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ANTHROPOLOGIE ET HISTOIRE : DE L'AUTRE CÔTÉ DU MIROIR

DISCIPLINAIRE

Michel Naepels

Editions de l'E.H.E.S.S. | Annales. Histoire, Sciences Sociales

2010/4 - 65e année


pages 873 à 884

ISSN 0395-2649

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Pour citer cet article :


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Naepels Michel, « Anthropologie et histoire : de l'autre côté du miroir disciplinaire »,
Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2010/4 65e année, p. 873-884.
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Introduction
Anthropologie et histoire :
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de l’autre côté du miroir disciplinaire

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Michel Naepels

Les premiers mots de l’article que Marshall Sahlins publia dans The Journal of Modern
History en 1993 signalent l’une des directions dans lesquelles l’écriture anthropo-
logique s’est développée, en renforçant son lien avec l’histoire, en même temps
qu’ils indiquent l’importance théorique de cette évolution : « Dans le vacarme suscité
par la nouvelle anthropologie réflexive, qui exaltait l’impossibilité de comprendre
de façon systématique un Autre insaisissable, une forme différente de prose ethno-
graphique s’est développée, avec beaucoup plus de calme, presque sans que nous
nous en rendions compte, et avec certainement beaucoup moins d’angoisse épistémo-
logique. Il s’agit des nombreux travaux d’ethnographie historique qui cherchent à
associer la connaissance que l’on peut avoir d’une communauté par l’expérience
de terrain et le savoir sur son passé qu’apportent les archives. [...] Mais seuls quelques
chercheurs – notamment Barney Cohn, Jean Comaroff, John Comaroff et Terry
Turner – se sont vraiment aperçus qu’une ethnographie prenant en compte le
temps et la transformation est une autre manière d’aborder l’objet anthropologique
et implique la possibilité de modifier les façons mêmes de penser la culture 1. »
Ce dossier rassemble des recherches mettant en œuvre de tels renouvellements
de l’écriture anthropologique par l’histoire, en même temps qu’il voudrait faire
connaître quelques-uns des champs problématiques qu’ils ouvrent 2.

1 - Marshall SAHLINS, La découverte du vrai Sauvage et autres essais, Paris, Gallimard, 2007,
p. 265-266.
2 - Je remercie Julie Biro, Isabelle Grangaud, Éric Jolly et Sylvain Perdigon pour leurs
commentaires sur une première version de ce texte, ainsi qu’Étienne Anheim pour son
regard amical et critique dans la préparation de l’ensemble de ce dossier. 873

Annales HSS, juillet-août 2010, n° 4, p. 873-884.


MICHEL NAEPELS

Comme le remarque de son côté l’historienne australienne Bronwen Douglas,


« depuis les années 1980, de nombreux anthropologues, sensibles aux accusations
qui étaient portées contre eux d’essentialisme, de primitivisme ou d’orientalisme
se sont convertis à l’histoire, et ont admis que les sociétés ‘traditionnelles’ isolées
et authentiques de la romance anthropologique étaient en vérité toujours incluses
dans des systèmes coloniaux ou mondiaux. Simultanément, les historiens sociaux
et culturels ont puisé dans le répertoire de concepts de l’anthropologie. Pourtant,
leurs perspectives respectives sur le passé continuent de différer d’une manière
significative 3 ». Les échanges entre histoire et anthropologie s’appuient sur la proxi-
mité épistémologique des différentes disciplines des sciences sociales 4. Pour autant,
les évolutions qu’évoquent tant M. Sahlins que B. Douglas ne tendent pas à la
fusion disciplinaire de l’histoire et de l’anthropologie, ne serait-ce que pour des
raisons de sociologie et de démographie des sciences. Après le moment de centra-
lité et de confiance qu’ont pu incarner la figure et l’œuvre de Claude Lévi-Strauss,
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l’anthropologie n’est pas exempte de craintes parfois obsidionales ; elle n’est pour-

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tant pas dénuée de capacités d’innovation théorique, ni non plus de liberté dans
les formes d’écriture qu’elle autorise. Le croisement entre l’histoire et l’anthropo-
logie au sein de la discipline historique a été largement exploré, notamment autour
de l’élaboration du concept d’« anthropologie historique 5 ». Nous proposons dans
ce numéro de déplacer le regard de l’autre côté du miroir disciplinaire : à leur façon,
sur des objets empiriques singuliers, certains anthropologues ne se reconnaissent
pas dans le partage des savoirs que défendait C. Lévi-Strauss 6 et poursuivent un
dialogue productif avec la discipline historique 7 ou, pour le dire plus simplement,
développent leurs propres usages de l’histoire.

3 - Bronwen DOUGLAS, Across the great divide: Journeys in history and anthropology, Amsterdam,
Harwood Academic Publishers, 1998, p. 8.
4 - Voir notamment Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire (augmenté de) Foucault révolu-
tionne l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, 1978 ; Jean-Claude PASSERON, Le raisonnement socio-
logique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.
5 - « Introduction », in « Pour une anthropologie historique. La notion de réciprocité »,
no spécial Annales ESC, 29-6, 1974, p. 1309 ; André BURGUIÈRE, « L’anthropologie histo-
rique », in J. LE GOFF (dir.), La nouvelle histoire, Bruxelles, Complexe, [1978] 1988,
p. 137-165 ; Lucette VALENSI et Nathan WACHTEL, « L’anthropologie historique », in
J. REVEL et N. WACHTEL (dir.), Une école pour les sciences sociales. De la VIe section à l’École
des hautes études en sciences sociales, Paris, Éd. du Cerf/Éd. de l’EHESS, 1996, p. 251-274.
Voir également Philippe MINARD et al., « Histoire et anthropologie, nouvelles conver-
gences ? », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 49-4 bis, 2002, p. 81-108.
6 - Claude LÉVI-STRAUSS, « Histoire et ethnologie », Revue de Métaphysique et de Morale,
54-3/4, 1949, p. 363-391, réédité in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 9-39 ; et
son débat avec Fernand Braudel en 1960 : « L’anthropologie sociale devant l’histoire »,
Annales ESC, 15-4, 1960, p. 625-637, extrait de la leçon inaugurale de la chaire d’anthropo-
logie sociale faite au Collège de France le mardi 5 janvier 1960, publiée in « Le champ
de l’anthropologie », Anthropologie structurale 2, Paris, Plon, 1973, p. 11-44. Voir François
HARTOG, « Le regard éloigné : Lévi-Strauss et l’histoire », in M. IZARD (dir.), Lévi-
Strauss, Paris, Éd. de l’Herne, 2004, p. 313-319.
7 - Brian K. AXEL (dir.), From the margins: Historical anthropology and its futures, Durham,
874 Duke University Press, 2002 ; Aletta BIERSACK, « History and theory in anthropology »,
L’ANTHROPOLOGIE FACE AU TEMPS

