvoyer au studium de la photo, au caractère
immanent du lieu qui, par sa disposition et sa végétation, peut représenter plusieurs endroits
à la fois et non pointer vers un emplacement particulier. Le studium devient ainsi image-
317
paysage30. Cette posture doit être mise en lien direct avec le rapport historique qu’une telle
mémoire engage, rapport paradoxal puisqu’il requiert une présence passée qui, pour assurer
sa mise en récit et donc sa reconnaissance, nécessite une mise en retrait. Barthes décrit ce
Ainsi, la vie de quelqu’un dont l’existence a précédé d’un peu la nôtre tient
enclose dans sa particularité la tension même de l’Histoire, son partage.
L’Histoire est hystérique : elle ne se constitue que si on la regarde — et pour
la regarder, il faut en être exclu. Comme âme vivante, je suis le contraire
même de l’Histoire, ce qui la dément, la détruit au profit de ma seule histoire
(Barthes 1980 : 102).
le travail d’écriture, exclusion qui n’est que temporaire évidemment, conjugue l’expérience
toutefois à accomplir dans L’Africain, mais aussi dans Onitsha — et ce qu’on pourrait
désigner plus largement comme l’une des capacités de la littérature —, contredisant ainsi
Barthes, est la conjugaison des histoires pour non plus détruire, mais produire.
Tout pointe alors vers le grand inconnu de l’œuvre leclézienne : « le drame de Moka »
(A : 49). Cette histoire familiale n’est abordée de manière biographique qu’avec beaucoup de
pudeur, et se voit autrement camouflée dans la fiction31. L’héritage de ce drame est lourd à
Bientôt huit ans qu’il [Raoul Le Clézio] est parti de Maurice, après l’expulsion
de sa famille de la maison natale, le fatal jour de l’an de 1919. Dans le petit
carnet où il a consigné les événements marquants des derniers jours passés à
30
« Le paysage ouvre sur l’inconnu. Il est proprement le lieu en tant qu’ouverture à un avoir-lieu de
l’inconnu. Il n’est pas tant la représentation imitative d’un endroit donné, il est la présentation d’une absence
de présence donnée. Si j’osais forcer le trait, je dirais qu’au lieu de peindre un “pays” comme “endroit”, il le
peint comme “envers” » (Nancy 2003 : 114).
31
Dans Le chercheur d’or par exemple, une longue séquence (Le Clézio 1985 : 72-81) décrit la destruction
du domaine familial lors d’un cyclone dévastateur. Cet événement entraîne la ruine du père et la reprise des
terres par un oncle opportuniste, puis quelques années plus tard l’exil d’Alexis, le personnage principal.
318
Moka, il écrit : « À présent, je n’ai plus qu’un désir, partir très loin d’ici et ne
jamais revenir. » La Guyane, c’était effectivement l’autre extrémité du monde,
les antipodes de Maurice (A : 49).
Cette perte s’est transmise jusqu’à Le Clézio lui-même, puisqu’il y situe son besoin
puisque c’est à cela que je dois d’être né au loin, d’avoir grandi séparé de mes racines, dans
Aussi des traces de cet épisode tragique sont-elles perceptibles dans d’autres œuvres,
lorsque par exemple le protagoniste revient sur la terre de ses ancêtres pour essayer de
remonter l’histoire et comprendre les raisons pour lesquelles il est tel qu’il est aujourd’hui,
c’est-à-dire marqué en son cœur par le déracinement en même temps que par un certain
nombre d’expériences de seconde main (en particulier sensorielles)32. L’un des échos les plus
parlants de cette tragédie familiale est assurément donné dans le dernier roman en date publié
par l’écrivain, Alma. Là aussi, le personnage principal (Jérémie Felsen) tente de remonter son
arbre généalogique sur l’île Maurice, et par cette occasion découvre les circonstances ayant
Voilà quatre-vingts ans mon père a quitté son île pour venir étudier en France,
pendant la Première Guerre. Alors il fuyait le désastre, Alma en ruines, son
père chassé de sa maison natale, sans avoir commis d’autre faute que s’être
montré confiant, et il n’y avait pas d’archange au sabre enflammé pour lui
montrer le chemin de l’est, vers Mahébourg, vers Belle Mare, ou vers Poudre
d’Or, mais un huissier de justice vêtu de noir, chaussé de petites lunettes, qui
dressait l’inventaire (Le Clézio 2017 : 319).
