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SADE À LA FONDATION BODMER : ENTRETIEN AVEC LE PROF.

MICHEL DELON (1ÈRE PARTIE)


5 Déc, 2014 | Culture

Entre littérature et scandale. – Du 6 décembre 2014 au 12 avril 2015, la


Fondation Martin Bodmer (Cologny) ouvre les portes de sa dernière et
sulfureuse exposition temporaire : « Sade, un athée en amour ».
Afin de célébrer le bicentenaire de sa mort, cʼest une nouvelle facette de la vie
du marquis qui se dévoile : entre manuscrits inédits, éditions originales, lettres,
gravures, photographies et bien dʼautres trésors encore, la Fondation Bodmer
compte bien réconcilier lʼimage trop sulfureuse de Sade avec la réalité
historique… et montrer que lʼhomme, comme lʼœuvre, a deux visages qui
coexistent : le public et le censuré.
Pour lʼoccasion, R.E.E.L. a poussé le portail de la Fondation Bodmer, pour aller à
la rencontre du prof. Michel Delon (Université Paris-Sorbonne), commissaire de
lʼexposition. – Décryptage et parcours en huit thématiques, autour de « Sade,
un athée en amour ».
R.E.E.L : Tout dʼabord, je voudrais évoquer le titre de lʼexposition. Pourquoi ce
titre, « Sade, un athée en amour » ? Lʼamour est-il donc une religion à laquelle
on peut ou non adhérer ?
Prof. Michel Delon : Lʼorigine de ce titre vient de lʼarbre généalogique de Sade,
qui comporte Laure de Noves – cʼest-à-dire Laure de Sade, qui est chantée par
Pétrarque. Cʼest étonnant de voir que, dans le même arbre généalogique, on a
le couple fondateur de tout lʼamour courtois occidental, et celui qui va
représenter sa négation ou son inversion. Laure de Noves et Pétrarque, cʼest
lʼamour courtois, cʼest-à-dire la soumission de lʼamant à une maîtresse
idéalisée et la capacité de sublimation : Laure est mariée, Laure va disparaître
assez jeune[1]… et Pétrarque construit toute son œuvre poétique
du Canzoniere sur cet amour impossible, cet amour disparu. Le souvenir de
Laure et de Pétrarque est essentiel dans la famille de Sade : lʼoncle de
Donatien, lʼabbé Jacques-François[2], après une carrière ecclésiastique, sʼest
consacré dans son château de Saumane à lʼétude des belles-lettres, il a
rassemblé une grande documentation sur Pétrarque et publié en 1764-1767
trois volumes in 4°, Mémoires pour la vie de Pétrarque[3], où il apporte les
preuves de lʼappartenance de Laure à lʼarbre généalogique de la famille et
raconte la vie de Pétrarque en y intégrant la plupart des sonnets
du Canzoniere. Sade (le nôtre), lit en prison les Mémoires pour la vie de
Pétrarque et se passionne pour le poète italien : il raconte même, dans une
lettre à sa femme, quʼil voit Laure lui apparaître. Mais Sade ne se confond pas
avec les autres membres de la famille, il entretient un rapport particulier avec
ce couple fondateur de lʼamour courtois. « Lʼathée en amour », cʼest donc celui
qui reprend cette tradition dʼexaltation de lʼamour, mais en la vidant de son
contenu religieux et de lʼidéalisation courtoise.
R.E.E.L : De plus, je suppose que cʼest également un titre accrocheur, propre à
éveiller lʼintérêt du public ?
