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Cornes et plumes dans la littérature médiévale - La voie des ailes,…e mystique dʼHadewijch dʼAnvers - Presses universitaires de Rennes 18/01/2019

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Presses
universitaires
de Rennes
Cornes et plumes dans la littérature médiévale
| Fabienne Pomel

La voie des ailes,


les ailes de la
voix : utilisation
du motif lyrique de
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l’oiseau dans la
poésie mystique
d’Hadewijch
d’Anvers
Marie-Geneviève Grossel
p. 229-247

Texte intégral
1 Par nature1, l’oiseau est un être qui fascine l’imaginaire. Au
Moyen Âge, les auteurs laïcs comme les religieux
s’attachèrent longuement à la thématique des ailes et des
oiseaux. Hadewijch d’Anvers, autour de qui tournera mon
analyse, fut à la fois béguine et trouveresse. Nous ne la
connaissons que par ses œuvres2. Les béguines vivaient alors
regroupées dans de petites communautés que dirigeait une
Grande Demoiselle ; Hadewijch dut assumer ce rôle. Elle a
écrit des Lettres qui sont des directives spirituelles, un livre
de Visions, enfin des Poèmes.
2 Les Lettres se réfèrent au modèle encore proche de Bernard.
Mais les visionnaires étaient surtout des femmes. Toutes ces
mystiques à la plume alerte ont rempli leurs œuvres
d’oiseaux. Les « poèmes strophiques » sont des chansons à
la façon des trouvères dont ils reprennent les schémas
formels et la thématique. Ces textes étaient faits pour être
chantés, comme plus tard le Grain de Sénevé de Maître
Eckhart. Si l’on tente de relier entre eux ces registres très
divers du même écrivain, le point de convergence semble
bien la Minne.

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Présence de l’oiseau dans les textes


religieux
3 Très souvent, l’oiseau scripturaire pourrait se nantir de la
majuscule. Si le Christ range toute la beauté végétale dans
l’unique « lys des champs », ce sont « les oiseaux » qui vont
incarner la liberté et la confiance sereine dans la
Providence : « Regardez les oiseaux du ciel, ils ne tissent ni
ne filent3… », eux dont pourtant aucune plume ne tombe
sans l’acquiescement divin. Ainsi l’oiseau qui vit dans l’air et
n’emprunte d’autres routes que celles du vent, l’oiseau,
symbole d’une liberté aussi absolue que la vastitude de
l’espace, devient, par la grâce de la parabole, l’image
exemplaire de la pure disponibilité.
4 Dans la Genèse, la création de l’oiseau et des poissons
occupe un jour particulier, avant les animaux et l’Homme.
L’hébreu réserve un verbe « créer » spécial pour homme,
poisson et oiseau :
Dieu dit : Que les eaux grouillent d’un grouillement d’êtres
vivants et que les oiseaux volent au-dessus de la terre contre
le firmament du ciel. Et Dieu vit que cela était bon. Dieu les
bénit et dit : Soyez féconds, multipliez-vous, emplissez l’eau
des mers et que les oiseaux se multiplient sur la terre.
Il y eut un soir, il y eut un matin et ce fut le cinquième jour.
(I 20-23)

5 Au Moyen Âge, si les êtres qui peuplent la mer sont étranges


et inquiétants, si les êtres qui rampent ou marchent sur la
terre participent de l’animalité, l’oiseau, habitant du grand
ciel, échappe à toute pesanteur et symbolise la Grâce.
Depuis toujours, sa légèreté absolue fait signe. M.-M. Davy
rappelait que, sur les fresques égyptiennes où l’on voit Osiris
présider à la pesée des âmes, l’artiste a peint l’âme devant la
fatidique balance ; sur le plateau de gauche est posé le cœur
du défunt, et l’autre plateau recèle une unique plume : pour
accéder à l’Autre Monde, le cœur doit obtenir la pure

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immatérialité de la plume.
6 Le motif de l’âme-oiseau passa des Grecs aux paléo-
chrétiens, avec l’idée que la plume, métaphore de la célérité,
participe du monde céleste. Socrate évoque la
« démangeaison des ailes » qu’éprouve l’âme en partance
sur le chemin philosophique des Idées4. Nous retrouvons la
glose des ailes chez Origène, Grégoire de Nysse, Denys
l’Aréopagite, enfin l’Érigène. Cisterciens comme Victorins
l’empruntèrent à leur tour. Tout le mouvement rhéno-
flamand s’est nourri de leurs œuvres. Hadewijch cite
Guillaume de Saint-Thierry et Richard de Saint-Victor, et
elle connaît, par des florilèges, les textes des Pères grecs.
Elle ne saurait avoir ignoré ces constellations métaphoriques
qui entourent le motif de la plume et de l’aile autour du
symbole de l’oiseau.
7 Si l’âme est ailée, c’est parce qu’elle est image de Dieu ; le
Père lui aussi possède ses ailes, il transcende l’espace,
l’immensité est son royaume et l’homme lourdement attaché
à la glèbe l’implore en son psaume :
Tu me protégeras à l’ombre de tes ailes5.
Tu mettras ton espoir dans ses ailes6.

8 Grégoire de Nysse interprète ces ailes comme Puissance,


Béatitude, Incorruptibilité7.
9 Les ailes de Dieu sont souvent l’apanage de la troisième
Personne. Dès avant la Création, sur le chaos indifférencié
des eaux, l’Esprit planait, ou volait. L’Esprit, dans les
Écritures, a pris les traits de la colombe, dont les Bestiaires
affirment qu’elle est sans fiel. Colombe revenant à l’arche,
un rameau d’olivier au bec, pour signifier à jamais la paix,
colombe volant au-dessus de la tête du Christ incliné vers les
eaux du Jourdain, colombes de Ravenne buvant au calice
d’eau vive, blancs coulons de Gautier de Coinci, symbolisant
les âmes des pèlerins naufragés qui s’élèvent au-dessus des
vagues furieuses vers le ciel mérité8, ou encore, dans la
traduction de la Vie des Pères9, ce blanc coulon, sorti de la

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bouche du moine reniant sa foi pour y rentrer d’un élan


après la dure pénitence, magnifique métaphore de l’âme
ailée, incarnation de la Parole ; colombe encore de l’Hortus
Deliciarum, surchargée d’ailes comme les anges. Enfin
« colombe » est le terme de l’amour brûlant :
Tu es belle, ô mon aimée, tes yeux sont des colombes
derrière ton voile10.

