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« Un balai de sorcière »

Deleuze et la lecture de l’Ethique de Spinoza.

Nul plus que Deleuze n’amène à bousculer le découpage strict entre philosophie et histoire de
la philosophie et à récuser les clivages académiques qui tendent à opposer facticement les
spécialistes de la pensée d’un auteur, humbles tâcherons besogneux voués au métier d’antiquaires,
et les philosophes de haut vol affranchis de toute dette à l’égard du passé. Deleuze est fils de son
temps, il a subi le joug de l’histoire de la philosophie et son cortège d’inhibitions qui débouchent
sur l’interdit de philosopher en nom propre1. Il se présente comme un rescapé de l’histoire de la
philosophie et, pour reprendre une métaphore qu’il affectionne, il s’est sauvé du naufrage non pas
en nageant à contre-courant, en s’opposant frontalement à la vague mais d’abord en composant avec
elle et en se laissant porter par la vitesse de philosophes qui déferlent contre la tradition rationaliste,
Lucrèce, Hume, Spinoza, Nietzsche, tous unis au-delà de l’espace et du temps par un lien secret :
« la critique du négatif, l’amour de la joie, la haine de l’intériorité, l’extériorité des forces et
relations et la dénonciation du pouvoir ».2 Deleuze échappe à la logique castratrice de l’histoire de
la philosophie par une logique de la compensation fondée sur une double jouissance, celle de
l’amour d’auteurs rassemblés par affinités électives dans un panthéon souterrain ou de livres,
comme celui sur Kant3, qui démontent les rouages de l’ennemi, et celle de l’enculage ou de
l’enfantement monstrueux4.
Cette logique du cul et du cœur embrasse une famille de pensée qui tend vers la grande
identité Spinoza-Nietzsche. L’auteur de Par delà bien et mal est d’ailleurs présenté comme un
spinoziste accompli5. Dès lors on peut se poser la question de la pertinence de la tentative de penser
la relation entre Deleuze et un auteur, que ce soit Spinoza ou un autre, de façon séparée sans
embrasser les familles de pensée et cerner les filiations secrètes 6. Avec la pratique du collage,

1
Cf. Pourparlers, Lettre à un critique sévère, p. 14, Editions de Minuit, « L’histoire de la philosophie exerce en
philosophie une fonction répressive évidente, c’est l’Œdipe proprement philosophique : « Tu ne vas quand même pas
oser parler en ton nom, tant que tu n’auras pas lu ceci ou cela, et cela sur ceci, et ceci sur cela. »
2
Ibid. p. 14.
3
Cf. Ibid., p. 14 : « mon livre sur Kant, c’est différent, je l’aime bien, je l’ai fait comme un livre sur un ennemi dont
j’essaie de montrer comment il fonctionne, quels sont ses rouages, tribunal de la Raison, usage mesuré des facultés,
soumission d’autant plus hypocrite qu’on nous confère le titre de législateurs.
4
Cf. Pourparlers, Lettre à un critique sévère p. 15. « « Ma manière de m’en tirer à cette époque, c’était je le crois bien,
de concevoir l’histoire de la philosophie comme une sorte d’enculage, ou ce qui revient au même d’immaculée
conception. Je m’imaginais arriver dans le dos d’un auteur, et lui faire un enfant qui serait le sien et qui serait pourtant
monstrueux. Que ce soit bien le sien, c’est très important parce qu’il fallait que l’auteur dise effectivement tout ce que je
le lui faisais dire. Mais que l’enfant soit monstrueux, c’était nécessaire aussi, parce qu’il fallait passer par toutes sortes
de décentrements, glissements, cassements, émissions secrètes qui m’ont bien fait plaisir. »
5
« Goethe ou même Hegel à certains égards ont pu passer pour spinozistes. Mais ils ne le sont pas vraiment parce qu’ils
n’ont pas cessé de relier le plan à l’organisation d’une Forme et à la formation d’un sujet. Les spinozistes, ce sont plutôt
Holderlin, Kleist, Nietzsche, parce qu’ils pensent en termes de vitesses et de lenteurs, catatonies figées et mouvement
accélérés, éléments non formés, affects non subjectivés ». Spinoza, Philosophie pratique, p. 173.
6
C’est ce que nous avions fait dans un article, “Deleuze y su lectura conjunta de Spinoza y de Nietzsche” Instantes y
Azares, escrituras nietzscheanas, numéros 4 et 5, VIIIe année Buenos Aires, La Cebra, printemps 2007, issn 1666-2849.
l’expérience de l’écriture à deux, le refus d’une lecture du dedans, Deleuze fait voler en éclats la
notion traditionnelle d’auteur et promeut des identités bigarrées aussi bien dans ses monographies
que dans sa philosophie, de sorte que le portrait de Nietzsche en spinoziste n’est sans doute que le
revers d’un tableau de Spinoza « nietzschéisé » ou « bergsonisé », selon le jeu des affects, la
multiplicité des rencontres et les flux de pensée.
Cette manière de lire en rapport avec le dehors n’exclut pas pour autant la pensée d’une
spécificité des philosophes en question et la reconnaissance de leur singularité. De ce point de vue,
Deleuze met lui-même l’accent sur une double particularité de sa lecture de Spinoza :
« C’est sur Spinoza que j’ai travaillé le plus sérieusement selon les normes de l’histoire de la philosophie, mais
c’est lui qui m’a fait le plus l’effet d’un courant d’air qui vous pousse dans le dos chaque fois que vous le lisez, d’un
balai de sorcière qu’il vous fait enfourcher. Spinoza, on n’a même pas commencé à le comprendre, et moi pas plus que