Prof. M.D. : Sans doute. Lʼexpression « athée en amour » est une expression
contemporaine de Sade. Ce nʼest pas une formule quʼon trouve sous sa plume,
bien quʼil y ait toute une série de déclarations de son athéisme foncier et
radical. Cʼest un romancier contemporain qui invente cette formule et la répète
plusieurs fois, Pigault-Lebrun. On est à la fin du XVIIIe siècle, au début du
XIXe ; cʼest le moment où la Révolution invente une société laïque, avec
séparation de lʼÉglise et de lʼÉtat ; désormais, les actes de la vie humaine ne
sont plus transcrits sur des registres religieux ; le mariage nʼest plus un
sacrement, il devient un contrat civil… Donc, lʼ« athée en amour », cʼest aussi
une formule qui a un sens par rapport à lʼépoque.
R.E.E.L : Une formule qui reprendrait lʼidée dʼun basculement vers une
laïcisation moderne, plus marquée ?
Prof. M.D. : Oui. Et ce nʼest pas forcément négatif. Quand on observe la vie de
Sade, on constate quʼil a connu au moins une véritable passion amoureuse pour
sa belle-sœur, Anne-Prospère de Launay, la chanoinesse[4]. Quand ils partent
à Venise ensemble[5], ils vivent une passion ; mais, cʼest un amour sans
transcendance, il ne sʼinscrit pas forcément dans lʼéternité, même peut-être
pas dans la durée, du moins la longue durée… Lʼamour perd ses repères de
transcendance, de religiosité. Et à la fin de sa vie, le prisonnier de Charenton
est parvenu à établir avec Constance Quesnet une affection conjugale qui, elle,
sʼinscrit dans la durée.
R.E.E.L : Donc, pour vous, lʼexposition va tenter de garder ces deux faces – le
côté amour et le côté négation radicale ? Cela va constituer un fil rouge, ou pas
du tout ?
Prof. M.D. : Oui. Lʼexposition est divisée en huit sections. La première tourne
autour de la figure de Laure et Pétrarque. Si on regarde le catalogue qui vient
de sortir et qui est disponible dans les librairies[6], il sʼouvre, comme au début
de lʼexposition, par deux portraits en pendant de Laure et de Pétrarque, qui
sont des copies du XVIIIe siècle (commandées sans doute par lʼabbé de Sade)
et qui sont restés jusquʼà aujourdʼhui dans la famille de Sade. Toute la première
section tourne autour de ce couple mythique. Le créateur de la Fondation,
Martin Bodmer, a une conception hiérarchique de la littérature, avec de grandes
figures phares ; Pétrarque est lʼune dʼentre elles. Il est donc intéressant
dʼinscrire Sade en relation avec ces grandes références, même si nous pouvons
avoir aujourdʼhui une conception plus ouverte et plus diversifiée de la
littérature. Pasolini lit Sade en dialogue avec Dante.
Après cette section autour de Laure et Pétrarque, une deuxième présente la
famille : cʼest une lignée aristocratique, cʼest un nœud de relations que lʼon
découvre dans les arbres généalogiques… jusquʼà la famille actuelle, avec les
descendants vivants. Le comte Xavier et sa femme sont morts, mais leurs trois
fils et deux filles (les cinq enfants) sont nos interlocuteurs pour le prêt de
plusieurs objets.
R.E.E.L : Ils sont donc véritablement partie-prenante de lʼexposition ?