10 L’aigle également tient sa place dans les écritures ; sa


légende dit qu’il peut fixer le soleil. L’aigle, absorbeur et
réflecteur de la Lumière, est le symbole du Visionnaire, du
dévoileur des secrets flamboyants, l’aigle de Patmos qui
écrivit l’Apocalypse. L’image de l’aigle, très présente chez les
Visionnaires médiévales, relie donc l’absolue clairvoyance de
l’oiseau et la hauteur de son vol à celui de la parole
prophétique, parole dotée d’ailes de « la lumière vivante11 ».
11 Enfin la Bible a évoqué d’autres petits oiseaux, leur assurant
un avenir fécond dans l’imaginaire médiéval. Tel le pélican
que l’Ancien Testament avait rejeté, car il faisait partie des
animaux maudits, ombres funestes peuplant Edom ravagée :
Le pays sera le repaire du pélican et du hérisson, la chouette
et le corbeau l’habiteront,

12 Yahwé étendra sur lui le cordeau du chaos et le niveau du


vide. (Isaïe, 34, 11)
13 Les Apocryphes seront moins sévères et Jérôme se donnera
bien du mal pour distinguer12 le pélican impur du « Pélican
du désert » qu’invoque le psalmiste en sa plainte
déchirante :
Je suis semblable au pélican du désert
Je suis pareil au hibou des ruines
Je veille et je gémis solitaire,
Semblable au moineau sur le toit. (Ps. 102, 7-8)

14 Le passer solitarius (moineau, « petit moine ») y gagne de


devenir le symbole mystique du contemplatif dont le cœur
veille dans la nuit, et cela malgré sa réputation (méritée) de

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galant volatile. Le corbeau, pour avoir nourri Elie de pain et


de viande dans le désert, remplit dignement sa tâche de bête
douée en mathématiques qui apporte au solitaire double
ration de pain du ciel le jour où Antoine vient le visiter13.

Hadewijch, l’oiseau et l’aile dans les


Visions
15 Certes il est difficile de dater les écrits d’Hadewijch, mais
leur chronologie interne relève d’une construction
consciente de l’auteur qui distingue avec précision le temps
de la jeunesse de celui de la maturité. On sait que le
mouvement rhéno-flamand baigne dans un courant
mystique qui assume tranquillement l’ambition de connaître
Dieu en ce qu’il est ou plutôt n’est pas14 ; il s’agit d’une
recherche, se réclamant de Paul, de l’union à Dieu sans
intermédiaire. Cette connaissance infuse s’obtient par
l’ascension de l’âme vers Dieu. La métaphore de l’oiseau
joue un rôle essentiel pour rendre compte de cette
expérience. Les mystiques parlent aussi d’aventure
spirituelle – nous retrouvons le langage courtois. Il est
fréquent que l’âme gagne d’un coup la connaissance par la
fruition, grâce à l’excessus mentis, ek-stasis, bondissement
hors du Soi. Lors de l’extase, Hadewijch acquiert l’intuition
que Minne est l’Amant : Amour est son nom, Amant, l’action
qu’il exerce sur l’âme, laquelle s’abîme dans l’éblouissement
du désir.
16 Selon Hadewijch, le regard que Dieu-Amour pose sur l’âme
fait jaillir le désir insatiable de le voir, de posséder l’Amant.
Tout au long de la vie, désir et espérance se partagent le
cœur selon que l’on ressent la présence – c’est
l’éblouissement – ou qu’on traverse la ténèbre mystique du
manque dans lequel, peu à peu, la seule espérance va se
découvrir forme la plus secrète d’une présence cachée.
L’amante, dépouillée de tout, vide d’avoir tout donné, se
rapproche de l’union dont elle ne peut avoir jouissance
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entière avant l’ultime passage : c’est l’identification de l’âme


en Dieu, ou déification de l’être qui réintègre sa dignité
première, passant de l’image à sa réalisation.
17 Le modèle préexiste à la quête, car nul n’avance jamais sur
un chemin dépourvu de toute balise, quand bien même
chaque expérience est, comme chaque être, unique. Livres,
Tradition, expériences des autres servent de guide à la Bien
Aimée.
18 D’abord15, c’est la découverte de soi et la progression sur
tous les plans par la fructification des biens dont Dieu
comble chacun ; c’est le temps où l’on récolte et où l’on
engrange les vertus.
19 Puis, quand la personnalité forte et sûre a été construite,
telle que le choix de l’existence et l’obéissance aux idées
justes avaient permis de la projeter, l’âme en marche se
débarrasse peu à peu de la scorie des vanités, elle tend
chaque jour davantage à devenir une avec Amour, oubliant
tout ce qui n’est pas l’Amant. Plus elle avance en cette voie,
moins sur elle aura de prise le Divertissement, tandis que sa
course la fait s’envoler vers l’essentiel. Dans ce quotidien
baigné d’une lumière nouvelle, l’ascèse n’est plus qu’un outil
pour attiser le désir.
20 À cette image de la vie contemplative, Hadewijch superpose
sa propre expérience et confère ainsi à son texte
l’authenticité du vrai16. Elle affirme avoir été touchée de ce
désir dès son jeune âge – dix ans –, c’est là le thème de
l’amour d’enfance, cher aux trouvères ; les débuts
merveilleux de la rencontre, dans l’éblouissement de la
jeunesse neuve, sont réservés aux Visions, c’est le temps de
la sensation, de l’affectivité. Puis, selon l’expérience
mystique habituelle, l’akmê n’ayant pas duré, c’est la
retombée depuis la cime de l’être dans un gouffre de
souffrance atroce, la nuit de la déréliction. Incapable
d’oublier l’éblouissement, l’âme est en prison ou en exil,
déchirée par la volonté irrépressible de décrire pour recréer

