Sunteți pe pagina 1din 107

L’Histoire déplacée : L’inquiétant retour du passé

Tali Gai

To cite this version:


Tali Gai. L’Histoire déplacée : L’inquiétant retour du passé. Art and art history. 2014.
<dumas-01080067>

HAL Id: dumas-01080067


http://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01080067
Submitted on 4 Nov 2014

HAL is a multi-disciplinary open access L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est


archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents
entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non,
lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de
teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires
abroad, or from public or private research centers. publics ou privés.
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne UFR4 Arts Plastiques et Sciences de l’Art

L’Histoire déplacée : L’inquiétant retour du passé

Sous la direction de Miguel Egaña

Tali Gai
Numéro d’étudiant : 11231646
Master 2 Arts Plastiques
Espaces, Lieux, Expositions, Réseaux
Année 2013 – 2014
Sommaire
Remerciement ........................................................................................................................................... 5
Introduction : ............................................................................................................................................. 6
Vers une hétérotopie de l’histoire .............................................................................................................. 8
Une première définition du concept d’histoire déplacée .............................................................................. 10
Une première définition de l’inquiétante étrangeté ..................................................................................... 11
Le format du mémoire ........................................................................................................................... 11
Chapitre 1 : L’histoire déplacée à travers le dérangement / effrangement de l’image : contradiction, dialectique,
hétérotopie, dédoublement, effacement, fragments ....................................................................................... 12
Les procédures pour aboutir à l’histoire déplacée dans la série Wagon......................................................... 12
Le choix d’une image déjà contradictoire .............................................................................................. 12
La création d’une image dialectique à travers le dérangement de l’image .................................................. 14
Les principes du « montage épique » de Walter Benjamin et du « tableau dialectique » de Bertolt Brecht ...... 15
La création d’une hétérotopie de l’histoire à travers l’effrangement et la dialectique de l’image ..................... 24
L’hétérotopie et la redéfinition des enjeux du réalisme : les Paysages urbains de Gerhard Richter et Cockchafer
fly d’Anselm Kiefer ............................................................................................................................ 27
Les Paysages urbains de Gerhard Richter : hétérotopies de la « culture de l’abîme » ................................. 27
Le détournement des enjeux du réalisme dans la série Wagon ................................................................ 30
Valse avec Bachir : l’histoire comme hétérotopie révélatrice du refoulement .............................................. 31
Le double et le dérangement de l’image ............................................................................................... 33
Le dédoublement de l’image comme mirage : La vidéo Chott el djerid de Bill Viola ..................................... 33
Le Test de Rorschach et le dédoublement de l’image d’archive ............................................................... 34
Le principe de réification dans les théories de la Gestalt (la psychologie de la forme).................................. 36
Le dédoublement dans le film Le Cabinet du Docteur Caligari ................................................................. 36
Le dédoublement et la réouverture du passé au présent et à l’avenir ........................................................ 38
L’effacement et l’empreinte dans la série Wagon ................................................................................... 39
L’effacement et la tension entre apparition et disparition dans l’œuvre d’Estefania Peñafiel Loaiza, Giulia
Andreani et Hélène Majera................................................................................................................. 40
Cache-cache : le jeu d’apparition et disparition du passé dans l’œuvre Folkstone de Robert Kusmirowski...... 45
Les repères instable : le Wagon de Robert Kusmirowski ......................................................................... 46
La technique de l’énigme selon Giorgio De Chirico : déplacements de l’image au service de la métaphysique .... 47

2
La technique de la métaphysique, la méthode de l’énigme ...................................................................... 47
Chapitre II : L’histoire déplacée à travers les temps anachroniques et la tension entre l’existence et le néant ......... 65
Les dessins Fragment et Réveil : le passé et le présent se confrontent ......................................................... 65
Le dessin l’Inéluctable modalité du visible : les temps anachroniques en boucle ou comme kaléidoscope .......... 69
L’inspiration du titre du dessin ............................................................................................................ 70
Les images réappropriées : la femme fatale du Faucon maltais et Circle Limit III de M.C. Escher ................. 70
Le diptyque La Chute : une hétérotopie de l’histoire inspirée par la littérature ................................................ 71
Le projet Nachleben (Afterlife) : la révélation de l’intervalle « entre » le temps dans les lieux de mémoire .......... 73
Descriptif du projet : .......................................................................................................................... 73
Le but du projet ................................................................................................................................ 75
Liens du projet avec la théorie du philosophe Paul Ricœur (La Mémoire, l’histoire, l’oubli) ........................... 75
La temporalité de la trace (ou la planche du miroir dans Nachleben) : un temps « entre » le temps ............... 76
La puissance de la trace reste avec nous : la planche de miroir comme indice ........................................... 77
La Répétition, le dédoublement, et autre formes freudiennes dans l’inquiétante étrangeté du projet Nachleben
...................................................................................................................................................... 80
La Répétition en tant que « réaliser à nouveau » ................................................................................... 81
L’Inquiétante étrangeté dans l’histoire d’après Ricœur : Halbwachs, Yerushalmi, Nora ................................ 82
Chapitre III : L’histoire déplacée et le regard critique : quand l’artiste prend position ........................................... 85
Les séries de peintures Le Procès et Zeppelin : On prend position en remontant des traces ............................ 85
Descriptif des séries : ........................................................................................................................ 85
Quand l’artiste prend position ................................................................................................................. 88
Le caractère destructeur ........................................................................................................................ 88
Quand les images prennent position : une connaissance par indices ............................................................ 89
La révélation des détails par le montage et le réseau de rapports entre détails .......................................... 89
Le paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg, l’histoire en tant qu’enquête sur les traces.................................... 89
L’histoire en tant qu’enquête : reconstruire la scène disparue au moyen de détails révélateurs ..................... 89
La temporalité des traces : indices du passé et indices prophétiques ........................................................ 90
L’indice comme révélateur de l’impossibilité de quantifier l’histoire ........................................................... 90
L’indice et le vide .............................................................................................................................. 91
L’indice comme matrice clé d’une identité inimitable............................................................................... 91
Le paradigme indiciaire et l’image dialectique ....................................................................................... 92
Au-delà de l’indice qui prend forme dans l’espace ................................................................................. 92

3
Chapitre IV : L’histoire dans l’espace : l’immersion du spectateur dans le « maintenant » .................................... 93
Le tableau Jahrzeit ............................................................................................................................... 94
Les « zips » de Barnett Newman : le sublime (et l’histoire) sont « maintenant » ............................................. 96
La qualité du temps évoqué par les « zips » de Newman : le seuil du présent, l’instant, l’occurrence, l’apparition,
l’épiphanie, l’annonciation ...................................................................................................................... 96
L’occurrence : vers une image ressentie au lieu d’une image consommée ................................................ 97
L’apparition : la création d’une hétérotopie qui ralentit le temps................................................................ 97
L’éclair qui aveugle l’œil : le moment créateur réincarné ......................................................................... 97
L’épiphanie : ouverture religieuse, spirituelle, et humble ......................................................................... 97
L’appropriation des surfaces respirantes de Barnett Newman ..................................................................... 98
L’aura établie par les surfaces respirantes ............................................................................................ 98
L’hétérotopie auratique ...................................................................................................................... 98
La ligne qui ne divise pas mais unifie ................................................................................................... 98
L’hétérotopie immersive : l’absence/présence dans les lieux vides de Claudio Parmagianni ......................... 98
L’immersion dans le vide comme critique ............................................................................................. 99
D’une ligne d’immersion dans l’histoire à une ligne entre la mémoire et l’oubli............................................ 99
Conclusion : Au-delà de l’histoire .............................................................................................................. 100
Vers une dialectique entre la mémoire et l’oubli ................................................................................... 100
Le cimetière juif ancien comme métaphore d’une psychologisation de la mémoire et de l’histoire ............... 101
Bibliographie ......................................................................................................................................... 104

4
Remerciement

Merci pour votre aide, M. Egaña. Elle m’a été très précieuse.

5
Introduction :

Quiconque oublie le passé ne saurait lui échapper1.

- Préface de Ruth Berlau, ABC de la guerre /


Kriegsfibel, Bertolt Brecht

Il y a un réseau de relations (…) qui se cache derrière les


événements (puisque), quoi qu’il arrive, il y a toujours une
autre réalité derrière celle qu’on décrit2.

- Bertolt Brecht, « La Tragédie non-aristotélicienne »

Il y a encore cette odeur de sang


Et tous les parfums de l’Arabie
Ne pourront embaumer cette petite main3.

-William Shakespeare, Macbeth

Je m’intéresse depuis longtemps à ce qui se trouve derrière l’apparence des choses, à ce qui est sous-jacent aux
choses. J’ai grandi aux États-Unis et je crois que cet intérêt intervient en réaction à la culture américaine, où il est
plus ou moins proscrit d’avouer ressentir une faiblesse ou une angoisse de nature existentielle, et où je me sens par
conséquent mal à l’aise.

Depuis mon arrivée en France, cet intérêt a évolué et s’est précisé. Je m’intéresse plus particulièrement au passé
(en tant qu’aspect caché des choses) dans sa façon de ressurgir dans le présent (la surface, l’apparence).

Mon statut d’étrangère a joué un rôle de catalyseur en la matière. Comme beaucoup d’expatriés, je suis
continuellement confrontée à un quotidien en léger décalage, qui revêt les choses les plus banales en apparence
d’un caractère inhabituel. Dans mon cas, cette sensibilisation à la question de la perception a pris la forme d’un
intérêt prononcé, à plusieurs niveaux différents, pour l’histoire dans sa façon de faire inconsciemment irruption dans
le quotidien.

J’ai commencé en particulier à réfléchir à ce qui lie ma famille et moi-même aux grands motifs de l’histoire et à ce
qu’on peut décrire comme ses différents niveaux archéologiques. En réfléchissant à cela, j’ai peu à peu pris
conscience du fait que mes parents et mes grands-parents étaient nés dans des empires ou des colonies dont il ne
reste aucune trace aujourd’hui. L’idée me semble à la fois absurde et parfaitement naturelle. Les éléments de notre
vie qui nous semblent les plus stables, les plus permanents, comme les nations et les pays, sont en vérité d’une
nature instable. Ils peuvent s’écrouler à tout moment, comme l’a montré la chute des grands empires au terme de la
première guerre mondiale. Pourtant, lorsqu’on prend du recul vis-à-vis du temps et de l’histoire, il apparaît clairement
que ce cycle infernal d’apparitions et disparitions, ou créations et effacements, est la chose la plus naturelle du

1 Didi-Huberman, Georges, Quand les images prennent position, Paris, Éditions de minuit, 2009, p. 35.
2 Georges Didi-Huberman, ibid., p. 60. Bertolt Brecht, ABC de la guerre, (trad. Klaus Schuffels), Grenoble, Presses
universitaires de Grenoble, 1985, p. 7 : « Quiconque oublie le passé ne saurait lui échapper. Ce livre veut enseigner l’art de lire
les images. Le non-initié déchiffre aussi difficilement une image qu’un hiéroglyphe. La vaste ignorance des réalités sociales, que
le capitalisme entretient avec soin et brutalité, transforme des milliers de photos parues dans les illustrés en de vraies tables de
hiéroglyphes, inaccessibles au lecteur qui ne se doute de rien. – Ruth Berlau, 1955. »
3 Shakespeare, William, (trad. Yves Bonnefoy), Macbeth, Paris, Gallimard, 1983, p. 130. C’est Lady Macbeth qui parle.

6
monde. Les nations naissent comme nous et, comme nous, elles sont amenées à mourir et le vide qu’elles laissent
permet à d’autres constructions de se mettre en place.

Cette attention portée à la dimension inconsciente de l’histoire s’est également trouvée renforcée par de multiples
rencontres indirectes avec des lieux d’histoire. Je me suis un jour soudainement rendu compte que les lieux où je me
promène quotidiennement ont un passé à eux, caché, refoulé et insolite. Un exemple me frappe plus
particulièrement : pendant deux ans, je suis passé de multiples fois, au gré de mes promenades, devant le Ministère
de l’Intérieur, rue du docteur Finlay, sans savoir que le bâtiment était construit sur le site de la rafle du Vel’ d’Hiv’.

Cette rencontre avec l’histoire dans ce qu’elle a de plus ambigu, avec le dessous des sites de mon quotidien, a
suscité une attirance particulière pour les aspects insolites et troublants que peut revêtir l’histoire. Et cette attirance
prend plusieurs formes :

- L’histoire comme revenant, comme fantôme qui hante et qui poursuit, qui suscite une perte d’identité, une
mise en doute de l’existence (l’idée d’existence douteuse) et introduit une réalité qui oscille entre le réel et
l’irréel, le connu et l’inconnu. Dans ce sens, mon travail est l’occasion d’une confrontation avec la violence
du passé en tant qu’environnement de notre présent, comme un fantôme qui peut pénétrer notre esprit et
jusqu’à susciter des hallucinations et une perte de soi dans autrui, comme dans le film ou La Stratégie de
l’araignée de Bernardo Bertolucci.

- L’histoire comme grands cycles vus de loin ou comme couches d’une profondeur infinie qu’il revient à
l’artiste de découvrir et de dévoiler, comme une cartographie du temps.

- L’histoire comme une boucle, souvent une répétition du même - et l’absurdité de ce retour éternel.

- L’histoire comme oracle prophétique, vision tragique que l’artiste découvre à travers son montage des
décombres ou son démontage et remontage des images historiques. De telles juxtapositions inattendues
font naître une image prophétique de l’avenir à travers les ruines du passé, mais comme dans le cas des
collages de Bertolt Brecht (ABC de la guerre, Le Journal du travail), il s’agit d’une voyance critique et
énigmatique, une sorte d’énigme similaire à celles du Sphinx. Comme dans les énigmes du Sphinx, la vérité
à la fois voilée et dévoilée, elle prend du recul sur toute la tragi-comédie humaine.

Il s’agit par conséquent de contempler l’histoire depuis le point de vue éloigné et prophétique de Cassandre
qui, emprisonnée dans sa tour et entourée par la mer, voit se déployer devant elle tous les grands motifs du
passé, du présent et de l’avenir4. Il faut voir comme elle, c’est-à-dire voir trop, trop profondément. Adopter
une position transgressive et se condamner, comme elle, à l’impuissance, à connaître le dénouement sans
avoir le pouvoir de l’empêcher.

Plus précisément, il s’agit d’adopter la vision pure du mécanisme tragique évoqué par Clément Rosset dans
La philosophie tragique. D’après Rosset, le tragique n’est pas une situation observée après coup mais le
témoignage d’un mécanisme de transition, particulièrement la transition souvent abrupte entre la vie et la
mort, entre l’être vivant et le cadavre immobile 5 . Cassandre est celle qui assiste en permanence au
déroulement implacable de ce mécanisme tragique à tous les niveaux temporels : le présent, le passé,
l’avenir.

D’un point de vue plastique, je reconstitue cet aspect insolite ou inconscient de l’histoire en plusieurs étapes.
Premièrement, je choisis un sujet qui revêt déjà une dimension paradoxale et inquiétante et j’accentue cette tension

4 Quignard, Pascal, Lycophron et Zétès, Paris, Éditions Gallimard, 2010, p. 124.


5 Rosset, Clément, La philosophie tragique, Paris, Quadrige / Presses universitaires de France, 2003, pp. 1-18.

7
en faisant se redoubler l’image. Ce double est un reflet comme en un miroir, dont l’étrangeté réside dans le fait qu’il
semble fidèle alors que, lorsqu’on est proche, on voit bien qu’il ne s’agit pas d’une copie exacte. J’efface ensuite de
grandes portions de l’image originale pour ne laisser transparaître que quelques indices relatifs à un événement –
parfois dessinés à la main, parfois représentés au fusain comme une empreinte laissée par la photo. Je laisse le
fusain visible sur la toile, ce qui rend l’image plus fugace, à la façon d’un revenant perpétuellement en train de
balancer entre apparition et disparition. Souvent, j’exagère des lignes de fuites de la perspective en laissant une
ligne blanche, pour conférer au lieu de l’image un caractère irréel, hallucination ou mirage en train d’apparaître. Ce
lieu, qui est un intervalle entre les temps, se crée grâce à tous les dérangements que j’opère sur l’image.

Vers une hétérotopie de l’histoire


Ces techniques plastiques génèrent sur les tableaux qui sont autant de regards sur des lieux à la fois
reconnaissables et méconnaissables, fonctionnels et non-fonctionnels. Ces lieux agissent comme des hétérotopies
de l’histoire.

Mais qu’est-ce qu’une hétérotopie ?

D’après Michel Foucault, dans son essai « Des espaces autres. Hétérotopies », une hétérotopie est un emplacement
autre (du grec ancien ετερος, « autre », et τόπος, « lieu », « emplacement »). Ce lieu qui est « autre » possède des
qualités distinctes :

- Une hétérotopie est un reflet d’un espace réel qui se trouve en parallèle avec cet espace. C’est
un espace « entre ». Il se trouve entre la réalité et l’illusion, entre des temporalités différentes. Une
hétérotopie est donc impossible à saisir. Comme un mirage, c’est un espace qui existe et qui
n’existe pas, c’est un espace qui n’est ni « ici », ni « là-bas ». Il est simultanément réel et irréel,
physique et cérébral, comme le sont les paysages mentaux de Natacha Nisic (la vidéo La porte de
Birkenau qui bouge lentement) ou de Bill Viola (la vidéo Chott el djerid, qui est une tentative de
filmer un mirage dans le désert).

En tant que reflet irréel du réel, l’exemple par excellence de cette sorte d’espace est le moment où
l’on se regarde dans un miroir. On se voit soi-même, mais dans un espace autre, un espace irréel
qui nous renvoie en même temps vers le réel (comme une alternance en boucle). En outre, cette
image chimérique dans le miroir évoque une sensation de profondeur cachée. Notre reflet a l’air de
se loger sous la surface du miroir. 6

- Une hétérotopie est un emplacement qui est relié à un réseau d’autre espaces et même d’autres
temporalités. Ces rapports ne sont pas immédiatement sensibles mais émergent au prix d’une
analyse. Autrement dit, c’est une juxtaposition de lieux différents et de temporalités différentes.
L’hétérotopie devient souvent une sorte de microcosme de ces lieux ou de ces temporalités
mixtes. Par exemple, un jardin est une hétérotopie dans le sens où il s’agit d’un microcosme de
lieux différents, de la même façon qu’un musée est une hétérotopie en tant que microcosme de
temps collecté.7

- Une hétérotopie a deux fonctions possibles : compensatoire ou critique. Soit elle crée une illusion
critique qui questionne les espaces réels, soit elle crée une utopie qui compense l’espace réel.

-Une hétérotopie crée la confusion entre le réel et l’irréel. En rendant un événement réel irréel je
pose la question : sommes-nous penseurs de l’histoire ou sommes-nous pensés par l’histoire ? Le

6 Foucault, Michel, « Des espaces autres. Hétérotopies », Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, octobre 1984, pp. 46-49.
7 Ibid., pp. 46-49.

8
traitement de l’histoire donne souvent à son lecteur une sensation de supériorité, car le passé
semble achevé et on connaît « la fin » et « les conséquences ». Mais en ouvrant l’histoire à ses
ambigüités, à l’inconscient et à l’imagination, je démontre que c’est nous qui sommes en réalité
construits et profondément influencés par l’histoire immanente. Comme l’homme aux loups
analysé par Freud puis par Ginzburg, on découvre que l’histoire ambiante a un effet profond sur
l’être humain. L’homme aux loups mélange les indices du réel et les indices de la mythologie et de
l’histoire culturelle dans ses rêves, car il est sous l’influence (comme nous tous) d’un « milieu
culturel ambiant8 ».

Pour moi, une hétérotopie de l’histoire, ou entre-temps, possède quelques propriétés supplémentaires :

 Il s’agit d’une juxtaposition des traces du réel et des traces de l’inconscient ou de l’imagination. Ce lieu de
l’histoire est un lieu qui mélange des indices du réel (par ex. des images d’archives) avec des indices de
l’irréel, de l’illusion, du rêve ou de la fiction (par ex. le dédoublement et la répétition de l’image, la
simplification et l’abstraction de certains éléments et l’exagération d’autres éléments). Il est également le
fruit d’un mélange de sources et genres différents (le mythe, la littérature, la tragédie, l’allégorie, la poésie).

 C’est un lieu créé par effrangement de l’image. Ce dérangement ouvre un entre-temps, un « seuil du
présent 9», un « présent impur10 ».

 C’est un lieu où on peut répondre à l’histoire. Ce lieu où semble se rejouer l’histoire n’en est ni une
reconstitution, ni une simple répétition. C’est plutôt ce que le philosophe Paul Ricœur, dans La Mémoire,
l’histoire, l’oubli, appelle l’acte de « réaliser à nouveau » ou de remonter l’histoire pour lui répondre et pour
rouvrir le passé à l’avenir 11.

 C’est un lieu qui révèle les strates généalogiques du temps. L’intratemporalité de ce lieu (entre passé,
présent et avenir) est, d’après le philosophe Paul Ricœur, un « tiers-temps historique », un « temps de la
trace », un « temps des générations » et des « grands connecteurs entre temps cosmique et temps
phénoménologique ». Ce lieu que je voudrais créer, qui est situé dans les intervalles à l’intérieur du temps,
est donc un lieu qui se trouve dans un temps entre les générations, dans un temps des connecteurs 12.

 C’est un lieu entre deux cycles historiques. Cet intervalle « entre » le temps, à l’intérieur du temps, peut être
littéralement l’abîme entre deux mondes ou deux cycles de l’histoire aussi bien que l’abîme entre le monde
avant la première guerre mondiale et celui d’après la première guerre mondiale ou encore le gouffre entre
l’ère des Lumières et les révolutions sanglantes qui l’ont suivie. Ces troublants intervalles ou transitions ont
suscité le témoignage éloquent d’artistes de grand renom : Thomas Mann dans La Montagne Magique ou
Francisco Goya avec ses peintures noires ou les gravures Les Désastres de la guerre. Ces artistes
désignent l’inconscient, ils dévoilent l’indicible psychologique intrinsèque à ces transitions. C’est cet aspect
psychologique et inconscient qui m’intéresse.

 C’est un entre-temps entre la vie et la mort. C’est l’aspect effrayant et paradoxal de la photo d’archive, qui
nous montre quelqu’un qui va mourir mais qui est déjà mort. C’est la présence d’une troublante absence. La
photo de Lewis Payne prise par Alexander Gardner (1865) illustre cette troublante contradiction. Payne sera

8 Ginzburg, Carlo, Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 212.
9 Didi-Huberman, Georges, Quand les images prennent position, Paris, Éditions de minuit, 2009, p. 131.
10 Ibid., p. 154.
11 Ricœur, Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 495.
12 Ricœur, Paul, ibid., p. 490.

9
bientôt exécuté (on le sait) et en même temps il est déjà mort13. C’est le troublant futur-antérieur évoqué par
Roland Barthes. L’effroi vient de l’exposition implacable de ce mécanisme tragique. Cette ouverture est
également visible dans la photo L’Homme qui tombe de Richard Drew, une photo du 11 septembre 2001 qui
montre littéralement le mécanisme tragique que nous évoquons, ce moment de transition entre la vie et la
mort dont Clément Rosset parle.

Alexander Gardner, Portrait de Lewis Payne, 1865, photographe (albumen), 42.7 cm x 33.8cm.
Richard Drew, The Falling Man (L’homme qui tombe), 2001, taille variable.

 C’est un vertige de « présents » mélangés. Comme la photographie d’une rue de Bethléem prise par August
Salzmann et décrite par Roland Barthes dans La Chambre Claire, mes tableaux sont autant de tentatives
de créer le lieu d’un mélange vertigineux de présents différents. Selon les termes de Barthes, la temporalité
de l’image devient autre, un mélange du présent de Barthes, du présent de l’artiste et du temps de Jésus
évoqué par le lieu 14 . D’une façon similaire, je mélange des temps différents pour cristalliser un temps
énigmatique, révélateur ou étrange.

Une première définition du concept d’histoire déplacée


Ces hétérotopies de l’histoire que je m’applique à créer s’obtiennent par déplacement de l’image historique. Je
donne à cette technique le nom générique d’« histoire déplacée ». Mais qu’est-ce exactement que l’acte de
« déplacer » l’histoire ? Pour répondre à cette question, il convient d’étudier la définition des mots « histoire »,
« déplacé » et du verbe « déplacer ». On parvient de la sorte à une première définition à plusieurs niveaux :

L’histoire déplacée est le démontage et remontage conscient de sources connues du passé dans le but de modifier
la façon dont elles sont reçues et de faire remonter l’inquiétante étrangeté du passé. On peut l’accomplir à plusieurs
niveaux :

 On peut déranger, inverser ou fragmenter la source originale.


 On peut changer de lieu, transporter l’objet ailleurs.
 On peut introduire des temps mélangés.

13 Barthes, Roland (trad. Richard Howard), Camera Lucida : Reflections on Photography, New York, Hill and Wang, 1981,
pp. 94-97.
14 Barthes, op. cit. , p. 97.

10
 On peut manœuvrer, diriger et positionner stratégiquement la source en modifiant le point sur lequel porte la
difficulté.
 On peut adopter le point de vue de l’exil (la distance, l’isolation, le regard critique).

Une première définition de l’inquiétante étrangeté


Pour approfondir cette première définition et trouver plus d’« outils » permettant de déplacer l’histoire d’un point de
vue plastique, j’ai mené une étude des différentes définitions de l’inquiétante étrangeté que l’on trouve chez Sigmund
Freud, Georges Didi-Huberman, et Paul Ricœur.

Dans ses écrits (« L’Inquiétante étrangeté », « Totem et Tabou », « Au-delà du principe du plaisir »,
« Remémoration, répétition, perlaboration »), Freud décrit l’inquiétante étrangeté comme un refoulé qui se répète
dans le présent. L’inquiétude est à la fois familière et étrange dans la mesure où le réprimé est un événement
intentionnellement oublié mais que l’on reconnaît encore instinctivement.

Selon cette définition, on décompte quatre outils indispensables pour remonter l’inquiétante étrangeté d’après
Freud : la répétition, l’animisme (la toute-puissance de la pensée), les jeux d’enfants et la confusion / tension entre le
rêve (la fiction) et la réalité.

Parmi ces outils, la répétition semble l’outil de l’inquiétante étrangeté par excellence mis en avant par Freud et les
auteurs qu’il recommande (E.T.A. Hoffman, Les Élixirs du Diable). C’est aussi mon outil préféré d’un point de vue
plastique pour faire remonter l’aspect effrayant de l’histoire inachevée. Dans les écrits de Freud, la répétition peut
revêtir plusieurs formes qu’il est possible d’adapter plastiquement :

 Le double de soi, la permutation de soi


 L’apparence semblable ou identique, très intense
 La perte de soi-même dans l’autre
 L’éternel retour du même

Dans les écrits de l’historien de l’art Georges Didi-Huberman, on découvre plusieurs outils pour faire remonter
l’inquiétante étrangeté : le montage, les temps anachroniques, les temps hétérochroniques, la distanciation
temporelle, l’acte de prendre position, la transgression, l’image dialectique, entre autres. Le premier chapitre de ce
mémoire étudiera comment traduire plastiquement ces concepts abstraits.

Dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, le philosophe Paul Ricœur explore l’inquiétante étrangeté telle qu’elle se révèle
dans l’histoire à travers trois historiens connus : Pierre Nora, Yosef Hayim Yerushalmi et Maurice Halbwachs. Je
trouve ces éléments intéressants en tant qu’instruments utilisables dans une œuvre d’art. Par exemple, l’absurdité et
l’échec de l’archive chez Nora ou le paradoxe du sens de l’histoire sans historiographie chez Yerushalmi, ou encore
l’intimité de l’histoire restaurée par la généalogie et le partage des récits chez Halbwachs. J’explore ces concepts
dans mon deuxième chapitre à travers le projet Nachleben.

Le format du mémoire
À travers une analyse de mes œuvres plastiques, divisée en plusieurs chapitres, j’entends approfondir cette
définition provisoire de l’histoire déplacée et de l’inquiétante étrangeté. L’objectif est de résoudre un problème :
comment faire remonter l’aspect insolite et inachevé de l’histoire à travers une œuvre d’art.

11
Chapitre 1 : L’histoire déplacée à travers le dérangement / effrangement de l’image :
contradiction, dialectique, hétérotopie, dédoublement, effacement, fragments

Chez Brecht, l’Histoire est une catégorie générale ; elle est partout, mais d’une
façon diffuse, non-analytique ; elle est étendue, collée aux malheurs humains,
consubstantielle à eux, comme le verso du recto d’une feuille de papier ; mais ce
que Brecht donne à voir et à juger, c’est le recto, une surface sensible de
souffrances, d’injustices, d’aliénations, d’impasses. Brecht ne fait pas l’Histoire
un objet (…) mais une exigence générale de la pensée (…), ce n’est pas
seulement exprimer les structures véritables du passé (…). C’est aussi et surtout
refuser à l’homme toute essence, dénier à la nature humaine toute réalité autre
qu’historique, croire qu’il n’y a pas de mal éternel, mais seulement des maux
remédiables ; bref, c’est remettre le destin de l’homme à lui-même15.

- Roland Barthes, « Brecht, Marx et l’Histoire »,

Daisy :( ...) il s'agit tout simplement d'un chat écrasé par un pachyderme : un
rhinocéros en l'occurrence.

Botard : (…) C'était peut-être tout simplement une puce écrasée par une souris.
On en fait une montagne 16.

- Eugène Ionesco, Rhinocéros

Les procédures pour aboutir à l’histoire déplacée dans la série Wagon


Pour donner l’effet du passé qui ressurgit dans le présent, j’utilise plusieurs techniques plastiques : la contradiction,
la dialectique de l’image, la création des hétérotopies, les illusions optiques (le test de Rorschach, principes de
Gestalt comme réification), le dédoublement, l’effacement et la fragmentation de l’image. Dans ce chapitre, j’explore
comment ces théories et techniques plastiques aboutissent au dévoilement de la dimension inconsciente de l’histoire
et de son ambiguïté.

Le choix d’une image déjà contradictoire

Tali Gai, Wagon I, huile sur lin brut, 2013, 35 cm x 120 cm.

15 Cité par Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, Paris, 2009 ; Éditions de minuit, p. 107.
16 Ionesco, Eugène, « Rhinocéros », Théâtre complet, Paris, Éditions Gallimard, 1991, p. 574-75..

12
Pour la série Wagon, j’ai choisi une série d’images d’archives datées de 1918 jusqu’à 1940 et qui portent sur le
Wagon 2419D. Les images et leur sujet (le wagon) sont de nature paradoxale car le wagon représente une sorte de
boucle de l’histoire. Plus précisément, le caractère profondément dialectique de ce wagon comme image réside dans
le fait qu’il ait été le lieu où deux armistices majeurs ont été signés (celui de 1918, qui a mis fin à la première guerre
mondiale, et celui de 1940, qui a vu la France se soumettre aux Allemands), les deux fois en forêt de Compiègne
mais avec des rôles inversés. Hitler avait en effet insisté en 1940 pour que le wagon soit sorti du musée où il était
exposé, comme un jouet qui lui était très cher, dans le but de littéralement rejouer l’événement en faisant tourner les
chaises. Cette allure de jeu d’enfant projetée sur un événement si sérieux confère à l’ensemble un caractère encore
plus étrange et effrayant.

Mais les tableaux de la série jouent sur un autre paradoxe du wagon 2419D : sa double vie (ou deuxième vie) entre
les deux guerres, lorsqu’il passa du statut de « bureau » diplomatique, parmi les plus importants au monde, à celui
d’objet fétichisé dans divers expositions et musées en Europe.

De gauche à droite et de haut en bas :

Le wagon 2419D exposé à Hanover (Allemagne) entre les deux


guerres mondiales et le musée du Wagon 2419D dans la forêt de
Compiègne (France), vers 1925.

Le mur du musée à Compiègne cassé en 1940 par les Allemands


pour sortir le wagon.

L’armistice de 1918 signé dans le wagon 2419D, puis l’Armistice de


1940.

13
Le wagon 2419D vers 1919 lors d’une exposition à Berlin.
Figure 1 : Le wagon 2419D à Berlin vers 1925.

La création d’une image dialectique à travers le dérangement de l’image

Démonter et remonter jusqu’à l’intensité.17

-Robert Bresson, Notes sur le cinématographe

Définition de l’image dialectique


Pour la série Wagon, j’ai créé des images dialectiques destinées à exposer l’inquiétante étrangeté d’un sujet
historique donné. Mais qu’est-ce à proprement parler qu’une image dialectique, et pourquoi en faire usage pour
illustrer le déplacement de l’histoire ?

D’après Georges Didi-Huberman, la notion d’image dialectique possède plusieurs définitions et comporte plusieurs
niveaux de sens. Une image ou objet dialectique est « une chose à double face (…), un double paradoxe, visuel et
temporel » et une « image symptôme » qui « interrompt le cours de la représentation ». En effet, c’est « l’inconscient
de la représentation » qui arrive toujours à « contre temps ». C’est « un très ancien malaise qui revient importuner
notre présent (…), une loi souterraine qui compose durées multiples, temps hétérogènes et mémoires
entrelacées18 ». Ce malaise, comme l’inconscient, interrompt et soutient en même temps. Il détruit l’unité tout en
amenant vers l’unité. Il crée par conséquent « une ligne de fracture » dans l’histoire. Cette fracture révèle des strates
de temps sous-jacentes qui « se fondent plastiquement les unes dans les autres19 ».

Grâce à son aspect double, à la fois étrange et inquiétant, la dialectique de l’image est la technique par excellence
pour faire sortir le refoulé de l’histoire.

17 Bresson, Robert, Notes sur le cinématographe, Paris Gallimard, 1975 (éd. 2001), p. 56.
18 Didi-Huberman, Georges, Devant le Temps, Paris, Éditions de minuit, 2000, pp. 39-40.
19 Georges Didi-Huberman, ibid., pp. 40-43.

14
La dialectique philosophique par opposition à la dialectique de l’image
Mais en quoi l’image dialectique diffère-t-elle de la dialectique philosophique ?

Selon Didi-Huberman, la dialectique philosophique telle que pratiquée par Platon et Hegel se situe presque à
l’opposé de l’image dialectique qu’on trouve dans l’œuvre d’artistes comme Bertolt Brecht. Tandis que la dialectique
philosophique expose la vérité dans sa conclusion claire et logique, la dialectique artistique expose la vérité sous sa
forme ambigüe et irrationnelle. Dans les mains des artistes, selon Didi-Huberman, la dialectique rétablit le désordre
(au lieu de l’ordre), la fragmentation (au lieu de la totalité), les discontinuités (au lieu des continuités), les paradoxes
(au lieu des normalités), les symptômes (au lieu de leur disparition).

