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ESPRIT
DIDIER
FASSIN Comprendre le monde qui vient
ET AUSSI…
3’:HIKQMB=ZWUUU]:?a@o@e@l@a"; Janv.-fév.
2018
N° 441
Janvier-février 2018
N° 441
ESPRIT
Comprendre le monde qui vient
Rédaction : 01 48 04 92 90 - redaction@esprit.presse.fr
Ventes et abonnements : 03 80 48 95 45 - abonnement@esprit.presse.fr
Comité de rédaction
Olivier Abel, Vincent Amiel, Bruno Aubert, Alice Béja, Françoise Benhamou,
Abdennour Bidar, Dominique Bourg, Fabienne Brugère, Ève Charrin,
Christian Chavagneux, Guy Coq, François Crémieux, Jacques Darras,
Gil Delannoi, Jean‑Philippe Domecq, Élise Domenach, Jacques Donzelot,
Jean‑Pierre Dupuy, Alain Ehrenberg, Jean‑Claude Eslin, Thierry Fabre,
Jean‑Marc Ferry, Jérôme Giudicelli, Nicole Gnesotto, Pierre Hassner, Dick Howard,
Anousheh Karvar, Hugues Lagrange, Guillaume le Blanc, Erwan Lecœur,
Daniel Lindenberg, Joseph Maïla, Bernard Manin,
Michel Marian, Marie Mendras, Patrick Mignon, Jean‑Claude Monod,
Véronique Nahoum‑Grappe, Thierry Paquot, Bernard Perret,
Jean-Pierre Peyroulou, Jean‑Luc Pouthier, Richard Robert, Joël Roman,
Olivier Roy, Jacques Sédat, Jean‑Loup Thébaud,
Irène Théry, Justin Vaïsse, Georges Vigarello, Catherine de Wenden, Frédéric Worms
La société verte
De la croissance marchande
au développement durable
Bernard Perret
p. 88
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Au-delà de la finance verte Les limites de la planète
Wojtek Kalinowski Entretien avec Dominique Bourg
p. 99 p. 169
Quelle justice climatique ?
Notre horizon
Guillaume Sainteny
p. 104 Agir par l’imagination
Entretien avec Véronique Tadjo
La régulation climatique
p. 180
des échanges
Géraud Guibert L’écrivain
p. 110 et notre horizon écologique
Nicolas Léger
Trois défis pour une
p. 184
responsabilité écologique
Laurent Neyret Qu’elle était verte ma vallée
p. 113 Ghislain Benhessa
et Nathalie Bittinger
La critique écologique p. 192
L’écologie politique existe-t-elle ? La nature fantasmatique
Catherine Larrère du cinéma coréen
p. 120 Antoine Coppola
p. 200
Les formes de l’affect écologiste.
Des attachements à la critique L’éthique du climat
Pierre Charbonnier Entretien avec
p. 130 Marie-Hélène Parizeau
p. 204
Une Terre sans peuple,
des peuples sans Terre Les limites de Limite
Entretien avec Bruno Latour Jean-Louis Schlegel
p. 145 p. 207
Changement climatique Notre maison commune
et capitalisme Jean-Claude Eslin
Dipesh Chakrabarty p. 213
p. 153
Changer le monde en marchant
Benjamin Joyeux
p. 217
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Cultures
Poésie / Charles Dobzynski.
Je est un Juif
Jacques Darras
p. 238
Exposition / Degas Danse Dessin.
Hommage à Degas
avec Paul Valéry
Hélène Mugnier
p. 242
Exposition / Nostalgie et
Varia création. Étranger résident.
La collection de Marin Karmitz
La (re)création d’une Paul Thibaud
femme. Jeune Femme p. 245
de Léonor Serraille
Élise Domenach Livres
p. 222
Vent glacial sur Sarajevo,
La beauté et les humiliés de Guillaume Ancel
Entretien avec p. 248
Raymond Depardon De la tyrannie. Vingt leçons
et Claudine Nougaret du xxe siècle, de Timothy Snyder
p. 228 p. 249
Ascension, de Vincent Delecroix
p. 251
Retour à Lemberg,
de Philippe Sands
p. 254
Qu’est-ce qu’un gouvernement
socialiste ?, de Franck Fischbach
L’idée du socialisme,
d’Axel Honneth
p. 257
Brèves / En écho
p. 261
Auteurs
p. 267
Éditorial
DE L’ANCIEN AU
NOUVEAU MONDE
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Esprit
Certes, le « nouveau monde » de 2017 n’a rien à voir avec celui annoncé en
1917. Dans les discours de l’innovation, la révolution a migré de la volonté
des hommes ou de leurs pratiques sociales vers la technique, la globali‑
sation des échanges et la profusion des styles de vie engendrés par elles. La
révolution n’est plus à faire, elle est en train de s’accomplir et tous ceux qui
ne se tiennent pas prêts à en épouser le pas sont menacés d’une résidence
forcée, et peu enviable, dans le monde d’avant. C’est ainsi qu’il n’est pas un
fait marquant de l’année qui ne se soit accompagné du commentaire selon
lequel « rien ne sera plus comme avant ». L’effondrement des partis tradi‑
tionnels au profit des mouvements, la publication d’un chiffre attestant des
effets de la pollution sur le climat ou la prise de parole des femmes sur les
harcèlements qu’elles subissent : ces événements n’ont en commun que
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De l’ancien au nouveau monde
Esprit
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À
PLUSIEURS
VOIX
À plusieurs voix
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À plusieurs voix
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banlieue en 1972, la carte des équipe- Aussi réactif face au mouvement des
ments culturels est d’une rare densité intermittents du spectacle de 2003,
pour une ville de 65 000 habitants, dont il défendait le régime d’allocation
avec le Théâtre équestre Zingaro, chômage, il prit une part décisive au
l’Espace Renaudie, le conservatoire comité de suivi de la réforme, formé
à rayonnement régional, pilier depuis de députés de tous bords et de repré-
2009 d’un pôle d’enseignement sentants des artistes et des techni-
supérieur de la musique (dit « Pôle ciens, à l’origine d’une proposition
Sup’ 93 ») et flanqué d’une vaste salle de de loi signée par quatre cent soixante
spectacles (baptisée L’Embarcadère), et onze parlementaires5, enfin ins-
le cinéma d’art et d’essai, les quatre crite à l’ordre du jour de l’Assemblée
médiathèques aux noms de poètes, nationale le 12 octobre 2006, après
Les Laboratoires d’Aubervilliers…, dix-sept mois de tergiversations
sans oublier le campus Condorcet gouvernementales ; une manœuvre
en construction et un réseau serré procédurière du groupe majoritaire
d’associations locales, telle que la Villa empêcha au dernier moment de la
Mais d’Ici. soumettre au vote.
C’est pourtant en dehors de ses Entre-temps, il s’était dépensé
mandats électifs, avec une équipe sans compter sur le front extérieur.
réduite mais fort des liens noués dans L’essor d’une idéologie de la purifi-
les milieux du théâtre, du cinéma, de la cation ethnique au cœur de l’Europe
musique et de l’édition, que Jack Ralite l’ulcérait. La passivité de larges franges
put lancer les États généraux de la de la gauche face aux exactions des
culture en 1987, en riposte à l’irruption soldats et des miliciens nationalistes
des opérateurs privés Fininvest et l’inquiétait. De la fondation de l’asso-
Bouygues dans le domaine de la ciation Sarajevo capitale culturelle de
télévision, et animer la mobilisation l’Europe (présidée par Bernard Faivre
d’environ 4 000 artistes des diverses d’Arcier) à l’appel du directeur du
disciplines contre la « marchandisation de Festival d’hiver de Sarajevo, Ibrahim
la culture » et pour « l’exception culturelle » Spahic, lors du Festival d’Avignon de
– formule à laquelle il tenait en dépit de
la préférence officielle pour le thème ligne : archives.aubervilliers.fr), cotes 99Z203 et
de la « diversité culturelle ». L’action se suivantes.
5 - Proposition de loi relative à la pérennisation
prolongea sur deux décennies4. du régime d’assurance chômage des professions
du spectacle, de l’audiovisuel et du cinéma dans
4 - Voir dépôt Jack Ralite, « Articles et interven- le cadre de la solidarité interprofessionnelle, enre-
tions, documents de travail, discours. 1957- gistrée à la présidence de l’Assemblée nationale
2010 », Archives communales d’Aubervilliers (en le 3 mars 2005.
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ni économiquement, quelle que soit tiques, dans une société où les échanges
la période considérée. Sa réflexion et d’argent dominent la plus grande partie de
son action se sont d’abord inspirées l’activité sociale, où presque toute l’obéis-
des courants du syndicalisme révo- sance est achetée et vendue, il ne peut pas
lutionnaire, ce qui lui a permis d’être y avoir liberté 4. » Qui ne voit, comme
reconnue comme une source d’ins- elle l’écrivait en 1943, au sujet de la
piration par des anarchistes et des IIIe République, que « notre démocratie
syndicalistes (notamment par Bruno parlementaire est vaine, puisqu’en choisissant
Trentin, en Italie, qui dirigea la Confé- une partie de nos chefs nous les méprisons,
dération générale italienne du travail). que nous en voulons à ceux que nous n’avons
Quant à l’Enracinement, il ne renie pas pas choisis, et que nous obéissons à tous
la révolution conçue « comme un idéal », à contrecœur 5 » ? Qui ne perçoit que
et la politique y est considérée avec notre « République » a fait aux mots
une sévérité qui devrait faire réfléchir « Liberté, Égalité, Fraternité » le « mal
nos dirigeants, s’ils réfléchissaient que Pétain a fait aux mots “Travail, Famille,
autrement que par slogans et « élé- Patrie” 6 » ?
ments de langage ». Que retiennent nos dirigeants poli-
Qui ne voit la justesse de ce jugement tiques de Simone Weil ? Le droit du
porté dans l’Enracinement : « Une démo- travail n’est pas figé pour l’éternité,
cratie où la vie publique est constituée par certes, mais que dire quand le travail
la lutte des partis politiques est incapable est traité comme une marchandise
d’empêcher la formation d’un parti qui ait négociable par un contrat commercial,
pour but avoué de la détruire. Si elle fait des instaurant une « flexibilité » qui
lois d’exception, elle s’asphyxie elle-même. Si déracine, sans aucune considération
elle n’en fait pas, elle est aussi en sécurité pour la stabilité d’un emploi qui
qu’un oiseau devant un serpent 3 » ? Que garantisse un statut, une reconnais-
dire lorsque les lois d’exception de sance sociale ? Que dire quand le
l’état d’urgence entrent dans le droit « républicain » Laurent Wauquiez,
commun ? Ou quand une politique qui pose pour Le Figaro magazine en
confie au marché et à la finance le soin montrant ostensiblement la cou-
de penser et de réaliser un « ordre » verture de l’Enracinement, déclare par
social ? Dans « Luttons-nous pour ailleurs, lors d’un meeting tenu dans
la justice ? », Simone Weil observait :
« Quelles que soient les institutions poli- 4 - S. Weil, Écrits de New York et de Londres,
Paris, Gallimard, 1957, p. 53.
3 - Simone Weil, L’Enracinement, dans Œuvres 5 - S. Weil, L’Enracinement, op. cit., p. 52-53.
complètes, t. V, vol. 2, Paris, Gallimard, 2013, 6 - Ibid., p. 191 (au sujet de la IIIe République,
p. 133. mais on peut encore transposer de nos jours).
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les Alpes-Maritimes, que la France « Si on les propose publiquement, ce doit être
doit retrouver son identité, menacée seulement comme l’expression d’une pensée
dans certains quartiers par une « juxta qui dépasse de très loin les hommes et les
position de communautés où le salafisme a collectivités d’aujourd’hui, et qu’on s’engage
remplacé l’adoration de la République fran- en toute humilité à garder présente à l’esprit
çaise 7 » ? Jamais Simone Weil n’aurait comme guide en toutes choses. Si cette modestie
employé un tel langage. Jamais elle n’a est moins puissante pour entraîner les masses
admis – et encore moins prôné – une que des attitudes plus vulgaires, peu importe.
quelconque « adoration de la République Il vaut mieux échouer que réussir à faire du
française », qu’elle aurait considérée mal 11. » Pour l’instant, il ne ressort de
comme de l’idolâtrie. Que dire enfin la récupération politique de Simone
de « notre laïcité républicaine », à laquelle Weil que procédé de communication
tant de nos élites – de droite, de gauche et manque de probité intellectuelle
et même d’extrême droite – vouent un (alors qu’elle avait de cette qualité une
« attachement d’une ferveur religieuse » pour très haute idée).
en faire une « philosophie qui est d’une
part très supérieure à la religion genre Saint-
Serait-ce trop demander
Sulpice 8, d’autre part très inférieure au chris-
que les politiques laissent
tianisme authentique9 » ? Dans ces condi-
au moins Simone Weil
tions, serait-ce trop demander que les
en paix ?
politiques laissent au moins Simone
Weil en paix, sans chercher à en faire
la prochaine femme à « panthéoniser 10 », Ajoutons quelques mots sur l’Enra-
et sans chercher, d’un autre bord, à cinement puisque, décidément, nos
la faire béatifier en lui procurant un politiques ne paraissent pas connaître
baptême qu’elle n’a jamais demandé ? autre chose de Simone Weil – à
Citons encore l’Enracinement, au sujet l’exception de la « Note sur la sup-
des idéaux mis en avant dans l’action : pression générale des partis poli-
tiques », dont ils oublient aussi vite
7 - Voir Le Figaro magazine, 1er septembre 2017, d’appliquer les leçons à leurs propres
et Le Monde, 27 octobre 2017. formations. Que font-ils, par exemple,
8 - Pourrait-on encore l’affirmer, devant la
forme « laïcarde » et simplette donnée souvent, de ce que la philosophe appelait son
aujourd’hui, à la « morale laïque » ? « grand œuvre » de 1934, les Réflexions
9 - S. Weil, L’Enracinement, op. cit., p. 183.
10 - La proposition, faite par David Brunat sur les causes de la liberté et de l’oppression
(conseiller en communication et écrivain), a été sociale ? Il vaudrait la peine de réfléchir
diffusée sur le FigaroVox/tribune du 5 juillet 2017
(« Panthéon : Simone Weil pour accompagner
Simone Veil ? »). 11 - S. Weil, L’Enracinement, op. cit., p. 191.
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sur cette amputation de la jeunesse de opposée à toutes les formes d’un tel
Simone Weil, confortant l’idée que, récit : le récit réactionnaire, à la façon
finalement, la seule, l’unique et vraie du régime de Vichy, et le républicain,
Simone Weil serait celle des deux ou à la façon de la IIIe République ; mais
trois dernières années de sa vie. Cela aussi le récit, à la façon « romaine », de
ne vaut pas mieux que l’opération la « grandeur » de la France à travers
inverse qui consiste à la suivre jusqu’en ses épreuves et ses défaites.
1936 seulement, sous prétexte qu’elle Lisons donc Simone Weil sans prêter
deviendrait réformiste ensuite, si ce attention à ce qu’en disent les poli-
n’est réactionnaire. Contentons nous tiques. Nous y apprendrons à « ne pas
d’observer que c’est dans l’Enra- se laisser bourrer le crâne », et « c’est déjà
cinement que les courants politiques quelque chose », comme elle l’écrivait
français les plus rétrogrades ont cru à une ancienne élève. Faisons un
et – croient toujours – trouver, à tort, bon usage de sa pensée à des fins de
les sources d’une « identité française », nettoyage philosophique de la poli-
éternelle et pure, gisant dans le passé. tique, comme elle souhaitait elle-même
Or Simone Weil rejette cette idée de un « nettoyage philosophique de la religion
« France éternelle ». Elle écrit du passé catholique ». Les « grands écarts [chez
que, « de tous les besoins de l’âme humaine, Simone Weil] qui permettent à beaucoup
il n’y en a pas de plus vital 12 », mais pose de s’y retrouver 16 » risquent autrement
une condition qu’on oublie presque de se transformer en « weilisme » vul-
toujours : « Il ne faut pas aimer l’enveloppe gaire, comme un certain marxisme a
historique [du] passé 13 », mais ce qui en été l’« ensemble des contresens commis sur
lui vaut éternellement et universellement. la pensée de Marx » (Michel Henry). Qui
Alors seulement, si on en fait ce bon lit et pense Simone Weil comprend en
usage, l’« amour du passé n’a rien à voir avec revanche ce qu’elle disait d’elle-même
une orientation politique réactionnaire 14 ». en mai 1942 : « Quoiqu’il me soit plu-
Sinon, « il ne faut pas chercher dans le passé, sieurs fois arrivé de franchir un seuil, je ne
qui ne contient que de l’imparfait 15 ». À me rappelle pas un moment où j’aie changé
méditer par les donneurs de leçon qui de direction. »
prêchent un retour à l’enseignement
du « récit national » à l’école, alors
que Simone Weil s’est précisément
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est vrai pour la Rtbf, la Bbc ou les fonction, une thématique ou un univers.
chaînes Première dans nos Dom-Tom La question du rapprochement entre
risque de devenir la norme. Cette France Bleu et France 3, également sur
conjonction a conduit par exemple à la table, s’inscrit dans la même logique,
la création de France Info, qui associe la concentration des moyens n’étant
une offre télévisuelle, radiophonique que l’envers de la conjonction des
et numérique autour de l’information supports (smartphones et tablettes) :
en continu. Quelles que soient ses dif- l’enjeu majeur est ici celui du local,
ficultés, cette création va dans le bon bouleversé également par la toile qui
sens, d’une part, parce que le format invite à repenser la territorialité, non
continu risque de devenir la norme plus sous la figure du centre et des
informationnelle dont on voit mal le périphéries, mais plutôt comme un
service public rester à l’écart, d’autre maillage fractal qui doit produire autant
part, parce que ce rapprochement peut d’identité que d’appartenance.
fonctionner comme un laboratoire Les médias audiovisuels analogiques
pour d’autres à venir. fonctionnaient sur l’organisation de
séquences articulant dans le temps
différents genres et produisant des
Internet n’est pas
effets massifs de synchronisation
un média supplémentaire,
sociale ; or cette logique s’efface
mais un dispositif qui
aujourd’hui devant celle de la co
subsume tous les autres.
présence des contenus. Les notions
de diffusion et de programmation
On parle aussi de réduire le nombre de sont ainsi appelées à se continuer en
chaînes et de porter certaines d’entre néoprogrammation, c’est-à-dire en
elles, comme France 4, uniquement mise en scène du nouveau, dégagée
sur le Web. Mais c’est la notion même des contraintes mais aussi des appuis
de chaîne qui est fragilisée aujourd’hui. de la diffusion linéaire. Seul le direct
Cette tension traverse France Télévi- continue de motiver véritablement
sions, entre pilotage par les chaînes, cette séquentialité synchrone, pour les
naguère des entreprises en propre, grands spectacles sportifs ou culturels
et vision transversale du groupe. La live ou les grands moments d’émotion
chaîne comme unité d’organisation collective3 et de vie publique, propres à
de contenus va disparaître, au profit
de cellules éditoriales identifiées, liées 3 - Rappelons que les funérailles de Johnny Hal-
lyday ont rassemblé un million de personnes sur
non plus à une suite de rendez-vous les Champs-Élysées mais quinze millions de per-
ou à un flux mais à un programme, une sonnes à la télévision.
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Grasse, sur la Côte d’Azur, faisaient opéra le célèbre Mirèio (Mireille), œuvre
partie du comté de Provence, indé- majeure de jeunesse de Frédéric
pendant jusqu’à son rattachement à Mistral – son œuvre majeure de fin
la France en 1485. L’un des précur- de vie étant Calendau, où transparaît
seurs du félibrisme, Joseph-Rosalinde la nostalgie des temps anciens… en
Rancher, habitait à Jeannet, près de Catalogne et en Provence.
Vence : c’était bien la Provence, malgré Tout comme cet âge d’or de la Pro-
la proximité de la rivière Var. vence est lié à la figure de Mistral, la
La renaissance récente de la catalanité, renaissance de la catalanité est due
au xixe siècle, est d’abord culturelle pour beaucoup à Balaguer, écrivain et
et linguistique3. Elle coïncide avec homme d’État. Exilé en raison de ses
l’émergence en France du félibrisme, idées jugées subversives, ce dernier se
au moment qui voit naître également réfugia en Avignon et en Arles chez
l’idée fédéraliste de l’Europe. Le ses amis félibréens. Lorsqu’il revint
Félibrige est fondé le 21 mai 1854 en Catalogne, où il fut ministre de la
à Font-Ségugne. Sous l’impulsion Culture, il organisa des manifesta-
de Roumanille, sept poètes, dont tions festives en l’honneur des Pro-
l’immense Frédéric Mistral (Prix Nobel vençaux. Pour les remercier de leur
de littérature alors qu’il n’a écrit qu’en hospitalité, on leur remit une coupe en
provençal), organisent le renouveau argent ciselé, fabriquée par Fulconis,
de la « lengo maïre », le provençal qui refusa qu’on le rémunère parce
littéraire, qui s’était petit à petit étiolé qu’il était autonomiste. Cette coupe4,
en patois locaux. On réinvente alors conservée au palais du Roure en
la grammaire et on assiste à une flo- Avignon, repose sur deux figurines
raison de poésie en provençal, comme enlacées représentant la Provence et la
les superbes recueils d’Aubanel, li Fiho Catalogne. Pour remercier les Catalans
d’Avignoun et la Miougrano entre-duberto. de ce cadeau prestigieux, Frédéric
Mais aussi d’œuvres en français ins- Mistral écrit son poème le plus célèbre,
pirées de culture provençale, comme intitulé « La Coupo santo », dont la
celles d’Alphonse Daudet ou de Paul première strophe commence par
Arène, natif de Sisteron et auteur de la « Prouvençau, veici la coupo/Que nous vèn di
Chèvre d’or, en référence à une légende Catalan » (« Provençaux, voici la coupe/Qui
arlésienne, ou encore de compositeurs nous vient des Catalans »), dont le refrain
comme Gounod, qui transforma en était chanté dans les arènes de Nîmes
3 - Mais des bruissements importants en faveur 4 - Le parti le plus à gauche dans les indépen-
de l’indépendance ont eu lieu à deux reprises, dantistes catalans a pour raison sociale « Cup ».
notamment au xve siècle. Est-ce un hasard ?
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et d’Arles, mais aussi au stade Mayol Fraire, que lou bèu tèms escampe si blasin/
de Toulon, à l’époque où le rugby était Sus lis oulivo e li rasin/De vosti champ,
encore un beau sport d’amateurs. colo e valengo. » (« Frères de Catalogne,
Balaguer et Mistral ont tous deux écoutez ! On nous a dit/Que vous faisiez au
honoré « La coumtesso », allégorie loin revivre et resplendir/Un des rameaux
inspirée du royaume de Catalogne- de notre langue :/Frères, que le beau temps
Provence, dont ils ont fait le symbole épanche ses ondées/Sur les olives et les
de la renaissance de la nation de la raisins/De vos champs, collines et vallées ! »)
« lengo maïre », des troubadours, et du Et plus loin : « Dis Aup i Pirenèu, e la
gai savoir. Les jeux floraux, recréés à man dins la man,/Troubaire, aubouren
Barcelone vers 1860, deviennent par dounc lou vièi parla rouman !/Aco ’s lou
la suite l’expression souveraine des signe de famiho. » (« Des Alpes aux
rassemblements félibréens. Pyrénées, et la main dans la main,/poètes,
En exergue du poème « La Coum relevons donc le vieux parler roman !/C’est
tesso », dans le recueil de Mistral là le signe de famille. »)
intitulé lis Isclo d’or, figure cette citation Ce poème fut lu dans de nombreux
de Balaguer : « Morta diuhen qu’es,/Mes endroits en Catalogne, notamment
jo la crech viva. » (« Ils disent qu’elle est au théâtre de Barcelone. Lorsque
morte,/mais je la crois vivante. ») Balaguer le lut à Reus, l’enthousiasme
Ce à quoi reprend en écho Mistral de la foule rassemblée fut tel qu’il faillit
avec des vers qui sont les refrains de y avoir une émeute.
son poème : « Ah ! se me sabien entèndre ! La fierté et l’ambition catalanes sont
Ah ! se me voulien segui ! » (« Ah, si l’on là. Carles Puigdemont, en annonçant
savait m’entendre !/Ah, si l’on voulait me l’indépendance et la république, dit :
suivre ! ») « Nous sommes une nation parce que nous
Dans le même recueil, Mistral consacre avons une langue et une culture. » Telle
un autre poème aux troubadours était aussi l’ambition de Mistral, de
catalans, « I troubaire catalan », avec Roumanillle et des félibres pour la
une épigraphe de Manuel Milà i Fon- Provence. Pourtant, malgré le reten-
tanals, autre écrivain catalan : « No tissement de leurs travaux et surtout
pot estimar sa nació, qui no estima sa pro- de l’œuvre de Mistral, la mayonnaise,
vincia. » (« Ne peut aimer sa nation celui qui ou plutôt l’aïoli (titre d’un journal
n’aime pas sa province. ») fondé par les Marseillais, concurrent
Une strophe du poème est ainsi de l’Armana des félibres avignonnais,
rédigée : « Fraire de Catalougno, escoutas ! que chaque famille provençale tenait
Nous an di/Que fasias peralin reviéure e à recevoir jusqu’à la Seconde Guerre
resplendi/Un di rampau de nosto lengo :/ mondiale) n’a pas pris. Cela tient
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notamment aux dérives des suc- Espagne (n’en déplaise aux indépen-
cesseurs de Mistral, en particulier dantistes catalans), mais aussi aux
Maurras, condamné à mort à la Libé- Royaume-Uni et même dans la petite
ration. Notons pourtant que dans Belgique, la région est une réalité, en
les écoles de Catalogne aujourd’hui, France, eu égard aux héritages des
on enseigne le catalan, tandis que le jacobins et peut-être des rois de France,
castillan est abordé comme une langue elle est encore une fiction.
étrangère. En France, au contraire, les
ministres de l’Éducation nationale de
Le renouveau de la langue
la IIIe République (et spécialement
et de la culture
Jules Ferry) avaient, par circulaire,
est largement lié à l’idée
organisé la punition systématique de
d’Europe des régions.
chaque enfant parlant une autre langue
que le français5.
Dans la seconde moitié du xixe siècle, le Pour autant, la concrétisation de
renouveau de la langue et de la culture l’indépendance politique de ces
est largement lié à l’idée d’Europe régions, au-delà de l’indépendance
des régions, latente aujourd’hui dans linguistique et culturelle souhaitable,
le mouvement d’indépendance de entraînerait un désordre tel que la
la Catalogne mais aussi dans ceux construction politique de l’Europe
de l’Écosse, de la Lombardie, de la et la stabilité des États qui la com-
Flandre, ou encore de la Corse, etc., posent seraient gravement menacées.
où l’action en vue de l’autonomie n’est Comment en effet, comme le sou-
qu’une étape (les dirigeants ne s’en ligne Jean-Claude Juncker, diriger une
cachent pas) vers l’indépendance. Or Europe de 95 nations ? Et Manuel
non seulement cette politique a existé Valls – le Catalan – a raison lorsqu’il
sous Charlemagne, mais le renfor- dit que l’indépendance de la Catalogne
cement de la construction de l’Union serait un cataclysme pour l’Espagne,
européenne, donc des pouvoirs de mais aussi pour l’Europe. Par contre,
« Bruxelles » au détriment de ses États il est difficile de justifier le refus de
membres, rend attrayante l’idée de l’indépendance, comme il le fait, par
donner plus de poids politique aux l’intégrité de l’État-nation espagnol :
régions. À cet égard, on peut considérer c’est oublier que le castillan est une
spécialement que si en Allemagne, en langue largement influencée par celle
des Maures et que le Levante (la région
5 - Et spécialement le provençal, ce que Frédéric
Mistral souligne dans son recueil en prose intitulé
de Valence et d’Alicante) n’est revenu
Dicho et memori. dans le giron de la Castille que vers
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2 - Sardar Aziz, “Post Referendum Hangovers: 3 - La séparation du Kurdistan de l’État irakien
The Local Aspects”, Atlantic Council, 17 octobre fut approuvée par 93 % des voix exprimées dans
2017. les urnes le 25 septembre 2017.
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mondes
de
l’écologie
Les mondes
de l’écologie
Introduction
Jonathan Chalier et Lucile Schmid
1 - Au sujet de la réflexion des sciences humaines sur l’anthropocène, voir le dossier « Habiter la Terre
autrement », Esprit, décembre 2015. Voir aussi le dossier « Retour sur Terre, retour à nos limites »,
Esprit, décembre 2009.