les autres »7.


Avec la métaphore fluviale, la comparaison de la lecture de Spinoza avec un vent rafale ou un
balai de sorcière revient à plusieurs reprises sous la plume de Deleuze 8. Le philosophe français
confesse que Spinoza est à la fois celui qu’il a le plus cherché à comprendre en historien de la
philosophie et celui qui lui est resté le plus incompris. Il décrit une expérience de pensée très
paradoxale : il a moins compris Spinoza que Spinoza ne l’a compris, l’emportant dans son système
plus qu’il ne pouvait l’importer dans le sien. C’est sur cette singularité mystérieuse de Spinoza qu’il
va s’agir ici d’insister en analysant le double mouvement d’appréhension et d’échappée qui
caractérise la lecture deleuzienne de l’Ethique. L’objectif est de comprendre à la fois l’effort et
l’effet auxquels Deleuze fait allusion : effort sans précédent de lecture d’un auteur selon les normes
de l’histoire de la philosophie, d’une part, effet de courant d’air et de balai de sorcière, d’autre part.

I) L’effort de lecture en historien de la philosophie.


A la différence de ses autres monographies, dont il sous-entend qu’elles n’ont pas le même
sérieux, Deleuze présente son travail sur Spinoza comme celui qui est le plus conforme aux
exigences de l’histoire de la philosophie. La question se pose bien évidemment de savoir quelles
sont ces normes de l’histoire de la philosophie auxquelles il se réfère. Sans entrer dans des débats
qui excèdent notre propos, on peut supposer que Deleuze fait allusion à une interprétation des textes
qui ne soit pas simple prétexte à l’exposé d’une philosophie propre, et qu’il renvoie au souci
d’expliquer un auteur en lui-même et par lui-même, en ne s’autorisant des incursions hors du corpus
que dans la mesure où elles éclairent la pensée et sont requises pour son intelligibilité.