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l’embrassement. Poète comme tous les mystiques,


Hadewijch écrit les Chansons, œuvre de la maturité.
21 L’ordre de ces Visions17 n’est pas indifférent. On voit l’âme
glisser du Jardin spirituel, où un Ange la conduit pour lui
montrer l’Arbre de la Sagesse, aux murs parfaits de la
Jérusalem céleste, avant d’accéder au dernier ciel, près du
trône où se tient la Face, entourée des Séraphins, « ceux qui
brûlent », la hiérarchie la plus élevée.
22 Dans les Visions, les oiseaux sont des aigles et un phénix.
Mais l’aile est une image omniprésente, si elle se fait surtout
aile d’ange. On a souligné l’importance de l’angélologie18
dans cette mystique. Isaïe (VI 1) donnait six ailes aux
Séraphins dont ils se voilent les yeux devant l’insoutenable
lumière de la Face.
23 La première vision et sa visite au Jardin se font donc sous la
conduite d’un ange :
Mon guide était un ange du chœur des Trônes. (p. 14)

24 Selon Denys, la triade des Séraphins, Chérubins, et Trônes,


la plus proche de la Théarchie, réalise l’intimité avec la Face
divine puisqu’elle la voit directement. Les Trônes portent
Dieu ; comme les Séraphins et les Chérubins, ce sont des
êtres de feu19. Le Je est privilégié de se voir introduit au
jardin dès l’ouverture, par un ange de la plus haute
hiérarchie ! L’authenticité de l’expérience ici transcrite se
mesure à l’élection de celle qui parle, malgré sa jeunesse et
son immaturité :
J’étais encore très enfant et pas assez mûre. Je n’avais pas
encore assez souffert ni vécu assez longtemps […] ainsi qu’il
convenait à une si haute dignité. (p. 14)

25 Le Trône qui la guide appartient « à ceux qui ont le


discernement20 ». Ruusbroec, fin connaisseur de l’œuvre
d’Hadewijch, ne symbolise pas ainsi la haute vertu du
discernement ; dans son jardin spirituel, ce sont les oiseaux
qui assument le rôle d’habitués :

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L’air de la puissance rationnelle est orné d’oiseaux de toutes


espèces qui représentent les œuvres du discernement. Les
oiseaux qui marchent sur terre […] sont ceux qui avec les
biens de la terre servent les pauvres généreusement ; [les
oiseaux] qui nagent dans l’eau […] sont très utiles dans
l’assistance spirituelle. [les oiseaux] qui volent dans l’air sont
(la connaissance de nous-mêmes. Et ceux qui) « volent au-
delà de l’air de la puissance rationnelle (sont) à l’égal de
l’aigle21 ».

26 Le message que transmet le Trône concerne le programme


des années à venir : il faut « porter » l’amour (être grosse
d’Amour, p. 19), être ouverte à Amour, puis le servir, le
sentir c’est-à-dire en prendre conscience dans la liberté,
enfin devenir Amour. Au long de ce cheminement, l’ange
apprend à l’exilée le chemin du retour.
27 La vision de Dieu ne relève pas du rationnel ; cependant
Dame Raison reste une reine. D’abord un Champion dirige
l’âme sur les cinq chemins qui mènent au sommet de la
montagne. Ce champion est sans doute un théologien.
Arrivés à la cime, l’âme et son guide découvrent une seconde
montagne, infiniment plus haute, que la première dérobait ;
et le champion s’arrête : dans sa « vie d’homme » il a « eu
trop peu d’amour et de sentiment » ; il s’est contenté de
« suivre le conseil du tranchant intellect22 ». La Minne lui
restera fermée.
28 L’âme au contraire sait voir en Raison ce qu’elle doit être,
l’intellectus affectionis, raison d’amour. Et elle comprend le
message qu’annonce l’une des trois demoiselles suivant la
reine Raison, qui proclame :
Celui qui marche avec des ailes sur les voies prescrites par
ma Dame aura pouvoir au royaume de l’amour. (p. 61)

29 L’âme n’en restera pas au « tranchant intellect » qui coupe


les ailes ; « marcher avec des ailes » transforme, selon la
leçon d’Origène, les organes sensoriels en sens du cœur.
Seuls, les yeux du cœur peuvent voir la plus haute cime.

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C’était déjà le conseil d’amma Synclétique :


Ceux qui fixent les hauteurs deviennent comparables à des
oiseaux [ils commencent] à avoir des ailes comme des
aigles23.

30 Avoir des ailes devient formule de la transcendance. Ces


ailes que les anges possèdent par nature, l’âme ne se les voit
donner que lors de l’extase. Mais dans les Visions,
l’élévation reste passive comme est subie la blessure
d’amour, face à la dynamique de la flèche qui termine son
vol dans le cœur, selon une image lyrique des plus
traditionnelles. C’est la fin du message du Trône :
Je devais pouvoir porter l’amour tant que me manquerait la
jouissance d’amour […] je devais supporter les traits acérés
des flèches que m’envoyait l’amour. (p. 93)

31 L’ascension de l’âme comprend un passage à travers les


sphères angéliques, selon une tradition qui remonte aux
cercles ésotériques juifs. Elle se retrouve chez Philon qui
donnera, et Denys après lui, la place la plus haute, –
originellement réservée aux Chérubins –, aux Séraphins. Car
l’action des Séraphins est une force qui s’exerce au niveau
cosmique, leur nom les rapproche de Dieu « feu
consumant24 » ; la cosmogonie antique voyait dans leurs six
ailes les six principes qui protègent l’univers selon la
physique ancienne. Ces êtres ailés ont la flamme pour
essence.
Un ange vint avec un encensoir brûlant exhalant une fumée
ardente. (p. 46)

32 Très significativement, c’est le dimanche précédant la


Pentecôte qu’est révélé à la Visionnaire un « ciel nouveau »
où résonne l’alleluia des séraphins. Là, siège la Face de Dieu
avec « six ailes fermées à l’extérieur et sans cesse voltigeant
à l’intérieur », ailes « fermées par des sceaux » que seuls les
Séraphins ont pouvoir d’ouvrir et de refermer25.
33 La Vision du « ciel nouveau » n’est autorisée qu’à ceux qui

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ont « porté Amour », dont l’âme a été « transpercée par


l’épée de prophétie ». Chacun pénètre à l’intérieur de la Face
derrière son Séraphin. Hadewijch souligne le lien entre
Parole et Aile : le pain des anges est la lumière dont ils
vivent, mais il est aussi la Parole de Dieu. Hadewijch peut
avoir puisé cette conviction chez les Cisterciens. Isaac de
l’Etoile26 conseillait aux contemplatifs de
s’orienter vers la lumière et pour cela de regarder les oiseaux
qui, parmi les animaux, sont les seuls à ressembler aux
anges. Les autres marchent, mais l’oiseau peut voler, car il
est apparenté aux anges.

