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DISCIPLINAIRE
Michel Naepels
ISSN 0395-2649
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Introduction
Anthropologie et histoire :
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Michel Naepels
Les premiers mots de l’article que Marshall Sahlins publia dans The Journal of Modern
History en 1993 signalent l’une des directions dans lesquelles l’écriture anthropo-
logique s’est développée, en renforçant son lien avec l’histoire, en même temps
qu’ils indiquent l’importance théorique de cette évolution : « Dans le vacarme suscité
par la nouvelle anthropologie réflexive, qui exaltait l’impossibilité de comprendre
de façon systématique un Autre insaisissable, une forme différente de prose ethno-
graphique s’est développée, avec beaucoup plus de calme, presque sans que nous
nous en rendions compte, et avec certainement beaucoup moins d’angoisse épistémo-
logique. Il s’agit des nombreux travaux d’ethnographie historique qui cherchent à
associer la connaissance que l’on peut avoir d’une communauté par l’expérience
de terrain et le savoir sur son passé qu’apportent les archives. [...] Mais seuls quelques
chercheurs – notamment Barney Cohn, Jean Comaroff, John Comaroff et Terry
Turner – se sont vraiment aperçus qu’une ethnographie prenant en compte le
temps et la transformation est une autre manière d’aborder l’objet anthropologique
et implique la possibilité de modifier les façons mêmes de penser la culture 1. »
Ce dossier rassemble des recherches mettant en œuvre de tels renouvellements
de l’écriture anthropologique par l’histoire, en même temps qu’il voudrait faire
connaître quelques-uns des champs problématiques qu’ils ouvrent 2.
1 - Marshall SAHLINS, La découverte du vrai Sauvage et autres essais, Paris, Gallimard, 2007,
p. 265-266.
2 - Je remercie Julie Biro, Isabelle Grangaud, Éric Jolly et Sylvain Perdigon pour leurs
commentaires sur une première version de ce texte, ainsi qu’Étienne Anheim pour son
regard amical et critique dans la préparation de l’ensemble de ce dossier. 873
l’anthropologie n’est pas exempte de craintes parfois obsidionales ; elle n’est pour-
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tant pas dénuée de capacités d’innovation théorique, ni non plus de liberté dans
les formes d’écriture qu’elle autorise. Le croisement entre l’histoire et l’anthropo-
logie au sein de la discipline historique a été largement exploré, notamment autour
de l’élaboration du concept d’« anthropologie historique 5 ». Nous proposons dans
ce numéro de déplacer le regard de l’autre côté du miroir disciplinaire : à leur façon,
sur des objets empiriques singuliers, certains anthropologues ne se reconnaissent
pas dans le partage des savoirs que défendait C. Lévi-Strauss 6 et poursuivent un
dialogue productif avec la discipline historique 7 ou, pour le dire plus simplement,
développent leurs propres usages de l’histoire.
3 - Bronwen DOUGLAS, Across the great divide: Journeys in history and anthropology, Amsterdam,
Harwood Academic Publishers, 1998, p. 8.
4 - Voir notamment Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire (augmenté de) Foucault révolu-
tionne l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, 1978 ; Jean-Claude PASSERON, Le raisonnement socio-
logique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.
5 - « Introduction », in « Pour une anthropologie historique. La notion de réciprocité »,
no spécial Annales ESC, 29-6, 1974, p. 1309 ; André BURGUIÈRE, « L’anthropologie histo-
rique », in J. LE GOFF (dir.), La nouvelle histoire, Bruxelles, Complexe, [1978] 1988,
p. 137-165 ; Lucette VALENSI et Nathan WACHTEL, « L’anthropologie historique », in
J. REVEL et N. WACHTEL (dir.), Une école pour les sciences sociales. De la VIe section à l’École
des hautes études en sciences sociales, Paris, Éd. du Cerf/Éd. de l’EHESS, 1996, p. 251-274.
Voir également Philippe MINARD et al., « Histoire et anthropologie, nouvelles conver-
gences ? », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 49-4 bis, 2002, p. 81-108.
