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Lecuppre Gilles. Rois dormants et montagnes magiques. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public, 34ᵉ congrès, Chambéry, 2003. Montagnes médiévales. pp. 345-354;
doi : https://doi.org/10.3406/shmes.2003.1862
https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_2004_act_34_1_1862
Gilles LECUPPRE
2. Selon Jean-Christophe Cassard, « Arthur, [....] l'empereur Frédéric Barberousse, [le] roi
Valdemar ou [...] Charlemagne [...] partagent tous la caractéristique d'être l'ultime recours de
leurs peuples en cas de calamités exceptionnelles ou d'invasions à venir » (J.-C. Cassard, « Arthur
est vivant ! Jalons pour une enquête sur le messianisme royal au Moyen Âge », Cahiers de
civilisation médiévale, XXXII (1989), p. 135-146, ici, p. 145). L'auteur invite en conséquence à
poursuivre les investigations à travers ces motifs européens et extra-européens (« la figure de
l'imam caché de l'Islam chîite duodécimain », p. 146), qui pourraient aboutir à un panorama des
diverses croyances en un âge d'or retrouvé. Sur le motif de l'imam qui réside en une cité
d'émeraude, Hûrqalyâ, associée à la montagne de Qâf, voir H. Corbin, En Islam iranien. Aspects
spirituels et philosophiques, I, Le Shî'isme duodécimain, Paris, 1971, notamment p. 120. Depuis les
commentaires du Coran jusqu'à certains contes des Mille et une nuits, la culture des mondes
musulmans a fait une large place à ce mont fabuleux. La variété des textes qui lui ont été
consacrés, sans pour autant en faire le cadre systématique d'un messianisme, est abordée par
H. Toelle, « La montagne de Qâf dans la civilisation arabo-islamique classique », dans La
montagne dans le texte médiéval..., op. cit., p. 21 1-223.
3. Gilles Lecuppre, La seconde vie des rois. L'imposture politique dans l'Occident médiéval (xif-
XV siècle), Paris, à paraître.
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4. Citons principalement deux contempteurs des « hérésies » suscitées post mortem par Frédéric II,
Jean de Winterthur, Chronique, MGH SS rer. Germ, N.S. 3, p. 280-281, et Johannes Rothe,
Dûringische Chronik, R. von Liliencron éd., Thiiringische Geschichtsquellen, III, Iéna, 1859, p. 426.
5. Ces cas, avec de proches voisins, ont notamment été collectés par E. S. Hartland, The Science of
Fairy Tales, Londres, 1891, p. 172, et E. K. Chambers, Arthur of Britain, Londres, 1927 (rééd.
Cambridge, 1964), p. 225-232.
6. Arturo Graf, Miti, leggende e superstizioni del Medio Evo, Turin, 1892 (rééd. 1980), II, p. 303-
359 : « Artu nell'Etna ».
7. Ibid, p. 304-307.
8. Ibid, p. 31 1-314.
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prière aurait vu cinq mille cavaliers s'enfoncer dans la mer avec un long
sifflement ; l'un des membres du cortège lui révéla qu'il venait d'assister
au cheminement de Frédéric, fraîchement décédé, vers l'Etna9.
