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JACQUES
DERRIDA
(~·csel1lcelrt III
Sexe, race, nation, humanité
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GESCHLECHT ill - SEXE, RACE, NATION, HUMANITÉ (BIBLIOTHÈQUE DERRIDA)(...
Du même auteur
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GESCHLECHT ill - SEXE, RACE, NATION, HUMANITÉ (BIBLIOTHÈQUE DERRIDA)(...
2003
Le « Concept » du Il-Septembre. Dialogues à New York (octobre-
décembre 2001), avec Jürgen Habermas, 2004
« Le lieu dit : Strasbourg », dans Penser à strasbourg, Galilée-Ville de
Strasbourg, 2004
Apprendre à vivre enfin. Entretien avec jean Birnbaum, Galilée-Le Monde,
2005
L'Animal que donc je suis, Galilée, 2006
Séminaire La bête et le souverain. Volume I (2001-2002), Galilée, 2008
Demeure. Athènes, photographies de Jean-François Bonhomme, Galilée,
2009
Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), Galilée, 2010
Politique et amitié. Entretiens avec Michael Sprinker autour de Marx et
Althusser, Galilée, 2011.
Les Yeux de la langue. Le volcan, l'abîme, Galilée, 2011
Histoire du mensonge. Prolégomènes, Galilée, 2012
Pardonner. L'impardonnable et l'imprescriptible, Galilée, 2012
Séminaire La peine de mort. Volume I (1999-2000) , Galilée, 2012
Heidegger : la question de l'Être et l'Histoire. Cours de l'ENS-Ulm
(1964-1965), GaUlée, 2013
Le Dernier des juifs, Galilée, 2014
Séminaire La peine de mort. Volume II (2000-200 1), Galilée, 2015
Surtout, pas de journalistes !, Galilée, 2016
Théorie et pratique, Cours de l'ENS-Ulm 1975-1976, Galilée, 2017
Le parjure, peut-être («Brusques sautes de syntaxe»), Galilée, 2017
ISBN 978-2-02-139377-4
www.seuil.com
Titre
Du même auteur
Copyright
Pri?face
Neuvième sl?ance
Dixième séance
Onzième séance
Douzième séance
Treizième séance
Préface.!
*
* *
•
• •
Au-delà de ces considérations philologiques, il faudrait aussi expli-
citer un motif appartenant à l'ordre de la pensée. Nous avons déjà
mentionné que Geschlecht III- et la lecture de l'essai de Heidegger sur
Trakl qui s'y développe - « aimantait >> tout le projet de Derrida sur
Heidegger et Geschlecht dès le début. Avant de préciser le sens de cette
aimantation, ajoutons un mot très général sur ce mot- ou plutôt cette
« marque>>- « Geschlecht »qui donne son titre ou sous-titre général à ces
quatre textes. 11 s'agit d'un mot allemand intraduisible, d'un amalgame
polysémique très chargé et assez attrayant qui a sans doute magnétisé
Derrida. Comme celui-ci nous le rappelle, la signification de ce mot
irradie vers des valences sémantiques si diverses qu'on « ne franchira
pas si facilement [cette marque) vers la chose même>>, vers le Geschlecht
au-delà de la marque « Geschlecht », si l'on peut dire. D'autant plus que
ce mot remarque en lui-même la marque, en ce qui le lie au Schlag (le
coup, la frappe ou l'empreinte) de tout Geschlecht, comme le rappelle Hei-
degger dans son essai sur Trakl. Sexe, race, famille, souche, tronc, géné-
ration, lignée, espèce, genre, peuple, nation, humanité~, tout cela rend
« Geschlecht >>assez propice et attrayant pour la pensée derridienne qui
s'efforce de parler de ce que Heidegger aurait eu de toute apparence du
mal à aborder, à savoir les thèmes politiques et sexuels que Heidegger
considérait sans doute comme trop antiques et dérivés pour mériter la
discussion ou la pensée, et qu'il tend en tout cas à passer sous silence.
« Geschlecht » serait l'exception à cette règle chez Heidegger, et on peut
comprendre pourquoi Derrida, le penseur de l'écriture et de la marque, de
la différence sexuelle et de la démocratie à venir, se trouvait « aimanté>>
par cette dimension politico-sexuelle de Geschlecht. Essayons mainte-
Sans pour autant nous engager sur la voie d'une méditation appro-
fondie des réserves de Derrida à propos de cet « ordre des implications >>
de Heidegger- il s'agit du geste heideggérien qui prend encore le risque
de dériver la sexualité, même « avec la force d'une nouvelle rigueur!.!. >>,
en la déduisant des structuresexistentiales duDasein (ce qui ne veut pas
dire que ce geste ne puisse pas permettre aussi le « retrait de la dyade >>
et l'acheminement vers l'autre différence sexuelle)-, soulignons que l'ai-
mantation qui poussa Derrida à écrire quatre textes sur Heidegger et
Geschlecht provenait du « rêve>> que Derrida semble, jusqu'à un certain
point, partager avec Heidegger. Rêve toujours hanté par ce que Derrida
appelle 1'« implacable destin>> ou la « clôture impitoyable>> du binarisme
sexuel duquel le rêve nous protège, peut-être :
Bien sûr, il n'est pas impossible que le désir d'une sexualité in-
nombrable vienne encore nous protéger, comme un rêve, contre
un implacable destin qui scelle tout à perpétuité du chiffre 2.
Et cette clôture impitoyable viendrait arrêter le désir au mur de
l'opposition, nous aurions beau nous débattre, il n'y aurait jamais
que deux sexes, ni un de plus ni un de moins, la tragédie aurait
ce goût, assez contingent en somme, qu'il faudrait affirmer, ap-
prendre à aimer, au lieu de rêver l'innombrable. Oui, peut-être,
pourquoi pas ? Mais d'où viendrait alors le " rêve » de l'innom-
restantes 27 minutes en el capîtulo 5%
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Sans pour autant nous engager sur la voie d'une méditation appro-
fondie des réserves de Derrida à propos de cet « ordre des implications >>
de Heidegger- il s'agit du geste heideggérien qui prend encore le risque
de dériver la sexualité, même « avec la force d'une nouvelle rigueur!.!. >>,
en la déduisant des structuresexistentiales duDasein (ce qui ne veut pas
dire que ce geste ne puisse pas permettre aussi le « retrait de la dyade >>
et l'acheminement vers l'autre différence sexuelle)-, soulignons que l'ai-
mantation qui poussa Derrida à écrire quatre textes sur Heidegger et
Geschlecht provenait du « rêve>> que Derrida semble, jusqu'à un certain
point, partager avec Heidegger. Rêve toujours hanté par ce que Derrida
appelle 1'« implacable destin>> ou la « clôture impitoyable>> du binarisme
sexuel duquel le rêve nous protège, peut-être :
Bien sûr, il n'est pas impossible que le désir d'une sexualité in-
nombrable vienne encore nous protéger, comme un rêve, contre
un implacable destin qui scelle tout à perpétuité du chiffre 2.
Et cette clôture impitoyable viendrait arrêter le désir au mur de
l'opposition, nous aurions beau nous débattre, il n'y aurait jamais
que deux sexes, ni un de plus ni un de moins, la tragédie aurait
ce goût, assez contingent en somme, qu'il faudrait affirmer, ap-
prendre à aimer, au lieu de rêver l'innombrable. Oui, peut-être,
pourquoi pas ? Mais d'où viendrait alors le " rêve » de l'innom-
restantes 27 minutes en el capîtulo 5%
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Sans pour autant nous engager sur la voie d'une méditation appro-
fondie des réserves de Derrida à propos de cet « ordre des implications >>
de Heidegger- il s'agit du geste heideggérien qui prend encore le risque
de dériver la sexualité, même « avec la force d'une nouvelle rigueur!.!. >>,
en la déduisant des structuresexistentiales duDasein (ce qui ne veut pas
dire que ce geste ne puisse pas permettre aussi le « retrait de la dyade >>
et l'acheminement vers l'autre différence sexuelle)-, soulignons que l'ai-
mantation qui poussa Derrida à écrire quatre textes sur Heidegger et
Geschlecht provenait du « rêve>> que Derrida semble, jusqu'à un certain
point, partager avec Heidegger. Rêve toujours hanté par ce que Derrida
appelle 1'« implacable destin>> ou la « clôture impitoyable>> du binarisme
sexuel duquel le rêve nous protège, peut-être :
Bien sûr, il n'est pas impossible que le désir d'une sexualité in-
nombrable vienne encore nous protéger, comme un rêve, contre
un implacable destin qui scelle tout à perpétuité du chiffre 2.
Et cette clôture impitoyable viendrait arrêter le désir au mur de
l'opposition, nous aurions beau nous débattre, il n'y aurait jamais
que deux sexes, ni un de plus ni un de moins, la tragédie aurait
ce goût, assez contingent en somme, qu'il faudrait affirmer, ap-
prendre à aimer, au lieu de rêver l'innombrable. Oui, peut-être,
pourquoi pas ? Mais d'où viendrait alors le " rêve » de l'innom-
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Sans pour autant nous engager sur la voie d'une méditation appro-
fondie des réserves de Derrida à propos de cet « ordre des implications >>
de Heidegger- il s'agit du geste heideggérien qui prend encore le risque
de dériver la sexualité, même « avec la force d'une nouvelle rigueur!.!. >>,
en la déduisant des structuresexistentiales duDasein (ce qui ne veut pas
dire que ce geste ne puisse pas permettre aussi le « retrait de la dyade >>
et l'acheminement vers l'autre différence sexuelle)-, soulignons que l'ai-
mantation qui poussa Derrida à écrire quatre textes sur Heidegger et
Geschlecht provenait du « rêve>> que Derrida semble, jusqu'à un certain
point, partager avec Heidegger. Rêve toujours hanté par ce que Derrida
appelle 1'« implacable destin>> ou la « clôture impitoyable>> du binarisme
sexuel duquel le rêve nous protège, peut-être :
Bien sûr, il n'est pas impossible que le désir d'une sexualité in-
nombrable vienne encore nous protéger, comme un rêve, contre
un implacable destin qui scelle tout à perpétuité du chiffre 2.
Et cette clôture impitoyable viendrait arrêter le désir au mur de
l'opposition, nous aurions beau nous débattre, il n'y aurait jamais
que deux sexes, ni un de plus ni un de moins, la tragédie aurait
ce goût, assez contingent en somme, qu'il faudrait affirmer, ap-
prendre à aimer, au lieu de rêver l'innombrable. Oui, peut-être,
pourquoi pas ? Mais d'où viendrait alors le " rêve » de l'innom-
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Geschlecht Ill est sans doute le Geschlecht qui nous ferait rêver le plus
de cette autre différence sexuelle au-delà ou en deçà de la binaire. La
lecture promise dans la note en bas de page de Geschlechti concerne l'es-
sai de 1953 de Heidegger surTrakl que Derrida décrit dans Geschlechtiii
comme « un grand discours sur la différence sexuelle >> où une << tout
autre expérience de la différence sexuelle !.!. >> est promise. Naturellement,
il faudrait préciser le partage dont il s'agit, sans laisser un penseur tom-
ber simplement dans l'ombre de l'autre. Nous devons nous contenter ici
de quelques indices préliminaires pour une lecture plus détaillée.
Dans Geschlecht I, écrit à peu près deux ans avant Geschlecht III, Der-
rida fait allusion à son « interprétation à venir >> dans Geschlecht III à
travers les mots « plus tard>>. 11 s'agit ici de lire, au sens le plus fort de ce
mot, la neutralité a-sexuelle duDasein - comme le dit Heidegger,« le Da-
sein n'est aucun des deux sexes (Geschlechtern) .!.! >>-comme sexuelle tout
de même:
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En conclusion, encore un mot sur le séminaire de 1984-1985 dont
Geschlechtiii est tiré. li s'agit du premier séminaire que Derrida donna à
l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) où il venait d'être
élu au titre de directeur d'études (direction d'études : Les Institutions
philosophiques). Ce séminaire sera le premier d'une série de quatre sémi-
naires donnés sous le titre général Nationalité et nationalisme philoso-
phiques (1984-1988). Même si Geschlechtlll appartient plus étroitement
à la tétralogie de Derrida sur Heidegger et Geschlecht, il n'est peut-être
pas inutile de reconstituer le contexte thématique du séminaire qui
forme l'horizon- jamais saturé, précisons-le- de Geschlechtiii. D'autant
plus que Geschlecht Il est lui aussi tiré du même séminaire, la limite
entre les deux Geschlechter s'indiquant dans le séminaire par une note
de Derrida, écrite en marge, d'« arrêter ici », c'est-à-dire, sans doute,
d'arrêter la transcription de la version séminaire de Geschlechtii dans la
version qu'il prononça à Loyola et qui fut postérieurement publiée dans
Psyché sans modifications majeures.
Tout au début de Geschlecht II, Derrida fait allusion aux « contextes
invisibles >>de ce texte et, par extension, de Geschlecht III :
Étant donné le statut fort indéterminé de ce« nous >>de« notre Ges-
chlecht >>- un nous « infini, qui s'annonce à lui-même depuis l'infinité
d'un telos de liberté et de spiritualité[...], un "nous" comme liberté spi-
rituelle engagée vers l'infinité de son progrès .!!. »-, on pourrait peut-être
pardonner la décision du traducteur français, Samuel Jankélévitch, qui
était en fait un émigré russe juif traduisant Fichte en France « pendant
ou peu de temps après la guerre!! >>, de reculer devant le risque, chez lui
sans doute politique aussi, de traduire Geschlecht (surtout par « race>>)
et tout simplement d'omettre le mot. Mais, ce faisant, on ne prête plus
attention à ce que Derrida appelle une « Deutschheit essentielle »dans le
textefichtéen, sans doute d'après le titre du septième discours de Fichte,
« Une compréhension encore plus profonde de l'originalité et de la ger-
manité (Deutschheit) d'un peuple>> :
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Voilà l'• ultime recours >> du nationalisme fichtéen : il faut garder l'al-
lemand et l'immuniser contre toute contamination, surtout si elle vient
du dedans à travers les faux Allemands qui ne parlent pas le vrai alle-
mand et dont il faudrait se débarrasser aussitôt que possible par crainte
que ces étrangers morts ou fantomatiques ne corrompent la langue 43 •
On trouve le même argument chez Fichte dans le Quatrième des
Discours où l'introduction de la langue étrangère dans l'allemand, en par-
ticulier des mots • d'origine romaine>>, risque • clairement d'abaisser le
niveau moral de la manière de penser des Allemands (ihre sittliche Den-
karto.ffenbar herunterstimmen)~ >>. Dans ce contexte, le premier exemple
dont parle Fichte, c'est le mot « Humanitiit >>qui reste, pour un Allemand,
un« bruit tout à fait vide de sens (ein vèillig leerer Schall)~ » à cause de
cette origine romaine. Mais, dit Fichte, « si l'on avait dit Menschlichkeit
[ouMenschheit ou Menschengeschlecht] au lieu de dire Humanitéit à un Al-
lemand, il nous aurait compris sans aucune explication historique~ >>.
C'est que, selon Fichte, le mot allemand « Menschlichkeit >> reste un
concept sensible (ein sinn licher Begrijj) tout près de l'intuition concrète
et immédiate - en fait animé par le souffle spirituel de la langue alle-
mande « qui naît de la vie commune et ininterrompue d'un peuple dont
elle continue à épouser toutes les intuitions~ >>-, tandis que l'humanitas
était déjà, dans une langue morte « coupée de ses racines vivantes ~ >>, un
symbole (Sinnbild) abstrait et sans vie, disons fantomatique, d'une idée
suprasensible qui peut, par ruse, envahir l'allemand de manière si artifi-
cielle qu'elle le dénature de sa Deutschheit et de son Geschlecht essentiels:
encore une fois, le « retour du fantôme >>et le mal fantomatique néfaste
qui travaille l'idiome et tout nationalisme.
À partir de cette lecture de Fichte, Derrida identifie ce qu'il appelle
« l'association paradoxale mais régulière du nationalisme à un cosmo-
politisme et à un humanisme ~ >> : loin d'être une particularité em-
pirique, le nationalisme consisterait à faire l'élection d'une nation qui
prétend représenter ou incarner, mieux qu'une autre et notamment à
travers son idiome, l'essence humaine de manière exemplaire jusqu'au
point d'élargir et d'essentialiser cette nationalité dans l'humanité
même, si bien que l'accès à l'humanité reste le privilège exclusif de cette
nationalité- et de son idiome- qui se veut donc être essentiellement cos-
mopolitico-universelle et « philosophique par cela même>> :
Selon Derrida, on retrouve dans cette lettre « les mêmes termes >> du
nationalisme fichtéen qui veut lui aussi se distinguer - sans y réus-
sir complètement selon Derrida - de tout nationalisme biologique et
raciste. D'une certaine manière, tout le poids de l'argumentation derri-
dienne dans Geschlecht III porte sur la dénonciation d'un nationalisme-
humanisme profond, subtil et troublant dans la pensée de Heidegger,
pensée qui demeure pour le moins ambigu~ par rapport au nazisme et
à l'humanisme dont elle tient à s'écarter. Cela serait le côté -ou plutôt
le pôle - plus étroitement politique de Geschlecht Ill, ce que Derrida ap-
pelle« une autre dimension, peut-être moins visible, du même drame
[politique) » chez Heidegger qui était déjà devenu dans la France de
1985, avant l'irruption du phénomène Victor Farias, «un peu trop aca-
dérnisé!!. >>selon lui. 11 va sans dire qu'aujourd'hui, après la publication
des Cahiers noirs (Schwarze Hefte) et de leur contenu politique brûlant,
la prudence et la patience derridienne sur des thèmes assez polémiques
chez Heidegger-le « Un Geschlecht »de « notre langue>> qui doit, comme
la mission de son destin et « en vue d'une responsabilité de l'Occident »,
sauver la terre du Geschlecht corrompu et en décomposition (das ver-
wesende Geschlecht) - ainsi que la rigueur de la lecture déconstructrice
ne sauraient qu'enrichir sensiblement le débat jusqu'à en bouleverser les
prémisses. 11 en va de même pour la réflexion contemporaine sur la si-
tuation plutôt effrayante de la résurgence nationaliste d'aujourd'hui.