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Les mondes de l’écologie
Mais la prise de conscience est lente, différente selon les régions et les sec-
teurs, empêchée aussi par des résistances qui mêlent la préférence pour le
court terme au poids des habitudes. Les responsabilités dans cette course
de lenteur sont partagées, et chacun peut mesurer l’écart entre le désir de
changer et les étapes d’une transformation qui concerne l’intime de notre
rapport au monde autant que le modèle économique et social.
Le laboratoire écologique est d’abord dans la société ; des citoyens se
mobilisent, changent leurs comportements et explorent des modes de vie
alternatifs. Des entreprises accompagnent ou même anticipent cette évo-
lution ; d’autres la combattent. À l’échelon européen, individus et lobbies
industriels s’affrontent sur des sujets liant la santé et l’environnement,
comme les perturbateurs endocriniens ou le glyphosate. Sur l’écologie,
il y a toujours plusieurs fronts, plusieurs agendas, plusieurs mondes.
L’expertise technique côtoie l’innovation sociale, les combats des sans-
terre indiens se font entendre jusque dans nos grandes villes, la cause
animale bouscule les certitudes. Le pape, les activistes et les chefs d’État
se rejoignent dans la mobilisation pour le climat, qui associe aussi plu-
sieurs générations et permet de porter un nouvel idéal de justice.
L’écologie politique, souvent opposée à l’écologie scientifique, existe-
t-elle ? Comment en comprendre les limites dans le champ du pouvoir,
malgré sa progression dans la société et le poids des observations
scientifiques ? Comment situer l’action de l’État, qui reste aujourd’hui
un échelon déterminant pour réussir, mais où se concentrent les blo-
cages ? Comment se mettre enfin sur le chemin de l’action ? Telles sont
quelques-unes des questions abordées dans ce dossier, qui évoque aussi
bien la situation française que celle qui existe ailleurs dans le monde, en
Chine, en Pologne, qui donne la parole aux acteurs politiques comme
aux philosophes, aux scientifiques ou aux militants du climat. Avec un
objectif assumé, celui de créer des ponts entre ces différentes expressions
écologiques toutes légitimes, mais dont il reste à construire les complé-
mentarités. Des sciences à la politique, en passant par l’économie, le
développement des territoires ou les arts et la littérature, il s’agit de tirer
profit de ce chatoiement et de cette diversité pour aller plus loin sur la
voie d’un monde écologique.
33/
Le gouvernement
du climat
L’État est un acteur démuni mais incontournable de la transition
écologique. Il doit affirmer la transversalité des enjeux écolo-
giques. Soutenue par la société, l’écologie est toujours considérée
par le pouvoir comme une force d’appoint, voire une caution
verte. Elle pourrait pourtant supplanter un socialisme en crise
et porter son propre projet de transformation sociale. Au niveau
international, la gouvernance climatique a permis une prise de
conscience globale du risque climatique. Afin qu’elle ne demeure
pas incantatoire, il faut favoriser la formation d’arènes trans
versales, qui associent des acteurs non étatiques.
La climatisation
du monde
Amy Dahan
Le contre-pouvoir
écologique
Lucile Schmid
1 - “The Brexit and Its Implications for the Green Transition in the UK and Europe”, Europe House,
Londres, 11 novembre 2017.
/36
Le contre-pouvoir écologique
2 - On peut notamment citer le C40, un réseau international de métropoles engagées contre le réchauf-
fement climatique, présidé aujourd’hui par Anne Hidalgo, maire de Paris. Par ailleurs, l’engagement
de certaines régions américaines comme la Californie, de grandes entreprises, de scientifiques et de
célébrités a permis de relativiser la décision de Donald Trump de quitter l’accord de Paris.
3 - Résumés par l’expression : « Le nuage s’est arrêté à la frontière. »
37/
Lucile Schmid
4 - Voir Jean-Jacques Fresko (sous la dir. de), « Vivre avec loup. Pour une politique de gestion soutenable
de la présence du loup en France », La Fabrique écologique, décembre 2017 (www.lafabriqueecolo-
gique.fr).
5 - Voir sur ce point particulier l’article de Wojtek Kalinowski, « Au-delà de la finance verte », ici p. 99.
/38
Le contre-pouvoir écologique
6 - « C’est comme si l’on disait que les victimes d’un médicament comme le Mediator, parce qu’il avait
été autorisé, n’avaient droit à aucune indemnisation. Un texte destiné à réparer le préjudice écologique
se transforme en texte protégeant ceux qui causent ce préjudice. » Pierre Le Hir, « Le gouvernement
rétropédale sur le préjudice écologique. Entretien avec Laurent Neyret », Le Monde, 1er mars 2016.
7 - Fin 2010, le gouvernement de François Fillon, confronté au succès de cette filière des énergies
renouvelables, avait ainsi décidé brutalement un moratoire sur tout nouveau projet photovoltaïque,
après avoir supprimé plusieurs aides fiscales, arguant que le montant des aides allait creuser le déficit
budgétaire et que les tarifs de rachat allaient augmenter le prix de l’électricité. Face à ces arguments,
la question de la constitution d’une filière de production d’énergie solaire en France n’a, semble-t-il,
guère pesé dans la balance.
8 - On peut citer la législation régulière sur les organismes génétiquement modifiés (Ogm) depuis
1990 ou la directive-cadre sur l’eau de 2000, la mise en place du réseau Natura 2000, l’introduction
du système de contrôle Reach ou les actions de lutte contre le changement climatique.
39/
Lucile Schmid
9 - Voir Éric Dupin, les Défricheurs. Voyage dans la France qui innove vraiment, Paris, La Découverte,
2014.
10 - Jade Lindgaard, « Qu’est-ce que les toxic tours ? », Reporterre.net, 8 septembre 2014.
/40
Le contre-pouvoir écologique
Expertise vs démocratie ?
L’épisode de la Cop21 résume bien les contradictions de la position des
États. L’accord sur le climat a été rendu possible par une méthode de
négociation qui privilégiait des contributions nationales. Chaque État
s’est engagé sur des objectifs chiffrés, des mesures et des politiques de
réduction des émissions. La qualité de ces textes a été inégale, reflétant
tout à la fois les moyens (notamment statistiques) des États, leur inves-
tissement et leur volonté politique. La somme des contributions abou-
tissait d’ailleurs à un réchauffement climatique de l’ordre de 3 à 3,5 °C,
incompatible avec les objectifs de l’accord de Paris11. Il reste que cette
méthode d’implication directe des États a joué un rôle déterminant pour
surmonter les blocages.
Mais il faut encore améliorer les contributions pour atteindre l’objectif de
2 °C et leur application dans l’espace national12. En effet, c’est une vision
structurée par les réalités économiques et sociales qui est en arrière-plan
des discussions juridiques13. Chacun rentré chez soi, ce sont ces réa-
lités qui influent sur le rythme de réalisation des engagements, avec les
revirements et autres dérobades habituels14. Rien ne se passera sans
une mobilisation des sociétés au niveau national. L’évolution positive
11 - Laurence Tubiana, « Le niveau des contributions nationales établies avant l’accord de Paris doit
être révisé à la hausse », ideas4development.org, 31 octobre 2017.
12 - La négociation de ces règles d’application est d’ailleurs toujours en cours et devrait déboucher en
2019, lors de la Cop24 de Katowice en Pologne.
13 - Stefan C. Aykut et Amy Dahan, Gouverner le climat ? Vingt ans de négociations internationales,
Paris, Presses de Sciences Po, 2015.
14 - Rappelons le refus des États-Unis de Georges W. Bush de ratifier le protocole de Kyoto de 1997,
le retrait canadien en 2011, les longues hésitations de la Russie qui a finalement adopté le protocole
en 2004 et le fait que les pays dits « émergents » (Chine, Inde, Brésil…) n’y étaient soumis à aucun
engagement quantifié de réductions de leurs émissions de gaz à effet de serre.
41/
Lucile Schmid
/42
Le contre-pouvoir écologique
43/
Lucile Schmid
21 - Rémi Barroux, « Le projet Europacity contraire à l’environnement », Le Monde, 29 août 2017.
/44
Le contre-pouvoir écologique
22 - Au Royaume-Uni, le shadow cabinet (« cabinet fantôme ») comprend les députés du parti
d’opposition qui, sous la conduite de leur chef de parti, forment un gouvernement alternatif à celui
du gouvernement.
45/
Sur le front
de l’écologie
Entretien avec Delphine Batho
Propos recueillis par Lucile Schmid
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Sur le front de l’écologie
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Delphine Batho
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Sur le front de l’écologie
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Delphine Batho
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Sur le front de l’écologie
51/
Delphine Batho
1 - Alternatiba est un mouvement citoyen pour le climat et la justice sociale né à Bayonne en 2013.
Voir alternatiba.eu.
2 - Commissaire européenne à l’action sur le climat de 2010 à 2014.
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Sur le front de l’écologie
53/
Delphine Batho
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Sur le front de l’écologie
55/
Petite chronique
de l’écologie
en politique
Erwan Lecœur
1 - En 1992, plus de 1 700 scientifiques indépendants et l’Union of Concerned Scientists (dont une
majorité des lauréats de prix Nobel scientifiques vivants) signaient un texte sur l’état de la planète
et du climat : “World Scientists’ Warning to Humanity” (www.ucsusa.org). Ils sont dix fois plus
nombreux en 2017.
2 - Le journal Le Monde l’a publié sous forme de tribune le lundi 13 novembre 2017.
/56
Petite chronique de l’écologie en politique
3 - Pour une relecture des quarante ans de l’écologie politique, dressée fin 2010, voir notamment Erwan
Lecœur, Des écologistes en politique, Paris, Lignes de repères, 2011.
57/
Erwan Lecœur
4 - Reprenant ainsi le nom choisi pour la première liste écologiste à l’élection européenne, en 1979,
menée par Solange Fernex, qui avait obtenu 4,4 %. Elle avait frôlé les 5 % fatidiques et était arrivée
en cinquième position, derrière les listes menées par Simone Veil (27,6 %), François Mitterrand
(23,5 %), Georges Marchais (20,5 %) et Jacques Chirac (16,3 %).
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Petite chronique de l’écologie en politique
5 - Simon Persico, « Le mouvement écologiste », dans Florent Gougou et Vincent Tiberj (sous la dir.
de), la Déconnexion électorale. Un état des lieux de la démocratie française, Paris, Fondation Jean-
Jaurès, 2017, p. 21-28.
6 - Par la suite, le Fn obtiendra des scores similaires aux européennes (autour de 10-11 % en 1989
et 1994), mais connaîtra des difficultés en 1999 à la suite de la scission interne (Le Pen : 5,6 % et
Mégret : 3,2 %) et en 2009 (6,3 %). En 2014, par contre, il est en tête avec 24,8 %.
7 - La liste conduite par Antoine Waechter obtient 10,59 % et neuf élus, qui échangeront leur place
à mi-mandat (système du « tourniquet » inventé par Les Verts) pour accueillir d’autres élus, dont
une certaine Dominique Voynet. Idem en 1999 (Daniel Cohn-Bendit : 9,7 % et Antoine Waechter :
1,5 %), avant le succès de 2009 (16,2 %).
59/
Erwan Lecœur
/60
Petite chronique de l’écologie en politique
Un ministre en transition
La victoire d’Emmanuel Macron au second tour ne présage pas d’une
politique particulièrement écologiste. Sur ce sujet, et malgré le ralliement
de plusieurs écologistes connus à sa bannière au cours de la campagne
(Daniel Cohn-Bendit et Matthieu Orphelin en tête), le candidat n’a pas
fait de promesse inconsidérée.
La surprise est que Nicolas Hulot accepte de devenir ministre d’État
à la Transition écologique et solidaire. Et le numéro trois du gouver-
nement de promettre qu’il ne sera pas de passage, mais espère tenir :
8 - Voir Hervé Kempf, « L’asphyxie paradoxale pour le parti écologiste », Reporterre, 27 janvier 2017.
Selon lui, cette asphyxie « signifie paradoxalement que l’écologie politique a mûri, puisqu’elle est appro-
priée par des mouvements qui comptent vraiment électoralement ».
9 - À peine mieux que le meilleur score écologiste à cette élection, celui de Noël Mamère, le 21 avril
2002, avec 5,2 %.
61/
Erwan Lecœur
« Ma ligne rouge, c’est l’instant où je me renierai 10. » Pour certains, dont les
dirigeants d’Eelv, le verre paraît à moitié vide. Sur la sortie du nucléaire,
sur l’agriculture, les glyphosates, etc., de nombreux observateurs doutent
de sa capacité à influer sur les décisions, malgré son poids symbolique.
Mais le ministre Hulot explique qu’il tiendra et qu’il veut changer la
manière de faire, sans se contenter de quelques symboles, dont celui de
Notre-Dame-des-Landes.
10 - Le futur dans le titre de l’entretien est du journal Le Monde du 4 novembre 2017.
/62
Totems
et trophées
Marie-Hélène Aubert
63/
Marie-Hélène Aubert
/64
Totems et trophées
1 - Le rapport Meadows et la « croissance zéro » prônée par le club de Rome paraissent appartenir
au musée des idées sans lendemain. Voir Donnella Meadows, Dennis Meadows et Jorgen Randers,
les Limites à la croissance (dans un monde fini) [1972], traduit par Agnès El Kaïm, Paris, Rue de
l’Échiquier, 2012.
2 - Serge Moscovici, « Entretien avec Martine Leventer pour Lui » [1978], repris dans De la nature.
Pour penser l’écologie, Paris, Métailié, 2002.
3 - Voir Laurence Baranski et Jacques Robin, l’Urgence de la métamorphose. Inscrire notre conscience
humaine dans l’aventure de l’univers, préface de René Passet, postface d’Edgar Morin, Paris, Des idées
et des hommes, 2007.
65/
La Pologne
sauvage
Ewa Sufin-Jacquemart
F ace aux grands enjeux écologiques de notre temps, qui ont pour
conséquences des conflits et des migrations massives, l’Union
européenne (Ue) apparaît comme la principale, sinon la seule,
puissance mondiale capable de pousser le monde vers une transition
écologique et énergétique nécessaire. Cependant, la Pologne, le plus
grand « nouveau membre » de l’Ue, freine et tire vers le bas les ambi-
tions de la communauté européenne. L’avenir du monde dépendrait-il
de l’essor de la conscience écologique des Polonais ?
Les aspirations européennes de la Pologne l’ont poussée à entreprendre
d’importantes réformes du système de protection de l’environnement et
de la nature et à adopter la convention d’Aarhus, pilier de la démocratie
environnementale qui donne aux citoyens, au travers des organisations
écologistes, le pouvoir d’accéder à l’information et le droit de participer
aux processus décisionnels concernant l’environnement. Mais dans le
pays où plus de la moitié de l’énergie produite a pour source le charbon
et où, dans un contexte fortement néolibéral et tourné vers de puissants
investisseurs étrangers, les syndicats du secteur minier ont encore leur
mot à dire, la route des organisations écologistes luttant pour le droit
de la population à l’environnement propre a été semée d’embûches.
Avec le temps, plus l’esprit du commerce international pénétrait les nou-
velles élites politiques et culturelles, moins l’écologie et l’environnement
comptaient de défenseurs dans les médias et l’opinion.
Mis à part la protection d’animaux et, depuis peu, le problème du brouillard
de pollution (smog), les sujets écologiques peinent à convaincre les Polonais.
Les politiques européennes concernant la réduction des émissions de gaz
à effet de serre, l’efficacité énergétique et le développement d’énergies
renouvelables trouvent toujours beaucoup de détracteurs. Les quelques
centaines de militants et de chercheurs convaincus se retrouvent entre
/66
La Pologne sauvage
Désastres écologiques
Rappelons la série de désastres écologiques commis ou annoncés depuis
l’arrivée du nouveau gouvernement. Plus de deux millions d’arbres ont
été coupés en trois mois à travers le pays, à la suite de la libéralisation
totale de l’abattage d’arbres sur les propriétés privées1. L’abattage massif
d’arbres a également eu lieu dans la grande forêt de Białowieża, la der-
nière forêt primaire d’Europe, âgée de 12 000 ans et protégée en tant
que site Natura 2000 et patrimoine de biosphère de l’Unesco. Białowieża
1 - Le respect constitutionnel de la propriété privée légitime cette mesure. Pourtant, la même propriété
privée n’est pas un obstacle quand il s’agit du droit de chasse : pour obtenir le droit d’interdiction de
chasse sur sa propriété, il faut le réclamer devant la justice pour des raisons de conscience religieuse.
67/
Ewa Sufin-Jacquemart
2 - La chasse au bison à visée commerciale défraie régulièrement la chronique, l’autorisation de chasse
à l’élan a été évitée de justesse, et les loups, strictement protégés, ont du souci à se faire puisqu’on a
autorisé la chasse au chacal, qui leur ressemble.
/68
La Pologne sauvage
3 - Le fleuve doit redevenir navigable pour permettre aux brise-glace de passer, même si les dernières
nappes de glaces solides sur l’Odra datent de soixante-dix ans et que d’autres techniques sont connues
pour traiter les menaces de ce type.
69/
Ewa Sufin-Jacquemart
L’Europe incohérente
Le cas polonais illustre les incohérences et les insuffisances des poli-
tiques européennes. Comment peut-on élaborer une carte des voies navi-
gables internationales à travers de nombreux écosystèmes précieux et
fragiles ? Les documents européens stratégiques, comme le Livre blanc
des transports de 2011, les réseaux transeuropéens de transport et les
programmes Naiades ne prennent en compte ni les caractéristiques des
rivières, ni leur importance pour le maintien de la biodiversité, ni les coûts
d’entretien, ni les risques d’inondation. Comment l’Union peut-elle sou-
tenir et financer le développement du transport ferroviaire en Pologne,
puis organiser sa concurrence par les voies navigables ? Soutenir la réin-
troduction du saumon dans la Vistule, pour ensuite le détruire avec la
construction de dix barrages ? Soutenir la canalisation des rivières natu-
relles en Pologne tout en œuvrant à la restauration écologique d’autres
rivières européennes ?
De Paris et Katowice
Le leadership climatique de l’Ue est également compromis. La présidence
polonaise des négociations climatiques ne montre pas d’ambition, avant
la très importante Cop24, qui se déroulera à Katowice, dans le bassin
minier de la Silésie. Comme à Varsovie en 2013, un sommet du charbon
se déroulera en parallèle. Selon le discours officiel, « le CO2 est bon pour les
plantes » et les forêts nationales devraient absorber toutes les émissions du
charbon, que les innovations industrielles devraient par ailleurs réduire…
Les émissions routières seront traitées avec la pollution de l’air, via un
programme d’un million de voitures électriques, ce qui maintiendra la
demande d’électricité et de charbon tout en réduisant la dépendance
énergétique de la Pologne à l’égard de la Russie. La Cop24 doit préciser
le plan d’action qui mettra en œuvre l’accord de Paris : il est difficile de
croire que les ambitions des parties seront agrandies sous la présidence
d’un pays qui ne manifeste aucune volonté de sortir des énergies fossiles.
/70
La solution
chinoise ?
Jean-Paul Maréchal
71/
Jean-Paul Maréchal
3 - Robert A. Rohde et Richard A. Muller, “Air Pollution in China: Mapping of Concentrations and
Sources”, Plos One, Berkeley, University of California, juillet 2015 (berkeleyearth.org).
4 - Stéphane Hallegate et al., “Future Flood Losses in Major Coastal Cities”, Nature Climate Change,
no 3, 2013, p. 802-806.
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La solution chinoise ?
73/
Jean-Paul Maréchal
Si l’expression « solution chinoise » n’a pas été clairement définie, elle en dit
néanmoins long sur la détermination de l’empire du Milieu à exercer son
leadership sur les affaires du monde. De toute évidence, en étant mani-
festement destinée au monde entier – donc également aux anciens pays
industrialisés – la « solution chinoise » va bien plus loin que le « consensus de
Pékin » qui concernait les pays en développement rétifs aux conditionna-
lités du (feu) « consensus de Washington ». Selon certains observateurs, la
lutte contre le changement climatique pourrait bien en être la première
application concrète.
Le Pcc a tout intérêt, pour des raisons intérieures et extérieures, à se
positionner positivement sur la question climatique. Cela fait-il de la
Chine le leader mondial sur ce sujet ? Il est bien trop tôt pour le dire,
tant la notion de leadership – ou d’hégémonie, au sens que la théorie
des relations internationales donne à ce terme – suppose une capacité
d’influence non coercitive qui semble pour le moment faire défaut à
Pékin. Une chose semble néanmoins établie : si le retrait des États-Unis
du protocole de Kyoto en 2001 avait donné à la Chine un argument
supplémentaire pour refuser tout engagement contraignant, la décision
de Donald Trump offre à Xi Jinping l’opportunité d’accroître l’influence
politique et économique chinoise à l’échelle internationale. De façon
assez ironique, George W. Bush et Donald Trump ont été, sur le dossier
climatique, les alliés « objectifs » de Pékin.
/74
La climatisation
du monde
Amy Dahan
75/
Amy Dahan
Ces deux rapports confirment, s’il en était encore besoin, que nous
sommes bien dans une course de vitesse entre la dégradation inexo-
rable du climat et la prise en main de ce problème à toutes les échelles et
par tous (États, peuples, sociétés civiles, institutions). Publiés lors de la
Cop23 de Bonn, ces rapports ont-ils eu quelque écho sur le déroulement
de cette dernière ? Un peu dans les couloirs, pas du tout ailleurs : le pro-
cessus onusien est trop lourd, bureaucratique, il fabrique de la lenteur.
Les échéances et les ordres du jour sont difficilement négociés, dans des
dialogues de facilitation et des réunions intermédiaires, puis immuables :
2018, adoption des clauses de transparence ; 2023, ouverture de l’examen
des actions des États et de la révision des engagements ; 2025, adoption
des engagements si possible révisés à la hausse… C’est à l’aune de ce
constat que nous apprécions la gouvernance globale onusienne et que
nous affirmons qu’elle n’y suffira pas.
3 - Amy Dahan et Hélène Guillemot, « Les relations entre science et politique dans le régime clima-
tique : à la recherche d’un nouveau modèle d’expertise ? », Natures Sciences Sociétés, vol. 23, sup-
plément no 3, 2015, p. 6-18.
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La climatisation du monde
77/
Amy Dahan
La gouvernance incantatoire
La prise de conscience du risque climatique ne suffit manifestement pas
au passage à l’action. Jusqu’aux années 2010, la gouvernance onusienne
s’est caractérisée par ce que ce que nous avons appelé un « schisme de
réalité 4 », à savoir l’écart entre deux mondes : d’un côté, les négociations
enfermées dans leur bulle, régies par les règles de consensus et de civilité
onusiennes, construites autour des notions de responsabilité, d’équité
et de partage du fardeau, entretenant la fiction de pouvoir répartir les
droits d’émissions des pays ; de l’autre, la lutte acharnée pour l’accès
aux ressources, le monde de la géopolitique et de la concurrence éco-
nomique effrénée entre pays et la propagation quasiment universelle du
mode de vie consumériste occidental qui ne fait qu’aggraver le problème
climatique.
La prise de conscience
du risque climatique ne suffit
manifestement pas au passage
à l’action.
4 - Stefan Aykut et A. Dahan, « La gouvernance du changement climatique. Anatomie d’un schisme
de réalité », dans Dominique Pestre (sous la dir. de), le Gouvernement des technosciences. Gouverner le
progrès et ses dégâts depuis 1945, Paris, La Découverte, 2014, p. 78-109 ; Gouverner le climat ? Vingt
années de négociations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.
5 - L’expression vient de la référence classique de Karl Polanyi, la Grande Transformation ([1944],
traduit par Maurice Angeno et Catherine Malamoud, Paris, Gallimard, 2009), qui prend la révolution
industrielle comme objet total. Le think tank allemand Wbgu reprit ce titre et présenta dans le off de
la Cop de Durban (2011) un rapport qui fit date, où il proposait un grand récit de transition énergé-
tique et de « modernisation écologique », une transition aussi culturelle que politique. Voir S. Aykut
et A. Dahan, Gouverner le climat ?, op. cit., p. 626-643.
/78
La climatisation du monde
6 - S. Aykut et Monica Castro, “The End of Fossil Fuels? Understanding the Partial Climatisation of
Energy Policy”, dans S. Aykut, Jean Foyer et Edouard Morena (sous la dir. de), Globalising the Climate:
Cop21 and the Climatisation of Global Debates, Londres et New York, Routledge, 2017, p. 173-193.
79/
Amy Dahan
7 - H. Guillemot, “The Necessary and Inaccessible 1,5 °C Objective”, dans S. Aykut, J. Foyer et
E. Morena (sous la dir. de), Globalising the Climate, op. cit., p. 39-56.
/80
La climatisation du monde
des États à agir dans notre monde aussi globalisé, financiarisé et inégal8.
Stefan Aykut écrit : « L’architecture mise en place signe le passage d’une gouver-
nance productrice de régulations (type protocole de Kyoto) à ce qu’on pourrait appeler
une gouvernance incantatoire, appuyée sur un triptyque : des objectifs ambitieux et
globaux présentés comme consensuels ; des instruments souples et néo-managériaux
pour les atteindre ; et un récit enchanteur pour mobiliser l’ensemble de la “commu-
nauté internationale” 9. » Ce récit enchanteur d’une planète qui serait déjà
en transition se veut de surcroît auto-performatif. L’accord de Paris est
une « prophétie autoréalisatrice », déclare Laurence Tubiana10. Il est alors
exclu d’évoquer une « grande transformation », un nouveau contrat social
et le rôle de l’État pour la conduire (comme le Wbgu l’avait fait). La
stratégie de communication consiste au contraire à convaincre les acteurs
socio-économiques et les entrepreneurs que la transition est en cours,
qu’elle est facile, qu’on sait la conduire. Quiconque met en question le
récit brise le charme et est passible de trahison.
D’autres arènes
Dans notre monde tel qu’il est, avec ses dérégulations financières, ses
égoïsmes, ses intérêts nationaux et ses forces d’obstruction, l’accord de
Paris est peut-être le meilleur accord possible. Mais ce n’est qu’un texte
(non contraignant) et ses résultats sont très loin d’être garantis si on ne
l’accompagne pas ; si, aux échelles nationales, les sociétés civiles et les
acteurs sociaux les plus déterminés n’agissent pas très énergiquement
pour traduire les objectifs globaux en objectifs sectoriels et locaux
des politiques publiques, en normes juridiques et en revendications
8 - Sur cette question de « gouvernance », dans l’univers du multilatéralisme, qui renvoie au new public
management et qui a accompagné la restructuration des façons de gouverner tant les entreprises que les
institutions, dans les démocraties occidentales, voir Luc Boltanski et Ève Chiapello, le Nouvel Esprit
du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 et Nikolas Rose et Peter Miller, “Political Power beyond the
State: Problematics of Government”, British Journal of Sociology, vol. 43, no 2, 1992, p. 173-205. La
rhétorique de la gouvernance s’est d’ailleurs imposée, au niveau international, dans le contexte d’une
technicisation et d’une « économicisation » des enjeux : voir Dominnique Pestre, « Néolibéralisme
et gouvernement. Retour sur une catégorie et ses usages », dans D. Pestre (sous la dir. de), le Gouver-
nement des technosciences, op. cit.
9 - S. Aykut, « La gouvernance incantatoire. L’accord de Paris et les nouvelles formes de gouvernance
globale », La Pensée écologique, vol. 1, no 1, 2017.
10 - Laurence Tubiana, « Cop21 : l’accord doit être une prophétie autoréalisatrice », entretien avec
Christian Losson, Libération, 17 décembre 2015.
81/
Amy Dahan
11 - Voir S. Aykut et Aurélien Evrard, « Une transition pour que rien ne change ? Changement institu-
tionnel et dépendance au sentier dans les transformations énergétiques en Allemagne et en France », à
paraître dans Revue internationale de politique comparée. Les auteurs analysent le problème historique
de la transition en Allemagne et en France ; ils opposent une « transition domestiquée » en Allemagne
à une « transition orchestrée » en France.
/82
La climatisation du monde
83/
Amy Dahan
13 - Michel Aglietta, « Après la Cop21, mobiliser la finance pour une croissance soutenable », note
pour Terra Nova, le 2 mars 2015. Voir aussi Jean-Charles Hourcade et Emmanuel Combet, Fiscalité
carbone et finance climat. Un contrat social pour notre temps, Paris, Les Petits Matins, 2017.
14 - International Energy Agency, Renewable Energy for Industry, novembre 2017.