7
Dialogues avec Claire Pernet, Flammarion, 1977, p. 22.
8
On la retrouve notamment dans l’épigraphe de Spinoza, philosophie pratique, p. 7 et en conclusion, p. 175.
A cet égard, Deleuze peut bien être envisagé sous les traits d’un historien de la philosophie
spinoziste. Historien de la philosophie, premièrement, car malgré ses réserves il ne récuse pas
radicalement ce titre. Quoiqu’il ait mis en place des stratégies pour s’en tirer, il ne cache pas avoir
fait longtemps de l’histoire de la philosophie 9. Bien qu’elles ne soient pas radicalement séparées et
qu’elles ne cessent de s’entrelacer, il est en effet possible de distinguer la période où Deleuze rédige
des monographies de celle où il fait un usage des philosophes dans sa philosophie. Lorsqu’il retrace
son cheminement de pensée jusqu’à la publication du Pli, Leibniz et le Baroque, il reprend grosso
modo à son compte la description de son itinéraire par les critiques en trois périodes dont la
première serait constituée par des livres d’histoire de la philosophie, culminant avec la monographie
sur Nietzsche, la seconde par l’élaboration d’une philosophie propre avec Différence et répétition,
Logique du sens et les travaux avec Guattari, et la troisième par des travaux sur la peinture et le
cinéma10.
Historien de la philosophie spinoziste, deuxièmement, car à la différence de ses autres
monographies, Deleuze s’est davantage plié aux exigences de cette discipline. Il est clair en effet
que Spinoza et le problème de l’expression, publié en 1968, est un ouvrage relativement conforme
aux normes universitaires, puisque le livre a été présenté comme une thèse complémentaire sous le
titre « l’idée d’expression dans la philosophie de Spinoza ». Certes, il s’agit d’une thèse originale,
passible d’une double lecture, selon que l’on considère Deleuze en philosophe, ou en historien de la
philosophie. Elle peut être lue comme une préfiguration de la future philosophie deleuzienne de
l’immanence, car elle fait de l’expression le concept central qui permet de penser l’univocité de
l’être et d’unir sous sa bannière les trois déterminations fondamentales de l’être, du connaître, et de
l’agir ; mais si on la considère, comme c’est le cas ici, sous l’angle de la « pure » histoire de la
philosophie, il faut observer qu’elle ne contrevient pas aux canons académiques de la thèse avec son
cortège d’éruditions, de notes savantes et d’interprétations audacieuses sans être aventureuses.
Lorsque Deleuze prend des libertés avec le texte de Spinoza, en y important des concepts empruntés
à Duns Scot, -comme celui de l’univocité de l’être, selon lequel l’être se dit au même sens de tout
ce qui est, fini ou infini, ou celui de la distinction formelle-, il reconnaît en thésard rigoureux et
prudent que ces terme ne figurent pas littéralement. Lorsqu’il soutient par exemple que « Spinoza
restaure la distinction formelle, lui assurant même une portée qu’elle n’avait pas chez Scot »11, il
prévient l’objection selon laquelle l’auteur de l’Ethique n’emploie pas ce terme et il explique
pourquoi le terme de distinction réelle lui a été préféré 12. Il connaît parfaitement les limites
9
Cf. Pourparlers, p. 14.
10
Cf. Pourparlers, sur la philosophie, p. 185-188.
11
Spinoza et le problème de l’expression, p. 57.
12
Ibid, p. 57 « on demandera alors pourquoi Spinoza n’emploie jamais ce terme, mais parle seulement de distinction
réelle. C’est que la distinction formelle est bien une distinction réelle. Ensuite, Spinoza avait tout avantage à utiliser un
terme que Descartes, par l’emploi qu’il en avait fait, avait en quelque sorte neutralisé théologiquement ; le terme
‘distinction réelle’ permettait alors les plus grand audaces, sans ressusciter d’anciennes polémiques. »
canoniques de l’interprétation dans une thèse et il en joue. Il reconnaît ainsi qu’« à proposer l’image
d’un Spinoza scotiste et non cartésien, nous risquons de tomber dans certaines exagérations »13 et il
se défend de cette accusation en déplaçant le problème et en montrant que ce qui est intéressant,
c’est la manière dont l’auteur de l’Ethique utilise et retravaille les notions de distinction formelle et
d’univocité. A cet égard, il n’est pas faux de parler d’univocité de l’être, car l’être peut se dire en un
seul et même sens de la substance, qui est en soi et cause de soi, et des modes, qui sont en elle et
causés par elle, puisque l’effet n’est rien d’autre que la cause modifiée. Deleuze montre ainsi
comment chez Spinoza s’opère une refonte de l’univocité sous la forme de l’immanence.
« Avec Spinoza, l’univocité devient l’objet d’affirmation pure. La même chose, formaliter, constitue l’essence de
la substance et contient les essences de mode. C’est donc l’idée de cause immanente, qui, chez Spinoza, prend le relais
de l’univocité, libérant celle-ci de l’indifférence et de la neutralité où la maintenait la théorie d’une création divine. Et
c’est dans l’immanence que l’univocité trouvera sa formule proprement spinoziste : Dieu est dit cause de toutes choses
au sens même (eo sensu) où il est dit cause de soi. » 14
Il est donc manifeste que Deleuze fait ici œuvre d’historien de la philosophie rigoureux, sans
être servile, car s’il prend des licences avec la littéralité du texte, en parlant d’univocité, il en
retrouve la lettre en renvoyant à la cause immanente qui s’y substitue, et par là il fait mieux saisir
l’esprit de ce concept, et donne à voir sa portée et sa nouveauté en le mettant en perspective par
rapport à la tradition.
Certes, il est possible de faire remarquer que cette lecture de Spinoza s’apparente parfois à un
coup de force. En effet, loin de restituer pas à pas l’ordre démonstratif du système ou d’en expliciter
les concepts-clés, Deleuze opère des glissements, se décentre des concepts fondamentaux et se
focalise sur des notions apparemment mineures, voire étrangères au système. Ainsi, non seulement
le concept d’« expression » n’occupe pas chez Spinoza une place aussi centrale que ceux de
substance, d’attributs et de modes, non seulement il ne fait pas l’objet d’une définition en bonne et
due forme, mais pris à la lettre, il ne figure pas. Comme on l’a souvent remarqué 15, Spinoza
n’emploie pas le substantif « expression », mais uniquement le verbe exprimere. En substantifiant
une action, Deleuze, toutefois, révèle sa puissance et son importance Par cette torsion, il met
l’accent sur des points nodaux restés inaperçus, à savoir la dynamique inhérente à l’essence des
choses, leur productivité en acte et il élabore une interprétation qui prend toute la mesure du
système en en déployant les plis. Il ne se fonde pas sur un examen de l’architectonique du système
et de ses premiers principes, mais, selon sa propre formule, il essaie « de percevoir et de
comprendre Spinoza par le milieu »16. « Généralement on commence par le premier principe d’un
philosophe. Mais ce qui compte, c’est aussi bien le troisième, le quatrième, ou le cinquième