Rodrigo THEREZO
Fribourg-en-Brisgau, juillet 201 7
].. Dès le début de cette préface, il faudrai t recomman der au lecteur de considé-
rer les dernières pages de Geschlec.ht ll dans Psyché, Inventi.ons de l'autre, Paris,
Galilée, 1987, p. 440-45 1 - où Derrida nous fournit une esquisse « très som-
maire • des « cinq foyers » autour desquels il s'e.s t contenté d'indiquer, « en
quelques minutes» à la fin de sa conférence à l'université de Loyola (Chicago)
en mars 1985, le « souci principal » de Geschlec.ht III- comme le véritable point
d'entrée pour le.s « quelque cent pages » de Gesc.hlec.ht If/. Nous nous permettons
aussi de renvoyer le lecteur aux remarquables travaux de David F. Krells qui a
plus récemment beaucoup fait pour attirer l'attention des philosophes sur le
mystère d e Geschlecht IU ; cf. Phantoms of the Other, Albany, SUNY Press, 2015 ;
« Ones Two, Four - Yet Where is the Third ? A Note on Derrida's Geschlecht
Series •, dans Epoché :Ajournai fo r the History of Philosophy, vol. 10 (2), 2006,
p. 341-357 ; voir aussi Françoise Dastur, « Heidegger and Derrida on Trakl », dan s
Plumomenology and Lite rature : Historica.l Perspectives and Systematic Accounts,
Pol Vandevelde (éd.), Würzburg, Kœnigshausen & Neumann, 20 10, p. 43-57 ;
Peggy Kamuf, • The Other Sexual Difference •, dans Book of Addresses, Stanford,
Stanford University Press, 2005, p. 79-101.
l· On pourrait soutenir que l'ensemble des quatre Geschlechter constitue en
effet l'explication (Auseinandersetzung) la plus continue de Derrida avec Hei-
degger, interlocuteur privilégié par Derrida dans sa lecture déconstructrice de
l'histoire de la philosophie occidentale. « Ge.s chlecht 1. Différence sexuelle, diffé-
rence ontologique », et « La main de Hei degger (Geschlecht II) » sont parus
dans PS)ICM, op. cit., tandis que • L'oreille de Heidegger: philopolémologie (Ges-
chlecht IV)» se trouve en appendice de Politiques de l'amitié, Paris, Galilée1 1994,
p. 343-419.
1· Cf. jacques Derrida, Pscyhi, op. cit., p. 439, p. 446 ; De l'esprit, Paris, Galilée,
1987, p. 137; Politiques de l'amitié, op. cit., p. 271 ; • Hostipitality •!extrait du
séminaire de 1996-19971, dans jacques Derrida, Acts of Religion, Gil Anidjar (éd.),
New York, Routledge, 2002, p. 403 ; Sémi1uûre La Bête et le Souverain. Volume f
(2001-2002), Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (éd), Paris,
Galilée, 2008, p. 358 ; Sémir~aire La Bête et le Souverain. Volume JI (2002-2003),
Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (éd.), Paris, Galilée, 2010,
p. 149.
_1. ). Derrida, • Geschlecht 1•, dans Psychi, op. cit., p. 395.
1· Jd. , • La main de Hei degger (Geschlecht Il) •, dans Psychi, op. cit., p. 439-440.
§ . Ibid., p. 446.
'!.·
On a pu consulter le tapuscrit de Loyola à l'IMEC (Institut Mémoires de
l'édition contemporai ne), boîte 219 (On reading Heidegger), code 219-DRR205.6,
dossier inti tulé «-Tapuscrit annoté et cartons de notes de lecture • .
~- Cf.). Derrida, Politiques de l'amitié, op. cit., p. 271.
.2_. Le lecteur de Geschlecht f/1 aura remarqué que le sous-titre que nous avons
donné à ce volume(« Sexe, race, nation, humanité •) est censé « traduire» Ges-
c.hlecht dans le.s significations le.s plus pertinentes pour la lecture derridienne.
10. Id.,« Choréographies • 1 dans Points de suspension, entretiens choisis et pré-
sentés par Elisabeth Weber, Paris, Galilée, 1992, p. 106.
Il. Ibid.
_g. Ibid., p. 114-11 5.
13. Derrida a d'abord1 à m a connaissance~ proposé ce terme dans « Tympan »1
dans Marges d.e la philosophie~ Paris, Minuit~ 1972, p. xvii, p. xxi; voir aussi Gla.s~
Paris, Galilée, 1974, p. 8 5a, p. 130a, p. 147a, et Éperons. Les styles de Nietzsche ,
Paris, Flammarion, 1978, p. 47-48.
14. Id. , • Geschlecht 1•, dans). Derrida, Psyché, op. dt., p. 414.
15. Ibid. , p. 410.
16. Id. ,« Choréographies », dans Points de suspensi.on~ op. cft., p. 11 5.
17. Cf. infra, ici et là.
18. Martin Heidegger, Metaphysische Anjangsgründe der Logik im Ausgang von
Leibniz (GA 26), Klaus Hel d (éd.), Frankfurt a m Main, Vittorio Klostermann,
1978, p. 172.
_!2. Id., • Geschlecht 1•, dans Psychi, op. cit. , p. 402.
20. M. Heidegger,Metaphysische Anjangsgrürlde der Logikim Ausgangvon Leibniz,
op. dt., p. 172.
2!. ). Derrida, • Geschl echt 1 •, dans Psychi, op. cit. , p. 402.
22. Ibid., p. 403.
23. Le rôle discret m ais tout à fait important de l'idiome« digne du nom »chez
Derrida a été thématisé récemment par Geoffrey Bennington dans son Scatter
I: The Politics of Politics in Foucault, Heidegger and Derrida, New York1 Fordham
University Press, 2016, p. 238 sq.
24. Cf. in(ra.
25. Cf. infra. Cf. M. Heidegger~ « Die Sprache im Gedkht~ Eine ErOrterung von
GeorgTrakls Gedicht •, dans Unterwegs zur Sprache (GA 12), Frankfurt am Main,
Vittorio Klostermann, 1985, p. 46.
26. Cf. in(ra.
27. Cf. in(ra.
28. Cf. infra ; on trouve le même type d'argument partout chez Derrida: voir en
29. Id. , • La main de Heidegger (Geschlecht II) •, dans Psyché, op. cit. , p. 416.
30. Id. , Séminaire Nationalité et nationalisme philosophiques 1. Le Fantôme de
l'autre, (inédit, EHESS, Paris, 1984-1985), première séance, tapuscrit p. 17 (
trad. angl. p. 17); ce séminaire n'est pas encore publié en français, mais une tra-
duction anglaise de la première séance par Geoffrey Bennington a déjà paru sous
le titre (proposé par Derrida) • Onto-Theologyof National Humanism (Prolego-
mena to a Hypothesis) •. dans Oxford Literary Review, vol. 14 (1), 1992, p. 3-23.
31. Id., Sémit~aire Nati.onalité et nati-onalisme phi.losophiques 1, séance 1, p. 24 ;
trad. p. 23.
32. Id. , • La m ain de Heidegger (Ge.schlecht II) •, dans Psychi, op. cit., p. 417.
33. Id. , Séminaire Nationa.lité et nationalisme philosophiques/, séance l, p. 15 ;
trad. p. 15.
34. Id. , • La main de Heidegger (Ge.schlecht II) •, dans Psychi, op. cit., p. 419 (je
souligne).
3 5. johann Gottlieb Fichte, Discours à la Nation allemande, tr ad. fr. S. jankélé-
vitch, Pari s, Aubier Montaigne1 1981, p. 163-164. Nous avons chaque fois modi-
fié la traduction de jankélévitch d'après les suggestions proposées par j. Derrida
dans la première séance de son sémi naire de 1984-1985. Pour des raisons qui
sont peut-être déjà apparentes$ nous n'oserons pas traduire « Gesc.hlecht • sans
pour autant, comme le fait Jankélévitch~ l'omettre simplement.
36. ). Derrida, • La main de Heidegger (Ge.schlecht Il) •, dans Psyché, op. cit. , p.
417.
37. Ibid.
38. Ibid., p. 416.
39. Ibid., p. 417-418.
40. Id. , Séminaire Nationa-lité et nationalisme philosophiques/, séance 1, p. 17;
trad. p. 16.
41. Ibid., p. 12;trad. p. 13.
42. j. G. Fichte, Discours à la Nation allemand~, op. cit., p. 164 (je souligne).
43. Ce« retour du fa.n tôme • chez l'allemand de Fichte a sans doute inspiré le
titre du séminaire de 1984-1985, Le Fantôme de l$autre ; voir la note manuscrite
ajoutée en marge: « Nationalisme et hantise, retour du fantôme. Entre la vie et
la mort, le nationalisme a son propre lieu dans l'expérience de la hantise. Pas de
nationalisme sans quelque revenant • (Séance 1, p. 15 ; trad. p. 15). Voir aussi
sur ce point ce qui est dit dans Geschlec.ht ffi, infra, à propos de la « valeur de
Geist 1... ), de fantôme, de revenant • que Heidegger ne met pas en œuvre mais
qui pounant semblerai t, d'après Derrida, « s'imposer et < se > motiver partout le
contexte • ; cf. Derrida$De l$esprit, Paris, Galilée$ 1987.
44. J. G. Fichte$ Disccurs à la Naûon allemande1 op. ât., p. 117.
45. Ibid., p. 116.
46. Ibid., p. 116-117.
47. j. Derrida, • La main de Heidegger (Ge.schlecht II) •, dans Psyché, op. cit., p.
418.
48. j. G. Fichte, Discours à la Naticn allemande, op. cit., p. 116.
49. ). Derrida, • La main de Heidegger (Geschlecht II) •, dans Psyc/W, op. cit., p.
417.
50. id., Sémit~aire Nati.ot~alité et tlati.ot~alisme phi.losophiques 1, séance 1, p. 10;
trad. p. 10-11.
Jacques Derrida n'a pas achevé Geschlecht III de son vivant. Le présent
volume édite donc les deux textes inédits qui, ensemble, représentent le
travaille plus avancé de Derrida sur ce projet, une lecture minutieuse
de l'essai de Heidegger sur Georg Trakl, « La parole dans l'élément du
poème>> dans Acheminement vers la parole.
Le premier de ces textes est un tapuscrit de trente-trois pages que
Derrida a distribué à certains des participants d'un colloque tenu à l'uni-
versité de Loyola, à Chicago, les 22 et 23 mars 1985 ; c'est à ce colloque
que Jacques Derrida avait également présenté la partie précédente de sa
série Geschlecht, « La main de Heidegger (Geschlecht II)>>. Pendant une
trentaine d'années, ce « tapuscrit de Loyola >>inédit a été tout ce qu'on
croyait posséder de Geschlecht III.
n s'avère pourtant que ce tapuscrit n'est qu'une première partie, « in-
achevée et incomplète>>, de la totalité de Geschlechtiii. La seconde partie
est tirée du séminaire de 1984-1985 intitulé « Le fantôme de l'autre >>,le
premier des quatre séminaires donnés par Derrida sous le titre général
Nationalité et nationalisme philosophiques à l'EHESS, à Paris. Le pré-
sent volume reprend le texte du séminaire là où s'arrête le tapuscrit de
Loyola, étant donné que celui-ci était selon Derrida la « transcription >>
d'une trentaine de pages de celui-là. La partie du séminaire qui corres-
pond au tapuscrit de Loyola commence à la p. 12 de la septième séance
et va jusqu'à la fin de la huitième. Suivent les cinq séances qui « restaient
à transcrire>> quand Jacques Derrida a distribué le tapuscrit de Loyola à
Chicago, juste deux jours après avoir terminé le séminaire en question.
Cette édition reproduit le texte intégral de Geschlecht III, qui se com-
pose donc du tapuscrit de Loyola et des cinq dernières séances (9 à 13)
du séminaire de 1984-1985.
•
Notre travail éditorial est guidé par les conventions établies pour la
publication des séminaires de Jacques Derrida. Nos interventions sur
les tapuscrits (celui dit « de Loyola >>et celui du séminaire) sont aussi
minimes qu'elles peuvent l'être. Nous avons conservé la ponctuation de
Jacques Derrida (même dans le cas de phrases très longues), à quelques
•
Nous remercions David Farrell Krell pour son intérêt singulier et indé-
fectible à l'égard de Geschlechtlll depuis de longues années; nous remer-
cions également Jean-Luc Nancy et Avital Ronellpour leur enthousiasme
pour ce projet de publication ; mais c'est surtout Marguerite Derrida,
Jean Derrida et Pierre Alferi que nous tenons à remercier vivement pour
leur soutien et leur confiance.
Geoffrey Bennington
Katie Chenoweth
Rodrigo Therezo
GESCHLECHT III
Le premier essai ! que j'a vais tenté sous le titre Geschlecht concernait
pour l'essentiel un texte de 1928 et mentionnait cette date en première
ligne. li annonçait une approche du texte de 1953. La mention très
neutre de ces deux dates, 1928 pour le Cours de Marbourg!, 19 53 pour
Die Sprache im Gedicht ! ne suggère pas quelque évolution scandée dans
ce qu'on appellerait la-pensée-de-Heidegger?.. Nous ne disposons pas,
avec ces simples dates, de repères depuis lesquels mesurer, mettre en
perspective, s'assurer d'un surplomb, borner un trajet. Et pourtant, si
je marque ces deux stations ou ces deux lieux, c'est que j'entends bien
élucider quelque rapport. Comme chacun des mots dont nous aurons à
Situer (Erortern) veut dire ici avant tout : indiquer le site (in den
Ort weisen). Cela veut dire ensuite : être attentif au site (den Ort
beachten). Ces deux démarches, montrer où est le site et se rendre
attentif à lui, sont l'acheminement préparatoire à une situation
(die vorbereitenden Schritte einer Erorterung). Mais nous aurons
fait preuve déjà d'assez d'audace (wagen) si, dans ce qui va suivre,
nous nous contentons de ces démarches préparatoires. La situa-
tion, quand elle répond à un achenùnement véritable (Denkweg),
aboutit à une question (endet [. .. ] in eine Frage). Celle-ci ques-
tionne en direction de la contrée à laquelle appartient le site ••.
Le Gedicht n'est pas une œ uvre, les poèmes hors desquels il n'existe
pas, ce sont les œ uvres prononçables et il faut en entendre le chant. Pro-
position qui rejoint ici une tradition ininterrompue: l'écoute et le chant
sont irremplaçables. Non seulement la situation du Gedicht ne saurait
remplacer l'irremplaçable, elle ne< saurait >même prétendre guider l'ac-
cès au poème. Heidegger ne prétend pas lire (d'où ma suspicion devant
ce mot), pas même apprendre à lire ou à prononcer, voire à écouter le
chant.« Une situation pensante peut tout au plus rendre l'écoute digne
de question (fragwürdig) au plus haut point et, dans le meilleur des cas,
plus pensive, plus méditante (besinnlicher)" . >>
Cette stratégie des limitations est aussi, bien entendu, une ma-
nœuvre, au meilleur et au pire sens du mot (laissons à Hei degger le souci
de cette évaluation). Elle p roduit un double effet. Disant modestement:
« N'attendez pas trop, pas autre chose de cette situation, etc. >>, elle sous-
entend :« Je récuse d'avance les questions ou les objections méthodolo-
giques (scientifiques, épistémologiques, herméneutiques, poéticiennes,
historiennes, philosophiques mêmes)qu'on pourrait me faire en me prê-
tant un projet qui n'est pas le mien. Depuis le lieu de ces critiques, on n'a
aucune chance d'accéder à l'essentiel. »
Pris dans la convertibilité entre situation et élucidation, Heidegger
doit faire un choix s'il veut indiquer le lieu. Et même deux choix. Comme
ille reconnaît, il doit partir des poèmes effectivement écrits et non du
Gedicht imprononcé : « Hierbei müssen wir von den gesprochenen Dich-
tungen ausgehen !.!.. >>De cette nécessité, Heidegger ne fait pas une ques-
tion. 11 en fait une de l'autre choix puisqu'il se demande aussitôt, dans
un geste fort classique : « La question reste : desquels ~ ? >> Car chacun
des poèmes de Trakl montre, fait signe (zeigt), il s'oriente toujours vers
le lieu du Gedicht. Ce qui en témoigne (bezeugt), c'est l'unisson, la conso-
nance, la résonance unique (einzige Einklang) des œ uvres poétiques.
Cette unité de I'Einklangtient à l'unité du ton fondamental (Grundton).
Elle appartient au Gedicht et depuis cela même qui reste imprononcé,
l'unité de ce ton se propage comme un rythme à l'onde des poèmes. On
s'en souvient, c'est ce ton fondamental, c'est son unité même que Hei-
degger veut donner à entendre dans le « Ein >>(souligné, betont) de « Ein
Geschlecht >>. On peut le dire dès maintenant : dans son Gesprèich avec
Trakl, Heidegger se laisse orienter par l'entente ou la précursive écoute
de ce « Ein >>dans « Ein Geschlecht >>. Tel aura été le lieu. n va le guider
dans le choix des poèmes et de tels ou tels vers dans divers poèmes, cri-
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d'un Étranger qu'on n'appellera pas nomade: celui-ci n'est pas sans pays
et sans destination.
Mais pour en venir à nommer ainsi l'Étranger, sa migration ou son dé-
part, sonAbgeschiedenheit comme le lieu propre du Gedicht, encore faut-
il penser ce que veut dire Étranger. C'est pour répondre à cette question
que ce premier pas de la « situation>> procède vers le décès. Ce procès tra-
verse, entre autres, les questions de l'animalité et du Geschlecht.
Quels fils allons-nous suivre dans ce trajet apparemment labyrin-
thique ? D'abord celui du mot « étranger >> qui, apparaissant dans le
premier vers cité, donne toute sa motion au premier pas : « Es ist die
Seele ein Fremdes auf Erden. >> Une fois de plus, la décision revient au
vieux haut-allemand qui détiendrait la signification authentique de ce
mot, « fremd >>. Avant même d'en venir à cette décision, soulignons le
paradoxe: à la question de savoir ce que veut dire « étranger>>, ou plutôt
«jremd >>, car déjà la traduction paraît a priori illégitime, la réponse reste
idiomatique, elle n'appartient qu'à une langue, à un certain état de la
langue. La nomination de l'étranger, ou plutôt de «jremd >>,est si propre
à tel idiome que l'étranger ne saurait y accéder en tant qu'étranger. Et
ce qu'on appelle traduction, au sens courant, ne passe jamais cette fron-
tière. Nous ne cesserons de voir à l'œuvre ce qu'on pourrait appeler en
allemand l'Unheimlichkeit de cette situation. Parmi tous les sens qu'elle
affecte, il y aura en particulier le sens de « sens>> (Sinn, sinnan).
