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Revue des Sciences

Religieuses

Prosopon et persona dans l'antiquité classique. Essai de bilan


linguistique
Maurice Nédoncelle

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Nédoncelle Maurice. Prosopon et persona dans l'antiquité classique. Essai de bilan linguistique. In: Revue des Sciences
Religieuses, tome 22, fascicule 3-4, 1948. pp. 277-299.

doi : 10.3406/rscir.1948.1865

http://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1948_num_22_3_1865

Document généré le 20/10/2015


PROSOPON ET PERSONA

DANS L'ANTIQUITE CLASSIQUE

ESSAI DE BILAN LINGUISTIQUE

I. — GRÈCE

Le grec a d'abord désigné la personne par des termes


approximatifs, pour la raison très simple que l'idée de personne n'était
pas encore née. Les pronoms indéfinis xi;, sxaaxoç, ooBst; et l'adjectif
ocihôc pouvaient suffire la plupart du temps soit à rendre compte
des comportements individuels, soit à proférer des affirmations
générales sur l'humanité. Il y avait, en outre, pour tous ces usages,
le substantif av6pu>itoç et ses dérivés. Quand elles avaient à
exprimer la nature humaine en son principe concret et individuel,
la prose et la poésie disposaient enfin des mots oûpa, Béytaç, <|H>rj-,
xapSt'cc, GujxÔ!;, xscpctXir] ... Plusieurs d'entre eux ont pour nous
une saveur archaïque, mais ils subsistèrent assez longtemps. Le
plus important est aSyia , d'autant plus que son interprétation
entraîne dans une large mesure celle de <J»ir/73 et de Ou^ta Rohde
soutient que, pour Homère, l'homme a une double existence. Il
est un moi visible, appelé a&^a ; mais en lui réside un double,
la tyityTj, image de son être vivant, qui agit pendant son sommeil
et qui subsiste après sa mort. Ce double, analogue à l'image que
nous renvoie un miroir, s'échappera de nous comme une fumée.
278 M. NÉDONCELLE

ou comme une ombre quand nous expirerons (1). O. Weinrich,


l'éditeur de Rohde, estime que les études récentes des textes
homériques ont ruiné cette interprétation et obligent à admettre deux
âmes en l'homme : à côté de la cj>o/7j, il y aurait en effet, dans
Homère, le ôo^ç, Quelle en est la nature respective ? La ^X7?
n'est pas un double déjà présent dans l'homme vivant ; c;est
l'organisme même privé de sa substance et qui erre après la mort ; bref,
c'est un esprit de cadavre, pâle et mobile. Quant au principe
vivifiant, ne l'appelons pas tyuyji mais 6u|ao<; ou âme vitale ; c'est lui qui
s'échappe dans le dernier souffle.
Quoi qu'il en soit, un fait est indéniable : oùi|i.a en vint
bientôt (et déjà chez Hésiode) à désigner l'individu animé, dans
l'objectivité concrète de son être perceptible. Le discrédit que Pytha-
gore et Platon infligèrent à ce mot en disant que le oô>\j.a est un
afjfia, c'est-à-dire un tombeau, n'a pas été capable de lui retirer
sa valeur d'usage qui était considérable. R. Hirzel cite des textes
qui ne laissent aucun doute sur la question (2). Lorsque Lycurgue
au ive siècle parle du a<>>u.cz qui a livré la cité, il est impossible
de ne pas traduire : l'individu, ou même : la personnalité, le
notable de la ville. Car c'était un terme noble et il ne s'appliquait
pas d'abord aux esclaves. Il arrive même qu'il désigne
l'individualité juridique, le groupe de droits qui constitue un homme
libre, un peu comme caput en latin (3).
Ce fut toutefois un autre terme qui l'emporta, celui de xpdawzov
L'étymologie n'en fait pas difficulté : îcpô et m<S/. Aristote y voit
un mot formé sur la réalité même, car c'est, dit-il assez
drôlement, la partie du corps qui est entre la tête et le cou (4). Le
sens est donc : la face ou le visage. Souvent, il faut étendre ce
sens et traduire : l'« avant » d'un objet, l'aspect antérieur d'une

(1) E. Rohde, Psyché, trad. A. Reymond, Paris, 1928, p. 3-7. Cette


opinion est adoptée chez nous par A. Rivaud, Le problème du devenir
et la notion de matière dans la philosophie grecque. Paris, 1906, p. 57
et 264. Mais M. Rivaud précise que au>[j.a , pour Homère, c'est le cadavre.
Il fait aussi remarquer très justement que le terme n'a pas été appliqué
aux éléments de la matière avant Démocrite, si nous en jugeons par les
œuvres qui nous restent.
Le destin d' artojj-ov a été inverse : d'abord réservé aux corps inertes,
il ne désignera les « individus » humains que très tardivement, à l'ère
cjhrétienne.
(2)' R. Hirzel, Die Person, Begriff und Name derselben im Altertum.
Munchen, 1914, p. 12, 19.
(3) Cependant, Xénophon distingue les personnes (nm\i.axa) serves et
libres, ce qui montre l'extension du terme à son époque.
(4) Tête équivaut ici à boîte crânienne. De partibus animalium, III,
1, 53.
PROSOPON ET PERSONA 279

chose. Le grec classique pouvait parler du icpôouMcov de la lune ou


d'un navire (1) ou d'un armée; et le grec moderne n'hésiterait
pas à user de la même expression pour un meuble ou une cafetière.
Comment parvint-on au sens de masque, qui se rencontre, par
exemple, chez Démosthène ? Nous ne le savons pas, bien que
cette évolution n'ait rien de surprenant. Les masques scéniques
ne sont-ils pas un second visage ?
Leur origine, en Grèce et ailleurs, fut religieuse. Les rites
dionysiaques comportèrent sûrement des mascarades dont la
destination sérieuse était d'idéaliser les figurants et l'utilité pratique
d'assurer l'impunité à leurs saillies (2). Tout d'abord, ce fut un
déguisement champêtre : on se barbouillait de lie de vin ou de
craie; puis vinrent les masques proprement dits. Le mot i:pô3cincov
paraît avoir été employé à la fois pour les masques religieux et
pour les masques dramatiques. Il a gardé ce sens général même
après la formation de son dérivé icpoomicsîov (3). Un texte célèbre
d'Horace rapporte une tradition d'après laquelle Thespis (vers 535
avant J.-C.) en serait resté au « barbouillage » des acteurs, tandis
qu'Eschyle aurait inventé les masques proprement dits :
Ignotum tragicae genus invenisse Camenae
Dicitur et plaustris vexisse poemata Thespis
Quae canerent agerentque peruncti faecïbus ora.
Post hune personae pallaeque repertor honestae
Aeschylus. . . (4)
Les masques de l'époque classique étaient polychromes, garnis
d'une bouche plus ou moins béante et de petits trous pour les
yeux; ils couvraient entièrement la tête. Parfois, il se peut qu'ils
aient été en argile ou en liège ou en cuir; mais d'ordinaire ils
étaient faits de chiffons stuqués ou d'une carcasse de bois mince
recouverte de plâtre, peut-être encore de cire. Renforçaient-ils la
voix ? On le soutient d'habitude. Mais les documents ne
permettent pas d'avoir une telle assurance. . . Les plus anciens
modèles ne pouvaient servir de haut-parleurs. Ni leur matière ni
leur disposition ne leur donnaient de résonance. Plus tard, il est
vraisemblable qu'on aura essayé d'ajuster à l'intérieur une sorte
d'entonnoir rudimentaire ou des lamelles métalliques capables