15 - Voir Jean-Paul Maréchal (sous la dir. de), la Chine face au mur de l’environnement ?, Paris, Cnrs
Éditions, 2017, notamment l’article de Jean-François Huchet, « Les politiques publiques environne-
mentales chinoises à l’épreuve des économies politiques locales ».
/84
La climatisation du monde
La climatisation du monde,
un projet désirable ?
La Cop21 a été une étape supplémentaire et probablement détermi-
nante dans ce que nous avons appelé « le mouvement dialogique entre la
globalisation du climat et la climatisation du monde 16 ». En effet, ces vingt der-
nières années, la question climatique s’est globalisée au sens où elle s’est
chargée de nombreux autres problèmes (de développement et d’énergie
en particulier) qui interviennent dans les débats et s’est étendue dans
différents espaces sociaux (aspect centripète de la thématique climat).
Symétriquement, toute une série d’acteurs, de communautés humaines
mais aussi des milieux naturels et des secteurs d’activité (océans, pêche,
forêts, agriculture, sécurité alimentaire, etc.) se sentent concernés par le
problème climatique, veulent être partie prenante de cette négociation, y
faire prévaloir leurs préoccupations et y traduire leurs intérêts en termes
climatiques (aspect centrifuge). Le climat est donc clairement devenu une
problématique planétaire, capable de cristalliser toute une série d’enjeux
qui transcendent les divisions sectorielles entre questions scientifiques,
environnementales, économiques ou politiques.
16 - Jean Foyer, « Le climat comme fait socio-environnemental total, une analyse à chaud de la
Cop21 », La Vie des idées, 2016 et A. Dahan, « La gouvernance du climat : entre climatisation du
monde et schisme de réalité », L’Homme et la société, no 199, janvier-mars 2016, p. 79-90.
85/
Amy Dahan
/86
La société
verte
Peut-on imaginer une prospérité qui ne dépende plus de la
croissance marchande ? Telle est l’ambition du développement
durable, qui s’appuie sur un nouvel imaginaire technique et les
richesses non monétaires. La finance ne peut sans doute pas
prendre en charge les investissements nécessaires à la transition
écologique sans l’action de la puissance publique. La fiscalité et
les aides aux pays en voie de développement doivent respecter
l’équité entre les générations et ne pas sacrifier l’environnement
au profit du social. Par ailleurs, il est urgent de réguler le
commerce international, qui reste aujourd’hui l’angle mort de
l’action climatique. Enfin, le droit de l’environnement permet
de repenser les rapports des hommes à la nature, à l’espace et
au temps.
1 - Tim Jackson, Prospérité sans croissance. Les fondations pour l’économie de demain, Louvain-la-
Neuve, De Boeck, 2017, p. 26.
/88
De la croissance marchande au développement durable
une vision partagée de « ce qui va bien 2 » – qui ne dépende pas de la crois-
sance marchande. La vision marchande du monde a en effet l’avantage
de fournir un cadre de rationalité unifié, cohérent et universalisable,
capable de rendre mutuellement compatibles une infinie diversité de
libres décisions individuelles et collectives3.
Il faut s’en émanciper si l’on veut répondre au défi politique de ce siècle :
inventer un projet de société pour l’Europe et le monde qui tienne compte
de notre dépendance à l’égard de la nature. À quoi pourrait ressembler
cette nouvelle vision du progrès humain et quels sont les bons concepts
pour en décrire les ressorts ?
Découplage
La croissance économique, c’est-à-dire l’augmentation de la production
de biens et de services marchands ou rémunérés, s’accompagne d’une
consommation excessive de ressources non renouvelables et d’une dégra-
dation accélérée de l’écosystème terrestre. Elle n’est donc pas durable.
Pour qu’il en soit autrement, il faudrait au minimum « découpler » la
croissance de la consommation d’énergie et de matières premières. Le
découplage se mesure par un ensemble de rapports, tels que l’intensité
carbone de la croissance (rapport entre les émissions de gaz à effet de serre
et la production marchande), l’intensité énergétique ou encore l’intensité
matières4. Ces indicateurs reflètent les progrès accomplis depuis deux
décennies pour « verdir », c’est-à-dire essentiellement « décarboner » la
croissance. Ces progrès sont réels, mais insuffisants. Les engagements pris
par la France en 2015 dans le cadre de l’accord de Paris supposeraient pour
être respectés de réduire l’intensité carbone de notre économie de 3,1 %
par an d’ici 2030. Or la baisse annuelle moyenne observée entre 2000
et 2015 n’est que de 2,6 %, bien que cette période ait permis d’engranger
des gains relativement faciles – montée en puissance du nucléaire, impact
de la crise financière sur l’activité du bâtiment et lutte contre des gaspil-
lages évidents. Pour la seule année 2015, la baisse n’a été que de 0,2 % et
2 - Comme le remarque T. Jackson : « Prospérer, c’est à la fois réussir dans la vie et se sentir bien dans
sa vie. Prospérer veut aussi dire que les choses vont bien pour nous et pour ceux que nous aimons »
(Prospérité sans croissance, op. cit., p. 1).
3 - Voir Bernard Perret, Pour une raison écologique, Paris, Flammarion, 2011.
4 - Rapport entre un indicateur agrégé de consommation de matières premières et la croissance.
89/
Bernard Perret
/90
De la croissance marchande au développement durable
7 - Du nom de la députée écologiste qui en est à l’origine. Elle prévoit l’élaboration annuelle d’un
tableau de bord d’indicateurs sociaux et environnementaux et leur utilisation pour évaluer les poli-
tiques publiques.
91/
Bernard Perret
/92
De la croissance marchande au développement durable
10 - Par opposition au downcycling (recyclage des produits ou des matériaux avec dégradation de leurs
fonctionnalités, à l’instar du papier recyclé), l’upcycling consiste à récupérer les produits ou matériaux
dont on n’a plus l’usage pour fabriquer des biens d’utilité supérieure.
93/
Bernard Perret
/94
De la croissance marchande au développement durable
12 - « La ville est vue comme un organisme énergétique multidimensionnel et sensible, un environnement
vivant. L’acupuncture urbaine vise à approcher cette nature et à comprendre les flux énergétiques du
collectif caché derrière l’image de la ville pour réagir aux endroits qui en ont besoin. » Marco Casagrande,
Biourban Acupuncture: Treasure Hill of Taipei to Artena, Rome, International Society of Biourbanism,
2013.
13 - Lucile Schmid, Rapport relatif à l’innovation et à l’expérimentation pour la transition écologique,
juillet 2017.
95/
Bernard Perret
Démarchandisation
Ce nouvel idéal de performance permet de valoriser des aspects du
bien-être collectif (qualité de la vie, état du patrimoine naturel, etc.) qui
ne deviendront pas des « marchandises ». Intégrer la valeur de ces biens
dans l’évaluation du bien-être social passe par le développement de nou-
veaux indicateurs. Mais mesurer ne sert pas à grand-chose tant que les
aspects non monétaires de la richesse ne sont pas pris en compte aux
niveaux méso- et microsocial comme des valeurs d’échange. Tel serait
l’objet d’une politique de démarchandisation14.
La démarchandisation recouvre en partie le « retour des communs 15 ».
L’importance des biens communs environnementaux (climat, bio
diversité, espaces naturels) n’est plus à souligner. Ce qui est moins pris
en compte, c’est que des biens dont l’importance augmente relèvent
également d’une gérance collective : connaissances, réseaux, ser-
vices collectifs à différentes échelles infra- et supranationales, sécurité
collective. À rebours de la vague libérale, la communalisation de cer-
tains biens va revenir à l’ordre du jour (on pense notamment au sol).
Ce n’est pas un hasard si les travaux sur les communs se sont multipliés
ces dernières années, comme en témoigne l’attribution du prix Nobel
d’économie à Elinor Ostrom en 2009.
La gérance efficace des non-marchandises est une question économique
que pose le développement des « modèles d’affaires hybrides », dont le
point commun est de combiner logique marchande et coopération : éco-
nomie sociale et solidaire, production collaborative (de Wikipédia aux
fab-labs), échanges gratuits et de pair à pair via Internet, sans oublier l’éco-
nomie circulaire et l’économie de la fonctionnalité évoquées plus haut.
L’économie collaborative est un monde au sein duquel des distinc-
tions seraient à établir : on y trouve aussi bien des formes d’hyper-
marchandisation que des initiatives à visée de changement social. Son
développement pose des problèmes complexes de concurrence déloyale,
d’évasion fiscale et de contournement du droit du travail. Ces ambivalences
14 - Voir B. Perret, Au-delà du marché. Les nouvelles voies de la démarchandisation, Paris, Les Petits
Matins, 2015 et Isabelle Cassiers, Kevin Maréchal et Dominique Méda (sous la dir. de), Vers une
société post-croissance. Intégrer les défis écologiques, économiques et sociaux, La Tour-d’Aigues, Les
éditions de l’Aube, 2017.
15 - Voir Benjamin Coriat, le Retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les Liens
qui libèrent, 2015.
/96
De la croissance marchande au développement durable
97/
Bernard Perret
18 - La mise en place de la « réserve citoyenne » ou encore, depuis 2011, du « dispositif de participation
citoyenne » (souvent sous l’appellation « voisins vigilants ») prouve que cela n’a rien d’une utopie.
/98
Au-delà de
la finance verte
Wojtek Kalinowski
99/
Wojtek Kalinowski
1 - The Paris Green and Sustainable Finance Initiative, Paris Europlace, mai 2016, devenue Finance
for Tomorrow en juin 2017.
2 - Voir Pierre Ducret et Maria Scolan, Climat. Un défi pour la finance, préface de Pascal Canfin, Paris,
Les Petits Matins, 2016.
3 - Selon les données mensuelles de la Banque centrale européenne (sdw.ecb.europa.eu).
/100
Au-delà de la finance verte
101/
Wojtek Kalinowski
les obligations vertes doivent être aussi rentables que les autres pour
intéresser réellement les investisseurs. Pour obtenir un crédit bancaire ou
attirer une épargne préalable – le « stock » de quelque 71 000 milliards de
dollars d’actifs sous gestion, soit presque autant que le produit intérieur
brut (Pib) mondial annuel –, il faut bien que la « nouvelle » économie
promette en contrepartie des rendements au moins comparables à ceux
de l’« ancienne », cette dernière continuant de bénéficier d’une myriade
de subventions directes et indirectes. Voilà ce qui explique le sous-
investissement structurel de la transition écologique et énergétique. En ce
qui concerne l’Europe, le rapport du groupe d’experts de la Commission
européenne estime à 180 milliards d’euros l’écart annuel entre les besoins
et les investissements climatiques réalisés6. Ce décalage permanent nous
rappelle que la transition écologique a besoin d’un « New Deal » vert,
d’une vision de l’avenir autour de laquelle la mutation de l’économie
pourrait s’organiser. Au lieu de scruter la « rentabilité » des « solutions »,
on ferait mieux de révéler les coûts cachés de la dégradation de l’environ
nement, que ce soit dans l’agroalimentaire, l’industrie ou la production
de l’énergie.
6 - Financing a Sustainable European Economy. Interim Report, High-Level Expert Group on Sus-
tainable Finance, Bruxelles, juillet 2017. En 2006 déjà, le premier rapport Stern (Stern Review on
the Economics of Climate Change, publié par le gouvernement britannique le 30 octobre 2006) avait
pourtant estimé l’affaire « rentable » de façon on ne peut plus économiste : le coût de la lutte contre le
changement climatique était estimé à 1 % du Pib mondial par an, à comparer avec le coût de l’inaction,
soit 5 à 20 % du Pib. Depuis, de nombreuses autres estimations ont chiffré les besoins pour chaque
pays, continent et secteur concerné : pour la production d’énergie et le chauffage par exemple, l’Agence
internationale de l’énergie (www.iea.org) propose d’investir quelque 45 000 milliards de dollars pour
limiter le réchauffement climatique à deux degrés Celsius. On est encore loin du compte.
/102
Au-delà de la finance verte
7 - Voir James K. Galbraith, Stuart Holland et Yanis Varoufakis, Modeste Proposition pour résoudre la
crise de la zone euro, préface de Michel Rocard, traduit par Gilles Raveaud, Paris, Les Petits Matins/
Institut Veblen, 2014.
8 - Voir Wojtek Kalinowski, « Gare aux actifs (écologiquement) toxiques de la Bce », Alternatives
économiques, 9 mars 2017.
103/
Quelle justice
climatique ?
Guillaume Sainteny
/104
Quelle justice climatique ?
1 - On le retrouve dans les déclarations de Rio, de Johannesburg, dans les traités de Maastricht,
d’Amsterdam, de Lisbonne, dans la Charte des droits fondamentaux de l’Ue, dans la Charte de
l’environnement, etc.
105/
Guillaume Sainteny
L’équité intragénérationnelle
ou intergénérationnelle ?
Les contradictions entre politique climatique et politique sociale mettent
en relief un exemple typique d’affrontement entre les dimensions intra
générationnelle et intergénérationnelle de l’équité.
De nombreux gouvernements, de toutes tendances politiques, prennent
des mesures pour diminuer le coût de l’énergie. De fait, cette dernière
constitue un poste de dépense plus important, en termes relatifs, dans
le revenu des ménages défavorisés que dans celui des foyers aisés. Mais
si les dispositifs de réduction du coût de l’énergie se traduisent par une
consommation accrue d’énergies fossiles, ils entraîneront une augmen
tation des émissions de gaz à effet de serre, qui auront des conséquences
sur les générations futures, en particulier sur les plus démunies. Le débat
ne concerne donc pas seulement l’équité intragénérationnelle et l’équité
intergénérationnelle, mais aussi l’équité entre les fractions modestes des
générations présentes et les fractions modestes des générations futures.
Or les gouvernements sont tentés d’arbitrer en faveur des catégories
défavorisées des générations présentes, pour améliorer leur condition
ou pour des raisons électorales. Ce faisant, ils privilégient l’équité
/106
Quelle justice climatique ?
107/
Guillaume Sainteny
/108
Quelle justice climatique ?
109/
La régulation
climatique
des échanges
Géraud Guibert
/110
La régulation climatique des échanges
111/
Géraud Guibert
dans ces secteurs sont en outre nombreuses. Étant donné l’urgence, il est
donc indispensable d’en passer par ce que les économistes appellent un
« optimum de second rang » : une régulation climatique des échanges.
Une telle régulation n’équivaut ni au protectionnisme ni au repli sur soi.
L’exemple des États-Unis de Donald Trump est la cruelle démonstration
que les isolationnismes commercial et climatique vont de pair. Lors
qu’un pays s’engage dans une logique de repli national, voire nationa
liste, cela s’applique à tous les domaines. À l’inverse, une forte insertion
dans les échanges internationaux peut inciter à ne pas négliger le sujet
du climat.
Cette nouvelle régulation passe d’abord par les entreprises, notamment
celles qui sont fortement internationalisées. Elles doivent prendre
conscience qu’une dispersion trop grande de leurs sites de production
et un éloignement excessif des consommateurs peuvent de plus en plus
fragiliser leurs intérêts. Ce point pourrait faire l’objet d’une rubrique dans
les rapports que les grandes entreprises sont désormais tenues de rédiger
en matière de développement durable.
/112
Trois défis
pour une
responsabilité
écologique
Laurent Neyret
113/
Laurent Neyret
/114
Trois défis pour une responsabilité écologique
dans la catégorie des choses et l’homme dans celui des personnes ; les
premières étant placées au service des secondes. Un tel statut juridique
a certainement contribué, si ce n’est à la destruction directe de l’envi-
ronnement, du moins à son manque de protection. C’est pour remédier
à cela que certains États et plusieurs tribunaux ont reconnu récemment
le statut de personne à la nature. Ainsi, la Constitution de l’Équateur de
2008 et une loi bolivienne de 2011 (Ley de derechos de la Madre) ont accordé
des droits à la Terre-mère, dont le droit de ne pas subir de pollution ainsi
que le droit corrélatif d’obtenir réparation en cas d’atteinte. En 2017,
c’est le Parlement néo-zélandais qui a reconnu la qualité de sujet de droit
au fleuve Whanganui, suivi quelques jours plus tard par la justice indienne
qui a hissé le Gange et l’Himalaya au rang de personnes. On remarquera
au passage que l’attribution de droits à la nature n’est pas la seule voie
empruntée pour renforcer la protection juridique de l’environnement.
Ainsi en est-il également de la généralisation des devoirs de l’homme à
l’égard de l’environnement, comme l’illustre la consécration récente du
préjudice écologique dans le Code civil français, qui dispose désormais
que « toute personne responsable d’un préjudice écologique doit le réparer 4 ». De là,
plutôt que de prendre le parti d’un statut juridique unique de la nature,
il paraît davantage opportun d’encourager des modèles juridiques mul-
tiples, en fonction du rapport culturel tissé entre l’homme et l’envi-
ronnement qui relève tantôt du respect, tantôt du sacré, comme c’est le
cas pour certaines populations autochtones.
Ensuite, s’agissant des rapports du droit à l’espace, il y a lieu de rappeler
que le droit et, par conséquent, le niveau de protection de l’environnement
varient d’un État à un autre, eu égard au principe de souveraineté. Or les
crises écologiques comme la crise climatique ne connaissent pas de fron-
tières et sont d’ailleurs aggravées par la course au moins-disant législatif.
Certes, on recense plus de cinq cents traités multilatéraux relatifs à la pro-
tection de l’environnement, mais une telle profusion de textes masque mal
le manque d’effectivité et d’efficacité du droit international en la matière.
Les raisons tiennent en partie à la dispersion, à la complexité et au manque
d’universalité des normes internationales de nature environnementale.
Ainsi, suivant en cela la pensée de Mireille Delmas-Marty, le temps est
donc venu de dépasser le modèle classique du droit international fondé
115/
Laurent Neyret
/116
Trois défis pour une responsabilité écologique
117/
La critique
écologique
Face aux dérives idéologiques et autoritaires de l’expertise,
l’écologie politique, projet global de transformation sociale,
peut conserver son autonomie en s’appuyant sur les mobilisa-
tions citoyennes. La puissance critique de l’affect écologiste,
au lieu de se réduire à une alerte morale, gagnerait à s’inscrire
résolument dans l’histoire de la modernité. Entre la mondiali-
sation post-humaine et le repli nationaliste, la question écolo-
gique nous oriente vers le sol terrestre. Saurons-nous trouver
un peuple qui lui corresponde ? Une institution qui représente
les sciences du climat pourrait y contribuer. Plus généralement,
l’anthropocène renouvelle notre philosophie politique : les êtres
humains évoluent dans un système capitaliste mondialisé, mais
sont aussi membres d’une espèce dominante.
/120
L’écologie politique existe-t-elle ?
faire place à ce qui divise, aux intérêts, aux conflits ? Mais comment
comprendre ceux-ci ?
121/
Catherine Larrère
Minimum et maximum
L’écologie politique, comme projet global de transformation des
rapports sociaux des hommes à la nature, émerge dans les années 1970,
avec, en 1972, la publication du rapport Meadows (faisant apparaître
les conséquences écologiques globales qu’aurait la poursuite indéfinie
de la croissance économique5) et la mise en place, après la conférence
4 - Voir André Gorz, Écologie et politique, Paris, Seuil, 1978, p. 40 et « L’écologie politique, entre
expertocratie et autolimitation », repris dans Écologica, Paris, Galilée, 2008, p. 43-70.
5 - Donella Meadows, Dennis Meadows et Jorgen Randers, les Limites à la croissance (dans un monde
fini) [1972], traduit par Agnès El Kaïm, Paris, Rue de l’Échiquier, 2012.
/122
L’écologie politique existe-t-elle ?
6 - Arne Næss, “The Shallow and the Deep, Long Range Ecology Movement: A Summary”, Inquiry,
vol. 16, no 1, 1973, p. 85-100.
7 - A. Næss, Écologie, communauté et style de vie [1989], traduction par Charles Ruelle, révisée par
Hicham-Stéphane Afeissa, Paris, Éditions MF, 2008.
123/
Catherine Larrère
8 - Andrew Dobson, Green Political Thought, Londres et New York, Routledge, 1995.
9 - Commission mondiale sur l’environnement et le développement, présidée par Gro Harlem
Brundtland, Notre avenir à tous, 1987, disponible sur www.diplomatie.gouv.fr.
10 - Voir Agnès Sinaï (sous la dir. de), Penser la décroissance. Politiques de l’anthropocène, Paris, Presses
de Sciences Po, 2013.
11 - Voir Luc Ferry, le Nouvel Ordre écologique, L’arbre, l’animal et l’homme, Paris, Grasset, 1992.
/124
L’écologie politique existe-t-elle ?
Malgré les accords réalisés sur le climat depuis 1992, les émissions de CO2
n’ont cessé de croître, et quand elles ont un peu ralenti, c’est pour des
raisons extérieures aux politiques climatiques : la crise financière de 2008,
notamment. Peut-on qualifier ces résultats négatifs comme une défaite
(issue de l’affrontement, sur le modèle militaire, entre deux camps) ou
comme un échec (qui suppose qu’on a quand même fait quelque chose) ?
Plutôt une impuissance qui se manifeste, avant toute constatation des
effets des politiques (ou de leur absence), comme la difficulté à mettre
l’écologie à l’ordre du jour politique. « L’écologie a du mal à trouver sa place
dans le champ politique 14 », que celui-ci s’appréhende dans la diversité de
12 - Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, Paris, La Décou-
verte, 2014, p. 13.
13 - Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.
14 - Lucile Schmid, La France résiste-t-elle à l’écologie ?, Lormont, Le Bord de l’eau, 2016, p. 5.
125/
Catherine Larrère
15 - Voir Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life: Ecology and the Accumulation of Capital,
Londres et New York, Verso, 2015.
16 - Fredric Jameson, “Future City”, New Left Review, no 21, mai-juin 2003.
/126
L’écologie politique existe-t-elle ?
Échapper au catastrophisme
Le catastrophisme est l’irruption que Gaïa menace de faire inopinément
dans nos vies18, la condamnant sinon à une destruction immédiate, du
moins à une telle réduction des possibles qu’il n’y aura plus de place que
pour un lent effondrement de nos existences appauvries19. Alors que
Marx saluait les communards qui avaient osé monter à l’assaut du ciel,
c’est le ciel, c’est-à-dire la biosphère, qui nous donne à lire ce que nous
pouvons ou, plutôt, ce que nous ne pouvons plus faire. Le catastrophisme
naturalise notre impuissance en la projetant au niveau planétaire.
Aussi donne-t-il la parole et l’autorité aux scientifiques. C’est à eux qu’il
revient, comme l’ont fait Johan Rockström et son équipe du Stockholm
Resilience Center20, de présenter les limites globales du système-Terre
(changement climatique, érosion de la biodiversité, perturbations des
cycles biochimiques de l’azote et du phosphore, modifications des usages
des sols, utilisation d’eau douce, diminution de la couche d’ozone atmo
sphérique, acidification des océans) et de les actualiser régulièrement.
Il leur appartient également (ils jugent qu’ils ont la compétence pour
ce faire) de proposer un certain nombre de mesures que les politiques
n’auront plus qu’à appliquer. L’appel des quinze mille scientifiques
propose ainsi de « déterminer à long terme une taille de population humaine
soutenable et scientifiquement
défendable tout en s’assurant le soutien des pays et des
responsables mondiaux pour atteindre cet objectif vital ».
Déjà, en 1973, Georges Canguilhem avait mis en garde ceux qui,
réduisant l’environnement ou le monde vécu dans sa dimension sociale
127/
Catherine Larrère
21 - Georges Canguilhem, « La question de l’écologie. La technique ou la vie » [1973], dans François
Dagognet (sous la dir. de), Considérations sur l’idée de nature, Paris, Vrin, 2000, p. 187.
22 - A. Gorz, Écologie et politique, op. cit., p. 24.
23 - Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le
politique, Paris, Seuil, 2010.
24 - Joan Martinez Alier, l’Écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le
monde, traduit par André Verkaeren, Paris, Les Petits Matins/Institut Veblen, 2014.
/128
L’écologie politique existe-t-elle ?
25 - Voir Sandra Laugier et Albert Ogien, le Principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du
politique, Paris, La Découverte, 2014 et Antidémocratie, Paris, La Découverte, 2017.
129/
Les formes de
l’affect écologiste
Des attachements à la critique
Pierre Charbonnier
/130
Les formes de l’affect écologiste
Sortir du brouillage ?
Naturellement, il faut voir le présent de façon plus cruelle et plus juste :
les nouvelles Lumières écologiques n’ont réalisé dans l’histoire qu’une
petite fraction de ce que les autres mouvements de protection du corps
social ont atteint dans le passé. On pourrait contester ce point en rap-
pelant que les exemples cités plus haut en comparaison sont eux aussi
remis en question et, plus généralement, qu’il n’y a pas de marche irré-
versible de l’histoire. Au moins ont-ils eu des effets incontournables :
ils ont fixé dans le présent un seuil d’exigence, des normes, des attentes.
En dépit de son ancrage dans une portion significative de la population,
l’idéal écologique semble stagner. Il accumule les défaites électorales
et, pis encore, culturelles : les fétiches hérités de l’âge industriel que
sont la croissance, la liberté économique, l’abondance matérielle et ses
expressions les plus banales, comme la possession d’une automobile
personnelle, ne cèdent en rien le pas à d’autres désirs et à d’autres repères
de civilisation. L’école, par exemple, n’a pas fait de la connaissance du
vivant et des milieux un pilier de la culture commune, ce qui apparaîtrait
pourtant comme un premier pas vers la conscience partagée de leur
valeur. Enfin, il faut bien sûr compter au nombre des défaites de ce
mouvement l’énergie récemment décuplée de ses opposants les plus
explicites, climato-sceptiques et avocats du pétrole, devenus les alliés
de circonstance du populisme conservateur qui s’attire les faveurs des
plus désemparés des citoyens, aux États-Unis et ailleurs. Bruno Latour
propose de considérer cette contre-révolution écologique comme une
boussole indiquant le sud, la direction exactement inverse à celle que
nous devons suivre1. La remarque est parfaitement juste, et sans doute
la situation est-elle aujourd’hui plus claire qu’elle ne l’a jamais été, mais
encore faut-il qu’une masse critique perçoive et tire les conséquences de
cette heuristique négative – ce qui n’est à ce jour pas le cas.
Si ces phénomènes sont les plus graves obstacles qui s’opposent à une
réorientation massive de l’histoire, ce ne sont pourtant pas les seuls ni les
plus troublants. En effet, ce qui entrave le développement de l’écologie
comme priorité sociale et économique est peut-être aussi à chercher en
son sein, au plus près de ce qui pourrait constituer le socle politique d’une
voix qui parle pour la protection conjointe de la Terre et des sociétés
1 - Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.
131/
Pierre Charbonnier
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Les formes de l’affect écologiste
Politiser l’affect
Pour tenter de comprendre cet inachèvement et les défaites auxquelles
il donne lieu, nous ferons l’hypothèse que les affects et les attachements
mobilisés dans le discours de protection de la nature ne sont pas (encore)
correctement ajustés au problème politique que constituerait une issue
démocratique à la surexploitation de la planète et à ses conséquences iné-
galitaires. La mise en jeu des équilibres écologiques comme levier d’inter-
rogation, comme motif critique, comme point de vue intellectuellement
productif pour éclairer le présent n’a en effet peut-être pas rencontré
les aspirations subjectives à un meilleur traitement de l’environnement.
133/
Pierre Charbonnier
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Les formes de l’affect écologiste
135/
Pierre Charbonnier
Contre-politique écologique
Soyons à présent plus directs et mettons des mots sur le décalage entre
l’écologie et sa politique, entre la culture environnementale dominante et
ce que nous considérons être l’héritage critique dont elle doit se saisir. Par
contraste avec les idées et les revendications structurant l’espace politique
ordinaire, allant du plus au moins libéral, ou du plus au moins régulateur,
les idées écologistes se sont souvent présentées comme étant en rupture
avec la logique commune à ces différentes positions.
D’abord, l’affect écologiste est profondément et prioritairement moral :
la société de consommation et son caractère destructeur ne sont pas
seulement rejetés en tant que résultats d’un certain nombre de décisions
politiques délétères, mais plutôt comme l’image d’une corruption latente
du monde social, de son incapacité à se tenir dans des limites pourtant
/136
Les formes de l’affect écologiste
3 - Voir, par exemple, Sue Donaldson et Will Kymlick, Zoopolis, Paris, Alma, 2016.