Comment la question « Doch was heisst "fremd" ?~ >>est-elle appe-
lée ? Tout commence par une sorte de renversement du platonisme. Le
premier vers cité, on se croit à la première lecture en pays connu : la
terre, le terrestre périssable, l'âme au contraire supraterrestre et im-
périssable, étrangère à la terre. N'est-ce pas la doctrine platonicienne?
Je cite quelques lignes de la traduction française en ce lieu où elle évite
soigneusement les mots et les enjeux les plus sensibles du texte (Schlag,
verschlagen, etc.).
L'étranger n'erre pas (es irrt nicht, il n'est pas désemparé, égaré,
sans chemin propre), il a une destination (Bestimmung, il cherche
aussi un lieu, comme le fait en somme le penseur qui cherche le
lieu dans son Gespriich avec le poète- et c'est la même démarche] .
[... ]L'étranger suit un appel (Ruj), il lui donne suite alors qu'il est
à peine à lui-même dévoilé, et cet appel est celui qui le met en
route vers ce qui lui est propre(folgt ... dem Rufauf den Weg in sein
Eigenes) ...
Un certain rapat riement n'a pas encore eu lieu, car le chemin de cette
destination est un chemin de retour, même si l'avetûr même, la chance
de l'avenir s'y joue comme l'aventure la plus risquée. Le lexique de la
maison, de la patrie ou du foyer ne donne pas lieu à des images ou à des
métaphores. J'ai tenté de l'expliquer ailleurs ~. au titre de la catastrophe
de la métaphore et comme il s'agissait justement de Heidegger, je n'y in-
siste pas.
Quoi des Autres (Ande rn) en ce poème? Pour Heidegger, aucun doute,
les Autres figurent la forme défaite, la décomposit ion de l'humanité,
plus précisément Je coup ou la souche, la frappe ou Je type (der Schlag) qui
imprime cette forme en quelque sorte déprimée, ne disons pas dégéné-
rée. Et c'est une fois de plus le recours à « notre langue »dans un passage
que j'ai déjà cité!!!! et que nous relirons maintenant dans un contexte
plus déterminé:
coup vient frapper pour laisser son empreinte ou plutôt pour consti-
tuer de son empreinte un« premier» Geschlecht. Mais Je deuxième coup
paraît mauvais. C'est un mal, Je mal. Heidegger ne parlera du mal (das
Bose) que plus loin dans Je texte. Pour l'instant, il nomme la malédiction
(Fluch), sans doute en référence implicite à un vers de Trakl qu'il ne cite
pas : « 0 des verfluchten Geschlechts >>, lit-on dans Sebastian im Traum
(Traum und Umnachtung). Le coup qui frappe l'espèce, c'est la malédic-
tion : « De quoi cette espèce (Geschlecht) est-elle frappée (geschlagen),
c'est-à-dire maudite (verflucht) !11 >>? Pourquoi la traduction française
préfère-t-elleici Je mot « plaie >>pour «Fluch »et «frappée de quelle plaie>>
pour « verflucht »? Pour éviter la connotation religieuse ? Mais en récu-
sant toute interprétation christianisante de Trakl, Heidegger ne cher-
chera pas, plus loin, nous Je verrons, à dénier la signification chrétienne
du lexique, encore moins l'équivoque qui s'ensuit. Tenter d'effacer cette
équivoque n'est pas seulement inutile, c'est dénaturer Je texte même,
celui de Trakl et celui de Heidegger. Est-ce la mention du grec plegè qui,
autre hypothèse, a attiré d'avance Je mot « plaie»? Cela ne suffirait pas à
justifier l'effacement de toutes les connotations attachées au mot malé-
diction et au mot « Fluch >>dont il est en fait la seule traduction possible,
peut-être avec blasphème dans d'autres contextes.
Dans l'ancienne langue (in der alten Sprache) }ener, ener signifie
J'autre (der "andere"). «Enert dem Bach>> c'est J'autre côté du fleuve.
« }ener >>,l'Étranger, c'est l'Autre pour les Autres, à savoir pour l'es-
pèce (Geschlecht) qui va se décomposant m .
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.!. Version intermédiaire (V1) : Mieux vaut en prévenir le lecteur: notre progres-
sion désormais sera aussi lente que possible~ irrégulière dans son rythme~ sui-
vant un trajet don t aucune représentation ne pourrait, je crois, rendre compte.
~· M. Heidegger, « Die Sprache im Gedicht, Eine ErOrterung von Georg Trakls
Gedicht •, dans Untenvegs zur Sprache (GA 12), Friedrich-Wilhelm von Her-
mann(éd.), Frankfun am Main, Vittorio Klostermann, 19851 19591, p. 34 (désor-
mais abrégé« DieSprache im Gedicht • et Unterwegs); .._ La parole dans l'élément
d u poème, Situ ation du Dict de Georg Trakl », dans A cheminement vers la pa.role,
trad. fr.). Be.aufret, W. Brokmeier et F. Fédier, Paris, Gallimard, 1976, p. 42 (désor-
m ais abrégé trad. fr.).
1_. Vl: Captatio benevolentiœ: q ue le lecteur ne perde pas la patience. Le texte de
Heidegger est déjà très difficile (secret) dans sa langue d'origine, on ne le dit pas
assez. n e.st à peine lisible dans le.s meilleure.s traductions, d u moins en ce.s lieux
où les ressons décisifs de son discours ou de ses démonstrations gardent une at-
tache irréductible à la langue allemande•. Que dire alors de la difficulté de l'em-
barras dans lequel doit se débattre quiconque écrit après Heidegger$ d'après lui
et« sur» lui$ entre plusieurs langues et plusieurs impératifs (débattre, répondre,
etc.) ? Ce.s considérations ne sont pas simplement préliminaires. Elles
concernent déjà, on le vérifiera, le contenu le plus engagé du débat. I"Note de J.
Derrida: J'aurai pounant recours, très souvent$ à la précieuse traduction publiée
par jean Beaufret et Wolfgang Brokmeier dans la NRF (janvier-février 19 58), au-
jourd 'hui recueillie dans Acheminement vers la parole (Gallimard, 1976, p. 39 et
suiv.). À chaque pas le risque de la pensée reste intimement engagé dans la
langue, l'idiome et la traduction. Je salue l'aventure audacieuse q u'a constituée,
dans sa discrétion même, une telle traduction. Notre dette va id vers un don qui
donne beaucoup plus que ce qu'on appelle une version française. Chaque fois
que je devrai m 'écarter de celle-ci$ ce sera sans la moindre intention de l'évaluer,
encore moins de l'amender. Il nous faudra plutôt multiplier les esquisses$ harce-
ler le mot allemand et l'analyser selon plusieurs vague.s de touche.s, caresses ou
coups. Une traduction, au sens courant de ce q ui est publié sous ce nom, ne peut
pas se le permettre. Mais nous avons au contraire le d evoir d e le faire chaque
fois q ue le calcul du mot à mot, un mot pour un autre, c'est-à~e l'idéal conven-
tionnel de la traduction, sera mis au défi. ll serait d'ailleurs légitime, apparem-
ment trivial m ais en vérité essentiel de tenir ce texte sur Trakl pour une situa-
tion (Erërterung) d e ce que nous appelons traduire. Au cœur de cette situ ation,
de ce lieu (Ort), Geschlec.ht, le mot ou la marque. Car c'est la composition et la
d écomposition d e cette marque, le travail d e Heidegger dans sa langue, son écri-
ture manuelle et artisanale, son Hand-Werk que le.s traductions existante.s
(française et, je le suppose, anglaise) tendent fatalement à effacer.)
_1. ). Derrida, • Geschlecht 1 •, dans Psyché, op. cit.
1·M. Heidegger, Metaphysische A nfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz
(GA 26), op. cit.
§ . Id.,« Die Sprache im Gedicht •, dans Unterwegs, op. dt.
1· VI: Deux dates,c'est aussi deux signatures. Dater de, c'est signer un envoi de-
puis tel lieu, à telle date. Parlant justement du lieu, du site (Ort) et de situation
(Erorterung ), Heidegger ne parle pas d u Geschlecht lorsqu'il écrit sur la tr ace de
Trakl en chemin (watenvegs) avec le poète de l'Untenvegs comme il parlait d u
Geschlecht dans un cours un quart de siècle auparavant. Parce qu'un cours et
l'accompagnement d'une parole poétique peuvent dire le même- et c'e.st peut-
être id le cas - ils ne sauraient le dire identiquement, surtout à vingt-cinq ans
de distance (et ces vingt-cinq ans sont aussi autre chose qu'un intervalle dans
un progrès ... ) En 1928 et en 1953, telle est ma question, Heidegger dit-il le
même? le même autrement dit? Et alors quoi d'autre ? ll se trouve- disons-le
encore avant même de commencer- que si ce.s deux texte.s disent autrement le
même, s'ils impriment différemment le même, < une > frappe (Sc.hlag) selon une
impression (Wortpriigung), un coup~ une portée à même le Geschlec.ht, c'e.st qu'ils
appartiennent peut-être au même Geschlecht. Mais q ue veut dire Geschlecht ?
Sexe, race, espèce, genre, famille, souche, etc. Et d'abord type, mot qui renvoie
mieux à typtein, frapper: • Notre langue ldit Heidegger! appelle Geschlec.ht l'es-
sence humaine (Menschenwesen) en laquelle cette frappe s'est imprimée et qui se
trouve par cette frappe, séparée, spécifiée (verschlagene) • (« Die Sprache im Ge-
dicht •, dans Unterwegs, op. cit., p. 45 ; !trad. fr. p. 531}. Verschlagene veut en son
sens courant dire séparé. Ici la séparation est spédfiante, c'est elle qui donne le
coup, l'empreinte marquant le genre humain$1'e.spèce humaine. Or, à l'intérieur$
si on peut dire$ de cette frappe générale ou générique, q ui vaut aussi bien pour le
type humain q ue pour les souche.s ou parentés familiales, une autre frappe a
imprimé son type, une frappe supplémentaire, si on peut dire, la dualité de.s
sexes. Il s'agit bien d 'une frappe ou d'une typographie supplémentaire qui vient
derechef (wiederum) imprimer sa marque : «dies alles wi.ederum gepriigt in d.a.s
Zwiefache der Geschlechter • (ibid. , p. 46 ; trad. fr. p. 53). Dans le cours de Mar-
bourg$ le mot Gesc.hlec.ht étai t toujours très étroitement déterminé, par le
contexte, et assigné non seulement à la sexualité mais à la sexualité divisée en
deux. Id la division advient au Geschlecht. On devra penser, parallèlement au
poète$une cenaine unité$ ou plutôt le« un » du Ge.schlecht qui ne soit encore« ni
unisexualité (Eingeschlechtlichkeit)$ ni l'indifférenciation ou l'équivalence
sexuelle (Gieichgeschlechtlichkeit) • (ibid., p. 74 ; trad. fr. p. 80). On retrouve la
Mamaigfaltigkeit et le Streuung de Marbourg.
J!. J. Derrida, • Tympan », dans Marges de la philosophie, op. cit.
2_. Typographies I est le sous-titre du livre intitulé Le Sujet de la philosophie (Pa-
ris$ Flammarion$ 1979} et« Typographie» le titre d'un e.ssai publié dans Mimesi.s
desarticulations (Paris, Flammarion, 1975). Ce dernier cite(p. 181 sq. ) et analyse
l'allusion q ue fait Heidegger au typos dans Zur Sein.sfrage après une référence au
Théétèt e (192-194b): • Das Her-vor-bringende ist von Platon bisweilen ais das Prii-
geruie (typos) gedacht (Le produisant est parfois pensé par Platon comme le
Sceau (typo.s) »(trad. fr. «Contribution à la q ue.s tion de l'être »$ dans Questi.ons 1,
trad. fr. Gérard Grane!, Paris$ Gallimard, 1968, p. 212 ; texte allemand dans« Zur
Seinsfrage » dans Wegmarken (GA 9), Frankfurt am Main$ Vittorio Kloster-
mann, 19761 p. 395). Heidegger s'adre.sse à Jünger:« Vous aussi vous pensez la
relation de la forme à ce qu'elle met en forme comme celle du cachet à l'em-
preinte (ais das Verhiiltni.s von Stempel und Priigung). Au re.ste$ vous entendez
cette im-pression (Prdgen) de façon moderne$ comme le fait de prêter un sens à
ce qui n'en a pas. La forme (Gesta.l t) est "source de la donation de sens (Sinnge-
bungY' (Le Travailleur$ p. 148) »(ibid. ). Ce q ui se trouve ainsi déterminé comme
«modernité»$ ce n'est pas la figure de l'impressi.on en elle-même, mais une inter-
prétation du Priigen comme donation de sens. Cette mod ernité est aussi celle de
la subjectité, de l'humanité comme subjectité$ cette humanité$ ce type humain
qui serai t considéré comme la source donatriced u sens. On voit apparaître dans
ce contexte l'expression « Menschensc.hlag »: «D'un autre point de vue cependant
la représentation métaphysique q ui e.st celle du Travailleur se distingue de celle
de Platon et même de celle des modernes, à l'exception de celle de Nietzsche. La
source de la donation du sens, la puissance présente au préalable et qui ainsi
marque toute chose de son empreinte (die im vorhinein prii.sente und so alles prii-
gende Mac.ht), c'est la forme en tant que forme d'une humanité (Menschentums):
'1a forme du travailleur''. La forme repose sur le.s traits essentiels d 'une huma-
nité, q ui en tant que subjectum e.st au fondement de tout étant. Ce n'e.s t pas
l'égoité d'un homme singulier$ la subjectivité de l'égoité, C"e.st la présence d 'un
type humain (typos) (die vorgejormte gestalthafte Praesenz eines Menschen-
schlages (typus)) qui constitue la subjecti té ultime dont l'accomplissement de la
métaphysique moderne marque l'apparition et qui s'offre dans la pensée de cette
métaphysique • (ibid. , p. 212-213 ; Wegmarken, p. 396). (Note de). Derrida.)
10. M. Heidegger,« Das We.s en d erSprache •, dans Untenvegs , op. cit. , p. 185 ;« Le
14. M. Heidegger, DerSatz vom Grwod (GA 10), P. )aeger(éd.), Frankfurt am Main,
Vittorio Klostermann, 1997 11955-19561 ; Le Principe de la Raison, trad. fr. André
Préau, Paris, Gallimard, 1983.
15. VS: Nous voilà donc bien démunis et sans recours.
16. M. Heidegger, • Zur Seinsfrage •. dans Wegmarken, op. cit.,p. 406; (trad. fr. p.
234).
17. « Le site rassemble. Le rassemblement recèle le rassemblé dans son es-
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GESCHLECHT ill - SEXE, RACE, NATION, HUMANITÉ (BIBLIOTHÈQUE DERRIDA)(...
sence (Der Ort versammelt. Die Versammlung birgt das Versammelte in sein We-
sen) • (ibid., p. 386 ; trad. fr. p. 200). (Note de]. Derrida.)
18. M. Heidegger~ « Die Sprache im Gedicht ·~ dans Untenvegs, op. cit., p. 33 ;
(trad. fr. p. 41).
12· VS : lei d u lieu d'où parle la parole de Trakl, mais vous voyez bien que~ si
subtile ou abstraite qu'elle paraisse, cette question n'est pas sans rappon avec
celle d e l'idiome1 de l'habitat, de la nationalité- et nous le verrons, de l'homme.
20. M. Hei degger_. .._ o ie Sprache im Gedicht », dan s Unterwegs, op. cft., p. 33; trad.
fr. p. 42.
21. Id., • Die Sprache im Gedkht •, dans Unterwegs, op. cit., p. 33.
22. Derrida fai t allusion ici au par agraphe § 22 de Sein und Zeit où Heideg-
ger définit ce qu'e.st une « Gegend », terme q ue le traducteur français rend
par « contrée » : « Ce ''vers où'' de la destination outilitaire possible tenu
d'avance sous le rega rd circon-spect de l'usage préoccupé, nous le nommons
la centrée » (M. Heidegger~ Sein und Zeit, Tübingen~ Max Niemeyer Verlag, 2006
119271, p. 103; Être et Temps, trad . fr. Emmanuel Martineau, Paris, Authentica,
1985, p. 92}. François Vezin a proposé« coin »pour Gegend dans une traduction
ultérieure : « Ce vers quoi, q ui dans le commerce qu'insta ure la préoccupation,
est tenu d'avance sous le rega rd de la discerna ti on, celui d u possible être-à-sa-
place revenant à l'outil, nous l'a ppelons le coin » (M. Hei degger. Être et Temps,
Paris, Gallimard , 1986, p. 142).
23. Cf. M. Hei degger, Erülw Schriften (GA l, Nachwort) , Friedrich-Wilhelm von
Herma nn (éd.), Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1978, p. 437.
24. Emmanuel Kant. Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se
présenter comme science, trad. fr. Louis Guillermit, Paris, Vrin, 1986, § 13.
25. M. Heidegger, « Die Sprache im Gedkht »1 dans Untenvegs, op. cft., p. 33 ; trad.
fr. p. 42.
26. Ibid. ; (tr ad. fr. p. 41).
27. Ibid., p. 35; (trad. fr. p. 43).
28. Pour l'explica tion derridienne du jeu idiomatique de Heidegger a u tour du
Zug du • Zugvogel•, voir note 93 ; ci. M. Heidegger, Was heisst Denken 1 (GA 8),
P. Coriander(éd.), Fra nkfurt am Main, Vittorio Klostermann, 20021 195 1-1952),
p. I l ; Qu'appelle-t-<>n penser ?, trad. fr. Aloys Becker et Gérard Grane!, Paris,
Presse.s universitaires de France~ 1959, p. 27.
29. Ibid., p. 33 ; (trad. fr. p. 41).
30. Ibid.
31. Ibid.
32. Ibid.
33. Ibid.
34. Id.,« Le facteur de la vérité», dans La Carte postale, De Socrate à Freud et au-
delà, Paris, Flammarion. 1980.
35. VS: Y a-t -il du lieu et ce lieu est-ce pa r ce qui y converge ou pa r ce qui peut
s'y diviser qu'on y accède ?
36. M. Heidegger,« Die Sprache im Gedicht », dans Unterwegs, op. cit., p. 33 ; trad.
fr. p. 41-42.
37. Ibid. ; trad. fr. p. 42 (traduction légèrement modifiée par ]. Derrida).
38. Ibid.
39. Ibid., p. 34 ; t rad. fr. p. 42.
40. VS: À partir de q u oi, Hei degger justifie de façon fort cohérente, même si elle
lai sse ouvertes un certain nombre de questions, l'ordre de sa démarche.