Prof. M.D. : Oui, ils ont été très enthousiastes et coopératifs. – La troisième
section est liée aux « affaires[7] » de Sade. Mais comment le situer par rapport
à nos normes actuelles ? Certains disent aujourdʼhui, de manière polémique :
« cʼest un dangereux pervers… ». Cʼest un violent, mais, sans relativiser cette
violence, sans lʼexcuser, on peut lʼinscrire dans des modes de vie anciens. La
pédagogie se faisait alors à coups de fouet. On se fouettait religieusement, par
mortification ; et on se fouettait érotiquement, le fouet était censé être un
aphrodisiaque. Il est sûr que Sade est un violent mais, comme il le dit lui-même,
il ne se confond pas avec certains représentants de la noblesse du temps, on y
trouve de vrais pervers dangereux, meurtriers : par exemple, le comte de
Charolais[8] adorait tirer à la carabine sur les couvreurs. À chaque fois, il est
gracié par le roi, jusquʼau jour où Louis XV le prévient : « Mon cousin, je vous
gracie une fois encore, mais que si quelquʼun vous tire dessus, je le gracierai
aussi. » Il paraît que cette idée a calmé un certain temps le comte de
Charolais… Donc, Sade nʼest pas un meurtrier, mais il est très vite poursuivi
pour un certain nombre dʼaffaires de violence et de blasphème. Il fuit en Italie
et lʼexpérience italienne (et cʼest la troisième section) est un moment de
bonheur, de découvertes, il est libre, il est indépendant. Le pays lui plait par son
décor, ses volcans, il lui plait par les souvenirs archéologiques, les souvenirs de
la Rome païenne. Il trouve un pays de liberté, où la prostitution généralisée des
deux sexes lui plait. Il prend des notes pour rédiger un Voyage dʼItalie : on a
conservé quarante cahiers de ce voyage dʼItalie que lʼon va montrer pour la
première fois.
R.E.E.L : Ces cahiers étaient-ils dans la famille ?
Prof. M.D. : Dans la famille au XIXe et une bonne partie du XXe siècle, puis
dans une collection privée, celle de Pierre Leroy, qui nous les prête. Ces cahiers
sont beaux avec leurs couvertures de couleur et ils sont passionnants : tantôt
ce sont des notes sur le vif ; tantôt ce sont des notes quʼil a prises, pour se
préparer, sur des guides de voyage, comme on le ferait aujourdʼhui… La
troisième section montre donc lʼItalie de Sade. Quatrième section de cette
partie biographique : les prisons, Sa va y passer vingt-sept ans, dans onze lieux
différents. Il reste peu de temps dans certains, et traînent de longues années
dans dʼautres : le château de Vincennes et la Bastille. Pour le catalogue, un
photographe est allé pour nous sur les lieux : Vincennes, où on peut voir sa
cellule, Saumur au bord de la Loire, Miolans dans un paysage de montagne…
R.E.E.L : Et pendant ces séjours, avait-il le droit dʼécrire ou pas du tout ?
Prof. M.D. : Oui. Au début, il abuse de ce qui lui reste en tant que prisonnier : la
nourriture et lʼauto-érotisme (avec le matériel quʼil demande à son épouse de
lui fournir). Il ne devient pas fou parce quʼil écrit. Il veut prouver que malgré
lʼenfermement quʼon lui impose, il garde une liberté intérieure, liberté
dʼimagination, liberté dʼécriture… Dʼemblée, il répartit ce quʼil écrit entre des
textes quʼil veut publier à un moment ou à un autre, pour être reconnu comme
écrivain, et puis des textes quʼil écrit pour lui et qui sont impubliables : le
rouleau des Cent Vingt Journées[9]… – Telles sont donc les quatre premières
sections biographiques.
Vient ensuite « lire, écrire, publier », section qui montre ses pratiques
dʼécriture. Cʼest un boulimique de lectures – et on sait à peu près tout ce quʼil lit
puisque, quand il est en prison, il doit commander à sa femme les livres et avoir
lʼautorisation des autorités de la prison. Il lit tout : des philosophes, des
historiens, des voyageurs, des romanciers, des dramaturges, des poètes. Il
prend des notes – mal, par rapport à nos critères universitaires dʼaujourdʼhui ! –,
de sont des notes tendancieuses : il lit avec un esprit prévenu. Son imaginaire
romanesque se trouve déjà dans ses notes. Puis, il ébauche : beaucoup de
brouillons ont été détruits, mais on a quand même gardé des traces de toutes
les étapes, des notes de lectures, des ébauches, des premières versions… Il ne
publiera que lorsque la Révolution abolit les lettres de cachet : en 1790, il se
retrouve sur le pavé parisien ; il publie sous son nom des livres dans le goût du
temps comme Aline et Valcour et parallèlement, sans nom et comme des textes
posthumes, Justine[10] et les textes dits érotiques ou pornographiques.