(1) Indépendamment, semble-t-il, de toute référence à la figure


sculptée qui est placée sur la proue.
(2) Voir l'article Persona par 0. Navarre dans le Dictionnaire des
antiquités de Daremberg-Saglio-Pottier, Paris, 1904, auquel j'ai emprunté
plusieurs des détails qui suivent.
(3) D'autres termes étaient destinés à telle ou telle espèce particulière
de masques : par exemple iiopy.oXox£i6v indiquait un masque effrayant.
(4) Art poétique, v. 275-279.
280 M. NÉDONCELLE

d'aider l'émission sinon de l'amplifier. Encore l'existence ou


l'efficacité de ces procédés est-elle problématique (1). Nous oublions
trop aisément l'origine religieuse des masques de théâtre et nous
sommes trop portés à expliquer leur emploi par des raisons
utilitaires, alors qu'ils étaient à bien des égards malcommodes et
pénibles. Ils étaient lourds et durs, il fallait les caler sur le
crâne avec un bout d'étoffe; leur sommet s'allongeait en forme
de lambda, au moins pour les masques de tragédie. S'ils
présentaient des avantages, sans doute s'en est-on aperçu et les a-t-on
exploités après coup. Ainsi devaient-ils, avec les cothurnes, grandir
les personnages et les rendre plus fascinants. En outre, quand
la tragédie, après Eschyle, comportera des rôles multiples, le
nombre des acteurs restera fixé à trois et c'est grâce au
changement de masques qu'ils; pourront s'acquitter de leur tâche (2).
Il semble que les premiers masques aient été peu expressifs.
Ils ont ensuite subi l'évolution générale de l'art grec, mais ils
restent par définition figés dans une attitude (3) . A côté des
masques individuels pour les divinités ou les héros, la tragédie
utilisait des masques typiques, façonnés selon le sexe, l'âge et les
passions qui devaient être représentés. La comédie se contentait
d'ordinaire, elle aussi, de types généraux. Mais l'ancienne comédie
attique donna parfois au masque une signification individuelle,

(1) O. Dingeldein, Haben die Theatermasken der Alten die Stimme


verstarkt ? Berl. Stud, f . class. Phil, und Archaeol., XI, 1. Berlin, 1890.
Il est troublant de le constater, seul cet auteur a eu la curiosité d'étudier
un problème matériel que la plupart des historiens et des philologues
tranchent a priori. D'après lui, la bonne audition n'était due qu'à
l'acoustique des scènes antiques et à la diction des acteurs. Les masques n'y
auraient été absolument pour rien.
Cette négation radicale et systématique paraît cependant dépasser
le but pour deux raisons. D'abord, elle oblige à énerver le sens de
certains témoignages qui remontent tout de même assez haut (Aulu-Gelle,
Lucien) et ne doivent pas être complètement illusoires. Ensuite elle
méconnaît un fait psychologique : le port d'un masque oblige l'acteur à
remplacer les jeux de physionomie par une gesticulation abondante; par
là même, et aussi par une sorte de conscience fascinatrice, l'acteur est
conduit à enfler la voix, à la faire résonner. Nous pouvons observer ce
fait en bien des circonstances contemporaines : le mardi-gras . . . dans
les foires ... et chaque fois qu'un enfant met un masque pour jouer, —
sans parler des représentations masquées qui subsistent encore occasio-
nellement dans le théâtre moderne en dehors des pantomimes.
(2)[ Un même masque pouvait d'ailleurs présenter deux expressions,
l'une de face, l'autre de profil.
(3) « Le masque grec est visionnaire. . . Son but véritable était
d'imposer au spectateur le sentiment de la fatalité », même dans la comédie,
où il est « le bouffon du destin ». G. Buraud, Les Masques, Paris, 1948,
p. 21, 23, 28.
PBOSOPON ET PERSONA 281

puisqu'elle caricaturait des hommes célèbres. La loi dut réprimer


ensuite cette pratique. Tout compte fait, les acteurs disposaient
d'une collection assez variée de masques tragiques ou comiques.
Pollux nous a décrit un vestiaire qui comprenait 76 pièces de ce
genre (28 pour la tragédie, 44 pour la comédie, quelques autres
pour le drame satyrique) (1). Cette série de rcpôaumx, n'est-ce pas,
imprimée grossièrement dans le gypse, la série des « mœurs » ou
des « caractères » que pouvait analyser un Aristote ou un Théo-
phraste ? Des deux côtés, l'humanité se divise en un certain
nombre de formes — et de formules — qui se répètent :
l'individualité unique reste une exception.
Il était fatal que du masque on glissât au personnage, puis
au rôle qu'il joue et à l'acteur qui joue ce rôle. Il était fatal que
irpôaioTcov, après avoir désigné la fonction accomplie sur la scène,
désignât celle qu'on exerce dans la vie. Quand Aristote définit
le ridicule ( xb feXoiov icpéauncov ), une disgrâce sans douleur (2), nous
sommes à la fois au théâtre et dans la vie. Le mot, peu à peu,
deviendra synonyme de personnalité sociale et finalement
d'individu ou de personne en général. A chacune de ses
transformations, il s'ornera d'une frange de significations secondaires. Mais
il atteindra lentement sa toute dernière étape. Elle est franchie
pour la première fois dans Polybe, qui vécut de 201 à 120
environ, et cet exemple même est matière à controverse. Schlossmann
en particulier a soumis différents passages de Polybe à une
critique minutieuse d'où il croit pouvoir conclure que le sens du
mot n'est pas encore individu, mais toujours aspect ou rôle, et
parfois : individu qui joue un rôle, personnalité qui se distingue
dans le groupe; ou enfin dignité morale (3). Il n'y aurait qu'un
seul endroit des œuvres de Polybe (XV, 25, 8) où il est nécessaire
de traduire icpfouMcov par individu ou personne, sans plus (4) .
Encouragé par le succès de sa tentative, Schlossmann la pousse plus

(1) Voir la description détaillée dans les Diet, de Daremberg, art.


cité et aussi dans l'art. Masken de Pauly-Wissowa, Encyclopaedic der
Klass. Wissenschaften.
(2) Poétique, chap. V, 1449, 33.
(3) Et même dignité d'un ê(tre collectif : ainsi Polybe parle-t-il « du
nom et du prosope de PHellade», VIII, 13, 5.
(4) S. Schlossmann, Persona und Ilpoawirov im Recht und im christ-
lichen Dogma. Kiel, 1906, p. 41-42. Sur Polybe, la position de R. Hirzel,
Die Person, Miinchen, 1914, p. 45 ne paraît pas très différente. Loofs
soutenait aussi que le sens de personne n'existe pas avant l'ère chrétienne.
Mais il me paraît tout de même remarquable qu'il y ait dans Polybe
toute la variété de nuances que persona aura dans Cicéron, à cette
différence près que le sens de personne reste exceptionnel.
282 M. NBDONCELLE

loin, je veux dire plus tard, et il prétend éliminer ou exténuer


la plupart des textes postérieurs qu'on pourrait lui opposer, même
après le début de l'ère chrétienne. S'il rencontre un auteur qui
le gêne, — et c'est le cas de Denys d'Halicarnasse, — il s'en
débarrasse en invoquant une influence latine. De même, ce seraient
les fonctionnaires de l'Empire qui traduisirent en Asie mineure
persona par icpôstazov dans les documents officiels. Mais au 11e siècle
après J.-C, le sens d'individu serait encore très rare et géogra-
phiquement circonscrit. Schlossmann ne rend les armes qu'à
partir du ve siècle.
Il y a certainement quelque chose à retenir de cette thèse
excessive et il est vraisemblable que l'évolution du grec a été
influencée ici par le latin. On ne peut nier non plus que, si l'on
trouve dans Aristophane ou Euripide le mot xpôatuxov avec un
génitif, ce génitif est celui d'un nom commun : par exemple rpuyjac,
Tcpoatoitov, le masque de la sérénité. Il eût été invraisemblable avant
l'ère chrétienne d'entendre parler du Trpôao>7ïov de Lysandre au sens
où le latin de Cicéron pouvait déjà dire : persona Laelii, ce qui
équivalait à : Laelius lui-même, avec un peu plus de solennité (1).
A plus forte raison n'aurait-on pu demander « combien de xpéacoxa »
se trouvent dans une salle de réunion, ainsi qu'on le ferait
aujourd'hui tout naturellement à Athènes. Mais il n'est pas
déraisonnable de penser que cette question aurait pu être posée et
comprise à Athènes dès le début de l'ère chrétienne. . . Schlossmann
ne cite pas tous les textes ou bien il les maltraite. Le
Nouveau Testament lui en aurait fourni plusieurs qu'il rejette en
note et qui le laissent en réalité sans réplique. Nous n'avons pas
ici à faire l'exégèse de ces passages bien connus (Act. 10, 34;
Rom. 2, 11; Gai. 2, 6; Jac. 2, 9; Jud. 16, etc.) que la Vulgate
traduit très heureusement par persona. Certes, le sens de visage
ou de face se trouve dans plusieurs textes scripturaires ; -mxà zpo-
a«)7cov y signifie : en présence de comme dans le grec classique,
ou encore : par mandat de. Mais nous croyons avec A. Michel
que « dans II Cor. 1, 11, persona a le sens d'individu », d'une
façon absolue, qui est tout à fait frappante (2). Nous croyons même,
(1) On trouvera une tournure identique avec onoma et le génitif dans
la koinè. O. Merlier, Onoma et en onomati dans le IV« évangile. Rev.
des Et. gr., av. juin 1934. Onoma mêime signifie alors personne. Ibid.,
pp. 3-4 du tiré à part.
(2) Diet, de théol. cathol., art. Hypostase, VII, 1, col. 376. Ici,
Schlossmann est contraint d'avouer : « Das lâsst sich schwerlich leugnen » (ouv.
cit., p. 53). On ne l'a nié qu'en écrasant la minorité des textes neufs
sous la majorité des textes sans intérêt.
PEOSOPON ET PERSONA 283