41. Ibid. ; (trad. fr. p. 42).
42. Ibid.
43. Ibid.
44. Ibid.
45. Ibid.
46. VS : Non pas de la philosophie mais du penser avec la poésie~ avec l'acte
(mauvais mot) poétique (traduction impossible : l'épreuve de ce séminaire).
47. Ibid. ; trad. fr. p. 42.
48. Ibid. ; (trad. fr. p. 42).
49. Ibid. , p. 34-35 ; (trad. fr. p. 43).
50. Ibid.
51. Ibid.
52. Ibid.
53. Ibid.
54. Ibid.
55. Ibid.
56. Ibid.
57. Trakl, « Frühling der Seele •, cité dans M. Hei degger, « Die Sprache im
Gedicht », dans Unterwegs, op. c.it., p. 35 ; «Printemps de l'âme •,cité dans M. Hei-
degger,« La parole dans l'él ément •, dans Acheminement, op. cft. , p. 43.
58. M. Hei degger, • Die Sprache im Gedicht •, dans Unterwegs, op. cit., p. 48 ;
(trad. fr. p. 55).
59. Ibid.
60. Ibid., p. 36; (trad. fr. p. 44).
61. Ibid., p. 35 ; trad. fr. p. 44.
62. Ibid. , p. 36; trad. fr. p. 44 (traduction légèrement modifiée par j. Derrida).
63. Ibid.
64. Ibid.
65. Id. , Was heisst Denken ?,op. cit., p. 117 sq. ; trad fr. p. 127 sq.
66. Id. , • Die Sprache im Gedicht •, dans Unterwegs, op. cit., p. 36-37 ; (trad. fr. p.
44-4 5).
67. Cf. Trakl, Das dichterische Werk, Walther Killy et Hans Szklenar (éd.), Mün-
chen, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1972, p. 48, p. 169-170; • En chemin •,
dans Crépuscule et déclin et autres poèmes, trad. fr. Marc Petit et Jean-Claude
Schneider, Paris, Gallimard, 1972, p. 113.
68. M. Heidegger, « Die Sprache im Gedicht », dans Unterwegs, op. cft., p. 37 ;
(trad. fr. p. 45).
69. Ibid.
70. VS : À partir de ce déplacement sémantique - qui a consisté, notez-le bien,
à faire du mot « fremd » un fremd{!s, un étranger qu'on a fait répondre à sa
destination originale ou originaire et finale en le rapatriant vers son propre, à
savoir sa significati on en vieil allemand,fremd était devenu un mot étranger
qui ne demandai t qu'à répondre à l'appelle rappelant à son propre et Heidegger
l'a reconduit vers son propre (redoublement sur lequel il faudrai t insister... ) -
à partir de ce déplacement sémantique qui e.st un rapatriement de l'étranger,
du mot « étranger • vers sa destination, l'interprétation du vers de Trakl va
littéral ement changer de sens et de direction, elle va devenir en effet and-plato-
nicienne.
71. Ibid., p. 35; trad . fr. p. 44.
72. Ibid., p. 37; (trad. fr. p. 4 5).
73. Ibid.
74. VS : La seule justifica tion apparente de ce bond, de ce saut vers un autre
poème pour répondre à une q ue.s tion laissée ouverte par un autre, c'e.st, outre la
présupposition générale que tous les poèmes du grand poète disent le même et
unique et rassemblant Gedicht, la seule justifica tion, me semble-t-il (si je ne me
trompe), la seule justification du point de vue de l'Erlduterung sinon de 1'Er6r-
terung (Wec:hselbezug), c'e.st une sorte d e transition métonymique, à savoir la
présence dans le poème auquel brutalement il demande une réponse à la ques-
tion de l'autre poème, la présence, donc, du mot« ein Fremdes •.
75. Trakl, «Sebastian im Traum »,p. 37.
76. Id., • Songe de Sébastien •, p. 45.
77. M. Heidegger,« Die Sprache im Gedkht », dans Unterwegs, op. cft., p. 38 ; trad.
fr. p. 46.
78. VS : Je ne dis pas que ce soit faux, mais qu'il y a là une métonymie qui n'est
pas expliquée au sens de l'Erlituterung.
79. Trakl, « VerkHlrter Herbst »1 p. 38 ; « Automne transfiguré »1 p. 46.
80. M. Heidegger1 « Die Sprache im Gedicht •s dans Untenvegs, op. cit., p. 38 ;
(trad. fr. p. 46).
81. Ibid.
82. Trakl, • Frühling der Seel e •, p. 38; • Printemps de l'âme •, p. 46.
83. M. Heidegger, «Die Sprache im Gedicht », dans Unterwegs, op. cit., p. 43; trad.
fr. p. 51.
84. Trakl, • Frühling der Seele •, p. 39 ; • Printemps de l'âme •, p. 47.
85. M. Heidegger, • Die Sprache im Gedicht •, dans Unterwegs, op. cit., p. 39 ;
(trad. fr. p. 47).
86. Ibid.
87. Ibid.
88. Ibid.
89. Ibid. , p. 40; (trad. fr. p. 48).
90. Ibid., p. 41 ; (trad. fr. p. 49).
91. Ibid.
92. Cf. Jacques Derrida, • La main d e Heidegger (Geschlecht n) •, dans Psyché, op.
cit., p. 423 sq.
93. VS: C'est à cause de cette oscillation et de cette indétermination que j'avais,
dans ce séminaire, amorcé cette lecture par les questions que vous savez sur le
singe et l'homme, sur la détermination de l'animalité dans Was heisst Denken ?
Une lettre que fai reçue d epuis - et q ui m'a beaucoup intéressé, jusque dans
le déguisement de sa signature « Saint Jean d'aoû t », me rappelle entre autre.s
chose.s, une autre référence de Heidegger dans Was heisst Denken ? à un ani-
mal, l'oiseau migrateur cette fois. Je connaissais cette allusion, elle se trouve
d'ailleurs dans le cours lui-même et non dans la transition q ue j'ai lue et elle
précède aussi, déjà une longue référence à Mnemosynè de HOlderlin. Si je ne
l'ai pas citée, c'e.s t qu'elle est plus elliptique que celle faite au singe, qu'elle ne
concerne pas la main, et surtout qu'elle dit philosophiquement exactement la
même ch ose, et encore plus je n'o se pas dire brutalement1 mais plus assertive-
ment1 à savoir que nous sommes des animaux mais nous ne sommes pas des
bête.s. Voici cette phrase, elle concerne ce retrait, vous vous en souvenez, ce trait
du retrait (Zug des Entziehens) devant lequel Socrate ne s'est pas mis à l'abris et
Heidegger écrit:« Lorsque nous épousons ce mouvement de retirement (Zug des
Entziehens) nous sommes nous-mêmes - mais tout autrement q ue les oiseaux
migrateurs lnur ganz anders ais die ZugvOgel,l'allusion est évidemment motivée
par le fai t que oiseau migrateur se dit Zugvogel, et d onc par la présence d u mot
Zug dans le nom de cet oiseau] en mouvement vers ce qui nous attire en se
retirant • (M. Heidegger, Was heisst Denken !, op. cit., p. Il ; trad. fr. p. 27). Donc là
encore, il y a un abîme-« tout autrement » -entre la bête et nous.
94. Ibid.
95. Ibid.
96. ). Derrida, • Le retrait de la métaphore •, dans Psyc}W, op. dt.
97. M. Hei degger1 « Die Sprache im Ged.icht », dans Unterwegs, op. c.it ., p. 41-42;
(trad. fr. p. 49).
98. Trakl, « Ein Winterabend •, p. 42 ; «Soirée d'hiver •, p. 49.
99. M. Heidegger, • Die Sprache im Gedicht •, dans Unterwegs, op. dt., p. 42 ;
(trad. fr. p. 50).
100. Ibid. , loc. dt.
10 1. VS : La traduction ici est impuissante à rendre la série des verbes en ver-
(qui indiquent tous un mouvement de dé-, un mouvement négatif de dépouille-
ment, de défaite, de déperdition et de décomposition : « Der bisherige Mensch
verfiillt, insofern er sein Wesen verliert, d.h. venvest ». La traduction française
joue sur poser et décomposer: « Le vieil homme s'écroule dans la mesure où il
dépose son être~ autrement dit se décompose·~ o ui mais pas de pose là-dedans
(sauf plus loin où l a t raduction française ne le rappelle pas~ étrangement). Le
plus important, c'est le rapport entre wesen et venvesen qui va jouer un rôle
continu dans toute la suite du texte.
102. Trakl, • Siebengesang des Todes •, p. 42; trad. fr. p. 50.
103. M. Heidegger~« Die Sprache im Gedicht ·~ dans Untenvegs~ op. c.it., p. 42 ;
(trad. fr. p. 50).
104. Ibid. , p. 40 ; (trad. fr. p. 47).
105. Ibid. , p. 42 ; (trad. fr. p. 50).
106. VS: Cf. Hegel, la sœur qui a un rapport sans désir au frère. Beaucoup à dire
du côté de Trakl, mais nous ne pouvons pour l'instant y consacrer tout le temps
que cela mériterait.
107. Trakl, « Herbstseele •, p. 73; «Âme d'automne •, p. 78.
108. ). Derrida, • La main de Heidegger (Geschlecht II) •, dans Psyc}W, op. cit., p.
442sq.
109. M. Heidegger$« Die Sprache im Gedicht •, dans Unterwegs$ op. dt., p. 4 5-46;
tr ad. fr. p. 53 (traduction légèrement m odifiée par). Derrida).
110. Ibid. , p. 46 ; (trad. fr. p. 53).
111. VS : Le Geschlecht est frappé deux fois, une fois en général : espèce hu-
m aine, souche, famille, etc., puis frappé une seconde fois, comme tout cela par
et dans la différence sexuelle, comme différence sexuelle.
112. Ibid.
113. Ibid.
114. Ibid. ; trad. fr. p. 53.
11 5. ). Derrida, • Geschlecht 1 •, dans Psyc}W, op. cit. ; pour les • Leçons de Mar-
bourg •, voir M. Heidegger, Metaphysische A>ifangsgründe der Logik im Ausgang
von Leibniz (GA 26), op. cit.
116. M. Hei degger$ « Die Sprache im Gedicht •, dans Unterwegs~ op. cit. p. 46 ;
1
119. Ibid.
120. Ibid.
121. Ibid.
122. Ibid.
123. Ibid.
124. Ibid. , p. 48; (trad. fr. p. 55).
125. Derrida ajoute la note suivante tout à la fin du tapuscrit d e Loyola, en
s'adressant à certains de.s participants du colloque a uxquels le texte avai t été
distribué : « La transcription d u séminaire a d û s'arrêter ici, faute de temps.
Restent à transcrire cinq séances, soit environ une centaine de pages. Prière de
ne pas faire circuler cette ébauche d'une esquisse :provisoire et incomplète. »Ce
texte de trente-trois pages constituerait la première partie de Geschlecht If/, dont
les pages qui restent - la « centaine de page.s » ou le.s « cinq séances » q ui « res-
tent à transcrire»- sont tirées du séminaire de 1984- 1985 intitulé Nationalité et
,w,tionalisme phi-losophiques 1. Le Fantôme de l'autre. Cf. Préface, p. 7.
Neuvième séance 1
qu'il tente, pas plus que le site, le lieu du Gedichtde Trakl, ne sont inscrits
et compris, malgré l'apparence et des indices qui pourtant induiraient
en tentation, dans la tradition platonicienne ou chrétienne. Dans les
deux cas, il y va de l'esprit, du spirituel, de la manière de penser et de [ra-
nimer]! le spirituel, das Geistliche.
A~. Par exemple, lorsque« Trakl dit d u crépuscule (Diimmerung), de la
nuit, des années (jahre) de l'étranger qu'ils sont geistlich~ >>, quand il dit
que le dis-cès, die Abgeschiedenheit est spirituel (geistlich), il semble faire
signe vers l'opposition chrétienne ou ecclésiastique, celle que l'église
marque entre le spirituel et le temporel. Mais évidemment, Trakl ne
pense pas à cette spiritualisation-là quand il dit des chênes qu'ils sont
spirituels :
peut se etire qu'en allemand]!! >>, il songe mais si der Wahnsinnige sinnt,
c'est qu'il a le sens, le fou est dans le sens, il n'est pas dépourvu de Sinn,
et même il « sinnt(il songe, sens trivialdesinnt) ]... ]comme nul autre ne
le fait (wie keiner sonst) !! >>. On peut sous-entendre (plus et mieux que
d'autres). Mais alors que faire de ohne (sans) < ? > << Eh bien le dément
(Wahnsinnige) demeure sans le sens des Autres (er bleibt dabei ohne den
Sinn der Anderen) >>,traduit de façon fausse, excessive et un peu ridicule
par « mais il s'est dédit en cela de ce qui est sens pour les autres!! >>. De
même que la traduction de la phrase suivante:« il est autrement sensé>>
pour « Er ist anderen Sinn es ~ >> :« il est d'un autre sens>>. Ce qui veut dire
qu'il se sépare des autres quant au sens, il n'a pas ou ne prend pas le
même sens que les autres, mais il n'est pas privé de sens, il n'est pas sans
le sens, il est sans les autres, si vous préférez, sans le sens des autres.
Mais alors que veut dire sens, quel est le sens de sens, et de Sinn, sinnen
< ? > Ici le recours à l'idiome haut allemand n'est pas simplement un re-
cours de plus parmi d'autres, il est d'autant plus décisif qu'il s'agit du
sens du mot « sens >>. Si le mot « sens >> est un ictiome, reconnaître que
comme tout ictiome il comporte l'intraduisibilité, c'est le concept même
de traduction- et donc d'ictiome- qui devient problématique puisqu'il
repose au moins sur quelque consensus implicite quant au sens et quant
au sens du mot « sens >>, quant à la traductibilité du sens et du sens de
sens. Or non seulement le mot « sinnan >>, dans la valeur originaire que
veut lui restituer ou que veut resituer Heidegger est intraduisible mais
son « sens >> a une affinité essentielle, vous allez le voir, avec ce mot
«jram >>, étranger qui ne pouvait etire ce qu'il elit qu'en allemand et dont
le sens originaire oriente toute la « situation » (Eriirterung). Nous nous
étions demandé quelles conséquences tirer de ce fait qu'un mot signi-
fiant pour nous étranger ne signifiait pas vraiment étranger (extraneus)
et avait un sens qui ne pouvait résonner que dans les frontières d'une
langue. Si nous pouvons le traduire, comme nous allons néanmoins tra-
duire sinnan, c'est que I'Eriirterung de Heidegger, tout en se tenant ou en
revenant vers le lieu d'origine, opère déjà une traduction, à l'intérieur de
l'allemand, des allemands de différents âges, de différentes générations
(haut vieil allemand, allemand moderne, code philosophique, code cou-
rant, etc.). Heidegger opère déjà une sorte de va-et-vient traducteur, ger-
mano-germain. Et c'est ce va-et-vient, son explication en allemand mo-
derne ou courant de ce que le haut vieil allemand voulait etire qui nous
permet de traduire en français et de parler comme je le fais. C'est parce
que Heidegger se livre à cette traduction vers ou depuis le sens originaire
de sens que des Allemands déjà peuvent le lire, à supposer qu'ils le
fassent (et vous savez que beaucoup d'Allemands ne veulent ou ne
peuvent pas le faire, ricanant devant ces Français qui prennent au sé-
rieux ces extravagances d'écriture). Alors que veut etire sinnan ? « "Sin-
nan" bedeutet ursprünglich (signifie originairement) reisen, streben
nach ... (voyager, tendre vers ... [points de suspension)) >>, et Heidegger
ajoute encore un équivalent, « eine Richtung einschlagen !.! >>, « prendre
une cU rect ion», dit la traduction française qui perd le schlagen en route :
eine Richtung einschlagen, c'est ouvrir d'un coup ou imprimer une ctirec-
tion (einschlagen a beaucoup de sens selon les contextes et les phrases ty-
piques ou ictiomatiques qu'on le fait servir mais on y retrouve toujours
cette force du coup par lequel on engage ou s'engage, cela se construit
avec Weg aussi, den Weg, den falschen Weg einschla.gen : faire fausse
route, s'engager dans une fausse route par un mouvement de décision,
d'un coup on s'engage vers ici plutôt que vers là).!!. Donc sinnan, c'est
eine Richtung einschla.gen : s'engager d'un coup dans une ctirection, dans
un sens au sens du chemin. Et Heidegger précise aussitôt que la racine
indo-européenne sent et set signifie Weg (chemin). « Donc le dis-cédé est
le dément (Wahnsinnige) parce qu'il est en chemin vers ailleurs (er an-
derswohin unterwegs ist)!.!. >>, sans le sens des autres. Le dément est en
chemin (unterwegs) vers ailleurs. Ne elisons pas en latin ou en français
qu'il est extravagant. Il n'est pas extra(-) parce quefram ou ohne ousin-
nen et sans ne veulent pas avoir de rapport avec l'extranéité de l'étranger,
puis parce qu'il ne vague pas, il ne vagabonde pas, il n'erre pas, il ne va
pas n'importe où, nous l'avons remarqué. Il a une destination.
Ici j'ouvre une longue parenthèse, je l'appelle parenthèse un peu injus-
tement, elisons un excursus mais certainement pas une parenthèse si
l'on met entre parenthèses quelque chose de secondaire ou d'inessentiel
au propos en cours. En vérité, je mets dans cet excursus ce qui m'inté-
resse le plus, peut-être, dans la lecture de ce texte. Que fait Heidegger?