Entre les mains de Brecht et d’autres artistes, la dialectique n’aboutit donc pas à une résolution ni à une synthèse
mais à « la fatalité d’une non-synthèse20 ».

Les principes du « montage épique » de Walter Benjamin et du « tableau dialectique » de Bertolt Brecht
En partant de ces différences entre dialectique philosophique et dialectique artistique, à quelles techniques
plastiques peut-on avoir recours pour parvenir à faire d’une œuvre d’art une image dialectique ? Et parmi ces
techniques, lesquelles retrouve-t-on dans mes propres œuvres, particulièrement la série Wagon ?

Les principes du montage inspirés par le théâtre épique


À travers une étude du théâtre épique dans l’essai « Qu’est-ce que le théâtre épique ? » citée par Georges Didi-
Huberman dans Quand les images prennent position, Walter Benjamin a découvert une série de techniques visant à
déranger l’image et à en faire ressortir l’inquiétante étrangeté.

D’après Didi-Huberman, Benjamin a constaté que le montage épique utilisait des outils comme le découpage, le
cadrage, l’interruption et le suspens. Au lieu d’illustrer l’action ou l’état des choses, l’action est interrompue, retardée.
Ces retards et interruptions découpent l’événement en épisodes et le recadrent à la façon d’un montage
cinématographique.

Brecht et l’art de l’historisation


Toujours selon Georges Didi-Huberman, Bertolt Brecht utilise une technique similaire pour mettre l’image en crise et
révéler une vision auratique des choses (un entre-temps qui est à la fois proche et lointain). Brecht appelle cette
façon de créer « l’art de l’historisation 21 ». Les caractéristiques de cette technique sont similaires à celle de la
technique de Benjamin :

- On interrompt la continuité de l’histoire ou de l’événement

- On en extrait les différences ou les contradictions.

- On compose un montage de ces contradictions. On peut également mettre en abîme l’image, plutôt que
de l’imiter, pour arriver à une image qui n’est plus définissable de façon simple. C’est l’effrangement de l’image selon
Adorno22.

On arrive donc à restituer la valeur essentiellement ‘critique’ de toute historicité.

De plus, on obtient « l’imprévisibilité de l’effet critique 23 ». Ce nouveau montage de l’histoire révèle quelque
chose d’inattendu.

20 Didi-Huberman, Georges, Quand les images prennent position, op.cit., p. 94.


21 Georges Didi-Huberman, ibid., p. 68.
22 Ibid., pp. 140-141.
23 Ibid., p. 69.

15
Les neuf critères pour un « tableau dialectique » selon Bertolt Brecht
Pour renforcer cet étonnant éclairage, Brecht emploie d’autres techniques – il en répertorie neuf – pour aboutir à un
tableau dialectique dans son essai « Le théâtre dialectique, la dialectique au théâtre » cité par Georges Didi-
Huberman24. Plusieurs de ces techniques jouent un rôle important dans la série Wagon.

- La distanciation comme acte de compréhension (comprendre – ne pas comprendre – comprendre). Dans


la série Wagon, je prends des images lisibles et je les rends illisibles, ambigües, afin de mieux les comprendre ou
tout au moins les comprendre d’une nouvelle manière.

Tali Gai, Wagon II (accrochage horizontal), huile sur lin brut, 2013, 35 cm x 120 cm.
Tali Gai, Wagon II (accrochage vertical), huile sur lin brut, 2013, 35 cm x 120 cm.

- L’accumulation de faits incompréhensibles jusqu’à ce que naisse la compréhension. Dans le cadre de


cette technique, la quantité s’accumule jusqu’à un point critique où elle révèle un sens. La quantité devient la qualité.
Par exemple, les tas de vêtements dans les œuvres de Christian Boltanski sont plus puissants que les mêmes
articles de vêtements isolés. Autre exemple : les affiches de John Heartfield accrochées en série, ou encore (comme
cité dans la prochaine partie) The Death and Disaster Series d’Andy Warhol. Dans la série Wagon, c’est le
dédoublement du wagon et des personnages qui produit cet effet de sens par répétition et amoncellement.

John Heartfield, Ensemble d'affiches de 5 doigts à la main, Berlin, 1928.

24 Ibid., p. 71.

16
- Le particulier dans le général (l’événement dans sa singularité, son unicité, et pourtant typique de quelque
chose). Georges Didi-Huberman constate que cette singularité est similaire à celle de Victor Chklovski dans « L’Art
comme procédé » (tout comme elle peut être apparentée au paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg, dont je parlerai
dans le troisième chapitre). Sur la base du concept de singularisation chez Chklovski, le rôle de l’artiste n’est plus de
créer des images mais de les disposer d’une manière nouvelle, qui permet de voir les choses « comme pour la
première fois25 ». Dans la série Wagon, j’isole les indices qui m’intéressent, j’en exagère les proportions et je les
dispose d’une façon différente, ce qui aboutit à un effet de narration inattendu.

Tali Gai, Wagon III, huile sur lin brut, 2013, 35 cm x 120 cm.

Le facteur de développement (passage d’un sentiment au sentiment contraire, démarches confondues de la


critique et de l’identification). Dans la série Wagon, on peut dire que j’interromps les attentes de la figuration avec le
fusain du dessin et en laissant un vide sur la toile, un peu comme Gerhardt Richter lorsqu’il trouble la séduction
exercée par la technique réaliste en déchirant l’image au couteau.

Gerhard Richter, S. avec enfant (S. mit Kind), 1995, huile sur toile, 36 cm x 41 cm.
Gerhard Richter, S. avec enfant (S. mit Kind), 1995, huile sur toile, 52 cm x 56 cm.

25 Didi-Huberman, Georges, Quand les images prennent position, op.cit., p. 73.

17
Le caractère contradictoire. Par exemple, Brecht utilise un format qui entre en contradiction avec le
contenu : un journal intime pour exposer des problèmes universels, un abécédaire pour dévoiler la propagande
journalistique de la guerre. De la même façon, dans la série Wagon, je procède à un isolement, un renforcement et
une exagération des indices les plus contradictoires et troublants – comme les arbres de la forêt de Compiègne que
je transforme en nuages ou en tache de Rorschach.

Test de Rorschach, planche 1.


Tali Gai, Wagon IV, huile sur lin brut, 2013, 35 cm x 120 cm.

Une chose comprise par l’intermédiaire d’une autre (la scène possède d’abord un sens autonome ; une fois
mise en rapport avec d’autres scènes on découvre qu’elle participe encore d’un autre sens). Chaque diptyque dans
la série Wagon est un monde autonome et unique. Mais quand je présente tous les diptyques ensemble, à
l’horizontale et à la même hauteur sur les quatre murs d’une salle d’exposition, chaque diptyque est un dialogue avec
son voisin, établissant des rapports inattendus et un monde singulier.

Ce montage qui entoure le spectateur met en effet en évidence l’historicité immanente sous un jour étrange et
inquiétant, comme un intervalle entre la fiction et la réalité. Dans un montage de ce genre, les éléments « puisés
dans le réel induisent pour leur mise en forme un effet de connaissance nouveau qui ne se trouve ni dans
l’intemporelle fiction, ni dans la factualité chronologique des faits de la réalité 26 ».

Le bond (développement épique avec des bonds). Lorsque je présente la série Wagon à l’horizontale, je
demande au spectateur de lire la séquence des diptyques de gauche à droite, ce qui le pousse à construire une
histoire et établir des rapports entre les toiles par ce mouvement cinématographique (séquence d’images).

26 Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, op. cit., p. 64.

18
Unité des termes contradictoires (on cherche la contradiction à l’intérieur de ce qui forme une unité). Dans
la composition, le choix des images et la présentation (à chaque moment de la création), on cherche une
contradiction inhérente pour la mettre en avant. Comme dit plus haut, dans la série Wagon, j’ai choisi des images de
cet événement, qui me semble déjà en soi inquiétant et étrange, et je mets en valeur ce côté troublant en laissant
transparaître uniquement les indices les plus insolites. Ensuite, avec l’accrochage, je crée une séquence d’images
lues de gauche à droite qui contribue à générer encore plus de contradictions et de surprises critiques à travers
l’établissement spontané de relations entres toiles voisines.

Dans chacune de ses expositions de peintures, le peintre belge Luc Tuymans crée une unité des contradictions de
cet ordre, ce qui a pour effet d’entraîner une accumulation de paradoxes. L’aspect troublant et critique de son travail
s’en trouve renforcé. Il expose des contradictions inhérentes au thème choisi (généralement un événement
historique), des contradictions dans les relations entre les toiles, dans les actualités du présent, ou encore dans le
lieu d’exposition lui-même.

On trouve un bon exemple de cette puissance dans la série de peintures qu’il a réalisée en 2001 pour le pavillon
Belge de la Biennale de Venise. Elle avait pour titre Mwano Kitoko : Beautiful White Man 27 et le sujet traité était le
colonialisme belge au Congo, un sujet extrêmement controversé, notamment en ce qui concerne le mystérieux
assassinat en 1961 de Patrice Lumumba, un homme politique populaire qui s’était dressé en travers des intérêts
belges et américains.

Les divers tableaux de la série, comme Mwana Kitoko, Leopoldville, Chalk, Reconstruction ou Leopard sont des
images tirées de documentaires et reformulées par l’artiste. Dans leur état original, elles contiennent déjà des
contradictions dialectiques mais dans les mains de Tuymans, qui aplatit, simplifie et taille l’image, elles deviennent
plus paradoxales encore.

Ainsi, dans Leopoldville, on voit un immeuble de la capitale congolaise, « une ville dont l’architecture témoigne des
rêves de modernisation de la Belgique 28 », et on aperçoit en même temps les drapeaux de la Belgique et du Congo,
qui signalent que l’immeuble est une propriété belge. Ce rêve de modernité de la colonisation est perturbé par la
technique à l’huile de Luc Tuymans. L’immeuble et les figures sont plats et flous. L’image trahit un manque de
profondeur qui lui confère un aspect étrange et inquiétant. Tout reste à la surface et les figures semble autant de
témoins écrasés ou « anonymes du déroulement de l’histoire29 ».

Luc Tuymans, Mwana Kitoko, huile sur toile, 208 cm x 90 cm, 2000.
Luc Tuymans, Leopoldville, huile sur toile, 55 cm x 84 cm, 2000.

27 Littéralement « Mwano Kitoko : bel homme blanc ».


28 Dujardin, Paul (trad. Marc Phéline), Luc Tuymans, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, Ludion et BOZAR, 2011, p. 158.
29 Paul Dujardin, ibid., p. 158.

19
Luc Tuymans, Chalk, huile sur toile, 72,4 cm x 61,6 cm, 2000.
Luc Tuymans, Reconstruction, huile sur toile, 113 cm x 122,9 cm, 2000.
Luc Tuymans, Leopard, huile sur toile, 142 cm x 129 cm, 2000.

En même temps, Luc Tuymans magnifie la tension et les contradictions qui préexistent dans ses peintures par le
truchement de leur installation, du lieu, de l’événement (La Biennale de Venise) et de la référence au contexte
général. Par exemple, le portrait du roi de Belgique au temps de la colonie, Baudouin Ier (Mwano Kitoko ou Mwana
Kitoko) a été installé en face d’un portrait de Patrice Lumumba. Cette installation introduit une opposition visuelle
reflétant leurs rôles politiques opposés. Pour renforcer cette opposition visuelle, Luc Tuymans utilise une technique à
l’huile différente pour chaque tableau. Dans le cas du roi de Belgique, il utilise une technique froide, plate et floue.
L’accent est mis sur le blanc éclatant de son costume militaire, qui occasionne un jeu de mots sur la « blancheur »
du pouvoir colonial, d’où le titre de la série : Mwana Kitoko : Beautiful White Man. Au contraire, le portrait de
Lumumba est plus réaliste et humain avec une palette assourdie dans les tons cendrés.

En outre, la tension ou dialectique manifeste dans ces tableaux est amplifiée par leur contradiction avec le lieu où ils
sont exposés : le pavillon belge à la Biennale de Venise (dont l’architecture évoque impérialisme et nationalisme). La
création et la présentation de cette série coïncidaient avec la sortie d’un livre explosif sur l’assassinat de Lumumba,
un long-métrage mettant en cause la Belgique dans la mort de Lumumba et la guerre civile incessante dans l’ancien
Congo belge30. Tous ces paradoxes et oppositions donnent vie à une série de peintures fortement dialectiques entre
elles ainsi qu’avec le lieu et avec les actualités.

Possibilité d’application pratique du savoir (unité de la théorie et la pratique). Comme pour la méthode de
l’énigme de Giorgio De Chirico, l’idée est de ne pas expliquer la théorie qui inspire nos œuvres, mais d’inspirer la
sensation qu’offre leur réalisation. De Chirico n’illustre pas les principes de Nietzsche et Schopenhauer qui le
fascinent, il propose de faire l’expérience de ces principes. Ses toiles métaphysiques tentent par conséquent de
recréer le sentiment, l’expérience d’une révélation vécue. Cette technique de l’énigme selon Giorgio De Chirico est
analysée plus profondément à la fin de ce chapitre.

Giorgio De Chirico, Mystère et mélancolie d’une rue, huile sur toile, 1914.

30 Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, op.cit., p. 159.

20
Autres techniques que Bertolt Brecht utilise pour déranger l’image et faire sortir l’inconscient de l’histoire :

- Il introduit une dialectique entre l’image et sa légende - il y a en effet deux légendes : celle du journal (la
propagande) et une écrite de sa main (un poème qui expose la propagande). C’est une rencontre entre trois
temporalités différentes, décalées : l’événement lui-même, l’activité propagandiste du journal et les choix formels de
l’artiste. Cette technique dialectique « introduit (…) un doute salutaire sur le statut de l’image sans que, pour autant,
sa valeur documentaire en soit contestée 31 ».

Bertolt Brecht, ABC de la guerre, planche 36, traduction de la légende en anglais : « (Libye 1942)…Mais lors de sa récente fuite en
Libye, Rommel a laissé derrière lui bon nombre de ses troupes défaites. Ce soldat allemand a tenté en vain de s’abriter lors d’une
attaque par les forces alliées32. », 1955.

- Il introduit un conflit temporel et stylistique. Il juxtapose des poèmes de style ancien avec des
commentaires de type journalistique. Cette juxtaposition met au jour plusieurs niveaux d’étrangeté : elle révèle le
mécanisme tragique évoqué par Clément Rosset (les transitions effrayantes, le temps à l’inverse, l’immobilité devant
ce mouvement tragique) à travers le recours à un style tragique ancien et fait prendre conscience d’une
sensibilisation de la perception devant un tombeau dont Georges Didi-Huberman parle dans Ce que nous voyons, ce
qui nous regarde33. En effet, ce qu’il montre, ce sont les sources multiples de la tragédie, les débuts cachés et
révélés à la fin.

31 Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, op.cit., p. 42.


32
Bertolt Brecht, ABC de la guerre, op.cit., p.80.
33 Didi-Huberman, Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de minuit, pp. 17-27.

21
De plus, cette juxtaposition avec le motif épique confère un recul énorme qui permet de connecter l’image
documentaire à un cycle de temps plus grand, un cycle qui inclut les anciens.

Cette juxtaposition révèle en outre une dialectique troublante « entre images du crime et textes de poésie 34 », tout en
donnant généreusement la parole aux acteurs de l’histoire (ainsi que le réclame Paul Ricœur).

Bertolt Brecht, ABC de la guerre, planche 7, poème lyrique : « Au fond du Cattégat, huit mille nous gisons. / Des cargos de bétail
nous ont tous engloutis. / Pêcheur, si tes filets pêchent là force poissons/ Souviens-toi de nous et fais que l’un s’enfuie35. », 1955.

Bertolt Brecht, ABC de la guerre, planche 18 (détail), traduction de la légende en allemande : « ‘Elle a touché le but.’ Le largueur-
mitrailleur qui vient de déclencher le mécanisme de largage se réjouit de la précision des bombes 36.», 1955.
Bertolt Brecht, ABC de la guerre, planche 2, poème lyrique : « ‘Que faites-vous, frères ?’ – ‘Une voiture blindée’ / ‘Et avec ces
plaques juste à côté ici ?’ / ‘Des obus qui percent les parois blindées.’ / ‘Et pourquoi tout cela ?’ – ‘Pour vivre37.’ » », 1955.

34 Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, op.cit., p. 44.


35 Bertolt Brecht, ABC de la guerre, op.cit. p.22.
36
Bertolt Brecht, ibid., p.44.

22
- Il crée des polarités spatiales très fortes (tensions entre le haut et le bas de l’image). Il juxtapose des vues
aériennes et des plans serrés.

La marge noire tout autour fonctionne comme un ciel sombre jouant ironiquement avec le texte du pilote : j’ai
« touché le but ».

Cette polarité implique aussi l’idée d’un éternel retour du même, où les actes sont privés de sens, un effet renforcé
par le texte: Par exemple, dans le collage ci-dessous, les tôles d’aciers vont devenir des armes qui vont détruire et
être détruites. L’objet lui-même n’a plus de sens. Il est créé pour détruire et être détruit. Les objets ne sont « que
détritus informes38 » et appartiennent à un cycle infernal de création dans un but de destruction. Le texte : « ‘Que
faites-vous, frères ?‘ – ‘Une voiture blindée.’ … ‘Et pourquoi tout cela ?’ – ‘Pour vivre’ ?39 »

L’Exposition des documents : on travaille sur des référents historiques afin d’exposer l’indicible
Mais pour Bertolt Brecht, il ne suffit pas d’utiliser ces techniques dialectiques en tant que telles. Il faut les utiliser sur
des images qui ont valeur de document ou de témoignage historique. En ce sens, la dialectique ne doit devenir ni
décorative, ni fétichiste, mais rester critique.

Plus précisément, Brecht, cité toujours par Georges Didi-Huberman, affirme que l’art le plus avancé n’est pas l’art
abstrait, qui déplace les moyens formels, mais au contraire l’art qui travaille sur le référent historique 40 . Didi-
Huberman appelle cette technique « la mise en avant de l’exposition des documents dans la trame formelle41 ».

Le référent historique est donc déplacé et dérangé par l’artiste dans le but de modifier stratégiquement le point sur
lequel porte la difficulté (qui fait partie des critères de ma définition de l’histoire déplacée telle que citée dans
l’introduction). Pour réaliser ce déplacement, l’artiste peut mettre en œuvre les principes dialectiques décrits plus
haut.

L’œuvre April 21, 1978 de Sarah Charlesworth


L’œuvre April 21, 1978 de Sarah Charlesworth est un bon exemple de ce type d’exposition des documents à travers
le démontage et remontage de l’image. Charlesworth a photocopié la Une de plusieurs journaux internationaux pour
effectuer le suivi d’un seul événement : l’enlèvement du premier ministre italien Aldo Moro. Elle a ensuite excisé le
texte de chacun. En l’absence de texte, la différence visuelle entre l’échelle et la taille des photos dévoile des
rapports, des hiérarchies et des histoires nouvelles et inattendues. Elle expose côte-à-côte 45 journaux différents afin
de créer entre eux une autre dialectique.

Sarah Charlesworth, April 21, 1978 (détails), 1978, 45 sérigraphies en noir et blanc reproduites à la dimension des journaux originaux,
40,6 cm x 55,9 cm, Metropolitan Museum of Art, New York; Stedelijk Van Abbemuseum, Holland; Museum of Contemporary Art, Los Angeles,
Birmingham Museum of Art, Birmingham, AL; Walker Art Center, Minneapolis, MN.

37
Bertolt Brecht, ABC de la guerre, op.cit., p. 12.
38 Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, op.cit., p. 56, p. 59.
39 Georges Didi-Huberman, ibid., p. 53.
40 Ibid., p. 26.
41 Ibid., p. 26.

23
Andy Warhol et The Death and Disasters Series
Andy Warhol déplace lui aussi des photos des journaux afin de souligner la reproduction mécanique de l’image et la
banalisation de l’effroi généré par cette reproduction à l’infini. Les œuvres sont de grandes dimensions et le
spectateur se perd dans cette saturation médiatique. Cette série d’œuvres s’appelle The Death and Disasters Series
et inclut assez curieusement des œuvres majeures sur le mode du diptyque et du vide, selon une méthode que
j’utilise moi-même dans mes séries sur l’histoire. Le vide se dresse en opposition à la saturation des images et se
révèle aussi puissant que l’image, voire plus puissant encore. On ressent dans ce vide l’aboutissement ultime de ce
mécanisme tragique : le silence de la mort.

Andy Warhol, Silver Car Crash Disaster (Double Disaster), 1963, sérigraphie, encre et bombe argent sur toile, 267,4 cm x 417,1 cm, collection
privée.
Andy Warhol, Black and White Disaster, 1962, acrylique et sérigraphie, laque sur toile, 243,84 cm x 182,88 cm,
donation de Leo Castelli Gallery et Ferus Gallery, Los Angeles Museum of Contemporary Art

La création d’une hétérotopie de l’histoire à travers l’effrangement et la dialectique de l’image


Les principes dialectiques visant à déranger l’image que l’on trouve chez Benjamin et Brecht sont très utiles d’un
point de vue plastique pour faire ressurgir dans le présent l’inconscient du passé. En revanche, pour créer une
œuvre qui génère vraiment un lieu parallèle au réel, il faut transformer l’image dialectique en hétérotopie. Dans la
série Wagon, je crée des images dialectiques mais aussi des hétérotopies. Je parviens à ce but en traduisant les
principes de Michel Foucault sur l’hétérotopie en termes plastiques : l’effet miroir, le montage de temporalités et lieux
différents, le reflet critique.

L’effet miroir : double / reflet


Pour Michel Foucault, le miroir est un exemple d’hétérotopie pure. Curieusement, dans tous mes diptyques, la série
Wagon incluse, j’ai recours à des jeux de reflets de miroir, cette hétérotopie, afin de donner à l’image un caractère à
la fois irréel et ambigu.

Tali Gai, Wagon III, huile sur lin brut, 2013, 35 cm x 120 cm.

24
Exemple d’hétérotopie dans mon travail : dans chaque diptyque du Wagon, le monde possède des liens forts avec le
réel mais n’en fait pas partie. C’est ce qui rend ce monde étrange et inquiétant. Je commence par offrir des pistes
vers le réel (le wagon, la forêt, les spectateurs, les généraux), mais je les déplace vers un endroit décalé par
dédoublement, par l’exagération de certains détails et par le vide de la toile. Comme une hétérotopie, les diptyques
brisent les attentes du spectateur. On se demande : l’endroit montré est-il réel ou s’agit-il d’un mirage, d’un rêve ou
d’une hallucination ? On reconnait les gens mais ces gens sont dédoublés. Ils ont l’air d’aller à un endroit important,
mais cette destination n’est autre que l’endroit où ils se trouvent déjà, là même d’où ils sont partis mais en sens
inverse. C’est une boucle de non-sens.

Un réseau de temps et lieux différents


La série Wagon est aussi une hétérotopie car les diptyques, accrocher ensemble, créer un réseau de temps et lieux
différents, résultant dans un lieu et une temporalité « autre » ou « entre ». Par exemple, dans la série Wagon, on
aperçoit le wagon à époques différent (1918, 1920 -1930, 1940), aux endroits différents (un musée en France, une
place à Berlin, la forêt de Compiègne). Quand la série est présenté (8 diptyques), le mélange de ces endroits et
époques différents, rend l’histoire inquiétant et étrange, insaisissable, car elle casse la chronologie de l’histoire
(créant le désordre) et remonte les fragments dans un ordre nouveau qui n’est pas une reconstitution fidèle mais un
reflet onirique d’un temps « entre » le passé, le présent, et le futur.

Tali Gai, Wagon I, huile sur lin brut, 2013, 35 cm x 120 cm.

Pour renforcer cet aspect hétérotopique dans mes peintures et dessins, j’ajoute souvent une verticalité qui s’oppose
à l’horizontalité de l’accrochage ainsi qu’à la tendance du spectateur à lire l’image de gauche à droite (en restant à la
surface de l’image). J’essaie donc de ménager une profondeur qui révèle un monde autre, un monde sous-jacent. Un
reflet de la surface, mais un reflet historique, archéologique, imaginaire.

Tali Gai, Wagon IV, huile sur lin brut, 2013, 35 cm x 120 cm.

25
Dans mes dessins, ces couches ou strates inférieures sont littéralement situées en-dessous. À travers des trous
dans le dessin, on aperçoit des niveaux de collages sous-jacents.

Tali Gai, Sans titre / Agamemnon et Clytemnestre, mine de plomb sur papier, collage, carton plume, 2010, 20 cm x 20 cm x 20 cm.
Tali Gai, Sans titre, mine de plomb sur papier, collage, carton plume, 2010, 40 cm x 30 cm x 15 cm.

Tali Gai, Les oiseaux (détail), mine de plomb sur papier, collage, 2011-2014, 50cm x 60cm.

Dans la série Wagon, cette profondeur (vers un autre monde) est établie par le point de mire (le vide) entre les deux
toiles. Les images semblent donc descendre inéluctablement dans ce vide. Dans la série Procès (en cours), cette
descente à la verticale est accentuée par des sculptures de chaises qui semblent se couler dans le mur et dans le
sol en même temps qu’elles se délitent et se transforment en objets troublants à l’aspect inhabituel.

Un reflet critique
Foucault nous dit qu’une hétérotopie peut être un lieu en parallèle qui joue un rôle de compensation ou de critique.
En accord avec cette logique, la série Wagon est un reflet critique - ou hétérotopie critique. Les toiles ne tentent pas
de compenser les faits historiques mais révèlent leur côté insolite, troublant. Et c’est en même temps une critique de
la tragi-comédie humaine, qui nous voit construire des merveilles qui nous détruisent et où se répètent les jeux
cycliques d’un pouvoir terrifiant.

26
En outre, le wagon, isolé et répété dans la série Wagon, devient comme un jouet, à l’instar de la chaise dans la série
Procès. Mais ce sont des jouets effrayants, bien éloignés de l’innocence des jouets d’enfants : les jouets normaux de
gens de pouvoir qui les utilisent comme des jouets, dans une danse troublante et infernale où les chaises tournent
sans fin.

L’hétérotopie et la redéfinition des enjeux du réalisme : les Paysages urbains de Gerhard Richter et
Cockchafer fly d’Anselm Kiefer

Il n’y a sans doute pas de réalisme critique sans crise du réalisme et sans mise en forme de cette crise même 42.

-Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position

Pour créer une hétérotopie, il ne suffit pas de démonter et remonter l’image, il faut aussi redéfinir les enjeux du
réalisme afin de mieux révéler l’aspect insolite du déplacement de l’histoire. Suivant cette logique, l’enjeu du réalisme
n’est donc plus la reproduction d’une image en tant que telle mais sa transformation, sa transposition vers un lieu
« autre » grâce au détournement des principes figuratifs.

En analysant les paysages urbains de Gerhard Richter et l’œuvre d’Anselm Kiefer, on découvre d’autres façons
d’utiliser des techniques réalistes pour dévoiler l’inquiétante étrangeté d’un passé qui ressurgit dans le présent. Dans
ces hétérotopies, la technique, au lieu de reproduire le paysage, le transforme en abîme, en vacuum, en ruines.
Cette destruction ou désintégration du paysage est accomplie au moyen de plusieurs détournements de la technique
figurative : le désordre, le dédoublement irréel, la raréfaction du ciel, le manque de détails, le mélange des matières
et la réappropriation de signes et de gestes controversés.

Les Paysages urbains de Gerhard Richter : hétérotopies de la « culture de l’abîme »

Gerhard Richter, Paysage urbain M2 (Stadtbild M2) 1968, huile sur toile, 85 x 90 cm.
Gerhard Richter, Paysage urbain Paris (Stadtbild Paris), 1968, huile sur toile 200 x 200 cm

La désintégration de l’image et le retour du refoulé


Les Paysages urbains de Gerhard Richter, qui datent des années soixante, sont des hétérotopies de l’histoire. Ils
parviennent à transformer des lieux urbains du présent en décombres évocatrices du passé. Ils créent par
conséquent un lieu « autre » qui n’est ni réel ni irréel.

Pour parvenir à ce résultat, Richter prend des photos aériennes du présent (les années soixante) et les détruit en
utilisant une technique d’impasto broussailleux. Cette fausse destruction revêt un caractère étrange et inquiétant car
les paysages qui en résultent ressemblent à des villes européennes détruites pendant la deuxième guerre mondiale.
Les paysages de Richter réalisent donc la répétition, la réitération d’une destruction déjà accomplie. En outre, le
paysage parisien est encore plus inquiétant car il fait référence à une destruction qui a failli avoir lieu.

42 Didi-Huberman, Georges, Quand les images prennent position, op.cit., p. 111.

27
Pour renforcer cette destruction, Richter détruit sa propre technique. Il l’adapte à la problématique. Au lieu de créer
une image qui gagne en clarté, en précision, en beauté (comme le si tendre portrait de sa femme, Lectrice, 1994), il
compose un tableau qui, au fur et à mesure que le spectateur s’en approche, devient moins clair, moins joli, plus
défiguré. Le tableau exige du spectateur une mise à distance, c’est à dire littéralement la distanciation évoquée par
Brecht. Dans cette distanciation, ni l’artiste ni le spectateur ne se perdent dans l’illusion de l’image.

La puissance de ces « fausse destructions » s’appuie sur un effet de « déjà vu » mais fait aussi référence indirecte à
l’écrivain allemand W.G. Sebald et à son propos sur le refoulement allemand au sujet des destructions provoquées
par les bombardements aériens au cours de la seconde guerre mondiale. Dans le livre La destruction comme
élément de l’histoire naturelle, Sebald affirme que la reconstruction des villes allemandes a constitué une deuxième
destruction qui a eu pour effet d’empêcher toute réflexion sur la destruction consécutive aux bombardements43.

De plus, selon Sebald, le traumatisme liée à ces bombardements, tout particulièrement celui lié à la vie parmi des
décombres de matière crue (les odeurs, les tas de ruines, les milliers de gens sans abri vivant dehors dans les
grottes formées par ces tas de pierres, les corps mélangés dans ces décombre et engloutis par les mouches, les
rats, la léthargie, le déplacement incessant, les couleurs inimitable du feu des bombardements sur Hambourg et
Dresde), a été totalement refoulé dans l’esprit allemand.

Dans ces Paysages urbains, ce refoulement vient hanter le paysage moderne et le détruit pour une troisième fois.

La culture de l’abîme : l’impossibilité d’un retour au paysage romantique allemande


Selon Mark Godfrey dans son essai « Paysages abîmés » publié dans le catalogue Panorama de Gerhard Richter,
les Paysages urbains de Richter sont une réponse naturelle à l’impossibilité d’établir un lien entre la peinture
romantique allemande et la peinture actuelle. Pour renforcer son argumentation, il cite B.H.D. Buchloch parlant de
Blinky Palermo, un contemporain de Richter : « Si l’on souhaitait établir un rapport crédible entre le romantisme
allemand et l’œuvre de Palermo, il ne pourrait consister qu’en la reconnaissance de l’impossibilité de franchir le fossé
qui sépare la culture romantique allemande du moment présent, l’histoire d’après la Shoah ; ce serait donc un
rapport qui verrait dans le romantisme de Palermo l’articulation évidente avec la culture de l’abîme, et non une
continuité faussement reconstituée 44. »

Les paysages Mer Mer et Alpes II : vers un gouffre ultime

Gerhard Richter, Marine (Mer-Mer), Seestück (See-See), 1970, huile sur toile, 200 cm x 200 cm.
Gerhard Richter, Alpes II (Alpen II), 1968, huile sur toile, 200 cm x 450 cm

Le dédoublement, le désordre ou le manque de ciel : trois tactiques pour transformer le paysage en gouffre
On peut dire que la désintégration de la photo du paysage urbain est une des techniques par lesquelles Richter
parvient à faire ressurgir le passé dans le présent. Il utilise également, parmi d’autres techniques la désintégration

43 Sebald, W.G., De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Arles, Actes Sud, 2004, pp. 7-10.
44 Cité par Mark Godfrey, Gerhard Richter : Panorama, une rétrospective, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2012, pp. 80-81.

28
des vues de montagnes et la juxtaposition (comme reflet du miroir) de différentes images de la mer sur la même
ligne de horizon.

Dans les peintures de montagnes comme Alpes II, les Alpes semblent plates comme un abîme turbulent. Ces
montagnes ont perdu la majesté de leur altitude et sont retournées à la boue. Cette chute « symbolique » se retrouve
également dans le roman d’Albert Camus critique du monde après-guerre, La Chute, où le personnage principal,
Jean-Baptiste Clamence, fait référence à la hauteur et à la puissance des montagnes au moment où il se trouve au
sommet de sa carrière et de son arrogance à Paris, puis au paysage plat, situé en-dessous du niveau de la mer, de
l’Amsterdam où il se retrouve après sa crise existentielle.

Comme ce roman, Richter met en scène une chute réelle et psychologique. Après la guerre, les montagnes ne sont
plus héroïques. Bien au contraire, elles semblent plates et dégonflées. Au lieu de représenter le pouvoir ou la
spiritualité, elles ont plutôt l’air d’une barrière spirituelle.

Pour renforcer plastiquement cette inquiétante étrangeté, Richter n’offre que peu de repères au spectateur. Il n’y a
littéralement plus de terre solide pour s’orienter. Le spectateur se perd dans un tourbillon de coups de pinceau.

Ainsi, la peinture Mer-Mer est un véritable vacuum aux effets déstabilisants. Elle séduit le spectateur avec sa
technique bien léchée, mais en même temps elle le trouble avec l’effrayant vertige qu’elle impose. La mer entoure le
spectateur sans aucun relief. L’eau, symbole des émotions, envahit l’espace de la toile et le seul point de respiration
offert au regard est la ligne d’horizon.

Dans les paysages d’Anselm Kiefer, on ressent une oppression similaire, mais avec la terre. Il entreprend de peindre
des paysages allemands ressemblant à des lieux de destruction historiques. Dans ces tableaux, la terre est très
foncée et le ciel est très peu visible. Il en résulte la sensation d’un point de vue abaissé, dans la terre, sans
échappatoire. Terre et paysage deviennent le symbole de la souffrance humaine et d’une destruction obstinée au
lieu de représenter le sublime et la gloire de la nature comme dans le Romantisme allemand. Le feu qui consume le
paysage donne au champ un aspect infernal qui fait penser aux peintures de Hieronymus Bosch. Et cette terre,
similaire aux décombres de la guerre établit une résurgence du refoulement évoqué par Sebald.