L'interprétation symbolique de ces épisodes montre à la fois la
contamination du motif de la grotte ou de la caverne et les voies
particulières de la montagne. On reconnaît sans peine la cavité soustraite au
regard, ouverte sur un royaume symétrique, antipodique, et simultanément
propice à une léthargie confortable, puisque souterraine. Une approche
littéraire et psychanalytique s'appliquera à identifier cette profondeur à
une matrice nourricière et protectrice, à développer l'idée d'une régéné-
rescence au sein de la terre-mère pour un héros qui s'apprête à re-naître
afin de mieux prolonger ses exploits1 . Par ailleurs, la plupart des
spécialistes arthuriens qui se sont penchés sur ces questions insistent à loisir sur
les origines païennes de telles croyances, notamment en se référant à
l'étymologie du nom royal : dans ses dérivés latin, gallois ou breton,
Arthur renvoie toujours au grec arctos, qui désigne un ours, auquel la
nature impose une hibernation cyclique dans une grotte11. Tout cela est
vrai et connu des auteurs du Moyen Âge, Geoffroy de Monmouth en tête,
mais ne doit pas occulter tout à fait une interprétation chrétienne de cette
matière. David s'était jadis réfugié dans la caverne d'Adoullam, pour
échapper aux soldats de Saûl1 . Surtout, il faut songer à la fascination
exercée par les Sept Dormants d'Éphèse, rendus plus populaires par leur
insertion dans la Légende dorée de Jacques de Voragine : sept jeunes
hommes, préservés des persécutions de l'empereur Dèce (248-251) par
un assoupissement de deux cents ans dans une anfractuosité du mont
Anchilos, s'étaient réveillés au temps de Théodose II, dans un monde
définitivement christianisé1 . L'impact de ce thème hagiographique, lui-
même inspiré de la Dormition de la Vierge, est tel que des avatars locaux
ont suscité de nombreux sanctuaires.
Associer le volcan ou la montagne à ces rois entre deux mondes se
justifie également par leurs qualités intrinsèques. Faute de temps, et par
9. Thomas d'Eccleston, Tractatus de adventu Fratrum Minorum in Angliam, A.G. Little éd.,
Manchester, 1951, p. 96 : Dixit etiam, quod quidam frater starts in orto in oratione in Cicilia vidit
maximum exercitum 5 milia militum equitum intrantem mare ; et crepuit mare, quasi essent omnes ex
ere candente ; et dictum est ab uno eorum, quod fuit Fredericus imperator, qui ivit in montem Ethne :
nam eodem tempore mortuus est Fredericus. E. Kantorowicz, L'empereur Frédéric H, Paris, 1987,
p. 619, rapproche cette vision de la mort de Théodoric le Grand, roi des Goths.
10. Voir, pour une approche universelle de cette équivalence, l'entrée « Caverne » du Dictionnaire
des symboles, J. Chevalier et A. Gheerbrant dir., Paris, 1982.
11. Dans l'onomastique du vieux breton, le radical arth (l'ours) sert, parmi d'autres, à former les
appellations des valeureux combattants : J.-C. Cassard, « La guerre des Bretons armoricains au
haut Moyen Âge », Revue historique, 275 (1986), p. 3-27, ici, p. 7-8.
12. 1 Samuel, 22 : 1 Chroniques, 11, 15-19 ; Psaumes 57 et 142.
13. F. Jourdan, La tradition des Sept Dormants, Paris, 1983.
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nominis, a quo secundam partent presentis operis inchoavi, ad reformandum statum omnino
depravatum ecclesie venturum in robore maximo potentates. La suite fustige une foi solide qui pense
que son héros, découpé en mille morceaux ou réduit en poussière par le bûcher, reviendrait quand
même à la vie. Après avoir repris les rênes de l'empire, il nivellerait la société en mariant les
femmes pauvres aux hommes riches et inversement, forcerait les nonnes et les moines à convoler,
et compenserait les pertes des veuves, des orphelins et des malheureux. Il persécuterait les clercs si
atrocement que certains, pour cacher leur tonsure, se couvriraient le crâne de bouse de vache. Il
chasserait les religieux, et surtout les frères mineurs, qui avaient soutenu le pape contre lui. À la fin
de son règne, il chevaucherait à la tête d'une grande armée et renoncerait à l'empire sur le mont
des Oliviers ou auprès de l'arbre sec — preuve de la diffusion (ou de la dilution ?) populaire d'un
très ancien thème prophétique attribué au pseudo-Méthode.
19. A. Lecoy de la Marche, Anecdotes historiques, légendes et apologues d'Etienne de Bourbon, Paris,
1877, p. 231. La Dent du Chat (toponyme actuel) passait à l'origine pour avoir été le théâtre d'un
combat entre Arthur et un chat monstrueux.