Quel mouvement, quel chemin, quelle folie, quel sens ou autre sens dé-
crit-il, de quoi et de qui parle-t-il dans cette prétendue situation duGe-
dicht de Trakl < ? > Regardez bien. Il parle, je ne etirai pas de lui, Martin
Heidegger, mais assurément de sa propre démarche. Heidegger lit et
écrit ici, sur la trace du lieu de Trakl, comme quelqu'un que les critiques
littéraires, poéticiens ou philologues ou philosophes, hommes de savoir,
jugeraient fou, il semble errer, sauter d'un poème à l'autre, il pérégrine,
seul, étranger ou sur la trace de l'autre, il est à la fois le mort et l'étranger,
il joue dans sa tombe, etc. Donc il parle de lui en parlant de l'autre, il parle
de son lieu en parlant de lieu de l'autre, ou plutôt il est à la recherche de
son lieu en suivant les pas de l'autre, etc. Cependant, et on peut pour-
suivre cette analyse aussi dans ce sens, je veux dire l'analyse d'un texte
de Heidegger qui n'est en somme que la signature ou l'empreinte ou le
coup de Heidegger, on peut poursuivre en disant, comme ille elit lui-
même de l'étranger (jram,Jremd) qu'il est en marche, en voie, en pérégri-
nation mais que (et là s'annonce un peu ma question à venir sur la déter-
mination), son chemin a une destination (une Bestimmung), comme ille
elisait lui-même de l'étranger en route (jram), il ne va pas n'importe où, il
ne lit pas et n'écrit pas n'importe comment, il n'erre pas quand il saute
d'un poème ou d'un vers à l'autre. Je ne dirai pas qu'il sait où il va, car
cette destination, cette détermination dans la destination, cette Bestim-
mung, n'est pas de l'ordre du savoir, mais enfin, il a une orientation et un
chemin (sent, set), un Sinn qui pré-oriente ou magnétise ou aimante sa
Elis, dit Heidegger,« est l'étranger appelé au déclin (in den Untergang
gerufene Fremdling)!!. >>. Et il précise aussitôt, ce qui va permettre de pré-
ciser ce que je suggérais à l'instant en disant que Heidegger nous parlait
de son propre chemin, Heidegger précise aussitôt :
Elis n'est en rien une figure par laquelle Trakl se vise lui-même
(sich selber meint). Pas plus que le philosophe Nietzsche ne se
désigne dans la figure de Zarathoustra. [Mais cette comparaison
n'est pas prise au hasard.] Elis, comme Zarathoustra ont ceci en
commw1 que leur être et leur pérégrination (Wesen und Wandern)
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GESCHLECHT ill - SEXE, RACE, NATION, HUMANITÉ (BIBLIOTHÈQUE DERRIDA)(...
Elis nommerait donc un lieu plus ancien et plus paisible que le vieux
Geschlecht (vieille espèce ou vieux sexe) qui a reçu le mauvais coup, le
deuxième coup de la malédiction qui y a installé le deux de la dissen-
sion, la différence sexuelle comme dissension. Et il s'agit bien de diffé-
rence sexuelle, du Geschlecht aussi comme sexe et non seulement comme
espèce, comme le traduit la traduction française qui manque ici une
détermination essentielle du passage. Elis va vers une sexualité, si vous
voulez, plus ancienne que celle du vieux sexe déchiré par la différence
sexuelle de type agonistique et oppositionnel. Et de fait, que dit Heideg-
ger aussitôt après ? eh bien que:
Je dois traiter par prétérition une méditation de l'or dans les poèmes
de Trakl, or qui est accordé à cette douce folie, à cette enfance de l'ingé-
néré, à ce départ (Anbeginn) qui est aussi « sombre patience de la fin>> :
comme poème de guerre et dont Heidegger dit qu'il est plus et autre
chose que cela. « Les derniers vers du poème disent!!.>> :
[... )dans sa flamme regarde la paix de l'ingénéré (die Ruhe des Un-
geborenen). Les ingénérés, les inengendrés sont nommés neveux
parce qu'ils ne peuvent pas être des fils, c'est-à-dire des rejetons,
des descendants directs, immédiats du verfallenen Geschlecht (de
l'espèce ou du sexe déchu). Entre eux et cette espèce ou ce Ges-
chlecht, il y a une autre génération (génération, cette fois). Elle est
autre parce que d'un autre ordre, puisque d'une autre provenance,
celle du matin, de l'origine de l'inengendré" .
[... ] reprend l'être des mortels dans son enfance la plus sereine,
le garde en son sein en tant que (ais) den noch nicht ausgetragene
Schlag (empreinte, coup non encore porté à terme) qui imprime
(priigt) le Geschlecht à venir (das künftige Geschlecht). [Et, j'insiste
sur ce qui ressemble une fois de plus et non fortuitement à
un vocabulaire chrétien, Heidegger parle ici de résurrection (Au-
ferstehung: seul sens du mot, résurrection). Il dit que :] Ce qui
dans le dis-cès rassemble, le rassemblement de l'Abgeschiedenheit
garde, protège, épargne (spart) l'ingénéré, par-delà le Décédé [au
sens courant, Abgelebte) vers, en vue (hinweg, en chemin vers) une
résurrection à venir du genre humain (Menschenschlages) sortant
de, à partir de l'aube (aus der Frühe). [Ce rassemblement du jeune
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la polysémie est acceptable, un mot et donc tout ce qui se fait avec des
mots (phrase, texte) peut avoir plusieurs sens, à la condition que cette
pluralité soit ordonnée et unifiable, qu'elle ait, en tant que pluralité de
sens, un foyer de sens. Sans quoi, dit Aristote (par exemple dans laMé-
taphysique, Gamma 1006 a30-b15), «ne pas signifier une chose unique,
c'est ne pas signifier du tout (to gar me en semainein outhe semainein
estin) >>. Même si on suit cette logique très forte et toujours dominante,
resterait à savoir si le langage ou le texte (la marque, et surtout la
marque dite poétique, celle qui provient d'un Gedicht) est encore, doit
être encore de l'ordre de la signification (Bedeutung ou semainein). En
tout cas, pour Heidegger il ne fait aucun doute qu'il n'y a dire poétique
que si la polyphonie se rassemble dans un Grundton (même si comme le
Gedicht il est inaudible) et si ce Grundton prend sa source dans un lieu
un, unique et rassemblant. Pas de différence irréductible, la différence
elle-même doit être, comme ille dit ailleurs, unie, portée à terme, elle
est une en tant que telle, elle est unique (cf. le texte précédent, « Die
Sprache >>)" .
En soulignant avec une dureté croissante l'évaluation et la hiérarchi-
sation (en gros bonne polysémie, mauvaise dissémination), Heidegger
reconnaît que la limite entre les deux est difficile à reconnaître, comme
est difficile à travers la front ière entre le grand poète qui, vous vous en
souvenez, se voue à l'unicité de son lieu et les autres qui en somme n'ont
pas de lieu propre, n'ont pas lieu et sont voués à l'errance disséminale.
1· Ici commence la deuxième panie de Geschlec.ht UT, les « quelque cent pages »
correspondant aux séances 9 à 13 du séminaire de 1984-1985.
2. Ibid.
l_. Suivent dans le tapuscrit du séminaire quatre pages manuscrites que nous
avons réussi à déchiffrer, à l'exception de quelques mots incertains (indiqués
comme tels).
4. Mot incenain dans le m anuscrit .
.z_. Ce« A n'est pas suivi d'un « B » dans le texte du séminaire.
)1)
55. Au premier abord, le texte de Hei degger semble suggérer qu'il s'agit ici plu-
tôt(ou aussi) du poème de Trakl « VerkHirung »(«Transfiguration»)- et non pas
de sa poésie dite en général - poème «unique entre tous » (einzig unter allen) en
tant qu'il e.st «chant, tragédie et epos tout en un • . Ibid. 1 p. 6 1.
56. Ibid. , p. 61; (trad. fr. p. 68).
57. Ibid.
58. Ibid.
59. Trakl, • Grodek •, p. 6 1 ; • Grodek •, p. 68.
60. Ajout interlinéaire : « Neveux :génération sautée... »
61. M. Hei degger, • Die Sprache im Gedicht •, dans Unterwegs, op. cit., p. 62 ;
(trad. fr. p. 68).
62. Ibid.
63. Ibid.
64. Ibid.
65. Ibid.
66. Ibid., p. 63 ; (trad. fr. p. 69).
67. Ibid.
68. Trakl, « Offenbarung und Untergang »,p. 70 ; « Révél ation et déclin »,p. 76.
69. M. Heidegger, « Die Sprache im Ged.icht »-, dans Unterwegs, op. cit., p. 71 ;
(trad. fr. p. 76}.
70. Ibid.
71. Ibid.
72. Ibid.
73. Ibid. ; (trad. fr. p. 77}.
74. Ibid.
75. C'est nous qui fermons la parenthèse.
76. M. Hei degger, • Die Sprache •, dans Untenvegs, op. cit., p. 25 ; (trad. fr. p. 27}.
77. Id., • Die Sprache im Gedicht •,dans Untenvegs, op. cit., p. 71 ;(trad. fr. p. 77}.
78. Ibid. ; trad. fr. p. 77 (traduction légèrement modifiée par j. Derrida).
Dixième séance
Je rappelle d'un mot les trois questions dont j'a vais en quelque sorte
croisé ou noué le fil il y a deux semaines. La première, à laquelle nous al-
lons encore revenir aujourd'hui, concernait ce qui est dit du platonisme
et du christianisme dans cette interprétation de Geschlecht et des deux
coups (le bon et le mauvais) comme d'ailleurs dans cette interprétation
ou situation duGedicht deTrakllui-même. La deuxième touchait aux in-
terventions régulières d'expressions idiomatiques et fondamentale-
ment intraduisibles, aux recours au vieil allemand dont nous avons ren-
contré et analysé de multiples exemples. Cette deuxième question avait
été relancée la semaine dernière par la question de Hachem Foda! sur
l'imprononcé du Gedicht. J'avais alors précisé que le Gedicht, bien qu'il
restât, selon Heidegger, imprononcé (Ungesprochene), n'était pas, en
tant que source des Dichtungen, autre chose que les poèmes écrits ou pro-
noncés, en vérité chantés. Il est leur lieu originaire, le lieu de leur source
et donc aussi de leur rassemblement, le lieu dont ils procèdent et vers le-
quel, selon le rhythmos, leurs cours viennent à remonter. Il n'y a pas deux
choses, le Gedicht et les Dichtungen, le silence du premier appartient déjà
à la profération des seconds ou, si vous préférez, l'inverse. D'ailleurs le
Grundton que Heidegger, vous vous en souvenez peut-être, lisait dans le
mot « Ein >>de « Ein Geschlecht >>, « le seul mot betont (souligné) dans tout
l'œuvre de Trakl ~ >>,ce Grundton était, disait alors Heidegger, le ton fon-
damental du Gedicht et non des Dichtungen. On peut donc dire que la
note fondamentale n'est pas prononcée, elle est tue, ce qui peut vouloir
dire deux choses : qu'elle est silencieuse, au sens où le silence appartient
déjà à la parole ou que, autre interprétation, imprononcée, inarticulée
comme parole articulée, elle est chantée, en un sens du chant qui ne re-
vient pas, ou ne se réduit pas à l'articulation de la langue, à ce qui dans la
langue est articulé. Or Heidegger parlait bien du« danger qu'il y avait à
perturber le dire du poème au lieu de le laisser chanter (singen) à partir
du repos qui lui est propre~ >>. Si en tout cas, le Grundton est au moins à
deux reprises!, au début du texte et autour du mot « Ein »de « Ein Ges-
chlecht >>,assigné au Gedicht et non aux Dichtungen, il est imprononcé (je
ne dis pas imprononçable pour ne pas y introduire une nuance interdic-
trice qui nous entraînerait vers d'autres paysages). Mais son impronon-
dation n'étant pas autre chose (ailleurs) que ce qui se prononce dans les
poèmes (Dichtungen), la question se pose (et je l'avais fait en réponse à
Hachem Foda la semaine dernière) du rapport entre cet imprononcé sin-
gulier et un idiome déterminé. Il faut bien que le lieu du Gedicht impro-
noncé, s'il n'est pas autre chose que ce à quoi il donne source, soit essen-
tiellement apparenté, dans son silence même, à l'idiome allemand, voire
haut et vieil allemand. Son silence est allemand, il parle allemand. Mais
comme en ce silence, tel qu'il est entendu par Heidegger, il ne parle pas
seulement allemand depuis un lieu allemand mais depuis un lieu qui à
son tour situe le lieu de l'Occident, aussi bien de l'Occident chrétien que
de l'Occident de la métaphysique platonicienne et post-platonicienne -
et donc de ce que Heidegger appelle théologie métaphysique - il faut
bien que le lieu allemand détienne ici un privilège absolu à la fois au re-
gard de l'Occident platonico-chrétien qu'il permet de penser dans la me-
sure où il lui appartiendrait aussi, et au regard de ce même Occident
dans la mesure où il ne lui appartient pas encore ou ne lui appartient
déjà plus, ce qui lui permet aussi de le penser et de le dire. Le privilège
absolu de ce lieu et de cette langue- que j'hésite pour des raisons main-
tenant évidentes à appeler national (lieu national, langue nationale) - ,
c'est néanmoins ce à partir de quoi une nation comme telle peut se déter-
miner, se présenter, se nommer stricto sensu même si, comme l'avait dit
Heidegger en 1945 !, on doit distinguer le national du nationalisme.
D'autre part ce privilège absolu d'un lieu et d'une langue est ici implicite-
ment reconnu non seulement au Dichten, auGedicht mais au Denken, à la
pensée, au penser qui s'entretient avec le poète et situe le lieu de son Ge-
dicht.
S'agissant de Gedicht, du mot Gedicht et de sa traduction française
par Di ct (D-1-C-T), mot qui permet parfois d'utiliser le mot « dictée» pour
« dichtendes Sagen ~ >>, j'avais vaguement conscience, mercredi dernier,
d'être imprudent en disant qu'à ma connaissance Heidegger ne faisait
jamais ce rapprochement entre le latin et l'allemand. Je savais que j'avais
lu quelque part une indication quant à ce rapprochement possible, mais
dans la confusion de ma mémoire, je l'attribuais à des traducteurs fran-
çais tentant de justifier leur traduction plutôt qu'à Heidegger. Je me
trompais. D'autant plus que c'est dans un texte de Heidegger que j'avais
lu récemment que ce rapprochement, quoi qu'il vaille, était proposé.
Sans doute est-il tenté aussi ailleurs. Mais je ne citerai que ce passage-ci
puisqu'il intéresse ce que nous disions naguère~ de la main, de l'écriture
et de la machine à écrire. Il se trouve dans le séminaire intitulé Parmé-
nide (1942-1943). Heidegger vient de parler de la main, j'avais cité cette
page, puis de l'écriture manuscrite (Handschrift) comme essence et pro-
venance essentielle de l'écriture et à l'ouverture d'un véritable réquisi-
toire contre la machine à écrire qui arrache l'écriture à la main, au do-
maine essentiel de la main, et par là du mot, de la machine à écrire qui
«dégrade (degradiert) le mot en le réduisant à un véhicule ou à un moyen
de transport ou de communication (Verkehrsmittel) ! », à l'ouverture de
tion. Ce sont les forces de mort qui l'emporteraient encore plus sûre-
ment. S'il n'y avait que du rassemblement, du même, de l'unique, du lieu
sans chemin, ce serait la mort sans phrase. Et ce n'est pas ce que veut
dire Heidegger puisqu'il insiste aussi sur le mouvement, le chemin de
l'étranger, le chemin vers les autres, etc. ll faut donc qu'entre le lieu et le
non-lieu, le rassemblement et la divisibilité (différance) les rapports
soient autres, une sorte de négociation et de compromis soit sans cesse
en cours qui oblige à refondre la logique implicite qui semble guider Hei-
degger. Dire qu'il y a de la divisibilité ne revient pas non plus à dire qu'il
n'y a que de la divisibilité ou de la division (ce serait aussi la mort). La
mort guette des deux côtés, du côté du phantasme de l'intégrité du lieu
propre et de l'innocence d'une différence sexuelle sans guerre, et du côté
opposé, celui d'une impropriété ou d'une expropriation radicale, voire
d'une guerre du Geschlecht comme dissension sexuelle. Je ne me sers pas
du mot phantasme à la légère, en faisant comme si nous savions déjà
grâce à la psychanalyse ce qu'il en est du phantasme. En vérité c'est un
des concepts les plus obscurs de ladite psychanalyse. Non, il s'agit au
contraire d'élaborer le concept de phantasme à partir de cette« grande
logique >>, de ce que je nomme ici par ironie puisque ce que je veux dire
c'est que la grande logique de la philosophie la plus continue, celle qui
suppose une extériorité de l'essence et de l'accident, du pur et de l'impur,
du propre et de l'impropre, du bien et du mal, cette grande logique reste
malgré tout à l'œuvre chez Heidegger (voir ce qu'il dit du logos comme
rassemblant), malgré de puissants mouvements déconstructeurs chez
Heidegger contre la grande logique hégélienne" .
Voilà ceci n'était qu'un rappel et une transition un peu longue depuis
ce qui fut dit la semaine dernière et il y a quinze jours.
Essayons maintenant d'aller, si on peut dire, un peu plus loin ou un
peu plus près, comme vous voudrez.
Au titre de la plurivocité de la langue ou de la parole (Mehrdeutigkeit
der Sprache), de cette bonne plurivocité qui doit être rassemblable dans
la simplicité de I'Einklang et du Grundton, de l'unité harmonique et du
ton fondament al, Heidegger reconnaît qu'il y a dans le vocabulaire de
Trakl, dans les mots de son corpus, dans ses Dichtungen, sinon dans son
Gedicht :
le même que Trakl, peut-être qu'ils disent tout autre chose que ce que
Heidegger croit qu'ils disent au moment où il déclare leur insuffisance
globale dans une situation du Gedicht de Trakl. On peut imaginer qu'au
nom d'un lieu authentiquement chrétien, une pensée revendique
comme chrétiens, plus chrétiens que d'autres, les textes de Trakl que
Heidegger veut soustraire au christianisme, jusques et y compris tout ce
qui est dit du Geschlecht. D'autant plus facilement que, nous l'avions déjà
remarqué, tout le contenu de l'interprétation heideggérienne des deux
coups,le bon et le mauvais, des deux différences sexuelles, avant et après
la malédiction, tout ce qu'il dit du mal et du mauvais ressemble à s'y mé-
prendre à des contenus chrétiens .!.!. Sauf que Heidegger distingue en
quelque sorte le fait chrétien ou même platonicien de ce qui aura bien dû
le rendre possible, parce que plus originaire. Mais ce plus originaire n'est
rien d'autre, dans son contenu, que ce qu'il rend possible et qui en pro-
cède. Pour penser le platonisme et le christianisme, en leur possibilité,
dit en somme Heidegger, il faut revenir à une situation qui n'est pas en-
core platonico-chrétienne et depuis laquelle l'émergence du platonico-
christianisme a été possible, et une pensée de la malédiction, du mal, de
la corruption, etc. Mais dans cette situation plus originaire, il n'y a rien
d'autre que ce qui est devenu platonico-chrétien. C'est le statut de cette
répétition qui me paraît hautement problématique chez Heidegger••.