Un débat continué autour de l’histoire


L’approche historique n’est certes pas neuve en anthropologie. On sait qu’elle
est constitutive de son moment évolutionniste – celui-ci ayant été légitimement
dénoncé comme histoire conjecturale et spéculative. C’est à partir de la critique
de l’évolutionnisme que se comprend l’ancrage de l’anthropologie fonctionnaliste
et culturaliste dans l’enquête ethnographique de terrain, qui suscita des modes de
description non seulement synchroniques mais aussi très souvent hors du temps,
sans prise en compte de la temporalité ni des dynamiques sociales. La conférence
Marett donnée par Edward Evans-Pritchard en 1950 invitait les anthropologues à
retrouver une perspective historique et diachronique 8. L’œuvre d’Edmund Leach
analysant au long d’une période de 150 ans les deux modèles d’organisation poli-
tique existant chez les Kachin de Birmanie, et les logiques de leurs transforma-
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tions – l’ordre égalitaire et démocratique gumlao et l’organisation hiérarchisée gumsa –

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illustra cette nouvelle préoccupation pour les dynamiques internes de transforma-
tion des équilibres sociaux 9. Parallèlement, la notion de « situation » permettait à

in A. BIERSACK (dir.), Clio in Oceania: Toward a historical anthropology, Washington, Smith-


sonian Institution Press, 1991, p. 1-36 ; Robert BOROFSKY, « An invitation », in R. BOROFSKY
(dir.), Remembrance of Pacific pasts: An invitation to remake history, Honolulu, University
of Hawai’i Press, 2000, p. 1-30 ; Bernard S. COHN, An anthropologist among the historians
and other essays, Delhi, Oxford University Press, 1987 ; Nicholas DIRKS, « Is vice versa?
Historical anthropologies and anthropological histories », in T. J. MCDONALD (dir.), The
historic turn in the human sciences, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1996, p. 17-
51 ; James D. FAUBION, « History in anthropology », Annual Review of Anthropology, 22,
1993, p. 35-54 ; Clifford GEERTZ, « History and anthropology », Available light: Anthropo-
logical reflections on philosophical topics, Princeton, Princeton University Press, 2000,
p. 118-133 ; Raymond JAMOUS et Aurore MONOD-BECQUELIN (dir.), « Anthropologie et
histoire. Réflexion sur les cinq continents », Ateliers, 17, 1997 : http://www.mae.u-paris10.fr/
ateliers/index.html ; Rena LEDERMAN, « Changing times in Mendi: Notes towards wri-
ting highland New Guinea history », Ethnohistory, 33-1, 1986, p. 1-30 ; Isabelle MERLE
et Michel NAEPELS, « Comme à la limite de la mer... », in I. MERLE et M. NAEPELS
(dir.), Les rivages du temps. Histoire et anthropologie du Pacifique, Paris, L’Harmattan, 2003,
p. 11-32 ; Emiko OHNUKI-TIERNEY (dir.), Culture through time: Anthropological approaches,
Stanford, Stanford University Press, 1990.
8 - Edward EVANS-PRITCHARD, « L’anthropologie sociale : son évolution des origines à
nos jours », Les anthropologues face à l’histoire et à la religion, [1962] 1974, p. 9-28. Sa
critique du fonctionnalisme suscita la réplique d’Isaac SCHAPERA, « Should anthropo-
logists be historians? », The Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain
and Ireland, 92-2, 1962, p. 143-156, qui, entre autres choses, rappelait que les travaux
fonctionnalistes sont loin d’avoir tous ignoré l’histoire des groupes qu’ils étudiaient : voir
Bronislaw MALINOWSKI, « Introductory essay: The anthropology of changing African cultu-
res », Methods of study of culture contact in Africa, Londres, Oxford University Press, 1938,
p. VII-XXXVIII. On se référera aussi à l’excellente monographie de Sharon E. HUTCHINSON,
Nuer dilemmas: Coping with money, war and the state, Berkeley, University of California
Press, 1996, sur l’histoire et l’historicité des Nuer étudiés par E. Evans-Pritchard.
9 - Edmund LEACH, Political systems of highland Burma: A study of Kachin social structure,
Londres, G. Bell & Sons, 1954. 875
MICHEL NAEPELS