13
Ibid, p. 57.
14
Op. cit. p. 58.
15
Voir notamment Pierre Macherey « Deleuze dans Spinoza », Avec Spinoza, PUF, p. 241.
16
« Spinoza et nous », Spinoza, philosophie pratique, p. 164.
principe ».17 Etre au milieu de Spinoza, c’est choisir par exemple de s’installer sur le plan modal des
corps plutôt que de commencer par la substance. Cette démarche par le milieu donne ainsi à voir la
pensée de Spinoza sous un jour nouveau. Il n’y a rien là cependant de fondamentalement étranger à
une approche d’historien de la philosophie, car le propre des grands commentateurs est toujours de
faire travailler les normes, de déplacer les perspectives et les angles d’approche, afin de renouveler
les manières de lire et de restituer aux textes toute leur puissance spéculative. L’histoire de la
philosophie n’est pas une discipline figée et monolithique, et du structuralisme au pointillisme
méthodologique, l’art de commenter s’est enrichi et a beaucoup évolué. Deleuze fait ainsi bouger
les normes, de sorte qu’après lui on ne lit plus Spinoza comme avant. De ce point de vue, Deleuze a
renouvelé les méthodes d’approche en les fondant moins sur un modèle structural que sur un
modèle pictural. Il redéfinit ainsi l’histoire de la philosophie en la concevant sous la forme d’un art
du portrait conceptuel. Cet art ne reproduit pas la ressemblance, il la produit non pas en redisant ce
que le philosophe a dit mais en disant ce qu’il ne dit pas. « L’histoire de la philosophie doit non pas
redire ce que dit un philosophe, mais dire ce qu’il sous-entendait nécessairement et qui est pourtant
présent dans ce qu’il dit ».18
De la même manière, le petit livre sur Spinoza, paru aux PUF en 1970, et republié dans une
édition revue et augmentée sous le titre Philosophie pratique, constitue dans sa première version,
une présentation classique générale de la pensée de Spinoza selon les normes de l’histoire de la
philosophie, avec un premier chapitre consacré à la vie de Spinoza, un second, à la différence entre
l’éthique et une morale, suivi d’un index très clair et rigoureux des principaux concepts de
l’Ethique. Le choix des entrées est indiscutable dans l’immense majorité des cas et les explications
sont très pédagogiques et très utiles, aussi bien pour l’étudiant qui fait ses premiers pas avec
Spinoza que pour le spécialiste plus chevronné.
On peut évidemment toujours en pareil cas contester le choix de certaines entrées de l’index.
On peut ainsi s’étonner par exemple de l’absence du concept de Dieu, ne serait-ce que pour le
renvoyer à celui de substance, -comme c’est le cas pour ceux de passions ou de sentiments qui sont
renvoyés à affects. On peut inversement remarquer la présence de celui d’éminence, auquel une
page et demie de critique est consacrée, alors que Spinoza congédie très vite ce concept dans la
lettre LVI et n’en fait pas un usage massif dans l’Ethique. Ces manquements à la rigueur et à
l’exhaustivité d’un index peuvent être interprétés comme la marque du philosophe qui transparaît à
travers l’historien de la philosophie, tant il est vrai que la disparition du concept de Dieu et la
critique de l’éminence trahissent le souci de valoriser l’immanence. A cet égard, l’écart entre la
première édition du Spinoza et la deuxième, rebaptisée Spinoza Philosophie pratique est intéressant.
L’un des trois nouveaux articles introduits lors de la réédition du volume en 1981, « Spinoza et
17
Ibid.
18
Pourparlers, sur la philosophie, p. 186.
nous »19, porte davantage la patte du philosophe que celle de l’historien de la philosophie, car il
s’agit de penser notre rapport à Spinoza, de le comprendre par le milieu, de s’installer sur son plan
d’immanence. L’éthique y est décrite comme une éthologie, c’est-à-dire comme une composition
des rapports de vitesse et des lenteurs et Deleuze insiste sur le style et le rythme du livre qui épouse
ce mouvement cinétique et il retrouve des thèmes qui lui sont chers et qu’il a développés par
ailleurs dans sa philosophie. Il est clair que la distinction entre commentateur et philosophe est
délicate à établir et qu’elle tend à s’estomper au fur et à mesure du développement de la réflexion de
Deleuze. Ainsi dans les textes plus tardifs, comme l’article de 1993, « Spinoza et les trois
éthiques »20, le philosophe hollandais devient une sorte de personnage conceptuel qui incarne avec
ses trois éthiques, celles des propositions, des scolies, et du livre V, la trinité deleuzienne des
affects, concepts et percepts21.
Peut-on alors crier à la trahison et considérer que Deleuze a fait selon sa propre expression,
« un enfant dans le dos à Spinoza »22