32
Jean Marro, personnage principal de Révolutions, témoigne particulièrement bien de cette sensibilité
filiale (avec en outre un clin d’œil à Proust) : « Un long moment, Jean est resté immobile devant la porte, à
guetter les bruits de l’immeuble. Un brouhaha d’enfants, montant de la cour, l’aboiement grêle d’un roquet
quelque part dans les étages du bas, c’est tout. Plus rien à quoi s’accrocher pour appareiller vers le temps passé.
Ce sont les bruits et les odeurs qui manquent le plus à la mémoire, comme s’ils étaient les éléments les plus
réels, la substance du temps perdu » (Le Clézio 2003 : 369 ; je souligne). Le retour vise non pas à vaincre la
nostalgie, mais à percevoir avec acuité l’entrelacs identitaire qui le forge et le forme activement.
319
L’objectif initial de Jérémie Felsen est de retracer le dodo mauricien, espèce éteinte depuis
le XVIIe siècle, ce qui n’est pas sans symboliser sa propre présence sur l’île : puisque tous les
Felsen sont eux aussi disparus, il fait lui-même office d’oiseau rare — statut avalisé par
famille de légende ancienne. Du dodo autant que de la lignée des Felsen, il ne reste que des
réelle valeur. La mémoire dont il est le dépositaire forcé et le véhicule volontaire motivent
ainsi les deux facettes de son identité, sa mêmeté autant que son ipséité.
Au demeurant, comme s’est efforcée de le démontrer toute l’analyse qui précède, cette
par des mécanismes littéraires (les variations de sens des temps verbaux, par exemple) et
masque pas ses tensions, y voyant plutôt une force. Ainsi, « toute construction suppose une
qu’il met en lumière » (Cavallero 2009 : 117-118). Bref, le punctum passe d’un ça-a-été à un
ça-a-été, mais marqué par le récit, qui en tourne et retourne la matière, tout en ouvrant le
studium vers les expériences potentielles du monde vécues ou reçues par le sujet. C’est dans
qui découle du cadre familial. Même si le père est perçu comme un pur étranger, même si la
filiation est refusée jusqu’à entraîner la sublimation d’un nouveau parent, la figure d’altérité
réponse définitive n’est donnée ouvertement, mais l’analyse qui précède montre bien
Par les nombreux rapprochements proposés entre L’Africain et Onitsha, autant par la
proximité d’événements et d’expériences que par des similitudes d’ordre plus conceptuel, le
père est manifesté dès l’ouverture par Le Clézio, l’utilisation du présent de l’indicatif au
dernier chapitre (alors que dans le reste du livre, ce temps verbal est réservé aux rêveries de
Geoffroy Allen), Fintan étant un adulte dans la trentaine, vient en quelque sorte réconcilier
discursivement le fils et son père. Ce dernier s’éteint pour embrasser éternellement le rêve
africain (« C’est loin, c’est fort et étrange, au cœur du rêve de Geoffroy Allen […]. Le sable
du désert a recouvert les ossements du peuple d’Arsinoë. La route de Meroë n’a pas de fin »
[O : 250]). Il occupe ainsi un non-lieu hors du temps que seul le récit du fils peut préserver
jugement de valeur clairement exprimés, met en avant une transitivité qui rend manifeste la
À cet égard, l’écrivain ne fuit pas la forêt des paradoxes de Dagerman, mais propose d’en
cartographier certaines zones. La phénoménologie présentée dans les deux œuvres dont j’ai
analysé les tenants et aboutissants révèle l’importance de la trace non pas dans un besoin
sujet. Texte, trace, sublimation et réalité forment un réseau discursif ouvert éminemment
esth/éthique, qui ancre l’objet esthétique dans l’affirmation d’un geste éthique avec toute la