137/
Pierre Charbonnier
selon laquelle seuls les humains posent des valeurs et sont susceptibles
d’être la finalité d’un acte moral, a configuré cette pensée depuis long-
temps : à rebours des élaborations qui avaient constitué le fonds commun
de la morale et de la politique moderne – et dont Kant a sans doute
donné la forme la plus pure – le refus total d’un rapport instrumental
au non-humain suppose que le principe d’égalité reçoive une acception
cosmologique et non plus intersubjective. Élégamment formulée par
Arne Næss à travers le concept d’« égalitarisme biosphérique 4 », cette idée a
alimenté l’essentiel de la philosophie environnementale, pas seulement
de tradition américaine. En effet, si le contrat social moderne avait été
conçu de façon délibérément restrictive, pour donner à l’égalité entre
hommes une valeur contrastive par rapport aux relations asymétriques
entre humains et non-humains, la dénonciation de cette restriction a
fonctionné comme une opération fédératrice pour un grand nombre de
pensées vertes. Ce déplacement de la problématique sociale moderne est
pourtant souvent resté à l’état d’ébauche, puisque ses accents proprement
utopiques ont souvent été atténués : en effet, l’ordre nouveau promu
par cette pensée, où chaque chose se voit attribuer une valeur indépen-
dante de l’utilité, suppose qu’un appareil normatif complet, définissant
les droits et les devoirs de chacune de ces choses, soit mis au point. Or
cela n’a quasiment jamais été le cas, l’argumentation se contentant d’une
appréciation critique générale de l’anthropocentrisme, pour laisser rela-
tivement confus les traits que devrait prendre une mise en politique de
toutes choses, de tous les vivants.
L’affect écologiste,
dans sa formulation la plus
radicale, a bien souvent pris la
forme d’une contre-politique.
4 - Arne Næss, Écologie, communauté et style de vie [1989], traduction par Charles Ruelle, révisée par
Hicham-Stéphane Afeissa, Paris, Éditions MF, 2008.
/138
Les formes de l’affect écologiste
des normes morales qui sont mises en jeu et, d’autre part, parce que la
communauté visée par l’écologie n’est pas peuplée des mêmes êtres que la
communauté politique ordinaire. L’une des questions les plus importantes
que soulève ce constat est celle du voisinage entre écologie et religion :
même si le mouvement pour l’environnement n’a pas été porté de façon
univoque par des groupes sociaux proches des religions constituées, tant
s’en faut, ses idéaux reprennent d’un même coup la genèse de la commu-
nauté et celle des valeurs. On s’est souvent demandé si l’écologie devait
être pensée comme une religion civile, c’est-à-dire comme quelque chose
qui se substitue aux dogmes religieux en remplissant leurs fonctions sur
le plan séculier, ou comme une sacralisation du profane, c’est-à-dire une
idéologie qui réactive la présence du théologique dans le politique. Cette
caractéristique est un trait supplémentaire de l’exception écologiste au
regard de la politique ordinaire : sous la forme d’un ré-enchantement du
monde, via la contestation de l’objectivation de la nature ou sa requalifi-
cation comme personne, la pensée environnementale n’entend pas seu-
lement toucher à la façon dont sont organisés les hommes en vue d’une
finalité prédéfinie comme politique, mais bien plutôt mettre en question
cette finalité telle que l’histoire nous l’a léguée.
La protection de la nature, que nous l’entendions au sens des espaces
sauvages en marge de l’habitat humain, de la nature ordinaire que nous
fréquentons quotidiennement ou même de la nature fonctionnelle des
grands équilibres climatiques et évolutifs, se trouve en porte-à-faux par
rapport aux justifications traditionnelles de l’action politique. Le bien et
le juste auxquels nous faisons référence sont réaménagés, les êtres dotés
de considération ne sont pas les mêmes et, surtout, le cadre temporel
dans lequel nous nous situons est tout à fait spécifique, plus long et
plus urgent à la fois. Et puis, il faut reconnaître que l’affect écologiste a
quelque chose d’irréductible : une personne qui aurait été socialisée sans
que jamais les plantes, les animaux, les paysages ne se voient attribuer
une valeur affective ou esthétique spécifique, ou sans qu’ils n’aient fait
l’objet d’une attention singulière, une telle personne a peu de chance
de contracter un ethos de protecteur de la nature. Sans une certaine
dose de littératie écologique, il y a donc peu de chances pour qu’une
masse critique de citoyens engagés emporte la mise sur cette question.
C’est d’ailleurs sans doute ce qui explique l’inaction qui règne encore
aujourd’hui : non seulement il y a objectivement un écart entre ce qu’il
139/
Pierre Charbonnier
Normalisation de l’écologie
Pourtant, les choses se compliquent encore lorsque l’on note que les
impératifs rassemblés sous le concept d’environnement ont été très lar-
gement absorbés par les politiques menées en Europe et dans le monde
selon le régime de la normalité la plus banale. Depuis les années 1970,
pour la plupart des nations développées, plus tard pour les autres, un
arsenal de plus en plus en large et détaillé de normes environnementales
et sanitaires est venu encadrer le déploiement des activités industrielles,
de l’économie en général. Dans quelques cas très spécifiques, des mesures
de protection de l’environnement ont même été imposées au niveau
international, comme avec l’interdiction des chlorofluorocarbones (Cfc)
provoquant le fameux « trou » dans la couche d’ozone (protocole de
Montréal de 1987, révisé et ratifié tout au long des années 1990). Ces
mesures ont bien évidemment été prises sous la pression d’une partie
significative de la société, convaincue par les arguments écologiques,
ainsi qu’à l’instigation de figures scientifiques amenées à assumer leur
rôle politique.
Néanmoins, on peut douter qu’il s’agisse là véritablement d’une réalisation
des idéaux écologistes, dans leur version pleine et entière. La stagnation
électorale des partis verts, mais aussi l’incapacité de ce mouvement à
s’imposer comme une force culturelle et idéologique majoritaire n’ont
pas freiné le travail d’élaboration juridique qui conduit à la mise en place
progressive d’un droit de l’environnement. Celui-ci, de façon tout à fait
frappante, constitue un appareil normatif qui peut à l’occasion répondre
aux idéaux écologistes, mais qui se situe de façon manifeste en deçà de
l’alerte et de l’urgence qui définissent ces idéaux. Incorporées à l’appareil
d’État et à son fonctionnement quotidien, les normes environnementales
/140
Les formes de l’affect écologiste
Le potentiel critique
et régénérateur de l’idée
écologiste a sans doute été évacué
de l’horizon des possibles
à mesure qu’il a été retraduit
sous la forme de mesures
normatives ponctuelles.
Dans la France actuelle, cela aboutit à une situation où l’État peut se pré-
valoir d’un rôle de leader dans la signature d’un accord sur le climat (Cop21,
décembre 2015) tout en demeurant un poids lourd de l’agro-industrie et
de la filière nucléaire. Le durcissement de la compétition économique
et de ses règles internationales, devenues spectaculaires à mesure que
les opportunités de croissance se faisaient rares, n’a donc pas été perçu
dans sa contradiction avec l’exigence environnementale. Celle-ci s’est
alors affadie et banalisée, pour devenir une finalité d’autant plus fédé-
ratrice et consensuelle que ses moyens adéquats sont soigneusement
laissés de côté dans l’échange démocratique. Il faudrait même dire de
façon plus nette encore : le potentiel critique et régénérateur de l’idée
141/
Pierre Charbonnier
Dans la modernité
Même si de nombreuses voix ont fait un mot d’ordre de la politisation
de l’écologie, celle-ci reste donc largement devant nous, principalement
pour ces deux raisons qui sont le miroir l’une de l’autre : d’un côté, l’affect
qui anime le mouvement idéologique pour la défense de la nature se
formule en tant que refus de la politique constituée ; de l’autre, on a affaire
à une infra-politique qui se situe manifestement en deçà des attentes
légitimement formulées par les pensées critiques faisant des rapports à
la nature le centre de gravité d’une altération historique majeure de la
modernité. Ces deux phénomènes constituent un paradoxe, mais pas
une contradiction stricte : en effet, on peut penser que la formulation
idéale de l’écologie comme volonté de rupture avec l’ordre politique a
compromis sa capacité à peser sur l’évolution des idées et des actes poli-
tiques dans la France et l’Europe des dernières décennies – incapacité
qui, par contraste, a donné licence à l’écologie gestionnaire.
Considérons en effet cette simple question : la politique est-elle quelque
chose que l’on peut délibérément suspendre ? Ne faut-il pas prendre au
second degré la volonté de rupture morale et d’instauration d’un ordre
fondamentalement nouveau, pour réintégrer ces idéaux dans le cours
« normal » de l’histoire – dans une dynamique sociale et politique qui, si elle
est parfois saisie par des moments qui semblent la fractionner, demeure
quoi qu’il en soit l’histoire, la seule, dans son unité ? Et surtout : n’est-on
pas mieux en mesure de comprendre l’ambition politique de l’écologie si
on la rapporte à une histoire profonde des catégories politiques modernes,
des modalités de la critique sociale et des relations collectives à la nature
au sein des civilisations industrielles ? En effet, même à considérer la
radicalité absolue de l’écologie comme refondation de toutes les valeurs,
/142
Les formes de l’affect écologiste
143/
Pierre Charbonnier
5 - Sur cette polarisation, voir Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Sociologie et socialisme, Paris, Éditions
de l’Ehess, 2017.
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Une Terre
sans peuple,
des peuples
sans Terre
Entretien avec Bruno Latour
Propos recueillis par Camille Riquier
Vous avez publié en 2015 Face à Gaïa1, qui prolongeait une réflexion
engagée dans votre Enquête sur les modes d’existence2. Le sous-titre
de votre dernier livre, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique3,
fait penser à Kant et son « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? »
(1786), essai de circonstance qui proposait de s’orienter sans Dieu
pour repère. Avec votre ouvrage, s’agit-il de s’orienter sans la nature
pour repère ?
On revient plutôt un siècle et demi avant Kant, c’est-à-dire au moment
où l’on s’aperçoit qu’il faut refaire toute la cosmologie qui liait ensemble,
à l’époque, religion, géographie, science et politique à cause de la décou-
verte du Nouveau Monde. Le parallèle, si on peut le faire, revient à se
demander ce qui s’est passé au moment de la révolution scientifique, qui
a réparti ces différentes figures cosmologiques, avec ce qui nous arrive
aujourd’hui à cause de la découverte d’un « nouveau » Nouveau Monde.
Mon denier livre est plutôt une neuvième conférence de Face à Gaïa
qui prend en compte la sortie par Donald Trump de l’accord de Paris !
1 - Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte,
coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2015.
2 - B. Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte,
2012.
3 - B. Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.
145/
Bruno Latour
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Une Terre sans peuple, des peuples sans Terre
147/
Bruno Latour
Tant qu’on n’a pas pris en compte la question du terrestre, on est pris
dans l’alternative entre la fuite en avant hypermoderne et le repli
identitaire. Votre voie politique pourrait-elle être celle du centre ?
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Une Terre sans peuple, des peuples sans Terre
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Bruno Latour
4 - Voir l’appel, signé par plus de 15 000 scientifiques de 184 pays, dans la revue BioScience et Le
Monde, le 13 novembre 2017.
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Une Terre sans peuple, des peuples sans Terre
151/
Bruno Latour
Vous proposez que des doléances soient faites à l’Europe pour recenser
les problèmes autour desquels un peuple pourrait se constituer.
La procédure pratique que je propose consiste en effet en des cahiers
de doléances, au sens de 1789, qui fassent une description fine, rapide et
partagée de territoires en lutte les uns avec les autres, c’est-à-dire de classes
géo-sociales installées et définies sur un territoire. Ce que des personnes
sans beaucoup d’éducation étaient capables de faire il y a deux siècles
devrait être faisable aujourd’hui. Chacun peut définir où atterrir. On ne
peut pas faire de politique s’il n’y a pas de peuple et on ne peut pas avoir
de peuple s’il n’y a pas de territoire.
J’évoque l’Europe, à titre personnel, parce qu’on ne peut pas demander
où atterrir, si l’on ne dit pas où l’on veut atterrir soi-même. La question
européenne montre l’ambiguïté des appartenances : l’Europe est à la
fois nationale, post-nationale et régionale. Cette patrie européenne est
à la bonne échelle : ni trop petite, ni trop grande. Si certaines personnes
ont été surprises par ce passage de mon livre sur l’Europe, c’est parce
qu’elles considèrent qu’on n’a pas le droit de parler de l’Europe comme
patrie vécue. Or, même si on ne la valorise pas positivement, il faut bien
reconnaître qu’elle se trouve définie négativement par l’abandon simultané
des États-Unis et du Royaume-Uni, sans oublier la Turquie, l’hostilité
toujours aussi pressante de la Russie et la concurrence de la Chine. Est-ce
que cela ne dessine pas, en creux, l’Europe comme zone à défendre ?
/152
Changement
climatique
et capitalisme
Dipesh Chakrabarty
N 1
ous sommes encore nombreux à aborder le problème du
réchauffement climatique avec des armes forgées au temps
où l’enjeu majeur était la mondialisation (des médias et du
capital) . La mondialisation et le réchauffement climatique sont sans
doute liés, le capitalisme étant central aux deux phénomènes. Mais ils
ne posent pas les mêmes problèmes. Les questions qu’ils soulèvent sont
souvent proches, mais les méthodes par lesquelles nous les déterminons
comme des problèmes sont, tout aussi souvent, substantiellement dif-
férentes. Les chercheurs en sciences sociales, en particulier des amis
de gauche, écrivent parfois comme si ces différences méthodologiques
étaient négligeables ; comme si les scientifiques, après tout, ne faisaient
qu’étudier ou mesurer les effets du capitalisme tandis que nous, avec nos
méthodes d’économie politique, connaîtrions depuis toujours la cause
ultime de tout cela ! Dans ce bref article, je souhaite parcourir certains
des récits rendus possibles par les découvertes des sciences naturelles
ou biologiques, sans chercher à résoudre les tensions qui les animent.
1 - Cet article est la traduction de Dipesh Chakrabarty, “The Politics of Climate Change Is More Than
the Politics of Capitalism”, dans Nigel Clark et Kathryn Yusoff (sous la dir. de), “Geosocial Forma-
tions and the Anthropocene”, numéro spécial de Theory, Culture and Society, 2017, p. 1-13. L’auteur
remercie les lecteurs anonymes de cette revue pour leurs remarques. Cet article reprend, développe
et amende D. Chakrabarty, “Whose Anthropocene? A Response”, dans Robert Emmett et Thomas
Lekan (sous la dir. de), “Whose Anthropocene? Revisiting Dipesh Chakrabarty’s ‘Four Theses’”, Rachel
Carson Center Perspectives: Transformations in Environment and Society, no 2, 2016, p. 106-113.
153/
Dipesh Chakrabarty
/154
Changement climatique et capitalisme
155/
Dipesh Chakrabarty
notre niche originale3. » Pourquoi ? Parce que, selon Harari, « tout récemment
encore, le genre Homo se situait au beau milieu de la chaîne alimentaire4 ». Les
êtres humains ne pouvaient manger des animaux morts qu’après que
des lions, des hyènes et des renards avaient eu leur part et nettoyé les os
de toute la chair qui y était attachée ! C’est seulement « dans les cent mille
dernières années que l’homme a sauté au sommet de la chaîne alimentaire 5 ». Ce n’est
pas un changement dans l’évolution. Comme l’explique Harari : « Les
autres animaux situés en haut de la pyramide, tels les lions ou les requins, avaient eu
des millions d’années pour s’installer très progressivement dans cette position. Cela
permit à l’écosystème de développer des freins et des contrepoids qui empêchaient lions
et requins de faire trop de ravages. Les lions devenant plus meurtriers, les gazelles
ont évolué pour courir plus vite, les hyènes pour mieux coopérer, et les rhinocéros pour
devenir plus féroces. À l’opposé, l’espèce humaine s’est élevée au sommet si rapidement
que l’écosystème n’a pas eu le temps de s’ajuster 6. »
Le problème de l’empreinte écologique des êtres humains, pouvons-nous
dire, a été irréversiblement aggravé par l’invention de l’agriculture (il y a
plus de dix mille ans) et puis à nouveau après que les océans ont atteint
leur niveau actuel, il y a près de six mille ans, et que nous avons développé
nos cités, empires et ordres urbains dans l’Antiquité. Il a été rendu plus
grave encore ces derniers cinq cents ans par l’expansion européenne
et la colonisation de pays lointains et habités par d’autres peuples, et
l’essor de la civilisation industrielle qui a suivi. Mais une aggravation
supplémentaire et significative a eu lieu après la fin de la Seconde Guerre
mondiale, quand la population et la consommation des êtres humains
ont augmenté de manière exponentielle à cause de l’usage généralisé
des énergies fossiles, non seulement dans les transports mais aussi dans
l’agriculture et la médecine, permettant finalement même aux pauvres
du monde de vivre plus longtemps – mais pas sainement. (La dernière
grande famine que nous ayons connue en Inde, par exemple, remonte à
1943, avant ma naissance, même si de nombreuses personnes continuent
à mourir de faim.) Les émissions de gaz à effet de serre ont donné aux
êtres humains la capacité de perturber les processus du système-Terre
3 - Yuval Noah Harari, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat,
Paris, Albin Michel, 2015, p. 21-22.
4 - Ibid., p. 22.
5 - Ibid.
6 - Ibid.
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Changement climatique et capitalisme
7 - David Archer, The Long Thaw: How Humans Are Changing the Next 100,000 Years of the Earth’s
Climate, Princeton, Princeton University Press, 2009, p. 6.
8 - Naomi Oreskes, “The Scientific Consensus on Climate Change: How Do We Know We Are not
Wrong ?” dans Joseph F. C. DiMento et Pamela Doughman (sous la dir. de), Climate Change: What
It Means for Us, Our Children, and Our Grandchildren, Cambridge, Mit Press, 2007, p. 93.
9 - « Si le réchauffement global et une sixième extinction ont lieu dans les prochains siècles, alors une
époque semblera une catégorie trop basse dans la hiérarchie [de la chronologie géologique]. » Corres-
pondance personnelle avec le professeur Jan Zalasiewicz, le 30 septembre 2015.
157/
Dipesh Chakrabarty
Le changement climatique
ne peut être étudié
indépendamment de l’ensemble
des problèmes écologiques.
10 - Jan Zalasiewicz, « La géologie derrière l’anthropocène », tapuscrit non publié, 2015, p. 12. L’auteur
remercie J. Zalasiewicz de lui avoir communiqué son article.
11 - Voir Franck P. Incropera, Climate Change: A Wicked Problem – Complexity and Uncertainty at the
Intersection of Science, Economics, Politics, and Human Behavior, New York, Cambridge University
Press, 2015.
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Changement climatique et capitalisme
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Dipesh Chakrabarty
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Changement climatique et capitalisme
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Dipesh Chakrabarty
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Changement climatique et capitalisme
20 - Gerardo Ceballos et al., “Accelerated Modern Human-induced Species Losses: Entering the Sixth
Mass Extinction”, Science Advances, vol. 1, no 5, 2015, p. 1-5.
163/
Dipesh Chakrabarty
la vie des espèces sur cette planète inclut les histoires et les activités des
bactéries et des virus.
Ainsi, alors que la politique telle que nous la connaissons continue et
va continuer dans un avenir proche, et qu’il n’existe pas de politique de
l’anthropocène comme telle (mais beaucoup de politique sur le mot
« anthropocène », comme on sait !), un approfondissement de la crise
climatique et du dépassement écologique dont elle est un symptôme
pourrait nous conduire à repenser la tradition (européenne) de pensée
politique qui est devenue, depuis le xviie siècle et du fait de l’expansion
européenne, l’héritage de tous. Nigel Clark écrit la même chose d’un
point de vue quelque peu différent : « Une réponse généreuse – et pertinente
– à la requête de l’anthropocène serait ainsi une nouvelle volonté, au sein de la
pensée critique, sociale, culturelle et philosophique, d’embrasser ce qui est pleinement
inhumain […]. Cela revient à mettre la pensée et les questions d’action pratique en
contact durable avec des temps et des espaces qui excèdent radicalement toute présence
humaine concevable [et] de les articuler à de vastes domaines qui sont eux-mêmes
réfractaires à l’emprise de la politique. De cette façon, l’anthropocène […] confronte
le politique à des forces et des événements qui ont la capacité de défaire le politique 21. »
21 - Nigel Clark, “Geo-politics and the Disaster of the Anthropocene”, Sociological Review, vol. 62,
no S1, 2014, p. 27-28.
22 - A. Hornborg et A. Malm, “The Geology of Mankind?”, art. cité, p. 16.
/164
Changement climatique et capitalisme
asseyant une telle domination sur la biosphère que sa propre existence est
désormais mise en péril ? Pensons à la manière dont Y. Harari formule
les choses. Aujourd’hui, avec leur consommation, leur nombre, leur
technologie, etc., les êtres humains – oui, tous les êtres humains, riches
et pauvres – exercent une pression sur la biosphère (les riches et les
pauvres le font de différentes manières et pour des raisons différentes)
et perturbent ce que j’ai appelé plus haut la répartition de la vie sur la
planète. Harari le dit bien : « L’espèce humaine s’est élevée au sommet [de la
chaîne alimentaire] si rapidement que l’écosystème n’a pas eu le temps de s’ajuster.
De surcroît, les humains eux-mêmes ne se sont pas ajustés. La plupart des grands
prédateurs de la planète sont des créatures majestueuses. Des millions d’années de
domination les ont emplis d’assurance. Le Sapiens, en revanche, ressemble plus
au dictateur d’une république bananière. Il n’y a pas si longtemps, nous étions les
opprimés de la savane, et nous sommes pleins de peurs et d’angoisses quant à notre
position 23. » Il conclut : « Des guerres meurtrières aux catastrophes écologiques,
maintes calamités historiques sont le fruit de ce saut précipité 24. » Si l’on pouvait
imaginer quelqu’un qui regarde le développement de la vie sur cette
planète à l’échelle de l’évolution, il pourrait raconter comment Homo
sapiens s’est élevé au sommet de la chaîne alimentaire en un temps très
bref au cours cette histoire.
L’histoire plus compliquée des différences entre les riches et les pauvres
serait une affaire de focalisation plus fine. Comme je l’ai dit ailleurs,
le dépassement écologique de l’humanité requiert à la fois de nous
concentrer sur les détails de l’injustice intra-humaine – autrement nous
ne voyons pas les souffrances de nombreux êtres humains –, mais aussi
d’élargir la focale sur cette histoire, sans quoi nous ne voyons pas la
165/
Dipesh Chakrabarty
25 - D. Chakrabarty, “The Human Significance of the Anthropocene”, dans Bruno Latour (sous la
dir. de), Reset Modernity!, Cambridge, Mit Press, 2016, p. 189-199.
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Changement climatique et capitalisme
167/
Dipesh Chakrabarty
qu’intellectuels, ils ont pris soin de diffuser leur savoir de manière à ce que
le sujet puisse être débattu dans la vie publique d’une manière informée.
Je pense à des chercheurs comme James Hansen, Wallace Broecker,
qui a forgé l’expression de « réchauffement mondial » (global warming), Paul
Crutzen, Jan Zalasiewicz, David Archer, Will Steffen, Tim Flannery et
d’autres. Les scientifiques des économies émergentes, comme la Chine
ou l’Inde, restaient confinés dans leur domaine de recherche spécialisé.
Aucun d’entre eux, à ma connaissance, n’a écrit de livre pour expliquer le
réchauffement mondial au lecteur ordinaire. Le réchauffement mondial
est un phénomène planétaire. Mais comme sujet de discussion, il semble
très inégalement réparti dans le monde. La situation a quelque peu changé
ces dix dernières années – en partie grâce à la fréquence et à la furie
croissantes d’événements climatiques extrêmes dans différentes parties
du monde –, mais pas substantiellement.
Quelles sont les conséquences de cette disparité dans la répartition de
l’information ? Elle biaise sans doute le débat « mondial » sur le chan-
gement climatique de plus d’une manière. Quand les gouvernements
se rendent à des assemblées mondiales pour discuter et négocier des
accords internationaux sur le changement climatique, ils n’arrivent pas
avec le même bagage de débat public informé dans leurs nations respec-
tives, tandis que certains gouvernements, certes, ne veulent même pas
d’un public informé. Pis, nos débats restent principalement ancrés dans
les expériences, les valeurs et les désirs des nations développées, c’est-à-
dire dans l’Occident (en mettant le Japon à part pour l’instant), même
quand nous croyons batailler contre ses intérêts égoïstes.
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Les limites
de la planète
Entretien avec Dominique Bourg
Propos recueillis par Lucile Schmid
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Dominique Bourg
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Les limites de la planète
171/
Dominique Bourg
3 - Voir Christian Arnsperger et Dominique Bourg, Écologie intégrale. Pour une société permacirculaire,
Paris, Puf, 2017.
4 - Voir Johan Rockström et al., “A Safe Operating Space for Humanity”, Nature, 24 septembre 2009,
vol. 461, no 7263, p. 472-475 ; J. Rockström et al., “Planetary Boundaries: Exploring the Safe Ope-
rating Space for Humanity”, Institute for Sustainable Solutions Publications, 1er janvier 2009, vol. 14,
no 2, p. 32 ; analyse mise à jour par Will Steffen et al., “Planetary Boundaries: Guiding Human
Development on a Changing Planet”, Science, vol. 347, no 6223, 13 février 2015.
/172
Les limites de la planète
Le patriotisme est un véritable ressort qu’il ne faut pas négliger. Une leçon
du libéralisme est que les hommes sont ce qu’ils sont et fonctionnent
avec certains ressorts, notamment l’émulation qui consiste à tirer tout le
monde vers la même cible, et qui n’est pas la compétitivité – cette der-
nière est une mise à mort. La France a longtemps été perçue comme étant
en retard dans le domaine de l’environnement, mais c’est faux. Une ville
comme Paris s’est beaucoup investie en faveur de l’économie circulaire ;
de nombreuses collectivités territoriales mettent en œuvre des projets
extraordinaires. C’est au niveau national que cela pèche. Nicolas Hulot
cherche à faire beaucoup mieux et nous sommes là pour soutenir et ainsi
lui permettre d’aller plus loin. La France a des avantages énormes : un
esprit frondeur aimant bien remettre en cause les évidences, un esprit
désordonné et inventif, autant de qualités pour atteindre un objectif de
ce type-là. La France est un pays qui a de nombreux atouts et le French
bashing est insupportable ; elle a beaucoup plus de ressources que bien
d’autres pays qui sont assis sur une espèce de gloire bouffie. Mais nous
avons une revanche à prendre dans l’histoire, parce qu’il est vrai que nous
n’avons pas été brillants dans les dernières décennies.
Il y a des signaux positifs. Côté suisse, une votation a eu lieu en 2016
pour introduire un nouvel article dans la Constitution, qui l’engageait à
revenir en 2050 à une empreinte écologique d’une planète – au lieu de
trois actuellement – au prorata de sa population. Les citoyens suisses ont
voté contre à 63 %, ce qui veut dire que plus d’un tiers des votants était
pour, ce qui est énorme. À Genève, à Lausanne et à Zürich, c’était plus
de 50 % pour ! Par ailleurs, il n’y a pas de contrôle public des dépenses
de campagne en Suisse et des milliardaires pourrissent les votations. Cela
rend le résultat acquis en faveur de l’article, en dépit d’une campagne
massive contre lui, d’autant plus remarquable. Il s’agissait évidemment
de décroissance des flux de matières et d’énergie, mais plus précisément
d’un choix entre une décroissance dans la violence et une décroissance
organisée d’une manière intelligente et juste, sans que ce soient toujours
les mêmes qui y gagnent, qui vous fassent, vous, décroître, et qui eux
continuent à croître. C’est d’ailleurs exactement ce qui est en train de se
passer, comme l’a montré le dernier rapport d’Oxfam5. Il est tout à fait
5 - Deborah Hardoon, “An Economy for the 99%”, Oxfam Briefing Paper, janvier 2017.
173/
Dominique Bourg
Quelles sont les conséquences des enjeux écologiques sur le rôle des
experts scientifiques ?
Il n’est plus possible de tenir la position d’André Gorz dans son papier,
au demeurant magnifique, de 1992 sur l’expertocratie7. Il distinguait
une écologie anglo-saxonne qui prenait très au sérieux les indicateurs
6 - Adrian E. Raftery et al., “Less than 2 °C Warming by 2100 Unlikely”, Nature Climate Change,
no 7, p. 637-641, 31 juillet 2017.
7 - André Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », Actuel Marx, no 12,
1992, repris dans A. Gorz, Écologica, Paris, Galilée, 2008, p. 43-69.