II) De l’enfant dans le dos au balai de sorcière


Pour pouvoir répondre à cette question, il faut d’abord remarquer Deleuze lui-même émet des
réserves quant à la conformité de son travail sur Spinoza par rapport à celui d’un historien de la
philosophie. En effet, pour reprendre sa propre formulation dans les Dialogues avec Claire
Pernet23, citée en introduction, il ne dit pas que c’est sur Spinoza qu’il a sérieusement travaillé selon
les normes de l’histoire de la philosophie, mais le plus sérieusement. Il relativise ainsi son propos
laissant entendre qu’il a fait travailler ces normes en retour et ne s’y est pas adapté de façon rigide
et scolaire. La question de savoir si Deleuze a pratiqué ou non une sorte d’enculage ou d’immaculée
conception avec Spinoza est ouverte, car le cas de l’auteur de l’Ethique n’est pas traité comme tel.
Si Bergson est expressément présenté comme celui à qui on fait des enfants dans le dos, Nietzsche à
l’inverse est celui retourne la situation : « Des enfants dans le dos c’est lui qui vous en fait »24, dixit
Deleuze. L’auteur de Pourparlers distingue ainsi deux figures de l’enculage, celle de l’enculeur
enculant et celle de l’enculeur enculé. Dans le cas des rapports textuels Spinoza-Deleuze, il est bien
difficile de savoir qui fait un enfant dans le dos à qui et sans doute, faut-il plutôt pencher pour une
logique de la réciprocité et de l’inversion des rôles.