34 L’âme de la Visionnaire découvre derrière Isaïe (40, 31) que


ceux qui
opèrent dans la sagesse sont pourvus d’ailes et volent tels
des aigles.

35 Pour Richard de Saint-Victor27, les ailes permettent


d’accéder au premier et au second ciel. Le troisième ciel
reste fermé à celui qui est encore ici-bas28 : le ciel le plus
élevé s’appelle « ciel des ailes », mais le registre de la Vision
permet davantage à la tranquille ambition qui s’y proclame
que le traité du théologien ! Fût-ce dans la brièveté
interminable, ce point où s’éternise la fugitive extase, il est
donné de voler jusqu’au « ciel des ailes » pour s’y faire aigle.
36 Dans la XIIe vision, quatre aigles accueillent l’âme ravie. Le
premier « vole vers elle en criant d’une voix forte ». Chacun
énonce une sentence, morceau du puzzle qu’est la destinée
de l’âme avant qu’elle ne se mue en Bien Aimée ; comme
l’aigle, la voix prophétique est ailée :
Et je fus enlevée par la voix de l’aigle qui me parlait. (p. 77)

37 L’âme, parée d’une robe brodée des douze vertus, est


conduite jusqu’à l’Amant ; alors l’aigle proclame
solennellement que le mot le plus secret est devenu la part
de la Bien Aimée :
Dans tes profondeurs tu as reçu toute puissante le mot secret

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que Job a compris. (p. 81)

38 Dans la Xe Vision, le jour de la Fête de l’Evangéliste, l’aigle


est saint Jean. L’excessus conduit l’âme dans la Jérusalem
céleste, où elle rencontre un aigle
qui criait d’une voix forte… vous connaîtrez l’éternité. (p. 65)

39 Mais c’est la XIe Vision, la nuit de Noël, qui donne à l’aigle


son sens le plus profond. Un phénix apparaît qui avale deux
aigles. Le premier aigle est très jeune et ses plumes sont
grises et chenues. Le second aigle est très vieux, mais ses
plumes sont blondes et neuves. Le phénix est rapidement
glosé comme Résurrection et Trinité. Selon la senefiance,
l’aigle tout jeune aux plumes grises est la Visionnaire elle-
même ; sa jeunesse naît de son imperfection, mais aussi de
la jeunesse éternelle de l’amour qui brûle en elle. Les plumes
grises signifient que son âme fut de tout temps dans l’idée de
Dieu, bien avant qu’il ne la crée, partant éternelle. L’Ange
dénommera l’âme « Ancienne ».
40 Quant au vieil aigle, c’est saint Augustin ; sa blondeur
évoque la régénérescence de l’amour qui agit en lui dans
l’éternité ; elle est aussi le renouveau, à lui communiqué par
l’amour que la Visionnaire éprouve à son égard, la neuve
splendeur de la jeunesse immortelle que tous deux se
donnent en partage.
41 Les aigles sont symbole de la Contemplation, leur vol
puissant réalise l’extase et leur voix de tonnerre dévoile le
secret le plus secret. Mais lorsque les Séraphins ouvrent les
sceaux de la Face à la clarté insoutenable, voici que les âmes
s’approchent pour pénétrer derrière les ailes divines et
s’abolir dans l’incandescence du grand brasier divin. Les
ailes supérieures s’ouvrent au chant secret des éperdus
d’amour, qui n’ont jamais connu qu’une seule certitude,
Amour est tout, et ils deviennent ce chant nouveau, tandis
que les ailes du bas s’ouvrent aux cœurs fidèles dont la voix
la plus claire est harmonie pure. Anges, flammes et ailes

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s’abîment dans le Jubilus d’amour, autre apanage des


oiseaux. Ainsi dans les Visions, le thème de l’aile est un fil
qui court à travers toute la trame.
42 Image lyrique issue de la poésie biblique souvent réutilisée
par la poétique médiévale, ce motif plonge ses racines dans
la littérature apocalyptique, comme le veut le registre. Les
oiseaux et les anges n’ont ici rien de tendre. Ni le Séraphin
qui purifie les lèvres à la braise ni l’aigle altier au regard
infaillible n’adoucissent la violence de ce premier contact
avec la Minne ; l’amour d’enfance fut une fureur dévorante,
une possession corps et âme que l’écrivain décrit avec les
termes les plus forts de l’érotique humaine :
Il vint à moi, il me prit tout entière dans ses bras et me serra
contre lui de sorte que tous mes membres sentaient les siens
autant qu’il leur plaisait et comme mon cœur et mon
humanité le désiraient. De l’extérieur je reçus
l’accomplissement jusqu’à la pleine satisfaction. (p. 52)

L’oiseau dans la lyrique pieuse


vernaculaire
43 G. Durand écrit que « l’oiseau n’est presque jamais envisagé
comme un animal, mais comme un simple accessoire de
l’aile29 ». Il évoque la « ptéropsychologie » de l’imaginaire,
autour de l’exemplaire alouette « où convergent l’aile,
l’élévation, la pureté, la lumière ».
44 Le critique raisonne selon les critères de notre psychologie
moderne pour qui le sens humain par excellence est la vue.
Mais il ne faut pas remonter si haut dans le temps pour
entendre dire que la poésie était « de la musique avant toute
chose » ; au Moyen Âge, poésie et musique sont
inséparables. Dans la chanson, l’oiseau n’est jamais qu’une
voix, un chant, non une aile, au rebours de la poésie
religieuse issue des Écritures. Et l’alouette, hormis le cas
fameux (et unique) de Bernard de Ventadour, si on la
considère d’un œil de paysan (ce qui ne veut pas dire terre-