Sur la ligne d’horizon, il écrit souvent des mots qui révèlent l’endroit, généralement un lieu dont l’histoire est
douloureuse ou ambigüe. Par exemple, dans Hanneton, vole / Cockchafer fly (1974), il écrit « Hanneton, vole, père
est à la guerre, mère est en Poméranie, la Poméranie est calcinée ». Cette simple citation permet de situer
immédiatement le contexte du tableau. La Poméranie est une région à cheval sur la Pologne et l’Allemagne et qui
borde la mer Baltique ; elle a fait l’objet de fortes tensions entre les deux guerres mondiales, entraînant de
nombreuses destructions et des mouvements de population. Le tableau contient également une référence visuelle
aux photos de la conquête nazie et de la destruction des quartiers juifs pendant la guerre ainsi qu’aux
bombardements aériens sur les villes allemandes.

Anselm Kiefer, Hanneton, vole / Cockchafer fly, huile sur toile, 1974.
Le ghetto de Varsovie vers 1943.
Hambourg, après un bombardement, 1943.

29
Le détournement des enjeux du réalisme dans la série Wagon
Dans la série Wagon, à l’instar de Richter, je détourne les principes du réalisme pour les adapter à ma problématique
et les transformer en outils qui viennent renforcer la puissance de mon questionnement.

Le détournement principal que j’effectue est la transformation du lieu de l’image historique en hétérotopie. J’établis
ce déplacement en exagérant des lignes de fuites de la perspective, en simplifiant certaines formes dans l’arrière-
plan et en privilégiant le lin brut (symbolique du vide, de l’effacement).

En exposant le lin brut (un détournement du recouvrement de la peinture figurative), je souligne plusieurs aspects de
ma problématique : le retour du passé dans le présent et l’histoire vue comme inachevée. Par exemple, le lin brut, en
tant que tel, est d’une couleur neutre qui ressemble à la terre ou au sable. Cela permet de faire immédiatement le
lien entre la surface de la toile et une surface archéologique ou une surface qui laisse voir ce qui repose en-dessous,
ce qui est sous-jacent. Les figures et les lieux posés sur cette surface seront donc autant de traces retrouvées dans
la terre, dans le cadre d’une recherche du temps à la verticale.

De plus le lin brut exposé fait référence au dessin académique qui utilise comme base du papier de valeur neutre.
Cette technique elle-même vient renforcer l’aspect « archéologique » du temps car elle établit à proprement parler
des strates. On ajoute alors du fusain ou du crayon plus foncé afin de creuser la « terre » du papier neutre. Ce geste
crée une forme située plus loin. Et de l’autre côté, au fusain ou à la craie blanche, on crée une forme plus proche,
une forme qui flotte plus haut que la surface. C’est un jeu où l’on étire l’espace (la « terre » du lin brut) à hue et à dia
pour créer une figure. En d’autres termes, on ajoute de la lumière à la terre. Le papier, qui représente les valeurs
moyennes « déjà » dessinées, confère une sensation du passé, d’un vide d’où les fantômes émergent. La figure
semble donc ressurgir de la terre ou de l’ombre.

Simon Vouet, Étude pour une figure d’Endymion, dessin pierre noire, rehauts de craie blanche sur papier brun, vers 1630, 21,6 cm x 39,5 cm,
MBA Rouen.

Tali Gai, copie d’après un dessin de François Boucher, 2009, fusain noir et craie blanc sur papier gris.
Tali Gai, copie d’après Peter Paul Rubens (détail) La Félicité de la régence au musée du Louvre, 2009, fusain noir et craie blanc sur papier
gris.

30
Toutefois, si je fais bien usage de cette technique académique, ce n’est pas pour créer une illusion de volume et de
profondeur de champ. Au contraire, je l’utilise pour créer un endroit abstrait, plat, inachevé, mouvant, en cours de
changement ou de transformation en autre chose, symbolique d’une pensée qui a pris forme ou de constructions
idéologiques exposées. Par conséquent, le lin brut, au lieu d’être comme une base neutre qu’on sculpte avec le
fusain, devient un intervalle, une ouverture sur un autre temps, un monde parallèle ou encore une interruption de la
continuité réaliste.

En outre, les figures, placées dans ce vide, paraissent isolées, flottant en-dehors de tout contexte réel ou solide.
Comme dans les paysages de Richter, il y a très peu de repères visuels. Les figures semblent évoluer dans un lieu
indéterminé, indéfinissable, insaisissable qui symbolise une pensée abstraite ou une idéologie en train de se former
plutôt qu’un lieu concret. Les lignes simples qui créent des objets dans ce vide (comme les lignes blanches qui
dessinent un petit peu la forme du wagon dans Wagon I) opèrent la même fonction que la mise en scène d’une
métaphore comme les rhinocéros dans la pièce d’Ionesco. On ne montre pas la forme littérale mais sa construction
analytique. Et la mise en forme de cette construction théorique est visuellement plus effrayante.

La mise en scène de Rhinocéros par Eugène Ionesco par le Naqshineh Théâtre (un ensemble Iranien), Festival international de théâtre
Nanterre, 2000.

Les lignes blanches de mes diptyques historiques, comme la série Wagon, sont donc l’occasion d’une rencontre
entre l’abstrait et le concret, entre le réel et l’irréel, le documentaire et l’imaginaire. Elles constituent un lieu qui n’est
nulle part, un lieu qui n’est ni pur passé, ni pur présent.

Pour souligner cette instabilité, j’exagère les lignes de fuite des objets. Des objets comme le wagon, réduits à des
traces de fusain et à des lignes de fuite blanches et exagérées, paraissent happées dans le flux ou le tourbillon d’un
entre-temps. Le dédoublement par reflet du wagon dans cet état permet d’amplifier visuellement ce mouvement qui,
juxtaposé au vide du lin brut, dresse le paysage d’une absence plutôt que d’une présence. Il s’agit donc d’un lieu
entre la mémoire et l’oubli.

De plus, au lieu de rester cachées, ces lignes de fuite blanches se révèlent et, plutôt que d’établir un espace ouvert,
constituent un espace qui paraît évoluer en boucle, se refermer sur lui-même. Ces lignes que j’exagère sont, donc,
l’exposition d’une construction ou pensée absurde au lieu d’une exposition d’une réalité concrète. Ces lignes
abstraites de l’architecture révèlent aussi les constructions humaines en tant qu’échafaudages fragiles, comme des
squelettes. Cette fragilité expose la folie de la tragi-comédie humaine, où on construit des merveilles qui nous
détruisent.

Valse avec Bachir : l’histoire comme hétérotopie révélatrice du refoulement


Si la série Wagon crée une rencontre entre le documentaire et l’imaginaire, le film Valse avec Bachir est un exemple
d’une œuvre qui accomplit le même but tout en offrant des pistes. Le film offre un exemple saisissant de monde
hétérotopique qui fonctionne comme un monde « autre » que le réel. Suivant cette logique, l’animation du film montre

31
un reflet mental du monde concret. Ce monde « autre » établi par l’animation fonctionne comme symbole du
refoulement du caractère principal (Ari) et de la façon dont ce refoulement a commencé à ressurgir dans le présent.

Valse avec Bachir (détails), Ari Folman, 2008.

Ari Folman, le réalisateur, établit ce monde hétérotopique à travers l’utilisation de plusieurs techniques. Par exemple,
il alterne les faits existants avec des faits imaginaires. Quand Ari parle avec ses amis du passé, l’arrière-plan se
transforme en hallucination. De plus, le film raconte sa propre histoire et il donne son prénom au personnage
principal. Cela lui permet de créer un monde littéralement situé « entre » - entre autobiographie véritable et fiction
pure. Il y a toujours un jeu, une tension entre le « vrai » Ari qui a réalisé le film et le fictif Ari animé qu’on suit sur
l’écran. Il y aussi un mélange de temporalités différentes : Ari quand il était jeune soldat, Ari vingt-cinq ans après, Ari
qui rêve, etc. Souvent, Folman joue avec ces « Ari » différents. Ainsi lorsqu’il admet, au début du film, qu’il ne garde
aucun souvenir de la guerre, son ami lui répond d’un air incrédule : « Mais tu ne tournes pas tes films dans un but de
thérapie ? » Une phrase qui nous renvoie à tous les niveaux d’Ari et révèle la fonction du film lui-même.

En outre le film est hétérotopique grâce au recours à ces styles et genres contradictoires. Ce mélange reflète le goût
du réalisateur, qui a admis dans un entretien préférer les films qui démythifient l’héroïsme des guerres en général ou
bien qui soulignent l’absurdité de toute guerre. Son film est donc un mélange de ses films préférés dans des styles
opposés : les films militaires de Samuel Fuller, qui soulignent les réalités quotidiennes sévères des guerres, et les
comédies qui révèlent le non-sens des guerres comme Mash, Catch-22, Abattoir 545.

Mais le moment le plus puissant du film, qui confirme véritablement sa qualité hétérotope, se trouve à la fin du film,
lorsque l’animation rencontre le film documentaire. C’est l’unique moment du film où l’on voit une image qui n’est pas
de l’animation - et c’est l’occasion d’une destruction complète de toute possibilité d’illusion, d’une résolution de tout
refoulement. Il s’agit d’une confrontation brutale entre les faits concrets et la mémoire. Ari se souvient finalement. Il
était là. Il faisait partie du génocide. L’hétérotopie s’écroule là. Le film arrête.

45 Schweitzer, Ari, Le Nouveau cinéma Israélien, Belgique, Éditions Yellow Now, 2013, pp. 141-142.

32
Mes tableaux sur l’histoire, comme le film Valse avec Bachir, mettent en scène l’inconscient du passé qui ressurgit
dans le présent. Mais comme dans le film, mes séries soulignent la répétition absurde et effrayante que propose
l’histoire. Par exemple, plus tôt dans le film, un ami d’Ari, un psychologue, raconte la raison de son refoulement :
d’après lui, le système d’Ari était bouleversé par la répétition de l’histoire avec une inversion des rôles proprement
effrayante. Ses parents étaient passés par les ghettos de Varsovie et le camp d’Auschwitz-Birkenau. À Chatila, Ari
joue le rôle de ses parents mais dans une position inversée. Cette fois, c’est lui le responsable.

Folman renforce cette idée dans un entretien en déclarant que la guerre d’Israël au Liban était un traumatisme pour
toute la nation car il s’agissait de la première guerre menée pour des motifs autres que la légitime défense. C’était
« la première guerre initiée par mon pays, l’invasion brutale d’un État voisin 46 ». Cette invasion a fait naître un doute
qui n’a cessé d’apparaître dans l’esprit de beaucoup d’Israéliens, y compris ma famille. Ce paradoxe m’est très
familier et il hante mon travail. Je peux même dire que ce paradoxe fait partie des sources qui nourrissent et
catalysent mon questionnement artistique.

Le double et le dérangement de l’image


Cependant, au contraire du réalisateur de Valse avec Bachir, je ne fais pas directement référence à ma propre
histoire : je choisis des photos d’événements qui ont littéralement sculpté l’histoire de ma famille et je les dédouble
pour créer des lieux ambigus.

Il est vrai que le double sert de technique de base pour ces hétérotopies de l’histoire que je crée. Presque toutes
mes œuvres construites sur des bases historiques s’en servent. Mais pourquoi et comment ce dérangement de
l’image fait-il ressurgir dans le présent l’inquiétante étrangeté du passé ?

En analysant la série Wagon, on constate que ce dédoublement fonctionne à plusieurs niveaux. Il y a le


dédoublement qui introduit une troisième image : une image optique, une sorte de tache de Rorschach ou de mirage.
Il y a aussi le dédoublement qui agit dans le sens du doppelgänger freudien et introduit une instabilité psychologique.
Enfin, il y a le dédoublement qui rouvre le passé au présent et à l’avenir.

Le dédoublement de l’image comme mirage : La vidéo Chott el djerid de Bill Viola


Dans Wagon II, je crée un reflet au vertical sans intervalle vide entre deux toiles. Curieusement, ce dédoublement
renforce l’ambigüité de l’image en la transformant en une sorte de mirage.

Tali Gai, Wagon II (accrochage horizontal), huile sur lin brut, 2013, 35 cm x 120 cm.
Tali Gai, Wagon II (accrochage vertical), huile sur lin brut, 2013, 35 cm x 120 cm.

46 Schweitzer, Ari, Le Nouveau cinéma Israélien, op. cit., p. 143.

33
Un mirage est une illusion optique qui déplace le sujet ou le lieu ailleurs : au-dessus, en-dessous ou à côté de sa
véritable position. De façon similaire, dans Wagon II, je déplace l’image pour démontrer que le vrai lieu de l’image
n’est pas le lieu décrit par l’image figurative mais se situe ailleurs, dans la forme abstraite révélée par les deux toiles
disposées côte-à-côte.

Cette forme abstraite, semblable à un mirage, est constituée par la mise en avant d’indices du réel rendus ambigus
et auratiques par le biais d’un phénomène naturel. Mais même si cette image mouvante et changeante semble être
le fruit d’une hallucination ou d’un mirage, il s’agit pourtant d’un phénomène authentique. En outre, le mot mirage
vient d’un mot latin signifiant ‘miroir.’ On peut donc légitimement considérer un mirage comme une hétérotopie
naturelle. Dans Wagon II, l’illusion optique ou le mirage que je déploie n’est ni une hallucination, ni une illusion, mais
bien un phénomène réel, une troisième image qui est tout aussi valide. Et cette troisième image est une hétérotopie
créée par un effet miroir de l’image originale.

Curieusement, en regardant la tache créée par l’effet de miroir du diptyque, l’œil ne parvient pas à se focaliser sur
une seule image mais alterne entre les indices figuratifs et la nouvelle forme abstraite. On pourrait appeler cela le
mouvement de l’inconscient de l’histoire qui ressurgit dans le présent.

Cet « inconscient qui ressurgit » dans Wagon II ressemble fortement aux mirages inferieurs (mirages chauds) qui
créent l’illusion d’un objet fictif situé en-dessous de l’objet véritable (comme les voitures sur une autoroute lorsqu’il
fait très chaud). L’image située en-dessous n’est pas claire, elle fait plutôt penser à un reflet dans une flaque d’eau
troublée par des turbulences.

Dans la vidéo Chott el djerid, Bill Viola tente de filmer un mirage inférieur de ce type dans le Sahara. L’objectif est de
filmer les mirages apparaissant dans cet environnement. Dans ces mirages, tout vibre, se dédouble, se reflète et se
mélange comme une peinture floue et changeante. Viola décrit cette expérience dans ses notes comme la limite
ultime de l’image, qui a pour effet de nous obliger à réviser notre perception de la réalité. Il raconte que le but de ce
projet était de trouver le vide entre l’existence extérieure et l’existence intérieure. D’une manière similaire, dans
Wagon II, je pousse les limites de l’image pour faire voler en éclats son aspect achevé et dévoiler son caractère
inachevé ou inconscient. Comme Viola, je demande au spectateur comme à moi-même de réviser sa relation à
l’histoire, en particulier en ce qui concerne l’histoire immanente. Sommes-nous les penseurs de l’histoire ou bien est-
ce l’histoire qui nous pense ?

Bill Viola, Chott el Djérid (A Portrait in Light and Heat), vidéo, 28 minutes, 1979.

Le Test de Rorschach et le dédoublement de l’image d’archive


Mais, même si Wagon II ressemble à un mirage du point de vue de la forme, cette comparaison ne suffit pas, il lui
manque un volet psychologique. Un mirage n’est qu’un phénomène naturel. En revanche, les tests de Rorschach
sont une comparaison plus complète dans la mesure où ils incluent le côté inconscient qui est absent dans le mirage.

34
On peut donc dire que les formes abstraites présentes dans les diptyques de la série Wagon ressemblent à des tests
de Rorschach.

Selon Hermann Rorschach dans Psychodiagnostic, les formes abstraites et symétriques des tests de Rorschach
forcent le patient à effectuer un travail de perception pour lequel il doit faire appel à des images-souvenirs de son
passé, des groupes de sensations anciens et des complexes de sensations récents afin d’interpréter l’image.
« L’interprétation des formes fortuites apparaît comme une perception dans laquelle le travail d’assimilation du
complexe de sensations et de l’engramme est si grand qu’il est justement perçu comme un travail d’assimilation.
C’est cette perception intérieure d’une équivalence imparfaite entre le complexe de sensations et l’engramme qui
donne à la perception le caractère d’une interprétation47. »

Comme les tests de Rorschach qui permettent, grâce au recours à des planches de taches abstraites et dédoublées,
de découvrir et de révéler d’éventuels traits de personnalité cachés ou troubles, les diptyques de la série Wagon
révèlent les traits cachés ou troubles de l’image historique.

Cette hétérotopie - ou mirage - qui apparaît grâce au dédoublement de l’image d’archive incarne par conséquent
l’inconscient de l’histoire revenu à la surface. Cette image revenante et ambiguë vient remplacer l’image originale, ce
qui fait de l’inquiétante étrangeté de cette image nouvelle le sujet principal de l’œuvre. Et cette image nouvelle
alterne entre des figures reconnaissables et une tache méconnaissable.

Tali Gai, Wagon IV, huile sur lin brut, 2013, 35 cm x 120 cm.
Les dix planches du test du Rorschach

En d’autres termes, le dédoublement rend l’invisible visible, il conscientise l’inconscient et fait remonter les
profondeurs à la surface à travers l’emploi d’une technique indirecte.

47Rorschach, Hermann, trad. André Ombredane et Augustine Landau, Psychodiagnostic : méthode et résultats d’une
expérience diagnostique de perception, interprétation libre de formes fortuites, Paris, Presses Universitaires de France, 1947,
pp. 3-4.

35
L’histoire prend un caractère paradoxal à la façon d’un mirage psychologique : fugace mais saisie, réelle mais
irréelle, inachevée et pourtant achevée.

Le principe de réification dans les théories de la Gestalt (la psychologie de la forme)


Pour approfondir la sensation qu’une forme abstraite est revenue à la surface, je me demande si une appropriation
des principes de la Gestalt, en particulier la réification, peut prendre une place importante dans mon travail plastique
en tant que solution plastique pour rendre visible l’invisible. Cette illusion d’optique est compatible d’un point de vue
plastique avec mon questionnement car elle donne forme à l’indicible sans lui donner forme. Il s’agit en outre d’un
moyen ambigu. La réification établit une « autre » image mais cette autre image n’est ni réelle ni irréelle, ni vraie ni
fausse.

De plus, à l’instar des taches de Rorschach, c’est une technique indirecte. Elle révèle les choses d’une façon
oblique. Pour moi, l’inconscient et le refoulement caché dans l’image ne peuvent sortir plastiquement que de façon
indirecte à travers le dérangement de l’image. Je ne m’intéresse pas trop à la production d’une image qui serait
d’une violence directe et trop didactique dans son message. Comme Freud dans La Psychopathologie de la vie
quotidienne, comme Carlo Ginzburg dans Mythes, emblèmes, traces ou encore comme dans l’œuvre d’Estefania
Peñafiel Loiaza, je m’intéresse à l’inconscient qui se révèle dans des détails du hasard, d’une façon apparemment
irréfléchie. C’est là que réside l’inquiétante étrangeté de l’histoire et de l’image. C’est là où se terre souvent la
violence la plus troublante.

Si la réification est un phénomène optique dans lequel la perception construit, à partir de repères ou d’indices,
quelque chose qui n’est pas là, on peut dire que mes diptyques comportent déjà des traces de ce principe. Par
exemple, les lignes de fuite blanches qui forment une partie du contour du wagon et laissent le spectateur compléter
la forme de lui-même. En outre, la réification fonctionne comme un jeu entre la non-image (vide) et l’image. L’œil
fluctue entre un vide qui est vide est un vide qui prend forme soudainement. Les effets d’effacement et d’apparition /
disparition des formes dans mes diptyques jouent déjà avec cette sorte de vide.

Deux exemples de réification

Le dédoublement dans le film Le Cabinet du Docteur Caligari


Mais le dédoublement dans mes toiles n’est qu’une illusion d’optique assortie de connotations psychologiques ; il est
aussi directement lié aux doppelgänger des films allemands des années 1920. Comme les doubles de cette époque-
là, les doubles de la série Wagon ont un effet déstabilisant. Ils introduisent des caractères et des situations qui
peuvent se renverser à n’importe quel moment et sans avertissement. Ce changement incessant introduit une mise
en doute de l’image et de l’histoire et dénie au spectateur la narration fixe qu’il attend. Cette interruption de la
narration me semble la plus importante lorsqu’il s’agit de déranger une image d’archive. On interrompt l’image

36
d’archive avec des indices ambigües, changeants et énigmatiques. Dans ces films, le double implique une inversion
des rôles, ce qui est capital dans l’histoire vraie du Wagon 2419D et dans la série Wagon.

Le film Le Cabinet du Docteur Caligari est un excellent exemple d’inquiétante étrangeté mise en valeur de la sorte.
Les personnages ne possèdent pas d’identité stable : ils peuvent se transformer en quelqu’un d’autre ou se perdre
dans un autre.

Dans le film, ce double prend plusieurs formes qui m’aident à découvrir la meilleure façon de détourner une image
historique et de faire naître un doute ou une révélation du caché, qui sont autant de catalyseurs de l’inquiétante
étrangeté. Premièrement, dans le film comme dans mes diptyques, il y a des doubles qui jouent le rôle de
l’inconscient actif dans le monde. Ainsi le somnambule est-il le double de Caligari. Soumis au contrôle du docteur, il
accomplit ses désirs meurtriers. Par conséquent, même si Caligari présente son somnambule au public comme un
voyant capable de prédire l’avenir et deviner le passé, la réalité est tout autre : le somnambule est la personnification
du refoulement de Caligari.

De plus, il y a le double qui arrive en raison d’une obsession liée à un événement historique. Cet aspect de l’histoire
comme spectre fait également partie de mon travail plastique car la peinture dédoublée transforme l’image historique
en lui conférant un caractère obsessionnel. De la même façon, on découvre que Caligari est vraiment le directeur
d’un asile (un homme fou avec une double vie qui s’occupe de fous) qui s’est pris d’une obsession pour l’histoire d’un
certain Docteur Caligari du XIVe siècle. Il est hanté par ce passé et tente de le reconstituer, allant jusqu’à se
transformer lui-même en Caligari. En même temps, il peut osciller entre ces deux rôles - directeur d’établissement
médical et colporteur de fête foraine. Pour renforcer la contradiction et la confusion, les univers de ces deux rôles
sont complètement contradictoires : l’univers magique du somnambulisme et l’univers scientifique des professions
médicales.

L’aspect effrayant de ces doubles est accentué par l’instabilité des identités et la répétition des mêmes histoires, des
mêmes crimes. Ce concept de l’absurde retour du même fait partie intégrante de mes œuvres, dans lesquelles je
reconstitue des indices relatifs à un sujet qui poursuit son cycle d’apparitions et disparitions. Par exemple, le film
commence avec le père du personnage principal (Francis) qui explique qu’il a tout perdu à cause d’un fantôme.
Ensuite, à la fin du film, lorsque père et fils visitent l’asile, le fils, voyant le docteur Caligari dans son rôle de directeur,
devient fou avec colère. Il est rapidement maîtrisé par les infirmiers et devient un des patients du Dr Caligari. À la fin
du film, la porte de sa cellule est fermée par le docteur Caligari et on pressent que Francis va devenir son prochain
somnambule / sa prochaine victime. Et l’histoire va se répéter. Une nouvelle fois.

Outre les doubles et la répétition du même, le film possède d’autres aspects formels qu’on peut retrouver dans mes
œuvres sur l’histoire. Par exemple, comme dans Wagon I, l’architecture dans Caligari est réduite à des lignes
abstraites et étroites, ce qui est révélateur d’une angoisse intérieure, d’un cauchemar ou tout du moins d’un monde
instable et en transition. Les décors deviennent une sorte de paysage mental, une perspective « malade » où
l’architecture semble le fruit d’une projection du refoulé sur le monde actuel. Il est intéressant de constater que les
personnages malades ou fous sont cernés de lignes blanches en perspective, exagérées comme le sont celles que
j’utilise pour souligner le wagon dans mes toiles.

Caligari dans la rue, Le Cabinet du Docteur Caligari, 1920


Les patients de l’aile dirigée par Docteur Caligari, Le Cabinet du Docteur Caligari, 1920.

37
Le dédoublement et la réouverture du passé au présent et à l’avenir
Cependant, les doubles dans mes œuvres sur l’histoire ne sont que les symptômes d’une maladie psychologique. Ils
sont aussi symboliques de quelque chose plus grand : la façon dont l’histoire, comme notre doppelgänger, revient
hanter notre présent. Dans la série Wagon, cette réouverture prend plusieurs formes : l’implication du spectateur
dans l’événement historique, les questionnements impossibles, la confrontation avec la violence du 20e siècle et la
création d’un entre-temps.

Le dédoublement du regard, le dédoublement du spectateur

Tali Gai, Wagon I, huile sur lin brut, 2013, 35 cm x 120 cm.
Tali Gai, Wagon II (accrochage vertical), huile sur lin brut, 2013, 35 cm x 120 cm.

Les diptyques Wagon I et Wagon II s’appuient sur des images de spectateurs en train d’observer le wagon en
exposition entre les deux guerres. En tant que spectateur de ce diptyque, on observe des gens qui observent à leur
tour un entre-temps (le train ainsi que son passé en train de réapparaître). Et nous, spectateurs vivants en train de
regarder le diptyque, nous devenons un double d’eux, ces acteurs de l’histoire aujourd’hui décédés. L’acte de
regarder la toile est une répétition de leur regard à eux avec nos yeux et nos corps. Nous sommes leur double. Nous
devenons donc subtilement une partie intégrante de l’œuvre et de l’histoire - littéralement la génération d’après, ce
qui ajoute la perception de niveaux généalogiques profonds propres à cette histoire qui nous inclut.

Le Double et les questions impossibles


C’est le point de vue impossible d’un passé soudain reconstitué par la personne du double. Comme le petit-fils de
Rudolf Höss dans le documentaire Les Enfants d’Hitler, le dédoublement devient en soi une interrogation de l’histoire
(ou, comme l’écrit Paul Ricœur, une reconstitution qui a pour but répondre à l’histoire.). Le documentaire nous
montre comment le petit-fils admet qu’il est obsédé par une photo montrant son père dans le jardin de son grand-
père. Dans le jardin se trouve une porte, une sorte d’arcade couverte de jolies fleurs. Et cette porte idyllique ouvre
sur Auschwitz. Le petit fils, qui possède cette photo, n’arrête pas de se demander à quoi son père a pu penser en
posant régulièrement les yeux sur cette porte – une question sans réponse possible en raison du refus de son père,
rendu définitif par sa mort.

Le Double et la confrontation avec la violence du 21 e siècle


Il y a aussi un jeu avec le regard grâce au dédoublement de l’image d’archive, qui exprime mon désir de savoir ce
que les gens voient sur la photo. À cause du montage que j’ai effectué, leur regard devient une confrontation avec le
passé et l’avenir, une confrontation avec la violence du 21e siècle et notre propre avenir.

Le dédoublement et la création d’un entre-temps


En doublant l’image et en exposant un vide entre les toiles, j’accentue le caractère paradoxal de la situation de ces
gens de l’image d’archive, qui se retrouve sans en avoir conscience dans un entre-temps. Ils sont, sans le savoir,
dans un intervalle entre les deux guerres. Ils observent un train, un wagon symbole de la victoire et de la paix qui

38
s’apprête à devenir un autre genre de wagon. Et la question que mon dédoublement pose est la suivante : quel rôle
ces gens vont-ils jouer dans la guerre à venir ? Et nous qui les regardons, quel rôle allons-nous jouer un jour ?

Cette ambiance ambivalente est renforcée par la simplification visuelle du wagon et par le dédoublement de ce
schéma. Plus précisément, le wagon est réduit à des lignes abstraites et blanches qui prennent par le dédoublement
un caractère presque cyclique. En outre, ces lignes ressemblent au plan d’un bâtiment pas encore construit. Les
spectateurs présents dans la peinture semblent observer la transformation de ce wagon qui se produit devant eux -
ou plutôt sa (ré)apparition et disparition, comme une construction fugace qui oscillerait entre présent, passé et
avenir.

Selon Georges Didi-Huberman, cet entre-temps est un espace mouvant introduit par la technique du montage. Le
montage crée des « instants prégnants48 » qui sont fugaces. Ces instants apparaissent et disparaissent en créant
une image critique qui n’est pas stable.

Par conséquent, pour aboutir plastiquement à cet espace ambigu, il faut créer une dialectique entre présence et
absence en utilisant des matières éphémères ou des techniques d’effacement qui entrent en dialectique avec des
techniques d’apparition.

L’effacement et l’empreinte dans la série Wagon


Comme il a été dit plus haut, pour générer un entre-temps, une hétérotopie de l’histoire, il ne suffit pas d’utiliser des
doubles. Il faut aussi introduire un effacement et une dialectique d’apparition / disparition.

Il est certes vrai que, dans la série Wagon, je dédouble l’image dans le but de la déranger. Mais en même temps, je
montre une image en train de s’effacer. J’établis cette ambiance par la mise en œuvre de techniques et matières
éphémères parallèlement à des techniques plus pesantes comme l’huile figurative.

Ainsi, dans la plupart de mes diptyques (sauf Wagon I qui a été dessiné à la main au crayon blanc), le dessin est
l’empreinte d’une photo d’archive au fusain. Pour chaque tableau, j’ai agrandi la photo, dessiné au dos au fusain,
puis j’ai placé la photo sur la toile avec le dos contre le lin brut avant de tracer l’image avec un crayon. Le fait d’ôter
la photo de la toile m’a permis de faire apparaître une empreinte au fusain.

L’utilisation d’une technique d’empreinte avec une matière éphémère me permet de souligner que l’image sur la toile
est davantage en train de disparaître que de se construire (au contraire de peintres modernes comme Picasso qui
laissaient le dessin visible sur la peinture dans le but d’indiquer le mouvement d’un monde en train de se fonder).

De plus, l’idée de l’empreinte, comme elle est décrite par Georges Didi-Huberman dans Devant le temps, est l’indice
ultime de la présence d’une absence car cette forme a été en contact avec le véritable être désormais disparu.
L’empreinte représente donc l’histoire dans sa forme la plus inquiétante et étrange - elle nous montre le passé en
tant que réalité, parallèlement à un avenir inéluctable. À l’instar du paradoxe de la photo évoqué par Roland Barthes
dans La Chambre claire, l’empreinte nous impose une confrontation avec le phénomène troublant du futur antérieur,
du « ça-a-été ». Telle une tragédie inhérente à toute photo, elle nous montre à l’état vif une réalité qui est déjà morte.

Il est toutefois important de noter que l’empreinte est obtenue dans mes tableaux à partir de l’impression d’une photo
d’archive trouvée sur Internet. Ces empreintes sont bien loin des masques funéraires romains évoqués par Georges
Didi-Huberman ; elles ne renforcent pas le réel mais en deviennent un médium, et cette médiatisation crée un fossé
entre nous et le réel du passé.

En outre, cette distance impénétrable qui nous sépare du passé réel, je m’emploie à la renforcer. Je réalise
l’empreinte d’une image historique déjà déplacée plusieurs fois par la médiatisation et la manipulation : c’est la
photocopie d’une image floue trouvée sur Internet. Même si le résultat est fidèle à la photo originale, celle-ci n’est
elle-même qu’une simplification des lieux et personnages par le truchement d’un œil mécanique. Par mes choix

48 Didi-Huberman, Quand les images prennent position, op.cit., p. 84.

39
esthétiques et la façon dont j’efface les détails, j’accentue cette distance. Je ne dessine pas tout le wagon et je ne
reproduis pas tous les arbres de la forêt de Compiègne.

Cet effacement n’a pas pour objet d’oblitérer l’histoire ni de la nier (comme les trucages photographiques décrits par
Clément Rosset dans Fantasmagories) mais d’exposer des rapports et constructions cachés, que cet effacement
contribue à faire apparaître. Comme Bertolt Brecht, ce qui m’intéresse, c’est de disposer les images de façon mieux
les exposer.

L’effacement et la tension entre apparition et disparition dans l’œuvre d’Estefania Peñafiel Loaiza, Giulia
Andreani et Hélène Majera
Pour mieux comprendre mes propres techniques d’effacement ainsi que pour trouver d’autres façons de le faire dans
l’objectif de renforcer l’inquiétante étrangeté que je recherche dans mon propre travail plastique, je fais référence à
trois artistes qui travaillent en profondeur avec cette technique et ses rapports à l’histoire : Estefania Peñafiel Loaiza,
Giulia Andreani et Hélène Majera.

Estefania Peñafiel Loaiza : l’effacement qui rend l’image visible


En gros l’œuvre de Estefania Peñafiel Loaiza est une tentative rendre visible l’invisible, particulièrement la voix du
passé dans le présent (un questionnement très proche du mien). Pour parvenir à ce but, elle dispose de plusieurs
procédés qu’elle a expliquées lors de la conférence Dans la tête d’Estefania Peñafiel Loaiza à la Maison Rouge le
22 mars 2014. Ces procédés m’aident à comprendre comment je peux aller plus loin pour faire ressurgir le passé
d’une une façon ambiguë et pourtant puissante : les plus puissants d’entre eux, qui sont aussi les plus proches des
miens, sont cités ci-dessous, accompagnés d’exemples de son travail plastique.

- Elle efface l’image pour la rendre visible. Elle explore l’aspect invisible de l’image d’archive.
On constate ce phénomène paradoxal dans la série Sans Titre (figurants) où, depuis 2009,
elle prend des images des journaux dont elle efface les figures principales. De plus, elle
préserve les rebuts de l’effacement dans des petites fioles qu’elle met en vitrine. Puis elle
présente ces éléments en tant qu’installation dans laquelle on est entouré par des centaines
d’images effacées et leurs rebuts précieusement conservés dans des fioles et des vitrines.
Cette présentation de l’œuvre établit une sorte d’archive de l’effacement (contredisant la
fonction normalement associée aux archives et dévoilant l’échec final de l’archive).

Estefania Peñafiel Loaiza, Sans Titre (figurants), depuis 2009, Installation numéros 1 à 500 (numéros 1 à 200, collection des Fonds Nationaux
d’Art Contemporain).

-- Elle travaille avec les paradoxes et accentue les contradictions. C’est une des premières choses
qu’elle a dites à la conférence à la Maison rouge : elle travaille avec les contradictions. Si elle
utilise l’effacement, c’est pour mieux révéler ; si elle utilise le soleil, c’est pour mieux cacher ; si elle
utilise des feuilles vivantes, c’est pour mieux exposer la mort ; si elle découpe un livre, c’est pour
mieux l’unifier.