19
Paru en partie pour la première fois dans la Revue de Synthèse, janvier 1978.
20
Critique et clinique, p. 172-187.
21
« L’Ethique présente trois éléments qui ne sont pas seulement des contenus, mais des formes d’expression : les Signes
ou affects ; les Notions ou concepts ; les Essences ou percepts. Ils correspondent aux trois genres de connaissance, qui
sont aussi des modes d’existence et d’expression. » Critique et clinique, p. 172.
22
Cf. Pourparlers, Lettre à un critique sévère p. 15. Texte cité plus haut, note 1.
23
Opus cit, p. 12.
24
Cf. Pourparlers, Lettre à un critique sévère p. 15.
D’un côté, il est possible de soutenir que Deleuze fait un enfant dans le dos à Spinoza,
notamment lorsqu’il le définit comme philosophe de l’immanence, car il lui fait dire ce qu’il ne dit
pas, mais qui est pourtant présent chez lui. En effet, l’immanence, à rigoureusement parler n’est pas
un concept spinoziste. Spinoza n’emploie jamais ce substantif, mais seulement l’adjectif
« immanent » pour qualifier la causalité de la substance. L’idée est donc bien présente sans être
formulée comme telle et revêtir la radicalité qui lui est prêtée. Ainsi il ne serait pas faux de dire que
l’immanence est une forme d’immaculée conception.
Néanmoins, c’est un enfant dans le dos qui n’a rien d’un bâtard ; il fait même plutôt envie tant
il s’accompagne d’admiration et de reconnaissance sous la plume de Deleuze :
« Celui qui savait pleinement que l’immanence n’était qu’à soi-même, et ainsi qu’elle était un plan parcouru par
les mouvements de l’infini, rempli par les ordonnées intensives, c’est Spinoza. Aussi est-il le prince des philosophes.
Peut-être le seul à n’avoir passé aucun compromis avec la transcendance, à l’avoir pourchassée partout. Il a fait le
mouvement de l’infini, et donné à la pensée des vitesses infinies dans le troisième genre de connaissance dans le dernier
livre de l’Ethique, il y atteint des vitesses inouïes, des raccourcis si fulgurants qu’on ne peut plus parler que de musique,
de tornade, de vent et de cordes. Il a trouvé la seule liberté dans l’immanence. Il a achevé la philosophie, parce qu’il en
a rempli la supposition pré-philosophique. Ce n’est pas l’immanence qui se rapporte à la substance et aux modes
spinozistes, c’est le contraire, ce sont les concepts spinozistes de substance et de modes qui se rapportent au plan
d’immanence comme à leur présupposé. Ce plan nous tend ses deux faces, l’étendue et la pensée, ou plus exactement
ses deux puissances, puissance d’être et puissance de penser. Spinoza, c’est le vertige de l’immanence auquel tant de

philosophes tentent en vain d’échapper. »25


Spinoza se voit donc décerné le titre de prince des philosophes, ce qui peut se comprendre au
sens fort de princeps : il est le fondement de la philosophie, car il a établi le plan d’immanence et il
en est le chef de file, car il est le premier et le seul à avoir rompu totalement avec la transcendance
et avoir achevé la philosophie dans l’immanence radicale.
C’est pourquoi, d’un autre côté, il faudrait plutôt ranger Spinoza dans le camp nietzschéen
plutôt que dans le camp bergsonien, en vertu du vertige qu’il suscite. En effet, si Nietzsche est de
l’aveu exprès de Deleuze, celui à qui il est impossible de faire des enfants dans le dos 26, il faut noter
que Spinoza ne se laisse pas faire non plus, puisque il fait l’effet d’un grand vent qui vous pousse
dans le dos. Et de ce point de vue, pourrait-on dire « des enfants dans le dos, c’est lui qui vous en
fait ». Deleuze, de son propre aveu, se fait balayer et retourner parce que la lecture de Spinoza agit
sur lui comme un puissant courant d’air, l’ensorcelle et lui fait perdre le contrôle. Cette idée d’une
pensée rafale qui vous fait enfourcher un balai de sorcière est empruntée à un personnage de
Malamud, dans L’homme de Kiev, que Deleuze cite en épigraphe de son Spinoza, philosophie
pratique. L’homme de Kiev est ce pauvre juif, qui a acheté pour1 kopek un volume de Spinoza chez
un brocanteur tout en regrettant de gaspiller un argent durement gagné et qui confesse : « Plus tard