peut posséder. L’empreinte en voie d’effacement constitue elle-même une invitation éthique,
entendu que « la trace est toujours un lien ténu qui est comme hanté par l’idée de sa propre
disparition. Absence de l’objet dont elle est la marque, la trace se donne dans la possibilité
de sa propre dissolution » (Ridon 2015 : 151). Or, l’entrelacs mémoire/présent (qui sous-
entend celui de la trace/présence) proposé par l’écrivain constitue également un doute éthique
quant à l’action — expression pléonastique, puisque pour être éthique, l’action doit être
incertaine, entendu que « les défis éthiques ne sont pas des défis concernant des entités
ineffables dans un domaine surnaturel dont nous ne pouvons parler. Un défi éthique lie la vie
propre d’une personne au monde tel qu’il est maintenant et toujours » (Wittgenstein 2014
l’expression d’une posture incertaine parce que renouvelée par le fait même de son action
dans et sur le monde. D’où aussi l’essentielle analyse de l’expérience phénoménale à laquelle
j’ai procédé au fil de cette lecture des œuvres lecléziennes, mettant en jeu l’agir et le pâtir du
sujet dans sa constitution identitaire. Bref, « une proposition éthique est une action
1999 : 61). Pris avec un tel souci esth/éthique, le recours à la trace permet de lire le présent
Clézio invite à lire le réel comme un texte et réciproquement à lire un texte comme une réalité
avant tout physique, typographique, aux mots vivants » (Roussel-Gillet 2011 : 61).
agit comme une sorte de personnage récurrent dans les deux œuvres. Ce « vapeur cuirassé et
armé en canonnière, surmonté d’un toit de feuilles, sur lequel les Anglais avaient installé les
bureaux du consulat » (A : 23), Le Clézio n’en a qu’entendu parler (A : 23). Si « dans cette
coque, les officiers se tenaient au garde-à-vous quand Sir Frederick Lugard montait à bord
avec son grand chapeau à plumes ! » (O : 132), le navire occupe une place révélatrice dans
le roman. En effet, c’est là que Fintan assiste à l’accouchement d’Oya ; les héritiers de Meroë
se réapproprient ainsi le symbole de leur oppression par une naissance en ces lieux qui mène
à une renaissance des lieux eux-mêmes. Leur saisissement physique provoque un vertige
sensoriel dont le garçon est le témoin : « Dans la coque du George Shotton quelque chose
apparaissait, emplissait l’espace, grandissait, un souffle, une eau débordante, une lumière »
(O : 200). Bien que l’étrange Sabine Rodes ait pour projet de le réparer, le navire finira à
l’abandon, épave réappropriée par l’Afrique, envahie par le fleuve et la végétation, et gardée
de la déchéance définitive par Oya — sans qui « les troncs errants allaient détruire ce qui
présage inéluctable.
De son côté, Sabine Rodes rappelle son homonyme historique Cecil Rhodes, figure
importante de l’impérialisme britannique en Afrique du Sud. Ces deux hommes anglais (dont,
fait à noter, le prénom est féminin en français) balisent le colonialisme britannique moderne
323
à la fin de l’été 1968 » (O : 251) vient clore le roman, confirmant par la même occasion la
fin des idéaux impérialistes, et dévoilant le véritable nom de ce personnage ayant embrassé
l’Afrique dans les contradictions identitaires que cela peut avoir chez l’homme. Fintan reçoit
une lettre juste avant de quitter Londres, missive qui « précisait que, de son vrai nom, il
251). Du rêve à la réalité, de la vérité au mensonge, cette littérature ne peut qu’affirmer une
mémoire dont les ambitions esth/éthiques reposent sur un ensemble de paradoxes, nous
au temps et au lieu.
Conclusion
Vers un esth/éthique de la représentation ?