- Elle multiplie les perspectives et déstabilise le point de vue. Elle oppose une image à une autre.
Elle mélange des références (littéraires, archéologiques, etc.) et souligne l’aspect passager de la

40
vie. Elle redonne la parole à l’image ou au lieu. Elle invoque ce qui manque, ce qui est latent, le
non-vu, l’absent, l’invisible. Elle agence le maintenant d’une voix lointaine. Dans la vidéo A Room
with a View, elle juxtapose des images du chantier du Carlton hôtel Beyrouth avec un texte citant
des anciens salariés de la grande époque de l’hôtel. Le texte, présenté en sous-titres, agit comme
un fantôme qui hante les images du chantier. C’est la voix du passé qui ressurgit dans l’optimisme
de l’avenir. Souvent, elle dédouble l’image du chantier, établissant une hétérotopie, un lieu qui
n’est ni purement du passé ni purement du présent.

En outre, le titre A Room With a View fait référence au roman éponyme de l’écrivain anglais E.M.
Forster et renforce la technique de Loaiza qui consiste à multiplier les perspectives pour
déstabiliser le point de vue et parvenir à des conclusions inattendues. Ce réseau de rapports
fonctionne comme une hétérotopie. Il relie plusieurs temporalités et mondes différents pour obtenir
un entre-temps.

En effet, le roman se passe dans un hôtel italien où les « rooms » ou « chambres » offrent à voir
les points du vue différents et souvent conflictuels des différents personnages. Mais à cause de
ces conflits et de sa rencontre avec des cultures étrangères, le personnage principal, une jeune
anglaise du nom de Lucy, découvre ses propres valeurs, son propre point du vue. Cela lui donne le
courage de créer son propre chemin et se marier avec son véritable amour.

En s’appropriant ce titre, Loaiza établit donc une contradiction très forte. Contrairement aux
chambres pleines de vie décrites dans le roman, les chambres qu’elle montre sont en ruine et tous
les anciens personnages et leurs histoires ont disparu – sauf pour les traces qu’ils ont laissées (les
sous-titres).

En utilisant ce titre pour cette vidéo, Loaiza évoque une tension précaire entre le bruit de
l’existence et le silence du néant. Dans ses œuvres, on n’oublie jamais que tout est passager. Elle
souligne cette idée par l’emploi des mots « passage » et « paysage. » L’hétérotopie qu’elle évoque
est le paysage d’un passage. Ce passage est un entre-temps. Ce passage est également le
mécanisme tragique évoqué par Clément Rosset dans La philosophie tragique. Comme le montre
Loaiza, la tragédie ne se révèle pas dans le paysage en ruine (ou la « situation » après coup selon
Rosset) mais dans le passage entre l’ascension active et la ruine silencieuse (les moments de
transition selon Rosset).

Estefania Peñafiel Loaiza, A Room with a view (mode d'emploi), 2011, double projection vidéo HD 9 min.
Estefania Peñafiel Loaiza, A Room with a view, Exposition à The Hangar UMAM Beirut, Liban, 2011.

- Elle tisse des liens et elle explore des relations.


- Elle répète pour re-signifier, elle reproduit les gestes, elle cherche en permanence à regarder
autrement.
- Elle utilise des matières instables ou imperceptibles afin de renforcer le cycle d’apparition et
disparition dans son travail. Elle fait référence à la littérature de la perte de soi. Elle choisit

41
souvent des matières qui sont éphémères et changeantes, ou parfois presque imperceptibles,
dans le but de souligner le concept d’effacement dans son travail : poudre non-fixée ou feuilles
vivantes ; marques sur verre ou marques blanc sur blanc. Ses œuvres deviennent comme des
mirages qui oscillent entre visibilité et invisibilité

Par exemple, dans la vidéo Cartographies I : La crise de la dimension, le texte apparaît petit à
petit au contact de son doigt. Pour souligner cet intervalle étrange entre l’apparition et la
disparition, elle fait apparaître un texte sur l’Équateur (son pays d’origine, qui tire son nom de
cette fameuse ligne invisible, la ligne de l’équateur) par Henri Michaux intitulé « La Crise de la
dimension ». Dans ce texte, Michaux raconte son séjour d’un an en Équateur. À l’instar d’A
Room With a View d’E.M. Forster, c’est un texte qui parle de la crise d’identité et de la perte
de repères qui peuvent surgir lorsqu’on se trouve dans un pays étranger. Mais Michaux
évoque également une crise existentielle et notre confrontation avec notre propre précarité.

Ce mélange de références littéraires et visuelles dans le but de créer des œuvres à plusieurs
niveaux de sens m’inspire profondément. Comme Loaiza, je souhaite créer des réseaux de
relations historiques, littéraires et philosophiques afin de me confronter à l’histoire immanente,
à mon statut d’étrangère et de m’interroger sur mon intérêt pour la tension entre l’existence et
le néant. Tous ces centres d’intérêt sont interconnectés dans mes pensées et dans mes
œuvres, comme dans les œuvres de Loaiza, en particulier Cartographies I : La crise de la
dimension.

Estefania Peñafiel Loaiza Cartographies I : la crise de la dimension, 2010, vidéo 18 min 40 s.

- Elle crée des mirages, des hétérotopies, des intervalles. Ces illusions d’optique établissent un
espace et une spatialité « autres ». Ils établissent également l’illusion d’une profondeur ou
d’une verticalité, quelque chose qui est présent juste en-dessous de la surface. De la même
façon, je cherche à transformer une image en mirage, en fil du rasoir entre le visible et
l’invisible. L’analyse du travail de Loaiza me permet de trouver d’autres façons de parvenir à
cet objectif - par exemple en utilisant d’autres matières que la peinture ou partant d’une image
encore plus déformée ou invisible.

Estefania Peñafiel Loaiza, 2005, Ligne imaginaire (Équateur), intervention sur site, gomme à effacer sur mur,
dimensions variables.
Estefania Peñafiel Loaiza, Mirage(s), 2007, intervention sur site, empreintes sur vitre.

42
Giulia Andreani : effacement et enquête sur le temps disparu
Les peintures et aquarelles de l’artiste italienne Giulia Andreani explorent elles aussi les techniques d’effacement,
mais d’une façon différente de ce que fait Loaiza. D’un point de vue technique, mes propres procédés font écho à cet
effacement. Comme Andreani, j’efface de larges portions de ma peinture pour générer une verticalité du temps à
travers la mise en évidence d’une tension entre d’une part la surface de la toile et d’autre part la profondeur et
l’apparition / disparition des figures. Comme elle, je produis ces vides afin d‘introduire une sorte de « respiration » qui
laisse le passé ressurgir dans le présent. Comme elle j’introduis ces vides pour créer une ambiance silencieuse ou
on écoute l’histoire et le passé. Et comme elle, j’utilise une palette monotone qui symbolise les cendres des morts de
l’histoire mais aussi l’histoire en tant qu’ombre / lumière saisie par l’appareil photo et pourtant disparue.

Autre lien entre mon travail et le sien : l’appropriation d’images d’archives des années 1930-1950, qu’on trouve sur
Internet ou dans des fonds archives, afin de créer des toiles relativement critiques. Cependant, elle crée de
véritables « enquêtes » de la « petite histoire » dans la « grande histoire » là où je recherche dans les événements
factuels de l’histoire de grands motifs cachés ou absurdes.

Dans la série (Non) si passa la frontiera qu’elle a exposée en 2013 à Bendana Pinel Art Contemporain, elle suit le
parcours d’Eduardo Cosimo Cammilleri, qui a traversé l’Europe durant les années de guerre pour rejoindre ses
proches et fuir le fascisme. Elle reconstitue sa vie et crée une allégorie de la Vie en général à travers une série
d’aquarelles. Au contraire, dans ma série Wagon, j’attache mon propos à un objet transformé par les hommes et par
les guerres afin de révéler une idéologie tragique et troublante.

Giulia Andreani, (Non) si passa la frontiera, 2013, aquarelle sur papier, dimensions variées, Bendana Pinel Art Contemporain.
Giulia Andreani, Forever Young, 2012, acrylique sur toile, 27 cm x 35 cm chacun.

Andreani travaille aussi avec les contradictions critiques et troublantes, ce qui apparaît de façon similaire dans ma
démarche. En 2013 au Salon de Montrouge, elle a exposé Forever Young, une série de portraits de dictateurs dans
leur jeunesse, manifestant une tension ambiguë et effrayante entre l’innocence des visages et la culpabilité des
monstres qu’ils vont devenir. Le titre (emprunté à la chanson de Bob Dylan) évoque une nostalgie de l’innocence qui
a pour effet de renforcer la contradiction entre la violence des sujets de ses aquarelles et une jeunesse idéalisée.
Mais au contraire d’Andreani, je cherche à mettre au jour des critiques un peu moins didactiques et directes. Je
préfère par exemple adopter l’approche oblique et indirecte d’Estefania Peñafiel Loaiza et Hélène Majera, qui expose
l’aspect caché de l’image en s’y attaquant de façon indirecte. Le résultat est une image qui hante le spectateur, au
lieu d’une image qui lui dit de quelle façon il doit réagir.

43
Hélène Majera : la peinture en tant que montage d’indices médiatisés et de temps mélangés

Hélène Majera, 1948, Paris et 1945 Hiroshima, 2003, huile sur toile.

Les peintures d’Hélène Majera sont fortement en relation avec les miennes à plusieurs niveaux : elles créent une
séquence d’images cinématographiques en noir et blanc qui mettent en évidence un montage dialectique (thèse-
antithèse-synthèse) ; Majera juxtapose des indices d’événements historiques extraits de temporalités différentes
dans le but d’établir un sens « autre » ou un « entre-temps » hétérotopique ; elle travaille comme « chiffonnier » des
images et des spectres ; elle utilise la peinture comme outil pour dévoiler le temps vertical ; elle aborde des images
« en biais » ; elle juxtapose des images avec le vide ou avec une partie de toile toute grise, comme un Rothko flou.

En outre, elle explique dans le catalogue de l’exposition Déchirures de l’histoire, qui a eu lieu au 19, Centre régional
d’art contemporain de Montbéliard, qu’elle travaille le temps au corps de la peinture 49 par superposition de couches
colorées, une palette grise, une profondeur créée par montage et des surfaces stratifiées sur un plan de temporalité
vertical, ainsi que par le « biais de l’image », qui montre à voir « un temps oblique fait à rebours du temps, dans les
plis d’un temps50 ». Comme Majera, à travers la peinture, c’est un temps vertical que je tente de dévoiler. Cette
verticalité est un pli dans le temps auquel, comme elle, j’aspire à parvenir à travers une peinture interrompue par des
intervalles, des strates, des fragments et des vides.

Dans un autre ordre d’idée, nos techniques se croisent encore avec l’utilisation de la peinture en tant que technique
de distanciation. En parlant de son travail, elle dit qu’elle a choisi la peinture parce qu’elle sert de « énième masque
de reproduction d’une photographie déjà vue – déjà reproduite - déjà oubliée51 ». D’une façon similaire, je prends
l’empreinte d’une image déjà reproduite plusieurs fois. Je poursuis donc le déplacement en ayant recours à la
peinture.

Son travail est naturellement hétérotopique. Elle prend des images « de la poubelle médiatique » et elle effectue un
travail de reliure et de jointure afin de révéler un sens qui est « autre » ou qui est « au rebours du temps » et « dans
les plis du temps »52.

En outre, elle cherche à connecter son travail à sa propre autobiographie et à sa propre généalogie. Elle mélange
des photos de son année de naissance et des portraits d’enfance avec des images d’archives. C’est d’une façon
similaire que je relie l’histoire de ma famille à mon travail plastique sur le temps. Dans la série Wagon, l’effet est

49 Cyroulnik, Philippe, Déchirures de l’histoire, Montbéliard, Le 19, Centre régional d’art contemporain, 2003, pp. 64-65, p. 10.
50 Philippe Cyroulnik, ibid., p. 65.
51 Ibid., p. 64.
52 Ibid., pp. 64-65.

44
moins direct, mais par le passé j’ai souvent juxtaposé des images de mon enfance avec des images de guerres font
ma famille (ainsi que beaucoup d’autres bien sûr) a eu à souffrir. Je crois que cette intention est encore présente
dans mon travail. Lorsque je dévoile des rapports cachés ou des constructions absurdes, c’est pour mieux
comprendre la place qu’occupe ma propre famille dans cette grande tragi-comédie.

Tali Gai, Sans titre, 2011, crayon sur papier, collage du magazine Le Miroir de 1915, et carton plume, 30 cm x 25 cm x 10 cm, collection de
Dorothy Mitchard, Londres.

Cache-cache : le jeu d’apparition et disparition du passé dans l’œuvre Folkstone de Robert Kusmirowski
Le travail de l’artiste polonais Robert Kusmirowski explore une autre sorte d’effacement : les cycles naturels
d’apparition et disparition et le manque de fiabilité des repères historiques.

Dans la série Wagon, je m’intéresse à un paradoxe : je fais apparaître une histoire qui est toujours en train de
disparaître. La présentation Folkstone, que l’artiste Robert Kusmirowski a créée pour la Triennale de Folkstone, joue
littéralement avec ce rythme de résurgences et disparitions de l’histoire dans le présent.

Pour cette installation, Kusmirowski a reconstruit trois cabanes d’un quartier de pêcheurs depuis longtemps disparu.
Il a construit ces cabanes à partir de déchets et détritus trouvés dans le port. Situées dans le port, les cabanes
n’étaient accessibles qu’à marée basse, puisque la marée haute les engloutissait systématiquement. Cette
résurgence et disparition de l’œuvre au fil des cycles naturels de la journée, chaque jour, ne se contente pas de
dévoiler une strate archéologique vestige d’une ville disparue : elle montre comment la nature refait sienne les
constructions humaines. Au fil des semaines, les cabanes sont devenues de plus en plus vertes, avalées par la
mousse, sculptées par les vagues.

De plus, cette résurgence de la même histoire avec chaque marée basse fait référence à l’histoire en tant que boucle
ou éternel retour du même. Cet éternel retour des mêmes actes contredit l’idéologie du « progrès » qui fut une
obsession du 19e siècle.

Avec l’accrochage à l’horizontale de la série Wagon, j’essaie de mettre en évidence cet éternel retour du même, ce
même cycle d’apparitions et disparitions. Accrochée au mur à l’horizontale, la série Wagon devient un montage
cinématographique, où les spectateurs regard le même train ressurgir à des époques différentes.

45
Robert Kusmirowski, Folkstone, décombres trouvés, Folkstone Trienniale de Folkstone, 2014.

Les repères instable : le Wagon de Robert Kusmirowski


Dans ma série Wagon, le train, isolé, devient l’outil effrayant de jeux de pouvoir changeants, mais aussi un repère
par nature instable. Par exemple, la signification du wagon fluctue d’une façon terrifiante entre deux extrêmes : à un
moment donné, c’est le symbole de la victoire et la paix (1918), tandis qu’à un autre moment il s’agit du symbole de
la défaite et de la haine (1940). Cette instabilité dans la lisibilité du signe que représente le wagon est terrifiante car
elle admet que les signes de l’histoire ne restent pas stables et qu’ils sont toujours ouverts à l’avenir et aux
changements bouleversants que celui-ci apporte aux signes du passé.

L’artiste polonais Robert Kusmirowski joue avec ce réseau de sens opposés accrochés aux mêmes repères
historiques. Il joue avec cette confusion, cette tension entre interprétations opposées. Et il nous confronte à nos
propres préjugés, à notre confiance en la solidité et pérennité des formes.

Reconnu pour ses reconstitutions méticuleuses de situations et documents historiques, Kusmirowski a exposé en
2008 à la Biennale de Berlin un wagon qui fut une école primaire pour jeunes Juives polonaises. À première vue, ce
wagon apparaissait comme une authentique voiture de chemins de fer des années 1940 – autrement dit, un élément
de l’Holocauste. Mais observé de plus près, on ne pouvait que constater que ce wagon avait une fonction en
complète contradiction avec cette première interprétation.

De plus, à y regarder de plus près, on comprend que ce wagon, qui semble si réel et solide (aux dimensions d’un
véritable wagon), est un faux créé à partir de matières assez éphémères en comparaison avec ceux qu’on utilise
pour construire un vrai train : le carton et l’acrylique.

Robert Kusmirowski, Wagon, 2008, Biennale de Berlin, acrylique et carton.


Tali Gai, photo du wagon à Auschwitz-Birkenau, 2013, photo numérique.

L’ambigüité présentée par Kusmirowski est troublante. Dans ses mains, le passé et l’histoire ne sont plus des
repères fiables mais au contraire ouverts, inachevés, changeants. Dans ses mains, les repères historiques revêtent
un aspect avant d’en révéler un autre.

Ses œuvres, à l’instar de Wagon, jouent avec les connaissances du spectateur en matière d’histoire, qu’il détourne
pour fonder un paradoxe ou un espace entre deux définitions opposées. C’est un wagon de déportation et en même

46
temps un wagon d’éducation. Comme Kusmirowski, j’essaie dans mes tableaux de parvenir à cette sorte d’ambigüité
des signes, mais à travers le dédoublement, l’effacement ou la transformation de l’image en mirage.

La technique de l’énigme selon Giorgio De Chirico : déplacements de l’image au service de


la métaphysique
Il est clair qu’on peut faire ressurgir l’inquiétante étrangeté d’une image historique à travers l’utilisation de plusieurs
techniques plastiques : le dérangement des repères, l’apparition / disparition, l’effacement, le dédoublement et le
démontage et remontage dialectique de l’image. Mais comment on peut transformer l’image d’archive en véritable
énigme ? Une étude de la méthode de l’énigme de Giorgio De Chirico est utile pour explorer ce problème plastique
et théorique.

La technique de la métaphysique, la méthode de l’énigme


Vous qui d’énigmes êtes ivres, vous que réjouit la pénombre, vous de qui l’âme par des flûtes est vers tous
labyrinthes entraînée… là où vous pouvez deviner il vous répugne d’inférer. 53

–Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Pour mieux comprendre la technique de l’énigme mise en œuvre dans les tableaux métaphysiques de Giorgio De
Chirico, on peut diviser sa méthodes en quelques catégories majeures : la représentation du monde en tant
qu’apparence d’apparence ; la représentation d’une énigme vécue ; la philosophie comme point de départ ; la
connaissance par l’étrangeté ; le déplacement des objets ; le déplacement des enjeux de l’illusionnisme ; la création
d’hétérotopies ; les temps mélangés (anachronique, moderne).

La représentation du monde en tant qu’apparence d’apparence


D’après Wieland Schmied, De Chirico partage l’amour de l’énigme avec Nietzsche et les philosophes présocratiques
(fragments de Thalès, d’Anaximandre, d’Héraclite, de Parménide et de Pythagore). Pour Héraclite, l’énigme est la
forme centrale de la pensée ; pour Platon (dans le Phédon), l’énigme est liée à la mystique et aux mystères. Selon
Aristote, « c’est le concept de l’énigme que de dire les choses réelles au travers de la liaison de choses
impossibles54 ». C’est ici qu’on on trouve le noyau mystérieux des tableaux métaphysiques de De Chirico.

Dans le catalogue De Chirico (1983), Schmied décrit la méthode de De Chirico en trois étapes :

1.) De Chirico peint le monde en tant qu’apparence.


2.) Mais il peint le monde en tant qu’apparence de façon à ce qu’on constate qu’il n’y a rien derrière cette
apparence.
3.) Il place ce monde d’apparence dans un monde qui est également vide ou dénué de sens.

Giorgio De Chirico, La Matinée angoissante, 1912, huile sur toile, 80,5 cm x 65 cm, Museum Ludwig, Cologne.

53 Cité par Maurizio Fagiolo dell’Arco, “De Chirico à Paris 1911-1915”, Giorgio De Chirico, Paris, Centre Georges Pompidou,
1983, p. 88.
54 Maurizio Fagiolo dell’Arco, « De Chirico à Paris 1911-1915 », De Chirico, ibid., p. 103.

47
Ce dédoublement du non-sens ou du vide dans les toiles métaphysique du De Chirico est en effet l’énigme. Et cette
énigme présentée par De Chirico est, d’après Schmied, la représentation de toutes les questions, de toutes les
énigmes, de tous les secrets auxquels l’être humain est confronté. Ces tableaux présentent l’apparence des choses
et cette apparence suggère le gré mystérieux de la vérité qui, paradoxalement, « ne peut être atteinte autrement que
par cette apparence55 ».

C’est donc à un triple jeu que De Chirico nous propose de jouer : l’expérience de l’apparence, l’expérience de ce qui
est derrière cette apparence (le vide, le néant) et la perception du monde en tant que voile d’apparence qui cache la
vérité sous-jacente. Sous l’influence du théâtre, les bâtiments qu’il présente ressemblent à une mise en scène
susceptible de changer, de voler en éclat et de dévoiler une autre réalité (comme dans le théâtre) à n’importe quel
moment. De plus, loin de la métaphysique des peintres symbolistes, il adopte une lumière incroyablement claire.
C’est l’opposé de la brume romantique et mélancolique de Friedrich ou Böcklin. Chez De Chirico, la révélation
métaphysique est à découvert en pleine lumière, et non pas cachée par le brouillard.

La représentation d’une énigme vécu


La procédure de cette technique est expliqué par De Chirico lui-même lorsqu’il raconte l’inspiration à l’origine de son
fameux tableau L’Énigme d’un après-midi d’automne :

…Par un clair après-midi automnal j’étais assis sur un banc au milieu de la Piazza Santa Croce à Florence.
Certes, ce n’était pas la première fois que je voyais cette place. Je venais de sortir d’une longue et
douloureuse maladie (…) et me trouvai dans un état de sensibilité presque morbide. La nature entière,
jusqu’au marbre des édifices et des fontaines, me semblait en convalescence (…). J’ai eu alors
l’impression étrange que je voyais toutes ces choses pour la première fois. Et la composition de mon
tableau me vint à l’esprit ; et chaque fois que je regarde cette peinture ; je revois ce moment ; le moment
pourtant est une énigme pour moi : car il est inexplicable. J’aime appeler aussi l’œuvre qui en résulta une
énigme.56

Giorgio De Chirico, L’Énigme de l’arrivée et de l’après-midi, huile sur toile, 1912, collection particulière.

On apprend de cette citation trois choses distinctes également saisissantes et révélatrices de sa technique de
l’énigme. Premièrement, l’inspiration, qui est partie intégrante de sa méthode, est une sensibilisation de la
perception qui place soudain le banal sous un jour différent, insolite. Deuxièmement, l’objectif de cette méthode est
de découvrir et capturer dans la peinture ce nouveau regard, ce sentiment mystérieux. Troisièmement, la toile qui
résulte de cette méthode est elle-même une énigme et chaque fois De Chirico la regardait, il revivait l’énigme de
l’expérience réelle qu’il avait vécue.

Dans mon propre travail, en particulier en ce qui concerne mon travail sur l’histoire, j’essaie de plus en plus de créer
des énigmes dans le sens de De Chirico : de véritables énigmes sur l’histoire, inspirées d’une vraie énigme

55 Cité par Maurizio Fagiolo dell’Arco, op. cit., p. 109.


56 Cité par Maurizio Fagiolo dell’Arco, « De Chirico à Paris 1911-1915 », De Chirico, ibid., p. 63.

48
rencontrée. Et chaque fois que je vois ces toiles, je voudrais ressentir et vivre à nouveau ce mystère éprouvé à la
première découverte de ces images et de leur puissance cachée.

C’est le cas de la série Wagon. Elle a été inspirée par un faisceau de coïncidences réelles (la sortie du film La Rafle ;
la découverte de la rue du docteur Finlay et du Vélodrome d’Hiver ainsi qu’une aventure vécue par hasard à
Soissons, où se trouve ce wagon), d’éclairs instinctifs (la découverte de tas d’images d’archives en ligne, le
dédoublement de l’image, les lignes blanches comme construction détournée) et d’énigmes révélées après coup
(l’image comme tache de Rorschach, la référence à des wagons de déportation, le dédoublement qui crée une
hétérotopie). Dans ce sens, je tente de créer des tableaux qui me surprennent et qui me rappelle cette surprise,
l’énigme qui y est liée et l’inquiétante étrangeté de ces découvertes sur le wagon 2419D.

La philosophie comme point du départ


Dans son catalogue raisonné sur les tableaux métaphysiques de Giorgio De Chirico, Paolo Baldacci constate que De
Chirico, en lisant des œuvres philosophiques, en intégrait soigneusement la substance grâce à sa méthode de
l’énigme. Au sujet de cette méthode, il écrit que De Chirico…

… notait les passages qui le frappaient le plus, en les rattachant à des réflexions et à des intuitions
philosophiques ou artistiques. Il chercha ainsi à repérer, en les fixant dans sa mémoire, des extraits
susceptibles de faire jaillir une image, de provoquer une sensation nouvelle ou étrange. Toute la littérature
passe au crible de la recherche de ces rapports poétiques, où la signification cède le pas devant l’évocation
intuitive. (…) Chirico n’utilisa pas la littérature uniquement pour y rechercher un sujet, mais aussi pour
induire, à partir du procédé littéraire, de nouvelles techniques de communication poétique, applicables à la
peinture. À travers l’étude d’auteurs tels que Leopardi, Nietzsche, Stendhal et Rimbaud, il parvint à définir
un nouveau langage plastique. 57

Giorgio De Chirico, Nature morte. Turin 1888, huile sur toile, 1914, 60 cm x 46 cm.

Dans un tableau comme Nature morte. Turin 1888, on retrouve l’expérience d’une vision claire éprouvée par De
Chirico un après-midi d’automne à Turin, associée à des éléments de sa lecture de Nietzsche. À travers le recours à
un contraste important et à une lumière encore plus intense, on se sent même aveuglé par cette clarté. Les objets et
le lieu sont rendu méconnaissables par des perspectives incongrues. Et les objets n’ont pas une fonction lisible. Il est
même impossible de savoir avec certitude si les plans sont des bâtiments, des murs, le ciel ou le sol. Puis la pente
des objets vers le spectateur l’expose à un vertige bizarre. Aucune certitude là non plus : est-on en ascension vers
une porte, ou bien ces objets vont-ils nous tomber dessus ? C’est ainsi que le tableau reconstitue la confusion et le
mystère de l’expérience nietzschéenne vécu par De Chirico à Turin. Et le tableau rend l’étrangeté de ce monde d’une

57 Baldacci, Paolo, Chirico, la métaphysique 1888-1919, Paris, Flammarion, 1997, pp. 54-55.

49
façon qui reflète les principes de Nietzsche et les expériences révélatrices vécues par Nietzsche à Turin (sa folie et
le baiser qu’il a donné à un cheval) sans les décrire.

Comme De Chirico, mes œuvres sont souvent inspirées par plusieurs genres à la fois : la littérature, la tragédie
grecque, l’histoire, etc. Par exemple, le dessin Les Oiseaux est inspiré par un moment dans le livre L’Oiseau bariolé
de Jerzy Kosinski ; Agamemnon Twice et Cassandra sont inspirés par l’adaptation d’une pièce ancienne de l’écrivain
Charles Mee réalisée à New York à l’Access Theater par Josh Fox et moi-même en 2001, et L’Inéluctable modalité
du visible est inspirée par une analyse de cette citation de James Joyce par Georges Didi-Huberman dans Ce que
nous voyons, ce qui nous regarde. Mais je constate que je peux aller plus loin dans cette technique d’appropriation. Il
me semble que ce n’est pas assez que de rechercher des sujets dans la littérature ou dans la philosophie : comme
De Chirico, il faut ressentir d’instinct comment la lecture de ces textes peut transformer les enjeux de la création.

Cassandre dans Agamemnon 2.0 de Charles Mee Jr., metteurs en scène : Josh Fox et Tali Gai, International WOW Company, Access
Theater, New York, 2001.
Tali Gai, Cassandra, crayon et fil rouge sur papier, 20 cm x 30 cm, 2008-2010.

Tali Gai, Chœur, huile sur lin, 2010, 146 cm x 89 cm, collection privée, Paris.
Chœur (Thucydide, Hérodote, Homère, Hesiode... tous handicapés) avec Agamemnon, dans Agamemnon 2.0 de Charles Mee Jr., metteurs en
scène : Josh Fox et Tali Gai, International WOW Company, Access Theater, New York, 2001.

50
Agamemnon dans Agamemnon 2.0 de Charles Mee Jr., metteurs en scène : Josh Fox et Tali Gai, International WOW Company, Access
Theater, New York, 2001.
Tali Gai, Agamemnon Twice, huile sur lin, 146 cm x 89 cm, 2010-2011.

Clytemnestre dans Agamemnon 2.0 de Charles Mee Jr., metteurs en scène : Josh Fox et Tali Gai, International WOW Company, Access
Theater, New York, 2001.
Tali Gai, Clytemnestre et Agamemnon, huile sur lin, 146 cm x 89 cm, 2010-2011.

En suivant cette logique, la série Wagon est renforcée par mes recherches des hétérotopies, particulièrement les
hétérotopies selon Michel Foucault. Et mon travail de plasticienne tourne ensuite autour de la façon d’accentuer cette
tendance à l’hétérotopie déjà présente dans l’œuvre en ayant recours aux précisions apportées par Foucault. Par
exemple, je peux renforcer l’aspect miroir dont il parle. Je peux également présenter cette série dans une
reconstitution hétérotopique (comme les reconstitutions de Robert Kusmirowski ou les installations de Thomas
Zipp) ; je peux encore les présenter dans un cube blanc mais vraiment comme un montage cinématographique qui
ceint l’espace. Dans ce sens, le montage devient une hétérotopie des hétérotopies qui ceignent le spectateur. On
peut de cette façon commencer à transformer les enjeux de la création de la série par l’intermédiaire de mes lectures
de Foucault et d’autres écrivains.

La connaissance par l’étrangeté


Vivre dans le monde comme un immense musée d’étrangeté, plein de jouets curieux et bariolés, qui changent
d’aspect, que quelques fois comme de petits enfants nous cassons pour voir comment ils étaient faits dedans – et
déçus, nous nous apercevons qu’ils étaient vides.58 – Giorgio De Chirico

La technique de l’énigme chez De Chirico est une technique qui permet de dévoiler l’étrangeté du monde. Selon De
Chirico, les œuvres immortelles ne naissent que par la révélation : « Pour parvenir aux pensées uniques,
inhabituelles et peut-être immortelles, on ne doit rien faire d’autre que de se retirer quelques instants si totalement du
monde que les événements les plus courants apparaissent neufs et inattendus et qu’ils révèlent de cette manière

58 Cité par Maurizio Fagiolo dell’Arco, « De Chirico à Paris 1911-1915 », De Chirico, op.cit., p. 87.

51
leur essence véritable59. » Et pour parvenir à cette surprenante étrangeté, De Chirico explique qu’il faut libérer l’art
de tout sujet, de toute idée, de toute pensée, de tout symbole dépassé. L’inspiration d’une œuvre (…) devrait être
quelque chose qui n’a pas de sens en soi ni de sujet60.

Giorgio De Chirico, Le Mauvais génie d’un roi, huile sur toile, 1914, 61 cm x 50,2 cm, Museum of Modern Art, New York.
Giorgio De Chirico, Composition métaphysique, huile sur toile, 1914, 81,3 cm x 54 cm, Metropolitan Museum of Art, New York.

Pour expliciter cette technique, il précise qu’il faut « voir tout, même l’homme, en tant que chose ». Il ajoute :
« appliquée en peinture », cette distance donne « des résultats extraordinaires » et que c’est exactement ce qu’il
« tâche de prouver » avec ses tableaux61.

En outre, pour découvrir et dévoiler l’inquiétante étrangeté des choses, De Chirico adopte un style indirect qui voit
« derrière l’angle », qui « griffe pour les nuances », et qui déplace les perspectives62. Selon ses propres termes, De
Chirico écrit qu’il faut « comprendre l’énigme des choses qui généralement sont jugées insignifiantes. Sentir le
mystère de certains phénomènes des sentiments, des caractères d’un peuple, parvenir à considérer les génies
créateurs du passé comme des choses, des choses très curieuses que nous pouvons parcourir 63. »

Le déplacement des objets et la solitude des signes


Mais comment cette pensée se traduit-elle d’un point de vue plastique ? D’abord par l’isolation des signes. Dans ses
tableaux, les objets sont privés de leurs points de référence logiques (ils sont isolés, déplacés) et paraissent
associés de façon arbitraire, ce qui a pour effet de générer une instabilité des rapports et significations qu’il appelle
« la solitude des signes 64 ».

Cette solitude des signes est une façon de se confronter à la découverte du vide terrible, annoncée par Nietzsche, et
en même temps dépasser l’idéalisme romantique des symbolistes.

59 Cité par Wieland Schmied, “L’art métaphysique de Giorgio De Chirico et la philosophie allemande : Schopenhauer, Nietzsche,
Weininger », De Chirico, op.cit., p. 97.
60 Wieland Schmied, ibid., p. 97.
61 Cité par Paolo Baldacci, De Chirico, la metaphysique 1888-1919, op.cit., pp. 69-70.
62 Baldacci, ibid., p. 70.
63 Ibid.
64 Ibid., p. 71.

52
Giorgio De Chirico, Mélancolie d’un après-midi, huile sur toile, 1913, 58 cm x 48 cm, collection particulière.
Giorgio De Chirico, L’Incertitude du poète, huile sur toile, 1913, 106 cm x 94 cm, Tate Gallery, Londres.

Comme chez Henri Rousseau, on trouve chez De Chirico un dépaysement des objets. Mais chez De Chirico, ce
dépaysement n’est ni exotique ni naïf comme chez Rousseau. Les symboles de De Chirico (les artichauts, les
horloges, l’architecture, et la statuaire) sont résolument banals. Cette banalité révèle une quête de la « deuxième
identité65 » des objets. Comme l’a écrit De Chirico : « Tout objet a deux apparences : celle de tous les jours que nous
voyons presque toujours et qui est celle que voient les gens en général ; et celle, spectrale ou métaphysique, que ne
perçoivent que de rares individus dans des moments de clairvoyance et d’abstraction métaphysiques, comme c’est
le cas pour certains corps solides que le soleil ne peut pénétrer, mais que l’on peut voir grâce, par exemple, aux
rayons X ou à d’autres moyens puissants et artificiels66. »

En outre, d’après Jean Clair, les symboles de l’enfance employés dans le vocabulaire métaphysique de De Chirico
fonctionnent comme une appréhension envers la modernité et ses rapports à l’histoire. Les jouets et les friandises,
inquiétants dans leur abandonnement ou leur solitude, semblent faire partie d’un deuil pour « la patrie perdue de
l’enfance 67 ». Mais on peut interpréter ce sentiment romantique de la perte du royaume enfantin comme une
« appréhension aiguë du monde dans lequel il était entré, ou plutôt dans lequel il avait été comme expulsé, le monde
moderne de l’industrie, monde de la technique, monde des échanges incessants, monde de la non-permanence, (…)
monde de la manipulation des masses, (…) monde de ‘la terreur de l’histoire’ (…). La doxa moderniste – son
exultation du progrès et de la tabula rasa, son idéologie anti-culturelle, son culte des héros charismatiques hâtant le
cours de l’Histoire, son mépris des vrais matériaux de l’art, sa propension à la gnose, quand le savoir prétend
s’articuler à un pouvoir, son gout enfin des manifestes tapageurs et des actions de masse – l’assimilait au
totalitarisme68. »

Giorgio De Chirico, Le Salut de l’ami lointain, huile sur toile, 1916, 48,2 cm x 36,5 cm, collection particulière.
Giorgio De Chirico, Le Regret, huile sur toile, 1916, 59,3 cm x 33 cm, Munson-Williams-Proctor Institute, Utica.