Pourtant, les deux régimes dʼécriture font système : les textes quʼil reconnaît
renvoient implicitement aux textes violents qui ne doivent pas être isolés. Sade,
ce nʼest pas simplement Justine, cʼest aussi Aline et Valcour[11], un roman dans
le sillage de La Nouvelle Héloïse où il veut toucher son public. Chez Sade, il y a
aussi du Pétrarque et du Rousseau. Dans cette section, on présentons des
manuscrits et des textes imprimés: certains appartiennent à la Fondation ;
dʼautres viennent de la Bibliothèque Nationale, à Paris, et de la bibliothèque de
lʼArsenal qui a recueilli les archives de la Bastille… En 1788, avant dʼêtre libéré, il
établit un long catalogue de ses œuvres.
R.E.E.L : De ses œuvres signées ou de lʼintégralité ?
Prof. M.D. : Signées, mais il nʼa encore rien publié : tout est manuscrit. Sa
première publication est Justine en 1791 – avec la fausse adresse « En
Hollande »[12], alors que le roman est publié à Paris. Succès de scandale, mais
succès : les éditions se succèdent. Sade prend des notes pour une Nouvelle
Justine[13], il veut récrire le roman des 1791, lʼétendre, lʼaggraver. Une dizaine
dʼannées plus tard, il publie cette Nouvelle Justine, suivie de lʼHistoire de
Juliette sa sœur, avec toujours une fausse adresse et même une fausse date :
1797 – en fait, 1799 et en 1801 ! Il sʼagit de tromper la censure…
R.E.E.L : Et cela marchait ?
Prof. M.D. : Oui, un certain temps, mais en 1801, il nʼest plus arrêté pour droit
commun, pour voie de fait, mais pour sa littérature. Il est emprisonné sans être
condamné par la justice. Cʼest la dernière période de sa vie, à Charenton, il va y
rester treize années, de 1801 à 1814.
Propos recueillis par Magali Bossi
« Sade, un athée en amour », du 6 décembre 2014 au 12 avril 2015
Commissaire dʼexposition : Prof. Michel Delon (Université Paris-Sorbonne)
Scénographie : Stasa Bibic
Visites libres institutionnelles (Michel Delon) : les mercredi 10 décembre, 28
janvier, 25 février et 25 mars à 15h
Site de la Fondation Martin Bodmer : http://fondationbodmer.ch/
Retrouvez quelques photos de lʼexposition dans notre galerie: http://
www.reelgeneve.ch/?gallery=sade-un-athee-en-amour
[1] Née en 1310, elle est morte à 38 ans.
[2] Jacques-François-Paul-Aldonce de Sade, oncle paternel de Sade.
[3] Titre complet : Mémoires pour la vie de François Pétrarque, tirés de ses
œuvres et des auteurs contemporains.
[4] Elle était chanoinesse séculière.
[5] En 1772.
[6] DELON, Michel (sous la dir.), Sade, un athée en amour, Paris, Albin Michel,
2014.
[7] Ensemble de scandales ayant éclaboussé Sade en 1763, 1768 et 1772 (et
qui lui vaudront lʼemprisonnement), mais sans liens encore avec sa production
littéraire.
[8] Charles de Bourbon-Condé, comte de Charolais.
[9] Les Cent Vingt Journées de Sodome, écrites à la Bastille en 1785 et
recopiées sur un rouleau, afin dʼêtre mieux dissimulées et dʼéviter la censure.
[10] Justine ou les Malheurs de la vertu, publié en 1791.
[11] Aline et Valcour, ou le Roman philosophique, publié en 1793.
[12] « En Hollande, chez les Libraires associés », pour tromper la censure.
[13] La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu, suivie de lʼHistoire de
Juliette, sa sœur, ou les prospérités du vice.

SADE À LA FONDATION BODMER : ENTRETIEN AVEC LE PROF.