6 - Claude LÉVI-STRAUSS, « Histoire et ethnologie », Revue de Métaphysique et de Morale,
54-3/4, 1949, p. 363-391, réédité in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 9-39 ; et
son débat avec Fernand Braudel en 1960 : « L’anthropologie sociale devant l’histoire »,
Annales ESC, 15-4, 1960, p. 625-637, extrait de la leçon inaugurale de la chaire d’anthropo-
logie sociale faite au Collège de France le mardi 5 janvier 1960, publiée in « Le champ
de l’anthropologie », Anthropologie structurale 2, Paris, Plon, 1973, p. 11-44. Voir François
HARTOG, « Le regard éloigné : Lévi-Strauss et l’histoire », in M. IZARD (dir.), Lévi-
Strauss, Paris, Éd. de l’Herne, 2004, p. 313-319.
7 - Brian K. AXEL (dir.), From the margins: Historical anthropology and its futures, Durham,
874 Duke University Press, 2002 ; Aletta BIERSACK, « History and theory in anthropology »,
L’ANTHROPOLOGIE FACE AU TEMPS
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illustra cette nouvelle préoccupation pour les dynamiques internes de transforma-
tion des équilibres sociaux 9. Parallèlement, la notion de « situation » permettait à
Max Gluckman 10, et plus largement à l’École de Manchester 11, de défaire l’identi-
fication abusive de la synchronie à la statique. Ce même mouvement, représenté
en France par l’œuvre de Georges Balandier 12, et appuyé sur une évidence parta-
gée par les spécialistes de l’Afrique de la nécessité de prendre en compte l’histoire
(notamment précoloniale) pour comprendre le présent, se déploya dans un ensemble
d’œuvres de grande ampleur parmi les anthropologues africanistes français, tels
que Jean Bazin 13, Michel Izard 14 ou Emmanuel Terray 15. On peut dès lors s’inter-
roger sur la nécessité de répéter la critique formulée par E. Evans-Pritchard il y
soixante ans, ou, réciproquement, sur la façon récurrente dont l’anthropologie tend
à se construire contre l’histoire, comme son reste. Un certain nombre de tentatives
de conciliation entre le formalisme structuraliste et la prise en compte conjointe de
l’événementialité et de la temporalité ont toutefois émergé, dont témoignent des
œuvres aussi diverses que celle de M. Sahlins 16 ou de Nathan Wachtel 17.
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10 - Max GLUCKMAN, « Analysis of a social situation in modern Zululand », Bantu Studies,
1, 1940, p. 1-30 et 2, 1940, p. 147-172.
11 - Victor W. TURNER, Schism and continuity in an African society: A study of Ndembu
village life, Manchester, Manchester University Press, 1957 ; Jaap VAN VELSEN, « The
extended-case method and situational analysis », in A. L. EPSTEIN (dir.), The craft of
social anthropology, Londres, Tavistock, 1967, p. 129-152.
12 - Georges BALANDIER, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers inter-
nationaux de sociologie, 11, 1951, p. 44-79.
13 - Jean BAZIN, « Guerre et servitude à Ségou », in C. MEILLASSOUX (dir.), L’esclavage
en Afrique précoloniale, Paris, Maspero, 1975, p. 135-181 ; Id., « État guerrier et guerres
d’État », in J. BAZIN et E. TERRAY (dir.), Guerres de lignages et guerres d’État en Afrique,
Paris, Éd. des archives contemporaines, 1982, p. 321-374 ; Id., « Princes désarmés, corps
dangereux. Les ‘rois-femmes’ de la région de Segu », Cahiers d’Études africaines, 111-
112, 1988, p. 375-441. Pour une autre approche d’anthropologie historicisée de la même
région, on se reportera à Giuseppina RUSSO, « Kèlèdenyasira. L’arte della guerra. Pratica
delle armi e identità a Kignan (Mali) », in F. VITI (dir.), Guerra e violenza in Africa Occiden-
tale, Milan, F. Angeli, 2004, p. 38-82.