20. V. Greene, « Qui croit au retour d'Arthur ? », Cahiers de civilisation médiévale, XLV (2002),
p. 321-340.
21. J'entends par là la personne (physique) du roi Arthur. Du reste, que la société politique
bretonne ait choisi de forcer le destin en attribuant à quelques-uns de ses ducs le prestigieux
prénom tend à prouver que le véritable Arthur n'était plus attendu.
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26. Le cas paradigmatique, mais loin d'être unique, est celui de Lambert Simnel, un jeune garçon
qui fut couronné à Dublin sous le nom d'Edouard VI, le 24 mai 1487. Pour une vue d'ensemble,
M. J. Bennett, Lambert Simnel and the Battle of Stoke, Gloucester-New York, 1987.
27. L'épisode est assez bien documenté. Le dossier des sources se compose d'une lettre
d'Urbain IV se réjouissant des difficultés faites à Manfred, le fils bâtard de Frédéric II, alors roi de
Sicile, K. Hampe éd., « Urban IV und Manfred (1261-1264) », Heidelberger Abhandlungen zur
mittleren und neueren Geschichte, 11 (1905), p. 81-82, d'une lettre de Manfred à Franciscus
Simplex, vicaire général de Toscane, F. Schneider éd., « Ein Schreiben Manfreds iiber den
PseudoFriedrich (Johannes von Cocleria) », Ausgewâhlte Aufsàtze fur Geschichte und Diplomatik
des Mittelalters, Aalen, 1974, p. 62-63, et de chroniques d'inégal intérêt: Chronique de Saba
Malaspina, Muratori SS, 8, p. 804-806 (le rapport le plus complet et le mieux écrit), Chronique de
Salimbene, MGH SS, 32, p. 173-174 (G. Scalia éd., Turnhout, 1998-1999, Corpus Christianorum.
Continuatio medievalis, CXXV), Bartholomé de Neocastro : Historia sicula, Muratori SS, 13/3,
p. 6-7, 21, Chronique de Jean de Winterthur, MGH SS rer. Germ, N.S. 3, p. 17.
28. E. Kantorowicz, L'empereur..., op. cit., rapproche les deux sources de façon sibylline (!), mais
suggestive. Des spécialistes de la matière prophétique font grand cas de ce concours de
circonstances : le chapitre 6 de l'ouvrage de N. Cohn, Les fanatiques de l'Apocalypse, Paris, 1983,
est de ce point de vue tout à fait révélateur.
29. Rappelons que le porteur de l'anecdote est le frère Mansueto da Castiglione Aretino, légat
pontifical en Angleterre en 1258.
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30. Parmi ses zélateurs figurent les neveux de Pietro Rufïo qui, Grand Écuyer de Sicile, en liaison
avec le parti de l'Église, avait été assassiné en son exil de Terracine, dans le Latium, par des
messagers du roi Manfred en 1256. Pour un tableau des événements de cet ordre, E. Pispisa, //
regno di Manfredi, Messine, 1991- Saba Malaspina, Chronique..., op. cit., p. 805 : Adhuc plures
exules, quos perfidiœ aut invidia macula de naturalibus terris vicinis ejecerat, & in nemoribus
latitabant, pracipue Bartholomœus de Mileto, & fratres nepotes quondam veteris Pétri de Calabria
Comitis apud Tarracenam peremti, ad simulacrum audito rumore concurrunt, falsitatis causas
explorant, quœsitas inveniunt, & velut qui fluminis impetu prolabentes apprehensa jam stipula
turgidas credunt undas evadere, adhaserunt exules monstro mendacii, & quas solus forte formare non
poterat, jam plures falsi sibi additi fomites falsas roborantfictiones.