J'entends répétition au sens le plus fort et le plus actif et violent du
terme, ce qui implique une demande, un questionnement, une pétition
dans la réitération. Une telle répétition peut être revendiquée par des
penseurs chrétiens qui peuvent paraître sans doute peu orthodoxes,
mais qui par là prétendent secouer le christianisme d'un sommeil
dogmatique et être ainsi plus authentiquement chrétiens. Je ne pense
pas ici seulement à Kierkegaard .!.!, mais à des « théologiens >> ou exé-
gètes chrétiens modernes " , protestants ou catholiques, ou aussi bien,
puisque Heidegger parle du biblique en général. à des théologiens juifs
modernes, ceux-là mêmes qu'on accuse parfois d'être des dissidents ou
des athées ou qui sentent le soufre. Ceux-là n'ont pas besoin des mots
ou du code chrétien ou biblique, des signes de reconnaissance habituels,
des indices auxquels on reconnaît un discours chrétien, par lesquels une
chrétienté se reconnaît elle-même dans son discours. Car les preuves ou
les indices auxquels semble se fier Heidegger pour dire que Trakl n'était
pas un poète chrétien, c'est tout simplement l'absence de certains mots
ou de certains thèmes dans les Dichtungen de Trakl. Que dirait-il à
quelqu'un qui protesterait au nom du Gedicht imprononcé, justement et
qui répondrait : sans doute le mot Dieu ou le nom du Christ ne sont pas
prononcés par les Dichtungen, sans doute le thème de la rédemption ou
de l'espérance chrétienne n'est pas littéralement nommé parTrakl mais
cela ne prouve pas que son lieu ou son Gedicht ne soit pas chrétien ?
Ce silence signifie peut-être une répétition plus rigoureuse du christia-
nisme, un retour à la source ou au lieu originaire plus rigoureux et plus
exigeant.
Traklne dit-ilpas cela s'il est chrétien? Pourquoi au lieu de cela dit-ilceci
qui, sous-entendu, n'est pas chrétien. Pourquoi, par exemple, au lieu de
nommer Dieu et le Christ « nomme-t-ill'ombre vacillante de la sœur (den
schwankenden Schatten der Schwester) et celle-ci comme "la salutan-
te" (dit la traduction française pour ais diegrüjJende, "celle qui salue" " ,
dit le poème)~ >>. Étrange. D'abord, on ne voit pas pourquoi cela vien-
drait à la place du nom du Christ (statt dessen) et quand bien même cela
viendrait à la place, est -ce une si peu chrétienne métonymie que celle qui
remplace le nom du Christ, fils de Dieu, et le nom de Dieu, père du Christ
par le nom de la sœur? Si vous me laissiez un peu de temps, je me livre-
rais à ce qui ne serait pas un exercice, à ce qui est au contraire une chose
très grave et qu'on pourrait vivre dans la crainte et le tremblement, mais
qui peut devenir aujourd'hui un simple exercice, qui consisterait à dé-
montrer que la figure de la sœur et celle du Christ peuvent fort bien se
substituer l'une à l'autre. Et précisément dans le corpus, si je puis dire,
de Trakl. Comment déterminer le sexe du Christ et comment caractéri-
ser, dans la différence sexuelle, l'expérience proprement chrétienne, déci-
dément chrétienne, qu'un homme (à supposer que Trakl soit un homme,
décidément un homme, one-sidedlya man, comme un de ses commenta-
teurs a osé le dire de Joyce) ou une femme a du rapport au Christ ? Fils de
Dieu, le Christ est frère de tous les hommes et de toutes les femmes, en
même temps qu'il est l'image ou l'intercesseur du père. Mais un frère
dont la virilité n'est jamais simplement manifeste ou unilatérale, un
frère qui se présente dans une aura d'homosexualité universelle, ou dans
une différence sexuelle apaisée, pacifiée (tendre, dirait justement Trakl),
hors des moments de tentation où le mal est tout proche, un frère donc
qui n'est peut-être pas autre qu'une sœur. Et d'un fils né d'une vierge elle-
même née d'une immaculée conception, la détermination sexuelle ne
peut être assez assurée pour qu'on puisse dire t ranquillement : là où le
poète nomme la sœur à la place du Christ, il ne nomme pas le Christ, il
n'est pas chrétien, plus, son poème n'est pas chrétien. C'est d'autant plus
impossible ou précipité que Heidegger lui-même ne manque pas de prê-
ter attention à ce couple étrange du frère et de la sœur dans les poèmes
de Trakl. Je dis couple parce qu'il témoigne d'une différence sexuelle qui,
pour n'être pas encore ou déjà plus celle de la guerre ou de la dissension,
de la différence sexuelle comme antagonisme (Zwietracht), n'est pour-
tant pas sans désir, au sens où Hegel disait (à propos d'Antigone) que le
rapport entre frère et sœur était begierdelos : peut-être sans désir mani-
feste dans l'espace où le désir fait la guerre, après le deuxième coup, mais
non sans désir tendre, rapport à l'autre comme double homosexualité,
réflexion sans appropriation du désir de l'autre où le frère devient la
sœur et la sœur le frère, etc. Et qui peut tranquillement affirmer que ce
n'est pas là l'essence du rapport au Christ, l'essence ou du moins la desti-
nation,la destinée qui se cherche, ce vers quoi est en chemin, toute expé-
rience chrétienne de la sainte famille, voire de la famille tout court ? (cf.
Glas? je ne me permets de citer ce titre que parce que c'est au moment de
la mort de Trakl que Heidegger rappelle à ceux qui font de Trakl un chré-
tien que celui-ci aurait dû parler du Christ et de Dieu et non de la sœur,
sœur qui est toujours la sœur à « la voix de lune (mondene Stimme, la
«voix sélénique >>comme dit la traduction française), voix de lune qui ré-
sonne dans la nuit spirituelle!! >>, comme le disent les derniers vers (es-
chaton aussi) de Geistliche Diimmerung (figure eschatologique de la
sœur). Cette figure sélénique de la sœur (l'eschaton, la lumière nocturne
qui salue, etc.) est-elle si étrangère à la figure du Christ ? Et le Christ,
comme la sœur, est-ce une figure dont le sens soit si décidable? Je pour-
rais continuer sur cette voie, ce n'est pas indispensable ni très écono-
mique••.) La fin du paragraphe est encore plus surprenante et accentuée
dans le même sens. Plus surprenante parce qu'elle mise sur une distinc-
tion ou une opposition plus fragile que jamais, celle de la confiance dans
la rédemption chrétienne et d'autre part la nomination des « ungebore-
nen Enkel (des neveux ou descendants ingénérés)!! >>. Heidegger écrit :
sq .
.§. M. Heidegger, Parmenides (GA 54), Prankfurt am Main, Vittorio Klostermann,
1982, p. 119; traduction par j. Derrida ; cf. M. Heidegger, Parménide, trad. fr. Tho--
mas Piel, Paris, Gallimard, 2011, p. 189.
9. Ibid.
10. Ibid.
!!· C'e.st nous qui fermons la parenthèse.
12. C'est nous qui fermons la parenthèse.
.!1· Cf. supra, note 34.
14. J. Lacan, « Le séminaire sur "La lettre volée,.», dans Écrits, Paris, Seuil, 1966,
p. 24.
ll· La fin de cette phrase, qui comporte une addition interlinéaire, se lit dans
le tapuscrit : « ••• cette grande logique qui reste malgré tout à l'œuvre, malgré
de puissants mouvements déconstructeurs chez Heidegger contre la grande lo-
gique h égélienne) (voir ce qu'il dit du Logos comme rassemblant) chez Heideg-
ger».
16. M. Heidegger, « Die Sprache im Gedicht », dans Unterwegs, op. cit., p. 72 ;
(trad. fr. p. 77).
17. Ibid.
18. Ibid.
19. Addition marginale: • plus tôt (Verfallen) •.
20. Addition manuscrite:« Ne pas simplifier... Zwiefach. »
Onzième séance
[... ]et c'est J'être qui envoie ou destine (schickt) l'homme au là, à
l'être là. Ce destin [ou ce rassemblement de l'envoi] advient (erei-
gnet) comme éclaircie de l'être (Lichtung des Seins). Il accorde la
proximité à l'être~.
Cette remarque nous importe beaucoup pour bien situer le texte sur
Trakl et ce qui s'y trouve en quelque sorte souligné ou sélectionné (aussi
bien par Trakl que par Heidegger, par Trakl dans ses deux poèmes por-
tant I'Abendland dans leur titre et par Heidegger dans des moments très
importants de sa lecture). Mais qu'est-ce que l'Occident? Heidegger dit
de lui ce qu'il disait de Heimat : il ne faut pas le penser de façon « ré-
gionale >> (encore un mot latin : nicht regional), et le régional, ici c'est
l'Occident par opposition au Levant, à l'Orient, le Couchant. Ce n'est pas
cela l'Occident, et ce n'est même pas l'Europe. Il faut penser l'Occident ou
l'Europe à partir de l'histoire de l'être ou comme « histoire du monde à
partir de sa proximité à l'origine (aus der Niihe zum Ursprung) ! >>. Cette
proximité à l'origine, avec tous les paradoxes topologiques auxquels elle
peut donner lieu, va commander toute la « logique >> du texte sur Trakl
et de l'interprétation de l'Occident dans ses poèmes. Venant de nommer
l'Orient ou le Levant dans la Lettre, et de remarquer qu'il fallait le penser
non comme une région mais à partir de l'histoire du monde et de l'his-
toire de l'être, Heidegger ajoute :
L'«allemand >> (das « Deutsche »)n'est pas dit au monde pour qu'en
l'essence allemande le monde trouve sa guérison (damit sia am
deutschen Wesen genese), mais elle est dite aux Allemands pour
qu'en vertu du destin qui les lie aux autres peuples ils deviennent
avec eux participants à l'histoire du monde 10 •
C'est bien le sens du geste fichtéen, du moins dans une certaine me-
sure, celle de l'adresse au peuple allemand. Fichte ne dit pas aux autres
peuples : l'allemand va venir vous guérir ou vous racheter. n parle aux
Allemands, c'est un discours à une nation allemande qui d'une certaine
manière n'est pas encore venue ou re-venue à elle-même et qui se trouve
appelée à se penser, à penser l'allemand dans un horizon téléologique
universel (celui de la liberté spirituelle). Alors naturellement, l'histoire
du monde et de l'être, pour Heidegger, ce n'est pas cette téléologie spi-
ritualiste et liberté métaphysique (celle aussi de Husserl dans la Crise
des sciences et de l'humanité européenne!.!. ; cinquantenaire bientôt à
Vienne) mais le schéma formel du geste est le même, penser l'Allemand
depuis une origine ou un horizon qui le déborde, s'adresser à l'Allemand
en un sens non régional, non « national >> - empirico-national. Néan-
moins, depuis cette proximité de l'être qui est la patrie de cet habiter
historique, il ne faut pas effacer la patrie, ni l'Allemand, il ne faut pas
céder à un universalisme vide, à un cosmopolitisme qui serait l'inverse
symétrique et négatif du nationalisme, à un cosmopolitisme souvent
associé aux Lumières. Au fond cosmopolitisme et nationalisme, in-
ternationalisme et nationalisme seraient deux versions symétriques et
au fond indifférentes de la même métaphysique humaniste!!. C'est un
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GESCHLECHT ill - SEXE, RACE, NATION, HUMANITÉ (BIBLIOTHÈQUE DERRIDA)(...
La logique que nous allons retrouver à l'œuvre dans le < texte sur
> Trakl, nous la voyons déjà à l'œuvre ici et c'est une« logique »omnipré-
sente dans la démarche de Heidegger : le plus originaire est porteur du
plus futur, le plus originaire est plus à venir- et ceci qui a pourtant une
forme circulaire serait à penser par-delà, plus originairement et plus
futurément (?) !! que le cercle dialectique hégélien qui appartient à cette
logique occidentale-européenne par-delà ou en deçà de laquelle il faut se
porter; cercle du cercle?
De même que quand il dit « Ortschaft des Ortes >>(dans le < texte sur
> Trakl), Heidegger ne pense pas abstraitement la localité du lieu, l'es-
sence du lieu mais le concret -le mot Ortschaft, dans la langue courante,
veut dire aussi le paysage, le pays, le village, la localité au sens où en
français on dit telle ou telle localité pour dire tel lieu précis dans un pays
concret et non simplement l'essence du lieu- de même ici quand il dit
l'Allemand, et l'Allemand au-delà de la patrie déterminée par le patrio-
tisme ou le nationalisme, il veut dire néanmoins quelque chose de très
concret. La preuve, cette phrase qui dans la Lettre suit immédiatement
celle qui concerne Goethe, le cosmopolitisme et la relation de Htllderlinà
l'hellénisme, comme autre chose qu'un humanisme:
Cette strophe nomme les voyageurs qui sui vent le pas de l'étran-
ger, sa route (Pfad), son sentier à travers la nuit spirituelle afin de
[citation] « beseelter Blaue wohnen », d'habiter ce bleu animé, doué
d'âme (de trouver demeure, dit la traduction française, en son
azur doué d'âme)" .
AbendwechseltSinn undBild.
Le soir change sens et image" .
Il peut paraître étrange que Heidegger déduise cela de ceci, que le pas
au-delà vers l'étranger, vers le pays de l'étranger advienne le soir, de ce
vers qui dit que le soir change sens et image. C'est un peu elliptique. Il
faut supposer que le moment du passage dans le pays de l'étranger soit
le moment d'un Wechsel, d'un changement et d'une mutation du sens et
de l'image. Mais qu'est -ce qu'un changement du sens et de l'image ? On
ne saurait répondre à cette question sans engager toute une méditation
sur le sens du mot « sens » (déjà vu) et quant au mot Bild, sans tenir
compte de tout ce qu'en dit ailleurs Heidegger (Holzwege !!), qu'il s'agisse
de l'autorité de ce motif dans la métaphysique moderne ou de la rhéto-
rique métaphysique de l'image, de la métaphore, etc. Ici un bref détour :
il aura trait à la fois à la métaphore dont nous parlons en ce moment et
à la proximité, à cette valeur de proximité que nous avions rencontrée
tout à l'heure, la proximité à l'être ou à l'origine devenant en quelque
sorte ce qui décidait de l'essence de l'homme et de l'histoire de l'Europe
ou de l'Occident. Que veut dire métaphore et que veut dire proximité ?
Je ne pose cette question que le temps d'un détour- et de vous renvoyer
à d'autres textes puisque je suis autant que je peux la règle d'une lecture
aussi intérieure que possible de ce texte sur Trakl.
Les deux textes que j'évoquerai traitent, si on peut dire, tous deux du
voisinage(Nachbarschaft). Vous conviendrez qu'ils doivent nous intéres-
ser dès lors que nous nous intéressons au « pays» et au lieu et à la nation
et à l'habitat, etc. Et, autre raison de nous y intéresser, ce voisinage est
d'abord, dans ce cas, le voisinage de Den ken et Dichten, pensée et poésie,
selon l'association usée et effacée, effaçante des deux mots. Le premier
texte de Heidegger que je voudrais lire se trouve dans les conférences
intitulées « Das Wesen der Sprache >>(traduit par« Le déploiement de la
parole>>), in Unterwegs zur Sprache :
Présumons que cela tient, au moins en partie, au fait que les deux
modes éminents du Dire, la poésie et la pensée, n'ont pas été
cherchés en propre, c'est -à -dire dans leur voisinage. Mais on parle
assez, cependant, de la poésie et de la pensée. La locution est déjà
devenue une formule vide et monotone. Peut-être le « et », dans
la locution« poésie et pensée >>, s'ouvre-t-il pour recevoir sa pléni-
tude et sa détermination claire, dès que nous nous laissons entrer
dans le sens que cet« et>> pourrait viser le voisinage de la poésie et
de la pensée.
Mais aussitôt nous exigeons une explication: que doit vouloir dire
ici« voisinage>>, et de quel droit est-il et peut-il être question de
voisinage? Voisin (Nachbar), le mot le dit lui-même, est celui qui
habite à proximité (in der Nii.he) d'un autre, la partageant avec lui.
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Die Ortschaft des Ortes (tr. fr. : " la contrée capable d'un tel site[!]»,
la localité de ce lieu) qui rassemble en lui -même le Gedicht de Trakl,
c'est l'essence cachée (das verborgene Wesen) der Abgeschiedenheit
(du dé-part, du Dis-cès) et s'appelle « Abendland >>(Occident)" .
[... )est plus prometteur (de meilleure promesse, comme ont rai-
son de traduire les traducteurs pour éviter un« prometteur>> qui
a d'horribles connotations en français, versprechender) als das pla-
tonisch-christliche undgar als das europiiisch vorgestellte (non pas
«l'idéologie européenne »comme dit la traduction française mais
ce qui est représenté à l'européenne, si on peut dire) ~.
Ainsi l'Abendland nommé par Trakl (titre de deux de ses poèmes 42)
est à la fois plus originaire, plus matinal et par conséquent plus an-
nonciateur de futur, plus riche de promesse que l'Occident européen ou
platonico-chrétien (trait d'union : question du trait d'union pas posée).
li est donc, comme tout crépuscule extrême, plus près du matin à venir
~· Id.,« Brief über den '1Humanismus" », dans Wegmarken~ op. dt. , p. 320; Lettre
sur l'humanisme, trad. fr. Roger Munier, Paris1 Aubier Montaigne, 1964 119 57],
p. 48-49.
l_. Phrase comme telle dans le tapuscrit.
_1. Ibid. , p. 338 ; trad. fr. p. 97 (traduction modifiée par). Derrida).
5. Ibid.
6. Ibid.
'!.· Ibid., p. 338 ; trad. fr. p. 97 (trad uction modifiée par). Derrida).
J!. Ibid. ; trad. fr. p. 99.
9. Ibid.
10. Ibid.
..!!·E. Husserl, Die Krisis der europiiischen Wissenschaften und die transzenden-
tale Phiinomenologie (Husserliana VI) , W. Bierne! (éd.), Den Haag. Martinus
Nijhof, 1976; La Crise des sciences européennes et laphénoméoologie tra-1JSc.endan-
tale, t rad. fr. G. Grane!, Paris, Gallimard, 1989.
Jl. Brief über den "Humanismus'' •, dans Wegma.rken, op. dt., p. 341-342 ;
«
(trad. fr. p. 106-107) .
.!1· Ibid. , p. 339 ; trad fr. p. 101.
14. Tel dans le tapuscrit.
15. Ibid.
16. M. Heidegger, • Die Sprache im Gedicht •. dans Unterwegs, op. cit., p. 76 ;
(trad. fr. p. 78).