Max Gluckman 10, et plus largement à l’École de Manchester 11, de défaire l’identi-
fication abusive de la synchronie à la statique. Ce même mouvement, représenté
en France par l’œuvre de Georges Balandier 12, et appuyé sur une évidence parta-
gée par les spécialistes de l’Afrique de la nécessité de prendre en compte l’histoire
(notamment précoloniale) pour comprendre le présent, se déploya dans un ensemble
d’œuvres de grande ampleur parmi les anthropologues africanistes français, tels
que Jean Bazin 13, Michel Izard 14 ou Emmanuel Terray 15. On peut dès lors s’inter-
roger sur la nécessité de répéter la critique formulée par E. Evans-Pritchard il y
soixante ans, ou, réciproquement, sur la façon récurrente dont l’anthropologie tend
à se construire contre l’histoire, comme son reste. Un certain nombre de tentatives
de conciliation entre le formalisme structuraliste et la prise en compte conjointe de
l’événementialité et de la temporalité ont toutefois émergé, dont témoignent des
œuvres aussi diverses que celle de M. Sahlins 16 ou de Nathan Wachtel 17.
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10 - Max GLUCKMAN, « Analysis of a social situation in modern Zululand », Bantu Studies,
1, 1940, p. 1-30 et 2, 1940, p. 147-172.
11 - Victor W. TURNER, Schism and continuity in an African society: A study of Ndembu
village life, Manchester, Manchester University Press, 1957 ; Jaap VAN VELSEN, « The
extended-case method and situational analysis », in A. L. EPSTEIN (dir.), The craft of
social anthropology, Londres, Tavistock, 1967, p. 129-152.
12 - Georges BALANDIER, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers inter-
nationaux de sociologie, 11, 1951, p. 44-79.
13 - Jean BAZIN, « Guerre et servitude à Ségou », in C. MEILLASSOUX (dir.), L’esclavage
en Afrique précoloniale, Paris, Maspero, 1975, p. 135-181 ; Id., « État guerrier et guerres
d’État », in J. BAZIN et E. TERRAY (dir.), Guerres de lignages et guerres d’État en Afrique,
Paris, Éd. des archives contemporaines, 1982, p. 321-374 ; Id., « Princes désarmés, corps
dangereux. Les ‘rois-femmes’ de la région de Segu », Cahiers d’Études africaines, 111-
112, 1988, p. 375-441. Pour une autre approche d’anthropologie historicisée de la même
région, on se reportera à Giuseppina RUSSO, « Kèlèdenyasira. L’arte della guerra. Pratica
delle armi e identità a Kignan (Mali) », in F. VITI (dir.), Guerra e violenza in Africa Occiden-
tale, Milan, F. Angeli, 2004, p. 38-82.
14 - Michel IZARD, Gens du pouvoir, gens de la terre. Les institutions politiques de l’ancien
royaume du Yatenga (bassin de la Haute-Volta blanche), Cambridge/Paris, Cambridge Uni-
versity Press/Éd. de la MSH, 1985 ; Id., Le Yatenga précolonial. Un ancien royaume du
Burkina, Paris, Karthala, 1985 ; Id., L’odyssée du pouvoir. Un royaume africain : État, société,
destin individuel, Paris, Éd. de l’EHESS, 1992 ; Id., Moogo. L’émergence d’un espace étatique
ouest-africain au XVIe siècle. Étude d’anthropologie historique, Paris, Karthala, 2003. Pour
une autre approche d’anthropologie historicisée de la même région, on se reportera à
Junzô KAWADA, Genèse et dynamique de la royauté : les Mosi méridionaux (Burkina Faso),
Paris, L’Harmattan, 2002.
15 - Emmanuel TERRAY, « Nature et fonctions de la guerre dans le monde akan XVIIe-
XIXe siècles », in J. BAZIN et E. TERRAY (dir.), Guerres de lignages..., op. cit., p. 375-421 ;
Id., « L’État, le hasard et la nécessité. Réflexions sur une histoire », L’Homme, 97-98,
1986, p. 213-224 ; Id., Une histoire du royaume abron du Gyaman des origines à la conquête
coloniale, Paris, Karthala, 1995.
16 - Marshall SAHLINS, Des îles dans l’histoire, Paris, Gallimard/LeSeuil, [1985] 1989 ;
Id., Apologies to Thucydides: Understanding history as culture and vice versa, Chicago, The
University of Chicago Press, 2004 ; Id., La découverte du vrai Sauvage..., op. cit.
17 - Nathan WACHTEL, Le retour des ancêtres. Les Indiens Urus de Bolivie, XXe-XVIe siècle.
876 Essai d’histoire régressive, Paris, Gallimard, 1990.
L’ANTHROPOLOGIE FACE AU TEMPS