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Les limites de la planète
175/
Dominique Bourg
Les énoncés scientifiques disent enfin ce qui nous attend : si nous attei-
gnons a, nous aurons très probablement b. L’étude de Météo France,
parue en juillet dans une revue internationale, a dit aux Français à quelle
hausse de température on pouvait s’attendre, avec des pointes à 55 °C
dans l’est de la France, soit la température d’un désert, et 40 °C de manière
fréquente, si la température moyenne sur Terre augmente de plus de
3,7 °C à la fin du siècle8. C’est un changement radical du climat pour les
Français : une partie du territoire devient, dans certaines circonstances,
invivable. Avec la même valeur moyenne à la fin du siècle à l’échelle
planétaire, dans la péninsule arabique et l’arc indo-pakistanais, l’accumu-
lation de chaleur et d’humidité sature les capacités de transpiration du
corps humain et entraîne une mort rapide. Cette région du monde, dans
laquelle vivent aujourd’hui un milliard et demi d’êtres humains, ne serait
plus habitable9. Les énoncés scientifiques nous disent alors ce que nous
ne sommes pas capables de voir, en faisant le lien entre les expériences
de pics de température que nous éprouvons bel et bien et ce qui pourrait
arriver. Sans cela, les citoyens sont comme des chiens aveugles dans une
cour d’immeuble. Pour arriver à ce que voulait Gorz, nous ne pouvons
plus nous en tenir à sa distinction entre l’expertise et le monde vécu. Les
énoncés scientifiques fonctionnent comme des prothèses sensorielles
sans lesquelles notre vécu ne tient pas.
Plusieurs années après votre ouvrage avec Kerry Whiteside, Vers une
démocratie écologique10, vous portez le projet d’une Chambre du
futur qui s’inscrirait dans le processus législatif. Comment défini-
riez-vous aujourd’hui les relations entre démocratie et écologie ?
/176
Les limites de la planète
11 - Pierre Rosanvallon, « Le souci du long terme », dans D. Bourg et Alain Papaux (sous la dir. de),
Vers une société sobre et désirable, Paris, Puf, 2010.
12 - Floran Augagneur et al., Inventer la démocratie du xxie siècle. L’Assemblée citoyenne du futur,
présentation de D. Bourg, préface d’Audrey Pulvar, Paris, Les Liens qui libèrent/Fondation pour la
nature et l’homme, 2017.
177/
Dominique Bourg
limites planétaires – et non du seul climat, ce qui serait le plus sûr moyen
de susciter des actions nuisibles au système-Terre. Par ailleurs, une telle
Chambre étudierait les expériences de la société civile, s’en inspirerait
pour faire remonter des projets de loi au Parlement. Il s’agit d’associer
l’expérience citoyenne et l’expertise scientifique. Cette Chambre serait
formée de trois collèges : un collège constitué comme le Conseil éco-
nomique, social et environnemental (Cese), mais sans représentants des
organisations non gouvernementales environnementales, un collège
constitué de citoyens tirés au sort et un collège constitué de membres
de la société civile qualifiés quant au long terme (représentants d’asso-
ciations environnementales et universitaires).
La seule légitimité de cette Chambre serait celle des problèmes et de
la connaissance que nous en avons. Les députés peuvent s’opposer à
des enjeux de long terme pour des raisons structurelles, parce qu’ils
sont là pour agir au présent, pour dégager des compromis concernant
des intérêts actuels. Quand bien même le lobbying serait encadré, il y
aura toujours dans la société des forces qui défendront exclusivement
des intérêts à très court terme. La chambre que nous proposons aurait
au contraire une vision à long terme et ne serait pas composée d’élus
cherchant à être réélus. De plus, cette chambre pourrait prendre appui
sur la conscience environnementale des citoyens, du fait même que les
difficultés environnementales deviennent sensibles. Ce qui lui donne
sa légitimité, son autorité, est la visibilité montante des problèmes. Ses
membres seraient les porte-parole de tout ce qui affecte le caractère
habitable de la Terre (inondations, vagues de chaleur, cyclones, etc.). Le
ministère de la Défense a su faire un plan pour anticiper la raréfaction des
métaux nécessaires à la fabrication des armes ; il faut apprendre à faire
de même dans tous les domaines, mais pour préserver la paix !
/178
Notre horizon
/180
Agir par l’imagination
181/
Véronique Tadjo
3 - Serge Latouche, Décolonisons l’imaginaire. La pensée créative contre l’économie de l’absurde, Lyon,
Parangon, 2011.
/182
Agir par l’imagination
183/
L’écrivain
et notre horizon
écologique
Nicolas Léger
/184
L’écrivain et notre horizon écologique
185/
Nicolas Léger
1 - Kim Stanley Robinson, la Trilogie martienne, traduit par Michel Demuth et Dominique Haas,
Paris, Omnibus, 2012.
2 - Frank Herbert, Dune, traduit par Michel Demuth, Paris, Pocket, 2012.
3 - René Barjavel, Une rose au paradis, Paris, Pocket, 1989.
/186
L’écrivain et notre horizon écologique
Crichton revêt une dimension éthique évidente4. Mais, en dépit des appa-
rences, il ne porte pas tant sur la dimension démiurgique et faustienne de
la manipulation génétique que sur la marchandisation du vivant et son
confinement gestionnaire dans le « parc » de tradition américaine. Qu’y
a-t-il encore de naturel dans le parc ? Les créatures le peuplant appar-
tiennent-elles encore à l’ordre du sauvage ? Autant de possibles qui, dans
leur considération des problématiques et des potentialités scientifiques
et sociales, font donc de la littérature un laboratoire écologique ouvrant
des horizons de sens nouveaux et des questionnements du présent.
Une ambivalence demeure dès lors qu’il s’agit de représentations :
ces récits sont-ils avant tout une interrogation anthropologique, voire
anthropocentrée, menée dans la fiction ou bien est-ce un creuset de
réflexion écologique à proprement parler ? Il est pourtant indéniable
que, ayant recours aux apports scientifiques et aux innovations techno
logiques, ces œuvres sont parties prenantes d’une réflexion fondamentale
sur le devenir écologique. Déceler une volonté prédictive dans les récits
de science-fiction serait à la fois un honneur trop vite concédé, mais
aussi une réduction injuste : ce ne sont pas seulement des enjeux envi-
ronnementaux qui sont travaillés. L’écologie peut d’ailleurs être un pré-
texte narratif à une réflexion d’un autre ordre. Les récits d’épidémies,
de mutations5 sont bien souvent un paradigme propre à penser ou à
critiquer les structures sociales et collectives ou le consumérisme tel
qu’il va. Ainsi, l’imaginaire de l’apocalyptique, bien souvent, ne figure
pas un retour harmonieux et hypothétique à notre environnement,
mais déploie bien plutôt un imaginaire du dénuement et de la précarité,
tel celui de la Route de Cormac McCarthy6, dans lequel l’humanité est
sommée de refaire monde tout en s’adaptant à une nature métamor-
phosée et hostile. Cette dernière s’y donne avant tout comme un cadre
mettant à l’épreuve la solidarité entre les individus. Au-delà de cette
nuance, il apparaît tout de même que, par exemple, la représentation de
4 - Michael Crichton, Jurassic Park, traduit par Patrick Berthon, Paris, Pocket, 2009.
5 - Ainsi dans l’univers des comics, les X-Men, personnages mutants, permettent de mener une réflexion
d’ordre social et politique et seraient avant tout une représentation fictive de la communauté afro-amé-
ricaine discriminée dans l’Amérique des années 1970, le « X » étant un hommage à Malcolm X. On
voit bien que l’enjeu écologique de la mutation génétique est ici secondaire et symbolique. De même,
la figure du zombie ou de l’épidémie virale est avant tout la figuration de processus de masse ou d’une
aliénation culturelle et corporelle.
6 - Cormac McCarthy, la Route, traduit par François Hirsch, Paris, Points, 2009.
187/
Nicolas Léger
7 - H. G. Wells, l’Île du docteur Moreau, traduit par Henry-D. Davray, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
1997.
/188
L’écrivain et notre horizon écologique
8 - Toutefois, il entretiendra des rapports conflictuels avec les Verts allemands à qui il reproche de
favoriser les enjeux sociétaux plutôt que la sauvegarde même des milieux naturels. Les Verts, quant à
eux, rejettent, en ces années d’après-guerre, la figure sulfureuse et contestée que représentait Jünger
à cause de son passé.
9 - Vladimir Nabokov, Autres rivages. Autobiographie, traduit par Yvonne Davet et Mirèse Akar, Paris,
Gallimard, coll. « Folio », 1998 et le Don, traduit par Raymond Girard, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
1992.
10 - Ernst Jünger, Chasses subtiles, traduit par Henri Plard, Paris, Christian Bourgeois, 1986.
11 - E. Jünger, « Savant et amateur » dans Graffiti/Frontalières, traduit par Henri Plard, Paris, Christian
Bourgeois, 1977, p. 280.
189/
Nicolas Léger
art sont l’occasion de « plaisirs non utilitaires », sont tous deux une « une
forme de magie 12 ». L’entomologie, prise entre un rapport scientifique et un
rapport contemplatif, ouvre au créateur littéraire des espaces de sens, des
jeux de significations réinvestis. Nabokov n’a eu de cesse de distinguer
l’entomologie, son jardin secret et la littérature. Pourtant, fasciné par
le don de mimesis des papillons se camouflant, il affirme : « Tout grand
écrivain est un illusionniste, mais telle également est l’architrompeuse Nature. […]
De la simple supercherie de la reproduction à l’illusion prodigieusement complexe de
mimétismes protecteurs chez les papillons ou chez les oiseaux, il y a dans la Nature
un merveilleux appareil de charmes et d’artifices. L’écrivain ne fait que suivre la voie
tracée par la Nature 13. »
/190
L’écrivain et notre horizon écologique
191/
Qu’elle était verte
ma vallée
Ghislain Benhessa et Nathalie Bittinger
/192
Qu’elle était verte ma vallée
jeunes militants radicalisés par leurs idéaux (Night Moves, 2013, de Kelly
Reichardt) ou encore la prise de conscience d’un négociateur du secteur
énergétique envoyé dans l’Amérique profonde pour racheter des terres
(Promised Land, 2013, de Gus Van Sant). Située au plus près du quotidien
d’habitants qui tentent de (se)reconstruire, la série Treme (David Simon,
Hbo, 2010-2013) offre pour sa part une bouleversante description de
La Nouvelle-Orléans, trois mois après la dévastation provoquée par
l’ouragan Katrina.
Plus largement, le cinéma de fiction a progressivement intégré les
désastres écologiques advenus ou en germe comme la matière même
de puissantes représentations sonores et visuelles. Sa force est préci
sément de « rendre sensible, sinon visible, la vitesse de surgissement de l’accident qui
endeuille l’histoire 1 », pour rependre les termes de Paul Virilio, le théoricien
prophétique de l’accident systémique et intégral2. Face à l’aveuglement
des hommes qui refusent de voir les signes avant-coureurs de possibles
catastrophes dévastatrices, le cinéma exacerbe la menace au cœur de
fictions plus grandes que nature. Deux genres en particulier mettent à
nu le tragique et la folie annihilatrice dans un monde instable traversé
par des dommages écologiques à répétition (des accidents nucléaires, de
Tchernobyl en 1986 à Fukushima en 2011 ; du séisme en Haïti en 2010
à l’ouragan Irma à Saint-Martin en 2017). La fiction post-apocalyptique
met en scène un imaginaire des catastrophes naturelles porté à son
paroxysme. Elle actualise des hypothèses calamiteuses, exacerbe les ten
sions sous-jacentes du contemporain et donne à voir une fin imminente
ou advenue. En contrepoint de ces œuvres sombres, quantité de fables
issues du cinéma d’animation articulent l’aliénation humaine qui détruit
la planète avec une veine lyrique. Elles célèbrent alors les magnificences
de la Terre et insistent sur le nœud indéfectible et vital de l’homme et de
la nature, pour réveiller les consciences sur un mode poétique.
193/
Ghislain Benhessa et Nathalie Bittinger
Du hors-champ à la lumière
Malgré la révolution industrielle, le développement à tout crin des
machines et des voitures, la déforestation ou le réchauffement clima
tique, aucune réelle prise de conscience écologique n’avait traversé le
septième art dans un premier temps, peut-être parce qu’il est lui-même
né de la modernité technologique. Si le cinéma hollywoodien n’a pas fait
montre d’une grande prescience écologique, c’est que la conquête de la
civilisation sur la wilderness s’est fondée sur le recul de la « frontière »,
les pionniers et les aventuriers colonisant toujours plus de territoires
sauvages à l’Ouest, avec le tracé des chemins de fer, la construction des
villes et l’apport du progrès technique.
Notons cependant quelques exceptions. En 1933, Déluge de Felix Feist
donnait à voir une vision apocalyptique de New York, noyé sous les eaux
à la suite de catastrophes naturelles exponentielles. La Forêt interdite de
Nicholas Ray dénonçait dès 1958 le massacre sauvage des oiseaux des
Everglades afin d’habiller de plumes les chapeaux des élégantes de la ville
de Miami, en plein développement à la fin du xixe siècle. L’époque de
l’intrigue est d’ailleurs contemporaine de la fin de la « frontière », décrétée
en 1890, quand la conquête par l’homme des terres vierges est quasiment
achevée et les Indiens relégués dans les réserves. C’est au même moment
que s’amorce une politique de préservation des forêts, avec la création en
1887 du Forest Bureau du département de l’Agriculture. Autre exception
pendant le Nouvel Hollywood, Soleil vert (1973) de Richard Fleischer est
une dystopie glaçante, dans laquelle la disparition avérée de la nature
engendre famine, surpopulation, anthropophagie et euthanasie. Le film
sort quatre ans après la loi nationale sur l’environnement, adoptée sous
la présidence de Lyndon Johnson en 1969.
Il n’empêche que le mouvement libertaire et contestataire du Nouvel
Hollywood a moins valorisé l’écologie en tant que telle que le retour à
un état de nature édénique, comme envers d’une civilisation dégénérée.
Nombre d’œuvres réactivent en creux le mythe rousseauiste du bon
sauvage, mais aussi une fibre philosophique profondément américaine,
celle du perfectionnisme moral et du transcendantalisme d’Emerson ou
de Thoreau. L’auteur de la Nature (1936) célèbre en effet le mystère et
le sublime qui habitent les « essences non changées par l’homme : l’espace, l’air,
/194
Qu’elle était verte ma vallée
3 - Ralph Waldo Emerson, la Nature [1836], traduit par Patrice Oliete Loscos, Paris, Allia, 2004,
p. 9-10.
4 - Henri David Thoreau, Walden ou la Vie dans les bois [1854], traduit par Louis Fabulet, Paris,
Gallimard, 1990.
5 - Sur la dangerosité des pesticides et la pollution industrielle à grande échelle, voir le livre de la
biologiste américaine Rachel Louise Carson, Printemps silencieux [1962], traduit par Jean-François
Gravand et Baptiste Lanaspeze, préface d’Al Gore, Marseille, Wildproject, 2009.
195/
Ghislain Benhessa et Nathalie Bittinger
/196
Qu’elle était verte ma vallée
La question de l’épuisement
des ressources scande désormais
le cinéma mondial.
197/
Ghislain Benhessa et Nathalie Bittinger
/198
Qu’elle était verte ma vallée
199/
La nature
fantasmatique
du cinéma coréen
Antoine Coppola
L’idéologie matérialisée
Une longue liste de mélodrames met en scène les campagnes, leurs vil-
lages et la vie traditionnelle coupés de la nouvelle urbanisation accé-
lérée (occupation japonaise, 1905-1945) et intensifiée par les régimes
dictatoriaux (Séoul devient une mégapole dans les années 1990). School
Excursion (1969) de Yu Hyeon-mok, par exemple, montre des enfants
issus des villages d’une petite île coréenne qui découvrent la grande ville
moderne. Émerveillés, effrayés aussi, les enfants reprennent en chœur
le discours du maître – qui est aussi celui de l’État : le futur, c’est la ville,
ses grands ensembles, ses supermarchés, ses employés et ses ouvriers. Le
/200
La nature fantasmatique du cinéma coréen
201/
Antoine Coppola
Avec Okja (2017), Bong évoque le sort des animaux face au producti-
visme industriel (abattage et modifications génétiques), mais idéalise en
même temps le monde rural, la nature où a grandi Okja (le cochon géné-
tiquement modifié) avec la petite héroïne et son grand-père. Les étrangers
(le scientifique torturé et psychologiquement malade) comme l’employé
local de la multinationale (représentation négative du Coréen moderne)
ont du mal à y accéder. Les activistes occidentaux ou d’origine coréenne
sont des simplets, voire des dictateurs en puissance (thème des mauvais
dirigeants révolutionnaires de Snowpiercer). La race mutante, posthumaine,
sera donc la fille du retour à la nature revisitée : paradis perdu, enfance
du monde et alliance humains-animaux. Notons que l’humanisation des
animaux (flagrante pour Okja) est une croyance profonde et réactualisée :
peu importe la forme pour l’ours-mère des Coréens, ou encore pour
la réincarnation hindo-bouddhiste ; l’esprit transmigre, même en Okja.
/202
La nature fantasmatique du cinéma coréen
Écologie sociale
Parallèlement aux visions postmodernistes agissant en sous-textes, plu-
sieurs films récents, tous post-apocalyptiques, comme Doomsday Book
(Kim Jee-woon et Yim Pil-seong, 2012), Deranged (Park Jeong-woo,
2012), The Flu (Kim Seong-su, 2013), Pandora (Park Jeong-woo, 2016)
ou Seoul Station (Yeon Sang-ho, 2016), sont autant de complaintes contre
un pouvoir hégémonique – local cette fois – qui dévaste autant la société
que son environnement naturel : falsification de la nourriture, de l’eau,
de l’homme (robot) pour le profit d’une techno-industrie aux mains de
l’oligarchie (Doomsday Book, Deranged) ; pollutions sanitaires pour Flu et
Seoul Station ; catastrophe de la domination par l’énergie nucléaire pour
Pandora ; et le tout toujours fomenté pour le profit de la même oligarchie
aux dépens de la grande majorité de la population. Le succès de ces films
a été au diapason d’une contestation sociopolitique globale qui a donné
la « Révolution des bougies » de l’hiver 2016.
En 2017, Ecology in Concrete de Jeong Jae-eun fait de l’écologie urbaine
un avatar de la hiérarchie traditionnelle villes/campagnes. Glass Garden
de Shin Su-won reprend l’image mystique de la nature refuge. Avares
d’images simplement réalistes, les différentes tendances (sociale, mys-
tique passéiste, néomysticisme nationaliste) se parasitent donc à retar-
dement sur les écrans, dénonçant des conditions mortifères, mais encore
en vain.
203/
L’éthique
du climat
Entretien avec Marie-Hélène Parizeau
Propos recueillis par Lucile Schmid
La solidarité humaine
doit aussi se manifester auprès
des écosystèmes.
/204
L’éthique du climat
205/
Marie-Hélène Parizeau
3 - Les objectifs de développement durable sont présentés sur le site du Programme des Nations unies
pour le développement : www.undp.org.
4 - Voir ses publications sur www.ipcc.ch.
/206
Les limites
de Limite
Jean-Louis Schlegel
1 - Zoé Carle, « Contre-révolutions écologiques. Quand les droites dures investissent la défense de la
nature », Revue du crieur, no 8, octobre-décembre 2017, p. 44-61.
2 - Mais rappelons qu’elle a été interprétée et louée par d’autres d’abord comme un texte anticapitaliste,
contre la finance mondialisée et son coût écologique, humain et social.
207/
Jean-Louis Schlegel
Ses marques essentielles sont une décroissance militante (la limite), donc
la critique du productivisme et du consumérisme, mais aussi le rejet de
l’interventionnisme technique sur la nature humaine (pour la stimuler, la
réparer, renverser ses normes anthropologiques, etc.), et donc de la mani-
pulation du vivant par la biologie ou d’autres sciences. La préservation de
la nature humaine est, selon Limite, aussi importante que la sauvegarde
de la nature extérieure, de l’environnement et du climat. L’ignorance ou
le rejet de cet aspect lui semble un point aveugle de l’écologie politique,
héritière de l’idéologie libérale-libertaire de Mai 68.
La préservation de la nature
humaine est, selon Limite, aussi
importante que la sauvegarde
de la nature extérieure.
3 - On pense notamment à Simone Weil, qui a tout de même écrit autre chose que l’Enracinement,
lequel ne se réduit pas à la célébration des racines. Le sous-titre – Prélude à une déclaration des devoirs
envers l’être humain – dit la complexité de ce livre posthume, inachevé, édité par Albert Camus.
/208
Les limites de Limite
Sensible au « malheur » des hommes, Simone Weil eût-elle fait les choix de ses « fans » décroissants
d’aujourd’hui ?
4 - Mais, apparemment, Limite n’a toujours pas découvert l’École de Francfort (Adorno, Horkheimer…),
sa « dialectique de la raison » et sa critique du « monde mutilé ».
5 - Voir Yann Raison du Cleuziou, « Un renversement de l’horizon du politique. Le renouveau conser-
vateur en France », Esprit, octobre 2017.
209/
Jean-Louis Schlegel
6 - Implicitement, la critique de la pilule présuppose aussi une vie bien réglée, à tous les sens du mot,
de la femme et du couple – un argument important dans les débats qui ont suivi l’encyclique Humanae
Vitae sur la pilule (juillet 1968).
/210
Les limites de Limite
aller de pair avec le refus sans concession opposé aux organismes géné-
tiquement modifiés, à tout ce qui pollue, empoisonne, détruit la nature
extérieure, au nucléaire ? Il faudrait au moins s’en expliquer, mais chez
les Verts français, seul José Bové a manifesté, à notre connaissance, ses
réserves sur des propositions de loi bioéthiques en cours.
En second lieu, Limite n’est pas au clair politiquement. La radicalisation
que ses créateurs prônent semble résider tout entière dans la conversion
à la décroissance (au sens large précisé plus haut), et d’abord dans l’élabo-
ration et la diffusion de leurs idées à travers la revue et le travail de terrain
dans des groupes militants. Cette position vertueuse permet de dénoncer
à peu de frais l’inanité de la vie politique en général, et notamment celle
de l’opposition entre une droite et une gauche. Pourtant, la vie politique
concrète est toujours là et prend des figures imprévues qui imposent
le discernement. De ce point de vue, on a clairement vu les limites
de Limite lors de l’élection présidentielle. Dès mars 2017, la rédaction
décidait « tout sauf Macron » – « Macron l’arnaque », selon Paul Piccarreta.
Apparemment mieux renseigné que beaucoup, il le diabolisait en ces
termes : « [Il] incarne tout ce que nous combattons : l’homme coupé de l’Histoire,
l’homme loin des préoccupations quotidiennes, l’homme insouciant devant le désastre
anthropologique et écologique 7. » On pouvait assurément détester et rejeter
Emmanuel Macron en mars-avril 2017, mais le « tout sauf Macron » était
tout sauf prudent si l’on considérait que Marine Le Pen avait de fortes de
chances d’être présente au second tour. Que dans un article de La Croix
entre les deux tours, Gaultier Bès, le philosophe théoricien de Limite,
marque son hésitation à choisir entre elle et E. Macron, en chargeant ce
dernier au point de laisser entendre qu’il pourrait préférer la première,
en dit long sur les limites d’une radicalisation non politique : les gens
de Limite n’ont pas encore intégré la démocratie dans leur vision du
monde – à moins qu’ils se reconnaissent, par haine du libéralisme, dans
les démocraties « illibérales » qui fleurissent un peu partout ? Ce serait
plus que dommage ; ce serait catastrophique.
211/
Jean-Louis Schlegel
Post-scriptum
Dans Limite, Mounier – le premier, celui des années 1930 – est aussi
évoqué parmi les précurseurs et renié en même temps. Dans un numéro
récent, un auteur membre de la rédaction prône « contre les gros conformistes,
le personnalisme » opposé au libéralisme, à l’individualisme, au matéria-
lisme, aux « tyrannies collectives », sauf que la revue Esprit aurait perdu de sa
« radicalité » après la guerre. Mais « heureusement, une branche du personnalisme
maintient le feu de la radicalité, il s’agit du personnalisme gascon de Jacques Ellul et
Bernard Charbonneau 8 ». Dans la Revue des Deux Mondes de décembre 2017,
Sébastien Lapaque, écrivain de droite un peu connu qui se prend parfois
pour Bernanos, parle lui aussi, avec la condescendance méprisante des
tard-venus qui ont tout compris, des « petits messieurs du groupe de la revue
Esprit » et de l’« optimisme » de Mounier face à la modernité, alors qu’Ellul
et Charbonneau avaient compris, eux, qu’on était entré dans « les temps
d’Apocalypse ». Ils rompent donc « avec fracas » avec Mounier l’optimiste
en 1937. Soit. Mais passons à 1938, c’est-à-dire aux « accords de Munich »,
dont on sait les conséquences désastreuses. Mounier est sans réserve
antimunichois, alors qu’Ellul s’abstient, « par réalisme » dira-t-il plus tard,
car il aurait fallu faire la guerre plus tôt. Soit, on ne lui reproche rien : qui
peut dire avec certitude, hormis les extralucides d’aujourd’hui, quelle eût
été sa réaction à l’époque ? Mais voici ce qu’écrit, en 2015, le meilleur
historien actuel du protestantisme, Patrick Cabanel : les protestants
français se divisent à propos de Munich, mais chez ceux qui approuvent
les accords, « le pire se trouve sous la plume de Jacques Ellul, où la confusion
(un mot dont il use sans cesse), la rhétorique et le sophisme confinent au suicide de
l’analyse ». Selon P. Cabanel, Ellul estime la situation spirituelle en France
semblable à celle de l’Allemagne, mais le gouvernement français sait
mieux utiliser les moyens de la technique pour « le contrôle des esprits 9 » !
Le « feu de la radicalité » contre les ravages de la technique a bon dos. Mais
la politique n’attend pas. Quant à l’Apocalypse de Lapaque, cela ne fait
que quatre-vingts ans qu’on l’attend.
/212
Notre maison
commune
Jean-Claude Eslin
1 - Lynn White Jr, « Les racines historiques de notre crise écologique » [1967], traduit par Jacques
Grinewald, dans Dominique Bourg et Philippe Roch, Crise écologique, crise des valeurs ? Défis pour
l’anthropologie et la spiritualité, Genève, Labor et Fides, 2010.
213/
Jean-Claude Eslin
2 - Othmar Keel, Dieu répond à Job. Une interprétation de Job 38-41 à la lumière de l’iconographie du
Proche-Orient ancien, traduit par Françoise Smyth, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 1993.
3 - John Baird Callicott, Genèse. La Bible et l’écologie, traduit par Dominique Bellec, postface de
Catherine Larrère, Marseille, Wildproject, 2009. Voir aussi mon ouvrage, le Christianisme au défi de
la nature, chapitre ii, « L’Antiquité et la révolution biblique », Paris, Cerf, 2017.
/214
Notre maison commune
toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions
sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la Terre que la clameur des
pauvres » (Laudato si’, § 49) Qui pratique cette association dans notre ère de
spécialisation ? Tel romancier sans doute, souvent des anthropologues,
comme Karl Polanyi, pour qui « on ne peut pas séparer nettement les dangers
qui menacent l’homme de ceux qui menacent la nature 4 », et les héritiers de
Marcel Mauss : Louis Dumont, Claude Lévi-Strauss ou encore Philippe
Descola. Le langage du pape François conjugue deux registres, celui de
la fraternité, que l’on attend d’un pape franciscain, et celui d’une critique
précise et sans concession de la domination du « système social actuel », plus
surprenante.
4 - Karl Polanyi, la Grande Transformation, traduit par Maurice Angeno et Catherine Malamoud,
préface de Louis Dumont, Paris, Gallimard, 2009, p. 253.
5 - Voir notamment Romano Guardini, la Fin des temps modernes et la Puissance. Essai sur le règne de
l’homme, traduits par Jeanne Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, 1952 et 1954.
215/
Jean-Claude Eslin
Terrain commun
J’attire enfin l’attention sur le sous-titre de Laudato si’ : Sur la sauvegarde
de la maison commune. Non seulement il y a quelque chose à sauvegarder,
ce à quoi les fanatiques du progrès ne pensent guère, mais il s’agit de
la maison commune, de la planète habitée… L’écologie et le souci de
la nature sont une affaire commune pour la sauvegarde de laquelle les
clivages politiques, culturels et religieux courants ne conviennent pas.