14 - Michel IZARD, Gens du pouvoir, gens de la terre. Les institutions politiques de l’ancien
royaume du Yatenga (bassin de la Haute-Volta blanche), Cambridge/Paris, Cambridge Uni-
versity Press/Éd. de la MSH, 1985 ; Id., Le Yatenga précolonial. Un ancien royaume du
Burkina, Paris, Karthala, 1985 ; Id., L’odyssée du pouvoir. Un royaume africain : État, société,
destin individuel, Paris, Éd. de l’EHESS, 1992 ; Id., Moogo. L’émergence d’un espace étatique
ouest-africain au XVIe siècle. Étude d’anthropologie historique, Paris, Karthala, 2003. Pour
une autre approche d’anthropologie historicisée de la même région, on se reportera à
Junzô KAWADA, Genèse et dynamique de la royauté : les Mosi méridionaux (Burkina Faso),
Paris, L’Harmattan, 2002.
15 - Emmanuel TERRAY, « Nature et fonctions de la guerre dans le monde akan XVIIe-
XIXe siècles », in J. BAZIN et E. TERRAY (dir.), Guerres de lignages..., op. cit., p. 375-421 ;
Id., « L’État, le hasard et la nécessité. Réflexions sur une histoire », L’Homme, 97-98,
1986, p. 213-224 ; Id., Une histoire du royaume abron du Gyaman des origines à la conquête
coloniale, Paris, Karthala, 1995.
16 - Marshall SAHLINS, Des îles dans l’histoire, Paris, Gallimard/LeSeuil, [1985] 1989 ;
Id., Apologies to Thucydides: Understanding history as culture and vice versa, Chicago, The
University of Chicago Press, 2004 ; Id., La découverte du vrai Sauvage..., op. cit.
17 - Nathan WACHTEL, Le retour des ancêtres. Les Indiens Urus de Bolivie, XXe-XVIe siècle.
876 Essai d’histoire régressive, Paris, Gallimard, 1990.
L’ANTHROPOLOGIE FACE AU TEMPS
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18 - Johannes FABIAN, Le temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet,
Toulouse, Anacharsis, [1983] 2006.
19 - Nicholas THOMAS, Hors du temps. Histoire et évolutionnisme dans le discours anthropo-
logique, Paris, Belin, [1989] 1998.
20 - Citons, parmi les plus significatives, Ruth BEHAR, The presence of the past in a
Spanish village: Santa María del Monte, Princeton, Princeton University Press, 1986 ;
Robert BOROFSKY, Making history: Pukapukan and anthropological constructions of knowledge,
Cambridge, Cambridge University Press, 1987 ; Nicholas B. DIRKS, The hollow crown:
Ethnohistory of an Indian kingdom, Cambridge, Cambridge University Press, 1987 ; Richard
G. FOX, Lions of the Punjab: Culture in the making, Berkeley, University of California Press,
1985 ; Deborah B. GEWERTZ, Sepik River societies: A historical ethnography of the Chambri
and their neighbors, New Haven, Yale University Press, 1983 ; David LAN, Guns & rain:
Guerrillas & spirit mediums in Zimbabwe, Londres/Berkeley, J. Currey/University of
California Press, 1985 ; Richard PRICE, Les premiers temps. La conception de l’histoire des
Marrons saramaka, Paris, Éd. du Seuil, [1983] 1994 ; Renato ROSALDO, Ilongot headhun-
ting, 1883-1974: A study in society and history, Stanford, Stanford University Press, 1980 ;
Michael T. TAUSSIG, Shamanism, colonialism and the wild man: A study in terror and healing,
Chicago, The University of Chicago Press, 1987 ; Nicholas THOMAS, Marquesan societies:
Inequality and political transformation in eastern Polynesia, New York/Oxford, Clarendon/
Oxford University Press, 1990 ; Donald F. TUZIN, Social complexity in the making: A case
study among the Arapesh of New Guinea, Londres, Routledge, 2001 ; Polly WIESSNER et
Akii TUMU, Historical vines: Enga networks of exchange, ritual and warfare in Papua New
Guinea, Washington, Smithsonian Institution Press, 1998. On peut également renvoyer
aux œuvres importantes mentionnées dans la citation de M. Sahlins rapportée supra :
Bernard S. COHN, Colonialism and its forms of knowledge: The British in India, Princeton,
Princeton University Press, 1996 ; Jean COMAROFF, Body of power, spirit of resistance: The
culture and history of a South African People, Chicago, University of Chicago Press, 1985 ;
Terence TURNER, « Representing, resistance, rethinking: Historical transformation of
Kayapo culture and anthropological consciousness », in G. W. STOCKING Jr. (dir.), Colo-
nial situations: Essays on the contextualization of ethnographic knowledge, Madison, University
of Wisconsin Press, 1991, p. 285-313.