31. Ibid., p. 804 : Discedit pauper a frequentia hominum, barbam nutrit ; & ut concepta liberius
valeat fabricare mendacia, loca petit vicina silvestria, firmat in monte Gibellio, qui alias Aethna
dicitur, dolose latibulum, & impériales sibi mores et verba, qua veritas & natura non dabant, adultéra
fictione componit.
32. Historia Flagellantium, pracipue in Thuringia. Documenta II : prophetica Conradi Smedis vel
potius Schmid hœresi Flagellatorum infecti (cum glossis cujusdam catholici synchroni), A. Stumpf éd.,
Neue Mittheilungen aus dem Gebiet historisch-antiquarischer Forschungen, vol. 2, 1 836, p. 20 :
Glossa. Ubi dicit quod ipse Cunradus faber Rex sit et Thuringiae et Imperator Fredericus debeat
nominari et esse... Sur les flagellants clandestins de Thuringe, voir le chapitre 8 de N. Cohn, Les
fanatiques..., op. cit.
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penser qu'une cour peut y mener grand train ; elle suscite, enfin, des
activités humaines qui ajoutent à son ténébreux charisme — des cultes
païens y ont été célébrés, des châteaux perchés y ont été érigés, dont les
ruines peuvent rappeler la figure d'un souverain. Les imposteurs et les
partis qu'ils représentent n'ont pourtant pas recours à ces histoires, dont
ils perçoivent le défaut de crédibilité. Il existe un contraste indéniable
entre l'abondance de ces légendes royales, dont la montagne devient
presque le symbole, et la faiblesse numérique et qualitative de leur mise
en pratique. Cet écart nous invite bien sûr à réitérer la séparation entre
l'ordre de la fiction et celui de la foi. À certains égards, il nous rappelle
aussi que le concept fréquemment mal employé de messianisme politique
s'applique avec beaucoup moins d'efficacité dans le champ de la
contestation que dans celui de la propagande émanant du pouvoir. Tout
bien pesé, il n'est jamais qu'une variante du mythe pessimiste de l'âge
d'or qui induit une certaine passivité de la part des générations
défavorisées. En revanche, intégré dans un discours officiel conscient et
maîtrisé, il peut servir les intérêts de celui qui veut faire croire en une
similitude de situations entre le passé glorieux et le présent. Il n'est pas
indifférent que Guillaume Ier ait fait élever après l'unification allemande
sa propre statue équestre sur le Kyfïhâuser, un monument gigantesque
dont le piédestal surplombe la représentation tout aussi démesurée d'un
empereur endormi dans une caverne, identifié par un étrange glissement
depuis 1519 non plus avec Frédéric II, mais avec Frédéric Ier Barberousse33.
Guillaume, le nouveau monarque posant en Fredericus redivivus,
accomplissait sciemment de la sorte les prophéties attribuées à son prestigieux
devancier médiéval .
Ce faisant, le Hohenzollern ignorait une autre incarnation d'un
Frédéric sur le Kyffhâuser en 1546. Un pauvre hère se faisait cette année-
là passer à cet endroit pour le vieil empereur. Une enquête des autorités
détermina qu'il s'agissait en fait d'un tailleur aliéné que les villageois
avaient pathétiquement encouragé à jouer ce rôle, pour la parodie cruelle
d'un avènement dont chacun sentait confusément qu'il relevait du
dérisoire .
33. Pierre Racine, lors de la discussion qui a suivi cette communication, fit remarquer que cette
réattribution à Barberousse tenait sans doute à une volonté affichée au début du XVIe siècle de retour à
la nation allemande, notamment attestée dans le discours de Luther, et que le Sicilien Frédéric II
n'était pas en mesure d'incarner. Je le remercie vivement pour cette stimulante hypothèse.
34. A. Timm, « Der Kyfïhâuser im deutschen Geschichtsbild », Historisch-politische Hefie der
Ranke-Geselhchafi, Gôttingen, 1961.
35. Hans Eberhardt, « Die Kyffhâuserburgen... », op. cit., p. 98-99.