MICHEL DELON (2E PARTIE)
5 Déc, 2014 | Culture

Entre littérature et scandale. – Du 6 décembre 2014 au 12 avril 2015, la


Fondation Martin Bodmer (Cologny) ouvre les portes de sa dernière et
sulfureuse exposition temporaire : « Sade, un athée en amour ».
Afin de célébrer le bicentenaire de sa mort, cʼest une nouvelle facette de la vie
du marquis qui se dévoile : entre manuscrits inédits, éditions originales, lettres,
gravures, photographies et bien dʼautres trésors encore, la Fondation Bodmer
compte bien réconcilier lʼimage trop sulfureuse de Sade avec la réalité
historique… et montrer que lʼhomme, comme lʼœuvre, a deux visages qui
coexistent : le public et le censuré.
Pour lʼoccasion, R.E.E.L. a poussé le portail de la Fondation Bodmer, pour aller à
la rencontre du prof. Michel Delon (Université Paris-Sorbonne), commissaire de
lʼexposition. – Décryptage et parcours en huit thématiques, autour de « Sade,
un athée en amour ».
[Le prof. Michel Delon évoque pour nous la question de la représentation de
Sade, et plus particulièrement le rôle que les illustrateurs ont joué dans son
œuvre.]
Prof. M.D. : La sixième section pose la question de la représentation : peut-on
illustrer Sade ? peut-on le représenter ? Nous exposons des documents
passionnants pour lʼhistoire du livre et de lʼillustration, vous avez par exemple le
frontispice allégorique de lʼédition de Justineou les gravures qui
accompagnent Les Crimes de lʼamour, mais aussi un dessin original qui a
permis de faire la gravure, avec la légende prévue par Sade, qui nʼa finalement
pas été inscrite. De même, dans les manuscrits, on remarque parfois une note
qui prévoit lʼillustration à faire faire. Sade conçoit lʼillustration comme partie
intrinsèque de son œuvre.
R.E.E.L : Est-ce quʼil connaissait des illustrateurs ?
Prof. M.D. : Oui, ce qui est propre à cette génération dʼécrivains. Lʼun des
premiers à vouloir contrôler lʼillustration, cʼest Rousseau : on sait que Rousseau
a suivi de près le travail de Gravelot pour La Nouvelle Héloïse. On a ses lettres
où il trouve que la blondeur de Julie nʼest pas assez visible sur des gravures en
noir et blanc, ou que Gravelot a dessiné des seins qui ne correspondent pas à
lʼidée que lui romancier se fait de la poitrine de Julie… Sade travaille de la
même manière.
R.E.E.L : Toujours avec le même illustrateur ?
Prof. M.D. : On ne le sait pas. Il y a des hypothèses, mais les illustrateurs des
textes diffusés sous le manteau restent anonymes, sauf Chéry, un artiste de la
Révolution, qui signe le frontispice allégorique de Justine, la Vertu entourée par
La luxure et lʼImpiété. Dans les recommandations de Sade pour les illustrations
érotiques, on lit cette note : « Faites voir le sperme couler ! » Les illustrateurs
ont suivi la recommandation. Et puis, on passe au 19e siècle, où Sade est
occulté, oublié, refoulé. On ne possède que quelques portraits imaginaires de
lʼécrivain. La redécouverte de Sade par Apollinaire, suivi par les Surréalistes,
sʼaccompagne dʼune nouvelle série dʼillustrations : Jacques Hérold, Bellmer,
André Masson, Man Ray qui décline le fameux portrait de Sade lʼemmuré sur
fond de Bastille en gravure, en peinture et en sculpture. On ne possédait alors
aucune représentation de Sade : il nʼavait pas de visage, pas plus que
Lautréamont. Toute une littérature tourne autour de de cette absence de
visage. Depuis ona découvert un dessin qui semble bien être Sade jeune par
van Loo[1]. Parmi nos contemporains, on peut signaler Miquel Barcelo, un
artiste espagnol, qui a parallèlement illustré lʼEnfer de Dante et Les Cent vingt
journées de Sade; Rebecca Horn, artiste allemande qui figure Sade sans
illustrer ses fictions…
La septième section présente la réception de Sade. Un exemplaire dépareillé et
en mauvais état de La Nouvelle Justine est passionnant parce que cʼest le
premier exemplaire qui entre, presque aussitôt après la publication, entre dans
une bibliothèque publique, celle du duc de Weimar[2], lʼami de Goethe. Cʼest un
exemplaire qui circule à la cour du duc. Goethe, Schiller nʼen parlent pas, mais
ils ont lu Sade. Dès 1803, trois ans après leur publication, les Crimes de
lʼAmour sont traduits en allemand, sans mention du nom de Sade. Il reste
uniquement deux petites brochures qui arrivent de Berlin ; les autres volumes
ont été détruits pendant la guerre, dans les bombardements de la dernière
guerre.