65 Cité par William Rubin, « De Chirico et la modernité », De Chirico, op.cit., p. 12.


66 William Rubin, « De Chirico et la modernité », De Chirico, op.cit., p. 12.
67 Jean Clair, « Dans la terreur de l’Histoire », De Chirico, op.cit., p. 42.
68 Jean Clair, ibid., p. 42.

53
Le déplacement des enjeux de l’illusionnisme
Autre façon de traduire l’énigme d’un point de vue plastique : détourner les enjeux du réalisme. De Chirico continue
d’utiliser une technique figurative mais au lieu de faire appel au réalisme pour reproduire une image ou imiter la
nature, il l’utilise pour rendre visible l’invisible.

La grisaille et le fusain exposé : l’invisible rendu visible


Le premier détournement de l’académisme qu’on on trouve chez De Chirico est sa façon de montrer clairement la
construction abstraite que l’artiste « académique » utilise pour construire l’illusion, au lieu de la laisser cachée.

Il met à la surface visible du tableau ce qui est normalement caché derrière les couches de peinture et il rend visible
les principes de construction qui existent dans la tête du peintre (une forme de sculpture et d’installation invisible
rendue visible).

Dans ses tableaux, le fusain du dessin original remonte et joue avec la peinture - la mince couche de peinture de la
grisaille (normalement cachée) est laissée ouverte et exposée. Tout ceci, ajouté à une sous-jacente spectrale ou
fantomatique qui revient à la surface et une tension entre les textures réelles de la matière et les textures
« illusoires », résulte dans un détachement visuel, comme dans un collage, entre forme et surface.

On trouve un bon exemple de cet effet dans la toile Portrait de Guillaume Apollinaire, où le poisson et la madeleine
sont dessinés au fusain. À côté de l’huile, le fusain semble plus éphémère, plus insaisissable, plus prophétique, plus
onirique. Le poisson a l’air de disparaître en même temps qu’il apparaît. Cette fugacité de la vision et de la
perception est compatible avec le concept de la toile, où Apollinaire est une sorte d’Apollon / Orphée voyant
(symbolisé par les lunettes noires). Le fusain fait du poisson une sorte de vision prémonitoire et renforce la
coïncidence réelle qui a vu la toile prédire la blessure d’Apollinaire quelques années plus tard (cf. la cible de tir noire
en arrière-plan avec le cercle).

Giorgio De Chirico, Portrait de Guillaume Apollinaire, huile sur toile, 1914, 81,5 cm x 65 cm, Musée d’art moderne, Centre Georges Pompidou,
Paris.

L’Irrationalité délibérée : formes réduits à leur essences abstraits


Autre façon encore pour De Chirico de créer un monde inconnu en détournant les principes illusionnistes : l’utilisation
de formes (figures et architectures) simplifiées. Cette réduction des bâtiments et des personnages à leurs formes le
plus abstraites et stylisées dévoile la technique d’abstraction inhérente à la technique réaliste. De Chirico élimine,
dégrade ou simplifie l’illusion de la technique classique en ajoutant d’une part des contours noirs et durcis à des
formes peu modelées (donc plates) avec des hachures grossières et en créant d’autre part des paysages
« cristallins » et « non-atmosphériques. » dotés de plusieurs sources de lumières. Résultat, les objets perdent de leur

54
solidité, de l’illusion de masse qui révèle la lumière (le but de l’illusionnisme) pour devenir des objets flottants, voire
décoratifs, des formes « sans pesanteur, désincarnées et comme spectrales69 ».

Dans La Statue silencieuse, on voit de près une statue d’Ariane incarnant de la mélancolie. Il y a très peu de formes
modelées, sauf pour des hachures grossières qui séparent l’ombre et la lumière. Le contour de la forme est une ligne
dure (comme pour tous les autres objets) qui la séparé de l’arrière-plan et rend les rapports entre les objets et
bâtiments plus proches du collage que du paysage.

Giorgio De Chirico, La Statue silencieuse, huile sur toile, 1913, 99,5 cm x 125,5 cm, Düsseldorf, Kunstsammlung Nordrhein Westfalen.

Les personnages construits à partir des décombres


Mais De Chirico dispose également d’autres manières de déplacer la figure humaine. Par exemple, dans des
tableaux métaphysiques réalisés plus tard, les figures, si elles apparaissent, se transforment soit en mannequins soit
en échafauds cubistes. Cette abstraction, cette transformation ou réduction d’un être humain à un collage ou à une
structure précaire et délicate, comme dans le tableau L’Ange juif, ressemble aux échafaudages abstraits du cubisme
analytique de Picasso et Braque entre 1911 et 1912 (par ex. Ma jolie).

Pablo Picasso, Ma jolie, 1912, huile sur toile, 120 cm x 63 cm, Museum of Modern Art, New York.
Georges Braque, 1909-10, La guitare (Mandora, La Mandore), huile sur toile, 71,1 cm x 55,9 cm, Tate Modern, London

Mais les échafaudages de De Chirico sont différents. Même s’ils sont constitués d’éléments banals, à l’instar des
œuvres de Braque et Picasso, ils contiennent des formes encore reconnaissables ; dans L’Ange juif, on s’aperçoit
que le personnage est composé d’un assemblage de tendeurs de châssis et de divers instruments. Parce que les
formes restent reconnaissables, il y a là un pathos lyrique mis en évidence. À la manière des mannequins présents

69 William Rubin, « De Chirico et la modernité », De Chirico, op.cit., pp. 14-15.

55
dans ses tableaux, ces constructions sont des sortes d’antihéros modernes - fragiles, éphémères, un collage de
décombres.

Lorsqu’il parle des mannequins et personnages en tant qu’échafauds cubistes dans les tableaux de De Chirico,
William Rubin dit qu’ils semblent habiter « dans un univers où l’héroïsme tel que concevait le monde antique, voire le
monde prémoderne tout entier (…), n’est dorénavant plus possible »70.. Autrement dit, De Chirico nous dévoile un
monde de villes mortes et d’hommes forgés de débris.

Ces personnages sont peut-être inspirés par le Pinocchio de Carlo Collodi, que De Chirico aimait beaucoup 71 .
Comme Pinocchio, ses figures sont construites d’éléments différents. Et comme lui, ils sont ambigus.

Giorgio De Chirico, Les Muses inquiétantes, huile sur toile, 1918, 97 cm x 66 cm, collection particulière.
Giorgio De Chirico, Le Grand métaphysicien, huile sur toile, 1917, 104,5 cm x 69,8 cm, Museum of Modern Art, New York.
Giorgio De Chirico, Le Corsaire, huile sur toile, 1916, 80 cm x 56,2 cm, Merion, The Albert C. Barnes Foundation.
Giorgio De Chirico, L’Ange juif, huile sur toile, 1916, 67,3 cm x 43,8 cm, Metropolitan Museum of Art, New York.

La perspective déformée pour parvenir à un monde inconnu


Autre technique encore qui fait partie de la méthode de l’énigme de De Chirico : il brouille le code des principes de
perspective du Quattrocento pour établir un espace inconnu, où aucun être n’a jamais vécu. D’après Jean Clair, il
s’agit de l’espace de la modernité, un espace inédit et stérile. La stérilité de ce monde est un symptôme du sentiment
de « dépossession » qui règne en Europe au début du 20e siècle : « Les fausses perspectives chiriquiennes, ce jeu
trompeur de portiques, de portants et d’ombres, cette gnomique déréglée qui ne dit plus rien ni du lieu ni du temps,
créent l’espace de la modernité72 ».

Giorgio De Chirico, La Gare Montparnasse, huile sur toile, 1914, 140 cm x 184,5 cm, Museum of Modern Art, New York.

70WilliamRubin, « De Chirico et la modernité », De Chirico, op.cit., p. 24.


71 Baldacci, Paolo, Chirico, la métaphysique 1888-1919, op.cit., p. 27.
72 Jean Clair, « Dans la terreur de l’Histoire », De Chirico, op.cit., pp. 46-47.

56
Dans cette technique, De Chirico emploie une perspective fausse avec plusieurs points de fuite pour donner vie à un
monde insolite et vertigineux. C’est une technique étonnante dans sa capacité à séduire et tromper le spectateur. On
croit au début que la perspective est réelle, mais on se rend vite compte que quelque chose ne va pas. De Chirico
dirige notre regard depuis le monde connu vers un monde inconnu, il nous emmène du banal à l’insolite. Dans son
œuvre, on entre dans une perspective d’apparence stable et classique mais qui amène en réalité à la fois partout et
nulle part, avec à la clé la création d’un espace à la fois bouché et vertigineux, « de telle sorte que nous nous
sentons suspendus de façon précaire dans le vide 73 ». Le vertige généré plastiquement par De Chirico fait surgir
l’inquiétante étrangeté des symbolistes allemands au moyen d’une technique plastique moderne. Le spectateur, au
lieu de simplement y voir une juxtaposition d’images insolites, se retrouve devant une toile qui déstabilise sa vision et
son corps.

De plus, le résultat plastique de cette technique est pour le moins curieux : on fait l’expérience d’un mouvement
existant entre notre perception du tableau en tant que paysage et notre perception en tant que boîte. En effet, devant
les toiles métaphysiques de De Chirico, on a l’impression d’être enfermé dans une boîte étrange et inconfortable, au
gré de la perception qu’on en a comme paysage ou intérieur. Le hasard des points de fuites divergents et variés
dans la fausse perspective de De Chirico crée cette illusion. En même temps, on ressent ces lignes de fuites de
perspective comme une forme dans l’espace, une construction abstraite.

Giorgio De Chirico, La Révolte du sage, huile sur toile, 1916, 67,3 cm x 59 cm, Salome and Eric Estorick Foundation.

Sous l’influence du cubisme, ces intérieurs métaphysiques amplifient une sensation de descente / surface. Tableaux
dans des tableaux, boîtes dans des boîtes, claustrophobie, descente, non-sens : tout cela monte. Pourtant, de façon
paradoxale, lorsqu’on descend à l’intérieur de ces espaces, on revient à la surface du tableau. Comme dans les
tableaux cubistes de Picasso, l’accumulation de perspectives différentes, la géométrie de lignes révélées et les
couches d’images accumulées à l’infini résultent dans un retour à la superficie du tableau, une superficie qui reflète
la philosophie de la volonté derrière l’apparence (Schopenhauer) chère à De Chirico.

Ombres du désincarné
Sur la terre. Il y a bien plus d’énigmes dans l’ombre d’un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions
passées, présentes et futures74. – Giorgio De Chirico

Les ombres chez De Chirico sont celles d’un après-midi éternel, un après-midi turinois, lieu à la fois de la clarté de
perception de Nietzsche et de sa folie. Ces ombres, comme le sont celles de la fin de l’après-midi et du début du
crépuscule à la fin d’une journée d’automne, sont claires et longues. De Chirico exagère ce phénomène et rallonge
encore ces ombres jusqu’à en faire le seuil d’une descente dans les profondeurs de l’esprit et de la perception.

73 William Rubin, « De Chirico et la modernité », De Chirico, op.cit., pp. 13-14.


74 Baldacci, Paolo, Chirico, la métaphysique 1888-1919, op.cit., p. 27.

57
Giorgio De Chirico, Mystère et mélancolie d’une rue, huile sur toile, 1914, 87 cm x 71,5 cm, New York, collection particulière.

Associée au manque de perspective atmosphérique (le ciel est toujours un plan de bleu-vert), l’exagération de ces
ombres permet une illumination claire et mystérieuse. Comme dans les tableaux d’Henri Rousseau, le manque de
profondeur de champ (en raison de la rareté des formes modelées et d’un manque de perspective atmosphérique),
fait ressentir avec une clarté onirique le caractère surnaturel de la lumière. C’est l’éclairage d’un rêve ou d’un instant
rendu éternel. Comme chez Rousseau, cette lumière énigmatique et ses ombres créent un silence lourd empli de
surnaturel, « comme la prémonition angoissée – ou parfois chez Rousseau la manifestation réelle – de la terreur et
de la violence75 ».

Cet anachronisme mystérieux est renforcé par l’irrationalité des ombres chez De Chirico. Comme le constate William
Rubin :

Dans l’art de la Renaissance italienne ; les ombres portées attestent de la réalité de la logique du
monde réel en soulignant l’opacité des solides (qui bloquent le passage de la lumière), en
confirmant que le sol est une entité solide sur laquelle sont posées des figures. (...) Chez De
Chirico, les ombres portées inventives possèdent une vie propre : elles n’ont pas à se plier aux
exigences d’un éclairage unique. Parfois ; leurs contours sont si éloignés des objets qui sont à leur
source qu’elles semblent impliquer des présences cachées ; ou encore l’existence d’un objet
semble mise en doute par l’absence d’une ombre convenable ; ou bien fréquemment, dans
Mystère et mélancolie d’une rue par exemple, des objets placés hors du champ visuel projettent
des ombres mystérieuses, inintelligibles, voire menaçantes. L’ombre ‘désincarnée’ est sans doute
le plus étonnant des artifices poétiques de De Chirico76.

Pour De Chirico, le recours à ces ombres « désincarnées » constitue donc une stratégie plastique visant à faire
remonter l’insolite. On retrouve dans cette stratégie plusieurs aspects de « l’inquiétante étrangeté » freudienne. Dans
les tableaux métaphysiques de De Chirico, les ombres sont émancipées de leurs contraintes logiques pour devenir
une sorte de doppelgänger pour les figures ; ou alors elles sont si démesurées qu’elles avalent littéralement les
figures dans le noir (une sorte de perte de soi dans autrui et dans l’inconnu).

Mais peut-être plus simplement les ombres de De Chirico représentent-elles la présence d’une absence. Selon les
termes de Maurizio Fagiolo dell’Arco, « le problème de l’ombre obsède De Chirico dans ses plus grands chefs-
d’œuvre, d’abord par le rappel nietzschéen du ‘grand midi’ (…) mais aussi parce qu’elle est l’équivalent de l’absence
humaine 77 » Et dans cette absence humaine on retrouve tout qui est inquiétant et étrange, tout qui est énigmatique
pour l’être humain : la mort, le temps, l’éphémère, la perception, etc.

75 William Rubin, « De Chirico et la modernité », De Chirico, op.cit., p. 21.


76 William Rubin, ibid., pp. 16-17.
77 Maurizio Fagiolo dell’Arco, «De Chirico à Paris 1911-1915 », De Chirico, op.cit., p. 80.

58
Giorgio De Chirico, Le départ du poète, 1914, huile sur toile, 86,1 cm x 65,8 cm, collection particulière)

En même temps, on peut interpréter les ombres chez De Chirico comme des signes romantiques de l’impuissance.
L’ombre ne fonctionne plus comme une illusion éphémère chargée de recréer l’atmosphère ni comme un instrument
de glorification du corps délicatement apprécié et modelé. Au contraire, ces ombres sont lourdes et durcies,
« interdisant l’accès au royaume ; dénonçant crûment les illusions ». C’est un double ou fantôme de l’être qui
représente, au sens romantique d’après Jean Clair, la honte de posséder un corps. Ou même une virilité blessée ou
un désir interdit. L’architecture existe encore mais l’esprit de Dionysos ou de Pan n’existe plus. L’Arcadie est
perdue78.

Max Klinger, Schande (Honte), série de Un Amour, opus X, 1887, eau-forte, 41,5 cm x 26,7 cm

Les ombres représentent aussi un élément prophétique ou un seuil dans le temps. Dans le Portrait d’Apollinaire, on
aperçoit une ombre / silhouette cible d’Apollinaire dans l’arrière-plan. Cette ombre prévoit sa blessure future ; elle
symbolise donc ici une sorte d’oracle. Mais dans autres peintures métaphysiques, des ombres mystérieuses et
énormes recouvrent de grandes surfaces et soulignent la présence d’une fontaine représentant le dieu Janus - seuil
entre passé, présent et avenir. Les ombres font donc partie intégrante du mystère et de l’énigme de cette fontaine ou
de ce portail du temps.

78 Jean Clair, « Dans la terreur de l’Histoire », De Chirico, op.cit., p. 45.

59
Giorgio De Chirico, Les Plaisirs du poète, huile sur toile, 1912, 69,5 cm x 86,3 cm, collection particulière.
Giorgio De Chirico, L’Énigme de l’heure, huile sur toile, 1911, 55 cm x 71 cm, collection particulière.

Dans d’autres situations, De Chirico utilise l’ombre pour approfondir l’espace d’une façon inattendue et inventive.
Dans des tableaux comme La Pureté d’un rêve ou Le Double rêve de printemps, c’est grâce aux ombres qu’il pousse
le spectateur à penser à l’espace derrière lui ou derrière la toile (une sorte de profondeur verticale). De plus, cette
ombre, qui inclut le spectateur (car l’ombre prend presque tout le premier plan de ces toiles), se ressent comme un
labyrinthe onirique et profond (comme un double pour l’inconscient). Et De Chirico montre au spectateur, emprisonné
dans cet ombre à la fois réelle et irréelle, une sortie vers une source lumineuse et clair (symbole d’un éveil, d’une
révélation, ou même d’un voyage).

Par exemple, en insérant une toile dans la toile pour le tableau Le Double rêve de printemps, De Chirico montre le
plan d’un espace qui semble se trouver derrière le spectateur. De Chirico fournit seulement une cartographie au
spectateur, et c’est à ce dernier qu’il revient de remplir l’image. De façon similaire, dans La Pureté d’un rêve, le
spectateur se trouve dans l’ombre face à un bâtiment situé plus loin et dans la lumière, mais l’ombre et les bâtiments
lui refusent l’accès à cette clarté. Ce contraste, avec l’ombre au premier plan du tableau, donne une profondeur
inattendue à la toile. Dans Le Voyage émouvant, on trouve le même phénomène encore plus nettement visible :
l’ombre est devenue un labyrinthe profond dans lequel se trouve le spectateur. Ce labyrinthe d’arcades vaguement
ancien a l’air d’être un monde à l’intérieur du temps, entre le connu et l’inconnu, le réel et l’irréel.

Giorgio De Chirico, La Pureté d’un rêve, huile sur toile,1915, 65 cm x 50 cm.


Giorgio De Chirico, Le Voyage émouvant, huile sur toile, 1913, 74,6 cm x 106,7 cm, Museum of Modern Art, New York.
Giorgio De Chirico, Le Double rêve de printemps, huile sur toile, 1915, Museum of Modern Art, New York.

Les ombres jouent aussi un rôle important et énigmatique dans ses toiles métaphysiques consacrées à des
personnages mythologiques comme Ariane et Ulysse. Dans son cycle de peintures sur Ariane, les ombres sont
l’incarnation de sa profonde mélancolie. En même temps, la clarté qu’on retrouve juste à côté indique la révélation
qu’une telle mélancolie et sensibilisation peut catalyser. Cette clarté symbolise même les paroles salvatrices et

60
consolatrices de Dionysos : « Sois raisonnable, Ariane !.../ Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles : / accueilles-y
parole sensée! - : Ne faut-il pas commencer par se haïr, lorsque l’on doit s’aimer ? / Je suis ton labyrinthe…79 »

Giorgio De Chirico, La Mélancolie d’une belle journée, huile sur toile, 89 cm x 104,5 cm, Musée de Beaux-Arts, Brussels.
Giorgio De Chirico, Place avec Ariane (détail), huile sur toile, 1913, 135,6 cm x 180,5 cm, Metropolitan Museum of Art, New York
Giorgio De Chirico, La Récompense du devin, huile sur toile, 1913, 135,5 cm x 180,5 cm, Philadelphia Museum of Art, Philadelphie.

Giorgio De Chirico, L’Énigme de l’oracle, 1910, huile sur toile, 33,6 cm x 43,2 cm, collection particulière.
Arnold Böcklin, Ulysse et Calypso, 1882, huile sur bois d'acajou, 104 cm x 150 cm, Kunstmuseum, Bâle.

De la même manière, dans L’Énigme de l’oracle, l’ombre joue un rôle majeur. En s’appropriant la figure foncée
d’Ulysse qu’on trouve dans le tableau Ulysse et Calypso du peintre symboliste Arnold Böcklin, De Chirico nous
présente un Ulysse clairement ombré, au bord d’un seuil entre ombre et clarté. Le spectateur se trouve une nouvelle
fois dans l’ombre au premier plan. Comme Ulysse, nous sommes emprisonnés dans l’ombre, à laquelle nous
souhaitons échapper pour aller voyager dans le monde indiqué par le paysage présenté au-dessous. L’oracle,
symboliquement placé dans la lumière mais voilé, reste énigmatique, et pourtant on ressent un lien, un même
mouvement entre son voile noir et celui qui s’ouvre devant Ulysse.

Les hétérotopies anachroniques de Giorgio De Chirico


L’Arcadie romaine est une fatalité ; elle a une voix qui parle en énigmes pleines d’une poésie étrangement romaine,
d’ombres sur des vieux murs et d’une musique curieuse, profondément bleue comme ces vers d’Horace : quelque
chose de l’après-midi au bord de la mer.80 –Giorgio De Chirico

Dans les tableaux métaphysiques, on trouve plusieurs signes anachroniques : des sculptures antiques (Ariane), une
architecture vaguement classique, une esthétique picturale fondée sur une structuration de l’espace par la
perspective (le disegno du Quattrocento) et des références constantes à la mythologie et à des temps anciens tout à

79 Nietzsche, Friedrich, Dithyrambes de Dionysos : poèmes et fragments poétiques posthumes (1882-1888), Paris, Gallimard,
1974, p. 63.
80 Cité par Maurizio Fagiolo dell’Arco, « De Chirico à Paris 1911-1915 », De Chirico, op.cit., p. 84.

61
fait au contraires à l’esprit moderne (cubisme, futurisme, expressionisme). Cette simplification archaïque fait partie
de la méthode de l’énigme de Giorgio De Chirico.

Dans cet anachronisme, les bâtiments entretiennent davantage de rapports avec « la simplicité archaïque » de
Giotto, Uccello et Piero della Francesca qu’avec les artistes de son ère. Jean Clair décrit les toiles métaphysiques de
De Chirico comme « la résurgence d’un paysage classique sous le déguisement d’une cité moderne81 ».

Mais ce mélange d’époques différentes révèle aussi un « malaise singulier de la vie moderne82 ». D’après Jean Clair,
ce « retour en arrière » que De Chirico réalise n’est en vérité que « la transformation de ces éléments libérés en
composants liés dans une spatialité organique inédite où elles prennent un sens nouveau83». Il poursuit : « c’est un
passé qui féconde le présent, une tension qui fait surgir « la nouveauté absolu », une rencontre qui rouvre un retour
en arrière qui est naturellement chargée d’inquiétude. Cacher cette inquiétude derrière le côté rassurant du kitsch
(dans le sens de la superficialité) serait malhonnête, allant vers l’esthétique des régimes historicistes 84.»

De Chirico renforce le caractère insolite de cette proximité incongrue entre l’ancien et le moderne, entre les tours et
les cheminées, en diminuant la fonctionnalité de ces deux dernières. La cheminée, isolée, loin d’une usine, n’a pas
de sens. De la même manière, ses arcades, souvent trop fines et en biais, semblent n’offrir aucun espace à la
promenade.

Giorgio De Chirico, L’Angoisse du départ, huile sur toile, 1913, 84,5 cm x 70 cm, Albright-Knox Museum, Buffalo.

Le sens de la préhistoire retrouvé : le silence et le vide d’un monde sans hommes


Les références au classicisme chez De Chirico ne se retrouvent pas uniquement dans le détournement de la
perspective ou la tension entre des objets anachroniques. On les trouve aussi dans sa création d’un lieu
préhistorique.

Jean Clair a remarqué que De Chirico s’intéressait fortement au monde préhistorique, un monde « avant que
l’homme parût sur la terre » et un temps où « le dieu Silence régnait partout, invisible et présent85 ». On ressent ce
silence profond dans les cours vides des premiers tableaux métaphysiques. C’est un silence du sens et de la
pesanteur qui s’oppose au silence vide de la modernité. Autrement dit, la modernité (le monde post-historique) est en
pleine opposition avec ce monde préhistorique, car elle est coupée du passé – « un monde où, privées de la
mémoire culturelle, les choses ‘ne veulent plus rien dire’ (...). Le monde moderne se tait parce que nous avons

81 Jean Clair cite par William Rubin, “De Chirico et la modernité », De Chirico, op.cit., p. 10.
82 William Rubin, ibid., p. 14.
83 Jean Clair, “Dans la terreur de l’histoire”, De Chirico, op.cit., p. 41.
84 Jean Clair, ibid., p. 45.
85 Ibid., p. 49.

62
désappris à en lire les signes. La vie se pétrifie, le dieu Silence règne à nouveau comme à ses origines parce que le
monde a été déserté par les dieux et par les démons86.»

Giorgio de Chirico, L’Énigme d’un Jour (II), 1914, huile sur toile, 83 cm x 130 cm, Musée d’art contemporain de l’Université de São Paulo, São
Paulo.
Giorgio de Chirico, La Tour rouge, huile sur toile, 73,5 cm x 100,5 cm, Fondation Peggy Guggenheim, Venise.

Ce silence et ces vides ne sont qu’un des symptômes de la profondeur préhistorique que De Chirico recherchait à
travers l’évocation des temps préhistoriques et des philosophes présocratiques. C’est dans cette source du sens
préhistorique qu’il faut rechercher, de façon paradoxale, le nouveau, l’avant-garde. Selon ses propres termes, les
artistes contemporains n’étaient pas « suffisamment profonds, suffisamment ‘purs’ pour lui donner le sentiment du
nouveau. C’est ici le plus ancien, le plus ‘profond’ qui est le plus ‘neuf’. L’expérience de l’inédit est l’expérience du
déjà-connu-jadis ; la découverte est une réminiscence ; elle dé-couvre, littéralement, ce qui était enfoui : on ne trouve
que ce qui, de toujours, était là 87. »

Les hétérotopies de De Chirico : des reconstitutions du sens au cœur du néant


Jean Clair constate que De Chirico, face au double problème de la modernité et du fascisme et soumis au diktat de
l’avant-garde, « se prolongeait naturellement et nécessairement » dans « un malaise » ressenti dans ses œuvres88.

Curieusement, ce malaise ne prend pas que la forme des objets déplacés mais aussi des lieux qui le sont. Il en
résulte la création de petits territoires, des non-lieux de la modernité d’après Jean Clair, bâtis dans un « vacuum »,
une sorte de restauration du sens au cœur du néant89.

Comme dans le déplacement des meubles à la campagne dans Meubles dans la vallée, De Chirico construit une
petite niche, une petite hétérotopie / utopie. Selon les termes de Jean Clair, c’est « un lieu hors de tout lieu, un
loculus » qui fonctionne comme une reconstitution du sens au cœur du néant. Et comme le dit De Chirico lui-même,
c’est « un sanctuaire (…) au seuil duquel les Furies s’arrêtent comme retenues par une main invisible et toute-
puissante90 ».

86 Jean Clair, “Dans la terreur de l’histoire”, De Chirico, op.cit., p. 51.


87 Jean Clair, ibid., p. 51.
88 Ibid., p. 51.
89 Ibid., p. 51.
90 Ibid., p. 51.

63
Giorgio De Chirico, Les Meubles dans la vallée, 1927, huile sur toile, 130 cm x 96,5 cm, coll. Claudio Brui Sakraischik, Rome.

De Chirico : philosophe qui a dépassé la philosophie


De Chirico a dit dans une phrase célèbre que les artistes sont des philosophes qui ont dépassé la philosophie. Et il
est vrai que ses toiles métaphysiques dépassent les théories abstraites en les transformant en une expérience
concrète et insolite. Mais cette obsession pour la transformation d’un tableau en véritable énigme ornée de traces
mythologiques, anciennes et modernes toutes mélangées ne suffit pas à elle seule à faire ressurgir le passé dans le
présent. Il faut aussi introduire un temps anachronique qui introduit directement des images d’archives historiques au
moyen de techniques formelles. De façon similaire, il ne suffit pas de monter et démonter l’image avec des
techniques dialectiques, il faut aussi introduire un temps anachronique et critique qui interroge l’histoire et la tension
entre l’existence et le néant.

64
Chapitre II : L’histoire déplacée à travers les temps anachroniques et la tension entre
l’existence et le néant

Bérenger : C'est une chose anormale de vivre.

Jean : Au contraire. Rien de plus naturel. La preuve :


tout le monde vit.

Bérenger : Les morts sont plus nombreux que les


vivants. Leur nombre augmente. Les vivants sont
rares.

Jean : Les morts, ça n’existe pas (…). Ceux-là vous


pèsent ? Comment peuvent peser des choses qui
n’existent pas ?

Bérenger : Je me demande moi-même si j’existe ! 91

Eugène Ionesco, Rhinocéros

Nous-mêmes ne sommes fabriqués que de morts,


nous sommes un puzzle de morts.92

- -Christian Boltanski, entretien avec Georges Didi-


Huberman, Remontages du temps subi
-

Dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricœur analyse les liens qui existent entre histoire et temporalité. En se
référant à saint Augustin (les trois tiers du présent) et Martin Heidegger (l’étant-pour-la-mort et l’étant en dette), il
parvient à une notion qui se trouve au carrefour fondamental entre les deux sujets : la mort. Pour Ricœur, l’histoire
est « l’acte de sépulture93 » - autrement dit, l’acte de rendre vivants les acteurs de l’histoire.

Dans mes dessins récents, je tente de parvenir à ce but en organisant une confrontation entre le dessin réaliste et
son double (la photo).

Les dessins Fragment et Réveil : le passé et le présent se confrontent


Dans ces dessins, on trouve une dialectique entre le présent (le dessin) et le passé (la photo d’archive), entre l’étant
et le néant, entre l’existence et la non-existence. Ces deux techniques différentes (qui ont pour but identique de saisir
le réel) brisent la certitude de l’un et de l’autre. Les deux apparaissent fugaces. Et cette blessure fait remonter le fait
que les sujets présents dans ces œuvres sont probablement morts (mais étaient vivants). C’est le phénomène
inquiétant et étrange du « ça-a-été » évoqué par Roland Barthes dans La Chambre Claire94. J’essaie de donner vie à
ce paradoxe dans mes dessins Fragment et Rêve / Réveil ainsi que dans des collages comme Le Débarquement et
Ce n’est plus Lisette.

91 Ionesco, Eugène, « Rhinocéros », Théâtre complet, Paris, Editions Gallimard, 1991, p. 554.
92 Didi Huberman George, « Appendice 2 : Grand joujou mortel, » Remontages du temps subi : l’œil de l’histoire, 2, Paris,
Éditions de Minuit, 2010, p. 228.
93
Ricœur, Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 200, p. 476.
94
Barthes, Roland, La Chambre Claire : note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard, 1980, pp. 148-151.

65
Tali Gai, Fragment, crayon sur papier, 2013, 14 cm x 16 cm, 2013.
Tali Gai, Rêve / Réveil, mine de plomb et collage sur papier, 30 cm x 20 cm, 2013.

Tali Gai, Débarquement, collage sur papier, 25 cm x 15 cm, 2013.


Tali Gai, Ce n'est plus Lisette, collage sur papier, 30 cm x 20 cm, 2013.

L’œuvre La nuit sans Stella par Alain Fleischer illustre aussi cette séparation précaire entre l’existence et le néant.
Ses projections de photos commémoratives de femmes mortes trouvées dans des cimetières juifs flottent dans
l’espace comme des fantômes, les actrices du passé rendues à la vie. Elles semblent à la fois réelles et irréelles. Les
projections leur donnent une forme claire mais transparente. Cette danse entre lumière et ombre, entre image et
non-image nous rend sensible aux acteurs du passé et à leur disparition (laquelle est le destin qui nous attend). Mais
elle nous renvoie aussi au fait que toute l’histoire, comme toute la vie (si on croit Macbeth), est une mise en scène
fugace.

66
Alain Fleischer, A la recherche de Stella / La Nuit sans Stella, projection, 2011, Le 180, Téteghem :

En outre, les dessins Rêve / Réveil et Fragment sont fortement liés à l’œuvre d’Alberto Giacometti. Par exemple, le
thème de la transition mystérieuse et tragique entre la vie et la mort se retrouve dans plusieurs de ses sculptures et
dessins comme les sculptures Tête / crâne, qui figurent l’intervalle entre la vie et la mort (œuvre réalisée juste après
la mort de son père) et Tête sur une tige (inspirée d’un témoignage concernant la mort de sa propriétaire), ou encore
dans les dessins de ses proches sur leur lit de mort (sa sœur, Georges Braque).

Alberto Giacometti, Tête / Crâne, marbre blanc, 10 cm x 15 cm x 10 cm, 1933.


Alberto Giacometti, Tête sur tige, bronze, 57 cm x 30 cm x 57 cm, 1952.

De plus, les dessins de Giacometti et sa façon d’utiliser le crayon (révélant ainsi des structures sous-jacentes au lieu
de modeler la peau) ou de travailler certaines parties du dessin plus que d’autres, confèrent à ses dessins un
caractère très mystérieux et éphémère. Par exemple, dans le Portrait de Clara, il laisse visible le « squelette » du
dessin de telle façon que cela fragilise la forme et met le dessin en mouvement.

67
Alberto Giacometti, Portrait de Clara, vers 1922-1923, crayon sur papier, 48,7 cm x 32 cm, Fondation Alberto Giacometti, Zurich.