avec L. Prestige, que « l'acception de personnes » dont il est si


souvent question dans la Bible n'est pas fatalement liée, comme
on le prétend depuis Henri Estienne, aux titres extérieurs des
individus ; il s'agit tout simplement de la partialité à l'égard
d'individus particuliers, quelle qu'en soit la raison (1). Il est à noter
qu'on ne trouve jamais dans le Nouveau Testament le sens de
masque ni celui de personne morale qu'on lit chez Epictète. Au
sens de face, le N. T. ajoute simplement celui d'individu (2) . Dans
l'un et dans l'autre cas, il y a à coup sûr un arrière-plan
sémitique. Mais le pânêh de l'Ecriture, depuis longtemps, exprimait
précisément l'idée de face et celle d'individu sous une forme
concrète. Aussi bien, les sources importent peu, c'est le résultat que
nous recueillons : la koinè était une forme de rencontre et une
mise en commun. Encore toute jeune, elle s'est donné nettement
le terme que nous signalons, sans aucune technicité abstraite, de
la façon la plus simple qui fût. Elle n'a pas attendu les
discussions théologiques du Concile de Chalcédoine pour se familiariser
avec « l'individu ». Une autre preuve nous en est offerte par
Clément de Kome, à la fin du premier siècle. Dans les premières
lignes de son Epître aux Corinthiens, il se plaint de quelques
individus, — oXqa itpôawrca , — qui ont semé le désordre dans la
communauté. La nuance péjorative est même exactement identique
dans son grec et dans notre français. N'en déplaise à Lightfoot,
ces tristes individus, ces mauvaises têtes n'étaient pas des «chefs»,
(Apostolic Fathers, I, 2 p. 8) ; nous ne trouvons en la circonstance
aucune allusion à un masque ou à un rôle ou à une supériorité
quelconque.
Le cas d'Epictète, nous l'avons laissé entendre, est plus
compliqué ; comme tous les philosophes, il met sur les mots l'empreinte
d'un système (3). Mais dans la mesure où il intéresse l'histoire
générale du langage, nous pensons qu'il est lui aussi un témoin
du sens nouveau que itpôou>xov avait définitivement acquis. Il lui
a conféré la nuance précieuse d'une intériorité et d'une valeur

(1) L. Prestige, God in Patristic Thougt, Lond., 1936, p. 158.


(2) Ce passage, si naturel, de la figure à l'individu était esquissé
déjà dans Simonide, d'après l'ancien Diet, de Liddell et Scott (Cf.
physionomie en vieux français).
(3) Manuel, 17; Entr. I, 2, 7, etc. — L'étude des expressions propres
à chaque école philosophique pour exprimer l'aspect individuel des êtres
exigerait, bien entendu, des monographies spéciales (ainsi le xa8'«uxo et
le xg8 ' sxaaxov d'Aristote, l'tSt't»; xotov des stoïciens, le Sctjiajv, le itvsQjia,
le to iïw des philosophes ultérieurs . . .) .
284 M. NÉDONCELLE

universellement accessibles à tout être humain. Schlossmann, si


je ne m'abuse, se tait sur le compte d'Epictète comme sur celui
de Clément de Rome. L'oubli est étrange. Mais il y a pire. Il se
montre subtil, partial et il nie l'évidence quand il commente
certains papyri des 11e et 111e siècles dont la teneur est pourtant
claire (1). Il n'y a plus à discuter dès lors avec lui. Retenons
seulement de son argumentation que le grec a subi sans doute
l'influence du latin persona et que celui-ci avait dû parvenir un
peu plus tôt au sens de personne. Plus exactement, les Grecs
ont inventé ce sens deux siècles avant les Romains, mais les
Romains en ont généralisé l'emploi quelques décades avant les Grecs.

II. — ROME

En latin comme en grec, l'idée de personne a été rendue


souvent par celle d'être humain : duo, multi (homines) aderant. Bien
des pronoms et adjectifs (is, ipse, nemo, praesens, etc.)
dispensaient d'autre part de recourir à un substantif abstrait. Mais les
mots abstraits, ou du moins les noms communs, ne manquaient
pas non plus pour rendre l'idée : corpus, animus entrent dans
beaucoup de phrases et de périphrases; caput est le terme qui
désigne le plus adéquatement la personnalité juridique et c'est
lui encore qui s'appliquera le mieux à l'individualité de la
perception quotidienne, surtout quand il s'agit de compter ou de
distribuer. Tot capita, tot sententiae, dit un exemple de
grammaire latine bien connu; ce qu'il faut traduire : autant
d'individus, autant d'opinions (2). Du mot individuum, en revanche, il
faut dire ce que nous avons déjà constaté pour a-o^ov : c'est à une
époque très tardive qu'il descendra de la philosophie dans le
parler populaire et c'est après avoir été appliqué aux éléments de
la nature qu'il le sera à la réalité humaine.
Persona mérite de nous retenir plus longuement. Son
importance est obvie. C'est un mot difficile : l'étymologie en est obscure,
le développement sémantique en est compliqué. Le sens premier
de prosopon, nous l'avons vu, était celui de face. Il n'en est pas

(1)| Qu'on se reporte plutôt à son livre, p. 46-47.


(5?)J A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique* de la langue
latine, Paris, 1939, p. 147, rapprochent caput de képhalè et rappellent
l'expression distributive kata kephalen. Caput s'est étendu par synecdoque
à la personne tout entière et il met dans la notion de personne une nuance
vitale.
PROSOPON ET PERSONA 285

de même pour persona, qui, d'emblée, signifia masque (1). N'y


aurait-il pas, dès lors, à chercher dans la composition même du
mot une raison de son sens ? En d'autres termes, n'y a-t-il pas
une relation entre persôna, masque, et persono, je fais retentir ?
C'est ce que les latins eux-mêmes ont cru d'assez bonne heure,
malgré la longueur différente de la lettre o dans les deux vocables.
Aulu-Gelle, au 11e siècle après J.-C, s'exprimait ainsi (sur la foi,
disait-il, de Gavius Bassus qui vécut aux alentours de l'ère
chrétienne) : « Quoniam igitur indumentum illud [à savoir le masque
de théâtre] oris clarescere et resonare vocem facit, ob earn causam
,persona' dicta est, o littera propter vocabuli formam produc-
tiore » (2). Boèce répétera avec assurance cette aimable
conjecture : « Persona vero dicta est a personando, circumflexa penul-
tima. Quod si acuatur antepenultima, aperte a sono dicta vide-
bitur. Idcirco autem a sono quia in concavitate ipsa major necesse
est volvatur sonus » (3). Othlo de Regensburg au xie siècle en
viendra à de solennelles bêtises : l'allongement de la voyelle o
aurait eu lieu pour éviter la confusion du substantif persona avec
l'impératif singulier de personare (4) . La pauvreté de ces
explications a compromis l'hypothèse initiale. Celle-ci n'a pas résisté
à la critique moderne qui, au dernier siècle, abandonne tout à
fait la piste. Seul Max Mûller a continué de la suivre, car il
estime que souvent une même racine peut donner en latin deux
mots dont l'un est bref et l'autre long (ainsi : dux, duco; conjux,
conjugis et perjugis, etc.). La remarque est loin d'être négligeable.
Max Millier se contente d'un argument de fait, il ne se livre à
aucune fantaisie théorique sur ce point (5). Il savait beaucoup
de choses qu'il avait le droit de comparer. Il admet une part de
bizarrerie dans la formation des mots et ne prétend pas que sans
elle on puisse rendre compte de celui-ci. En fait, cette acceptation
de la contingence lui était certainement nécessaire en la
circonstance; car, de son propre aveu, l'allongement de la voyelle a sur-