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à-terre !), est la voix de l’aube. Ainsi dans les Aubes où le


jour naissant va forcer les amants à se quitter malgré tout
leur amour.
45 Tout en continuant d’explorer l’œuvre d’Hadewijch, je
tenterai de montrer qu’ici l’aile est tout autant liée à la
parole si celle-ci se fait chant, qu’aux rêveries de l’envol et de
l’ascension, ou plutôt qu’il y a entre les deux un rapport
essentiel fondé sur l’analogie entre l’âme et l’oiseau. Ainsi
tout ange est-il aussi fatalement un ange musicien.
46 C’est dans l’exorde de la chanson qu’habite l’oiseau. Si on le
trouve ailleurs, c’est qu’il joue un rôle emblématique comme
dans les Bestiaires. L’oiseau lyrique, pour peu qu’on le
dénomme, n’existe que comme le reflet exemplaire de
l’amant chanteur :
Li fenix quiert la busche et le sarment
En quoi il s’art et gete fors de vie
Ausi quis je ma mort et mon torment
Quant je la vi […]
Li souvenirs me fet morir d’envie […]30.

47 Le lien entre mémoire et chant des oiseaux a été exprimé


d’une manière admirable par Gace Brulé. Bien avant la
grive, recréant de façon fulgurante dans le triste présent de
Montboissier, la merveille de l’autrefois aboli pour François
René31, oui, bien avant cette page inoubliable de celui qui (sa
prose en est preuve éclatante) était un homme de l’oreille,
c’est dans la Bretagne conçue comme terre d’exil, que Gace,
entendant chanter les oiseaux du printemps, se trouva
reporté dans l’Ailleurs et l’Autrefois, de sa Champagne
beneürée, près de l’Amie :
Les oxelés de mon païx
Ai oïs en Bretaigne.
A lor chans m’est il bien avis
K’en la douce Champaigne
Les oï jadis […]
Il m’ont en si douls penseir mis
K’a chanson faire m’en seux pris […]32.
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48 Dans le monde lyrique, la voix de l’oiseau est maîtresse de


l’espace comme elle est maîtresse du temps ; sachant se plier
à l’alternance qui caractérise le monde comme les saisons du
cœur, l’oiseau devient à jamais le signe de la Joie, joie
perdue, joie espérée au temps du chant, au temps des ailes,
au temps du renouveau :
Li rosignox a noncié la nouvele
Que la sesons du doux tens est venue,
Que toute riens renest et renouvele,
Que li pré sont couvert d’erbe menue.
Pour la seson qui se change et remue,
Chascuns fors moi s’esjoïst et revele
Las ! Car si m’est changié la merele
Qu’on m’a geté en prison et en mue33.

49 En sa mémoire fidèle, l’oiseau retrouve le chemin du chant,


une année après l’autre, ou plutôt il sait recréer ce point
immobile dans le temps du renouveau, cette sorte d’éternel
présent qui est précisément le moment du chant, prélude à
tout envol.
50 Mauvis, ou alouette, le plus souvent rossignol, l’oiseau est
messager de l’amour ; en lui toute musique s’incarne. N’est-
ce pas en écoutant chanter l’oiseau qu’un moine fabuleux
vécut en un après-midi d’extase trois cents ans de la vie des
hommes ? Par la voix de l’oiseau, l’extase nous fait
transcender notre temps trop humain quand vivre et mourir
coïncident en un unique cri mélodieux :
Li rosignous chante tant
Que morz chiet de l’arbre jus.
Si bele mort ne vit nus
Tant douce ne si plesant
Autresi muir en chantant a haut criz34.

51 Les chansons pieuses, contrafacta des trouvères, sont de


valeur inégale, et le Je y est parfois féminin35. On trouve,
assez rarement, les oiseaux, à leur place habituelle dans
l’exorde :

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Quant froidure trait a fin


Contre la saison d’esté […]
Oiseillon qui ont esté
Pour la froidure tapin
Se renvoisent au matin,
Espris de joliveté,
Lors suis raviz a mon gré
En un desir de cuer fin
De remirer la clarté
Qui iert et sera sanz fin36.

52 Dans cette longue strophe, il faut attendre le dernier vers


pour comprendre que nous avons quitté les amours
humaines ; le chant religieux reprend au chant profane
l’élan vital qui soulève la création pour le déplacer dans
l’éternité de la Béatitude.

L’oiseau et sa voix dans la lyrique


d’Hadewijch
53 Les chansons d’Hadewijch37, au rebours, se veulent
l’incantation douloureuse et répétée qui scande la longue
marche vers la terre d’où l’on fut exilé, temps de la
souffrance, interminable enfantement avec quelques trouées
éclatantes, qui ne sont peut-être que des fruits de la
mémoire. Les paysages du cœur, sous la lumière de l’amour,
sont par définition soumis à l’alternance. Hadewijch place
d’orée ses chansons sous ce double signe, succession qui
explique le retour éternel des étés et des hivers, la souffrance
douce-amère et la cruauté des moments de bonheur.
L’univers poétique ainsi construit est aussi bien orienté
temporellement (l’avant et l’après pivotent autour du Nunc
où se situe le chant) que spatialement : gouffre de la
souffrance, abîme de l’in-connaissance, vallée encaissée,
longuement plongée dans les ombres où se traîne l’âme
exilée, et cimes des montagnes vers lesquelles indéfiniment
le regard se lève, enfin les soirs et les matins, autre face du

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retour et de l’absence de la Lumière, lenteur des hivers


soumis à l’attente obscure, brièveté irradiante des bonnes
heures ou du Bonheur.
54 L’exorde saisonnier en prend une tout autre valeur, la
nature en fête ou en deuil se fait non seulement miroir du
cœur, mais elle devient un guide :
Les claires journées font défaut
Et les plaisirs sont loin
Dont a soif un jeune cœur […] (XVI, st. 1)
Ah ! qu’il souffre dans les sentiers profonds,
Le pèlerin de lointaine contrée,
Qui vers l’amour chemine en vain ! (st. 2)