Dans une époque d’intense individualisme, on nous parle de quelque
chose de commun. Cela peut-il être pris en considération ? Est-ce cré-
dible ? Est-ce le signe d’un changement d’époque ? Nous sommes obligés
de considérer la planète comme commune, alors que nous n’en avons
aucune envie, aucune habitude, aucun savoir-faire. Nous ne savons, en
dépit de la Cop21, comment nous y prendre : comment procéder au
démantèlement d’une centrale nucléaire ? La pensée du commun (l’eau,
le climat) ne nous devient-elle pas chaque jour plus étrangère ? Si l’idée
de terrain commun est étrangère à nos mœurs et à nos idées, n’est-ce
pas aux penseurs politiques d’y revenir ? Sommes-nous armés pour cette
nouvelle approche ?
/216
Changer le monde
en marchant
Benjamin Joyeux
G enève, l’une des villes les plus riches et les plus chères du monde,
accueille à bras ouverts le héraut des petits paysans sans-terre
indiens, parmi les plus pauvres de la planète : le symbole est
fort. Rajagopal P. V., surnommé le « nouveau Gandhi », président et fon-
dateur du mouvement indien Ekta Parishad, était de passage à Genève du
23 au 30 novembre 2017 pour promouvoir sa prochaine grande action,
la Jai Jagat 2020. Grande marche pacifique partant de Delhi le 2 octobre
2019, celle-ci doit rejoindre Genève un an plus tard, le 21 septembre
2020, Journée internationale de la paix, pour finir en un grand rassem-
blement populaire d’une semaine devant le siège de l’Organisation des
Nations unies afin de demander la mise en œuvre des dix-sept objectifs
de développement durable des Nations unies.
Pour le mouvement Ekta Parishad, qui défend les petits paysans indiens
depuis trois décennies pour leur permettre l’accès à la terre, à l’eau et
aux ressources vivrières, le dialogue avec le gouvernement indien ne
suffit plus à faire changer les choses ; il s’agit désormais de s’adresser au
monde et aux grandes institutions internationales afin de lutter contre la
pauvreté et le changement climatique. Comme le dit Rajagopal : « Quand
on va voir le gouvernement indien pour lui dire d’arrêter une politique foncière qui a
comme conséquence d’expulser des milliers de petits paysans de leurs terres, celui-ci
nous répond souvent que ce sont des exigences de la Banque mondiale ou du Fonds
monétaire international, qu’il doit mettre en œuvre pour pouvoir toucher ses prêts.
Eh bien ! nous nous sommes dit qu’il fallait donc directement nous adresser à ces
grandes organisations internationales. » Il poursuit : « Il ne s’agit pas de critiquer
ces institutions en s’opposant à leur existence même ; il s’agit bien plutôt de les aider à
prendre conscience, de façon non violente, des conséquences dramatiques de certaines de
leurs politiques sur des populations marginalisées et d’insister sur le fait que les objectifs
217/
Benjamin Joyeux
fixés pour 2030 par les Nations unies resteront lettre morte sans un engagement fort
et une place laissée à la société civile. »
Le succès des actions d’Ekta Parishad tient sans doute au dialogue per-
manent et à la non-violence. Héritier direct du Mahatma Gandhi et de
son principe d’ahimsa, un refus de toute forme de violence signifiant plus
généralement le respect de la vie, le mouvement Ekta Parishad s’est déve-
loppé en suivant ce principe, maintenant le dialogue avec les autorités
locales et nationales, tout en organisant à la base, dans les petits villages et
les communautés, les paysans spoliés de leurs terres et de leurs ressources
pour les inciter à s’organiser et à revendiquer leurs droits. Leurs grandes
marches pacifiques de centaines de milliers de sans-terre, organisées en
2007 (la Janadesh ou « verdict du peuple ») et en 2012 (la Jan Satyagraha
ou « résistance non violente du peuple »), ont non seulement pu obtenir
des réformes agraires concrètes de la part du gouvernement fédéral
indien, mais ont fini également par donner de l’inspiration bien au-delà
des frontières du sous-continent indien. Aujourd’hui, Rajagopal et son
organisation ont des amis dans le monde entier, et c’est en s’appuyant
sur eux qu’ils croient en la réussite de cette immense marche en 2020. Il
ne s’agit pas seulement de marcher de Delhi à Genève, mais également
de susciter des marches parallèles un peu partout sur la planète pour
toutes celles et tous ceux qui veulent promouvoir un autre modèle de
développement, capable de répondre aux enjeux de la crise climatique et
de l’explosion des inégalités. Il s’agit surtout d’offrir un moment d’espoir
et de résistance non violente face à cette globalisation financière qui laisse
des millions de gens sur le bord de la route, en Inde et ailleurs.
Rajagopal le souligne : « Partout dans le monde, la précarisation croissante et
la dégradation des conditions de vie de toute une partie de la population entraînent
une immense frustration, en particulier au sein de la jeunesse, et c’est cette immense
frustration qui peut engendrer de la colère et beaucoup de violence, comme la multi-
plication des actes terroristes. Il s’agit donc de canaliser cette frustration pour en faire
de l’énergie, une énergie positive et non violente pour se mettre en marche et changer
le monde, à l’image de l’énergie solaire ou éolienne. » Les résultats éventuels
obtenus par les marches d’Ekta Parishad ne comptent pas plus que le fait
de marcher, de façon pacifique et non violente, pour promouvoir une
volonté de changement, mais également une autre façon d’agir, sincère et
bienveillante. On ne se bat plus contre quelqu’un ou quelque chose mais
pour les droits de tous. Jai Jagat signifie d’ailleurs « victoire du monde »,
/218
Changer le monde en marchant
219/
Varia
La (re)création
d’une femme
Jeune femme de Léonor Serraille
Élise Domenach
1 - France, 2017. Scénario et réalisation : Léonor Serraille. Productrice déléguée : Sandra Da Fonseca,
producteurs associés : Bertrand Gore, Nathalie Mesuret. Image : Émilie Noblet. Montage : Clémence
Carré. Casting : Youna de Peretti. Son : Anne Dupouy. Montage son : Marion Papinot. Décors :
Valérie Valéro. Musique : Julie Roué. Production : Blue Monday Productions. Distributeur : Shellac.
Avec Laetitia Dosch (Paula), Grégoire Monsaingeon (Joaquim), Souleymane Seye Ndiaye (Ousmane),
Léonie Simaga (Yuki), Nathalie Richard (mère de Paula), Audrey Bonnet (médecin), Erika Sainte
(mère de Lila).
/222
La (re)création d’une femme. Jeune femme de Léonor Serraille
2 - Stanley Cavell, Pursuits of Happiness: The Hollywood Comedy of Remarriage, Cambridge, Harvard
University Press, 1981 ; traduction française par Christian Fournier et Sandra Laugier, À la recherche
du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage, Paris, Cahiers du cinéma, 1993, rééd. Paris, Vrin,
2017.
3 - Carol Gilligan, In a Different Voice: Psychological Theory and Women’s Development, Cambridge,
Harvard University Press, 1982 ; traduction française par Annick Kwiatek, revue par Vanessa Nurock,
Une voix différente. Pour une éthique du care, Paris, Flammarion, 2008.
4 - Sandra Laugier, Tous vulnérables. Le care, les animaux et l’environnement, Paris, Payot, 2012.
223/
Varia
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La (re)création d’une femme. Jeune femme de Léonor Serraille
5 - Voir « La communauté des coupables », entretien avec Jean-Pierre et Luc Dardenne, Esprit,
novembre 2016.
6 - S. Cavell, Contesting Tears: The Hollywood Melodrama of the Unknown Woman, Chicago, The
University of Chicago Press, 1996 ; traduction française par Pauline Soulat, la Protestation des larmes.
Le mélodrame de la femme inconnue, Nantes, Capricci, 2012.
225/
Varia
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La (re)création d’une femme. Jeune femme de Léonor Serraille
227/
La beauté
et les humiliés
Entretien avec Raymond Depardon
et Claudine Nougaret
/228
La beauté et les humiliés
229/
Varia
/230
La beauté et les humiliés
j’ai vu le lino neuf, j’ai mis la caméra sur un chariot, je n’ai rien demandé
à personne, à la manière du cinéma direct : un monsieur est passé, un
second m’a doublé (il n’y a que les premiers assistants de Hitchcock
qui peuvent lancer un figurant dans le cadre de cette manière…), une
infirmière… Tout cela fait un beau travelling. Une grande solitude se
dégage de ce plan.
C. Nougaret – Ce premier plan est formidable, comme la première
impression dans un hôpital psychiatrique. L’utilisation de la musique,
chez nous, n’est jamais redondante avec ce qui se dit, mais dispose d’une
place à part. Alexandre Desplat apprécie de travailler avec nous parce
qu’il n’a pas à faire des nappages sur des dialogues : il fait une création
musicale sur l’idée de l’enfermement.
R. Depardon – Il y avait des plans pour la musique, d’autres non. Il y a
des paranoïaques déambulateurs… C’est spontané. Nous en revenons à
des règles très cinématographiques, avec trois caméras : champ, contre-
champ et un petit master shot, comme dans les films de Vincente Minnelli
(les gens en pied ou en buste). Les intermèdes permettaient de montrer
l’hôpital et l’enfermement. Agnès Sire l’a retrouvé dans mes photogra-
phies2. Il y a quinze ans, j’ai travaillé sur les personnes qui vieillissent en
centrales, pour le magazine Notre temps (pour les retraités, non publié).
Nous sommes allés à Muret, près de Toulouse, et à Clairvaux (un ancien
monastère cistercien). Le directeur de cette centrale m’a autorisé à visiter
le mitard, petite prison dans la prison : il me présente un cadre supérieur
qui a tué deux personnes et qui demande à être au mitard pour éviter
la cour commune – il a une cellule à lui et sa petite cour privée pour la
promenade. Le sillon creusé dans la cour, symbole de l’enfermement,
devenait une sorte de land art.
Maintenant, à l’hôpital psychiatrique, on entre comme dans un hôpital
normal – il y a une petite guérite sur la droite, mais on entre comme on
veut ; il y a 850 personnes, mais on ne les voit pas ; on est dans un immense
parc, avec des biches, mais on ne voit rien. J’ai fait une seule photo, qui
figure sur l’affiche du film. Je me suis aperçu au bout d’un mois qu’il
y avait une recette des finances dans l’hôpital, qui ouvrait à dix heures
2 - « Raymond Depardon – Traverser », l’exposition conçue par Agnès Sire à la Fondation Cartier-
Bresson, se poursuit à la galerie Lympia à Nice du 1er mars au 30 juin 2018. Le catalogue de l’exposition
est publié aux éditions Xavier Barral.
231/
Varia
le lundi matin, et les gens venaient chercher de l’argent depuis tous les
services, dans le brouillard. Les traitements psychiatriques font que les
gens ne marchent pas comme les autres. Un jour, à Los Angeles, avec les
Cahiers du cinéma, je me dirige à pied vers les studios Universal. Sous un
pont, je remarque un gars qui marche de manière singulière : j’ai trouvé
un hôpital psychiatrique sous les autoroutes. Il y a la parole, mais il y a
aussi la gestuelle…
C. Nougaret – Nous sommes dans une recherche d’honnêteté, sans
recours aux artifices émotionnels du cinéma. L’émotion vient des gens
qui racontent leur histoire, des situations. Le plus difficile, c’est de ne
pas surinterpréter et de restituer au mieux la parole des patients avec la
meilleure qualité possible pour que le spectateur n’ait pas de doute sur
ce qu’il voit et entend. Nous sommes responsables de la confiance que
les personnes filmées nous ont accordée. Cette citation d’Albert Camus
évoque notre démarche : « Il y a la beauté, il y a les humiliés. Quelles que soient
les difficultés de l’entreprise, je ne voudrais n’être jamais infidèle ni à l’une ni aux
autres 3. »
R. Depardon – Il y a peu de temps, un jeune étudiant de la Femis me
dit : « Quelle place donnez-vous à l’esthétique dans votre cinéma ? » Je réponds :
« 50 %. » Il me dit : « Ah bon, ce n’est pas ce que l’on nous apprend à la Femis. »
Cette volonté de privilégier le fond sur l’esthétique est un vestige de
Mai 68. Au début, je ne faisais que des photos ou des plans-séquences.
Les monteurs m’ont appris à découper le réel tout en conservant la force
des images. Pour 12 jours, je n’ai pas de seconde équipe pour faire les
plans « secondaires » ; je prends un grand plaisir à les faire moi-même.
3 - Albert Camus, « Retour à Tipaza », dans l’Été [1954], Paris, Gallimard, 2006, passage cité dans
une lettre à René Char : voir A. Camus et R. Char, Correspondance (1949-1956), édition de Franck
Planeille, Paris, Gallimard, 2007.
/232
La beauté et les humiliés
233/
Varia
/234
Cultures
Poésie / Charles Dobzynski. Je est un Juif
Jacques Darras
Expositions / Degas Danse Dessin.
Hommage à Degas avec Paul Valéry
Hélène Mugnier
Nostalgie et création. Étranger résident.
La collection de Marin Karmitz
Paul Thibaud
Livres / Vent glacial sur Sarajevo, de Guillaume Ancel
Anne-Lorraine Bujon
De la tyrannie. Vingt leçons du xxe siècle,
de Timothy Snyder
Benjamin Caraco
Ascension, de Vincent Delecroix
Camille Riquier
Retour à Lemberg, de Philippe Sands
Bénédicte Chesnelong
Qu’est-ce qu’un gouvernement socialiste ?,
de Franck Fischbach
L’idée du socialisme, d’Axel Honneth
Thomas Boccon-Gibod
Poésie
Charles Dobzynski. Je est un Juif
Jacques Darras
/238
le réel 2. Une brève lecture du sommaire de confiance, de son audace même.
des deux livres suffit à convaincre de Outre le coup de force du titre, la
l’ampleur de son regard. singularité prosodique retenue par le
Lorsqu’en 1998, nous créâmes, avec le poète pour ses trente-deux chapitres,
journaliste André Parinaud, le mensuel à savoir un tercet auquel s’articule, à
Aujourd’hui poème, le nom de Charles distance de deux blancs, un quatrième
Dobzynski s’imposa immédiatement vers « flottant » ou indépendant,
à nous. Les réunions de comité en sa entraîne le lecteur avec une efficacité
compagnie furent mouvementées et narrative totale. On est chez Dante,
tonitruantes. La poésie était pour lui mutatis mutandis. On marche, on tourne
une affaire sérieuse. Nous admirions les pages comme dans aucun poème
et craignions tout à la fois sa « fureur ». français actuel que nous connaissions.
Cependant, le poète D obzynski, par Avec pas moins de culot que pour le
ailleurs grand connaisseur et tra- titre, le sous-titre du poème se décline :
ducteur de la poésie en yiddish aussi roman. Ce choix nous ravit pour ce
bien que de Rítsos et de Maïakovski, qu’il consone avec nos propres tenta-
se faisait oublier. Nous ne prêtâmes tives de rallumer le vers octosyllabique
pas suffisamment attention, faut-il médiéval. C’est dans cette forme ver-
l’avouer, à sa propre progression. sifiée que Charles Dobzynski compose
D’une petite centaine de pages à son autobiographie, nous raconte
caractères clairs et généreux, Je est un son itinéraire, nous fait partager ses
Juif apparaît enfin pour ce qu’il est : un convictions humaines et politiques,
poème magistral. Le militantisme et nous enjoint de réfléchir avec lui à ce
l’activisme de son auteur nous avaient qui constitue le nationalisme enraciné
proprement détournés, comme par dans un territoire ou la dispersion, la
une forme de pudeur ou un manque diaspora à travers le monde.
2 - C. Dobzynski, Un four à brûler le réel I et II, Paris, Orizons, 2011 et 2012.
239/
Le droit, la vérité première,
demeurait l’arbre enraciné
dans le pays des Lumières.
/240
Ce n’est pas la patrie céleste
mais celle du pain quotidien
que l’on soit du Sud ou de l’Est.
Voici que le poème tout à coup rede- maintenir légèrement à distance. Ail-
vient audible. Qu’il se baisse jusqu’à leurs, dans d’autres chants, la frappe
nous, qui le recueillons d’autant mieux rythmique est plus nette, à ceci près
avec l’oreille que la rime terminale se que le croisement des rimes subit un
veut discrète, la plus discrète possible. léger décollement du quatrième vers
Nous sentons que, plus nettement qui, pour ainsi dire, empêche que le
marquée, elle nous ferait inexora- quatrain se referme trop brutalement
blement basculer vers les rythmes du sur lui-même.
rap, la subtilité du poète consistant à la
Dérisoire l’appartenance
au mythe ancestral,
sans légitimer l’espérance
241/
Bonne nouvelle que le poème ait pu en ne méprisant pas de participer aux
réapprendre à tutoyer l’actualité la plus arguties linguistiques ou théologiennes
immédiate, la plus brûlante ! Charles de son temps. Il paraît évident, pour
Dobzynski avait acquis, nous l’avons nous, que Charles Dobzynski, avec
constaté, une liberté d’expression son poème, a enfoncé d’un seul coup
admirable, une certitude magnétique d’épaule une porte, une trappe inexpli-
infaillible qui le faisait se risquer dans cablement condamnée par d’étranges
les labyrinthes les plus étroitement chaînes – empruntons l’image à
périlleux. Dante encore ici. Dante William Blake – forgées dans le climat
progressant de sa démarche régu- dépressif des années 1930 et quelque.
lière droit au cœur de l’Enfer, tout
Expositions
ordre préétabli. Ni biographie, ni
Degas Danse Dessin. compilation de souvenirs, ni critique
Hommage à Degas d’art, le propos est délibérément frag-
avec Paul Valéry mentaire et subjectif : « Après tout, je
Au musée d’Orsay, ne sais trop ce que je dirai tout à l’heure »,
jusqu’au 25 février 2018 assume l’auteur d’entrée de jeu. La
légèreté de ton et de forme est aussi
Degas est mort il y a cent ans et le séduisante pour le lecteur que stimu-
musée d’Orsay a pris le parti décalé lante pour le regard sur l’œuvre. Loin
de donner la parole à Paul Valéry de l’hagiographie facile, l’écrivain
pour son exposition-anniversaire. ouvre grand, à partir du cas Degas, la
Injustement méconnu, Degas Danse réflexion sur l’art. Quel Degas intime
Dessin est un petit ovni littéraire se donne ici à entendre et à voir ?
composé d’une trentaine de brefs Et quelles pistes de réflexion plus
chapitres, édité en 1936 à l’initiative contemporaines Valéry propose-t-il
du marchand Ambroise Vollard, avec au regardeur ?
vingt-six dessins gravés de sa propre Le Degas que rencontre Valéry a bientôt
collection. Nourri de l’amitié qui lia 50 ans et travaille d’arrache-pied, aussi
Degas et Valéry pendant vingt ans, le bien la peinture que la sculpture, le
texte réunit anecdotes biographiques, pastel ou le monotype. Son caractère
propos sur l’œuvre, digressions sur notoirement acariâtre ne s’adoucit
l’art, réflexions personnelles, sans guère. Il refuse désormais d’exposer
/242
et son marchand Durand-Ruel assure fait la pratique académique du dessin
la vente de ses œuvres. Lié depuis idéalisé que pour mieux renouer avec
l’enfance à Henri Rouart, Degas est le dessin comme modalité d’obser-
un habitué des vendredis de ce dernier, vation. En effet, Degas perçoit les
rue de Lisbonne. Un soir de 1896, il limites de la photographie pour saisir
y fait la connaissance du jeune Paul le réel. Curieux des études de Muy-
Valéry, invité par Ernest Rouart, le fils bridge, il comprend que la perception
d’Henri. Leurs échanges n’échappent optique est trompeuse. Valéry raconte
pas d’abord à l’acrimonie de Degas : aussi les longues poses qu’il imposait
agacé par l’admiration du jeune poète, à ses amis devant l’objectif, dans des
il lui refuse une dédicace de projet mises en scène soignées, à la lumière
dès 1896. Malgré tout, la relation de des lampes à pétrole. De ces expéri-
familiarité amicale qui se noue ensuite mentations techniques, pionnières à
durera vingt ans. En 1900, c’est Degas l’époque, Degas retient que la pho-
qui présente à Valéry sa future épouse, tographie elle-même ne reproduit
Paule Gobillard, une cousine de Julie jamais qu’un fragment superficiel du
Manet, la fille de Berthe Morisot, dont réel, à travers un point de vue lui-
Degas était alors le protecteur. Ces même limité. Pas de vérité objective
liens croisés tissent la trame vivante et possible, la réalité déborde de la rétine
attachante de Degas Danse Dessin. de l’observateur, si scrupuleux soit-il.
L’écrivain décape quelque peu l’image La vision est une construction mentale
impressionniste de l’artiste, en insistant dont le dessin est l’instrument créatif.
d’abord sur son goût et sa pratique du « Le dessin n’est pas la forme, il est la manière
dessin. À la différence de ses confrères de voir la forme », répète-t-il à Valéry,
Monet ou Renoir, Degas multiplie les incrédule. La diversité des cadrages,
études préparatoires et, dans ses toiles, points de vue plongeants ou de biais,
jamais il ne consent à dissoudre la ligne fonde l’expressivité de ses dessins. À
de contour. Surtout, il fait du dessin cet égard, l’inventivité des partis pris
(pastel, fusain) une technique à part de Degas permet de rééduquer notre
entière, centrale dans son œuvre. À œil contemporain au discernement, à
partir des années 1890, le pastel et le l’encontre de l’effet anesthésiant de la
fusain dominent sa production. La prolifération des images.
rapidité d’exécution (donc de mise Valéry souligne une autre singularité
sur le marché) n’est pas anodine dans de Degas dans l’aventure de l’impres-
cette prédilection technique, pour un sionnisme, son goût pour la discipline
peintre dont la vue décline et qui peine et son obsession du travail, toujours
à achever ses œuvres. Il ne rejette en insatisfaite : « Toute œuvre de Degas est
243/
sérieuse. » Face à ses modèles féminins, haute exigence de l’œuvre en cours,
qu’ils dansent ou qu’ils fassent leur discipline austère, hypersensibilité
toilette, l’œil de Degas est sévère, sans cachée derrière des apparences
empathie ni concession à quelque froides, voire désagréables, goût de la
grâce ou volupté. Il évite les visages, solitude. Entre lucidité et pessimisme,
scrute les dos, décompose les gestes, nul doute que l’écrivain et l’artiste
désarticule les membres. Valéry sou- partagent bien des traits de caractère.
ligne à juste titre l’ascèse plus globale « Son regard noir ne voyait rien en rose »,
que Degas s’impose. Le plein air et la écrit Valéry, confessant pour sa part,
spontanéité ne sont pas son affaire. dans ses Cahiers : « Angoisse, mon véri-
« Il faut refaire dix fois, cent fois le même table métier. » Ils sont animés par la
sujet », disait-il. On comprend combien même attention aiguë et critique au
la danse a pu le concerner, dans son monde qui les entoure et refusent
assiduité sans fin. Pour saisir la vérité toute dispersion potentielle, tenant à
au plus juste, c’est à l’atelier qu’il fait distance sentiments et notoriété. Dans
poser les petits rats de l’Opéra et qu’il son effort à penser le processus créatif
modèle la cire pour mieux comprendre de Degas, l’intellectuel Valéry émeut
le mouvement. Lors d’une visite au par la conscience qu’il a des limites de
musée, Valéry pointe un feuillage l’exercice, voire de son impossibilité :
bien fastidieux à peindre, Degas le « N’oublions pas qu’une très belle chose nous
mouche aussi sec : « Tais-toi, si ce n’était rend muets d’admiration. »
pas embêtant, ce ne serait pas amusant. » « Il Étrangement, Valéry occulte les
faut avoir une haute idée non pas de ce qu’on dernières œuvres du peintre, qu’il
fait mais de ce qu’on pourra faire un jour, a pourtant vues. Son texte reste à la
sans quoi ce n’est pas la peine de travailler », lisière de leur audace pionnière. De
confie-t-il plus loin. Inquiétude chro- fait, en 1936, la mue de l’art moderne
nique et perpétuelle insatisfaction sont s’est accélérée, les querelles impres-
le prix de cette exigence de l’artiste. Au sionnistes ont fait place au cubisme, à
point d’ailleurs, et à plusieurs reprises, l’abstraction et même au surréalisme.
de faire décrocher des œuvres chez ses N’ignorant rien des avant-gardes artis-
collectionneurs pour les reprendre, tiques, le plaidoyer de Valéry pour
parfois sans qu’elles leur soient resti- Degas sonne dans ce contexte comme
tuées. un avertissement méfiant contre « le
Au-delà du témoignage personnel, danger de la facilité ». Son diagnostic
Valéry révèle inévitablement dans repose cependant sur une intuition
ce texte son propre autoportrait, à saisissante d’actualité : « L’art moderne
travers son aîné de trente-sept ans : tend à exploiter presque exclusivement la
/244
sensibilité sensorielle […], l’allure de la
modernité est toute celle d’une intoxication, Nostalgie
il nous faut augmenter la dose, ou changer
et création
de poison. Telle est la loi. » Valéry repère
dans son époque ce qu’elle contient Étranger résident.
d’écueils possibles, non pas seulement La collection
pour l’art mais pour la vie de l’esprit, de Marin Karmitz
qui est son véritable sujet : dispersion La Maison Rouge,
de l’attention, exploitation des sen- jusqu’au 21 janvier 2018
sations immédiates au détriment
des émotions profondes, dilution de Si l’on considère le nombre des
l’art dans le divertissement naissant objets, la collection Marin Karmitz
(cinéma, publicité), négligence de à La Maison Rouge est surtout une
la vie intérieure au profit du miroir collection de photos. Le livret de pré-
extérieur. L’œuvre tardif de Degas, sentation confirme cette primauté :
dans son chatoiement chromatique détachée de l’occasion, de l’évé-
et sa liberté informelle, palpite préci- nement qui l’a vue naître, la photo
sément sur ce fil ténu entre visibilité et graphie peut s’enchâsser dans une
intériorité des gestes. Il y atteint une infinité de récits, elle est douée d’un
profondeur humaine d’une intimité extraordinaire « potentiel de suggestions et
inédite et poignante. de narrations ». Cet argument en faveur
Sans surprise, au musée d’Orsay, la de la photographie n’est probant que
poésie de l’art de Degas dépasse infi- dans le cadre d’une comparaison avec
niment les mots, si justes et exigeants le cinéma. Mais s’il s’agit, comme
soient-ils, de Valéry. Dans ses limites y invite le côtoiement à La Maison
verbales et sa partialité subjective, la Rouge d’œuvres de différents genres,
lecture de Degas Danse Dessin ouvre la de comparer la photographie aux
perspective sur l’expérience visuelle. arts plastiques, le visiteur est tenté de
Et cette belle exposition réunit admi- conclure différemment : pour créer,
rablement les conditions pour que annoncer et même recevoir le monde,
chacun accède à cette poésie, avec son l’éprouver, on peut juger que les arts
propre regard. plastiques disposent de ressources sans
Hélène Mugnier équivalent dans la photographie.
La première des photos présentées
isolément (East River, 1938, du
Hongrois André Kertész) montre
qu’une photographie peut dépasser
245/
« son » anecdote. Un Juif emblématique fait le beau devant les filles. Ce monde
est assis au bord d’un quai à côté d’une disparu est emblématisé par Gotthard
bitte d’amarrage. Sans doute vient-il Schuh dans l’impressionnant portrait
d’arriver, mais il n’a pas de bagages, d’un jeune mineur belge.
peut-être au contraire pense-t-il Mais l’exposition montre aussi l’épui-
s’embarquer. Et puis, plutôt que celle sement de cette vitalité. Patrick Fai-
d’un seul événement, cette photo est gelbaum le donne à voir dans la photo,
celle d’un siècle d’errances ; c’est celle très postérieure, d’une famille napo-
d’une humanité « sur le départ », pour litaine : un monde à bout de souffle,
le meilleur ou pour le pire. Une photo où l’âge n’apporte que de l’empâ-
des tombes juives abandonnées dans tement, où la beauté des rares enfants
les broussailles présente l’autre face compense mal l’usure commune. Le
de la migration, alors qu’un échange peuple doit devenir moins intéressant
de regards entre une petite fille et son puisque le dernier photographe
grand-père évoque ce que les cham- exposé, Chris Marker, clôt l’ensemble,
boulements ne peuvent effacer. après une très brève évocation de
En collectionnant les photos, Marin Mai 68, par des exercices formels et
Karmitz a voulu désenclaver les abstraits de clichés retravaillés.