(1) C'est tout à fait tard, et par exception sinon par erreur, que
persona a désigné le visage. « Horum personam non vidi, quoniam aversi
erant », lit-on dans une traduction latine d'Hermas au Ve siècle (Palatïna
versio, 3, 10, 1). D'autres versions traduisent plus correctement le texte
grec de ce passage par faciès. Cité par H. Rheinfelder, Das Wort
Persona,. Halle, 1928, p. 43.
(2)1 Nuits attiques, V, 7.
(3) Patrologie latine, 64, col. 1343 D.
(4) Cité par Rheinfelder, p. 18.
p. 33-38.
(5) Biographies of Words, London, 1898 (Collected Works, vol. X),
286 M. NÉDONCELLE

tout lieu dans les verbes causatif s ; or, personare en est un, puisque
le sens principal est : faire retentir. Pourtant, c'est lui qui est
bref et c'est persona qui est long. Il y a là une objection ou du
moins une difficulté et l'on souhaiterait qu'il l'examinât de plus
près. Nous pouvons négliger! en revanche la critique de Rheinfelder
qui juge invraisemblable la dérivation régressive de persona à
partir de personare (1). Il est tout à fait exact qu'une telle
filiation est impossible, mais elle n'est pas du tout impliquée dans
l'hypothèse de Max Mûller. « Nous devons essayer de découvrir »,
écrivait-il, « si le latin n'a pas pu former deux mots, l'un perso-
nus, qui signifie sonore, et l'autre persona, qui signifie un
instrument sonore » (2). On voit en même temps comment il essayait
de répondre implicitement à la première difficulté que nous avons
signalée, puisqu'il laisse de côté le verbe personare dans cette
affaire et fait de personus, qui est un adjectif, l'expression d'un
état plutôt que d'une action.
Même si nous renonçons à cette étymologie, il faut reconnaître
que les Romains pouvaient la proposer sans faire sourire au
ii° siècle et qu'à cette époque les masques étaient encore en usage
sur la scène (3). Leur erreur, si erreur il y a, doit être jugée
avec prudence par l'historien et par le linguiste. Si l'association
de persona et de personare est fautive, elle a été assez précoce
à tout le moins pour influer sur l'évolution sémantique de
persona. Une confusion, quand elle est si ancienne, contribue à la
formation du langage.
1 D'autres etymologies ont été proposées qui sont beaucoup moins
sérieuses. Mentionnons pour mémoire le glossaire de Papias au
xie siècle : persona dicitur quia per se sonat; et celui de Placidus :
persona eo quod per se una est (à). Cette dernière «origine»
est souvent admise au Moyen Age; elle est signalée par saint
Thomas (5). A la Renaissance, Scaliger, pour expliquer l'o long,
lance une idée étrange: persona viendrait de rapi-amuicr ou de
TOpt-Co>vY) . . . Mais, comme on l'a remarqué avec esprit, une ceinture
n'est pas un vêtement, et une robe de travesti n'est pas un masque.
La métonymie a tout de même des limites que le bon sens inter-

(2)' Biographies
(1) Rheinfelder,ofouv.
words,
cité,p. p.36.21.
(3) Ils disparaîtront à la fin de l'Empire et ce sont les Arabes qui
rendront à l'Europe le goût des mascarades.
(4) Rheinfelder, ouv. cité, p. 21.
(5) Summa theologica, I, q. 29, a. 4, resp.; persona dicitur quasi
per se una.
PROSOPON ET PERSONA 287

dit de franchir (1). Plus digne d'attention serait l'hypothèse de


Vossius au xvir9 siècle, qui met en rapport persona et rcpoaamov
ce qui rend compte également de l'o long. Elle a été reprise par
O. Keller en 1891, qui propose à titre de comparaison et
d'analogie la mutation de Persephone en Proserpina. Mais, d'une part,
il lui faut supposer des intermédiaires disparus entre zprfaoouov et
persona, à savoir perso(p)a, ou, comme on l'a encore suggéré,
prosopina. Tout cela est bien gratuit. Et d'autre part, si
Persephone mène à Proserpina, le passage de xpôacoxov à persona n'est
pas du même genre, il est même du type inverse et il reste une
pure supposition.
Nous arrivons à la dernière en date des tentatives. Elle nous
renvoie à un mot étrusque, phersu, dont l'interprétation est très
embrouillée et va nous obliger à un exposé préalable. Dans la
tombe des Augures de Corneto-Tarquinia, une fresque du mur
principal à droite représente un personnage masqué qui porte un
chapeau pointu; près de sa tête est écrit le mot<I>EP2X<2}. Il tient
à la main une longue laisse quis'enroule autour du corps d'un
adversaire tourné de dos et coiffé d'un sac. Ce pauvre homme a
bien un gourdin pour se défendre, mais il est mal en point; il
est attaqué par un chien (ou une bête ressemblant a un chien)
dont il a déjà reçu de cruelles morsures et qui est attaché par
un collier à la laisse du premier personnage. Sur la paroi de
gauche, nous retrouvons, dans le prolongement d'une autre scène,
l'individu masqué avec, de nouveau, l'inscription Phersu. Il semble
danser; peut-être est-il plutôt en train de fuir l'homme au sac
qui aurait réussi à se dégager, mais celui-ci n'est pas figuré.
Près de lui, un oiseau vole et un autre est au sol. Quelques
rameaux de végétation complètent cette partie du tableau. Enfin,

(1) Max Millier disait plaisamment que Scaliger avalait un chameau


pour se délivrer d'un moucheron (Biogr. of words, p. 35). Les partisans
modernes de Scaliger ont essayé d'interpréter de la même manière
l'expression de personata fabula (peri-zonata fabula). Mais ils ne savent pas
non plus comment passer de l'habit au masque; puis, il leur faut admettre
que la personata fabula avaiti un caractère spécial et exigeait un vêtement
particulier, ce qui n'est pas prouvé du tout. Ils durcissent à plaisir un
texte de Festus que nous aurons l'occasion de citer plus bas. Il est bien
plus simple de traduire : « une pièce jouée avec des masques » et de ne
pas donner à cette expression plus de fixité et de technicité qu'elle n'en
avait dans le passage de Festus. Voir l'Encyclopédie de Pauly-Wissowa,
vol. XIX, art. Persona, col. 1.037.
(2)j En caractères grecs, mais de droite à gauche, selon l'usage
étrusque. Voir les photos dans F. Poulsen, Etruscan Tomb Paintings,
transi, by I. Andersen, Oxford, 1922, p. 12.
288 M. NÉDONCELLE