55 Chaque printemps à venir est enfermé dans le présent hiver.


Comme le veilleur qui attend l’aurore, c’est quand le poids
d’hiver se fait le plus lourd que, frémissement à peine
perceptible, s’annonce le retour, en février, à l’heure où
avant tout autre oiseau chante la grive, Hadewijch y place le
signe du changement, l’apparition de la fleur de noisetier, la
pampille :
L’hiver sévit et nous impose ses frimas,
Longues sont les nuits et courtes les journées.
Mais déjà nous rêvons de l’ardent été
Qui nous délivrera de son joug […]
Le noisetier fait luire ses frais chatons (1, st. 1)

56 N’a-t-on pas qualifié de « matutinale » l’amoureuse


connaissance de Dieu ? Hadewijch est sans conteste le poète
du lever du jour :
Les aurores radieuses
Font rêver de journées vibrantes de clarté,
Ainsi les mirages de l’amour m’ont fascinée […] (19, st. 2)
Divin Amour, quand donc viendra le temps
Des aurores irradiantes
Où mon âme émergera de la longue nuit ?
Tant j’espère voir le soleil ! (st. 7)

57 Les poètes médiévaux parlent plutôt d’été que de printemps,

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eux que fascine la lumière : c’est l’heure où chantent les


oiseaux en accord avec un monde où tout est dynamisme,
élan, alors que, comme l’amante des chansons profanes, le
Je étouffe dans la prison de l’absence :
Voici que la saison nouvelle
Partout à la fois vient s’amorcer.
Les oiseaux exultent de joie
Et par monts et par vaux surgissent les fleurs.
Dans toutes leurs demeures
Elles ont échappé
Au cruel hiver et à ses tourments.
Cependant je reste captive. (16, st. 1)

58 Tous les termes de la joie que le latin égrenait sont le bien


propre des oiseaux dont la myriade multiple se résout en
une unique explosion symphonique :
Déjà partout s’annonce
La puissante montée de la sève
Qui vêtira de vertes parures
Jusqu’aux lointains
Les pâturages des taillis.
Bien vif est notre pressentiment,
Car la joie des oiseaux explose en leur chant.
Qui par amour part au combat
Sans tarder triomphera. (2, st. 1)

59 Comme l’aile, le chant de l’oiseau est une pure


« verticale38 », voix du vent, il bondit et exulte, irrésistible
comme l’élan de la sève ; ce chant est, pour tout poète, la
voix ailée de l’amour :
Tandis que culminent liesse et fête dans la nature,
Qu’exultent en tout lieux les oiseaux,
Et que le rossignol en notes cristallines
Monte aux cimes de sa joie,
S’alourdit en profonde peine
Le cœur que l’amour a blessé. (14, st. 1)

60 À la leçon morale du Cistercien, « regarder les oiseaux »,


vient se superposer la leçon poétique de la mystique, écouter

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les oiseaux, car en eux, Dieu voulut signifier la liesse :


Les oiseaux maintenant se taisent
Qui chantaient joyeusement.
La joie des ailes s’apaise
Quand s’éloigne le printemps.
Mais que l’an se renouvelle,
À sa victoire fidèles,
Ils le fêteront de plus belle :
C’est pour cela que l’oiseau naît,
Tu le sais bien si tu l’écoutes. (V, st. 1)

61 Et à l’image traditionnelle de l’homme chassé du Royaume


de Dilection, exilé en pays de Dissemblance, Hadewijch
superpose la reconstruction de sa propre expérience, comme
le poète profane, le trouvère s’est fait oiseau, chantant
Amour :
Amour de vous avoir beaucoup chanté
Ne me profite guère. (IX, st. 13)

62 pour, comme le rossignol de Thibaut, pressentir que, peut-


être, aimer-chanter-mourir sont une seule expérience :
Lorsque nous revient le printemps
On espère de beaux jours […] (XV, st 1)
Le cygne, dit-on, lorsqu’il va goûter
La mort, commence de chanter (st. 3)
D’autres gagnent les cimes, je demeure dans la vallée.
L’horreur me saisit du chemin qui m’attend. (st. 4)

63 Ou encore, autre leçon de poète fatigué par la vie et ses


douleurs, juger sagesse le renoncement au chant, la
départie :
Longtemps les oiseaux se sont tus,
Toute joie perdue,
Consternés et moroses
Dans leur regret de l’été.
Mais leur ardeur s’éveillera
Dès l’approche des beaux jours
Qu’ils désirent en silence,
Car ils sont nés pour l’allégresse

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Qui nous charme en leur chant. (10, st. 1)


Mais la détresse des oiselets
Ne m’intéresse guère.
Fugitives sont leurs peines et leurs joies.
Il y a douleur plus poignante […]. (st. 2)
64 L’oiseau, en deuil du printemps, se tait ; l’amante, en deuil
de son amour, ne sait pas entendre les voix du silence.
Persister à croire un dû l’allégresse jadis ressentie se juge
alors dans un moment de violente dérision comme « l’espoir
du pendu qui espère qu’on va couper la corde » (44, st. 6),
une folie puisque le terme même de « pendu » montre qu’il
est déjà au bout de sa corde, partant en train de mourir. Et
pourtant, passagère est la révolte, le véritable message que
dicte l’oiseau, dans l’exultation de sa liesse comme dans son
silence attentif, c’est bien le mot de fidélité :
Bien que triste soit la saison
Et les oiselets,
Point ne peut en être ainsi dans l’âme ardente […]. (5, st. 1)
C’est la fidélité qui fait comprendre
Dans une unique jubilation
Que l’amour peut éprouver,
Mais aussi surcombler
Dans une seule et même étreinte. (st. 5)