R.E.E.L : Et lʼexemplaire lu par Goethe, appartenait-il à Martin Bodmer – qui
était tant intéressé par Goethe ?…
Prof. M.D. : Non, il vient directement de Weimar. Une des idées à lʼorigine de
lʼexposition puisque nous sommes en Suisse, est de montrer un écrivain de
langue française entre lʼItalie et lʼAllemagne, selon les trois langues de la
Confédération. LʼItalie est présente par Pétrarque et le voyage dans une
péninsule dont Sade en tant que Provençal se sent proche, et lʼAllemagne par
cette réception exceptionnelle. Le premier grand compte rendu dʼune œuvre de
Sade se trouve dans un journal francophone de Hambourg, Le Spectateur du
Nord. Charles de Villers, le journaliste est horrifié, mais il consacre à Justine un
long compte rendu précis. Charles de Villers a composé ensuite ce quʼon a
appelé une « érotique comparée » [3], un traité étonnant sur la manière
essentiellement différente dont les poètes français et allemands traitent
lʼamour. Villers est un Lorrain, bilingue ; il émigre en Allemagne sous la
Révolution, se germanise et écrit ce traité, où il traite les Français de
monstrueusement sensuels, incapables de penser lʼamour pur, alors que les
Allemands seraient idéalistes et capables de passion sublime. On retrouve le
contraste entre Pétrarque et Sade, traduit en termes nationaux, voire
nationalistes : cʼest alors le début dʼune pensée des nationalités. Cʼest aussi en
Allemagne que, pour la première fois, le rouleau des Cent Vingt Journées va
être publié au début du XXe siècle par un psychiatre berlinois, Iwan Bloch, sous
le pseudonyme prudent dʼEugen Dühren. Il se passionne pour la France du
XVIIIe, compose une somme en allemand, mais traduite en français, sur le
marquis de Sade et son temps. Il achète le rouleau des Cent Vingt Journées, le
fait transcrire et le publie pour la première fois en 1904, à Berlin. Vient ensuite
lʼanthologie de Guillaume Apollinaire en 1907 : pour la première fois, les
différents textes de Sade sont présentés dans un tirage, il est vrai, limité, mais
lʼanthologie est une révélation. Sade nʼest plus condamné à lʼenfermement et au
secret. Le prisonnier scandaleux devient un philosophe et un poète.