Les œuvres analysées ont permis d’illustrer et de comprendre comment la littérature
du fond et de la forme. Évidemment, par ses pluralités génériques, modales, esthétiques et,
Pour sa part, le présupposé phénoménologique guidant cette réflexion a ouvert une voie
rappel. Ce faisant, le lien est scellé avec la vision merleau-pontienne de l’acte de souvenance,
Le déboîtement des perspectives engage une association des souvenirs rappelés — donc une
mise en récit du passé dont les modalités sont d’ordre esthétique autant qu’éthique, et dont
les visées aléthiques sont affirmées pour mieux être remises en doute. De là, une exploration
324
325
validité en cadre littéraire. J’ai montré à quel point cette notion riche met en valeur les
particularités formelles de l’œuvre autant qu’elle dégage la posture qui non seulement se
trouve en arrière-plan, mais traverse de part en part l’œuvre. Il va sans dire que Dora Bruder,
Les années, Onitsha et L’Africain se prêtent particulièrement bien à une telle étude. Plus
extrapolation d’éléments qui ne figuraient pas déjà dans lesdites œuvres, je réponds ainsi de
cette démarche ni herméneutique ni didactique, dont l’objectif fut fixé dès le premier
pertinence des concepts développés pour décrire des représentations de la mémoire dont la
complexité ne saurait être reconnue par des notions autrement moins nuancées.
Dans Dora Bruder, le point focal esth/éthique s’est retrouvé dans l’utilisation que fait
Patrick Modiano de l’évocation, qui devient une véritable posture en répondant d’une
appréhension du monde qui lui est propre. La relation diachronique qu’il établit avec
l’adolescente se montre, dans ses apparences, forcément imposée à la jeune disparue, mais
empathique en témoigne clairement. En revenant sur l’entrefilet sept ans après en avoir assuré
le traitement fictionnel dans Voyage de noces, Modiano réfléchit par la même occasion au
rôle de médiation des discours autant que des représentations que sa (et par extension : la)
littérature peut jouer. Non seulement l’écrivain évite-t-il d’atténuer l’histoire tragique de
l’adolescente, mais plus encore, cette volonté en est une de longue haleine, dans la mesure
où certaines spéculations sont carrément éliminées d’une édition à l’autre. Ce que je désigne
confirme la présence de l’être au monde. Les références à sa propre jeunesse donnent alors
forme, bien modestement et en toute conscience des expériences extrêmes vécues par Dora,
à ce que j’ai nommé le vécu de l’intérieur (inévitablement partiel) de la jeune fille. De là,
d’une certaine prise de parole marquée par le sceau du malgré — malgré les effets résolument
mémorielles.
Le concept fut réinvesti à nouveaux frais lors de l’analyse des Années. Annie Ernaux
souligne de diverses façons les influences sociales (du très proche — la famille immédiate
— comme du très lointain — les structures de classes) sur l’individu, dont elle articule le
potentiel de liberté et d’exercice de l’expérience autant sur le fond que sur la forme. Le
maldicible se situe ici dans la difficulté de rendre compte de situations particulières sans
verser dans l’excès de subjectivité ni dans une mise à distance qui recourrait à une voix
discursive s’alignant avec la Grande Littérature. Étant donné que la question identitaire est
rendre compte d’une multiplicité d’expériences en même temps que de l’expérience du temps
lui-même, tout en demeurant conscient des ambiguïtés et paradoxes (ici, dont l’acuité est
à dire. La démarche littéraire proposée par Ernaux dévoile donc un souci essentiel qui se
traduit par une conscience aiguë des influences auxquelles ne peuvent échapper ni la langue
ni le discours — et de là, la mise en récit des expériences et, par mitoyenneté, les impressions
laissées par la réactualisation mémorielle desdites expériences. L’un des plus importants
dispositifs littéraires déployés par l’écrivaine se situe assurément dans ce que j’ai appelé son
327
distance de la subjectivité (entre autres par une stratégie des pronoms neutralisante), mais les
autant qu’ils retirent toute particularité individuelle pouvant dévoiler les caractéristiques
propres à l’inscription dans cette génération. Cette volonté de transformer le soi en autre
relation que le sujet entretient avec son environnement — jusqu’à constater l’altérité
intérieure inhérente à une identité multiforme ancrée dans son temps et qui en subit
l’écoulement.