dans une autre tombe, dite de Polichinelle (tomba del Pulcinella),


nous le voyons reparaître encore, le bras levé, comme s'il
avançait en dansant légèrement.
Tels sont les documents. Vers 550 avant J. C, voici donc un
monument étrusque qui décrit une scène rituelle où le masque est
en usage. Maintenant, à qui se rapportent les inscriptions ? Il est
évident, si l'on compare les deux fresques de la Tombe des augures,
que ce ne peut être aux oiseaux (1). Un peu d'attention suffit à
les mettre hors de cause dans la fresque de droite. Qu'ils soient
le symbole de démons funéraires ou celui des âmes défuntes, cela
ne change rien à la chose. Phersu désigne donc soit le danseur
masqué soit le masque lui-même. La première hypothèse paraît
de beaucoup la meilleure et même la seule acceptable; car la
mention phersu est si près du visage ou plus précisément de la
bouche, dans l'un des tableaux, que le personnage semble proférer
son nom propre ou le nom de sa fonction; en outre, les
inscriptions qui concernent d'autres figures de la fresque suppriment
le doute à ce sujet.
Il est très séduisant d'aller plus loin et de chercher la place
de Phersu dans la mythologie gréco-étrusque. Malheureusement,
l'embarras du choix est considérable. Phersu pourrait être le
père d'Hecate-Perséphone, c'est-à-dire Perses fils du soleil; ou
encore, ne serait-il pas Perseus, le héros qui tua la Gorgone et se
rendit invisible grâce au casque de Hadès ? Le bonnet et la barbe
dont il est pourvu sur plus d'un vase grec ne sont pas sans
analogie avec ceux de Corneto-Tarquinia, bien qu'ils ne constituent pas
un signe distinctif (2). Si l'on se refuse à ces hypothèses, on peut
identifier Phersu avec l'époux infernal de Phersipnai (Perséphonè) :
Hadès, — Eita chez les Etrusques — , qui est encore appelé par eux
Calu ou Manthu. Phersu serait un autre nom du même dieu... S'y
refuse-t-on aussi ? Il reste la possibilité d'en faire une sorte de

(1) Rheinfelder, sans admettre cette interprétation, ne la tient pas


pour impossible. Mais il donne l'impression d'en juger assez étourdiment
d'après le seul dessin de gauche, sans voir que sur celui de droite l'oiseau
fuit vers la scène centrale et n'a aucune connexion avec l'inscription.
Voir Rheinfelder,. owv. cité, p. 25.
(2) Pherse et Perse sont fréquents dans les inscriptions étrusques et
semblent se rapporter à Perseus.
Je n'ose supposer que le phersu de la tombe des augures désigne
une sorte de bateleur perse. Pourtant, il ne serait pas absurde de
chercher une origine persane à certaines croyances d'outre-tombe et aux jeux
de la tragédie. L'Etrurie peut réserver des surprises non seulement par
son folklore, mais par ses connexions avec l'Orient.
PROSOPON ET PERSONA 289

prince consort ou de mari déchu de Persephone ; ou enfin, un


serviteur et exécuteur de ses hautes œuvres. En ce dernier cas, il
faudrait le distinguer du fameux Charun, démon de la mort, dont
les emblèmes mythologiques sont, en Etrurie, tout à fait autres
puisqu'il est armé d'un marteau double ou d'une faux et qu'il
porte souvent des serpents dans ses cheveux, toutes
caractéristiques qui manquent à notre homme barbu au chapeau pointu et
au pourpoint moucheté. Supposons cependant, — l'incertitude est
grande — que nous ne soyons pas devant une divinité ou un démon
particulier, nous nous trouverions alors devant un bourreau qui
porte le masque de cette divinité ou de ce démon. Phersu serait
peut-être le nom de cet agent masqué ; ou s'il désignait son masque,
ce serait cette fois pour dénommer à travers lui l'être supérieur
dont il est l'agent (1).
Le lecteur estimera peut-être qu'il est temps de revenir
maintenant à la philologie et il aura raison. Quelle que soit l'identité
de Phersu, nous avons cru pouvoir décider que le mot est un nom
propre ou un nom de fonction. Comment expliquer le passage de
phersu à persona ? Comment en particulier rendre compte du
suffixe -ona et de sa désinence féminine ? Nous sommes au cœur
de l'énigme. L'attitude la plus prudente serait sans doute de se
borner à la remarque suivante, qui reste intentionnellement vague
et ne s'applique qu'au problème du suffixe : proche du mot
phersu, il y a le mot phersipnai (perséphoné) ; si persona ne
descend pas de phersipnai, il lui est au moins parallèle, et il est
dans l'axe de variation que nous pouvons assigner a priori à
phersu. D'un même tronc jaillissent des branches voisines: le
suffixe — ona n'est pas imprévu, il convient fort bien à un membre
de la famille phersu, où se rencontre déjà phersipnai. Cette
affirmation timide est renforcée par l'exemple des noms propres latins
en — onius qui dérivent de l'étrusque : Velonius qui vient de velu ;
Pomponius, qui vient de pumpi, pumpuni. On a proposé aussi
à titre d'analogie Latona qui vient de Lato. Mais il faut bien
avouer que ces lueurs ne suffisent pas à éclairer la route et qu'elles
nous entraîneraient même vers des sentiers latéraux.

(1) J'écarte cependant la façon dont jadis on l'a présenté comme le


serviteur de Charun, «der Henker in der Arena in Charons Maske
(phersu) », W. A. Roscher, Ausf. Lexïkon der Griech. und Rom.
soit
Mythologie,leLeipzig,
nom du1884-1890,
masque pur
Bd. et
I, simple.
p. 886. Il paraît inconcevable que phersu
290 M. NBDONCELLE

L'ignorance est douce à porter pour le commun des hommes.


Elle est un lourd fardeau pour les érudits. Aussi ont-ils voulu
s'en débarrasser à tout prix et parfois contre toute sagesse. Alt-
heim attribue l'origine du suffixe au latin et non à l'étrusque:
— ona serait un diminutif (Cf. lanterna, lacuna...). Mais en quoi
le masque serait-il un diminutif de phersu ? Et pourquoi le
féminin ? Blumenthal, qui, dans l'encyclopédie Pauly-Wissowa, fait des
réserves sur le bien-fondé de cette conception et de quelques autres,
signale la fréquence du suffixe — ona dans les noms de lieux en
Illyrie. Mais il est le premier à convenir qu'après cela nous ne
sommes pas plus avancés. Skutsch invente un mot latin *perso
(du type caupo, cauponis) qui aurait formé personare, masquer.
Mais on voudrait un commencement de preuve et je l'ai cherché
en vain dans le corpus de Fabretti. Prellwitz imagine de même
un *persum qui aurait signifié tête et Rheinfelder déclare à sa
suite: « II me semble vraisemblable que déjà en vieux latin il y
avait un *persum pour 'tête' ou 'visage' ; sous l'influence étrusque
il a acquis l'acception de 'masque' qui pouvait déjà s'être
développée en étrusque à partir du sens fondamental 'tête' » (1). Nous
nous enfonçons en pleine nuit et sans aucun résultat avantageux,
puisque le problème du suffixe — ona et celui de la désinence
féminine restent entiers.
Au risque d'entrer à mon tour dans le nuage de
l'inconnaissable et d'y subir le sort commun à tous les explorateurs
présomptueux, voici les deux pistes que je proposerais de suivre :
1° Persona ne serait-il pas tout simplement la transcription de
Phersipnai - Perséphonè, surtout si l'on songe que la forme Per-
sepona est pélignienne et se rencontre à Corfinium ? (2).
Le principe de cette hypothèse peut se résumer en deux lignes : le
nom de la déesse en serait venu à signifier masque, parce que dans
les fêtes de Persepona on se servait d'un masque. Le processus
sémantique serait analogue à celui qui nous a valu, à partir de
noms propres la formation de noms communs : calepin (du nom
d'A. Calepino), pantalon (du nom de Pantalon dans la comédie
italienne), bristol ou madapolam (du nom des villes correspondan-

(1) Rheinfelder, ouv. cité, p. 25.