21 - Marshall SAHLINS, Historical metaphors and mythical realities: Structure in the early his-
tory of the Sandwich Islands kingdom, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1981 ; Id.,
Des îles dans l’histoire, op. cit.
22 - J. FABIAN, Le temps et les autres..., op. cit. ; R. PRICE (éd.), Les premiers temps..., op. cit. ;
N. THOMAS, Hors du temps..., op. cit. 877
MICHEL NAEPELS
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politique, toutes disciplines centrées sur une nation particulière, la reconnaissance
disciplinaire de l’anthropologie était liée au contexte colonial qui plaça certaines
sociétés hors du temps, hors de l’histoire, en institutionnalisant le Grand Partage
entre l’Occident et ses Autres 25. Indépendamment donc des prises de position des
anthropologues, le cadre de la construction disciplinaire de l’anthropologie a été
fortement marqué par la colonisation, non seulement dans la localisation de la plus
grande partie des « terrains » d’enquête, mais aussi dans la forme du savoir qu’elle
a produit 26.
Cette relation a suscité dans les dernières décennies « un véritable malaise
quant au statut sociopolitique de l’anthropologie comme discipline 27 », dont témoigne
par exemple la remarque de Renato Rosaldo : « Ce sont les processus mêmes qui
rendaient possible ma présence parmi les Ilongots qui suscitaient des changements
dévastateurs pour eux 28. » Ainsi, pour des raisons profondément inscrites dans la
politique du savoir, les anthropologues ont classiquement étudié des populations
est certainement l’une de celles qui tirent le plus systématiquement les consé-
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quences de ce déplacement postcolonial 33 qui affecta non seulement l’anthropo-
logie, mais aussi l’histoire et les relations entre ces deux disciplines : elle prend
acte de la critique des catégories coloniales mise en œuvre par l’historiographie
subalterniste, tout en articulant la description intensive de cultures singulières avec
la description du contexte plus vaste des événements du monde 34, sans séparer
29 - John et Jean COMAROFF, Ethnography and the historical imagination, Boulder, Westview
Press, 1992. Voir sur ce point le texte classique de Gayatri SPIVAK, « Can the subaltern
speak? » in C. NELSON et L. GROSSBERG (dir.), Marxism and the interpretation of culture,
Urbana, University of Illinois Press, 1988, p. 271-313.
30 - Renato ROSALDO, « From the door of his tent: The fieldworker and the inquisitor »,
in J. CLIFFORD & G. E. MARCUS, Writing culture: The poetics and politics of ethnography,
Berkeley, University of California Press, 1986, p. 77-97.
31 - Gananath OBEYESEKERE, The apotheosis of Captain Cook: European mythmaking in the
Pacific, Princeton/Honolulu, Princeton University Press/Bishop Museum Press, 1992 ;
Marshall SAHLINS, How « Natives » think: About Captain Cook, for example, Chicago, The
University of Chicago Press, 1995 ; Robert BOROFSKY, « Cook, Lono, Obeyesekere, and
Sahlins », Current Anthropology, 38-2, 1997, p. 255-282 ; Francis ZIMMERMANN, « Sahlins,
Obeyesekere et la mort du capitaine Cook », L’Homme, 146, 1998, p. 191-205.