17. Ibid. , p. 72 ; (trad. fr. p. 78).
18. Ibid. , p. 72-73 ; (trad. fr. p. 78), c'est). Derrida q ui souligne.
19. Note manuscrite en marge:« dis-loque (divise)».
20. Ibid. , p. 73 ; (trad. fr. p. 78).
2 1. TTakl, « Herbstseele »,p. 73 ; «Âme d'automne •, p. 78.
22. M. Hei degger, « Die Sprache im Gedicht », dans Untenvegs, op. cft., p. 73 ;
(trad. fr. p. 78).
23. Ibid. ; (trad. fr. p. 79).
24. Ibid.
25. Cf. M. Heidegger, • Seminar in Zlihringen (1973) •, dans Seminare (GA 15),
C. Ochwadt (éd.), Frankfurt am Main, Vittorio Kl ostermann, 20051 19861, p. 118 ;
• Séminaire de Zlihringen, 1973 •, dans Questions /TI et IV, trad. fr. F. Fédier et al.,
Paris, Gallimard, 1990, p. 468.
26. Tel dans le tapuscrit.
27. M. Hei degger, « Die Sprache im Gedicht », dans Untenvegs, op. cft., p. 73 ;
(trad. fr. p. 79).
28. Trakl, « Herbsts~le »,p. 73 ; « Âme d'automne», p. 78.
29. M. Hei degger, • Die Zeit des Wel tbildes •, dans Holzwege (GA 5), Friedrich
von Herrmann (éd.), Frankfurt am Main, Vittorio Kl ostermann, 1977 ; Chemins
qui ne m~ nent nu.lle part, trad. fr. W. Brokmeier, F. Fédier (éd.), Paris, Gallimard ,
1962.
30. Id.,« Das Wesen der Sprache », dans Unterwegs, op. cft., p. 175-176 ; trad. fr.
p. 170-171.
31. Ibid. , p. 195-200 ; trad. fr. p. 192- 195.
32. Id., • Die Sprache im Gedicht •, dans Unterwegs, op. cit., p. 73 ;(trad. fr. p. 79).
33. Ibid.
Douzième séance
Nous avions donc, je n'y reviens pas, parlé du « pays », de das Land
et analysé les paradoxes d'un certain cercle de ce qu'on pourrait appeler
en un langage qui n'est pas du tout celui de Heidegger la promesse
révolutionnaire. Heidegger ne parle d'ailleurs même pas de cercle dans
ce passage, par crainte de le voir réapproprié par une pensée de type
hégélien. Mais il parle bien de promesse par deux fois et j'y avais beau-
coup insisté. Promesse révolutionnaire au sens de la révolution du jour
ou de l'année, le plus matinal, donc le plus ancien, restant plus pro-
mettant que le moins matinal. Le soir, am Abendland, dans le pays du
soir, ce qui décline vers le plus matinal promet plus que ce qui, comme
l'Occident platonico-chrétien, n'est pas assez vieux, pas assez matinal.
Nous avions aussi suivi le chemin de l'Übergang et de l'Überschritt, du
pas au-delà vers le pays de l'étranger ou vers le commencement qui se
cache encore dans le pays d'Occident. Et nous avions suivi cet Über-
gangouSchrittjusqu'en ces parages de Was heisstDenken? où Heidegger
évoque l'Übermensch de Nietzsche qui va au-delà de l'animal, de la bête et
de l'animal ration ale comme animal de la raison saisissante, prenante,
comprenante, avec tout le passage qui relie Vernunft à vernehmen (sai-
sir, prendre, comprendre, concevoir, etc.). Discours au sujet de l'homme
de la raison saisissante qui est certes le vieil homme mais qui en même
temps n'est pas assez vieux, donc pas assez jeune, plus à venir, privé
d'avenir.
Aujourd'hui, nous retrouvons toujours dans cette troisième partie du
texte sur Trakl, à la quasi-fermeture du cercle, l'interprétation du « Ein >>
de « Ein Geschlecht » que nous avions traitée par prétérition en début de
parcours. Tout le lexique de coup, de l'empreinte ou de la frappe (Schlag)
s'y trouve mobilisé, et nous aurons plus de mal que jamais à traduire.
Heidegger vient de suggérer que le départ (Abgeschiedenheit) dans le-
quel se cache l'Abendland ne sombre pas mais attend ses habitants
comme un pays de la promesse, tout pays étant ce qui promet l'habitat.
À ce moment-là, faisant comme s'il tombait dessus sans avoir préparé le
chemin, Heidegger demande : « Est-ce un hasard (Zufall), si deux
poèmes de Trakl nomment proprement l'Abendland~ ? »et jusque dans
leur titre même. L'un est intitulé «Abendland >>,Heidegger en cite le titre
mais sans plus, sans même rappeler qu'il a quatre versions et qu'il ap-
partient au Gesang des Abgeschiedenen ; l'autre, que cite Heidegger s'ap-
pelle « Abendlandisches Lied >>(dans le recueil Siebengesang des Todes).
Heidegger déclare sans autre précision qu'il« chante le même (das Selbe)
que le "Gesang des Abgeschiedenen"~ >>, titre entre guillemets dans son
texte, référence au recueil où se trouve l'autre poème-la traduction fran-
çaise faisant sauteries guillemets, comme s'il ne s'agissait pas d'untitre
(d'un poème et d'un recueil), devient sur ce point à peu près inintelli-
gible. Sans autre précaution, Heidegger ne citera que trois vers de ce
poème, le premier et une partie de l'avant-dernier. 11 ne s'intéresse à rien
d'autre dans le poème, ni à sa composition, ni aux différentes figures qui
s'y forment ou déplacent, rien d'autre. Ce qui relie entre eux ces deux
vers, ce vers et la partie de cet autre vers. ce qui les relie et que Heidegger
veut mettre en lumière en abandonnant tout le reste à la nuit, c'est d'une
part le passage disons sémantique entre un certain coup (Schlag) dans
un mot composé (Flügelschlag) et Geschlecht où cette fois le Schlag lui-
même se trouve inséré dans une composition. Ce passage est totalement
effacé par la traduction française. D'autre part, dans un geste étrange
qu'on ne peut reconnaître (et j'ai mis un certain temps à m'en apercevoir)
que si l'on retourne à l'intégrité du poème, Heidegger exploite de ma-
nière assez audacieuse la ponctuation du poème. Je vais essayer de l'ex-
pliquer. 11 s'agit, notons-le puisque ce qui nous intéresse dans tout cela,
c'est une certaine pensée du deux, de la différence comme dualité et le jeu
entre plusieurs dualités, au moins deux fois le deux (nous avions déjà,
vous vous en souvenez, rencontré l'ambiguïté, Zweideutigkeit, puis une
double ambiguïté, deux fois deux sens), il s'agit donc ici, notons-le, de
deux fois deux points, d'un double Doppelpunkt. 11 y en a un premier
après le premier vers, et puis • ein zweiter Doppelpunkt~ >> au seuil de
l'avant-dernier vers.
Le premier vers, c'est, dit Heidegger • un cri (Ruf), un appel qui est
sich neigend [qui s'incline, peut-être pour saluer, une "salutation", dit la
traduction française], staunend (de façon étonnée ou étonnante, "exta-
siée" dit la traduction française) ~ >>.
Ce vers, c'est (je l'avais cité tout en commençant ~) :
Tableau
0 der Seele niichtlicher Flügelschlag :
20 vers
..................................... ............ ...... ..
Ein Geschlecht ...
Heidegger ne cite rien d'autre, il ne cite rien des vingt vers ni des deux
derniers, il ne cite même pas le vers où se trouve le second double point :
[...[ ce qui suit [dans le poème, ce qui suit les premiers deux
points( est compris dans un même tout jusqu'au passage du dé-
clin en un levant (là ou Heidegger écrit : Der Vers endet mit einem
Doppelpunkt, der alles ihm Folgende einschlieflt bis zum Übergang
aus dem Untergang in den Aufgang]!.
Le Gang, c'est l'année (Jahr) , ce qui va, vous vous en souvenez (com-
menter...) ! . Et c'est en effet, nous pouvons le vérifier bien que Heidegger
ne le cite pas, dans la dernière strophe après que la strophe précédente
eut nommé le « repos du soir>> (Ruh des Abends), trois vers après « 0, die
bitte re Stunde des Untergangs ~ », que le chant exalte ou élève les amants
et qu'après le mot « Liebenden >>, on trouve le second Doppelpunkt. C'est
à cette place du poème, après le soir, Untergang, donc, suppose Heideg-
ger au lever (Aufgang), qu'on trouve de nouveau les deux points et après
les deux points le simple mot, la simple parole(« ihmfolgt das einfache
Wort!.!. >>), ces mots très simples qui vont dire le simple, l'un :
[... ] « Ein Geschlecht ». Le "un >> (Ein) [note Heidegger] est souli-
gné12.
dans un vers de Trakl, « Es schweigt die Seele elen blauen Frühling [l'âme
tait le bleu printemps, la traduction française ne recommence pas avec
le "en vérité" pour marquer l'inversion) !!. >> et ensuite du mot « sprach >>
dans « Kaspar Hauser Lied» :
Qu'est-ce donc que l'unité de ce Ein qui est ainsi tue par le Gedicht < ?
> L'unité de ce Geschlecht:
dans un vers de Trakl, « Es schweigt die Seele elen blauen Frühling [l'âme
tait le bleu printemps, la traduction française ne recommence pas avec
le "en vérité" pour marquer l'inversion) !!. >> et ensuite du mot « sprach >>
dans « Kaspar Hauser Lied» :
Qu'est-ce donc que l'unité de ce Ein qui est ainsi tue par le Gedicht < ?
> L'unité de ce Geschlecht:
que cette frappe de l'un dans Je Geschlecht est aussi la frappe du mot qui
rassemble dans l'un et dans l'unité rassemblante du mot « Geschlecht >>
cette multiplicité de significations, dont tous les coups viennent en une
seuJe marque, un seuJ mot, mot qui dit aussi Je rassemblement (Ge-),
sceller leur consonance. Au milieu du paragraphe suivant, Heidegger in-
siste sur Je fait que Je mot « Geschlecht »garde ainsi « seine volle bereits
genannte mehrfi:iltige Bedeutung (la muJtitude de significations que nous
avons déjà mentionnée)!!>>.
Le coup ouvre en tout cas le chemin, il ne fixe pas dans une empreinte
ou un type. Et cela ne peut se dJre que dans l'idiome qui signe tout ce
rus cours (Schlag et expression idiomatique qui l'associe à Weg : intradui-
sible).
2. Ce chemin ouvert, frayé (via rupta : route, effraction, etc.), même
s'il est ouvert sur l'avenir, sur le printemps ou le matin à venir, reste
un chemin de retour. Le retour, cela signifie, selon la figure très problé-
matique du cercle dont j'ai parlé la dernière fois, que le plus matinal, ce
dont la promesse est la plus ouverte au futur, c'est ce qui se rend au plus
ancien, au plus matinal de la veille. La veille est un bon mot ici pour ras-
sembler, en français, toutes ces significations : veiller au sens de garder
et de protéger à l'abri, la vigilance et la veille sur la veille, sur ce qui s'est
passé hier, le plus matinal du matin d'hier, le soir étant maintenant,
dans le pays du soir, le lieu ou le moment où l'on veille à ce qui nous
attend et nous est promis demain, à la veille de quoi nous sommes. Le re-
tour signifie donc ce rapport entre les veilles. Et l'idée de rassemblement,
du coup qui rassemble la dissension en dualité tendre dans le simple, ce
rassemblement est aussi un ré-assemblement qui livre le retour à l'en-
fance, à la tendre enfance, la plus ancienne et la plus jeune. La phrase
disant « le coup (Schlag) qui s'imprime dans la simplicité de "Einen Ges-
chlechts" et qui frappe d'ouverture l'âme en la mettant en chemin vers le
bleu printemps >>, cette phrase rut que« le coup ramène (zurückbringt :
porte en retour, reconduit, reporte) les souches du genre humain dans la
douceur de l'enfance plus sereine!!>>.
3. Cette valeur de retour, de rassemblement en retour nous permet de
voir peut-être plus concrètement le lien entre cette lecture de Heidegger
et notre problématique : nationalité et nationalisme philosophiques, à
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GESCHLECHT ill- SEXE, RACE, NATION, HUMANITÉ (BIBLIOTHÈQUE DERRIDA)(...
supposer que ce lien ne vous soit pas ou plus trop évident. Bien entendu,
il n'est pas question de nation au sens strict et courant dans tout cela,
et Heidegger protesterait très vivement contre cette réduction. 11 ferait
vite apparaître que le concept de nation comme la revendication natio-
naliste sont tributaires d'une métaphysique dans laquelle le thème du
Geschlecht n'est pas pensé de façon assez originaire, tributaires d'une
dégradation de l'humanité décomposée, justement, et qui, pour avoir
perdu son « Heimat >>, erre entre les deux pôles symétriques, antago-
nistes mais indissociables du cosmopolitisme et du nationalisme, les
deux ayant en commun le même déracinement au regard de la Sprache,
etc.
Et pourtant, sans récuser à son niveau cette objection de Heidegger,
nous devons persister à reconnaître, dans cette dénégation et cette hau-
teur mêmes, une posture typiquement nationaliste, ou du moins celle
qui assure à tout nationalisme son ultime fondement. Le schème de
retour est le thème depuis lequel se détermine typiquement je ne dirai
pas le nationalisme, tout nationalisme, tout le nationalisme, mais c'est
un mot- celui du « Heimkunft >>-sans lequel il est difficile d'imaginer
un nationalisme. On pourrait pousser très loin, je n'ai ni le temps ni en
vérité le désir de chercher ici des exemples et de les décrire de près de
ce point de vue mais je pense que ce serait facile. Ce retour comme res-
sourcement peut être celui du repli ou celui de la préparation pour un
nouveau matin ou un nouveau bond. La ligne de ce cercle nationaliste
peut d'ailleurs, et ce n'est pas contradictoire, et nous en avons aussi
le modèle dans l'autre forme de chemin que décrit ici Heidegger, peut
composer ou alterner avec une autre ligne, celle du voyage, de chemin
ouvert vers l'aventure, du frayage, de ce qui frappe d'ouverture une nou-
velle via rupta, une nouvelle route pour un nouvel habitat, et là, dans la
dépendance ou la mouvance de cette autre ligne, nous avons, au lieu du
repli nostalgique vers l'habitat originaire, l'expansion coloniale, l'avenir
comme aventure de la culture ou de la colonisation, de l'habitat cultivé
et colonisé à partir de nouvelles routes.
Si j'ai le sentiment que ce séjour auprès du texte de Heidegger ne
nous éloigne pas de la problématique de la nation philosophique, ce n'est
pas seulement à cause des thèmes, des motifs, disons des contenus que
nous traitons.
Je tente cette lecture, avec la difficulté que vous voyez, difficulté à
faire passer, à traduire une langue et une écriture qui y résistent si bien
dans la langue française, certes- et souvent c'est la langue française qui
doit se transporter, se traduire dans l'allemand de Heidegger; mais diffi-
cultés aussi à traduire un tel texte et une telle pensée dans un discours
pédagogique ou en tout cas de séminaire. La difficulté serait déjà autre
si je tentais la même expérience à partir d'un séminaire de Heidegger
en allemand. Ce texte sur Trakl a un mode, un type de procès, une ma-
nière de s'avancer qui ne répond pas toujours aux normes et au style
qui règlent en général le séminaire de Heidegger. Cela tient aussi, non
seulement mais aussi au fait que le texte est celui d'un Gesprèich avec un
poète.
Ce que je me demandais tout le temps en faisant cela, c'est ceci : où
trouverait-on et trouverait-on jamais, dans une autre langue, dans une
autre tradition philosophique nationale, un philosophe qui est aussi un
grand professeur de philosophie universitaire procéder ainsi, traiter la
langue de cette façon, entrer dans un Gesprèich avec un poète et des
poèmes à peu près contemporains et appartenant à sa langue natio-
nale? Auriez-vous des exemples analogues en grec ? Non, à ma connais-
sance. En latin ? Non, à ma connaissance. En anglais ou en angle-amé-
ricain? Non, à ma connaissance. En français? S'il y en a en français, il
faudrait voir, c'est dans un tout autre style, et je crois qu'on y relèverait
des traces du passage de Heidegger, sinon du modèle heideggérien.
Dès lors se poser ces questions, procéder à ces variations imagi-
naires, éprouver en le faisant cette idiomaticité du geste heideggérien,
c'est faire apparaître des différences nationales et en fait, pratique-
ment, par la pratique, traiter la question du nationalisme. Pourquoi ce
que fait Heidegger ne s'est jamais fait dans une autre langue et dans
une autre tradition nationale ? D'où cela vient-il ? À quoi cela tient-
il ? Pour affiner ces questions, il faut bien préciser que Heidegger ne
pense pas ici simplement en philosophe, mais au-delà de la philoso-
phie, questionnant justement la philosophie ; il faut préciser aussi que
cette interrogation ne se contente pas de citer un poète ou d'invoquer
le témoignage poétique. Elle définit ou suppose en même temps la dé-
finition d'un Gesprèich, d'une Zwiesprache essentielle entre le penseur et
le poète, tous deux s'expliquant à même hauteur, si on peut dire (deux
« cimes ») sur l'essence de la Sprache (mot intraduisible). Ce Gesprèich,
sa possibilité, sa définition, son attente, sa situation sont absolument
impossibles, ignorés, interdits ou récusés partout ailleurs, partout hors
d'Allemagne et peut-être même dans toute une Allemagne aujourd'hui.
Nous pourrions, au cours de la discussion pour laquelle je réserverai du
temps aujourd'hui et la prochaine fois, essayer ensemble d'imaginer la
forme, le geste, le style, l'argumentation qui pourraient soutenir cette
exclusion et cette impossibilité dans les zones nationales que je viens
de nommer, Grèce, latinité, France, Angleterre, USA mais aussi d'autres
aires nationales auxquelles nous pourrions encore penser, il y en a beau-
coup et des plus originales de ce point de vue. Je ne veux pas dire que
cette possibilité soit une invention de Heidegger, bien que d'une certaine
manière, à ma connaissance, elle reste absolument unique et passe par
une signature unique. Mais cette unicité elle-même n'aurait pas été pos-
sible sans une tradition ou une mémoire, sans la présence d'un certain
type de Dichten dans la langue et l'histoire de l'Allemagne, sans HtHderlin
ou Trakl, par exemple.