(2)| Roscher, Lexikon, Bd. Ill, art. Proserpina, col. 314, et Fabretti,
Corpus inscriptionum italicarum, Appendice, Flor., 1880, p. 84. La
dérivation ici proposée ne se confond pas avec celle qui a été signalée plus
haut, p. 287, et selon laquelle aurait existé un adjectif *propopina
apparenté à prosopon.
PEOSOPON ET PERSONA 291

tes), etc. Il n'est pas besoin de souligner que l'hypothèse d'une


équivalence entre persepona et persona supprime aussitôt
l'obscurité du suffixe et celle de la désinence féminine, tandis qu'elle
atténue beaucoup celle de l'o long. Elle est d'une extrême simplicité et
n'impose aucune violence aux données linguistiques. Aussi est-on
surpris que personne ne s'y soit en somme arrêté... Craint-on
qu'elle ne soit trop belle pour être vraie ? Ou bien est-vie le
changement sémantique qui paraît invraisemblable et incompréhensible ?
Il y en a pourtant tant d'autres cas dans toutes les langues
surtout au point de contact de deux civilisations.
On objectera peut-être que le nom d'une divinité ne pouvait
être laïcisé et profané ainsi dans l'Italie ancienne sans que le
peuple entier frémît d'horreur. Mais nous avons pourtant en latin
des exemples multiples d'ambivalences du même genre et devant
les faits toute objection devrait tomber. Non seulement il y a
Fortuna, où le sens théologique se double inévitablement d'un
sens abstrait, mais encore Minerva qui peut vouloir dire l'esprit
et le travail de la laine; Moneta, surnom de Junon, qui en vint
à signifier la monnaie; Janus, qui est synonyme de la Bourse et
de ses arcades; Vulcanus qui signifie le feu ou la lumière... La
liste pourrait être aisément allongée, en dehors même du domaine
des métaphores poétiques et avant la décadence des religions
païennes. Au reste, était-ce profaner les dieux que les voir dans
les choses ? Le feu participe de Vulcain, il est de son empire.
Pourquoi le masque de théâtre ne resterait-il pas, à ses débuts
surtout, en liaison mystérieuse avec la divinité souterraine ?
Quand il commençait à être employé dans un théâtre, il n'avait
probablement pas cessé de l'être dans les jeux de gladiateurs et
dans les cérémonies funéraires.
L'évolution de larva est de nature à confirmer cette induction.
Les larves sont des génies malfaisants, des âmes qui viennent
tourmenter les vivants sous des figures hideuses; or, après avoir
désigné des êtres invisibles, larva signifie le masque de leur
apparition, puis l'image artificielle faite par la main des vivants.
Horace s'est même servi du mot pour désigner un masque de
théâtre. Il est vrai que larva reste réservé d'ordinaire à la religion
et persona à la scène. Mais les différenciations de termes sont
normales; celle-ci n'empêche pas une certaine continuité de
persister. Elle est attestée encore par le fait que persona peut se
substituer à imago pour désigner l'effigie de cire d'un ancêtre.
292 M. NÉDONCELLB

2° Si l'on tient à ne pas abandonner l'étymologie phersu, que


la découverte des tombes de Corneto Tarquinia a mise à la mode,
voici une autre conjecture que je proposerais volontiers pour
expliquer la formation de persona. Au lieu de voir dans ce mot un
substantif, pourquoi ne pas y voir un adjectif ? Le substantif
serait sous-entendu: c'était un autre terme qui, primitivement,
désignait le masque ; et ce terme était féminin, comme larva.
Supposons qu'il ait été larva. L'expression: [larva] persona aurait
alors signifié : le masque de Phersu, le masque « phersonien » .
Puis, le substantif serait tombé ou aurait été affecté à d'autres
usages, tandis que l'adjectif aurait pris sa place et aurait été
employé substantivement au sens que nous lui connaissons. Cette
fois, le processusi de formation est celui qui nous a donné les mots
de: logique, dialectique (sous-entendu: Imsr/jjiyj ) ou encore le mot
parchemin (Pergamena [membrana]). L'hypothèse offre plus d'un
avantage. D'abord, elle n'est pas affectée par l'incertitude profonde
où nous sommes sur l'identité précise de Phersu : nous savons que
c'est un porteur de masque ayant un rôle dans la mythologie
funéraire et cela suffit. C'est un gain appréciable. Ensuite, si
persona est un adjectif, la finale du mot est facile à expliquer;
car on sait que le suffixe — ovyjç a été fréquemment transporté du
grec dans l'étrusque. De même, l'o long devient normal, ne serait-
ce que par la contraction des voyelles. Enfin, le genre féminin
proviendrait du substantif auquel était primitivement accolé
persona et qui a disparu; il cesserait d'être un mystère.
Une grosse difficulté subsiste : c'est l'absence de tout vestige
relatif au passage linguistique que nous essayons de reconstituer.
Nous n'avons pas de texte où persona se présente encore comme
un adjectif; et pas de texte où apparaisse le substantif ancien
qui aurait désigné le masque. Ces lacunes sont graves. Elles se
compliquent du fait que nous savons peu de chose de la langue
étrusque. Nous ignorons par surcroît où finit la part de l'étrusque
et où commence celle du latin dans la formation du mot persona
et des expressions auxquelles il pouvait être associé. C'est pourquoi
cette hypothèse ne peut échapper aux critiques que nous
adressions plus haut à Skutsch ou à Altheim : elles atteignent dans une
certaine mesure toutes les théories qui peuvent être échafaudées
dans l'état présent de nos connaissances archéologiques et
philologiques. Mais, hypothèse pour hypothèse, celle-ci a plus de
vraisemblance que beaucoup d'autres, car elle rend compte d'un plus grand
nombre de faits avec un plus petit nombre d'entités imaginatives.
PKOSOPON ET PERSONA 293

Nous sommes désormais en mesure de ramasser les résultats


de notre enquête. Nous bornant à ce qui est le moins aventureux,
voici en définitive les conclusions auxquelUes nous croyons bon de
nous arrêter :
1° persona tire son origine soit du nom propre Persepona soit
d'un adjectif archaïque relatif à Phersu.
2" nous n'avons aucune raison de penser qu'il y ait une racine
commune à Tcpôacoxov et persona ; encore moins pouvons-nous croire
que le deuxième mot dérive du premier.
3° personus (= qui résonne) et persona ont dû confluer de bonne
heure dans l'inconscient des Romains. Sans doute les premiers
masques grossissaient-ils la tête sans renforcer le son ; mais ils
invitaient l'acteur, du point de vue psychologique, à enfler la voix
et ils ont pu comporter ensuite des dispositifs qui en facilitaient
le retentissement ou l'émission.
Laissant maintenant de côté la question si embrouillée de
l'étymologie, considérons le sens du mot, et, pour ainsi parler, sa
biographie. Il s'est laïcisé à partir des rites étrusques. C'est
ainsi qu'il est devenu un terme technique du théâtre. Les masques
rituels ne s'appellent plus d'ordinaire personae en latin classique,
mais oscillae, larvae, maniae (1) . Décrire l'histoire du mot, c'est
retracer dès lors les origines du genre dramatique en Italie. Il n'est
pas improbable que les circonstances de l'emprunt et la
technicité du terme soient liées aux jeux scéniques de 364 avant J. C.
Tite-Live nous apprend qu'ils vinrent d'Etrurie et qu'ils furent
exécutés afin de conjurer la peste (2). Ne serait-ce pas vers cette
époque que persona dut se détacher de Persepona ou de Phersu
pour commencer sa carrière romaine et profane ? On sait d'autre
part que histrio (le mime-danseur) est aussi un terme étrusque
(ester). Il y a donc de fortes chances pour que l'art dramatique
des latins ait eu l'une de ses sources en Etrurie. Mais l'eau de
cette source s'est mélangée à bien des courants dont il est malaisé
de faire le partage. Sans parler des combats de gladiateurs, il
faudrait mentionner les jeux fescennins, dont les poétiques
grossièretés conjuraient le sort; — les saturae dont les chants et les
mimiques nous sont mal connus ; — les farces atellanes, ces jeux
osques où quelques personnages stéréotypés se livraient à l'impro-

(1) Pauly-Wissowa, art. Persona, conclusion.