32 - Jacques POUCHEPADASS, « Les Subaltern studies, ou la critique postcoloniale de la
modernité », L’Homme, 156, 2000, p. 161-185 ; Id., « Que reste-t-il des Subaltern studies ? »,
Critique Internationale, 24, 2004, p. 68-79 ; Id., « A proposito della critica postcoloniale
sul ‘discorso’ dell’archivio », Quaderni storici, 3, 2008, p. 675-690 ; Jean-Loup AMSELLE,
L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock, 2008 ; Jackie ASSAYAG et
Véronique BÉNÉI (dir.), « Intellectuels en diaspora et théories nomades », L’Homme,
156, 2000 ; Isabelle MERLE, « Les subaltern studies. Retour sur les principes fondateurs
d’un projet historiographique de l’Inde coloniale », Genèses, 56, 2004, p. 131-147.
33 - On se reportera aussi avec intérêt à Veena DAS, Critical events: An anthropological
perspective on contemporary India, New Delhi, Oxford University Press, 1995, et à
E. Valentine DANIEL, Charred lullabies: Chapters in anthropology of violence, Princeton,
Princeton University Press, 1996.
34 - J. COMAROFF, Body of power..., op. cit. ; J. et J. COMAROFF, Ethnography and the historical
imagination, op. cit. Voir également Roger M. KEESING, « Colonial history as contested
ground: The Bell massacre in the Solomons », History and Anthropology, 4-2, 1990,
p. 279-301. 879
MICHEL NAEPELS
les communautés locales des systèmes mondiaux 35. On remarquera ici d’une part
que le cadre de l’enquête de terrain ethnographique maintient par principe une
attention pour l’empiricité qui préserve l’anthropologie des formes les plus textua-
listes de la déconstruction post-moderne appliquée aux sciences sociales ; et d’autre
part que les renouvellements critiques que nous venons d’évoquer, s’ils n’ont pas
tout à fait provincialisé l’Europe 36, se sont pleinement déployés dans les universi-
tés anglophones avant d’être pris en compte dans l’ethnologie pratiquée en France.
Une démarche comparable préside à l’historicisation de catégories analy-
tiques majeures de l’anthropologie politique, la chefferie et le segmentaire, que
développent ici Luc Bellon sur le Baloutchistan (Pakistan) et Michel Naepels sur
la région de Houaïlou (Nouvelle-Calédonie). À travers les figures d’Akbar Bugti et
de Mwâdéwé Népörö, ils proposent ainsi des récits singulièrement complexifiés de
l’histoire de la colonisation, de la résistance, du nationalisme et de la post-colonie,
invitant à ne pas se contenter d’un dualisme englobant prenant la forme de l’oppo-
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compte du fait que la perspective des « dominés » n’est pas l’inverse de celle des
dominants, et qu’elle recouvre des divergences internes irréconciliables. Une telle
hétérogénéité ne peut être restituée que par la recherche d’une forme de description
marquant les différends perspectifs dans l’écriture par l’enchâssement et le montage.
35 - Jack GOODY, The development of the family and marriage in Europe, Cambridge, Cambridge
University Press, 1983 ; Kajsa E. FRIEDMAN et Jonathan FRIEDMAN, Historical transforma-
tions: The anthropology of global systems, Walnut Creek, AltaMira Press, 2008.
36 - Dipesh CHAKRABARTY, Provincializing Europe: Postcolonial thought and historical diffe-
rence, Princeton, Princeton University Press, 2000.
37 - Paul BOHANNAN, « Concepts of time among the Tiv of Nigeria », Southwestern Jour-
nal of Anthropology, 9-3, 1953, p. 251-262 ; Peter RIGBY, « Time and historical conscious-
ness: The case of Ilparakuyo Maasai », Comparative Studies in Society and History, 25-3,
1983, p. 428-456 ; Mariano PAVANELLO, « L’événement et la parole : la conception de
l’histoire et du temps historique dans les traditions orales africaines : le cas des Nzema »,
Cahiers d’Études africaines, 171, 2003, p. 461-481.