Si l'on tient compte de cette unicité, l'unicité qui rassemble l'unicité
nommée ou signée Heidegger et l'uni ci té nommée« langue allemande >>,
Gedicht de Holderlin, de Trakl, soit une certaine poéticité allemande, une
sonnerait pas.
La poésie de Trakl [dit Heidegger) chante das Land des Abends (le
pays du soir). Elle (die Dichtung) est un unique appel (ein einziges
Rufen) à l'appropriation (mais c'est aussi l'événement : nach dem
Ereignis) de la juste frappe (des rechten Schlages) qui transfigure
[dit la traduction étrangement pour« spricht >>)la flamme de l'es-
prit en douceur apaisée (der die Flamme des Geistes ins Sanfte
spricht) ...
Parole transitive, parole qui non seulement dit quelque chose (en
principe on ne parle pas quelque chose, on parle, mais on dit quelque
chose), parole qui est transitive non seulement en ce qu'elle dit quelque
chose mais en tant qu'elle fait quelque chose, qu'elle transforme, trans-
porte, transfigure la flamme de l'esprit dans la douceur, ou la sainte
flamme dans ou vers ou à son cœur. Parole dirai-je plus performative
que transitive ou transitive en tant que performative, parole qui com-
mande, qui ordonne ou assigne.
En effet, après avoir cité plusieurs verbes utilisés de façon aussi
transitive par Trakl - « schweigt (taire), blutet (saigner) dans le poème
« An den Knaben Elis >>, rauscht (bruit, bruire) dans le dernier vers de
.§. M. Heidegger~«- Die Sprache im Gedicht », dans Unterwegs~ op. cit.s p. 74; trad.
fr. p. 79.
2· Cf. mpra.
10. Trakl, « Abendlandische.s Lied »1 dans Das dichterisc.he Werk, op. cit. 1 p. 66-67 ;
trad. fr. p. 1 54.
!!· M. Heidegger, • Die Sprache im Gedicht •. dans Untuwegs, op. cit., p. 74 ;
(trad. fr. p. 79).
12. Ibid.
J1. Sur la confusion ici entre« Litkr »et «Lieder», voir notre note 7.
14. M. Hei degger, « Die Sprache im Gedicht », dans Unterwegs, op. cit., p. 74 ;
(trad. fr. p. 79).
1 5. Ibid .
.!§. Cf. supra.
17. M. Heidegger~ « Die Sprache im Gedicht », dans Unterwegsl op. cft., p. 74 ;
(trad. fr. p. 79).
18. Trakl, « lm Dunkel »1 p. 75 ; «Dans l'obscur •, p. 80.
12· Id.,« Kaspar Hauser Lied», p. 75 ; « Chant de Kaspar Hauser», p. 80.
20. L'édition française de 1976 que J. Derrida a consultée omet, en effet_. presque
toujours les guillemets de ce type ; l'édition ultérieure de 1981 les a heureuse-
ment rétablis.
21. M. Hei degger$ « Die Sprache im Gedicht »$ dans Unterwegs$ op. cit., p. 74 ;
(trad. fr. p. 79-80).
22. Tel dans le tapuscrit.
23. Ibid. ; (trad. fr. p. 80).
24. Ibid.
25. Ibid.
26. Ibid.
27. Ibid. , p. 74-75 ; (trad. fr. p. 80).
28. Ibid., p. 74 ; (trad. fr. p. 80).
29. Dans le texte de Hei degger, le verbe« priigt »(«imprime») n'est pas réfléchi
mais prend plutôt le pronom complément d'objet direct« sie», dont l'antécédent
serait soit Geschlechter, soit • dualité simple» (Zwiejache). Cf. ibid. , p. 74 ; trad. fr.
p. 80.
30. Ibid. , p. 75 ; (trad. fr. p. 80).
31. Ibid.
32. Ibid.
33. Ibid.
34. Ibid. ; trad. fr. p. 80.
35. Trakl, «lm Dunkel »,p. 75 ; «Dans l'obscur », p. 80.
36. M. Heidegger,« Die Sprache im Gedkht », dans Unterwegs, op. cit., p. 75 ; trad.
fr. p. 80.
37. Trakl, «Kaspar Hauser Lied», p. 75 ; «Chant de Kaspar Hauser », p. 80.
38. M. Heidegger, « Die Sprache im Gedkht »$ dans Unterwegs, op. cit., p. 75 ;
(trad. fr. p. 81).
39. Trakl, «Kaspar Hauser Lied», p. 7 5 ; «Chant de Kaspar Hauser»$ p. 80.
40. M. Heidegger~ « Die Sprache im Gedicht »$ dans Untenvegs, op. cft., p. 75 ;
(trad. fr. p. 8 1).
Treizième séance
des contenus, des objets. Dans son écriture, dans son maniement, dans
sa manœuvre de la langue, la manière heideggérienne (la main de Hei-
degger) pratique Je retour à l'idiome allemand, à ce qui lie la langue au
lieu, même si ce lieu n'est pas un territoire national empirique. Tous
les recours décisifs et indispensables à l'idiome allemand et de préfé-
rence haut et vieil allemand, tels que nous les avons remarqués en grand
nombre, attestent ce retour, l'effectuati on selon Je pas (Schritt) et la main
(Hand-Werk) du retour à cette Heimat dont nous allons parler, et dont
Heidegger parle mais non seulement pour en parler mais pour la gagner,
la regagner. Gagner Je foyer, voilà J'économie.
3. La troisième chose que je relie < à > cette énigmatique performa-
tivité, c'est ce que nous faisons ici en Je disant, en choisissant d'étudier
si lentement, si patiemment Heidegger, un texte de Heidegger sur un
poète, à l'intérieur d'un séminaire sur Je nationalisme et la nationalité
philosophiques. D'aucuns diraient- et cela donne une idée de ce qui se
fait ici - que nous esquissons une pratique comparatiste. Comme je Je
disais la dernière fois, en étudiant ce texte de Heidegger, nous ne nous
intéressons pas seulement à ce que Heidegger dit, à sa thématique, à ses
propositions sur la parole, Je christianisme, Je platonisme, la différence
sexuelle, l'histoire ou la patrie, ou la poésie ou Je lieu, etc. Nous observons
sa démarche, et sa manière, comment il fait, comment il écrit, procède,
rétrocède, intercède, et nous nous demandons, comme je l'ai fait la der-
nière fois, pourquoi cette démarche et cette manière qui n'est même plus
philosophique mais qui interroge la philosophie et la déconstruit depuis
Je Gespriich entre pensée et poésie, pourquoi cette démarche est-elle, a-
t-elletoujours été impossible ailleurs que dans cette Allemagne-là. Et je
répète ma demande : si parmi vous quelqu'un peut apporter un contre-
exemple, venu d'une autre culture ou d'une autre langue, l'exemple d'une
tentative analogue qui ne se lie pas à la langue allemande et qui ne sup-
pose pas Je frayage heideggérien, cela serait du plus haut intérêt pour Je
séminaire.
J'imagine l'impatience de certains, non seulement devant la lenteur
appuyée de cette lecture, mais devant Je temps de ce séjour auprès de
Heidegger. Encore Heidegger ! Et ce retour de Heidegger et ce retour à
Heidegger ! Est-ce que cela ne suffit pas? Est-(:e encore actuel?
À ces questions, que je me pose aussi, j'esquisserai la réponse sui-
vante. Ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est précisément Je retour de Hei-
degger et Je retour à Heidegger et c'est lui que je veux aussi étudier. Le
Heidegger qui revient ou auquel on revient n'est pas Je même que celui
qui en France fit son apparition juste avant et juste après la guerre, ni
celui qui réapparut encore dix ans après, quand les premières traduc-
tions abondantes et une nouvelle lecture de Husserl, et l'éloignement de
la guerre ont changé un peu l'espace de sa réception, comme on dit.
Et celui d'aujourd'hui est encore autre, la question politique qu'on lui
adresse n'est plus la même, Je corpus dont on dispose, maintenant que
ses œuvres complètes commencent à paraître (méfiance ... ) et que de
Das « Abendland » birgt den Aujgang der Frühe des « Einen Ges-
chlechts >> (L'Occident [« Occident >>] abrite le lever (Aujgang, Au-
jerstehen) du matin de 1'« Un Geschlechts >>)!.
Cette très ancienne légende de la forêt est, sem ble-t -il, celle de l'his-
toire enfouie de notre pays et de fait, dans les vers auxquels je suppose
que Heidegger fait allusion, car il ne les cite pas, il y a par exemple
« l'esprit des forêts>> (Geist der Wéi.lder), dans une strophe de la seconde
version qui commence par : « ... Hinstirbt der Véi.ter Geschlecht (morte la
race des pères, ou le sexe des pères ...) »et dans la troisième strophe « so
leisesind diegrünen Wéi.lder / unserer Heimat!l >>. Ces vers qui se trouvent
dans la troisième strophe de la seconde version, au premier vers, sont
le tout premier vers de la première version B (Wanderschajt) !!. Ces vers,
Heidegger y fait allusion, entre autres choses, pour marquer une cer-
taine historicité de la poésie de Trakl et de son rapport à la plus vieille
origine de la patrie (Heimat), autant qu'à un certain devenir historique,
puisqu'il note aussi que la partie centrale du poème annonce « la conclu-
sion qui nomme les "grandes villes" ("grojJen stéi.dte"), les "édifices de
pierre dans la plaine" [là il déforme la syntaxe du vers pour la citer] .!.!. >>. Il
s'agit de la deuxième strophe de la cinquième partie (de la deuxième ver-
sion) qui dit :
Ces grandes villes ont leur Schick.sal [celui-ci leur est dispensé,
envoyé, assigné). Ce destin est autre que celui des « collines ver-
doyantes »[autre citation) où« retentit l'orage de printemps ».
Ces collines ont en propre une« juste mesure>>(« gerechtes Mafl >>)
[sous-entendu: la démesure et la monstruosité sont du côté des
grandes villes de pierre). Et d'ailleurs la colline (Hügel) est aussi
appelée« Abendhügel >>[«colline du soir>>, où l'on retrouve toute la
thématique hespérale, occidentale dont nous parlons]!!..
Cette insistance sur la patrie, sur la très vieille légende des forêts, sur
la perte de mesure qui caractérise la modernité urbaine, à la fois pour
rappeler que Trakl est attentif à une certaine historicité et que cette éva-
luation du rapport entre la forêt et la ville n'est pas, comme on pourrait
le croire, un refuge contre l'histoire, justement.
Ce nom est alors entendu non pas en son sens (Geschichte : histoire
comme ce qui arrive, si vous voulez, geschehen) mais au sens (latin,
encore) d'Historie,« c'est-à-dire comme la représentation du passé (das
Vorstellen des Vergangenen)!!. >>. Historie, l'histoire comme activité his-
torienne, règne du récit représentatif, affairement autour des « objets >>
historiques, ne donne pas la mesure de l'historicité, au sens de Ges-
chichte. « Or la poésie de Trakl n'a pas besoin de ces objets (Gegenstiinde)
historiques ~ >>, ni de cette représentation (Vorstellen). L'objection mo-
deme et métaphysique faite à l'anhistoricité prétendue de Traklprocède
de cet objectivisme et de cettephilosophiede la représentation qui est la
marque de la modernité post-cartésienne. Je note au passage que ce que
la traduction française rend par « sujets historiques >> dans la phrase :
« Sa poésie [de Trakl) n'a pas besoin de "sujets" historiques ~ >>, c'est ob-
jets (Gegenstiinde) qu'il faut entendre, sujets au sens de thèmes, conte-
nus, etc.
Pourquoi Trakl n'a-t-ilpas besoin d'objets historiques à représenter?
« Eh bien parce que sa poésie est geschichtlich (historique, historiale) au
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GESCHLECHT ill - SEXE, RACE, NATION, HUMANITÉ (BIBLIOTHÈQUE DERRIDA)(...
sens le plus haut E.>> En quoi consiste cette hauteur, cette haute teneur,
cette haute tenue historiale ? En quoi consiste cette événementalité,
cette avènementalité de la poésie de Trakl ? Car si elle est geschichtlich,
c'est qu'elle ne se contente pas de montrer ou de représenter des objets
historiques, c'est qu'elle fait advenir l'histoire et le destin, elle est en elle-
même l'événement, quelque chose de l'événement qu'elle dit, ou plutôt
qu'elle chante, car c'est le chant qui ici déborde ou précède le Vorstellen, la
représentation des objets historiques. On pourrait parler ici d'une sorte
de performativité du chant poétique qui ne se contente pas de repré-
senter des objets historiques pour historiens mais qui est historiale en
ce qu'elle meut, émeut, promeut des événements. En tout cas, ce qu'elle
chante, ce ne sont pas des représentations de ce qui arrive, des objets,
mais l'arrivée même, la venue de ce qui vient. Et comme le chant n'est
pas une représentation objective à distance, il est au plus proche de, il
accompagne à sa naissance cela même qui vient. Là il nous faut bien
lire la phrase par laquelle Heidegger explique en quelque sorte en quoi
« le Gedicht de Trakl est, au sens plus haut, geschichtlich >>. Je lis d'abord
l'allemand :
Seine Dichtung singt das Geschick des Schlages, der das Menschen-
geschlecht in sein noch vorbehaltenes Wesen verschlligt, d. h. rettet
(Sa poésie chante le Geschick [l'envoi et le destin, la dispensation
(traduction française : « mission >>), ce qui est assigné, signi-
fié mais dans le geste d'envoyer, schicken, de destiner, d'adresser;
donc sa poésie chante la mission- entendez nùssion dans le sens
de l'émission qui envoie et destine) du coup (des Schlages), de la
frappe, de la marque [le coup ou la marque sont envoyés, adres-
sés] " .
[... ]puisqu'il est <ou >reste sans arrivée (Ankunft) [ici la traduc-
tion française est très mauvaise, elle perd en particulier le rap-
port Zukunft 1 Ankunft], reste sans arrivée de quelque envoi, chose
donnée ou dispensée en partage, sans destin (Geschick), qui puisse
concerner l'homme (concerner, c'est angehen) au commencement
(Anbeginn, et non appareillage) de son être!!.
jective ou le nom (Frühe) par tôt, matinal, originaire, etc., sans marquer
son lien avec la saison, avec le mot allemand pour le printemps (Früh-
ling), on perd un fil essentiel du texte, on le rend en tout cas peu visible.
2. Ce Frühling qui vient à la fin parce qu'il est au début (selon l'anni-
versaire, la version de l'année, la révolution des saisons) est donc l'ou-
verture de l'année et il transfigure la mort ou le deuil en promesse et en
salut de l'avenir. C'est pourquoi Heidegger rappelle encore sa distinction
entre Verfall et Untergang (Verfall et Sein undZeit, commenter, nécessité
de chute mais ... ). L'âme, chose étrange sur terre, est envoyée, destinée,
acheminée sur un sentier (Pfad)- le sentier qu'elle suit- qui ne conduit
pas à la chute(Verfall) mais à ce déclin ou à cette inclinaison qui conduit
au matin, in der Frühe, ou au printemps. Et la mort même, disons cet
être pour la mort du jeune homme, est une mort à laquelle :
Heidegger suit alors le passage d'un merle dans le « Chant d'un merle
captif>>(« Gesang einer gefangenen Amsel >>)dédié à Ludwig von Ficker.
« Or le merle est l'oiseau qui ailleurs appelle Elis à son Untergang (dé-
clin) '•. »(à suivre)
ll y aurait beaucoup à dire, naturellement, compte t enu de « Ein
Geschlecht », de cet un de un sexe, une espèce dans le simple de sa diffé-
rence, il y aurait beaucoup à dire de ce point de vue quant au fait que
la figure du frère soit la seule à rassembler ce chant : ni la sœur, ni per-
sonne d'autre (ni le père, la mère, le fils ou la fille). Cela voudrait-il dire
que toutes ces figures « familiales » sont des figures spécifiant le frère,
que non seulement le père et le fils sont des frères, ce que peut confirmer
une certaine évidence mais que la mère, la fille et la sœur sont aussi des
frères et surtout que ceux qui n'appartiennent pas à la famille générique
ou généalogique sont des frères, le frère marquant ainsi la rupture avec
la structure familiale, la rupture ou le dépassement ou l'émancipation,
l'ami suivant le frère? (Figure de la patrie ou au-delà de la patrie dans la
fratrie? Natalité, naturalité, nationalité ou le contraire ou son au-delà?)
Question que je laisse suspendue. Heidegger nous rappelle, d'ailleurs,
pour conclure, au danger des formules. Elles sont toujours de l'ordre de
l'extériorité de l'opinion, de la doxa (bon pour les reporters, etc.) mais
elles nous aident néanmoins, concède-t-il et il y va de sa formule de
conclusion sur la situation de Trakl :
Et alors, de même qu'il avait commencé par le citer sans rien dire
pour le précéder, au début de la première partie, de même ici ille cite
longuement pour conclure sans rien dire à sa suite. ll cite donc la strophe
qui enserre le vers cité en premier lieu. Je la lis, un peu dans les deux
langues, sans rien ajouter à mon tour. Lire.
Plus obscures les eaux baignent en leur cours les beaux jeux
des poissons.
Heures du deuil, vision taciturne du soleil;
L'âme est en vérité chose étrange sur terre. Spirituel bleuit
Le crépuscule sur la forêt entaillée et tinte
Longuement au village une cloche grave; cortège de paix.
Sereins fleurissent les myrtes sur les blanches paupières du
mort.
Tout bas chantent les eaux dans l'après-midi qui décline
Et plus sombre verdoie la sylve sur la rive, joie en la rose du
vent;
Le doux hymne du frère contre la colline du soir 40•
20. Ibid.
21. Ibid.
22. Ibid.
23. Ibid.
24. ZS • peut se référer ici à« Zei t und Sein »1 dans Zur Sache des Denkens (GA
«
14), Friedrich von Herrmann (éd.), Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann,
20071 19691.
25. M. Heidegger, • Die Sprache im Gedicht •. dans Unwrwegs, op. cit., p. 76 ;
(trad. fr. p. 81).
26. Ibid.
27. Ibid.
28. Ibid. ). Derrida souligne.
29. Addition marginale:« le salut peut venir d'un coup».
30. Ibid.
31. Ibid.
32. Ibid. ; (trad. fr. p. 82).
33. Ibid.
34. Addition m arginale: « Citation ». n s'agit d'un vers de Trakl : « Gewa.l tiges
Sterben und die singende Flamme fm Herzen »(Mourir prodigieux et la flamme
chantante au cœur) (Trakl, « Frühling der Seele » p. 77 ; « Printemps de l'âme •,
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