65 Plus difficile à réaliser que de jouir de l’épreuve, ce doux mal


qui aimante la vie, c’est ici la synthèse de l’usure et du neuf,
de la vieillesse et de la jeunesse que chaque printemps sait si
bien remimer. Temps de la jeunesse et jeunesse du cœur ne
coïncident pas toujours :
Ah ! que de fraîcheur rayonne celui
Qui sait aimer d’un élan primesautier
Porté par une joie confiante et fidèle
Ainsi qu’il sied à l’âme de celui qui découvre
L’amour pour la première fois ! (7, st. 2)

66 L’âme amoureuse comme le chant renouvelé de l’oiseau


devrait savoir « être toujours en genèse » (7, st. 3), malgré la
« vétusté », la « morosité », la « vitalité refroidie » d’un
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« cœur chargé d’âge » (ibid.) ; mais ils sont chaque année


plus loin, l’élan initial, le ravissement des « premières
étreintes du divin » ; dans la longue nuit du désert mystique,
dur est l’effort qui permettra de savoir écouter le silence des
oiseaux pour pouvoir de nouveau, dans les heures de la
maturité et de l’âge, éprouver l’exultante nouveauté :
Les sages, mûris dans l’amour et restés attentifs […]
Je dirai qu’ils sont vieux
Et cependant si jeunes […]
Car ils adhèrent à l’amour et exultent […]
Qui les ramène aux sources vives du désir. (ibid., st. 5)
[…] Aussi se lève pour eux la lumière d’aube. (st. 6)

67 L’importance de la thématique du neuf trouve un champ


d’expression particulièrement adéquat dans l’exorde
saisonnier : le cœur ailé de l’aimante, la prison d’Amour et
l’immensité céleste où se déroule le chant, jubilation ou
infinie douleur, l’élan enfin des routes de lumière y forment
une parfaite constellation poétique. Déchiffrer l’alternance
conduit ainsi à la possible résolution des antithèses :
Les oiselets chantent clair
Et les calices ouverts
Nous annoncent le printemps.
Voix captives de l’hiver,
Corolles pâles naguère
Sont en fête maintenant :
Ils sont revenus, les beaux jours,
Dont le désir longtemps les fit languir.
Même chose advient à l’âme
Prisonnière de l’amour. (XI, st. 1)

68 Quand on a saisi que le « Printemps, c’est l’amour même »,


on peut savoir que tout chant peut « vous établir dans la
jubilation » ; comme pour l’oiseau, de la mémoire est née
l’espérance :
Vous qui aimez ne soyez point brisés
D’avoir si mal ; bientôt viendra la floraison,
Il vous sera donné de braver les tempêtes

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Et d’accoster les plages luxuriantes


Où s’unit à jamais l’Amant à l’Aimée. (4, st. 8)

69 Comme en la mémoire d’un oiseau son chant, au secret du


cœur fidèle se conserveront la chaleur de l’amour lointain, la
musique du silence :
C’est lorsqu’il s’en va qu’il est le plus proche,
Son silence le plus profond est son chant le plus beau. (XVII,
v. 16-17)
Que l’âme en silence m’écoute ;
Mes paroles ne sont claires qu’au silence. (Nouveaux
Poèmes, II, p. 141)

70 Le temps d’un chant, l’être « s’imprègne de sève divine »,


l’Amante à son tour se fait printemps, une avec Amant ! La
leçon des trouvères était bien qu’il faut chanter en tout
temps pour que « La voix de l’amour chante plus haut que le
chant de la terre » (31, st. 5). De « l’humble silence »
mystérieusement monte « une rumeur si puissante » (25, st.
4), c’est le chant indéfiniment renouvelé : ainsi s’accomplit,
toujours à reproduire et toujours renouvelante, la liesse
qu’enseignèrent les oiseaux, la « joie des ailes » devenue
« louange ailée » dont l’élan fidèle « pénètre le ciel », et
« embrasse le Bien Aimé39 ».
71 Jamais la leçon des fins poètes n’aura été si bien comprise ;
l’extraordinaire dignité qu’ils accordèrent au chant poétique,
comme le phénix, renaît identique et pourtant diverse :
genèse du monde existentiel, pouvoir de recréer par le dire
l’extase un instant ressentie, afin d’aller par les routes de la
jubilation musicale se réfugier « sous les ailes » de l’Amant
trop aimé ; fierté enfin de tous ces poètes en leur œuvre,
voulue et donnée comme perfection :
L’éclosion d’amour est douceur
Le temps amène l’usure,
Ainsi l’affirme la chanson de geste.
Mais l’offrande de tout pour embrasser
L’infini du Tout,

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Aucun trouvère étranger ne la chante (17, envoi)

72 Au royaume de Dilection l’étranger est l’autre nom du


losengier.
73 « Ora et labora » enseigne la règle monastique. L’ici-bas est
le règne de l’alternance sans que pour autant ne cesse le
piétinement qui nous conduit de l’aube nouvelle aux hivers
de l’usure. Cependant en cet exil, chaque printemps ranime
la jeunesse du monde sous nos yeux fatigués, image toujours
radieuse des aurores futures ; au matin du renouveau,
l’oiseau est messager, il nous fait signe, il nous fait
comprendre – c’est le sens de son latin – que, comme lui,
notre âme a des ailes. « Qui me donnera des ailes ? »
soupirait le Psaume. La poésie, si elle est d’Amour,
répondent les Poèmes. Dans les Visions, la « démangeaison
des ailes » s’est abolie puisque la Visionnaire les a depuis
toujours recouvrées ; on n’en est plus à l’élan, c’est
l’absorption dans l’abîme de lumière. L’âme a déployé ses
« ailes de soleil » ; on n’est plus parmi les oiseaux, mais chez
les Anges, et l’âme bondissante s’abolit en jubilus.
74 Dans les Poèmes, c’est le temps du labora, l’âme est en
marche et l’ouïe précède, selon Bernard, la vision. Pour
apprendre le long chemin du retour, on s’en va à « l’école »
d’Amour, leçon de trouvères qu’on redira à la façon des
trouvères, dans le latin des oiseaux. Aux « ailes du soleil »
répondent les « ailes du vent40 » dont nul ne « sait où il
va41 » ; c’est là que l’oiseau se tient, les ailes en croix, libre
comme l’espace. Sa voix aussi a des ailes, elle transcende le
temps. Le rossignol, diront les Chartreux, est l’oiseau de la
nuit lumineuse42. Part de la liturgie sacrée, l’oiseau n’est
plus dès lors parole, il est Voix, au-delà de toute
signification, cri d’amour, note parfaite sur la portée de
Dieu, jubilus cordis, qui nous enseigne la voie des anges.
75 Afin d’atteindre la cime musicale où Amour et Aimée ne font
plus qu’un, Hadewijch sut et crut juste d’employer les mots
de la Fine Amour, montrant par là que, comme l’enseignent

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les Écritures, tout Amour est de Dieu et que même dans le


plus immanent de l’amour humain les poètes médiévaux
avaient su glisser la profondeur extrême et la transcendance.