événements dont elles sont le sou- La question est donc de savoir si
bassement. Cette intention explique la photographie peut échapper à la
que, malgré l’importance qu’elles rétrospection, nostalgique ou mili-
ont eue pour lui, la vie et la mort des tante, comme cela est possible aux
communautés juives d’Europe de peintres et aux sculpteurs. Il suffit en
l’Est ne sont pas la trame unique de tout cas de regarder dans l’exposition
cette exposition. Ce qui a disparu, en le dessin très fort qu’Otto Dix a fait
effet, ce n’est pas seulement un peuple, d’un arbre sans feuilles pour mesurer
mais, comme le montre le très beau l’écart avec les images fugitives envi-
pot-pourri de photos qui ouvre le par- ronnantes. Mais c’est la salle consacrée
cours du visiteur, le peuple lui-même. à Dubuffet qui, à cet égard, en dit le
Un peuple qui joue aux cartes, boit du plus. Dubuffet s’attache à la maté-
whisky, fume, parfois s’effondre, qui rialité des choses ; en même temps,
étend son linge n’importe où, qui est au ses œuvres sollicitent chez le spec-
coude-à-coude dans les ateliers, qui se tateur, pour aller vers les choses, des
mêle dans les rues du Lower East Side ressources qui le surprennent. L’œuvre
ou de Coney Island, qui ne se baigne la plus impressionnante, parmi celles
pas mais patauge dans la rivière, qui qui sont exposées, associe dans l’ovale
écoute ses tribuns, un peuple où l’on d’un possible visage des touches d’un
/246
fauve plus ou moins rouge qui se che- funéraire qui fait entendre dans la
vauchent et se bousculent, évoquant neige un glas multiple et interminable.
pour le regardeur parfois une bouche, Difficile de croire que la mort évoquée
parfois un menton qu’on entrevoit est uniquement celle des Chiliens de
avant qu’ils n’échappent. Le titre, 1973.
Figure-augure, l’indique : plutôt qu’une D’une taille comparable, l’œuvre
représentation singulière, c’est à une d’Annette Messager participe du
humanité émergente, interrogeante, même pessimisme énigmatique. Elle
tournée vers l’avenir qu’on a affaire. Il accroche à un mobile fixé au plafond
en va de même dans une belle gouache une batterie d’outils de couturière
où Giacometti montre une silhouette (ciseaux, aiguilles, épingles, gabarits)
grise et noire s’imposant progressi- que leur grande taille et leur couleur
vement contre le blanc et les évocations font apparaître redoutables et même
géométriques du fond. Le travail de la menaçants. Ces objets sont enve-
main et, plus largement, l’invention de loppés dans du skaï noir soigneu-
formes permettent ainsi au plasticien sement cousu, manière de répéter
de mobiliser en lui des capacités d’in- que ces fantômes terribles suspendus
vention supérieures à celles que met en au-dessus de nos têtes évoquent une
œuvre la photo : enracinées en lui, elles activité bienfaisante et protectrice.
le relient au monde à titre de créateur Le titre, les Spectres des couturières, dit
et d’anticipateur. bien cette ambiguïté, le danger dans
L’exposition se termine avec deux le familier. Mais sans doute est-ce à
grandes installations de Christian dessein que l’exposition rapproche de
Boltanski et d’Annette Messager, où cette installation une sculpture de Ger-
confluent la vigueur inventive des plas- maine Richier, la Mante, représentation
ticiens et le pessimisme culturel lisible d’une femme qui, par l’effilement et le
dans la séquence des photos. Nommée changement de nature de ses mains,
Animitas blanc, l’œuvre de Boltanski se transforme en insecte carnassier,
réunit, jaillies d’un tapis de neige, des de la même manière que l’innocent
cannes souples et recourbées portant matériel de couture se change en tour-
chacune à son extrémité une cloche. billonnante menace.
Un souffle constant agite l’ensemble Si une formule pouvait évoquer
et fait sonner un carillon désordonné. l’ensemble d’une exposition dont
Une version de cette œuvre, conçue les composantes hétérogènes
dans l’hiver canadien, a été implantée se répondent, ce pourrait être :
au Chili en hommage aux victimes du l’humanité a eu lieu, mais il n’est pas
régime de Pinochet. Un monument sûr qu’elle continue ; il n’y a plus de
247/
peuple, l’activité productive qui l’iden- de sa collection. Il y a dans l’art, en
tifiait se retourne en menace, le céno- effet, une vertu qui exclut le nihilisme,
taphe dans la neige est devant nous. et même le pessimisme radical. Étant
Peut-être ces énoncés traduisent-ils le par nature création, l’art dément, il
sentiment du collectionneur, ancien corrige aussi les jugements négatifs
gauchiste revenu de beaucoup de que les œuvres peuvent véhiculer.
choses, mais ils ne rendent pas compte Paul Thibaud
Livres
protéger la population de la ville, bom-
Vent glacial sur Sarajevo bardée par les forces paramilitaires
Guillaume Ancel serbes depuis les collines alentour.
Les Belles Lettres, Ce carnet de guerre précis et sensible
coll. « Mémoires de guerre », permet d’approcher les réalités de la
2017, 224 p., 21 € vie des soldats, bientôt assiégés à leur
tour dans l’aéroport : la méthode de
Au moment où le Tribunal pénal guidage au sol des frappes aériennes,
international pour l’ex-Yougoslavie la présence du danger et l’adrénaline
ferme ses portes, après avoir prononcé de l’action, les liens entre soldats et
son dernier verdict contre Ratko l’interaction entre différents corps
MladiĆ, condamné à perpétuité pour d’armées, la chaîne de comman-
génocide, crimes contre l’humanité et dement et les frustrations intenses
crimes de guerre, ce beau récit vient à nées d’ordres incompréhensibles.
propos nous rappeler la part d’ombre Car Guillaume Ancel livre « un témoi-
qui entoure encore les guerres en gnage sévère et dur », comme le résume
ex-Yougoslavie, comme les ambiguïtés Stéphane Audoin-Rouzeau dans sa
de la politique étrangère française dans préface. Officiellement chargées de
les années 1990. protéger la ville, les troupes françaises
Capitaine d’artillerie, Guillaume Ancel sont en réalité incitées à inquiéter les
rejoint Sarajevo en janvier 1995, alors Serbes le moins possible. Dans une
que la capitale de la Bosnie-Herzé- répétition terrible, les frappes aériennes
govine est assiégée depuis deux ans contre les pièces d’artillerie serbes sont
et demi. Au sein de la Forpronu, les minutieusement préparées, les avions
forces françaises sont chargées de survolent la zone, le dialogue s’établit
s’interposer entre les belligérants et de entre les troupes au sol et les pilotes
/248
de l’Otan, et à la dernière minute, le logue américain Timothy Snyder
largage des bombes est annulé. Aux fait le pari inverse : « L’histoire ne se
trois-quarts du récit, après une énième répète pas, elle instruit. » Son livre pré-
action avortée, Guillaume Ancel écrit : cédent, Terre noire, postulait déjà que la
« Dans un éclair de lucidité, je comprends compréhension de l’Holocauste serait
qu’on nous demande de chercher ce qu’il ne source d’enseignements pour notre
faut pas trouver. Mes compagnons d’armes gestion de la crise environnementale
Casques bleus, des pilotes aux combattants en cours2.
terrestres, risquent leur vie pour une action Le passé aurait donc quelques « leçons »
qui ne doit pas avoir lieu. » à nous offrir afin de guider nos choix
Aujourd’hui revenu à la vie civile, Guil- présents et futurs, cette fois-ci dans le
laume Ancel ne se voit pas comme contexte d’une montée en puissance
un lanceur d’alerte, mais comme un de populismes qui partagent de nom-
homme et un citoyen qui demande breux traits avec des mouvements et
qu’un peu de lumière soit faite sur les des idéologies des années 1920-1930.
modalités politiques de l’engagement Si Timothy Snyder est l’un des tout
militaire français dans des opérations premiers spécialistes de la Seconde
extérieures. Qu’on soit lecteur de Guerre mondiale en Europe de l’Est3, il
mémoires de guerre ou non, il nous a également contribué à la publication
propose là un texte poignant. du dernier livre du regretté Tony Judt4,
Anne-Lorraine Bujon qui fut un modèle d’historien engagé
dans le débat public américain.
L’essai ramassé de Timothy Snyder a
De la tyrannie. été écrit dans la foulée de l’élection de
Vingt leçons du xxe siècle Donald Trump en novembre 20165.
Timothy Snyder Il tient à la fois de la version états-
Traduit par unienne d’Indignez-vous ! de Stéphane
Pierre-Emmanuel Dauzat
Gallimard, 2017, 102 p., 9,50 €
2 - Timothy Snyder, Terre noire. L’Holocauste, et
pourquoi il peut se répéter, traduit par P.-E. Dau-
Dans son dernier livre, l’historien zat, Paris, Gallimard, 2016.
3 - T. Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler
Pascal Ory conclut que l’on « enseigne et Staline, traduit par P.-E. Dauzat, Paris, Galli-
l’histoire, mais l’histoire, elle, n’enseigne mard, 2012.
4 - Tony Judt, avec la collaboration de T. Snyder,
rien 1 ». Dans De la tyrannie, son homo- Penser le xxe siècle, traduit par P.-E. Dauzat, Paris,
Héloïse d’Ormesson, 2016.
1 - Pascal Ory, Peuple souverain. De la révolution 5 - Lire son entretien dans The Salon du 5 janvier
populaire à la radicalité populiste, Paris, Galli- 2017, où T. Snyder fait part de ses craintes de voir
mard, coll. « Le Débat », 2017, p. 244. D. Trump prendre les pleins pouvoirs dès 2018.
249/
Hessel et de la tradition, plus nationale Faire preuve d’altruisme, c’est faire
cette fois-ci, du manuel de self-help nôtres certaines institutions (loi,
appliqué à la politique, notamment journal ou syndicat), qui ne sont pas
par son insistance sur la responsa- en mesure de se défendre elles-mêmes.
bilité individuelle. Tout au long de ces Il aura en effet fallu moins d’un an
vingt chapitres, qui constituent autant au régime nazi pour mettre à bas les
de mises en garde et de conseils, se grandes institutions de la République
retrouve une inquiétude : que les bases de Weimar. C’est encore « contribuer
de notre sécurité – ici américaine, mais aux bonnes causes », qu’elles soient
le constat vaut pour l’Occident dans explicitement politiques ou non :
son ensemble – ne seraient pas aussi « Au xxe siècle, tous les grands ennemis de
robustes qu’elles n’y paraissent. Seul la liberté se sont montrés hostiles aux organi-
le rappel de douloureuses expériences, sations non gouvernementales et aux œuvres
en grande majorité tirées d’épisodes caritatives, etc. »
précédant la Seconde Guerre mon- Faire preuve de courage, c’est refuser
diale, de celle-ci et de la guerre froide, d’obéir à l’avance, contrairement aux
serait à même de renforcer notre vigi- individus qui devancèrent les attentes
lance et de nous éviter de sombrer à d’Hitler dans leur participation à
nouveau dans la tragédie. l’extermination des Juifs, ou se fier
Les recommandations de Timothy à son éthique professionnelle en cas
Snyder se résument aux trois nécessités de situation exceptionnelle. C’est « se
combinées de faire preuve d’esprit cri- distinguer » contre les vents dominants,
tique, d’altruisme et de courage. Faire comme Winston Churchill, devenu
preuve d’esprit critique, c’est « prendre Premier ministre d’un Royaume-Uni
soin de notre langage », dans la lignée esseulé dans une Europe en voie de
d’un Victor K lemperer, auteur de Lti, capitulation. Sans aller jusqu’à de tels
afin de résister à l’imposition de cer- exemples, l’indignation en ligne ne
tains mots et des concepts délétères suffit pas à notre époque : « Si les tyrans
qui leur sont associés, de continuer à ne perçoivent pas les conséquences de leurs
« croire à la vérité » et à l’importance des actions dans le monde tridimensionnel, rien
faits, même lorsqu’ils contredisent nos ne changera. » Timothy Snyder choisit
désirs, et d’« examiner », en prenant le d’intituler significativement sa der-
temps de lire la presse d’investigation, nière leçon : « Être aussi courageux que
des livres, sans en rester à la surface possible [puisque] si aucun de nous n’est
de l’information gratuite proposée par prêt à mourir pour la liberté, nous mourrons
Internet. tous sous la tyrannie. »
/250
Dans son épilogue, Timothy Snyder moral tracé par Tony Judt dans ses der-
réaffirme la place de l’histoire à une niers écrits, Timothy Snyder propose
époque où domine la « politique de davantage un manuel – souvent
l’inévitabilité », c’est-à-dire du seul glaçant – de résistance immédiate
horizon de la démocratie libérale qu’un lointain projet de société, le
(« la fin de l’histoire »), une fois le ciel premier permettant néanmoins de
dégagé de l’alternative communiste. préserver la possibilité du second.
En conséquence, « nous avons baissé Benjamin Caraco
la garde, contraint notre imagination et
ouvert précisément la voie aux régimes dont
nous pensions qu’ils ne pourraient jamais Ascension
revenir ». Le débat politique opposerait Vincent Delecroix
aujourd’hui les tenants du statu quo à Gallimard, 2017,
ceux qui veulent le nier. Ces derniers 625 p., 24,50 €
substituent la « politique de l’éternité » à la
politique de l’inévitabilité, toutes deux Un intellectuel juif, Chaïm
« antihistoriques ». Leur « histoire » n’est Rosenszweig, est envoyé dans
en fait que la nostalgie de moments l’espace par la Nasa pour la dernière
passés inexistants, mythifiés ou tout mission d’une navette. N’est-ce pas
bonnement catastrophiques. Ainsi, la bonne distance pour s’interroger
la velléité des partisans du Brexit de sur l’humanité et sa destinée ? Voilà
revenir en arrière se heurte à la réalité ce que pourrait être le résumé du
d’un Royaume-Uni qui « n’a jamais livre, si seulement Chaïm, de la race
existé sans empire ni projet européen ». de Caïn, n’avait pris la place de son
Ces deux politiques nous empêche- frère Abel dans la navette et si Chaïm
raient d’envisager un avenir, qui ne encore, écrivant sous le pseudonyme
soit ni une stagnation imparfaite, ni chrétien de Vincent Delecroix, n’avait
un glissement vers la régression. Au aussi pris celle de l’auteur. Comme
contraire : « L’histoire nous permet de voir dans l’histoire d’Israël, le récit qu’il
des configurations et de porter des jugements. nous narre va alors garder la marque
Elle ébauche les structures à l’intérieur indélébile de cette double substitution
desquelles nous pouvons chercher la liberté. frauduleuse – celle d’Abel par Chaïm,
[…] Comprendre un moment, c’est voir la celle de l’auteur par lui-même qui se
possibilité d’être le co-créateur d’un autre. laisse déposséder par le narrateur de
L’histoire nous permet d’être responsables : sa place souveraine et omnisciente
non pas de tout, mais de quelque chose. » de créateur. « Caïn : “Suis-je le gardien
Avec De la tyrannie, suivant le chemin de mon frère ?” Nous payons encore son
251/
(mauvais) sens de l’humour 1. » Telle est les espoirs du père qui voit dans un
la double dose d’ironie injectée dans tel voyage la volonté de Dieu qui a
une histoire tristement sérieuse, celles déraciné le peuple juif et l’a voué à
de l’humanité et de Dieu entremêlées, l’exil. Mais voilà, c’est l’autre frère
revisitée à hauteur de ciel, (presque) du qui part, Chaïm, l’imposteur, l’auteur
point de vue de l’éternité. Écrire sous mineur de la Chaussure sur le toit. Il
pseudonyme comme le fait Vincent veut en remontrer à son frère, lequel
Delecroix – de son vrai nom qu’il dit a toujours estimé qu’il était « incapable
faux – relève ainsi moins du men- de s’élever […] à l’universel » ; il veut lui
songe (faux nom) que de la ruse (nom prouver que lui aussi peut s’élever (et
feint), qui dit sans dire tout en disant s’élever littéralement). Certes, il n’a
plus qu’elle ne dit et qui est encore, pu vivre de sa plume et a dû travailler
peut-être, aujourd’hui, en un temps en même temps comme gérant dans
où la vérité a été énervée de sa force, la blanchisserie de son père. À force
la seule manière de parler de religion : de déambuler à demi-rêveur entre
« La religion à la lettre ressemblerait déjà des costumes inanimés, il a fini par
elle-même à la science-fiction ; le voyage frapper d’irréalité le monde entier
spatial conduirait dans le vrai ciel promis 2 », que, du reste, il n’apercevait guère qu’à
écrivait Theodor Adorno dans sa Dia- travers sa vitrine. Et peut-être rêve-t-il
lectique négative. plus qu’il ne vit véritablement, ne
Bref, la Nasa demande à un intellectuel croyant pas même aux histoires qu’il
juif de quitter la Terre et d’offrir son se raconte. Mais après tout, n’a-t-il pas
regard vieux comme le monde à ce conservé de ses ancêtres, depuis son
reste moderne d’épopée qu’est la immobilité hasardeuse, l’attente vague
conquête spatiale. Abel, « l’écrivain et indéterminée du Messie ? C’est
véritable », celui qui devait partir, a des donc lui qui part et qui nous racontera,
idées définitives sur la littérature, qu’il mais à sa « manière imbécile », la même
veut grandiose et engagée. Et on se histoire. Et parce qu’il va passer son
doute que son rapport de mission temps à chercher les raisons de son
aurait eu le ton grave et solennel que de départ, peut-être pour étouffer son
telles circonstances exigent. Il aurait sentiment d’imposture, peut-être aussi
abordé de front les questions ultimes pour justifier sa veulerie, puisqu’il
de l’humanité ; il aurait surtout satisfait abandonne sa compagne qui est
enceinte, son récit devra nécessai-
1 - Vincent Delecroix, Petit Éloge de l’ironie, rement prendre la forme non pas de
Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2010, p. 10.
2 - Cité par V. Delecroix, Ascension, op. cit.,
l’essai mais celle plus imprévisible du
p. 311. roman.
/252
Alors tout change et nous voilà, nous ancêtre, lequel a survécu à plusieurs
lecteurs, embarqués dans la nef des siècles et meurt au xxe siècle sous le
fous pour notre plus grand plaisir, sur nom de Franz Rosenzweig, l’illustre
plus de 625 pages. Là, dans l’espace, philosophe. Apportant ainsi dans ses
où la sagesse du monde ne joue plus, bagages un peu de théologie, Chaïm
il ne reste plus que l’humour et Chaïm en libère la force métaphorique et
fait des blagues. C’est d’abord cela, sa se plaît à scruter Dieu dans les cieux
fonction. Ses acolytes deviennent les réels. Parce qu’il a cessé d’y croire, il
personnages d’une histoire drôle, et peut user tout autrement des représen-
l’on rit en effet. L’ironie, qui est déta- tations religieuses, les mélanger à notre
chement, fait son œuvre et corrode siècle technique, et s’en servir non pour
l’esprit de sérieux que ses compa- réenchanter le monde mais avant tout
gnons de voyage engageaient dans pour désenchanter.
cette mission. Sommes-nous dans L’Ascension peut alors être pris au
l’Étoffe des héros ou dans Star Wars ? pied de la lettre et donner lieu à un
Notre modernité a elle aussi sa mytho- nouvel Évangile, ni vrai ni faux, ou
logie qui permet à chacun de se faire les deux à la fois. Parce qu’elle n’est
son film et de s’y distribuer un rôle. plus objet de croyance, elle ne signifie
Ne faut-il pas, par ce regard décalé, plus l’élévation du Christ au ciel,
démonter ces décors en carton-pâte après qu’il fut mort et ressuscité. On
dans lesquels on s’imagine évoluer ? apprend que Jésus-Christ a ajourné
Curieux roman d’ailleurs où l’auteur, à son retour de deux mille ans afin de
rebours de tous les autres, désamorce demeurer clandestinement auprès des
toute possibilité d’adhérer à ses per- hommes et d’être le « témoin universel »
sonnages et simplement d’y croire ! de la moindre de leurs souffrances et
Et Chaïm a lui aussi son histoire, celle de de leurs plaintes. Las et mélancolique,
son aïeul, Meïr Heschel Ben Josef, dont il est désormais l’image d’un Dieu
la face fut brûlée par le soleil, portant faible et impuissant, qui a bu jusqu’à
ainsi le « dernier éclat du temps messia- la lie l’histoire sanglante des hommes.
nique », et il la leur raconte, sans trop y S’introduisant incognito dans la soute
croire non plus. Car, à tout prendre, une de la navette, il veut profiter de cette
histoire racontée par Dieu ne vaut-elle dernière mission pour rentrer. Et il n’y
pas celles produites par Hollywood ? aura pas de retour, pour personne.
En s’entrelaçant tout du long à l’his- Il faut s’y résoudre, cette histoire drôle
toire (spatiale) de ses compagnons, on n’a pas de chute. Non seulement nul
peut ainsi suivre l’histoire (temporelle) ne retourne sur Terre et ne veut fina-
du peuple juif, à travers celle de son lement y retourner, mais lorsque Jésus
253/
fait son apparition devant l’équipage et le Deuil (entretien avec Philippe Forest,
qu’il se met à raconter son histoire, qui Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2017).
est douloureusement la nôtre, on ne rit Camille Riquier
plus et on devine les dessous de l’ironie
qui est de surmonter le flot de larmes
qui nous assaille. Les sages ne veulent Retour à Lemberg
ni rire ni pleurer, mais comprendre ; Philippe Sands
parce qu’il refuse d’être sage, Chaïm Traduit de l’anglais
faisait rire pour ne pas pleurer et savait par Astrid von Busekist
que ses ruses avaient une autre fin Albin Michel, 2017, 544 p., 23 €
encore : nous libérer de toute gravité
et de toute pesanteur « à force de lucidité Avocat franco-britannique en droit
et d’amour ». pénal international, Philippe Sands a
Vincent Delecroix nous invite, en acte, été, ces vingt-cinq dernières années, de
à parler autrement de religion – non toutes les grandes batailles judiciaires
pas du point de vue de l’Élu, mais de qui ont permis de faire progresser
« celui qui est à côté de lui [et] n’est pas à la justice pénale internationale. Une
sa place », comme Chaïm et l’auteur conférence à laquelle il fut convié
lui-même. C’est un grand livre, foi- il y a quelques années à Lviv, en
sonnant, passionnant, et son archi- Ukraine, l’a ramené sur les terres de
tecture doit continuer à nous impres- ses grands-parents maternels, Léon et
sionner derrière l’élégance du style qui Rita Bucholz. Lorsqu’il les croisait à
emporte le lecteur. C’est probablement Paris, ceux-ci ne disaient rien de leur
aussi un maître livre pour son auteur, vie à Lemberg, dénomination de Lviv
philosophe et romancier, jouant sur à l’époque austro-hongroise, ce qui
plusieurs registres d’écriture à chaque allait attiser sa curiosité et solliciter ses
fois. S’il peut en effet se lire isolément extraordinaires talents d’enquêteur et
du reste de l’œuvre, il se situe néan- de conteur.
moins au point de convergence de Retour à Lemberg, qui se lit comme
ses nombreux travaux littéraires et un roman noir, est une plongée
philosophiques, qu’à sa façon il cou- dans l’histoire de trois familles
ronne et auxquels il peut reconduire. d’Europe centrale, prises dans la
Qu’il soit, s’il le fallait, une invitation tourmente tragique de la première
à les découvrir. Pour nommer les plus moitié du xxe siècle1. Celles de deux
récents : Ce n’est point ici le pays de la vérité
1 - Voir le documentaire réalisé par Philippe
(Paris, Félin, 2015), Apocalypse du poli- Sands, My Nazi Legacy: What Our Fathers Did
tique (Paris, Desclée de Brouwer, 2016), (2014).
/254
éminents juristes, Hersch Lauter- se réfugie en 1914 à Vienne, où sa
pacht et Raphael Lemkin, qui, sans fille le rejoindra quelques années plus
jamais se croiser avant le procès de tard, puis à Paris en 1939. Après avoir
Nuremberg, permirent que soient entamé des études de droit à l’uni-
introduits en droit international le versité de Lviv, Lauterpacht se rend
crime contre l’humanité et le crime à Vienne en 1919, où il se spécialise
de génocide et que soit pénalement en droit international et reçoit l’ensei-
poursuivie et sanctionnée la barbarie gnement de Hans Kelsen, philosophe
contre des individus et des groupes. du droit et ami de Sigmund Freud :
Celle aussi d’un troisième juriste, leur attention commune à l’individu
Hans Frank, qui a mal tourné. Très et à son rapport au groupe fut déter-
tôt rallié au parti nazi, Frank devint minante dans l’orientation des travaux
l’avocat attitré d’Adolf Hitler, qui le de Lauterpacht. Dans sa thèse sur la
nomma en 1939 gouverneur général Société des Nations, il soutient la
de la Pologne occupée ; il se retrouva suprématie du droit international sur
après la guerre dans le box des accusés les intérêts des États, seule façon, à
au procès de Nuremberg. C’est enfin, ses yeux, de protéger les droits, ina-
en creux, l’histoire d’une amitié peu liénables et constitutionnels, des
banale, née de cette enquête : celle individus. La montée de l’antisémi-
entre l’auteur et Niklas Frank, un fils tisme le pousse à partir pour Londres.
dont la vie reste hantée par les crimes En 1937, il est nommé professeur à
de son père, condamné à mort pour Cambridge et il participera de près,
crimes contre l’humanité et pendu le quelques années plus tard, à l’élabo-
16 octobre 1946. ration de l’acte d ’accusation du procès
Quand il s’y rend la première fois, de Nuremberg afin d’y caractériser les
en 2010, Philippe Sands découvre crimes contre l’humanité reprochés
que Lviv fut le berceau de sa famille aux accusés. Le fils de Lauterpacht
maternelle, mais aussi celui des familles confiera à Sands que, pendant toute
Lauterpacht et Lemkin qui habitaient son enfance, son père, tout accaparé
la même rue, East-West Street, que qu’il était par ses travaux universitaires,
ses grands-parents. Au début du parlait peu de la Pologne ; une grande
xxe siècle, Lemberg était une mosaïque partie de sa famille y était demeurée
d’ethnies, de cultures et de religions et connut un sort funeste après la
différentes qui cohabitaient en dépit rupture du pacte germano-soviétique
de pogroms de plus en plus fréquents. et la prise en main de la Galicie par
Léon Bucholz, chassé de Lemberg Hans Frank, gouverneur de la Pologne
avec plusieurs centaines d’autres Juifs,
255/
occupée et maître d’œuvre zélé de la 1942 au sein des Nations unies afin
solution finale. d’enquêter sur les crimes de guerre
Si, pour Lauterpacht, les droits et perpétrés dans les pays occupés. En
les devoirs de l’individu doivent août 1941, l’Allemagne envahit la
primer sur ceux de l’État, c’est la pro- Galicie, désormais placée, comme le
tection du groupe – ethnique, reli- reste de la Pologne, sous l’autorité de
gieux ou social – contre les actes de Hans Frank qui lance, le 10 août 1942,
barbarie et de vandalisme qui, pour la grande rafle de Lemberg, Die Gross
Raphael Lemkin, doit être privilégiée. aktion : 8 000 enfants juifs furent exé-
L’assassinat à Berlin, en 1921, de cutés dans le camp de Janowska et plus
Talaat Pacha, ancien ministre de de 50 000 Juifs furent déportés vers
l’Intérieur turc par un ressortissant le camp de Belzec. Une partie de la
arménien, Tehlirian, bouleversa la famille de Lauterpacht et de Philippe
vie du jeune Lemkin : cette affaire, Sands disparut à cette époque. Hans
source d’un « grand tourment intérieur », Frank, l’un des rédacteurs des lois de
l’entraîna dans des débats houleux Nuremberg, pour qui la Galicie était
avec des professeurs de droit de l’uni- « la source originelle du problème juif », se
versité de Lviv qui lui opposaient le réjouissait du résultat de ses initiatives
principe de souveraineté des États. en Pologne : « On ne voit plus guère de
Le génocide arménien et l’affaire Juifs », déclarait-il.