De plus, en concentrant ses efforts graphiques autour des yeux, il rend pratiquement invisibles d’autres parties de la
tête, comme les cheveux. La modèle a donc l’air de disparaître dans le vide du blanc qui l’entoure, sauf pour le
regard qui affirme sa force vivante. Dans un entretien avec Georges Charbonnier en 1951, Giacometti a décrit cette
façon de dessiner : « Un jour, alors que je voulais dessiner une jeune fille, quelque chose m’a frappé, c'est-à-dire
que, tout d’un coup, j’ai vu que la seule chose qui restait vivante, c’était le regard. Le reste, la tête qui se transformait
en crâne, devenait à peu près l’équivalent du crâne du mort. Ce qui faisait la différence entre le mort et la personne :
c’était son regard95. »

Dans un autre entretien, il explique sa façon de voir en même temps l’existence et le non existence du modèle et la
manière dont il réagit à cette perception d’un point de vue plastique : « Je commençais à voir les têtes dans le vide,
dans l’espace qui les entoure. Quand pour la première fois, j’aperçus clairement la tête que je regardais se figer,
s’immobiliser dans l’instant, définitivement, je tremblai de terreur comme jamais encore dans ma vie et une sueur
froide courut dans mon dos. Ce n’était plus une tête vivante, mais un objet que je regardais comme n’importe quel
autre objet, mais non, autrement, non pas comme n’importe quel objet, mais comme quelque chose de vif et mort
simultanément96. »

On voit cette tension, ce seuil entre la vie et la mort, s’ouvrir dans ses dessins et ses peintures par le biais de sa
technique exceptionnelle, comme dans le Portrait d’Isabel. Les yeux y sont créés avec l’intensité du crayon, passé à
plusieurs reprises et en même temps effacé assez violemment. De plus, la direction de l’effacement (vertical)
contredit les mouvements du crayon (horizontal). Ces mouvements en opposition établissent une tension ou une
dialectique entre deux états : la présence de la figure et son absence, son existence et sa non existence, le dessin
accompli et l’impossibilité de la ressemblance.

95 De la Beaumelle, Agnès, Alberto Giacometti : Le dessin à l’œuvre, Paris, Gallimard / Centre Pompidou, p. 65.
96 Ibid., p. 134.

68
Figure 2 Portrait d’Isabel, 1948, crayon sur papier, 41,8 cm x 31,5 cm, Collection particulière.

Le dessin l’Inéluctable modalité du visible : les temps anachroniques en boucle ou comme


kaléidoscope

Tali Gai,L’Inéluctable modalité du visible, crayon sur papier et collage (deux cercles de 23.5 cm x 23.5cm cm dans une boîte de bobine de
film), 2013-2014.

Comme les dessins Fragment et Rêve /Réveil, le dessin l’Inéluctable modalité du visible montre une tension entre le
passé et le présent, entre l’existence et le néant. Mais il introduit aussi un autre niveau de complexité anachronique :
une tension entre la surface du dessin (le présent) et les strates archéologiques du collage d’images d’archives en-
dessous (le passé). Ces strates sous-jacentes sont révélées par des trous brûlés qui agissent comme des « petites

69
fenêtres » à travers lesquelles s’offre au regard un aperçu de différents niveaux au moyen de collages de vieux
journaux et cartes postales.

Pour le collage visible à travers des trous dans le dessin, j’ai choisi des images de journaux français de 1916 (Le
Miroir). La datation de ces images est importante, car elle fait référence à la fin d’une époque en Europe (une sorte
d’« entre-temps »), la fin de la « vieille Europe » et des Empires du 20e siècle.

L’inspiration du titre du dessin


L’inspiration pour le titre de ce dessin m’est venue de la lecture d’un essai de Georges Didi-Huberman dans son livre
Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, où il discute les premiers pages de l’Ulysse de James Joyce. On peut y
lire l’expression « l’inéluctable modalité du visible » et la suggestion au lecteur de « fermer les yeux pour voir ».
D’après Didi-Huberman, Joyce lance l’injonction d’une vision non pas seulement intérieure mais provoquée par la
perte, par une forte dialectique entre deux états opposés comme la vie et la mort ou le passé et le présent97.

L’exemple parfait de cette « inéluctable modalité du visible », d’après Didi-Huberman, est Stephen Dedalus,
personnage principal d’Ulysse, qui, en regardant la mer, est soudainement troublé par le souvenir de la mort de sa
mère, car les couleurs de l’horizon et l’océan lui font penser au bol posé à côté du lit de mort de sa mère et
contenant de la bile vomie par la mourante98. Cette vision intérieure, d’après Didi-Huberman, est un passage vers
l’image dialectique ultime car elle impose une souffrance qui sensibilise le corps et adoucit dans sa certitude une
vision normalement fermée, aveugle ou égocentrée. Ce regard ouvre un vide dans ce que nous regarde 99. Ce vide
est le monde vu soudainement à travers l’absence (la non-existence) et la perte. C’est le monde inversé, la sous-
jacente rendue visible. Ici, je m’approprie cette notion pour révéler une sensibilisation au passé.

Les images réappropriées : la femme fatale du Faucon maltais et Circle Limit III de M.C. Escher

Brigid O’Shaugnessy (Mary Astor) en prison à la fin du film, Le Faucon maltais, John Huston, 1941.

L’image qu’on trouve répétée dans le dessin l’Inéluctable modalité du visible est le personnage de Brigid
O’Shaugnessy (joué par Mary Astor) dans le film noir de John Huston Le Faucon maltais (1941). Dans ce film,
O’Shaugnessy est la femme fatale qui dupe le détective Sam Spade. L’image est tirée de la fin du film, lorsque
Spade la met en prison et que les barreaux créent une ombre sur son visage.

J’ai choisi cette image de façon instinctive sans en connaître au préalable l’origine. L’ombre qui cache l’œil m’a attiré
le regard. C’était une sorte d’aveuglement semblable à celui d’Œdipe, un aveuglement qui offre une autre sorte de
perception, plus sensible.

Mais en découvrant que cette image était celle d’un personnage de femme fatale, j’ai constaté une coïncidence
intéressante qui relie l’image à la sensibilisation de la perception au passé et présent : les origines grecques de l’idée

97 Didi-Huberman, Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de minuit, 1992, pp. 9-13 et 183-184.
98 Didi-Huberman, Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Éditions de minuit, 1992, pp. 12-13.
99 Ibid., p. 184. « Et le seuil qui s’ouvre là, entre ce qui le regarde la mère qui meurt, ce seuil n’est autre pour finir que l’ouverture

qu’il porte au-dedans de lui, la ‘plaie vive de son cœur’. »

70
de « femme fatale » sont le Sphinx et Circé. Dans les deux cas, la seule façon de se libérer de la terreur qu’elles
inspirent et de la séduction qu’elles exercent est le recours à l’astuce. Le Sphinx, ou la Sphinge, qui arrive à Thèbes
après la mort du roi Laïus et terrorise les Thébains, promet de partir si quelqu’un s’avère capable de résoudre
l’énigme qu’elle propose. Œdipe arrive et propose la bonne réponse. Symboliquement, il est lui-même la vraie
solution à l’énigme de Thèbes.

La femme fatale, comme le Sphinx et Circé, est donc l’énigme ou le piège auquel il faut se confronter pour pouvoir le
dépasser. Dans ce sens, dans le dessin L’Inéluctable modalité du visible, elle représente la confrontation avec une
énigme du passé qui ressurgit dans le présent.

Circle Limit III de M.C. Escher


Pour le dessin, qui est un diptyque prenant la forme de deux yeux, je me suis approprié également le motif de la
gravure Circle Limit III de M.C. Escher.

M.C. Escher, Circle Limit III, gravure sur bois, 60 cm x 60 cm, 1959.

Ce motif représente l’énigme du passé alors qu’il ressurgit dans le présent, une sorte de Cassandre qui voit trop, trop
profondément. Elle voit les rapports qui existent, les motifs cachés (ce que symbolisent le motif d’Escher et les
niveaux sous-jacents du collage). La boîte de bobine du film qui contient le dessin représente sa perception. Comme
Cassandre dans sa tour, elle voit de loin passé, présent et avenir se dérouler devant elle comme un film offrant une
vision kaléidoscopique des décombres.

Le diptyque La Chute : une hétérotopie de l’histoire inspirée par la littérature

Tali Gai, La Chute, huile sur lin, 110 cm x 180 cm, 2012-2014.

Dans un diptyque inspiré par La Chute d’Albert Camus, on trouve l’utilisation des temps anachronique et
hétérochronique à la façon d’un outil pour faire remonter l’inquiétante étrangeté de l’histoire.

71
Dans ces tableaux, je juxtapose deux paysages tirés de deux époques différentes : une plage en Normandie en
2011 et le théâtre de Verdun le lendemain de la bataille de Verdun en 1916. Je juxtapose des temps réels (sous la
forme de photos) afin d’établir le lieu fictif de La Chute d’Albert Camus. Ce lieu réel et fictif de Camus (une
hétérotopie) évolue entre rêve et réalité. Par exemple, sous l’effet du modelage de Camus, les canaux d’Amsterdam
finissent par ressembler aux niveaux de l’enfer dans La Divine comédie de Dante. De plus, le personnage principal,
Jean-Baptiste Clamence, évoque souvent le brouillard quotidien qui transforme les paysages d’Amsterdam en rêve
et ses piétons en âmes qui flottent ici et là. Il dit :

« J’aime ce peuple (…) cerné par des brumes, des terres froides, et la mer fumante comme une lessive. Je
l’aime, car il est double. Il est ici et il est ailleurs (…). La Hollande est un songe (…), un songe d’or et de
fumée, plus fumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour ce songe est peuplé de Lohengrin comme ceux –
ci, filant rêveusement sur leurs noires bicyclettes à hauts guidons, cygnes funèbres qui tournent sans trêve,
dans tout le pays, autour des mers, le long des canaux. Ils rêvent, la tête dans leurs nuées cuivrées, ils
roulent en rond, ils prient, somnambules, dans l’encens doré de la brume, ils ne sont plus là. Ils sont partis à
des milliers de kilomètres, vers Java, l’Ile lointaine (…), la Hollande n’est pas seulement l’Europe des
marchands, mais la mer, la mer qui mène à Cipango, et à ces îles où les hommes meurent fous et
heureux.100 »

L’effet miroir et le dédoublement des images


Dans ce diptyque, le dédoublement des images ainsi que de leur contenu amplifie l’inquiétante étrangeté de l’histoire
suscitée par le roman. Celle qui ressurgit dans le roman incarne une confrontation avec la violence de l’histoire du
20e siècle. Camus, à travers le narrateur Jean-Baptiste Clamence, démontre la difficulté de continuer à vivre après
les horreurs du 20e siècle, dans un monde sans Dieu et sans justice.

Il était important pour moi d’établir un paysage créant un effet miroir inquiétant parce que l’effet miroir se retrouve
partout dans le livre. Dans le diptyque La Chute, je crée cet effet miroir en mélangeant des images qui symbolisent
deux guerres différentes mais qui sont reliées par leur répétition du même. En outre, le reflet du miroir que j’établis
dans le diptyque est une hétérotopie à la façon de l’hétérotopie du miroir évoquée par Michel Foucault. C’est un
espace entre le réel et l’irréel qui est une critique du réel, comme l’univers du livre.

De plus, l’effet miroir reflète la perte de soi que le personnage principal, Clamence, ressent dans le livre. Et ce
moment de révélation pour Clamence a lieu devant le miroir de sa salle de bain. Il voit son double dans le miroir,
mais un double qui sourit méchamment, un double qui reconnaît son hypocrisie et l’hypocrisie de la société
occidentale.

Par la suite, à Amsterdam, Clamence s’approprie ce jeu de reflets en l’incorporant dans sa technique de « juge
pénitent » en vertu de laquelle il inculpe le lecteur dans un jeu de miroir avec des mots. Ne voyant pas le piège, le
lecteur tombe dedans. À la fin du roman, le lecteur découvre qu’il est lui-même le reflet, le double de ce Clamence
bardé d’hypocrisie. Pour illustrer sa méthode, Clamence explique :

« J’exerce donc à Mexico City, depuis quelque temps, mon utile profession. Elle consiste d’abord, vous en
avez fait l’expérience, à pratiquer la confession publique aussi souvent que possible. Je m’accuse, en long
et en large. Ce n’est pas difficile, j’ai maintenant de la mémoire. Mais attention, je ne m’accuse pas
grossièrement, à grands coups sur la poitrine. Non, je navigue souplement, je multiplie les nuances, les
digressions aussi, j’adapte enfin mon discours à l’auditeur, j’amène ce dernier à renchérir. Je mêle ce qui
me concerne et ce qui regarde les autres. Je prends les traits communs, les expériences que nous avons
ensemble souffertes, les faiblesses que nous partageons, le bon ton, l’homme du jour enfin, tel qu’il sévit en
moi et chez les autres. Avec cela, je fabrique un portrait qui est celui de tous et de personne. Un masque,

100
Camus, Albert, La Chute, Paris, Éditions Gallimard, 1956, pp. 16-18.

72
en somme, assez semblable à ceux de carnaval, à la fois fidèles et simplifiés, et devant lesquels on se dit :
‘Tiens, je l’ai rencontré, celui-là‘. Quand le portrait est terminé, comme ce soir, je le montre, plein de
désolation : ‘Voilà, hélas !, ce que je suis.’ Le réquisitoire est achevé. Mais, du même coup, le portrait que je
tends à mes contemporains devient un miroir (...). Couvert de cendres, m’arrachant lentement les cheveux
(…), je me tiens devant l’humanité entière (…) disant ‘J’étais le dernier des derniers’. Alors, insensiblement,
je passe, dans mon discours, du ‘je’ au ‘nous’. Quand j’arrive au ‘voilà ce que nous sommes’, le tour est
joué, je peux leur dire leurs vérités. Je suis comme eux (…), nous sommes dans le même bouillon. J’ai
cependant une supériorité, celle de le savoir, qui me donne le droit de parler (…). Plus je m’accuse et plus
j’ai le droit de vous juger. Mieux, je vous provoque à juger vous-même, ce qui me soulage d’autant…101 »

Une hétérotopie en ruine


Visuellement, ce diptyque, qui est le double d’un théâtre en ruine, ressemble à certaines photos de l’artiste
photographe Vincent Stoker – notamment sa série Heterotopia, La chute tragique.

Vincent J. Stoker, Heterotopia : La chute tragique - Hétérotopie #CAECI, 2011, C-print, 135 cm x 170 cm.

Formellement, j’utilise une image similaire : un impressionnant bâtiment en ruine. Mais là où Stoker veut évoquer la
chute des constructions humaines et la montée de la nature qui l’envahit, mes propres œuvres évoquent la chute des
constructions humaines à cause des idéologies corrompues.

Le projet Nachleben (Afterlife) : la révélation de l’intervalle « entre » le temps dans les


lieux de mémoire

Comme le diptyque La Chute, le projet Nachleben introduit un temps mélangé. Mais au lieu de puiser sa source dans
la littérature, il s’inspire des lieux et de leur histoire. Pour l’instant, le projet reste sous la forme d’une maquette mais
j’espère le faire aboutir bientôt.

Descriptif du projet :
Beaucoup d’écoles publiques à Paris portent des plaques commémoratives évoquant les enfants déportés pendant
la deuxième guerre mondiale. Quand je suis venue à Paris pour la première fois, ces plaques m’avaient surprise
pour plusieurs raisons, mais plus particulièrement pour la confrontation intime qu’elles imposent sur des lieux
toujours dédiés aux enfants, ce qui crée une tension entre les enfants d’aujourd’hui et les enfants d’autrefois.

101 Camus, Albert, La Chute, ibid., pp. 145-146.

73
Je souhaite créer une œuvre qui joue sur cette tension entre le présent et le passé, particulièrement le passé comme
fantôme ou survivance (un terme de Georges Didi-Huberman, dérivé du terme allemand « Nachleben », littéralement
« après-vie », utilisé par Aby Warburg) qui ressurgit dans le présent (un concept de Walter Benjamin).

(
Tali Gai, Maquette pour projet Nachleben, miroir, carton plume, photocopies en noir et blanc, 2013.

Tali Gai, Maquette pour projet Nachleben (détails des reflets), miroir, carton plume, photocopies en noir et blanc, 2013.

Pour créer ces survivances d’un point de vue plastique et faire se manifester leur inquiétante étrangeté, je propose
une installation sur plusieurs écoles à Paris (dans le 20e arrondissement, où j’habite, et dans le Marais).

Sur chaque site, je souhaite présenter des planches de miroir renforcées sur bois d’une largeur de 15 cm et d’une
longueur variable (2 m, 1 m, 0,5 m). Une bande en aluminium (des profilés) couvrira le bord de miroir afin que
personne ne se coupe les mains en touchant l’œuvre.

Derrière chaque planche se trouvera l’image partielle d’un enfant de cette époque des déportations. L’image
recouvrira toute la longueur de chaque planche. Les images seront en noir et blanc, imprimées en grand format .Je
trouverai les images dans les archives du Mémorial de la Shoah.

74
Les planches seront organisées par ordre de taille sur le mur de l’école où se trouve la plaque commémorative. Les
planches les plus grandes (2 mètres) seront au premier plan, suivies par celles d’un mètre, puis celles de cinquante
centimètres. Cet ordre de classement précis, planche après planche, est important car l’image cachée derrière
chaque planche doit réapparaître dans le miroir de la planche suivante. Il en résultera que le spectateur verra
uniquement les reflets des images, lesquels apparaîtront à côté du reflet du spectateur dans les premiers miroirs.

Le but du projet
Les objectifs du projet sont variés :

- réactiver dans les lieux commémoratifs un carrefour entre passé et présent.

- déplacer l’histoire in situ.

- déplacer l’histoire sans « objet d’art ». Les planches, comme autant d’arcboutants, sont des connecteurs et ne sont
pas l’objet principal de l’œuvre (l’objet principal est le lieu). Un peu comme les anti-monuments de Jochen Gerz et
Micha Ullman, cette présentation révèle le caractère inquiétant du passé à travers l’inversion du monument
traditionnel.

- déplacer l’histoire à travers l’élément de la surprise. Le spectateur découvre le reflet du passé à côté de son propre
reflet. Ce reflet du passé, tout comme le propre reflet du spectateur, est fugace.

Liens du projet avec la théorie du philosophe Paul Ricœur (La Mémoire, l’histoire, l’oubli)
Le but du projet Nachleben est de créer l’expérience d’une Histoire inquiétante et étrange. Pour parvenir à ce but,
j’entends mélanger les temps. Le passé doit ressurgir dans le présent en tant que fantôme-reflet apparaissant côte à
côte avec le reflet du spectateur.

Les théories du philosophe Paul Ricœur renforcent ce projet à plusieurs niveaux et m’aident à comprendre comment
lier l’histoire à la temporalité et comment rendre l’histoire vivante. Dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Ricœur explore
les façons de rendre l’histoire vivante, inachevée, possédant la propriété de ressurgir. Sa tactique consiste à
rapprocher l’histoire et la temporalité. Il commence cette quête à partir de définitions philosophiques de la temporalité
proposées par saint Augustin et Martin Heidegger. Il utilise par la suite ces définitions pour raccorder l’histoire avec
un temps plus dense, plus authentique.

Chez Augustin, Ricœur se focalise sur la définition du présent qu’on trouve dans les Confessions. Selon cette
acception, l’être humain n’a pas d’accès à la totalité du temps. Il est toujours prisonnier dans un présent divisé en
trois : le présent du passé (la mémoire), le présent de l’avenir (l’attente) et le présent du présent (l’intuition). De plus,
ces trois niveaux du présent sont énigmatiques car on voit le passé (la mémoire) et l’avenir (l’attente) seulement à
travers des traces ou vestiges absents.

Ricœur renforce cette définition du temps chez Augustin avec celle de Martin Heidegger : il fait appel en particulier à
la temporalité fondamentale et authentique de l’être-pour-la-mort mise en évidence par le philosophe allemand, selon
qui l’immensité de la totalité de l’étant est en dialectique avec la finitude de la mort.

En introduisant la mort dans la discussion de la temporalité, Ricœur admet que la philosophie et l’histoire
commencent à se croiser, car quand on travaille à l’acceptation de la mort à travers la philosophie, on commence à
comprendre la profondeur de la mort dans l’histoire.

Pour Ricœur, l’histoire (et ses morts) reste vivante en raison de plusieurs phénomènes. Le premier d’entre eux est le
concept de « l’étant-en-dette ». Cette idée fonctionne comme une passerelle entre le passé, le présent et l’avenir
sous la forme d’un héritage-dette : on ne naît pas dans un présent neutre mais dans un présent fondé sur le passé.

75
Par conséquent, plus on avance vers l’avenir, plus on accumule du passé, plus on en acquiert par héritage. Ce
paradoxe étrange et inquiétant de l’étant-en-dette confère une puissance inéluctable et insolite à l’histoire. Cette
force rend l’histoire vivante en vertu d’un dynamisme qui rivalise avec les notions de « progrès » et de « croissance »
qui sont l’obsession de notre culture contemporaine. Mais en même temps, cette puissance rend l’histoire encore
plus étrange et familière à la fois, car cette accumulation d’histoire dans le présent révèle l’énigme principale de la
mémoire : la présence de ce qui est absent, un phénomène troublant s’il en est. Mais pour rendre l’histoire vivante,
d’après Ricœur, il est nécessaire de renforcer ce paradoxe en regardant les acteurs de l’histoire comme des êtres
qui existaient autrefois comme nous, des individus aussi réels que nous, et non pas comme des silhouettes
anonymes. En faisant cela, dit Ricœur, on réattribue à l’histoire une force dramatique qui nous touche aussi, une
tension entre l’existence et la non-existence (la dialectique entre l’avoir-été et le n’être-plus).

Une autre tactique pour rendre l’absence de l’histoire vivante, d’après Ricœur, consiste à considérer l’opération
historiographique comme le « rite social de la mise au tombeau, de la sépulture »102. Cet acte de « sépulture» n’est
ni un lieu statique ni un geste singulier mais bien un acte continu qui transforme un passé absent en présence
intérieure : l’objet créé devient une aide à la mémoire de l’acte. En citant M. de Certeau, Ricœur confirme que cet
acte de sépulture, à l’instar de l’acte d’enterrer les morts, est une façon de créer un lieu pour les vivants et de
redistribuer l’espace des possibilités.

En tant qu’artiste-historienne, j’affirme que mon projet Nachleben renvoie le spectateur à un acte continu que je
pratique, celui de faire ressurgir l’inquiétante étrangeté de l’histoire. L’œuvre créée n’est ni un lieu ni un geste
singulier mais bien une tentative de transformer, par une œuvre d’art, un lieu déjà existant et d’amener le regard du
spectateur vers une présence de l’absent. Cet acte ne fait pas que créer une sorte de cimetière pour les jeunes
enfants déportés : il instaure un lieu de rencontre entre, d’une part, le spectateur, les enfants, les parents et les
enseignants qui utilisent encore le bâtiment de nos jours et, d’autre part, les enfants, les parents et les enseignants
d’autrefois.

D’un point de vue plastique, je renforce ce concept grâce aux planches de miroir, qui sont autant de contreforts ou
d’arcboutants. Par définition, un arcboutant soutient la partie particulièrement lourde d’un édifice afin de lui permettre
de monter plus haut. Ces structures sont apparues en France pendant la période de l’art gothique pour soutenir les
nefs des églises, qui s’élevaient plus haut que jamais auparavant. Les arcboutants avaient en outre pour
caractéristique de faire partie de la structure sans en être l’objet principal. Il s’agissait d’un support à la fois dissimulé
et à la vue de tous – d’un connecteur entre la possibilité de se hisser plus près de Dieu que jamais auparavant et la
stabilité et la profondeur de la terre. De la même façon, avec mes planches de miroir, je tente de créer un objet
capable d’agir comme connecteur entre le passé et le présent du lieu sans en être pour autant l’objet principal (c’est
le lieu qui est le sujet et objet principal). De plus, cette planche, qui se situe « entre » deux temps, représente
l’absent dans le présent, surtout parce que le spectateur y voit seulement un reflet de l’image et non pas l’image elle-
même.

Cette absence, d’après Ricœur, est inquiétante en soi, plus inquiétante qu’on ne le pense au début, car elle contient
une double absence : l’absence de la chose même qui n’est plus là et l’absence de l’événement qui « n’a jamais été
tel que ce qui a été dit »103. Autrement dit, cette absence consacre l’impossibilité d’archiver l’histoire et l’échec de
l’histoire. Même si on en conserve une partie, on ne peut jamais la retrouver dans sa totalité.

La temporalité de la trace (ou la planche du miroir dans Nachleben) : un temps « entre » le temps
Ricœur parle aussi d’un temps de l’histoire sans calendrier et sans horloge 104. Ce temps, il l’appelle « le tiers-temps
historique, temps de la trace, des générations et des grands connecteurs entre temps cosmique et temps

102 Ricœur, Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 200, p. 476.
103 Ricœur, ibid., p. 480.
104 Ibid., p. 490.

76
phénoménologique105 ». Dans cette temporalité, l’histoire se retrouve à l’intérieur du temps, « entre » le temps, dans
« l’intra-temporalité. »

Si je souligne ce temps « entre », c’est parce que je trouve cette notion utile à plusieurs niveaux d’un point de vue
plastique, lorsqu’il s’agit par exemple de rétablir l’inquiétante étrangeté dans le lieu d’exposition à travers l’œuvre
présentée. Cette intra-temporalité introduit ainsi un temps qui se trouve entre le passé, l’avenir et le présent. Ce
temps est à la fois inquiétant, étrange et familier parce qu’on ignore où on se trouve par rapport à lui (dans le passé
ou bien dans le présent), on ne se sent nulle part (dans le vide entre le passé et le présent) et on perçoit une sorte
de totalité, un carrefour des temps mélangés.

C’est ce paradoxe du temps sur le fil du rasoir qui m’intéresse et que je souligne à l’aide des fines tranches de miroir
qui mélangent le reflet du spectateur (le présent) avec le reflet de la personne dans la photo d’archive (le passé). En
introduisant les deux temporalités en même temps, j’essaie d’introduire un doute inquiétant au sujet de chacun des
deux. Lequel est le réel ? Lequel existe ? Et si ce reflet de l’histoire est susceptible d’exister de façon si concrète à
côté de moi, si nous sommes tous deux des reflets éphémères, je commence à sentir que l’histoire peut prendre la
forme d’un fantôme qui participe au présent. De plus, ce fantôme me confronte à une histoire plus grande que moi, à
laquelle je suis inextricablement liée et elle me confronte également à la réalité de ma propre mortalité et à mon
anonymat devant le temps.

La puissance de la trace reste avec nous : la planche de miroir comme indice


Pour renforcer l’énigme de la double absence de l’histoire et de la dialectique entre « avoir-été » et « n’être-plus »,
Ricœur cite les théories d’ Heidegger sur les notions de vestige, de ruine, d’antiquités et d’objets de musée 106. Ici, on
découvre que la trace n’aura ni lien avec le passé ni sens propre si on ne parvient pas à rapprocher de leur
environnement originel les indices qu’elle fournit. La puissance fantôme de la trace dépend donc de nous (notre
capacité à la reconnaître, nos connaissances, l’intérêt, le soin ou l’attention que nous lui portons) et de notre capacité
à la remettre dans son contexte. En même temps, même si on ne parvient pas à la replacer dans son contexte, on
peut ressentir son âge dans la mesure où elle porte en elle-même sa « provenance sous la forme de la dette et de
l’héritage107 ».

D’un point de vue plastique, cette redéfinition du fonctionnement de la trace m’amène vers le problème de l’objet. Si
la trace n’existe pas complètement sans notre participation et s’il subsiste toujours cette tension dans la trace (et
dans la planche de miroir, l’arcboutant que j’utilise dans Nachleben) entre l’existence et la non-existence, entre la
présence et l’absence, entre l’avoir-été et le n’être-plus, la seule façon de rétablir cette inquiétante étrangeté de
l’histoire et de la temporalité est peut-être de créer une œuvre qui, comme la trace, bouleverse la notion d’objet d’art
en tant que notion « fixe » « définie » pour en faire un objet changeant, surprenant et participatif.

On retrouve ce phénomène dans les « anti-monuments » de Jochen Gerz et Micha Ullman, où nos attentes vis-à-vis
du monument traditionnel érigé en hommage à l’histoire sont totalement inversées. Au lieu des monuments
verticaux, immobiles et emplis d’images didactiques que l’on attend, Gerz et Ullman introduisent des monuments
souterrains, sans images, changeants, participatifs, ambigus et même invisibles. Le spectateur est donc confronté à
l’histoire d’une façon à la fois intime et insolite, inquiétante et familière.

Par exemple, dans Memorial for the Book Burning /la Bibliothèque engloutie de Micha Ullman à Bebelplatz, Berlin,
Ullman joue sur l’élément du surprise : le spectateur ne voit pas le monument avant de se retrouver littéralement
dessus, car le monument est une fenêtre ouverte sur un monde souterrain. Ce monde souterrain est une chambre
blanche, qui contient de nombreuses étagères vides et blanches. Sur le côté, une citation d’Heinrich Heine dit : « Là
où on brûle les livres, on finit par brûler les hommes ». Ces simples indices ou traces nous amènent assez vite à

105 Ricœur, Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op.cit., p. 490.


106 Ibid., p. 492.
107 Ibid.

77
l’histoire et à la mémoire inquiétante du lieu (le 10 mai 1933, les Nazis ont brûlé 20 000 livres « non-allemands » sur
ce site).

Une vue de Bebelplatz, Berlin, Allemagne.

Micha Ullman, La Bibliothèque engloutie, Bebelplatz, Berlin, Allemagne, 1995.

De semblable manière, Le Monument contre le fascisme de Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz à Hambourg est un
monument souterrain. Mais il est aussi changeant. Les spectateurs étaient invités à écrire sur une colonne de plomb.
Chaque fois qu’une partie de la colonne était saturée d’écriture, elle descendait en terre. Désormais, seule une
fenêtre subsiste où l’on voit le haut de la colonne. À côté de ça, on peut lire un panneau qui explique en plusieurs
langues la descente de la colonne. Des images de la colonne à des hauteurs variables complètent l’explication.

Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz, Le Monument contre le fascisme, Hambourg, Allemagne, 1986.

78
Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz, Le Monument contre le fascisme, (détails), Hambourg, Allemagne, 2011.

L’œuvre de Gerz et Shalev-Gerz est inquiétante et troublante à deux niveaux. La colonne, comme la colonne de
Trajan, symbole d’histoire, descend vers la mémoire et aussi vers l’oubli. D’une façon similaire, leur Monument
contre le Racisme du château de Sarrebruck est ambigu car le spectateur marche sans le savoir sur des pierres
commémoratives et l’installation a été faite clandestinement (les cimetières juifs d’Allemagne sont gravés en-dessous
des centaines de pierres qui pavent la rue que doit emprunter le spectateur pour aller au château, un ancien quartier
général de la Gestapo, et Gerz a secrètement marqué les pierres avec l’aide de ses étudiants).

Jochen Gerz, Le Monument contre le racisme, Château de Sarrebruck, Sarrebruck, Allemagne, 1990.

Ici, comme dans Le Monument contre le fascisme, on ressent toute la fragilité de l’histoire, car tout dépend de notre
capacité à reconnaître des indices, au soin et à l’attention que nous y portons. Mais l’inquiétude se fait aussi
ressentir dans la mesure où Gerz met le spectateur littéralement et physiquement sur le fil du rasoir entre mémoire et
oubli, entre absent et présent, reconnaissance et ignorance. En même temps, il transforme le concept de monument.
On part du concept d’un monument visuel et on se retrouve avec des monuments immatériels, à l’image d’une
mémoire à la fois invisible et omniprésente.

Comme dans le travail de Gerz et Ullman, avec Nachleben, je souhaite créer la sensation que l’histoire est toujours
simplement sous-jacente à l’architecture de notre quotidien.

De plus, les œuvres de Gerz et Ullman m’aident à trouver des pistes pour renforcer l’aspect d’inquiétante étrangeté
dans mon projet. À travers leurs œuvres, je commence à comprendre quels sont les premiers paramètres à prendre
en compte pour fonder une œuvre capable de déplacer l’histoire et de la faire ressurgir dans le présent. Par
exemple, mon projet vient en contrepied des attentes du spectateur, particulièrement en ce qui concerne l’espace et
l’objet. D’autre part, l’œuvre doit être davantage absente que présente et elle doit créer une surprise. Ainsi, dans les
planches du miroir, on aperçoit un reflet inattendu à côté de celui qui nous renvoie notre propre image - c’est un
événement surprenant. De plus, cette apparition est le reflet d’un enfant absent mais dans le présent.

79
La Répétition, le dédoublement, et autre formes freudiennes dans l’inquiétante étrangeté du projet
Nachleben
D’après Sigmund Freud, dans son fameux essai « L’inquiétante étrangeté », la répétition fait partie des outils
fondamentaux pour créer une sensation d’inquiétante étrangeté. Cette répétition peut prendre la forme d’une
apparence semblable, de sorte que l’on se perd entre l’autre et un double de nous-mêmes. Cette répétition introduit
également une division du « moi », un dédoublement du « moi », une permutation du « moi »108. La répétition peut
être aussi « la répétition des mêmes traits de visage, caractères, destins, actes criminels, voire des noms à travers
plusieurs générations successives109 ». Cette répétition crée une confusion, un doute quant à la nature du réel. En
fait, dans son essai « Remémoration, répétition et perlaboration110 », Freud dit qu’à l’origine de cette répétition se
trouve un refoulement : c’est le refoulé qui se répète dans le présent. Le patient répète inconsciemment cet acte
dans le présent jusqu’au moment où il se confronte à la réalité traumatique du passé (une situation inachevée et dont
l’existence est niée) qui a déclenché le refoulement. Quand le patient se confronte à cette réalité, le trauma est
achevé, relégué dans le passé et la répétition dans le présent s’arrête.

Dans le projet Nachleben, je souhaite donc utiliser la répétition pour révéler l’histoire comme une sorte de
refoulement inachevé que l’on répète inconsciemment dans le présent. Pour parvenir à ce but, j’ai choisi le miroir
comme matière, car elle offre à la fois un double du spectateur et un double du passé. Le redoublement de la photo
d’archive est légèrement différent du redoublement chez Freud, dans le sens où il intervient d’après une image réelle
(la photo) plutôt que d’après une image psychique (créée par la psyché de l’individu qui nie la réalité). Cette
distinction importante est mise en lumière par Clément Rosset dans son essai Fantasmagories111. Mais comme
Rosset le constate, cette « réalité » de la photo est inquiétante car elle est très restreinte : il s’agit d’un seul instant
de la totalité du temps, capturé par un appareil sur-contrôlé avec un œil mécanique, froid et monoculaire. La photo
montre donc l’absent dans le présent, l’échec de la photo en même temps que sa réussite.