Il serait sans doute aussi intéressant que pertinent d’élargir de manière plus
du récit. J’ai procédé à une lecture parallèle du roman Onitsha et du récit (auto)biographique
L’Africain autant pour cette raison que compte tenu de la parenté évidente que les deux
œuvres entretiennent. Plus largement d’ailleurs, les liens proposés entre ces deux livres et
plusieurs autres ouvrages publiés par Le Clézio (romans, nouvelles, essais) ont contribué à
mauricien mettent en évidence le double héritage reçu, puis ensuite réinvesti par ses propres
expériences de l’Afrique. Cette période est d’autant plus importante que le langage continue
potentielles qui peuvent précéder leur compréhension et leur mise en mots, et engendrer une
a en outre rendu évidents les ancrages biographiques d’Onitsha — lesquels ne pouvaient sans
328
doute que faire l’objet de spéculations à sa parution en 1991. Ce roman ne saurait toutefois
être qualifié d’autofiction, à tout le moins dans l’acception restreinte du terme, c’est-à-dire
« un récit dont auteur, narrateur et protagoniste partagent la même identité nominale et dont
l’intitulé générique indique qu’il s’agit d’un roman » (Lecarme 1993 : 227). Mais à la lumière
assumant pleinement une identité inextricablement liée à celle de ses parents. Les
l’écrivain continue d’explorer à travers son œuvre (Alma, paru à l’automne 2017, en
témoigne).
Chez les trois auteurs au cœur de cette étude, la question de la mémoire appelle
inscrite à même d’autres impressions, la trace (comme objet de la traque) perd son essence
dès qu’elle accède au statut de représentation, puisqu’elle s’en voit par là trouvée !
la fonction de médiation d’un espace littéraire qui se veut autonome se reconnaît par la même
occasion comme fonction de doute, et ce, dans ses tenants (sa constitution) comme ses
aboutissants (son rôle). Cela fait ressortir l’essence ontologique de l’œuvre qui, si elle est
trouve en réalité toujours recouverte par la primauté ontologique de l’œuvre d’art sur l’étant
naturel, en ce sens que ce que l’Art vise à pro-duire, c’est justement l’archi-pro-duction de la
329
Nature » (Audi 2003 : 160). Il n’est alors pas surprenant que cette menée vers l’avant1 donne
à lire des œuvres qui interrogent le rôle de l’écrivain et de l’écriture non pas en posant
Cet « être là » peut bien sûr constituer une sorte d’engagement (au sens large), de
réflexion quant à la place de la littérature et de l’auteur dans la Cité. Il m’a toutefois paru
politique, pour me concentrer sur les questions éthiques et esthétiques — par affinité
intellectuelle et compte tenu du vaste champ disciplinaire que cela aurait autrement ouvert.
démarche esth/éthique qui se pencherait sur les dimensions politiques de l’œuvre qu’elle
étudie. À cet effet, une piste d’interrogation serait assurément ouverte par la définition de
l’esthétique que propose Jacques Rancière, comme « mode d’articulation entre des manières
de faire, des formes de visibilité de ces manières de faire et des modes de pensabilité de leurs
souligne). Cela viendrait sans doute parachever ce qui correspondrait alors à une esth/éthique
desquelles la mémoire est moins une force agissante que ne le sont les modes de pensabilité
d’un présent plongeant non plus dans le passé, mais interrogeant également l’avenir.
Dans les cas qui nous ont occupés, grâce à l’esth/éthique de la représentation de la
mémoire qui fut déployée, la question identitaire s’est révélée centrale, puisque ces manières
de faire sont animées par une double remise — en contexte et en question — du travail de
1
Produire : de pro, avant, et ducere, mener, rappelle le Littré.
330
mémoire. S’il peut être vu comme un « devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre
que soi » (Ricœur 2003 [2000] : 108), le devoir de mémoire se révèle dans les faits beaucoup
J’aimerais terminer en citant des mots qui reflètent le souci ayant guidé mon travail
dans ses moindres instants, une phrase qui décrit la sensibilité prônée par J.M.G. Le Clézio
(puisqu’elle est de lui), mais qui fait également entendre un écho privilégié dans chacune des
œuvres littéraires étudiées — chez Modiano, Ernaux, et les autres — : « Le langage est un
acte d’échange, une monnaie qui donne sa cohérence au monde » (Le Clézio 1966 : 6). En
proposant des lectures productives des œuvres, analyses ayant nécessité au passage un effort
qui prennent en charge leur capacité de médiation, j’aurai à mon tour pu contribuer à cet
échange.
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