(2); Hist, de Rome, VII, 2, 6.
294 M. NÉDONCELLE

visation comme dans la commedia dell'arte (1). Enfin, il y a la


Grèce. Par sa mythologie, elle avait des rapports obscurs, mais
certains avec l'Etrurie ; par son art, elle envahissait peu à peu
l'Italie du Sud, comme suffiraient à le prouver les masques du
iiic siècle déterrés à Lipari. En 240, l'invasion grecque ne remonte
plus seulement à Kome par la Campanie, mais elle reçoit l'appui
vigoureux et direct de Livius Andronicus, qui transporte dans le
drame romain les thèmes hellènes.
Nous voici parvenus à l'époque de Naevius et de Plaute. Or,
les représentations scéniques dont nous venons de rappeler
brièvement les fm mes naissantes comportaient-elles fatalement l'emploi
des masques ? Il semble que les Romains aient résisté longtemps,
sauf pour certains jours de fête, à l'introduction des masques,
surtout en ce qui concerne la comédie. C'est que, selon J. Bayet,
le public était « très sensible aux jeux de physionomie » et
préférait les simples perruques (2). Peut-être est-ce vrai, mais ce n'est
sans doute pas toute la vérité. Un texte tardif de Festus, qui en
est déjà réduit aux conjectures sur ce qui s'est passé, nous apprend
ce qui suit : « Personata fabula quaedam Naevi inscribitur quam
putant quidam primum (actam) a personatis histrionibus. Sed cum
post multos annos comedi et tragoedi personis uti coeperint, veri-
similius est earn fabulam propter inopiam comoedorum actam
novam per Atellanos qui proprie vocantur personati quia jus est
is non cogi in scena ponere personam, quod ceteris histrionibus
pati necesse est » (3). Ainsi, il semble que les membres du groupe
appelés à jouer les pièces de Naevius aient été masqués,
contrairement à l'usage romain de ce temps. Ils auraient revendiqué le droit
de ne pas retirer leur masque, c'est-à-dire de ne pas révéler leur
identité au cours des représentations ; car ils ne voulaient pas être
confondus avec de vulgaires esclaves-acteurs que la foule
applaudissait parfois mais pouvait aussi malmener et qu'elle se serait
amusée à coup sûr à « démasquer ». Les Atellanes auraient donc
accepté de prêter leur concours à un directeur de troupe pour le
tirer d'embarras vu la pénurie des acteurs, mais tout en exigeant

(1)' J. Heurgon a pu rapprocher ingénieusement le phersu étrusque


et le « polichinelle » de l'Atellane, grâce au dessin d'une amphore du
ni0 siècle trouvée près de Capoue. Voir ses Recherches sur l'histoire? la
religion et la civilisation de Capoue pré-romaine. Paris, 1942, p. 435.
(2) Littérature latine, Paris, 1941, p. 43. Les mimes, qu'on jouait
sans masque, répondaient à ce désir.
(3) Le passage a été souvent cité. On le trouvera p. ex. dans Pauly-
Wissowa.
PROSOPON ET PERSONA 295

de garder leur déguisement traditionnel. Ils se servaient du


masque dans leurs propres représentations, ils n'entendirent pas
renoncer à leurs privilèges encore semi-religieux (1). Si l'on se
souvient que la jeunesse libre pouvait se divertir à jouer l'Atellane
et y jouir de l'impunité que le masque donne à d'occasionnelles
effronteries, ce n'est plus seulement un privilège quasi-religieux
qu'il s'agissait de défendre mais une supériorité sociale: un fils de
famille n'est pas un pauvre hère de comédien (2). C'est bien
ce que Tite-Live rapporte de son côté : les jeunes gens se réservèrent
la représentation de ces pièces et ne les laissèrent pas profaner
par les histrions. De là vient que les acteurs d'Atellanes ne sont
pas exclus des tribus et font leur service militaire comme s'ils
n'étaient pas comédiens (3) . Ces farces de saveur campagnarde
étaient à la portée de tous les talents, même bourgeois. Et on
laissa aux histrions les raffinements du métier dramatique, quitte
à les noter d'infamie, avec une morgue que la Grèce n'eut jamais
à l'égard des acteurs. Mais les barrières et les conventions n'ont
qu'un temps. L'emploi des masques se répandit de plus en plus,
parallèlement en somme à l'adoption de plus en plus marquée du
drame grec. Nous pouvons croire que si Plaute était joué sans
masques, il n'en était plus de même cinquante ans plus tard pour
Térence. Vers l'an 100, le port des personae achève de se
généraliser sous l'influence de l'acteur Roscius. Nous avons sur ce point
le témoignage de Cicéron dans le De Oratore* III, 59, 221 et il n'y
a aucune raison de le récuser. En revanche Diomède (qui est du
ive siècle après J. C.) raconte sans doute une sottise quand il
attribue ce changement de mode au désir qu'aurait eu Roscius de
cacher aux regards sa laideur et son strabisme (4) .
Il est bon de noter que si la plupart des autres termes
techniques du théâtre sont des mots grecs latinisés, il n'y a pas

(1)| Cela ne veut pas dire que le théâtre dit profane n'ait pas gardé
toujours quelques vestiges d'ordre religieux : ainsi la reprise de certaines
pièces populaires avait parfois pour prétexte la nécessité de corriger
une faute rituelle qui avait gâté la première représentation. Les rôles
féminins étaient joués par les hommes, ce qui n'est pas non plus sans
rapport avec une règle religieuse. Le théâtre doit son origine au désir
d'implorer les dieux ou de les remercier. Mais sa profanité était plus
grande que celle des jeux atellans et c'est tout ce qui est indispensable
à l'hypothèse que je développe.
(2) Cf. Dictionnaire de Daremberg, art. Histrio, p. 226.
(3) VII, 2.
sens (4)
cité par
du mot
«Rheinfelder,
Quod
est : oculis
rôle] nisi
obvervis
p. 7.parasitas
erat pronuntiabat
nee satis decorus
», Arsin grammatica,
personis [iciIII,
le
296 M. NÉDONCELLE

d'exemple qu'on ait eu recours au grec irpoauvrcov Masque se dit


toujours persona. Loin de favoriser l'hypothèse de Friedlànder qui
cherche une affinité matérielle entre les deux mots et qui ferait
volontiers dériver persona de -rcpôaiuTcov, ce fait prouve au contraire
que le terme étrusco-latin, tout à fait indépendant en ses origines
du terme grec, a eu d'emblée assez de vigueur pour résister à la
concurrence étrangère, et pour s'imposer sans discussion dès que
l'occasion lui en fut donnée (1). Nous croyons que cette victoire
n'aurait pas été possible si, bien avant que l'emploi des masques
ne fût général à Rome, persona n'avait désigné d'emblée et sans
conteste les masques en usage dans les jeux folkloriques étrusco-
latins et si même il n'avait acquis déjà le sens de personnage ou
de rôle (2). Cette induction est corroborée par le langage de Plaute,
cent cinquante ans avant la réforme de l'acteur Roscius. Dans
le Persan, v. 783, Dordalus s'écrie avec humeur :
...Qui illum Persam atque omnes
Persas atque etiam omnes personas
Maie di omnes perdant...
Il est évident qu'il faut traduire : tous les personnages de la
pièce. Mais à cette époque, ils ne portaient pas de masques à Rome,
et si l'on introduit ce mot dans la traduction, on commet
vraisemblablement un contresens (3).
Nous sommes donc arrivés au résultat que voici : au moment
de la seconde guerre punique, persona peut signifier 1° masque de
théâtre ; 2° personnage
4° peut-être aussi et déjà
d'une
personne
pièce ; au
3° probablement
sens grammatical.
rôle (théâtral)
Le
développement sémantique a-t-il été assez rapide et assez précoce pour

(1) En grammaire aussi, les trois « personnes » du verbe (prosopa)


sont traduites par personae, comme on le constate vers la même époque
dans les écrits d'Aelius Stilo ou de Varron. Dès 168, le séjour à Rome
du Grec Cratès de Mallos a pu fixer en ce sens le vocabulaire
philologique, bien avant la venue de Denys le Thrace un siècle plus tard.
Cette suggestion serait une certitude si les premières mentions de cet
emploi grammatical remontent à G. Lucilius (180-102), comme le dit
Rheinpeldkr, owv. cité, p. 9.
(2) II faudra toutefois attendre Térence pour avoir un texte qui ait
sûrement cette dernière acception : persona parasiti, rôle ou type du
parasite.
(3) C'est, je le crains, ce que font Schlossmann,. ouvr. cité, p. 15,
et I. Meyerson, Les fonctions psychologiques et les oeuvres, Paris, 1948,
p. 163, dans un livre qui, d'autre part, est excellent et plein de
suggestions.
On trouve aussi dans Plaute persolla au sens de : petit personnage
grotesque.
PROSOPON ET PERSONA 297

que dès cette date d'autres acceptions encore soient repérables ?