De plus, dans Nachleben j’utiliserai la répétition des visages du passé, comme Christian Boltanski dans les Enfants
de Dijon, pour créer une répétition et provoquer la résurgence de survivances du passé dans le présent. Ces
survivances seront troublantes car les visages des photos y seront là aussi flous. Par ce flou, comme dans l’œuvre
de Boltanski, ils possèderont à la fois une distance et une familiarité, comme quelqu’un qu’on aperçoit de loin et dont
on pense que c’est, peut-être, quelqu’un que l’on connaît. Ce paradoxe de la proximité dans le lointain proviendra de
l’œuvre et du site, comme dans l’œuvre de Boltanski (qui se trouve dans une ancienne prison). À travers cette
installation, j’espère révéler de façon ambiguë l’histoire oubliée du lieu.

Christian Boltanski, Monument : les enfants de Dijon, 142 photos noir et blanc, encadrement en métal, vitres, ampoules, fil électrique,
20,5 cm x 15 cm chaque photo, Installation, Académie de France à Rome, Villa Medici, Collection, Musée des Beaux-Arts, Nantes, 1986.

108 Freud, Sigmund, (traduit de l’allemand par Fernand Cambon), L’Inquiétante étrangeté et d’autres essais / Das Unheimliche
und andere Texte, Paris, Gallimard, 2001, p. 77.
109 Freud, ibid., p. 77.
110 Freud, Sigmund, Œuvres complètes, Psychanalyse, Volume XII, 1913 - 1914, Paris, Presses Universitaires de France, 2005,

pp. 187-196.
111 Rosset, Clément, Fantasmagories, suivi de le réel, l’imaginaire et l’illusoire, Paris, Les Éditions de Minuit, 2006, pp. 34-35.

80
Christian Boltanski, Monument : les enfants de Dijon, (détail),142 photos noir et blanc, encadrement en métal, vitres, ampoules, fil électrique,
20,5 cm x 15 cm chaque photo, Installation, Académie de France à Rome, Villa Medici, Collection, Musée des Beaux-Arts, Nantes, 1986.

Cet objectif trouve également une optique similaire dans les travaux de l’artiste Shimon Attie, qui a projeté des
images de l’ancien quartier juif berlinois d’avant-guerre sur les bâtiments qui y subsistent aujourd’hui. Ces projections
ont transformé les lieux et en ont réactivé la mémoire oubliée.

Shimon Attie, Writing on the Wall series, Berlin, projection, 1992.

La Répétition en tant que « réaliser à nouveau »


Pour Paul Ricœur, la répétition dans l’histoire se retrouve dans la répétition organique des générations et de la
généalogie. Premièrement, Ricœur constate que le concept de « génération » confère densité et authenticité aux
concepts répétitifs de transmission et d’héritage. On transmet et répète nos traditions à travers plusieurs groupes et
niveaux archéologiques du temps. Le concept de « généalogie » accentue cette profondeur de temps en créant un
lien par naissance entre le passé et le présent. Mais, plus important encore, d’après Ricœur (qui cite Heidegger), la
répétition dans l’histoire (à travers les générations, la généalogie, la transmission et la dette-héritage) est la répétition
d’une possibilité d’existence, et c’est cette possibilité qui est transmise et répétée par chaque génération. Plus
précisément, cette répétition ne restitue pas le passé, elle ne le reconstitue pas non plus : elle le « réalise à
nouveau ». L’historien ou l’artiste-historien évoque et répète donc des moments de l’histoire pour établir un dialogue
fictif et impossible et pourtant bien réel. Dans cette conversation, « il s’agit d’un appel, d’une réplique, d’une riposte,

81
voire d’une révocation des héritages ». Et c’est grâce à ce remontage théâtral du temps subi que le passé est
réactivé dans le présent et le futur : « la puissance créatrice de la répétition tient tout entière dans ce pouvoir de
rouvrir le passé sur l’avenir112 ». Ce processus permet de « réaliser à nouveau » le passé au lieu de le rejouer : on
ressent l’histoire comme un processus vivant. Autrement dit, c’est l’éternel retour.

Dans le projet Nachleben, mon but est de remonter l’histoire de cette façon, sans reconstruire la couche superficielle
de l’histoire (i.e. les vêtements exacts de l’époque), mais en faisant remonter le sentiment de ce qui était autrefois,
en révélant l’historicité de toute chose. C’est un peu comme la différence entre un metteur en scène qui remonterait
une tragédie grecque en se focalisant sur les masques d’époque et celui qui se focaliserait sur une façon de recréer
la force de l’intention de l’écrivain, pour une audience contemporaine, à travers des outils contemporains.

Dans l’esprit de ce deuxième metteur en scène fictif, j’aimerais créer à travers ce projet un ressenti de l’inquiétante
étrangeté de l’histoire, par opposition à une image qui montrerait directement la violence de cette époque. Je compte
parvenir à ce but en restreignant les images à des tranches fines et à des reflets. De plus, je n’entends montrer
aucun indice de la violence littérale dans l’image ou dans la présentation de l’œuvre. Le seul indice de la violence
sera la plaque de commémoration déjà présente sur le bâtiment.

Dans sa construction théorique, Ricœur renforce cette stratégie quand il discute les approches des historiens Jules
Michelet et R.G. Collingwood. Ces deux auteurs regardent l’histoire « comme une âme et une personne » et sont en
quête de la « résurrection de la vie intégrale, non pas dans ses surfaces mais dans ses organismes internes et
profonds113 ». Il en conclut que le rôle de l’historien (et dans mon cas, de l’artiste-historien) est d’établir « un choc en
retour du futur sur le passé114 ».

L’Inquiétante étrangeté dans l’histoire d’après Ricœur : Halbwachs, Yerushalmi, Nora


Pour Ricœur, il y a trois historiens qui utilisent des méthodes révélant l’inquiétante étrangeté de l’histoire : Maurice
Halbwachs, Yosef Hayim Yerushalmi et Pierre Nora. En substance, la révélation de l’inquiétante étrangeté dans
l’histoire s’accomplit en faisant disparaître l’écart entre l’histoire vue comme externe, loin de nos expériences, et la
mémoire intime et intérieure (la mémoire individuelle et collective). Ce qui apparaît donc au début comme loin de
nous, sans lien avec nous, nous devient soudainement proche et envahit notre esprit.

Avec l’historien Maurice Halbwachs, cette transformation de l’histoire suit plusieurs étapes. À l’école, l’histoire et ses
dates revêtent une allure froide, complètement extérieure à nous. Avec le temps et l’impression que nous laissent les
événements, nous finissons par intérioriser ces dates et ces personnages. Cette familiarisation graduelle de l’histoire
suit aussi une sorte de motif en cercles concentriques, qui commence par les histoires racontées par les membres
de la famille proche, puis le passé raconté par les amis ; c’est alors que l’on découvre la mémoire de nos ancêtres
plus lointains. C’est ce parcours de la « mémoire transgénérationnelle » qui assure la transition entre l’histoire
apprise (les dates, les noms) et la mémoire vivante 115. De cette façon, la mémoire individuelle et collective est
enrichie par le passé historique et commence à nous appartenir. Selon Ricœur, Halbwachs développe l’idée de
parvenir à une mémoire intégrale, une histoire universelle dans laquelle on retrouve la mémoire individuelle,
collective et historique intégrée dans cet ensemble. Cette idée renforce le concept de Freud et Bergson selon lequel
on n’oublie jamais rien 116 et renforce le concept de mon projet - l’histoire est toujours présente, toujours inachevée.

Chez l’historien Yosef Hayim Yerushalmi, dans la culture juive, on se confronte au paradoxe de la dominance du
sens de l’histoire sans les techniques formelles de l’historiographie117. Ricœur s’intéresse beaucoup à ce paradoxe.
En l’examinant, il constante que la culture juive a été la première culture à donner ce sens à l’histoire. Les Grecs se
concentraient sur la rencontre entre l’homme et les dieux ou la nature, mais en Israël, la rencontre se faisait entre

112 Ricœur, Paul, op. cit., p. 495.


113 Paul Ricœur, ibid., p. 495.
114 Ibid., p. 497.
115 Ibid., p. 514.
116 Ibid., p. 515.
117 Ibid., pp. 518 -22.

82
l’histoire et le défi qu’elle imposait à l’homme. Et Ricœur de conclure que cette approche de l’histoire, sans
l’historiographie, introduit une sorte d’idéologie historique qui souligne l’historicité de toute chose. Ce n’est ni une
tentative de sauver tout le passé, ni un essai pour utiliser l’histoire comme thérapie mais plutôt une force inquiétante
et étrange qui envahit et détruit l’être vivant.

C’est la restitution et la résurrection de cette force mystérieuse et ambiguë que je voudrais faire remonter dans ce
projet et dans mon travail plastique en général.

Dans le travail d’historien de Pierre Nora, Ricœur trouve une rupture entre la mémoire et l’histoire complète. De nos
jours, on constate le surgissement d’un phénomène nouveau : « la mémoire saisie par l’histoire » 118 . Dans ce
nouveau rapport au passé, il manque cette mémoire vivante, intime, transgénérationnelle et collective ; on reste
beaucoup trop dans l’histoire externe, distante, superficielle (la trace au lieu de la dette, la médiation au lieu du
témoignage).

Les symptômes de ce phénomène sont multiples : une obsession de l’archive au détriment de la mémoire intérieure,
une préoccupation particulière pour la psychologie individuelle et un oubli du passé. Plus intéressant pour ce qui
nous concerne, ces symptômes produisent des paradoxes inquiétants et étranges. Par exemple, cette obsession
d’archiver le plus que possible n’aboutit jamais à une préservation du passé. En réalité, elle provoque l’effet inverse,
puisqu’elle impose davantage de distance. Comme le dit Socrate dans Phèdre, l’écriture met la mémoire en danger,
et c’est de cette manière que l’archive met la mémoire en péril. L’archive et l’acte d’archiver revêtent donc assez vite
un caractère absurde et effrayant, car c’est un processus sans fin et voué par essence à l’échec. Comme Nora le
constate, on peut archiver sans cesse et il en restera toujours plus à archiver. C’est toujours un échec, toujours un
défi impossible à accomplir. Comme Sisyphe avec son rocher, l’oubli retombe inéluctablement pour recouvrir tous
nos efforts. Cela fait référence aussi à l’énigme de la double absence de l’histoire que nous avons déjà évoquée
chez Ricœur : l’absence de l’acteur et l’impossibilité de recapturer la totalité de l’expérience du passé. Au bout du
compte, l’archive est la mémoire séparée de son sens par l’histoire - ou encore, de façon paradoxale, une
compilation de mémoire perdue.

Le deuxième symptôme de « ce terrorisme de la mémoire historicisée » est « la conversion définitive de la mémoire


à la psychologie individuelle 119 » qui est, d’après Nora, la résultante naturelle d’une culture où l’histoire domine et où
l’individu est par conséquent mis à distance, affranchi de toute intimité ou de toute relation avec l’histoire. D’après
Nora, les « lieux de mémoire » sont une manifestation concrète de cette séparation avec le passé. Ces lieux (où l’on
trouve des monuments et où l’on procède aux commémorations) se manifestent pour pallier notre manque de
mémoire, ce sont des aide-mémoire géants. Comme le dit Nora : « Habiterions-nous encore notre mémoire, nous
n’aurions pas besoin d’y consacrer des lieux120 ». Le problème avec ces lieux, d’après Nora, est qu’ils donnent de
l’histoire une représentation achevée.

À l’image de Nora et Yerushalmi, dans le projet Nachleben, j’essaie de remonter l’histoire dans sa dimension
inachevée. Une de mes stratégies consiste à prendre des photos d’archives et à les découper et remonter afin de les
rendre plus vivantes et mystérieuses. Dans Quand les images prennent position Georges Didi-Huberman décrit cette
technique de mise en évidence de l’étrangeté à travers le montage et le démontage des photos d’archives dans les
collages de Bertolt Brecht (ABC de la guerre, Kriegsfibel, et Arbeitsjournal). Il explique comment cette technique
permet de révéler l’aspect inquiétant de l’histoire en mélangeant la familiarité de l’image avec la désorientation liée à
sa nouvelle juxtaposition 121.

118 Ricoeur, Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubi, op.cit.., p. 523.


119 Paul Ricoeur, ibid., pp. 525-26.
120 Ibid., p. 527.
121 Didi-Huberman, Georges, Quand les images prennent position, l’œil de l’histoire, I, Paris, Les Éditions de Minuit, 2009,

pp. 69-76.

83
Bertolt Brecht, Kriegsfibel, 1955, planche 45: “(Nouvelle-Guinée, 1943) Légende de la photo : « Une rangée de croix grossières signale les
tombes américaines près de Buna. Un gant oublié par un employé de l’état civil pointe accidentellement vers le ciel. » Poème de Brecht :
« Nous avons entendu dire à l’école primaire / Qu’il y avait au ciel un vengeur de chaque tort. / Nous envolant pour tuer, nous trouvâmes la
mort. / A vous de punir ceux qui là-haut nous expédièrent.122 »

Mais l’histoire déplacée ne consiste pas uniquement dans le montage et dans le mélange du temps. On peut faire les
deux et parvenir à ce qu’Ernst Bloch et Walter Benjamin (cité par Georges Didi-Huberman dans Quand les images
prennent position) un montage purement décoratif ou un fétichisme pour des décombres 123 . Il faut donc aussi
« prendre position ».

122 Brecht, Bertolt, ABC de la guerre, op.cit., planche 45, p. 98.


123 Didi-Huberman, Georges, Quand les images prennent position, l’œil de l’histoire, 1, Paris, les Éditions de Minuit, p. 132.

84
Chapitre III : L’histoire déplacée et le regard critique : quand l’artiste prend position
Les séries de peintures Le Procès et Zeppelin : On prend position en remontant des traces

Dieu est dans le particulier124.

- Aby Warburg

Quand on ne peut pas reproduire


les causes, il ne reste plus qu’à les
inférer à partir des effets. 125

- Carlo Ginzburg

Deux journées de voyage éloignent l’homme (…) de


son univers quotidien (…). L’espace qui tournant et
fuyant s’interpose entre lui et son lieu d’origine,
développe des forces que l’on croit d’ordinaire
réservées à la durée. D’heure en heure, l’espace
détermine des transformations intérieures, très
semblables à celles que provoque la durée, mais qui,
en quelque manière, les surpassent. (…) à l’instar du
temps, il amène l’oubli, mais il le fait en dégageant la
personne de l’homme de ses contingences, pour la
transporter dans un état de liberté initiale (…). Le
temps, dit-on, c’est le Lethe. Mais l’air lointain est un
breuvage tout pareil, et si son effet est moins radical il
n’en est que plus rapide.126

- Thomas Mann, La Montagne


magique

Comme Nachleben, ces séries sont en cours. Mais je les introduis dans ce mémoire parce que, comme la série
Wagon, elles ont pour ambition d’interroger un événement historique en dérangeant des images d’archives et en les
transformant en mirages ou en illusions d’optiques. De plus, comme la série Wagon, et plus profondément encore,
ces peintures prendront une position critique en exposant des constructions et idéologies troublantes ou absurde qui
se répètent à époques différentes.

Descriptif des séries :


Les images d’archives que je me suis procuré pour ce projet seront des images de différents procès qui ont suivi la
deuxième guerre mondiale. Une autre série sera consacrée à la tragédie du zeppelin Hindenburg. Ces images sont
en effet particulièrement fortes et bien plus facilement identifiables que les images de Wagon 2419D. Il est très
important pour moi d’éliminer, de simplifier, voire de rendre abstraites tout formes et figures susceptibles de révéler
la situation trop vite. La peinture figurative sera donc restreinte à des indices, des traces (par exemple un chapeau,
un spectateur, des lampes, quelques meubles). Comme dans la série Wagon, les images seront dédoublées et il y
aura plus de lin brut vide et de simple dessin en lignes blanches rudimentaires que d’images figurées.

124 Ginzburg, Carlo, Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 121.
125 Ginzburg, Carlo, ibid., p. 169.
126 Mann, Thomas (trad. Maurice Betz), La Montagne magique, Paris, Arthème Fayard et Cie, 1931, p. 8.

85
Tali Gai, Collages préparatifs pour les séries Procès et Hindenburg. (Je montre ici des collages pour ces futurs diptyques. Je souligne que je
vais éliminer la plupart des personnages dans ces images afin de rendre l’évènement méconnaissable à première vue.)

Ces séries, qui vont plus loin que la série Wagon, vont mélanger peinture et sculpture pour parvenir à la force et au
pathos d’une histoire inachevée qui subsiste derrière la surface de ces images. Le but n’est pas seulement de
dépasser les limites de la toile pour créer un objet « entier » qui soit lié à l’espace (ce dont Michael Fried parle dans

86
Art et objectité) mais également de faire apparaître le pathos non exprimé de l’histoire inachevée sous la forme d’une
œuvre.

Ces objets seront la continuation abstraite des formes que l’on trouve dans la peinture, en référence au polyèdre
mystérieux de Dürer, aux cubes de Sol Lewitt, Tony Smith et Alberto Giacometti et aux sculptures de Robert Morris.

Albrecht Dürer, Melencolia I, gravure sur cuivre, 23.9 cm x 16.8 cm, 1514.
Tony Smith, Die, acier, 183,83 cm x 183,83 cm x 183,83 cm, , 1962, Whitney Museum of American Art, New York.
Alberto Giacometti, Le Cube , bronze, 94 cm x 54 cm x 59 cm, 1934, Kunsthaus, Zurich.

Robert Morris, Pine Portal, bois de sapin, 245 cm x 129 cm x 32 cm, 1961, Leo Castelli Gallery, New York
Robert Morris, Cloud, aluminium, 30 cm x 278 cm x 243,8 cm, 1966.

Sol LeWitt, 122 Variations of Incomplete Open Cubes, 1974, bois peint.

D’autres diptyques de la série comporteront des sculptures plus figuratives (comme des meubles découpés en
parties), mais ces sculptures sembleront se fondre dans le sol ou se déliter comme les sculptures de Micha Ullman
et Matthew Day Jackson.

87
Micha Ullman, Day, Havdalah, Midnight, 1993, placques en acier, Israel Museum, Jérusalem.
Matthew Day Jackson, Against the Mythology of Linearity (Contre la mythologie de la linéarité), marbre, dimensions variables.

Quand l’artiste prend position


Selon Georges Didi-Huberman dans son ouvrage Quand les images prennent position, « prendre position » s’agit
« d’affronter quelque chose » mais devant cette chose il faut aussi « compter (…) le hors-champ qui existe derrière
nous » et de nous « situer dans le temps127 ». L’artiste doit donc se confronter avec sa propre temporalité : le temps
qui le précédait et le temps du présent qui l’entoure.

Ce positionnement est souvent rendu plus profond par l’exil, une situation où l’on se retrouve à la fois proche et
éloigné de son propre pays et de sa propre culture. Lorsqu’on habite dans un pays étranger, on devient un
observateur silencieux et sensible. D’après Bertolt Brecht, cité par Didi-Huberman, « la meilleure école pour la
dialectique, c’est l’émigration. Les dialecticiens le plus pénétrants sont les exilés. Ce sont les changements qui les
ont forcés à s’exiler, et ils ne s’intéressent qu’aux changements. Des signes infimes, ils déduisent (…) les
événements les plus fantastiques (…) et pour les contradictions ils ont l’œil.128 »

Mais prendre position est également la technique choisie par l’artiste pour exprimer la connaissance qu’il a de sa
propre temporalité. Selon Didi-Huberman, Brecht a utilisé beaucoup de techniques distinctes pour renforcer cette
vision étrange et inquiétante de temps et tempi mélangés : le déplacement de la forme du journal intime pour
exposer la propagande et réseaux du pouvoir caché derrière des images de presse, la forme de l’abécédaire
détournée pour illustrer (de façon ironique) le manque de lisibilité des images dans les journaux, ainsi qu’un mélange
des genres, comme des poèmes épiques associés à des images (journalistiques) pour « éclater les frontières entre
le privé et l’histoire, la fiction, et le document, la littérature et le reste129 ».

Le caractère destructeur
En gros, prendre position revient à exprimer ce que Walter Benjamin, cité par Georges Didi-Huberman, appelle son
« caractère destructeur 130 ». Le caractère destructeur possède plusieurs caractéristiques chères à ma propre
technique plastique :

- Son but n’est pas de bâtir une thèse mais de déconstruire les thèses existantes.

- Il débarrasse l’artiste des signes mensongers pour trouver « la racine carrée. »

- Il est sans idée préconçue.

- Il donne accès au vide. C’est dans le vide qu’apparaît l’inquiétante étrangeté.

127 Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, op. cit., p. 10.
128 Georges Didi-Huberman, ibid., p. 100.
129 Ibid., p. 24.
130 Ibid., p. 120.

88
- Le point du vue du destructeur, c’est que rien n’est appelé à durer. « C’est pour cette raison précisément
qu’il voit partout des chemins. 131»

Parce qu’il voit les chemins partout, des combinaisons partout, la vie en tant que montage, il est toujours « entre, »
toujours « à la croisée des chemins » au lieu d’être sur un seul chemin (ou un seul point de vue ou parti politique). Le
caractère destructeur rend donc visibles toutes les prises de positions, toutes les contradictions, tous les points du
vues différents et tous les dangers inhérents à ce positionnement.

A l’opposé de l’artiste décoratif qui joue avec des décombres parce qu’il les aime ou les fétichise, le caractère
destructeur manipule les dégâts de l’histoire. Ce n’est pas un amour des ruines qu’il manifeste, mais « l’amour du
chemin qui les traverse132 ». Autrement dit, il est motivé par la recherche des grands motifs que le montage des
vestiges révèle.

C’est une connaissance par le montage ; une connaissance par l’étrangeté, mais aussi une connaissance par
l’imagination, par le jeu et par les reversements des valeurs133. L’artiste destructeur s’approprie les jeux d’enfants
pour mieux les détruire et se débarrasser de tous ces signes et valeurs qui aveuglent afin de trouver une ouverture
surprenante, à la fois insolite et inattendue.

Quand les images prennent position : une connaissance par indices


La révélation des détails par le montage et le réseau de rapports entre détails
Le montage, selon Didi-Huberman, est une technique qui s’intéresse naturellement au détail car le montage découpe
l’image originale en parties séparées. En vertu de cette logique, le montage révèle, en tant que technique plastique,
des détails inaperçus qui sont parfois plus puissants que l’image originale. Ces détails ou indices curieux, mis en
rapport avec d’autres détails, aboutissent à la création d’un faisceau de relations surprenantes qui contredisent ou
s’opposent souvent à la logique de l’image originale.

Le montage est lié aux détails car c’est une technique née dans le désordre de la première guerre mondiale. Il s’agit
d’une procédure formelle « prenant acte du ‘désordre’ du monde »134. C’est la technique par excellence des artistes
modernes (de Joyce à Picasso) qui sert à décomposer l’ordre des choses135. C’est une technique qui interroge
certaines singularités et les met en conflit avec beaucoup d’autres136.

Le paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg, l’histoire en tant qu’enquête sur les traces
L’histoire en tant qu’enquête : reconstruire la scène disparue au moyen de détails révélateurs
Dans Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire, Carlo Ginzburg introduit un paradigme indiciaire qui
semble parfaitement adapté à la reconstitution de la dimension inconsciente et cachée de l’histoire, particulièrement
dans les séries de peintures Procès et Zeppelin.

Dans ce paradigme, au lieu d’aborder une image dans sa totalité, on la reconstruit à travers ses détails. Par sa
méthodologie indirecte, cette technique permet de mettre au jour l’inquiétante étrangeté. Comme chez Freud, on
découvre qu’il « faut chercher la personnalité là ou l’effort personnel est le moins intense 137» parce que c’est là où,
accidentellement et inconsciemment, la personne ou l’image historique révèle ses secrets.

131 Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, op.cit., p. 121.
132 Georges Didi-Huberman, ibid.; p. 121.
133 Ibid.; p. 121.
134 Ibid., p. 86.
135 Ibid., p. 87.
136 Ibid., p. 90.
137 Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire, op.cit., p. 121, p. 142.

89
C’est dans le soin accordé à ces détails secondaires, qui passent habituellement inaperçus, qu’on peut parvenir à
« deviner les choses secrètes et cachées à partir de traits sous-estimés ou dont on ne tient pas compte, à partir du
rebut - de ‘refuser’ de l’observation138 ».

La méthode s’appuie sur la mise en évidence d’écarts (comme le montage) et de faits marginaux considérés comme
révélateurs. Ces détails sans importance, parfois triviaux et même ‘bas’, fournissent en réalité une clé qui donne
accès « à des produits plus élevés de l’esprit humain » car ce sont des noyaux intimes de l’individualité. Chaque
trace révèle un trait purement individuel et puissant 139.

Par conséquent, si l’on souhaite exposer l’inconscient caché, il faut examiner de près les indices dans tous leurs
détails, à la façon d’un chasseur qui examine les traces de sa proie pour la pister, d’un enquêteur à la poursuite d’un
criminel ou d’un médecin capable de diagnostiquer la maladie d’un patient grâce à ses symptômes.140

La puissance de ce paradigme réside dans sa capacité à révéler « à partir de faits (…) apparemment négligeables
(…) une réalité complexe qui n’est pas directement expérimentable 141 ». À l’instar de l’intervalle inattendu introduit
par le montage, la reconstitution de l’histoire par ses indices ne relève pas d’un dogme mais d’une nature fugace,
changeante, ouverte, dialectique.

Dans cette série de peintures tout comme dans mes séries sur l’histoire en général, je casse l’image historique et je
remonte les fragments. Le spectateur doit déchiffrer l’histoire à partir de ses « traces muettes» mais révélatrices de
secrets, tel un enquêteur, afin de reconstituer, au moyen de sa propre imagination, le « tout » d’un événement
disparu.

Une telle méthode laisse l’histoire perpétuellement inachevée, changeante, toujours ambiguë et impossible à saisir.
C’est donc la technique idéale pour préserver, reconstituer et renforcer l’aspect immanent et insolite de l’histoire.

La temporalité des traces : indices du passé et indices prophétiques


La technique indiciaire est parfaite d’un point de vue plastique lorsqu’il s’agit de créer un entre-temps, un intervalle
ambigu entre présent, passé et avenir, car elle aboutit naturellement à un mélange de temporalités.

Ginzburg explique cela par le fait que le déchiffrement des indices peut emmener dans deux directions différentes :
une reconstitution du passé (de même que l’archéologue, le chasseur ou l’enquêteur bâtissent des reconstitutions du
passé) ou une reconstitution de l’avenir (à la façon d’un prophète).142

C’est la raison pour laquelle la série Wagon et cette série en cours oscillent entre reconstitution du passé et
prophétie, ce qui confère au diptyque sa dimension inquiétante et étrange.

L’indice comme révélateur de l’impossibilité de quantifier l’histoire


Si le paradigme indiciaire constitue une partie importante de mon travail plastique, c’est aussi parce cette technique
illustre l’impossibilité de quantifier l’histoire.

L’histoire ne peut jamais être ni reproduite ni reconstituée parce que les acteurs de l’histoire, son contexte et même
les lieux où elle s’est déroulée ont disparu. L’image d’archive donne un réconfort illusoire. La photo nous donne le
sentiment d’avoir capturé ou saisi un moment historique alors qu’il ne s’agit en réalité que d’un bref instantané de
lumière et d’ombre simplifié par l’œil mécanique de l’appareil, dont sont absents le témoignage vivant des acteurs et
le contexte qui les entoure. La réalité, c’est que la photo d’archive n’est pas l’indice d’une présence mais l’indice
d’une absence.

138 Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire, op.cit., p. 143.
139 Carlo Ginzburg, ibid., p. 147.
140 Ibid., pp. 147 – 150, p. 152, p. 168.
141 Ibid., pp. 148-149.
142 Ibid., pp. 149-150.

90
En outre, le paradigme admet l’impossibilité de réduire un événement à une seule quantité (comme le font les
sciences galiléennes)143. Autrement dit, on conserve dans ce cadre l’individualité de l’indice tout en prenant en
compte la totalité. Il y a un aller-retour permanent entre le fragment et le tout qui ne peut pas être réduit et laisse
« une marge aléatoire irréductible 144 ». Le paradigme indiciaire naît d’une connaissance « aux frontières des
disciplines reconnues145 », c’est une connaissance riche mais qui ne figure pas dans les livres. Cette connaissance
est le fruit concret de l’expérience (l’intuition, la voix, les gestes, l’histoire orale) et ce « caractère concret constituait
la force de ce genre de savoir et sa limite – l’incapacité de servir de l’instrument puissant et terrible de
l’abstraction146 ».

Par conséquent, en s’appropriant d’un point de vue plastique ce paradigme indiciaire, on évite « la mémoire saisie
par l’histoire » évoquée par Nora et dont j’ai discuté dans le deuxième chapitre (le projet Nachleben). En
reconstituant l’histoire par montage d’indices, on parvient à un mélange de temps qui recrée l’ambigüité d’une
histoire immanente (au lieu d’une histoire selon les dates, qui semble loin de nôtre réalité), une histoire qui nous est
si proche qu’elle nous entoure comme une mémoire collective et ambiante.

L’indice et le vide
Suivant la logique du paradigme indiciaire, le vide (le lin brut de mes toiles) se transforme en quelque chose
d’inhabituel et mystérieux. Au lieu de partir d’une image, on s’appuie initialement sur une non-image. D’après
Ginzburg, ce point de vue se rapproche de celui des philosophes naturels. Pour clarifier ce concept, Ginzburg fait
référence au point du vue de Galilée qui a décrit la philosophie comme étant écrite dans un grand livre (l’univers)
qu’on est toujours en train de déchiffrer. La philosophie est déjà écrite, elle existe déjà mais nous reste
imperceptible ; par conséquent, « pour le philosophe naturel (…), le texte est une entité profonde invisible, à
reconstruire au-delà des données sensibles147 ».

En d’autres termes, le vide de la toile devient une surface sensible. Le vide de la toile ne devient pas quelque chose
à remplir mais un terrain à ressentir, un terrain sur lequel les indices apparaissent comme des fantômes si l’on garde
l’esprit ouvert.

Selon les termes de Ginzburg, ce vide (ou point du vue) est comme une immense page blanche, comme le terrain de
l’enquêteur : « un terrain inculte, couvert de neige, parsemé de traces du criminel (...), une immense page blanche
où les personnes que nous recherchons ont non seulement écrit leurs mouvements et leurs pas, mais aussi leurs
pensées secrètes, les espérances et les angoisses qui les agitaient148 ».

Ainsi, le vide avec lequel je joue dans mes toiles n’est pas vide mais plein. Autrement dit, petit à petit, à travers des
indices fantômes, il révèle sa trame profonde. Cette trame, invisible au premier abord, gagne en lisibilité à travers le
paradigme indiciaire. Selon Ginzburg, ce vide est comme un tapis qui paraît homogène mais où l’on aperçoit en
s’approchant des mouvements qui partent dans différentes directions : verticalement, on découvre les indices de
l’enquêteur / archéologue ; horizontalement on découvre les symptômes que le médecin poursuit ; et diagonalement
on trouve les sauts entre des contextes historiques différents.149

L’indice comme matrice clé d’une identité inimitable


On peut comprendre l’indice aussi comme matrice inimitable de notre unicité. Ginzburg utilise l’exemple de
l’empreinte digitale. Ce petit indice, malgré sa petite taille, est la matrice, le motif clé de notre identité.

143 Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire, op.cit, p. 165.
144 Carlo Ginzburg, ibid., p. 154.
145 Ibid., p. 165.
146 Ibid., p. 166.
147 Ibid., p. 156.
148 Ibid., p. 169.
149 Ibid., pp. 169-170.

91
Dans la technique réaliste que j’ai apprise, on recherche également une matrice clé à partir du rapport entre la
hauteur et la largeur de la tête. Ce ratio, qui est propre à chaque personne, se répète partout dans le corps et
constitue donc une matrice clé pour saisir un portrait réaliste du sujet.

Citant Leibniz, Ginzburg clarifie cette idée de matrice clé : « L’individu ; qui est un être totalement déterminé, a une
particularité que l’on peut retrouver jusque dans ses caractéristiques imperceptibles et infinitésimales. Ni le hasard ni
les influences extérieures ne suffisent à l’expliquer. Il faut supposer l’existence d’une norme ‘typus’ interne, qui
maintient la variété des organismes dans les limites de chaque espèce : la connaissance de cette ‘norme’ (…)
entrouvrirait la connaissance cachée de la nature individuelle.150 »

En utilisant des indices ; on peut donc induire que je cherche dans la construction, les rapports et les réseaux sous-
jacents à un événement historique donné, une particularité cachée qui lui est propre et qui en constitue l’un des
éléments formateurs. Je cherche le « typus interne » de l’histoire qui se répète.

Le paradigme indiciaire et l’image dialectique


Carlo Ginzburg décrit la façon dont le paradigme indiciaire fonctionne en tant qu’image dialectique. En se
concentrant sur les fragments et les traces, le paradigme indiciaire devient un instrument capable de « dissiper les
brumes de l’idéologie qui obscurcissent de plus en plus une structure sociale complexe comme celle du capitalisme
achevé (…). Si la réalité est opaque, des zones privilégiées existent – traces, indices – qui permettent de la
déchiffrer. 151»

Comme chez Brecht, l’indice, à l’instar du montage, devient une méthode de combat contre les images
mensongères.

Au-delà de l’indice qui prend forme dans l’espace


Ces séries, bien sûr, sont une tentative de produire des peintures à partir d’indices qui sortent du cadre et se
reversent dans l’espace de l’exposition. Mais il reste encore une séparation entre l’œuvre et le spectateur. Il faut aller
plus loin que ça, il faut tenter de baigner le spectateur dans la présence de l’inquiétante étrangeté d’un passé
ressurgissant dans le présent.

150 I Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire, op. cit, p. 175.
151 Carlo Ginzburg ; ibid., p. 177.

92
Chapitre IV : L’histoire dans l’espace : l’immersion du spectateur dans le
« maintenant »

…le passé et l’avenir, abstraction faite des suites


possibles de ce qu’ils contiennent, sont choses aussi vaines
que le plus vain des songes, et il en est de même du présent,
limite sans étendue et sans durée entre les deux.

- Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et


comme représentation152

L'histoire est l'objet d'une construction dont le lieu


n'est pas le temps homogène et vide, mais un temps saturé d'
« à-présent »153

- Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire »

Si l’histoire est vraiment inachevée et par conséquent encore présente, on peut dire qu’elle reste parmi nous. Et si
elle reste parmi nous, cela veut dire qu’elle revêt une forme particulière. Mais quelle forme prend-elle dans l’espace?
À l’examen des œuvres d’Estefania Penafiel Loaiza, on constate que le passé, lorsqu’il ressurgit dans le présent,
revêt une forme éphémère qui s’efface déjà alors même qu’elle est en train de se construire. Et dans les toiles de
Barnett Newman ou les dessins et sculptures de Giacometti, on constate une alternance perceptuelle entre la ligne
et la totalité de la forme qui indique un jeu d’apparition et de disparition dans le temps. Mais peut-on dire pour autant
que c’est cette alternance de forme qui capture l’essence du temps dans l’espace ?