Les publications anglo-saxonnes qui critiquèrent épistémologiquement dans


les années 1980 le caractère anhistorique des descriptions ethnographiques clas-
siques, notamment les analyses de Johannes Fabian 18 et de Nicholas Thomas 19,
furent certainement décisives pour l’évolution récente des problématiques des
ethnologues dans leur articulation avec les opérations de recherche historiennes.
Plus que la simple considération du passé, c’est la prise en compte, d’une part, de
dynamiques sociales internes aux groupes considérés et, d’autre part, de régimes
variables d’historicité qui devient alors possible et nécessaire. C’est ce qu’établirent
également, chacune à sa manière, de multiples démonstrations monographiques,
particulièrement nombreuses en langue anglaise dans les décennies 1980 et 1990 20.
L’inflexion historiciste de l’œuvre de M. Sahlins date au demeurant de cette même
période 21. On peut remarquer le caractère tardif et extrêmement partiel des traduc-
tions en français de ces œuvres importantes 22, correspondant à une appropriation et
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18 - Johannes FABIAN, Le temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet,
Toulouse, Anacharsis, [1983] 2006.
19 - Nicholas THOMAS, Hors du temps. Histoire et évolutionnisme dans le discours anthropo-
logique, Paris, Belin, [1989] 1998.
20 - Citons, parmi les plus significatives, Ruth BEHAR, The presence of the past in a
Spanish village: Santa María del Monte, Princeton, Princeton University Press, 1986 ;
Robert BOROFSKY, Making history: Pukapukan and anthropological constructions of knowledge,
Cambridge, Cambridge University Press, 1987 ; Nicholas B. DIRKS, The hollow crown:
Ethnohistory of an Indian kingdom, Cambridge, Cambridge University Press, 1987 ; Richard
G. FOX, Lions of the Punjab: Culture in the making, Berkeley, University of California Press,
1985 ; Deborah B. GEWERTZ, Sepik River societies: A historical ethnography of the Chambri
and their neighbors, New Haven, Yale University Press, 1983 ; David LAN, Guns & rain:
Guerrillas & spirit mediums in Zimbabwe, Londres/Berkeley, J. Currey/University of
California Press, 1985 ; Richard PRICE, Les premiers temps. La conception de l’histoire des
Marrons saramaka, Paris, Éd. du Seuil, [1983] 1994 ; Renato ROSALDO, Ilongot headhun-
ting, 1883-1974: A study in society and history, Stanford, Stanford University Press, 1980 ;
Michael T. TAUSSIG, Shamanism, colonialism and the wild man: A study in terror and healing,
Chicago, The University of Chicago Press, 1987 ; Nicholas THOMAS, Marquesan societies:
Inequality and political transformation in eastern Polynesia, New York/Oxford, Clarendon/
Oxford University Press, 1990 ; Donald F. TUZIN, Social complexity in the making: A case
study among the Arapesh of New Guinea, Londres, Routledge, 2001 ; Polly WIESSNER et
Akii TUMU, Historical vines: Enga networks of exchange, ritual and warfare in Papua New
Guinea, Washington, Smithsonian Institution Press, 1998. On peut également renvoyer
aux œuvres importantes mentionnées dans la citation de M. Sahlins rapportée supra :
Bernard S. COHN, Colonialism and its forms of knowledge: The British in India, Princeton,
Princeton University Press, 1996 ; Jean COMAROFF, Body of power, spirit of resistance: The
culture and history of a South African People, Chicago, University of Chicago Press, 1985 ;
Terence TURNER, « Representing, resistance, rethinking: Historical transformation of
Kayapo culture and anthropological consciousness », in G. W. STOCKING Jr. (dir.), Colo-
nial situations: Essays on the contextualization of ethnographic knowledge, Madison, University
of Wisconsin Press, 1991, p. 285-313.
21 - Marshall SAHLINS, Historical metaphors and mythical realities: Structure in the early his-
tory of the Sandwich Islands kingdom, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1981 ; Id.,
Des îles dans l’histoire, op. cit.
22 - J. FABIAN, Le temps et les autres..., op. cit. ; R. PRICE (éd.), Les premiers temps..., op. cit. ;
N. THOMAS, Hors du temps..., op. cit. 877
MICHEL NAEPELS

à une mise en débat limités au sein de la discipline anthropologique en France, et


également restreintes à quelques œuvres parmi les historiens – qui furent, remarquons-
le, les premiers à saisir l’importance de l’œuvre de M. Sahlins 23, et à la traduire.

Le questionnement par les études subalternistes


d’un savoir colonial
Si l’on suit les analyses proposées par Immanuel Wallerstein 24, on peut considérer
que les institutions de l’anthropologie résultent de la division disciplinaire qui se
produisit dans les pays occidentaux entre 1848 et 1945. Dans la définition même
de leur objet, les sciences sociales s’articulèrent alors étroitement à l’objectif de
construction d’États-nations, dans une période d’unification et de polarisation du
système-monde par la colonisation, et d’intense compétition entre les nationalismes
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européens. À côté de l’histoire, de l’économie, de la sociologie et de la science

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politique, toutes disciplines centrées sur une nation particulière, la reconnaissance
disciplinaire de l’anthropologie était liée au contexte colonial qui plaça certaines
sociétés hors du temps, hors de l’histoire, en institutionnalisant le Grand Partage
entre l’Occident et ses Autres 25. Indépendamment donc des prises de position des
anthropologues, le cadre de la construction disciplinaire de l’anthropologie a été
fortement marqué par la colonisation, non seulement dans la localisation de la plus
grande partie des « terrains » d’enquête, mais aussi dans la forme du savoir qu’elle
a produit 26.
Cette relation a suscité dans les dernières décennies « un véritable malaise
quant au statut sociopolitique de l’anthropologie comme discipline 27 », dont témoigne
par exemple la remarque de Renato Rosaldo : « Ce sont les processus mêmes qui
rendaient possible ma présence parmi les Ilongots qui suscitaient des changements
dévastateurs pour eux 28. » Ainsi, pour des raisons profondément inscrites dans la
politique du savoir, les anthropologues ont classiquement étudié des populations

23 - François HARTOG, « Marshall Sahlins et l’anthropologie de l’histoire », Annales ESC,


38-6, 1983, p. 1256-1263.
24 - Immanuel WALLERSTEIN, Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, Paris,
PUF, 1995 ; Immanuel WALLERSTEIN (dir.), Ouvrir les sciences sociales. Rapport de la Com-
mission Gulbenkian pour la restructuration des sciences sociales, présidée par Immanuel Wallerstein,
Paris, Descartes & Cie, 1996 ; Id., « Les sciences sociales au XXIe siècle », in A. KAZANCIGIL
et D. MAKINSON (dir.), Les sciences sociales dans le monde, Paris, Unesco/Éd. de la MSH,
2001.
25 - Éric R. WOLF, Europe and the people without history, Berkeley, University of California
Press, 1982.
26 - Talal ASAD (dir.), Anthropology and the colonial encounter, New York, Humanities
Press, 1973 ; Peter PELS et Oscar SALEMINK (dir.), Colonial subjects: Essays on the practical
history of anthropology, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1999.
27 - Edward W. SAID, « Representing the colonized: Anthropology’s interlocutors », Cri-
tical inquiry, 15-2, 1989, p. 205-225, ici p. 208.
28 - Renato ROSALDO, « Imperialist nostalgia », Representations, 26, 1989, p. 107-122, ici
878 p. 119.
L’ANTHROPOLOGIE FACE AU TEMPS