Nous n'en avons pas la preuve. Mais avec Cicéron, d'un seul coup,
elles apparaissent toutes. Nous nous évadons du théâtre vers la
vie sociale juridique, psychologique. Avec lui, c'est-à-dire un demi-
siècle avant l'ère chrétienne, toute la gamme des significations
ultérieures est déjà susceptible d'être parcourue, au moins en sa
teneur essentielle. Lisons plutôt quelques textes:
1° rôle en justice : très personas unus solus sustineo summa animi
aequitate, meam, adversarii, judicis. De Orat. II, 102. — Possumus
petitoris personam capere, aceusatoris deponere ? Quinct. 45.
2° personnage ou rôle social : personam inducere, Inv. I, 52, 99; et
l'expression fréquente : alicujus personam gerere avec le génitif
de la fonction sociale qui est exercée (persona régis, etc.).
3° réalité ou dignité collective : est . . . proprium munus magistrates
intellige*re se gerere personam civitatis Off. I, 124.
4° personnalité marquante ou constituée en dignité : id quod quaque
persona dignum est Off. I, 97. Qui . . . genus hoc scribendi etsi
sit elegans, personae tamen et dignitatis esse negent Fin. I, 1. —
Medea et Atreus . . . herôicae personae Nat. deor. III, 71 (1) .
5° personne juridique par opposition aux choses : ... ut rerum, ut
personarum dignitates ferunt. De orat. III, 53.
6° personnalité ou caractère concret d'un individu
a) avec le génitif du nom propre : idonea mihi Laelii persona visa
est quae de amicitia . . . dissereret De amicit. I, 4. — Hujus
Staieni persona populo jam nota atque perspecta ab nulla turpi
suspicione abhorrebat Cluent. 78.
b) avec un adjectif : memineram me esse unura . . . qui si offen-
dissem ejus animum . . . subicerer eisdem proeliis ut mea
persona semper ad improborum civium impetus aliquid videretur
habere popular© (= qui provoque le rire) Ad Att. VIII, 11 D 7.
— Persona ilia lutulenta Qu. Rose, 20. Pacifica persona, ad
Att. VIII, 12. — Et ad earn rationem . . . existimabam satis
aptam esse naturam et personam meam Ad Att. IX, 11. A. Non
in hominum innumerabilibus pedsonis neque in infinita tempo-
rum varietate sed in generum causis atque naturis omnia sita
esse... De or. II, 145(2).
c) absolument. Personis has res attributas putamus : nomen,
naturam, victum, fortunam, habitum, adfectionem, studia, consilia,
facta, casus, orationes. Inv. I, 34.
7° Notion philosophique de personne, c'est-à-dire la nature humaine,
soit en tant qu'elle est strictement individuelle, soit en tant qu'elle

(1)| Cf. Cornelius Nepos (contemporain de Cicéron) : denique haec


fuit altéra persona (= la deuxième en dignité) Thebis, sed tamen secunda
ita ut proxima essét Epaminondae.
(2) Cicéron associe souvent la personne au temps : elle est
essentiellement une réalité historique, un devenir singulier.
298 M. NÉDONCBLLE

participe à la raison. Intelligendum est duabus quasi nos a matura


indutos esse personis, quarum una communis est ex eo quod omnes
participes sumus rationis ... ; altéra autem quae proprie singulis
est tributa De off. I, 107(1).
Après Cicéron, on le devine, il ne reste plus grand chose à
dire, sinon que certaines nuances se préciseront et surtout que
certaines tournures insolites deviendront régulières. Ainsi Valère-
Maxime, qui vivait sous Tibère, ne craint pas d'écrire : si qua
inter necessarias personas (= entre parents) querella esset orta. . .
Rheinf elder, qui cite ce texte dans son riche florilège (2), fait
remarquer avec pertinence que la promotion du mot persona a
dû coïncider avec la disparition précoce de vir dans le langage
courant, où l'on opposait déjà homo à mulier. Persona aurait
dès lors servi à remplacer le sens classique et correct de homo.
Il est certain que les juristes aideront indirectement à cette
évolution à partir du second siècle. Nous nous réservons de le
montrer ailleurs en étudiant la personne dans le droit romain.
Toutefois avant les siècles de basse latinité, aucun auteur n'écrirait :
vidi duas, très . . . personas ; ou encore : Julius est persona.
En somme, persona, qui était un terme jeune quand irpôcKoicov
avait déjà de la carrière, a évolué plus vite que son homologue
grec. Il l'a rattrapé, dépassé, et probablement influencé. Un peu
avant l'ère chrétienne, il pouvait déjà exprimer l'idée
d'individualité humaine avec plus de fréquence que ne le faisait rcpôacoirav.
Mais comme devait le faire celui-ci, il exprimait cette
individualité d'une façon toute simple et empirique. Du théâtre on est
allé à la vie sans passer par le droit, où le développement
technique de la notion est postérieur. Comment s'est effectuée la
transposition du théâtre à la vie ? A la fois par l'idée de masque
et par celle de personnage. La première conduit plutôt à la notion
d'un type ou d'un caractère observables du dehors (masque de
la jeune ingénue, du vieil avare, etc.). La seconde, en revanche,
mène à une conception sociale ou morale de la personne, dont
l'accomplissement dépend d'un acte intérieur. Enfin, masque et
personnage pouvaient en certains cas suggérer ce qu'il y a d'unique

(l)1 Voir H. Merguèt, Lexikon zu den Schriften Cicero's. Iéna, 1877-


1884, 7 volumes.
On lit aussi dans Cicéron le mot personatus (= masqué) Ad AU.
15, 1, et de Orat. III, 59.
Le mot persona ne se trouve même pas, en revanche, dans l'œuvre
de César.
(2) Ouvr. cité, p. 14.
PROSOPON BT PERSONA 299

dans un être : Œdipe ou Thésée ont un masque fait sur mesure,


la dignité d'une fonction héroïque qui les isole d'autrui. La
comédie pouvait aussi atteindre l'unique au moins par ses allusions
à des personnalités connues et vivantes.
Il était à prévoir que la notion de personne garderait dans
la langue classique l'ambiguïté de la métaphore scénique et c'est
bien ce que nous avons pu constater, par exemple chez Cicéron.
Ainsi s'explique qu'à côté de textes où elle paraît exprimer déjà
l'intériorité du sujet, elle puisse au contraire suggérer ce qu'il y
a de plus artificiel et de plus « hypocrite » en nous : « non homi-
nibus tantum sed et rebus persona demenda est », dira Sénèque,
«et reddenda faciès sua»(l). Mais Sénèque est un raffiné qui
joue sur les etymologies. Pour la plupart de ses contemporains,
la personne n'est ni l'intimité subjective, ni le masque qui la
recouvre. Elle est, ou elle tend à être, l'individu qui se promène
dans la rue et que vous y apercevez en ouvrant les yeux; bref,
l'être humain particulier qu'on peut interpeller, dénombrer, faire
entrer dans une statistique et décrire pragmatiquement à qui en
fait la demande.

Tels sont les termes devant lesquels va bientôt se trouver la


théologie chrétienne. Qu'il s'agisse de icpôaumv ou de persona,
l'historien du dogme ne doit pas en oublier ou en méconnaître la
signification populaire. Certes, le droit et la philosophie auront marqué
ces mots dans une certaine mesure quand la spéculation théologique
s'en emparera au ine siècle. Cet aspect de la question a été souvent
mis en lumière. Mais ne l'a-t-il pas été beaucoup trop ? Nous
ferions bien de songer aussi au sens quotidien des deux vocables,
à cette désignation de l'individu qu'ils assuraient l'un et l'autre
et qui n'a pas disparu comme par enchantement à la naissance
des controverses trinitaires ou christologiques. En apparence, nos
conclusions sont restées d'ordre philologique et profane. N'est-il
X>as juste toutefois de penser qu'elles pourraient en certains cas
nous épargner de lire à faux les écrits des Pères, où l'héritage
de la langue païenne fut à la fois recueilli et transmué ?

Maurice Nédoncelle.

(1)' Ep. à Luc. 24, 13. Voir un texte analogue dans Lucrèce, De
rer. nàt., III, 58 : eripitur persona, manet res.

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