38 - François HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le
880 Seuil, 2003.
L’ANTHROPOLOGIE FACE AU TEMPS
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récits historiques (oraux et écrits) passe alors par l’analyse des genres littéraires
mobilisés et de leurs contextes d’énonciation et de diffusion (y compris radiophonique,
39 - Greg DENING, « A poetic for histories. Transformations that present the past », in
A. BIERSACK (dir.), Clio in Oceania..., op. cit., p. 347-380, ici p. 353.
40 - Debbora BATTAGLIA, « The body in the gift: Memory and forgetting in Sabarl mor-
tuary exchange », American Ethnologist, 19-1, 1992, p. 3-18 ; Maurice BLOCH, « Mémoire
autobiographique et mémoire historique du passé éloigné », Enquête, anthropologie, his-
toire, sociologie, 2, 1995, p. 59-76 : http://enquete.revues.org/sommaire292.html ; Johannes
FABIAN, Remembering the present: Painting and popular history in Zaire, Berkeley, University
of California Press, 1996 ; Carlo SEVERI, Le principe de la chimère. Une anthropologie de la
mémoire, Paris, Éd. Rue d’Ulm/Musée du Quai Branly, 2007 ; Anne Christine TAYLOR,
« Remembering to forget: Identity, mourning and memory among the Jivaro », Man, 28-
4, 1993, p. 653-678 ; Id., « L’oubli des morts et la mémoire des meurtres. Expériences
de l’histoire chez les Jivaro », Terrain, 29, 1997, p. 83-96 ; Françoise ZONABEND, La
mémoire longue. Temps et histoires au village, Paris, Jean-Michel Place, [1986] 1999.
41 - Alban BENSA et Antoine GOROMIDO, Histoire d’une chefferie kanak (1740-1878). Le
pays de Koohnê (Nouvelle-Calédonie), Paris, Karthala, 2005 ; Alban BENSA et Jean-Claude
RIVIERRE, « De l’Histoire des mythes. Narrations et polémiques autour du rocher Até
(Nouvelle-Calédonie) », L’Homme, 106-107, 1988, p. 263-295 ; Patrice BIDOU, « Le mythe :
une machine à traiter l’histoire. Un exemple amazonien », L’Homme, 100, 1986, p. 65-
89 ; Peter GOW, An Amazonian myth and its history, Oxford, Oxford University Press,
2001 ; Klaus NEUMANN, Not the way it really was. Constructing the Tolai past, Honolulu,
University of Hawaii’ Press, 1992 ; Richard J. PARMENTIER, The sacred remains: Myth,
history, and polity in Belau, Chicago, The University of Chicago Press, [1982] 1987 ;
Terence TURNER, « History, myth, and social consciousness among the Kayapo of
Central Brazil », in J. D. HILL (dir.), Rethinking history and myth: Indigenous South American
perspectives on the past, Urbana, University of Illinois Press, 1988, p. 195-213 ; Donald
TUZIN, The Cassowary’s revenge: The life and death of masculinity in a New Guinea society,
Chicago, The University of Chicago Press, 1997.
42 - Roger KEESING, « Creating the past: Custom and identity in the contemporary Paci-
fic », Contemporary Pacific, 1, 1989, p. 19-42 ; Daniel SEGAL, « Living ancestors: Nationa-
lism and the past in postcolonial Trinidad and Tobago », in J. BOYARIN (dir.), Remapping
memory: The politics of timespace, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994,
p. 221-240 ; Terence TURNER, « Indigenous resurgence, anthropological theory, and the
cunning of history », Focaal: The European Journal of Anthropology, 49, 2007, p. 118-123. 881
MICHEL NAEPELS
acculturation indigène, en laissant une plus grande place aux conflits d’interprétations.