marginales par rapport aux centres européens du pouvoir, et qui disposaient de


peu de moyens, jusqu’à récemment, pour mettre en question le savoir produit à
leur sujet 29. Nombreux sont les anthropologues qui ont récemment dénoncé la
dissymétrie, en termes de pouvoir, entre l’ethnologue et ses interlocuteurs – les
explications de ceux-ci fournissant pourtant généralement à celui-là la plus grande
partie du matériau à partir duquel il construit ses analyses. R. Rosaldo a ainsi réflé-
chi à la position d’enquêteur d’E. Evans-Pritchard en insistant sur la dimension
inquisitoriale de la démarche de l’ethnographe 30. De même, l’une des dimensions
du violent débat qui opposa M. Sahlins et Gananath Obeyesekere tenait à la mise
en cause par celui-ci de la légitimité de la position d’écriture de celui-là en tant
qu’Occidental voulant rendre compte des « croyances » des Hawaïens 31. Ce malaise
a suscité une profonde remise en cause des pratiques d’enquête et d’écriture en
anthropologie, parallèle à la mise en question des cadres traditionnels de l’écriture
historique par l’école subalterniste indienne 32. L’œuvre de Jean et John Comaroff
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est certainement l’une de celles qui tirent le plus systématiquement les consé-

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quences de ce déplacement postcolonial 33 qui affecta non seulement l’anthropo-
logie, mais aussi l’histoire et les relations entre ces deux disciplines : elle prend
acte de la critique des catégories coloniales mise en œuvre par l’historiographie
subalterniste, tout en articulant la description intensive de cultures singulières avec
la description du contexte plus vaste des événements du monde 34, sans séparer

29 - John et Jean COMAROFF, Ethnography and the historical imagination, Boulder, Westview
Press, 1992. Voir sur ce point le texte classique de Gayatri SPIVAK, « Can the subaltern
speak? » in C. NELSON et L. GROSSBERG (dir.), Marxism and the interpretation of culture,
Urbana, University of Illinois Press, 1988, p. 271-313.
30 - Renato ROSALDO, « From the door of his tent: The fieldworker and the inquisitor »,
in J. CLIFFORD & G. E. MARCUS, Writing culture: The poetics and politics of ethnography,
Berkeley, University of California Press, 1986, p. 77-97.
31 - Gananath OBEYESEKERE, The apotheosis of Captain Cook: European mythmaking in the
Pacific, Princeton/Honolulu, Princeton University Press/Bishop Museum Press, 1992 ;
Marshall SAHLINS, How « Natives » think: About Captain Cook, for example, Chicago, The
University of Chicago Press, 1995 ; Robert BOROFSKY, « Cook, Lono, Obeyesekere, and
Sahlins », Current Anthropology, 38-2, 1997, p. 255-282 ; Francis ZIMMERMANN, « Sahlins,
Obeyesekere et la mort du capitaine Cook », L’Homme, 146, 1998, p. 191-205.
32 - Jacques POUCHEPADASS, « Les Subaltern studies, ou la critique postcoloniale de la
modernité », L’Homme, 156, 2000, p. 161-185 ; Id., « Que reste-t-il des Subaltern studies ? »,
Critique Internationale, 24, 2004, p. 68-79 ; Id., « A proposito della critica postcoloniale
sul ‘discorso’ dell’archivio », Quaderni storici, 3, 2008, p. 675-690 ; Jean-Loup AMSELLE,
L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock, 2008 ; Jackie ASSAYAG et
Véronique BÉNÉI (dir.), « Intellectuels en diaspora et théories nomades », L’Homme,
156, 2000 ; Isabelle MERLE, « Les subaltern studies. Retour sur les principes fondateurs
d’un projet historiographique de l’Inde coloniale », Genèses, 56, 2004, p. 131-147.
33 - On se reportera aussi avec intérêt à Veena DAS, Critical events: An anthropological
perspective on contemporary India, New Delhi, Oxford University Press, 1995, et à
E. Valentine DANIEL, Charred lullabies: Chapters in anthropology of violence, Princeton,
Princeton University Press, 1996.
34 - J. COMAROFF, Body of power..., op. cit. ; J. et J. COMAROFF, Ethnography and the historical
imagination, op. cit. Voir également Roger M. KEESING, « Colonial history as contested
ground: The Bell massacre in the Solomons », History and Anthropology, 4-2, 1990,
p. 279-301. 879
MICHEL NAEPELS

les communautés locales des systèmes mondiaux 35. On remarquera ici d’une part
que le cadre de l’enquête de terrain ethnographique maintient par principe une
attention pour l’empiricité qui préserve l’anthropologie des formes les plus textua-
listes de la déconstruction post-moderne appliquée aux sciences sociales ; et d’autre
part que les renouvellements critiques que nous venons d’évoquer, s’ils n’ont pas
tout à fait provincialisé l’Europe 36, se sont pleinement déployés dans les universi-
tés anglophones avant d’être pris en compte dans l’ethnologie pratiquée en France.
Une démarche comparable préside à l’historicisation de catégories analy-
tiques majeures de l’anthropologie politique, la chefferie et le segmentaire, que
développent ici Luc Bellon sur le Baloutchistan (Pakistan) et Michel Naepels sur
la région de Houaïlou (Nouvelle-Calédonie). À travers les figures d’Akbar Bugti et
de Mwâdéwé Népörö, ils proposent ainsi des récits singulièrement complexifiés de
l’histoire de la colonisation, de la résistance, du nationalisme et de la post-colonie,
invitant à ne pas se contenter d’un dualisme englobant prenant la forme de l’oppo-
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sition colonisateur/colonisé ou dominant/dominé. Ils invitent au contraire à tenir

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compte du fait que la perspective des « dominés » n’est pas l’inverse de celle des
dominants, et qu’elle recouvre des divergences internes irréconciliables. Une telle
hétérogénéité ne peut être restituée que par la recherche d’une forme de description
marquant les différends perspectifs dans l’écriture par l’enchâssement et le montage.