Notes
1. Voir les études de G. BACHELARD (L’air et les songes, essai sur
l’imagination du mouvement, Corti, 1943), G. DURAND (Les structures
anthropologiques de l’imaginaire, Bordas, 1969), M.-M. DAVY (L’oiseau
et sa symbolique, Albin Michel, 1998).
2. On les date ca 1240-1260.
3. Luc XII 22, Matth. VI 26.
4. PLATON, Phèdre, Belles Lettres, 1998, 251 bc.
5. Psaume 17, 9.
6. Ps. 36, 8.
7. Cité par M.-M. DAVY, op. cit., p. 35.
8. Les Miracles Nostre Dame de GAUTIER DE COINCI, édités par F. KOENIG,
Genève, Droz, 1070, IV, p. 324.
9. Manuscrit 868, BM Lyon folio 68 r°.
10. Cantique des Cantiques IV, 1.
11. HILDEGARDE DE BINGEN, Louanges, traduites et présentées par L.
MOULINIER, Orphée, 1992, p. 107.
12. L. PORTIER, Le pélican, histoire d’un symbole, Cerf, 1984.
13. Vivre au désert (Jérôme), trad. J. MINNIAC, éd. MILLON, Grenoble,
1992.
14. Suivant les théories apophatiques de Denys ; je simplifie
drastiquement un système de grande profondeur qu’il vaut mieux
pénétrer derrière les théologiens autorisés pour m’en tenir ici à mon
propos, entièrement littéraire.
15. Voir l’introduction de P. BERNARD, dans Hadewijch d’Anvers, Les
Lettres, la perle de l’école rhéno-flamande, Le Sarment, 2002.
16. Voir l’analyse de P. MOMMAERS, Hadewijch d’Anvers, Cerf, 1994,
d’une très grande richesse pour le point de vue religieux.
17. HADEWIJCH, Les Visions, édition-traduction de G. ÉPINEY-BURGARD,
adsolem, 2000.

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18. Voir A. STAPERT, L’ange roman dans la pensée et dans l’art, 1975.
19. Daniel VII 9.
20. Visions, p. 14.
21. RUUSBROEC, Écrits III, Le Royaume des amants, Belle Fontaine,
1997, p. 60.
22. Huitième Vision.
23. Vie de sainte Synclétique, Bellefontaine, 1972, § 43.
24. Deutéronome IV, 24.
25. Treizième Vision.
26. ISAAC DE L’ÉTOILE, Sermons, SC II, 1974, p. 47 et A. STAPPERT, op cit, p.
188.
27. Ibid, p. 193.
28. II Cor 12, 2.
29. Les structures anthropologiques, op. cit., p. 144.
30. Les chansons de Thibaut de Champagne, roi de Navarre, éd. A.
WALLENSKÖLD, Paris, SATF, 1925, XX, st. 4.
31. CHATEAUBRIAND, Mémoires d’Outre Tombe, La Pochothèque, 1973, I
3, p. 75-76.
32. Chansons des trouvères, éd. S. N. ROSENBERG et H. TISCHLER, Le Livre
de Poche, 1995, p. 396.
33. L’œuvre lyrique de Blondel de Nesles, éd. Y. LEPAGE, Paris,
Champion, 1994, XIII.
34. Chansons de Thibaut de Champagne, V.
35. Voir ma contribution, « J’ai trové qui mamera » : chansons de
femme et « troveresses » dans la lyrique d’oïl, Chanson legiere a
chanter, Essays… in honor Pf. Samuel N. Rosenberg, éd. K. FRESCO et
W. PFEFFER, Summa Publications, Birmingham, Alabama, 2007, p. 107-
132.
36. Recueil de chansons Pieuses, éd. E. JARNSTRÖM, Helsinki, 1910, I 5.
37. Hadewijch d’Anvers, « Amour est tout », poèmes strophiques,
traduits par R. VAN DE PLAS, Tequi, 1984 (chansons citées en chiffres
arabes) et J.-B. PORION, Hadewijch d’Anvers, écrits mystiques des
béguines (et « Nouveaux poèmes »), Paris, Tequi, 1954 (chansons citées
en chiffres romains).

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38. L’air et les songes, p. 101.


39. Nouveaux poèmes, III, p. 151, st. 10.
40. Malachie IV, 2 et Ps. 17, 11.
41. Jean III, 8.
42. M.-M. DAVY, p. 116.

Auteur

Marie-Geneviève Grossel
© Presses universitaires de Rennes, 2010

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Référence électronique du chapitre


GROSSEL, Marie-Geneviève. La voie des ailes, les ailes de la voix :
utilisation du motif lyrique de l’oiseau dans la poésie mystique
d’Hadewijch d’Anvers In : Cornes et plumes dans la littérature
médiévale : Attributs, signes et emblèmes [en ligne]. Rennes : Presses
universitaires de Rennes, 2010 (généré le 18 janvier 2019). Disponible
sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/39961>. ISBN :
9782753546998. DOI : 10.4000/books.pur.39961.

Référence électronique du livre


POMEL, Fabienne (dir.). Cornes et plumes dans la littérature
médiévale : Attributs, signes et emblèmes. Nouvelle édition [en ligne].
Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2010 (généré le 18 janvier
2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pur/39933>. ISBN : 9782753546998.
DOI : 10.4000/books.pur.39933.
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