Tehlirian jouèrent un rôle déterminant Ces événements, ajoutés aux révé-
dans la vocation de Lemkin pour le lations de Jan Karski sur le sort
droit. Il œuvra, dès ce moment, pour des Juifs en Pologne, persuadèrent
que cesse l’impunité de la culture Lemkin de l’urgence qu’il y avait à
des massacres. En septembre 1939, terminer la rédaction de l’œuvre de
Lemkin quitta Varsovie où il avait sa vie : Axis Rule in Occupied Europe fut
été nommé procureur. Il se rendit en publié en novembre 19442. Le crime
Suède avant de repartir, via la Russie de génocide y était pour la première
et le Japon, pour les États-Unis, où fois pénalement caractérisé. Pour
il arriva en avril 1940. Lemkin avait Lemkin, le procès de Nuremberg
emporté avec lui une masse de docu- tourna néanmoins au « cauchemar » : le
ments démontrant la façon dont le génocide, pourtant décisif, selon lui,
parti nazi entendait détruire tous les
2 - Raphael Lemkin, Axis Rule in Occupied
peuples non allemands tombés sous Europe: Laws of Occupation, Analysis of Govern-
son contrôle. Ces archives consti- ment, Proposals for Redress, Washington, Carne-
gie Endowment for International Peace/Division
tuèrent de précieux éléments de of International Law, 1944 (rééd. Clark, The
preuves pour la commission créée en Lawbook Exchange, 2005).
/256
dans le plan d’occupation des nazis
et permettant d’incriminer aussi leurs Qu’est-ce qu’un
agissements antérieurs à la guerre, gouvernement socialiste ?
n’était plus visé dans le verdict final. Ce qui est vivant et ce qui
Les crimes commis avant la guerre res- est mort dans le socialisme
taient donc impunis. Lemkin apprenait Franck Fischbach
enfin à Nuremberg que près de qua- Lux, 2017, 259 p., 18 €
rante membres de sa famille, restés
en Pologne, y avaient été exterminés. L’idée du socialisme.
Il s’attela ensuite à la rédaction et à la Un essai d’actualisation
promotion de la Convention pour la Axel Honneth
prévention et la répression du crime Traduit par Pierre Rusch
de génocide qui fut finalement adoptée Gallimard, 2017, 184 p., 15 €
aux Nations unies en décembre 1948.
Il continua de batailler jusqu’à sa mort Devant la double débâcle annoncée
– très solitaire, comme sa vie – en 1959 (et suivie d’effet) du Parti social-
contre l’opposition de nombreux États démocrate (Spd) allemand et du Parti
à la ratification de la Convention. socialiste français lors d’une année
Si Lauterpacht (comme Philippe électorale particulièrement dense,
Sands, qui en souligne la complexité deux héritiers de la théorie critique de
de la preuve) se montrait très réservé, l’École de Francfort, Axel Honneth et
sinon hostile, à l’introduction en droit Franck Fischbach, tentent de sauver
du crime de génocide, il aurait sans sur le plan théorique ce qui n’a pu
doute mieux compris l’opiniâtreté de l’être en pratique. Malgré la rapidité
Lemkin en lisant son autobiographie de la traduction du livre du premier,
écrite en 19523. Celui-ci voyait son le public français a d’abord eu entre
traité sur le génocide comme « la meil- les mains celui du second, qui en
leure forme de gratitude » envers sa mère constitue cependant une réponse cir-
disparue, « une épitaphe sur sa tombe sym- constanciée. Il convient donc d’abord
bolique, comme la reconnaissance collective de comprendre le diagnostic d’Axel
qu’elle et des millions ne sont pas morts en Honneth afin de prendre la mesure
vain ». de la critique qu’entend lui apporter
Bénédicte Chesnelong Franck Fischbach, et de restituer les
grandes lignes d’une discussion d’une
richesse qui fait incontestablement
3 - R. Lemkin, Totally Unoffficial, édition de
Donna-Lee Frieze, New Haven, Yale University
honneur au débat intellectuel, à
Press, 2013.
257/
défaut, pour le moment, d’être suivie triple postulat : la restriction indue
de beaucoup d’effets pratiques. de la liberté sociale à la seule sphère
Axel Honneth part en effet du sombre économique (allant de pair avec l’essor
constat d’une faiblesse inédite du dis- de l’industrialisme), son articulation
cours critique sur le Vieux Continent : avec des forces sociales supposées déjà
l’utopie n’a plus cours et laisse le existantes et agissantes, constituant
champ libre à un marché capitaliste qui un sujet révolutionnaire collectif (la
tend à réifier les êtres humains, dans la classe ouvrière), et enfin l’inscription
mesure où les relations sociales y sont de la lutte dans une conception de
désormais largement médiatisées par l’histoire déterministe, voire scientiste,
les choses. De ce point de vue, il peut dans laquelle le capitalisme serait voué
sembler étonnant que la force de la à disparaître du fait des contradictions
critique s’épuise alors même que son dont il est porteur.
adversaire n’a jamais été aussi puissant. Malgré la force avec lequel il est
La faute en est, selon Axel Honneth, asséné, ce triple diagnostic n’est assu-
non pas bien sûr à l’aspect infondé de rément pas la principale originalité de
cette critique, mais à l’inadéquation du l’ouvrage, qui réside plutôt dans les
discours qui en a traditionnellement deux derniers chapitres, où l’auteur
été le vecteur. tente d’actualiser la thèse de la liberté
Faisant œuvre d’historien des idées, sociale d’une manière plus universelle
Axel Honneth montre d’abord que le et, partant, plus susceptible d’entrer
socialisme repose sur une conception en résonance avec la société contem-
sociale de la liberté, dans laquelle la poraine.
solidarité et la coopération constituent Il s’agit d’abord d’extraire la notion
les véritables conditions de la liberté de liberté sociale de la seule sphère
individuelle. Mais selon lui, cette thèse économique pour l’élargir à tous les
extrêmement puissante, directement domaines de la vie sociale, en parti-
issue de l’héritage de la Révolution culier les relations affectives et poli-
française, a été dévoyée ou plus exac- tiques. Dès lors, à une conception
tement restreinte et déformée par téléologique de l’histoire, il oppose
ceux-là mêmes qui l’ont les premiers en effet, en référence à Dewey, un
dégagée, et qu’il appelle les « pères fonda- « expérimentalisme historique » dans
teurs » du socialisme (de Saint-Simon à lequel la fin visée, toujours la même,
Durkheim, en passant notamment par est susceptible de passer, à tout instant,
Fourier, Owen, Proudhon et Marx). par des moyens constamment révi-
Le discours socialiste se serait en effet sables et amendables. Enfin, la base
développé uniment à l’ombre d’un sociale d’une telle politique ne doit
/258
pas être considérée comme préexis- Ainsi, Franck Fischbach n’a sans doute
tante, au risque de condamner le pas tort de voir dans l’anti-économisme
socialisme à l’obsolescence : c’est au le cœur de l’argumentation d’Axel
contraire par l’attention aux protes- Honneth, et ce n’est pas sans habileté
tations encore mal articulées que se qu’il entreprend de défendre la sphère
solidifie, selon une acception conve- du travail, au nom de sa centralité dans
nable de la dynamique historique, la une théorie qui se voudrait socialiste.
« structure de communication illimitée inhé- Certes, dit-il, la sphère économique
rente à toute communauté sociale » et qui en a trop longtemps constitué l’alpha
devient alors le substrat éthique. Loin et l’omega d’un marxisme étroit et
de la recherche d’un sujet concret du négligent du politique ; certes aussi,
socialisme, Axel Honneth invite alors la notion de liberté sociale constitue
à regarder moins du côté des mouve- probablement le legs le plus précieux
ments sociaux que du côté des insti- de la pensée socialiste. Néanmoins,
tutions objectives (les mécanismes de que reste-t-il du socialisme si l’on
solidarité de l’État social) qui rendent en ôte la réflexion sur les relations
possible un tel élargissement pro- de travail, qui constituent, qu’on le
gressif de l’espace public. veuille ou non, la caractéristique fon-
De là, il tente, d’une manière qui peut damentale des sociétés modernes ? À
sembler moins convaincante, de pro- trop vouloir s’universaliser dans une
mouvoir l’idée du socialisme comme théorie démocratique, le socialisme ne
« forme de vie démocratique », en revi- risque-t-il pas tout simplement de se
sitant assez abstraitement la vieille confondre avec une variante sociale
métaphore organiciste du social pour du libéralisme, coupant peu à peu les
indiquer que les grandes sphères ponts avec la dynamique historique
de l’agir individuel (personnelle- qu’Axel Honneth appelle lui-même à
domestique, économique et politique) revivifier ?
devraient s’y accorder en se renforçant À l’aide d’une distinction princeps
sans se détruire mutuellement. Cette entre le « socialisme » (seul véritable
optique pluraliste devrait également, dépositaire d’une conception sociale
selon lui, permettre d’articuler les pers- de la liberté) et la « gauche » (héritière des
pectives nationale et internationale, en idéaux progressistes et libertaires de la
ce que les expériences locales devraient Révolution), Franck Fischbach montre
pouvoir favoriser les résultats obtenus la spécificité historique du socialisme
dans d’autres nations. comme doctrine des sociétés indus-
trielles modernes et pointe ainsi les
dangers d’une pensée sociale ramenée
259/
à la reconnaissance des différences et qui ne sont rien concrètement les uns
qui ne s’adosserait qu’à des institutions pour les autres, et « l’être avec », lequel
publiques, malheureusement de plus est en même temps un « être pour » :
en plus dévitalisées aujourd’hui, en effet, le travail commun qui nous
faute de défenseurs. Il importe ainsi, réunit constitue en même temps une
affirme-t-il, de repenser « le sujet du relation de solidarité qui nous apparaît
socialisme », même s’il ne s’agit évi- comme désirable, ce qui permet de
demment plus de l’identifier à une comprendre le passage du plan des
classe ouvrière devenue quelque peu faits à celui des normes.
fantomatique. Franck Fischbach fait ainsi le pari de
Dans un second mouvement du livre, réhabiliter les relations de travail, revers
à l’aide d’analyses minutieuses, non de l’économie de marché entendue
seulement d’auteurs de la tradition comme puissance de réification des
socialiste (tels Durkheim ou Leroux) relations sociales. Une telle réhabili-
mais aussi de philosophes classiques tation des « subjectivations » emprunte
(Aristote, Hegel ou même Heidegger), beaucoup à Foucault, jusqu’à son
Franck Fischbach s’attache à une propre titre, qui est une allusion au
reconstruction d’une pensée sociale constat dressé par ce dernier qu’il n’y
sur des bases à la fois naturelles et a jamais existé d’art de gouvernement
rationnelles. Il montre ainsi comment socialiste. L’auteur souligne ainsi que
les relations sociales ne peuvent se le socialisme constitue l’effort de
ramener à la simple reconnaissance réflexivité du social sur lui-même. En
mutuelle des sujets de droit, mais que cela, contrairement à la gouverne-
cette reconnaissance doit être média- mentalité libérale, il pose sans cesse
tisée par une œuvre propre, au moyen la question des fins de la coopération
de laquelle elle acquiert une dimension sociale.
proprement spirituelle et effective : les Reste à savoir alors si cette auto
individus sont alors des partenaires réflexion du social sur lui-même
concrets au sein d’un travail social (ou peut se faire sans reste : en effet, un
commun), et non de purs porteurs tel effort de transparence collective
de droits subjectifs. C’est l’occasion à soi-même semble à vrai dire ne
d’une distinction entre « l’être ensemble » pouvoir être conçu que comme le
(dont la variante du « vivre ensemble » point d’aboutissement d’un travail
semble avoir constitué la réponse historique collectif. Mais, dans l’inter-
collective aux agressions terroristes valle (qui n’est autre que la temporalité
sur le sol français), lequel n’indique propre d’un gouvernement socia-
qu’une juxtaposition des individus liste), ne faut-il pas poser également
/260
la question des modes d’exercice de Hegel, dans sa philosophie du droit,
l’autorité elle-même ? Autrement dit, appelait « le prince » ?
réhabiliter la subjectivité ne conduit-il Thomas Boccon-Gibod
pas à reposer la question de ce que
Brèves
nombre d’agissements. Dans les deux
Se défendre. cas, on parle de violence sur des
Une philosophie corps jugés sans défense. Les jeunes
de la violence hommes racisés sont vus comme a
Elsa Dorlin priori dangereux, violents, agressifs. La
Zones, 2017, 200 p., 18 € violence à leur encontre est donc pré-
sentée comme nécessaire, défensive,
Violences policières, harcèlement face à une menace qui ne dépend pas
sexuel : des deux côtés de l’Atlan- de leurs actions, mais de leur couleur
tique, ces débats ont refait surface de peau, leur manière de marcher,
au cours des dernières années. Les de s’habiller… Les femmes, quant à
meurtres de jeunes hommes noirs par elles, sont des corps rendus dispo-
des membres des forces de l’ordre nibles par leur présence même dans
ont provoqué de nombreuses mani- l’espace public ou privé, des corps que
festations aux États-Unis et mené à la l’on peut se sentir en droit de toucher,
création du mouvement Black Lives voire de violenter, car construits
Matter ; en France, l’« affaire Théo », comme faibles. Elsa Dorlin, dans son
les manifestations de policiers et le dernier livre, veut rendre compte de
vote de lois renforçant la légitime cette violence, la décrire, mais surtout
défense (loi de sécurité publique de « arpenter une histoire constellaire de
février 2017) ont également contribué l’autodéfense », pour analyser la manière
à mettre en avant la question de la dont certains sujets ont été construits
« légitimité » de la violence exercée comme indéfendables, mais surtout
par l’État. La marche des femmes de comment se sont organisées leurs
Washington, puis l’affaire Weinstein et réponses, leur « autodéfense », des
ses répercussions ont quant à elles mis esclaves et indigènes dans les colonies
sur la place publique le harcèlement aux membres des Black Panthers (le
quotidien subi par les femmes et la nom du parti était au départ Black
culture du viol qui banalise un certain Panther Party for Self-Defense) en
261/
passant par les suffragettes anglaises
pratiquant le jujitsu ou la révolte Voyage en misarchie.
armée des Juifs du ghetto de Varsovie. Essai pour tout
La philosophe s’intéresse ainsi à des reconstruire
pratiques (le jujitsu, le krav-maga, le Emmanuel Dockès
port d’armes) intrinsèquement liées à Détour, 2017, 410 p., 22 €
des philosophies de résistance. Dans
ce contexte, l ’autodéfense n’est pas un Face aux urgences (écologiques,
simple outil, mais bien une revendi- sociales) qui taraudent notre temps,
cation d’égalité, un geste de libération n’y a-t-il aucun autre horizon que le
politique. La difficulté du livre, liée capitalisme de marché fondé sur la
à sa forme même, volontairement démocratie représentative ? Ou bien
éclatée, est que les liens sont parfois doit-on viser une réalité radicalement
lâches entre les différents chapitres autre, quitte à renoncer à certains bien-
et mouvements, malgré la cohérence faits du capitalisme, comme la force
thématique de l’ensemble. Une grande de mobilisation des intérêts indivi-
partie du livre étant consacrée aux duels ? C’est là l’une des apories qui
États-Unis, les autres chapitres sem- nous paralysent. Dans cet ouvrage peu
blent parfois déconnectés de cette commenté au regard de son impor-
centralité américaine, porteuse d’une tance, Emmanuel Dockès propose de
histoire de l’autodéfense bien par- trancher ce dilemme. La « misarchie »,
ticulière. Il n’en reste pas moins que ce sont les institutions d’Arcanie,
poser la question de la violence des pays fictif où un professeur de droit
opprimés, du statut de cette violence, français, Sébastien Debourg, s’égare à
de sa construction, est aujourd’hui la suite du crash de l’avion qui devait
nécessaire, dans le contexte de la le mener à un colloque en Australie.
montée en puissance d’États sécu- Par chance, on y parle le français. Les
ritaires qui fonctionnent par le usages de ce nouveau pays le choquent
« gouvernement musculaire d’individus sous d’emblée, mais son amour pour la
tension, de vies sur la défensive ». jeune Clisthène le fait rester. Clisthène
Alice Béja est prêtresse dans une communauté
fermée sur laquelle tombe d’abord
Sébastien, mais qui n’est pas la règle :
l’Arcanie est avant tout une société
plurielle. L’immersion par le récit, à
la manière des fictions du xviiie siècle,
permet de découvrir le fonc-
/262
tionnement de la misarchie de façon membres la rachètent et obtiennent un
plus intuitive que par la théorie. Les droit de vote par la même occasion.
transformations pratiques proposées Cela permet de concilier la liberté
sont pléthore. La « misarchie », qui d’entreprendre des uns avec la liberté
signifie en grec « haine du pouvoir », de travailler des autres. Le marché libre
suppose donc la réduction, autant n’est donc pas aboli, mais seulement
que faire se peut, du pouvoir que limité. Cette promesse radicale d’une
chacun peut exercer sur autrui. Elle autre société ne recèle-t-elle pas en elle
suit en cela la maxime bien connue la menace de la terreur ? Un Arcanien
de Montesquieu qui énonce que « le nous répondrait que la misarchie n’est
pouvoir arrête le pouvoir », mais dont les pas une société parfaite. Des inégalités
implications sont loin d’être prises en et des inefficiences demeurent, avec
compte dans nos institutions. En effet, les conflits qu’elles impliquent. Il
le système misarchique renonce au s’agit plus d’un régime libertaire que
paradigme jacobin de l’État centralisé. communautaire. Mais à quoi bon pro-
Au contraire, l’unité fondamentale du mouvoir un modèle s’il ne promet pas
pouvoir est le district, qui remplit sou- l’harmonie ? Si on est attaché à ce que
verainement une fonction relative à la liberté, comme faculté de décider de
un bien commun, comme l’éducation son existence, soit accessible à tous,
ou la justice, sur un territoire donné. la misarchie permet de la développer
Chacun de ces districts est administré sans prétendre l’achever – c’est une
par une assemblée de représentants proposition provisoire et perfectible.
élus révocables à tout moment (pour Mais comment construire un régime
éviter les blocages que peut générer la aussi différent de ses voisins sans se
démocratie directe). La gouvernance fermer et perdre ainsi les bienfaits du
de l’Arcanie est donc celle d’une commerce international ? Tel serait
coordination de pouvoirs plutôt que le défi suivant, mais une avancée est
d’un pouvoir unifié. Et l’économie déjà faite : présenter une organisation
dans tout ça ? Les droits de propriété sociale alternative à la domination du
décroissent au fil du temps, selon des capitalisme, qui conserve les avantages
modalités différentes en fonction de de ce dernier.
leur nature. Pour ne pas décourager Xénophon Ténézakis
l’initiative individuelle, les fondateurs
d’une entreprise possèdent au départ
l’intégralité de celle-ci, via une part
préférentielle qui se réduit au fil des
décennies, à mesure que les salariés
263/
et aux critiques de gauche (Frédéric
Michéa l’inactuel. Lordon) – en les récusant tous, mais
Une critique en discutant leurs arguments.
de la civilisation libérale Jean-Louis Schlegel
Emmanuel Roux et Mathias Roux
Le Bord de l’eau, 2017,
200 p., 16 € Lignes d’univers.
Métamorphoses
Qui n’est pas encore persuadé de des vies urbaines
l’intérêt de lire Jean-Claude Michéa le Bruno Giorgini et Cris Younès
sera peut-être par cet excellent livre, Les Points sur les i, 2017,
qui explique clairement et défend 150 p., 16 €
de manière convaincante ses thèses
contre la « civilisation libérale » – qui est Un physicien italien et une philosophe
plus que le « libéralisme culturel » : c’est française écrivent d’une seule écriture
à la fois le soubassement du capita- un ouvrage qui, en sept chapitres brefs
lisme, l’aiguillon de sa production et menés tambour battant, saisit le fait
son (déplorable) résultat. Entre le urbain contemporain et en dégage
marché et le droit (ou la « société des les « lignes d’univers » qu’affectionnent
droits »), le rapport est intrinsèque – et Deleuze et Guattari. Si la ville s’avère
infernal, destructeur finalement du historiquement un lieu de liberté, la
Bien, en ramenant tout le lien social privatisation rampante, en cours, de
à la d ictature de la consommation, ses espaces publics et de ses services
à la société du spectacle, au monde en altère la dimension démocratique
liquide, au vide éthique, à l’obtention et accroît les murs (réels ou invisibles)
de nouveaux droits qui crée une guerre au cœur de son territoire, à tel point
de tous contre tous. Comme l’indi- qu’elle semble pestiférée. Cette image
quent ces expressions, George Orwell de la peste qui guette la ville est une
surtout, mais aussi Guy Debord et métaphore puissante pour dénoncer
Zygmunt Bauman comptent parmi le risque d’écocide qui menace toutes
les principales sources de Jean-Claude les réalisations humaines livrées
Michéa. Malgré les efforts des auteurs, à l’hubris. Pour les auteurs, c’est le
la notion de « commune décence » (common milieu urbain qui est attaqué et doit se
decency), héritée du premier, reste, selon métamorphoser afin de se maintenir
nous, de fondation fragile. Le livre en devenant autre, mais les interrela-
répond aussi aux laudateurs de droite tions entre ses divers éléments consti-
(Alain Finkielkraut, Éric Zemmour) tutifs peuvent aussi bien dégénérer
/264
que reconfigurer les territoires et faire dans une société qui serait désormais
« milieu », où les humains et le vivant dominée par les femmes. Qui sont
coopèrent. Le dérèglement climatique ces alpha mâles du xxie siècle, blancs,
et ses réfugiés, l’aggravation des pollu- jeunes et urbains, qui empruntent au
tions, les dégâts du productivisme, conservatisme un discours différen-
l’augmentation des inégalités sociales tialiste sur le genre, mais que l’on ne
et économiques, la globalisation qui prendra plus jamais à payer l’addition ?
brouille ce qui relève du local et du Les femmes – bien qu’étant au centre
global, la dépendance accrue aux des discussions – sont complètement
réseaux et aux data-manipulations absentes. En effet, cette communauté
ne peuvent être contrecarrés que par est plus un lieu d’incorporation de
l’avènement de la cosmopolis dont les valeurs masculines et de hiérarchi-
lignes d’univers constituent l’armature sation des masculinités qu’un réel lieu
adaptable et organique. Ces « lignes d’apprentissage de la séduction, qui
d’univers citoyennes » ne sont pas des institutionnalise l’asymétrie des rela-
flux, mais des démultiplicateurs non tions entre les hommes et les femmes.
hiérarchisés de sociabilités inédites et L’auteure analyse plus précisément la
d’alternatives habitantes. Les auteurs, rhétorique sur une prétendue « crise
pour en prendre la juste mesure, de la masculinité », dont elle montre
appellent à un changement de para- le caractère récurrent au fil de l’his-
digme : penser autrement le monde toire. Loin d’être une exception, l’état
pour qu’il devienne autre. de crise – ou du moins ce qui est
Thierry Paquot revendiqué comme tel – serait consti-
tutif de la masculinité. En affirmant
que l’égalisation des sexes est en passe
Alpha mâle. de devenir un processus abusif, cette
Séduire les femmes pour rhétorique permet d’éviter de réfléchir
s’apprécier entre hommes sur sa réalité et réifie le groupe des
Mélanie Gourarier hommes. Ainsi, le discours sur une
Seuil, 2017, 240 p., 20,50 € prétendue « féminisation de la société »,
loin d’être la marque d’un réel affai-
Étrange communauté que cette blissement de la masculinité, serait un
« Communauté de la séduction » instrument de son affermissement.
composée d’hommes se sentant lésés Elyne Etienne
265/
En écho
Commentaire repères traditionnels du système légal
Hiver 2017-2018 – le prix, la concurrence, le travail, la
territorialité des activités. Elle fait des
Dans un dossier consacré aux propositions pour mieux encadrer ces
ordonnances sur le droit du travail de plateformes, ce qui passe notamment
septembre 2017, on trouve des articles par l’Union européenne.
très savants du juriste Jean-Emmanuel
Ray et des économistes Pierre Cahuc,
André Zylberberg et Bertrand Mar- Syrie. Le cri étouffé
tinot. On peut s’étonner que la seule Un film de Manon Loizeau
critique adressée à la réforme soit Magnéto Presse, 2017
qu’elle ne va pas assez loin, là où l’on
aurait aussi aimé réfléchir en contre- Après avoir rêvé de leur robe de mariée,
point du programme gouverne- les femmes syriennes étudient, mani-
mental. On peut surtout déplorer que festent et soignent les blessés. Elles
ce dossier technique aborde si peu la témoignent dans ce documentaire de
question politique que pose le recours Manon Loizeau, écrit avec Annick
à des ordonnances. Cojean et Souad Wheidi, de l’utilisation
systématique du viol par le régime de
Bachar al-Assad, d’abord en prison,
Étude 2017 puis dans la rue, chez elles devant leur
du Conseil d’État famille, pour réprimer la révolution et
« briser l’homme syrien ». Elles racontent
L’étude annuelle du Conseil d’État, l’horreur – « Tout en moi s’est effondré » –,
Puissance publique et plateformes numé- dénoncent une société qui les rejette
riques : accompagner l’« ubérisation », rap- – un père tue sa fille –, organisent la
pelle que l’institution n’est pas que le solidarité – « Je suis toutes les femmes que
juge suprême du droit administratif, Bachar a salies » – et exigent la libération
mais qu’elle conseille le gouvernement de toutes les femmes détenues par le
et réalise des études avec un regard régime. L’une d’elles, en entendant
pragmatique et pluridisciplinaire. Celle les hurlements des codétenues, pense,
de 2017 s’interroge sur l’essor des pla- sans savoir pourquoi, à la Passion du
teformes numériques, qui brouille les Christ.
/266
Auteurs
Marie-Hélène Aubert Dominique Bourg
Membre du parti Les Verts puis du Professeur ordinaire à l’université de
Parti socialiste, députée à l’Assemblée Lausanne, président du conseil scienti-
nationale puis au Parlement européen, fique de la Fondation pour la nature et
elle est depuis 2016 inspectrice générale l’homme, ex-Fondation Nicolas Hulot,
de l’administration du développement il a récemment publié, avec Christian
durable. Arnsperger, Écologie intégrale (Puf, 2017).
267/
Amy Dahan Catherine Larrère
Directrice de recherche émérite au Professeur émérite de philosophie à
Cnrs (Centre Alexandre-Koyré), elle est l’université de Paris I-Panthéon-Sor-
l’auteur, avec Stefan Aykut, de Gouverner bonne, elle a récemment publié les Iné
le climat (Presses de Sciences Po, 2015). galités environnementales (Puf, 2017).
/268
Laurent Neyret Jean-Louis Schlegel
Professeur de droit à l’université de Ver- Directeur de la rédaction de la revue
sailles Paris-Saclay, il a publié Des éco Esprit, sociologue des religions, il a
crimes à l’écocide (Bruylant, 2015). publié, avec Denis Pelletier, À la gauche
du Christ (Points Seuil, 2015).
Marie-Hélène Parizeau
Professeur de philosophie à l’univer- Lucile Schmid
sité Laval, présidente de la Comest de Haut fonctionnaire, co-présidente de
l’Unesco, elle a publié Biotechnologies, la Fondation verte européenne, elle a
nanotechnologies, écologie (Quæ, 2010). publié La France résiste-t-elle à l’écologie ?
(Le Bord de l’eau, 2016).
Bernard Perret
Inspecteur général du ministère de Ewa Sufin-Jacquemart
l’Écologie, il est notamment l’auteur de Présidente de la fondation Strefa Zie-
Pour une raison écologique (Flammarion, leni, affiliée au parti vert polonais Par-
2011). tia Zieloni, coordinatrice du Centre
vert du Congrès des femmes, elle
Guillaume Sainteny contribue régulièrement au magazine
Haut fonctionnaire, il enseigne le déve- Zielone Wiadomości (« Nouvelles Vertes »,
loppement durable à AgroParisTech et zielonewiadomosci.pl).
a publié le Climat qui cache la forêt (Rue de
l’Échiquier, 2015). Véronique Tadjo
Écrivaine, professeur de littérature à
l’université de Witwaterstrand, elle est
l’auteure de En compagnie des hommes,
(Don Quichotte, 2017).
269/
www.esprit
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Jean-François Bouthors – Sous les images,
la transcendance de l’être au monde
Louis Andrieu – Trois films politiques
Bernard Perret – Dénucléariser ou décarboner ?
Paul Tommasi – Le Front national est (aussi)
un parti comme les autres
Jacques-Yves Bellay – Sortir du roman documentaire
Jean-Louis Schlegel – La communication politique
d’Emmanuel Macron, de la séduction au style ?
Bertrand Naivin - Le Discours aux animaux
mis en scène par Valéry Warnotte
Denis Thouard - L’homme et son génie : Rodin, Rilke, Hofmannsthal
Carole Desbarats - Singin’ in the rain au Grand Palais
ESPRIT Comprendre le monde qui vient
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