Historicités, mémoires, constructions et usages du passé


La prise en compte de différentes échelles du temps comme de la divergence des
intentionnalités des acteurs sociaux confronte les anthropologues aux conceptuali-
sations locales de l’histoire, à la diversité des façons de mesurer et d’exprimer le
temps 37, ou de se rapporter à la temporalité, à la causalité, et à l’événement. C’est
à partir de l’examen ethnographique de l’expérience du temps qu’on peut poser à
nouveaux frais la question de l’existence de différents types d’historicité 38, sans
nécessairement s’inscrire dans un Grand Partage entre sociétés « traditionnelles »
et sociétés « modernes ». Ainsi, Sylvain Perdigon analyse ici le projet de martyre
d’un de ses interlocuteurs en le confrontant aux sentiments moraux et à l’expé-
rience du temps que structure l’« espace historique de la violence » dans lequel

35 - Jack GOODY, The development of the family and marriage in Europe, Cambridge, Cambridge
University Press, 1983 ; Kajsa E. FRIEDMAN et Jonathan FRIEDMAN, Historical transforma-
tions: The anthropology of global systems, Walnut Creek, AltaMira Press, 2008.
36 - Dipesh CHAKRABARTY, Provincializing Europe: Postcolonial thought and historical diffe-
rence, Princeton, Princeton University Press, 2000.
37 - Paul BOHANNAN, « Concepts of time among the Tiv of Nigeria », Southwestern Jour-
nal of Anthropology, 9-3, 1953, p. 251-262 ; Peter RIGBY, « Time and historical conscious-
ness: The case of Ilparakuyo Maasai », Comparative Studies in Society and History, 25-3,
1983, p. 428-456 ; Mariano PAVANELLO, « L’événement et la parole : la conception de
l’histoire et du temps historique dans les traditions orales africaines : le cas des Nzema »,
Cahiers d’Études africaines, 171, 2003, p. 461-481.
38 - François HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le
880 Seuil, 2003.
L’ANTHROPOLOGIE FACE AU TEMPS

s’inscrivent les Palestiniens réfugiés au Sud Liban, en cherchant à décrire le « point


de jonction entre historicité et éthique, temporalité et souffrance ».
Dans la multitude des faits bruts, ce n’est qu’à condition d’être mis en récit
que certains événements en viennent à servir de matrice aux expériences subjec-
tives, à la conscience historique des acteurs. Comme l’écrit Greg Dening, « le passé
en lui-même est évanescent : il n’a d’existence qu’au sein d’histoires. Les histoires
sont le passé mis en texte 39 ». Comment l’histoire est racontée, ce qui est raconté
de l’histoire, par qui, à qui, et dans quel but, ce qui fait date ou non, deviennent alors
des questions décisives. Elles ont été thématisées en suivant plusieurs perspectives
anthropologiques, telles que l’étude des formes sociales de la mémorisation 40,
l’analyse des relations entre mythe et histoire 41, ou encore le poids des enjeux
sociaux contemporains dans l’énonciation du récit de l’histoire 42. L’article d’Éric
Jolly s’intéresse précisément aux usages locaux, nationalistes ou panafricains de
deux épopées maliennes ou guinéo-maliennes, l’histoire dogon de Yakoro Baji et
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la Charte de Kurutan Fuga, tirée de la geste de Sunjata. La compréhension de ces

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récits historiques (oraux et écrits) passe alors par l’analyse des genres littéraires
mobilisés et de leurs contextes d’énonciation et de diffusion (y compris radiophonique,

39 - Greg DENING, « A poetic for histories. Transformations that present the past », in
A. BIERSACK (dir.), Clio in Oceania..., op. cit., p. 347-380, ici p. 353.
40 - Debbora BATTAGLIA, « The body in the gift: Memory and forgetting in Sabarl mor-
tuary exchange », American Ethnologist, 19-1, 1992, p. 3-18 ; Maurice BLOCH, « Mémoire
autobiographique et mémoire historique du passé éloigné », Enquête, anthropologie, his-
toire, sociologie, 2, 1995, p. 59-76 : http://enquete.revues.org/sommaire292.html ; Johannes
FABIAN, Remembering the present: Painting and popular history in Zaire, Berkeley, University
of California Press, 1996 ; Carlo SEVERI, Le principe de la chimère. Une anthropologie de la
mémoire, Paris, Éd. Rue d’Ulm/Musée du Quai Branly, 2007 ; Anne Christine TAYLOR,
« Remembering to forget: Identity, mourning and memory among the Jivaro », Man, 28-
4, 1993, p. 653-678 ; Id., « L’oubli des morts et la mémoire des meurtres. Expériences
de l’histoire chez les Jivaro », Terrain, 29, 1997, p. 83-96 ; Françoise ZONABEND, La
mémoire longue. Temps et histoires au village, Paris, Jean-Michel Place, [1986] 1999.
41 - Alban BENSA et Antoine GOROMIDO, Histoire d’une chefferie kanak (1740-1878). Le
pays de Koohnê (Nouvelle-Calédonie), Paris, Karthala, 2005 ; Alban BENSA et Jean-Claude
RIVIERRE, « De l’Histoire des mythes. Narrations et polémiques autour du rocher Até
(Nouvelle-Calédonie) », L’Homme, 106-107, 1988, p. 263-295 ; Patrice BIDOU, « Le mythe :
une machine à traiter l’histoire. Un exemple amazonien », L’Homme, 100, 1986, p. 65-
89 ; Peter GOW, An Amazonian myth and its history, Oxford, Oxford University Press,
2001 ; Klaus NEUMANN, Not the way it really was. Constructing the Tolai past, Honolulu,
University of Hawaii’ Press, 1992 ; Richard J. PARMENTIER, The sacred remains: Myth,
history, and polity in Belau, Chicago, The University of Chicago Press, [1982] 1987 ;
Terence TURNER, « History, myth, and social consciousness among the Kayapo of
Central Brazil », in J. D. HILL (dir.), Rethinking history and myth: Indigenous South American
perspectives on the past, Urbana, University of Illinois Press, 1988, p. 195-213 ; Donald
TUZIN, The Cassowary’s revenge: The life and death of masculinity in a New Guinea society,
Chicago, The University of Chicago Press, 1997.
42 - Roger KEESING, « Creating the past: Custom and identity in the contemporary Paci-
fic », Contemporary Pacific, 1, 1989, p. 19-42 ; Daniel SEGAL, « Living ancestors: Nationa-
lism and the past in postcolonial Trinidad and Tobago », in J. BOYARIN (dir.), Remapping
memory: The politics of timespace, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994,
p. 221-240 ; Terence TURNER, « Indigenous resurgence, anthropological theory, and the
cunning of history », Focaal: The European Journal of Anthropology, 49, 2007, p. 118-123. 881
MICHEL NAEPELS