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Opérations de recherche et disciplines
Combattre le caractère anhistorique de l’anthropologie a ainsi pour conséquence
de remettre en cause la centralité, ou au moins l’exclusivité, de l’enquête ethno-
graphique comme lieu de production des matériaux qu’utilisent les anthropologues,
au bénéfice d’un réel pluralisme des opérations de recherche et des sources utili-
sées (en faisant appel à différents genres de productions discursives orales, de
sources écrites coloniales ou non, de données archéologiques, etc.). Si l’utilisation
de mythes, de poésies épiques, mais aussi de discours justificatifs, rend certainement
problématique la catégorie d’« histoire orale », les ethnologues participent singuliè-
rement à l’élaboration d’instruments de contrôle et d’analyse des récits oraux 45
(fussent-ils solidifiés, lacunaires ou même erronés). Ils réfléchissent également à
leurs usages des archives 46. À côté de ces outils de captation du passé ou de la
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de l’identification disciplinaire (au-delà de la diversité des paradigmes théoriques),
qu’elle demeure un élément essentiel du métier d’ethnologue et la source princi-
pale de sa légitimité ou de son autorité 48. On peut ainsi s’interroger sur l’efface-
ment des frontières disciplinaires dans des œuvres aussi importantes que celles
d’Ann Stoler 49, de B. Cohn 50 ou de M. Sahlins, voire sur leur basculement progres-
sif hors de l’ethnographie.
Il y a bien sûr un important parallélisme épistémologique entre les opérations
de recherche mises en œuvre dans la pratique ethnographique et dans la pratique
archivistique : on peut admettre une certaine forme de préexistence à l’enquête
de l’archive comme du savoir que ses interlocuteurs racontent à l’oreille de l’ethno-
graphe ; on peut dans le même temps penser que le matériau n’est jamais seule-
ment donné mais toujours aussi produit par l’opération du chercheur qui questionne
les « sources » ; et prendre conscience du fait que le contexte – de production et
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instrument d’observation, en même temps qu’il est nécessairement affecté par
l’interaction (c’est-à-dire par la production de son matériau) 53. On conviendra alors
que les opérations de recherche en quoi consiste l’ethnographie donnent un statut
différent à la lacune, comme au caractère infini du processus de recherche, de ce
que connaissent les praticiens des archives. La combinaison de ces opérations n’en
est que plus stimulante 54. La manière dont les quatre articles de ce dossier mobi-
lisent les apports de la micro-histoire 55 ou de l’anthropologie linguistique pour
comprendre le recueil ethnographique de récits et la position des locuteurs contribue
ainsi à dépasser l’opposition entre histoire et mémoire. Ces textes invitent également
à considérer l’anthropologie comme une science sociale historique, forte de ses
protocoles analytiques, plutôt que comme un répertoire de philosophies exotiques ;
ses apports les plus vifs doivent ainsi certainement être recherchés dans l’analyse
critique de ses opérations de recherche, plutôt que dans sa contribution au renou-
vellement d’une histoire des mentalités ou des cultures qui ne dirait pas son nom.
Michel Naepels
51 - K. NEUMANN, Not the way..., op. cit. ; Bertrand MASQUELIER et Jean-Louis SIRAN
(dir.), Pour une anthropologie de l’interlocution. Rhétoriques du quotidien, Paris, L’Harmattan,
2000.
52 - R. BOROFSKY, « An invitation », op. cit.
53 - J. et J. COMAROFF, Ethnography and the historical imagination, op. cit.
54 - Sur le parallélisme et la distinction des opérations de recherche de l’ethnographe
et de l’historien, que nous avons à peine esquissés ici, on se reportera aux deux remar-
quables articles de Dominique CASAJUS, « L’ethnologue, l’historien et le deuil de la
voix », Ateliers, 33, 2009, et de François HARTOG, « Le témoin et l’historien », Gradhiva,
27, 2000, p. 1-14.
55 - Alban BENSA, « De la micro-histoire vers une anthropologie critique », in J. REVEL
(dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1996,
884 p. 37-70.