25
Qu’est ce que la philosophie ?, p. 50.
26
Cf. Pourparlers, p. 15.
j’en ai lu quelques pages, et puis j’ai continué comme si une rafale de vent me poussait dans le dos.
Je n’ai pas tout compris, comme je vous l’ai dit, mais dès que l’on touche à des idées pareilles, c’est
comme si on enfourchait un balai de sorcière. Je n’étais plus le même homme. »27
La formule est belle et renvoie à l’idée d’un enchantement ou d’une magie opératoire propre à la
philosophie de Spinoza. Mais que signifie-t-elle au juste ? La comparaison de Spinoza à un grand
vent et à un balai de sorcière s’inscrit plus largement dans l’idée que la philosophie bouscule,
transporte, balaie à la manière d’un flux qui vous emporte. Une rencontre philosophique vous
souffle, vous secoue, elle produit des tempêtes sous un crâne, vous emmène au loin, vous
empêchant de rester amarrés à un rivage. Cette expérience n’est pas un simple effet subjectif. Elle
implique que la logique d’un système elle-même n’ait rien d’un équilibre ou d’un ordre rationnel
stable, mais qu’elle soit en proie à la vitesse, au flux, à des accélérations brutales des ruptures de
rythme. « La logique d’une pensée est comme un vent qui nous pousse dans le dos, une série de
rafales et de secousses. On se croyait au port, et l’on se trouve rejeté en pleine mer, suivant une
formule de Leibniz. »28 Deleuze applique non seulement cette logique de pensée à Spinoza, mais la
prête éminemment à Foucault29 : elle lui paraît la marque d’un grand penseur. C’est ainsi d’ailleurs
que Deleuze, dans Qu’est-ce que la philosophie en vient à dire que « Penser c’est toujours suivre
une ligne de sorcière »30. De ce point de vue, il n’est guère étonnant qu’il lise l’Ethique, en suivant
cette ligne.
Est-ce à dire alors que la comparaison de Spinoza à un vent ou à un balai de sorcière n’ait rien
de spécifique et qu’il soit un philosophe comme les autres ? Loin s’en faut, car il possède une
particularité, un caractère unique, qui en fait un philosophe paradoxal. Deleuze insiste à plusieurs
reprises sur le fait que l’auteur de l’Ethique, en dépit de la complexité de son système géométrique,
qui requiert les talents du savant ou du spécialiste pour être compris, peut faire l’objet d’une
approche immédiate par les non philosophes :
« […] il y a un curieux privilège de Spinoza, quelque chose qui semble n’avoir été réussi que par lui. C’est un
philosophe qui dispose d’un appareil conceptuel extraordinaire, extrêmement poussé, systématique et savant ; et
pourtant il est au plus haut point l’objet d’une rencontre immédiate et sans préparation, tel qu’un non philosophe, ou
bien quelqu’un dénué de toute culture, peuvent en recevoir une soudaine illumination, un ‘éclair’. C’est comme si on se

découvrait spinoziste, on arrive au milieu de Spinoza, on est aspiré, entraîné dans le système ou la composition. »31

Le propre de Spinoza est d’être un vent d’une nature particulière, un double vent qui souffle
pour le philosophe et pour le non philosophe :
« Beaucoup de commentateurs aimaient suffisamment Spinoza pour invoquer un Vent quand ils parlaient de lui.
Et en effet, il n’y a pas d’autre comparaison que le vent. Mais s’agit-il du grand vent calme dont parle Delbos en tant