informatique et livresque). La réflexion que propose M. Naepels sur un relevé


généalogique effectué par le missionnaire-ethnologue Maurice Leenhardt s’inscrit
dans la même perspective.
Le souci réciproque a conduit un certain nombre d’ethnologues à réfléchir
à ce qui n’est pas raconté : Chris Ballard s’est ainsi interrogé dans un article impor-
tant sur l’absence de mise en récit local de la première rencontre des Huli de
Nouvelle-Guinée avec des Européens, en l’occurrence des chercheurs d’or dont
le passage entraîna pourtant plus de cinquante morts 43. Pour accomplir un tel
projet, il faut pouvoir accéder aux perspectives diverses et divergentes des diffé-
rents acteurs, ce qui n’est possible qu’en utilisant conjointement, et parfois contra-
dictoirement, témoignages oculaires, traditions orales et sources documentaires
écrites, pour dresser un tableau irréconciliable des événements, ne faisant pas
silence sur le point de vue des dominés 44. Une telle perspective prolonge et renou-
velle le projet de M. Sahlins, de toujours contrebalancer l’histoire coloniale par son
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acculturation indigène, en laissant une plus grande place aux conflits d’interprétations.

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Opérations de recherche et disciplines
Combattre le caractère anhistorique de l’anthropologie a ainsi pour conséquence
de remettre en cause la centralité, ou au moins l’exclusivité, de l’enquête ethno-
graphique comme lieu de production des matériaux qu’utilisent les anthropologues,
au bénéfice d’un réel pluralisme des opérations de recherche et des sources utili-
sées (en faisant appel à différents genres de productions discursives orales, de
sources écrites coloniales ou non, de données archéologiques, etc.). Si l’utilisation
de mythes, de poésies épiques, mais aussi de discours justificatifs, rend certainement
problématique la catégorie d’« histoire orale », les ethnologues participent singuliè-
rement à l’élaboration d’instruments de contrôle et d’analyse des récits oraux 45
(fussent-ils solidifiés, lacunaires ou même erronés). Ils réfléchissent également à
leurs usages des archives 46. À côté de ces outils de captation du passé ou de la

43 - Chris BALLARD, « La fabrique de l’histoire. Événement, mémoire et récit dans les


Hautes Terres de Nouvelle-Guinée », in I. MERLE et M. NAEPELS (dir.), Les rivages du
temps..., op. cit., p. 111-134.
44 - Michel-Rolph TROUILLOT, Silencing the past: Power and production of history, Boston,
Beacon Press, 1995.
45 - Laura BOHANNAN, « A genealogical charter », Africa, Journal of the International Afri-
can Institute, 22-4, 1952, p. 301-315 ; Jack GOODY, « Mémoire et apprentissage dans les
sociétés avec et sans écriture : la transmission du Bagré », L’Homme, 17-1, 1977, p. 29-
52 ; Jean BAZIN, « La production d’un récit historique », Cahiers d’Études africaines, 73-
76, 1979, p. 435-483 ; Claude-Hélène PERROT et Emmanuel TERRAY, « Tradition orale
et chronologie », Annales ESC, 32-2, 1977, p. 326-331 ; Junzô KAWADA, « Histoire orale et
imaginaire du passé. Le cas d’un discours ‘historique’ africain », Annales ESC, 48-4, 1993,
p. 1087-1105.
46 - Daniel FABRE, « L’ethnologue et ses sources », Terrain, 7, 1986, p. 3-13 ; Jean JAMIN
et Françoise ZONABEND, « Archivari », Gradhiva, 30-31, 2001-2002, p. 57-66 ; Florence
882 WEBER, Manuel de l’ethnographe, Paris, PUF, 2009.
L’ANTHROPOLOGIE FACE AU TEMPS

diachronie, l’historicisation de la discipline s’effectue également par l’inscription


assumée de l’enquête dans une situation, dans une conjoncture, dans un présent, en
réaffirmant fortement le lien existant entre l’actualité de l’enquête ethnographique
et l’historicité des sociétés étudiées 47. C’est ainsi que l’enquête de S. Perdigon est
marquée par la proximité de la guerre de l’été 2006 au Liban-Sud ; celle de M. Naepels
par le contexte d’élaboration d’une gouvernementalité postcoloniale en Nouvelle-
Calédonie après les accords de Nouméa de 1998 ; le travail d’É. Jolly se confronte
à la double historicité des indépendances et des constructions nationales ouest-
africaines et des politiques patrimoniales ayant cours actuellement ; celui de
L. Bellon est contemporain d’une insurrection baloutche qui se poursuit aujourd’hui
au Pakistan. La réflexion sur l’histoire s’inscrit ainsi pour ces ethnologues dans
une orientation maintenue vers la compréhension du présent.
Cet élargissement multiforme de l’écriture anthropologique au-delà du cadre
limité de la monographie synchronique met la discipline à l’épreuve de ses propres
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définitions alors même que l’enquête de terrain ethnographique constitue le cœur