Alberto Giacometti, Diego, bronze, 1935, 60 cm x 30 cm x 60 cm, collection privée.

Le défi que représente le diptyque Jahrzeit concerne la création d’un tableau qui, comme les œuvres notées plus
haut, ne décrit pas le resurgissement du passé dans le présent mais crée plastiquement dans l’espace l’expérience
de cette temporalité insolite. C’est un véritable défi car quels que soient le montage, le démontage et les
simplifications qu’on peut apporter à certains éléments d’une image, la peinture figurative reste par nature descriptive

152 Schopenhauer, Arthur, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, Presses universitaire de France, 2008,
p. 30.
153 Walter Benjamin, « Sur le concept d'histoire », Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 439.

93
et rhétorique. Elle décrit le message du peintre en faisant appel à une technique séduisante. Et surtout, elle reste
emprisonnée sur la toile, elle ne sort pas du châssis.

Comment éviter ces pièges techniques et parvenir à un tableau qui exprime un temps vécu, un tableau qui ose vivre
dans l’espace avec le spectateur ? La solution commence, pour moi, dans l’appropriation et la nouvelle interprétation
de certains éléments plastiques de l’œuvre de Barnett Newman, ainsi que la juxtaposition de ces éléments avec
d’autres signes similaires mais offrant un autre sens.

Barnett Newman, Sans titre (Ornement 1), encre sur papier, 27,7 cm x 18,7 cm, 1947, New York, collection privée.
Barnett Newman, Stations of the Cross, First Station, huile sur toile, 197,8 cm x 153,7 cm.

Le tableau Jahrzeit

Tali Gai, Jahrzeit, tulle sur lin brut, 2014, 35 cm x 120 cm.

Tali Gai, Jahrzeit, tulle sur lin brut, 2014, 35 cm x 120 cm.
Tali Gai, Jahrzeit et Wagon II, tulle sur lin brut et huile sur lin brut, 2014, 70 cm x 120 cm.
Tali Gai, Jahrzeitet Wagon I, tulle sur lin brut et huile sur lin brut, 2014, 70 cm x 120 cm.

94
Dans le tableau Jahrzeit, cette appropriation et le détournement des images et des techniques plastiques de
Newman commencent avec la juxtaposition de la ligne de Newman avec la ligne du calendrier juif qui s’appelle en
allemand « Jahrzeit » (littéralement : le temps de l’année). Ces calendriers prennent la forme d’une ligne qui révèle la
date de la mort d’un proche et sert à rappeler de penser à eux et de pratiquer certains rites, chaque année au jour
marqué sur la ligne.

Calendrier Jahrzeit, lithographie avec un appareil qui tourne, post-1916, anniversaire de la mort d’Elise Liebele Kohen, Musée juif de Prague.

Sur un troisième niveau de sens, la ligne newmanienne se transforme en abstraction de la façade du camp de
concentration d’Auschwitz-Birkenau. La réduction du bâtiment à ses indices les plus simples est volontaire, elle
contribue à dénuder ce signe qui s’est délesté d’une partie de son caractère effroyable acquis en vertu de sa
médiatisation, du « tourisme des camps » et de ce que Georges Didi-Huberman décrit comme notre « mémoire
saturée » et notre abstraction de l’effroi154.

Tali Gai, Jahrzeit, tulle sur lin brut, 2014, 35 cm x 120 cm.
Tali Gai, porte d’Auschwitz-Birkenau, Pologne, photo numérique, 2013.

Pour rétablir l’essence inquiétante et étrange de ce bâtiment, j’ai entrepris de réduire cette forme à ses indices les
plus simples, donc à une forme inhabituelle et inconnue, voire méconnaissable. Le résultat prend la forme d’une
ligne newmanienne et d’un triangle. Dans le hasard de la création, une moitié du triangle s’est retrouvée inversée, ce
qui rend l’indice encore plus méconnaissable.

154
Didi-Huberman, Georges, Remontages du temps subi : l’œil de l’histoire, 2, Paris, Éditions de minuit, 2010, pp. 11-17.

95
L’objectif de cette simplification est de dépasser l’image et de créer une expérience à vivre de l’image. C’est une
tentative de rendre visible l’invisible. Comme dans les peintures métaphysiques de De Chirico ou les œuvres
d’Estefania Penafiel Loaiza, le but n’est pas de reproduire une image mais rendre l’imperceptible visible.

Idéalement, la ligne noire du tableau Jahrzeit, qui se poursuit sur deux toiles de lin brut côte à côte, devrait continuer
sur les quatre murs du cube blanc de l’exposition. La ligne entoure donc littéralement le spectateur. Le seul
soulagement est apporté par le vide (l’interruption de la ligne) qui sépare les deux toiles.

Ce travail, qui est d’un point de vue plastique ce qu’on trouve de plus simple dans toutes mes œuvres, se trouve
étrangement être aussi ce qui m’y est le plus personnel. Il s’inspire d’un voyage que j’ai fait avec ma mère à
Cracovie, Budapest et Prague. Comme dans Maus, la bande dessinée d’Art Spiegelman, il s’agissait d’un voyage à
travers des temps différents, des récits différents et des révélations anachroniques (par exemple les visites des
monuments dans le présent, les histoires de nos ancêtres qu’elle m’a racontées et ma première confrontation en tant
qu’adulte avec la fragilité et la mortalité de la femme qui m’a donné la vie). Curieusement, dans cette œuvre, la ligne
me semble contenir tous ces rencontres temporelles de ce voyage avec ma mère et notre relation en général.

Les « zips » de Barnett Newman : le sublime (et l’histoire) sont « maintenant »


Pour rendre l’histoire vivante et faire remonter le passé dans le présent d’une façon vivante, les « zips » de Newman
me semble indispensables, car ils incarnent (sur plusieurs niveaux) l’instant vécu qui est absent dans l’image
d’archive.

Lorsqu’on juxtapose ces « zips » avec des images d’archives, ils confèrent généreusement aux images figuratives
l’énergie du présent dont elles sont dénuées, cette vie perdue, morte, profonde et riche qui a échappé à l’objectif de
l’appareil-photo. Ils incarnent l’aspect vif mais perdu des acteurs de l’histoire réclamé par Paul Ricœur et ouvrent un
seuil, un lien entre notre présent et leur présent éteint.

(IMAGE de Jahrzeit avec Wagon diptyque)

Au niveau plastique, les « zips » établissent de façon très efficace un entre-temps vivant. Accrochées en-dessous du
diptyque figuratif, ces lignes abstraites et énigmatiques brisent la sûreté de la figuration et la rend plus insolite.
L’opposition entre l’abstraction et la figuration introduit une dialectique ambiguë. L’œil tente de trouver les liens qui
existent entre les deux diptyques en complétant par la pensée les formes inexplicables ou inachevées (un peu à la
façon des cubes inachevés de Sol Lewitt, qui demandent au spectateur de poursuivre le jeu de pensée).

La qualité du temps évoqué par les « zips » de Newman : le seuil du présent, l’instant,
l’occurrence, l’apparition, l’épiphanie, l’annonciation
Mais quel est exactement cet instant auquel Barnett Newman aboutit avec ses « zips »? Comment se manifeste sa
réussite plastique ? Et comment cela peut-il devenir le « seuil du présent 155» cher à Benjamin et décrit par Guy
Petitdemange (cité par Georges Didi-Huberman) comme notre libération du cycle destructeur ? (Plus précisément,
Petitdemange dit que la puissance du seuil du présent chez Benjamin réside dans le fait qu’il libère « l’instant présent
du cycle destructeur de la répétition et (du besoin de) tirer de la discontinuité des temps les chances d’un
retournement156 ». Par conséquent, le « seuil du présent » constitue une déclaration d’indépendance vis-à-vis du
cycle d’absurde répétition du même qui hante mon travail plastique. )

D’après Jean-François Lyotard, le génie dans les œuvres de Newman réside dans son approche du sujet du temps :
« Ce qui distingue l’œuvre de Newman dans le corpus des ‘avant-gardes’ (…), ce n’est pas qu’elle soit obsédée par

155 Didi-Huberman, Georges, Quand les images prennent position, Paris, Éditions de minuit, 2009, p. 131.
156 Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, op.cit.., p. 131.

96
la question du temps, cette obsession est partagée par beaucoup de peintres, c’est qu’elle lui donne une réponse
inattendue : que le temps, c’est le tableau lui-même.157 »

Cette relation plastique au temps présent chez Newman se manifeste à plusieurs niveaux uniques, selon Lyotard.

L’occurrence : vers une image ressentie au lieu d’une image consommée


Premièrement, d’après Lyotard, la ligne de Newman agit comme « occurrence ». Cette occurrence se situe dans
l’instant. Elle ne peut pas être consommée comme une image, elle doit être ressentie dans le moment158. C’est en ce
sens que la surface mi-transparente, mi-opaque du tulle et la non-figuration du tableau Jahrzeit établissent une
« occurrence ». La tension entre la surface et ce qui lui est sous-jacent se ressent dans la matière au lieu d’être
consommée comme une image. C’est peut-être la méthode de l’énigme selon De Chirico prise à la limite du champ
visuel. Ou peut-être Newman va-t-il beaucoup plus loin, car avec l’occurrence, le peintre n’est plus le philosophe qui
a « dépassé la philosophie ». Le peintre n’est plus le centre du monde qu’il a créé.

Selon ce point de vue radical, Lyotard affirme que le peintre n’est plus le messager159. C’est la plasticité du tableau
lui-même qui crée l’expérience de « l’occurrence », une expérience qui ressemble à un instant vécu, impossible à
consommer : « C’est le sentiment que : voilà ; Il n’y a donc presque rien à consommer. On ne consomme pas
l’occurrence, mais seulement son sens. Sentir l’instant est instantané. 160 »

L’apparition : la création d’une hétérotopie qui ralentit le temps


Deuxièmement, ces « zips » agissent comme une apparition, « quelque chose qui arrive qui est autre161 », selon les
termes de Lyotard. Cet autre qui se révèle est mystérieux, inquiétant, étrange, dans la mesure où il n’est ni
saisissable, ni ce qui était attendu (comme « l’aura » de Walter Benjamin). Car il n’est pas possible de définir cette
apparition : le temps de consommation de l’image par le spectateur est changeant. Il n’est pas possible de
consommer l’image en vitesse. Le temps ralentit et reste dans l’infini d’une recherche impossible, comme dans La
Mariée mise à nu par ses célibataires, ou même Le Grand Verre de Duchamp.

L’éclair qui aveugle l’œil : le moment créateur réincarné


Troisièmement, les « zips » agissent comme des éclairs révélateurs « qui aveuglent l’œil 162», correspondant au
moment de la création, celui où l’inspiration créatrice tombe dans le corps et l’esprit de l’artiste. C’est un moment à la
fois vif et paradoxal, fugace et éternel163. C’est le chaos et le hasard de la création, le gai commencement. C’est
l’éclair évoqué par Benjamin.

L’épiphanie : ouverture religieuse, spirituelle, et humble


Enfin, les « zips » agissent comme des épiphanies religieuses, comme l’épiphanie qui intime à Abraham de ne pas
tuer son fils 164. Ils prennent la forme d’une ouverture religieuse, le fameux « chas de l’aiguille » évoqué par Jésus
(Mathieu 19 :24). La ligne newmanienne incarne l’ouverture vers une autre perception, une perception sensible à un
entre-temps, un temps éternel. Le résultat, comme Lyotard l’affirme de façon si éloquente, élimine le « je » du
« prince peintre165 » et résonne avec humilité et abandon en harmonie avec une force considérable et inconnue. La
toile, au lieu d’illustrer les désirs et obsessions du peintre, demande au spectateur de simplement ressentir l’instant

157 Lyotard, Jean-François, L’Inhumain : causeries sur le temps, Paris, Éditions Galilée, 1988, p. 89.
158 Jean-François Lyotard, ibid., p. 91.
159 Ibid., p. 92.
160 Ibid., p. 91.
161 Ibid., p. 91.
162 Ibid., p. 90 ;
163 Ibid., p. 93.
164 Ibid., p. 94.
165 Ibid., p. 91.

97
présent qu’elle figure. Dans les mots de Lyotard, le tableau murmure au spectateur « je suis à toi… sois à moi…
écoute-moi166 ».

L’appropriation des surfaces respirantes de Barnett Newman


Cet effet d’« écoute-moi » dont parle Lyotard est en partie le résultat des surfaces respirantes que Barnett Newman
crée dans ses gravures. Dans le diptyque Jahrzeit, je m’approprie cette technique en l’utilisant sur une autre matière,
le tulle, à la façon dont l’encre dans les gravures de Newman voile et dévoile à la fois ce qui se trouve en-dessous.
C’est un effet spectral et fantomatique qui établit plastiquement l’aura de Benjamin en la rendant à la fois lointaine et
proche.

L’aura établie par les surfaces respirantes


Didi-Huberman décrit cet effet d’aura comme étant le sens d’un « souffle de l’air qui nous environne comme lieu
subtil ». Il poursuit en affirmant qu’Ornement I établit « (…) moins une forme spatiale qu’un appel d’air (…), une sorte
de voluminosité subtile – le mot est de Merleau-Ponty - qui, au-dessus du papier, produit là une sorte d’appel d’air.
L’aura de ce dessin s’apparenterait donc à quelque chose comme une respiration. Et tous les dessins ultérieurs de
Newman ne feront que renforcer cette impression de surfaces respirantes qui produisent, à même leurs traces
graphiques, la subtilité rythmique d’une scansion, non pas ‘aérienne’ (au sens atmosphérique du terme), mais
auratique.167 »

L’hétérotopie auratique
Ses surfaces créent une sorte de lieu autre ou hétérotopie entre la surface de l’image (l’huile ou l’encre) et le support
qui lui est sous-jacent (la toile ou le papier). Cette tension éveille une présence énigmatique, une illusion d’optique
qui gêne l’œil mais le force à rester présent dans l’œuvre, à se mouvoir entre les deux couches.

La ligne qui ne divise pas mais unifie


En même temps que la ligne newmanienne établit une hétérotopie auratique, elle crée une unité indivisible que
j’essaie d’instituer dans mes propres diptyques. Newman lui-même dit, en parlant de ses « zips », que « la bande
verticale, loin de diviser le champ visuel, le constituait au contraire comme unité indivisible (…). Je sens que les
lignes ne divisent pas mes peintures. Pour moi, elles font l’opposé. Elles ne divisent pas le format en deux ou je ne
sais combien, mais elles font l’opposé : elles unifient la chose. Elles créent une totalité. 168 »

Dans tous mes diptyques, Jahrzeit compris, j’étire une ligne newmanienne entre les deux toiles. Cette ligne blanche,
créée par le vide, produit à la fois un effet de division et un effet d’unification. L’intervalle blanc du mur entre les toiles
divise le diptyque, mais il suscite en même temps un effet miroir à l’origine d’une hétérotopie qui vient unifier les deux
images et les transformer, dans un lieu qui est « autre ».

L’hétérotopie immersive : l’absence/présence dans les lieux vides de Claudio Parmagianni


Je me demande si j’ai accompli avec Jahrzeit (plus qu’avec mes autres œuvres) ce que j’appelle « un lieu autre de
l’histoire» ou une « hétérotopie de l’histoire » – le fait de parvenir à une toile qui transforme la salle d’exposition en
un entre-temps semblant flotter entre le réel et l’irréel.

Les installations de l’artiste Claudio Parmagianni atteignent cet objectif. Dans ses installations « vides », on est
entouré par des objets disparus (empreintes de poussière). Ce dispositif paradoxal matérialise de façon très
émouvante l’absence de ces objets. Et cet absence / présence nimbe le spectateur. Comme le fait l’occurrence dans

166 Lyotard, Jean-François, L’Inhumain : causeries sur le temps, op.cit., p. 92.


167
Didi-Huberman, Georges, Devant le temps, Paris, Éditions de Minuit, 2000, p. 255, pp. 252-257.
168
Georges Didi-Huberman, ibid., p. 252. J’ai traduit de l’anglais la citation de Barnett Newman : “I feel that my zip does not
divide my paintings. I feel it does the exact opposite. It does not cut the format in half or whatever parts, but it does the exact
opposite: it unites the thing. It creates a totality.”

98
les « zips » de Newman, ces lieux vides et pourtant pleins d’un imperceptible rendu visible oblitèrent le « prince
peintre » ou l’artiste-moi et se contentent de demander au spectateur, en toute simplicité : « écoute-moi ».

C.Parmiggiani, Luce, luce, luce, 1999 (détail). Sui. Toulon, Hôtel des Arts. Photo J. Bernard.
C. Parmiggiani, Polvere, 1997, (détail). Sui. Celle, collection Gori.

L’immersion dans le vide comme critique


D’une façon similaire à ce que réalisent Parmagianni, Newman et les « color field painters » (Marc Rothko, Clyfford
Still), dans mes diptyques comme Jahrzeit, le vide est catalysé par la critique de mécanismes absurdes. Dans le cas
de Parmagianni, il s’agit d’une critique contre le bruit superficiel du pop art, tandis que dans le cas de Newman et les
« color field painters», la réaction est dirigée à l’encontre de l’atmosphère de peur régnant aux États-Unis au cours la
Guerre Froide (la menace constante de la « bombe »)169.

Dans les deux cas, me semble-t-il, les mécanismes inquiétants de la manipulation politique et médiatique ont suscité
une réponse opposée : un retour au vide, un retour au sublime, un retour à ce qui est l’essentiel, à ce qui est plus
important que les constructions humaines et la fatalité qui les accompagne. Pour Rothko, Still et Newman, cela
impliquait un retour aux paysages infinis de l’ouest des États-Unis, dans lesquels l’égoïsme de l’homme et de ses
constructions destructives semble dénué de toute valeur face à l’immensité d’un ciel qui parait ne pas connaître de
fin. À l’image de ce ciel, le spectateur se perd dans ces énormes toiles (dans le cas de Rothko et Still). Et comme
dans le cas de l’occurrence dans les toiles de Newman, le spectateur ressent l’appel à une volonté qui dépasse de
très loin les ambitions humaines.

D’une ligne d’immersion dans l’histoire à une ligne entre la mémoire et l’oubli
Cette œuvre, Jahrzeit, qui m’amène plus que jamais vers l’abstraction, le vide et la négation de la peinture figurative,
m’apparaît comme une tentative de créer l’impossible : le fil du rasoir entre la mémoire et l’oubli. L’oubli envahit la
technique figurative et la réduit à une ligne qui entoure le spectateur. Mais ce qui entoure le spectateur n’est pas
uniquement un vecteur d’inquiétude : c’est aussi l’oubli, la solitude et même le pardon qui naît de la confrontation
avec le passé.

Haskell, Barbara, The American Century: Art and Culture 1900-1950, New York, W.W. Norton & Co. / Whitney Museum of
169

American Art, 1999, pp. 1-50.

99
Conclusion : Au-delà de l’histoire

… l’oubli peut être si étroitement mêlé à la


mémoire qu’il peut être tenu pour une de ses
conditions…170

- Paul Ricœur, L’Histoire, la mémoire, l’oubli

L’Histoire, Stephen a dit, est un cauchemar


duquel j’essaie me réveiller.171.

- Stephen Dedalus, James Joyce, Ulysse

Pooh !, fit Buck Mulligan. Nous n’en sommes


plus à Wilde et aux paradoxes. C’est tout à
fait simple. Il prouve par l’algèbre que le petit
fils d’Hamlet est le grand-père de
Shakespeare et qu’il est lui-même fantôme
de son propre père172.

- James Joyce, Ulysse

Vers une dialectique entre la mémoire et l’oubli


Lorsque j’ai eu l’occasion de visiter des cimetières juifs en Europe de l’Est, j’ai été marquée par deux choses : les
lignes de fracture dans les murs créées par les tombeaux cassés et le fait qu’il y existe des strates de tombeaux
souterrains. Ces concepts figurent depuis longtemps dans mes dessins de façon inconsciente. On peut donc dire
que mes dessins sont de longue date « l’acte de sépulture » évoqué par Paul Ricœur, un acte ou un geste qui essaie
de donner une forme à ce qui est présent et pourtant absent.

Tali Gai, photos d’un cimitière juif à Cracovie, photo numérique, 2013, dimensions variables.

170 Ricœur, Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 562.
171 Joyce, James, Ulysses, The James Joyce Collection, Waxkeep publishing, Kindle Edition, 2013, location 601. “History,
Stephen said, is a nightmare from which I am trying to awake.”
172 James Joyce, Ulysse, (trad. Jacques Aubert), Paris, Éditions Gallimard, 2004, p. 29.

100
Mais au-delà cet acte de deuil et de mémoire, une constante chez Ricœur, il y a également l’oubli. L’énigme de la
mémoire (l’absence dans le présent) est toujours en rapport avec l’oubli. D’après Ricœur, l’oubli donne une
profondeur à la mémoire.

Pour lui, il y a plusieurs niveaux à l’oubli. Le premier niveau est l’effacement des traces. La mémoire n’y est plus
accessible ni disponible.

Le deuxième niveau est l’oubli latent. C’est sous cette forme d’oubli que résident les images survivantes dont parlent
Georges Didi-Huberman et Aby Warburg, de même que les images d’archives avec lesquelles je travaille. Ici on
trouve également l’inconscient, le latent, le persistant, l’empreinte. D’après Ricœur, c’est un oubli réversible car on
peut y accéder par la reconnaissance à ce qui était jusque-là oublié. Par exemple, on reconnaît une forme absente
dans l’empreinte, tout comme on reconnaît une personne qu’on pensait avoir oubliée en trouvant une photo d’elle.

Le troisième niveau est l’oubli manifeste. C’est ici que se trouve la mémoire fermée, la mémoire manipulée et / ou la
mémoire forcée. Dans la mémoire fermée gisent des obstacles à la mémoire, comme le refoulement. À la manière du
paradigme indiciaire de Ginzburg, on peut effectuer une sorte d’enquête sur les traces de ce qui était oublié. C’est ici
qu’on trouve la répétition emblématique du refoulement. En vertu de cette logique, les dédoublements des
événements historiques que l’on retrouve dans mes tableaux sont autant de symptômes de l’oubli. La compulsion à
répéter empêche la mémoire traumatique de revenir à un niveau conscient. Cette obsession pour l’histoire (sous la
forme de sa répétition) est liée selon Ricœur au refoulement et à la mémoire fermée, car c’est un passé qui ne passe
pas.

On peut donc dire que l’histoire déplacée que je mets en évidence n’est pas seulement un montage du passé mais
également un montage de l’oubli. Je suis obsédée par l’histoire pour mieux m’en débarrasser. Il faut effectuer un
important travail de mémoire, d’exorcisme, de deuil pour parvenir à l’accepter, à l’image du Sisyphe de Camus.

Le cimetière juif ancien comme métaphore d’une psychologisation de la mémoire et de l’histoire


Si on revient à l’image et à l’expérience qu’offrent les cimetières juifs anciens en Europe de l’Est, il faut admettre que
le cimetière juif est une chose curieuse. Limités à un espace horizontal très étroit pendant des siècles afin de pouvoir
accueillir les nouveaux corps, les Juifs n’avaient pas d’autre choix que de creuser de plus en plus profondément,
toujours verticalement. Il en a résulté des tombeaux uniques qu’on ne trouve pas dans les cimetières d’autres
croyances, des tombeaux qui sembler s’emmêler les uns dans les autres au milieu de la nature, sans distinction ni
séparation. Le tombeau individuel est envahi par les tombeaux voisins, qui nient sa solitude et le contaminent de
leurs fantômes et de leurs temporalités différentes. En gros, l’endroit ressemble à une ruine éternelle et sacrée. On
vient ici, il me semble, pour contempler cette ruine, pour rendre hommage à ces tas de rochers décorés mais griffés
par le temps qui sont comme une plaie ouverte de durées mélangées et ressurgissantes.

Tali Gai, photos des cimitières juifs de Prague et de Cracovie , photo numérique, 2013, dimensions variables.

101
Tali Gai, photos des cimitières juifs de Prague et de Cracovie , photo numérique, 2013, dimensions variables.

Mais la plaie ouverte ne se cantonne pas aux tas de tombeaux. Les murs de ces cimetières eux-mêmes sont tout
aussi souvent une sorte de plaie ouverte, construits à partir de tombeaux brisés par des antisémites d’époques
différentes. Les murs, ces lignes dans l’espace (comme dans les sculptures de Richard Serra), exposent cette
réunification de la fragmentation et de la destruction. De plus, ce mur, cette ligne spatiale, cerne et protège cet
emplacement dans leur verticalité sous-terraine en même temps qu’elle expose des lignes de fractures d’une grande
violence (comme les fractures ou intervalles du béton qui comble les fragments des tombeaux). Ces fractures qui,
paradoxalement, unifient en même temps qu’elles divisent, ressemblent à mes yeux à la métaphore d’une culture qui
ne pense pas son histoire d’une façon linéaire mais plutôt d’une façon qui mélange tout : toutes ses souffrances,
toutes ses temporalités.

À ce point de vue non-linéaire de l’expérience et du temps, on peut ajouter une approche fondamentalement
archéologique. Selon l’exposition au Musée juif de Prague, les fossoyeurs de ces cimetières suivaient des règles
précises pour savoir à quel profondeur creuser à un emplacement donné et comment créer des niveaux souterrains
afin d’optimiser l’occupation d’un lieu si restreint dans l’espace. Par exemple, il fallait séparer les niveaux souterrains
par une distance minimale prescrite en mètres. On peut donc dire que la confusion et le mélange de
tombeaux/corps/histoires hétérochroniques qu’on on aperçoit à la surface du cimetière constituent simplement un
bon point de départ pour les nombreuses strates qu’on pourrait retrouver en-dessous. Je me demande sur combien
de mètres, voire de kilomètres, descendent ces niveaux verticaux successifs de corps sur corps ?

Dépourvu de toute possibilité de déploiement horizontal au contraire des cimetières d’autres croyances, le cimetière
juif ancien me semble être une sorte d’hétérotopie verticale sans fin, une métaphore viscérale de « l’histoire sans
historiographie » de Yosef Hayim Yerushalmi, évoquée par Paul Ricœur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli173 et dont
j’ai parlé dans le deuxième chapitre (le projet Nachleben). Cela signifie que la culture juive, à l’image de la verticalité
de ses cimetières, entretient une relation verticale à l’histoire et l’historiographie. Et comme le cimetière, cette culture
est hantée par des fantômes qui reposent juste en-dessous.

Je prends soin de souligner ce phénomène car, me semble-t-il, j’en ai fait de manière inconsciente le catalyseur de
mon questionnement sur l’inquiétante étrangeté d’un passé qui ressurgit dans le présent. Ce lieu de mémoire et
d’histoire, sous sa forme de cimetière vertical, est un symbole de psychologisation de la mémoire qui hante mon
travail plastique.

Autrement dit, à l’image d’un tombeau de ces cimetières, je ressens l’histoire comme une invasion sur mon propre
territoire d’esprits autres, et je partage et confonds mon territoire et mon identité avec eux. À l’instar d’Athos Magnani

173
Ricœur, Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, pp. 518–22.

102
dans le film La Stratégie de l’araignée (1970) de Bernardo Bertolucci, je suis prise dans la toile de l’araignée (la toile
d’araignée étant un motif qui, à mon sens, symbolise l’histoire). Athos, qui est venu à Tara pour enquêter sur son
père assassiné avant sa naissance, devient littéralement l’incarnation de son père revenant : d’abord dans les yeux
des autres, parce qu’il porte le même prénom et a le même visage que son père, et ensuite selon sa propre
expérience. Lorsque, devenu otage de la toile, il essaie de fuir la ville (et l’ancienne maîtresse de son père, qui est
selon moi l’araignée, la sirène ou la Calypso qui a capturé Athos), il arrive à la gare où il trouve la voie ferré couverte
d’une pelouse sauvage (un peu comme les cimetières juifs anciens). Un effet de montage fait pousser cette pelouse
à une vitesse accélérée - et c’est la fin du film. Athos ne peut pas partir.

Bernardo Bertolucci, La Stratégie de l’araignée, 1970.

Pour moi, la psychologisation de l’histoire, ou mémoire de la mémoire, que symbolisent ce film et ces cimetières
explique mon besoin de me confronter avec un passé que je n’ai ni vécu, ni relayé. Cependant, depuis mon arrivée
en France, je me sens poursuivie par ce passé comme par un revenant. Les mots de Pierre Nora, cités par Paul
Ricœur, décrivent avec éloquence ce sentiment qui catalyse mon travail plastique :

« Quand la mémoire n’est plus partout, elle serait nulle part si ne décidait de la reprendre en
charge, d’une décision solitaire, une conscience individuelle (…). Pour comprendre la force et
l’appel de cette assignation, peut-être faudrait-il se tourner vers la mémoire juive, qui connaît
aujourd’hui, chez tant de Juifs déjudaïsés, une récente réactivation. C’est que, dans cette tradition
qui n’a d’autre histoire que sa propre mémoire, être juif, c’est se souvenir de l’être, mais ce
souvenir irrécusable, une fois intériorisé, vous met, de proche en proche, en demeure tout entier.
Mémoire de quoi à la limite, mémoire de la mémoire. La psychologisation de la mémoire a donné à
tout un chacun le sentiment que, de l’acquittement d’une dette impossible, dépendait finalement
son salut. »174

174 Ricœur, Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op.cit., p. 526.

103
Bibliographie
Arasse, Daniel et Anselem Kiefer, Rencontres pour mémoire (Paris, Editions du Regard, 2010).

Baldacci, Paolo, Chirico, la métaphysique 1888- 1919, (Paris: Flammarion, 1997).

Barthes, Roland, Camera Lucida: Reflections on Photography, (New York, Hill and Wang, 1981).

Brecht, Brecht, ABC de la guerre,(Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1985).

Bresson, Robert, Notes sur le cinématographe, (Paris, Gallimard, 2001).

Camus, Albert, La Chute, (Paris: Gallimard, 1956).

Cyroulnik, Philippe, Déchirures de l'histoire, Catalogue de l'exposition, (Montbéliard, Le 19, Centre


régional d'art contemporain, 2003).

De la Beaumelle, Agnès, Alberto Giacometti: Le dessin à l'œuvre, (Paris: Gallimard / Centre Georges
Pompidou, 2001).

Didi-Huberman, Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, (Paris, Editions de Minuit, 1992).

-Devant le Temps. (Paris, Editions de Minuit, 2000).

-Génie du non lieu: air, poussière, empreinte, hantise. (Paris, Editions de Minuit, 2001).

-Quand les images prennent position, (Paris, Editions de minuit, 2009).

-Remontages du temps subi: l'oeil de l'histoire 2, ( Paris, Editions de Minuit, 2010).

Dujardin, Paul (trad. Marc Phéline), Luc Tuymans, Catalogue de l'exposition, (Bruxelles: Palais des Beaux
Arts Bruxelles, Ludion et BOZAR, 2011).

Ellegood, A., Vitamine 3D: Nouvelles perspectives en sculpture et installation, ( Paris, Phaidon Press Ltd.,
2010).

Foucault, Michel, "Des espaces autres", conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967,
Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5 , octobre 1984, pp. 46-49.

Freud, Sigmund, L'Inquiétante étrangeté et d'autres textes / Das Unheimliche und andere Texte, (Paris,
Gallimard, 2001).

Freud, Sigmund, Oeuvres complètes, psychanalyse, vol. XII, 1913-1914. (Paris, Presses Universitaires de
France, 2005).

104
Freud, Sigmund, Oeuvres complètes, psychanalyse, vol. XV, 1916-1920, (Paris: Presses Universitaires de
France, 1996).

Fried, Michael, trad. Fabienne Durand-Bogaert, Contre la théâtralité: du minimalisme à la photagraphie


contemporaine. (Paris: Gallimard, 2007).

Genet, Jean, L'Atelier d'Alberto Giacometti, (Paris: L'Arbalète, 1958-1963).

Giacometti 1901-1966, Catalogue de l'exposition, (Edinburgh: Trustees of the National Galleries of


Scotland, 1996).

Ginzburg, Carlo, Mythes, emblêmes, traces: morphologie et histoire, (Paris, Flammarion, 1989).

Kuspit, Donald, Christian Boltanski (New York, London, Phaidon, 2008).

Levey, Michael, Rococo to Revolution: Major Trends in Eighteenth-Century Painting, (London, Thames
and Hudson, Ltd., 2005).

Lyotard, Jean-François, L'Inhumain: causeries sur le temps, (Paris, Editions Galilée, 1988).

Phillips, Lisa, The American Century: Art and Culture 1950-2000,Catalogue de l'exposition, (New York :
Whitney Museum of American Art, 2000).

Quignard, Pascal, Lycophron et Zétès,(Paris, Editions Gallimard, 2010).

Ricoeur, Paul, La Mémoire, l'histoire, l'oubli, (Paris, Editions du Seuil, 2000).

Rorschach, Hermann, trad. A. Ombredane et A. Landau, Psychodiagnostic: méthode et résultats d'une


expérience diagnostique de perception, interprétation libre de forme fortuites, (Paris: Presses
Universitaires de France, 1947).

Rosenthal, Mark, Anselm Kiefer. Chicago et Philadelphia, Catalogue de l'exposition, (Philadelphia


Museum of Art, Art Institute of Chicago, 1997.)

Rosset, Clément. La philosophie tragique,(Paris: Quadrige / Presses universitaires de France, 2003).

-Le réel et son double, (Paris, Gallimard, 1984).

-Schopenhauer, philosophe de l'absurde, (Paris: Quadrige / Presses Universitaires de France,


1967).

Rubin, William, Giorgio De Chirico, Catalogue de l'exposition, (Paris, Centre Georges Pompidou, 1983.).

Schwabsky, Barry, Vitamine P: Nouvelles perspectives en peinture, (Paris, Phaidon Press Ltd., 2003).

Schweitzer, Ari, Le Nouveau cinéma Israélien, (Belgique, Yellow Now, côté cinéma, 2013).

105
Sebald, Winifried Georg, trad. Patrick Charbonneau, De la destruction comme élément de l'histoire
naturelle, (Arles, Actes Sud, 2004).

Shakespeare, William, Macbeth, (Paris, Gallimard, 1983).

Viola, Bill, Reasons for Knocking at an Empty House, (Londres, Thames and Hudson, 1995).

Young, James, At Memory's Edge: After-Images of the Holocaust in Contemporary Art and Architecture,
(New Haven et Londres, Yale University Press, 2000).

106

S-ar putea să vă placă și