27
L’homme de Kiev, Editions du Seuil, p. 75-76, op. cit., Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, p. 7.
28
Pourparlers, La vie comme œuvre d’art, p. 129.
29
Ibid., p. 129.
30
Opus cit., p. 44.
31
Spinoza, Philosophie pratique, p. 173.
que philosophe ? Ou bien du vent rafale, du vent de sorcière, dont parle l’homme de Kiev, non philosophe par
excellence, pauvre juif qui a acheté l’Ethique pour un kopek et ne saisissait pas l’ensemble ? Les deux, puisque
l’Ethique comprend à la fois l’ensemble continu des propositions, démonstrations et corollaires, comme le mouvement
grandiose des concepts et l’enchaînement discontinu des scolies, comme un lancer d’affects et d’impulsions, une série
de rafales. Le livre V est l’unité extensive extrême, mais parce qu’il est aussi la pointe intensive la plus resserrée. » 32
Cette aspiration dans le système comme sous l’effet d’une rafale ou d’un courant d’air
concerne donc aussi bien les philosophes que les non philosophes. Par son style, Spinoza parle au
cœur et à la raison. Il fait entendre sa petite musique comme un chant de sirènes et la philosophie
comme un opéra avec sa trilogie, affects, concepts et percepts 33. La puissance irrésistible de sa
pensée entraîne non seulement le non philosophe à devenir philosophe, mais le philosophe à devenir
non philosophe en lui inspirant de nouveaux affects et percepts34.
Sans doute, la distinction deleuzienne des trois éthiques peut-elle laisser perplexe, car si les
scolies sont parfois polémiques et introduisent une rupture de ton, ils s’inscrivent dans l’ordre
géométrique à titre de conséquence et n’en brisent pas la continuité. Sans doute, ne voit-on pas
toujours bien pourquoi la partie V, qui comporte elle aussi des démonstrations et des scolies, devrait
mise à part et constituer une troisième éthique, opérant la synthèse du concept et de l’affect sous un
percept. Vue sous l’angle de l’histoire de la philosophie, la systématisation à laquelle Deleuze se
livre dans Critique et Clinique en faisant correspondre la trilogie, affect, concept, percept, aux trois
genres de connaissance, à la triple logique du signe, du concept, de l’essence, ou encore aux trois
éléments, l’eau, le feu et l’air35 a quelque chose d’outrancier et peut apparaître comme l’œuvre d’un
kantien défroqué en proie à la manie des catégories et à leur belle symétrie. A bien des égards, le
personnage de l’auteur de l’Ethique est plus un autoportrait de Deleuze en Spinoza, à la fois vent
calme et vent de la colère, vent du concept et vent des affects, avec une préférence marquée pour le
vent des affects, le vent du cœur. Cet autoportrait en Spinoza est expressif de l’alliance chez
Deleuze de la systématicité la plus grande et du chaos, de la fulgurance et de l’éclair.
Mais qu’importe la stricte ressemblance ; malgré une systématicité en partie étrangère à la
pensée de Spinoza, la lecture deleuzienne est révélatrice d’une vérité profonde : Spinoza ne laisse
pas indifférent et indemne. Deleuze a bien perçu le phénomène affectif qui fait que l’engouement
pour Spinoza excède le cadre des spécialistes. Par son style propre, l’auteur de l’Ethique touche
philosophes et non philosophes, orchestre leur rencontre et les unit dans une communauté de vie. En
le lisant, nous sentons et nous expérimentons que nous sommes spinozistes. A part Nietzsche peut-
être, quel philosophe, peut en dire autant aujourd’hui ? On se revendique spinoziste, rarement,
humien, kantien ou bergsonien. Avec Spinoza, on ne fait pas simplement de l’histoire de la

32
Spinoza, philosophie pratique, p. 175.
33
Cf. Pourparlers, Lettre à Reda Bensmaïa sur Spinoza, p. 224.
34
Cf. Pourparlers, Lettre à Reda Bensmaïa sur Spinoza, p. 223.
35
Cf. Critique et Clinique, Spinoza et les trois éthiques, p. 172-187.
philosophie, on vit la philosophie comme une pratique. En ce sens, la lecture deleuzienne de
Spinoza est salutaire ; elle nous fait sortir des faux débats qui opposent philosophie et histoire de la
philosophie et nous invite à dire oui au balai de sorcières.

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