Lʼexposition présente ensuite un certain nombre de figures de lʼhistoire de cette
réception : Maurice Heine, qui a consacré sa vie à faire connaître Sade et à
lʼéditer ; Gilbert Lely qui prend sa suite. Sont présents les grands noms du
Surréalisme, Paul Éluard, René Char… Paul Éluard envoie un livre à Breton avec
comme dédicace: « Trois hommes ont aidé ma pensée à se libérer dʼelle-
même : le marquis de Sade, le comte de Lautréamont et André Breton. »
La dernière partie de lʼexposition concerne à la fois la biographie de Sade et sa
réception, cʼest « Le vieil homme de Charenton ». Charenton, asile dʼaliénés est
sa dernière prison. Nous montrons des documents sur cet emprisonnement et
sur les textes qui y sont écrits. Sade nʼarrête pas dʼécrire. Un texte comme Les
Journées de Florbelle est saisi par la police et détruit. Sade se lance
concurremment dans un nouveau genre, le roman historique ; il en compose
trois, en publie un. Les deux autres nʼont pas été publiés de son vivant. Nous
possédons les manuscrits, dont un magnifique dʼIsabelle de Bavière[4], qui
appartient à Pierre Bergé, lequel a bien voulu nous le prêter. Sade compose son
texte et ajoute des notes au rythme de relectures, il corrige… Le texte a été
édité dans les années 1950, mais on nʼa pas fait encore dʼédition critique qui
prendrait les corrections en compte, les ratures, les notes de régie… – Sade
meurt, le 2 décembre 1814, ce qui pour un Français prend un sens ironique : le
2 décembre, cʼest la bataille dʼAusterlitz, le début de lʼEmpire, puis le coup
dʼEtat du Second Empire… Il meurt ce jour-là. Aucune de ses recommandations
testamentaires nʼest respectée. Il demandait à être enterré sans cérémonie
religieuse, sans monument funéraire ; il est enterré religieusement dans une
tombe classique. Mais cette sépulture sʼest finalement perdue et au moment
dʼune exhumation, un médecin phrénologue a volé son crâne. Toute une
mythologie sʼest développée autour de ce crâne. Un écrivain américain en a tiré
une nouvelle qui est devenue un film dʼhorreur, Jacques Chessex en fait un
roman[5]. Le plus émouvant est que ce soit le dernier roman que Chessex
publie, il meurt juste avant lʼimpression. Nous avons la chance de pouvoir
exposer lʼensemble des manuscrits du roman de Chessex, carnets
préparatoires et version finale manuscrite. Nous présentons également le
dernier carnet de Chessex composé entre la fin de la rédaction et la publication
du roman. On y trouve dʼétonnants poèmes dʼamour à Sade, des dessins qui
lʼévoquent. Chessex a également dessiné un portrait imaginaire de lʼécrivain.
R.E.E.L : Après ce parcours thématique et pour conclure notre entretien,
jʼaurais voulu évoquer avec vous la préparation de lʼexposition. Que veut dire
être commissaire dʼexposition ? Quel a été votre travail pour « Sade, un athée
en amour » ?
Prof. M.D. : Concernant lʼexposition en tant que telle, il faut évoquer notre
position intellectuelle. Pendant longtemps, dans Sade, on a vu le droit commun,
le pornographe. Il faut que ce soit repensé dans son temps : lorsquʼon regarde
ses manuscrits, on voit un homme attentif ; dans ses lectures, ses notes, on a
un homme immensément cultivé, un écrivain qui travaille. Et on a une œuvre qui
est à moitié détruite, puisque des pans entiers ont été brûlés. Mais je crois quʼil
faut la penser dans sa complémentarité entre sa partie visible et sa partie
récusée par Sade lui-même. Il y a lʼidée que les deux parties – en-dessus et au-
dessous de la ceinture, pourrait-on dire – sont deux parties dʼun tout. Cʼest une
des hypothèses de travail. Dʼautre part, cʼest un écrivain qui est fondamental
pour, sans doute secrètement, la littérature du XIXe, mais explicitement,
ostensiblement, pour la littérature et lʼart du XXe siècle : cʼest-à-dire quʼon le
lit, on sʼen réclame, on pense à partir de lui. Cʼest vrai pour la littérature, pour
lʼart, pour le cinéma… Donc, à la différence peut-être dʼAnnie Le Brun, au
Musée dʼOrsay à Paris[6], qui fait un hommage de totale adhésion surréaliste
(mais cʼest une belle exposition), nous avons une démarche historique, une
réflexion sur la place de Sade dans ses liens avec la littérature européenne. On
montre des documents, on essaie de comprendre cet homme, cet écrivain, ce
penseur de la limite, de la transgression – cʼest lʼhomme qui refuse quʼil y ait ce
quʼon dit et ce quʼon ne dit pas. Il veut tout dire.