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de l’identification disciplinaire (au-delà de la diversité des paradigmes théoriques),
qu’elle demeure un élément essentiel du métier d’ethnologue et la source princi-
pale de sa légitimité ou de son autorité 48. On peut ainsi s’interroger sur l’efface-
ment des frontières disciplinaires dans des œuvres aussi importantes que celles
d’Ann Stoler 49, de B. Cohn 50 ou de M. Sahlins, voire sur leur basculement progres-
sif hors de l’ethnographie.
Il y a bien sûr un important parallélisme épistémologique entre les opérations
de recherche mises en œuvre dans la pratique ethnographique et dans la pratique
archivistique : on peut admettre une certaine forme de préexistence à l’enquête
de l’archive comme du savoir que ses interlocuteurs racontent à l’oreille de l’ethno-
graphe ; on peut dans le même temps penser que le matériau n’est jamais seule-
ment donné mais toujours aussi produit par l’opération du chercheur qui questionne
les « sources » ; et prendre conscience du fait que le contexte – de production et

47 - Parmi de très nombreux exemples, on peut citer Philippe BOURGOIS, En quête de


respect. Le crack à New York, Paris, Le Seuil, [1995] 2001 ; Élisabeth CLAVERIE, Les guerres
de la Vierge. Une anthropologie des apparitions, Paris, Gallimard, 2003 ; Allen FELDMAN,
Formations of violence: The narrative of the body and political terror in Northern Ireland,
Chicago, The University of Chicago Press, 1991 ; Christian GEFFRAY, La cause des armes
au Mozambique. Anthropologie d’une guerre civile, Paris/Nairobi, Karthala/CREDU, 1990 ;
Carolyn NORDSTROM, A different kind of war story, Philadelphie, University of Pennsylvania
Press, 1997 ; Paul RICHARDS, Fighting for the rain forest: War, youth & resources in Sierra
Leone, Londres, Heinemann, 1996.
48 - Akhil GUPTA et James FERGUSON, « Discipline and practice: ‘The field’ as site,
method, and location in anthropology », in A. GUPTA et J. FERGUSON (dir.), Anthropological
locations: Boundaries and grounds of a field science, Berkeley, University of California Press,
1997, p. 1-46 ; James CLIFFORD, « Spatial practices: Fieldwork, travel, and the discipli-
ning of anthropology », ibid., p. 185-222.
49 - Ann L. STOLER, Along the archival grain: Epistemic anxieties and colonial common sense,
Princeton, Princeton University Press, 2009.
50 - B. S. COHN, An anthropologist..., op. cit. ; Id., Colonialism and its forms..., op. cit. 883
MICHEL NAEPELS

de conservation d’une archive, ou d’énonciation d’une discursivité – en détermine


en partie le contenu 51.
C’est en entrant dans le détail du dispositif d’investigation qu’on peut saisir
par où la pratique ethnographique diffère du dépouillement d’archives, en se fon-
dant sur un dispositif d’interlocution, sur la relation de face à face entre l’enquêteur
et ses interlocuteurs. L’ethnographie, comme l’histoire orale, ce ne sont pas des
textes collectés, mais des interactions suscitant des discours. Peut-être la pratique
de l’enquête de terrain des anthropologues met-elle plus l’accent sur l’insertion de
ces situations dans des réseaux sociaux que parcourt l’enquêteur, et dans lesquels
il prend position, bien qu’il soit difficile de généraliser en la matière. Dans tous
les cas, dans l’enquête, la valeur du récit ou du « témoignage » dépend des formes
culturellement ou socialement variables de l’interaction (le narrateur regardait-il
l’ethnographe dans les yeux ? Souriait-il en racontant l’histoire ? Quelle est sa per-
sonnalité ? Sa position sociale ? etc.) 52. Et réciproquement, l’ethnographe est partie
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prenante de ce processus de production : il est de manière évidente son propre

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instrument d’observation, en même temps qu’il est nécessairement affecté par
l’interaction (c’est-à-dire par la production de son matériau) 53. On conviendra alors
que les opérations de recherche en quoi consiste l’ethnographie donnent un statut
différent à la lacune, comme au caractère infini du processus de recherche, de ce
que connaissent les praticiens des archives. La combinaison de ces opérations n’en
est que plus stimulante 54. La manière dont les quatre articles de ce dossier mobi-
lisent les apports de la micro-histoire 55 ou de l’anthropologie linguistique pour
comprendre le recueil ethnographique de récits et la position des locuteurs contribue
ainsi à dépasser l’opposition entre histoire et mémoire. Ces textes invitent également
à considérer l’anthropologie comme une science sociale historique, forte de ses
protocoles analytiques, plutôt que comme un répertoire de philosophies exotiques ;
ses apports les plus vifs doivent ainsi certainement être recherchés dans l’analyse
critique de ses opérations de recherche, plutôt que dans sa contribution au renou-
vellement d’une histoire des mentalités ou des cultures qui ne dirait pas son nom.

Michel Naepels

51 - K. NEUMANN, Not the way..., op. cit. ; Bertrand MASQUELIER et Jean-Louis SIRAN
(dir.), Pour une anthropologie de l’interlocution. Rhétoriques du quotidien, Paris, L’Harmattan,
2000.
52 - R. BOROFSKY, « An invitation », op. cit.
53 - J. et J. COMAROFF, Ethnography and the historical imagination, op. cit.
54 - Sur le parallélisme et la distinction des opérations de recherche de l’ethnographe
et de l’historien, que nous avons à peine esquissés ici, on se reportera aux deux remar-
quables articles de Dominique CASAJUS, « L’ethnologue, l’historien et le deuil de la
voix », Ateliers, 33, 2009, et de François HARTOG, « Le témoin et l’historien », Gradhiva,
27, 2000, p. 1-14.
55 - Alban BENSA, « De la micro-histoire vers une anthropologie critique », in J. REVEL
(dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1996,
884 p. 37-70.

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