R.E.E.L : Donc, lʼexposition essaie de comprendre Sade et son œuvre, en
dépassant la simple attraction ou répulsion quʼils peuvent susciter ?
Prof. M.D. : Exactement. On peut avoir un vrai plaisir de lecture chez Sade.
Mais il y a aussi Les Cent Vingt Journées, qui est un texte insupportable :
comment a-t-on pu écrire une telle collection de violences et de tortures,
pourquoi a-t-on imaginé la forteresse de Silling qui abrite le récit, voire la          
reproduction de ces horreurs ?… Il faut comprendre ce geste. – Il a fallu ensuite
recenser les collections publiques et privées. Les textes de Sade ont été
beaucoup détruits. De son vivant, de nombreuses éditions diffusent ses
œuvres, mais la plupart des dʼexemplaires ont ensuite été détruits. Charles de
Villers, à la fin de son long compte rendu de Justine dans Le Spectateur du
Nord, conclut en expliquant quʼil faut brûler tous les exemplaires quʼon trouve.
Cʼest ce quʼil aurait fait lui-même. Pour une exposition comme celle qui est
présentée à la Fondation Bodmer, il fallait donc recenser ce qui existe toujours :
dans les bibliothèques publiques, la Nationale à Paris, lʼArsenal, la Bibliothèque
historique de la ville de Paris, etc. mais également dans de grandes collections
privées. La principale en qui concerne Sade est celle de Pierre Leroy, grand
collectionneur qui nous a apporté un soutien enthousiaste dès le début et nous
a ouvert ses collections avec de nombreuses lettres et manuscrits littéraires.
Pierre Bergé possède quelques belles pièces et a été fort généreux ; le grand
bibliophile genevois Jean Bonna a pu mettre la main sur presque toutes les
éditions originale de Sade dont il nous a permis de disposer; Anne-Marie
Springer a rassemblé une belle collection de correspondances amoureuses
dont des lettres de Sade. Et puis, la famille Sade elle-même a prêté des objets
quʼelle conserve depuis deux siècles, portraits, arbres généalogiques,
manuscrits.
R.E.E.L : Merci pour cet entretien riche en découvertes ! Nous nous réjouissons
dʼavance de découvrir lʼexposition temporaire de la Fondation Bodmer, « Sade,
un athée en amour », dont vous nous avez, en tant que commissaire, donné un
passionnant aperçu.
Magali Bossi
« Sade, un athée en amour », du 6 décembre 2014 au 12 avril 2015
Commissaire dʼexposition : Prof. Michel Delon (Université Paris-Sorbonne)
Scénographie : Stasa Bibic
Visites libres institutionnelles (Michel Delon) : les mercredi 10 décembre, 28
janvier, 25 février et 25 mars à 15h
Site de la Fondation Martin Bodmer : http://fondationbodmer.ch/
Retrouvez quelques photos de lʼexposition dans notre galerie: http://
www.reelgeneve.ch/?gallery=sade-un-athee-en-amour
[1] Charles Amédée Philippe van Loo, peintre français (1719-1795).
[2] Charles-Auguste de Saxe-Weimar-Eisenach.
[3] Charles de Villers (1765-1815) était un des premiers comparatistes.
[4] Histoire secrète dʼIsabelle de Bavière, reine de France.
[5] Le Dernier Crâne de M. de Sade, Grasset, 2010.
[6] Annie Le Brun est commissaire de lʼexposition « SADE. Attaquer le Soleil »,
ouverte jusquʼau 25 janvier 2015 au Musée dʼOrsay (Paris).

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